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Faculté des Lettres et Sciences humaines
de l'Université Blaise-Pascal
Fascicule 46
Nouvelle série
Bruno PHALIP
ART ROMAN, CULTURE
ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
La sculpture à l'épreuve de la dévotion populaire
et des interprétations savantes
��ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ
EN AUVERGNE
�Couverture: Église de Vissac, arrondissement de Brioude, Haute-Loire.
�Faculté des Lettres et Sciences humaines
de l'Université Blaise-Pascal
Fascicule 46
Nouvelle série
Bruno PHALIP
ART ROMAN, CULTURE
ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE .
La sculpture à l'épreuve de la dévotion populaire
et des interprétations savantes
�© Association des Publications
de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines
de Clermont-Ferrand (Fran ce), 1997
ISSN 0397 -3352
�Je ne veux pas étudier sur des peaux mortes, tandis
que les hommes meurent de faim.
Saint Dominique
��INTRODUCTION
Non loin du puy Mary, dans le département du Cantal, existe
un sanctuaire bien connu des populations de cette zone montagnarde 1 . Son vocable exact, Notre-Dame de la Font-Sainte, indique
la présence d'une source pour un culte qui semble remonter au-delà
du XVe siècle. Sur le site, seuls plusieurs linteaux millésimés
indiquent l'ancienneté des dévotions (1743 et 1744). De cette époque,
en effet, il subsiste un petit oratoire bâti sur la source et une croix de
pierre sans doute plus ancienne (XVIe siècle ?).
La Montana de la Fon Sante est mentionnée en 1505 et une
petite chapelle y existe en 1555. Au XVII e siècle, une «frairie» regroupant des hommes de Saint-Hippolyte et d'Apchon est également
organisée pour subvenir aux besoins d'un petit pèlerinage·. Ce
dernier se développera surtout à la suite d'une apparition de la
Vierge au milieu du XVIIIe siècle. Marie Galvain, jeune paysanne,
se dépense alors pour couvrir la source grâce à un oratoire comme le
lui a recommandé la Vierge. Cela n'ira pas sans difficultés puisque
les paroissiens eux-mêmes s'y opposent pour des raisons inconnues.
Malgré tout, en 1744, une chapelle s'élève sur la source qui coule à
l'intérieur de l'édifice. Ensuite, on y installe une statue donnée par .
l'évêque Massillon (1663-1742). Postérieurement, en 1837, une
nouvelle chapelle est construite, un mur d'enceinte édifié en 1884 et
des modifications sont apportées à la fontaine elle-même en assurant son écoulement à l'extérieur du petit oratoire. Enfin, c'est en
1886 que débute la reconstruction du chevet de la grande chapelle
dont les travaux ne furent jamais achevés 2 .
Depuis, bien des habitudes ont été modifiées comme les dates
des fêtes ou les modalités d'organisation du culte. Ainsi, les dévotions culminaient à deux moments de l'année. Lors de la «montée»
1. Au-dessus de Saint-Hippolyte entre Cheylade et Apchon, dans le canton de Riom-esMontagnes, loin de toute habitation à plus de 1 200 mètres d'altitude.
2. A. De Rochemonteix, «La chapelle et la Vierge de la Font-Sainte», dans Congr~s
Archéologique, 1895, p. 341-349.
de Notre-Dame de la Font·Sainte aux XVlIe et
E. Rhodes, Note sur le p~lerinag
XVIl! e 6wcles, sans lieu ni date.
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BRUNO PHALlP
de la Vierge depuis son sanctuaire hivernal à Saint-Hippolyte le 2
juillet, il r evenait aux femmes d'en porter la «majesté» habillée
d'un manteau jusqu'à la Font-Sainte pour l'y honorer lors de la
Visitation et lors d'une fête où les jeunes enfants étaient présentés.
Pour les hommes, une autre fête se déroulait afin de bénir les troupeaux lors de la fête des bergers qui se déroule actuellement le
dernier jeudi du mois d'août. On peut noter également l'existence de
veillées et de nuits de prières dans l'église avant la «descente» de la
Vierge le 8 septembre.
De même, de nombreux ex-voto, plaques et effigies de cires
pouvaient encore s'y voir avant les importantes restaurations de
1966. Enfin, il n'est sans doute pas inutile de préciser que des pèlerinages eurent lieu pour demander le retour des hommes prisonniers
après 1940.
Toujours vivaces malgré une économie pastorale fragilisée,
les dévotions y sont parfois consignées dans un livre de souhaits et
prières placé non loin de l'autel principal. Un lecteur respectueux et
attentif y repère pour l'essentiel deux formules.
La première s'affirme comme «profession de foi» dans un
style recherché, aimant les concepts précis de théologie, appréciant
les formulations littéraires en choisissant des phrases tirées
d'opuscules visiblement lus et relus dont les meilleurs passages sont
ressassés avec un plaisir évident comme s'il s'agissait de poèmes
dignes d'un florilège.
La seconde ne s'affiche pas. Elle est supplique, plainte ou
remerciement. Il y est alors question de malheurs, de peines, de
difficultés ou de faits marquants la vie, naissance, mort, travail,
maladie ... Les phrases y sont simples et d'autant plus appliquées
qu'elles ne sont pas assurées, maladroites mais combien sincères.
A l'inverse de la première, l'humilité domine ici pour une foi
exprimée de m anière bien différente.
Si les deux formules constituent en effet des moyens
d'expression d'une même croyance, on peut en revanche en envisager l'étude dans diverses directions. Il peut s'agir d'appréhender le
monde des croyants, le peuple chrétien uni dans une diversité qui en
fait sa richesse. On peut lui préfér er aussi une étude des croyances et
pratiques envisagées dans un sens «ethnique» selon les méthodes
anthropologiques. Ceci pour consigner et comprendre certaines
caractéristiques propres aux dévotions de mon tagnards, éleveurs, et
dont les comportements témoignent de l'existence en ces contrées de
véritables conservatoires de mentalités pour un cadre culturel
méridional.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
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En définitive, malgré les difficultés, il nous semble utile
d'entreprendre une étude de ces manifestations de la foi sous l'angle
de ses aspects spécifiquement «populaires». Dans notre contexte, la
foi au quotidien tout d'abord située entre psaumes et Actes des
Apôtres se perçoit ensuite dans les miracles et délivrances obtenus
grâce à l'intervention de quelques saints et intercesseurs honorés,
pour l'essentiel, dans le Massif central et sur ses marges aux XIe et
XIIe siècles.
Cela suppose l'étude des traditions hagiographiques des exvoto de la libération en mettant en valeur les contrastes et contradictions perceptibles dans les dévotions témoins de la foi médiévale.
Inévitablement, il faudra poser aussi la question épineuse de
la culture profane et de la culture savante jusque dans la sculpture
romane. Et ceci pour finalement essayer de comprendre, et de
réfuter parfois, les nuances apportées dans ce débat et qui amènent à
préférer l'expression «formes populaires de la piété» à «piété
populaire». Nous reviendrons sur ces aspects en ayant le sentiment
que sous la méthode et la rigueur scientifiques c'est bien plus que le
simple mot «peuple» qui gêne . C'est celui-là même qu'il nous . faut
retrouver patiemment, y compris dans un livre de souhaits et prières
déposé dans un sanctuaire montagnard.
Ceci étant précisé, nous étendrons l'étude au Massif central
parce que dans cet espace géographique se regroupent les principaux
lieux de culte où la délivran ce, la libération miraculeuse tient une
très grande place. C'est en Auvergne, Limousin, Rouergue, et
Quercy que les édifices religieux semblent aussi les plus propices à
recevoir un mobilier qui ne passe qu'assez rarement par les mains
d'un artiste : l'ex-voto.
Comment saisir l'architecture romane, sa sculpture, et
éventuellement ses programmes iconographiques, sans imaginer
une liturgie se déroulant en permanence dans un décor véritablement hallucinant pour nos yeux de contemporains: des ex-voto par
centaines, voire par milliers, dans l'éclairage parcimonieux des
luminaires et des baies ornées de vitraux colorés ou non.
Par ailleurs, sur les marges du Massif central, d'autres
régions plus discrètes, s'agrègent à ce premier ensemble par la
similarité des faits, des sources et documentations comme la
Saintonge ou la Bourgogne. Ensuite seulement, nous serons tenus
d'examiner le cas de terres plus lointaines au nord et à l'est du pays
et même jusqu'en Espagne du nord-est.
Il pourra paraître surprenant de donner ici tant de place aux
textes et aux aspects historiques face à la matière généralement
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BRUNO PHALIP
utilisée en histoire de l'art. Procédure peu habituelle, elle permet
pourtant d'intéressantes correspondances pour obtenir toute la
cohérence voulue. Ainsi, l'ex-voto agit comme un révélateur pennettant une compréhension ultérieure plus générale dans les domaines
propres à l'historien, historien de l'art ou archéologue. Il nous a
semblé alors nécessaire de développer chacune des documentations
en ayant le souci d'étayer les directions de recherche à partir des
travaux les plus divers et non seulement d'en affirmer certains
résultats sans démonstration préalable. La sculpture romane
d'Auvergne, comme de toute autre région, ne nous paraît pas intelligible à moins d'effectuer cette mise à plat des documents disponibles. Ces derniers peuvent être connus et publiés pour l'essentiel,
mais leur sens est parfois à discuter. D'autres, · en revanche, pourront apparaître «oubliés» malgré leur intérêt évident s'éloignant
des interprétations communes. Enfin, malgré les risques de redondance, quelques textes jugés moins importants sont produits comme
annexes aux premiers. Et cela de manière à renforcer les significations par le nombre afin d'écarter l'objection faisant du document
présenté une exception.
�AVERTISSEMENT
Lorsque les documents sont présentés traduits dans le texte, les
notes infra -paginales indiquent généralement les réfé rences
bibliographiques courantes offrant une possibilité d'accès commode
à la totalité du texte traduit, à de plus larges extraits, ou à des
commentaires le concernant.
Cette solution a été préférée à la seule indication de références
latines, sans doute plus satisfaisante d'un point de vue scientifique
mais restrictive quant à l'accès réel. Notons toutefois l'existence de
nombreux documents où le texte latin et sa traduction sont présentés
de façon synoptique.
��1. UNE HAGIOGRAPHIE.
A. Le problème des origines.
1. Quelques fragments tirés de l'Ancien Testament.
Pourquoi les rois de la terre se soulèuent·ils ?
Et les princes se liguent-ils auec eux
Contre l'Eternel et contre son oint ?
Brisons leurs liens
Déliurons-nous de leurs chaînes! 1
Souuent il a déliuré ceux qui sont assis dans les ténèbres et dans
l'ombre de la mort et ceux qu'enchaînent la misère et les fers 2 .
Si les premiers vers sont bien extraits directement du Livre
des Psaumes dans l'Ancien Testament, les derniers ne constituent
qu'une libre interprétation d'un autre psaume de ce même livre 3 .
En fait, cette dernière version est tirée du Guide du pèlerin de
Saint-Jacques-de-Compostelle composé au XIIe siècle, au moment où
sont largement répandus les miracles de saint Léonard en
Limousin 4• L'usage en est alors fréquent, et nombreux sont les écrits
médiévaux qui reprennent ainsi tout ou partie d'un texte biblique.
Toutefois, l'espérance d'une délivrance prochaine de la misère, des
fers, la nécessité impérative d'une libération énoncée en manifeste
sous la forme d'une courte strophe ont tout lieu d'intriguer, à défaut
d'émouvoir.
Nous allons le voir, ces correspondances sont loin d'être
exceptionnel1es. Dans le psaume 2, ce sont les rois et les princes qui
1. La Sainte Bible, traduction Louis Segond, Gcnllvc, psaume 2 § 2 et 3.
2. Psaume 107 § 6, 14 et 16.
3. Psaume 107
Dans leur détresse, ils cri~ent
à l'Eternel
Et il les dmura de leurs angoisses [. .. ]
Ceux qui auaient pour demeure les ténêbres et l'ombre de la mort
Viuaient captifs dans la misêre et dans les chalnes [ ... ]
Il les fit sortir des ténêbres et de l'ombre de la mort.
Et il rompit leurs liens [. ..]
Car il a brisé les portes d'airain, il a rompu les uerrous de fer [ ... ]
4. J. VieJ1iard, Le guide du pêlerin de St-Jacques-de-Compostelle, Paris, 1990, p. 55-57.
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BRUNO PHALIP
offensent Dieu5 • Mais, d'autres psaumes suivent et gardent un ton
similaire.
Le psaume 9 traite de la justice divine qui n'oublie ni le pauvre
ni l'humilié 6 •
Le psaume 10 met en scène les méchants, orgueilleux et
arrogants, qui poursuivent et violentent les malheureux, tout en
énonçant à la suite un message d'espoir 7 . Le «ravisseur» en
embuscade près des villages est pourtant certain de son affaire:
Dieu ne punit pas. Il n'y a donc point de Dieu! Ce ton-là se retrouve
dans les psaumes 25, 34, 35 et 378 . Il y est toujours question des
humbles qui implorent le Seigneur et réclame justice contre
l'humiliation, la pauvreté, les ravisseurs et malfaiteurs.
Les psaumes 68 et 69 reprennent le thème en assurant la veuve
et l'orphelin de l'action divine; de même Il délivre les captifs et les
rend heureux9 , r ach ète les prisonniers et ne méprise pas ses captifs.
Pour le psaume 105, Joseph est vendu comme esclave; on le met
aux fers, ses pieds serrés dans des liens. Eprouvé par Dieu, Joseph
est ensuite libéré lo . Le psaume suivant traite encore de multiples
délivrances divines. Emprisonnées, les victimes adressent des
supplications à Dieu qui voit ainsi leur détresse l l .
6. Généralement les différentes traductions proposées n'affaiblissent pas le sens de
ces psaumes. La Bible traduite et commentée par A. Chouraqui, Louanges (Les
Psaumes), t. 1 et 2, Paris, 1994, psaume 2 § 2 et 3 :
Ils se posent, les rois di! la terre; les potentats unis se liguent contre Yahvé et contre
son messie.
leurs entraves!
Arrachons leurs liens, rejetons lom di! n~us
6 Traduction A. Chouraqui, psaume 9 § 13,14, 19 :
"Le cri di!s humbles»
{...} il se souvient d 'eux.
Il n'oublie pas le cri des humbles. {.. .]
Gracie-moi, Yahvé,
Vois ma misêre di!vant mes haineux
hausse-moi au-di!ssus des portes de la mort, {.. .]
Car, avec constance, il n'oublie pas le pauvre;
l'espoir des humiliés n'est jamais perdu.
7. Psaume 10 § 2-5, 7-8, 12, 14.
8. Psaume 25 § 16-20 ; psaume 34 § 1-3, 10 ; psaume 37 § 9, 11, 14, 17.
9. Psaume 68 § 3, 6-7. Version équivalente dans la traduction de A. Chouraqui :
Elohim ramêne les solitaires dans la demeure, il délie les captifs pOllr la liberté,
mais les révoltés hantent la contrée aridi!.
Psaume 69 § 19, 34.
10. Psaume 105 § 17-20. Traduction A. Chouraqui :
Il envoya di!vant eux un homme, un esclave vendu, Joseph!
Ils meurtrirent ses pieds à la chaine, son gosier au carcan de fer.
Jusqu'au temps où son verbe s'accomplit, l'ordre d 'Adonai' le mil à l'épreuve. {...}
Le roi voulut qu'on le délie, le souverain qu'on le UMre.
Il. Psaume 106 § 10,43-46. Traduction A. Chouraqui :
Souvent il les délivra, mais ils se révoltaient en leurs pensées, écrasés par leur
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Ici s'insère alors le psaume 107 où Dieu rompt les liens, brise
les portes d'airain et les verrous de fer12. Puis, peu après, le psaume
126 affirme :
Quand l'Eternel ramena les captifs de Sion
Nous étions comme ceux qui font un rêve [ ... ]
Eternel, ramène nos captifs
Comme des ruisseaux dans le Midi!
Enfin, deux autres psaumes font référence à la délivrance de
captifs, le psaume 146, et de manière moins précise le psaume 149 13 .
Celui-ci affirme tout de même la volonté de chanter à l'Eternel un
cantique nouveau [.. .J pour châtier les peuples, pour lier leurs rois
avec des chaînes et leurs grands avec des ceps de fer.
Pour des lettrés, le Livre des Psaumes est bien connu, lu et
relu, appris et récité, mais pour les paysans, pour le petit peuple, il en
va tout autrement. Le plus souvent, ces derniers ne peuvent en
connaître qu'interprétations, commentaires ou citations circonstanciées lors des prêches et sermons. Plus encore, ces psaumes
s'attachent trop au quotidien des humbles, et les clercs ne peuvent s'y
tromper en reconnaissant des résonances particulières à ces ext~ais
des textes sacrés. Des formes populaires de piété en seront marquées,
et s'il nous est très difficile de connaître la foi du paysan, quelques
traits caractéristiques du culte des saints doivent nous alerter pour
saisir un aspect de cette religiosité médiévale particulière.
Parmi ces psaumes, le 146 tient une grande place et son écho
ira grandissant aux XIe et XIIe siècles:
Il fait droit aux opprimés
Il donne du pain aux affamés.
L'Eternel délivre les captifs;
L'Eternel ouvre les yeux des aveugles;
L'Eternel redresse ceux qui sont courbés;
L'Eternel protège les étrangers,
Il soutient l'orphelin et la veuve
Mais il renverse la voie des méchants 14
Se présentant comme une formule récapitulative très courante
dans toutes les chartes du haut Moyen Age, des extraits peuvent
péché.
12. Psaume 107 § 6, 10, 14 et 16. Cf. supra note 3. Traduction A. Chouraqui :
Les habitants des ténèbres et de l'ombre de la mort, il rompit leurs chalnes [. . .}
Car il brisa les portes d'airain, arracha les verrous de {er.
13. Psaume 146 § l, 7-9 ; psaume 149 § l, 8.
1-1. Psaume 146 § 7·9.
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BRUNO PHALIP
aisément en être retenus et adaptés. La descendance en sera en effet
longue comme pour mieux en souligner le besoin et l'urgence.
Ainsi, le Guide du pèlerin de Compostelle regorge de ces références
et multiplie les effets de style par le biais de la répétition 15.
Les maladies sont rapidement guéries. Les boiteux se
redressent, les aveugles retrouvent la lumière, l'ouïe est rendue aux
sourds, les possédés sont délivrés et, pourvu que l'on ait un cœur
sincère, l'aide salutaire est accordée comme la délivrance. A
quelques mots près, nous retrouvons ces listes pour la Madeleine de
Vézelay, St-Léonard-de-Noblat, St-Eutrope de Saintes, St-Jacques de
Compostelle ou St-Martin de Tours.
Tout en soulignant leur cohérence, les formes de misère étant
- hélas - inséparables dans leur plus grand nombre, nous nous
sommes attachés à mieux saisir la portée de ces psaumes et
interprétations des textes pour un aspect seulement: la libération et
parti culièrem ent la délivrance des prisonniers. Trop souvent
minimisées, les références en sont pourtant nombreuses, d'autant
qu'on les retrouve aussi dans les Evangiles.
2. Les prolongements du Nouveau Testament .
. Les miracles du Christ sont en effet presque tous en rapport
avec le psaume 146 et les Béatitudes même y font écho 16 . La première
référence aux libérations, dans l'évangile selon saint Matthieu, est
très allusive 17 :
Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre, je bâtirai
mon Eglise, et que les portes du séjour des morts ne prévaudront
point contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux: ce
que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras
sur la terre sera délié da.ns les cieux.
La seconde référence concerne l'évangile de Mare lS
:
Il vint [devant Jésus] un homme, sortant des sépulcres, et possédé
d'un esprit impur. Cet homme avait sa demeure dans les sépulcres, et
personne ne pouvait plus le lier, même. avec une chaîne. Car souvent
il avait eu les fers aux pieds et avait été lié de chaînes, mais il avait
15. J . Vielliard, Le guide du p~leri71
... , op. cit. , p. 51-53,55-57,61,77,107-109.
16. Par exemple Matthieu 4 § 24-25 ; 5 § 2-12 ; 8 § 16-18; 9 § 2-7, 20-24 ; 11 § 2-6 ; 12 § 13-
22; 14 § 16-21; 15 § 29-31; 17 § 14-19; 20 § 30-34. Luc 6 § 18-26.
17. Matthieu 16 § 17-20.
18. Marc 5 § 2-13.
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rompu les chaînes et brisé les fers f ... l
S'il s'agit bien ici d'un démoniaque, la relation est une
nouvelle fois évidente avec ceux qui sont assis dans les ténèbres et
dans l'ombre de la mort, enchaînés dans les angoisses comme le
rapportent les psaumes.
La liaison s'effectuera ensuite aisément avec le Christ au
Sépulcre gardé par des soldats, la Résurrection et les gardes
tremblant de peur - comme morts -, la présence d'un ou deux anges
resplendissants 19 . Crucifié avec deux malfaiteurs, le Christ
triomphe de la mort et sort du sépulcre. Il brise ses liens qui le
maintenaient dans les ténèbres. Enfin, innocent des crimes qu'on
lui impute, il est libéré et le tombeau vide, ou encore le linceul, en
témoignent.
Nous trouvons là le principe même des cadres classiques
retenus dans les récits hagiographiques concernant les délivrances :
l'innocence, la prison, les liens, la libération et les preuves
tangibles de cette dernière. Psaumes et Evangiles sont donc les deux
premières sources. Néanmoins le détail manque, la narration est
trop allusive et peu caractérisée, la faible densité entre les éléments
empêche peut-être une lecture intelligible immédiate.
C'est encore une fois dans les Evangiles que l'archétype sera
trouvé avec les Actes des Apôtres. Pierre est jeté en prison et gardé
par seize soldats:
Lié de deux chaines, [Pierre] dormait entre deux soldats i et des
sentinelles devant la porte gardaient la prison. L'ange réveilla Pierre
f .. .]. Les chaînes tombèrent de ses mains f ...]. Lorsqu'ils eurent passé
la première garde puis la seconde, ils arrivèrent à la porte de fer qui
mène à la ville et qui s 'ouvrit d'elle même devant eux [. .. ]20.
Auparavant, les Apôtres avaient également été jetés en prison
par le souverain sacrificateur et le parti des sadducéens. Un ange du
Seigneur ouvre les portes durant la nuit et les Apôtres s'échappent
sans que les gardes ne s'en rendent compte 21 .
Autre source, la première Epître de Pierre 22 qui précise que le
Christ aussi a souffert une fois pour les péchés, lui juste pour des
injustes, afin de nous amener à Dieu, ayant été mis à mort quant à
la chair, mais ayant été rendu vivant quant à l'esprit, dans lequel
19. Matthjeu 27 § 64 ; 28 § 24; Marc 16 § 6; Luc 24 § 2-7 ; Jean 20 § 2-10.
20. Actes des Apôtres 12 § 3-11.
21. Actes des Apôtres 5 § 17-18,23 .
22. Prcmibre Epftre de Pierre 3 § 18-19.
�BRUNO PHALIP
20
aussi il est allé prêcher aux esprits EN PRISON, qui autrefois
avaient été incrédules [.. .J.
Enfin, l'Epître aux Romains 23 considère l'homme comme
captif dans la loi du péché. Evidemment, les Epîtres sont moins
précises que les récits des Actes des Apôtres, mais en revanche, elles
en renforcent le sens par une accumulation de références
redondantes.
Ce n'est guère surprenant puisque les psaumes eux-mêmes
utilisent la formule. Certains détaillent et expliquent longuement
tandis que d'autres suggèrent ou font simplement allusion. Il en est
ainsi pour les Evangiles. Là où Marc est très disert, Matthieu se fait
allusif jusqu'aux Béatitudes mêmes qui font appel à la situation de
l'emprisonné :
J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous
m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu,
et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous
êtes venu me voir24 .
Telle est la base. Les hagiographes vont se servir de ces
modèles, tout comme ils se servent de la Vie de Martin écrite par
Sulpice Sévère pour bâtir et relater la leur.
Surgissent alors un certain nombre de questions. Comment
les textes sacrés sont-ils perçus par la population sous le seul aspect
de la délivrance, par les clercs, les chevaliers et l'immense
majorité des humbles ?
Deux mondes ne coexistent-ils pas? L'un tentant de tirer
l'autre vers la lumière divine, le second interprétant cette lumière à
sa manière en fonction de ses propres critères ou espérances toutes
prosaïques. Ensuite, puisqu'il est question de délivrance, qui sont
les libérateurs, pour quelles sources documentaires? La liberté
acquise, comment remercier et où le faire pour en témoigner?
Enfin, tille explication sociale pourra être tentée pour montrer
à quel point plusieurs personnages transparaissent en permanence
aux côtés des humbles: le clerc et le chevalier d'un côté, le sculpteur
et le forgeron de l'autre.
Mais, auparavant doivent être abordés quelques problèmes de
méthode car il ne nous semble pas possible d'en rester seulement au.
sens immédiat des textes. André Chouraqui dans son introduction
aux Psaumes26 cite deux textes à propos de leur utilité dans la vie de
23. Epftre
aux Romains 7 § 23.
24. Matthieu 25 § 42-44.
25.
La Bible traduite et commentée par A. Chouraqui. op. cU.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
21
tous les jours. Ambroise de Milan dans la seconde moitié du
IVe siècle affir me:
Quiconque possède ses cinq sens et ne commence pas la journée
par la lecture d 'un psaume devrait être couvert de honte: les petits
oiseaux eux-mêmes chantent dans la dévotion la fin et le
commencement du jour.
Archevêque, ce dernier évolue dans un milieu citadin et lettré,
la question de la lecture ne peut se poser à lui. Le deuxième texte est
beaucoup plus récent puisqu'il est écrit par Luther, fils de paysans,
dans la première moitié du XVIe siècle:
Tout chrétien, qui veut bien prier et se recueillir devrait se servir
du psautier. Il serait bon que tout chrétien se familiarisât à tel point
avec lui qu 'il le sache par cœur, mot à mot, et puisse en citer en toute
circonstance un passage approprié.
Ce n'est donc pas le cas et quelque mille ans après Ambroise,
les possibilités d'interprétations et d'altérations du sens des textes
sacrés sont toujours présentes.
3. Une approche difficile.
Une évidence à rappeler tout d'abord. Lorsque le Livre des
Psaumes ou le Nouveau Testament sont étudiés, ils le sont d'abord
par les clercs, soit des lettrés. La remarque a son importance car
l'existence de formes populaires de piété tient d'abord à celle des
illettrés, de très loin les plus nombreux pour la période qui nous
concerne.
D'une culture savante, nous passons donc à des cultures
forgées parmi ceux qui ne peuvent qu'interpréter les textes à défaut
de pouvoir s'en faire une idée par eux-mêmes. Georges Duby26 a fort
bien démonté les mécanismes de la vulgarisation des modèles
culturels dans la société féodale. Dans notre cadre également, les
formes culturelles construites pour des clercs tendent à se
vulgariser, par interprétations et réinterprétations successives.
Enes se répandent depuis les couches les plus savantes de la société,
puis descendent degré après degré vers les couches de plus en plus
«frustes».
Ce qui nous guide alors ici, un immense mouvement qui se
26 . G. Duby, «La vulgarisation des modèles culturels dans la suciété réodale», dans
Hommes et structures du Moyen Age, Paris, 1973, 1984, p. 299-308.
�22
BRUNO PHALIP
traduit:
d'une manière générale, au plan des formes et au plan des moyens
d'expression, par une simplification, par une schématisation
progressive; quant au contenu, par une dissolution progressive des
cadres logiques et par l'invasion de l'affectivité.
Toutefois, le mouvement inverse est perceptible même s'il est
souvent nié. Une communication à double sens existe entre les fonds
culturels des différents niveaux sociaux quand bien même ils sont
opposés à leurs deux extrêmes. La culture aristocratique a pu
emprunter des créations issues du plus bas de l'édifice social en les
chargeant progressivement d'autres significations. De même, la
culture des clercs tient compte de ce processus de création, le discours
est adapté en tentant de recentrer, de réorienter ce qui est devenu
bien difficilement contrôlable. Cela suppose d'envisager toute
source documentaire en fonction de ces mouvements permanents
sans dédaigner ce qui nous apparaît une réalité '':larginale et
négligeable.
Ainsi, la piété est certes commune à la société médiévale tout
entière, mais les formes évoluent et se teintent de multiples
nuances. Face à la délivrance, les pratiques et dévotions seront
différentes selon que l'on est chevalier, prêtre ou laboureur.
Les difficultés sont évidentes: peu de documents destinés au
peuple et foison de textes exprimant les manières de voir, de penser et
de sentir pour un cadre monastique, clérical ou chevaleresque. Si le
danger existe de se rendre prisonnier d'une lecture, ces lacunes ne
sont guère nouvelles, néanmoins nous ne dirons pas trop
rapidement que les tendances naturelles à l'imitation des modèles
restreignent les possibilités réelles de création, particulièrement en
ce qui concerne les illettrés 27 .
Ce que les clercs peuvent cra indre c'est moins
l'incompréhension qu'une interprétation , une «lecture» toute
différente, et sans nul doute sur certains points antagoniste à la
leur. C'est également dans ce contexte que les liturgies s'adaptent en
permanence pour tenter de faire passer les données doctrinales et
sacramentaires en leur donnant un vêtement intelligible à la foule.
Une foule compo sant le peuple chrétien, ce qui comprend trop
27. M. Mollat, -Les formes populaires de la piété au Moyen Age», dans La pi~té
populaire au Moyen Age, Actes du 9ge congrès national des sociétés savantes,
Besançon, 1974, Paris, 1977, p. 7-25.
~Ha
gioraphe,
culture ct société», mai 1979, Nanterre, dans Etudes
augustiniennes , Paris, 1981,606 p.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
23
indistinctement l'ensemble des fidèles. La diversité des conditions
- si souvent soulignée et exigée pour la définition du «peuple" - doit
elle aussi être marquée sous peine de perdre de vue des lignes de
fracture essentielles à la compréhension de certaines réactions,
miracles ou œuvres.
De même, si la crainte domine et affecte bien l'essentiel de la
foi des hommes, ne sous-estimons pas les capacités de réaction, les
possibilités de tromper et d'oublier la peur28 •
Parallèlement, les formes populaires de la piété associent
étroitement le culte et la fête tout en se laissant aller à de multiples
débordements ou manifestations totalement inadmissibles, car
incompréhensibles, pour les clercs lettrés. La place laissée à la
sobriété est en effet bien minime dans l'expression de sa foi telle
qu'il est encore possible de l'entrevoir aux XIe et XIIe siècles. Elever
son esprit vers Dieu suppose aussi des «outils» intellectuels que le
peuple des croyants ne maîtrise pas. Son cheminement sera donc
tout autre, sans l'austérité monacale ou la précision liturgique
cléricale, mais au contraire empli de «désordres» et tout
ostentatoire, autre.
André Vauchez, dans une étude sur la piété populaire 29 ,
remarque bien notamment la différence qui existe entre saints
originaires de milieux cultivés et saints d'origine populaire:
[Cel sont ceux qui sévissent avec le plus d'acharnement contre
leur propre corps. Tout se passe comme si les laïcs veulent remplacer
par effort physique et par un surcroît d'austérité et de pénitence
infligées à leurs çorps, le difficile effort d'élévation de l'esprit vers
Dieu.
Le clerc utilise donc ses capacités intellectuelles. Le paysan
lui, l'homme du peuple, utilise ses capacités physiques, sa résistance
et son habileté au travail manuel.
D'autrès barrières doivent encore être levées avant d'en venir
au développement proprement dit. La foi médiévale ne peut pas être
mesurée à l'aune d'une documentation sans recoupements
multiples auprès d'autres sources. Trop souvent lacunaires, ces
sources nécessitent des cautions annexes, aussi le document utile à
l'historien ne sera-t-il pas opposé au document de l'historien de l'art
op. cil., p. 12.
A. Vau chez, «La piété populaire au Moyen Age, état des travaux et position des
problèmes». dans La piété populaire au Moyen Age ...• op. cit., p. 27-42.
«Hagiographie et société, nouveaux regards sur les vies de saints et les livres de
miracles.. , dans Annales du Midi. 1995. na 212.
29. A. Vauchez, La piété populaire ... , op. cil. , p. 33.
28. M. Mollat, «Les formes ... » ,
�24
BRUNO PHALIP
ou encore au témoin constituant la matière habituellement
travaillée par l'archéologue. En ce sens, s'il y a lieu de confronter
les résultats, c'est en effet pour obtenir de nouvelles liaisons et
cohérences qui évitent autant que ce peut l'appauvrissement d'une
explication ou sa simplification.
Malgré cela, les objections et résistances sont nombreuses.
Elles apparaissent très régulièrement au fil des travaux et font
percevoir les enjeux de quelques directions de recherche. Il en est
ainsi des réticences de l'historien de l'art vis-à-vis de l'historien
lorsque Marcel Durliat assure que:
C'est en effet une tentation constante de notre discipline de
chercher en dehors d'elle même, du côté de l'histoire et de la
littérature, à moins que ce ne soit du côté des «sciences humaines»,
des méthodes d'explication pour des phénomènes qui lui sont
propres et qui ne relèvent que de sa propre réflexion. [ .. .] utiliser un
phénomène religieux comme principe d'explication pour l'histoire
artistique, résulte d'une manière de contagion exercée dans le
domaine de l'archéologie par certaines théories littéraires [ .. .J. 30
Le plus souvent, des limites seront fixées par les chercheurs
pour tenter d'éviter les dérives ou approximations. C'est le cas de
l'historien gêné par l'étude des mentalités religieuses qui ne
tiennent pas suffisamment compte du t emps 31 ou celui d'une
historienne de l'art qui précise:
On regrettera peut·être que je ne me sois pas attachée au
problème que semble poser l'introduction de scènes profanes soit aux
chapiteaux des églises, soit au portail d'entrée de certains
sanctuaires. On écarte trop généralement toute explication
symbolique pour l'abus qu'en ont fait quelques commentateurs. Mais
l'on y substitue des explications aventureuses ou anachroniques
quand on voit par exemple, dans tel détail, une expression de la lutte
de classes. 32
Il reste que de telles appréciations sont rares même s'il n'est
pas mauvais en soi qu'elles soient formulées face à certaines
tentations simplificatrices. Plus généralement, les enjeux du débat
apparaissent atténués mais bien présents lorsque Guy Lobrichon
30. M. Durliat, ~L'art
dans le Velay», dans Congrès Archéologique de France, Paris,
1976, p. 17.
31. J. Paul, L'Eglise et la culture en Occident, t. II, Paris, 1986, p. 647 .
32. Y. Labande-Mailfert, .. L'iconographie des laïcs dans la société religieuse aux XIe
et XII e siècles», dans Etudes d'iconographie romane et d'histoire de l'art, Poitiers,
1982, p. 89-135.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
25
remarque que :
L'habitude s'est prise chez les historiens de considérer la sainteté
comme une création sociale, aux effets complexes de propagande, de
reproduction lorsqu'elle est un enjeu majoritaire ou encore de
contestation quand elle émane de groupes minoritaires 33 .
L'approche est donc semée d'embûches ; on s'en rendra
aisément compte en lisant ces quelques réactio]ls. Néanmoins, la
question peut être passionnante à condition de ne pas la réduire à
quelques affirmations et présupposés. La tâche est en effet bien rude
pour qui désire retrouver «les siens» sans céder aux sirènes de la
facilité et de la paresse intellectuelle.
B. Dévotions et moyens de représentation.
1. Les ex-voto.
Psaumes et Actes des Apôtres constituent bien une base de
départ. Néanmoins, leur simple existence dans les textes de
l'Ancien et du Nouveau Testament ne suffit pas à en justifier la
présence appuyée dans les documentations médiévales disponibles.
Il convient donc d'aller plus loin. Cela d'autant que ces
références aux libérations et souhaits de délivrances se doublent du
phénomène des ex-voto. Nous ne reviendrons pas sur la continuité
des pratiques entre les cultes antiques et d'autres de la période
médiévale.
Les ex-voto des sources de la Seine, ou encore ceux de
Chamalières en Auvergne, présentent trop de parentés avec les
réalisations en cire ou en matériaux divers du Moyen-Âge34 . Jetés
dans les eaux, ou dans les puits votifs, les ex-voto sont maintenant
exposés pour Que tous puissent se convaincre. Nous trouvons ceux à
figuration humaine ou encore anatomiques pour des mèches de
cheveux, des calculs perforés, des rotules, des images d'enfants, des
cierges et des fils à la longueur d'un corps, des yeux, des oreilles, des
gencives de cire, un nez d'argent à Rocamadour et bien sûr des
mains, bras et jambes35 .
33 . G. Lobrichon, «L'engendrement des saints : le débat des savants et la
revendication d'une sainteté exemplaire en France du Nord au XIe et au début du
XIIe siècle», dans Les {onctions des saints dan s le monde occidental (JIIe XIIIe siècles), Rome, 1988; Paris, 1991, Ecole Françai se de Rome, p. 143·160.
34. J. Paul, L'Eglise ... , op. cit. , p. 645-S46.
35. A.·M. Bauthier, «Typologie des ex·voto mentionnés dans des textes antérieurs à
�26
BRUNO PHALIP
A la suite de ces dépôts, les autels, les bas-côtés, les chapelles
sont encombrés d'objets et de représentations figurées d'un objet ou
d'un animal en rapport avec un miracle : bonnets, coiffures,
attelages, jougs, moulins, drapeaux et oriflammes, navires, tours de
cire, tentures et étoffes, objets liturgiques précieux (patènes, châsses,
calices, vases ... ), bijoux bagues et fibules, armes et cornes de chasse,
suaires et vêtem.ents, peignes et outils, oiseaux et bœufs.
Pour chacun de ces édifices de pèlerinage, il peut se trouver
aussi des objets témoignant d'autres miracles comme ces béquilles,
brancards, et cordes de pendus. Immanquablement, la place faisant
défaut, les sols et devant d'autels n'y suffisent plus. Les ex-voto sont
donc suspendùs aux voûtes, aux arcs, à des poutres, ce qui modifie
déjà quelque peu notre vision de l'édifice de pèlerinage roman.
Pourtant, il faut encore trouver de la place pour les
innombrables ex-voto rappelant une libération, une délivrance
miraculeuse. Ce sont alors des chaînes, des menottes, des entraves
de toutes sortes, simplement posées à terre ou suspendues aux
intrados des arcs ou des voûtes. Curieuse vision qui s'offre à nous, et
bien rares les sanctuaires possédant encore ces singulières
accumulations d'objets.
Les textes en témoignent pourtant dès le VIlle siècle pour le
sanctuaire de Noyon 36 . Même chose pour l'abbatiale St-Willibrord à
Echternach dans l'actuel duché du Luxembourg37 . Les chaînes y
sont suspendues dans le vestibule et devant les portes de l'église
avant son incendie en 1021.
Pourtant, il ne s'agit encore que de «pénitents» délivrés
miraculeusement38 . C'est un peu plus loin, dans cette vie de saint
Willibrord, que l'on mentionne les grands et innombrables
miracles et prodiges, de nombreuses entraves, des liens et des
menottes de fer, des instruments de supplice pour les prisonniers.
Ces chaînes de prisonniers, nous les trouvons également
suspendues à Conflans-Sainte-Honorine où quelques-unes existent
encore 39 • Anne-Marie Bauthier en cite aussi à Notre-Dame de
Xambes en Charente ou à Saint-Gilles-du-Gard, en privilégiant
toutefois l'idée de pénitence. Si cette thèse ne peut être niée - puisque
mentionnée avec force à Echternach et · Tiel -, elle ne peut tout
1200,., dans LapWépopulaire ... , op. cit., p. 237-282.
36. A.-M. Bauthier, Typologie ... , op. cit., p. 262.
37. A.-M. Bauthier, Typologie .. ., op . cit., p. 264.
38. Theofridus Epternacensis. Vita S. Willibrordi Traiectensis, 24, Acta Sanctorum,
Nov. III, p. 475, c. 1.
39. Translatio S. Honorinae, Analecta Bollandiana, 9, 1890, p. 139. Bibliographie et
sources à compléter grâce à P.-A. Sigal, op. cU.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
27
expliquer 40 , Miracles de sainte Walburge à Tiel : aux confins des
Gaules et de l'Aquitaine la coutume veut qu'on suspende au cou de
ceux qui ont été astreints à la pénitence, des pierres pesantes avec des
cercles de fer qui entourent le ventre et ligotent les bras et qu'on les
envoie ainsi en pèlerinage en divers lieux avec un écriteau publiant
leur crime.
Les chaînes servent aussi à entraver les 'possédés, les déments
et surtout les prisonniers qui les déposent ensuite en ex-voto dès le
miracle opéré. Anne-Marie Bauthier estime à 22 les sanctuaires
concernés par ces libérations, dont 16 sur le territoire français
actuel, 3 dans la région mosane et mosellane, 2 allemands et un
autrichien 41 .
Ce chiffre nous semble faible. Les églises ont été modernisées,
restaurées, remises au goût du jour. Il en est ainsi pour la cathédrale
du Puy-en-Velay, encore encombrée d'ex-voto variés jusqu'à la fin
du XVIIe siècle avant les grandes restaurations des XVIIIe et
XIXe siècles. En 1686, les collatéraux, le chœur dédié à saint André,
sont couverts et décorés d'enseignes, de bannières, de statues, de
tableaux, d'armes, cierges et autres. La place manquant, les ex-voto
sont également suspendus, comme des bustes d'hommes cuirassés,
avec ceux déjà cités42 .
Pourtant, les ex-voto de prisonniers n'apparaissent pas ici et il
n'en est fait aucune mention ailleurs. Tous les saints ou tous les
sanctuaires de pèlerinage n'ont pas, en effet, le même rôle. Nous
nous sommes alors orienté vers l'existence d'une possible
géographie des ex-voto de la libération dans le cadre d'une
spécialisation des sanctuaires.
2. Du refuge au droit d'asile, une juridiction.
En Auvergne, le premier document rencontré situe l'histoire à
Clermont, à la fin du VIe siècle:
Grégoire de Tours raconte qu'à Clermont d'Auvergne des
prisonniers sortirent une nuit de leur prison, leurs liens s'étant
rompus et les portes du cachot s'étant ouvertes par la volonté de Dieu,
40. A.-M. Bauthier, Typologie .... op. cil., p. 268-269.
41. A.-M. Bauthier, Typologie .... op. cit., p. 265-266.
42. M. Durliat, Le Puy ... , op. cit., p. 58 et 155, note 18. Il convient en outre de relever la
parenté entre les ~buste
d'hommes cuirnsé~
du Puy el les trophées militaires de
l'antiquité romaine.
�28
BRUNO PHALIP
et ils entrèrent dans une église. Puis lorsque le comte Eulalius eut
ordonné qu'on augmentât le poids de leurs chaînes, elles se
brisèrent comme du verre fragile aussitôt qu'on les eut placées sur
eux. Aussi sur la demande du pontife Avitus (évêque de Clermont)
on les délivra et on les rendit à la liberté 43 .
La parenté est évidente ici avec le texte rapporté pour Pierre
dans les Actes des Apôtres. Pour la première partie du texte tout au
moins, puisque dans la seconde le comte intervient de nouveau, puis
l'évêque. Il semble s'agir ici d'un des tout premiers exemples
auvergnats où la trame des textes sacrés est reprise avant de subir
diverses transformations par glissements successifs. Le contenu
spirituel des histoires miraculeuses évangéliques en sort sans doute
renforcé par la diffusion et les utilisations multiples ; néanmoins,
c'est la signification sociale réelle qui s'affirme parallèlement.
Autre aspect suggéré, le droit d'asile avec ces prisonniers libérés qui
préfèrent toutefois se rendre «dans une église». Une protection toute
relative puisque le comte Eulalius se saisit de nouveau des hommes
libérés une première fois.
Pour envisager la portée et la fréquence de ces délivrances,
nous disposons de deux types de documents : les textes et
principalement les vitae, les témoins archéologiques et artistiques.
Parmi les premiers, la plus ancienne allusion date de la
seconde moitié du Ile siècle. Aulu-Gelle, écrivain romain ayant
vécu approximativement entre 130 et 180, traite dans ses écrits de
certaines interdictions religieuses qui frappent le flamine de Jupiter
et la flaminica4 4 :
§ 6 de même il est sacrilège qu'il porte un anneau si ce n'est rompu et
vide. [ ... ]
§ 8 il faut débarrasser de ses chaînes le prisonnier entré dans sa
maison [du flamine] et faire passer les chaînes à travers l'impluvium
sur le toit pour les jeter de là dehors dans la rue. [ ... ]
§ 10 quelqu'un qui serait emmené pour être fouetté, s'il se jetait à ses
pieds en suppliant, c'est impiété de le fouetter ce jour-là.
La libération ou le sursis obtenus par des prisonniers sont
implicitement reconnus dans le cadre d'un culte antique, celui de
Jupiter, par l'intercession de quelques membres de son clergé.
Il semble important à ce propos de rappeler la présence
43. Grégoire de Tours, Histoire des Francs, traduction R. Latouche, Paris, 1979, t. TI,
p. 267, livre X, chap. VI.
44. Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, texte établi et traduit par R. Marache, Paris, Les
Belles Lettres, 1978, livre X (XV) § 6-10.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
29
d'esclaves dans le monde romain. Cet esclavage apparaît plus
important dans la province de Narbonnaise à égalité de proportion
entre le monde rural et celui des cités45 , ensuite seulement vient la
Lyonnaise pour des proportions moindres. Cela suppose évidemment
l'existence de travailleurs, de paysans, de condition libre ;
néanmoins celle de l'esclave ne peut que représenter la déchéance et
l'ignominie, l'humiliation et les chaînes 46 .
De ces chaînes, il en a été trouvé dans les diverses fouilles de
villas en Bourgogne, pays Lyonnais et Aquitaine. Certes, il subsiste
toujours un doute quant à l'attribution formelle de ces fers à des
esclaves puisque les pdsonniers et certaines bêtes peuvent en être
pourvus. L'esc1avage rural n'a donc pas été aussi important qu'on a
voulu le dire. Singulièrement les enquêtes menées à propos des
esclaves en Gaule précisent les proportions de leur utilisation en
Narbonnaise (16 %) et en Lyonnaise (10 %), mais renforcent la
confusion entre le statut d'esclave, de prisonnier et d'animal
entravé. Cela d'autant qu'un esclave est condamné à «l'ergastule»
sitôt qu'il ne travaille plus. Ces «cachots» à esclaves enchaînés,
mentionnés dans les textes antiques, sont également liés à la
présence de latifundia, importante en Gaule.
Dès lors, le texte d'Aulu-Gelle est logique par une protection
particulière octroyée à un prisonnier enchaîné et cela dans le cadre
d'un espace sacré nécessitant la libération des entraves. Ces
pratiques sont également à mettre en cohérence avec le droit d'asile
auquel nous avons fait allusion auparavant pour le miracle de
Clermont.
Dans le cadre antique, l'asylie des temples païens a
totalement disparu depuis plus de deux siècles lorsque l'asile des
sanctuaires chrétiens réapparaît au IVe siècle 47 . Néanmoins, les
parallèles sont troublants et l'espace sacré de l'église chrétienne
semble bie!) hériter de l'asile antique tel qu'on en trouve par
exemple une -allusion dans Aulu-Gelle.
Il convient d'examiner cet aspect constituant l'un des
éléments de compréhension de la question des ex-voto de la
46. Sur cette queslion, A. Ferdibre, «Les techniques el les productions rurales en
Gaule. Les esclaves>, dans Les campagnes en Gaule romaine, Paris, 1988. p. 109-114.
46. A. Fcrdière, Les campagnes ...• op. cit., p. 114. L'esclauage apparaU bien plus
rentable dans le cadre de l'agriculture intensiue, méditerranéenne et italienne, que
dans celui des grands domaines et de l'agriculture extensiue de Gaule non
Narbonnaise où la spécialisation uers la culture céréalière extensiue ua dans le sens
d'une économie de main-d'œuure.
47. A. Ducloux, Ad ecclesiam con{ugere, Naissance du droit d'asile dans les églises
(IVe-milieu Ve siècles), Paris, 1994, p. 27, 253.
�30
BRUNO PHALIP
libération, des saints libérateurs et de l'église comme espace de
protection. Tradition d'origine païenne, l'asile des églises
chrétiennes apparaît dans les sources au début du IVe siècle. Il s'agit
d'un «refuge» conçu comme un simple «usage» dont l'efficacité est
toute relative.
Aucune loi ni règle ne viennent garantir ces pratiques. Ainsi,
vers 326, Martin chercha refuge dans une église selon son biographe
Sulpice Sévère tel qu'il le rapporte dans sa Vita écrite en 397.
Ensuite, les mentions se font plus nombreuses. Vers 343-344,
des condamnés, des personnes pourchassées se servent des églises
comme d'un recours possible. Puis l'usage veut que l'on implore les
dignitaires et l'administration particulièrement dans le cas des
pauvres, des veuves et des orphelins. Cette pratique-là est reprise par
l'Eglise qui se fait l'héritière d'une part de droit public et tente de la
transposer dans le cadre médiéval pour les souverains, puis les
seigneurs.
Cette tradition antique de l'asylie grecque des temples suppose
une enceinte sacrée, inviolable par décision royale, et connue dès le
1er siècle au moins. Et c'est bien la même que )'on retrouve dans les
canons du concile de Sardique48 au milieu du IVe siècle :
Canon 8 [... J Mais, puisqu'il arrive souvent que ceux qui ont souffert
l'injustice ou qui coupables, ont été condamnés à l'exil ou à la
relégation dans les îles ou, en tout cas, ont été frappés d'une sentence
quelconque se réfugient dans la miséricorde de l'Eglise, il faut les
secourir et sans hésitation solliciter la clémence [ .. .J.
Le problème - et il se retrouvera plus tard - c'est que ce refuge
est trop souvent profané pour être un véritable lieu d'asile. Mais cette
relative efficacité ne doit pas nous détourner des principes retenus.
Jean Chrysostome précise l'attitude de l'Eglise en 399 :
Mais maintenant, le moment n'est pas propice à un jugement;
c'est celui de la compassion, ce n'est plus Le temps de la revanche,
mais celui de la clémence [ ...J.
Arrachons le captif, le fugitif, le suppliant du danger, afin que
nous obtenions de lui de bonnes résolutions 49.
L'idée de délivrance, de protection, est bien présente ici même
s'il faut la tempérer à cause de la culpabilité retenue qui nécessite
une forme de pénitence.
Augustin, dans la Cité de Dieu souligne la supériorité du
48. A. Ducloux, Ad ecclesiam ... , op. cit. , p. 25, 33.
49. A. Ducloux, Ad ecclesiam ... , op. cit. , p. 128 e l An nexe IX § 1.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
31
sanctuaire chrétien sur le temple païen. Pendant le sac de Rome,
l'asylum des temples n'a pas été respecté au contraire de l'espace
sacré des églises que les «barbares» (ariens) ont respecté:
Le lieu consacré à une si grande déesse [JunonJ fut choisi non
pour interdire d'en extraire les prisonniers mais pour se complaire à
les y enfermer. 50
Ces protections vont être précisées encore puisque le fidèle peut
se réfugier dans l'église pour y chercher un abri. Ce dernier lui
permet ultérieurement d'organiser sa défense, son rachat ou sa
demande de clémence. En outre, par la prière, que l'on soit coupable
ou non, débiteur ou victime, il est possible d'obtenir protection et
libération.
Désormais, comme nous l'avions trouvé chez Jean
Chrysostome, l'amalgame, l'absence de distinction entre coupables
et innocents va peser lourd et conditionner la réflexion de nombreux
clercs du Moyen Âge. Ainsi, Augustin dans son sermon 25 expose
aux chrétiens ses réflexions à propos du droit, ou plutôt du devoir
d'asile au début du Ve siècle:
[... J si nous avions voulu distinguer afin que soient enlevés de l'église
ceux qui font le mal, il n y aurait pas de lieu où cacher ceux qui font le
bien: si nous avions voulu permettre que les coupables soient enlevés
d'ici, il n y aurait plus de lieu où les innocents fuiraient. Ainsi est-il
mieux que les coupables soient à l'abri de l'église plutôt que les
innocents en soient arrachés [... J. 51
Malgré cela, dan.s le cas précis évoqué par Augustin, il est
question d'un officier détesté, fonctionnaire ou soldat impérial
(miles), qui commet des exactions. Poursuivi par la foule, c'est
celui-là même qui se réfugie dans l'église avant d'en être retiré et
exécuté.
Il n'empêche qu'au début du Ve siècle, ce sont les petites gens
(miseri), mais aussi des personnes de toutes cat égories sociales qui
sont victimes d'exactions à cause de puissants abusant de leur
autorité. A tel point que par les lois de 419 et de 431, les lieux d'asile
sont étendus. C'est que l'espace de l'église ne suffit plus à l'accueil
des réfugiés demandant protection. Et pour cela la sainteté de
l'église restera fixée à cinquante pas au-delà des portes de la
basilique 62 . Ces réfugiés sont dans la pratique enfermés dans
60 . Saint Augustin, La Cité de Dieu, § 2-6.
61. A. Ducloux, Ad ecl.~iam
.. . , op. cit., p. 174.
52. A. Ducloux, Ad ecclesiam .... op. cit., p. 207-209,221.
�BRUNO PHALIP
32
l'église comme dans une prison, sans même apercevoir ]a lumière
du jour et sans aucune liberté. Aussi, pour ne pas souiller l'édifice,
la protection est étendue. De même, les armes sont une source de
souillure pour les sanctuaires, aussi en interdit-on l'usage comme
le port à l'intérieur. Néanmoins, les puissants ne restent pas
inactifs face à ces extensions du droit d'asile. A l'égard des esclaves
- ceux-là même que l'on entrave la nuit -, les maîtres n'hésitent
pas à exercer un véritable "droit de poursuite» à l'intérieur des
espaces. Ces faits, nombreux, conduisent alors Théodose II à
restreindre le droit d'asile plutôt qu'à le renforcer.
La loi du 28 mars 432 oblige en effet les clercs à livrer les
esclaves réfugiés dans leur église, avec toutefois une promesse de
pardon du maître qui les poursuit. Ce sont ces dispositions qui sont
insérées dans le code Théodosien connu en Occident en 438 avant
d'être repris et adapté au VIe siècle par les conciles mérovingiens.
Parmi ceux-là, les conciles d'Orléans (canon 1) et de Mâcon
(canon 8) prennent en compte la nécessité d'offrir une protection aux
réfugiés dans les églises53 . On voit donc comment, au travers de ces
diverses sources, les clercs ont pu s'imprégner d'une culture antique
adaptée au droit d'asile qui suppose des esclaves en fuite, des
condamnés innocents et coupables indistinctement, des libérations
souhaitées par la prière et dc::s puissants outrepassant leurs droits et
commettant des exactions.
Il suffira ensuite d'adapter et c'est justement ce qui va être
réalisé grâce à l'hagiographie développée autour des martyrs.
3. Les mentions non testamentaires.
Parallèlement aux diverses juridictions et traditions mises en
place pour ménager un espace sacré dans le cadre du sanctuaire
chrétien, les évêques et martyrs de la Gaule romaine vont permettre
le développement d'une première hagiographie.
Victrice, futur évêque de Rouen, souhaite quitter l'armée pour
suivre l'exemple de Martin et entrer au service du Christ. A ce titre,
il est frappé, torturé puis condamné à mort. Seulement, justement
sous le règne de Théodose entre 379 et 395, il est sauvé du supplice car
les chaînes qui lui liaient les mains tombèrent d'elles-mêmes 54 .
Saint Félix de Nola Centre 200 et 260) dans la province de
Ad ecclesiam .... op. cit., p. 258.
M Aubrun, La paroisse en France des origines au XVe siècle, Paris. 1986, p. 2l.
54. A. Duclaux. Ad ecclesiam .... op. cil., p. 20.
63. A Ducloux,
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
33
Caserte en Italie a souffert lors de son martyre les coups, les fers, la
crainte et l'effroyable nuit de la sombre prison. Désormais, le
schéma ne change guère et les détails sont presque toujours les
mêmes. Paulin de Nola (353-431) vénère l'évêque martyr dès 381 et
contribue à la fixation du culte rendu sur la tombe du saint qui
devient un lieu de pèlerinage à la fin du IVe siècle5 6 . De même,
Ferréol échappe à la prison où on l'a enfermé parce que ses chaînes
sont miraculeusement tombées 66 . D'instrument de son martyre, les
entraves deviennent alors les témoins de sa sainteté. De plus,
l'hagiographie retient de saint Ferréol sa fuite jusqu'à Brioude où il
est exécuté avec Julien. La basilique édifiée plus tard est mentionnée
dans cette relation ce, qui place la vita postérieurement à la date
d'édification du monument entre 475 et 480. C'est d'ailleurs la trame
qui sera retenue plus tard par Grégoire de Tours à Clermont pour ces
libérations miraculeuses de prisonniers.
Non loin de là, à Lyon, Alexandre et Epipode sont également
libérés miraculeusement de leurs chaînes, instruments du
châtiment et témoins de leur gloire: ut quod fuit instrumentum
poenae, sit gloriae testimonium [. . .].
Ces martyrs lyonnais sont mentionnés par Eusebius
Gallicanus, auteur du Ve siècle identifié comme étant Fauste de
Riez, évêque (vers 410-485). Leurs tombes seront placées de part et
d'autre de celle d'Irénée et, à ce propos, Eusebius fait directement le
lien entre Ferréol, Epipode, Alexandre et saint Pierre dont on
commémore la libération des chaînes à Rome depuis 432.
La tradition évangélique est donc bien présente par
l'intermédiaire privilégié de saint Pierre qui dans son imitatio
Christi sert de médiateur entre Dieu et les hommes. Son combat pour
la foi chrétienne est également celui du Christ ressllscité triomphant
de la mort en passant par la prison du Sépulcre gardb par les soldats.
C'est bi~n
encore une tradition équivalente que l'on retrouve
dans la vie de saint Martin (t 397) écrite par Sulpice Sévère (t 420)57.
Il n'avait que quinze ans quand il fut arrêté, enchaîné, lié par les
serments militaires. Réfléchissant au sens de la carrière des
armes, Martin pense quitter l'armée, mais il se laisse vaincre par
les prières de son tribun à qui l'attachaient des liens de camaraderie
66. P.-A. Février, "Martyre et sainteté., dans Les {onctions des saints dans le monde
occidental, IIIe ·XlIIe siècle, Rome, 1988, Paris, 1991, Ecole Française de Rome, p. 51·
80.
66. B. Beaujard, "Cités, évOques eL martyre en Gau le», dans Les {onctions des
saints ... , op. cit., p. 175-191, p. 184 et note 95.
67. Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, Paris, 1967, traduction J . Fontaine, p. 255,259,
263,281,289,323,345.
�34
BRUNO PHALIP
et d'amitié. De même, plus tard, il est jeté en prison pour avoir refusé
de servir l'empereur. Homme de Dieu, il est placé «attaché» à
l'endroit où l'arbre sacré devait tomber lorsqu'il lutte contre le
paganisme. Plus loin , il «délivre» trois possédé s, comme le Christ
l'a fait pour un «esprit impur» habitant les sépulcres. Enfenné dans
une pièce environnée par les flammes d'un incendie, il se débattit
longtemps et violemment avec le verrou qu'il avait poussé en travers
de la porte . Mais, sachant que son salut n'était point dans la fuite,
mais dans le Seigneur, il saisit le bouclier de la fo i et de la prière
[ .. .]. Et pour achever le tableau:
Que l'on compare, si l'on veut, avec ce fameux cortège profane, je
ne dirai point des funérailles , mais du triomphe: qu y trouvera·t·on
de semblable aux obsèques de Martin ? Ceux·là peuvent conduire
deva nt leurs chars des captifs aux mains enchaînées derrière le dos;
le corps de Martin est escorté par ceux qui, sous sa conduite, avaient
vaincu le monde.
A la suite, prenollS encore un récit de la Vie de saint Germain
d'Auxerre écrite par Constance de Lyon vers 480. Il y parle du saint
et de ses compagnons devant s'abriter dans une maison ruinée et
hantée d'une façon terrifiante. Un spectre apparaît et au nom du
Christ invoqué par Germain, le spectre:
s'exprime d'une voix humble et suppliante; [car} lui et son
compagnon ont été les auteurs de nombreux crimes, ils gisent sans
sépulture, et s'ils tourmentent les vivants, c'est qu'ils ne peuvent être
eux-mêmes en repos; ils lui demandent de prier le Seigneur pour eux
afin qu'ils méritent d'être admis au repos éternel.
Le fantôme guide le saint pour indiquer l'endroit où on les
avait jetés à la suite de leurs crimes dans un lieu non sanctifié, hors
du cimetière, c'est-à-dire sans espoir de salut. Avec des habitants
des environs, Germain déblaye les décombres entassés en désordre
par le temps, et trouvent les cadavres étendus n'importe comment,
les ossements liés encore par des chaînes. Une fosse est arrangée
conformément à la disposition d'une sépulture, les membres
délivrés de leurs liens sont enveloppés de suaires, recouverts de
terre, une prière d'intercession est dite à leur intention [.. .J.
En poursuivant cette enquête nous en arrivons aux Dialogues
de Grégoire le Grand 58 . Il y est question tout d'abord des miracles de
58. J . Le ~fT,
Histoire de la France religieuse, Paris, 1988, t. I, p. 473 .
Grégoire le Grand, Dialogues, Traduction L. Regnault, St-C6n6r6, 1978, p. 165,429,
444-445 ; Dialogues 1, II, Vie de saint Benotl, Patrologie Latine, cap. XXXI.
A De VogUe, Grégoire le Grand, Vie et miracles du vénérable abbé BenoZt,
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
35
saint Benoît et :
d'un paysan lié et délivré de ses liens par un seul regard de l'homme
de Dieu, puis d'un homme, captif de l'ennemi, dont les chaînes se
détachaient à l'heure de l'oblation.
Dans le premier cas, un «barbare», brûlant du feu de sa
cupidité, avide de rapine, {' . .J accablait de tourments cruels un
paysan et le déchirait de supplices. Zalla va lui lier les bras par de
fortes courroies et sur un regard du saint les courroies attachées à ses
bras se déroulèrent. Ce qui amène Grégoire le Grand à expliquer:
Celui qui, restant assis, réprima la férocité du terrible Goth, défit
d'un seul regard les courroies et nœuds des liens qui avaient retenu
les bras d'un innocent, prouve par la célérité de son miracle, qu'il
avait reçu d'un pouvoir le moyen de faire ce qu'il fit.
Il est au moins deux points à noter ici outre l'extraordinaire
succès de la formule de ces délivrances: l'innocence du paysan et la
position assise du saint qui sera représenté à Saint-Benoît-sur-Loire
comme à Vézelay, dans l'attitude d'une «majesté» ce qui ne peut être
fortuit. Dans le second cas, un homme avait été fait prisonnier ·par
les ennemis et mis dans les chaînes. Sa femme rendant grâce à
Dieu permet la libération miraculeuse du prisonnier dont les liens
tombent au moment précis de l'oblation.
Le plus intéressant réside dans le fait que cette dernière
histoire ne soit pas unique. Grégoire le Grand dans une homélie sur
l'Evangile présente une autre version de l'histoire du captif qui
décidément retient l'attention des clercs:
dans sa captivité, les chaînes se détachaient toutes les fois que la
sainte victime avait été offerte par sa femme pour la délivrance de
son âme [qui le croit mort} [ ...} la sainte victime offerte par nous a de
la puissance pour défaire en nous la ligature du cœur s'il est vrai que
cette victime offerte par un autre a pu défaire en quelqu'un les liens
du corps.
Dans cette seconde version de Grégoire l'infléchissement est
perceptible. Nous passons d'une victime innocente libérée par
l'action du saint à un captif délivré par les marques de la foi de son
épouse tout en soulignant la nécessité de défaire en nous la ligature
du cœur. L'idée de pénitence n'est guère éloignée et seule importe
Traduction P. Antin, Paris, 1979, p. 127-249. Episode du paysan p. 223-224, [. . .] à toute
vitesse les courroies se défont, les bras sont déliés [. ..].
J. Fontaine, R. Gillet, S. Pellistrandi, Grégoire le Grand, Chantilly, 1982,
Colloque CNRS publié à Paris en 1986.
�BRUNO PHALIP
36
l'efficacité du saint face à des captifs dont il ne semble guère
important de savoir s'ils sont innocents ou coupables comme dans
les commentaires d'Augustin à propos du droit d'asile.
Une troisième version existe dans la Vie de Jean l'Aumônier
qui est le contemporain de Grégoire5 9 . On y apprend qu'un homme
fut enfermé dans la prison dite de l'Oubli. On le croit mort, aussi ses
proches célèbrent régulièrement l'anniversaire à la date présumée
de son décès. Revenu parmi les siens, cet homme précise:
A ces trois fêtes de l'année, il venait à moi un être vêtu de blanc
brillant comme le soLeiL, iL me déLivrait, sans qu 'on Le vit, des fers de La
prison [... J le lendemain, je me retrouvais de nouveau portant les fers.
Encore une fois, la similitude est frappante avec l'épisode de
Pierre en prison qui est guidé par un ange. Mais pas uniquement,
puisque cela se rapporte encore au Chri st au Sépulcre dont la
résurrection est annoncée aux Saintes Femmes par un autre ange.
Enfin, grâce à une lecture typologique Zacharie , prêtre du Temple,
apprend la naissance prochaine de son fils Jean-Baptiste par le biais
d'un ange. Il semble d'ailleurs que les préoccupations ne soient plus
les mêmes ensuite. Isolément, dans la France du Nord, on signale
des délivrances à Noyon au VIlle siècle ou à Echternach autour de
l'an Mil, tout comme à Tie1 60 .
C'est une situation d'attente qui semble prévaloir avant son
nouveau développement au tout début du XIe siècl e comme il nous
faut l'envisager.
C. Après l'an Mil.
1. Les principaux sanctuaires.
Au tout début du XIe siècle, Bernard d'Angers entre dans
l'église de Sainte-Foy de Conques et nous en laisse une description.
Ce genre de miracles se reprod uit avec une fréquence si
prodigieuse que l'amas énorme des entraves d e fer encombrait le
monastère. Les supérieurs des moines firent forg er cette immense
quantité de fers et l 'employèrent à La confection d 'un grand nombre
de portes [ ...J. La basiLique offre à l'extérieur, par La division de ses
toitures, l'apparence d 'un édifice triple ; mais à l'intérieur, ces trois
parties, par l'ampleur de leurs com m unications se réunissent en un
59. Jea n J'Aumônier, patriarche d'Al exandrio do 610 à 619.
60 . cr. supra , chap. 1, lOB ex-volo.
�Sainte-Foy de Conques. Le tympan, 1120/1135. L'Enfer.
Porte avec ses gonds, serrures et pentures. Un chevalier et sa monture sont précipités
en Enfer par deux démons.
Que maudits soient leurs cheuaux et leurs armes.
~
.....
g;
�Sainte-Foy de Conques. Le tympan, 1120/1135. Sainte Foy prosternée.
Les chaînes et bogues sont suspendues à des poutres dans l'intervalle situé entre
chaque arcade.
~
::::
(")
;;
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
37
seul corps. Cette Trinité dans l'unité offre, à mon avis, de toute
manière l'image de la Trinité. Le côté droit est dédié à l'apôtre Pierre,
le côté gauche à la sainte Vierge Marie, et la nef du milieu est plus
fréquentée, à cause de la célébration de l'office divin, on y a transféré
les reliques insignes de la sainte martyre, extraites du local spécial
qu'elles occupaient. Presque toutes les issues, tous les passages, à
travers une basilique si pleine d'angles et de saillants, sont fermés par
des portes, dont ces entraves ou ces chaînes mentionnées plus haut
ont fourni la matière. A vrai dire, ce qui paraît plus admirable que
tout l'édifice de la basilique, sans parler du trésor, fait d'abondance
d'or, d'argent, d'étoffes et grande variété de pierres précieuses, c'est
la grande quantité des entraves qui pendent au plafond. 61
Voilà comment à la suite de Grégoire le Grand ou de Grégoire
de Tours en Auvergne, les Actes des Apôtres sont traduits par un
clerc, Bernard d'Angers. L'architecture est décrite, le trésor
également. Mais ce qui importe aussi, ce sont les grilles de fer
réalisées à partir d'ex-voto de prisonniers libérés miraculeusement
et la quantité d'ex-voto qui encombrent le monastère ou pendent
accrochés aux voûtes. Il s'agit d'entraves de fer, de chaînes que l'on
suspend afin de rendre les déplacements et processions plus
commodes. Point de pénitence ici, mais bien des emprisonnements
immérités, tout comme celui de saint Pierre auquel on a dédié le côté
sud de l'église. On a peine en effet à imaginer autant de
condamnations justifiées. Outre les nécessités du culte au saint
fondateur de l'Eglise catholique, le vocable doit bien répondre à un
autre besoin 62 .
Ce besoin est d'ailleurs ressenti assez loin puisque les
dévotions s'étendent en Quercy, Rouergue, sud de l'Auvergne,
Limousin du sud, Périgord, Agenais, Albigeois, région de Nimes et
de Béziers. C'est-à-dire précisément à l'opposé des sanctuaires
septentrionaux de Noyon, Tiel ou Echternach.
Besoin ·qe miracles en correspondance avec les psaumes, les
Evangiles et la foi sans doute ; besoin en rapport avec des
incarcérations très nombreuses et la réalité des carcans ou de la
prison comme nous le verrons.
Rien n'arrête l'intervention miraculeuse des saints, ni
muraille, ni porte, ni ferrures, comme le montre ce texte extrait des
miracles de sainte Foy. La sainte apparaît à un lal'c alors qu'il dort
61. A. Bouillet, Liber miraeulorum sanete Fidis, Paris, 1897, livre 1 § 31, p. 77.
62. Jean-Pierre Poly remarque à ce propos: Quand bien mllme ces carcans seraient
imagnre.~
- ce qui est peu probable - ils n 'en sont pas moins symboliques des
tourments de la paysannerie de ce temps. Une épo,.que a les miracles qu 'elle souhaite.
Dans R. Fossier (sous la direction de), Le Moyen Age, l. II, 1982-1990, p. 38.
�BRUNO PHALIP
38
dans une cellule voûtée:
A cette uue, il se demanda auec stupéfaction par où et comment
[sainte Foy} auait pu pénétrer jusque-là, franchissant une porte
munie de barres de fer et fermée par un solide verrou de fer. 63
A peine plus au nord, la Vita de Géraud d'Aurillac 64 fait état de
paysans endettés à la suite d'une mauvaise récolte. En attendant
qu'ils remboursent au grand propriétaire voisin, celui-ci les fait
emprisonner, un carcan aux chevilles.
Il est vrai que cela se passe dans la première moitié du Xe
siècle, mais ces fers semblent décidément bien ancrés dans les
mœurs alors que l'installation de la châtellenie n'en est qu'à ses
balbutiements.
De ces mœurs, nous avons une autre idée pour Notre-Darne
d'Orcival, non loin de Clermont. Une tradition rapportée à la fin du
XVIIIe siècle, nous précise que la statue miraculeuse - entourée de
dévotions par les paysans des montagnes - est encore appelée NotreDame-des-Fers 65 . Actuellement débarrassée de l'essentiel de ses exvoto, l'église possède encore plusieurs chaines, boulets et fers de
prisonniers libérés grâce à la Vierge, sur la façade sud.
Soulignons tout de suite une certaine ostentation à suspendre
ainsi les ex-voto au-dessus des portes d'accès. Il s'agit d'ex-voto de
la période moderne (milieu et fin du XVIIIe siècle), mais la tradition
maintenue de fers suspendus auxquels visiblement la communauté
des croyants tient, la permanence du culte (retour des prisonniers en
1945, tout comme à Saint-Léonard-de-Noblat en Limousin, à la FontSainte ou à Notre-Dame de Roche à Saint-Julien-de-Coppel en
Auvergne) témoignent d'une singulière fidélité à un passé encore
parlant.
Un certain nombre d'éléments doivent être retenus. Les
processions sont nombreuses et régulières en prov e nance de 43
63. Publié dans M. Zimmermann (sous la direction de). Les sociétés méridionales
autour de l'an Mil . Paris. 1992, p. 137.
A. Bouillet. Liber.. .. op. cU .• livre II § 5, p.104-108.
64. Etudes de Chmy. «Vie de Géraud d·Aurillac ... dans J .-P. Migne, Patrologiae
latinae cursus completuB... , Pris, 1839-1864.1 § 17,24.28, col. 639, 654, 657-658.
J .-P. Joly et E. Boul'nozel. La mutation féodale, Xe XIIe siècles 1 Paris, 1980, p. 204
et note 1.
65. Chardon, La dévotion à Marie honorée sous le titre de Notre -Dame d'Orcival,
Clermont, 1769, p. 15.
Mallet. Histoire d'un sanctuaire d'Auvergne. Notre ·Dame d'Orcival, LilleParis. 1894.
F. Pommerol. «Le pôlerinage d·Orcival .. , dans Mémoire sur la géographie, la
médecine et l'anthropologie, Clermont, 1887, p. 618-632.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
39
paroisses encore aux XVIIe et XVIIIe siècles. Parmi ces dernières,
Saint-Pierre-le-Chastel dont le vocable n'est autre que Saint-Pierreès-Liens. Les miracles dont on possède encore la relation datent
pour la majorité des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Il n'y est fait
aucunement mention de libérations miraculeuses mises à part celle
d'un prêtre réfractaire pendant la Révolution, et celle d'un homme,
au XVIe siècle, qui eut recours à Notre-Dame d'Orcival [car} il avait
maintes fois entendu proclamer [sa} tendresse envers les captifs
innocents ou repentants [' . .J. En définitive, les libérations sont toutes
antérieures au XVIe siècle à en juger par la documentation
subsistante. Les divers inventaires de miracles ne remontent pas
au-delà du XVe siècle et sont extrêmement lacunaires entre 1450 et
1550. Il reste que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, de nombreuses
chaînes, entraves et menottes, pouvaient se voir sur la façade sud,
mais aussi à l'intérieur du sanctuaire, sur les murs et dans le
chœur.
Autres faits significatifs, la présence de nombreux ex-voto
pendants aux piliers et aux murs de l'église jusqu'à la fin du
XIXe siècle : images, inscriptions, jambes et bras en plâtre, cœurs
dorés. De plus, lors des processions, des rubans, chemises pour les
malades et langes sont donnés à bénir. Les pierres sur lesquelles la
statue de la Vierge repose lors des diverses stations au cours des
processions sont brisées et emportées. Une grande croix de bois bénie
est transformée en copeaux par les paysans qui accomplissent le
chemin de nuit, par tous les temps et souvent pieds nus, car plus la
route sera longue et l.a fatigue intense, plus les mérites seront
grands.
