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.J.L .
COLLECTION FAMA
9 4 . Ru e d ' Al és ia
1S
PA~
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I<.IV·
�d'expéd itions lointoin es,
de vie libre et périlleu se ••.
Vous qui deman dez à un livre de vous faire d écouvri r
des horizons mag iq ues, des p e uples oux
coutum es différe ntes d es nôtres :
Vous qui rêvez de voya~es,
LISEZ LES RÉCITS CAPTI VANTS QUE PUBLIE
IILa Belle Av ent ure l l
Cette nouvelle collectio n d e romans pour tous a fait appel
à vos auteurs préférés, et c'est avec leur habituel talent que
ceux-ci vous contero nt de merveilleuses aventures, véc..ues
par des héros intrépides et par des héroïnes mystérieuses .
DES PAYSAGES ENCHANTEURS . ..
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DE L'AMOU R ENFIN 1
Telle est l'he ure use formule que vous offre
ll
IILa Belle Ave ntu re
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S. E. P. 1. A. ;illllllllllll lllllllllllii
94, Rue d'Alésia -
PARIS (XIV')
111111111111111111111111111 ..
111111111111"'1111111111111111111111111111111""1 11111111111111
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS»
��MAURICE DE MOULINS
LA CROISIÈRE DU ({ MYOSOTIS )
ROA1A.N
.,
fiOCIl1T~
D'l1DITIONS
FUBLlCATIONS ET INDUSTRIES ANNEXE3
"NO LA AlODE NATIONALE
~.,
Rue d'Alésia, 94 -
PAlU S (XIYOj
��LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS»
CHAPITRE PREMIER
COUSIN ET COUSINE.
~,
Monsieur Bernard est-il ici ? .. Il faut que
je lui parle d'urgence 1
- Hélène Bardeuil, ravissante dans sa robe,
pourtant si simple, de toile blanche, attendait sur
le seuil de la petite villa toute enguirlandée de
roses. En face, immobile dans l'entrebaillement de la porte, les sourcils fronçés, une
forte 'I1'Ioustache ombrant sa lèvre, Joséphine la
vieille bonne de Bernard "Fontaines, répondit
d'un ton rogue :
- Monsieur Bernard ? .. Naturellement qu'il
est ici, mais vous savez bien qu'il travaille, Mademoiselle Hélène, il a expressément défendu
qu'on le dérange!
- Je sais; pourtant mon cousin aura bien
quelques instants à m'accorder 1. .. Puisque je
vous dis que c'est très pressé !...
Le cerbère qui défendait l'accès de la villa
hésita et parut se laisser fléchir par l'insistance
de la jeune fille :
- Pour d'autres que vous, Mademoiselle Hélène, je me montrerais implacable, grommelat-elle enfin, et j'obéirais à la consigne que m'a
donnée Monsieur Bernard, .. Mais Mademoiselle
Hélène est si gentille que je puis bien faire une
petite exception pour elle... Mademoiselle me
�6
lA CROISrt:RE DU « MYOSOTIS ))
promet qu'cl1e ne restera pa,s longtemps ?, ..
- Tout juste le temps de dire quelques mots à
mon cousin !. ..
- Dans ces conditions ...
La domestique s'effaçait maintenant, moins
renfrognée ; la visiteuse se ~aufiJ
dans l'entrebai llemen t de la porte et s aventura à travers
le clair couloir, sobrement décoré de tableaux ;
sans attendre même que Joséphine l'introduisît,
elle atteignit l'escalier et le gravit ,lestm~.
- Mademoiselle Hélène 1... Lmssez-mol au
moins vous annoncer 1. ..
'- Inutile 1. .. Entre Bernard et moi, il ne saurait être question de protocole !. .. D'ailleurs, je
suis bien convaincue qu'il sera enchanté de me
revoir 1. ..
Sans doute cet avis ne fut-il point partagé par
la vieille bonne, car elle s'empressa de marmotter :
- Ma foi, arrangez-vous tous les deux ...
Mais je suis bien persuadée que Monsieur va recevoir fort mal Mademoiselle l. ..
Semb lable perspec.tive, loin d' inquiéter Hélène, parut au contraire l'encourager dans sa décision de parler à son voisin coûte que coÛte ; en
q~e \ ques
111sta?ts elle atteignit le palier du preITIler étage, pUIS, promenant autour d'elle un rapide coup d'œil afin de se reconnaître, e\le avisa
une porte, au fond du couloir et s'en fut y frapper à deux reprises ...
- Qui est là ? interrogea aussitÔt une voix
inquiète ...
~ - Iélène
hésita pendant quelques s~conde,
PUIS contrefnisant de son mieux la vOIX de la
fidèle Joséphine, elle murmura :
- C'est moi ... Monsieur Bernard ... J e VOliS
apporte un pli 1. ..
�L.\ CROISliŒE DU
le
~IYOSTJ
"
7
Un bruit de pas précipités se fit im~édate
ment entendre à l'intérieur de la Plèce, la
clef tourna dans la serrure, j'huis s'écarta;
alors sans laisser au reclus le temps de se rendre
compte du subterfuge qu'elle venait d'employer,
Hélène fonça et fit irruption dans Je bureau Ol!
travaillait son cousin ...
- Hélène !... Vous, ici ? Que signifie cette
plaisan terie ? ..
- Cela signifie tout simplement qu'il faut que
je vous parle, mon cher cousin, repartit la jeune
tille en refermant délibérément la porte derrière
clle ... Depuis des semaines, vous demeurez invisible 1. .• Alors, nous avons pensé, à Eze, qu'il
VOus était arrivé quelrlue chose· ct comme il
m'advient parfois de prendre quelque intérêt ;\
votre personne, je suis venue en reconnaissance ...
Tout en prononçant ces mots, la nouvelle venue observait son interlocuteur .. . De taille mo~cne,
brun, le visage glabre, les traits réguli rs) le regard clair, Bernard, à vingt-huit ans,
était sans conteste, ce qu'on peut .1ppeJer un
beau garçon ; toutefois sa mise modeste, le désordre d~ sa t~ne,
sa barbe qu'il n'avait pas rasée depu.ls troIS JOurs au moins. dénonçaient dès
le premIer abord, un indéniable laisser-aller . ..
La pièce olt régnait un inextricable fouillis
indiquait tout de suite quelles étaient les occupations du jeune homme j des plans, des épures
s'étalaient sur la table, des feuillets tapés à la
machine gisaient éparpillés tout autour tandis
que des papiers froissés et rOlllés en boule encombraient la panière aux papiers. Un peu partout, sur les chaises, sur les rayons, et jusgue
Sur la cheminée s'entassaient des livres ...
- Ecoutez Bernard, allez-vous
continuer
�8
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS "
longtemps de mener cette vie d'ermite et de solitaire ? ..
Sans plus attendre, Hélène s'était installée sur
la seule chaise qui demeurât libre auprès du bureau, à la place même qu'occupait son cousin au
moment où elle était venue le déranger. Hasardant un regard sur la feuille qu'il était en train
de taper à la machine à écrire, elle lut :
Projet d'essai de la torpille B W ...
- Au nom du ciel, Hélène, ne touchez pas à
cela !. .. Cest un travail extrêmement confidentiel
que je dois livrer le plus tôt possible au M1I1istère de la Marine ...
- Allons, mon petit Bernard, quittez votre air
effarouché, je ne veux pas vous dévorer, votre
projet d'essai sur la torpille BW 1. .. Seulement
permettez-moi de vous répéter que vous exagérez 1. •. On dirait véritablement que vous nous
avez tous complètement oubliés, et moi en particulier 1 En vérité, ce n'est point une existencc,
à vingt-huit ans, de rester cloîtré de la sorte !...
- Vous exagérez, Hélène !... Appeler cloître
ma petite villa de Roquebrune que vous surnommez vous-même le Paradis terrestre l..
Etendant la main, Bernard désignait la large
baie toute grande ouverte. Un panorama magnifique s'étalait à cc moment sous ses yeux. En
contre-bas, sur les pentes garnies d'oliviers
d'orangws, de citronniers, on embrassait d'u~
seul couP, d'.œil toute la pa:tie du littoral qui va
du Cap d Ad au Cap Martl11 , avec, comme toile
de fond, la surface azurée et miroitante de la
brise. fraîche. envahissait la pièce ...
mer. .. U n~
-. Eh bIen 1 <:t1I, fit la Jeune fil.le, j'ai naguère
baptIsé votre vdla dcs « Tamans » le Paradis
Terrestre et je ne me dédis point 1... Mais le
connaissez-vous seulement votre Paradis Ter-
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
9
restre ? Depuis combien de tem.l?s. n.'~vez:ous
point hasardé un pas dans votre SI Jolt Jardm en
terrasses où l'eau retombe en cascade dans les
bassins de pierre, où l'air est embaun:é par
l'odeur des orangers en fleur ... Peu :vous Importe
le bruissement des feuilles de palmiers, la gamme merveilleuse des bougainvilliers, les silhou~t
tes roses des tamaris qui se détachent ~ur
le ciel
bleu .. . Ce que vous aimez, vous, ce qUi a~cpre
surtout votre attention, ce sont vos maudites paperasses, vos plans sur lesquels vous vo~s
abîmez la vue 1. .. Je vous le répète, cette eXI~tnc
vous tue, vous vieillit de dix ans, vous fait oublier toutes les joies de la vie !.. .
- Permettez, Hélène, vous parlez là en petite
fille écervelée. Je travaille, vous le savez bien,
et mes occupations ne me permettent pas ...
- Ecoutez, Bernard, il y a temps pour
~out
1. .. Et c'est justement pour cette raison que
Je me suis décidée à venir troubler votre quiétude ...
- Vous êtes très gentille, Hélène, mais le travail que je suis en train d'exécuter est urgent. ..
J'~tends
d'un instant à J'autre qu'un envoyé du
ministère de la Marine me fixe un rendez-vous
quelque part, sur le littoral... Car il serait vai~
de méconnaître l'importance de ma dernière déco~vet
... Je vous dis tout cela, IJélène, car je
sal~
bien .que ,:OUS observerez à ce sujet la plus
entIère discrétIOn l. .. Nous nous connaissons
depuis si longtemps 1...
- Et c'est justement en évoquant les souvenirs du passé, Bernard, que j'ai tenu à franchir
votre seuiL.. Rappelez-vous ...
- Oui, IIélène, je n'ai pas oublié ... Vous
êtes toujours demeurée pour moi le plus cher
souvenir des années révolues
�10
1.1\ rROI~ÈE
DU « ~!VOTIS
"
Des années révolu es !. .. Mon pauvre Bernard, vous parlez tout à fait comme si vous aviez
cinqua nte ans ... Pourta nt, vous êtes jeune, vous
avez encore toute l'existe nce devant vous 1...
- Il est vrai, Hélène , mais tant d'évén ement s
se so nt succéd é durant les sept derniè res années .
J'ai perdu mes chers parent s .... Ils m'ont laissé cette magni fique propri été de Roque brune,
avec une fortune assez appréc iable ...
- Et c'est pourqu oi VOliS néglig ez cette propriété et cette fortune ? Le métier d'inve nteur
est si encom bré à notre époque , pourqu oi ne
laissez -vous point h d'autre s le soi n ct\; :;' acquit..
ter de cette besogn e ?...
.
B Cf'Oord Pontai nes qui s'était mis depUIS quelques instan ts à ma rcher de lon g en large clans
le bureau , adress a h sa visiteu se un regard rempli de commi spratio n :
- Allons , IIélène, vous VOUS imogin ez sans
doute que l'inspi ration est march andise couran te 1... Ce n'est qu'apr ès de laborie uses recherches que j'ai pu acquér ir un résulta t .. . Si j'avais voulu m'omu ser comme les autres la torpille DW n'aura it jamais vu le jour 1... '
- Si vous saviez comme je la déteste votre
torpille BW !... C'est vrai 1 Jadis nous' étions
des insépa rables .. . Nous somme s ~arents
cous ~ns
un peu éloign és et nos parent s étaie~
voiSlnS... Que de bonnes parties avons-nOliS faites ensem ble 1. .. Et Canne s, la C:'oisette la Napoule, les roch es rouges de Théou le et du 'Traya s
Bando l. .. T9 ut e cet~
côte d'Azu r est pour nou~
p~r se~é
de ,sollven lrs... Jamais alors, VOtlS
n ~ul'ez
tol ére .de rester un jour seulem ent sans
vo~r
~otre
petIte cousin e... Bien mieux VOliS
afflrmlcz q;le VOl~
vouliez être 1110n peti; mari,
plus tard .... Mainte nant, les temps ont chan-
�l .\ CROISIÈRE DU " MYOSOTIS »
11
gé . Nous ne nous tutoyons même 'p~us
1. .. entre
parents ... n'est-ce point un peu ndlcule ? . .
.- Nous étions des enfants, Hélène ... DepuIs,
la raison est venue 1...
La jeune fille pinça légèrement les lèvres, s~
traits se contractèrent ; un observateur attentif
eût pu se rendre compte à ce moment 9,u'elle ~e
trouvait en proie à une profonde é~otlOn,
malS
Bernard ne semblait avoir de sagacIté que pour
résoudre les problèmes de mathéiq~e
et de
balistique les plus ardus. Une impatience de
plus en plus grande s'emparait de lui, à mesure
'-lue sn cousine prolongeait :;a visit<.: ...
- Ecoutez, Hélène, déclara-t-il, enfin .. . Maintenant que vous m'ave7. vu, vous devez ~tre
contente ... Je suis en parfaite santé, mes recherches m'acord~nt
entière satisfaction ... Vous
voudrez donc bien dire ?t vos parents et à tous
ceux qui se préoccupent à mon sujet, que tout
va selon mes désirs !
Bernard Fontaines hasardait maintenant à la
dé:obée de ~urtifs
regards en direction de sa machtne à éCrIre ... Il avait hâte de se débarrasser
de l'importune. .. Hélène s'apercevait bien de
la nervosité croissante qu'il manifestait; pourtant, elle ne bougeait pas, et demeurait assise
sur sa chaise :
- Mon petit Bernard, je ne partirai pas sans
que vous ne m'ayez fait une promesse ...
- Une promesse ? .. Et laquelle, mon Dieu !
- Allons, ne soyez pas aussi agité 1... Patientez un peu ... Les Clavières, les Rouquerol
et les Gentier organisent avec nous une croisière
au large des côtes de Corse... Vous savez que
papa viènt d'acheter un yacht, dont je suis la
marraine et que nous avons baptisé du joli
nom de « Myosotis » ••.
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS
12
)l
J'ai vaguement entendu parler de cela, en
effet. ..
_ Eh bien 1 il faut absolument que vous nouS
accompagniez .au cours de ce~t
crois,è~
... Le
plaisir ne seraIt pas complet 51 vous n étIez pas
avec nous tous !...
._ Moi ? ... Ah ! ça, Hélène, vous perdez la
ralson ....
- Jamais je ne me suis sentie aussi lucide 1...
Le jeune homme s'était arrêté de marcher ;
il attendait, au milieu de la pièce, puis, comme
sa visiteuse paraissait devoir s'attarder encore, il
étendit la main et désigna son travail interrompu :
- Ecoutez, Hélèn.e, la plaisanterie a assez duré ... J'ai un travail urgent à terminer avant ce
soir 1 Dites à tous ceux qui s'intéressent si
obstinément à moi qu'il m'est impossible de
m'absenter pour le moment.
- Alors, notre crois.ière du « 'M yosotis » ? ...
- Arrangez-vous avec les autres... Vous savez bien que ces sortes de distraction ne m'intéressent en aucune fàçon 1..
La jeune fille fit la moue, puis reprit, pincée:
- Je vous remercie, Bernard 1... En vérité,
je m'attendais à une toute autre réponse de votre
pa:t ... Si je suis venue ici, croyez bien que c'est
untquement parce que j'eusse été fort heureuse
de vous compter parmi les nôtres ... Mais je vois
bien que je vous suis devenue indifférente 1. ..
- Indifférente ? ... Mais il n'est pas question
de cela, Hélène 1 protesta Bernard avec force.
Vous savez bien que mon affection pour vous
ne s'est jamais démentie un seul instant!.. Vous
seriez ma sœur que je ne VOLIS porterais pas plus
d'intérêt.
-- Oh 1... Votre sœur 1. •.
,
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTlS »
13
C'est extraordinaire ce que vous ê~es
bizarres, vous autres, femmes ! Il faudr~lt
que
l'on vous passe tous vos caprices 1.. A peme une
idée plus ou moins folle vous est-~l
venue à
l'esprit que tout devrait se réaliser. sur le
champ 1. .. Que j'aie beaucoup de travail et q~e
mes recherches accaparent la plus grande par~lC,
sinon la totalité de mon temps, cela ne Slgmfie
pas que vous me soyez indifIérente ... Vous ~e
connaissez depuis assez longtemps pour savOIr
que j'apprécie une seule chose au monde : ma
tranquillité ...
- Hélas ! oui, soupira la jeune fille ... Toute
l'existence consiste pour vous en problèmes, en
équations, en inconnues ... Vous n'êtes satisfait
qu'au moment où vous vous abîmez les yeux
Sur vos paperasses ...
La jeune fille eut un geste de dépit j alors,
Bernard se pencha vers elle :
- Ecoutez, Hélène ... Vous ne supposez pas
que je vais m'embarquer ainsi ... C'est très gentil, le « Myosotis », mais j'ai une frayeur folle
du mal de mer 1... Une seule fois, je me suis
aventuré sur les flots. .. C'était pour aller du
Vieux Port de Marseille au Château d'If, et j'en
suis revenu nanti d'un atroce mal de cœur .. ,
Et, prenant sa visiteuse par le bras, Bernard
s'eiTorçait de la fai.re quitter son siège ...
- Vou~
m~
faites beaucoup de pe!ne, ,Bernard 1... J avais tant espéré que vous vIendnez !
Il me semble maintenant que tout mon plaisir
s'en est allé 1... Je sais bien que si vous vouliez
mettre un peu de bonne volonté, vous partiriez
dimanche avec nous !... Allons, réfléchissez ? ..
- C'est tout réfléchi, vous p<:>rdez votre
temps en insistant ainsi 1. ..
Le jeune homme commençait à perdre patien-
�LA CROISIÈ RE DU
I(
MYOSOT IS
»
ce . sa visiteu se sembla it décidé ment devoir s'éter~is
dans son refuge ; mais, bientô t, elle se
leva brusqu en'lent :
_ Alors, Bernar d, c'est votre dernie r mot ? ..
Vous refusez ? ...
_ Des circon stance s indépe ndance s de ma
volont é m'obli gent à ne point quitter en ce moment les « Tamar is » !...
- Puisqu 'il en est ainsi, tous est fini entre
nous deux !... Nous ne nous reverro ns plus !...
C'est la brouill e !...
- Voyon s, Hélèn e! Soyez raison nable, avezvous bien pesé le sens ct la portée de vos paroles ? ..
- Puisqu e vous vous obstine z, j'en envisa gè
les conséq uences avec le plus grand calme 1...
- Vous parlez comme une petite fille gMée ...
Ecoute z, plus tard, nous verron s ...
- Plus tard 1.. . Vous avez toujou rs ces
deux mots à la bouch e 1... Non, cette fois, c'est
sérieux 1...
- Alors, cc n'est plus une invitat ion, c'est un
ultima tum ? ...
"- Un ultima tum, si 'vous voulez ... Je vous
accorde une minute pour choisir entre vos épures et votre cousin e 1. ..
- Je vous ai déjà dit que ma torpill e BW ...
- Comm e je souhai terais la voir en miettes ,
votre maudi te torpill e 1 Vous ne rêvez qu'à elle
seule 1. •• Vous en perdez le boire et le mange r ...
Mais, je n'ai pas dit mon dernie r mot 1... Vous
connai ssez le prover be : Ce que femme veut,
Dieu le veut !...
- Hélène , je ne vous savais pas si présom ptueuse ... Mais, à quoi bon enveni mer ainsi le déb~t
? . • Vous me faites pcrd're un temps préClOUX 1. •• Je vous ai répond u ; je ne revien
drai
�L.\ CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS »
pas sur ma décision !. ..
La jeune 1i.lIe comprit, devant 1'ent~m
de
Son interlocuteur, qu'elle se dépensait e~
pure
perte. Laissant échapper un profond soupir, elle
se leva :
- Je ne vais pas vous encombrer plus .longtemps ... Mais, vraiment, je ne vous. savais pas
absorbé à ce point... J'espérais pouv?lr vous con~
vaincre ... Adieu donc ! Je vous' laisse à vos SI
chères occupations !...
.
..
Bernard tendit la main, mais sa vIsiteuse fit
se~blant
de ne point apercevoir son ge.ste .. Ava?t
meme qu'il eût le temps de la recondUire Jusqu à
la porte, elle atteignait le seuil, puis, sans
se retourner, elle battait en retraite à travers
le couloir...
- Voyons, Hélène ... Vous n'allez pas vous
fâcher pour cela ... C'est une plaisanterie ,
Pas de réponse. La jeune fille descendait· déjà
les. marches de l'escalier, au bas duquel attendalt la fidele Joséphine, qui trouvait décidément
que cette visite se prolongeait de façon anormale.
- 1\.u diable les femmes ! grommela l'inventeur, en se grattant la tête. Elle avait bien besoin de venir me troubler dans mes recherches,
avec ~a croisière du « Myosotis» !...
MaIS I?ernard, écarta bien vite les regrets qui
Je gag,:a1ent.
un geste bref, il referma la porte dernère lUI et s'en fut de nouveau vers sa
chère machine à écrire, qu'il avait abandonnée,
peu de ~emp
~uparvnt,
à la suite de cette intempestlve vlslle...
- Voyons ... Où en étais-je?
Le jeune homme reprit bien vite le Cours de
Son travail et quelques minutes plus tard, il avait
complètement oublié celle qui était ainsi venue
le distraire dans sa retraite ... Lettres et chiffres
_
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.
�16
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
s'alignaient sur la feuille blanche ... Une fois de
plus, la torpille HW accaparait entièrement son
esprit !...
Bernard Fontaines aurait été pourtant moins
tranquille, s'il eût pu suivre sa cousine ; Hélène
était sortie sans mot dire ; elle arpentait maintenant la route de la Grande Corniche, qui traverse Roquebrune. A la rougeur qui colorait ses
pommettes, il était facile de deviner qu'elle se
trouvait encore en proie à une indignation profonde .. . Au bout d'un moment même, elle s'arrêta et essuya furtivement de son doigt une larme qui perlait entre ses longs cils :
- Lui, me faire cela 1. .. A moi !... Et pourtant, s'il savait 1. ..
Tout en reprenant sa marche au delà de Roquebrune, la jeune fille laissait vagabonder son
imagination ... Les souvenirs du passé revenaien\
en foule à sa mémoire ... Dans sa pensée, Bernard Fontaines était toujours demeuré pour elle
le fidèle compagnon de jadis. A plusieurs reprises, depuis que l'enfant aux boucles blondes de
jadis était devenue une ravissante jeune fille, des
partis s'étaient présentés, mais Hélène s'était
toujours dérobée ... Elle aimait son cousin et ne
concevait point qu'elle pOt choisir d'autre mari .. .
C'est pourquoi, le refus très net qu'elle venait
d'essuyer lui paraissait d'autant plus pénible,
d'autant plus humiliant.. .
- Mais il n'a donc pas de cœur ! monologuait-elle, déconcertée ... Il n'a donc pas compris, en me voyant tout à J'heure ....
IIélas 1 Bernard n'avait rien vu .. Le visage
charmant de sa cousine n'avait point retenu particulièrement son attention, les cbi/Tres seuls et
les équations tourbillonnaient dans sa mémoire ...
De plus, n'avait-il pas déclaré qu'il aimait Hélè-
�17
LA CROISlilRE DU « MYOSOTIS ))
ne, mais seulement comme une sœur ? Dès
lors, pourquoi s'obstiner en pure perte? La jeune
fille ne pouvait plus conserver d'illusion.
Et pourtant, Hélène ne s'avouait pas vaincue.
Elle se raidit bientôt .. . Un éclair passa dans ses
prunelles :
- Allons, gentil cousin, nous verrons bien
qui de nous deux aura le dernier mot 1... La
croisière du (( Myosotis » pourrait vous réserver des surprises particulièrement savoureuses 1
Nous verrons bientôt si vous avez à la place du
cœur une machine à calculer l. ..
CHAPITRE II
LE Cm'lPLOT DE PEILLE
- Eh bien 1 Hélène 1. .. As-tu pu décider notre inventeur ? ..
La jeune fille approchait de trois autos qui attendaient, arrêtées le long du trottoir. Un groupe joyeux stationnait auprès des voitures. Ils
~taien
une dizaine au moins, jeunes gens ou
Jeunes filles, ceux-là même qui devaient participer à cette fameuse croisière à bord du yacht
du père d'Hélène ...
- Rien à faire 1. .. Il est incorrigible !.. .
Des (( hou-hou 1 » et des « Conspuez Bernard ! » ponctuèrent un murmure de réprobation unanime à J'adresse du récalcitrant. Tous
se groupaient maintenant auprès de la nouvelle
venue, impatients de connaître maintenant commnt s'était déroulée l'entrevue ... Hélène parlait
d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre calme
en dépit de la sévère déception qu'elle venait d~
subir . ..
2
�18
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
Nous commencions à nous impatienter, déclara Hubert Gentier, un garçon sportif par
excellence, qui s'était adjugé un premier prix au
récent concours de natation de Monte-Carlo ...
Et c'est pour nous rapporter ce résultat. .. Quelle
piètre ambassadrice tu fais, Hélène 1
- Et nous qui nous imaginions que tes beaux
yeux pourraient faire impression sur ton cousin
, et le décider à abandonner pour quelques jours
sa tanière d'ours mal léché !. ..
-- Eh bien 1 vous vous trompiez, voilà tout !..
Nous n'avons qu'à nous embarquer sans Bernard 1...
- Comment 1... Tu veux rire 1... Nous ne
capitulerons pas de la sorte 1 Ce monsieur viendra de gré ou de force 1 Nous devons poursuivre
tout à l'heure notre randonnée jusqu'à Peille,
où doit avoir lieu notre pique-nique... Là-bas,
nous aurons tout le temps nécessaire pour nous
concerter et arrêter un plan en conséquence 1..
Ces paroles recueillirent l'approbation unanime, tous commençaient à avoir faim et certains
observaient souvent à la dérobée les paniers remplis de provisions qu'on avait accumulés dans les
caissons ou dans les malles des trois voitures ...
- Allons, Hélène, monte auprès de moi 1...
La jeune fille s'installa tout de suite auprès
d'Hubert, puis les autos démarrèrent et s'engagèrent sur la route si pittoresque de la Grande
Corniche, qui conduisait à Menlon et à la frontière italienne ; en quelques minutes, ils eurent
atteint la route de la Vallée des Primevères, qui
conduisait à Sainte-Agnès t h Pêille ... C'était
aux abords même de ce village, véritable nid
d'aigle perdu dans la montagne, que devait avoir
lieu la partie de plaisir ...
Un beau soleil incendiait les pentes des mon-
�LA CIWISIÈ RE DU « MYOSOT IS»
lI)
tagnes toutes recouv ertes d'olivi ers. Parfoi s, en
se retourn ant, les excurs ionnis tes pouva ient apercevoir un grand pan de mer bleue estomp é par
une brume légère. Le visage hâlé, tous ne prêtaient qu'une attenti on assez distrai te au magni fique décor, chacun s'ingén iait à trouve r un
moyen qui pOt décide r Bernar d à partici per à la
fameuse croisiè re au large des côtes de Corse.
Après une randon née que les nombr eux virages et la pente fort raide rendai ent particu lièrement délicate, la petite carava ne atteign it sans
encom bre la délicieuse et farouc he agglom ération
de Peille, à la limite des culture s et des pierrailles . Les maison s couver tes de tuiles roses
S'étage aient au flanc de la monta gne, domin ées
par les ruines d'un châtea u médiév al. Au delà,
vers les somme ts, s'éleva it le royaum e des pierres et des rocs, dans toute son, impres sionna nte
beauté .. . Un peu en contre -bas, on voyait la plate-forme du Monum ent aux Morts qui surplo mblait les jardins et les olivera ies.
Hé lène et ses amis ne s'attar dèrent pas à admirer le paysag e : avisan t, à peu de distanc e de
la route, un coin ombre ux, ils s'empr essère nt
d'empo rter leurs provis ions, puis d'étale r deux
nappes . Des cris joyeux s'éleva ient dé~randes
Jà ...
C'est que le groupe n'en était pas à sa premiè re excurs ion ; chaque année, aux grande s vacances, les Rouqu eroI, les Gentie r et les Claviè res se retrouv aient sur la Côte d'Azur , établis saient leur quartie r généra l à Eze, puis, avec
leurs voiture s, rayonn aient à travers la région .
Que de randon nées n'avaie nt-ils pas accom pli
ensem ble 1.. .
. Tandis qu'on s'affai rait aux dernie rs prépar aMs, Hélène observ ait ses compa gnons et ses
�20
LA CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS »
compagnes ; outre Hubert Gentier, il y avait
là ses trois -sœurs, Odette, Christiane et Bernadette ; Jacques, Odile, Marie-Louise et Fraq.cis Rouquerol ; Pierre et Geneviève Clavière;
enfin, Claude et Maguy Cargèse constituaient
les assidus de ces promenades ; ils étaient tous
là, enchantés de se griser une fois de plus d'air
et de soleil, jouissant de cette belle nature qui
étalait sans compter ses merveilles à leurs yeux
éblouis 1. ..
Une heure durant, on s'occupa du déjeuner;
le pâté de foie gras, la dinde froide, les œufs
durs, les gâteaux qu'avaient confectionnés la
veille les jeunes filles, furent tous appréciés les
uns après les autres ... On commençait de verser
le café qu'on venait d'emporter précieusement
dans des bouteilles thermos, quand Hubert se
tourna vers Hélène qui s'était installée à sa
droite:
- Maintenant, réglons la question Bernard ! Car il ne faut pas croire que ce maudit
ermite s'en tirera à si bon compte 1. ..
- Hubert a raison 1... Il faut qu'il vienne.
- Il viendra, de gré ou de force 1. ..
Les applaudissements crépitaient j mais bientôt, les fronts se barrèrent de plis soucieux ...
Tout cela était en effet très beau en paroles, mais
comment pourrait-on passer de la théorie à la
pratique ...
- Voyons, Hélène, explique-nous ?... Quelles raisons exactement ton incorrigible cousin at-il opposées à ta demande ?
- Monsieur a la cervelle farcie de problèmes.
il doit, paraît-il, travailler dans le plus bref déiai
à un modèle perfectionné de torpilJe .. Il dit même avoir engagé à ce sujet des pourparlers avec
le Ministère de la Marine... Il s'attend à ce
�LA CROISIÈ RE DU Il MYOSOT IS
li
21
qu'on lui fixe procha ineme nt un rendez -vous 1...
- Evidem ment, ce sont là de fort bonne s raisons, et nous nous incline rions devant elles si
Bernar d ne nous avait joué le même tour à plusieurs reprise s déjà... Quand nous avons fait
notre grande excurs ion sur la Cornic he d'Or,
puis, succes siveme nt lorsqu e nous somme s allés
aux gorges du Cyans et de Daluy s, à Beuil, à
?uget- Thénie rs, notre invent eur s'est toujou rs
Invaria blemen t dérobé 1... On ne saurait faire
preuve de mauva ise volont é avec plus d'insis tance 1... Bernar d a besoin d'une leçon pour oublier d'auss i ingrate façon tous ses amis qui ne
nourri ssent qu'un désir : le revoir 1... Il est le
seul qui fasse défecti on 1... Il mérite donc que
nous lui infligi ons une bonne petite leçon 1...
- Bravo !... Un ban pour Huber t !...
Les applau dissem ents crépitè rent. Le petit vin
de l'Ermi tage que les excurs ionnist es avaien t
empor té avec eux pour arrose r le repas leur insuflait une ardent e gaieté, pourta nt l'entho usiasme parut s'attén uer sensib lement quand il fallut
arrêter un plan . Etant donnée s les précau tions
que Bernar d prenai t pour se défend re contre
tout import un, un enlève ment s'avéra it difficile .. .
. - S'i! n'y avait que la vieille Joséph ine, tout
trait pour le mieux, opinai t Huber t, qui s'avérait décidé ment le chef du groupe , mais j'ai endire que le jardin des Il Tama ris» se troute~du
VaIt gardé par trois chiens de berger allema nds
q,ui n'ont pas une réputa tion de douceu r excesSIVe 1... Nul ne tient parmi nous à faire connaissan ce avec leurs crocs ...
- De mfmt qu'il nous répugn e à nous ~ous
de les suppri mer 1. .•
- Dans ces condit ions, si vous voulez employer la force, je ne vois pas d'autre moyen ...
�22
LA CROlSl[;:RE DU « ~tYOSTl
»
Hélène bissait discuter ses amis ; la jeune fille
demeurait toujours profondément songeuse. La
façon dont elle s'était séparée de son cousin la
déconcertait ... Elle sentait son cœur se serrer
quand elle sc rappelait l'indifférence avec laquelle Bernard lui avait parlé.
- Comme une sœur !... Il m'aime comme
une sœur !... Mais il est donc aveugle, l'imbécile !... De plus, s'imagine-t-il que plus tard,
une femme, quelle qu'elle soit, consentirait à
s'enfermer avec lui dans ce bureau. Comme il
a besoin d'une leçon 1...
Les poings de la jeune fille se crispaient nerseusement, l'expectative dans laquelle elle se
cantonnait depuis de si longs mois, avait suffisamment duré ! TI fallait en finir, et comme,
auprès d'elle, la discussion menaçait de rebondir,
elle intervint :
- Une minute 1. .. Vou lez-vous me permettre
de placer un mot ? .. .
- Chut 1. .. Hélène va parler !.. .
Hubert, d'un geste sec, imposait silence à ses
compagnons, et, bientôt, la jeune fiJle put soumettre l'idée qui lui venait à l'esprit :
- Pourquoi, au lieu d'employer la force, ne
recourrions-nous point à la ruse ? ... Tout d'abord, je m'opposerais énergiquement à ce qu'on
brutalise mon cousin .. . J'ai la manière forte en
horreur ...
- C'est très joli, tout cela, Hélène ; évidemment, nous ne sommes pas au pays des gangsters, mais pourtant, si nous voulons réussir .. .
Hubert fit taire Christiane qui venait de hasarder ces quelques mots ... Un bon sourire épanouissait maintennnt la physionomie d'Hélène :
- Euréka !... Elle a trouvé !.. firent ensemble plusieurs voix .
�LA CROISIÈ RE DU « ~IYOS
O T I S
»
23
- Pas si vite !... 1\ Tais je crois avoir trouvé
une idée assez facilement réalisa ble... Il suffit
que nous fassion s preuve de beauco up de sangfroid et d'astuc e ... C'est diman che, exacte ment
dans quatre jours, que le « Myoso tis» appare ille
de Monte -Carlo , où il se trouve actuell ement ancré ...
- Dans quatre jours, parfait ement, à moins
d'impr évu ...
- Eh bien, dans la nuit de samed i à diman che, il faut à tout prix que Bernar d Fontai nes
se trouve à bord du yacht, dans une cabine ...
- C'est tout à fait' notre avis, object a Huber t,
mais puisqu 'il nous est interdi t d'aller enleve r
Bernar d, je ne vois pas ...
- Peut-ê tre pourri ons-no us le faire venir, lui
fixer un rendez -vous 1. ..
- Si tu ne viens pas à Lagard ère, Lagard ère
ira-t-à-toi 1 gouail la Pi erre Claviè res, le bouteen-trai n de la troupe ...
- Allons , Pierro t, sois sérieux une fois en
ta vie 1...
Hélène pouvai t se rendre compt e du profon d
intérêt qu'elle venait d'éveil ler chez ses amis ;
aussi in sista-t-elle :
- 11 faut fixer un rendez -vous à Bernar d 1...
- Impos sible ! coupa Geneviève, puisqu e tu
viens de nous dire toi-mê me que cette croisiè re
ne l'intére ssait pas !... En receva nt notre lettre
il ne manqu era pas de se méfier et de s'abste nir ...
- Evidem ment ! mais nous ne somme s pas
forcés de la signer de nos noms, cette lettre ...
- Dans ces condit ions, comm ent peux-t u supposer ...
- Enfin, vous décide rez-vo us à me laisser parprotes ta Hélène , .agacée par la foule de quesI~r,
ttons que lui adress aIent ses camara des. Bernar d
�LA CROISlàRE DU « MYOSOTIS
li
refuserait naturellement de se joindre à une partie de plaisir, mais il s'empresserait d'aller à un
rendez-vous d'affaires. Ecoutez-moi bien: .. Bernard m'a dit tout à l'heure qu'il s'attendait à être
convoqué sur un point quelconque du littoral
par un délégué du Mini$tère de la Marine ...
- Sans doute, mais nous ne voyons pas quel
rapport. ..
- II paraît que les recherches que pomsu:i.
actuellement Bernard sont d'importance .. . Dans
ces conditions, pourquoi un délégué ne lui fixerait-il pas ce rendez-vous ?
- C'est parfait ce que tu dis là, ma petite Hélène, interrompit Hubert, mais il me semble que
ce délégué devrait plutôt se rendre aux « Tamaris » pour discuter avec notre ami dans le plus
grand secret. ..
- Ce n'est pas tout à fait sOr 1. .. En tout cas,
nous pouvons toujours tenter le coup... Les
plans de la torpil1e BW constitueront l'appât
qui fera tomber mon aimable cousin, tête baissée, dans notre piège 1. ..
Les déclarations d'Hélène intriguaient profondément ses camarades ; pourtant, la jeune fille
pouvait se rendre compte de leur scepticisme ...
- Ecoutez, reprit-elle, admettons que Bernard reçoive un mot lui fixant rendez-vous à
une heure de la nuit, sur un point de la côte ...
S'il est question de sa récente découverte, il s'y
rendra 1...
- Voire 1. .. Bernard n'est pas un enfant 1. ..
- Quand il s'agit de ses calculs et de ses
recherches, Bernard est aussi aveugle que s'il se
trouvait sous le coup c1'une ardente passion ...
- Mais, il faudrait, pour dissimuler ses soupçons, que ta lettre porte un en-tête du Ministère
�LA cROIsrti:RE DU
« MYOSOTIS »
25
de la Marine, et puis", c'est un faux que tu ferais
là 1. ..
- Un faux 1. .. Pas tout à fait 1. .. Pensez-y
bien : c'est là le seul moyen qui nous reste
d'attirer et de convaincre Bernard 1... Juste~
ment, un mien cousin, Jean-Eudes, est lieutenant
de vaisseau détaché à la base d'Istres .. Il rue
procurera bien une feuille portant l'en-tête de
cette base et cela suJTira à détourner les soupçons
de Bernard .. . D'ailleurs, nous n'en voulons pas
à ses plans, et nous ferons en sorte qu'ils ne courent aucun danger au -cours de notre croisière ...
Hubert et ses compagnons poussèrent un
murmure approbateur :
- Pas mal du tout, ton petit scénario, Hélène 1 tu te ferais une situation admirable dans
le cinéma 1 Néanmoins, admettons que Bernard
se laisse prendre à ton stratagème, qu'il vienne
donner dans le panneau. Que feras-tu ? ...
- C'est là justement que j'aurais recours à
Votre collaboration 1
- Comment donc ? ..
- Eh bien, voilà 1... Nous fixerons quelque
part un rendez-vous à Bernard.. . A la Turbie,
par exemple, au pied du mausolée d'Auguste ...
U ne fois mon cousin arrivé, nous l'assaillons
par derrière, nous le baillonnons et nous l'entraînons jusqu'à notre voiture . .. Ce ne sera plus
pOur nous ensuite qu'un jeu de gagner MonteCarlo, au cours de la nuit. Le « Myosotis» demeure ancré dans le port ; nOliS transportons
Bernard jusqu'à sa cabine ... Et vogue la galère .. Quand Bernard aura embarqué, nous levons
l'ancre et nous mettons le cap sur la Corse 1...
Les applaudissement crépitèrent de nouveau .
Le plan romanesque imaginé par Hélène semblait recueillir les suffrages de tous, les visages
�~(j
1..\ C RO!S!ÈRE DU « MYOSOTIS
»
s'éclairaient... Pourtant, Hubert, qui ne paraissait toujours pas conserver la n)ême assurance
que ses voisins, hasarda :
- Admettons que Bernard se méfie et de cela,
il reste au moins cinquante chances sur cent !...
Que ferons-nous ? ..
- Nous attendrons une heure à la Turhie,
ensuite, en désespoir de cause, nous nous en
retournerons 1... Ce n'est pas plus difficile que
cela!
- Et la croisière aura lieu tout de même ? ..
- Naturellement ! mais il nous reste un seul
moyen d'avoir raison de l'entêtement de mon
cousin ... Cc moyen, il nous faut l'employer à
tout prix 1...
Chacun songeait maintenant à l'aventure qui
se préparait, les regards s'allumaient quand on
pensait à la tête que ferait Bernard lorsqu'il se
verrait à bord du yacht !... Cela promettait évidemment de belles heures en perspective ...
Pourtant Maguy Vargèse, plus prudente,
opina :
- Tout cela est très beau ... Mais, n'oublions
pas que cette torpille constitue un secret qui intéresse la Défense Nationale ... Pour ma part,
j'estime que c'est là une arme avec laquelle il
serait dangereux de jouer 1. ..
- Allons, Maguy ... Nous prendrais-tu pour
des espions, maintenant ? reprocha vivement
Hubert. .. Les documents que Bernard apportera avec lui seront tout aussi bien en sûreté à
bord du « Myosotis » que dans son coffre-fort de
sa v ill a des « Tamaris » •••
Cette déclaration ne parut pas apaiser les
scrupules de la craintive Maguy, qui reprit encore :
- Admettons que des complications se pro-
�1..\ CROISIÈ RE DU
« MYOS0T )S ))
27
duisen t ? .. La police intervi endra .. La plaisan terie pourra it bien s'ache ver de la plus désastr euse façon 1
Et l'infor tunée se voyait déjà en prison ... Les
éclats de rire de ses camara des accuei llirent ces
observ ations :
- Voilà une occasion qui ne se représ entera
plus ... Pourq uoi la néglig er ? .. Et puis, après
tout, qui ne risque rien n'a rien ...
Tandi s que ses amis discuta ient ainsi, Hélène
n'aban donna it pas son projet. . . Jusqu' ici, elle
était demeu rée sur la réserve, mais l'accue il que
venait de lui réserve r son cousin l'avait littéralement poussé e à bout !. .. Elle accept ait tous
les risques de l'avent ure et souria it déjà en pensant à la mine déconfite que ferait le récalci trant
enfin arrach é à son ermita ge.
La rédacti on de la lettre accapa ra toute l'atten tion des jeunes gens ... Huber t, qui s'était absenté pendan t quelqu es minute s, revint bientô t
en brandi ssant deux bouteil les de champ agne
qu'il était allé achete r à un café voisin :
- Nous allons pouvo ir boire à la croisiè re du
« Myoso tis )) 1. ..
Un toast enthou siaste fut aussitô t porté au
yacht et à ceux qu'il devait bientô t empor ter
vers les rivag-es de l'île de Beauté . Nature llement, Bernar d fit encore les frais de la conver sation. Le compl ot de Peille allait sceller une
entent e complè te entre les conjur és ...
Hélène d iscuta ensuite avec Huber t et Pierre
au sujet du plan d'enlèv ement de l'inven teur .
puis, vers cinq heures , le groupe bruyan t rega~
gna ses voiture s, plia bagag es et descen dit vers
la côte .. .
Quelqu es heures plus tard, Hélène s'acco udait au balcon de la jolie villa d'Eze, qu'hab i-
�28
L/\ crtOlSlÈRE DU « MYOSOTIS ))
taient ses parents ... Pendant tout le reste de la
journée, la jeune fille, qui avait quitté ses amis
vers sept heures à Beaulieu, avait paru soucieuse ; c'était en' vain pourtant que Madame et
Monsieur Bardeuil l'avaient interrogée... Elle
avait prétexté un violent mal de tête ... Maintenant, elle attendait, immobile ...
A peu de distance de la villa, Hélène pouvait voir, entre les branches des sapins qui se
découpaient en ombres chinoises, la surface miroitante de la mer, dont lui parvenait aussi le
doux murmure. Maintenant qu'elle se retrouvait
seule et qu'elle pouvait poursuivre sa rêverie
sous le ciel constellé d'étoiles, la jeune fille se
demandait non sans angoisse si son audacieux
projet réussirait... Elle savait qu'elle risquait
gros. Peut-être Bernard s'offusquerait-il de l'aventure et ne lui pardonnerait-il jamais de s'être
ainsi jouée de lui, si sa ruse réussissqit 1...
Sans doute aussi un infranchissable fossé se creuserait-il entre eux, mais Hélène en avait assez
de vivre dans cette vaine attente ; elle voulait
infliger à son cousin une leçon qu'elle estimait
depuis longtemps méritée ...
Les regards de la jeune fille s'embuaient pourtant au rappel des si doux souvenirs d'enfance .. .
Comme les années avaient sulTi à changer complèfement celui qu'elle aimait 1...
Hélène ne pouvait se le dissimuler, en effet,
elle aimait Bernard 1 La scène qui venait de se
jouer récemment aux « Tamaris » n'avait fait
que rendre ses sentiments plus solides encore.
Tenace, elle se sentait plus décidée que jamais
à gagner la partie et à arracher son cousin à ses
trop absorbantes études !. ..
- Jadis, je n'eusse guère songé à recourir à
de tels moyens, murmura bientôt la jeune fille,
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
29
en secouant lentement la tête... Mais il faudra
bien que je réussisse, que cette croisière décide
enfin de ma vie, de ma destinée ... et aussi de la
sienne 1...
Hélène laissa échapper un profond soupir ;
des senteurs embaumées montaient du jardin
tout proche et venaient se mêler à l'odeur balsamique des sapins ... Tout dans ce décor enchanteur invitait à l'amour, et là-bas, à Roquebrune,
penché sur ses papiers et Sur ses plans, Bernard
devait encore s'absorber dans ses recherches, oublieux de la désillusion profonde qu'il avait
causée à sa petite compagne d'autrefois 1
- Oh 1 ces inventions 1 je les déteste plus
fortement encore qu'une rivale 1 se disait la
jeune fille ... Jamais il ne s'arrachera de ses problèmes pour m'accorder un seul regard ... Pour
lui, je suis demeurée l'enfant d'il y a dix ans, la
petite fille aux yeux candides qui faisait des
pâtés sur le sable de la grève 1... Sait-il seulement quelle est la couleur de mes yeux l... Il
doit l'avoir depuis longtemps oublié 1
Pendant combien de temps la jeune fille s'attarda-t-elle ainsi sur le balcon de sa chambre 'i' ••
Elle eût été bien embarrassée pour s'en rendre
compte ... L'ingrat Bernard accaparait toute sa
pensée 1... Une brise fraîche qui venait du large
l'arracha seule à sa méditation ; elle frissonna j
doucement elle passa sa main à son front, puis,
SOucieuse d'oublier tout cela elle se décida à se
Coucher et à remettre au lendemain ses préoccupations ...
�:\0
L.\ CROISIÈHE DU « MYOSOTIS ))
CHAPITRE III
SUR LA GRANDE CORNICHE.
- Eh bien, Hubert, vous ne voyez toujours
rien ? ..
- Toujours rien 1. ..
- C'est étrange 1... Le rendez-vous était fixé
pour onze heures sur la route de la Grande Corniche à Lodola .. . Or, il est près de minuit, quelques autos sont bien passées, mais nous n'avons
pas vu l'ombre de celle que nous attendons!
Hélène s'immobilisait, toute pensive, au volant de sa Renault pendant qu'Hubert Gentier
s'accoudait auprès d'elIe et lui faisait part de
l'insuccès de ses recherches et de son attente ...
Un peu plus loin, deux autres voitures attendaient dans lesquelIes avaient pris place les Rouqueral, les Clavières, les Gentier et les Cargèse.
Silencieux, les jeunes gens se détournaient fréquemment pour regarder en arrière, en direction
de Roquebrune. Ils espéraient à tout moment
voir déboucher au tournant la Ford de Bernard
Fontaines, mais ce dernier ne donnait pas signe
de vie 1...
- Ecoutez, Hélène, ce n'est pas normaL ..
Bernard a dû se douter de quelque chose 1.. .
Sans ceLa il serait depuis longtemps passé sur
cette partie de la Gmnde Corniche 1... Peutêtre aurions-nous mieux fait,
comme nous
l'avions pensé tout d'abord, de lui fixer rendezvous à la Turbie, au pied du Mausolée d' Auguste ...
- Mon pauvre IIubert, vous n'avez pas pour
deux sous d'idée 1 vous connaissez pourtant
�LA CROISIÈRE OU « MYOSOTIS »
31
tout aussi bien que moi La Turbie, vous savez
donc que la route ne va pas au delà du village ...
Pour atteindre le mausolée d'Auguste et le petit
musée qui se trouve établi tout près de là, on
doit traverser les rues étroites et si pittoresques
de la vieille ~ ville ... C'est-à-dire qu'il eût fallu
parcourir près de deux cents mètres sur un sol
pavé et particulièrement difficile... Notre priSonnier aurait trouvé dix fois l'occasion d'appeler au secours, de se débattre ; au contraire,
à l'entrée de Lodola qui ne se compose que de
quelques maisons, sur cette route assez fréquentée certes, mais suffisamment large pour
nous permettre de manœuvrer, il nous est per~is
d'agir avec toute la rapidité désirable 1. ..
En quelques secondes l'auto de Bernard devra
stopper ; le visage dissimulé par des foulards,
Francis Rouquerol, Pierre Clavières et vousmême vous précipitez vers la Ford; avant que
Bernard ait eu seulement le temps de vous opPoser la moindre résistance, vous l'appréhendez,
vo~s
l'aveuglez avec un châle puis ~ous
le contraIgnez à monter dans ma voiture ou deux d'entre vous l'encadrent solidement...
- Et cet enlèvement à la belle étoile une fois
mené à bien, poursuivit en riant Hubert, nous
filons à toute vitesse vers Monte-Carlo où le
;\ Myosotis » nous attend tous avant de lever
ancre à destination de la Corse 1. .. Vous avez
raison, Hélène, nous ne pouvions agir autrement J Pourtant, je m'étonne de ce retard ...
yOlls connaissez Bernard, si méthodique 1... Il
evrait être déjà depuis longtemps au rendezvous 1. ..
Déjà, dans les autres voitures, les jeunes gens
commençaient à manifester une impatience et
Une inquiétude de plus en plus fébrile; on
�32
LA CROISIÈUE DU (( MYOSOTlS ))
échangeait maints propos et l'on s'abandonnait
aux suppositions les plus diverses :
- Dites donc, si par hasa.rd un délégué du
Ministère de la Marine, le vrai, celui-là, était allé
aux Tamaris depuis que nous avons écrit la
lettre ? .. .
- Bast 1... Ils ne sont pas aussi pressés que
cela dans les ministères 1...
-- La chose est possible malgré tout 1... Dans
ces conditions Bernard aurait soupçonné le bon
tour que nous lui préparons ; nous en serions
pour nos frais 1 Gageons que nous serons forcés
d'appareiller sans lui pour l'île de Beauté 1
Aussi, drôle d'idée que de lui indiquer cet
endroit perdu de la Grande Corniche ! Les délégués du Ministère de la Marine n'ont pas coutume que je sache d'agir comme des conspirateurs ou comme des espions, cette seule considération pourrait fort bien mettre en garde Bernard 1...
- Sans doute, mais Hubert et Hélène avaient
pris leurs précautions !... Il était entd~
que
l'auto du délégué devait attendre
Bernard à
Lodola, puis le conduire ensuite à Menton, a"J
Miramar ...
- Tout cela paraît bien compliqué 1.. . Voyez-vous, mes amis, vous avez le cerveau trop
farci de romans policiers 1... En voulant vous
montrer trop sagaces, vous risquez de tout compromettre 1...
La discussion menaçait de se prolonger entre
les membres de la joyeuse bande. Les regards
convergeaient toujours vers Roquebrune.
-:- Attention 1 fit une voix ... Je crois que Je
voIlà 1...
Deux phares éblouissants balayaient la route
de leurs faisceaux lumineux, mais Hélène et ses
�33
LA CROISIÈRE DU « MVOSOTIS ))
amis se rendirent compte bien vite qu'il s'agissait là d'une splendide Hispano et non de la modeste Ford de leur ami... Il fallut se résigner à
attendre encore ...
Pendant que se prolongeait cette exaspérante
expectative, Hélène se remémorait les incidents
qui s'étaient succédé depuis quatre jours, c'està dire depuis la visite qu'elle avait faite aux « Tamaris». Tout d'abord on avait rédigé la lettre,
puis on l'avait fait envoyer d'Istres par JeanEudes. Enfin on s'était occupé de préparer la
croisière. Durant de longues heures, à MonteCarlo, le groupe s'était occupé du ravitaillement
du yacht, de l'achat d'une foule de choses ...
Tout le groupe était enchanté à l'idée de voguer bientôt vers la Corse, seule Hélène ne paraissait pas partager la joie générale. Depuis
qu'elle avait écrit à son cousin, la jeune fille
éprouvait un certain remords. Il lui semblait
qu'elle vînt de commettre une vilaine action ;
pOurtant elle sentait s'apaiser ses scrupl~,
quand elle songeait à l'agaçant amour de la solitude de Bernard ...
De même Hélène éprouvait parfois de sévères
~préhensio
quant à la réussite de sa tentative. Le scénario qu'elle avait imaginé en collaboration avec ses am.is hIi paraissait un peu
trop fantasque ... Bernard se laisserait-il abuser
aussi aisément ? ..
Pourtant la jeune fille se rassurait quand elle
se .disait qu'elle possédait auprès de Bernard un
~lJé
précieux en la personne de son chauffeur,
.c.mmanuel. .. Hélène connaissait Emmanuel deP~is
bie~
des années, il avait même été au ser"Ice de sa famille, blen souvent le fidèle servi~eur
I~i
avait dit. q~e
I?ernard s~rit
pour eUe
e man rêvé, ausSi s était-elle décldee à recourir
8
�34
LA CROISIÈRE DU (( MYOSOTIS »
à lui pour infliger à son cousin la bonne leçon
qu'elle s'était promis de lui donner. Le chauffeur
devait conduire lui-même Bernard jusqu'à Lodola, puis il feindrait de tomber assommé au
volant pendant qu' Hubert et ses amis s'occuperaient de réduire l'inventeur à l'impuissance .. :
- C'est agaçant 1 bougonna Pierre Clavière
qui faisait les cent pas le long du fossé ... Je commence à penser qu'il ne viendra pas 1...
- Il viendra, j'en ai la conviction 1.. Emmanuel m'a promis ... assura Hélène, s'arrachant
à sa rêverie ...
- Sait-on jamais 1... fit le jeune homme en
haussant les épaules ... Avec les domestiques 1...
-- Emmanuel n'est pas un domestique comme
les autres, il nous a connus tout petits, Bernard
et moi... Bien souvent c'était lui qui nous surveillait quand nous allions jouer ensemble sur la
plage 1...
.
- Ce n'est pas là une référence 1 Et puis admettons que cet Emmanuel soit plus attaché à
Bernard qu'à vous-même 1... Il pourrait fort
complot tramé à
bien l'avoir prévenu du
Peille 1. ..
Hélène secoua négativement la tête :
- Non 1 Je persiste à penser que mon cousin
viendra quand même 1
La jeune fille savait en effet quel intérêt Bernard prenait à ses recherches. Ne 1ui avait-elle
pas spécifié dans sa fameuse lettre d'emporter le
plan de la fameuse torpille BW ? ... Cela suffirait à décider le propriétaire des « Tamaris J).
Pourtant, les minutes continuaient de s'égrener
sans que la Ford de Bernard Fontaines apparÛt.
De plus en plus les jeunes gens s'abandonnaient
aux pires suppositions ... Sur leur droite s'étalait le magnifique décor nocturne du Cap
�LA CROISIÈ RE DU « MYOSOT IS »
35
J.\lartin. On découv rait de la Grand e Cornic he
Un panora ma grand iose; au delà des ruines de
Lumon e, le Cap se découp ait admira blemen t sur
les flots argent és. A peu de distanc e on voyait
les innom brable s lumièr es de Monte -Carlo ; le
sifflet aigu des locomotives et les gronde ments
trains qui passai ent, venaie nt trouble r la
de~
paiX du soir. Une brise odoran te passait , venant
du large ...
Mais le groupe ne songea it pas à s'attar der
devant cet admira ble décor. L'abse nce de Bernard le préocc upait. ..
- Minuit ! déclara bientô t Huber t en consul tant Son bracel et-mon tre ... Ce n'est pas possile 1. .. Ou il s'est méfié et a éventé notre ruse,
ou bien il lui est arrivé quelqu e chose 1.. Que
.
pensez-vous, Hélène ...
t la
reparti
avis,
cet
de
être
à
nce
. - Je comme
Jeune fille dont le front se ridait mainte nant d'un
pli inquie t. ..
.:- Ecoute z, une des autos pourra it reveni r en
vers p oquebr u ne et hasard er une poin te
~lre
Jusqu' aux Tamar is ... Nos amis verron t bien si
des lumièr es sont allumé es là-bas ...
- Attent ion aux chiens , ils sont féroces 1. ..
:-- Pas besoin d'entre r !.. Les « Tamar is)) se
vOient de loin, la villa est accrochée aux flancs
des rocher s ...
. - Eh bien, c'est entend u !... Bernad ette GenClaude et" Maguy Cargès e, Pierre et Genetl~r,
Viève Claviè re et Jacque s Rouqu erol vont partir
la Hotch kiss qu'ils occupe nt actuell ement. ..
~ns
• Vant dix minute s ils seront revenu s et nous
Pourro ns être fixés ...
- . En tout cas, je comme nce à me seMir
sceptiq ue quant au succès de notre enlèvement !. .. object a Üdette Gentie r qui était des-
�36
LA CROISIÈRE DU (( MYOSOTIS »
cendue de la seconde voiture et qui s'était approchée de son frère ... Nous avons eu tort de penser
que Bernard se laisserait prendre auss.i naÏvement au pièg-e 1 S'il n'est pas là dans une demi,.,
heure, il faudra nous résigner à gagner Monte,.,
Carlo où nous attend le I( Myos.otis » 1...
- Patiente encore, petite sœur~
repartit H1,lbert... Nous allons pousser une reconnaissance
aux « Tamaris » ... Selon ce que nous diront nQS
amis, nous prendrons une décision définitive !...
Ainsi fut fait : la Hotchkiss, munie de six:
occupants démarra bientôt et fila en direction de
Roqu~brne.
Hélène et ses amis, qui demeuraient auprès d'elle, regardèrent non sans im...
patience la voiture s'éloigner et disparaître au
toumant ...
Trois autos passèrent encore ... Mais il ne
s'agissait toujours pas là de la Ford de Bernard
Fontaines. De plus en plus inqu~ète,
Hélène con...
sultait à chaque instant son bracelet-montre ...
Jamais les minutes ne lui avaient semblé aussi
longues 1. .. Las. de se perdre en hypothèses les
plus. diverses, les jeunes gens s'étaient tus pendant un moment. ..
Ce fut Hubert qui vint rompre le silence:
- Il n'y a rien de plus agaçant qu'une farce
qui fait fiasoo 1 Nous avons eu tort de vendre la
peau de l'ours avant de l'avoir tué 1 Dèjà nOliS
nous réjouissions de la tête que ferait Bernard
quand il se retrouverait à bord du yacht en partance ... Le gaillard est plus malin que nous le
supposions! Q ui sait? il doit bien rire à l'heure
actuell e, et Emmanuel qui l'a prévenu de nos
intenlions doit certainem ent partager sa joie 1. ••
- Une fois de plus, Hubert, coupa Hélène,
je vous répète que j'ai confiance en Emmanuel 1... Si nous admettions plutôt qu'une panne
�LA CROISIÈ RE DU
Il
MYOSOT IS »
37
fâcheuse ait immobilisé la voiture de Bernar d
aux « Tamar is n ? ..
'- Dans ces condit ions, le gaillar d pourra it
fort bien être passé sur cette même route sans
que nous l'ayon s aperçu 1... C'est surtou t la voitUre que nous cherch ions à repére r •.. Il n'est pas
passé une seule Ford ...
- Tout cela commence fort malI.. . Nous
serons les dindon s dé la farce !...
- Attent ion 1.. J'enten ds le bruit d'un moteur 1... Ce sont eux !... Ils revien nent 1
Les deux phares de la Hotch kiss apparu rent de
nouveau au tourna nt ; en quelqu es instan ts elle
el.It stoppé auprès de l'end(Oit où station naient
les deux autres voiture s... Le premier, Pierte
Clavières sauta et bondit vers Huber t :
- Eh bien, qu'app ortez-v ous de nouveau ? ...
- C'est ahuris sant.. Venez tous ... Betnar d .•.
- Eh bien quoi, Berha rd ? ...
-. Dispar u ... Attaqu é au mome nt même Ol! il
Se dIsposait à nous rejoind re verS onze heures !
. Le nouvea u-venu sembla it en proie à une émotlùn profon de, penda nt quelqu es secohdes il s'atpour repren dre son souiTIe ; profon démen t
:~t<1.
de lui, ne
Intngu és, ses amis attend aient au~rès
avec andant
deman
se
yeux,
des
plus
t
9uittan
le
gOIsse quel drame aITreux àvait bien pu se
passer ...
.'-'- Mon Dieu ! interro mpit Hélène, ne nous
làlssez pas langui r ainsi ... Où l'agres sion s'est(;'lIe produi te ?...
'. - Tout près de la chapelle Saint Roch, à eoIton cinq cents mètres du lieu où I~ route de
oqueb rune rejoint la Grand e CorO/che ...
- Mais Bernar d n'était pas seul. .. Emma -
nUel...
-
Nous avons trouvé Emma nuel évanou i au
�38
L,\ CROISIÈRE DU cc MYOSOTIS »
volant de la Ford ... J'ai laissé Bernadette, Claude et Maguy auprès de lui ... Le malheureux a
perdu connaissance, sans doute nous apporterat-il tou tes les précisions nécessaires ...
Hélène se tourna vers ses amis :
- Inutile de nous attarder ici plus longtemps! déclara-t-elle d'une voix que l'inquiétude faisait trembler. .. JI faut rejoindre au plus
vite la chapelle Saint Roch, voir si nous pouvons retrouver Bernard 1...
La nouvelle que rapportait Pierre avait plongé le groupe dans un véritable ahurissement. ..
Ils s'attendaient si peu à ce sensationnel coup
de théâtre !... Ah ! certes, le « Myosotis» et la
croisière se trouvaient oubliés actuellement,
toutes les pensées allaient vers l'infortuné qui
était tombé victime d'une mystérieuse et odieuse
agression ...
Deux minutes plus tard, les trois autos abandonnaient l'endroit où la petite troupe avait
attendu pendant un si long moment, puis elles
s'en retournaient dans la direction de Roquebrune ... Bientôt elles atteign irent la route qui
venait déboucher sur la Grande Co~niche
et
s'y engagèrent.. .
A la lueur des phares, Hélène qui pilotait sa
voiture d'une main nerveuse, aperçut bientôt la
Ford dont une roue s'était engagée dans le
fossé ... des silhouettes se découpaient. C'étaient
Bernadette, Claude et Maguy ; agenouillés aupi'ès du chauffeur évanoui, les trois jeunes gens
s'efTorçaient de le faire revenir à lui ...
Hélène freina, puis, sans s'occuper de ses
compagnons, elle sauta sur la route et se précipita vers Emmanuel. .. Elle s'aperçut bien vite
que le malheureux n'avait point encore recouvré
sa lucidité, il ~'imob
li sait
, les yeux clos; tou-
�LA CROISiè RE DU
Il
~IYOST
)l
39
tefois sa respira tion réguliè re indiqu ait qu'il
n'avait point dû être gravem ent blessé ...
- C'est singul ier, déclara l'lierre Claviè re à
la nouvelle venue, j'ai cherch é à en vain à découvrir l'endro it où il a été frappé ; pourta nt la
commo tion semble avoir été rude 1...
- Emma nuel!. .. Répon dez, que s'est-il passé ? C'est moi qui vous parle 1 Hélène Bardeuil 1...
Tout en adress ant ces mots au chauff eur que
Bernad ette et Maguy souten aient de leur mieux,
la jeune fille avait humec té un mouch oir et baignait les tempes du blessé. Sans doute ses efforts s'affirm èrent-i ls efficaces car Emma nuel
entr'ou vrit bientô t les yeux ...
Tout d'abor d, le chauff eur parut interdi t, ses
reg·ards se prome naient aux alento urs, il voyait
les. visage s anxieu x des jeunes gens qui se tenvers lui... Un léger sourire effleura ses
~alent
il reconn ut sa voisine :
quand
levres
- Ah 1... Madem oiselle Hélèn e!... Mon
Dieu 1... Que m'est-i l donc arrivé ?
- Mon pauvre Emma nuel, il me semble que
ce serait plutôt à vous de nous fourni r quelqu ps
explica tions 1.. .
. - A moi ?.. Mais je ne me souvie ns de
nen !...
- Mais enfin, vous n'êtes pas tombé là sans
avoir été attaqu é. Pourq uoi étiez-vous ainsi parti
dans la nuit ? ..
Emma nel porta la main à s'on front, cherch ant
remém orer les faits qui avaien t précédé
à s~
l'én igmati que agress ion ... Un long soupir 1· i
échapp a, puis il poussa une exclam ation :
- Ah 1. .. Je me rappel le !. ..
- A lors, dites 1 Nous somme s sur des charbons ardent s ...
�40
LA CROlSIÈRE DU « MYOSOTIS ))
Monsieur m'avait commandé de sortir l'auto pour le conduire à un rendez-vous qu'il devait
avoir à peu de distance, exactement à Lodola ..•
Je savais que vous nous attendiez là-bas ...
- Eh ' bien ? ..
- Monsieur Bernard, croyant l'affaire importante, emportait une serviette bourrée de papiers ... Cette heure avancée de la nuit avait paru
assez tardive à Monsieur pour un rendez-vous
d'affaires .. Il en fit d'ailleurs l'objection ... Je
répondis par de vagues propos ...
- Et que vous déclara-t-il ? hasarda Hélène .•
- .Il me dit qu'après tout, cela ne me regar..
dait pas ... Mademoiselle sait d'ailleurs comment
est M. Bernard quand il s'agit de son travail 1 Il
ne vit que pour ça, il s'absorbe pendant des
journées entières. Si je vous disais qu'il passe
même une partie de ses nuits à poursuivre ses
maudits calculs ...
- Mon brave Emmanuel, interrompit la jeune fille, agacée par le verbiage de son voisin,
nous savons tout cela ... Mais venons au fait,
comment s'est produite l'agression ? ..
- L'agression ? .. Je me souviens très bien ...
Monsieur est sorti, a descendu le perron de la
villa, et a pris place dans la voiture, sa serviette
sous le bras... Il paraissait très absorbé, san·s
doute s'abandonnait-il à de nouveaux calculs ...
Moi, je m'attendais à vous rencontrer bientÔt
sur la Grande Corniche ... Joséphine est allée ouvrir le portail, puis je me suis engagé sur la
route ... Tout semblait gazer à merveme et j'approchai de J'endroit où vous m'avez trouvé,
quand tout à coup, je sentis un coup violent dt'rrière la tête ... Je voulus réagir ... En vain ... Je
sombrai dans l'inconscience. C'est tout ce que
je puis dire ...
�LA CnOlSlil nn DU
CC
MYOSOT IS »
41
Il faut à tout prix nous assure r si Bernar d
IUl aussi n'a point été blessé 1 Voyon s, cherchez tous, au lieu de nous regard er comme des
bêtes curieu ses 1... L'abse nce de mon pauvre
c.ousin perme t d'écha fauder les pires suppos itions 1...
Hélène perdai t tout son sang-f roid; jamais elle.. n'eut suppos é que la plaisan terie
pÛt s'ache ver de façon aussi tragiqu e. Confia nt
Emma nuel aux soins de · Bernad ette et de
Maguy , elle s'écart ait du groupe , allait à la Ford
abando nnée tout près de là ... Puis, tirant une
lampe électri que de son sac, elle en prome nait
le faisceau lumine ux à l'intéri eur du véhicu le ...
L'auto se trouva it en désord re ... Des traces
de .lutte appara issaien t partou t ; la couver ture
était froissée et relevée en plusieu rs endroi ts ;
feuillets numér otés gisaien t, mais ce qui
de~x
atttra surtou t l'atten tion de la jeune fille, ce fut
n revolv er qui demeu rait sur la banque tte. Et
él.ène, le cœur battan t, se disait que Bernar d
aVaIt dÛ engag er un furieux comba t contre ses
Mais sans doute ces dernie rs étaient ~gresu.
~s plus nombr eux ; privé du secour s du fidèle
"'mmanuel, l'infor tuné avait det céder devant la
f OrCe 1...
- Bernar d 1.. Bernar d 1 Où êtes-vo us ?
Peine perdue 1 Hélène avait beau appele r ...
Elle ne reçut aucune répons e. Seul lui parvin t
le bruit des discus sions qu'eng ageaie nt de nouVeau ses amis ...
- Pas d'erreu r possib le 1 opinai t Huber t. Bernard a bien été enlevé 1.. Ses agress eurs étaient
dOute monté s en auto ; ils l'ont poussé à
S~ns
~ Intérie ur de leur voiture , après l'avoir , au préaable, assom mé ; puis, ils s'en sont allés vers
Une destina tion inconn ue 1. ..
.
H
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
Essayons toujours de découvrir des traces,
hasardait Pierre ... 11 faut faire quelque chos\!. !
I-h!bert secoua tristement les épaules :
- Autant vaudrait s 'acharner à découvrir une
épingle dans une botte de paille!.. Les autos
ont passé par centaines, venant de Roquebrunr:,
au cours de la journée... Les traces de leurs
roues se superposent, bien fin qui pourra reconnaître quelles sont les roues de la voiture des
agresseurs de Bernard !... Bas-de-Cuir lui-même en perdrait son latin !..
- Nous ne pouvons pourtant pas nous attarder ici, coupa Hélène. Nous perdoI!s lW temps
précieux et les ravisseurs de Bernard ont tout
le temps de se mettre en lieu sûr ...
CHAPITRE IV
EN PLEIN MYSTÈRE
La discussion ne se prolongea pas bien longtemps. Hubert et ses amis décidèrent d'alerter
en toute bâte la gendarmerie de Roquebrune et
de mettre les autorités au courant de la lâche
agression dont venait d'être victime l'inventeur..
Pendant que deux autos se rendraient au village voisin, Hélène s'empresserait avec Pierre,
Bernadette et Maguy, de ramener Emmanuel
aux « Tamaris)) et d'interroger Joséphine. Qui
savait? Peut-être la vieille bonne pourrait-elle
leur fournir d'intéressantes précisions ...
La petite troupe se sépara donc ... Au volant
de sa voiture, la jeune fille se sentait en proie
à de lancinants remords. Hélène ne pouvait se le
dissimuler, en e/Tet : c'était elle la principale
responsable de ce qui venait d'arriver ... La let-
�LA CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS »
43
tre, le rendez-vous avaient servi de prétexte à
un guet-apens ... La farce qu'ils avaient si malicieusement combinée avec ses amis s'achevait
en drame ...
L'imagination enfiévrée, l'infortunée ébauchait les pires suppositions .. Il lui semblait voir
le cadavre de son cousin étendu, tout sanglant
Sur la grève, où ses assassins l'avaient transporté. Décidément, la croisière du « Myosotis » finissait de façon plutôt tragique avant même
d'avoir commencé ...
Car Hélène avait pris une décision bien arrêtée ; elle ne partirait pas pour la Corse, tant
que pleine et entière lumière ne serait pas faite
Sur la disparition de l'inventeur ...
Tout en réfléchissant ainsi, la jeune fille atteignit le grand portail des cc Tamaris ». A trois
reprises, elle fit fonctionner son klaxon, tandis
que, dans le jardin, retentissaient des aboiements
furieux. Enfin, la voix rude de Joséphine se fit
entendre :
- Arrière les chiens !.. Laissez-moi donc
passer 1.. Vous allez me faire tomber, sales bêtes !...
La silhouette peu amène de la domestique parut bientôt derrière la grille qu'éclairaient en
plein les phares de l'auto :
. - Eh bien ! qu'y a-t-il ? .. En voilà des
Idées de faire un vacarme pareil 1
!I(:lène avait sauté lestement à terre et s'approchait de Joséphine :
- Ah 1 c'est vous, mademoiselle Hélène 1
bougonna la vieille, en reconnaissant la cousine
de Son maître ... Que venez-vous donc faire? A
cette heure, les gens honnêtes devraient être
toujours couchés !...
Tout en parlant, Joséphine"désignait la cami-
�LA CROISIIlIlE OU
CI
MYOSOTIS
Il
sole qu'elle avait revêtue en toute hâte, puis, se
frottant les paupières encore engourdies par le
sommeil :
- C'est tout de même pas que vous voudriez
emmener Monsieur pour une excursion ... Monsieur est de naturel tranquille, il ne veille jamais 1. ..
Ln. silhouette de la domestique était si comique qu'Hélène, en dépit de son trouble et de
son affolement, ne put réprimer un sourire ;
mais elle se reprit bien vite et déclara :
- Trêve de bavardage, Joséphine 1... Nous
vous ramenons Emmanuel, qtli a été attaqué ..•
Monsieur Bernard a disparu !...
Du coup, la bonne ouvrit de grands yeux effarés :
- Monsieur Bernard a disparu !.. Bonrte 'l\Jère, il ne manquait plus que celle-là 1
Avant même que la jeune fille eth pu lui fournir les premières explications, le cerbère ajoutait :
- Je l'avais bien averti, tout à. l'heure ... Mais
il est entêté 1.. II a fallu à tout prix qu'il parte 1
Où donc est-il maintenant ? ..
- Ma foi, Joséphine, nous serions tout aussi
désireux que vous de le savoir ... En attendant,
ouvrez-nous,.. Ce pauvre Emmanuel a besôin
d'être réconforté 1. •.
- Emmanuel est une mauviette!.. C'est vrai 1
Les hommes maintenant ne sont plus que des
fadas et des fluets !. .. Si je m'étais trouvée au
volant de la voiture de Monsieur, je vous donne ma parole que les malfaiteurs ne seraient pas
venus s'y frotter 1... Foi de Joséphine 1...
Tout en marmottant ainsi, la bonne se décidait enfin à ouvrir la grille. Ce ne fut pas sans
peine. Auprès d'elle, les trois chiens de Bernard
�~rent
LA CROISIÈ RE DU
« l'4YOSO'l1 S
II
45
contin uaient d'aboy er furieus ement. •.
-. C'est pas des bêtes, c'est des fauves l, (I.l~
gît Joséph ine, en gratifi ant l'anim al le plus rap~
proché d'un vigour eux coup de pied. Au chenil !... Au cheni l!...
Sans doute, la voix autoritÇlire de la vieille
bonne réussit -elle à iotimid er les chiens , car: ils
S'éloig nèrent , la queue basse, à travers les allées
du jardin .. . Alors, Pierre et Maguy descen dià leur tour de voiture , souten ant le chauf.
feur qui march ait d'un pas incerta in ...
- On n'a pas idée de se mettre dans des états
pareils , maugr éait Joséph ine. Je vous le disais
bien, Emma nuel. .. Si vous n'aviez autant apprécié le Chabl is de Monsi eur) peut-ê tre les idées
plus nettes ... Et mainte nant, où
se feraint~ls
est-il ? Mais, répond ez donc !.. .
La vieille bonne happa it le chauff eur par le
revers de son veston et Je secoua it avec une telle
force que les jeunes gens .d urent interve nir et la
rappel er à l'ordre :
- Ecoute z, Joséph ine, Emma nuel n'est en
rien respon sable de tout ce qui arrive, déclara
Hélène .. Il ft été attaqu é par derrièr e r...
- Alors, c'est pour rien qu'on lui a placé un
rétrovi seur devant lui 1 Je lui achète rai des lun,ettes !... C'est insens é, moi qui soigne MonSIeur Berna rd avec tant de sollici tude et de délicatesse 1... On le confie à cet hulube rlu et
passez , musca de 1. .. Mais ça ne se passer a pas
Comme ça 1. ..
, - Avant de protest er, Joséph ine, insista it la
J'eune fille, peut-ê tre pourri ez-vou s nous fourni r
des précisi ons ? ..
La domes tique plaçait ses deux po.ings sur ses
hanche s, puis riposta it d'une voix hargne use :
--,. Penda nt que vous y êtes, dites que c'est
�4G
LA CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS »
moi qui ai fait enlever l'vlonsieur 1... Que voulézvous que je sache 1... Je n'ai pas quitté la villa 1
J'étais déjà dans ma chambre quand j'ai entendu
l' auto démarrer. Alors, j'ai couru jusqu'au portail. .. Je m'étais recouchée quand vos maudits
coups de klaxon m'ont réveillée ... C'est pas des
heures à faire un concert pareil. ..
- Pourtant, Joséphine, nous ne pouvions
t'Ûut de même pas rester dehors ; vous deviez
être informée tout de suite. C'est à vous que j'ai
songé en premier lieu .. .
Sans doute ces paroles tempérèrent-elles l'irritation de la domestique, car elle répondit, empressée :
- Oh 1 Mademoise)le est bien bonne 1. .. Elle
sait bien que je suis entièremçnt dévouée à Monsieur Bernard 1...
Puis, précédant Pierre ~t Maguy, qui soutenaient toujours Emmanuel, la vieille bonne
s'empressa de les conduire jusqu'à la villa. En
peu de temps, elle introduisit le petit groupe
dans ce même bureau où Hélène était venue rendre visite à son cousin ...
- Voyez, la pièce est telle que Monsieur l'a
laissée avant son départ !
Mais pourquoi est-il parti au début de la
nuit ? ...
- Pourquoi ? .. Tout simplement parce qu'il
a reçu, il y :l trois jours, une lettre qui le chiffonnait bien un peu ... Sans doute s'agissait-il de
ces maudites inventions qui le font travailler ,
~at1f
votre respect, comme un écervelé 1... T'en
suis à me demander comment il n'a pas d~jh
succombé à une méningite !... Mais on sonne encore au portail... Vous permettez, je vais
voir 1...
Laissant ses trois amis étendre le chauffeur
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
47
Sur un divan, Hélène promena un regard investigateur dans la pièce. L'inventeur avait mis un
peu d'ordre dans son bureau, avant de quitter
les « Tamaris » . Profitant de ce que ses voisins
lui tournaient le dos, la jeune fille s'approcha de
la table j au premier coup d'œil, elle venait de
reconnaître une lettre étalée bien en vue .. C'était celle qui avait été envoyée d'Istres, par l'intermédiaire de Jean-Eudes, fixant rendez-vous à
Bernard à Lodola, et lui spécifiant de bien emPorter avec lui ses plans de la torpille BW ...
Hâtivement, Hélène tendit la main. Elle comprenait en effet que l'enquête pourrait être engagée d'un instant à l'autre. La découverte de
cc document ferait peser sur elle et sur ses can:arades tous les soupçons. La carrière du couSIn d'Istres s'en ressentirait fâcheusement j
aussi Hélène s'empressa-t-elle de dissimuler en
tO~e
hfLte darrs son corsage la compromettante
I1lissive . Puis, comme Pierre se retournait à ce
lhomcnt, elle déclara en portant un doigt à ses
lèvres :
-- Et surtout, pas un mot concernant la farce
qu~
nous préparions ! Avertissez nos autres
amIS quand ils reviendront 1.. .
. -- Soyez tranquille, Hélène, vous pourrez entIèrement compter sur moi 1
A peine Pierre Clavière venait-il de prononcer
fe s mots, qu'un bruit de voix se fit entendre dans
e couloir. Joséphine, toujours aussi exaspérée,
en~rait
dans la pièce, introduisant les gendarmes
qu Hubert ct les autres étaient allés alerter en
toute hfLte ...
. - Et c'est cet individu qui a été molesté?
lnterrogeait le brigadier, un grand diable, nu
regard soupçonneux .. .
Hélène s'empressait de répondre à la question
�4&
LA CROISIÈRE DU (( MYOSOTIS ))
du représentant de l'autorité, pendant que Pierre
se rapprochait d'Hubert et des autres et s'efforçait de leur recommander la plus extrême discrétion ...
~
Nous avons inspecté à l'endroit où s'e&t
produite l'agression, reprenait le brigadier, après
avoir posé quelques questions à Emmanuel, et
nous n'avons rien repéré qui pOt guider nos recherches... Mais, voyons, chauffeur. Ne pourriez-vous donner le signalement de vos agresseurs ? Vous avez bien dû apercevoir au moins
une silhouette 1...
- Ne vous ai.je pas dit que j'avais été attaqué
par derrière 1...
~
C'est juste ...
- Moi je trouve ça suspect ... Emmanuel avait
sous ses yeux un rétroviseur qui lui permettait
de se rendre compte ...
- Silence 1. ..
Le gendarme foudroyait du regard la domestique qui venait de l 'interrom pre. Dissimulant
mal sa mauvaise humeur, Joséphine se résigna
à observer le silence ... Le brigadier tortillait les
pointes de sa moustache, entre ses gros doigts,
ses regards allaient tantôt à ses deux subordonnés qui attendaient debout, au centre de la pièce,
tantôt vers Joséphine, tantôt vers les jeunes
gens.
~
Voilà des particuliers qui ont du goClt pour
les promenades nocturnes, grommela-t-il en
obsel'vant les uns après lcs autres Hélène ct ses
amis... Que faisiez-vous donc si tard sur la
Grande Corniche ? Vous n'allicz tout de même
pas jouel' au tennis, hé ?...
- Nous nous renàions à Monte-Carlo, afin de
nous embarquer pour une croisière, repartit sim~
plement Hélène ...
�49
LA CrWISrÈRE DU « MYOSOTIS ))
- Et, vous connaissiez le disparu ? ...
- Si je le connaissais r. .. Nous sommes un
peu parents 1... C'est pourquoi vous me voyez
aussi anxieuse sur son sort j quand je pense
qu'en ce moment même il pourrait. ..
. - Il ne faut pas vous affoler ainsi, ma petite
demoiselle .. . Monsieur Fontaines a dû être victime d'espions ... Le rendez-vous lui a été donné par les auteurs de l'agression ..
En ce moment, Hélène se sentait atrocement
embarrassée ; les mots lui brûlaient les lèvres ...
E ll e allait se décider à tout avouer quand elle
vit 'les regards de tous ses amis et d'Emmanuel
qui s'attardaient sur elle avec angoisse ... Alors,
elle se contint, puis, se penchant vers le brigadier :
- Vraiment ? .. Vous pensez qu'il s'agit là
d'espions ?.
- Mais, comment donc !.. Ça ne fait pas
de doute 1.. .
. Et, comme l~ jeune fille s'immobilisait, interdIte, le représentant de l'autorité poursuivait :
- Monsieur Fontaines aurait dû se méfier 1..
Nous l'avions prévenu à plusieurs reprises ...
Les émissaires de la Gestapo, des agents de
l'Intelligence Service et d'autres individus suspects avaient été aperçus en train de rôder dans
le voisinage des « Tamaris ».. . Les mis6rables
Ont dû saisir cette occasion pour s'approprier la
dernière invention de votre cousin 1.. .
- Et vous pensez qu'ils l'ont assassiné ? ..
- Que voulez-vous que je vous dise 1... Je
ne ~t1is
pas p lus avanc6 que vous, ma petite dernolsell e !. ..
Et. le brigadier de raconter à sa jolie voisine
Ce~tlns
affaires mystérieuses que la police n'étaIt Jamais p'arvenue à résoudre et en particulier
4
�50
L I\ CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS »
le déconcE'rtant enlèvement de Koutiépoff, dont
on ne put découvrir les auteurs, et qui demeure
enco re aujourd'hui une énigme ...
Pendant que le gendarme lui p.:ulait, Hélène
se sentait faiblir, une pâleur mortelle avait envahi so n visage ... Elle ne répondait plus à son
interlocuteur que par quelques monosyllabes ...
-- Ecoutez, Mademoiselle, déclara cnfm le
gendarme, le Parquet va être avisé immédiatement... En attendant, je vous prie de demeurer
avec vos am is à la disposition de la justice et de
vouloir bien remettre à plus tard la croisière dont
vous m'aviez parlé tout à l'heure 1...
- Naturellement, brigadier, repartit la jeune
fille. Il est bien entendu que nous n'aurons pas
de cesse tant que le mystère n'aura pas été éclairci ... N'est-ce pas, mes amis ? ..
Un murmure approbateur accueillit aussitôt
cette demande de la jeune fille ... Tous se sentaient également responsables dans cette affaire
et espéraient pouvoir réparer le mal dans le plus
bref délai. Joséphine, toujours de fort méchante humeur, poussa un soupir de satisfaction
quand elle vit s'éloigner les trois gendarmes, suivis de près par tout le groupe qui avait envah i
le bureau. Enfin, s'en allant prendre le chauffeur par le bras, ell e le poussa vers le cou loir ...
- A llon s, regagnez votre chambre, incapable !...
Hélène n'entendit pas la suite de la discussion,
elle se concertait devant la grille avec ses amis .
On décida de rejoindre Eze en toute hâte et d'expliquer aux parents de la jeune fille l'incident
qui était survenu ...
~adme
ct Monsieur Bardcuil étaient couchés
q,uand la petite troupe fit irruptio,n. chez eux ...
J~n
peu de temps, Hélène les prcvmt, puis III.
1
�LA CROISIÙRE DU « MYOSOTIS "
51
aussitôt téléphoner à. Monte-Cario, afin d'avertir
le capitaine du cc Myosotis )) de suspendre ses
préparatifs d'appareillage .. A j'affolement dont
faisaient preuve les jeunes gens, les parents
d'Hélène opposaient une calme sérénité ... Pcutêtre Bernard sortirait-il sain et sauf de cette
aVenture 1.. .
Mais Hélène ne parvenait pas à. dominer l'érnotion profonde qui l'étreignait j ses camarades semblaient déconcertés.
- Allons, déclarait Monsieur Bardeuil, qui
était au courant de la plaisanterie, vous êtes
bien avancés maintenant. .. Par votre faute, Bernard est victime d'une stupide mésaventure ...
Les ennemis de notre pays ont dérobé des papiers de la plus extrême importance 1... On doit
r~fléchi
aux conséquences de ses actes avant de
S'aventurer ainsi 1...
cc Mais il est bien tard pour nous concerter
encore ... Regagnez chacun vos demeures ... Dernain, nous arrêterons les mesures nécessaires ...
'- Et je vous promets bien que je mettrai tout
Cn œuvre pour retrouver Bernard 1. ..
C'ét::tit Hélène qui venait de prononcer ces
rnots, d'une voix tremblante .. La jeune fille se
tenait, frémissante, au milieu du salon, et ses
~ornpags
ne purent s'empêcher de se sentir
émus par sa pâ leur et par son trouble ...
. '- Vous pouvez compter sur nous tous, HéI ~ne,
pour vous seconder et vous apporter notre
de la plus eIIicace ! hasarda bientôt Hubert ...
l ous ferons
l'impossible pour réparer notre
coupable imprudence !. ..
rIf' Les jeunes gens n~ s'at~rdèen,
pas dans la
T meure des Bardeutl . 1Is partirent laissant
rI e'l'ene auprès de ses parents
'
,
...
'N
�52
LA CROISIÈRE DU cc MYOSOTIS
»
Tu vois jusqu'où peut mener ton incorriglb!e défaut de taquinerie, déclarait affectueusement Monsieur Bardeuil, en mettant la main sur
l'épaule de la jeune fille qui, incapable de se
dominer plus longtemps maintenant, éclatait en
sanglots .. .
- Je vois, soupirait la jeune fille ... Mais, que
voulez-vous, l'insistance que ' mettait Bernard à
s'isoler m'exaspérait 1. .• Je voulais trouver un
moyen de le rendre plus attentif à ce qui se passait autour de lui, de lui montrer qu'il y avait
autre chose dans la vie que des chiffres et des
équations !... Et puis, vous le savez bien, tous
les deux.. . J'aime Bernard !.. . Je ne saurais
épouser un autre que lui ...
Madame et Monsieur Bardeuil qui se penchaient à ce moment auprès de leur fille, échangèrent un rapide regard d'intelligence ... L'aveu
qui venait de leur êlre fait ne les surprenait nullement. Ils savaient de longue date les sentiments qu'éprouvait leur fille pour son cousin,
ils connaissaient et estimaient suffisamment Bernard pour s'en réjouir. ..
- Ecoute, petite, murmura doucement M .
Bardeuil, tout ce que tu nous dis là, nous le savions depuis longtemps !...
- Comment !... Vous le saviez 1 s'exclama la
jeune fille, surprise ...
- Mais oui 'repartit la maman, il est faci le de lire dans tes yeux si limpides comme
dans un livre grand ouvert. .. A ta nervosité, à
ton inquiétude, j'ai deviné ce qui t'obsédait. ..
Pour le moment, pourquoi t'abandonner à un
tel désespoir. .. Rien ne dit que Bernard ne t'aime pas et ne partage point tes sentiments !.. .
- Vous croyez 1. ..
- J'en suis bien sûre, et, à certains indices,
�53
LA CROISIÈRE DU cc MYOSOTIS ))
qU,i ne sauraient tromper une personne un tant
sOlét 'peu psychologue, je crois que Berndardd,appr Cie autant que jadis sa petite camara e enfance !...
- Pourtant, il n'est pas très démonstratif 1..
- Evidemment . mais son silence et sa réserve ne sauraient signifier l 'indfIére~c
1..,
,
- Tu as peut-être raison ... MaIs pourquoI
parlons-nous de tout cela, puisque Ber,nard a dis:
paru .. " puisque nous demeurons toujours aussI
InCertains Sur son sort 1. .•
- Ecoute-moi, ma petite Hélène, il est absolument inutile de te désoler de la sorte ... Tu as
grand besoin de reprendre des forces ; demain,
?ès la première heure, ton père remplira toutes
pS formalités nécessaires avec ces Messieurs du
f arque~,
Il fera hâter l'enquête ... Tu peux te
1er entièrement à lui 1. ..
mon côté, je ferai de mon mieux pour
- D~
décotlvnr les coupables, objecta Hélène, nous
nous Y emploierons tous activement 1...
,La jeune fille essuyait ses yeux rougis et remplIs de larmes, enfin, sur l'insistance de ses parents, elle se résigna à rejoindre sa chambre ...
U ne demi-heure plus tard, elle était étendue sur
son lit.
Pourtant, ce fut sans succès que l'infortunée
ch ercha à s'abandonner au sommeil. Les pensées ,les plus angoissantes se présentaient à son
espr!t. Elle croyait toujours voir le cadavre de
celuI, qu'elle aimait, soit étendu sur la grève, soit
iréclPIté au fond d'un ravin .. , Parfois, le visage
Out trempé de sueur, elle se dressait sur son
~éan!,
s'efforçant d'échapper à 1'angoissante
an tise qui la tenaillait sans répit ...
A l'épouvante se joignait le remords ... Hélène ne se pardonnait pas d'avoir été 1'instigatrice
•
�54
LA CIWSl~R
E
DU (( M\'OSOTIS
li
du complot de Peille; si les coupables avaient pu
exécuter aussi facilement leur coup de main,
n'était-ce pas uniquement parce qu'elle leur en
avait fourni l'occasion ? ..
Cependant, au bout d'un moment, Hélène
fronça les sourcils, prise d'une crainte soudaine.
Pour que les agresseurs aient été mis au courant des intentions de Bernard et de l'itinéraire
qu' il devait suivre, au début de la nuit, il fallait
qlle quelqu'un eût surpris le texte de la lettre
qui lui avait été envoyée d'Istres ... Et ce quelqu'un, qui pouvait-il bien être? Indubitablement,
un espion, un misérable qui désirait s'approprier
les plans de la torpille BW ...
- Qui cela peut-il bien être ? ..
Hélène cherchait dans l'entourage immédiat
de Bernard. Elle connaissait trop Emmanuel,
dont elle avait fait son complice, pour supposer
qu'il pOt se rendre coupable d'une pareille iniftmie ... Joséphine, depuis longtemps au service de l'inventeur, ne paraissait pas devoir
être soupçonnée ...
Quant aux amis et aux parents qui étaient dans
le secret de l'enlèvement, on pouvait leur faire
la plus entière confiance ...
Hélène en demeurait donc réduite aux seules
conjectures, elle se disait que, en dépit de la
discrétion qu'on avait toujours observée, un inconnu avait pu surprendre le secret et profiter de
l'aubaine qui lui était ofTerte pour accomplir de
sinistres desseins .. .
Mais, bientôt, la jeune fille, qui se tournait et
se retournait sans cesse sur sa couche, sans parvenir à fermer l'œil, se sentit envahie par un
engourdissement de plus en plus grand ... La fatigue l'accablait. Incapable de résister plus longtemps, elle s'endormit. .. Son sommeif était peu-
�l.A CRûlSJtmE DU « MYOS011S »
pl~
d'horribles cauchemars, tantôt elle croyait
VOir des individus masqués qui se dressaient, menaçants, revolver au poing, auprès de son lit,
tantôt il lui semblait entendre les appels désespérés de Bernard, qui demandait du secours ...
CHAPITRE V
LE SOURIRE DANS LA GLACE
. Deux jours et deux nuits passèrent, deux
JOurs, au cours desquels les émotions ne furent
~oint
épargnées à Hélène Bardeuil. La .dispar~
tlon mystérieuse de l'inventeur semblait aVOlr
fait se dissiper à jamais la joie que manifestait
naguère encore le petit groupe d'amis ... On :,e
rencontrait bien sur le court du grand jardtn
d'Eze i les trois autos partaient encore en rando.nnée, mais les visages des jeunes gens demeuraient obstinément soucieux. On voyait qu'ils
demeuraient obsédés par une unique pensée :
le désir de savoir enfin ce qu'était devenu Bernard Fontaines ...
Hélène, elle, paraissait bien la plus attristée
de tous ; un constant remords J'accablait i elle ne
prenait plus de goût à rien, en dépit des objurgations pr ssantes de ses parents ... Le projet de
cro.isière était depuis longtemps abandonné ; !I
étaIt à penser que le « Myosotis» demeurerait
encore pendant longtemps mouillé à Monte-Carlo .. La jeune fille n'avait-elle pas juré de ne plu.s
qUitter la côte, tant que son cousin ne serait
pas retrouyé ?
. Le troisième jour après la disparition sensationnelle de Bernard, IIélène, l'air soucieux, se
trouvait assise à peu de distance du court où
Maguy et Pierre jouaient contre Odette et Fran-
�56
LA CROIS~E
DU « MYOSOTIS ))
cis Rouquerol. La jeune fille s'immobilisait sans
prendre le moindre intérêt aux péripéties de la
partie engagée, quand elle entendit la voix d'Hubert, qui lui disait tout près de là :
- Allons, ma petite Hélène, toujours dans
les nuages ? . .
- Vous comprenez tout comme moi, Hubert,
les raisons de mes préoccupations 1... Depuis
l'autre jour, je ne vis plus ...
Hubert Gentier posait auprès de lui sa raquette et s'asseyait sur le pliant voisin de celui
qu'occupait Hélène ...
.- Evidemment ! l'affaire est d'importance,
déclara-t-il, en s'efforçant une fois de plus de
réconforter son amie ; mais il faut vous· faire
une raison, que diable 1... Ce n'est pas en vous
désolant ainsi que vous parviendrez à délivrer
Bernard du guêpier où il est tombé, à la suite de
notre commune imprudence 1.. .
- C'est moi la première qui ai eu l'idée de
ce plan, Hubert, je ne me le pardonnerai jamais 1.. .
- Ayez donc un peu plus de cran, ma petite
Hélène 1... On dirait vraiment que tout est perdu 1 N'espérez-vous donc pas en la Pro~idenc
?
- Vous m'accorderez, IIubert, que les pires
hypothèses demeurent plausibles 1 Si les ravis~eurs
de Bernard peuvent Je retenir prisonnier,
Ils peuvent également s'être débarrassés de lui,
purement et simplement 1
- Vous savez bien, pourtant, qu'on n'a découvert aucun cadavre dans la région 1. .. C'est
de bon augure l...
- Il est si fac.ile de se débarrasser d'un corps,
Hubert... ~a
mer est là,. toute 1?fOche, et je sais,
à peu de distance, certal11S rav1l1S où il est aisé
de précipiter un cadavre ... Croyez-moi, ces pa-
�LA CROIsrtR E DU
Il
MYOSOT IS "
57
ne sont pas pour me rassure r, bien au conrol~s
traIre ,
le jeune homm e esquis sait un
Puis;·~ome
geste de protes tation, Hélène ajouta :
- D'aille urs, quels résulta ts a donné l'enqu ête de la police ? Absolu ment aucun 1... Les journ'ont même pas fait allusio n à la dispar i~aux
hon de mon malheu reux cousin 1...
- Cette mesure de pruden ce s'impo sait, Hélène ... Songe z donc, un secret d'une import ance
Con.sidérable est en jeu qui intéres se la défe.nse
natIona le, aussi les autorit és ont-ell es estImé
de faire le silence jusqu' au mome nt
P~éfrable
Ou le problè me sera résolu 1. •.
- 11 n'en prend véritab lement pas le chemin 1
En dehors de l'enqu ête esquis sée l'autre jour,
aux « Tamar is », par les gendar mes, je n'ai entendu parler de rien ... Si cela contin ue, l'affair e
ne tardera pas à être classée ...
:- Ne vous énerve z pas, Hélène 1... Et réfléch!ssez un peu : la police est excusa ble, elle
doIt poursu ivre fébrile ment ses recher ches, mais
que nous n'avon s pas fait, tous, ce qui
aV~uez
en notre pouvo ir pour la mettre sur la
~tal
onne piste 1...
- Que voulez -vous insinu er, Huber t ?
- Tout simple ment ceci : admett ez que les
gendar mes ou ces messie urs du Parque t aient
déCOuvert la fameus e lettre envoyé e d'Istre s,
vous voyez quelles conséq uences 1...
d. - Vous savez bien que nous ne pouvo ns rien
Ire ... Mon cousin , le lieuten ant de vaissea u,
Jean-E udes, qui s'était prêté à cette plaisan terie,
être accusé d'une faute grave, et, qui
;~uvait
dUIt, passer en conseil de guerre pour répond re
u vol de la torpill e BW 1 Et nous aurion s été
�L.\ CROISIÈRE DU « MYOS n TIS "
directement accusés ... Vous voyez quelles complications ...
- Je comprends, en effet, mais l'ignorance de
la réalité dans laquelle se trouve la police, doit
vous faire excuser la I<wteur qu'elle met à découvrir les coupables et la prudente discrétion dont
elle entoure l'affaire 1 D'ailleurs, les policiers
ne sont pas seuls à demeurer bredouilles ; nous
aussi, nous avons engagé notre enquête, et il
faut avouer qu'elle n'a obtenu jusqu'ici que de
piètres résultats 1. .. N'aviez-vous point promis
de tout mettre en œuvre pour retrouver Bernard?
- Evidemment, j'avais promis, et c'est cet insuccès qui me désespère 1 Nous possédons quelques données du problème qu'ignore la police
et nous n'avons pas avancé d'un pas !... Tout
à l 'heure, je m'en vais retourner aux « Tamaris
Peut-être serai-je plus heureuse dans mes
investigations !.. .
- Pensez-volis vraiment découvrir quelque
chose là-bas ? ..
- Je ne sais , Si, par hasard, en dépouillant
le courrier de Bernard, je pouvais mettre la main
sur quelque lettre ...
- Ecoutez, Hélène, voulez-vous que je vous
confie quelque chose .. quelque chose que je n'ai
encore con fié à person ne ?
- Dites toujours ...
- Eh bien ! je crois que les ravisseurs de
Bernard ont trouvé un ou des complices dans
son entourage immédiat 1...
- Comment !.. Vous voulez parler de Joséphine et d'Emmanuel ? ..
- Joséphine, passe encore !.. Je crois cette
estimab le cerbère incapable de nourrir d'aussi
noirs desseins ... Mais je n'en dirais pas autant
du chau/Teur. Cet individu a une tête qui ne
)l • • •
�LA CROISIÈHE OU « MYOSOTIS »
50
me revient pas. J'ai beau chercher à me raisonner, je ne puis parvenir à faire se dissiper l'impression de malaise que m'ont causée certaines
de ses attitudes !...
Hélène ne put s'empêcher de sourire :
- Mais j'ai toujours connu Emmanuel aux
« Tamaris )) .. Autrefois, avant la mort des parents de Bernard, il était valet de chambre, mon
Cousin en a fait son chauiIeur j vous savez que
Bernard est excessivement distrait... Ce n'est pas
Sans raison qu'il déclarait à maintes reprises qu'il
Constituerait un danger public au volant... On
ne peut évidemment pas penser à la fois à bien
diriger une auto et à résoudre les équations
qui tourbillonnent dans votre cerveau 1. ..
- Et puis, Bernard est trop nerveux 1. . Mais
revenons à nos moutons ... Cet Emmanuel m'a
semblé l'autre jour suspect.. . Evidemment, il
~tai
au courant du bon tour que nous voulions
Jouer à son maître ... mais ce n'est point là une
excuse 1 Vous vous rappelez quand nous l'avons
trouvé évanoui dans l'auto ? . . Eh bien ! c'est
en vain que j'ai cherché à découvrir sur son crâne ou sur sa nuque la moindre bosse .. . la moindre trace de contusion qui eÛt pu expliquer son
évanouissement !.. Cet homme aurait voulu feindre l'inconscience et s'efforcer de nous donner
le change, qu'il n'eÛt certainement pas mieux
agi ' 1...
- Vous croyez ? ..
, - Mais oui ! A plusieurs reprises, Emmanuel
est troublé quand je lui ai posé des questions .. .
1 bafouillait et ne savait trop quoi répondre .. .
Je parierais gros qu'il doit avoir quelque forfait
SUr la conscience ... En le soumettant à une surve~lIanc
des plus étroites, peut-être parviendrtons-notls à connaître la vérité .. .
î
�60
LA CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS Il
Et comme Hélène ne semblait pas encore suffisamment convaincue, Hubert insista :
- Je sais, vous allez m'arguer encore qu'Emmanuel est un de ces vieux serviteurs devenus
bien rares à notre époque de progrès, de troubles
et de revendications sociales ; eh bien 1 permettez-moi de vous le dire, Emmanuel a suivi
le mouvement 1... Il s'est adapté aux idées actuelles et ses scrupules se sont peu à peu dissipés quand les coupables lui ont offert une somme
rondelette pour les aider à accomplir leur odieux
forfait. ..
- Eh bien 1 Hubert, il sera facile de m'assurer si vos soupçons sont fondés ; il suffira simplement d'aller aux « Tamaris » .•.
- Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je
vais vous accompagner tout de suite 1...
- Non 1.. Je préfère aller là-bas, seule 1. ••
Vous comprenez, si vous vous trouviez avec moi,
ils pourraient se méfier, vous n'êtes pas comme
moi un familier de la villa 1...
- Pourtant, si vous couriez quelque danger ?
La jeune fille eut un geste d'insouciance : '
- Vous me prenez pour une poule mouillée,
Hubert ; ce n'est pas très flatteur pour moi 1...
Sachez que je prendrai la précaution, avant de
me rendre là-bas, de me munir, dans mon sac
à main, d'un mignon révolver. .. Néanmoins, je
crois que vos appréhensions ne sont guère fondées · 1.. Qu'Emmanuel vous soit antipathique,
d'accord ; les sentiments ne se commandent pas,
mais qu'il soit allé jusqu'à trahir honteusement
Bernard, je ne le croirai que difTicilement...
- En tout cas, cet Emmanuel constitue pour
nous la seule piste sérieuse ... La police le laisse
tranquille, et c'est peut-être pourquoi ses effdrts
-demeurent infructueux 1...
�LA CROISIÈ RE DU « MYOSOT IS ))
61
Les deux jeunes gens ne s'attar dèrent pas plus
longte mps auprès du court. Hélène , de la main,
adress a un rapide au revoir à ses camara des,
puis, accom pagnée d'Hub ert, elle s'en fut vers
la villa de ses parent s. Parven ue devant le perron, elle prit à son tour congé de son compa .
gnon :
icisoir,
ce
,
heures
neuf
à
z-vous
- Rende
Je
...
fille
jeune
la
nt
souria
en
déclara
même,
vous mettrai au couran t du résulta t de ma visite 1...
- C'est singul ier, Hélène , mais quelqu e chose me dit que vous ne reviendrez pas bredouille 1
- Attent ion 1 faut-il vous répéter qu'il ne faut
pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir
tué ? .. Eviton s les parole s imprud entes 1
En peu de temps, la jeune fille eut regagn é sa
chamb re et se fut habillée pour sortir ; un quart
d'heur e plus tard, elle s'insta llait au volant de
sa voiture , démar rait et se lançait à toute vitesse
en direction de Roque brune ...
;rout en poursu ivant sa randon née, Hélène se
sentait profon démen t intrigu ée par l'insist ance
qu'Hu bert mettai t à accabler Emma nuel ; les insinuati ons du jeune homme avaien t réussi à entamer la confiance qu'elle conser vait toujou rs au
domes tique ... Elle se disait qu'il ne fallait
fidèl~
néglIg er aucune occasion de découv rir la vérité.
Le salut, la vie même de Berna rd ne demeu'
raient_ils pas en jeu ?..
jeune
la
que
lèvres
aux
Ce fut avec un sou~ire
comelle
;
))
is
Tamar
«
des
grille
la
à
flUe Sonna
de son mieux son attitud e pour ne point
POS~it
tvellle r la méfiance du domes tique ... Bientô t, la
Ourde silhou ette de Joséph ine apparu t et s'enga Fea à travers l'allée central e du jardin ... La vieile domes tique sembla it toujou rs d'hum eur exé-
�LA CROISlitRE OU « MYOSOTIS »
crable cependant, sa physionomie s'éclaira
quelque peu quand elle reconnut Hélène :
- Ah ! c'est vous, mademoiselle !. .. Eh bien!
j'espère que vous allez m'apprendre du nouveau ?...
- Hélas ! je n'ai rien à vous dire, ma pauvre
Joséphine, nous sommes encore au même point!
- Ces gens de la police sont tout simplement
des bons à rien 1 maugréa la domestique . Tenez,
par exemple .. . mon petit cousin Etienne était le
plus flemmard de toute la famille ... Eh bien 1 il
est entré dans la gendarmerie ...
Ces considérations de famille n'intéressaient
que médiocrement Hélène ; aussi s'empressa-telle d'entrer dans le vif de son sujet et de dire
quels étaient les motifs de sa visite :
- Ecoutez, Joséphine, je voudrais visiter de
nouveau le bureau de Monsieur ... Peut-être pourrais-je y découvrir quelque chose d'intéressant?
Les sourcils de la domestique se froncèrent :
- Vous savez bien que Monsieur Bernard
n'aime pas qu'on farfouille dans ses paperasses 1
- Sans doute, mais que diriez-vous si cette
investigation nous permettait de découvrir une
piste intéressante, susceptible de nous faire retrouver le disparu ? .. .
- Je dirai que vous avez du flair, Mademoiselle Hélène ; mais, vraiment, vous pensez
obtenir un tel résultat ? ...
- Cela dépend .. . Mais, si nous voulons obtenir un succès, il faut ne rien négliger .. . Et si,
par hasard, je damais le pion à ces Messieurs
de la police 1...
Cette seule perspective parut dissiper les
scrupl~
de Joséphine .. Elle battit joyeusement
des mainS :
- Si Mademoiselle pouvait réussir 1:1 Ot'I ils
�LA CROISltl RE DU « MYOSOT IS "
ont échou,é, je serais bien conten te ...
La vieille bonne avait regagn é le perron en
COmpagnie de sa visiteuse, tout en poursu ivant
la conver sation. Elles venaie nt à peine de parvenir dans le vestibu le, qu'une ombre se dressa
tout près de là :
Le chauff eur approc hait j il avait conser vé
cette raideu r et ce flegme qu'il affectait toujou rs
il rempli ssait chez les Fontai nes les fonc(~uand
tions de valet de chamb re ...
- Ah 1 c'est vous, mon brave Emma nuel?
- Mademoiselle Hélène va bien ?...
- Je vais on ne peut mieux, reparti t la jeune
flll e, mais, hélas 1 nous ne savons toujou rs pas
Où se trouve mon cousin ? ...
- Comm ent, les recher ches n'ont pas encore
abouti ? .. Je donne rais pourta nt bien cher pour
que mes agress eurs soient appréh endés ...
. Et le chauff eur se grattai t l'occip ut, avec inSistance, à l'endro it même où il assura it que les
criminels l'avaie nt frappé ... Hélène ne répond it
Pas... Les parole s qu'ava it pronon cées tout récemment Huber t lui revena ient à la mémoire ;
Ses regard s clairs s'arrêt aient avec insista nce sur
interlo cuteur ; il sembla it qu'elle voulût des~>n
viller ses plus secrètes pensée s; mais Emma nuel
SOutenait impass ibleme nt l'exam en. Alors, craiglnant de se trahir par son insista nce, Hélène déc ara :
- Je suis venue voir si je trouva is quelqu e
Bhose d'intér essant dans Je bureau de Monsi eur
ernard 1.••
1 PCtt-ce illusion ? 11 sembla à la jeune fille que
légère ment tressai lli j les musel chauff eur avait
.
C es d
.
e. Son vIsage se contra ctèren t presqu e ImperCeptiblement, mais il reconq uit vite son sang-
�64
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
froid et ce fut de sa voix la plus calme qu'il répondit:
- Si Mademoiselle veut bien que je la précède ... Toutefois, qu'elle me permette de lui dire
qu'elle se dépense en pure perte 1 Ce n'est pas
dans la villa qu'elle peut espérer retrouver les
traces des malfaiteurs.
Joséphine s'était retirée et, nantie d'un plumeau, elle se mettait à épousseter les meubles et
les tableaux nombreux qui décoraient les murs
du vestibule . Impassible, Emmanuel montait les
marches de l'escalier qui conduisait au premier
étage, où se trouvait situé le vaste bureau de l'inventeur. Hélène lui emboîta le pas, et, bientôt,
ils parvinrent sur le seuil de la pièce ...
- Nous n'avons rien touché depuis que les
gendarmes sont venus, déclara Emmanuel après
avoir ouvert la pièce .. Si Mademoiselle veut entrer 1
La visiteuse s'empressa de répondre à cette
invitation .. Elle esquissa quelques pas à l'intérieur de la pièce, pendant qu'Emmanuel s'empressait d'ouvrir les volets ... Un flot de lumière envahit aussitôt le bureau et la jeune fille put,
une fois de plus, contempler le décor sévère au
milieu duquel travaillait son cousin disparu ...
Les paperasses étaient demeurées entassées sur
le bureau, des livres s'étalaient un peu partout
et jusque sur la cheminée que surmontait une
glace... Des plans et des épures s'entassaient
sur une table ; des croquis de moteurs d'avion,
des modèles de canots automobiles voisinaient
avec des dessins d'hélices de toutes sortes ...
- Vous pouvez me laisser, Emmanuel...
La jeune fille venait de se retourner vers le
domestique qui était revenu jusqu'au seuil, et
qui attendait, impassible ...
�6::'
LA CRQ[srÈRE DU « MYOSO'flS »
Le chauITeur s'inclina et Hélène, qui s'approchait de la cheminée, eut alors quelque mal à
retenir une exclamation de surprise : dans la
glace qui lui faisait face maintenant, la jeune
fille voyait Emmanuel la regarder avec insistan~e,
puis un sourire effleurait ses lèvres minces ;
11 éut un haussement d'épaules, sortit et referl11a la porte avec précaution derrière lui ...
CHAPITRE VI
LE JOURNAL D'UN r:.. vENTEUR.
Pendant quelques instants, :Hélène s'arrêta
a.uPrès de la cheminée ; il semblait que le souvenait de surprendre devant elle l'eût
rire ~u'cle
fétr.lfléc. Pourtant el le se reprit bien vite, un
'R lalr brilla dans ses yeux . Hubert avait raison,
-rnmanuel devait avoir joué un rôle des plus
SUspects au cours de l'enlèvement ... Sans doute,
en Surveillant ses allées et venues parviendraiton à retrouver la bonne piste ...
\1 La jeune fille porta la main à son sac, le ré vols'y trouvait toujours ; la méfiance qui avait
Alieuré son esprit lui fit hausser les épaules.
p .ant à la porte, elle mit la m:l.in sur la poignée
Si~hs
l'entr'ouvrit brusquement ... Aussitôt, une
le OU~te
s'éloigna en toute bâte ... Penché sur
Su sC~l,
f-U:1ène reconnut encore Emmanuel qui,
V' :fl'ls au moment même OLt il s'apprêtait à surb~t
1er la jeune fille, décampait à toutes ' jam-
cff;
s...
quiiitermons à clef !... Nous serons plus tranli . ~ 1. .•
la. elcne s'empressa de faire tourner sa clef dans
bu serrure, puis, rassurée, ellc s'en revint vers le
reau ...
6
�66
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS ))
Une heure durant, la jeune fille s'absorba à
fouiller l'intérieur des tiroirs et à examiner les
papiers de son cousin. Elle ne trouva rien d'anormal, si ce n'est quelques échanges de correspondance pour engager de prochaines expériences ... D'innombrables calculs, écrits sur le
papier par une main nerveuse, lui demeurèrent
indéchilTrables ...
- Allons, je ne pense pas découvrir là le mot
de l'énigme !.. .
La jeune fille, lasse, songeait déjà à quitter les
«Tamaris » quand, sous une liasse de factures,
elle aperçut une couverture de couleur orange.
Intriguée elle s'empara de cette chemise qui paraissait contenir de nombreux feuillets ...
Hélène hésita pendant quelques
secondes
avant de prendre connaissance du contenu de ces
papiers ... Elle reconnaissa,jt l'écriture fine et
serrée de Bernard ... Pourtant, tout en parcourant au hasard une ligne, elle vit un nom : le
sien !...
La jeune fille écarta aussitôt les scrupules qui
l'assaillaient, la curiosité l'emportait chez elle
sur l'hésitation. Délibérément, elle étala la
première page et découvrit un titre écrit en
grosses lettres :
JOURNAL D'UN INVENTEUR
A première vue, ces lignes ne présentaient pas
le mqindre rapport avec les incidents qui avaient
entraîné la disparition et l'en lèvement de Bernard fontaines. Pourtant, intriguée, la jeune
fille commença sa lecture, les regards brillants,
en proie à un intérêt de plus en plus vif ... Et les
passages se succédaient sous ses yeux, créant
lour à tour dans son cœur le trouble et l'enchantement :
�LA CROISIÈRB DU « MYOSOTIS "
« J'hésite à tracer ces premières lignes, commençait Bernard ... Un inventeur est si novice
dans tout ce qui concerne les affaires de cœur 1
~t puis, la rédaction d'un cahier de ce genre conv~endrait
plutôt à une jeune fille qu'à un ingéI1leur. .. Pourtant, en J'absence du moindre confid~nt
qui soit susceptible de me conseiller, ce~
feUilles auront ma confession ... Les paroles qUI
~e
b.rCtlent les lèvres, je les écrirai ! Di~u
q~e
Je SUIS un écrivain malhabile! pourtant Je SUIS
excu~abl,
je crois toujours voir aprÎ~e
entre
I~s
lignes sa silhouette et son image SI douce,
SI ~ouriante
1. .. Hélène, petite cousine, si t~ saVaiS comme je t'aime 1. .. Jamais, je n'aurais pu
Supposer ['importance de la place que tu occupes
dans mon cœur 1... ))
La jeune fille s'arrêta de lire durant quelques
secondes, les caractères sem blaient danser deVant ses yeux; pourtant, après une seconde lecture, elle dut se convaincre qu'elle ne rêvait pas.
Oui, c'était bien Bernard, qui avait écrit cela,
Bernard qu'elle accusait de tant de froideur et
d'i~fTérenc
à son égard 1. ..
Et les notes se succédaient, écrites au hasard,
<J.u and l'inv.enteur prenait quelque répit. L~
vi~
Siteuse, raVie, découvrait là un Bernard qUi lUi
était jusqu'ici complètement inconnu ...
« Oui, je sais, jadis nous avions projeté de
nous marier, mais il s'agissait là sans doute de
paroles d'enfants ... Hélène aurait le tempS de
changer, de découvrir ['homme qui pourrait êt~e
plus. capable que moi-même de lui assurer la vIe
trépldan te qu'elle afTection ne. Evidemment,
la fort~ne
assez coquet\~
. dont je dispose me permettrait de mettre tout de suite mon plus cher
projet à réalisation ; seulement, j'ai des scrup~
les, des idées bien arrêtées, cette fortune ne dOIt
�LA CROISJÙRE DU cc MYOSOTIS ))
pas compter à mes yeux ... Je veux être capable
de gagner ma vie, je tiens à m'imposer par mes
in ventions ... Et quand, un jour qui n'est peutêtre pas éloigné, je me verrai en vue du but,
j'abandon nerai la réserve dans laquelle je me
cantonne depuis quelques années déjà . . . Je lui
parlerai ; elle saura, mais auparavant je voudrais me rendre com pte si ses sen timents envers
moi n'ont pas changé 1...
Hélène allait de surprise en surprise. Eh
quoi 1 l'indifférence que manifestait l'inventeur
li son égard ne constituait qu'une feinte ... Bernard l'aimait et caressait le même rêve qu'autrefois 1...
- Mon Dieu, comme je suis heureuse 1... Il
m'aime toujours !...
La physionomie de ln jeune fille s'épanouissait; elle se félicitait d'avoir violé le cher secret...
Les craintes qui la tenaillaient depuis si longtemps s'évanouissaient...
Pourtant, la satisfaction de la jeune fille ne
dura pas 1 Un pli amer pinça ses lèvres ... Tout
cela appartenait en effet au domaine du passé.
A quoi lui servait de connattre les sentiments de
Bernard, puisque le malheureux avait disparu,
puisque, en ce même moment, il avait sans doute
succombé sous les balles de ses assassins 1...
D'un revers de main, la jeune fille essuya la
sueur qui perlait à ses tempes ... Elle éprouvait
une oppression qu'elle ne parvenait plus à surmonter ... le beau rêve était sur le point de se réaliser, et elle l'avait compromis par sa manœuvre
st.upide 1...
"
- En vérité, fameuse idée que nous avons eu
d'organiser cette croisière du « Myosotis Il 1. ..
Hélène se sentit sur le point de sangloter. Ja-
�I.A CROTSœRK DU « MYOSOTIS »
69
mais, depuis que s'était produit le mystérieux
e,nlèvement, elle n'avait mieux éprouvé le sentIment de sa responsabilité, de sa légèreté l..,
.De sa main tremblànte, la jeune fille feuilletaIt les pages, Bernard poursuivait la rédaction
de Son journal. .. Parfois quand la journée avait
été trop chargée et qu'il avait dû demeurer longtemps dans son bureau, penché sur les pl~ns
ou
Sur, les épures, il ne traçait que quelques ltg~es,
n;alS on y retrouvait toujours le nom de la bIenalmée .. . Elle seule accaparait toutes ses pensées ... Une fois sa pénible besogne achevée, il
S'évadait vers elle ...
Epreuves surmontées, diiTicultés de toutes sortes vaincues, déceptions écartées, l'inventeur retraçait tout !... Pàurtant, il ne s'abandonnait jamais une inaltérable confiance, sa joie éclatait
à plusieurs reprises et cn particulicr dans ce
passagc, qu'lIélènc tint à relire deux fois :
CI On m'a dit que Robert Lacaze, après Emile
Combrailles, a demandé la main d'Hélène ...
C'est un très beau parti ... Et pourtant ma petite
COusine n'a point accepté encore.. . D'aucuns
a~surent
qu'elle pense à un autre et certaines inSInua!ions inciteraient à croire que je ne serai,s
p,eut-etre pas tout à fait étranger à cette déc~
sIon ... Hélène partagcrnit mes sentiments, ma~s
Ine reprocherait amèrement 1110n goût de la sohtUde 1... Petite cousine, si tu savais pourtant que
cc labeur continu et acharné, je J'entrpc~ds
POur te mériter 1. .. Mais, tÔt ou tard, la IUlT~re
sc fera, éclatante, sur mes sentiments ... Elle
verra que j'étais sincère, que mon amour pour
ellc s'affirmait immense ... Et Je sourire de ses
doux yeux me consolera certainement de bien
des épreuves, de bien des doutes 1. .. »
- Cher Bernard 1...
�70
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS ))
Hélène serrait maintenant le cahier à couverture orange contre sa poitrine ... Une douceur
infinie s'emparait de tout son être; pourtant les
remords commençèrent à l'accabler quand elle
lut de nouveaux passages relatifs aux projets et
aux espérances de son cousin :
« Cette fois, je crois avoir résolu le problème
qui consacrera ma réputation . Un échange de
lettres avec le service technique du Ministère de
la Marine m'incite à espérer l'achat prochain de
ma torpille BW dont j'ai achevé tout récemment
les plans 1. .. L'achat du brevet sera le couronnement de ma carrière ... Un tel résultat, obtenu à mon tIge, peut faire bien augurer de
l'avenir 1.. Ma torpille B\V, c'est Ile qui me
fera te gagner, petite Hélène ... Une fois J'achat
du brpvet conclu, je te parl erai ... Je te dirai tout
mon amour. .. Celui que tu appelais autrefois ton
petit mari pourra le devenir réellement! Maintenant, je compte les heures, je décachette avec
impatience toutes les lettres qui me viennent du
Ministère de la Marine ... La victoire obtenue, je
me
consid~rea
digne de
demander ta
main 1.. . ))
- Grand Dieu 1...
La jeune fille, atterrée, songeait que ces plans
de la torpille BW en qui Bernard mettait tant
d'espérance, avaient été dérobés par les agresseurs de l'inventeur. Désorl11ais, jls avaient vrai. semblablement passé la frontière et jls servaient
à d'autres fins que celles espérées par leur auleur. Tant d'années de recherches aboutissaient
à un lamentable drame, dont on ignorerait vraisemblablement toutes les circonstances 1...
Et, à la dernière page à moitié remplie du cahier, s'étalaient ces lignes encore fraîchement
écrites :
�S ))
LA CRO ISIÈR E DU cc MYO SOTI
71
voc atio n urJe reço is à l'in stan t une con
um ent s . .. La
doc
mes
gen te pOur la livr aiso n de
m'é ton ne un
je
et
tres
d'Is
e
lettr e vien t de la bas
le ren dez -vo us .. .
peu du lieu qui m'e st fixé pou r
à que lqu es kilo Lodol a , Sur la rou te de Me nto n,
)~ ! Ma is, .sans
aris
seu lem ent des « Tam
~ètres
ave c Just e
-J!s
ient
méf
se
ces Me ssie urs
~ute
llen t litté rale men t
raISon des esp ion s qui fou rmi
e. Je trou cett e rég ion , voi sine de la fron tièr ra au Midan~
dui
con
me
qui
vera i là-b as une voi ture
, pou r par er à
;a rna r , à Me nto n ... En tou t cas
mon rév olv er ...
out e éve ntu alit é, je me mu nis de
ver , l'impo~
arri
n ne sait jam ais ce qui peu t
ave c mOI,
te
por
j'em
que
tanc e des doc um ent s
qu' on les déf end e
dan s ma serv iett e, vau t bien
OCite que coa te con tre des aCYresseurs éve ntu els ..
ave c moi , Em ma1 est vra i qu' Em ma nue l se~
rd ne s'es t jam ais
éga
mon
à
nUel don t la fidélité
ma jeu nes se ! ....
1!m ent ie un seu l inst ant dep uis Je par s ... et Je
1...
• nfin, à la grâ ce de Die u
nqu eur 1... Il
Pou rrai bien tôt la rev oir en vai
ien t là, et Hérêta
s'ar
tes
l' Les con fide nce s écri
inté rêt pas un
qui les ava it suiv ies ave c
~ne
trag -édi e;
ne
plei
en
e
sIon né, Se retr ouv ait plo ngé
eITet la
en
t
aien
pel
rap
lui
le~ der niè res lign es
cou son
it
situ atio n dan s laqu elle se déb atta on, l'in t~lse
arit
disp
sa
SIn, l'én igm e qui env elo ppa it
elle se rnd?c onc erta nt de la poli ce, laqu
btlC~ès
.
e...
uêt
enq
te
tou
laIt avo Ir sus pen du
le
s'impoal~
Pou rtan t la pré occ upa tion qui
le
ait
c'ét
,
fille
ne
plu s Sou ven t à l'es prit de la jeu
it da jou er dan s
rÔle sus pec t que [e cha uffe ur ava
, tou t il l'he ure ,
fois
x
deu
Par
tou te cett e affa ire ...
rire dan s [a glac e,
en .Su rpre nan t son étra nge sou
l'ép ier aup rès de
PUIS en le voy ant en trai n de
con stat er que les
pu
it
ava
[a !?orte, la je'u ne fille
fait par t peu de
crai ntes don t Hu ber t lui ava it
«
J
�72
LA CROlsrnRII DU « MYOSOTIS ))
temps auparavant, se trouvaient fondées... Si
Emmanuel n'avait rien à se reprocher, il n'eÛt
pas observé une telle attitude de méfiance ; ses
allures le trahissaient ...
Lentement, Hélène rangeait les feuillets et
repliait la couverture, puis elle remettait le tout
il l'endroit même où ('lle venait de le découvrir ...
Qu'al lait-e lle faire maintcnant ? .. Certes elle
éprouvait l'ardent désir de démasquer le misérable, mais ce dernier était habile, il avait réu~si
à donner le change à son maître, il ne se laisserait pas aisément surprendre . L'expérience de
tout à l 'heure suffisait d'ailleurs à. le rendre soupçonneux ...
- Tant pis! Je m'en vais revenir à Eze 1...
La jeune fi ll e a ll ait à la porte, l'ouvrait et se
hasardait de nouveau dans le couloir; méfiante,
elle promena aussitÔt un coup d'œil inquiet autour d'clIc, mais ellt.: se rendit compte bien vite
qu'elle était seule, Emmanuel, peu soucieux
d'être de nouveau aperçu, dcmeurait prudemment au rez-de-chaussée ...
En quelques instants, Hélène descendit l'escalier. A li bas de la rampe, elle aperçut Joséphine qui, au moyen d'une peau de chamois,
s'efforçait de faire briller la boule de cuivre ...
- Alors, Mademoiselle n'a toujours nen
trouvé ? ..
- Non l... Je n'ai rien découvert de bien
intéressant, ma pauvre Joséphine ... Des papiers,
des chiffres ...
- Oh ! ces chiffres 1... Monsieur Bernard
m'aurait rait devenir folle à le voir s'abrutir ainsi dans. ses grimoires .... Au cour~
des repas, il y
songeait encore: combien de fOIS ne J'ai-je pas
surpris qui mangeait machinalement, Je reO'ard
absent 1. .. Si je ne savais pas que Mon~elr
�LA CROlliIRRE DU « MYOSOTIS»
73
~3ernad
n'a de goût que pour les problèmes,
j'aurais juré qu'il était amoureux 1...
'- Amoureux !... Lui !. ..
là d'ext~aor
. -. Mon Dicu, que veriz-~us
dlnûlre ?... Monsieur Bernard n a pas une pIerre
à la place du cœur. Ah ! certes, i[ aurait bien
besoin de recevoir ce coup de foudre, ça le dégourdirait un peu 1. ..
Crovez-vous ? ..
lIélène' jouait à ce moment l'étonnement, pour
d,issiper. l'émotion profonde qu'elle éprouvait ...
lo u tefOls, el[e ne réussit sans doute pas à donn~r
le change à son interlocutrice, car cette dernIère reprit en bougonnant :
A son age, s'amuser avec des balivernes pareilles 1... Si M. Bernard était sans
le SOli, passe encore, il faut bien que tout le monde vive; mais il jouit d'une jolie fortune qui lui
per.mettrait de faire le bonheur d'une gentille
petIte femme 1. .. Ce ne sont pas les prétendantes
q~ti
manquent 1. .. Mercredi encore, j'entendais
dIre au marché de ROCJucbrune: « Il n'est pour~ant
pas fada, Monsieur Fontaines 1. .. C'est un
~oli
garçon, mais pourquoi s'enferme-t-il touJOurs comme un moinc ... Il se crèvera les yeux
à déchitTrer ainsi ses grimoires 1... ))
.
--:- l [ ne s'agit pas de grimoires, ]oséphme,
m:us d'épures...
\
- Grimoires, épures, tout cela est pour moi
du. même acabit! Si défunts ses parents se tro~.
Valcnt encore de cc monde, ils se feraient certaInement beaucoup de hile et de mauvais sang ...
Le, jeune fille laissait parler la vicilfe bonne i
d,<?PUIS quelques instants l'idée lui était venue d.e
1 Il1te~rog
au sujet d'Emmanuel; elle T;'cnsalt
obtenIr quelques renseignements au SUjet du
chauf~r,
dont l'attitude lui semblait désormaIS
�74
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS
l>
pour le moins étrange ...
- Dites donc, Joséphine, ne trouvez-vous pas
J'attitude d'Emmanuel un peu bizarre depuis la
disparition de Monsieur Bernard ? ..
- Dame, le pauvret a reçu un coup sur l'occiput... IJ s'en ressent toujours un peu 1...
La vieille bonne promenait un regard circulaire autour d'elle, pour s'assurer qu'elle ne pouvait
être surprise par des oreilles indiscrètes, puis,
elle se penchait vers Hélène et lui murmurait :
- Entre nous, Emmanuel était bien avant
moi aux « Tamaris n, mais nous n'avons jamais
beaucoup sympathisé 1... J'en suis encore à me
demander comment iJ n'a pas mienx défendu
Monsieur Bernard, quand s'est produite l'attaque de l'auto ... C'est un incapable et un mollasson 1... Depuis cette malheureuse afTaire, il
rôde comme une âme en peine, parfois il s'absente ... Hier encore, je l'ai vu parler à deux individus étrangers au pays ...
Les déclarations de Joséphine semblaient intéresser prodigieusement la visiteuse. Décidément elle était sur la bonne piste; les paroles
qu'elle venait d'entendre corroboraient entièrement les soupçons d'Hubert...
Pourtant les deux femmes interrompirent leur
entretien, une porte venait de s'ouvrir et Emmanuel apparaissait, apportant l'aspirateur
aussi Hélène s'em pressa-t-elle de dLre :
- Au revoir, Joséphine ...
- Et Mademoiselle reviendra bientÔt ? ...
- Le plus tÔt possible, Joséphine 1. .. D'ailleurs, je crois bien que j'ai découvert aujourd 'hui certains indices susceptibles de nous mettre sur la bonne voie 1. ..
En prononçant ces mots, Hélène regardait à la
dérobée Emmanel qui mettait la prise de contact
�LA CROISIÈ RE DU
« MYOSOT IS ))
75
perme ttant de faire fonctio nner l'instru ment.
Il lu.i sembla qu'une légère contra ction ,altéra it
le Visage du domes tique ; pourta nt, s aperce Vant que la jeune fille l'obser vait, le chauff eur se
remit à la besogn e ...
Et Hélène sortit en compa gnie de la vieilIe
domes tique. Quand elIes se trouvè rent sur le
perron , Joséph ine lui souffla encor e:
-;-:- Drôle d'oisea u 1... Quand je vous disais
qu II devena it tout fada! 1...
L.a jeune fille ne s'altar da pas à discute r. Elle
avaIt hàte de rejoind re Huber t et ses autres amis
et de leur faire part des impres sions qu'elle rapfor tait de sa visite ; après un dernie r au revoir
,l'adre sse de la domes tique, elle sauta dans
1 auto qui attend ait devant la porte, puis apPUya Sur le démar reur et l'accél érateur , et s'éloigna rapide ment. ..
p Dix minute s plus tard, Hélène revena it à Eze .
ce bref parcou rs elle s'était sentie en ·
. e~dant
sentim ents bien divers. Elle connai sdes
proie à
Sait mainte nant les plus secrets désirs de Beret ces pensée s elle se garder ait bien de les
n~rd,
Ul
1;V g ue r. .. Pourqu oi fallait-il que son bonhe ur
Ut aSsom bri par la trisle réalité, par l'absen ce de
en plus prolon gée de l'inven teur, absenc e
Pl~s
.
qUI autoris ait les pires hypoth èses !...
lent
troUVa
se
il
Bardeu
Madam e et Monsi eur
er;
stopp
vint
Hélène
quand
villa,
leur
devant
ap.rès avoir exécut é un impres sionna nt virage ; à
peine la jeune fille fut-elle descen due, qu'ils se
Portère nt à sa rencon tre :
- Eh bien, Hélène , d'où viens-t u ? ..
- Des « Tamar is » •••
- Alors ? .. Il Y a du nouvea u ? ..
- Hélas non 1. .. Je vais rejoind re mes camarades au tennis 1...
�76
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
Hélène voulait à tout prix éviter un entretien ,
elle avait peur de se trahir, en présence de ses
parents et désirait éviter toute question gênante;
en peu de temps, elle disparut à l'intérieur de la
villa; cinq minutes p lus tard, après avoir repris
son costume de sport, elle s'éloignait vers le
court. ..
Hubert venait de gagner une partie quand il
aperçut la jeune fille qui s'en revenait en courant ... Laissant ses amis commencer une autre
partie, il s'empressa à sa rencontre :
- Eh bien ! Quoi de nouveau ?
- Vous aviez raison, Hubert.. . Les a llures
d ' Emmanuel me semblent louches . Il faudra le
soumettre à une surveillance des plus serrées 1.. .
En peu de mots, la jeune fille racontait quelle
fâcheuse impression avaient provoquée chez elle
l'attitude et les allures du chauffeur ...
- Quand je vous le disais ... Cet individu a
certainement joué un rôle dans la disparition de
votre cousin !. ..
- Si vous ne m'aviez mise en garde, je ne me
serais évidemment doutée de rien 1.. . Bernard
avait une tclle confiance en cet Emmanuel que
je pouvais tout supposer, excepté la culpabilité
d'un aussi fidèle servitcur 1. .. Maintenant, je
partage votre avis !...
- Cet Emmanuel est indubitablement un auxiliaire à la solde des misérables qui se sont emparés de Bernard et des fameux plans de la torpille BW 1.. Ces coquins se sont assurés les
services du chaufTeur à prix d'or 1. ..
- Le misérable !.. Si nous pouvions seulement le confondre !.. .
- Et c'est à quoi nous allons nous employer
tout de suite 1. .. Ecoutez, Hélène, quelle chance
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
77
si nous pouvions réussir là où la police a si piteusement échoué 1. .
Le jeune homme manifestait ;l ce moment une
si complète assurance qu'Hélène l'arrêta d'un
geste :
_ Pas si vite, Hubert !.. . On dirait véritablement que vous venez de confondre toute la bande l.. Ces gens-là sont adroits ! Ils disposent
sans doute de movens redoutables L .. Nous aurons affaire à forte partie !
_ Eh bien ! tant mieux 1 Auriez-vous peur
d'engager la lutte contre ces gens-là ?
Le visage de la jeune fille s'empourprait. Les
9uel ques paroles que venait de lui adresser s~n
l~terocu
semblaient l'avoir cinglée en plem
vIsage :.
•
_ Vous savez bien que j'ai promis de faire
toute la lumière sur la disparition de Bernard 1..
Le~
découvertes que je viens de faire ne so~t
pas pour me d(;COufager au contraire 1.. D'allI~urs,
plus que jamais j~ veux sauver mon couSI11, l'arracher au tris;e destin que lui réservent
les criminels 1...
- Quelle fougue, petite Hélène 1.. Vos pr~
n.elles lancent des flammes ! Serait-ce votre VISIte aux « Tamaris)) qui vous a donné une telle
énerg"ie ?
~a
jeune fi Ile ne répond it pas ; elle appréhendait que son interlocuteur eût deviné son se:ret: .. Oui, le cahier à couverture orange qu'elle
<!Valt découvert sur Je bureau de l'inventeur, les
Con fideorcs qu 'i 1 avait inscrites et dans Icsquel~
elle avait compris tout l'amour qu'il éproU Yalt
P~ur
elle, avaient provoqué cette réaction salutaIre qui succédait à un découragement et à une
1assltude
.
de plus en plus accentuées ...
�78
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
Eh bien ! vous ne jouez donc pas, Hélène ? ..
Claude Cargèse et Bernadette Gentier approchaient ; aussi IJélène se sépara-t-elle d'Hubert,
et, raquette en main, fit son entrée sur le court.
Elle perdit piteusement et envoya bien souvent
sa balle dans le filet. D'autres préoccupations
que le jeu accaparaient actuell ement- son esprit.
Elle se demandait avec anxiété quelle tournure
emprunteraient désormais les événements, et
comment e ll e pourrait parvenir à démasquer Emmanuel. ..
- Jamnis tu n'avais été aussi ' mauvaise au
tennis, Hélène ! grommela Claude Cargèse, qui
p.tait Je partenaire de la jeune fille ... On dirait
que tu penses à autre chose .. Par trois fois, la
balle est venue le passer sous le nez et tu n'as
pas réussi seu lement à la cuei llir !. ..
- C'est vrai, je ne suis pas en forme, aUJourd'hui, je laisse la place à Maguy !..
Et Hélène s'écarta, mais, cette fois, elle ne
chercha plus h s'asseoir parmi le groupe joyeux
gui attendait sous les palmiers et les mimosas,
observant attentivement les joueurs; elle ne son.:.
gea pas non plus il rejoindre Ilubert et à reprendre l'entretien interrompu.Elle avait hâte de
se retrouver seule, de s'abandonner à ses pensées ... Il lui semb lait encore lire les lignes que
l'inventeur avait tracées d'une main que l'émotion rendait tremblante. Et la même crainte la
prenait tout entière. Au moment où leurs coeurs
vibraient à l'unisson, allaient-ils devoir abandonner le Iwau rêve d'amour ? ....
Pourtant, Ilélène ne voulait pas s'avouer vaineue.; elle r~agit
cont~'e
le découragement et la
laSSitude qUi la gagnaIent; coOte que coOte, elle
voulait poursuivre la luite. Avant de sombrer
�LA CROISIÈ RE DU « MYOSOT IS »
79
dans l'incon scienc e et de s'aban donne r au sommeil, elle évoqua l'inqui étante silhou ette d'Emmanuel ...
:- A tout prix, se dit-elle, il faut que je connaisse le secret de cet homm e 1...
CHAP ITRE VII
LE RODEU R MYSTER IEUX
- Qui est là ?
Hélène , qui s'était couchée assez tard, se redressa d'un coup sur son lit, un bruit soudai n
venait de se faire entend re : celui d'une vitre bri~ée ... Il sembla it qu'on vînt de lancer un proJectile dans les carrea ux ...
Tout d'abor d, encore tOut engou rdie par le
sornrneil, la jeune fille porta la main au revolver
qu'elle avait déposé dans le tiroir de sa table
de nuit. Ses regard s se portère nt vers la fenêtre
qu'elle avait laissée entr'ou verte.. . Pieds nus,
f,lIe s'aven tura Sur le tapis et s'appr ocha de
ouvert ure ...
- Qui est là ? insista-t-elle.
de répons e. Le silence le plus complet rép~
gnait au dehors . Profon démen t intrigu ée, Hélèn~ se pench a sur le rebord de la fenêtre. Elle ne
rien ; les allées soigne useme nt sablées et ra~It
du jardin s'étala ient toutes blanch es au
t1s~ée
de lune. Pas la moind re silhou ette qui pÇlt
~Iar
1 éceler la présen ce d'un intrus auprès de la VJIa...
- Je n'ai pourta nt pas rêvé 1 se dit la jeune
filIle
...
Hélène évitait d'allum er l'élect ricité; elle craignait, en effet, que M silhoue tte, se découp ant
�80
LA CROISIÈRE DU IC MYOSOTIS ))
en pl eine lumi ère, da ns le recta ng le de la fenêtre
n'offrît un e cible faciJe à un rôde ur embusqué
derri ère les massifs voisins ; toutefois ses rega rds habitués à J'obscurité , discernèrent bientôt des éc lats de verre qui gisaient s ur le tapi s ...
Un carreau avait été brisé avec une pierre ... Hasardant un pas en avant et se baissant, la jeùne
fill e aperçut bie n vite une boule blanche ...
- Un papier plié autour d'un e pierre, murmura-t-elle de plus en plus éton née ... C'est singulier ; on dirait véritableme nt qu'il s'agit là
d'un message 1...
Etendant la main, la jeune fill e s'emparait du
papi er el le dépliait ; puis, a ll a nt vers sa table
de nui t, elle a lluma sa veilleuse et s'efforça de
déchiiTrer les quelques li g nes qui s'étalaient sur
la feuill e. Hàtivement, une main d'homme avait
tracé au crayon :
A'l'ertissament Ù l\[ademoiselle Barde't~il.
- Il
serait dangereux de chercher encore à connaître
ce t]1,'est devenu Bernard Fontaines. - A bon
entendeur saI ut 1..
JIélènc c herc ba vainement la moindre s ig nature ; mais ces quelques mots étaient suffisamment expli cites . A deux reprises, ln jeune fille
relut le billet tout froi ssé, puis, se rrant rageusement le poing :
- S'ils croient m'intimider avec leurs menaces 1. .. Au contraire ! plu s que jamais, je me
sens dé cidée à rec herc her la clef de la troublante
énig-me 1... Et puisqu'ils so nt assez malad roits
pour me s igna ler de nouveau leur présence dans
c s parages, je pronterai de l'occasion qui m'est
offerte L.. NOLIS verrons bien qui aura le dernier mot 1. ..
Tout en pronon(iant ces paroles, Hélène s'habillait rapidement, sans songer même à alerter
�tA CROISlk RE DU « MYOSO'f lS
»
Ses parent s et à les mettre au couran t de l'incident étrang e qui venait de se produi re. Elle se
chauss ait, passai t son mantea u, plaqua it sa toqu(' sur sa tête, puis, repren ant son revolv er, elle
venait se penche r li. la fenêtre ...
Le jardin sembla it toujou rs désert .. . La jeune
fille allait se reculer , déçue, quand , tout à coup,
e}le ap'erçut, à peu de distanc e, auprès d'un masSIf de mimos as, une ombre qui s'immo bilisai t ...
Un homm e était là, aux aguets ...
- Attend s un pcù, mon bonho mme 1. .. Nous
niIOns te jouer lin bon tour 1. ..
Hélène he doutai t plus un instan t mainte nant
que ce fÛt là l'indiv idu qui, tout à l'heure , avait
la pierre t le messag e dàhs Sa chamb rp ;
1~icé
oi, désireu se de le surpre ndre coûte
pourqu
est
C
que coûle, elle sortit de sa chamb re, et, à tâtons,
S''enga gea à pas feutr(os dans l'escali er.
Penda nt quelqu es instant s, la jeune fille avait
réveill er ses parent s et les domes tiques ;
pe~Sé
Illals elle se ravisa bien vite en songea nt que tout
cela la retarde rait et perme ttrait sans doute au
1I1ystérieux rôdeur de s'éthap per. Coûte que
CoOte, elle désirai t le rejoind re ...
Hélène s'imag inait! en effet, Sans grand' pei~e que cet individ u qui s'était introdu it dans le
Jardin, devait certain ement savoir où son cousin
Se truuva it actuell ement retenu prison nier. Le
COntenu du détonc erlant messag e ne pouvai t laisser subsist e!' aucun doute à ce sujet ...
E~ peu de temps, la jeune fille qui connai ssait
:d"'.Jra blemen t les a1tres, parvin t à la potte de
en"ICe ; lentem ent, clle l'ouvri t, puis, conser Vant toujou rs son arme dans sa main, elle s'aven tura au dehors ...
senteu rs embau mées des fleurs, qui envah' Lc~
ISsalent la plus grande partie du jardin vinren t
6
�LA CROISmRE DU (e MYOS'rl~
))
caresser l'odorat d' Hélène i mais elle ne s'inquiéta point d'attarder ses regards sur les taches
claires des magnolias qui se détachaient sur les
massifs ... Elle voulait contourner un groupe de
palmiers et parvenir ainsi de l'autre côté de la
villa i après, exécutant un léger détour, elle espérait couper toute retruite à l'intrus et le surprendre pendant qu'il poursuivait son guet ...
Hélène avançait toujours, retenant son
souffle, évitant de faire craquer le sable sous
ses pas. Elle s'orientait facilement i encore quelques instants et elle parviendrait tout près de
l'endroit où, peu de temps auparavant, elle avait
aperçu l'homme immobile ... Le cœur battant, la
jeune fille, braquant son revolver dans la direction où elle pensait que se trouvait encore le rôdeur, allait franchir un dernier pas, quand une
exclamation dépi tée 1ui échappa .. Elle ne voyait
plus personne devant elle ...
'- Pourtant, je n'ai pas rêvé, se dit la jeune
fille, profondément déçue. Quelqu'un était bien
là ... Les traces de pas demeurent imprimées sur
le sable
. de l'allée soigneusement ratissée hier
ail sOIr
,
....
Au clair de lune, les empreintes s'étalaient, en
e!Tet, très neHes, l'individu avait zigzagué, mais
sans doute n'avait-il plus cherché à se rapprocher de la villa, car tous les pas étaient dirigés
vers le massif. Probablement, l'inconnu, après
s'être approché jusque sous la fenêtre de la
chambre d' Hélène pour lancer le message, s'était-il empressé de battre en retraite de ce côté ...
La disparition du déconcertant personnage ne
découragea pourtant pas la cousine de Bernard.
Elle se disait qu'il devait toujours être dans le
jardin et elle sc sentait décidée à le retrouver
coOte que coOte. Toute à son désir de faire la
�~é,ri
LA CROISIÈRE DU (( MYOSOTIS ))
Tt Import~i
83
, la jeune fille s'improvisait détective. Peu
le danger qui pouvait la guetter. ..
Ile voulaIt retrouver le disparu ...
Un léger craquement de branches fit se retourner la jeune fil le, surprise, elle se rejta de nuuVeau à travers les massifs :
-:- Qui est là ? interrogea-t-eIle, d'une voix
qU I tremblait légèrement. ..
,Personne ne répondit ; cependant Hélène n'ét~l
~as
dupe j quelque chose l'avertissait qu'elle
n étaIt pas seule dans le jardin ; un instinct seCret l'incitait à penser qu'un péril la menaçait,
Gue des regards se posaient sur elle dans l'omre et suivaient ses moindres mouvements ...
t ,Deux minutes s'écoulèrent. Hélène, qui s'ét~I,
adossée au tronc d'un palmier, ne bougeait
) uJOurs plus, elle savait qu'elle eOt pu appeler
ce moment j ses parents l'eussent entendue de
,eUr chambre, mais celte alerte eût fait s'enfuir
lInrnéd'
' ' surprend
latement l'homme qu'elle déSIraIt
:e. Dans les troublantes circonstances qu'elle
VIvait
'
'
dé' : l
a 'Jeune fi Ile demeurait plus que JamaIs
cldee à conserver son sang-froid .. .
lè~e
doigt, sur la détente de son revolv,er, ,Hé, e attendIt encore ' le J'ardin demeuraIt stlenCleu
'
d x; pourtant, au J bout de quelques lI1stants,
~ouv,eax
craquements se firent entendre,
P Us élOIgnés, cette fois ...
di --: Mo~,
Dieu! se disait Hélèn~.
. . On
raIt qu JI cherche à atteindre le portaI l [.. .
Jarnais Hélène n'avait autant regretté que
cette nUIt-là
'
i\.
l'absence de chiens à la VI'II a ...
13 Ux « Tamaris )l, les trois fidèles gardiens de
e ernard auraient inévitablement donné l'éveil et
nr;tPê~hé
Je rôdeur de prendre la fuite ... Mais ce
~taI
plus le moment de récriminer; entre les
ar res, Hélène apercevait de nouveau la silhouet-
f
f
�LA CROISrkRE DU (( MYOSOTIS))
.
te qui se détachait vaguement sur le mur qu'elle
venait de rejoindre ...
- Cette fois, il va s'échapper 1...
Résolument, la jeune fille dirigeait son revolver vers le fugitif, quand, sur sa droite, elle entendit de nouveaux craquements ; un second
homme débouchait d'un massif, et, loin de chercher à suivre le premier rôdeur qui escaladait délibérément le mur entourant le jardin de la villa,
il piqua vers le portail.
-- Comment 1... Ils sont deux !. ..
Hélène n 'hésita pas plus longtemps ; laissant
le premier inconnu, parvenu au faîte du mur, se
laisser glisser de ) 'autre côté et disparaître, elle
s'élança en courant sur les traces du second; ce
dernier était coiffé d'une casquette qu'il avait rabattue sur ses yeux ; il courait à toutes jambes le long de l'allée aboutissant au portail...
- i\rrêtez-vous, ou je tire 1. .•
Le grincement du portail qui tournait sur ses
gonds répondit seul à l'injonction. L'homme ve.nait de se faufiler au dehors. Il était trop tard
pour que sa poursuivante pOt lui envoyer une
balle ... Alors, furieuse, la jeune fille abandonna
la pelouse qu'elle traversait à grands pas et parvint, à son tour, auprès du portail, en quelques '
instants elle attira à elle le lourd battant, puis
par l'entrebaillement, elle regarda, cherchant à
repérer le fugitif...
TOlIt d'abord,
Hélène ne remarqua rien
d'anormal. La villa de Monsieur Bardeuil donnait sur la Moyenne Corniche, le ruban goudronné de la route s'étalait SOllS les yeux d'Hélène, éclairé par quelques lampes électriques ...
- Ils ont réussi à s'esquiver 1. ..
. Dépitée, la jeune fille allait se résigner à revenIr ('41 arrière et à rejoindre sa chambre, quand
�LA CROISIÈRE DU cc MYOltOTIS »
85
elle aperçut sur sa gauche, longeant les façades
des habitations voisines, deux ombres qui s'éloignairnt furtivement. ..
Cette fois, Hélène n'avait plus à douter ; il
s'ag-issait là de ses deux individus. Ils se faufilaient le long du trottoir et semblaient ,voul.oir
emprunter la Movenne Corniche, en directIOn
de Monaco...
. - Ma foi, tant pis L.. Il faut que je sache où
Ils se rendent 1. ..
Hélène songeait que les dellx individus susPects allaient selon toute probabilité reg-<wner
leur repaire, ce même repaire, 01'1, peut-être, Bernard se trouvait retenu prisonnier ... Sans ah'andonner son arme, elle sortit du jnrdin et s'aventura 3 son tour le Ion!! de la route ...
Il ne semblait pas ~ainle<t
Clue les inronnus se fussent rendus compte rple la jeune fille
s~
lançât sur leurs traces : ils allaient li pas raPIdes, sans se retourner. et Héolrnp. au; avnnçait
à la même <lllure. pouv<lit s'assnrer qu'ile; se
tr~uvaien
v~tus
l'un et l'autre d'impermhlhlee;
Frts clairs dont ils avaient prudemment relevé
es cols ...
Pourtant, à plusieurs reprises. H~lène
dut se
reculer dnns l'ombre: plus il s'éloi(!n:lient. plus
es deux hommes semblaient devenir méonnnts ...
fil- Où vont-ils donc ? se demandait la jel lOe
Ie, df> pllls en plus intriC7ure. Snns doute cherche,nt-I'1 s à reg-a(!ner leur,., repnire... A mOIns
.
(u lIne auto ne les attende tout près de là, sur
a rOllte ...
~ ~Télène
s'étonnllit, en effet. de ne pas aper:edOlr le moindre véhicule: les inconnus, lps méllns
les poches, avaient atteint l'endroit ?t'I la
oyenne Corniche atteint son point culminant
au Sortir d'Eze ... Sur sa droite, c'était le rncr-
M'OS
�86
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
veilleux panorama nocturne de la Mer reflétant le
ciel constel\lé d'étoiles; un vent frais soufflait
du large et venait faire se dissiper définitivement
l'engourdissement qui la retenait encore ...
La jeune fille respira à pleins poumons cet air
vivifi.ant ; à la lumière des réverbères, qui s'alignaient le long de la route, à intervalles réguliers, elle pouvait constater que les deux hommes poursuivaient toujours leur route à pied ;
parfois, ils se rangeaient pour laisser passer les
autos assez nombreuses qui passaient venant,
soit de Nice, soit de Monte-Carlo, balayant la
route de leurs phares éblouissants.
Hélène connaissait admirablement ces · parages ; à un certain moment, elle crut que ceux
CJu'elle filait allaient emprunter soit la route allant fi la Turbie, soit celle CJui, descendant vers
la Corniche du Littoral, traverse le ravin sauvage du Saint-Laurent ; néanmoins, ils continuèrent de long-er la :M oyenne Corniche et de
se diriger vers le Tunnel de quatre-vingts mètres
CJue l'on doit franchir avant d'arriver à Monaco,
au pied des hauteurs de la Tête cIe Chien et audessus des paysages enchanteurs du Cap d'Ail ...
Les deux hommes se retournèrent une fois encore et la jeune fille n'eut que le temps de se
dissimuler cians l'ombre ; puis ils s'engagèrent
d'un pas délibéré à travers le tllnnel ...
Hélène hésita :want cie reprendre sa filature.
Elle appréhendait en efTet un piège. Le tunnel
constituait un endroit rêvé pour tendre un guetapens ... Qui savait, après tout, si les mystérieu){
rôdeurs ne savaient point sa présence derrière
eux et s'ils ne manœuvraient pas pour J'attirer
et pour pouvoir plus aisément la réduire à l'jmpuissance ...
Pourtant, Hélène écarta bien vite les appr6-
�LA CROISIÈRE DU (( MYOSOTIS
)l
87
hensions qui l'assaillaient. Les autos qui passaient fréquemment et qui s'engouffraient à trav~s
le passage rendaient i.mposs.ible toute poss!blhté d agression . EnhardIe, la Jeune fille repnt
son chemin ...
Le tunnel était suffisamment éclairé, le bruit
des pas des deux hommes retentissait sur le sol,
elle passa, furtive ... Elle se trouvait séparée à ce
moment de ceux qu'elle filait par une distance
d'environ trente mètres. Au calme qu'affectaient
les in9ividus, il était à penser qu'ils ne soupçonnaIent toujours pas sa présence .....
Enfin, jusqu'où me mènera cette promenade nocturne?
Hélène atteignait l'extrémité du tunnel, I~s
inc<;>nt~S
poursuivaient toujours leur chemIn en
d!rectlOn d.e la Principauté .. Un silenc~
complet
s appesantIssait sur toute cette partIe de la
Movenne Corniche, aucune auto ne passait. Devant elle, Hélène apercevait les innombrables
lumièr~s
de Monte-Carlo, quand, soudain, elle
entendIt un coup de sifflet strident. ..
Avant d'être revenue de sa surprise, la jeune
fille vît les deux hommes qu'elle suivait se retourner, puis accélher leur allure et s'éloigner
à toutes jambes en direction de Monaco ... Tls
l'avail''nt aperçue, cette fois, et sans doute, s'efforeaient-ils de lui échapper...
.
Pendant quelques instants, Hélène se mIt à
~ouri,
fonçant droit devant elle, mais les deux
In~ous
étaient plus rapides et semb!aient
mIeux entraînés ; ils n'eurent pas de petne à
prendre sur clic une appréciable avance ... pourtant, l'un d'eux, dans sa course, laissa tomber
la casquette qu'il portait. Sans prendre même
le temps de s'arrêter pour la reprendre, il s'empressa d'emboîter le pas à son voisin, en peu
�88
LA CROISlRRE DU « MYOSOTIS »
de temps, ils disparurent 11un et l'autre, au détour de la route .. .
Hélène se sentait de plus en plus essoufTlée,
comprenant qu'elle ne pourrait aller bien toin
maintenant, elle s':urêta auprès de la coiffure
que venait d'ahandonner le fuvard ... Le visage
moite de sueur, elle se haisséi, saisit la casquette',
puis, s'approchant c1'on lampadaire, l'examina
attentivement. .. C'f'tait une casquetfe plate, toute noire, à la vIsière en cuir bouilli ...
- C'est slng-ulfer 1... Il me semhfe t'avoir dê·
jà vue , murmura 1é1 jeune fiTle, en tomnélnt et
en retournant entre ses mains sa trouva:ifle ...
Hélène s'immobilisa pendant quelques instants, indécise, puis une exclamation lui échappa ... EUe identifiait T'objet maintenant : c'était
la casquette de chauffeur que portait Emmanuel.
- Lui !.. C'était lui encore 1... Pourquoi estil venu dans le jardin me lancer cet avertissement 1...
Désormais, les soupçons que la jeune fille
nourrissait ft ré[!ard du domestique devenaient
des certitudes. EmmanueT était un des deux bandits. Sa responsahilité dans la disparition de
son m~Îte
devenait éclatante. Trahi par celui en
qui il avait la plus absolue confiance, l'infortuné
inventeur était venu donner tête baissée dans le
piège que lui avaient tendu les espions 1
- Te ne puis pourtant pas rester là !..
Hélène, qui s'appuyait au parapet, surptomblant la corniche, regarda une dernière fois dans
la direction Où s'étaient éloignés les deux fugitifs ... Le Sort en était jeté ; elle ne pourrait les
te joindre ; mais la filature nOcturne qu'elle ve..
rtait d'exécuter n'aurait pas été vaine ; elle ve.nait de découvrir une preuve qui lui serait pré..
cleuse dans la suite, pour faire Ta lumière sur
�LA CROISIÈRE DU cc MYOS01'lli »
89
cette ténébreuse affaire ...
To~t
d'abord, la jeune fille pensa rcbous~e
chemin ; mais une idée lui vint : celle de se
rendre aux cc Tamaris )) et de s'assurer si le
chaufTeur S'y trouvait bien à ce moment ... Si son
absence coï~ilat
avec la Mcouverte de la casquette. sa conviction se trouverait définitivement
étahlie ...
Pourtant. la ieune fille hrsita avant de mettre
son projet à exécution. Ronuebnrne était encore
éloi~n
... En aclmettant m~e
qu'f!lIe pOt trouver un taxi à Monte-Carlo, en dépit de l'heure
avancée de la nuit, le chauffeur aurait tout le
temps de parvenir t?\-has avant elle : aussi se
d~:ia-tel
bien vite li. tr~e
la première auto
QUI passer<lit en direction de Monte-Carlo et de
demander à ses occupants de vouloir bien la
prendre avec eux jusqu'à Roollchru ne .
La Providence veillait sur Hélène ; ellc n'atten,dait pas là depuis cinq minutes qu'une mag"nlfique Rolls montée par deux messieurs et par
une dame apparut. La promeneuse nocturne
:1g-ita lc.c; hms :\1/ milieu de la route, puis ln voi~r.e
ayant stoppé, elle demanda si Ics âlltomo·
Illstes passaient à Roquebrune; sur une réponaffirmative et sur une invitation de leur part,
e le monta ; en peu de temps, elfe parvint deVant le portail dc>s « Tamaris Il. Elle adressa
quelques remerciements li.
ces obli~eants
Voyageurs, qui reprirent aussitôt leur course lt
travers la nuit, en direction de Menton ...
Sans plus attendre. Hélène appuya sur le timbre électrique placé à c{}té dt! portail. AussitÔt,
des ahoiements furieu'( retentirent : les trois
rh'I('ns de Bernard venaient sauter furt. usemen t
C?ntrc le portail et aCï.ueillaient bruyamment la
VIsiteuse nocturne .. Enfin, un rectnngle lum;·
Sf
�90
LA CROISOrÈRE DU
« MYOSOTIS »
neux se découpa à la fenêtre d'une mansarde ...
~ .le silhouette s'encadra et une voix perçante re:.
tentit :
- Qui est là ? ..
- C'est moi, Joséphine 1.. .
- Comment, vous, Mademoiselle Hélène 1
Pas possible, à trois heures du matin !. ..
La vieille bonne dut pourtant se convaincre
qu'il s'agissait bien de la cousine de son maître;
tout en bougonnant, elle passa une camisole
et un jupon, puis les fenêtres qui s'éclairaient
prouvèrent à Hélène qu'elle descendait hâtive..
men t l'escalier .. .
Les trois chiens aboyaient toujours ; il fallut
que Joséphine intervînt avec vigueur pour les
contraindre à reculer. Alors, ouvrant à demi le
portail :
- Entrez vite, Mademoiselle Hélène, bougonna-t-elle. Il ne faut pas fJu'i ls s'échappent !
Agile, la jeune fille se faufila à l'intérieur du
jardin dont elle referma rapidement le portail derrière elle. A peine venait-elle d'esquisser un pas
le long de l'allée, que Joséphine se pencha :
- Alors, Mademoisetle Hélène ... Serait-il arrivé un nouvel accident ? .. Ou bien auriez-vous
retrouvé Monsieur Bernard ? ..
CHAPITRE VIn
LE TRAQUENAIW.
La jeune fille s'empressa de détromper sa compagne dont la tenue avait de quoi faire sourire:
- Je ne suis pas venue à la suite d'un accident pas plus que je n'ai retrouvé mon cousin,
ma brave Joséphine ... Je viens seulement vous
demander une explication 1...
- Une explication 1. .. Ça n'est pas une heure
�LA CROISIÈRE DU (( MYOSOTIS »
91
·'
T
raisonnable pour demander des exp1IcatlOns ... .
- Ecoutez, Joséphine, trêve de bavardage .. .
Emmanuel est-il ici ? ...
La vieille bonne sembla interloquée par la demande que lui adressait Hélène :
,.
- Emmanuel ? Mais, naturellement qu Il est
ici. .. Il doit ronfler comme un sonneur dans sa
chambre, selon son exécrable habitude 1.. .
.- Dans ces conditions, comment expliquezvous qu'il ait perdu cette casquette tout à l'heu- re, sur la Movenne Corniche ? ..
- Sur la Moyenne Corniche ? ..
Joséphine, qui venait d'atteindre Je perron,
regardait avec stupeur la casquette que lui exhibait sa compagne, et, comme elle paraissait interloquée, Hélène demanda :
- Ecoutez, Joséphine, c'est très important,
cette casquette appartient-elle à Emmanuel ? ..
- Evidemment qu'elle lui appartient !. . Mais
vous dites CJue vous l'avez trouvée sur la route?
En peu de mots, la jeune fille s'empressa de
retracer les incidents qui venaient de se succéder depuis qu'on avait lancé l'étrange message
par la fenêtre de sa chambre. La bonne attendait,
bouche bée, semblant chercher à rassembler ses
idées ...
A llons, Mademoiselle Hélène, vous avez dt!
rever.,L .. Emma.nuel n'est pas sorti de sa chambre, J en mettrais ma main au feu 1.. •
. - JI est facile de nous en assurer 1...
Hélène désignait l'escalier conduisant aux
étages supérieurs :
- Allons jusqu'à la porte de la chambre du
chaufTeur, fit-elle, nous verrons bien s'il l'occupe ?...
Joséphine haussa les épaules, puis elle se résigna à obéir à sa visiteuse inattendue ; en deux
A -
�9'~
' LA CROISIKRE DU « MYOSOTIS "
minutes, elles parvinrent :lU second. Alors, se
penchant vers la porte de b pièce où couchait
Emmanuel, b vieille bonne frappa à trois reprises :
- Emmanuel ? .. Etes-vous là. ? ..
Pas de réponse. Joséphine, qui collait son
oreille contre la porte, ne surprenait pas ses habitu~ls
ron Aements ...
- C'est étrange ! s'exclama la domestique, en
fronçant les sourcils ...
- Vous voyez bien qu'il est absent ! insista
Hrlpne ... C'était hif'n lui nue j'ai surpris dans le
jardin de notre Villa d'Eze, lui Clui. dans sa
prtcipitation, abandonna sa casquette sur la
rOllte ...
Deux fois encore, Tos?ohine frapna : puis le
silence persistant·, f'lIe n 'h~sit(l
plus et portent
la main à la poig-npe, <'Ile ollvrit la porte' de la
pièce. Emmanllel n'av"it même pas pris la précaution de la fermer n clé.
- Personne 1... Ca.. alors !. ..
La bonne avait tourné le commutateur. La lumière inonrlait maintenant la chambre sohrement meublée ... Des eITets et un chapeau melon pendaient, accrochés à lin pOrlf'-mantp<lll ...
- Et le lit qui n'est ml" mpme défait ! C'p"t
extraordinaire. maul!réait Tospnhine ... Te ne l'ai
pourtant pas VII sortir ... Les chiens n'ont même
pas aboyé 1. ..
- Les chiens rlevaient C'onn<litre EmmanllpI,
Clui était un familier de la villa, objecta Hélène ...
- - C'est vmi, Mademoi c;f'l1f', VOliS avco: I""j<;on.
mais cette ab<;ence {ne rpnrl folle 1. .. Tf' np n',;e;
me faire à l'iri?c qll'Emm::1nuel ~it
décotlh~,
comme ça!... Pour sOr, cc n'est pas une g-rande
intelligence, mais ("est un homme rangé et
�S »
LA CRO ISIÈR E DU « MYOSOTI
93
qu'i l ait fait une
com me il fau t 1.. Je m'é ton ne
r efus e à cro ire
me
je
ut,
tell e esc apa de, et s urto
d .. Il lui vou ait
yu' il ait trah i Mo nsie ur Ber nar
une s i gra nde fidé lité 1...
t trom peuses,
- Les app are nce s son t sou ven
cas que tte ene
cett
de
ce
sen
Jos éph ine 1. .. La pré
in exp li cab le d'E mtre mes mai ns, la disp arit ion
vain can te que mes
man uel pro uve de faço n con
1...
dés
SOUpçons dem eur ent fon
ette fois, la dom esti que pan lt ébr anl ée; apr ès
ign it sa com pag ne
avo ir refe rm é la por te, elle rejo
Sur le pal ier.
rve lle, mau gré a- J'ai bea u me creu ser la ce
ndr e pou rqu oi
pre
com
à
t-el le, je n'ar rive pas
env ers Mo nsie ur
Em ma nue l aur ait agi ain si
Ber nar d 1.. .
omp lir bien des
.- L'a rge nt fait sOl lven t acc
t avil is ains i.. .
son
se
ien
b
cnm es, J osé phi ne; com
x, voi là tou t..
Em man uel est de ces mal heu reu
ll e, cou pa la
-M ais j'y pen se, Ma dem oise re pas à ren t-êt
peu
era
bon ne .. Ce coq uin ne tard
nui t deh ors ...
.. Il ne va pas pas ser tou te la
tr~.
pou rrio ns exi ger
SI noy s l'at te ndi ons ? .. No us fon
dre ...
con
de lUt des exp li cati ons , le
dan s que lent
ctem
exa
te
- Et sav o ir san s dou
reu x cou heu
mal
mon
aru
disp
a
I~ s con diti ons
isse urs,
rav
es
d
com pli ce
510 1... S i Em ma nue l es t
fair e le
ais
orm
dés
it
hYP othè se ne sa ura
et ~et
rete nu
est
d
nar
Ber
où
mOlOdre dou te il sait
cieu x
pré
rnir de
pris onn ier 1.. JI peu t n ous fou
ren seig nem ent s 1. .•
qu'i l ne fauEt c'es t just eme nt pou r ce la
~
lez- vou s que
Vou
.
ses
cho
dra it pas bru squ er les
in e ? .. La por te
nou s atte ndi ons dan s la cuis
uel ne p eut mo ins
d e serv ice don ne là .. Em man
.
'
..
er.
fair e que ·de l'em pr unt
se
qUi
,
ène
Hél
t
sitô
aus
t
arti
- Ent end u 1 rep
C:
�LA CROISIÈRE DU cc MYOSOT1S ))
sentait impatiente de connaître enfin le mot de
l'énigme et de confondre le trop indélicat serviteur. .. Mais il sera prudent d'éteindre l'électricité pour que le chaufTeur ne soupçonne pas notre présence 1. ..
- En tendu, nous attendrons dans le noir !..
Les deux femmes gagnèrent rapidement la cuisine ; elles s'installèrent tant bien que mal sur
des chaises, puis, éteignant toute lumière, elles
se résignèrent à patienter. ..
Vingt minutes passèrent. .. Joséphine pestait
de plus en plus ; elle regrettait le lit qu'elle
avait abandonné dans la mansarde pour venir
ouvrir à la visiteuse inopinée.
--- C'est certain ... Je vais reprendre des courbatures ... Mon « asciatique )) m'en fera endurer
de belles 1...
Hélène s'efforçait de son mieux de calmer sa
voisine ; bi entôt, d'ailleurs, ell e se pencha et
porta un doigt [t ses lèvres :
- Chut ! j'entends marcher dans le jardin 1...
Les deux femmes s'immobilisèrent, comprimant les battements de leurs cœurs. Elles discernaient en eJTet un bruit qui sc rapprochait de
plus en plus de la villa ... Les chiens n'avaient
pas aboyé ...
- C'est bien lui, murmura Joséphine ... Je
reconnais son pas ...
Abandonnant leurs sièges, Hélène ct sa compagne s'en furent se placer de chaque côté de la
porte de service. Il était temps ; déjà, une clef
tournait dans la serrure, puis, lentement, J'huis
s'écarlait. .. Le nouveau-venu semblait prendre
des précautions infinies pour éviter de provoquer
le moi ndre brui l. ..
Un faisceau de lumière jaillit dans l'obscurité.
�LA CROISIÈRn DU
Il
MYOSOTIS ))
!)~
et filtra à travers l'entrebai1lement. ... Le promeneur nocturne s'était muni d'une lampe éiectrique de poche pour ateindr~
la villa. Pendant
quelques instants, le cercle lumineux se proI~le
na sur les murs blancs, puis il disparut ... L'Intrus remettait la lampe dans sa poche, et, étendant la main, cherchait le commutateur qu'il ne
tarda pas à tourner...
. '
Aussitôt, la cuisine se trouva éclairée, malS
le chauffeur, qui venait d'esquisser deux pas à
l'intérieur de la pièce, laissa échapper une exclamation étonnée ... Hélène venait de passer rapidement deriè~
lui et de refermer la porte ...
- Vous, Mademoiselle Hélène ?... Ce n'est
pas possible !. ..
- C'est aussi naturel que de vous voir dehors
~ une pareille heure, Emmanuel 1 riposta la
Jeune fille, sans abandonner un seul instant son
sang-froid ... D'ailleurs, j'étais venue là pour
vous rapporter un objet que vous aviez perdu
tout à l'heure, sur la Moyenne Corniche ...
Tout en prononçant ces mots, Hélène tendait
la casquette qu'elle venait de découvrir ...
Emmanuel était soudain devenu très pâle. Il
évidemment pas à une semblable
ne s';ltendai~
surpnse, mais Hélène qui caressait maintenant
s~n
revolver entre ses doigts nerveux, ne lui
laiSsa pas le temps de recouvrer sa complète assurance.
- D'où venez-vous, Emmanuel ? ... Qu'avezvous fait de Monsieur Bernard ?
- Monsieur Bernard, Mademoiselle?.. Mais
je vous assure que je n'en sais rien ... Je ne vois
pas pourquoi ...
. '- Assez de finasserie, Emmanuel... J'ai réu~
SI à vous démasquer, nO
e croyez pas faire de moi
Votre dupe 1... D'ailleurs vous vous trouvez en
�96
LA CROlSr~i
OU « MYOSOTIS »
présence d'une interlocutrice bien décidée ...
Parlez ou bien ...
Tout en prononçant ces mots, la jeune fille dirigt;ait son arme contre le chauffeur de plus en
plus déconcerté par la tournure que prenaient les
évènements . A sa droite, Joséphine s'était levée ,
les deux poings sur les hanches, les sourcils
froncés, le regard mauvais. E ll e aussi semblait
exaspérée par les a llu res suspectes du chauffeur..
- Pourquoi vous êtes-yous introduit dans le
jardin de notre villa d'Eze, el pourquoi m'avezvous lanc.é cet avertissement ? ..
IJ~lène
tirait de son sac la feuille toute froissée. Pendant quelques instants, Emmanuel la regarda) hébété:
- Il Y a méprise, Mademoisell e IIélène, balbutia-t-il enfin ... J'i gnore abso lument ce que
vous vou lez insinuer 1. .•
- Qui était avec vous? De quels gred in s
vùus êtes-vous fait le compli ce ?... Pourquoi
avez-vous trahi votre maître ? ...
- Mais, Mademoiselle lIélène, je vous assure
qu'il s'agit là d'une abominable méprise •.. Du
diable si je comprends la moindre chose 1
- J\ quoi bon chercher à tergiverser encore
et à jouer l'innocent, je sais que \tous êtes coupable 1. ••
Au ton gu'empruntait son interlocutrice le
c hauJTcur comprenait gu'il était inutil e de plaisanter· ... JI balbutia encore CJlIelques mots que
la jeune fille ne put comprendre, puis sa phy~
gionomie s'épanouit d'un sourire béat. .. JI s('m
~
!Jlait voir quelque chose ou quelqu'un derrière
lIélène dont l'apparition lui causait lIh sel1~
sjble plaisir ...
Etonnél' par ce brusque changernent c\'ati~
tude, Hélène voulut se retourner... Elle n'en
�97
S »
Li\ CRO ISIÈR E DU cc MYOSOTI
s'ap pliq uai t bru seut pas le tem ps ... Un voil e
dan t qu' une poi que men t con tre son visa ge pen
rev olv er et l'en son
gne éne rgiq ue lui arra cha it
de la cuis ine .. .
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voy ait rou ler à l'au tre
Jos éph ine 1... Au se- Jos éph ine 1. ..
Cours l. ..
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le mo ind re son . De plu s, prof
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qu Il se sen tait libé ré de la
ant s, Em man uel
Sur lui dep uis que lqu es inst
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aba ndo nna it Son atti
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con tre la jeu ne fille; en moi ns
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~Itlon
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a bou t d'ém otio ns, s'ét ait- elle
de Ma dem oi- Eh bien , que fais ons -no us
sell e ? ..
~s
chaulT~r,
C s par ole s que pro non çait le sou tenI r, vln de
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soulTJé par la lutt e qu'i l ven
aça it. de. se pro [e nt rom pre le sile nce qui men
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sa
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san s dou te J Inène atte ndi t la rép ons e, mai s
car, au bou t de
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con nu s'ex prim ait_ il par sign
sou levé e par
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spo rtée à
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s
pui
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ell
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don
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lent
veu
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Ma
.
se dit la jeu ne fille
7
,
�98
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS
»
faire de moi ? ...
Un bruit de pas qui s'éloignait, le claquement
d'une porte que l'on refermait en toute hâte,
puis de nouveau le silence s'appesantit. Quelques minutes durant, Hélène tendit l'oreille ...
Plus rien ! ses deux agresseurs semblaient avoir
monté l'escalier et s'être réfugiés au premier. ..
L'imagination enfiévrée de la jeune fille ébauchait alors les pires hypoth èses .. \ n'en point
douter il s'agissait lit de l'énigmatique complice
qu'elle avait apen;u peu de temps auparavant,
quand elle poursuivait sa filature sur la Moyenne-Corniche. Selon toute évidence, les deux
bandits devaient avoir gagné le bureau de l'inventeur où ils se livraient ~l une fouille minutieuse et, sans doute fructueuse ...
Hélène s'efforçait sans süccès, en se tournant
et en se retournant sur le divan, de se débarrasser
des liens qui la retenaient prisonnière ... Peine
perdue 1... Une émotion intense la saisit quand
elle se dit que ses deux agresseurs pourraient
sans doute découvrir le fameux cahier à couverture orange et connaître le secret de l'jnventeur ...
Pourtant accablée de lassitude, elle se résigna à
patienter ...
Deux heur s passèrent, sans que la. jeune fille
réussît à fermer l'œil. Une vague lueur lui apprenait que l'aube était proche; en dépit du voile
qui lui entourait toujours la tête, clic discernait
vaguement le rectangle de la fenêtre toute proche, quand un grondement attira son attention ...
- 1\1on Dieu 1. .. Ils sortent du garage l'auto
de Bernard !...
La jeune fille tendait l'oreille, clIc connaissait
sufTisamment les « Tamaris)) pour se rendre
compte qu'Emmanuel ou son complice se disposaient à prendre la voiture de l'inventeur
�99
LA cnorslÈRE DU « MYOSOTIS ))
sans doute, un précieux butin de nouveau en leur
possession, allaient-ils s'efforcer de passer la
frontière afin d'échapper dans la suite à toutes
les poursuites .. .
- Mais pourquoi les chiens n'aboient-ils
pas ? ..
Hélène s'étonnait du calme observé par les
fidèles gardiens, elle en vint même à supo~r
que le chaufTeur n'avait pas hésité à ~es
empOlSonner pour pouvoir manœuvrer mieux à sa
g~!se
... Un bruit de pas précipités la fit s'im,?oblhser de nouveau ... Enfin la porte s'ouvnL ..
Quelq~
'U;t entra et s'approcha du ~ivan
où d~
n;euralt ctendue la prisonnière, pUIS une VOIX
s éleva dans la pièce, une voix que la jeune fille
reconnut tout de suite celle d'Emmanuel 1.. .
été obligé de sévir
. ~ Je suis navré d'a~oir
rlnSI envers Mademoiselle déclarait le chaufMur ... l'1ais, étant données les dispositi:)I1s .de
ademOlselle à mon égard, je ne pouvais falfe
autrement 1...
~ênée
par son bail Ion Hélène ne put répondre
~t In~ectivr
de façon cil~gante
le traître qui s'e~
orçalt maintenant d'excuser son ignoble attitude...
.
- Ecoutez, Mademoiselle, je suis prêt à vous
e~lvr
les liens qui vous paralysent si v~us
me
p Omettez de ne pas chercher à vous enfUir ... A
cette condition seulement vous serez traitée avec
pspecl. Je sais qu'il vou's est difTicile de parler .
.Ourtant, si vous acceptez de vous montrer do~Ie,
vous n'avez qu'à secouer affirmativement la
te, c.'est compris ?..
La jel1l1e nlle hésita ce hochement de tete lUI
taraissait en efTet un~
véritable capitulation ..
Ourtant elle ne put réprimer un tressailleme ~
quand Son inquiétant voisin insista :
I~! ,., l:/U;j'ri,
A
•
• n'·
�100
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
Dans votre propre intérêt et dans celui de
Monsieur Bernard, je me vois contraint d'insister, Mademoiselle Hélène et de vous conseiller
la plus stricte obéissance !.. Croyez-moi, vous
n'aurez pas à le regretter et vous sourirez plus
tard de vos inquiétudes quand vous connaîtrez
la vérité 1. ..
Hélène se résigna, le nom de Bernard que son
voisin venait de prononcer était parvenu à la
convaincre mieux que tout le reste. Elle acquiesça
donc ... Alors, usant de mille précautions, le
chauffeur s'occupa de dénouer le voile qui
\'aveuglait. ..
Les cheveux ébouriffés, la jeune fille put alors
se rendre compte qu'elle avait été en eITet transportée dans le salon des « Tamaris)) ce salon qui
contenait Lant de meubles et d'objets qui lui
étaient depuis si longtemps familiers, el en particulier une photo les représentant, elle et Bernard, sur la plage de Saint-Jean-de-Luz, alors
qu'ils étaient tout jCJlnes ...
Pour le moment, Hélène ne songeait point à
s'abandonner aux évocations du cher passé ...
Elle voyait le visage calme d'Emmanuel qui la
considérait avec une expression qui n'était pas
dénuée d'ironie ...
- Misérnble traître 1 murmura-t-elle d'une
voix sifflante ...
- Un peu plus de calme, Mademoiselle Hélène 1. .. Ne m'avez-vous pas promis de VOLIS
montrer docile 1. ..
-- Prenez garde 1. .. Le châtiment ne tardera
pas à VOLIS atteindre. VOLIS regretterez amèrement de VOLIS être acoquiné avec cette bande
d'espions sans aveu !. ..
- Vouiez-volis vous tenir tranquille, Mademoiselle Hélène, sinon je ne pourrais pas vouS
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS "
101
enlever vos liens !. ..
Force fut à la jeune fille de dominer son lmtation et sa mauvaise humeur. Emmanuel continuait de dénouer les cordes qui la retenaient
captive ... Quand elle se sentit libérée, elle détendit ses muscles engourdis par une trop longue
immobilité, un soupir de satisfaction lui échappa, puis elle hasarda d'une voix sourde :
- Vous me rendez la liberté maintenant ? ..
- Pas encore, Mademoiselle Hélène 1...
Vous êtes véritablement bien pressée ... Il vous
faudra me suivre. ..
.
- Vous suivre ? .. Mais où ? Vous imag in ez-vous que je me prêterai à tous vos caprices et que j'accepterai de vous obéir aveuglément ? C'est bien mal me connaître en vérité 1...
- Peut-être Mademoiselle Hélène deviendrat-elle moins intansigeante quand elle apprendra
que de Son attitude dépend actuel lement le sort
de Monsieur Bernard ? ..
_. Le sort de Monsieur Bernard ? ..
-. C'est comme j'ai l'honneur et le regret de
le (lire à Mademoiselle! Si elle a l'imprudence
d,e ~ometr
la plus petite erreur, l'avenir et
l eXistence même de Monsi ur Bernard se trouvcr~n
irrémédinb.Jement compromis 1 C'est pourquOI Je ne sauraiS assez conseiller à Mademoiselle de se~ fier ~ntièrem
à moi 1. ..
Le role ?bJect que. vous venez de jouer
,
n est pas préCisément fait pour m'inspirer Confiance 1. ••
La dis~uon
se fût pr?lon~ée
p~us
longtemps
encore SI le chauffeur n aVatt arreté son interlocutrice d'un geste bref :
-- Ecoutez, Mademoiselle Hélène, nous per__
dons un temps précieux à discuter !... Le soleil
vient de se lever... Veuillez m'accompagner
�102
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
tout de suite et ne vous étonner de rien de ce qui
surviendra dans la suite ... Rassurez-vous, vous
n'aurez absolument rien à craindre !...
Emmanuel s'exprimait avec une telle insistance que la jeune fille se tut, et résignée, accepta de le suivre .. .
- Prenez garde, murmura-t-elle pourtant en
réparant tant bien que mal le désordre d~
sa
coifT ure devant la glace, on doit commencer de
s'inquiéter à Eze de mon absence ... Des recherches seront engagées ...
.- Je puis vous assurer que Madame et Monsieur 13ardeuil sont actuellement complètement
rassurés à votre égard ... Le compagnon que
vous avez vu avec moi sur la Moyenne Corniche,
cette nuit, a pris à ce propos toutes les précautions qui s'imposaient !... Votre disparition sera
attribuée à une fugue, ct la terre pour cela n'en
cessera pas de tourner 1
Le chauITeur faisait toujours preuve de la plus
tranquille assurance, jamais Hélène ne l'eût supposé aussi cynique. Bien qu'elle se trouvât au
milieu de ce décor familier, l'infortunée comprenait qu'elle demeurait à la discrétion la plus
complète des misérables, déjà coupables de l'enlèvement de son cousin ...
- Veuillez me précéder, Mademoiselle ... fit
Emmanuel en s'inclinant et en ouvrant la
porte ...
Hélène s'installait, quand le chauffeur se
pencha de nouveau auprès d'elle, puis saISIssant
un objet qui se trouvait dissimulé au fond de la
voiture:
- J'oubliais, Mademoiselle ... Avant de vous
emmener il faut que vous coi fTiez ce casque et
que vous mettiez ces lunettes 1. ..
La jeune fille eut un geste de méfiance, l'hom-
�LA CROISIÈRE DU cc MYOSOTIS
Il
103
m e lui tendait un casque de cuir en tous
points semblable à ceux que p ortent av iateurs
ou motocvcJistes ; ell e se résig na pourtant, m ais
à p eine elIt-elle assujetti ses lun ettes, qu'une protestation in dig·née lui écha ppa:
.- Mais je ~ n e vois rien, absolument ri en 1...
Je le sa is, repartit Emma nuel, mais c 'est là
~Ie
condition indispensable si vous vou lez reJOlndre votre cousin, Monsieur Bernard !...
H é lène s' in dignait de cc nou veau procédé qui
remplacerait le voile qu'on lui avait mis naguère
Sur les yeux, mai s Emmanuel demeura inébranlable :
- C'est à prendre ou à laisser, Mademoisell e ... Ou bien vous voulez retro uver Monsieu r
l?ernard et vous souscrivez à tou tes ces conditi ons, ou bien il ne vous reste qu'à demeurer
au~
« Tamaris Il jusqu'à ce que j'aie reç u des
ordres . en conséquence vous concernant 1. ..
b La Je un e .fi l.le n'insista pas. Elle préférait de
eaucoup reJomdre son cousin et contlaltre dans
le plus bref d<'-Ia i la solutio n du stup<'-fiant myst<-re. de la disparition de l'i iwenteur, c'est pourq;-IOl, si étonnant et si cyniqlle qlle lui parOt le
role joué par le chau fTe ur dans toute cette affaire,
elle se résigna à acçepter ses conditions ...
. - Eh bien, c 'es t entend u, j'y conse ns
fIl-ellc ...
- Je n' e n n ttendais pas moins de la part de
I\.rademoisellc, repartit Emmanuel avec un souJ:lrc où r crçait une certaine ironie ... Mademoisell e voudrait-elle qu e je l'aiùe ?...
- Non, merci 1...
Hél è ne assujettit toute seule le casque et les
~ l n e tes,
ces dernières étaient orga ni sées de telle
<1\0 11 que l' infortunée ne pouvait voir nbsol ume nt rien. Sn ns doute le chauffeur estima-t-il
�104
LA CROlSlàRl:: DU « MYOSOTIS »
que cette précaution ne demeurait pas suffisante,
car il insista:
.
-- Naturellement, j'exige de la part de Mademoiselle la promesse formelle qu'elle ne quittera
pas le casque et les lunettes jusqu'au moment où
je lui dirai ...
- Eh bien, c'est entendu, je promets!...
Mais prenez garde, Emmanuel i mon cousin ne
vous pardonnera jamais d'avoir agi à mon égard
avec une si odieuse désinvolture 1...
Ces paroles ne semblèrent pas effaroucher le
chauffeur; après avoir soigneusement refermé la
portière, il prit plae<; à son volant et l'auto démarra. En quelques instants, elle partit, emmenant Hélène vers l'inconnu ...
CHAPITRE IX
EN PLEINE MER
Immobile, la jeune fille se laissait emporter,
l'auto allait à une allure folle i pourtant, par la
vitre légèrement baissée, IIélene sentait la caresse çiu vent frais qui venait du large ... El1e ne
pouvait donc conserver aucun doute, l'auto filait
sur une des trois routes de la Corniche, sans
doute en direction de Menton ou de la frontière
italienne ...
De sourdes appréhensrons accablaient en ce
moment l'infortunée, clIc se demandait en effet
non sans angoisse si Emmanu 1 n'allait point
l'emm ener hors de France i cependant ell e se rassura bien vite en pensant qu'il lui faudrait, arrivé à Grimaldi, exhiber des passeports et
d'autres papiers qui pourraient bien attirer des
désagréments à l'indélicat chaufTeur. ..
�LA CROISlilRE DU « MYOSOTIS »
105
Et voici que brusquement la voiture exécuta une
marche arrière et repartit à toute allure ... Alors
Hélène ne chercha plus à comprendre. Elle s'abandonnait à son destin ... Une seule espérance
l'encourageait dans cette angoissante i ncertitude : elle allait retrouver Bernard [... Son cous~n
qu'elle avait cru à plusieurs reprises assasSiné par ses mystérieux ravisseurs était vivant ...
Hs pourraient se parler se revoir ... Et la jeune
fllle n'était pas sans ép'rouver une émotion profonde en songeant au fameux cahier à couverture orange qui lui avait livré le secret de l'inventeur, secret qui n'avait absolument rien de
commun avec ses difficiles et longues n>cherches ...
De te:nps en temps Hélène entendait un bruit
caracté"
l'
nS~lque,
une auto croisait la voiture qUI.
em.portal,t,. elle sentait la gifTJe provqué~
pal: le
COl1~nt
d a ir, puis il lui semb la que l'anImatIOn
se faisait de plus en plus grande dans le voisinage ... L'auto de Bernard devait s'aventurer à
trav rs une agglomération importante:
. - Serait-ce J\lonte-Carlo ? se demandait an~1,eSlnt
la jeune fille ... 1 rélène grillait du
eSlr de soulever les lunettes et de se rendre
COmpte de l'endroit qu'elle venait d'atteindre,
111'
al.s elle se rappela la promesse formelle qu'elle
aVait faite à bnmanuel. Le chauffeur n'était
sans doute qu'un bandit, mais Ile se souvenait
la sécurité de Bernard allait dépendre sans
Oute de la docilité dont elle ferait preuve. Elle
Se résigna donc à patienter ...
Quelques minutes s'écoulèrent. L'auto avait
ralenti sensiblement son allure, elle continuait de
traverser la viII inconnue 1 s ITrondements des
111
n
otcurs, les rumeurs le ' murmure
de la mer
toute proche et elle bonne odeur saline qui n-
due
�106
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS ))
vahissait l'intérieur de la voiture, tout cela con[lrmait de plus en plus la jeune fille dans l'idée
qu'elle se trouvait eJTectivement à Monte-Carlo ...
Enfin la voiture stoppa, Emmanuel quitta son
volant et mit pied à terre, puis ouvrant la portière il se pencha vers Hélène et, d'un ton empreint d'une évidente déférence, il déclara:
- Si Mademoiselle veut me suivre ...
- Je serais bien embarrassée ... Je n'y vois
goutte . Puis-je poser le casque et les 1unettes ? ..
- Gardez-vous en bien, Mademoiselle!.. Pas
encore 1... Mademoiselle n'aura qu'à s'appuyer
sur mon bras 1... Qu'elle se rassure, je saurai
la guider 1... Un peu de patience aussi 1
L'épreuve de Mademoiselle touche à sa fin 1...
Bon gré mal gré, la jeune fille se décida à
obéir; aidée par le chaurfeur, elle quitta la voiture, puis, d'un pas mal assuré, elle suivit son
guide ... Tout autour, une odeur de goudron persistante lui prouvait qu'elle ne devait pas être
bien loin du port. ..
l'.nfin la voix d'Emmanuel retentit encorc au
bout de quelqucs minutes :
- Attention, Mademoiselle, il va falloir descendre un escalier ...
- Un escalier ? ..
- Onze marches exactement !... Après, laissez-moi VOliS sou lever ...
Toujours docile, la jeune fille s'exécuta, elle
descendit les marches qtlC venait de lui annoncer son voisin, puis au moment même où elle
s'arrêtait, surprenant à scs pieds un léger clapotis]. elle sc sentit enlever entre deux bras robustes puis déposer délicatement au fond d'une
embarcation qui se balançait tout doucement. ..
- Mais ... où m' mmène-t-on ? protesta-t-elle
encore ...
�LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
107
Vers Monsieur Bernard! se contenta de répondre Emmanuel, c'est tout ce que je puis dire
à Mademoiselle pour le moment, mais qu'elle sé
raSSure 1... Elle n'a absolument rien à craindre 1...
Le vrombissement d'un moteur vint inter:ompre la discussion qui s'engageait entre l,a
Jeune fille ct le domestique. Hélène
comprit
qu'on l'avait fait monter à bord d'un canot-automobile. L'esquif filait avec rapidité à la surface des flots calmes ...
Trois minutes passèrent, puis une se~ou
brusque se produisit, l'embarcation venaIt de
stopper ... Des voix rudes partaient tout près de
là :
- Ac~oste
1. .. On amène l'échelle 1. ..
- Fa~tes
attention à Mademoiselle L ..
SOIS tranquille on ne la laissera pas tomber
d ans la flotte 1. ..
s H,élène qui attendait, indécise et inquiète se
entlt ?e nouveau entraînée puis soulevée par
des pOlgn~s
solides ; durant quelques instants,
el~
compnt qu'elle se balançait entre ciel et eau,
~lS
des mains l'attirèrent. Ses pieds prje~t
lé?ntact avec un plancher que la houle balançaIt
gèrement...
r ,- Cette fois, ça y est. .. On va pouvoir appaelllcr, tout est paré 1...
Mais où conduire Mademoiselle ...
e - A la cabine bleue 1 Tu sais bien que tout
st préparé pour la recevoir.
d' Des coups de silTlet stridents accompagnés
lin bruit de chaînes vinrent dominer les mur~ures
et le bruit de voix. Le cœur battant, Héb ne comprenait Cju'on venait de l'embarquer à
pord d'un bateau; le bâtiment allait lever l'ancre
emportait vers une destinaüon inconnue et
�108
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
probablement lointaine . Alors un sentiment de
révolte et de frayeur la saisit tout entière ... Elle
voulut porter la main à son casque, arracher les
lunettes qui l'aveuglaient mais des mains rudes
la retinrent et l'entraînèrent; in capable d'opposer une résistance efficace, elle esquissa quelques pas, puis el le sentit qu'on l' a rrêtait, e ll e
entendit un bruit de clefs qui tournait dans une
serrure ... E ll e avança ... Une porte se referma
derrière elle, puis un bruit de pas précipités
s'éloigna ... Une secousse violente fut imprimée
au bâtiment, le grondement d'un moteur et le
bruit des machines se faisait entendre ... Le navire mystérieux apparei ll ait. ..
Hélène voulut crier et menacer encore, el le se
tut, lorsqu'elle entendit la voix d'Emmanuel qu i
lui disait :
i Mademoiselle veut le permettre, je vais
la débarrasser de son casque et de ses lunettes ...
Toute précaution demeure inutile maintenant
que nous a ll ons gagner la pleine mer 1.. .
- La pleine mer 1. .. C'est un infâme guetapens, vous êt s des pirates, des misérables 1. ..
D'un geste brusque, Hélène arrachait l'appareil qui l'aveuglait; encore toute éblouie par
la lumière qu i pénétroit ft flots dans son refuge,
cl le constata qu'e ll e se trouvait à
l'intérieur
d'une cabine éclairée par un vaste hublot et fort
coquettement meublée et d{:corée ...
- Mademoise ll e reviendra sur ses griefs
aV:lnt qu'il soit longtemps, repartit Il gmatiquement le chaurfeur ... En dépit des charges qu i
peuvent m'accabler, je n'ai rien à me repro11er 1...
- Vous m'avez promis de me meUre en présence de mon cousin ? ..
- Mademoiselle est d'une impatience 1... Il
�S
L.\ CRO ISIÈR E DU (( MYOSOTI
Il
109
suis con vain cu
lui fau t atte ndr e encore, mais je été aus si per oir
qu'e lle ne reg rett era pas d'av
je lui conseiJJe
sév éra nte !. .. Pou r le mom ent, à sor tir ...
er
rch
che
pas
ne
de rest er là et de
ant le cha ufLe calm e qu 'obs erv ait à cet inst ne fiJJe . Elle
jeu
la
feu r déc onc erta it visi blem ent
t elle se
gra nde env ie de le gifler, pou rtan eme nt
avi~
eus
ectu
resp
ait
clin
ContInt. Em man uel s'in
it de la clef qui
dev ant elle pui s sor tait ... Le bru
la serr ure retent?u rna it une fois de plu s dan s
d'E mn :an uel
pas
tI,t, Ruis le claq uem ent des
à fal~ ...
tout
tôt
bien
pou r se per dre
s élogn~
pris onore
enc
suis
Je
Pfls onn ière 1...
.
.. .
nIère 1. .. C'e st un peu vio lent 1
e à ce mo men t
rag
e
tell
une
it
uva
'pro
~élène
s'af fale r sur la
de
nt
qu elle se sen tit Sur le poi
refu ge et de
roit
l'ét
de
d
fon
cou che tte plac ée au
force
épe rdu men t j tou tefo is elle eut la
~angloter
s~
elle
sin:
All ant au hub lot voi
he se CO~tenir.
qUI
cote
la
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obs
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,aus.sa lcg ère men t pou
S élolg.nait peu à peu ...
à
trom pée ~out
/' La Jeune, fil!e n.e s'ét ait pas
de
llé
olei
ens
ma
'Mheurc : c étaI t bIen le pan ora
s'ét alai t actuel1 ona co ct de Mo nte -Ca rlo qui
issa it la rad e
nna
reco
Elle
x.
sou s s S yeu
~rnet
es et dom inée
Sillonnée de bat eau x de tou tes sort
min e; sur
nda
Co
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les lux ueu x qua rtie rs
idable
form
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pro
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ssa
dre
o~ gau che , le roc her
océaée
mus
façade du
U Se dét ach ait la blan che
au
ui
enfo
,
che
gau
pui s, sur la
n~raphique,
nteMo
de
ino
Cas
le
e
dur
ver
de
rn/heu d'u n nid
et de la Tur far l o , les hau teu rs de Be~usoli
jar
le .••
ène se fut
En tou te aut re circ ons tanc e, Hél
que veleux
veil
exta siée dev ant ce déc or mer
i] masole
du
ons
ray
les
reh aus ser enc ore
~aient
e par
édé
obs
tait
sen
se
se
reu
neu
mal
LJnaI, mai s la
�110
LA CROI SIÈRll bU CI MVOSOTIS ))
de trop lancinantes préoccupations. Elle vivait
toujours en plein mystè re et se demandait si
l'espoir qu'Emmanuel lui avait fait entrevoir de
retrouver Bernard ne constituait point un leurre,
un stratagème pour la conserver plus longtemps
et plus aisément à son entière discrétion et à
celle de ses complices.
Car, IIélène 11 'en doutait pas un seul instant,
Emmanuel n'était pas seul. Il devait appartenir
à toute une bande supérieurement organisée
dont le chef devait être l'inconnu qu'elle avait
surpris peu de temps auparavant en sa compagnie et qu'elle avait pris en filature sur la Mayenne Corniche ...
La recluse, toute rêveuse plaqua contre la
vitre du hublot son front moite ; ses regards
suivaient les vols capricieux des mouettes qui,
après avoir fendu les airs de leurs blanches ailes,
venaient se poser par groupes à la surface de
la mer ...
Attendre, attendre
encore, attendre toujours 1... ] lé'lène eut un geste accablé, quand,
tout ;\ coup, un tressaillement la secoua ... Il lui
semblait tout près de là, entendre des voix ...
Successivement, à intervalles très rapprochés,
des détonations se firent entendre ...
- C'est singulier, se dit la jeune fille ... On
dirait qu'on débouche des bouteilles de champagne 1... Sans doute les pirates à qui appartient ce bâtiment fêt~n-ils
joyeusement ma caplure 1...
lT n pli amer pinça les lèvres d la jeune fille.
Jamais elle ne s'était sentie aussi seule, aussi
abandonnl<e ... La joie qui sc manifestait si bruyamment tout près de la cabine qui lui servait
actuellement de geôle lui faisait mal 1
Pourtant Hélène ne poursuivit pas bien long-
�LA CROl
1~IlE
DU ((
MYOSOTIS))
111
temps ses tristes réflexions. Une ride sillonnait
son front:
- Est-ce que J'e rêve? murmura-t-elle.
On 1di•
•
nut que ces voix ne me sont pas JOconnues ....
Hélène s'immobilisait au centre de son refuge,
l~s
nerfs tendus, l'oreille au guet. .. Excla!:natlOn~
ct gais propos se succédaient. sans t~ev,
dominant le bruit régulier des machmes qUI faIsaient vibrer si intensément le navire et l'emportaient vers la pleine mer ...
- Hello 1.. ..Un ban pour Pierre 1.. . . .
Des applaudissements nourris accueillIrent
c.cUe déclaration que la recluse avait très distInctement entendue.
1.Mon Dieu, on dirait la voix de ~Iaue
Carg.cse et cellc de Hubert Gentier. .. C est lmpos:~le,
~out
à. fait impossible 1... Cette étrange
en~ul
doit m'avoir complètement troublé
1a raison r
b La. ieu'~
fille s'arrêta encore, son cœur
t attalt a coups précipités. 11 n ' y avait pas à douer, tout près de là sur le pont un groupe
~ombreux
discutait,' des chants 'partaient qui,
u~
non plus, n'étaient pas inconnus d'Hélène.:.
nair Il faut que je sacbe 1. .. C'est extraordl-
e...
d' POurtant Hélène eut un haussement d'épaules
(;>O~lIrpgé.
Comment pouvait-clle s'assurer p~r
p rncme de la vérité ? Emmanuel n avaIt-JI
'l as fermé la porte de sa cabine à double tour,
~nt
de s'éloigner ? Il lui faudrait co Cite que
OuUte ~e
résigner il. subir cette claustration plus
rnol~
prolongée ...
v La mall1 de la jeune fille se portait pourtant
é~ls
la poignée; une exclamation de surprise lui
à appa lorsqu'elle constata que, contrairement
ce qu'elle supposait, le chauffeur de Bernard
�112
LA CROISIÈRE DU cc MYOSOTIS »
ne l'avait point enfermée. Alors, elle ouvrit et
déboucha dans une coursive assez étroite où
s'ouvraient d'autres portes ...
Hélène ne songea pas à s'attarder dans ce
couloir, elle apercevait, à la lueur de l'unique
lampe électrique qui éclairait la coursive, un es1ier recouvert d'un tapis rouge .. . Par ce passage, on pouvait accéder sur le pont, où les éclats
de voix et les rires se succédaient de plus belle.
] mpatiente de découvrir la clef de l'énigme, la
jeune fille bondit vers les marches et les escalada.
n souffle d'air vint bientôt lui cingler le visage. Elle débouchait sur le pont.
Durant quelques instants, la jeune fille
dut s'appuyer à la rampe, éblouie par la réverbération des rayons du soleil. Pourtant son
hésitation ne sc prolongea pas. .. Ses regards
venaient de se fixer sur le bastingage. Toute
blanche, une boul'e de sauvetage se trouvait assujettie à cet endroit. En lettres noires, un nom
s'y étalait :
« Myosotis» (Monte-Carlo)
- Le « Vyosotis)) 1.. Je suis à bord du « Myosotis »!... Ce n'est pas possible!...
Hélène dut pourtant se convaincre qu'elle ne
rêvait pas ; elle connaissaiu lSuITisamment le
yacht de son père pour ne pas se tromper. ..
La jeune fille n'était d'ailleurs pas au bout de
ses surprises; sur le pont, un groupe s'était installé sous une toile soigneusement tendue et tous
les gens qui, composaient la petite assemblée
étaient depuis longtemps connus d'Hélène ....
Tout d'abord, debout, Emmanuel remplissait le
rôle de sommelier ; puis ,un peu plus loin, vêtus de blanc, Francis et Marie-Louise Rouque.
rol. .. Hubert GcnLier ... Maguy Cargèse ... Pierre
�LA
CROISIÈRE
OU " MYOSOTIS
113
/1
et Geneviève Clavière.. . Madame ct Monsieur
Bardeuil 1...
- Allons donc 1... Ce n'est pas possible 1. ..
Je suis folle 1. .. J'ai mal vu 1. ..
La surprise qu'éprouvait Hélène en semblable
Occurrence s'affirma d'autant plus grande quand
elle aperçut au centre de la table, auprès de sa
mère, une silhouette qu'elle avait bien souvent
év.oCJ~e,
ces temps derniers, surtout ... Un nom
lUI vint aux lèvres :
- Bernard 1. ..
Eh 1 oui 1 c'était bien là Bernard, et un Bernard, qui. ne paraissait pas trop avoir soulTert de
l~ detentlon que lui avaient infliCYée ses mystéTJ~ux.
ravisseurs ; un bon sourire épanouissait sa
~ ySlonomie ; pourtant une ombre passa dans
ses yeux. q tian,
. d sc détournant
'
,
légerement,
1'1
aperçut Hél ne qui venait de sortir de la cou r~lV
et qui attendait à quelques pas de là, toute
,rOI~e
très pâle aussi tant l'efTet de la surprise
s ca fIrmalt
T ' grand chez. elle :
1... Un ban pour Hélène 1. ..
- H ~Iène
d n, deux, trois, quatre, cinq 1... Un,
eux, tr~is,
quatre, cinq 1. .. Un, deux. trois,
quatre, cInq 1. .. Cn ... Deux ... Trois 1. ..
Les applaudissements crépitai en t en cadence,
'
. nre
.
et l a Jeune
fille ne savait trop si elle deVait
;)~ se fft,chcr d'un accueil auquel elle étai.t s!
Oln. de s attendre 1. .. Depuis de heures, qUI lU!
' en
aVa.Ient paru interminables, elle demeuratt
PI rOle à j'angoisse et à l'incertitude,
imaginant
es pll'CS
'
hypothèses et voilà que le drame 5 ' aC11C"
'
:rait en plaisanterie
...
Emmanuel attendait tout près d'Hélène, un
~ourie
narquois éclairait son visage glabre; sans
Oute s'amusait-il follement de l'ahurissement
quc manifestait sa Il prisonnière Il ... Aussi la
8
�114
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS ))
jeune fille s'arracha-t-elle bientôt à son expectative... Elle avait conscience d'être ridicule ...
- Enfin, m'expliquerez-vous ce que signifie
tout cela ? ..
En prononçant ces mots, la jeune fille s'approchait de Monsieur et de Madame Bardeuil. La
présence de ses parents à bord du yacht la mettait surtout au comble de la stupéfaction. Que
ses amis se fussent entendus pour lui jouer un
bon tour, cela ne présentait pour elle rien de
bien étonnant ; mais que son père et sa mère
se fussent prêtés complaisamment à cette machination, cela dépassait véritablement toute mesure 1...
- Approche, Hélène, regarde ; nous t'avons
réservé une place auprès de Bernard 1...
- Au près de Bernard ? ..
La jeune fille ne savait trop si elle devait accepter ; elle éprouvait une cuisante rancune à
l'égard du jeune homme. Pourtant, elle se sentit
fléchir quand l'inventeur, qui avait surpris son
hésitation, se pencha vers elle et lui murmura :
- Ecoutez, Hélène, vous allez tout savoir ...
Toute équivoque sera rapidement dissipée l...
- Dans ces conditions, parlez, soyez bref...
- Bernard vient de nous faire l'honneur de
demander ta main, IIélène.
CHAPITRE X
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN.
- Comment? Que dites-vous ? ..
C'était Monsieur Bardeuil qui venait de s'exprimer ainsi ; aussi Hélène qui venait de s'in~
taller auprès de l'inventeur, attardait-elle dans sa
direction un long regard interrogateur ...
�LA CROISlà RE DU cc MYOSOTIS »
115
- Oui, Hélène , ce que dit votre père est vrai...
der s'il
Je viens, tout à l'heure , de lui deman
voulai t bien m'acco rder votre main.. . Mainte c'est à vous que je vais adress er une ques~ant,
tIOn ... Vos sentim ents n'ont-i ls pas changé ... Accepteriez-vous de deveni r ma femme, la compa gne de toute ma vie ? .•
La jeune fille s'immo bilisai t ; ayant peine à
cacher son trouble , elle sentait le sang affluer
à ses pomm ettes. Cette déclaration pronon cée en
présence de ses amis la déconcertait, mais Bernard, devina nt sans doute la gêne qui s'empa rait
de sa compa gne, reprit d'une voix très douce :
- Souve nez-vo us des parole s que nous échangions autrefo is quand nous étions enfant s ...
Vous savez bien que vous feriez de moi le plus
heureu x des homm es !...
Hélène domin a une fois de plus l'émot ion très
forte qui l'étreig nait.
- Certes, je serais bien heureuse, Bernar d,
mais vous concevrez facilement mon émoi et mon
étonne ment. .. Après les heures que je viens de
vivre, me trouve r ici, en présence de vous tous,
des circon stance s si déconc ertante s que cela
~ans
tient un peu du conte de fée 1 J'en suis encore
à me deman der si je suis bien éveillée 1.. .
de vous dire. Hélène , que
. - Perm.t~-oi
se sont produi ts c'est que
nts
SI tous ces IOclde
respon sable, 'ou plutÔt
la
étiez
en
. seul~
~?uS
1 IOstlgatnce 1...
- Comm ent 1... Moi ?.. Pour quelle raison ...
- Vous avez la mémoi re bien courte, petite
. 1 Oublie z-vous le bon tour que vous
cous~ne
voulIez Jouer à votre vieux sauvag e de cousin ?
Et comme la jeune fille s'immo bilisai t, interdi te, Berna rd surenc hérit :
�116
LA CROlSdmE DU (( MYOSOn"S »
Hé 1. .. Hé 1... L'affaire de l'enlèvement
était supérieurement agencée : on me prévenait
u' Istres, grâce à la complicité du cousin JeanEudes, on tablait sur l'intérêt qUf; je portais à
la cession du brevet de la Torpille 13vV, et l'on
espérait m'attirer dans un traquenard, traquenard assez innocent d'ailleurs, je m'empresse de
l'ajouter, puisqu'il devait s'achever par une
merveilleuse croisière au large des côtes de Corse ... Malheureusement, ma petite Hélène, vous
et vos camarades, en établissant ce plan astucieux, vous n'aviez pas songé à deux choses ...
- A, deux choses, répéta la jeune fille interloquée... Lesquelles ? ..
- La première, c'est que ce complot était préparé par beaucoup de monde 1.. Si parfaite
que CClt la discr
~ tion
de vos complices, des paroles imprudentes pouvaient être prononcées, des
paroles susceptibles de donner l'éveil au vieux
renard que je suis, bien que je m'attarde trop
souvent dans ma tanière des « Tamaris )) !. .. Et
puis, vous aviez eu le grand tort de vous assurer la collaboration du fidèle Emmanuel ; ce dernier s'empressa de me révéler la manœuvre qui
avait été projetée contre ma tranquillité à
Peille 1...
- Ça, par exemple 1
- Passons à la seconde particularité, petite
cousine, poursuivit l'inventeur : tout d'abord,
vous me croyiez bien naïf en vous imaginant que
sur une simple petite convocation portant l'entête de la base d'Istres, qui n'a absolument rien
de commun avec le Bureau des Inventions et des
Brevets au Ministère de la Marine, j'allais me
rendre en \ln point quelconque de la Moyenne
Corniche 1... J'étais depuis trop longtemps en
garde contre les indiscrets et les espions de tou-
�I.A CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS »
117
tes sortes, pour me laisser prendre à un piège
aussi enfantin, d'autant plus que le capitaine de
vaisseau qui m'avait été envoyé par le ministère,
était venu me rendre visite aux « Tamaris n, la
veille du jour, ou plutôt de la nuit, fixée pour le
guet-apens 1. .. Dans ces conditions, vous comprenez qu'il était plutôt difficile de me prendre en défaut et d'abuser de ma trop grande crédulité L"
Hélène ouvrait de grands yeux étonnés .. , La
riposte de Bernard la déconcertait. Sa confusion
était grande d'avoir été ainsi jouée et surprise
avant même d'avoir ag"i...
- Ainsi donc. hasnrda-t-elle bientÔt, ç'<,st
vous, Bernard, qui avez organisé cette audacieuse comédie pour riposter...
",'
- C'est moi, en effet, petite Hélène. J al Rg"I
tout d'abord avec l'aide du fidèle Emmanuel,
puis avec ln complicité de vos parents et de vos
amis, que j'avais pris la précaution de mettre
au courant en votre absence 1...
.
Le voile se déchirait maintenant. Hélène adrpssait à Hubert qui demeurait attahlé tout près de
là et qui souriait de l'embarras dans lequel ~l1e
se déhattait un regard rempli de reproches '
"
- P ourquol
ne m "aVOIr pas prévenue ? murInura-t-elle .... Vous auriez pu...
~té
- Pensez-vous que vos émotions eussent
! Vous ave7. vécu le plus pass jon
n;'
les m~es
nant des romans, petite Hélène, et vous,êtes T? se
sée par toutes le~
g-ammes possibles d an!!,olSde
et d'esp.(rance r Vous qui aimez tant sortl~'
\
. d rez Imla banalité de J'existence" vous q~lai
Vo~s
auprévu. vous avez été servIe à ~u h < ~t de vous
riez donc grand tort de vous c er
plaindre...
. 'ent des exp liPlus ses amis lui fou rnl ssal
�118
LA CROlSmRE DU « MYOSOTIS
Il
cations concernant le troublant mystère qui l'avait tant intriguée, plus la jeune fille sentait son
irritation décroître. En bonne joueuse, elle se
disait qu'elle n'avait plus qu'à rire de l'aventure
qui s'achevait de si plaisante façon ... Pourtant,
elle tenait à faire un peu languir l'inventeur qui
attardait sur elle des yeux remplis d'impatience:
- Une minute, gentil cousin, pouvez-vous me
.
dire ?..
- Je vous dirai tout ce que vous voudrez, Hélène ... Tout d'abord, prévenu à temps du complot tramé contre moi par votre joyeuse bande,
je m'arrangeai avec Emmanuel, de manière à
simuler une autre agression. Voilà pourquoi je
manquai intentionnellement le rendez-vous sur
la route de la Corniche : rendus inquiets par
mon retard, vous êtes venus à ma recherche, et
c'est ainsi que vous avez découvert la voiture
sur le bord de la route, Emmanuel assommé et
les prétendus plans disparus l... Alors, petite
Hélène, vous vous êtes improvisée policière ... Et
j'ai pu constater que vous avez rempli votre
rôle avec un sérieux et une constance imperturbables 1... Enfoncés Valentin Williams et Agatha Christie 1...
- Vous voulez plaisanter, Bernard 1...
- Jamais je ne me suis senti aussi sérieux ...
Quand vous étiez dans mon bureau, j'étais là,
tout près de vous, dissimulé dans le petit cabinet attenant qui me sert de laboratoire !...
- Comment 1 vous étiez là ?
Hélène rougit. Elle se disait en effet que son
cousin devait avoir surpris l'intérêt passionné
qu'elle avait prêté au fameux journal de l'inventeur. Bernard savait qu'elle connaissait son secret et qu'elle s'était attardée avec complaisance
�LA CROISIitRE DU
« MYOSOTIS
»
119
à lire ses confidences. La voix claire de Bernard
vint la tirer d'embarras :
_ Reprenons tout par le commencement, si
vous n'y voyez pas d'inconvénient, petite Hélène 1. .•
- Comment donc 1.. Aucun inconvénient, au
contraire 1 je vous en prie ...
- Eh bien ! une fois que vous êtes tous revenus à Eze, après votre expédition manquée, je
m'arrangeai de façon à écarter les autorités. Cette bonne farce n'était pas de leur ressort et je
ne tenais aucunement à compliquer les choses ...
- Ah ! je comprends alors le peu de zèle
qu'ont déployé les gendarmes !
- Et vous vous expliquerez également pourquoi les journaux n'ont pas parlé de l'incident.
Prenant prétexte que les plans de la torpille
~\V
intéressaient au premier chef la défense natIOnale, nous avons pu rendre vraisemblable à.
vos yeux ce silence de la presse ...
. ~ Naïve que j'étais, j'ai cru tout ce que l'on
disait autour de moi, comme parole d'Evangile 1
C'est mal d'avoir agi ainsi envers moi, monsieur
man cousi nI...
- Permettez, chère Hélène, je n'ai fait que
passer à la contre-attaque 1... Si je me suis vu
dans l'obligation d'employer la manière forte,
c~est
uniquement parce que vous vous étie7 d~
cldée au préalable à agir de la même façon envers moi. .. A l'enlèvement, j'ai répondu par le
rapt 1... D'ailleurs, je ne crois pas que mo~
b:: t ve Emmanuel se soit montré une seule fOlS 10Correct et brutal envers vous 1...
- Il est vrai, je le reconnais 1... Pour '!la
part, je ne lui ai point ménagé les plus. CIOglants reproches ... Je le prenais pour un mlséra-
�120
LA CROlSIÈRR DU « MYOSOTIS
Il
ble, pour un bandit, pour le complice de cyniques espions 1. •.
- Mademoiselle peut être sOre que j'ai tout
oubli~.
Je savais qu'en jouant un tel rôle, j'agissais au mieux des intérêts de Mademoiselle 1. ..
Le chauffeur, qui se tenait à ce moment à trois
pas des deux jeunes gens, s'était décidé à parIer ; mais Bernard lui ayant fait signe de se
taire, il se remit à remplir ses fonctions d'échanson, dont il s'acquittait d'ailleurs à merveille ...
- Je dois avouer, Hélène, que vous êtes une
fine mouche, reprit l'inventeur ; vous avez été
à deux doigts de découvrir le pot aux roses,
quand vous nous avez pris en filature sur la
Movenne Corniche 1. ..
~
Comment 1 s'exclama la jeune fille, l'individu qui avait rejoint Emmanuel et qui avait
traversé avec lui le tunnel situé à la sortie d'Eze,
c'était vous ?...
- Moi-même en chair et en os, petite cousine 1. .. Je dois vous avouer, en effet, que, pour
riposter à votre tentative d'enlèvement, j'avais
échaf~ud
un plan ... Une fois débarrassé de mon
travail, que j'avais livré au représentant du Ministère de la Marine, je disposais donc de tout le
temps nécessaire pour organiser la petite plaisanterie ... J'imaginais que vous deviez être un
tant soit peu inquiète à mon sujet et que de lancinants remords ...
_ . Que c'est mal d'avoir abusé ainsi de ma
crédulité 1...
- Permettez-moi de vous retourner le compliment ! Cc n'est pas moi qui ai commencé 1...
M~is
laissez-moi continuer mon récit 1 Je savaiS gue vous n 'hésiteriez pas à vous lancer sur
ma piste, aussi avons-nous décidé, Emmanuel et
�LA CROISIÈRE DU
« MYOSOTIS »
J2J
moi, avec la complicité et l'autorisation de vos
parents, je m'empresse de l'ajouter, de nous introduire dans le jardin de votre propriété et de
lancer par la fenêtre de votre chambre cet avertissement. .. Notre stratagème a obtenu son plein
succès, vous vous Nes habillée en toute hDte et
vous vous êtes lancée sur notre piste ... A plusieurs reprises, j'ai bien cru que vous alliez me
reconnaître j par bonheur, vous n'avez identifié
qu'Emmanuel... La découverte de la casquette
abandonnée par mon compagnon vous empêcha
de vous rendre compte que le second inconnu
n'était autre que l'inventeur dont vous déploriez
la disparition ...
- Et je suis allée sottement à la villa 1...
- Vous avez agi en excellente détective et fait
tout ce que bon limier eat accompli s'il se fût
trouvé à votre place ... Vos soupçons s'étant portés Sur Emmanuel, vous vous êtes rendue aux
« Tamaris n, afin de vous assurer que mon chauffeur se trouvait réellement dans sa chambre. Son
ad?sence vint confirmer vos soupçons ... Je dois
.
Ire d' ·11
f . 'd al eurs, que mon excellente Joséphine a
v~e
~ son mieux pour vous aiguiller dans cette
.. ..
co - Comment 1... Joséphine elIe aussi était du
Coupa la jeune fille ; décidément, j'av ~plot,
aiS donc tout le monde contre moi 1... Je comrends maintenant pourquoi elle ne m'a pas déendue quand Emmanuel t. ..
- Et son compagnon, qui n'était encore autre
que moi-même. se sont précipités sur vous pOlir
VO~IS
immobiliser, acheva l'inventeur.
Je
dOIs dire que cet épisode fut de tous le plus
pénible de la farce ; il m'en coÛtait de porter la
main sur VOliS, de vous réduire à l'impuissance.
Mais, nécessité faisait loi 1.. Et nous avons dÛ
�122
LA CROISIÈRE DU « MYOSOTIS »
jouer notre rôle jusqu'au bout ...
La jeune fille comprenait maintenant les événements qui s'étaient succédé. Pendant qu'elle
attendait dans la chambre des « Tamaris )), Bernard s'était empressé de rejoindre tout le groupe
à bord du « Myosotis )), qui se préparait à appareiller ... Et Emmanuel avait été chargé de conduire Hélène à bord.
On sait avec quel zèle le serviteur dévoué s'était acquitté d'une aussi délicate besogne j le
casque de cuir et les lunettes que lui avait confiés
son maître avant de se séparer de lui, avaient
empêché la jeune fille de se rendre compte exactement du trajet qu'on lui faisait parcourir. ..
Elle s'était retrouvée dans la cabine du « Myosotis )), sans savoir ot. elle se trouvait. Seul, le
nom du yacht figurant sur la bouée de sauvetage lui avait permis d'entrevoir la vérité.
Maintenant, le silence s'appesantissait sur
tout le groupe. Hélène promenait ses regards
sur ses parents et amis groupés autour de la.
table copieusement garnie ... Elle hésitait encore
avant de parler. Par bonheur, sa raison triompha enfin de son amour-propre, elle se mit à
ri re de son aven ture ...
AussitÔt, les visag-es des convives s'épanouirent, et Monsieur Bardeuil, qui avait observé
jusqu'ici un silence prudent, se leva :
- Je t'ai adressé une question tout à l'heure, Hélène, ct je t'ai fait part des intentions de
Bernard à ton égard , Tu sais quelle affection
nous avons toujours vouée, ta mère et moi, à ce
garçon intelligent et débrouillard !... Nous serions enchantés de voir se resserrer encore les
liens de parenté qui nous unissent déjà 1...
Les regards de Bernard s'arrêtaient à ce moment sur Hélène, avec plus d'insistance et d'an-
�LA CROISIA RE DU cc MYOSOTIS Il
123
croisse que ceux des autres ... L'inve nteur comprenai t en effet que le bonhe ur de toute son existence se jouait à ce momen t. Il redout ait que la
subtile coméd ie qu'il venait de jouer, pour répondre au subter fuge imagin é par sa cousin e, ne
tournâ t à son désava ntage et ne vînt altérer les
sentim ents que la jeune fille éprouv ait aupara vant à son égard. Il n'en fut rien, par bonhe ur,
et ce fut de sa voix la plus douce, avec un charmant sourire , qu'Hél ène répond it :
- Je n'ai pas à hésiter , père 1... Vous savez
bien que mes sentim ents à l'égard de Bernar d
n'ont jamais chang é 1...
- Dans ces condit ions, vous me permet trez,
mes amis, de vous annon cer les procha ines fiançailles de notre fille Hélène avec Bernar d Fontaines L.
- Hélène !... Si VOliS saviez comme je suis
heureu x !...
L:inv: ntcur quittai t sa place et sa main
celle de sa cousin e. Bientô t, ils s'em~trelgna
rassère nt à la grande joie de l'assis tance et du
Em.manuel, qui aband onnait son flegme,
b~ve
p r manife ster l'entho usiasm e le plus vif...
- Et mainte nant, intervi nt Huber t, où allonsn ous ?...
Bernar d desser ra la douce étreint e et se tourna vers ses voisin s :
voguo ns vers l'Ile de Beauté , comme
. - ~ous
Il. aVait été conven u à Peille ; mais, cette fois, la
tctime du rapt ne sera plus celle qu'on espéra it.
1 me semble d'aille urs plus norma l et plus correct que je m'adju ge le rôle du ravisse ur 1. ..
les coupes rempli es de vin pétilOn h~urta
lant et l'on porta de nombr eux toasts en l'honneur des fiancés. Ces dernie rs oublia ient maintenant la trépida nte aventu re qu'ils avaien t vé-
�124
LA CROISIÈRE DU cc MYOSOTIS »
eue, pour ne plus songer qu'à sa conclusion qui
s'achevait au parfait contentement de tous ...
BientÔt, Bernard, qui se retournait, poussa
une exclamation de surprise :
- Mon Dieu 1.. Mais nous sommes seuls 1...
Ils étaient seuls en effet ; profitant de ce Que
le jeune homme s'absorbait dans la contemplation de sa fiancée, parents et amis s'étaient esquivés sans bruit à l'extrémité du pont, les laissant en tête-à-tête ...
Alors, Hélène battit des mains. Elle avait hâte
de se retrouver en présence de celui qu'elle aimait, loin des oreilles indiscrètes ...
- Hélène, me pardonnerez-vous ?
- Vous pardonner ?.. . Mais quoi donc, mon
Dieu ? ...
~
Eh bien ! d'avoir si fortement déjoué vos
projets 1. ..
- Pourrais-ie me plaindre de tout cela, Bernard ... En ourdissant le complot de Peille, j'espérais arriver à une conclusion absolument identique à celle-ci !. .. J'aurais donc grand tort de
me plaindre 1. ..
Les deux jeunes gens se turent pendant Quelques instants ; ils e-oûtaient le charme de l 'heure présente ; Je c( Myosotis» voguait à toute allure vers la Corse, sur la mer calme ... A l'horizon, ils pouvaient apercevoir, se découpant en
bleu sombre, sur le ciel d'azur, les côtes de France, ces cÔtes qu'ils reverraient sans tarder ... Des
mouettes poussaient de petits cris et passaient
en tournovant autour des mats .. Une brise frafche venait tempérer la chaleur accablante ...
- Berf)ard 1... Savez-vous qu'il y a qtJelques
jours encore, je n'aurais pu espérer un semblable bonheur 1...
- Moi, je ne vous ai jamais oubliée, Hé-
�LA CROISIÈRE OU « MYQSO'fIS )1
125
lène .. . Vous étiez toute ma vie ... Si je faisais
l'ours , l'ermite , dans ma villa des « Tamaris >l,
c'est que je voulais vous mériter,.vous ~aÇ"ner
...
Ma fortune ne sulIisait pas ; Je désirais vous
prouver que j'étais bon à quelque chose 1. ..
- Je sais, murmura doucement H~}èe
...
Quand j'ai pénétré dans votre bureau, J al pu
lire ...
- Mon cher secret 1.. Eh bien, dois-je vous
l'avouer encore, Hélène, ce cher cahier que j'avais placé à votre portée, parce que je savais que
vous parviendriez aisément à le découvrir, vous
a dit ce que je n'avais jamais osé vous avouer
moi-même !...
- Pourtant, jadis ... n'était-il pas convenu,
déjà ...
- Jadis, nous étions des enfants 1... Puis.
peu à peu, vous avez grandi. Je me suis senti
timide et gauche, t"n présence de la belle Jeune
fille que vous étiez .. . Le petit ami de tous les
jours est devenu un sauvage .. . Et vous avez pu
croire de ce fait qu'il vous délaissait 1... Mais
telle n'était pas ma pensée ... Votre souvenir demeurait si profondément gravé dans mon cœur!
- Bernard, cher Bernard !. ..
Les deux jeunes gens s'étreignaient les mains
longucment.; ils réalisaient enfin leur dou~
rêve. Combien les mésaventures réccntes semblaient maintenant peu de chose, en comparaison de l'allégresse qu'ils éprouvaient !
Enfin, Hélène, la première, s'arracha à sa rêverie :
- Je pense à une chose, Bernard ...
-- A quoi donc, chérie ?...
- Dans quelques semaines, quand nous sepourquoi ne partirions-nous pas
rions mari~s,
seuls à bord de ce yacht ?
,
�126
LA CROISdmE DU « MYOSOTIS
Il
- C'est une excellente idée 1.. Nous en reparlerons, petite Hélène ...
Le visage de la jeune fille s'éclaira d'un ravissant sourire :
-- Et ce sera là, cette fois, déclara-t-elle, la
véritable croisière de notre « Myosotis» 1. ••
FIN
�Pm paraltre JeudI pracbalD sous le DO 544 de la CollecUn" Fila ..
LE BERCEAU VIDE
Par
JOSÉ
REYSSA
CHAPITRE PREMIER
.,
' . \ J •• ':'•• ;
,
"'
i 'i.~
l~
f
j
. .1",:1
Par un brumeux matin de septembre, vers huit
heures un petit vapeur gréé en goélette entra
avec I~ marée dans le port de Granville et, après
quelques manœuvres, vint se ranger le long du
quai.
L'équipage, une douzaine de marins au teint
bronzé, aux physionomies audacieuses et énergiques, exécutait avec une merveilleuse rapidité
les ordres qu'un homme d'une quarantaine d'années, deboul sur la passerelle de commandement,
jetait d'une voix brève.
L'état de la coque et du gréément du navire
révélait que celui-ci venait de faire une longue
croisière.
Sur le tableau d'arrière, on pouvait lire son
nom inscrit en lettres d'or :
cc L'Alcyon ».
Dèg qu'une planche eOt été jetée, permettant
de descendre à terre, le capitaine quitte Son
bord d'un pas rapide.
(A suivre.)
~.
�"
"
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bonneau , Albert (1898-1967)
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A name given to the resource
La croisière du "Myosotis" : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1937
Description
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Collection Fama ; 543
Type
The nature or genre of the resource
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Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
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A language of the resource
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Identifier
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BUCA_Bastaire_Fama_543_C90862
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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J
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
��ALBERT BONNEAU
LA M'ERVEILLEUSE
TOURN'ÉE
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1...
•
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
CHAPITRE PREMIER
LE CAR nE TnE&PU
- Je vous en prie, Mademoiselle Bàrnier , levez
la glace !. ..
Lucelle Barnier , qui, depuis un momen t, regardait le paysage ct exposait son visage frois ii la caresse de hi brise, s'empre ssa d'obéir à la demand e
du lénor Sourm on puy, puis, sans mol dire, elle se
blottit dons son coin , essuyan t de sa manche la buée
assez épaisse qui recouv rait la vilre.
Le cal' bondé de voyage urs poursu ivait sa randon née aux extrêm es limites du tel'riloi re italien, dans la
région du col de Tendù. Il avail quiLlé Limone une
heure aupnrav an l ct filai t rapidem en l vers la Frunce ,
celle France que loule la 1toupe d 'l1onoré Vicard,
l'impré sario, s'estim ait enehan tée de retrouv er, après
une fàLiganle lournée de trois mois ft l'élrang er ...
HOlJoré Vieard pouvait , malgré tout, s'estim er enchanté du résullat obtenu par ses artisLes. A Milan,
puis à Turin, la troupe françai5e avait donné toule
une série de représe nta 1ions d 'opérâ- eomiqu e ct
cl 'opérett e ; le public i LaI ien, friand de bonne musique, ne lui avait pas ménagé les vivais ; lous s'en
retourn aient mainle nanl, riches do souven irs, enchanlés de l'accue il que leur aVàit réservé la nation-
�6
LA IIIJ:Unl I L LEUS E TOU
n Nl~E
sœur, se prom eLtant bi en de fra n chir il n ouvèau les
AJpes dùs que J'occasion s'e n rep résen terai!. ..
Tandi s qu e les co n ve rsati on s all a ient le ur train,
Lu ce tte llarn ier s' imm ouiJisait, Lout e pe nsive , a bsorbée pa l' les mê m es a ppré hension s qui, trois m ois a upa ravant, a va nt son en gagement da ns la tro up e ViCll rd, la te na ill aient sa n s relilch e .. . Le soir mêm e,
elle arriverait à Nice , e t l'imprésario r e trouvant là
J'arti ste qu 'e ll e ava it re mpl acée n ag uèr e, pour cause
dc m a ladie , elle sc verrait d ti n s l'obli gati on de quiller
ses ca m ar ades , de ch erch er un autre empl oi da ns cc
mili cu si a tt ac h ant, m uis si h étéroc lite aussi, du
th éâ tre ...
Et les regâ rds n oise ll e de L1I ce lle se promen a ient
n o n sa n s m élan co lie s m les Alpes co uve rtes de n eige
qui e nt o ura ient m a inte n a nt la vo iture de toutes
p a ri s. A m esure que le vé hi clli e se ra ppr oc::h ait de
la fr on Li ère ct des j oyeux pays dll soleil, la j eune
nll c se se nta it é tre indre pâr un e an go isse de plu s
en plus vi ve . E lle faisa it un re tour sur le passé , ce
passé q n i lui ava it été so uve nt si cru el...
Tout en pou rsu ivan t sa rêveri e, Lu ce ll e éprouvait
un e la ncin a nt e m élti n coli e ... Ell e évoqu ait les c::hèrcs
silh ou cll es de ses pa rents i pl'éma turémcnt ravis il
so n affec tio n , à la su ite d ' un eff roya bl e acciùent
d 'a ul o , surve nu pend a nt qu 'ell e poursu iva it ses é tudes en An glcterre. Lu (e LLe Bti rni er s'é tai t retrouvée
to ute se ul e dans la vi e, des s péeul a ti on s h a:;a rd e uses
av ni cllt fa il s 'éero ul er ln fOl' tlln e assez coqu e Uc de
~ 1. Il:lIl1 ie r, c t Lu ce tt c , j adi s e nf:i nt gâ téc, s 'éLa it vu e
dnns l 'ohli ga ti on de gng ner so vic . ..
La j Clln e fill e revi vait le rud e ca lva ire qu'cli c avait
dû poursui vre dep ui s l'épo UVflllt ll bl e malheur qui
ava it ell(.lcllill é sa j eu n e ex islen ce .. . E lle s'en éta it
allée de bureau en b urea u, quêtant une plact: de
�LA MEnVEJL T.EUSE TOUnNÉ E
7
gouver nante ou de dactylo , puis, après avoir trouvé
une situa tion de secréta ire pendan t quelque s mois,
sur la Côte d'Azur, elle s'était trouvée de nouvea u
sur le pavé, à la suite de la faillite de la maison qui
l'emplo yait. Acculée (t la misère, l'infort unée avait
pu se procure r par bon heur celle place de figuran te,
elle était partie pour l 'llùlie avec cette troupe d'inconnus . Trois mois avaient passé, et, mainte nant, la
pauvret te, le cœur serré, compre nait que les mauvai s
jours allaient revenir . Le problèm e de l'existe nce
s'impos erait uJ;le fois de plus, avec une plus grande
âpreté ...
Et Lucelte , immob ile dans son coin au fond du
car, observa i t ses camara des de quelque s semàin es,
qu'il lui faudrai t quiller dans bien peu de temp·s ...
Tout d'abord , Honoré Vicard et Victori ne, son excellente épouse. Autant l'impré sario était petit, replet, ct présent ait peu d'appar ence, autant Victori ne,
imposa nte, autoritâ ire, plastro nnait auprès de lui, attardant parfois à la dérobée un petit air prolecte lll'
sur les artistes qui compos aient la troupe et qui semblaient atlentif s au moindr e de ses désirs.
Les dix-sep t pension naires de la tournée Vicard
n'ignor aienl pas en erfet que la femme de l'impré sario pOl'tait la culotte , dans toule l'accep tion du
tCJ'me, ct imposa it le plus souven t sa volonlé à son
époux, être Ilasque, cupide ct timoré, trembla nt de
peur dès qu'iJ voyait son auguste compag ne froncer
Irgèrem enl les sourcils . Chaque fois qu'un accroch age sc produi sait àvec un Directe ur quelcon que, Vicses contorine interve nait, donnai t son avi , po~:rit
dilions , et la plupal'l du temps, l'éu s issait à faire
triomp her ses concep tions.
Derrièr e le couple directo rial, les arlistes s'étaien t
installé s. Ils formaie nt un ensemh le assez: inlércs-
�8
LA MERVEILLEUSE TOURNÉS
sant ; on reconnaissait parmi eux un baryton de la
Gaîté Lyrique, un trial du Triano!), un soprano des
Bouffes, mais deux vedettes surtout parmi eux avaient
réussi à provoquer l'enthousiasme des Haliens : la
chan Leusc YeLta Réal et le fameux ténor Soupmonpuy,
un polonais naturalisé français, qui, en dépit de ses
cinquante a1)5, conservait une voix magnifique et
jouait les grands rôles du répertoire ...
Cependan l, si ces deux vedettes de première grandeur brillaient sur Id scène d'un éclat tout particulier, il n'en était pas de même dans la vie privée 1...
Au cours de leur existence nomade, les Vicard
avâient connu des arlisles d'une indisculable originalité, mais Yelta et Rudolph Soupmonpuy l'emporlaient nel.tement sur tous les autres. Tandis que ta
chanteuse se pâmait devant ses trilles, s'efforçant
constamment d'écraser ses partenaires et d'accabler
de son hautain mépris ses camarades, le ténor vivait avec l'obsession conslante de la grippe, du rhu·
me, de l'enrouement ct, pdrlant, des micl·obes. Pendan t que le car sui va it les routes en lo.eets qui se
prolongeaient vers le Col de Tende, il 8e blottissait
frileusement dans sa pelisse, le col entouré d'un
cache-nez, sa casquette grise rabattue SUl' les yeux :
c'était à peine si l'on apercevait le bout de son nez.
De temps cn Lemps, Soupmonpuy rompait avec son
immoLililé pour prendre dans sa poche une petite
hoUe; il cho.isissait une ptistille de réglisse qu'il suçait avec d6lices. Peu lui importaient les conversations ùe ses voisins, dont il ne semblait m~e
pas
SOUpçOl11\er l'existence ...
Si Rudolph Soupmonpuy s'obstinait ainsi dans un
splendide isolemen t, il n'en 6tai.t pas de même cIe
Yctlù neal... Il fallait à tout instant que les occupants du ear eussent les regards fixés sur son im-
�J.A MERVEILLEUSE TOURNÉE
portan te personne. En grande coquette, la vedelte
n'avait point sa pareille pour quêter un compliment.
Tout devait plier devant elle ; que de discussions
n'avail-elle pas eues avec les Vicurd, parce que son
nom ne figurait pas sur les affiches en lellres plus
grosses que celui du ténor. Il en était résulté enLrtl
les deux artistes une sourde animosité, car Soupmon pu)' demeurait, lui aussi, conscient de son importance el soucieux de sa publicité ...
Un peu en arrière sur les banquelles du car, Simon l\laurières, le trial, IIuguelle Mondor, le soprano" Dorjyl, le grand comique et Dalaul'ières, le büryton, bavardaient; les regards qu'ils àrrêtaienl, parfois sans àménité aucune, sur les deux vedettes,
prouvaient qu'ils n 'éprouvaien l tous
les quatre
qu'une sympathie assez médiocre pour ces étoiles de
première grandeur, dont ils enviaient depuis longtemps la place. De temps à autre, ils ne sc privaient
pas de les critiquer, à voix basse, de rappeler un
fâcheux « couac » de Soupmonpuy, d'évoquer une
mauvaise entrée en scène de Yella RéaL ..
Lucelle Ramier ne prenait jamais part à celle
petite guerre ù coups d'épingles ; lout d'abord, engagée à la suite de circonslances exceptionnelles,
Victorine Vieu rd 1ui ayant trouvé une voix agréahle,
elle se considérait un T'CU comme étrangère ù ce peti~
clan. Ce voyage dans l'Italie du Nord, qui tillait
s'achever dans peu de Lemps à Nice, constituerait sans
doute la seule tournée théâtrale de son exi ·Ience ...
Après, elle prendrait It: premier emploi qui se présenlerait ct qui lui permît de subsister... Gouvernanle, venùeuse de magasin, eL, s'il le fallait même,
serveuse de reslauranl. Les I,lécessilés ûpres de l'exislence renùaient inutile loul amour-propre .. .
La jeune fille pour~ivt
6a rêverie; auprès d'elle,
�10
J_A lIŒ R VEJLLEUSE T OURNÉE
ses eompa g-l1es continuai ent de bava r der ; p arfois,
ell e surpren ait de petits rires étouffés, les fi g ura ntes
imitaient l'ex pression préoccupée de Sou p m onpuy,
qui s'en goIl ça it plus que j am ais dam, sa pelisse ct
qui co ntinuait m éthodiquem ent de vid er sa boîte d o
pas till es ... Mais le calm e r eve nait bi en vite quand
l 'imprésari o ou sa femm e h asa rdaient un coup d'œ il
en arri ère .. . Hon o ré Vi card ne con sidP rait-il p as
com m e le cc v ul g um pecu s », los utilités , les extras 1..
Un e Yella n éal, un Soupmonpuy con stituent évid emm ent d 'irremplaçabl es arti s tes , mais un e Luce lle
Barni er, un e l\'Iargo t Winter, une Mâgu y Bourrasqup.,
on en t rou vait à la douzaine dans loutes les agen ces
th éâ traIes ...
So ud a in, les con ver sa ti on s cessèrent comm e p ar
en cha ntement: h abileme nt di ri gée par u n ch allffem
de la Co mpag ni e des Ca rs, la voitll re s 'en g ageait.
m a in len an t ù travers le tnnn el du Col de Tend e, lon g
de près de qu a tre k i l o m ~ t res .. . Un e tempéra ture d e
Cave n e ta rda pas ~ sc':v ir tout au tour. Un é ternu em ent son o re éc lata , p uis o n en te n dit la vo ix ép erdue
de Sou pm o npu y cricr :
- Ma is fait es donc a tt enti on 1.. . U~l
air glacé entre
sous le p arc- bri se 1.. On gè le ici 1.. N'oubli ez p as
que n ous devo n s j o uel' à Nice ce soi r -m ême 1
- C'es t vrai, nous j ouon s à Nice , pas d ' im prud ence 1 su ren chérit Vi cto ri ne Vicard .. . Vous dc' cz
tous VO li S surpaRSC I' .. . V Oli S savez qlle de vo tre succès
d épend ra l'e ll gngemen t que 1'01) sig nera au Casino
de la J c tée 1...
La rand on née sc prolon gea it à tr aver s le tunnel
érl àiré ù interva ll es régul iel's pal' les lampes élec triq ues fi xées a ux "o îlles. La chan son du m o teur em prunt a it dan s le so ut errain au x murs tout ruisse ·
lan ts d'humi dité un e sonori lé tout e p nrliculi ère. Les
�LA ME1\VI?ILLEUSE TOUR~(.E
11
vitres se couvraient de nouvpau de buée et les altistes, pour la plupart, ramenaient fl'ieu
~ cmenl
sllr
eux leurs couvertures ...
Paticncc 1 fil j'imprésario, avunt trois heures,
nou~
serons à 1 ire 1
- A moin que la douane ilalicnne ne nons retiellne IOllgtemps à SaiIlt-Dullllas Je Tende P ohjecta
une voix ...
- Enfin, nous n'en sommes pas il une heure
prrs 1. .. En àclmellant que les douaniers nou~
retardent, nous arriverons assez tût fi Nice pour répéler ...
- C'est égal, celte représentation pouvait bien
être rem ise n demain 1 Nous ~erons
frais après celle
les Alpes !...
rall(IOllIIPe il lrave~
Ycll,i Rral se déridait enfln li donner son avis: la
ved 'lte sc senlait peu il 011 aise au cœur de celte
rl;gioll montagneuse, Le dr\ror neigeux et Jésertique
qui s'étalait pre que conslarnmenl sous se yeux, depui leur étape à Limone ne présenlait rien de bien
séduisHnt. Et comme j'imprésario protcstàit, la
rhanlcu 'e hasarda:
- 11 faul lonl prévoir, Monsieur Vicarcl ... Admettons que nous soyons virtme~
c1'lme pannf', d'une
fâcheuse pail Ile .. , C'est un aceident qui ârl'ive journellemenl.
- Ne parlez pas de malhcur 1 coupa Victorine,
r'\pouvllntre il l'idée d'un arrêl possible du car .. , Nous
aVOlis un condurte'ul' des plus expcrts ...
- Loi Il dc moi la pcnsée de mellre en doutc l 'hahileté de notrc rhauffellr, lrès ch!'re 1 l'('prit Yelln,
mais l'pt homme' sc tl'Ouve comme nou ù la merci
du l'lus pf'lil irlf'idcnt, IIU piston qui sc rompl, lin
ressort qlli sc brise, cl rrac 1. .. Adicu nolre représcnl.âlion au Casino de la Jetéo 1
�12
LA MERVEILLEUSE TOURNllE
- Au nom du ciel, Yella, ne parlez pas de malheur, protesta l'imprésario éperdu ... Toul a très Lien
marché jusqu'ici. ..
- C'est justement pourquoi je me méfie, coupa
la chanteuse .. Ce voyage sans incident pourrait Lien
nous réserver avant sa cOJ.lclus.ion de fâcheuses surprises...
.
- Je suis de l'avis de Yella, surenchérit Soupmonpuy, en hasardant la main devant sa bouche pour
la prot Iger contre la fraîcheur .. J'ai d'ailleurs fail
un rêve avant notl'C départ de Turin .. .
- Vous avez fait un rêve P insistait Viclorine ..
- Oui, chère Madame Vicard ... J'avais un poupon
sur les brus ct cc maudit moutard pleuràit à chaudes
larmes ... Or, je ne sais si vous avez lu la clef des
songes, mais les enfants dnns un rêve signifient inévitahlement des ennuis, surtout quand ils &ont très
jeuncs 1. ..
- Toul songe, tout mensonge, rétorqua Victorine.
L'épouse de l'Imprésario s'efforrait de sourire pour
dissiper la fâcheuse impression qu'avnienl provc,guée chez clle les propos de ses deux principaux:
pensionnait'es ; cependant, à la légère altération rle
ses tl'aits, ses voisins purent se rendre comple qu'elle
nc sc sentait pfis rassurée, elle non plus ...
Le tunnel semblait décidément illlerminable. Les
arlisles essayaient de plaisanter, compa.raht cc passage sous la montagne aU métro, d'aucuns évoquaient
les couloirs de la station (( Suint-Lazare », muis il
était facile de constater que toute celle joie sonnait
faux ... Il semblait que l'inlempestive intel'vcntion de
Yethi Utlal eflt fait s'évalloui .. la bonne humeur que
l'on manifestait an départ de Turin ...
Quelqlles minutes durant, un silence impressionnant sc. prolongea à l'intérieur de la voiture ; les
�J.A MERVllH .LEUSE TOURl'IÉE
13
regards des artisles se portaie nt amdeu,>ement devant eux, les phares puissallts du car éclairai ent la
chaussée, parfois unc voilure pass(\it en seQs inverse
el les deux grands yeux de ses phares apparai ssaient ,
aveugla nts, dans les ténèbt'es ...
Enfin, des exclam ations se firent entendr e, une
lueur de plus en plus proche indiqua it qu'on approchail peu à peu du jour. Au milieu d'un assourdissanl. vacal'me, le car dépassa la porte qui défenda it
l'exlrém ilé du lunnel, puis, il vint débouc her en
pleine montag ne, Les regards des artistes, habitué s
depuis quelque s minute s à l'obscu rité se posèren t de
nouvea u sur l'épais tapis de la neige qui s'amon celait au flane des mon lagnes,
Enfin 1 nous approc hons 1..,
~
Honoré Vi ca rd s'efforç ait de ranime r le courag e défàill;lIlt de ses compag nons, mais il sembla it que les
paroles pcu engage an tes qu'avai t pronon cées peu de
Lemps aupara vant la vedeLLe rentenl issent encore
aux oreilles des voyage urs. Le décor n'élait point fàit
d'ailleu rs pour engend rer l'allégr esse, le ciel bas, unifOl'moment gris, se couvra it de nuages , des pans de
brume s'accro chaient aux l1aT,lCs des monlàg nes, empêchan t de disting uer les cimes étinoel ant sous la caresse des chauds rayons du soleil. Le chauffe ur se
voyait obligé de ralentir , les làcels devena nt de plus
en plus nombre ux ... Un virage mal pris el le cnr
pOllvnil exécule r une torriblo embard oe el se fracasser dans le ravin 1. ..
Pour le momen l, le ténor scrnbla it moins se préoccupe r de celte effraya nte évenlun lilé que de l'élal
de sn gorge ; il porlai 1 sans l'esse sn main gnn tée
au cnche-nez qui le prrserv ai l con tre les àttaque s
perfides du froid ct de ln fl'nicheur. Parfois , ses
regards se fixaient aussi enr 10 file 1 0\'\ jJ aVili 1
�14
LA IfEtV~
jLl
mSE
TOURNÉE
déposé une bouteille thermos rempl ie de lisane ; a u
prochain a rrêl, le chaud breuvage le réCOIl fo rterait et
meLlrait en déroule la fâ cheuse Loux dont il appréhendait déjà les attcinles. Parfois, dominuul la ln:pidation ct le vrombrissement du moteUl', sa vo ix
so uore se faisa it clllenùre :
« Asile héréditaire ... Où mes yeux s'ouvrire nt ou
jour ... »
So upm onpuy s'efforçait, Cn r épélant l'air fameux:
ùe « Guillame Tell» surnommé le « Tombeau des
Ténors », de se rendre compte si sa voix demeurait
toujours en excellenle forme, puis, tranquilli sé, il se
renfermait de nouveau dans le sil ence le plus complel... Auprès de lui, ses câmamdes observaiclJ t le
paysage monotone : pa~
de maison, pas de ferme le
long de la roule sÏI)ueuse ; seu les , çà et là, apparaissaie nt des habilations de cantonniers. Parfois, on
apercevait un de ces fon ction n aires du go uvernemellt
ilalien, sanglé dàns un magnifique uniforme bleu que
r ecou vrai tUll e pèlerine ou un pardessus fan é. L 'homme saluait les voyageurs à la mode fasciste, puis,
immobile, il regardait le car bondé s'éloig ner vers
la France toule proche mainlenanl. ..
- Allons, encore quelques minules, et n OUS arriverons à Sai nl-Da lmas de Tenùe 1. ..
Les physion omies de~
artistes s'éclail'èren l. Sain tDalmas de Tende , e'élai l le poste fronti ère, la dernière éLape avant de rentrer ell Fran c\;!. L'accueil
cllaleureux du public il ali cTi n'avait pas fail ouhlier
lc pays et LOlil e la troupe éprouvait à ce momenL celle
sat isfa ction doublée d'émo tion que e hàcplC louri ste
éfll"Ouve chaque foi s qu'il s 'en re tourne ùan s ~ a
palrie .. .
Luceltc ne disait Lûujours ri en ; toulefois, llnc
légère rougeur colorai t ses pomme LLes ; elle voyait
�LA lIIERVElLUWtŒ TOU!1.NhE
15
mainLcnant nppaniÎlrc les prcmières mai sons de l'agglomération, dcs bambini se groupaient sur le Lord
de la route, accueillant le CUl' ùe leurs cris joyeux .. .
A l'cl..ll'émilé du village, un grand dnipcau italien
sunTIonLait la porLe du posLe à la hlanche Îaçade, siLué presque au coudc de la l·OUtC. Un cara binicr lou l
de lloir vêtu étendait le Lràs vout' j'aire stopper le
chauffeur. A l'an'i,ée li la dOllanc, on devait procélkr aux indi spc nsablcs formalités, visa dc passeports,
enlèvemcnl. dcs plolllbs qui avaicnt été dpposés sur
les appareils photographiqucs dcpuis quc lc cal' s 'étaiL cngagé à travcrs la zone militairc.
- Nous sommes sculs pOUl' le moment, {Jas d'autre voilure en vue ; salis doute Il'CH aurons-nous pas
pour bicn longtemps 1...
Honoré Vical'd s'efforçait de l'assurer YeLta Réal,
tandis que Soupmonpuy, maussade, se l'encog1)oit .1
sâ place. On vellait en effet de baisser trois des vitres
pOllr tendre les passeports au carabinier. En même
Lemps, deux des douaniers italiens s'introduisaient ;',
J'intérieur du cal' et commençaient minutieusement
d'inventorier les patluets ct les bagages des artistes,
sii ns sc départir un seul instant de la plus scrupu·
leuse poli tesse ...
La plupart des pensionnaires d'Honoré Vicurd
étaient descendus de voiture, pour se dégourdir un
peu les jambes ; ils allaient, marchant de long en
large devant le bâtimenl de la douâne. Une bise
perfide venait parfois les cingler, un courant d'air
passa nt à travers le couloir naturel que bordaient
les hautes fàlaises rocheu ses.
Soupmonpuy semb la il de moins en moins rassuré;
il avait remonté son col jusqu'aux oreilles cL lais~
échapper de 1I0mbreux « Ha » pOUl' conslaler si sa
voix merveilleuse ne ::. 'Nait pas fùcheusement voilée ...
�16
L .>\ MER VEILLEUSE TOURNtE
LuceLLe avait sauté à bas de la voilure, après avoir
tondu son passeport au carabinier ... Elle alliiit maintenant un peu li l'écart, allal'dant ses regards sur l'établissement hydrothérapique tout proche ... Un petit
groupe dc bersaglieri passait Lout près de là, au pas
cadeneé. Apercevant cel te jolie fillo venue de France,
ils la saluèrent de bons sourires. L'artiste parut sensible à coL hommage et regarda s'éloigner les soldals dont lcs chapeaux s'àdornaient de plumes de
coq. Elle allait revenir vers la dOtlane, où Honoré
Vieard disculait avec animation avec les carabinieri,
quand, lout à coup, dominant les éclats de voix de
l'imprésario cl. de ses i~lterocu's,
le grondement
d'un moteu!' se fil entendre. Venant de Tende, une
molorycleUe apparut et s'engagea à travers la grande
l'ue de Saint-Dalmas. Elle élait montée pal' un homme, dont il était actuellement impossible d'examiner
les traits, un casque de cuir le coiffait, de grosses
luncllcs protégeaient ses regards. En peu de temps,
l'inconnu eut rojoint l'ondroit, près de la fontaÏl.1c,
où Lucelle s'était arrêlée un instant ... 11 sloppa ...
- Pardoll, Mademoiselle, vous revenez en France,
sàns doute P•• •
La jeune fille se retourna, agréablcmcl)t surprise .
• Le llOuvcau venu s'exprimait dans un fraorais imI1cccaùlc. L'écluir qui, sous les lunettes, faisait étincelot' sos pr'unclles étonnà LuceLlo, pourtant, clle se
rcpri t bien vile, cl esquissant uo léger sourire
- Oui, Monsieur, nous revenons en Fnmce ...
~
Et li) douane est ici P...
LuceL1e étendit la main, désignant le bntimcnt deVôlnt lequol l'imprésario ne se lassait pas de disculer.
bagages,
Les cal'abinieri achevaient d'invon1orier le~
nu gnmd méronlenlcmenl de Yella 1\6a1, dont ils
avaient ouvert Je nécessaire de LoileUe ...
�17
LA MBRVEILLEUSB TOUnNfiB
- C'est ce bâtiment à la façade toule blanche,
Monsieur, expliqua Lucelle ; d'àilleurs, vous reconnaÎlrez lout de suite ... Le drapeau italien floUe audessus de la porle 1. ..
- Excusez-moi, Mademoiselle ... Je suis slupide 1..
J'aurais dCl remarquer ce détail tout de suite 1.. Cela
m'eut évité de vous importuner ...
- Je vous en prie, Monsieur, on ne regre,lfe jamais
de rendre service, surtout quand il s'agit d'un compatriote 1
si je puis vous être
- Croyez bien que moi"~e,
utile ...
L'inconnu enfourchait de nouveau sa machine ct
s'éloignait à petite allure ; en peu de temps, 11 eut
rejoint le car, pendant que Lucelle s'allardait encore,
toule songeuse, auprès de la fontaine où s'affairaient
des laveuses .. .
- C'est curieux, sc dit la jeune fille... Il me
semble que là silhouette de cet homme ne m'est pas
inconnue, que je l'ai vue déjà, mais où p Dans quelle
circonstance il
Lucelle avait beau chercher à rassembler ses souvenirs, elle ne parvenait pas à se rappeler exactement ... El,l dése poil' de cause, elle haussa les (,paules, sans doute avait-elle été victime d'une ressem·
blance.
Des appels qui s'élevaient auprès du car interrompirent hien vite les réflexions de la jeune fille,
elle s'empressa de rejoindre ses camar1ides ...
2
�18
LA MERVEILLEUSE TOURNl>E
•
CHAPITRE II
LE
MYSTERIEUX MOTOCYCLISTE
- Tout esl en règle, nous pouvons reparlir lout
de suite 1. ..
Honoré Vicard paraissail très salisfait de la rapidité dont âvaienl fail preuve les douaoiers italiens. Seule, Yelta Réal pinçait les lèvres, quant :l
Soupmonpuy il ne bougeait plus d'un pouce, fredonnant un air pour bien s'assurer, une fois de
pl us, qu'il demeurait eJ;l possession de tous ses
moyens pour la représenlation du soir ...
- Cetle fois, nous serons à Nice dâns deux heures, exultail l'impresario. Vous voyez, Yelta, vous
aviez lorl de vous inquiéler 1.. .
- Pas si vile, mon cher Direcleur, nous ne sommes pns encore arrivés à Nice !.. . Je connais la roule
pour l'avoir déjà parcourue à qualre reprises. Nous
avons encore à franchir le col de flraus, le col de
Nice, autant de pàssages dont il faut sc méfier, d'aulanl plus que le ciel sc couvre pLU à peu 1... rr esl
loin le bleu Iirmamen l de la Cô le d' i\zur r. ..
La vedelle élevait sa main gantée de cuir et désignait les nuàges sombres qui sc pressaient de plus
en plus nombreux sur les flancs déchiquetés des
mon tagnes. Le venl tenace reprendit ses âpres altaques ù travers le couloir Daturel qui constituait
l'entrée en territoire ilalien ...
- Au diable celle YoUa, oiseau de mauvais au-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
19
gure ( se dit Vicard... Ne ferait-elle pas mieux de
tenir sa langue l. ..
Les quelques paroles de la vedette semblaient avoir
atténué beaucoup là belle assurance de toule la Iroupe. Ar Listes et figurants considéraient le ciel avec inquiétude, les femmes se protégeaient avec leurs cols
de fourrures contre les allaqucs de plus en plus coupantes de la bise ...
Lucelle friso~nà.
La pauvrette se trouvait en effet
moins chaudement vêtue que la ' plupart de ses compagnes, ses maigres cachels ne lui permeLLànt pas
de s'acheter de somptueuses fourrures, pourtant elle
ne semblait pas attacher autant d'importance que
ses voisines aux propos pessimistes de Yelta. Seul , le
mystérieux motocycliste, fort occupé à exhiber ses
papiers aux carabiniel'i parut relenir son altenlion, elle le regarda, impassible, procéder aux formalilés indispensa bles qui lui permettraient de passer en France et se sentait profondément intriguée,
pourlant ce fut en vain que ses regards clairs cherchèrent à discerner les trails de l'inconnu. De guerre
lasse elle se résigna à regagner sa place. L'imprésario
commençait déjà à s'agiler et à pester contre trois
de ses pensionnaires qui s'étaient éloignés en flaneurs à travers Saint-Dalmas . ..
- Après tout, je suis bien solte de m'occuper de
cet étranger, se dit Lucette ... Sans doute ne sommesnous plus deslinés à nou~
retrouver. Il va poursuivre
son chemin, moi le mien ... A la gnlce de Dieu l. ..
Mais pourlant, la question se posait loujours avec
in sistance à l'esprit de la jeune fille. Là voix de cet
interlocuteur Je quelques instants chantait encore à
son oreille ; sans doute, ses préoccupaliol)s s'affirmaient-elles de plus en plus grandes, car Margot
,"Vinler, sa voisine, ne put s'empêcher de hasarder:
�20
LA MEIWEILLBUSE 'fOURNÉE
Qu'est-ce que tu as, ma petite Lucette ? Tu
scmblcs toute chose P...
- Moi, mais je n'ai rien du tout, de protester
aussitôt la jeune fille.
Lucelle appréciait la franchise et le bon cœur de
Margot, figuran le dans la troupe d'Honoré Vicard,
e'élait bien elle qui, ùe loule la troupe, lui semblait
la plus sympathique : vérilable moineau de Paris,
Margot égayait souvent ses camarades par ses amusanles réparties ; son nez retroussé, ses regards vifs,
ses cheveux acajou et, surtout, son entrain endiablé
l'avaient souvenl fail apprécier du public en dépit
des pelits rôles qu'on lui confiai t. Par malheur,
la jalousie de Yelta ' l'avait fait écarler jusqu'ici
d'interprétations plus importanles. Son nalurel eftt
pu ca liser du torl il la vedelle ; aussi Honoré Vieàrd
qui lremblait de porter ombrage à la chan leuse canlonnait-il Margol dans les seules utililés. La jeune
fille Ile semblait pas s'affecter le moins du monde
ùe celle injustice. Pourlanl il certains regards qu'elle
a!Lardail il la dérobée sur Yelta on pouvai l deviner
le peu de sym pal hic !Ju 'elle éprouvait il l'égard de la
granùe vedelle. Pàtiemmen l, Margot allendai t J'occasion ùe prcndre sur la trop présomplueuse Yelta
une belle revanche el, si les ci l'conslancos la fa vorisaient, de lu i jouer un bon tour 1. ..
- En vér'ilé, Lucelle, c'est il s'imaginer que tu deviens amoureuse 1. ..
- Amourellse, el de qui clonc, grand Dieu 1. ..
Lucelle n'avait pu s'empêcher de sursauter ù celle
déclaration que venai l de lui glisser ù l'oreille sa
gentille camarade, une légère rougeur colorait ses
pommelles. Elle s'assura d'un rapide regard que
nlll1e aulre de ses compagnes n'avait surpris la
réUex:ion, mais Margot reprit, implacable:
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
21
- De qui, du Prince Charmant 1... Sois tranquille, il passera dans la vie, charman te Lucetle ...
Jolie comme lu es 1...
- Nous vivons unc période où la beau lé constitue
fort peu de chose... La moindre petile dot ferait
infiniment mieux mon affaire 1.. .
- Ah ça, Lucelle, deviendrais-lu intéressée P..•
Là jeune fille ne put s'empêcher de sourire à celle
déclara lion de sa camarade .
. - Inléressée 1... Il faudrait avoir quelques sous,
chérie, pour être affligée de ce vilain défaut. .. Et
comme je ne possède rien ou guère 1. ..
- Tu es modesLe ... Ecoule, Lucetle ...
Le cal' démarrait; aussi les deux jeunes filles bloLLies
l'une près de l'autre purenl-elles Lout à loisir poursuivre leur enlretien sans éveiller la curiosité de leurs
camarades trop absorbés à regarder le paysage ...
- Je t'ai entendu chanter, poursuivaiL Margot, tu
sa is, le jour où Lu as dû doubler à Turin, dans ta
Bohême, YeLta qui avaiL une migraine aLroce ... Eh
bien Lu as été admirable 1... Rappelle-loi les ovations
des spectateurs 1. ..
- Semblable occasion ne se présente qu'une fois
par hasard au cours d'uno tournée. Le seul avantage
que j'ai recueilli dàns tout cela c'est un cachet
supplémenlaire do deux cenls francs. Le resle m'imporle peu. Le patron lui-même .. .
- Le paLron éla il enchanté ... JI trOllvait que Lu
avais une voix délicieuse, il à entendu, comme moi,
les applaudissemenls qui crépitaient drtns la salle à
l'adresse de la touchanle fimi, mAis par rgard pour
Ye lta , il n'a pas voulu insister ... Le malheureux ne
lient pas i\ perdre sa vedelle 1. ..
Margot s'arrêta pendant quelques inslanls, puis
s 'arrêlan t à observer la chanleuse :
�LA MEHVEILLEUSE TOunNÉE
- Regarde-la ... Elle n'est même pas jolie 1... En
la voyanl je ne puis m'empêcher de songer à une
jumenl... Quel succès tu pounais remporter à sa
place 1... Mais, hélas, tu t'appelle Lucelle llarnicr,
tandis que Yetta Réal est un nom consacré par les
feux de la rdmpe ... C'est égalises quarante ans bien
sonnés ne brillen l guère auprès de les vingt printemps et de ta voix de rossignol 1. .. Quand je pense
qu'après Turin le patron ne t'a rn~me
pas parlé de
renouveler ton engàgernent dans la Iroupe, j'enrage 1. .. 11 n'y a pas de justice dans la vie 1. ..
- Tais-toi, Margot, si on nous écoulait 1.. ..
- La vérité seule offense, petite Lucette... Tu
stiis que je conserve mon franc parler, tan t pis si
mes paroles offusquent nos voisins.. . D'ailleurs ils
son t tous de mon avis 1. ..
Lucelle redoutait de s'aLlirer quelque réprimande,
elle poussa un soupir de satisfaction quand elle constatti que l'aLLen lion des artistes demeurait il cc moment concentrée sur le décor pitloresque que Ira verstiil le car ... Avant ù'alleindre la douane française de
Saorge, on longeàil le cours tumultueux de la Roya.
la rivière grossie par la fonle des neiges !-oe frayait
rapidement un passage enlre les falaises rocheuses
qui se dl'essriient de chaque côlé de la l'oule ...
A la douane française il fall ut procéder à de nouvelles formalités, non sans amertume l'imprésario
put se rendre compte que les braves gabelous se
montnlient, cetle fois, plus tracassiers, plus mélicnleux que leurs collègues, les carabinieri de Saint-DaiIllas de Tende ...
Les arti tes étaient l'estés, ceLLe fois, à leurs places.
Lucelle s'immobilisait loute songeuse auprès de la
vitre, qlland le hruit sliccadé d'un moteur la fil Iressaillir. Surprise, elle se retourna, regarda en arrière.
�J.A ME fi VEILLEUSE TOUnNÉE
23
La silhouelle du motocycliste avcc lequel elle avait
échangé quelques mots devanl la fonlaine de SaintDalmas apparaissait sur le ruban goudronné de la
route .. .
- Eh 1. .. Eh 1... fil la voix prcsque imperceptible
de l'incorrigible Margot, c'esl celui-là, le Prince
Chàrmant 1. ..
- Allons, sois sérieuse, Margot 1. .. Il nc s'agit pas
de plaisanler 1. .. ,le ne connais pas cet homme ... Il
n'est même pas possible de distinguer ses traits 1. ..
- Le fait est qu'il est casqué ct nanti de lunettes
de taille, répartit la figuranle en se penchant. .. Mais
à son allure, cet homme doi ,t être jeune ... Parions
tout ce que tu voudras qu'il n'à pas plus de vingt
cinq ou trente ans ... De plus il semble vêtu avec
une certaine recherche ... Regarde sa tunique de cuir,
ses ganls, son équipement et le bagage qu'il porLe
derrière lui .. . Quel dommage qu'on ne puisse distinguer son visage ... Il doi t cerLainemen t sortir de 1'01'dinàÏl'e 1.. Tiens, c'est singulier ... Il te regarde .. ,
Il te sourÏl 1. .. Félici laLions, ma chère 1. ..
Lucelle put se rendre comple en effet que le motocyclisLe l'avait reconnue, il venaiL de stopper auprès du car, puis arrêLant sa machine au bord du
trOlloir, il s'empressait de porLer la main ù sa contrepoche cl d'en retirer un porlefeuille bourré de papiers .. .
- Si seulement je pouvais lire son nom ? hasarda
Margot qui se penchait pal' dessus l'épaule de sa
camfirnde ...
Peine perdue, la flgurante ne put rien dislinguer,
un des douaniers s'était emparé des papiers que lui
tendait le voyageur ct les inspectait avec aflcn Lion.
~ans
doute lui parurent-ils en règle, car il s'absentn
prnrlant qllclques instants :\ l'inlérieur ùn LIIl'eau
�LA MERVEI LLEUSE TOURNÉ E
de la douane ct apposa un cachet sur le passepo rt. ..
Deux minute s plus Lard, lc motocy clisLe enfourc hait
de nouvea u sà machin e et reprcna it sa course sur la
route, en terri Loire françai s .. .
- Il a plus de chance que nous 1 gromm ela l'im présari o .. . Avant que l'on ait examin é 1('s passeports de touLe la troupe 1. .•
Quand je vous disais que nous n'étion s pas
encore à Nice 1 maugré a Yellà qui décidém ent semblait vouloir décour ager tout le monde ... .
Ces quelque s paroles de la vedelle causère n t un
froid. Soupm onpuy choisit de nouvea u dans sà boUe
une pastille qu'il s'empre ssa de sucer, puis, étendan t
la main en directio n de Victori ne Vicard
Fermez donc la porte, VOUd voyez bien que
l'on gèle ici 1...
- C'est jusle 1 excusez -moi l... Je ne tiens pas
du tout à ce que vous contrac tiez un maudit rhume 1. ..
Margot ct quelque s-uns de ses câmara des échangèrent fi cc momen t un regard d'intelli geJ:lce . Celle
}Hinlise de la grippe chez le ténor les amusai t lollement , et bien souven t pour alarme r Soupm onpuy.
ils faisaien t sembla nt de t01lsser ; soucieu x d'éviter
loute contagi on, Je ehuJlle ur sc faisait tout petit daus
SOli coin et conserv ait son mouch oir devant ses na·
rines trop dél icates ...
Le motocy clisle s'était éloign6 depuis quelqu e
temps sur la roulo quand les douanie rs, les formalités enfin accomp lies, permir ent aux Occupa nts dll
car de reprend re leur voyùge . Celle auloris ation fut
accneil lie par dcs bravos unanim es. Le temps s'assombri ssait ù vue d'œil, bien mieux, de gros flocons
de neige comme nçaient à tomber , malgré tout l'imprésari o s'efforç ,Ht ùe se montre r optimis te :
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
25
Rassurez-vous, nous serons maintenant à Nice
avant la nuit 1. ..
Une moue peu engageante, un hochement de tête
évasif furent les seules réponses de Yellà Réal dont
l'altitude fébrile exaspérait de plus en plus les membres de la tournée Vieard ...
Et les visages se collèrent aux vitres pour admirer le petit village de Sàorge, véritable nid d'aigle perché sur la falaise à l'entrée du territoire français. Sur ce décor farouche, la neige étendait toujours son manteàu d'un blanc immaculé, les flocons
tourbillonnaient et la route c3mpruntait une teinte
grisâlre plutôt désagréable ...
- Drr 1 grommela Honoré Vicard .. Il est temps que
nous arrivions au pàys du solei l!...
- Il est temps en effet, surenchérit Soupmon.
puy ... Je commence à sentir de petits picotemenls
dans la gorge 1...
Et le ténor de s'emparer une fois de plus Je ~a
précieuse thermos, de la déboucher avec soin, pendan t que Màrgot taquine, faisait semblant d 'élernuer:
- Pas de cllance 1. .. Je crois bien que je "iens
d'allraper un gros rhume, dans ce courant d'air
de Saorge 1. ..
Soupmonpuy pâlit ct tiLtarda en direclion de la ilguranle un regard dénué de toule bienveillance.
Margot malicieuselnent heurta le coude de Lucelle
qu'amusait beaucoup cette seèl.l e, màis, bientôt, le
calme s'étant de nouveau rétabli à l'intérieur du
car, la jeune fille se sen lil en proie à de sombres
pensées ... Certes, là troupe allait jouer à Nice, dang
quelques heures, mais l'arlisle malade qu'elle avait
remplacée au cours de la lournée en Italie Eerait
là ... Elle pourrait reprendre sa place, et force serait
�26
J,A MERVEILLEUSE 'fOUl1NÉE
à celle qui la doubl ait de s'éloigner en quète d'un
problématique emploi 1. ••
Cependant, si sombres que lui parussen t les perspectives d 'aven ir, Lu ce LLe ne voulait plus désespérer
de la Providence .. Elle s'armait de courage pour la
diffi ci le lutte pOUt' la vic. Non sans m élancolie, elle
observait ses camaraùes de quelques jours. .. Il lui
faudrait les quitter dans quelques heures ... Ils n'auraient été que de simpl es passanl.s 1... Et Margot, celle si en jouée et si sympathique Margot 1. ..
Il faudrait se séparer d'elle aussi ... Elle n'entendrait
plus son rire Irais, ses réparties endiablées 1 Pourtant, elle eut aimé avoir une sœur comme elle. Margot lui avait donné le goû.t de l'existen ce, son ga i
sourire lui avait prouvé que tout n'était point que
larm es et déceptions dans la vie ...
- Allon s 1. .. el)core le motocycliste 1...
Lucelle sursa uta à ces paroles que venai t encore de
lui glisser sa petite amie. A peu de di stance au
bord de la route, on apercevait ]e j eune hom me, age·
nouillé auprès de sa machine ...
- Encore une panne 1 go uailla la voix du baryton, il avait bien he.oiD de faire le malin quand il
esl passé devant n ous tl la douan e 1. ..
Des rires ironiques partirent dans la voiture, sa ns
aménité aucune,l es artistes se gaussaient de l'infortun é qui, agenou ill é dans là houe c t la J)eige fondue,
sem blail s'absorber dans l'examen de son moteur ...
LuceLLe eut un regard apitoyé li l 'adresse de l 'inconnu quand le car le dépassa. 11 lui ~em
hla
ù ce
moment que le voyageur releva it la Wte ct la regardait, mais sans doule l'élal de sd marhine ]e
préoccupait-il plus encore, ca r il se remit ft la réparer ...
EL la randonn ée se pOllnmivit au nlÏlieu du pay-
�J.A MERVEILLF.USE TOURNÉE
27
sage de neige. Sospel et son pont si curieux, la masse '
imposante du Fort du Mont Barbonnet, la chaîne des
montagnes, se dissimulaient en partie dans la brume.
Soupmonpuy demeurait visiblement mal à l'aise, des
toussotements se succédaient de plus en plus nombreux autour de lui, le mouchoir s'appliquait avec
plus d'insistance contre les nârines, le ténor se sentait âprement tenaillé par la hantise du microbe,
ses yeux clairs se portaient tan tôt sur son braceletmon tre, tan tôt vers le ciel sombre. Il appréhendait
qu'on n'alleignit point Nice avant la nuit et il en
visageaiL les désast reuses conséquences qui résulteraient ùe ce retard en pleine montagne, où Je climat
et le vent se montraient si perfides pour les gorges
délicates ...
Le car âvait franchi environ cinq kilomètres depuis Sospel. JI allait passer au Col de Braus par où
commencerait la descente vers le Col de Nice el
l'Escarène, quand, brusquement, le chauffeur stoppa,
la route devenait glissante et son état commandait
la pIns extrême prudence ...
- Allons, bon 1 que se passe-l-il P grommela Honoré Vicard ...
- Je risque à tout moment de déraper, expliqua
le conducteur, nous allons être obligés dc rouler à
une allure plus réduite ...
- Et vous pensez quand même être :1 Nice :Ivan!.
la nuit P insista l'imprésario don t le front. sc ridait
d'un pli soucieux ...
Le chauffeur sccoua négativement la tête:
- Impos~ible
1. .. En temps ordinaire, cel!! ne
constituerait pour nous qu'un jeu, mais la route
est sinueuse, les virages sont nombrellx ... 1\"ou5 ri~
querions de nOlis {racnsser dans Jc ravin 1. ..
L'homme étcndait la main et désignait le gouffre
�28
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
qui s'ouvrait tout près de là. Rappelé à la prudence,
Honoré Vicard maugréa:
.
- Eh bien, faiLes de votre mieux 1. .. Avec celle
neige qui se meL de nouveau à tourbillonner, un accident demeure en effet toujours possible ...
- Mieux vaudrait arriver un peu en retard, o'pina
la pmdente VicLorine qui n'éprouvait aucune envie
d'aller s'écraser au fond du ravin 1. ..
Un murmure aprobaLeur accueillit ces paroles.
Alors le chauffeur s'insLalla dd nouveau à son volanl. Le car démarra, cette fois, avec une extrême
lenteur. Les bourrasqucs de neige se succédaient en
effet empêchant de voir à dix pas devant soi, sur la
roule ...
Quand je pense , déclarait l'imprésario, que
l'on jouit d'ici, par beau temps, d'un panorama
merveilleux 1...
- Au diable le panorama 1 marmotta Victorine ...
Le principal c'est de rejoindre Nice sans accroc 1...
Le ven t sifflai t avec furie, effondré sous sa pelisse , Soupmonpuy continuait à milchonner son réglisse, s'inlerrompant pour pousser quelque « hum )) ,
Tout autour les Lousso Lemenls et les éternuements
avaient cessé comme par enchantement; les arListe3
qui prenaient tout à l 'heure un mlilin plaisir à accroîlre les angoisses du ténor, se senlaienL ù leur Lour
envahis par de sourdes appréhensions. Ils àvaient hâle
d'être enfin al'I'ivés à Niee; e'était à peine si l'on
échangeai t quelques brefs propos cOlleernan 1 10 Icmp~
bouché et le froid qui sévissai l cruellement tiu grand
effroi de l'infortllné Soupmonpny ...
- Si ton motocycli ste a été pris dans la râfale,
souffla Margot à l'oreille de Lucelle ... Il m'inquiète.
le pauvre 1. ..
- Sans dOJ.lle àura-L-il réussi à se r6fugier à Sos-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
29
pel, répartit la jeune fille ... Il attendra, là-Las, que
la bourràsque soit terminée 1...
- En tout cas, pour le moment, ça prend plutôt
mauvaise tournure 1...
Margot désignait les vitres qui se couvraient de
buée, l 'obscuri té devenait telle que le chauffeur
avait allumé ses phàres dont les faisceaux balayaient
le ruban indistinct de la route enfouie sous l'épaisse
couche de neige, sans cesse soulevée et déplacée par
la violence du vent...
Pendant combien de temps la troupe d'Honoré Vicard poursuivit-elle son avance le long de là route
en lacets P... Nul n'eut pu le dire. Le chauffeur, les
mains crispées à son volànt, faisait de son mieux
pour continuer son avance à une allure normale; parfois la sueur perlait à son front, leh tourbillons de
neige venaicnt se plaquer contre le pàre-brise, interdisanl loute visibilité ... Déjà l'infortuné commençait à regt'Cller de n'être point demeuré il Sospel.
L'illSistance qu'avait mise l 'i mprrsario à vouloir gagner Nice drins le plus brcf délai mellait le groupe
dans une si tuation délicate. Le chauffeur allait se décider à stoppcr et à allendre une accalmie au bord
de là route, quand, soudain, une violente secousse
le rejeta sur ses voisins. Des cris perçants se firent
enlendre... Le car vCllai l de déraper et de glisser
vers la penle conduisant au ravin. En vain le conducteur voulut-il reprendre le contrôle de la voilure, celte dernière avait dépassé le fossé el filail
à une allure de plus en plus accélérée vers le fond
du ravin oil elle allait s'écraser sans doute dans
quelques instants, emportanl avec elle toute la troupe épouvantée ...
�30
LA MEUVEILLEUSE TOUn;'iÉE
CHAPITRE III
APRES L'ACCIDENT
Penda~lt
quelques minutes, ce fut à l'intérieur du
cal' , un incroyable pêle-mêle, Honoré Virard, sa
femme et ses pensionnaires se sentaient rejetés irrésitiblement les uns contre les autres ; dès le , premier choc, les vitres s'étaient brisées et les éclàts
de verre avaient atteint quelques-uns des occupants.
Des appels, des cris de douleur parlaient éperdus du
refuge qui, emporté par la déclivité, tournait ct se
retournùit à plusieurs reprises .. .
Ineonseienls, incapables de réagir, les malheureux
allaient se fracasser au fond du torrent qui coulait
dans là gorge, quand, par bonheur, le car s'en fut
échouer ùans un groupe de sapins qui s'élevait sur
les pen les ... Une dernière secousse, puis le silence
s'appesallliL sur toute celte zone uniquement troublée
par les paquels de neige que la voilure avait ébrànlr.s
au cours de sa chule ct qui, mainlenant, formanl de
sur les pentes pour se
petiles avalanches, roulaie~t
perdre au fond du ravin ...
Dalaurières, le baryton, rompit le premier le silence qu i menaçait de sc prolonger et qui pouvait
faire supposer que tout le monde avàiL succombé au
cours de l'accident.. . L'artiste était parvenu à se
faufiler au dehors en passnn t à travers une des fenêtres du car ; le vi silge ct les vêlements tout poudrés
de neige, il apparaissait main tenan t, encore fort
ébranlé par le choc ...
�l,A MERVEII,LEUSB TOURNÉE
31
- HoIa, Palron 1... Où êtes-vous P.••
Un gémissement étouffé r épondit se ul à l'ac leur,
alors, s'arrachant à la lassi tude et ù l'eIlgourd issemenl qui s'emparait d e lui, Dalaurières se disposa
.
à porter secours à ses camarades.
Le car se lrouvai t couché sur le côté droi t. Deux
des sapins qui l'avaient si opporlunément relenu
au cours de sa chule, penchaient dangereusement.
mais par bonheur, les autres étaient assez nombreux
pour empêcher que le véhicule n'exécutât un nouveau plongeon dan s l'abîme ...
Dalaurières se penchait vers hi porlière , quand il
apcrçut une silhouelle lamentable qui apparaissait
tout près de là. C'était Soupmon{my J L 'infortuné
ténor n'avait pas été épargné, il porLail à son fronL
deux bosses énormes, un léger filet de sang coulait de là com missure de ses lèvres ...
- Je sui s perd u, gém issait-il, en apercevant son
camarade ... Je suis mort.
- Mais 1l0\1, vous n'êtes pas mort, repartit Dalaurières en sc portant vers le malheureux ct en lui
lend an t une main secourable ...
l\'on sa us peine, le baryton réussit à ùLlÏJ'er jusqu'à lui Souprnonpuy ... A peine ce dernier venait·
il de sc remellre SUl' pied cl de consta Ler qu'il n'avail
pa s de membre bri sé , qu'un formidabl e élernuement
le secoua ... Lamentable, il s'exclama :
- Celle foi s, ça y est J... Voil à bien ma chance 1.. .
Mai s Dalami ères interro mpit bien vite les plaintes
de son voisin, de nouveaux appels s'élevàient du car
en d élresse :
- Vile 1... Il faut leul' porter secours 1...
Souprnonpuy eut un ges te désemparé, son front
meurlri Je faisaiL fortemen l souffrir, trois nouveaux
élernuemenls le seco
u èt'e~
l.
Alors, le baryton com-
�32
LA MBRVBILLEUSE TOURNÉE
prenant qu'il ne pouvait rien atLendre de ce lamentable compagnon, s'approcha de nouveau de la portière, un busle venait d'apparaître.
- Un pell d'nide, s'il vous plaît 1.. .
Le baryton reconnut bien vite Lueette Djlrnier. La
jeune fille qui sc trouvait au fond de là voiture ne
semblait pas avoir éLé blessée par les éclaLs de verre,
elle avnÏl seulement subi des conlusions sans imporlance, en quelques inslan Ls elle réussit à sortir de
son refuge ; avant mt!me que DàJaurières cM pu lui
adresser ulle parole, elle décJàrait. :
- 11 faut les lirer de là 1... Les malheureux 1. ..
Pourvu que cc slupide accident n'ait poinL fait d~
victime 1. .•
- En tout cas, je crois que je m'en tirerai encore pour celle foi s 1. ..
- Margot 1 s'exclama joyeusement LuceLLe en J'C'
connnissant la voix cie sa camanide ...
- Eh oui, Margot, mais tende7.-moi donc la
main 1. ..
La figul'ante appnraissait à son tour, en voyant son
visage eouverl de su ng, Lucel le put supposer tout
d'abord qu'elle avail été sérieuscmen t blessée, par
bonheur elle sc J'a ss ura bien vile quaDd elle s'apperçut, une fois Margot hi ssée auprès d'elle, !Ju'i l
s 'agissa i t là de coupures Sans gru vHé provoquées par
les éclats de vitre ...
Dans Je car, les appels s'élevaient, de plu~
en plus
nombreux, au ss i les premiers rescàpés s'empressèrent-il s de procéder au sauvetage de leurs camarades.
Cc ne ful pas chose facile. La déclivité élait assez
forte en cet endroit; à tout /lloment, Lucetfe ct ses
compagnons rïs!J uaicn t de pOI'dre pied cl de glisser
nu fond du ravin ; de plus, la neige qui continuait
de tom l)er à gros flocom cl que ]0 ven l emporlait
�I.A r.nmVEILLEUSn TOUUNÉE
en tourbillons, entravait terriblement les efforts des
malheureux ...
Tour à tour, Honoré Vicard, son épouse, Barjyl,
lIuguetle Mondor furent délivrés de leur peu engâgeante situation, lous se liraient ft peu près indemnes
de l'aventure ... Et, déjà la plus grande partie du
groupe élait parvenue à sortir, quand des cris éperdus s'élevèrent du car :
- Au secours 1... Au secours 1.. . Je suis hIessée 1. ..
Un buste apparaissait à la dernière fen~tr
... Yetla
Réal, qui s'était loul d'abord évànouie, sous le coup
ùe la violente commolion, appelail à l'aide ... Vicard
el Dalaurières se précipitèrent ct saisirent les mains
qu'elle leur tendaiL, puis, unissant leurs efforts, ils
pal'viment à 1a li rel' de là .. .
:- C'est épouvantable 1... Nous avions confié I.10S
eXIstences à un maladroit 1... Je porlerai plainte 1...
Hegnn1ez dans quel élat je suis 1. ..
Ln plupart des artistes qui se groupaient àulour
?e la rescapée avaient quelque peine à ce moment
li réprimer un sourire. Ce n'élait plus là l'artiste
Orgueilleuse ct jalouse qu'ils avaient actucllemcnt
devant eux : son chapeau càLossé collé contre son
oreille, sa roLe en lambeaux, un pied privé de sa
chaussure, ses cheveux éplirpillés, un cerne noir
entourant son œil droit, Yalta Réal avait piètre apparence 1... Les seules blessures doI.1 t eUe se plàignait cOll8istuient également en quelques coupures
causées par les éclats de verre ...
- Vile 1. .. Allez chercher le nécessaire de pharmacie afin cl 'empêcher que mes Llessurcs ne s'aggravenl 1...
II fallut qu 'Honoré Vicard et son épouse in Icrvinssent pour prouvcr li lu vedelle que son état ne présen3
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
tait pas la moindre gravité ... En peu de temps, avec
de la neige, elle eût étanché le sang qui coulait le
long de son bras droit, et le groupe dût ~'ocuper
celle fois du chauffeur qui semblüit bien le plus atteint de toute la troupe. Le malheureux s'était en effet
fracturé une jambe au cours de la chu·te. Il attendait, couché auprès de son volant, ct les arl1stes
durent rivaliser de précautions pour ne point raviver ses souffmnces. Au bout de quelques minutes,
l'infortuné fut transporté sur une couverlure ...
- Enfin 1 nous n'allons tout de même pas rester
là 1...
C'était Soupmonpuy qui manifestait de nouveau sa
mauvaise humeur. Depuis que Dalaurières l'avait arraché à sa piteuse situation, le ténor s'était bien gardé de prendre part aux délicates opérations de sauvetage, son nez coulait comme une fontaine; uJ;le seule
préoccupation l'obsédait : il venait dc s'enrhumer,
de contracter un mal de gorge qui pouvait être tenace. Tandis que l'imprésario et ses pensionnaires
envisageaicn t non sans anxiété la situation créée par
cet accident inatlendu, le ténor exquissait une gam·
me qui s'acheva par un lamentable « couac )) ...
- Ça y est 1. .. Je nc vais plis pouvoir chanter 1. ..
- Si vous croyez que nous pourrons chanter ce
soir, intcnompit brusquement Dalaurières, que ces
constantes lamentations exaspéraient au plus hàut
point, vous vous exposez à éprouver de sévères désillusions 1 Qui pourrait venir nous chercher dans cc
coin perdu ... D'autant plus que la neige ne ccsse de
tomber, empêchant Loutc vision ... Quant à tenter l'escalade ct ù rejoindre la route du Col de Braus, il ne
saurait en être question, du moins pour le moment 1
Honoré Vicard, qui rejoignait en cc moment son
pensionnaire, put se rendre compte de la SifllQfÏon
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉB
35
inextricable au milieu de laquelle se déballaient les
rescapés du car. Nul ne connaissait cetle région, seul
le chauffeur eut pu être d'un secours efficace, mais
l'inforluné gisait maintenant, la jambc brisée, incaPàble de prendre la moindre inilialive ...
- C'est épouvantable, gémit Yelfa Réal en s'enveloppant frileusement dans une couverlure ... Nous allons périr de froid et de faim 1...
- Allendons encore avant de nous abandonner au
désespoir, objecta Lucelle, qui, depuis un moment,
o~servail
une prudente réserve. Si nous voulons obte~Ir
quelque résulLat, il nous faut envisager la situatiOn avec le plus grand sana-froid 1...
La jeune fille ne semblait pas autrement émue
par la mésaventure qui lui survenait ; son Càlme
parut faire impression sur ses voisins. Tous semblaient étonnés que cette remplaçante intervint
ainsi ...
- Occupez-vous de vos affaires, Lucelle, coupa la
voix Cassante de Victorine Vicard ... Mon mari seul
commande ici et doit prendre l'initiative qui s'impose ... En premier lieu, assurons-nous si tout le monde répond à l'appel 1...
Lucelle se mordil les lèvres et se garda bien de
protesler, elle connaissait le caractère autoritaire de
l~. femme de l'imprésario, mais celle dernière s'arIo1~lt
rapidement; bientôl, e1Je engagea une discusSion avee Son mari, le rendan t responsable des diffi·
cuItés qui venaien t de survenir :
~
Je te le disais blen, nous aurions dû quitter
Mll an un jour plus tôt. Nous serions à ice à l'heure
actuelle 1... Maintenant, noire représentation de gala
est flambée 1... Pour un beau début, c'est un beau
début 1... Mais c'est toujours la même chose, tu ne
veux jamais m'écouler 1..
�36
LA MERVEILLEUSE TOURNiiB
Il fallut que Dalaurières, Barjyl et Lucelle intervinssent pour empêcher que celle querelle conjugale
prît des proportions plus dàngereuses.
- Avant de vous chamailler, grommela YeLLà Réal,
vous feriez mieux de chercher un moyen susceptible
de nous lirer de là l... N'oubliez pas qlle, par le
contrat que :nous avons signé, vous demeurez responsablcs de la sécuri té ' de vos pensionnaires 1...
Là discussion s'aigrissait peu à peu. l'oule la lroupe se trouvait mainlenant divisée en deux camps
d'rgale importance. Les uns reprochaient à l'imprésario son imprudence, les autres le défendaien t et
aeeusûient la Compagnie des Cnrs d'employer de
mauvi~es
voitures ...
Adossé à un sapin, Soupmonpuy ne prenait aucune part il ces dispules, l'inforluné ténor s'efforçait
vainement de sc réchauffer, la neige continuait de
tomber avec violcnce, le froid le pénétrait, il éprouva il des picolemen ts de plllS en plus violen ls fi. la
gorge ... Celte fois, )e malheureux ne pouvail plus
conserver de doute: la filcheuse aphonie le guettait 1
D'un œi l morne, il ob~ervnit
Lucelle ct Margot, qui,
lasses d'assisler à la discussion, avaient réintégré le
car et sc penchaient auprès du chauffeur blessé :
- Vous sen lez-vous mieux ? dcmandùit la jeune
fille ...
- Mon Dieu, je ne souffre pas trop pour l'instant.
S'il n'y J.vail pas ]e froid 1... Combien je dr.plore le
stupide acciden t don t je viells d'être victime 1... J'àurais tenlé de rejoindre le Fort du Mont nal'bonnet,
qui se trouve à peu de distance de ce ravin ... D'uhorù, ils ont le téléphone là-haul ct cela nous cM
permis ùe communiquer uvcc Sospel ou Nice. Ensuite, un détachement d'lilpins se serail parLé à notro
secours ...
�LA MERVIlILI.EUSE TOURNÉE
37
- Rien ne m'empêche d'alerter les soldats 1 interrompit Lucelte, vous n'avez qu'à m'indiquer la direction exacte que je dois emprun ter 1...
Le bles~é
secoua douloureusement la tÔle :
- D'ordinaire, vous auriez pu accomplir celte
marche en moins d'une heure... Mais, par un
temps aussi détestable, à la nuit tombanle, ce serail
la pire des folies 1... Vous vous perdriez au milieu
des rafales l.,.
- Qu'importe, si 110US ne tenlons rien, nous risquons de passer tonte la nuit sous la neige, et celte
perspective ne présente rien de très séduisant l...
- Encore une fois, Mademoisellc, vous f~riez
mieux de vous tenir tranquille l. .. Un homme du
puys ne commellraiL pas pareille imprudence . ..
- Le fort est Sur la droite P•••
- Il domiJ)e en effet cette hauteur Il droite, mais
l'obscurité el le brouillard deviennent lels qu'il est
impossible de le voir... Vous auriez quatre-vingtdix-neuf chances Sur cenl de vous égarer el de vous
exposer ainsi à la plus effroyable des morts l. ..
Les consei ls de prudence du chauffeur n'avaient
pourtant pas réussi à convaincre la jeune fille. Elle
voulait agir à tout prix, en dépit de la lrès grande
lassitude qu 'elle éprouvài 1. ..
- Ecoulez-moi, insistait. le blessé, je crois que le
car sc trouve calé suffisamment pal' les sapins qui
nous ont épal'gné une chute mortelle au fond du ravin ... Pourquoi tous ne s'installeraient-ils pas tant
bien que mal dans ce refuge P••• Ah 1 cerl~,
ils ne
ll'ouveraien t pas là le confort d'un palace, mai:! ils
seraien t. au moins plus à J'abri des rafales de neige 1..
Prévenez vos compagnons 1. .. Qu'ils allendent ici ]a
fin de la lourmente de neige qui rend la moindre
évolution imQossible. Ils auront seulement quelques
�38
LA MERVEILLEUSE TOURNÉB
mauvaises heures à passer. Demain, à l'aube, quand
la tempête sera finie, il vous sera facile d'organiser
un pelit groupe qui partira chercher du secours au
Fort du Mont Barbonnet 1. ..
- Monsicur a raiso n, fil Maguy ... Nous devrions
agir ainsi 1. .•
LuceLle s'empressa de rejoindre l'imprésario et ses
autres camaradcs. Ses conseils se heurtèrent aussitôt
aux objections d'Honoré Vicard el de son excellente
épouse. Il s ne se résignaien t ni l'nn ni l'autre à man·
quel' la représentalion qu'ils devaient donner le soir·
m~e
il Nice ...
- Nous ne pouvons passer la nuit dans ce ravin,
cc serait absurde 1 demain matin, nous serion s tous
morts de froid 1. .. Il faut essayer de rejoindre la
J'oule ... Les voilures doivent passer assez nombreu ses
au Col de I3raus, sc dirigeant vers Nice .. . Nous ferons
slopper l'nne <.l'clics, je sa ulerai à l'intérieur, el
j'irai toul de suite il Nicc alerlcr un ga ragc ... On
nous enverrù UTt car de seco urR, puis loute la lroupe
arrivera avant huil hemes au Casino de la ,Telée 1. ..
- Ah 1 voilà bi en les homm es 1 inlerrompil YeLta
néal.. . .Tc devine votre man œ uvre, Mon sieur Vicard ...
Vous profilerez de lù situalion ponr vous melLre le
premier en li eu SÛ I' 1. .. Eh Li en 1 cc sera moi qui
partirai cL non vous 1. .. Quant il jouer cc so ir, vous
n 'y pensez pas 1 nous sommes lran sis , exténués de
fati g ue ... Le DireeleuJ' du Casino comprendra la si·
tuali on ... Le g,Oa sera remis à plu s lard 1.. Vous ima·
ginez-vous que je consenlirais i\ paraiLre en public
u vcc cc visage lum éfié ct ccl œil poché 1. ..
- Excusez-moi de vous inlerrompre ; pourlant il
me semb le qu'il sern it plus oppol'Iun de di scuter i\
ce sujel quand nOliS se rons tirés d'affaire 1. .. L 'en·
droit n'esl pàs bien choisi...
�I.A MERVEILLEUSE TOURNÉE
39
C'était Lucelle qui venait de parler encore; Yetta
Réal toisa d'un regard méprisan t cette peli te figurante qui osail faire là leçon à ses camarades, mais
la jeune fille ne permit pas à la vedeLLe de lui adresser
une aulre objection, se penchant vers Honoré Vicard, elle déclarait :
- Ecoulez, Monsieur Vicard, il fàut agir avec méthode, sinon nous n'en sortirons pas 1... Je vais essayer de rejoindre la route 1... Quelqu'un d'entre
vous n'a-t-il pas une canne à me prêter ~ ...
- Naturellement 1... Je comprends 1... Elle va lenler de nous brûler la polilesse 1...
- En vérité, vous me connaissez bien mal 1 Si
j'agis ainsi, croyez-le bien, c'est dans l'intérêt de
tous 1...
- Voyons. C'est de la folie, LuceLLe, intervint Dalaurières ... Le Lerrain n'est pas sûr sur Jes pentes ...
Vous pourriez glisser ... Et puis, celle reconnaissance
est l'affaire d'un homme, non d'une femme 1...
Tout en présentant celle objection, le baryton évitait prudemmenl de s'offrir pour rcmplacer la figurante ... De leur côté Honoré Vicard et ses autres
pensionnaires hésilae~t.
La pente élait raide au-dessus d'eux ; vainement, ils cherchaient dans la nuit
commençante à distinguer le rebord de la roule. La
brume cl la neige qui tombait loujours abondamment la dissimulaient à leurs yeux: inquiets ...
Lucelle altendait tonjo1ll's, qnand clle sentit une
main qui sc posait sur son bras:
- Ecoute, nous irons toules les deux ... Je viens
de découvrir deux cannes dans les bagages 1...
La jeune fille sc retourna. Margot se trOuvait aupl'è~
d'elle; alors, lasse des discussions qui s'engageaLCnt parmi la troupe. Lucelle entralna sa cama.
rade ct commença de grimper :
�40
LA IIIERVEIJJLIlUSIl TOURN.ÉE
- A tout à l'heure 1. .. Nous ne pouvons attendre
plus longtemps 1 Si nous laissons venir la nuit, la
montée deviendra impossible 1. ..
- Lueetle, descendez !... Ce n'est pas voIre affaire !...
Honoré Vicard avait esquisdé quelques pas en avant
ct se démenait comme un beau diable, ses compagnons pal'lrigeaient son avis, mais nul ne s'avisa seulement de rejoindre les deux flgurantes cl de les précéder vers ]a route du Col de Draus ...
- Quelles poules mouilJées que ces hommes 1
grommela Margot en venanl Re placer à la droite
de son amie ... Qnand il s'agit de paraÎlre sur la
scène, ce SOIl t lous des «( m'as·tu vu » de première
grandcur, mais s'il ('.oJ1vienl de manifester un peu
de sang·froid, il n'y a plus pCl'scJllne 1. .. Quant à
celle pimhêche de Yella, cUe Ile. perd rien pOUl' attendre 1. ..
Margot Winler dut s'interI'ompre bien vite Je
grommeler. Les flocons de neige venaient en effet sc
plaquer contre son vi~age,
l'aveuglant à demi ; le
vent cinglait ses joues, à tout instanl elle glissait
dans la Jleige Ol! elle enfollç'ait presque jusqu'aux
genoux ; force lui ful donc de sc taire el de pour511ivre son ascension allprl's de Lucelle, qui ne prononçai l pas un selll mol, la volon té tendue, plus déci.
dée que jamais à al/cindre la roule avant que le$ ténr.l>l'es fussent complèlcment lornbées ...
Pendant quelques minules, les deux figuranles con.
I.inuèl'cn 1 de progresser de C'onserve. En dépit du
fl'Cid 1'(~S
vif, la sueur coulait Ù f{rosscs .!l'0uUes le
long de lcurs visages. Parfois, la décI i vité sc faisait
si abruple devant elles qu'clics dovaient s'arcrocher
aux rochers ou à quelclue saillie; persévérantes, ('Iles
s'aidaien l, exécutaient un l'api do rétablissement, puis,
�L4\ MERVEILLEUSE TOURNÉE
41
sans se soucier de leUr! mâins et de leurs genoux
écorchés, elles reprenaient leur progression ...
Jamais Lucelle n'avait dû déployer un effort physique aussi considéraule 1 Elle comprenait mainte·
nant le bien-fondé des avertissements du chauffeur,
tout aulour, les éléments furieux poursui vaient leurs
perfides allaques ; il semblait qu'ils prissent un
malin plaisir à retarder dans leur avance les deux
intrépides compagnes. A demi-aveuglées, elles parvenaient difficilement à s'orienter ...
Maintenant, Lucelle ct Margot, à bout de forces,
s'appuyaient l'une sur l'aulre ... Leurs regards fouillaient obstinément la nuit commençante. Les mâchoires serrées, la volonlé tendue, elles reprenaient
encore leur escalade, mais Lucelle comprenait à son
épuisement de plus en plus grand qu'elle ne pourrait aller. bien loin désormais, ses jambes allaient
Se dérober sous elle 1...
- Courage 1... Voilà la route 1.. Tl me semble
que j'aperçois le peti t mur qui borde la chaussée 1. ..
Nous y sommes, je reconnais les traces que le car
a lais '6es sur la pente au cours ùe sa chute 1...
Les regards ùe Margot s'érlairaient. Enfin, elle8
allaient pouvoir s'arrêter, prendre quelque repos,
en attendant le passage d'une Iluto au Col de Brous.
Courageusement, la figuran (e saisit la main de sa
Compagne:
- En avant, Lucelle 1. .. Nous arrivons 1...
- Je n'en puis plus, ma pauvre Margot.
P6niblemcnl, les deux gl'impcu cs franrhirent trois
mètres, puis, anéanties, elles s'en furent échouer vers
le pelit mur ... Incapable de rési 1er plus longtemps
Lucelle s'affala entre les bras de sa compagne ...
moycn d'une vigourcuse friction, ln figurante s'efforÇai l de ln rnnimer... Peine perdue ...
Al;
�'2
LA MERVEILLEUSE TOURNÉB
Alors, pour la première fois depuis qu'elle avait
abordé l'escalade, Margot se sentit en proie à la ~eur.
Le vent hurlait sinistrement autour d'elle, et la neige
passait en tourbIllonnant ... Le visage glacé, la jeune
fille mil ses deux mains en porte-voix devan t ses
lèvres, puis, réunissant toutes ses forces, elle se
mi t à crier :
- Au secours !...
CHAPITRE IV
SOUS LA NEIGE
A trois reprises, Margot Win 1er répéta son appel. La route balayée par la bourrasque de neige ct
toute blanche demeurait dnserle ; pas de tràce de
roues sur la cllaussée qui indiquât le passage récent
d'une voiture. A n'en point douter, la tempête avait
momentanément interr'ompu toute circulaLion. La
troupe d'Honoré Vicard allait-elle demeurer livrée
à ses propres moyens pendant de longues heures encore ? ..
Pourtant, la figurante tressaillit bienlôt. Dominant
les rafales, il lui semhla surprendre un cri à pell
de distance. Alors, elle sc redressa, loul en soulenant
toujours sa compagne, elle renouvela ses appels. A
peu de dislance, au tournanl, à proximité d'une
carrière, Margot vil une lueur jailliir dans les ténè·
bres ...
- Un phare d'aulo l. ..
Au !Jout de quelques instants, la jeune fille se ren-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉB
,tS
dit compte qu'il s'agissait d'une lumière beaucoup
plus modeste. C'était une simple lanterne de moto ...
A quelques pas, parmi les tourbillons dei! flocons
blancs, elle apercevait une sil houeHe qui se profilait, un homme approchait, en poussant sa machine,
et, presque aussilôt, une voix énergique se {it entendre :
- C'est vous qui avez appelé, Mademoiselle ~
- Parfaitement, Monsieur, nous venons d'Mre victimes d'un accidcn t 1. ..
Le faisceau lumineux éclairait Lucelle ; aussi le
nOm'eau venu sc pencha-t-il, intrigué :
- Mon Dieu 1. .. C'est l\lademoiselle qui a été viclime ...
- Ma compagne n'es t qu'épuisée, Monsieur, repartit Margot ... Nous somm es venues là toni es les deux
chercher du secours ... Le cal' qui nous conduisait
est tombé dans un ravin ... C'est miracle que nul
d'entre nous n'ait succombé 1...
- Mai s il s 'agit du car d'artisles que j'avais l'en·
COJltré d éjil à Saint-Dalmas ct à la frontière fran·
çaise 1...
- Il s'agi t en crret du car d'artistes, repartit la
jeune fille, mais n'Î'les-vous pas le motocycliste qui
il échangé quelques paroles avec ma ramarade P...
- Je suis lui·mêmc en person ne, repartit le jeune
homme, mai s je m'aperçois qlle votre amie aurait
grand beso in de soi ns 1. ..
Sans plus s'occuper de Margot, le nouv"a u-venu
s'empressait de prendre une bouteille Ihermos qu'il
pOrtait solidement assujeLLie à son guidon, il la dé.
bouc hait avec préca ution, rempli ssa it à demi une
timbale de café bien rhaud ct J'approchait des lèvres
de Lucelte. Avec l'aide de la fi guran le, il parvint à
lui faire avaler quelques gorgées... Le bienfaisant
�44
LA !lmnVEILLEUSE TOURNÉE
liquide arracha bien tÔt la jeune fille à sa torpeur,
elle enlr'ouvriL de nonveau les yeux, bàlbutia quelques paroles que ses deux voisins ne purent saisir ...
- Rassurez-vous .. Vous n'avez rien à craindre !..
Je vais vous prendre sur ma selle et je vais vous ramener lm touLe hâte vers Sospel l.. .
. LuceLle écoutait non sans émotion ces paroles.
Elle reconnaissait cet.te voix, el bientôt, à la lumière
du phare, elle discerna la silhouette de son inlerlocuLeur qui se profilail disfinclement ... ·
- Vous 1. .. murmura-L-elle. Combien je vous remercie 1. ..
- Il ne s'agit pas actuellement de me rendre grâces, mais d'agir le plus rapidement possible ... Et,
pour commencer, je vous emmène, nous verrons
après ...
La jeune fiUe secoua négativement la tête. Le souvenir des récenls inciùents lui revenait maintenant.
Elle se refusait à se meUre en lieu silr pendant que
tous ses camarades attendaient dans le ravin en
proie à une profonde angoisse ...
Je ne reviendrai à Sospel qu'avec toule ]a
troupe, répondit-elle d'une voix ferme ... Nous avons
un blessé avec nous : le chauffellr. C'est il lui que
doivent être apportés les premiers soins 1. ..
- J'ni bicu sur moi une peLite boite de pharmacie, déclara l'inconnu.
- Dans ces condi tious, n 'hésitons plus ... Si vous
pouviez rejo! ndre avec nous l'endroit où ont 6ehow5
mes camarndes 1..
- Rien de plus facile, mais, auparavant, vous fe.
riez mieux ...
- Inutile, monsieur 1. .. Il convient de parer au
pl us press6 1. ..
- Pourtant, oLjeela Margot, Monsieur a raison ...
�LA lIŒRVllll.LEUSE TOURNÉE
Tu pourai~
profiter de son offre pour gagner Sospel... De là, on réunirait une équipe de secours.
Il répugnait à Lueet.le d'accepter celle offre. Elle
se rappelait les propos échangés naguère auprès du
edr renvel'sé et ne voulait pas, à loul prix., qu'on la
soupçollntll d'àvoir rejoint la roule pOUl' se mellre
le plus tôt possible en lieu sùr 1...
- Mieux vaut descendre avec vous ... Ils doivent
commencer à être sérieusement inquiets 1...
Le moloeyclisle comprit au ton décidé de son int~rlOcuLje
qu'il ne parviendrai l pas à la faire revenIr Sur sa décision' enJ'ambant Je mnr, tout près de
l' endroit où le car 'avait qnillé la roule, il sc laissa
glisser le long de la pen te ...
- Atenùez-moi là 1 cria-L-il aux deux jeunes filles.
Mais Lucelle loin d'écouler le conseil de l'incon,.
'
nu, s élatl ùe nOuveau lancée sur ses traces ; elle
s~rait
tombée si Margot ne s'élait empressée de verur la soulenir.
- Arr()Le, Lucette ... Ce n'est pas pruden l...
JI semhlait véritablement que les quelques gorgées
de café bien chaud eusscnt insufflé de nouvelles forces à la pauvrette. Au risque de se rompre le cou, il.
travers la nui t, elle suivait de près le jeune homme.
et, bientôt, elle enLendit des appels ... HOlloré Vicard et ses compagnons commençaient à s'impaticnler ...
En peu de temps, le motocycliste, qui avnit Jajs(~
machine contre le mur de la J'oute et qui s'Plait
attaché solidement son phare ù su ceinture, rejoignit
J~ car renversé... A peine s'approchait-il que des
sdhouel1e8 smgirent lout autour ... L'imprésario et
~es
al'lisles s'empressaient. Yetta 1\éa1, devançant Lous
es olllrcs, déclarait :
- Une auLo 1. .. 11 me faut il tout prix une auto
sn
�46
LA MERVEILLEUSE TOUR NÉE
pour que j e r ej oig ne Nice dan s le plus treC délai
possibl e 1. ••
- En d épit de m on vif d ésir de vous satisfaire,
Madam e, r epa rtit le n ou veau venu, j e n e dispose
d 'au cun e vo iture .. . Altiré par des appels sur la r oute,
je suis venu jusqu' à vo us pour apporter les premiers
soins au bl essé ...
- Vo us ê tes d oc teur, Mon sieur P•••
Le j eun e homm e hésita pend ant quelques instants
ava nt de r épondre :
- P as préc isém en t 1 fil-U enfin, m als j'ai fait
quelques é tud es de m édecin e ... J e sa is quels soins
il faut ap po rter en cas d'urgeJl cc, su r lout ::,'11 s'agit
d 'une f rac ture ...
- No us avon s é tendu le bl es~é
à l'in térieur du
car, exp liqua Vi c torine Vi card ... Il nc p arall pas Irop
souIfrir ...
Non san s pein e , le m otocycli ste sc faufila à travers
le r efu ge qui présentait so us les faisceaux de la lampe, un déso rdre ind escr ipti ble. Les bagages des artistes étaient tombés pêle-m t:le, les m or ceau x de vitre
g isaient éparpill és u n peu pa rtout; des lach es de san g
souill aien t les couver tures , ch acun ayant été plus ou
m oin s a ll eint s par les écla ts de verre. Tout autour,
les a rti stes sc pen ch ai en t cu rieusem en t, les uns
avaient en veloppé de leurs m ou ch o irs leurs mains
coupées . Au fond, un e ombre dem eurait accr o upi e.
C'é tait So upm onpu y .. . Apr ès avoir a ttel)du pend ant
un m om ent le ténor s'é ta it r ésigné à ven ir se m e ttre
à l'abri . JI s' imm oh ili sait, m ausl'ade, pc tant contre la fâc heu se g rip pe do nt il r essenlai t de plu s e n
plus les effe Ls. A force de pui ser dan s sa boîte d e
pa'S tilles , il l'ava it compl ètem ent épui sée , cl, m ain tenant, il te usso lait de temps à autre, lultant vainc-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
47
ment con Ire le mal de gorge qui lui interdirait de
chanter au moins pendant quel~
jours ...
Le nouveau venu s'empressa auprès du chauffeur,
un rapide examen lui apprit que le malheureux:
s'était fracturé le tibia. Il s'efforça donc de son mieu:'i
à ligaturer le membre blessé ...
- Uassurez-vous, cc n'est pas grave, déclara-l-i1...
Avant un mois vous serez de nouveau sur pied ct vou'!
pourrez courir comme un lapin 1...
Le chauffeur s'efforça de sourire, mais la souffrance contractait ses traits. Il allait remercier le médecin improvisé quand ce dernier l'arrêta d'un geste :
- Vous âllez aLtendre patiemmeDt mon retour ;
j'essaierai de gagner Sospel et je vous amènerai de~
secours 1. ••
- Et cc sera long P demanda Yelta Réal, qui ne
parvennit que fort di rficilemen t à con tenir son dépit.
- Je ferai de mon mieux, Madame ... D'ailleurs,
vous entendez, la tempête redouble de violence ...
Les rafales sc poursuivaient maintenanl. Honoré
Vicard et ses pensionnaires faisaient le gros dos et
s'efforçaient de leur mieux de sc protéger contre le
froid qui les pénétrait tout entiers ...
- Allendez encore avant de remonter 1 C'est très
impruden 1... Voyez 1 des
avalanches tombent
le long des pentes, emporlant tout sur leur passage 1. ..
Lucelle, oubliant ]a fatigue qui l'accablait, tenlait
de persuader le molocycliste ... Tout près de là, en
effet, 0)1 entendait des grondemenls sourds ... D'éJJor.
mes masses de neige, délachées, roulaient jusqu'au
fond du ravin ...
- C'est vrai 1 surenchérit ]e chauffeur, qui avait
surpris les paroles de prudence de la jeune fille ...
Monsieur ferait beaucoup micux de rester un peu
�48
T.A l'tlERVElLLEUSE TOURNÉE
avec nous en attendant la fin de la tourmente 1.,. On
ne m eUrait pas un chien dehors !. ..
- Et c'est Sans doute pourq1l0i vous envisagez sans
crainte de nous voir palienter longtemps enCOTe sous
la nei ge , en bulle aux perfides attaques du froid 1...
Yella Réal intervenait de nouveau ; jusq u'ici, la
vedette avait imposé ses moindres caprices à tous
ses camarades. Honoré Vieard avait dû s'incliner devant ses désirs. La chanteuse sava it en efIet que tout
l'intérê t de la tournée consistait en sa présence à la
tête de la di st ribution, aussi abusait-elle un peu Irop
de celle si tuation. CeLLe fois, elle comprit tout le ridi cule que présenlait son àUilude... Les cheveux
épars, défigurée par les deux bosses qu'elle portait
au front, les vêtemenls déchirés en plusieurs endroits,
elle ne rappelait que de forl loin l'orgueilleuse vedeLLe qui, na guère , récoltail de si chaleur'eux applaudissements ...
- A l'impossible, nul n'est tenu, chère amie, objecta Victorine Vieard. Je vous assure que nulle plus
que moi ne désire la fin de eetle aventure ... Pôurtant nous ne pouvons rai sonnahlement pas demander
l'irnposs iLle il Monsieur 'lui a déjà été si complaisant pour nOLIs 1. .. Ecoutez, ln tempête redouble de
violence 1 Par un temps pareil, personne ne doit s'avenlurer sur In route du Col de Drans 1...
- Tanl pi s, j'irai quand même 1...
- N'en fail es ri en 1. ..
- Vous reslerez lù 1...
Déjà, la di sc uss ion tourn ni 1 il l'ai gre cl Yetta ne
se mblait pa s devo ir ricn nhandonner de so n intran sigeance, quand un g rondcmenl pllls rapproché se
fil entendre. Avant que les rescapés dll CUI' eussent
cu le temps de se re~ldo
compte de cc qui leur arrivait, ils so een taienl encore rej etée les un s sur les
�49
LA lIIHRVEILLBUSn TOURNÉE
autres avec une extrême violence, une avalanche de
neige tombaiL sur eux, les enveloppait, ensevelissant
à moitié leur refuge ... Seuls le chauffeur et Soupmonpuy qui était toujours demeuré prudemment au
fond du car, purent éviter la secousse ...
Le blessé, mortellement inquiet, se dressait maintenant sur son séant... L'obscurité était complète. La
lampe que le molocycliste avaiL emportée avec lui
venait de s'éteindre ...
- Eh bien, qu'est-il arrivé ~ ... Répondez donc P...
Ce ful l'imprésario qui répondit le premier. Il
était parvenu à se dégager de ln gangue de neige,
mollement aidé par le ténor qui pestait contre ces
nouvelles complications et il s'efforçait de procéder
au sallvelage des malheureux ...
Par bonbeur, l'avalanche qui était venue fondre
Sur le groupe ne fit aucune yiclime ; après un quart
d'heure d'efforts, tous se retrouvèrent sains et saufs.
Sous la neige qui tombait encore, le motoeyclisle
c.he1'cho sa lampe ... Des exclamations sali.,failes part~ren
autour de lui quaIld le faisceau lumineux jail.
lit de nouveau dans les ténèbres, mais la joie que man ifestaien t les artistes cessa bien tlÎt, quand l'inconnu
déclara en e qnissant un geste découragé :
- Maintenant, nous voiln prisonniers du ravin 1..
Je no vois pas la possibilité de regagner la route du
Col de Rraus 1...
Le jeune homme élendait la main, et bien tM, à la
lumière de la lampe, ses compagnons pur'C'lt se rendre compte que l'avalanche avait coupé toule corn·
munication entre le poinL de chule du car ct ln chaussée, les penles naguère praticahles sc dressaienL acLuellement, presqlle à pic ...
- Pas do chance 1 grommela lc molocyclisle ...
Moi qui comptais rejoindre SORpel dans 10 plus bref
4
�50
LA MERVEILLEUSE TOUll ÉE
délai afin d'aller cherclJer des secours 1. .•
- C'est une fatalité 1 geignit l'imprésario ... Nous
voilà condamnés à passer la nuit à cet endroit 1...
- En admellant même que la malinée cl la journée de demain ne soient pas àussi d étes tabl es , fit observel' une voix ... Tant que séviront le brouillard cl
la neige, nous resterons dans l'impossibilité la plus
complèle d'adresser des signaux 1...
- Quand je pen se que nou s devrions nous prépa.
rer Ù reJltrer en scène 1
Yella n éa l lai ssa it échapper cette réflexion désa busée; cependant, ses voi sin s ne parurent pas 8'affliger
oulre mesure de ce contre-temps: un plus grave souci
les ét rei g nait. Hs se ntai ent tous que leur existence
se trouvait menacée. Une nouvelle avalanche pouvait se produire, dont les conséquences s 'affir'meraient
peul-être plus désastreuses encore que les précédente' 1...
Alors, qu'allons-nous faire si vous ne pouvez
aller chercher du renfort P in terrogea anxieu semen t
Victorine Vicard.
- Toul si mplem ent nous abri 1er dan s le car pend/lnt toni e la nuit. Lù, nOliS aurons moin s froid. Plu s
lard, si le le mps s'a m éliore, nOliS aviserons. Pour
le mom e n t, tou s les proj e ts que nous pourril)ns échafauder ne consl itueraien t qu'un verbiage inutile ...
Nous aurons besoin de toute notre énergie, demain,
pOUl' vous tirer de là ... Pui sque les circonstances ollL
fait de moi votre compagnon d'infor tun e , sQye7. per..
s undés qu e j e lTI e Lirai touL en œ uvre pour vous aide r ... .Je connais un peu la r ég ion cl je crois que
1I0US n'avon s point à désespérer· ...
PrucIaut que sc po ursu ivait cc l entretien fl nlre l'in.
connu ct l'impr'é ario, Lurelle l 1argo t étaieul demeurées Itl grl'emenl à l'écart; hien qu'elle sc sen til,
�LA MERVEI LLEUSE TOURNÉ E
51
anéanti e, la jeune fille ne s'aband onnait pas au mê·
me décour agemen t que certain s de ses compag nons.
L'interv ention du molocy cli ste la rassura it. Au ton
décidé de sa voix, elle compre nait qu'il ferait en effel
de Son mieux pOUl' arrache r la troupe à ce mauvai s
pas ...
- Voi s- lu, souffla it Margol à l'oreille de sa comp.agne, mieux elÎl valu acceple r l'offre que ce MonmomeD t,
Sieur t'a adressée sur la route 1 En ce m~e
t. Tes
iseraien
s'organ
secours
les
ct
Sospel
à
tu serais
scrupul es n'ont servi qu'ù aggrav er la situatio n 1...
- Il est vrai, j'ai eu tort, soupira la jeune fille ...
Mais tout ce que nous dirons ne fera rien 1 Mieux
Vaut prendre notre parti de l'aven Lure 1
Il fallut enCore entend re des récrimi nations de
Yetta Héal. Au cours de la récente tournée dans
l'Italie du Nord, là vedette ,n'avait laissé passer aucune occasio n de se mon trer dé agréabl e :\ l'égard
de ses camara des ; mainte nant, elle devena it véritablemen t odieuse . Cepend ant, les rafales continu ant,
elle se résigna à s'étend re dans le car.
chacun se protége a de son mieux contre le
~lors,
frOId. Dloltis étroilem ent dans leurs couverL ures, les
pension naires d 'Uonor é Vicard s'aband onnère nt les
uns après les autres au somme il ...
jour quand Lurelle s'éveill a. LenleIl fai sait déj~
ment, la jeune fille détendi t ses membr es engour dis ... Par la fenêtre voi sine, elle s'aperç ut que la neige avait cessé de tomber , mais un grand linceul blanc
avait envelop pé le car au cours de la nuit... Une
obscuri té presque complè te régnait à l'inléri eur de
la voilure . Le motocy cliste, aidé de l'impré sario et
des homme s de la troupe, oupmo npuy exceplé , s'affairait avec des moyens de fortune à déblaye r les
abords d U re f uge ...
�52
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
Lucelle se dressa sur son séant... Elle avaiL les
membres glacés, toutefois il régnait à l'iJ;llérieur de
la voiture en détresse, une assez agréable chaleur. La
neige en s'amoncelant, avait protégé les rescapés
contre le froid très vif...
- Mon Dieu 1. .. Quel brouillard 1 s'exclama bientÔt la jeune fille quand olle se Iut aventurée à travers
la fenêtre voisine ...
- UD brouillard à couper au couleau ... Vous avez
raison, Mndemoiselle 1
C'était l'inconnu qui venait de dire ces I}uelqueil
mols à Lucelle. La jeune fille s'aperçut qu'il n'avait
toujours pas quillé son casque de cuir et ses lunetles
qui le protégeaient d'ailleurs fort efficacement conlre
le froid et la gêllanle réverbération de la J;lcige ... Sa
sil hOllelte presque fantomal ique sc dressait auprès
dc celle d'Honoré Vicard ...
Nous n'avons décidément pas do chanc!',
maugréait l'imprésario... Si encore nous jouissions d'un beau soleil, nous pourrions adresser des
signaux ...
- Le Fort du Mont Barbonnet ne doit pas être très
loin, en effet, reparlit l'inconnu, mais prenons patience, sâns doule quelque patrouille d'alpins ne tardera pas ft hasarder ses pas dans notre direction .. .
C'est 10 seul espoir de salut qui nOlis reste pour le
moment. .. du moins, jusqu'à co que le broujJlarJ
se soit complèlement dissipé ...
- Pourtant, il me semùle qn 'on devrait s'inqu~
ter ft Nice 1 hasarda Vical'd ... Une troupe Lout entière
ne dispumÎl pas sans qu'on s'illquièLe de ce qu'elle
esL devenue 1 rsambart, le direc:leul' du Casino de
hl Jelée, qui nous atLenrloit, doit avoir fait engager
des invesLigalions ... Nolre passage a dft Nre signalé
à Sospel el à la fronli(·ro... Il ne sera donc pas
�LA MEfiVEI LLEUSE TOUfiNÉ E
53
difficile de repérer exaelem ent l'endro it on nous sommes venus échoue r 1...
- Tout ce que vous dites là est Irès juste, mais
vous oubliez le brouill ard qui l'end pour le momen t
les investig alions vaincs, sinon imposs ibles ...