De même, l'eau de la «source sacrée •• , sur laquelle est bâtie
l'église est également réputée guérir tout comme à la Font-Sainte ou
Notre-Dame-du-Port. Pourtant, le culte à Notre-Dame-des-Fers ne
se limite pas à cela et nous en retrouvons bien des caractéristiques à
Saint-Léord
~ de-Noblat
ou à Conques. A l'intérieur de l'édifice,
un pilier est censé guérir de la stérilité, assurer la fécondité et les
unions. Les femmes y viennent, en font trois fois le tour et se frottent
à la pierre. Le fait, déjà étonnant en lui-même, se situe dans un
contexte également particulier. Les paysans - hommes, femmes,
enfants et vieillards - dorment dans l'église, jusque dans la crypte
qui reste ouverte, tout comme le cimetière. Enfin, les jeunes s'y
rencontrent avant d'aller chanter et danser lors de fêtes à
l'extérieur.
Cela, ce sont les traditions qui subsistent jusqu'à la fin du XIXe
siècle. Elles coïncident avec ces «désordres» et «insolences» que
�40
BRUNO PHALIP
connaît Orcival antérieurement au tout début du XVIIe siècle. Des
journées des «fous» y sont connues tout comme à Notre-Dame-duPort à Clermont. Ces jours-là, les membres du clergé doivent se
tenir éloignés de l'autel principal, au fond de la nef, tandis que des
enfants prennent leur place dans le chœur. Ils s'habillent alors de
vêtements sacerdotaux, griment la liturgie et donnent même la
bénédiction dans une atmosphère générale de. «monde renversé».
Toujours en Auvergne, à Mauriac, le vocable de l 'église
romane paroissiale, Notre-Dame-des-Miracles, a tout lieu
d'intriguer. Ajoutons à cela un ex-voto de prisonnier qui subsiste
sur le mur intérieur de l'église, face à la cuve baptismale. Cet
unique ex-voto doit, malgré tout, ne pas être minimisé. Plusieurs de
ces entraves étaient encore visibles il y a quelques années avant
d'être volées 66 . Tout aussi importante, la présence, à une trentaine
de mètres, de l'église du prieuTé Saint-Pierre-le-Vif de Sens. Ces
deux vocables, ajoutés aux ex-voto, nouS' conduisent également à la
période moderne tout comme à Orcival. Sur la base des archives du
monastère St-Pierre, Louys Mourguyos, un la'ic, écrit une chronique
rimée entre 1630 et 164467 .
Elle fait état des conditions légendaires de la fondation du
monastère par une «fille» de Clovis, «sœur de Thierry» au VIe
66. A propos de ces fers, une carte postale du début du siècle re produit la photographie
de la partie supérieure pour deux de ces fers. La photographie est accompagnée du
commentaire sui vant: Mauriac (Cantal) - La basilique Mineure. Les chaines de
prisonniers espagnols délivrés par N.-D .. des Miracles . La tradition rapporte que
deux hommes, en costumes étrangers, chargés de lourdes chaines et endormis dans
leurs cachots, se réveillèrent un malin à la porte de l'église de Mauriac.
La parenté de ce récit avec celui de saint Pierre doit être soulignée.
J. Misson nier, Le monastère St-Pierre de Mauriac , Aurillac, 1987.
du Cantal, t. IV,
M. Deribier du Chatelet, dictionnaire Statistique du d~partemn
1856, p. 202-269.
G. Fournier, Le peuplement rural en Basse-Auvergne durant le haut Moyen Âge,
Paris, 1962, p. 114-118, 170, 241, 256, 286, 425, 469; version abrégée du polyptyque de
Mauriac .
M. Rouche, L'Aquitaine des Wi sigoths aux Arabes , Paris, 1979, p. 240, 354, version
abrégée du polyptyque de Mauriac.
B. Phalip, .. Le polyptyque de Mauriac et la charte de Clovis», dans Revue de la
Haute -Auvergne, t. 51, JuiL-Sept. 1988, p. 567-607 ; Nov.-Dcc. 1988, p. 671-696 ; version
du polyptyque augmentée des 2/3 il partir du Ms 623 de la BMIU de Clermont.
F. Saunier, .. Notre-Dame-des-Mirncles de Mauriac», dans Les cahiers de St Michel de Cuxa, Juillet 1991, N° 22, p. 219-244 .
67. J . Missonnier, .. La chronique rimée de Mourguyos et les nouvelles recherches sur
les origines de Mauriac-, dans Revue de la Haute-Auvergne, Oct.-Dec. 1994, t. 56, p.
289-400; Ancienne chronique de la ville et du monastère de Mauriac par Louys
MourguyoB, + 1653, publié en partie pnr le Comité d'hi stoire et de traditions populaires
de Mauriac et de sa région .
L. de Ribier, La chronique de Mauriac par Montfort suivie de documents in~dts
sur la ville et le monastère, Mauriac, 1905.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
41
siècle, et d'un duc Basolus 68 . Ce dernier donne ses terres
auvergnates à l'abbaye St-Pühre-1e-Vif de Sens à la suite de la lutte
qui oppose les souverains Wisigoths aux Francs.
Basolus est auparavant fait esclave et captif puis conduit tout
lié à Sens [.. .J Basole, estant ainsyn dans la peine et souffrance dans
les fers et les liens et dans la repentance [ .. .] Théodechilde [ .. .] visita
les prisons, et demande à Basolus s'il veut devenir moine à Mauriac
pour échapper à sa peine. Cette pénitence étant acceptée, le prisonnier
est libéré. Son corps était conservé dans l'édifice de Saint-Pierre,
dans le chœur, au nord, dans une niche, au-dessous d'une pierre [ .. .]
et sur laquelle on voit, l'épitaphe et le nom.
Nous retrouvons ici la notion de pénitence associée à saint
Pierre pour un prieuré et ses moines. Or, les choses sont
différemment interprétées à l'église paroissiale Notre-Dame-desMiracles. Nous en avon s une description dans cette même
chronique rimée au moment où les Huguenots s'emparent de
Mauriac en 1574 :
Les protestants enlevèrent les ceps, les menottes. les fers et
chaînes de plusieurs captifs et prisonniers qu'on avoit appendu 'au
front de la muraille avec des gros clous sous le cercle de taille qu'est
sur le grand portail de l'église qu'on dit de paroisse ainsi que nous
atteste l'escrit. [Notre DameJ les avoient tirés miraculeusement de
leurs chaînes et liens, de prison et tourment [... J. Si que d'un nombre
bon qu'autrefois y pendoit, n'en laissèrent que ceux qu'à présent on y
voit ce qu'attestent les clous qu'encore y paroisse nt. Ces fers, ces liens
et ceps, ces chaînes et menottes causoient non seulement aux
personnes dévotes de l'horreur et frayeur, mais encore à ceux qui
venoit à jeter la vue sur iceux, à cause de leurs poids et grandeur [... J.
Là encore, la Vierge libère tout comme à Orcival. Lui sont
associés Théodechilde et saint Pierre dont l'h istoire retient
également les' vertus de délivrance. La reine franque sera oubliée
mais les dévotions rendues à saint Pierre iront grandissant. Par
ailleurs, l'Auvergne n'est pas isolée dans son culte rendu à saint
Pierre. La Légende Dorée de Jacques de Voragine69 , composée avant
1264, relate précisément la délivrance miraculeuse de saint Pierre.
Selon Michel Rouche, il s'agit en fait d'une autre reine franque, Théodechilde,
fille de Suavegothe et sœur de Théodebert (534-547), mariée au roi des Varnes.
M. Rouche, L·Aquitaine .... op. cit., p. 240, note 854.
M. Prou, "Etude sur les chartcs de la !ondation de l'abbaye St-Pierrc-le-Vif. Le
diplôme de Clovis et la charge de Théodechildc». dan s Bulletin de la Société
ArcMologique de Sens, 1897, t. 15, p. 68-69.
69. Jacqucs de Voragine, La Légende Dorée, Traduction J.-B . Roze, Paris, 1967, p. 38.
t.2.
68.
�42
BRUNO PHALIP
A la suite de sa libération le pape fait chercher avec soin les carcans
dans la prison où saint Pierre avait été détenu, puis il les donne à
baiser à sa fille malade qui guérit aussitôt. Alexandre fait alors
construire à Rome une église pour y déposer les chaînes et lui donne
le vocable de Saint-Pierre-aux-Liens.
A ce propos, Voragine rapporte deux autres traditions dont une
pour laquelle le Seigneur délia miraculeusement saint Pierre de ses
liens, et lui donna le pouvoir de lier et de délier: or nous aussi nous
sommes retenus dans les liens du péché et nous avons besoin d'être
déliés.
Péché et pénitence se rejoignent ici comme pour recentrer le
culte rendu sur le contenu évangélique et non l'histoire toute simple
de délivrances et de chaînes brisées. Sans doute pas aussi simple que
cela puisqu'en Haute-Auvergne et en Brivadois, le vocable de saint
Pierre est utilisé une trentaine de fois pour les églises paroissiales,
prieurés et chapellenies.
Nous devons y ajouter six vocables «Saint-Pierre-ès-Liens»,
soit tout de même près de 17 % de l'ensemble des sanctuaires dédiés à
saint Pierre avec ou sans précision quant aux liens 7o . A titre
d'indication supplémentaire, le vocable de sainte Foy apparaît trois
fois pour les mêmes régions 71 . Par contre, aucune trace d'ex-voto.
Seule l'église de Narnhac possède des reliques du «prince des
apôtres» 72, tout comme le prieuré de Saint-Pierre de Mauriac
conserve un doigt. L'église de Raulhac possède un tableau de la fin
du XVIIIe siècle représentant la délivrance de saint Pierre par un
ange. Antignac en possède un du milieu du XIXe siècle. Peu de
choses donc, hormis, peut-être à Quézac, une statue de la Vierge
associée au culte de saint Pierre ès liens 7J . Au milieu du XIXe siècle,
le sanctuaire de Quézac attire de nombreux pèlerins et paysans des
montagnes. De plus, au XVIIIe siècle, les pèlerinages sont si
fréquents qu'il est impos sible au curé d'assister seul tous les
malades, et même de pouvoir s'occuper de ses paroissiens à cause du
grand nombre de pèlerins qui y viennent en dévotions,
particulièrement des paroisses de Maurs et de Saint-Etienne-deMaurs.
On regrettera le manque de détails concernant ce pèlerinage
où la sainte Vierge est associée à saint Pierre comme à Conques et à
70. Antignac, Raulhac, Quézac, Val-Sous-Chdteau-Neuf (al'chiprOtré de Brioude),
Fraisse (c nc Laveissibres, con Murat), et Narnhac (con Pierrefort) .
71. Molompize, Channiers (St-Flour) et Tannvelles.
72. De Ribier, Dictionnaire... , op. cit., t. 4, p. 52l.
73. De Ribier, Dictionnaire ... , op. cil., l. 5, p. 72.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
43
Mauriac. Premiers éléments de géographie donc, avec un semis de
sanctuaires très actifs et réputés dans les montagnes occidentales au
nord de l'Auvergne (Orcival), à l'ouest du Cantal en HauteAuvergne (Mauriac), et sur les marges sud de l'Auvergne avec
Conques. Un semis dont le maillage est renforcé grâce à de petits
édifices qui en prolongent le succès et enracinent leur présence dans
les montagnes du sud. En Basse-Auvergne, la présence du vocable
saint Pierre ès liens est assurée à Saint-Pierre-le-Chastel (con
Pontgibaud dans les montagnes occidentales) et à Moissat-Bas
(Limagne clermontoise) pour de très nombreux édifices simplement
dédiés à saint Pierre.
La différence est d'autant plus remarquable avec la HauteAuvergne que les vocables significatifs sont isolés ou très dispersés
à l'est de la ligne Clermont, Brioude, Le Puy. Près de Boën dans la
Loire, seule la paroisse Ste-Foy-St-Sulpice reprend le vocable de
sainte Foy. Autour du Puy, la paroisse de Vazeilles-Limandre (ct.
Loudes) et celle d'Arlempdes (con Pradelles) reprennent celui de
saint Pierre ès liens. Ailleurs, le Forez ou le Velay ne semblent pas
receler de telles particularités concernant ces dévotions. De même,
dans la Limagne du Nord et le Bocage bourbonnais, nous ne
trouvons guère que l'église St-Pierre-aux-Liens de Molinet (con
Dompierre-sur-Besbre, Allier), Ste-Foy de Louroux-de-Bouble près
d'Ebreuil et le lieu-dit Sainte-Foi dans la même commune 74 •
C'est en allant vers l'ouest que nous rencontrons une nouvelle
concentration de sanctuaires «spécialisés,) dans la délivrance de
prisonniers. Point n'est besoin d'aller très loin d'ailleurs. Dans les
contrées frontalières entre le Limousin et l'Auvergne, nous
retrouvons des phénomènes bien connus: un ou plusieurs récits très
proches des Evangiles et par là même de la tradition liée au Livre
des Psaumes. Des miracles en nombre, ce qui leur enlève un
caractère anecdotique ou exceptionnel, et des sanctuaires réceptacles
de centaines d;ex-voto.
La vie de saint Etienne d'Obazine, écrite entre 1166 et 1180,
74. Tous les ouvrages nécessaires à ce type d'enquête ne peuvent être récapitulés tant
ils sont nombreux. Signalons à titre indicatif le Dictionnaire Statistique du Cantal et
la série des dictionnaires topographiques parmi lesquels on trouve:
M. Chazaud, Dictionnaire des noms de lieux habités du département de l'Allier,
Moulins, 1881.
C. Faugère, Dictionnaire historique et géographique des lieux habités du
département du Puy·de·Dôme, Clermont, 1892.
A. Chassaing, A. Jacotin, Dictionnaire topographique du département de la Haute Loire, Paris, 1907.
E. Ame, Dictionnaire topographique du département du Cantal comprenant les
noms des lieux anciens et modernes, Paris, 1897.
�44
BRUNO PHALIP
nous décrit l'homme de Dieu portant une cuirasse rugueuse, lourde
et coupante, pour se mortifier et s'éprouver. Celle-ci tombant
plusieurs fois :
il la fit enlever et elle fut rendue à un usage matériel. Par la voLonté
divine, il se vit donc délivré, bien que contre son gré, de cette entrave.
Avant cette cuirasse, on raconte qu'il devant porté à même La chair
des chaînes de fer, qui, en peu de temps se rompirent trois fois. C'est
alors qu'il se harnacha de cette cotte qui, outre son poids, était
rugueuse, si bien qu'elle pesait lourdement sur son corps et le
déchirait en maint endroit. 75
Viennent ensuite les miracles proprement dits. Pendant que
les seigneurs se livrent des guerres privées, certains hommes:
étaient emmenés captifs de leurs ennemis. D 'autres encore dans les
chaînes et les prisons, avaient Les pieds étroitement pris dans des
entraves. Dès qu'Etienne était invoqué, il arrivait et leur demandait
de se lever, de rejeter la pièce de bois qui les tenait captifs. Elle en
devenait comme pourrie et se détachait aussitôt. 76
Durant ces guerres, les «barbares» (des routiers et soldats)
emmenaient les prêtres même, enchaînés après leur avoir enlevé
leurs biens et leurs habits et, dans les pires souffrances, leur
extorquaient une rançon 77.
Libres de toutes entraves, il reste encore à sortir des cachots.
Malgré les gardes au-dedans et au dehors [' . .J. Il les conduisait alors
vers une porte de derrière et ce qu'on aurait bien de la peine à
enlever avec des haches et des outils de fer, cédait au milieu de la
foule de ceux qui les avaient pris [ .. .1. Il n'est plus question de
vaincre le péché en faisant pénitence, mais de vaincre un mal «qui
appartient au siècle» selon l'expression du chroniqueur 78 .
Les faits rapportés sont loin d'être isolés et le rédacteur se plaît
à ajouter bien qu'il n'ait pas été le seul à avoir été libéré de cette
façon, comme de nombreux témoignages en font foi [.. .]79.
75. M. Aubrun, Vie de saint Etienne d'Obazine, Clermont, 1970, p. 53, note 28, p. 81.
Etienne de Muret, Geoffroy du Chalard et d'autrcs religieux ont porté ce type de
«cuirasses» pour éprouver leur corps. P. 13 cette réflexion du traducteur à laquelle
nous souscrivons; En{in, pourquoi considérer comme irrecevable a priori tout ce que
nous rapporte l'hagiographe? S'il faut, dans l'invraisemblable mBme {aire parfois la
part que l 'on sait d la v~rit,
pourquoi ne pas admettre que le vraisemblable peut Btre
tout simplement vrai ?
76. M. Aubrun, Vie de ... , op. cil., p. 213.
77. M. Aubrun, Vie de ... , op. cit., p.147.
78. Revenir à de mauvais penchants se traduit souvent par «revenir au siècle», ou
encore ce sont les troubles et les mœurs condamnablcs qui «appartiennent au siècle».
79. M. Aubrun, Vie de ... , op. cit., p. 211 ct 215.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
45
Il ne s'agit pas ici d'une simple convention de chroniqueur.
Des miracles sont choisis pour être mentionnés dans cette Vita ; les
autres en sont tout aussi dignes, mais il n'a pu être dressé de liste, ni
établi de nombre. A vrai dire, les récits accumulés risquaient fort
d'être ennuyeux malgTé ce goût prononcé pour les récitatifs et autres
formules répétitives.
Ainsi, un homme du siècle [.. .J fut pris par des méchants qui
lui mirent chaînes et entraves [ ... J. Il invoque saint Etienne et tous
les liens de ses mains et de ses pieds tombèrent aussitôt. Au milieu
de ses gardes et de ses ravisseurs, étant donné qu'il n'y avait pas
d'autre sortie, il s'en retourna libre à la maison Bo • Un autre est
capturé pieds et poings liés, on le plaça dans un étroit tonneau ouvert
d'un côté. Une fois qu'il y fut introduit on le referma avec grand
soin [ .. .]. Il invoque Etienne qui le dégage. Des amis et cousins
viennent le racheter au moment même où ses gardes le voient se
libérer. Ceux-ci profondément troublés l'attachent avec des liens
plus forts et le remettent dans le tonneau. Ils le bloquent avec des
pièces de bois. Peine perdue, invoqué une seconde fois, Etienne
libère l'homme qui s'échappe sans que les gardes n'y puissent
rien B1 •
Pour d'autres encore, les liens tombent soudainement, les
chevilles de bois qui maintiennent les entraves se retirent, les portes
s'ouvrent et toujours les gardes sont impuissantsB2 .
Que faire de toutes ces entraves? Tout comme à Conques, les
chaînes sont changées en gTilles d'églises. Converti par saint
Etienne, un noble rejoint les frères, fait détruire les fortifications de
sa demeure dont les bâtiments trop élevés sont abaissés. Peu après,
tous les traits, toutes les armes dont ce lieu était particulièrement
bien pourvu, furent mis en pièces ou brûlés à l'exception de celles qui
pouvaient être utilisées à de meilleurs fins B3 . Transformer les
armes en socs de charrue et des fers de lances en faux ! Cet appel
trouvera un éChO jusque dans la sculpture gothique. A la cathédrale
d'Amiens, pour le portail St-Firmin - 1220/1230 - des forgerons
brisent des épées sur l'enclume et les transforment en socs de
80. M. Aubrun, Vie de ... , op. cit., p. 227.
81. Ibid., op. cit., p. 229.
82. Ibid., op. cit., p. 231.
83. Ibid .. op. cit., p. 89.
Bible Isar II § 4, et conflabunt gladios suos in vomeres et lanceas in falces.
De leurs glaives ils forgeront des houes
Et de leurs lances des faux
Une nation ne tirera plus l'~pe
contre une autre,
Et l'on n'apprendra plus la guerre.
�46
BRUNO PHALIP
charrue.
En tout, nous comptabilisons une quarantaine de miracles
dans les livres second et troisième 84 . Vingt-huit (près des 2/3)
concernent les maladies, ce qui est commun à tous les récits
hagiographiques 85 . Quatorze (plus du tiers des miracles) se
rapportent aux pillages et rapts des seigneurs en vue de réclamer une
rançon . Enfin, parmi ces derniers, six récits concernent la
libération miraculeuse de prisonniers dans un lieu toujours décrit
comme étant le château. Un tiers des miracles concernent des
violences exercées à l'encontre de paysans, voyageurs ou personnes
d'humble condition . Plus de 14 % concernent les délivrances pour
des hommes entravés et emprisonnés, soit près de la moitié des
interventions traitant de violences physiques. Le chiffre a tout lieu
d'étonner car cette préoccupation dans l'espérance et le miracle est
fortement présente. Epiphénomène ? Jugeons-en plutôt avec le culte
des reliques de saint Léonard dont les effets miraculeux
commencent à se faire sentir vers 101086 •
Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle lui
accorde une grande place pour:
sa puissante intercession à faire sortir de prison d'innombrables
milliers de captifs; leurs chaînes de fer, plus barbares qu'on ne peut le
dire, réunies par milliers ont été suspendues tout autour de sa
basilique, à droite et à gauche, au dedans et au dehors en témoignage
de si grands miracles. On est surpris plus qu'on ne peut l'exprimer en
voyant les mâts qui s 'y trouvent chargés de tant et de si grandes
ferrures barbares. Là, en effet sont suspendus des menottes de fer,
des carcans, des chaînes, des entraves, des engins variés, des pièges,
des cadenas, des jougs, des casques, des faux et des instruments
divers.
Son efficacité est reconnue «même au-delà des mers» et
84. Certains miracles sont collectifs, d'autres sont eITectués du vivant - rares - ou
après la mort - majoritaires - du saint. Selon les manières de compter, il est possible
d'en trouver entre 38 et 42. Les formes choisies de la rédaction empêchent plus de
précision. B. Phalip, «Le tympan de Sainte-Foy de Conques, la sculpture romane et la
classe chevaleresque en Auvergne», dans Revue d'Auvergne, 1991, t. 105, N° 4, p. 265-
282.
85. P.-A. Sigal, L'homme et le miracle dans la France médiévale (X l e-XlIe si~cle),
Paris, 1985, p. 228 et suivantes.
86. M. Aubrun, L'ancien diocèse de Limoges des origiTles au milieu du XIe si~cle,
Clermont, 1981, p. 107, note 22.
Adhémar de Chabannes, Chronique publiée d'après les manuscrits de Jules
Chavanon, dans la collection de textes pour servir à l'enseignement de l'histoire,
livre ID § 66, p. 181.
J. Vielliard, Le guide ... , op. cU., p. 55-57.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
47
l'auteur du guide n'hésite pas à adapter les psaumes 107 et 149 pour
convaincre ceux qu'enchaînent la misère et les fers.
A la suite du guide du pèlerin, Jacques de Voragine reprend les
faits en centrant les choses sur les miracles:
tout prisonnier, invoquant son nom, était délivré de ses chaînes et
s'en allait libre, sans que personne osât s y opposer j il venait ensuite
présenter à Léonard les chaînes et les entraves dont il avait été
chargé. 87
Tout comme pour saint Etienne d'Obazine, le schéma
miraculeux est classique. L'immense quantité de différentes
chaînes de fer suspendues devant son tombeau prouve les miracles et
l'action du saint. Le vicomte de Limoges, pour effrayer les
malfaiteurs fait forger une chaîne énorme fixée aux pieds de sa tour.
Un homme y est attaché sans l'avoir mérité. Imploré, le saint
apparaît vêtu de blanc et libère ce serviteur. D'autres récits suivent et
ce sont toujours les mêmes détails : chaînes brisées, libérations,
habitants pris par un tyran, pèlerin enfermé dans une cave en
Auvergne, fosses creusées au fond des tours seigneuriales, gard.e s,
victimes enfermées dessous, comme des morts dans un sépulcre.
La trame est donc respectée, psaumes et mir acles cohabitent
grâce à l'intervention du saint. La référence au saint sépulcre et au
Christ y est même discrètement rappelée.
Nous ne pouvons malheureusement plus nous rendre compte
de ce qu'était une basilique de pèlerinage, un sanctuaire rural,
littéralement recouvert intérieurement comme extérieurement d'exvoto . Les pauvres restes de St-Léonard-de-Noblat - des entraves du
XIXe siècle - de Mauriac ou d'Orcival - quelques chaînes et bouletsne sauront jamais nous convaincre de la foi particulière de ces
pèlerins ou paysans, et encore moins de l'at roce réalité de leur
condition. Maladies et infirmités, désespoirs, incarcérations, et, à
l'inverse, espÙances de toutes sortes, le remerciement est là sous la
forme terrible d'instruments de torture ou d'objets du quotidien,
parfois dérisoires.
Gardons-nous pourtant de les négliger au r isque de nous
exposer à ne rien comprendre de cette fontaine dédiée à saint Eutrope
près de St-Nicolas-Courbefy (Haute-Vienne) dont la croix, ou les
branches d'arbres voisins sont régulièrement - aujourd'hui encore
- chargés de vêtements ayant été en contact avec des parties malades
du corps. Sous peine aussi de ne pas percevoir la misère bien
87. Jacques de Voragine, La légende ...• op. cil .• t. 2, p. 280. Selon cel auteur le nom de
Léonard veut dire odeur du peuple.
�BRUNO PHALIP
présente lorsque des chapelles anodines voient leurs grilles se
couvrir de petits bonnets, rubans, chaussons et layettes, comme
celles situées à Kain près de Tournai (Belgique), non loin de
quelques vieux corons ouvriers 88 . Cela doit nous inciter à la
vigilance. Un saint tel que Léonard voit son culte se répandre à
travers toute la chrétienté pour répondre à des besoins bien réels dès
les premières années du XIe siècle.
D'une part, il y a coïncidence avec la relation des miracles de
sainte Foy de Conques. D'autre part, les libérations s'opèrent bien
avant les Croisades dont l'existence fournit une explication trop
commode, tout comme celle des pénitences imposées pour des fautes
commises. C'est ignorer l'iniquité des condamnations et donc
l'innocence affirmée des incarcérés, tout comme c'était le cas pour
les apôtres dont saint Pierre.
Adhémar de Chabannes relate les premiers miracles vers
1028, pour des faits antérieurs d'une vingtaine d'années. A la suite,
Fulbert de Chartres les mentionne dans sa correspondance.
Jourdain de Laron, évêque de Limoges entre 1023 et 1051, en organise
le culte. Après 1030, enfin, une Vita de saint Léonard est mise en
circulation. De même, le Guide du pèlerin de St-Jacques-deCompostelle lui accorde une large place, tout comme Geoffroy de
Vigeois à la fin du XIIe siècle dans sa chronique89 .
Il est néanmoins évident que les Croisades vont permettre au
culte de Léonard une extension vers de nouvelles couches sociales et
notamment la chevalerie. Le milieu aristocratique se distingue par
des libérations de croisés dont Bohémond, prince normand
d'Antioche, et Richard Cœur de Lion après sa captivité en Autriche
88. A. Kain, rue de la Résistance, chapelle Notre-Dame des 7 douleurs et Notre-Dame
de la Délivrance; chemin de l'Epinette, chapelle de l'Epinette ou Notre-Dame des
fièvres. A Saint-Amand-les-Eaux (Nord), non loin du lieu-dit Moulin du Loup en
bordure de la forêt de St-Amand et d'un ruisseau, oratoire dédié au Christ des
affiigés; Christ flage1l6 et lié pour un culte provenant de Gibloux en Belgique. Des
centaines de morceaux de tissus couvrent l'oratoire et particuliôrement les branches
des arbres alentours.
89. Légende dorée du Limousin, les saints de la Haute ·Vienne, ouvrage collectif,
Cahiers du patrimoine, nO 36, Limoges, 1993, p. 155-166.
Migne, Correspondance de Fulbert de Chartres, Patrologie latine, t. 141, coL 230 .
.. Vita et miracles,» dans Acta Sanctorum, Nouembris, Bruxelles, 1910, t. III,
p.149-159.
Geoffroy de Vigeois, "Chronique., dans Bibliotheca noua manuscriptorum
librorum, publié par Ph. Labbe, t . II, Paris, 1657, p. 279-342.
P.-E. Robinne, .. L'iconographie de saint L6onard., et M. Tandeau de Marsac,
.. L'histoire du culte de saint Léonard.. , dans St-Léonard·de -Noblat, un culte, une
uille, un canton, cahiers de l'inventaire, N° 13, Limoges, 1988, p. 11-16, 17-28.
�ART ROMAN, CULTURE E.'T SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
49
(1197)90.
Disons également que St-Léonard-de-Noblat tient une aussi
grande place grâce à sa situation sur le chemin de St-Jacques-deCompostelle juste avant Limoges. Ensuite, les auteurs anglonormands s'en emparent, Raoul de Caen, Orderic Vital, Guillaume
de Malmesbury, tout comme ceux des pays germaniques avec
l'évêque de Naumbourg en Saxe, Waleran de Bamberg, au début du
XIIe siècle91 .
Au XIIIe siècle enfin, le mouvement est renforcé par d'autres
récits en Limousin comme en Autriche après 1256. Nous constatons
alors une notable extension des édifices dotés de ce vocable: 113 en
Angleterre, une cinquantaine en France, et de nombreux également
en Italie, ajoutés aux 141 sanctuaires des pays germaniques92 .
Mais, cette première enquête, si elle donne un ordre de
grandeur, semble très en dessous de la réalité comme le montre un
récent travail effectué pour une exposition 93 : un peu plus de cent en
Angleterre, plus de quatre-vingts en France, une quinzaine en
Belgique comme en Suisse, près de deux cents en Italie, une dizaine
en Sardaigne et le double en Sicile, une dizaine à Malte, plus de deux
cents en Allemagne, plus de cent en Autriche et une soixantaine en
Slovénie.
Néanmoins de tels chiffres recouvrent des réalités beaucoup
plus contrastées, voire contradictoires. La France du sud comprend
moins de vingt sites reprenant le vocable tandis que la France du
nord en possède près de soixante-dix. Enfin, et de façon totalement
inverse, l'Allemagne du nord n'est représentée que pour moins
90 . Bohémond vient en pèlerinage en mars 1106 remettre de!! ceps d'argent ou des
chatnes d'argent faites dans la forme de celles dont il avait été lié lorsqu'il était
prisonnier des Infidèles en Terre Sainte.
L. Bonnaud, «Le "verrou" de St·Léonard-de-Noblat, hisloire et traditions», dans
Bulletin de la Soci~té
Archéologique et Historique du LimousLn, t. CV111, 1980, p. 176195.
P. Bernardin, De tous les saints, la vie et les miracles du grand saint Léonard,
premier saint de la couronne de Franc!! , Limoges, 1681, p. 32l.
9l. Légende dorée du L imousin ... , op. ci!.
92. Bernard Gui, Speculum sanc/orale et nomina sanctorum quorum corpora
Lemouicensem diocesim ornant, dans Bibliotheca nova manuscriptvrum librorum,
publié par Ph. Labbe, Paris, 1657, t. l, p. 629-638.
», dans Bulletin de la Société
J.-L. Le mattre, "Bernard Gui el les saints limousn~
cks Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze, 1991, 94, p. 22-44.
Legendarium magnum austriacum , rédigé vers 1220 da ns \' abbaye cistercien ne
de Swettl.
Légende dorée du Limousin, op. cit., p. 86.
93 . M. Tandeau de Marsac, Catalogue de l'exposition faite en été 1994 à St-Léonardde-Noblat: St Léonard et les chemins de l'Europe, Xle-XVI II e siècle, catalogue des
lieux dédiés à saint Léonard recensés en Europe.
�60
BRUNO PHALIP
d'une dizaine de lieux alors que l'Allemagne du sud en possède plus
de deux cents pour des territoires voisins de l'Autriche et de la
Slovénie.
Plus proches de nous, les plus importantes concentrations
françaises sont situées en Picardie, Normandie du nord, Île-deFrance et Maine. Là encore, ne considérons pas ces informations
sans analyse critique même si ces résultats sont bien à prendre en
compte. D'une part, l'enquête a été réalisée sur la base de toponymes
et de vocables attribués entre le XIe et le XVIIIe siècle, ce qui recouvre
nécessairement des réalités différentes. D'autre part, en ce qui
concerne le Moyen Âge même, la réalité est contrastée.
L'immense majorité des appellations sont postérieures aux
années 1100 en Angleterre comme en France 94 , ce qui coïncide avec
les représentations (tableaux, statues, fresques ... ) qui sont modernes
pour l'essentiel.
En réalité, le nombre des fondations faites par le prieuré de StLéonard-de-Noblat est extrêmement réduit et circonscrit dans les
régions proches du Limousin (Île-Bouchard et Durtal) au XIe siècle.
Pour le siècle suivant, le culte se développe grâce au pèlerinage de
Compostelle (Lesparre, Cadillac) mais surtout grâce à la première
croisade dans les toutes dernières années du X le siècle. Et
logiquement, les régions les plus touchées par le culte de Léonard
sont ' la Normandie et la Picardie qui vont fournir de forts
contingents de chevaliers pour la Terre Sainte96 .
Pourtant, cette constatation n'est pas encore suffisante et une
nette différence doit être faite pour le culte rendu à saint Léonard
avant ou après 1095. Et plus exactement après 1106 lorsque
Bohémond, prince normand, et d'autres chevaliers viennent
remercier le saint limousin. Car, en définitive, le phénomène est
clairement populaire au sud pourvu que l'on se situe antérieurement
à la première croisade. Il est de nature aristocratique au nord à
partir du moment où les opérations militaires commencent. En
Angleterre, comme en France, les rares fondations antérieures à
1095 sont monastiques, ensuite elles comprennent des fondations de
chevaliers comme au Couldray (Yvelines), à Courcy (Calvados) ou
94. En France: Chemille (Pays de Loire) chapitre de chanoines mentionné au XIe
siècle. Durtal (Pays de Loire) prieuré-cure fond é au XIe siècle ; Ile-Bouchard
(Touraine), fondation du XIe siècle.
En Angleterre : Durham, couvent consl!1Jit en 1082 ; Norwich, monastère fondé en
1095 ; Stamford, prieuré fondé en 1802.
96 . Les coYncidenccs n'existent pas ou peu pour les autres régions comme la
Champagne ou la Lorraine occidentale qui ont, elles aussi, fourni bon nombre de
chevaliers.
�ART ROMAN, CULTU}Œ ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
61
Bacqueville-en-Caux (Seine-Maritime).
Cela n'empêche nullement les dévotions populaires de se
développer, mais le culte est désormais teinté de nouvel1es
significations qui, dans l'historiographie, ont trouvé une place
surdimensionnée et non conforme à la réalité première.
De fait, les délivrances ne cessent pas. Vers la fin du XVe
siècle, un voyageur allemand, Jérôme Münzer, déclare que:
le lieu est fameux par de nombreux miracles et par les énormes
chaînes que nous y voyons déposées par les prisonniers captifs qui
furent libérés par ses prières. 96
A la suite des croisades et des ravages de la guerre de Cent
Ans, cette permanence semble logique pour la libération de
prisonniers, mais c'est refuser une autre réalité que d'y voir soit des
libérations de soldats, soit une délivrance de malfrats repentants.
Au XVIIe siècle, les fers et chaînes sont toujours pendus aux
voûtes, piliers et portes pour remercier le saint de ceux qu'il a délivré
de la rage et fureur de la guerre. Enfin, en 1790, ces fers sont enlevés
pour en faire des fusils et des piques alors même qu'ils avaient ~té
déposés pour délivrer des guerres et des exactions. Cette
condamnation de la guerre nous paraît plus signifiante comme nous
aurons l'occasion de le développer plus loin . Dans les arts, le thème
du prisonnier agenouillé devant saint Léonard - pour implorer son
aide, ou pour lui rendre grâce - apparaît dès le XIIe siècle sur des
enseignes de pèlerinage en plomb 97 . Et à ce propos, les geôles et
prisons sont toujours évoquées par. une tour crénelée ce qui bouscule
quelque peu l'image du château considéré comme lieu de protection.
Il semble qu'il faille aussi le considérer comme lieu de réclusion.
Cet aspect est de nouveau souligné par les paysans de l'abbaye de
Saint-Calais-sur-Aille (Sarthe) au XIIe siècle. Exaspérés par les
dévastations du noble local, les serfs viennent frapper la table
d'autel contenànt les reliques de saint Calais après l'avoir imploré:
Pourquoi ne nous défends-tu pas, très saint Seigneur? Pourquoi
ne nous libères-tu pas, nous tes esclaves, de notre grand ennemi. 98
96. E. Deprez, ..Jérôme Münzer et son voyage dans le midi de la France en 1494-1495",
dans Annales du Midi, 1918, p. 79.
L. Lacrocq, •..Jérôme Münzer et son voyage dans le midi de la France en 1494-1495»,
dans Bulletin de la SociéU Archéologique et Historique du Limousin, t. LXXVll, 1937,
p. V, LIII-LIV.
97. Musée Historique de Bergen en Norvbge, Musée de Cluny li Paris.
98. J. Le Goff, Histoire de la France religieuse, t. l, p. 513, 515, sur l'humiliation des
saints et les clamor.
�52
BRUNO PHALIP
De même, au XIIIe siècle, dans la Légende Dorée, Voragine
rapporte qu'une femme, dont le fils a été capturé par des ennemis,
reproche à la Vierge ce fait en lui opposant la dévotion qu'elle lui
voue. Pour punir la Vierge, elle prend l'image du Christ. Très
logiquement, la Vierge apparaît au fils captif et lui ouvre la porte de
son cachot en disant: Mon fils, tu diras à ta mère de me rendre mon
Fils, puis que je lui ai rendu le sien.
Cela nous permet bien sûr d'introduire plusieurs questions à
examiner successivement: celle du château et du seigneur, celle de
la géographie plus précise des dévotions, enfin celle de la pénitence.
Malgré tout, nous ne devons pas perdre de vue l'aspect
spécifiquement et géographiquement limousin, antérieur aux
expéditions guerrières de l'extrême fin du XIe siècle et aux succès
ultérieurs du culte géographiquement plus large.
Léonard est non seulement patron des prisonniers, il est réputé
en avoir regroupé autour de lui dans son ermitage. Le saint leur
donne ensuite un lopin de terre pour vivre "honnêtement» de la
culture 99 . Là encore, selon diverses traditions, vivre "honnêtement»
suppose de s'être racheté en reconnaissant ses fautes et en faisant
pénitence. Cet esprit n'est pas présent dans les psaumes ou les
extraits des Evangiles qui concernent les libérations. Seule la
justice commande la libération après avoir imploré Dieu. Le Christ
ne pose pas de conditions; il ne fixe aucune contrepartie et c'est à
l'homme de fixer lui-même le prix de sa libération.
En fait, la relation de ces cultes avec la nécessité de faire
pénitence après avoir péché est une caractéristique de la tradition
hagiographique. Et encore ne la trouve-t-on pas dans l'ensemble des
textes. Elle est loin de faire l'unanimité et semble le fait de
rédacteurs soucieux de relier une réalité autre à une foi plus
conforme.
Rien de tel à Clermont, Orcival, Conques ou Obazine ;
Voragine introduit au XIIIe siècle la notion de péché pour saint
Pierre aux liens en interprétant librement le texte des Actes des
Apôtres. Nous retrouvons ce choix à Mauriac au prieuré St-Pierre.
Mais, justement, c'est bien là qu'une vision de clercs a pu occulter
99. J . Chalard, La vie, translation et miracles glorieux de saint Léonard, confesseur,
extraits de divers auteurs, St-Léonard-de-Noblat, 1624.
E. Oroux, Histoire de la vie et du culte de saint Léonard en Limousin, Paris, 1760.
F. Arbelot, Vie de saint Léonard, solitaire en Limousin, ses miracles et son culte,
Paris, 1863.
Une bibliographie extrêmement complète est récapitulée dans La légende dorée du
Limousin, op. cit. Citons au ssi, St-Léonard·de·Noblat , un culte, une ville, un canton,
ouvrage collectif, Limoges, 1988, cahier de l'inventaire, n° 13, p. 11-16, 17-28.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
63
les raisons premIeres du culte à Notre-Dame-des-Miracles - la
paroisse - où il n'est pas question de pénitence, mais seulement de
libération.
Pour Saint-Léonard-de-Noblat, l'idée de pénitence est absente.
La libération miraculeuse de prisonniers s'ouvre en outre au thème
plus général de la délivrance. Les femmes ne s'y trompent pas en
implorant ou remerciant le saint pour limiter les douleurs de
l'accouchement, pour des naissances difficiles ou des grossesses
désirées. Le religieux est là aussi, même si de rares auteurs parlent
de «rachat» et de "reconnaissance de fautes»lOO.
Logiquement, les attributs de Léonard sont donc la chaîne et
les entraves. Sa notoriété est telle que l'évêque de Limoges doit faire
fermer la crypte pour cause de désordres à la fin du XIIe siècle 101 •
Par ailleurs, Martial à Limoges n'est pas reconnu et vénéré pour les
mêmes raisons. Pourtant, jetés en prison parce qu'ils prêchent
l'Evangile, saint Martial et les siens sont délivrés
miraculeusement. La parenté est évidente avec les Actes des
Apôtres, mais on sens aussi le culte de Léonard déteindre fortement
sur les dévotions régionales.
Pour preuve, le culte rendu à saint Just dont un tombeau est
situé à St-Just-le-Martel, entre St-Léonard-de-Noblat et Limoges.
Contemporain d'Hilaire de Poitiers au IVe siècle, selon la tradition,
Just voit son hagiographie mise en place au IXe siècle. Lui aussi
libère les prisonniers, guérit les malades et redonne la vue aux
aveugles. Son culte se met en place avec éclat lorsque l'évêque
Hilduin de Limoges remet une partie du corps de saint Just à l'église
St-Martin en 1012, soit de manière totalement contemporaine - et
sans doute concurrentielle - au culte de St-Léonard-de-N oblat.
Bernard Gui le mentionne aussi dans ses Nomina sanctorum et des
traductions abrégées en seront données ultérieurement dans une
copie de Jean Golein pour Charles V :
Il enlumina les avugles
prisonniers. 102
et guéri les contrainz et délivra les
100. Pour le détail de certaines pratiques fr6qu entes et tolér6es jusqu'à la fin du XIXe
siècle. voir La légende dorée du Limousin .. .• op. cil. , p. 71-82. Sur le succès des
prénoms Léonard et Pierre à partir du XVe siècle. idem, p. 71. Signalons tout de même
1'6vidente parenté entre les pratiques féminin es du «verrou » de St-Léonard-deNoblat et celle du . pilier» de Notrc-Dame-des-Fers d·Orcival.
101. La légende dorée du Limousin .... op. cit. , p. 58-59. 95. 143-14S, 156.
102. Le corps du saint est partag6 à une date inconnue entre les deux églises de SaintMartin et de St-Just-le-Martel. Sur la concurrence ou coopération entre les saints, voir
P .-A. Sigal, L'homme et le miracle... op. cit .• p. 216-221.
�54
BRUNO PHAL IP
Des éléments d'une géographie de ces cultes se mettent donc en
place et la région de Limoges est tout entière renommée. A tel point
que dans le livre des miracles de saint Vivien, en 994, on s'arrête
dans cette ville :
et là le saint [Vivien} ne laissa pas d'opérer, à son habitude, des
miracles si nombreux qu'aucun mortel ne pourrait les relater en
détail sur le parchemin. De nombreux aveugles émergèrent des
ténèbres pour recevoir la vue, des boiteux marchèrent, des
démoniaques furent délivrés, des paralytiques se levèrent. 103
S'il ne s'agit ici que de démoniaques, il est notable que ces
libérations s'effectuent en Limousin puisque les déments et possédés
étaient souvent enchaînés comme dans les Evangiles. D'autres
saints contribuèrent, comme Vivien, aux délivrances. Dans leur
majorité, les miracles concernent des guérisons, mais reviennent,
lancinantes, les libérations comme dans l'est de la région avec
Etienne d'Obazine.
Il en est ainsi d'Etienne de Muret que l'on invoque pour la
libération de prisonniers. Né en 1046 ou 1048, et mort en 1125,
Etienne fonde l'ordre de Grandmont dans le dernier quart du XIe
siècle 104 • Plus d'un siècle après les premiers miracles attribués à
Léonard ou Just, le besoin se fait encore sentir de relater ces
délivrances. On y retrouve très classiquement les gardiens
endormis, les geôles, le saint guidant hors des murs, mais les exvoto sont absents, peut-être trop peu nombreux pour être mentionnés
ou encore - ce qui est plus probable - trop habituels pour en faire
étatI° 5 . Deux autres saints ont trouvé en Limousin un terreau de
103. M. Zimmermann (sous la direction de). Les sociétés méridionales autour de l'an
Mil. répertoire des sources et documents commentés, Paris. 1992. p. 141 § 34.
104, C. Frémont, La vie, la mort et les miracles de S. Estienne, cO/lfesseur fondateur
de l'ordre de Grandmont, Dijon. 1647.
J. Becquet, Etienne de Muret, dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et
mystique: doctrine et histoire. t. IV § 2, Paris, 1961, col. 1504-1514 ; Etienne de Muret.
dans Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, l. XV, Paris, 1963, col.
1252-1253.
P.·A, Sigal, ~Les
miracles de saint Etienne de Muret au XIIe siècle», dans
L'ordre de Grandmont. Art et Histoire, Actes des journées d'études de Montpellier,
1992, p. 43-50.
M. Wilkinson, ~LB
vie dans le monde d'Etienne de Muret et la Vita Stephani
Muretensis», dans L'ordre de Grandmont .... op. cit., p. 23-41.
105. Vita S. Stephani Muretensis ampliata dans Bibliotheca hagiographica latirla
antiquae et mediae aetatis. par les Bollandistes, Bruxelles. 2 voL, 1898-1901. 7906-
7908.
J. Becquet, Vita venerabilis viri Stephani Muretensis, dans Corpus
christianorum. continuatio mediaevalia, Turnhout, 1968, p. 103-137. 138-160, 273-274,
275-311.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
66
misères propre à leur assurer un culte : saint Eloi et saint Théau ou
Tillo que l'on peut aussi trouver contracté en 'l'ill. La vie d'Eloi est
marquée par sa naissance à Chaptelat en Limousin à l'extrême fin
du VIe siècle, son apprentissage à Limoges chez un orfèvre, puis à
Paris. Malgré son épiscopat à Noyon, ce qui lui assurera une forte
notoriété dans le nord de la France, il fond e le monastère de
Solignac en 632 et garde donc un caractère limousin affirmé.
Libérant Théau, esclave saxon, il est réputé lutter contre
l'esclavage. Il libère aussi miraculeusement les prisonniers de
leurs chaînes, tout en étant bon et généreux envers les pauvres et les
opprimés. Dès sa mort, des légendes sont forgées et des miracles lui
sont attribués. De patron des orfèvres à ses débuts - un métier très ou
trop lié à l'aristocratie et le haut clergé - , il est censé protéger peu
après les forgerons et maréchaux-ferrants 106 .
Son image et son culte peuvent maintenant se répandre
largement dans les couches les plus populaires. La vie de saint Eloi
a pourtant été entièrement rédigée à Noyon au début du VIlle siècle à
partir d'une version plus ancienne constituée vers 666 107 . Il
n'empêche que forgerons et prisonniers limousins lui assure'nt
leurs dévotions tout comme à Théau. Leur culte est bien assuré au
début du XVIe siècle près de Crocq, dans l'actuel département de la
Creuse. Tout comme pour Etienne d'Obazine, Théau est connu à la
fois en Limousin et en Auvergne. Vivant un certain temps dans cette
première province, et notamment à Solignac, il est censé avoir vécu
en ermite à Brageac en Haute-Auvergne où il est connu sous le nom
de Till ou Typos.
Phénom ène identique à celui connu en Auvergne, nous
ret rouvons en Limousin une organisation géographique parallèle
pour ce qui est du culte des saints libérateurs. Tout comme à
106. J . Colin, Histoire sacrée de la vie des saints principaux et autres personnes plus
vertueuses qui ont pris naissance, qui ont vécu ou qui sont en vénération particulière
en divers lieux du diocèse de Limoges, Limoges, 1672, p. 667-676.
P. Lebel, «8 t Eloi, les ch evaux, "E quoranda"». dans Revue A rchéologique de
l'Est et du Centre-Est, 1954, N° 4, p. 344-353.
P. Cravayat, ~ Le culte de saint Eloi sur les limi tes», dans Revue Archéologique
de l'Est et du Centre-Est. 1956, N° 7, p. 72-74.
L. Reau, Iconographie de l 'art chrétien . t .III, Paris, 1954, p. 1248.
107. La légende dorée du Limousin .. .. op. cit . • p. 188-189.
l OS . B. Cra plet, Auvergne romane . La-Pierre-qui -Virc. Zodiaque, 1972, p. 329.
O. Lapeyre et R. Roche, .. L'ermi tage de saint Til à Brageac», dans Bulletin du
Groupe de R echerches Historiques et Archéologiques de la Vallée de la Su mène. 1985,
N ° 34, p. 1-28 et planches.
Les Bollandistes, Acta Sanctorum . t . I, J anvier 7.
8t Ouen, Vie de saint Eloi, Livre J, c. 10.
Bibliographie complète do nnée dans O. Lapeyre, op. cit., p. 15.
�66
BRUNO PHALIP
Conques, un culte est connu très tôt dans de grands centres à
Limoges et à St-Léonard-de-Noblat. La réalité, les miracles, les vies
de saints et chroniques aidant, un réseau de sanctuaires se met en
place. Léonard ou Just sont relayés par Eloi et Théau dans un
premier temps. Puis, au XIIe siècle, les mailles se resserrent encore
comme s'il s'agissait de la trame de l'organisation paroissiale 109 .
Etienne de Muret, ou Etienne d'Obazine complètent alors l'édifice
en laissant peu de zones oubliées, pour des «vIes» composées à la fin
du XIIe siècle.
En procédant à une étude des vocables en Limousin, nous
trouvons 5 sanctuaires dédiés à saint Pierre ès liens, 2 à saint Eloi et
6 à saint Léonard 110 . Sur 13 édifices, le plus grand nombre est situé
dans les environs immédiats de Limoges (Jourgnac, Panazol, Le
Dorat, Chaptelat...). Beaumont, Salamar et Noailhac se trouvent à
mi-chemin entre Limoges et Rocamadour. L'église de Crocq est
située sur une des routes conduisant à Clermont. Celles de St-Pierrede-Fursac et de Sagnat sont sur ou à proximité du chemin de
Compostelle entre La Souterraine et Saint-Léonard-de-Noblat.
Enfin, d'autres édifices, comme ceux de Boueix, Barsanges ou
Mareilles contribuent à resserrer le maillage.
L'aire géographique précédemment mise en valeur est donc
particulièrement respectée tandis que la première cohérence
constatée sort renforcée par des liaisons annexes grâce à des églises
rurales l11 . Autre aspect non négligeable, le Rouergue, l'Auvergne et
le Limousin sont caractérisés par la même intensité des cultes. Les
dévotions rendues à la Vierge 'et à saint Pierre se retrouvent
pleinement en conjonction avec celles dédiées à sainte Foy ou saint
Léonard, dès le tout début du XIe siècle. Des passerelles sont lancées
d'une région à l'autre sans distinction particulière - les mêmes
causes engendrant les mêmes besoins - grâce aux monastères de
Conques et d'Obazine, ou encore à un saint tel que Théau (Brageac
M. Aubrun, L'ancien diocèse .... op. cit.
Le-Dorat, Panazol (con Limoges) et Jourgnnc (con Aixe-sur-Vienne) en HauteVienne. Sagnat (con Dun-le-Palestel) pour la Creuse et Noailhac (con Meyssac) en
Corrèze pour le vocable saint Pierre ès liens.
Crocq (Creuse) el Chaptelat (con Nieul, Haule-Vienne) pour saint Eloi et sainl
Théau. Beaumont (c on Seilhac), Barsanges à Pérols-sur-Vézère (con Bugeat),
Salamar à St-Solve (con Juillac) pour saint Léonard dan s ln Corrèze. Mareilles à
Sous-Parsat (con St-Sulpice-les-Champs), Boueix à Nouhant (con Chambon-surVoueize) pour saint Léonnrd dans la Creuse. Nous y njouton s l'église de St-Pierre-deFursac (con Grnnd-Bourg-de-Snlagnllc, Creuse) qui comprend un vocable sai nt
Pierre associé à une statue de saint Léonnrd du XVI e siècle.
lll. Sur la géographio des miraclc8, voir P .-A. Sigal, L·homme .... op. cit., p. 196-210 Et
Le8 miracles de saint Etienne de Muret .... op. cit., p. 43-50.
109.
110.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
57
près de Mauriac, Cantal). Les populations de ces contrées ont
d'ailleurs une si grande vénération pour leurs saints qu'elle va
jusqu'à l'oubli des autres saints et même jusqu'à l'oubli de Dieu 1l2 .
Ce jugement, adressé aux Limousins en 1697, par Louis de Bernages,
intendant de la Généralité de Limoges, s'accorde pour le mieux à ces
trois régions très liées entre elles et constituant une sorte de centre
fédérateur avec d'autres sanctuaires en périphérie. Dans le Massif
central toujours, le sanctuaire de Notre-Dame situé à Rocamadour
en Quercy. Rédigé à la fin du XIIe siècle, le livre des miracles
comprend des faits répartis entre 1140 et 1172 113 . Moins
spectaculaires, les délivrances sont néanmoins significatives. La
rédaction du recueil entérine en fait une situation antérieure et la
régularise en répondant à un besoin contemporain.
Nous retrouvons alors les ex-voto nombreux avec bien sûr les
chaînes de prisonniers et entraves de fer, dont quelques-unes
subsistent encore, mais aussi l'épée d'un guerrier et les outils de
différents travailleurs. Pourtant, postérieurement à ces dévotions
d'hommes libérés, va se superposer un pèlerinage de réconciliation
en rapport avec la croisade contre les Albigeois. L'inquisition
demande des pénitences en cas d'hérésie, de péché public, et de
violences particulières ou collectives. Le pénitent, revêtu d'un sac de
toile, doit monter le grand escalier, enchaîné aux mains et aux
pieds, puis dépose ses fers dans la chapelle Notre-Dame après la
cérémonie de réconciliation. Cela rejoint donc les quelques cas où la
pénitence est bien un des moteurs du culte. Nous avons vu que la
pénitence cohabite, pour un même lieu, avec une définition beaucoup
plus concrète du miracle. Ces réconciliations ne doivent pas
masquer une vision de clercs, et si quelques auteurs comme
Voragine greffent sur la délivrance l'idée (e péché, dans
l'immense majorité des cas, la libération apparti nt d'abord au
quotidien. Ce n'est qu'ensuite que viennent les interprétations et
explications des ecclésiastiques et des chroniqueurs. A Notre-Dame
de Rocamadour, c'est le clergé qui imprime sa conception des
choses. Un clergé pris au dépourvu parfois par les hérétiques euxmêmes dont on ne sait exactement qui ils invoquent pour être
112. La légenck dorée du Limousin ... , op. cil., p. 67.
113. P.-A. Sigal, l'homme ... , op. cil., p. 205.
M. Vidal, J. Maury, J. Porchcr, Quercy roman, La-Pierre-qui-Vire, Zodiaque,
1979, p. 171.
MiracuLa S. Mariae de Rupe Amatoris , dans BibLiotheca hagiographica Latina
antiquae et mediae aetatis, par 108 Bollnndistc!l, Bruxelles, 2 vol., 1898-1901, 5405.
E. Albe, Les miracles de Notre -Dame de Rocamadour, Paris, 1907, chap. III § 22,
p.307-310.
�58
BRUNO PHALIP
libérés.
Ainsi, au début du XIe siècle, dans une lettre circulaire sur les
hérétiques périgourdins, un moine nommé Erbert les décrit de la
façon suivante 114 :
Ils sont invulnérables et, même s'ils sont capturés, il n'est pas de
liens qui puissent les retenir. Ainsi, moi, Erbert, le plus humble des
moines [.. .J, j'étais présent lorsqu'ils furent mis, les fers aux pieds,
dans une barrique bien fermée de tous côtés et surveillée par des
gardiens. Le lendemain, non seulement on ne les y retrouva pas, mais
on ne découvrit pas la moindre trace d'eux jusqu'à ce qu'ils se
représentent. Cette barrique vide de vin, le lendemain, fut retrouvée
pleine; Mais ils font tant d'autres miracles qu'il est impossible de les
décrire.
Le trouble manifesté par ce moine est surprenant. Le récit des
miracles est structuré de la même façon que s'il s'agissait d'une
délivrance opérée par Léonard de Noblat ou Etienne d'Obazine.
Remarquons également la coutume d'entraver les prisonniers puis
de les enfermer dans un tonneau, tant au XIe qu'à la fin du XIIe
siècle. Ici, non seulement le miracle imprègne la société à tel point
qu'il en est question pour des hérétiques, mais on peut en déduire
aussi qu'il n'appartient pas seulement à l'orthodoxie. Le miracle est
d'abord celui désiré et obtenu par son bénéficiaire catholique ou
hérétique. Dans le cas présent, le moine Erbert avoue son
impuissance et peut se sentir quelque peu dépossédé de cette faculté
qu'ont les saints encadrés par l'Eglise de libérer les prisonniers.
La zone géographique respectée par ce type de miracles est
étonnante. Rocamadour se trouve sensiblement au même niveau
que Conques et les deux sanctuaires forment une sorte de limite sud.
A l'est, hormis quelques petites églises paroissiales légèrement
écartées, les limites sont bornées par les sanctuaires de Conques et
d'Orcival. En élargissant, ce qui semble être la limite extrême
orientale part de Conques, atteint St-Flour, Brioude, Le Puy et touche
Clermont au nord. Les régions septentrionales auvergnates et
limousines sont marquées par Clermont et les cinq sanctuaires de
St-Léonard-de-Noblat, St-Just-le-Martel, St-Martial de Limoges, StMartin de Limoges ~ t Grandmont. Les limites occidentales enfin,
ne dépassent guère Limoges et Rocamadour.
Autour de ce vaste ensemble relativement compact, nul
sanctuaire principal, ce qui en confirme en quelque sorte la
114. P. Bonnassie, R. Landes, "Une nouvelle hérésie est née dans le monde», dans
Les socUlés méridionales ... , op. cil., p. 457.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
59
prééminence par l'importance des dévotions et la concentration des
sanctuaires. Il n'est évidemment pas question de limiter l'action
des saints de la libération au seul Massif central (Limousin,
Auvergne occidentale, Rouergue et Quercy), cela même si le rôle qui
semble lui être dévolu est spécifique.
2. Des sanctuaires en marge.
Plus éloigné à l'ouest, Saint-Eutrope de Saintes et sa regIon
offrent les mêmes caractéristiques à quelque 200 km de Limoges. Le
Guide de Saint-Jacques -de-Compostelle nous offre encore une
description sans équivoque 115 :
Par la suite, au-dessus du [ ... ] bienheureux Eutrope, une grande
basilique fut élevée magnifiquement [ ... ] ; ceux qui y viennent
affligés de tous genres de maladies, sont rapidement guéris, les
boiteux se redressent, les aveugles retrouvent la lumière; l'ouïe est
rendue aux sourds, les possédés sont délivrés et à tous ceux qui le
demandent d'un cœur sincère, une aide salutaire est accordée; des
chaînes de fer, des menottes et d'autres instruments de fer variés,
desquels le bienheureux Eutrope a délivré les prisonniers sont là
supend.~
La «Vie') suivie de «miracles» de saint Eutrope sont rédigés
assez tard au début du XIIe siècle 1l6 , mais les faits sont encore une
fois antérieurs. Ainsi, un seigneur des environs récupère les
chaînes et entraves déjà offertes et déposées à Saintes, de manière à
pouvoir lui-même s'en servir de nouveau pour les nombreux
prisonniers qu'il détient. Le saint intervient et les victimes Hbérées
rapportent leurs chaines dans 1'église St-Eutrope.
D'autres chaînes sont signalées à Notre-Dame de Xambes en
Charente 1l7 , ' ce qui correspond encore à l'aire de rayonnement
géographique du sanctuaire de Saintes 118 . Placée sur une carte,
l'origine des miraculés de St-Eutrope montre une forte
concentration dans un cercle d'une trentaine de kilomètres de
rayon et une faible présence pour un rayon de 60 kilomètres. C'est à
115. J. Vielliard, Guide ... , op. cit., p. 77.
116. P. A. Sigal, L'homme ... , op. cil., p. 106 et note 164, p. 198.
Miracula S. Eutropi, dans Bibliolheca hagiographica Latina antiquae et mediae
aetatis, par les Bollandistes, Bruxelles, 2 vol., 2787.
Acta sanctorum quolquot tolo orbe coluntur, par J. Bolland et ses successeurs,
Anvers-Bruxelles, 1643-1940, 1re édition, Avril III, p. 746-744.
117. con St-Amand-do-Boixe, Arr. d'Angoulême.
118. P.-A. Sigal, L'homme ... , op. cit., p. 199 et carte.
�60
BRUNO PHALIP
cette distance que d'autres sanctuaires plus petits prennent le relais
du grand centre en amplifiant sa notoriété.
Par ailleurs, la pénitence est totalement absente. Tout au plus,
le rédacteur du Guide de St-Jacques-de-Compostelle estime-t-il qu'il
suffit une «cœur sincère». Les miraculés des exactions
seigneuriales pensaient sans doute de même.
Autre centre plus éloigné du Massif central: Vézelay à 200 km
également de Clermont. C'est une nouvelle fois à partir des toutes
premières années du XIe siècle que l'on a mention de miracles pour
cette église qui dit détenir le corps de Marie-Madeleine.
Les libérations sur intervention de la sainte sont tellement
nombreuses que les ex-voto encombrent le sanctuaire. L'abbé
Geoffroi fait alors exécuter des grilles de façon à protéger le maîtreautel entre 1027 et 1050119 , et cela d'une manière totalement parallèle
à celles de Ste-Foy de Conques décrites par Bernard d'Angers. Tout
aussi important, le fait qu'elle soit considérée comme Ecclesia
peregrinorum, église des pèlerins, mais aussi celle des errants, des
affamés, des vagabonds et des anciens prisonniers l2o .
Néanmoins, l'abbatiale apparaît bien isolée en Bourgogne et
les récits clunisiens de la première moitié du XIe siècle ne viennent
guère racheter cette solitude. Odilon, achevant sa Vie de saint
Maïeul , se rappelle un épisode:
Maïeul, ck retour ck la terre des apôtres, lequel spolié de tous ses
biens, fut enchaîné et affligé par la faim et la soif. Divinement relâché
et racheté pour finir, grâce aux biens du monastère [ck ClunyJ avec
l'aick ck Dieu, il sortit indemne ck leurs mains [... J. 121
Signalons tout de même la grande parenté avec un miracle de
Marie-Madeleine à Vézelay rapporté par Jacques de Voragine dans
la Légende Dorée. Un homme est détenu en prison pour de l'argent
qu'on exige de lui tout comme Maïeul. Sur intervention de la sainte,
les chaînes sont brisées et la porte s'ouvre.
A l'ouest de Vézelay, les mentions de délivrances se font de
Oursel, Lumiêres de Vizelay, LIl-Pierre-Qui.Vire, 1993, p. 13.
J . Vielliard, Le guide, op. cit., bibliographie complète présentée p . 51. Selon
J acqu es de Voragine, le nom de Marie-Madeleine signifie notamment ~restan
t
coupable, mais invaincue».
Faillon, Monuments inidits sur l'apostolat de sainte Marie -Madeleine en
Provence, Paris, 1848, col. 736-742.
Miracula S. Mariae Magdalenae Viziliaci {acta, dans Bibliotheca hagiographica
Latina antiquae et mediae aetatis, pnr les Bollllndistes, Bruxelles, 2 vol., 1898-1901 (et
suppLementum, Bruxelles, 1911), 5459-5478.
120. R. Oursel, Lumiêres ... , op. cit. ,p. 27 .
121. M. Zimermann, Les sociiUs miridionales ... , op. cil., p. 427.
119. R.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
61
plus en plus rares. Nous en trouvons de manière sporadique et sans
insistance particulière au monastère de St-Benoît-sur-Loire 122 et à
St-Aignan d'Orléans 123 .
D'autres saints encore libèrent quelques prisonniers sans
jamais égaler ceux du Massif central: saint Angilbert dans le nord
de la France, saint Bénigne en Bourgogne, saint Gilles dans le
Gard, Notre-Dame-de-la-Délivrande à Douvres, sainte Catherinede-Fierbois en Touraine, ou sainte Honorine sur la Seine 124 .
Nous retrouvons saint Eloi à Noyon, mais son culte ne semble
pas être marqué par des dévotions en rapport avec la délivrance, en
dehors de cette ville et du Limousin . Le seul saint, à notre
connaissance, qui soit capable d'atteindre les dévotions d'un saint
Léonard ou d'une sainte Foy, tout en r ecueillant des ex-voto en
rapport avec la libération de prisonniers, est saint Nicolas 125 .
Patron des prisonniers, il délivre trois soldats innocents, brise les
portes fermées, libère les envoyés de l'empereur ainsi qu'un enfant
prisonnier.
Néanmoins, les reliques du saint ne possèdent pas de
sanctuaire en Lorraine avant 1093 126 . De plus, les miracles les plus
marquants datent du second tiers du XIIIe siècle et sont associés à la
sixième croisade avec l'épisode du chevalier Cunon de Linange.
122. Miracula S. Benedicti, dans Bibliotheca hagiographica Latina antiquae etmediae
aetaUs, par les Bollandistes, Bruxelles, 2 vol., 1898-1901, 1125-1129.
E. de Certain, Les miracles de saint BenoU, Paris, 1858.
A. Vidier, L 'historiographie à St ·BenoU·sur·Loire et les miracles de saint BenoU,
Paris, 1965, p. 227-228.
123. G. Renaud, «Les miracles de saint Aignan d'Orléans au XIe siècle», dans
Analecta BollandiarlCl, t . XCIV, 1976. p. 256-276 .
Miracula S. Aniani. dans Bibliotheca hagiographica Latina antiquae et mediae
aetatis. par les Bollandistes. Bruxelles, 2 vol., 1898-1901.476 d.
124. P.-A. Sigal, L'homme. op. cit .• p. 58. 200,270.275.318-319.
Des fers et entraves sont conservés à Notre·Dame-de-la-Délivl'ande. Délivrande
résulte d'une altération récente (DellelYvrande). Le culte est tardif et semble
d'origine aristocratique ce qui est conforme aux traditions régionales.
Fossard, L 'ancienne fondation de la chapelle de Notre .Dame-de-la·Déliurande.
Caen, 1642.
Sainte-Catherine-de-Fierbois. con Ste-Maure-de-Touraine. arr. Chinon. Indreet-Loire. Information communiquée par Pierre-André Sigal pour un grand nombre
de délivrances au moment de la guerre de Cent Ans. Saint Gilles est un libérateur de
captifs et de pendus, Chaînes brisées et cordes étaient suspendues à la poutre de son
sanctuaire.
125. Jacques de Voragine. La légende .... op. cil .• t. l, p, 47. Selon cet auteur. le nom de
Nicolas signifie «victoire du peuple». A rapprocher des signitications attribuées à
Made-Madeleine, «coupable mois invaincue». ou de Léonard, «odeur du peuple•.
P.-A. Siga!, L·homme .... op. ci t , , p. 53. 86. 93. 95, 122. 187. 222. Particulièrement
vénéré en Lorraine ou XIIe siècle, il est également l'objet de dévotions en Belgique et
en Allemagne dès le XIIIe siècle.
126. 1087 à Bari en Italie où les reliques sent transportées pour la première fois.
�62
BRUNO PHALIP
A l'opposé de ces régions, nous retrouvons les ex-voto de
prisonniers en Espagne du Nord-Ouest. Ils sont attestés avec
certitude à Pampelune et beaucoup moins à St-Jacques-deCompostelle 127 :
Là, en effet, [à Compostellella santé est donnée aux malades, la
vue est rendue aux aveugles, la langue des muets se délie, l'ouïe est
accordée aux sourds, une démarche normale est donnée aux boiteux,
les possédés sont délivrés et qui plus est, les prières des fidèles sont
exaucées, leurs vœux s'accomplissent, les chaînes du péché tombent,
le ciel s'ouvre à ceux qui frappent, la consolation est donnée aux
affligés [ .. .l.
Une simple allusion donc et une forle insistance sur la notion
de péché, pour une basilique où l'on réunit tout de même les autels de
saint Nicolas, sainte Foy, saint Pierre et sainte Marie-Madeleine ce
qui ne peut être fortuit. De tous ces cultes, seuls ceux de MarieMadeleine, saint Eloi et saint Eutrope, renforcent encore la
géographie des sanctuaires précédemment mise en valeur.
S'insérant et complétant la trame des sanctuaires dédiés à sainte
Foy ou saint Pierre aux liens en Auvergne, Limousin et Velay, nous
trouvons maintenant d'autres lieux de culte.
Celui de Marie-Madeleine se rencontre à Viverols (arr.
Ambert), Cros (con La Tour-d'Auvergne), Granges (con Tauves),
dans le Puy-de-Dôme. Plus au nord, près de Montluçon, l'église du
Brethon (con Hérisson) est également dédiée à Marie-Madeleine. Le
culte de saint Eloi est semble-t-il rare dans le Cantal. A Brageac,
saint Till lui est préféré. Par contre, dans l'Allier, nous trouvons
cinq sanctuaires ruraux de deux toponymes, Montoldre (CO n
Varennes-sur-Allier), Saint-Eloi-d'Allier (cne La Chapelette, con
Huriel), Saint-Yorre (con Vichy-, Vaux (con Month çon), Vitray (con
Cerilly), Saint-Eloi (tuilerie, cmne et con Souvigny), Saint-Eloi
(hameau, cne Viplaix, con Huriel). Nous devons les ajouter à la
chapelle Saint-Eloi à Notre-Dame-des-Fers d'Orcival, ce qui en
renforce le sens, à Saint-Eloy-Ja-Glacière (con St-Amant-RocheSavine) et St-Eloy-Ja-Vernade (con Montaigut, adt. Riom). Saint
Eutrope est présent près de Limoges aux Salles-Lavauguyon (con
Rochechouart), à St-Nicolas-Courbefy (fontaine miraculeuse SaintEutrope) et en Auvergne à Saint-Amandin où son culte est associé à
127 . M .-N. Delaine, -Les grillcs médiévales du cenLrc de la France, essa.!
d'inventaire., dans Reuue d'Auuergne, 1973, t. 87, N° 2, p. 97-150 et particulièrement
p.1l8.
J. Vielliard, Le guide ...• op. cil., p. 107.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
63
celui de saint Etienne (con Condat-en-Fenie rs, Cantal), SaI signac
(fontaine miraculeuse St-Eutrope , Cantal), et à l'église SaintEutrope de Clermont. En Charente, l'enquêt e révèle des hagiotoponymes pour Saint-Léonard (hameau), Saint-Eutrope (deux
paroisses) et Saint-Eloi (hameau), auxquels il faut ajouter des
vocables : une chapelle St-Léonard à Pisany au sud de Saintes,
quinze pour Marie-Madeleine et dix pour Eutrope 128 .
Une limite s'impose toutefois. Les toponymes reprenant le
vocable sainte Foy ou saint Eloy sont nombreux sur tout le territoire
français, ce qui nuance et atténue apparemment l'importance du
maillage présent dans le Massif central. Néanmoins, ce qui prime
encore, c'est l'extrême concentration de grands sanctuaires de
dévotions, d'églises rurales au toponyme ou au vocable
correspondant aux saints spécialisés dans la délivrance : Foy,
Pierre aux liens, Eutrope, Marie Madeleine, Léonard, Etienne
d'Obazine, Eloi, Till et d'autres en plus de la Vierge.
De cette première étude se dégagent plusieurs lignes
directrices. Les plus anciens sanctuaires spécialisés sont ceux de
Conques, St-Léonard-de-Noblat et Vézelay. Dès le tout début du Xle
siècle, une très forte concentration se remarque dans l'ouest et le sud
du Massif central. Au cours de ce siècle et au siècle suivant, cet
aspect est confirmé et relayé par des sanctuaires de moyennes
dim ensions et des églises rurales (La Madel eine à Vézelay ne
semble toutefois pas touchée par ce phénomène).
Postérieurement, à l'extrême fin du XIe siècle ou au début du
XIIe siècl e , d'autres saints et sanctuaire s s' imposent,
principalement saint Eutrope et saint Nicolas ; puis de manièr e bien
moin s soutenue, peu car actérisée à Orléans, St-Benoît-sur-Loire, ou
trop isolée à St-Gil1es-du-Gard, sans compter d'autres églises dont la
notoriété ne dépasse guère le stade de quelques paroisses (ConflansSainte-Honorine, Notre-Dame-de-la-Délivrande à Douvres).
L'épicen t r e se si t ue donc bien dans les campagnes et
montagnes encadrées par Limoges, Clermont, Brioude, Conques et
Rocama dour. Si l'effi cacité des saints ou de la Vierge est
128. A. Debord, La société larque dans les pays de la Charente, X e-XlJe si~cle,
Paris,
1984, p. 20, 33.
P. Lefrancq, "Hagiographie et cadastre en Charente», dans La pilté populaire au
moyen-Age, Paris, 1977, Actes du 9ge Congrbs national des sociétés savantes,
Besançon, 1974, p. 401-409. Près de Poitiers, il l'ouest, le vocable sc rencontre à
Ferribres. Saint Léonard n'a plus d'église en Charente mais encore un uillage,
ancienne paroisse, commune d'Exideuil. A. Marthon, un "clos de Léonat» uoisine
auec le lieu -dit "sous chez Leonard» et à Nanteuil -en-Vallée se trouuent les "prés
Lénard».
�64
BRUNO PHALIP
particulièrement reconnue dans ces regIons (Orcival, Mauriac,
Obazine), certains sanctuaires voient leur notoriété dépasser
largement ce premier cadre régi onal. C'est le cas de St-Léonard-deNoblat, Limoges, Conques et Rocamadour.
Tous situés dans le Massif central dont le relief est tourmenté,
ces sanctuaires rayonnent alors comme par ondes de choc
successives. Plus la région touchée est éloignée, plus elle l'est
tardivement et sous une forme dont le sens premier en sort affaibli.
Dans une seconde étape, nous trouvons Saintes et Vézelay, puis
successivement les sanctuaires orléanais, provençaux, lorrains,
allemands ou hispaniques.
Malgré cela, la majeure partie des lieux touchés par les
délivrances de prisonniers est méridionale. Cela ne peut qu'avoir
un lien avec les sociétés féodales du Midi de la France, malgré un
Nicolas bien isolé et dont l'action est de surcroît tardive.