- Mais, au fail, Monsie ur. .. Vous devez me plendre pour ]e dernier des rustres 1. .. Vous (\les venu
obligea mment à notre aide, et je ne me suis pas
présenl é 1. .. Honoré Vical'd, impré aria ... De mon
eÔlé, à qui ai-je l'han neur P
- Sylvain MarsiJle, répond it le motocy cliste après
une légère hésitati on ... Je voyage pour mon plaisir ...
pas vous que nous àvions croisé hier P
- N'e~l-c
- Effectiv ement. .. L'ne fâcheuse crevais on m 'avai t
retardé . Voilà d'ailleu rs pourqu oi nous nous somme s
retrouv és au Col de Braus el rOUf'qlloi j'ai pu surprendre en temps opport un les appels de vos deux
eompng nes 1. ..
Tout en parlant ainsi, le jeune homme échang rail
Une vigoure use poignée de mains àvec Ilonoré Vj('ard;
touldoi , Luc Llo qui se tenail près de là put se rendre compte qu'il ne cJ.el'chait pas ~ enlever le casque
el les lunelle s qui dissimu laient ses !l'ails, JI selT'blait
observe r une pruùen te cirrolls peclion , La plupart
des membr es de la troupe ayant joint leul's remerc iements il ceux de leur direcle ur, le jeune homme répondit par quelque s paroles évasives, puis, s'en revenant vers Lucelle :
ne vous ressen tez plus de
que VOI~
- J 'e~r
intelTo gra-!-il .
P
VOIre rquipt-e de la nuil
quelqu e lassitlld e, mais
ellcore
bien
lve
- ,r'épl'Ol
cela vu heauco up mieux. Toul aurai! pu finir rIe faÇOII si Il'Ogiqllc 1 A deux: repri cs, la Provide nce nous
a protégé es l. ..
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
Décidément, vous failes preuve d'un déconcertant optimisme, Mademoiselle Barnier 1. .. Nous n'avons presq ue rieu à nous mellre sous la ùen t 1
YetLa Réal repal'aissai L, un sourire amer aux lèvres.
La vedclle n'avait pu f rmer l'œil de la nuit ct son
humeur s'en ressen lait d'auLant plus. Pourtant, la
jeune fille ne parut pas S'Orrus'1uer de ce que ces paroles avaien t de désobligean t à son égard, ce fu~
le
plus naturellemeut du monde qu'elle répondit:
- Mon Dieu, c'est un mauvais moment il passer,
voilà lout 1 J'imagine que nous ne sommes ]Jas là en
plei n désert 1 Quand les élémenls auront fait trêve,
on s'occupera cerlainement de uous rechercher 1. ..
CHAPITRE V
llEURES n'ATTENTE
Le hrouillard envclopprIit de nouveau le car, presque enLièremenl enseveli so us la neige comme Jans
un linceul. A l'intérieur, les rescapés s'organisaient
de leur mieux. Le blessé ne so uffrait pas, le pan sement so mmdire que lui avait confectionné Sylvain
Marsille sem blait lui avoir procuré un soulagement
se nsilJle. 11 so mmeillai l p.iisiblement maintenan t. ..
- Nous n'allon s pas mourir de faim ... C'est into·
lérable, à la fin 1. ..
Yella Réal rompait le silence qu'elle observait depui s un moment déjà pour reprendre la série de se!!
réc rimination s, mai s Sylvain l'interrompiL bien viLe:
- Excu'SCz, Mademoi selle, vous ferez comme ]0$
�LA ME RVEILLE U SE TOUR i\ÉE
55
autres. Nou âll ons r éunir les vivres dont nous di sposons e t n ous les pa rtage rons en suite ...
Le ton im pé ratif qu'emp loyait à ee momen t. le
j eun e homm e n'eut pas l ' heur de plaire à la chanteuse qui r épliqua :
- Vo us nc ~av ez pas à qui vous pa d ez, Mon sieur ...
Je sui ...
Inutil e de co ntinuer , Madem oisell e ... J e sais
fort bi en que vous ête la g rande vede tte Yella Réal,
mai s dans la situati on où nous nous déha llon s 1ous,
il n 'y a plus de vede lte ni de premi er rôl e, tous doi·
vent obé ir à la loi o mmun e, ju qu 'à ce que l'on reprenne l 'ex i t n ce (l ormal e... Il faut avant tout
nous d ébrouill er 1. ..
- Mo nsieur Vi card J lai sserez·v ous ce Monsie ur
me pad er au i insolem m ent 1. ..
YelLa Réal se tourn a it vers l'imprésario, ace l'oupi
toul près de là ; avec un air de di g nité frois ée. elle
all ait pro tes ter enco re , quand Hon oré Vi card l'épon.
dit:
- Monsie nr Mar sill e a l'a ison ... Nous ne somm es
là ni cl a ns les ouli l~S , ni sllr u(le sc~ n e 1. .. P our
ma parl, j'a i l'es to mac dan s 1 s talon s 1. ..
- Rai son de plus (,o ur faire J'in ventair e d es maigl'c p rovisio n do nt n Olis di sposons J in sista Sy lvain,
qu e la vi o lent e dia trihe de la vedelle ne sembla it
g Ul' l'e avo ir im p rcs. ion né .. .
Et les arti sles de fo u ill er au Hô l d an s leurs poeh es ou dans leur sars . Qu clqll s- un s COll erva ient
orore d' gû tea ux o u des honbon s aehclés avant le
dtl pa rl de TurilJ . To ur à tour, Ill' un e mall elle pl acée
ail cc ntre du ea r ren ve r sé s'é tal èrent tabl e tt es de clIO.
sa ndwi ch s, r es tr de pain, han a nes , ora nges ...
e ~ lut,
Cinq lhcl'1ll 0R , plus 011 m oin s remplie s de café ehaud
'
s 'align èrent égal em ent tout auprès ...
�56
LA MERVEILLEUSE 'fOURNÉE
Allons, déclara Sylvain, qui venait de déposer
deux peli ts paiJ)s et trois oranges auprès des autres
provisions réunies par les artisles de la tournée Vicard, nous ne mourrons pas encore de faim. Certes,
le repas sera frugal el, le menu ne pêche pas par la
...
diversité, mais tout cela surfim ù nous ~outenir
Ensuite, c'est bien le diable si, dans quelques heures,
ce maudit Lrouillard ne se dissipe pas, nous permettant enfin de communiquer avec les posles voisins ...
Et comme les artistes sc remettaient à discuter concernant l'élat du ciel toujours si obstioément couvert, le motocycliste coupa :
- A table Lous 1... Nous allons partager les provisions en deux parties égales, ùalls le cas touj ours
possible où nous !lerions con lraints de passer là uI)e
secoode nuit ...
- Comment 1. .. Vous croyez que nous allons
passer là une seconde nuit 1
Yella Réal inl ervenait de nouveau; la seule pensée
que celle situation pûl se prolonger la plongeait ùans
une exaspérat ion intense :
- C'esl inimaginahle 1. .. Jamais de pareils déboires ne Ill'étaient surveJ)us 1... On m'allend ù Nice 1...
- Vos camarades sc trouvent aLsolument dans le
même cas, Mademoiselle.
- Sans rIoute, mais cc n'cst pas la même chose 1..
La vedelle faisait une mOllo de dédain en prononçant ccs mots ; une fois de pins, elle considérait
se~
compagnons de voyage eomme dcs arlistes de
seconde zone, bons toul au plus ù lui dOllner la l'épi iC] lie ...
Un murmure de prolcstalions s~ fit entendre. Jusqn 'ici, les pensionnaires cl 'Honoré Vicard avaienl subi snns récrim iuer les critiques et les réflexions aca-
�LA MEIWEILLEUSE TOURNÉE
57
riiltres de la chanteuse; mais, cetle fois, ils commençaient à en avoir assez. Sylvain exprima l'opinion
générale, quand il répliqua de sa voix la plus cal·
me :
- Vos camarades ont tout autant que vous besoin
de gagner leur vie, Mademoiselle Réal... L'accident
que vOus déplorez et que personne nc pouvait imaginer leur est désagréable autant qu'à vous. Combien
SOuhaiteraient être revenus à Nice il ...
; l'oppoLes traiLs de la vedelle sc con traci~en
silion que lui faisait cc jeune homme qui prenait un
rÔle de plus en plus prépondérant dans les événements, l'irritait
- Monsieur Marsille, occupez-vous de YOs affaires 1. .•
- Très bien, Mademoiselle . .Je ferai de mon mieux
POur suivre volt'e conseil...
Un violent éternuement vint interrompre la disCUssion ; d'un commun accorù, les artistes sc retournèrent... Soupmonpuy, les yeux remplis de larmes, sc
mOuchait une fois de plus ...
- Alors il in terrogea Honoré Vicard, en se fournant vers son ténor, ça ne va toujours pas P..•
- C'est déplorable 1 repartit l'infortuné d'une voix
SOurde, je me sens absolument incapable do parler l..
J'ai une extinction de voix 1. .•
Le chanteur s'était exprimé de façon si lament~hle
que ses voisins ~lC
purent s'empêcher de souflre, fis plaisantaient depuis longlemps entre eux: le
eOIlShint souci qu'il prenait d'entretenir sa voix ct
d'éviter le moindre rhume ... Celle fois, l'accident
QVuil été néfaste, Soupmollpuy se trouvait déeidél11cn l hors de corn baL ..
On se décida enfin il déjeCmer, Yelta Réal, comme
ees compagnes, dut se con lenter d'une tablette de
�58
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
chocolat,' d'un morceau de pain et d'une Lànane,
le tout arrosé d ' une demi-timbale de café ti èùe ..
- Si vous avez soif, déclara S)lvâin IVTarsille, il
est facile de faire fondre de la neige ,., Je vois Li
un e lampe à alcool qui ferait admiraùlement notre
affaire 1...
- Je viens de la prendre dan s mon nécessaire, répartit Victorine Vi card en esquissant un aimable
sou rire à l'ad resse du motocycliste ...
Quelques minutes plus tard, la petite troupe se sen lait en m eill eure form e, d'aill eurs la bonne humeur
de Sy lvàin fai sait s'évanouir les peDsées les plus pessim istes :
- Soyez tranquille, nos tribulnlion s vont bientôt
prendre fin, assurait le jeune homme ... Dès que les
chasseurs alpins qui patrouill ent souvent aux environ s du Col de llrnus nous auront J'epérés, nous pourron s nous consid érer comme sauvés 1...
- En allendant l'affaire de Niee est ratée 1. ..
gromm ela Vicard. Le direcleur du Càsino ne manquera pas de déchirer l 'engagement que nous avions
conclu et de recourir aux servi ces d'ul) autre imprésario 1. ..'
- A l ' impossibl e, nul n'es t ten u 1... L 'âeciden l qui
a causé votre retard n 'cs t dû qu'h des circonstances
aùsol um en t indépend an tes de vo lre volon lé ... Sur r.e
suj et, vous ne devez avoir aucune crainte .. ,
Une fois de plu s, Sy lvain Mar'sill e s'efforçait de
rassurer le chef de la troupe, ct Vi card, étonn é par
l'auloriié dont il fai sait preuve, ne put s'empêcher
de hasarder :
- C'est cur ieux, on dirait que vous con naissez un
peu le thétttre .. ,
-Mon Dieu, reparlitle j eun e homm e, j o fréqu en le
les salles en a maleur , J'apprécie égalem en t la comé-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
59
die et le bel canlo ... C'est ainsi que j'ai pu vous applaudir à volre passage à Turin ...
-Comment 1... Vous étiez à Turin P
Les regards des artisles convergeaient maintenant
vers Sylvain, Seuls Yelta Réal et Soupmonpuy n'abandonnaien t ricn de leur réserve, pour des motifs
d'ailleurs diamétralement différents ... Le ténor ne
songeait qu'à son extinclion de voix qui allait. le
mel.lre pour plusieurs jours hors de combat, quant
à la vedette, eIle ne pouvait pardonner au motocyclisle son alti lu de de tout à l'heure ... Jusqu'ici on la
considérai t dans la troupe comme l'artiste indispensablo devant qui Lous s'inclinaient, et voilà que cet inConnu la meltail sur le même rang que les petites
figurantes et que les artistes de seconde zone 1... Rageusement elle se rencognait au fond de lâ voiture
et se plongeait, ou pl ulôt faisai t semblant de se plonger dans la lecture d'un roman acheté avant son départ de Turin ...
Lucelle ne disait rien, mais tout dans son altitude
démontrait que le molocycliste lui était extrêmement
sympalhique, sans doule son amie Margot parlageaitelle entièrement son opinion, car elle se pencha vers
elle ct lui glissa à l'oreille :
- Chic type, que ce Marsille, n'esl-ce pas P...
Allons, pourquoi rougis-tu P... Tes joues s'empourprenl tout d'un coup 1...
- Mais je ne rougis pas, voulut protester la jeune
fiUe ...
Un malicieux sourire fut la seule réponse de la
figurante. Lucelle promena aussitôt dans Je car un
l'apide coup d'œil, elle appréhendait que ses camarudes n'ellssent surpris la mimique ironique de sa
voisine, par bonheur leur aLLenlion se trouvait détournéo. Sylvain Marsille venait en effet de déchirer -
�60
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
- Il fàul. à tout prix trouver un moyen de prévenir
les soldats qui occupent le fort ou les geJ)s qui passent sur la route de notre présence ... Nos appels se
perdent da us le brouillard... 11 semble impossible
actuellement qu'on les surprenne sur la roule du
Col...
- On ne voit pas à trois pas devant soi 1 maugréa
Vicard ... Sinon il nous reslerait assez d'essence pour
allumer un feu et pour adresser des signâux ... En
cherchant dcs branchcs de pins Lout près de là, nous
pourrions sans douLe ...
- Non 1 la brume qui nous enveloppe empêcherait que l'on nous voie. Il faut avant tout nous assurer si là trompe ou le klaxon de .v otre car se trouvent toujours en bon étal. ..
Cc fuL le chauffeur qui répondi L, celte fois, s'arrachant à la douce somnolence à laquelle il s'abandonnait depuis un long moment, il déclarait en hochan t tristemcnt la tête :
- Impossible 1 Ja trompe s'esL détériorée au cours
de la chute du car dalls le ravin ... Quant aux ar.eus,
ils ne fonclionnent pas 1... 11 fanùra chercher autre
chose 1. ..
Sylvain seffa nigeusement les poings :
- Décidément la malchance s'acharne contre
nous 1. .. Il fouL nous résigner ù patienter encore 1. ..
Bon gré mal gré, les prisonniers du brouillârd sc
disposèrent à tenir encore jusqu'à l'anivée des secours. Les uns tirèrenl des jeux de cal'tcs de leurs
hagages, d'autl'es s'ausorbèl'ent dans l'élude d'un
rôle, mflis, de lemps en lemps, ils sc redrcssaient,
prt!LanL l'oreille, l'attention générale demeuraiL concentrée aux alentours, le moilldl'e bruit raisait tressaillir los artisles, pourtanl, seuls so faisaient entendre
les croassements des corbclinx qui passaient en volant
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉB
61
à peu de distance et que les malheureux ne parve.
naient même' pas à distinguer ...
Honoré Vicard ct trois de ses pensionnaires avaient
bien voulu esqui.sser quelques pas vers le groupe dell
sapins, mais la couche de neige qui recouvrait le sol
demeurait si haule qu'elle rendait toute évolution
impossible, bon gré mal gré, l'imprésario et 8es corn·
pagnons durent regagner leur refuge ...
Margot s'àbsorhait duns une belolte avec Huguelle
Mondor, YeU.a Réal s'obstinait dans sa bouderie ;
quant à Soupmonpuy, enfoui dans son man Leau ct
dans une cbaude couver Lure, il ne bougeàit pas d'un
pouce, de temps en temps, OD entendait sa toux lui
déchirer ]a gorge. Adressant à ses voisins un regard
lamenlable et caressànt de la main sa thermos qu'il
n'osait prendre Lcop souvent de peur de manquer
eomplètemen t de café tiûde, il eonsullait aussi sa
montre ...
Lueel/e n'avàiL pu I.enir en place, pendant un mo·
ment, elle avait regardé Margot joner avec sa ca·
Illorade, pllis, lcnlernellt, elle s'était faufilée au de·
~lors.
Mnlntcllan t q Lle tout Jauger étai t passé, la
.Jeune mie éprouvait Je besoin de sc relrouver soulo.
Esquissant quelques pas, elle s'e.1J fut jusqu'à un
sapin dont les branches couvertes de neige scrllblaient
pOrter de gros morceaux de oua le ... Le brouillard
qui l'enveloppait tout enlière lui dissimulait mainte.
nant le cal' don t la forme vague se dessinait à peine
dons la ln·ume ...
• Lri jeUlle fille s'appuya con Ire le tronc rugueux de
1 arbre ct exposa son front à la caresse froide de
la bi~e.
Peu lui imporlaien l les conséquences de
!'ll.Ccidenl. Il ne s'agissait là que d'un épisode Mns
Ilnpol'lance ... Dès qu'clic rejoindrait Nice, il lui
tltudraiL reprendre l'âpre lulle pour la vie. Irait.
�62
L A ME RVEIL L E USE TOUUNÉE
elle encor e de déception en déception P...
Pendant combien d e tem ps Lucelle s 'a ll arda-l-elle
ain si, toule songe use PEll e eOt é lé fort em barrassée
pour le dire ... Imp récis, les écl ats de voix des occupa nts du car lui pa rven aient, ses r egard s m élancoliques erraient ça e l là , m a is il s n e ch er chaient point
Ù per ce r le voile opaque du brouillard qui isolait le
g roupe des r esca pés . Sa pen sée vagabondaiL ailleurs ...
Un profond découragem ent s 'em parait de toul son
ê tre. Pourquoi lutter a in si pour s 'expose l' il de n ouveau x ct c ui sa nls échecs P N'e ûl-il pas mi eux va lu
qu 'ell e su ccomb:1 l au cours de l'accident qui s 'étàit
produit la veille , à la tombée de la nuit P••• Tout
so uci 1u i sera it ac tuel1 cm en t épar gn é ...
P a r bonh eur l ' infortun ée r éag it bien vile ... Elle
épr ouvait quelque !t0nle de s'ê tf( ~ a in si ahandonnée
il cc l a troce déco uragemen l. Si d éceva n les que
fu sse nt les a pp li re nces , ell e voul ait es pérer quand
m êm e eu la Pro vid en ce ... Une lueur faisait bdller
ses prun elles ... Oui, ell e sc disposa it ù r eprendre la
lulte , à gag ner son pain, il vaincre coûle que
coClte ...
- Vo us n'ê tes pas souffran te , Madem oisell e P...
Luce lle se re lourn a bm sqll em en b en en lenùnn t
un e voix d ' homme gui s'élevait lout près d'di e. Elle
reco nnut au ssilÔt Sylva in Mar sill e. L'infortun ée dem eurait pl o ngée d a ns de si pro fond es réIlex ion s
qu 'eIl e n 'ava it p as entendu le m o tocycliste 4ui s 'était
.lp p roc hé d 'clle il pas feul rés ...
- J e vo us remercie, MOll sieur ... J'a vnis besoin d e
m e rcmuer un pe u , a ussi m e sui s-j e écarl ée 1. ..
La j eun e fill e esqui ssa it un léger sourire en pronon ça nt ces mo ts, m ais eIl c n e put faire s'éva nouir
enti èr em ent l 'ex pressio n de m éla n coli e qui s 'éta la it
s ur so n viRage. San s do ute son voisin sc tl"Om pa-l-il
�LA lIŒIWEILLEUSE TOURNÉE
63
Sur la nature de ses préoccupations, car il déclara :
- Rassurez-vous... Le brouillard ne tardera sans
doute pas à sc dissiper... Nous pourrons adresser
des signaux soit sur la route du Co], soit au Fort du
Mont Daruonnet ... Avant la nuit vous serez à Nice 1...
- Mon Dieu, Monsieur, peu m'importe 1...
L'indifférence que manifestait son interlocutrice en
semblable occurrence ne manquait pas de surprendre
Sylvain Marsille :
- Eh quoi, hasarda-t-il bientÔt ... N'êtes-vous point
désireuse comme vos camarades de gàgner Nice au
plus vile ~ ...
. - Mes camarades savent ce qu'ils vont faire à
NIce 1 Ils ont là-bas des engagements qui les âllen·
dent p01ll' toute la saison ...
- Mais, vous aussi, j'espère ...
- Détrompez-vous, Monsieur Marsille ... Je ne Cais
p.artie de la troupe d'Honoré Vic:ird qu'ù la suite de
Circonstances tout à fait exceptionnelles 1 Je double
Une artiste malade ... En ce moment elle doit avoir
achevé sa convlilescence ... Monsieur Vicard a reçu
Une lettre d'elle lors de notre séjour à Turin ... Elle
Va reprendre sa place dans la tournée.
- Et vous, alors ~ ... Qu'allez-vous devenir ~ .. .
- Oh 1... Moi 1...
Là jeune fille haussait tristement les épaules, un
Sanglot la secoua pourl.an t, en présence de ce compagnon, elle voulut se mon Irer forte et sc raidit,
. s'efforçant de parler sans trouble:
}) II1S
- Vous êtes bien bon Monsieur Marsille ... Je vous
remercie de me porter q'lIelque intérêt ...
- Ne voyez-là qu'un sentiment tout à Cait natul'e\ ... Vous avez du talent, Mademoiselle Bamier ...
.le sais
. memc
•
. c luil'manle
que VOIlS avez une VOIX
que pourraient vous eIlvier cerlaÏl;lCs de nos vedelles
�LA MERVIULLRUSB TOUnNÉB
et en parLiculier la dénommée YeLta RéaL ..
- Monsieur Màrsille, comment pouvez-vous savoir . ..
Le jeune homme ne laissa pas son interlocuLrice
achever sa phrase :
avez
- J'étais à Turin quand, plir hasard, ~ous
doublé la vedette de votre troupe.. . J'ai donc pu
Lout il loisir vous applaudir ct apprécier volre boau
tâlent !. ..
A mesure que son voisin parlait, Lucelle semblait
s'évader de la tristesse ct de la mélancolie qui l'obsédaienL depuis si longlemps déjà... CerLes, elle ne
connliissail pas le motocycliste, elle l'avaiL vu si peu
pourLanl, ft l'inLonaLion de sa voix, à l'émoLion à laquelle il semblai t être en proie, elle cOUlprcnait
qu'elle n'avait pàs auprès d'elle un indifférenL. Elle
éprouvai l une impression Lrès douce, inconnue JUIlqu'alors: quelqu'un s'apiLoyait sur son sorL 1. ..
Certes, Margot avâit manifesté quelque sympathie
il sa camarade, mais celle amitié semblaiL devoir
s'étcinùre dès la séparation qui s'annonçait si proche ... Margot, bonne fille, en présence d'une autre
artisLe ou figurante manifestet'aiL le même optimisme
souriant, tanùis que cel intérêL que manifestàiL touL
d'un coup Sylvain Marsille, semblait ùeaucoup plus
, particulier, pIns étonnant aussi ... Dans les regards de
son eompàgnon, Lucelle comprenait qu'il éUlÏL sincère ...
Le jeune homme s'immobilisait auprès de l'artiste,
puis, portant la main Ù Bon casque, il le retirait,
enlovanl également ses lunettes, ses trails, jusqu'ici
dissimulés arpàrurenl, cL Llleel,le qui 10 regardait
no puL rotenir uno exclamaI ion éLonnée ...
- C'est éll'ange, Monsieur Maraille ... II me semble
vous avoir déjà vu ?
�LA Mt!:RVIl!LLEUSE TOURNÉE
65
CHAPITRE VI
LES CUASSEUns ALPINS
Mademoi.
- Nous nous sommes l'cnconlrés ùéj~,
selle... A Saint Dalmas de Tende, cl un peu aupal'avan l. .. Sans doufe m'a viez-vouS remarqué depuis le
dé/ml · de volre voyage el dans les rangs des spectafeurs qui IlpplaHdissaient l'aulre soir volre beau SlIC"
eès dons La Bohême 1...
- C'est vrai, Monsieur Màrsillc ... Depuis ql; c nous
aVOns quillé Turin il me semble que volre rnr, ( -J a
croisé plusieurs fois nolre raI' 1. ..
El, esquissnn l un léger S01ll'ire, la jrUl)e fille surenrhérissaiL :
- D'ordinaire, Jes nlOlos vonl !>ealJc(;llP plus Yile
que les cars 1. .. Vous devez avoir ulle mauvaise
rnaeldne P•••
VOliS avez deviné 1. .. J'ai déjù 5u);i trois pannes
au cour$ du trajel. Sans la dernière, je nc vous
cu se pas l'elrouvre au Col de Bruus 1. .. El c'eM
élé, ma foi, forl dommage 1. ..
- Que yoÎI;\ pour vous no conll'etemps ft\.cheux 1. ..
vou~
pouviez passer il
Si toul s'Mail bien pas~,
Nice unc nuil pIns ngJ'tnble 1. ..
- Ai-je dil t)ue ln nuit dernière nit élé pour moi
désngrrnhlr. P Je ne me plfiins pas de mon sort .. .
Bien 111 ieux, je m'estime enchanté ùe vous avoir de
nouveau rell'ouvée 1. ..
Syl \'ilill JO liai l un~
l('lIe jJlSi~onr.'
dans Fe~
pro{lOS que LUf'.clle ~e
j;cntit ganrr. Elle ne poltvuit 00
�LA MERVEILLEUSE TOURl\ÉE
méprendre cetle fois sur les intentions de son compagnon. Le complimen l était trop direct...
- Monsieur MârsilIe 1. .. Il fait un peu froid, ne
lrouvez-volls pas P Si nous retournions au car P...
- Pourquoi ne pas m'accorder yolre entière con·
Gallce, Mademoiselle Bamier P...
La jeune fille youlait s'écàrler, mai s elle sentit la
main de SOli voisin qui se posail s ur sa manche.
InquiMe, elle promena un coup d'cciI aulour d'elle
Les alelliours immédiat s demeuraient déserts, les
pensionnaires d'Honoré Vicàrd semblaient loujoul's
fort occupés ù jouer aux caries. Alors Sylvain, comprellant qu'il n'avait plus à craindre pour le moment
les oreilles indi scrètes, s'empressa d'insi sler :
.\ Iildemoi selle Bamier, jc suis volre ami 1. ..
Pli '" quoi loul ;1 l'heure, qu,illd je suis venu vous
l "jui ndn" vos beaux yeux sc eouvraien l-ils Il "un voile
de trislesse P•••
Les regard s du jeune homme s'a llardaienl sur
cel1'( de sa compagne, on eût dit qu'il voul!,).1 deviner
ses plu s "l'I'rl' Ies pem\(\cs. Gênée, L11cell,e déloul'na
1 \gèremelll la tête, mai s Sylvain insi stàil :
- Parlez, je vous en prie 1. .. Peut -être pourrai-je
vou' aider, di ssiper les soucis qui vons accablent 1. ..
Luce lle hésila encore pendan.l quelques instants,
elle éprouvait quelque honle ù dire quel1e étàil sa
silualion, mais à son lrouble du déhut succédait une
impression d'en lière confiance... Elle se décida :l
parler, n dire ses craintes depuis si longlemps conleIlues. Et Sylvain, adossé contre le tronc d'un ètipin
tlcoulail, immobile, en dépit du calme complet qu'il
affeclllil, le jeulle homme sc se ntait le cœur scrré
par le réci t que lui fai sa il a chrirmanle inlerlocutrice. MainLenant Lucelle abandoonnil toule réserve ...
Elle disait lout, ses espoirs, ses crainles, lri lerreur
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
67
que lui susci Lait le lendemain ... Quand elle eut achevé, elle passa la main sur SOI) front, comme si elle
voulait écarter le souvenir d'un cauchemar ...
- Voulez-vous me permettre de vous dire un mot,
Un seul mot, Mademoiselle Darnier ...
'~out
en s'exprimant ainsi, Sylvain Marsille étreignit longuement la main de sa compagne ...
- Dites, murmura la jeune fille, profondément
émue ...
- Espérez 1...
Et comme Lucelle hochait tristement ]a tête, le
jeune homme s'empressait de surenchérir:
- Vous avez eu raison d'avoir toujours confiance
en ]a Providence, elle n'ahandonne jam:iis les limes
droites comme la vÔtre 1... Jusqu'ici le passé ne vous
a pas été favorable, mais l'avenir vous doit une revanche, ct cette l'evancllC, saus doute ne lardera-t-elle
pas ;) venir 1...
Sylvàin parlait avec une telle conviction, une tellc
chaleur, que Lucelle ]e considérait, in lerdi te... Ses
paroles chanlaien t agréablement il ses oreilles ... PerSOnne ne lui avait jamais parlé ainsi 1... Et le visage de l'infortunéc s'éclairait d'un sourire d'espoir,
quand, toul près de là, une silhouelle apparut il traVers la brume ...
- Quelqu'un 1 murmura la jeune fille en se l'eculant, hOllteuse d'être surprise ainsi en compagnie
du motocycliste ...
Sylvain n'avail rien abandonné de son calme, il
Sc rctournait, abandonnanl Iii mai Il de Lucelle el
~Cconaisl
dans le nouveau-venu l'imprésario.
[Olloré Vicard scmblait tout heureux :
. :- Voyez, Monsicur Marsillc, s'cxclama-l-il en 1'e10lgnanlle jculle homme. Il me somble que Je brou ilard sc dissipe un peu 1. .•
�68
LA lMEiIlYEILUmSE TOURNJ1E
.L'imprésario ne s'élàiL pas trompé, eous les premières al/aques d'un soleil timide, la brume com mençait de s'effilocher ...
- Ecoulez, Monsieur Ma1'1lille, insiaLaÏt Honoré Vicard, nOUS avons eu une idée que je crois bonne,
ma femme et moi J. .. Si le klaxon et la trompe de
l'aulo sc trouN"ent définitivement hors d'usage, il
nolJl.S reste peul-être un moyen de signaler notre
présence 1. ..
- De quel moyen voulez- vous parler ? ..
- Le ténor de ma troupe emporte avec lui une
dizaine de disques SUT lesquels sonil cJ;liI'egistrés ses
airs ~es
plus connus ... Dien mieux, il emporte même
avec lui un piclt-up 1. ..
- ExcelJente jdée J répartit aussitôt Je jeune
homme ... Nous allons pouvoir donner sur Jes pentes
du mvill du Col. de Bnius une aubade qui ne ma!).quera pas d'aUiror l'attention vers nous 1.. .
Sans plus attendre, Jes deux hommes se dirigeaient
de nouveau vers ic car. Après une légère hésitation,
Lucelle se résigna li les suivre ...
- Où sc lrouvent les djsques en questioJ:! ? in terrogcâ Sylvain Marsille quand il eut de nouveau priil
pJace dO'Il8 le car ...
- A cÔté de Soupmonpuy l...
Le ténor s'arracha il l '.accablement qui jUSqll 'ici
l'avait fail demeurer immobile. Un pli inquiet rida
son front quand il vil l'imprésario désigner la molleUe ...
- Qlle désirez-vous, Monsieur Vicard ? inlel'fogoa-toi! d'une voix enrouée.
Auriez-volls la bont6 de me prêter vos disques P...
- Mes disqur-s P.••
Le lénor ullirail contre lui la mallefte, ('elle del'-
�LA MERVEI LLEUSB TOURNÉ E
69
nière avait été épargn ée uu cours de l'âccide nt. ..
- Vous sayez bien que je n'aime pas prêter mes
disques , reprit-i l maussa de ...
- Même s'ils nous permet taient de nous tirer de
III P... Pensez -vous que vous ne seriez pàs mieux à
Nice, uctueU emeut, dans une chamhr e bien chauf·
fée P•••
Cette seule perspec tive réussit à dissipe r les appréhen sions de l':utisLe . Sponta nément il tendit la
mallett e à Honoré Vicard ...
- Prenez. Dâns ces conditi ons, j'aurais scmpul e
à ne point second er vos efforts l. ..
L'impr ésa rio, aidé de Sylvain , s'empr essa d'ouvri r
la oJalleLLe el cl 'en retirer soigneu sement les disques ,
penùan t gue Lucelle mon lait le phonog raphe el ins'
Lallâit le picl.-up ...
...
Sylvain
la
conseil
dehors,
au
placer
- Il faut le
Deux: minute s plus tard, d'harm onieux acrords
venaien t rompre Je silence lugubr e qui s'appes antissa it sur la vallée. La voix: de Soupm onplly s'éleva it
dans le brouill ard, chanLa nt l'air de Carme n: « La
Pleur que lu m'avais jetée )l •••
Les occupa nts du cà!" attenda ient, immob iles.Qu and
l'air fut achevé, ils échang èrent un long regord ...
Sans doute 11111 n'avait fail attentio n à eux ... Le silence persi sta it, mot"fle, lugubr e ... Pourta nt l'espo ir
déchir er;
kUt" revint quand jls virent la hrume sc
de larges pans venaien t se plaquer contre les flancs
COuverts de neige de la montag ne. Là visibili té devenait de plus en plus grande ...
- Enfin, je crois que, cc soir, nous couche rons
à Nice, fi t une voix ...
- Pui ssiez-vo u s ne pas vous montre r mauvai s propliNe 1...
Pendan t quI' sos camara des s'affair aient, Yelta Réal,
�70
LA MERVEILLEUSE TOURNUE
immobile dàns son coin, observait un dédaigneux
silence, loutefois les règards qu'clle allardait parfois
à la dérobée en direction de Sylvain démontraienl
amplement qu'elle ne pàrdonnait pas au jeune
homme de l'avoir humiliée en présence des autres
artisles ... NIais Sylvain ne paraissail guère s'inquiéler do 1'àlLi Lude de ]a vedelle, il venait de placer
un second disque ... De nouveau la voix de Soupmon.
puy s 'élevait SUl' les pentes neigeuses et c'était celle
fois, l'ail' de Rigoletto cc Comme la plume au vent »...
Toul autour, Honoré Vicard cl ses pensionnàires s'immobilisaient sa ns rien dire. Lo ténor faisait pileuse
mine ... Celle voix qui s'élevait ainsi tout près de
lui, si pure, si harmonieuse, lui semlJlàit bien iro·
nique au moment même où la fficheuse grippe depuis si longtemps redoutée l'accablait ct lui enlevait
toute force. Il eut été bien embarrassé pour ch:in 1er
ainsi ... Et déjà son imagination vagabondai l, il SI!
demandlii t s 'i 1 ne retrOl1verait jamais aussi pur cet
organe qui avait consacré sa célébrité, pestant ulle
fois de plus contre l 'acciden t malencontreux qui
l'Iivnit conduiL là, loin de ses admiralrices ...
Sans illierruplion, les di sques se succédaient, la
voix de Souprnonpuy, amplifiée par le pick-up continuait de s'élever ... Après le cc IIlt fuyez, douce image » de Manon, ct le fameux Reve de Des Criwx,
on enlend!iit c( Vainement, ma Bien-A imée» du
Hai d'Ys ... Peu ù peu les nua ges qui s'é taient amassés dall s le ciel sc di~spuenl,
nn rayon de so leil
filtra ct villt dessiner lm large cercle sur Id neige ...
nienlÔl Ull cles artistes s' xclarna :
- Ln l'Oille <lu Coll ... Je vois très distinclemcnt
la l'oule du Col r. ..
Honoré Vienrd cL ses compagnons regàrdèrent aussitÔl dans la direclion que leur désignait leur cama-
�LA MERVEIJ.LEUSE TOURNÉE
71
rade ... Ils aperçu~l
effeelivement la ligne de la
route en com,i che qui se dessiTlait 1l quelques centaines de pieds de l'endroit où ils éLaient venus
échouer ...
L'imprésario hocha lenLemenl hi têle :
_ Pour accomplir une semblable ascension, il
nous faudrait des piolets. De plus, la présence du
blessé parmi nous ...'
_ Counige, Monsieur Vicard 1... Regardez là ...
sur la droite 1. ..
Pendanl que toute la troupe considérait allenlivemenl les contreforts de la montagne vers le Col de
Braus, Sylvain MÙl'sille venait de répérer sur le sommet de la hauleur qui dominait le Fort. du Mont
Buruonnet quelques poin ts noirs ...
_ lJlle équipe de chasse urs-a lpins 1. .. S'ils nouS
entendent, nous so me
~ sauvés 1. ..
Auss itôt lout le monde de sc relourner, YeLta Réal,
elle-même s 'était redressée. A travers un pan de
brume qui s 'altardait ellcore contre les flancs du
B,iroolln e l cl qui ernpê-ehail d'apercevoir les bâliments du Fort, on aperçul quelques points qui
progressa ient à la surface ünmaculée de la neige ...
En C]llelques in sta nls, tout le monde, Soupmonpuy
à part, fuL dehors. Sylvain Màrsille ne s'était pas
trompé, il s 'agissa it bien là d'un détachement de
chasseurs nlpins qui s'aventuraient à la file pour
TlIan œ uvrer dan s la montagne. Jls descendaient âctuellefllcnl le long des pentes ...
_ Il s ne nOLI s ont pus VilS encore, mau gréa Honoré Vi cürù ...
_ Patience 1... Quand le brouillard achèvera de
sc di ssiper, ils ne peuvent pas {Je pas nous voir,
surlont si la voix du pick-up àllire leur attention 1. ..
�72
TJ A MIŒVEILLEUSE TOURNÉE
Ils n e doiven t pas être habi tués à en Lendre des
concerts donn és au fond s de la vallée 1. ..
L'imprésario compril tout le biel) fondé de ces
d.éclaralions du j eune homme.
- Si nous allum ions les phares du car, insinuaL-il... Petit-être aurions-nous plus de chances d'être
aperçus 1. •.
- Vous savez hien que les accus ne fonelioDJ;lent
plus, r epartit Sylvain. l\lais que cela oc vous empêche pas d'udresser des sign aux aux soldats 1
Mou~hirs
en main, les artistes s 'agitaient; avec
impa liell ce, il s s uivni en t des yeux le délàchement
qlli paraissait tOllt d 'abo rd s'éloi gnel· sur les crêtes,
m a is, sa ns donle le son du piclî-np inlrigua-t-il les
gl" imp
e ul' ~,
cnr les premiers s'arrê tèr ent...
- Domrnnge que nous n'ayon s pas une lon g nevile! maugréa Bnl'gyL. No us pOUl'rions nous rendre
t'ompte exac temell t de leurs évolutiOl.1S 1. ..
Le cœur ballalJt, les rescapés voyaient se diss i ·
prr peu il peu les derniers pans de hrume qui s 'attal"ùaienl dans ln vaTlre, de grisâ tre, le ciel devenait
hleu ... Le so leil prodiguail Sfl ns comp Ler ses rayons .. .
- Lü jOlll'lH"e SO/'li spl e lldid e, fil Victorille Vicard .. .
Dirai l-on que fl OUS sommes ac tuell eme nt dan s le
rnùme ciel qu'hier P•.•
- Que venx- tu, répartit philosophiquement ]'impréSI\rio qui IHi rll issa it avoir recouvré subitement
101ll,e sa IIonlle humellr ... Ln nature est capl"ieieuse
comme les femmes !. ..
- Celte fois, ça y cst, ils nous réponden t J...
De joyeuses cxclamalions accueillirent ce lle déclàrnlian, 10118 les rega rd s co nvergen ient maintenant
ycn:! le délarhetnenL. A111:1111 doute n 'éLà i t plus possiblc. Les alpill8 IIvaient hiell aperç u le car ù-demi
eJl~cv\i
SOIl~
la neige ct les artisles gui 8C groupaient
�LA MERVEILLEUSE 'fOURNÉE
73
tout autour, lem aùressant infatigablement des signaux ...
- Voyez, fit Sylvain ... Un des soldals vient d'attaehe.r sa ceinture li la pointe de son alpenstock ; il
nous fait signe .. .
- Ils vont descendre à notre rencontre l. ..
- Nous voilà maintenant hors d 'affa ires ! .. .
La joie faisait étinceler tous les regards. Désormais, le cauchemar allaH loucheI" Ù son terme. La
lroupe qui l'avâit échappé belle pourrait reprendre
bientôt le chemin de Nice. Elle oublierait au beau
soleil de la Côte d'Azur les tribu lations qui avaient
accompagné la fin de sa tournée en Italie du Nord .. .
_ C'est chic, Lucclle, décltirail MargoL- .. Je corn·
mcnçais à uvo.i r les pieds glacés ... Mais, qu'as-lu
donc ?. On dirui t q lie ~'a
te fail de la peine que
nous soyons firé::; de HI J. ..
_ Mais, pas du loul 1. .. Je suis enchantée, au
contraire ...
_ Eh bien 1 on ne le Jil'liit pas, tu rais une figure
d'enLerremenl 1...
Yelta Béai, pur contre, jubilait 1. .. Elle allait enfin
reprendre la place qui lui était dûe parmi la troupe;
en son fol' inlél'Îeur, la vedclle sc promeLlaiL bien
de faire payeI' cher certaine:> plaisanteries qu'elle
avait subies au COlll'S de celle halle forcée sur les
penles du ravin ...
Les ehasscul's nlpills n'élajcnt point les selùs à avoir
repéré les voyageurs cn Jélrcsse. Sur la J'oule du
Col dc Braus, des voilures s'alignaient, de plus en
plus nornlJl'cusûS ; des silhouclles sc penchaien l au
dessus du pelit mur qui borda il la chaussée. Selon
loute pl'ob:ihilitp, 011 avait engagé des recherches
d('pui~
(lue la disparilion du car avait élé signalée,
('('.S invesl igal iOlls rendues mlltériclJcmen t impralica·
�74
LA MERVEJ LLEUSE TOURNÉ E
Ù '1111
bles au cours des premiè res heures, pal' ~uile
enent
obtenai
nts,
brouill ard et d'une neige persista
de
autour
pait
s'attrou
On
...
positif
fin un résullat
dérapé,
avoir
après
,
voiture
lourde
la
où
it
l'endro
avait défoncé le mur ... Des appels se faisaien t en-
tendre ...
Bien tôt, la vallée, déserte aux premiè res heures ùe
la matinée , se peupla comme par enchan tement ; des
autos venaien t de Nice. Comme on appréh endàit que
le nombre des victime s de l'accide nt fût considé rable, des voilure s-d'amb ulance stoppai ent à proxim ilé,
et les rescapé s pouvai ent remarq uer les croix rouges
qui sc dessina ieD t SUI' la carross erie ...
Les gendar mes et les curieux qui vonlaie n t descendre le long des pentes, du côté de la roule du Col, se
virent conlrai nts de patiellt cr encore. L'ébou lement
qui s'élait produit à la suite de l'avalan che, éboulement auquel [out le groupe avait échapp é pur miracle, coupai t, on le sai t, toute rommu nicatio D vers
le fond de lu vallée. Forcc fut aux: sauvete urs d'aller
cherch er des c:1bles ct de multipl ier les efforts pour
parven ir jusqu'à J'endro it où allenda icnt les reseà.
pés...
eux, progres saient beaualpins,
les
r,
bonheu
Pur
coup plus rapidem ellt ; habitué s à ces mallœu vres
de mOlltag lles, ils se laissaie nt rnjinte nant filer le
long des corùes flue tenaien t leurs ' camara des. Descendan t avee méthod e le long dcs penles abruptc s,
ils atteign irent }Jientôt lc torrcnt qui, grossi pur' les
pl'cOlir res fonles des neiges, dessino it son l'Ublin gl'isal/'e el fangeu x !lU fond de III vallée ... En pcu de
lcmps, ils eurent franchi le turbule nt cours d'eau SUI'
un lronc d'arbre , puis ils abordè renl !cUl' ascension, s'aidan l de lems piolols. Ils allàien l atteind re
le groupe des pins dClTière lequel le car s'élait arI'(~-
�LA MERVJlI LLEUSE TOURNÉ E
75
t. . .
lé, quand des exclam ations joyeuses les salu~ren
Honoré Vicar-ù ct Sylvain descend aient ft leur renron tre ...
L'offici er qui comma ndait le délache ment, un jeus'ombr ait d'une finI'
ne lieutena nt, dont la I~vre
mou stache bru Ile, rejoign it bien vile les deux hommes . En peu de mots, il s lui expliqu brent comme nt
l'accide nt s'é tait produit au début de la nuit...
- Vraime nt, vous avez joué de malcha nce, repartit J'offi cier ; si nous nous étions doulés de votre
présen ce dàn s ces parages , nous serions partis à votre
secours en pleine bourras que; par malheu r, les pertUl'bati on s atmosphér.Î!}ues, la tempête de neige ren·
daient toule commu nicatio n particu libreme nt Jéli·
cale ...
- De noIre cÔlé, Ull malenc ontreux éboulem ent
qui s 'esl produit peu de lemps après que j'eus re·
j oint la troupe de Monsie ur Vicàrd, nous sépara litté·
J'aleme nt du res te du monde. .. Ajoutez 11 cela le
hrouill ard, ct vous constal erez que nou nvolls vécu
des heures ungoiss antes, nuss i iso lés que si nous nous
éUons trouvés sur quelque île perdue de l'Océan
Pacifiq ue ...
- Les canniba lcs en rnoin , s'om pr-c sà d'ajout er
en sourian t le lieuten ant.
Pelldan t que les Iroi s homme s s'entret enaient ainsi,
les chasseu rs al pin s e gl'Oupaien t autour d'eux ; üu
nombre d'une !J'ontain e, les braves gars sembla ient
ellchan lés d'avoir- aLl'inl le liell 01'1 avaient échoué
los rescapé s, a van 1 les gendar mes qui s 'cffOl'çaien t
lentem ent de descend re le long des pen les.. . Les "i.
sages hfllés des solduts 'éclaira ient de ~Ol l · jre s ironiques. li s sc entnien l fi ers d'avoir accomp li une
fois de plus leur devoir cl de s'ê tre portés au secom:!
de màlheu reux en détresse , ..
�70
LA MERVEIl.LEUSE TOURNéE
- Nous avons un blessé avec nous, s'empressa
d'dm:1011cer l'imprésario, en entraînant l'officier vers
le car.
Un seul blessé 1... Vous pouye? vous vanter
d'ayoit: eu de ln chance l
L'intervention des gendarmes, qui parvenaient enfin sur le lieu de l'accident, vinl mettre momentanément fin à l'entretien que les deux hommes avaier:tt
engagé avec Je chef du détachement. Les l'eprésenlan ls de l'autorité s'emprcssèrcnt d'aborder leur enquête. Trois infirmiers, v~tus
ùe blanc, s'occupèrent
de transporter le chauffeur jusqu'à la roule, Cc ne
ful pai:l chose facile 1 ToutcFois, avec l'aide de quelqucs cul'ieux bénévoles, l'inforLuné put êlre placé
dans 1lne des :imbulançeR qui démarra aussitôt el piqua en direction de Nice ...
Lieutenant, combien je vous suis reconnaissaM 1. .. VOliS nous IIVCZ snuvés 1...
Yetla l1éal s'avançail, maintenant, la main
tenùlle, Ln vedelte
avait
réparé
tant
bien
qlle mal lc désorùre de sa
tenue.
Maintenant que tOlit dangcr sc
Il'ouvail définitivement écarté, clic inlervenail. Pourlullt, cc fut r\
peioe si l'officiel' lui (lrêla la moilldre attention.
Alors, déçue, Yella S'Cil ful vers les journalistes lJui
nccourairnt de plus en plus nombreux .. , Complaisamment, l'artiste se prêta à leur'!! iulcl'vicws .. , La
vedelle parlaiL avec volubililé ... Après avoir déploré
l 'aceiden l, elle se félicitai l maintenlilll de l'a ven lurc.
Elle cOllstituerait pOUl' elle, ~eJon
lonte vraisemblance, Ulle avanLageuse publicilé .. , A l'cnlendrc parle!',
il semblait qn'l'Ile eÎlt déployr, ail COIII'S de la IIUit un
sang· froid cl. unc l''nergie exlraordinaires ... Les appal'pils de phoLographic 'le hrurruairnt Sill' elle; sourian1/', l'Ile ~f'
SOUIII!'! lai 1 nI/x cxigC'Tl~
des jounlalisles ...
�LA MEHVEI LLEUSll TOURNÉ E
77
Ce fuI. IIQnor6 Vical'd qui vinl meUre un terme il
celle comédi e qui devena it ridicule :
- Vous venez, Yella 1. .. Nous somme s pressés 1. ..
A regret, la vedelle prit congé de ses intervie wers
qu'elle gralifià de son plus aimabl e sourire . Ce sourire se figea sur ses lèvres quaIld elle aperçut , près de
là, Lucelle qui s'immo bilisait toule songeuse.
La jeune fille n'avait répond u que par de simples
monosyllahes aux questions que lui adressa it Màrgol.
Elle venait de voir Sylvain Marsille s'éloign er en
discuta nt avec les gend1\!rmes. Pendan t quelque s ins·
lants, elle avàit espéré qlle le jeune homme allait revenir d'un instan t à J'antre ... Il n'en fut rien ...
- Eh Lien, Lucelle 1... Nous allons enfin re voir
Nice 1. .. Le carnava l n'est pas loin 1...
Lucetl.e ne répond it pas encore à celle nouvell e
questio n que lui adresM it Margo1, toujour s cnlhon siàsle de se voir enfin lil'ée d'affair e. Là olt la figul'an le tt'ouvai t de sérieux motifs de se réjouir , l'infortuné e n'entre voyait que déboires et que désillusions ... Peu de temps auparav ant, elle avait cru :\
la sincéril é <.le son nouvel ami, et voici qu'il partait
seins sculem en L lu i dire au revoi r l. ..
Une voix étrangè re vint arrache r la jeune fille à
ses réIlexions :
... On me dit que vans
s el
- Pardoll , ~Iadernoj
n'avel dO voIre salul qu'à l'inlerv ention d'un motocyclisle inconn u P... Pourrie z-valls me dire où je
pourrail\ le Irouver afin de lui demand er une interview P...
Luc'eLlo esqui ssa un gesle vague ft l 'lidresse du
journRl iste qui VC1HtÏl de lui adresser ces mols :
pas ce Monsieur ... Je ne 8I\ifl ce
- Je ri cOIlnai~
q1l'il est devenu 1 Tout ÎJ l'heure , il discutait. avec
les gendarmelJ ...
�78
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
C'est fâcheux, véritablement fâcheux 1.. . Et
comment 5 'appelàil-il ?
- Sylvain Marsille.
- Sylvain Marsille P Voilà un nom que je n'enlends pas prononcer pour la première fois 1.. Voyons,
Mademoiselle, vous ne le connaissez pas, vous non
plus P
- Je vous le répète, Monsieur, je suis absolument
incapable de vous apporter le moindre renseignement.
concernant cc Monsieur Sylvain Marsille ... Je ne
l'ai vu qu'en passant, comme tous mes autres camàrades ...
La voix tonnante d'Honoré Vicard vint interrom·
pre l'entretien :
- Vile, mes enfants 1... Un car vient d'arriver
qui va nous reconduire ù Nice 1
On s'imagine l'effet que produisit cette annonce,
tous en avaient assez de s'altàrder là au milieu de ce
décor farouche, aidés par les nombreux curieux qui
slationnaient sur les lieux de l'acciden l, les artistes
de la tournée s'empressèrent de rejoindre la voiture ;
quelques minutes plus tàrd, le car démarrait en di·
l'ccli on de Nice ...
CHAPITRE VII
RETOUR A NICE.
- r.ellc fois, ça y est 1... TI faut espérer que nous
n'aurons plus de panne 1... Mais, qu'est-cc que lu
as donc, Lucelle, lu ne sembles pas partager la joie
de lous P...
�LA MEnVEl LLEUSE TOUllNÉ E
79
Margot, qui s'était de nouvea u instàllée auprès de
sa camara de, se pencha it main tenant vers dIe, inlriguée. Tandis que Lous les visages des artisles s'éranouissa ien l, que Lous sc réjouis saient de la fin du
cauche mar qu'ils venaien t de vivre dans le ravin, Lu·
celle demeur ail toule songeuse, nn voile de mélancolie àssombl'issait ses regards ...
- Je n'ai rien, reparti t l'interp ellée ... Je me dis
seulem ent qu'il va falloir nous séparer ct que celle
perspec tive n'est pas sans provoq uer chez moi une
tristesse profond e 1. ..
La jeune fille avail grand mal ù domine r son émotioll profond e en s'expri manl ainsi. Elle s'était prise
ù aimer ce milieu si pittores que des arlistes . Pendan t
fluelques heures, à Turin, elle avait pu se griser d'applaudis sement s, puis son rôle de rempla çante achevé.
elle s'était acquill ée de celui beauco up plus ingrat
de figuran te. Mainte nant, c'était fini ... L'aven ir lui
posai l, implaca ble, le çlUl' problèm e de l'existe nce.
L'apparÏl.ion de Sylvain Mtirsj]]e avail naguèr e fait
luire quelqu e espoir dans le cœur de Lucelte. Le jeune homme lui avait bien promis de s'occup er d'elle
aetivem enl, mais sa dispari lion précipi tée n'était
poin t sans étonne r l'inforl unée. Pourqu oi s'était-i l
dérobé aussi vite P Pourqu oi était-il pàrti, profjla nl
de la confusi on qui régnail au bord du ravin, sans
lui dire seulem ent le moindr e au revoir P...
Lucelle ne se faisait plus la moindr e illusioll. Il
s'était agi là encore de paroles en l'air ... Les caprices de l'exisle nce les uvaien l mis en présenc e l 'nn
el l'autl'e, saos doute les exigences de sa silualio n
écarlen iient-el les définiti vement de sa roule Sylvain
Mal'sille ...
- C'csl ùomma ge, pensait Lucelle ... Il sembla it si
tranc cl j'éprou vais pour Ini une vive sympat hie J..
�80
LA MEnVElt.LEUSE 'TOURNÉE
Console-toi, Lucetle 1... Tu le retrouveras, ton
prince charmant l... .
Ces paroles ironiques (lue venait de lui àdresser
Margtlt firent tre5saillir la jeune fille :
- Allons, que vas-tu supposer là P proLesla-t-elle
en rougissant. ..
- Ecoute, Lucelle, tu chanles ù ravir, mais lu n't!s
pas assez mfiHrese de loi pOUf me 'dissimuler les
pensées . .. Il Caudrail être aveuglc pour ne pas s'apercevoir de l'impression profonde qu'a provoquée cher.
loi le sieur Sylvain Mar~ile
1... Depuis quo tu aa
recouvré la lucidité SIll" Je pc1iL mur qui bordait là
route, cl que tes ,'cgards sc sont posés sur l'aimable
motocyclisle, lu n'efl phl8 la mê-me ... Oh 1 je sais
bien, depuis que nous nous connaissons, je le considérais comme IIne rêveuse aux étoiles, mais toul de
m~e,
il y a des limiles ù la rêverie 1...
El, comme sâ compagne voulait parler, la figuran.
te l'arrêta d'un gesle :
- Hasslll'e-loi, pelite LuceHe 1. .. Les autres ne se
:soul aperçllS de {'ien, lu sais que III peux compler
S1II" mon ahsolue discrétion 1 Mais, veux-lu f]l1e je le
dise le foncl de ma pensée jl Til le relrouveras avant
qu'il soil longtemps, le sieul' Mursille ' il ... Gùgcons
CJu 'il t'allendra au débarqueroen L de ] 'autocur 1. .•
Les deux nmie)1 n'éehangrrcnt plus que d.c vagues
propos jusC]u'à l'arrivée fi Nice. Des cris joyeux s'élevaienl dans le càr ù mc~ure
qu'on sc rapprochait de
la capitale de..; pays dll soleil ; 8enls, Soupmonplly
cl Yelta Réai ou!Crvaient u1îe complète réserve ...
Le trnor se blottissait loujours nu fond dc la voi111I'C ; pnrfoill, jl étnit secoué par une implacable toux,
pu is les rll'J'flllCmen 18 Re sllccédaien l. Lc séjonr prolong: dflm la 11I'igc Ile lui RvaÏl été guère profitaule.
lri~'J
par 10 Gène, il ne eessâit de sc 1111er le pouJ~
Al
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
81
do consulter sa montre, refusant de répondre aux
questions que lui adressait de temps à aulre Honoré
Vicard ...
L'imprésario commençait à se sentir inquiet au
sujet de son Lélilor. Maintenant qu'on avail procédé
au l!-auvelage de sa troupe ct qu'il aUdiL pouvoir reprendre son existence normale, Honoré Virard se demandait non sans inquiétude quelles allaient être les
conséquences de l'accident. Il s'imaginait aisément le
désastreux effet qu'avait dCl produire leur absence .. .
Le gala du Casino de la Jetée avait élé décommandé .. .
Et l'infortuné imprésario rivait veau se dire qu'il
n'était absolument pour rien dans la marche des événements, il pensait au préjudice cTui lui serait causé ... lsamhard, le directeur qui rivait signé avee lui
un engagement pour toute la saison, serait bien
capable de résilier son contral. ..
Dans le pare-brise accroché presque en fncc de lui,
Honoré Vicard pOllvait ovgerver les uns apri's les autres ses pellsionnaires. Tous porlaient sur leurs visages les traces des fatigues et des angoisses qu'ils venaient d'endurer, mais lle lous, c'élail surlout YeLla
qui semblait la plus lamentable. La neige avâit fait
disparaître le fard que la vedclle sc passait ~oigneusc
ment chùque rnalin ct chaque soir, les cheveux en
désordre, . Jcs vêlements déchirés, l'artislc n'oyant pas
enoorc trouvé le tcmps et l'occasion de se changer,
Yelta faisait ['itcusc mine; mais cc qui l'exaspérait
SUI'loul, e'Mait de surprendre ronslam mcnt le!> regards moq1leurs de ses camarades dirigés sur elle.
Depuis le dl;bul de la tOlJrn(or, 111 chanteuse n'avait
cessé de les considérer avec dédain. C'était à peine si
clle leur adrcssaiJ la parole ... N'élail-elle point l'étoile, celle 811115 qui Ja tournée Il 'eCtt pas eu de raison
d'cxister P...
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
Et Yetla ne se disait même point que Soupmonpu)'
possédail un talent lout aussi grand que Je sien pro·
pre ; Je ténor, maniaque el soucieux avant tout de
sa sa nté ct de sa voix, n'apportait pas le meme soin
11 soigner sa publicilé e! se renfermait conslamment
dâns sa lour d'ivoire, Cc qui n'empêchait pas Soup·
monpuy d'exiger que son nom figurât sur les affiches
en caractères toul aussi gros que le Dom de sa parle·
naire ...
La vedelle avait passé un manteau pour dissimuler sa tenue; toulefois, elle pinçait amèrement les lènes ct s'Imagillail que les photographes l'allendraient sa li S doute ;1 sa descenlc de cal· ... Celle fois,
clic ne raraÎlrail gurre li son avantage .. .
Les décors de neige d isparai ssaien t peu à peu, il
mesure que le car, après avoir dépassé le Col do
l'iee, piquàit vers la cMe. Maintenant, le gai soleil
illuminait loutle décor; c'était un vérilable enchanI{)mcn 1 pour les yeux, les artisles ne sc privaient pas
de mallifesler bruyamment leur joie. Leur odyssée
tou chai t :\ son terme ...
El l'on rcgagna Nice. L li lIouvelle de J'accident
~'(;Init
r6pand ue avec rapidilé t de nombreux curiellx nllcndaiellt J'arrivée dll car, quelques photographes étaient là aus~i
; il fallut qu'on ol'ganisâl
lin · se rvice d'ordre, afin de permettre aux rescapés
du C.ol ùe Braus de rejoindrc le grand hall de l 'hôtel.
A pcine Honoré Vicard eut-il procédé au débarque men t do ses bagag s, que le chasseur de 1'hôtel
vint l'avel' tir qu'un Monsieur l'allendail depuis un
moment déjà /lU fumoir ... Il se di sposa il ;\ gagner la
pièce en queslion qlland ln vigoureuse silhouelte ùe
Viclor J~nmbàrd,
le Directeur, ee dressa dans l'cn('Ildrernen t de III porle :
�E
LA MER VBIL LEU iE TOU RI'fÉ
1... VOUi m';l.vez
- Eh bien, Vicard, félicitations
1
s
mis dan s de beaux drap
pu pro non cer un
Avant mêm e que l'im présario el1t
lles avaiellt été les
seul mot , le Directeur exposàit que
sence de la troupe ...
conséquences désaslreuses de l'ab
eu lieu, il s'ét ait
pas
Le gala n'av ait natureIJement
rser les places ...
bou
rem
de
.
trouvé dans l'obligation
pagnie d'au to- Ecoutez, adressez-vous à la Com . Je ne suis
rio
résa ..
cars, protestait le malheureux imp
1... J'av ais pris
ve
arri
pou r rien dans tout ce qui
le à mes eng afidè
être
r
pou
tout es mes précautions
gem ents .
re s'ar ran ger ...
- Ecoutez, Vicard, tout peu t enco
udice, mais
préj
rme
éno
Votre abseoce m'a causé un
es à votre
enu
surv
t
son
qui
es
votre reto ur, les aventur
réciable
app
e une
troupe, peuvent lair e en revanch
les resir
laud
app
publicité 1... Tout le mon de voudra
is le
rem
j'ai
i
rquo
pou
t
cdpés du Col de Braus. C'es
1...
ises
préc
ie
dem
ct
res
heu
gala à ce soir, huit
1... Avez-vous vu
- Ce soir, vous n 'y pensez pas
naires P•••
sion
dalls quel état se trou ven t mes pen
ant eux pou r
dev
res
heu
- JJs ont encore quelques
ne que vous
pho
télé
par
su
se reposer ... Quand j'ai
sauls, j'ai pris touavioz tous été retrouvés sains et
Ce soir, vos artis·
tes préc auti ons en conséquence ...
1...
lle
tes don nero nt le Bar bier de Sévi
vous assure que
je
s
mai
- Le Bur bier de Sél'ille,
1...
ble
ossi
imp
{ait
ù
loul
c'es t imp o sible,
, mon che r
rrez
pou
!
voU
me
com
us
- Arrangez-vo
moi que le
me
com
Vicard... Vous savez bien tout
donc au
l!ez
agis
;
çais
fran
mot imp08siblo n'es t pas
z-moi
nde
mais, ente
mie ux de nos com mun s int~rNs,
nt
eme
gag
l'en
ong er
bien, j'av ais l'int enti on de prol
d'afin
la
u'à
jusq
que j'av ais cen trac lé avec vous
placez de nouveau
vril ... Si vous relu sœ, si VOUI! me
�84
LA lIUlUVEl LLIWSE TOURNt E
dans l'embar ras, je m'adre sse à Salomo n Mp.yer 1...
- A Salomo n Meyel' 1. •.
Honoré Vicard pâlit en entend ant pronon cer le
nom de son plus redouta ble concurr eJ)t. .. A la seule
pensée qu'on pût le supplûn ter, son sang ne faisait
qu'un tour... Déjà, l'an dernier , en Alsace, Meyer
lui avait coupé l'herbe sous le pied ; il prendr ait sa
revanch e, celte fois 1. ..
- Eh hi en 1 c'est entend u, vous pouvez compte r
sur nous 1. ..
A la bonne heure, je savais bien quo vous
n 'hési Leriez pas 1. ..
Une n,imme malicie use éclairai t les prunell es d'Isambar d ; il connais sait ]e point faible de l'itnpré sario cL il avait su le prendre par l'amou r-propr e ;
sans pl us 61 tend re, il prit congé, lui donnan t rendezvous pour le soh'-mê me au Casino de la Jetée avec
tous ses arlisles ; puis il sortil, pendan t qu'Hon oré
éponge ait avcc son mouch oir son front lOlll nüsse·
lanl de sueur. ..
- Ecoulez , mes enfànts , il faut vous reposer dans
vos chamll res ; /lOUS jouons ce soir l...
- Comme nt 1. .. On joue ce soir P... Mais nous
somme s éreinté s 1. ..
- Qu'imp orte. 11 faut à lout prix que vous fassiez
un effort 1. ..
Les Irois quarfs seulem ent de la troupe sc trouvaient à ('e momen t nans le hal!. .. YeLta néal el Soupmon puy avaient dé,j?\ rCg'ogn6 leurs chambr es, prcsqu'ils élaient, l'une de challge r ùe robe, et l'flusé~
Ire de RC meUre (lU chuud ... Quant à Lucette , elle
101lie songCllse, 110 paraills nnt mêmf'
6'imobl~\t,
provoq ue
pUR sc rendro r-ompfe de ]'émoli on qu'rivai t
...
sario
l'impré
de
n
décisio
celle
chez elle
C'est flue II!. jeune Cillo avait cherch é Mne succPs ù
�LA MBRVEILLBUSB TOVRl"oliE
85
reconnaUre parmi la foule des curieux qui stationnaient autour du car la silhouelte {amilière ùe Sylvain Marsille ... L'absence de son éphémère campa··
gnon provoquait chez elle une déception. profonde ...
Le seul espoir' qui lui restât s'évanouissait maintenant. Sans doute, Sylvain, repris par les nécessités
de son existence, ne se souciait-il p111s guhe de la petite al'tiste de la tournée .vieard. Le désarroi de la
pauvrelle augmen t.à encore quand elle aperçut une
jeune femme coqueltement vêtue qui se frayait un
chemin parmi les artistes, échangeant çà et là une
poignée de mains ...
_ Eh J Jane Avril r... Voilà Jane Avril J...
Ce seul nom vint arracher la jeune fille fi ses absorbantes réflcxions. C'était là l'artiste souffrante qu'elle
avai t dtl remplacer au cours de la tournée CIl Italie.
La nouvelle venue, souriante, reprenait COli tact ayel:
ses anciens camarades el -des exclamations joyeuses
par'taien t à son adresse ...
_ Voilà ma rempl/içante J. .. Enchanlée de {aire
sa connaissance J. ..
Jane Avril, à qui l'on venait de désigner Lucelte,
lui serrait à son lour la main. La jeune fille s'efforça
de sourire cl de répondre avec une bonne gr~ce
charmante, puis, laissant l'artiste converser avec ses autres camarades, elle sc disposa ft s'éloigner el à rejoindre Honoré Vicard pour prcndrc congé de lui.
Son conlrât prenait fin cn effet au moment. même
où lalournéc aurait regagné Nice ...
_ Comment, tu pars dfjà ?... Allends encore un
peu 1. .. Le patron n 'n sans doute pas oublié le succès
que lu OS remporLé à Turin ... JI te conservera peul·
être l...
Mdrg-ot s'efforçait de consoler de son mieux son
amie, mais celte dernière semblait toujours résignée
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
à son sort, quand une silhouette sortit di l'ascenseur
qui venait de s'arrêter:
- C'e~l
Un peu violent 1.. Monsieur Vicard 1... Je
veux voir Monsieur Vicard 1...
C'était YeLla Réàl qui venait d 'intervenir ain~.
La
vedeUe qui avait rapidement changé de robe, semblait en proie à une exaspération profonde. Avisant
l'imprésario qui àppraissait auprès du fumoir, eHe
courut à lui, puis, le saisissant par son veston :
- C'est trop fort 1... On a monté une cabale CODlre moi 1. .. Tout est fini entre nous 1 J'en ai assez de
jouer ainsi ...
De sa mliin gauche, la vedelle agitait une liasse de
journaux qu'on venait de lui remeLlre dans sa chambre ...
- Calmez-vous, chère amie, calmez-vous, déclllrail Honoré Vicàrd en fCl'mant précipitamment la
porte del'fière lui .. Je ne comprends absolument pas
cc qui peut vous meLll'e dans un état pareil. ..
- Lisez 1. .. Vous comprendrez aisément 1. ..
Et YeLLa étalait sous les yeux de son in lel'loculeur
les journaux: encore lout humides d'encre d'impri.
merie
Un exploit de nos Alpins .. , Le sauvetage d'une
troupe d'artistes en détl'esse .. , L'accident du Col de
Braus .. ,
- Ecoulez, chère amie, objecla l'imprésario, je
ne vois l'ien I~ qui soit offensant pour vousl Les journaux rclal('llt la mésavenlure qui nOliS est su l'venue il
I:i fin de notre toul'l1ée, mésaventure qui eùt pu lourner au tragique .. , Nous pouvons nous estimer satisfaits de son heureuse conclusion 1. ..
Mais la vedette JJe semblait pas écouler les paroles
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
117
que lui adressait Honoré Vicàrd ; elle pointait le
doigt sur le premier journal :
_ Regardez les impressions du repor1.er : « Toul.
près du car, vMue de haillons, une femme apparaît, adressant des ~ouries
qu'elle voudrait rendre
engageants... Nous apprenons qu'il s'agit là d'une
certaine Yelta Réal, grande vedelle de la troupe .. . Je
n'ai pas cu l 'occasiOD de l'applaudir ; pourtant, si
nous en croyons certains renseignements, Yelta Réàl
ne fuL plus du tout la vedette de la troupe quand,
isolés au mil ieu du brouillard et de la neige, leg
courageux artistes de la tourJIée Vicard se viren t contraints de camper à l'intérieur de leur véhicule renversé 1. .. Dès ce moment, l'importance des rôles
changea ... »
_ Charmant 1. .. Ne trouvez-vous pas 1
EL Yellâ Réal d'exhilJer à Honoré Vicard d'autres
relaLions de l'accident qui lui éta ient I.oules aussi
peu favorables que la première. Exaspérée, la chanLeuse qui espérai L de fllilleuses in terviews cl, des photos publiées en première page, constatait que ceLLç
aventuJ'e constituerait pour elle une publicité à rebours ...
_ Ecoutez, Yelta ... Remeliez-voUs 1. .. J'arrangerai
l 'affâire ... En altendan t, il faut vous préparer 1 Nous
chantons, cc soir, le Barbier ...
_ VOliS chan lez il j'en suis fort aise ... En Lout cas,
ne comptez pas sur moi ... J'en ai assez de devcJ1ir
la risée de lout Je monde 1. ..
_ Mai s, ma chère amie, la colère vous empêehc de
raisonner ... 11 s'agit Iii d'un incident de peu d'importance... Ce n'est d'ailleurs pas la première fois
que vous subissez des critiques ...
_ Celte fois, cc n'est plus une cdLique, mais un~
caballe 1 Arrangez-vous comme vous l'enlendrez ; d~-
�Si
J.A MERVEILLEUSE TOURNÉE
sormais , je ne fais plus pal'tie de voLre troupe 1. ..
Atlention 1.. Ignorez-vous la clause que vous
avez si gn éc ...
- Jc paiera i Je dédit. mais j'en ai assez de recevoir de semb lahles sourne ls ... D'ail' l eurs, la récente
randonnée m'a extr.n ll éc ... J'a.i absolument besoin
de (fllelrrues jOllrs de l'Cp os 1. ..
L 'im présario enl bmll1 passcr de la prière à la sup plieat ion, la vedeUe demeura inéhran lable... >\ près
un adieu hantain, elle sort it du bureau ct s'en fut
foisan f du rega rd ses cama rades qui âtlcnrJaien 1 inlrigués devanl la porfe ct qui avarent enfendll Tes écfnts
de voix de la discussion. En rruelqùes in ALants, elle
re~:I,2'n;i
J'ascenseur, à l'intérieur duquel elle s'engonffra ...
Les pensionnaires de l'imprésario ct Vieforine ellem~e
alfendaienf des Mlails, mais Honoré Vir,ard,
loin de chcrr.her il sa fi sfalre leur cur iosité, allait ù
l 'flppal'eil téTéphoinicruc crui se trouvait sur l a table
du fumoir et demandait en toute hàle le numéro
d'Isambard .. .
- AlTo 1... Le Casino de la Jetée ~ ...
En quelr{lJes inslanls, l'imprésario sc trouva cn
communicn tion I1vec le Dil'ecfeur :
- Impossible de jouer Le Barbier, cc soir, cher
Ami ... Yettà Réal refuse de jouer ...
- Qlle vou leZ-VOlis que j 'y fasse l. .. .le ne tiens
pas essenlir.llemerrt ù Yella Réal 1... Trouvez-moi
une aulre Rosine 1. ..
- Mais il me semf,lc rlufôt que vous pourriez me
lirer d'embarras, m'indiquer' cruelqu'un ... Les at'Hates doivent être nombreux à Nice h cette pél'iode de
la saison P...
- Ecoulez, Vjrard, nOliS âvons signé un con lrat 1
Ce n'est pas moi qui dois vous trouver des artistes 1
�LA
MERVILU~.e
TOUI\Nt':R
89'
Débroumez~vUs
comme vous l'entendrez 1 II me
faut une Rosine pour ce soir au Casino ... Le nom ne
fait rien à l'affaire, pourvu qu'elle soit bonne chanfeuse ...
_ Je VOliS répMe que je ne connais personne!. ..
_ Renseignez-vOus 1. .. pour le moment, j'ai d'autres chaIs ft rouetter 1
Et Honoré Vicard se retrouva aussi incerta-in devan t J'appareil téléphonique ... pourtan t, il ne vou lut pas s'estimer battu. n sàvait que s'il n'accol'dait
pas satisfaction à Isaml,ard, c'en serait (ait des engagements futurs. La fournée tout entière allait se
trouver sur le pavé ... Eperdu, il feuilleta l'annuaire,
téléphona à plusieurs adresses.
Pourtant, ce fut sans succès qne l'imprésario persévérd... Les principales vedel tes de chant qui se
tl'ouvaienL actuellement ~ Nice se trouvaient toutes
sous conlrat et ne pouvaient l'épandre il son appel...
Alors, désorient
~ TIon01'é Vicard sortit du bureau.
_ Fichus 1. .. Nous sommes fichuS 1. .. déclara-t-il
à sa femmc qui s'empressait la première auprès de lui el lui dcmandait les raisons de son désarroi. ..
_ Yelta refuse de chanter ... C'est la débâclc 1. ..
_ Mais tu pourrais trouver ici quelqu'un qui pllt
remplacer eeUe pimMche 1. ..
_ Détrompe-toi 1. .. Il n'y li personne l.. Je me
suis anressé à toutes les agences, j'ai même promis
ùes cllchoLs nslJ'ollomj(lues... Et nOliS devons jouer
Le Barbier ce soir ; je l'ai promis formellement à
lsambard 1...
Un murmurc désappointé s'éleva dans le hall ...
Les nrliRtcs de la troupe entouraient leur directeur.
Leur découragemenL s'accruL encore quand ils enlendh'cnL Honoré Vicard surenchérir :
-
�90
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
- Si (lOUS ne jouons pas, c'est la oàtaslrophe l...
El je ne vois pas qui pourrait.. .
- Ecoutez, Monsieur VieRrd, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ~ ...
- Dis toujours, petite .. . Je l'écoule .. .
C'était Margol qui venail d'inlervenir ... Ju sque-là,
la fig urante ava il observé la plu s extrême réserve,
puis quand elle ful cxae lemen t au eouran t de ln
situa lion , eUe s'avan ça , se frayant difficilemen l un
passage parmi ses camarades ct se faufila jusqu'à
l'imprésario.
- Vous vous rappelez, Mon sieur Vieard, Je soir où
nous nous sommes lrouvés embarrassés à Turin. Ou
jouâil La T3oh2me ... Yelta, fâcheusement inrlisposée,
ne pul jouer ... Alors, une aulre se prése nta, une
aulre don l vous n'a vez eu d'ailleurs qu'à vous
louer 1. ..
Lucett e llaroier, repartit aussitÔt l"imprêsario, dont les regards s'éclairaient ... Tu as rai so n.
Elle a du tal en l, ce lte petite, mais crois-lu qu'elle
pui sse tenir le coup ~ ...
Le visage de l'imprésa rio s 'était rembruni ; il
s 'empressa it d'ajouter :
- En admeltant que Lu ce lle soit capàble de tenir
le rôle el de remplacer un e foi s de plu s Yelta, le ~
quelques h eures qui nou s l'estent avant la représentation du CasiJ;lo ne lui permettronl pas cl 'apprendre
SOli r ôle 1. ..
- Il.dss urez-vous, Monsieu!' Vicard 1.. Je sais que
Luce lle eonn aH admi ra hl ement le rôle de Rosine ...
Elle m'en a chanlé parfois ccrlain s passages ... G'êlai l fam eux, j e vous aSSUl'e ... En fon cée, Yeltà .. .
- Eh bien, nous pouvons toujours foire un essai ...
Où esl Luce lle ~ Va me la chercher 1. ..
- C'est (aeile ... Elle était auprès de moi tout
�LA MEnVEILLEUSE TOURNÉE
91
à l'heure ... Lucelle 1... Mais où diable est-elle passée P...
Cc fuL co vain que la figurante chercha parmi le
groupe à reconnattre son amie .. La jeune fille avait
dispâru ...
CHAPITRE VIII
LES CAPRICES DU flA AnD
Lucelte élait sorLie de l'hôtel, sa valise ù la main ;
pendant quelques instants, elle avait échangé quelques mots avec Margot, puis, profitant de l'effervescence qu'avait provoquée l'altercaLion entre l'impréRurio ct III vedcllc parmi ses camarades, elle s'était
cmpressr d s'éloigner. Maintenant elle allriitle long
de la promenade des Anglais, indfére~t
aux regards que les passants attardaient parfois sur elle ...
Dien tôt, elle s'en Cut s'appuyer contre la balustrade
qui bordait le Casino de la Jetée, puis, s'accoudant,
0
elle s'immobilisa ...
La jeune fille sc sentait âccablée par le destin, ses
regards s'arrêlnient sur les vagues frang?cs d'écume
qui venaient mourir sur la grl've toute proche; pourtant, Ile Ile voyait poin t la surface azurée, elle n'accordaiL aucune attention à l'animation qui régnait
le long de ln Promenade voisine ... Les pewres tourbillonnni 'Ill dun son esprit enfiévré ... Elle se sentait
la se, infilliment lasse ... Il semblait que le murmure régulier de ces flots bleus l'attirât...
MuintcI1(int, avec les maigres économies dont elle
disposait, l'infortunée pourrait subsister pendant
�LA l\(lilB:VElLLEUSB TounN.éFJ
quelques jours. L'impTésario lui avait payé ses ~a
chels lors de l'étape de Limone .. Elle élait libérée de
tout engagement avec lui ; néanmoins, les nécessités
si dures de l'existellce allaient implacablement s'imposer à elle. En ce temps de crise et de ùésarroi, ce
sera i 1 sans dou le la misère ...
Seule au monùe r. .. Elle étllit seule au monde !
En ce momenl de délresse, là jeune fille évoquait la
sympfllhiCJue silhouetle de Sylvain Marsille . .. JI lui
semhlait encore enlendre la voix hien timbrée de ce
compagnon de quelques heures, dont la rencontre
avait provoqué chez elle un trOll hIe prorond ... L'nbsence du jeune homme ajoulait encore à ses désillusions... LuceUe devait prendre son parti de la réalité ... Elle se VOYAit ahnd()~e
de tous !. ..
Une larme perlail enlre les longs cils de tucette.
Vraiment, Mait-ee bien la peine d'avoir tant lutté
pour arriver à un aussi lamentahle résultat ~ ... La
Providence en qui elle avait lant espéré l'abandonnait done pour t011jours 1...
Et voilà qne, soudain, tucette sentit une main qui
se posait sur son épaule ; en même Lemps, une voix
joyeuse qu'elle connaissait bien, lui déclarait :
- Ah 1 ça, Lucette, Lu es rolle de déguerpir ainsi
sans crier gare 1.. .Et lu parlais snns même chercher 11 me dire nu revoir!. .. C'est une désertion, saistu ... Je vais Le tirer les oreilles 1...
Mnrgot s'arrêtâit et s'nppuyait ù son tour il la balustrade, un peu essourrJée par la Course 'l1l'ellp venni t tIe tourn ir deplIis l'hôtel. Lueou.e allaH répondre, }Iausser t.ristement les épaules, quand la figurante ]n prit par la main:
- Viens vile, Lucelle ... J'ai une bonne, une excellente nouvelle li t'apprendre !. ..
- Quelle nouvelle P...
�93
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
_
Tu remplaces celte chipie de YetLa,
(ois, je crois bien que c'est pour de
bOJ;l
el celle
1. ..
- Allons, tu plnisanles ...
_ Jamais je n'ai parlé aussi sérieusement de ma
vie 1 Le pâtron t'aLlend, il compte absolument sur
toi 1... Allons, viens vite ... On dirait que tu viens
de recevoir un coup de foudre !. ..
Lucelle s'immobilisait encore, Ioule ébahie par la
nouvelle flue venait de lui apprendre sa genti!le amie;
pourl.an l, devant. l'insistance de sa compagne, elle
dut constater qu'il ne s'agissait pas d'une farce ...
Abnsoun] ie, clic lr.iissa Margot s'emparer de sa valise
cl l'entraÎller vers l'hôtel où attendaient Honoré Vicard cl ses camarades ...
QUéind les deux amies parvinrent de nouveau dans
le hall, l'imprésario était en train do discuter ... Son
visage s'épnnouit quand il vil Lucelle, mais il eut un
geste désolé ft l'adresse de Margot.
_ La fatalité nous âccahle, peUte 1. .. Soupmonpuy ne peut pas chanter lui non plus 1
_ Soupmonpuy ne peut pas chanter 1. ..
L'isnpré ario reprenait, désolé :
. _ Jusqu'ici, tout absorbés que nouS étions par ln
d1scussion nec Ycllà, nouS n'avions pas songé au
pauvre bougre ... li se lrouve maintenant couché dnns
sa chambre, lH cc une bonne congestion pulmonaire.
En cc momen' Je dorteUl' esl à son chevet !. .. 11 est
dil que flOUI; :le pourrons jouer cc soir 1. .. On ne
saurait roncevoir LI'. Barbier suns Fig/Ï'fo 1...
Toute la t roulle ~e
tut, cOTlsteflléc ...
. _ Décid{>nwnl, noUS jouons de malheur, gémit
Vlclori ne Yicarù ...
Le retOllr du doe!eur, qui sor·tuit ùe l'ascenseur,
vint interrompre les disclll'sions qui s'engugeaient
unns Je Juill ...
�94
LA MERVEIJ.LEUSE TOURNÉE
- Eh bien, docteur P•••
- Le mâI.ade a près de quarante de fièvre ... Il lui
faut le repos le plus absolu ... Et, naturellement, ne
comptez pas qu'il puisse reprendre son chant avant
un mois ... L'épreuve qu'il vient de subir l'a profondément déprimé ... Je reviendrai d'ailleurs ce soir .. .
- Un mois 1.. Eh bien, nous voilà propres 1... n
faut à tout prix que je téléphone à Isambard 1
Ldissant son épouse s'entretenir avec le docteur,
l'imprésario courait de nouveau au téléphone ... Pendant quelques minutes, les artistes, déconcer'lés, attendirent dan s le hall... Margot âllardait un long
regard sur son amie ...
- Nous jouon s de déveine ... J'étais si contente
pour toi ...
Lu ce lle eut un haussement d'épaules at.lristé :
- Tu vois bien que c'était trop beau 1... Au moment même où sc présente une occasion pour moi.
le destin implacàble ...
La jeune fille ne poursuivit flas plus longtemps
son enlrelien avcc son amie ... La porte du (um'oir
venait en effet de s'ouvrir ct l'imprésario reparais·
sait ... Mais, celle foi s, il semblait que ce ne rôt
point le même homme ... Un bon sourire épanouissa it sâ phy sionomie.
- Victoire, mes ami s ... Victoire 1.. La Providence
veille sur nou s 1 Nous sommes sauvés 1...
Tous les regard s anxieux des arti stes convel'gcailln 1
main lenan t vers l 'imprésario, tan t sà déclaration parai ssait slupéfian te à lous. On se demandait en effet
comment s'é tait produit cc miracle ....
Honoré Vi card épongea son front ruisselant de
sueur, puis, d'uno voix étrànglée par l'émotion, il
déclara:
- Au moment même où je téléphonais à barn-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
95
bard, ce dernier recevait dans son bureau ' la visite
de Corambert 1...
_ Corambert 1... Le chanteur qui a quitté la
France depuis huit ans ct qui a fait fortune en Amérique P•••
_ Lui-même 1... Il n 'y a pas deux Corambert...
Vous savez d'ailleurs qu'il ne s'occupe pas seulement
de théâtre, mais de cinéma ... Il a tourné à plu~iers
reprises en Californie, 011 il es l person.a grata 1
_ Nous savions tout cela, interrompit Victorine, mais où veux-tu en venir avec ton Corambert P.••
_ Tout simplement qu'il vient d'accepter pour
nous lirer d'cmbarras de remplacer Soupmonpuy et
de jouer à nolre gala le rôle de Figaro 1. ..
La nouvelle fit l'erret d'un vérilable coup de foudre, lous les arl.isles de la Lournée sc regardaient effal' rs .. . C:orambel'l en lêle d'affiche, mais c'était un
formidahle succès assuré 1. .. Lü salle du Casino serai t plei ne ù craquer ...
Pourlant, Viclorine la première, hasarda une ob,iection :
'
- Il doit être difficile, ce Coramberl. .. S'il sait
qu'il n'aura pour partemiire qu'une inconnue ...
- Rassure-toi, cetle difficullé sc trouve elle aussi
résolue, Cotamhel't, en témoi gnage de bonne camaraderie, chanlera son rôle avec n'importe quelle ar1is/e.... Il a même paru enchanté d'encourager par
snprésence l'éclosion d'uT,l jeune lalcnt l..
Un murmure approbateur accueillil, celte décision
du grand artiste ; les pensionnaires d'Honoré Vieard qui, pour la plupart, se tiraient dllns les jambes, semblaient abasourdis de la bonne volonlé dont
(aisait preuve en celle occurrence un chanleur universellement ronnu ...
�96
J~A
1II1!1WIlILI.EUSE 'l'OUItNÉE
Seulement, reprit l'imprésario .. , Corambert 3
mis une condition à son acceplalion ...
Le visage de Victorine Vicard s'était J'embruni à
celle nouvclle déclara Lion ùe son époux,
- Voilil, je m'y allendais 1. .. Ce Corambert demande il lui tout seul un cachet astronomique qni
absoruera lous les bénéfices 1. ..
- Tu n'y es pas 1. .. Conimuert vienL d'acheter
uue villa au Cap FerraL ; aussi sc lrollvc-t-il ce soir
dans l'impo~5jb)é
la plus ahsolue de répéter avec
nous 1. .. Nous Je vClTons selllemen t au momen t où
il entrera en scène pour chanier sâ cavaline 1. ..
Victorine respira ... Celte exigence lui semblai! évidemment soulcnable ... Si CoramberL ne pouvait venir, on se passeraiL de lui pour la répétition, voilà
tout. .. EL déj ;\, la fem me de l'impl'ésario s'approchait
de Lllcelle et lui posait hl maiTl sur l'épfl\Jlc :
tout i't
- Eh bien 1 flOUS allo11s [louvoir rép~Le
) '11elll'e, mon petit Jari n 1
- Une millule, interrompÏl Honoré Vicard ... Nos
pensionlluires onL tous lx!soin de faire un brin de
nos
loilelle .. El puis nous déjeuncrons ppur l'~pare
forces el pOUl' fêler l'heureuse eireonslànee qui nou~
pcrlTleL de louL arranger ail mieux de nos intérêls 1."
IJ Ile heure plus 1a1'<1, 1<,'1 reRcopés de l 'acciden l dll
Col de Braus s'installaient devant une loble bieJl
gal'rlie. Tous étaienl dffamé'l eL firenL honneur au
repas corieu'( rl'Ii lcur étoil servi. Naturellement, on
ne se privai! pail de criliquer l'allilude <le Yetla R6al
qui r1emCllf'tlil ohstinément enfermée dnns sa ehriwbre III q\li s'éloÏl L'cfu~ée
n lin nouvel eDlreLien 1\"\'(;(
l'itnp~Io,.
plusieurs reprises, UOlloré Vicard, qui avait
l'lorI> LucPlllJ lIà droile, s'effof{'(\ de converser
avec IIi jClJlW fille; c'rtilil il peine pOllrlnnl si die
�97
LA flIERVEILLEUSE TOUHNÉE
lui répondait. Après la grande joie qu'elle avait
éprouvée au début, Lucelle se sentait en proie à ] 'incerti tude .. . Certes, elle avait étudié le rôle de Ro~ine,
-elle le connaissait à fond, mais jümais elle ne l'avaît
chanté en public; de plus, elle éprouvail., ;, la suite
de ses récenles IribullllioTls, unc lassitude assez grande . ..
Sans doule Margol de'l;ina-l-elle les .. lijson~
qui suseitaient chez WlI amie de si sévères ap[l['6hensiom,
car au momeJlt même al! loul Je monde se levait
~e
table, l'Ile sc fauflla jusqu'à elle et Ini glissa J
1 oreille :
- Ah 1 Ç(Î, est-co flllC tu aurais le trac mainlenant P...
- Oni, Margot, ln as raison, j'ai le (l'nc 1. .. Vil
épouvantable Irac qui va m'enlever sans doute tous
mes moyens 1. ..
- EH seras-tu plus avàncéc 1. .. Comment, pOUf
UIlO fois que la ~ein
le somit, lu irais trcmbler comtne une pclile folle 1. .. DII COUl"ugr, je ['Cil prie 1.. Je
suis hicn sflm que 1.\1 l'emporleras Ulle fois encore!
Oublies-lu ÙOJlr. ton succùs de Turin 1. .. Quelle genlille Mimi III fais!lis J. ..
- Peul-Nl'c, maiii h Turin, cc n'élait pliS la m~e
chose 1 Je jOUli;s Itvec Soupmonpuy, fandis qUI', relie
foi"" r,ltllllll'r' Il vec Cora III hcrl. 1. ..
tous logés il la même enseigne )
- Nous ~;otnm
Pel':;on1"1c parmi tlotre ll'oupo no connaH Cornmherl,
ma is lou 1 le JIIon de Il 811 r.orlu SM jUsque" r Eh hicn !
que je serais fii\rc
si j'éf.ais ;. 1" plllce, il me ~ernhlc
de p.iraÎlro f!fl vellelfe sur la scène l'TI pl"é~cn
d'une
lelle c61tllu·irL.
Et, grulifillllt ~O[]
amie d'une lape otrnicalc à 1'éPnule, la figuranlc ajoutait :
- C.'esl la Yclta q u i doil rtigcr ;'1 cetre henre 1. ..
7
�96
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
Elle a perdu une belte occasion de se distinguer 1. ..
Car, pour toi, chanter avec COl'ambert, c'est le pied
mis à l'étrier 1.. . Tu n'auras plus
t'inquiéter de
l'avenir 1. ..
- Prends garde, Margot 1... Tu tires àvec trop
d'empressement une trail.e SUl" l'avenir . . . Serai-je à la
haul.eur· de mon rôle et de mon partenaire P
- Encore une fois, oui, mille fois oui 1... Si tu
continues, tu vas faire de moi une vieille rabâcheuse 1... Le principal, c'est d'avoir confiance en soi·
même 1. .. Tu as une voix, c'est un cristal...
- Margot, tu exagères ...
Honoré Vicard vint inlcrrompre les deux amies. Il
avait hâle de sc rendre avec toute sa troupe au Casino ct de présenter i.t Isambard la remplaçante de
Yel.lù Héal... Le cœur de Lucelle ballait bien fort
rluand on j'introduisit avee l'imprésario dans le bu·
l'cau di rcetoriaI...
Toul d'abord, la jeune fille redoutait que sa mise
Illoùesle ne fil pas bonne impression sur Isambarù.
Cc dernier, un gros homme chrluve, la fixait de ses
peLÏts yeux exlrêmcment mobiles. Un grognement
approbateur lui échappa, puis, se tournant vers l'imprésario qui attendait auprès d1l bureau :
- Eh bien 1 j'esrère qne Mademoiselle trouvera
l'occasion de se distinguer 1. .. N'esl-ce plis ellé d'ail·
leurs qui il remplacé Yella Héal au pied levé au cour~
cl 'ulle de vos représen lalions II Turin ...
- ParfriÏtemeJ.lt, repartit l'imprésario, élonné.
mais qui VOliS ri dit...
Isumhard eut un malin soudre :
- Mon cher Vicard, vous trouverez là une preuve
de l'inlérêt que je vous porle, vous pouvez conslater
que je Ile vous ai point perdu de vue fil! cours de
voire lournée en Italie 1...
a
�J~ A
MERVEILLE U SE
TOUHN1
~ E
!j9
_ VOUS m'en voyez énormém erll flatté 1. ..
_ Trêve de b ava rdage , vous n'avez plus de temp
~
il p erdre, co upa Je Direc te ur ; j e vais donner des
o rdres ù D uneau, le r ég i ~se ur,
p our qu e commen ce
im m édia tem enl la r épétition 1. ..
Jsa mb ard se levait quand la sonnerie grêle duléléphoJl e re tentit sur son bure:iu. JI sc p encha aussitM
c t s 'empnra du r écep teur .. .
_ AJl o 1. .. Qui es t ;', l 'ap pareil ~ .. Ah 1 Yella
Réa l P•. Comment all ez-vo us, chèr e ami e il .. J e VOli S
croyais ac tuell em ent so uffr:lnl e 1..
Le vi sage de Luce lle s 'élait assombri en ent endanl
pron o n ce r le n om de la vedel/ e ... Ses apprél1en siOlls
sem bla ienl fo ndées , car, au boul de qu elqu es in s tant.s
l sa mbard re leva la lête, pui s, s 'adressanl ~I l'impré·
sari o, qni nl/ en da it touj o urs à la m êm e place:
_ Ye lla VOIl S fa it dire qu'ell e regrell e énormém enl l 'ill cid ent qui s 'es l. produil. Loul il l'heure enlre
VO li S dell x: 1. .. Ell e s'exc use de sa J1 ervosil é cl se dit
prête li inl er p réler, cc soir, le rôle de Ros in e 1. . .
Ull éclti i,. fit brill er les pl'1lnel les de l'imprésario ...
JI etH vo lo ntiers sou"sc ril au désir de sa vedetle. YeLla
Réal é ta i! en effet un n om qu e l'on p Oll vn j[ meUre
en ved c/l e S Ul' l 'a ffi ch e, p ourl a nt, iJ sc r epril biell
v il e; sa n s a ttcndre m ê me sa l'épon se, le Direcleur
Casi n o déelarài t :
_ A m Oll g ran d r eg ret, chère ami c, jl m'es t imp ossibl e ci e VO li S :t ccorder s:t li sfa cli on ... Oui, j e sai s,
il VO l ~ ci't!. él6 forl, !l g ré:thle de ch an Ier avec Corambel'l, m li ig il vo us fall t a band onn cr ccl espoir ... Nous
ve n o ns de rOll cll1re un acco rd avec un e autre arli RI.c-,
c l n o us n 'avoll s p n ~ l'habil,lIde de revenir sur notre
dll
parole ... Mi Il e regr ets 1. ..
To ut r n ra('rl'Oc !Jalll Ir rrrrp lcUr , Isambarù esqui s~a il 11/1 rn ;ili c iclJ x sou r ire il l 'adressc de l'imprésal'i ,1,1
�100
LA MERVEILT.EUSE TOURNÉE
Ilui se penchait vers lui, éLonné de cc refu1! pluLÔt
brulal :
Corambel't ne peut pas supporLer YefLa Réal.
même en peinture, déclara-L-i!. .. JI accepte de remplacer Soupmonpuy, uniquement parce qu'elle ne
fait pas pal'tie de la distribution" . S'i] eD était autrement, il préférerait passer lonte la soirée ~ sa villa !
,\ moins que VOliS ne préfériez Yetta il COl'ambert 1.. ,
Honoré Vicard eut nn haut-le-corps, YetLù était
une vedeLle don t la eélébriré Il 'avait que forL peu dépassé les froTltièl'es, quant à Corambert, 60(1 nom
était connu dans les deux mondes 1.. , A peine âgé
de trenle uns, il s'éLait fùit une renommée dans le:!
milieux ùe théâtre cl 'Ellfope eL surfout d'Amérique .. ,
- La clientèle anglo-saxonne est nombreuse en ce
moment sur la Côte d'Azur .. , COl'ambert constitue
tlans notre jeu un aLollt inespéré 1.. , conchIl le directeur cn tendant la main à Son visiteur et eD Q(lresSlint un sourire d'encouragement il Lueelle :
Vous verrez, Mademoiselle Damier, tout ira
l'our le micux.,. Prépn reZ-VOlIS". Da rtS ('illq minutes,
.ir. seTai sur le plateall !..
Dissimulant difficilement
l'émotion
profonde
qu'elle {'prouvai l, la jeulle mIe suivit l'imprésario
jusqu'à la '>lille .. , Le décor était d~j;\
planté, maj~
les
fauteuil disparais aient oncol'c sous des toiles, AlIardont autour li 'elle on regard craintif, Lucelte prit
la [lftl'tifion que lui tendait le cher d'orchestre, pui5
,.lIe f;enl.it !fUC quelqu'un lui scrr;iit vigoul'eusemen t
la min, C'r.tail :\1argot qui :;'étnil glissée nlpr~:!
d'(I1~
d (lui lui donnait une nonvelle prcuve de sa
nl'ofonde afrc('ljon :
Courage 1.. , TOllt VA hien marcher, tu verrIl6
1."
�J, A MeRYElLLl.lfJSR 'fOUnNI~E
lOt
Tout sc pdssa en effet le mieux du monde, selon
la prédiction de la figurante ... Quand, retenant son
é.motion, Lucette C1.ltonna, au milieu d'un religieux
silence: « Hien ne peut changer mon âme ... », le Directeur qui élait venu s'asseoir à l'orchestre auprès
d'Honoré Vicurd et de sa femme, .n e put dissimuler
sd satisfaclion :
_ Mais, savez-vous que c'est une découverte, cel.le
petile 1... Un véritable rossignol 1. ..
_ Mon mari a J'œil 1.. II avait bien remarqué
qu'elle avait du talent.
Victorine Vieard accompagnait ces mots d'un geste exprcssif. Et la malicieuse Margot sc relenait difficilcment de sourire. Elle savait en effet Je peu de
cas que j'épouse de l'iIllprésario faisait jusqu'ici de
10. jeune Hile. Ce soudàin en lllOusiasme avait évidemmelll de quoi surprendre; quand les applaudissements
crépitèrellt, cc fut Margot qui, la première, battU des
mnins, enchanlée des apprécialions les phls llaLLeuses
que le Directeur hasârdaH au SlIjet de sa camarade :
_ Corambert sel'a certainement enchanlé, affirma
barn bard qu,incl lu répélilion lonclla à son terme ...
l\1ademoisrlle, je vous promets un heau succès ...
Puis, comme Lucelle, rougissan te, sc réCrIai l, le
Directeur s'empressait d'ajouter :
_ HaS8ttreZ-vous, j'ai l'habitude d'être bon prophète 1. ..
_ TI faul vous reposer un pell mainlonant, mon
pclil 1. ..
Souriante et compatissante, Vic/orine Vicàrd en·
ImÎlltii 1 sa pensiOllnai rc... Les aul rcs artistes semIdnienl hlgl'remelll étonnés de celte subile sympathie,
dans cerlains regards on pouvail d{'j:\ lire l'envie ;
muis LlIr.rlle ~Iail
Irop émue pour s'occuper des jugrmenls que pouvaient porter sur elle ses camarades.
�102
LA MERVEI LLEUSE TOURNÉ E
Elle tillait machin alemen l, et quand elle se retrouv a
dans sa chambr e, à l'hôtel, elle put croire qu'elle
venait d'être le jouet d 'un rêve ...
CHAPITRE IX
FIGARO
Pou dan l, Luc'elle pul se cOnVai\1 Cre que son rêve
apparle nait bien au ùomain c de la réa lilé. Lu tIn de
la so i rée ulla i l être r om elle fertil e en surprises cl.
Sur son
Cil ellchan lemcnt s. TOlll d'abord , étendue
; pourné
g;ig
hien
lit, la jcnne fille pril Ull repos
t
d'espri
llité
tranqui
lle
ce
plus
ail
lanl, elle ne conserv
lout
de
l
appelai
qu'clIc
cl
le
profilab
si
(>Ié
eÎJl
qui lui
so n ,(CI l !" ; le rrùoula hlc probl èmc sc pOl;a il, lenuc'e,
;'1 so n espril : la représe nlalion du so ir ne ti'ac ltève·
l'ail-elle point pal' un fiasco ? Les espérunces qu ~
l'impré sar io , Margo l ct tant d'autre s avo,ienl mi ses
cn clic se réali sera ienl -e ll es P...
Lenlen1 r nl, les minlli cs s'ég re/liii enl ;) la pcndlJl e
de la chambr e, L\l ce lle lro uva il q!Je Je lellips paRsail
bien vile, li mes ure qll'ellc )1C rapproc hait de l'h eure
... Le rôle de nos ine lui
se ntaio
fixée [JOllr la rcpn~
dirficllllé ; clic appl'(:e
bl
f'n
lri
c:<
in
d'u/H'
~r mhlai
!tendai t Li n;a elioll d ' IIII public habilué ;'1 applau dir
Ics plus g rand es vec!el!cs. De plu s, la /,cnorrun (;c cl.·
d'aulan t plus redou (' lI \'e
paf'll'Ilairc rendail. J'(~pl
~O l
il ses âbsol'LflOlcs
ba
S'lll'l'llc
nc
fille
e
lable . La jrun
réflexioll s I{ll 'ail Jllonl!'T l 1 ot'! III carnérisle vin l Ju i
apporle r Iln lége r repa s. Elle Il/ungea les deux œlf~
il III ('orl"e rI. le j:ilTlhon qu'oll " Ii scrvail, bul (juel-
�LA MERVEII.LÏmsE TOURNÉE
103
<lues gorgées d'eau minérale. Quand Honoré Vicard
s'en fut frapper à sa porte, elle était prête ...
_ Eh bien 1 comme vous êtes pâle, mon petit 1. ..
Il faut avoir du cran 1
- J'essa ierai d'en avoir 1. ..
tournée dé_ N'oubliez pas que le sort de ~otre
pendra de votre r éussite ... Vous avez été remarquable, mais gare au trac 1. ..
- Je ferai de mon mieux 1..
Toul en répondant màchinal em ent à son directeur,
Luce lle passait so n manteau. Victorine attendait dans
Je hall, vêtue d'un e sompteuse robe de soirée. La
Jemme de l'imprésario allait en effet assister au gala
dan s la loge d'lsambard et elle s'é tait parée pour là
circo ns tan ce ; des bagues nombre uses ornaient se~
doigts, U(l collier de perles fàusses entourait son COll.
Quand elle aper'ç ut Lu ce lle, elle s'empressa à sa ren('on Ire :
- Voici l'héroïne de la so irée ... Eh bi en 1 se senton e n form e, ch ère pelite P...
Jamai s Victorine ne s'était montrée aussi affable,
nussi mi e lle use, li l'égard de Lucell e qu'elle avait
toujours COll sid érée comme un e simple utilité, une
pensionnaire éph ém ère. La j eulle fille r épondit par
lIu lége r sO llrire, puis, encad rée par les deux époux,
~l!e
s'en fut prendre place dan s J'auto qui attendait
11 la porle e t qui devâjt la co nùuire au Casino de la
.Jetée. Maintenant les lumières étincelaient dan s Nice,
mai s Lu(' pll o Il e prêlait pas la m ~ ildre
allenlion au
déco!' noc tllrn e c t fée riCjue qui s'é talait sa l,l S cesse
S? ll S 8ef; y"ux, pns plus qu'elle ne r épondait au x qurstIan s que lui posaient parfois ses voisin s. Elle ne
s'arrac ha li cr tl c létharg ie qu'au momen l où la farade hrillamm cnt illumin ée du Casino de ln Jetée
sc profila :'1 peu de dislal,1ee devant clic ...
�104
Déjà, une Ioule nombreuse s'écrlÎsnit devant le
parles et le ,,l'rvire ù'ordre :lVai! quelque mal à cana·
li cr Ics spectatcurs et les HIl1all'urs dl' bel canto, en
leIllle de soir((>, qui vennien L npplaudir l'illustre té·
nor, On disrutnil. de\dnt le!! affiches 011 le nom de
Vetta BéaI, pl'irnitivclnrnl irnpl'im«', avait été rem'[llnell pal' celui de Lucelle Barniel',.,
Les réflexions s'échangeaient enlre 1l/llJilués du Ca·
sillo ; IOl~
s'{'lonnail'lIt de voir figurer tiinsi en ve·
delle II' 1I0m d'uue inconnue, 1011S se félicitaient éga.
lement d'elt~nc\r
Coramhcl'l, dont c'rtait la prerni;'re app:uilioll CfI France, depuis SOli retour d'Amr'-iqu(~,
oil [lvait M{. ('on~aJ"{e
sn l'rpnliition. De::;
Allléricain", ((ui l'uvai('ut app andi au '1rtropolilain
0p(:1'1I v:illlllicnt 011 iml1ll'n. e I;dpnl. ..
I,':\r.'i\"(,(' d,~
LII(,('1t
pas-il in:rrl'rçllc ... La jeune
fille S'Cil félieila, ('11(, ~()l1hait
anlernrncnL la fin de
l'l'prl'll\C, 1'1 les parol!,$ dOllCcl'eu 'C'S cie Victorine Vi·
l'arc!, qlli l 'llvail ac'C'oJl1jlngn(\c j\lSqll':1 sn loge, ne
flnrll'Ilail'nt fi"S il faire !-c dis ipPI' SI", I:rainll's ...
-- IbpflcJpz'VOllS Turill, nIa c'hél'if" il~n
1:1.
fl'/rIllIe dn )'irnprés;u'io. Vous aviez {ole', 1\llrninible 1
LI' plll,lic d" i\ir'(' ne 'l' rnnllll'PI'a pa'! plus exigeant
(]Il(! C't'Jlli cie li,-bas ...
V()lI~
S;\\('z voln' nil!' ... '1'0111
Inarc!tpra ,ill mirux, VOliS vpr\'('z 1. ..
Ad i v('ml'/1 1 H'COIH!{-P pllr l'tn>i(I~,
la jl'lIJ1C
fille S(' golÎlIluit pl r.onl1'~i
cie s'lrul>illel' ... Lw'rllr
Bamicr cle\l'Iwil Hosi!lc, la uirrc dl' Barlolo ; d'lin\)
ln rn'lIllillc qlli lui en ca·
nlHin c'xlll'rll', p111' pl:(~'aj
dl'ilil lt;H'10jc~I
.. <'nlC'lJl k vi '''g'e, ml ]{ge(' IJ1C:ll'rlol
Il'inlait ('S jOW'j;, -"1'. ~('Il
('II(';\(J('('<; cil' JOIl,'Y'! c:il~
hrilllli('111 d'IIII vif I~dal.
..
Parlolll, dUIt JrB (,ollli- l' , arli~es
<'1 m;il'hilli"I('
s'affairnipllI, 011 ('IlIf'lldail la "mg
voi'( dll J'!SI~
• 'Ill' qui ,f' d(~rncli\,
infnligllbll'. Un BIl~ic
d'une
�105
':f10ùeur démesurée, passait, plaisantanL avec le pompIer de service . .. De la salle, toute bourdonnante
murmures des spec tateurs, parlaienL les accords
irréguliers ùes violons cL des autres in struments ...
Comment Lucelte sc retrouva-t-elle sur la scène ~
Elle était venue d'un pas milchinàl hasarder un coup
d 'œil au rideau. Derrière elle, Honoré Vicard s'cmpres-ait de MclfJrer avec un léger tremblement dans
lu voix :
_ La Salle du Cà ino esL comùle 1. .. Le Barbier
de~
attiré Url monde fou 1
La jeune fille ne répondit pas. IWe savait fort bien
que cc n'étai t pa SOIl nom qui avait provoqué cetlo
belle affluence. Corâmbert se ul constituait la Great
attraction 10 Greai l'BeIIl de la :;aison 1. .•
Penché' aUl;rt'$ de :;a pensionnaire, l'imprésario
ad re ~sn
lJll regard lilleJ1dri à Victorine Vieard qui
trônait majest ueu sement d,WH lu loge direcloriale,
Où eJlI.' vellait de prelldre place, se ule, atlilunt lous
les revaJ'd s ct Ij'évcnlânt lout doucernenl. ..
_ Eh hit'II, petite, nO\l8 senlolls- nous en forme ?.
I.llcellc se rt'des~u
ct lai~
~a (:chapper lUI Jlclil cri
de s l'pi~e.
Quelqu'un s'élail '1)1(Jrochl; d'l'lie, landl !JU 'clic ~'nb
orbail (1 oh:erYcr Je" 8(lCcl1.tcurs p31'
il
trou du rideau ...
1. .. VOl~
/li 'avez fait peur i
_ Mon sie llr J ~i lJfn]
_ Diab/t, / 1'011 1Ill(' \ nus ('les inlpr'cssiollllahle !..
Mai '! jl' COIll[lI'rIH/" ça ! l'rmoti on d le (tirhe\lx Irae !
r:'csl {-gal, j'ni cOllfillllCC l'II \ous 1. .. Vous st\}rz
biell quc, .i VOII r\l s~i ·~e:r.,
r,'csl pour YOUs la !!Ioire,
fa forllll1l' 1 Vuilà Hil e occasion qui Ile ~e rl'pll:senIl'ra /!Uns d01lle jlrnai~.
ache? ln cueillir nu
yol 1. ..
_ Mnilj Commbert ? interrogea la jeunr fille, l'II
prOIlH' l1a n ( \lll long rOllp Ù '(J'il antolll' cl '(·111.' ..•
I~
�106
LA MERVEI LLEUSE TOURNÉ E
Coram bert est venu, il achève de se maquil ler
dans sa loge ...
- Il serti déçu de trouver une aussi piètre partenaire 1...
- Détrom pez-vou s, c'est au contrai re Ù SOl) insislance que vous devez d 'interpr éler ce soir le personnage de Rosine ...
- A son insislan ce il ... EcouLez, ;Monsieur lsambard, je ne compre nds pas ... Je 1;1e connais pas Coramber L J...
- Sans doute vous connaît -il, lui, car il m'a fait
de vou s le complim enL le plus llaLleur 1... Il (larall
que vous avez chanté Mimi à Turin comme un vérilable rossign ol 1...
Lucelle ouvrai L mainte nan L de grands yeux effarés.
Elle tombai t de surpris e en surpris e .. .
- Alol's, COl'dmuerL é laiL à Turin P... Il m'a vue
dans La Bohêm e ? ...
- Il VOliS 11 même chaleu l'cusem en t applaud ie ... fi
éLait cn train de fairc UI1 voyage d'étude s en Italie,
voyage qu'il viellt d',iehev el' aujour d'hui même 1...
D'ailleu rs, il pourra vous fournir lui-mêm e loutes
les explica tions désirab les... Le voilà 1...
Toul en prollon çu Il t l'CS mols, l'impré sario étendai t
la main ct désigna it lin artiste qui venâit d'apparaître dans la coulisse , vêlu du popula ire costum e rie
Figal'o .. .
Celle foi s, Lucclle C'm qu'elle allaiL perdre ln l'fli son; ce n'était point ccrles le dégui scment d" IIOUvenu venu qui l'l'lenoil son oLten Lion, mais so n visage. Pel/dal lt qll elqllts in slants, clio porla là main à
SO Il fronl :
lui.
MOIl Dieu, je deviens folle 1... Cc Il 'Cil pAS
cc 110 pellL pas êlre lui 1... El pourlan t, quelle étrange ressem blance 1... El puis, que veut dire cc voya-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
107
ge en Italie dont vient de me parler le Directeur . ..
Figaro, très entouré paf les artistes et par quelques
journalistes en quête d ' une interview sensationnelle,
s'écartait bientôt du groupe et aperceval)t Lucelte,
allait droit à elle:
_ Elt bien 1 Mademoiselle Barnier ... Je crois avoir
des excuses à vous présenter 1. ..
_ Des exc uses ... balbutia la jeune fiIl~
interdite.
Je ne vois pas ...
_ Dans ces conditions, vous avez la mémoire bien
coude 1 Au col de Braus, je vous ai quittée avec
vos camarades sa ns vous adresser le moil)dre petit
;Iu !'evoir. ., Je dois d'ailleurs vous avouer humblemen t que relte n égli gen ce était préméditée ...
_ Mais vous êtes Monsieur Mal'siIle el non COl'ambe/' l 1 s'exclamait Lucelle .. Comment avez-vOUS pu ...
_ Ecoulez, Mademoiselle flarni er , je vai s vous exI,Jl ic/lle r, dérlnni il le Directe ur en sc penchanl vers la
Jeun e mI e.. . Sy lvain l\1arsille est le pseudonyme
qu'cmrloic d'ordinaire Corarnberl pOUl' écrire des
;1 ('lic~
dans les rcvuCS lhéa tl'ales ...
- Alors, Coramberl. ..
-:- N'es t autre que le motocycli ste qui su ivait dep lll S Turin le CU l' ùe ln tourn ée Vicard, Mademoiselle
Barnier, déclarai t i\ son lour le chanl.eur ... Cc que
j 'ni dtî lI~cr
de fllse pour res ler il peu près dans
votl'C voisin;ige 1.. , Vos camarados c t surtout la toule
g l'acieuse Yella BéaI Il e m'onl. point fa cilité la beso·
g ne .. , Muis j e II C reg relle pa s mu peine ... Ces diffir uil é nt 'o lll pcrmi s, ù la suile de circo nslan ces qui
II C, fi g umic lll d 'tiillellT's pas au pl'ogramme, Je découVI'II' Ull lal en l cl de f;iire avce vous plus ample connai ssa n ce 1. ..
Lu ce lle s 'i mmo bili sfl i l, les sons s'é lran glfl ient d a n~
~fl gorge, lanl s'a ffirmilil profonde so n émotion, Com-
�108
l.A !lIEn VEILUlUSJl TOUll NJ~E
ment, elle qui passo.ii d'ordinaire inaperçue, la pauvre figurante d'occasion, cHe avait attiré l'attention
de èel. artiste 1. .•
Sd.ns doule Corambert comprit-il les pensées qui
assaillaient actuellement sà eharmanle partenaire, car
il s' em pres~f.l
de surenchérir :
- J'élais venu entendre La Bohême tout :1 fait par
hasard. Je commençais à m'ennuyer ferme 3. Turin . ..
QlJand je vous vis apparaîlre sur la scène du Grand
Théâlfe, j'éprouvai une émotion profonde. Jamais je
n'avais vu de plus séduisante et plus touchanLe Mimi 1. .. Puis, je VOlIS entelldis, el je eonsttilai que
vous aviez en vous l'élorre d'ilne gfal lde canl a Ld ce.
Je n~sol
donc de rn'uUnche!' ft vos pas. L'accident
qui vous SlIl"vill t favorisa singulièremen t mes projets . ..
Pendalll qlle les denx jeunes gens s'en LreLenaien1
ainsi cl qlle Lucell,e s'efforç:iil. difficilement de reconquérir SOli sang-froid, Isarnbard s'élait légèrement
écal'Ié ; cl'fH'lldanl, il ]a mille s:ilisfai lc du directeur, au sourire malicieux qui eri'iiit sur !'es lèvres,
on potlvail deviller fJu'il se lrouvait ail courallt des'
intcnliolls du r;hanlcllr ct de la mésaventurc qui lui
éldit réc'cmmenl survClluc nn Col dc Braus ...
- AltClllion 1... Il cst J 'hc1lre 1. .. Evacuez le pla1CIlU
1. ..
Le l'I;gis(~ur
:J pal'i~,
son ù:110n en '1l<tin. En
quclqucs in~laK,
IHumb<trd et ses VOiSllIS sc l'éfugièrcnt cl:ilH; la rouli~(',
la rampc s'allumai l, dl!~
(( Ait )) de sa lisfaction fll<nienl dans la sal le. Le
rher d'ordll'slre, qui v('lIail dc rcjoilltlrl' Ron pupitre,
lenil Je hr:w armé de lf\ IracIitionlldle bagllelll'.
El l'ouvrrluf(' cl" Bal'biel' ~e ill. ('nlendrc. Lcs sr ec talellrs ohservait'Ill lin "ilellce ryua~i-cJgex
dans
l'('lrf!nnlc l\fdlc (ill /i'élnicnl group(>rs les pClsonnnli-
�LA lIŒJ\VEILLEUSE TOUR ÉE
109
tés les plus en vue de la Côte cl ',1zur.
Maintenant, Lucelle allenclait düns la coulisse; les
pensées continuaient de tourbillonner en foule dam
son esprit; l'implacable Irac paralysait louf son être.
Elle se dernandâil comment elle pourrait I:Ipparaîlre
là, devant cetle brillante assemblée, quand, Lout à
coup, clle sen liL qU'ail lui prenait ln main eL qll 'on
la senait avec insistance. Cornmhert s'approchait.
~'el
de nouveau, p\lis, sc penchant, lui g-lissait ?J
1 Oreille :
_ Courage 1... Tl faut gagner la pnrlie 1... J'ni
ronflnnee Cil vous 1...
La jeune fille se raidit, llll éclair fit pétiller ses
prunelles: Coramùerl alaH raison. Une chânce inespérée s'offrait à elle nnîrc il lui, cette chance, il fal1aIL
. la sni ·ir ... Déj.\, t>103 derniers arcol'ds de l'OllverI~re
sc faisaien t en tendre, :ircneill is pnr des appIandlsgemcn~
nourris ...
_ Soyez 'tranquille, répondit-elle ;1 Coramhert qui
vClluit dc tle~sr
son éll'eintc ... J'aurai dn courage ... Je ferai de mon mieux ...
Isambnrd et Honor6 Vicard aVfiÎent gngné la loge
011 ntlendai t nOll ~ns
impntiencc l'accorte Victorine.
Ils s 'inslallèrcn l en silence. Lo directeur oùservnit
.. n connaisscut' ) 'a9semblée, pàrmi laquelle il l'ccolInai,sait de nombreux haùitués ùe SOli Casino ...
_ Si vot,.e pelHe Barniel' a réellement 1 talent
que Cornrnhert 'Vcut lui reconnnitre, souffJa-L-il ft
l'oreille de l'hnpré ario, nous V('lIon~
ce soir une
nOlJvf~I"
(-Ioile briller <in firmament 1,1Iéalr'I\1 1...
IIon0J'6 Victlrd ncq1Jie~ça
cl 'un liigne de tète. Tl sc
senlait, )\li al~qi,
{'ri proie i't une "iolenlc rmolion ...
C'élait un peu le ~Ilrcès
de sn lournée qui se jounil
rnninten;mt. .. Que Lucelle IriomphiH et UllC bonne
pal'lie du mérite lui en reviendrait. Lucetl.e n'était-
�J 10
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
ell e pas sa trouvaille , sa découverte ...
A fran chem ent parl er, l'imprésario ne s'était que
forL pcu inqui élé de la pauvrette quand elle s'é lait
présen tée il l'agen ce de placemen 1. Il lui avait trou·
vé un e voix ag r6â ble, sa n s plus, e t il avait profité de
l'occasion po ur l 'e ll gager il vil prix . :MainL
e ~lan
L que
la chan ce tournait, ·il D'avait plus que sourircs ft
l 'adresse de Luce LLe . ..
L'imprésario dut pOUl'lant interrompre ses r6l1e..d ons. Le rideau sc levait. Le Darbier d e Séville allait
comm ell cer ...
Durant Io ule son ex islen ce , Hon oré Vical'd devail
co nse rver lc so u veni r de ce lle l'eprésen la lion m émora bl e. L'imprésa rio élaÏl pourlant bl asé tl r:e sujeL ;
il a vait ass isté à des manifcs lfiLion s théatral es ct arLi slifJues de plu s g rande imporl an ce , mai s jamais arti sle
Il e s 'élai 1. plus v ic l.ol'i euscm en t imposée all public que
Il e le Dl, cc soir-iiI, L uc'e Li c Barni cl'. TouL d 'abord, lu
cava till c de Fig aro d é~ el a l c ha les appl audi ssem ent s Cil Iho usias le d e ] 'ass isla nce. Co ram berL dul bisser le fa m ellx a ir, pui s, l:i curi os ité qui sc con cenl.rai!. SUI·toul
sur le cé lèbre u rli sle, dévia vers ce lle chanteu se in connu e qui inl el'prê lait son rôle avec tant de ch :J rm e ,
d 'ém o ti on c t de m a lice .. .
Groupés dan s des loges , les arti stes d e l a to urn ée
Vi ca rd d em eunii enl bouche bée .. Certes, Luce lle avai t.
sa uvé d6j il lu situation il Turin; m a is jama is il s n 'cusse n l pu suppose r que ce tle ca marade si modeste e l.
si effacéc pût décha1n er un IcI enlhou siasme parmi
un c Ri bl'illanl e asse mblée .. . Bi en que cerlnin s conSC l'vrlssent un ce rl ain senlim enl de jalousie à l' égard
de la cam anide qui r éussis!ni l, il s n e lui m énagèr ent
pl\ ~
les bravo! .. .
E l Luccll e c hanlail, sa voix pure co mm e du cri slaJ.
fai Rait pCJ;1 HCI' aux lrill es harmonieuses du ross ignol.
�LA MEIWEILLEUSE TOURN.é E
111
~lIe
ne sembllilL plus la même ; une force étranae
Irrésistible, là soutenait, l'encourageait à braver I;U~
ces regards qui la détaillaient avec un plaisir mêlé
d'étonnement. .. Tour à tour, eUe exprimait les sentimenls les plus divers, son amour pour Alrnaviva
SOJ;l indignation ù l'égard de 13artolo, tuteur indg.~
ct jaloux ... Et l'oiseau, dans sa cage dorée, entonnait
la plus merveilleuse dcs chansons ...
Aux entr'actes, ce fut la ruée vers la loge de la
nouvelle révélation ; mais Honoré Vicard, prudent,
avait fait inlerdire l'entrée du refuge de sa pensionnaire. Debout devan t la porle, il ne cessait de répétel.' aux ddmira leurs dc Lucclle qui apportaien t de
magnifiques gerbes de fleurs :
_ Au nom du ciel, Messieurs, aHendez la fin de
la représentation 1 Mademoiselle Born ier n'est pas
visible pour l'instant ...
Le visage lout rOse d'émoi, assise devant sa
coiffeuse, la jeune fille répal'oit de son micux Je désordre de sn lenue. Penchés de chaquc côté, TsaDlbard cL Viclorine, qui, seuls, avaient eu accès dans la
loge, rrpélaiel)l. :
_ Courage 1... C'est le succès ... la vicLoire certaine 1...
_ Le public loul enlier est emballé 1.. ,
_ Demain, le nom de Lucelle Barnier sera daos
Loutes les bouches 1...
Li! jeune fille ne répondait pas, elle savait que
l'épreuve n'éfait pas encore terminée, qu'il lui faudraillutler pl~
que jamais ; pourtant, à la flamme
qui brillai L dans ses regad~,
on pouvait se rendre
comple que son hésilution du début avaiL complèLement disparu. Quand la ~oncrie
grêle du timbre
r]eclrirl1Je linLn de nouveau, cUe s'empressa de rejoindre le plateau auprès duquel le régisseur eom-
�H2
LA MErnVIHLLEUSE ·tOURNÉE
mençait déjà à s'impatienter, selon sa louable Mbitude . ..
- En scè1)e 1.. Vite 1. .. Je vais frapper les trois
coups 1..
Coramùerl qui passait l;\ s'empressa de happer la
main de sâ gracieuse part'enaire et de lui adresser un
sourire qui exprimait toute sa satisfaction :
- Bravo 1.. Tout va très bien 1. .. Courage 1. ..
Ces quelques paroles insufflèrent de nOllvelles forces à la chanteuse. Durant les scènes suivantes, elle
continuà de se surpasser, tenant la salle cntière 80U&
le charme de sa voix et de son habileté de comédienne. Pourtant, quand le rideau tomha, 'clle faillit
s'écrouler dans les brM de ses partenaires, tant sa
fatigue s'affirmait exlrême ... Il lui lallut quand même reparaître six fois pOlir saluer le public électrisé
par des débuts si pleins de promesses ...
- Ma pauvre chérie, permettez-moi de vous embrasser 1. ..
Victorine Vicard voulait être la première il presser
l'artisle elltre ses bras; après eOe, venaient Je;; camurades de là tournée, désireux cl 'affirmei' la sal.isfaction qu'ils éprouvaient à la suite du triomphe de Lucelle ... La jeune fille, infiniment lasse, répondait cn
sourian!.. A certains moments, 0110 ne SIlvai t plus r,o
qu'elle disait. Les ~ilhouet
de tous ceux !lui l'enlouraient eL la eOllvniient de louonges et do neUT!!,
semblniettt exécllter' autour d'elle une ronde fanla!!tique ...
- Allons... Laissoz-lll... Vou~
l'oyez bien qu'olle
n'en peut plus 1. ..
Cornmbcrl inlervenait en fav('tIT rie sa purl~n(\j'è
,
quelque!! instanls plus lard, tout Je monde quittait
la loge où l'almosphère ùcvenai t irrespirable. SoU[('nue pnr M:irgot qu'elle avait tenu;) conserver auprès
�LA MeRVEILLEUSE TOURNÉE
113
d'elle, Lucelle se décidait mainteJ;lant à regagner
] 'hôtel et à prendre un repos bien gagné ...
_ Enfin, la Providence te devait bien cetle belle
revanche 1 s'exclamait hi figurante enthousiasmée,
tout en conduisant sori amie : Epatante 1 Tu as
été vérilablement épatante 1... On peut dire que je
suis contente 1...
La joie épanouissâit le visage de Margot ; il semLIait véritablement que le succès l'eût favorisée, on
1,le surprena i 1 pas dans son altitude les réticences de
ses camarades ...
- Vcdette, ma pètilc Lucelle 1 Te voilà vedette 1...
Mâis On va l'offl'ir des ponts d'or 1... Tu sals, il ne
faudl'a pas te fairc rouler par le père Vil'ard et sa
vieille chaucHe 1... Ton contrat est fini avec eux ...
Refuse tau tes les suggestions qu'ils pourraient te présen tel' 1.. .
_ Sois tnlllCfuille ... D'ailleurs, j'écoutcrai les seuls
conseils de celui à qui je dois celle victoire 1...
- Ah 1 oui, cc Coramuerl-Môrsille 1 Qu~nd
on
pense qu'il y a des imhéeiles pOUl' affirmer que le
temps des princes charmants et des enchanteurs est
passé !... Quelle belle histoire pour écrire un scénario de OIm 1
I\furgot dut pourtant s'interrompre de parIer, lIne
loIs pat'veoue à l 'hôlel ... Lucctte s'enfermait dans sa
chamnre ... Lentement, la jeunc OJle sc dévêtit, puis
c}]e se llliMa tomber plufôl qu'cne se coucha sUr le
lit ... Quelques .instanLs plus lard, elle dormdÏl à
poings fermés. Le sourire qui eJ'flcuraiL ses lèvres vermeilles inciluit II pClIscr . qu'elle revoyait de Ilouveau
dans son r(~ve
celui que Margot appelait si ,justement
son « Prince ClliH'Walll »...
�114
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
CHAPITRE X
PLUIE DE DOLI.AlI.S
Ce fut la sonnerie du téléphone placé auprès d'clle,
sur la table de nuit, qui vint arracher Lucellc à son
sommeil. Encore tout engourdie, elle se dressa sur
son séant, s'empara du récepteur. ..
- Allo 1. .. Qui me parle ~ interrogea-t-elle d'une
voix hésilante ... Oui, c'est bien Lucelle Bamier .. .
A l'autre bout du û1, l'interlocuteur invisible répondait :
- Ici Corambert 1... Avez-vous passé une honne
nuit, Mademoiselle Damier P
- ExceJlente 1 Mais que se passe-t-il donc pour que
vous me téléphoniez d 'aussi bonne heure P•••
- Commen t P... .le suis sûr que vous n'avez pas
regardé la pendule 1 Ignorez-vous donc qu'il est près
de midi P...
- Près de midi 1... Grand Diou 1... Que je suis
paresseuse 1...
- Ràssurez-vous, vous avez droit à une sérieuse
compensation après voLre beau succès d'hier 'loir ...
Mais passons, si je communique immédiatement avec
vous, c'est pour voua adres.!Icr un avertissement...
- Un avertissement P Et pourquoi dOJ)c, mon
Dieu P...
- .le su is de ~ource
sOre que ce vieux l'enud dt!
Vicard và vous faire des propositions pour IlII cen-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
115
trat. .. Refu sez, si avantageu ses que s'annoncent les
conditio ns qu 'il vous fera 1. ..
_ Entendu , m ais me direz-vous pour quelles raison s ... Allo 1 Allo 1. .. Mademoi selle, ne coupez pas 1..
Ce ful san S succès que Lucelle voulut retrouver son
sy mpa thique interlocùteur au bout du fil. La communi cation é lait inl errompue. Alors, elle s'immobilisa ,' toute son geuse. Que voulait dire Corambert en
lui parlanl de la sorle P
La j e un e fille n e dem eura pas longtemps en proie
à ses réfl exion s. Un coup léger retentissait, frappé
ù sa porte ....
- En 1rez 1 fi t-elle.
La cam éris te enlra ; puis, s 'approchant du lit où
Luce lle dem eurait étendu e, elle annon ça :
_ Un Mon!\ieur ct un e dam e sont là qui demandent il vou s parl er tout de suite ...
Lit j eun e nll o compril qu'il devait s 'a g ir d'Honoré
Vi ca rd el de so n in sépara ble épouse; aussi s 'empressa -l-ell e de r épondre :
_ Dites à ces por sonnes d 'all endre un moment,
j e d escends.
Luce lle s'e mpressa de s 'habill er. A pein e se rlisposail-cli c n qu ill er sa chambre qu 'un nouveau coup
re lenlil. .. Ce tle fo is, ce fui Marg ot fJui se fàufila
dans le re fll ge de so n amie :
_ Tu sai s, le père c t la m ère Vicard commencent
a s' impa ti enl er 1. .. J'i g nore ce qu 'il s onl il te dirt-,
m ais il s o nl mi s le urs vêtem ents du dimanche 1...
Il s do ivc nl avo ir un service il te demander 1. .. S'il
:l 'ag it d ' lI11 conlr:il, j'cspr re que tu leur tiendra s la
dragée Ilalll e 1. ..
Lu ce ll e M co nt enta de sourire; pu is, accompag n ée
de so n amie , gagna l'asce nseur qui la co ndui sil jusfJu'au h:i1 I. .. Un e fo is là , ell c se sépara de Margot,
�116
LA MEUVEILLEUSE 'fOURNÉE
puis, d'un pas ferme, elle se dirigea vers le pelit
salon .. .
Les époux Vicard étaient là ; IUl, tournait el retournait entre ses doigts des gants beurre frais du
plus séduisant effet; quant à Viclorine, elle faisait
semblant de s'absorber dans un magazine de Lourisme ; mais il était facHe de voir que son ullen·
tion était riillcurs ...
- Ma chère petite, si vous saviez comme nous
sommes fiers de vous 1...
Victori(lc s'avançait, la main tendue, le sourire
aux lèvres; quant ù l'imprésario, il s'emparait. de la
muin de LuceLle et la porlail galamment il oes lèvres:
- Votre victoire est un peu la nôtre, mU/'muraitil, d'une voix doucereuse ... Sans le Papa Vicard, VOlIS
n'e1lssiez certainement pas pu obtenir le t.riomphe
d'hier soir ... Nous vous avolls donc demandée pour
vous faire parl d'un projet susceptible d'assurer votre avenir .. ,
Le sourirc qui épanolliss<1it le visage de Lucette sc
figea. L,i jeune fille sc rcmémorait cn effet le coup :le
téléphone qu'elle avait re~\u
de Cor'ambert peu de
temps auparnvanL Pour que le chanteur sc fût Mciclé il l'alerter ai nsi, il rallai 1 certàinem'.lnl qu'il
existât d'exccJlclltcs raisons. Aussi sc contenta-t-elle
dc répondre aux avances des époux :
- Excusez-moi, mois je suis encore un peu étourdie du résultat cie la représentation d'hier soir 1...
Je n'lii pas eu le temps dc réfléchir 1. ..
Eh bien 1 petite, nOlis avons réfléchi pour
vous 1. .. Soucicux dc votre avenir cl de VOliS assurer
Ulle situatioll de plus cn plus brillantc, HOUS avons
préparé UI1 controt. ..
Honoré eL Virtorine échrmge<lÎen t un regard d'ill·
telligencc ; ils s'imaginFiienl évidemment que lcm
�L .... l\lERVEILLEUSE 'l'OURNÉE
117
pensionnaire ne demanderait pas mieux que de prispar toules leurs candi lions, aussi le front de
l'Imprésario sc l'embrunit-il quand il entendit Lucelle décJ a l'Cl' :
- Je ne puis vous donner de répome sans avoir
longuement réJléc.hi.
_ Allons, i nsistail Honoré, vous n'aUez tout de
même pas nous faire croire que vous àvez déjà des
projets l. ..
- .Te ne puis rien vous dire encore ... En tout cas,
je n'ai plus aucun contrat qui me lie à votre tournée.
Je devais reprendre ma liberté au retour de votre
troupe à Nice 1. ..
_ C'est entendu, mais nouS ne pouvions prévoir
le8 événements exceptionnels qui sont survenus 1...
Mainlenant, vous avez fait vos preuves ... La défection
de YeUa néal, qui devra nouS payer un gros dédit
vous offre lIne chance : ceJle de lâ remplacer 1. ..
Croyez-moi, c'est une occasion que vous ne retrouverez pas souvenl l... Le métier est encom br6, vous
Savez lout aussi bien quo nOliS que nomhreux 80nt
les artistes qui mangent actuellement de ln cc vache
enragée ». Notre compagnie est une des seules qui
ait réussi à surmonter jusqu'ici victorieusement la
crise ...
J:imprésario accompagnait ces expllcations de
grands gestcs ; assisc auprès de luI, Victorine opinait.
de la fêle, s'cfforçnnt de convaincre Iii jeune fille,
mals Lucelle s'obstinait encore ù vouloir réfléchir ...
Dix minutes d'jnsislancc ne parvinrent pas ft fléchir
sn volonfé ...
_ AlIons, je vois que vous n'êtes qu'ulle ingrate 1
ne put s'empêcher de s'cxolamer l'imprésario à bout
d'orgumenls ... Quând je songe que c'est à nous que
vous devez celte aubaine 1... Vous oubliez donc les
S~l'
�L18
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
bienfails dont nou s vous avon s comblés au cours de
notre lourn ée en Ilalie
Luce tle, sceptique, hocha la tête... Les bienfaits
ét.aient plutôt l'arcs ; en effel, jusqu'ici, elle n'avait
récoll é que rebuffades, sa rr,asmes, vexa tions ... L'im ·
présario cl son épouse ne l'avai ent jamai s con sid érée
que comme un e simple auxilia ire, bien décidés;) se
séparer d'elle, dès qu'ils auraient relrouvé à Nice leur
pensionnaire souffrante. Ils avaient fait appeler [a
jeune fille, bien persuadés qu'elle so uscri rait àve uglément à loutes leurs conditions et voilà qu'ils
éprouvaienl de sa part cel,le résistance P Vraim ent ,
c'étail inconcevable 1...
Aprfs s 'êt re sans succès dépen sée en prières, Victorine, à so n tonr, en ve nait aux reproches ; elle laxait
de nouveau Luce lle d'ingratilude, quand elle s'arrêta bru squ eme nt ... Quelqu'un venait d' entrer dans le
pelit salon ...
- l\'lon sieuf' COl'ambert 1 s'exclam èr ent ensemble
les deux époux, en r econnài ssa nt le chan leur qui,
vêlu d'un éléga nt cos tume g ris clair, s'a rrêtait devant la porle, un so urire aux lèvres, les deux main s
dan s les poches de so n veston ...
P end ant quelques in slants, l'imprésa rio ct son
éponse de meurèrent sa ns m ot dire, ne sac hanl lrop
quelle altitud e adopter, pui s Viclorine, la première.
s'en fut vers le nouvea u venu:
- Mon sieur Corambel'l, vous n e VOll S Cloulez cerlainem ent pa s de cc qui esl en lrail) de se passer
entre nou s 1...
- Je cro is dev iner, repartil J'arli ste, gageon s qu e
vous êles Cil tniin de proposer un avanlageux co ntmt à Mad emoi sell e l1arni er cl qu e ce ll e deqli ère ~e
montre un lant so il peu réea lcilrnnle P
Les deux époux échangèrent un regard ébahi. Dé-
�E
LA MER VIUL LEI1 SE TOU RNÉ
119
Cor amb ert ajou tait
cidé men t, à l'ar t du bel canto,
r ne leur laissa
nteu
cha
celui de la divi nati on. Mais le
:
mot
seul
un
ser
pas le lem ps d'es quis
iselle Baremo
Mad
à
on
rais
ner
don
- Lais ez-moi
es, elle
and
dem
vos
nier ... En opp osan t un refus à
agit dan s son inté rêt. ..
prés ario ... Après
Le san g affluait aux joues de l'im
ànts , il se décida
avo ir hésité pen dan t quelques inst
à prot este r :
pou r quelle rais on
- Ah ça 1 Monsieur Cor amb ert,
P•••
ires
affa
vous mêlez-vous ains i de nos
j'ai à oltr ir à
que
ple
sim
bien
- Pou r la rais on
qui est cert aine men t
MademoiseJle Bar nier UJ;l con trat
celui que vous venez
bea uco up plus ava ntag eux que
1...
de rédi ger à son inte ntio n
- Vous avez à offr ir ... Vous 1...
j'ai eu l'av anta ge
- Par fait eme nt 1 Depuis que
inte rprè ter la Vie
d'en tend re Màdemoiselle Bam ier
qu'e lle possédait
pris
l. Tur in, j'ai com
de Boh~me,
une gran de arenir
dev
r
pou
t?US les don s nécessaires
poin t la perd re de
lIste. Je me suis prom is de ne
d'ai lleu rs, sous mon
vue ; c'es t cc qui m'a perm is,
, de passer une nuit
pseu don yme de Sylvain Marsille
ravi o voisin du Col
le
s
avec toute votr e trou pe dan
just e valeur. Vous
sa
à
er
de Braus, ct de la jug
ma sympllthie à l'édira i-je qu'e n ccs circ ons tanc es
nair e n'à fait que
gard de votre cha man te pen sion
s'ac croî tre ...
inte rven ir Victori- Pou rtan t, Monsieur, vou lut
pu ...
oir
d'av
doit
lle
ne, c'es t à nou s qu'e
t à moi que
C'es
1
rd
Vica
ame
Mad
z,
- Perm ette
s les condidan
bier
Bar
vous devez d'av oir jouli Le
hard de
lsam
sais
nais
con
.le
lions que vous savez...
r à la
joue
is de
long ue date, ct je lui avais prom
ma
{{H
nier
Bar
e
seulo con diti on que Mademoisell
�120
LA MERVEILLEUSE TOURN~E
partenaire. lsambard acceptà d'emblée... Il savait
que, si je lui vantais les mérites d'une artiste, c'était
en pleine connaissance de cause ... Le hasard a voulu
que Yelta Iléal vous manifestât quelque mauvaise
humeur et rompît le . contrat qui lâ liait fi vous ...
Il a ég:ilement permis que ce pauvre Sonpmonpuy,
dont j'ai fait prendre des nouvelles tout q l'heure,
et qui va sensiblement mieux, fû t affligé d'une fâcheuse conge~tiT)
pulmonaire qui le rendait inapte
à chanter pennont lin- certnin temps ... Et fout s'est
passé ainsi que je l'fivais prévu. Le talent de Mademoiselle Rnrnier n'a point déçu mes espérances ...
Les époux Vicard ne cherchaient plus il protester
maintenanl. Honoré empochnit piteusement 80n contrat. TI ne pOllvait trouver d'arguments à opposer aux
paroles de l'artiste ...
- Dans ces conditions, déclar'ail Corambert, vous
voyez bien qu'il est inutile d'insister, d'autant plus
que certain prOdlLCeT' américain de mes amis, témoin
du triomphe J'emporté hier- par Mademoiselle Damier,
lui offre un véritable pont de dollars, si elle consent
à signer avec lui un contraI de trois ans pour lourner quelques productions en CalHornie 1
- Comment 1... Cc n'est pas possible 1 fit Lucette.
- Vous n'avez qu'à m'dccompagner jusqu'au hall.
Silas Slatson, le Directeur de la Continental Company, a/lend votre adhésion, el celle-ln, dans votre propre intérêt, je vous conseille de toul cœur de la donner 1...
Laissant les deux Vicarcl dépités p"ir cette annonce
déconcerta.nlc, échanger des propos dépourvus de
toute amrnité, Corarnbert entraînait la jeune fil10
vers le hall, puis désignant sur ln droite ml grrlnd
gaillard aux cheveux rOIlX qui s'abeorbait dans III
lecturo du New-Yorl, Tluald :
�LA M"nVEILLEUSE TOUR '.!lE
121
_ Voici Silas Slatson ... Mr SWtson, Mademoiselle
Barnier 1. ..
. L'interpellé rejelait rapidemcnt le journal, et le
vJsage épanoui, se levait et gratifiait LuceHe d'un
vigoureux sha/œ-hand ...
- Very glad la meel j'ou f
_ Excusez Ml' Sl.alson, il ne comprend pas le
Français, déclara Corambert à sa compagne, mais je
puis vous affirmer que le con tral qu'il est en tram
de prc/Jdre dlins sa poche se lrouve rédigé en bonne
ct. duc forme. Vous pouvez m'cIl croirc, je vous con8elllerais même do le signer les yeux [ermls 1...
. La jeune fille saIsit , le papier que lui tendait l' Améflcain cl elle put s'assurer tout de suite que les conseils de Corambert étaient justes. La Continental
Company de L06 Angeles fissurait à Lucette Bamier
la somme de clnquanle mille dollars par an pour
une périodo de trois années .. .
_ Voir l'Amél'ique, mon rÔve 1... s'exclama la jeune fille ravie.
On imagine avec quel empl'essement Lucette signa
le fameux contrat ... Quelfjues instants plus lard, Col'ambert et l'Américain l'entraînaient vers la vasl~
salle à man gel' de l'hôtel. L'émotion avait creusé
l 'appéli t de la joune fille, aussi fit-elle honneur au
repas que lui offroil le directeur ...
_ Elt hion 1 vous Nes contente P demandait Corambert à la fin du déjeuner, en choquan 1 sa coupe
remplie de champagne contre celle de Lucelle :
_ Si je suis con lente, repartit la jeune fille, les
youx brillants do joie ... Toutefois, il est un service
que je désir'O vous demander pour que mon bonheur
soit complet 1...
_ Vous n'avez qu'à parler, je lerai J'impossible
pour vous être agréablo 1...
�122
LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
- Eh bien 1 voilà, pourrai-je emmener avec moi
la pelite lVlârgot qui fut toujours si gentille à mon
égard P Sans doute trouverait-on pour elle là-bas
une place qui serait beaucoup plus avantageuse P•••
- Mais, naturellement 1 Vous pourrez emmener
M!irgot, c'est une petite qui a, à la fois, de l'étoffe
el du cœur 1... Et puis, vou s ne serez pas seules 1. ..
MI' Statson m'a fail ('amabilité de m'engager moi
aussi à des conditions inespérées 1. ..
- Comment, vous aussi, vous parlez 1...
Joyeuse, Luce lle ballait des mains. Cette ànnonce
semblait en effet provoquer chez elle UJ;\. aussi sensible plaisir que l'avantageux contrat qu'elle ,enait
de signer ...
Silas Statson ne s'allarcla pas plu s longtemps auprès de ses deux n ouveaux pensionnaires. Il avait
d'autres arfail'es CJ;\. lrain ; vers deux heures, il prit
congé des deux artistes, el partit en mâchonnant son
cigare: Pendant quelques instants, COl'Umbel't le regarda s 'éloi g ner, puis, se penchant vers sa voisine:
- Accepteriez-vous de faire une promenade avec
moi, Mademoiselle Darnier P Que diriez-vous d'une
petite pointe jusqu'à Cimie7. P•••
- Mon Dieu, avec le plus g rand plai sir !. ..
Lri jeune fille montait bi entôt dans l'auto de Coramhcrt qui attendait devant l'enlrée de l'hôlel ; en
peu de lemps, il s parvinrent sur l'éminence ensoleillée qui dominait Nice et toule ce lte partie de la
Da ie des Anges. QuiLIant /elll' vo ilure ga r ée auprè~
du calvaire, dépassa nl un moine barbu qui semb/ail
plongé ùa ns un e méditation profonde, il s s'aven tul'l'l'cnt le lon g d'un e allée f1 eul'i e de l'Osiers mag nifiqu e ; sur leur dro ile 8'ali gna it la file des noirs
cypl'(~
qui diss imulait la g rand e v ille tOlite proche,
pendant q!le, sur leur gâucbc, se dressait le mona!-
�LA MERVEILLEUSE TOURNÉE
123
tère. Quelques touristes stafionnaient et passaient.
ils ne leur priHèrent pas la moindre attenlion ...
Bienlôl, Coramberl et Lucelle atteignirent une
assez vaste plàl.c-forme, d'où J'oD découvrait un panorama magnifique... Tout au loin, la mer étalait
sa surface qui miroitait de miJle feQx sous les eàl'esses d'un éblouissant soleil. .. Le porL de Nice, Je
monument aux morts, puis au-delà de la masse importanle du châleau et de son jardin en lerrasse, les
larges àrlères du Quai des Etats-Unis et de la Promenade des Anglais ... En lre les deux, le Casino de la
Jelée-Promenade découpait sa silhouette. En raperce.van t, Lucelle ne put s'empêcher de sc rappeler son
trlOmphe de la veille ...
Pourlanl, la jeune fille dut s'arracher à ses réflexions, Corambert SB penchait auprès d'elle :
_ Eh b.ien J hasarda Lucelle ... IDe quelle affaire
désirez-vous me parler ?
~ 'a.l'lisle parul hésiler pendan 1 quelques secondes,
pUIS Il déclàra d'une voix que l'émotion faisait légèrement trembler:
_ Je désirerais vous eJ)tretenir d'un nouvel engagement. ..
- D'un nouvel engagement P
- Olli, mais il sera beaucoup plus Jang, celui-là ...
Il dépassera de beaucoup en importance celui que
vous vene.z de conclure avec cet excellent MI' SLatson,
puisqu'il doit durer loule là vie 1. ..
Lucelle tressaillit, une subite rougeur colorait ses
pommelles ; elle devinait sans peine en effet le sens
des paroles que lui adressait le chanteur? Déjà, ,\ plusieurs reprises, depuis le début de la promenade,
clle avait surpris ses regards qui s'àllardaient sur
elle avec une expression élrange ... De même, elle se
senlait en proie à une sympathie de plus en plus
�1
124
LA MEllVEILLEUSE TOURNÉE
grande pOUl' ce compagnon bienfaisant que la Providence âvaÏl placé sllr sa roule et qui venait ùe dissiper un cauchemar qui l'obsédait depuis de si longs
mois ... De délicieuses réflexions de Margot lui revenaient (1 la mémoire .. .
- Ecoulez, Lucetle ... Depuis que je VallS ai vue à
Turin, une force i rrésisti bIc m'attire vers vous .. .
.le suis conquis par volre charme, par votre MIi·
cieuee simplicité 1. .. C'est pour cela que je vous ai
suivie, que j'ai compris CJue vous étiez la femme de
ma vic, qne je ne ponvais poi n t vous laisser échapper ... Et, maintenant" je ne puis p lus retenir les
mols qui me brôlent les lèvres... Lucelle, je vous
aime ... Voulez-vous accepter de devenir ma femme P•.•
Pendant quelques instants, la jeune fille demeura
immobile ; l'aveu que venait ùe lui fa ire son ami là
plongeait dans un trouble délicieux. L'émolion la
paralysait; pourlant, elle sut réagir, ct, au moment
même où COl'amberl fronçait le front, appréhendant
un refus, elle lili déclara simplement
- El moi aussi. .. Je vous aime 1...
- Dieu soit loué !...
L'artiste, l'adieux, passait son bras duLour de Ja
taille de la jeune fille, mais cotie dernière, encore
toule COllrUfle d'avoir bissé deviner son trouble, objeclait :
- Pourfant, !ivez-voUB hien l'(:Oéchi P Que sommes-nous J'un el. l'autre P Comhien gronde est notre
différence de siLuation 1... Moi, je suis une pauv.ra
fllle suns fOY'lune, qui n'a plus de famille ni d'amis;
VOlIS, VOilA êtes comblé cl 'honneurs, vous n'avez jamais conllu Id mis~f'e
... D'aulres que moi seraient
certainemont plus dignes de pal'tager votre existence.
�LA MERVEILLEUSE TOUl1NI~E
12.5
Brusquement, Corambert avait posé sa main contre la bouche de la jeune artiste.
_ Voulez-vous vous laire, petite Lucette 1 Vous
sàvez bien que vous possédez deux trésors que j 'apprécie entre tous, votre cœur et votre talent 1. .. Av~c
cela, vous pouvez conquérir le monde 1... Dam; ces
conditions, que ne pouvons-J)ouS point espérer à nous
deux P...
Les deux jeunes gens s'accoudaient maintenant à
]~ balustrade, mais ils J)e prêtaient qu'une bien médIOcre àltention au magnifique décor qui s'étalait
sous leurs yeux. Leurs mains s'étreignaient, leurs
cœurs ballaien L il l'unisson. Ils en trevoyaient un
avenir plein de promesses ...
_ Quand je pense il celte tournée mouvementée
qui nous a permis de nous .connaÎtre, ne put s'empêcher de murmurer LuceLte au bout d'un ·moment ...
Je nous vois encore perdus dans les neiges du Col de
Braus. Le càr renversé, la mauvaise humeur dfl
Yetta Réal, le mal de gorge de Soupmonpuy, lout
cela paraît si Join maintenant 1...
_ 11 ne faut rien regrell,el', chérie ... Ces bouvenirs demeuJ'eron t certainement les meilleurs de toute
notre exislence ...
El àLtimnt con Ire son épaule la tête de sa compagne, CoramberL ajoula :
_ Merveilleuse tournée que celle randonnée épique de la troupe Vicard, petile Lucell.e ... EJle I10US
a permis 11 lout! les deux de conquérir le Bonheur 1. ..
FIN
��POLr para!lrc JeudI prccha!R m s le n~ .'32 B daIl C 1!C
c tl~ il " Yam!l "
LA BELLE FILLE DE BATZ
Par
GUY DE
NOVEL
CHAPITRE PREMIER
Oh 1 Regarde donc, Pier re 1
Quoi donc il
Là- bâs, à l'entrée de la baie, juste devant le
s an~
1 Tu ne vois pas il
Pierre Le Ma ni c, un beau type de marin brelon,
dont le visage r êveur et fin s'au réolait d 'une abondante ch evclure n oire, darda, dau s la direction indi·
quée, le regard calme de ses yeux b leus :
_ Ah 1 si, un e périssoire l. .. Hum 1 Il s'éloigne
un peu trop celui -là 1
Le douani er h a ussa les épaul es.
, _ Voilà bi en J'impruden ce des baigneurs 1 Elon
s é tonne en suite qu 'il y aiL des accidents 1
•
Quelques in sta nts encore m âchinalemenl, PlCrre
se l ~ point blanc qui dansait
suivit dcs yeux Je minu
sur la mer. Puis, enleudant des pas sur la petite jetée
de pierre, où il a llendait des cli ents, il se reLourna.
C'était bien des promen eurs qui arrivaient.
Il se bâla cl leur l'en con Ire cl fil ses oUres de ser_
vice.
POUl' l '1le de Dalz, m ess ieurs, dames il Le meil·
_
lenr ba tea u. II sera Iii da ns dix minutes 1 Si ces mes sieurs, da mes, veul ent bien pati enter ...
(A suivre).
�Imp. J. Téqul. 3 "". ruc do ln Sabli~rc.
l'orl1 (Frno.:e). -
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bonneau , Albert (1898-1967)
Title
A name given to the resource
La merveilleuse tournée : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1937
Description
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Collection Fama ; 527
Type
The nature or genre of the resource
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Format
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fre
Identifier
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BUCA_Bastaire_Fama_527_C90858
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COLLECTION FAMA
94, Rue d'Alésia
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I~
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LE ~ CŒUR DE rvnNoucHETTE
��JEAN VOUSSAC
LE CŒUR
DE MINOUCHETTE
ROMAN
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
ANCI LA MODE NATIONALE
94, Rue d'Alésia, 94 -
PARIS (XIVe)
��LE CŒUR DE l'vlINOUCHETTE
CHAPITRE PREMIER
LA
FER~I
DES SAULES
Auras-tu bientôt fini de traire les vaches,
Mariette ? ..
La voix autoritaire d'Ursule Métayer s'éleva
dans la grande cour de la ferme, dominant le
caquetternent des poules et les grognements des
porcs qui se disputaient autour de l'auge bien
remplie ; chaussée de gros sabots, coiffée du
bonnet qui accentuait la dureté des traits de son
visage, presque masculin, la fermière s'approcha
des étables. Les sourcils froncés, elle marmotta
pendant quelques instants des paroles inintelligibles, puis, parvenue sur le seuil de l'étable, d'où
s'échappait une bonne et saine odeur de bétail,
elle grommela, furieuse :
Enfin, répondras-tu, Mariette !... Je te
parle !...
Ce [ut une voix d'enfant qui partit de l'intérieur cl.u refuge !
'
- Minouchette est allée porter son premier
seau, Marné !... Elle va revenir tout de suite !...
Elle est partie avec Milou ...
Le visage d'Ursule Métayer sc rasséréna ct
abandonna son expression malveillante. Bernadette, sa petite fille, venait en effet d'apparnitre sur le seuil de l'étable, le radieux sourire qui
illuminait la ph)sionomie ouverte et éveillée de
la petite dissipa pendant quelqucs instants les
�6
LE
cœUR DE
MINOUCHETTE
pensées maussades qui accaparaient l'esprit de la
fermière ; e lle se pencha', puis, empoignant l'enfant sous les aisselles, elle l' éleva à la hauteur
de son visage et lui plaqua deux bons baisers
sur les joues ...
La petite esquissa une grimace, ses beaux yeux
bleus s'assombrirent, elle fit la moue :
- Pas si fort 1... Tu fais mal, Marné 1. .. Tu
as la peau dure 1. ..
D'un geste brusque, Ursu le Métayer déposa
l' enfant sur le sol en terre batt ue que recouvrait une couche légère de paille :
- J'ai la peau rude 1... J'ai la peau rude . ..
Naturellement ! si Mariette t'embrassait, tu t'estimerais ravie 1... Milou aussi mais je ne suis
que Marné, et l'on me traite comme une étran~ère
1... On ne devrait pas oublier pourtant que
Je suis maitresse aux Sau les 1. ..
Un pli mauvais barra le front de la fermière,
une ride se creusa à la commissure de ses lèvres. Bernadette, qui la regardait interdite, comprenait confusément qu'elle avait agi de façon
maladroite, ell e voulut se reprendre :
- J e t'aime bien, Marné, tu sais 1...
- Tu m'aimes bien 1. .. Ce ne so nt là que des
mots 1... Depuis la mort de votre mère, vous
n'avez d'yeux et de gentillesses que pour cette
fille que nous avons recueillie par charité ... Mariette vient en droite li gne de l'Assistance et
vous la traitez mieux que vous ne considériez
jadis votre pauvre mère !. .. Mais cela ne pourra pas durer longtemps ... Je ne saurais supporter qu'une sans nom vienne de la so rte dérober
l'afTection cie mes petits en fants 1... J'ai bien
le droit de l' exiger, cette affection, moi aussi 1. ..
Tout en prononçant ces mots, la fermi ère ne
s'apercevait pas que son att itude rébarbative
effrayait la petite ... A neuf ans, Bernadette était
�LI;
COEUR nE
Mli\OUCIIETTJ;
~
1
une enfant extrêmement sensib le, beaucoup plus
délicate que son jeune frère, Mi lou, de trois
ans moins âgé . . . Les manières rudes d'Ursule
Métaye r la rebutaient, au lieu de l'attirer ... POUf
e ll e, l\Jamé, c'était plutôt une peu ag réable personnc, un lrouble-fêle qui intervcn::tit toujours
aux bons moments pour d issipe r votre jo ie . . .
E ll e l'ide ntifi ai t presque [l la m\)re Poueltard et
à Croquemitaine, dont Minouchette contait de
temps en temps les exploits s::t ns hasa rder la
moindre allusion, b ie n entend u, car Minouchette
n'éta it point de ces créatures perfides e t malicieuses qui méd isent d'autru i 1. ..
- Mais je n'ai jamais d it q ue je ne t'aimais
pas, Ma'né, protesta l'enfant après un e légè re
hésitation ... Seu lement tu me serres trop fort
voi là tout ! quand tu m'embrasses , tu me fai s
m a 1. .. Ce n'est pas comme quand Minouc h ettc . ..
- Nature ll eme nt !. .. Tu vas encore me cite r cette créatu re !. .. D'ai ll e u rs , e ll e s'appelle
Mariette ... Pourquoi lui donner ce su rnom ridiCltle ? ..
- Pour M il ou et pour mo i, elle sera toujours
n o tre M in ouchette, Mam6 1. .. Tu sais, j'ai e nten du papa déclarer souve n t, que, s i Minouchette ne s 'était pas trouvée à notre chcvet, nou s
ser io ns maintenant chcz le Bon D ieu, comme
maman !... j\ lors, tu com prcnds pou rq uo i nous
l' a im ons ! ...
- - l Taturel lement, je comp rends ! fit la fe rmière, CJuc lCJuc peu emba rrnssée par la rép liqu c
de la pctite, mais, s i tu veux bien, parlons d'autre chose, la vache noi re a -t-elle toujours m a l
all pit>d ? . .
La fermière e ntra în ait l' enfa nt à t rave rs J' étahIe ; lc.>s varhes a ttendaient, attach{'es et alignées
dcvant leurs mangeoires, sous ICllrs solides mâc hoi res on entenda it craquer et s'écrase r le
�maïs; dans un coin, un petit veau têtait et Bernadette , à qui pourta nt un sembla ble spectac le
demeu rait familie r, ne put s'empê cher d'étendre la main et de la passer , caressa nte, sur la
croupe de la jeune bête qui tressai llit à son simple contac t. ..
Ursule Métay er, elle, · prome nait un regard satisfait sur les huit vaches qu'abr ita it l'établ e.
Elles étaient toutes en parfait état et d'une méticuleu se propre té. La fermière en ressen tit un
légitim e orguei l. Le chepte l des Sau les demeu rait bien tel qu'il était jadis, du temps de défunt son mari, Aristid e Métay er 1. .. On vantait leurs bœufs dans tout le pays de Sologn e et
leurs bestiau x étaient recher chés aux foires, à
vingt lieues à la ronde ... A soixan te-trois ans,
Ursule s'intér essait toujou rs aux bêtes, elle les
admira it beauco up mieux que son fils Marcel qui
s'occu pait plutôt de la culture et de la tenue
généra le de la ferme dont la superfi cie atteignait trente et un hectare s.
Laissa nt la petite caresse r le veau effarou ché
et sans cesse assaill i par une nuée de mouch es
qu'elle chassa it du revers de la main, Ursu le
Métay er s'appu ya contre le chnmb ran le de la
porte ; de l'entré e de l'étable , par dessus les
haies fraîche ment taillées , elle pouvai t contem pler la pills grande partie des terres parfa ite... Là, c'étaie nt les prairie s où
ment jrig~lées
la « jeunes se » paissai t l'herbe tendre , un peu
plus loin le fromen t comme nçait d'étend re son
vert tapis sur la glèbe, la récolte s'anno nçait
belle cette année, bien CJu'on fOt seulem ent au
début du mois de Mai et que les pluies eussen t
été trop fréque ntes ...
Pourta nt les regard s de la ferm ière s'arrêt èrent avec insista nce sur le gros ruban miroit ant
de la Dourie qui coulait à moins de cinq uante
�9
mètres des bâtiments. La rivière roulait ses eaux
d'un jaune sale, les pluies récentes 'qui avaient
créé de nombreuses flaques dans la cour de là
ferme, l'avaient dangereusement grossie. elle
coulait à pleins bords ct, déjà, elle commençait
d'envahir les prairies les plus basses d'où émergeaient çà et Hl quelques maigres touITes de
jonc ... La double ligne des saules qui limitait
le cours habituel de la Dourie se trouvait déjà
dépassée ...
- Il ne faudrait pas qu'il pleuve beaucoup
encore pour que nous subissions une crue comme en 1922 , murmura la fermière dont les regards se promenaient maintenant sur le ciel. ..
Ce maudit soleil n'ose toujours pas se montrer!
De gros nuages noirs s'accumulaient à l'horizon, le pan de ciel bleu qui apparaissait tout
à J 'heure se rétrécissait de plus en plus, un vent
tiède, le vent du Midi, souITIait et courbait les
cerisiers et les aubépines en fleurs, apportant une
bonne odeur de foin coupé ...
- Décidément, si ce mauvais temps continue, la fête sera bien compromise 1 Il faudra
presque prendre des barques pour aller jusqu'à
Saint-Albert 1.. .
Bernadette s'était rapprochée en entendant sa
grand'mère prononcer ces dernières paroles :
- J'irai à la fête avec Milou, Mamé, c'est
bien entendu, hasarda-t-elle . .. Je voudrais tant
mon ter su r les chevaux de bois !...
- , Vous irez tous les deux mais, naturellement, à condition que vous soyez sages l. ..
- Minouchette a promis de nous emmener 1..
Le masque de la fermière se durcit, une fois
encore, en ,entendant prononcer le nom de la
servante :
- Minouchette 1 VOIlS n'avez que ce mot à
la bouche, reprocha-t-elle d'une voix rogue, Je
�11)
LI';
cœUR DE
M TNOUCDETTE
te répète que Mariette ne commande pas ici 1. ..