Le troisième point notable, dans cet essai de géographie des
miracles de la libération, est bien entendu la présence essentielle
des chemins de St-Jacques-de-Compostelle. Vézelay en est le point de
rassemblement et de dévotion initial. Eglise des errants, il n'est pas
exclu que ce soit son renom qui ait mis le feu aux poudres grâce aux
chemins principaux et annexes de ce pèlerinage : St-Léonard-deNoblat, St-Just-le-Martel, St-Martin de Limoges, Ste-Foy de
Conques, puis Orcival et Mauriac entre Clermont, Aurillac et
Conques, mais aussi Saintes, Rocamadour, St-Gilles-du-Gard, ou
Orléans.
Dernier point, le rapport pénitence/délivrance peut encore
induire en erreur. Sur l'ensemble des sources consultées, l'ex-voto
déposé suite à une pénitence est présent à Echternach ou à Tiel, soit
deux sanctuaires des pays septentrionaux. Pour l'immense majorité
des cas de libérations en pays méridionaux, la pénitence ne
constitue pas une condition, un préalable, pour que le saint puisse
intervenir. Les psaumes l'affirment tous, il suffit seulement d'être
dans la misère et les fers. Les Vies de saints le confirment ensuite
en mettant sur le même plan l'aveugle, le boiteux, le bossu, le
malade, le dément et le captif. Parmi eux, les paralysés, tout comme
les incarcérés, sont bien innocents. Ils seront donc libérés grâce aux
saints et à la Vierge.
Logiquement alors, nulle présence de pénitence ne se constate
à Clermont (Grégoire de tours), à Conques (Bernard d'Angers et
"Miracles»), Obazine, Vézelay ou Saintes. Un cœur sincère est bien
suffisant pour ce dernier sanctuaire. A Mauriac, s'il est question de
la pénitence de Basolus pour le prieuré St-Pierre, le rachat de fautes
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
65
passées est absent de Notre-Dame-des-Miracles. A Orcival, les
captifs sont «innocents» ou «repentants •• , pour une documentation
tardive - fin XVIIIe siècle - dont on peut soupçonner la possible
altération d'un sens premier centré sur la délivrance seule.
Pour le vocable de saint Pierre aux liens, les liens du péché ne
sont mentionnés que dans la seconde moitié du XIIIe siècle par
Voragine. Ce dernier auteur - un dominicain - précise aussi que
les captifs de St-Léonard-de-Noblat peuvent désormais vivre
«honnêtement>. grâce aux terres que le saint leur attribue. Mais,
cela ne peut englober l'ensemble des miraculés, aussi se rattrape-t-il
- après avoir semé le doute - en précisant que bon nombre sont
captifs «sans l'avoir mérité ••. Bourreaux et victimes ne peuvent
donc être en permanence renvoyés dos à dos dans un «tous pécheurs ••
aveugle sans perdre en crédibilité et vraisemblance.
En ce qui concerne ce même sanctuaire limousin, la pénitence
n'est pas présente dans le Guide du pèlerin de CompoStelle au XIIe
siècle. Par contre, elle l'est à St-Jacques de Compostelle, pour un lieu
particulièrement éloigné du Massif central. Enfin, la pénitence est
constatée à Rocamadour dans un contexte de croisade très
particulier, pour la première moitié du XIII e siècle.
En définitive, lorsqu'il ne s'agit pas de sanctuaires du nord,
la pénitence n'est présente dans le Massif central que bien
timidement et tardivement au XIIIe siècle, quand ce n'est pas plus
tard. Or, les délivrances sont connues dans le Massif central, en
Bourgogne et en Saintonge, depuis le tout début du XIe siècle. De plus,
elles ne se présentent pas isolément, mai s de façon massive.
D'autres raisons, autrement plus significatives que la seule
pénitence doivent alors prévaloir.
La présence de ces itinéraires pour Compostelle ne constitue
pas non plus une explication. Ce pèlerinage, trav~
sant le Massif
central, agit comme un révél ateur. Il donne un cadre en canalisant
ces dévotions particulières, en leur a ccordant parfois un sen s plus
religieux lié au péché, sans toutefois toucher au contenu profond
initial.
�66
BRUNO PHALIP
Légende de la planche III
Le cercle le plus important (30 km de rayon) représente l'aire géographique la
plus touchée par les miracles de proximité. Pierre-André Sigal (op. cit. , p. 197, 199,
201, 203, 206, 208) utilise cette convention afin de positionner sur une carte l'origine
des miraculés toujours très concentrés dans ces limites.
Le cercle le plus petit (15 km de rayon) signale un sanctuaire de moindre
importance.
1. Xambes
2. Les-Salles-Lavauguyon
3. St-Nicolas-Courbefy
4. Jourgnac
5. Solign ac
6. Chaptelat
7. Panazol
8. St-Just-le-Martel
9 . Grandmont
10. Le Dorat
11. Sagnat
12. St-Pierre-de-Fursac
13. Pontarion
14. Mareilles
15. Boueix
16. Le Brethon
17. St-Eloi-d'Allier
18. Vitray
19. Molinet
20. Vaux
21. St-Yorre
22. Montoldre
23. Crocq
24 . St-Pierre-le-Chastel
25. Mozac
26. Barsanges
27. Granges
28. Cros
29. Moissat-Bas
30. Ste-Foy-St-Sulpice
31. Beaumont
32. Sa1amar
33. Noailhac
34. Brageac
35. Antigoac
36. Molompize
37. Tanavelles
38. Channiers
39. Val
40. Vazeilles-Limandres
41. Quezac
42. Raulhac
43. Narnhac
44. Arlem pdes
45. Fraisse
46. St-Amandin
47. Viverols
48. Louroux-de-Bouble
�PLANCHE III
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Lieux de culte et saints libérateurs dans le Massif central et sur ses marges.
�PLANCHE IV
La. société médiévale en Auvergne au XIIe
Marlat (Cantal). Un~
si~cle.
tour seigneuriale.
Alleuze (Cantal). Un pôle paroissial isol6.
�II. VIOLENCES ET SOUHAITS :
DES DIFFÉRENCES SOCIALES.
A. Lettrés et illettrés.
1. Deux mondes?
La manifestation de miracles est en partie liée au culte des
reliques, mais cette forme de piété répond toutefois à une réalité
complexe, parfois si précise qu'elle nécessite une spécialisation des
saints.
Des différences se notent pourtant quant à la manière
d'interpréter un miracle, plus encore une délivrance. Entre 11461147, Bernard de Clairvaux rencontre l'évêque de Havelberg qui est
souffrant 129 et souhaite une guérison miraculeuse. Le saint lui dit
alors cette phrase extraordinaire:
Si tu as la m êm e foi que les pauvres femmes, elle pourra peut-être te
serVlr.
Et l'évêque répond,
si moi je n 'ai pas cette foi, que ta propre foi me guérisse.
Selon Bernard, la foi des gens du peuple est essentielle et c'est
avec toute sa simplicité et son humilité que l'on peut obtenir un
miracle. Il nous faut alors résoudre la question suivante. Pour
Pierre-André Sigal, la réponse de Bernard est conforme aux
Evangiles tandis que celle de l'évêque met l'accent sur le pouvoir du
saint, sa «virtus», faisant ainsi passer au deuxième plan le pouvoir
divin. Exprimée par un évêque cette idée confirme, s'il était encore
besoin de le démontrer, qu'il n'y avait pas, au Moyen Âge, une
mentalité savante et une mentalité populaire qui caractériseraient
deux groupes sociaux, mais une osmose permanente entre les deux.
Cette osmose suppose donc l'existence de deux groupes sociaux
distincts ce qu'il est bon de reconn aître. Ensuite, il s'agit de
considérer qu'un évêque ou une pauvre femme disposent d'une
mentalité commune résultat d'une osmose permanente entre les
P .-A. Sigal, L·homme.. .. op. cit. , p. 30, note 77 .
Hi storia miraculorum S. Bernardi un itinere german ico patratorum, da ns
Bibliotheca hagiographica Latina antiquae et mediae aetatis, par les BollBndistes,
Bruxelles, 2 vol., 1898-1901, 1222-1227 ; ct Patrologie latine, t. CLXXXV, col. 385-410.
129.
�68
BRUNO PHALIP
deux groupes. A ce propos, il convient d'opérer une distinction afin
de ne pas prendre la partie pour le tout. Cette mentalité médiévale est
elle-même irriguée en permanence et l'osmose n'en est que le
résultat. Cela peut révéler d'une part, l'existence de deux groupes
sociaux, et d'autre part celle de mentalités correspondantes, l'une
savante et l'autre populaire. Il est évident, par contre, que leurs
contours en sont mal définis et en perpétuelle influence réciproque.
Réciproque, et non unilatérale ce qui implique de reconnaître un
rôle égal à chacun des deux groupes.
Evidemment, l'attitude de l'évêque, se fiant plus aux saints
qu'à Dieu, se rapproche de ces Limousins qui apprécient tellement
l'efficacité de leurs saints qu'ils en oublient Dieu. S'il faut convenir
de l'existence de certaines attitudes communes, des caractéristiques
sont propres à chacun des groupes et nous aident à définir leurs
mentalités. Car, enfin, si un évêque explique et justifie
l'organisation du monde à sa manière, les raisons invoquées seront
différentes lorsque l'on peut appréhender une explication populaire.
La fameuse chanson d'Adam ou chant de «nos premiers parents»,
n'en constitue qu'une infime partie et il est de multiples moyens de
l'approcher malgré les évidentes difficultés. Evêque, pauvre femme,
l'un sait lire et connaît les textes bibliques; l'autre ne sait pas et
n'en connaît que des bribes qu'elle interprète à sa façon en fonction
de «sa» culture.
En étudiant les significations données aux ex-voto de la
libération par les clercs d'un côté, et les laïcs - bien souvent illettrés
- de l'autre, des plages communes et des différences essentielles
nous permettent, non seulement d'affirmer la présence d'une
«mentalité savante» et d'une autre «populaire», mais aussi de
mieux connaître les conditions dans lesquelles s'effectue l'osmose
permanente.
Ces dernières ne peuvent être gommées - pour finalement
n'en admettre que le résultat final en niant le processus - et
s'intègrent pleinement au phénomène de vulgarisation des modèles
culturels dans le cadre de comportements, expressions et silences
traduisant des conceptions différentes d'un même monde médiéval.
Bernard de Clairvaux semble le savoir, lui qui oppose la foi des
pauvres femmes à celle d'un évêque. A l'intention du peuple,
Bernard propose d'ailleurs une prédication toute réaliste:
Aux petites gens il faut prêcher l'Incarnation et des vérités de ce
niueau, mais aux gens plus éleués, on prêchera L'unité de La Trinité.
Malgré cela, la contradiction apparaît peu à peu au grand
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
69
jour; il distingue les spirituels dont la foi est mûre, l'intelligence
éclairée par l'Esprit, et ceux dont la foi est ténébreuse, la
compréhension infantile :
Quant aux enfants, ou aux hommes qui ressemblent à des
ANIMAux, pour tenir compte des limites de leur compréhension, [le
prédicateur] a la prudence de ne leur proposer que Jésus et Jésus
crucifié. 130
L'osmose est alors difficilement réalisable lorsqu'un petit
nombre dont la foi est considérée comme mûre pense pour le plus
grand nombre dont la foi appartient à ceux qui sont jugés semblables
à des animaux. N'existe-t-il donc pas une seule et unique foi ?
Bernard de Clairvaux ajoute que les ignorants sont plus nombreux
que les sages. Constatant que les choses spirituelles n'avaient que
peu de prise sur les premiers, leur foi nécessite des ornements
sensibles pour exciter sa dévotion, c'est-à-dire tout ce qui touche les
yeux, l'ouïe, le toucher, et même l'odorat et le goût. A l'opposé, un bon
moine doit considérer ces ornements comme fumier 131 .
Dans le même registre, la foi du peuple sera considérée comme
plus instinctive et émotive que réfléchie . Les pèlerins ont alors
besoin de signes bien tangibles que la liturgie doit leur apporter :
gestes expressifs, symboles frappants, images et représentations
évocatrices ou poétiques . «Animaux», foi «instinctive», ces
éléments de définition ne regroupent pas indistinctement tous ceux
qui ne sont pas moines.
Mais il se peut encore qu'il s'agisse là d'une exception, car
Bernard est d'origine noble, même s'il n'est pas tendre avec son
propre milieu dans ses écrits. Pourtant, il n'en est rien, et au début
du XIe siècle, un paysan vient-il à ironiser sur les miracles
rapportés par Bernard d'Angers, il le qualifie aussitôt de rusticus ou
de brutum anima[l32.
Nous sommes bien éloignés ici de la foi des pauvres femmes
présentées comme modèle à un évêque lettré. Néanmoins, le débat
n'est pas clos et il ne cesse d'interpeller. Ainsi, pour Delaruelle et
d'autres chercheurs, jusque dans les années cinquante, l'histoire de
l'Eglise en France avait eu tendance à se confondre avec l'histoire
des institutions ecclésiastiques ou avec celle de la hiérarchie et du
130.
Bernard de Clairvaux, Eloge de la nouvelle chevalerie. Sources chrétiennes,
131.
132.
5 § 12 ou Corinthiens 3 § 1 et suiv.
Nouveau Testament. H~breux
R. Ourse). Lumi~re
de Vézelay .... op. cit. , p. 27.
M. Zimmermann. Les soc~U
méridionales .. ., op. cit .• p. 437 .
nO 367. 1990. p. 85.
�70
BRUNO PHALIP
clergé. Il poursuit en affirmant qu'on est au cœur du mystère
chrétien. François d'Assise a surmonté la tension - et parfois la
contradiction - entre les deux christianismes:
- celui des clercs, officiel, savant, parfois raffiné et ésotérique,
inaccessible aux simples du fait qu'il était exprimé en latin et en une
langue savante.
- et celui du peuple, souvent ignorant des vérités les plus
essentielles, souuent occupé aux marges de la doctrine authentique,
mais à la source d'un art expressionniste et naïf 133
Il reconnaît également l'existence de nombreux mouvements
animés d'un esprit évangélique mais nés en dehors de l'Eglise,
selon les lois d'une psychologie collective que l'on devine plus que
l'on ne peut la définir.
Cela ne l'empêche pas d'affirmer que clercs et chevaliers,
voire princes et évêques, n'avaient pas une piété sensiblement plus
épurée et élevée que celle du peuple.
Ce point de vue est repris par André Vauchez 134 pour qui le
seigneur et ses serfs, voire même le curé du village, participaient
d'un même univers mental et percevaient le fait religieux à travers
Dès le XIIIe siècle du
les mêmes systèmes de représentations
reste, la distinction entre citadins et ruraux n'a-t-elle pas plus
d'importance dans ce domaine que l'appartenance à tel «ordo» ou à
tel groupe social ?
Néanmoins, des interrogations subsistent. L'hagiographie
doit être édifiante, attirante, destinée à plaire et à convaincre, non à
instruire 135 . C'est une conclusion qui ne peut que nous alerter
malgré les objections de Michel Mo11at pour qui la piété est commune
à la société tout entière 136 avec des nuances dans le temps et dans
l'espace. Cela lui fait préférer l'usage de l'expression formes
r. ..].
133. E . Delaruelle, La piété populaire au Moyen Âge, Turin, 1975, p. 155,286,529.
134. A. Vauchez, introducLion au recueil de travaux d'E. Delaruclle, La piété ... , op.
cit. , p. XVIII.
A. Vauchcz, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d'après
les documents hagiographiques , Paris, 1988, 1994, p. 286.
Même si la perception de la sainteté et les cheminements de la dévotion ne
suivent pas des voies identiques dans tous les pays de l'Europe lIon méditerranéenne,
ceux·ci appartiennent cependant à un même univers social et mental, comme l'atteste
l'attitude essentiellement réceptive du peuple dan s le choix de ses intercesseurs
privilégiés.
135. G. Konopczynski-Matter, «Le traitement des Bources latines dans un .sroupe de
. , dons La piété populaire au Moyen Age, Paris,
récits hagiographiques du Xlllc si~cle
1977, Actes du 9ge con gros national dos sociétés savantes, Besançon, 1974, p. 75-89.
136 . M. Mollat, "Les formes populaires de la piété, Introduction., dans La piété
populaire ... , op. cit. , p. 8-13.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
71
populaires de la piété à celle de piété populaire trop ambiguë. Dans
cette optique justement, il convient de définir le peuple dans toute la
diversité effective de ses composantes. De même, certaines pratiques
populaires ne peuvent qu'échapper au folklore par leur relation
directe avec le sacré ; elles traduisent, souvent maladroitement et
confusément, sinon par une perception claire du 'moins un certain
sentiment de la transcendance et de l'inaccessible, qui impose à
ceux qui le ressentent des attitudes de respect.
Respect, fatalité et crainte dominent donc dans un
environnement hostile, aux fléaux innombrables d'origine
«naturelle» : cataclysmes climatiques, inondations, sécheresses,
incendies, famine, froid, obscurité, pauvreté, maladie. Pour
surmonter les difficultés, il nous semble possible, en effet, de
souscrire à ces efforts de définition. Cependant, il paraît difficile
d'admettre l'existence d'une culture ou d'un univers mental unique
à la société médiévale ; celle d'un peuple de chrétiens englobant la
foule des laïcs, exception faite des religieux et des clercs; celle qui
tient pour fléau d'origine naturelle la faim ou la pauvreté et par voie
.
de conséquence la maladie.
Accepter ce cadre revient à ne pas percevoir certaines lignes de
fracture dont l'existence est rapportée à l'intérieur même des
sociétés médiévales par ses acteurs contemporains, et ce malgré les
filtres et prismes déformants 137 . De fait, des visions contrastées
apparaissent çà et là. Selon André Vauchez, il n'est pas interdit de
parler d'une «spiritualité populaire» héritant de traditions
folkloriques et distincte de la culture des clercs 138 . La difficulté
supplémentaire tient à son absence d'expression écrite avant le XIIIe
siècle, même si l'historien peut en déceler des traces dans les
dévotions (prières, cultes, invocations ... ) et dans les pratiques
religieuses (pèlerinages, processions ... ).
Il reste qua l'on a trop longtemps jugé ces formes populaires de
la piété au travers des seules grilles d'analyse valables pour les
clercs. Par voie de conséquence, ces manifestations et usages
peuvent apparaître comme des formules altérées des pratiques
137. Cela conduit notammenl Michel Mollat à dire que les "illiterali», les "idiotae» et
plus tard les simples gens sont comme {rap~s
d 'incapacité cong~itale
à
recevoir toute autre culture religieuse que les rudiments du dogme et de la {oi ;
don~,
pour autant qu'on le connaisse, insistait sur les
l'enseignement qui leur ~tai
obligations morales, c'est-à -dire sur l'aspect formel et légaliste des
commandements, dans La pi~té
populaire ... , op. cil., p. 13.
138. A. Vau chez, La piété populaire ... , op. cit., p. 30-35.
J. Le Goff, .. Culture cl6ricnle el traditions folkloriques dans la civilisation
mérovingienne», dans Annales E.S.C., XXII (1967), p. 780-791.
m~e
�72
BRUNO PHALIP
savantes. Ces dévotions plus ou moins teintées d'attitudes
folkloriques, et même pré-chrétiennes, sont alors considérées
comme les déformations aberrantes de la vraie foi, celle des élites
cultivées 139 . D'où également des tendances à la condescendance et
aux préjugés à l'égard d'une «culture populaire» dont l'étude devrait
se plier aux exigences des seuls critères définis pour la «culture
savante» à la fois aboutissement et départ de toute chose.
Certes, cette piété populaire, pour n'en prendre que cet aspect,
n'existe pas dans le cadre d'un monde clos et indépendant.
Néanmoins, il est réducteur de ne lui accorder qu'un rôle passif et
essentiellement réceptif. Le peuple n'a sans doute pas plus reçu que
créé en hagiographie comme dans d'autres domaines. En
définitive, il nous est alors demandé de nous prononcer sur sa
réalité à partir d'une documentation écrite par et pour des clercs. Le
reflet est singulièrement troublé, mais il laisse échapper bien des
informations révélatrices et pas seulement une sorte de négatif
trom peur 140 .
2. Culture entretenue ou convention littéraire chez les clercs.
Tels sont quelques-uns des enjeux révélés par l'étude des
dévotions populaires mais aussi - comme nous le verrons - de
sculptures en Auvergne. En reprenant ce que Bernard de Clairvaux
répond à l'évêque de Havelberg, le premier mouvement consiste à
valoriser les paroles du saint comme leçon d'humilié. La foi d'une
pauvre femme est difficilement accessible à un prélat.
Mais, sous l'apparente sincérité ne se cache-t-il pas une
convention littéraire témoignant de formules d'usage courant
valorisant finalement par ricochet leur auteur ? Ne peut-on y voir
également la conséquence très atténuée d'une culture de clerc
soigneusement entretenue à l'égard des représentants du peuple
n'existant alors que comme alibi ou faire-valoir?
Il est possible d'en suivre les linéaments en exploitant
139. A. Vauchez, La piété populaire ... , op. cit., p. 3l.
R. Fossier, Histoire sociale de l'Occident médiéual, Paris, 1970, p. 8. Dans un
monde où triomphe surtout l'oral et le uisuel, le geste et le symbole, il nous demeure
pour le juger essentiellement ce qu'en ont écrit les membres d'une caste réduite,
certainement attentifs, pcut
- ~ tre
hon~tes,
mais nullement compétents.
J. Paul, L'Eglise et la culture en Occident, Paris, 1986, 2 vol., p. 705. L'histoire
d'une élite uient en contrepoint donner son sens d celle de tout le peuple. Enfin,
lorsqu'un diuorce apparatt entre l'élite et la masse, il mérite toujours une longue
inuestigation.
140.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
73
l'essentiel de la documentation où les clercs ont à s'exprimer
directement ou non sur les couches sociales les plus populaires. Et ce
n'est pas sans difficulté qu'ils le font. Mais, comment peut-il
d'ailleurs en être autrement? A Limoges, deux évêques sont issus de
la famille vicomtale entre 977 et 990. A Marseille, l'évêché ne quitte
pas non plus la lignée vicomtale entre 948 et 1073, ce qui se rencontre
aussi pour d'autres évêchés méridionaux comme à Elne 141 . A leurs
côtés, Gerbert d'Aurillac, d'humble origine, n'équilibre pas le
tableau, et sa présence avec quelques rares autres prélats renforce
singulièrement le désavantage. Plus, l'absence de revenus et
l'inexistence des liens avec les grands lignages aristocratiques les
vouent à la fidélité d'un prince ou d'une dynastie comme ce fut le cas
pour le pape Gerbert avec Otton II.
Les causes de ce décalage entre l'origine sociale des pasteurs
et la composition réelle de la population sont anciennes. Dans la
première moitié du VIe siècle, Césaire d'Arles abandonne les
grandes cités foyers de romanité. Tout comme Martin, il se
préoccupe de christianiser les campagnes malgré une doubl~
difficulté. Quitter les villes où subsistent les centres de culture, de
décision et les milieux aristocratiques les plus instruits. Puis,
investir les immensités rurales aux populations agressives à leur
égard, dans le meilleur des cas indifférentes ou encore fuyant les
sermons 142.
Pourtant ces sermons témoignent d'une réelle volonté d'être
compris des paysans. Césaire' est obligé de fermer les portes des
églises pour les astreindre à entendre ces commentaires des
Evangiles, mais s'ils fuient volontiers le sermon [, ..1 en revanche
les chants populaires, des cantiques leur plaisent beaucoup. Donc, si
la jeune religion est bien acceptée, des choix sont opérés pour
finalement déjà infléchir le cours de la liturgie: moins de sermons
et plus de chants: Le s fidèles bavardent, se r etrouve t à l'occasion
des messes, partent avant la fin , pén ètrent dans le chœur sauf
pendant les offices, trouvent des prêtre s non différ ents d'eux à qui
l'on doit rappeler le s dan ger s d'un specta cle de jongleurs ou de
montreurs d'ours.
Ces sermons sont dits en langue u suelle ce qui est essentiel car
il s'agit de la seule parti e de la m esse «tradui te .. in ru sticam
romanam lingu am seu theodiscam 143 . Eco uter, chan te r , m a is
141. J . Pnul, L 'Eglise et la culture ... , op. cil., p. 206·207.
142 . M. Aubrun, La paroisse en France .. ., op. cil., p. 26·28, 55·59.
143 . Concile de Tours en 813, cnnon 17, pour les homélies 6piscopaleB ce qui n'irn pns
sans di fficultés 9010n le Dictionnaire des leUres françaises, Le Moyen Âge, Le livre
�BRUNO PHALIP
74
également danser puisque des récits hagiographiques sont traduits
et mis en forme de telle manière qu'ils puissent illustrer des
danses. Il en est ainsi pour la chanson de sainte Foy ou canczon qes
bellantresca, une chanson qui est belle à danser l44 .
Le désir de s'adapter est alors bien réel si l'on veut faire
pénétrer la religion chrétienne dans les campagnes et cela ne va pas
sans effort de «conversion». Sulpice Sévère pour Martin en est
conscient non seulement comme pasteur mais aussi comme lettré:
Craignant de voir mon langage trop peu soigné déplaire aux lecteurs
[.. .] un sujet qui devait être légitimement réservé à des écrivains de
talent. .
Et plus loin:
[ .. .] le royaume de dieu ne se fonde point sur l'éloquence, mais sur la
foi,
ou encore:
[ .. .] le salut a été prêché au monde non point par des orateurs [ ... ],
mais par des péche urs .145
Beaucoup plus tard, le biographe de saint Etienne d'Obazine
reprendra au mot près l'argumentation:
Parle sans apprêt, gauchement, ou si tu le préfères parle comme les
gens de la Gaule, mais parle de Martin
comme le dit Sulpice Sévère pour justifier son travail, puis
lui-même [Etienne] n'eut jamais recours, dans ces entretiens, à
l'éloquence du siècle et il s'éloigna de ses discours [. .. ] la recherche à
la manière du monde 146 ,
ou encore
Ce n'était pas l'arrangement des mots mais la ferveur des larmes qui
faisait de ses oraisons une offrande agréable à Dieu.
Néanmoins, tout n'est pas si net que cela,
de poche, collectif, p. 1376-1385, sermo ns et homélies. '
144. R. Lafont, . De la chanson de Sainte Foy à la chanson de Roland: le secret de la
formule de composition épique., dan s Reuue des langues romanes, t. XCI. 1987. nOl,
p.1-23 .
E. HoeplTner, P. Alfaric, La chanson de Sainte Foy, Pal;s, 1925-26, 2 vol.
L. Gougaud, "La danse dans les églises», dans Reuue d'histoire ecclésiastique,
1914, XV, p. 6·22 et 230·245.
145. Sulpice ~vère,
Vie de saint Martin. trnduclion J . Fontaine. L. l, p. 249. n° 133 de
Sources Chrétiennes. Paris, 1967.
146. M. Aubrun, Vie de saint Etienne .... op. cit., p. 45, 93,113.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
75
quand un auteur veut s'écarter de la simplicité plus qu'il ne faut et
affecter trop de raffinement, il recherche en tous points son avantage
et non celui des autres.
Faut-il trouver un frère pour diriger la communauté
religieuse, on expose le problème en rivalisant d'humilité :
Là encore, ils ne pouvaient en venir à un choix car l'un disait que son
compagnon était plus lettré que lui et l'autre répondait que le premier
était plus sage en toutes choses [ ... }.
Par ailleurs, le biographe d'Etienne le situe en permanence
par rapport aux réalités sociales ou culturelles. Les parents
d'Etienne:
n'étaient ni trop riches ni vraiment pauvres [et} possédaient assez de
biens pour subvenir à leurs besoins.
A propos de sa naissance, la mère d'Etienne :
eut un songe lui annonçant qu'elle avait mis au monde un agneau au
lieu d'un fils à qui [ .. .] il lui serait confié un grand troupeau de brebis. ,
Seulement, si cette première version peut encore être conforme
à de modestes origines, elle ne peut convenir à tous, aussi une autre
version est prévue :
D'autres disent que cette femme ne vit pas un agneau, mais un petit
chien blanc, comme on le lit dans la vie de saint Bernard.
Plus tard, ses qualités sont reconnues 147
:
Un tel don d'enseigner lui avait été donné par Dieu que l'on ne se
lassait jamais d'entendre sa parole. Si, pendant son absence, il
arrivait qu'un autre prît la parole à l'église, le peuple, accoutumé à
l'admirable doctrine qu'Etienne prêchait avec tant d'enthousiasme,
n'avait que mépris pour cet orateur qu'il considérait comme un
rustre.
Ce ne sont pas là que des conventions de chroniqueurs. Passée
la méfiance - présente tout au long de la vie d'Etienne pour avoir été
trompé - les fidèles s'attachent à l'homme et reconnaissent sa
valeur en admettant la nécessité du savoir pour officier et prêcher ce
qui permet d'écarter les autres définis comme grossiers. Mais, qui
utilise le terme de rusticanus si ce n'est le biographe d'Etienne luimême? On le voit, la part relatée puis celle interprétée et déformée
sont étroitement mêlées. L'origine sociale, la culture du
147. M. Aubrun, Vie de saint Etienne ... , op. cit., p. 43, 47, 65, 97.
�76
BRUNO PHALIP
chroniqueur influent sur le sens des choses.
runsi en est-il de Sidoine Apollinaire qui vers 460-475 traite en
aristocrate du maintien de la culture latine au milieu des peuples
barbares:
Elevés et formés à ton école, ils conserveront ainsi, au milieu d'une
nation invincible mais étrangère, la marque distinctive des Anciens.
Car, maintenant que n 'existent plus les degrés de dignités qui
permettaient de distinguer les classes sociales, le seul indice de
noblesse sera désormais la connaissance des lettres [. . .]. 148
Quand on sait ce que l'Eglise médiévale doit à la fin de
l'Antiquité, on est en droit de se demander si cet état d'esprit n'est
pas courant chez les clercs et les intellectuels. Qui plus est, au Moyen
Âge la culture latine, détenue par les ecclésiastiques, est également
un mode de distinction, un «indice de noblesse» vis-à-vis de ceux
qui apparaissent comme de nouveaux barbares, les ruraux, trop
fraîchement évangélisés et donc suspects.
Face à cela, l'Eglise oscillera toujours entre deux attitudes.
Les prêtres sont souvent très proches de la population et Césaire
d'Arles conseille aux prédicateurs ruraux de bannir :
l'éloquence du siècle, il ne doit pas prêcher avec recherche et ne se
faire comprendre que d'une minorité de fidèles [... J. Faut-il être
savant pour pouvoir dire : venez le matin à l'église, accueillez les
voyageurs, lavez les pieds de vos hôtes, visitez les prisonniers [. ..J. Là
où une admonition en langue simple populaire semble indispensable,
il n 'est besoin ni d'éloquence, ni de grande mémoire. 149
Beaucoup plus tard, saint Bernard se méfie encore du savoir
scolaire et des cités où se développent les écoles. Il connaît les
Ecritures et développe lui-même l'étude, pourtant il affirme:
tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les bois et les
rochers t'enseigneront des choses qu 'aucun maître ne te dira.
Ce courant de méfiance ne disparaît jamais totalement et, si la
culture scolaire n'est pas sujette à débats chez les dominicains, saint
Dominique n'hésite pourtant pas à vendre ses livres lors d'une
famine:
Je ne veux pas étudier sur des peaux mortes, tandis que les hommes
148. P . Courcelle, Histoire littéraire des grandes invasions germaniques. Paris, 1948,
Sidoine Apollinaire, Epist. ad Johannem, VIII § 2.
149. Sermon nO 1 publi6 dans M. Aubrun, La paroisse en France ... , op. cit., p. 19l.
A. Vo.uchez, La sainteté en Occident ...• op. cil., p. 461, 465. Saint Bornard est canonisé
en 1174, Saint Dominique on 1233.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
77
meurent de faim.
Il ne s'agit pas ici de constater seulement l'inadaptation des
apprentissages scolaires hérités de l'Antiquité à la réalité du temps
ou aux exigences de la foi, mais également de témoigner d'une
attitude sociale qui utilise le savoir pour diriger ou gérer et non être
compris pour évangéliser.
A cet immense effort visant à rapprocher lettrés et illettrés
répond une attitude plus mitigée et facilement dévoyée:
si un aueugle conduit un autre aueugle, tous deux glisseront dans la
fosse. 150
Cette règle suppose alors une incapacité à comprendre seul, et
le clerc y trouve une justification de son rôle. Face - dans le
meilleur des cas - à la «foi du charbonnier» l'Eglise doit former des
guides, et cet esprit va marquer durablement les relations entre
ecclésiastiques et laïcs.
Ainsi, Pierre Damien dans un sermon s'excuse de mal parler
car il n'est évêque que depuis peu. Ce jeune évêque italien était
auparavant ermite en Ombrie et restera en contact avec Odilon d~
Cl uny l51.
La culture, considérée sous une forme codifiée notamment
autoqr de l'éloquence ou de la rhétorique, est bien un enjeu. Forme
ou contenu se heurtent lorsqu'il s'agit de choisir une évangélisation
adaptée à la réalité.
D'où ces conseils très pragmatiques de Théodulphe, évêque
d'Orléans, au début du IXe siècle:
Que celui qui connaît les Ecritures prêche les Ecritures; que celui qui
ne les connaît pas dise au moins à ses fidèles ce que tout le monde
sait,' qu 'il faut éuiter le mal et faire le bien. 152
Les conai~se
sont loin d'être uniformes, mais les prêtres
sont proches des populations rurales. Ils vivent avec eux, comme
eux, sans doute avec les mêmes espoirs et les mêmes craintes.
Néanmoins, les différences ne sont pa s perceptibles auprès de ce
clergé-là. Le paysan, par certaines des caractéristiques qu'on lui
prête, est bien utile et justifie une certaine vision et définition du
monde.
Lors de la première croisade, pendant le siège d'Antioche, les
150. M. Aubrun, La paroisse en France ... , op. cil., p. 116. Canon 27 du IVe concile de
Lairan.
161. A. Delaruclle, La piété .... op. cit., p . 47 .
162. J . Le Goff, Histoire de la France religieuse, t. l, p. 220.
�78
BRUNO PHALIP
soldats et chevaliers perdent courage et manquent de persévérance
dans le combat. Saint André fait alors le choix de révéler l'endroit
où la Sainte Lance est cachée, non à l'évêque Adhémar, mais à un
rustre, un humble:
Vous les pauvres l'emportez en mérite et en grâce, comme l'or sur
l'argent, sur tous ceux qui vous précédaient et qui viendront après
vous. 153
Les derniers deviendraient-ils les premiers ? Tout comme
pour Bernard de Clairvaux, il convient de se méfier de certaines de
ces formules trop bien forgées à des fins étrangères à la situation des
humbles. D'autres textes sont plus proches des réalités non
littéraires. Pierre le Vénérable réforme les statuts de l'abbaye de
Cluny en 1146, et à cette occasion il formule de sérieuses limites à
cette première définition séduisante mais trop formelle et
circonstanciée. On doit bien faire attention de ne pas admettre:
parmi les moines trop de vieillards, trop de crétins [' .. J trop de
paysans. 154
Pourtant, les conventions littéraires fleurissent et accusent la
rhétorique. Suger, dans la première moitié du XIIe siècle se présente
comme un homme :
de peu de savoir et d'humble naissance; [.. .J. Moi qui ai réussi dans
l'administration de cette église contre tout ce que laissaient attendre
le mérite, le caractère et la famille; [... J moi, le mendiant que la main
puissante du Seigneur a tiré de la boue [. . .].
Ces formules ne peuvent abuser et son biographe insiste encore
sur les origines familiales :
Petit de corps et de famille, contraint par une double petitesse, il
refusa dans sa petitesse, d'être petit.l55
Et cela nous mène sans doute à Thomas d'Aquin qui affirme
qu'une paysanne illettrée peut connaître Dieu mieux que lui malgré
le travail accumulé dans sa Somme Théologique écrite vers
1266/1273. Le parallèle est évident avec la réponse de Bernard de
Clairvaux à l'évêque. Tous écrivent le latin, à la fois langue
163. Raymond d'Aguilhers, Hi storia frcmcorum, Histoire des croisades, m, 254. Cité
dans G. Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, p. 245.
154. G. Duby, Les trois ordres ... , op. cit., p. 275.
155. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, 1967, p. 55-58.
A. Lecoy de la Marcho, Œuvres complètes de Suger, Société de l'histoire de
France, Paris, 1867.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
79
liturgique et littéraire. Seuls ces clercs accèdent directement aux
textes et ne peuvent qu'en tirer de l'orgueil dissimulé sous la
formule valorisante en dernier ressort.
Efforts de conversion pour des buts évangélisateurs,
conventions littéraires, ces caractéristiques n'empêchent pas
l'existence de jugements moins amènes. Grégoire de Tours luttant
contre les pratiques païennes parle du peuple imbécile [qui} restait
dans l'erreur à propos des efforts du prêtre de Javols pour faire cesser
le culte rendu par les paysans aux divinités du lac Helarius dans le
Gévaudan. Le prêtre essaye de les évangéliser mais son discours ne
fut en aucune manière reçu par leur rusticité sauvage. Il use
finalement d'une ruse en élevant une basilique sur les bords du lac,
aussi ils apportèrent à la basilique tout ce qu'ils avaient l'habitude
[d'y] jeter. L'incompréhension est réelle sous l'apparente
conversion. Saint Eloi, évêque de Noyon et de Tournai (641-660),
rapporte que les habitants de ces contrées sont comme les bêtes
sauvages des champs. Agobard de Lyon au IXe siècle admet de
sérieuses résistances de la part de ces paysans tellement aveuglés
par leur folie r. ..J si abêtis par leur folie, si aliénés par leur sottise.
D'autres, comme Hincmar de Reims ou Isidore de Séville
accentuent les caractéristiques; ce sont des démons, des faunes, des
satyres, des poilus (pilosis), des hommes sauvages (silvaticus)156.
Ces qualificatifs vont avoir une influence déterminante sur la
sculpture romane auvergnate et traduisent une suspicion évidente.
Les superstitions et survivances sont trop présentes. Ces populations
rurales, et, qui plus est, montagnardes dans le Massif central,
résistent à l'évangélisation en opposant une conception très
cohérente du monde malgré la disparition des temples et autels des
divinités gallo-romaines.
Tout devient suspect et sujet à proscription à cause d'un
contenu non contrôlé. Hincmar de Reims (806-882) reprend un
canon du concile de Nantes de 658 pour interdire aux prêtres de
tolérer qu'ait lieu devant lui des jeux avec un ours ou des joutes et des
tournois ni qu'on fasse usage de masques qu'on appelle talamascas
lors des mascarades. Tout cela est trop lié aux banquets et fêtes
données lors du culte rendu aux morts. Pendant une éclipse de lune
des paysans se réunissent. Leur vocifération [est] si effrayante r. ..J
que leur irréligion semblait devoir pénétrer jusque dans le ciel
selon Raban Maur au IXe siècle, dans la région de Mayence .
Pourtant, il admet l'évangélisation tout en riant et s'étonnant que,
156.
J. Le GoIT, Histoire de la France religieuse ... , op. cit., t. l, p. 442, 443, 446, 461, 464 .
�80
BRUNO PHALIP
dans leur simplicité, ces chrétiens portassent secours à Dieu comme
s'il était infirme et faible. Lors des mascarades, certains
s'habillent de peaux de moutons, d'autres portent des têtes
d'animaux et se donnent l'apparence de bêtes fauves au point qu'ils
ne semblent plus être des hommes. Pour des évêques héritiers d'une
culture savante qui s'est développée dans les cités antiques, les
pratiques paysannes sont incompréhensibles 157 . Ainsi, l'évêque
Burchard de Worms réprouve ces croyances et pratiques parce
qu'elles relèvent de la sottise ou d'une imagination puérile.
Cette incompréhension ne sera jamais surmontée. A
l'extrême fin du XIIIe siècle encore, l'évêque de Mende, Guillaume
Durand, est obligé d'interdire dans les églises les chants, les
danses, les jeux, les plaids, le commerce et les assemblées ou d'une
manière générale les chants diaboliques que le peuple a coutume de
faire la nuit pour les morts, les mascarades, les danses de jeunes
dans les cimetières ou les rondes de jeunes filles. C'est-à-dire ni
plus ni moins que ce qui existe encore à Notre-Dame-du-Port au
XVIIe siècle et à Notre-Dame-des-Fers d'Orcival jusqu'au XIXe
siècle.
Et justement, dans le Massif central ce sont bien ces caractères
particuliers que l'on retrouve aux XIe et XIIe siècles ; Bernard
d'Angers associe rusticus et brutum animal face au doute d'un
paysan sur la réalité de certains miracles de sainte Foy.
De même, pendant tout, le XIIe siècle, la majorité des membres
de l'ordre de Grandmont sont dits viri illiterati, car ils ne
connaissent pas le latin, mais apprennent par cœur les textes et
l'enseignement prodigué 158 . A Conques, un homme guéri d'une
blessure, n'ose pas faire le récit du miracle car il ne savait pas, étant
laïc et peu instruit, qu'il fallait raconter aux moines un si grand
157. Sur ces aspects: J. Le Goff, Histoire de la France religieuse ... , op. cit., p. 470, 476,
479,504,511,515.
G. BruneI, E. Lalou, Sources d'histoire du Moyen Âge, 1 xe-milieu XIVe, Paris,
1992,p.566.
J .-CI. Schmitt, «Religion populaire et cu lture folklorique., dans Annales E.S.C.,
1976, P . 941-953 ; .Les traditions folkloriqu es dans la culture médiévale. Quelques
réflexions de méthode., dans Archives de sciences sociales des religions, 52/1, 1981,
p.5-20.
C. Vogol, Le pécheur et la pénitence au Moy en Âge, Paris, 1969, p. 87-93 ;
"Pratiques superstitieusos au début du XIe sibclo d'nprbs 10 corrector sive Medicus de
Burchard, évêque de Worms (965-1025)., dans Mélanges E.R. Labande, Etudes do
civilisation médiévale (IXe-Xlle), Poitiers, 1974, p. 751-761.
168. Au Xllo si~c1e,
la maitlon mbro comprend 130 laYes pour 23 prêtres sou loment. M.M. Wilkinson, "La vio dans le monde d'Etienne de Muret ot la vita Stephani
Muretensi s., dan s L'ordre de Grandmont, art et hi.~tore,
1989, 1992, p. 26.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
81
miracle 159 . Le clerc sait lui, mais reste maladroit pour expliquer les
choses. Vient-il à douter, comme le rédacteur de la vie de saint
Etienne d'Obazine, on se réfère alors à la vie de saint Martin qui
conseille de parler comme les gens de la Gaule 160 . Malgré certains
efforts, les usages, la conception même de la fête religieuse, sont
différents selon que l'on soit clerc ou paysan. Dans les miracles de
Sainte-Foy de Conques, un très ancien usage datant des années 980,
parle des pèlerins [qui] célèbrent toujours des veilles dans l'église de
sainte Foy, munis de cierges et de lampes. Pendant ce temps, les
clercs et les lettrés chantent les psaumes et les vigiles en latin. Les
ignorants cependant trompent l'ennui de ces longues nuits en
chantant des cantilènes rustiques et d'autres choses futiles 161 .
La coïncidence est frappante encore une fois avec les usages
des paysans à Notre-Dame-des-Fers d'Orcival. A cause du tumulte
inepte [provoqué par} ces vociférations sauvages des paysans et leurs
chants non composés, les clercs ferment J'église puis en interdisent
l'accès aux paysans la nuit. A cause de cela, la sainte ouvre ellemême les portes de l'église alors que les barres sont mises et les
serrures bien fermées à clefs. A la suite de ce miracle, les paysans
peuvent de nouveau envahir «leur» église. Rappelons aussi les
veilles présentes à Orcival ou à la Font-Sainte (l'église ouverte toute
la nuit pour que les paysans puissent y dormir), les mêmes
résistances et condamnations du clergé.
D'un côté, les psaumes et vigiles, de l'autre des vociférations
sauvages d'ignorants, des cantilènes non composés et un tumulte
inepte. On ne saurait être plus clair sur la manière de considérer les
paysans par des lettrés. A l'inverse, sont discrètement relevés
l'opulence, le luxe et la vie immorale de certains habitants de
l' abbaye 162 .
Par ailleurs, même s'il ne s'agit pas à proprement parler
d'une délivrance, -la sainte intervient pour que s'ouvrent les portes
de l'église, pourtant lourdement chargées de ferrures, de serrures et
autres barres de fermeture. Le parallèle avec les sépulcres ou les
prisons est là encore évident. Retrouver ses usages et coutumes, sa
liberté, suppose une intervention et des circonstances identiques.
Plus de précision nous est donnée dans la vie de saint Etienne
d'Obazine. A sa mort, deux types de sentiments dominent. du côté
des moines, il est question d'affliction et d·émotion. Même si
169. P.-A. Sige),
L·homme .. .. op. cil., p. 185.
160. M. Aubrun, Vie de saint Etienne .... op. cil .• 93.
161.
M. Zimmermann. Les sociétés méridionales ... . op. cil .• p. 134 .
162. Idem, p. 117 .
�82
BRUNO PHALIP
quelques-uns se laissent aller à pousser des cris, des gémissements
ou des soupirs, cela est beaucoup plus le fait des populations
alentours. Les hagiographes insistent souvent sur cet aspect et
opposent le délire des foules laïques à la sérénité et au calme des
clercs. Les moines sont disciplinés et respectent le cérémonial. Les
petits paysans et bergers débordent vite l'organisation prévue pour
imposer la leur: ils passent et repassent sous la civière pour se
sanctifier et se guérir aussi. Les prêtres viennent avec leurs étoles,
les clercs avec leurs aubes ou chapes de soie, les moines avec les
ornements qu 'il fallait . Seuls les paysans quittent le travail et les
montagnes pour défiler dans leurs vêtements en retirant aussi leurs
souliers et s'en retournaient ensanglantés et meurtris, tout comme
ceux de la fin du XIXe siècle à Orcival. Tandis que les clercs
chantent les premières vigiles en psalmodiant s'élève une grande
lamentation [. . .l, un si terrible cri de douleur, des plaintes aussi
lugubres, de telles clameurs [. . .l, une si grande effusion de larmes
que les spectateurs ne peuvent se retenir de pleurer en poussant
d'intolérables gémissements ou des cris horribles. Cela à tel point
que l'ordre, la mesure et la discipline disparaissent un temps chez
les religieux. Le cérémonial est difficilement maintenu mais:
je crois que si quelqu'un avait interdit ces visites, on aurait
violemment brisé tous les obstacles et causé d'importants dégâts.
Tous se pressent en effet, lui exposaient leurs difficultés et
imploraient ses suffrages.
A St-Lénoard-de-Noblat, les désordres sont si importants que
l'évêque décide de faire fermer la crypte. A Obazine, malgré les
manifestations péniblement encadrées :
le corps fut ainsi gardé pendant deux jours, non pas tellement pour
satisfaire le peuple, mais pour préparer le tombeau et permettre aux
abbés éloignés d'arriver [.. .].163
Les différences sont encore bien visibles ici et exposées en
permanence par le rédacteur. Aux vêtements de travail s'opposent
les vêtements sacerdotaux des religieux ou encore les précieux
vêtements des nobles. Aux psaumes .s'opposent les cris, les
163 M. Aubrun, vie de saint Elienne ... , op. cil., p. 195,203-207,211.
J . Dalnruo, "Ln mort des snints fondnteurs de Mort.in li Fronçois.. , dans Les
{onctions des saints dans le monde occidental (1lIe -XJlle), Rome, 1988, Paris, 1991,
p. 193-213 el particulièrement p. 201, nole 45 . L'nutour pr6cise que ln 96r6nit6 des
religieux est toutefois troublée par les clercs eux-mêmes qui ne sont étrangers ni au
deuil bruyant, ni aux tenlalives de rapt [de reliques}. Il fnut y voir 6gnlement ln part
que l'on peut attribuer li ln ~ment
Jit6
commune •.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
83
lamentations et pleurs. A la rigueur du défilé des moines et
religieux s'opposent enfin les supplications désordonnées des
paysans.
A plusieurs reprises, le rédacteur témoigne de ces différences.
Les moines chantent et prient; ce n'est évidemment pas le cas de la
population ne disposant que de cantilènes selon les clercs. Lors des
miracles, les religieux et les nobles entendent des chants et voient
des chœurs d'anges ; l'extrême simplicité est de mise pour les
humbles. Un homme supplia [Etienne] en de nombreux
gémissements de le libérer par ses prières. Un autre le supplia avec
de nombreux cris et soupirs. Un paysan exprime son désespoir plus
par des soupirs que par des mots. Enfin, un dernier se met à prier
grâce à des cris poussés au plus profond de [son] cœur.
Finalement, ce que les clercs définissent comme des «cris» ou
des «vociférations» dignes de bêtes ou de démons sont les marques
sincères d'une foi différente. Différente de celle très travaillée,
empreinte de références littéraires, formulée et reproduisant les
termes d'un schéma social convenu et convenable. Comment dans
ces conditions ne pourrait-il pas naître de l'incompréhension? Les
paysans sont admiratifs vis-à-vis d'Etienne et de nombreux autres
clercs qui témoignent de l'intérêt et du respect pour leur réalité.
Seulement, ces mêmes paysans sont également enclins à la
prévention du fait des différences trop importantes et de certaines
ambiguïtés ou connivences aV,aC les puissants.
Pourtant, Etienne cherche à adoucir la rigueur de ces
différences sociales. Il est aimé des paysans car aucun labeur de la
campagne ne lui était inconnu. Néanmoins, le rédacteur - un
moine lui aussi - considère que c'est merveille ce qui trahit son
ignorance et celle des siens comme nous la trouvons chez Adalbéron
de Laon. Au moment où Odilon de Cluny travaille à la Paix,
Adalbéron, qui n'a pas été convoqué au concile d'Orléans en 1022,
soupire en disant:
Je n'ai pas appris à travailler la terre, je n'ai pas connu les combats;
mauvaise affaire. Ce que je sais, on le méprise, ce que j'ignore, on le
recherche .164
Il ne pouvait exister de meilleur aveu. Plus loin, Etienne
voulant récupérer son bien usurpé par le vicomte Archambauld :
le confondit en lui répondant qu'il n'aurait pas dû traiter ainsi le
164. M. Aubrun, Vie de saint Etienne .. ., op. cit., p. 217 el suiv.
J.-P. Poly, E. Bournazel, La mutation féodale .. .. op. cit. , p. 256.258.
�84
BRUNO PHALIP
meilleur de ses colons et qu'il n'avait pas un paysan plus honnête que
lui sur toute l'étendue de ses terres. Le saint homme semblait ainsi se
louer mais en fait s'humiliait d'autant mieux qu'il se comparait aux
rustres et aux villageois [ .. .l.
D'une part, Etienne utilise à son profit la condition du vassal,
en n'ignorant rien des attitudes seigneuriales, et d'autre part, le
rédacteur interprète les faits comme une humiliation, une situation
dégradante. La vie des humbles n'est-elle donc pas considérée
comme suffisamment honteuse, et la foi des pauvres gens si
différente, pour que l'on puisse encore leur refuser un monde conçu par eux-mêmes avec ses propres règles d'analyse et modes de
représentation - et une mentalité propres, sans s'exposer à gommer
le processus violent conduisant à l'osmose?
Dans le cadre des libérations miraculeuses et des
significations attribuées aux ex-voto, quelques sanctuaires
possèdent, il est vrai, des chaînes de pénitents. Mais, soit elles ne
concernent pas notre région, soit encore elles sont tardives et sous le
contrôle effectif des clercs ce qui en modifie le sens. Il semble, en
effet, que les prisonniers miraculés louent le saint en offrant
simplement un ex-voto, sans donner à ce geste un quelconque
contenu de pénitence ou de péché.
Par contre, les chroniqueurs cherchent quelquefois à expliquer
le geste en établissant un parallèle entre les chaînes du prisonnier et
celles qui entravent le pécheur. De même, les psaumes et Actes des
Apôtres peuvent être connus, appris, résumés et traduits sous forme
d'histoires rapportées. Très accessibles sous cette dernière forme,
elles s'intègrent parfaitement à la réalité paysanne. Paysans qui
sauront réclamer très tôt la traduction de la bible en langue
vernaculaire, ou défendre plus tard leur foi les armes à la main,
justement en chantant des psaumes au cours de la guerre dite «des
paysans» (Allemagne et Alsace, 1476/1525) ou encore de celle des
«Camisards» sur les flancs sud-est du Massif central.
Ce problème amène néanmoins certains clercs à traduire la
bible comme Lambert le Bègue dans le second tiers du XIIe siècle;
alors Lambert fut accusé d'avoir par ces traductions révélé aux
illettrés l'Ecriture qui doit leur rester cachée. Un fait qui n'est pas
isolé puisqu'en 1197, on rappelle qu'il est interdit aux fidèles
illettrés de prêcher 165 .
165. E . Delaroelle, La piéU populaire ... , op. cil., p. 253.
J. Le GoIT, Histoire de la France religieuse, t. I, p. 363, Lambert. le Bègue (+ 1177)
sc voit notammenl attribuer une traduclion des Actes des ApIllres.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
85
L'osmose se réalise à ces conditions. Ainsi, la mère de Guibert
de Nogent récite les psaumes de la pénitence en les accompagnant de
soupirs et de gémissements, ce qui rejoint la forme prise par les
prières des paysans du Limousin. Cette femme illettrée «rumine»
ces psaumes dont elle connaît - au mieux - le sens par les quelques
explications qu'on a pu lui en donner 166 •
Dans ce cadre, non seulement le pèlerin ne se considère pas
comme pécheur, mais il est toujours placé en situation d'injustice
flagrante, ce qui justifie l'intervention efficace de la Vierge et de ses
saints.
En revanche, les références sont bien chrétiennes et
évangéliques . . Les rédacteurs des vies de saints s'y conforment
alors en précisant par exemple:
je ne voudrai pas donner l'impression de m'écarter d'aventure ou
pleinement du styLe de l'écriture sainte.
Pour les clercs, le saint imite donc le Christ. Par la perfection
de ses vertus et la dureté de ses souffrances, le saint approche le
Christ. Ses fonctions sont multiples dans le cadre d'une Eglise '
triomphante ou militante : obtenir le salut, servir de médiateur,
modèle à suivre et agent de conversion. Néanmoins, il est difficile
par exemple d'interpréter seulement le culte rendu à saint Pierre
comme la preuve d'un attachement à l'Eglise romaine. Aux saints,
les paysans du Massif central, les pèlerins, demandent
essentiellement des miracles ce qui justifie pleinement la présence
de vocables évocateurs tels que saint Pierre es liens, Notre Darne des
miracles, Notre Darne des fers.
Le peuple demande donc des miracles, mais pas uniquement.
En dehors de Pierre ou de la Vierge, d'autres saints, d'autres
pratiques échappent aux clercs qui s'avouent parfois totalement
dépassés. Guibert qe Nogent écrit son Traité des reliques vers 1119 167
166.
J. Paul, L'Eglise ...• op. cit., p. 735.
Guibert de Nogent, De vila sua, Livre l, chap. !XV.
De nos jours encore, des fidèles âgés connaissent les prières latines sans en
connattre le sens exact tout en n'étant pas illettrés.
167. D. logna-Prat...Hagiographie, théologie et théocratie dans le Cluny de l'an MiI~,
dans Fonctions des saiTlis dans le monde occidental (111e-Xllle siècle), Rome, 1988,
Paris, 1991, p. 241-257.
P.-A. Sigal. L'homme .... op. cit., p. 32.
J.-Y. Tilliette, -Introduction». dans Fonctions des saints ... , op. cil., p. 1 et suiv.
G. Philippart, .. Le saint comme paruro de dieu. héros séducteur et patron terrestre
d'après les hagiographes lotharingiens., dans Fonctions des saints .... op. cil .• p. 123142.
G. Lobrichon, «L'engendrement des saints : le débat des savants et la
revendication d'une sainteté exemplaire en France du nord au XIe siècle et au début
�BRUNO PHALIP
86
et nous dit que:
par les villes et les campagnes. le peupLe crée chaque jour des rivaux
aux docteurs de l'Eglise. aux saints.
De même, à propos du mouvement béguin al au milieu du XIIIe
siècle, le franciscain Lamprecht de Ratisbonne écrit:
Cet art s'est Levé depuis hier parmi les femmes de Brabant et Bavière.
Quel est donc cet art, Seigneur Dieu, auquel vieille femme s'entend
mieux qu 'homme docte et savant. 168
Remarquons combien la foi des vieilles femmes est un fait
souvent remarqué des auteurs depuis saint Bernard, saint Thomas
d'Aquin ou Lamprecht de Ratisbonne. La réalité est sans doute
déconcertante pour le clerc, mais ne s'y cache-t-il pas une nouvelle
fois la convention littéraire chargée d'a priori ? La foi de l'évêque
comparée à celle d'une vieille femme, tout comme la Somme
théologique ou les qualités de l'homme «docte et savant» ; cela a de
quoi agacer et contrarier le clerc 169 .
D'autant que la hiérarchie ecclésiastique ne fait pas toujours
ce qu'elle veut. En Italie, près d'Assise, au début du XIIe siècle,
l'évêque veut transférer les reliques de saint Ubald dans l'église
Notre-Dame, tandis que le peuple préfère «son» église à SaintRufin. Il s'ensuit une lutte sans effusion de sang, ce que l'on
considère comme un premier miracle. Une soixantaine de
personnes fidèles à l'évêque tentent de déplacer le sarcophage du
du XIIe siècle-, dans Fonctions des saints .... op. cit .• p. 143·160.
A. Vauchez, «Saints admirables et saints imitab les. Les fonctions de
l'hagiographie ont-clles changé aux derniers siècles du Moyen Âge .. , dans Fonctions
des saints ... , op. cit .• p. 161·172.
R. Fossier. Le Moyen Âge .... op. cit .• p. 83. Le mot de christianisation n'est pas
dépouruu d·ambiguiU. Le contenu de cette foi ne doit pas etre mesuré à l'aune de
définitions théologiques ou canolliques trop rigoureuses. Plus que sur les dogmes,
mal connus des fid~les
et m~e
de la plupart des clercs qui ne savent gu~re
que le
"Pater» et le .. Credo .., la croyance religieuse s'eltracine dans quelques certitudes
fondamentales qui imprêgnent la mentalité commune. Seuls les clercs. du moins
ceux d'entre eux qui sauaient le latin. pouvaient auoir un contact direct avec les textes
sacrés. l'Eglise s'opposant à toute traduction de la Bible en langue vernaculaire. de
peur qu'elle ne fat profanée ou incorrectement interprétée.
J. Paul. L'Eglise et la culture ... , op. cil .• l. II, p. 579.
M.-D. Mireux ... Guibert de Nogent ct ln critique des "cliques_, dans La piété
populaire .... op. cit .• p. 293·301.
Guibert de Nogent. De pigneribus sanctorum. Livre l , chap. 2 § 5. Guibert de
Nogent est né en 1053 dans une famille de chevaliers.
168. A. Vauchez. La sainteté en Occident ... , op. cil .• p. 618. note 8.
169. Peut-être faut-il rechercher III une origine lointaine ct d6voy6e par glissements
successifs de la -bigote.. , de la «vieille dévote_ ct des .. grenouilles de bénitiers_ .
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
87
saint mais n'y arrivent pas. Alors sept hommes du peuple le portent
comme simple fétu de paille à l'église de leur choix 17o . Voilà ce que
l'Eglise est régulièrement obligée d'admettre.
La culture ecclésiastique n'accueille en fait certains éléments
de la culture populaire que pour des nécessités missionnaires et
d'autres visant à contrôler, encadrer des populations que l'on ne
comprend pas et peuvent devenir turbulentes. A l'inverse de
l'osmose permanente entre culture populaire et culture savante à
l'origine d'une mentalité unique médiévale, on peut opposer une
certaine étanchéité culturelle. 171 Deux mondes s'ignorent, se
narguent et se heurtent. Certes, ils coexistent, s'interpénètrent,
s'influencent mutuellement, mais en réinterprétant bien vite
l'apport extérieur pour conforter les caractères de son propre modèle
culturel distinct du premier.
Pour l'Eglise cela nécessite d'infléchir en permanence les
significations de dévotions suspectes pour leur proposer un sens plus
orthodoxe en fonction d'un modèle considéré comme supérieur. En
ce sens, deux cultures, l'une populaire ou folklorique 172 , l'autre
ecclésiastique, s'opposent bien que leurs univers ne soient pas clos.
Les clercs dénoncent et tentent de normaliser tandis que le peuple
adapte les modèles proposés à ses propres structures mentales 173 .
Ces deux cultures étant reconnues, il reste encore à les
considérer comme égales et non subordonnées l'une à l'autre. Les
interpénétrations et liens complexes peuvent laisser croire un temps
que la culture populaire est un sous-produit de la culture savante,
décalé dans le temps par simplification progressive et appauvrissement des formules et modèles. C'est une explication qui reproduit en
fait celle de l'essentiel des clercs du Moyen Âge en refusant de se
placer hors d'un schéma savant.
Très parallèlement à ces questions, Michel Banniard a
récemment prop'osé une lecture aux genèses linguistiques de la
France de l'an Mi]l74. Et il part lui aussi de ce canon 17 du concile
170. E. De lamelle, La piété populaire ... , op. cit., p. 67.
171. Voir à ce propos J ..P. Poly. E. Bournazel. La mutation féodale ... , op. cit .• p.428 431.
172. Le terme de folklorique a ceci do gênant qu'il gomme le mot populaire du
vocabulaire tout en proposant un sens actuellement très d6gradé et d6pouTVu de
sérieux.
173. G. Brunei. E. Lalou, Sources d·histoire .. .. op. cit .• introduction à propos de la
culture folklorique et de la culture ecclésiastique avec l'apport spécifique de
l'anthropologie .
J.-P. Martinon. «(Sociologie de la) Culture_, dans Encyclopedia Uniuersali s,
1985, p. 873-875.
174. M. Banni ard, "Ge nllsos lingui stiques de la France.. , dans R. Delorl (sous la
�BRUNO PHALIP
88
tenu à Tours en 813. Les prédicateurs doivent disposer de recueils
d'homélies traduits du latin. La langue parlée populaire et la langue
latine écrite ou parlée se distinguent déjà nettement. Les lettrés ont
parfaitement pris conscience de ce fossé même si la langue
vernaculaire est encore considéré comme le «latin des illettrés», ou
romana Zingua rustica.
Dans un premier temps, les clercs opèrent un certain nombre
de compromis. Tant en Gaule «romaine» qu'en Gaule «barbare», le
texte latin peut être compris à condition d'employer notamment des
phrases brèves et une syntaxe simplifiée. Seulement, les langues
populaires évoluent vite et ce type de réponse ne peut plus être
satisfaisant. Face au problème, les intellectuels cherchent à
restaurer la pureté latine en profitant de l'immense chantier de
restauration de l'empire carolingien. Cette attitude finalement
agressive face aux évolutions linguistiques ne pouvait
qu'engendrer une réaction réciproque de résistance et de rejet.
Adapté dans un premier temps grâce à une version simplifiée,
le latin est de nouveau ramené à sa formulation classique mais
désuète et coupée de la réalité. Désormais, dans une seconde étape,
les sermons même traduits voient leur sens s'éloigner des
premières formules peut-être plus concrètes, plus intelligibles. De
nouvelles rédactions plus contraignantes sont proposées, tout en
étant désormais moins accessibles par leur style plus recherché.
Le fidèle est maintenant obligé de réciter les prières et de
chanter en adoptant:
des normes tombées depuis longtemps en désuétude, les fidèles
découvrirent peu à peu que c'était leur propre mode d'expression qui
était ainsi pourchassé.
Les clercs s'en prenaient à leurs mœurs, à leurs superstitions
et à leur univers langagier familier. Avec cette restauration
littéraire du latin d'Eglise c'était brouiller pour longtemps lettrés et
illettrés. Paradoxalement, au fur et à mesure de l'approfondissement de la christianisation, grâce aussi à la mise en place d'un
étroit maillage paroissial, va s'accentuer l'incompréhension entre
deux mondes qui vont subir l'un et l'autre les bouleversements de la
«révolution féodale ».
direction de), La France de l 'an Mil, Poris, 1990, p. 214-229.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
89
3. Une sainteté populaire.
Nous reviendrons sur cette question de la châtellenie, mais
auparavant un autre aspect de l'incompréhension entre lettrés et
illettrés doit être abordé. La méfiance, la suspicion règnent pour tout
ce qui touche au populaire et particulièrement tout ce qui a trait au
monde paysan entaché de je ne sais quelle faute. C'est pourtant
celui-ci, pour l'essentiel, qui permet de dégager les surplus
nécessaires aux revenus ecclésiastiques et seigneuriaux. Ce point a
été bien des fois souligné, mais il nous semble utile de l'affirmer
encore tant les capacités sont encore fortes pour oublier, minimiser
ou même occulter.
Car, c'est bien une société agraire qui survit et permet à une
élite sociale et intellectuelle de s'adonner en toute quiétude à l'étude,
à la prière, à la musique liturgique pour les uns, et ... à la guerre pour
les autres 175 •
La guerre, il est vrai, ne nécessite pas encore de savoir lire et
écrire, ce qui est quasiment obligatoire pour les clercs, sauf dans de
rares ordres comme ceux de Grandmont où les illettrés sont
nombreux. Cela suppose aussi de maîtriser le latin, les principales
prières (Pater, Credo ... ) et justement le psautier. Cent cinquante
psaumes, voilà un programme élémentaire qui oblige au travail de
mémorisation. Un travail dont il ne faut pas toutefois exagérer
l'ampleur puisque la mémoire forme le vecteur essentiel de la
connaissance pour l'immense majorité 176 .
En cela, c'est déjà une caractéristique qui va à l'encontre des
connaissances véhiculées parmi les lettrés grâce notamment aux
moyens de l'éloquence ou de la rhétorique. Ces moyens sont
inaccessibles au peuple, mais pas uniquement puisque l'on a pu
parler plus généralement d'«inculture» des laïcs.
A la fin du ~e siècle, ou au début du XIe siècle, seuls quelques
aristocrates de haut rang lisent et écrivent le latin. Au cours du XIe
siècle, son usage se répand sans toutefois toucher la totalité de la
noblesse et moins encore les chevaliers l77 . Mais, là encore, il faut
imaginer une culture distincte de celle des clercs, orale et gestuelle.
Seulement, l'Eglise, en tant qu'institution et corps social est bien
l'affaire de la noblesse. Cette dernière par l'intermédiaire d'un
nombre restreint de lignages contrôle ses biens, en assure la gestion
175. M. Aubrun, -La condition paysanne cn Limousin aux Xlc et XIIe siècles», dans
Bulletin de la Société archiologique et historique du Limousin, t.
1994, p. 55-66.
176. Voir il ce propos J. Paul, L'Eglise el la culture ... , op. Cil., p. 274-277.
177. J.-P. Poly, E. Bournazel, La muwtionféodale ... , op. cil., p. 261-262.
cxxn.
�90
BRUNO PHALI?
et la surveillance.
Néanmoins, le contrôle ne s'arrête pas là. Les lieux de culte
populaire eux-mêmes vont être marqués par l'attention particulière
de l'aristocratie. C'est aussi un moyen d'encadrer la sociabilité
paysanne, de régner sur ces populations et de faire passer des
significations conformes l78 .
En effet, les laïcs voyaient dans les saints des protecteurs et
des thaumaturges. Pour les clercs, et parmi eux de' nombreux nobles,
les saints sont des modèles, des exemples centrés sur les
explications évangéliques. Dans ce cadre, et particulièrement dans
la France du Midi, la sainteté populaire ne peut q~e
heurter les
conceptions religieuses du clergé dont les origines Isociales sont
aristocratiques. Les saints sont parfois les mêmes, seulement ce
sont les interprétations qui diffèrent.
Sainte Foy, saint Léonard, saint Eutrope, sainte MarieMadeleine, saint Gilles même libèrent des condamnés, des
prisonniers d'humble condition. Ce n'est que dans la seconde moitié
du XIe siècle, au XIIe siècle pour l'essentiel, et plus tard encore pour
d'autres saints comme Nicolas, que l'on note un effort pour adapter
ces dévotions au contexte des pays septentrionaux en recouvrant
maintenant des significations aristocratiques en Normandie
comme en Lorraine. Cela avant de subir de nouvelles
interprétations fortement teintées de culture populaire l79 .
Donc, des saints communs, mais aussi des saints en marge,
des guides distincts. Parmi ceux-là, les ermites à propos desquels on
a souligné le parallèle existant entre leur valorisation du travail, de
la pauvreté et le mouvement conduisant de larges pans de la
paysannerie à défricher. Ces travaux forestiers, même récupérés en
fin de parcours par les seigneurs visent à éviter les banalités en
valorisant des terres marginales échappant à l'aristocratie qui
accordera ensuite des franchises pour régulariser J8o .
Ce milieu foresber va justement accueillir ces hommes,
cultivateurs, bûcherons aux mœurs rudes, sans doute effrayantes
pour qui ne les côtoie guère, en compagnie d'hommes de prière
expiant leurs péchés, louant le Seigneur.
Ces ermites sont pauvres et vivent en marginaux parmi les
pauvres, les déclassés de toutes sortes. Ils ne peuvent qu'inspirer
confiance malgré quelques marques de défiance vite oubliées
178. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales ... , op. cil., p. 17-23.
179. L. Musset, -Recherches sur les pèlerins ct los pèlorinages en Normandie jusqu'li
la première croisad~,
dans Annales de Normandie, XII, 1962, p. 127-150.
180. J.-P. Poly, E. Bournazol, La. mutation féodale ... , op. cit., p. 262.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
91
(Etienne d'Obazine souligne ce fait à cause de la présence
d'imposteurs).
L'érémitisme sera secondé par l'ordre cistercien où, selon
Jacques Paul, la vocation au désert prend une allure collective 181 .
Aucune autorité n'est imposée aux ruraux. Tout aussi important, ces
moines admettent le travail manuel et la pauvreté. Pour gagner le
salut, il n'est de règle que l'ascèse, les peines, la douleur jusqu'aux
souffrances. Refusant ]a dîme et les revenus ponctionnés à partir du
labeur des autres, ils font en sorte de vivre à hauteur du produit de
leur travail.
Plus tard, il en sera de même pour les ordres mendiants
comme ce saint franciscain, Marzio de Gualdo qui vit entre 1220 et
1301 (sa vie est écrite vers 1325) :
TI se nourrissait du pain gagné à la sueur de son front; il soumettait et
châtiait son corps par le poids des pierres et des moellons comme
maçon et fils de bons agriculteurs. Il domptait son corps sous le poids
des pierres, et s'exerçant et se soumettant aux travaux des champs
afin qu'aucun vice ne pût germer dans son corps, et il pensait ainsi .
soumettre la chair rebelle à l'esprit .182
Les humbles ne peuvent qu'y reconnaître l'un des leurs et lui
témoigner immédiatement les marques de dévotions qu'il sied aux
saints. Et cela très tôt comme c'est le cas dans la Passion de saint
Sauve de Valenciennes à la fin du VIlle siècle pour une vie composée
au début du XIe siècle. Là encore c'est une «vieille femme du peuple"
qui reconnut alors qu'il s'agissait de vertu de Dieu. A la suite de
cela, avec l'aide d'autres hommes et femmes, tous villageois, ils
observent et enregistrent des phénomènes miraculeux. Une journée
et deux nuits s'écoulent avant de prendre la décision d'en parler aux
clercs immédiatement méfiants et doctrinaux 183 . Le fait étant
extérieur au milieu ecclésiastique, il est déclaré suspect puis soumis
à .. rectification» p~ur
le normaliser et le rendre acceptable.
Le fait n'est sans doute pas rare, et il trouve de multiples
prolongements. Guibert de Nogent, en 1053, ne trouve aucune
opposition entre les pratiques des citadins et des ruraux car, irrité, il
déclare que :
par les villes et les campagnes, le peuple crée chaque jour des rivaux
aux docteurs de l'Eglise, aux saints .184
181. J. Paul, L'Eglise et la culture .. ., op. cit., p. 461.
182. G. BruneI, E. Llllou, Sources d'histoire médiévale ... ,
op. cil., p. 556-557.
183. G. BruneI, E. Lnlou, Sources d'histoire médiévale ... , op. cit., p. 549.
184. VOiT plua haut DOte 168.
�92
BRUNO PHALIP
Guibert n'ose les qualifier de saints et ce ne sont encore que
des «rivaux». Confusément, ce lettré admet l'établissement ou
l'existence d'un autre ordre, différent et sûrement aussi structuré
que celui de l'Eglise selon des critères de définition qu'il ne peut
admettre. Le peuple se révèle un adversaire redoutable qui prétend
décider de la sanctification d'une personne méri tante en se passant
de son concours. Le saint devrait-il être forcément d'Eglise pour
satisfaire le clerc ? La concurrence se révèle rude en pennanence.
A la fin du XIIIe siècle encore, un franciscain du nom de
Salimbene s'indigne et tempête. Dans le nord de l'Italie, le peuple
manifeste bruyamment son enthousiasme à propos des corps de
plusieurs laïcs considérés par lui comme saints. Salimbene est
scandalisé qu'on ne leur préfère pas les corps de fondateurs de cet
ordre mendiant. Il manifeste son dégoût et sa réprobation car le
peuple choisit les saints dans ses propres rangs 185 .
C'est bien là ce qui gêne les clercs. Le peuple va jusqu'à nier
leur rôle et remet donc en cause - en partie du moins - leur
existence. Implantée principalement dans les villes antiques, la
religion chrétienne reste celle de l'élite. Elle ne peut pénétrer les
masses paysannes, de loin les plus nombreuses, sans
transformations et adaptations multiples 186 .
A ce propos, André Vauchez va jusqu'à reprendre le concept de
«panthéon paysan», ce qui est particulièrement révélateur de
l'existence d'une forme de vie religieuse parallèle et jugée
antagoniste 187 . Souvent même, les dévotions populaires précèdent
celles des clercs qui se sentent quelque peu obligés d'obéir à la «voix
du peuple» selon l'antique formule de la vox populi, vox Dei. En
revanche, les clercs, après bien des réticences , finissent par
admettre la plupart de ces cultes à condition qu'ils prennent place
dans le cadre d'une organisation ecclésiastique. Du même coup,
inévitablement, les éléments constitutifs d'inspiration populaire
s'imprègnent de la culture des clerc s qui souhaitent forger une
version acceptable. Les éléments attribuables à l'une ou à l'autre
culture sont alors intimement lié s dans des proportions ~aribles
selon le temps ou le lieu.
En règle générale, il est difficile et mêm e vain de chercher à
les départir. Néanmoins, l'origine peut être t enue pour populaire
185. A. Vaucbez. La sainteté en Occident.. .• op. cit .• p. 151, 159. nO1.
186. Sur certains de ces aspect s postérieurs au XIIIe siàcle, A. Vauchez . La sainteté en
OccilUnt ... , op. cit .• p. 154 ; el G. Duby. Le temps des cathédrales. L 'art et la société,
980-1420. Paris, 1976. p. 26 l.
187. A. Vau chez, La sainteté en Occident ... , op. cit., p. 157.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
93
lorsque des résistances ecclésiastiques se font jour et persistent. A
contrario, l'origine peut être tenue pour ecclésiastique en cas
d'extrême faiblesse des marques de dévotion populaire. Dans le cas
le plus fréquent, les deux interprétations se chevauchent et
s'interpénètrent sans qu'il soit le plus souvent possible de démêler
l'écheveau. Pourtant lorsque les documentations sont riches et
diversifiées, l'ordre suivi est perceptible comme c'est le cas pour les
ex-voto de la libération et les sculptures qui y sont -liées.
Malgré l'existence de ce schéma théorique, en pratique la
vérification est nettement plus claire. La sainteté populaire n'est
guère admise car il semble impossible aux clercs de proposer comme
modèles des saints de modeste extraction, et ce malgré quelques
rares exceptions confirmant la règle.
Pour les pays septentrionaux, les saints du haut Moyen Âge se
trouvent presque tous dans la haute aristocratie qui a le mérite de
cumuler les origines familiales , la culture et le pouvoir. Cette
association se retrouvera ensuite dans les récits hagiographiques
comme une forme de précepte à suivre. Un précepte effectivement ·
suivi puisque la correspondance est très importante entre évêques et
puissants propriétaires terriens 188 . A tel point que tous les nobles ne
sont pas considérés comme des saints, loin s'en faut, mais la quasitotalité des saints sont issus par contre de familles d'aristocrates .
Ce fait est également accepté des humbles qui n'hésitent
toutefois pas à donner un contenu différent aux dévotions qu'ils leur
réservent. Dès lors, malgré la force et la prégnance de la culture
savante d'Eglise, celle populaire perce et s'insinue au grand
agacement des clercs. Et cela même si les modèles aristocratiques
de la sainteté conservent un grand prestige dans la mentalité
commune. Cette réalité n'est certes pas à nier. Il reste qu'elle ne peut
annuler la pression permanente visant à survaloriser les modèles
aristocratiques ch'oisis par les clercs au détriment des modèles
populaires minimisés, admis avec réticence et progressivement
corrigés. Dans ce contexte, il sera alors difficile d'admettre le côté
passivement réceptif des couches sociales les plus populaires, sans
reconnaître qu'il s'agit d'un résultat par défaut. Malgré les efforts,
les modèles populaires peinent à s'imposer.
188. Sur cette question, avec la mise nu point suivante d'André Vauchez, La sainteté
en Occident.... p. 204·206, 208. Pour expliquer cette connivence profonde entre les
clerc8 et les noble8, il ne suffit pas d'évoquer leur commune appartenance aux classes
dirigeante8. ou la solidarité que créait entre eux le fail. de vivre dans l'oisiveté des
produits de la rente fonciiJre et du travail d'autrui. Il fClut également se souvenir que
l'acculturation du christianisme dans les sociétés occidentales est le résultat des
efforts conjoint8 des pouvoirs ecclésiastiques ct lales.
�94
BRUNO PHALIP
En témoignent par exemple les difficultés rencontrées pour
faire admettre le culte de saint Isidore «le laboureur» en Castille
après sa mort vers 1130 189 . Il ne peut être question en effet de
connaître et de faire valoir ses origines lorsqu'on est un saint
paysan. Né parmi les ruraux, on ne peut être que voué aux travaux
liés à l'agriculture et non à la sainteté. Ce n'est évidemment pas le
cas de ces nobles qui forgent des arbres généalogiques sur le modèle
de celui de Jessé pour coïncider avec l'hagiographie. S'il ne peut être
de saint que noble, l'inverse doit être vrai également. D'où la
constitution d'un lignage conforme pour Géraud d'Aurillac où l'on
trouve saint Césaire d'Arles et saint Aredius.
Il ne sera pas le seul et lorsqu'on ose placer un saint parmi ses
aïeux, il s'agit presque toujours d'illustres personnages comme un
sénateur ou un haut magistrat romain 190 .
Mais, avec Isidore le Laboureur et Géraud d'Aurillac, nous
quittons l'aire culturelle septentrionale pour celle méridionale. Et,
toujours à partir des principaux résultats d'André Vauchez, la
sainteté y apparaît moins aristocratique. Par aire culturelle
méridionale, il faut entendre l'Italie, puis la Provence, le
Languedoc et la Catalogne. Plus au nord, cette aire perd de sa
cohérence et subsiste sous une forme plus dégradée tout en
conservant la plupart des caractères propres aux régions situées plus
au sud. Cela permet d'y inclure les régions du Massif central et ses
marges ouest et nord 191.
Très logiquement, nous y trouvons une correspondance avec
notre zone d'extension maximale des ex-voto de la libération pour la
période la plus haute - les premières décennies du XIe siècle - et ses
formes les plus accusées. Soit un terrain de prédilection pour les
zones de petites et moyennes montagnes qui se sont toujours
distinguées par de fortes propensions à garder les traditions. On a
même pu parler à leur propos de «conservatoires de mentalités»
selon l'heureuse expression de Claudie Amado J92 .
189. A. Vauchez, La sainteté en Occident ...• op. cit., p. 208, noLe 64 .
190. Voir notamment, J .-P. Poly, E. Bournazel, La mutation féodale ... , op. cit., p. 321-
322.
C. Lauranson-Rosaz, L'Auuergne et ses marges (Velay·Géuaudan) du Be au J l e
siècle. la fin du monde antique. Le Puy, 1987, p. 272.
191. A la périphérie du Languedoc on ejoutc les pays toulousains, le Périgord, Quercy,
Rouergue, Auvergne, Velay, Limousin et Marche. Les marges so nt situ~e
en Poitou,
Saintonge et Bourgogne méridionale.
192. C. Duhamel-Amado, La famille aristocratique langu edocienne. parenté et
patrimoine dans les uicomtés de Béziers et d'Agde (900·1170), lhbse d'Etat, Paris IV,
1994.
C. Duhamel-Amado, M
A propos de ln féodaHt.é méridionalo : le Languedoc, un cas
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
95
Il n'est pas inutile non plus de signaler que ce sont des régions
peut-être moins atteintes, ou moins bien irriguées, par les influences
exercées sur les campagnes par les grands centres intellectuels.
Dans ces régions, une étude de l'origine sociale des saints
entre 1150-1500, montre qu'en Italie et dans les zones les plus
méridionales, la tonalité est moins élitiste qu'au nord 193. Par souci
de précision, André Vauchez présente des tableaux donnant
séparément les chiffres obtenus pour les familles régnantes, la haute
aristocratie d'une part, la moyenne et petite aristocratie d'autre part.
Ainsi, en Italie la haute aristocratie est représentée par une
proportion égale à 15 % du chiffre total de saints répertoriés. En pays
non italiens, la proportion atteint 47 %.
Ces premiers chiffres sont déjà éloquents, mais ils le sont
encore plus si l'on considère la totalité de l'aristocratie sans
distinction des niveaux. En Italie, la proportion est de 50 % de saints
dont l'origine est aristocratique. En pays non italiens, le chiffre est
de 74 %. Le restant est à partager entre les saints issus de la
bourgeoisie commerçante, d'artisans, de travailleurs et de paysans,
Ce premier constat appelle plusieurs remarques. La
périodisation choisie permet une étude globale très fiable mais elle
tient compte de la réalité du développement des vines en Italie du
nord comme dans la France du nord. Il convient donc de relativiser
ces chiffres pour en retenir la surreprésentation de l'aristocratie et
l'extrême faiblesse du chiffre de saints paysans dans les pays
septentrionaux: 10 %. Un chiffre un petit peu plus élevé pour les
saints italiens, soit 19 %. Ces chiffres, malgré les quelques limites
d'utilisation évoquées, sont également à apprécier en fonction du
poids re6pectif de l'aristocratie, de la bourgeoisie et de la
paysannerie dans la société médiévale.
Il est aussi évident que les chiffres obtenus pour les saints non
italiem; doivent r-ecouvrir des réalités différentes selon que l'on se
trouve en Auvergne, Bourgogne, Champagne ou Flandre pour des
périodisations plus précises. La réalité des documentations ne le
permet sans doute pas et l'exploitation des données en serait rendue
plus aléatoire et moins intelligible par manque de possibilité de
comparaison. Ce qu'il convient d'en retenir pour nous, c'est une
double fracture entre les pays méridionaux et septentrionaux - ces
derniers présentant un modèle aristocratique plus achevé -, mais
aussi entre aristocrates et humbles. On pourra noter enfin le poids
qui résiste. Propositions pour la périodisalion el les modalités d'une mise en place du
cadre féodal», dans A propos du féodalism e en Europe, mai 1981, Colloque de Trier.
193. A. Vauchcz, La sainteté en Occident ... • op. cit., p. 216 ct suiv.
�96
BRUNO PHALIP
grandissant des saints «bourgeois» et «artisans» de plus en plus
présents au fur et à mesure que s'affirme la ville.
N'en perdons pas de vue la relation entre saints d'origine
modeste et reclus ou ermites. Cela rejoint nos premières
constatations sur la relation au travail manuel dans le monde
érémitique, sur la relation à la nature et sur la confiance accordée
par le peuple à ces hommes retirés du monde.
Ceci étant, sans bouleverser totalement l'ordre des choses et
sans inverser les proportions, la sainteté locale en pays
méridionaux est plus populaire, sans exclure la force du modèle
aristocratique dont la construction est cléricale. Il est d'autant plus
fort que tout culte local et populaire ne peut se développer sans aval et
soutien du pouvoir 194.
Néanmoins, dans les pays méditerranéens, le développement
des cultes locaux est particulier. Il se manifeste fréquemment par
des violences, des désordres relatés par les clercs scandalisés. Cette
attitude méfiante et antagoniste ira même en s'accentuant par
l'action paradoxale des ordres mendiants qui orientent la piété des
fidèles vers des saints issus de l'aristocratie. Cette prépondérance de
l'aristocratie parmi les saints sera également confirmée par les
procès de canonisation.
Nous sommes donc bien loin d'une osmose pacifique. André
Vauchez reconnaît alors qu'un fossé s'est creusé entre les diverses
conceptions de la sainteté tOut en affirmant que :
c'est aussi un trait de mentalité, bien qu'il soit en contradiction avec le
consensus dont nous avons fait état précédemment 195 .
En définitive, nous opposerions un modèle populaire de la
sainteté à un modèle aristocratique. A celui-ci correspondent en
retour des modèles de miracles de la libération.
Modèle populaire, les miraculés viennent déposer les ex-voto
pour remercier le saint qu'ils ont invoqué. L'injustice étant criante,
le lien est fait entre certains psaumes dont le contenu est clair, la vie
de Pierre, et celle du Christ. La libération qui suit est donc logique et
concourt à donner à la fois un sens très concret, proche de la vie des
gens.
Modèle aristocratique d'origine cléricale, la délivrance
devient annexe ou complémentaire d'une libération des liens du
péché. On y adjoint alors le pèlerinage de pénitence même s'il est
rare, et à la suite, des textes hagiographiques introduisent la notion
194. A. Vauchez, La sainteté en Occident ... , op. cit., p. 271·272, 286.
195. A.Vauchcz, La sainteté en Occident ..., op. cit., p. 627.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
97
de fautes à racheter.
Chronologiquement, dans un premier temps, il existe un
modèle aristocratique simplifié et embryonnaire pendant toute la
période mérovingienne et carolingienne. Des miracles comme ceux
évoqués à Clermont par Grégoire de Tours sont encore isolés. Puis, à
l'extrême fin du Xe siècle et au tout début du XIe siècle, la réalité de la
vie quotidienne l'exigeant, une immense espérance se fait jour au
travers de centaines de miracles dont le contenu est atrocement cru :
être libéré de véritables chaînes. Au XIIe siècle, dans une troisième
étape, les clercs ajoutent une dimension axée sur une foi plus
complexe. La délivrance n'est plus seulement un combat situé dans
le réel, mais également en chaque individu pour lutter contre le
péché. Parallèlement, les croisades modifient les rapports dans la
provenance sociale des souhaits de libération ; les chevaliers
tiennent toute leur place ici, aux côtés des paysans. Mais, en
apparaissant, ils modifient également le contenu, la signification
du miracle et de l'ex-voto.
n faut bien admettre que le groupe aristocratique pose un
problème. Nous trouvons alors des seigneurs et des chevaliers
prisonniers dans deux cas essentiellement : la guerre privée et sa
conséquence logique, le départ pour la Terre Sainte.
Pour les classes populaires, il s'agit au contraire des
conséquences de la guerre privée, des rapines seigneuriales et, très
loin après, du brigandage. Seul le saint peut être commun, aussi les
récits de miracles diffèrent-ils beaucoup selon que l'on est chevalier
ou paysan. Néanmoins, bien que ce dernier ne s'exprime jamais
directement, les rédacteurs traduisent sans trop trahir le discours du
suppliant.
D'une manière générale, les miracles concernent
majoritairement les classes populaires 196 :
- Cécité et · affections des yeux, 92,2 % des miraculés sur
l'ensemble des vies de saints en France aux XIe et XIIe siècles,
- Surdité, mutité, 95 %,
- Affections mentales, 82 %,
- Paralysies et incapacités motrices, 94,6 %,
- Fièvres et maladies infectieuses, 43,7 %.
Ici, les hommes d'Eglise et les membres de l'aristocratie sont
mieux représentés, car il leur est beaucoup plus facile de se faire
transporter sur les lieux de culte selon Pierre-André Sigal.
L'éloignement est un gage de moindre efficacité dans ce cas. Cela
196. P.-A. Sigal, L'homme, op. cit., p. 231, 238, 242, 245,247,249,288,293 cl 312.
�98
BRUNO PHALIP
révèle aussi une inégalité face à la maladie et aux diverses
affections que l'on relie aisément aux conditions réelles de
l'existence. L'alimentation, le travail intellectuel , le couvert, les
vêtements protègent et assurent une efficace prévention. Il n'est
guère que la faiblesse de la médecine qui «rétablisse l'équilibre»
face aux épidémies et autres infections.
- Tumeurs et ulcères, 84,8 %,
- Hémorragies, traumatismes et blessures, 63,4 %. Une
moindre proportion s'explique ici par l'importance du nombre des
chevaliers blessés au combat,
- Mal des ardents, 93,3 %.
Soit, entre 82 et 95 %, toutes les valeurs inférieures constatées
s'expliquent par la présence d'hommes d'Eglise et de chevaliers ou
seigneurs pour des cas spécifiques en affections. Pour ces derniers,
les besoins n'existent pas, la demande exaucée ne peut être que
minime et révélatrice de conditions d'existence.
Nous constatons un phénomène identique pour les libérations
miraculeuses et délivrances. Les chevaliers sont naturellement
bien placés - 30,8 % - ce qui laisse tout de même 69,2 % pour les
paysans et les religieux. Les paysans constituent d'ailleurs le
deuxième groupe important de captifs. Par ailleurs, il faut noter que
ces chiffres ne sont pas ventilés entre les XIe et XIIe siècles.
Par rapport à l'ensemble des miracles recensés par PierreAndré SigaP97 (4 756), le pourcentage des délivrances de prisonniers
rapporté aux autres types de miracles s'élève à 15 % au XIe siècle,
alors qu'il n'est que de 9 % au XIIe siècle. Ces chiffres peuvent
sembler faibles, mais il faut savoir qu'ils aplanissent les
différences par régions . Entre les régions septentrionales et
méridionales, la différence est évidente étant donné l'absence ou la
modestie des miracles en rapport avec la libération de prisonniers
dans les pays du nord. Ce n'est pas le cas pour le Midi et plus encore
pour les provinces du Massif central.
Uniquement à partir de la vie de saint Etienne d'Obazine,
nous nous en rendons aisément compte. Les miracles sont datés
entre le milieu et la fin du XIIe siècle, et 15 % concernent les
délivrances. Un tiers des miracles comportent des violences. La
différence est notable avec les 9 % constatés de manière uniforme.
Cela nécessite donc un réexamen du taux de 15 % constaté au XIe
siècle, même s'il est déjà signifiant comparé à celui du XIIe siècle.
Nous devons considérer que les pays septentrionaux, au XIe siècle,
197. P .-A. Sigal, L ·homme ...• op. cil ., p. 268 et note 11.
�ART ROMAN, CULTl,IRE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
99
présentent un chiffre inférieur à 15 %. Par contre, les pays
méridionaux doivent voir leur pourcentage dépasser 15 %.
Maintenant, lorsque l'on a constaté l'importance du nombre
de lieux de culte en rapport avec la délivrance dans l'ouest du Massif
central, ce chiffre doit être lui-même minimisé autour de ces
régions, et réévalué dans ces régions, en y ajoutant celles de Vézelay
ou de Saintes.
Cela permet aussi de rééquilibrer les chiffres donnés par
Pierre-André SigaIl98, qui nous paraissent nettement moins
significatifs par manque d'étude régionale comparative. Sur un
total de 4 756 miracles, les délivrances de prisonniers ne constituent
plus que 3,3 % de l'ensemble et semblent alors quantité négligeable.
Des différences sociales significatives peuvent également être
observées. Les miracles in vita sont quasi inexistants - 0,3 % - ce
qui est normal. Vivant bien antérieurement à certains phénomènes,
les saints ne peuvent s'en préoccuper. Contemporains, ils peuvent
s'en désintéresser. Les classes populaires, par contre, s'en
saisissent ce qui explique les miracles posthumes dont le chiffre
monte à 6,6 %.
Pour le groupe aristocratique, la délivrance de prisonniers
concerne 1,1 % des miracles in vita et 10,5 % des miracles
posthumes. Là encore, n'en tirons pas de conclusions trop rapides.
Pour les XIe et XIIe siècles, les 100 délivrances miraculeuses
d'individus appartenant aux classes populaires doivent être
comparées aux 48 du groupe aristocratique: 2 fois plus.
Ces chiffres doivent encore être pondérés ce qui accroît l'écart
constaté. La situation au XIe siècle est différente de celle du
XIIe siècle. Les Croisades affectent le groupe aristocratique au cours
d'expéditions qui n'ont plus rien à voir avec le contexte
d'installation de la châtellenie. Pour les classes populaires, les
délivrances se sitp.ent donc essentiellement au XIe siècle, tandis que
le groupe aristocratique voit sa présence confirmée au début du XIIe
siècle et ensuite.
De plus, parallèlement aux délivrances, les «châtiments»
concernent le groupe aristocratique pour 34,1 %, alors que les classes
populaires n'en sont affectées que pour 8,2 % : quatre fois moins. De
198. P.-A. Sigal, L'homme, op. cil., p. 288, 293. 312.
Voir également, A. Vau chez, La sainteté en Occide11t.. .• op. cil., p. 547.
Délivrances et protection représentent ensuite 3,2 % d'un ensemble de miracles
compris entre 1201 et 1300 pour les miracles enregistrés lors de procès de
canonisation . Par contre, dl)s que les guerres resurgissent, le taux monte à Il,8 %
entre 1301 et 1417.
�100
BRUNO PHALIP
nouveau, reprenons les chiffres réels, soit 164 miracles (châtiments)
constatés pour le groupe ·a ristocratique et 543 miracles au total, 209
pour les classes populaires et 2 856 miracles au total. Quatre fois
moins d'individus châtiés par le saint dans les classes populaires
par rapport au nombre de miracles respectifs en pourcentage, alors
que le nombre de miracles pour ce même groupe est plus de cinq fois
supérieur à celui de la classe aristocratique.
L'aristocratie mérite donc bien davantage les miracles de
châtiment et ne peut se prévaloir de la quaJité de victime. Cela est dû
bien entendu aux guerres, mais surtout au caractère belliqueux de ce
groupe d'autant que ce type de miracles est un peu plus élevé dans la
première moitié du XIe siècle. Un chiffre qui coïncide une nouvelle
fois avec l'essor du dépôt des chaînes et des ex-voto sous la forme
d'entraves. Ces dernières, pour les XIe et- XIIe siècles, représentant
10 % des objets et offrandes déposés en remerciementI 99 , sans tenir
compte des différences régionales et des énormes disparités entre
sanctuaires, Saint-Léonard-de-Noblat ou Conques étant de loin plus
significatifs que Conflans-Sainte-Honorine.
Pour nous en convaincre, il convient d'imaginer combien une
réalité régionale peut être affaiblie par l'usage de moyennes qui
empêchent toute analyse contrastée. La spécialisation des
sanctuaires en sort gommée eAt amoindrie puisque l'usage des
statistiques pour le haut Moyen Age n'est pas sans risques. Ainsi, la
cathédrale du Puy ne révèle pas d'ex-voto de libération alors que le
sanctuaire est encombré de centaines d'objets divers offerts en
remerciement. A l'inverse, pour la basilique Ste-Foy de Conques, il
s'agit d'opposer deux sources:
- le récit de visite donné par Bernard d'Angers au début du XI e
siècle pour ce sanctuaire,
-le catalogue de miracles partagé entre les quatre livres des
«miracles de sainte Foy».
Le premier, comme nous l'avons vu, décrit un édifice couvert
de chaînes, de bogues et d'entraves pour toutes ses parties internes y
compris les voûtes. Le second comprend 101 récits de miracles pour
6 libérations seulement et 20 châtiments visant à punir les ennemis
du monastère 2oo . La disproportion est flagrante entre la description
de Bernard d'Angers située entre 1013 et 1020 et les miracles répartis
dans les quatre livres entre 1013 et 1050 pour des événements
forcément légèrement antérieurs qui concernent tout le sud du
199. P.-A. Sigal, L·homme ... , op. cit., p. 103-104 .
200. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales .. .. op. cil., p. 111. Les Iivrcs 1 et II
sont ceux dc Bcrnard d·Angcrs.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
101
Massif central : pour les livres 1 et II seulement, Rouergue,
24 récits; Auvergne, 7 ; Velay, 2 ; Limousin, 3 ; Quercy, 2 ;
Toulousain, 2 ; Septimanie, 1. Aux distorsions entre les aires
culturelles, entre régions, entre sanctuaires d'une même province,
il faut ajouter celles des différentes sources utilisées.
On peut alors penser que le récit de l'écolâtre d'Angers est bien
fidèle à la réalité telle qu'on peut la percevoir en croisant les sources
depuis le Guide du pèlerin de Compostelle jusq~à
la chronique de
Mauriac écrite au XVIe siècle. Toutes ces descriptions concordent,
mais elles sont moins bien mises en valeur par les récits de
miracles. Ces derniers sont écrits par des clercs soucieux de
rapporter l'essentiel mais non la totalité avec la rigueur du
scientifique. Ensuite, comme le dit lui-même le chroniqueur de la
vie de saint Etienne d'Obazine, les miracles sont trop nombreux
pour être rapportés, d'autres n'ont pas été consignés par rétention de
l'information, l'humble hésite à raconter le miracle au clerc
sourcilleux et méfiant ...
Cela ne peut que nous inciter à croiser les informations, et à
étudier la situation sociale telle qu'elle peut être appréhendée dans
ces régions méridionales . Une situation nous permettant de
constater que les conditions dans lesquelles se réalise l'osmose (de
culture, de mentalité .. .) sont loin d'être idéales . Elles ne pourront, a
fortiori, qu'exercer une notable influence sur les réalisations
sculptées des édifices romans comme c'est le cas à Sainte-Foy de
Conques.
B. Que maudits soient leurs chevaux et leurs armes.
1. Installation de la châtellenie et protection des humbles.
Lettrés, ill'ettrés, l' opposi tion est san s doute choquante,
pourtant le mépris des premiers envers les seconds peut constituer en
lui-même une partie de l'explication quant aux significations de ces
chaînes et entraves.
La Vierge, saint Pierre, sainte Foy,. saint Eloi ou Théau, plus
encore Marie-Madeleine , sont peu suspects d'avoir appartenu à
l'aristocratie. De plus, saint Léonard, ou saint Etienne d'Obazine
s'occupent directement de s anciens prisonniers ou connaissent le
travail des humbles, maçons ou laboureurs201 .
201. SUT
Marie-Madeleine, voir M.-M. Gauthier et C. Deremble, -Les saintes
�BRUNO PHALIP
102
Lorsqu'ils sont d'origine aristocratique et contemporains, les
fonctions changent. Lorsque Bernard de Clairvaux écrit en 1131 son
Eloge de la nouvelle chevalerie 202 , peu de temps avant de prêcher la
seconde croisade à Vézelay en 1146, les jugements portés sont
extrêmement sévères. La critique de ses pairs porte sur le luxe,
l'indiscipline, les conflits sans motifs, les combats en situation
d'homicide et les guerres privées :
Il en est relativement peu qui n'aient été des criminels et des
impies, des ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures
et des adultères [ ... ) leurs proches sont heureux de les voir s'en aller,
tout comme sont heureux ceux qui les voient accourir à leur aide. Ils
sont donc utiles de deux manières: non seulement en protégeant ces
derniers [en Terre Sainte), mais en renonçant à opprimer Les
premiers [ ... ). L'une [de nos régions) perd volontiers ses plus cruels
dévastateurs, et l'autre reçoit avec joie ses plus fidèles défenseurs.
Ou encore,
Vous couvrez vos chevaux de soie; vous revêtez sur vos cuirasses
je ne sais quels oripeaux flottants; vous peinturlurez vos lances, vos
écus, vos selles; vous sertissez d'or, d'argent et de pierreries les mors
et les éperons [ ... ). En plus de tout cela, ce qui augmente la terreur
dans la conscience du soldat, c'est la raison vraiment très légère et
frivole pour laquelle on se permet de se Lancer dans des campagnes
aussi dangereuses. Les guerres entre vous, et les litiges, n'ont d'autres
causes qu'un mouvement de colère irrationnelle, ou un appétit de
vaine gloire, ou encore le désir cupide de s'adjuger quelque bien
terrestre [. .. ).
Ces jugements impitoyables doivent nous rappeler la première
croisade prêchée à Clermont en novembre 1095, sans oublier que
l'assemblée religieuse se déplace ensuite à Limoges en décembre
1095 devant une foule immense. Cela ne se fait d'ailleurs pas sans
mal : l'évêque d'Angoulême ne peut venir à cause des guerres
continuelles; celui d'Arras est emprisonné par un chevalier.
Cela ne nous semble pas fortuit, chevaliers et seigneurs ne sont
que très rarement ou théoriquement protecteurs de la veuve et de
l'orphelin. Curieusement, cette dernière image valorisante est seule
restée bien ancrée et souvent défendue quand l'essentiel de la
documentation prouve le contraire.
prostituées, 16gende ei imagerie médiévales., dans La femme au Moyen Âge,
direction M. Rouche et J . Heuclin, Maubeuge, 1990, p. 219-248.
202. Bernard de Clairvaux, Eloge de la nouvelle chevalerie , Sources chrétiennes, N0
367, 1990, 1 ~ 2, 2 § 3, 5 § 10.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
l03
S'il ne nous appartient pas ici de dresser un tableau précis de
la mise en place de la châtellenie dans les parties occidentales du
Massif central et de ses marges, bien des textes nous aident à
comprendre le pourquoi de ces ex-voto et d'une forme de sculpture qui
se développe précisément au même moment, dans le premier tiers du
XIe siècle.
Depuis la fin du Xe siècle, jusqu'à la fin du XIIe siècle,
l'aristocratie, épaulée par les chevaliers, met en place une
organisation difficilement acceptée et parfois même combattue.
C'est que leur existence même peut paraître injustifiée aux yeux des
paysans alleutiers, ceux qui ne sont pas encore tombés dans
l'assujettissement. La Chanson de nos parents est alors mentionnée
avec effroi par les chroniqueurs203 . Les gens du peuple sont poussés à
la révolte contre les:
puissants, il n'y auait aucune crainte ni aucun respect enuers les
supérieurs et le pouuoir, [et] les paysans reuendiquent par les armes
Leur liberté déchue.
Voilà qui vient corriger l'image d'Epinal rassurante et
édifiante. Pourtant, les causes de cette défiance paysanne sont bien
connues. Au milieu du Ve siècle (vers 440), lorsque Salvien - un
chrétien de modeste rang - justifie la Bagaude, il explique:
Car qui a fait la Bagaude si ce n'est notre iniquité, l'improbité des
juges, nos sentences d'exil, nos spoLiations, et tous ceux qui au nom de
l'impôt public en ont détourné à Leur seul profit le montant et qui ont
fait Leurs les tributs réclamés ... 204
Ces révoltes très structurées et réprimées trouvent leurs
prolongements pour l'époque qui nous intéresse. L'évêque
Adalbéron de Laon, vers 1020, a beau affirmer que:
les nobles sont des guerriers, protecteurs des églises; ils défendent
tous les hommes du peuple, grands et petits {. .. }.
L'explication n'est guère convaincante et ni l'osmose ni la
mentalité commune n'empêchent l'existence de :
l'autre classe [qui] est celle des non-Libres: cette race de maLheureux
203. J.-P. Poly, E. Bournazcl, La muta/ion féodale ... , op. ci/., p. 484-485 .
Gestc dcs évêqucs d'Auxcrrc (rildigile en 1181), dans Bouquct, Recueil des
historiens des Gaules et de la France, Paris, 1783-1833, cont. 1840-1846, XVTIl, p. 729.
204. R. Fossier, Histoire sociale de l'Occident médiéual, Paris, 1970, p. 45.
De Gubernatione Dei V § 6, dans M.O.h., A.A.r. , Berlin, 2c éd., 1961, p. 60 .
�BRUNO PHALIP
104
ne possède rien sans souffrance. 205
Le même Adalbéron insiste alors pour que les prêtres se
gardent des souillures propres à ceux qui travaillent de leurs mains,
labourent la terre, et font la cuisine. On retrouve là l'essentiel de ce
qui fait la différence avec le mouvement érémitique. De même,
l'évêque craint la subversion qui inverserait l'ordre existant, les
paysans seront couronnés, les guerriers porteront la coule et les
évêques devront pousser la charrue. Et ce faisant, il mentionne le
repère principal des ruraux, cette loi qui se prétend très antique [.. .J
la chanson de notre premier parent, cene-là même reprise avec
constance jusqu'au XIVe siècle et posant obstinément la question: où
était le chevalier lorsque Adam et Eve travaillaient?
Cette interrogatiotÎ - secoue tout le pays jusqu'aux rares
intellectuels qui comme Beaumanoir au XIIIe siècle déclare:
Car chacun sait que nous sommes tous venus d'un même père et
d'une même mère.
,
Il est vrai que les références ne sont pas celles des paysans
puisqu'il s'agit de reprendre les thèses chères aux épicuriens et
stoïciens 206 . Il reste que l'idée tracasse de nombreux individus pour
qu'elle soit considérée comme incontournable. Comment admettre
en effet qu'en Rouergue les ric orne, au nombre d'une dizaine de
fami11es, dominent tout le !lays ? Leur prénom suffit à les désigner,
et nul ne se qualifie de noble car la supériorité est trop évidente pour
qu'il soit nécessaire de la sou~igner.
Les autres, ce sont les
4<hommes naturels» - l'expression a son importance car nous la
retrouverons exprimée sur plusieurs dizaines de chapiteaux romans
d'Auvergne. Ces hommes sont strictement liés à la terre et semblent
admettre l'ordre établi. Il n'en va pas toujours ainsi.
En Béarn, ce sont cfes montagnards qui s'affirment libres et
n'obéissent qu'au maître choisi par eux. Le fait est consigné dans le
préambule du For général qui traite notamment de la justice, de la
paix, des cautions et otages pour souligner encore à l'origine, [' . .J il
n'y avait pas de seigneur [. .. ]207. Elle est bien rare cette image du
seigneur aimé de .. ses» paysans. La protection des humbles ne
205. R. Boutruche. SeigTUwrie et fiodalité. Paris.1970. p. 371.
G. Duby. Les trois ordres ou l 'imaginaire du féodali sme, Paris, 1978, p. 69 cl 122.
J .-P. Poly. E. Bournazel. La mutation féodale .. .. op. cit .• p. 256.
Adalb6ron de Laon, Charme pour le roi Robert, vers 257-258.
206. R. Fossier, Histoire sociale ... , op. cit., p. 167.
207 . P. Ourliac. Le cartulaire de la Selue. La terre, les hommes et le pouuoir en
Rouergue uers l'an Mil . La société et le droit. Toulouse, 1993. p. 118. 124, 195,207.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
105
constitue pas la préoccupation seigneuriale et seuls les clercs y
croient peut-être en souhaitant construire un modèle édifiant ou une
explication justifiant une réalité combattue. En Limousin, pourtant,
un seigneur est bien enfermé dans les geôles du vicomte. Ce sont les
paysans qui le délivrent car ils le considèrent comme bon. Non
seulement son action est jugée bénéfique, mais on ne le qualifie pas
de dominus mais bien d'ecclesiasticus 208 ce qui change tout.
En tout état de cause l'enchâtellement ne se fait pas de gaieté de
cœur. Le seigneur ne défend pas les paysans qui pourtant le
nourrissent. Il est à l'origine de multiples conflits ou guerres
privées et ne peut donc prétendre les protéger des violences puisqu'il
en est lui-même a l'origine. En fait, c'est contre l'ordre seigneurial
que les paysans cherchent peu à peu à se définir comme force non
négligeable.
Les Limousins délivrant leur seigneur sont bien rares et le
contraire est plus fréquent. Girard de Roussillon vient de mourir et
la nouvelle est annoncée dans les campagnes. L'événement
n'arrache aux paysans qu'un cri, tant mieux 12 09
Pourtant Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai font
perdurer dans leurs écrits l'esprit du système carolingien. Eudes de
Cluny vers 920 en composant la Vie de Géraud ne fait que reprendre
l'idée en déclarant que:
il est licite aux laïcs placés dans l'ordre des guerriers de porter le
glaive pour défendre le peuple sans armes .210
Seulement, après l'an Mil, la réalité est tout autre et cette
sollicitude trouve bien vite ses limites. Face à l'inertie et à
l'inefficacité des chevaliers, les paysans s'organisent pour chasser
les Normands au milieu du IXe siècle. Entre Loire et Seine, ils
constituent des groupes armés, ce que les puissants ne peuvent
admettre et la forée inutilisée contre les Normands va servir à
massacrer les ruraux. De tels événements ne constituent
aucunement des exceptions car, en 884, les villageois s'organisent
en ghildes pour combattre les pillards 211 .
La protection du châtelain est donc toute relative et la
puissance mHitaire n'est pas tournée contre ceux que l'on pense. Les
services publics sont détournés en corvées; la fameuse «protection»
justifie la taille, le droit de gite ou l'albergue ; les banalités sont
208. M. Aubrun, Dioc~se
de Limoges ...• op. cit., p. 199 eL no\.e
209. R. Fossicr, Histoire sociale ...• op. cil .• p. 244.
210. G. Duby, Les trois ordres ...• op. cit., p. 124. 151.
211. J .-P. Poly, E. Bournazel,
24.
La mutation féodale. op. cit.• p. 80, 91.
�106
BRUNO PHALI?
imposées diversement selon les résistances qui leur sont opposées ;
enfin le système judiciaire confisqué vient à point pour faciliter les
dépossessions.
Et de nouveau, comme en 997, en Normandie:
Les vilains et les paysans
Ceux du bocage et ceux du plain [ ... ]
Ont des seigneurs mauvais renom
Ils n'ont contre euxjamais raison,
N'ont jamais ni gain, ni labour.
Vont à grand douleur chaque jour [ ... ]
Ont tenu plusieurs parlements
Ce mot d'ordre vont conseillant:
Qui est plus haut, c'est l'ennemi [ ... ]
Et plusieurs d'entre eux ont juré
Que jamais ne pourront admettre
D'avoir seigneur ni maître.
Cette révolte de la fin du Xe siècle, rappelée par Wace en 1172,
peut sembler suspecte parce qu'elle a été relatée postérieurement aux
faits. Elle est néanmoins révélatrice d'attitudes de résistance, de
mouvements et de réactions, Comment donc encore considérer, tout
comme le fait l'évêque Adalbéron de Laon dans le second quart du
XIe siècle, que les guerriers sont protecteurs des églises et qu'ils
défendent le peuple «gros et menu» ? Il s'agit là d'une vision pour le
moins idéalisée, ou d'un vœu pieux, car dans les pays
septentrionaux au XIe siècle, il arrive - le seigneur étant tellement
apprécié - que les paysans surgissent de partout et l'entourent pour le
tuer. L'évêque le protège, mais il reprend ses pillages:
Une foule d'hommes, rustiques et gens de la ville, se souvenant
des homicides, des incendies, des ravages, de tout le mal qu'il leur
avait fait, se ruèrent en masse dans la ville, entraînés par leur
impétueux élan, ils atteignirent le perfide et le frappèrent avec fureur
jusqu'à lui infliger la plus honteuse des morts, car son corps fut laissé
couvert d'innombrables et innombrables plaies que lui firent tant les
hommes que les femmes en lui jetant de.s pierres.
Rapines, violences, torts divers, eX,actions qui trou ven t leur
origine dans les anciennes taxes publiques, droits d'albergue (gîte et
couvert), mauvaises coutumes enfin ou (,mauvais usages», les
paysans peuvent être tentés par toutes les formes de résistance. Le
poème de Wace, dans le Roman de Rou en 1172, à propos de révoltes
paysannes normandes, nous en donne l'issue toujours dramatique:
Raoul [le seigneur] s'emporta tellement qu'il ne fit pas de
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCI~'TÉ
EN AUVERGNE
107
jugement. Les fit tous tristes et dolents ; à plusieurs arracher les
dents. Et les autres fit empaler, arracher les yeux, poings couper. A
tous fit les jarrets rôtir, même s'iLs devaient en mourir; d'autres
furent brûlés vivants, ou pLongés dans Le plomb bouillant; [ .. .J. Mais
les riches se rachetèrent, et de leur bourse s'acquittèrent [ .. .J. TeL
procès firent les seigneurs qu'on en pu faire du meilleur. 212
Au début du XIe siècle, Raoul Glaber, dans ses «histoires»
écrites avant 1048, ne veut reconnaître à la multitude que l'aspect
d'un troupeau à diriger grâce aux nobles qui montrent l'exemple.
Pour Bernard d'Angers, vers 1010/1020, l'épiscopat n'est évoqué que
comme seigneur cupide, tandis qu'à la même époque, il est le loup
rapace, Lupus rapax, d'une charte du cartulaire de Beaulieu213 .
L'insécurité est telle qu'elle marque les moines eux-mêmes
comme Gimon vers 1100 pour l'abbaye sainte Foy de Conques.
Constamment armé, batailleur, il défend les biens de l'abbaye
contre les usurpateurs. Mis en échec:
en son langage vuLgaire [il] adressait des reproches à sainte Foy,
avec une assurance qui, d'après son expérience, n'avait jamais été '
trompée.
Il allait jusqu'à menacer la sainte de fouetter sa statue ou de la
jeter dans la rivière ou dans un puits si elle ne se vengeait pas vite
des malfaiteurs. Des malfaiteurs qui sont très souvent désignés
comme nobles 214 . A tel point qu'on en vient à reconnaître à Ansoud
de Maule la qualité de chevalier modèle car au début du XIIe siècle, il
s'abstenait totalement de commettre des rapines [. ..]215.
Les conséquences sont immédiates et les populations tendent à
s'organiser ou rechignent à l'obéissance. Guibert de Nogent s'élève
à la même époque :
contre l'exécrable institution des communes, où l'on voit, contre toute
justice et tout droit, Les esclaves [serfsJ se soustraire à l'autorité
légitime des maîtres [seigneurs]. 216
A Laon, après les troubles, il fait dire à l'archevêque de Reims:
La ulation féodale .... op. cit .• p. 193.
R. Fossier. Histoire sociale ...• op. cit .• p.269;
Geste des éu~qes
de Cambrai. Ed. de Smedt. Paris. 1880. p. 181. 197.
P. Daix. Naissance de la poésie française. Paris. 1958 .
213. M. Zimmermann. us sociétés méridionales ... , op. cit., p. 117.
M. Aubrun. L'ancien diocèse de Limoges des origines au milieu du XIe siècle"
Clermolll. 1981. p. 166. note 47.
214. M. Zimmermann. us sociétés méridionales ...• op. cil.. p. 132.
215. G. Brunei. E. Lnlou. Sources d'histoire ...• op. cit .• p. 356.
216. G. Duby. us trois ordrcs ...• op. cit .• p. 267.
212. J.-P. Poly, E. Bournazel,
�BRUNO PHALI P
108
seruiteurs, soyez soumis à uos maîtres en toute crainte.. . non
seulement à ceux qui sont bons et doux, mais aux terribLes.
Cet appel n 'est manifestement pas compris. Un autre seigneur,
Arnoul d'Ardres, est généreux pour s'attacher la fidélité de ses
chevaliers. Par contre, il se montre rapace à l'égard des paysans:
Auare, cupide, crueL et tyrannique enuers ses sujets, [iL] espérait qu'il
obtiendrait beaucoup d'argent d'un paysan.
Des serfs, familiers et cuisiniers lui tendent une embuscade et
l'égorgent. Ils seront roués, empalés puis écartelés 217 comme
représentants de leur race exaspérante et mauvaise.
Toujours dans les pays septentrionaux, en 1196, dans le
Soissonnais, des violences paysannes sont signalées contre un
monastère car les religieux - leurs seigneurs - portent atteinte aux
droits anciens 218 . Ils se rebellent en 1102 à St-Arnoul de Crépy-enValois forts de leur grand nombre et d'une grande agitation du
peuple 219 .
En 1190, à l'occasion de la construction du château d'Ardres:
IL uint pour creuser et faire ledit foss é une grande quantité d'ouuriers,
dauantage attirés iL est urai par la pression de la faim et La dureté des
temps que par L'amour du trauail : ils trompaient cette faim en
trauaiLLant au milieu de paroles joyeuses et d es conuersations [... ].220
Voilà qui nuance le tableau. Confirmation en est donnée par
Etienne de Fougères, évêque de Rennes, dressant une liste de ce qui
afflige les paysans depuis la faim, les pillages, le travail et les
corvées, les coups, la prison, les exactions des chevaliers:
Quand les malheureux d e faim béent, [les cheualiers] les pillent et les
exploitent, ils les besoignent et les travaillent, et ne leur épargnent
aucune coruée [ .. .].
Et c'est alors que leur seigneur les prive de toute sa protection.
Telle est la description donnée par un clerc qui déplore
toutefois l'ingratitude des paysan s et leur impatience dans ces
dernières décennies du XIIe sièc1e 221
217. G. Brunei, E . Lalou, Sources d ·histoire ...• op. cil . • p. 320.
218. G. Brunei, E. Lalou. ibid, p. 319.
219. G. Brunei, E . Lalou, Ibid., p. 315.
220. R. Fossier, Histoire sociale. " , op. cit., p. 268.
Lamberti Ardensis Historia comitum ghisnensium , da ns M. G.H., Scriptores,
>DCrV, lIanovrc, 1879,p. 640 .
221. J.-P . Poly, E . BourDazel, La mutation féodale...• op. cil., p. 271.
Elienne de Fougères, Livre des manières, Ed. L. GOlhier et R. Troux, dans
Recueil de textes d'histoire, Vol. II, Liège-Paris, 1961.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
109
Vers 1190, Bertrand de Born nous dit ce qu'est pour lui vivre
«noblement>, :
Croyez-moi, j'ai moins de plaisir
A manger, à boire et à dormir
qu'à ouïr des deux parts crier:
Sus ! quand les chevaux en attente
Hennissent sous les arbres
Que chacun hurle: A l'aide! A l'aide !
Et que tombent petits et grands
Dans l'herbe des fossés
Et qu'on voit, aux flancs des cadavres,
Bris de lances avec leurs flammes.
Et il fera bon vivre alors [ .. .J. 222
Ce serait une erreur de considérer ces violences comme
l'unique conséquence directe de l'installation de la châtellenie.
Défiance et exactions existent au XIIIe siècle également.
Théoriquement protégés par le seigneur, les paysans utilisent
souvent l'église et non le château pour s'y réfugier si besoin est. En .
1256, dans la Somme, les hommes du village de Domvast
reconstruisent l'église, la pourvoient:
de vitres, cloches et de luminaires tout au long de l'année. [mais
surtout pourJ avoir refuge, si besoin est, dans lesdites tour et église,
non pas pour pouvoir combattre leur seigneur, mais pour se protéger
là en raison du refuge. 223
Enfin, nous achevons cet aperçu des protections seigneuriales
octroyées aux paysans dans les pays du nord par le sac d'un village
au XIIIe siècle. En butte aux résistances des villageois, le seigneur
décide d'une action punitive :
Sous les cognées et les coins d'acier, la palissade s'abat de toutes
parts, les chevaliers traversent le fossé. pénètrent par toutes les
brèches et se précipitent en criant dans les rues, la lance baissée. Des
femmes, des enfants. de.9 vieillards essaient de fuir: ils sont cloués
contre leurs murs ou contre leurs portes [ .. .]. Le sang coule partout
[ .. .]. Les écuyers jettent des charbons ardents dans les granges [. . .]
Et les salles s'allument, les solives craquent, les planchers
s'effondrent [... J. Tout Origny s·embrase. Les petits enfants - grand
G. Duby, Les trois ordres .. .• op. cit., p. 340.
Hsitoire sociale ...• op. ciL., p. 153.
Florilêge des troubadours, Paris, 1930, p. 121-14l.
G. Gouirnn. L 'amour et la guerre. L'œuvre de Bertran de Born, Aix-enProvence, 1985, p. 732-735.
223. G. BruneI, E. Lalou, Les sources d·histoire .... op, cit" p. 319.
222. R. Fossier,
�BRUNO PHALIP
110
deuil et grand péché / - brûlent dans leurs berceaux. Origny craque,
flambe et fume : rien ne vit plus dans le bourg ni dans l'abbaye;
l'odeur de l'incendie et de la chair grillée se répand dans la
campagne. Raoul est content 224
Raoul peut être content de ce «grand deuil et grand péché»,
mais tout cela nous éloigne bien du Massif central et de ses marges.
Le texte de Bertrand de Born doit pourtant nous alerter puisqu'une
situation comparable est vécue dans les pays méridionaux.
Ce dernier auteur, accompagné par Geoffroi de Vigeois, nous
décrit six révoltes et soulèvements de la noblesse entre 1152 et 1189.
Ces opérations militaires qui dressent les seigneurs les uns contre
les autres sont toutes situées en Limousin, Marche, Périgord,
Angoumois et Saintonge 225 .
Nobles et chevaliers sont donc violents, peu protecteurs pour
l'essentiel et mal acceptés. En Auvergne, Pierre Roux, évêque de
Clermont, dénonce encore au tout début du XIIe siècle les méfaits des
incendiaires 226 .
Un siècle auparavant, vers 1010/1020, les villages sont
incendiés sur la Planèze de Saint-Flour par les chevaliers qui ne
cessent de se combattre et détruisent les provisions 227 . Des
incendiaires encore dénoncés en 1130 dans les premières
prescriptions du concile de Clermont:
Nous prohibons totalement ces détestables foires et fêtes dans
lesquelles les chevaliers ont L'habitude de se fixer rendez-vous et la
témérité de combattre pour faire montre de leur force et de leur
audace [. .. ]. Nous jetons la malédiction et l'interdit [ .. .] sur la
scélérate méchanceté des incendiaires qui provoque d'effroyables
ravages. 228
Mais ce n'est là qu'une facette seulement du seigneur qui
s'impose. Bernard «le Velu» pille les biens de Ste-Foy de Conques. Il
assiège les bourgs, détruit par le fer, le feu et le pillage tout ce qui se
trouve autour. Des chevaliers sont-ils déçus dans leur espoir de
pillage [ils] parcourent les lieux voisins, et tout ce qu'ils peuvent
R. Fossier, Histoire sociale ...• op. cil., p. 154 .
Raoul dc Cambrai, adapté par P . TulTrau. Pari s, 1924. dan s Documents d'histoire
vivante, Moyen Âge. 2, fiche II.
226. A. Dcbord, La société laIque... op. cit. , p. 73-74, 382-389.
226 . A.-G. Manry, R. Scvcs, M. Chaulangcs, L'histoire de l 'Auvergne. choix de
documents concernant la Basse·Auvergne et le Puy·de -Dôme (HM/U). Clermont,
224.
rase.
l, p. 37-38.
1979, t. l,
227. Bouillet, Liber miraculorum sanctae Fides .. .• op . cit., Livrc
nI.
228 . A.-G. Manry, R . Scves,MChaulanges, L'hi.9toire vue ... , op. cit. ,no 24, ~B-9
eL 13.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
111
trouver, ils l'emportent dans leur camp229.
En Rouergue, c'est un viguier qui se pavanait dans l'orgueil
d'une malhonnête noblesse, odieux à tous [et qui] poursuivait d'une
insupportable haine un villageois [qui] résistait obstinément à son
orgueil, il l'accablait d'outrages nombreux, le harcelait de querelles
aussi injustes que fréquentes.
Le paysan finit par t uer le viguier et s'enfuit. Des nobles
crèvent alors les yeux de son enfant qui est sauvé par sainte Foy,
puis:
La population tout entière avertie par ces chants de triomphe,
envahit l'église, et tous, hommes, enfants, vieillards, redoublent leurs
acclamations et leurs applaudissements [ .. .J. 230
Une sainte qui a fort à faire dans cette région puisque les
châtelains accablent de litiges et procès l'abbaye de Conques. Pour
tenter de régler ces problèmes, des plaids se tiennent dans l'abbaye
et les partis se mettent d'accord. Cela, sauf si un noble refuse:
une jeune brute, nommée Pons, bouillant de fureur, un jeune homme
néanmoins noble et très puissant, poussé par une rage infernale, se
précipite au milieu de l'assemblée et intervient [... J. Il interpelle les
siens et ses chevaliers en disant.' Eh quoi! [... J serons-nous assez sots
pour nous laisser tromper par les fourberies de ces imposteurs et
pour laisser dépouiller de son patrimoine le fils de notre maîtresse ?
Que vienne le plus courageux et le plus fort d'entre eux, nous nous
battrons à armes égales et nous trancherons l'affaire dans le combat.
Je me fais fort d'être victorieux et d ésormais ni sainte Foy, ni ses
odieux suppôts n'auront l'audace de venir dans notre bienfait
usurper nos droits et nos biens.
Finalement, agressant les moines avec ses soldats il est foudroyé
grâce à l'intervention de ste Foy et le mulet lui-même, qui servait de
monture à cet impie gît terrassé .. sa lance est brisée en éclats 231 .
Nous retrouverons ces mêmes exactions seigneuriales,
résistances et réactions paysannes en 1038 en Berry. A la fin du
siècle, ce sont les «encapuchonnés» du Puy232.
Rustres, vilains, cul verts, créatures dénuées de sens et de
raison selon Abélard, race accablée [qui] ne possède rien sans peine
selon Adalbéron de Laon pour qui encore aux larmes et à la plainte
229. R. Fossier, Le Moyen Âge ... , op. cit., t.II, p. 34.
230. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales ... , op. cit.,
p. 46.
R. Fossier, Le Moyen Âge ... , op. cit., p. 37.
231. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales ... , op. cU., p. 93.
Liber miraculorum sanctae Fides ... , op. cit. , 1 § 12, p. 4245.
232. J. -P. Poly, E. bournnzcl, La mutation féodale ... , op. cit. , p. 218-219,233.
�112
BRUNO PHALIP
des serfs, il n'y a pas de limites. Les paysans n'ont plus alors qu'à
cuire leur corps près du chaudron graisseux, souillés qu'ils sont par
la crasse du monde 233 .
Tels sont les tourments qui accablent, et les appellations dont
on affuble les paysans, les humbles. Situation transitoire, malheurs
limités au seul temps de la mutation, de la «révolution» féodale?
Nous pourrions le croire à en juger par le .niveau des violences
constatées au XIe siècle . Pour les parties méridionales de
l'Auvergne, le livre des Miracles de sainte Foy de Conques
témoigne à lui seul de 26 % d'interventions de la sainte contre des
violences et des exactions entre 980 et 1020 . Entre 1030 et 1076, cett e
proportion s'élève à 36 % et ce sont les paysans qui en sont les
premières victimes 234 .
Pillages des terres du monastère de Sauxillanges en 951,
guerres privées des nobles auvergnats en 958, mise en place violente
de la châtellenie au cours du XIe siècle, l'essentiel sera réglé par les
«paix» et «trêves de Dieu», puis conclu en 1095 à Clermont par la
croisade.
Le miroir accepté sous cette forme se révèle singulièrement
déformant. Le XIIe siècle, dans les montagnes auvergnates et
limousines voit nettement les limites de telles réglementations et
dérivatifs proposés. Autour de Mauriac, le récit du moine Clarius ,
entre 1105 et 1111, nous dépeint une société où les religieux sont
retenus prisonniers, les coutumes exigées et obtenues à coup s
d'incursions armées. En Brivadois, les voyageurs sont rançonn és,
des églises sont occupées et fortifiées par des soldats pour le compte de
seigneurs ou de chevaliers, à Blesle ou à Chanteuges, qui
transforment cette derni ère en un repaire de brigands et
d'assassins. Face à l'urgence, le roi intervient deux fois, en 1122 et
1126. L'évêque de Clermont manque lui-même à ses devoirs en
Haute-Auvergne à Mauriac, et récidive en 1146235 :
Lettre de Pierre le vénérable, abbé de Cluny, au pape Eugène III.
[. ..] l'un attaque l'autre sans interruption; presque tous aiguise nt
leurs glaives pour un carnage mutuel .. r...} tous travaillent au milieu
de grandes difficultés et r...] tout le diocèse de cet évêque est rempli
233 . P . Bonoassie, ~ D ' un e servi t ude à J'autre», daos R. Delort. La France de l'an
Mil. Paris, 1990, p. 129.
Poème au roi Robert d'Adalb6ron de Laon, vers 244 -245. 249.
234. J.-P . Poly, _L'Europe de l'an Mil», dans Le Moyen Age (sou s la direction de R.
Fossier), l . II. Paris, 1982, p. 38.
236. R. H . Bautier, La chronique de St·Pierre·le·Vif de Sens dite de Clarius, Paris,
1979,p. 145, 159, 165, 169.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
113
de maux infinis [ ... ] abandonnés par leur évêque, ils se protègent euxmêmes par la force armée.
Le vicomte de Polignac commet ses dévastations avant de
faire amende honorable en 1181. De même si des mauvaises
coutumes sont effectivement abandonnées entre 1124 et 1130, les
dommages peuvent être réparés pour le mal qu'ils ont fait jusqu'en
1175/1188236 •
Ces développements sont indispensables car les méfaits
touchent justement les régions circonscrites par la géographie des
cultes à ex-voto liés aux délivrances. Les séquestrations sont
fréquentes, car elles constituent l'un des moyens de pression favoris
des chevaliers. Elles impliquent la capture et la demande de
rançons pour les victimes, essentiellement paysannes.
Entre 1174 et 1183, les soldats de bandes comme celle de
Mercadier en Limousin emmenaient les prêtres mêmes, enchaînés
après leur avoir enlevé leurs biens et leurs habits et, dans les pires
souffrances, leur extorquaient une rançon 237 . Ici, un seigneur des
environs de Saintes fait tellement de prisonniers qu'il ne sait
comment les attacher, avant d'utiliser les chaînes et entraves de
Saint-Eutrope pour ensuite demander rançon. Là, le monastère de
St-Béat (pays toulousain) verse une rançon de 200 sous pour racheter
un homme et une femme capturés et menacés de pendaison par le
seigneur 238 . En Limousin, un homme du siècle [' . .J fut pris par des
méchants qui lui mirent chaînes et entraves. Parce que l'on croyait
qu'il avait beaucoup d'argent, on le mit sous bonne garde. Dans
l'immense majorité des cas, il s'agit d'hommes rançonnés ce qui
nous donne une idée de la valeur attribuée aux femmes dans ces
sociétés méridionales.
236. A. Chaix de Lavarene, Monumenta Pontificia Arvemiae decul rentibus IX. X, XI.
XII saeculis. correspondance diplomatique des papes concernant l'Auvergne depuis le
pontificat de Nicolas 1er jusqu'd celui d'Innocent III, Clermont, 1880, p. 178, note 3 et
n° CLXI. XLVllI.
G. Segret, «Les relations entre l'abbaye de Blesle et les Mercœurs", dans Revue
de la Haute·Auvergne, 1924-1927, t. 41, p. 4346.
A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1898-1906, n° 2.
A.-G. Manry, R. Seve, M. Chaulanges, L'histoire vue de l'Auvergne .. .• op. cit .•
nO 22 (enlre 1104 el 1110).
Suger, Vie de Louis VI le Gros, Paris. 1964.
Lettre de Pierre le V6n6rnble. dons historia Francorum, l. 16, p. 643-644,
traduction communiqu6e par M. Gabriel Fournier.
B. Barrière, Le cartulaire de St·Etienne d 'Obazine, Clermont, 1989, n° 507, 514 et
617.
237. M. Aubrun, Saint Etienne d'Obazinc ..., op. cit., p. 147.
238. M. Zimmermann, Les sociétl!s méridionales ... , op. cil., p. 127 (fin Xe).
M. Aubrun, Saint·Etienne d 'Obazine ... , op. cit. , p. 227.
�114
BRUNO PHALIP
Les lieux de détention sont, en règle générale, les châteaux239 .
Les prisonniers sont alors enfermés en haut des tours seigneuriales,
dans des caves ou des fosses. La vie d'Etjenne d'Obazine, la
chronique du moine Clarius témoignent en ce sens jusqu'à
l'extrême fin du XIIe siècle, soit tout de même un siècle après la
première croisade. Cela dévoile bien l'existence d'une culture
entretenue par le. groupe aristocratique. Ces pratiques y sont
habituelles, normales, condamnées certes, mais non abandonnées.
Le château reste tout comme aux premiers temps un lieu de
violence et de coercition. En Auvergne, c'est à la fin du XIIIe siècle
seulement que la basse-cour castrale va être progressivement
occupée par des «cabanes» et «loges». Il est à remarquer également
combien les paysans mettent un point d'honneur à assurer euxmêmes la construction, le guet et la défense de leurs enceintes
villageoises, tout en négligeant les services et corvées seigneuriaux
aux XIVe et XV e sièc1es240 .
De même, l'enchâtellement est très incomplet dans les
montagnes. Il n'y a que rarement correspondance entre le pôle
castraI d'une part, le pôle paroissial et le village d'autre part. L'une
et l'autre développent une sorte de méfiance réciproque justifiée. Un
seigneur vient-il à asseoir son autorité sur un terroir, il le fait en
construisant une château afin de subjuguer par la force ceux qui
négligeaient de lui rendre le service qui lui était da et afin de les
soumettre à sa domination 241 • A Brioude, il s'agit encore
d'assujettir et non de protéger ou si peu242 ; en 1365, les chanoines
possèdent un château appelé «le Palais» ou la "Comtalia» :
[ri] sert auxdits chanoines pour réfugier leurs joyaux, reliques,
papiers et autres telles choses, en temps de guerre aussi pour la
seureté de leurs personnes et s ujets, aussi pour les tenir en leurs
devoirs, subjection et respect.
Rien d'étonnant alors à ce que l'on trouve des portraits peu
valorisants concernant la noblesse, tant chez Bernard de Clairvaux
239 . P .-A. Sigal, L'homme et le miracle .... op. cit., p. 268, note 12.
P. Bonnassie, *Les description s de forteressl:S dans le livre des miracles de
sainte Foy de Conques", dans Mélanges M. de Bouard , Cknève-Paris, 1982, p. 19-26.
E. Albe, Les miracles de N .-D. de Rocamadour, Paris, 1907, chap. ID § 22, p. 307310.
240. B. Phalip, Seigneurs et bdtisseurs, le cMteau et le logis seigneurial en HauteAuvergne et Brivadois entre le XIe et le X Ve si~cle,
Clermont 1992 chapitres
consacrés aux prisons et Iiberl~
s communales. En Haute.Auvergne, l'a'bsonce de
basse-cour est remarquable anléT1eur ment au XVe siècle.
241. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales .. . , op. cit., p. 136.
242_ B. Phalip, Seigneurs ... , op. cil., p. 137 .
�ART ROMAN, CULTlJRE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
115
que dans la vie d'Etienne d'Obazine écrite entre 1166 et 1188. Les
paysans y sont décrits simples, persécutés et pauvres. Les seigneurs
et chevaliers sont voleurs, incendiaires et sans cesse menaçants. Ils
se livrent aux guerres privées pour des futilités et ravissent les terres
fertiles, tout était rempli des pillages des chevaliers en armes et de
jour en jour les maux se multipliaient.
Ce genre de vie est tellement attirant que des moines d'origine
noble retournent à la vie du siècle pour reprendre les armes. Le
rédacteur de la vie d'Etienne distingue alors deux types de nobles :
ceux qui ont l'habitude de commettre des pillages {et font} main basse
sur tout dans les environs, {et d'autres parmi lesquels un} seigneur de
nombreuses terres et {qui}, pour les conserver, avait livré beaucoup
de combat et commis beaucoup de mal. 243
Les paysans
après avoir été dépossédés de leur avoir, étaient emmenés captifs de
leurs ennemis. D'autres encore dans les chaînes et les prisons, avaient
les pieds étroitement pris dans les entraves.
Brigands et seigneurs - les sources sont souvent révélatrices
sur ce point par leurs hésitations et imprécisions -, les chevaliers
peuvent devenir des victimes. Suppliant la Vierge, l'un d'entre eux
lui demande:
de le libérer de la captivité des démons. {Elle lui répondJ, 0 homme. je
ne puis te secourir, car tu as pris. spolié et violé de nombreuses églises
{.. .J. Tu as tué de nombreuses personnes et commis beaucoup
d'autres méfaits. 244
L'empreinte laissée dans la société par les menées du groupe
aristocratique est donc profonde . Le malheur paysan est grand,
mais son espérance est vive. Chaînes et entraves sont là - à
l'extérieur et dans 'les sanctuaires miraculeux - pour l'affirmer
comme s'il s'agissait d'un négatif de la société contemporaine. Et
encore le négatif est-il trompeur, car il ne nous sera pas possible de
connaître les limites de la foi du peuple et celles de l'intervention de
ses saints protecteurs. Combien, en effet, n'ont pas été libérés grâce à
l'intercession des saints auvergnats, limousins ou rouergats ?
Maintenant, comment expliquer la place des sanctuaires du
Massif Central en considérant les millier s d'ex-voto de la
libération? Le phénomène est moins caractérisé plus au nord. Isolé
243. M. Aubrun, La vie d·Etienne .. .. op. cit . • p. 145, 159, 161, 213, 217,227.229.231.239. Ei.
pour les miracles, p. 201-248.
244. M. Aubrun, La Vie d·Etienne .... op. cit .• p. 217.
�116
BRUNO PHALIP
sur la Loire, il fait déjà figure d'exception en Bourgogne
méridionale avant de n'apparaître dans les pays septentrionaux que
tardivement dans le courant du XIIe siècle. Et cela selon un modèle
qui n'est plus populaire, mais aristocratique, et surtout sans jamais
atteindre les proportions de Conques, de St-Léonard-de-noblat,
Rocamadour, Orcival, Mauriac ou Saintes, secondés par une
multitude de petits sanctuaires.
A l'examiner, la situation de violences à l'encontre des
populations paysannes peut sembler uniforme. Simplement, la
situation des paysans libres des pays du Nord apparaît de manière
précoce plus précaire que celle des alleutiers du Midi. Ces derniers,
s'ils perdent pour l'essentiel leur liberté, résistent. Exaspérés,
comme dans le Nord, ils se révoltent et sont vaincus par les sires.
Pour les défendre, des plaids se tiennent bien encore à la fin du Xe et
au début du XIe siècle en Mâconnais, Auvergne, Septimanie et
Catalogne, mais de tels recours se font rares ou sont détournés.
Néanmoins, en zone méridionale, avec sans doute bien des
nuances et contrastes, le paysan apparaît peut-être plus libre et
moins misérable qu'au nord sans toutefois aller jusqu'à dire que ces
terres sont «heureuses», loin s'en faut 245 .
Il reste que le régime strict des banalités ne s'y impose pas.
C'est bien dans ce cadre méridional que s'inscrivent ces dévotions
particulières avec leurs ex-voto. Seulement, les sanctuaires ne se
situent ni dans le Sud-Ouest, ni en pays toulousain, Languedoc ou
Provence. Seule l'église de St-Gilles-du-Gard existe et encore les
pèlerinages y sont-ils peu spectaculaires et surtout tardifs ou
conformes au modèle aristocratique .
Force est de reconnaitre que l'essentiel de l'explication ne se
trouve pas là. L'aire culturelle méridionale est très marquée par ces
dévotions mais en certains endroits seulement. A l'exception de
Saintes, très à l'ouest, tous sont situés en zones montagnardes,
véritables refuges de mentalités.
Et c'est peut-être ce qui a amené ces populations à rester
attachées si fermement à la notion de liberté face aux lignages
aristocratiques en pleine ébullition pour conquérir et conserver des
seigneuries. Plus violent qu'ailleurs, le mouvement a pu recevoir
pour réponse une dévotion spécifique marquant l'échec relatif des
246. E. Magnou-Nortier, La sociélll lat'que et l'Eglise dans la prouillce ecclésiastique
de Narbonne de la fin du V/He à la fin du XIe siècle, Toulouse, 1974, p. 14 et suivantes.
P. Toubert, "Les féodalités méditerranéennes : un probl~me
d'histoire comparée- ,
daDs Structures féodales et féodalisme dans l'Occident méditerranéen (Xe -XIIie
sUcles) , Rome, 1980, p. 7-9.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
117
résistances paysannes.
Cet échec est également marqué par l'apparition du terme
miles dans la documentation pour qualifier un noble et non plus
seulement un homme d'armes. Le passage s'effectue en Auvergne,
Velay et Gévaudan vers 1035 avec un début de la diffusion des
concessions féodales vers 1020246 •
C'est précisément à ce moment que se répandent les cultes de
saints tels que Léonard ou sainte Foy à partir de leurs «vies»
rédigées par les clercs. Il est à remarquer, tout comme pour l'emploi
du terme miles, que cette expansion des dévotions confirmée par les
relations de clercs ne peut être que légèrement antérieure.
Phénomène méridional, il s'ancre dans les montagnes
certainement plus touchées par les violences féodales mais aussi
plus réceptives à des libertés déchues dont on conserve le souvenir.
Cela se vérifiera par les différents mouvements d'extension de la
Paix de Dieu circonscrits justement à nos régions et à leurs marges
pour les plus importants. Tout cela trouvera confirmation dans une
sculpture qui sous bien des aspects n'existe pas ailleurs.
Mais, avant elle, il nous reste à examiner les rapports de
l'Eglise avec les fauteurs de trouble ce qui aura des conséquences
sur le décor sculpté .
.2. Militia, malicia
violences.
théorie des ordines et dénonciation des
L'ordre seigneurial pose un problème au monde des
ecclésiastiques. Pour le reconnaître, il s'agit de le justifier et ainsi
de le rendre honorable. Certes, ses éléments les plus haut placés sont
issus de l'aristocratie, mais cela ne peut suffire à faire admettre les
attaques, spoli ations et mauvaises coutumes chevaleresques.
D'ailleurs, jusqu'à . l'extrême fin du Xe siècle, les premières
assemblées de paix ne mentionnent pas le miles.
Sont opposés les maîtres aux sujets ou encore les nobles aux
pauperes, et c'est peu à peu que le terme caballarius encore
infamant, puisque trop proche du monde des ruraux, va être
remplacé par celui de miles. Désormais, le sens sera valorisé grâce
aux efforts de l'Eglise à partir des assemblées de 1031 à Bourges et à
Limoges, ou encore en 1040 au concile de paix de St-Gilles 247 •
Encore faut-il nuancer le tableau car le chevalier rejoint la
246. C. Lnurnnson-Rosaz, L·Auvergne ... , op. cil., p. 374-387.
247. J.-P. Poly, E. Bournazel, La mulatio11 (dodale .. ., op. cil., p. 182.
�118
BRUNO PHALI?
noblesse différemment selon les reglOns. De plus, en bordure de
l'Île-de-France et en Champagne, à Chartres et Reims, il existe un
premier foyer de réflexion autour de ces évêchés. Il en existe un
second, plus méridional, entre Lyon et Narbonne autour de moines,
de l'abbé de Cluny et de membres de l'aristocratie.
Ensuite seulement, la confusion s'opère entre chevaliers et
seigneurs pour les rejeter tous deux du côté du mal à cause de leurs
armes. Paradoxalement, en dénonçant les agissements des combattants, les clercs permettent à la chevalerie d'accéder à un niveau
social moins négatif et recherché.
Pourtant, selon Gérard de Cambrai, ce ne sont encore que des
ravisseurs sans prouesse 248 et en les situant dans l'ordre social, il
les désigne comme fauteurs de troubles. Autour de 1025 en France du
nord, le sens du terme chevalier est clairement péjoratif et justifie le
rapprochement militia / malicia si important pour comprendre
certains aspects de la sculpture romane auvergnate.
De fait, les premières assemblées de paix sont tournées contre
eux et tentent de contraindre moralement la couche chevaleresque de
l'aristocratie lai·que. En revanche, les conciles de paix en
réglementant, régularisent et finissent par justifier le rôle de la
chevalerie. Leur devoir, par glissement de ce rôle, depuis celui
dévolu aux princes et au roi, va être de protéger les prêtres et les
paysans. Mais la définition en restera au niveau théorique, fruit
d'une réflexion de clercs à partir d'éléments de la culture profane
chevaleresque 249 .
Néanmoins, la condamnation des agissements seigneuriaux
sera toujours présente. Etienne d'Obazine construisant l'église du
monastère en est empêché par des chevaliers qui craignent son
utilisation par d'autres seigneurs ennemis de la région. Etienne
proteste et riposte en disant:
Est-ce parce que le diable n'a pu trouver personne d'autre qu'il
t 'envoie pour nous nuire ? Cet édifice n 'est pas construit pour le
diable, mais pour Dieu{.. .]. 250
L'association chevalier et diable présentera toujours une telle
évidence que les sculpteurs, sans forcément utiliser le biais des
psychomachies, trouveront logique d'opérer le lien entre les deux. Il
248. G. Duby. Les trois ordres ...• op. cil., p. 59, 193.
249. J.-P. Poly. E. Bournazel. La mutation féodale ... . op. cit .• p. 226.
J . Paul. l·Eglise .. .• op. cil .• p. 553. 559. Don s la vic de Géraud. Odon de Cluny
explique que BOn h6ros armé a en fait un cœur de moine.
250. M_ Aubrun, Vie d·Etienne ...• op. cil .• p . 83-85 .
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCI ÉTÉ EN AUVERGNE
119
faut dire que Clermont et Limoges comptent parmi les grands
centres de désordres en 1095 lorsque la première croisade y est prêchée. Le pape s'adresse aux milites en dénonçant justement parmi
les brigands, les mercenaires et les guerres privées seigneuriales.
C'est une tradition pastorale très présente malgré le mépris du ·
clerc pour l'illettré. Mais, à la fin du XIIe siècle, bien après la phase
d'installation de la châtellenie, le mal n'est pas éteint. A
Montpellier, des chevaliers envahissent la classe de théologie
d'Alain de Lille et lui demandent de s'expliquer :
Vous demandez quel est le plus haut degré de courtoisie? C'est la
libéralité dans le don et la bienfaisance. Mai s pouvez-vous me dire
quel est le plus bas degré de vilenie - summa rusticitas - ? Et bien,
c'est de continuellement voler et saccager, et les plus vils de tous sont
ceux qui enlèvent au pauvre ce qu'il a.251
De plus, malgré les violences, l'explication des clercs n'est
pas exempte de mépris. N'oublions pas que bon nombre d'entre eux
sont aussi des aristocrates et qu'ils le manifestent et l'affirment .
jusque dans la mort malgré leur condition ecclésiastique252 .
Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai s'opposent à l'idée
égalitaire en germe dans la chanson «de nos premiers parents».
Aussi, dès l'origine, le genre humain était divisé en trois affirmentils vers 1020. Grégoire le Grand lui-même dans les Moralia in Job
qui seront reprises par Gérard de Cambrai, explique:
Bien que la nature engendre les hommes tous égaux, la faute
subordonne les uns aux autres selon l 'ordre variable des mérites.
Aussi, l'évêque Gérard, un aristocrate, enchaînera par
cette diversité qui procède du vice est établie par le jugement
divin. 253
A leur suite, Abélard conclura :
Dieu n'a pas placé l'homme au-dessus de l'homme, mais seulement
au-dessus des créatures dénuées de sens et de raison.
Raoul Glaber ou Geoffroi de Vigeois ne diront pas autre chose
et, pour logique finale, on en déduira bi en vite que celui qui résiste à
l'ordre établi par Dieu se révolte contre Dieu, redoutable menace.
251. Y. Lnbande-Mailfert, ~ PauvreLé
et paix dans l'iconogra ph ie romane , XI e-XII e
si llcles., dan s Etudes d'iconographie romane et d'hi stoire de l'a rt, Poitiers, 1982,
p. 139-163.
252 . E . Guerry, Les monuments funéra ires du XIe siècle au XVe siècle dan s le Puy de-Dôme , Mém. Maîtrise, Clermont II, 1994.
253. G. Duby, Les trois ordres .. ., op. cU. , p. 15-26, 52.
�BRUNO PHALIP
120
La contestation de cette organisation existe donc et André de
Fleury le souligne en proclamant que le peuple a tort de participer à
l'action militaire. Dieu n'a pas placé l'épée dans la main des
pauvres 254•
En revanche, d'autres clercs, des prélats défendent les
paysans contre les exactions seigneuriales. Peu nombreux face à
ceux qui les justifient ou feignent de ne pas les voir, ce sont Gombaud
de Bordeaux, Gui du Puy, Béranger d'Elne, Oliba de Vic, Jordan de
Limoges, Aimon de Bourges en y ajoutant Odilon de Cluny 255.