E ll e ne vous emmènera à Sain t-Albert que si
je le permets 1. ..
- Et si papa le permet aussi ! ajo uta la
petite ... l\lais je sais bie n qu' il nous emmènera
Ut-bas avec elle ...
Ursule Métayer se mordit les lèvres j pourtant ell e réag it bien vite, deux silhouettes apparaissaient auprès de la buanderie ... Mariette
et Milou s'en revenaient vers l'établ e. Pendant
quelques instants, le visage co ntracté, la fermière observa celle qui tenait un e s i large place
dans l'affection de ses petits enfants ...
Mariette Legros avançait en traî na nt la jambe ;
trois ans auparavant, el le était tombée du hau t
d'une charrette de foin a u co urs de la fenaiso n
et s 'était fracturé le col du fémur. De ce stupide
accident, elle avait conservé une assez forte boiterie ; cependant, cette infirmité ne l'empêcha it
pas de travailler dur aux Sau les .. . « Cette Mariette, c'est comme un cheval à l' ouvrage ! »
disait d'elle, naguère enco re, le vieil Aristide
Métayer, le défunt mari d'Ursule q ui s 'y connaissait en hommes et en femmes ... C'est un e
vraie richesse pour notre ferme !.. Béni soit le
jour oll nous nous sommes assurés les services
de cette peti te !. ..
Ursule Métayer était loin de se montrer aussi
indul gente ct aussi impartiale que so n épo ux ;
il semb lait au contrai re qu'elle prît un mc:din
plaisir à confier à la jeune fi ll e les travaux les
plus servil es ... Mariette ae omplissait pourtant
son in gnlte besog-ne en faisan t preuve d'un e
constante bonne humeur, un bon sourire épanouissait son visage frais, piqueté de tac hes de
rousseur ...
Elle ~tai
jolie, Mariette; so us la coiITe qu i
retenait so n opu lente chevelure chttlaine, ses
�LE
camu
DE
MI NOU Cn ETTE
II
yeux noirs et fort expressifs éclairaient splendidement un v isage a ux trai ts réguli ers .. . Agée
de vin g t-six ans, ell e e n pa ra issait à pein e vingt,
et, pourta nt , ell e ne fa isait poin t comme les demoisell es de Saint-A lbe rt et com me les fi ll es
des fermi ers de la région ; elle ig norait ce que
c'était qu'un bâton de rou ge j cependant ell e
pou va it rivaliser avec les p lus coqu ettes, ses
lon g s cils noirs encadraient ha rmonieusement
ses rega rds, la bo uche, peti te, découvrait parfois q ua nd ell e so uri a it un e doubl e ra ngée de
dents s uperbes ... De tai ll e moyenn e, elle avançait ; scs ma nches, relevées jusqu'au dess us des
coudes, découvraient ses bras bro nzés pa r le soleil. V êtu e d' un corsage bleu et d'une jupe noire
Sur laq uell e se trouvait passé un tablier bleu solidement attac hé, elle ava it ses picds nus da ns
de g ros sabots ... Dès le prem ier abord, elle donna it u ne impression de santé, de gaieté et de
bonne hum eur q ui faisait rapidement oubli er so n
infirmi té ... E ll e a ll ait d'un pas rapid e, précédée
par M il o u q ui poussait des petits cri s joye ux ...
L'enfa nt éta it se nsiblement plu s petit q ue Bernadette ; sous la casq uette campée légè rement de
cô té. appa ra issaient ses long ues mèc hes blondes .
Le rega rd pétill ant d ' intelli ge nce, les yeux bleus,
le nez retroussé, il s 'in té ressait à tout ce qui
concern ait la ferm e et les travaux des
champs . Qu e le vieil Ari stide eû t été content
de voir son petit-fil s aussi co ur age
u ~ !. .. « Celui-là , c'est un v rai paysan ! » n' aurait-il pas
ma nqu é de dire !... E t le fa it est q ue M il ou ::l ima it passionn ément la ferme des Saul es, toujours il v6ul a it mener les bœ ufs avec son aig uill on, com me un petit homme, il s 'ofrra it même pour a ider à cha rger les cha rrettes de foin ...
L'enra nt a ll a it rejoind re sa sœur en co uran1
quand, tout à coup, il s 'arrêta net: la voix ac ~
�l.1!
Cu,;Ull DY. MI vtJCHErn:
riâtre d'Ursule Métayer s'éleva sur le seuil de
l'étable :
-Allons, Mariette, où étais-tu donc ? ... Tu
en mets un temps 1...
La servante accéléra son allure; en quelques
instants elle vint rejoindre la fermière, puis, déposant son premier seau encore tout blanc du
lait qu'elle venait de vider, elle passa la main
sur son front et essuya du revers de sa manche
les gouttes de sueur qui commençaient à perler
sur ses tempes ...
- Je suis allée porter le lait vers les barattes,
maîtresse, déclara-t-elle, sans paraître autrement mortifiée ou impressionnée par l'attitude
maussade d'Ursule ... Vous savez bien qu'on fait
le beurre dans la soirée. Demain, c'est la fête de
Saint-A lbert... Alors nous devons nous mettre
en avance L ..
Ursule eut un haussement d'épaules apitoyé :
- La fête de Saint-Albert 1... Mais ils ne
pensent qu'à cela, tous 1. .. Ah ! je comprends,
tu t'imagines sans doute que t\1 trouveras lànas un g'alant ! Tu as coiffé Sainte-Catherine en
novembre dernier. .. Le temps passe, les chances
deviennent 'pl us rares !...
La fermière appuyait méchamment sur ses
mots, il semblait vraiment qu'elle prît un malin plaisir à vexer sa voisine ; insouciants, les
deux enfants s'étaient mis à se poursuivre, sans
s'apercevoir seulement qu'ils faisaient rejaillir
l'cau des flaques en courant. .. Immobile, les
deux poings sur les hanches, Mariette laissait
passer la rafale. Ce n'était pas la première fois,
certes, que la maîtresse sc montrait aussi acariâtre à son égard, el le était habituée ~l subir ses
sautes d'humeur. ..
- Peu m'importent les galants, maîtresse, dé-
�Lr:
(JOIWR
IlIl
MINOUCUETTE
13
clara-t-eile enfin de sa voix la plus calme ... Je
ne veux pas me marier 1...
- On dit toujours ça quand on ne trouve pas
chaussure à son pied, repartit Ursule, toujours
aussi agressive ... Tu me rappelles l 'histoire de ce
renard qui ne pouvait atteindre les grappes d'une
treille ... « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour
les goujats !... »
- Je vous répète, maitresse, que je ne veux
pas me marier. .. Je suis depuis si longtemps aux
Saules ... J'ai vu naître les petits ... Vous savez
combien je les aime !. .. Alors que puis-je désirer
de mieux?
.
- Oui, je sais, tu aimes ces petits de façon
un peu trop exclusive, tu devrais songer qu'ils
en ont d'autres à aimer avant toi !... Je viens
de m 'apercevoir à l'instant que tu leur apprends
à me détester, moi, .qui suis leur grand'mère !. ..
Oh, maîtresse J... Pouvez-vous insinuer
chose pareille ? ..
Mariette se redressa, indignée, piquée au vif
par l'insinuation méchante de sa voisine, les larmes lui vinrent aux yeux. Sans doute la fermière
s'aperçut-elle de l'impression qu'elle venait de
provoquer chez son interlocutrice, car elle poursuivit son offensive :
- D'ailleurs, je ne suis pas très sûre que ce
soient les enfants seuls. qui te retiennent aux
Saules, Mariette !. .. Il Y a autre chose 1... J'ai
pu surprendre parfois certains regards que tu attardais à la dérobée sur Louis !. .. Eh bien, sache-le bien, mon fils n'est pas pour t.es beaux
yeux, ma petite !... Il n'a point hérité de la
fortune de mon défunt Aristide pour épouser
une servante, qui de plus est une vilaine boiteuse 1. .. Louis est jeune encore . Il ne peut se résigner ~ demeurer veuf toute sa vie... Il se remariera et les beaux partlS ne lui mallqueront
�J4
LE
cœUR
DE
MINOUCUETTE
ptS !. .. Combien j'en co nnai ·) à Saint-Albert,
q ui sont jeunes, belles et riche!'. et qui louchent
complaisamment vers mon .!.;·ars !.. .. Ju<;quï ci il
est ('nrore trop pris IJa.r le souH'n ir de <,.1 Jeann e,
mais, laisse cou ler l'ea u sous les ponts, tu a uras
une autre maîtresse à la ferme !.. .
Mariette s ' immobil isa, interdite . U ne subite
rougeur lui empourprait les pommettes ... E lle
eut envie de protester avec indi g nation contre
les insinuations perfides de sa vois ine, mais ses
regards se portèrent vers Bernadette qui faisait
rejaillir l'eau avec son sabot :
- Prends garde 1. .• Tu vas te mouiller, tu
vas prendre mal !. ..
L'enfant se détourna, puis docile, elle prit
son jeune frère par la main ct s'en revint vers
l'étab le .. .
- C'est curieux comm e ils t'obéissent, murmura Ursule, sarcastique. Quand c'est moi qui
les gronde, i ls font la sourde ore ill e !. ..
La fermière se sentait en ce moment en proie
à une irrésistibl e jalousie enve rs Mariette, jalousie pour ces enfants qui multipliaient les
marques d'affection et d'attach ement à l'égard
de la se rvante, jalousie aussi pour son fils qui
jugeait toujours parfait cc qu e faisa it Mariette,
aussi Ursu le s'estimait-elle satisfaite d'avoir pu
trouver l'occasion de décoche r sa flèche ... Depuis lon gtemps déjà, ces paroles lui brûlaient
les lèvres ... Maintenant, sou lagée, elle s'écarta,
puis, après avoir toisé la servante d'un regard
dédaigneux et méprisant, ell e s'éloigna vers les
commu ns ...
Mariette était demeurée imm ob.ilc . Pendant
quelques instants l'infortun{'C se se ntit s ur le
point de détach er so n tablier ct de le lan ce r ;\
la figure de la fermière. Seule, la vue des deux
enfa nts qui approchaient la retint. Q uitter les
�LE
cœUR DE
Mli'iOUClJETTE
15
Sau les c::n effet, c'était les abandonner pour jamais : Q ue d'humiliations, que de calomni es
n'avait-elle point supportées jusqu'ici pour demeurer leur Minouchette 1... Néanmo ins, aujourd 'hui, U rsule avait dépassé la mes ure 1...
C'était la première fois qu'ell e faisa it allusion
à la possibilité du remariage de son fils. Et les
allusions malveillantes concernant les sentiments
q ue nourri ssait la servante à l'égard de SOI1 maître remplissaient Mariette de confusion ...
C'est que si la jeun e fille avait touj ours éprouvé un e adm iration très vive pour Louis Métayer,
et si cette admiration se doubJait d 'un se ntim ent
plus tendre, pourtant, de tout cela, jamais Mariette n'avait laissé ri en transparaître, ell e savait
bien que le maître n' éta it pas pour elle, qu'un
fossé infranchissable les séparait. Courageusement elle d iSsimulait son secret au plus profond
de son cœur. .. Puisque la Providence ne lui permetta it pas d'épo user l' homme q u' eJl e a im ait,
elle resterait vieille fill e, vo il à tout, et elle se
consac rerait entièrement a ux deux enfants ...
Et voilà qu'Ursul e Métayer, tout en déformant
la nature de so n sentiment, semblait avo ir deviné
le secret de la servante ? lVlariette, immobile, les
ye ux perdus dans le vague, se sentait enva hi e
par le trouble et par la conf usion !... Elle se
bJâmait de n'avoir pas été assez adroite pour se
co ntenir; sans doute la fermi ère avait-elle s urpris parfo is les regards qu'elle attardait s ur son
f1ls avec pl us cl 'insistan ce qu' i1 n' dit fa llu ... Le
cœur oppressé, la se rvante courba la tête .
Pourtan t son amour était pur,
ell e n'avait rien à se reprocher, jarnais elle n'ava it
laissé échapper le moindre mot, esquissé le moind.re geste qui pOt lai sser supposer qu'el le noUfnssait Je plus minime espoir. ..
- Mon Dieu, ce n' est pas possible 1. .. Je ne
�Hi
LE
C(~mH
DE
M1NOUClJETTE
vais pas pouvoir rester là, se dit la jeune fillc .. .
Quelle sera ma situation !...
Mariette s'imaginait aisément ce qui se passerait dans la suite; au goüter, les regards narquois de Paulot et de Jankowski, les deux domestiques, convergeraient certainement vers elle
avec une curiosité malsaine. .. Louis, lui-même
ne pourrait manquer de se gausser de son inconscience ... Qui savait ? On hasarderait peutêtre quelques bonnes plaisanteries qui la rempliraient de confusion !. ..
- Eh bien, Minouchetne. ..
Que ~ais
- tu
donc ? Tu es malade ? .
Tu as l'air -tout
chose 1...
La servante s'arracha à son angoissante méditation, la voix claire de Bernadette la rappelai t à la réalité :
- Mais non, ma chérie, je n'ai. rien, je t'assure 1...
- Tu sais combien je t'aime, Minouchette 1. .
Nous ne voudrions pas que tu tombes malade! ..
que tu aies du chagrin.
- Bien sûr, approuva Milou .. . Sais-tu ce que
nous disions encore ce matin, Bernadette et
moi .?
L'enfant s'accrochait au tablier de la jeune
fille, puis, le regard décidé, se haussant sur la
pointe des pieds, il déclarait :
- Notls disions que nous voudrions bien que
tu deviennes notre maman l.. .
Un triste sourire passa sur les lèvres de la
servante, loin de la consoler le témoignage d'affection que lui apportaient cn ce moment les
1 deux enfants venait décupler !la peine et accroitre sa confusion ...
_.- Vous ne pouvez avoir deux mnmans, olJjecta-t-elle d'une voix qu'elle s'effoT"<,'ait de ren-
�LE
CŒUn DE
17
l\ll:\'OUCHETTE
dre calme ... Vous savez bien que la vôtre est au
ciel 1
- Sans doute, mais tu pourrais tout de même
la remplacer !... Nous 'le lui demandons d'ailleurs, chaque soir, dans notre prière, à notre petite maman ! ... Elle voudrait 'bien, je suis sûr !
- Mes chéris, il faudra cesser de prier ainsi,
c'est impossible ...
- Impossible, et pourquoi ? intervint Bernadette ... Papa t'aime beaucoup, tu sais, je l'ai
entendu souvent le déclarer à Mamé 1. .. Je ne te
l'avais jamais raconté, mais ils se sont disputés
plusieurs fois à cause de toi ! Marné est méchante 1. .. Nous ne l'aimons pas 1. .. Elle nous fuit
mal quand elle embrasse 1. .. Et puis, ellf se
fâcbe trop souvent !
-- Il faut l'aimer pourtant, votre Marné, c'est
votre devoir, vous êtes des enfants obéissants.
Le bon Dieu vous bénira ...
- Et tu nous conduiras demain à la fête de
Saint-Albert !...
- Mais, naturellement, que je vous conduirai
à la fête 1. ..
- Nous monterons su r les chevaux de bois ?
- Je vous ferai faire plusieurs tours 1. ..
- Eb bien 1 nous emhrasserons deux fois de
plus Mamé ce soir, mais ce sera bien pour te faire plaisir, Minouchette !...
Les enfants allaient poursuivre la discussion,
quand la pluie se mit à tomber; là servante en
p~ofita
donc pour entraîner les deux' petits à
1'1l1térieur de l'étable. Dissimulant de son mieux
l'émotion profonde qui l'étreignait, elle s'en fut
de nouveau sur son escabeau, et se remit à
traire les vaches, tandis que Bernadette et Milou
se hasardaient enèore à caresser le jeune veau ...
La pluie tambourinait maintenant avec fureur
contre le toit de l'étable; au bout d'un moment,
2
�18
LE
cOImu
DE
M I NOUCHETTE
tout en vidant son pot rempli d'un lait mousseux
dans le seau, l\lariette attarda un regard rempli
d'inquiét,u de en d irection de la DourIe , qui passait toujours tumultue use, entre les sa ul es . Puis
sa mélancolie la reprit et l'am usant bavardage
des enfants ne parvi nt pas à la distraire ...
CHAPITRE II
LA MÈRE ET LE FILS
- Cette fois, mère, s i ce la con tinue, ce sera
la crue, et en plein !.. . Déjà, l'eau envahit le
chemi n du pacage 1...
Lpuis Métayer s'approc ha de l' âtre où fl ambait
un grand feu; abando nn ant ses g ros sabots alo urd is par une épaisse couche de terre et de boue,
il s'insta lla sur une chaise et approcha ses d eux
pieds de la flamme ; un peu en arr ière, Pau lot
le Uorgne et le Polonais }a nkowski, les deux domestiques de la ferme, secouaient leurs vêtements
tout trempés ...
-- Tu es tou t trempé, il faudra te changer tout
de suite, tu prendra is du ma l !...
Ursu le s'empressait auprès de so n fils, e ll e e ntourait toujours Lo ui s de cette affection inqui ète
et parfois exagérée qu i l 'avait fait surnommer
jadis « la Mère Pou le » ... C'est que son L ou is
éta it le dernier enfan t q ui lui restât. Deux a utres
avaient succombé, le premier, Marce l, quelque
part, en Syrie, oll il était so ldat, a u cours d'une
opération de police; quant au second , Pierre, il
avait {·té mporté, cinq a ns auparavant, ava nt
son homme, par la fièvre typhoïde ... S ur Louis,
le survivant, e ll e ava it donc reporté toute so n
affeclion, ct cette affection se faisait trop so uve nt
tyrannique ... Une fo is vel lf, Louis lui paraissait
être redev nu sa chose, so n pet it !.. l<, ll e ne com-
�LE
cœUR DE
MINOUCTIETTE
19
prenait pas qu'il pût prendre la moindre lnltiative sans l' avoir .::tu préalable mise au courant...
Certes, elle se disait bien qu'il se remarierait un
jour, mais l 'épouse serait une femme de son
choix, une femme qui obéirait et ne chercherait
pas à impose r sa volonté dans le ménage, tout
en apportant, bien entend u, une dot assez rondelette ...
Jusq ue là, la fermière n 'avait fait aucune allusion à cette possibilité d'une nouvelle union j
l'amour de la morte et son souvenir demeurai ent
encore trop vivaces dans le cœur de son Louis,
mais les récents propos qu'elle venait d'adresser
à Mariette, l'in citaient à .::tborder la q uestion
avec so n fils ... Elle se promettait de le faire à la
veillée, quand les deux domestiques se seraient
couchés dans leur chambre, a u premier étage, et
quand Mariette ira it déshabiller les enfants.
Louis la issa Ursu le lui enlever sa veste, il
appréciait assez les précautions et les petits
so ~n s
dont l'en tourait sa mère. En dépit de son
eXlstence déjh mûrie par les épreu ves, il conservait .toujours ce caractère « g ra nd enfa nt » ... Jnse ~ s lb e m e nt,
depuis la mort de Jeann e, la fermlère avait repri s sur lui tout l'ascendant qu'elle
exerçait avant son mariage ... Jusqu'ici, il ne
S'était jamais dressé cOI)tre elle, approuvant
chacu ne de ses décisions ...
- Joli e fête que nous auro ns demain, g rommela-t-i!. La crue progresse sa ns répit. Les prés
du Bate! di sparaissent sous la nappe des eaux !
Vous verrez que nous aurons J'inondation comme il y a quinze a ns ...
Et, tandis que sa mère s'empressait de le change r devant les Aammes qui dansaient joye usement, tout en dévorant la grosse bûche, Louis
Métayer ajoutait :
- Je me so uviens de 1922 comme si c'éta it
�20
I.E cOI·:un
»l!;
l\n
~
OUCB
T
'CB
d'hier l. .. Il a fallu évacuer le rez-de-chaussée de
la ferme et nous réfugier dans les chambres du
haut avec le père.. . Trois jours durant, nous
sommes demeurés bloqués, trois jours privés de
communication avec Saint-Albert et les villages
des environs ! D'ailleurs, c'est bien simple,
voici le niveau atteint par les eaux 1. ..
Louis étendait le bras et désignait du doigt
une raie qui s'étalait contre la cheminée, c'était
Aristide Métayer qui avait tracé ce trait au
crayon.
- Un mètre cinquan te cinq !. .. De quoi faire
trempette ! gouailla Pau lot qui changeait de vêtements à son tour. ..
Une odeur de chien mouillé et de velours se
mêla à la senteur âcre du bois funlé ... Au fond
de la pièce, Bernadette et Milou jouaient bien
sagement avec des cubes ...
.- Enfin, olt est donc Mariette ? ...
La fermière interrompit les évocations de
l'inondation de jadis pour promener un coup
d'œil rapide autour d'elle ... Louis ne put s'empêcher cl' objecter :
- Ecoute, mère, tu deviens bien exigeante et
oien injuste envers Mariette 1.. Tu sais bien
qu'elle ne perd jamais son temps !
- Naturellement, tu prends sa défense 1. ..
Mais, que t'a-j'-elle donc fait, cette maudite bOÎteuse ?... Elle vous a tous ensorcelés 1. ..
- TI faut reconnaître, mère, qu'elle soigne les
petits avec un dévouement admirable 1. ..
- Oui, je sais, les petits 1... Un bon moyen
pour s'assurer tes bonnes grâces ... Crois-moi,
Louis, cette fille est une comédienne qui cherche à t'enjôl er ! Et tu te laisses prendre comme
un g-rand dadais 1. .. Décidément, tu seras toujours le même, aussi faible et aussi crédule !...
- Tais-toi, mère, la voilà qui revient 1. ..
�-lI
La porte s'entr'ouvrait, en effet, repoussée par
la servante: ~1ariet
était allée chercher un fromage dans la cage toute proche ; elle déposa son
parapluie tout ruisselant, puis s'arrêta, interdite, quand elle aperçut Louis et les cieux hommes ; la présence ~e
la fermière auprès de son
fils, l'air embarrassé de ce dernier, lui faisaient
redouter qu'Ursule n'eût raconté la discussion
de tout à l'heure . Pourtant, au bout de quelques
instants, elle s'enhardit, puis, allant au placard,
elle prit une assiette et y déposa le fromage
frais qu'elle portait avec précaution ... Enfin, affairée, elle commença de mettre le couvert. ..
U ne odeur appétissante s'évadait maintenant
de la marmite qui bouillait sur le feu. Pinçant
obstinément les lèvres, faisant semblant de ne
point voir Mariette, Ursule se tint auprès du
fourneau et s'affaira à casser des œufs dans la
poêle pour préparer l'omelette ...
Le dîner fut maussade ... Le même sujet revenait toujours au cours de la conversation : la
crue et la pluie qui tombait obstinément, au dehors . Le vent sifllait lugubrement dans la nuit
tombante, Louis se pencha pour tourner le commutateur électrique .. Pas de lumière ...
- Sans doute, l'ouragan a-t-il abattu un arbre, qui sera tombé sur les fils, quelque part le
long de la ligne, hasarda Paulot. .. Le fait est
fréquent 1...
- Tant pis, nous nous contenterons de la lampe Ct pétrole 1...
Mariette servit et apporta tour n tour la soupe
aux choux, l'omelette, les pommes de terre cuites au fouf. .. On n'entendait plus que le heurt
des fourchettes contre les assiettes ; les trois
hommes étaient affamés, ils avaient travaillé
toute la journée dans les terres molles où ils
enfonçaient jusqu'aux chevilles, et tout cela
�LE
cœUR DE
MINOUCllETTE
pour faire de la vilaine besogne, car la pluie
venait tout gâter ... Les sillons éta~en
transformés en canaux ; quant aux chemms, défoncé.s
par des fondrières, ils faisaient penser à de véntables bourbiers. ..
.
- Espérons que nous aurQ,ns le soleil demam,
pour la fête, fit Paulot. ..
- Espérons-le, maugréa Louis, mais sans trop
y compter 1...
.
. Jankowski ne dit mot. Le Polonais pariaIt assez mal le Français et ne prenait jamais part
aux conversations ; on l' avai t embauché à la
Saint-Jean précédente. La pénurie des ouvrie~s
français était telle qu'on se voyait dans l'obltgation d'engager des étrangers. Polonais, Tchécoslovaques, Yougoslaves abondaient dans ce
coi n de Sologne ; d'ailleurs, jusqu'ici, les fermiers et les propriétaires n'avaient eu qu'à se
féliciter de leur ardeur au travail et de leur ténacité...
'
- Allons, les hommes ! il faut al ler se COllc,her, déclara Ursule Métayer, quand les <;IomestIques eur~nt
absorhé chacun une appét Issante
bolée de vin chaud, dans lequel il s avaient trempé des morceaux cie pain bis ...
Paulot et le Polonais se levèrent, puis, d'un
pas traîn a nt, ils gagnèrent l'escalier qu i ' gémit
sous leu~s
pi~ds
. Pendant ce temps, Mariette
desseryalt. MIlou, immohile au bout de la table,
réprimait difficilement un hâillement.
J\ lions, petit, M amé va monter te coucher 1. ..
1:a ferl1li("r.e se penchait, souriante, vers son
petIt-fils, maIS ce dernier fit allssitôt ta grimace
et protesta :
- Je ,ne vell X pas que ce soit Mam(. qui me
couche, Je ptéfère que ce soit rvrinouchctte 1. ..
- Oh ! oui, Minouchette 1. .. Minouchette 1. ..
�LE
COEUR DE
MINOUCIIETTF.
23
appuya Bernadette, en battant des mains ...
- Décidément, c'est admirable de voir comment ces enfants affectionnent leur grand-m ère !
Il faut toujours qu'ils lui préfèrent cette fille
qui vie nt nous ne savons d'où, que nous avons
recueillie par cha ri té !...
- Mère, je t'en prie, tu es in juste !... Mariette
est presque de la famille. Ces enfants n'oublient
pas avcc quel dévouement elle a toujours veillé
Sur eux depuis la mort de leur mère !. ..
Marictte s'était arrêtée auprès du placard .
Tout d'abord, el le avait été saisie par les paroles
méchantes de la fermière . C'était la première
fois qu'Ursule se permettait une attaque aussi
directe ct aussi virulente contre elle, cn présence
d.e SOn fils ... Elle voulut protester COITtre la vivacl~é
d'Ursule, mais, déjà, les deux enfants qu ittalen t leu rs pl aces et venaie n t s 'accrocher à son
tablier, puis, fcndant vers elle leurs petites
mains:
- Nous t'aimons bien, Minouchette, assurait
Bernadette . !... Tu vas nous coucher et nous
border dans nos lits 1. .. Nous serons si contents!
Mariette évita donc de faire rebondir la discussion . •Laissant la fermière auprès de son fils, el le
entralna à son four M ilou et sa sœur vers l'escalier ; quelques instants plus tard, e ll e pénétra
dans la chambrc et a llum a un bougeoir. .. A
la lu eur vacillante de la f1ammc, el le commença
de dévêtir Milou ...
. - Dis, Minouchelle, fJourquoi Mamé est-ell e
SI m(>ch:1nte pour toi, aujourd'hu i ? ..
Bcrnadette s'approcha de la servante. Elle
n'
.
,
avaIt pas éfé sans s'étonner de J achnrnemcnt
quc mettait sa grand'mère à se montrer désagréable envers Mélriettc ...
- Ne t'occupe pas de cela, ma chérie, repartit
doucement la jeune fille, en passant une main
�l.E
cOilun nE
MI~OU
C l1
E '! T
E
caressante sur le front de l'enfa nt; Marn é a.peur
que ,"ous ne puissiez a ller il la fête demain, Ft
cause de la pl ui e, voilà tout. C ela la rend. de
mauvaise humeur 1... Mai s elle se calmera bien
vite!
.'
- Mais demain, il ne pl euvra plus au mOins ?
interrogea Milou qui, en chemise, les cheveux
ébouriffés, commençait d'esquisser toute une série de sauts sur sa couche.
- Il ne 'pleuvra plus , si tu te co uch es !1ien
sag'ement, ct si tu fais bien ta prière, obJe~ta
Mariette... Allons, mets-toi à genoux et JOinS
tes mains!
L'enfant obéit; de son côté, Bernadette achevait de se dévêtir ; elle s'en fut bien sagement
se placer à genoux auprès de son frè re. Mariette
les regardait, attendrie : de touchantes paroles
s'élevaient de leurs lèvres ... Au moment même
oll, l'oraison terminée, la servante voulait les
faire se si g ner, Bernadette murmura :
- Pro~égez
petite mère, qui est auprès de
v?us, pettt Jésus, et faites que Minouchette devIenne à Son tour notre petite maman 1. ..
- Mon Dieu ! voulez-vous vous taire ! ...
Vous savez bien que je ne puis pas être votre
maman!
-- Tu nous aimes bien, pourtant, autant
qu'une maman 1. ..
- Ah 1 certes 1. ..
- Dans ces conditions nous pouvons bie n
demander au bon Dieu d~
nous accorder cette
grtlce 1... NOLIS serions si heureux 1. ..
'1 - Chllt 1: .. S~ vous VOuIez me faire plaisir,
1
n~ faudra JamaIs plus parler a.insi ... Marné ne
seraIt pas contente.
- Tant pis pour Mamé
Nous l'avons bien
dit, ce matin devant clle pendant qu'elle voulait nous faire lever 1... '
1: ..
�LE Cœl111 Dll
MI 'i opClIE'l1'1':
Mariette se mordit les lèvres ; elle comprenait
maintenant pourquoi la fermière avait fait preuve envers elJe d'une hostilité plus agressive encore que de coutume j elle s'expliquait enfin l'allusion blessante qui j'avait remplie de
confusion ...
- Allons, il faut dormir maintenant, fit-elle
enfin ... Et demain, nous songerons à aller à la
fAt'
A sages ....
1
e e, SI vous etes
Cette dernière recommandation eut pour effet
de calmer instantanément les deux petits ... L'un
après l'autre, la servante leur efTleura le front
d'un bon baiser; puis, prenant le bougeoir, elle
se dirigea vers le couloir.
Deux minutes plus tard, Mariette atteignait le
haut de l'escalier qui permettait d'accéder à la
salle du béls, quand, tout à coup, elle s'arrêta :
un bruit de voix se faisait entendre au-dessous ...
- Tu es encore trop jeune, mon Louis 1. ..
Ecoute, tu pourrais trouver de beaux partis à
S<:tint-Albert 1... Mathieu Grandg-arclc me parIait l'autre jour au marché ... Sa fille Julienne a
une belle dOL ..
- Au diable la dot, mère 1... Tu sais le peu
de cas que je fais de l'argent et des billets de
banque !...
.
- Et c'est bien ce qui prouve, une fois de
plus, ton inconséquence !. .. Si je n'étais pas
ln pour tout surveil ler à la ferme et m'occuper
9~ tes int0rêts, les choses iraient de mal en pis ...
lues un faible, un sentimental!.. . Nous vivons à une époque où les gens pratiques, seuls,
peuvent se faire une place avantageuse sous le
solei l !. ..
_. Mon Dieu, mère, ce n'est pas en entassant
les billets de banque que nous pourrons nOliS
estimer heureux .... J'attcnds de l'existence d'au-
�LE
cœUR DE
MINOUC. lJETTE
tres satisfa ctions plus efficac es 1. .. Les enfant s,
par exem pIe 1. .. .
. .
- Eh bien ! p Ulsqt\e tu parles SI bien des e.nfants il faudra b ien que tu assure s leur avel1lr,
leur éducat ion 1. .. Po ur cela, il en faut, de ~et
argent que tu dédaig nes avec une si e nfa~lI1e
dés involtu re .. . Songe q ue Bern adette et M tl ou
peuven t deveni r une demois elle et un monsieur 1. ..
- Je préfère les voir demeu rer fidèles à notre
petit coin de terre 1... Ce se ra it beauco up plus
rassura nt.. . Combi en ont voulu fa ire des messieurs et des demois elles qui n'ont réussi qu'à
deveni r des déclass és et des a igr is 1... Tu peu~
regard er autour de toi, les exemp les so nt leg ion !
- Sans doute, mais que tes enfant s a illent e n
ville, ou qu'ils restent à la fe rm e, il faudra de
toutes façons , dépens er pour les élever ; il sera
nécess aire que quelqu 'un s 'occ upe d'eux beaucoup plus assidu ment que tu peux le faire. E n
un mot, il co nvi end ra de son aer à te remar ier 1...
Mariet te avait soufflé la b~ugie,
elle s'ados.sa
contre. la rampe de l' escalie r, un e pâleur subite
envahI t so n visage . Immob ile dans les ténèbr es
elle attend ait, l'oreill e a u g uet...
La servan te éprouv a un la ncin a nt remord s . ElIe se dit qu'elle comme tt ait un e mauva ise act io n
en prêtan t ainsi l'orei'll e, pourta nt un e force irrésistible et mystér ie use la retena it ~ cct e ndroit.. . Tout près de là les ron(1em cnts so nores
des deux domes tiques se fa isai nt e ntend re, il s
avai nt suc~ombé
;'lu somme il à peine (-tendu s
sur leurs I1ts ... Mais M a ri ette ne s' inqui était
pa~
plu s d~
Polon a is que cie Paulot , ell e nt ' l1dalt la VOIX de Lou is Métay er qui protes tait,
trembl ante d' émotio n :
- Il n'a jamais été questio n que je me re-
�LE COEUR
OE MTNOUCUETTE
27
mari e, mère ... Q uand on a co nnu la femme aimante et bonne q u' était Jeanne, on ne songe
pas à lui donner un e remplaçante !.. . D'ailleurs,
Son souvenir demeure là, profondément gravé
dan s mon cœur !.. . Quand je pense à ell e, il me
semb le la voir encore sur ce lit de mort, toute
blanche da ns sa robe de mariée qu'elle avait demandé qu'on lui mît. .. Et je ressens a u plus
profond de mon être comme un atroce déchireme nt. Il me semble qu'un gr~
nd
trou, qu'un
vide s'est fait da ns mon existence et qu'il me
sera impossible de le combler !...
- Evidemment, je n'irai pas nier les mérites
de Jea nne qui fut une épouse et une belle-fille
modèle.. . Mais je crois bien qu'elle-même, si
elle était ici, te conseillerait de ne pas rester seul,
dans l'intérêt même des enfa nts ...
L es enfants, mais il s ne sont pas malheureux !. .. Ils o nt Mariette pour les soig ner et elle
s'en acquitte abso lum ent comme si elle était
leur maman !. ..
Ecoute, Louis, j'espère que tu n' as pas
pesé tes parol es 1.. Il ne sa ura it existe r aucune
analogie entre cette ass istée et Jeann e 1. . . Toi,
un Métayer, tu ne peux rien avoir de co mmun
avec cette fill e sa ns nom !.. .
Mariette rép rim a diflïcilement un sa ng lot, les
paroles que la fermière ve na it de prononcer
d'un e voix cinglante lui déchiraient at roce ment
le cœur. Pourta nt e ll e eut la force de rester encore ...
- Qui te parl e de comparer Mariette à Jeanne ? reprit Loui s, Et puis, quelle mou che te pique ce soir? Jam a is , je ne t'ai vue da ns un semblable état 1. .. Mariette nou s est dévo uée et fidèle ... Jadi s tu savais l'apprécier.
- Crois-moi, Louis, cette fill e n'est qu'une
ave nturière 1... Elle n'aspire qu'à devenir la
�maîtresse souveraine des Saules 1... Quand elle
aura réussi dans sa vilaine besogne, il ne me restera plus qu'à sortir 1. . .
. .
- Mère, protesta Louis Métayer avec ll1dIgnation, je me deman~
comment tu p~ux
parler de la sorte ... J'en SUIS persuadé, Manette demeure digne de toute notre estime, de toute notre affection 1. .. Jamais je n'oublierai tout ce
qu'elle a fait pour mes deux enfants 1. ..
- Aveugle que tu es 1. .. Ne comprends-tu
donc pas qu'elle essaie de parvènir à son but
par tes enfants 1... Si je te disais qu'ils me méprisent maintenant, les petits, qu'ils s'é~arten
instinctivement de moi comme si j'étais une
ennemie, une pestiférée 1.. . Ce matin encore, en
disant leur prière, ils demandaient à Dieu que
Mariette devienne leur maman 1... Et c'est cette
fille sans nom qui leur inculque ces idées, qui en
fait les jouets dociles, les instruments de son
ambition 1.. .
- Mariette ambitieuse 1.. Si la colère ne t'aveuglait aussi stupidement, mère ce serait à
. de nre
. ....
l
'
mourrr
Pendant quelques instants au cours de cette
discussion, Mariette se sentit Sur le point d'intervenir. En vérité Sa présence aux Saules dev.ena!t impossible, puisque Ursule Métayer nournssalt à son égard de si perfides intentions ...
La servante allait descendre les quelques marches qui la séparaient de la salle quand tout à
C?UP', un .sang 1Qt s , étrangla dans "sa gorge : partIr, c était abandonner à tout jamais les deux
enfants qu'e lle arec~iont
au plus haut point,
les deux enfants qUI constituaient sa seule raison de vivre 1.. . C'est pourquoi, en dépit de
la .honte. et du dégoClt qu'elle éprouvait de se
VOIr traiter de la sorte, elle préféra ne rien
laisser transparaître de sa détresse et de sa ('on-
�I.E
cœun
DE Mfl'iOUCnETTE
29
fusion .. . Pour Bernadette et pour Milou, elle
eût souffert les plus basses injures, les plus
odieux affronts.
Rompant brusquement avec
l'immobilité qu'elle observait, el le s'écarta à reculons, sur la pointe des pieds, soucieuse avant
tout de ne point éveiller l'attention de la mère et
du fils qui reprenaient ardemment leur discussion. Enfin, la main tremblante de Mariette se
tendit et étreignit la poignée d'une porte . Elle
était parvenue sur le seuil de sa chambre ; évitant de provoquer le mOIndre bruit, elle repousSa l'huis, se faufila dans l'entrebâillement, puis,
une fois qu'elle eût refermé la porte derrière ·
elle, incapable de dominer plus longtemps sa
détresse, elle se laissa tomber sur sa couche, et
se cachant le visage entre ses mains, elle éclata
en sanglots .. .
CHAPITRE HI
LA
Fl1n:
DE SAINT-ALBERT
Mariette dormit peu, cette nuit-là !... A tout
les propos échangés entre Ursule et
LoUIS Métayer lui revenaient à la mémoire, elle
se sentait implacablement tenaillée, tantôt par
son désir d'abandonner ce toit où la fermière la
considérait comme une intrigante, tanlôt par son
amour ardent pour les deux enhmts ... Les larmes coulèrent abondamment le long de son visage. Elle donna libre cours à sa douleur.
Âux Saules, tout dormait., les ronAements des
dom?stiques et le crépitement de la pluie contre
le tolt venaient seuls troubler le silence. La serVante se tourna et se rcloumu en vain sm sa
couche, toute moite de sueur. Les pensées les
plus troublantes tourbil\onnèrcnt dans son esprit ...
mon~et,
�30
LE
cœUR DE
MINOUCHETTE
Oui ce rtes, Mariette a imai t Louis Métayer,
mais j~mais
ell e ne s'était laissée gu ider par l'intérêt !... E ll e savait bien que toute union avec le
fils de l'orgueilleuse Ursule s'affirm a it imposs ible . alors, résignée, ell e avait dissimul é son
se nti~
ent
a u plus profond de son cœur , bien
persuadée que person ne ne violerait jamais son
secret. .. Et voilà que l'humbl e et naïve prière
des enfants avait éveillé les sO,upço ns de la fermière, l'ouragan s'était déc haî né . Le ciel si pur
se couv rai t de gros nuages noirs 1. ..
- Que fa ire, mon Dieu !. .. Q ue faire ? ..
Un déconcertant dilemme se posait impitoyablement à Mariette. Q ui l'emporterait chez elle,
de l'amour-propre ou de l' affection qu'elle éprouvait à l'égard de ses deux petits ? Parfois, ses
poings se crispaient. Comme elle en voulait à
cette fem me qu i s'acharnait à lui rendre la
situation intenab le !. ..
Pourtant cette exaspération et cette colèrE' ne
se prolongèrent pas ! Mariette n' était point de
cell es qui s 'aba ndonn ent à caresser des idées de
vengeance... U n se ntimen t d' im mense piti é
s 'emparait de so n cœu r. El le en venait maintenant à p laindre Ursu le de se compo rte r de la
so rte. Par quelles affreuses souiT ra nces moral es
la fermiè re ne devait-clIc po int passer, elle
aussi, depuis qu'Ile était dévorée par cette
atroce jalousie qui lui faisait perd re tout contrôle !. ..
Pendant combien de temps Mariette sc débattit-clIc avant de s'abandonner au som meil ? Tl
lui eCt té bien difTicile de s' n renclre compte ...
Le bfl lyant cocorico du coq de la basse-cour vint
la réveiller comme cho<]L1c matin. Hâtivement,
clle sauta à ba ' de Son lit, et son premier soin
fut de se précipiter vers la frnêtrc. Elle pe nsait
en cfTet à Milo u et à Bernadellc. Quell e décep-
�LE
c œ UR
DE
MI NOUCH ETT E
31
tion les deux enfa nts n' ép rouveraicnt-ils pas s i la
pluie co ntinu a it de tombe r à verse !. ..
s ' épanouit
P ou rtant, le v isage de ~lariet
qua nd, ap rès avo ir vivem en t repoussé et accroché les vo lets, elle constata q u' il ne p leuvait
plus . 0 h 1 cer tes, l' horizon ne présentait ri en
de LJi en e ngagea nt, le ciel deme urait bas, encombré de nu ages, un ciel « lavé )) da ns toute l' accepti on d u mo t, le d isque b la nchâtre d u soleil
se re Rétait da ns les innomb rab les fl aq ues qui
s 'éta laie nt da ns la co ur. ..
Ins tin ctiveme nt les reg a rds de la se rvante se
portèren t vers la D o urIe. Un p li inq uiet ri da son
front qua nd ell e s'aperçut que la riv iè re avait
da ngere usc ment g rossi a u cours de la nuit. S es
ea ux recouv ra ient encore p lu sieu rs hecta res de
pra irie, e t leur avance extrême a tteig na it un
point s itué à mo ins de q ua rante mètres des bâtime nts de la ferme. . . La do ub lc ra ngée des
sa u les baig nai t da ns l'ea u bo ue use et ja un â tre.
:U ri e brum e légè re Rottait a u-dessus de la p laine
lnond(·c .. .
- EIt b ien, l\J ar iette , nous n' a u rons pas besoi n d' a rrose r le potag cr, ce matin 1. ..
La vo i,' nas ill nrde de Pau lot fi t t ressa illir la
jeun e fil le . Dom in an t le se n timen t de gê ne et de
Co nfu s ion qu i l'assa il la it e ncore, elle s ' lTorça de
so urire t de d ire bo nj our élU dom 's ti Cl ue q ui
a tt nc1a it, déjà hab illé, ct q ui contempl a it, les
deux mains dads s s poc hes, les prog rès de la
cru e ...
- A lors, insista-t-il , o n va à la fête, Ma m' ze ll c
Mari I t e r ...
-. Mo n D ic u, o ui , je l'espère !. ..
- S i VO LI S vou li('z, on pou rrait a ll er en da nS{' r Ull e au p ar ]uet ? ..
- J e vous remercic. l)nu lut, repa rtit la serVa ntc .. . Vo us savez bi en qu e je ne da nse jama is .
�32
LE CWtJU lJ~
MINOtJCl'T~
Et puis, il faudra que je m'occupe surtout des
enfants !. ..
- C'est bon 1... C'est bon 1... Y a pas d'offense, boug~na
l~
d,om~stique
vexé . . To~t
ce
que j'en disaIs, mOl, c étaIt pour vous divertir 1..
Ce ne sont pas les femmes qui manquent à SaintAlbert !... Une cavalière de perdue, dix de retrouvées, et qui ne feront pas de manières, celles-là pour tournoyer ::tvec le grand Pau lot !.. .
Mariette ne répondit pas et se contenta de refermer sa fenêtre. Cette brève discussion avec
Paulot lui paraissait de fâcheux augure au début
de cette matinée, pourtant elle s'eiTorça de réagir. .. Avant de partir, il lui fallait s'occuper des
porcs, de la basse-cour, elle devrait aussi traire
les vaches ! Dix heures sonneraient bien avant
qu'elle ait fini 1.. ..
Une fois qu'elle se fÛt habillée comme tous les
jours pour vaquer à son habituelle besogne, Mariette descendit. A peine s'engagea-t-elle dans
la grande salle, qu'elle vit Ursule qui s'y trôuvait déjà :
- Dépêchons-nous, grommela la fermière,
nous n'avons pas un instant à perdre aujourd'hui 1. .. Je m'occuperai de la cuisine ...
MAariette se contenta d'acCJ~iesr
d'un signe
de tete; le masque de la fermIère demeurait toujours aussi rébarbatif que la veille. Dominant de
son mieux son émotion, la jeune fille prit deux
seaux et sortit; désormais elle ne pouvait plus se
faire cl' illusion, e1le avai tune ennel11 ie acharnée
aux Saules, une en~i
qui s'e~orait
par
tous l 'S moyens de lUI porter préjudice et qui
la contraindrait à partir peut-être avant qu'il
soit longtemps 1...
Parti r !... Mariette eut tI n haut-le-corps en
envistlge<1nt une telle possibilitr ... Son univers
à Ile, c'hait les Saules 1. .. Sortie cie là, que se-
�LE
cœUR
DE
MINOUCHI!TTIl
33
rait-ell e, sans le sourire de Bernadette, sans le
joyeux bavardage de Milou ? .. Elle subirait
tou t plutôt que d'accepter u ne telle perspective 1... Alors, cou rage usement, elle se mit à marcher vers la porcherie, ses gros sabots glissaient
dans la boue, en soup irant, elle s'en fut préparer le son qu'elle a ll ait jeter dans l 'auge avec
Un reste de lait caillé de l'avant-ve ill e.
Parfois, tout en poursuivant sa besogne, la
servante in spectait le ciel avec insistance. Combien ell e eût déploré en èffet le retour de la
plui e 1... Oh, certes, ell e s'accoutumait de tous
les temps, mais ell e songeait à la terrible déception qu'éprouveraient les deux enfants ... La
ft:te de Saint-A lbert 1. .. Ils en parlaient depuis
plus d'un mois 1. ..
Enfin, vers dix heures, Jankowski s 'en fut
préparer la carriole ; la Margotte, la jument des
Sa~l
es fut sor tie de l'écuri e pendant que toute
la maisonnée achevait de déjeuner d'un bon plat
de ha ricots au lard, agrémenté d'un morceau
de fro mage vieux ...
Les enfants, eux, ne tenaient plus en p lace, il
fallu t que Mariette se fuchât pour les faire manger, ils battaient des mains, énumérant déjà
les distractions qu'ils a ll aient trouver à SaintAI.bert ; en dépit des préoccupations qui les assal llaient, la fermière, son fils et la servante ne
pouvaient s'empêcher de sourire au spectacle de
.
cette joi très vive.
hnn n , Louis Métayer donna le signrtl du départ. .. Avec quelle joie les deux enfants s'Înstall è~ent
dans la voiture pendant quI'! le père s'efforçait de temptrer l'ardem de la jument trop fougueuse 1. ..
1 U:sule n'allait pas à S.,int-AlbPrt, elle gar(?rnlt la ferme avec le Polonais. S s lèvres sc
p1nc ren! C(uand ellc vil Mariptte pl" ndre ploer
�34
LE
cœUR DE
MINOUCIIETTE
dans la voiture entre les deux enfants .. . Elle
était bien jolie, la servante, sous son bonnet
blanc des filles du pays et .Ia fermière se sentit
de nouveau en proie à une féroce jalousie ...
Le dernier, Pau lot sauta sur le siège et s'en
fut s'asseoir auprès de Louis ; alors le fermier fit
claquer son fouet, la jument s'en fut au grand
trot pendant qu'Ursule attendait encore toute
songeuse, les sourcils froncés, sur le seuil.
- Dites au revoir à Marné 1 murmura Mariette aux deux enfants ...
Sans grande conviction, Bernadette et Milou
agitèrent les mains à l'adresse d'Ursule qui
leur répondit à peine, le visage toujours renfrogné. Elle resta ainsi immobile jusqu'au moment
011 la voiture eût disparu au détour du chemin ...
La carriole tanguait, violemment cahotée . A
chaque secousse, les enfants poussaient de petits cris effarouchés et se cramponnaient de toute
leurs forces ... Mariette, passant un bras autour
de la taille de chacun s'efIorça de les retenir. Et
ce furent des éclats de rire à chaque fondrière,
à chaque creux de terrain où l'eau jaunâtre rejai 1lissait sous le passage des roues 1. ..
. Enfin on abandonna le chemin bordé de prunelliers et d'aubépines. Les merles chantaient
dans les buissons, puis s'envolaient eITarouchés
par le tintinnabulement des grelots que Margotte
portait à sa têtière. Immobiles sur le siège, les
deux hommes ne parlaient pas ; leurs regards
s'attardaient sur la plaine voisine, aux 1roisquarts inondée par les caux de la Dourie. Tandis que la voiture s'engageait, sur la grand'
route de Saint-Albert, distant de moins de huit
kilomètres, ils pouvaient constater les ravages
de la crue ...
.- Rien ne dit que cela va s'arrêter encore,
grommela enfln Poulot, le rÏc·l demeure lou-
�LE
cœU R
DE
M I NOUCHETTE
35
jours bien sombre ... Ava nt de partir, j'ai consulté le baromètre . .. Il était à la pluic 1...
- Dieu veuille qu'il n' en tombe plus l repartit L.ouis, e n secouant tristement la tête . . . Il
Y aurait du malheur et de la misère pour tout le
monde, bien sû r !. ..
L e fermier dut s' interrompre pour faire obliquer sa jum ent vers la droite. Des autos passaient, n ombreuses, éclabo ussa nt la carr iole a u
passage ; partout a u bord de la route, dans les
fossés , on en tendait le m urm ure dc l'eau qui coulait à pleins bords. Be rn adette et Milou s 'étaient
mis à cha nter un canti que ... Mar iette les accompagnait de sa voix claire et joliment timhrée ...
Une demi-hcure durant, la randonnée se poursuivit sous Ic ciel bas et monotone; maintenant,
de c haqu e côté de la chaussée, la plaine était
transformée en un énorm e lac ... Des co rbeaux
piquaient des tâc hes noires dans les branches
dcs peupliers et des g rands chênes . Il semb lait
décidément que ces o iseaux de ma lh cur se fusSe n t abattus pa r légio ns su r la région inondée ;
on en voyait partout, et ;\ tout moment, on entendait leurs s ini stres cronsscments ...
Lcs enfants et leur amie s'arrêtèrent bientôt
ùe chanter ; le décor de cette eau qu i s'é tala it
n pr:rtc de vue, et :1 la surface de InCJuellc les
g rands arbres sc reflétaient comme dans un miroir, les impression nai t profonclémen t. Ce fut
bien pis cncore quand il s aperçurc nt quelques
g rangcs o u btllimcnts isolés qu i sc trouvaient
entourés dc toutes parts pm les caux ...
.
Dis, pnpa ! Si cela arr ivait aux Sau les?
Interrogea Mï lou, devcnu subitl'ment soucicux .
qu· ferions-nous ? ..
NOLIS circul erions en batcau, vo il à tout 1
r~pati
le ferlll icr cn cnveloppa nt Mnrgottc d'un
Vigoureux coup rie fouct. ..
�36
LE
cœUR
DE
MINOUCIIETTE
Mais l'eau entrerait dans la maison 1. ..
Nous ne pourrions pas rester 1
- Naturellement, nous ne pourrions pas rester, les poissons seuls seraient maîtres chez
nous 1... Mais rassure-toi, j'espère que nous n'en
viendrons pas là 1... Si la pluie s'arrête
pendant quelques jours, cette maudite DourIe
rentrera bien sagement dans son lit !...
Sans doute, ces déclarations ne suffirent-elles
point à apaiser les appréhensions des deux enfants, car ils demeurèrent muets jusqu'au moment où l'on parvint en vue de Saint-Albert dont
le clocher se découpait en flèche sur le ciel ... Sur
la route, les véhicules de toutes sortes et les
groupes se faisaient de plus en plus nombreux,
les paysans endimanchés se rendaient à la fête,
toutefois, Mariette et ses compagnons purent se
rendre corn pte que tous ces gens ne man ifestaient point la même joie bruyante qu'aux fêtes
précédentes... Il y avait de l'inquiétude dans
leurs regards et dans leurs propos ... La présence
des eaux dans les champs, la menacc de j'inondation venait tempérer leur enthousiasme; beaucoup songeaient à leurs habitations et à leurs
hestiaux mcnacés par la crue et aux mesures
<,oergiques qu'ils seraient peut-être contraints
de prtndre si le fléau prenait de plus menaçantes
proportions ...
Saint-Albert était pavoisé, mais la pluie avait
inondé les guirlandes et' les drapeaux qui pendaient, lamentables; couverts de roses artificielles,. des génévriers s'alignaient à intervalles régulier! de chaque c6té de la Grande Rue et de
la Place ; tics bandes de toiles, toutes dégouttantes d'cau, laissaient apercevoir trois mots aux
lettl'08 pour la plupart déteintos : Soyez les lJ1tmvewtt$ ...
Aux terrasses des raft-S ('t dt"vnnt I('s cabarets,
�LE
CœUl\
DE
MINOUCHET'l'P.
37
des groupes se formaient . On emportait des tables tout en consu ltant anxieusement le ciel ;
devant l'église, on préparait la procession, des
enfants de Marie hésita ient à hasarder leur ba nni ère hors de l'ég lise . Le curé et le sacristain
étudiaient le ciel nuageux, d'un air soucieux ...
Mais bientôt, au moment même oLI Louis arrêtait Margotte devant l'Hôtel du « Commerce
et de l'Ag ri culture réunis n, le joyeux carillon
des cloches commença de s'égrener, faisant s'envoler toute un e bande de pigeo ns qui gîtaient
dans le clocher de l'ég li se .. . Bernadette et Milou poussèrent de petits cris satisfaits, ils
avaient hâte de se rend re à la procession avant
de courir vers la lig ne de baraques qui étalaient leurs toile" toutes mouill ées penda nt que
quelques rares clients s'amusaient à décharget
des carabines Pla ubert su r les cibles de deux
tirs fo ra i ns ...
Lai ssa nt Louis et Paul.ot , qui devaient les rejoindre dans un moment, s 'occuper d'enlever les
har na is de la jument et de la co nduire à l'écurie
de l'h ôtel, Mariette prit les deux enfants par
la main et les e ntraîna vers l'é-glise . Les fidèles
étaient nombreux à l'intérieur du sanctuaire . On
allait, comme tous Îes ans, à l'occasion de la
fête patronale, promener les reliques du Saint
patro n de la cité ; cette a nn ée, la cé rémoni e allait revc:tir un e im portance C'xcep tionn ell e en
rai so n dll mauvais temps persistant el de l'inondation qui menaça it le territoire du canton et
en recouvrai t déjà un e partie ...
Le nombreux cortège s'ébra nl a donc avec sa
('foix et ses bannières tandis que les cloches contil1\lai ent de sonner à toute volée. Milou et Bernad et te s'étaient jo ints a u gro upe de leurs petits camarades, chacun portail un cierge, ct cette
solen nité, toute de rec ueill ement , ravissait les
�38
I ,E
C
~
UR
DE
MI NO UCHETT E
enfa nts, très fiers de passer sur la place et dans
les ru es voisines , et de s 'incliner devant les reposoirs mag nifi quement décorés .. .
Ma riette s'était mêlée à la foul e ; la pa uvrette
ne prêta it qu ' une a ttention distraite à ses vois ins et à tout le cortège . L es pa upières mi-closes,
ell e all ait, égrena nt son chapelet, pria nt avec
fe rve ur. Ja ma is la servante ne s 'était sentie en
proie à un plus viol ent désespoir ; les paroles
d' U rsule Métaye r lui revenaient sans cesse à la
mémoire , a ug menta nt son trouble et son incertitu de . Ses rega rds s 'embrum a ient de la rmes, et
il s ne s 'éclaira ient qu' a ux courts moments où
ell e atta rd ait un coup d' œ il à la dérobée e n directio n des de ux enfa nts q ui précéda ient de peu
le clais ab ri ta nt le Saint-Sacrement. E t, sans
do ute la p rière fut-ell e clo uce à so n cœur, car,
peu h peu, ses a ng oisses s 'apa isèrent, ell e se
sentit e n pro ie à un e très g ra nde séréni té .
Q ua nd le cortège se d is loqu a, Ma ri ette s ' empressa de rejoind re M il où et Bern adette, pui s
de reve nir avec e ux ve rs l'h ôtel o ù elle avait
laissé L ouis et le domestiq ue ...
L a jeune fi Il e ape rçut b ien vite le fer m ier ; il
d iscu ta it avec des paysans des environs. A peine
Mar iette l'e ut-ell e rejoin t, q u' elle s urp rit l'expressio n p réocc upée de sa ph ys ionomi e.
- Q u 'y a- t-il do nc ? in ter rogea-t-elle. Vous
para issez in q uiet ? ...
E n pe u de mots, L o ui s Métaye r ex pliq ua qu e
des bruits a larmants co urnie nt en v ill e a u sujet de la Ba nq ue de Solog ne et Ce ntre. Ce rta in s
ass un i ' nt q ue Sall1ara nu , le Directe ur, s 'était
e nfui en 8elg ique avec la caisse ...
- J' a i placé la plu s g ra nde pa rti e de ma
fort une ~l la Banque de So ~ og n e et Ce ntre , acheva Louis j a ussi, s i cet te no uve ll e se co nfirmait,
�LE
cœUR DE MINOUCBETTE
39
ce serait pour nous un coup dur, très dur même 1...
La jeune fille s'efforça de rassurer son voisin :
- Tl court tant de faux bruits dans la région !... Ce n'est pas la première fois qu'on annonce la faillite ou la fuite de Samarand ... Nous
avons pour le moment assez de motifs d'être inquiets avec la cr ue de la Dourie, sans en ajouter
d'autres ...
- Tu as raison, Mariette ; allons à. la fête,
ça nous changera les idées !...
Les deux enfants trépignaient d'impatience et
tiraient Mariette par les mains. Les chevaux de
bois commencaient en effet de tourner sur la
Grand'Place ;. les accents nasillards des orgues
de Barbarie faisaient entendre une véritable cacophonie que dominaient parfois les détonations
sèches des carabines dans les tirs et le grincement des roues des loteries ...
La foule se faisait de plus en plus dense. On
profitait de l'éclaircie. Le temps paraissait vouloir faire trêve, les femmes et les filles de la
région avaient mis leurs plus beaux atours,
c'était à qui ferait assaut de coquetterie ... On
s' interpellait joyeusement parmi les groupes, les
garçons voulaient e ntraîner leurs cavaI ières vers
les parquets où des couples commençaient déjà
de tournoyer...
.
Mais toute cette cohue ne détournait pas l'attention des deux enfants . Tls venaient de remarquer un manège cie petits cochons, jls voulaient h tout prix monter, aussi Mariette, dutelIe laisser Louis parmi la foule pour les accompagner et les installer chacun ;t califourchon
Sur lin magnifique goret à collier d'or. ..
Une demi-heure durant, Bernadette et Milou
oublièrent tout, s'abandonnant unifjucll1ent à
leur plaisir. Tout les enchantait, le Vé.lcnrlne des
�LE
cœUR
lJl'l
MINOUCUE'l'TE
orgues, les hurlements des sirènes des manèges,
le tangage des balançoires, la ronde fantastique
des autos ... Ils tournaient, le visage épanoui, et
Mariette, perdue parmi la foule, ne les quittait
plus des yeux, tant elle éprouvait de joie à les
voir aussi enchantés. .. Et, chaque fois, quand
le manège s'arrêtait, ell.e entendait la même
demande :
- Encore une fois, Minouchette !. ..
La servante prenait deux pièces de' vingt sous
dans son porte-monnaie et les tendait à Bernadette, puis la ronde folle et bruyante recommençait de plus belle. Tel un petit homme, Mi lou
talonnait vigoureusement son coursier; Bernadette, moins rassurée, se cramponnait au collier. ..
Il fallut pourtant se résigner à descendre et
se mêler de nouveau à la foule; encore tout
étourdis par b ronde qu'ils venaient de poursuivre, les ùellx enfants prirent chacun une
main de Mariette et se laissèrent emporter à travers le flot humain oui déferlait dans les deux
sens, le long des bar'~CJlIes.
Bientôt Milou, nanfi d'une crécelle, et Bernadette d'un mirliton,
s'amusèrent à tirer de leurs instruments des
sons assez peu harmonieux qui venaient encore
s'ajouter au tintamarre assourdissant de la fête ...
La fillette s'arrêta pourtant et hasarda un regard inquiet en arrière. Des ricanements se fa isaient entenclre; en eITet, trois jeunes gens venaient d'emboiter le pas à Mariette, ef, - pour se
moquer de la pauvrette, ils contrefaisaient ensemble sa démarche en poussant de retentissants
« coins-coins Il •••
La servante fit semblant de ne rien voir du man(-~c
dé'sobligeant du trio . Ce n'était pas la première fois, certes, qu'on se moquait de son in~
�LE CŒUR Dk:
MINOllOllETTE
tl
firmité, pourtant elle sentit Bernadette qui la tirait avec force :
- Oh ! regarde, Minouchette, ces méchants
garçons 1...
- Allons, viens, chérie ... Ne t'occupe pas de
ces sottises ...
Mais Bernadette ne se sentait pas d'humeur
à laisser infliger cet affront à sa Minouchette ...
Elle tendit un petit poing rageur en direction
des mauvais plaisants, puis esquissant sa plus
belle grimace, elle leur tira la langue. Cette
riposte eut aussitôt pour don d'exciter la verve du
trio qui se remit de plus belle à suivre Mariette
et ses deux jeunes compagnons. Leur petit groupe se grossit bientÔt de plusieurs unités j I~
plaisanteries assez peu spirituelles se succédaient à l'adresse de la pauvre Mariette qui devenait rouge comme une pivoine, pendant que
fusaient tout autour les rires peu indulgents des
badauds ...
La servante ne savait plus Oll se réfugier avec
les enfants, quand, tout à coup, une voix rude
domina les exclamations gouailleuses des mauvais plaisants :
- Alors, vous trouvez cela amusant ? ..
Vous êtes tous des imbéciles ! ...
Marielle qui venait de s'arr(!ter dl'Vilnt une loterie, tressaillit j elle reconnut tout de suite cette
voix, c'était Louis l\Iélayer qlli inlervenait ainsi, Louis qu'elle avait laissé une demi-heure auparavant, et qui venait de la retrouver. ..
Rires et pluisanleries cessèrent comme par cnbantcment j les regards des suiv urs s'arrêtèrent avec inquiétude sur le gars robuste qui faisait mine de retrousser ses manches ... Alors,
peu désireux d'en venir aux mains avec le fermier des Saules qui avait la réputation d'être
un costaud, les rieurs s'éclipsèrent les uns après
�42
LB
cœUR
DE
MINOUCHETTE
les autres sous les regards railleurs de ceux-là
même qui les appuyaient tout à 1'heure de leurs
sarcasmes ...
- Je vous remercie, Monsieur Louis ! balbutia alors la jeune fille ...
- Donne-moi le bras, Mariette, je suis bien
convaincu que personne désormaiS ne s'avisera
de te chercher noise l. ..
La servante obéit et prit le bras du fermier ;
son cœur battait bien fort en ce moment, elle
en venait presque à bénir l'incident grotesque
qui avait fait intervenir Louis Métayer en sa faveur, sa main tremblante s'appuyait sur la
manche du fermier qui se remettait à marcher
d'un pas alerte, défiant des yeux les derniers
rieurs qui s'empressaient de se détourner sur
son passage et de reprendre leur sérieux . ..
Louis et Mariette franchirent ainsi quelques
mètres. Auprès d'eux, Milou et Bernadette
riaient de bon cœur. Ils étaient fiers de leur papa qui avait réussi, à lui tout seul, . à faire ntendre raison à cette bande de galopins . Oubliant l'incident gui venait de se produire, ils
s'apprêtaient à regarder les cibles animées et
amusantes d'un tir, quand tout à coup, Louis
Métayer se retourna .. . On l'interpellait tout près
de là.
- Eh, Louis !... Tu es bien fier aujourd'hui !.. .
Le fermier r connut bientôt parmi la foule Mathieu Grandgarde, un propriétaire des environs
de Saint-Albert, qui (·tait en même temps vicepr{'sident du Syndicat agricole de la région.
Aussitôt, il écarta la main de la jeune fille qui
r posa it Sil r son bras :
- Tu permets, Mariette ... Je te laisse les
enfants !... TI faut <lu' je parle à Mathieu !...
La servante se recula à regret, maudissant )'in-
�LE
cœUR
DE
MINOUClTETI'E
43
tervention de Grandgarde qui venait interrompre
fâcheusement le grand plaisir qu'elle éprouvait
d'avancer ainsi côte à côte avec Louis et ses
deux petits ...
- Soyez tra nquille ! murmura-t-elle .. . Je ne
les qu i tte pas de vue !.. .
- Si je ne te retrouve pas d'ici une heure,
rendez-vous à l'hôtel !.. .
- Entendu, Monsieur Louis ... Je serai à
quatre heures à l'h ôtel avec les deux enfants !...
-- Et s urtout, s'il pleut, ne restez pas dehors,
le temps n'est pas sOr!
Ces recom mandations s'affirmaient superflues .
Mari ette était habituée depuis lon gtemps à veiller sur Bernadette et sur Milou. D'un ges te instin ctif, ell e prit chacun des enfa nts par une
main, puis elle regarda Louis fendre assez diiTici lement les flots de la foule pour rejoindre celui qui l' avai t a ins i interpe llé . Elle fronça légèrement les sourci ls, quand e ll e vit, aup rès de Mathieu Grandgarde, un grand gaill ard au visage
anguleux et bronzé encad ré d'une courte barbe
grise, la s ilhouette d'une jeune fille ... C'était
Ju lienn e, la fille du propriétaire . V êtue à la dernière mod e et outra g usement fard e, elle atl ~ ndait,
auprès de son père, observant avec plaiSir Loui s qui se disposait à la rejoindre .. .
- Eh b.ien, tu viens, Minouchelte ? .. .
Mariette se détourna bru sq uement à ce ra ppel
à l' ord re de Bernéldette_ .. Cette renca n tre ne lui
disait ri en qui vail le, toutefoi s , elle domina rapidemen t sa gêne et s'efforça de sou rire aux deux
e ~fant
s qui commc nçaie nt à s"étonner de son hé'lI talion ...
01'1 nOliS cmm 'ncs-t u, Minouchette ? 111terrogea Hn xi 'liseme nt 11iloll ...
- !\ la lot rie J arisicnne ... Venez, mes ché-
�!.Il
cœu fi
IJE: MIi\OUt:.HE'l'!' 1!
ris, nous allons essayer de gagner quelque chose 1...
Mariette et ses deux jeunes compagnons se
perdirent de nouveau à travers la foule ...
CHAPITRE IV
JULIENNE.
- Eh bien 1 Louis, mes compliments,
je
constate que tu es au mieux avec ta servante l..
Mathieu Grandgarde accueillait le fermier par 1
ces paroles ironiques et tout en lui tendant une
main large comme un battoir. Louis hésita avant
de répond re à son geste :
- Je ne vois pas en quoi j'ai pu prêter le
flanc aux railleurs, déclara-t-il en serrant la
main que le propriétaire lui offrait... Ce que
je viens de faire, je l'eusse fait pour n'importe
quelle femme, pour n'importe quel infirme 1...
Je déteste les gens qui trouvent matière à plaisanter dans les souffrances et les difformités
d'autrui 1...
- Je disais cela pour te taquiner, mauvais
coucheur, tu sais Gien qu'à Saint-Albert, on fait
courir certains bruits sur toi et sur la Mariette :
on assure parfois que vous êtes du meilleul'
bien 1. .. Après tout, ça te regarde, il faut bien
que jeunesse se passe, d'autant plus que l'existence n'a pas été pou r toi bien sou riante !. ..
- Ces racontars ne sont que pures calomnies 1
riposta le fermier, piqué au vif par ces nouvelles
insinuations de son interlocuteur. Il est à souhaiter que toutes les jeunes filles de Saint-Albert soicn l aussi respeclab les et allssi hon nêteS
que Mariette. La morale et les bonnes mœurs seraient certai nemen t moi ilS sOlive nt ofTensées !. ..
- Ne t'emballe pas, Louis, je me doutais bien
�LE
CŒUn
DE
MINOUCUETTE
45
que tout cela ne constituait que des disettes et
des menteries 1... Mais tu ne vois donc pas
Julienne ?.. Elle est pourtant heureuse de
te rencontrer! Il Y a bien longtemps qu'elle
n'a eu ce plaisir 1. .. On dirait véritablement que
tu nous boudes depuis quelque temps 1...
- Depuis la mort de ma chère Jeanne, vous
savez bien que je ne vais nulle part ; je ne sors
plus des Saules que pour me rendre aux foires
et aux réun ions du Svndicat !. ..
- Aux réunions du
Syndicat, nous nous
Voyons, certes, mais tu ne rencontres pas Julienne!... Je t'assure qu'elle est bien satisfaite
d'avoir pu enrtn te découvrir aujourd'hui 1...
Pendant que Mathieu s'exprimait de la sorte,
Louis se tournait vers la jeune fille et prenait
la main gantée qu'elle lui tel'ldait. Julienne esquissa un large sourire, ses regards verts étincelèrent entre les longs cils noircis.
Tout en serrant la dextre de sa voisine, le fermier éprouva dès le premier abord une assez
fâcheuse impression ... Julienne avait trop de
rouge à ses lèvres, et la couche de fard qui recouvrait son visage lui parut tout de suile un
peu épaisse ... Une odeur persistante de muguet
dont elle s'était parfumée l'incommoda tout de
Suite ...
Pourtant, la jeune fille ne sembla pas s'apercevoir de l'hésitation du nouveau venu, sa voix
chantante s'éleva, un sourire engageant épanouit
Sa physionomie :
- Je n'ai pas oublié que nous jouions en~embl,
Louis, quand nous étions enfants 1. ..
fe rapelc~-tu,
tu venais toujours me protéger
quand les autres voulaient me taquiner ou me
battre ...
- Je me souviens en effet! repartil Louis,
toujours <l~ge7.
gêné ...
�46
LE COEUR DE MINOUCHETTE
- J'ai pu me rendre compte tout à l'heure,
que tu étais toujours aussi chevaleresque . .. Mais
ce n'est plus maintenant avec la même partenaire 1... Et c'est dommage, car j'avais grand
plaisir à me trouver avec toi, Louis, grand p laisir 1. .. C'est pourquoi j'espère que nous allons
reprendre désormais les bonnes relations d'autrefois 1... Il paraît que tes deux petits sont
si gentils, qu'ils te ressemblent de façon frappante 1. .. Je serais bien heureuse de les connaître, de les gâter un peu !. ..
Julienne avait parlé lentement, il semblait
qu'elle prît plaisir à s'entendre. Louis, qui s'était
remis à marcher à sa droite, n'avait pas cherché à l'interrompre. Il éprouvait toujours cette
même impression de malaise. Les propos de sa
voisine lui paraissaient comme affectés ; comme il était loin de la sincérité de sa Jeanne q ua nd
il la fréquentait avant son mariage 1. ..
- Vous êtes bien aimab le ... infiniment a imable, balbutia-t-il.. .
- Comment 1. .. Tu ne me tutoies plus 1...
- C'est que, comme votre père le disait tout
à l'heure, nous ne nous sommes pas revus depuis
si longtemps . Et puis, tant d'évènements se sont
succédé ...
- C'est vrai 1... Comme le temps passe 1...
Durant les quelques minutes qui suivirent, le
fermicr et la jeune fille continuèrent de parler.
Mathieu Grandgarde avançait immédiatement
derrière eux, parfois un sourire malicieux efflcurait ses lèvres charnues quand il voyait Ics drue<
jeunes gens côte à côtc ...
- Dé-cidément, j'avais bicn raison !. .. lis feraient un joli couple! se dit-il cn caressant S:l
barbe d'un geste qui lui était familier ...
Sans paraître s'intéresser aux baraques qUI
se succédaient, le proi,~t\c
sr lais5:1it e1l1-
�LE
cœun
DE MINOUCllETTE
47
porter au gré des remous de la foule bruyante,
il laissait vagabonder son imagination, une
perspective qu'il caressait depuis un certain
temps déjà s'imposait à son esprit. La rencontre
de Louis lui faisait entrevoir la possibilité d'un
mariage du veuf et de sa fille. Julienne avait
vingt-sept ans en effet j à deux reprises, il avait
été question de la marier, mais son caractère capricieux et surtout sa coquetterie et ses exigences avaient écarté les prétendants possibles .. .
Maintenant qu'elle avait coiJTé depuis un certain
temps déjà la Sainte-Catherine, Julienne se montrait infiniment moins difficile. L'idée d'épouser Louis ne lui déplaisait pas.. . Certes, sa
dot pouvait lui permettre de se marier avec un
plus riche propriétaire, mais ses récents échecs
l'encourageaient à saisir la première occasion qui
se présenterait ...
Mathieu Grandgarde se félicitait donc de cette
rencontre. A plusieurs reprises, à la suite des
réunions du Syndicat agricole, il avait essayé
d'entraîner Louis aux Glycines, sa propriété,
mais le fermier s'était toujours excusé ... Cette
fois, le père de Julienne se promettait bien de
jouer serré pour assurer l'avenir de sa fille ...
La rencontre de deux amies qui interpellèrent
Julienne permit à Mathi eu de mener à hi en ses
projets j laissant sa fille discuter avec les nouvelles venues et lui adressant un regard d'intelligence,11 prit le bras de Louis et l'entraîna:
- . e trouves-tu pas qu'il fait soif, Louis ? ...
- Mon Dieu, VOliS savez bien que je ne fréquente guère les cafés !...
- U Ile fois n'est pas coutume ... Et puis nous
ne fêtons pas la Saint-Alhert tous les jours !...
- Pourtant, les enfants ...
- Les enfants ont la servante auprès d'eux ...
Tu sembles avoir assez de confiance en cette boi-
�48
LE
cc.mu
DE MINOUCfiETTE
teuse pour ne pas t'inqui éter de ta progéniture ...
Allons, viens au Café de la (( Jeune France ll •••
J'aperçois une table libre à la terrasse !. .. Nous
pourrons bavarder tout à loisir pendant que
Julienne fera le tour de la fête avec ses amies l. .
Bon g ré mal gré, Louis dut se résigner à
accepter. Tout compte fait, il préférait le voisinage du père à celui de la fill e. Il demeurait encore sous le coup de la mauvaise impression que
lui avaient causée les paroles de Julienne e t
ses attitudes par trop affecté.es ...
Les deux homm es serrèrent quelques mains de
paysans attab lés devant le café, pui s ils vinrent
s'asseoir à une table derrière les fusains svmétriquem ent alignés. Tout autour on ne p ~ r1ait
que de la crue et de la persistance des pluies .
Une fois les consommations servies, Louis se
disposait à a ig uill er la conversation sur les méfaits de l'inondation de 1922 qui, estimait-il,
pourrait fort bien se reproduire, quand Mathieu
l'arrêta d'un geste :
- Je suis heureux de t'avoir à côté de moi,
Louis ... Depuis lon gtemps déjà, il y a quelque
chose c]ui me chicane, quelque chose que je voudrais te con fier...
'
- Parlez, Mathie u ... Je vous écoute 1...
L ouis se sentit passablement intrig ué par l'express ion sérieuse qu' em pruntait à ce moment so n
interlocuteur. D'ordinaire, le propriétaire était de
nature plus plaisante et plus jovia le . ..
- Ça y est J pensa Louis ... TI va me demander de lui prêter de l'argent J Je croyais pourtant que ses affaires marchaient superbement et
qu'il avait réalisé de sérieux bénéfices ...
Mathieu vint rapidement détromper son compagnon, accoudé à la table, il se pencha, regarda autour de lui afin de s 'assure r que nul nc
�I
LE
49
COEUR DE MINOUCHETl'E
pouvait surprendre ses propos, puis il murmura
à voix basse :
- Dis donc, Louis, ne commences-tu pas à
en avoir assez du veuvage ? ...
- Mon Dieu, repartit le fermier, pris au déPourvu par cette question à laquelle il était loin
de s'attendre, je me trouve parfaitement heureux
Comme je suis !. ..
---: Décidément, tu n'es pas difficile !...
Et comme son interlocuteur esquissait un ges~e
de protestation, le propriétaire des Glycines
Insista :
-- Je sais bien 1... Tu vas me dire que la vieille Ursule est là, et puis aussi cette perle rare
dont la présence fait bien jaser à ton sujet dans
le pays, mais songe bien que tu as à peine trente-trois ans 1... Tu es encore en pleine force !.. .
1'u peux faire le bonheur d'une femme 1. ..
- En vérité, Mathieu, j'ai trop connu de bonhellr avec ma défunte Jeanne pour chercher à
('n épouser une autre .. . Je demeure obstinément
fidèle à son souvenir !...
- D'accord, cette fidélité est à ta louange;
POurtant elle risquerait à la longue de se transformer en bêtise 1. .. Ta défunte ellC'-même te
COnseillerait de ne point rester ainsi, de te refaire
lin foyer 1... Tu as beau compter sur la mère
l Sur la servante, tout cela ne vaut pas une
eOlme gentille et aimanle que l'on épouse de\rant Monsieur le Curé et Monsieur le Maire !
l~ncore
quelques années et tu regreLteras, bien
~ùr,
d'être demeuré ainsi, comme tin solitaire à
la ferme des Saules, mais, à ce moment, il sera
fl'Op tarc! 1... Les jeunes filles n'aiment guère
es. cheveux blancs 1...
lh:-- Je ne le croyais pas « m<lngollnier », Maleu 1... ] 'ignorais que tu eusses toi aussi la
ll1anie de faire des mariages 1. ..
r
4
�50
LE
CœUH DE MINOUCIIETTE
Je ne suis pas « mangounier II pour un sou,
et je t'assure que, jusqu'ici, je ne me suis jamais mêlé des affaires matrimoniales d'autrui,
mais c'est uniquement dans ton intérêt que je
parle ... Tu sais que j'ai depu is lon gtemps pour
toi beaucoup plus que de l'amitié ... Un parent
proche ne me serait pas plus cher. .. Alors, je
te dis qu'il faut te tirer de l'ornière et t'orienter
vers la se ule vo ie raisonnable, celle du remariage 1... La vieille Ursule, je le sais, ne serait
pas mécontente de te voir prendre une décision
à ce sujet, je lui en ai touché un mot l'autre
jour quand je l'ai rencontrée, et puis cela te
permettrait de te débarrasser de cette fille dont
la présence à tes côtés a limente trop souvent de
méchants racontars. Tu trouverais là une ex- I
cellente occasion de faire taire les mauvaises langues L ..
Louis ne put réprimer un haut-le-corps ...
- Chasser Mariette L .. Vous n'y pensez pas.
Mathieu L .. Vous ne parlez pas sérieusement. ..
Et les petits dont elle s'occupe avec tant de dévouement ?
- Ta seconde femme s'en occupera à son
tour. .. Ce sera son rôle 1...
- Ce ne seront pas ses enfants ;\ elle 1... Je
sais que les belles-mères n'afTectionnent jamais
beaucoup les enfants du premier lit 1...
- Ta Bernadette et ton Milou sont-ils mieuX
les enfants de cette boiteuse ? ..
- Ce n'est pas la même hase !. .. Mariette
les a toujours connus, toujours aimés, toujours
choyés 1. ..
-- b tu t'imagines que celte [dIe possède
l'exclusivité du dévouement ? Tu la crois indispensable !. ... La vieille Ursu le me disait ellemême que, si elle demeure aux Saules, 'est uniquem nt parce C]u'elle a une idée de derrière la
�LE
cœ UR DE !I11NOUCUETTÈ
51
tête 1. .. L'intérêt seul la retient 1...
- Mat hieu, si vo us voulez demeurer mon
ami, je vous défends de parler de la sorte et
d'ajouter foi à de honteuses calomnies !...
Louis prit la manche de so n interloc uteur, sa
main serra avec force le poignet du propriéta ire des G lyc ines qui modu la aussitôt un léger
s ifflement :
- Tiens !... Tiens !... Tu t'emballes joliment, mon garço n, au s uj et de cette Mariette !..
Est-ce que par hasard les racontars ne seraient
pas tout à fa it fa ux ? ...
-- Que voulez-vous insi nu er? ...
A u ton qu' empr untait à ce moment Louis,
.1athieu comprit qu'il serait dangerellx de pours ui v re plus longtemps l'entretien s ur ce sujet,
aussi s'efforc,.'a-t-il de battre rapidement en retra ite :,
- Ce que tu es susceptibl e, tout de même !...
On ne peut pas t'adresser la mo indre observati on 1... La mouta rde te monte au nez tout de
su ite !.. .
- Je défends qu'on dise du mal de Mariette
dont je n' a i jamais suspecté la bonne foi ... Vo us
m'obl ige rez en ne faisant point à notre servante
la moi ndre a Il usion fâcheuse 1. ..
- Comme il te plaira, 1110n garço n !... Et ce
sera tant pis s' il t'arrive que lq ue désagrément,
ma is passo ns à un a utre point de vue ... As-tu entendu pa rl er des bruits qui cou rent s ur la
Banque Samarand ? ..
- Mo n Dieu, oui, mais cc n 'est pas la premi ère fois qu'on raco nte que le hanquier s'est
s ui cid é- ou q u'il s'est enfui en Belgique !... A utant en empo rte le ven t !...
- Si III veux Illon avis, Louis, lu devrais a pporter rlus dcréance à ces bruits qui me semblenl provenir de sources sérieuses ... Tu as dé-
�LE
COE'Ul\ DE MINOUCllETTE
posé la plus grande partie de ta fortune chez Samarand ? ..
-- Je déteste l'argent qui dort. .. En effet. Samarand a actuellement les quatre cinquièmes au
moins de mon capital et de mes actions .. .
- Eh bien, voilà justement une autre raison
pour laquelle tu ferais bien de ne plus faire la
sourde oreille quand je te donne des conseils 1.. .
Tu serais marié à une femme qui possède une
jolie dot et qu i dispose d'une fortune personnelle
assez rondelette, tu te trotlverais à l'abri de la
tourmente ... Si Samarand a effectivement levé le
pied, ce qui peut se confIrmer d'un moment à
l 'autre, te voi là gros Jean comme devant 1. ..
Eh bien, retiens bien ce que je te dis, même s'il
t'arrivait celle catastrophe, je connais quelqu'un
qui serait fier de t'accorder son concours le plus
désintéressé et qui s'estimerait heureux cie faire
dé toi son gendre 1
Et, avant même que son compagnon interloqué ait pu lui poser une question,
Mathieu
Grandgarde se frappait la poitrine à plusieurs
reprises :
- Eh bien, gTand nigaud !.. . N'as-tu pas deviné qlle le beau-père en question, c'est moi, et
que la femme en perspective n'est autre que
ma Julienne ? ..
Louis ne répondit toujours pas. A vrai dire,
depuis un moment, il s'attendait à cette déclaration j le propriétaire des Glycines, se faisant
de plus en plus insinuant, se pencha vers lui :
- Tu sais, c'est un lJeau hrin de fille, ma
Ju lienne 1. .. Ils sont nOll1breux à Saint-Albert.
ceux qu i lui ont fait la cour 1...
Mathieu oubliait d.c dire en s'exprimant ainsi,
que ces mêmes galants à qui il faisait allusion,
s'étaient les pre1l1iers retirés dès qu'ils avaient
obtenu certains renseignements assez 0difanr!~
�LE
COEUR nE MINOUCIIETTE
53
concernant la conduite un peu volage de Julienne Grandgarde ... Père indulgent, et ~i emI-, ressé
qu'il fÎlt à pr~te
une oreille complaisante au~
racontars relatifs à autrui, le propriétaire ig"norait sans doute les raisons exactes qui avaif'nt
contraint son unique héritière à coiffer SainteCatherine ...
- Julienne aura trois cent mille francs de
dot, mon garçon, poursuivait le propriétaire ...
Entends-tu, trois cent mille francs ! C'est une
jolie somme et qui ferait admirab lement dans ton
budget 1. .. Plus de soucis au sujet de l'éducation de tes enfants L .. Tout irait comme sur des
roulettes, en supposant même que le citoyen Samarand a it passé la frontière. Et puis, n'oublie pas qu'à ma mort, Julienne héritera du domaine des Glycines et de la Locaterie ; cela fait
so ixante hectares en tout, tous cultivables, sans
compter le petit mou lin de Joviette sur la DourIe
qui me rapporte bon an mal an, un fermage de
six billets ... Eh ! Eh ! il a su faire ses aJTaires,
le père Mathieu Grandgarde 1... Julienne en recueillera tous les fruits, mais j'ajoute que j'espère bien que cela SE' fera le plus tard possible!
Je n'éprouve aucune envie de casser ma pipe !. ..
Math ieu laissait échapper un gros rire et gratifiait Louis Métayer d'une tape amicale sur
l'épaule, puis, comme le fermier ne disait toujours rien, paraissant absorbé dans de profondes
pensées, il reprit après avoir avalé d'un seul
trait la bière qui restait clans son demi :
- 1\lors, ça te la coupe, petit 1. .. Tu ne t'imaginais pns que l'aITaire fût de cette importan~e
!... Mais, que veux-tu, il y a belle lurette que
Je me dis que, Julienne et toi, vous feriez le
couple le mieux assorti du pays !... Mais, naturellement, si ma fille devient Madame Métayer, plus de boiteuse aux Saules !... Tu con-
�54
LI::
ca,uu DE MINOUCHETTE
nais mon influence, j'ai des relations dans la
région, on te la placera, ta Mariette, si tu conserves des inquiétudes sur son aven ir. .. Et je te
donne ma parole qu'elle ne sera pas malheureuse ; cependant pour faire cesser les racontars,
il est absolument indispensable qu'elle soit écartée de ta maison ... Ta mère elle-même le souhaite !... S i la servante est aussi brave que tu
veux bien le supposer, elle s'effacera d'elie-même . Et tout ira pour le mieux dans le meilleur
des mondes 1. ..
Mathieu Grandgarde parlait abso lumen t comme si j'affaire était co nclu e et comme si Louis
lui ava it déjà accordé son con sentement ;
- C'est mon vieil ami Aristide, ton défunt
père, qui serait content !. .. Il me disait même,
avant que tu te maries, qu'il espérait Julienne
comme bru. Mais pourquoi demeures-tu muet
comme une carpe? C'est la digestion qui ne va
pas ? .. Tu ne Ille feras pas l' affront de me refuser. ..
- Je ne refuse ni n' accepte, repartit enfin le
[erm ier, s' arrachan t à ses profondes pensées ...
Vous comprenez pourtant qu'il faut me laisser
le temps de la réflexion ... U n mari[lge ne se
bâcle pas de la sorte h la terrasse d'u n café !. ..
IVIath ieu allait insister, quand tout à coup, il
aperçut Julienne gui se dét.:1chait des groupes
pressés des badauds t qui se dirigeait vers le
Café de la « Jeune France )) ... Pendant quelqu es
in stants, la j'une fille <.'-cllang a un rapide coup
d'œil avec son père j sans doute s'il11aginaitcll e le genre de conversation qui vena it de se
poursuivre... Le propri ~taire
lui répondit par
un encourageant sourire.. .
lors Julienne se
rapprocha de Louis qui "tait e n train de vider
son verre ;
- Alors, Louis, me feras-tu l'amaLilité de
�LE
cœ UR DE
M I NOU CIJETT E
55
m' emm ener danser au pa rq uet ?
La premi ère pensée q ui vi nt à l'esprit du fermi er fut de se dérobe r. Toutefois, le souvenir
des relations am icales q u 'avaient to uj ours entretenu es so n père et Mathi eu Grand garde l'empêc ha de répo ndre par la négative.
Penda nt q ue Mat hi eu régla it les consommation s e t se· levait, il décla ra :
-- C'est q ue je n' a i pas dansé depuis la mort
de Jeanne ... Alors vo us compre nez ...
- Encore un e fo is, te décideras-tu à me tutoyer ! . .. Tu vas m' accompagner. Je t' enl ève 1..
- E h bie n, c'est entend u, je vi ens 1. ..
Louis se rés ig na donc à s ui vre la jeu ne fi lle
qui l'entraî na it, tri omphante, penda nt q ue Mathi eu, debout entre deux :Qusains, les pouces
aux ento urnures de son g il et, ne po uvait s'empêc her de murm urer en souriant :
- Je l'ai touj o urs di t 1. .. Ils feront un coupl e
splendi de 1. ..
CITAP IT R E V
MAl S QUELQU ' UN TROUBLA LA FQTE
Oh , regard e do nc, Min ouchette, cette mag-nifi q ue auto 1. ..
Ma ri ette s 'éta it ar rêtée s ur le hord du trottoir avec les de ux enfa nts . Las de sou ff ler à
tour de rô le da ns le mirlito n et de fa ire tourn er
la c r ~ce l e , il s entama ient ft bell es dents des
Cha usso ns aux pommes 'lue ve na it de leur ac hcte,r la serva nte ... E t vo il à Ciue, s ur la cha ussée,
P~ l otée
pa r un chau ffe ur tout de bl a nc vêtu , le
Visage diss im ul é 5011 5 des lun ttes, a ppa rut un e
Somptueuse Ro ils qu i v int se rangc r a uprès dcs
nom breuses vo itures parq uées au près de la
Gra nd ' Pl ace ... D a ns la voiture, un jeune g ar-
�IX
CUZUR
DE
MINOUCllETT E
çon d'une quin.zaine d'années, élégamment vêtu
se trouvait assIs ...
- C'est le fils des Américains qui ont acheté le ch<1teau des Tuilières, hasarda un paysan
qui se tenait à la droite de Mariette .. . On dit
que ces étrangers sont im.m.ensément rich e~
e ~
qu 'ils achètent un tas de vletlles choses .. . A m Si
ils ont payé vingt mille francs un vi eux bénitier qui se trouvait dans la Cour des Méténier !..
VOliS parlez s'ils ont de la chance, les Méténier ma petite, vu q u'ils avaient déjà p'agné
cinq mille francs à la Lote.ri e Nation
l e~ . Ce
sont tOUjours les memes qUI profitent !.. . y a
pas de justice 1.: .
La servante la Issa son compagnon maugréer
tout Q lo is ir et citer de nouvea ux exempl es de la
chance in solente des Méténier, le jeun e garço n qui occupait la Ro\1s venait de sauter à bas
de sa voiture; coiffé d'une casquette claire, vêtu
rl'un hnicherlloc1<er, il fa isait un assez violent
contraste avec les paysans end im anchés qui encombraient la place. Pourtant, sans même se
rend re compte de l'affluence, il adressait quelques ordres en anglais à So n chauffeur, puis
d'un pas d('lib{oré, il se dirigeait vers la baraque
de tir, vo is in e cie l'endroit Oll Mariette stationna it [Lvrc les deux nfants:
- Vite, Minnl!c!1ctte !... On va voir tirer
l' Américai n I. ..
JU Sflu 'ici, Bernadette n'avait prêté qu'une
atten tion distraite aux clients <lui se pressaient
devant le stand, mais, du momen t qu'il s 'a g is~
sa it d'lin J\m('rica in, ccln dr.vait être certain('~
mcnt lwaucoup plus int(-rcssant ... J ,;( jcune fille
ct ses jcunes amis vinrent donc sc pl a ~
cer au premier ra ng, tandis que le nouveau venu
s'emparait d'une carabine Flaubert, qu'il cxa~
minait minutieusement, puis, prenant un hil~
A
�LE CŒUn nE MINOUGIlE 1 ré:
57
let de cent francs dans son portefeuille, il le plaça sur le comptoir et demanda :
- Des ball es pour cent francs, qlûch!y / .. .
Le jeune garçon parlait très mal le. français,
aussi ses voisins purent-ils difTicilem<'l1t le comprendre, mais la patronne du tir s'arrêta. Médusée par la demande de ce singulier client, h:ltivement elle plaça devant lui toute la provision
dt' balles qui lui restait. Flegmatique, )' Arr,c.ricain chargea son arme, puis épaulant méthodiquement, il visa la r::w gée des pipes qui s'alignaient toutes blanches sur le fond noir de ia
baraque ...
Paf 1. .. La balle adroitement dirigée s'en fut
C:lsser une ?remière pipe. Emerveillés, Mi lou ct
BeJ:nadette battirent des mains pendant u,ue les
cuneux s'approcha.if':J.t du stand, de plus en
plus nombreux ...
Paf 1... Paf 1... Paf !. ..
Les unes après les autres les pipes volèrent en
éclat, le tireur faisait preuve d'une adresse et
d'un coup d'œil vra iment déconcertants 1... La
patronne commencait à se sentir inquiète pour
Ses cibles. En vai~
ofTrit-elle de rendre la monnaie, l'Américain demeura iné»ranlable ; chaque fois qu'on lui agrafait au revers de son veston un petit ouistiti multicolore ou lIne médaille
de bon tireur, il se contentait de déclarer « O.
{ ( . )j ••• Puis, impassible, il épaulait de nouveau
l~ F laul,ert. Ce n'était plus un tir, mais un vénlable jeu de massacre ...
Les lInes après les .'lutres, toutes les pipes disparurent, comme volatilisées, puie;; celles qui
se trouvaient placées sur des tournIquets ou su r
des jets d'eau, volèrent en éclats à leur tour ...
Des acclamations enthousiastes saluaient charrue
nouvel exploit du jeune garçon, qui, flegmatique, ne semblait pas apercevoir les regards ad-
�58
LE
cœUR
DE
MINOUCHETTE
miratifs qui convergeaient vers I,ui ... Et chaque
fois il ponctuait d'un « A ll Rtght » ou d'un
nou~el
« O . K. » le résu l tat à la fois remarquable et encourageant de son tir. ..
Bouche bée, Bernadette et Milou ne . quittaient plus des yeux ce déconcertant VOlStn ...
L'Américain leur semblait sort i d'un de ces
contes de fées que leur racontait Minouchette a u
cours des longues veill ées d'hive r... Sa carabine n'était-elle point semblable à la baguette
magique de l'e nchanteu r Merlin o u de la fée
Carabosse 1. ..
- A tou s les coups, l'on gagne, go uaill a un e
voix 1. ..
Maintenant le tireur s'amusait à faire des cartons, souvent il mettait e n plein dans le mille ...
TI éta it devenu la grande attraction de la foire,
le public désertait les loteries et les tirs vo is in s
pour admirer ce phénomène dont on pouvait co ntempler les exploits sa ns avoir à payer un seul
cen tim e ...
- Pas d'erreur, quand ce gaillard-l à aura le
droit de chas e, opina un petit bonhomme qui
devait faire partie des nemrods de la région
nous n'auron s plus un faisa n, plus un perdreau;
plus un lièvre à des lieues à la ronde 1. ..
Mariette s 'int{ressait auss i à l'h ab ile manège
du jeune Américain, elle e n oubliait même
complètement les évè neme nts r(o c 'nts qui s'étaient déroulés à la ferme des Sau les, quand,
brusquement, c li c se retourna. Parm i les gens
qui passa ient entre 1 s baraques, il lui avait s mbl é apercevoir Louis Métayer ...
Tout d'abord, Mar iette s'ima~n
que le fermi 'r devait être à leur rec herche; clic al lait lui
adresser un signe pour lui cl mander de les r ~
joindre t d'admirer il son tO llr l'adresse incroyable du merveilleux tireur, quand, tout à
�LE
CŒ UR DE MI NO U CTI ETT E
59
co up, elle pâlit .. . L oui s n'éta it p as seuI l... Il
a v ~it
q uelq u'un à so n bras, un e jeun e fi lle ...
Ju lienn e triomph a nte , l'e ntraîn a it vers le p a rqu eL ..
Interd ite, I ~ serva nte n' ach eva pas so n geste .. .
El le co nn a issait depuis lo ng tem p s la réputa tio n
de . Ia fil le du propriéta ire des G lyc ines, mais ce
ql~
,b stupéfia it surto ut, c 'éta it CJ ue L o uis l'eut
reJ ~ Hnt
e à Saint-A lbert, sa ns fa ire la moindre a llUSIo n à cette renco nt re, à la ferme ...
E t Mariette se rapp ela it la disc ussio n q ui ava it
OPposé la mère et le fil s a u déb ut de la nuit ...
l! rs ule Mé tayer avait prono ncé le nom de JulIenn e ...
L e cœ ur de la je une fill e se serra, ma is ce
n'éta it pas de la jalous ie q u' e ll e é prouva it. .. S es
de ux ma ins s 'appu yère nt chacu ne s ur un e ép a ule des e nfan ts immo b iles deva nt ell e .. . No n !
Ce n' ~ t a it pas possi bl e, Be rn adet te ct M ilC? ll ne
POu va Ient avo ir po ur mélma n un e J ulJ enn e
~r a n dga
rd e 1
Ma ri ette vo ul u t se ra ison ner , se d is tra ire en
entenda nt les plaisanteries q ui fu saient de to utes
pa rts a uto ur de l' Amé ri cain , ma is e ll e se représenta it to uj ou rs Loui s a u bras de Juli en ne ... L es
deux jeun es ge ns s'é ta ie nt perdus ~ t rave rs la
fo ul e, et po urta nt, la se rva nte la issait vagabo nùe r ri év rc use me nt so n imag ina ti o n ... C 'éta it la
premi ère fois, de puis la mor t de sa J eann e, qu e
LOui s Métaye r accepta it de s 'arficl" e r a ussi o uVe rt eme nt avec un e femme . A USS I la se rva nte
n' eut-ell e pas de pein e h. s 'i mag in e r q u les ma uVaises la ng ues a ura ient b eau jeu ! La prése nce
de Lo ui s 1\.1 \Iaye r a uprès de Juli en ne Gra nd?,n rde :t li me ntcra it ce rtél in ement les co nve rsati o ns , a ussi bi en qu e la fuit e éve ntu ell e de S ama rand e t les menaces d'inonda tion de la DourIe ...
�fj()
Eh bien! Minouchette · ? Qu'as-tu ? Pour·
quoi nous serres-tu ainsi?
Bernadette se retourna et regarda avec atten·
tion sa compagne i elle s'étonnait de sentir la
main de Mariette s'appuyer sur son épaule avec
plus de force que de coutume ; on eût dit vraiment que la servante voulût la protéger avec son
frère contre un danger ...
C'était bien un danger en effet qu'ils cou·
raien t. Avec une fem me aussi frivole et aussi
inconséquente que Julienne, que pourraient-ils
devenir? Que serait leur éducation ? .. Et que
deviendrait leur Minouchette ? Car la servante
ne se faisait pas la moindre illusion: si Julienne
Grandgartle devenait maitresse à la ferme des
Saules, elle devrait plier bagage et quitter pour
toujours les deux en fants ...
- Venez ... Il est tard r. ..
Mariette attira vers elle les deux enfants, en.
vahie tout entière par un atroce pressentiment.. .
- Mais, laisse-nous donc, Minouchette, protesta Milou ... Vois donc !. .. Il vient de casser
J'œuf qui tournait sur le jet d'eau 1...
Peu importaient désormais à Mariette les
prouesses d1l jeune e,·centriqtle. Ses mains se
crispaient ncrveuseme.nt sur les poignets de
Bernadette et de son jelme frère qui durent se
résigner à la suivre ; en vain, vou lurent-ils s'arrêter devant les autres baraques, acheter des
cochons en pain d'épices sur lesquels ils désiraient faire écrire leurs noms ... La servnnte nllait, se dirigeant vers les parquets de ba1. .. Elle
voulait se rendre compte par elle-même si Louis
sc laissait prendre au manège de l'intrigante ...
- Attention 1... Regardez au moins devant
vous 1...
Cette brusC]ue protestation ar~t
pendant
quelques instants la jrune fille ... Elle reconnut
�LE
cœUR
DE
MINOUCllETTE
6J
de suite la personne contre laquelle elle venaIt de se heurter. C'était Mathieu Grandgarde.
Avant de s'éloigner, le propriétaire de la villa
de~
G,lycines tapota les joues des deux enfants,
PUIS, Il passa, non sans avoir au préalable ad res:;é à, Mariette un regard où se lisait une profonde
IronIe .. .
, L~
servante sentit ses inquiétudes se préciser ;
1 at,tltude de Mathieu s'ajoutant à la présence de
Jultenne auprès de Louis, autorisait véritablement les pires suppositions ; elle s'éloigna enCore, ,beaucoup trop vite au gré de Bernadt~
et
de ~ltou
qui tiraient désespérément et tentaIent,
~als
sans succès, de la faire s'arrêter devant
ét~lage
d'un marchand de nougat. ..
, Enfin, Mariette s'immobilisa. Elle était par~eluc
devant le plus grand des parquets ; se
faussant Sur la pointe des p!cds, ~le
te?ta de se
f aullier devant la porte ou stationnaient une
o~le
de curieux. Les accents d'un jazz s'éleVaient de l'intérieur. ..
La servante, gênée par la présence de,s deux
enfants qu'cire tenait toujours par la mal11, pu~
?erc~oi,
à plusieurs reprises, les couples qUl
OurnUlent, étroitement enlacés. Son cœur se
ser~
douloureusement quand elle rec,<?nnut
LOUIS. Le fermier valsait avec Julienne qu 11 eo~aÎn<it
dans lltl tourbillon e~dia!)lé
... La fille de
athlcu Grandgarde se laissaIt emporter, le
nl,asque souriant., les yeux mi-clos, semblant
P1endre un plaisir infini à dnnser avec ce beau
to~
garçon ...
Mariette voulait essayer de surprendre l'expression
du fermier , mais Bcrnadette et Milou
ln ' ,
brusquement par la manche ct la con, ~Iref'nt
trnl""
,
'\
hn1rent
à revenir en arfllfC
:
Cc Il' esl pas beau cl u tout, l\I~ nouchet~
!
protesta la petite ... Nous ne voyons nen, et ptllS,
�62
I, E
COEUR DE MI NOUCnETTE
les g ens nous montent s ur les pi eds 1. ..
P arto ns, ins is ta de son côté M il ou ; j'a i
envie d 'ac heter un coc ho n en pa in d' ~ pi
ces
avec
mon nom dess us !...
Force fut à Ma ri ette d' obéir à ses deux jeun es
ty ra ns . E ll e s'e n revin t do nc n arrière , e ~ se
perdit de nou vea u à trave rs' la fo ul e des cUri eux
p end a nt q ue , ~ l'intéri eur de la ba raq ue, le bal
repre na it de plu s b ~ l e .. . ,
.
Loui s et sa cavaltère n ava lent pas aperçu la
min ce s ilh outte de Mari ett e . Il s co ntinua ient de
tOurn er. ] uli enn e s 'estim a it rav ie de la to urnu re
qu e pr e n a i ~ nt
les c h ose~
. . . 1\ u d >but, le fermi er n 'ava It paru ma nIfester q u ' un em pressem nt assez médiocre, ma is ma int na n t, il a ll a it,
pl e in d 'e ntra in, g ri sé pa r la mus iq ue et pa r
l' exempl e des a utrcs danse urs ...
- S i vo us sav iez qu cl pl a is ir vo us me fa ites !. ..
Appu ya nt la tête co ntr l' ~pa ul e d son dan se ur, Juli e nn e l a i sa ~t fi ltre: un fC'gard ag uic ha nt >ntrc ses pau pIères 111 1-clos '5 ... L ouis ne
r 'po ndit pas ... La da nse ~ t ai t plutô t po ur lui
un spor t, un e épre ll v d' >nc!uranc' avec les a utres ga rs du pays qui lui adr('ssa ient n 1 croisa nt, de bo nn 's p la isa nt e ri es, q u'un a Ill Ollreu.'
tête-il-tête ... Il co nti nu a it d ' l' n trnÎ n ' r sa cavnli er. ]) , g rosses gouttes de SII Cur cou la i 'n t Ir
lo ng de so n visage ...
Fa is com m' no us , Lo ui s, c ri a un j 'un e
paysa n d 's 'lw iro ns ... T om h , la v'ste 1. .. Tci,
o n ne fa il pas d'embarras ! ...
L o ui s s' "écut a en rian t :
OUS pernH'ttez ? dcma nda-l_i 1 h la jeu n('
fill e ?.. .
M:lis coml11en t do nc !.. . Et je t 'ordonl1 l '
111 Co me de me di n' (( T u J)(>rmels )) ...
�LE
cœUR DE
MINOUCnETTE
63
- Eh bien ! puisque tu le permets, je tombe
la veste J. ••
Tandis que Louis allait porter son vêtement
au porte-manteau voisin, Julienne tira une glace
de SO!l S:1C et s'efTorça de réparer le désordre d.e
sa COiffure, un peu trop ébourirTée . Son indéfnsab le .ne tenait pas ... Elle fit la grimace quand
ell e VIt les ravages que la sueur avait provoqués
en cou lant le long de son masque trop fardé; de
profonds sillons apparaissaient tandis que les
coups de crayon qu'elle avait passés pour accentuer certains de ses traits, s'évanouissaient
de plus n plus: .. De plus, Ile s' '·tait fait un
accroc à sa robe bleue et cette déchirure lui valut. quelques bonn s plaisanteries des danseurs
qUI continuaient de tournoyer autour d'elle ...
. '- Voilà 1... TOUS en dansons une autre, Julienne ?...
.- Avec plaisir, mais auparavant, tu vas me
laisser soumer un peu 1...
Entendu 1. ..
" L,?uis s'immobilisa pendant Cluelques instants.
l ou JOU rg absor~e
à se on tem pler dans sa glac~,
Julienne avait tiré une houppelte. Elle ne
Vit pas la moue qui se dessinait sur les lèvres
de Son voisin. Le fermier pOll\'ait onstater. Il'
désa~tre
prov0'lUl: par la su :ur sur la, ph>:slOnOml' de la coquette . Combien les pr<.'cautJOns
qye prenait Julienn' lui semblaient vaincs ct
flc/ieulcs 1. ..
. El, brusquement, dnns l'esprit cie L~uis,
.il ~e
ht un rapproc hement. Il pen sa au fraiS illinOIS
d~
Marielle, qui, elle, n'usait jamais d'expédients ni d'artifi c('s pour se fair> bl'Il(' ... JI ~vo
qua le visaR> r{'gu 1icr que le sol il seu 1 marCluai t
cl, SOn 'Illpreinle les yellx dOllX ct ricufs. Et la
C?l1lparaison ne f:11 c >rtcs pns à l'avantag(' de la
fiche héritit're ...
�64
LE
cœUR
DE
lIUNOUCUETTE
Allons, un fox, cette fois ! .. .
Après s'être refait une bea~t,
Julienne se
tournait vers les quatre mUSICIens placés sur
l'estrade située au fond de la salle . Tous étaient
en bras de chemise ; des canettes de bière, vides,
')'alignaient devant eux.
- Va pour le fox, ma toute belle ! repartit
le saxophone . ..
- Je te préviens que j'ignore complètement ,cette danse, objecta Louis, en se penchant
vers sa cavalière qu'il venait d'enlacer de nouveau ...
- Ça ne fait rien !. .. Il Y a commcncement
à tout !... Tu n'auras qu'à suivre exactement les
cons(,!ils quc je vais te donner ! ...
Le fermier voulut suivre les conscils expérimentés de sa compagne; le résultat de cette première leçon s'afTirma piteux et déconcertant.
Louis qui avait été si brillant au cours des valses et des polkas, ne parvjnt, pour le fox, qu'à
piétiner les souliers de sa cavaIière ...
- Ah, non merci 1... Je nI? me sens aucune
disposition pour votre fox, grommcla-t-il en rcgagnant son banc.. . Quelle gymnastique du
diable 1. ..
La sucur continuait do couler à grosses gouttes
le long du visage du fermirr ...
. - Ne pensez-vous pas fluC cNte ~auteri
a
surrisall1l11ent duré, hasarda-t-i1 enfin ... Je 0111mencc h éprouver quelque lassitude ct je boirai
avec plaisir un bon bock !...
'
Julienne allait répondre, quand, tout à coup,
des éc lat: de voix se firent entendre devant !'entf(~e
du parquet ...
- MOIl p'\re nous fail signe! déclara la j une
fille ...
Louis Ml'laver se tourna. Il reconnut tout de
SUil(~
Mathip,~
Grandg-arde q1li s'était faufilé
�LU
cœUR DB l\UnOll'OllErfF.
jusqu'au seuil parmi la foule et qui esquissait
maintenant de grands gestes à son adresse ...
- Mon Dieu, que se passe-t-iJ donc ? s'exclama Julienne ... Papa a J'air tout bouleversé 1...
Nous allons le savoir ... Je reprends ma veste ~t je le rejoins l. ..
. En quelques instants, le fermier et sa cavailère. regagnèrent la porte du parquet. .. A peine
LouIs eut-il atteint le seuil que Mathieu se pencba vers lui et le prit par la manche ...
-. Eh bien 1 De quoi s'agit-il ? interrogea le
ferm.ler passablement intrigué par l'agitation que
manIfestait le propriétaire des Glycines ...
- Mon pauvre gars, j'av::lis bien raison de
te mettre en garde 1.. .
Pourquoi ? ..
-- Eh bien 1 Samarand, le banquier !. ..
- P<'Irti ? ..
- Volatilisé avec les fonds que lui avaient
Confiés ses clients 1 La nouvelle nous a été apPOrtée par Bernard, tu sais bien, le petit ven~ur
du Casino 1... Il vient de Bourges en auo ... II paraît que les bureaux de la Banque sont
g~rdés
depuis ce matin par un piquet de gen~drmc,
la police en<lul!te, c'est du pr~e
1...
~n qUI mettra-t-on sa confiance désormaIs ... On
Farl e .d'un passif de cinq à six millions 1... C'c?t
a rUI ne pour bien des gens 1... Et. guanJ Je
pense que tu a vais con fié à ce gredlO la plus
grande partie de la fortune 1. ..
Dans le bal olt s'appesantissait toujours
~n('
forte odeur de sueur f't de parfum à bon
arché, la nouvelle apportée par Bernard proVoquait une sensation énorme. On s'interpellait,
On , échang-~i
( st:!s im l)rc!'Isions, il n 'étn it pn ~ ; j t1~
nu
1
..
~n
aux myslcÎen5 'lui nc donnassent eur Op!l110Il
brandIssant leurs instruments ... Le trombone
parlait d'assommer le mis6rable, il affirmait
5
�66
L\i
C(lmU DE
MIi'ïOtJC flETl'E
qu'il perdai t dix mille francs d~ns
l'affair e, quant
à \' accord éoniste , il suffoq uait ...
_ Dire que j'ai vu Samar and lui-mê me, dans
son bureau vendre di dernie r, et qu'il a accept é
de prendr e les cinq mille francs que je lui ap.
portaIs ....
Louis Métay er n'écou tait que d'unc oreille
distrai te les prop'os divers qui s'écha ngeaie nt autour de lui. La fuite de Samar and constit uait
pour lui un coup très dur 1. .. Il avait cent mille
francs à la banqu e Sologn e et Centre , cent mille
francs qu' il avait économ isés petit à petit avec les
ventes de la ferme ... Et ce labeur de plusieu rs
années allait être irrémé diablem ent compr omis ... Il allait falloir trimer encore penda nt longtemps pour recons truire sur des ruines 1...
- Mon pauvre Louis 1... Mon pauvre Louis 1...
Julienn e avait pris le bras de son compa gnon
et s'effor çait de le conso ler; de l'autre côté, Mathieu Grand garde contin uait de gesticu ler tout
en march ant et d'expl iquer comme nt le banqu ier
avait réussi à passer en Belgiq ue ... Sur la Place,
régnai t une animat ion intens e; des groupe s se
formai ent, on avait délaiss é les baraqu es j seul,
J'Amér icain dcmeu rait encore devant un second
tir, après avoir épuisé toutes les cibles du prem ier ... J nsensi ble aux conséq uences désast reuses
que provoq uerait le krn~h
dans la région , il continuait de casser des pIpes, atteign ant son but
à chaC"jue coup, sourd aux argum ents que lui exposaie nt les patron s du stand dévast é pour le
faire s'écart er de leur baraqu e ... f\ interva lles
r('guli TS, le c1aquc mpnt sec de la Flauhe rt s faisait entend re, une pipe volait en 6clats, et 13
chut des débris {·tait aussitô t ponctu ée par un
retenti ssant « O. K. »... et par un soupir lamentable du propri étaire du stand.
,
�LE:
CrnUR
OJ~
;\1[NOUGlIEl'TE
67
CHAPITRE VI
TRISTE RETOUR
. ~Iariet
attendait devant l'hôtel, à l'endroit
l1leme où Louis lui avait donné rendez-vous. Ac:~b
l és
de fatigue. les deux enfants s'étaient as~IS
.Sur une marche ... Ils ne manifestaient plus
maIntenant la même ardeur qu'au début, et les
flans flons de l'orgue de barbarie n'accaparaient
pas leur attention ... Paulot, qui venait de rejoin~re
l' hôtel, attendait, les mains dans les poches,
ul1lant cigarette sur cigarette ...
Voilà papa ! s'exèlama enlin Bernadette ...
La servante tressaillit. Pourtant, son front se
~c'nruit
quand elle aperçut Louis Métayer. Le
en/11er s'en revenait bien, mais il n'était pas
MUt. ulicnne le tenait toujours par Je bras, et
athlcu Grandgarde continuait de pérorer :
)r- ~vi?emnt,
c'est un oup dur, déclar.ait ~e
1 ,OPrtctalre des Glycines . Si tu ne c~nals
b~rsone,
tu pourrais te lamenter, maIs tu S,liS
d: cn que je suis I~ 1... Je ne suis pas un homme
. argent, moi 1 Rappelle-toi bien tout ce que
t'ai dit tout à l'heure... Mes propositions
f ~net
comme par le passé ct cc n'est pas la
Ulte de ce coquin en BelfTiclue qui me fera chanRer
. ... Je suis un homme
~
' 1.
de parol
c, mOl
/), d' aVIS
alitant plus que je constate que vou~
ayez re~oé
av c Julienne les vieilles et amIcales ret~lons
ct':llltrcfois ... Elle paraît <'-prou\'cr pour
heau~op
de sympathi , la petite 1...
La main que Julienne attardait sur le bras de
SOn cavalier se referma encore plus fortement
sUr
'
., l a manche
de Louis pendant que MI'
j at lieu
S l'7{primait ainsi. La jeune lille tenait ('vidf"nl-
.J
tf
�68
LE cœUR DE MUWUCHETTE
ment à affirmer qu'elle était complètement d'accord avec son père ...
- Alors tu ne dis rien, mon gars ? .. Tu n'as
pas encore' suffisamment réfléchi ? ...
- Accordez-moi encore quelques jours avant
de vous apporter une réponse définitive 1 repartit Louis, d'une voix sourde ... J'ai tant de pensées qui tourbillonnent en ce moment dans
ma tête qu'il me semble que ma cervelle va éclater 1...
- Eh 1... Pas si vite 1... Prends des précautions 1. .. Nous t'attendrons aux Glycines, parle
à Ursule, je suis certain qu'elle abondera dans
notre sens 1. .. Et quand tu auras pris une décision, tu n'auras qu'à atteler la Margotte et à te
rendre chez nous, aux Glaycines ... Nous sauronS
cc que cela veut dire ... En attendant, si tu as besoin d'un coup de pouce, d'une petite aide financière pour te permettre de passer un cap difficile, songe à Mathieu Grandgarde qui ne laissera jamais dans la peine et dans le besoin le
fils de son vieil ami défunt Aristide 1...
- Vous êtes bien bon, je vous remercie ... Je
réfléchirai ...
- !\. bientÔt, Louis 1 J'espère que tu accepteras 1. .. Je puis t'assurer que je connais une personne qui sera bien he:lreuse, une personne qui
te veut le plus grand bien, et qui est disposée 8
aimer tes gosses comme s'ils étaient ses propreS
enfants 1. ..
Si Julienne n'avait été si absorbée à étudier
la physionomie de Louis, Ile eCt pu surprerl'
d.re la p : ~leur
qui ~vai.t
e~vahi
le visag-e de M~'
l'lette. D un geste instinctif, la servante allait a t'
tirer contre elle les petits. l~Jc
eut cpendant aS"
sez de sang-froid pour réagir quand Julieone st
tourna vers eux :
.
- Je ne vous ai pas oublié, mes chéris, VOiCi
�I
LE
cœUR DE MINOUClIBTTB
69
deux cornets, remplis de bonbons et de papillottes 1•••
La jeune fille tira de son sac deux paquets
qu'elle venait d'acheter à une baraque. Et comme
Bernadette et Milou attendaient, interdits :
- Eh bien, vous ne remerciez pas Mademoiselle Grandgnrde ? hasarda le fermier.
. Les deux enfants hasardèrent un coup d'œil
Indécis en direction de Mariette, puis, comme
Cette dernière leur faisait signe d'obéir, ils s'exéCutèrent docilement. ..
Mathieu Grandgarde et sa fille échangèrent
Un rapide regard j l'attitude de Milou et de Bernadette leur démontrait en eITet combien grande
S'affirmait l'influence que conservait la servante
SUr les enfants, et surtout combien profonde detl1eurait leur aJTection pour Mariette. Et l'idée
que ces deux petits pussent faire échec à leur
projet vi n t attén uer leu rs espérances ...
La voix de Louis Métayer vint dissiper les
ré.Aexions inquiètes de Julienne et du propriétaire des Glycines :
voiture 1... Vite 1... Voilà la pluie 1...
- l~n
Paulot, qui retenait la jument par la bride,
eUt Un geste las :
- Encore 1... La coquine ne nouS aura acCordé qu'une bien courte trêve !
Les g-roupcs se dispersaient sur la place, on
dé:'icrtait les baraques pour chercher un abri,
rOlt sous les toiles des cafés, soit dans le renonCern nt d s portes. Les nuag-es noirs gui s'a~oncelai
dans le ciel, depuis le début de
apr 5-1111<11, crevaient enlin ; de grosses gouttes
ven al. 'IH s'aplatir sur les trottOirs
.
et sur 1es
h.<1.ussées n pei ne séchres olt les ruisseaux cou.lIcnl encor' à pleins bords ...
La consternation se lut sur tous les visages, les
regards se promenèrent sur le ciel couvert de tou-
f.
�Îù
LE
cœUR
nE
~1)NOUCnIl'T
te parts ... Chacun s'imaginait en efTet que si le
te~ps
se remettait à la pluie, c~ serait sûrem~t
l'inondation avec toutes ses d 'plorables consequences. ssourdis, les SOns des ctlivres et I~s
accords d l'accor.déon se firent entendre, mais
les exclamations JOY tises se firent de plus en
plus rares; chacun ~esurait
en fTet l'.'te?due .t
le' onséquenc s cl un Ipsa tr
qUI S avérait
d'une exccptionn Ile gravilt~
...
lions, fit Louis, Ollvrez les paraplui s !...
;.J OtiS ne pouvons rester là. La m ~r
att nd aux
Saules a\'ec ]ankowski. .. II e.t probable que
IlOU· aurons, là-bas, du pain Sur la planche ! ...
- \; OUS n'avez rien à craindre pour le moment, objecta Iathieu ...
Pour le moment, non, mais nous avons des
voisins qui sont direct ment nwnacés t c10nt I(>s
raves se trouvent (h~j!\
nvahie's par l'au, il faudra 1 ur pf(~ter
main-forte t't les aic! 'r, "vactler
leurs IJ'stiau.' des étable's !. ..
L) proprit-tair' des ,"-cines hocha 1 nt 'Ill 'nt
la t{lte ; il savait comhie'n, 'n ces mOIll nts critiques, la solidarité devait jOli 'r ...
bien, au revoir, Louis, murmura-t-il en
- T~h
(.chan~et
tille dernipre POi~n(.l'
dl' mains avec
le fermier qui avait pris plae (' Sur Il' sit'g-e d' ln
r~iole
! Surt.out n'ouhlil'. pas ce qut' je t'ai
(i1t, penses-,· hlen, ton avenir et ton honlH'lIr en
dt-penc!cnt !...
t '~e
om h~e
passa (')~re
d:lns 1('5 rega reis de
Jan ,tic qUI s apprêt:llt é\ [,\Ir' monter 1('<; enfants clans la voitur . Pourtant, la s('rv.l!ltl' ,,'np 'rçllt qu' Julicnn , dphollt tout prt'-s de' 1;\, 1'011servait :wcc insistanrC', ('Ile S'('fTorra donc de:
conserver loul Son calm· : sOIlI('\'ant'l\1ilotl "Ol~
le" ais<; .. II('s, l'II .. l'inst,lla Sur la hanql)('tlc ;.
l'ahri d'lin vast' par:lpillil' 1>11'11 C)1Ir. Pall!ot :Ir)J lait ('n plaisantant Ir rmrapilli' d, l'csrollaclc.
�LE
c œUR
DE
M fNOUC IIE T Tl:
7l
~ n qu elq ues in stants, Bern adette rejoig ni t so n
frè re , le do mestique se hi ssa a uprès de L o uis . E nlin, Mar iet te a ya nt rejoi nt les enfan ts, l' attelage
s 'ébran la , salu é pa r les a u revoir des deux
Gra ndgarde qu i a ttenda ient, a brités sous la p orte de la remi se d e l'h ôtel ...
'
En qu elq ues in sta nts, la vo it ure atteig nit la
Gra nd'Ru e. E ll e n' e ut pas de peine à se frayer
un passage j la p luie gui tom bait ma intena nt à
to rrents s 'était cha rgée de fa ire s 'épa rpille r les
bada ud s, la ch a ussée O'o udronn ée s 'a ll o ngea it,
t le ciel d 'un g ri s sale.
tell e un miroir, r e fl éta~
A to ut in s~a nt , des bulles a ppara issaie nt s ur les
fl a qu es d'ca u jauntltre ct à la s urface des rui ssea ux .. .
Les ra fa les n'em pêc hèrent pas L ou is d 'activer
l'allu re d e Margotte ; il se rra it les g ui des dans
ses ma i ns cri s pées penc! a n t que P au lo t, Il uprès
d.c lui, ma inte na it so n pa rap lui e .. . D a ns la carr.l o le , Ma ri ette , sou s l' imm e nse ri lT la rd, avait attiré co ntre e ll e ses deux c hé.r is et s 'elTorçait de
les pro téger de son m ieux co nt re l'ca u envahi sSan te .. .
E t le reto ur s 'effectu a, t risteme n t ct le nteme nt,
sa ~ s gu e l'o n p Ot jouir d'un e se ule {cla irc ie. L a
VOIture ava nçait s ur la c ha ussée, ses occ upa nts
promena ient le urs rega rd s a tterrés s ur la pl a in e
Inondée ; le ni vea u d cs eaux ava it e nco re monté
depui s la ma tin t-e. Impress io nn és , Bern ade tle et
n t contre le ur
lVlil ou se ta isa i n t, blo tti s ~t r o il el1
NI in o Llc hette .
L a St' rva nl ' ne di t ri e n pcnc.b nt tou t le parCO urs . Sa pe nsée vaO'abonda po urta nt, e ll e ne
pr ~ t a q u ' un e a t cn ti o~
assez médi oc re à l'impress io nn a nt d{oror de la pl a ine in o ndée . Les pal'oi es C]U M nthi c LI avait adressées à Lo uis, ret ~ nti sa
i e nt
to ujours à so n oreill e. Un sccr t in stln ct l' n ve rti ssni t d' un e mcnace, et parfois . cli c
�LIi!
cœUR DE MINOUCllETTE
étreignait plus f?rt enco~:
les deux enfants dont
eJ1e appréhendait ~ant
d etre. séparé.e... .
.
Le visage SOUCIeux, L~)uls
continuait de diri g er la j ument d'~ne
main ferme SOus le I?arapluie qui dégouttal.t de toutes parts. A plu.se~
reprises, Paulot lUi adr~s.
la parole et lUi déSigna certains points parl1c~tèemn
me~.acés
par
l'inondation. Ce fut à peine pourtant s 11 lUi répondit. Sa pensée était ailleurs. Il mesurait toute l'étendue du désastre que constituait pour lui,
l'eITondrement de la Banque de Sologne et Centre. Et l'entretien qu'il avait poursuivi avec Mathieu Grandgarde lui revenait souvent à la mémoire ...
Certains eussent pris la position du propriétaire des Glvcines pour une providentielle occasion el se (ussent empressés de la prendre en
considération, mais Louis se sentait en proie ft
l'h(~sitaon
la plus profonde ... D'abord, il n'aimait pas Julienne, il n'éprouvait même pas pour
elle la moindre sympathie, il connaissait la réputation de coquetterie et d'insouciance de la
jeun e fille, il savait bien que e n'était pas là
la femme qu'il fallait pour surveiller son foyer
ct '·Iever ses enfants ... Tout bien réfléchi, il préfl':r::\il trimer dur pour parcr le coup terrible (jui
le frappait, tout en conservant son entière indép"'ndance ...
De plus, le fermier ne parvenait pas à écarter
ln d{'plorahle impr 'ssion que lui avait caus '·c
Ma thieu Grandgarde cn lui demandant de se
sé parer de lVlarieltc. Il nc pOuvait oublier les
soins lourllélnts dont la servant' avait toujours
(!nIOl1fl\ ses deux 'nrants ; il s' r('voltait n l'idée
qu'i 1 pÎlt la payer de son dc!Voue111en t ('n la mettant :, la porI' des Salll '<; ; jusqu'ici, il avait
rl-::; istt'· in{'brnnlablemcnt aux insinl1ntions d'UrSille ~létayer,
il persévérerait encore. Oue lui
"'"
�LE CCEtlB DB r.nI'lClUCUl!TTB
73
importaient les racontars que les mauvaises langues pouvaient colporter à Saint-Albert !
Tout en conduisant Margotte qui risquait souVent de gl isser sur la chaussée détrempée, Louis
s'absorbait toujours dans ses réflexions. Peu à
peu, les insinuations du propriétaire des Glycines entraînaient un résultat diamétralement op~osé
tt. celui qu'espérait Je père de la belle Juh.enne ... Après tout, en y réAéchissant bien, Manette serait infiniment plus capahle d'être la
maîtresse à la ferme et la seconde maman des
petits que la coquette . .. Loin de reculer devant
I~s
difficultés qui s'annonçaient, le fermier se
~Iquait
d'amour-ptopre. Il écartait cette humihante condition 1
Dans la voiture, Mariette ne disait mot, s'efforçant toujours de protéger Bernadette et Milou contre les rafales. La jeune fille n'avait pas
~té
sans surprendre l'nir préoccupé de Louis Métarer; à n'en point douter, le fermier réAéchisSétlt aux propositions de Mathieu Grandgarde,
propositions dont la servante devinait facilement
le sens. Le désastre de la Banque de Sologne et
cntre allait certainement décider à Louis à acC.Cpler ... Et alors, cc serait ln s~partion
définitIve, le dt."part tant r 'douté 1...
Enfin la carriol' ~uteign
le chemin conduiSant (lU'\( Saules, il pleuvait toujours à to.rrents ...
V rs la lignt' c1's saules, à la tombée du Jour, les
OC~lIp:tns
dlt v(~hicule
purent voir la Dourie
qUI roulait s 'S ',llIX snles t envahissantes ...
- EII' a Ilont(~
d'au moins un mètre, depuis
que nOliS SO!llmes [HIssés pour nller à Saint-;\~
bl'rt, klS'\rda Paulot, s'arrachant à un long SlIl'IICC ... L(,s p:trages dcs voisins lIauuebert sont
pr 'sfJu' 'nlii'rement r ·couverts ... Leurs étables
se trollvent dif(,('tt'll1 >nt menan'.es 1. ..
UClllain, !\ la pr 'rnière heure, il fnudra al-
�74
LE
C<.a;UR
DE
J\l1NOUCIIETTl':
1er leur don~er
un co~p
de ma in avec J,a nk<?wski ,
repa rtit LoUIs en, arretant ,un rega;d inqUIet .en
direction des bâtIm en ts , dIstants dun e centa1l1e
de mètres de sa ferme .
Margotte atteignit la grang'e des Saules et patau crea dans la boue q ui recouvrait de toutes
parrs la grande cour. ~ a hinca ha,
Louis co~
dui s it enco re Margotte Jusq ue deva nt la maIson. A peine eut-il arrêté que la porte s'ouvrit.
Ursule Métayer apparut Sur le seuil :
- Enfin, vous voilà 1... A-t-on idée de vagabonder par un temps pareil !
Mariette comprit tout de suite, au visage renfrog né de la fermière, qu'elle allait subir e ncore
un e sa ute de mau vaise hum eur ! Rés ig née, clle
prit Milou entre ses bras et le porta ju sq u'<lU
se uil, pui s soutena nt à so n tour Bernadette, elle
la co ndui s it Il e aussi à l' ab ri. Les deux e nfants,
tout Il cureux de revenir a u bercail, agitaient la
a i e ~t
dan s le mirliton, e qui
crécelle ou so ulT
leur valut tout de s Uite un e verte réprimande de
leur g rand'mère :
- Arrêtez-vous tou s les deux !. .. On ne s 'entr'nd plus !
l ~ t Mariette d'int rvenir, conciliante :
- Suiv z-moi, mes chéris, vous êtes tout
tremp "s 1. .. Je va is vous changer cie bas et de
vêtemenls 1. ..
L a se rvan te a près avo ir e nl evé ses cha uss ur s ,
e ntraî na rap idement ses jeu nes prot~gés
vers
l'cscali r. P endant ce ( mps, Paulot t le Polona is Clui venait d'accourir, s 'em pressèrent de
condu ire Margotte à l'éc uri e. Louis altendit encore s ur le seuil , se seCOuant comme un chien
mouill é ...
- D a ns quel 'tat tu t'cs mis 1... Et quelle mine cil' car~m'
1. .. Qu'as-tu, Louis 7... On dirait
l~I'iJ
t'est arrivé quelque cbose ? ...
�LE
cœUR
DIl
MINOUCIJETTE
75
Les regards interrogateurs de la fermière se fixèrent avec insistance sur son fils. Au visage
pâle, altéré par les préoccu pations, U rsu le devina qu'il se passait quelque chose d'anormal. ..
Louis attendit encore pendant quelques secondes avant de répondre ; il mit son chapeau au
porte-manteau, se débarrassa de sa pélerine toute dégouttante d'eau, puis, venant se placer devant l'âtre où dansait un bon feu, il se laissa
tomber sur une chaise et exposa ses deux mains
à la caresse de la flamme ...
- Enfin, te décideras-tu à parler 1 Ne vois-tu
pas que je suis sur des charbons ardents ? ..
La réponse vint bientôt. La voix basse du
fermier s fit entendre, dominant les éclatements
du bois qui se fendait sous les morsures du feu:
'- amarand s'est enfui cn Belgique l. ..
Ursule se pencha vers son fils j tout d'ahord,
elle rut n'i1voir pas bien entendu, mais Louis
ayant rt-pété sa phrase, Ile laissa échapper une
exclamation indignée:
Mais alors, nous sommes ruinés 1. .. Tout
c qu'avait amassé ton pauvre père, à fa sueur de
son front, est perdu ...
- Il ne faut pas te désoler, mère 1. .. C'est un
ruu coup, certes, mais tu sais bien, plaie d'arg nt n'est pas mort Ile 1... Et puis, nous ne
SOl11mes pas Ics seuls à sou/Trir de cette dèbâcle ...
L fermi '1' h rchait des arguments pour s'efforcer cl consol r sa ml're et de tempérer son
(>'{asplowtion, mais Ursule se redressa bien vite:
Naturellem('nt l. .. Tu seras bien toujours
le même 1... Ton borr 'ur des complications te
fera.it presCjue approuver cclte canaille de Samarand !. ..
. -- ) > te ferai r marqll r, rnrr', que je n'ai
Jamais ricn dit cl scmblable. Je t'annonce le fait
brutal, voilà tout 1... e que nous pourrons dire
�76
LE
cœUR
nE MINOUODBTTE
n'y fera certainement rien et ne nous rendra pas
l'argent volé 1. ..
Ursule s'immobilisa pendant quelques instants . San::s doute comprit-elle le bien-fondé des
paroles de son fil~
; le visage p~le,.
contracté, elle
attendit . ses dOIgts tambOUrInaIent nerveuse.ment co~tre
la cheminée ...
- Et dire, grommela-t-elle rageusement, que
nous avons économisé sou par sou 1. .. C'est à
croire que le bon Dieu nous abandonne 1. ..
- Voyons, mère, ne blasphème pas 1... Il
nous reste encore quelque chose i je suis jeune,
et en travaillant. ..
- Mon pauvre Louis, tu étais bien né pour
r;tre un esclave, un pauvre malheureux, taillable
et corvéable à merci.. . En te voyant, on compr>nd comment les gro richards et le' politiciens peuvent r~us
s ir l'urs sales combinaisons
t l'urs détestables besognes, au détriment des
honn . . tes gens !.. Eh bien, moi, je ne suis pae;
d'avis d' courber la t;lt ... . Il faut prendre une
d{'cision, ·viter la ruin', ou tout au moins la
médiocrité !. ..
- ECOULe, mere, tes prot stations ne réussiront certainement pas à faire n'v'nir Samarand
de liruxelles 't à r 'mplir de nouv 'au les cofTr>s
de sn lianCJu (...
Evidemment, grand b ta 1. .. Mais il faut
p:1rer 1> coup ( Je ne v li, pas CJu' les l\létay'r,
qui ont toujours {·t{· si fi 'rs de Icur fortune acquise au prix d'un travail opiniâtre, puic;s 'nt
passer aux yeux des autres pOlir d 'C; ruinés ou
de v,,-nu-pi('de; ( Défllnt ton pc rI! (~n
frémirait
dane; sa tomh' s'il savait que tu n'as pas m"'me
été c:1pahl, dl' ronserver e qu'il avait si couragcust'1l1 'nt acquis 1. ..
"'st 'nt('ndu, mère, j comprends toutes
raisons ... Je le ferai m"m' r 'marquer que
�LB
cœUR DE MINOUCHE1'TE
77
je ne t'ai présenté aucune objection 1...
. - J.e te connais bien, mon pauvre Louis, tu
es toujours le même !...Chez toi, la faiblesse et
le sentiment l'emportent inévitablement sur le
sens pratique 1... Tu te sens animé des meilleures ,r~solutin
mais quand il s'agit d'arrêter des
déc~slon
de première importance, adieu 1. .. Tu
hésItes, tu recul es ... Ton père était beaucoup
plus avisé, et cela lui a toujours servi, le pauvre
homme 1...
Louis haussa lentement les épaules, il laissait
passer la tourmente, Combien de fois déjà, Ursule Métayer lui avait-elle parlé de la sorte 1
~ortan
le masque du fermier se durcit quand
11 VIt Ursule se pencher vers lui et lui demander
à voi x basse :
- Dis donc, Louis, tu as dG voir Mathieu
Grandgarde à Saint-Albert ?...
- .J'ai vu Mathieu en fTet..,
- Il ne t'a parlé de rien ? ..
i, il m'a touché un mot d'un projet, dont
ll/ as eu vent certainement, puisqu'il m'a déclaré que tu étais au courant. ..
, Le visage d'Ursule s'éclaira d'un furtif sourtrc :
~
Parfaitement, j'étais au courant, et, hier
SO,lr, je t'ai même fait une petite allusi?n à l'a~
faIre n qlJ<,'stion ... Ell bien, voilà qUI pourrait
parf ai tement nous évi 1er les corn pl i,ations {achel/51's de l'alTaire S;llnarand ... Il paraît que
la belle Julienne fi du penchant pour toi et ~u'
'Ile
n~
demanderait pas mieux que de ,devenir 1'10.d<lll1l' Louis lYlétaycr ! Mes complIments, mon
P :tit, ,c'est un joli brin de fille, ct ce qui ne
~atc
nen, l'Ile a Il' sac et elle peut apporter à son
f'POU .· une dot allt<chante 1...
Le ton de ln fermière s'était radouci sensiblemel1t, sa main s'appuyait sur l'épaule de Louis,
�78
1.E
Cl'lwn lm lIuNOUCIJEl'TIl
bientôt même elle passa la main autour de son
cou ct l'attira aITectueusement ~ontre
elle : ,
- Tu sais bien que tu es toujours mon petIt,
Louis et que je ne désire que ton bien, que ton
bonhdur !.. . Eh bien, puisque Mathiell t'a parlé
ainsi qu'as-tu répondu ? ..
- ' J'ai déclaré to~
simplement que je ré~
chirai ; je ne pOUVaiS répondre autrement, J ~
tais si luin de m'attendre à une telle proposItion .. .
Et tu as vu Julienne ?. ,
Naturellement, j'ai vu Julienne, ..
- Et elle a été . .. gentille ? ..
- Nous nous connaissons depuis si longtemps !...
- Tu d(otournes la question 1. .. Tu as bien
dû t'apcrcevoir, à l'attitude de Julienne envers
toi, si elle avait réel1 ment du pen hant pour
toi, si le mariage scmblait lui sourire . .. Enfin,
ne trouves-tu pas qu'clic ferait une bonne épouse ? ..
- Mon Dieu, mère, à franchement pari r, J ulieone n'est pas précisément 1110n type 1. .. Et
puis elle a la r('pulation d'être oquCltc, dépensière, inconstante. . e n sont point là 1 s qualit ~s d'une bonne maitress de maison!
-- ~aturelcm
nI, ton type à toi, c'cst celui d
la gardeuse de dindons . Tu as fail ton idéal de
cette ~)aricle,
et, depuis, tu ne v ux pas n
démordre ; en voilà une qui commence à me
porter sin~ulèremt
sur l's nerfs.
Marielle 1... Encore MariNI, toujours
Mari('lte 1.. Mais au nom du ci '1, qu'avez-vous
donc tous contre rcll pauvr' fille !...
Louis sc leva brusquement, ,t Ursule comprit au m ~contem
qui S' P ignait sur sn
pll\ "ionomi', qu'pile avait maladroit 'ment manœlvr~
; p ' ndant qu 'Iques instants, le {"l'mi r
�LI>
cœUR
DE
MfNOUClIIlTTP.
'lU
se promena de lon g en large dans la grand'salle .
L'insistance que tous mettaient à déprécier la
servante et à l'humilier, la lui faisait paraître
plus mé ritante encore. Il estimait odieuse l'injustice dont on fai sait preuve vis-à-vis de cette
humble fille dont il n'avait pu jusqu'ici qu'apprécier l'a ffection et le dévouement. ..
-- Songes-y bien, insista enfin Ursule après
u,: bref silence, ce mariage que t'a proposé MathIeu Grandgarde constitue ta se ul e planch e de
salut. Si tu veux que tcs en fants soien t h e ure ux, il faudra bi en te résoudre à Je prendre en
considération ...
La di scussion se rOt prolongée encore si le retour de Paulot et de J a nkowski n' était venu l'interrompre, fort opportunément au g ré de Louis ...
- Charles Haudebert est venu nous trouver
l'écuri e, déclara P a ulot. .. II a dema ndé si nous
pourrions demain matin le ur donner un coup de
main, là-bas , pour évacuer le cheptel 1. .. Comme vous m'en aviez d éjà parlé, je lui ai répondu
qu'il pouvait compte r s ur n ous 1...
Tu as bien fait 1. .. Dans de telles circonstances , nou s devons nous e ntraide r et nouS serrer les coudes 1. ..
- Et la pluie tom be toujours plus que jamais, ajouta le domestique, en enl evant sa pélerine toute trempée ... Ça va devenir un désastre 1...
- Ce se ra un désastre en e lTet, répé ta Louis ..
Ursule et son fil s oublièrent vite la di sc uss ion
qui venait d e les mett re aux prises, ils e ntendaient le murmure menaçant de la DourI e qui
Coulait de plus n plus près des btltiments ... Une
expression d~ crainte passa da,ns l~urs
reÇ"ards .:.
~ m~
e pensée leur vint à. 1 esp~t
: qUI ~av)t
S Ils ne seraient pas contraints d ImIter bientÔt
a
�80
Lli
cœUR DE MINOUCDBTTB
l'exemple des Haudebert et d'évacuer leur ferme
des Saules?
CHAPITRE VII
L'INONDATION
- Alors , c'est bien entendu,
les petits, vous
,
.
serez bien sages, vous ne sortirez pas de la maison ? ...
- Nous serons sages 1 assura Bernadette ...
C'est promis 1 ~
,
La petite s'arreta de Jouer avec sa poupée pour
répondre à, son père ... LO,uis se disposai t il franchir le seuil, Ursule, Mariette et 1('5 deux domestiques l'accompagnaient, les Haudehcrt avaient
en efTet besoin des deux femmes pour mettre
en sOreté leur lin ge et leur literie ...
- Et toi aussi, tu t'en vas, Minouchette ? ..
Milou fit la moue en voyant s' ~Ioigner
la servante. Combien il eOt pr(:féré demeurer aupres
d'clic 1. .. Mais Mariette qui s'aventurait drjà
dehors sous une pluie battante, se retourna pour
adresser un sourire à ses deux chéris ...
Et surtout, c'est bien prOmis, insista-telle, à son tour, ne sortez pas l...
La voix dure d'Ursule Métaver vint fnirr sc
figer le sourire qui fTI 'urait It:s lèvres de enfants".
- D'aill urs, acheva la fermière, je fermerai
la porte à clef, ce sera plus prudent 1... On n'
saiL jamais avec l·s poliSsons de ct'Ile sorte 1
La porte claqua, Bernadette 't Milou in Lerdits, entendirent la clef tourner dans la ~eruc,
puis le bruit des sahots qui martelait'nt le sol
détrempé s'éloigna de plus en pl\1s pour s'évanouir compll·tement. .. I\s ~taien
Sl'uls ...
J'l'nciant quelques instant 1 Bernadette et Mi-
�LE
81
cœUR DE MINOUCnETTlI:
se regardèrent sans mot dire ; c'était la première fois qu'on les laissait ainsi, et, pourtant,
en dépit de l'inquiétude que leur causait le murmllre du constant 'ruissellement des eaux ct de
la DourIe toute proche, ils eussent aimé aller en
bateau et participer au sauvetage des vaches du
voisin. Bientôt, d'un commun accord, ils se portèrent vers la fenêtre, collant leurs visages aux
vitres que recouvro.it une buée épaisse, ils conte:nplèrent la nappe jaunâtre des eaux qui s'ét~
lait en Aaques à l'extrémité de la cour. La pluie
faisait toujours des bulles, et cela les amusa
un moment, puis ils se lassèrent de rester ainsi
inactifs. A trois reprises, ils essayèrent d'ouvrir
la porte. Elle résista à tous leurs efforts ...
Tl fallut alors se résigner j Bernadette habilla
et déshabilla so. poupée. Quant à Milou, il alignait les soldats de plomb que le Père Noël lui
avait apportés. Deux heures po.ssèrent ainsi, le
tictac de la grande horloge se poursuivait, monotone, dominant le grondement de la Dourie ...
Enfin, 1\1 ilou se redressa, un bon sourire épa.nouit sa frimollsse :
"- Les voilà ! déclara-t-il. .. T1s reviennent !...
Bernadette s'arrêta de bercer Suzon, sa poupc\e. Un bruit de pas se faisait entendre. D'un
Commun accord les deux enfants se rapprochèrent du seuil. Ils s'attendaient à VOir apr~lIte
Minouchette, quand il leur sembla que les pas
sc faisaient plus hésitants, puis, deux coups retentirent, frap(~s
timidement contre le lourd
battant cie chrne ...
NI ilou ct Bernadette se sentirent de moins en
moins rasslI r ''s. Une su bite f rayclI r les saisit.
Qui pOlJvait cn effet s'nventurer vers leur r~
fuge ? 1\1 ilou coml11cnç'nil à se rappeler ccrt.'l1ncs histoires de bandits et d'hommes à besace,
quand au dehors, dominant le ruissellement de
10ll
,
•
A
(i
�I.E CŒUR DE
MINOUCHET~
l'eau qui s'écoulait du toit, une voix bizarre demanda avec un fort accent étranger
- lIello 1. .. Il Y a quelqu'un, là ? ..
Les deux enfants échangèrent encore un coup
d'œil. Il leur semblait que cet organe ne le~r
était pas inconnu, mais Ic nouveau venu pariait
un Français cocasse ... Enfin, de nouveaux CO~ I~ S
retentissant contre la porte, Bcrnadette se decIda à r "pondre :
- Qui est là ? ..
- Archibald Thomson, du château des Tui1ières !. ..
- J'v suis! soufTIa Bernadette, rassurée, à
son jeune frère ... C'est l'Am "ricain qui cassait
toutes l 's pipes, au tir, hier 1. ..
Puis, se tournant vcrs la port, la fillette
déclara:
- Nous ne pou\'ons pas vous ouvrir, nou
sommes enfcrm ',s !. ..
1 n grognement s fit 'ntendr au d >hors,
flllis, c\' nouvcau, la voix d' ,\rchibald Thomsun s'('1 'va :
- O. )( !... La clcf 'st r 'st \e dans la serrurc !. .. Je vais pouvoir ouvrir. J\ttc' l1tion !. ..
n 1\ger grinc 'ment, un' pouss"c, puis l'huis
s'écarta ct lc jeunc Am{-ricain :\pparut sur le
seuil. .. L'Împ'rm 'abl qu'il portait (\tait I1corc
tout (I<:g'ollttnnt d' 'au, son pantalon ,( s 's chaussures sc trouvaient recouverts d'une c uch
('paisse dL' hou ....
- Uu('l temps insupportahl(' ! dt'('\ara le visiteur en enlevant sa casquette ,t ('n l'agitant
à plu s ieurs r 'prises cornnH' Ull pnni 'r :1 salad'.
Figurez-\'ouS qu t ' m'étais 'ng-ag(' ('11 moto dans
votre chemin, histoire' de voir la ('rue d, plus
pf(~'s
..: La l1:tchi~!
s'est el
, )?\~rhl"('
1l1lpossihl" cl aller plus lOIn ... Alors, J :11 VII une maison,
dp. hfltinwnts, ('t jP. sllis \·(:nu fr:lpP'r !
�trt
cœta\
D~
lIl1:\'OUCIIET'l' g
83
Bel:nadette et Milou ne répondirent pas tout
de sUIte. Cet étranger au visage piqueté de taches
de rousseur, aux cheveux d'un blond filasse, aux
~egards
clairs, protégés par des lunettes en éca
i~e, leur semblait un être exceptionnel, depuIs
(]!U "1
J si' avaien t vu dévaster les deux stands de
a fête de Saint-Albert. ..
:- Comme vous êtes d'amusants petits fran~als
! s'exclama Archibald en essuyant du revers
be Son gant de cuir sa joue toute souillée de
Oue. A quoi vous amusez-VotlS lit ?
t - J fais dormir Suzon, déclora Bernadette,
OUte fière, cn désignant sa poupée au nouveau
venu ...
d - Et moi, je fais faire l'exercice à mes solats !. ..
11 -- Ali right 1... Eh bien, ne pensez-vous pas,
tjt y , boys, que mi 'ux vaudrait aller voir l'inoJ1atl?n ? " Vous devez certai nemen t con nattre
1a r'g'
j'"
l,on. V ous pourrez me gUI'd er... D' al'Il eurs,
1 .11 l,liSsé mon kodak sur ma moto, je vais al!:i~t'
le cherch 'r, nOLIS prendron5 des photos sen, lonnelles 1...
b La proposition d'Archibald parut séduire
"
reeauco up 1es d
eux enfants. l
Pourtant,
a prelnle, Bernadette objecta :
<1',[: Attention, Mam', ,t Minotlchette ~ous
ont
(Ill' nùu cl, sortir 1... Elles ne voulaIent pas
On s' mouille 1..,
fY'l--l !\lais, VOliS ne VOUS mouillerez pas 1. .. Ret'>' r( ez
1_
.1 Pl'
III ' v ,Ient de cesser 1. . . ,
.
l ,~'
I:'n~
J<'une gnrç'on allait jusqu'au s U11 t déslIOt'lI.t I~ cic'I d'un g-ris sale. Bernadette que Mi(je l ?<la pris' par' la main, hl,sita encore avant
~ler
'Ponclr . Elle se sentait rel 'nu,e p~r
,un vaPn. Scrupule, un s<:cr 't instinct lUI faisait COI11t()l~dn',
qu'elle f:lisnit mal, que Mamé ct sur~Ilnou
,hett. ne ~ 'raient pas contentes ...
�LE
cœUR DE MINOUCDETTB
Arch ibald se faisait de plus en plus insinuant :
.
- Chez nous, en Amérique, les enfants ne
sont pas auss i timorés que dans ce pays 1..: Ils
sont sportifs 1. ..
Vous, vous avez toujours
peur 1.. .
.
- Ce n'est pas vrai, nous n'avons pas
peur 1. .. Nous sommes tout ayssi courag~x
qu.c
les petits garçons et les petites filles d Amérique 1.. .
.
'.
.
Piquée au vif, Bernadette ripostaIt, Illen décidée à relever cette Sorte de défi que venait de
lui adresser l'Américain de Tuilières ...
- Eh bien, si vous n'avez pas peur, pourquoi hésitez-vous à m'accompagner ? ..
ous n 'hésitons pas, nous vous accompagnons tous les deux 1... Et même j'emmène Su'
zon avec nous !.. .
-- Les poup les sont aussi chez nous très cou'
rageuses ! assura Milou, convaincu ...
Un vent violent soufTIeta les trois enfantS
quand ils s'aventurèrent Sur le seuil, mais ils re"
fermèr nt la porte et se hasardèr nt à travers la
Cour. Les petits sahots 'lue venaient de chausser
Bernadelte et Milou enfonçaient dans la houe .
qu'ils fai~ent
rej~il.
au passage . Pendnn t
quelques Instants, inqUIète t toujours obs~dée
par un lancinant remords, Bernadplt regarda
dans la direction de la ferme des (Iolldcbert j
elle ne vit person ne. Sans doute Louis et ses ,
dcux c?mpagnes p~urivacnt_ls
av'c les dcu~
domestlqucs les 0I?eratlons de sauvetage...
1
- Attendez-mOI deux rninutes, je vais cher'
cher mon kodak l. ..
Archibald s' "Ioigna en courant. ..
- Don nc-moi la mai n, ])édptte 1...
r
Milou ne se sentait pas tr S rassuré par 1
murmure de Ja Douric. 11 Pouvait constater t'Il
�LE
CŒUlt DE MINOt1CBETTE
85
effet que les eaux n'étaient plus qu'à une vingtaine de mètres de la ferme ; elles affleuraient
la haie de l'ouche toute proche. Dans le ciel
passait une nuée de corbeaux ...
Bernadette sentit la main de son jeune compagnon resserrer son étreinte j d'un rapide coup
?'œil, elle s'assura que la poupée demeurait touJOurs soigneusement enveloppée dans un fichu ...
- Qu'est-ce que c'est que ça, prendre des
Photos ? interrogea Milou.
La fillette se disposait à expliquer à son jeune
frère cc que c'était qu'un appareil photographique, quand ils virent l'Américain reparaître en
Courant :
- All right 1 déclara Archibald, en esquisSant un large sourire qui découvrit sa dentition
d'une éclatante blancheur, où se détachait déjà
Une dent d'or ... j'ai le kodak ... Il ne nous reste
P!us qu'à nous diriger vers l'inondation ... La riVI 're 'st bien là ?
Le jeune garçon étendit la main en direction
~e
la, ~igne
des saules qui disparaissaient déjà
1110ltlr sous la nnppe jaunâtre des caux. Bern~
'tt acquiesça d'un signe de tête. Alors, ArcllIbald d "clara, tout joyeux :
,
En route, my boys, j'ai tout à fait l'impresSIOn 'lu nous allons bien nOLIS amuser !. ..
Lee; trois enfants s'engagèrent dans le chemin
~teux
voisin de l'ouche. La houe Icur montait
Jusqu'aux ch >villes. Agiles, ils passaient, sautan,t de pierre en pierre ct prenant un malin
P!:lIsir li s'éclabousser au passage ... Puis, s'art(:tant au mili('u du chemin, l'Am{-ricain étenla m~lÎn
,t fit semblant de mettre en joue
~s corbealJx qui passaient en croassant dans le
ciel.
,Dommnge que je n'aie pas apporté ma
Carabine 1. ..
fbt
�LE
cœUR DE MINOUCIlETTR
Vous les auriez toutes tuées, ces sales bêtes !. ..
Mitau qu i avait vu Archibald à t'ouvrage, la
veille, n'e doutait pab qu'i l fût capahle d'exterminer tous les rapaces les uns après les autres ;
la voix vigilante de Bernadette vint bien vite
l'interrompre :
- At.tention, tu vas tomber 1... Regorde donc
où tu mets les pieds 1. ..
L a randonnée reprit, pas pour bien longtemps
d!ailleurs : la Dourie avait envahi le chemin
creux et le trio dut emprunter un échal ier et sauter dans un champ voisin pour pouvoir poursuivre son avance ...
Maintenant, Bernadette et ses deux compagnons pouvaient tout il lois ir se rendre compte
de l'étendue de l'inondation. Auss i loin que leurs
regards pouvaient voir dev,:wt ux, c'était la
nappe d'eau, reflétant le ici gris ; des arbres
appara issai nt, (:ù et lil; c'était ~l peine s i l'on
disti nguai t les haies ; cert a ines avaient été
complt>tement submergées, les sillons semblaient
transformés, sur un vaste surface, n cles enta in es de canaux parallèles ou enlrccroiS<:es ...
Pourtant, les regnrds des enfants s'arr t \rent
surtout sur la DourIe. l cs l'IJétVeS passai 'nt, emportés au milieu des tourbillons t des r moUS
de la rivière ... Là, '{·tnit une botte de foin goi
nottait à la d "rive ; un p 'u plus loin un éno rmc> tronc d'arbre filait en tournoyan't su r tui111".111('...
. n peu. p!us loin, une poul, juchée
SUl' une caisse, fals,ut des ('fTorts désespérés pour
échapIJe r à l'inondation ...
- P~lIvr'
he-te. ! fit Bernadette, apitoyée.
Archibald. e.sqUissa une moue m <prisante :.
Que dm I.-VOllS, pauvr s petils rranplS,
si vous aviez vu déborder le Mississipi, en Amé-
�u: cœUR
DE MI OUCUETTE
li7
rique 1... Ça, au moins, c'est quelque chose de
sensationnel !. ..
Bernadette et Wou ouvrirent de grands yeux
effarés j ils estimaient en effet gue le décor qui
s'étalait devant eux s'affirmait suffisamment impressionnant. La fillette s'enhardit mrme à déclarer :
- Ça me rappelle tout à fait le déluge que
monsieur le uré nous racontait au catéchisme 1
- En un peu plus petit, évidemment, opina
rcllibald, qui 'aventurait maintenant le long
des terres en V,1 Il ies ...
- Prenez gard " s'exclama Bernadette ... Vous
pourri z enfon er 1...
- Pauvre petit Française 1... Tu t'imagines
donc CJu' ,\rchibalcl Thomson st un maladroit!..
Si je trouvais unc mbarcation, tu verrais la
b'lI· promenade que je vous ferais faire fi tous
les deux 1. ..
- Mais, une cmbarcation, il y en a une 1
aSSura Milou ...
omm 'nt ! s'exclama
rchibald ... VOliS
aviez un canot t vous n 1 disiez pas !... Cc
qu· vous ('ll's P 'U dégourdis tout de m(.me 1. ..
. " l que, obj 'cta Bernad 'He, papa a touJOurs form 'lJ'm nt d ~fendu
que nous nlJions
nous promener n barqu', quand il n' 'st pas
avec nous 1. ..
Hy Jo'vt' !... Tu t'imag-ines que je ne suis
pas [\u<;si adroit CJue Lon papa... rais j'rtnis
l, plus fort 'n canol:J'T' à l'Univ 'rsit{ d Piushurg. Vous n'av'z C]u~
me montrer Oll sc trouv('
VOir' barqu , je me chargerai bien de vous prouVer C]U j' suis un aS cl' l'nviron !
'S paroles parurent convaincre B 'rnadette ;
,·t('ndant la m.\În sur la droit·, ('Jlc' désigna une
(ahane qu' I('s aux atteignaient d(.jà :
"st là que sc trouv' l' 'mbarcation 1...
l
�88
LE cœUR II'E MINOUODIlTTE
O. K. 1... A nous trois, nous pourrons facilement la mettre à l'eau 1.. . Vous verrez après
comme ce sera amusant 1...
Bernadette oubliait maintenant toute prudence l'offre d'Archibald l'enchantait ; quant à
Milou il sentit ses inquiétudes du début s'évanouir peu à peu ... L'eau opérait Sur lui l'irrésistible attraction qu'elle exerce d'ordinaire sur tous
les enfants . Délibérément, il emboîta le pas à
Bernadette et à l'Américain qui piquaient de
droite ligne vers la cabane. En moins de trois minutes ils la rejoignirent. Leurs pieds enfonçaient
dans 'les terres molles; ils sentaient l'eau pénétrer dans leurs sabots, mais l'appât d'une longue
promenade leur faisait oublier toute prud nce ...
- Ça sera drôle, fit Milou ... On va se promener en bateau dans les champs 1. .. Dommage
qu e les cerises ne soient pas encore mOres, on
pourrait les cueillir en passant Sur les arbres 1..
L'enfant désignait les arbres fruitiers des
champs voisins ; la Dourie atteignait déjà les
basses branches 1... Mais il s'interrompit bientût. Archibald, secondé par Bernadette qui avait
placé Suzon soigneusement env \lop~e
dans un
Jicllu, au foncl cie l'embarcation, commençait de
sortir celle-ci. En peu de temps, unissant
leurs efTorts, ils la mirent à l'eau. Alors, tout
joyeux, Milou sauta dans le canot t commença
de sautill r ...
Attention 1 protesta l'Américain tu vas
faire chnvirer la hnrque 1...
'
Sois S<lgc, Milou, coupa Bernnd('tt sinon
, (e
l la cabn nI' !. '..
nOlis te 1<lI•sserons au pres
Cette mpl1ncp sufTit à rnrlwlcr l'enfnnt à la
sages se, il s'nssit Sur II' bnnc et s'immobilisn pendant qll' Archihnld s'empnrail d'lIn(' perch
t
qlle S:l sœur vrnait s'installer à l'nrri( rc, berr 1111 de nouveau sa poupée entre ses bras ...
�LB cœuR DU MINOU'CHE'ITE
89
Solidement arcbouté, Archibald fit s'éloigner
l'esquif. ..
- Tu ne vas pas bien vite, hasarda Bernadette ...
- C'est que nous n'avons pas atteint encore
le courant, repartit l'Américain ; tu verras,
ql Uand nous y serons, nous filerons à toute alUre ...
. Milou se cramponna au rebord de l'embarcation ; ses regards s'attardèrent sur les bâtiments
tO~l
proches de la Ferme des Saules ; il éprouvait u~
lancinant regret d'avoir quitté la mai~.on
et 11 appréhendait les reproches et la correcIOn qui l'attendaient à brève échéance . Un voile
aS~ombrit
aussi les regards de Bernadette, non
PO,Inl 9ue la petite eOt peur des coups ou de la
r~IVatlon
de dessert, mais elle craignait de
aire de la peine à Minouchette ... Elle avait le
~t:eur
gros cn pensant que la servante pOt avoir
Il ,chagrin en s'apercevant de leur absence à la
~.lson
... De plus, les secousses violentes qui
d alenl imprimées à son refuge la remplissaient
e confusion ...
s - Si nou revenions hasarda-t-elle bientôt en
~e\rant
élroitement sa 'poupée contre sa poitriC ; ce serail pelJt-~r
plus prudent 1. ..
tl1;- Hevenir!. .. fit Archibald, avec une moue
r ~·prial1te
... Tu n'y penses pas 1 J'avais bien
I~on
quand je disais que les petits Français
nlcnt
" fs et Umor'S
'
l
t...
P , cr:llnll
cl , IlIS, ,s'arc-houlant de plus belle sur sa perl(
,
' :
, Il' Jeune garçon ajoutaIt
\le
ReRarde 1. .. Ne sais-je pas conduire conn ~nhlcmet
1. .. Et cc n'est rien encore 1.. Tout
h'. hl' ure , nous serons n plein courant. .. Nous
C dllrons rlw; :1lors qu'?! nOLIS laisser emporter t..
''hs('r a follement amusant 1. ..
es grognements répétés détournèrent l'atten-
/t
�90
LE
cœUR Db: lIUNOUOBE 'l"l'E
tion du trio, Bernadette se redressa, et bientôt,
elle aperçut à peu de distance une masse qui se
débattait, entraînée par les flots houleux de la
DourIe ...
- C'est une truie, fit-elle b ientôt.. . Elle a été
surprise par les eaux et les flots l'emportent 1...
- Original, tout à fait 1. .. Je vais prendre
une photo de la femelle-cochon 1. ..
Pendant quelques instants, Archibald aban donna la godille pour son kodak. Il se fit un léger déclic, puis Bernadette et Milou qui s' immobilisaient, impressionnés, purent voir l'énorme
animal passer à quelques mètres seulement de
l'embarcation ... TI se débattait désespérément et
ne s'arrêtait pas de grogner ... Archibald tenta
de l'atteindre avec sa perche, mais il n'y put
parvenir. Emportée par le courant rapide, la
bête disparut. ..