Remarquons déjà que ces évêques défenseurs du pauvre et de
l'humble sont tous situés dans les régions au sud de la Loire. Ensuite
le Massif central est particulièrement bien représenté par les
évêchés du Velay, du Limousin, l'archevêché de Bourges, ce qui
comprend l'Auvergne en complétant les marges nord-est par la
Bourgogne du sud. Cela coïncide encore avec l'aire culturelle
méridionale et les évêchés concernés précisent encore la géographie
constatée pour les sanctuaires à ex-voto de la libération.
Seulement, face à ces débats de clercs à propos des violences
chevaleresques, les âmes simples sont troublées et nos régions sont
touchées par cet examen de conscience particulier.
c. Travailler en paix.
1. Irréligion et hérésie.
Les populations rurales ne restent pas sans réponse face au
mépris affiché des clercs, aux violences seigneuriales et à l'ordre
«proposé» aux menaces à peine voilées.
Certains paysans se comparant aux seigneurs s'affirment
«hommes comme ils sonD> ; aussi un évêque tel qu'Adalbéron craint
le monde à l'envers proposé par Odilon de Cluny et d'autres. A cause
de leurs critiques et propositions, les évêques bientôt:
tout nus, n'auraient qu'à suivre sans fin la charrue, en chantant,
l'aiguillon à la main, le chant de nos premiers parents. 256
264. J .-P . Poly, E. Bournm~el,
La mutatum ... , op. cit., p. 216, 222.
G. Duby, Les trois ordres .... op. cit., p. 234.
266. P. BODoosie, D'une servitude d l'autre. op. cit., p. 125-141.
266. Poème de Wace du XIIe siècle à propos de révoltes paysannes plus onciennes de 1 a
fin du Xe siècle en Normandie.
P. Bonnassie, D'une servitude .... op. cil.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
121
De tels faits sont tout d'abord individuel s mais tendent à se
structurer en groupes et finissent par faire peur aux clercs comme
aux chevaliers. Les contestations s'étendent à la fin du XIe siècle et
se développent au début du XIIe siècle. Saint Bernard doit se rendre
en Aquitaine pour lutter contre ce qui apparaît bien vite, non
seulement comme une autre interprétation de l'ordre, mais
également comme une hérésie. L'inculture du clergé des pays
toulousains est soulignée, tout comme au début du XIIe siècle Abélard
se plaint de l'ignorance et de la grossièreté des moines bretons257 .
La religion n'est en effet plus seulement affaire de rite et de
respect de la liturgie, mais bien un enseignement sous la forme
d'une doctrine complexe peu accessible, discutée et donc sujette à
interprétation. Et puis, les subversions connues autour de Toulouse
et de Périgueux ne sont pas si éloignées que cela d'Aurillac ou de
Limoges. L'inquiétude doit être vive quand on y décrit pour ces
régions en marge de l'Auvergne et du Limousin des églises sans
fidèles, des fidèles sans prêtres, et finalement des chrétiens sans le
Christ en 1145.
L'iconographie des églises romanes ne traduit-elle pas
également ces craintes et difficultés jusque dans les régions restées
apparemment étrangères à ces tumultes de conscience?
Bien entendu, il convient de citer Leutard en Champagne qui
brise la croix de l'église, refuse de payer la dîme, incite les
villageois à faire de même puisqu'i l s'agit d'un prélèvement
«superflu et infondé». Son prêche est écouté avec attention et trouble
ou convainc une part non modique du peuple 258 . Il va même jusqu'à
déclarer que certains passages de la Bible ne méritent aucune
créance. Tout illettrés qu'ils sont les ruraux r éfléchissent donc et
discutent ce qui est enseigné. Mais, sans doute conscient d'une si
grande témérité dans une société malgré tout acqui se à l'obéissance,
Leutard n'a d'issue que dans le désespoir et se jette dans un puits.
Mais, tous ne concluent pas à l'échec de leur pensée et
affrontent l'entourage . Le s Vaudois, appel é s «humiliés»,
s'organisent et soutienn ent tout ce que la société peut compter de
marginaux poursuivi s, pri sonniers échappés ou chômeurs. En ce
milieu du XIIe siècle, les chan ts égali taires tiennent ch ez eux une
grande place 259 .
267. J. Le Goff, Histoire de la France religieuse ... , op. cil .• l . l, p. 360.
J . Paul, L 'Eglise et la cu lture ... , op. cil., p. 705.
268. M . Aubrun, La paroisse en France .... op. cit., p. 94.
J. Le Goff, Histoire de la France religieuse .... op. cit., p. 279.
259. R. Fossicr, Histoire liociale .... op. cit. , p. 149.
�122
BRUNO PHALIP
Plus isolés, des gens du peuple n'hésitent pas à braver
ouvertement l'idée commune. Lambert, habitant de Millau, injurie
la statue de sainte Foy au début du XIe siècle (vers 1030) et souhaite
publiquement la chute de la majesté 26o . Un autre en Bazadais raille
les paysans qui s'inclinent devant la statue de la sainte et se dit:
surpris de votre stupidité. Tous les jours, vous adressez vos prières à
cette baraque [cabane de planches protégeant la statue] pensant de là
obtenir votre salut. Moi, je la regarde, l'esprit tranquille comme une
niche de chiens.
Ces hommes sont évidemment punis de leur témérité et
considérés dans leur obstination à mettre en doute comme:
homme illettré et absolument dépourvu de toute espèce de science
[ .. .] ; obstiné dans son dénigrement impudent.
Ou encore lorsqu'il s'agit d'un prêtre, le rapporteur Bernard
d'Angers juge que le clerc s'estimait plus savant que les autres.
S'il y a bien des clercs, nombreux sont les laïcs menacés de
châtiment pour leurs actes hérétiques. Ceux-ci ne suffisent pas aussi
tente-t-on de réfuter longuement les argumentations développées. A
la fin du XIIe siècle encore, ente 1182 et 1183, c'est un charpentier du
Puy qui voit la Vierge et organise une confrérie d'«encapuchonnés»
soutenue par l'évêque. Il s'agit d'abord de lutter contre les bandes de
routiers et la soldatesque tout en liant ces combats à des pèlerinages.
Très vite, le mouvement prend des allures anti-seigneuriales et sera
réprimé par l'évêque d'Auxe!re car la subversion, du Velay, s'est
déplacée en Bourgogne et en Ile-de-France.
Vaincus, les révoltés n'en laissent pas moins des traces dans
les mémoires paysannes ou citadines. Et il faut sans cesse relancer
la lutte contre l'hérésie qui renaît dans ce milieu si fertile en
misères et en incompréhensions 261 . La recherche de la paix est
sûrement aussi aiguë chez les paysans que chez les clercs et cela
nécessite en effet de durs débats face à la classe chevaleresque.
260. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales ... , op. cit., p. 435 eL noLe 1,439,444,
446.
261. Etienne de Bourbon, inquisiLeur au milieu du XIIIe sibcle, signale le cas d'un
paysan incrédule qui interrompL le pr6dicalcur dans un sermon eL douLe de l'existence
de l'Enfer.
G. BruneI, E. Lalou, sources d'histoire ... , op. cit., p. 581.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
123
2. De trêves en Paix de Dieu.
Si, parmi les protecteurs des paysans, nous trouvons
logiquement l'Eglise, cela ne se fait pas sans ambiguïté. Dès la
montée des violences, à la fin du Xe siècle, elle essaye d'endiguer
l'agressivité chevaleresque et lui propose certaines limites.
Reprenant les termes de la législation carolingienne - édits et
capitulaires - l'Eglise s'inscrit dans la tradition en organisant les
premiers conciles de paix, sans doute sur initiative des populations
concernées au premier chef262.
On sait que les interprétations récentes divergent à ce sujet, et
nous nous bornerons à dire que les assemblées de paix tentent de
ramener les conséquences des exactions à un niveau «acceptable».
Réglementation jugée indispensable par l'Eglise, elle officialise en
fait le pouvoir de quelques-uns obtenu par l'incendie, le pillage et le
rapt.
Nous nous en rendons compte à la lecture de quelques-unes des
décisions prises lors de ces conciles. Décisions courageuses pour
certaines, mais qui avaient toutes les chances de ne pas être
respectées.
Dans un premier temps, les dénonciations opposent les milites
ou nobiles aux pauperes ou rustici. En 1031, à Limoges, l'évêque
Jordan dénonce:
{les} puissances séculières qui violent les sanctuaires, qui affligent les
pauvres qui lui sont confiés et .Les ministres de l'Eglise. 263
La protection des pauvres revient, lancinante, et fixe bien les
limites de l'efficacité de ces textes. Déjà en 989 à Charroux, trois
catégories de violences sont dénoncées: ceux qui violent les églises,
qui frappent un clerc sans armes, qui dépouillent un paysan ou un
pauvre. Les fauteurs de troubles sont clairement désignés puisque
leurs armes et leurs chevaax les situent socialement. Dans un
262. G. Duby, «Les laïcs et la paix de Dicu », dans hommes et structures du Moyen Âge,
Paris, 1973-1984, p. 227-240.
P. Bonnassie, D'une servitude ... , op. cit., p. 125-141.
C. Lauranson-Rosaz, ~Les
mauvaiscs coutumcs d'Auvergne (fin Xc-Xie
siècle)., dans Annales du Midi, t. 102, nO 192, 1990, p. 557-586 ; -La paix populaire
dans les montagnes d'Auvergne au Xe siècle», dans Mai sons de Dieu et hommes
d'Eglise, florilège en l 'honneur de Pierre-Roger Cau ssin, St-Etienne, 1992, p. 289 333.
J.-P. Poly, E. Bournazel, La mutation ... , op. cil., p. 192-194,484-485.
Actes du colloques CNRS, Hugues Capet et la France de l'an Mil, Juin 1987,
interventions de Pierre Bonnassie, Karl -Ferdinand Werner et Hans-Werncr Goetz .
263. G. Duby, Les lafcs et la paix .. ., op. cil., p. 230.
�124
BRUNO PHALIP
second temps, les assemblées légifèrent et réglementent. Face aux
violences, on interdit d'assaillir, de dépouiller, de frapper ou de
blesser. les espaces religieux sont désignés comme des lieux de
protection 264 .
Jordan de Limoges excommunie :
les chevaliers de ce diocèse de Limoges qui ne veulent pas ou n'ont
pas voulu jurer paix et justice à leur évêque comme il le leur avait
commandé. Maudits soient-ils et ceux qui les aident dans le mal ; que
maudits soient leurs chevaux et leurs armes. 265
En 1054, le concile de Narbonne proclame:
que nul ne prenne l'avoir d'un paysan ( .. .] sinon son corps pour un
forfait qu'il aurait commis lui-même.
D'une part, tous ne jurent pas la Paix, et d'autre part, la justice
seigneuriale est officialisée . Une soixantaine d'années
auparavant, en 993 ou 994, les canons du concile de St-Paulien
dénoncent eux aussi les violences depuis le vol de bétail, jusqu'à
l'attaque d'églises. Le sixième paragraphe stipule alors:
Que personne ne s'empare d 'un paysan ou d'une paysanne pour
rachat judiciaire, si ce n'est pour son forfait, s'il ne s'agit d'un paysan
qui laboure ou travaille la terre d'autrui objet d'un litige, ou si ce n'est
sa propre terre ou son propre bénéfice. 266
Ces textes, nous les retrouvons partout, au sud et à l'ouest,
rédigés de manière similaire comme au concile de Toulouges vers
1041 :
personne ne peut tuer, blesser, mutiler, capturer un homme sans
armes, ecclésiastique ou paysan, ni le contraindre, sauf si la justice
l'exige. Personne ne peut incendier les maisons paysannes, s'emparer
des vêtements, des instruments aratoires des paysans, détruire les
olivettes et saccager la récolte. 267
On admire la précision de ces textes qui en disent long sur les
mœurs seigneuriales ou chevaleresques, dont la «justice» est
officialisée et les agissements réglementés.
La correspondance est frappante avec le serment des
obédienciers de Brioude (fin Xe-début XI e siècle) qui met en pratique
certaines règles déjà fixées un peu antérieurement:
264.
265.
266.
267 .
P . Bonnnssie. La Catalogne au tournant de l'an Mil . Paris. 1990. p_ 265. 34l.
J. Paul. L'Eglise et la culture .... op. cit .• p. 572.
M. Zimmermann. Les sociétés méridionales .... op. cit .• p. 49.
E . Magnou -Nortier. La société Lal·q ue .... op. cit., p. 305.
�ART ROMAN. CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
125
Je ne commettrai aucun pillage ni chez lui; ni chez ses paysans, je ne
prélèverai pas de rançon sur eux, n'incendierai pas leurs maisons
[ ... J, je ne rançonnerai aucun vilain, sinon ceux qui pilleraient ou
endommageraient le patrimoine de St-Julien 268 .
Entre 1004 et 1013, les reliquaires et majestés de plusieurs
saints sont réunis dans un pré près de Rodez (St-Félix). La présence
des reliques et statues des saints Mary, Amans, Sernin, Saintes
Mary et Foy, est jugée nécessaire ici pour le rétablissement de
l'ordre public et de la paix269 . De même à Coler, à l'extrême fin du Xe
siècle, près d'Aurillac, une assemblée de Paix réunit les paysans en
grand nombre autour de la statue «gigantesque de saint Vivien»27o.
Cela ne se fait pas sans difficulté puisque les hommes d'un
chevalier menacent les paysans, les dispersent, les injurient, les
frappent et les blessent. On voit dans quelles conditions se réalise la
mentalité commune et combien les milites sont des protecteurs de la
veuve et de l'orphelin.
Cette recherche de la paix par les paysans et les violentes
réactions seigneuriales supposent aussi une mise en défense
collective. Les tentatives épiscopales sont soutenues comme vers 1020
en Angoumois où l'évêque fait cerner les seigneurs non signataires
de la paix par des milices paysannes 271 . Enfin, en Berry, d'autres
milices de paix composées de paysans sont constituées à l'initiative
de l'archevêque de Bourges, Aimon 272 .
Seulement, ce mouvement semble dévoyé par l'archevêque à
des fins autres que celles de la paix pour tous. Dans un premier
temps, avec les autres évêques concernés - c'est-à-dire y compris
l'Auvergne et l'essentiel du Massif central -, les «perfides» sont
chassés après avoir rasé au préalable leurs châteaux ce qui les
définit sans contestation possible.
Les paysans en _armes forment bien l'essentiel de ces milices:
La crainte et la terreur qu'ils inspiraient frappaient le cœur des
infidèles à tel point que la multitude du peuple sans armes les
effrayait comme si c'était une troupe d'hommes d 'armes [ ... J. Ils
268. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales ...• op. cit., p. 52.
E. Magnou -Nortier, «Les mauvaises coutumes en Auvergne, Bourgogn e
méridionale, Languedoc et Provence au XIe sièc le: un moyen d'analyse socia le»,
dans Stru ctures féodal es et féodalisme dans l 'Occ ident méditerranéen (Xe-XIII e),
Rome, 1978, Paris, 1980. p. 135-172 .
269 . M. Zimmermann, Les sociétés méridionales ... , op. cit .. p. 118.
270. M. Zimmermann, ibid., p. 14 l.
271. R. Fossicr, Histoire sociale... • op. ci l., p. 138.
272. R. Fossier, Histoire sociale... , op. cit., p. 138-139.
G. BruneI, E. Lalou, Sources d'histoire ... , op. cit., p. 134 ct su iv.
�126
BRUNO PHALIP
étaient mis en fuite par des humbles, des paysans, abandonnant leurs
forteresses comme s'il s'agissait des cohortes des plus puissants
rois [.. .J.
Par la suite, à cause de la cupidité de l'archevêque, emporté par
sa passion, un village est assiégé et ses habitants - au nombre de
1400 et davantage aux dires du chroniqueur André de Fleury - sont
massacrés.
Comment espérer mieux ternir les objectifs de cette paix. Le
seigneur de Déols et ses chevaliers cernent alors les milices et les
massacrent. La duplicité de l'archevêque ne pouvait alors être plus
éclatante puisque ces deux massacres ne l'émurent guère.
En dépit de ces drames, toutes ces manifestations sont groupées
essentiellement entre 1025 et 1070. Dans les pays septentrionaux
également, les paysans lapident un seigneur pillard en Cambrésis,
tuent le comte de Boulogne en pays d'Ardres ou incendient des
manoirs en pays de Bray273.
Néanmoins, à la suite d'échecs successifs, écrasé, évincé, le
mouvement semble faiblir au début du XIIe siècle mais subsiste sous
la forme d'un courant pacifiste sans cesse alimenté par des
contestations religieuses. Enfin, ces réglementations, issues de
mouvements aux fortunes diverses, ne peuvent empêcher les
paysans de «déguerpir» pour échapper au seigneur, et parfois se
réfugier auprès d'abbayes 274 .
Cette immense entreprise, commencée en 987 au Puy, continue
à Charroux (Poitou) en 989. Le mouvement des Paix de Dieu se
poursuit à Narbonne en 994 et de nouveau au Puy et à Limoges aux
mêmes dates. En l'an Mil, une assemblée de Paix est réunie à
Poitiers, puis durant un quart de siècle, jusqu'en 1027, les
assemblées se tiennent en dehors de nos région s. Par contre, en
1027/1028, des assemblées se tiennent de nouveau à Charroux et
Limoges. En 1029/1031, c'est Poitiers, puis Bourges en 1031, Limoges
de nouveau la même année, puis également en 1033.
Certaines mauvai ses coutumes sont donc abandonnées dans
les années qui suivent jusqu'en 1050/1060 et cela se poursuivra à la
faveur des développements de la Réform e Grégorienne. En
revanche, l'ensemble des nouveaux u sages est désormais présent
partout. De même, le s mention s de mauvai s u sages sont toujours
nombreuses en Auvergne jusqu'au début du XIIe siècle, avec une
273. R. Fossier, Hi stoire sociale ...• op. cit., p. 138-139.
274. C. Lauranson-Rosaz, -Les mauvaises coutumes ...• art. cit.
M. Aubrun, Vie d 'Etienne .... op. cit.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
127
dernière mention isolée au tout début du XIIIe siècle 275 .
Dans un premier temps, en reprenant successivement sur des
cartes la liaison entre le lieu d'assemblée et l'origine des évêques
participants, les coïncidences avec nos premières observations,
concernant les sanctuaires de montagne, sont frappantes. Entre
l'an Mil et 1033, Limoges est le siège de quatre assemblées de Paix et
sera concerné en tout par sept assemblées. Clermont n'accueille pas
de Paix, bien que son évêque se rende à quatre d'entre elles. Saintes
est dans le même cas. Rodez voit son évêque se rendre à deux Paix
seulement, ce qui est plus surprenant.
En définitive, les évêchés les plus touchés sont ceux de
Limoges (7), et de Poitiers (7), ceux d'Angoulême (6) et de Périgueux
(5), ceux de Saintes (4 ou 5) et Clermont (4), Bordeaux (4) et Le Puy
(4), puis ceux de Cahors (3), Albi (3), Rodez (2) ou Auxerre (2).
En parallèle, notre cartographie des sanctuaires dédiés aux
saints libérateurs donne le Limousin comme épicentre, épaulé par la
partie occidentale de l'Auvergne et le Rouergue avant de trouver la
Saintonge et la Bourgogne. La correspondance est évidente avec les
assemblées de Paix tenues pour le Limousin. Curieusement le Poitou
n'apparaît pas sur notre carte des sanctuaires liés à la délivrance,
alors que ses évêques sont très actifs pour ce qui concerne les
assemblées de Paix. Clermont n'organise pas, mais participe. Ses
parties occidentales sont partout en contact avec le Limousin et ses
sept assemblées de Paix. Le Quercy voit le nord de son évêché très
touché par les miracles (Rocamadour). Il l'est faiblement par les
assemblées de Paix avec trois participations. Remarquons aussi le
fait qu'à Bourges et Limoges en 1031, l'évêque de Rodez ne se déplace
pas. Pourtant, tous les évêchés alentours sont touchés (Cahors, Albi,
Mende, Clermont) ce qui semble impliquer d'une manière ou d'une
autre le Rouergue, malgré une possible «résistance» de son évêque.
Nous dirions ' enfin que le fait méridional est largement
confirmé avec Limoges et Poitiers pour centres. Par ailleurs, si
Clermont reste timidement engagé dans les Paix, cela tient peut-être
à ses évêques moins préoccupés du sort de leurs ouailles qu'un
Jordan de Limoges276 .
Par ailleurs, dans un second temps, l'examen ne peut
275. L. Drouot, Recueil des actes des premiers seigneurs d'Olliergues et de Meymont,
(1064 ·1330). Essai de reconstitution d'une partie du Trésor des Chartes d 'Olliergues,
Clermont, Publications de l'Institut d'Etudes du Massif Central, Fascicule XVIII,
1979, p. 28.
276. Etude réalisée en partie grâce aux cartes de H.·W. CrlJetz qui a étudié la Paix de
Dieu en France dans le cadre du colloque Hugues Capel, 987· 1987, Paris, 1987.
�128
BRUNO PHALIP
seulement se situer au niveau géographique. La Paix de Dieu est un
mouvement rythmé par deux grandes périodes d'extension.
La première concerne la Bourgogne et les régions de Langres,
de Besançon, Châlon, Mâcon, Lyon et Vienne vers 1020/1025. La
seconde se développe en Auvergne, Velay, Rouergue, Quercy, pays
toulousains, Périgord, Poitou, Aunis, Saintonge, Marche,
Bourbonnais et Berry autour de 1030. Néanmoins, dans leur
ensemble, les évêques du nord sont contre la Paix.
Deuxième constat, malgré quelques rares conciles de Paix en
Provence (1023) ou en Catalogne (102211027), la Gascogne, les abords
de Toulouse, les Pyrénées, le Languedoc et la Provence ne sont pas
véritablement touchés par le phénomène. Celui-ci touche, dans sa
deuxième vague d'extension des années 1030, le Massif central et
ses marges toulousaines, périgourdines ou limousines. On doit y
ajouter les pays d'ouest entre Garonne et Loire, plus le Berry.
Cette dernière carte de l'extension du mouvement de la Paix de
Dieu recouvre de très près celle des centres importants où l'on trouve
des sanctuaires à ex-voto de la libération : Saintes, St-Benoît-surLoire à l'extrémité nord, Vézelay sur les marges est, plus tous les
sanctuaires du Limousin, d'Auvergne, du Rouergue et du Quercy.
Cela coïncide avec la rédaction de vies de saints et de recueils de
miracles comme pour Léonard ou Foy précisément dans ces années
1020/1030 en parfaite correspondance avec l'extension de la Paix de
Dieu. De même, lors des conciles tenus dans ces régions
méridionales, les articles détaillent le quotidien du paysan :
violences de toutes sortes et surtout emprisonnements pour rançons
et amendes.
Voilà qui explique totalement la concentration de sanctuaires
dans ces régions dont une bonne partie est montagnarde avec ce
Massif central dont les populations ont pu conserver plus qu'ailleurs
certains souvenirs. Souvenirs d'un passé encore proche, jugé plus
libre, basé notamment sur des terres alleutières gérées
collectivement. Basé sur une justice où l'on a recours aux plaids et
qui peut être secondée par la mémoire de groupes d'hommes «justes»
issus de la communauté paysanne et garants de leurs droits
particuliers ou collectifs comme en Catalogne. Basé peut-être tout
simplement sur le souvenir d'une période où l'on a pu travailler en
paix sans l'ombre d'une tour seigneuriale pour vous tenir dans
l'obéissance.
Exactions seigneuriales, mépris de la plupart des clercs et des
puissants dans leur quasi-totalité, Paix se succédant avec une très
relative efficacité, ce bel ensemble se conjugue à une forme de piété
�PLANCHE V
Paix de Dieu et hérésie
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Carte pu bliée dans R. Fossier, Le Moyen Âge, t . n, Paris, Colin, 1990, p. 43
(reproduite avec l'aimable autorisation de l'éditeur).
�PLANCHE VI
Une mur seigneuriale transformée en clocher ou les effets de la Paix de Dieu.
Saint-Il pize (Haute·Loire). La face sud.
Saint-Ilpize (Haute-Loire). La face st.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
129
populaire qui trouve sa concrétisation dans les bogues et chaînes
offertes en ex-voto. Après les vies de saints et les récits de miracles,
où l'on en retrouve pour la première fois mention, les entraves
peuvent également tenir leur place dans la sculpture romane en
Auvergne ou Rouergue.
Ces chaînes sont en effet très présentes dans ces sociétés
montagnardes où le chevalier n'est pas considéré comme un
protecteur. Elles sont la preuve des violences qui tourmentent les
humbles, ainsi que l'expression d'une foi particulière, très simple,
mais si sincère qu'elle impressionne un lettré comme Bernard de
Clairvaux.
Campagnards pour l'essentiel, ces humbles imposent à
plusieurs sanctuaires les marques tangibles de leurs espérances en
les couvrant d'ex-voto. Ensuite seulement, les rédacteurs de vies de
saints, les clercs, tentent d'ajouter un contenu plus conforme à leur
vision des choses, à leur foi, en faisant d'un paysan incarcéré, puis
libéré des geôles seigneuriales, un exemple de libération et de lutte
contre les liens du péché. Si la pénitence n'est sans doute pas
totalement absente dans ces cas de piété essentiellement populaire,
elle n'en constitue pas l'essentiel de l'explication. Par contre, le
chevalier subit des châtiments miraculeux pour son impiété et son
orgueil. Mais qu'en est-il justement dans le domaine de l'art et
particulièrement de la sculpture pour les régions de l'Auvergne
ainsi que sur ses marges rouergates au sud?
��m. UNE NOUVELLE LECTURE.
A. Du Rouergue à l'Auvergne.
1. Conques. Des faits et des textes transcrits dans la pierre.
Sans constituer un véritable inventaire, les données
artistiques ou archéologiques corroborent nos premières
impressions. La plus ancienne représentation connue de délivrance
remonte au XIe siècle. Il s'agit d'une miniature du manuscrit de la
Vita consacrée à saint Léonard277 . Le saint libère deux prisonniers
en ouvrant leur cachot situé dans une tour. Ils possèdent encore leurs
menottes sans les chaînes et l'un d'eux tient peut-être une entrave de
bois ou cep.
En fait, mis à part ce document isolé, les statues et œuvres
peintes sont généralement tardives . Paul-Edouard Robinne s'est
attaché à une étude iconographique 278 en procédant à leur
dénombrement, pour finalement mieux connaître les
représentations, coutumes, attributs, thèmes, cycles et techniques.
Citons, pour mémoire, les statues du saint conservées à SaintLéonard-de-Noblat et St-Pierre-de-Fursac, toutes les deux des XVe et
XVIe siècles. Ajoutons des pages enluminées datant pour l'essentiel
du XV e siècle, des vitraux de la même époque et l'important triptyque
de saint Eloi à Crocq (Creuse) daté des années 1530. Ce dernier
illustre bien la vie de saint Eloi et de Théau, mais sans attacher
d'importance à leurs miracles.
Retenons surtout, pour saint Léonard, la permanence d'une
représentation avec des attributs particulièrement parlan ts : les
chaînes et des entraves. Ces instruments liés au supplice, nous les
retrouvons de manière exceptionnelle dans les pays septentrionaux
à Echternach. Thiofrid, abbé d'Echternach au tout début du XIIe
siècle (il meurt en 1110) réalise un texte intitulé les Flores epytaphii
sanctorum, soit «les fleurs éparpillées sur le tombeau des saints».
De cet ouvrage, consacré aux reliques, il subsiste deux manuscrits.
Réalisés entre 1110 et 1140/50, ils possèdent également deux pleines
277 . BN, Ms lat. 5134, f" 38. Miniature reproduite dans La légende dorée du
Limousin .. . , op. cil. , p. 156, et dans St-Léonard·de-Noblat, un culte, une uille ... , op .
cil., p. 10.
278. P.E . Robinne, La légende dorée du Limousin el dans St ·Léollard·de ·Noblat.. ., op.
cil.
�132
BRUNO PHALIP
pages enluminées nous intéressant279 . En hommage aux saints et
aux reliques, la première représente la croix du Christ entourée de
nombreux objets surmontant les tombeaux vides de la Résurrection.
La seconde se présente comme une copie presque conforme de la
première. Parmi les objets exposés, des instruments de martyre bien
reconnaissables : les clous de la Croix, la Lance sacrée, un fouet et
une couronne d'épines pour le Christ, les chaînes de saint Paul ou le
gril de saint Laurent.
Seulement, l'artiste y a ajouté une scie, une épée, un croc et des
entraves. Puis, au-dessus de ces tombeaux et des objets cités, une
poutre soutient des lampes et encensoirs qui pendent accrochés.
Outre le fait que l'on y reconnaît quelques attributs distinctifs pour
le Christ et plusieurs saints, l'iconographie choisie rappelle
également la réalité du mobilier propre à certains sanctuaires de la
libération comme c'est le cas effectivement pour Echternach.
Au-delà d'une simple illustration du texte, il faut alors voir là
une évocation d'un lieu de culte envahi par les reliquaires, les exvoto, les lampes à encens et luminaires dont on organise
l'exposition. D'une part, il nous semble symptomatique d'y trouver,
très présents aux côtés de la croix du Christ, des chaînes et entraves
de fer ou menottes lorsque l'on sait que ce monastère est connu pour
ces libérations miraculeuses de prisonniers repentants et ces ex-voto
suspendus. D'autre part, on ne peut que faire le lien avec les
représentations classiques des sanctuaires dans la sculpture
romane. Les arcades censées résumer l'architecture intérieure des
édifices portent très souvent des lampes pendues à des crochets ou
encore à des poutres comme c'est le cas à Autry-Issards (Allier),
Conques (tympan, zone réservée au Paradis et à Abraham), ou
Clermont (Le Ciel ouvert). En revanche, ces éléments de mobilier ne
sont pas les seuls représentés.
En Espagne, plusieurs œuvres se rapportent également à notre
propos, par exemple une page enluminée du chant 63 des Cantigas de
Santa Maria d'Alphonse X le Sage qui r égna de 1252 à 1284. Ce
manuscrit conte en six images l'histoire d'un chevalier combattant
les Maures sauvé par l'intervention de la Vi erge. Le chevalier en
armes avec son heaume et sa cotte de mailles, tout comme ses
279. UgeTUÙ! dorte du Limousin ... . op. cil., p. 157, 163-164.
St-Lionard-cù-Noblat. un culte .... op. cil., p. 12-14 , 17,20-22,27.
M. C. Ferrari, .. Lemmala sanctorum. Thiofrid d'Echternach et le discours sur
les reliques au Xile siècle" , dans Cahiers de civilisation Mt ditvale 1995 nO3 151 xxxvm, p. 215-225.
'
,
,
Gotha, Forschungs-und Landesbibliothek, Memb. 1 70, f" 99 recto.
Treves, Stadbibliothek, Ha 13781103, f" 88 recto.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
133
compagnons, s'agenouille et joint les mains face à une Vierge en
Majesté (dans le cadre de la Reconquête). Une seconde œuvre,
conservée au Musée d'Art de Catalogne de Barcelone, montre «la
prodigieuse libération du chevalier Galceran de Pinos». Il s'agit
d'un devant d'autel du XIVe siècle provenant du monastère de
Gualter. Le héros est accompagné par un saint qui le présente à des
jeunes filles. La prison où les Maures l'enfermaient montre une
porte ouverte avec des chaînes et des entraves brisées. Dans les deux
cas, ce sont bien des chevaliers, mais il s'agit encore une fois
d'œuvres peintes tardivement.
Plus importante pour nous, l'étude de la sculpture romane dont
quelques témoins entrent en totale coïncidence avec les textes. Il en
est ainsi de l'édifice actuel de Sainte-Foy de Conques dont la
construction de la fin du XIe siècle est achevée au début du XIIe
siècle.
En façade, le tympan, remonté et protégé par un porche au XVe
siècle, date des années 1120/1135. Entre les différents registres de
sculpture - sur lesquels nous reviendrons plus précisément - des
inscriptions latines couvrent les différents bandeaux. Il s'agit
d'extraits et de passages de l'Evangile de Matthieu, tout aussi
librement interprétés que les psaumes 280 :
Eloignez uous de moi, maudits [".J les anges paraîtront et
sépareront les méchants des justes [".J. La foi. L ·espérance. La
charité. La constance. L'humilité [".J. Les chastes, les pacifiques, les
doux, les amis de la piété sont ainsi emplis de joie et de sécurité, ne
craignant rien. Les hommes peruers seront ainsi plongés dans
l'enfer. Les méchants sont tourmentés par les châtiments [".J. Les
voleurs, les menteurs, les trompeurs, les auares, les ravisseurs sont
tous condamnés auec les scélérats. 281
Sécurité et crainte apparaissent, mais aussi tout est fait ici pour
donner en vis-à-vis - des vertus, leur contraire : l'impiété, la
désespérance, l'avarice, l'inconstance et l'orgueil. Néanmoins, il
s'agit d'une inscription latine qui nécessite traduction pour le
visiteur.
Il la trouve dans une sculpture au caractère familier, proche
des gens, les têtes bien rondes, les corps assez courts et trapus,
280. Matthieu, Euangile, XXV § 34 et 41 § 49.
L. Bousquet, Le jugement dernier au tympan de l'église Ste-Foy de Conques,
Rodez, 1948 . -L'architecture et la sculpture de 1'6glise Ste-Foy de Conques d'après les
récents travaux», dans Revue du Rouergue, n° 2,1947, p. 200-210.
G. Galllard, Rouergue roman, La Pierre-qui-Vire, Zodiaque, 1974, pA9.
Bouillet, Liber miraculorum sanctae {ides (1010/1020), Paris, 1897.
281.
�134
BRUNO PHALIP
presque réaliste. Louis Grodecki souligne alors son inspiration plus
narrative que symbolisante, plus représentative que stylisante 282 .
Sur ce tympan, à la droite du Christ Juge de l'Apocalypse, saint
Pierre est situé tout de suite après la Vierge au centre. Grâce à ses
clefs, il est très reconnaissable. Il ouvre les portes du ciel, mais nous
ne devons pas négliger son rôle de libérateur puisqu'il ouvre aussi
les portes des prisons, des portes d'ailleurs bien présentes sur ce
tympan pour l'enfer et le paradis. Juste sous le prince des apôtres, la
résurrection des morts, pour rappeler celle du Christ dont le sépulcre
revient si souvent dans nos documents.
Mais il s'agit, là encore, d'une traduction bien complexe ;
aussi le sculpteur a-t-il placé en vis-à-vis de cette résurrection,
sainte Foy prosternée devant la main de Dieu. Le lien n'est pas
fortuit, là non plus. Au-dessus d'elle, sous arcades, pendent au
moins trois paires de fers que l'on nomme des «bogues». Ces
entraves justement qui encombrent l'édifice à tel point qu'on les fait
fondre pour en récupérer le métal.
Les éléments sont désormais tous réunis et bien
compréhensibles: le Christ pour lequel on célèbre Pâques, la fête la
plus importante du culte catholique, la Résurrection ; saint Pierre
qui délivre des liens; sainte Foy qui libère des entraves.
Nous retrouvons Pierre à l'intérieur de la basilique, dans le
transept sud. Trois chapiteaux représentent des scènes de la vie du
saint, puisque cette partie du sanctuaire est consacrée à l'apôtre.
Pour la troisième pile du collatéral à l'est, saint Pierre est délivré de
Prison. Les gardiens sont armés et coiffés de casques. Ils sont
endormis devant une porte ouverte et possèdent des boucliers
allongés et pointus dans leur partie inférieure. La porte est garnie de
ferrures et de pentures. Un ange guide Pierre vers l'extérieur ; il est
libre de toutes entraves.
La scène est identique sur le tympan. Entre l'enfer et le
paradis, un ange guide une demi-douzaine d'hommes pour les
libérer des tourments de l'enfer. Une nouvelle fois, le parallèle est
fait entre le sépulcre, l'enfer et la prison. Vaincre la mort, c'est
aussi vaincre les tourments imposés par le diable et ceux subis en
prison.
Plus particulièrement, la délivrance de Pierre à Conques n'est
pas isolée. Ainsi, pour le tympan, il suffit d'examiner la partie
droite représentant l'enfer - sculpt~e
elle aussi dans le premier tiers
282. L. Grodccki, dans Z. Swicchowksy, Sculpture romane d'Auvergne, Clermont,
1973, préface, p. 9.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
135
du XIIe siècle - pour s'en rendre compte.
Tout comme dans les textes, le seigneur est condamné. Hector
de Belfort, Rainon d'Aubin, jusqu'à l'évêque de Clermont, Begon, et
ses neveux, sont précipités en enfer. Ils sont à la fois diaboliques par
leurs agissements et victimes du démon 283 . Le chevalier en haubert
de cotte de mailles est maudit, tout comme sa monture qui trébuche à
cause des démons poussant également l'homme avec leurs fourches.
Les diables qui martyrisent les damnés sont tous pourvus d'arbalète,
de hache, masse d'arme, fléau, lance et boucliers dont la partie
inférieure est pointue.
L'équipement est donc strictement contemporain et les
supplices de l'enfer ne sont pas imaginaires comme cela peut se
trouver à Moissac, Beaulieu ou Autun. Certes, les Psychomachies de
Prudence peuvent structurer l'ensemble - pour le chevalier
particulièrement comme nous le verrons - et lui donner le contenu
religieux nécessaire. Il reste que l'orgueil est bien représenté par le
tenant de la seigneurie laïque ou ecclésiastique. Des seigneurs
secondés par des chevaliers et des soldats que le sculpteur n'a pas
oublié de représenter sur les corbeilles de chapiteaux dans les
tribunes et la galerie du cloître.
Dans l'ensemble, il s'agit là de sculptures très parlantes,
intelligibles dès le premier abord grâce aux équipements
contemporains et à des scènes très réalistes d'hommes d'armes au
combat et peu avenants pour le spectateur, souvent pèlerin et victime
à la fois. Mais, tout en se servant de ces sculptures exceptionnelles
comme d'une base de travail, doit-on considérer que l'artiste est là
pour rendre intelligibles, par une sorte de traduction illustrée,
quelques miracles tirés d'une vie de saint, des extraits des
Psychomachies, d'autres provenant de l'Apocalypse, ou des
Evangiles? Le fidèle peut-il trouver des liens entre ces œuvres et
aboutir à certaines cohérences comme l'iconographe contemporain ?
Enfin, quel est le projet du clerc?
Tout cela mérite d'être examiné au moins aussi précisément
que les conditions historiques, les réalités sociales et les pratiques
religieuses . Les résultats nous permettront ensuite d'écarter
certains lieux communs pour envisager des réponses complexes et
contrastées dans un cadre plus vaste concernant plusieurs dizaines
de chapiteaux auvergnats pour l'essentiel.
283. B. Phalip, Le tympan ch Ste.Foy ch Conques ... , op. ci l., p. 265·282.
�BRUNO PHALIP
136
2. Un art dirigé ou didactique?
11 est de coutume d'utiliser le fameux passage d'une lettre du
pape Grégoire le Grand à l'évêque de Marseille Serenus284 pour
tenter de trouver une réponse à cette interrogation. Ecrite autour de
600-602, elle affirme :
Nous te louons d'auoir empêché qu'on adore les images. Nous te
blâmons de les auoir détruites. Autre chose est d'adorer une peinture.
Autre chose d'enseigner par la peinture ce qu'il faut adorer [ .. .J. Par
les images, les ignorants sauent quelle doctrine il faut sui ure, elles
font lire même ceux qui ne sauent pas lire.
Ou encore:
L'art de la peinture est utilisé dans les églises pour que ceux qui ne
sauent pas lire apprennent sur les murs ce qu'ils ne peuuent
apprendre dans les liures.
Particulièrement utilisés ces extraits sont rarement analysés.
Il s'agit d'un document écrit au moment où le culte des images
s'apparente à de l'idolâtrie dans un contexte païen encore très fort.
Ensuite, et surtout, ce' texte va être réutilisé pour lutter contre
l'iconoclasme proclamé doctrine officielle en 730 et qui cesse de
l'être en 843 dans l'empire byzantin.
C'est dans ce but que les textes de Grégoire sont recopiés au
VIlle siècle. Il s'agit d'apporter des arguments à ceux qui défendent
les œuvres pendant la querelle dep images. Désormais, s'impose peu
à peu l'idée d'une Eglise enseignante qui offre aux i11ettrés la
possibilité d'apprendre l'essentiel.
S'il n'y a pas querelle des images en Occident, il y a eu de
nombreux débats et bien après la période carolingienne. Dans
l'Eglise, les milieux artistiques et autour d'eux, on s'interroge sur le
rôle exact de l'art dans un sanctuaire. Jérôme Savonarole ne sera
que l'un d'entre eux à la fin du XVe siècle.
Le problème réside dans le fait qu'il s'agit encore d'une vision
de clercs, sachant lire, voir et interpréter, décryptant et côtoyant les
284. Une abondante bibliographie reprenant ce t.cxt.e peut être citée:
F. BoespOug, N. Lossky, Nicée 1/, 787-1987, Douze siêcles d'images religieuses,
1987, p. 13.
J. Hubert, .Le caractère ct le but du décor sculpté des égliscs d'après les clercs du
Moyen Âge», dans Arts et uie sociale de la fin du monde antique au Moyen Âge,
Cknève, 1977.
Moissac et l"Occident au XI e siêcle, Actes du colloque international de Moissac,
mai 1963, Toulouse, 1964.
H. Toubert, Un art dirigé, réforme grégorienne et iconographie, Paris, 1990.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
137
œuvres. De plus, il serait bien surprenant que lettrés et illettrés
puissent y lire la même chose. Enfin, tous les artistes ne sont pas des
lettrés et un «art populaire» a pu se développer en étant touché
différemment par ces débats.
Ensuite, que dit Grégoire? Il n'est question que de peinture et
non d'images tridimensionnelles. L'image peinte a pour lui
fonction d'instruction. En voyant celles-ci, les illettrés pourront
comprendre l'histoire sainte car la peinture est aux illettrés ce que
l'Ecriture est aux clercs seuls capables de la lire.
Il y a loin des intentions à la réalité, car déchiffrer une
peinture procède d'opérations mentales identiques à celle menant à
la lecture. Le problème n'est pas simple d'autant que les adversaires
des images en Orient - mais on peut se le demander également pour
l'Occident - sont issus des milieux impériaux soutenus par des
représentants de l'armée et des évêques. Par contre, les partisans de
l'image sont composés de quelques évêques et moines, soutenus par
des fidèles en grand nombre. La cassure est donc toujours là, mais
comment peut-il en être autrement?
Nous retrouvons des traces d'un tel débat dès le tout début du
IVe siècle (vers 300) quand Ossius, évêque de Cordoue et principal
conseiller de l'empereur pour les questions religieuses, fait
interdire les images peintes. Soulignons tout d'abord le milieu
impérial très parallèle à celui de la crise iconoclaste. Cet évêque fait
adopter au concile d'Elvire son 36e canon où il est dit:
il ne doit y avoir aucune image dans l'église de peur que ce qui est
l'objet de culte et d'adoration ne soit peint sur les murs. 285
A la suite des interventions de Grégoire le Grand, c'est en 787
au concile de Nicée II que l'on précise la position de l'Eglise. Il est
démontré que les images des saints font des miracles et
accomplissent des' guérisons, voilà ce que disent certains
patriarches orientaux 286 . Le concile le traduit de la manière
suivante, Gloire à dieu qui accomplit des miracles au moyen des
saintes images. C'est le pouvoir thaumaturge des œuvres peintes qui
est reconnu et non son caractère artistique qui est passé sous silence.
De même, grâce à ce concile on réaffirme la pensée de Grégoire en
donnant plusieurs versions de sa lettre à Serenus. Selon celle
d'Anastase le Bibliothécaire 287 :
2815. F. Bocspflug, N. Lossky, Nicée IL ., op. cit., p. 42 .
286. M. F. Auzepy, .. L'iconogrnphie : défense de l'image ou de la dévotion à
l'Image? dans F. Boespflug, N. Lossky, Nicée 11.. .• op. cit., p. 161, article p. 157-165.
IL., op. cie. ,
287. E . Lanne, -Rome et Nicée II,., dans F . Boespflug, N. Lossky, Nicée
�138
BRUNO PHALIP
{...J les figures sacrées des saints ont été dès lors représentées et
peintes en sorte que les païens, voyant peint le récit de la sainte
&riture, aient à se convertir du culte des idoles et des simulacres des
démons à la vraie lumière du christianisme et au culte de l'amour de
dieu {...J nous peignions dans les églises la représentation de l'histoire
divine pour remettre en mémoire l'œuvre du salut et pour enseigner
les ignorants [... J. Par le moyen d'une apparence visible notre esprit
sera emporté par un attrait spirituel vers la majesté invisible de la
divinité à travers la contemplation de l'image où est représentée la
chair que le fils de dieu a daigné prendre pour notre salut.
En Occident, même, cela ne va pas sans résistances. Claude
de Turin, un lettré, disciple de Félix d'Urgel, est chapelain de Louis
le Pieux, roi d'Aquitaine. Il reste en Auvergne à Ebreuil vers 813.
Tout comme pour Ossius, l'évêque de Cordoue et les iconoclastes
orientaux, il faut souligner le caractère aristocratique de ce
mouvement du refus de l'image jugée dangereuse.
Claude de Turin est nommé évêque de cette ville vers 817. Il Y
opère l'amalgame entre images et idoles en prenant pour exemple la
manière scandaleuse dont les Auvergnats vénèrent leurs statues
reliquaires 288 • En 825, il refuse de se rendre à Paris pour le synode
qui défend de détruire les images tout en empêchant de les adorer.
L'ambiguïté n'est pas acceptable pour Claude qui garde de cet épisode
le surnom d'«iconoc1aste». Pour lui:
Quitter le culte des démons pour vénérer les images des saints, ce
n'est pas quitter les idoles mais changer leurs noms, et c'est toujours
la même erreur. S'il ne faut pas adorer les ouvrages des mains de
Dieu, à plus forte raison ceux des hommes; se prosterner devant les
images c'est courber un corps que Dieu a fait droit {... J. Si le culte des
saints est légitime, il l'était bien plus de leur vivant, quand ils étaient à
l'image de Dieu, et non pas lorsqu'ils ressemblent à des animaux, ou
plutôt à des pierres, ou à du bois, sans vie, sensibilité ni raison.
Tu ne feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque
des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre,
et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras
point devant elles, et tu ne les serviras point (Exode 20).
La force de ce commandement est bien soulignée par l'évêque
de Turin soutenu au palais de Louis le Pieux . Il ne faut pas moins
que les efforts conjugués de Jonas d'Orléans et de Dungal le Reclus
pour réfuter ces pensées iconoc1astes 289 .
p. 219-188 ct particulièrement p. 221-222.
288. C. Laurll1lson-Rosaz. L'Auvergne ... , op. cit., p. 276.
289. A. Boureau, .Les théologiens carolingions devant le8 imagos religieu8e8. La
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉ'I'É EN AUVERGNE
139
Celle de Dungal - dont le surnom de «reclus» n'est pas anodin
car t r ès lié au mouvement érémitique proche du peuple - date de 827
et celle de Jonas est contemporaine. L'un et l'autre reprennent
Grégoire en en adaptant la formulation. Il s'agit:
d'enseigner [Dungal} par la narration peinte ce qu'il faut adorer
ou de détourner
[Jonas] raisonnablement, comme il convenait, les hommes du culte
des objets de superstition [.. .J.
Avec Grégoire le Grand, il ne s'agissait que de peintures,
mais, pour Claude de Turin, il est question d'images de pierre ou de
bois semblables à l'interdiction du décalogue. De fait, même si
Claude s'insurge contre les habitudes des Auvergnats, il ne peut
s'agir que des prémices d'un mouvement en gestation.
Les statues-reliquaires sont en effet bien attestées à partir des
années 879-887 et concernent principalement le centre de la France
avant l'Angleterre ou l'Allemagne 29o . Dès 527, à Bourges, il existe
une statue de la Sainte Vierge. Mais, à la suite du Berry, c'est en
Auvergne que semble se concentrer une production d'images
sculptées.
En 946, à l'instigation de l'évêque Etienne II, des clercs,
Aleaume et Adam, son frère, réalisent une effigie en or très fin de la
Mère de Dieu, et l'image de Notre Seigneur son Fils. Cette statue
renferme des reliques et sert en quelque sorte de prototype aux statues
de Vierges en Majesté du Massif centra1 291 .
D'une part, en Orient, les icônes sont simplement peintes sans
relief; d'autre part, elles ne contiennent pas de reliques. Enfin, la
crise iconoclaste est terminée depuis longtemps dans l'empire
byzantin quand la question de l'image semble renaître en Occident
grâce à l'œuvre tridimensionnel le.
C'est une évolution qui soulève bien sûr le problème de l'idole
et du paganisme, mais pas uniquement. Les réactions de clercs en
rapport avec les milieux impériaux carolingiens confirment la
nouveauté du fait, et obligent à l'explication pour donner un sens
positif à l'image sculptée. Au Xe siècle, c'est Amolon, conseiller de
l'archevêque de Lyon, qui demande que l'on retire «en secret» des
conjoncture de 825-. dans F. Boespnug, N. l.ossky. Nicée II ...• op. cit., p. 247.
290. J. Hubcrt, M.-C. Huberl, ~Piél
chr6licnne ou paganisme? Les stalues
reliqu aires de l'Europe carolingienne-. dans Settimane du Studio del Centro italiano
di studi sull'alto medioeuo. xxvm, Spolclc. 1982, p. 235-275.
291. D6lruile, celle œuvre n'csl connue que pnr le Ms 145 de ln BMIU de Clermont pour
dcs œuvres de Gr6goire de Tours.
�140
BRUNO PHALIP
reliques pour éviter les émeutes. Comme Claude de Turin, il
s'insurge contre les pratiques des fidèles qui négligent le calendrier
des dévotions donné par l'Eglise. Au contraire:
le peuple se précipite vers celles que personne ne leur recommande
ni leur enseigne, et que même parfois on leur interdit. 292
Non seulement le centre de la France, l'Auvergne et la région
lyonnaise semblent très marqués par ce développement des images
sculptées, mais à en juger par ce dernier témoignage, cela dépasse
parfois le clergé qui contrôle mal les dévotions. Massif central,
Berry, archevêché de Lyon, il n'est pas inutile de préciser que ce sont
justement ces contrées où va se développer avec vigueur le
mouvement de la Paix de dieu. Ces régions sont tournées vers le
Midi et pour la plupart vont être à l'origine de cultes spécifiques au
tout début duXIe siècle à la faveur de l'installation de la châtellenie.
C'est aussi à ce moment que se développent les hérésies pour
lesquelles on note un fort rejet de la croix et des images 293 . Et de
nouveau, les clercs doivent expliquer leur position en faveur de
l'image contre celle iconoclaste qui rejoint paradoxalement celle
des milieux lettrés proches des cours en Orient comme en Occident.
Pour Gérard de Cambrai :
l'image visible du Sauveur crucifié fera mieux que simplement
instruire le peuple: elle excitera l'esprit intérieur d e l'homme [ ...J. On
peut tenir le même raisonnement à propos des images des saints qui
sont en la sainte Eglise.
En fait, le débat ne cessera pas, parsemé d'apologies,
d'explications et de réfutations. Ainsi, au XIIIe siècle encore, dans le
Massif central, l'évêque Guillaume Durand de Mende (+ 1296)
insiste sur le pouvoir des images à émouvoir, c'est pourquoi dans
l'Eglise, nous révérons les images et les peintures plus que les
livres. L'œuvre peinte ou sculptée provoque l'émotion et c'est bien ce
dont il est question au concile d'Arras en 1025 quand on déclare que:
les illettrés, parœ qu'ils ne peuvent voir la vérité à travers l'Ecriture,
la contemplent à troversles contours d'une certaine image.
C, LaurllDson-Rosaz. L'Auvergne ...• op. cit .• p. 275-276.
Leutard de Vertus au début du XIe siècle. En Aquitaine autour de 1017 selon le
témoignage d'Adhémar de Chabannes. En 1025 au synode d'Arras où Gérard do
Cambrai doit de nouveau justifier l'emploi et la vénération des images dont celle du
Christ en croix. En 1028 11 Monteforte en Piémont selon le témoignage de Landolf
Senior, Au début du XIIe siècle chez Pierre de Bruys pour une réfutation présentée par
Pierre le Vénérable. Chez les Vaudois ...
292.
293.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
141
Contemplation, émotion, de tels sentiments provoqués par les
œuvres semblent suspects à certains clercs proches des souverains
comme aux révoltés en marge et en rupture de tout sauf d'une foi
«expurgée» et simplifiée, rendue concrète. L'essentiel de l'Eglise
résiste à ces tentations et elle est suivie en cela par le peuple qui tend
même à déborder les efforts des clercs en accordant une place plus
importante aux statues-reliquaires. Les réalités ne sont donc pas
aussi tranchées. Dans l'Eglise, iconoclasme et défense de l'image
se heurtent avec toutefois une prédilection particulière pour cette
dernière dans le clergé loin des cours et nécessairement plus proche
àu peuple au moins pour des nécessités pastorales. A l'inverse, le
peuple pour ses éléments les plus révoltés rejoint singulièrement
l'attitude «aristocratique» iconoclaste.
Rien n'est simple assurément, d'autant qu'à la suite de celle
du développement des images sculptées (statues-reliquaires), une
aire géographique du refus peut être circonscrite au Midi, aux
campagnes et aux monastères de tradition érémitique 294 .
Ainsi, les cisterciens vont-ils bannir de leurs églises les
œuvres d'art, les matières précieuses, les peintures, les vitraux et les
sculptures. Mais, bien avant eux, l'homme du Nord reste choqué par
les manières de faire du Méridional tout comme le clerc familier
des cours. Bernard d'Angers dans les miracles de Sainte-Foy de
Conques exprime bien cette différence de perception à la fois sociale
(clerc/laïc), culturel1e (culture septentrionale/méridionale) et
géographique (plaine/montagnes, villes/campagnes) :
Il existe une habitude vénérable et antique, aussi bien dans les
pays d'Auvergne, de Rodez et de Toulouse, que dans les régions
avoisinantes: chacun élève à son saint, selon ses moyens, une statue
en or, en argent ou en un autre métal, dans laquelle on enferme soit la
tête du saint soit quelque autre partie vénérable de son corps. Du fait
que cette pratl.que semblait à bon droit superstitieuse aux gens
savants, ils pensaient que s'y perpétuait un rite du culte des anciens
dieux ou plutôt des démons. Je crus moi aussi, ignorant, que cette
coutume était mauvaise et tout à fait contraire à la religion
chrétienne, lorsque je contemplai pour le première fois la statue de
saint Géraud installée sur son autel/ .... }. Statue remarquable [ ... ] et
reproduisant avec tant d'art les traits d'un visage humain que les
paysa11s qui la regardaient se sentaient percés d'un regard
clairvoyant et croyaient saisir parfois, dans les rayons de ses yeux,
294. J. Paul, L'Eglise et la culture .. ., op. cit., p . 544 . La répugnarlce de saint Bernard
pour les uilles deurait mettre en garde contre toute lecture trop pionnière de l'auenture
spirituelle cistercienne.
�142
BRUNO PHALIP
l'indice d'une frayeur plus indulgente à leurs vœux. 295
Suivent une longue explication et réflexion pour tenter de
comprendre. Un grand nombre de fidèles étant prosterné devant la
statue de ce saint, Bernard et son voisin Bernier ne disposent que de
très peu de place :
Je pensais alors qu'il était vraiment inepte et hors de sens que tant
d'être doués de raison suppliassent un objet muet et sans intelligence.
Bernard demande alors: Jupiter ou Mars n'auraient-ils pas agréé
une statue pareille? Simplement la question est formulée en latin et
non en langue vernaculaire. D'ailleurs, l'autre clerc répond en
dissimulant la critique sous la louange. Perce ensuite la réfutation:
[ ...} il paraît néfaste et absurde de fabriquer des statues en plâtre,
en bois, en métal, sauf quand il s'agit du Seigneur en croix. Que l'on
façonne avec piété une telle image pour faire vivre le souvenir de la
Passion du Seigneur, soit au ciseau, soit au pinceau, la sainte Eglise
catholique le permet. Mais le souvenir des saints, les yeux humains
ne doivent le contempler que dans les récits véridiques ou des figures
peintes sur les murs, en couleurs sombres. Nous n 'avons pas de
raison d'accepter les statues de saints, si ce n'est pas la force d'un
abus ancien et d'une coutume ancrée de façon indéracinable chez les
gens simples. Cet abus a tellement de force dans les lieux dont j'ai
parlé que si j'avais à voix haute donné mon opinion alors sur la statue
de saint Géraud, peut-être aurais-je été châtié comme un criminel.
Puis, à la suite d'une longue argumentation pour faire taire
son indignation et ses inquiétudes, Bernard se rassure en
concluant:
Voici peut-être l'explication la plus sage.
La plus sage en effet pour convenir de dévotions surprenantes
de la part de ces populations pour les statues-reliquaires de saint
Baudime à St-Nectaire, saint Pierre à Bredoms, saint Césaire à
Maurs, sainte Foy à Conques, saint Chaffre au Monastier, NotreDame à Clermont.
Pour ces clercs, ces lettrés, la religion catholique possède un
autre contenu et d'autres formes de dévotion. L'incompréhension est
patente pour des coutumes «indéracinables» et anciennes perpétuées
par des "gens simples» face à un clerc du Nord et à son voisin
faisant partie comme lui des «gen . savants".
D'ailleurs Bernard d'Angers circonscrit lui-même ces
295. M. Zimmermann, Les sociétés méridionales .... op. cit., p. 36.
�ART ROMAN, CUI,TURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
143
particularités du culte à l'Auvergne, au Rouergue, pays toulousains
et leurs marges. La correspondance est de nouveau réalisée avec
l'aire géographique d'extension de la Paix de Dieu dans sa seconde
phase et celle des sanctuaires à ex-voto de la libération.
Un siècle plus tard, Bernard de Clairvaux (1090-1153), en 1125,
donne une réponse tranchée à ce problème dans sa célèbre lettre à
Guillaume de St-Thierry, connue sous le nom d'«apologie»296 :
Vous donnez à vos églises des proportions gigantesques, les
décorez avec somptuosité, les faites revêtir de peintures qui
détournent irrésistiblement sur elles l'attention des fidèles, et n'ont
pour effet que d'empêcher le recueillement [' .. J. Un abbé dans son
monastère, ne peut se permettre d'imiter un évêque. Ce dernier par la
nature de sa charge règne sur un troupeau où tous n'ont pas
l'intelligence des choses spirituelles, et il est juste qu'il use de moyens
aussi matériels pour provoquer la piété d'un peuple charnel [' .. J tout
cela n'a pas plus de valeur pour nous que du fumier [. ..J. Que
gagnons· nous à la splendeur de nos églises, sinon l'admiration des
sots ou les offrandes des simples ? Parce que nous vivons au milieu
des peuples, allons-nous les imiter dans toutes leurs œuvres et, pour
parler comme le psaume, nous faire les esclaves de leurs statues ?
[ .. .J. Vous montrez aux ignorants une image resplendissante de saint
ou de sainte, et les voilà qui croient d'une foi d'autant plus vive que
les couleurs les ont plus frappés! [ .. .]. [Toutes ces œuvres} pour faire
naître la componction dans les âmes ou pour provoquer l'admiration
des spectateurs? [ .. .]. Et que signifient dans les cloîtres, sous les yeux
des frères lisant leur bréviaire, ces monstres ridicules, toute cette
beauté informe, cette trop belle hideur, ces singes immondes, ces
lions féroces, ces centaures, ces êtres à demi humains, ces tigres
tachetés, ces scènes de combats et de chasse ? On voit ici plusieurs
corps pour une seule tête, ailleurs plusieurs têtes sur un même corps;
un quadrupède s'achève en queue de serpent, un poisson dresse une
queue de quadrupède ... De toute part une luxuriance de formes
extraordinaires attire notre attention, nous nous prenons à aimer
mieux lire sur le marbre que dans nos livres. nous passons le jour à
nous étonner de ces merveilles plutôt qu'à méditer la loi de Dieu.
Dans ce texte dont on cite, et encore très partiellement, la
dernière partie, Bernard traite de la présence des œuvres sculptées
dans les monastères. Pour les églises paroissiales et cathédrales, il
admet que l'évêque doit répondre à une charge particulière.
296. G. BruneI. E. Lalou, Sources d'histoire ..., op. cil. p. 653.
J. Le GoIT. Histoire de la Fronce religieuse .. .. op. cil .• p. 347, 357.
Sl Bernard. Apologie, 28-29. Migne, col. 914. Lraduction Auber, 1871, l.
suivantes.
m, p. 594 cl
�144
BRUNO PHALIP
Quelques-uns seulement sont «spirituels» parmi le peuple, les autres
sont «charnels». Les simples y admirent beaucoup et sont alors
sujets à l'offrande, ce qui pour un évêque n'est pas négligeable.
Cette différenciation étant faite Bernard ne fait nullement
allusion ou référence à Grégoire le Grand. Il n'est pas question ici
d'une quelconque «Bible des illettrés». Bien au contraire, s'il
reconnaît une différence dans la tâche pastorale, il n'en admet pas
les moyens:
Les murs de l'Eglise sont étincelants de richesses et les pauvres
sont dans le dénuement! Ses pierres sont couvertes de dorures et ses
enfants sont privés de vêtements; on fait servir le bien des pauvres à
des embellissements qui charment le regard des riches. Les
dilettantes trouvent à l'église de quoi satisfaire leur curiosité, mais les
pauvres n'y trouvent pas de quoi sustenter leur misère.
Nulle autre condamnation ne pouvait être plus claire.
Pourtant, saint Bernard n'est pas isolé et Hugues de Fouilloi, vers
1153, reprend son argumentation:
Utile est la pierre pour construire, mais à quoi sert de sculpter la
pierre? La bible n'est bien lue que dans le livre et non sur le mur ...
Eve a été peinte revêtue de feuilles sur ce mur alors que le mendiant
qui s'y appuie est nu ... Au contraire, il sera permis aux religieux qui
vivent dans les villes ou dans les bourgs et qui voient accourir auprès
d'eux la multitude des fulèles, de retenir par le charme de la peinture
ceux qui ne peuvent profiter des subtils enseignements de l'Ecriture.
Ici, le clerc fait référence à la fameuse lettre de Grégoire, mais
pour mieux la réfuter. L'Eglise ne peut seulement prêcher en
charmant le peuple grâce aux artifices peints ou sculptés.
Mais saint Bernard s'élève également contre les architectures
disproportionnées, incompatibles avec sa lecture des textes 297 :
Je passe sous silence la hauteur immense des oratoires, la
longueur démesurée, les surfaces inutilement vastes, les polissages
somptueux, les peintures curieuses qui, en détournant vers elles le
regard des fidèles en prière, font obstacle à la piété et, en quelque
façon, me rappellent l'ancien rite des Juifs [... J. On offre à la uue
quelque très beLLe image d'un saint ou d'une sainte, et le saint est
estimé d'autant plus saint qu'il est mieux colorié.
En somme, c'est une vision totalement inverse à celle
présentée par Suger298 qui est le contemporain de saint Bernard. Lui
297. U. Ecco, Le problême esthétique chez Thomas d'Aquin, Paris, 1993, p. 21.
298. E. Panof8ky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, 1967, p. 40-41, 44.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
145
aussi dénonce les agissements de la petite noblesse dont les
représentants sont comparés à ces bêtes sauvages, c'est à peine si
ceux qui restaient pouvaient survivre sous le poids d'une oppression
aussi criminelle . Fort heureusement, le sujet traité dans un vitrail:
nous entraîne des choses matérieLLes aux choses immatérieLLes [. .. ]
ailleurs, la beauté des pierres aux multiples couleurs m'arrache aux
soucis extérieurs et [ ... ] une honorable méditation me conduit à
réfléchir, en transposant ce qui est matériel à ce qui est immatériel,
sur la diversité des vertus sacrées, je crois me voir, en quelque sorte,
dans une étrange région de l'univers qui n'existe tout à fait ni dans la
boue de la terre ni dans la pureté du Ciel et je crois pouvoir, par la
grâce de Dieu, être transporté de ce monde inférieur à ce monde
supérieur d'une manière anagogique.
La diversité des moyens utilisés pour conduire au salut par la
prière et la méditation est surprenante. L'un, grâce à la pauvreté,
s'approche des humbles et nie un rôle quelconque à l'art qu'il
s'agisse en particulier des monastères, mais également des églises
placées sous le contrôle de l'évêque. L'autre, par l'usage de riches
œuvres et réalisations, s'arrache du monde réel et pense entrevoir
l'autre monde.
Rejoignant quelque peu Grégoire le Grand, Suger explique, à
propos des portes principales de sa nouvelle basilique à St-Denis:
Qui que tu sois, si tu veux exalter la gloire de ces portes
Ne t'émerveille pas devant l'or et la dépense mais devant la maîtrise
du travaiL
Lumineux est ce noble travail, mais noblement lumineux,
Il illuminera les esprits afin qu'ils aillent grâce à des lumières vraies
Vers la Vraie Lumière dont le Christ est la vraie porte.
De quelle manière elle est inhérente à ce monde, la porte le définit:
L'esprit stupide s'élève à la vérité grâce à ce qui est matériel.
Et, en voyan{ cette lumière, ressuscite de son ancienne submersion.
Telle est la réponse d'un autre moine pour qui la dépense n'est
rien de façon à présenter le meilleur du travail des artistes pour la
maison de Dieu. Ensuite, cette accumulation d'œuvres a pour tâche
d'ouvrir les esprits stupides par tant de lumière. Le fidèle ressuscite
alors comme s'il était mort dans le matériel pour renaître dans
l'immatériel. La référence est ici discrète mais constante au
baptême ou encore au saint sépulcre par lequel le Christ rachète les
fautes des hommes.
Dernier auteur, quelque peu tardif, Thomas d'Aquin 299
299. U. Ecco, Thomas d'Aquin ... , op. cil., p. 1l6, 168, 177.
�148
BRUNO PHALIP
réfléchissant également à la chose artistique. Pour lui :
quelque chose que ce soit est dite vraie absolument, selon la
disposition de l'intellect dont elle est dépendante. On dit d'une maison
qu'elle est vraie, quand elle est faite à la ressemblance de la forme qui
est dans l'esprit de l'ouvrier.
De la même manière, l'œuvre d'art est dite vraie de deux
façons: en étant adaptée à notre intellect, et en étant ajustée à l'idée
de Dieu dont elle est dépendante:
Et c'est pourquoi il apparut fort utile que les divins mystères
fussent, sous le voile de quelques figurations, communiqués au
peuple grossier, afin qu 'ainsi à tout le moins et de manière implicite, il
reconnût de quelle manière lesdites figurations pouvaient servir à
honorer Dieu. [Puis], nous disons en effet que la forme de l'art est
chez l'ouvrier exemplaire de la chose ouvragée.
Tout cela nous éclaire sur le point de vue des clercs et de
certains débats qui secouent régulièrement leur monde. Grégoire ou
Claude de Turin, Suger ou Bernard, seule la moitié de la définition
de l'art d'Eglise est suggérée ou affirmée. Tout comme pour les
dévotions, et certaines de leurs manifestations par ex-voto de la
libération interposés, il existe une version «aristocratique» ou plutôt
ici «savante» et une version "populaire».
Art savant, art populaire, cette direction de recherche va peutêtre nous permettre de saisir le côté «réaliste» de la sculpture du
tympan de Conques, son «inspiration plus narrative que
symbolisante, plus représentative que stylisante».
D'ailleurs, ce tympan doit être mis en cohérence avec des
chapiteaux du bas-côté sud, des tribunes et du cloître. Leur lecture
entre en totale convergence avec le climat de dévotion et d'espérance
consécutif aux libérations miraculeuses. A Conques pourtant, il ne
s'agit pas d'une sculpture rattachée de manière quelconque à l'art
populaire. Par contre, du fait de l'importance des dévotions jamais
totalement rattachées à l'interprétation «aristocratique», les moines
et les artistes n'ont pu que tenir compte d'un contexte peu favorable à
l'épanouissement d'une sculpture au sujet trop ardu et en rupture trop
nette avec les populations des montagnes . .
Non seulement les réalisations sculptées de Sainte-Foy sont
accessibles et immédiatement intelligibles, mais ell es peuvent
accueillir les propres interprétations des fidèles qui sont - comme
nous l'avons vu - quelque peu différentes de celles des clercs.
L'œuvre d'art peut en effet livrer des significations diverses selon
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
147
les grilles de lecture qui lui sont appliquées 3OO •
Que l'on soit clerc ou paysan, les réponses seront différentes
face à l'œuvre sculptée. Il y a là un décalage d'autant qu'il est
courant d'envisager l'art à partir d'œuvres considérées comme les
plus «achevées», académiques et témoignant de l'existence d'une
pensée savante, cene des clercs. A contrario, aux côtés d'une
production authentiquement populaire - sur laquelle il faudra faire
le point pour la définir au mieux -, il existe de vastes plages de
rencontre, zones communes où se réalise assurément l'osmose de
mentalité et de culture.
Autant le clerc, l'artiste, le sculpteur, le tailleur de pierre,
s'imprègnent d'une réalité populaire qui peut parfois dépasser leur
entendement, autant une sculpture réalisée par un artiste issu du
monde des humbles, et en permanence en contact avec lui,
témoignera de ce dernier tout en souhaitant reprendre, réinterpréter
des schémas savants. L'étanchéité n'est totale ni dans un sens, ni
dans un autre, et c'est bien ce qui crée la difficulté d'interprétation.
Les ambiguïtés sont permanentes dans les sujets, le traitement, le
style, les variantes conduisant à des modifications, des évolutions.
D'un point de vue plus général, c'est l'existence même d'un
décor sculpté dans les sanctuaires ql,li doit interroger. Trop
commodément, on insiste sur son caractère didactique. Un point de
vue qui, lorsque la question est posée, ne peut être ni entièrement
accepté ni récusé, car l'art chrétien ne peut se réduire à l'illustration
de vérités dogmatiques ou morales 301 .
De fait, nous le verrons en détail, la lecture didactique est
incompatible avec les chapiteaux de la plupart des cloîtres interdits
aux laïcs. D'autres œuvres théoriquement visibles ne peuvent être
lisibles tant le programme iconographique - quand il existe - est
complexe. Cela à tel point que Delaruelle en vient à écrire:
Vraisemblablement les artistes eux· mêmes, si l'on peut donner ce
nom à certains peintres de uillage, ne perceuaient pas toujours la
cohérence des scènes qu'ils représentaient [ ... J. 302
Nous sommes obligés de reconnaître jà ces œuvres sculptées, ou
300. Panofsky ne dit pas autre chose pour ce qui concerne l'iconographie dans des
articles publi6s en 1932 (en allemand) ct en 1955 (cn anglai!!). Ci16 dans C. Gaignebct,
J. D. Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Age, Paris, 1985, p. 16. Ce
dernier ouvrage sc révèle très peu utilisable.
J . Paul, L'Eglise et la culture ... , op. cit., p. 541.
302. E. Delaruelle, Piété populaire ... , op. cit. , p. 163, 165. Et sur le sens didactique des
fresques romanos, La. culture religieuse de8 larcs en France aux XIe et XIIe siêclcs,
1965.
301. Voir le point de vue de
�BRUNO PHALIP
148
peintes, d'autres fonctions que celles trop simplement didactiques.
Consacrés à Dieu les sanctuaires laissent entrevoir par leurs
beautés celles de son royaume. Elles témoignent de sa présence et
par leur concentration prouvent son existence. Il est donc logique,
dans ce cadre de mobiliser en effet, comme Suger le préconise, les
plus riches m~tériaux,
les plus hautes qualifications, les pensées les
plus complexes et les constructions intellectuelles les plus poussées.
Mais en va-t-il toujours ainsi? N'est-ce pas là aussi manière
de simplifier et de quitter l'ornière du discours didactique pour bien
vite retomber dans celle d'une autre explication pieuse et finalement
partielle?
Certes, il existe des références directes, incontournables,
celles des clercs qui proposent ou imposent une manière de voir.
Mais l'expression artistique suggère bien plus que les textes ne
peuvent dire. En ce cas, la peinture, la sculpture sont des livres, des
Bibles pour illettrés, seulement le contenu et la lecture en deviennent
vite incontournables. Par bien des aspects, nous allons nous en
rendre compte dans la sculpture auvergnate réalisée dans un riche
contexte qu'il était nécessaire d'exposer longuement pour éviter de
substituer des présupposés à une réalité gênante,
Reste la question de l'art populaire. Autre problème difficile
dont on peut avoir une idée en prenant en compte les rapports tendus
entre lettrés et illettrés, entre des formes de dévotion jugées
conformes, et d'autres que l'on a bien du mal à accepter de définir
par le terme populaire.
Anthropologie ou ethnologie tentent d'y répondre à leur façon
en travaillant plus volontiers la période contemporaine. Il ne s'agit
pas ici d'envisager cet art sous l'angle des caractéristiques propres à
cene d'un peuple, d'une ethnie ou civilisation. Pourtant, le fait n'est
pas à nier puisque, plusieurs fois déjà, nous avons utilisé
l'expression de Jean-Pierre Poly, avec les «aires culturelles»
septentrionales ou méridionales.
Par contre, nous l'examinerons sous l'acception d'art «du»
peuple par opposition aux clercs, aux classes sociales se réclamant
de l'aristocratie, qui utilisent ou se déterminent en fonction de
productions «savantes,. en contact étroit avec celles des lettrés 303 ,
L'art populaire correspond aussi aux créations issues du
travail et de la réflexion des «non -artistes», qui ne sont donc pas
reconnus, et, par voie de conséquence, qui ne font ou ne peuvent faire
303. J , Cuisenier, .L'art populaire», dans Encyclopaedia Uniuersalis, 1985, t . 14,
p, 1049-1053.
N. Belmont, ..Folklore», dans Encyclopaedia Uniuersa[is , 1985, l. 7, p, 1079-1086.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
149
de cette activité artistique ni une occupation professionnelle
socialement admise, ni une activité spécialisée. Nous verrons par
exemple qu'il est bien difficile de ne pas reconnaître le même
personnage comme tailleur de pierre et comme sculpteur. Le même
raisonnement peut être d'ailleurs tenu au travers des qualifications
acquises, des formations accumulées pour les couples
maçon/tailleur de pierre et sculpteur/artiste.
Cela permet déjà de relativiser certaines analyses
hiérarchisant les individus et les productions en fonction d'échelles
de valeur chargées de présupposés. Qu'en est-il réellement par
exemple des fameuses simplicité, sincérité et naïveté des créations
populaires ?
Implicitement, le vocabulaire tend à laisser entendre que les
choses sont bien à leur place. L'ordre des choses est justifié puisque
cette production «artistique» ne peut être caractérisée que par sa
rudesse, maladresse ou absence de style. Lorsqu'ils ne sont pas
délibérément malveillants, ces jugements témoignent en fait de la
même incapacité à appréhender des modes d'expression différents.
Cela nécessite plus de recul, une réflexion quant au vocabulaire et
plus généralement aux méthodes d'approche. Inconsciemment
parfois, le chercheur, l'historien de l'art développent une attitude
apparentée à celle de Bernard d'Angers avec Bernier. Rassurante,
mais non satisfaisante car elle laisse de côté une grande majorité de
sculptures non interprétées ou évitées en pressentant certains
dangers de l'analyse.
Faisant référence aux chants non composés ou cantilènes
rustiques des paysans du Rouergue, Pierre Bonnassie souligne que
la culture paysanne n'est pas que chansons. Elle comporte aussi un
savoir, né de l'expérience et du travail 304 .
Il est question bien entendu de connaissances des sols,
d'observations patientes, d'adaptation des labours, des attelages, de
l'irrigation, des différents métiers d'artisans, mais pas
uniquement. On ne peut réduire la créativité des milieux ruraux à
cela. Parmi les artisans, les maçons et tailleurs de pierre, les
charpentiers et menuisiers dépendent étroitement de la culture
populaire. Ils enregistrent, s'imprègnent, 'traduisent et interprètent
en y ajoutant les aspects spécifiques de leurs milieux.
La grande différence avec les milieux cultivés réside dans les
modes de transmission de la culture. Tout est sans âge, de tradition
immémoriale, de manière anonyme, oralement et donc sans
304. P. Bonnaaaie, D'une seruitude à l·autre .. .. op, cU., p. 134.
�150
BRUNO PHAL!P
scolastique. Cela ne lui accorde aucun avantage particulier hormis
le nombre. Tout comme celui défini comme savant, l'art populaire
n'est pas exempt d'esprits créatifs et de copistes plus ou moins
talentueux, de sujets conservateurs ou réformateurs, de maîtres se
jouant de certaines difficultés et de compagnons courageux mais
peinant à la tâche particulière qui réclame plus. Dans ce cadre, les
évolutions sont perceptibles, mais à une autre échelle, plus lente et
révélant bien souvent des rémanences de traits culturels
archaïques.
En dernier ressort, une teIIe étude suppose la délimitation
précise entre les populations à l'origine d'œuvres populaires et celles
se déterminant par rapport aux réalisations savantes. De même,
certaines différences peuvent s'observer dans les classes populaires
entre les démunis de tout et les plus aisés. Ruraux, habitants des
bourgs et citadins peuvent souhaiter afficher certaines différences,
tout comme les paysans face à des artisans. Néanmoins, leur
caractéristique commune est de ne point passer par les arcanes
réservés à l'art savant dans lequel se reconnaissent les clercs et des
pans entiers de l'aristocratie comprenant fort bien et vite l'usage que
l'on peut en faire.
Ces précautions et limites étant exprimées, nous devons
élargir notre champ d'investigation. Non seulement en prenant en
compte quelques réalisations exceptionnelles comme le tympan de
Ste-Foy de Conques, mais aussi une multitude d'œuvres jugées peutêtre plus communes. Sans être d'essence populaire, elles font
référence de manière très intelligible à des événements ou à des
acteurs intéressant au premier chef l'immense majorité des fidèles.
Muets pour l'instant, ces derniers se manifestent déjà par leurs
dévotions et leurs fêtes ou usages . Ils s'expriment pourtant avec
verve et vigueur en des lieux moins nobles mais bien visibles et
révélateurs de leur monde.
3. Chevaliers et démons.
Un premier aperçu peut être donné en étudiant les rapports
complexes qui régissent homme d'armes et sculpteur dans la
sculpture romane auvergnate des XIe et XIIe siècles.
Etant donné, pour Conques, l'importance du tympan, le thème
du chevalier ne nous semble au .unement anecdotique . Il est au
contraire très lié au texte des mira cles de sainte Foy et illustre une
certaine quotidienneté . Cela souligne d'autant sa diffusion et l'écho
rencontré par de tels textes hagiographiques auprès des populations
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AlNERGNE
151
très attachées à la représentation d'épisodes marquants de leur
histoire. Ceux qui sont rapportés dans le Livre des Miracles peuvent
être situés entre 980 et 1076 alors que la sculpture du tympan se place
entre 1120 et 1135.
Plusieurs décennies après la rédaction des miracles
postérieurs aux faits, la place tenue par ces événements dans la
culture paysanne est jugée toujours aussi importante par les clercs.
De même, leur souvenir est si vivace que les sujets abordés dans la
sculpture s'en ressentent.
Or, le tympan n'est pas seul à se référer à ces faits. Dans le
bas-côté sud, les chapiteaux consacrés à la vie de saint Pierre
soutiennent le thème de la libération par la justice devine. D'autres
chapiteaux sont placés au-dessus dans les tribunes sud en ce début du
XIIe siècle. Ils montrent un combat de chevaliers munis de lances et
de boucliers allongés dont la partie inférieure est pointue. Pas de
casque, ni de haubert, mais en revanche le harnachement est assez
bien détaillé : éperon, étriers, sangles et mors. Sur la face gauche de
cette demi-corbeille, une scène difficile à interpréter, mais en
rapport direct avec le combat à cheval : un homme en retient un autre
soit comme captif, soit pour l'empêcher de participer au combat.
Autre chapiteau des tribunes, un combat de chevaliers placés à pied.
Chacun des deux protagonistes est muni de casque, de bouclier
allongé, de lance et d'épée.
Quittons les tribunes pour le cloître et l'on trouve le chapiteau
dit des chevaliers. Les casques sont munis d'une protection nasale.
Le bouclier d'un des chevaliers présente un décor peut-être
héraldique dans sa partie supérieure autour de l'umbo. Les parties
inférieures sont toujours caractéristiques de l'époque avec leur
pointe allongée comme il s'en rencontre par exemple sur la broderie
de Bayeux. L'armeJl).ent est complété par des lances à gonfanon et
des épées.
Ces sculptures ne peuvent être sans rapport avec les scènes
évoquées au tympan et il ne peut s'agir d'une simple et touchante
illustration du récit des miracles de sainte Foy. Ces derniers
documents et les sculptures du portail coïncident pour dénoncer les
agissements de nobles accompagnés de leurs hommes d'armes.
Lorsqu'ils n'emprisonnent pas saint Pierre comme le Christ gardé
par des soldats au Sépulcre, ils se combattent et sont finalement
précipités en enfer. Par ce biais, et sans aller jusqu'à y voir trop
rapidement des visées anti-féodales, les violences commises sont
sévèrement condamnées par les contemporains. Clercs ou
sculpteurs alors, ne peuvent agir sans souhaiter répondre à une
�152
BRUNO PHALIP
demande très forle de la part des populations montagnardes.
Partant de cet exemple exceptionnel, où l'artiste précipite un
chevalier et sa monture en enfer - ce qui n'est pas rien dans un
monde dominé justement par les sires - nous pouvons considérer
que ces sculptures reflètent un climat d'insécurité et de violences.
Ces dernières, loin de cesser à la suite de l'installation de la
châtellenie, perdurent faisant alterner accalmies et luttes
sanglantes.
De multiples confirmations existent pour de nombreux
chapiteaux d'églises auvergnates construites tout au long des XIe et
XIIe siècles. Là encore, la convergence avec les textes est frappante.
Seigneurs et chevaliers n'apparaissent guère comme des
protecteurs, mais au contraire comme des agresseurs ne pouvant
garder les populations de violences dont ils sont eux-mêmes à
l'origine. Leur identification est aisée puisque ce sont les armes qui
caractérisent au premier abord le chevalier tandis que la présence
d'une monture confirme la définition sociale.
Toutefois, une étude plus vaste suppose d'évoquer plusieurs
problèmes donnant des limites à ce travail. Deux sortes de
chapiteaux historiés sont à distinguer lorsque des hommes d'armes
sont présents. Le premier témoigne d'une iconographie religieuse et
le second d'une iconographie profane. De plus, les nuances et
interprétations mêlées où le profane et le religieux sont
indissociables viennent ajouter à la difficulté. Cela n'a rien de
surprenant quand les modes de pensée, les mentalités sous-jacentes
aux représentations expriment aussi des réalité s contrastées, voire
contradictoires.
Avant d'étudier ces chapiteaux, il faut dire la grande diversité
de traitement en fonction des matériaux choisis : trachyte et
andésite, arkose, calcaire ou grès. Les résultats seront alors assez
différents selon la finesse du grain des pierres utilisées. La facilité
de leur taille, l'habileté du sculpteur conditionnent également la
précision du traitement et l'existence ou l'absence de détails. Enfin,
des différences sont à noter - nous aurons l'occasion d'y revenir selon l'importance de l'édifice, sa situation géographique (plaine de
Limagne, coteaux ou montagnes de Haute-Auvergne), les moyens
attribués à la construction ou la place des sculptures dans l'église
(extérieur, portails, chœur, transept, nef, partie sud éclairée ou nord
plus sombre).
Pour mener à bien une telle enquête, il nous faut effecluer des
choix et donc les justifier. Chaque édifice roman peut comprendre,
pour le plus modeste, une dizaine de chapiteaux. Un édifice de
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
163
moyenne dimension peut en posséder plusieurs dizaines, ou même
plusieurs centaines dans le cas des plus importants, et cela sans
compter les modillons, les plaques isolées, les tympans et autres
zones sculptées. C'est dire l'importance de l'image sculptée dans la
société médiévale juste au sortir du traumatisme provoqué par la
montée de l'organisation féodale.
Néanmoins, dans leur immense majorité, les chapiteaux et
modillons situés à l'extérieur sont à décor de feuillages, zoomorphe
ou géométrique. Nos investigations n'y ont révélé aucun sujet se
rapportant sans contestation possible au chevalier ou encore à
l'homme d'armes, exception faite pour un chapiteau à Saint-Pierre
de Blesle.
Pour les parties intérieures, les chapiteaux se comptent
également par dizaines et nous rappelons que les chapiteaux figurés,
et plus encore historiés, sont rares. Nous pouvons nous en rendre
compte sur un échantillon d'édifices en bon état, en excluant les
églises trop restaurées ou dont les parties romanes sont incomplètes
(Mozac, Thuret, Chauriat ... ).
Notre-Dame-des-Fers à Orcival possède au moins 152
chapiteaux dont l'immense majorité est à feuillages (plus de 320
dans sa totalité), et il nous faudra revenir sur cette question. Si nous
ajoutons les sujets considérés à tort comme «mineurs,. (aigles
affrontés, sirènes, griffons, centaures, atlantes, singes cordés,
porteurs de moutons ... ), deux chapiteaux seulement sont historiés,
soit un peu plus de 1 %.
A Notre-Dame-du-Port à Clermont, sur 179 chapiteaux, moins
d'une dizaine comporte des scènes historiées. Malgré les
restaurations concernant les absidioles ouvertes sur les bras de
transept, 5 % des corbeilles sont composées de scènes historiées.
Rappelons que cette église comptait environ 320 chapiteaux avant la
destruction de la tour de croisée et les modifications en façade. Il est
en effet relativement simple de déduire la place relative de la
sculpture avant transformations en opérant des moyennes à partir
des clochers existants et des dessins tirés de l'Armorial de
Guillaume Revel réalisé au milieu du XVe siècle.
Saint-Austremoine d'Issoire en possède 188, dont 6 figurés soit
3% pour un ensemble vraisemblablement supérieur à 300
chapiteaux, auquel on doit ajouter un zodiaque comprenant douze
plaques sculptées.
Avec Notre-Dame-du-Port et Saint-Austremoine, on se rend
compte des dangers à vouloir trop préciser et tirer des enseignements
d'ensembles remaniés, très restaurés à l'extérieur contrairement
�154
BRUNO PHALIP
aux ensembles intérieurs dont nous tenons compte. En revanche,
l'ordre de grandeur du nombre de chapiteaux peut être retenu, près de
950 corbeilles pour ces trois seuls édifices, ce qui est un chiffre déjà
énorme.
L'église de Saint-Nectaire, en tenant évidemment compte des
ajouts du XIXe siècle, comportait environ 150 chapiteaux, 112 pour les
parties intérieures et 10 chapiteaux historiés, soit moins de 10 % de
l'ensemble.
Celle de Saint-Saturnin, plus modeste en apparence, comporte
environ 200 chapiteaux, 116 à l'intérieur, mais aucune corbeille
historiée.
En somme, cinq édifices, près de 1 300 chapiteaux dont 750
situés dans les parties intérieures pour seulement 27 corbeilles
historiées. Quatre pour cent, cela doit inciter à la prudence tant le
nombre de chapiteaux historiés est faible. Dans leur presque totalité,
ils sont situés à l'intérieur des sanctuaires - exception faite pour
deux d'entre eux à Notre-Dame-du-Port - et tous théoriquement bien
visibles principalement dans le chœur ou à ses abords.
Précisons en outre que divers sondages menés à partir
d'autres édifices, comme l'actuelle église paroissiale de
Chauriat305 , confirment totalement les résultats de cette enquête.
Mis à part le tympan de Sainte-Foy de Conques, les deux
chapiteaux des tribunes, et celui du cloître, nous retenons 93 scènes
pour des sculptures issues d'édifices de toutes dimensions également
répartis sur la région Auvergne avec un unique débordement sur le
Rouergue, soit 97 scènes en tout. Scènes et non corbeilles de
chapiteaux tant le fait de retenir cette unité comme référence
reviendrait à déformer la réalité en attribuant la même valeur pour
une demi-corbeille comportant une ou deux scènes et un chapiteau
complet bordant les parties tournantes du chœur pouvant comporter
quatre scènes. En revanche, certains chapiteaux n'ont pas été pris en
compte par défaut de documentation, d'interprétation, lecture peu
claire ou vérification impossible:10 6 •
305. Enquête réalisée à partir d'un mémoire de maHrise, P . Perry, l'église Saint ·
Julien de Chauriat (Puy·de·Dôme), Clermont II, 1995.
306. Édilices cités, scènes el chapiteaux: Orcival, Notre-Dame-des-Fers, Jérusalem /
Démon / L'avare; Clermont, Notre-Dame·du-Port, Péché originel/Dieu jugeant
Adam / Adam et Eve / Ùl Paradis fermé / L'Annonciation / La Visitation : Le songe
de Joseph / L'ange annonçant la naissance de Jean -Baptiste à Zacharie /
L'Assomption: Triomphe de Marie / Le ciel ouvert / Marie inscrite dans le Livre de
Vie / Stephanus offrant les chapiteaux à Notre-Dame / La Charité contre l'Avarice /
/ Supplice d'un damné,
Largesse et Charité contre Avarice / Suicide de la col~re
l'Usurier / Victoires / Les mauvais Génies; Ennezat, Saint-Victor et Couronne,
Démon / Supplice de l'Avare; Issoire, Saint-Austremoine, La Cbne / Flagellation /
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
155
Comme toujours en pareil cas, l'échantillon retenu a ses
limites et aucune valeur mathématique absolue ne peut lui être
attribuée. Les grandes tendances par contre peuvent bien être prises
en compte.
Un quart des scènes (25 sur 97) retracent un épisode violent, un
combat, ou y font référence ; 40 % mettent en situation des soldats,
des personnages armés ou des chevaliers dont l'armement est
contemporain en partie ou en totalité. Il ne faut pas négliger en effet
les scènes présentant des soldats dont l'armement est directement
hérité des traditions carolingiennes par ivoires ou manuscrits
interposés (7). Trois scènes montrent des soldats dont l'armement
est indifféremment anachronique ou contemporain. Trente-trois
scènes sur quarante se rapportent logiquement à un sujet religieux:
flagellation, portement de croix, arrestation du Christ, donateurs,
Apocalypse, enfer ... Moins d'une dizaine (9) de scènes se rapportent
à un sujet profane : combats de fantassins, victimes et combats de
chevaliers. Enfin, 13 scènes sur les 40 présentant des scènes
violentes sont des archanges, des personnages vêtus à l'antique
(victoires) et dont l'armement ou la situation de combat lie
clairement au Moyen Âge.
Malgré cela, pour totalité ou partie des scènes, nous ne devons
pas surestimer la faiblesse du nombre de scènes profanes au regard
des religieuses. Cette faiblesse est compréhensible car la totalité des
chapiteaux est prise dans un ensemble cohérent d'édifices religieux:
9 scènes sur 97 sont profanes; 6 reprennent le thème antique des
Portement de Croix / Les Saintes Femmes au tombeau / Le Christ à Jérusalem / Le
Christ ressuscité / Démons et damnôs ; Saint·Nectaire, Arrestation du Christ 1
Flagellation / Portement de Croix 1 Christ ressuscité / Descente aux enfers 1 Soldats
endormis 1 Tombeau vide 1 Les Saintes Femmes 1 Transliguration 1 Multiplication
des pains / Ranulfo 1 Vie de ..saint Nectaire et miracles (4 scllnes) 1 Ange saint Michel
1 Cavalier de l'Apocalypse (2 scllnes) 1 Martyrs 1 La Croix 1 Christ Juge et élus 1
Résurrection 1 Damnôs 1 Histoire de Zachée 1 Combat d'Anges et de Démons 1
Tentation du Christ 1 Victoires ; Billom, Saint-Sirenius, Histoire de Zachée 1
Victoires; Saint-Avit, Victoires ; Trizac, Notre-Dame, scène de donation ; Mozac,
Saintes Femmes au tombeau 1 Soldats endormis 1 Jonas / Dôlivrance de saint Pierre 1
Rôsurrection / Victoires (2 sœnes) 1 Tobie ct Samson; Besse-en-Chandesse, SaintAndré, Saint André / Lazare 1 Sacrilice ; Bulhon, Donation; Chauriat, Saint-Julien,
Christ lavant les pieds de Pierre 1 La Cène ou multiplication des pains 1 Anges et
Démons; Maringues, Homme attaché et cavalier; Dienne, Saint-Cyr et SainteJuliette, Singe cordé? ; Marsat, Notre-Dame, Saintes Femmes au tombeau 1 Christ
Juge; Menat, Saint-Mônélôe, Archange8 (Musôe Bargoin de Clermont) ; Brioude,
Saint-Julien, Usurier 1 Chevaliers 1 Combat 1 Résurrection; Blesle, Saint-Pierre,
Combal / RÔ8urrection ; Chanteuges, Saint-Julien, saint Marcellin 1 Usurier; Volvic,
Saint-Priest, Vertus ; Riom-ès-Montagnes, Saint-Georges, Luxure / Soldats
Conques, Sainte-Foy, Chevaliers / Combals de fantassins.
Le nom de lieu est pIncé en premier, puis le vocable, et enlin les scènes.
�156
BRUNO PHALlt>
«victoires» ; et finalement, 82 concernent un sujet religieux soit près
des 9/10e de l'ensemble. L'inverse seul eut été étonnant.
En dépit de ces limites toutes relatives, le milieu social et le
contexte impriment profondément leur marque aux sujets traités.
Très logiquement, la série des représentations en rapport avec le
saint sépulcre (Mozac, Brioude) doit être mise en relation avec la
première croisade prêchée à Clermont en 1095.
Pourtant, les représentations se réfèrent plus volontiers
indirectement à l'histoire contemporaine. De manière très aboutie à
Notre-Dame-du-Port, l'Ange qui annonce à Zacharie la naissance
de Jean Baptiste prend le Temple de Salomon comme référence
architecturale. Son plan centré et ses structures emboîtées à tholos et
coupole tronconique décorée d'écailles préfigurent bien sûr la forme
architecturale du baptistère mais aussi celle du saint sépulcre luimême centré sur un cycle iconographique pascal.
Leur caractéristique commune est que ces représentations
mettent en scène des hommes d'armes, ce qui les place déjà contre le
Christ et, donc, contre l'Eglise son héritière. Très généralement,
l'essentiel des équipements est représenté de façon réaliste. Isolés ou
en groupe, les soldats possèdent des boucliers allongés et pointus
dans leur partie inférieure, des casques le plus souvent munis d'une
protection nasale, des épées ceintes et passées sous de longues cottes
de mailles à rabat pour protéger la partie inférieure du visage .
Lorsqu'elle n'est pas dégainée, seule la garde de l'épée dépasse. Les
hauberts recouvrent les bras, une partie des avant-bras, une partie
des cuisses, et parfois la bouche si le ventail ou rabat prévu est
représenté attaché307 .
Pourtant, l'armement n'est pas totalement uniforme bien
qu'en général conforme à celui en usage depuis la seconde moitié du
XIe siècle jusque dans les dernières décennies du XIIe siècle. Le coût
de l'équipement suffit à expliquer son utilisation prolongée et un
effet parfois disparate où se mêlent équipement de protection, épées,
lances avec ou sans bannière, haches, arbalètes, masses, marteaux
307. Mozac, chapiteau de la Résurreclion, chœur, soldals endormis. Issoire, chapileau
de la Passion, chœur, soldats pour la flagellation du Chrisl, portemenl de la Croix,
chœur, soldats ; chapiteau de la R6surrection , chœur, soldals endormis. Sainl Nectaire, chapiteau de la Passion, chœur, soldals ; J'Arreslation , chœur, soldats ;
Flagellation, chœur, soldals ; R6surreclion, chœur, soldals endormis el s ainl
s6pulcrc. Nolre-Dame-du -Port, Verlus t.riomphanl des Vices, chœur; Charil6 ci
Avarice, chœur, soldals . Volvic, chapiloau des Verlu s, chœur, soldals . Riom -bsMonlagnes, chapiteau de la Luxure, chœur, soldals . Orcival, chapileau du Diable,
d6ambulatoire sud, soldals. Nolre-Dame-du-Port, chapileau dos Mauvais G6nios,
chœur, soldats . Brioude, chapiteau des chevaliers, chevet. . Besse -en -Chandesse,
chapiteau du Sacrifice, collatéral nord.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
157
de guerre, boucliers allongés ou bien ronds, casques avec ou sans
protection nasale, avec ou sans godrons décoratifs, seuls les hauberts
font l'objet - par convention artistique peut-être - d'une certaine
«standardisation». Toutefois, nous l'avons vu, peuvent s'y mêler
des vêtements antiquisants inspirés d'œuvres carolingiennes. C'est
le cas des boucliers de forme arrondie dont l'origine ne doit pas être
mécaniquement recherchée chez les soldats arabes, même si
l'explication en est séduisante. Qui plus est la formule est rare
(Riom-ès-Montagnes) en comparaison avec le bouclier de forme
ovalaire (Notre-Dame-du-Port). Ce dernier va de pair avec l'emploi
de casques au sommet arrondi dont la surface peut être décorée de
godrons et de longues tuniques sous les cottes de mames308 .
Malgré cela, le caractère dramatique ou violent de telles
scènes ne va pas automatjquement de soi. Pour les Psychomachies,
dans leurs combats contre les Vices au caractère démoniaque bien
affirmé 309 , les Vertus sont protégées par des cottes de mailles et
utilisent la lance et l'épée. Il s'agit bien de combattre le Démon et ce
dernier, contrairement aux Vertus dont le visage est toujours bien
visible, est souvent masqué. Son casque à protection nasale, sa cotte
de mailles à rabat ne laissent voir que les yeux pour un regard
mystérieux et maléfique. De plus, à Notre-Dame-du-Port, l'homme
d'armes tient un livre ouvert où est inscrit son nom pour qui peut
encore en douter, «Démon,,31o.
Pour cet exemple clermontois, l'association du Diable et du
chevalier est claire même si la violence n'est rapportée qu'au simple
port des armes. Le Démon avance le visage caché et ses armes sont
celles des seigneurs. La Vertu avance confiante en Dieu, le visage
découvert, vêtue à la manière carolingienne et armée simplement.
Même si la violence n'est pas évidente pour illustrer les
Psychomachies, elle est présente en revanche dans les chapiteaux de
la Passion. L'arrestation, la flagellation, le portement de croix, le
sépulcre, sont des occasions de prouver que le port des armes est lié à
308. Notre-Dame-du-Port, chapiteau du chœur, combal' de la Charit6 contre l'Avarice ;
combat de la Largesse et de la Charité contre l'Avarice. Riom-bs-Montagnes, chœur,
bouclier rond faisant réf6rence à la p6riode carolingienne, à l'antique m, ou à des
combats contre les Infidèles (1). Saint-Nectaire, chœur, chapiteau de la Passion,
Arrestation du Christ; chapiteau de la Résurrection, chœur, le saint sépulcre ;
chapiteau de Ranulf.
309 . Notro-Dame-du-Port, combat de la Charité contre l'Avarice, combat de la
Largesso et de la Charité contre l'Avarico. Volvic, chœur, chapiteau des Vertus.
310. Saint-Nectaire, chapiteau des Archanges . Menat, chapiteau des Archanges
conservé au musée Bargoin à Clermont. Riom-ès-Montagnes, la Luxure est associée
à un soldat. Orcival, le Diable est associé à deux soldats.
�158
l'injustice3 11 , ce qui s'était déjà trouvé pour la libération de Pierre à
Conques.
A l'inverse, pour le thème antique des Victoires, la référence à
l'armement devient presque anodine en ne laissant subsister que
les boucliers à la forme caractéristique 312 .
La relation au contemporain est évidemment diverse
concernant les thèmes religieux (psychomachies, Passion).
L'équipement militaire est là sans aucun souci d'anachronisme
certes, mais il ne s'agit pas seulement de traits de mentalités
médiévales ou de libertés d'artistes. La vie du Christ n'est pas si
lointaine grâce à l'hagiographie venant en souligner le caractèr e
exemplaire. Et ces saints, s'ils peuvent être martyrs des premiers
siècles, sont pour la plupart proches de l'homme médiéval.
A ce propos, tout comme pour l'équipement militaire, bien des
conventions artistiques carolingiennes subsistent pour représenter
les architectures. Celles du saint sépulcre ne sont pas si accessibles
que cela avec leurs références multiples au mausolée, au sanctuaire
à plan centré utilisant la tholos. Par contre, il n'en est pas de même
pour l'église bien détaillée à St-Nectaire selon des caractères
régionaux auvergnats (matériaux de couverture, élévations, façade
occidentale, transept et tour de croisée, trous de boulins, portes avec
leurs ferrures, pentures et serrures) et non de manière formelle et
décorative comme dans les manuscrits qui auraient fort bien pu
servir de modèle 313 . Les modèles sont bien contemporains et si
quelques-uns gardent des liens avec l'ornementation des
manuscrits (Notre-Dame-du -Port, Issoire) antérieurs,
l'architecture prend un caractère très médiéval.
Non seulement l'église est représentée selon ses caractères
régionaux (St-Nectaire et Mozac), mais un nouvel élément présente
sa silhouette de plus en plus affirmée dan s le paysage auvergnat: le
château et la fortification 3 14 . Les ouvrages construits en maçonnerie
311. St-Nectaire, chœur, chapiteaux de la P assion . Mozac, chapiteau de 1a
Résurrection. Issoire, chœur, chapiteaux de la Passion .
312 . Mozac, collatéral nord . St-Nectaire. Notre-Dame- du -Port, collatéral nord.
Billom. St-Avit.
313 . Saint-Nectaire, chapiteau de la Transfiguration du Christ et de la légende de
saint Nectaire. Mai s, aussi il Notre-Dame-du -Port, ch a piteau du chœur, Assomption ,
Annonciation et Portes du Ciol (trou s de boulin s, élévation s, ferrures de portes,
appareillages). Brioude, chapiteau du chœl r, les Saintes Femmes au tombeau (image
d'un sépulcre dont la form e repre nd celle d'un clocher). Mozac, chapiteau de Jonas,
collatéral sud (clocher, porte, tour, appareill age, trous de boulins). ISBoire, chapiteau
des Apparitions du Christ encore appelé ch apiteau des tours de Jérusalem (tours,
élévation s, portes, trous de boulins).
314. B. Phalip, Le chdteau et l 'habitat seigneurial ell Haute-Au lJergne et 8riuadois
�PLANCHE VII
�PLANCHE VIII
Blesle (Hnutc-LolT ).
Ln tour seigneuriale face nu clocher parOIssial
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
159
s'imposent maintenant largement sur les fortifications charpentées
encore majoritaires au XIe siècle.
Au XIIe siècle, le château, l'enceinte d'une cité, possèdent des
tours, des portes et des murs crénelés bien reconnaissables dans le
paysage. Cette identification fait que l'on trouve les représentations
de murs appareillés à trous de boulins dans plusieurs chapiteaux à
Mozac (Jonas), St-Nectaire (légende), Notre-Dame-du-Port
(Zacharie) ou d'autres encore comme Issoire (Jérusalem).
Seulement, on y ajoute des portes aux arcs clavés, les murs crénelés,
les tours également crénelées de plan carré communes à toute la
région auvergnate au XIIe siècle (Mozac et St-Nectaire).
Il n'y a ici plus rien de commun avec les manuscrits
mérovingiens ou carolingiens. Le paysage n'est plus traité comme
fond décoratif de manière lointaine pour ses jeux d'appareils, de
volumes ou de matériaux de couverture. Bien au contraire, les faits
bibliques (Jonas) ou hagiographiques (St-Nectaire) sont replacés
parmi des éléments de paysage familiers et particulièrement
reconnaissables tout comme l'est un équipement de chevalier.
L'homme d'armes, tout comme la fortification, sont
désormais incontournables et omniprésents. Ils se doivent donc
d'être représentés. Notons toutefois que ces représentations
interviennent avec un certain décalage chronologique. Les plus
anciennes de ces sculptures datent du tout début du XIIe siècle,
plusieurs décennies après les derniers feux du mouvement de la
Paix de Dieu qui débute dans nos régions vers 1030.
Les méfiances vis-à-vis de la classe chevaleresque ne sont
donc pas dissipées même si le chevalier doit être associé à la
construction du Royaume de Dieu 315 . Cette vision de lettrés, même
assortie de sévères condamnations, n'efface pas la réalité vécue par
les populations montagnardes. Cette réalité apparaît néanmoins
bien atténuée dans le cadre d'une sculpture dont l'iconographie est
religieuse.
Cela renforce alors la place du tympan de Conques et des
entre le XIe et le XVe 8~cle,
Doctorat, Paris IV, 1990,6 vol.
Sur la représentation du saint sépulcre et ses incidences dans la sculpture et
l'architecture, P. Dubourg-Nove8, .Des mausolées antiques aux cimborios romans
d'Espagne. Evolution d'une forme architecturale., dans Cahiers de Civilisation
Médiévale, 198O, l. xxm, nO 92, p. 323-360.
R. Krautheimer, Introduction d une iconographie de l'architecture médiévale,
Paris, 1993.
315. G. Duby, .Les origines de la chevalerlC., et .La vulgarisation des modèles
culturels dans la société féodale., dan. Hommes et structures du Moyen Age, p. 325·
341 et p. 299-308, Paria, 1973.
�160
BRUNO PHALI?
quelques chapiteaux dont l'iconographie profane prend moins de
distance vis-à-vis de la réalité. Bien sûr, ce ne sont pas les paysans
eux-mêmes qui s'expriment, mais il est remarquable de trouver ici
ou là l'illustration de la précarité de leur existence. C'est le cas de
thèmes profanes même si une lecture religieuse n'est pas à exclure
tout en la contrastant.
Ainsi, le chapiteau de Ranulf dans l'église de Saint-Nectaire
ne peut recevoir une explication simplifiée. Un homme s'y
cramponne à une colonne. Un ange armé d'une épée le retient par le
poignet tandis qu'un chevalier, à haubert et casque à protection
nasale, protège son visage grâce au ventail relevé de sa cotte de
mailles. Il est généralement interprété comme l'illustration d'un
combat spirituel. Tenté par le démon, mais sauvé grâce à
l'intervention du saint, le fidèle devient donateur de l'église 316 .
Cela nous paraît à plus d'un titre excessif même si on veut bien
y lire également le thème du droit d'asile. Ranulf n'est pas ici
l'objet de tentation mais la victime d'un soldat. La lecture de ce
chapiteau et sa compréhension par les fidèles s'en trouvent
grandement facilitées. Les faits représentés coïncident avec
certaines de leurs préoccupations particulièrement soulignées par
les sanctuaires et les ex-voto de la libération. Il s'agit d'échapper
aux violences du temps.
De ce point de vue, dans l'iconographie religieuse, l'homme
d'armes est confondu avec le démon (Notre-Dame-du-Port, Riomès-Montagnes, St-Nectaire, Conques ... ). Dans les plaines comme
dans les montagnes d'Auvergne, sa représentation en chevalier ne
fait l'objet d'aucune hésitation de la part des clercs comme des
sculpteurs.
Pour ajouter à sa possibilité de recourir à «mille artifices», le
diable voit aussi son corps ou son visage subir un traitement
spécifique (Notre-Dame-du-Port, Ste-Foy de Conques, Ennezat ... )
comme le côté grimaçant ou la maigreur. En revanche, dans tous les
autres cas, le démon est armé, vêtu d'un haubert à rabat, pour cacher
son visage, et d'un casque à protection nasale. La présence
supplémentaire d'ailes à St-Nectaire ne doit pas abuser - mais aussi
pour Notre-Dame-du-Port avec le chapiteau de Stephanus. Il ne peut
s'agir que du démon, seulement la totalité de l'analyse ne doit pas y
être subordonnée jusqu'à occulter un équipement militaire
316. B. Craplot, Auvergne romane, Zodiaque, 1972, p. 109-110.
Y. Labando-Mailfort, .L'iconographie dos laïcs dans ln soci6t6 religieuse oux
XIe el XIIe siècles-, dons Etudes d'iconographie romane et d'histoire de l'art,
Poitiers, 1982, p. 89-135, ei particulièrcm ni p. 102.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
161
contemporain et une confusion presque totale du couple
démon/chevalier. Le plus fréquemment, ils ne font qu'un.
A St-Nectaire, donc, il semble bien en fonction des nombreux
éléments mis en valeur précédemment qu'il faille voir dans ce
chapiteau de Ranulf la traduction de plusieurs thèmes. L'homme qui
utilise la force et les armes voit son œuvre se confondre avec celle du
diable et, même si ce n'est pas expressément dit sur ce chapiteau,
cela le conduira tout droit en enfer comme ceux de Conques. Pour
lutter contre lui, celui qui est poursuivi dispose de plusieurs recours.
Celui du droit d'asile auprès de l'enceinte sacrée de l'église avec
l'intercession d'un saint protecteur. La délivrance étant effective, il
reste à remercier Dieu et ses saints en déposant non pas un ex-voto de
la libération, comme c'est le cas pour les intercesseurs spécialisés,
mais un don pour la construction du sanctuaire.
Mêler toutes ces significations n'est pas un problème en soi
pour l'homme médiéval qui est rompu à ce genre d'exercice. En une
image, son esprit synthétique opère toutes les lectures nécessaires
afin de trouver la cohérence souhaitable entre différents textes,
événements ou interprétations. D'autant que cela suppose la
reconnaissance de l'innocence du poursuivi. Justice est rendue.
Nous pourrions y ajouter enfin l'idée de psychomachie en effectuant
un parallèle avec d'autres chapiteaux.
A Volvic, dans le chœur, un clerc oppose le livre des textes
sacrés à un soldat et lui tient sa lance. Il est vêtu d'un haubert à rabat
et d'un bouclier dont la partie inférieure pointue a été brisée. Sur une
autre face, un autre clerc tient une épée dégainée. Il côtoie un dernier
personnage qui possède une balance. Une inscription vient
commenter l'ensemble par les mots Temperentia, Fortitudo,
Umilitas et Justicia. Il est également possible de se demander s'il
n'y a pas eu intention de jouer sur les parentés entre les mots. Le
«U.. de (H)umilitas ést suffisamment éloigné des lettres suivantes
pour opérer cette fois-ci la confusion entre Humilitas/ Militia tout
comme pour condamner les agissements des chevaliers on jouait
sur la parenté Militia 1Malicia en leur proposant la théorie des
Ordines. A St-Nectaire, par la violence de la scène, la psychomachie
n'est pas à écarter, mais se charge d'un sens très réaliste pour le
fidèle. Nous retrouvons une telle illustration hagiographique à StBenoît-sur-Loire.
Nous en avons déjà étudié les textes. Grégoire le Grand
raconte l'histoire d'un guerrier, Tzalla, hérétique arien vivant de
rapines et torturant ses paysans. L'un d'eux est protégé par saint
Benoît grâce à son seul regard. Daté de la fin du XI e siècle, un
�162
BRUNO PHALIP
chapiteau à l'entrée gauche de l'absidiole septentrionale du bras
nord du transept correspond bien au récit de Grégoire comme à celui
d'André de Fleury. Ce dernier participe à la rédaction des miracles
de saint Benoît, commencée au XIe siècle par Adrevald, poursuivie
en 1005 par Aimon et reprise par lui en 1041. Ces textes ont donc été
directement utilisés dans la réalisation d'œuvres sculptées comme
ce chapiteau.
Saint Benoît y est représenté lisant dans une construction
comprenant des colonnes, une arcade et une coupole à godrons. A ses
pieds le mauvais miles se prosterne. Il possède sa cote de mailles à
rabat e't son épée, mais pas son casque. De même, son cheval lui
tourne le dOS 317 . Au-dessus de lui, un paysan lève les bras et montre
ses liens brisés. Illustration de la pénitence du Goth, démonstration
de la puissance du saint, fidélité aux textes, certes, mais on ne peut
réduire la lecture de ce chapiteau à cela sauf à en rester à une vision
de clercs.
Le Goth est hérétique ne l'oublions pas et l'abbaye de Fleury est
située près d'Orléans où l'on juge des hérétiques en 1025. Ils sont
nombreux et parmi eux se trouvent des clercs; cela ne peut qu'avoir
une incidence sur l'iconographie. Le Goth est en outre vêtu comme
un chevalier avec tout son équipement (haubert, épée, cheval,
bouclier) ce qui ne peut permettre de le confondre avec un autre. La
qualité sociale est donc bien reconnue et d'autres chapiteaux de StBenoît-sur-Loire montrent des hommes d'armes expressément
signalés par l'inscription miles.
La victoire est également bien connue, c'est un paysan qui
montre les cordes brisées tout comme à Conques il s'agit de montrer
les bogues sous arcades suspendues à des poutres. Comment ignorer
ces faits? Il n'en est assurément pas question, aussi les charge-t-on
de significations annexes pour les mettre en conformité avec
l'exégèse des récits de miracles. Ainsi, le paysan libéré est-il placé
dans l'attitude d'un orant. Saint Benoit est montré dans un bâtiment
qui s'apparente fort à une illustration conventionnelle d'église. Le
miles est prosterné aux pieds du saint, mais - les mains jointes- il
semble enserrer en implorant une des colonnes à chapiteau. Enfin,
la monture du chevalier se détourne. Ici, le sculpteur, sans doute
avec l'aide de clercs, a su opérer une nouvelle synthèse du quotidien
des relations heurtées entre clercs, paysans et chevaliers. Il a
317.
253.
Sur ce chapiteau d'un sanctuaire il ex·volo de la lib6rnlion,
Y. Labande-Mailfert, L'iconographie ... , op. cit. , p. 153-154.
E. Vergnolle, St·BenoZl·sur-Loire et la sculpture du XI e siêcle, Paris, 1985, p. 251-
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉ:TÉ EN AUVERGNE
163
respecté le texte tout en créant des liens avec l'iconographie
traditionnelle paléochrétienne (l'orant) et des schémas classiques
comme ceux qui utilisent la colonne comme élément de
démonstration (Christ à la colonne, chapiteau de Ranulf, thème du
donateur, passage d'un espace voué au péché à celui sacré voué à
l'asile), ou le cheval (détourné ou chutant) pour l'Orgueil des
psychomachies.
Voilà pour St-Benoît-sur-Loire, dans le même ordre d'idée, le
chapiteau du fondateur de Notre-Dame-du-Port (celui de Stephanus)
présente une tête casquée, ventail de la cotte de mailles relevé. Le
démon apparaît aussi dissimulé derrière un livre sur lequel il a été
inscrit le Démon combat les Vertus, Demon contra virtu(t)es pugnat.
Il a des ailes et désigne un homme à terre, victime d'un combat. Il
était tout à fait possible de représenter le diable décharné, les côtes
saillantes, grimaçant et hirsute. Pourtant ce n'est pas cette solution
qui est choisie ici ou là.
Le fait contemporain tient largement sa place dans
l'iconographie à des fins d'édification, de condamnation, mais
également pour coïncider avec les sentiments de défiance des
populations.
A Saint-Julien de Brioude, ce sont deux chapiteaux qui nous
intéressent. Le premier représente un combat de chevaliers avec
leurs montures à l'extrémité occidentale de la nef. L'équipement est
complet et là encore les visages sont presque entièrement cachés par
le ventail du haubert. Le harnachement est représenté ainsi que les
éperons, les boucliers, les lances, les casques à protection nasale.
Qu'il puisse être question d'illustrer un épisode des chansons de
geste liées au cycle de Guillaume d'Orange ne retire rien à
l'évocation d'un combat de chevaliers. La source littéraire constitue
dans ce cas la lecture du clerc. Le combat, lui, constitue la réalité
montagnarde vécue et 'condamnée par les paysans avec à leur suite
quelques sculpteurs.
Le fait nouveau ici - contrairement aux chapiteaux de Ranulf
et de Stephanus - c'est qu'il ne semble pas exister de lecture
religieuse. Les petites scènes présentées latéralement vont dans le
sens d'un combat bien réel où des personnages annexes attendent
l'issue.
Cela est confirmé pour le second chapiteau dans la nef
également ce qui ne peut être fortuit. Il met en scène une douzaine de
soldats à pied. Leur armement est complet depuis les casques à
protection nasale, les boucliers allongés et pointus, les lances
transperçant ces derniers, les épées, les hauberts à ventail pour
�164
BRUNO PHALlP
cacher le visage. Il ne peut s'agir que de personnages maléfiques et
le lien est encore fait entre démons et chevaliers ou encore bourreau
et homme d'armes.
Par ailleurs, un soldat souffle dans un olifant tout en tenant
son bouclier sur la face droite de la corbeille. Et, au milieu, une
victime est présentée la corde au cou, les pieds entravés et nue. S'il
ne manquait la colonne nous retrouverions ici le même schéma
utilisé pour la flagellation du Christ entouré de soldats. A l'opposé de
ces derniers, l'homme qui combat pour la justice a toujours le visage
découvert. Nul besoin pour lui de se cacher. Ce sont les clercs, émus
par cette réalité, qui établissent la nuance et construisent un modèle
supportable pour la chevalerie.
Dans les faits, les églises elles-mêmes so nt attaquées. Telle
abbaye d'Obazine peut servir de base militaire à des chevaliers,
d'autres en interdisent la construction avec des matériaux de
qualité (chaux, pierres de taille). L'évêque de Clermont lui-même
manque à ses devoirs comme l'indique une lettre de Pierre le
Vénérable, abbé de Cluny, au pape Eugène III en 1146. Les uns et les
autres s'attaquent sans interruption en Auvergne comme en
Limousin:
tout le diocèse de cet évêque [Clermont] est rempli de maux infinis
[ ... ] abandonnés par leur évêque, ils se protègent eux· mêmes par la
force armée.
C'est bien la reconnaissance d'un antagonisme d'intérêts
entre populations et nobles. Par ailleurs, dans le s montagnes, le
château, théoriquement là pour protéger les paysans, ne possède pas
de basse-cour pour les accueillir avant le XVe siècle. C'est même un
des principaux sujets de discussion et d'achoppement entre
villageois et seigneurs avec essentiellement deux étapes : l'une
située dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et la seconde au
XVe siècle. De même, pour l'immense majorité des cas, le château
ne constitue pas un pôle de peuplement en Haute-Auvergne. C'est
seulement lorsqu'ils sont capables d'arracher des «libertés», ou des
«Paix» à Aurillac, que les populations établissent leurs «cabanes»
de façon saisonnière, puis permanente pour se «retraire».
Il faut dire que les faits expliquent largement l'isolement des
lignages aristocratiques des montagnes, la défiance les concernant
et ses incidences sur la sculpture. Aux marges de l'Auvergne et du
Limousin, dans la seconde moitié du XIIe siècle :
tout était rempli des pillages des chevaliers en armes et de jour en
jour les maux se multipliaient.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
165
Le modèle édifiant n'est toutefois pas sans effet puisque,
suivant l'action de l'ermite Etienne d'Obazine, des nobles se
convertissent avec tous les gens de leur lignage. Pourtant, d'autres
hésitent et retournent à la vie du siècle en demandant armes et
cheval devant une foule de chevaliers. La vie de soldat a donc bien
des attraits face à celle de moine renonçant à tout. D'ailleurs, et cela
nous montre bien les limites des modèles religieux, plus on
s'approche de la fin du XIIe siècle, vers 1180, plus les conversions de
nobles et de chevaliers sont rares, à tel point qu'elles finissent par
paraître étranges ou inconnues de nos jours. La fièvre des
conversions, des pénitences et des réparations est bien terminée et
les paysans vont remplir de nouveau les prisons seigneuriales c'est-à-dire les châteaux! :
dépossédés de leur avoir [ ... ] dans les chaînes [ ... ] les pieds
étroitement pris dans les entraves. 318
Le chroniqueur de la vie de saint Etienne ne connaît
d'ailleurs que deux sortes de chevaliers et seigneurs. Les premiers
sont ceux qui ont l'habitude de commettre des pillages [et font] main
basse sur tout dans les environs, tandis que les seconds sont
seigneurs de nombreuses terres et, pour les conserver avaient livré
beaucoup de combats et commis beaucoup de mal.
Voilà qui vient singulièrement rééquilibrer les choses pour ne
pas se contenter de prendre pour argent comptant la vision des clercs
presque totalement inopérante dans les faits.
La société auvergnate sort donc durablement marquée par des
épreuves qui perdurent. Il est désormais compréhensible que le
chevalier soit autant présent, et avec autant de force, dans la
sculpture romane de l'extrême fin du X le siècle à la fin du
XIIe siècle.
Il fallait prendre .en compte ce traumatisme encore trop présent
dans le quotidien, marquant la culture et les esprits. Les sculpteurs
n'ont pas failli à cette tâche. Les clercs ont tenté - tout en
condamnant - de régulariser en proposant une explication
insatisfaisante et inefficace. L'exigence de paix devient-elle
incontournable? Les clercs la structurent en en affaiblissant le
sens. Les fidèles aspirent aux délivrances, les clercs expliquent que
318. M. Aubrun, Vie d'Etienne ..., op. cit., p. 26,83,125,143,161,217.
B. Barrière, Le cartulaire de l'abbaye cistercienne d 'Obazine, Clermont, 1989,
na 507 (1175/1188), na 514, 517 (1175/1188), abnndon de mauvaises coutumes par des
chovaliers en Haute.Auvergne Bur le plateau du Limon au·dessus de Cheylnde ct en
bordure du plateau du C6zallier près de 86gur.les·Villas.
�BRUNO PHALIP
166
tous sont pécheurs, le bourreau comme la victime, en imposant le
filtre déformant de la pénitence à tout miracle exaucé. Les paysans
chantent-ils des cantilènes aux accents égalitaires? Les clercs
répondent par la théorie des ordînes où chacun est à sa place en
fonction de ses fautes.
Malgré cela, les explications ne sont pas totalement admises,
les justifications non acceptées, et les sculptures à plusieurs lectures
possibles comme c'est le cas à St-Julien de Brioude. Car les seules
études comparatives ou stylistiques, typologiques même, sont
insuffisantes pour répondre ,à tant de question s. Grâce à l'esprit
synthétique qui les caractérise, l'artiste, le sculpteur, concentrent
les significations en une seule corbeille. Ces dernières sont
enchevêtrées comme si des couches archéologiques étaient
bouleversées par une série de glissements de terrain . Cela d'autant
que, bien souvent, chaque œuvre se suffit à elle-même et c'est à
grand-peine que l'historien de l'art met à jour quelques rares
exemples de programmes iconographiques.
Pourtant, les possibilités de compréhension, les grilles de
lecture ne sont pas irrémédiablement attachées à l'existence d'un
programme . Il n'en va pas de même pour les peintures romanes où
comme pour:
les programmes précédents, celui de la tribune d'Ebreuil comportait
donc des clés seulement accessibles à un "public» cultivé, des
bénédictins comme à Saint-Dier ou Lavaudieu, des chanoines à
Brioude{.. .]. 319
A Saint-Julien, justement sur le pilier sud de la première
travée de la nef, le peintre a représenté un chevalier et sa monture. Il
possède son haubert, le casque à nasal, l'épée au fourreau et le
ventail de sa cotte de mailles est relevé. En revan che , le cheval est
renversé et le chevalier va être précipité à terre tout comme pour le
tympan de Sainte-Foy de Conques daté de 1120/1135. A droite de la
scène, en relation directe avec elle, deux saints auréolés sont
également armés et protégés d'un haubert ne couvrant pas le bas du
visage comme pour des Vertus combattant les Vices.
A Brioude, dans cette partie de J'édifice, les parties basses sont
datées des années 1060 et les parties hautes des années 1100 pour des
319. A. Courtillé, . Les programmes des pelnlures romanes en Auv
e rgne
~ , dons Les
peintures muraLes romanes, Issoire, 1991, pu blié par la Reuue d'Auuergne, l. 106, nO3,
p. 103-125 el porticulibremenl p. 112.
A. Courtillé, .. Les fresques de Sl-Julien de Brioude., dons ALmanach de Brioude,
1978, p. 9-38.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
167
travaux achevés aux alentours de 1140. Il est difficile, dans ce cas,
d'imaginer des fresques réalisées antérieurèment à 1060. Il est par
contre raisonnable de les situer entre 1100 et 1140 ce qui est
strictement contemporain du tympan de Conques. La cohérence se
fait alors entre les chapiteaux rouergats et auvergnats. Anne
Courti11é souligne à propos de ces fresques l'intérêt d'une étude du
vocable même et des litanies de saint Julien:
saint Julien qui mettez en déroute Les ennemis de La croix [saint
JuLien] dompteur des superbes, le modèle et l'exempLe des guerriers.
Et c'est encore le modèle aristocratique assorti de
condamnations des violences et de l'orgueil, ce qui nous ramène
aux Psychomachies de Prudence. Cela ne retire rien de la vigueur
de 1'illustration des combats trop réels de la nef. Décidément, si le
fait précède le droit, il précède aussi la littérature et les
interprétations ou constructions intellectuelles des clercs.
Ces chevaliers s'affrontant, nous les retrouvons au chevet de
l'église St-Pierre de Blesle. Les lances sont remplacées par des
épées, les casques et boucliers font défaut tout comme les hauberts.
Malgré tout, les deux cavaliers sont bien placés en situation de
combat. Seule la présence d'une grande boule percée de trous ronds a
pu faire penser à la possible illustration du jeu de la «quintaine»,
une forme assagie du combat320 .
Le thème du combat est repris à Maringues près d'Ennezat
pour un chapiteau du déambulatoire. Un chevalier sur sa monture,
protégé par un haubert et peut-être un casque, tient un homme debout
lié au cou par une longue corde . C'est le type même de corbeille
d'interprétation difficile. L'homme nu est couramment vu comme
un singe cordé dont le thème n'est pas sans poser de problèmes
(acrobates, dompteurs, montreurs d'animaux, pécheur dans les
liens ... ), tandis que le· cavalier est interprété comme un baladin.
Soulignons d'emblée le côté excessif et quelquELpeu mécanique
de ces lectures. Au XIIe siècle, le seul homme à monter un cheval
n'est pas le baladin, mais le chevalier protégé. En outre, le sculpteur
a opéré ici une synthèse entre deux thèmes, un procédé habituel à
bien des représentations. Dans un premier temps, le thème du singe
cordé est opérant pour cette corbeille sculptée. L'homme nu lié par le
cou voit son visage strié ce qui coïncide à la représentation classique
du singe. Enchaîné par les liens du péché, l'être humain est plus
proche de l'animal et du singe que de la création divine. De ce fait,
320. L. Brehler, .. Les chapiteaux de l'abside de St-Pierre de Blesle», dons Almanach
de Brioude, 1929, p. 97-124.
�168
BRUNO PHALIP
le singe est une créature du diable, plus apparentée à une bête
sauvage qu'à un être humain . Il convient de souligner l'importance
donnée à toute sorte d'ambigul"tés qui signalent fréquemment
l'éloignement des préceptes divins. Moins ils sont respectés, plus
l'homme sauvage qui est en nous se réveille et donne de la place au
péché, a fortiori au démon qui conduit ses victimes aliénées.
Dans un second temps, il s'agit de s'attacher au cavalier dont
l'élément principal - le cheval - sert à la définition sociale. En
cela, il se rattache à la série de sculptures évoquant la société féodale
et certaines de ses réalités: le rapt pour rançon par le chevalier.
Cependant, cela ne contredit en ri en l'usage du thème du
«singe cordé». Le chevalier est lié au diable, damné, il s'en fait
l'instrument et conduit ses victimes. Par contre, les victimes sont
associées à la damnation et cela correspond bien à une lecture
religieuse de cette scène. Nous l'avons vu, pour les clercs, l'humble
n'est paysan que pour correspondre à ses fautes et mérites (théorie
des trois ordres). Le fidèle exaucé par un saint libérateur et
thaumaturge ne peut être que pécheur astreint à la pénitence. Cette
conception du miracle est soulignée avec force par l'Eglise
justement pour donn er un caractère acceptable et recentré de s
aspirations propres aux populations montagnardes si attachées à
leurs ex-voto de la libération. Il est néanmoins évident que c'est à
partir de ce type de chapiteau que l'on peut le mieux percevoir la
divergence de lecture entre clercs et paysans. Certes, le clerc
condamne et associe le chevalier au diable, mais il renvoie dos à dos
victime et bourreau en faisant du premier un pécheur méritant en
quelque sorte son sort. La réalité vécue par le paysan est tout autre et
bien des chants égalitaires seront encore entonnés, non composés et
considérés comme vociférations sauvages.
«Sauvage», c'est un des points clefs pour comprendre la
sculpture romane auvergnate, aussi nous reviendrons longuement
dessus. Les ambiguïtés d e lecture ne s'arrêtent pas là. Les
confusions peuvent naître d'un e pierre à gros grain, difflcile à
tailler pour le détail et rendanl le s formes d'autant plus imprécises.
Des hésitation s peuvenl naître par exemple pour le singe
enchainé tenu par un homm à l' glise de Dienne (Cantal). La
victime est nue, décharn e, mai s so n vi sage n'est pas simiesque. Il
ne s'agit plus d'un e corde mai s d'un chaîne dont les anneaux sont
bien visibles. Enfin, sur le côl ' gauche se tiendrait une femme (?)
tenant une flûte et un tambourin (?). Ces derniers détails, s'ils
étaient confirmés, renforceraie nl la définition du «montreur de
singe... Pourtant, comme à Maringues, l'ambigul'té est là :
�PLANCHE IX
Saint·Julien de Brioude.
Combat et prisonnier .entravé de la première moitié du XIIe siècle .
Combat de cavaliers illustrant un dcs chapitcaux de la première moitié du XIIe siècle .
�PLANCHE X
Eglise Saint-Georges de Riom-ès-Montagnes,
Chapiteau à soldats et cavaliers (XIIe siècle),
Chamalières-sur-Loire (Haute-Loir ),
D6lail d'un cavalier du vantail droit ,
(Centre de Rech rches sur le Monum nl. Historiques, 1943),
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
169
l'anthropoïde est enchaîné et ses caractères physiques ne sont pas
ceux d'un singe même sculpté de manière conventionnelle.
De même, à St-Nectaire, le chapiteau de l'Apocalypse montre
bien un ange avec sa balance comme à Volvic ou Royat, seulement
ici il ne s'agit plus d'une psychomachie. Le cavalier brandissant
des lances possède un casque et se lance à la poursuite d'hommes qui
s'effondrent sous ses coups. Une nouvelle fois, malgré la
signification religieuse, l'ambiguïté est réelle si la scène est
comparée à d'autres sculptures où un combat est représenté. En
revanche, le visage du chevalier est découvert ce qui en montre le
caractère divin au contraire des autres dont la figure est cachée par
le ventail du haubert (Passion à St-Nectaire ou Issoire; Archanges à
Clermont ou St-Nectaire).
Tous les chapiteaux ne présentent pas de telles difficultés. A
Notre-Dame-du-Port, le chapiteau des Mauvais Génies montre des
hommes se combattant par couple avec des boucliers allongés et des
lances.
Mais c'est surtout en Haute-Auvergne, à Riom-ès-Montagnes,
que la scène de combat est claire. Un chapiteau placé dans le chœur
représente des soldats affrontés dont un à cheval. L'armement est
composé de lances, d'épées et de boucliers. Un équipement toutefois
moins complet, en partie à cause du grain et de la dureté de la pierre.
Il ne comporte ni casques, ni cottes de mailles, même si les éperons
et le harnachement sont bien représentés.
Malgré quelques inégalités, l'indéniable parenté entre les
équipements et la recherche du détail contemporain sont à noter.
Qu'il s'agisse d'un petit édifice de montagne ou d'un grand en
situation de plaine, d'un chapiteau en granit grossier ou d'un riche
tympan, les exigences sont les mêmes. Le chevalier et l'homme
d'armes sont toujours bien reconnaissables. A visage découvert, les
traits aimables et décidés, ils combattent pour Dieu. A visage caché,
les yeux mystérieux, ils sont du côté du démon, ce qui correspond tout
à fait aux éléments de définition que l'on peut discerner dans la
documentation textuelle tant pour certains clercs que pour les
paysans.
En élargissant les investigations à d'autres reliefs moins
connus en bois, on peut trouver des correspondances pour les
sculptures taillées en réserve sur les vantaux de portes. C'est le cas
pour les reliefs très usés des vantaux de cinq portails romans: portes
Saint-Gilles et Saint-Martin à la cathédrale du Puy; Chamalières-
�170
BRUNO PHALIP
sur-Loire ; Blesle et Lavoûte-Chilhac321 .
Des hommes d'armes sont discernables au Puy pour des
scènes du Massacre des Innocents (portes St-Gilles), un thème fort
évocateur et terriblement accessible ; l'arrestation du Christ et le
portement de croix (portes St-Martin), toutes datées du troisième
quart du XIIe siècle.
A Lavoûte-Chilhac, un cavalier armé d'une lance est encore
visible pour un vantail du milieu du XIIe siècle. A Blesle, un
vantail, à l'origine monté à la porte méridionale du transept, laisse
deviner l'adoubement d'un chevalier dans le cadre d'un calendrier
de ses travaux du mois d'avril. Les portes de Chamalières-sur-Loire
datent elles aussi du milieu du XIIe siècle et conservent une partie de
leur polychromie. Les sujets sont également plus nets. Dans une
première scène, deux chevaliers sur leur monture se combattent à la
lance et sont protégés par leurs casques et boucliers allongés. La
seconde scène présente un chevalier avec sa monture dans une
situation différente car il combat un dragon à plusieurs têtes.
D'une manière générale, lorsque les violences et chevauchées
ne dominent pas, le lien avec le démon ou la Passion du Christ est
automatique. Très rares sont les situations où le chevalier est
valorisé comme archange ou combattant le dragon. Enfin, les
expressions suppliantes et terrorisées des hommes traqués ou
entravés (Maringues, St-Nectaire, Brioude) suffisent, à elles seules,
à convaincre du rôle néfaste de propagateur de violences dévolu au
chevalier. Ce fait là est reconnu sans nuance par les clercs comme
pour l'essentiel de la population . Les explications et analyses du
phénomène divergent.
Dans un cas, la place du chevalier est justifiée et confortée par
]a régularisation offerte. Dans un autre, malgré la force et la
prégnance du modèle aristocratique, comme élément de mentalité
commune, ce cadre est contesté en lui substituant une interprétation
plus concrète et proche du quotidien.
Il nous faut ,à ce propos, insister encore sur la contemporanéité
des faits et non seulem ent sur l'illustration anecdotique de
l'armement ou de l'équipement chevaleresque de la seconde moitié
du XIe siècle et du XIIe siècle. Cette sculpture est bien présente en
Auvergne, dans les montagnes comme dans la plaine de Limagne
ou le bassin du Brivadois. Elle se retrouve aussi plus au sud, à
Conques qui constitue sans doute une des sources d'inspiration
321. Centre de Recherches sur les Monuments Hi storiqu es, Vantaux d'églises,
Auvergne, vol. Al.
W. Cohn, The romanesque wooden doors of Auvergne , Yole Univ rsity, 1971.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
171
essentielle par pèlerinages interposés, comme il en est de décrits
dans la vallée de l'Alagnon à Molompize.
A ce programme iconographique très cohérent, nous pouvons
ajouter ou préciser plusieurs thèmes: celui du Christ à la colonne
lors de la Passion précédant Pâques et d'autres, annexes mais
complémentaires.
Le Christ aux outrages est représenté lié à une colonne comme
la plupart des scènes de donations (Ranulf à St-Nectaire; Volvic,
chœur; Bulhon, chœur; Trizac, chœur; Thuret, collatéral sud). Ses
mains sont entravées aux poignets, ce qui en souligne d'autant la
parenté avec saint Pierre et les prisonniers (Brioude). La différence
avec certaines représentations réside dans le fait que le Christ est lié
aux poignets (Issoire, St-Nectaire) et non au cou comme pour le
thème des montreurs de singes, mais également certaines
représentations d'avares (Clermont, entrée sud du déambulatoire;
St-Nectaire, entrée nord du déambulatoire; damnés du tympan de
Conques ; damnés d'Issoire, croisée du transept au nord) ou de
damnés. Cette lecture est essentielle puisqu'elle permet par exemple
d'affirmer les liens entre le Christ à la colonne et saint André dont
les membres sont attachés par des cordes à la croix de son martyre.
Ce sont encore les poignets et les chevilles qui sont concernés. Saint
Pierre dans sa prison n'est jamais entravé au cou, trop attaché au
suicide de Judas et au mode d'exécution jugé infamant de la
pendaison.
Autre thème complémentaire, celui du sacrifice, comme c'est
le cas pour un chapiteau du collatéral nord de Besse-en-Chandesse.
On y trouve un porteur de bêtes (veau) placé au centre. Il tire la
langue ce qui en Auvergne aura une longue postérité. Sous sa forme
du «porteur de mouton» on l'a abusivement interprété comme thème
du «bon pasteur» quand il ne peut s'agir que d'une contraction et
simpllfication de celui de l'«idolâtrie» et du sacrifice païen. A
Besse, la scène est complète, on lui a adjoint un porteur de hache, un
sacrificateur et surtout un homme armé. Ce dernier est à la fois le
démon qui pousse aux cultes paiens et le chevalier travai11ant pour le
diable. Il est alors vêtu d'un haubert dont le ventail lui cache le
visage, d'un casque, et pousse le porteur de hache avec son épée.
A Riom-ès-Montagnes, la scène change légèrement. Le
démon assis, caractérisé par un serpent qui lui entoure le corps, tient
un damné encordé au cou: Comme cela ne semble pas suffire, un
homme le tient par les bras, à genoux et les pieds placés à l'opposé
l'un de l'autre. Cette dernière attitude rejoint totalement celle de
l'avare lié au cou (Clermont) et semble traduire l'humiliation d'une
�172
BRUNO PHALIP
position contraignante et celle d'un acrobate ou jongleur tel qu'on
peut le penser lorsque la scène est contractée. Ainsi, la position à
genoux, jambes repliées vers l'extérieur, est partiellement utilisée
dans une série de chapiteaux interprétés comme ceux des «atlantes»
parce que leurs bras sont levés (Mozac, chœur; Bulhon ; Maringues,
déambulatoire sud ; Clermont, déambulatoire ; Issoire ; GlaineMontaigut; St-Dier ... ). En fait, dans l'immense majorité des cas,
cette attitude ne peut refléter celle d'un atlante car ces personnages
se tiennent par la main, prennent des fruits ou des branches sans
soutenir d'une quelconque façon l'abaque ou le tailloir.
A l'origine, la position est pourtant celle d'un jongleur ou d'un
acrobate comme il est possible d'en trouver des exemples dans des
dessins byzantins des XIe et XIIe siècles 322 . Puis, arrivée en
Occident, la formule est réinterprétée et passe de l'illustration de
jeux de cirque à celle de ces curieux motifs des corbeilles
auvergnates. La figure est totalement inversée, la tête en haut alors
que primitivement le personnage est placé la tête en bas en équilibre
sur les deux mains avec les jambes écartées et repliées vers
l'extérieur. Il faut bien voir là une de ces condamnations par
l'Eglise des jongleurs et autres bateleurs, musiciens ou poètes.
Seulement, son illustration est impossible en l'état car elle ne
s'adapte pas à la forme tronconique de la corbeille. Le sculpteur
l'inverse alors et, ce faisant, lui donne un sens tout différent. Le
démon n'est jamais là pour exprimer la condamnation et la figure
se présente seule, plutôt désormais comme un divertissement. Qu:i
plus est, nous verrons que ces jongleurs bien transformés s'insèrent
parfaitement au beau milieu d'autres corbeilles dont le sens second
ne peut être la condamnation.
Il reste le chapiteau de Clermont beaucoup plus clair avec
l'avarice et celui de Riom-ès-Montagnes. Ici, l'acrobate est lié par le
diable, tenu par les bras, mais aussi accompagné sur la gauche d'un
chevalier à pied qui offre son épée au démon tout en étant protégé par
un long bouclier à la pointe effilée. L'homme d'armes, à Riom -èsMontagnes, comme à Besse-en-Chandesse - tous deux sanctuaires
montagnards entre Mauriac et Orcival - , n'est plus représenté en
situation de combat, mais bien à la manière de supplétif des œuvres
du démon pérennisant les sacrifices païens ou aidant à la
damnation de chrétiens trompés.
A. Grabar, L 'art de la fin de l'AntiquiU et du Moy en Âge. :3 vol., Pari s, 1968, pl.
52-55.
E . Ve rgnolle, St -Benort-sur-Loire ... . op. cit., p. 266 -267, sur I ·s montreurs
d 'animaux .
322 .
�ART ROMAN, CUl/l'URE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
173
Nulle part ailleurs, à en juger par divers sondages, la
sculpture n'exprime une telle condamnation et donne lieu à une telle
concentration d'hommes armés maléfiques 323 . Aussi, pour éviter
les longues listes fastidieuses, nous nous arrêterons seulement à
certains aspects de la sculpture extérieure à l'Auvergne. Yvonne
Labande-Mailfert 324 s'est longuement penchée sur l'iconographie
des laïcs dans la société médiévale des XIe et XIIe siècles pour en
réfuter les interprétations trop sociales.
De nécessaires mises au point sont développées à propos de
saint Georges, saint Michel dont les thèmes ne se développent qu'à
partir du XIIIe siècle. Néanmoins, ces cultes sont présents dès le
début du XIIe siècle en Occident. Ils témoignent des modèles
aristocratiques en gestation à la suite des mouvements de la Paix de
Dieu et des développements de la Réforme Grégorienne. Le
chevalier peut donc devenir défenseur de l'Eglise comme c'est le cas
principalement dans les Psychomachies. Néanmoins, nous l'avons
vu en Auvergne, ce courant iconographique marque certaines
limites .
A Mervilliers (Eure-et-Loir) le chevalier Rembaut est bien
représenté en donateur face à saint Georges au début du XIIe siècle.
Ce noble à genoux fait un don en argent au saint. Seulement, il ne
s'agit pas à proprement parler ici d'une victoire des thèses d'Eglise.
Bien au contraire, la théorie des ordines d'essence profane a été
sacralisée par les clercs pour canaliser et contrôler le dynamisme
de la classe aristocratique . De cette sacrali sation, les chevaliers
vont logiquement tirer la légitimation de leur rôle social. A la suite,
tout comme le remarque le chroniqueur de la vie de saint Etienne
d'Obazine, les conversions de nobles se font rares, semblent
curieuses et «inconnues de nos jours» à la fin du XIIe siècle. Témoin
également cette sculpture de Mervilliers affich ée en tympan. Nous
sommes bien loin des condamnations de celui de Conques. Ici, le
chevalier, bien qu'à genoux, n'a pas retiré ses éperons. Son écuyer
tient le cheval et l'épée dan s son fourreau. Tout l'équipement et
harnachement est bien présent : casque, cotte de mailles, épée ... Sa
qualité de miles, tout comme à St-Benoît-sur-Loire, pour un autre
chapiteau des donateurs, est bien indiquée et son nom figure:
Rembaut, chevalier, me concéda les richesses présentes, afin d 'avoir
celles qui ne finissent point.
323 . Voir Annexe 1.
324 . Y. Labande-Mailfert, -Pauvrol6 el paix dan s l'iconographie romane _, dans
Etudes d'iconographie ..., op. cil., p. 108.
�174
BRUNO PHALIP
Non seulement il n'abandonne aucun des éléments
caractérisant sa position sociale (épée, cheval, écuyer, haubert,
casque), mais il affirme au contraire ses prérogatives face au saint,
à Dieu, ses prêtres et anges thuriféraires. Sa position en sort
singulièrement confortée et il n'est l'objet d'aucune condamnation
pour cet exemple sculpté des pays du Nord.
Et au Sud, qu'en est-il? La réalité dont les sculpteurs ont à
rendre compte n'est pas exclusivement spirituelle. Sous
l'iconographie religieuse percent la société, ses contradictions et
espérances. Parfois même, l'expérience du quotidien apparaît avec
force, et les différents essais de lecture à contenu spirituel traduisent
surtout l'affirmation d'un schéma de pensée propre aux clercs pour
qui tout doit graviter autour de la culture savante 325 .
Il en est ainsi de la libération de saint Pierre dont le thème ne
peut être envisagé en survalorisant ces liens avec le développement
de l'autorité pontificale aux XIe et XIIe siècles 326 . Hormis celle de
Conques, la délivrance de Pierre existe à Mozac, Vézelay, Moissac,
Hagetmau, Estella ou Soulac-sur-Mer.
A Mozac, près de Clermont, dont le vocable est saint Pierre, le
chapiteau illustrant sa libération est situé à l'entrée du chœur au
sud. De nouveau, nous constatons la présence d'un soldat armé,
d'une porte avec sa serrure, de l'ange libérateur, d'arcades
représentant la prison et de Pierre. Il est allongé et ses poignets sont
immobilisés par des menottes de fer fixées aux colonnes par des
anneaux.
A la Madeleine de Vézelay, la libération est située à l'entrée
du transept en retombée de la dernière grande arcade au nord. La
scène est doublée par l'épisode de Joseph et la femme de Putiphar
(pile sept en doubleau au sud). Joseph est innocent du crime qu'on lui
impute. Malgré cela, il est emprisonné, enchaîné, puis libéré grâce à
l'intercession de Dieu (Genèse, 39/41). Cette version sera reprise
pour un chapiteau du narthex ce qui en montre le succès pour un
édifice de pèlerinage dédié à Madeleine, témoin de la résurrection
du Christ. Quand on sait les parallèle s existant entre le Saint
Sépulcre gardé par des soldats, la prison de Pierre et les ex-voto de la
libération, on ne peut qu'être frappé par l' existence d'un thème à
mettre directement en rapport avec eux.
325. Lire il ce propos l'opinion de Marcel Du rlial, La sculpture romane de la route de
St-Jacques. De Conques d Compostelle, Monl-de-Marsan, 1990, p. 146.
326. J. Cabanot, Les débuts de la sculpture romane dans le sud
- oue.~t
de la France,
Paris, 1987, p. 165 ct note 74 de la4c partie.
L. Reau, Iconographie de l'art chrétien, Paris, 1955-1959, p. 1072-1073.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
175
A Moissac (chapiteau nO 70), l'ange tient la main de Pierre.
Les portes de la prison s'ouvrent malgré la garde avec ses longs
boucliers; enfin les pieds du saint sont entravés par des fers et reliés
à la fois au mur et à une colonne.
Entre St-Sever et Orthez, l'église d'Hagetmau possède elle
aussi un chapiteau de la libération de saint Pierre. Le saint est lié
aux mains, aux jambes et aux chevilles. Il est gardé par un soldat
doté d'une lance et du long bouclier. Un ange vient lui couper les
liens avec sa lance.
Pour l'église St-Pierre de Estella en Navarre, la prison est
indiquée . L'ange et Pierre passent au travers d'un décor de soldats
et de boucliers. A Soulac-sur-Mer (Gironde), l'entrée du chœur à
gauche est marquée par un chapiteau consacré à saint Pierre. Là
encore, il s'agit de la libération pour un saint sous arcade, gardé par
deux soldats à longs boucliers. L'ange indique à Pierre la porte
ouverte et Pierre montre à tous ses liens qui tombent.
Dernier exemple avec Conques où tout un cycle est consacré à
l'histoire de Pierre. Trois chapiteaux (n° 89, 98 et 105) encadrent la
travée qui précède la plus grande des absidiol es du bras sud du
transept. L'intention est délibérée selon Marcel Durliat327 et en
rapport avec la liturgie. Le texte des Actes des Apôtres racontant la
libération de Pierre est en effet l'épître de la fête des saints Pierre et
Paul, mais également celle de saint Pierre aux liens. Cette
interprétation prend toute son importance dans notre cadre.
Dans la sculpture, la liturgie, il ne s'agit pas uniquement
d'honorer Pierre, mais aussi Pierre libéré et libérateur de liens.
Pour le chapiteau n° 105, saint Pierre est représenté avec l'ange .
Sous arcade, des soldats sont armés de boucliers et de casques à
protection nasale. Un grand vantail de porte est également présent
avec ses gonds et pentures ouvragées, tandis que sous une double
arcature à colonnes ét chapiteaux, les fers et anneaux de chaînes
sont laissés vides. Le thème du chapiteau nO 89 est tout aussi
suggestif. S elon un sermon de saint Ambroi se, saint Pierre est
libéré une seconde fois d'un étroit caveau, ce qui renforce le sens du
texte des Actes des Apôtres, de la liturgie et de vocables centrés sur
les liens du «prince des apôtres»328.
327. M. Durlia t, La sculpture romane .. ., op. cU. , p. 63-64 .
328. Marcel Durli at, à propos du chapi teau nO74 de St-Sern in de Toulou se, développe le
thbme do la luLLo de doux hommes armés do bâlons el de boucliers, tels qu 'on les trouve
à St-Rémi de Reims, ou Cun ault. ScIon cot au tour, il s'agit d'u n co mbal opposant des
libres, non noblcs , lors d'un due l j udici a ire.
F .-M . Besso n, M"A armes égales" : u ne re présen tation de la viol ence en France
et en E spagno au XII e sibc\e», da ns Gesta , XXVI, 1987, p. 113-126.