- Où ira-t-elle, la truie, si personne ne lui
porte s cours ? hasarda Milou.
- Elle ira jusqu'à la Loire, sans doute, repartit Bernadette.
- A moins qu'e1le ne soit emportée jusqu'à
la mer, acheva Archibald, qui changeait maintenant sa perche pour les avirons, placés à l'intérieu r de la barq ue, et qu i souquait vigoureusement en d irection du courant. . .
Bientôt, une lé'gèr secousse se produisit. Effrayé, Milou s'en fut se hlottir contre Bernadeùc ... Dans le ciel, les corbeaux passaient toUjours par bandes, mplissant l'air de leur lugubre concert. La pluie e remettait à tomber li
grosses goutt s ...
- Rentrons 1... Nous allons nous mouiller,
fit Bernadette.
- Trop tard, maintenant 1. .. Nous voilà ell
plein courant 1. ..
L'Américain, triomphant, étendit la main et
�LE
Cœ Cfi DE
MI NOUCUETTE
91
désig na les remous qui e ntouraient ma intenant
le canot d e toutes parts . L e trio n'a vait plus
qu'à se la isser emporte r a u g ré des eau x , l'embarcation fil a it à un e a llure d e plus e n plus accélérée ...
- Wo n derful 1.. . On dirait le Scé ni c Railway,
ou p lutô t la Rivière mys téri euse d e Luna-Park,
à Coney-I s la nd .. .
B ern ad ette ig norait ce que c'éta it qu e LunaP a rk, à Con ey-Is la nd, mais ell e se senta it d e
plus en plus mal à l' a ise ... L e m:1sq ue de Milou
se cri s pa . Sou la plui e qui l'inond a it, l'enfant
presse nta it un d ange r imminent... U bi entôt, il
n 'y put plus tenir, il éclata e n sang lots !
R e ntron s a ux S a ul es !.. . R entron s au x
a ul es !. .. ré péta-t-il, ép erdu.
- D éc idt> m nt, c 'est co mpl et, il ne ma nqu a it
p}us qu e ce la , fit Arc hibald. P a ti ente un pe u !...
l ~ t ~ui
s , la plui e n' est pas bien méc ha nte 1.. .
S c r .< l1 ~ -tu
do nc un vul gaire fro ussard 1... On se
croirait d a ns un e po upo nni ère 1
.B o n g r ~ ma l gré , l' nfa nt s 'effor ça ncore d e
fal f> ho nn e conte na nce, ta ndi s qu e , courbé sur
ses aviro ns , Arc hiba ld s 'ac ha rn a it à remonter le
COurant , t à rej o indre un e ;>:o ne plus ca lm e .. . Un
pli inqui et rid a le fro nt du j e une ga rçon .. . Il
Comrn (' nça it <
! s 'apercevo ir qu'il avait él é un peu
tro p t ~ l1 éra
ir e . T o ut a u to ur s ' ~ I e v a it Je cons tant
c la po tis d e la D o uri e ; d s a rbres déracinés flottaien~,
d es pou tres, d es é pa ves d e tou~
es
sortes ;
Certa ll1 es v na ient h urter l'embarca tIOn ...
. L e vi sag to ut rui sse la nt d e s ue ur, Ar hihald
trUTIn, s 'acharna ncore ; il avait quitté son imp.e rm éabl e, po ur pou voir mnn œ uvre r tout h loiS l~ , mais il Il e pa rvenait pns, m a lg ré tout, à
l~ o rnph
r d e la vi o le nce d es r mo us t d es tourbIllons qui ontinuaient d'empo rter le fragil e r fu g>. Et le j une g arçon, à son tour, se se ntit
�LE
cœUR DE
MI~OtlcnET
envahir par une crainte de plus en plus grande.
Accablé de lassitude, il comprenait que la DourIe demeurait la plus forte. La rivière allait-.elle
em porter, puis engloutir sa tri pie proie ? ...
CHAPITRE VIII
LA POUPÉE NOYEE
- Si cela continue, nous allons être emportés
jusqu'à la mer 1...
Milou, le visage tout ruisselant de larmes, passait le bras autour du cou de sa sœur, qui s'efforçait de le rassurer ; mais Bernadette ne se
sentait pas, elle-même, très tranquille ; en dépit
des paroles rassurantes d'Archibald, ell e se rendait parfaitement compte que tout n'allait pas au
gré de J'Américain ... Le jeune garçon avait perdu son sourire railleur de tout à l'heure ; ses
regards se promenaient sans cesse sur la vaste
étendue d'eau, absolument comme s'il cherchait
quelque havre où se réfugier, quelque point où
débarquer, mais, hélas 1 l'embarcation continuait
de filer. Nulle part, sur les berges lointaines, il
n'apercevait de silhouette. Personne ne pouvait
1ui pd-ter mai n-forte ...
- Hello l.. Ne pleure pas,fit-il en se tournant
vers Milou. Nous nous en tirerons tout de même.
Bernadette surprit le léger tremblement qui
agitait la voix de son compagnon ; elle songea
à Marné, au pèr , ct surtout fi Minouchette, qui
sernit bien inquiète quand clIc s'cn retournerait
aux Saules pour préparer le déjeuner ; la pluie
continuait de l'inonder ; frissonnante, elle sentait l'eau s'insinuer sous sa chemise et lui couler le long de son corps ; pourtant, loin de
�LE
cœUR DE MlNOUCIlETTE
93
chercher à prendre le fichu, elle en emmaillottait
plus étroitem ent encore sa poupée, elle ne voulait pas que Suzon prît froid !...
Archibald déployait de nouveaux et rudes efforts, quand, tout à coup, une secousse violente
se produisit. Avant d'avoir pu esquisser un geste pour se retenir, le jeune garçon se sentit précipité en arrière ; il tomba sur les deux enfants ;
le choc fut si brutal que Bernadette desserra son
étreinte, la poupée lui échappa et s'en fut tomber
par-dessus bord ...
- God A lmighty ! ... Quelle secousse 1...
L'Américain se releva et porta la main à son
front ; son crâne avait heurté le rebord de la
barque au cours de sa chute ; sur le cuir chevelu,
il sentit une bosse ...
- C'est ce maudit tronc d'arbre qui est venu
nous aborder, grommela-t-il en désignant une
énorme masse qui flottait à la dérive et qui s'éloignait maintenant du canot. .. Le choc a suffi à
provoquer la collision . Mais, rassurez-vous, old
boys 1... Il n'y a pas gra nd maIL .. Archibald
Thomson a le crâne sol ide 1...
'- Ma poupée 1... Ma poupée se noie 1. ..
Bernadette, éperdue, se penchait au bord de
l'embarcation. Suzon filait, en effet, emportée au
milieu des tourbillons de la Dourie ...
- Vite 1... gémit la fillette, il faut à tout
prix la rattraper 1. ..
- C'est que ... mieux vaudrait chercher à nous
rapprocher du rivage 1... hasarda Archibald, fortement embarrassé ...
- Ma poupée 1. .. Je ne veux pas que Suzon
se noie, ins is ta Bernadette avec force ... Il faut
la sauver 1. ..
Le jeune garçon se pencha à l'avant de la barque;. à une ~izane
de ~ètres
en .avant, il ape~
cevalt la petIte tache nOIre que faisait la poupée
�LE CttlUR DE r.hNOtJCntTTR
à la surfacè de l'eau . S'emparant d'un aviron, il
voulut essayer de l'atteindre, mais une nouvelle
secousse, aussi violente que ' la précédente, lui
fit de nouvea u perdre l' éq uilibre, et, cette fois,
il tomba la tête la première et exécuta t:ln plongeon. .. Epouvantés, Bernadette et Milou s'é_
taient redressés. Qu'allaient-ils faire à bord de
j'esquif livré à lui-m ême t ...
- Au secours l... A u secours !. .. hurla la
p etite .
Le murmure de la Douri e e n furi e vint couvrir Jes appels d ésespérés de la petite ; elle se
sentit pourtant plus rass urée quand e lle vit apparaître à la s urface, à quelques mètres seulement, Ja tète d'Archibald. Le jeun e garçon nageait comme un poisson ct s 'efforça it de rejoindre J' embarcat ion. Cependan t, a u cours du malen contreux plongeon, il avait été contraint d'abandonner j'av iron qui fl o ttait ~ l so n tour à la
d0rive ; quant à la poupée, il ne fa ll a it plus
espérer la sauver. . . Elle ava it disparu, e mportée
a u mili eu des remous ...
- Ah poupée cst noyée !. .. 1\1a poupée est
novée 1...
i3crnadcttc pleurait il chaudes larmes, in ca pabl e de retenir ses sa ng lots; auprès d'c ll e, Milou
hurlait aussi. L a di sparition de Suzon les d ~so
lait plus encore que Je ur da nge reuse s ituat ion ...
- H el lo, petite 1. .. Donn e-moi au moins la
main 1...
L' mbarcalion pencha légèremen t. Archibald
avait réuss i à se c ram po nn er à so n rebo rd. Ses
lon gs c heve ux collrs contre so n fro nt, ù d emiaveuglé, il s 'eITo rça it maintenant de rejoindre la
place qu'il occ upait avant l'acc ide nt. Bernadette s' interromp it de pleurer pour lui tendre un e
main secourabl c ; alors, exéc uta nt un rapide rétabl iSSc01cnt, 1\ rc h ibald, tout d!lgOt I ttant cl 'cati,
�LR cœUl\ DB MINOUCHE'l'TR
!J5
réussit à s'installer de nouveau auprès de ses
deux jeunes amis ...
- Hello, vous n'en auriez certainement pas
fait autant 1 déclara l'Américain, en esquissant
1. Un salut à l'adresse de ses deux compagnons,
aussi fier qu'un acrobate qui vient de réussir son
numéro dans la piste du cirque ...
- Ma poupée est noyée !... geignit encore
Bernadette, désespérée.
- La belle affaire 1. .. Console-toi !... Mes
Parents t'en paieront une autre quand nous
reviendrons... Elle parlera et elle fermera les
: Yeux 1
Cette séduisante promesse parut atténuer quelqUe peu l'émotion de la fillette, mais Milou sangl.otait éperdument et l'annonce que les châtelains pourraient fort bien lui faire présent d'une
l11agnifique boîte de soldats ne réussit point à le
consoler ...
1 Et l'embarcation fila toujours, emportée au
~ré
des flot... ccroupi h l'avant, sans s'inquiéter de l'au qui ruisselait le 10nO' de ses vêteOlents tout trempés, ni de son appareil photoITraphique qu'il avait perdu, lui aussi, au cours
tel 'accident, Archibald r gardait anxieusement
?lIt autour. i seulem ' nt il pouvait ralentir, artCter le canot dans sa cou rse folle !. ..
n -- Et personne, grommela-t-il, personne pour
oUs donllcr un simple oup de main !...
Il Le roas ement exaspérant des orbeaux ré,\~n<1it
seul aux appels répétés du jcune garçon ...
Ors, Bernadette fit un grand signe d croix :
01 -- Tout st fini, nous allons ~tr
noyés, come Suzon, fit-elle d'une voix lamentable ...
Ir Mais non, nous Il 'allons pas nous noyer,
"rOSSe bête 1. ..
J'ai froid ! gémit Milou ...
Tu te réchaufTcras une autre fois .. Pour
1
1
�96
LE
cœUR DE MINOUCHETTE
le moment, il s'agit de nous arrêter. Avec ce
maudit courant, ce ne sera pas chose facile, je
ne le croyais pas aussi violent' 1...
Pourtant, les regards de .1' Américain s'éclairèrent . il venait d'apercevoIr en effet une sorte
de hang.ar isolé au-delà de .Ia ligne des saules.
Le bâtiment avait été envahi par les eaux, mais
sa toiture émergeait encore, elle pourrait oITrir
au trio un refuge momentané, en attendant qu'on
accourût à son secours ...
- Arrêtez-vous de pleurnicher tous les deux,
déclara Archibald ... J'espère pouvoir vous fairc
débarquer bientôt 1. .. Mais cessez de vous rcmuer el de compromettre la stabilité de la barque 1...
Le hangar n'était plus qu'à une dizaine de
mètres, le courant entraînait toujours irrésistiblement l'esquif. .. Il al lait l'éloigner du but que
se proposait Archibald, quand le jeune garçon
s'emparant de la perche, s'acharna à lutter .. :
Les veines de son front se gonflèrent à éclater .
Les mâchoires contractées, le visage crispé, il
s'acharna à manœuvrer, à éviter ces remous qui
les conduisaient à une mort certaine. Et au
b~ut
de dix minutes ~'eforts!
un cri de trio~phe
lUI échappa .. [J avait réussI à amener l'esquif
en caux calmes ... Le hangar était 1ft, tout près.
- Courage 1.. Nous approchons 1..
Blottis J'un contre l'autre, Bcrnad 'lte et Milou avaient assisté aux efforts désespérés de leur
compagnon. Un furtif sourire eJTIeura leurs lèvres
C]uand ils sentirent que l'allure de leur r fuge
flottant ralentissait sensiblemcnt. .. Le toit ét~i
là ; godillant d'une main ferme, Archihald le
rejoignit enfin.
Exécutant alors une difficile
gymnastique, il parvint à se jucher sur le rc~
bord, pendant que les deux enfants s'accrochaient désespérément. ..
�97
LE OŒUR DE MINOUCUETTJ:
Allons, hisse 1... Un petit effort . 1.. .
L'un après l'autre, Bernadette et Milou se réfugièrent sous le hangar.
- Attention, il ne faut pas abandonner la
barque 1 recommanda Archibald.
Mais, hélas 1 l'esquif, livré à lui-même s'écarta . . . A vant m~e
que les trois rescapés aient eu
le temps d'étendre les mains pour le retenir, il
s'éloigna, emporté de nouveau par le courant
vainqueur. ..
- Mon Dieu 1... Qu'allons-nous devenir ? fit
Bernadette ..
- Nous n'avons plus qu'à patienter, tout simplement, repartit l'Américain, philosophe. Après
tout, l'afTaire aurait pu beaucoup plus mal tourner 1.. . C'est bien le diable s'il ne passe pas
quelqu'un dans le voisinage ... Nous appellerons
au secours, et l 'on viendra nous recllei Il ir 1. ••
'p?lrt~n,
le trio eut beau regarder autol~
~e
lUi, Il n aperçut pas la moindre silhouette; d ntlleurs, à perte de vue, c'était la plaine inondée,
les rafales de rluie se succédaient avec rage et
v /laient cingler les cnfants en plein visage . . .
- Minotlchette aura beaucour de reine de ne
plus nOLIs voir en rentrant, soupira Milou ...
- Votre l\linOllchetle s'apercevra tout de suite
d votre dérart, fit J\ rchibald. Sans doute se
mettra-t-elle à votre recherche ... On nOliS découvrira alors sans tarder, ce n'cst plus que J'aiTaire
d'un heure nu rlllS.
.
L' .\mrricain se Icurrait. Le courant aV:'l1t emrorté- l'embarcation fi plus de dix kilomètres des
Snu/rs, dnns une rc.c-ion CJuasi-dé-srrte ; c'était
à peine si, :1 travers le voile persistant de la
~rtlnw,
on pouvait aprrcl"voir, ~OlS
la plui~.
à
1 horizon, qu 'Iquee; toittlres qUI se détachaIent
Sur le miroir jaun1\tre df's caux ...
- J'ai froid t j'ai faim 1 fit Milou, qui se
7
�98
LE
cœUR
DE
MINOUC HETTE
peloto nn a it fril eusem ent contre sa sœur ...
-- Quelle poule mouill ée l.. . Si tu étais boyscout, tu en verra is bien d'autre s 1
A rchiba ld s'effor çait de g ouaille r, mais il ne
se senta it plus lui-m ême très rassur é. Il pouvai t
consta ter, en effet, qu e le niveau des eaux mOntai t lentem ent, ma is sû remen t. .. A peine s'étaitil réfugié avec ses deux jeunes compa g nons depuis un e demi-h eure seul ement sur le toit du
ha nga r, et pourta nt l'ea u qui atteig nait alors le
rebord ex trême de la toiture , avait recouv ert toute un e ra ngée de tuil es . E t la pluie tomba it toujours, abond a nte, refoul ée pa r le vent.
T rempés jusq u'aux os , les trois enfant s s'immobili saien t. .. Leurs appels se succéd èrent, assourdi s pa r le co nstant murmu re des eaux .. . Et
e au~
se ul , in tolérab le, le croass ement des corb
tout
ient
percha
se
s
rapace
leur répo nda it, les
des
et
ers
peupli
des
es
branch
les
ns
da
là
pres de
gra nds chênes qu e ve nait effl eurer la Dourie dévastatri ce . Da ns le ciel sombr e, pas la moind re
éclairc ie q ui p Ot fa ire esp érer un e acca lmie ...
- Dad et Mamm y doive nt comm encer à
s 'in q uiéter a u châ teau !. ..
A rch ibald com mença it, lui a ussi, à pense r à
ses pare nts q u ' il ava it la issés à La TuiIi re ... II était parti avec sa moto, sa ns seuil reg retta it
l m nt les aver tir, et m a int e n~t,
son scapad e, se dema nd a nt S I elle ne finira it
point de faço n tragiq ue. P o urta nt, Bern adette se
r m tt a nt A 1 ha rce ler de qu esti ons, l'amou rpro pre rep ri t hez 1u i 1 dessus , il aIT cta la pl us
0 111 plt\te assu ra nce :
- A pr\s tout , ce n ' 'st q u'un ma uva is momen t
~ l passe r, honey 1... Fig ure-toi q ue tu es un e de
c's b >rg-\res . q ui gard nt des mo utons, pa rfois
so us un e plUi e ha tta nte 1... hIles ne s 'en port nt
pas plus ma l a près 1...
�I.E cœUR DE MINOUCDETTE
99
Pourtant, l'imagination cIe Bernadette vagabondait ailleurs; au remords qu'elle éprouvait
d'avoir désobéi s'ajoutait l'angoisse ... A tout
instant, elle entendait le clapotis des flots qui
venaient battre contre la toiture ; ses regards effrayés s'arrêtaient sur les épaves qui passaient,
toujours nombreuses ... Elle vit que l'eau montait, que le moment viendrait sans doute où le
niveau dépasserait le toit. .. Alors, ce serait la
fin, elle succomberait comme Suzon, emportée
au milieu des tourbillons au fond de la DourIe ...
- Allons, du courage, la pluie s'arrêtera bientôt 1.. .
Archibald avait beau murmurer de temps à
autre des paroles encourageantes à ses jeunes
voisins, il s'apercevait qu'il ne parvenait point
à les consoler ; Milou lui-même constatait avec
elTarement que les eaux atteignaient déjà la seconde rangée de tuiles ... Encore un peu de temps
et elles affleureraient l'endroit où il attendait,
accroupi ...
Pourtant, la lassitude de l'enfant s'affirmait
telle qu'il appuyait sa tête contre l'épaule de
nernadette; les paupières closes, il s'elTorçait
d'échapper à l'efTroyable cauchemar .. . D'un gest maternel, la petite ramenait en arrière les mèches toutes dégoultanles d'eau qui lui retombaien l su r le fron t... De ses lèvres partai t maintenant unc fervente prière .. .
- Mon Dieu 1... Faites qu nous ne soyons
pas noyés comm Suzon 1 Faites que nous revoyions bientôt Minouchette, et papa, et Mamr, aussi 1...
1 es heures pass r nt pourtant, interminables,
sans quc 1 moindre secours se produisît. La
pluie tombait toujours, un vent assez vif ridai} !Er
surfac des eaux ...
�100
LE cœUR DE MINOUC Hf!TTE
D omma ge que j 'aie égaré mon kodak, hasarda Archib ald ... La grosse truie était amusante 1...
- La grosse truie, réparti t Bernad ette, avec
un sanglo t dans la voix, je crois bien que nous
allons empru nter le même chemi n 1.. .
Un ronflem ent vint pourta nt détour ner l'atten tion des trois enfant s. Surpri s, ils relevèr ent la
tête :
- On dirait un vromb isseme nt de moteu r
d'avio n, déclara Archib ald.
Dans le ciel, embru mé et mauss ade, l'Amér icain aperçu t bientô t un appare il qui volait à faible hauteu r, au-des sus de la région inondé e.
Alors, s'arrac hant à l'immo bilité qu'il observ ait
depuis un momen t, le jeune garçon se leva, au
risque de perdre l'équil ibre et de rouler le long
du toit ; il agita la main à plusieu rs reprise s .
Peine perdue : nul ne sembla it l'avoir aperçu à
bord de l'avion 1.. .
- Maléd iction 1 gromm ela-t-il bientô t. Il s'en
retou rne à Avord 1. ..
les trois enfant s regard èrent
~léancoiques,
s'éloig ner l'avion , dont la venue avait éveillé
chez eux de si belles espéra nces ; mainte nant
l'appar eil s'estom pait dans la brume, il dispar ut
bien vite et ils sc retrouv èrent plus seuls encore
...
et plus d~solé
sauvé
- Pourta nt, c'cOt été si excitan t d'~tre
rappese
qui
ld,
rchiba
par un avion 1 soupir a
lait les (.pisod es de certain s roman s d'aven tures.
La nuit comme nça de tombe r ; ni dan,> les
aIrs, ni sur la plaine inond{'e, ils nI! découv rirent le moind re point noir qui pCJt leur faire spérer une procha ine délivra nce ... lout autour du
la Dourie faisait
toit aux deux tiers slbmcq~é,
nlenc!re sa terrifia nte chanso n : il sembla it
qLl'e1le voulût retenir prison niers les imprud ents
�LE
OŒUR DE MIi\1:>OCIJKTTE
101
qui s'étaient aventurés a u gré de ses eaux perfides 1. ..
Et le so ir vint, un soir s ini stre . L'obscurité
tomha lentement sur la r~gion
inondée ... Bernadette et son frère ne prenaien t plus la peine de
pense r : ils se laissaicnt aller maintenant, e t les
prières s'étaie n t arrêtées sur les lèvres de la fillettte ; parfois, comme dans un rêve, e ll e prononçait un nom, celu i de Minouchette. Elle appelait la servante à son secours, un doux sourire
illumin ait son v isage, quand il lui semb lait voir
sc pencher auprès d'elle la s ilhou ette famili è re
de la tcndre l\lariette, puis l' en gourdissement la
gagnait de nouveau, les on?illcs lui bourdonnaient : elle croyait e nte ndre sonner les cloches 1...
Et l' au montait toujours! Elle a tte ig-nit bic:nIl)t les pieds des deux enfan ts ; il s ne recul è rent
mêmc ras pour éviter sa froid e caresse, tant ils
se sl'ntnient ext{·nués ...
Debout au faîte du toit, Archihald continuait
d'interroger le cie l; e n dl\pit de son neg-me, le
jeun .\ mrricain comen~'ait
de se sent ir profond{oment inquiet : la nuit tombait, et, hien certainrment, au cours des heures qui alla ien t s uivre, le niveau de la DourI e dépasserait le sommet du r fuge 1. ..
Si Archihnld s'étn it trouvé se ul, il n' t'Il pas
h(osit{o ~ plonger >t à gagner à la na ge une d es
rpav's CJui passaient, (>mpor lres au fil de l'eau.
l ais, il v rn'ai t Bernadette t Milou 1 Le jeune
garçon s', r -fusai t li ahando nn e r ses deux compagnons ; il ('prouvai t nwinlcnant un obséda nt
remords dl' les avoir e ntraÎn {os ainsi dans c ·tte
f[iclleuse aventur '.
P ourtant, avant que Irs t(onl·hres fuss nt compU·tl'l1l(·nt to rnbt\es, \rchibald releva de nouveau
la (fot .,. Le vromb issement qui l'avait intrigué
�I. E CŒUR DE MINOUC HETTE
tout à l 'heure , domin ait de nouvea u les murmures et les clapot is de la Dourie .. .
- L'avio n 1 s'excla ma-t-il . Il revien t 1. ..
Dans le ciel sombr e, l'Amér icain put aperce voir la lumi ère impréc ise de l'appar eil qui tanguait fortem ent au milieu des rafales j au risque
de perdre l'équli bre, le jeune garçon sauta, agita
les bras, cria, hurla ... Mais le g rondem ent du
moteu r couvra it malenc ontreu semen t sa voix ...
L'avio n volait à faible hauteu r, à cinqua nte
mètres à peine au-des sus de la région inondé e.
Il s'inter rompi t brusqu eme nt de piquer en ligne
droite et se mit à exécut er de grands cercles ...
- Il nous a vus !.. . Il nous a vus 1. ..
Bernad ette et Milou demeu rèrent immob il es :
ils n'ente nda ient plus les exclam ations qu e leur
adress ait leur voisin. A rchiba ld contin uait d'agiter désesp érémen t les bras j une lu eur de joie
fit étin celer ses prunel les quand il aperçu t une
traînée lumine use qui partait de l'a ppa reil et qui
dessin ait dans le ciel un e large parabo le ...
- Une fusée 1. .. Il s signal ent qu'ils nous
ont repéré s !.. Hurra h! ous som mes sauvés 1
mais l'av ion
e nt,
.'\ rchiba ld s'agita fr é n ~ liquem
sparut dan s
di
e
lumièr
sa
et
s'éloig na rapide me nt
tomb er le
de
ua
contin
e
plui
La
es.
les ténèbr
~ ri ca in s"acvent se fit plus froid j tran s i, l'Am
croupi t auprès de ses deux voisins . Penda nt
quclqu es in s tants, il at tarda s ur 13 'rnadet te et
s ur so n frère, immob il es, un regard compa tissa nt, puis il atte ndit, observ ant av'c ins istan e
par
1 s alcnto urs, espéra nt que le s ig nal envoy~
des
vée
l'arri
peu
de
der
les aviateu rs a llait prée
seCO urs . Un si lence efTraya nt s'appe sa ntissait su r
toule la région dévast ée ; on n' nt ndai t plus
ri en que l 's murmu res t les g louglo us de la
DourI e ; les corhea ux ux-mC'm es avai 'nt interrompu 1 ur si nislr concer t. .. Le vent sou fTIait en
�LE
cœUR
DE
l\lINOUCDE'f'fE
rafales, les gouttes d'eau venaient inonder le visage d'Archibald .. .
La patience du jeune garçon se trouva soumise à une rude épreuve : il sentait l'eay qui
montait. Encore un peu de temps et le toit du
hangar serait complètement submergé. Comment
ferait-il alors pour écarter le danger qui menaçait Bernadette et Milou ...
A plusieurs reprises, Archibald plaça ses
mains en porte-voix devant sa bouche et appela
de toutes ses forces :
- Who op 1... Whoop 1... H elp 1... Au secours 1...
Toujours pas de réponse 1... Alors, pour la
première fois depuis qu'il se trouvait aux prises
avec l'inondation, Archibald sentit un morne
désespoir l'envahir j il grelottait, ses pieds baignaient dans l'eau montante. Parfois, il soufTlait
dans ses mains, essayant de donner un peu de
chaleur à ses doigts gourds. La lassitude le gagnait, il eÛt voulu suivre l'exemple des deux petits, s'asseoir et ne plus penser à rien, attendre
la mort qui viendrait au milieu d'un bienfaisant
anéantissement.
Pourtant, l'Américain s'efTorçait malgré tout
de réagir et de combattre l'accablement -qui le
gagnait 1. .. Il savait que le sort des deux malheureux demeurait entre ses mains. S'il s'abandonnait au sommeil, il pourrait laisser passer
l'occasion de les sauver. JI fallait qu'il veillât,
qu'il attendît encore, prêt à répondre à tout appel qu'adresseraient les sauveteurs 1. ..
Archibald prenait maintenant plus de peine à
lutter contre lui-même qu'à échapper aux atteintes de la DourIe. Sa tête, appesantie, retombait
peu à peu sur sa poitrine, ses paupières se fermaient, engourdies par la fatigue ct par le sommeil. Il demeurait insensible aux froides caresses
�104
LE CCii:tm DE MINOUO IIETTE
de la bise qui rabatta it sans cesse les rafales de
la pluie j puis, brusqu ement , il réagiss ait, détendai t ses muscle s engou rdis par cette interm inable immob ilité, et ses regard s s'effor çaient,
une fois de plus, de percer les ténèbr es hosti les,
sans parven ir à discern er la moind re Itl,eur , la
moind re silhou ette qui pussen t faire suppos er
qu'on se prépar ât à arrach er les trois isolés à la
mort. ..
CHAP ITRE IX
ANGOISSANTES RECHERCHES
Bernad ette !... Milou !.. . Mes chéris !...
Où êtes-vo us donc ? ..
Mariet te s'nven tura sur le seuil de la ferme j
sans pren'dr e seulem ent le temps de secoue r
l'eau qui ruissel ait de toutes parts le long de son
corsag e et de sa jupe, elle referm a son parapl uie·
et attarda un coup d'oeil anxieu x à ) 'intérie ur de
la salle. A sa profon de stupéf action , elle avait
pu ouvrir sans effort la porte qui n'était plus
fermée à clef.. .
- Les mécha nts enfant s 1... Ils sont sortis 1
Je me deman de comm ent ils ont pu faire 1 La
porte était fermée du dehors 1 JI faut absolu ment que quelqu 'un leur ait ouvert . ..
Ursule Métay er interve nait à son tour j pendant quelqu es ins,tants, el,le s'enga gea dans la
salle, derrièr e Manet te, maIs ce fut en vain pourtant que les deux femme s appelè rent : nul ne
leur répond it ...
- Allons , mes chéris, insista la servan te, ne
cherch ez pns à nOlis jouer une farce !. .. Si vous
tes cachés , mon trez-vo us 1...
1 Mariet te, qui veToujo urs pas de r~ponse
aider les voisin s à
pour
ferme
er
nait de besogn
�LE
camn
DE MlNOUCllETTE
165
mettre leur literie et une partie de leurs meubles
en li eu sû r pendant que les hommes s'occupaient
des bestiaux, se sentit en proie à une at roce inqui étude. Et la voix rogue de la fermière vint
encore accroître ses alarmes :
- J ls se sont enfuis, c'est sûr 1. .. Où peuvent-ils bien êlre al lés ?...
- J e ne comprends pas, repartit la jeune fille.
D'ordin a ire, ils so nt dociles et obéissa nts ...
- Tu les gâtes trop, je te l'ai toujours dit 1
Auss i voilà le bon résu ltat de ta trop coupable
indulgence !. ..
Ursule semblait ench antée de trouver une occasion nouvelle de critiquer la servante j mais
cette derni ère ne parut g uère faire attention à
ses reproch es j elle vena it de monter l' escalier,
fouillant dans chaque pièce et appelant sans trêve .. . Elle se dépcnsa en pure perte, Bernadette
et Milou demeuraient introuvabl es !. ..
Des appels se lirent entendre j dehout sur le
seuil, Ursule appelait les trois homm es
étaient restés en arrière et qui acco urai ent maintenant, rendus subitement inquiets par l'agitation de la fermi ère ...
- Viens vite, Louis, les pctits ont disparu 1...
- Les petits ont d i paru ?...
Le fermi er apparut ;\ so n tour dans l'entrcbtdllem nt de la porte. Pa u lot t ]ankowski lui emboîtèrent le pas j il s étaien t crottés et CO ll verts
de bouc, tou s les trois j mais ils ne songère nt
pas à quitter Icurs sabots .
- Cc n'es t pas possible, déclarait Ursule, il
a fallu que quelqu'un leur ouvre du dchors ...
- Ditcs donc, hasarda Paulot, VOliS vo us rappel ez ... Tout à l'h cure, au hout dll chemin, nous
avons vu une mOLOcyclette rcnversée dans la
bouc 1. ..
- C'est vrai 1... Elle nous a même passable-
etui
�106
LE
cœUR DE MINOUC llETTE
ment intrigu és 1... opina Ursule .
- Eh bien ! pas d'erreu r 1... C'est le type qui
monta it cette moto qui a dû ouvrir aux deux gosses 1. ..
Ces déclara tions de Paulot plongè rent aussitô t
ses voisin s dans un abîme de perple xité ...
- Mais, pourqu oi cet individ u les aurait- il fait
sortir ? hasard a Louis ...
Le domes tique écarta son chapea u et se gratta
la tête avec insista nce :
- Ah 1 ça 1... Vous m'en deman dez trop,
monsie ur Louis !...
- Mon Dieu 1. .. S'il s'agiss ait là d'un ravisseur d'enfa nts comme on en voit en Améri que 1..
Ursule , qui lisait réguliè remen t le journa l, se
rappel a, en ce momen t, certain s faits-d ivers qui
l'avaie nt tout particu lièrem ent frappé e au cours
des récen tes semain es ...
- Je t'en suppli e, maman , ne t'énerv e pas 1..
Plus que jamais , nous avons besoin de notre
sang-f roid en ce mome nt 1... Cette idée d'enlèv ement est absurd e 1. .. Je me deman de en effet
quel intérêt pourra it bien avoir cet inconn u à
s'en prendr e à mes petits plutôt qu'à des en fants
de riches 1 Que le gosse de la Tuilièr e dispas'expli quer de la sorte, mais
raisse, cela pour~it
...
l\ltlou
et
ette
Bernad
- Enfin, le fait est là ... Les petits ont disparu ... gromm ela Ursule .
- Et je ne les ai découv rts nu Ile part, ni
dans les chamb r s, ni dans le grenie r, surenc hé4
rit Mariet te, qui descen dait pr cipitam ment J'escalier.
- Pas d'erreu r !. .. Ils sont sortis 1...
- Miséri corde 1.. A v c l'inond ation, que peutil leur être arrivé ? .. Ils ont certain ement piqué
une tête dans la DourIc 1...
- Encore une fois, maman , cesse de t'alar-
�LE
cœU1\
DE
MINOUCTIETTE
107
mer ainsi !... Il faut chercher : si les enfants
ne se trouvent plus à la maison, c'est qu'ils
sont partis voir l'eau sans doute. Ils ne doivent
pas être bien loin !. ..
- Dehors, avec une pluie pareille !... Mais il
y a de quoi attraper la mort !...
Mariette ne disait rien, elle ; pourtant, son
masque était ravagé par une expression d'atroce
inquiétude. A la suite de ses vaines recherches,
elle mesurait tout le danger que couraient ses
chéris, ne parvenant point à comprendre comment ils s'étaient aventurés ainsi, en dépit des
recommandations qui leur avaient été faites !...
Louis ne tenait plus en place ; les recherches
s'organisèrent aussitôt. Laissant Ursule à la ferme, la servante, les deux domestiques et le fermier s'aventurèrent à travers les champs des
Saules. Pendant plus d'une heure, ils cherchèrent, appelant désespérément Bernadette et Milou ; nulle part, ils ne retrouvèrent de trace des
disparus : la pluie torrentielle qui continuait de
tomber, effaçait la moindre empreinte, transformant les prairies et les champs en lacs ou en
marécages et les chemins en bourbiers ...
Mariette, dominant la lassitude profonde qui
l'accablait, Jongea la rive; ses regards agrandis
par l'effroi, se promenèrent au hasard sur la surface de la rivière, dont les eaux montaient lent ment, gagnant sans cesse en profondeur, à
travers la plaine ... Des épaves passaient toujours. Un frémissement saisit la servante quand
clle pensa gue les deux enfants pouvaient être
en cc mOlll nt emportés au gré des aux ...
- Mon Dieu, cc n'est pas possible l. .. Faites
nOliS les retrouver /... Protégez-les !...
Le temps passa. Des voisins, alertés, participèr nt aux recherches, mais on s'acharna encore
en vain ... Bernadette et Milou demeurèrent in-
�LE OOOlJR DE MfNQnCnRTTll
trouvabl es .. La consternation régnait à la ferme,
où Ursule ne cessait de gémi r, pleurant les disparus ... Muette, le visage contracté, Mariette
voulait encore lu tter contre l'évidence; de grosses larmes coulaient le long de ses jou es ; un
profond désespoi r l' envahissa it tout enti ère. Si
terri.ble que fût le malheur qui la frap pa it, elle
voulait chercher encore, espérer , mais, hélas !
à mesure que les in vestigatio ns se poursuivaient
sa ns succès à travers les terres envahies par les
eaux, on commençait à penser, aux Saules, que
les deux enfants ava ient é té emportés par la
crue ...
- Mais, enfin, répétait sans cesse Paulot, que
signifie cette moto dans le chemin ? Où est le
type qui a ouvert la porte aux deux gosses ?
La présence de la machine constituait en eiTet
la seule raison d'espérer que les deux enfants
eussent pu éc happer à la mort . Quand ils se
rendiren t compte qu 'il s se dépensaient en vain
en a ll ant et venant au bord de la rivière, Loui~
et Pau lot décidèrent d'examiner de plus près la
moto, afin de s ' assurer de l'i dentité de so n propri étaire. Une exclamation de surpr ise leur
éc happa quand ils lurent, s ur la plaque de métal fixée contre le guido n :
A 1'chibald Thomson -
La Tuiliè1'e
Pas d'errcur 1. .. C'est le fil s des Américains qui ont acheté le ch{lteau, c1?c1ara P a u lot.
J e Ille demande un pcu ce q u'il vena it manil.'!"anCCr par ici 1. .. C'est un casse-coli el un ga illard
pas ordinaire 1. .. Hier, h la ft-te cie Saint-Al.
b. rt , il n' avait pas son pareil pour casscr les
pIpes ...
- Ecollte, Paulot, il faut atte ler la jum ent 1...
Nous a ll ons nOlis renclre à la Tuili(\re ...
Mariette, qui é tait venue jusque là, interrom-
�LE COEUR DE MINOUCHETTE
109
pit les deux hommes, et comme Louis s'immobilisait, indécis :
- Parfaitement ! insista la servante ... Ce jeune Américain a peut-être emmené Bernadette et
Milou chez lui L ..
- Tu fais erreur, Mariette. S'il avait agi de
la sorte, la moto ne serait pas là 1... La présence de la machine dans ce chemin incite à
supposer qu'il a dû rester dans le voisinage des
Saules 1. ..
-- En tout cas, il faut avertir ses parents · !.. .
J'ai dans l'idée qu'ils pourraient nous être d'un
grand secours 1... Si les petits ne se trouvent
pas à la Tuilière, ils téléphoneront à la gendarmerie ...
- Tu as raison, fit Louis, nous allons nous
rendre tous les deux au château ... Jankowski, va
atteler la Margotte l.. .
Le Polonais s'empressa d'obéir. Cinq minutes
plus tard, le fermier sauta sur le siège de la carriole. Mariette prit place auprès de lui. Après
avoir recommandé aux deux domestiques et aux
voisins accourus de poursuivre inlassablement
les recherehes, Louis fouetta la jument qui partit
à toule allure.
Le chflteau de la Tuilière n'était distant que de
sept kilomètres à peine des Saules j pendant
tout le trajet, Louis et Mariette demeurèrent sisoucieux, accaparés par les
lencieux, le vi~age
mêmes pensées, par le même sOtJci de retrouver
coOle que coûle les deux enf~ts
dispart~:
Bientôt ils atteignirent le portal! de la Tuilière. Il
Icu'r fallut parlementer avec le concierge, avant
de s'engager dans l '<~Jlée
cent~aJ
du par~,
qui
permettait de pnrvenlr au chateau ; mais les
quelques indications que le fermier venait de
fournir sulTirent à mettre tout le personnel en
émoi. Archibald Thomson avait disparu, en ef-
�110
l.E cœUR DE MINOUCHETTE
fet, depuis le début de la matinée et l'on commençait à éprouver quelques inquiétudes sur son
compte .. .
- Cet enfant nous fera mourir d'émotion 1 déclara Mistress Thomson, dès qu'un domestique
lui eût annoncé les raisons de la présence de
Louis et de Mariette au château . Je vis dans des
transes continuelles à son sujet. Chaque jour,
il me procure de nouvelles raisons de nous inquiéter 1.. . Depuis qu'il a acheté cette maudite
moto, nous ne vivons plus, son père et moi 1.. .
Mr Thomson apparut à son tour j il se montra moins prolixe de détails que son épouse j
toutefois, sur son visage glabre, on pouvait lire
une anxiété profonde. Bientôt, coupant court
aux explications de sa femme, il s'approcha de
Louis et, dans un français des plus corrects, il
se fit expliquer ce dont il s'agissait. La découverte de la moto, la disparition des deux enfants l'intriguèrent profondément.
- Nous n'avons pas un seul instant à perdre,
déclara-t-il, coupant court aux nouvelles réfle:dons de son épouse. Nous allons monter dans la
Rolls t nous rendre aux Saules. Si les recherches s'afTirment toujours vaincs et si Archie ne
se trouve pas de retour av c les deux enfants,
nous irons à Saint-Albert alerter la gendarmerie .. .
Puis, comme le fermier contenait difTicilement
son émotion, l'Américain ajouta :
oyez tranquille, je suis décidé à mettre
tout en œuvr pour retrouver vos nfants et notre fils, qui a dO certainement les attirer dans
cette aventur . Tous 1 s moyens seront employés
pour aboutir à un résultat, et j' spère que nous
pourrons retrouver les tro is disparus avant la
nuit 1...
- Tu reconduiras la voiture, Mariette, déclara
�LE
cœUR
m~
MINOUCHETTE
lU
alors Louis à la servante. Je reviendrai en auto
avec Mr Thomson.
La jeune fille acquiesça. Deux minutes plus
tard, les parents d'Archibald faisaient monter le
fermier auprès de leur chauffeur, et s'installant
dans leur somptueuse voiture, ils partaient à
toute allure vers les Saules.
Mariette prit donc les rênes et fouetta Margotte . Elle quitta à son tour le château, où la disparition d'Archibald avait provoqué une sensation intense. Les paroles énergiques prononcées
par Mr Thomson l'incitaient à penser que tout
serait mis en œuvre pour retrouver ses chéris ;
cependant, le coeur de la pauvrette se serrait
toujours atrocement, pendant qu'elle longeait la
regards angoissés sur la
route et promenait s~
plaine submergée. Les pires suppositions effleurèrent avec plus d'insistance encore son esprit. ..
U ne demi-heure plus tard, quand la servante
rejoignit les Saules, aucun résultat n'avait été
obtenu ; des équipes plus nombreuses parcouraient pourtant toute la région ; on cherchait au
bord de l'eau. Mais jusqu'ici, la Dourie n'avait
pas rendu un seul corps, pas plus qu'on n'avait
repéré la moindre trace d'Archibald, de Bernadette et de l'\'lilou ...
Mr Thomson, en présence de ces résultats négatifs, abndo~t
pe~
à peu son f1egm~
proverbial bientôt meme, Il n y put plus tenIr ...
_ Avant deux heures, il fera nuit, déclara-ti!. .. TI faut aller tout de suite à Saint-Albert;
j'alerterai la gendarmerie, t puis, nous téléphonerons au camp d'Avord ... Un avion s'envolera avant la tombée du jour 1 Il survolera tout
le territoire inondé ... Je dépenserai toute une
fortune s'il le faut, mais je retrouverai mon
fils 1..
La résolution que manifestait l'Américain vint
.
�HZ
LB CŒUR DE MINOUCllETTE
atténuer quelque peu les appréhensions de Louis
et de ses corn pagnons. U rsu le Métayer ne cessait de pleurer; on n'eût point reconnu là certes, l'orgueilleuse fermière si soucieuse de son
rang. La seule pensée que ses petits enfants
pussent avoir succombé au cours de cette tragique aventure, la mettaient au comble du désespoir. ..
Mariette, elle, se montrait plus maîtresse de
soi. Après s'être arrêtée pendant un moment aux
Saules pour se restaurer et soulTler un peu, la
servante voulut reprendre elle-même ses recherches. Laissant Louis discuter avec M. Thomson
et prendre avec lui toutes les mesures nécessaires pour intensifier les investigations, elle s'éloigna de nouveau vers le chemin creux, une force
mystérieuse l'attirait dans cette direction .. .
Ursule Métayer s'abandonnait si profondément à SOn désespoir qu'elle ne vit même pas
s' ~Ioigner
la servante ! Sans même prendre la
peine de se munir d'un parapluie, Mariette prit
une pélerine sur ses épaules et abaissa le capuchon, puis, chaussée de ses gros sabots elle
s'aventura une fois de plus à travers les 'terres
détrelll pécs ...
A plusieurs reprises, la jeune fille appela ...
Elle trébucha dans la terre molle où clle enfonçait parfois jusfIu'aux chevilles; l'eau et la boue
avaient envahi ses sabots, mais elle avançait
quand mpl11c, ne essant d fouiller du regard
l'impressionnante étendue d'eau ... Le cœur battant ellc s'arrt-tnit, prêtant l'oreille... Personne ne lui n~pocJ(1il.
..
l\1arielte marcha encore, d({cid ~ment
infatigable ... La pluie tombait toujollrs à torrents, ses
v~temn
ts 1rem pés lu i collaient au corps... Peu
importait, ses petils étaient en danger, eille voulait fairo tout cc qui était humaine'ment possible
�LE
113
COEUR DE MINOUCHETTE
pour les arracher à la mort !. ..
Semblable à une machine, la servante continua
de longer la Dourie. Des groupes poursuivaient
leurs recherches çà et là ; pourtant ce fut à peine
si elle échangea quelques mots au passage. La
venue d'ùn avion la fit seulement s'arrêter à
proximité d'une passerelle que la crue avait emportée ... Un éclair brilla dans ses regards quand
elle vit l'appareil voler à faible hauteur.. La
demande de l' Américain avait porté ses fruits:
on faisait l'impossible pour retrouver les disparus ... ,
Et Mariette se sentit envah ie par un nouvel
espoir... A terre, les recherches pouvaient demeurer vaines, mais les aviateurs ne pourraient
manquer évidemment de repérer les disparus,
s'ils vivaient encore et s'ils avaient réussi à se
réfugier quelque part, au milieu de j'immense
étendue d'eau ... Pourtant, il fallait faire vite, la
nuit approchait 1. ..
L'appareil disparut bientôt , après avoir exécuté un virage au dessus de la plaine envah ie.
Mariette se remit courageusement à marcher;
ça et là, elle pouvait voir, au-delà de la double
ligne des saul~
ou de~
peupliers qu.i bordaient
d'ordinaire le lIt de la flvlère, des maIsons et des
bfttiments envahis par l'eau qui montait jusqu'au
toit et même au delà ...
L'obscurité tombait peu à peu. Des si lh ouettes
appara issaient. Mariette avait atteint la chaussée de Saint-i\lbert, entourée de toutes parts par
les /lots, quand elle aperçut deux g,e~darms
~ui
approchaient à motocyclette ; ~USlt(),
?1I~
s arrêta au milieu cie la route et agIta la main a plusicu rs reprises... I~ Ile re~on
~aist
,les ~eprésn
tan lS de la loi et en partIculier le bf1gadler Montargis ...
_ Ecarte-toi, petite, déclara l'excellent homB
�114
LE cœUR DE MINOUCHETTE
me . .. 11 faut que nous rejoignions tout de suite
M . Thomson aux Saules et que nous emmenions
des équipes de sauvetage 1.. . L'avion a atterri
dans la plaine des Bernades. TI a repéré les trois
gosses 1. .. Ils se sont réfugiés sur le toit de la
grange des Barthonnais 1. ..
La Grange des Barthonnais 1.. . Mar iette ne
s'attarda pas plus longtemps sur la route. Sa
physionomie s'épanouissait... Ses petits étaient
saufs ! Une allégresse profonde l'envahit. Tandis que les deux gendarmes reprenaient à toute
ail ure leur course vers les Saules, elle esquissa
quelques pas ...
- La grange des Barthonnais ! répéta-t-elle ..
li faut à tout prix que j'y aille ... que j'arrive
là-bas la première pour les sauver 1.. .
Maintenant que la servante savait exactement
oLI s'étai nt réfugiés les enfants, elle ne pensait
même pas à attendre l'arrivée des équipes de
secours qui n'allaient certainement pas tarder;
précipitamment, elle dévala le long de la pente .
Un bachot flottait, amarré tOl1t près de là ; il
avait servi aux paysans qui avaient engagé des
recherclles dans le courant de l'après-midi. En
quelques instants, clle rejoignit l'esquif, d~noua
l'amarre de ses doigts fébriles, puis, agilement
Ile sauta à bord, s'empara de la perche ct gan~
peu ;\ peu le milieu du courant:
1101à ! la boiteuse 1... Tu es folle 1. ..
- Tu vas piquer une tête dans la Dourie 1...
- Reviens 1. .. H viens vite 1. ..
Les quelques homl11 'S qui l1anaient sur les
rives et qui avaient assisté au départ de Mariette,
s'acharnèrent en vain à lui conseiller la prudence :
- La nuit va te surprendre sur la rivière, cria
un p tit bonhomm ... C' st de la folie ... Attends
li n peu au moi ns 1. ..
�LE
CœUR DE lIUNOUCliETTE
115
Mariette demeurait sourde aux conseils de pru ..
dence que Jui prodiguaient I_e s paysans. Immobiles et interdits, ils la virent maintenant diriger
le bachot sous une pluie battante ... En peu de
temps, elle atteignit les remOus, l'esquif tourna
sur lui-même, pùis il piqua à une allure de plus
en plus accélérée vers l'Est. ..
Mariette savait que la grange des Barthonnais se trouvait située à moins de trois kilomètres de l'endroit qu'elle venait d'atteindre; aussi
s'immobilisa-t-elle, haletante, au centre de la
barque, ses regards consu ltant anxieusement
le cie!. .. L'obscurité, qui se faisait de plus en
plus opaque, ne l'empêcherait-elle pas d'atteindre le but qu'elle se proposait? Le courant trop
fort ne l'emporterait-il pas bien au delà, en
aval?
La servante ne se découragea pas malgré tout.
La nuit tomba avant qu'elle fOt parvenue en vue
de la grange ; alors une grande angoisse la saisit. Devant les progrès constants de l'inondation, elle se demanda si le fragile refuge ne se
trouvait pas submergé par les eaux. Elle s'imagina les trois enfants réfugiés sur le toit et entourés de toutes parts par la Dourle __ .
__ Mon Dieu, je vous en supplie, permettezmoi de les rejoindre, de les sauver avant qu'il
ne soit trop tard l...
,.,
_
Maintenant toule la reglO n s enveloppaIt de
plus
ténèbres ... ]~t pourtant la servante ne d~vait
être bien loin de la grange ... , Enco~e
cinq cents
mèlr s environ et elle parViendraIt à portée
de la voix des disparus. Courageusement, elle
reprit la perche et s'efor~a
d'éch~per
à la for,ce
clu cour:1nl qui l'entraînaIt; le vIsage tout rUISselant cie sueur les membres courbattus, la servante s'achrn~,
elle dirigeait J'embarcation au
juger, s'orientant un peu sur sa droite... De
�116
LE cœUR D.I! MINOUCllETTE
grands chênes à demi recouverts par les eaux,
qu'elle discernait à peine, lui servirent de point
de repère. Pourtant, plus elle s'acharnait, plus
t>llf: sentait ses forces l'abandonner; bientôt,
elle se demanda si elle trouverait le courage
d'aller jusqu'au bout et même si elle n'allait pas
être emportée à son tour par la rivière ...
Un grondement sourd vint arracher la jeune
fille à ses angoissantes réAexions ... Levant la tête, elle discèrna la lumière fugitive de l'avion
qui appnraissait dans le ciel. U ne exclamation
joyeuse lui échappa ensuite ... Une fusée éclairante venait de jaillir de la carlingue; pendant
qut>lques instants, une lueur éclaira la plaine
inondpe. A une cinquantaine de mètres de là,
elle aperçut le toit de la grange qui émergeait et
sur lequel se dessinaient vnguement des silhouettes ...
- Eux 1... Ce sont eux 1... Bernadette 1. ..
Milou 1. .•
L'appareil s'éloignait dans la nuit; mais
maintenant Mariette se raidissait ct s'arcboutait ;
elle savait désormais que les enfants étaient là
tout près, qu'elle allait les rejoindre. Pendant u~
cour"t moment, elle persévéra, puis sa voix claire
rompit le silence, à plusieurs reprises clic répéta
les deux noms de ses chéris ... Sans doute ses appels furent-ils entendus, car une réponse lui "
parvint:
- Woop 1... Par ici 1...
Archibnld venait de surprendre la présence
de la servante. J\nxicllx, il s'cfTorçait de guider la courageuse l\lariette qui rcdouhl:lit d'efforts maintenant pour arracher les disparus à la
Douric.
�LB
COEUR DE MINOUCJTETTE
117
CHAPITRE X
MINOUCHETTE MAMAN
A près cinq minutes d'efforts ac harn és, le bachot s'e n fut enfi n accoster la g ra nge , au ri sque
de perdre l' équ ili bre. Arch iba ld agr ippa it solidement le rebord de la barque . ..
Les petits ? haleta Mariette ...
- Il s sont là 1. .. Prenez-l es, pendant que je
retiendrai l' embarcat ion 1. ..
La servante étend it les mains, en tâto nn a nt j
ell e parvint vite à découvrir Bernadette et Milou, étro iteme nt blottis l'un co ntre l'autre. Les
deux enfa nts é ta ient dem eurés in se nsibl es à tout
ce qui venait de se produire, ils n'avaient même
pas prêté la moindre attention au passage de
l' av ion et à la fu sée lumineuse qui avait pourtant remp li d'un fol espoir leur jeune compagno n ...
Au risque de gl isser dan s l' eau qui lui montait aU dessus ùes ge noux, Ma ri ette s'empressa
de prendre Milou entre s~
bras. L'enfant semblait avo ir perdu tout se ntIm ent, dou cement, elle
le déposa au fond du bachot, puis. elle s'occupa
de transporter à so n tour, Bernadette ... La .fillette .pou ssa un so urd grog neme nt, ses petItes
mains sc serrèrc nt autour du co u de la nouvelle
venuc . ..
M in ollchettc, murmura-t-elle dans un souf.
ile ... Ma M inouchette ché ri e 1..:,
_ Rassure-toi, Dédette 1... 1a Mlnouchette
est là . .. J'..llc ne tc quittera plu s maintenant 1...
Elle va te ramener aux Saules 1...
_ Ah o ui aux Saul es, répé ta l'en fant dont le
visage s'éc
l ~ira
d'un furtif so urire ...
�118
L B c œ UR DE MINOGCllETn:
Mari ette ne s'atta rda pas à bavarder avec la
p etite , elle rejoi g nit l' embarcation que l' A mé ricain a vait toujours gra nd peine à retenir. A peine se fut-ell e insta llée a u centre qu' e ll e se tourna vers Archiba ld
- Vous pouvez sauter auprès de moi, déci ara-t-ell e ...
- O. K . , ... J e sa ute 1...
En qu e lqu es ins tants , le jeune g arçon aba ndonna à son tour le toit s ur lequ el il ven a it de
vivre des heures s i a ng oi ssantes. Une viol ente
secousse ébra nl a l' esquif et manqu a de faire
p erdre l' équilibre à Ma riette, m a is e ll e se reprit
bien vite, et l'e mba rcation s'éloi g na da ns la
nuit
A rchiba ld tint à tout prix à prendre la perche.
Pourta nt son épuisem ent s 'a fTirm a it tel qu'il dut
bi e ntôt céder, et ce fut la se rvante qui se remit
co urage usem ent à lutte r co ntre le fl ot 1 Ma intena nt qu e ses p etits se tro uva ient a uprès d' elle,
e ll e se se nta it tra nquill e , e ll e a ll a it fa ire e n sorte
de les tirer de là et de les ra m ener sains et
sa ufs jusqu' a u ri vage ...
P enda nt un lo ng mo m ent e nco re, la servante
s 'ac ha rna à trave rs la nuit. Ell e dut lutter â prem ent contre le o ura nt et co ntre les remo us qui
ri squ a ient d' entraî ner à to ut mom ent so n refuge ... ] n capb
l ~ de diri ge r da ns les té n bres, l'info rtun ée se nta It approcher le m o m nt Oll ell e s _
ra it obli gée de to ut a ba nd o nn er, qu a nd, to ut à
co up, la vo ix d' A rc hib a ld se fit e nte ndr domi. '\
'
na nt le clapoti s de la fl Vlere :
es lumi ères 1...
n
- D er ri ère no us 1...
v ient fl n o tre seco urs ...
Al o rs, la jeun e fill e ap pela de to utes s s for es,
des vo ix rud es lui rép o nd irent :
T onez bo n 1 on arr ive 1...
- En core un p eu d e courage t...
�LE
camu
DE
MINOUCllETTE
J ]!)
Du courage 1... Ah, certes, Mariette en avait
déployé au cours de cette dramatique aventure !..
Mais cette fois, elle se sentit à bout de forces.
Elle se raidit et voulut réagir ; elle voyait se
rapprocher les lumières; sur trois barques, les
sauveteurs approchaient et il lui sembla même reconnaître à la lueur des lanternes et des falots,
les silhouettes de Louis Métayer et de M . Thomson ; mais tout cela demeurait bien vague. Le
décor nocturne sembla exécuter une ronde fantastique, ses jambes se dérobèrent sous elle, elle
s'écroula de tout son long pendant qu'Archibald poursuivait désespérément ses appels ...
..
~ p~
'!.~ 'vi ~
~i'
!.:: Mi~h
a' ~
vert les veux !. ..
Ce fu~ent
les premières paroles que Mariette
entendit quand elle reprit conscience . Encore à
demi engourdie, elle reconnut la voix enfantine
qui venait de les prononcer, c'était Bernadette,
sa Bernadette chérie .. .
- Mon Dieu !... Que se passe-t-il ? Que
m'est-il arrivé ? ..
La servante voulut se redresser, mais sa faiblesse était encore telle qu'elle dut laisser retomber sa tête sur l' oreiller. .. Les oreilles lui
bourdonnaient, ses jambes semblaient ankylosées et engourdies ...
__ Repose-toi, M.ariet~,
tu as ~té
mal.~e,
très malade LoO MalS maIntenant c est fim ....
Tu guériras 1... Le docteur l' a. assuré ,1 ....
Mariette crOt rêver. Cette fOlS, ce n était pas
Bernadette qui venait de parler. Auprès d'elle,
se penchait une silhouette qu'elle recor:nut tout
de suite celle d'Ursule Métayer ... MaIntenant,
ce n'était plus la fermière autori~e
.et sévère
de naguère, un bon sourire épan.oUlssalt sa physionomie, sa main pressait la maIn de la malade.
�120
LE COOlJR DE MINOtromnTE
Mais, enfin, me direz-vous, maîtresse ...
Je n'ai qu'une recommandation à t'adresser, Mariette, ne parle pas! Si tu veux gue la
guérison soit rapide, il est absolument indispensable que tu prennes beaucoup de repos !...
- Pourtant, la cuisine... Le travail de la
ferme. ..
.
- Sois tranquille, nous y pourvoirons, mon
fils et moi 1...
Mariette s'immobilisa, cette attitude afTectueuse et conciliante d'Ursule Métayer la stupéfiait. .. Jamais la fermière ne s'était montrée en
efTet aussi compatissan te envers elle ...
Pourtant la jeune fille détourna bientôt ses regards d'Ursule qui demeurait assise à son chevet, elle apercevait tout près de là, Louis qui lui
souriait avec ses deux enfants à ses côtés :
- Allez, mes petits, murmura doucement le
fermier. .. Allez embrasser votre Minoucbette,
et n'oubliez pas que vous lui devez la vie 1...
- Ils me doivent la vie ? ..
Mariette répéta machinalement ces mots, puis
elle sentit les lèvres fraîches des deux petits qui
effleuraient son visage ... Alors, peu à peu, le
souvenir lui revint, elle se rappela la lutte acharnée qu'elle avait engagée contre la rivière ...
La Dourie 1... balbutia-t-elle... Le ba-·
chot 1. ..
- Hassure-toi, Mariette, la Dourie est rentrée bien sagement dans son lit. Maintenant la
cruc n'est plus qu'un matlv[1is souvenir 1. .. Mais
c'est égal, l'alerte a été chaude 1. .. Voilà exactement neuf jours que tu cs là 1. ..
- Neuf jours 1. .. Ce n'est pas crovable 1. ..
. - Si. tu n:c promC'lS de ne plus mc pa'der/ Maflette, Je vaiS tout te raconter.
La servante acquiesça d'un signe de tête; aussi
Louis, à qui Ursule Métayrr venait de céder sa
�121
chaise, s'empressa-t-iJ de relater à la malade
quels incid ents s'étaient produits depuis qu'ils
s'étaient quittés dans la cour de la ferme des
Saules. Sous l'impulsion de M. Thomson, les
recherches avaient été activement poussées; averti grâce au rapport de l' aviateurde la position de
l'abri, il avait réuni les équipes de secours ; au
début de la nuit, on sait comment les sauveteurs
avaient été assez heureux pour découvrir la barque où Mariette avait pris place av,ec les trois
.. malheureux qu'elle venait de délivrer. ..
Par malheur, la jeune fille avait dépassé la
limite des forces humaines en se portant au secours de ses deux chéris et de leur imprudent
compagnon ... Recueillie évanouie par Louis et
ses voisins, elle avait été ramenée aux Saules,
puis elle avait été prise de délire, la fièvre et le
froid triom pilaient de sa robuste constitution .
Tandis que les deux enfants en étaient quittes
pour un bon rhume, elle avait failli succomber
à une pneumonie ... Pendant des jours et des
nuits, en proie au délire, elle n'avait cessé de
murmurer les noms des deux enfants ...
Bernadette et Mi lou avaient vécu des heures
bien angoissantes; combien ils regrettaient d'avoir mis en danger, par leur imprudence, l'existence de leur Minouchette lOuant aux Thomson, ils avaient rait appel à ~un
spécia liste de
Paris, n'épargnant rien pour que ,'on pOt sauver la couragcuse fill qui s:était lancée au secours de leur fi.ls au péril de sa vic.
_ On peut dire 9ue lu !l0us a. caus~
lI~C
belle
peur, acheva. LOUlS, maiS, au]ollrd hUI, nous
pouvons resp! rer...
.
Et le fermier serra afectus~mn
la mall1 de
l'hum ble fille. Mariette put IJI:e dans. ses . regards une expression de reconnaissance I11finle ...
La servante entra en convalescence, une conva-
�1""
L E C\.E Un liE Ml l\OUCllE TTE
lesce nce qui lui fut véritabl ement bien douce. Ur..
s uI e Mé tayer s 'in gé nia it à lui rendre l' existence
agréable. Ses deux ché ri s éta ient là pour l'entourer de leur a ffection ... Et chaq ue jour, ell e se se nta it mi eux en forme, so n visage pâ li retrouvait
ses coul eurs .. . Ma in te nant, il s reprena ient leurs
prom enades s ur les rives de la D ouri e enfin assagie ... P a rtout les pommiers éta ient en fl eurs,
un gai soleil faisait miroiter la s urface de la rivi ère ... L a brise très douce emporta it le pa rfum
des fl eurs q ui appa ra issaie nt pa rtout, décora nt "
les pra iries et les piqueta nt d'innombrables
points bl a ncs ou jaun es ...
Mari ette se senta it reviv re. D e toutes les satis factions qu'e ll e éprouva it, à p ein e évadée de
l' ha ll ucin a nt ca uchema r, l'atti tude afTectueuse
d ' U rs ul e n' éta it pas la moindre ... Sa ns doute,
l'a uto ri ta ire fermi ère éprouva it-elle un remords
d' avo ir to ujo urs a ussi inju stement agi envers
l'hum ble fi ll e à q ui ell e n' éparg nait ni sarcasmes ni obse rvati ons ...
U n beau soir, Ma riette éta it à la CUl sme, en
tra in d 'écosser des pe tits pois, q ua nd le roul ement d ' un e vo iture la fit tressaillir ... E ll e se pencha a ussitô t à la fenêtre, ses sourcil s se froncèrent légè rement q ua nd ell e v it Mathi eu Gra ndga rde et Juli enn e qu i ap proc ha ient, s ur le siège
du b reak des G lvc in s ...
1\ lors, po ur la p remi ère fo is depuis qu' ell e
ava it éc ha ppé à la mort, la serva nte sentit son
cœ ur se serr r. E ll e se ra ppela les propos éc ha ngés nt re Lui s Métayer et le propri éta ire d s
Gl yc in es ; Ma thi eu ve na it ~v id e l1m e
n t ch rch r
sa répo nse . Juli ' nn e s'était pa rée à ce tte oc asion
de ses plus bea ux a tours. Sans doute esp \raitell e ac heve r fac ilem 'n t la o nq uête du fermi er
des Saul es ...
Louis accouru t bi entÔt à la renco ntre de ses
�LE
cœUR
lJ R
M I I'iOUCIl E T TE
12:1
vis iteurs ; à peine les eut-il introduits dans la
g ra nde sall e, qu e Ma thi eu lui dema nda :
- Eh bi en, mo n garço n, as-tu réfl éc hi à ma
propositi on, voilà plus d'un mois qu e nouS nous
so mmes renco ntrés à Saint-A lbert... Tu as eu
to ut le temps d'é tudi er la s ituation 1...
L oùi s hocha lentement la tête :
- C 'est effravant ce qui peut se passer en
un mois, so u pi r ~ -til.
..
- C'est vra i, Louis, hasa rda Juli enne. J'ai
appris pa r les journa ux qu e tes deux enfa nts
vai ent failli être emportés par la cru e ...
- Qua nd je pense au da nger qu'ils ont couru,
repa rtit le jeune homm e, je ne puis m' empêcher de frémir encore ...
- V ois-tu, L o uis, in sistait Ma thieu Grandga rde, c'est tout à fa it ce q ue je te di sais l'autre
jour 1. .. 11 leur manq ue un e mama n pour les
s urveill er 1. ..
- C 'est tout à fa it mo n av is 1...
U ne lueur satisfa ite fi t étin celer les reaa rds
du prop ri éta ire.J uli enn e, de so n côté, eut qu ~ lqu e
ma l à do min er la joie q u 'e ll e ép rouva it. Cette
fois, il ne pouvait subs ister a ucun doute, ell e
avait gag né la pa rti e : la rép onse de Loui s Métaye r se ra it afTirm ati ve 1...
D ~ ns
la , cui s in e toute proc he, les p ropos qui
ve naIe nt d être éc han gés provoq ua ient chez Mari tte un e to ute autre impression ... Par la fenêtre
gra nde ouverte, la se rva nte pou va it s urprendre
sa ns po ur ela prêter l'o reill e, la con versa ti o n
q ui s 'en rrageait entre le fermi er et ses deux vis iteurs ... U n vo il e de mé lancoli e ternit l'écl at de
s s regards, ell e s'a rrêta de tra v~ il e r ... A qu oi
bon avo ir ta nt lutté po ur pa rve l1lr à un tel rés ultat ? N 'eu t-il pas mi eux va lu mourir au co urs
de la nui t trag iq ue, en arracha nt ses deux chéri s ct leur compagnon a u danger 1. ..
�124
LE cœUR DE IIUNOUCnETTE
Pourta nt la ph ys ionomie de la pauvrette se
rassé ré na bien vile, la voix de Louis se faisait
de nouveau en te ndre :
- Seulement, Math ieu, la maman à qui j'ai
songé n'est pas précisément la même que tu
croyais ... II n'y a qu'une personne au monde capable d'aimer et de s urve ill er mes enfants .. . Certes j'app récie les qualités de ce ll e
qu e tu me destinais, mais, à mon g ra nd regret,
je serai obligé de m'arranger autrement...
- En vérité, Lou is, je ne m' attendais pas à
essuyer une te ll e injure e n venant te visiter aux
Sauies 1. ..
- Il ne s'agit pas d'un e injure, Mathieu ...
Vou s oubliez d'ailleurs que je d evais vous porter la réponse a ux Gl yc in es .. . Vous avez devancé
mon désir de vous faire part de mes intentions ...
Mon devoir me comma ndait de vou s répo ndre
sans fard 1. ..
- Je savais bien qu'elle t'avait mis le gra ppin
dessus, ri ca na alors Juli enn e, abnndonnant le
calm e qu'elle avait observé tout d'abord ...
Incapab le de se dominer, la jeun e fille laissa
tout à loi sir percer sa déconvenue; e ll e se répa ndit en propos ace rbes à l' éga rd de Mariette, si
bi e n que Lo ui s dut protester:
- Trêve de discussion .. . Je ne vous ai jamai s dit qui (-ta it ce ll e à qui j' espé rais donner
mon nom 1. ..
- Adieu 1...
Tu pourras
crier
famine,
Louis 1. .. Illutil e de v('n ir me c!p/l18nc!('r un se rvice a ux Glycines!. .. Tu n' cs q u'un in grat 1. ..
Le souve nir des C'xrellentcs r -lat io ns Clue j'ai
toujours entretenues :1vec dérunt A ri st ide aurait dtî le ra ire comprendre que ton ave nir 11 'est
pas 1:1 1. ..
Pourtant, dev<lnl l' obst in nli o n persistante de
Loui s , le père et la fille n'insistèrent plus, ils
�LE
COEUR DE MINOUCIIETTE
125
:}uittèrent la ferme ... De sa p lace, Mariette qui
ne savait comment dissimuler sa joie vit le
b:eak s'éloigner à toute allure et di~parîte
blentot au détour du chemin ...
La jeune fille reprit sa besogne; tout à coup,
elle tressa illit, une silhouette s'approchait d'elle... Louis était entré sans bruit dans la cuisine .
- Tu as entendu, Mariette, murmura-t-il. ..
J e savais que tu é tais là ... J'ai parlé à voix haute
afin que tu puisses tout entendre ...
- Mon Dieu, balbutia la jeune fille interd ite,
je ne vois pas où vous désirez en venir, Monsieur Louis 1...
_ Mathieu Grandgarde était venu me proposer la main de sa Julienne, j'ai refusé l. ..
- Vous avez eu tort, Monsieur Louis ... Julienne Grandgarde est riche, elle a une belle
clot. .. De plus les pertes d'argent que vous avez
subies récelnment. ..
_ Plaie c!'aro-ent n'est pas mortelle, petite
Mariette ... Et p~is
il me répugnerait d'accepter
pour Bernadette et pour Milou une maman frivole dont le seul mérite sera d'apporter de l'argent 1. .. J'ai mieux en vue L .. Je ne .saurai leur
donner d'autre maman que celle qUI me les .a
rendus alors que tout espoi r de les retr?uver VIVants scmblait définitivement compromiS 1...
Et comme la servante hésitait, ne sachant trop
que répondre tant s'alTirmait profonde son émotion :
- Mil mèrc est parfnitement d'accord avec
moi, ~\1ariet,
je lui ai fait part de mCS int entions depuis Cj!telc]llcs jours déjà ... Acceptes-tu
de dc\'cnir ma femme l. ..
Mariette , ('perdue d'émotion, n'était pas encore parvcil LIe à reCOllvrer la parole. A ussi Louis
prenant son hésitation pour un refus, insista :
A
�126
LE cœUR DE :'d:lNOuclUnTE
Acceptes-tu d' être la seconde maman de
Bernadette et de Milou ? ..
C ette foi s , ce fut un « oui )) bien franc qui
répondit à la dema nd e du fermier. . . Louis allait se pench er vers Mariette et échanger avec
elle le premi er baiser, quand, tout à coup, des
voix joyeuses fusèrent à l' entrée de la cuisine,
les d(' ux enfants apparurent e ntraînant un nouveau visiteur.
- C'est « notre ami )) Archibald 1 déclara
B ernad ette . Il vi ent d'arriver en bicyclette 1.. .
] 1 t'apporte une lettre, Min o uchette, de la part
de ses parents ! ...
- D e la part de ses parents ? . .
:\lariette, toujours interdite, avait répété ces
mots . Alors Archibald s'avança et tendit une enveloppe soigne useme nt cachetée :
- ])addy (1) a tenu absolument à ce que je
vo us apporte cec i ! Et ne refu sez pas ... Vous
le cl rsob li ge ri ez 1... Et Dacldy n' es t pas un homme commode !... J' en sais quelque chose . A la
suite de ma récente équ ipée, il m'a confisqué ma
moto pour me punir, et me voilà réduit à circu le r avec un e v ul ga irc bécane 1. ..
Lou is et Mariette ne purCnt s' mpêcher cie
so urirc de la mine déconfit que faisait à ce moment le jeune Amé ri cain. T o utefois, Archibald
ins istant, la jeune fill e s 'empara dc l' nv >loppe
qu'Ile déchira entre ses doi g ts tremblants... ne
car te cie visite lui éc happa, qu' ' Il e ram assa aussitôt. Quelques mots s'étalai ent Su r le bris to l,
trac ~s II l' e ncre !JI uc ; cll e s' 111 pressa d"11 prendre on naissa n c :
« POUT la clot de celle qui a sauvé 110lre l'11fant 1. .. )) luI-cI l - d'unc voix que l''·motio n voi-
lait un pcu ...
(1) P a pa
�LE
cœuù
DÈ IIlINOUCnETTÈ
127
~
VOUS avez laissé quelque chose dans l'enveloppe insi sta Archibald ...
Mariette s'empressa de réparer son oubli. Une
exclamation de stupeur lui échappa quand elle
s'aperçut qu'il s'agissait là d'un chèque de cinquante mille dollars !. ..
- Cinquante mille dollars, balbutia Mariette ... Mais je ne peux pas ...
- Si vous voulez déchaîner l'ouragan au château, vous n'avez qu'à protester 1... Daddy fera
joli !... ] 1 était si heure ux de me con fier cette
bagatelle à votre adresse 1... Et puis, vous savez, il m'a assuré pour cinq cent mille dollars 1..
Alors, avec ce chèque, il y a une marge 1...
C'est encore lui qui s'adjuge un important bénéfice ... Vous m'avez sauvé la vie, et~
entre
nous, j e crois que je vaux un peu plus de cinquante mille dollars !. ..
Sur ces paroles, Archibald s'en fut, no~
sans
avoir au préalable gratifié ses quatre amIs des
Saules d'un vigoureux shake-hand:..
.
Pendant quelques instants, Manette et LoUIS
demeurèrent sans mot dire. Le don généreux de
l' \méricain constituait tlne yéritable fortune.
D{·sormais, le bonheur t l'ai sance allaient pouvoir r{-gner aux Saules, l ' S nuages sombres s'éloig naient de son ciel ensoleillé ... Apr s l' épreuv.' Mariette pourrait envisager avec joie l'avenIf ..•
Et, comme Bernadette et Milou attendaient
bouche bé , Louis se tourna vers les d ux en:
fants, t, leur dl·signant la s 'rvante :
- :\11 ns, les petits, dit-il s impl ement... Embra scz votre Minouchctle 1 Elle acceple de devenir votre seconde maman !
PIN
�Pour parattre jeudI prochaIn sons le DO 554 de la
~lIect4D"
rama"
'LA DÉESSE DE JADE
Par
MAX-NDR~
DAZERGUES
ClIA PITRE PREMIER
« C' EST UN VIEUX CH ATEAU, T EAU, T EAU l. .. })
Qu'avez-vous , R obby ? . .
~l a i s , ma chè re H ug uelte, je n' a i rien. /. ..
V o us ne para issez p as da ns votre assiette,
com me l' o n d it 1. ..
- J e va is pourta nt fort bi en ...
- A h 1 d é~' id éme
nt,
vous n' êtes pas comme
les a utres 1. ..
Sur ces Ill ots , e ll e éclata d'un rire c rista llin ;
m a is il e u t d e la pein e à sou rire, car il p'a ppréc ia it g uère ce ge nre d e pl a isa nteri e . D e puis son
arri vée a u c hâ teau, Hu g uette d e Froberville lui
répéta it ce la , à to ut p ropos :
- Vous n 'êtes pas co m me les autres 1. ..
- Evid cmme nt 1. .. II ne ressembl a it pas aux
h a bitu e ls pa ntin s d ont ell e fa isait sa compag nie 1
P us d u to ul. Et même , il s 'e n fl a tta it presque 1. ..
C e lte 1 [u g ue tte 1. .. Q uell e ga min e 1. .. Charmant e e t in s uppo rln b le à la fois , bourréc de contrad icti o ns 1... Di x-ncuf a ns, l' :lg e d es rires
c la irs ...
Et lui, ft dM d' ell e 1. .. Presqu e lin vieux b o nh OIl1 It1 " d{'j <'t 1. .. II ava it trc nte-qu a tre a ns ... Et,
s urtout, pas les m êmes id ées qu' e ll e 1. .. Mais
0.1 or5, null em cnt 1... Pui s, il reve nait de si loin 1
(A suivre .)
Iltlp. J. Téqul, 3 bis, ruc do la Sabllôro, Paris (Fmnce). -
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bonneau , Albert (1898-1967)
Title
A name given to the resource
Le coeur de Minouchette : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1937
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 553
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_553_C90867
Source
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COLLECTION FAMA
94. Rue d' Alésia
PAR 1S
X IV'
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LA FILLEULE
DE MON CURÉ
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n .
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ANC' LA Moon NATIO NALE
!14. Rue d 'AlésIa. 9. -
PARJS (X IV')
��LA fILLEULE DE MON CURE
CHAPITRE PREMIER
CHk\fA YRANDE
Chantal de Savenay s'arrêta en haut de la
montée ; depuis quarante minutes qu'elle avait
quitté la gare, la jeune fille avait parcouru un
bon morceau de chemin . Pendant quelques instants, elle déposa sa valise de cuir fauve sur le
bord de la rOllte, puis, enlevant son léger manteau et le plaçant sur son bras, elle contempla
Je souriant décor qui s'offrait à ce moment à ses
veux .. .
. Chamavrande-en-Bourbonnais s'étalait paresseusement dans sa verdoyante vallée où serpentait la Daranse ; entouré de collines recouvertes de sapins et de chênes, le villnge étendait
ses maisons blanches aux toits d'ardoises ou cie
tuiles rosps aux caresses cI'un éblouissant soleil
de juillet. La petite église dressait vers le ciel
bleu la flèche de son cloh~r
que surmontait le
coq gaulois ...
Et Chantal se sentit tout à coup ressaisie par
l'atmosphère du pays qu'elle n'avait point revu
depuis plu<;ieurs années déjà ; les coups de
marteau du forgeron sur l'enclume lui parvinrent, puis les cnquetternents des laveuses ; tout
près de là, un coq lanp un ('ororico triomphal. ..
Cham~lyrnd
s,'.llllnit à 5.'\ f:.H;on Je retour de la
voyageuse ..•
�Elle aspira avec délices le bon air pur de la
campagne. Partout, autour d'elle, passaient
des senteurs de miel et de foin coupé. U nc brise
très douce lui caressait le visage que la marche
prolongée avait rendu moite ...
Un doux sourire passa sur les lèvres de la
jeune fille, comme elle se félicitait de n'avoir
pas emprunté l'autobus ... Cette prise de contact
avec Chamayrande, distant de près de six kilomètres de la gare lui semblait plus agréable,
plus intime ainsi ... Il lui parut que toutes les
choses lui parlaient aux alentours et lui souhaitaient bon accueil depuis la Prairie de la
Flipotte, où elle avait joué toute petite, jusqu'aux grands arbrf's du parc du chLlteau qu'elle
d iscernait dans le lointain, sur la colline, à une
demi-lieuc au delà du village ...
En apercevant la (our ct le toit en ardoise
du chtlteau, les regards de Chantal s'embuèrent de mé lancolie ... Des souvenirs du passé lui
revinrent cn foule il la mémoire ... C'était làbas qu' 'lle était née, là-bas qu'elle avait soufTert
et connu les affres de la ruine ... l\(aintenant,
cette demeure qui l'avait vue naître était dcvcnue
pour elle étrangère .. . Elle revenait en pnssante
au village natal alors qu'clic cCit tant aimé s'y
arrêter à tout jamais ...
La jeune fille poussa un prorond soupir; un
l ~ger
tressaillcment agita lcs muscles de son
V1Sa!;;e quand ses ycux s'arrêtèr nt ~l peu de distance en avant du villagc ; lin terrain se trouvait là, entour<" d'lin mur tout fraÎc!H'l1lent r~
crépi en forme de rladit~c
.. . C'('lait le t il11ct lerc... . \ lors, hrus<j uC'll1cn
la voy,lgeuse se
b;lissa U reprit sa \'alis(' ; d'un pas ft'rme cil,
s enga.()·ca le long de la (\(sC(·ntc ... Scs chers
morts tlaiCllt là, ils tluraient sn première visite,
avant les vivants ! ...
.~
�L~
l''ILLEl:LIl.
OR
MO~
CURÉ
7
Cinq minutes plus tard, Chantal s'arrt!ta devant le portail de la nécropole. Un silence profond continuait de s'appesantir, troublé seulement par les claquements irréguliers des battoirs des laveuses et par les CrIS perçants d'un
pivert qui venait de s'envoler d'un vieux chêne. >. r on sans éprouver une profonde émotion,
Chantal étendit sa main gantée, saisit la poignée de la porte et esquissa une rapide poussée ...
Un grincement de gonds se fit entendre, puis,
tout doucement, sur la pointe des pieds, comme
si elle eût craint de réveiller les êtres endormis,
la jeune fille s'aventura à travers l'allée centrale soigneusement entretenue et limt~e
par
une double bordure de buis.
Tout en avançant de la sorte, Chantal lisait
Sur les stèles et sur les croix qui s'aligna ient de
chaque côté des noms de familles qu'elle avait
entendu bien souvent prononcer dans son enbnce ... Des être qu'elle avait connus dorma ient
au.ssi là leur dernier sommeil. Le gravier crissait sous ses pas, une forte odeur de buis imprégnait l' atmosphère . Mais bientôt la jeune
fille s'arrêta. Elle était parvenu en face d'un
c~veau
de dimensions plus larges que ses voisms ct sur lequel se détachaient deux mots.
gravés dans la pierre : rA~ILE
DE SAVEN.\Y.
Chantal s'arrêta et se signa ; ses lèvres r 111 lè:rcnt [,'ih!('ment ; el!e adres sa au ciel une
fervente prière pour le repos de l'âme des chers
disp~ru
qui g isaient sous ln large da ll e de
g-ranlt... l~t
s('s regards se posèrent tour à
tOLlr sur les trois épitaphe qui s'étageaient en
leltrcs d'or sLlr la plaC]ue de marbre noir ...
Fréd~i.e
Sa~'cny,
A!ort ait Champ d'Honne1lr, li Tt lc,-en.ra:d~u;
le 1<) juil/et I<)IR .. .
connu son père .. .
Chanto:.d ~ avall. J<lma~
l·.lIe a\'alt SIX mOIS à pCIOf' quand le capitaine
�l.A l'lLLI!CiI.l!
ml
M.JIII
..'URt;
de Savenay était tombé face à l'ennemi après
avoir accompli courageusement son devoir pendant quatre ans ... Pourtant le portrait du héros
qui avait porté si haut le nom des de Savenay,
jadis compagnons d'armes de Duguesclin et de
François Ter, demeurait constamment gravé dans
le cœur dc Chantal... Elle le priait aux heures
de détresse comme on implore un saint. Et
el,le sentait que, de là-haut, il la protégeait
contre les embûches de l'existence . ..
Geneviè've de Sa'venay, née De Mortens, décedée accidentellement à Chamayrande, dans sa
tre7ltc-tToisième année, le 24 octobre 1925. ,.
Chantal se remt'mora une fois de plus le tragique accident d'automobile qui avait coûté
l'existence à sa chère maman , .. Elle revenait en
auto de Clermont quand, en effectuant un trop
brusque virage, la voiture avait dérapé, puis capoté et s'était retournée à trois reprises sur cllcmême ... Geneviève de Savenay qui conduisait
avait été tupe sur le coup .. . Et Chantal était restée orpheline avec son frère aîné de dix ans
plus âgé qu'elle.
Hoger de Sa7.' c11.ay 1.. . Ce nOm figurait
le dernicr S~lr
la plaque funéraire...
Et ses
lettres d'or qui sei n ti lin ient sous la caresse
du soleil suscit:tient plus d'amertume encore
chez la jeune fille ... Certes la mOrL tragique de
la maman si douloureusement cnlevée à son affection avait été pour elle une dure ér)fcllve,
mais le cnlvairl" s'était affirmé plus terrible encore ~l la suit du décès de ce frère, survenu le
17 Juin rq33 dans des circonstances particulierement déplorahl s ...
Evitant cie suivre l'exemple si édifiant et si
~I()ri'ux
de son père et de sa longue lign{-e d'anl'ptres. ouhlietlx de la devise de la famille: « Nol ks,<:(: ohligc' 1 Il loger de Savenay. s'éwit Ia.is-
�r...
.t'rLLII:ULII
DI:
MVN
CtaU~
u
si; rapidement entraîner par de mauvais amis .. .
Une fois terminé son service militaire, le jeune
homme était devenu joueur incorrigible. MonteCarlo l'avait vu à plusieurs reprises .. . En peu
de temps, la fortune si parcimonieusement acqu ise par les de Sdtvenay fut dilapidée sur le
tapis vert. ..
Si encore Roger s'était contenté de perdre
la part de l 'héritage paternel qui lu i était dévo lue 1. .. Mais il avait fait des dettes, contracté des emprunts exagérés; enfin, acculé à la ruine et au déshonneur, incapable de s'acqu itter,
dans un instant de folie, il s'était brûlé la cervelle à la sortie du Casino de Monte-Carlo ...
Dès lors, ç'avait été l 'efTondrement. .. Chantai, alors pensionnaire dans une insLÏtution de
Moulins, avait appris l'atroce fin du malheureux. Quelques secondes d'égarement avaient
suffi à détruire le brillant avenir que pouvait esptrer la jcune fille ... Il fallut payer les dettes,
sa~l\red
l'honneur des de Savenay qui venall de subir une si sérieuse atte inte 1...
Chantal pouvait refuser de mettre sa fortune
à la tlisposilion des liquidateurs de la situation
de Son frère, . . l~e
r(-pugna cependant à adopter une tclle !-iolution .. . Elle se considé'rait
commc C'llgag<"e par les signéltures du malheureux. La réputation des de Savenay se
U'.ollvait en jeu .. . D(h-elle perdre jusqu'au dernIer SOli, clle rC'mbourSNait lonL ..
L'ht"ritnge pélliernmcnt recueilli par les aïeux
s'(~tai
alors efTrité ... Il avait fallu d'abord se
débarrasser des sept domaines que possédaient
les de Savena:y :lUX al~ntours
de Chamayrandeen-Bourbonnals ; pU1S, la mort dans l'tlme
Ch;:ntal {lvélit bu le calice jusqu'à la lie : cl~
n Vill t v~ndu
le ch!Îl('au... Désormais, tous frais
payés, Il ne lui rcst'lit plus qu'lIne tn:ntaiol' dl-"
�10
I.A
VILLEULE l'li MON CURt
mille francs ... maigre dot pour la riche héritière de jadis. Alors courageusement, en dépit de ses dix-sept ans, elle avait voulu gagner
sa vie ... Elle venait de passer br ill amment son
baccalauréat. Des amis lui trouvèrent une situation à Brighton, dans une pension où elle
partit. . . Sachant parler couramment J'anglais,
ell e s ' en revenait maintenant pour la première
fois au pays natal après trois longues année.s
d'absence , et la douce émotion qu 'e ll e éprouvait
à ce contact se teintait d'amertume . .. Elle se
senta it le cœur déchiré devant cette tombe q ui
évoquait en elle le douloureux passé ...
Pendant un lon g moment encore, la jeune
fille demeura là , devant le caveau, comprimant
d ifTi cilement un sang lot. .. Enfin e ll e se redressa,
poussa un long soupir, puis, reprenant sa valise, elle rejoignit l'entrée de la p etite nécropole ..
La vie la reprit sur la route. Un char iot rempli de b lé passa tOtlt près d'elle. Non sans étonnement , le paYSan qui conduisait les bœu fs arrêta les animàux avec son aigui ll on, puis, port.ant sa main calleuse à son chapeau de paille
déf raÎC'h i :
- Pas d'erreur... C'('st VOliS,
Mam'zelle
Chantal '
- Eh ou i ! c'est bien moi, Père Camus, repr:rtit en souriant la jeune fille qui r connaisS?Jl dans cet in ter locuteur imprévu un des anCJens métayers de ses parents ...
. Le paysan étenda it la main ; Chantal répon<.lIt affectueusement à son geste et ils échangère n t II ne vigoll reuse étrei n'te :
. Savez-vous que ça me met un rayon de
sole il dans le cœur de VOLIS revoir, Mam'zellt,
Ch~nta
l !... C' 'st qUl' vous êt s quasiment
raV Issante 1... :a.prisllc, VOliS en ferez dl~s
malheureux 1. •.
�U
FILLEULIl
DT,
MON
C(JRÉ
Il
Ne vous moquez pas de moi, père Camus 1. •.
- Pardine, je dis ce que je pense 1. .. Depuis
quatre ans que je ne vous ai point vue, vou.s
avez forci ... Et puis; vous avez des yeux à faire damner un saint !. .. Celui qui vous épousera
aura certainement la meilleure part à la loterie !
- Allons, père Camus, soyez sérieux, je ne
pense pas à me marier, je vous assure, j'ai
d'autres soucis ...
- Vous avez tort, Mam'zelle Chantal, vous
avez tort 1. .. Mo i je suis certain que vous trouverez chaussure à votre pied ... foi de père Camus!
Les regards pétillants de malice du vieux s'arrêtèrent sur sa voisine ; elle était délicieusement jolie, Chantal 1. .. Vêtue d 'un costume de
toile blanc très simple, coilTée d'un chapeau aux
bortls très amp les <lui la protégeait contre les
attaques des ravons du soleil; mince, nssez
g'wntle, les att[tcÏJes très fines, elle avait une distinction qui frappait dès le premier abord ...
- C'est singulier comme vous me rappelez
Ma?ame voUe mère, insista le paysan ... l'lle
avaIt comme vous de grands be~lux
yeu, aux
l't'nets mauves ... des yeux qui re:-ipiraient quasiment la bont~
... ;\vec ça, elle ~ta'
blonde comme vous, de la couleur de nos gt>rbcs d,> hlé .. .
Elle :wait cette même bouche, e même sourire .. .
Misère de ma vic, pourfJuoj n'rte~-vous
point
restée ln ;\ Chnmayrande? On vous aimait bien
vous ... Tandis que, maintenant, ccux qui vou;
on t rcm placés, c n'est pl us ca !... Des nOll', e~\lX
riches, ùes parvenu" .. (e .Monsieur tr<tvai Ile clans les caoutchoucs... Il IX.lf:tÎt q li 'en dépit de la crisc, il a réalisé des bén{·{Jces considérablos. Pom lui, a u diable le pauvre mond!' !
�Peu lui importe qu'on meure ou qu'on vive!
Le père Camus fit une grimace significative
et chassa du revers de la main la nuée de mouches qui s'abattaient sur les muflles baveux de
ses deux grands bœufs blancs ...
- Enfin, vous comprenez ce que je veux dire,
Mam'zelle Chantal, c'est du monde pas comme
vous ; ils ne comprennent absolument rien aux
bonshommes comme moi 1... Ça vous prendrait facilement du seigle pour du froment, mais
pour connaître la couleur des billets, ça, pour
sûr, ils la connaissent 1... Ça ne vous ferait pas
grâce d'un centime ... Quand nous sommes malades ou dans l' ennui, on pourrait quasiment
partir. .. Pas de danger que la dame vienne nous
consoler de ses paroles et de son sourire comme
notre ancienne maîtresse 1... C'est égal, Mam'
zelle Chantal, ça me fait quelque chose de vous
revoir ... J'en ai le cœur tout attendri ... Mais
vous revenez pour quelques jours à Cbainayrande ?
- Je vais voir seulement mon parrain ...
-- 1\Tonsieur le Curé? Pour slir , il va être
bien content 1... Mais sans dout.e ne s'attend-il
pas à vOlre visite ... 11 est passé ce mati n à la
ferme et il ne nous a pas sOllfTlé mot de VOliS 1..
Vous avez deviné, il ne m'attend pas ...
C'est une surprise 1. ..
- Dicu ! fJu'il va être content ... Et puis, entre
nous, votre présence sera la bienvenu(" ... 1. vec:
sa satan{-e mécanique 1. .. Il aime bien le bl.ln
Dieu, le aint homl1l(' et ie ne connaif; per!'onnl'
d'aussi charitable, d'aus~i
dévoué, mais il ne
pellt toujour.'i s'rl1p~ch
de s'occup\"[ d'alllos,
dr. moteurs ct de toutt.'s ces machinC's qui sont
falles pOli r cm b(ltcr le pau vrc mond(....
Ulle voulez-vous. j),'.rf· \Ilnlll.., rb:wlln :l
.a pcti,. tn.1nÎ(' !...
•
�LI.
!JI!
MON
CURt
13
Moi, je prise, Mam'Z("~!e
Chantal... Que
c'est un passe-temps comme un
autre, mais sauf votre respect, je vois que Ko~.
mand et Grand-Piarre s'impatientent ... Je valS
être obligé de vous quitter ... Et naturellemenr,
vous passerez un de ces jours à la ft;rme... II
faudra faire comme autrefois, venir prendre un
verr." de ce bon lait bourru que vous veniez
savourer si souvent dans l'étable quand la femme
~tai
en train de traire les vaches 1
pas, père Camus,
- Je n'y manquerai
comptez sur moi 1... En attendant, dites bien le
bonjour chez vous 1. ..
- C'est la Catherine et la Marie qui seront
contentes de vous savoir à Chamavrande 1...
Quant à la Jeanne, elle a fait la première com·
munion avec vous ... C'est souvent que nous en
parlons ... Vous étiez si jolie dans votre robe
?l~nche
1. .. Et je répète chaque fois : « Quelle
Jolie mariée elle fera, Mam'zelle Chantal 1. ..
- Nous avons bien le temps d'y penser, père
çamus ... Pour se marier, il faut être deux ...
ht malheureusement, je crains fort que ma situation ...
- 11 y a un bon Dieu au ciel, Mam'zelle
Chantal. .. Je suis bien sOr qu'il ne VallS lais.
sera pas moisir au rayon des vieilles filles qui
restent au rebut. Aussi vrai que je m'appelle
Baptiste Camus, il y aura encore des petits de
la race des de Savenay 1.. Sur ce, adieu, Mam'.
zcllc Chantal!. .. Allons, ho, Grand-Piarro 1•..
Ho, Normalld 1. ..
L'attelage s'ébranla de nouvf"llu, (;t Chantal,
après un dernier geste amical il l'adresse de son
conducteur, sc r>trOllva Sur la route. Le grand
ruban poussi(\reux sc prolongeait de nouveau
<l~vat
e\l(' : If!s sillons tout réf' nt!' que v nait
voul~z-s,
-
HL.1.IlIJLL':
�l4
L.\
t-1LLEULll DE MON CURÉ
de tracer le chariot s ' y distinguaient avec une
t'to nnante netteté ...
La jeune fille se remit à marcher. .. Cette
rencontre in attendue avait suscité chez elle une
émotion intense ... Elle ne pensait pas que le
passé fCIt demeuré si vivant chez les hab itants
de ce coi n de Bourbonnais, et la mélancolie la
gagna quand elle mesura sa situation actu.e lle
et cel1e occupée naguère par ceux qui avalent
porté le nom de Savenay ... Et dire que, sans la
faute, sans l'imprudence coupable de son frère,
elle serait toujours là, au milieu de ces braves
gens qui ne marchandaient jamais leur am itié,
ni leur estime 1. .. Une fois encore ses regards
embrassèrent la silhouette du château qui émergeait de sa couronne de verdure ...
Mais, bientôt, un autre décor accapara l'attention de Chantal j cl le atteigna it les premières
m?isons de Chnmayrande . Pour. se proté.ger
mieux contre la chaleur, les habitants avalent
soigneusement clos leurs volets. Les rues demeurni('nt désertes bien qu'il fût plus de neuf
h eures du matin ... Une véritable torpeur s'appesantissait sur la petite aggIOll1('ration ; aussi
Chantal atteignit-elle la Grand'Placc sans rencontrer .1me qui vive ... Maintenant, le va~te
rectangle s'ofTrait à sa vue avec son monument aux
Morts de la Grande Guerre représentant un
Poilu nu combnt barrnnl la route à l'ennemi. ..
Les noms des héros tomh ~s pour la défense du
so l de France se d(·tachaient n lettres d'or sur
le socle, et Chnntal savait bien que le premier
qui figurait en tête cie cette liste était celui du
capitaine J<r('déric de Snvcnay son père ...
L'église était aussi Ill, toute proche ... CIli.1ntnl
n '~t ten~i
pas plus longtemps ; elle gagna le
com d ombre propice que dessinait sur le sol
ln silboucttc mnssive du clocher ... En quelquos
�l.A
HLLIWLIl
DE
MON
CURÉ
15
instants elle atteignit le porche. Une bouffée de
fraîcheur qui fleurait bon l'encens et la rose fanée l'accueillit... Alors, sans plus hésiter, elle
francbit le seui l du sanctuaire, prit de l'eau bénite, se signa ...
Depuis de longs mois habituée aux déco~s
plutôt rigides de l'Angleterre, Chantal consIdéra avec tendresse cet intérieur de pet ite église
de France ... Sainte Thérèse de Lisieux faisait
fa ce à Sainte Jeanne d'Arc, de chaque côté du
chœur ... Les roses de la Carmélite voisinaient
avec les fleurs de lys de la Vierge guerrière .. .
Auprès du tabernacle vacillait la petite lampe .. .
Mais la jeune fille se détourna bientôt... Un
pas traînant se faisait entendre tout près de là ...
Débouchant de l'obscurité presque complète
q~i
remp lissait une chapelle latérale, un petit
Vieux tout courbé, le visage ridé encadré d'une
cO~lrte
barbe grise, la tête coilTée d'un bonnet
g rr s, de forme semblable aux calots des poilus,
apparut. ..
- Mademoiselle désire quelque chose? has.arda le nouveau-venu ... Notre égl ise est petite, mais elle est bien vieille . .. Elle date du douzième s iècle ... i\u trésor, qui se trouve dans
la sacrtstie, nous possédons un buste ...
- Un busle en or massif de Sai nt André,
poursuivit Chantal , ainsi qu'une urne en argent contenant des reliques de Saint Protais ...
- IVfademoiselle Chantal!...
Le sélcristai n s'arrêta bouche bée ... Les rayons
du so leil qui s 'infiltrai ent par les vitraux éciaiinterlocutrice.
raien t m::l1 n tenant le visage de ~on
Le masque de la jeune fille lui apparut curieusement coloré en jaune et en bleu ... Mais il la
reconnut tout de suite ... Portant la main à son
calot et découvrant son crâne chauve, il allait
�L!I
HLL!>UU\ IllI MON
CURi
harceler la nouvelle venue de questions, quand
Chantal l'arrêta d'un geste :
- Où se trouve Monsieur le Curé, Marcandou 7..•
Le sacristain promena ses regards aux alentours :
- Monsieur le Curé était là tout là l'heure ...
- Sans doute est-il au presbytère 7.. .
Marcandou secoua négativement la tête :
- Au presbytère ? Vous n'y pensez pas,
Mademoiselle Chantal... Il doit être au garage
Garbonaud, à l'heure actuelle 1.. .
- A u garage Garbonaud 7...
- Mais oui, vous savez bien, celui qui se
trouve à l'extrémité de la Grand'Place ... Qua nd
son ministère lui cn laisse le loisir, M. le Curé
ne néglige jamais d'aller faire un brin de causette avec Garbonaud, qui est un bon bougre,
et, le cas échéant, de lui donner un petit coup
de main, car vous savez bien, Mademoiselle
Chantal, M. le Curé a une passion ...
- Oui, je sais, il adore s'occuper d'automobile et de mécanique ...
- C'est égal!... C'est M. le Curé qui sera
content ct surpris de revoir Mndemoiselle Cklntal. .. Je sais que J\lndcmoiselle eSI sa filleule ...
C'est bien souvent qu'on parle d'elle dans le
pays, qu'on regreue son départ. Il paraît que
Mademoiselle Chant~1
était en Angleterre .. .
C'est un pays bien éloigné et bien brumeux 1...
Le s:lcristain semblait tout disposé à continuer
la conversation, mais Chantal COupa rapidement
court à ses CJlestion~
:
- Au revoir, Marcandou. Je vais aller voir
chez Gnrbonaud ? ..
- Laissez donc, Mad(,nloisclle, j'irai bien
m,ii-même 1. ••
Pa~
dll tout r.. . .If til'os n f.nir(' la ~lJrpfÏ
�LA
1:'l1l.EUI.fi DE
MON
17
CURt>
à mon parrain .. . Voulez-vous porter ma valise
au presbytère ? ..
- Avec plaisir, Mademoiselle Chantal, avec
plaisir .. . C'est Blandine, la servante de M . le
Curé qui va se répandre en exclamations quand
je .lui annoncerai votre arrivée ...
Marcandou prit le bagage que · lui tendait la
jeune fille. Il allait parler encore, mais déjà
Chantal traversait le chœur, puis, rapidement,
rejoignait le portail ; en quelques instants elle
se ret rouva de nouveau sur la grande place surchauΎe par les rayons du soleil...
CHAPITRE II
UN CURÉ A LA PAGE
Chantal s'orienta facilement : le garage Garbonaud se trouvait eITertivcmcnt à l'extrémité
opposre de la place. La jeune Glle s'éloigna d'un
pélS agile, contourna le monument aux morts,
longea la forge d'Olt s'échappait une forte odeur
de corne brOil~e
.. . Petit, le maréchal qui se trouvait en train de ferrer une jument avec son aide,
se retourna pendant quelques instants pour regarder cette silhouette blanche qu'il n'identiGait
pas du tout d'abord ... Mais la nouvelle venue
ne s'arrêta pas pour lui dire bonjour . Elle v~nait
d'apercevoir, sous un mnrronnicr , à quelques
mètres devant le g-arnge Gnrhonaud, une vieille
guimharde, une Ford qui devait dater de vingt
ans au moins ... Ve,tu d'une snlopette bleue, l~n
rnt'.cnnicien attendait penché,
semblant fort
Occupé à reg-arder un second personnage {-tendu cie tout son long SOliS la voilure et dont les
pieds seuls dépélssaicnt SOLIS le garde-bouc .. .
Aux ~oli'rs
à hOI1(']l>s que portait le n~p<lra.
"1
�18
LA FILLEULE OK MON CUld,
teur, à la barrette qui était déposée sur le marche pied , Chantal l'identilia tout de suite ; pendant que l 'homme en salopette s'écartait Ié-gèrement interloqué, la jeune fille se pencha et
sa voix claire se fit entendre .
- Monsieur le Curé est-il visible ? ..
Aussitôt les deux pieds s'agitèrent, un grognement sourd relen.tit, les souliers raclèrent le
sol poussiéreux, une main noire de cambouis
apparut et s'agrippa au marche-pied.. . Enfin
une tête apparut, un visage épanoui, maculé à
plusieurs el'ldroits .. .
- Chantal L .. Vous 1... Mon enfant 1. .• Estce crovable ? ..
.- ~lon
Dieu, oui, c'est bien moi. .. Je n'ai
pas oublié que j'avais un parrain à Chamayrande et je suis venue lui rendre une petite visite !.. .
L'abbé Rémondin, curé de Chamayrande, sortit en quelques instants de dessous le véhicule
qu'il était en train d'examiner avec attention ;
tout en essuyant la poussière qui recouvrait sa
vieille soutane, il considéra avec une profonde
stupéfaction la jeune fille qui attendait auprès
de lui, souriante . ..
- Bonté du ciel, mais c'est bien vous, Chantal !. .. l\bis alors, pourquoi ne m'avoir pas prévenu ? .. Je vous eusse attendu au presbytère ...
Bien miC'llx, je serais ;dl(- vous cllerrher n auto
~l la
arc ! ... Vos chaussures sont hlanches de
poussière ... Vous avez fait le chemin à pied,
mon enfant ? ... C'rst très mal L ..
- J'(·tais Irop contente de faire une surprise
n mon parrain ...
L'abbé Rémondin se tourna VNS le mécanicien en salopette qui s'immobilisait toujours
bouche béc' :
Noue:; r('pnHol~
ln n~"is
tin PPll pllls
�(,A
FILLEULE DE
MON
CUllt
tard, Milou, déclara-t-il ; tu voudras bien prévenir Carbonaud quand il reviendra tout à.
l'heure ...
- Entendu, Monsieur le Curé !. ..
Et, tandis que l'interpellé se rapprochait à
son tour de kt voiture, ie curé se tourna en
souriant vers Chantal:
- Milou est encore un peu novice dans son
métier. .. Alors, je lui donne de temps en temp!5
un petit coup de pouce !. ..
- Je reconnais bien là votre douce passion
pour j'auto et pour la mécanique, Par-rain !. ..
La jeune flile menaçait gentiment du doigt
l'ecclésiastique qui avait coirré sa barrette et qui
l'entraînait maintenant vers le presbytère:
- 1\1on Dieu, oui, Chantal. .. P anstoler, réparer, conduire, demeure toujours mon péclt:
mignon, mais j'imagine que le Bon Dieu ne doit
pas m'en tenir rigueur. .. l'lIais, trêve de plaisanterie, parlons plutôt de vous, mon enfant. .. Par
quel miracle débarquez-vous à Chamayrande
alors que tout le monde, ici, vous croyait en Angleterre ? 11 Y a li n mois, j' ai re\ ~ u de vous
une lettre de Brighton, ct rien ne permettait
de prévoir ...
'- Il Y a un mois, en eHet, je nc pensais pas
rcvenir aussi vile: mais la dame chez qui je
me trouvais pensionnaire est tomb(~e
subitement
malade . Alors, je n'ai pas voulu l'encomhrer
plus longtemps, mes cOlai~
; s'ln(e
de la langue
nngl,lise s'aITirmaÎL'llt amplC'lllcnt suITisantes ...
d'autant plu.,,; que j't"I<lis parv('flue également
à acqtl('rir Illon diplrîl11C d'infirmière.. . Je
n'ai pas hrsitt', je me slIis cm.barquée pour la
France ...
- Mais, encore tille foi s, PQurquoi n'av Ir
ri n dit ?.,
TOtll<;implemcllt parcC' 'lue vou~
Vt'lUS s("-
�1./\ FillEUL/! loiR M~)N
CURt.
riez cru obligé de réserver à votre filleule une
réception triomphale, bien au-dessus de ses mérites et de vos modestes moyens ... J'ai alors
tenu à vous revoir, comme ça, en passant pendant quelques heures . Et vous ne sauriez croire
combien j'éprouve plus de satisfaction n vous
avoir vu surgir de dessous votre auto ... Là, au
moins, je vous ai retrouvé tel que je vous connaissais .. .
- C'est très ma l, mon enfant, de vous moquer de la sorte du vieil enfant que je suis 1.. .
Je me sens humilié ...
-- Je vous assure, parrain, que vous n'av iez
nullement besoin de me recevoir avec votre soutane N lIméro 1 !. .. Sous pei ne de passer pour
une rabAclleuse . je vous rtpète que je vous préfère comme cela ...
Tout en parlant, la jeune fille et son compagnon étaient parvenus devant la porte du presb:,tè·rc voisin de l'église .. . 1\. peine se disposaient-ils rI entrer que l'huis s'écarta. Une petite vieille ?t la figure toute ridée, coir~e
d'un
bonnet blanc d'une éblouissante blancheur apparut :
M:ldcmoiselle Chantait...
- Ma bon ne Blandi ne 1...
- Quand ce srt'Ièrat dc Marcandoll m'a raconté que vous étiez revenue à Chamayrande,
j'ai pensé qu'il avait Ct! des visions, ou qu'il
étuit devenu tout « brcdin )) 1. •• (1) Mais, cette
fois, il n'y a pas d'erreur, c'est bien vous j je
VOliS reconnais, VOLIS avez toujours votre petite
frimousse si gentille ...
Remets il. plus tard tes compliments, Blandine 1 coupa le. curé ... Ils sont mérités, je te le
r,) Idiot.
<"II p.1toi~
hourhonnnis.
�concède, mais tu ne vois donc pas que tu laisses ma filleule rôtir en plein soleil !. ..
- Ah 1 dans quel état vous vous trouvez,
Monsieur le Curé, repartit l'excellente femme.
en levant avec effarement les bras au ciel... Si
Monseigneur vous voyait 1. ..
- Epargne-moi tes reproches, Blandine, je
vais tout de suite me passer un coup d'eau sur
la figure et sur les mains . J'imagine que, jadis,
les anciens abbés de Chamayrande, qui maniaient la truelle et gâchaient le mortier pour
construire notre vieille église, se trouvaient dans
une tenue au moins aussi peu engageante que la
mienne ... Mais entrez, Chantal .. . Il fait frais
ici. Et au lieu de rester plantée comme cela,
Blandine, va chercher de quoi rafraîchir ma
filt~ue
... La bouteille de Banyuls, le sirop d'orgeat, les biscuits .. . Excusez-moi, mon enfant ...
Pendant quelques instants, je vais procéder :\
d'inspe~lb
ablutions!
La servante introduisait la visiteuse dalls sa
salle à manger. La pièce toute carrelée était
meublée d'une demi-douzaine de chaises cannelées, d'une table ronde recouverte d'une toile
cir~e,
d'un buffet, d'un dressoir...
Aux
nlurs se trou\'aicnt pendues des gravllfes
et des reproductions de tableaux dont les séènes
é~aient
empruntées au Nouveau Testament .. .
lout cela paraissa it très simple, très modeste,
mais d'une propreté m(,ticulcllSC ...
- Assevez-vous, mon enfant, d('c1nra l'abbé
Rémondin' reparaissant , le visage et les m,lins
n.etoy~s
et en désignant un siège ft sa filleule ;
SI vous saviez combien voire présence fait tressa,illir de joie mon vieux cœur de prPtre 1...
BI;n entendu, vous allez rester quelques jours
pres de nOliS ...
- Je ne fais qu ' une brève apparition à Cha-
�L.... 1'lLLI!ULE "X MON COKi
mavrande, parrain ; je compte repartir par le
train de onze heures du soir 1. .•
- Par le train de onze heures du soir... Impossible 1. ..
_ Pourtant, parrain, vous n'ignorez pas
qu'il m'est . int e~dit
?e passer I~ nuit sou~
votre
toit. .. Je SUIS lOin d atteindre l'age canoDlque et
nous ne sommes pas parents...
J'ai presque
vingt ans ... Et votre qualité de parrain n'est due
qu'à une coutume depuis longtemps en honneur
dans la famille des de Savenay! ...
- Une coutume dont je bénis chaque jour
l'existence, repartit l' excellent homme, pendant
que Blandine commençait de fouiller à l'intérieur du bufTet. .. Depuis le douzième siècle, Bertradp de Savenay ayant été la filleule de l'abbé
de Chamayr:1nde, constructeur de cette <?glise,
toutes ses descendantes sont devenues les filleules du curé en titre de la paroisse .. . La dispense d'usage a toujours (·té accord('e par l'évêque, et cela vaut à un vieux bonhomme comme
moi, tout simple et tout fruste, qui sort d'une
famille de paysans, l'incomparable honneur
d'être en quelque sorte le second père de l'h éritirre d'une des familles les plus illustres et les
plus respectées de la n~giol
...
Ft tandis qlle Blandine pInçait méticuleusement les biscuits dans une assiette et apportait
sur la table le Banyuls et le sirop d'orgeat,
l'Zlbbé R(~mondi
ajouta :
- Je me rappellerni toujours quand je vous
tcnais Sur les fonts baptismaux, Chant:1I ... Aulour de moi, se groupaient les rcprrsentanls de
la vieille nohlesse du pn\'s ... C'(·tait en pleine
guerre ... Vol rc p(\re COlll !)al ta it cour:1grusell1cnt
Sur le frolll ... I~t
les ViS'lgCS de tous les ilssistants d~rnelait
graves, r~fléchis
... Mobilisé
à Moulins ~ans
les infirmiers, j'avais pu obte-
�nir une permission ... Je me sentais tout bizarre,
tout gauche sous la soutane qui recouvrait ma
tenue bleu-horizon ... Mes cheveux étaient gris
à cette époque ... Les quelques rares qui me restent sont actuellement devenus bien blancs !. ..
Chantal observait avec une affectueuse sympathie son interlocuteur. L'abbé Rémondin était
petit, Jégèrement bedonnant, le visage gras et
afbl~,
les regards pétillants d'intelligence, son
crâne chauve entouré d'une auréole de cheveux
blancs et frisés; il tortillait sans cesse ses doigts
d'un geste machinal, autour de sa chaîne de
montre en argent où pendait une médaille de
la petite sa inte Thérèse ... Sur ce masque épanoui de J'excellent homme on devinait, dès le
premier abord, la franchise, la finesse et la bonhomie ...
La jeune fille savait, dès sa plus tendre en'fance, que les paroissiens de Chamayrande aimaient beaucoup leur curé ... Certes, il s étai ent
loin de pratiquer, tous, et de remplir leurs devo irs religieux, mais l'abbé Rémondin pouvait
se vanter, depuis vingt-six ans qu'il se trouvait
dans la paroisse, de leur avoir apporté à tous
les derniers sacrements ... On v ivait peut-être en
paillards, en mécréants, à Chamayrande, mais
on ne partait pas pour le grond voyage sans
s.e munir au pré~lIahe
de l'indispensable viatique et ce fait n '(·tait pas sans sllsciter un profond plaisir au digne pr~te,
plus favoris(' sur
cc point que beaucoup de ses collègues de la
r~gion
' ..
- Coûtez-moi de ce sirop c1'orgeat, mon enfant ... C'est un cadeuu de lu Sœur Sélinte Procule ... l,cs re li giruses de la Visitation ont une
r?celte pour fabriquer cette liqueur qui est supé[Jeure à toutes Ics aULres !... Blnndine, n'oublie
J)..'lS d'apporter un peu d'e~u
fraîcl\C ! ...
�LA
flLLI!:Ul1;
Dt
I>KIN
CUQ.a
La servante à qui s'adressaient ces dernières
paroles s'activa, et bientôt Chantal put apprécier la saveur sucrée du sirop d'orgeat de Sœur
Sainte Procule ... Et le curé de hasarder quand
elle eOt étanché sa soif :
- l\lais qu'allez-vous faire, mon enfant, maintenant que vous voilà revenue en France ?
- Mon Dieu, c'est très simple, parrain, je
vais travailler ...
- Travailler, vous, la descendante des de Savenay ?...
- }l{-las 1 parrain, vous oublie? que nouS vivons à l '(opaque du progrès, dite des quarante
heures et des grèves sur le tas 1. .. Ma particule
ne saurait donc m'être que de bien peu de seCOllrs !. .. Vous n'ignorez pas qu'après la triste
aventure survenue à mon pauvre frère, toute la
nohlessr du pays m'a tourné le dos ... Il m'a fallu
voler cie mes prnpres ailes ! .. . Ah 1 certes, au début, cela n'a pas été très faei le ... J'ai con n u des
pt-riodcs de dl~sepoir
aigu. Je crois bien que, si
je n'avais pas l,té croyante, j'eusse été implacablement écrasée pnr le destin ... Par bonheur, je
Il 'ai jatnnis oublié les principes que vous-m{lme
ct mn chr.re maman m'aviez si fidèlement inculCj\l<"s ... j'ai prir aux heures de détresse, ct je me
suis toujours sentie r(·confortc-e ... JI me semblait
que tout n'l'-tait pas perdu quand même !
- La foi 'st la plus grande des .richesses, mon
enfant... )~ctn('z-bie
ccci : Dieu bénit toujours c('ux Cju'il oime !. ..
. - Je vais chercher, de pré'fércnce dans ln région s'il m'est possihlc de trouver une pince de
j(·rtricc (li de gouvprnnnte ... Mes connaissances en nnglnis me seront peut-être d'un g-rand
Sccours ... Si je ne trouve ril'n, je c1wrcherni un
poste d'infirmière ... Sans doute r~usia-je
à
�LA
l'ILL1I:''LlI
DU
Mm;
COlti
découvrir ce qu'il me faut dans une clinique de
Vichy ...
-- C'est possible, mon enfant, c'est possible 1
déclara le curé, en hochant la tête ... Toutefois,
vous avez eu grand tort d'arriver ainsi sans
m'avertir j j'eusse pu préparer le terrain, planter des jalons ... Vous me prenez un peu au dépourvu ... Si vous m'accordiez quelques jours,
encore ; mais vous parlez déjà de partir . ..
-- Vous savez mitux que moi que je ne puis
habiter au presbytère ...
- J'entends bien, mais les âmes charitables
ne manquent pas, à Chamayrande, qui seraient
enchantées de vous accueillir. ..
- Je vous ai déjà dit que mes cousins ...
- Il ne saurait s'agir de membres de votre
famille, repartit l'ecclésiastique... Voyez, par
exemple, cette excellente Mademoiselle Ursule
Hadéchant... C'est une paroissienne exemplaire.
Je suis convaincu qu'elle ne demanderait pas
mieux que de vous accorder l'hospitalité. Pendant ce temps, je ferai les démarches nécessaires ... Avec ma petite auto ...
- Ah 1 vous avez encore votre petite auto ?
Blandine, qui restnit encore dans la salle,
s'était empressée d'intervenir .
. - S'il l'a, Mademoiselle Chantal!. .. TI Y
t1~n
comme à la prunelle de ses yeux . .. On peut
dIre qu'elle me cause bien du tourment, cette
dinbolic]ue mnchine 1... Chaque jour, je m'attends à ce qu'on me rapporte Monsieur le curé
en morceaux 1. ..
- 1\llons, Blandine, reprocha l'abbé Rémondin, occupe-toi de ce CJui te regarde 1... Voilà
quinze nns <lue j l'ai, cette machine, ai-je reçu
la .moindre égratignure ? .. Ne sais-je pas condUire?
Naturellement que Monsieur le curé Sait
�L.A
rrlLl.lWLl':
al!. MON çu~t
conduire ! riposta l'excellente femme, mais il
n'est pas seul sur les routes, il y a un tas de
bredins qui veulent faire les intéressants, et
qui passent à toute allure ; hier encore, le beau
coq de Tonin l\1ariston a été écrasé ...
.- Le coq n'avait qu'à se garer, Blandine ;
je te confesserai d'ailleurs bien humblement
qu'il m'est parfois arrivé d'écraser quelque poule
ou quelque poulet trop maladroit. . .
- C'est entendu, Monsieur le curé, mais vous
ollr)iez l'accident du tournant des Bordes ! ...
Vous vous rappelez ... Les trois h0111mes ct la
dame qui étaient tombés dans le fossé et qui ont
bien failli )' passer, si vous n'étiez accouru à
leur secours '( ...
- Eh hien, cet exemple devrait te convaincre,
au contraire, de l'utilité de l'automohile ... Si
le Curé de Chamavrandc n'av[\it Cil ce jour-I~
sa
modeste Rébé Peugeot, les malheureux attendraient peut-être encore qu'on leur porte secours 1...
Et, se tournant vers Chantal, qui grignotait
un biscuit, le curé ajouta :
- Vous entendez bien, mon enfant, l'accident. que Blandine se complait à rappeler avec
tant d'insistance, ressemble beaucoup à certaine
pMabole ... Une Citroën de tourisme CJui allait
vers Moulins, à une allure un peu trop rapide,
dérapa [lU tournant des Bordes et verS[l. Ses
quatre occupants demeurèrent tous étourdis par
le choc et churent au fond clu fossp ... Passa une
somptucuse T lispano ... En dépit des appels d'un
des accident(>s, les propri{otaires de la ma!Znifique voiture filèrent à tOlite vitesse vers Vichv .. .
Une IIotchkiss arriva ensuite ct fit de mrme .. .
Mais le curé de
ham:wrande, monté sur sa
pauvre petite Bébé Peugeot, toute poussive et
toute désuète, parvint aup.rès du tournant ... TI
�LA
FlLLIZULIi
ml.
MON
coRÉ
vit les malheureux et s'empressa de leur porter
secours.
- Mais, ne put s'empêcher de déclarer Chantal, c'est la parabole du bon Samaritain que
vous me retracez là, parrain !. ..
- C'est la parabole, en effet, un peu revue et.
modernisée, je l'avoue ... Et c'est ce geste humanitaire que me reproche Blandine !. .. Si elle
avait un peu de charité chrétienne, elle regretterait de ne ooint s'être trouvée ce matin-là à mon
côté 1... •
- lVlonsieur le curé sait bien que je ne monterai jamais dans sa maudite machine, qu i sent
mauvais et qui fait un bruit effroyable, coupa la
servante ... Quand je veux me déplacer, j'emprunte la voilure à âne clu père Maximin 1. ..
- Evidell1ll1ent, avec ça on dfpense beaucoup
moins d'essence 1. .. Ma is, au lieu cie b<lvarder
Comme une pic-borgne, Blandine, tu ferais mieux
de songer à pr(parer le déjeuner. .. Nous avons
une invMe aujourd'hui ...
-- Pardon, Monsieur le curé ... Nous avons
deux invités ...
Et comme l'ecclésiastique paraissait manifester quelque étonnement, l'excellente femme insista :
- Monsieur le curé a son ancien élève ...
1\ 11 1 c'est vrn i 1... Le li cuten~
A upierre !
J'ollblinis ... La venue de 1\llle Chantal a prov~qué
chez moi unc telle surprise Clue je ne
S;:\iS vraimcnt plus Oll j'en suis 1. .. Eh bien ! va
à ton fourneau, Blandine, tu sais ce qu'il te reste
à faire ... 11 est dix heures rt Cluart ; tu as encore
df'lIx h ures pour te distinguer...
Je tiens À
prouver n CP cher enfant que tu snis encore préparer de bOl1s petits plats ct <lue l'on mange enCore convenablclncnt au presbytère de Chamayr:lade ...
�1•.\
~1U.IlL
M:
Mv~
COR.
- Mais, la cave, Monsieur le clJré ...
- Je m'en occuperai moi-même tout à l'heure . .
Rassure-toi, je saurai bien trouver quelques bonnes bouteilles de derrière les fagots pour fêter le
passage de l'enfant prodigue .. . Que dis-je, de
l'enfant, mais c'est plutôt des deux enfants prodigues qu'il conviendrait d'ajouter. .. Car Mademoiselle Chantal fera certainement honneur
au repas .•.
La servante n'insista pas et sortit. .. Le parrain et la filleule se retrouvèrent seuls ... Chantal
rompit, la première, le silence :
- Je suis navrée de vous déranger au moment
où vous vous apprêtez à recevoir un invité, parrain, déclara-t-elle. Si j'avais su ...
- Mais au contraire ... Et puis, je serais enchanté que vous fassiez connaissance, Jacques
Aupierre et vous 1.. .
- S'agirait-il là de cet officier qui fut si mal
marié et dont vous nous aviez jadis conté les
malheurs ? ..
L'eccU'siaslique secoua afTirmativement la tête :
- Il s'agit bien du lieutenant Aupierre ...
L'exemple de cc malheureux vous prouvera,
mon enfant, que vous n'étirz pas la srule à subir
les coups du destin ... JOlCqUCS a appris le lntin
av c moi, avant d'entrN au Lycée de Moulins,
01" il fit toutes srs études ... Il passa brillnmment
ses examens, partit pour Paris, et ln, je ne sais
comment, il s'{oprit d'une certaine jeune fille, Suzanne L:wgl;1d', dont le père occupait une situation considrrable clans la finance .
. L'ahbé R "monclin s'arrêta pendant quelques
Instants cl> parler ; ses regards se voilnirnt.
Chanlal, qui l'ohservnit avec attention, s'aprrrllt
qu'il sc trouvait en proie à une intense é~o
tlOn :
�l.iI
YILLnUI.I't
Dil
MON
cvnl'l
- Jacques a été littéralement aveuglé par son
amour pour cette Suzanne Langlade ... A peine
sorti de Saint-Cyr, dans les premiers, il voulut
l'épouser. .. Ses parents s'y opposèrent, et je fus
à ce moment leur confident. .. Le mariage se fit
quand même ... Hélas 1 cette union devait avoir
les plus "tristes conséquences pour mon ancien
élève, que je ne cessai jamais d'aimer comme
s'il était mon propre enfant... Après quelques
" semaines de vie commune, Jacques s'aperçut
bientôt que Suzanne n'était pas la compagne
qu'il lui fallait. .. Frivole, toujours prête aux
plaisirs, ellc d(~lais
peu à peu le foyer conjugal
et, bientôt, Jacques put se rendre compte que sa
femme le trompait outrageusement. En hon
chrétien, il voulut triompher de l'épreuve ... Elle
était au-dessus de ses forces 1... La séparation
cut lieu après une vive discussion ... Chacun reprit sa liberté. Mais jélcques s'opposa au divorce, contr<lire à ses convictions. Le cœm brisé,
ses illllsions el son amour d<-truits, le sous-lieutenant Aupierre demanda à partir très loin ... Et,
pendant des ann('es, il vécut la vie solitaire des
méharistes doms le désert ; il fit partie de cette
adll1irable phalange d'officiers qui soutiennent
toujours si vaillamment le prestige de la France
aux confins du Sahara ...
Chantal n'avait pas cherché à interrompre ce
long r~cit
; du revers de sn main gantée, elle
:ssuyait ks quelques miettes de biscuit qui
etaient tombées sur son corsage ... ·Et le curé
POlJrsuivit, après une nouvelle pause :
- Pendant C(' t mps, les deuils sc sont succ0dé. Les parent" de Jacllues succombèrent à
trois ans de distance ... La malheur 'use et infine t;u~a
pas, elle non r!us, à payer
dèle é~ousc
s?n tnbut au dcstll1 ... Elle est décedéc, il y a
fh}C~lit
moie;. d('s c;uites de ses excès. dans lin
�LA r:tLLlWLK DIl: MON CUItÉ
sanatorium de Leysin ... J'ai mis moi-même, en
temps opportun, mon malheureux élève au courant de ces trois disparitions. Et, maintenant, il
s'en revient pour la première fois en France ... 11
a tenu :'t ce que sa première visite fOt pour celui
qu'il appelle « son curé », pour celui dont il
connaît l'afrect ion très vraie ... Et je vais le recevoir tout à l 'heure, et le serrer dans mes bras
avec une allégresse que vous concevez sans
grand'peine ...
CHAPITRE III
LE LlEUTEN,\NT JACQUES AUPIERR E
Chantal ne put se défendre d'une émotion profonde en entendant l'ecclésiastique :1chevcr ce
récit d'une voix légèrement tremblante ; toutefois, au bout d'un moment, elle ne put s'empêc.her d'objecter :
- En vCorité, parrain, j'ai scrupu le de me trouver là, moi aussi ; vous devez avoir tant de choses à vous confier l'un à l' autre 1...
L'abbé Rémondin s'empressa aussitôt de protcster :
VOllS n'y pensez p<1S, ma chère enfant ...
Dieu me bénit au contrair , aujourd'hui, C'l je
le rcmercie du fone! du Cl'Cur de m'accorder la
plus douce des satisfactions, celle cie recevoir en
mt'mc tCl11pS les deux êt rcs que je reg"nrde pr<'sqllc comme mes enfants, CCLIX dont je l11e suis
efforcé de 1110n mieux à adoucir lc!.<) ~olfra
nc es,
'n all':ger les pl"ines ...
- C'est égal, ubj cta Chantal, je me considère
un peu cOOlme une intruse !
- Ce que vou') dites 1<\ est très m:1l, mon cnfant 1... Songez donc, VOliS allez me faire mettrr
f>n rol&r(", 1"1 VOll1'; (;(?f('Z r"'<,pnnslIhlp :-,; il' ("ntn-
�LA
1'lLLlIULE 11& MON cuItÉ
31
mets ce vilain péché !.. . Evidemment, vous ne
connaissez pas Jacques Au pierre .. . Il est parti
trop tôt de Cho.mayrande pour Moulins al! habitaient ses parents : de plus il est de dix ans
plus âgé que VOLIS ... Mais vous verrez, c'est un
garç'on infiniment sympathique.. . D'ailleurs ,
il Il subi comme vous l'épreuve de la souffrance .. . et je souhaite de tout mon cœur que l'avenir lui réserve de bien dOLices compensations 1...
Mais je m'aperc;ois que nous avons assez parlé
du lieutenant Jucques Aupierre .. . Il faut absolument que vous vous décidiez à rester plus longtemps à Chamayrande : le temps qu'il faut pour
vous trouver qu",lque chose.Je vais sortir pendant
quelques instants, aviser Mademoiselle Radéchant qui est, vous le savez, une sainte fille .. .
Elle sera enchantée de vous prêter une chambr", . .. Et cela lèvera toutes les diJTicultés ...
Chantal voulait présenter encore des object ions, mais l'abbé l~émondi
était déjà vers la
parle ... D'un geste, il l' incita à demeurer assise,
puis il partit ct disparut à travers le couloir. . .
Et la jellne (1lle resta seule dans la salle que
cl' l' pais volets protégeaiell t con tre l'ardeur des
rayons du sol eil ... Tout d'abord elle regretta
d'avoir aussi rapidement cédé aux instances de
~on
parrain, mais clic se consola bien vile ... Elle
Cprouvait à cette reprise de contact avec Challl<lyrnnclc ulle impression bien douce .. . Le village constituerait pour elle un havre indispensahle avant de reprendre la dure trnvers«e de
l',existence ... Elle suivrait l'exemple de c s naVlr?s qui vont rdaire de temps en temps leur
pleIn de charbon avant de repartir en croisière
SUr les mers lointaines ...
~.1
couloir arrivFlit une ~lpti.!s(\ne
odellf ç1e
eUI:slne ... Blandine devait certainement être en
trrtln df' n1f'tt rt> 1('s p('tils plat!' o<lns 1("5 gr<lnds.
�Et Chantal se félicita de savourer cette bonne
cuisine française qui la changerait si heureusement de l'habituelle cuisine d'hôtel et des plats
épicés .qu'elle avait coutume de goûter en Angleterre ...
Le tic-tac de la pendule de la salle à manger
troublait seu l le silence de la pièce ; abandonnant son siège, la jeune fille se rapprocha de la
fenêtre, puis, tirant une houppette et une glace
de son sac à main, elle profita de ces quelClues
minutes de solitude qui lui étaient accordées
pour remettre un peu d'ordre dans sa toilette ...
Elle était en train de contempler le gracieux
visage que lui reflétait le miroir, quand tout
à coup clic tressaillit ; la porte de la salle s'ouvrit. .. Blandine apparut. ..
Chantal se retourna brusquement. .. Elle s'i.
mag:inait là qu'il s'agissnit du curé s'cn rcvenant de sa visite C'l1CZ .f\1 Ile gadéclHlnt ; lInc
br ve exclamation lui échappa, quand elle vit
apparaître devant la scrvante qui s'efTaçait pOUf
le lai sser passer, un officier J'une trentaine d'années, de taille un pel! au-dessus de la moyenne,
la lèvre ornée d'une courte moustache brune,
le tei n t hâlé par le solei 1. ..
Pendant quelques secondt,'), Chant.1l contempla 1(' nouveau-venu, maIS ses regards s'écartèrent bien vite d son masC'jlle rnergique pour
s'arrêter })Ur le magnifiqlle uniforme qu'il arborait. Lieltc~an
aux Compngnies sahariennes,
Jacques i\n(>lerre portait la tuniquc garance,
aux roI et parements d fl14'lme cnull'l!r ; un ceinturon cl(' soie ~r('nat
lui ('lltollf'lit la t,'tille ; soue;
le \)UIIlOllS dt:' drnp hl'u qui rt'tomhait jllsqu'n
terre apparaissait 1(' pantalon blt-u cie ciel barré
d'une double hande garance ... l\ ln palle de
l:olll't, d.· coulcur garancc .~galt
Ill('nt se d(-tn~
cltai('nt 1'4 ~toil('
fOI 1.. rrnis not .'n Of. '
�33
L'apparition de cet officier en grande tenue::
dans ce modeste presbytère de cam pagne parut tout d'abord stupéfier la jeune fille .. . De son
côté le lieutenant ne parut pas moins étonné ...
Il s'attendait si peu à voir cette inconnue dont
la troublante beauté 1'im pressionnait dès le preUlier abord ... Blandine l'avait introduit, puis,
sans prononcer un mot, l'avait conduit vers cette pièce où il croyait trouver « son curé )l ••• Et
voilà qu'il surprenait Chantal en train d'enfouir rapidement dans son sac la houppette et
la petite glace où elle se mirait tout à l'heure.
La servante semblait toute joyeuse de la commune surprise qu'éprouvaient les jeunes gens ...
~lIe
les observait du coin de l'œil, un maliCIeux sourire effleurant ses lèvres ... Pourtant elle
se reprit bien vite.
- Excusez-moi, fit-elle simplement... Ma
langue de bœuf attend sur le feu ... De plus, j'ai
mon gigot t-l préparer ... Alors, en attendant le
retour de M. le Curé, vous vous tiendrez bien
compag-nie ...
Ce fut tout. Blandine s'en fut vers ses casseroles pendant que le lieutenant et Chantal demeuro.ient face à face, encore sous le coup de
l'étonnement, ne sachant trop quelle attitude
adopter ...
Ce fut l'olTicier qui, le premier, interrompit
1. silence qui menaçait de se prolonger :
'- Permettez-moi de me pr~gent,
MademoÎ~1
: Lieutenant Jacque. AupiQrre, des Com-
agnioR
Sah:lri~nes
1...
- Chantal de Savena,. l. ..
-- Mais, votre nom ne ru 'ust PftS inconnu,
Mademoj~l
1. .. Vous êtC3 la filleule de « mon
curé 1\ »...
.- Mais eui, lieutenant, reparlit la jeune fillC'
a Cl: Il n tf~l'r
SOU d re" j'ai ("t't hon neUf 1...
�LA nLU;ULI l DE MON CURÉ
Je vous avoue, Madem oiselle , que l'abbé
Rémon din m'avai t souven t intri g ué en me retraçan t la coutum e qui était depuis si longtemps en vigueu r dans la famill e de Saven ay.:.
Et « mo n curé )) se rengor geait chaqu.e fo~ s
qu'il trouva it l'occas ion de procla mer qu'li était
le parrain d'une des plus charm antes représe ntantes de la nobles se de la régio n ... Je m'aper çois avec joi e qu'il ne se vanta it pas, l'excel lent homm e 1. .. Et c'est pour moi une surprise bien douce, au mome nt où je rep
e nd~
con tact avec ce coin de France qui me fut SI
cher, de retro uve r, dans cette sa lle m ême Ol!
« mon curé )) m' app rit mes déci i naison s et mes
conjug aisons lat in es, celle qu'il a l'honn eur
d'appe ler sa filleule ...
- Mon Dieu, lieuten ant, vous exagér ez, objec ta Chanta l en rougis sant l ~gè
r em
nt. .. Vous
livrez à ma modes tie un rud e' assaut . ..
- Vous m'e.'cu serez, Madem oiselle , reprit
1'0ITicier ; PClIt-tltre mes parole s vous se mbleront-ell es maladr oites, mon attitud e vous paraîtra-t-el le ga uche et em pruntée .. . C 'est que, depuis lon g temps d{'j~l,
il ne m'a pas été accord é
de parler de lu sor te à un e femme de mon pays, ..
Pour moi, le dt'cor familie r est le bled, le désert, la hamm ada, l'erg ... J' ai perdu depuis
longte mps l'h ab itu de de fréque nter les sa lonS
Cl ma se ule occupa tion consis te à v'iller à dos
de m('hari ~ l la sauvcg ard' du désert et à camper dans les sables au hnsard cl's rtapes ... II
eXiste un e très ~rnde
diIT{orcnc , croyez - le, entre Ilntre verdoy ant Bourb on na is, dont vous
~tes
comme moi, oril'(in nirc, <>L les dunes !'Inblonnc uses des territo ire: de l'Extrê me Sud 1...
Là-bas , un ofrici r devien t presqu e un erm ite ...
La Nature et ses méhnr istes restent ses !'Ieuls
('ompa gnons. lei 1(' dl' or m't'st f~miler
d ui~
�Li!
l'ILLIèVLE
DE
MON
CURÉ
35
ma tendre enfance, et pourtant j'ai l'impression
d'entrer dans un monde nouveau, un monde que
j'avais app ri s à fuir ... Je le savais cruel par
expérience.. .
Votre sourire me prouve qu'il
n'est peut-être plus aussi rébarbatif que je le
Supposais 1...
La voix de l'officier tremblait un peu pendant
qu'il s'exprimait de la sorte ... Il se sentait gêné à la vue de cette jeun e fille, mise s i simplement, ma is avec ta nt de goû t et de distinction ...
L'arrivée de l'abbé Rémondin vint mettre fin
à l'embarras qu'éprouvaient les deux jeu nC's
gens en se trouvant ainsi en présence ... A peine
la s ilhouette débo nnaire du Curé se découpa-relie Sur le seu il de la pièce que l'oŒicier s 'éla n~a .
En quelqu es in sta nts, sous les ff'z.arùs
cmus de Chantal, les deux bommes échangèrent
une affectueuse accolade ;
- Ja cq ues 1. .. Mon enfant 1. .. Que j ~ suis
heureux 1. ..
-- Et moi donc, mon Cur~
1... JI Y :t bien
lon ~ temp
s que j'attenda is cette minut<: 1. ..
~' ec
l és i aSl i'1ue
ba fouilla, J' émotion I:'étrang'laJt ; le visage empourpré, il s 'écarta enfin et
essuya du revers de la main une larme qui perla it entre ses cil s , puis, apercevant Chanta l ;
- Je su is impardonnable, Ja cq u e~ .
Ma
c l~ ère
enfant. .. Je ne vous ai pas prése ntés ...
Lleutenant. .. Voici ma filleu le ... Ct'ile dont je
vous parlais s i so uvent, jadis 1...
- Mademoiselle de Savenay ct moi-rnt'r:1C
avo ns déjà fa it connaissance,' repartit simpl40:me nt l' officier dont le masque rude s'éclnil':l. d'un
aimable sourire ...
-- Mes chers enfat~
!... Je no trouve pas
les mots qui conviennent pour exprimer tOLIte
mon allégrc!'ise 1... Décidément, Dieu e.!lt c1él11ent ... Après avoir été sé paré U6 vous pendant
�LA l'lLLlttJL l! 1111 MON CUid
si longte mps, vous retrouv er l'un et l'autre À
mes côtés ...
Le visage de l'excel lent homm e rayonn ait. ..
11 avait pris Chanta l et Jacque s chacun par. un
bras, et il les attirait contre lui. Les deux Jeunes gens balbut ièrent de vague s parole s ... Chacun se sentait gêné par la présen ce d'un tiers ...
Mais l'abbé Rémon din S~ tourna vers Chant al :
.- Alors, c'est entend u, ma chère enfant . ..
Mlle tJ rsule Radéc hant accept e avec el:npr~
semen t de mettre une chamb re à votre dls p051tion ! Dans ces condit ions, il ne peut plus être
questio n de départ !... Vous prendr ez vos r~
pas au presby tère ... Quant à toi, Jacque s, II
est bien entend u que la chamb re du premie r
est prête ... Tu as grand besoin de respire r l'air
de notre Bourb onnais 1... Et tu sais que tu
pourra s vivre là au milieu de bien chers sounirs, de souven irs des temps heureu x 1...
- Si vous le permet tez, je vais aller chez
Mlle Radéc hant. .. Je vous revien drai à l'heure
du déjeun er ? ..
Chanta l reprit sa valise qu'elle avait aper~u
sur une chaise, mais l'offici er lui enleva blen
vite le bagag e :
- Perme ttez-m oi de vous accom pagner jusqu)à la porte ...
Le Curé arrêta tour à tour sur les deux jeunes :ens un coup d'œil attend ri, puis il les
!ruivit ; quand ils furent arrivés sur le pas de
la porte, il désign a une maison en ardois e qui
se dressa it en face sur la place :
- C'est là que demeu re Madem oiselle Ursul<.', déclara-t-il ; vous le saviez d'ailleur!S ..•
Nous vous attend rons pour midi... Surtou t,
sor ez exac~,
Blandi ne n'aime guère faire trop
cUire un glgot. .. Il serait téméra ire de la mettre de mécha.nte bumeu r 1...
�LA
lil('I.I\\JLI'.
1)1':
MON
CURi
Blandine peut être tranquille, parrain, je
serai de retour à midi ... Le temps seulement de
remercier cette brave demoiselle et de faire un
brin de toilette 1. .•
. Légère, Chantal s'en fut. Pendant quelques
lOstants, Je curé la regarda partir, puis, mettant
la main sur l'i-paule de l'ofTicier qui attendait
derrière lui, dans le couloir, il hocha lentement
la tête :
-- Le parrain peut s'estimer très fier de sa
filleule, lieutenant Jacques! Jamais je n'ai vu
une âme semblable à celle de celte petite ... Elle
pouvait conserver sa fortune, son rang, son château de Savenay,
que tu connais de longue
date ..... Eh bien, pour .'\auvegarder 1'honneur
de Son nom, clle a préféré se séparer du tout,
devenir pauvre 1... Bien souvent, je cite cet
exemple si rare à une époque OLt tant de malheureux se remettent à adorer le Veau d'Or 1...
L'abbé Rémondin referma la porte, puis entraînant son visitcllf dans la salle à manger, il
le tit entrer de nouveau ... Il flottait encore dans
la piÈ:ce un léger parfum, celui de Chantal...
L' ofricier, <lui paraissai t rêveur, restait debout...
Il fallut que l'ecclésiastique le rappelât à la
réalit<:' :
- Enlève ton burnous 1... Tu parais tout dépaysé 7...
- Mon Dieu, mon Curé, il y a de quoi.. . Je
revois cette table, où nous travaillions ensemble 1... C'est à cette même place que vous m'avez appris le latin ...
Et, tandis que l'abbé Rémondin le considérait
avec affection, l'officier répéta machinalement
quelques réminiscences de son enfance :
-- Rosa, la rose 1... Puer abige muscas .. .
'~1H>I(TC
Ego norninor leo J... lnfandum, regilla, jubes
dolnrl"1ft J... Ah! mon cher curé, c'/:-
�tait là le bon temps, celui de l'enthousiasme,
de la jeunesse ... Tandis que, maintenant. ..
- Tu n'iras tout de même pas déclarer que tu
n'es p lus jeune, un gaillard de ta trempe qui attend son troisième galon, et dont la conduite
exemp laire fait l'admiration de ses chefs !... Si
tous nos gars de France étaient aussi bien plantés que toi et animés d'un tel sentiment du devoir 1
- Le devoir, soupira l'oITicier, c'est le seul
amour qu i me reste ! Si encore le ciel m'avait
fait la grflce d'avoir un fils, j'eusse pu me consacrer entièrement à l'éducation de cc petit être,
le protéger ct l'armer contre les périls de la vie,
construire son bonheur, puisque j'ai été tout à
fa it incapable de sauvegarder le mien !.. . Mais,
hélas 1 je suis seul, toujours seul, avec mes souvenir:, que je conserverai jusqu'au bout...
- Allons, fit le prêtre en secouant la tête avec
commisération, tu viens à peine de dépasser lu
trentaine , et tu parles comme SI tu étais septuagénaire 1 SOllges-y bien, ' pourtant : à ton âge,
tu peux recommencer une nouvelle existence,
rencontrer ce lle qui est susceptible de faire ton
bonheur, de devenir la gardienne de ton foyer,
la mère de te.s enfants , .. Car tu n'iras pas me
consiste à coufaire croire que l 'existence id~ale
rir [1 dos de chameau à travers les sables, jusqu'à
ce que mort s'ensuive .
.- Ah ! mon curé 1. .. Si vous connaissiez l'attrait et le charme de ces solitudes sahariennes !
C'est seulement lh-bas que j'ai pu trouver l'oubli , là-bas, auprès de mes méharistes, que j'ai
appris ce que c'était que la vraie fidélité 1. ..
D'ai lleurs, je ne suis p:lS une exception ... Combien d'autres .. .
- Je te vois venir, coupa l'ecclésiastique . Tu
vas me citer des ermites, des anachorètes, de"i
�U
l'Il.LlCULn lm MON
cURA
3'J
héros, Je Père de Foucauld entre autres.. Eh
bien ! admettons que tout ela soit très joli, mais
Crois-lu que Je eigneur l'ait crré et mis au
1110nde p ur parcourir du Nord au Sud et de
l'Est h l'Ouest l'im mense désert du Sahara !...
Si encore tu a llais là-bas achever une existence
finissante, d'accord 1 l'lIais tu n'as pa encore
atteint le milieu de la vic ; tu es dans toute ta
force, et tu voudrais abdiquer ? Heculerais-tu
devant les diDïcultés de l'existence ? Serais-tu
Un lâche ?
- Mon curé 1. •.
- Parfaitement, je le répète, un lâche !.. Si
tous les Français faisaient comme toi, s'ils écoutaient l'appel du Sahara, tout d'abord, tu ne
trouverais plus là-has le désert et la solitude ;
mais ce serait la J. rance, notre France bien-aimée, qui se ra it complètement vidée de toute sa
substance et qui, de ce fait, deviendrait une proie
facile pour l'étranger 1. ..
- Si vous pouviez savoi r, mon curé, l'horreur que je ressens quand je me trouve en présence d'une femme 1. .• Toute l'amertume du
Passé m'accable de nouveau ...
. - Veux-tu me permettre une petite rectifica~Ion
... Tout d'abord, la femme n'est pas touJ?urs un suppôt de Salan, a insi que tu sembles
SI malencontreusement le croire ; sans doute
m'a-l-il été permis de m'en re ndre compte plus
~ouvent
C)ue toi . Oui, je sais, tu vas ohjecter mon
I~expé
rienc
, tu diras que je ne me suis pas marié, que mon état de prêtre m'interdit de connaÎtrl'S les difTictlltés C)ue tu as traversées, que je
Suis étranger aux avantages comme aux inconVénients du mariage ... Eh hien ! mon cher enfa~t,
laisse-moi te d(~trompe.
.. Ce n'est pas sans
raiSon que le curé a été nommé Je médecin des
âm~s
.. . Dans ma onroisse, il m'a été donné de
�to
I
I.A
l'IU. KUL&
111
M()N
('uPoi
connaître bien des misères, de rencontrer bien
des tristesses, mais, par contre, j'ai vu aussi
beaucoup de joies et de satisfactions.. Et je
puis t'assurer que la femme n'est pas toujours
l'être maléfique et néfaste que tu t'imagines par
aigreur. .. Vous, les h.omme;:;, vous êtes un peu
comme les papillons, {rous vous laissez aveugler
par une bel le flamme. Ce qui vous attire, ce
n'est pas, la p lu part du temps, les qualités
d'une femme ; ce sont son aspect physique, son
chic à porter la toilette, à paraître, en un
mot.. . Vous vous fascin ez sur des façades, et
vous vous étonnez quand vous vous apercevez
qu'il n'y a rien à l'intérieur ...
- Pourtant, mon curé, vous conviendrez ...
- Certes , dans une ville comme dans un petit
trou de camp'o.gne, il y a des masures et des
gratte-ci el, de modestes chaumières, et de superbes châteaux ... Le pl us sou ven t, les apparences
sont trompeuses: la ch<).umière est jolie et douillette : chez elle pas de clinquant! Qu'il y ferait
bon vivre 1... Mais, voilà, elle n'attire pas les
regards . .. Elle se cache comme l'humble violette ... A lors, on s'occupe surtout du château ou
de la coquette villa. ... Et voilà pourquoi on
éprouve parfois de si cuisantes déceptions.
L'abbé Rémondin parlait avec bonhomie, et
Jacques se sentit touché par le raisonnement si
simple de son vieil ami; sans doute l'ecclésiastique s'aperçut-t-il de l'effet qu'il avait produit
sur son visiteur, car il poursuivit :
- Voilà les raisons pour lesquelles il t'est
défendu de désespérer 1... Tu as raté un départ,
cela se produit quelquefois avec ma Bébé Peugeot... Alors, j'attends, j'examine, je recherche les causes de l'arrêt ; j'y mets parfois un
bon bout de temps, mais ma voiture n'en demeurt> p;:)~
pour c~la
hors d'usagl" ... Elle repart
�LA
l'IL1.l!ULIl
I1lt
MON
CURÎ
de plus belle, et j'espère que je lui ferai parcourir encore des milliers de kilomètres 1...
- Cette fois, je retrouve mon curé 1 repartit
l 'o/Ticier, avec un malicieux sourire ... Il n'a pas
pu s'empêcher de me parler d'automobile)
- Ne cherche pas à détourner la conversation ... Je pourrais facilement te citer d'autres
exemples, oll la mécanique n'entre pas en jeu ...
D'ailleurs, crois-moi, cette intransigeance attristée que tu aITectes, tout cela ne constitue
qu'un simple épisode de ton existence. La vie
commence pour toi ... La Providence te doit une
revanche, elle te l'accordera, et je suis bien convaincu que tu oublieras à ce moment tous tes
beaux « slogans» (puisque le mot est à la mode),
Sur le désert, en général, et sur Jes femmes, en
particulier ... Si d'aventure il se trouve une bonne chrétienne et qui, plus est, une charmante
jeune fille véritable type de la Française, pourrais-tu hésiter ? Ne sentiras-tu point ton cœur
battre un peu plus vite que d'habitude?
-- Je vous ferai remarquer, mon curé, que je
n.e suis à Chamayrande que pour une semaine
SImplement. .. Après, je dois rejoindre mes méharistes dans l' Extrême-Sud, et. je ne pense pas
que les Ouled-!'\Ja'ils et les femmes targuies répondent tout à fait à J'idéal que vous vous faites
POur moi de l'tllne sœur!
. - Tout ce que tu voudras, mon garçon 1 mais
Je te répète que tu devras compter avec la Providence 1
- Je vous mets au défi de me fournir un
exemple 1...
- A ton aise, je m'en vais t'en citer un tout
de suite ; excuse-moi s'il n 'y est point question
d'automobile ni de mécanirlue, mais il te prouVera que la Providence fait tout de m~e
bien
les chosp.s !...
�1..\
l'II.IIWLI! JJ!\ MON
CUIH<
Et, tandis CJue l'officier s'asseyait en face de .
lui et allumait une cigarettc', l'abb{> Rémondin
déclara :
-- Ecoute, Jacques, il m'est arrivé aujourd'hui une chose CJue je n'eusse jamais osé croire possible ... Je possède un grand troupeau de
brebis et d'agneaux,_ dont je suis le pasteur .. .
Certes, je ne fais aucune différence entre eux,
je leur porte intérêt à tous j pourtant, il est
deux brebis que j'affectionne plus particulièrement... Par malheur, ces deux-là ne font pas
partie de mon troupeau ... Elles s'en sont allées,
bien loin, au-delà des mers... Et, ce matin,
alors que je n'en attendais qu'une, elles me sont
revenues toutes deux 1... Tu peux me regarder,
Jacques ; jamais je n'ai ressenti une aussi grande allégresse qu'en ce samedi ensoleillé ! Les
deux enfants que j'aime comme si j'étais leur
père vont se trouver pendant quelques heures
sous mon toit. .. Je pourrai leur parler, évoquer
avec eux un passé qui me fut toujours si doux ...
Demain, ils entendront la sainte messe, que je
cél~breai
dans ma vieille église . Comment
après cela, douter de la miséricorde de la Providence 1.. Le Seigneur ne l'a-t-il pas dit, mon enfant. .. « Si vous êtes dans l'afiliction, priez et t'5pérez et votre tristesse se changera en joie 1 Il
Il est des miracles qui se font tous les jours ...
Qui sait si tu ne m'apprendras pas bientôt que
ce sentiment d 'accablement et d'amertume qui
Il 'a cessé de t'obséder depuis si lon~temps
ne
s 'est point brusquement dissipé ? ..
L'Abbé Rémonclin parlait avec émotion, mais
::-ans doute ne parvint-il pas h convaincre son interl0cuteur, cotr le lieutenant objecta :
- ·Ecoutez, mon curé, vous êtes sincère, j'en
suis bien sûr, mais VOLIS me faites penser actuellement à ces Bédouins du désert qui p.renncJlt
�.j.;\
dei mirages pour des réalités ... Ils sont tourmentés par la soif ; ils voudraient haire. Alors,
ils s'Olvanccnt à travers les sable.5, ils croient
voir des oasis merveilleuses ; ils entendent le
murmure argentin des sources ou d'un oucd .. .
Mais, hélas! la belle vision se dissipe bien vite .
.\u moment même où ils croicnt plonger la main
dans l'onde fraîche, ils se rendent compte que
c'est de la poussière Je sable qui filtre entre
lcurs doigts fiévreux ... Et leur atroce déception
ajoute encore à leurs tortures ... Ne croyez donc
pas me convaincre ... La blessure se cicatrice le ntement; je vous supplie, mon curé, au cours du
rapide séjour que je vais passer auprès de VOliS,
de me laisser au moi ns la paix du cœur l...
Le lieutenant s'était exprimé avec tant de
force quc l'ecclésiastiquc n'insista plus ... Et,
tandis que Blandine continuait activement de
préparer le déjeuner, ils parlèrent d 'autre chose .
CHAPITRE IV
r NE VIEILLE FILLE
C'est vous, Mademoiscl le, qui venez de la
part de Monsieur le curé ?
- C'est moi, en elTer, mademoisell e 1.. .
- Veuillez entrer, je vous prie l. ..
. Chantal de Savenay répondit aussitôt à l' inVItation que lui faisait Ursule Radéchant ; elle
l110nta les deux marches du perron et s'aventura à travers un co uloir long et sombre qui
neurait légèrement le moisi ... Des portes s'ou~ra
i ent
de chaque côté du passage et dessinaient
~s
rectang les dans le. mur recouvert d'un paPier jauni par les ans ...
. - Si vous voulez bien monter, mademoiselle,
Je vous conduirai jusqu'à votre chambre 1 Vous
�t.A ('J1.LI!ULI! Olt MON CUR*
m'excuserez si je fais moi-même le service,
mais la femme de ménage ne vient que deux heures par jour, l'après-midi ...
-- En vérité, mademoiselle, je suis navrée,
objecta Chantal ; je ne voudrais pas vous importuner ... Si j'avais su ...
- Mais, pas du tout, vous ne me dérangez
pas 1. .. Je suis au contraire enchantée d'obliger Monsieur le curé, qui est un si digne ct
.
si saint homme !...
Tout en prononçant ces mots, Ursule Radéchant croisait ses mains sur sa taille qu'elle avait
dans un corset qui eOt été cerassez fine, moul~e
tainement à la mode aux environs de 1900. Sa
robe et sa coiffure des plus surannées dataient égnlement de la même époque. Non
point qu'ursule 'Radéchant fût positivement laide ; on ne remarquait aucune difTormité sur son
visage, en mettant à part un nez légèrement en
trompette, que chevauchait un lorgnon et qui
faisnit dire aux enfants de chœur et à certains
galopins de Chamayrande, que le nez de Mademoiselle Ursule regardait « f ai re pi pi les anges "
e,'pression souvent en usage dans ce joli coin
de Bourbonnais.
Par contre, il semblait que l'anguleuse personne, qui comptait un peu plus de quarantecinq 'printemps, eût tout mis en œuvre pour se
rendre ridicule et pour se transformer en repoussoir ; StS cheveux, d'un noir de jais, étaient exagérément repoussés en arrière et s'achevaient par
un chignon qui rappelait à s'y méprendre une de
ces brioches que le pâtissier Falupin exhibe à
sa devanture, les dimanches et les jours de marché ... Une guimpe, fortement serrée, entourait
comme un carcan un cou long et maigre ; une
robe de teinte sombre, qui retombait jusqu'aux
piC'ds, et qui, pincép à La taillp.. donnait à Ur-
�1..1\
1·' ILl l'lIJ LII
UI!
M t l l'l
cmd ;
suIe Radéchant J'apparence d'une gigantesque
fourmi, complétait l'accoutrement de la vieille
fille que Chantal avait souvent remarquée jadis.
La silhouette n'avait pas changé... Elle la retrouvait la même ... Et, chaque jour, elle traVersait la grand'place, aux mêmes heures, pour
se rendre à la messe ou pour en revenir, pour
faire des courses ou des visites. A cette occasion,
D rsule empruntait un chapeau-toque qui faisait
penser d'assez loin à celui de la Reine douairière d'Angleterre ... Suivant l'exemple de cette
Souveraine, la vieille fille avait dû faire vœu
de ne jamais modifier la forme de ses chapeaux.
Les années avaient beau s'égrener, les femmes
prendre de petits bibis minuscules, ou des chapeaux à bords immenses, Ursule exhibait inévitablement toque noire, toque grise ou toque
mauve .. . Et les quelques rares habitants de
<:;hamayrande qui conservaient quelques nottons de l 'Histoire de France pensaient inévitablement, en voyant le couvre-chef de Mademoiselle Radéchant, aux paroles célèbres que le
Maréchal de Mac-Mahon prononça, jadis, sur
la Tour ' de Malakoff : « J'y suis 1. •• J'y reste 1.. . »
Tout cela, Chantal se le rappelait en montant
d~rièe
son hôtesse l'escalier soigneusement
cIré i une odeur d'encaustique flottait au-desSUs des marches ; sans doute, après la visite de
Monsieur le curé, Ursule s'était-elle empressée
de passer un petit coup de torchon pour faire
à Son invitée imprévue les honneurs de son
logis ...
Enfin, le~
deux femmes parvinrent à l'entrée
du couloir du premier étage; avisant la première
POrte à droite, Mlle Radéchant s'en fut l'ouVrir ; puis, s'effaçant et adressant à Chantal
�I.A ~ lL
li\j.
I> ll Mf.J N CUR~
qui s'était arrêtée sur le seuil un regard des
plus engag eants, ell e déclara:
- Voici votre chambre, mademoiselle J. ..
Tout d'abord, Chantal eut quelque peine ~ l
discern er les meubl es ct le décor de la pièce ...
Une forte odeur de naphtaline et de patchouli
lui caressa les narin es. Pour se défendre contre
les atteintes du soleil, Mlle Rad échant avait
hermétiquement fermé les volets des deux fenêtres. Seuls, quelqu es rais filtrai ent et venaient
dessiner des tr~is
pa rall èles sur le tapis qui
protégeait le parquet de la chambre ...
-- C'était là qu'habitait jadis ma pauvre mère, murmura Urs ule P adéchant, qui soupira et
le\"a les yeux vers le plafond vierge de toiles
d'araignées ... C'est pourquoi vous verrez là
que lques souvenirs que je conserve comme des
reliqu('s ...
La vieille fill e étendit la main et désigna un
objet qui se trouvait conservé sous globe sur la
cheminée ... Tout d'abord, les regards de ChantaI qui n'étaient pas encore habitués à la pénombre ne distinguèrent rien :
.- C'est la couronne de mariée de ma pauvre
maman, expliqua Ursule Radéchant. .. Elle l'a
toujours conservée !. ..
Un troisième soupir prouva, cette fois, à la
jeune fille, que sa voisine regrettait amèrement
de n'avoir point' trouvé l'occasion d'apprécier
les agréments du mariage.
- J'eusse aimé, moi aussi, les joies du foyer,
fit enfin Ursule, avec un léger trémolo dans la
voix j mais, que voulez-vous, les hommes sont
maintenant aveuglés par le mirage de la ville !
T1s dédaignent les humbles fleurs des champs,
~tirés
qu'ils sont, la plupart du temps, par le
parfum trouble des fleurs vénéneuses 1...
ChantAI 1 surprit à la fois de la rancune et de
�47
l'amertume dans ces dernières pnroles que vennit de prononcer son interlocutrice i cette dernière, après avoir désigné lu table de toilette,
portait la main à sa ceinture ct en retirait une
clef :
.
- Voici la clef de l'armoire à glace ... Je vous
la confie pour ranger vos cHets 1...
La jeune fille remercia; déjà plantée devant
la glace, elle enlevait son chapeau ct réparait
de son mieux le désordre de sa coilTure ... Immobile, Ursule Radéchant attendait auprès
d'elle, et sans doute l'image que lui réfléta la
glace sembla-t-elle faire avec la sienne un assez
éclatant contraste, car elle fit la grimace i puis,
promenant un nez fureteur sur l'épaule de sa
voisine :
-- Mais vous êtes toute parfumée 1. .. Quelle
drôle d'odeur 1. ..
- Mon Dieu, non, fit la jeune fille ... J'ai
fa it comme d'habitude ...
- Vous sentez le muguet ...
- Non, l'œillet, ce n'est pas tout à fait la
même chose 1...
- En effet. .. Sans doute, Monsieur le curé
l'a-t-il remarqué, lui aussi?
- 1\1on Dieu, j'ignore si Monsieur le curé l'a
remarqué 1. .. IJ n'a peut-être pas de connaisSances 01 factives très développées 1
- C'est que le pauvre saint homme n'a guère l'habitude de recevoir des visiteuses d'une
é!égance aussi recherchée ... Vous venez de PariS, sans doute, Mademoiselle ?
- Hélas 1 non.. . J'ai traversé Paris plutôt
rapidement. . . Je viens de Brighton 1...
Chantal avait prononcé le nom à l'anglaise ;
aussi la vieille fille eut quelque clal tt le saisir
~t
le lui fit répéter ...
"- ~ Brighton, en .A.ngleterre l...
�I.A
r ILl. tUIIl
li'
>JU1(
CU ..
Ursule Radéchant eut un geste ébahi ... Cette
invitée imprévue lui semblait tomber d'un autre monde j ses regards fureteurs ne cessaient de
la détailler... Elle éprouvait une envie irrésistible de parler ... A la fin, elle n'y tint plus :
- Vous êtes parente de Monsieur le curt',
sans doute ?