�176
BRUNO PHALIP
De tels liens, nous l'avons vu, ne sont pas réservés à saint
Pierre . De façon exceptionnelle, nous les trouvons au trumeau du
portail principal de l'église d'Oloron-Sainte-Marie (PyrénéesAtlantiques). Deux personnages y sont présentés enchaînés dos à
dos. Des chaînes les entravent à la ceinture, reliées par d'autres fers
aux anneaux qui enserrent leurs chevilles. Pour avancer une
interprétation, on a souligné ]a présence de vêtements orientaux et
une attitude soumise d'atlantes. Symbole probable de l'écrasement
du paganisme ou Maures vaincus par Gaston IV au début du XIIe
siècle ; ces explications sont en effet parfaitement plausibles.
Pourtant, ces sculptures mises en cohérence avec les libertés
affirmées des populations montagnardes - les fors de Béarn limitant singulièrement les prérogatives seigneuriales, échappent
en partie à une lecture et à une construction intellectuelle de clercs.
On ne pourra sans doute jamais connaître les sentiments et
appréciations des paysans à l'égard de ces prisonniers.
En revanche, il convient de remarquer la coïncidence entre le
thème de ]a libération de saint Pierre et les chemins de Compostelle
(Moissac, Soulac, Hagetmau, Vézelay, Conques). Des chemins qui
accueillent déjà bien favorablement les sanctuaires à ex-voto de la
libération (Saintes, Conques, Vézelay, St-Léonard-de-Noblat) pour
une aire méridionale circonscrite précisément à sa moitié
occidentale.
De la même manière, l'illustration du combat de chevaliers
semble trouver un terrain de prédilection dans ces mêmes régions
pour n'affecter que de façon isolée les pays septentrionaux moins
touchés par les mouvements de Paix. En marge de cette iconographie
précise peuvent se développer d'autres thèmes.
Nous avons vu combien Odon de Cluny a pu magnifier
l'exemple de Géraud d'Aurillac, «comte» pour les besoins de la
cause chevaleresque. Géraud doit affronter déjà la puissance
montante de certains seigneurs alentour. Face à un triste sire, il
essaye d'adoucir par les bons procédés cette nature sauvage, mais
c'est un échec. Alors, il est obligé de le dompter avant de le relâcher
par mesure de clémence. C'est à cette occasion qu'il est comparé au
personnage de Job, exemple de clémence et de modération. De même,
lorsqu'il combat les agresseurs et les pillards, il leur brise les
mâchoires. Non seulement Géraud est comparé à Job, mais il est
associé à David. Une telle lecture, très élaborée, est tirée notamment
B. Marino, "'In Palencia non ha botalln pro nu lia ro". El duelo de villanoB en la
icoDograf(a romnnica deI camino de Santiago., dons ComposteLlanum, XXXI, 1986,
p.349-363.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
177
des Moralia in Job de Grégoire le Grand. Ce sont elles qui vont
inspirer les sujets traités dans plusieurs chapiteaux de la Madeleine
de V ézelay329, et non les récits grecs du XI e siècle relatant l'histoire
de saint Georges contre le dragon. Ces Moralia développent l'idée
d'un combat spirituel, d'une psychomachie, où le chrétien est un
athlète protégé par sa force d'âme lui servant de bouclier, ce qui en
fait un véritable guerrier.
Un tel travail de déconstruction de l'œuvre est essentiel pour
comprendre la difficile rencontre entre le monde des clercs et celui
de l'église des «errants». Mais, en revanche, on peut se poser la
question des interprétations multiples de la part des artistes et
sculpteurs. Ce sont eux qui choisissent un équipement chevaleresque
contemporain à la place de vêtements et d'armes d'inspiration
carolingienne. De même, à la suite et en dernier recours, c'est le
spectateur qui donne le sens final à ces œuvres s'il a la possibilité de
les observer. Dans ce sens, l'église est bien une Bible, une somme de
pensées, de livres aux sources diverses; seulement il est difficile
d'imaginer un accès possible à tous par le simple intermédiaire des
sermons ou de représentations données près des églises. Quelques
grands thèmes peuvent sûrement être expliqués, dont la morale et le
sens pastoral sont évidents, mais guère plus. De la même façon, très
peu d'artistes ont pu avoir accès aux documents illustrés aux
explications complexes. D'éventuels «carnets de modèles» et plus
sûrement une très grande mémoire visuelle - complémentaire de la
mémoire permettant de retenir des dizaines de passages des textes
sacrés, ou psaumes récités dont on connaît approximativement le
sens - aident à la diffusion des images. C'est aussi ce qui explique
la diversité d'interprétation pour un thème donné.
Et puis, que retient-on de l'œuvre complète? Pour ne prendre
que trois exemples tardifs des pays septentrionaux plaçons-nous du
point de vue du simple fidèle et non de celui du clerc, initiateur du
projet. A Paris, pour le portail du Jugement dernier, en façade
occidentale de Notre-Dame, vers 1230, un chevalier se distingue
nettement parmi les damnés. Toujours à Notre-Dame, vers 1250,
pour le portail du bras nord du transept, la légende de Théophile
donne également l'occasion à l'artiste de nous offrir un Massacre
des Innocents . Là encore, l'identité des bourreaux ne fait aucun
doute. Enfin, pour le portail St-Firmin, en façade occidentale de la
cathédrale d'Amiens, vers 1220/1230, un forgeron avec son aide
329. M. Anghebon, «Le combat du guerrier contre un animal fantastique:
il propos de
trois chapiteaux de V6zelay., dans Bulletin Monumental, t . 152-III, 1994, p. 245-256 .
�178
BRUNO PHALIP
s'emploient à briser des épées sur l'enclume et à les transformer en
socs de charrue après les avoir passées au feu de la forge. Cette
étonnante image optimiste, ou encore les violences de la soldatesque
passent-elles, et comment, dans la masse des fidèles? Une entrée
rapide, une simple flânerie n'autorisent pas une analyse précise.
En revanche, les observations accumulées, patiemment
transmises, interprétées et transformées peuvent exister. Que
retiennent les gamins et les distraits, le nez en l'air pendant la
messe, si ce n'est le détail renvoyant au quotidien, au comique, à
l'irrévérencieux ou encore à l'indécent et à l'obscène? Nombreux
sont les textes qui nous décrivent les offices bruyants pour des foules
indisciplinées, promptes au tumulte et au désordre, où les enfants
échappent à leurs parents.
De son côté, l'artiste le plus proche des clercs peut insuffler à
son œuvre des significations véritablement savantes. Le sculpteur,
le tailleur de pierre par contre, ne peuvent retenir la totalité des
significations intellectuellement très élaborées. La composition, la
forme générale sont assimilées, mais le sens en sort affaibli, tout
comme le style. Cette dégradation des contenus et hiérarchisation
des œuvres ne peut être tenue pour justifiée sans envisager les
thèmes contractés, simplifiés. Lorsque le sculpteur concentre son art
sur une figure extraite d'un ensemble initial, qu'y ajoute-t-il de
sens '? Par ces sculptures, nous sommes sans doute au cœur du
travail aboutissant à l'osmose . En revanche, des créations
spécifiquement populaires existent en marge de ces zones de
rencontre. S'il y a des œuvres témoignant indubitablement d'une
sculpture savante, d'autres opèrent une sorte de synthèse à la
rencontre entre culture populaire et monde des clercs.
Ces questions doivent être abordées sous peine de tronquer les
significations et d'oublier que certains thèmes reçoivent une riche
postérité. Il en est ainsi des prolongements possibles obtenus par le
biais des Christ de Piti é. Ce thème de l'attitude du Christ dan s
l'attente de la crucifixion se développe uniquement dans les pays
septentrionaux, Pay s-Ba s , Belgique, Bourgogne, Champagne,
Lorraine et Picardie 33o . C'est une création de latin du XIVe siècle
qui r eçoit diverses appellations comme Christ de Pitié, Christ aux
outrages, mais aussi Christ aux li ens. En effet, J ésus attend assis le
suppli ce après avoi r été humilié et li é par des cord es a ux pi eds et aux
poign ets. Bien sûr, les soldats ont di sparu, m ais la scèn e r es te très
J .-P . Will csmc, . A propos d'un ChrisL nppnrlcnnnL il unc communaut.é religieuse
dc Bcsançon», dans Bulletin Monumental, t. 153·1, 1995, p. 65·72.
330.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
179
accessible et intelligible, et ces Bon Dieu de Pitié de la dévotion
populaire peuvent alors être chargés d'intercéder en faveur de bien
des misères tout comme l'Ecce Homo présenté debout.
B. Espace sacré, espace divisé.
1. Une réalité auvergnate.
En questionnant les documentations à propos des ex-voto de la
libération, deux modèles ont pu être mis en valeur, l'un d'essence
ecclésiastique et l'autre populaire. Le premier insiste sur la faute et
la pénitence tandis que le second met l'accent sur diverses formes de
délivrances toutes très concrètes.
Entrant en étroite coïncidence avec ces modèles de miracles,
la sculpture témoigne logiquement plus d'une interprétation propre
aux clercs. Néanmoins, on assiste également à une sorte d'invasion
du quotidien par l'abandon des références issues de l'enluminure
carolingienne et par valorisation des équipements guerriers, des
éléments de paysage et de situations aidant à la définition sociale
dans un contexte contemporain. Plus ou moins consciente, cette
démarche suppose une approche différente à relier aux dévotions
populaires. De même, le chevalier, s'il ne peut certes pas être
considéré comme un protecteur dont la fonction serait admise de
tous, dirige effectivement la société féodale avec la haute
aristocratie. Les clercs eux oscillent entre dénonciation des
agissements de la noblesse et justification ou confirmation de ce
pouvoir (ordines, Paix) du fait même notamment de leurs propres
origines sociales.
En fonction des options choisies, ils vont développer un solide
mépris pour les laïcs d'humble extraction sociale ou, plus rarement,
une sincère compassion. Ermites, moines et évêques s'opposent
alors et, tandis que les uns dénoncent la présence des richesses
artistiques accumulées dans les églises et abbatiales, les autres la
justifient en se servant de textes bien antérieurs comme ceux de
Grégoire le Grand soutenant la thèse d'un art didactique.
Celle-ci, il faut bien l'avouer, est séduisante; seulement la
moyenne des chapiteaux hil' toriés dans les parties intérieures des
églises auvergnates n'atteirit pas 4 %. Ce chiffre limite déjà en soi la
portée réelle face à plusieurs centaines de chapiteaux simplement
figurés, à décor géométrique ou végétal.
Mais ce ne sont pas là les seules limites à opposer à ce qu'il
�180
BRUNO PHALIP
faut bien appeler une belle légende. Pour la totalité des parties
intérieures et extérieures des églises, on en vient à survaloriser les
significations de quelques dizaines de corbeilles sculptées - les
publications en témoignent de façon éloquente - face à des milliers
d'autres dont le sens nous échappe et que l'on n'étudie guère ou de
manière distraite, sans doute par manque de matière jugée
suffisamment valorisante. Fort heureusement, ces aspects sont
corrigés par les récents travaux d'Eliane Vergnolle, Marie-Thérèse
Camus ou Jean Cabanot, pour n'en citer que quelques-uns à la suite
des recherches pionnières de Marcel Durliat.
Néanmoins, les problématiques se situent pour l'essentiel au
niveau esthétique tout en précisant les datations, les centres de
rayonnement d'une sculpture ou certaines significati ons. Par
ailleurs, ces publications ont le mérite essentiel de placer sur un pied
d'égalité la corbeille feuillagée et le chapiteau historié en les
décrivant à l'ajde d'un vocabulaire ne faisant aucunement appel au
jugement de valeur. Le fait est neuf encore et il doit être souligné
avec force quand les visions et appréciations les plus courantes sont
encore faussées. En effet, pour une majeure partie, les réalités
multiples de la sculpture romane souffrent des effets conjugués
reçus en héritage d'une historiographie aux intentions diverses.
Pieuse et édifiante dans le meilleur des cas, ou soucieuse de se
placer toujours du point de vue de l'art savant et académique tant par
les méthodes d'approche que par les vocabulaires utilisés pour les
appréhender. Dès lors, la recherche ne pouvait être que paralysée
face à ces attentes cadrées par autant de présupposés non vérifiés ou
peu étayés. Trop souvent, à la suite, bien des aspects sont éludés ou
laissés sans réponse satisfaisante.
Mis à part l'extrême faiblesse du nombre des chapiteaux
historiés face à la totalité des corbeilles sculptées, de multiples
questions se posent. Sauf dans le cas d'une production
authentiquement populaire - un des aspects à développer - ce ne sont
jamais les humbles qui s'expriment. Une partie de leur culture peut
transparaître mais rarement comme système cohérent et complet. Il
ne s'agit que de bribes extraites d'un ensemble difficilement accepté
par les contemporains eux-mêmes lorsqu'ils appartiennent au
monde des lettrés ou de l'aristocratie.
Paysans et pauvres ne savent pas lire, leur culture n'est pas
structurée par les règles de la scolastique. Ils ne peuvent donc
déchiffrer et interpréter une image savante sans explication donnée
dans une langue vernaculaire. Malgré cela, les concepts, les outils
intellectuels et références sont autres. Ce ne sont pas ceux utilisés
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
181
par les clercs et les artistes, aussi les interprétations et divers
résultats en seront-ils nécessairement différen ts.
Transposés dans la pierre, l'idée, le texte, doivent être traduits
sous peine d'altérations et d'interprétations ne répondant plus aux
possibles intentions des clercs. Mais justement, quelles sont-elles?
Illettrés, les paysans ne peuvent comprendre les diverses
inscriptions présentes sur les corbeilles de chapiteaux ou tympans.
Qui plus est, les phrases sont couramment tronquées, sous forme de
rébus et bien souvent encore non déchiffrées par les épigraphistes les
plus chevronnés. Difficile dans ces conditions de compter sur ces
légendes pour aider à la compréhension et soutenir 1'idée d'un rôle
didactique.
Quand bien même ils sauraient lire, ces chapiteaux sont
placés en hauteur, quatre mètres en moyenne et une quinzaine de
mètres au maximum pour les parties intérieures. Mais que dire des
clochers et des flèches dont les sculptures ne sont connues que des
maçons et autres corneilles? Notre perception est en fait bien altérée
du fait de l'utilisation d'un matériel photographique adapté,
d'échafaudages légers ou de l'occasion procurée par un chantier de
restauration.
Ces premiers constats sont accentués à l'intérieur par
l'obscurité générale des édifices pour qui les connaît sans l'apport
artificiel et déformant de l'électricité. Dans les parties nord,
l'éclairage est plus parcimonieux encore. Il s'agit d'imaginer la
fantasmagorie créée grâce aux luminaires ou cierges dont les
flammes vacillent à chaque mouvement de l'air et modifient à
l'infini les effets possibles sur une surface sculptée. Les sanctuaires
sont donc sombres pour l'essentiel, même aux meilleures heures de
l'été.
Ces faits vont en s'accentuant si l'on passe de petits édifices
trapus de montagne à d'autres peut-être mieux éclairés en plaine
dans un environnement bien dégagé. Il n'en va plus de même dans
un environnement urbain aux constructions serrées contre les
sanctuaires tel que cela se lit encore sur les diverses représentations
de l'armorial de Guillaume Revel au milieu du XVe siècle 331 .
Dernière limite à une lecture didactique obstinée de la
sculpture romane en Auvergne, les chapiteaux historiés ne sont pas
situés dans la nef mais dans le chœur. Non seulement les
chapiteaux sont incompréhensibles de l'immense majorité des
331. G. Fournier, Chdteaux. villages et villes d'Auvergne au XVe siècle d'après
l'Armorial de Guillaume Revel, G€nèvc, 1973.
�182
BRUNO PHALIP
fidèles, ils sont difficilement visibles à cause de leur situation haute
et mal éclairée, mais les corbeilles historiées ne peuvent être vues
que par des clercs. Le chœur, la partie la mieux éclairée par les
luminaires, n'est accessible qu'aux seuls ecclésiastiques. Cet
espace liturgique est nettement séparé des fidèles par des chancels
dans sa version la plus ancienne comme à St-Pierre-aux-Nonnains
à Metz par exemple.
Pour les XIe et XIIe siècles, ce sont des grilles en fer forgé qui le
plus souvent empêchent l'accès au chœur. Cette situation existe
encore à Ste-Foy de Conques; elle est connue à Orcival, au Puy et
dans plusieurs petits sanctuaires au nombre d'une demi-douzaine 332
en Auvergne et sur ses marges.
Par ailleurs, sans prétendre à l'exhaustivité, de telles grilles
de chœur existent en Roussillon et en Espagne du nord. Il est à
remarquer que les jubés eurent les mêmes fonctions à l'époque
gothique, ce qui laisse sous-entendre leur présence dans les pays
septentrionaux également pour les édifices romans. Par voie de
conséquence, cela ôte à la vue des fidèles les quelques cycles
iconographiques répertoriés comme celui de la Vie de Marie à NotreDame-du-Port à Clermont, et un cycle pascal à St-Austremoine
d'Issoire ou St-Nectaire.
En définitive, nous sommes obligés de relativiser et de
repositionner la place énorme accordée aux sujets historiés dans le
domaine de la sculpture. Ces constats sont encore amplifiés par
l'étude des peintures que l'on situe le plus fréquemment dans les
absides, absidioles ou espaces spécifiques comme les chapelles
hautes des massifs de façade.
Les conséquences sont importantes en Auvergne en ce qui
concerne la sculpture. Des lieux sont privilégiés mais également
des thèmes. En étudiant la fréquence d'occupation de lieux donnés
pour un ensemble d'églises, les différentes répartitions sont
étonnantes. Rien que pour la question du thème animalier, soit 34
églises de Haute-Auvergne et 134 ch apiteaux 333 , les corbeilles
sculptées sont positionnées prioritairement à l'intérieur pour
l'abside, le chœur et la croisée du transept.
Seule l'étude des portails vient nuancer ce tableau avec
332 . M.-N. Delaine, ~ Lcs
grilles médié va les du conLre de la Franco, oS8ai
d'invetarc~,
dans Revue d'Auvergne, t . 87, nO2, 1973, p. 97-150.
333. Nous reprenons ici en les interprétant une partie des données extraits des travaux
de Francine Saunier, -Répartition des thè mes animaliers dons l'édifice roman de
Haute-Auvergne., dons Les cahiers de St·Michel de Cuxa, nOXXlV, 1993, p. 135-145 ;
Les tMmes zoomorphiques dans la sculpture rom(lne (luvergnate, DEA, 1982,
Clermont II.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
183
26 chapiteaux situés à l'extérieur. En revanche, nous trouvons
94 chapiteaux à décor animalier dans les absides, absidioles,
chœurs et croisées de transepts de ces édifices pour 14 seulement
dans l'ensemble des nefs 334 .
Cette disproportion écrasante concernant le thème animalier
ne doit pas faire illusion. Les programmes sont tous très différents
d'une église à l'autre, et les disparités dans leur répartition précise
ne peuvent faire oublier les emplacements privilégiés. Bien
entendu, les positions au sud sont les plus courantes, mais cela n'est
guère signifiant en raison de l 'absence de programme
iconographique. Certaines parties de l'église sont plus décorées que
d'autres et les variations constatées selon les édifices ne changent
rien à cela. En fait, ces premières constatations ne sont pas propres
au thème animalier. Cela se constate pour la totalité des thèmes pour
la simple raison que c'est dans l'abside, le chœur et le transept que
se concentre la sculpture.
Qu'il s'agisse de chapiteaux à décor animalier, végétal ou
géométrique, de corbeilles figurées ou historiées, les parties
intérieures du chevet reçoivent l'essentiel de la sculpture. Tout ce
décor, comme l'architecture générale des absides, vient valoriser
l'environnement immédiat des autels principaux et secondaires.
Mais les observations ne sauraient se réduire à cela. Pour les
églises de Haute-Auvergne, le nombre de chapiteaux, des chevets
(94) est une précieuse indication face à cel ui des nefs (14) pour ce qui
est du thème animalier uniquement. De telles proportions se
retrouvent à peu de chose près pour l'ensemble des thèmes (décor
végétal, géométrique, figuré, corbeilles épannelées) sauf un. Les
chapiteaux historiés sont en effet les seuls pour lesquels on puisse
tenter une géographie nous aidant à comprendre la formation et la
conception des programmes sculptés dans l'Auvergne romane.
Mais qu'en est-il justement dans les plus grands édifices des XIe et
XIIe siècles en dehors des zones les plus montagnardes?
A Notre-Dame-du-Port à Clermont sont recensés environ 320
chapiteaux dont 176 situés dans les parties intérieures. Mis à part le
portail sud, à l'iconographie bien précise (Adoration des Mages,
Présentation au Temple et Baptême du Christ, Vierge en Majesté,
symboles des évangélistes), nous trouvons dans la partie tournante
du chœur quatre chapiteaux historiés sur huit.
Archip~té
334. Respectivement: 41 chapiteaux dont 12 li l'extérieur pour l'abside et le chœur; 36
pour 1cs croisées; 17 pour les absidioles; 14 pour les nefs.
F. Saunier, Le bestiaire dans la sculpture romane de Haute -Auuergne,
de Mauriac, Rennes II, doctorat, 1992.
�184
BRUNO PHALIP
Particulièrement célèbres par leurs développements
concernant la vie de Marie, ils sont signés Rotbertus et comportent 16
inscriptions dont la lecture est rendue difficile selon Bernard
Craplet en raison de ligatures compliquées, allant jusqu'au
monogramme 3 35 . Un autre chapiteau, plus figuré qu'historié, est
situé dans le déambulatoire sud (usurier/avarice). Deux sont situés
à l'extérieur, en pignon sud du transept (sacrifice d'Abraham), et
sur une absidiole au sud (Adam et Eve). On peut y ajouter les
chapiteaux plus simples du porteur de mouton et de personnages à
masques de lion (acrobates ?) dans le déambulatoire sud. Face au
portail principal du midi, nous trouvons à gauche - face à la porte des anges combattant les démons, puis à droite le Christ repoussant
la tentation. Enfin, dans le bas-côté nord, pour la travée de la nef
située face au portail sud, un autre chapiteau peut être comptabilisé
grâce au thème du singe cordé. En y ajoutant celui des «victoires» et
un dernier illustré par des «anges» cela nous donne quatorze
chapiteaux historiés ou nettement figurés.
Tout cela est particulièrement logique puisque l'on peut
reconstituer un itinéraire liturgique menant au chœur en excluant
quelques thèmes annexes (victoires, anges.). Partant du chevet au
sud, nous passons devant le mur pignon du bras de transept sud en
ayant rencontré deux chapiteaux historiés. Face au portail
méridional - également connu sous le nom de «porte des initiés»
dans quelques publications - une iconographie complexe se
développe depuis l'extérieur vers l'intédeur. A cet endroit, la
sculpture figurée ou historiée ne dépasse guère la seconde travée de
la nef et se trouve concentrée dans le chœur et le déambulatoire sud.
Cet itinéraire, déjà valorisé par la lumière plus abondante des
parties méridionales, est littéralement balisé de chapiteaux ou de
lieux sculptés à thèmes essentiellement savants. Il ne peut
concerner que les clercs, seuls autorisés à franchir les limites du
chœur. Leur connaissance précise des textes, leur culture autorisent
une lecture juste des thèmes, y compris dans la partie tournante du
chœur pour des chapiteaux comprenant jusqu'à quatre scènes.
Assez simplement, tout en respectant l'ordre d'une lecture à la
fois chronologique (de l'Ancien vers le Nouveau Testament) et
typologique (l'Ancien annonçant le Nouveau), le clerc passe devant
Adam et Eve symbolisant le début des temps et la faute originelle.
L'Ancien Testament est abordé grâce au sacrifice d'Abraham avant
de recevoir une première réponse et solution éclatante grâce aux
335. B. Craplet, Auvergne romane, Zodiaque, La-PieTre-Qui-Vire, 1972, p. 53.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
185
scènes christologiques encadrées et annoncées par deux grandes
figures: Isaïe et Jean-Baptiste.
Vient ensuite le temps des épreuves et de la tentation qui reçoit
une nouvelle réponse tout aussi démonstrative. Eve la pécheresse est
opposée à la Vierge, nouvelle Eve rédemptrice dont les
développements iconographiques annoncent aussi la Fin des Temps
présente dans l'Apocalypse (Livre de Vie). A l'opposé de cette très
belle organisation des thèmes bibliques transcrite dans les
sculptures du chevet, du transept et du portail méridional, il existe
bien un second portail occidental. Tout en donnant directement
dans l'axe de la nef, il ne possède aucune sculpture. Il semble délicat
de n'y voir qu'une «porte des morts» pour donner accès à deux
cimetières attenants supprimés au XVIIIe siècle. La tentation est
grande par contre de lier ce portail à la nef pour leur opposer le
portail méridional, le chevet et transept plus richement ornés de
sculptures. Car, en définitive, que trouve-t-on pour illustrer les
corbeilles des chapiteaux destinés à la nef?
Ces derniers sont situées dans le vaisseau central en grandes
arcades, dans les bas-côtés et en tribunes. Leur nombre s'élève à
près de quatre-vingts pour des corbeilles à feuillages très
nombreuses avec de discrètes références à l'enluminure dans le
cadre d'épannelages corinthiens à deux registres. On y note aussi la
présence d'oiseaux affrontés dont les queues deviennent décor floral
formant rinceaux. Leur origine est peut-être orientale et rencontre
un écho très important dans la sculpture romane auvergnate ou
rouergate (Conques). Tout aussi courants, les masques cachés dans
les corbeilles feuillagées, les griffons, centaures, aigles affrontés,
singe cordé viennent peupler ces espaces destinés aux fidèles (nef,
bas-côtés). Ajoutons une scène où un homme en porte un autre sur les
épaules tandis que ce dernier tient un volatile (une oie ?) par le cou
pour un chapiteau du' déambulatoire. Cette dernière sculpture nous
permet de nuancer l'analyse du programme sculpté de Notre-Damedu-Port.
Les réalités sont toutes contrastées sans pour autant détruire
les fondements de tendances indéniables. Ainsi, le chevet possède
bien des corbeilles feuillagées en nombre et les bas-côtés de rares
chapiteaux figurés (collatéral nord : anges et victoires gravant des
boucliers ... ), mais cela ne contredit nullement l'existence d'une
organisation particulière adaptée aux besoins spécifiques des clercs.
De fait, en dehors de l'itinéraire liturgique mis en valeur - depuis
les parties extérieures sud-est jusqu'au rond-point du chœur -, les
scènes historiées ou figurées sont majoritairement situées dans les
�186
BRUNO PHALIP
espaces réservés pour l'essentiel aux clercs. c'est-à-dire ceux-là
même que l'on ferme généralement par des grilles en fer forgé. Si
l'on considère les 15 chapiteaux figurés et historiés situés à
l'intérieur, plus de la moitié (8) se trouve dans l'abside et le
déambulatoire. Mais, si on ajoute le fait qu'il existe un itinéraire
pensé par et pour les clercs dans la partie sud-est de la nef, on ne
trouve plus qu'un quart de ces mêmes chapiteaux dans l'espace non
liturgique destiné à l'accueil des fidèles.
Dans ce contexte, la perception du décor est totalement
différente. Pour l'abside et le chœur, les chapiteaux à feuillages
viennent donner toute sa valeur au chapiteau historié. Dans le rondpoint du chœur ces derniers sont encadrés de corbeilles feui11agées
comme s'il s'agissait d'images enluminées dotées de marges
décoratives. Mais, dans la nef, le sens change nécessairement. Le
chapiteau hérité du corinthien, la feuille d'acanthe, toutes sortes de
feuillages plus quelques sujets simples (singe cordé, anges,
démons) constituent un univers familier directement accessible.
Cette différence nous paraît essentielle. Elle ne peut être
totalement justifiée par les besoins liturgiques si l'on considère que
cette production existe à des fins didactiques. Bien au contraire, la
liturgie sépare clercs et fidèles déjà différen ts par la culture, les
conditions de vie et les origines sociales.
Mais, de ce point de vue, Notre-Dame-du-Port apparaît bien
complexe. Qu'en est-il des autres églises?
A Notre-Dame-des-Fers d'Orcival, chapiteaux historiés et
figurés sont dans l'abside: Jérusalem Céleste à l'entrée du chœur,
l'avare dans le déambulatoire au sud, Tobie (?) dans le
déambulatoire au nord, le diable dans le déambulatoire au sud 336 .
Mis à part les anges qui gardent la Jérusalem Céleste en soufflant
dans des trompes, les autres thèmes sont considérés comme mineurs
par Bernard Craplet. Cette apparente faiblesse est accentuée par
l'absence de portail richement orné.
Cela s'explique pourtant par la situation même du sanctuaire.
Edifice montagnard, il draine des populations paysannes et
principalement des éleveurs. Le clergé desservant doit être
différent, loin des écoles citadines, de leur univers de marchands et
336. Celui-ci, d~charné,
tient un soldal par 108 cheveux landis qu'il est encadr~
d'un
autre soldat dont )'~quipoment
guerrier est plus complet: lance, haubert et bouclior
allongé.
A propos de Clermont, voir la thbso trbs récenle do Laurence Cabrero-Ravol,
Notre -Dame-du -Port et la sculpture ornementale des églises romanes d'Auvergne,
les chapiteaux corinthiens et leurs dérivés ({in XI e-X /1 e), Thèse de doctorat,
Université de Besançon, 1995.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
187
d'artisans.
Aux côtés de ces quelques sculpture, de tradition savante
(J érusalem Céleste, Tobie), c'est encore un univers végétal qui
domine largement la nef, le chœur et le transept. Parallèlement et
de manière plus riche ou appuyée, ce sont des thèmes annexes qui
prennent de l'importance : sirènes, centaures, griffons affrontés ou
buvant dans une coupe, aigles et personnages mêlés, têtes cachées
dans les registres de feuillages, porteur de mouton agenouillé,
personnages cordés exhibant leur sexe (bûché). Soit, là encore, une
sculpture totalement adaptée au milieu culturel des fidèles sans
aucune volonté de les édifier par l'image .
De nouveau dans un milieu urbain, à Issoire pour SaintAustremoine, nous trouvons l'immense majorité des chapiteaux
historiés et figurés dans l'abside, le chœur et le transept. Les quatre
chapiteaux historiés sont situés dans la partie tournante du chœur
qui en comprend huit. Ils sont centrés sur le cycle liturgique de
Pâques, du Jeudi Saint jusqu'au dimanche de la Résurrection en
16 scènes. A l'extérieur, dans les parties supérieures des chapelles
rayonnantes, ce sont les signes du Zodiaque qui ajoutent à la
signification privilégiée du chevet. Son décor sculpté est complété
bien sûr de corbeilles feuillagées, mais également de personnages
enchaînés tenus par un démon, d'un porteur de mouton tirant la
langue, d'un personnage chevauchant un mouton et d'une
Annonciation pour les chapiteaux placés à l'entrée des absidioles du
transept. Il est possible d'y ajouter un dernier chapiteau situé dans la
chapelle rayonnante immédiatement au nord de la chapelle d'axe
qui représente non pas un atlante, mais une des nombreuses
versions d'acrobates. Dans la nef, par contre, mis à part les
corbeilles feuillagées, ce sont les singes cordés, les centaures, un
personnage jouant avec les feuilles de la corbeille, des aigles et des
centaures chassant des lièvres . Finalement, en complément du
milieu naturel et familier, on lui associe des créatures fantastiques
comme le centaure dont il faut souligner la parenté avec l'homme
«nature},> ou «sauvage».
Le programme adopté à St-Nectaire n'est guère différent. Dix
chapiteaux sont historiés dont six dans la partie tournant du chœur.
Ces derniers sont centrés sur les thèmes de la Passion, de la
Semaine Sainte, de Pâques puis de l'Apocalypse en 24 scènes. Les
quatre autres sont situés à l'entrée du transept au nord (Moi'se sauvé
des eaux), dans le déambulatoire (Zachée et le Christ), à l'entrée du
transept au sud (martyre de saint Sébastien) et dans la première
travée du collatéral sud (Tentation du Christ). On peut y ajouter les
�188
BRUNO PHALIP
corbeilles figurées toutes situées dans les zones du chevet : âne
jouant de la harpe et homme chevauchant un bouc, avare, victoires
gravant des boucliers, personnages chevauchant des félins, singe
cordé, tritons et sirènes, aigles, porteurs de moutons. Tout comme
dans les autres édifices, la partie la plus riche en sculpture est celle
du chœur et de sa partie tournante. Dans cet espace fermé de grilles,
les thèmes sont développés en de nombreuses scènes témoignant
d'une culture de lettrés très affirmée. Autour, les thèmes sont plus
accessibles malgré de notables exceptions (victoires gravant les
boucliers, Zachée à St-Nectaire; Zachée à Billom; avarice à NotreDame-du-Port). Ensuite, c'est le transept puis les deux premières
travées de la nef qui témoignent à des degrés divers - mais toujours
faibles - de la présence de thèmes figurés.
Malgré l'absence de sculptures pour le portail méridional,
soulignons la parenté entre Notre-Dame -du-Port et St-Nectaire
grâce à l'existence d'un itinéraire privilégié qui mène du portail à
la première travée, au transept, puis au chœur. En revanche, le
programme iconographique ne présente ici aucune suite logique ou
ordonnée. Tout comme à Clermont et Issoire, l'église de St-Nectaire
affirme une culture de lettrés dans la partie centrale autour de
l'autel principal. Dans le déambulatoire et les chapelles
rayonnantes, c'est-à-dire là où les pèlerins peuvent se rendre auprès
d'autels secondaires, les thèmes sont résumés en une scène et, pour
la majorité d'entre eux, intelligibles sans explication. Seuls les
thèmes de l'avarice, complémentaires de ceux traitant de la
rencontre du Christ et de Zachée, supposent une lecture plus
approfondie à des fins didactiques.
Notons que l'avare de St-Nectaire présente un damné tenu par
deux démons tirant la langue. Les jambes écartées et contorsionnées
comme celles d'un acrobate, leur victime est liée aux chevilles par
des cordes, tenue aux poignets et liée au cou. Par ailleurs, le thème de
Zachée présent à St-Nectaire et Billom vient fort à propos rappeler le
caractère diversifié des conditions sociales parmi les fidèles. Par
cette sculpture, tout comme par celle de l'avare, les individus
fortunés sont sermonnés en leur rappelant le châtiment réservé à
ceux qui ne tirent pas les enseignements de la visite du Christ au
riche collecteur d'impôt de Jéricho.
Cependant, malgré ces quelques th mes et ceux du chœur, la
totalité des autres revient aux corbeill s f uillagées, aux sujets
famili er s où la nature et les homm es se mêlent au fantastique et à la
fantaisie : aigles affrontés dont les queues se transforment en
rinceaux de feuillages ; singe cord ; visages cach s dans des
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
189
corbeilles héritées du corinthien ; larges feuilles lisses bien étagées;
porteur de mouton.
Dernier édifice de grande taille entièrement subsistant pour la
Basse-Auvergne, St-Saturnin se présente comme un bourg juché sur
sa coulée qui borde Clermont au sud. Ce n'est ni un village de
montagne (Orcival, St-Nectaire), ni une cité de Limagne (Clermont,
Issoire). Sa particularité réside dans l'absence de chapiteau historié
ou de portail orné de sculptures. Ensuite, deux corbeilles figurées
peuvent être recensées avec des aigles affrontés ou buvant dans une
coupe. Toutes les autres sont feuillagées y compris celles du chœur.
A la suite de ces cinq édifices, on ne peut établir trop
rapidement une règle si abrupte qu'elle ne puisse envisager
d'exceptions. Nous pourrion s les chercher dans deux édifices très
remaniés, mais dont les nefs présentent un ensemble complet au
niveau des grandes: Mozac et Brioude.
St-Pierre de Mozac possède dans sa nef et ses bas-côtés un
ensemble de 45 chapiteaux encore en place. Nous n'y trouvons pas
plus de deux corbeilles historiées, une dans la travée bordant le
transept au sud (Jonas) et une autre dans le bas-côté nord (Tobie et
Samson). Vingt-trois corbeilles sont à feuillages, soit à peine plus de
la moitié, ce qui tranche déjà avec les grands édifices étudiés pour ce
même niveau des grandes arcades et collatéraux: Notre-Dame-duPort,"83 % (45 sur 54) ; Notre-Dame-des-Fers à Orcival, 82 % (38 sur
46) ; St-Nectaire, 84 % (27 sur 32) ; St-Austremoine d'Issoire, 93 % (62
sur 66) ; St-Saturnin, 94 % (34 sur 36) ; St-Julien de Brioude, 60,5 %
(41 sur 68).
Cela nous laisse une vingtaine de chapiteaux illustrés ou
figurés, une situation rare hormis le cas de St-Julien de Brioude.
Quelle signification lui donner et comment l'insérer dans le cadre
développé pour les autres grands édifices? En fait, les chapiteaux à
corbeilles feui11agées sont mêlés d'une manière assez régulière aux
corbeilles figurées . Par ailleurs, nous sommes dans la nef d'une
église abbatiale affiliée à Cluny en 1095 et dont le vaisseau central et
les bas-côtés sont - en partie ou en totalité - réservés aux
paroissiens.
Ensuite, tout comme entre Notre-Dame-du-Port la citadine et
Orcival la montagnarde, il convient de signaler la différence de
populations. La plaine de Limagne est riche et ses paysans sans
doute plus aisés. Moins de bergers et d'éleveurs, mais assurément
plus d'agriculteurs et de «laboureurs» de terres lourdes.
Cette nuance se marque dans la plus grande richesse du décor
sculpté. Pas moins de deux tympans ornés (La Cène et une Vierge en
�190
BRUNO PHALIP
Majesté) ajoutés à la nef. En revanche, il n'est pas possible de
proposer un ordre classique quelconque pour un schéma
iconographique à signification religieuse particulière ou globale. Le
chapiteau de Jonas est bien isolé, même si on lui ajoute celui de Tobie
et Samson dont le sens religieux peut échapper.
Par contre, nous retrouvons toutes les tendances observées pour
les corbeilles figurées des autres édifices. La plupart des thèmes sont
bien connus : aigles, victoires gravant des boucliers, porteurs de
moutons tirant la langue, centaures, griffons, têtes insérées en
fleuron dans les corbeilles feui11agées, «atlantes» tenant des
pommes de pin et à la position des jambes très caractéristique. A
ceux-là, il faut en ajouter d'autres moins courants ou traités
différemment: hommes agenouillés - nus ou habillés - tenant des
fruits et installés dans les branches, chapiteau dit des
«vendangeurs» où l'on voit un soldat et un autre homme chaparder
des grappes de raisin, hommes couronnés chevauchant des boucs.
Enfin, l'avarice (?) dont les jambes écartées laissent apparaître
l'extrémité d'une feuille figurant nettement un sexe. A ses côtés, un
singe tient un fruit qui pourrait aussi bien être une bourse. Mais, ici
encore, l'explication pieuse parait être battue en brèche face à une
lecture profane. Et cela d'autant que, pour le chapiteau du «singe
cordé», le même système est utilisé pour figurer le sexe de
l'animaP37.
En définitive, en associant ces chapiteaux figurés à ceux qui
possèdent des feuillages, nous obtenons un résultat très proche de
celui dégagé pour les autres églises. Dans le chœur, à en juger par le
chapiteau de la délivrance de saint Pierre et celui du saint sépulcre,
la corbeille historiée à droit de cité. Dans la nef, nous retrouvons un
des aspects de cette mentalité médiévale commune . Réel et irréel
sont deux mondes étroitement liés. Le fantastique, la fantaisie se
mêlent au quotidien, au familier, et donc au milieu naturel. Soit un
édifice qui se distinguait apparemment de l'en se mble et finit
néanmoins par rejoindre l'explication proposée pour le s a utres
églises.
L'église St-Julien de Brioude ne déroge pa s à ce principe. Et ce
ne sont pas les peintures qui vont contredire le programm e sculpté de
ce sanctuaire. D'une part, tout n'était pas enduit comm e sembl e en
témoigner l'alternance de matéri a ux con statée pour la plupa rt des
pili er s cruciform es. Pour la majoll té d'entre e ux , aucun e tr ac de
33 7. Cett e nmbigurt6 n'n, se mble-t-i l, pns 6chnpp6 11 un mi l pudibo nd pu isque ln
corb eill e es t nbfm6e (bilcMe 7) 11 ceL endroit. Il ('sl n6n nmoins cu ri eux que le pr mior,
celui de l'ava rice, oi t pu y 6chappcr .
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
191
peinture n'y est notée. Par contre, dès que les matériaux
s'uniformisent, les enduits peints sont utilisés pour des marbrures,
des entrelacs, des bandeaux décoratifs et résilles 338 .
Ces peintures sont conservées dans les trois premières travées
de la nef en incluant celle du narthex. On y trouve bien des figures
de saints (1er pilier nord) ou une illustration de l'orgueil avec son
chevalier renversé en compagnie de sa monture (1er pilier sud de la
nef),mais très rapidement apparaissent - malgré les mutilations
diverses - des cynocéphales, des rubans, rinceaux et entrelacs. Ce
premier ensemble est à mettre en correspondance avec le mur nord
de la première travée, entièrement peint. Là encore, si l'on note bien
la présence de deux archanges, le décor fantastique apparaît bien
vite sous la forme d'animaux affrontés dont un cheval jouant de la
harpe.
Malgré l'ampleur des destructions et remaniements
successifs, on peut douter de l'existence de tels ensembles de
peintures dans la totalité de la nef. Leur présence est concevable
dans le chœur et sa partie tournante, mais la partie principale de la
nef ne semble avoir été ornée que de peintures décoratives ou lorsqu'il n'existait aucun enduit - d'appareils faisant alterner
pierres claires et foncées. En revanche, plus on s'approche du
narthex, plus les enduits sont présents et passent du décoratif au
figuré. Le point d'aboutissement en est évidemment le narthex luimême.
Celui-ci, comme s'il s'agissait d'une véritable église à contrechœur, est bien caractérisé par une iconographie savante destinée
aux clercs. On peut s'en rendre compte grâce à la chapelle SaintMichel aménagée postérieurement à l'étage formant tribunes.
Notons déjà l'utilisation très particulière de cette chapelle, celle de
«nécropole» pour les chanoines - comtes de Brioude. Voilà qui est
bien aristocratique êt fort peu didactique pour les fidèles. C'est
justement à cet endroit précisément que se développe le programme
le plus complexe : Christ en Majesté, symboles des Evangélistes,
anges, saint Michel et saint Gabriel, images de l'Enfer, Vices et
Vertus, Elus .. . La progression est éclatante, mais en dépit de cela
perce le quotidien que l'artiste ne peut totalement nier. Ce sont alors
les soutiens de l'Eglise, «atlantes» bien sûr selon la conception
paléochrétienne, puis les ouvrier s eux-mêmes portant des poutres,
des outil s , taillant la pierre et donn a nt des con seil s ou discutant de
338. F. Enaud, .La restauration des parties intérieures (fresques eL pavements) de StJulien de Brioud ., dans Monum ents Hi storiques, 1958, na 4.
�192
BRUNO PHALIP
la construction dans une scène très vive. Les peintres étaient-ils si
peu éloignés de leur condition sociale pour qu'il faille les
représenter dans une chapelle privée?
Le travail du sculpteur, et plus encore du peintre, est rarement
représenté. Celui de l'ouvrier, du bâtisseur - sous couvert de la
construction de la tour de Babel bien souvent - est sûrement plus
concret et intelligible, même s'il ne doit être vu que de nobles
chanoines. Leur présence est symptomatique d'une discrète
affirmation sociale y compris dans les lieux les plus
aristocratiques. Cette «signature» est au moins aussi importante que
cene d'un «Giraldus» (St-Julien de Brioude) ou d'un «Rotbertus»
(Notre-Dame-du-Port à Clermont).
D'une certaine façon, l'étude des sculptures vient confirmer
cela. Par-delà l'existence d'ateliers témoignant des lenteurs du
chantier, la cohérence est de nouveau constatée. Bernard Craplet
s'étonne qu'aucun chapiteau de la nef ne soit consacré à la bible, à
l'Evangile, pas même à saint Julien. Il n 'yen a qu'un seul et il se
trouve dans le chœur339 . Justement ce dernier, le seul qui soit
historié, représente les Saintes Femmes au Sépulcre telles qu'on les
trouve aussi à Mozac. Nous pourrions ajouter la corbeille du Christ
trônant (grande arcade sud) mais le chapiteau a été refait et son
emplacement n'est guère éloigné du chœur dans sa définition la
plus courte.
Dans l'ensemble subsistant des chapiteaux de la nef, c'est-àdire la totalité comme à Mozac, nous notons alors la présence des
thèmes figurés dont le nombre a simplement été multiplié sans y
ajouter un autre contenu, sens ou ordonnance: porteurs de moutons;
sirènes dont les extrémités de la queue deviennent feuillages ;
tritons, avarice et diables tirant la langue; centaure aux serpents
venant mordre les orej]]es d'hommes aux sexes bien visibles; ânes
musiciens portés par des hommes ; aigles ; minotaures ; anges,
singe cordé associé à une idole; griffons; masques cachés dans les
registres de feuillage pour un épannelage corinthien ; atlantes;
hommes attaqués par des serpents formant rinceaux ; démons
chevauchant des lions ; génies cavaliers ; enlèvement de
Ganymède; combat de cavaliers et de piétons.
Nous pourrions mener cette enquête pour d'autres édifices, les
résultats n'en seraient que confirmés. La première vision de ces
programmes, la plus rapide et superficielle, est attachante. Elle
vient se substituer commodément aux aspects didactiques malmenés
339. B. Crnplel, Auuergne romane ... , op. cil., p. 227 .
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
193
par la réalité . Les fidèles, l'essentiel des paroissiens retrouvent
dans la nef et ses sculptures une partie de leur monde. Les
chapiteaux illustrent alors ce qui leur est familier, ce qui constitue
l' essentiel du paysage, de l'environnement naturel ou construit
(vignes, activités liées à l'élevage, églises et fortifications).
La seconde vision n'en est que le complément. La séparation
dans le décor sculpté ou peint de la nef et du chœur (ou du narthex)
n'est pas uniquement justifiée par les nécessités toutes relatives du
culte, par la liturgie adoptée. L'omniprésence du décor végétal dans
la nef n'est pas anodine, ou destinée à laisser au sculpteur la
possibilité de s'exercer à la variation sur le thème du chapiteau
corinthien . Cette omniprésence va de pair avec l'utilisation
mineure de thèmes figurés. Dans le chœur et l'abside, le décor
végétal toujours important est sérieusement concurrencé non par le
thème figuré, mais bien par la corbeille historiée à plusieurs scènes.
On peut objecter la présence de colonnes à tambours dans cette partie
de l'édifice, et non plus de piles cruciformes. Leur existence à StNectaire ou Chauriat ne change rien aux programmes choisis. Les
proportions peuvent évoluer (végétal, figuré ou historié) mais les
principes ne sont aucunement modifiés.
Dans la nef, à Mozac ou Brioude, lorsque les thèmes figurés
tendent à s'imposer, ils précisent d'autant plus une culture ambiguë
qui n'est pas celle des clercs et ne peut appartenir seulement au fond
commun (antiquisant, paléochrétien, oriental, local...) utilisé par
les artistes et sculpteurs.
Tout comme nous le faisions pour St-Nectaire, il est possible de
réfléchir aux moyens financiers disponibles. On peut penser en effet
qu'une riche agglomération dégage plus de moyens techniques et de
qualifications qu'un bourg de montagne. Ainsi, Notre-Dame-duPort possède-t-el1e un programme iconographique «riche» et
complexe tandis que 1e sanctuaire campagnard ne développe que le
décor feui11agé ou pauvrement figuré. En donnant trop d'importance
à cette explication, qui ressemble fort à une justification commode
pour une réalité dérangeante, nous ne ferions rien de moins que
reproduire le schéma culturel s'imposant aux clercs. Les cités ne
sont pas les uniques lieux de culture - les abbayes rurales sont
suffisamment nombreuses pour démontrer le contraire - et il n'est
pas question non plus d'adopter la vision .. iconoclaste» de saint
Bernard.
Certes, on a reconnu fort justement que le petit édifice procède
souvent du grand. Mais c'est oublier l'autre face de la réalité. Pour
se former et expérimenter diverses formules architecturales, les
�194
BRUNO PHALIP
équipes de maçons, de tailleurs de pierre, de charpentiers, de tous
corps de métiers confondus t ravaillent sur les chantiers modestes
dans les cités et les campagnes. Les milliers de chantiers d'églises
paroissiales ne sauraient dès lors avoir pour fonction de copier
servilement les réalisation s savantes afin d'obtenir des formules
altérées, simplifiées ou dégradées. C'est faire peu de cas de la
somme de qualifications et d'expériences indispensables à la
construction de Notre-Dame-du-Port. Aucun de ses architectes,
concepteurs, maîtres d'œuvre, tailleurs de pierre ou maçons ne peut
seul posséder la science nécessaire pour réaHser la totalité. Aucun
d'eux n'a pu échapper au dur apprentissage de chantiers divers du
plus humble à l'expérience novatrice isol ée.
En affirmant cela, il ne s'agit pas non plus d'inverser
totalement le processus intellectuel en faisant naître l'innovation
dans le modeste chantier paroissial. Il s'agit bien au contraire
d'affirmer l'existence - et la nécessité impérieu se - d'échanges
perman e nts entre chantiers «ruraux » et grands chantiers
«citadins». Ensuite seulement des distinctions, des opposition s
s'opèrent mais cela n 'enlève en rien l'obligation de passer par le
savoir de l' «autre».
Il en va de même pour la sculpture. Ces savoirs peuvent être
différents. Il n'est nullement besoin de hi érarchiser les productions
artistiques - par jugements de valeur interposés - pour les
comprendre. Cela semble à l'inverse contraire à toute méthode
scientifique.
Donc, le décor végétal ne s'oppose pas à la culture savante. Il
est commun à tous les espaces du sanctuaire. En revanche, le thème
simplement figur é, présen t dan s la n ef, t end à se faire plus rare
dans l'abside, le déambulatoir e et le tr a n sept et cède sa place au
chapitea u hi s tori é. Exceptionnell em ent, celui -ci peut exister
ailleurs, mais c'est pour mieux marquer un itin éraire liturgique
(Notre -Dam e-du-Port et St-Necta ire) ou valori ser un espac e
spécifique (narth ex de St-Julien de Bri oude, tribun es de Mozac). La
sculpture sava nte est donc soign eu sem ent ca ntonn ée aux espaces
utili sés par les cl ercs. A l'inver se, le mond e végétal, «nature],>, et
toutes form es de th èm es tourn ant a utour du profa ne sont r éservés au
fid èl e da ns la n ef. Le profa ne est bi en en te nd u di ver s da n s ses
origi n es. Il procède d e r écup ratio n s de sujets a nLi qui sa n ts ou
a ut r es, mai s témoign e au s i d' un a ncrage popu la ire. E n ce la, la
culture profa n , cell e du non-initié, s' op pose
la cul Lur sava nte
jusqu'a u cœur d'un e égli se. La ba r r ière litu rg iq u mat ri a li s
d'au tr es fr ontières, social s cell es-l , en tr e p tiL s gens et m ond e
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
195
ordonné des clercs bien souvent d'origine aristocratique.
Finalement, nous aurions une sorte d'expression
architecturale et sculptée d'une différenciation sociale ou division
présente dans la société médiévale. Différenciation souhaitée et
division justifiée imposant la valorisation du chœur par le sujet
historié. A l'inverse, le clerc, concevant une iconographie
particulière au chevet, semble reconnaître son impuissance pour
appréhender les formes populaires de dévotion. Bernard de
Clairvaux le reconnaît en souhaitant «exciter» la foi du peuple par
l'odorat, la vue et l'ouïe. Le clerc renonce alors au sujet historié
. dans la nef, sans doute pour des raisons économiques, mais
également pour que le sanctuaire, comme réalisation concrète,
coïncide avec sa définition de la société en ordines. Malgré la force
du modèle aristocratique proposé à la société médiévale en matière
d'organisation et de sainteté, implicitement le clerc admet que la
nef ne relève plus ou imparfaitement de son domaine.
Çà et là, on note bien des manifestations de sa volonté de portée
t oujours limitée. Ces incursions sont ni plus ni moins aussi
importantes que celles propres à la culture profane (porteurs de
moutons, acrobates ... ), passant parfois la limite du transept pour
investir un déambulatoire. Plus précisément, les sujets présents
dans la nef auvergnate au XIIe siècle expriment une contradiction
née de la rencontre de deux mondes, celui des lettrés et celui des
illettrés.
A la césure, pour que s'opère la transformation ou l'osmose
entre les deux cultures, l'homme dont la qualification le fait
désigner par différents mots, artiste, sculpteur, maître, tailleur de
pierre ... L'ambiguïté est également présente dans le vocabulaire,
mais, auparavant, tout comme pour les ex-voto de la libération,
observons le processus de formation des images en fonction des deux
lectures en présence, ëelle des clercs et celle populaire.
Qu'il s'agisse de Chrétien de Troyes à la fin du XIIe siècle,
dans Yvain ou Le chevalier au lion, ou encore Geoffroy de
Monmouth avec sa Vie de Merlin, la forêt, le saltus apparaissent
comme un monde marginal. Il y prolifère des êtres étranges, loupsgarous, hommes «sauvages» ou «naturels», mais aussi forestiers,
charbonniers, brigands, hommes en rupture de tout '" des ermites
aussi. Dès lors, peut être développé le thème de la continuité entre le
règne végétal, le règne animal et l'homme vivant (trop) près du
milieu naturel.
Cette communauté de vie à proximité des lieux où sont encore
nombreuses les bêtes sauvages ne peut être que suspecte. Le monde
�196
BRUNO PHALIP
paysan résiste à toutes les sollicitations citadines, à tous les efforts
d'évangélisation. Là se perpétuent les rites anciens, les
superstitions païennes dans des lieux superficiellement
christianisés. Aussi, l'homme sauvage, et par extension le paysan
jugé trop proche - brutum animal et vociférant - ne peut être que le
fruit d'un accouplement monstrueux entre humains et démons. Le
monde rural est bien une marge, tout comme l'essentiel des fidèles
qui emplissent une nef constitue également une marge tolérée, celle
de la connaissance, de la bienséance et même de la chrétienté.
Cette opposition clerc/paysans se double en fait de celle villes/
campagnes. Pour être plus exact, en Auvergne l'opposition passe
entre villes (et bourgs) de Limagne en Basse-Auvergne et villages
de montagne en Haute-Auvergne, montagnes occidentales incluses.
Ces dernières correspondent à l'aire d'extensions des cultes à exvoto de la libération (Orcival, Mauriac, Conques ... ) ce qui en
renforce le rôle de révélateur pour des réalités complexes à saisir.
Pour matérialiser cette opposition, nous pourrions avoir d'un
côté Notre-Dame-du-Port, St-Austremoine et St-Julien, puis de
l'autre Notre-Dame-des-Fers (Orcival). Restent St-Saturnin et StNectaire. La première église est proche de Clermont, mais située
dans les premiers contreforts montagneux. Architecturalement
parlant, c'est une importante réalisation, mais son chœur ne
comporte aucun chapiteau historié contrairement à Clermont et
Issoire Cà Brioude les chapiteaux du rond-point du chœur résultent
d'une réutilisation de chapiteaux plus anciens). Cette église se
rattache donc à la tradition montagnarde malgré la présence toute
proche de la ville épiscopale et de celle d'un important site castraI
dont le seigneur - un La Tour - n'a pu manquer d'effectuer
quelques donations. La seconde église, St-Nectaire, est éloignée de
tout centre urbain en zone montagneuse et, pourtant, le chœur y est
orné de chapiteaux historiés qui nous incitent à la prudence.
Tout proche, un modeste établissement castraI troglodyte à
Châteauneuf ce qui fait douter d'un riche donateur. C'est pourtant à
St-Nectaire, dans le déambulatoire - ce qui a son importance - que
l'on trouve le thème de Zachée tout comme à Billom, une ville qui
s'affirme grâce à sa bourgeoisie. Mais, à quels riches le Christ peutil s'adresser dans le village de Saint-Nectaire? La contradiction
apparente se résout assez vite . Nous découvrons en effet qu'entre
1146 et 1178 les moines reçoivent des biens de la part du comte
d'Auvergne. Il ne s'agit donc pas ici de n'importe quel donateur
venant brouiller la géographie mise en valeur entre sanctuaires de
plaine et sanctuaires de montagne auxquels l'église de St-Nectaire
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
197
se rattache avec celle de St-Saturnin malgré quelques petites
nuances.
Mis à part ces cas particuliers, plus les centres urbains sont
éloignés, plus la sculpture est simplifiée. Le sujet historié disparaît
au profit de la corbeille feuillagée et des chapiteaux figurés. On peut
se demander pourquoi ce qui apparaît indispensable dans le chœur
de Notre-Dame-du-Port devient inutile à Notre-Dame-des-Fers en
pleine montagne. Non seulement les populations sont différentes,
mais le clergé également n'est plus le même. A Orcival, malgré
l'importance des pèlerinages, il n'est mentionné au milieu du XIIe
siècle qu'un simple prieuré desservi par deux moines. Nous
sommes là très loin des exigences en ecclésiastiques de Clermont ou
de Brioude où, pour ce dernier édifice, le chapitre canonial est
composé de nobles. Toujours à propos de ces questions, nous avons
pressenti la présence d'une expression artistique différente dans les
sept grandes nefs étudiées. Le domaine strictement religieux y est
abandonné au profit de sujets figurés aux significations morales ou
le plus fréquemment profanes. Comment en effet interpréter
autrement ces «singes cordés» don t les parties sexuelles sont bien
visibles, ou ces «porteurs de moutons» tirant la langue? La difficulté
tient au fait qu'il s'agit de sanctuaires de trop grandes dimensions.
Proches des centres urbains, bien dotés, bien desservis, les églises
sont encore trop liées au clergé pour qui le modèle aristocratique
s'impose. Important sanctuaire de pèlerinage, Orcival reste soumis
à un contrôle clérical pour s'assurer la régularité des dévotions et
des revenus. Dès lors, les conditions ne sont pas réunies - y compris
dans les nefs - pour que s'épanouisse un art dégagé des contraintes
réelles imposées par le clergé ou de celles plus inconscientes liées à
la forte présence d'œuvres savantes à la fois modèles et
repoussoirs 34o .
Modèles par le -prestige dont est auréolée la culture savante.
Repoussoirs par le mépris qu'elle suppose en cantonnant une
340. P. Cubizolles, Le noble chapitre St·Julien de Brioude, Brioude, 1978.
La n6cessilé d'un conlrôle seigneurial el eccl6siaslique sur les lieux de dévotions
populaires 8e manifesle aussi il Orcival. En 1166, .le comle d'Auvergne el l'évêque
sonl présentés a8soci6s pour la donalion d'une parlie de ses revenus à l'église de La
Chaise-Dieu, En 1245,25 chanoines el 1 doyen sonl chargés du culte et de la geslion des
revenus, ce qui témoigne aussi de Iïmporlance du pblerinage monlagnard.
L. Cabrero-Ravel, B. Ceroni, el B. Renaud, Notre ·Dame d'Orcival, Images du
patrimoine, DRAC, Clermont, 1995, p. 4-6.
D. Bouvier, Le chapitre d'Orcival au 18e siècle, Mémoire de maflrise, Clermont
n,1975.
P. Balme, -L'a nthropoïde cordé dans les chapiteaux de Basse-Auvergne., dans
Auvergne littéraire, 1960, nO167, p. 38-48.
�198
BRUNO PHALIP
expression profane dans la nef seulement. Ainsi, le fidèle - un
chrétien pourtant - se voit gratifié de qualificatifs infamants avec
toute la suffisance dont savent faire preuve des clercs tels
qu'Adalbéron de Laon. Géraud d'Aurillac lui-même vient-il à
gravir tous les échelons de la hiérarchie religieuse, il lui sera
pardonné ses origines sociales puisqu'il adopte les usages des
prélats. Néanmoins, l'aristocratie sait lui rappeler qu'il est toléré
comme fidèle protégé d'une dynastie - les Ottons - puisqu'il ne
bénéficie d'aucun soutien lignagier. Suspendu et excommunié à
Reims, obligé de quitter Rome en 1001, les marges de liberté sont
donc minces. Cette apparente soumission aux règles édictées par les
clercs, l'acceptation à des degrés divers du modèle aristocratique
imprégnant la totalité de la société médiévale, tout cela fait percevoir
une ambiguïté dans les chapiteaux figurés pour les nefs des plus
grands édifices auvergnats. A l'absence de programme
iconographique religieux répondent certains thèmes à contenu
moral (avarice, luxure) ; à l'illustration précise synthétique et
typologique des textes sacrés du chœur correspond une vision plus
allégorique mais peut-être plus libre de la nef (porteur de
moutonlbon pasteur, atlante/acrobate, démon/homme d'armes,
psychomachie /combat réel, donation/droit d'asile ... ) ; enfin, à la
culture savante aux significations très poussées des deux extrémités
de la nef (narthex et chevet) correspond une culture profane distillée
plutôt qu'affirmée. L'essentiel des r éalités populaires n'y est jamais
clairement présenté. On le s découvre exprimées discrètement dan s
une fresque à St-Julien de Brioude avec ces charpentiers et ouvriers,
ou dans la sculpture par l'évocation d'activités (élevage, vigne,
chasse), guère plus. Pourtant, elles peuvent apparaitre au grand
jour, à Ste-Foy de Conques sous la pression du nombre et la
détermination paysanne. Mais, c'est bien vite pour recevoir une
explication religieuse normalisant les dévotions : saint Pierre
délivré, les bogues de sainte Foy, l'orgueil du chevalier, le diable
vêtu en homme d'armes ... C'est donc ailleurs qu'il faut chercher cet
art populaire dont on pressent seulement l'existence. Et c'est dan s
les montagnes de Haute-Auvergne, jouant un rôle de conservatoire
de mentabtés, protectrice s et plus re spectueuses, qu'il peut s'en
trouver des exemples.
D'après Bernard Craplet, les égli ses romanes de Haute Auvergne sont plus riche s en c;ujets figurés que celles de la
Limagne. On y trouve des thèmes famili ers (porteur de mouton,
chasse, oiseaux, fruits, nature), des thèmes liés à la morale (avarice,
luxur e), des thèmes légendaires ou fantastiques (dragon s,
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
199
centaures, sirènes, serpents), le thème historique (combat, hommes
en armes) et des thèmes religieux très peu repris. Ces derniers sont
développés exceptionnellement pour le tympan de Notre-Dame-desMiracles de Mauriac (l'Ascension), les ébrasements du portail à
Ydes près d'Antignac (l'Annonciation et Daniel) et quelques
chapiteaux (Abraham, saint Pierre, saint Michel et le thème du
donateur). Cela fait peu d'autant qu'un grand nombre de corbeilles
figurées ne se rapportent à aucun des modèles plus courants déjà
rencontrés. Sans prétendre à l'examen exhaustif, ce sont alors des
animaux, des oiseaux dont les canons de représentation s'éloignent
de ceux présents dans l'enluminure et, par là même, dans la
sculpture directement liée aux corbeilles historiées les plus
savantes. En quittant les centres urbains, c'est une esthétique, des
styles convenus et une certaine forme d'«académisme» qui
disparaît. Rares sont les éléments sculptés se rapprochant des
productions auxquelles nous ont habitué des sanctuaires comme
Conques, Beaulieu-sur-Dordogne ou Moissac . Cela provient en
partie des matériaux utilisés d'origine volcanique, mais
l'explication est trop simple. Mis à part quelques entrelacs inspirés
de l'enluminure (Trizac, Brageac), les formes choisies sont
distinctes. Les reliefs sont accusés, passant de la forme épaisse au
gracile sans nuance ni modelé. Le système de proportions peut être
également bouleversé pour aboutir à une représentation
apparemment grossière ou abâtardie 341 . De superbes exemples
peuvent en effet être trouvés dans l'altération du thème de la cène
représentée à St-Austremoine d'Issoire face à celles de Chauriat, StNectaire, St-Dier-d'Auvergne ou Brousse. Il est remarquable à ce
propos d'apprécier l'éloignement géographique progressif d'Issoire .
Dans un premier temps, à Saint-Nectaire et Chauriat, la Cène est
bien reconnaissable malgré quelques simplifications ou
contractions du thème traité à St-Austremoine. En revanche, dès que
l'éloignement se fait plus net, en zone de montagnes faisant limite
entre l'Auvergne et le Forez, ce thème est à peine reconnaissable par
modification radicale du traitement apporté à la sculpture.
Il est toujours possible de raisonner en termes d'échanges
locaux et de comparaisons, seulement les résultats de l'enquête sont
limités. Ils aboutissent presque toujours à la hiérarchisation des
œuvres considérant l'art savant comme une référence
incontournable. Elle l'est en effet comme base d'échange et de
rencontre, non comme unique production marquant un quelconque
341. Z. Swiechowksy, Sculpture romane d'Auuergne , Clermont, 1973, p. 378 etsuiv.
�200
BRUNO PHALIP
aboutissement artistique. Les clercs et les sculpteurs les plus
imprégnés de culture savante ont sans doute théorisé et conceptualisé
la beauté artistique. Il n'en va pas de même pour l'artiste d'origine
populaire ou le tailleur de pierre qui se réfèrent à d'autres repères.
Représenter la Cène, c'est se référer à la culture commune, mais le
faire en se basant sur des critères de beauté différents c'est affirmer
sa propre réalité. Ce refus de l'autre marque un itinéraire parallèle
ponctué de rencontres mais non une organisation hiérarchisée. Les
artistes de Biollet, Brousse ou Thuret ne produisent pas des œuvres
«ratées» ou techniquement inachevées par absence de style défini,
de canons de réglage. Que l'art cesse d'être une exclusivité
aristocratique 342 , c'est une évidence, seulement l'éloignement ne
témoigne d'aucune infériorité mais, bien au contraire, d'une liberté
presque absolue. Le tailleur de pierre n'ignore rien des réalisations
artistiques de Notre-Dame-du-Port même s'il effectue en dernier
ressort d'autres choix. Son interlocuteur est le curé et non le
chanoine d'origine noble. Les deux sont en permanent contact avec
la population dont ils sont issus. Finalement, étudier seulement les
œuvres caractérisant un art savant revient à connaître les origines
et les éléments de représentation des couches les plus élevées de la
société médiévale. Les modèles artistiques de l'aristocratie laïque
ou ecclésiastique ne peuvent dès lors que s'imposer. Et cela d'autant
que le modeste sculpteur est imprégné de cette culture commune où
dominent les modèles aristocratiques. Il en prélève des œuvres
élaborées, abouties au sens des critères ayant cours dans le cadre
d'un art savant. Mais que sait-on de ce que l'artiste doit aux
créations populaires?
Dans ce sens, il nous faut refuser toute une terminologie trop
orientée. On ne peut raisonner en termes d'art «primitif» ou de
couche artistique «supérieure». Conclure à un aspect rudimentaire,
rustique ou fruste c'est admettre l'échec des méthodes d'analyse
classiques taillées à la mesure de l'art de cour. Face à Biollet ou
Thuret, les concepts et les approches habituels sont inopérants. Le
«vieux fond commun» auquel fait souvent référence Bernard
Craplet est utilisé et les bases esthétiques en sont issues par
l'intermédiaire de productions artistiques éloignées des grands
centres urbains et de leurs références académiques.
Il faut alors plonger dans les modes de représentation
lentement élaborés dan s ' la Gaule non romanisée depuis le
Néolithique. Aprè s la conquête, l'art officiel d'Empire marque
342. Z. Swicchowksy, Sculpture ... , op. cit., p. 379.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
201
autant les populations comme idéal artistique par souhait de
romanisation que comme témoignage d'une lente acculturation par
l'assujettissement. Durant le Bas-Empire, les résistances et
témoins de la désagrégation se renforcent dans le cadre notamment
de l'art funéraire tant en Orient qu'en Gaule. Ce sont ces bases-là
qui sont transmises aux sculpteurs auvergnats du XIIe siècle. On y
trouve toutes les tendances propres à l'art mérovingien malgré la
courte réforme artistique carolingienne bien superficielle . Elles
sont présentes en partie dans la sculpture du XIe siècle avant d'être
reléguées dans les modestes édifices.
Face à une constante et rapide recherche sur l'évolution de
l'art savant, l'œuvre populaire apparaît inexpérimentée quand ce
sont d'autres rythmes et d'autres critères qui doivent lui être
soumis. Pour Zigmunt Swiechowksy, la sculpture non savante ne
peut apparaître que comme celle produite par ['imagination
infantile du sculpteur autodidacte. Ce manque de recul face aux
conventions artistiques savantes oriente alors tout le vocabulaire
utilisé : rudimentaire, dégradation, forme primitive, échelon de
régression, naïveté. Néanmoins , il remarque des faits plus
valorisants. Le sens du rythme est évoqué tout comme ce
détachement de la structure anatomique en allon geant les membres
ou les troncs véritablement "invertébrés». Malgré tout, il conclut à
l'imitation du ((grand art» en considérant certain es œuvres comme
des «fins de séries».
Il en va de même pour Bernard Craplet qui reconnaît
l'importance du décor géométrique rép étitif tout comme celle du
décor végétal. Plusieurs dizaines de corbeilles sont vi erges de toute
sculpture et font s'interpén étrer un cylindre et une pyramide
inversée (Roc-Vignon, Brageac, Mauriac, et plusieurs di zaines
d'autres édifices de cette région) . Le décor sculpté peut alor s
recouvrir une tout aulre fonction . En dépit de cela, l'auteur ne cesse
de s'étonner en avouant son incompréhen sion : étonn ement à propos
de l'extrême sobriété des chapiteaux des nefs; étonn ement encore
devant la forte symbiose entre le monde anim al et végétal.
Dès lors, il ne peut saisir les significations propres à l'absence
de thèmes historiés. Trop peu de chapiteaux sont con sacrés à la
Bible. Il en retient alors le côté fruste, à peine dégrossi, décoratif,
primitif mais réaliste en leur concédant quelques appréciation s
dans le fond assez peu fl atteuses. l ,e sont alors de bons témoin s d'un
art roman populaire pl ein d' accents . Il y relève le ch a rm e naïf et les
trouvailles propres à cet art débordant de fantaisie et peu soucieux de
décen ce.
�202
BRUNO PHALIP
Mais il faut se rappeler le discours ' prudent de Bernard
d'Angers et de Bernier face aux marques de dévotion populaire. Dès
que Bernard Craplet retrouve son terrain de prédilection, il ne tarit
plus d'éloges pour les chapiteaux historiés du chœur. L'iconographie
est foisonnante, elle mérite attention et admiration pour tant de
richesses, de résonances multiples et de thèmes magnifiques. Par
ailleurs, lorsqu'il s'agit du chœur, le chapiteau est réalisé par un
maître, un artiste. Pour la nef, il s'agit plus que d'un sculpteur
comme dans les montagne s où la pierre est difficile à travailler.
Malgré tout, c'est une production jugée charmante.
Tel est le sort réservé à la sculpture qui a le seul tort de ne pas
entrer dans le cadre savant. Un cadre bien gênant qui suppose des
adaptations multiples. L'Auvergne romane se réduit dans un
premier temps à l'art roman clermontois. Puis, on lui préfère
l'appellation d'art roman de la Limagne avant de se fixer sur celles
d'églises majeures de la Limagne. Y compris sous cette dernière
forme l'élitisme réducteur règne encore. St-Nectaire et Orcival se
retrouvent édifices «majeurs» limagnais 343 !
Le centre créateur ne peut être que Clermont et les villes les
plus riches de la plaine sont conçues comme autant de «satellites»
jalonnant une géographie imparfaite de l'art savant. Ces diverses
simplifications sont encore bien perceptibles et peu corrigées, pour
appréhender l'art roman auvergnat dans sa globalité. Trop
partielles, ces études ne mettent pas en œuvre les méthodes
d'approche nécessaires à la compréhension de la totalité de la
production sculptée. C'est le cas des plaques isolées que l'on peut
trouver dans le Forez à St-Romain-le-Puy, ou dans le Bourbonnais à
Agonges.
En Auvergn e, ce sont les modillon s de corniche qui offrent
l'occasion d'une telle étude. En Limagne, jusqu'au début du XIIIe
siècle, c'est le modnlon à copeaux qui l'emporte jusque dans les
premiers contreforts montagneux . Mai s, en altitude, et
particulièrement en Haute -Au vergne , le modillon s'orne
343. Il ne nou s parotl pas nécessaire de répertorier ici l'abondante bibliographi e
relative li l'art rom an auve rgnat. Les Congr~/j
Archéologiques renferment de
nombreux articles et ce sont principalement Louis Brehier (entre 1939 ct 1945). A. de
Rochcmonteix (1902), Pierre Quarr (1938) ct Bernard Craplet qui ont publié li son
propos. Ce dernier a fnit paraHre aux éditions Zodinque quntre éditions augmentées de
l'Auuergne romalle. Paru dans un pl' mier temps pour co ller à la définition d - J'arl
roman de la Limagn e-, les versions postérieures !le sonl Hans c ss amélioré 8
jusqu'à englober enlin la Haute-Auvergne . Ajouton s en comp lémen t, M. Durand Lefebvre, Art gallo-romain et sculptr~e
romalle, Pads, 1937 : C. Ncrzic, La sculpture
n Gaule romaine, Pnris, 1989. p. 328-329 ; A. Varngnac, L'art gaulois, Paris. 1986.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
203
d'animaux, de motifs géométriques et de scènes figurées dans un
mouvement très parallèle à celui déjà mis en valeur pour la
sculpture et les ex-voto de la libération.
La géographie du modillon à copeaux s'étend en zone
montagneuse jusqu'au sud d'Orcival. Elle englobe les régions de StSaturnin et de St-Nectaire en incluant Brioude, mais évite Blesle,
Léotoing ou le Velay qui possèdent des modillons à têtes et animaux.
Quelques nuances se notent sur la Planèze de St-Flour et en bordure
du plateau du Limon à Murat qui possèdent des modillons surtout à
décor géométrique et peu figuré.
Néanmoins, on peut considérer la totalité de la HauteAuvergne acquise à ce mode de décor pour les corniches. Seules
l'extrémité sud-est et la région de Conques possèdent de nouveau des
modillons à copeaux 344 . Ces anomalies coïncident aussi à une
moindre altitude et à des influences languedociennes ou
toulousaines. Il est d'ailleurs possible de trouver de rares exceptions
aux églises de Riom-ès-Montagnes et Trizac où les copeaux sont
présents au beau milieu des montagnes. Ces quelques cas ne font
évidemment que confirmer la règle constatée partout ailleurs.