- Non, Mademoiselle, pas préciSément, re~
partit Chantal, de fort bonne grâce ... Si j'étais
sa parente, je serais restée au presbytère ... Je
ne suis que sa filleule ... Je suis Chantal de Sa~
venay !. ..
- J'y suis 1... Aussi votre visage me disait
quelque chose 1 Vous êtes la petite fille du château !.. . Je vous remets parfaitement maintenant !... Pensez donc, je vous revois encore
quand vous étiez toute enfant. ..
- Vous n'êtes pas une inconnue pour moi,
vous non plus, Mademoiselle. Je me rappelle
fort bien que vous portiez la bannière des enfants de lVIarie ...
Ces temps sont révolus depuis déjà lon~
tP.lllps. Depuis cinq ans, j'ai dû céder la bannière
à Mademoiselle Loiselet, la fille du vétérinaire.
C'est une grande et forte fille .. . Pour ma part,
je m'acquitte d'une fonction infiniment plus modeste, mais qui ne manque pourtant pas de
charme ... Je fleuris trois fois par semaine l'autel
de Saint Joseph !... que vous avez pu ~ans
doute remarquer à droite du chœur ... A cette
occasion, puisque vous êtes la filleule de Mon~
sieur le curé, je vous serai~
obligée de vouloir
bien lui dire, quand vous le reverroz, une commission de ma part 1
- Certainement, MadcmoiselIo, avec le plus
~rand
plaisir ...
Ursule Radéchant toussota pendant quet~
instants avant de parler. Elle parut sP r.ecuciJ·
�lir et rassembler ses idées, puis elle déclara,
d'un ton ferme :
- Voici l'affaire en question. Peut-être vous
paraîlra-t-elle futile ; pourtant, elle revêt une imPortance considérable... Vous ignorez certainement que nous sommes deux à orner ct à fleurir l'autel de saint Joseph. Madame Veuve Canigout s'occupe de ce soin les lundi, mercredi,
vendredi: moi-même. je le fais les mardi, jeudi
et samedi ... l\1onsieur le curé se réserve le diInanche !. ..
- Je ne vois dans tout cela, Mademoiselle,
rien que de très nAturel !...
- C'est cntendu, Mademoiselle ; mais ce qui
l'.cst moins, et ce que vous pourrez dire à l\1onSieur le curé, c'est que Madame Vcuve CanigOut veut empiéter sur mes prérogatives . .. Elle
triC'he honteusement... J'ai vu qu'elle s'occupait
d~ l'autel de saint Joseph, les jours qui me sont
resprv(-s ....
Chantal se tenait à quatre pour ne pas sourire;
cOl1lbien ces futilités lui semblaient peu de cho- .
auprès des batailles de la vie qu'il lui avait
allu engagt>r ... Mais la voix d'Ursule RadéChant se faisait de plus en plus agressive :
-- Mardi dernier, j'ai surpris des bleuets tout
fraîchement cueillis, <lue Mme Veuve Canigotlt
il.:'ait déposés dans un de mes vases ... Je n'ai
~len
dit, mais, jeudi, une gerbe de dahlias fut
gaIement apportée à la première heure ... Et ce
n:atin même, samedi, ma stupéfaction et mon in<1!g.?ation furent grandes de remarquer que des
gla~us
avaient été placés dans un autre de mes
vases 1...
- Mon Dieu, Mademoiselle, objecta Chantal,
en s'efforçant de calmer sa voisine, ne voyez pas
~e
mauvaise action là où il s'agit peut-être
Un :lct't! de piété l... Sans doute quelque fidè-Ie
r
4
�LA [,'ILLt:l1LR DR MON CURt!
de Chamayrande a-t-il voulu fleurir l'autel et ,
ajouté ses 'Oeurs aux vôtres 1...
on .. . Ce n'est pas cela 1. •• Je suis bien
convaincue qu'il s'agit d'une odieuse cabale
montée contre moi !.. D'ailleurs, c'est bien sin1:'
pIe. ce matin, aussitôt après l'Angelus, j'al
aperç'u, de la fenêtre de ma chambre, la Veuve
Canigout qui passait en catimini le bouquet de
glaïeuls à la main. J'eusse pu prendre ma revan'
che et lui jeter sur la t~e
le contenu de moU
pot à eau, puisqu'elle semblait passer juste de'
vant "hez moi pour me narguer !. .. Seule, l~
charité ch rétien ne m 'em pêcha d'agir de la sorte.,
Mais j'avais acquis la conviction qu'il s'agiS'
sait là d'un acte hostile, destiné non point il
honorer le saint dont je prends tant de soin ~
décorer l'autel, mais à me bafouer ct à m'humi'
lier !...
Le masque d'Ursule se crispait, pendant
qu'elle parlait ainsi; ce n'était plus la personne
elTac~
que Chantal avait connue jusqu'ici ;
un pli méchant tordit ses lèvres ; des lueurs fi·
rent étinceler ses prunelles ; sa main s'agit3
dans lin mouvement mélchinal de va-et-vient. ..
- Calmez-votls, Mademoiselle, hasarda la jeu:
ne fille, conciliante ... Je ne vois pas pourquoi
Madame Canigout agirait ainsi pour vous deS'
servir .. .
--- Cette femme ne laisse passer aucune occa'
sion de m'être désagréable, coupa Ursule Ra'
déchant ... Chaque jour, elle me toise ; on di·
rait qu'elle veut m'humilier ...
- En vérité, je ne vois pas pourfJuoi elle se
moquerait ...
- Elle s'appelle Madame Veuve Canig-otlt.
repartit la vieille fille, je ne suis que Mademoi·
selle Ursule Radéchant 1... Le seul fait qu'eI\f
ait ~tfi
mnri~c
n un riche entrepreneur lui accOf'
�•
LA
F1LLEULJo:
DE
MOM
cumt
Sl
de sur moi une supéri orité manife ste, et cette
suppri orité, elle n'a cessé de me la faire sentir
depuis le le ndem<lin de son mariag e ... Pourta nt,
si ellc savait d'oll venait la fortune de son père,
tin viell.· scé lérat qui a volé impud emmen t le
pauvre monde !... .M ais non 1... Elle semble
s'en enorgu eillir !...
Ursule R<Jdéc ha nt poursu ivait implac ablement sa philipp ique ; sa voi.· devena it haineu se ... Et Chanta l retrouv ait l'atmo sphère de petit!· ville, qu'rlle [l\'ait connue naguèr e ... Certes ,
du châtea u, on ne s'occu pait guère des menus
différe nds qui opposa ient les uns aux autres certains des habit<Jnts ùe Charna yrande . A u cours
de son lon g séjour h Bright on, Chanta l avait
pu rtudier le puritan isme de certain es famille s
anglai ses, mais il s'agiss ai t là-bas surtou t de
questio ns de princip e et d'éduc ation ; ici, elle
retomb ait dans ces petites rivalité s mesqu ines ...
- Soyez tranqu ille, madem o iselle, je ferai
Votre commi ssion h Monsi eur le curé 1. ..
- Dites-l ui bien que s'il ne réussit pas à user
de so n autorit é pour faire cesser le manèg e de
cette veuve, je me plaind rai moi-m ême à Monseig neur, et je su is bien certain e que, de ce côté,
j'obtie ndrai pleine et rapide satisfa ction .
-. :Monse ig-neur !.. . Madem oiselle , votre évêque a d'autr'e s choses infinim ent plus sérieus es
;\ examin er ... Croyez -moi, il s'agit là d'un léger
malent endu, qui sera rapide ment dissipé sur
l'interv ention de mon pa rrain ... Il est inutile de
grossir l'évé nemen t ...
- Vous en prenez à yotre aise, IVrademoiselle !... On voit bien que vous n'êtes ici qu'en
pass n te 1. .. SI vous connai ssiez te machia vélisme de cette ,·ouve. .. Si encore il n'y avait
qu'elle 1...
s(" dispos ait à retrace r à sa
li rS1l11' Radt~chém
�voisine les petites disputes de clocher et les racontars incessants qui, dans beaucoup de petites
vil les de provinces, opposent parfois deux clans
au su jet des motifs les plus futiles, quand Chantai l 'arrêta d'un geste :
- Ne m'en veuillez pas , Mademoiselle, mais
j'ai promis à 1\1. le cu ré de me trouver chez lui
~ midi préc ises 1. .. Pour rien au monde, je ne
vo udrai s faire brûler le gigot dont Blandine parai ssai t si fière !...
- Cette Blandine, soupira la vieille 1Î1l e, en
levant une fois de plu s les yeu .' a u plafond ...
En voilù une encore qui doit fa ire danscr l'anse
du pani er !... Monsieur le curé cst si indulgent,
si aveug le !.. .
Ces paroles malveillantes agaça ien t de plus en
plus Chantal ; la jeun e fill e en venait à regretter que son parrain l'eût envoyée là ; mais sans
doute Ursule devina-t-elle scs pensées, car elle
murmura, revêclie :
- Excusez-moi, Mademoiselle ... Je vous enOllÎe ... Oh, s i, ne protestez pas! jc vois fort
bic n que je vous e nnui e 1. .. Que voulez-vous,
moi, je suis d'un autre siècle, et nul nc se
soucie plus de s'inquiétcr de ma modeste personne ... 11 ne me reste plus qu'à vous souhaiter bon appétit ... Vous mangerez bien sans nul
dout e.. . M . le Curé est une fine bouche qui
ne regard e pas à la dépcnse 1... Certains insinuent même qu 'il a sa cave remplie de bonnes
bouteilles 1. .. Je vais déposer la clef de la porte
d' entrp<, sur la chem in ée ; toutefois je vous serais obligée de ne point rentrer au-delà de neuf
heures du soir ... Je prends soin, avant de me
couch er, de m'assurer que tout est fermé dans
la maison !...
Chantal acquiesça. Quand Ursule Radt.'chant
fut sorjje de la chambre après l'avoir gratifiée
�l..\
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d'un coup d'œil qui ne tra hissait pas l'aménité, elle se laissa tomber da ns un fauteui1. ..
Le verbia ge de la vi eille fill e l'a vait positivement étourdie ... Ursul e qui ne s'était pas écarll.'·e souvent de l'ombre de on clocher, lui semblait un pcrsonn g-e au ssi vétu ste, aussi démodé que le mobilier Louis-Philippe qui meublait
sa chambre ...
_. Eh bien, cela va être g"ai ! se dit la jeune
fille en prenant à témoin l'image que lui reAétai.t la glace ... Rentrer à neur' heures tous les
SOIrs alors qu'il ferait si bon se promener un
peu au bord de la Daran se 1...
Chantal se rési g na malgré tout ; èette atmos:
phère saturée, de naphtaline et de p;ltchouh
l'écœurait... Fouillant dans son nécessaire de
~oilet,
elle en retira son Ilacon de parfum, en
Imprégna son mouchoir, pui s allant à l'une des
fenêtres, elle l'ouvrit toute grande ... Les ra:vons
d~
soieil qui, Sélns doute, n'avaient pas depuis
bIen longtemps rendu visite à la maison de Mlle
Ursule Radéchant, s'engouffrèrent joyeusement
dans la pièce ... Un soufTIe d'air tiède balaya
l' atmosphère ...
Chantal s'accouda pendant un court moment
et parut prendre encore un très vif plaisir à
CO t1t0rnpler le décor de la Grélnd'Place : ses regards s'arrêtèrent avec une expression {{mile sur
la vieille église qui était celle de son baptpme
et de sa première communion, et OLI avaient été
célébrés les services funèbres de ses chers défunts .. . Elle revovait son fantôme ... Tout d'abord, toute petite: et toute blonde dans sa robe
blanche de communiante, puis plus grande, agenouillée au banc des Savenay, dans la petite
chapelle latérale. Enfin son cœllf se serrn quand
elle se revit courbée sous ses voiles de deuil,
sanglotant éperdument auprès des cercueils des
�L,\
nU.. li:\J1.ll 1>1\ MON
cun ((
êtres aimés et du malheureux dont la folie et
l'imprudence l'avaient acculée à la ruine ...
Tout cela était déjà bien loin, et, pourta nt,
en présence de ce décor, les souvenirs se faisaient aussi nets, aussi vivaces que si ces événements se fûssent déroulés la veille ...
Pourtant, Chantal s'arracha à sa rêverie ...
Elle venait d'apercevoir à. I'extrémité de la place
la silhouette familière de Marcandou ; le sacristain s'empressait de traverser la place de son
pas incertain et légèrement claudicant pour aller
sonner l'Angel us. .. Et la jeune fi lie corn prit
qu'il était midi moins cinq, qu'elle ne devait
pas s'attarder plus longtemps pour rejoindre le
presbytère. .. En quelques instants, abandonnant sa place, elle referma les volets, coiITa son
chapeau, puis, après avoir pris la clef que son
hôlesse avait déposée sur la cheminée, elle s'en
fut et descendit rapidement l'escalier. ..
A peine la jeune fille atteignit-elle le couloir
du rez-de-chaussée que la silhouette de fourmi
géante d'Ursule Radéchant se découpa devant
elle ... Adressant à Chantal un sourire qu'clic
voulait rendre aimable mais qui ressemblait h
s'y méprendre à une grimace :
- Bon appétit, Mademoiselle, murmura-telle d'un air pincé ... Mes r<.>spects à M. le Curé ...
Et surtout n'oubliez pas de le mettre au courant dcs vexations continuelles dont je suis
l'objet de la part dc Mme veuve Canigout 1...
II faut à tout prix mettre un terme à ce déplorab le état de choses .
Chantal se contenta de bocher aITirmativement la tête, puis la vieille fille ayant ouvert
la porte devant elle, elle s'cn fut comme elle
se fût précipitée hors d'une pric;on .. . Il étnit
temps 1 A peine pressait-elle le bfmton de la
~OJlnet
électrique du presbyt~
que les pre·
�J. A J<lLLEULII
Dli
MON
CORÉ
mi rs carillons de l' Angelus se firent entendre ... Un trottinement s'amr lifi'l à l'intér ieur,
pui.... l 'huis s'écarta,
livrant passage ù. la
s: ihou ette de Blandine ...
Le v isage de la servante s'épanouit aussitÔt:
- Ileure militaire, l\1ademoise ll e Chantal,
déclara la brave femme ... Je vous félicite !. ..
- - Et le gigot ? ...
- Vous m'en direz des nouvelles 1. .•
La jeune fille se faufi la à travers l' entrée ; la
porte se referma derrière elle . .. lmmobile dans
l'e~trbâimn
de sa porte, Ursul e Rad éc ha nt,
qUI avait suivi des yeux so n hôtesse, pinça les
lèv res, ma rmotta quelques paroles désob li gea ntes à l'adresse de la jeunesse actu ell e qu'elle
acus~
it
de dévergondage, puis elle s'empressa
de réIntég rer son domicile, toujours si soigneusement protégé contre les caresses des rayon s
du soleil de Juill et, et d'aller fermer hermétiquement la fenêtre si imprudemment ouverte
par Chantal. ..
CHAPITRE V
L'ACCIDENT
- Eh bie n, mon e nfant, ferez-vous bon ménage avec Mlle Radéchant ?
L'abbé R ém ondin s 'ava nça à la rencontre de
sa filleule . Il attendait e n ce moment da ns le
bureau avec l 'officier que Blandine eOt annoncé
que le déjeuner était servi ... En ente nd a nt le
co up de so nn ette de Chantal, l'excell ent hom me
s'était em pressé d' in te rrompre l'entretien qu'il
pOursuivait avec Jacques Aup ierre ...
- Débarrassez-vous ... Confiez-moi votre chapeau ; posez vos gants .. .
L'ecclésiastique prit gauchement le chapeau
�que lui tend:tit sa visiteuse, puis il saisit le
gants et s'en fut étaler le tout sur un fauteuil dissimulé dans un coin du vestibule ...
L'olTicier s'était levé, il s'inclina légèrement
quand Chantal fit son entrée dans le bureau ...
-- Asseyez-vous, mes enfants, déclara alors
l'abbé Pémondin ... Chantal, vous prendrez bien
un petit verre de muscat... Nous étions en train
de le savourer en vous attendant, Jacques et
moi. .. Ce petit vin sucré aiguise l'appétit... Il
m'a été envoyé par un brave doyen de l'Hérault. ..
- J'accepterai une larme seulement. ..
Et, tandis qu'il versait un peu de vin dans
le verre de sa filleule, le curé insista :
- Vous n'avez pas répondu à ma question
tout à 1'heure. Mademoiselle Radéchant vous a
réservé, j'imagine, un excellent accueil. ..
- l'vlon Dieu, oui, repartit en souriant Chantal.. . Elle a été positivement très aimable 1...
- Hum L .. Vous devez être très indulgente,
Mademoiselle de Savenay, intervint le lieutenant
qui, jusqu'ici, n'avait pas encore pris la parole.
Mile Radéchant est pour moi une vieille connaissance, et j'avoue franchement ne point partager l'admiration que mon curé professe pour
ses édifiantes vertus chrétiennes ... Je me rappelle
toujours la douce hilarité que cette inénarrable
personne provoquait jadis parmi nos groupes,
quand nous étions gosses. .. Certnins l'appe.
laient la fourmi, en raison de sa silhouette qui,
VOllS l'avez remarqué, j'en suis SÛr, présentf
certaines ressemblances avec cet insecte, mais
plus nombreux encore étaient ceux qui l'avaient
surnommée le catafalque, la punaise de sacri~
tie ou ln grenouille de bénitier 1...
- JacCJucs 1 protesta l'Abbé ... Il ne faut pas
se moquer des choses sacrées .. .
�Li\
III1. LItOLI!
D~
MU
I,;U I(~
Permettez, mon Curé ... Je fais une nette
délimitation entre les choses sacrées et celles
qui ne le sont pas 1. .• Et je ne crois pas que
Mlle Radéchant puisse être à un tel point « ta~
bou », comme disent certains indigènes d'Océanie ou des Antipodes 1... J'imagine même que
Balzac eOt aimé la placer dans sa collection de
la « Comédie IIumaine » !. ..
- Attention, Jacques, tu vas me placer n 'a lzac parmi les auteurs édifiants. Un grand nombre de ses ouvrages sont interdits ...
- Peut-être, mais permettez-moi de ne pas
trouver cette vieille fille autrement éd ifiante 1. .•
Les spécimens de son genre font, à mon avis,
plus de tort à la religion que toutes les œuvres
de Balzac réunies... Et ce n'est pas un parpaillot ni un athé-e qui vous parle, mon Curé,
c'est un parfait chrétien. Le seu l fait que je
sois allé au désert ne m'a jamais empêché de
conserver intacts les principes que mes parents
et vous m'avez inculqués lorsque j'étais enfant..
Je suis pratiquant, je fais mes Ptlques, j'ai
foi en la Providence mais, pour l'amour de Dieu,
pourquoi l'entourez-vous, cette Providenc(" que
je crois si aimable, si bonne, si charitable, de
créatures du genre de Mlle Rad~chnt
1... Je
suis certain que Mademoiselle de Snvcnay va
Se croire logre dans un musée prrhistorique ...
L'abbé Rémondin ne put s'empêcher de sourire ; il appréciait. certes, le bien-fondé des déclarations de l'officier, mais il avait en lui-même
des trésors d'indulgence :
- Cette pauvre fille est excusable, elle n'a
point trouvé chaussure à son pied ... Cette seu le
raison suffit à expliquer son amertume et sa mélancolie... Qui sait si elle n'eût pas fait une
mère de famille et une épouse admirable ? ..
Mais passons ; Chantal semble vouloir parler ...
�LA
~lLUr.uI
ni: MON OU1{8
La jeune fille raconta alors la commission
dont l'avait charr.ée son hôtesse ... Quand elle
relnta l'incident de l'autel Saint Joseph, l'officier ne put retenir un éclat de rire ...
- Quand je vous le disais 1...
L'apparition de Blandine sur le seuil du bure'au vint interrompre la discussion:
- 1\1onsieur le Curé est servi 1...
i . A la bonne heure
1... J'espère que tu te
seras distinguée, Blandine 1...
L'abbé Rémondin et ses deux convives s'attablèrent. La servante avait mis une belle nappe
brodée, une nappe qui Deurait bon la lavande ;
auprès des couverts se dressaient trois bouteilles
que recouvrait encore une couche de poussière
gt::néreuse ...
- Attention! fit le lieutenant en désignant
ie-; étiqucttrs, je crois bien que mon Curé a
l'intention de nous envoyer faire un tour dans
les Vignes du Seigneur l...
Jacques Aupierre se sentait en gaîté à cet instant. Etait-ce la vue de ce décor qui lui était depuis si longtemps familier, était-ce le voisinage
de l'excellent homme qui avait guidé son éducation? Il eût été bien incapable de l'expliquer..
Il se t~l
pourtant. . J-:e curé venait de s{' signer
et de cltre le Benedlclte ... Pend.ant quelques instants, ce fut un silence rempli de recueillement ;
puis Blandine fit une entrée triomphale, apportant un brochet· clélicatement déposé sur du persil et agrémenté cie rondelles de citron .. .
- C'est un cadeau de Garnouillis, déclara
l'Abbé pendant que la servante, tout heureuse
plaçait le plat sur la table.. .
'
- Garnouillis? interrompit le lieutenant
mais je ne connais que cela, c'est le roi de~
braconniers de rivière ... Je suis bien sOr qu'il
�l .tI
l· ll.J.I!UI.E
nE
\lllN
CURt,;
5\1
vous a cueilli cette pièce ma g nifique dans la
Daranse, il la barbe des gendarmes ? . .
-_. Je n'ai pas à rechercher les origines de co
poisson ... Garnouillis est venu hier soir, à la
nuit tombante ... « Ytonsieu r le Curé, m'a-t-il
dit, vous avez toujours été gentil pour les petits gars ... Grtlce à vo us, ma femme a pu trouver une place ... A lors , vous comprenez, j'ai
tenu il vous apporter ce petit cadeau L .. Il
- li fallait exiger des références, insista
Jacques, taquin ...
- Je me di sposais à le faire, repartit le Curé ,
n1ais Ga rnouillis m'a déclaré, péremptoire :
{( Monsieur le Curé, vous devez accepter. .. Ne
serait-ce qu'à titre de compensation. F igurezVous que les deux ga rs m'ont avoué, ce matin,
qu'ils buvaient dans la sacristie le yin de vos
hurettes .. . A lors, ,"OLIS comprenez L.. »
- Je comprends, riposta en riant l'oOïcier. ..
La famille Garno uillis a lIne conception de la
Contrition qui me semb le assez savoureuse . Ses
Inembres ressemb lent assez à nos targuis qui, un
rnatin, viennent vous vole r un chameau, et qui,
le soir, en compensation, vous font cadeau d'un
Sac de figues sèches !. ..
Le repas se poursuivit le mieux du monde
après cette joyeuse entrée en matière .. . Les tro is
Convives firent non se ulement honneur au broC ~ et , mais aussi à la lan g ue de bœuf aux chamPI g nons et à la sauce madère artistement préP ~lrée
par Blandin e, aux haricots blancs et
tendres et au magnifique gigot parfumé d'une
g~use
d'a il. .. Le lieutenant assura n'avoir pas
f'lIt depuis bien lon g temps pareil fest in de Balthasar et ce fut bien pis, quand, au dessert,
Blandine apporta un certain palais de Glace,
entremets de sa composition .. . Et tout cela agnil11enté naturellement des fameux petits vins dont
�ij()
t. .\ t 1I.Lr:ULI! Uh MOrl CU1~2
Mlle Rad~chnt,
elle-même, avait entendu vunter la réputation 1. ..
Trois heures sonnèrent à b pendule quand
Blandine apporta le café et les liqueurs ... Le
visage légèrement congestionné, J'abbé Rémondin contemplait d'un air attendri sa filleule ct
son ancien él~ve
...
- C'est singulicr, fit-il bicnlÔt. .. Il me semble que je rêve 1 vous avoir là tous les deux, à
mes côtés, alors que vous ne vous étiez jamais
adressé la parole jadis ... Et vous en aviez pourtant l'occasion ... Il a fallu que ma filleule revînt d'Angleterre et que mon orficier se décidât à quitter momentanément son Sahara pour
que vous fissiez connaissance ... Eh bien, mon
lieutenant, vous ne soupçonniez pas que j'avais
une aussi charmante filleule 1. ..
«
Je n'ai jamais cessé de bénir l'initiative
providenticlle de sa grande aïeule Bertrade de
Savenay ... C'est à elle que l'abbé Rémondin
doit d'être le parrain d'une créature idéale qui
représente à merveille la jeune fille française,
si décri ée parfois hors de nos frontières et pourtant si touchante et si prête au dévouement 1...
- Parrain, je vous en supplie, v,ous exagérez 1.. .
- Non 1... Non 1... Je n'exagère pas, protesta-t-il avec fougue.
PUIS, em porté par le feu de la conversation
e~
se tournant vers l'officier, l'ecclésiastique
ajouta :
- C'est tout à fait ce que je te disais tout
à l'heure, Jacques ... Nos jeunes filles ne sont
pas toutes des poupées sans cœur 1... Il suffit
de les connaltre et de les comprendre 1. .. Tiens,
je suis bien convaincu que Chantal de SavenaY
ferait la meilleure des épouses J... Quel dorri'-
�LA
~lI.L{Un
on
MON
~ : LJI{~
iiI
mage qu'elle fût si petite quand tu as fait toutes
ces bêtises !. ..
Le lieutenant esquissant un geste gêné, l'abbé
Rémondin voulut se reprendre ; il comprenait
qu'i! était allé un peu loin, les vapeurs de ce
petit vin d'Anjou qu'il venait de déguster en
connaisseur, étaient perfides... Mais Jacques
Aupierre enchaîna j tandis que Chantal écoutait sans mot dire, il retraça de nombreux récits
du bled et du désert, il dit les interminables
poursuites des djich de dissidents, les randonnées au clair de lune à travers l'erg, la chasse
aux bandits le long de la hammada pierreuse .. .
11 sut trouver les termes colorés pour évoquer
enSti ite les vieilles It."gt:ndes targu ies,
tou tes
remplies des exploits des Djinns ou esprits surnarurels ... Et la jeune fille ne disait plus rien,
se croyant transportée vers ces régions lointaines
dont son voisin parlait avec un tel feu, qu'elle
se mettait à les aimer. ..
- Mais, à votre tour, Mademoiselle de SaVenay, si vous nous parliez de l'Angleterre ? ..
Chantal ne se fit pas prier. Avec une bonne
g-râce charmante elle relata son existence à
Brighton, émaillant ses récits de portraits très
caractéristiques de l'A nglais ... Et l 'ofTicier se
Sentait quelque peu étonné de voir cette jeune
fille si simple, prendre beaucoup plus d'intérêt
à ses voyages et à son travai l qu'à sa toilette
et aux distractions. Et il se souvenait de certaines réflexions de jadis, des préventions qu'il
cOnservait à l'égard des gens du château j ces
de. Savenay, des gens au nom « à charnière »
qUI devaient se soucier bien peu des malheureux
roturiers ...
Chantal n'avait rien d'une « féodale» ; {"Ile
Parlait avec simplicité ; il émanait de sa personne à la fois de la sympathie et de la clistinc-
�(;'2
LA
FILLIlULI>: PI
MON
eUH!!
tion ... A plusieu rs repri ses, tand is que la jeun e
fille retraçai t des ép isodes de son existence outreManche, l'oITi cier su rprit les rega rds de son
curé qui s'arrêtaient, attendris, sur le v isage aux
traits énergiques, aux regards si expressifs de
sa fille ul e ...
Et pend a nt ce temps, les aiguilles tournaient
au cadra n de la pendule. Tout à l' intérêt de
leur con versat ion, l 'ecclés iastique et ses deux
invités ne prêtaient aucun e a ttention à 1'beure ...
rI fallut que Blandine vînt les avertir:
- Monsieu r le Curé, il est cinq heures 1. ..
- Cinq heures 1. .. s'exclama l'i nterpellé en
se levant de so n s iège ... Bonté di vine ...
'- Monsieur le Curé n'oubli e pas qu'il a promis de visiter dans la soirée la femme Desgranges qui est m::tl ade 1...
- . La femm e Desgranges !. .. C'est m:.l foi
vra I . ...
- Et puis, insistGl Blélndine, je voudrais bien
(lue Monsieur le Curé bisse la place libre pour
que je puisse enlever le couvert et faire la vaisse ll e. Joséphine Berton est ve nu e me prêter un
peti t coup de main, je ne voudrais p:.lS la fa ire
lan g uir... Dans une heure, il faudra qu'elle
ail le traire ses vaches L ..
- E ll e traira ses' vaches, B landine ... Elle leS
traira !. ..
- Pendant que Monsieur le Curé ira à lol
Jalaudi ère, la ferm e des Desgranges, M . Jacques
et M ll e Ch.N'l ta l pourront se promener dans le
jardin ... Tl y a de la place ... Et puis, ils verront me~
pétunias et mes géraniums ! ... Il n')'
~n
a certainement p3S d'nll:J:9i be~t'lx
dans le
pays !...
- Ils verront le', p'·tullia ct tes géraniUJ:Jl5,
rép~ta
l'Abbé comme dans un éch o: ..
Mais il !'iP reprit tout de ."luite :
,
�L.\
l'ILLEULI>
DE
MON
curi
-- Ah ! mais non, par exemple, qu'est-ce
que je disais ... Il ne faüt pas 1.. .
Et comme la servante, toujours immobile devant la porte ouvrait de gra nd yeux ébahis,
l'abbé Rémondin insista :
« Tu cs bornée, Blandine 1. .• Tu oublies
qu'il ne serait pas convenable de laisser en têteà-t0te ces deux jeu nes gens dans le jardin 1.. .
On clabauderait ferme à Chamay r.:lI1de 1...
- C'est vrai . .. Les gens d'ici ont plutôt une
mauvaise bn g ue !. .. i\1ais pourtant, vous n'allez pas renvoyer déjà Mademoiselle chez la Radéchant, :M onsieur le Curé, ça sent là-bas le
patchouli comme la peste 1...
Chantal fit la g rimace . .. Evidemment la perspective de réintégrer si tôt la demeure maussade
de la vieille fille ne la séduisait qu'à moitié . De
son côté, l'officier demeurait sur la réserve et
s'affairait à sa place à allumer une cigarette ...
Pendant quelques instants, un silence embarrassan t persista dans la pièce, puis, tout à coup,
l'abbé Rémondin s'exclama :
, J" al trouve, ,....
,- E::.ure~1 <a....
-- Dieu, que Monsieur le Curé m'a fait peur
en criant de sa voix de « ce ntaure» ! geignit
Blandine afTolée .. J' en conserve comme qui dirait des battements de cœur 1...
L'abbé R6mondin ne parut guère s'inquiéter
de l'émo i qu'il venait de provoquer chez sa fidèle
~c r vante
; il se tourna vers les deux jeun es gens
et déclara :
- Alea jacta est 1... Je vous emmène en auto à la Jal a udi è re ... C'est un ravi ssa nt petit
coin que vous connaissoz et que vous serez certainement he lll'eux de revoir !. ..
L.Q jeune fi Ile et 1'officier ~cqu
i esc~rnt
:
- Monsieur Je Curé n'y pen se pas! objeer
ta Blandine, d'une voix encore toute tremblall-
�LA
1'1I.LIlUI.1l. Of, MON CUI(A
te ... On est déjà serré à deux comme des harengs dans sa voiture ...
- Je ne prendrai pas la Bébé Peugeot, rectifia l'abbé Rémondin, je demanderai à Garbonaud de me prêter sa Citroën !...
- Cette vieille mécanique toute poussive qui
pétarade à chaque instant et qui ronfle plus fort
que Marcando u 1... Ne montez pas, là-dedans,
l\'lonsieur le Curé, vous ferez un malheur !. ..
- A llon s, Blandine, objecta l'ecclésiastique,
de chaufTpur ? tu
douterais-tu de mes capit(~s
sais bien que l'auto ne possède plus pour moi
de secrets !. ..
- Ça, pour conduire une auto, Monsieur le
Curé s'y entend comme pas un, assura l'excellente femme, mais il ne parviendra jama is à
faire une voiture neuve d'une viei lle guimbarde ...
- - Il faut que tu grognes constamment, ma
pauvre Blandine !
- Un bon mouvement, 'Monsieur le Curé.
Vous f priez mieux de prend re votre canne et
d'emmener avec vous ,vos deux jeunes gens !...
La
Jalaudière n 'est qu'à six kilomètres: ..
Douze ki lometres a ll er et retour, cela dégourdira les jambes de Monsieur Jacques ct de Mademoiselle Chantal avant le dîner 1.. .
.- Tu oublies que Mlle Chantal est déjà venue à pied de la gare ce matin, coupa l'ab~
Rémondin ... Non 1... Nous partirons avec la
Citroën, et je vais de ce pas chercher la voiture chez Garbonaud... Attendez-moi avec
Blandine ...
Les deux jeunes gens durent alors subir Ic.'l
plaintes de la servante qui déplorait l'imprudence et ta passion des machines de son maître,
Blandine émaillait ses récrimiuations d'expres-
�LA
l'lLLBULE DK
MOI'I CURt
sions si pittoresques que l'officier et sa compagne ne purent r~pime
un sourire ...
- Aussi vrai qlle je m'appelle Blandine Jacaret, il en deviendra tout nredin 1. .. insista-telle ... Et ' VOliS aurez de la chance si vous n'en
revenez pas les bras et les jambes cassées ... Vous
connaissez la route, elle est tout en lacets ct
elle surplombe le ravin au fond duquel coule
la Daranse !. ..
Le vrombissement sonore d'un moteur vint
interrompre les j~rémiades
de la brave femme . ..
L'abbé Rémondin s'en revenait triomphant, au
volant de la Citroën ...
- Jacques, tu monteras auprès de moi, ht-il ;
quant à vous, mon enfant, vous VOliS installerez derrière ... Personne ne pourra rien trouver
à redire 1.. .
La voix aigre de Blandine vint une fois de
plus couper court aux recommandations du
Curé.
- Miséricorde, Monsieur le Curé, vous ne
Voyez donc pas que votre voiture n'a pas le
principal ? ..
- Qu'y a-t-il donc encore? gémit l'abbé Réll1ondin, eXc('dé :
- La voiture ne possède plus de médaille de
Saint-Christophe 1...
- Elle l'avait hier encore... Je l'ai vue ...
Sans doute Garbonaud l'aura-t-il déclouée pour
la placer sur une voiture neuve !... Rassure-toi.
J'en ai une autre dans mon porte-monnaie 1. ..
- Ça ne fait pas la même chose 1... Je suis
sCire 'lue Monsieur Jacques et
Mademoiselle
Chantal n'en ont pas sur eux 1. ..
l' Les deux jeunes gens ayant pris place dans
auto, le bon abbé n'insista plus... Il ht démarrer la voiture ..• La discussion qui se livrait
devant la porte 9U presbytère attirait l'attention
li
�6û
LA FILLEULE DE MON CURt
d'un certain nombre de curieux. Mlle Radéchant
entre autres, le masque réprobatt'ur, assistait à
ce bruyant départ ... La tunique écarlate de l'officier accaparait surtout les regards des habitants
de Chamayrande qui, debout d~vant
leurs portes, échange:lient les commentaires les plus divers ...
L'auto emprunta la Grande Rue qU't'lie traversa d'une extrrmité ~ l'autre assez bruvamment : un nuage de poussit>re environna le véhicule,
une odeur désagréable vint prendre
Cllanlal à la gorge ...
Pourtant la jeune fille s'efTorça de sourire: en
son ror intérieur, elle se dit que ce départ sensatIOnnel provoquait cerraint'ment un grand
mouvemt'nt de curiosité duns tout le pay·s ... Les
langues allaient fonctionner, certes, et sans doute répéterait-on souvent les noms de Chantal et
de Jarques A upierre ...
Pourtant Chantal oublia bien vite les m~faits
et les conséquences du
(( qu'en dira-t-on Il.
L'auto habilement dirigée, après avoir dépassé
les dernières maisons de Chamayrande et franchi le pont en dos d'âne sur la Daranse suivait la route qui longeait la vallée et qui 'monlait en corniche le long des collines couvertes
de sapin ... Parrois le ruban argenté de la rivière
apparaissait entre la double haie des peupliers
qui la bordaient ... Les senteurs d'essence se dissipaient de plus en plus, et Chantal respirait
maintenant à pleins poumons l'odeur balsamique des sapins. Certains souvenirs olfactifs
lui revinrent ; rout d'un coup, elle se revit toute
petite, courant ou se promenant le long de ces
Inpmes collines si fraîchement ombrag~es
...
I.a Cilroën montait toujours à une allure assez
vive. L 'abbé Ré~?ndi
échangeait quelques
mots avec son VOISin, vantant les mérites des
�! ..\
FILLEULe DR MON CURft
67
antiques voitures, quand, brusquement, à un
tournant, au moment même où l'ecclésiastique
venait de claksonner, une silhouette apparut, celle d'une vache qui vaquait à la tête d'un troupeau ...
Surpris par l'apparition de la bête qui survenait in opiném ent, le curé vo ulut donner un brusque coup de volant.. . Ma l lui e n prit.. . La voitu re s'en fut escalader le léger talus qui séparait
la rOllte du ravin ... L'auto provoqua une assez
large brèche dans le petit mur de pierres sèches,
pui s, avant que ses trois occupants aient eu
seu lement le temps de sauter sur la route, elle
dégringola dans le ravin.. . Pendant quelques
in stnnts, la fillette qui accompagnait le troupeau
de vaches et qu i s' Ita it élan cée, é perdue, vit le
véh icule se retour ner sur 1u i-m ême à pl usieurs
repri ses, puis il s 'en fut s 'écraser, à trente, mètres
en cont rebas dans la Daranse ...
CHAPITRE VI
AU FOND DU RAVIN
Chantal se redressa, encore tout étourdie ; le
contact de l'eau fraîche qui montait le long de
ses jamhes ct qu i pénétrait d a ns ses chaussures
la rappela rapidemen t à la réa lité ... Pendant
quelCJues instants, a u cours de la chute, rejetée
tantôt droite, tantôt ~l ga uche de la voiture, la
jeune fille avait pu croire que tout était perdu ...
La C itroën continua it de dég-ringoler le long de
la pente, à une nllure de plus e n plus accélérée.
Devant ellt>, Chantal ape rçut va g uement ses
dellx compa g-nons CJu i s 'efTorçaient vainement de
conserver lellr équ il ihre : e nfin tout sombra dans
un bris de glaces, un écrasement et un assourdissant tintamarre, élU milieu de J'onde qui rejaillis-
n
�LA fiLLEUL !! Ult MON CURi!
sait de toutes parts ... Les ailes de l'auto se séparèrent de la carross erie, arrach és par les chocs
violen ts imprim és à la voiture , deux pneus éclatèrent. Vainem ent, l'infor tunée cherch a à se
cramp onner ; elle retomb a lourde ment sur le côté du véhicu le.
La jeune fille demeu ra penda nt quelqu es secondes sans mouve ment ... Son front avait porté
contre la paroi de la voiture disloqu ée j elle
éprouv ait à la tête une douleu r violen te. Pourtant, surmo ntant la souffra nce, elle réussit à se
relever tant bien -que mal, la portièr e était là, auprt'-s d'elle, à demi écrasée ... Elle se faufila au
dehors et demeu ra là, accrou pie dans la Daran se peu profon de à cet endroi t ...
Chanta l s'arrac ha rapide ment à sa torpeu r qui
sembla it devoir l' engou rdir j après s'être tâtée
et avoir consta té qu'elle n'avai t aucun membr e
fractur é et que sa dégrin golade se soldait pa'r de
multip les contus ions et par une énorm e bosse
au front, elle songea tout de suite à se porter au
secour s de ses deux compa gnons ... Tout d'abor d
elle eut l'appré hensio n de les retrouv er morts à
l'intéri eur de la voiture . Un silence impres sionpar le
~roublé
unig~met
nant se pr~loneait,
murmu re regulre r de la rivière qUI coulait cntre
ses deux rangée s de peupli ers ... Dans le loinse lirent entend re . la
tain, des appels . r~péts
même où l'auto a~it
it
l'endro
de
e,
bergèr
petite
roulé dans le ravin, criait, espéra nt obteni r une
répons e des malheu reux et, aussi, escom ptant
l'arriv ée rapide de secour s, ..
Chanta l s'empr essa auprès .de la voitur e', sans
se soucie r de ses cheveu x qUI retomb aient en désordre sur les épaule s, de ses vfteme nts déchir és
et de ses mains meurtr ies, elle s'appr ocha de
l'amas innom brnble de ferraill es que constituaien t les débris de la Citroë n. Parmi l'amon -
�LA FILLEULS Ott )JOft CURt
cellement, elle aperçut une forme noire qui baignait à demi dans l'eau.
- Parrain 1... Parrain 1...
La jcune fille reconnut tout de suite l'abbé
Rémondin ; alors, s'armant de tout son coura~e,
elle S'(mprcs~a
de secourir l'eccll'siastique.
l'out d'abord, elle le crut tué, le visacye de l'excellent homme était en effet tout couvert de
sang ; pourtant, Chantal s'aperçut bientôt. que
cette hémorragie avait été provoquée par un
abondant saignement de nez; de plus, un débris
de verre avait atteint l'abbé un peu au-dessus
de la tempe droite ...
- Parrain 1... C'est moi, Chantal, insista-telle.
Tant bien que mal, la jeune fille réussit, en
prenant le curé sous les aisselles et en l'attirant
à elle, à l'enlever des débris de la voiture. La
Soutane de l'abbé était dans un état déplorahle,
lacérre en plusieurs endroits et couverte de sable
mouillé et de sang. Le visage contracté par l'angoisse, Chantal allait coller son oreille contre
la poitrine de son parrain, pour s'assurer s'il vivait encore, quand un violent éternuement se fit
entendre; surpris par le contact de l'eau fraîche,
le pauvre blessé s'arrachait enfin à l'engourdissement dans lequel il se trouvait plongé depuis
sa chute ...
- Bonté divine 1...
L'abbé Rémondin se redressa péniblement sur
son séant ; ses regards clignotèrent, puis se
fixèrent sur Chantal qui puisait de l'eau dans le
creux de sa main ct s'empressait d'asperger le
visage du bon curé, afin de hâler son retour à
la vic; l'hémorragie s'arrrfa pcu à peu j bientôt,
un profond soupir échappa au blessé.
- Chantal 1 C'est donc vous, mon enfant ...
Mais le moteur... Le moteur va exploser l...
�70
l A FILLEUL!! OE MON CURÉ
Rassurez-vous, parrain. .. La Providence
nous a p rotégés ... Il ne s'est pas produit la m o indre explosion .. Mais nous parlerons de tout cela
p lus tard . . . Pour le moment, il importe avan t
tout de nous occuper du lieutenant. Pourvu qu'il
ne lu i soit pas arrivé malheur 1. .•
Tranquilli sée ma intenant au sujet du so rt du
curé, la jeune fill e se détourna de lui et s 'ave ntura de nou vea u, d'un pas incertain, ve rs la
vo iture ... Une rap ide in spection lui permit d'apercevoir la tuniqu e garance de l'ofT icie r ; a lors,
écartant de son mieux les d~bris
de portière de
verre et de carrosser ie qui s 'amoncelaient su r le
corps du lieute nant, ell e s'efforça de le dég-ag-e r. ..
Ce ne fut pas chose fa cil e . .. J acques A upi erre
n 'avait pas eu la chance de son curé ; dès le premier choc, quand l;auto avait cul buté dans le ravin, il avait été projeté cont re le pare-brise : assommé par le choc, le m a lh eu reux s'éta it éc roulé à bas de son siège, comme un pantin grotesque ... Le derni e r choc et le plongeon dans l' ea u
de la Daranse ne réussirent pas il le faire reven ir
à lui .. .
- Miséricorde !. .. Tl est mort
- De grâce, par rain, ne vous lamentez pas !
Prêtez-moi plutôt votre aide 1. ..
Encore tout étourd i, l' abbé Rémondin p<ltaugea mal ad roiteme nt dans l' eau, puis il seco nda
de son mi eux la jeune fille ... Chan tal, à ce moment, était ~dm
ir ~b le de sa~g
..froicl ct d'énergie.
Pourtant, CInq mInutes lU I furent nécessaires
pour d égage r l'ofTi cier . Une exc lamation inquiète lui éc happa quand elle aperçut le vi~ag-e
effroyahlement pâ le du jeune homme ... Jacques
Aupierre dem e urai t in erte, les yeux c los ; le
sang avait coulé s ur son front ct Sur son p;1l1taIon bleu clair ; des débris de g lace avaient coupé un peu partout son uniform e ...
r. ..
�LA FILLEULE DE MON CURé
71
- Tl vit 1. .. Le pouls bat faiblement, mais il
vit 1...
L'abbé Rémondin avait saisi le poignet du
jeune homme ; sa physionomie contractép par
l'angoisse s'épanouit. .. Mais déjà, Chantal s'agenouillait auprès du lieutenant ; incapable de
disposer du moindre remède, la jeune fille emplo.vait le même procédé qui lui avait si bien
réussi avec son parrain : t'Ile s'empressait d'asperger à plusieurs reprises le visage dl' l'officier. Pourtant, le prf>tre dut joindre ses efforts
aux siens et tamponner avec insistance les tempes de Jacques avec son mouchoir pour le faire
reven i r à la vie .. .
Enfin, le blessé entr'ouvrit les paupièrp.s : sps
lèvrl'S remuèrent faiblement et balbutièrt'nt qlle lques mots que ses deux sauveurs ne purent comprendre :
e parlez pas, recommanda Chantal :
cramponnez-vous à mon épaule et à cellp de
mon parrain ... Nous allons essayer de vous ramener vers la rive. Vous serez mieux, étendu
sur l'herbe ...
L'oITirier secoua affirmativement la tête ; ce
fut sans succès pourtant qu'il tenta de se remettre sur pieds : à trois reprises son masque se contracta horriblement... Bientôt même une exclamation drsesprrée lui échappa :
- Jamais je ne pourrai marcher ! ... Je crois
bien que je me suis fracturé la jambe gauche
un peu au-dessous du genoux !...
Chantal put se rendre rompte que le Iieutcnant avait dit vrai : sa jambe lui refusait tout
service ct le faisait terriblement souITrir li chaque nOl/velle tentative Clu'il esquissait ... .'\Iors,
la jeune lille prit le blessé sous les gf'noux, tandis que l'abbé le soul('vait sous les aisselles; péniblement ils réussirent à le ramener sur la ber-
�72
LA FILLEULE DR MON CURt
ge ... Après l'avoir étendu sur l'herbe, ils s'assirent pendant un moment, épuisés par l'eITort
qu'ils venaient de fournir...
.
vache ! grommela l'abbé Rémon- ~1audite
din ... l'otre promenade s'ano~it
~i
bien L ..
Des appels qui parlaient de la route vinrent
bien vite interrompre ces réc riminations et ces regrets. Avertis par les cris d'eITroi de la jeune
bergère, des paysans accouraient et s'empressaient sur les lieux de l'accident.
- Ohé L. Ohé 1... Nous sommes là ... Auprès
de la rivière 1
L'abbé Rémondin se leva et agita les bras
avec insistance ; quant à Chantal, après avoir
repris quelque peu son soufTIe, elle se remit à
soigner Jacques Aupierre La jeune fille avait
fait des études médicales au Cours de son séjour
en Angleterre ; aussi désirait-elle se rendre
com pte de l'ftat exact du blessé .
'- C'est stupide ! gémit le lieutenant... Echapper si souvent aux balles des djichcurs, et tomber victime d'un lamentable accident d'auto 1.. .
- Je vous en supplie, lieutenant, ne parlez
pas, coupa Chantal ; vous vous fatiguez inutilement. ..
Et, comme
. . le jeune homme, docile, sc taisait ,
elle poursuIvit :
Laissez-moi VQlIS examiner, lieutenant ...
Je suis un peu médecin ... En attendant l'arrivée
des secours, je puis vous donner les soins nécessaires. Quel dommage que nous ne disposions
pas d'un e boîte de pharmacie 1. .•
1 Chantal
ne s'attarda pas à bavarder ; après
avoir lavé les multiples coupures C)ue l'ofTicier
porlait aux mains et au visage, ellc t<tancha de
Son mieux le sang qui coulait, puis elle se mit à
palper le membre malade ... A trois reprises, le
�LA
FILLJruLII
Dl!
MON
CURt'!
73
blessé laissa échapper un petit cri ; son visage se
contracta ...
La jeune fille localisa facilement le point sensihll' et constata que son voisin avait efTectivement subi une fracture très nette du tibia j
tant bic"n que mal elle ligatura le membre malade avec le vaste mouchoir à carreaux que lui
tendit l'abbé Rémondin . . . Jacques Aupierre, les
mtlchoires contractées, ne disait plus rien j mais
il devait souffrir terriblement encore : de grosses gouttes de sueur perlaient à ses tempes j sa
main se crispait sur la manche lacérée de son infirmihe improvisée ...
Pourtant, les soins que prodiguait la jeune
fille obtinrent rapidement un résultat bienfaisant. L'ofTicier éprouva un évident soulagement; un fugitif sourire passa sur ses lèvres :
- Je vous remercie, mademoiselle, murmurat-il faiblement ...
- Faut-i l vous répéter une fois de plus que
vous ne devez pas parler, recommanda Chantal.
Demeurez étendu là et assoupissez-vous un peu;
les secours ne vont pas tarder à arriver. ..
L'abbé Rémondin multipliait les appels j sur
les pentes, plusieurs silhouettes apparurent j des
automobilistes venaient de s'arrêter sur les lieux
de l'accident et se joignaient aux paysans pour
se porter à la recherche des trois malheureux ...
Un groupe d'une dizaine d'hommes précédés de
la petite bergère déboucha des fourrés qui recouvraient les pentes ...
- Vite 1. .. Accourez l.. cria l'ecclésiastique.
JI y a un blessé 1...
Les paysaM reconnurent bien vite leur curé j
des exclamations leur ~chapèrent
quand ils virent les dt'bris de l'auto ...
- Eh bien 1 Monsieur le curé, vous pouvez
dire que vous avez eu de la chance 1...
�74
LA FILLRUL E DE MON CU Ri!
Ça, pour stlr, père 13lanc hard, avoua le
prêtre, en reconn aissan t un de ses paroiss iens
parmi le groupe des nouvea ux venus ... C'est mirar le que le moteu r n'ait point explos é ... Si cela
s'était produi t, il est bien ce rtain que vous n'auriez retro uvé là que des cadavr es 1. ..
Pourta nt, l 'abbé Rémon din ne s'attar da pas à
bavard er ; les paysan s ct les touri stes qui venai ent de se joindre a u g roupe entour aient maintenant l 'olTicie r et le consid éraien t avec attenUn des a utomob ilistes se pencha alors
ti o n.
aup rès de Chant a l, qui attend ait accrou pie à la
même place :
- Je su is le docteu r Charce llay , de Paris, actu ell eme nt de passag e dans la rpg ion ... Je vais
exami ner ce malheu reux ...
- Vo lontier s , Docteu r, reparti t la jeune fille.
A part quelqu es co ntu s ions, il s'est fractur é le
tibia gauche ... Vous pourre z co nstater vous-m ême 1...
Le pratici en s'agen ou illa ; un rapide exame n
lui permit de s'ass urer que Jacq ues Aupie rre
avait effecti veme nt la ja mbe brisée ...
- Votre diagno st ic est précis, Madem oise lle
déclara -t-il. .. C'est vous qui avez prodicyué l e ~
b
premie rs soins a u li e ute nant ? ..
- C'est moi, en efTe t... J'ai fait de mon
mieux, mais je regrett e de n'avoi r pu di s poser
d'une bOite de pharm acie ...
Rassur ez-vou s, j'a i em porté ma trousse
avec moi. Quand j ' a i vu les paysan s se g rouper
au bord du ravin, quand j'ai aperçu le mur
effond ré, j'ai compr is qu'on pouvai t avoir besoin
de mes service s ... Et je s ui s venu ...
Tout en pronon<;é1nt ces mots. le Docteu r
Charcc llay palpait la jambe malode de l'offi c ie r.
Il faut transp orter tout de su ite le bl essé
dans une cliniqu e afin de réd uire la fractur e et
�I.A FILLllUL n DE MON CU Rf,
75
la jambe dans un plâtre ...
- Dans une cliniq ue! protes ta l'abbé Rémon din. Ne pensez -vous pas, Docteu r, qu'il pourrait être tout aussi bien soigné à mon presby tère
de Cilam ayrand e, à quatre kilomè tres de là ... Vichy est au moins à soixan te kilomè tres ...
- Mon Dieu, je n'y vois pas d'inco nvénie nt
reparti t le Doctcu r, d'auta nt plus que je ne crois
pas que l'état de votre blessé puisse entraîn er de
nouvel les compl ication s ... Les coupur es et les
écorch ures qu'il a subies sont sans gravité et se
cicatri seront rapide ment.. . Et si vous voulez
bien accept er, je me charge moi-m ême de réduire la fractur e ...
- Comm e vous êtes bon, Docteu r!.. . Nous ne
voudri ons pas abuser !...
- Vous n'abus ez pas !. .. Je suis trop heureu x
de vous rendre ce petit service !...
Le Docteu r ponctu a ces déclar ations d'un bon
rirc : son visage franc ct ouvert comm andait dès
le preJl1ier ahord la sympa thie ; ses yeux pétillaient d'int<>lligence derrièr e son lorgno n ...
- Vous avez bien un médec in à Chama yrande ? in terroge a-t-il au bout d'un instant .
.- Parf<li trment , Doctcu r, répond it J'abbé. Le
Docteu r l\lajou lct.
- C'est parfait ... A nous deux, je crois que
nOllS ferons de l'excel lente besogn e .. La gué rison ne sera ensuite qu'une questio n de patien ce
pour votre blessé !. ..
JacCjucs Aupier re qui avait assisté à cette rapide discus sion, s'cmpr rssa d'obje cter :
- Vous feriez mieux de me laisser hospita liser dans une cliniqu e, mon curé !... Je ne voudrais il élucun prix vous ptre à charge !...
leva les hras au cieJ :
1. 'abbé I~(mondi
.- Toi, rtre à ma charge , men enfant !... Mais
je bénis cette occasio n qui va me perme ttre de te
de
m~tre
�76
I.A FILLEULE DE MON CIJRK
conserver sous mon toit beaucoup plus longtemps que je n'espérais 1.. ..Je n'irai pas insinuer, certes, que je sois enchanté de cet accident
qui t'a mis en assez piteux ttat, mais ta place est
tout indiCJuée au presbytère ...
L'ecclésiastique insistait avec tant de force
que l 'olTicier accepta. Il préférait d'ailleurs se
. retrouver dans le décor familier qu'il connaissait
depuis sa plus tendre enfance à demeurer dans
l'atmosphère étrangère de la clinique ...
- C'est stupide, gromrncla-t-il... Quand je
pense que j'ai pu échapper jusqu'ici à toutes les
embûches du désert et que je suis venu dégringoler là comme un maladroit 1. ..
- Pardon, il n'y a qu'un maladroit dans cette
afiaire 1 coupa l'abbé Rémondin. C'est moi 1. ..
Pour un chauffeur averti, je me suis conduit
comme le dernier des novices 1... Et cette maudite vache apparue subitement au tournant...
- Vous discuterez plus tard ft ce sujet, Monsieur le curé, interr?mpit I~ docteur Charcellay ...
Pour le moment, t1 convient de transporter le
blessé jusqu'à la route ...
Quatre paysans des environs s'offrirent pour
effectuer ce délicat transfert ; ils durent toutefois
éviter de gravir la pente à flanc de ravin et rejoindre un peu plus loin un chemin de traverse
qui permettait d'atteindre la grand'route. Quand
ils y parvinrent, une foule de plus en plus dense
se pressait auprès d'une file d'une vingtaine
d'autos... Les gendarmes de Chamayrande
avetis en toute hâte venaient d'arriver et commençaient leur enquête ...
Jacques. upicrre, au cours de ce transfert, fit
preuve d'un grand courage ; en dépit de la bonne volonté de ses porteurs qui se relayaient deux
par deux, de fréquentes secousses lui étaient imprimées ; les mâchojres contractées, le malbeu-
�LA
f1LLROLE
DR MO~
cultâ
71
reux se mordait les lèvres pour ne point 'crier,
tant il éprouvait de douloureux élancements à sa
jambe malade ... De leur côté, Chantal et l'abbé Rémondin durent s'arrêter à plusieurs repirses, afin de souFrler un peu ... Ils souffraient
encore des multiples contusions qu'ils avaient récoltées au cours de la chute dramatique au fond
du ravin. Garbonaud et quelques autres s'en furent prêter un secours empressé et les emme.
nèrent jusqu'auprès des voitures.
En reconnaissant le garagiste, l'abbé Rémondin eut un geste désolé :
- Mon pauvre Garbonaud ... Dans quel état
ai-je mis votre voiture 1 Et moi qui me targuais,
avant-hier encore à votre garage, de n'avoir jamais eu d'accident !...
- Consolez-vous, Monsieur le curé, repartit
Garbonaud, un petit bonhomme au teint bronzé,
aux cheveux d'un noir de jais... C'était la plus
vieille bagnole que je possédais... Le malheur
n'est donc pas bien grand.
- Sans cette vache ...
L'intervention du brigadier de gendarmerie
vint interrompre ces réAexions.. . L'excellent
homme retraça de son mieux les circonstances
dans lesquelles s'était produit l'accident. La petite bergère qui se trouvait là, elle aussi, confirma les déclarations de l'ecclésiastique. La pauvrette pleurait à chaudes larmes ...
- Allons, Mariette, pourquoi pleurniches-tu
de la sorte? interrogea l'abbé Rémondin, en
passant une main caressante le long de la joue
hâlée de l'enfant. ..
- C'est parce que notre vache a failli tuer
notre curé 1 repartit la petite, le corps secoué
de sanglots.
- Console-toi, Mariette ... Ton curé vit en-
�78
LA FILLIlUL lt DIt MON CURi
core .. . Le bon Dieu n'a pas estimé utile de le
rappel er à lu i cette fois .. .
Le Docteu r Charce llay avait fait install er avec
précau tion le blessé dans son auto . Chanta l prit
place à droite de l'offici er; quant à l'abbé Rémondi n, il monta dans la Peuge ot de Garbo naud . Rapide ment les deux voiture s démar rèrent
et s'éloig nèrent en directi on de Chama yrande ,
pendan t que la foule discuta it encore et examinai t avec stu peur les débris de la Citroë n et la
large traînée que l'auto avait laissée derrièr e el le,
au cours de sa dégrin golade au fond du ravin . ..
Jacque s se sentait épuisé mainte nant par les
eITorts qu'il avait dû mu ltiplier depuis que Chantai l'avait arrach é des débris de la voiture ... La
tête vide, les orei lles bourdo nnante s, il ne disait
plus rien .. . Parfoi s, il sentait le mouch oir de sa
voisine qui tampo nnait tout doucem ent son front
moite et qui essuya it tout doucem ent la sueur et
le sang qui coulai ent parfois le long de ses joues.
Et, bien souven t, ses regard s s'arrêt aient Sur la
jeune fille ... ri lui semb lait qu'un voile léger
se plaçait entre eux, que Chanta l ne rût point
une simple mortel le; mais une créatu re irréelle
une bonne fée provid entiell ement surven ue pou;
le secour ir au mOll1ent du danger . A un certain
momen t, dans un mouve ment instinc tif, il prit la
main de la jeune fille qui se trouva it à sa portée
et l'étreig nit avec insista nce ...
Une brusqu e secous se sépara pourta nt les deux
jeunes gens ; l'auto du Docteu r approc hait de
Chama vrande , dont on aperce vait mainte nant
les ma isons domin ées par la Rèche du vieux cIocher. ..
�LA F ILLEULIl
DE
MON CUR~
79
CH APIT R E VII
RETOUR
AU PRESBYTÈRE
C'est-il Di eu poss ib le L .. Je vous l'avais
bien dit, Monsi eur le curé . Cett e ma ud ite vo it ure
n'a va it pas de méda ill e de saint C hri sto ph e L ..
Ma is , puisq ue je te répète , Bla nd in e, q ue
le bon Di e u no us a mi rucu leusernen t sa uvegardés !... Nous av io ns dI x-n e uf c hances s ur vin g t
d'y passe r !. .. P a r un hasa rd q ue j' ose ra i q ua liher de pruvide nti el, le moteu r n 'a pas ex pl osé !
Sinun, no us éti u ns ca rbo n isés to us les trois 1. ..
- S i vo us êtes satI s fait, Mo ns ieu r le curé ,
g ra nd bi en vous fasse ; mai s permettez-m o i de
vou s dire qu e vo us avez un e sing uli ère faço n de
tra ite r vos invités , qui n 'est ce rtes pas d e na ture
à les encourage r à reve nir vous rend re visite.
Quand je pe nse a u li eute na n t, tout à l' heure s i
souria nt, et dont la prestan ce éta it ad mirée pa r
tout le mond e a u vill age, vo us no us le ra me nez
da ns un bi en tri s te éta t 1. .. S i vo us étiez p a rtis
à pied to us les troi s .
- C'est la vac he qui en est cnuse !
La di sc ussion se fOt po ursu ivie plus lo nguement encore e ntre l 'éc
l rs i ~ l st i q u e
et la fidè le
Blandin e, s i le D octeur Cb arce ll ay ne s 'était interposé :
- Pourriez-vous m'indiqu er la cha m b re que
vou s destin ez au bl essé ? in te rrogea le médeCln.
Vit e, Rl a ndin e ! co ndu is le D octeur jusqu 'à la ch a mbre b le ue .. . C'('st la plus c la ire et
la plus agréab le 1... Le Doc te ur Ma jo ul et est-il
arri vé ?
- Vo yez-le q ui est en t ra in de pa rl er à Ma demoiselle Chanta l, rep a rtit la serva nte d'une voix
�80
LA FILLEUL Il DE MON CURi
bourru e ... Mais ils ne les laisser ont pas passer !
Au diable tous ces curieu x !.. . Ils ne savent
sans doute pas ce que c'est qu'un homm e qui
s'est casst'. la jambe !...
Blandi ne désign ait les groupe s nombr eux qui
entour aient les deux voiture s arrêtée s devant le
presby tère. La nouvel le de l'accid ent, auss itôt
annonc ée à Chama yrande par un ouvrie r agricole venu à bicycle tte, avait provoq ué une sensation intense ; chacun était devant sa porte ou
sur la grand' place ... Le départ des gendar mes,
pu is le retour des deux voiture s ramen ant les victimes de l'accid ent attirèr ent ensuite la plus grande partie de la popula tion devant le presby tère.
- Allons , circule z 1... Laisse z passer 1. ..
Blandi ne, qui se démen ait avec force, imitait
à ravir à cet instan t la voix aigre du brigad ier
Padois el ; sans ménag ement aucun, la servan te
rejeta les curieu x qui se pressa ient sur son passage:
- Vous voyez bien que vous gênez 1.. On va
transp orter Je lieuten ant !.. .
Souten u par Garbo naud et par un voisin, l'officier sortit de la voiture . Tl s'efTorçait toujou rs
de faire bonne conten ance, mais la lividité de son
teint et la contra ction de ses traits laissai ent facileme nt devine r combie n il soufTrait. . . En quelques instant s, il fut transp orté à l'intéri eur du
presby tère, puis, sous Ics regard s vigilan ts de
l'abbé Rémon din et de Blandi né, on l'étend it
sur le grand lit de la chamb re bleue.
Penda nt ce temps, le docteu r Charce llay s'entrenait avec son confrè re de Chama vrande ...
Marjou let était un grand bonho mme, mi·nce comme un échala s, le visage osseux agrém enté
d'une fine mousta che grise et d'une barbic he à
l'impé riale. lliver comme été, le médec in arborait une reding ote grise qui était devenu e cer-
�LA
FILLEULK
OK
MON
81
cuRt!
tainement aussi légendaire dans le pays que celle
que portait jadis Napoléon ...
- S'il vous plaît, je voudrais bien qu'on
évacue cette pièce, déclara enfin le docteur Charcellay.
Puis, avisant Chantal qui attendait près de là
et qui réparait de son mieux le désordre de sa
chevelure :
- Voudriez-vous remplir tout à l'heure le rôle
d'infirmière, mademoiselle ? A condition toutefois que vous ne souffriez pas trop de votre
chute.
La jeune fille se sentait bien encore un peu
lasse ; toutefois, elle accepta de fort bon cœur
de prêter son concours aux deux praticiens :
- Je vous demanderai simplement de m'accorder quelques minutes pour changer mes vêtements contre d'autres plus propres ...
Chantal sortit donc rapidement du presbytère.
En peu de temps, laissant la fid èle Blandine assurer l'ordre avec la rigidité et la sévérité d'un
véritable cerbère, elle traversa la place sous les
regards ébahis des badauds, puis elle gagna la
demeure de Mademoiselle Ursule Radéchant, où
elle avait laissé sa valise et ses effets ...
A peine la jeune fille eut-elle heurté le marteau
contre la porte, que Mademoiselle Radéchant apparut... Depuis un long moment déjà, postée
derrière ses volets timidement entrebaillés, elle
observait tout ce qui se passait sur la place ;
:.lussi s'empressa-t-elle d'introduire chez elle
Chantal de ~aven
:
- Mon Dieu, da'ns quel état VOliS (ltes 1 s'exclama la vielle fille en leva nt les bras au ciel ...
Voulez-vous que je vous apporte un peu d'eau
de mélisse ou d'eau sucrée ...
- Je vous remercie, . mademoiSelle.. Je ~ujs
simplement venue là pour me changer 1. ..
6
�82
LA
r·'n.uuu DE MO;"
cl:Jt~
Racon tez-mo i, je vous prie, comm ent tout
cela s'est passé ? ..
- Vous saurez tout plus tard, reparti t simple ment Chanta l ; pour le momen t il faut que je
m'en retourn e au plus vite au presby tère... Le
docteu r est en train de réduire la fractur e du
blessé ...
- Ce pauvre officier est blessé ? ... Mais vous
semble z exténu ée, vous aussi.. . Et d'aille urs, je
ne vois pas en quoi votre présen ce s'affirm erait
indisp ensabl e au cours de l'opéra tion ... Il n'est
pas conven able ·qu'un e jeune fille de votre âge
et de votre rang ...
- Je vous en prie, Madem oiselle ... En ce
momen t, je suis loin d'acco rder une import ance
aussi consid érable à ces vétilles , je vous assure 1... On m'atte nd là-bas 1...
Ursule Radéc hant pinça les lèvres :
- Dans ces condit ions, je n'insis te plus,
grommela-i:-elle amère ; il est vrai que la mentalité des jeunes ' filles a si fortem ent évolué au
cours de notre époque de perditi on ...
réflexi ons peu
Chanta l n'ente ndait. plus I~s
étaIt gratdlé e ... Les jamamène s dont ~ l1e
bes un peu raId es, elle escala da les march es
En quelqu es instant s, elle
de l'escali er...
atteign it la porte de sa chamb re ... Alors, incapable de rester debout plus longte mps, elle se
laissa tombe r dans un fauteuil ...
Depui s so n retour du lieu de l'accid ent ChantaI n 'ava it pas songé à prendr e le moind re cordial ; aussi ouvrit- elle sa mall ette et prit-elle un
petit Aacon d'alcoo l de menth e, puis avisan t un
sucrier flue son hôtess e avait placé avec une
carafe, sur le gué ridon voisin , elle prit un morceau de sucre, sur lequel elle versa quelqu es
goutte s d'alcoo l, pui. clio I.iss. fondre le tOllt
dans se. bouch e ...
�LI\
FILLlWLl!
DE MON
cunft
83
Les événements s'étaient précipités avec une
telle
rapidité que Chantal s'imaginait à cet
instant qu'e ll e avait été le jouet d'un rêve; pourtant elle réagit bien vite, et pe nsant qu'on l'attendait là-bas , au presbytère, elle s'empressa de
quitter sa robe de toile blanche en lambeaux,
ses bas lacé rés en plusieurs endroits et de passer d'autres bas et un tailleur gris, très simple ... Cinq minutes plus tard, affectant la plus
grande séré nité , elle reparut sur l'escalier. .. Evitant de provoquer le moindre bruit afin de ne
pas éve ill er l' attention de son hôtesse , Chantai descendit à pas feutrés. Elle espérait pouvoir
tra nq uill eme nt s'esq uive r quand la porte élu salon, qu i donnait su r le vestibule et qui demeurait légèrement entr'ouverte, s'écarta . .. Ursule
Radéchant qui atte nd a it là , aux aguets, surgit :
- Je vous le répète, Mademoiselle ... Il est
bien imprude nt de vous en retourner là-bas, ce
n' est pas votre place 1. .. C'est un conseil d'amie
q ue je vous don ne ... M. le Curé doit avoir suffisamme nt d'ennuis pou r. ..
- Je vo us remercie infinim ent de vos consei ls, Mademoise lle, repartit Chantal avec un
bref sourire, Illa is il faut abso lument que j'aille
là-bas ...
- Vous fcriez mieux de vous asseoir dans
mon salo n et de me raconter comment cet ahominable accide nt s'est produit 1 insista la vieille
fille ... Ce pauvre Monsieur le Curé 1... Tl est si
imprudent !... Puisse cette é preuve lui servir
déso rmais de leçon ... Depuis quelque temps, ce
n 'est plus un pasteur que nous avons, c'est un
chaulTeur de taxi 1. •.
Ursu le Rad{-chant prcnait des airs indignés
e n prononçant ces criti ques acerbes à J'adresse
du curé de Chamayrandc, mais sans doute $1
voisi ne go~ta
médiocrement ~
in!iinuations, car
�U
FILLr:ULI't
Dl!
MON
CURa
ment ses vol ets ; sans doute le claquement sec
des deux battants qui se refermai e nt attira-t-il l'attenti on de Mme Veuve Canigout,
car un furtif sourire éclaira son visage plein
et réjoui... Ses deux mains gantées de
mitaines esquissèrent un geste d'approbation ...
Pendant qu e se déroulait celte courte scène,
les regards fur eteurs des
cu rieux
s'arrêtaient infatigablem ent sur les fenêtres du presbytère de rriè re lequ el on s'imaginait bien qu'il
devait se passe r qu e lq ue chose ...
Chantal dut jouer sé ri euseme nt des coudes pour
se frayer un passage jusq u' à la. porte; des protestations, des exclamatio ns s'élevèrent ainsi que
des cris de (( On n' en tre pas 1 JJ mais bientôt
une voix cria :
- C'est Mademoisf'lle de Savenay 1. .. La filleule de Mon s if'ur le Curé ! ...
Aussit(Jt les rangs des curieux de s'écartf'r devant la jeun e fille; les conversat io ns qui traitaient surtout jusq u'i ci de l' olT icier blessé et des
circonsta nces dan s lesq ue ll es s'éta it produit l'accident dé vi è re nt sur les de Savenay ... On parla
de cette vi eille famille autrefois si considérée .
dans le pays et si tri stement disparue ...
Mais Chantal n'avait cure de tous ces bavardages ; quand e llc parvint su r le seuil du presbvtère, clle vit une s ilhou ette réba rbat ive se drf'Ssér devant elle ... Bl a ndin e étai t là , fid è le c hien
de g-arde ... Tout d' abo rd l' exce ll ente fe mme ne
reconnut pas la jeune fille, e ll e allait la repousser comme elle l'avait fa it depuis un moment
de tou s les curi eux de Chamayrande, quand la
voix claire de Chantal protesta :
- Alors, moi aussi, Blandine 1. ..
, - Mademoiselle Chantal 1... Dfcidément, je
crois que toutes ces affaires m'ont rendue bre-
�86
LA FH.LHULII OH M ON CURÉ
dine 1... Figurez-vous que je ne vous remettais
pas 1...
- El le lieutenant ? ...
- Ils sont en train de le soigner. .. Ma is cela
empeste dans le presbytère, ne trouvez-vous
pas ? ..
Une forte odeur d'éther se répandait en effet.
Sans hésitation, Chanlal s'avança sur la
pointe des pieds, traversa la cuisine et se dirfgea vers la porte de la chambre bleue où
avait été transporté le lieutenant.. . Elle se disposait à entrer, quand l'huis s'entrebâilla. Elle
aperçut l'abbé Rémondin qui, de la main. lui
fit signe de patienter.
- Attendez un instant 1. .. Ils auront bientôt
termin é l'opération ... Quel merveilleux praticien, ce Uocteur Charcella y!. .. A u près de 1ui,
notre brave Majoulet en demeure tout pantois.
- Pourtant ils ont besoin de mon aide ?...
- Tout à l'h eure, mon enfant 1. .. Tout à
l'heure 1... Vos bons services ne seront certainement pas négligés, je vous l'assure 1. ..
Chantal se résigna; elle s'assit sur une chaise
dans la cuisine ; tout près de là, Miaou, le chat
de l'abbé Rémondin se blottissait sur une armoire ; la pauvre bêle se sentait mal à l'aise en
présence de c~te
ani,mat.ion. inus.ilée qui régnait
dans le domicile d ordinaire SI lranquille du
Curé de Chamavrande ... Elle s'en ful bientôt se
réfugier sur les' genoux de Chantal qui la consola de son mieux en lui prodiguant de bonnes
caresses ...
Une dizaine de minutes se passèrent ainsi;
la jeune fille prêtait à tout moment l'oreille, cherchant à surprendre les rares propos que le praticien de Paris échangeait soit avec son collègue provincial, soit avec l'abbé Rémondin ... Enfin, un bruit de pas se fit entendre; de nouveau
�tA
l'L~U
. 1!
DS
M ON
ClJR~
87
la porte de la chambre bleue s'ouvrit ... Le curé
de Chamayrande apparut.
- Vous pouvez entrer, mon enfant, déclarat-il en étendant la main en direction de la jeune
fille... Le Docteur Charcellay désirerait vous
dire quelques mots !...
Chantal ne se fit pas répéter l'invitation ; quelques instants plus tard elle franchit le seuil de
la pièce, et tout de suite ses regards se détournèrent vers le lit où reposait le blessé .. . Les yeux
clos, l'officier à qui l'on avait passé une chemise de nuit du curé, semblait dormir profondément. ..
- Voilà l'infirmière 1 déclara alors le Docteur Charcellay qui semblait décidément un médecin souriant et sympathique au possible. Approchez, Mademoiselle ... Vous allez nous aider à
achever le plâtre 1. ••
La jeune fille s'avança sans manifester la
moindre répugnance ; que de blessés n'ayait-elle
pas soignés, naguère, à Brighton 1... Elle s'empressa donc de seconder les deux médecins, et
s'y prit avec tant d'adresse que le Docteur Charcellav ne put s'empêcher de lui dire:
-" Tous mes compliments, Mademoiselle, je
suis certain que notre patient ne saurait être
confié à une meilleure infirmière !...
- Un ange gardien, Docteur, fit le prêtre
tout attendri ... Un véritable ange gardien 1...
Chantal sourit ; elle voulut hasarder quelques
mots, quand, tout à coup elle porta la main à
son (ront. .. Elle eut comme un éblouissement,
ses jambes se dérobèrent sous ellc ; si le curé
ne s'était précipité pour la
de Chamyrnd~
retenir, elle fut inévitablement tombée ...
- Miséricorde 1. .. Elle va !'évanouir 1. •• fIn
cordial, Blandine, un cordial 1
Le Docteur avait dans sa trousse un flacon
�84
LA l'lLLEULH DX MON CIIU
elle ouvrit la grande porte, et, tournant délibérém e nt le dos à son interlocutrice s'aventura
dehors ...
- Surtout, n'oubliez pas, Mademoiselle, de
revenir avant neuf heures! cria la vieille fille
sur le seuil de sa porte ... Après, tout sera fermé !
Chantal était déjà au mili eu de la place, et
se dirigeait d'un pas rapide vers le presbytère
devant leq uel stationnait toujours une foule attentive et inqui ète ...
- Cette je un esse de maintenant 1... soupira
Ursule Radéchant en se replaçant à son poste
d'ob se rvation ... Il n'e xiste plus de respect, plus
de déce nce, et quand on pe nse que ces pou~es
reti e nn ent encore les rega rds des hommes alors
que tant de vertus demeurent obstinément cachées ...
Sans doute la vieill e fille song-ea-t-elle à cet
in stant?t la co uron ne de mariée de f(>11r Mme Radéchan t f]u'elle co nservait prpcieusemrnt sous un
globe, ca r un soupi r lame ntab le lui pc happa ...
D'un geste machinal e ll e prit so n lorg non qui se
rpco uvra it d'une buée légè re et l'essuya de son
mouchoir ...
Pourtant, la curiosité l'emportant de plus en
plus chez ell e, Ursu le Radécltant se disposait
elle a ussi, à s 'ave ntu rer su r la Place, quand, d~
sa fe nêtre e ll e aperçut, parmi les groupes qui
di sc ut a ipnt auto ur du presbytère, une silhouette
qu'ell e d{·testait entre toutes, celle de Madame
Veuve Canigout. .. A lors ses lèvres se contractèrent méchamment. ..
- Encore e ll e 1. .. Toujours elle 1... On jurerair qu'elle vient là pour me nArguer, pOur me
pro voq uer 1. .. Eh bien, tant pis 1... Je n'irai
pas 1. .. J e resterai chez moi 1...
Et pleine d'un dépit rageur, referma brusque-
�LA FILLI!UI. K DE MON CURt
de sels, il eut tôt fait de ranime r la jeune fille,
qui, toute confus e, ouvrit les yeux et les promena rapide ment autour d'elle . ..
- Faut-il que je sois sotte 1 murmu ra-t-el le
en souria nt... M'éva nouir comme une femmelette ... Cette odeur d'éthe r m'étou rdit 1
- Vous avez trop abusé de vos forces, voilà
tout, reparti t le médec in . Il faut vous repose r
un peu ...
- C'est cela, Blandi ne vous prépar era un
bouillo n de légum es, et vous retourn erez chez
Mlle Ursule 1...
L'ahbé Rémon din insista it affectu eusem ent,
mais à la seule pcnsée qu'elle pourra it retrouv er
la viei lle fille et entend re une fois de plus ses
plainte s et ses réAexions plus ou moins vinaigrées, Chanta l se redress a :
- Non 1.. . Je vous remercie, Parrai n ... Je
me sens beauco up mieux ... Tout à l'heure , je dînerai légère ment.. . Mais. aupara vant, ce n'est
pas de mon état qu'il faut s'inqui éter, c'est de
celui du blessé 1...
- Le blessé va on ne peut mieux, Madem oi.
selle ... J'ai tenu à l'anest hésier, mais l'opéra tion s'est effectuée dans les meilleu res conditions et dans le minim um de temps 1. .. Désorcomplè te n'est plus qu'une
mais la gu~rison
questio n de jours 1. ..
- Un mois sera pourta nt nécess aire ? objecta l'abbé Rémon din ...
VOLIS pouvez même dire quaran te jours.
Monsi eur le curé, assura le docteu r Charce llay
en s(> dt-harrasSélnt de la blouse qu'il avait passée
et ClIH' lui avait prêtée son collègu e de Chama yrande ...
- Quara nte jours 1. .. Oh, tant mieux 1..
Et comme le médec in sembla it s'étonn er un
peu de cette exclam ation qui venait d'écha pper
�LA
F[l.LPlULII
Il&'
MON
CURt
S9
si spontanément à l'ecclésiastique, le Curé de
Chamayrande déclara, un peu confus que sa
satisfaction ait été ainsi surprise :
- Vous m'excuserez, Docteur, d'ordinaire,
les parents ou les amis d'un blessé ou d'un malade font des vœux fervents pour qu'il guérisse
le plus rapidement possible ... Pour ma part, je
m'estime enchanté de cette circonstance qui va
me permettre de voir un peu plus souvent Jacques Aupierre que j'aime aussi tendrement que
s'il était mon enfant 1. .. Et je vous avoue bien
sincèrement que je bénis du fond de mon cœur
cette période de repos forcé qui lui permettra
d'échapper un peu à la hantise du désert et des
solitudes 1
- C'est un égoïsme que j'approuve, Monsieur le Curé, fit le médecin tout en s'occupant
de se laver les mains clans la cuvette que Blandine venait de lui apporter. .. Si votre hlessé
est sage, je puis d'ores et déjà vous prédire
qu'il trottera comme un lapin d'ici quarante
jours ! En attendant, son infirmière se chargera de veiller sur lui et de le soigner comme un
coq-en-pâte 1...
• Tout en prononçant ces mots, le Docteur hasardait un coup d'œil malicieux en direction de
Chantal, puis, désignant le Dr Majoulet qui
attendait, silencieux, auprès de lui:
- Mon excellent collègue reviendra chaque
matin s'assurer de l'état du lieutenant... Maintenant, excusez-moi... Ce léger contre-temps
m'a retardé ... fi me faut maintenant vous quitter ... Ma femme m'attend à Vichy où elle est en
tr:Jin de faire une saison ...
Ce fut sans succès que l'abbé Rémond in insista pour que le Docteur lui prît des honoraires ... Le praticien ne voulut rien entendre, il
n'accepta qu'un verre de cet excellent Banyuls
�LA
•
F1LUi l1LI! Dn MON cultfl
que Chanta l avait pu savour er avant le déjeun er,
puis, jovia l, satisfa it d'avoi r pu rendre service ,
il se rra les ma ins qui sc tendai ent vers lui, rejoignit son auto qui attend ait toujou rs devant
la porte ... Cinq minute s plus tard, il partait salué par les remerc iement s chaleu reux du curé
de Chama \' rande .. .
1
- Ce qü'il ya de braves gens tout de m~e
Charr
Docteu
Ce
...
abbé
lent
l'excel
ra
murmu
cella)', je J' eusse embra ssé avec beauco up de
plaisir !
Dès lors, Chanta l s'insta lla au chevet de J'officier ; ce fut sa ns succès que l'abbé Rémon din
voulut la co nva in cre d'aller se repose r chez Mademois elle U rsu le .. . La jeune fill e fit la sourde
oreille , force fut à l'excell ent homm e de se sépa rer d'elle. D'a ill eu rs le brigadi er Padoisel et
l'assu reu r de Garho naud le réclam a ient pour les
besoin s de l'enqup te ... 11 sortit donc, non sans
avo ir au préalab le attardé un coup d'œil attendri en directi on de sa fill eule ...
Quelqu es minute s s'écou lèrent. .. Au dehors
les rum eurs s'étaie nt peu à peu apaisé es ... Le~
curieu x, sachan t que le blessé se trouva it désorma is hors de danger , s'éparp illèren t et regag nèrent chacun leur domici le... Seul. Blandine demeu ra au presby tère ... Alors, s'assur ant
que le verrou de la porte d' entrée demeu rait soigneuse ment tiré, la servan te se g li ssa à pas feutrés vers la porte de la chamb re bleue, porta nt
sa main jaunie et ridée à la poigné e de la porte
n~
em
elle la fit tourne r sa ns bruit, écarta légèr
entrel'étroit
J'huis, puis hasard a un regard par
bâillem ent. Un bon sourire épanou it sa ph ysionomie lorsqu 'elle aperçu t Chanta l qui se penchait avec intérêt au chevet du bltssé ... Ce
Il venait
dernie r se redres sait mainte nant...
la voix
douce,
très
d'ouvr ir les yeux ... Alors,
�1.,\
F1LLEULE
Dfi
MON
t:UR{(
91
de l ' infirmière improvisée se fit entendre
- R eposez-vo us ... Surtout, ne bougez pas 1..
Le Docteur l'a recommandé 1. ••
A boire 1...
Sa ns plus atte ndre , la jeu ne fille prit une ta~
qu'elle emp lit à moitié d' eau fraîch e mélangée
de cit ron... Compatissante, elle porta le récipient aux lèvres de l'officier qui but avec avidité ... Q uand il se fût désaltéré, elle surprit le regard de gratitude qu'il esq uissa it à son adresse ...
- Vous êtes bonne ... Je vous remerci e ...
- Trêve de bavardage !... Vous me rendrez
grflces plus tard. li é ute na nt... Pour le moment,
il faut vuus rendormir. .. Vous avez la fièvre ...
Si vous vous montrez ra iso nnable, demain nous
enregistn:rons un mi e ux se ns ible 1...
- Et vo us resterez me veiller toute la nuit?
- Je res terai vous veiller toute la nuit!
L 'ofTici er parut ravi d e cette décis ion ; un faibit" sourire alluma ses prunelles. Tout douceme nt,
Ch anta l lui remonta le drap jusqu'au
menton ...
De la porte, Blandine surprit le regard de
compassion et d'intérêt qu e la je une fille arrêtai t à cet instant sur so n mal ade ... Elle ne voulut pourtant pas in s iste r ... Tout doucement elle
re ferm a la porte, un fin sour ire illumina son
masque, et s i l'abbé Rémondin se fut trouvé
là, il eÛt certain eme nt surpris la voix de J'excellente femme qui hasardait :
- Quel joli couple ils feraient tous les deux 1
Mais M iao u était là tout seu l dans la cuisine
fJui ronronnn it su r so n armoire... Ce dormeur
impt'- nitent se souc ia bien peu de la ré Aexion de
Ja servante, tout heure u x qu'il était de se sentir enfin débar rassé des intrus qui tout à l'heure
J' avaient si intempestivement troublé dans sa
paisible retra ite ...
�92
LA FlLLl!ULl! Olt MON CUR2
CHAPITRE VIII
UN
SCANDALE AU VILLAGE
Mademoisell e de Savenay n' est pas rentrpe1... Elle a passé toute la nuit au presbytère 1. ..
Ursule Radéchant n' avait pas fermé l'œil...
La veille au soir, postée à sa fenêtre, elle avait
attendu jusq u'à neuf heures du soir le retour
de Chantal. Le calme et la sérénité s'appesantissaient de nouveau sur Chamayrande, mais la
tempête grondait da ns le cœur de la vieille fille ...
Impitoyabl e quand il s'agissait des convenances,
elle rm ~s urait
toute la pOrLée de I.'in croyable
événement... Ch a ntal de Savenay , qui é tait
une jeun e fill e de vin g t a ns et qui, pourtant. ne
pouvait obj ecte r en fa it d'excuse qu'e ll e eCit
atteint l' âge canonique,
ni ass urer non plus
qu'elle fCit proche parente du curé de Chamayrand e, avait passé toute la nuit au presbvtère !. ..
A vrai dire, l'empressement qu'avait 'ma nifesté Chantal à se rendre de nouveau auprès du
blessé en dépit de la fatigue qu'elle devait ellemême é prouve r à la suite de l'accident avait fait
pressentir à l'ins idi euse fillc qu' il se passerait
qu elque évé neme nt d'importance ... A So n indignation se mêlait une joie mauvai'se !. .. Un méchant so urire se dcssina même su r ses lèvres
(juand, neuf heures aya nt so nn p au cadra n de
la vieille aiguille, e ll e s'en fut verrouiller é troitem e nt la porte d'entrée ...
- Elle ne dira pas que je ne l'avais pas prévenue 1... A deux reprises, j'ai tenu à l'avertir !...
Ursule était ensu it e montée dans sa chambre ... Pendant plus d'un e heure encore elle avait
�LA
FILLEULE
DE MON
CURÉ
espéré, de sa fenêtre, voir revenir Chantal de
Savenay et assister à ses tentatives vaines pour
se faire ouvrir la porte .... Mais la jeune fille s'était abstenue, et, peu à peu, Ursule acquit la
convIctIOn qu'elle ne reviendrait pas de
toute la nuit...
Alors, une fois couchée, ~e
tournant et se
retournant sans cesse dans son lit protégé par
d'épais rideaux, Ursule Radéchant avait laissé
tout à loisir vagabonder son imagination .. .
L'absence de Chantal de Savenay revêtait une
importance considérable. Pour la première fois,
depuis que l'abbé Rémondin se trouvait desservant à Chamayrande, elle allait pouvoir l'accuser d'une faute grave ...
Ah 1 certes, Mademoiselle Radéchant était
une âme pieuse, ou du moins elle le prétendait ;
cepenJant, au fond de son cœur, elle nourrissait
à l'égard du curf de Chamayrande une rancune
(jui n '"vait cessé cie s'accroître. Tout d'abord,
el le avait espéré diriger, obtenir en quelque sorte un véritable droit de regard sur toutes les
aITaires de la paroisse, mais l'abbé Rémondin,
conscient de sa responsabilité, libéral au plus
haut point et soucieux de son indépendance,
avait pris soin de maintenir prudemment la vieille fille à distance ... TI voulait éviter à tout prix
que l'une quelcon(jue de ses paroissiennes voulOt
exercer une véritable suprématie dans son sanctuaire. Et il avait pris de sages décisions qui
avaient exaspéré Mademoiselle Ursule Radéchant aussi fortemenr que s'il se fOt agi de douloureuses piqOres d'épingles ...
DC'puis des annres, hypocritement, elle dissimulait, en désespoir de ('ause, sous une attitude
aITable, au traVt'rs de propos mielleux, une aversion de plus en plus grande à l'égard de l'abbé
Rémondin, aversion qui n'avait pas tardé à se
�LA FILLIIUl.r: [)l! MON CUR~
transformer en haine tenace quand le curé avait
décidé de partager le soin de la décoration floral e de l'autel saint Joseph entre elle ... et Madame Veuve Canigout.
Cet autel de Saint-Joseph 1. .. Combien de fois
il avait hanté les nuits de la vieille fille, et peuplé ses cauchemars 1.. . Parfois, elle croyait
voir les vases, qui ornaient l' humbl e statu e du
père nourri cier de Jésus, s'élargir considérab lement... Des Aeurs éno rm es, qui grand iss;}ient et
grossisaient avec la rapidité de ces ballons en
baudruche que l'on go nAe, apparaissaient, couvrant l'autel , et à toutes ces Aeurs apparaissaient,
attachées, d'imm enses cartes de visite où se détachait, en lettres d'or, le nom de !."ladame Veuve Canigout 1...
h ! Ces cartes de visite 1.. . Ursule Radéchant s'imaginait encore les vo ir 1... Elle ne se
rappelait jamais sans l~prouv
e r
un désagréahle
petit fri sso n cet abominable cauchemar. Et les
mardi, jeudi et samed i de chaque semain e, e lle
s'attarda it le plus possible, plaçant les Aeurs
qu'elle apportait de so n jardin, so ucieuse de défendre ses prprogativcs et d'interdire à la veuve
l'accès de Il so n )) autel.
Certes, l'antago nisme qui avait dressé l'une
cont re l 'autre les deux paroissien nes n'ava it pas
été sans éve ill er l'attention des ha bitants cie Chamayra nd e. ..
n dauba it so uvent sur lïn-l;,Tnation que manifestait Ursule Radpch,l -a (JII :!id,
par hasa rd, elle découvrait un boufJuet r t ral1'ycr
qui trempait perfidement délns ses vas s ... ~Lc
plus sOllvent, un farceur étai t l'auteur de ('('t te
fac"tie, que l' ac rb e fill e l1lrttait in('v it ahlem nt su r le comp le de Madame Veuve Canigout 1. ..
Pour demeurer strictement impartial, il convÎunt d'ajout er que Madame Veuve Canigout
�LA FILtlmLH tilt MON CURI~
!J5
manife stait autant de calme et de flegme que sa
concur rente s'agita it et déblaté rait. .. D'orig ine
lilloise, sans doute cette estima ble person ne avaitplie conser vé, en se marian t en Bourb onnais ,
l'impe rturbab ilité prover biale des « chti-m i » du
Nord ...
Ce calme, ce silence dédaig neux exaspé raient
d'auta nt plus l'outra gée qui voyait dans cette
attitud e mépris ante une atteint e à sa dignité ...
Combi en elle eOt préféré que Madam e Veuve Canigout s'évad ât de ce silence , l'apost rophât , lui
deman dât des explica tions ... Sans doute, à cette
occasio n, Ursule Radéc hant aurait- elle craché au
visage de la veuve toutes ses rancœ urs, cela l'eOt
soulag ée, en admet tant même que la discus sion
ne se fût acbevé e par un magist ral crêpag e de
chign ons; mais la lilloise n'ofTrait même pas à
son advers aire la moind re occasio n de disput e 1
Jamais clle ne l'avait surpris e en train de glisser
des fleurs dans ses vases.
Alors, peu à peu, ne sachan t trop sur qui faire
passer sa mauva ise humeu r, Ursule Radéc hant
avait estimé que l'abbé Rémon din avait une part
de respon sabilit é dans cette intolér able situati on.
A plusieu rs reprise s, le curé de Chama yrande
était demeu ré sourd à certain es insinu ations
qu'elle avait faites concer nant Madam e Veuve
Canigo ut. Depuis , la vieille fille avait promis
~u
'elle. s'effor cerait de le prendr e en faute à
1 occaSIOn ...
Cette fois, Ursule Radéc hant tenait enfin l'occasion tant souhai tée ; les heures sonnèr ent à
la pendul e sans qu'elle sc décidâ t à s'endo rmIr.
1
fJe cur é
Désorm ais,,
elle .
tenaIt sa vengea nce ....
et sa filleule moder n-style appren draien t à leurs
dépens de quel bois se chaufTait une person ne
conven ablo J ~oucise
avant tout du r0.5pect def9
princip es !. ..
�LA F'ILUULE 0.1> MON CUK"
Et la vieille fille de savourer déjà sa revanche.
L'accident et ses conséquences allaient lui permettre de clabauder et de semer la calomnie tout
à loisir. N'était-ce point un dimanche qui commençait ? Tant à la petite messe qu'à la grand'
messe, ne trouverait-elle pas l'occasion de rencontrer quelques bonnes âmes charitables et de
leur faire connaître ses scrupules 1...
Ursule n'en doutait pas : le scandale ferait
tache d'huile ... Certes, les paroissiens de Chamayrande, en immense majorité, adoraient leur
curé, mais de bons petits racontars pouvaient
assez facilement discréditer l'excellent homme .. .
Aussi se voyait-elle déjà avec un nouveau
curé qui la déharrasserait de la présence de Madame Veuve Canigout, pendant que l'abbé Rémondin serait envoyé en disgrâce dans quelque
paroisse lointaine du département 1. ..
En échafaudant d'aussi souriantes hypothèses.
elle se prit à esquisser un sourire que n'eussent
sans doute pas désavoué les inquisiteurs du
temps jadis !... Et elle s'assoupit pendant un
assez long moment...
Ursule Radéchant était matinale j elle se leva
encore plus tôt que de coutume, ce matin-là 1...
Cinq heures venaient à peine de sonner à la
pendule qu'elle était déjà sur pied. Son premier
souci, en ouvrant les volets, fut de regarder en
di rection du presbytère... Un méchant sourire
illumina son masque jauni où les rides commençaient déjà de crpuser de profonds sillons ...
Quand Mnrr.anrloLl sonna l'Angélus, à six
heu res précises, Ursule Radér.hant était déjà
prête... La messe b:tsse ne devait commencer
qu'à sept heures ... Qu'importe 1. .. La vieille fille
avait littéralement des fourmis dans les jambes.
Elle avait hâte de discréditer l'abbé Rémondin .
Et, bravant la brume légère qui s'épaississait en-
�LA
FILLI!ULB on
MON
OUR'"
core sur le village toujours endormi, accompagnée par les chants des coqs qui se succédaient
et se répondaient dans le voisinage, elle prit son
paroissien sous le bras, enfila ses gants, puis,
d'un pas furtif. embrassant d'un large coup
d'œil la grand'place encore déserte, elle 'se glissa
au dehors ; ennn, tout en sautillant, elle gagna la petite porte de l'église ...
Dans le sanctuaire qu'éclairaient les premiers
rayons du soleil matinal, Marcandou ét:JÎt là,
suspendu à sa corde, achevant son Angélus. Le
sacristain parut surpris de l'apparition aussi matinale de la vieille fille. Abandonnant sa corde
qui se mit à se balane r de long en large dans le
chœur, il hasarda :
- Déjà levée, mademoiselle Ursule ? .. Que
se passe-t-il donc ?
- II se passe que je suis fortement inquiète
au sujet de Monsieur le curé 1...
Elle se hâta de ponctuer ses paroles par une
exclamation indignée ; la corde de la cloche qui
continuait de se balancer était venue la frapper à la tête, la décoiffant légèrement. .. EfTarouchée, elle recula de deux pas, puis, réparant tant
bien que mal le désordre de son chignon, elle
déclara :
- Monsieur le curé est d'une imprudence
folle 1...
Marcandou passa la main sous son calot; puis,
se grattant l'occiput avec insistance, il répondit :
. - Il se peut, mademoiselle Ursule ... En tout
cas, il l'a échappé belle 1
- Je suis heureuse, en efTet, qu'il :lit pu sortir presque indemne de l'accident, mais, entte
nous, mon brave Marcandou, ne trouvez-vous
pas que notre curé fait preuve en cette circons.tance d'une coupable légèreté ?
'1
�LA F!Ll.llUU ' I:IE MGN (mRâ
A franch ement parler, je ne vois pas où
vous voulez en venir, madem oise ll e Ursule ,
gromm ela le sacrist ain en ouvran t de grands
yeux éba hi s .
- Comm ent, vous ne compr e nez pas ? Vous
êtes don c borné, J\la rcando u ! Vous avez bien
vu la jeun e fille qui est arrivée hi e r ?...
- Parfa itemen t, c 'est madem oise ll e de Savena." ! ... J' ai même entend u dire que vous la logiez ! .. .
- Et c'est ju stemcn t là cc qui m'inqu iète et
ce qui m'ind igne tout à la fo is, l\1a rca ndO ll !...
ce que vient de faire madem oiselle
- vous
vez
~a
...
ay?
de Saven
Dieu, balbut ia 1 sacrist a in, de plus en
- ~Ion
plus intcrlo qué ... je ne sais pas trop .. .
. - Eh bien ! l\1arca nd ou , c'est véritab lement
scanda lcux 1. .. Madem oiselle de Saven ay, à qui
j'avais ollert ma plus belle chamb re, n'est pas
revenu c cie toute la nuit 1...
- Et alors ? ...
- Et alors ? lVlais vous êtes do nc le dernie r
des bornés pour ne pas compr endre ? Si mademo isel le de Saven ay n'est pas reve nue chez moi
c'est qu 'cll e a passé la nuit au presby tè re 1. .. '
foi, object a l\larca ndoll, en remett a nt
- ~1a
son calot d'a plom b sur sa tête , on y dort joliment bien au presby tère 1. .. J'y ai couché l'a n
derni e r, quand I3lnndinc est allée voir ses ences
fants da ns la Creuse ... Le lit ava it une d~
couett es 1 Je l'a i souven t rrgr Itée 1. .. J'ai ronfl é, sauf votre rcsrec t, COTllme un so nneur 1. ..
Le snc ri stnin potlssn un petit rire sec tout
heure ux de la compa raison qu'i l vena it de 'faire'
mais la v ieille fille, que c(' tte nltitud b o n as~
exaspé rait au plus haut point, l'interr ompit d'un
ton sec :
- Dois-j e vous rappel er, Marca ndou, que
�LA
FILLIlULll DB
MON
99
CURA
mademoiselle de Savenay n'avait canoniquement
pas le droit de passer la nuit au presbytère ? ..
- - Pas le droit ? ... Elle est la filleule de Monsieur le curé 1...
- Sa filleule, je vous l'accorde, mais pas sa
parente .. . .le connais parfaitement les règles ! ...
Nièce de Monsieur le curé, Mademoiselle de Savenay pouvait rester au presbytère aussi longtemps qu'elle l'eCt voulu .... Etrangère, elle se
devait de réintégrer chaque soir le domicile où
je lui offrais si affablement l'hospitalité 1...
- Ce que vous dites là me semble bien compliqué 1...
-- Vous serez toujours un cerveau épais, Marcandou, tout just(· bon à servir la messe et à
son~r
vos cloches !.. . Dois-je encore vous mettre les points sur les i ? ... Mademoiselle de Savenay n'est pas seule actuel1pment au presbytère .. . Il y a avec elle un certain jeune homme,
un ofTicier .. . Trouvez-vous convenable que notre curé héberge en même temps ces deux jeunes
gens ? ...
_.- A franchement parler, mademoiselle Ursule, l'officier n'existe pour ainsi dire pas .1.. Je
l'ai vu ramener hier soir, vous n'irez tout de
m~n1f'
pas me faire cr~ie
qu'il était assez pimpant pour sabler le champagne et pour songer à
la bagatelle ... Si Mademoiselle de Savenay est
restée là-bas, c'était uniquement pour le soigner 1...
.
__ Monsieur le curp auraIt dO dC'mnnder une
autorisation à l\lonsrignpur, c'est dans l'ordr!'' !
Sans doute ::J-t-il ,ou:Jlié 1... Le pauvre cher
~
homme a tant de SOUCIS '
En peu de' temps, Ursule Radpchnnt ,co~prit
qu'elle ne trouverait pas auprès d,u sacnst::JJn le
(( terrain favorable Il qu'elle espérait; c'est pourquoi, après avoir échangé avec Marcandou quel- ';;'
(: , Ut
~
"
�10'J
LA FJLL1!:ULE OR MON culd
ques propos sans grande import ance, elle se ro..
signa à rejoind re sa chaise , au premie r rang,
dans le chœur , c6té épitre. La vieille fille se signa dévote ment, puis, se dissim ulant le visage ,
entre ses mains, parut se plonge r dans de ferventes prières . Penda nt ce temps, Marca ndou gagnait la sacrist ie pour prépar er les burette s.
L'imag -inatio n d'Ursu le Radéc hant s'écart a
bien vite des oraiso ns habitu elles; laissan t vagabonde r son esprit enfiévré et tourme nté, elle se
deman dait comm ent elle pourra it exploi ter au détrimen t du curé de Chama yrande l'événe ment
qui venait de se passer au cours de la nuit .. .
Certes , el le n'igno rait pas combie n était grande
la popula rité de l'excel lent homm e : l'abbé
Rémon din s'était fait aimer de beauco up de gens
par sa piété, son libéral isme et, surtou t, par
son admira ble esprit de charité .. . La positio n
du curé était solide j néanm oins, Ursule n'en
voulai t point démor dre, elle tenait un prétex te,
elle ne le lâch 'rait pas !... Et, s'il le fallait, elle
intervi endrai t en haut lieu 1. ••
Peu à peu, le sanctu aire s'empl it, le curé arri; ~ son .air pr('occupé, à ses regard s inquie ts,
~a
il était facile de se rendre compt e qu'il demeu rait encore sous le coup de "émot ion provoq uée
par l'accid ent. Après avoir parlé à quelqu es paysannes des enviro ns qui venaie nt lui deman der
des messes aux intenti ons de leurs défunt s, il
passa à la sacrist ie. Sept heures sonnai ent lorsqu'il apparl lt, portan t ses vêteme nts sacerd otaux
t pr{-c{'dé de l'in(·vi table Marca ndou ...
Un rapicle tintem ent de so nnette, et le saint
sarrifi r' comme nça ; tout en ct-Iéhrant la messe,
n soupço nnait pas un eul
RI~moncJi
l'ab~
instnnt le intenti ons de la fausse dévote qui
priait imméd itltemc nt derrièr e lui ct qui le gra-
�lA FILJ.I!:ULII DI!
MON CURt!
10'1
tifiait, de temps à autre, de regards dépourvu s
d'aménité.
A franchement parler, Ursule Radéchant ne regarda qlle distraitement son paroissie n, au cours
de la messe; elle n'accorda éga lement qu'une
assez méd iocre attention à la cou rte in struction
de l' abbé Rémondin, qui traitait comme par hasa rd de la charité chrétienne et de l'amour du
prochain. Parfois, en se retournant à la dérobée,
elle cherchait à s'assurer d'un furtif coup d'œil
si Mademoiselle Irma Folenfaire était bien là ;
de même elle s'assurait de la présence de M lle
Zénaïde Mitaine et de Mademoiselle F rancine Précoce ... Quand elle se fût rendu compte
que les trois autres vieilles filles de la paroisse
assistaient effectivement à la messe, Ursule Radéchant se sentit sou lagée d'un g ra nd poids ...
Elle allait enfi n trouver des oreil les atte ntives à
gui elle pourrait confier ses projets et so n indi:..
gnation ! Irm a Folenfaire, Fra ncine Précoce et
Zénaïde Mitaine ne portaient pas précisément le
curé dans leur cœur, et ce la, pour des motifs assez diffé rents de ceux d'Ursule, pour des raisons
purement matrimoni a les ... Chacune de ces paroissien nes, qui approchaient rapidement de la
cinquantaine, reprochaiE'nt Ft l'abbé Rémondin
d'avoir marié bon nombre de jeu nes fi lles de la
paroisse et de ne leu r avoir point trouvé un
mari. La solitu de prolon gée à laq uelle e ll es se
vovaient conda mnées avec aigreur ne faisait
qu"aug menter leu rs reg rets et lèur amertume. Et
pNsonne n'ayant dai gné s 'occuper d'elle, .ell es
s'efforçaient de prendre leur revanche, de Jouer
un rô le act if, en s' in quiétant férocement de tout
ce qui se passa it chez les autres. Avec Ursule,
elles eussent pu réd iger chaque jour la Gazette
de Chamayrande, gazette évidemment très tendancieuse et Oll la vérité se trou vait souvent alté-
�LA FILLEOL lt DE MON CURt;
10-2
rée, mais il n'était pas de petit bruit, de menu
cancan qui ne passât sur leurs lèvres. (( Calom niez, disait Beaum archai s, il en restera toujou rs
quelqu e chose ))... Les racont ars de ces demoiselles n'avai ent sans doute pas été étrang ers déjà
à des compl ication s entre famille s, à des brouilles de ménag e, à des haines qui surgis saient un
beau matin, sans qu'on pût s'expli quer pour. 1
qUOl
••••
A peine le curé se fut-il retourn é vers ses fidèles pour dire : (( Ile missa esl 1 )) qu'Urs ule
Radéc hant se pencha vers la chaise de Franci ne
Précoc e, sa voisine de droite :
- Ma l'hère amie, attende z-moi sous le porche, j'ai quelqu e chose de très import ant à vous
confier ...
Et se retour nant légère ment, elle désign ait du
regard à sa collègu e l'vlesdemoiselles Irma Folenfair e et Zénaïd e Mitain e.
- Préven ez ces demois elles de se joindre à
vous ... Elles ne seront certain ement pas de trop.
Et, d'un clin d'œil OLI se lisait une certain e
malice, Ursule Radér hant fit compr endre à son
interlo cutrice qu'elle avait du nouvea u à lui confier et qu'tlle ne serait pas fâchée de bavard er
avec elle tout à l'heure sur la place ...
L'abhé Rémon din qui regagn ait la sacrist ie,
pensée s, ne. vit pas le
tout absorb é dans s~
filles qUI se rejoiVieilles
quatre
chœur des
gnaien t auprès du bénitie r, échang eant des soude mains ...
rires entend us et de brèves poign ~es
Sur la plasaient
disper
se
et
nt
Les fidèles sortaie
un en-elle
choisit
hant
Radrc
Ursule
ce ; aussi
droit à l'ombr e, auprès de l'arbre de la Libert é
t'n ,l'occu rrence un magni fique tilleul, pour y en~
trainer se compa rses ...
L'attit ude mystér ieuse d ' Ursule éveilla corn-
�LA FILLIH:rLn DIl MON t'uRÉ
10'S
me bien on pense la curiosité du trio ... Les questions partirent, empresstes
- Alors, Mademoiselle Ursule.. . Qu'est-il
donc él.rrivé 7...
- Vous savez du nouveau 7
- Serait-ce à propos de l'accident 7...
Ursule secoua afTirm:.ttivement la tête à ces
dernières paroles que hasardait Zénaïde Mitaine.
- Vous :.tvez deviné juste, ma très chère, c'est
à propos de l'accident !... Notre malheureux
curé perd la tête, et je crois qu'il serait utile
de mettre un peu les choses au point !... Imaginez-vous 4ue Mademoiselle de Savenay a passé
toute la nuit au presbytère, vraisemblablement
auprès du lieutenant. Vous conviendrez que
Monsieur le curé devrait s'ingénier à mi eux respecter les convenances !. .. Mademoiselle de Savenay n'est pas sa proche parente, ne l'oublions
pas ; j'imn g ine aisément que sa conduite a été
en tous points correcte, mais enfin, l'abbé Rémondin il commis une faute grave, lui d'ordina: re si ci rconspcct.
Les visages des trois vieilles filles s'épanouirenL .. Elles Rairaient une atmosp hère de scandale, et envisageaient une occasion de clabauder
tout à loisir ... Toutes connaissaient de vue la
jeune fille ; el les lui en voulaient po~r
s~
jeunesse, pour son charme, pour sa dls~JnctO
et
surtout pour son cllÏ c à porter la toilette ...
_ Ilélas ! soupira Francine Précoce, que
diraient ces pauvres de Savenay s'i ls revenaient
sur celte terre !. .. l\près le fils qui a mal tourné,
voilà que la fille se met à faire des siennes à son
tour !. .. Mais, Mademoiselle Ursule, êtes-vous
bien sOre de ce que vous avancez ?
- 'l'ouI cc qu'il y a de plus sûre !.. 1\1adel110iselle de Savenay loge chez moi 1. .. Elle n'est
pas rentrée, et je lui avais pourtant recdmmandé
�lM
LA 1"1LL:SI1LI! Dg MON CUR.I
de revenir avant neuf heures 1... En ce moment
elle se trouve encore au presbytère. Mais, at..
tention, voici Monsieur le curé 1...
L'abbé Rémondin sortait en effet de l'église ;
après avoir adressé quelques mots à ceux de ses
paroissiens qu'il croisait au passage, il salua les
quatre demoiselles, qui s'inclinèrent avec un
ensemble touchant. .. Pendant quelques instants,
les regards d'Ursule et cie ses voisines le suivirent. .. U ne expression de joie mauvaise s'ébaucha sur leurs visages ...
• - Ce scandale ne saurait durer, fit, la première, Ursule ; puisque Monsieur le curé est assez
aveugle pour tolérer une telle indignité, nous
allons nous cbarger nous-mêmes du respect des
convenances . ..
Et, comme ses trois compagnes opinaient
clans le même sens, Ursule Radéchant se pencha
vers elles et leur murmura d'une voix presque
imperceptible :
- Si nous écrivions à Monseigneur ? Il me
semble qu'il serait mieux placé pour prendre à
ce sujet toutes les décisions qui s'imposent.
Deux minutes plus tard, les quatre demoiselles pénc:;traient furtivement à l'intérieur du logis
de l'instigatrice du complot ...
CHAPITRE IX
UN COEUR QUI SR RÉVEILLE
Chantal de Savenay hait à cent lieues de
s'imaginer qu 'clic eOt pu provoquer un scandale en remplissant de son micux Son rôle d'infirmière. Pendant la première nuit, elle avait tenu
ù rester auprès cl l'abbé Rémondin et du blessé'
ce dernier, cn proie à une forle fièvre, n'avait p~
fermer l 'œil un seul instant j vers quatre heuro!'
�l.A FILl:;1!:UU:
un MON CURÉ
11.15
du matin, il avait fallu se décider à lui faire une
piqûre de morphine ... La jeune ftlle, en gardemalade accomplie, s 'était acquitté admirab lement
de cette ra pide opération... Assise au chevet du
blessé , ell e tint à le veiller jusqu'à ce que le
curé fnt de retour de sa première messe ...
- Vous ne pouvez rester plus longtemps, ma
chère en fa nt, déclara le prêtre ... Vous a ll ez prendre avec moi votre petit déjeuner que vient de
préparer Blandine, et vous irez vous reposer un
peu après la gra nd 'messe ...
- Je me cOlltenterai tout s impl ement de me recoiffer et de remettre un peu d'ordre da ns ma
tenu e chez Mademoiselle Radéchant.. . Après la
grand 'messe, je reviendrai déjeuner au presbytère .
La jeun e fill e sortit donc j en peu de temps
elle eût rejoint la demeure de son hôtesse . Ce
fut Ursule elle-même qui vint lui ouvrir .. .
- Vous m' exc userez, Mademoiselle, déc lara
Chantal ; l'éta t du bl essé ne m'a pas permis de
rentrer coucher, hi er soir, comme je le croyais ...
J'espère que vous n'avez pas été trop inquiète à
mon sujet ? ..
_ Mais com men t donc 1... Je sais fort bien
qu'on ne fait pas toujours ce qu'on veut. .. VouIez-vo us prendre avec moi une tasse de chocolat?
Ursule empruntait maintenant sa voix doucereu se j après la décision qu'elle venait de prend re peu de tem ps au para van t, de cone~t
avec ses
troi s complices, la viei lle fille s'efforçait d~ donner le changc' à Chanta1. .. Et l'infirmière Improvi sée ne so upçonna pas une seule seconde le
complot qui se tramait contre clic ct, surtout,
contre so n parrain ...
Chantal entendit la messe ; clle éprouvait encore une grande lassilude, n'ayant dormi que
�100
LA ftlLLRU LR DE MON CUR~
quelques heures sur son fauteuil, au cours de sa
nuit de veille, en dépit des récriminations de
Blandine qui voulait à tout prix la remplacer. ..
Pourta nt, elle s'efforça de réagir de son mieux
et elle pria du fond du cœur pour le rapide rétabli ssement du blessé.
Jacqu es Aupierre occupait, en effet, ce matinlà, une place prépondérante dans les pensées de
la jeun e fille ... La veille encore, l'officier n'était
pour ellc qu'un inco nnu, ou plutôt qu'un indifférent, puisq ue, jad is , elle le connaissait de vue
et avait souvent e ntendu parler de lui au château de sa famill e ... Mais, depuis que s'était
produit l'accide nt, la scè ne tragique du ravin se
représenta it obstin~me
à son esprit ; elle se
rev0yait, lutta nt pour arr:1clIer le lieutenant des
déb ris de l' a uto ... L'inquiétude atroce qu'elle
aV:1it épro uvée au déb ut faisait place maintenant
à un in térê t des plus vifs ... Jacqu es Aupierre ne
lui semblait pas un homme comme les autres ...
Les rre its sa hariens de l'offici er l'avaient positivement capti vée ; ell e admirait avec quel courage l'offi cie r avai t fait face à l'advers ité. Maintenant aussi elle se disait qu'elle n' était pas la
se ul e qui eût cu à so u/Trir des coups du destin .
pui s clic sc demandait s i le li eutenant pourraif
sortir indemne de sa toute réce nte aventure ...
Tout absorbée C]u'e ll e était, Chantal ne s'inqui éta pas des rega rds de curiosité qui convergeaient vers e ll e a u cours de la messe, pas plus
qu'ell e ne remarq ua les signes d'intelligence
qu' éclwn gea ien t entre e ll es les qu a tre vi eilles
filles , reve n li es a u corn pl et à la g rand 'messe
pour po uvo ir la contemp ler tout à leur aise ... '
/\ midi, ha ntai ful de reto ur au presbytère.
- Votre bless(' VOliS réclame avec in sista nce
l\1adt.:moiselle Chantal, déc lara Blandine, en ve~
�LA FILLI!U1.P. PE MON
cuall
lin
nant ouvrir ... Je crois qu'il sera bien content de
vous revoir 1...
La jeune fille posa son chapeau et se dirigea
vers la chambre bleue; à peine venait-elle de s'y
engager qu'elle entendit la voix de l'officier lui
déclarer :
- Comment pourrai-je assez vous remercier
de tout ce que vous avez fait pour moi, Mademoiselle de Savenay 1... Je me sens encore un
peu abruti ; l'odeur de ce maudit éther empeste
et imprègne tout autour de moi ... Mais, parlons
d'autre chose, voulez-vous. Je vous ai vue à mon
chevet, jusqu'à la fin de la nuit. Votre sourire
a fait s'apaiser mes souffrances. Si vous saviez
comme je suis confus 1...
Chantal s'approcha du lit et saisit en souriant
la main que lui tendait le blessé ; elle la trouva
brûlante :
- Nous avons encore un peu de fièvre, déclara-t-elle. Il ne faudra pas trop nous agiter, et
surtout éviter de parler 1.. .
- Vous me permettrez bien, au moins, de
vous tfmoigner ma profonde reconnaissance 1...
Au cours de cette déplorable épreuve, vous avez
été pour moi un bon ange, une fée bienfaisante !
_ Je vous en prie, lieutenant, n'exagérez
pas 1... En vous soignant, j'ai accompli mon
devoir, un point c'est tout 1... N'importe qui
eCtt ag i de même à ma place !
_ 'Asseyez-vous un peu aupr.ès de moi, et je
vous promets que je ne parieraI plus 1. ..
- Dans ces conditions ...
Chantal s' in stalla dans le fauteuil voisin ~u
lit ; la tête du blessé était retombée sur l'oreiller, mais ses yeux qu'entourait encore un cerne
assez prononcé, s'arrêtaient avec insistance sur
la jeune fille. Il éprouvait en la voyant une indicible expression de bien-être, de béatitude, et
�108
LA FILLltULI! DE MO/4 CURt
Blandine, qui s'était approchée à pas de loup,
contempla, tout attendrie, les deux jeunes gens.
Les mêmes paroles qu'elle avait prononcées naguère lui revinrent aux lèvres ...
- Le beau couple qu'ils feraient !...
Pourtant, l'excellente femme ne put poursuivre plus longtemps sa contemplation, l'abbé Rémondin intervint :
- Eh bien ! Blandine, c'est ainsi que tu
t'occupes à préparer le déjeuner !...
.
La servante s'empressa de revenir à son fourneau; puis elle mit le couvert dans la salle, et,
vers midi et quart, le curé et sa filleule se retrouvèrent en présence ...
- Ma pauvre enfant, je suis navré d'abuser
ainsi de votre bienveillance .. . Je vous assure que
si la Providence ne vous avait envoyée vers moi,
aujourd'hui, je me demande comment j'aurais
pu faire. Ijlandine n'a évidemment rien d'une infirmière. Mais maintenant, le premier moment de
surprise passé, il faudra nous organiser en conséqlwnce ... Je coucherai auprès de Jacques, et
Blandine vipndra me seconder, si besoin est 1. ..
Vous reprendrez votre chambre chez Mademoiselle Radéchant ... Au fait, ellt' n'a pas paru
trop effarouchée, Mademoiselle Radéchant ? ..
- :Mon Dieu, je ne crois pas ... Je ne me suis
guère occupée d'elle, d'ailleurs.
- Enfin, le calme va se rétablir, vous pourrez
prendre ce soir un repos bien gagné 1. .. Je devrais éprouver un lancinant remords de vous
avoir retenue, cette nuit, sous mon toit. Une
tel~
s! tuation étai t cont rai!"e a~1 .droit canon igue,
mnls Je vous avoue que Je n al plus pensé du
tout à cet inconvénient dons mon affolement ...
Q~a.nd
je ver;ai ~onseigu:,
j~ lui expliquerai.
1) ailleurs, 1 accIdent constItuaIt une circonstance tout à fait exceptionnelle 1.. Mais, pas-
�LA FILLlIULIl OF. MON Ct6RÉ
11'19
sons 1.. Il est une chose que j'ai constatée avec
un immense plaisir ... C'est l'influence bienfaisante que vous avez exercée sur Jacques 1...
_ Moi ! s'exclama la jeune fille étonnée. J'ai
exercé une influence sur le lieutenant 1. .. Nous
nous sommes entretenus pour la première fois,
il y a quelques heures seulement 1. ••
- Mais vous oubliez que ces heures compteront fortement dans son existence ; il en conservera certainement un inoubliable souvenir, si
mouvementée qu'ait été déjà sa carrière si magnifiquement remplie 1...
Et, tandis que Chantal se servait de haricots
au plat que lui présentait Blandine, le curé de
Chamayrande ajouta :
- Tout à l 'heure, après la grand'messe, pendant que vous vous prépari-ez, chez mademoiselle Radéchant, je suis allé échanger auelques
mots avec notre blessé... Et j'ai pu constater
alors un changement profond . Lui, d'ordinaire
si farouchement misogyne, il n'a fait que me
parler de vous, s'inquiéter de la situation que
vous occupiez ... il a voulu que je lui raconte votre histoire.
_ Et vous lui avez tout dit, parrain ? murmura la jeune fille, avec un profond accent de reproche ...
_ Mon Dieu, il pouvait s'adresser à n'importe
qui à Chamayrande pour apprendre vos, mésaventures et les tristes événements à ,la SUIte d~s
quels vous avez quitté le pays ... MaIs, VOliS n avez pas à vous inquiéter et à éprouve: de ~e
mords ... Volre rôle dans toute cette aITalre a t'té
linéralemcnl magnifique, et.il m'est arrivé plus
d' u nc fois de le citer en excm pie !. ..
La jeune fillc ne répondit pas et se remit à
mangcr ; alors l'abbé Rémondin insista :
- Pendant que je lui parlais de vous, Jacquei
�110
LA PILLBULl! DR MON CURIi
n'était plus le même, et je me suis aperçu bien
vite de la transformation qui s'était accomplie
chez lui presque subitement; lui qui, d'ordinaire,
évitait de parler d'une femme, il ne semblait
s'occuper que de son 'infirmière... Croyez-moi,
votre présence lui fera le plus grand bien et contribuera pour une très large part à activer sa
guérison 1...
Chantal éprouvait à cette déclaration de son
parrain une indéfinissable gêne ; son visage
s'empourpra légèrement : néanmoins à cet embarras se mêlait une satisfaction profonde. L'intérêt qu'elle éprouvait de son côté pour l'officier
se teintait de profonde sympathie... Pourtant,
elle se sentit soulagée quand l'abbé Rémondin
aborda un autre sujet ...
Et l'existence paisible reprit au presbytère.
Chaque soir, Chantal réintégrait avant neuf
heures la demeure de Mademoiselle Ursule Radéchant qui ne manquait pas de faire preuve
à son égard d'un très grand empressement j on
n'eût point dit à la voir qu'elle eÛt ourdi un
odieux complot contre le curé de Chamayrande
et sa filleule ; cependant si, parfois, au COUTS
des rapides entretiens qu'elle avait avec son hÔtesse, la jeune fille avait pu se retourner, elle ellt
surpris la joie malicieuse et mauvaise qui faisait
pétiller les prunelles de sa voisine.
Huit jours s'écoulèrent sans que Chantal, qui
paraissait si décidée au début à ne faire à Chamayrande qu'un assez href séjour, eÛt pen~
à
s'en aller ... Ursule Radéchant ne faisait aucune
allusion à cette déconcertante attitude de la jeune. fille,: pourt.ant, el~
ne se privait pas, chaque
fOIs qu elle lUi pariait, de lUi demander s'il ne
s'était rien produit de nouveau au presbytère
si Monsieur le curé était toujours aussi satisfait:
Chaque jour, la vieille fille semblait en effet nt-
�LA FILLlllIl.1! DE MO~
~URn
111
tendre quelque chose, surprendre quelque allusion, mais rien dans l'attitude de Chantal ne tra- '
hissait la moindre préoccupation, le plus petit
souci, de même que rien ne paraissait changé
dans les habitud es de l'abbé Rémondin ...
Et pourtant, sous le toit de tuiles roses de
l'humble presbytère, un miracle était en train
de s'accomplir ... Chaqu e matin, le blessé attendait impatiemment la venue de son infirmière ;
il prenait à. converser av~c
elle un plaisir qui ne
se démentait pas un seul Insta nt. Combien Chantai lui semblait difTérente de l'autre de la malheureuse qui avait naguè re dt.'-truit ;a grande illusion et qui avait fait s'écrouler toutes ses plus
chères espérances !. .. Les qua lités et le charme
touchant qu'il avait cru découvrir chez l'épouse
disparue, il les découvrait chez la filleule de son
curé !. .. De son côté, Chantal éprouvait chaque
jou r un plaisir toujours plus vif à s'entreten ir
avec lui.. . Elle <lclmirait le dévouement et
le constant mépris de soi-même dont jJ avait fait
preuve en différentes circonstances : parfois même, elle ne se gê nait pas pour contrebattre certaines idées qu'il esquissait ('t qu'elle est im ait
empreintes d'u~e
misan~hrope
trop ~xacerbé
...
La discussion s engageaIt donc parfoIs, très serrée mais l'officier devait s'avouer bientôt vaincu 'par le raisonnement et. le bon se.ns dont faisait preuve sa charmante I1terlo~c.
.
Et, insensiblement, ce tf'~-;\
et~
proln~t'
qUI
se poursuivait depuis plUSIeurs Jours dPJà se
transforma en idyll e ... Chantal parl~
de d~part
prochain, de la n('cessité qu'elle avaIt à rep~
dre le dur chemin de la vie, à chercher une SItuation ...
- Pourquoi partir ? reprocha l'ofTicier ... Ne
vous trouvez-vous donc pas bien à Chamayrande ? ..
�LA ~ ' lLf!1I
DE MON
nmi!
Chamayrande est un petit paradis, certes,
repartit Chantal, mais je ne puis imposer plus
"longtemps ma présence à Mademoiselle Radéchant. Et puis on pourrait commencer à jaser
dans le village au sujet de notre présence 1. ..
- Qu'importe le « qu'en dira-t-on Il!.. Je vous
sais sulfisamment intelligente pour ne point prêter d'attention à tous les ragots qui peuvent courir sur notre compte 1...
- Vous avez raison, lieutenant, mais nous ne
sommes pas seuls en cause ; il Y a mon parrain,
« votre curé» 1... Il serait dangereux de lui attirer des complications 1. .. Il est si bon, si charitable, si généreux 1...
Jacques Aupierre acquiesça. Il comprenait en
effet les raisons qui dictaient ces paroles à la
jeune fille ...
- Demain est dimanche, déclara alors Chantal... Je parti rai lu ndi !. ..
- Lundi 1... Comme c'est dommage 1
Ce soir-là, l'officier qui se déplaçait tant bien
que mal avec son plâtre ct qui venait prendre
ses repas dans la salle à manger, où il passait,
d'ailleurs, la plus grande partie de ses journées,
n'échangea que de brefs propos avec son curé
sa pensée vagabondait ailleurs.
et son in(jrm~c:
A plusieurs reprises, l'abbé Rémond in dut le
rappeler à l'ordre :
- Eh bien, lieutenant, serait-cc la hantise du
désert qui te tourmente de la sorte ? ..
Le désert ct I<,s sables n'étaie'H évidemme nt
pour rien dans toutes ces préoccup:Hions. C'était
le doux fanttll11e de Chtlntal gui accaparait main~enat
l' cspri t ct le cœur de l'officier ; qua nd
Il sc ~('trouva
se{:~,
ùe nouv<'<1U d<1ns sa /chambre,
ce sOIr-là, et qu li se fût étendu sur sa couche
il put donner libre-cours à ses tumtt:tueuses pen:
�113
LA FILLEULE DE MON CURt
sées, et, bientôt, quelques p.lroles ! ui éc:happèrcnt :
- Mon Dieu 1 je l'aime et elle va partir 1...
Serons-nous donc séparés à tout jamais I...
Jacques Aupierre comprenait maintenant la
réalité ; il avait beau essayer de réagir, se dire
qu'il ne pouvait s'agir là que d'une passionnette,
d'un caprice passager, le fait était patent : il
aimait Chantal 1 La seule pensée qu'ils pussent
être désormais séparés le torturait. .. Jusqu'ici, il
n'avait songé qu'à rejoindre ses méharistes, à
fuir cetle civilisation qui ne lui avait apporté que
chagrins et qu'amertumes, et voilà qu'un charme
magique avait opéré... Une force mystérieuse
l'entraînait vers cette jeune fille que la Providence avait placée sur son chemin ... Et il avait
sufïi que Chantal annonçât son très proche départ pour que l'officier se rendit compte de la
place très grande qu'elle occupait désormais
dans son cœUL ..
Certes, depuis que Jacques Aupierre observait
au presbytère l'immobilité que lui avait prescrite
le si obligeant docteur Charcellay, la jambe allait beaucoup mieux ; malheureusement, cette
fois c'était le cœur qui était malade. Et l'officier' de se demander s'il allait laisser passer une
occasion qui ne se représenterait sans do~te
plu.s
au cours de son existence ... Chantal lUI témOIgnait une évidente sympathie ... Cette sympathie
ne pourrait-elle se transformer. en amour .?
L'a/licier ne put fermer l'œll de la nUl~
; à
tout moment il lui semblait entendre la VOlX de
Chantal lui déclarer : (( Je partirai lundi .11. Le
sort en était jeté ; il n'aurait plus désorn: ms qu.e
quelques heures à passer avec elle, à mOlflS, é V1 :
demmcnt, qu'il ne sc décidât à lui parler, à lUl
confier le secret de son cœur 1...
En songeant à l'éventualité d'une telle confes/!
�114
LA FILLHULIl DR MON CURâ
sÎon, l'officier croyait se trouver en présence
d'un obstacle infranch issable ... Chantal connaisSait son passé ; elle savait quelle avait été sa
lamentable union et comment elle s'était achevée ... Si Chantal avait paru é prouver pour lui
de la sympathie, c'était sa ns doute par pure pitié ... Compatissante, el le avait été sa bonne Samaritaine ... Qui savait d'aill eurs si elle ne nourrissait pas de so n côté d'autres projets d'avenir?
Sans doute aimait-elle ailleurs ? ..
A cette supposition, le cœur du lieutenant se
serra horribl emen t ; il connut les affres de la
jalousie et s'en voulut de s'être laissé prendre
au piège , lui, l'in corr uptibl e, le misogyne, pour
qui les sables se ul s conservaient jusqu'ici de l'intérêt. .. Et l'offici er de s'accuser de faiblesse,
d'enfa ntillage, de lâc heté ; mai s, bi entôt , la gracieuse évocat ion de Chantal vint tout effacer :
cette image exerçait s ur lui un pouvoir fascinateur ; et, bientôt, un e idée de plus en plus tenace
s'implanta dans so n esprit : il ne fallait pas
qu'elle partît, qu'elle le quittât pour toujours ...
Et, puisq u'il n'osait pas le dire lui-même, il
chercherait un confident, qui deviendrait son interméd ia ire ... Il savait quelle éta it l'indul gence
de l'abbé Rémondin, le prêtre avait pour lui
une afTection quas i paternelle ; pourquoi ne
s'ouvrirait-il pas à lui ct ne lui demandaitil pas d'interve nir ... Lui se ul pourrait trouver
les mots qui s'imposaient pour parler à Chantal
et, qui savait ? pour la convain cre. ..
'
Ce fut su r cette espéra nce que l'ofTici er s'endormit, bien tard, a lors que les prE'mières lueurs
de l'au be apparaissaient à l'h orizon , a u-delà des
co.llin.es vo il ées légèrement par la brume qui domIn a It Chamayrande ... Et, les paupières alourdies par le sommei l, l'ofTjcier, avant de sombrer
dans l'inconsdenc , crut encore apercevoir 11\
�LA F1LlEULE bE MON CURA
115
silhouette pleine de bonhomie de son curé qui
lui souriait paternellement. ..
CHAPITRE X
LA LETTRE ANONYME
- Mon Dieu 1 ce n'est pas possible
Je
reve 1... .
L'abbé Rémondin relut une fois de plus la
lettre que venait de lui remettre le facteur, ce
dimanche matin, entre la petite messe et la grande. La feuille portait l'en-tête de l'Evêché. Et
cette écriture aux traits fins qui s'étalait sur le
papier, était celle de Monseigneur !...
A
« Cher 1\1onsieur lc Curé, je 'Vous communique certaine lettre à moi parvcnue au début de
la semaine. Son auteur a tout simplement nég ligé de la signer. D'ahord, j'ai pensé que cette
missive ne valait pas la peine d'être lue et cela
vous expliquera mon retard à vous la transmettre ; puis, j'ai tenu à connaître par deux de 'Vos
curés, 'Vos voisins, quelle était exactement la portée de cet incident . Je me sens maintenant suffisamment. édij-ié et je saisis ceUe occasion pour
vous renou~.'l
mes sentiments de paternelle
affection et ~'ous
redire mes souhaits de bon et
fructueux apostolal. dans ~'otre
chère paroisse de
Chamayrande ...
Le curé de Chamayrande passa la ~ain
à son
Ces témoignages de sy~1pathl.
de son
Evêque le remplissaient à la fOIS de JOIe et de
réconfort j pourtant, il se demandait quelle lettre pouvait bien avoir provoqué cette intervent.ion épistolaire quand il s'aperçut qu'il avait
f~ont.
�116
LA FILLEULE Dlt MON CUIt:K
laissé dans l'enveloppe décachetée une seconde
missive qu'il s'empressa de saisir dans sa main
fébrile ...
Et l'abbé Rémondin put lire alors d'une voix
tremblante d'indignation :
« Des paroissiens et de vrais catholiques, soucieux du bon renom de leur paroisse, pçJTtent
à la wnnaissance de 1\1onseigneur l'Evêque l'imprudettce que vient de commettre leur cu-ré,
l'abbe Rémondin, en hébergeant en même temps
chez l'ui une jeune fille qui ne possède avec lui
aucun lien de parenté, et l'un de ses anciens
tlèves. Celle complaisance coupable, ou du
moins t,rop a~)etgl,
suscite dans tout le pays
une émotion bien comprehensible . Les habitants
de Chamœyrande ont horrettr du scandale . Ils
espèrent qtœ '1Jotre Grandeur saura adopter en
ceUe occurrence l'attitude et la severite qui s'imposent ... Ils profitent de cette occasion qui leur
est offerte POttT protester une fois de Plus de
leur dé1Jouement filial à son égard ... Il
- Et c'est signé : « Un groupe de catholiques
indignés 1... Il
Pendant de longs instants, le visage congestionné, l 'abbé Rémon~i
se pron:ena de long en
large dans son coulOir ... Blandine fut si effarée par ces allées et venues qu'elle apparut à
la porte de sa cuisine :
.- Mon s ieur le Curé n'a pas appris une mauvaise nouvelle ? interrogea-t-elle, inquiète ... 1amais je ne l'ai vu aussi agité 1
- Blandine, nous sommes des misérables,
des suppi'lts de Satan 1... 11 paraît que la paroisse s'indigne de notre attitude ... que je suis
un sujet de scandale 1
Incapable de se contenir plus longtemps, l'ab-
�LA FILLEULE DR MOlt ct1Rt
117
bé Rémondin tendit à sa fidèle servante les deux
lettres qu'il venait de recevoir ...
- Attendez, Monsieur le Curé 1 laissez-moi
au moins mettre mes lunettes, déclara Blandine ... Vous savez bien que je suis myope comme une taupe 1...
Blandine réintégra sa cuisine, l'abbé Rémondin la suivit, puis tandis qu'elle lisait, il hasarda la tête par-dessus son épaule :
- Eh bien, Blandine, qu'en penses-tu ? interrogea-t-il, quand la servante eut achevé ...
- Je dis tout simplement que la personne
charitable qui a écrit ces lignes à Monseigneur,
mériterait, sauf votre respect, d'être proprement
fessée sur la grande Place !...
- Ménage tes expressions, Blandine, tu vas
un peu fort 1...
- Avec ça que je vais me gêner en présence de
semblables menteries, car, vous entendez bien,
Monsi('ur le Curé, tout cela c'est des calomnies.
Les paroissiens de Chamayrandf' vous adorent
quasiment, j'en connais qui iraient se jeter au
feu pour vous, s'il le fallait 1...
- Pourtant, des personnes charitables ont
bien écrit cette lettre 1...
- La canaille qui a fait ça n'a pas osé signer son nom 1... Pourtant, ça crève les yeux,
Monsieur le Curé, c'est une femme 1... Elle
a écrit avec la main gauche pour qu'on ne reconnaisse pas son écriture...
.
-- Je me demande un peu qUl a pu pousser
l'infamie ...
- Attendez un peu, Monsieur le Curé, je
vais vous le dire: laissez-moi vos deux lettres,
je me charge d'rr.laircir le mystère L.
Et tandis que l'ecclésiastique la regardait, intrigué, la servante porta la missive anonyme à
ses narines et aspira à plusieurs reprises ...
�118
tA FILLEULE DE MON
cuRt
Mais enfin, qu'est-ce que tu fais là ? . .
Je suis tout simplement en train de renifler
la signature de l'auteur du poulet, Monsieur le
Curé .. . Et maintenant, y a pas de doute, je pourrais vous parier ma part de paradis que je connais la coupable 1...
- Comment 1 tu connais la coupable ? ...
- Parbleu, c'est cette vieille punaise de sacristie d'l'rsule Radéchant.
- C'est impossible 1... Blandine, tu viens de
faire là un jugement téméraire 1...
- Calmez-vous, Monsieur le Curé .. Et si je
vous apportais ici-mêmes des preuves convaincantes, que diriez-vous ? ...
- Je dirai.. . Mais voyons d'abord ces preuves dont tu es si sOre 1.. .
Blandine s'empara alors d'une chaise et la
plaça devant un placard qu'elle avait au préalable ouvert tout grand. Des boîtes de conserve
et des pots de confiture s'alignaient là dans un
ordre impressionnant; avisant une boîte de Palmers, la servante s'en saisit, l'ouvrit et en retira une liasse de papiers parmi lesquels elle se
mit à fouiller sous Irs yeux du curé de Chamayrande interloqué ... Enfin elle aperçut une feuille
qu'elle exhiba avec empressement.
- Voyez, Monsieur le Curé, et sentez ; vous
me direz ensuite s'il ne s'agit pas là du même
papier et de la même odeur que celle de votre
anonvme !...
L'abbé Hémondin dut aussitôt convenir que,
si l'écriture était assez dissemblable, l'odeur de
patchouli et de naphtaline demeurait manifeste.:.
- C'est le parfum de la Radéchant, insista
Blandine, on la suivrait à la piste quand elle
passe sur la place ...
Le curé était ébahi. .. Un plus minutieux examen lui permit de s'assurer que le papier avait
�LA FILLEULü DU
~lON
C1JRÉ
119
les mêmes dimensions, le même filigrane ... Il
n 'y avait en effet aucun doute possible, pourtant il ne put s'empêcher d'objecter:
- Mais enfin, ce que je ne comprends pas,
Blandine, c'est que Mlle Ursule Radéchant ait
pu pousser la bassesse jusqu'à ...
- Monsieur le Curé, coupa la servante, vous
aurez toujours un bandeau sur les yeux /. .. Mais
elles sont bonnes à tout, les créatures de son espèce j le seul fait qu'elles n'aient pu passer
devant le maire et devant le curé par suite de
la pénurie des amateurs les rend atrocement jalouses du bonheur des autres l.. . Elles commettraient les pires perfidies pour embêter leur prochain 1...
Sans plus attendre, plantant là l'abbé Rémondin au milieu de la cuisine, la servante s'élançait à travers le couloir. ..
-- Où vas-tu, Blandine ? intervint le curé,
éperdu ...
- Faire justice, tout simplement ! coupa
l'excellente femme, MademoiselXe Chantal ne
restera pas un instant de plus sous le toit de
cette créature perverse /. ..
Avant que l'ecclésiastique ait pu la· rejoindre,
Blandine courut et traversa la place ; du seuil
de son presbytère, l'abbé Rémondin la vit gravir le perron d'Ursule Radéchant et frapper à
la porte avec insistance ...
La vieille fille apparut bien vite, elle était
toute prête pour aller à la grand'messe ... Tout
d'abord, elle parut surprise de la présence de la
servante :
- C'est donc vous, Blandine ? interrogea-telle d'un ton doucereux, que désirez-vous ?
- Je veux dire deux mots à Mlle Chantal, repartit la s('rvante d'un ton rogue ...
- Mlle Chantal se dispose à aller à la grand'
�LA FILLEULB DI: MON OORt
messe, elle aussi ; cepend ant, si vous voulez que
je lui dise ...
- Inutile ! je ferai la commi ssion moi-m ê.
me 1...
Délihé rémen t, Blandi ne s'enga gea à travers
l'escal ier; elle eut bien vite repéré la porte de
la chamb re de la jp.une fille, d'aille urs Chanta l
appara issait par l'entre baillem ent à cet instant ,
surpris e par la venue de la servan te de son parrain, dont elle venait à l'insta nt de reconn aître
la voix.
- Que se passe-t -il donc, Blandi ne ? . .
- Il se passe tout simple'ment, Madem oiselle ,
que vous allez ramass er tout votre bu.tin et quitter imméd iateme nt le logis de cette mécha nte
punais e !. .. Faites vite 1. .. M. le curé vous attend /...
Interdi te, Chanta l obéit ; rapide ment elle ensa valise; à peine venaittassa ses affaire s d~ns
u que la servan te s'emchapea
son
elle de mettre
para du bagage , la prit ,par la main et l'entra îna
vers l'escal ier ...
Ursule Radé-c hant attend ait en bas ... Intri.
guée par l'attitu de hostile de sa visiteu se inatten due, elle interro gea :
- Enfin, me direz-v ous ce que signifi e ce
départ précip ité ? ..
- Vous allez le savoir 1...
Blandi ne posa la valise j les poings sur les
hanche s, elle alla se placer cn face de la vieille
fille, puis, portan t la main à la poche de son
tablitr et exhiba nt la lettre anony me :
- Vous vous rappel ez sans doûte l'Ev.:tn gile
que Monsi eur le Curé nous .:t lu récemm ent,
l\1::tdemoiselle Radéc hant... « Il faut 7cnd7e
à César ce qui est à César », eh bien ! je
VOliS rappor te votre bien ; j'y joins une lettre
de Monse igneur que VOliS pourre z médite r à vos
�L!I.
FILLEULS Olt MON CURt
moments perdus... Et, sur ce, je vous souhaite
bien Je bonsoir 1...
Chantal interloquée voulait protester, mais la
servante, nantie de nouveau de la valise, l'entraînait précipitammcnt ... Ce ne fut qu'une fois
arrivée au presbytère que la jeune fille put enfi.n
connaître le mot de l'énigme ...
L'abbé Rémondin paraissait navré de l'initiative de sa servant e :
.- Lui remettre sa lettre, passe encore, mais
celle de Monseigneur ...
- A force de vous montrer bon, Monsieur le
Curé, entendez-moi bien, vous finre
: ~ par devenÎI poire ! .. .
- Blandine 1... Prononcer de telles paroles,
ici 1...
pis, Monsieur le Curé, si je par!ais
- Tan~
autrement, je mentir:1is ! ...
.- Pourtant, songes-tu au scandale que ton
attitude va provoqucr ?...
- Songez plutôt au scandale que cette cr,~a
ture perfide voulait d('chaîner ! riposta Blandine ... Maintcnant, s'il lui plaît J'aITicher la
lettre de ~1onseigur,
à son aise ! ... f'imagine
que les habitants de Ch~rnayde
~eront
sul1isammcnt édi fiés ...
- Ecoute r Marcandou sonne déjà le premier
coup Je la grand'messe r Quelle at.:;tude t'ais-je
éL\oir ...
- Votre conscipr('p ne VOliS reproche rien,
Monsieur le ClIn~,
VOliS avez toujours agi comme
un brave homme ' ... Si C]uelqu'un a une objection à prpsente1, qu'il s'adresse à moi, je me
cbarge de lui rppondre !... D'aillellrs, vous verrez, il ne se passera rien mainlenant que je lui
ai rivé son CIO'l 1...
II ne se passa rien, en effet; l'office se déroula
dans le calme j on remarqua seulement l'absence
�1~
LA FILLIlUU I)E MOl( CURA
de Mlle Ursule Radéchant et de ses trois acolytes CJu'elle était allée prévenir en toute hâte j
bientôt les habitants connurent la vérité et se
félicitèrent de la bonne leçon que la servante
avait infligée à l'irascible paroissienne ...
Et hientôt, dans la salle à manger du presbytère, après qu'eut sonné l'Angelus et que
I"officier, soutenu par l'abbé Rémondin et son
infirmière improvisée eût pris place à table, une
scène touchante se déroula ...
A peine ses deux voisins entamaient-ils les
hors-d'œuvre que Chantal déclara :
- II faut à tout prix que je parte, parrain, je
connais les raisons qui ont incité cette demoiselle
à vous calomnier, je ne veux pas rester plus
longtemps ici ni devenir un objet de scandale !..
Ma présence ne saurait vous être que trop funeste ... D'ailleurs, je devais m'en aller demain
si ce stupide incident ne s'était produit; mieux
vaut donc avancer mon départ d'un jour ...
Cette déclaration produisit sur le prêtre l'effet
d'un véritable coup de foudre :
- Vous n'y pensez pas, mon enfant 1. .. Il Y
a à Chamavrande un hôtel où vous serez à merveille ... Il vous serait même possible de prolonger votre séjour 1. .. Vous n'aurez plus à nous
objecter en effet Clue VOLIS gênez cette malheureuse Mlle Radéchant 1. ..
Jacques Aupierre, atterré par cette déclaration,
s'arrêta de manger ... Cettt décision brusque de
la jeune fille venait en effet contrecarrer ses projets et lui interdire de faire li l'ecclésiastique la
dOllce confession qu'il prppilJèlit ...
Pendant plus de dix minuft's, l'abbé Rémondin s'acharna en vain à. convaincre sa filleule
Chantal demeura inébranlable...
'
,- N.on, pari~,
il faut à. tout .prix que je
m en aIlle ... Je dOlS chercher une sItuation •.. Je
�LA FILLIlULR DE Mo.~
CURÉ
123
vais partir tout de suite pour Vichy ... Je ne
puis demeurer ici comme une inutile ... Si d'autres ont la chance de posséder un foyer, moi, je
demeure contrainte de lutter pour la vie .. .
Puis. esquissant un mélancolique sourire, la
jeune fille ajouta :
- Ne croyez pas toutefois que je m'en plaigne .. . Puisqu'il a plu à la Providence de m'éyrouver ainsi, qu'il soit fait selon sa volonté .. .
D'ailleurs, je partirai en emportant de Chamayrande le plus touchant des souvenirs .. .
- Mademoiselle, me permettriez-vous de dire
quelques mots ? ...
Chantal. surprise, se tourna vers l'officier ;
c'était lui qui venait en effet de prononcer ces
paroles, mais sa voix qui tremblait d'émotion
étonna la jeune fille .. . De son côté, l'abbé Rémondin ne put manquer de s'apercevoir de l'agitation véritablement anormale que maniff"srait
r... cet instant son ancien élèvf" .. .
- Qu'entendez-vous par là, lieutenant ?
Jacques Aupierre hésita encore avant de dire
son cher secret ; il semblait qu'une lutte sévère
sc livrât dans son cœur ; il avait grand'peine
à hasarder quelques mots: pourtant il réussit enfin à parler et à laisser échapper les paroles qui
lui brûlaient les lèvres :
- Mademoiselle de Savenay, vous avez parlé
tout à l'heure du foyer que d'autres ont la chance
de posséder ... Eh bien, si je vous offrais, moi,
de construire ce foyer, de le créer avec vous, en
un mot, si je vous suppliais de devenir ma
femme, accepteriez-vous ? ...
Une toux saccadée se fit alors entendre ...
L'abbé Rémondin qui était en train de boire,
avalait de travers, tant sa surprise avait été grande en entendant la proposition de l'officier ...
Ghantal, avant de répondre, dut lui prendre son
�L.~
l"lU,EUL E DI! MOM
cuRé
verre et se porter à son secour s, penda nt que
Blandi ne, accour ue au bruit, s'empr essait de
déclare r :
-- Levez les deux mains, Monsi eur le Curé,
et regard ez au plafon d, c'est un remède infaillible L .. Votre vin est passé, comme on dit communém ent, par Je {( trou de la prière » !.. .
L'ecclé siastiq ue obéit, la toux s'arrêt a f'ffectiveme nt au bout ,d e <luelques instan ts ... L'officier déplor ait ce ridicul e incide nt qui avait empêché Chanta l de répond re tout de suite à la
questio n qu'il venait de lui poser ...
Ce fut le curé de Chama vrande qui parla
-- Tu avouer as, Jacque s, qu'il y a de quoi
tombe r des nues! comme nt, toi l'offici er méhariste, accout umé à vivre en plein désert, tu offres
à ma filleule un foyer, c'est-à -dire une prome sse
d'exist ence entre quatre murs ... Pourra is-tu me
dire si tu n'es pas tombé subitem ent fou ? .. .
-- Jamais je ne me suis senti plus lucide, mon
curé, reparti t le jeune homm e... Oui, quand
je suis venu ici, j'étais encore sous le coup de
l'amer tume, je n'aspir ais qu'à rejoind re mon
Afriqu e ... Et puis, cet accide nt stupid e est arrivé. Que dis-je? stupid e ; je devrai s le traiter au
contra ire de miracu leux 1. .. N'est-c e point grâce
à lui ,que j'ai pu connaî tre votre filleule, Mademoisel le de Saven av ... Ouand elle veillai t à mon
chevet , j'ai senti naître en moi un trouble ~tran
ge ; pour la premiè re fois depuis bien lon~temps
j'éprou vai une sensat ion délicie use, je m'int~res
sais à quelqu 'un, et j'avais aussi l'intuit ion
qll'on s'intér essait à moi 1... Alors, il m'a semblé que je revena is en arrière de plusieu rs années, <lue j'avais enfin auprès de moi cette âme
sœur r.é1pable de me faire repren dre goût à la
vie ... C'est pourqu oi, quand Mlle de Saven ay a
déclaré qu'elle voulai t partir, j'ai pu mesur er le
�LA J'ILU!:ULIi: DIi: MON CUl'tB
vide énorme que son absence allait créer dans
ma vie ... Nous ne nous connaissons que depuis
quelques jours, et pourtant j'ai J'intuition de la
connaître de!,uis toujours!... Voilà pourquoi
j'ai parlé! J'aime Mlle Chantal 1... J'eusse préféré vous en avertir auparavant, mon curé ; par
malh eur, les événements ne l'ont pas permis ...
Et j'ai dO faire cet aveu.,.
Un silence impressionnant régna pendant
quelques secondes dans la salle à manger ... L'offleier Se tourna de nouveau vers Chantal :
- Si vous refusez, Mademoiselle, si . vous
croyez que vous ne pouvez m'aimer, partager
mon existence, vous unir à moi dans la peine
comme dans la joie, dites-le sans fard, je fuirai
quelque part, bien loin et tenterai de demander
au désert l'oubli de ma souO:rance ... Mais, si
vous acceptez, je vous jure que vous ferez de
moi le plus heureux des hommes 1. .. Je vous en
supplie, n'hésitez plus, répondez-moi ?...
Cbuntal s'immobilisait, interdite ... Certes, au
cours des. longu es heures passées ensemb le sous
le toit du presbytère, la jeune fille avait pensé
sou\'ent qu'il lui serait très doux d'avoir dans
l'existence un compagnon aussi franc et aussi
loyal que Jacques A upierre
mais, connaissant
le passé de l'officier et les tristes désillusions
qu'il avait suhies, elle s'imaginait que le IÎeuter.ant ne chercherait jamais plus à se marier ...
U ne légère rougeur em pourpra ses pom mettes ;
clk s'immobilisa pendant un court moment ell-
e'He...
.
Vous refusez ? balbutia Jacques Aupierre,
au cOl11uleo de l'angoisse ...
- Mais non, mon lieutenant 1. .. Vous voyez
bi\ n qu'elle accepte, J'émotion lui a coupé tnus
!jes moyens 1... Je suis bien certaine qu'die VOLIS
aime elle aussi! l'autre soir, je la regardais dans
-
�i26
LA FILLIlULIl bE MO~
cuRA
la glace pendant qu'elle était en train de vous
vei!ler ... Si vous aviez surpris l'expresc;ion de
tendresse de ses regards ...
I3landine n'avait pu s'empêcher d'intervenir,
ce qui lui valut un regard furieux de l'abbé Rémondin. mais les foudres du brave curé ne désarmèrent pas l'excellente femme qui se mit à
battre hruyamment des mains quand Chantal
secoua affirmativement la tête avec un doux sourire ...
- Mademoiselle accepte, vous voyez bien que
i 'avais raison 1...
Cependant le sourire de la servante se figea
sur ses lèvres ; l'ecclésiatique venait en effet de
hasarder :
- Une petite minute, s'il vous plaît .. . Dans
tout cela, vous avez oublié de me consulter j il
me semble pourtant que j'ai voix au chapitre en
ma qualité de parrain et de vieux professeur 1.. .
Et tandis que les deux jeunes gens et Blandine
le regardaient, intrigués, l'abbé Rémondin déclara :
- Je consens avec joie à votre mariage à tous
les deux, mes enfants ; pourtant, je" mettrai à
cette union une seule condition 1...
-- Et laquelle, Parrain ? interrogea Chantal ...
- C'est que je vous marierai moi-même dans
notre vieille église de Chamayrande 1...
On imagine si cette propostion fut acceptée
avec joie 1
Quatre mois plus tard, tandis que les cloches
carillonnaient gaiement actionnées par Marcandou, sanglé dans son habit des jours de fête,
l'abbé Rémondin célébrait le mariage de ceux
qu'il appelait si affectueusement ses deux enfants ...
l' n bon sourire passa gur ~on
visage quand il
�LA FILLEULE
tm
MoN CURÉ
121
consacra pour toujours l'union du lieutenant
Jacques Aùpierre avec Chantal de Savenay ...
L'officier venait d'être nommé à Alger, aux
Chasseurs d'Afrique; aussi allait-il partir là-bas,
vers ces rivages ensoleillés, en compagnie de sa
jeune femme... Désormais, un avenir plein de
promesses ferait oublier aux nouveaux époux les
détresses et les tristesses du passé ...
Et Chamayrande en Bourbonnais reprit son
existence calme ... Au presbytère, l'abbé Rémondin vit toujours, avec sa fidèle Blandine ; il espère la visite que lui ont promis ses deux « e~
fants » à leu r prochain voyage en France ... MaiS
les volets de la maison d'en face sont obstinément clos depuis trois mois déjà. ... Une pancarte
surmonte la porte. Elle est en vente ... Ursule
Rodéchant s'est tout simplement retirée dans le
Cantal 011 ses parents lui ont laissé un petit
chalet. ..
Et, désormais, chaque jour, Dimanche except~,
Mme. Veuve Canigout préside toute seule
à la décoration florale de l'autel de Saint Joseph.
FIN
�POli!' par~te
Jeudi prochain
le n° 560 de la Conectlon " Fama"
~DS
LE RÊVE BRISÉ
Par
RAOUL
LE JEUNE
CHAPITRE PREMIER
Le joli bourg de Saint-Savinien étend ses
quais paisibles le long de la Charente, tandis
que la partie haute de la petite ville construite
sur le rocher, le surplombe altièrement.
Son point culminant, à l'extrémité ouest, forme un promontoire d'où la vue suit très loin la
vallée boisée, sinueuse et coquette du fleuve.
C'est là que se dressent la vieille église romane, dont le portique ravagé par les intempéries
des siècles s'abrite sous les ma gn ifiques arbres
du presbytère ... et cn face, un logis Louis XIII
du plus pur style, à demi caché par son bois
profond, entouré d'une terrasse qui descend au
jardin sur trois faces et se trouve fermée au couchant, à pic sur le versant dominant le pays .
C'est de ce côté-I~\
que, par un bel après-midi
d'avril, s'ouvrait la haute fenêtre d'une grande
chambre aux claires tentures de Jouy, aux vieux
meubles authentiques, où assises l'une près de
l'autre travaillaient I/I'-Iène et Jose tte Val preux,
t('\le blonde et tête brune, jeunes et fines. penhées g-raciellselllcnt s ur un joli d(~sore
de soie
et de dentelles (lue le soleil nimbait d'une couI~ur
éxquise .
(A suivre.)
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94, Rue d'A lésia, PARIS (XIV")
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�DEPmS TOUJOURS SORT LES MEILLEURS
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Bonneau , Albert (1898-1967)
Title
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La filleule de mon curé : roman
Publisher
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La filleule de mon curé : roman
Date
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impr. 1937
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Collection Fama ; 559
Type
The nature or genre of the resource
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Format
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A language of the resource
fre
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BUCA_Bastaire_Fama_559_90869
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477d253cea59ae58764342826b0e77fa
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MAITHE DOIW1NE '" .. '
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BEAUTÉ
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Vous qui rêvez de voya~es,
d'expéditions lointaines,
d e vie libre et périlleuse •••
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Vous qui demandez à un livre de vous faire découvrir
des horizons magiques, des peu pie saux
coutumes différentes des nôtres:
LISEZ LES RÉCITS CAPTIVANTS QUE PUBLIE
J'ILa Belle Aventure l l
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C ette nouvelle coll ectio n d e ro man s pour tous a fait ap pe l
à vos au teurs préférés, et c' est av ec leur habit uel ta lent qu e
ceux·ci vous con tero nt de merveill euses aventures, vé<..u es
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DES PÉRIPÉTIES HÉROIQUES .. •
DE L'AMOUR ENFIN 1
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N° 9. L'Empreinte blanche, par Robert Jean-Bo ulan.
1'1 " 10. La pêcheuse de perles, par Magda C antina.
I-.J ° Il ~ le prisonnier de la forêt, par H. J. M agog.
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PROCHAINS VOLUMES A PARAITRE :
N ° 12. L'idole au trésor, par Pierre Demo usso n.
N° 13. Ou s an~
su r la nei~,
pa r Pi err e Mari el.
IL PARAIT UN VOLUME NOUVEAU
LE 10 ET LE 25 DE CHAQUE MOIS
LE ROMAN COMPLET, 64 pages, sous couverture illustrée. 1 fr.
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S. E.
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94, Rue d'Al ésia -
PARIS (XIVe) ~
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LES DEUX BEAUTÉS
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MARTHE DORANNE
LES DEUX ' ,
BEAUTES
ROMAN
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SOCI~T
D'I!DITIONS
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
ANC' LA MOD E NA'rtONALB
94. Rue ù'Alésia, 94 -
PARIS (XIYO )
��LES DEUX BEAUTÉS
/
PREMI ERE PARTIE
CHAPIT RE PREMI ER
Le mois de mal venait d'éclore, la Norman die étnit
une nappe d'émera ude sur laquelle se posaien t les bouquets géants des pommie rs. La plage d'Houlg ate était
encore sol1taire ; la saison n'était pas ouverte et le
sable, libre de baigneu rs, étalait ses plates lames d'or
qu'ourl ait la bondiss ante écume des vagues, la fluide
opale de la mer, que le soleil semait d'escarb oucles.
Marie arrêta son petit cheval nerveux , piaffan t dans
ce sol mou et blond et elle regarda cette étendue mOllvante, si vaste, dont le fracas colossal remplis sait l'ail'.
Le vent de mer accoura it du large, ébourif fait ses cheveux légers, animai t ses joues, posait sur ses lèvres
Souriantes une saveur âcl'C et salée.
- Qu'il fait beau et qu'il fait bon 1 murmu ra la
jeune Illie. Allons, viens, JérOme, avanço ns 1
Jérôme s'ébrou a, obéit, reprit le trot, menant vers
Dives sa jeune maîtres se.
Depuis qu'clle était arrivée dans la charma nte localité norman de, pour y passer ses vacance s en compa·
gnie de sa mère, Marie Nizolles accomp lissait chaque
jour cette promen ade matinal e.
l'ervent e de l'équita tion, elle adorait faire courir son
cheval sur cet immens e tapis ocré que rongeai t le flot
et que les Parisien s, retenus par la capitale , n'avaie nt
�6
LES DEUX BEAUTÉS
pas encore envahi. Généralement, elle suivait la plage
aussi longuement que possible, puis gagnait la route et
s'engageait ennn dans ia grande avenue de Dives, toute
bruissante des murmures du feuillage agité par l'haleine pure de l'air.
Elle aimait cette cité modestc, aux claires maisons
blanches surmontées de lonrds pignons normands, si
différente de sa voisine élégante, faite de somptueuses villas. Avec ses rues boss Iles, ses façades traversées
de solives à la mode anciennc, sa grand'place où certaiHs jours palpitait le marché, vibrant des appels des
marchandes coiffées de capotes de paille !loire, la
petite ville exllalait un charme rustique. De rudes senteurs d'algue ct de goudron s'échappaient de son port
où des barCJue~
de pêches sommeillaient sur l'cau verte,
piquant sur le ciel les triangles blancs de leurs voiles.
Ce matin-là, comme Marie ntteignait l'allée ombreuse
qui ml!ne vers la place, Jérôme nt un brnsCjue écart,
eHrayé par le soudain claquement d'une lourde porte
il claire-voie, qui fermait un cottage ceinturé d'un jardin tout embaumé de lilas. Un cavalier venait d'en
f'ortlr, snrgi, semblait-il, de ces ombrages lHtl'fumés, ct
son apparition inopinée avait saisi le cheval de la jenne lll1e. Le nouveau venu eut un geste, comme s'il
songeait à porter aide à l'amazone, mais celle-ci ayant,
cléjà rait reprendre il Jérôme une allure plus paisible,
il se borna il soulcver son chapeau dans un salut muet
qui était une eXCllse.
Marie i.ncliml à son tour son front et poursuivit son
chemin, mais de re jour, elle rcncontra chaque matin
ce promcncur Cjlli descendait vers la plage, au pas de
son conrsier h;Li <'t pattes llnes et ondoyante crinière.