Les formules choisies soulignent encore le caractère
particulier dévolu à la sculpture romane des montagnes. Françoise
Lapeyre-Uzu note leur très grande originalité pour des thèmes
géométriques, végétaux, zoomorphiques ou anthropomorphiques. De
plus, comme nous l'avons déjà remarqué, le corps ne tient pas la
même place qu'ailleurs, en Basse-Auvergne particulièrement.
L'absence de nuances dans le modelé et l'accentuation des
différents reliefs font que les expressions de visages sont
surprenantes et toujours proches de la caricature présente dans les
masques de théâtre. La bouche est un cercle bien régulier sans lèvres
ou un trait horizontal, le sourire esquissé n'existe pas. Les yeux sont
ronds, franchement éreusés, exorbités ou alors absents. Le nez est
large ou petit et court. Le cou et les membres sont en général d'aspect
«tuyauté» tout comme le tronc également tubulaire. En fait,
l'anatomie précise, les proportions théoriques ou réelles d'un corps
n'intéressent guère. Cela autorise des attitudes invraisemblables
sans doute recherchées pour cette raison et non seulement pour se
plier à la loi du cadre et de ses limites.
L'invraisemblable s'affiche aussi dans la grimace, le rictus,
la langue tirée, les lèvres absentes ou franchement épaisses. Tout est
344. Nos observations ont été complétées à partir du travail de Françoise Lapeyre-Uzu ,
Les modillons de s églises romanes de Haute -Auvergne, archiprntré de Mauriac ,
Mémoires de ffiaftrise, Clermont II, 1973, p. 91.
�204
BRUNO PHALIP
exagéré ou inexistant au mépris de toute convenance. Nous
retrouvons là les vociférations sauvages, les cris de bêtes, les
cantilènes des textes écrits par des chroniqueurs scandalisés. Cela
n'affecte nullement le sculpteur de Haute-Auvergne. Point de
monotonie ou d'uniformité propre aux séries de modillons à copeaux
de Basse-Auvergne. Toutes ces images très vivantes grimacent
sans aucune règle d'alternance ou de répétition même si la symétrie
a son importance pour le modillon lui-même.
Peu de règles non plus quant à la décence puisque l'essentiel
des formes prises par la sexualité est bien présent en rejetant loin les
audaces de la nudité d'Eve ou de l'adultère (Saignes, Mauriac,
Moussages, St-Cernin, St-Vincent, Riom -ès-Montagnes, Anglardsde-Salers)345.
Aux côtés de ces sujets humains s'épanouit le décor
géométrique fait de chevrons, triangles, tores, vanneries, étoiles,
tresses et cordes. Les motifs zoomorphes sont également bien
représentés avec leurs têtes de bovins, chiens, béliers, serpents et
carnassiers divers.
Tels sont les quelques éléments constitutifs à retenir de cette
sculpture singulière. A ce stade, l'analyse est encore simple, sa
compréhension est plus rude tant les présupposés négatifs sont
encore forts à leur égard. Pour un chapiteau du chœur de NotreDame-du-Port, il n'y a aucune hésitation possible. Celui qui réalise
ces sculptures est un artiste. En revanche, pour ces modillons, on en
est réduit à utiliser une terminologie peu satisfaisante. Il semble
vain en effet d'y chercher un quelconque «atelier» pour opérer un
tri. Là encore, il n'est pas question de compléter les données
concernant une typologie des formes, des sens ou des emplacements,
mais de classifier afin d'approcher les caractéristiques de l'œuvre
savante. Certain s modillons sont alors exécutés par de véritables
arti stes . Rassurés , nous pouvon s ach ever la hiérarchisation en
adoptant tour à tour les concepts de maît res , de bons ou d'habile s
ciseaux, de mains pour finir par l'artisan du pays dont le travail - il
n'est plus question d'œuvre - est sans grand caractère. a la suite de
l'étonnement vient alors le jugement péjora tif3 46 .
345. F . Lapeyre-Uzu, Les modillons, op. cit., p. 83. L'auLeu r s'étonne de la fréqu ence
des sujets obscènes dans toute la région de Mauriac.
M. Bourin , R. Dur a nt, Vivre au village au Moyen Age. Les solida rités
Paris, 1984, p. 78. La messe est souvent bru yant.e cl
paysannes du XTeau X/lle si~cle,
interrompue de réflexions parfois obscllnes de certains paroissiens.
346. Voir à cc sujel l'introduction li l'ouvrage de W. Worringcr, L'art gothique,
Munich, 1927, Paris, 1941-1967, p. 5-22. [. .. ) si en face de certains phénom~es
artistiques celle conception {du beau} se trouve ilsur.~ant!
nous portons un jugement
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
205
Les plus «belles» des réalisations ne peuvent être le fait que
d'artistes, et les autres des copies par des artisans locaux. On
retrouve ici le vieux schéma consistant à s'approprier tout ce qui est
savant et conforme au «beau», tandis que le reste ne mérite pas une
telle sollicitude avant d'être peu à peu rejeté hors du cadre. Aucune
pensée théologique n'a présidé à la décoration des corniches non
plus qu'à celle des chapiteaux dit Pierre Quarre 347 .
Certes, mais nous avons vu que pour la majeure partie des
espaces d'une église auvergnate - quelle que soit sa taille - aucun
programme iconographique ne vient ordonner les œuvres sculptées.
On peut aussi insister sur le sens narratif, allégorique ou
symbolique des sujets traités puis développer en complément le sens
plastique de telles œuvres, cela n'est pas suffisant. Les modillons
peuvent être étudiés comme un système complet de signes et de
formes. Leur intérêt ne réside pas seulement dans leur côté
décoratif. Aucun clerc ou maître d'œuvre n'a pu fixer les thèmes à
traiter le long des corniches.
Dès lors, une apparente liberté aidant, le sculpteur ne peut que
s'amuser et donner libre cours à sa fantaisie pour un décor de source
et d'audience populaire 348 [, . .1. S'il a représenté les vices, ce n'était
pas dans le but d'en inspirer l'horreur. Il n'exprimait pas, en effet,
la pensée des clercs mais ne faisait que s'abandonner à son propre
tempérament qui était, il faut en convenir, assez vulgaire.
Sans insister sur de telles appréciations, reconnaissons le lent
mouvement qui nous conduit du chœur d'un grand sanctuaire à sa
nef, avant d'aboutir aux sculptures des églises rurales et
particulièrement de celles de Haute-Auvergne. L'art roman
auvergnat ne peut être réduit à quelques modèles savants - fruit de
la réflexion et des références textuelles des clercs - copiés et
progressivement altérés sur le plan des sens comme des formes. Si
le fait est avéré (la Cène de St-Austremoine d'Issoire), il ne
fonctionne pas pour tout et les programmes iconographiques sculptés
négati( ,. ce qui est insolite ou sans naturel, nous l 'attribuons à une insuffisance de
savoir. {.. .} le savoir est un élément secondaire, auquel le (acteur supérieur et seul
déterminati( des intentions donne sa destination et ses r~gle
s propres.
347. P. Quarre, La. sculpture romane de la Haute ·Auvergne, décor des chapiteaux,
Aurillac, 1938 ; «Les corniches des églises romanes cn Haule-Auvergne_, dan s
Revue de la Haute-Auvergne, l. xxx, 1939-1944, p. 16-21.
348. Voir à ce propos V.-H. Debidour, Le be.~liar
sculpté en France, Paris, 1961, p.
350.
J . Baltrusaitis, «La géom6lrie el les monstres», dans Gazette des Beaux-Arts,
1928 ; Formations, dé(ormations. La stylistique ornementale dans la sculpture
romane, Pori s, 1986. El surtout M.-F. Deshoulibres, ~Les
corniches romones», dans
Bulletin Monumental, 1920, p. 24-64. P. Quarre, Les corniches ... , op. cil.
�206
BRUNO PHALIP
brillent surtout par leur absence. C'est bien dans cette absence de
programme structuré qu'il faut rechercher les linéaments
conduisant à l'art populaire.
Sans doute par mépris pour l'humble laïc, le clerc abandonne
la nef au «siècle». Ce ne sont alors qu'être hybrides, monstres,
vices, combats, scènes bucoliques et feuillages d'un milieu naturel
omniprésent. Le diable est également là accompagné de ses damnés
et de pratiques païennes liées au culte des idoles. Dans la culture des
clercs, tout cela est à combattre et la nature même est suspecte par les
êtres mystérieux et diaboliques la peuplant. Mais, ce qui semble le
résultat sculpté d'une série d'appréciations négatives de la part des
lettrés recèle d'autres contenus. Le sens religieux étant marginalisé
ou faible, le décoratif ne prend pas plus d'importance.
C'est la corbeille figurée qui joue le rôle d'intermédiaire entre
le chapiteau historié et le thème populaire en développant le sens
profane. Malgré tout, certaines caractéristiques ne peuvent
s'épanouir. Progressivement, en s'éloignant des centres urbains les
œuvres sculptées se déterminent en fonction d'autres repères.
Appréciés à partir des critères valables pour l'art savant, les
chapiteaux des nefs apparaissent en négatif. Les systèmes de
proportions s'affaiblissent. Têtes et troncs prennent de
l'importance. Les membres adoptent peu à peu un aspect tubulaire
particulièrement clair pour le tympan de l'église de Thuret (Christ
en gloire). Plutôt qu'une altération des formes et des contenus, il
faut y voir une invasion progressive des formules savantes par des
conceptions artistiques différentes.
Ces résultats-là ne traduisent plus alors une dégradation mais
une rencontre entre deux formes d'art, une forme savante et une
forme populaire. Une rencontre qui évite l'impasse de la
hiérarchisation des œuvres. Ce qui peut laisser penser que l'absence
de style est en fait l'expression du passage à une autre forme
artistique.
L'art populaire, tout comme les dévotion s, possède son
autonomie et ses propres références non écrites. C'est justement ce
qui en fait la cohérence. Au sein même des ensembles savants les
plus complexes, comme le tympan de Ste-Foy de Conques, les
représentations sont plus attachées à la narration et à la
représentation qu'aux symboles ou effets de style. Pour ce dernier
exemple et pour Mozac ont été soulignés les canons trapus des corps
en y voyant à juste titre l'attachement aux sources de la sculpture
paléochrétienne mais aussi gallo-romaine . Telles sont les
principales bibliothèques des sculpteurs. Non pour y trouver un sens,
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
207
comme Grégoire le Grand le voulait, mais bien pour leurs
inépuisables répertoires de formes décoratives ou figurés. C'est ce
qui explique le succès des aigles, victoires, centaures, minotaures,
sirènes et tritons dans les corbeilles des nefs auvergnates.
Même s'il est possible d'y trouver quelques arguments, les
principales significations ne peuvent se nicher dans les textes. Les
œuvres de Hugues de St-Victor, De bestiis, de Vincent de Beauvais,
Imago mundi, ou d'autres, permettent d'approcher des réponses de
clercs mais non de connaître les raisons de sculpter d'un artiste des
montagnes. Le «décoratif» lui-même n'est sûrement qu'une vue de
l'esprit témoignant des faiblesses des méthodes mises en œuvre pour
l'interprétation des sculptures populaires. Car, tout comme la
noblesse a pu développer un ensemble de signes ou totems
aboutissant à l'héraldique , le peuple a su codifier de manière
conventionnelle sa propre définition du monde. La sculpture des
églises de montagne et particulièrement les modillons n'en sont
qu'un des rares aspects subsistant et identifiable malgré les
difficultés liées aux différences formelles et aux modifications des
échelles de représentation . C'est aussi là que se rejoignent les zones
montagnardes comme conservatoires de mentalités, les dévotions
populaires presque totalement exemptes d'influences (malgré les
interprétations de clercs), et leurs ex-voto de la libération 349 .
Affaiblie, combattue, réfugiée dans les hautes terres, en
marge, la culture populaire n'en resurgit pas moins et pousse
jusqu'à introduire quelques-uns de ses éléments propres - de
manière voilée et discrète - dans la nef de Notre-Dame-du-Port. Les
protestations des clercs à l'époque moderne, à propos des fêtes où le
monde est «renversé», sont encore là pour en manifester
l'authenticité. L'incompréhension subsiste et l'évangélisation du
peuple a toujours un goût d'échec au regard des réalités scolastiques.
Cela ne se fait d'ailleurs pas sans concessions.
349. F. Saunier, Le bestiaire ... , op. cit., p. 209. A voir leur dédicace et le milieu de leur
création, on déduit que les bestiaires (les livres) ne sont pas des témoignages de
culture populaire. Par contre, 011 peut les interpréter comme une version élitiste et
pour leur {orme et pour leur
cultivée de l'intérêt porté aux animaux au XIIe si~cle
8ens. La sculpture romane animl~re
serait alors celte uersion plus populaire et
probablement antérieure. Sur Ics modillon'!, p. 391-395.
G. Bianciotto, Bestiaires du Moyen Age, Textes choi sis, traduits et pr6sent6s,
Paris, 1980, 1995, coll. -Moyen Âge ...
J. Voiscnot, Bestiaire chrétien . L 'imagerie animale des auteurs du haut Moyen
Âge (Ve -Xle s i~cle
s ), Toulouse, Pressee Universitaires du Mirail, 1994 .
Article -bes tiaires" dans Dictiorl1laire des lettres fran çaises, Le Moyen Âge ,
Fayard-Le Livre do Poche, 1992, p. 17l-1n, bibliographio.
�208
BRUNO PHALIP
2. Des lieux à partager: l'église et le cimetière.
La nef destinée à recevoir les paroissiens est un lieu où
s'expriment aussi des conceptions artistiques différentes tant du
point de vue des sujets que des «styles". Cette appropriation comme
lieu communautaire peut aller beaucoup plus loin. L'église
paroissiale et le cimetière par extension du droit d'asile vont ainsi
devenir de véritables «sauvetés embryonnaires,,350.
Sans s'occuper des diverses interdictions proscrivant l'usage
des armes pour se défendre, les populations fortifient les églises
d'Elne (1041), de Narbonne (1054) ou de St-Gilles (1042)351. Ensuite,
les canons des conciles confirment cet usage refuge . Ceux du concile
de Saint-Paulien en 994 énoncent que:
personne [ .. .] n'envahisse une église (§ J J. Aussi bien dans l'aitre
[enclos protégé] qu'en dehors de l'église ou dans son enceinte fortifiée
(§ 2). 352
A Clermont, en 1095, les décrets précisent:
Si quelqu'un, poursuivi par des ennemis, se réfugie auprès d'une
croix d'un chemin, il demeurera libre comme s'il était dans une église
(§ 27J,
puis avec insistance, ces précisions sont rappelées en doublet pour
l'église et la croix (§ 28).
Le fait précédant le droit, les nécessités entraînent leur
promulgation dans les textes ecclésiastiques. Dans la vie de saint
Etienne d'Obazine, le chroniqueur souligne la possible utilisation
des sanctuaires comme fortification par les chevaliers. L'abbatiale
de Blesle est occupée par les soldats du seigneur de Mercœur qui
construit justement sa tour face à l'église paroissiale. Le récit du
moine Clarius, entre 1105 et 1111, décrit l'église St-Pierre de
Mauriac avec sa tour où se réfugient les religieux attaqués. Un
chevalier fortifie l'église de Chanteuges et la transforme en un
repaire de brigands et d'assassins, selon les propres termes de son
abbé Raymond 363 .
360. M. Aubrun, La paroisse en Fnl1lce .. ., op. cit. , p. 98-99.
361. P. Timbal, Le droit d'asile, Paris, 1939.
E. Zadora-Rio, "Les cÎmelillres habités en Anjou aux XIe el XIIe sillcles-, dans
lOSe Congrès des sociétés savantes, section archéologie, Caen, 1980, p. 319-329 ; .. La
topographie des lieux d'asile dans les campagnes médiévales-, dans M . Fixol, E .
Zadora-Rio, L'Eglise, le terroir, Paris, CNRS, 1989, p. 11-16.
R. Roy, Les vieilles églises fortifiées du Midi de la France, Paris, 1925.
362. G. Brunei, E . Lalou, Sources d'histoire ... , op. cit. ,p. 130 et 159.
363. B. Phalip, Le chateau et le logis seigneurial en Haute-Auuergne et en Briuadois
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
209
Nous pourrions multiplier les exemples et bien des efforts
seront encore nécessaires de la part des initiateurs de la Réforme
grégorienne, comme de leurs prolongateurs, pour aboutir à la
restitution des églises à l'autorité épiscopale. Lorsque les seigneurs
ne s'en servent pas de base guerrière, ce sont les populations qui les
fortifient pour se défendre des premiers.
Cette appropriation par les paysans ne sera jamais totalement
jugulée et persistera ensuite pendant toutes les périodes troublées aux
XIVe et XVe siècles, mais également après 354 . Ce sera également le
cas en Auvergne à partir du second tiers du XIIIe siècle dans le cadre
du mouvement des libertés communales. Certaines basses-cours
castrales sont occupées temporairement puis de façon permanente.
Le concours seigneurial n'y est alors plus sollicité pour la défense,
la garde ou l'entretien de l'enceinte. Cette émancipation
évidemment limitée ne peut être séparée de l'utilisation de l'église et
du cimetière à des fins protectrices dès le XIe siècle.
Cela est d'autant plus évident que les châteaux auvergnats sont
loin d'encelluler la totalité des populations. Nous le vérifions
particulièrement dans les montagnes où le pôle paroissial est plus
attractif que le pôle castraI souvent laissé à son superbe isolement.
En plaine, malgré un contrôle seigneurial plus étroit les «forts
villageois» vont se développer tout au long du bas Moyen Âge lorsque
l'incapacité des nobles à défendre les populations sera manifeste 355 .
entre le XIe et le XVe siècle, Doctorat, Paris IV, t. l , p. 137 ; Seigneurs et btttissel4rs,
Clermont, 1993, p. 60-63.
R.-H. Bautier, La chronique de Saint·Pierre·le-Vif de Sens dite de Clarius,
Paris, 1979, p. 145, 159, 165, 169, texte latin et traduction.
Chaix de Lavarene, Monumenta Pontificia aruerniae decurrentibus IX, X, Xl, XlI
saeculis, n° XX, p. 434. Correspondance diplomatiqu e des papes concernant
l'Auvergne depuis le pontificat de Nicolas 1er ju squ'li celui d'Innocent III, Clermont,
1880.
•
354 . L'église et le cimetière de Chauriat sont fortifiés au cours des guerres du XI Ve
siècle. P. Perry, L'église de Chauriat.. .• op. cit.
B. Phalip, L'église d 'Ajain (C reu se) prob lème de la construction et de la
fortification des églises creusoises entre le Xl1 e et le XVe siècle, mémoire de maîtrise,
Paris IV, 1978. Voir la bibliographie récapitu lée dans ce dernier travai l notamment li
propos des égli ses fortifiées de Thiérache.
355. B. Phalip, Seigneurs ... , op. cil.
G. Fournier, Le peuplement rural ell Basse·Auuergne durant le haut Moyen Âge,
Paris, 1962 ; .La défense dos popu lations ruralos pendant la guorre de Cont Ans en
Basse-Auvergne., dans Actes du 90e Congrè.~
National des sociétés savantes, Nice,
1965, p. 157-199 ; . Chartos de franchi ses et fortifications villageoises on Basse Auvergne au XIII e sièclo .. , dans Pro Ciuita.e, collection Histoire, nO19, 1968, p. 223 -
244.
A. Garrigoux, Les franchises des communauU.9 d'habitants en Haute·Auvergne
du XIlle à la fin du XIVe siècle, Nogent-Io-Rotrou, 1939.
E. Grand, Les Paix d'Aurillac, dtude et documents sur l'histoire des institutions
�210
BRUNO PHALIP
Soulignons aussi l'existence de ce mouvement d'appropriation
de l'espace sacré ecclésial et de l'espace castraI plus tardif, dans un
cadre essentiellement méridional. La fortification des églises n'est
pas inconnue dans les pays septentrionaux, mais les faits sont
moins nombreux car l'enchâtellement a été efficacement mené et
réalisé plus en profondeur qu'au sud où les réalités sont autres. C'est
sûrement du fait de ces nuances que le chapiteau roman en
Auvergne témoigne plus de l'existence de la fortification et de
l'église que de la base castrale représentée comme telle. A StAustremoine d'Issoire ce sont des remparts de ville que l'on montre
à propos de Jérusalem. A Mozac, pour le chapiteau de Jonas, c'est une
autre ville - Ninive - avec son église, ses portes et tours.
Néanmoins, du fait de la contraction des représentations en un si
petit espace, l'ambiguïté est présente. A St-Nectaire pour le chapiteau
de la légende du saint, c'est encore une église que l'on détaille mais
elle est nettement protégée par un mur d'enceinte crénelé . Si ce
n'étaient les deux tours crénelées de plan carré présentes dans
l'angle gauche, on pourrait aisément soutenir une interprétation un
peu différente de celle proposée précédemment. Ces tours peuvent être
l'expression architecturale de la réalité castrale. Seulement, si on
relie le chapiteau du «droit d'asile» de Ranulf à ce dernier, la
réponse évolue dans le sens d'une église fortifiée avec son enclos
protégé.
Ce chapiteau aux significations ambivalentes synthétise ce
problème de l'église en butte aux appétits seigneuriaux désirant
s'approprier l'espace, le bâtiment et les revenus. En deuxième lieu,
c'est la Réforme Grégorienne qui bute sur la question de la
séparation entre les biens de l'Egli se et les biens seigneuriaux.
Enfin, les communautés rurales et villageoises viennent poser leurs
propres revendications en vertu du droit d'asile maintes fois édicté
et si peu respecté, ce qui commande logiquement la fortification et la
défense collective.
Dans ce dernier cas, ce sont les solidarités paroissiales qui
sont mises en avant. L'église est d'ailleurs une construction
souvent gérée par les paroi ssiens eux-mêmes avec l'accord du
chapelain, des chanoines ou du seigneùr 356 . Maison commune,
grenier, lieu où l'on entrepose ce Que l'on a de plus précieux (coffre,
outils, soc de charrue ... ), lieu de réunion et parfois de fêtes plus
moins tolérées, l'égli se est par voie de conséquence un refuge
municipales d 'une uille d consulat, Xl/e ·X Ve si~cle,
Paris, 1945.
M. Bourin, R. Durand, Vivre au uillage au MoyCII Âge, Les 80lidariUs
paysannes du X/eau X/lle 8i~cle,
Paris, 1984, p. 62·65 .
356 .
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
211
logique et bien adapté. Exceptionnellement, la protection s'étend à
tout un territoire. C'est le cas à la fin du Xe siècle ou au tout début du
XIe siècle à Brioude. Le périmètre concerné par la sauvegarde est
très vaste et englobe les hameaux et villages des alentours de la ville
elle-même: A l'intérieur de ce périmètre, je ne ferai pas la guerre
[. ..P57.
Plus couramment, les protections concernent des espaces plus
limités comme cela est sous-entendu dans le concile de SaintPaulien (dit du Puy) à l'extrême fin du Xe siècle: les vols, rapines et
autres exactions sont interdits dans l'atrium iuxta ecclesias 358 .
De tels périmètres protégés sont également connus autour de
1020 dans les Miracles de Sainte-Foy de Conques à Molompize non
loin de Massiac. Le seigneur d'Aurouze y attaque l'église entourée
d'habitations et son «enclos» avant d'être repoussé par les paysans et
les serviteurs des moines.
Brioude, Le Puy, Molompize, l'aire grossièrement circonscrite
ne recouvre pas celle des montagnes mises en valeur
précédemment. Toutefois, en Haute-Auvergne, l'église est presque
partout perçue comme le lieu de protection par excellence face au
château toujours associé aux violences de l'installation de la
seigneurie ou suivant celle-ci. Ce rôle répulsif, on l'a vu, est moins
perceptible en Basse-Auvergne où le clan familial noble contrôle
mieux le peuplement. En revanche, le sens des quelques périmètres
protégés, ou plus généralement de ces regroupem ents de populations
autour des églises auvergnates, ap paraît bien faible au regard des
sagreres catalanes. La sacra ria est un espace sacré protégé de trente
pas de rayon autour de l'égli se. Elle englobe le cimetière et des
habitations ou celliers, mais constitue malgré tout une interprétation
postérieure restrictive de la loi romaine de 419 accordant un asile de
cinquante pas autour de l'église.
Ce schéma bien' connu et caractérisé en Catalogne ne peut être
transposé en l'état de la question dans la région Auvergne. Une
enquête s'avère nécessaire pour statuer et, pourtant, quelques
357. Il est question du «sermen l des ob6dienciers de Brioude», dans E. Magnou.
NaTtier, «Les mauvaises coutumes en Auvergne, Bourgogne méridionale, Languedoc
et Provence au XIe sibcle : un moyen d'analyse sociale_, dans Slruclures féodales el
féodalisme dans l'Occiden t mlidilerranéen, Xe ·XIIl e siècle, Ecole Française de
Rome, 1980, p. 135·172.
358. Cit.é par PieIT Bonnassie, .. Les sagrcres catalanes: la concentralion de l'habitat
dans le "corcle de paix" des églisos (X 1c)., dans M. Fixot ct E. Zadora.Rio,
L'eTllJironnement des liglises et la topographie religieuse des campagnes médililJales,
Documents d'Archéologie Français, Actes du Ille congrbs international
d'archéologi m6di6vale, Aix·En·Provence, 1989, Paris, 1994, p, 68·79.
�212
BRUNO PHALIP
éléments viennent soutenir leur possible existence dans l'Auvergne
méridionale et le Velay. En Catalogne, les sagreres sont liées au
mouvement de la Paix de Dieu dès 1030 et on sait quel impact il a eu
en Auvergne et dans les régions avoisinantes exactement à la même
période. Par ailleurs, ce mouvement de fondation d'enclos protégés
résulte bien d'une application des canons édictés lors des différents
conciles de Paix s'inspirant de diverses législations romaines ou
wisigothes. Les violences ne cessant pas, de temporaire le système
devient permanent. Attirant les populations catalanes, mais
inefficace ou dévoyée, la sacraria est alors fortifiée. Peu respectée
dans les faits, elle mêle aussi les honnêtes gens aux malfaiteurs ce
qui convient difficilement à son esprit premier quoique saint
Augustin se soit déjà défendu d'opérer un tri dans le cadre du droit
d'asile.
Les autorités ecclésiastiques, par ce biais, limitent les
violences en offrant un cadre de protection, seulement elles sont
quelque peu dépassées par l'ampleur et les formes prises par ce
mouvement. Ultérieurement, par dénaturation, les sagreres ne
résistent pas aux attaques successives menées par les seigneurs.
D'autres sont fortifiées et finissent peu à peu par entrer dans le cadre
général admis, celui de l'enchâtellement. Enfin, quelques-unes
subsistent protégées par les évêques plusieurs siècles après leur
fondation 359 . Présents en Catalogne sous une forme très poussée, ces
enclos protégés existent aussi en Auvergne grâce à la seule
réglementation moins précise du droit d'asile . Celui -ci est reconnu
pendant tout le XIe siècle grâce aux conciles de St-Paulien puis de
Clermont et quelques docum ents en font justement mention très tôt
au début de ce siècle (Brioude, Molompize).
Dans ce même cadre, on peut pen ser que les fortifications
d'églises par des chevaliers sont bien un e des forme s violentes
prises par le dévoiement de ces espaces sacrés. Un e telle insistance à
fortifi er ou à occuper militairement les égli ses marque un éch ec
seign eurial à l'encellul ement et, donc, un e tenta tive de récupération
de l'attractivité du pôle de peupl ement paroissial. Les conséquences
de ce peuplem ent sont importantes en Auvergne et surtout dans les
montagn es. Les basses-cours sont rar es ou tardives et les châteaux
apparaissent majoritairement isol és en ne donnant nai ssance qu'à
des h ameaux. Les bourgs paroi ssiaux, par contre, sont présents dès
la période carolingienn e qui a orga nisé en Hau le-Auvergn e un
369. Nous emprun tons ici l'essentie l des r6su Ilots pu bli6s por Pierr Bonnossi da ns
le trovail cité précédemmont.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVEHGNE
213
solide maillage d'églises avec ou sans baptistère36o .
Plus tard, au moment de l'installation de la châtellenie, les
populations restent peu sensibles à l'implantation d'une trame
castrale, tandis que les seigneurs et chevaliers s'installent
difficilement dans les bourgs déjà constitués. D'où l'intérêt du
dévoiement des espaces sacrés protégés par le droit d'asile tel qu'il
est représenté sur le chapiteau de Ranulf à St-Nectaire et suggéré
sous une forme altérée pour le chapiteau de la légende de saint
Nectaire.
En fait, dans les documentations auvergnates, ce mouvement
d'appropriation des églises par les populations n'est clairement
perceptible qu'à partir du XIVe siècle par l'intermédiaire de la
constitution des .. forts villageois» et de la fortification de leurs
églises paroissiales. Etonnamment présents en Limagne 361 , ces
forts n'existent pas sous cette forme en Haute-Auvergne.
Le plan circulaire ou ovalaire des enceintes y est moins repris,
néanmoins quelques-uns l'adoptent comme Pleaux ou Mauriac
sans doute en rappel des premiers enclos du haut Moyen Âge. Se
pliant en fait aux exigences du site, les formules sont moins
régulières et totalement adaptées aux possibilités. C'est le cas pour le
bourg d'Allanche distinct du château de Mai11argues et de son
hameau. La population finit par y obtenir des libertés, puis construit
et entretient une enceinte avant de fortifier l'église paroissiale plus
tardivement comme à Riom-ès-Montagnes ou Bredons (Murat).
Une autre solution consiste à récupérer les tours
chevaleresques pour en faire des clochers fortifiés pour les églises
paroissiales. A P.leaux, l'uliIisation d'une tour du XIIIe siècle
nécessite même le déplacement du sanctuaire paroissial au XVe
siècle. A Massiac, c'est la Lour seigneuriale d'Ally, datant du
milieu du XIIe siècle, qui est Lransformée tout en obligeant au même
déplacement de sanctuaire. Cela se trouve aussi à St-Ilpize, StSimon ou Arches, ce qui est un fait bien attesté par les études
archéologiques en pays méridionaux .
360. G. Fournier, "Paysages ct sites hi sto riques du Moyen Âge .. , dans Bulletin du
Oroupe de Recherches Historiques ct Archéologiques de la Vallé e de la Suml!ne, 1980,
nO20, p. 1·14 .
B. Phalip, La charte de Clovis ... , op. cit.
361. L'Ecole d'Architecture de Clermont·Ferrond (7 1, Bd Côte-Blotin 63000 ClermontFerrand) participe avec le Groupe de Reche rche Am6nagement et Architectur Rurale
li l'étude des fortification s villngeois 8 dnns le d6partement du Puy-de-Dôme avec la
collaboration de M. Gabriel Fournier.
Exemples d'églis s fortifi6e H en Bosse-Auvergne: Chnuriot, Royat, St-Dierd'Auvergne ...
�214
BRUNO PHALIP
Voilà comment peuvent se rejoindre les efforts
d'émancipation, le désir d'être protégé, et les sculptures de nefs ou de
corniches auvergnates. Il nous reste toutefois à envisager l'étude
d'autres œuvres également liées aux sanctuaires à ex-voto de la
libération.
3. Ex-voto, grilles et pentures.
Il faut se rendre à nouveau à Ste-Foy de Conques pour
réexaminer attentivement le tympan. Une lecture iconographique
trop axée sur les significations religieuses passe sur de multiples
détails: un fer de lance et un clou associés à la Crucifixion ; les clefs
de saint Pierre; les bogues de sainte Foy; les pentures, ferrures et
serrures des portes de l'Enfer et du Paradis; les armes et protections
des soldats et chevaliers (marteau de guerre, fléau, hache, cotte de
mailles, casque).
Non loin de là, toujours sur un des chemins de St-Jacques-deCompostelle, la cathédrale romane de Cahors possède une scène
rare. La moulure d'archivolte de l'avancée du portail nord montre
notamment un cheval sellé et harnaché. Malgré le manque
d'espace, la scène - très détaillée - est étirée en longueur. Un
homme tient des pinces face à la tête du cheval. Un aide lève la patte
arrière gauche alors que le fer et ses clous sont presque tous placés.
Un forgeron, enfin, frappe sur les clous avec son marteau dont
l'extrémité supérieure est munie d'un tire-clous 362 .
Cette sculpture exceptionnelle renvoie également aux ferrures
de portes, aux chaînes de saint Pierre, aux casques et épées, aux fers
de chevaux (Riom-ès-Montagnes, Brioude), aux mors, étriers et
éperons bien visibles sur de nombreux chapiteaux auvergnats
(Maringues, Blesle .. . ). Le travail du fer et des métaux est donc
fortement à l'honneur ici. Il permet de prendre contact par un biais
détourné avec les mineurs 363 , forgerons, se rruriers, armuriers,
maréchaux-ferrants et autres charretiers réparant, outillant,
équipant les campagnes ... autant que le seigneur et la soldatesque.
Et, de nouveau, nous rencontrons saint. Eloi ou Théau, orfèvres
tous les deux . Peu à peu, toutefois, la figur e du forgeron domine
362. Il se trouve bien d'autres sculptures disséminées ayant pour thOme la
représentation du forgeron tant en Fronce qu'en EspaKne. Il n existe par exemple
une représentation trlls précise en Navarre li Sangücsa.
363. En Belgique, dons les mincs du Bonnag , el lcs carri res du pays lournaisi n, la
saint Eloi ôtait rOtée tout comme dans les aciéries. Les jeunes liIlcs envoyai nl une
corte aux garçons ouvriers (mineurs, soudeurs, carn ra, carrossiers ... ) pour la sainl
Eloi, tandis que l'inverse sc renouvelait pour la Bainte Cnthcri ne.
�PLANCHE XI
Au zon (Haute· Loire).
D~tail
des pentures romanes du portail.
�PLANCHE XII
Auzon (Haute-Loire). Détail des pentur
S
romanos du portail.
�ART ROMAN, CULT URE ET SOCI ÉTÉ EN AUVERGNE
215
nettement celle de l'orfèvre dont le travail est inconnu dans les
campagnes. Leur aptitude à libérer des chaînes et leur bonté envers
les pauvres contribuent aisément à accroître leur popularité.
Il convient pourtant de s'attacher à trois éléments
représentatifs de la production de cet artisan : les ex-voto, les grilles
de chœur et les pentures. Les ex-voto s'accumulent dans les
sanctuaires. Chaînes, boulets, entraves de toutes sortes encombrent
les autels, portails, déambulatoires et chapelles. Puis, rapidement,
pour une meilleure circulation et permettre la pose de nouveaux exvoto, les plus anciens sont récupérés et fondus afin de construire des
grilles.
Du point de vue des dévotions, transformer les chaînes en
grilles, ou les bijoux en reliquaires, ne change rien. Seule la forme
est modifiée, sans rien ôter au remerciement, destination
première 364 . Nous avons mention de telles récupérations à Ste-Foy
de Conques (an Mm, à la Madeleine de Vézelay (1027-1050) et à
Pampelune (fin XIIe-début XIIIe siècle). A chaque fois, il s'agit de
protéger le maître autel et le chœur en s'appuyant sur les colonnes de
l'hémicycle. Les grilles peuvent aussi fermer une chapelle ou une
simple niche et sont appelées «portes» dans le récit des miracles de
sainte Foy.
Sans nous attacher à l'aspect technique et artistique de ces
productions de grande qualité 365 , il est possible de cartographier ces
nouvelles données. Sur un total d'une trentaine de grilles
identifiées pour toute la France, plus de la moitié appartiennent
justement au centre de la France.
De plus, l'Auvergne et les province s voi sines conservent le
tiers de celles connues en France, cela même si le Roussillon en
possède également un bon nombre. Les grilles sont aussi très
présentes en Espagne du nord-ouest sur les mêmes chemins de
Compostelle (Jaca, Iguacel, Pampelune, Poblet).
Soulignons aussi les nombreuses destructions qui ont affecté
ces œuvres (restauration s , dégradation s , récupérations). Leur
absence de sanctuaires tels que St-Léon ard -de-Noblat, St-Nectaire
ou Notre-Dame-du-Port à Clermont, n'implique pas nécessairement
qu'il n'yen ait pas eu. A ce propos, certain s t extes vont dans le sens
de leur exi st ence à Notre-Dam e- des- F er s d'Orcival où elles
364. P .-A. Sigol, L'homme... , op. cil., p. 107.
365 . M.-N . Deloine, .Les grill es médiévoles du centre de 10 F r o nce, essoi
d'i nven toire_, dons R euue d'A uuergne, t. 87, nO 2, 1973, p. 97·150 ; .Les pentures de
portes m ~ di é v a l es dons le centre de 10 Fro nce_, dons Reuue d 'A uuergne, t. 88, nO2,
1974, p. 1-108.
�216
BRUNO PHALIP
n'existent plus. Il nous semble donc difficile d'invoquer le hasard
des disparitions, ou l'existence de pays reculés et plus conservateurs,
pour expliquer de telles concentrations dans le centre de la France et
particulièrement en Limousin, dans les montagnes occidentales de
Basse-Auvergne et en Haute-Auvergne 366 .
Là encore, la cohérence est évidente avec la présence d'ex-voto
de la libération, celle de saints spécialisés dans la délivrance, une
violence féodale soutenue par de nombreux chevaliers et condamnée
par les assemblées de Paix.
Cela ne vous étonne donc guère si des édifices tels que NotreDame-des-Fers d'Orcival ou St-Léonard-de-Noblat possèdent des
pentures de qualité. La présence d'un «fort cloutage» pour les
pentures en Haute-Auvergne ou en Limousin, celle de «figures de
bestiaire» bien caractérisées et nombreuses (St-Dier-d'Auvergne,
Auzon ... ) conduisent alors Marie-Noëlle Delaine à définir ces
œuvres comme «très proches d'un art populaire».
Cela ne peut que renforcer notre conviction quant à l'existence
de populations rurales et montagnardes dynamiques, aux qualifications nombreuses, qui n'hésitent pas à s'exprimer au travers de
dévotions déroutantes pour les clercs. De même, parmi eux, quelques
artisans et artistes saisissent l'opportunité de libertés offertes poUT
s'exprimer dans la pierre (modillons, chapiteaux, reliefs) comme
dans le métal (grilles, pentures) et vraisemblablement d'autres
matériaux plus fragiles (cire des ex-voto, bois, etc.).
Une dernière tradition vient renforcer l'idée d'un parallèle
entre situation sociale, pratiques religieuses et réalité artistique . A
Compains (Con Besse et Saint-Anastaise, Puy-de-Dôme), il est
rapporté que deux chevaliers se sont combattus devant l'église. L'un
d'eux, blessé, tente d'entrer dans l'édifice avec sa monture . Les
quatre fers se détachent aussitôt pour finalement être cloués sur la
porte en souvenir de ce fait367 . Notons en premier lieu la parenté
avec nos ex-voto déposés au-dessus des portails, avec les chaînes qui
tombent sur intervention des saints, enfin le fait que le motif du fer à
cheval soit très largement repris pour les pentures dans ces régions.
366. L'aut.eur d s deux 6tudes préc6demmenl cit6es di slingue plusieurs groupes: les
Pyrén6es orientales, la Bourgogne, puis la Haute-Auvergne ct le Limousin, l'ouest d
l'Auvergne et le Velay, le nord de l'Auvergne ct le Bourbonnais.
367. A. Mallay, .Classification des 6glises du diocOse de Clermonl., dans Mém oires
de l'Accu:Mmie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont -Fd, XII, 1870, p. 744 .
L. Drouyn, La Guyenne militaire, Bordeaux, Paris, 1865. Avanl de passer dans le
vocabulaire d6coralif, la pratique du fer 11 choval clou6 sur les porles 6tait sO remont
r6panduo. Une gravuro do Drouyn montrant los pentures do 1'6glise do St-Noctairo
indique un fer 11 choval rapport6 post6riouremont.
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
217
Cela souligne d'autant l'importance du travail du métal en
Auvergne et Limousin dès le XI e siècle, même si les XIIe et XIIIe
siècles viennent confirmer le fait ultérieurement.
En définitive, l'intérêt de ces ex-voto réside dans le fait que ce
sont des objets cristallisant bien des spécificités. Présence de
dévotions populaires difficilement reprises - et comprises - par les
clercs. Elles transparaissent dans les différentes chroniques et vies
de saints avec toute leur simplicité, sans autre désir apparent que de
trouver une solution aux maux du temps. Elles se greffent sur des
traditions évangéliques puisant elles-mêmes dans quelques
psaumes aux accents empreints de plaintes, de dérision, voire de
révolte (psaume 2).
Des régions méridionales qui possèdent l'essentiel des
sanctuaires dont les saints libèrent les prisonniers, ce qui ne doit
pas manquer de nous interroger sur le cas des féodalités concernées.
Cela d'autant que, tout en étant irrigué par les chemins de
Compostelle, la situation du Massif central est à elle seule
surprenante. Limousin et Auvergne concentrent la majorité des
sanctuaires à ex-voto. Chaque centre important se voit relayer
historiquement (de la fin du Xe à la fin du XIIe siècle), et
géographiquement (par un maillage de plus en plus fin) grâce à des
centres intermédiaires ainsi que des églises rurales aux vocables
évocateurs. Mise en place violente de la châtellenie en Limousin,
dans les montagnes occidentales et en Haute-Auvergne, avec pour
réponse des assemblées de Paix plus nombreuses et dénonciatrices
que partout ailleurs. Enfin, productions artistiques, comme la
sculpture et le travail du fer, expliquant en quelque sorte la présence
- puis l'absence après leur fonte - des chaînes, entraves et bogues.
Plusieurs personnages sont donc en présence et confrontent
parfois violemment leurs points de vue: ton tour à tour plaintif et
décidé du paysan sur de son bon droit et de son innocence ; ton
suffisant et justificateur - trop rarement compréhensif - du clerc
tiraillé par les solutions possibles et hanté par l'idée d'un "monde
renversé .. ; ton arrogant et agressif du seigneur ou du chevalier fort
de ses conquêtes; assurance de l'artiste et de l'artisan dont les
œuvres signifient aux contemporains le pouvoir de leurs saints, la
profondeur de leur foi d'hommes simples, leurs espérances au
quotidien, leur art ou savoir-faire utilisé pour des sanctuaires
ouverts aux «cœurs sincères» qui y déposent leurs chaînes.
��CONCLUSION
Depuis le livre des Psaumes, toute une conception de l'idée de
libération a pu cheminer en trouvant à chaque fois de nouveaux
textes pour en préciser les conditions. Ainsi, la tradition
évangélique retient l'image d'un Christ libérateur qui par la
Résurrection brise les chaînes de la mort malgré la garde du
sépulcre. Par ailleurs, les Actes des Apôtres traduisent ce schéma en
convertissant le sépulcre en prison pour saint Pierre. Nous passons
alors d'une conception biblique de la libération lointaine et
imprécise à cause de sa dissémination dans différents passages des
psaumes, à une définition malgré tout peu accessible envisageant la
résurrection des morts. Seulement, par l'épisode de saint Pierre, la
délivrance devient concrète et très proche en la rendant possible
dans le présent.
De même, la conception grecque du lieu de culte autorise la
protection des fugitifs et de ceux s'estimant victimes d'une injustice.
Dans le monde romain, l'usage en sera progressivement reconnu
pour les églises et complété par des lois pour constituer le «droit
d'asile» du Bas-Empire. Sa ciéfinition plus restrictive passe ensuite
traduite dans la législation mérovingienne ou carolingienne sur
laquelle vont s'appuyer les évêques chargés d'en faire respecter la
pratique.
Délivrance et droit d'asile se rejoignent alors face à l'urgence
de la situation. Sous la forme d'enclos protégés, ou de simples asiles,
la croix, le cimetière et l'église deviennent aux yeux de la
communauté rurale des espaces limitant dans une certaine mesure
les exactions seigneuriales. Moins documentée que la Catalogne,
l'Auvergne se caractérise par une très forte attractivité du pôle
paroissial face au château, particulièrement dans ses zones
montagneuses.
Et c'est justement en Haute-Auvergne, en Rouergue, et sur
leurs marges limousines que l'hagiographie va trouver sa forme
originale des saints libérateurs de prisonniers à la tête desquels se
trouve saint Pierre aux liens. Le succès rencontré par de tels
intercesseurs ira bien au-delà des seules volontés ecclésiastiques et
les interprétations multiples ne feront qu'en renforcer le sens
concret.
Au début du XIe siècle, les significations religieuses sont
reprises avec force par les paysans poursuivis, incarcérés ou les
alleutiers dépossédés. Ces premières décennies connaissent
�220
BRUNO PHALIP
également les assemblées de Paix qui réunissent pour un temps
paysans et clercs, tous les deux victimes de l'installation de la
châtellenie. En revanche, la tradition évangélique, interprétée une
première fois sur initiative populaire, est réinterprétée à la suite de
la première croisade. Les significations év.o luent alors en
s'imprégnant de modèles culturels aristocratiques confortés par les
clercs mettant au point la théorie des ordines et valorisant la
solution d'un pèlerinage en vue de racheter ses fautes.
Lieu d'asile, l'église se couvre ainsi - pour quelques
sanctuaires «spécialisés» - d'ex-voto de la libération et de
sculptures en rapport avec ces derniers ou avec le climat d'insécurité
dominé par la figure du chevalier. Voici comment fut réussie la
transposition d'un thème évangélique et de psaumes dans
l'hagiographie et l'imagerie médiévale.
De telles interprétations nécessairement complexes et
contrastées supposent une articulation de ces résultats avec ceux
obtenus par l'analyse des productions artistiques. Celles-ci posent
des problèmes à cause de leur diversité déconcertante. Aussi, pour
l'appréhender dans le domaine de la sculpture, sont développées des
typologies aidant à ordonner ces œuvres. Tour à tour, en sont
soulignés ensuite l'intérêt plastique ou allégorique, les côtés
narratifs ou symboliques. Mais, toujours, les lectures iconographiques butent sur le sens général et les significations profondes
de telles réalisations. Des analyses superficielles ne peuvent en
effet produire que des visions simplifiées ne répondant guère aux
vastes interrogations.
Nous l'avons dit, le rôle didactique de la sculpture romane
n'apparaît jamais clairement en Auvergne et sur ses marges. Alors
quel rôle lui donner dans la mesure où sa définition comme «art
dirigé)) n'est établie que dans le chœur des sanctuaires et sur
quelques très rares tympans ? De même, malgré de notables
exceptions - comme les combats de chevaliers ou l'intrusion
d'éléments de paysage - , on considère généralement que la
reproduction de la réalité ne constitue pas une fin pour le sculpteur.
Seulement, force est de reconnaître de multiples résonances ou échos
accordés aux événements contemporains comme la croisade ou
l'installation de la châtellenie par Saint Sépulcre ou chevalier/
démon interposés.
Ni didactiques, ni réalistes, d'autres rôles doivent être
assignés à l'art de ]a sculpture et aux centaines de chapiteaux
recensés en Auvergne. Pour espérer en comprendre quelques-uns
des aspects les moins investis, il faut d'emblée refuser de succomber
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
221
à la tentation du choix subjectif d'œuvres. Ainsi, à elle seule, leur
simple globalité est signifiante et l'on peut considérer comme vain
l'exercice visant à accorder trop de valeur aux chapiteaux d'un
chœur face à ceux d'une nef ou de parties hautes intérieures comme
extérieures. L'hypertrophie bibliographique concernant les
prétendus édifices «majeurs» limagnais est éloquente face à la
pauvreté des travaux pour les édifices de montagne.
L'ouvrage sur les églises romanes de Haute-Auvergne par De
Rochemonteix est publié à Pads en 1902 ce qui nous semble
symptomatique comparé aux récents travaux de Xavier Barral-IAltet (1984), Zygmunt Swiechowksy (1972), ou même Bernard Craplet
(1972). C'est ce dernier qui a le plus contribué en Auvergne à rompre
l'isolement des modestes églises paroissiales face aux sanctuaires
«les plus importants» grâce à la oelle collection Zodiaque. Pour une
période légèrement plus tardive, soulignons les efforts d'Ann.e
Courtillé pour sortir la première architecture gothique de son oubli et
valoriser en Auvergne même - ce qui ne va pas sans difficultés face
au poids des habitudes - des édifices n'appartenant plus à l'art
roman sans rivaliser nécessairement avec le chevet de la
cathédrale de Clermont368 •
Dès lors, du point de vue historiographique, nous disposons
maintenant d'un recul suffisant pour apprécier quelques-uns des
choix' et les limites dont témoignent les méthodes d'investigation
imposées à l'œuvre. De nouvelles directions de recherche
s'affirment aussi, faisant suite aux publlcations de Louis Grodecki
ou Marcel Durliat. Nous avons déjà cité les recherches menées par
Eliane Vergnolle (St-Benoit-sur-Loire), Marie-Thérèse Camus
(Poitou), Jean Cabanot (Sud-Ouest), ou Jacques Mallet (Anjou), pour
démontrer la richesse des approches et questionnements. Leurs
préoccupations d'historiens dè l'art et d'archéologues ont été
récemment résumées et synthétisées par Marcel Durliat dans un
article du Bulletin Monumenta[369 .
Fermement campés sur une étude méticuleuse et sans cesse
affinée de l'épannelage du chapiteau, de sa composition, du style, de
la «qualité» des sculptures, de la définition des thèmes, des ateliers,
de leur s zones d'influence régionale, et des sources disponibles,
leurs résultats convergent pour l'essentiel et se complètent le plus
368. A. Courti1l6, Auvergne et Bourb07lT1ais gothiques, t. I,l-es débuts, Nonette, 1991 ;
Histoire de la peinture murale dan s l 'Auvergne du Moyen Age, Brioude, 1983.
X. Barral-I-Altct, Art roman cn Auvergne, Rennes, 1984.
369. M . Durliat, - La sculpturc du x l e si~cle
en Ocidenl~.
dans Bulletin
MonumCTltal, t. 162-II, 1994, p. 130-213.
�222
BRUNO PHALIP
harmonieusement qui soit.
Cette solide harmonie ne doit pas être rompue sans nier
toutefois certaines nuances ou divergences d'interprétation dont il a
été fait état. D'autres lectures existent n'opposant nullement la
matière exploitée par l'historien de l'art à cenes plus volontiers
utilisées par l'historien ou l'archéologue.
Cela suppose, certes, de bousculer quelque peu les usages afin
de concevoir d'autres significations à l'œuvre sculptée, et un autre
rôle à l'art roman dans sa version auvergnate pour l'essentiel.
Lorsque les sanctuaires des villes en plaine de Limagn e
voient leurs sculptures être organisées selon une définition de la
société médiévale donnée par les clercs, des interrogations
surgissent aussitôt. Est-ce bien le lieu où la conception du monde de
quelques-uns peut s'exprimer? Aussi surprenant que cela puisse
paraître, l'édifice religieux n'est pas épargné par les divisions
sociales. Par-delà les significations strictement religieuses,
transparaissent deux mondes : celui des lettrés dan s le chœur, celui
des paroissiens - des humbles pour l'essentiel - dan s la nef.
Nous pouvions en pressentir la réalité dans le sort pour le
moins contrasté réservé au chevalier dans la sculpture auvergnate.
Ces condamnations très appuyées de la chevalerie dévastatrice ne
ressemblent guère à un thème iconographique supposé être réservé
habituellement à une église. Psychomachies ou scènes
christologiques, donateurs ou thèmes hagiographiques, il est
pourtant encore possible de les rattacher à une iconographie
religieuse malgré une invasion manifeste de la réalité.
Une intrusion révélatrice de l'existence d'une société
médiévale où les clercs dénoncent les agissements de l'homme
d'armes sans pourtant réhabiliter ceux, les plus nombreux, qui
travaillent la terre. Cette dénonciation app a ra ît d ès lors
singulièrement suspecte d'opportunism e ou intére ssée pui squ'il
s'agit d'abord de défendre les bien s d' égli se.
De fait, il faut que les fid èles s'exprim ent avec forc e pour
trouver des condamnation s sen sibl em ent différ entes dan s la
sculpture. Pourtant, à Conques ou St-Nectaire, les interprétation s
religieuses, ou liées à une pensée de cl er cs , sont encore bien sousjacentes. L'art est ici dirigé, cont r ôlé, conforme à de nombreux
textes et soumi s à l'exégèse du temps.
Un monde se trouve ai n si fa ,e à u n autr e sans que le second
exprime n ettem ent u ne réalité différente . Cette réa li té est-ell e
illustrée dan s la sculpture, les clercs l'investissent immédiatem ent
d'un e i n terprétation religieu s e conforme r e n dant presque
�PLANCHE XlII
�,PLANCHE XIV
Lugnrde (Con toI). Détoil de J'ébroB m nt droit du portoil gothiqu .
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
223
impossible toute autre lecture que celle élaborée par eux-mêmes.
Dans une autre solution possible, la réalité offre notamment un
décor à la narration hagiographique, mais elle est très rarement
indépendante de toute explication religieuse, comme cela semble
être le cas à St-Julien de Brioude ou à St-Georges de Riom-èsMontagnes.
Pourtant, à cette iconographie religieuse et savante ne
correspond dans l'immédiat aucune iconographie profane et
populaire. Dans la nef, loin du chevet, des itinéraires liturgiques
privilégiés ou de certains narthex, se développent les corbeilles
figurées au beau milieu de tout un univers essentiellement végétal.
Cela n'est pas encore profane, mais la tendance existe d'échapper
aux scènes complexes, bien construites selon des normes
patiemment élaborées dans les bibliothèques. Aucune dualité ici,
mais une nuance perceptible par le seul poids nouveau de quelques
thèmes nettement détachés de la culture savante, même s'ils
appartiennent sûrement encore à la culture commune. Quittant le
domaine du chapiteau historié, la corbeille figurée, dans la nef des
plus grands édifices de la plaine de Limagne, témoigne de l'osmose
réalisée ou de la rencontre entre culture populaire et culture savante.
Seulement cette osmose n'affecte pas la totalité des sculptures.
Du fait de la présence de grilles de chœur, les chapiteaux
historiés ne sont pas accessibles aux paroissiens. Qui plus est, les
constructions intellectuelles les caractérisant ajoutées aux
inscriptions plus ou moins contractées en rendent le sens difficile à
saisir sans longue explication ou commentaire. A l'inverse, en
s'éloignant des . centres urbains, le poids de la corbeille historiée
diminue jusqu'à' disparaître presque totalement. D'une part, le
clergé n'est plus le même et ses origines sociales sont nettement
moins aristocratiques. D'autre part, les libertés prises par le
sculpteur sont les plus importantes y compris pour des thèmes aussi
classiques que la Cène.
Ces interprétations sont indéniables mais elles affectent
moins le sujet que les moyens d'expression. L'artiste, tout en se
pliant aux lois du cadre et de la matière, ne respecte plus les
conventions habituelles aux chapiteaux historiés des sanctuaires
citadins. Les schémas propres à la représentation sont bouleversés
au détriment du style et des principaux éléments de reconnaissance
appartenant à l'art savant. C'est ce phénomène que l'on rencontre à
Thuret où les thèmes iconographiques sont encore bien lisibles
malgré les simplifications imposées aux corps dotés de troncs
cylindriques et de membres démesurément allongés et tubulaires.
�224
BRUNO PHALIP
Par contre, à Biollet, la lecture même des thèmes est brouillée par
l'apport important d'images annexes. Hommes, animaux et formes
géométriques sont répétés et mêlés jusqu'à en compliquer
sérieusement le décryptage.
Ces deux exemples, relativement bien connus maintenant, ne
sont pas si exceptionnels que cela. Les campagnes s'opposent aux
villes jusque dans la sculpture des églises. et leur programme
iconographique. Mais ce sont les montagnes qui offrent les plus
nombreux exemples d'une sculpture conçue à partir de repères
différents (Riom-ès-Montagnes, Jou-sous-Monjou, Allanche,
Léotoing ... ). Ces repères sont ceux d'artistes d'origine paysanne,
imprégnés de culture populaire et n'ignorant sans doute rien de la
sculpture développée à Notre-Dame-du-Port ou St-Austremoine tant
l'éloignement est relatif.
Dès, lors, lettrés et illettrés ne sont pas seulement séparés par
leurs différences sociales, moyens de distinction ou de
reconnaissance. Deux mondes s'opposent car chacun est muni de
son propre système cohérent tout en étant en contact permanent avec
l'autre. Admiration et prévention se mêlent. Etienne d'Obazine l'a
compris en n'ignorant rien des travaux des champs. Adalbéron de
Laon le regrette amèrement en reconnaissant:
Je n'ai pas appris à travailler la terre,
Je n'ai pas connu les combats;
Mauuaise affaire.
Ce que je sais, on le méprise,
Ce que l'ignore, on le recherche.
Loin des villes impériales et des cités épiscopales, l'évêque
Burchard (1008/1012) par son pénitentiel, Le Guérisseur ou Médecin,
repère une double opposition. Les ruraux fraîchement christianisés
possèdent encore un éventail de superstitions structurées à partir
d'un véritable «panthéon paysan» . Et, à leurs côtés, ce sont les
femmes souvent oubliées qui opposent la plus ferme résistance aux
évêques de Spire et de Worms à cause de pratiques spécifiques liées
notamment à la fertilité, la grossesse, J'enfantement et ses potions
abortives ou diminuant les douleurs de l'accouchement.
Ces pratiques font dire à Burchard que les femmes constituent
une véritable église face à l'Eglise par la perpétuation de leurs
croyances. Plus apparentes peut-être dans les domaines liés à la
sexualité et à l'enfant, elles ne peuvent être limitées à cela. Cette
vision serait somme toute bien restrictive et caricaturale en
réduisant leur pensée à ces domaines. Néanmoins, on les retrouve
�ART ROMAN, CULTURE ET SOCIÉTÉ EN AUVERGNE
225
bien visibles encore à la période contemporaine dans les sanctuaires
de St-Léonard-de-Noblat ou Notre-Dame-des-Fers d'Orcival.
Ce sont ces oppositions conjuguées à l'existence de cultures
différents que l'on retrouve dans les campagnes d'Auvergne et
principalement dans les montagnes. Là s'expriment des artistes
liés à des populations où la culture orale est compensée par la
mémoire face au monde de l'écrit des clercs.
De ce fait, selon qu'il s'agisse des chapiteaux du chœur d'un
grand sanctuaire, ou de modillons de corniche d'une église
paroissiale en marge, il faut reconnaître des rôles différents à la
sculpture romane. L'art savant tente d'imposer sa vision des choses,
sa définition de la société dans quelques espaces très protégés
comme le chœur ou le narthex. En revanche, les clercs abandonnent
la nef à des productions déjà différentes quant au sens, mais
également quant aux formes moins «académiques». Leurs
significations sont alors ambivalentes. Le mépris du clerc pour le
paroissien d'origine rurale s'y exprime grâce à un univers naturel
où se mêlent pécheurs et hommes sauvages, démons et êtres
hybrides. A l'inverse, le paysan et l'humble peuvent y trouver un
monde familier où se côtoient réel et irréel, quotidien et légendaire.
Cette différence et apparente contradiction se fait plus nette encore en
dehors des cités.
La corbeme figurée remplace alors les scènes historiées ou les
registres bien ordonnés des tympans. Les thèmes religieux se font
rares et ceux délibérément d'essence profane sont légion. Ils
expriment une autre conception du monde où le thème moral n'a que
peu droit de çité. Point de sourire, mais de francs rires et
ricanements. Les sentiments tièdes n'ont pas cours et laissent la
place à la violente colère, à la joie outrancièrement exprimée. Les
couples s'aiment et s'embrassent sans inquiétude apparente pour la
pudeur, et les situations les plus extravagantes sont jugées
normales. Les droits de la moquerie, de la caricature emportent tout
sans aucune limite apparente. Il n'est que le cadre à sculpter qui
impose une quelconque loi à ce ~genr»
artistique d'essence
populaire.
Peu goûté des clercs, il est cantonné aux campagnes et régions
montagneuses. Pourtant, même chassée des chœurs réservés à l'art
savant, l'expression sculptée de sens profane pousse ses pointes dans
les nefs malgré des significations affaiblies. Rejetée du rond-point
du chœur, elle apparaît dans le déambulatoire. Interdite de narthex,
c'est une scène peinte qui en rappelle l'existence par l'illustration
du travail d'ouvriers qualifiés. Aucun espace ne semble échapper à
�226
BRUNO PHALIP
ce contact permanent entre les deux formes d'art complémentaires et
opposées. Les portes même voient leurs vantaux s'orner de fines
sculptures en réserve, d'inscriptions ou de heurtoirs de bronze
ciselés. Seulement, aux côtés des mufles de lion et de leurs textes
gravés, ce sont les pentures qui apportent leur lot de visages roulant
des yeux ou de têtes propres à tout bestiaire sculpté. Issues des chaînes
et entraves fondues, l'origine populaire des ex-voto resurgit dans le
travail du forgeron n'oubliant pas d'ajouter force gueule de
carnassiers pour les grilles de chœur. Un peu plus tard, les
gargouilles remplaceront ces œuvres romanes. Le besoin s'en fera
même sentir à la fin du Moyen Âge dans une forme de renaissance
du décor roman pour les corniches d'églises et, surtout, les stalles
clôturant les chœurs.
De ces divers constats et explications, il faut déduire
l'inexistence de cet art «charmant» et «naïf» censé peupl er et
«décorer» les églises rurales grâce à l'imagination «infantile» et
«vulgaire» d'artisans locaux. Sous cet angle, l'art populaire roman
- mais la constatation est valable pour d'autres époques - est bien
considéré seulement comme faire-valoir de l'art savant. Celui-ci
est en effet censé couronner imperturbablement un ordre artistique
organisé de manière pyramidale.
Tenant compte de cela, bouleverser le cadre de ces
convenances «académiques» revient à s'exposer au risque toujours
présent de valoriser une conception populiste de l'art par mouvement
de balancier inverse. Cet écueil, aussi dangereux que le premier,
étant évité, il reste à rééquilibrer les rôles et poids respectifs de l'art
populaire - trop discret - et de son égal l'art savant - très voyant et
investi.
Désormais, certaines lignes de fracture trahissant une
organisation interne sont perceptibles, D'autres aspects ne peuvent
plus échapper à l'investigation pour finalement amener
l'observateur à valoriser les influences réciproques existantes entre
les deux formes artistiques en contact, Cela suppose aussi de
reconnaître l'intérêt de l'étude des formes prises par l'art populaire
sans chercher à isoler le seul volet savant. Enfin, cela nécessite
sans doute le réexamen des productions a'r tistiques médiévales pour
les confronter aux documentations mises à la disposition des
chercheurs par les différentes disciplines, C'est leur existence qui
nous a permis d'envisager la question des liens entre un ex-voto de
la délivrance, les dévotions populaires et la sculpture romane,
�ANNEXE
Alsace: Andlau, combat de chevaliers équipés.
Angoumois: Angoulême, façade occidentale de la cathédrale, combat de
chevaliers équipés.
Anjou: Saumur, Notre-Dame-de-Nantilly, un prince combat le dragon.
Cunault, un chevalier équipé combat deux diables armés ; le thème est
développé sur deux corbeilles ; hommes à pied se combattant avec des
gourdins. St-Aubin d'Angers, salle capitulaire, David et Goliath ; porte du
réfectoire, psychomachie, guerriers équipés combattant des démons.
Aragon: Santa-Cruz-de-la-Seros (Santa-Maria), sarcophage de Dona
Sancha, deux chevaliers s'affrontent, saint Mercure de Cappadoce ressuscité
par la Vierge pour battre Julien l'Apostat.
Belgique: Tournai, portail nord, l'Orgueil vaincu par l'humilité.
Catalogne: Ripoll, portail occidental, combats de chevaliers équipés.
San-Cugat-Del-Valles, vertu terrassant les vices.
Champagne: St-Rémi de Reims, hommes à pied se combattant avec des
gourdins.
Gascogne: Hagetmau, libération de saint Pierre.
Guyenne : Gabarnac, chevaliers armés. Blasimon, psychomachie,
guerriers équipés combattant le démon.
Languedoc: Toulouse, St-Sernin, scène de lutte entre des soldats
équipés; arbalétriers (singes) tendant leurs armes et possédant des carreaux.
Saint-Pons-de-Thomières, chapiteau conservé à Montpellier au Musée de la
société archéologique, chevalier partiellement équipé.
Limousin: St-Léonard-de-Noblat, combat de soldats.
Maine: fresques d'Asnières-sur-Vègre, de Château-Gontier. Les fresques
illustrant le thème du combat de chevaliers sont en réalité beaucoup plus
nombreuses que ne peut le laisser croire cet aperçu très partiel.
Navarre: Pampelune, Saintes femmes au tombeau, chevaliers comme
morts tombés au combat et enchevêtrés. Estella, St-Pierre, combats de
chevaliers équipés, libération de saint Pierre. E stella (Palais Roya]), combat de
chrétiens contre les Maures.
Normandie: Graville-Sainte-Honorine, chevaliers équipés sur trois
corbeilles. Boscherville, chevaliers se combattant. Rucqueville, scène de
combats.
Périgord : Besse, st Michel. Bussières-Ies-Badil, élément remployé,
tympan à combat de chevaliers.
Pyrénées: Lescar, diables tendant une arbalète que l'on retrouve à StIsidore de Léon, Moissac et St-Sernin de Toulouse.
Poitou: Ingrandes, diable tenant un avare enchafné par le cou. Aulnay,
psychomachie en portail, guerrier luttant contre un dragon dans l'absidiole
nord.
�228
BRUNO PHALIP
Provence : Ganagobie, mosaïques, chevaliers et combats contre le
dragon. Avignon, chapiteau déposé de Notre-Dame-des-Doms, massacre des
Innocents. Saint-Paul-Trois-Châteaux, plaques isolées, chevaliers.
Quercy: Moissac, chapiteau du cloître, un guerrier.
Saintonge: Fenioux, psychomachie. Corme-Royal, idem. Pont-l'Abbéd'Arnoult, idem. Fontaine-d'Ozillac, idem. Varaize, idem. St-Symphorien-deBroue, idem. Pérignac, idem. Saintes, Abbaye-aux-Dames, combat de
chevaliers en portail central.
Touraine: Beaulieu-les-Loches, en pignon, combat très développé.
Velay: Le Puy, chapiteau déposé dit «de la justice».
Vivarais: Champagne-sur-Rhône, David et Goliath. Veyrines, combats
de chevaliers à pied.
Autres: cités dans le texte, St-Benoit-sur-Loire, tour-porche, deux
chapiteaux à combats ou comprenant des soldats; chapiteau des donateurs et
de saint Benoît. Vézelay, combat de chevaliers et combat contre le dragon.
Oloron-Sainte-Marie, personnages enchaînés supportant le trumeau du portail
occidental.
�TABLE DES ILLUSTRATIONS
(Sauf indication contraire, les clichés sont de l'auteur)
Entre pages
Planche I.
- Sainte~Foy
36 - 37
de Conques. Le tympan, 1120/1135. L'Enfer.
Planche II.
- Sainte Foy de Conques. Le tympan, 1120/1135. SainteFoy prosternée.
36 - 37
Planche III.
- Lieux de culte et saints libérateurs dans le Massif central
et sur ses marges
66 - 67
Planche IV. La société médiévale en Auvergne au XiIe siècle.
- Marlat (Cantal). Une tour seigneuriale.
- Alleuze (Cantal). Un pôle paroissial isolé.
66 - 67
Planche V.
- Paix de Theu et hérésie.
128-129
Planche VI. Une tour seigneuriale transformée en clocher ou les
effets de la-Paix de Dieu.
- Saint-ilpize (Haute-Loire). La face sud.
- Saint-llpize (Haute-Loire). La face est.
128-129
Planche VII.
- Saint-Nectaire. Détail du chapiteau de la légende de saint
Nectaire.
158-159
Planche VIII.
- Blesle (Haute-Loire). La tour seigneuriale face au clocher
paroissial.
158-159
Planche IX. Saint-JuLien de Brioude.
- Combat et prisonnier entravé de la première moitié du
XII e siècle.
- Combat de cavaliers illustrant un des chapiteaux de la
première moitié du XIIe siècle.
168-169
�230
BRUNO PHALIP
Planche X.
- Eglise Saint-Georges de Riom-ès-Montagnes. Chapiteau
à soldats et cavaliers (xIIe siècle).
- Chamalières-sur-Loire (Haute-Loire). Détail d'un
cavalier du vantail droit.
168-169
Planche XI.
- Auzon (Haute-Loire). Détail des pentures romanes du
portail.
214-215
Planche XlI.
- Auzon (Haute-Loire). Détail des pentures romanes du
portail.
214-215
Planche XIII.
- Lugarde (Cantal). Détail de l'ébrasement droit du portail
gothique.
222-223
Planche XIV.
- Lugarde (Cantal). Détail de l'ébrasement droit du portail
gothique.
222-223
�TABLE DES MATIÈRES
Pages
INTRODUCTION ..............................................................................................................
9
I. UNE HAGIOGRAPHIE. .............................................................................................
15
A. Le problème des origines. ...................................................................................
15
1. Quelques fragments tirés de l'Ancien Testament. ..............................
2. Les prolongements du Nouveau Testament. ........................................
3. Une approche difficile. ...................................................................................
15
18
21
B. Dévotions et moyens de représentation . ......................................................
25
1. Les ex-voto. ..........................................................................................................
2. Du refuge au droit d'asile, une juridiction. .............................................
3. les mentions non testamentaires..............................................................
25
27
32
C. Après l'an Mil. ..........................................................................................................
36
1. Les principaux sanctuaires. ..........................................................................
2. Des sanctuaires en marge. ...........................................................................
36
59
II. VIOLENCES ET SOUHAITS: DES DIFFÉRENCES SOCIALES ...........
67
A. Lettrés et illettrés. ....................................................................................................
67
1. Deux mondes? .................................................................................................. . 67
2. Culture entretenue ou convention littéraire chez les clercs .......... .. 72
3. Une sainteté populaire ................................................................................... . 89
B. Que maudits soient leurs chevaux et leurs armes. ................................... 101
1. Installation de la châtellenie et protection des humbles. ................. 101
2. Militia, malicia : théorie des ordines et dénonciation des
violences. ............................................................................................................ 117
C. Travailler en paix. .................................................................................................. 120
1. Irréligion et hérésie ......................................................................................... 120
2. De trêves en Paix de Dieu............................................................................. 123
lIT. UNE NOUVELLE LECTURE. .............................................................................. 131
A. Du Rouergue à l'Auvergne ................................................................................ 131
1. Conques. Des faits et des textes transcrits dans la pierre. ............... 131
2. Un art dirigé ou didactique? ....................................................................... 136
3. Chevaliers et démons. .................................................................................... 150
�232
BRUNO PHALIP
B. Espace sacré, espace clivisé. ............................................................................... 179
1. Une réalité auvergnate. ................................................................................. 179
2. Des lieux à partager: l'église et le cimetière. ........................................ 208
3. Ex-voto, grilles et pentures........................................................................... 214
CONCLUSION ................................................................................................................... 219
Annexe ..................................................................................................................................... 227
Table des illustrations ....................................................................................................... 229
Table des matières ............................................................................................................. 231
�ACHEV~
D'IMPRIMER
SUR LES PRESSES DE L'A.P.F.LC.
CLERMONT-FERRAND (FRANCE)
EN F~VRIE
1997
L~GA D~POT
: 1er TRIMESTRE 1997
�Avant tout, l'œuvre romane est un aboutissement. Produit d'une société
complexe. les sens que l'on peut tenter de lui attribuer sont tous assujettis aux
documentations multiples disponibles. Dès lors, il convient de faire le point sur
la société auvergnate du haut Moyen Âgejusqu'àla fin du XIIe siècle pour mieux
appréhender les sculptures massi vement présentes dans les édifices religieux du
diocèse. Plusieurs difficultés sont néanmoins à dépasser. Les sources sont
difTIciles à exploiter pour retrouver toute la cohérence voulue des pensées,
cultures et mentalités des contemporains. De même, l'effort d'une lente imprégnation est alors une nécessité pour approcher la création artistique, notamment
et surtout par le biais des textes. Ces dentiers supposent aussi une lecture
exigeante résolument décidée à écarter toute image d'Épinal. A elles seules, ces
idées reçues mériteraient une étude tant elles sont ancrées dans nos imaginaires.
De plus, cette sculpture romane ne se livre pas sans débattre. Et c'est bien
de ce débat, érigé comme principe méthodologique, que peut naître une autre interprétation, fruit de la rencontre des travaux d'historiens, d'historiens de l'art et
d'archéologues sans re pecter les barrières conventionnelles entre chacune des
disciplines. Cela nous amène alors à considérer attentivement quelques psaumes tirés de la Bible pour les confronter à la réaJité des pratiques religieuses
médiévales du Massif central. Il en ressort une première géographie des
sanctuaires liés à d'impressionnantes listes de libérations miraculeuses donn.ant
lieu à confection d'ex-voto particuliers. POUltant, ces particularités ne peuvent
suffire à produire à elles seules une explication globale. Dans le textes, il est
également question des cJcrcs et de leur conception du monde. Une conception
bien différente de celle de paysans au moment même où l'aristocratie met en
place la société réodale et son réseau de châtellenies. De théorie des ordines en
Paix de Dieu, cie sainteté popuhire en hérésie, la sculpture romane va pouvoir
témoigner d'une société secouée cie convulsions depuis Sainte-Foy de Conques
jusqu'à Notre-Dame-du-Ponà Clermont. Artdes 'culpteur romans donl1es origines sociales etla sculpture sontdivcr es pour !inalement produire des œuvres
enchanteresses Ou inquiètes dans 1a pierre pri ncipalement, mais également dans
le bois et le métal.
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ISI3N 2-845 16·')50-X
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Issus majoritairement du fonds ancien hérité d’associations de la faculté des lettres de l’Université de Clermont-Ferrand...<br /><br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/collectionpubp">En savoir plus sur la collection PUBP</a>
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Title
A name given to the resource
Art roman, culture et société en Auvergne : la sculpture à l'épreuve de la dévotion populaire et des interprétations savantes
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1997
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
232 pages-XIV pages de planches
24 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Faculté des lettres et sciences humaines de l'Université de Clermont-Ferrand II. Nouvelle série, ISSN 0397-3352 ; 46
Subject
The topic of the resource
Art et religion – France – Auvergne (France)
Art roman – France – Auvergne (France)
Architecture romane – France – Auvergne (France)
Sculpture romane – France – Auvergne (France)
Art -- Aspect social – France – Auvergne (France) – Moyen âge
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Phalip, Bruno
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Tous droits réservés
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Art_roman_culture_et_societe_en_Auvergne_004124413
Relation
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Architecture romane – France – Auvergne (France)
Art -- Aspect social – France – Auvergne (France) – Moyen âge
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