Bientôt, elle s'aperçut qlle le cQvnlier demeurait dans
sa pensée hicn ull-c]elà de cette fugitive minute où ils
sc croisaient. Tn i Ile él:tnc(oe, llère allure, traits agréahies. cc jelllle homme sorti cl 'Il Il bouquet de lilas était
en effet propre ù. hanler l'esprit d'une jeune Olle.
lngénllment, Marie s'nttarda dn.vuntage, cllaquo mutin, il nouer sa cllevclllre blonde en une molle torsade qui garnissuit sa nuque ct 11 lui arrivait de pi-
�L.ES DEUX BEAUTaS
7
quer une fleur fratche dans sa chemisette légère, de
l'egarder longuement dans le miroir son visage coloré d'une imperceptible rougeur.
- Le verrai-je aujourd'hui ?
Cette question gisait inconsciemment au fond de son
cœur chaque fois qu'elle enfourchait Jérùme et que
le petit cheval la menait vers le lisse tapis du sable,
étonnamment Jaune sous le bleu. vi! du ciel matinal.
Sans doute l'apparition de cette amazone n'était pas
désagréable au cavalier, car de son côté il scrutait anxieusement les alentours dès qu'il approchait de l'endroit où d'ordinaire il la rencontrait. Sa physionomie prenait une expression heureuse quand il découvrait Marie, si Une et si crânement campée sur sa
monture, sa c11lotte d.'équitation et ses bottes fnisant
opposilion à sa J1gul'e un peu enfantine, ses yeux embués de rêve,
Ainsi qll'au [Jremier jour, il se borna à un salut, mais
il lui sembla que leur sourire à tons deux était un
muet CO lloque, l' aveu de leur mutuelle sympathie.
11 ne se Iromptlit pus; aussi Marie s'erraroucha-t-elle
bientôt de cette idylle sans parole née dans la troublante haleine de la mer ct le parfum des fleurs. Un
vague tumulte ngi.lait le cœur dc la jeune fllle, elle
hésilait à. reconnaltre l'amour dn.ns cet émoi jusqu'ici
inconnu d'elle .ElIe estim a qu'elle faisait mal, que
cetle promenade si régulièrement accomplie ressemblait rort à un rendez-vous.
Quoiqu'il lui en coutât, elle résolut de changer d'itinérairo ct loin d'aller vers la mer, elle s'enfonça dans
la campagne qui rayonnait de toute la splondeur de
ce printemps tout neuf. Mais ni les vergers épanouis,
ni les denwlles légères des feuillages tendres, ni le
vol zigzaguant des papillons traversant l'air comme
Ù<l mouvants pétales ne parvinrent à la distraire de
la ponsée du cavalier qui occupait son âme. Pourtant
elle tint bon plusieLlrs jours, se défendit de voler vers
Dives, de céder aux mille prétextes que son esprit forgeait pour la rejeter sur la route enchantée où sc
promenait l'amour.
�8
U.S DEUX BEAUT~S
Ce fut Mme Nizolles qui elle-même rompit sa résolution en lui disant un soir :
- Ma petit..e Marie, iras-tu à Dives demain matin?
Je voudrais que tu ailles chez la mère Lantu qui babite la grand'rue, pour lui commander des fruits.
La jeune tille sentiL SOIl t:œur bondir, elle fut sur
le point d'avouer à sa mère la tendre émotion à laquelle elle cédait, mais la pudeur la retint.
Ell e se prit intérieurement à se gourmander, à se taxer de petite tille romanesque s'aballClonnant à la. plus
sotte imagination.
Le lendemaiu, elle lança. nerveusement son cheval sur
la plage, comme si elle voulait braver son cœur, se
prouver que son trouble n'avait été que passager et
qu'il s'était évanoui.
Mais à peine distingua-t-elle le cheval bai de l'inconnu venallt à elle par ce matin lumineux qu'elle
tressaillit. Le jeune llonlflle avait gans doute, lui aussi ,
reconnu sa mOllture, car soudain, d'Ull coup d'éperon,
il se porta en avant, IJlarquant sa hfl.le cie revoir celle
qu'il avait, de]JlJis plusieurs jours, en vain attendue. li
n'osa. pus encore lui adresser la parole, mals ses traits
exprimèrent une joie débordante qui était un aveu
d'amour.
Les joues de Marie s'empourprèrent, il lili semblait
que tout Je bonheur du mon(,le vibrait en elle, elle détourna vivement le front pour wnter de d issimuler
son émoi et piqua c1es deux, contraignant Jérôme au
galop, pressée de dél'oher son visage (lili trahissait
trop clairement l'état de son âme.
Ello alla, droite SUI' su selle, fcn(,lant le vent flui luI
mordait délicieusement les joues ; su l'out..e lui parllt
enchantée, elle Cl'ut que la grande volx de la mer clamait cette C<lrtitude enivrullte apportéo pur les vagues
venant mourir sur ]'6blouissement safran du sable:
u tu es aimée 1 •
�LES DEUX BEAUTÉS
9
CHAPI TnE Il
Juin était venu, amenan t des journée s plus chaudes,
faisant rutiler l'éterne lle cavalca de des flots sous un
fulgura nt soleil.
La plage à présent se peuplai t de tentes pareille s
à des champi gnons colossa ux et multico lores surgis
du sable avec l'arrivé e des baigneu rs. De fraîches toilettes d'été, des pyjama s et des maillot s polychr omes
habillai ent la foule joyeuse soudain répandu e sur ce
bord de nier riant ct en soleillé.
Marie lu regarda it s'ébattr,e du haut d'une fenêtre du
cottage que sa mère avait loué et qui se trouvai t être
juché Sur une légère hauteur . Elle suivait les jeux
des bambin s MUssa nt des château x fragiles, d'éphémères fortecsses et la mélanc olie de son regard distrait n'échap pait pas à Mme Nizolles qui brodait, assise à côté d'elle.
- Tu sembles avoir renoncé Il tes promen ades il.
cheval, mu chérie, dit-elle, et tu m'as tout l'air de
t'ennuy er. Nos amis Dalang eau ne tardero nt guère il
venir, mainten ant. Prends un peu do patience. Veuxtu crue nous allions cet après-m idi au casino ? Il ouvre
ses portes.
Marie accepta cette proposi tion d'entho usiasme . A
dire le vl'ili, sa mère se tromlm it fort cn attribua nt
Son spJüon à l'absenc e de Silzanne Dalang eau, bien
que celle-ci [üt une amie délicieuse, lire à Marie par
une tl'rs sincore affection. Non, la tri stesso de la charmante enfant avait uno autro cause et si elle n'en révélait pas Je I:>ocl'et, c'était qu'elle en rougissait un peu,
le jugeant puéril.
Dermis dix jours, Je cavalie r dû la plage n'avait plus
reparu., il s'étuit évalloui comme un mirage et 1ft jeuC)e
l111e ne pouvait s'empêc her de le regrette r ardemm ent.
�10
LES DEUX BIiAUTKS
VoWl. pourquoi elle paraissait soucieuse, voilà pourquoi elle avait renoncé ù. faire trotter Jérôme vers
Di ves, aux heures claires du matin.
- Est- il p"rti ? Avait-il quitté le cottage aux lil"s ?
Son cœur, il ces questions, ne trouvait pas de réponse
et elle se disait déjà qu'li lui fallait oublier, éteindre
cette tlamme fngitive qui l'avait si follement embrasée:
Elle-même s'étonnait de ne pas se conner ù. sa mère
qu'elle adorait. Veuve de bonne heure, Mme Nizolles,
avait voué à son unique enfant une tendresse profonde;
illtelligente et adroite, elle uvuit toujours su l'ester
l'amie de sa mIe, se transformer en une sorte de grande sœur attentive, gaie ct pleine d'indltlgenco.
C'était la première fois de sa vie que Marie cachait
ses penSées à cette mam::tn dont elle appréciuit tontes
]rs vertus et elle souffrait de son propre silence hien
qu'olle n'arrivtlt pas il le vaincre. L'exquise délicatesse de son caractère, sa pucleur Chal'mallte étaient
!:leu les canse rIe cette cachott.erie. Marie éta it une jeune
1I11e douce ot rÛl'vcnte, cl'une sensibilité aiguë de sensitive . Une légère timidilé, 10. gravité qu'elle apportait
aux mouvcmonls du cœur et les élans profonds dont
olle était capahle raisaient d'olle une fleur rare, une
ilme précieuse, riclle on beautés secrètes.
Son physique était, assorti à son être intérieur, sa
taille mince ot sa pille chove1ure lui donnaient un air
frugile autant que ses grands yeux ardents comme des
diamants l1oil'5 ot ses traits menus. Bien qu'ollo ne
fut pas véritab1emont jolie, son charme était si prenant, sI pur, il traduisait si mervoillellsement son âme
adCJl'llhle qu'il arrivait souvellt il Mme Nizolles de dire
011 la uontc mll1:wt avoc un sourire:
- l\Ia petite Marie, tu es mieux que bolle 1
Troublée par cette idyll e éclose clans son cœur naïf
autant que par la façon sO\l(laino dont 0110 s mblalt
s'i nterrompre, la jeune Illle espéra dans le plaisir pOUl'
faIre diversion :i. ses pensées et elle s'écria:
- Oh oui, allons au casino, je m'onnuie 1
Quelques honres plus tard, rovêtue ù'une toilette
plus !rarche qu'un bouquet, ello grn.',!issait les marches
�L~S
DEUX BL~UTÉS
11
donnan t accès il la terrasse d,e l'établis sement et, installant sa mère dans un fauteuil , elle prenait place
à côté d'elle devant une des tables ornées de fleurs
et protégé es par de vastes parasol s oranges , lumine ux
et ronds comme des fruits.
Au delà de la balustra de était le sable et puis la
mer roulant des llamm es, des cascade s d'étince lles, des
fragmen ts de rayons chus du ciel, et qui s'ourlai t
d'écume bouillo nnante accouru e des lointain s avec un
grand fracas de chute et de vagues brisées.
La jeune /lUe écouta cette colossale sympho nie venue du large ù. laque1le sc joignai t la musifJue de l'orplaintes harmon ieuse. des violons, chant
chestr e;
grave du violoncelle. Et de nouvea u ces rythme s et ces
mélodies lui molliss ant le cœur, elle songea à l'inconnLl qui l' avait charmé e.
- Je ne le reverra i plus, se dit-elle uvec un soupir.
Mais elle n'uvait pas plutôt émis cetto penSée qu'elle
vit apparaî tre c<llu i auquel elle rêvait.
Le jeune 110mme était accomp agné d'\1n ami; Marie,
le cœur bondiss ant, trouva qu'il était pâle et qu'une
fatigue paraiss ait tirer ses traits.
- 1l (J. été malade sans dOllte se dit-elle, émue. Voilà pourquo i il avait renoncé à ses promen ades.
L'incon nu étuit à pr6sent sur ln. terrasse et son regurd triompl1rtnt, l'expres sion ravie de son visage disaient clairem ent à la jeune fille qu'il l'avait aperçue
et qu'il savoura it une vive joie à la surprise de c~te
r encontr e.
Une table toute proche de celle occupée par les deux
femmes sc trouvan t libre, il s'y installa , traînan t à
sn suite son compag non. Marie ne tarda pas à comprendre qu'il portait sa convers ation SUl' un diapaso n
assoz élevé, dans le but de sc faire entendr,e d'elle,
et elle écouta les phrases qui venaien t l.t son oreille,
mèlées à la mUSique ct aux clam eurs des flots.
- Un refroidi ssemen t stupide qui m'a retenu huit
jours au lit, mon cher. J'en étais fou de rage ;
- Oui, il est en orret désagré able de passer s{)s va.
cances tout grelotta nt de flèvre, sous sos couvert ures.
�12
LES DEUX BIlAUTÉS
Je ne regrettais que mes promena,des il cheval, je
ne sais ce que j'aurais donné pour pouvoir à nouveau
monter mon bai et m'élancer sur la plage.
- Tu aimes donc tant l'équitation. ?
- Depuis que je suis ici, j'en raf(ole,
- Pourquoi depuis que tu es ici ?
- Pour cela 1 Tu ne peux pas comprendre et j~ ne
puis t'expliquer,
Le compagnon du jeune homme ouvrit des yeux
allUris qui. posaient une question, mais lui, sans
l'éponùre, 6clnta d'un rire heureux qui sonna clair
dans l'air vibrant et il dit avec un intense tremblement dans la voix :
- Comme il y a des instants qui sont doux à vivre,
cet après-midi me ùédommage de dix jours de tristesse 1
Disant cela il avait tourné la tête dans la directi.on
de Mlle NizoJlcs et pos6 sur elle un regard plein d'une
tendresse respectucuse mais véhémente,
Une joie prodigieuse déferla sur Marle, elle ne put
J'l'primer un sourire il l'adresse de cet audaciellx chal'Jl1ant qui, sans qu'il en partît, lui faisait un aveu,
Quelques jours plus tard, Suzanne Dalangeau arrivait il Houlgate avee ses parents et la première fois
ql:'elle sc promena sur la plnge en compagnie do
l\larie, elle poussa une exclamation on tenrlant ses
mains vers un jeune 1l0JIlme qui venait il elle avec
empressement :
- Maître
nlc11ard Valirat
s'6cria-t-elle,
Quelle
bonne sl1rprise 1
C'en {)tait fait, la glace 6tait rompue, Hichard Valirat était le cavalier qui hantait les rêves ùe la douce
l\larje et il était bien connu ùes Dnlangeau, lesf[ucls
comptaient son père, avocat réputé. pal'Illi leurs amis,
Reçu au barreau depllis deux nns, nichal'd suivait
IJrillnmmertt les traces paternelles et l'on n.ugurnJt
ro',r lui un avenIr éclatant, Ayant, l'unn6e préc6dentc,
h6rit~
d'un l1ncle C(l cottage fleuri de lilas qut se trouvait sur la l'oute de Dives, 11 venait là passel' ses vacances ct la rencontre de ln blonde amazono l'avnit
�LES DEUX BEAUTÉ!!
13
rE'mpli d'un ravissement profond. Les présentations
furent vite faites. De ce jour, le jeune homme se mit
à fréquenter la villa que s'étaient choisie les Dalankenu, aV0':: une inlassable assiduité.
-- Comme tu es de\'enue gaie, tu chantes sans cesse
nt lJient-"Jt Mme Nizolles à sa 11 Ile.
Et elle l'embrassa avec un sourire en ajoutant :
- Tu as raison, ma chérfe, ton choL'.: est parfait
ct je l'approuve 1 Ne t'inquiète point, ce futur grand
a.vc, 'i.lt n'aura guère besoin de son éloquence pour
pln.i,lcr sa cause aupr{)s de moi, le jour où il me
demandera ta main.
• J.{) .' uUt où il me demandera ta main .. , 1 » La phrase
sonna etran;;ement dans le cœur de Marie. Cette minute capitale 6tait-elle proche ? Pourquoi, à présent
que tout l'y autorisait, Richard ne se déclarait-iJ
P(;illt ?
CHAPI'l'nE III
Il Y avait grand bal dans la villa des ])aJnngeall,
Des lampes chinoises pareilles à de gros fruits 1111(1i.n{)nx étaient pendues aux arbres du jardIn et des vio10ns étaient placés derrière les rideallX des bosquets.
Les suIons bai g naient dans l' éblouissante clarté des
lustres, des fleurs fraT cl1es y répandaient leurs parrums.
Marie tournoyait au bras du bien-aimé qui l'enveLoppaU d'un regard ravi.
- MadernolselJ{) Marie, ne trouvez-pas que cette soirée est déljcieuse ? Pour ma pmt, j<l voudrais que
cette dan se ne cessl'l.t jamais 1
Elle leva Sur lui ses yeux de sombre velours. 11 y lut
l'amour, le cllaste don de son âme et dit, la voix
troublée :
�LES DEUX BEAUTES
Vou. ête, la plus exquisu des jeunc!! filles 1 Oserai-je vous dire combien ...
L'orchestre s'arrêta, coupant la phrase et Suzanne
Dalangcau, survenue brusquement, acheva de rompre
le cllurme de ce colloque sentimental, retenant le serment tout près de s'échapper des lèvres de nichure!.
- Venez vous rafralcllir ttu buCret, nt-elle. Il faut que
je vous fas&e faire la connaissance d'une nouvelle
venue : Mlle Ronceray, la Olle d'un ami de papa.
Et. entralnant les deux jeun,es gens à sa suite, elle
leur lit ql1ittA:lr le jardin pour rentrer au salon.
Dès qu'elle y pénétra, Marie eut un gra,nd bate~n
de cœur, elle se sentit étreinte U'un pressentiment douloureux : Mlle nonceray était divinement belle 1
Grande, la ligne merveilleuse Ue son corps gainée
dans une souple moire blanche, ses cheveux aux tons
do Hamm es lui faisait un éclatant diadème que rehaussait encore le lait pur de son teint. Ses traits avaient
une régularité de statue antique et s'éclairaient d'yeux
irnrnenS<ls, verts et changeants comme la mcr proConde. A la perfection de sa beauté, elle ajoutait une
grilce souple et presque féline, un charme saisissant,
irré::Hstible, lIne voix subjugante il la fois caline et
gra VC, pleine d'accents mœlleux. Et tous ses dons
(:taient parés de ce nom rOlOanesque : Manon.
Mlle nonceray était la nlle d'un industriel (lue des
intérêts commerciaux liaient à l\l. Dalangeau ; Suzanne touterois n'avait guère jusQue-là cu l'occasion de
10. connaître, car l'éblouissante Jeune !lUe voyageait
beaucoup avec so. mère qui entendait ainsi parachever
son éducation.
Mais Manon était une véritable fée ; sachant dès
l'ahord charmer tout le monde, elle conQuit aussitôt Suzanne autant que tous les hOtes d.e cette maison en
rOte ct devint cn un clin d'œil la reine de la soirée.
Richard n'échappa pas à cette emprise, Marie lut
dans son regard rivé à cette beauté souvern.ine, une
admiraLTon enthousiaste qu'il ne che!' hait mOme pas
fi. cacher. II oublia la douce enfant blonde, les mots
d'amour qu'il avait été sur le point dE' prononcer et
�LES DEUX BliAUTÎiS
15
se mêla à la cour qui se forma d'cmblé. autour de la
nouvelle venue.
Marie eut une sensation aiguë de J50litude : quelque
chose se rompait en elle, la douleur pour la première
fois venait de l'atteilldre, la touchait au milieu de
cette nuit merveilleuse, enchantée de musique et cou·
ronnée d'étoiles.
Elle eut tout d'abord la force de laire bon vIsage,
de masquer sous une apparente gaieté sa mortiflcation, ma is bientôt elle ne put plus supporter cet abandon subit, ceHe indifférence dans laquelle le jeune
avocat la laissait soudain sombrer et, prétextant une
migmine, elle abrégea son supplice et quitta la fête avec
sa mère à laquelle l'attitude de Hichal'd Valirat n'avait
pas échappé.
Après le prem icI' éclat de ses larmes et de son chagrin, elle espéra que nichard allait se reprendre, que
la captivante beauté de Mlle nonceray ne l'avait que
passagèrement ébloui et qu'il allait lui revenir, lui témoigner la même émotion vendre dont il la charmait
depuis des jours.
ll élas 1 il n'en fut rien. Le jeune homme s'attacha
au contraire au char de .la belle Manon, s'enrôla dans
la troupe d'admirateurs qu'on lui voyait partout traIner après elle, sur la plage, dans les promenades, au
casino et il délaissa complètement Marie, reparut ù
peine à la villa des Dalangeau. De touLe évidence, 11 ne
songeait plus lIu tout à s'unir à Mlle Nizolles et briguait plutôt avec emportement, d'obtenir la main de
cette beauté si rare qui l'avait subjugué.
Suzanne Dulangeau se rendit compte du ravage que
l'arrivée de sa nouvelle amie avait opéré dans le cœur
lie la pauvre Marie et elle en fllt navrre. Quant à
Mme Nizollcs, saisissant tout ce que cette désillusion
premièN! devait avoir de cruel pour l'être délicat
qll'étnit sa fille, elle tenta d'arracher la pauvre enfant
au spectacle de ln victoire de sa rivalo.
- ]\)a chérie, lui dit-elle, malgré quo je te voie souffrir, je bénis les circonstances qui nous ont permIs de
découvrir à. temps toute la légèreté. l'inconstance du
�16
LES DEUX BEAUTÉS
caractère de M. Valirat. Il n'est pas de ceux qui peuvent rendre une femme heureuse et lui assurer un
paisible foyer. La perte que tu tais en lui t'est mo·
mentanément pénible, mais elle n'est pas grande, ma
petite Marie, crois-moi.
La Jeune fine ne répondit pas, son chagrin était encore trop ncu! pour qu'elle pût envisager de le surmonter.
- Il ne faut pas que nous restions ici, ajouta Mme
Nizolles, cela te fait trop de peine de voir Richard
sans cesse attacllé au.x pas de Manon Honceray. Il
faut que tu l'oublies, et pour cela il faut partir.
Marie était 11ère, elle ne supporta pas l'idée de fuir
l'inl1dèle.
- Hichard mérite-t-il que je lui laisse voir tout le
prix que j'attachais à son amour? IH-elle. Non, n'cst-cc
pas ? Ce serait pour lui une victoire et pour moi une
humiliailon. Je préfère achever nos vacances ici comme
nous nous l'étions proposé. Le meilleur moyen de
cesser de l'aimer n'est-il pas de le voir me trahir '1
Qnant ù. Mlle nonceray, 110 crois pas, mère que je lu!
garde de la rancune, cl le ignorait fort protJablement
que nous étions prèS de nous fiancer; Richard, sans aucun doute, se sera bien gardé de le lui dire.
Mme i\'izolles considéra sa fille avec tendresse.
- Tu es bonnc et sage, ma petite Marie, dit-clle, agis
ft ton gré ; demeurons ici, si c'cst ton désir.
Marie la remercia, puis elle monta fi. sa chambre et
elle demeura longuement devant son miroir, fixant
doulourcusemcnt son visage où roulaient des larmes
Ien tes, amères.
Ah 1 comme 1:anon Ronceray était belle 1 Comme elle
excusait presque nichard de s'f)trc laissé emporter le
cœllr pal' cette fée, aux cOtés de laquelle sa mièvre
Jolicsse devait s'évanouir 1
- N'cst-t1 pas hlen naturel (Ju'il me la préfère ? murmura-t-elle accaulé<l. Le cœur d'un !lomme résiste-t-ll
il. la beauté 1
�17
tES DEUX BEAUTtS
CHAPITRE IV
Les. doigts agiles de Claude Lariège couraie nt sur le
clavier du piano, tirant des touches des harmon ies délicates qui s'envola ient par la baie ouverte du salon,
allant se nouer au large chant de la mer infinim ent
paisible cette après-m idi là.
Le vent tiède entrait dans la pièce, apporta it ].es arOmes 6chappés aux parterre s du parc qui mettait autour
de la vaste maison un anneau de v·e rdure et de fieurs.
Le soleil faisait Irruptio n en même temps que ce zéphyr, posaIt une auréole sur le front de l'artiste , tombait droit sur ses yeux immobi les qu'il ne parvena it
pas à fai re ciller.
- Aimes-tu ce prélude, mère ? dit le jeune homme .
Je l'al conçu en retrouv ant le fracas des vagues, à mon
réveil. Il me semblai t que l'aub e devait être si belle
sur cette cau bondiss ante, tout empour prée sans doute,
par les rougeoi ements du matin.
- Oui, Claude, répondi t Mme Larlège, c'était beau
et til musiqu e est belle aussi.
Il y ent un court silence, dans lequel la clochette de
la grIlle d'entrée retent.it.
- Voilà nos locatair es, fit la vieille dame. C'est vraiment aimallle à elles de venir nous faire cette visite
de bon voisinage.
Et laissant son Ills reprend re ses mélodies, elle descendit les marche s de la terrasse, s'engag ea dans les
allées, se portant à la rencont re des visiteuses.
venaIt passer l'été dans
Chaquo année, Mme Larièg~
cette admirab le proprié té que la mer touchai t li. marée
haute et elle louait à. des estivan ts le cottage qu'elle
avait fait bâtir dans le fond du parc, p6ur en retirer
un revenu. Séparé seuleme nt de l'habita tion mère par
une simple hale de fusains, le petit chalet bénéficiait
2
�18
LES DEUX BEAUT&S
des ombrag es du vaste jardin et constitu ait une habitation charma nte.
D'ordin aire, Claude et sa mère arrivaie nt dans leur
chère maison norman de dès le mois de mai, mais cette
année-l à, Mme Lariège s'étant trouvée souffra nte, il
leur avait fallu demeur er à Paris plus longtem ps que
de coutum e.
La location du chalet s'était opérée par le truchem ent
d'un notaire et les locatair<ls n'étaien t autres que Mme
Nizolles et Mari<l, que cc cottage riant avait séduite s
dès qu'elles étaient arrivée s à Houlga te.
Voyant une voiture entrer dans le parc et les volets
du domain e tourner sur leurs gonds, Mme Nizolles avait
dlt à sa fille :
- Voilà notre proprié taire arri vèe, ma chérie. 11
nous faudrai t bien lui rendre visite, cc serait plus correct. J e v<.lis la faire préveni r que nous <.lVOns l'intention de l'aller voir demain .
 présent, les deux femmes avança ient dans
le grav ier crissan t des allées, voyant vcnir il elles la silhouet te vêlll<l de noir de Mme Larirgc , ses ép,wles J1récocement affaissé es el la couronn e de ses cheveux blancs
surmon tant SOIl visage ruiné, prémrLturément touché
pal' les TTlarques de la vieillesse.
Et soudaiu Mme Nizolles s'al'T'èta, une émotion intense la sais it, de jolis sOllvrnirs d'enfan ce remont rent en e ll e; e ll e cru t voir, marcha nt il côté cie cette
vieille dame, qui s'en vella it au long des pelollses, le
spectre d'une jeune Illle délicieu se qui ava it été son
amie tle pension .
- Clotlld 1 s'écria-t -ell e.
La mère de Claude leva l a tête, Clotilde Daubry 1
Oui, c'était bien elle 1 Les deux femmes avaient vécu
côte à cOLe les années enchant ées de leur adolesc ence.
Un tr s doux émoi les gagna ct elles s'emura ssèrent,
h eureuse s de ce hasard qui allait renouer une amitié
qn'autr efols les diverge nces de leurs vies avaient rompue,
- Henriet te 1 toi 1
Mille Lal'iège avait prononc é cette exclam ation d'UM
�LES DEUX BEAUTÉS
19
voix mélanc olique, comme un peu éteinte, brisée par
les chagriIt s qui avaient si vite argenté sa chevelu re ct
fané ses traits.
Elle posa ses regards sur Marie et interrog ea :
- Ta fUle ?
Sur l'acquie scemen t de Mme Nizolles, elle dit avec
un Sourire :
- Comme elle est charma nte 1
Et prenan t le bras de toutes delL'C, elle les conduis it
dans le vaste living-room qui précéda it le salon, les
installa dans les bergère s rustiqu es qui l'ornaie nt.
- Comme tu es restée jeune, Henriet te 1 nt-eJl.e. Tu
sembles être la. grande sœur de ton enfant.
Elle passa sa main sur son front ridé, envahie par
des pensées amères, mais Mme Nizolles, prompt e à déCOuvrir la douleur dans autrui, jeta la convers ation
SUr les souveni rs radieux de leur jeun'esse.
- Te souvien s-tu?
- Est-ce que tu te rappelle s 1...
- Sais-tu encore 1...
Les questio ns se pressa ient sur lenrs lèv res, appelan t
les réminis cences tl'heure s enfuies, évoqua nt le passé.
Puis Mme Nizolles raconta sa vie, son veuvage, enfin
le bonheu r qu'elle goütait auprès de sa fille.
- Et toi, CloLilde ? interrogea-t-elle.
Mme Lari ge avait, elle aussi, perdu son mari, mais
depuis pe d'années seulement, et le chagrin qui l'avait
prématu rément vieillie, était antérie ur a ce lieuil.
- C'est que, vois-tu, JIemiet tc, si toi tu as été une
Tllère heureus e, dit-elle, moi...
Elle n'ach eva pas, le son du piano qui jusque là
avait résonné dan s Je salon voisin v()nait de s'éteindre et la porte vitrée qui s6paro.it les deux pièces s'ouvrit, livrant passage à Claude.
- bh bien 1 mère, dit-il, ces dames sont-ell es là ?
Il demeur ait immobile, les yelL'C fixes, a.ttendant qu'on
lui répondî t. Marie et sa mère, bouleversées, comprirent aussitôt Je dram e de la vic de Clotilde Lariège: son
Ills était aveugle 1
- Oui, monsie ur, dit Mme Nizolles, en se portant vi-
�20
LES DIlUX BEAUTÉS
vement vers l'inClrme ct en lui prellant la main. Et
ce n'est pas seulement une voisine qu'il vous faut saluer en moi, mais une vieille amie de votre mère.
- Te rappelles-tu, Claude, combien souvent je t'ai
parlé d'Henriette, ma camarade de pension dont j'avais
gardé un si vi! souvenir, Eh bien, imagines-tu ce hasard ? Madame Nizolles n'est autre que cette a.mie
bien-aimée que j'avais perdue de vue depuis si longtemps 1 Sa Ulle Marie, qui est SOI1 image, me donne
bien de la joie à regarder, car elle me remémore no:;
vingt ans 1
Marle émue, prit à. son tour la main que le jeune
homme tendait dans le vide_
1
- Il est bien entendu que vans restez avec nous
jusqu'au sOIr 1 s'écria Mme Lariège, Je vous laisse un
moment a.vee Claude et je vais donner des ordres
pour le dlner,
Elle sortit et il y eut un court silence, pendant lequel Marie et sa mère considérèrent 10 jeune homme
avoc compassion.
ClaUde Larlège 6tait benu, ses traits nobles ct graveo
exprimaient une mélancolie douce, r6sIgn6(). La soie
souple et bouclée de ses cheveux encadrait admirablement son front vaste, plein do pensées et il émanait de son visage une souriante tristesse qul était
poignante, Ses yeux d'un bleu sombre, velouté, semblaient des Joyaux inutiles, ngés derrière les franges
longues de ses clis. Il étJ.it grand, un peu [rêlo et sn.
perfection physlque ne rendait que plus d6chirante
Son inllrmlté.
- Je suis bien heureux de cette rencontre, fit-il. Votre volslnuge, Mesdames, sera certainement précieux
il. ma mère.
Il sonrit et ajouta :
- I1enrlette... Oui, Je me souviens parfi1temn~
d'une photographie qui tlgurait dans J'ullJ\lm ùe maman et qui vous montrait, Madame, avec un grand
papillon de soie noire nouant vos cheveux blonds que
coiJ'fait un énorme chup~
tout fleuri. Ma m6moire
a gardé d'une fa.çon précise les Images aperçues Jadis,
�LES DEUX BEAUTÉS
21
elles revivent en moi, à présent qM mes yeux se sont
éteints.
- Comment 'ce malheu r vous est-il arrivé ? interrogea Mme Nizolles.
- Un accident stupide survenu alors que j'étais âgé
de treize ans. Ma mère ne s'en cst jamaIs consolée,
pour lui montre r que le
quelque effort que je fl~se
suis heureux tout de même, malgré la nuit qui m'en·
vironne. Je vis dans 10 souvenir de la lumière et j'amOur de la musique quI est ma joie. Avec la tendresse
maternelle, cet univers-là me suffit. J'y bâtis des rêves
et je les dénoue avec des harmonies, tout pour moi
est un chant, le monde est un prodigieux cantique qui
m'habit e et me console ...
Une émotion intense travers a Marle, le courage de
l'aveugle, sa résignation, la toucha. La désillusion sen·
tlmentale qui venait de l'atteind re l'ayant laissée meur·
trie, elle éprouva pour cet être, si durement frappé par
le destin, un élan, se sentit pOSSéder avec lui des afllnités.
- Ne nous suivrez-vous pas dans nos excursions,
Monsienr, proposa-t-elle, je mc te rai votre guide 1
Cett.e oUre spontanée faite par cette voix si Jeune et
si frutche toucha vivement Claude.
- , Je vous remercie, dit-il, mals Jè ne quitte guère 10
parc, je redoute le monde, la foule de la plage, et la
Solitude de notre petit domaine m'est chère. Mais si
vous voulez emmen er maman cela la. distraira. et
J'en serais bien content !
Marie échang ea un regard avec sa mère, l'infirme
venait de trahir les blessures de son cœur, la douloureuse pudeur qui le !u.isalt fuir ses semblables, s'Isoler
avec son art, lequel lui servait de refugo contre les
COnséquences cruelles de sa cécité.
Mme Lariège revint auprès de SeS amies et blentOt
on servit le dtner. Dans la Joie de voir sa maison
animée par cette visite, l'hOtesse avait fait dresser
la table avec recherche. Les cristaux et l'argen t ciselé
voisinaient avec ln porcelaine fine et des calices fruls
s'épano uissaien t dans les surtouts.
�22
LES DEUX BEAUTÉS
Claude huma le parfum qui s'exhal ait d'eux.
- Il Y a des fleurs, dit-il.
- Oui, dit viveme nt Marie, des roses adorabl es. Votre mère a fait un choix exquis. Les unes sont pourpre s,
éclatantes, eaes font opposition il. leurs voisines, pales,
si délicate ment teintées .. . Et puis, il y en a de sombres, on dirait leurs péLales ourlés de nuit... C'est
ravissan t.
Claude eut un sourire recon naissan t.
- Merci, Mademoiselle, fit-il, je vois à présent ce
bouquet que vous m'avez décrit d'une façon si vivante
et son image m'est douce autant que votre pensée eharitable.
Le repas comen~
et Mme Tizolles s'efforç a de le
rendre le plus gai possIble Ce lni fut chose plus aisée
qu'elle ne se l'était imaginé tout d'abord . Claude était
d'une humeur enjouée, spiritue lle; il était visible qu'il
prenaiL souci de ne pas attriste r son entoura ge par
10. mélancolie quo créaien t en lui ses peines intérieu res.
CallseUt' aimable et lettré, il posséda it l'art de sou'
tenir une convers ation et les minute,s, avec lni, fuyaIen t
sans qu'on s'en aperçût . Mais sa gaîté trancha it avec
Je tatonne ment de ses mains sur la nappe, los hésttations de sa fourchetto chercha nt les mets dans son
assiette, toutes les petites misères consécutives à son
infirmité et qui rendaie nt son enjouem ent pathétiq ue.
Marie l'observ ait, satsie de pitié. Pourtan t, elle le sentaIt si dOlllol1rellSement fier qu'elle se gardait de laisser
percer son sontiment, redouta nt quo la moindr e parolo
imprud ento pût l'atteind re, froisser sa sensibil ité.
Clr1,llde n.vait vingt-cinq ans, il avait tlpreme nt cherché dans son art la résigna tion ct laissait suppose r
qu'il l'avait trouvée ; il donnait toutes ses hour s à. la
musiqu e, mais n'avait pas vonlu faire profession de
son talent, d'abord parce qu'il se jugeait avec modesti', ensuite parce que son état 10 fnis,\jt se retrancher clans une solitude farouch e dont il ne sortait
qu'avec crainte, avec uno anxieus e timid ité.
�LES DEUX BEAUTÉS
23
Le repas prit Dn, Mme Lariège fit passer ses invités
au salon.
- Ne nous joueras -tu pas quelque s chose, Claude ?
in terrogea-t-elle.
Le jeune homrpe s'assit devant son instrum ent, ses
doigts frôlèren t l'ivoire des touches d'une vibrant e caresse. TauLe la splende ur du soir entrait par la baie
ouverte, le soleil n'était plus qu'un rouge disque fondant dans de grands remous d'or, de mols va.llonnemènts de nuages embrasé s. Puis il s'éteign it, le ciel
se mit il verdir, quelque s étoiles s'accroc hèrent à sa
SOie pâle tendue par-des sus la mer. Les vagues venues avec la marée touchai ent à présent le mur de la
nroprié té qui descend ait à pic sur la plage, on les
entenda it bruire ct clapote r dans les soupirs qui ponctuaient la mélodie.
L'artist e jOlJait toujour s, indiffér ent à l'ombre naissante ; son :lme nalnitai t dans ces notes légères qui
s'égren aient dans le crépusc ule.
Marie l'écouta it, émue, devinan t le tragiqu e de cc
chant montan t vers les nues fastueu ses qui n'étaien t
POur l'artiste qu'un lourd rideau noir.
Elle eut vers lui un élan fraterne l, protond , et l'image de Richard Valirat s'estom na un peu dans sa pensée, devant cette infortun e et la grande ur de cet hym·
ne aveugle et poignan t.
CHAPITIŒ V
- Marie, êtes-vous prète ? OlJb1iez-vous que vous
m'avez promis ulle grande promen ade uujourd'llUi '1
Le joli rire de la jeune fille tinta dans l'air et elle
cfin de sa fenêtre :
- Me voilà, Monsionr j'impati ent !
C'était à Claude qu'ellc réponda it ainsi : une douce
amitl6 s'était nouép ntre eux. Les concordarll:es exis-
�24
LES DEUX BEAUTÉS
tant dans leurs goûts et leurs pensées s'avéraient chuque jour plus nombreuses, accentuant leur sympathie.
Au sentiment fraternel et spontané que Marie ressentait pour l'inlirme se joignait une compassion attendrie, une pItié délicate qui se traduis,tient en attentions
charmantes, en soins attentifs, dont le jeune homme
avait bien vite mesuré la valeur.
Un JOUI', il lui avait dit, abandonnant l'appellation
cérémonieuse de : MademOiselle :
- Marie, vous êtes une sœur pour moi 1 Que ne vous
ai-je pas rencontrée plus tôt, que d'amertumes secrètes
m'auraient été épargnées, comme tout m'aurait été
moins cruel 1
Et 11 nvait cherché ses mains, les avait longuement
pressées dans les siennes.
- Vous ne pouvez pas comprendre ce quo vous m'apportez. Certes, j'adore ma mère, et Je ne méconnais
rien de son affection, mais ma pauvre maman est triste
et lassée, je la plains plus que moi-même, et je m'cfforce le plus possible de lui faire oublier que son enfant se débat dans l'ombre. Avec vous, c'est autre
chose, je ne craIns pas de purler de mes yeux morts.
Je vous sens si jeune, si vivante, 11 me semble que
vous infusez en moi la Joie et la lumière 1 Ne voyozvous pas pour moi ? Ne réussissez-vous pas à tout me
dépeindre, ct cela, avec llne si merveilleuse potience ?
Votre pitié qui dans un autro m'aurait ble!;sé, en
vous m'est précieuse et bienfaisante. Vous Otes mes
yeux, Marie 1 Jo tremble on pensant que, la saison
llnle, je vais VOllS perdre et que Je relornberai dans
la nuit 1
-. Et qui vous dit que VOllS me perdrez, Claude ?
avait répondu la j\lune fille. Ne pOnrrOnfH10US rester
amis li Paris autant que nous le sommes ici ?
Un doute avait tiré, dans un triste sourire, lu bouche
du jeune homme, mals il n'avait pas exprimé sa pensée.
Il se rendait bien compte que la vic allait lui roprendre
cette compagne adorable et qu'il était biell na1urel
qu'elle ne continuât pas indéfiniment cette tâche de
sœur de charité.
�Ll(S DEUX Bl(AUTÉS
25
- Je ne suis pas égoïsw, je ne demand e pas trop du
destin, avait-il répondu. Votre présence m'est précieuse,
j'en savoure âpreme nt le bienfait, mais je ne m'atten ds
pas à ce qu'elle soit éternelle.
Et ils étaient devenus des compQgnons fldèles, goûtant un viC plaisir dans Jeur communion.
Mme Nizollcs, autant que Mme Lariège, avait vu
naltre cetto amitié avec joie. Elle espérai t qu'elle serait
un dérivuLir à la désillusiofl sentime ntale de Marie
et elle n,e se trompa it pas. La jeune fille était une âme
haute, profonde, son amour blessé lui parut vite puéril
il. cOté de la solide tendresse qu'elle voua à l'infirme,
laquelle était basée sur les plus nobles émotions du
cœur et les affinités dc la pensée. La légèreté de
mCllard, son inconst ance, lui apparu rent avec plus. de
force quand elle le compar a à cet artiste grave, plein
de Son art et que Je sort avait si cruellem ent touché.
Son amitié, sa pitié pour Claude l'occup èrent finalement tout entière et elle ne souffrit plus de rencùnt rer
j'inlidèle en compag nie de la belle Manon et de tous
ses adoraw urs.
- Es-tu consolé e? lut demand a Suzann e Dalungeaù,
Un jour qu'elles se promen aient ensemble sur la plage.
- Oui, avait répondu Mario, nos cœurs, à nichard
et à moi, n'étaien t pa., faits pOUl' s'unir, je le comprends à présent. J'ai tourné la page, ma chèro Suzy,
le beau cavalior du cottage aux lilas est tombé pour
moi dans le passé 1
Et c'était en cffet l'esprit libér6 de touw tristesse
qU'elle entenda it chaque matin la canne de Claude
fouiller los scntes du parc, s'appro cher du cottage et
Je jeune homme l'appele r de sa voix mélancolique.
Ce matin encore, elle lui répondi t avec gaieté, heureUSe d'uppor ter du plal!;lr li. cet éprouvé.
Tout d'abord , leurs promen ades s'étaien t bornées aux
allées du parc, le vaste jardIn que l'été magniOait avait
pris vic dans l'esprit de J'aveugle, tant Mario s'était
attardée à en décrire les moindr es contours, les fie urs
les plus cachées.
�26
LES DEUX BEAUTÉS
Elle s'émouvait devant la curiosité avide de ce pauvre être privé de lumi ère et qui ne viva it que de souvenirs enregistrés par sa m émoire -lllX temps de son
enfance. Elle prenait une pein e inflnie il, peupler de
tableaux r a di eux so n obscurité, à lui révél er les couleurs, II lui qui ne distin g'J lJ. it qU H les ~o ns :
E'~
- 1(;1, l'ombre I)leuit l'herbe, Claude. Nous som
son s la voûte du fe uil. age qu e Vù1J S (·n tC'ndez pruire.
Le so leil, qui r ayon ne par-ùess us, tente de se couler
entre le fouilli s des bran chages que la bris8 agile.
Tl pose des tach es jaun es et dansantes sur le gazon.
_. i.es glai eul s so nt épunouis, il S ont l'a ir de gr'lndes llambées r oses. Les papill ons autour font leur ballet, Claud e. Leurs ail es so nt cles palettes. Ils son t ivres
de parfum s et de so leil et ils se pourchassent, tournoient, palpitent...
- Le saule de la grande pelouse agile tous ses falbalas verts qu e fouille le vent, c'es t un déploiement cle
[rou!rou s ùe sinople, l'arbre r essembl e à une clan seu s'e
lente, soulevant mollement ses m nltip les dessous.
- Oui, le soir est tout proche, c'est dlfficile de vou s
ex pliqu er la co nlour du ciel, Claude. VOli S souve nezVO LI S des tons iri sés des opales ? Il Y a des lambeaux
de rayons accr ochés i\ chaqu e nn age et là-dessous, la
1ner miroite, laqu éo ù' or et ourlée d' éc um e.
Cla ude éco ula it, ravi, r etrou vant dan s les paroles de
son amie l'univers multi co lor o qu'il ava it connu jadi s
et qui pour lui éta it à jamni s' fan é.
Pui s, peu ù. peu, il :lVn it dés iré sor tir do la solitude
uo so n domaine ou il s'éta it si longtemps enfermé; au
bras de Ma rie, il 6tait desce ndll sur la pl ago, il s'était
attard é sllr los bri sa nts qu e ba ttent l e~
vag ues
EL ce m rÜin -là, la jeun e nll o le mena it vers la campag ll e qui, nu-delà de l'agglom érati on des villas, étulait les rec ta ngles cha toyants de ses prés et ùe sos
cha mps.
Il s 50 prirent à ch eminer long uement au g ré des sentes qui co ura ient au bord des verge rs, le vent chauù
e rrJeuralt le urs vi sages, cl es cll .mts d' oiseaux rythmaient leur march e ct il sembla au pauvre Claude
�LES DEUX BEAUTÉS
27
que. guidé par Jo. main fragile de Marie, il découvrait
à nouveau le monde.
- Comment sont les pmiries ? Y a-t-il des pommiers ? Aperçoit-on des Lermes ?
- Les prairies sont hautes, l'herbe y est drue et les
graminées y dressent leurs fléchettes légères. Il y a
une inltnité de paquerett,es que sans pitié broutent des
bœufs roux, ils nous suivent de leurs regards paisibles, et, au-dessus d'eux les mOllcl1es virevoltent, descompliqués. Les joues
sinant d3.ns l'air des ~igzas
rondes des pommes sont encore vertes, mais il y en a
tant accrochées aux branches noueuses que les arbres
las semblent près de ployer.
Ils s'arrelèrent un instc'l.nt, s'assirent sur un talus
herbeux, aspirant le subtil bouquet des prés auxquels
~'unisaet
les sauvages relents de la mer accourus
Jusque là.
Claud·e se renversa en arrièr·e, se coucha sur le frais
tapis qui couvrait le sol. Ses yeux sans vic reflétaient
l? ciel aveuglant traversé de nuages floconneux, blancs,
tISSés de lumière. Il se taisait, mais Marie avait la
sensation qu'il écoutait intensément vivre la nature,
que celle-ci avait pOUl' lui des chucl101ements qu'elle
ne discernait pas.
Sans doute devina-toit sa pensée, car il dit :
- Dans mon univers obscur, Marie, tout est muSique 1 Bruit d'ailes, frôlements d'élytres, tapage du
vent, bavardage des feuilles qu'il secoue, imperceptibles crissements d'insectes... Vous n'imaginez pas
quelle colossale symphonie je perçois, commo j'en détaille chaque note, chaque soupir.. . C'est en moi une
casCD de de gammes, uno pluio d'arpèges ... Et maintenant, je los associe il toutes les yisions quo vous faites
glisser sur l'écran noir de mes paupières, elles s'y harmonisent, se complètent, prennent un son plus justo,
Plus not il mes oreilles ...
n continua à s'exalter sur les chants dn monde qui,
Si intenSément, vihraicnt en lui, mais Marie, brusquement, s'aperçut qu'elle ne l'écoutait plus, qu'elle nxait
ses prunelles mortes avec douleur et elle ne comprit
�28
LES DEUX BEAUTI, S
pas pourquoi elle ressentait uno telle peine devant
le spectacle de son inOrmité pourquoi elle se pranalt
tout à coup à souhaiter follement qu'un miracle ranimât sa vue éteinte.
CHAPITRE VI
Un orage avait amoncelé par-dessus la mer des
nuées épaisses aux tons d'encre, auxCJuelles étaient
venues se joindre les ombres denses dn soir. De larges éclairs avaient balafré le ciel, révélant le tumulte
des 110ts devenus souduin dérne~
et enfin une pluie
torrentielle, chassée par l'ouragan fllrieux, avait chu
des nuages décllirés où grondait le tonnerre.
Toute la nuit, la tempOte avait fait rage, secouant
les arbres des vergers, hllrlant aux volets des villas,
dressant des murs d'écume aux crêtes des vagues
soulevées, bondissantes,
Et maintenant, c'était le matin, le soleil s'était remis à luire dans l'azur lavé, séchant le sable que la
mer apa isée touchait d'un bouillonnemom lent, paresseux,
Marie ouvrit sa fenOtre, contempla une second'o les
feuillages trempés du parc de Mme Lariège, Des myriacles de gouttes y étaient accrochées que les rayons
transformaIent en rubis, en prigmes, en diamants, en
une multltude de gemmes pareilles il. des astres mInuscules CJue la nuit eOt oul>li6 d'emporter dans ses
sombres voiles,
La jeune femme sc' hiUa de ]I1'o(:(\(lel' à sa toilette et ,
bientOt elle s'engagea SUl' 10 chemin encore tout humide de pluie qui Jllenait Ù ln. villa ùes Dalangeau,
Elle avait promis à Suzanne de passer celte journlio
entière avec elle et Claude s'était résigné Il. son absence en se disant qu'n demeurerait à son piano.
Elle trouva, son amie prOte à descendre avec elle
�LES DEUX BEAUTJl:S
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sur la plage, toutes deux gagnère nt la tente de toile
aux vives couleur s où Mme Dalang eau s'était déjA installée, précéda nt les deux jeunes fllles.
- Une bien triste nouvell e court de bouche en bouche, tIt-elle en les voyant arriver. Une barque de pêche
a sombré cette nuit au large de . Dives, . englout ie par
la tempêLO : trois homme s sont morts et chacun laisse
uue veu vc et des orpheli ns 1
Il n'était en efIet questio n que de ce sinistre parmi
les baigne urs; le sort tragiqu e des familles ' en deuil
Contrastait de 51 poignan te façon avec l'atmos phère de
plaiSir présid,e nt à la vie de plage, que les plus égoïstes en étaient émus.
- Je demand ,e rai l'avi de maman , s'écria Marie, elle
m'autor isera certaine ment à m'intér esser à' ces trois
pauvres femmes. Vous joindrez-vous à mon effort '/
.l\lrn e Dalang eau et Suzann e acqUiescèrent, cette génerosilé spontan éo trouvan t en elles un vit écho.
La matinée ' s'achev a et, Jes deux jeunes amies pasSèrent l'apr8s-midl dans le jardin de la villa, préférant ses frais ombrag es il. l'arden t soleil qui, à présent, dardait sur le sabla. Enfln, une fois que l,e soir
Commença ù descend re, Marie prit conge et se mit en
devoir de regagne r la maison paisible où Claude l'attendait.
- Nous dtn{)fons avec Clotilde at son fils, ma chérie, avait dlt Mme Nizolles, ne te mets pas en retard.
La jeune II11c remont ait la reUte côte au bout de
laqu€lle était la grille du vaste jardin, {)t elle pensait
à l'aveugl e, à son visage émouva nt, son sourire résigné, si dOl/X. Elle allait, son larg,ç c11upeau de paille
à la main, laissant courir le tiède zéphyr de ce crépusCule dans ses cheveux ambrés ; une joie inconsc iente
faIsait rayonn er ses traits, elle se sentait heureus e. La
beau té d,e ce soi r doré que parcour aient des effI11 ves
de mcr ? Non, elle comprit que ce n'était pas le charme dont l'envelo ppait la nature qui mettait en elle
cette allégres se, mais la penstlc de retrouv er Clande
après cette journée passée loin de lui.
- Comme mon amitié pour lui est vive, que je lui
�30
LES DEUX BEAUTÉS
suis attachée ! murmura-t-elle, toute songeuse.
Elle passa la grille, pénétra dans les allées que bordaient les murs embaumés de roses trémières et approcha de la maison. Un bruit de voix vint à elle, elle
leva ses regards et une grande stupeur la fit s'arrêter : Claude se trouvait sur la terrasse en compagnie
de Manon Honceray, de Richard Valirat et de quelques
autres jeunes gens et jeunes fiUes.
Manon Honcer;ay 1
Marie se sentit contrariée de la voir dans cette maison, auprès de cet inOrme qu'au fond d'elle elle appelait son frère. Un vaguo malaise l'étreignait, dont
elle ne détermina point totalement la cause et qu'elle
attrihua Jlna1ement fi. la présence de nichard.
- Que viennent-ils faire ici ? se dit-elle.
Le jeune avocat l'avait vue, il se leva vivement et
vint à elle, comme elle allait gravir léS marcheS; une
gène légère se lisait sur ses traits, il paraissait triste,
ou tout au moins contrarié.
- Mario, rIit-il, nous vous avons cherché sur la plage,
au casino, ct nOliS ne VOliS avons pas trouvée. J'aurais voulu vous consu lter avallt de vonir voir M. Lariège.
Il était vident ([ue le jeune homme éprouvait un
peu de honte, un certain remords de conscience il avoir.
forcé la porte de cette demeure où il savait retrouver celle à laquelle il avait fait verser des pleurs. La
douce enfant n'eut pas le temps de lui répondre, Manon l'appelait, lui tendant joyeusement les mains.
- Ah 1 Mademoiselle Nizolles s'écria-t-elle, que vous
arrivez :.i. propos et que j'avais h ûte de vous voir 1
Sans nul doute VOliS parviendrez mieux que nous à persuader M. Lariège d'Ü consentir il ce que nous lui
domandons. Voilà de quoi il s'agit, je vous fais juge:
le naufrage de la barque do pèche somhrée cette nuit
a, comme VOllS le savez probablement, ému tout le
monde ici, ct, cette <l.près-midi, au casino, comme
nous éllons là toute IIl1e bande joyeuse d'amis, nous
avons décidé ù'unir nos efforts pour venir au secours
des petits orphelins. Nous VOilions dOliller une fête il.
�tES OEUX BEAUTÉS
31
leur bénéOce, n'est-cc pas une bonne idée ? Je suis
cenaine que d'ores et déj:'!. vous vous associez il. nous!
- Certes, fit Marie, touchée.
Et ellc ne put s'empêcher de se faire cette réfleXion : « Manon' n'est pas seulement belle, elle est
bonne aussi ».
- Nous nous sommes entendus avec le directeur du
C::tsino , il nous prêtera sa salle, c'est la première mi1nch" de gagnée 1 Déjà nous sommes dix, possédant des
talents d'amateurs qui nous permettraient de composer
~n
spectacle si nous ne manquions d'un pianiste. Or
11 n'est personne dans Houlgate qui n'ait entendu les
torrents d'harmonie que des doigts habiles font s'envoler de cette maison ... 1 Nous avons cu l'idée de venir trouver M. Lariège pOlir lui demander de nous accorder son concours. Ne voulez-vous pas nous aider
Q]e convaincre ? Il parait hésiter et préfère nous off1'],' une somme d'urgent pour nllS protégés.
~ne
émot ion gagna )\'Tarie, elle devina combien le
VOISlllage de toute cette jeunesse devait troubl·e r Clallde, combien il devait crainùr.c de se mêler fi, elle, lui
qui n'était que tristesses Iièrement dissimulées, douleurs secrètes. Sans doute son cœnr devait le pousser
il seconder Manon dans son charitable but, mais l'exf,reSSion anxieuse (le son visage disait clairement ;\
ll. jeune lille comme il redoulait le conlact de ces frillgl.~ts
jeunes gens, si péllible à sa tim idité d'jnflrme.
EUe s'approcha de lui, posa sa main sur SOIl bras.
I~ tre:'>saillit légèrement il. ce contact, sourit, comme
Sl le seul fait de sentir Marie il. ses cOtés IIJi renclait
déjà un peu de conflance en lui.
- 1· aILes comme il vous plaira, Claude, dit-.elle de
sa voix si tendre, mais si vous acceptez, je serai auprès de vous.
Il ln. remercia de la seule pression cie ses doigts, ému.
Cette s imple phrase ne voulail-.eilc pas dire : je vous
,éviterai tout ce qui vous serait doulO1lreux, je veilleral à ce que rien ne vous heurte ni n.c VOllS blesse,
vous ne serez pas seul dans votre l1uit, au milieu
de cette foule qui VOLIS est étrangère.
�32
LES DEUX BEAUTI~S
- J'accepte, dit-il seulement. Ce sera un bonheur
pour moi de collaborer à une œUvre charitable.
Manon et ses amis poussèrent un hourrah et, après
avoir pris rendez-vous pour les répéUtions qu'ils
escomptaient commencer dès le lendemain, ils quittèrent le domaine.
Marie r,e garda un instant la baute silhouette de Richard Valirat disparattre dans les allées que I.e soir
bleutait. Elle discerna que le vague trouble qui l'agitait ne venait pas de leur rencontre et s'étonna même
de penser il lui d'un cœur si frOid. L'amour qu'elle
avait eu pour le cavalier au coursier bai lul parut
colossalement lointain, détaché d'elle.
- Commû j'ai vite oublié 1 songea-t-elle étonnée. Et
quû m'importe alors de me rapprocher ou non de
Manon TIoncerny '1
Mme Larlège survenant troubla sn, rêverie.
- Venez-vous, mes enfants, 1It.-elle, nous vous attell dons pour nous met.tre il table.
Tou::; trois rejoignirent ln, salle il manger où était
d6j.'!, Mme Nizolles.
- Eb bien Claude, questionna celle·ct, est-ce décidé,
Jouerez-vous "
- Oui, répondit le jeune homme, cur mon ange gardien m'accompagnera 1
Il cherelta il tâtons la main de Marie, y posn, un balser plein de respect, 'de tendresse. Et la jonne fille
oe seutit soudain remuée par un émoi profond, comme
sI cette fllgitive caresse eut 6vûlllé dans son âme des
voix d'elle-même 19non\es et qui clluchotaient un secret qu'clle nc démèlalt point.
�33
LES DEUX BEAUTÉS
CHAPITRE VII
Marie, comme nt est Manon ?
C'était Claude qui posait cette question. Il se prome;!ait avec sa jeune amie dans les allées du jardin,
les feuillag es nouant au-dessus d'eux de bruissa ntes
arcades pleines de chants d'oiseau x. Depuis un moment, il avança it en silence et Marie le croyait abSO:I é paI" les multipl es musiqu es que la nature fairetenUr autour de lui, mais cette interrog ation,
~alt
Jaillie inopiné ment de ses lèvres, révèla. que ses pensées suivaie nt un autre cours, uyaient Mlle noncera y
Pour objet.
Mlle Nizolles dcmeur a interdit e . la semain e qui venait de s'écouler sur la premiè re' visite de Manon au
domaine déJJla rapidem ent dans sa mémoire, -rani
mant en ell0 des inquiét udes que lu question de l'aveugle venait de préciser_
L'organiSlltioll de la fête qui devait secouri r les fal1les des marins naufrag és, avait demand é que l'anClonne rivale de la jeune fille et Claude se rencont rasohaque jour; Manon posséda it en efIet une voix ras~nt
VISSunte et le tour de chant qu'elle prépara it devait
COnstituer le clou de la soirée. Tous les ma.tins elle s'en
Wmait à la demeur e des Lariège pour que le pianiste la
fit répéter et Marie avait cru maintes fois apercev oir
que l'infirm e n'était pas insensi ble au charme captiVant de la lnerveil lellse jeune flllc. Sans doute il ne
POUvait voir scs traits uclmirables, sa silhonett'<l sculpturale, mais Mlle noncera y posséda it ù. l'exlrêm e l'art
ùe séùuire, d'encha nter son entoura ge et, à son inelle déploya it autour du malheu reux Clausu, peut-~lr,
de les mille ressources que son instinct lui fournis sait
pour capter, attirer à elle les cœurs mascul ins.
Marie Ile 11ouvn.H croiro qu'eUe fut asS<lZ dépourv ue
n:
3
�LI!S DEUX BEAUTÉS
à'âme pour songer à se jouer de l'aveugle, à éveiller
en lui un sentiment propre ù le faire soul'frir.
- Non, disait-€lle l'idée qu'elle a eue d'organiser
ceUe fête ne prouv·e-t-elle pas qu'elle est bonne ct charitable ?
Efle rejeta ses soupçons, sc dit qu'elle se trompait,
s'accusa mljme d'injustice et se contraignit à penser
qu'il était naturel qu'une sympathie vive sc nouât entre
les deux nouveaux amis. En efIet, Manon était une
excellente musicienne, Claude devait forcément se complaire en sa compagnie. De plus sa voix était prenanti}, chaude, elle avait des inflexions ensorceleuses
et l'artiste délicat qu'était Laricge devait goûter un
plaisir énonne à l'entendre, celu. était naturel.
Mais, en dépit de ces réflexions, Marie n'avait cessé
de ressentir le malaise qui l'avait atteinte dès qu'elle
avait vu Mlle nonceray aupr s du jeune homllle.
Comme olle le srntait féhr'il(', rh;\Cjllp .'1.prt's-mirli, lorsqu'elle le conc.J.uisait au casino où il rencontrait encorI' la rltarll1l'reSSc VOllllllt ;\ I I Li dans Ir brouhaha dl'
lil répétition 1
Offime elle le devillait anxieux, attriHtô quand Manon l~ quittait jlOU1' sc mêler aux groupes
turbulent::> à'autl'es Jl'unos gOlls ùont li entendait les
voix joyeuses! Pourtant, il ne .luI disaLL rien, aucunp
pu l'ole qui l'lit laisser soupçonne!' qu'un trouble, une
émotion Naît née cn lllL
tICS craintes c.J.e \\larle avaient commencé c.J.e s 'endormil' Cjuund il prononça celte phrase trallissanf, que
l' nsol'cclunle sirèno hantait !ia pCIlSl'e :
- Comment est Mallon 1
l.e cœur c.J.o Marie battit, elle regarda le pauvre visage :ll/X yCllx sat~S
vie: il exprimait une curiosité aigu" douloureuse.
Pourquoi c1crtlUlidait-i/ cela '1 Pourquoi les traits de
1\ll1e tlonccray le préoccupaient-ils plus que ceux dl'
foutes les autres femmes qu'il cotoyait depuis qu'il
participait il. la préparation dc cette rOte? Avait-il enfondu par.ler de .la heaul(' de Manon cl 110 s'agissaitII là que d'ulle simple curiosité?
0\\ bien l'amour avait-il éclo~
danf; s n panvre cœur
�1
LES DEUX BEAUTÉS
35
d'infirme, l'avait-i l touché de ses traits, était-ce lui
qui le laissait tout palpitan t, accroch é à la réponse qui
allait peut-êtr e faire naitre dans son &me transpo rtée
une radieus e image.
A cette pensée, Marie éprouva une douleur indicible,
VIolente comme un déchire ment, elle ne discern a pas
si C'était la seule pensée que Claude allait peut-êtr e
Soul'frir qui la torturai t à ce point, mais elle ne trouva pas la force de décrire la mervell leuse Manon, de
révéler à l'aveug le son charme souvera in, inégala ble.
Non, cette splendi de fleur-là, elle n'eut pas le ' courage
de la peindre et quatre mots seuleme nt franchi rent
ses lèvres brusque ment pll.1ies :
- Manon ? Elle est belle.
Elle se tut, et Claude aussi garda le silence, déçu,
ne reconna issant pas le guide patient qui lui décrivait lu. nature herbe par herbe, pétale par pétale.
l'enclan t nn moment, il n'y ent autour d'eux que le
CI'lSélis des insectes virevol tant par dessus les pelouse s
CL Je chant assotITdi de Ja mer venant d'nu-de là do
la plage i pUis Claude se rcmll à parler, sautant à un
anlre Sujet.
Ln cœur de Marie se desserra , elle crut que se\:J;le
une Curiosité passagè re avait traversé le jeune homme .
Mnls le lendem ain, comme ils sc tl'ouvuient il. nouveau seuls dans le jardin rutlJant de lumière, l'lnflrme se tournn vers elle ; ils étaient tous deux assis
dans J'herbe et le soleil révélait le visage de Lariège
radieux , traversé d'une jOie éperdue .
. - Marie, s'écria-t-il, je suis commeJ1t est Manon 1
cheveux ;;ont de flammes, ardents comme les
~(lS
rayons du ciel, ses yeux profond s sont des émerau des
l-r:l! r oitantes qu'abri tent les franges battante s de ses
Cils recourbés, sa bouclle est une DCllr surpren ante
éClose sur lc marbre pur de son teint ct ses dents sont
autant de joyaux qui luisent dans son sourire divin 1
Il J'il heureux ct ajouta :
- C'est Davoncel, le peintre qui décore la salle du
caSino à l'intenti on de la fête, qui m'a fait d'elle ce
Portrait. Il est réel, 11 'est-ce pas, Marie 1 Vous ne me
�36
LES DEUX BEAUTÉS
l'aviez pas décrite hier, sans doute parce que vous
étiez lasse de me dépeind re ainsi toute chose, je n 'ai
pas voulu vous ennuye r davanta ge, mais j'avi~
besoin de sayoir, j'ai depuis trop longtem ps un Impétueux désir de la • voir » quand sa voix monte autour de moi, m'enve loppe de ses modula tions troublantes, si infinim ent musical es. Mainte nant je sais.
Oui, vous avez dit vrai, Manon est belle 1
Il répéta encore une fois, comme pour lui-mêm e :
- Manon est belle 1
Puis il demeurn. muet, absorbé dans un rêve intérieur qui imposa it à sa figure une express ion ravie,
enivrée, telle que Marie ne lui en avait encore jamais
vue.
Une certitud e la gagna, lui étreign it le cœur comme
une main de f·er : Claude aimait Manon 1
II. ce momen t elle aperçut TIichard Valirat qui venait
à elle, son pas grinçan t sur le grn.vier des sentes du
jardin.
- Votre mère m'a dit que vous étiez ict, Mademoiselle Nlzolles, nt-il <ln la saluant , et elle m'n, permis
de venir YOUS trouver .
Il s'adress a alors à Claude :
- M'en voudrez-Yous, Monsieur Lari ·ge, si }e vous
enl ve un instant notro amie '1 Je vondrn.is la consulter au sujoL do l'ornem entation des program mes de
la fête ct j'ai laissé au cotlng-e les dessins qui m'ont
été soumis, car Madame Nlzolles s'amusa it a les regarder.
- Allez donc, répondi t l'aveug le en sourian t, emmenez « mes yeux " Monsieur Valirat, je VallS les
prOte, mals gare à vous s'ils ne me r<lviennent pas
bien vi~e.
Et, laissan t les d·eux jeunes gens s'610ignor, il retomba dans sn. rêv'erie heureus e.
Marie suivit ntcllard . Ell<l con~ta,
non sn!l!l surprise, qu'll ne prenait pas la cllr<lction du cottage, mais
au contrair e, une fats la grille du parc franchi e, s'cngageait sur le chemin , s'éloign ant du damai ne.
- Mari~,
dit-il cnlln en S'llrrcta nt, j'ai choisi un pré-
�LES DEUX BEAUTÉS
37
texte pour être un instant seul avec vous, car j'ai
besoin de vous purler ; il Y a plusieurs jours que je
veux le faire, il me semble que c'est mon devoir.
La jeune tille leva sur lui des yeux étonnés, il l'entraîna doucement vers le talus qui bordait la route,
l'invitant à s'asseoir.
- Ecoutez-moi, reprit-li, je n'ignore pas que je suis
cOUpable en vers vous et qUil vous avez tout lieu de
m'accuser d'inconstance et de légèreté. Je sais que je
mérite mille reproches, que je vous ai laissé supposer
q~e
je vous aimais ù'un amour profond pour vous délaisser ensuite avec une inqualifiable brusquerie, sans
même me SOucier de savolr s1 je vous faisais ou non
SOUffrir. Je ne vous demunde pas votre pardon, ne
croYez pas que cc soit pour cela que je suis venu vous
lmportuner. Non, c'est le souci d'un autre qui me
préOCcupe. Je sais Cjue vous me jugez à présent tel
que je suis et je n'.essaie pas de me disculper, car
Je reconnais tous mes défauts sans pour cela arriVf'r à les vaincre. Je suis incapable d'un réd amour,
je m'en suis plus d'une lois rendu compte. Mon l~œr
sr: Jrtisse emporter par des flammes fugitives, aussi Ta?lclement . teintes que nées, et je me crois toujours
,\TrtOllfPUX alors qu'en réalité je ne If- suis jamais
• LorsCjue je me suis éi1ris do vous, Marie, je vous
jure que j'étuis sincère. Mais je me méllais de moirn~me
<lt r.'est c'elo. qui m'a fait hésJLor si longtemps
Ù me d6clarer ; je devinais ell vous une âme profonde
que je redoutais de blesser par ln suite. Hélas r je
nû me trompais pOint r 1.0. helle Manon 0. passé sur
notre chemin ct m'u rait oublier ma tendresse. C'est
moi qUi suis le plus puni, Mario, croyez-le bien, car
11IHwn lI 't:~l
qu'une coqL1otte et ello S'(:,ilt jOU ~ l ' àe
Jool COITI'Uc olle so joue do tous.
« PlJUt-'}I.r-o !!lIpposez-vouS que je purle ainsi d'elle
r ur rlépit ? Kon, je suis moi-mOmo trop léger, tm]) in~,"nSlut
]'f)l1l' qll'elle m'ait [ait be.111COUp sOufrrir, ln~is
J entrcvL,is cu'eUo va atteindre nn autre c;o!ur oue le
mien, un câmr Cful no doit Otre que sensibilité doulourelise, Suceptibllité \:l'affligé et de cel ul-hl, j'ai pitié
�LES DEUX l>F:AllTÉS
pt je vielJs w,us prier de tenter de le secum! r.
1\1;)rle avait intensé ment écouté Valirat, I}lle compro nait bien qu'il voulait lui parler de Claude, mais cral'
gl1ant de trallir l' émoi qui la gagnait , elle fit :
. - (lue l.(rUleZ-vous dire, Ri chard?
_ Ne voyez-v ous pas que Manon jo ue autour de Cla u'
de Laril'ge un jeu cru el ? Ne voyez-v ous ,, ;\ S ([Il elle
m at tout en œuvre ix'ur le séduire et qne le m a lh eureu;i
S'Cl rend d'crIe? Sans doute ce jeune homme e5t
beau '}I
1a nobl esse de ses traits ne dépla tt pas il Mlle nonceny, Je l'ai r emarqu é dès la premi ' re fois que Je s ui S
vel\u chc.z lui avec elle. Mois croyez-vous ';lIe [,1:1J) 0 n
songe une minute il s'unir Il l'infirm e ? Non , c'est
là U1l !lirt piquant qui l'amuse aujourd 'hui ct dont elle
rim. dem a in.
« Ma is le pauvre Lari~g
e , lui, doit
roire it un mirucl€' qu e lui offre un cnprice m orv eill ellx du destin,
il doit s'imagi ncr qu'il es t aimé ot sa désillus ion, quand
il décO llvl'im qu'il s'est abusé sera o.tl'oce, vu SO it rtaL
Le cœur des déshér ités doit tre fnit de plaies latentes, et bien que je sois moi-mf:me, je l'avoile , bien rrlvole, je m'in surge co ntre 10 mal qu'un e 'ccrvelé e vn
faire ù celul-ci. C'est pourqu oi ~o 5ul s venu VOllS dire
cela, ;\ vous, Marie, car j'ui démèlé qu'une am iti é
grande, helle, etait née en vous ponr ce pauvre gal'(jOll.
Je crois que vous Ro ule pouvez lui crier casse-co u, lui
faire entrevo ir la vérité, tant qu'il en est t emps enco re. Plu s il compre ndra vito, m oin s son amour aura
pri :) en lui des racilles profond es ct moins il so u!frira.
« Voilà, agissez il préscnt à voIre g ui so, Marie.
P eutOtre mon geste vous fern-t-Il oublier un pOil Ilt m aUvaise opinion qu e VOllS avez de moi. »
Elle s'ul'forçn do so mire et lui ten di t 111le main loya l('.
- Merci pOlir Claur! , Hichard , (litc11c. n joli scntl
mout nous unit :\ prÔscllt, un fH' lltirn ell l charitab le, nou S
revoil à des amis, t des vmis, cetl o fois.
Le jeune avocat comprit que celte phrnso alJollssalt
entre eux 10 passé , !ui accorda it l'oubli de son inconstance. Il serra avec jOie les Jolis doI gts trugflos ct
�LES DEUX BEAUTIlS
39
:luittanL la jeune fille, descend it la côte qui le ramena it
a la. plage.
Un flot de pensées tumultu euses agitaien t Marie, mais
elle ne s'y abando nna pas, revint à Claude, redouA
tant qu'il s'étonn ât de sa longue absence .
Tout le reste de la journée , elle se contrai gnit il. paraître gaie, insouci ante, redouta nt presque le regard de
sa mère lOl'sque celui-ci se posait sur eJ!(), et cc ne fut
que la llUit venue, dans IC silence de sa chambr e,
qU'elle consult a son cœur laissan t lihreme nt son esprit
démêler le tumulte qu'elle sentait sourdre dans son
<lme.
Los yeux ouverts dans l'ombre , elle demeur ait jmmobiJe dnns la blanclle nr du lit ; le clapote ment cles
Vagues entrait par la fenêtre enlr'ouv cl'te, remplis sait
la nuit parfum ée. Deux larmes cuisallte :; hrûlère nt s'es
!)allpibr es ohslinC 'ment Jevées, rouI rent au long de ses
JOues, vinrent mouiJle r J'or,eiller, La vl'l'ité lui appnl'u t
Irréfuta ble, navrant e.
Claude était érn'is de Manon, ct ce a, avec taule la
VLo!ence rle cette joie premièr e, peut-CIre unique, qui
trUV{)['saiL sa vic.
Mais elle, Made, ne ro::;sentait-elle qu'une crainte
un simple sentinée de Son aU) itié [Jour l'aveugl e,
Hichaw l '1 NOIl.
dit
l'avait
comme
de cl1urité,
~ent
Ule Ile POllvait ldngttlm ps s'abuse r, chaclin e des paroles de VnHl'at avait plus profond ément inscrit cn elle
lu. bleSRllre vivo, mOl'danL{\ qlle l'incons cicnt nvéu de
ClaUde lui avait raite. Cc lI'Mait pas seuleme nt une
vendreSse fraterne lle qu'elle avait pour Lnl' iège, comme
Jusqll'ic i elle l'avait cru, mais un vl!l'ilable amonr,
Im'go, )lllissall te, prenant force dans les
UIIC pn:;~iol
libres los plus secrètes do son cœul'.
Clallr/{) l'avClIgle, CI:lIldc l'infirlll o, elle l'aimai t /
. QlI'élai t l'amour qu'elle avait jadis Cil ]lom IUcl1arct
a c(,té (le celui-ci "1 Un sentime nt fugitif, lino simple
r'nJntioll, l'éveil de son cœul' à la vie, t'Ile le comprè nalt i.t présolLt. Celle fois, c'était autrc (;11 ose, elle déc:ollvrait avec lllL émoi Inrlicihl e que J'image toucl1nn te
�40
LES DEUX BEAUTÉS
de l'artiste était à jamais gravée en elle, qu'elle était
liée à lui par d'indissoubles liens.
Mais Claude ne l'aimait point, Manon, encore une
fois, lui ravissait son bonheur. Et était-elle bien certaine quo Valirat avait dit vrai ? Etait-elle sûre que
Mlle Ronceray n'était qu'une coquette? Richard n'avaitil pas parlé ainsi par un sentiment involontaire de
jalousie, parce que la belle jeune flUe le délaissait ?
N'avait-elle pas elle-même cédé à une impulsion semblable quand elle n'avnit pas pu se résoudre à décrire
sa rl vale à l'aveugle ?
Il semblait impossible à l'avocat gu'une femme pût
sérieusement s'éprendre d'un infirme ; Marie ne démentait-elle pas ce doute, ne préférait-elle pas aujonr
d'hui mllle fois Claude à Richard, en dépit de s€s
yeux éteints ? Manon n'avait-elle pas découvert ainsi
qu'elle était toute la valeur de cette :lme haute, pétrie
d'idéal ?
- Alors, il ne faut pas gue je pleure, mUt'mura-telle, car mon pauvre Clan de sera heureux 1
Mals malgré eUe dos sanglots lui montèrent à la
gorge, secouèrent ses épaules, elle se sentit cruellement sépurée do Lariège, et sans doute à jamais.
Puis elle envisagea à nouveau comme fondées les
craintes qu'avait émises Valirat, ontrevit avec teneur
quelle allait être lu douleur de celui gu'ello aimait, si
Manon, véritablement, se moquait de Jui.
Devait-elle lui parler ? N'était-ll pas trop tard ?
Toute paroJe ne serait-elle pas Inutile ? L'aveugle ne
devinerait-il pas gu'elle J'aimait d'amour, ne J'accuserait-il pas de jalousie? Pourrait-il admettre gu'on atteignît son idole, même d'une égratignure 'f
Perplexe, Marle remâchait sa peine, sans y trouver
de solution nI d'apaisement et l'aube cnrln se leva
sur son illsomnle.
Il lui apparut qu'oUo avait le devoir de suivre le
conseil de Hicllard, mais qu'elle était incapable d'avertir elle-mêrne Clll.1lde do la légôret6 possihle de Manon.
Elle pensa à sa mère pour accomplir cette mission
délicate, sachant bIen que Mme NlzoUes était toute
�LES DEUX BEAUTÉS
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douceur et conscienc€, mais elle redouta de lui avouer
le grave amour qu'elle venait de découv rir en elle.
:- Non, il ne faut pas que je lui dise. Maman sOUffnrait Sans doute d'une telle révélation, songea·t-elle,
et je ne veux à aucun prix lui faire de la peine. Il
faut, au contrair e, que je lui dissimu le soigneu sement
pour Claude, qu'elle n'en sache
foUe ~ndres
~a
rten 1
Elle évoqua le cher visage de sa mère et, dans un
SOupir, se dit encore :
-:- Elle rêve probabl ement pour moi d'un mariag e
bnUant et joyeux 1
Mais l'heure du petit déjeune r était venue, Marle
se leva, rafraîch it son visage rougi par les pleurs et
descendit à la salle à manger .
- Maman, dit-elle, comme elle se mettait à table, m·
chard m'a parlé hier d'une chose qui me prp.occupe
et je voudrai s que tu m'aides de tes conseils.
Et e'lle lui raconta l'entret ien qu'elle avait eu avec
le jeune homme.
Mme Nizones l'écouta en silence, posant par instant
vigiSUr elle un regard pleJn de tendres se. La mère
lante qn'étà1t cette chat'ma nte femme n'avait pas été
sans s'inquié ter de l'amiti6 si démesn rément grandis sante qu'elle avai.t senti se développer dans le cœur de
sa nUe à l'6gard d.e T.arJège et Marie ne soupço nnait
Pas qu'elle avait deviné son secret avant elle-même.
Mais, de même Mme Nlzo.lles avait d6m.êlé que cet
amOur était un de ces sentime nts profonds, capable s
de remplir de joie toute une vie et que rien ne peut
amoind rJr ni dél'n.ciner.
doute, ene eût souhait é pour sa fine une autre
~n.s
unton, l'cventu alité de celle-ci jetait en elle un vif
trOuble, mais ello Tl 'osait en conscience s'insurg er
COntre cotte paSSion haute qui révélait dans Marie un
CU'ur noble et généreu x.
D'autre part, l'Ivf(lSSe, le véritabl e vertige que l'arri \'60 de Manon avait communJqué il l'aveugl e, ne lui
avaient pas non plus échappé ct elle s'était demand é
s'il lui fallait ou non s'en réjouir.
avec InqUi~tuc1e
/
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"
l.ES DllUX BEAUTÉS
_ Mu petito Murie, dit-elle quand sa fille eut terminé
::lon récit, et qu'eUe eût réfléchi une seconde , Je comprends le ::lcrupule de TIichal'd et je ne crois pas qu'il
soit intéressé. Mais quant a avertir Claude, j'estime
qu'il ne fa.ut point le fatre. D'ubord , parce que s'il
aime vraimen t Manon, il est trop tard, et ensuite parce
que nous ne savons pas du tout si cette jeune fllle
n'est pas sincère, en dépit de l'infll'm ité qui afllige
notre pauvre ami. Claudo est beau, délicat, lettré, plein
cil;, talent ; malgré ses yeux sans vie, il pellt séduire
,
ne le crois-tu pas, ma chérie ?
Une brûlant e rougeu r couvl'it les joues de Marie, sa
mère lui prit les mains, plongea dans ses yeux, ses
yeux j)leins de tout son amour materne l.
- Marie, fil-elle, je pense qlle rien n'est plus vain
qllû cle Lellter de contrar ier .Ia passion ,
et je pense
aussi qu'il faut laisser s'ac 'omplir la destinée .
La jeune IIlle se tut, mais il lui sembla (Ju'un baume
rafraicl lissait ::les intimes plaies Elle comprit que sa
mère ['avait devinée et qll'une fois de pllls elle trollvait cn l'lIl' 1111 ('œur ami, l'ompré hcnsir ct compati ssant.
CTIAPITnE VJU
On était nnivé au 5011' chois! pour la rote, l'AoOt
brûlait dans le vent lourd, allumai.t dcs bouque ts d'étoiles dans le ciel sere in.
Toute~
Jes fenêtres dn casino taient ouverte s su)'
la nuit clmude, ùans laquelle la mcr l'olllait ses vagues luisante s de clair dc lilne. La sallc n'Nait qne
Heurs, lumièrc s, chatoie ments multico lores des toilettes de bal.
Assi!:l au piano, dans ses tragiqu es t6nllbre!l, Claude
écoutai t les rumeur s de cette fOte bruire autour de luI.
�LES DEUX BEAUTÉS
Une angoiss e lui llouait le cœur, collait par instant à
ses tempes une humidi té glacée. Comme Manon ce soir
lui paraiss ait lointain e, oublieuse de lui, occupée d'au- ,
tres soins 1
Son rêve merveil leux touchai t-il déjà à son terme ?
Quel vertigin ux mirage il avaii vécu 1 Quelle fièvre
trompeu se l'av it fait se griset d'espéra nce, lui ava;it
laissé croire qu'il serait possible d'être heureux 1
Manon 1 Comme elle l'avait ensorcelé, comme il avait
son charme , au point d'oublie r que sa cécité lui
~ubi
Interdis ait le bonheu r 1
Plus les jours avaient avancé, plus son cœur avait
cté gagné par l'amour , par cette flamme enivran te qui
lui cOmmuniquait une joie colossale. Toncha nte folio
d'un être peu accoutu mé aux enchan tements intérieu rs,
10 pauvre garçon avait sent! s'évano uir de lui toutes ses
tdstesse s, il avait cru franchi r J{) l'as gigante sque ql i
le séparai t des autres hommes, devenir pare11 t~ eux par
le seul mi racle que produis ait sur lui la bienveillanc{)
de cette fée : Manon 1
N'avait-il 1 as mille fois entendu dire qu'elle était la
plus bell{), la plus séduisa nte, la pllls fêtée? N'étaitelle pas la roine cie cotte jeuness e hrillant e qui se pressait dans la cité ostivale '1 Ft cetw déesse se complaisait auprès de lui, le déshéri té !
Vertige 1 De ce tournoi d'amon r qu'il savait se livrer
autour de la Lelle Mlle Honceray, c'était lui, l'aveugle, qui allait sorti!' vainqneul' 1 Quelle ivresse versée
uans Son cœur craintif, quelle baume appliqu é sur $),
!lerté trop souvent humilié e !
Telles avaient été ses pensées pendan t les divines
jOul'nées qui avaient précédé la INe ct voilà qu';'t présent dflns 10 tumulte joy{)UX de cette soiréo ot! tont
Rernblait allégresse, il avait l'impre ssion de choir du
h'lut de son l'ève, de rouler dans un précipice affreux,
sans fond, ot d'y retrollv er son lot : la douleur.
Marie observa it le malheu reux à la dérobée, el.le
avait suivi avec anxiété l'évolut ion de son pitoyab le
amour ct avait mesuré vite à quel point Hi chard Valimt avait dit vrai, à quelle déception courait Lariège.
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LUS DEUX BEAUTÉS
Tout d'abord elle avait cru voir dans Manon une
bonté réelle, elle avait supposé que seul un sentime nt
charitab le l'avait poussée à organis er cette fête, mais
bientOt elle avait eu la conviction que la belle jeune
Ulle . avait plutOt cherché là une occasion de plaisir. Il
lui était devenu évident que le succès qu'elle allait
rempor ter la préoccu pait plus que les malheu reux orphelins qui, de ce concert, attenda ient la becquée.
De même, envers le pauvre Claude, sa lég~ret,
son
manque de sincérité, étaient flagran ts et Marie la
voyait maintes fois être aussi tendre, aussi enjôleu se
avec d'rwtres jeunes gcns qu'avec l'aveug le.
Le caprice de la coquette n'allait certes pas durer
et la tldèle amie de l'infirm e regarda it la troubla nte
sirène rire et caqnete r au milieu du cercle brillant de
ses adorate urs. L'atmos phère capiteuse de la Cète semblait être pom Manon son élément naturel , li était
visible qu'elle lui falsa.it oublier d'un seul conp sa
romane sque idylle avec l'artiste aux yeux étein~.
Elle ne se ressouv int de lui qu'an momon t d'entrer
en scène, quand les doigts agiles do Lariège courure nt
sur le clavior pOUl' prélude r ses chanson s. Mais le tonnerre d'appla udi ssements, l'accuei l chaleur eux que lui
Ilrent ses admirat eurs, l'encen s du succès gris~e!1t
la
capric;ieuse coquette et Claude sombra dans sa pensée.
Tard dans la nuit, les lnmlère s de 1:1 tOto éteintes,
ses !lt'urs fanées et les clerni~s
notes de sos rires éparpillées dn ns lu pénombre, l'avellglo, au bras de Marie, reprena it 10 chemin de su demeure. Ils all a ient Cil
silence, leurs mères les sllivo.ient en cu,usant et crs
voix familièr es Qui venaien t jusqu'à eux leur puraissalent bercer leur p.cine.
Le !;ulsant chagrin de Lllrlège ne trouvai t pas do
parole, en lui seuloment une pensée oigutl, lancina nte,
qui tarauda it son cœur doulour eux : Manon J'uvait ou'
blié pendan t la ~olrée
enLlère, elle avait même négligé de lui dire adieu !
Marie, navrée, ussistal t impuiss ante à son tourme nt,
ello n'osait trouble r so. rCverle aNllgée pal' des mots
�,
LES DEUX BEAUTÉS
.
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inutiles et demeur ait muette, respect ant cette tristesse
qUi ne s'exprim ait pas.
Enfin, ils arrivère llt à la grille du parc, elle lui
pressa la main avec émotion.
_. 1\. demain , Claude, dit-elle, je viendra i vous rejOindre d'e bonne heure.
Le jeune homme leva la tête, la lune coula sa lueur
Pâle sur son front soucieux. Il hésita une minute, se
demand ant si son amie avait deviné son secret et si
sa phrase signifia it qu'elle ne voulait pas le laisser
longtemps seul av,ec son supplice. Mais une lassitud e
atroce s'était abattue sur lui, une amertu me pesante
qui le débordait.
- A demain, Marie, dit-il seuleme nt .
. Et il s'enfon ça avec sa mère dans les chemin s du
JardJn tout bleu d<J nuit.
Les jours qui suivirent, il attendit anxieus ement que
Mlle noncera y revInt au domain e, mais elle ne s'y
montra point. Bien qu'il ne parlâ.t pas ue son souci,
Marie devinai t avec quelle fébrilité il voyait s'écouler les heures et elle en venait, devant sa souffrance,
:1 espérer voir Manon surgir auprès d'<nlJ{', aller verS
le j()une homme et lui dire des mots d'amou r.
Parfois Claude s'assey ait au piano, ses doigts un instant parcour aient les touches, tiraient de l'instru ment
des mélodies lentes torturée s, qui étaient comme des
Phüntes que proférd it son âme. Mals bientôt ses mains
S' immObilisaient et il demeur ait de longues minute s
Sans geste et sans parole, assailli par des pensées
cruelles.
Il se refusait il sort ir, trouvan t toujour s prétexte à
se terrer chez lui el la jeune fille lui sacri()ait ses
promcnades, ses ébats sur la plage, ne voulant pas
lui sOUstraire une minute le réconfort de sa présence .
. Pourtan t une ' a.prl's-rn!di, lassé de son attente vaine,
Il réSolut d'aller vcrs celle qui l'oublia it, en dépit de
la blessure qu'cn subirai t sa. fierté.
- VOUlez-vous que nous allions faire quelque s pas
sur la digue ? demanda-t-il à Marie.
Elle se IHlta d'accéd er ù son désir et peu après J]s
�'tG
LES DEUX BEAUTÉS
étaient tous deux sur la chaussée qui borde la' mer.
Malgré l'admir able soleil, la foul e y était moins denoo.
Moins de m on de aussi s ur la t-errasse du casino, l e
mois d'août tou ch ait à sa Hn et plusieu f$ famille s d' eslivants avaient déjà regagné la capitale , rappelé s par
leurs affaires .
- Bon jour 1 Jlt Ulle voix joyeuse derrière eux . Voilà
bien des jour s que l'on Ile vous a vus 1
Clallde et Marie se retourn èrent: 'était lI enri Davon èel, le peintre qui ava it décrit Manon au musicie n .
- .T c HIC demand e si, vous aussi, VOLIS aviez déjà délaissé HOlll gate, poun.iuivit-il ell leur serran t les mains.
Mais lion, n'est-cc pus. Vous termine z se pte mbre i ci,
~m l S (~oute
'1 Et l\llle Dalnng eu u '1 Ge malin, la belle Mallon nous a quittés, ses parellts ont bl'uSCluement décidé
de termin er leurs vacance s par 1IIIe croisièr e. Et elle
s' eIl est allée sur un yacht pimpan t omme un joujou,
blanc comlTle un e mOlletle. On ehu chote que l e nls d'un
ricll industri el al lait rejoind re le hord au Havre et
qu'il st qu ()~ Li o n de rtull çailles. Voillt 1I0tre Vén us
~ mp
oJ't6e
plLr Ic Hot éClllll e ux 1 ] e lu r 'grette car j'aurais bien voulu faire d' e ll e Ull portrait , mais ...
Lari ège n'(' 'oula it plus Davon ee l, Il avait déto urn é
la tête, se se lllall t pn.lir. S Ul' un prétexte , il le CJultta.
<J!ltmlnant Marie avec lui. n n avait même plus la fort;e
ùe ùon ner ù :;a cOJnpag ne un e expli cation à son Ilru sqU<J l'etOllr, sais i d' ull e h fLle éperùue <l e !'le retrOllVel'
da ns le cnlOle de sa m aiso n, ünns le si le nce. Il avait
pri s le bras de la jeune Jllle, éprouva nt un immen so
besoin de la savo ir toute pro ch e, de Ravo ir tout prèS
de lui son aJ'Cection.
Il s p énétrère nt dan s lê jardin (lUe le sole il baignaI t
de dlUuds re llets cuivr('S, mai s la volx cIe !lIme LiI l'iège ret ntiL s ur la terrasse t sans doute son JlIs
voulut-i l év iter cIe Illi montre r de la pei ne. Il ln\ssa
l'allée CJui conduis a it ;\ la demeu re, s' ngagea dan s
tille ~e nte
fllli conrail sous les arc(\des v<Jrt{)s, tomba
a:;. is s\lr le petit banc fllli y était a dossé il un tronc.
- <:la11(le ! Ilt Marie, )e prenan t aux épuulrs dan s Ull
Irrôsisti bl 61an de tendres se.
�LliS OliUX BEAUTÉS
li t6urna vers elle un visage crispé, frémiss ant ; des
larmes jailliren t enfin de ses yeux sans lumière , il
s'écroul a sanglot ant, le front sur les genoux de SOli
amie, cédant il l'excès de son chagrin .
Elle le laissa pleurer , ses hoquets lui allaient il l'âme,
elle passait sur sa chevel ure en désordr e la caresse
lente de sa main fraterne ne.
Enlin il se releva sécha son visage ruissela nt et dit
d'une voix que les' larmes encore toutes proches assourdis saient.
- Pardonn ez-moi, Marie, j'ai honte de ma défailla nc~ '. Comme vous devez me juger un pauvre être faible.
Ùl!blle comme un enfant ! Comme je dois VOliS Laire
pitié 1
Marie compri t tout ce CJue celte phrase révèlait de
blessures, d'amert umes aocumu lées.
- Vous savez bien que non, Claude, lit-elle vivemen t.
Mais lui poursui vait sa pensée et continu ait, le front
bas, exhalan t Sa douleur en d'âpres paroles .
- Vous aviez vu que je m'étais éprls de Manon et
vous êtes dit: le pauvre fou 1 Oui, vous aviez rai~ous
le pauvre fou que j'étais. Qu'ai-je donc été m'ima~on,
giner 1 Comme nt ai-jo pu êtro assez privé de sens
POlll' croire que cette jeulle !Ille pensait il moi? Pour
cr?ire que l'amOllI' soit pour 1l10i possible, qu'on pulsse
llIoi, l'in/inn e, le pauvre noyé de ténèbre s 1
ID alm~',
~ ~h 1 j'ai fait Ull rêve follement amhitie ux, Marie,
, semhlaj al cru que je pourraiS vivre lIne vie normale
ble II cello dei; antl'es homme s 1
Il eut un ril'{) pl'nible, plein d'irollie .
- Ah 1 l'amoul ' ! Le cortège radieux des jeunes filles.
dos femmes cn !leurs, il ne posera jamais sur mon
front quo dos mains pitoyables, com me vons venez de
le faire, ma sœur bien-ai mée. De leurs lèvres, à. mon
égn.rct, au lien ùe serment s, ne jaillira jamais que ce
e
mOL impl;\ca ble : charité ! Je suis celui (1111 ne recueill
cœnr
mon
à
suftire
doivent
elles
s,
(lum()nc
qne (les
humble. Un cœur d'homm e, un cœur accessib le il. toutes les ardeurs , les tressail lements , les palpitat ions qui
�48
1
LES DEUX BEAUTÉS
font la vie ? Non. Il faut qu'il oublie de battre, de
vibrer de s'émouvoir heureux de posséder encore ce
refug~
: l'art, dans l~que
il pourra. déverser les criS
que lui arracheront ses révoltes, ses accablements, se:
humiliations.
Il s'interrompit un moment, Marie l'av.lit écouté
avec douleur, retenant ft grand'peine l'aveu près dt
s'échapper d'elle.
Ab comme elle aurait voulu lUi
dire: Non, ce que vous affirmez n'est pas vrai! Vous
n'êtes pas seulement un objet de pitié, de compassion·
On peut vous aiIm3r, on !J'eut espérer votre amour
comme une joie capitale. Moi, je vous aime, Claude el
je souffre mille morts de vous savoir aimer Mn.non.
Mais la pudeur la retint, elle dit seulement, la voV
ctlavirée :
- Vous vous calomniez Q, tort, vous vous faites di!
mal. '
Il eut un sourire navré, plus poignant encore que
ses pleurs et cherchn. ses mains, y posa un bn.iser.
- Que vous êtes bonne, Marie, dit-il, comme vous
savez mentir 1
Puis il ajouta dans un soupir :
- Petite amie, quand la vie vous l'eprendra à mol,
quand vous serez mn.riée .. .
Elle l'interrompit, baltmtia, le cœur battant:
- Je ne me marierai jamais, Claude 1
Une gl'allde surprise se peignit sur le visage du jeun 8
llomme.
- Pourquoi ? interrogea-t-il.
Elle hésitn. une seconde puis prononça dn.ns un mll!'
mure:
- Parce que colui qne j'aimo no songe pn.s à mol.
Et elle se tut, 10 sil once tissa autour d'eux sa trame
troublante. Le soleil près de s'éteindre, n.llongcalt à trD'
vers le feuillage des rayons obliqucs que des lIbe l'
Iules parcouraient de leur vol zigzaguant ; los caliceS
épanouis dans les corbellles, au milieu des pelouseS,
avo.ienl l'air plus chlLloya.nts duns la lumièro décroiS'
sn.nto. Des grillons gr6sillonnalent dans les herbes, ]1
y avait 1111 grand lIlurmure d'insectes ZOn7.onnant cl
�49
LES DEUX BEAUTfls
par d~su
le concert inlassable d·es oiseaux se pavanant dans les branches. Mais Claude n'entendait pas
plus cette frémissante musique qu'il ne pouvait distinguer les splendeurs qu'autour de lui déployait le
crépUScule. En lui, seule la phrase de Marie résonnait,
Cent fOis répétée par son cerveau : « Parce que celui
que j'aime ne songe pas à moi D.
CHAPITHE IX
Septembre était venu tra1nant après lui de longs
voiles mauves qui se p~saient
sur les pelouses au déulm. des jOllrnées, embuaient l'aube, le disque pâli du
SOle il. La foule düs ba.igneurs s'était éclaircie, la mer
bondissante semblait reprendro petit à petit possession
de la plage qui jour à jour so vidait. Les arbres du
. Jardin de Mrn<l Lariège s'habillaient à présent d'or,
de rouges manteaux frissonnant sous le vent frais.
Claude uirnait écout.er leur grêle tapage auquel répondai t 10 roulement des vagues s'affaissant dans un
rUiSsellement de notes ; i.l demeurait lon guement à
écouwr ces voix qUI venaient charmer sa mélancolie,
berçaient l'enchaînement précipité de sos pensées.
Quelle préoccupation flèvreuse H.boorbaH son rIme
depuis co jour où s'il Mait laissé aller à sangloter sur
les genoux de MarIo, comme les mots que la jetme
HUe o.vuit prononcés revenaient sans cesse à son Qsprit 1
Marie sourrrait donc d'amour ?
Mesuralll la peine de son amie à Jo. sienno, Lal'iège
~e
sentait pro.fondémoltt ému, bouleversé par cette
ldée : ln. sœur, la compagne de chaque heuro qui lui
donnait presquo toutes sos journ ées D.vn.it au cœur
un e plaie cuismllc ot il ne s'en étaH pas douté.
Dès le lendemain, il avait essayé de revenir sur ce
sujot, muis Mlle Nizolles l'avait arrêté.
- Claude, avait..elle dit, qu'est-co que mon chagrin
4
�50
LES DEUX BEAUTÉS
à cOté du vOtre? Moi, j'ai mes yeux. Quoi qu'il m'arrive, mon sort sera toujours beaucoup plus enviable que
le vOtre et ce n'est qu'à vous que je veux songer. C'est
vous qu'il faut gu~ri,
c'est votre âme qu'il faut panser.
Et elle s'était aijelée à cette tâche avec une piété fervente, s'efforçant de lui faire oublier sa désillusion
cruelle, de parer ses ténèbres de tout ce qu'elle pouvait de gaieté, de tendresse.
Claude cOllcevait toute la valeur de cette affection,
de ce dévoueme1lt ,e t parfois des larmes montaient à
ses paupières tant il se sentait enval1i par une recounaissance émue, chaque jour grandissante.
Forcément, il lui arrivait de comparer Marie à Manon, de faill() un parallèle entre les deux jeunes fllles,
l'une pour lui si bienfaisante, l'autre si néfaste. Il ne
tarda pas il, se rendre compte de toute lu. laideur morale de cette coquette qui s'était moquée de son pauVII() a.mour d'!nnrme et qui n'avait même pas eu la
cho.rHé de lui jeter un adieu.
Son aUrai t troublant lui parut émaner d'lm cœu!'
di Jforme, d'une dme mal faite et il perdit de sa force,
de son prestige. Elle lui sembla telle une rr\alité soudain
dépouillée de légende et dont l[L médiocrité s'avère. Le
charme dangereux de l\1lle Honceray ne l'entourant
plus, i.1 reconqllit son calme, se demanda avec stupeur
comment elle avait ptt le faire tant soulTr ir. Ce cervean de linotle valrtit-ll une larme '1 Cette féroce légèreté UI! regret ?
Il réfléchit, confol1du. La personnalité de Mal'ie grandit si prodigiell se meut (hns son esprit qu'rlle le remplit tout entier, mit en lui lIne émotion profonde qui
san~
cesse l'hahita.
Il 50 ùemunùa uvec étonnement pourquoi il n'uvai!
jamais cherché ù savoir comment était 10 vlsage rie
son amie, alOJ'fi que celui de Manon l'avait si passionémt!nt intéressé. Et cc tlll tout ft coup comme un valle
CJul se déchirait, 11 cnmpr!t qlle l\1arle représcntait
pour lui la beauté intéricme, I]UC ses tra its lui 1mporlaient peu parco CJu'elIc élait une l'Lme, un cœur
dont lu vnlelll' hnlllc, la richesse l'él1lolll ss; lÎ(,l1t. ~a
tJrull
�LES DEUX BEAUTÉS
51
té à elle était faite d'impal pables grandeu rs et n'avait
Pas besoin de regards pour être aperçue , Mais rien
aussi ne la pouvait ternir, ni l'âge, ni la maladie , ni
la rude accoutu mance de la vie quotidie nne, elle était
Uu diaman t dur, un inaltéra ble joyau sur lequel l'imPlacable chute des jours pouvait couler sans préjudic e,
Avec stupeur , il découvr it quelle place son amie avait
ûans son cœur, par quels liens profond s, indissol ubles,
il lui était attacl1é,
- Mais je mourra is s'il me fallait la perdre 1 penSa-t-il avec émoi.
L'emba llement , le vertige que lui avait donné Mlle
Honceray sombra dans son souveni r, la douleur qu'elle
lUi avait fait éprouve r ne lui apparu t plus que comme
Uno cuisant e blessure d'amou r-propr e, une dure épreuVe infligée à sa fierté que son inflrm ité exacerb 'ait,
L'avait-il aimée? Il ne s'en souvena it plus, séduit par
l'admir ation totale, la lente conquêt e que cette âme
d'élite faisait de la sIenne,
Marie 1 Comment ne l'avait-i l pas discern é dès les
Premières heures de leur fréquen tation ? Elle était la
lumière de ses yeux, la chaleur de son cœur, la joie
de Sa penSée 1
De l'amitié ? OuI, il l'avait cru, il l'avait cru au
Point de s'être laissé subjugu er pal' le manège de Manon, Mais il présent il compre nait peUt ;\ petit ses
!llopre sentim ents, les jugeait avec une impitoy able
lUCidité : il aimait Marie, il l'aimai t d'amou r 1
Elle était si matern elle, si simplem ent bonne, elle
rendre son dévoue ment si naturel qu'elle l'avait
~ ; lVait
Clle-mi"me ahnsé, Mais il. présent, osait-il encore au fond
do lui l'appele r sa sœur '1 L'insuPPoJ'tabl{J angoiss e qu'il
reSsentait lorsqu'e lle tardait ù. le rejoind re, la joie qui
l'assaill ait au son de sa voix, cette palpitat ion intérieure dont il no pouvait plus se d6fenùr e quand elle
Passait son bras sous le sien, quand elle guidait son
Pas hésitan t, autant d'indice s dont il ne pouvait plus
Se dissimu ler lu signillc ution,
Qu'était-ce que l'amour de Manon il cOté do cette
tendresse profond e comme les sources mêmes de la
�LES DEUX BEAUTÉS
vie ? Une fugitive lueur d'orage à cOté de 1<1. lwnière
du soleil.
Claude demeura à la fois consterné et ravi de cette
découverte, il comprit qu'il ne faisait que changer de
douleur et que celle-ci serait de celles qui ne s'étein'
draient en lui qu'avec la vie.
Pourant il l'accepta <l.vec une résignation mêlée d'une
étrange joie. Ne lui serait-il pas doux de so uffrir pour
Marie? Ne verserait-elle pas en lui tan t de bouheur en
même temps quû tant de regrets ?
Ah 1 s'il n'était pas aveugle, s'i! ne se sentait paS
en marge de la société .. 1 Mais il ne s'abuserait pas
une seconde fois, il n'oublierait plus que cett<J cécité
maudite faisait de lui un époux indésirable, l e plus
pitoyable des !lancés.
Non, il saurait cette fois garder scellé en lui son
tendre secret, se contenter de l'amitié radieuse que
la ctlarmant.e enrant voulait bien lui donner.
Il se concentra it un moment dans cett,e pensée,
puis, comme un trait fulgurant, la phrase de Marie
repassait dans sa mémoire, soulevait en lui une émo'
tion, un trouble contre lequel il essayait en vain de se
défendre .
• Celui que j'aime ne songe pas à moi _.
Qui Marie aimait-eUe ?
La question le pénétrait comme un dard, comme une
lame piquée dans le point le plus sensible de son cœur.
Et partais une réponse vertigineuse s'imposait en
lui, prenait force dans son cerveau : Et si c'était lu]'
mrJme 1
Avec une fébrilité démente il sc rappelait toutes les
paroles tendres, les attentions exquises que la jeune
1I11e avait [Jour lui et 11 s'ahan donnait pendant une
talle, une audacieuse minute au plus délirant des
espoirs. I\lais Mias, oien vite le doute lc plus total
J' écrasait, il se traitait d'ahsurde, jugeait ses déduc'
tians bouffonnes et s'accablait, se torturait des pluS
amères railleries.
Pourtant, partols uno pl1fase, lm mot de. Marie Jo
Iaiso.1t à nouveau touc ll er à l'extase, .il remontait vers
�LES DRUX BEAUTÉS
53
l'eS 'CImes enchn.n tœs du plus Mau ties rêves pour redans une tristesSe morne, Desante :). son
tOlnber apr~s
àlne comme son infirmit é même.
13n mutin, comme il déjeuna it avec sa mère, il s'arrèta de manger et demand a d'une voix frémiss ante dans
IQqUelle une cminte aiguë se mêlait à une volonté
farouch e :
- Mère, vous avez bien consulté , papa et toi, toutes
les plus hautes sommit és médical es, quand je suis deaveugle , n'est-ce pas ?
v~mu
Clotilde Lt\tiège leva sur son ms des yeux étonnés .
Depuis tant d'année s, Claude évitait do lui parler de
Sarl inIlrmit é qLlc cette questio n, à présent , décelait en
lUi des pensées nouvell es, inaccou tumées.
- Mais oui, répondi t-elle, tu penses bien que nous
avons tout tentr, qu'il n'est pus un avis que nous ayons
Tlégligé. Hélas mon enfant, tous les médeci ns se sont
trouvés d'accor d pOUl' dire qu'il n'y avait rien à. faire
et il 0. fa.llu se résigne r.
- Et s'Us s'étaien t trompés , mère ? nt soudain le
leune homme pl' squo donS un cri. S'ils s'étaien t tromP6s ou tout au moins si les moyens plus étcndus dont
la sclance dispose à présent leur perm{)ttn.iont aujourd'hui d'cntrep rendre co qu'ilS ne pouvaie nt songer de
tenter alors 1 Ne penses- tu [lUS que j a pourrai s aller
Vuir les célébrit és nouvoll es, los chirurg iens dont la
renomm éo vient le pIns récemm ent do se faire ct
<Jont ln. jeune andu.ce s'apPlli e sur les procédé s les plus
nOUvea ux? Il n'est pus dO supplice , mèro, que jo no mo
laisse inOlgcr pour recouvr er la vue, pour r trouvor
Cette Iaculté capitole qui me reclassero.it dans la 50Ci6té 1
Il se tut, un<l agitatio n énOl>mo se lisait sur son viSage, un tumulte qui le déborda it, qu'il ne pouvait pas
diSsimuler. Mme Larirge l'avait écouté avec stupeur .
QuoI t!vénement avait infusé en lui cette vo lonté d'en<Jurer n'impor te quel calvaire physiqu e pourvu qu'il
rOt suscept ihlo de le délivrer des ténèbre s ? Pourqu oi
Co brusqua revirem ent dans cet esprit <::u'clle croyait
réSigné ? 8110 redouta. de compre ndre, elle redouta do
�54
LES DEUX BEAUTÉS
mesurer vers quelle déception son malheureux enfant
s'engageait car elle ne doutait pas un instant que ses
espérances fussent illusoires. Que de fois on lui avait
assuré (Jlle les yeux de Claude étaient morts à jamais 1
Pourtant elle n'osa pas le combattre et elle lui prit
les mains, les serra dans les siennes avec toute l'émotion qu'éprouvait son cœur maternel.
- Mon cher entant, répondit-elle, il n'est rien que
tu veuilles que je ne veuille, nous ferons ce qu'il te
plaira de faire, mais je t'cn supplie, ne te berce pas
de trop vifs espoirs, ne crois pas l'impossihle. Dbs qlH)
nous serons rentr6s ft ParJ s, nous con sulterons ...
Le jeune homme l'interrompit, fébrile
- Non, dit-li, je ne veux pas attendre, c'est tout de
suite que je voudrais voir des médecins. Ne consentirais-tu pas à m'accompagner à Paris, demain ?
Mme J.ariègc resta interdile ; une telle précipitation
ré\'élait 10 désordre rtlgnant dans le cœur de l'inllrme.
- Comme tu voudras, Claude, nt-elle, bouleversée.
Jl y cut entre eux un court silence, puiS le jeune
homme dit encore, ù'une voix mal assurée :
_ . J'aimerais ne pus r6véler à Mme Nlzolles et ù
l'tarie la raison de ce voyage, mère. ous pourrons y
trouver un prétexte, n'est-cc pas ? C'est que ...
Les mots s'éteignirent sur ses lèvres, une bourrée de
sung lui monta au visage, il détournu le Iront.
Quelle douloureuse pndenr lui faisait sonhaiter de cacher son projet ? Pourquoi ne voulait-il pas que ses
affiles connussent le secret désir de son cœur ? Pourquoi cette confusion qui empourprait ses taits ?
L<l vérit6 surgit dans 1'esprit de Mme Luri~g(',
la
Dlflll'Irit d'une vive angoisse, elle buHlIltiu
- Je ferui selon ton désir. mon petit.
�LES DEUX DF.AUTUS
55
CHAPITRE X
dura plusieurs
L'absence de Claude et de sa m~re
Jours, jls avai.ent allégué une convocation de leur notaire pour une affaire urgente. Marie les attendait avec
impatience, les heures passées loin du bien-aimé lui
paraissaient longues et elle avait hâle de se retrouver
cn sa présence.
Suzanne Dalnngeau avait regagné Paris
avec les
~iens
et, de SOli cOlé, l1ichord Vulirat était venu faire
ses adieux ù celle qui avait failli êtl'e sa Jlancée.
- Il me faut terminer mes vacances, lui avait-il dit,
le harreau ml! rappelle.
Et il avait ajouté avec un sourIre quelque peu mélancolique :
clori) le volet dn cottage aux lilas, Morie,
- JU va!~
ct vous dire adieu. J'emporte de vous un souvenir exquis et le regret d'avoir méconnu votre cœur, de ne
pus avoir gU m'élever jusCJ u'à lui. Mes vœl1x vous
accompagnent, trouvez le bonheur que VOLIS méritez, et
Cjue j'aurais été, je l'avoue, incapable de vous donner.
Il avalt serré la main qu'elle lui avait tendue, et il
s'e n était allé sans que son départ eut sonlevé la moinùro émotion dans l'âme de Murio. De leur muette
idyllo, il Ile restait plus en cl le (jll'un seul Souvonir :
celui de Manon 110nceray.
Manon l10nceruy 1 Celle qui, par deux fois, s'était.
mls-c en travers do son bonheur.
La Jeune tille croyait CJue Claude pensait toujours à
clic, et t'!tai t. loin de ·, s'imaginer CJllO ln. tendresse de
l'uvou gle avait pris un tout autre cours.
Co Jour-là, Mmo Lariège avait onnoncé son retour
uvee son III s, ct Mme izolle!>, l'('gardant 1\1orie à la
�56
LES DEUX BEAUTÉS
dérobée, découvrait avec émotion la joie que cette
rentrée mettait au cœur de sa fllle.
- Les voilà J s'écria celle-ci, comme le bourdonnement d'une auto retentit sur la route.
Et elle s'élança vers la grille, courut à la rencontre
des arrivants.
Un étonnement l'attendait : Claude était pâle, oos
traits défails exprimaient un découragement, une lassitude infillie, il semblait qu'une cassure se fût produite
en lui. Sa mère aus~i
réflétait la tristesse, ses épaules
plus aftuissées encore que de coutume, une pitié désolée dans son regard lorsqu'elle le posait sur son
tlls.
- Qu'ont-Ils ? sc demandèrent Marie ct Mme Nlzolles.
Mals leurs hOtes gardant le silence sur leurs préoccnpations, elles n'osèrent les interroger.
Lariège buisa la main de sa jeune amie, un étrange
tremblement agitant ses lèvr'Ûs, puis il gagna sa 'hambre, prétextant de ln fatigue. Le désespoir l'assaillant
de sa houle étoufrante, il avait un âpre besoin d'être
seul avec lui-même; il ferma sa porte, se jeta sur son
llt, brisé, une flèvre douloureuse submergeant son cerveau.
TOllt était dit, 10 mur de ténèbres dressé clevant ses
prunolles ne S'éCr011lerait jamais 1 Les mNleclns qu'U
uvalt consu1t~
étalent nnanlmes : li était incllfable 1
Qllel espoir dément avait germé en lul 7 Pomquoi
avait-il cru tont ft COllp qU'tm miracle serait possible,
que la science anrait pitl6 de son amour ?
Son amour ? C'étnlt bkn pour lui qn'il avait brusquement vouln l'Irrénlisable, qu'il sc sontit avec joIe
sOllmls aux opérations les plus douloureuses.
Marle 1 Tl l'imagina telle les dou('es vierg{'s de plAtre qu'LI uvalt vu s trôner snr les autels, entourées de
Heurs nnïves, quand II était enrant.
C' ~ln1t
pour ello qu'il avnlt voulu, de toute son énergie, reoouvrer ln lumière. JI s'(·tait dit que croire quo
cc fOt lui qu'olle alrnnit 6tnlt un leurre, qu'li était foU
de AC J'jmaglner, mals qno s'li Il'Mait pIns infirme, s'il
�LES DEUX BEt\UTÉS
57
redevenait pareil aux autres hommes, 11 lui serait
peut-être possible d'entrer en lutte avec ce rival inconnu
qui faisait souffrir la bien-aimée et d'emporter sur lui
la victoire.
Murie 1 JI ne concevait plus la vie sans sa tendresse
et avait foltement rêvé qu'elle lui donnât un jour le
nom d'époux.
A présent, toute sa foi, tous ses espoirs, toute son
énergie s'écroulaient devant l'irréparable. Il se sentait
à jamais celui qu'on console et dont on a. pitié.
Douleur, afCai;;scment de tout son être, il était vaincu !
Il ah:lissa sur ses prunelles mortes ses paupières brûlantes, une eau amère envahit ses yeux, ruissela sur
Son visage. ·11 lui sembla que son cœur crevait 1 Les
pleurs qll'i1 avait versés pour Manon Honceray lui
apparurent une fugitive rosée qu'un seul rayon d-e soleil petit faire évanouir, mals ces larmes-ci, cuisantes comme une lave, étaient de celles qui tracent sur
les Joues où elles coulent d'ineffaçahles truces 1
Un pas furtif lit craquer l'escalier, la porte grinça,
ouverte par une main légère, une voix fit :
- Mon Claude, mon pauvr<l petit 1
Mme Lariège entama de ses ' bras son enfant sanglotant, Incapable de r<ltenir plus longtemps le secret d'amour qu1 fusa de ses lèvres.
L() soleil s'était éteint, la nuit était presque venue
qu'ilS étaient oncore l'nn n.uprès de l'autre, le jeune
homme appuyant son front lassé sur l'épaulo materMlle.
Le lendemain, Clotilde s'arrangea do façon à Otre
SOulo au salon, avec Mario ct sa mère, cependant que
nu Jardin.
Claude ~tni
A son visage, Mme Nlzolles comprit qu'clle voulait
IOllr faire une conndenre pénible.
- Qu'as·tn ? demanda-t-ello avec intérêt.
La pnuvr<l mèr<l leva sur clle un regard bouleversé.
- Henriette, dit-elle, je ne puis m'empOcher de vous
Confier ma peine, ft Marie et à toi, bIen CJue mon ms
m'eQt Calt promettre de la tenir secrète. Il me semble
�58
LES DEUX BEAUTÉS
que mon devoir au contraire est de parler, d'essayer de
remédier dans ln. mesure du possible, il toutes les trisl,esses qui n.ttendent celui qui est ma raison de vivre.
- Je t'en prie, parle, fU Mme Nizolles, que pouvonsnous pqur lui . ?
- Marie, continua Mme Lartbge, d'une voix tremblante, 10 'Vous ' supplie de no pas me trahir, de no point
r6véler ù. Claude que je vous ai dévoilé son âme, que
je vous ai rapporté Jo. confession flu'hier je Jlli ai arrachée. Le malheureux vous aime, Marie 1 C'est pour
cela que nous sommes alé~
il Paris ; p a cru, eXalté
pal' sa pasison, quo quelquo magicien do la sciellce
pourrait llli rendre so~
yeux ct qu'il deviendrait ainsi
pour VallS un époux souhaik'tbJe. Hélas 1 il ne sera
jamais qu'un pauvre intlrme, auquel vous ne pourrez
accorder qu'une fraternelle amitié. Pas plus que mol,
n ne s'abuse là-dessus, ot il songe avec épouvante
f1u'avant qllinzo jours, la saison s'achevant, II nous
faudra quitter la chère maison normande où vous lui
avez donné tant de bonlleul', que Paris, la vic, vouS
reprendra ot qu'Il va vous perdre 1
u Vous perdre 1 Ah 1 chère petite, je tremble rien qu'à
cetto pensée, car je crois qlle Claude pourrait on moufil' 1 Tout ce que j'al éprouvé jusqu'ici Il'était qu'émotions passagères, m'a-t-il dit, j'al découvert quo Marle
Nait le~
battements de mon cœur, la chaleur de mes
veines et sans elle, l'univers pour moi deviendrait gla-
cé
1
Héln.s 1 Murio, je ne me leurre pas d'impossibles
espoirs, je sais bien que mon pauvre enfant no peut
prrtCll/lrc au honhcur, mrls si je VOllS ni rait cetto
coulldence, c'cst pour uttcnclrlr votre cœm si généreux, ohtenlr de vous la promesse qlle vous uuroz )Jitlé
cie Illi, qlle VOliS ne l'aballdonnerez pas, que vous demeurerez son amie, sa sœur 1
Mme Luri ge so tilt, sa voix plûino de sanglots ~'étei
gnunt dans sa gorge. Marfe l'avait écouté avec une
immense émotion ; une jale déllrunt-e s'inflltralt en
elle avec chacuno des paroles de la pauvre temme.
Claude o.vait oubllé Manon, Claude l'o.fmalt, c'était
u
�LES DEUX BEAUTÉS
59
elle qui avait pris place dans son âme
Elle se leva, un sourire radieux entr'ouvrait ses lèvres, elle alla vers sa mère, comme pour lui demander
un consentement.
Mme Nizol1es avait intensément suivi les progrès de
Ce mélancolique amour dans le cœur de sa fille, elle
avait 101lgucment songé à cc que serait sa vie auprès
de cet époux sans regard et aujourd'llui, elle discernait
nettement que son bonheur était auprùs de l'innrme, si
triste qu'un tel mariage fD.t en apparence. Trop troublée pOUl" pouvoir prononcer lIlle parole, elle saisit
50udain son enfant contre ll11e, l'embrassa avec émotion.
Marie comprit qu'avec ce baiser elle accueillait Claude et, se tournant vers Clotilde, elle dit en lui prenant
les mains :
- Ne pleurez pas 1 Je n'abandonnerai Claude qu'avec
la vie 1
Et elle quitta la pièce, gagna la terrasse, descendit
au jardIn.
Le soleil parait le ciel de rouges lambeaux flamlumineux, près de sombrer à 1'110boyants ; son diS~t1e
rizon, ensanglantait la mer qui roulait des rubis. Une
brume légère, aux tons d'opale, tamisait la lumière de
cc cr(!pnscule automnale ct la fallve parme du parc
brui!5sail doucement sous le vent tiède. Ji sembla :\ M.nrie que ln splendeur de ce Roir habillé d'or avançaiL
avec elle dans les allées, l'amenait dans une apothéose
Vers celui auquel elle allait 11er ses jours.
Claude était assIs au milieu d'une pelouse, dans un
fauteuil de jardin. Sa pose abandonnée, son front rejeté
en arrière, la tristesse amère de ses traits, que les
rayons du ciel touchaient de leur rouge caresse disaient
l'immcnH1t6 de w. peine.
La jeune tille vint ù lui en silence, foulant l'herbe
Sans bruit.
- Claude 1 lit-elle, lorsqu'elle fut de lui toute proChc.
l! lressallllt, se leva, un secret instinct l'avertissant
([u'{>lIe alla.it prononcer dïmportantes paroles.
�GO
LES DEUX BEAUTÉS
Il Y eut un silence pendant l-equel ils entendirent
battr13 lems cœurs. Puis Marie ajouta, et ce fut comme si son ame montait à ses lèvres :
- Claude, il ne faut plus souffrir 1
- Pourquoi me dites-vous cela, Marle Y balbutia-t-il.
Elle prit ses pauvres mains tremblantes :
ct que, si
- Parce que je vous aime, répondit~l1e,
vous le voulez, nous S<lrons unis 1
11 crut que le ciel venait de s'entr'ouvrir, un vertigo
llt chavirer sa tête, il tomba iL genoux, bégaya:
- Marie, Murie 1 Ayez pitié d'un pauvre homme 1
no vous jouez pas de
N'ul)usez pas un malheur~x,
son cœur déclliré 1
Ene le releva, passa sur son front ses mains pieuses.
- Jo vous aime, Claude, répéta-t-elle, mon bonheur
est auprès de vans 1
11 l'enlaça do ses brns éperdus, serra sur sa poitrine
cette fée qut lut ol1vrait les portes de toutes les félicités
humaines, ses lèvres tOllchOr<lnt Jo front pur, scellèrent
leurs t1ançatl!()s d'un baiser aveugle et frém issant.
�/
DEUXIEME PARTIE
)
�,
,
�LES DEUX BEAUTBS
63
CHAPITRE PREMIER
Wladimir Nilwf était un original. Venu de Pologne
Sans SOl1 ni. maille, il avait conquis Paris, la gloire et
la fortune par la seule force de :;on génie: la m étropole
l' avait proclamé le 1)lus grand musIcien de l'époque.
Mais pas plus l'argent que la renommée n'avait r éussi
;\ assagit' ce boMme impénitent dont l'humeur fantasque n'acceptait pour guide que son caprice et ses enthousiasmes. A présent, c'était un homme d'une sol, -;Ill tü.ine d'années, mais dont le cœur était dememé lmPérlssahlement jeune t généreux.
Ce matin-là, délaissant sa voiture, il fi Ùllait :'l. pied
par les rues de Neuilly. humant l'air embrumé d'octohre. Le ciel lourd n'était que voiles gris et les arbres
des Q.venu s, dos jardins, achevaient de sc dénuder sous
la poussée d'un vent aigre. Nilm! aimait ;\ errer ainsi,
sans but et sans hâte, laissant son esprit enfourcller
Il1Ule ch imères.
Comme il entrait dans uno allée où s'alignaient des
Villas r:oquettes, posées en retrait derrière les hales de
lours jardinets, utle casc'ldc cie notes ll>gères, issues
ù'un piano, franchIrent un e fcnôtrc entrcbaill60, vInrent toucher l'oreille du virtuuse. Il s'immolJiHsu, la
Inéloùle était prenante et celuI qui l'exécutait témoigno It d'une rare maltrise. Nilm! clemeura planté SUl'
�le trottoir, soudain indifférent à tout ce qui n'était
pas ces harmonies qui éveillaient cn lui une vive atlention.
La maison devant laquellc il étaH arrêté était la
demeure d'hiver de Mme Lariège. Derrière ses murS
tapissés de lierre. Claud<J, depuis des années, abritait
ses rêveries, ses douleurs, ses espoirs. C'était lui qui
jouait, qui traduisait sur le clavier le chant enivré né
de son cœur en téj,(). L'amour est un divin créateur, il
magnif~t
l'inspiration du jeune homme, lui faisait
trouver de merveilleux uccents, des rythmes rares, précieux. La musique fusait de ses mains habiles, ruisselait autour de lui, déborùait la maison, gagnait la
rue, envoûtait de sa magie le maestro qui l'écoutait.
L'art avait sur Wladimir NiI<of une invincible force,
il demeura subjugué, saisi, magnétis6 par la pureté
unique do cette symphonie.
Le ciel embronillussé se mit ù. l'envelopper d'une
humidIté grise, des gouttolettes s'acerochèrent au bord
do son chapeau, l~ ses vêtements ; il n'y prit pas
gurde, ugri ppû 1\ celto envolée de notos qni 10 ravissait.
Enlln, au puroxysme do J'~mthousia,
s'abandonHant II la fouguo, à l'impétuosité qlll lnl étaient nnturelles, l'artiste so mit :\ oarillonner à la. grille qui
fermaiL 10 jardin, Cil proio à une véritahle efforveScence. un domcstique vint lui ouvrir, lui demanda qui
il dé8irait voir mais Nil<or, emporté pur son admlratioll, 110 l'éooutait guCro, il passlL devant lui on trombe,
jJéll lm dnlls la maison on s'écrinnt :
- Qui joue là ? Do (lUi. st cette musiquo ?
Le valet do ohmnbro crut avor affaire à lin fOll
él courut a f;;t suite glll<l(l par lc son. Le maftl'<l avait
d~jil
frallch! la porte de la vièce où so trOllvait Clallde ;
Jl aperçut celuI-ai do dos, assis dovant son instrLlmellt. ct à cOté de llii la blonde Marle qui écoutait
co~
rythmes cMébrnnt lellr nmour
Ello so lova en voynnl, cet lnconnn qui faisait jrruption, mais Ini mit un doigt sur ln hOllclle pOllf
lui dcmnnder )0 sllenco car Cln\d~,
ahsol'bO par f'Oll
�65
LUS DEUX BEAUTÉS
jeu, n'avait pas entendu ouvrir la porte et achevait de
dérouler ses mélodies.
La jeune fille, interdite, demeura un instant sans parole, ce qui permit au jeune homme de plaquer l'accord final.
- De qui est cette musique? De qui est cette muréfléchissant pas
sique, s'écria Nilwf transporté, n~
fi, ce que son sans-gêne, son intrusion dans cette maiSon pouvai<mt avoir d'ahurissant.
Larlège se retourna à, cette voix qui lui était inconnue
ct .i nterrogea :
- Qui est là ? Qui me parl-e ?
Le maître découvrit avec stupeur que ses yeux
llxes ne le voyaient pas. Un grand apItoIement le sais1t : l'hymne triomphant qui l'avait charmé étai.t issu
des ténèbres, le chantre était aveugle 1
Une exclamation lul échappa.
- Oh ,...
Et il ajouta, calmé soudain par le
~pectal
de cette
infortune :
- Pardonnez-moi, je ne suIs ni un fou ni un malfaiteur quoique j'ai.e un peu b01150ulé votre domestique ce qu'il me pardonnera, j'espère.
Il rit devant la figure ébaubie du valet de chambro
et dit encore :
- La ILlute de mon it'ruption est imputable à, cett·o fenêtre ouverte. La musique, quand elle est belle, m'exalte, j'ai cédé il une irr6s1etible impulsion ct j'ai voult,! saVoIr quel est l'auteur du morceau que vous exécutiez,
Monsieur.
- C'cst moi-mêmo, répondit Claude étonné, mais ...
Le mattre l'1nterrompit, lui saisit les mains et dit
Sur un ton ému où l'a.dmiration 0. ln. compassion se
mêlait :
- Votre musique eet merveilleu5e, jcune homme, et
Voue la JOU()Z comme un archango !
Et commo Lari~ge
o.vo.1t un sourire I5ceptique
- Voue pouvez m'en croire, acheva-t-1l, lo m'y connale, le !luis Wlo,<1imir NU{o!.
- Wladimir Niko! 1
5
�66
LES DEUX BEAUTÉS
Claude répéta ce nom avec une vénération profonde,
le génie de ce musicien célèlJre l'avait toujours enthousiasmé, il exécutait toutes ses œuvres, suivait passionnément ses récitals. L'appréciaLlon d'un tel homme lui
était précieuse, bienfaisante, versait en l).li une énorme Joie.
- Claude, Claude 1 s'écria ~Iarie,
ravie de voir du
bonheur sur son visage ; ne t'avons-nous pas toujours
dit que tu es plein de talent 1
Elle battit des mains de plaisir, transportée par cet
hommage dont le bien-aimé était l'objet.
Nlko! regarda la charmante enrant avec un sourIre.
- Votre sœur ? questionna-t-U, s'adressant à Claude.
Le joune homme prit dans les siennes les douces
mains Unes et répondit d'une voix émue, révélant comhlen 10 mot qu'il prononçait paraissait pour lui merveilleux :
- Non, ma. fiancée 1
Le vieux musiel-en surpris fixa un instant cette jeune
fille dont le regard enveloppait de tendresse cet homme
1l1llrooe. Une émotion le gagna :
- Oh 1 combien Jo11 1. .. murmura-t-U.
Et son intérM grandit encore pour l'artiste aux prunelles mortes. Le grand talont qu'il venait do découvrir, autant que cet amour touchant, s i digne de respect, éveilla en lui l'idée de Iaire gravir au pauvre
aveugle les marches du triomphe. Il s'enquit si Claude
lwatt déjà cu des œuvres publlé-es, si la critique lui
avait fait bon accueil, s'U se produisait lui-mClme dans
dos concerts.
- Non, répondit Larl ège, Jusqu'ici, à callse de mes
yeux, jo n'ai l'Ion tenté, JO me sentais tellement en
dehors de la vie 1
Nilw! comprit tout co que cette phrase contenait de
tristesse. Il s'approcha do colui qui l'uvalt prononcée,
posa sur son épaulo une main compatissante :
- Jeui\o homme, dit-il, le destin vous a priv6 <le la
lUmillre, mal s Il vous a donné un autre don en échange : le génie 1 Voulez-vous de la glolro Y Jo ne croiS
po.s me tromper en vous dIsant qu'olle est li. votre por-
�LES DEUX BEAUTÉS
67
tée et je suiS prêt à m'entremettre pour vous aider à
la conquérir
- Maitre... balbutia Claude éperdu, croyant il. un
Songe.
Mais déjà le Polonais, pressé de réaliser le projet
que lui avait dicté son enthousiasme, quittait les deux
l1ancés en disant :
- Demain, je reviendrai avec mon éditeur.
Une grande nervosité s'empara. de l'inOrme, un tuInulte agita ses pensées, il répéta mentalement le mot
l11agique que venait de prononcer le maestro :
- La gloire 1
Jamais , jusque là, la penSée d'un possible succès ne
l'avait emeuré, 11 avait cllerçl1é au contraire à dresser autour de lui les impalpables murailles do la solitude et d-e l'isolement, mals à présent qu'il avait remPorté sur le sort cette incommensurable victoire : l'aInour de Marie, la renommée prenait il. ses yeux une
Valeur nouvelle, lui apparhissalt comme une comPensation colossale il. offrir il. celle quI acooptaJt si généreusement de devenir la femme d'un être physlqueInent amoindri.
Si Wladimir Nilcof ne se trompait point, s'l! réusSissait à faire rendre hommage il. son talent para le
grand Paris, dispensateur fantasque des couronnes de
lauriers, Marie aurait un époux célèbre 1
L'amoureux humble, anxieux qu'lYtait Claude, enVIsagea une éventualité aussi merveilleuse avec un indicible tressalllement intérIeur.
Depuis l'honre bénie où la Jeune fUIe lui avaIt donné
Sa toI, Larlège vIvait un rêve extasié mals non exempt
do trouble. Sans douto il ne redoutait pas que l'amour
de MarJe ro.t une tendresso fragile, il cn avait dès
l'abord mesnr6 la valeur, il savait quoI trésor Nait
le cœur qui s'était associé au sien et ne craignait pas
qU'il S{) lafiSât de sc prodiguer au malheureux qu'il
<!talt. Mais il lui arrivait de sc dire :
- Marle m6rlterait mloux que moi, quelle folio do
sa Pu.rl de s'enehalner Il I1n innrme, ne serait-elle pas
digne do la plus brillante des unJons ?
�G8
LES DEUX Il.EAUT~S
Et il souffrait alors intesém~
de son état, découvrait plus que jamais dans quelle infériorité se.
cécité le plaçait vis-à-vis des autres hommes, 5e ju·
geait un pauvre être, méritant tout au plus de la
charité et non de l'amour.
- Et pourtant elle m'aime, se répé1ait-il, elle se
sent heureusfl auprès de moi 1 Mals ne regrettera-t-elle
pas plus tard d'avolr clloisi le triste époux que je
suis? Ai-je vraiment le droit d'accepter le don sublime (Ju'elle veut me faire
Il se torturait, s'ab!mait clans des pensées crudles
que la présence chère ne parvenait pas à annihiler.
. ParCois il lui venait des pudeurs douloureuses, il
cherchait à dissimuler devant la jeune fille les mu)tipl<ls misères que lui valaient ses yeux éteints, s'eff0frçait de se passer do l'aide d'autrui pour se diriger,
saisir dos objets, tentait de so mouvoir tel un être normal.
Marle apercevait ces pauvres fiertés si touchantes,
<llle devinait quel sentiment les dlctait et elle le saisissalt alors dans ses bras avec une tendresso passionnée.
- Claude, Claude 1 s'écriait-elle. Sais-tu que tu me
fais mal, ne veux-tu plus do « tes yeux • ? Cher aimé, ne sais-tu pas quo jCl t'aime d'un amour flue rlen
ne peut atteindre, jamais ? Que sont tes prunelles
mortes il. c016 de ton âme quo tant je chéris 7 Je t'en
supplie, ne redoute ;pas de me demander secours, de
t'abandonner devant mol, 11 me semblerait quo notr O
communion ne sel ait plus complète, qu'un fossé SC
creuserait entre nous. Je veux partager tes peines,
Claude, encoro plus que tes joles 1
Et elle s'efforçait de l'envelopper do plus de tendresse encore, de lui faire oublier qu'un mur d'ombre
Implacabloment l'encerclaH.
Avec les derniers JOUI'f:! de septembre, 115 nvalen t
dit adieu (). la maison normande où leur bonheur était
n6. On avait clos lei porte. et les volets du domaine
et rejoint P:],r18 déj~
hub1l1.é dl! brumM froides an.nO nça.nt l'hiver.
Ma.dame Larlèg., éperdll' à. l'hl!!. crl~
Il.1l Al. nuait
�LES
D~UX
DiAUTts
69
être heureux, ne savait de quels mots de graLitudo
Marie chaque fois qu'elle la voyait arriver dans
la paisible demeure tuptssée do lierre où Claude égrenait de~
llurmonies, une exultution touchante taisant
rayonner son visage aveugle.
Murie 1 Comme il l'ujmalt 1 De quelle félicité étaient
il. présent tissés ses jours 1 Mais qne n'cOt-il donné, hélas, pour elre un ilancé comme les autres, un fiancé
Ùont on Ile dH pas : pauvre garçon 1
Ccs deux mots apitoyés, il les avait entendus, saisis
au vol, son ouïe doveloppée discernant les moindres
chuchotements. Mais lamais ils ne lui avaient fait mal
comme à présent qu'il aimait, qu'il était aimé.
L'espoir Inattendu, que venait de lui donner Wladimir Nllwf, le remplit d'uno immense fébrilité. S'il
devcnaLL cOlùbre, si Paris le hissait sur Je pavois de
ln. renommée, l'('clat qu'acquérait son nom ne compenserait-il pas la tare que constituu.iont ses yeux
010rts ?
Le sort de cello qui partagerait sa vIe ne serait-ll
Pn.s (Linsi plus nviable?
Il l'attira à lui, la serra doucement contre son cœur
tremblant d'espérance.
- Murlo, dit-H, si cet homme disait vrai, si tu pouvn.ls elre un jour ner de moi 1
Elle sourit, touchée, comprenant à quel point la gloire
n'était pour lui qu'un prétexte li. ln. rendro plus h<lu~lISC,
il lui toire oublier qu'il était infirme. L'onlaçant de ses brus, ell0 dit, dans un haise)' :
- Je snls fli)re do toi, mon Claude, le n'ai pas beSOin des trompettes de ln renommée pom frémir d'orgHeU en mo disant : 11 m'aimo 1 car pOUl' mol tu cs
noblo et le plus digne, et ton génie, jo l'ai
III pl~
ùOPllls longtemps découvert dans mon cœur 1 Mals
Savoir quo l'on te rendra. hommage, Clue Paris tout
~rlto
connaTtrn ton mérite, voilà qui me ra.vit pour toi,
car 11 n'y 0. pas de bonheur, mon aimé, quo jo ne te
~uler
~C)lhnite
1
- Marie, Mario 1 s'écrla-t-il radieux, !'nml)ur met en
nIai une ambitlon nouvelle 1 Ah, 1asoo le ciel que le
�70
LES DEUX BEAUTÉS
destin ainsi me venge, répare de cette façon le mal
qu'il m'a fait.
CHAPITIŒ Il
Un mois plus tard, NiI<of ayant réussi à intéresser
son éditeur à Larlège, d'innombrables at'tlches placardées sur les murs de Paris annonçaient le premier récital du jeune homme.
Marle, le cœur battant, vint avec sa mère chercher
le bien-aimé pour le condulro avec Mme Lariège à
la salle de concerts où il devait se produire.
Tous quatre demeuraient sllencieux dans la voiture
Qui les emportait à travers les rues. Claude, visiblement nerveux, tenait dans sa main fébrile la main
chérie, la lumière crue des lampadaires électriques éclahoussait au passago son visage tendu par l'espoir, la
volonté du triomphe.
Le vieux Tn(lestro attendal t son protégé, il s'était
pris pour lui d'une amitié emportée, paternelle, sa réuSsite lui tenait à cœur comme s'li se telt agI de luImême, il lui semblait qu'Il transmettait entre les mains
do l'artisto aveugle le flambeau do l'art qu'Il avait,
dans sa Jeunesse, rait briller d'un si vif éclat.
- Allons Larll'go, flt-Jl en le prenant familièrement
aux épaules, J'al confiance ct je veux vous 1nfuser rnu
fol pour que vous ar/rontlez Je pllbllc sans détalllunce 1
lunde le remercia d'un sourire.
- J'emmène déjà votre mèr'e ct Mme NI7.o11es dans
la sallo et Je vous laisse encore un instant votre dOUCe
1\'l arle, acheva Je Polonais
Et il entralnu les cieux dames à travers les coulisseS
Jusqu'à l'enceinte où sc !lressnlt uno foule brlllanto
t nombreuse.
L'aveugle sc prépara il s'approcher du plnno Qui l'attelldalt derrière 10 ridl'uu elleore baissé, sa Onncée lui
�LES DEUX BEAUTÉS
71
adressa une dernière parôle tendre, un encouragement
tout plein d'amour et elle se disposait à le quitter pour
se mêler à son tour au public, quand elle poussa une
exclamation légère échappée malgré elle : les bras chargés d'une lourde gerbe de fleul'S, Manon, plus belle
que jamais, venait de surgir de la porte d'entrée,
apportant à l'JnOrme cette moisson de calices.
- Monsieur Lariège, dit-elle après avoir tendu la
main à Marie, vous rappelez-vous Manon nonooray?
Le jeune homme tressaillit à ce nom, à cette voix
dont le souvenir en lui s'était éteint. Mais l'éblouissante Jeune fllle ne lui laissa pas le temps de répondre, elle plaça dans ses bras les odorantes corolles
et dit :
- J'ai pensé à vous apporter des fieurs, car jad~s
vous m'uvic? dit passionnément les aimer.J'al voulu que
vous respirIez celles-ci avant de vous présenter au
pUblic pour la première fois, trouvez dans leurs pétales mes vœux de succès,
Déjà elle s'éloignait et Claude, stupMait, aspira machinalement oos fleurs merveilleuses qu'U ne pouvait
distinguer mais qui l'enveloppèrent de leurs eNLuves
embaumées, touchèrent ses mains, ses Joues de leur
Cralcheur.
Marie était demeurée interdite, elle n'cut pas le
temps de réaliser son propre sentiment, le moment
Nuft venu pour Lariège d'entrer en scène ; ellle le
(Juitta, rejoignit sa mère dans la sallo. Un flot de
penséos coneuses tourhlllonnaient en elle : Manon revenait à Claude ? Voulait-ello avec cette gerbe réveiller en lui l'amour dont olle l'avait autrefois emorasé '1 L'Idée do lui apporter ce bouquet était 1ncontl;t;lab)ement délfcale, ne tallait-il voir III qu'une r6Paratlon il la cavalière façon dont elle l'avuit quitté
so,l1S mOrne lui dire un adieu ?
Pendant une brève minute, la jeune fille 00 sentit
saisie d'angoisse, le visage tlu bien-aimé respirant les
troublants arOmes des lis altlors, des roses tro.glles dont
Mlle nonceray 1\11 avait fait don, habita jnsupportableIliont son esprit. Mals le rideau so leva, un murmuro
�72
LI!." DEUX D/lAUTb
ému courut ùans le publie devant cet artiste aveugle
que l'on conduisait fi. son instrument. Mario oublia Ma.non, sail cœur palpitant suivit l'élu de son âme, elle
n'cllt plus ù'yeux que pour l'être ch.er qu'elle savait
frémir d'un si pathéUquc espoir.
Clll.Udè gagnerait-il la partie qu'il jouait ? Elle savait qllol prix il attachait ;1 cotte victoire, ce qu'clle
rdprésentait pour son cœur afClig6.
Le musicion s'ôtait mis à jouerl ses mains légOres
gllssaient sur les touches, en extrayaient dos sons rares
ct purs qui s'envolaient vers l'assemblée, la noyaient
de tr6missantca harmonies. Mo.rie l'écoutait, acoroch6e
à cllaque note, chaque accord , chaque silence. Plus
les instants avanço.i('nt, plus elle ent voulu pénétrer
l'esprit des auditeurs, leur communiquer son o.ùmim.tian, arracher d'eux des Ilpplo.udissements.
Cluuc1e Jouait toujours ,il semblait avoir oublié il pr6sent ceux qui l'écoutaient, paruissalt faire corps avec
~on
instrument, n'Circ plus qu'une o.mo vibrante dont
lell accents louchaient aux cImes,
Enfin il s'arrêta ct soudain , vertigineuse mlnuto, 10.
salle no tut plllS qu'un immense tracas, la houle follo
cles bravos hondit Jusqu'à l'artiste, déferlu. il ses pied
en une grisanto cascade, J'cncercla de triomphantes
clameurs, ùos claquements délirants des mains battu n!!Cs
Joio 1 Allégresse 1 Claude étaIt vaInqueur ... Il venaH
de gravir les échelons qui Jo plaçai(ant au dessus dos
::mlrcfl hommes. La toule enthousiaste lui trossalt de9
IILliriel'9 1
MltrIe un Instant lô regarda s'Jncllner devant ceUo
mer d'admlro.ieurs qui n'était llour lut qu'un opaque
mm' (j'omhre, un précipice obscur d'où maniait l'onC('ns do la gloire. Salut aveugle ct boulovorsant quI
lit redoubler les louangeusos clameurs, les rendit tr6llC>tlquC's.
~)(S
In.rmes rui!iselntent sur 10 vIsage radlellx de Mme
Lnrlêge, 110 vou lut traduire son bonheur il Marie, mals
11(>;\ ln Jeuno fille (LyaH vol6 vers le bien-aimé. Elle
:tl'l'I\'o. en coulisso!; comme Il Borto li de 8cllne ct 60.1-
�LUS DP.UX nRAUT6S
73
sH se~
maIns que la Jubilation faisait trembler.
- Claude, Claude, murmura-t-elle, es-tu heureux 1
-- Oùl, répondi~l,
car ton fiancé, Marie, n'est plus
Un imuvre homme.
Il f;onrit ct l'attira contre lui.
Elle appuya son front contre sa poitrine, sentit son
('(Fur battre. trahir la joie quI le transportait. Et elle
goût[\. un ravissement st,ns borno à se tl'ouver si proche de lui dans cette minuta Mnie où il culbutait les
bnrriOres que lui valait sa. cécité,
Claude, un intll'ITlC 1 Oui, mals g6nial. L'aveugle v&
nalt, par Res propres forces, de se hausser au dessus
des clal voyants.
- Tu as été, tu es mon bonheur, Claude, dit-elle
ù 'tlnO volX que la félicité chavirait. Tu seras mon
orgueil auss1 J
Mains unies, 11s s'ûbandonnôrent il une minute d'extlsc, mals un parfum violent et lourd vint toucher les
narInes do Marle, luI communIqua un trouble, prel:ique
Un malaise : les 11s ct les roscs de Manon Honcerny
étaien t IJosés sur la tablette de lu. loge du jeune virtuolle, c'Otuient eux qui répandaient autour des fiancés
!flur arôme lrritant.
Un froid subit glaça le cœur de Marle, ell e revit le
hlcn -aiJnO aspirn~
ces calices nacrés aux senteurs eni·
Vrllnt<.>s, redoutablos comme 10 charme do cello qui les
a.Vf\lt o.pportés.
CHAPITRE 1Il
La renom~
de LnrliJge grandit rapidoment. Ce fut
Comma une fusOo (JIll embrasa l'enthousiasme dûs PariSleos, le joune vlrtllose aveugle conl]uit vi!le une toute
In'emlôrc pla.ce da.ns l'esprit de 10. fOllle comme dans ce·
lUi de l'élite, Dos ellgagements at!luèrcnt pour lui de
toutes parts ; la province ct l'étranger, autant que lu
tnOtropolc, demandl>rcnt cette nouvelle étoile dont l'é·
lTlouvant ùObut avait étO une r6vélatlon.
�74
LES DEUX Bl!AUTÉS
Lu vie du j<lune homme 00 transforma; de la solitude
farouche où il s'était si longtemps terré, du solitaire
duo d'amour qu'il avait vécu avec sa !Jancoo, 11 passa
brusquement il. une existence fiévreuse, les ténèbres
qui l'enveloppaient devenues vibrantes d'un crépitement de bravos et d'applaudIssements.
Un attendrissant émoi l'avait gagné,
il lui semblait que chacune des victoires qu'Jl romportait le
rehaussait aux yeux de Marie, rachetait ses gaucheries d'infirme, lalsait oublier ses yeux morts. Il lui
venait des joies folles qu'll ne pouvait celor, auxquelles il s'abandonnait avec emportement, comme sI la
gloire subito lavait do toute peine son cœur hum!l1é.
Ce matin-là, Janvier collait aux vitres une floraison pâle, légère, irréolle, comme tracée par le pInceau
fantasque do quelque fée. Claude ne la pouvait voir,
mals Il entendait le rude vent d'hiver sit!ler dollors,
palisser devant lui, dans Ull imperceptible fl'Izells, un
léger valle de neige. La porto du llvlng-room où 11
sc trouvait s'ouvrit, deux bras tendres se nouèrent il
son cou, 11 pressa sur son cœur sa fiancée dont le visaga Crais flourait bon l'air froid et la bourrasque.
l'lus que jamais, Mlle Nizolles consacrait il. l'aveugle tous ses jonrR, toutes ws heures, elle lui lisait son
courrIer, le guidait dans ses déplacements, s'occupait
cie ses afraires avec uno activité joyeuse qui laissait
croire il. Lariège qu'elle était heureuse de sa célébrité.
Au moment de leurs Jlançailles, il avait volontaireJnMt Ilxé la date de leur mariage à la JIn de l'hiver,
alors seulement près de naftre, bien qu'il rat dévoré
pur J'anxieuw hllte de se vol r un 1 il. sa bien-almée_
- Mario, llii avait-il dit, Je veux m'imposrr 10 supplice de cette attente, wr Je no veux Po.s profiter trop
vIte de ta. charité merveilleuse. Peut-Otre, d'lei quelqueS
mois, verras-tu notre amOllI' d'un œil plus culme ct
trollveras-tu quo do ta part cc serait folie do t'en('Im!ner li mol. Je L'[Llln<l trop pOlll' t'inlllgor la jorturc des regrets, mon ador60, si utroco que ta perto
serait pour mol. Laissons passer six mois sur nos serments, Marie, six mois fJui te permettront de rétlécllir,
�LES DEUX BEAUTÉS
75
de voir plus nettement ce que serait ta vie auprès de
moi. Alors tu me diras en toute franchise si tu ne
redoutes pas l'époux aveugle que je suis et, s'Il le faut,
Je te rendrai ta parole, et je saurai me résigner.
Tant de noblesse, de générosité dans son amour
avalent vivement ému la jeune fille, elle avait voulu
le convaincre que son cœur ne pouvait plus changer,
Inais ,I l s'était maintenu dans sa résolution bien qu'il
sût qu'une rupture eût tari en lui non seulement la
Joie, mals aussi. la vie même.
Aujourd'hui 11 s'applaudissait de s'être imposé 00 délai à so n bonheur, d'avoir laissé avec tant d'anxiété
couler Jes Jours sur leur premier baiser.
- Je ne sujs plus J'inl1rme craintif que tout atteint,
meurtrit, se disait-il, Paris m'a consacré, il m'a fait
un autre bomme, je puis espérer que ceux qui me
verront conduire Marie devant l'autel ne s'apitoieront pas sur Je destin qu'elle s'est chois1.
Incapabl e d'orgueil pour lui-même, le malheureux
pulsait dans l'excès do sa tendresse une ambition torturanw, maladive; Marie 1 Que de félicité il rêvait pour
elle 1 Comme il souhaitait que leurs noces, au lieu
d' être mélancoliques, fussent triomphales 1
Tout en écoutant le babil de 10. Jeune nlle, il se dit
encore, avec un ravissement intérieur, qu'à présent
une femme pourrait peut-être avoir de la flerté à porter
f'.on nom, mais Marle, décachetant les lettres qu'avait
apportées le courrier du malin, Interrompit le cours
de ses pensées en s'écrIant .
- 011 1 Claude, le ministre des beaux-arts t'invite
au bal monstr<l qu'il donne la semaine proehaino, en
l'honneur de lu. musique française 1 Tu es mls au rang
des célébrit6s officielles 1
Elle rit, joyeuse, et montra le bristol il. Mme Lari~ge
qui venait d'entrer.
- Un bul '( fit Claude. On m'invite à lm bal ?
Uu nuagG soudain obscurcit son Iront, 11 se vit taire
triste ngure au milieu de la cohuo brillante d'une telle
Solr6c. Il poursuivit, avec un sourire redevenu amor :
- I.e siJlgulier Cttvn.lIer quo Je terais, bouscula.nt los
�76
l.ES DIlUX BEAUTIlS
da.n~eurs,
marchant sur les robes des femmes et renversant des vorres au buffet. Wladimir Nilwf est absent
de Paris pour quinze )ours ; il ne sera donc pa~
de la
félie, et ne pourra. pas me guider.
- Et moi, ne pourrai-jo pas t'accompagner, Claude,
lit vivement Marie. le sentant avec douleur repris par
ses humiliations anciennes. Ne seruit-ll pas na.tur,el que
tu te Hsses escorter par « tes yeux • 1
Elle lui sauta au cou et ajouta. :
- Je serai si fibre à ton bras 1
Elle avait trouvé la parole qu'il fallait lui dire, le
visage du jeune homme sc détendit, rasséréné.
La semaine suivante, tous deux gravissaient les marCIHJS de l'Opéra, où avait lien Je bal et la jeune fille
inquiète croyait volr ue la tristesse sur Jos traits de
l'aimé.
Elle ne se trompait pas ; depuis plusiours jours, la
perspective de cette soirée avait fait réintégrer en Claude ses pensées chagrines. Une inqulOLude maintenant
dans son esprit se faisait jour: il se demandait s'lI ne
s'était pas trompé en croyant que sa célébrité, si Dévreusement ac<]uise, le reclassait parmi les aulres homme, peut-Otro môme au-dessus <l'eux. Sans dOllte, dans
Jos concerts où l'on solllcitait flon concours, il touchait
la foule, elle l'environnait, mais 11 ne s'y môlait point.
l ei, au setn d,e co bal, il redoutaJt do reùovel1 il' brusquement, en dépit de Sl~
gloire, l'lnllrrne, l'affligé.
Tout d'abord, Mme Nizolles, suns s'cn renùro compte,
l'avait peiné.
- Ah 1 mon cher Claude, lni avait-elle conDé, croyant
an contraire lui otre agréablo, votre potito Mario va
vous faire honnour 1 Je suis ravie du cholx que nous
avons fuit de so. toilette, elle y est délicieuse 1 Un
to.J'fetas glacé dn plus tenùro vort-d'eau, ClallClo. IIlen
de plus rraie;, de plus simple et de plus soyant. Elle
a l'air de so mOllvoir dans un mIroitement do source,
c'est vraiment joli 1
1;0 pauvre garçon (l.vaLt charcM ü se représenter cette
!Lancéo Si cllbre paruo pour Jo bal at il s'était dit avec
douleur 'lne d'autres hommos allaient la voir, l'admi-
�LllS DEU~
Sr:AUTÉS
77
l'er, la contempler à loisir, alors qu'elle ne serait pour
lui qu'une vision de songe, âprement imaginée dans la
nuit lourde où 11 vivait.
Pour la première fois, un sentiment de jalousie l'avait atteint, il avait envié avec véhémence ceux qui
possédaient la lumière, il s'était dit que, pour lui,
l,es atours dont s'était o.dornée Marie, étaient inutiles.
A présent, montant l'escalier qui le menait à la salle
du bal, il entendait bruire la soie de cette éblouissante
robe de fête, son froufrou résonnait cruellement à ses
oreilles, lui égratignait le cœur de son léger tapage.
- Claude, es·tu triste? demanda Marie, inquiète.
11 esquissa un sourire, lui assura que non et elle,
pour le distrnlre, se prit à lui décrire la merveilleuse
enceinte qui rutilait de lumières, le faste de la décoration, les gerbes, les cascades de fleurs lumineuses
créées par les feux électriques ruIsselant des cintres,
la beauté des toilettes, des bijoux scintillant sur les
épaules nues, le tourb1ll0n prestigieux de la danse
réunissant dans un vivant bouquet le chatoiement des
soles et des velours avee les habits noirs.
- C'est beau, Claude 1 acheva-t-elle.
Elle avait rois un,o oxn.ltatlon, un enthollsil1sme dans
ses paroles, cllCrchnnt il r-endre vivant pour l'intlI'lne
le tableau qu'olle essaya;it do truC€r. Mats lui se méprit sur cette ardeur, il crut y voir la compréhensible
joie, pour ccho jeune âme, de 6tl trouver au m1l1eu
<10 la galté et du plaisir. Il 50 jugea lui-même tel un
boulet, un-e chaine lourde que Marie trainait nprès elle,
l'imaglna toute frémissanto do l'envio de se mêler aux
(t'lnseurs, de sc décharger, ne fût-ce qu'uno seconde, de
I\on pesant amour.
Une souffrance aigu!! lb traversa., il se sentit odieux à
hli-rnCme, out honte d'avoir accepté lo sublime sacr!flce que la jeune fille lui avait offert.
Quelques admirateurs de son talent s'approchèrent de
lui, apportant à sa peine nne minute de diversion,
on luI 11t Iêt", il ent-enctit des éloges, ds fiatteuSoes paroles. l\'IQ.ts un prillw.nt cercle de jounes gens a.vait ent()l1r6 l\lnrie, 11. surprit leurs rires, leurs propos jlilyellx ;
�78
LES DEUX BEAUTÉS
tous la priaient de leur accorder une danse.
Monsieur Lariège, s'écria l'un d'eux, permettezvous que nous vous enlevions un instant votre fiancée?
Nous vous promettons de vous la rendre dl!s que l'orel1estro se sera tu.
Marie protesta vivement, voulut demeurer auprl!s de
l'aimé, mais son insistance même cingla le malheureux
d'un terrible coup de fouet. Sans doute, la jalousie
le morduit au cœur, l'idée qu'elle allait tournoyer aux
bras de ces jeunes gens le tena1llait d'une âcre souffrance, mals il ne voulait point qu'elle soupçonnClt sa
peine, qu'elle renonçât à ce plaisir par pitié pour luI.
La pitié 1 Aijait-il autour de lui la sentir renartre ? Ne
serait-il, au milieu de ce bal, qu'un objet de compas- '
sion pour la bien-almée, et pour tous ces séduisants
cavaliers qui possédaient sur lui cette supériorité écrasante : la lUll1ll!re 1
Mario 1 Non, il no fnJlalt pas qu'elle se crQt prisonnil!re de sa tendresse, qu'elle lui sacrillCLt les joies de
00 bal, qu'elle lui fît devant tous cette charité.
Son amour autant que sa l1erté saignant, jl nt un
efrort immense pour ne rien laisser percer de son tourment et dit d'une voix qu'il voulut enjouée:
- Ja t'en prie, ma chérie, accepte 1 Cela me tera
pius plaisir cncore de savoir que tu t'amuses que de
t'avoir auprès de moi.
Il cut un rire un peu nerveux et ajouta :
- Allons, Messieurs, prenez-mol mes yeux 1 Jo consens bien volontiers à demeurer aveugle la soirée entière si la danse plalt ù ma bien-almée.
Et, s'emparant au hasard du bras de l'un de œu;x
qui se trouvaient à cOté de lui :
- Vous me ml!nerez bien au foyer, Monsiour 1 demanda-toi!' Mlle Nlzolles pourra. plus aisément m'y retrouver qu'ici.
Il entrall1o. son guide, laissant Marle qui 10 regn.rdalt s'éloigner il regret.
Préférait-il vraiment qu'elle dansât 1 Ello ne le
démOla point ot suivit touto songeuso le cavalier qui
�LES DEUX BEAUTÉS
7\1
!'cnleva, la transporta dans la vertigineuse ronde que
formaient les danseurs.
L'aveugle fut bientOt assis dans la vaste embrai.ure d'une fenêtre dont les ['ideaux a.mples, les bouquets de palmes ct de plantes vertes qui l'orn aient
umortlswient un peu le bruit de la fète .
... Etes-vous bien là, Monsieur Lariège ? questionna
ce,tllt qui l'y avait conduit.
Sur un signe affirmatif de Claude, il ajouta. :
- Je m'en vais dire à votre Jlancée où je vous ai
laissé.
Et il Je quitta, se doutant peu à quel tumulte intérieur le malheureux était en proie.
Pauvre Claude ! Il venait de choir du haut de son
rêve, il venait de découvrir qu'il s'était trompé, que
sa gloire ne le laissait pas moins inllrme, que rien au
Inonde ne pourrait racheter ses yeux morts.
Succès, célébrité ? Chimères 1 Illusoires réparations
ùont l'uvait leurré le destin 1
Jamais il n'avait uussi violemment senti combien l'aInour que lui vouait Marle était miraculeux, combien il
~tai
magnanime" ct 11 ne put étouffer en lui la volx
qUi lui criait :
- Tu n'us pas le droit d'accepter su tendresse toute
faite de sa<;rHlce, tu n'as pas le droit de la lier à toi
'lUi n'es qu'un pauvre Otre, un poids prodigieux qui
S'agrippe à sa jeunesse. Vu ton chemin 1 La tristesS<l
est ton lot, ne l'{mtraîne pas uvee toi dans ton ublme,
dans tes ténèbres, elle ne t'a déjà que trop donné 1
Il s'ubandonnait il ses réflexions uccahluntes quand
tlne voix résonna à cOté de lui, une volx dont les inflexIons chantantes, charmeuses lui étaient tnconnues
\!t qu'il i.dentilla aussitOt comm<l étant celle de MullOn Honcemy.
- Bonsoir, Monsieur Lal'iège, disait-elle, ennn, je
"ous trouve un Instant seul et Je vais pouvoir vous diro
Co qui tant me pèS<l 1
Le vIsage du virtuose exprima le plus vif étonnement
n co préumbule, mals la Jeune nuc continua sans paralIre se soucier de son efret :
�80
LES DEUX BEAUTÉS
Il me faut d'abord vous apprendre que c'est moi
qui me suis occupée de vous faire inviter il. ce bal. Vous
savez que mon pèl'e possMe de puissantes relationS
politiques, je lui o.i demandé de s'en servIr pour vous
y faire convier. Heureusement, le ministre n'ignoraH
rien de vos succlls triomphaux et il a jugé qu'on effet
il n'était que justice de placer votre nom sur la liste
des invités.
- Je vous remercie, répondit Larillge, un peu contra.rié du cas que Manon faisait à nouveau do lui, mais...
Ello l'interrompit :
- Je v<wais là une' occasion. de vous revoir, repritelle et il fallait que je vous revisse, car je no puiS
supporter plus longtemps Jo mal que vous pensoz de
moi.
Cla.ude fronça. Je soureil, ennuyé do la tournuro que
prenait l'ontretien, mais Manon n'ontendalt pas lui
laisser' le temps de placer une parole, elle continuait sur
un ton fébrile, presque angoissé :
- Je sais quo vous OLes fiancée à Marle Nizolles, je
sais quo vous l'aimez et Je m'y résigne, mais Je ne
peux souffrir que vous mo halssiez. Car vous ne pouvez nier que nous nous sommes aImés, Clal1de, bien
qu'aucun aveu n'ait franchi nos lèvres. Vous al1<lz me
dire que c'est mol qui vous at fui, moi qui vous ai
oublié 1 Eh bien, non 1 c'est un mensonge quo je vous
ai laissé croIre 11<J.rCO que mes paronts exigeaient de
mol quo j'épousasse un autre quo vous. Je n'osais leur
clésobéir et jo voulais quo vous m'oubltassioz vite pour
vous épargner du chagrin. Maintenant, je suIs déCI)1e je détestais, mon tlancé a
livréo de co marl.g~
compris que mon cœur n'était pas à lui, ct 11 m'I~
rendu ma parolo. Il est, hélas 1 trop ta.rd pour moi
de revenir V<lrs vous, puisque vous aimez Mario à présent, mals suls-J-o coupable do ne pouvoir endurer qllO
vous mo méprisiez 7 Déjà, uno 1015, l'ni voulu vous
crier que j'avais menti en feignant vous oubli or, c'est
Je jour ae votre premier concert, quand Jo voue al
apporté des fleurs. TJélas 1 je n'ai pas osé et je vous
ai fui presque aU!lsitOt, dh qUI jl! vous ens exprjm~
1
�81
LES DEUX BEAUTÉS
l'ardent désir que i 'avais de VOliS voir triompher. AulOurd'hui j'ose, Claude, et je viens vous supplier, à
défaut de votre tendresse, de m'acocrder au moins votre amitié, de permettre ...
Lariège, à la fois interdit et lassé, chercha à l'interrompre, mals comme il allait parler, quelques musiciens dont il avait fait récemment la connaissanco surVinrent, serrèrent la main du jeune homme sans se
. Et
douter qu'il 10 soulageait d'un irrita.nt t~e"àê
soudain, Mlle Ilonceray s'éclipsa, car elle venait d'aperCevoir Marle qui revenait vers son fiancé, son doux
Visage pûll et une angoisse brillant dans ses yeux
sOmbres.
L'avait-elle vue en compagnie de Lariège 1 Manon
Ile s'en soucia guère, elle no so douta pas que la
lonne mIe avait surpris son discours.
Dès qu'elle l'avaIt pu, Marie s'était bâtée de revenir
V<lrs celui qu'elle n'avait délaissé ,que d'un cœur inqUiet et ello l'avait découvert en conversation avec celle
dont elle avait jadis tant redouté le charme. La stuPeur l'avait clouée sur place, elle était un jnstant demouréo Interdite ct avait ainsi saisi l'aveu de son an·
cienne rivale. Les bau tes palmes qui garnissaiont l'embrasure de la fenêtre la dissimulaient, et, de plus,
~lano1
lui tournait lc dos. La pouvre entant
S'était élolgnéo pour se ressaisir et maintenant, voyant
l'entretien des deux jeunes gens interrompu, elle reveOu.it vers Claude.
Tous deux quittèrent la 1ête bien avant qn'clle ne
rllt terminée, une lassitude énorme semblait peser sur
l'inllrme et Mario elle-mêmo ressentait un ind6finissable malaise. Dans la voiture qui les ramenait, Hs domeuraient silencieux et la jeune Olle se demandait
<wec anxiété pourquoi 11 ne lui soufflait mot de sa ren·
COntre avec MIlo Ronceruy. de ce que celle-ci lui avait
dlt.
Déjà, la première fois que la brillante sirbne avait
reparu dans leur vie, le Jour du début de Claude, elle
~'Otaj
étonnée que son fiuncé ne lui oût pas parlé, uno
rOi~
qu'Us s'étaient rotrollv6s 5Ouls, de cette réapparli
�LES DrtUX BEAUTÉS
tion inatwndue et assez étonnanw. La vérité était que
Manon n'ayant plus aucune place dans le cœur dt!
jeune homme, il avait aussitôt oublié sa venue, emporté
comme il l' ét.ait par la joic d'avoir triomphé. Marle
n'avait pas interprét.é ainsi son silence, elle avait crt!
qu'il ressent.ait. encore un certain émoi à parler d'eue
et., non sans éprouver un peu de peine, elle s'ét.ait
tue aussi sur ce sujet.
A présent que Mlle Ronceray lui avait si audacieusement fait un aveu, qu'elle s'étaIt lavée à ses yeux dU
mauvais jugement qu'il avait jadis porté sur elle, pourquoi gardait-il cet entretion secret et pourquoi ne disaitil pas: • Manon est venue mo dLre des pu.roles d'amour,
mais mon cœur est à toi, Marie, et je ne souhaite plUS
la voir .•
Une autre question se posa encore dans l'esprit de la.
jeune 11l1e : quels mots aurait-il prononcé, qU'aurait-il
répondu à Manon si ces artistes n'étaient pas venus 1
Un violent désir de voir le jeune homme sortir de
son mutisme lui fit tourner Je front vers lui : la voiture passait devant la devanture d'un caté vivement
éclairé, le visage de l'aveugle parut dans la clart.é deS
globes électriques, et Marie le découvrit 'crispé, incroyablement douloureux, visiblement en proie à des penséeS
tumultueuses.
Une terreur la bouleversa, elle se méprit sur le combat que le malheureux se li vralt.
- Claude, bégaya-trelle,
en s'efforçant au calme,
qu'as-tu? Comme tu as l'air troublé '1
11 n'eut que la force de lui répondre :
- 1e suis terriblement fatigué, ma chérie, ce bal
m'a lassé.
1
Et, prenant sa main, il y déposa. un baiser profond,
mais la. jeune Hile sentit. trembler ses IOvres ; ello ne
douta pas qu'il mentait et qu'une pr60ccupntion secrOte tenaillait son cœur.
Une foi s rontré chez lui, LariOge gagna sa. chambre,
00 jeta. sur son lit, mais Jusqu'à l'a.ube, il ne put troUver le sommeil. Contrairement Il ce que s'était imaginé
la pauvre Marle, cc n'était guOl'o Manon flonceray qui
�LES DEUX nEAuTts
83
l'em);Hlssait S{lS pcns6es. La brillante jeune fille n'avait
plus sur lui aucune emprise, il n'avait écouté son
discours que d'une oreille distraite, n'y avait ajouté
que peu de foi et ne se souciait point de renouer des
relations amicales avec elle. Non, d'une part, il était
trop persuadé que Manon n'avait jamais eu pour lui
l'ombre d'une tendresse, et d'autre part la vive passion
qu'll nourrissait pour sa fiancée le remplissait tout
entier, effaçait en lui jusqu'au souvenir du sentiment
qu'il avait autrefois éprouvé pour la séductrice. Quelle
étrange fantaisie la ro.mena1t vers lui? Il ne prenait même pas la peine do se le demander, tant maintenant elle disparaissait de son esprit à coté de l'être
d'élite qu'était Marie.
L'amour de cette fiancée au grand cœur, l'ineffable
bonheur qu'il goQtait auprès d'ello, voilà qui représentait à présent toute son âme et s'U n'avait pas songé
il lui raconter son entrevue avec Manon, c'était que
cet entretien n'avait fait que l'importuner et qu'il
l'avait oublié aussitôt, assailll comme il l'était par cet
intolérable scrupule: avait-iJ vraiment Je droit d'épouser Mane, de faire d'elle la femme d'un infirme, destin pesant dont elle découvrirait peut-être un jour la
cruauté quand la prcmilH'e flamme de son amour se
serait, non éteinte, mais apaisée ?
J'amais encore II no s'étaU posé cette question avec
autant de netteté que depuis ce bal où il s'était rendu
compte; avec uno si cruelle lucidité, à quel point son
état le laissait en dehors de la vie, en dehors des
autres hommes.
Marie 1 l'amour même qu'il avait pour clic ne lui
commandait-ll pas de renoncer à leur union, do s'arracher il. cette félicité adorable que lui offrait son cœur
sublime 1
Une immenoo détresse l'ellvahit à cette pensée, il s'enfouit Jo. tOte dans s e ~ oreIllers comme pour se dérober,
fuir sa propre conscience, d{)meuror sourd à ses appels.
Ah 1 perdre cet ange qui lui avait fait vivre un si
vertigineux rOve, retrouver sa solltude amère, qui ne
�Si
LES DllUX BEAUTÉS
lui sera.it que plus affreuse 1 Pourrait-il sUrViVA'8 il. un
tel déchirement ?
Et pourtant, quoique pour l'instant elle en pansât, 1<e
bonheur de Marie était-il auprès de lui ?
Poignant combat, impitoyable lutte que le malheureux se livrait à lui-même et qui le laissa pantelant, incapable de prendre une résolution, l'esprit en feu.
L'aube naquit sur sa peine, il entendait les bruits de
la rue qui s'éveillait, monter à ses croisées : ronronnements d'autos, volets qu'on déploie, caquets de commOres, rires d·enfants, pas hâtifs des hommes partant
ù. leur tâche. La vie bourdonnait autour de luI, mais
il se sentit intensément seul et pauvre au 15ein de ses
Umèbres.
Bientôt, il se leva, il devait le jour mOrne se rendre
à Amiens pour y donner un concert. L'imprésario qui
l'avait engagé s'était offert à l<l conduIre lui-même et
à lui servir de guid,o ; Marie ne devait donc point l'accompagner, mais elle lui avait prom.is de venir l'embrasser avant qu'il partit.
Quelques instants plus tard, il l'entendait entrer dans
la maison, l'appeler de sa volx tendre :
- Bonjour, Claude 1 Comment vas-tu, mon aimé ?
II sentit son soumo sur sa joue, la cbaste caresse
de son baiser. Un troublo afrreux l'avait saisI, seru'pules, remords, regrets jaillirent dans un cri de son cœur
ulcéré :
- MarIo, Marie, 0 mon ange bien-aimé, sais-tu qu'Il
no faudrait pas que nous nous mariions, qu'il ne taudwit pas que tu me donnes ta vie, tu es faite pOUl' lUI
utr~
destin. Qu'ai-je à t'orrrir en échange du bonheur
quo tu m'apporllOs ? Fuis-mol, Marle, fuis-moi 1 Ne te
so.crillo poin t 1
La jeun<e lIlle avait écouté C<ltte soudaIne explosion
uvec Ulla atroce stupeur; son o.ngoisso de la veill{) renUCJuit, elle attribul'\. les paroles torturées du jeune homlUe à un autre motit que celttl qui les lui dictait, supposa qu'Il venait de découvrIr son aIllonr pour Manon
toujours vivant on lui. Sans doute ol(-m~e
n'avait
été dan3 sa vic qu'une consolo.t1on merve1lleuse qui
�LIlS DEUX BEAUT~S
l'avait leurré, lui avait fait croire à une nouvelle passion, et il était en proie à un intolérable supplice, son
ame probo et délicate ne pouvant supporter qu'en
échange de l'amour total qu'elle lui vouait, il n'eut
plus à lui offrir qu'un cœur où 10 souvenir d'une autre
s'était réveillé.
Une protestation éperdue monta à ses lèvres, malgré
elle.
- Claude, Claude 1 Qui te pa.rlo de sacriflco ? Sans toi
je ne pourraiS plus vivre 1
L'aveugle wntit s'écrouler toutes ses résolutions ù cette
phra&e qui lui semblait fermer ses plaies, il n'eut plus
la force de se débattre, do repousser le bonheur, ct il
la saisit dans ses bras déllrants, des sanglots pleins
la gorge ct sur sa bouche seulement le nom adoré.
seules syllabes qU<l son émoi lui permit de prononcer :
- Marie 1 Marie 1
Amour ou remords? La jeuno nUe ne démêla point
la causo v(!rltable de son tumulte. mais force lui fut
de dénouer vivement leur étreinte : la voix de l'imprésario qui venait chercher le vJrtuose résonna dans
le vestibule, lq. porte s'ouvrit, livrant pa.ssage à cet
homme qui s'avança vers eux avec un bienveillant
sourire, no soupçonnant pas ù quel Iloint sa. venue
était inopportune.
- Eh bien, M. Lariège, dit-il, Otes-vous prOt ? Il est
l'heure, nous n'avons que le temps de joindre la gare.
Et Il l'emmena, lalssant Marie à l'immense peine qui
venait de naltre en elle.
Le destin, pour rompre le malentendu qui s'était
glissé entro los deux flancés, prU un tragIque détour.
Dans ln. so Irée, la mère do Clande reçllt cotte terrlHanle f1épt'cllc : « Venez sans retard, accident de chemin d<J ter. Lnrll>ge légC>rement blessé.•
Suivait le nom de ln. clinlqu , où l'Innrme avait 6t6
transporté. La pauvre femme poussa un cri et manqua
dè perdre l sens; Marie, CjlloirJue éperdue, trouva la
force do ln calmer, ct aussitôt, accompagnées do Mme
Nlzollos, tOlites deux volèrent vers celui qui était si
cher Ù lcurs cœurs.
�86
LI!S DEUX BEAUTÉS
1
r.HAPITRE IV
La pluie battait les vitres de la chambre où reposait
Claude, hac hura nt le silence do so n crépitement continu.
le bruit de cette eau
Marie écoutait rn ac hin a l c m~nt
grise rui ssela nt sur la croi sée en pleurs, ses yeux fix és
sur le visage livide, immobile dans la blancheur du
lit.
Le front enveloppé de pan sements, le bl essé gisait,
perdu dans la fl bvre, ses mains cireuses inertes sur leS
dra ps.
Loin d'être l égères, comme l'imprésari o avait pris la
précaution de l' a nn oncer, ses plaies étaient graves, et
les médecins n'a vaient pu encore, sur l e danger qu'U
coura it, prononcer de défl,nitlve s paroles.
L'accident s'était produit au retour , le train avait
déraillé peu uvant de rontrer en gare do Pari s, plusieurs wugo ns ava ient été projetés hors des voies . Il
n'y avait cu toutefois gubre do voyageurs séI'leusement
a tteints, ù. purt le mulh eureux virtuose qu e son InHrmité avait empêch é de s{) garer du choc ct du dunger
des vitres vola nt en éclat. Grièvement touché à la
tête, Il uva lt été l' obj et de soin s immédiats, mais qui
n' avalent pas r éuss i à le sortir de l'in co nscie nce totale
où il éta it plongé.
Incapable de quitter so n C1H)Ve t, Marie passait d'lns npportuulcs he ures à r egarder ses traits blêmes, sa
hOll cho aux lbvres ternies, d'o ù s' échappai ent des plaintes.
Ecrouléo dan s un fa uteuil, Mme Larl ège pleurait
doucemen t, en dépit des paroles d'ospoJr qu e la mère
de Murie essayait en vain de lui prodi gu er.
Cl aude va in cra lt-il la mort ?
Sa llancée n 'avait plu s da ns son cerveau égaré quo
cotl.{) question uniqu e a uquel tout SOli bonheur éta.it
suspe ndu.
�LES DEUX BEAUTÉS
87
La singulière façon dont le jeune homme l'avait
quittée, les soupçons qui l'avaient traversée au sujet de
Manon Ronceray, tout avait sombré en elle, qui ne
fut pas le péril où était le bien-aimé. Ses mains, par
Instant, se joignaient dans une instinctive prière et des
larmes chaudes brûlaient ses paupières.
Claude 1 Non, elle ne pouvait endurer la pensée qu'il
1l10urût, qu'il pût s'éteindre, s'anéantir dans les souffrances.
Les heures lentes coulaient intolérablement sur son
Supplice sans y apporter ùe remède, le souffle saccadé
du blessé attisant son angoisse.
Une intlrmière entra dans la pièce, annonçant qu'une
demoiselle était là, qui désirait avoir des nouvelles du
Virtuose.
Une demoiselle ? Marle eut au cœur un malaise, elle
devina uussitôt que cette visiteuse n'était autre que
Mm nonceray.
- J'y vais, dit-()lIe il. Mme Lariège.
Et elle se leva avec une hê.te soudaine, gagna le coulOir au bout duquel était l'antichambre de la clinique.
Manon 1 Oui, c'était elle; droite dans le jour glauque
de cc matin ù'hiver, elle attendait, ses traits un peu
crispés, unt3 fébrilité apparaissant dans ses yeux admirables.
- Mademoiselle Nizolles, s'écria·t-elle, les journaux
rn'ont appris l'accident, je suis accourue... Monsieur
Lariège est-il gravement blessé ?
La bello jeune Illle ava.it parlé avec une o.nxieuse
Vivacité, elle semblait avoir oublié qu'elle s'adressait
à la !lancée de Claude, tant le souci où elle 6talt du
leune homme mettait en elle de trouble et d'émoI.
Marle demeura un instant Interdite, puis elle se resSaisit, oxpli<lua il. sa rivale l'état dans lequel 6tait le
ll1u!\lcien.
- Les médecins ne pouront se prononcer avant de.l11ain, acheva-t-elle, 11 n'a pas encore repris connaissance.
U y eut entre elles un silence un peu pesant, ct
que Manon rompit la première.
�88
LES DEUX DEAUTks
Me p€rmettez-vous de revenir ? interrogea-t-eUe.
Elle leva sur Marie ses yeux aux lueurs d'émeraude
et ajouta avec une gravité qui ne lui était guère coutumière :
- Je vous le demande instamment, mais en toute
loyauté, Mademoiselle Marie, c'est-à-dire que je ne
veux point mentir, ni vous celer mon cœur : j'aime
Claude La.riège, ct si j'ai l'audace de vous dire ceHl.,
à vous, sa fiancée, c'est que je me résigne à le voir
à une autre qui sans doute vaut mieux que moi, et
que je vais même jusqu'à former des vœux pour votre
bonheur. Mals, en échange, je désirerais ardemment
venir ici chaquo jour, sans qu'il en fat instruit, pour
savoir s'Il va mieux, s'il souffre moins, si le danger
s'écarte de lu!. Ne voulez-vo us pas m'accorder cette
grâce ? S'il sc rétablit, je vous promets de disparaître
ct de ne le revoir jamais 1
Un violent désir de ne plus entendre ootte voix qui
implorait, cette voix troublante qui aV<lit jadis agi sur
Claude comme un sortilège, s'empara de Mlle Nizolles,
elle eut hâte do rompre ce pénibl e entretien. Pourtant,
l'apparente droiture de Manon J'nvalt touchée, elle lui
tendit la main, dit seuloment :
- A demain 1
Et la quitta d'un pas rapide, pressée de revoir le pauvre visago douloureux, tant aimé.
Elle sc rassit au pied du lit, tenta do s'absorber dans
la cfllltcmplation do l'Mro cMr, dans l'ospoir do voir
un peu de vIc l'animer à nouveau, mais l'aveu do Manon la hantait, fai sait nattre on elle de bouloversantes
l'ensées.
Mario était profondément droite. Lu. duplicité, le mensonge, l'artifice l'!talent si éloignés de Sa nature qu'olle
ne pouvait les co ncevoir dans autruI. Ell o so demanda
avec inqui étnde si Manon n'avait pns dit vrai on
assurant ù Claude qu'elle 1l'avalt rompll leur idyllo
que pour ohélr à ses parents. L'empresse ment qll'cllo
avait mis li. I\'e ncjuérlr du blessé, la franchi se dont elle
nvn!t usé vis-à-vis d'elle no releval ent-lls pas d'un
cœul' probe, aimant, slncèr{) ?
�US DEUX
-
89
nllAuTts
L'avon!f-nous jugée avec Jnjustice
?
se demanda
JIl douce jeune nlle. Sa frivolité n'est-elle qu'apparente,
ne cacbe-t-elle pas une âme capable des plus beaux
élans? Si elle dit vrai, si elle n'a cessé d'aimer Claude,
comme elle doit souffrir 1
Elle se remémora les jours amers où le bien-aimé
était épris de Manon, et à la peine qu'elle avait l'eSsentie alors, clle mesura le cM.grin que devait éprouver celle que Richard Valirat avait si véhémentement
ta..xée de coquette.
A dire vrai, le jeune avocat ne s'était pas trompé ;
son Jugement avait même été en deça de la vérité,
Car si Manon jusque là n'avait été qu'une évaporée
seulement guidée par ses caprices, elle s'était tout à
coup révélée une intrigante dont l'âpreté ne se souciait
pas de scrupules, un revirement du destin l'ayant mise
en face des réalités do la vie,
Lorsqu'elle avnlt quitté Houlgate, pour acompllr une
croisière, c'était bien vers un mariage qu'elle était allée,
mals loin de ne s'y ré5igner que par obéissance aux volontés paternelles, elle l'uvait au contro.ir<l vivement
!;Quhaité, 10 futur étant un parti extraordinairement
brlllant. L'amour do Claude ? Elle avait eu tOt :tuit de
l'oublier et ne s'était pas souciée des ravages qu'clle
avait faits dans Je cœur de l'inflrme.
Malheureusement pour elle, le richissime :!lancé de
Res rêves avait bi-en lOt appriS, par un fâcheux husard,
que Jo. fortune de M. flonceray, téméralrcment engagée
dans des affaires audacieuses, venait de s'engloutir plus
qu'aux trois quarts, ce que la. jeune fllle elle-mêmo
ignorait. Bien que Monon lui parOt rudieusement belle,
il avait préféré rompre, redoutant que ce marlago ne
fOt pour sn. /lancée qu'un simplo marché, une affaire.
Se réfugiant derrièro un prétexte 11 o.bil e, il twait d1t
adieu ù cett.o troublante sirène qu'il avait devinée 6prisc avant tout de l'éclo.t de sa fortune.
M. de nonc<lray, nu.vré, s'était vu forcé de r6véler il.
sa. mIe qu'U n'était pas rlolgné de 10. ruine et qu'n
Il'était plus en mesure de lui assurer la. lourde dot
Cju'lI avait jusque là voulue pour elle. Pour la pro-
�!)()
LES DEUX BEAUTÉS
mlère fois, Manon avait découvert que la vie n 'était
pas seulement tissée de roses; elle avait d'abord éprouvé une stupeur, une sorte d'incompréhension à ce coup
du destin. Mais la soit de plaisirs, de luxe qui était en
elle n'avait pas tardé à infuser dans ce cerveau frivole une énergie froide, une tenace volonté de retrouver la fortune, toutes les joies que celle-ci donne.
A la réalisation de ce but, elle ne voyait qu'un moyen:
le mariage. Mais hélas : dans le:; milieux mondains
qll'elle fréquentait, le hr'Jlt de 1,1 d~conlitur,!
d~'
M Honra~fblen:
répn.ndll. Certes, Manon ét~l
\ t'T;lY <;'.~t:li
,.sc;ez belle pour qu'on s'éprît d'elle sans nourrir une
pensée intéressée, mais nombre de jeunes gen., avaient
rUl'ul,\ devant une union avec une jeune IlIle p')ssédant
un aussi vertigineux goût de dépenses qu'clIc et 'lui, à
ce <!étaut, n'apportait plus la compensatlo:1 de rentes
solides ou d'un agréable capital. Les part,is ne s'étalent
pas présentés et une angoisse était née dans le cœur
de Manon : allait-elle devoir se résoudre à une vie
mê~\line
anprl!s d'un époux ne possédant 'lll'un chôtif (lmploi '1
C'était alors que le souvenir de Larll!ge était revenu
en (lllo. EIl(l s'était dit que si Claude était aveugle, il
était ricllo et d'un c:uactl!re il !le pas s'inquiéter que sa
remme (lOt une dot 0\1 non, pourvu lJu'j] en [Ot épris,
Epris 1 N'avait-il pas laissé deviner qu'il l'était d,elle,
Jusqu'iL la foli(l ?
- euh 1 une fois Madame Larlègc, je réusslral bien,
cn dépit de J'lnf1rmlt6 de mon mari, à me créer une vie
agréablo ct tout au moins exempLo de soucis matériels,
s'était-elle dit. Et puis, Clo.ude est beau, cela racMte
un l'eu sa c6cité. En somme, dans la situation où jo
sllls, Il fait \ln parti qui a ses inconvénients, mals qui
C!; t Il cc ('ptable.
Et sur ce raisonnement, elle avait expliqué son projet
ù sa mère OL lui avait dcmandé ce qu'ollc en pcnsait.
Mme Honceray, (las plus qno sa tlllo, ne s'embarrassait
beaucoup de sentiments et jamais la fortune ne lui
avait paru plus prt'>c:leusc que depuis qu'elle l'avait
perdue. L'aJllHlS dO l'urgent avait guJùé sa réponse, c~
�LES DEUX BEAUTÉS
genùre aveugle ne lui avait pas semblé indésirable et
elle avait fortillé Manon dans son désir de se rapprocher de lui. Mais, à ce moment, la Jeune fille avait
appris à la fois les fiançailles de Claude avec Marie
Nizolles ct son procbain début dans la carrière de
virtuose.
Cette double nouvelle l'avait laissée rêveuse. L'orgueil, l'a'dmiration où elle était d'elle-même, lul donnait
l'espoir que, si elle reparaissait dans la vie de l'artiste, elle arriverait aisément à supplanter la tendre
Marle, qu'elle considénüt comme une faible rivale, et
à reprendre dans le cœur de l'aveugle la place qu'elle
dissiy avait occupée jadis. Mals, toutefois, elle ne ~
mulait pas qu 'il lui faudrait agir avec lIne grando
adresse pour ne pas laisser soupçonner à Lariège la raiSOn quI la ramenait vers lui.
L'annonce du premier concert de Claude, placardé
sur tous les murs de Paris, lui avait tow'ni une occaSlon, il son sens parfaite, pOlll' jeter dans le cœur du
malheureux, 10. première étincelle capable de ranimer
Sa passion.
Par la suite, lorsque la renommée du leune virtuose
avait bondi dans le llrmament parisien comme un foudroyant météore, l'intrigante ne s'était que pius attachée au projet de s'unir à cet homme sans regard. Les
cachets pharamineux qu'Ji allait gagner ne promettaient-iis pas de décllpier rapidement sa fortune?
n'acceptable, le parti qu'ék'üt Claude devenait prodi~
gieusement jntére
, ~tn.
De plus, ln. vanité de la Jeune
fllle se fut trouvée Oatté<l si elle eOt porté le nom d'un
homme célèbre.
Do co moment, elle Il'uvait plus eu de cesse qu'elle
ne se rOt retrollvé{) en préf;ence du joupe 110mme et
elle avait vivement prié son père de s'y employer de
tout son pouvoir. M. llo11Ceray avait rcmué tout cc qui
lUi restait de r Jatloll R, ct, aidé par Jo. brlllantc l'enomrn6e du musicien, il avait réussI à lc faire jnvlter à ce
bai où MalloH, passant outre à touteS les barrières des
convenances, avait Joué ù l'innnne cetLe scène pathétique qui la présentait telle Ulla victim<l prétendant
�LES DEUX BEAUTtS
nourrir pour lui un amour résigné.
Sans doute, le jeuno homme, à ces pllrases enflammées, n'ava.it pas eu le temps de répondre, mais l'orgueilleuse se flattait de l'avoir troublé.
Et puis, le lendemain, était survenue la catastrophe,
les journaux lui avaient révélé l'accident dont le virtuose avait été victime .
• Manon n'avait pu sc d6Iendre d'une émotion à cette
nouvelle, si dépourvue de cœur qu'elle tilt. Puis, elle
avait espéré quo les blessures de Claude n 'aura.ient
pas de graves conséquences et elle s'était dit que, pour
la réussite du plan qu 'elle s'était tr<lcé, il était indispensable qu'elle témoignât au jeune homme le plus
brûlant intérêt.
Elle s'enquit donc du lieu où il avait été transporté
et se rendit sans retard à la cliniqlle. Certes, elle ne sc
dissimulait pas que sa démarche était nudacieuse et
qu'elle risquait d'être froidement reçue par Mlle Nizolles, sI celle-cl, comme c'était à supposer, était au cllevet de son Jlancé. N'était-il pas probable, voIre certain,
que Marle avait eu connaissance de l'idylle fugitive qui
avait Jadis existé entte Claude et elle?
N'mpOl'te, elle ne recula pas devant cette entrevue et
ne redouta pas non plus de montrer que de l'anxiété
l'agitait.
L'annonce du danger morlel que COUf<lit le musicien
la frappa d'un coup assez rude, non qu'elle l'aimât, son
<-œur n'était guère capable de tendresse, mais elle n'était tout de même pas dépourvue de sensibilité, au point
de ne pas frémir en apprenant que celui dont elle avait
songé à porter 10 nom allait peut-être blentOt entrer
dans les affres de l'agonie.
'rollterols, la connance qu'ollo avait dans son propro
destin, Je peu de profondeur que possédaient ses sentiments, lui I1ront aussi caresser l'espoir quo Mario
s'exagérait l'état de Claude et que celui-ct revIendrait il.
la santé. Cetto pensée une 10is surgio en elle, elle se
dit. clu'll fallait lui témoigner les <ltlCntions les }Jlus
déllcat s.
Or, co n'Mait pas là chose aisée. Comment vaincre
�LI!S
m:u:c
BEAUTÉS
93
la volonté de Marie qui, probahlement, ne supporterait
pas de voir Claude l'objet d'une telle prévenance de sa
part.
Le plan de l'intrigante fut rapidement établi dans
sa tête, elle n'ignorait pas l'immense bonté qui caractérisait Mlle Nizolles et jugea que le meilleur était de
la prendre par les sentiments. Feindre la loyauté. implorer de venir aux nouvelles, comme si l'on demandait une charité, n'était-ce pas le moyen le plus habile 7
Apitoyer Marie et non la heurter, c'était la stratégie
dont il lui fallait user.
Manon sortit de la cliniq ue en sc félicitant : elle
avai t atteint le but qu'elle s'était proposé. Elle ne
douta pas que, par la suite, elle arriverait à franchir
la porte de la chambre de Claude, ou tout au moins à
le fairo mettre au courlmt des nombreuses visites
qu'elle aurait faites à la maison de santé. SéduLre à
nouveau le jeune homme, une 10is qu'il serait convalescent et détrôner Marie dans son cœur, voilà qui,
après cela, 1111 paraissait un jeu.
La !lallcée de Lariège soupçonuflit peu ce plan machiavélique et bien qu'elle se remémorât mille preuves
de fr ivollté qu'elle a vaU autreroi s surpr ises chez la.
brillante jeune fllle, un doute était n6 en elle, olle se
demandait si elle no l'avait pas injustement accablée
et si l'amour de Manon pour Claude n'était pas réel.
Après cette question, une autre surgissait tout naturellement dans sa pensée: 10 jeune homme avait-il. lui
(tuss!, recollnu la sincérité de Mlle noncemy 7 Avait-il
rendu le c1estin seul responsable de sa rupture avec
Illle, avait-Il senti renaitre avec cetto certitude la pasSion vétlémente qu'il avait eue pour elle?
Toutes ses alarmes de la nuit du bal redovinrent
Vivantes dans son cœur tremblant, elle se rappela l'exPlosion singulière ou cours do laqu(JlIe, avant son déPart pOUl' co voyage fatal, Claude lui aVll.1t dit qu'il
110 ruIlait point qu'elle l'épousât.
- N'est-il plus enchatné à moi que par des lions de
reconnaissance ? sc dcmanda-t-elJe av c douleur. La
SOudaineté de la catastrophe m'avait [:tH oublier mes
�alarmes, mais à présent, il me semble que la vérité 5é
dresse devant moi et m'accable 1
Lariège nt un léger mouvement, une plainte plus
vive s'échappa de sa bouche ct Marie, aussitôt, se reprocha de penser à autre chose qu'à son salut.
Elle saisit sa main, la serra contre sa joue, dans une
triste caresse.
- Ah 1 aimé, songeat-elle. Que d'abord tu vives, que
tu triomphes de tes blessures, et alors Je saurai confesser ton cœur et me sacrifier, s'il le faut. C'est ton
bonheur que je veux, et non le mien 1
CIIAPITIŒ V
HUIt jours avaient passé. La chirurgien, penché sur
le lit de Claude, défaisait lentement, de S\lS mains habilos, les multiples bandelettes entourant le front du Jeune homme et soulevait imperceptiblement le large bandeau noir qui couvrait ses yeux.
Les blessures reçues par Larlège avaient nécessité
qu'on lui !ft subir une opération à la tête ct le médecin, tout en renouvelant les pansemellts, tentait de
voir si ses ciseaux ct ses bistouris avaient obtenu le
résu ltat qu'Il avait espéré.
Bientôt, un large sourire détendit sa bouche. Il replaça les ouates et les gazes sur la tête meurtrie et contempla une minute le musicien sans regard.
Celui-ci avait repris cO/lsclellcc, mals la commotion
qu'il avait subie l'avait laissé dans une grande faibleSSe
et il fallait qu'il demeurât dans un repos total, exempt
de tout bruit, do toute agitation.
- Allons, MOllsieur Lariùge, lit le praLlclen, en lui posant amicalolllent la main sur 1 bras. jo suIs ravi, vouS
aU z beaucoup mieux ct votre convalescence est proche.
Mais les soins que je viens do vous donner vous ont
un peu ratigué sans doute, Hlehez donc de dormir à
prû!lont.
11 quitta lu chambl'e, en faIsant signe ù MarIo de 10
�LES DEUX BEAUTtS
suivre. Celle-ci obé.it, et dès qu'ils se furent tous deux
avancés dans le couloir, le médecin saisit les deux
mains de la jeune fille et lui dit d'une voix joyeuse ;
- Mademoiselle, êtes-vous forte devant le bonheur
comme je vous ai vue vaillante dn.ns l'anxiété ? Alors,
je vais vous apprendre une grande nouvelle : non seulem
~nt
votre Jlancé est 110rs de danger, mais l'opération
dont il a été l'objet, le choc même que lui ont occasionné
ses blessures ont réalisé un miracle, j'ose vous gn.rantir
que la lumière est tout près de revenir dans ses yeux.
Mn.riQ faillit pousser un cri.
- Docteur, docteur 1 s'exclama-t-elle. Ne vous leurrez-vous point? Jamais on n'avuit tlonutJ à mon pauvre
Cln.ude le moindre espoir 1
- Je le conçois, lui répondit le chirurgien, car il
étuit cn eflet incurable. Mais cet accident qui n. failli
lui coûter la vie a été son salut. Je l'ai soupçonné dès
le premier jour; si je n'ai pM risqué de le lui révéler,
nl à vous ni ù. sa mère, c'est que je craignais de vous
donner une fausse espérance. A pr'ésellt, j'en suis sOr, il
ne tardera. pas à apercevoir la clarté nItrer sous son
banden.u noir.
Des lal'lnes de joie Jaillirent des paupiùres de Marie,
inondèrent ses joues, sans qu'elle pOt les r,e tenir ni prononcer une parole.
- A votre émotion j'imagine la sienne, quand il saura, poursuivit le médecin. Quel bouleversement, quelle
Ivresse doit produire dans un être qui so croyait ù.
Jalllais voué aux téncbl'es, le rctour soudain au jour 1
A vous dire le vrai, JO redoute un peu l'effet d'un si
grand bonheur sur notre blessé si arralhli encore et
je prérél'erais que vous lui cachiez le plus longtemps
possi hie la merveJII.euse ali~greso
qui l'attend. Il la
devinera d'ailleurs de lui-même, (lUand l'ombre sous
son bandeau commencera à blanchir ; il sera temps
alors do lui dire qu'jJ esL guéri. Mais jJ ne [[LUt pas
qu'ii quitte ses pansements avànt que Je 10 lui permette ; une lumi ère trop vlve risquerait de hlesser à
nouveau ses prunelles encore fraglles. Je compte sur
vous pour lui faire prendre patience à ce moment-là.
�LUS DEUX BBAUTnS
l111e
Le
Comme sa mère sera heureuse 1 balbutia la jeune
éperdue.
Je vous charge de lui apprendre la' nouvelle.
docteur sour1t et conclut :
- Il semble que le destin ait été ému de votre beau
dévouement, Mademoiselle. On croirait que c'est vous
qui avez attiré cette grùce sur ce malheureux jeune
homme; il n'est pas de guérison que j'ai obtenue, qui
m'uit fn.it plus de plaisir que celle-là. 1
Claude aUait cesser d'Otre infirme 1 L'azur du ciel,
la verte paruro des frondaisons, l'aspect bigarré des
villes colftées de rougos chapeaux do tuiles, d'ardoisos
bleues posées sur des murs gris, l'ocre éclatant des blés
murs, le blanc tn.pis d{) neige, le miroitement opaJin
des rivières, toute ln. prodigieuse symphonie de COIlleurs dont s'habille la nature, Claude allait la revoir,
la découvrir à. nouveau 1 Prismo géant 1 Monumentale
palette baignée de rayons, le monde polychrome, barioié, nuancé, multicolore, allait lui apparaître rehaussé de co fard magique : le sole11 1
Et il no serait plus celui quo l'on plaint, sur lequo l
on s'apitoie, son cœur no serait plus une vivllnto blessure que tout envenime, élargit, il reprendrait dllns la
foule des hommes III place quo sa cécité lui avait ravie 1
La jolo déferla dans l'âme do Marle, comme la mor
vIctorieuse envallit les rivages ; sans mOme se prendro le temps de se saisir d'un manteau, d'une cOifCuro,
elle quitta la clinique, vola VCIIS l'bOtel tout proche,
où, depuis l'accident, ello logeait avec sn mère et Mmo
Lurlège.
La. vellle, Claude a.va.it lu!-m()!rlo insisté auprès do
sa. mère pour qu'ello prIt un peu de repos et la pauvre
[enuTle ne devait rev.cnir t1.uprès du blessé quo dans 10
courant de l'après-midi; Mme Nlzo11es lui tenait com]Juglile.
Toutos deux vIrent a.vec stupeur entrer en trombe
dtU1S la chambre une Mario rayonnante, riunt ct pleumnt n 11\. lois, ses blonds chevoux 6bouriCtés par le
vent d'hiver, Ini faisant uno foliO auréole.
�fJ7
LES DEUX BEAU'r~S
- Les yeux de Claude vont revivre! s'écrio..t·elle d'un
trait, incapable de garder pour elle seule, pendant la
plus petite seconde, le secret merveilletL'{ que le docteur
lui avait confié.
Et elle saisit sur son cœur, dans ses bras frémissants,
la mère douloureuse dont la c11evelure o.vait blanchi à
voir tâtonner son enfant dans les ténèbres.
Tous les jours qui suivirent, Marie les vécut dans
Une intense l1èvrc, une agitation intérieure d'o.utan~
Plus vive qu'il fallait la celer fi. l'aimé. Pendant les
Inomonts où le jeune homme demeurait assoupi, recouvru.nt graduellement ses forces, elle resta immobile. les
Yeux fixés sur le beau visage pAli. un tourbillon de pensées courant si follement dans Bon cerveau qu'elle entendait ù. ses oompes battre son sang.
Sous lo bandeau qui cachait les paupières, 10 miru.cle
lentement s'opérait, la flammo se ranimait dans les
Prunelles éteintes.
Tout d'abord, la jeune Jllle ne put réaliser aucuno
idée qui ne rot pas colle-lil. : Lariègo ['<Jtrouvait 111. vue.
Ce prodigieux revirement du destin, qui comblait son
l1ancé. remllilt tout son cœur. elle passa des llcufes fJ.
imaginor sa joie. 0. s'en délecta par avanco, Il 50 réJOUir do 00 terme qui arrivait aux douleurs du jeune
homme.
Mais Manon n'avait cessé de venir à la clinique. chaquo jour olle imposait sa présence à Mario et cherchait
il voir le virtuo${). A l'exultatlon de ln. douco enfant sc
Inêli>rent bienU'!t des inquiOtlldes déjà éprouv(>es et qui
reprenaient force, grandissaient impitoyabloment. décuIll ées par lu. situat ion nouvelle dans laquelle allait 50
trouver Claude.
Mme Nlzolles avait J!lsque 10. Ignor6 los visites do la
séduisanto joune Hile.
- Que vicnt-c]Jc faire ici T demanda·t-elle 1\ Marie.
quand elle les d(ocouvril. Que signirle l'lntérût subit
qu'clio reprend à Claude 7 Lui as-tu dit qu'il allait cesser d'Otre aveugle 'f
~Non, jo n'tü pas pu, je veux pendaT)t quelques
JOurs encore, garder cc bonheur lIour moi !
7
�(lS
LES DEUX BEAUTÉS
A cette réponse, la charmante femme regarda avec
étonnement le visage brusquement troublé de son enfant.
- Qu'as-tu, ma chérie? questionna-t-elle_ Je ne corn.
prends pas bien tes paroles.
Marie eut un sourire singulier qui exprimait à la
la mystlque ferveur
fois le déchirement et l'ext~s,
d 'un sacrillce proche. Sa mère n'en saisit pas le sefls,
et demeura inquiète, touchée d'une in stinctive crainte.
ElIe voulut l'interroger encore, mais la voix de Claude retentit derrière la vitre de la porte de la chambre.
- Marie, Marie, disait-il, viens, viens vite 1
Un trouble immense chavirait ses mots dans sa gorles mains de sa fiancée accourue, cria presge, il ~aist
q- ;e :
-- Marl e, Marie, de la clarté 1 Je vols de la clarté
sous mon bandeall. De la clarté 1
Haletant, débordé d'un miraculeux espoir, ses lèvres
s'immobilisèrent sous le coup de l'émotion trop forte, il
prononça encore, dans un bégayement informe :
- La clarté ... la clarté 1...
Et Marie, éperdue, son cœur bondissant de la plus
démesu rée des jales, prit dans ses mains tremblantes
la tNe chère, lui révéla qu'U était au seuil de la félicité
dont il avait dep uis s i longtemps J)<lrdu l'espérance.
Le Jeune homme s'était dressé, délirant, dément, 1rén ~ti
ru
e.
Il crut qu'Il extravaguait, qu'une tolle subite
le tran sportait au sein des mirages , La vue ... la vue ...
la lumière, Je booheur à la fols s i naturel et si merveIlleux de contempler toutes choses, 11 allait à nouvea u en
jOllir, sa vie se métamorphosait 1
Jubllatlon, houle désordonn ée qui la submergea, le
ronla dans des cascu,des d'allégresS{), lui arracha des
crIs, un flot emporté de parol es, de balbutiements, inco héren ts, tou s, triomphants 1
Mari e écoutu. cotte joie pathétif)ue qui lui allait il
l'Ame, elle la contempla uvec attcnclrlsS<lment Sur le
visage boulevorsé de l'lnflrm e. Eut-eIJ e jarnaiR osé espér er )Jour lui un tel ravissement?
- P etite Marle, nt tout à co up le jeune homm e, en
�LES DEUX BEAUTÉS
posant sur ses mains des baisers pieux. Je vais te voirl
Je vais découvrir ton visage, je vais savoj~
comment
tu es, toi qui as été si bonne, toi qui es mon bon ange 1
Elle ne répondit pas, il y eut entre eux un silence
dont Claude, tout à ses pensées joyeuses, ne ressentit
pas le poids, puis enfin elle dit, d'une voix un peu
lointaine qui ne semblait qu'un écho de ses intimes
pellsées :
- Claude, mon Claude, tu seras l)eureux 1
CIlAPITHE VI
La nuit était blanche, noyée de lune, l'astre froid
coulait dans la chambre de Marie sa clarté semblable
ù un translucide argent.
La jeune fllle n'était pas couchée, eUo allait et venait
par la pil!ce dans une promenade lente, mille lois répétée, gui la révélait absorbée par des réflexions accablantes, implacablement tenaces et quI l'empC!chaient
de trouver le sommeil.
Pauvre Marie 1 Ello livrait à olle-mC!me un terriblo
combat, une lutte cruelle qui la laissait pantelante,
harassée.
Le lendemain, Claude allait être débarrassé de son
bandeau, il touchait ù la minute capitale où ses prunelles ù nouveau vivantes seraient mises en contact
avec la lumière.
- Claude va voir 1
Elle se répétait inlassablement ces trois mots, les
Imposait ù sa pensée avec une volonté douloureuse,
têtue. Et puis, olle y ajoutait la phrase de Lariège :
• Petite Marie, je vais découyrir ton visage .• Et elle
essayait de créer en elle l'énergie nécessaire à accomplir la décision torturante qui la hantait depuis tant de
jours.
Aprl's les hauts et des bas de doute, de foi, d'espoir et
do détresse, la joune nUe ù présent no pouvait pIns efra" do ",n O5p'il la ",,,'iI"do "" les ,,!econstance' G
�100
LES DEUX BEAUTÉS
avaient ~chafudêe
: il lui semblait évIdent que l'amour
de Manon avait ressaisi Claude et que le jeune homme
trop probe et trop délicat pour luI révéler le changeTQent de son cœur, à elle qui l'avait entouré d'une affection si dévouée, avait d6cld6 de saorifier sa passion à
su reconnaissance.
Mais de ce sacrlllce, elle essayo.it de no point vouloir,
de se hausser à une abn6gation plus gro.nde encore
que celle qu'elle avait souhaitée exercer envers le bienaimé lorsqu'il était .infirme.
Claude retrouvait la lumière, le destin avait pitié de
lui. Serait-elle plus inexorable que le sort envers cet
être qu'ell e aimait to.nt ?
tant d'années de souffranN'avait-il pus m6rité, apr~s
ces, d'o.voir un bonheur complet, toto.l ?
Manon Y Sa beaul6 inoomparable, sa grâce Mns égo.le, les teux merveilleux de ses yeux ir1'o.diant8 commo
des gemmes, son port royo.l, Claude allait voir cette
splendide sto.tue de ch0.1r qui lui avait dit : « Jo vous
aime 1 MOrne lnnrme, vous êtes ln vie de mon cœur ....
La voir, subir le oharme prestIgieux de cetto déesso
et se contraindre à renoncer à ello, tel serait le suppllce de Larl ège.
Marie pon
~1l
à l'admiration 6perdue qu'elle avait lue
jadis dans les yeux de nlchar<l Valirat quand celui·ci
avait vu Mlle TIonceray pour 10. première loIs ct elle
se dit a.vec une douleur indiclblo qu'elle reverrait ce
même 6n1erve1llem()nt dans les regards ressuscllés du
virtuose ct que son doux visage à olle semblerait nu
jeuno homme, ù. cOté de colui de Manol1, une modesto 1Ieur des champs oornparoo Ù. l'Oclo.t somp tueux
d'un ealico raro.
Elle S8 ressouvint avoir elle-mOrne excusé Valirat de
sa passion 90\1 <1 uino et s'ôtre dit: « Il est bIen naturel
qu'il nlO ln préfllr(), le ooeur d'un homme résiste-t·n Il
ln beo.utO 1 •
Claude, parce qu'i! ('tait bon et tenr!re, échapperaitil ù. cotte 101 '1 Devalt-ello douter que ln vue de Manon
uchovtlt do l'ontro.fnor, do l'unir il. elle dans le S(,t'rct
de 6lL pensée 7
�LES DEUX BEAUTÉS
101
Ln beaut6 1 Elle l'estimait une souveraine à laquelle
rien ne résiste, une sorte de fée à l'irréductible pouvoIr.
Et puis, Mlle Ronceray en revenant au jeune homme,
alors qu'll était aveugle encore, n'avait-olle pas donné
la preuve de la sincérité du sentiment qu'elle avait
pour lui ? Donc si le musicien était libéré de ses fiançailles, 11 avait chance d'titre beureux auprès de la
belle jeune DUe, de la découvrir une épouse aimante et
fidèle.
Le libérer 1 Oui, ce devoir-là, s'imposait il. l'amour
vasto que nourrissait pour Ciaude cette flo.ncée au cœur
procleux. L'idée du so.or1llce prit dans sTln âme une
invinclblo force, arriva il. lui faire atteindre une sorte
do plénitude faIte de la doul eur et de la joie qui
créent les saInts et les martyrs.
Construire le bonheur de Claude, iL présent qu'U
n'uvalt plus besoin de son patient dévoQment, le donner à une autre, accumuler sur lui les félicités et garcler pour ollil les souHrancos, de celo. Marie était capable, elle l'aImait assez pour le perdre, dut-elle après,
de tristesse, on mourir.
Ln. nult l'entourait de sllenco, mettait dans la pièce
un mélange con fus de clarté et d'ombre. Tout il. coup
elle dit, presque Il. voix haute:
- La lumière, la gloire, l'o.mour. Il aura tout, il
M'ra. houroux 1
Un frisson 10. parcourut au son de ses propres paroléS CJui préclsaiilnt sa décision, mais elle se raidit
contro toute défaillance, tourna le commuto.t.eur et,
prise d'uno hâLe sotldalne, elle 50 mit ù. écrlro ù. }'aimé une lcttro frémissante quI (Hait un adieu.
• Claudo, disait la missive, l'bouro est venue pour
mol d ' te quitter, do te laisser il. un bonheur quo tu mérites tant, que tu o.s d'avo.nce payé d'années et d'ann~es
d'amertume. Tu aimes Manon, je l'al deviné, et
elle t'almo aussi. Tu vas la. voir, Claude, tu découvrlrus comme 1I0 est belle ct tu me remercieras de
t'avotr dit : 6pouoo·ln sans remords, savoir que tu
cs heureux est pour moi la joie la meilleuro, no crains
�102
LES DEUX BEAUTÉS
pas ma peine, c'est moi qui te délie 1 Si tu penses à mol,
que ce soit d'un cœur paisible, garde-moi une tendresse fraternelle et un souvenir ému , je ne demande
rien davantage. Ne me che rche pas, ne perds pas, en
essayant de me rejoindre par un inutile scrupule, les
minutes précieuses que tu pourras savourer dans la
joie. Adieu, Claude, il est des félicités étranges, trempées de pleurs féconds pour le bonheur de ceux qu'on
aime. Adieu, mon aimé 1 •
Marie releva son front que des gouttes de sueur glaçaIent aux tempes, elle passa ses mains fiévreuses sur
!'es joues ruisselantes, cacheta la lettre cruelie ct sans
s'accorder une trC:ve, un délai capable de la laire revenir sur sa décision, elle adressa à Mme Lariège une autre lettre dans Jaquelle ell e lui confiait cet émouvant
billet de rupture :
« Vous que j'appelais déjà ma mère, lui écrivit-elle,
je vous charge de dire il. Claude que je l'ai fui. Son
bonheur n'est pas auprès de mol, je l'ai compris. Son
cœur a secrètement élu une fiancéo plus belle, cellelà viendra à la clinique demain à l'heure où votre
Jlls sera délivré de son bandeau ; conduisez-la auprès
de lui, car vous aussi n'est-ce pas, vous voulez avant
tout qu'li soit heureux ? •
lettres en év idon ce sur la tablo,
Elle posa les d~ux
puis, J'aube commençant à blanchir le ciel, elle s'habilla pour sortir ot se rendit sans bruit il. la chambre
de sa mère. Tout dormait encore dans l'hôtel, ello
frapp n il. la porte un coup discret, dit dans un souffle:
- Maman, ouvrc-moi 1
Mme Nlzolles,
réveillG'C aussitôt, ouvrit l'huis en
hOote, angoissée par cet appel trop matinal.
Elle vit Marie livide, ses yeux rougis de larmes, tous
ses traits décelant lm déchirement imménse.
- Qu'as-tu, qu'as-tu ? s'écria-t-clle.
- Maman, dit la jeune fille d'une voix tremblante,
ne me demande pas pour l'instant quel est le trouble
qni m'agite, jo n'alll'uls pus lu fOI'ce de te le dire.
Plus tard, tu sauras, je te le promets. Mais, par grâce,
niùe-mol.. accèclJ:l r) cc que je vals to demander 1
�LES DEUX BEAUTÉS
103
La m ère aimante qu' était Mme Nizolles ne comprit
fien D. ce discours, sinon que son enfant souffrait et
qu 'ell e avait besoin de son secours.
- Que veux-tu, que veux-tu 7 int e rogea
- t~le
fébrile.
- J e veux partir d'ici avec toi sans retard, sans
attendre UITe minute, je veux fuir tout de suite 1
La foudre tombant aux pieds de la maman ne l'eut
pas davantage stupéfl ée que ces paroles.
Mals pourquoi ? Et Claude,
- Fuir T s'écria-t~le.
Clotilde ./
- Maman, m aman, bégaya Marle, par pitié, dépèche-toi, ne prolonge pas mon supplice 1
Et elle se tapit da ns un fauteuil, désormais muette,
Claquant des dents, de grosses larmes co ulant sur
ses joues.
E})(lrdue, Mme Nizol1 es hésita d'abord à lui obéir,
essaya encore de lui arracher une explication, mais
elle comprit bientOt qu'elle ne tirerait rien de la pauVre petite et qu'elle ne pouvait se soustraire D. lui acCorder ce qu'elle lui demandait.
Précipitamment elle s'ha billa, mais non sans r6péter
lllill e [ois la questi on qui malgr6 elle fusait de ses
lèv res :
- Pourquoi, Mari e, pourquoi 1
Quelques instants plus tard, les deux temmes se
I l.t~sa
i o nt
empor ter pa r un taxi. La voiture passa deVant lu e;)jnlquo dont les volets étalent clos encore.
Marie r6prim n un cri : là , derrière ces murs blancs,
reposai t celui qui était tout son bonheur 1 Pour lui
l'aube se levait respl endissante, s'apprêtant D. éblouir
SCs yeux extasi6s 1 Mais MIas sa joie, le déllre d'allégresse qui a ll ai t l'envallir avec cette clarté retrouvée,
elle ne les verrait pas, elle s'en allait loin du blenaimé, vers 10. douleur t
So n cœur pantolant 50 cabra, eut une ultime réVOlte, mals elle le vaillQuit ct s'abattit sanglotante
SnI' le sei ll maternel, cependa nt que l'auto filait ù
travers les rl1{l5 que le matin réveillo.1t.
�104
LES DEUX BEAUTÉS
CHAPITRE VII
Les stores abaissés ne laissaient flltrèr dans la chambre do Lariège qu'une lumière amoindrie, tamisée, un
clair-obscur délicat, un mol amalgame de lumière et
d'ombre propre à no pas blesser ses prunelles il. pelM
renaissantes,
La minute mcrvellleuse était venue où le médècln
allait délivrer le jeune homme do la barrière que son
bandeau mettait encore entre le jour et lui.
A son réveil, Mme Larièg.e avait appris avec stupeur le départ de MarJe et de sa mère ct lu. lettre
de cello qu'olle o.ppolait déjà sa bru l'avait plongée
dans un gmnd émoi. Persuadée que la pauvre enfant
se trompait, que le cœur de Claude était plein d'elle,
Clotilde s'était affolée ù. l'ld6c du coup que cette fuito
allait donner il. son ms, Quo lui dire, oomment parer
à Sa peine, comment lui annoncer une telle nouvelle 1
Avec impatience elle avait attendu l'arrivée do
Wladimir N11<o(, rentré le jour mC:me ù PariS, et qui
avait promis d'accourir pour serrer les mains de son
protégé. Tenu au courant do l'accident Survenu Il. Claude et des conSéquenc·es heureuses de l'opération qu'il
avait suble, l'excellent homme se r6Joulssait de voir
son Joune ami recouvrer la lumière et il voulait être
auprès de lui ù cet lnslo.nt.
Dès qu'il était arriv6, Mme Lariège, l'Iui guetto.1t sa.
venue, lut avaJt communiqué la lettre do MarH~
et lui
avait demandé oonse11,
Très surpris tont d'abord, Je maestro o.valt réfiéCll1
et, hochant la tête:
- Le cœur dos hommes est parfols étranf,"O, Mnd.ame,
avait-il lait. Qui nous dit qu'cn effot Lar1ège n'a pas
toujours regretté cette première passion, la brllJante
cr6atur.o (pLl Jo. lui a inspir6e ? Je ne donte pas (Jn'i1
soit touché jusqu'ù l'ârrH) de la vanté de Milo Ni7.011es,
�LRS DEUX BRAUTÉS
105
qu'il chérisse, vénère S3. fiancée, mais il n'est pas impossible que la flamme vIve qui l'avait o.git6 füt encore
vivante au fond de lui. Pour ma part, fi. moins que le
médecin craigne pour Cla.ude une émotion trop forte,
le crois qu'il VOUS faut obéir à 10. pauvre, la délicieuse
Marie, f'alre, quoi qu'il VOIlS en coUte, ce que vous a
demandé cette jeune fille qui mérite toutes les admiro.Uons.
- Je ne peux pas croire cela, Je ne peux pas le
croire 1 s'était encore (Jariée Clotilde, mo.is puisque
Marie m'a conné cette tâche pénible : conduire mon
!lis à sa rivale, Je me rendrai à son désir, avec l'espoir 10 plus prOfond qu'elle s'est trompée et que ce
s.era elle que mon entant appellero.. Marie 1 cet ange
qui a guidé ses pas d'intlrme, qUI a. témoigné de toutes les abnégations 1
Et elle étclit ù.lJ6", à Mlle 110n':o/"l,Y, comme cl'~ul'1'Îvait à l'hôpital. Ave\) une émotion douloureuse,
elle lui avait communiqué lu. lettre latssée par Mlle
I\h~olJes.
Uno rouge bou rrce de sang o.vatt ùrnpourpré le visage de Manon en apprenant à la fois que le virtuose
avait retrouv6 la vua et que sa fiancéo lui cédait la
pio,cc auprlls do lui : victoire plus grande qu'elU)
JI 'o,vnlt Jamais espér6 en remporter 1
Elle avait su se dominer assez pour jouer ù Mme
Lo.riège un-o hablle cornédle, lo.issunt croIre que l'amour
le plus exalté existait en elle à l'égard do son fUs.
- PuIsque Marle l'a demandé, Mademoiselle, o.vait
fait Clolild<J, avee tristesse, soyez auprès de Clau do
quand ses yeux s'ouvriront.
Et maintenant, do.ns la chllmbre plelno do moolleuse
pénombre, le jeune 110mme, ayant entendn des po.s accompagner COllX du mOdecin, crut que o'étalt sa bienalmée qui entrait. Il n'eut ))0.5 la pn.ttence d'attendre
quo 1-0 chirurgien enlevât son bo.ndcau, 11 l'arracha
Jul-mOme el1 Jetant un cri
- Mo.rle, Je vn.is te voIr
Sos paupières un instant paplllotèront, puis Il aperçut devant lui Stl. mère, EWlS traits affaissés, ~s
che-
�106
LES DEUX BEAUTÉS
veux de neige, les rides profondes qui sillonnaient son
front. Il balbutia :
- Maman 1
IdentHla avec émoi ce visage ruin é, le compara à
celui dont il avait gardé le souvenir : le vlsage jeune
et joyeux qui avait été celui de Mme Lariège, alors
qu'il était enfant.
Avec un attendrissement immense, il contempla cette
11gnre implacablement marquée par le temps et la douleur et dont le désastre révélait tous les pleurs que
sa mère ava it versés su r luI.
Pendant un instant, il oublia tout ce qui n'était pas
oot être qui lui avait donné la vie et auquel il était
lié pur une si véhémente tendresS<l. Il se dressa de la
chaise- longue où il était étendu, glissa lentement aux
genoux de la vieille dame, couvrit de baIsers ses mains
pilles, ses mains dont il o.vait tun t de fols senti sur
son front la tremblunte caresse.
Et tous deux s'étreignirent dans un embrassement
profond, incroyablement doux, bienfaisant à leurs
cœurs et qui renouait au passé le préS<lnt redevenu rudieux.
- Ma mère, murmura-t-il, en pnssant des doigts pieux
sllr sa tête blanche, quel émoi de retrouver ton visage,
d'y baiser les sillons que Jes larmes y ont tracés 1 Ah 1
Qllelle bouleversante ivresse 1 r efahtl oConnaissanco
avec les images des jours entuis, découvrir celles que
l'on n'u pas encore aperçues 1
Il tourna Je front en disant ces mots, cherchant Marie, t ses yeux, ù travers le brouillard léger qui subsistait encore sur sa vue, r ncontrèrent la superbe Mnllon, qui iui adressait le plus suhjugant des sourires.
Il demeura Interdit, hésitant, fixant cette b~uté
alti re qui paraissait une fleur superbe miraculeusement
jailllo de la p6nombre. Mals 11 ne trouva pus sur ce
vIsage l'ung6JqLHJ douceur, lu. bonté sereine qu'Il savaH
exister duns celle qu'Il aimait. Son cœur luI dit: • Co
Tl'ost pas elle l , et li se souvint en m()me temps de la
description crlle lui. avait faite Davoncel : • Des cheveux de fl ammes, des yeux pareils ù des émeraudes mi-
�LES DEUX BEAUTÉS
107
roitantes, une bouche semblable à un calice éclatan t
posé SUI' le marbre pur de son teint. »
Il devina l'identit é de la merveil leuse jeune fille :
- Mademoiselle Roncer ay 1 s'exclama-t-il, surpris et
quelque peu fâché de la voir là.
Havie qu'il l'eût reconnu e, eUe s'écria :
- Claude 1
Et elle s'appro cha de lui, voulut lui prendre les
mulns. Mais le jeune homme la repouss a presque , avec
une Inconsciente brusque rie, tunt il ne songeai t qu'à
son amour.
11 promen a un rapide regard sur ceux qui l'entouraient et s'écria, anxieux , palpita nt :
- Marie ? Où est Marie ?
Son attitude vis-à-vis de Mile Roncer ay laissa aussitô t
deviner aux assistan ts que Mlle Nizolles seule le préoccupait. avait une place dans son âme. Sa mère éperdue, mesura nt déjà quelle aUait être l'explos ion de son
désespoir, le prit viveme nt dans ses bras, essaya de
lui expliqu er l'absenc e de sa fiancée.
Claude l'écouta, devenu soudain livide.
- La lettre 1 La lettre ... bégaya-t-il.
Clotilde ouvrit la missive d'adieu , la lut elle-même,
redouta nt que ses yeux convale scents se brouilla ssent
à cette lecturo
Les mots tracés par Marle toucMr ent le jeune homme
tl'autan t de coups de poigllar d ; ses traits conv1,l1sés
dirent sn souffrance, sa stupeur désespérée .
• Adieu , Claude, acheva Mme Lariège, pronon çant
d'une voix chaviré e 10. dern ière phrase du billet, il est
des félicités étrange s, trempée s de pleurs féconds pour
le bonheu r de ceux qu'on aime. Adieu, mon aimé. »
JAl malheu reux s'était dressé, balbutia nt, presque hagard :
- Ce n'est pas vrai, Mar.le, ce n'est pas vrai 1 cr la-t-il
ù. demI-dément, c'est toi que j'aime, c'cst toI qui es
Otre
lnll vlo 1 Que t'cs-tu Imaginé, quelle douleut· a dO
1
Marle
petite
ma
Marle,
ln. tlcnne,
Il chancel a, s'abatti t, sunglotal1t, indlfrér ent Il la
�lOS
LES DEUX BUAUTtS
prOsence de Manon, répétant inlassablement cett() prière :
- Mère, il J'Iut la retrouver, il faut la Joindre 1 Ma
laie s'envole avec elle, mère, ramène-la mOl 1
CHAPITRE VIII
Mme Lariège acbeva de disposer les. fleurs dont eUe
avait voulu décorer sa maison pOur le retour do Claude, qui, ce jour-là, quittait la clinique et s'cn revenait
cbez lui.
Une auto ronOa à la porte : c'Otait Wladimir NlIw!
qui ramenait Jo jeune homme. D'un pas alerte, 00 dernier !rancl)it les marches du petit perron qu'll avait si
longtemps gravies à tlltons,
pénétra dans le salon
qU'embaumaient les parfums unis de tant de calices.
La maison 1 La maison où 11 avait vécu tant d'années
en aveugle, 11 10. découvrait avec une émotion indicible. Mais ù sa jale de revoir toutes choses se mêlait une
tristesse atroce : il n'avait pas enCOl'e retrouvé Marie :
la Jeune Hl1e et sa mère, en dépit de tOutes les recherches que Mme Lariège avait opérées, Otaient demeurées
Introuvables, n'ayant point reparu ù leur domicile et
J)'ayant laissé aucune adresse à. leur concierge.
Claude, navré, avait attendu (J,vec une !6brlle hâte
qllo ses torces lui pelmissent de sortir, espérant qu'il
serait plus heureux que sa mère pour découvrir la
retraite de la blen-àlmOe.
A présent, en respira.nt tous ces arômes délicats
dans lesquels halgnalt la pièce, 11 S{J souvint du
prem ier jour où sa llancéo ct lui s'étaient rencontrés
et se re)1lémora, en contemplant un Irais bouquet tle
l'oses que sa mère avait posO sur le plana. ln. description que Marle lui nvnit fuite de semblables corolles,
sa charité voulant les dépeindre au pauvre êtro sans
regùrd qu'li 6talt alors.
Lu. volx chure reprit vic dans son cœur, il crut enten-
�LRS DRU X BEAUTÉS
109
dre à nouveau les bienfaisantes paroles : • Des roSes adorables, votre mère en /.l. fait un choix exquis.
Les unilS sont pourpr{JS, éclatantes, elles font opposi.
tlon il. leurs voisines pâles, si délicatement teintées ..
Et puis, il y en a de sombres, on dirait leurs pétales
ou1'l0s de nuit... C'est ravissant 1 •
Claude baissa ln. tOte, presque Omu aux larmes il. ce
souvenir, il prit dans ses mains frémissantes les fleurs
aux riches calices, les porta il. ses lèvres en un baiser
il. la fois plein d'ivresse et de douleur.
- Ob 1 mère, dit-il en saisissant sa. vieille maman
dans ses bras, comme c'est joli 1 Comme tu as bien
fait d'Ma.ler tant d'Oblouissantes corolles sous m{Js yeux
ranimOs 1 Tu es bonne, je te remorcie. Mais, hélas,
à chaque objet que je découvre, chaque couleur qui
trappe mes regards, le souvenir de Marie est attaché et
mo déchire. Ne m'a-t-elle pas tout dépeint, tout expliqué
Pour Oclalrer ma nuit ? Ah 1 ne la verrai-je jo.malS,
olle qui m'est sl chère 1 N'aura-t-elle pas pitié de mon
dosospoJr ?
- La, la 1 s'Ocria Nllw!, cherchant il. ranimer son
courago je vous Jure que nous retrouverons Mlle NizOlles, Claude 1 Dussions-nous pour oela fouiller le
monde entier 1
Lo Jeuno virtuose essayo. de sourire, ne voulant pas
ûssombrlr la joie do sa mère qui voyait avec extase
son Ills poser sur elle des rego.rds vivants. Il l'cmhrassa encore, se montra. joyeux, même exubérant, mais
cIe ce Jour il commença une via fiévreuse, dont la. reCherche de Marie éto.it ]0 seul ohjet.
Dans l'étrango état d'âme où 11 était : délirant de
IOie fi. revoir 10 specta.ole merveilleux qu'est la terra,
10 ciel, les hommes, touLes les splendeurs que ceux-ci
ont créées et c10sespél'0 d'avoir perdu l'être qui éta.1t
ill. via mêmo do son âme, il sentait l'allégresse et le
chagrin 50 joinclre en lui, se mOler en des heurts boulevorsnnts qui le laissaient da.ns une agitation cruelle,
flortalent nu paroxysme sa hilte de joindre l'a.imée.
Hélas 1 vingt lois il se présenta. chez elle, sonna à
sa porte, sUJlplia. la concierge de ne point lui celer
�110
LES DEUX BEAUTÉS
ce qu'ellc sa.vait. Peinei.nutlle : l'app.'1rtement aux volets clos, le courrier amoncelé dans le casier de la
loge et parmi lequel il reconn-ut les innombrables lettre qu'il lui avait écrites, l'invariable réponse il lauqeJle
il se heurtait : • Ces dames ne sont point revenues et
ne m'ont fait parvenir aucune instruction >, le plongèrent dans une fébrilité de p lus en plus violente .
Un jour, il se présenta chez Suzanne Dalangeau, lu!
dit à brûle-pourpoint :
- Suzanne, où est Marie ? Par pitié, dites-le moi, je
ne puis vivre san·s elle, 11 me semble que je ' pourraiS
devenir tou de l 'avoir perdue 1
Elle le r·e garda avec stupeur, le devinant dans un
extraordinaire état d'exaltation.
Depuis plusieurs mois, les relations d'amitié qui exiStaient entre les deux jeunes /lUes s'étaient quelque peu
relâchées, non que leur affection eOt tiédi, mais l'amour
né dans leurs jeunes cœurs les avait accaparées tout
<lntières. En el'1'et, si d'une part Marie s'était fiancée
à. Lariège, Mlle Dalangeau, elle aussi, avait choisi
l'être auquel eUe vou lait unir sa vie ct l'ivresse neuve
qu'elles goûtaient toutes deux à leurs fIo.nçallles avait
tait qu'elles avaient espocé leurs mutuelles visites.
Toutefois, Marle avait écrit à son amie, alors que
Claude était encore à. la clinique : • Bientôt, Suzanne,
je te convierai iL contempler un miracle qui mo remplit
le cœur de joie : Claude va guérir 1 •
Mais, depuis cette heure, plus rien, pas un mot qui
avertit Mlle Dalangeau que cetle guérison espérée s'6était accomplie. Ello avait attendu, supposant que 1'10vitation de Muria à voir son fiancé 1'6tabll nllalt suivre et ù pr6sent, elle demeurolt stupéfultc, d6couvran t
à lu rois que le jeuno homme avait reconquis la vue
et perdu son amour.
Elle lui saisit 10 ' mains avec compassion ct s'6crl:1,
boulevers6e par ce bouheur t ce malheur qui le toUchaient n mOrne temps :
- MOllsieur LarJègc, quo me dites-vous ? Où ost
Marle? Mais Je n 'cn sais ri t1 1 Quo s'ost-Il pass6 entre
�LES DEUX BEAUTÉS
111
vous? Elle m'avait seulement 6crit que vous alliez guérir.
Claude comprit qu'elle était sincère, qu'elle ignorait autant que lui la retraite de sa fiancée. Il poussa
un soupir, accablé, se laissa tomber sur un siège et
raconta à' Suzanne sur quel malentendu, quelle méprise, Marie s'était enfuie, imaginant fuire son bonheur.
- Ah 1 Manon nonceray 1 acheva-t-il avec un sourire
amer, j'ai eu beau voir, découvrir son visage merveilleux, plonger mes yeux cluirvoy:wts dans ses troublantes prunelles, elle ne m'a pas distrait une minute de
la pensée de ma blen-aimée, j'al depuis longtemps
démêlé quo son âme est il. celle de Marie ce que l'ombre est au jour 1
- Vous avez raison, Claude, nt Suzanne, émue. Si
mon amie m'avait dit ses a larmes, j'aurais pu m'cmploycr à les dissiper, Je lui aurais démontré clairement
que Manon, en revenant vers vous, alors que vous
étiez lnllrme, n'agissait que par un intérêt vulgaire.
Les Honceray sont ruinés, mon père me l'a appris
ct sans doute votre Iortune et votre situation de virtuose réputé étaient pour une part dans ce prétendu réveil de sa tendresse. Marle, si elle avait su cela, aurail pent-elre hésité à vous laisser il. une aussi indésirable épouse. Mais, hélas 1 puisqu'il est trop tard et
qu'clle a pris cette navrante résolution sans me consul~er,
il tant employer toutes nos forces à retrouver
cel le qui vous adore, Claude et qui doit en ce moment
tant souffrir 1 Je vous promets de réfléchir, de e11er<:her
des moyens de la joindre, enfin de vous aider. Votre
amour était trop beau ; 11 serait navrant qu'il lOt brisé.
Le Jeune homme la remel'cio. de sa bienveillance et
ln quitta s m cette question :
- Ali 1 Suzan nc, n.1-je vraiment recouvré mes yeux,
Puisque Je ne vols pas MOl'ie ? N'avez-vous d'elle auCline photo, aucune image qlli pût me 1'6voquel' ?
Mlle j)(1II1I1A'roli demeura une seconde nVQ.nt de répondre, Pliis Ile dit :
�112
,
LES DEUX BJ.!AUTÉS
- Non, Claude, je n'ai pas de portrait do Marie, Mojs
prenez patience, elle ne nous échappera pas longtemps.
Quelques instants plus tard, une fois qu'olle eGt estimu Lariège suffisamment éloigné de la maison, la jeune
lllle s'habilla en hâte, tout en rooontant à sa mère ce
qu'elle venait d'appendre et elle courut chez Wladimir
Nilwf.
Elle n'ignorait pas l'amitié que l,e ' maestro avait
vouée il. celui auquel il avait fait gravir les marches
de la gloire et elle estimait que peut-être 11 pourrait
j'aider il. s<lcourir Claude et Marie, à leur faire reconquérir leur bonheur.
- Monsieur NlIw!, s'ooria-t-olle, comme le musicien
la faisait entrer dans 10 vaste studio où il avait pris
['habitude de travailler, vous rappelez-vous m'avoir rencontrée ch{)z Mlle Nizolles, ot savez-vous que nous
sommes, elle et moi, de grandes amies 1
- Certainement, répondit 10 vieillard, souriant il. ce
début qui lui faisait auguf<lr que oetto charmante jeune
!Ille savait quelque choso au sujet de 10. retraite où se
cachait la !lancée de Clau do.
Il ne se trompait qu'à demi. Sans doute, Suzanne
n'avait reçu do Marle aucuno confidenoe, mals elle
savait que Mme Nlzollcs possédait des cousins qui,
après o.voil' longtemps habité M nord de la Fro.noo,
où Ils possédaient des usines de tissage, s'étaient retirés en llelgique, do.ns la ro.vissante ciLé de Bruges, dont
le calme souverain, l'aspect paisible ot si pittoresquo
leur avo.icnt paru propico à. abriter leur vieillesse, et
où Il s se promettaient de finir leur vic.
- J'ai supposé quc Marle n'avait pns songo il. parler
ü Claude do cos parents, car il est clair que sans cela
il leur aurait écrit, se serait enquis d'clle auprès d'eux.
Et je me demanda si co n 'cst pas là, dans la maison
provinciale de ses cousins, nu milicu de C{)tte vjJIe
morte, dont los rucs grises, courant au long des Cllnaux paresseux doivent charmcr sa mélo.ncol1c, jo me
demande si co n' st pD.S là quo Marle a caché sa peine.
�Llis
DEUX BEAUTÉS
'"
1113
- Alors, que ne l'avez-vous dit à Lariège ? interrog.e01
vivement Nllejjf.
Suzanne sourit
-- Parce que j'ai bien compris le cœur de ma pauvre
Marie et que }e voudrais la guérir à jamais de cette
p8nsée que je devine exister en elle : je ne .suis pas
assez jolie pour plaire à Claude, à présent qu'il peut
rne voi r, Il doi~
certes me préférer Manon, qui est
merveilleuse et même s'il me dit non, je ne le croirai
pas, je ne pourrai le croire, je m'imaginerai toujours
que ce n'est que par reconnaissance qu'il me dira m'aimer_
- Mais, s'exclama le musicien, si Mlle Nizolles n'est
point réellement belle, elle est plus que charmante, elle
est délicieuse et son doux visage, la grâce de son sourire, sont capables de rendr<> umoureux n'importe quel
homme_
- C'est mon avis, répondit Suzanno avec un sourire,
mais ma gentllle amie est persuadée que la beauté
triomphe toujours dans les cœurs masculins, et c'est
de cela que je voudraIs la guérir pour que son bonheUr, lorsf[ue Claude l'aura retrouvée, fllt total, sarts le
moIndre: nûage, Alors, Monsieur Nilw!, si vous vouliez
mo permettre d,Ci tonir secret envers Lariège le plan que
Je \'01ls vous proposer, je vous livrerais l'adresse des
eousins de Mmo Nizolles et vous pourriez, car j,e vous
d'evine non seulement bon, mais habile, jouer le rôle
du dieu sa.uveur qui réunit les amoureu,"( 1
Ils rirent tous deux et Suzanno ajouta:
- Ne croyez-vous pas, Maitre, que si Marle n. séduit
Claude aveugle, ello pourra aussi Je cha.rmer clairvoyant?
Lo compositeur eut lut lO1rge sourire heureux,
- J'en suIs bien sOr 1 dit-il.
Et, tendant 10. main à Mlle Dalangoll.lJ, il ajouta
- Allons, dites-moi ce que vous voulez faire, je vous
promets à la lois Jo secl'et et ma eomplicHé_
Suzanno lul chucll!tta quelques phrases à l'oreille
avec un grand air do mystèr<l.
- Bravo 1 s'écria Nllwl, transporté,
�üi
LES DEUX BEAuTtS
Et quelque s Instants plus tard, il expédIa it à Bruges,
à l'adress e de M. Van Damme, le cousin de Mme Ni-
zolles, une lettre sur l'envelo ppe de laquelle son écriture était soigneu sement déguisée .
•
CHAPITRE IX
La glace renvoya à Marle son image parée d'une
robe éblouis santo ct légOro commo un nuage d'auror e.
La Jeune nlle contem pla avec une attentio n inquiète
sa charma nte toilette, y piqua à l'épaule un frais
bouque t d'anémo nes, retouch a avec soin les vagues
d'or de sa coiffure, ajouta à la pureté de son teint le
velouté Impalpablo de la poudre do riz, ct puis demeura un Instant immobi le dovant la psych6, le eœur
battant.
Mme Nizolles, entrant dans la chambr e, la regarda
avec émotion et sourH.
- Ah 1 ma cllérie, dit-eUe, Je ne t'ai jamais vue si
coquette 1
SI coquette, oui, c'était vraI, Jamais Marle n'avait
donné tant d'attent ion, nccorclé tant de souci à son
aspect. Mals aujourd 'huI, ne falw.lt-ll point qu'elle essayât de 50 rendre la plus Jolie pOSSible ? Claude
n'allait- il pas la voIr?
Clnnde 1 Sa senle pensée la faisait tressail lir, gliSsait dos larmes sous ses paupièr es soudain brûlant es.
Claude 1 11 allait venir dnns cette ville où clle s'était
terrée, 11 nUai t franchi r le souil de cette maIson où ello
so cachait, ello s'appro cherait de luI, sans qu'JI sM
�LES DEUX BEAUTÉS
115
qu'elle était Marie et elle verrait ses yeux redeven us
vivants se poser sur elle.
Ses yeux 1 Ses yeux délivrés de ténèbres, elle y lirait
l'impres sion que lui ferait son visage.
Lui plairaik llle ? Ou la trouver ait-il insignifiante,
neutre, sans beauté 7
- Sols tranqu!ll(l, fit Mme Nizolles, qui devJnait les
pensées de son enfant, tu es délicieuse 1
Marie n'eut pas le t1Jmps de lui répondr e, Mme Van
Damme entra, quelque peu affairée :
- Etes-vous prêtes, mœ cousines, s'écria-t-eUe. La
invité vient de s'arrête r devant la
voiture de notr~
l'orte.
Tout le sang de Ma.rie rellua il. son cœur, il lui sembla qu'clle marcha it dans un rêve, elle gagna le salon
aux lourdes tentures , au mobilie r désuet, qui étaU celui
de ses parents et soudain elle vit Clande, beau et grave,
une tristess e poignan te noyant ses traits.
Il leva le front, aperçut cette fleur délicate surgie
dans cc cadre provinc ial. si fraiche et si pure, avec la
lumineu se auréole de ses cheveux qui accentu ait encore la douceu r de Bon visage, pareille à un rayon de
soieU pénétra nt dans cette demeure austère.
Pendan t unQ vertigin euse minute, la jeune fille sentit
posé sur elle ce regard ressuscité et enllo le virtuose
sourit. visiblement charmé.
- Ma Hlle Marle, nt M. Van Damme , proféra nt malicieusem ent ce mensonge, peo{\ant que le jeune homme
s'inclin ait.
Presque Inconsciemment, Lariège répéta ce nom qui
lut lltaiL si cher ct il resta sllencle ux devant cette petite
madone blonde qui le regarda it avec des yeux émus.
La ruS() de Suzann e Daiang eau avalt réussi, Claude
et Marle étaient remis en présence, grâce à lu. manœu vre habilem ent menée par Wladim ir NlIcor.
Tout d'abord , ln lettre que le Polonai s avait envoyée
il M. Van Damme avait eu dans le cœur do co dernier
un viC é(:ho.
Lorsque Marle et sa mère étaient arrivée s ehez lui,
�116
US bltUx BEAUTÉS
disant qu'elles souhaitaient s'éloigner quelque temps de
Paris et qu'elles se sentiraient moins seules chez des
parents que dans l'indifférente foule d'un hôtel, il
avait, ainsi que sa femme, deviné aussitôt, au visage
défait ue la jeune fllle, que c'était une douleur secrète
et non un caprice qui avait lait luir aux deux femmes
la métropole,
Dès qu'elle s'était trouvée seule avec ses cousins, Mme
Nizolles avait révélé ce qui s'était passé dans le cœur
de sa tlllc.
- Je ne sais que faire, comment la secourir, avaitello dit. Pers ladée que son !lancé no l'aime pas d'amour, elle m'a arraché la promesoo de garder le secret
de sa retraite, d'agir même en sorte que les lettros
de Claude ne puissent lui parvenir .• 11 croira de son
devoir de m'assurer qu'il n'aimo pas Manon, de son devoir aussi de ne pas l'épouoor. Il faut donc que mon
silence ohstiné ait raison do oos scrupules, m'a-t-elle
déclaré, et 11 11nIra par se résoudre il. accepter Bon
bonheur.•
Mme Nlzolles 'avait ajouté dans un soupir :
- Je ne sats si je dols contrevenir il. sa volonté, peutêtre faut-il tout d'abord laisser quelque peu agIr 10
temps.
Et des jours avaient passé ... Marie avait promené sa
mélancolie il. travers la vUlc aux rues vieilles enco.puchonn6es de toit's lourlls. Les canau.'C lents, brumeux,
pareils à. des miroirs embués par une haleine, avaient
reflété son visage triste que le hrouillard né de leurs
caux semblait couvrir d'un voile.
Puis Mars était venu, lnva~
le ciel à nouveau bleu,
posant d'éblouIssants rayons de soloil sur los pignons
njourés, los uent.elles de pierre du beffrol, les caux
tranquilles du Lac d'Amour, où voguent des cygnes
blancs, tels dc!> oiseaux de songes nés de l'ê.mo mOme
de la villo morte.
- Un peu d'espoir ne viendra·t-il pas au cœur de tna
peUto Marle avec cc printomps qui unit? avait demandé Mme Nizollcs à ses cousins.
Le lendemain, ét.alt arrivée la lettre de Nllm!, QuI
�LES DEUX BEAUTÉS
117
disait à M. Van Damme : « Monsieur, si vraimen t, comme je le crois, Mme Nizolles et sa fille se cachent cbez
vous, ne voulez-vous pas m'aider à reconst ruire le
bonheu r de deux êtres qui sont faits l'un pour l'autre et que le plus navran t des malente ndus sépare 7
Je ne doute pas que Mme Nizolles s'associe à nous pour
rendre Marle il. celui qui si désespérément l'aime et
l'espère. néponùez-moi, Monsieur, voulez-vous 7 La joie
de deux vies tient entre vos mains .•
M. et Mme Van Damme étaient des vieillar ds pleins
de bonté, le chagrin de la douce Marie les avait vivement émus, 11s s'étaien t empressés d'entre r en rapport
avec le maestro et de mettre tout en œuvre pour la
réllssite du plan que celui-cl avait 6dJfié do concert
avec Suzann e Dalangeau.
Huit joura après, Claude avait été pressenti pour donner une série de récitals il. Bruges. L'offre de cet engageme nt lui était raite par M. Van Damme lui-même
qui s'était, pour la circonstance, improvisé Impresario.
Une fois l'affaire conclue et Mme Nizolles mIse au
courant, l'excellent homme avait dit à sa cousin e:
Marie, flgure7.-vous quo je suis fati- Chbre ~tie
da rentier et que j'ai décidé de
oisive
vie
gué de ma
me remettr a il. gagner de l'argen t et cela d'une façon
pour mol toute nOllvelle. Je vals mon leI' des concerts,
Marie, des galas auxquels tout Bruges va accourir.
Tout d'abord, je vais commencer par exhiber Claude
Lariège, ce jeune virtuose françai s qui vient de recouvrer ln VIlO ot dont les Journaux françai s ont tant parlé.
Et il avait ajouté avec malice, voyant l'émotio n que
trahissa lt le visage de la jeune fllle :
- No croyez-vous pas, ma mignonne, qu'avec e~t
m'a
artiste-Ill. Je serai assuré du succès ? Votre m~re
dit que vous l'avie7. connu il Paris, alors qu'il étn.lt
aveugla et que vous étiez il présent brouillés.
~ncor
Mals, il cela no tienne, ma petite Marle, ce Jeune
homme vous connatt, mals Il ne vous a point vue ;
st cela VOllS ennulo de vons retrouv er en sa présence,
il nous sera aisé do ne point vous nommer, je vous
présent erai comme ma 1lIle ct vous serez ainsi pour lui
�118
LES DEUX BEAUTÉS
une étrangère. Qu'en pensez-vous? Je compte l'inviter
beaucoup chez moi, lui faire les honneurs de Bruges,
car on m'a assuré qu'il est infiniment sympathique et
j'oserais gager, ma petite, que, vous aussi VOUS êtes de
cet avis-là 1
Le brave homme avait éclaté de rire, et 11 avait ajouté, saisissant Marie aux épa.ules dans une paternelle
étr{)\nte :
- Petite cousine, on dit aussi que Claude Larlège
souffre d'amour, que celle qu'Il adore l'a fui, lut laissant au cœur une inguérissable blessure. Peut-être trouvera-t-il dans votre jol! visage tendre une distraction à
sa peIne, peut-être votre charité VOU!! inspirera-t-elle les
mots capables de l'arracher à son tourment T
Et 11 avait embrassé la jeune fille, trop émue pour
répondre, ni pour se dMendre de cette entrevue proche.
Un tourbillon de pensées avait envahi la brave enfant.
Elle n'avait pas eu le courage de fuir une seconde fats
son amour, n'avait pas résisté il son désir de revoir
l'aimé.
Et mo.intenant, après des jours pleins d'une fébrUité
li. la fois douce et douloureuse, Hs étalent l'un en face
de l'autre, Clo.ude et Marle, les fiancés de Jadis.
M. Van Damme avait invJté le virtuose à dlner chez
lui avant le concert, 11 le pria de passer dans la salle
il manger et s'empressa de pIncer Marie à ses cOtés.
La jeune llIle, tremblante d'6motlon, n'avait pM encore pu proférer une parole. Ellc nt un effort, commença d'engager la conversation Sur des banal1i.és.
Lariègo tressaillit si visiblement à sa voix qu'elle
manqlla do se troubler, mais Mmo Nlzolles, que son
r.ousin avait présentée comme une amie, l'encouragea
d'un SOllrlre, l'aida à rattraper son aisance.
Une Joie déliranto Inondait la déllciouso onrant à
voir Claudo débarrassé do son Infirmité, so mouvant
avec la désinvolture des clairvoyants.
Claude 1 Il était là, à cOt6 d'elle, 11 posait sur son visasre des regards qui disaient la sympathl{) qu'elle lui
inspirait 1 Mille fois, elle tut sur le point d{) lui sauter
1
�LES DEUX BEAUTÉS
119
au cou, de lui crier son identité véritable, dQ lui
dire : • Je ne peux pas me passer de ton amour 1 •
Mais elle domirta le fol élan d-e tendresse qui voulait
qu'elle se trahît, garda son personnage, 00 montra enjouée, joyeuse.
Lari ège l' écoutait, ravi et étreint il. la tais, subissant
l'envoûtement de cette voix qui lui rappelait ses joies
défuntes, cette voix qui lui allait aux entrailles.
Parfois il oubliait do lui répondre, demeurait à regardor ses traits si doux, se3 !:>eaux yeux profonds.
Qu-e p-ensatt-il ? Quels sentiments agitaient son cœur?
Etait-ce seulement l'émotion d'un souvenir, ou bien
J'amour qui mettait sur son visage ce visiblo émoi ?
Marie se Je demandait avec angoisse.
Après vint pour 10 jeune homme l'instant do se
rendre à la salle où déjà l'attendait le public et il
sembla à la Jeune l'Ille qu'U ne se séparait d'elle qu'avec
l"egret.
P erdue au mllieu de la Ioule accourue pour applaudir Je virtuose, elle l'écouta avec passion arracher de
son instrument les plus troublantes harmonies, et trouva quo jamais il n'avait atteint il. autant d'émotion
ùans son art. Les notes s'envolaient comme des cris
éClHtpp('s d'une âme, des sanglots nés ù'un cœur en
détresse.
Etait-cc sa flancée perdlle qui Inspirait !\ l'artiste
de tels accents dans son Jeu Y Ne se leurrait-elle pas
en croyant qu'il avait gardé d'olle un souvenir aussi
déchiré ?
Le lendemain, M. Van Dammo ayant proposé il. ClaucIo de lui faire visiter le joyau d'art qu'est la ctt6 de
Bruges, le jellno homme arrIva à la maison de Bon
hôte avant l'heure convenue, press6 d'entendre la volx
cMre quI soulevait en lui un toI émoi.
- Mon sIeur Larlège, lui dit le vieillarù, 11 nous arrlvo un contretemps, une vlslle inattendue qui va nous
forcer, ma femme et mol, de demeurer il. la maison.
Mals ma fille s'ofrre à vous servIr de cicerone, elle connalt la cité aussi bien que mol et sera pour vous le plus
6clair6 des guides.
�/
120
LES Dl!UX BEAUTÉS
Le mUSlClen accepta ~wec
empNlssement la compagnie de la pseudo Mademoiselle Van Damme ot 11s
se mirent tous deux à cheminer par les ru'es bordées
de maisons coiffées do pignons dentelés à la mode
espagnole.
:u pimpant mois de Mars riait dUllS le ciel clair
peuplé de nuagtls légers, floconneux, tout faits de miraculeuses blancheurs. Le s01eil se mirait dans les
eaux lisses des canaux coulant sans hâte sous les
menus ponts de pierre aux arclles basses. Des giroflées
odorantes étaient accrochées dans 'les sculptures des
façudos travaillées comme des d<mtelles et des arbres
en llenrs jaillissaient cles murs gris d,errière lesqllels
s'ahritent des jardins. Le carillon, du haut du oofIroi,
égrenait ses notes légères, l<ls semait sur la ville tout
embauméo des effluves du printemps naissant.
Un indescriptible émoi agitait le cœur de Claude, un
flecrct instinct l'avertissait ql'~
marcl1aH vers une renaissance, que cette cJté éteinte, dont le granit rongé
do temps 6tait envo.hi par la flomison neuve de la nature triomphante, étnit l'imag<l de son cœur dont les
cendres, touchéos par quelque miraculeuse étincelle,
allal en t so rallumer.
Doulov<lrsé, frémissant, il écoutait babiner Marie et
se r6péLait avec un entêtement inlassable, douloureux:
- Pourquoi m'est-elle étrangère, pourC[uoi n'est-elle
point celle que désespérément j'appell<l ct dont elle
possède lu. volx tondre ? Marie ? La douce Marie ?
La douce enfant que j'aime? Non. Une petitü flllo des
l'landres aux choveux de lin, grncieuse ot frêle comme
les images do viorges peintes par les mattr<ls de Jadis, mais UIlO 11etlte nlle qui Ile connaît polnt mon
CŒur, C[ui n'est pus ma bien-aimée.
- Ma bien-alméo 1
Il so répéto. encor() une fois ce mot, pensif et 11
continuo. d'avancer en silence.
Marie .n.ussi s'était tl/O, oppr<lssée pnr tout l'émoi
qu'olle sentait en ellc. Ils étaient nrrivés à l'cnr.los dl~
l!éguinage dont les arbres brllisRalent, le vcnt sc 101la:1t
dans leur parure ](igèr,o, Il pelno déployée. Ils' ontr,)·
�LES DEUX nEAUTRS .
121
rent dans le vaste jardin du cloitre, des pâquerettes
naïves semaien t le gazon de blanches étoiles, on voyait,
aux fenêtres des petites maison s basses, les béguines
leurs coiffes
pencht:lcs sur leurs coussins de dentli~rs,
empesées frémiss ant comme des ailes d'oiseaux.
Claude s'arrêta , saisi par le charme de ce Jardin tran<ruUle que ~e soleil magnin ait. Il r·e garda sa compagne,
son visage pur, ses yeux cand ides si pleins de bontt:l,
son sourire ému.
Et soudain 11 se dit lJue c'était ainsi qu'i] avait imaginé l'adorée, qu'elle aussi devait posséder cette expression charma nte, infiniment délicate, inftnim ent jolie et malgré lui le nom aimé fusa de ses lèvres, jaillit
de son cœur palpita nt :
- Marie 1
La Jeune fille leva sur lul un regard anxieux, troublé, et lui se reprit aussitôt, compre nant tout ce que
devait avoir de ohocette appellation trop farnil~e
quant pour Mlle Marle Van Damme.
- Pardonnez-moi, s'exolama-t-il, votre nom est celui
de ma !lancée, je n'ai pu m'empê cher de le pronon cer
en vous voyant, car votre volx me rappelle étrangement celle de cet être que je \;héris et il me semble
que vos visages aussi doivent avoir une ressemblance,
que ses traits sont doux et tendres, pleins de charme
comme les vôtres.
Il avait prononcé ces phrases aveo une tristesse
lourde, accahléo, comme s'il mesura it l'ablme qui
s'était crensé entre lui et son amour. Marle l'avai t écouté, le cœur bondissant.
- Votre Jlancée ? Ne l'uvez-vons donc point vue, Monsieur LnriOge ? interrogea-t.elle.
n out un sourire navr6.
a
- Non, le Jour Oll j'ai recouvr6 la. lumlèNJ, ~lo
disparu, croyant que j'états épris d'une péronnelle qui,
bien qu'elle soit radtellsoment hello, ne mérite pas
une seconde.
qu'on s'attard e à elle, m~o
I! poussa. un soupir et ajouta :
- Imaginoz-vous cct étrange destin, Madem oiselle?
�]22
LES DEUX BEAUTÉS
Retrouv er la vue après douze ans de cécité et ne pouvoir contem pler celle que l'on aime 1 Ah 1 malgré mes
yeux reconqu is, il me semble parfois que pour mol
le ciel est noir 1 M;uie 1 Un ange adorabl e dont la
pensée seule fait à mes paupièr es manier les larmes ...
Ah 1 je donnera is ma vie pour la joindre, la serrer
dans mes bras, ne fOsse qu'uno minute 1 Je comprends à présent que j'aurais préféré demeur er aveugle plutOt que de la perdre.
n so tut, sa voix s'étrang lant dans sa gorge. Tout à
coup il vit des pleurs ruissele r sur le visage do Mlle
Van Damme, pourtan t éclairé d'un sourire radieux , et
lino colossale émotion l'empoi gna ; il saisit dans les
siennes les mains fines qui s'étaien t mises à trcmble r.
Uu cri lui monta aux lèvres, crevant son cœur assailli
pur un espoir trop grand ;
- Marie, Marie 1 C'est toI, c'est toi... Marie bienalm6e 1
Leurs bras se nouèren t dans une irrésisti ble étreInte,
la jeune tille balbutia , délirant e ;
- Claude, mon Claude 1
Et ils demeur èrent un instant sans puroles, comme
sI leurs I.\mes r6uules n'avaie nt pas besoin de mot
POUl' renouer leurs sermen ts. Le calme jardin
austère
paraiss ait b6nir lem amour reconqu is, ils quittère nt
Cl. pas lents son gazoll paiS 6malllé de fleurs, regagnèrent la berge do la l;vlère menuo qui, autour de
l'onclos, fait courir SOli ruban plein de murmu res.
Ils allèrent , leurs mains enlacées, tondant leurs regards, mêlant leurs pleurs et leurs sourires , de l'extase illumin ant leurs traits.
- Marie, Marle, 1ft le jeune homme , pourCluoi m'astu rut 1 Pourqll ol 1)ous us-tn il. tous deux 1mposé tant
de douleur 1 Qllel calvaire Inutile tu as gravi, chllro adorée 1 Mon bonhou r, pouvais-tu douter qu'il fOt uupl'b,
de tol ? Que tu rasses l'o'me <]u'uvalt élu mon o'me ct
que la mort soule eOt 6té capable Ùl' J,ri ~ er
le~
douX
Hens dont tu m'avals nchaln6 '( Manon f Tu t'es
IIlH!Xin6 qu'clIo avult repris mon c~lIr
'(
11 sourit, [Jasa lm balser fervent sur lu m'l.lll cMre.
�LES DEUX BEAUTÉS
123
- Ange aimé, continua-t-i!, je découvre avec ivresse
ton visage adorable, le velours ardent de tes beaux
yeux 1 Moins belle que Manon ? Peut-être. Mais mille
lois plus délicieuse. Et sais-tu que si même tu avais
été laiùe, si tu n'avais possédé qu'un pauvre visage
sans grâce, c'est toi encore que j'aurais élue, car ton
cœu r est un' joyau plus précieux que cette merveilleuS<l
statue vide que tu t'es complue à croire ta rivale.
« Ne sais-tu pas qu'il existe deux beautés, Marie ?
CeIJe de l'âme et celle du visage ? Celui qui choisit
la derniOre n'est qu'un sot et ne mérite point d'être
aimé 1
Elle l' env<lloppa d'un regard heureux où tout le ravissement que lui causait ses paroles était exprimé et
lui s'arrêta, chaviré par ce brusque bonheur, si grand
qu'il lui semblait irréel : un rêve qui le transportait
Vers des régions enchantées.
- Douce enfant au sourire d'archange, murmura·
t-ll en contemplant l<ls traits frémissants d'allégresse,
il n'ost pas de joie que tu J1() mérites, pulssé-je de ta
vio faire un enchantement 1
Leurs pas avaient rejoint la maison où Mme Nizolles
les attendait avec une nerveuse impatience. Elle les
vit entrer enlacés, leurs fronts unis, le même ravisse·
ment peint sur leurs deux visages.
Un cri s'échappa :
- Claude 1 Mon JIls ... Ma petite Marie
Et die serra dn.ns ses bras maternels ces deux mol.
tiés de son cœur.
- Bravo 1 s'écria M. Van Damme <ln saisissant les
mains du virtuose cependant que sa femmo embrassait
la jeune Illie. J' étais bien sOl' qu'en vous taisant ve·
Iiir ù Bruges, j'allais ù un succOs. Je cours envoyer un
télégra.mme à mon correspondant, \ViIadimir Nilmf,
qui, en compagnie de Mme LariOge, attend fébrilement
quo je lui annonce si j'al réussi mon rOle d'impesario.
Claude ému le remercia avec un sourire.
- Monsieur, dit-il, je ne saurais assez vous bénir,
vous m'uvez rendu mon bonheur 1
�]24
LES DEUX BEAUTÉS
EPILOGUE
L'ardent soleil d'aoüt déployait sur la jolie cité
d'Houlgate ses rayons awmglants. La mer rutilait, venait s'abattre au pied de la propriété de Mme Lariège,
de grands falbalas flooonneux ourlant ses vagues miroitantes.
Un vrombissement courut sur la route ; au bas de
la pente où était juché le domaine, un l{laxon retentit,
sa voix sonore arriva jusqu'à la mère de Claude qui,
Ilvce Mme Nizolles, était sur la terrasse.
- Henriette, Henriette 1 Ce sont eux, s'écria-t-eUe, ce
sont nos enfants ... Les vollà 1
Les deux femmes se précipitèrent à la grille: Claude
ot Marie revenaient, après avoir accompli leur voyag<l
de noces, v{)rs la chère maison où était né leur amour.
- Mes chéris 1 Nos mamans ...
Des baisers, des rires, des effusions, de la Joie 1
Et puis le jeune homme découvrit, avec une émotion
ravie, le vaste jardin fleuri que Marie lui avait Jadis
si patiemment dépeint : le saule au fastueux feuillage ondoyant sous le vent, l·es flammes roses des
glaïeuls, le dôme bruissant des branch()s au 1 dessuS
cles allées et au-delà, la nappe mouvante des flots roulant des jonchées d'étincelles sous Je cIel lumineux,
fulgurant.
- Marie, murmura-t-il, il mo semble que dans chaque
sento, chaque berbe, chaque corolle de co jardin pl()in
d'arômos où tu as si souvent guidé mes pas, jo retrouve un pou de ta tendresse, de ton cœur magnifique 1
Ils étalent arrivés an banc où, jadis, n avait éclaté
en pleurs. Claude sonrlt à. cc souvenlr, serra ùans seS
bras la. blen-aim6e et lut dIt dans un baiser fervent
- Marl(), Je suis heureux 1
FIN
�hw
. . paraltre Jeudi prochain sons le n° 551 de la CollectioD " Fama 1
FEU FOLLET
Par
MAGDA
CONTINO
CIIAPlTnE PREMIER
L'HYDRE
nU
SACRIFICE
- Nora 1 Tu ne réponds pas ?
- Pardon, cher père... Mais c'est que je ne suis
pas certaine d'avoir bien compris ...
Ceci se passait dans un appartement d'une maison
déjà ancienne de la rue de Vaugirard. Le pèro et la
1111e se trouvaient dans un salon dont les deux fenêtres
ùonnaient sur le jardin du Luxembourg. L'ameublelllent, de style Louis XV, était cossu; mais un observateur eOt décelé dans la pièce de ces signes qui ne
trompent pas et qui révèlent une gêne soigneusement
dissimulée. Les plis des grands rideaux de sole montraient légèrement ln. trame ct on eo.t pu découvrir des
reprisos minutieusement faitos. Les sièges avaient aussi
des trac,es d'usuro.
L'homme qui vonait de diro : u Nora 1 Tu ne réponds
pas • avoc uno expression d'anxiété, n'était pas très
ilgé. Mais il semblait las, usé précocement et coci s'exPllqualt quand on savait que monsieur Saint-Aubin,
ancien industriel et naguère encoro possesseur d'une
grosso tortune avait, comme beaucoup de gons do notre
(Jpoque, perdu la plus grande partto do son argent
dans une catastrophe bancaire.
Madamo SaInt-Aubin n'avait pu r6slswr à ce bouleversement de situation et, veuf, accablé do chagrin,
lll'éoCCllpé par l'avenir de ses doux flUes, le lDalheureux
Père sentait sa posItion s'aggraver chaque jour.
(A suivro.)
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Les deux beautés : roman
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i '::::'::::::::',:';::,::éOOO""
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pou,"o p,ix modiqu e
1
§ ,
§
1
1
::
§
N° 8. ' Siddart ha, prince hindou, par J. Mo rin-Sorrus.
N° 9. L' Emprei nte blanche , pa r Robe rt Jean-Bo ulo n.
PROCHA INS VOlUM ES A PARA ITR E :
N° 10. La pêcheus e de pe rles , par Magda Conti no .
N° Il. Le pris onnie r de la for ê t , pa r H. J. Ma gog .
-
1~ LE ROMAN'~p:E6
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•
CHAPITRE PREMIER
La forme imposante du coche d'eau s'allongeait dans
le brouillard jaunâtre qui pesait sur le Rhône et dont
un pâle rayon de soleil couchant brsisalt à peina l'épaisseur.
La • Delle Héloïse • regorgMit de passagers.
Quelques jolies femmes frileusement emmitouflées sa
pressaient sur les banquettes de l'arrière. Des hommes,
négociants pour la plupart, faisaient les cent pas sur
le pont, discutaient du cours de la Bourse et du prix
de la soie brute qui montait lie jour en jour.
Des paysans, appelés à Lyon par la foire de novembre occupaient l'avant. Ils parlaient de leurs récoltes,
du vin dont la qualité s'annonçait supérieure, et des
travaux à achever avant l'hiver.
Indifférent à leurs propos, un voyageur 80 tenait à
l'écart des groupes. Adossé n. l'escalier des cabines, 11
promenait sur le paysage embrumé un regard empreint
d'une mélancolie intense.
C'étaIt un superbe garçon, grand, mince, distingué
et d'une physionomie avenante, en dépit de la tristesse
r{)flétée par ses traits.
Vêtu d'une r/ldingote bleu barbeau boutonnée militairement et ol'n6e au revers d'une rosette rouge, coifté
d'un castor à forme évasée. cavalièrement incliné sur
l'orclUe, il sentait son omcier d'une lieue.
- C'est un demi-soldo, murmurait une des coquettes
passagères de l'arrière, occupées à le dévjsager. Il est
vraiment magnHlque. J'aimo ces visages douloureux.
Sa voisine hocha la tête :
�6
LA TOUR MAUDITE
Pas moi, fit-elle. Je ne suis pas romantique pour
un sol... Ces \jgures endeuillées me donnent les paplllons noirs.
_ Tous les anciens soldats de l'Ogre corse sont ainsi
depuis la mort de leur Empereur vénéré. Ils ne peuvent s'en conso1er. Ce Buonaparte était vraiment chéri
de ses hommes ...
n y eut un silence approbateur La première reprit :
_ Où peut-il se rendre par ici ?
- Il rejoint la résidence imposOe par le gouvernement sans doute, répondit sa compagne. On en voit
beaucoup par icL. Avignon, Tarascon en regorgent.
- Vous devez avoir raison, ma chère.
Une autre soupira :
- S'il pouvait débarquer à Viviers, comme moi, je
sorals joliment contente de l'accueilllr. Il ferait le plus
bel ornement de mes lundis.
Elle s'interrompit.
L'inconnu s'approchait du contrôleur chargé de percevoir le montant du passage, et demandait d'une voix
nette, bien timbrée ct à. j'accent infiniment harmonieux:
- Itoquenoire est bien le prochain arrêt, n'est-ce pas?
- OuI. monsieur.
- Arriverons-nous bientôt ?
- Dans quelques instants ... Tonez ..
Il étendIt le bras dans la direction de la rive droite
du fleuve et montra des toits et des chcmin6es, à p<line
distincts à travers la brume, puis ajouta :
- Voici les premIères maisons du faubourg 1
- Merci 1. ..
Le voyageur boutonna les brandebourgs de son manteau à tri pie collet, enroula la dragonne de sa canne
Ilutour de son poignet, prIt son sac de nuit et se dirigea
vers le débarcadère, au grand désespoir des Jeunes
femmes , déçue" de le voir s'arrêter déjà.
Trois mInutes plus tard, la • Delle Hélolse » touchait
au ponton. L'étranger bondit sur les planches, et le
sa. course ...
coche ~prlt
La nuit tomba.it. Le brollUlnrd drapaIt de !Jon lar~i'I
voile d'ombre los berges du fleuve t la colline sur la.quelle s'étageaient les maisons de lu petite ville ...
�LA TOUR MAUDIT E
7
Une humidi té pénétra nte transpe rçait l'étrang er. Un
frisson le secoua. Comme ce pays paraiss ait lugubre.
Une envie folle l'envah it de ne point bouger, de demeurer là, i usqu'au p:1ssage du prochai n bateau et de se
saU\rer très vite vers la cOte fleurie, baignée de lumière
blonde.
Son hésitati on se prolong ea pendan t trente secondes
à peine. 11 haussa les épaules comme pour les décharg er
d'un pesant fardeau, quitta le débarcadère, s'engag ea
Sur le pont qui reliait l'une à l' autre les deux rives
du nhOne, le franchi t en quelques enjamb ées et entra
dans la voie princip ale du pays.
A la lueur des rares lantern es allumées, il inspect ait
les façades. Son regard :111ait de droite à gauche, en
qUête d'un gîte à l'appare nce plus riante, mais il ne
découvrit rien de tentant.
Au lieu de se dissiper, son angoisse se décupl:1it. Il
respirai t avec peine. Son cœu r serré comme dans un
étau battait à coups sourds. En dépit du froid glacial,
la sueur perlait à son front ...
Il murmu ra soudain :
- Comme je deviens nerveux 1. .. Je ne me reconna is
plus. Un vieux soldat habitué aux pires aventur es ne
devrait pas se laisser influencer par un paysage ... C'est
ridicule. Que diraien t mes camara des de la brIgade
s'il leur était donné de me voIr en ce momen t 7 Ils
se moquer aient et n'aurai ent pas tort. Je suis trop stupide en vérité. Le colonel de Puyver don, ce dur à cuire,
laissé pour mort à Waterloo, tremble r comme une femmeletto pour un peu de brouilla rd 7... C'est du dernier
comique 1
En so raillant de la sorte, 11 avait atteint l'extrémité
de l'avenu e dont 11 déchlftr a le nom lJ. la clarté du réverbOre allumé ft l'angle d'une maison :
- nue des Granges, nt-II.
Il s'y engagea , marcha pendan t quelques secondes et
s'arrêta devant une façade blanchi e il. neuf, ct dont toutes les fenêtres éclairée s lui paruren t sympat hiques.
Au-dessus de la porte à auvent, une magnifi que plaque de tOle viol<lmment pelnturluré-e se balança it en
grinçan t sur lia tringle. Un artiste local y avait repr6sen té, sur un fond bleu azur, trois fleurs de lys d'or
�8
LA 'fOUn MAUDTTE
de la couronne royale avec cette inscripsurmont~
tian:
Aux Armes de France '.
c Durieu, traiteur. '.
Loge à pied et à cheval il. toute heure ._
«
c
Le voyageur trouva belle apparence il. cette hôtellerie. Par avance, ~l éprouva une joie réelle à se reposer
entre ses murs. Après un bon repn,s et une nuit récontortante, sa mauvaise humeur serait sûooment dissipée.
Il pénétra dans la cuisine, vaste pièce un peu sombre,
où plusieurs tables entourées de clients éttÙent rangées
il. droite et à gauche.
Aussitôt, une temme accorte, gracieuse et encore
agréable il. voir malgré la cinquantaine dépassée, quitta
ses fourneaux auprès desquels elle s'activait et accourut au devant du voyageur.
- Qu'y a-t-il pour votre &ervice, monsieur ? flt-elle
dans un sourire éblouissant. Un souper 7 Une chambre?
Séduit par cet accueil, le nouveau venu répondit :
- Les deux, ma bonne dame, si c'est possible.
- Certainement, monsieur, et sans tarder même. Vous
arrivez à propos. Mon dindon est rôti à point. Mon civet de lièvre parfait. Vous m'en direz des nouvelles.
Avec cela, je vous donnerai d'un pâté de perdooaux
et une carpe au bleu dont vous vous lècherez les doigts.
Pendant le repas, Miette, ma servante, garnira de draps
blancs le lit de l'évêque, notre meilleur, Monsieur, et
vous pourrez vous retirer à la dernière bouchée.
Surpris de cette faconde, 1'6tranger sourit, s.a laissa
guider vers une étroite salle il. manger presque entièrement rem pUe par une table ovale et s'lnstnlln devant
le couvert dressé à l'avance.
- Je suis à vous dans une minute, Monsieur, annonça l'hôtesse.
nesté seul, le jeune homme regarda. autour de luI.
Tapissée d'un papier à personnages bruns sur fond
ocré, la pillee était meublée d'un bahut garni de brocs
d'étain et de chaises recouvertos de tapisseries fanées.
Une tenêtre entourée de rideaux de reps olive occupait
tout un panneau. Des chromos encadrés de noir étalent
accrocbés il. la murallle. Le voyageur se leva pour les
�LA TOUR MA U\)lTR
9
la légende du
admirer. Ils retraçaient, dans leur suit~,
Juif-Errant. On y voyait Isaac Laquédem quit~r
en
hâte sa Jérusalem natalc. Drapé dans un manteau rouge
et chaussé de sandales dont la semelle imprimait sur le
sol la forme cl'une croix, le cordonnier 1uyait, poursuivi
par la malédiction divine. Un peu plus loin, on retrou"alt cet homme imptoyabl~
au milieu d'une plaine déserte. Il avait vieilli; une barbe de neIge ruisselaH sur
sa poitrine. On le rencontrait plus loin, à Bruxelles.
Denout contre une table occupée par des basocbiens, il
refusait de boi.re en leur compagni.e.
Le colonel en était là quand la porte s'ouvrit. La maîtresse du logis apparut. Elle tenait à deux mains une
terrine dont un fumet savoureux s'échappait.
EUe la posa sur la table et proféra :
- Servez-vous il. votre suffisance, Monsieur. Je reprendrai le reste tout à l'hel.lre.
En dépit de sa mélancolie, le voya~eur
mourait de
fai.m . Il ne sc ftt point prier pour goûter au potage.
Il avalait à peine sa dernière cuillerée lorsque la brave
femm e reparut avec le poisson.
-Là 1... nt-elio en posant uno larg~
part sur l'assiette de son hôte. Comment avez-vous trouvé mon
bOuillon ?
- Excellent, mado.me.
La bonne créature secoua la tête, pour déclarer :
- Poi.nt de madame, iCI, je vous en prie... le sUIS lu
mère Durieu pour tout le monde. On me nomme ainsi
à dix lieues à la rondo. Vous me ferez plaisir en agls-.
sant comme mes cllents habituels.
Elle sourit, dévisagea l'inconnu, puiS compléta :
- Car, je l'espère bien, monsieur, vous serez l'un de
mes pensionnaÏI'os, si votre séjour dans 10. région se
prolongo. Vous appartenez, je suppose, Il l'administra_
tion. Vous êtes peut-être un de ces inspectenrs envoyés
pnr Sa Majesté pour surveiller l'étut de la province 7
Le Jeune homme esquissa un :este de dénégation :
- Pas du tout. Mon emploi cst plus modeste. Je suis
tout simplement le nouveau percepteur de Roqnenoire .
Nommé depuis un mois, Je n'ai pu rejoindre mon poste
tout de suite. Mals, puisque vous me paraissez tellement ohligeante, ma bonne mère Durleu, vous pourrez
1
�10
LA TOUR 1I1AUDIT E
peut-être me fournir un renseig nement ? Mon prédécesseur est-il parti ?
_ Hélas 1 oui, monsie ur 1 Dep uis dix jours. 11 allait
à Nice et devait y être rendu pour la Toussa int. 11 a
beaucoup regretté de n'être pas là pour vous recevoir et
vous mettre au cour<1nt de la besogne. Il est si obligeant et gentil. Je le connais depuis longtemps. Il est
d'Aix-en-Provence, comme moi. La famllle Delespont
compt.e parmi les plus anciennes du pays.
Elle baissa le ton pOUl' expliquer :
_ Il s'ennuy ait ici, le p<1uvre MonsIeur Maximin 1
C'est un si drôle de coi.n 1 Les gens sont telleme nt bizarres, sournois, hypocrites, faux, tri stes, peu causant s.
On ne peut leur arrache r deux paroles. Ils tremble nt
de se compromettre et laissent leur prochai n s' embourber plutôt que de crier : Casse-cou 1 Ah 1 On peut le
dire, ils sont prudent s et graves, les naturel s de la région. On ne les voit guùre sourire . Tenez, Monsieur .. ,
j'habite Roquenoire depuis trente ans ou presque, eh
bien 1 Je ne les connais pas encore et n'ai Jamais pu
deviner leurs goOts. J'aime la fran chise et la gaieté. Je
suis du pays du soleil, des chan sons ... et me plals aux
galéjades.
Elle soupira et reprit de plus belle :
- Quand j'ai épousé mon brave Durieu ... que le ciel
reçoive, j'<1i cru m'habit uer aux façons des voisins. Cela
ne m'a pas été possible. Mon mari est mort subitem ent,
j'ai da continuel' le commerce, élever les enf<1nts, marier les alnés. J'ai eu beaucoup de mal. Par bonheu r,
le& affaIres vont bien. La mai son est suffisam ment achalandée. Nous avons la cl!entùle des cl1flteaux d'alentour. N'empêche, j'aspire à me retIrer en Provence.
J'achète raI un petit mas et ferai valoir. Mals j'ai encore
deux filles à mari{lI' ... Je dois arrondi r leur magot et
travaill er un bout de temps encore. Par exemplo, la
soixant aine venue, adieu ... Jo prends ma retraite .
Elle riait de bon cœur en conlant ces détails. Le voyageur la considérait, amusé par son caquet.
- Je suis votre compat riote, fit-Il, lorsqu'clle !l0 tut.
- Comme cela se trouve 1 s'écrIa la commùre ravie.
Et sans indiscré tion, de quel côté ?
�LA TOUR MAUDITE
]]
- De Puyverdon, près de Marseille. Je porte le nom
de ma commune. Mes ancêtres furent jusqu'à la Révolution les seigneurs du pays. Ils étaient riches et puissants. La tourmente emporta tous leurs biens. Mon père
mourut à l'armée de Condé, en émigration. Ma mère le
suivit de près. Je m'engageai à quinze ans. Je venais
d'être fait colonel de la Garde Impériale, lorsque je
fus gravement blessé à Waterloo. Depuis la mort de
Napoléon, j'ai fait ma soumission aux Bourbons.
Une larme voila son regard.
La bonne hôtesse l'aperçut :
- Il ne faut point vous désoler, fit· elle à mi-voix. Il
est heureux au paradis, le pauvre Empereur... Il ne
Souf(re plus. Il se trouvait si délaissé, là-bas, sur son
rocher ...
Elle s'inclina vers l'ancien officier ; ses lèvres s'approchèrent de l'oreille du jeune bomme pour conseiller:
- Ne parlez jamais de ces choses, ici, monsieur. Il y
u des espions à tous les coins de rue ... Ménez-vous bIen ,
Monsieur, gardez vos amitiés pour vous
Elle se redre3.-a., sourit de nouveau et s'écria :
allez
- J(J bavarde, Je suis une vraie pie borgnll Vou~
avoir une bien vilaine opinion de moi. J'oublie do vous
servir et Je fais languir les clients de la grande salle.
Excusez-mol... Miette vous donnera la suite dans un
instant.
Elle se sauva. La servante apporta le rOtI, puis le
dessert, le calé et un verre de vieux marc.
Lorsque son repas achevé, le voyageur passa dans
la cuisine pour gagner sa chambre, la mère Durieu n'était plus là. Un peUt , marmiton la remplaçait derrière
ses casseroles.
La jeune Miette conduisit le colonel à son appartement, alluma les fl ambeaux de cuivre de la cheminOe
et se retira sur une belle révérence.
Un grand feu brJllait clans l'âtre.
M. de Puyverdon s'en approcha, tendit ses bottes à
la flamme cloJre, avisa une bergère, l'attira. contre la
cheminée. s'y laissa tomber, se cala au creux des coussins, et, les yeux flxés sur les braises rougeoyantes, S6
mit à songer ...
Il se revoyait tout enfant dans l'antique manoir an-
�12
Li\ TOUR MAUDITE
cestral, aux tours démantelées, aux murailles rong~es
de lichens, auprès de sa mère à la longue robe nOire,
au visage noyé de pleurs. Il était presque un bébé cncore, puisqu'il comprenait il. peine le sens de~
événements, lorsqu'un soir, un homme au vIsage sévère l'avait emporté sur son cheval. Tout d'abord, le garçonMt s'était diverti do cette façon de voyager, puis la
fatigue l'avait gagné, il avait pleuré. D'une voix revêche, le cavalier l'avait prié de se taire. Comme il n'obéissait pas immédiatement, on l'avait rudoyé. Le petit
Armand s'était souvenu longtemps de cette étreinte brutale. Enfin, las de se désoler, il s'était endormi. Au réveil, il se trouvait dans une grande maison noire, triste,
hostile, auprès d ' étran~es,
ses cousins éloignés, lui diton ... Il réolama sa mère :
- Elle est allée rejoindre son époux, répondit son
tuteur.
L'enfant attendit son retour. Hélas 1 il ne devait plus
la revoir, il le comprit un jour en entendant deux valets se lamenter sur sa triste destinée d'orphelin.
De cet instant, il n'eut qu'un désir: s'éva.der de cette
demeure lugubre, où nul ne s'intéressait à lui, où person~
ne lui adressa.it la Tlarole, sinon pour le réprimander. Jamais un mot de tendresse, un geste protecteur ne se dirigeaient vers lui. Traité en paria par son
entourage, il Ile s'attachait pas à ses parents au cœur
sa
nt,
il s'efIorça de matsec i au contraire, en ~rundi
trisor ses élans affectueux et garda cachées au rond de
lui-même ses moindres impressions.
A qUinze ans, il parla de s'enga~r.
On ne s'opposa
pOint à ce désir. Un beau matin, il prit le coche .. Débarqué à. Marseille, il se ru indiquer le bureau do reorutement. Quelques heures plus tard, il était incorporé
comme cavalier au régiment de dragons cantonné dans
la ville.
Dès lors, une vie d'aventures s'ouvrit devant l'adolescent. Très vite distingué par ses chefs il franchit en
peu de mois les grades subalternes. Lieutenant, à. Esslin" il éta.it capitaine et chevalier de la Légion d'honneur à Waaram. Il avait reçu la rORette et son quatrième galon à Ill. Mosl<owa. Gravement blessé pondant ln
retraite de nnssie, Il se remettait à peine lorsque l'ah-
�LA TOUR MAUDITE
13
mcation de l'Empereur était venue détruire ses beaux
rêves d'avenir.
Pendant les Cent Jours, il avait r~p18
son graùe. La
veille de Waterloo, il recevait son brevet de colonel.
Ce fut sa dernière grande joie. Laissé pour mort ~ur
le champ de bataille, il avait langui pendant près de
trois années dans les hOpitalL"'l: militaires. A sa sortie, il
apprit que le régime nouveau l'avait mis en demi-solde
et désignait Lyon pour sa résidence.
Depuis longtemps, il était sans nouvelles de son tuteur. nentré dans la vie civile, il ne wnta pas de se
rapprocher de ces parents indiflérents et égoIstes. Afin
de se procurer quelque argent liquide, il donna l'ordre
au notaire de mettre en v~nte
la Tour de Puy verdon et
les terNls avoisinantes, puis, comme il fallait vivre, il
lit sa soumission à Louis XVIII.
Un mois plus tard, il recevait sa nomination de percepteur à Roquenoire.
Voilà pourquoi il se trouvait ainsi, seul et triste,
dans une chambre d'auberge, par oette humide soirée
1822.
du 4 novemb~
... Un frisson secoua le rêveur.
En dépit des bOcbes ftamboyantes, la chambre deOloeumit gl:l.ciale. Armand ramena sur ses jambes frileuses les pans de sa houppelande fourrée et promena son
reuard pensif autour de lui.
A la Jueur vaaillante des bougies, il distingua le banal
décor environnant. Le lit drapé de bourette bouton d'or,
une commo(ie d'acajou, une table aménagée en toiletto,
un gu6ridon couv-ert d'un tapis de laine tricotée et le
fauteuil où il était assis en composa.ient l'ornement.
C'éta.it triste, d6solé, impersonnel. Uno angoisse étreignit le jeune homme.
Devrait-il trainer longtemps encore une pareille exiswnce de Solitude et d'abandon ? Ne conna1trait-il jama1s la douceur d'un foyer à lui? Ne goQterait-il point
un jour la Joie d'uno présence féminine affectueuse et
prOvenante ù ses cOtés 7 Ne se verrait-il pas revivre
dan s ses en [ants ?
Comme cela devait être bon de se sentir aimé, ~n
four6, choyé. Il ignorait le bonJJeur d'exister pour quelqu'un, cie 50 sacriller à la félicité d'autrui, rt 11 asp1-
�LA TOUR MAUDITE
rait de toutes ses forces à la. tendresse saine it farta
de l'existence à deux.
Un nouveau frisson le secoua.
Il lie leva, étira ses bras raidis par le froid, prit sa
valise l'ouvrit et sortit son vêtement de nuit ; puis,
il rev'tnt à la cheminée au-dessus de laquelle un miroir verdi reflétait son image légèrement déformée et
s'examina longuement :
_ J'ai trente ans, murmura-t-il enfln. Je suis fort et
solide à présent. L'avenir me sera peut-être favorable T
Une pensée amère traversa son esprit et assombrit son
visage. Il revécut son passé solitaire, réfléchit un moment, haussa les épaules, puis acheva :
- Allons, vieux fou, cesseras-tu de te forger des
chimères 7 Prends la vie comme elle se présente et remercie la Providence de ne point l'avoir faite plus
mauvaise..!
CHAPITRE II
- Eh bien 1 monsieur le percepteur, s'écria la mère
Durieu, en apercevant son nouveau pensionnaire, avezvous bien dormi ?
Armand avait passé une nuit traversée de cauchemars. Il répondit :
- Merci. J'ai pu me reposer pendant quelques heure:;.
- Votre chambre était chaude 7
- Je suis très frileux, et. ..
- Je comprends, coupa la brave femme. Vous vous
êtes gelé... Ces vieilles maisons sont vraiment impos- '
sibles à rendre confortables. Tous les courants d'air s'y
donnent rendez-vous. On a beau prodiguer le bois...
Elle s'interrompit pour répondre ù un client, puiS
revint à M. de Puyverdon et proposa :
- Si vous désirez déjeuner, la soupe est prête.
L'ancien dragon de la Garde se dirigea vers la salle
où il avait dîné la veille.
Au grand Jour, elle lui apparut moins lugubre. Donnant Sur un Jardinet ensoleillé, neur1 de dahllas d'arrière-saison, elle devenait presque coquette, avec ses buil'eS étinoelQ.lltGs 6to.~êS
sllr le dressoir, et les chromos
al1gn8!l contre la muraille.
�LA TOUR MAUDlTE
15
Après le potage, l'aubergiste apporta une omelette au
jambon. Tandis que le jeune homme se servait, la cuisinière la considérait avec un intérêt non dissimulé.
installation, Monsieur le
- Avez-vous songé à votr~
PQrc~pteu
1 dsmanda.-t-aUe soudain.
- Pas encore, ma bonne mère Durieu.
Il héliita un moment, puis acheva:
- Justement, je songeais à vous demander avis sur
tout cela. Mon prédécesseur habitait ici, n'est-ce pas 1
L'hôtesse hocha la tête :
- Il prenait ses repas aux « Armes de France " mais
11 avait sa chambre et son salon de compagnie dans
la maison où se tient la perception.
- Vraiment 1 fit le nouveau fonctionnaire. En ce cas,
je pourrai l'imiter peut-être Y
- M. Delespont m'a priée de le conseiller à son successeur. La maison de M. le comte Amet est la plus
belle de la ville. Confortable, aérée, dans une rue Pilisible, entre les Carmélites et le Séminaire, on n'y entend aucun bruit. En été, c'est un vrai paradis. Les
jardins et le parc passent pour .les mieux tracés de
France, après Versailles. Les propriétaires sont accommOdants, pl()ins de prévenances pour leurs locataires,
et fort paisibles. M. Maximin ne tarissait pas d'éloges
sur le compte de ces messieurs, et s'il n'y eut eu la
fameuse « Tour Maudite » pour faire ombre au paysage, 11 n'eut rIen eu à désirer.
Armand regarda la bonne femme pour répéter
- La « Tour Maudite » 1 La « Tour Maudite • 7 En
voilà un nom terrible. Puis-je savoir ?
- On appelle ainsi un ancien donjon planté au sommet de la proprJétO Amet. Les savants prétendent que
c'est un des ultimes vestiges du Château fort, construit
sous Phillppe le Hardi et démoli par les vandales en
93.
- Eh bien?
La commère reprit de plus belle :
- Ou temps des guerres de religion, 11 tint lieu de
forteresse, de prison... On y égorgea maints prisonniers, d'où son nom.
- Je comprends ...
�16
LA TOUR MAUDIT!>
Il Y eu~
un silence. Le percepteur le rompit pour demander:
_ Le propriétaire de ce logis et de la tour s'appelle
Amet.
- Oui, monsieur : le comte AmeL.
- Quelle espèce d'homme est-ce ?
Une gêne assombrit le visage de l'hOtelière. Très vite,
elle répondit :
- Je ne le connais guère. Il sort peu en ville, ne
vien~
jamais pur ici.
Sa volubilité s'accrut pour ajouter :
,
- Il fait le commerce des céréales, malgré son tir~
et sa grosse fortune. Ses entrepôts sont immenses ; ils
se trouvent sur la rive gauche du RhOne et dans le
Quartier Vi·eux. Alors, 11 n'a rien à faire dans notre
rue ...
- Avec une fortune comme celle que vous lui prêtez,
il consent ù. loger des étrangers chez lui 7 C'est bien
Hrange.
- Il a loué à M. Delespont, et simplement pour lui
rendre service, un pavillon indépendant de son hOtel.
En arrivant ici, votre prédécesseur avait été tort ennuyé . Tout était en désordre. Celui qu'il remplaçait
s'était sauvé au lendemain de Watorloo. Ce monsieur
nommé par l'Empereur redoutait d'être inquiété par
Sa Majesté, il avait passé la frontière. Devant l'embarras où s'éternisait le nouveau venu, M. Amet lui fit
offrir, par notre maire, un asile dans sa maison.
M. de Puyverdon hocha la tête ...
- Tout cela devient clair, Il présent.
Il avala rapidement l.m verre de vin et demanda :
- Croyez-vous que ce gentilhomme consentira tL m'agrOer pour commensal ?
La commèro eut un signo af!lnllatlt :
- C<lrtainement, fit-elle. Pourquoi ne le voudrait-il
point 7 Les bureaux do la percep tion occupent deux
pillees au rez-de-chausséo de ce po.villon dont le vous
'Parle. A vro.i dire, elles ne font aucunement partie de
J'hOtel... On les a rajoutées depuls la. réfectlon et
l'ugrandiss€ment des communs. Elles ont une entrée
particulillro, 10 crois. Vous pourrez vous y installer
sans crainte ; vous ne serc7. pas dérangé.
�\
LA TOUR !llAUDlT E
17
- J'irai tantôt, conclut le voyage ur.
Il dépêcha la tln de son repas, but son calé, alluma
une cigarett e, remont a dans la chambr e où il avait
passé la nuit, change a de mantea u, prit son chapeau ,
sa canne, ses gants et redescendit.
- Où se trouve la maison de M. le comte Amet ? demanda.-t-il à l'hôtess e, installé e sur le pas de la porte.
- Dans la rue des Carmélites, vous la reconna itrez
facilem ent ; c'est la plus belle entre cour et jardin.
Elle ajouta quelque s précisio ns et le regarda disparaître au tournan t de l'avenu e.
Ses renseig nement s facilitèrent. les recherc hes d'Armand. Il n'eut à interrog er aucun des curieux attirés
à leurs fenêtres par son passage, pour se reconna ître
dans le dédale de ruelles tracées autour de la résidence du riche négocia nt.
Dix mInutes après son départ des • Armes do France J , il arrivait devant un bel hôtel à façade ornée
d'écussons dont un portail monum ental défenda it l'accès.
Un vieux valet, tout en noir, et d'appar enoe austère,
vint ouvrir.
- Je désire parler à M. le comte Amet, dit le visi·
teur. Je suis le nouvea u percept eur de Roquenoire. Voulez.vous m'anno ncer ?
- Oui, monsie ur, répondi t le vieillar d. Donnez-vous
lu peine de me suivre.
Il précéda le visiteur à travers une cour fInement sablée, jusqu'à un vestibule dallé de marbre noir et blanc,
Ouvrit une porte recouve rte d'une lourde tenture de
velours groseille et dit :
- Si MonsIeur veut prendre la peine d'attend re quel;
ques mstants , je vals préveni r mçm maître.
M. de Puyver don promen a son regard autour de lui.
La pièce où il était devait être le salon d'appar at de
la famille Amet. Meublée, dans le plus pur style Louis
de consoles, de babuts de bois marXVI, de fautel~
queté et doré, ct tendue de brocatelle ù bouquets multiCOlores, elle présent ait un aspect confortablo, luxueux
et même rafllné.
de bibelots cbargea ient les tablettes, mais les porp~u
colalnes, les émaux, les bronzes qu'on Y voyait étaiel1t
2
�18
LA TOUll MAUDITE
parfaits de formes et de couleurs. De magnifiques portraits d'ancêtres, pour la plupart magistrats ou abbés,
étaient accrochés à la muraille. Tout dans ce décor sobre et harmonieux montrait un réel souci d'élégance
et d'ordce.
Un bruit de pas résonna derrière M. de puyverdon.
Il se retourna. Un homme grand, fort, large d' épaules et de visage entrait. Très brun de peau, il avalt les
yeux clairs et pénétrants. Des cheveux blancs, légèrement crépus, recouvraient son front volontaire.
Il s'inclina devant le Jeune homme, puis, sans qu'un
muscle de sa 11gure ait bougé, il prononça :
- Soyez le bienvenu, Monsieur. Notre 11dèle Auguste
m'a dit votre désir de me parler. Vous venez sans doute
vous ,entendre avec nous au sujet du logement laissé
vacant par le départ de M. Maximin Delespont 1
Un peu dérouté par cette brusque entrée en matière,
Arma.nd répondlt :
- En effet, Monsieur. Je serais ravi d'être votre locataire.
M. Amet acquiesça :
- Nous vous attendions, Monsieur. Votre prédécesseur
nous avait fait part de son intention de vous indiquer
le petit refuge où 11 avait eu l'indulgence de se trouver
bien. C'était un garçon fort aimable et d'u.n commerce
Journalier très agréable. Le connaissez-vous 1
- Je n'al pas cet avantage.
- C'est regrettable. Il vous eut initié aux mille complications d'un métier nouveau pour vous, je crois.
Le fonctionn aire soupira :
- Hélas 1 oui, monsieur 1 Je suis novice dans l'administration. Jusqu'à ce Jour, j'al porté l'uniforme ct
ne suis pas encore accoutumé ù mes vêt..cments civils.
le ne sais même pas si je saurai m'accoutumer à une
vie sédentaire et calme. 11 est dur pour un so ldat de renoncer il. combattre.
Il y eut un silence. Plongés duns leurs réflexions, Hs
étudièrent un moment les !leurs semées sur le tnpls de
la Savonnerie étalé sur le parquet.
Le comte Amet redressa la tNe le premier. Il énonça. :
- Les quesllons intérieures regardent ma sœur. Elle
s'occupe avec pla.isir du bien-être do nos commensaux.
�LA TOUR MAUDIT E
19
Vous réglerez avec elle les détails de votre installa tion.
Elle va venir, avec mon llls Johannè s. En l'attend ant,
je m'empr esse de vous apprend re que l'appart ement de
M. Delespont vient d'être remis à neuf à votre intentio n.
Ces paroles étaient aimable s, correcte ment assemb lées
mais le comte les débitait d'une voix monoco rde, sans
timbre et presque par forCf:), eût-on dit.
M. de Puyver don en faisait la réflexion intérieu re.
Cette façon de s'exprim er comme un automa te bien remonté le déconce rtait. L'absen ce de gestes, les traits
obstiné ment figés de son interloc uteur l'impre ssionnaient. Il ne savait que penser de cette attitude .
Cependant, le propriH aire poursui vait :
- Notre demeur e est calme. Il ne s'y fait aucun
bruit. Mon flls et moi sommes rareme nt au logis. Notre
commerce de céréules absorbe tous nos loisirs, et nous
retient le plus souven t au dehors. En notre absence ,
ma sœw' et ma tille se feront un devoir de se mettre
à Votre disposit ion, sl vous désirez modifie r l'aména gement intérieu r du pavillon .
A cet instant, une femme entre deux âges se glissa
sous la portière soulevée. En plus mince et moins
grand, elle était la répliqu e exacte de M. Amet.
Celui-ci présent a :
- Ma sœur Hoseline.
Armand se courba devant elle.
- Je te présent e notre nouvea u percept eur, continu a
le proprié trure. S1 tu n'y vois aucun inconvé nient, il
occuper a les pièces habitée s naguère par M. Muxim in
Delespont.
Un pâle sourire crispa les lèvres de la vieille fille.
Son frt!re continu ait. De son même ton glaoro,l, il
ufIirma it :
- Je tiens il vous savoir parfaite ment bien là-haut,
n'y trouvie z pas touMonsieur. Je serais navré si vou~
tes vos aises.
Confus de tant de compla isance, Armand ne savait
comme nt remerci er. Il comme nça une phrase, afin d'exprimer toute sa gratitud e, mais son hôte ne lui permit
pas d'uchev er. De sa volx morne, il demand ait il sa
sœur:
- As-tll prévenu Johann ôs ?
�20
LA TOUR MAUDITE
Oui.. . Il descend. Il terminait une lettre.
_ Ce courrier était donc bien urgent ?
~
visage de la vieille demoiselle s'illumina
_ Il donnait à Floriane des nouvelles de ...
_ C'est bien, coupa le comte.
Tourné vers son visiteur, il expliqua :
- Ma fille absente depui.s quelques semaines, prolonge encore son séjour à Lyon. La famille de feue la comtesse Amet réside dans cette ville. Ma femme était une
de Chamarande de Villefran che. Scs frères et nous sommes intimement liés. Nous nous voyons beaucoup.
Quant à Floriane, elle passe le plus clair de son temps
là-bas, au grand déplaisir de son ainé. Mon filS ct sa
sœur se chérissent tendrement. Ils correspondent quotidiennement... Johannès passe toutes ses soirées à
mander à sa cadette les plus infimes événements de
notr,e existence.
Le visage du percepteur retint mal une expression
de surprise. Il ne pouvait croire ces paroles. Ces gens
llgés ne lui sembla.ient guère susceptibles de ressentir
de tels élans al'fectueux.
Ces rétlexions furent interrompues par l'anivée de
l'héritier du nom. C'était un tout jeune homme de
vingt-cinq ans, à peu près, très élégamment habillé de
prunelle l1éliotrope, cravaté de dentelles et finement
à l'œuf. Loin d'être grand
chaussé d'escarpins v~rnis
et fort comme son père, il était mince et frêle. Une
pâleur jauno.tre s'étendait sur Sa face aux méplats
accusés, que deux yeux bruns et profondément enfoncés dans l'orbite éclairaient d'une lueur fiévreuse.
Sans desserrer les dents, il tendit la main au nouveau
percepteur, se jeta dans un fauteuil et promena sur le
groupe un regard flamboyant ct chargé de fureur.
La conversation reprit entr,e le comte Amet et l'ancien colonel de lu garde impériale. Ces messieurs usèrent quelques minutes à parlel' de Paris, où le vieillard avo.it séjourné à trois reprises et à vanter les
charmes de la capitale. Ensuite, on chanta les louanges de l'Italie, do l'Espagne, de l'Autriche, où M. de
Puyverdon avait guerroyé, après quoi le visiteur prit
congé.
Mademoisello fioselino émit doucement
�LA TOUR MAUDITE
21
- S'il VOUS plaH, monsieur, je Vous conduirai à votre logis. Si vous daignez me suivre ?
Elle le précéda vers l'escal1er de marbre à rampe de
cuivre poli, lui flt traverser le premier étage dans toute
sa longueur et l'introduisit dans une étroite antichambre décorée dans le goût du XVIIIe siècle, à l'angle de
laquelle apparaissait la première marche d'un e5{)alier
à vis s'enfonçant dans l'épaisseur du parquet.
- L'entrée des bureaux, monsieur, expliqua Mlle
Amet. Cela vous sera très commode pour surve1ller vos
sOUs-ordres sans sortir de chez vous.
Elle poussa une porte, puis ajouta :
- Voici votre salon.
Armand ne put retenir ulle exclamation. Il se trouvait dans un adorable réduit tendu de brocatelle abricot à fleurs d'or. Une table marquetée en occupait le
centre. DetL'{ consoles, un bonheur du jour, quatre petits fauteuils et une ch eminée à trumeau complétaient
l'ameublement.
- Comme c'est joli 1 s'écria M. de Puyverdon, émerveill6. C'est trop élégant pour un vieux soudard, mademoiS()lJe ; je serai mal à l'aise panni d'aussi délicats bibelots.
{jn nouveau sourIre étira. les lèvres pourpres de n oseline Amet :
- Tant mieux si ces choses vous agréent, tlt-elle,
avec un calme réfrigérant. Nous en serons cha.rmés.
Elle SOulevait une portière :
- J'espère que votre chambre sera à votre convenance.
La pièce était décorée comme le boudoir. La même
SOie à ramages drapait les murs, retombaIt autour du
lit doré et des fenêtres . Le tout était harmonieux, sobre et d'lIne grâce inllnie.
M. de Puyverùon se confondit en remerciements. Mlle
Amet interrompit ce dithyra.moo pour déclarer :
- Vous pouvez vous installer dès à présent, si cela
vous est agréahle. Les auberges do noquenoire doivent
manquer de conCort ... Dans laquelle êtes-vous descendu ?
- Aux « Armes de Franco J .
- Choz la mère Durieu ? C'est uno brave temme.
�LA TOUR MAUDITE
Elle s'interrompit, rougit violemment, puis acheva :
_ On le dit du moins. Sa cuisine passe pour excellente. M. Delespont s'en déclarait satisfait.
Un silence tomba. La vieille fille le rompit pour
proposer :
.
_ Si vous désirez demeurer ici, Monsieur, j'enverraI
notre jardinier à l'hOtel. Il préviendra l'hOtesse et ramènera votre bagage. De la sorte, vous aurez le temps
de ranger vos affaires avant le diner. Lorsque vous
rentrerez ensuite, pour la veillée, vous vous sentirez
chez vous.
Le jeune homme se défendit de causer le moindre
embarras à ses hOtes.
_ Le garçon des « Armes de France • apportera mon
portemanteau, dit-il.
La vieille demoiselle insista :
- Pas du tout ... Joseph, notre cocher, ira le prendre.
Ne vous dérp.ngez pas, je vous en prie. Installez-vous ;
je vais faire allumer votre feu.
Elle disparut.
Resté seul, Armand se rémémora les détails de sa visite. En songeant à l'amabilité de ses hOtes, il ne put
s'empêcher de la trouver excessive et pr6matur6e. Ce
père impassible, ce fils hagard, cette tante glaciale
l'ahurIssaient. Jamais 11 n'avait rencontré de gens faits
sur ce modèle. Leur politesse, leurs prévenances. le gênatent. Il paraissait dif!icile de s'accoutumer à leurs
façons ...
CHAPITRE III
Depuis son installation, Armand avait à peine a~rçu
deux fols ses propriétaires. ConRtamment en voyage,
Pétrus Amet et son fils séjournaient rarement à Roquenoire. Ils s'en remcttalent il. ln tante RosIe, comme 11s
nommaient ln vieille demoiselle, pour toutes les questions qui touchaient l'organisatIon intérieure.
De son côté, le Jeune percepteur ne demeurait guère
au logis. En rapports constants avec les notables de
la contrée, 11 n'avait pas tal'dé li se faire apprécier par
eux. A la ronde, ces messieurs vantaient sa bonne
grâce, sa parfaite courtoisie, son Mucatlon. ~a
société
�LA TOUR M.'UDITE
23
fut vite recherchée. De pIns, 11 fréquentait assidument
la cercle, où il rencontrait les gentilshommes de la province, les riches négociants, les industriels les mieux
cotés.
Il eut bientôt une existence extrêmement ~mpUe
.
Après une matinée employée à régler les affaires de
la perception, il allait déjeuner aux • Armes de
France '. La bonne mère Durieu avait fait de lui son
pensionnaire de prédilection. Elle lui réservait les plus
fins morceaux de sa table, lui contait les motnd~s
nouvelles du pays, les potins locaux et le tenait au
COurant de la situation de chacun.
Cependant, au grand étonnement du leune homme,
eIJe ne nommait jamais les Amet.
Par elle, le percepteur apprit la haute situation de
M. d'Anoncler, dont les filatures multiples étaient disperSées aux environs
- Il ne cannaIt pas sa fortune, assurait· elle. Aussi,
11 mène un train de roi. Vous verrez, Monsieur, lorsque vous assisterez aux soirées de • sa dame '. Elle
reçoit souvent. Chaque semaine, on loue aux cartes chez
elle. On s'amuse beaucoup aussi dans Jes salons de M.
de Bance, l'armateur des transports sur le Rhône. La
maison de ce pcrsonnage est un véritable palais. Mais
lE's plus belles réceptions se donnent chez Mme la
Comtc!'se de Cardonne, la tante de M. le baron de Buel.
Vous rencontrere? ce dernier au café, un de ces soirs,
lorsqu'il sera rentré en v1lle. En ce moment, 11 résl<te
au chO.teau de Cœur de Roi. Il y chasse Je renard et le
loup.
Armnnd 6contait ccs renseignements et en faisait son
proflt.
.
Lorsqu'n quittait l'auberge, satisfait du savoureux repas !lervl, 11 nUait lire les journaux nu Club. Il y renContrait Jes habitu6s, faisait avec l'un une partie d'échecs, d1scutait chasse, pêche, cheval avec' les autres ;
puIs, à troIs heures sonnant, regagnait l'hôtel Am et. Il
y parcourait le courrier officiel reçu en son absence,
feUilletait un roman à la mode, puiS s'habillait pour le
dtner.
Il passait ses soirées an Cercle de la Grand' PInce .
011 r.rnnd Café:
ou bien, Il llC'C'nmprlgnnft ses cam1rn"p~
�LA TOUR MAUDITE
pour jouer au hillard. A dix heures, la patronne de
l'établissement, la li>elle Madame Nègre, donnait le signa!l. de la r,etraite, Alors, }es oisits se dirigeaient vers
le tapis vert, et le percepteur, que les cartes n'amusaient pas., renta'ait chez lui.
Dans sa clambr~
paisible, où le Jeu clair répandait
une tiédeur délicieuse, il avait 'l 'agréable sur,prise de
trouver à sam ctwvet un grog to.ut préparé. Une Douillotte chan aAt sur une veilleuse de porcelaine fleurie ~
la :lampe voilée d'aurore brillait sur la table ; e.t, sur
le fauteui.1, aup.rès du foyer, sa 1'000 de chambre ~t ses
pantoufles tiédissaient.
C'étaient là les mille attentions quotidiennes de Roseline Amet. En se couchant, l'ancian dragon bénissait
la bonne demoiselle et la i'emerciait intérieuremant de
ses gâteries multiples &1 de ses soins.
Cependant, la douceur de sa vie présente n'.empêchait pas le fonctionnaire de regretter son activité passée. Il eut donné beaucoup pour se .retl1ouver subitement en seUe, chargeant -à la tête de son régiment une
borde enn-emie. Avec quelle allégres&e il eut repriS les
longues attentes au bivouac, les conversations coupées
de brusques départs, les nuits sans sommeU , les baltes
brèves de jadis. Comme 11 eut €té joyeux de sentir encore le vent d'une poursuite éperdue dans une plaine
Jalonn ée de eadavoos autrichiens ou russes ...
C'était la vraie vie, celu. Entendre le bruit du canon,
le fracas de la mitraille, et pour dommer le tumulte, la
voix aigrelette et sautillante des fifres et les roulements
sonores du tambour ...
Jamais, JI le sentait à présent, 11 ne pourrait oublier
ces heures où l'ivresse du danger se mêlait au triomph~
de la victoire. A clluque minute du jour, il pleurait en
son âme sur ces joies passées. Ces regrets constants
étendaient sur son beau visage un voile de mélancolie
qu'aucune distraction, même la plus attrayante, ne parvenait il diSSIper .
... Son existence si parfaItement régulière tut soudain
modUlée par le retour à noquenoire des quelques personnes dont les salons s'ouvriraient pour l'hiver.
La société des petites villes est toujours avide de
nouvoauté. M. d'Anoncier, le comte de Bance, le comte
�LA TOUR MAUDITE
25
do Card onne avaient chanté les lcuanges du jeune pel'cepUlur Ù. l,eurs compagnes.
Celles-ci désirèrent de juger par elles-mêmes des
mérites de l'oiseau rare prôné par leurs maris. D'uni
M. de Puyve.rdon à
commun accord, elles ~nvitère
leurs soirées.
Un beau matin, Armand trouva dans son courrier
trois cartons 'le conviant, l'un aux jeudis de la comtesse,
l'autre aux mardis de Madame de Bance, le dernier aux
dimanches de Madame d'Anoncier.
Il n'eut garde de manquer ces réunions. Cela l'amusait de voir de pr9S le monde des petites villes.
Partout, on lui lit le meilleur accueil. Ces dames le
fêtèrent à l'envi. Ensemble, elles se confièrent le charme prOduit sur leurs amies pilr le grand air triste, la
beauté mâle, l'élégance raflinée du percepteur.
- Il est terriblement isolé dans notre prOfince, souPirait Céline d'Anoncier. Cet infortuné dragon n'a pas
eu de chance. Seul au monde ; la chute de l'Empire a
briSé son épée.
Consolante, la comtesse de Cardonne afIirmait :
- Il se mariera, ma chère. Le deuil de son Ogre
Corse ne l'entén èbrera pas éternellement. Les chagrins
durent peu ici-bas, en somme. Peu à peu, il oubliera
le paSsé, se réjouira de ne plus courir les rouUlS et se
sentira à l'aise parmi nous. A ce moment, je lui chercherai une gentille l1ancée ...
La languissante Adèle de Bance n'était pas de cet avis.
Avec effort, elle protestait:
- Il me semble peu disposé au mariage. Rien ne
tn'Otera de l'idée qu'il Il. un secret...
.
- Un amour malheureux, suggérait la brune Céline.
Pauvre garçon ... Jo comprends la tristesse de son regard ...
Et les trois femmes, y compris la peu sentimentale
douairière, se prirent de pitié profonde pour le nouveau venu ...
Le jeune fonctionnairo devint pour elles une sorte de
martyre de l'amour contrarié ; elles le parèrent d'une
auréole sublime et résolurent de le consoler.
Dès cet instant, Armand n'eut plus une heure à lui.
COnsulté par Mme d'Anoncier sur S{)S toilettes, 11
�26
LA
'l'oun
MAUDITE
dut parler chiffons, dentelles, tuniques et volants ..
Auprès de Mme de Bance, il joua le rôle de conseIller
artisti'lue, jugea les œuvres à la mode, les romances célèbres, les comédi es à, succès. Mme de Cardonne, que
son âge éloignait des futilités, le choisit pour confident
de ses charités. Elle le chargea de découvrir les misères
à soulager, les infortunes à soutenir. Elle jugeait avec
son grand bon sens que la présence d'une être jeune et
de bonne humeur serait d'une société agréable pour
l'ancien ofrtcier de l'Empire et rappela d'urgénce Gontran de Buel, atln qu'il devînt au plus vite l'ami du
percepteur.
Le baron obéit sur le champ.
C'était un homme de trente·cinq ans, dont la belle
prestance prouvait la magnifique santé. Il avait cinq
pieds six pouces, les épaules larges, le tei.nt coloré, les
cheveux drus, les muscles vigoureux et la taille cambrée, en dépit d'une légère tendance à l'embonpoint. Sa
force herculéenne était enviée de tous ses camarades.
Il pouvait sans fatigue apparente passer des lournées
entières à cheval, chasser à pied du matin au soir et
danser toute la nuit.
Grand mangeur et buveur endurant, il se plaisait à
prolonger ses repas ; à conter, après le café, d'étourdissantes histoires dans lesquelles il louait partois le
l'Ole principal.
Armand se montra ravi de le connaître. Ce géant
blond, au front large, à l'œil doux, à la barbe frisée,
devint vite pour lui un compagnon parfait. BlentOt, les
deux gentilshommes prirent goût à chasser ensemble.
Chaque après-midi, ils arpentèrent les rocs et la plaine,
rentrèrent harassés, mais grIsés de grand air et d'espace, quelques minutes à peine avant l'Angélus.
Aprlls le repas, ils se retrouvaient au cercle ou dans
le monde. La soirée terminée, 11s partaient en même
temps, s'accompagnaient, bavardaient et se quittaient
Sur le seuil de leur maison, réjouis et contents (Je se
retrouver le lour suivant.
Maintes fots, au cours de ces randonnées, M. do Puyverdon avait prononcé le nom de ses propriétaires ;
mais, à sa vIve surprise, le baron n 'avait poInt paru
!'ent.andre. Cette façon d'agir donnait beaucoup à pen-
�J,A TOUR MAUDIT E
27
sel' au fonctionnaire.
Seul chez lui, il se remémo rait l'attitud e embarr assée
de son ami, et se demand ait avec angoisse ce qui la
provoquait. 1\1. de Buel avait donc quelque chose à reprocher aux· Arnet ?
Peut·être en voulait-il aux marcha nds de grains
gent1!shommes de leur réserve, de leur sauvagerie, de
l'iSOlement auquel ils se condamnaient.
Après tout, ils en avaient bien le droit. S'Us n'aimaient point le monde, l1s étaient libres de ne pas s'y
mêler.
Il résolut de s'en expliqu er avec le baron.
Le soir même, 11 dtnait cbez la comtesse de Car·
donne.
Par hasard, la conversation ob1iqua vers l'appart ement du percept eur :
- 1\10n neveu m'a dit comme vous êtes bien installé,
énonça soudain la douairière. Il y a des merveUles,
chez vous?
- Je suis en effet entouré de meubles ravissants, et
beaucoup trop précieux pour un soudard de ma sorte.
J'at maintes fois prié mes IlOtes de simplifier le c1écor
dans lequel ils m'hébe rgent; ils ne veulent rien entendre. Ils sont tellement aimables.
- Il paraft ... pronon ça évasivement la comtesse.
- Ne les connaissez-vous point, madam e ? interrog ea
le percepteur, déterminé, cette 10is, à ne pas laisser
bl turquer l'en trot! en.
- Je ne les ai jamais rencontrés, fit-elle.
Armand ébauch a un sourire de surprise, puIs observa :
.. Dans une vl.lle aussi petite,
- C'est bien étona~
on doIt tomber constam ment les uns sur les autres, sans
se chercher, 11 me semble ...
Le comte Intervin t pour déclare r :
- Nous ne circulons point dans leur quartie r, assez
éloigné du centre ; ils ne sortent lamais à pied, nous
non plus. Par leur négooo, l1s sont forcément en rapports avec des gens d'un genTe dIfférent du nôtre. Ils
ne fréquen tent nulle part ...
Le baron ajouta vivement :
- Ils ne maniCestent d'ameu rs aucun désir de nous
�28
L ,\ TOUR MAUDITE
approcher. Ils séjournent peu. ici .; . leurs voyages les
appellent surtout à Lyon, où Ils resldent le plus longtemps. pour ma part, je les connais à peine de vue. On
jour, j'ai croisé le père clans la cour de la poste. Je
n'ai jamais aperçu le fils.
M. de puyverdon constata :
.
_ Je les rencontre rarement moi·même. Mlle Rosehne
se montre quelquefois, pour s'inquiéter de mon bienêtre ... Elle est si prévenante et m'entoure de telles gâteries ... Jamais je n'ai été pareillement choy6.
Un silence suivit cette phrase.
La comtesse le rompit pour conclure :
_ Ce sont de braves gens ; il n'y a rien à dire sur
leur compte ... Très riches, ils distribuent de larges aumônes, offrent régulièrement le pain bénit. Je ne saurais rien leur reprocher, sinon .. .
Elle n'acheva point. Armand n 'osa insister. Ce soirlà, 11 rentra chez lul, tout songeur. Derrière les paroles
de la douairière, il devinait des réticences. La phrase
demeur6e en suspens l'inqui6tait ... Pourquoi l'avait-elle
interrompue ?
Il n'ignorait pas le caractèr,e prudent et ronfermé des
habitants de Saint-André. Jamais aucun d'entre eux ne
s'exprimait clairement. Ils avaient une telle peur des
responsabilit6s, une crainte si vivo do se créer des ennuls. Pour rien au monde, on n'aurait obligé ces êtres
timorés à donner franchement leur opinion. Du haut en
has de l'échelle, ils étaient tous los mêmes. Copendant,
M. de Pllyv<Jrdon aurait bien voulu savoir .. .
Il s'endormit on rOvant n COB chose!:!.
Quand il s'éveilla, le lendemain , les phrases de M.
de Cardonne étalent encore présentes à sa mémoire. II
y pensa tout le jour.
Le soir, il s'abstint d'allor au cercla et rentra chez lui
de bonne heure. Oc lu Aolrée de la. veille, uno impression de malaise subSistait en lul. Mille ù6tnlls hantaient
sa mémoire. Il se rappelait la première vIsite aux
Amet. 11 revoyait les traits impassiblos du vle1llard ;
11 entendait sa volx monotone, son débit morne., PuIs,
la. physIonomie du coquot Johan~s
passa devant ses
yeux. Il revit les prunelles de chat j5auvuge du jenne
dandy, Ra pose alanguie, son air absent... Il se repr6sen-
�LA TOUl{ MAUDITE
2!)
ta le cadre luxueux, aristocratique de cette maison
silencieuse, où nul visiteur ne pénétrait jamais. Tout
cela lui parut de plus en plus étran:e. Une gêne le
saisit. Dès lors, il éprouverait une angoisse à rentrer
ebez lui, à loger dans cet hOtel, derrière ces murs, où,
peut-être, des choses répréhensibles s'étaient passées ...
honnête, le bon regard de
A ce moment, le visa~e
caniche fidèle de Mlle Roseline se superposa à ces vilaines pensées. Il se sentit rassuré.
SUbitement, 11 oublia Jes paroles ambiguës de la
douairière, ses soupçons s'envolèrent, et seul, subsista
en son a.me reconnaissante, le souvenir des bontés de
la vieille demoiselle.
'" Quelques semaines s'écoulèrent. M. de Puyverdon
les usa à surveiller ses propriétaires. Il eut beau épier
leurs allées et venues, il ne remarqua rien d.e suspect
dans leurs manières.
Ils menaient une existence particulièrement réglée
et tranquille, ne recevaient aucune visite et vivaient
entre eux, sans sc soucier de l'opinion d'autrui. CePendant une angoisse persistait dans l'esprit d'Armand;
mais elle était causée par la froideur désespérante de
ses propriétaires. Ceux-ci demeuraient presque constarnrnent hors de chez eux. Lorsque, par hasard, ils réSidaient à Roquenoire, ils demeuraient invisibles. Si,
pendant un de leurs breCs séjours, le percepteur les
rencontrait, il lui était impossible de leur adresser la
parole. Après un échange de saluts, entre deux portés,
et son héritier disparaissaient
le négociant en ~rains
ruVldemcnt. sail!:! permottro ù leu r locatuire d'entamer
Un eutrllLlen.
Arlllu.nd Hnit par s'accoutumor ù. cette façon d'atre, ct
reprit li. vivre, sans sc préoccuper des doutes dont il
avait été un instant torturé .
Un après-midi, il chassait avec Gontra.n de Buel sur
le platean. Lu journée avait &té rude ; le gibier rare.
n gelait Il pierres tendre. De plus, une bise aigre balayait la montagne, et le percepteur, un peu las, souhaitait de regagner son logis.
Il le dit au baron :
- Vraiment, mon cher, lit-il soudain. Vous me voyez
navré de me montrer sI piètre compagnon. Cette tempé-
se
�30
LA TOUR 1I1AUDI'IE
rature sibérienne ne me vaut rien du tout. Mes viellles blessures supportent mal le froid excessif. Ne seriezvous point d'avis d'interrompre cette randonnée?
M. de Buel sourit :
- Comment, mon ami. Je suis à. votre disposition.
Descendons si cela vous est agréable.
Ils reprirent le chemin de la ville. T~ut
à coup, le
cllien du baron leva un renard et se lança à sa poursuite.
- Oh 1 Oh 1 s'écria Gontran. Voilà qui devient intéressant. Vous en conviendrez, mon bon. Il m'est impossible d'abandonner la partie. J,e vous demande donc
la permission de suivre mon vaillant Pluton. S'il force
la bête, ou si je l'abats, je vous offrirai son pelage ...
Il prit ses jambes à son cou, se jeta sur les traces de
l'animal et disparut au tournant d'une roche, tandis
que le percepteur continuait ù. dévaller la colline.
Armand avait compté sur sa mémoire pour le guider
à travers la montagne. Il s'aperçut bientôt qu'il avait
trop présumé de sa J1délité. Parti sur une fausse piste,
i! revint sur ses pas, s'élança de nouveau dans un
sentier sans issue, retourna à son point de départ.
Il désespérait de se mettre sur la bonne voie, lorsqu'il aperçut au bas de la colline, les premières maisons du bourg.
La. nuit tombait. Un brouillard épais rasait le sol.
UientOt, l'obscurité serait complète. Armand regarda. auto·ur de lui et découvrit l'orée d'un chemin creux qui
paraissait aboutir directement à la ville. Il hAta le
pas et s'y engagea. Pendant un quart d'heure, il marcha dans un sentier tourna.nt comme une vr1lle autour
de la roche abrupte sans en trouver 10 bout. Tout à
coup, la route s'aplanit, devint plus large et le conduisit au milieu d'une vaste construction aux murailles
en ruines, dans lesquelles de larges pierres blanches
ornées de croix étalent disséminées.
M. de Puyverdon reconnut un cimetière, Innniment
troublé à la vue des tombes à demi éclairées par la
lanterne des morts allumée au centre des monuments
funéraires, 11 ne put réprlmor un frisson, sc signa
pieusement et poursuivit sa course.
n s'en souvenait à pl'ésent. Mme de Banco lui avait
�LA TOUR MAUD IT);
31
maintes fois parlé de cette particularité. Elle lui avait
décrit la nécropole, établie da us les vestiges de l'ancien château-fort de fioquenoire. Elle lui avait même
longuement dépeint le • Camposanto » entouré de
hautes murailles crénelées et de portes à machicoul1s.
11 lit quelques pas autour des stèles et chercha une
issue. Comme il déplorait d'être séparé de Gontran,
d'errer seul au milieu des tombeaux, et de troubler,
peut·être, le repos des êtres ù. jamais endormis 1...
I! se signa de nouveau, s'égara encore et aboutit
enlin à l'entrée d'une allée de cyprès, la suivit de
bout en bout, déboucha dans un large hémicycle tracé
autour d'une poterne surmontée d'une tour géante et
ntassi ve, la franchit et poussa un soupir de soulagemeut.
11 se trouvait au faite de la ville. A ses pieds, une
avenue s'ouvrait, tortueuse et semée de galets pointus.
Armand la prit.
n avait Il peine tait dix pas, quand il aperçut, à uu
mètre devant lui, une silhouette féminine.
Drapée dans uue mante de couleur sombre, dont elle
resserrait autour de son buste les plis amples et lourds,
la promeneuse attardée allait lentement, sur la pente
ro.lde et cahoteuse.
Elle était jewle, tout l'indiquait : sa démarche souple, cadencée, en dépit du pavage défectueux du che·
min. Elle portait noblement une petite tête fière, en·
roulée dans une dentelle, et laissait !lotter derrière elle
une robe dont le bruissement soyeux accompagnait
chacun de ses mouvements d'une harmonie discrète.
Profondément intrigué, Arman,d se demaDdalt quelle
pouvait être cotte per50nne dont il admirait la grâce
Souveraine. Il ne connaissait Il aucune élégante de la
ville, cette allure de déesse marchant sur les nuées.
Pas uno des dames amies chez lesquelles n fréquentuit ne pouvait s'onorgueil lir d'une distinction aussi
parIaite.
'" Cependant l'inconnue traversait le quartier de la
Miséricorde, entrait dans une ruelle étroite, s'arrêtait
un Instant, fouillait dans sa poche. Cela lui permit d'cntondro 10 pas du jeune homme se régler sur 10 sIen.
Instinctivement, elle se retourna.
�32
LA TOUR MAUIHTE
Armand aperçut un merveilleux visage encadré de
cbeveu..x ardents. Cette vision dura l'espace d'un éclair.
La jeune femme se devina suivie et se hâta. M. de Puyverdon Ht de même. Malheureusement, il ne marchait
pas assez vite. Lorsqu'il tourna l'angle de la maison
où il l'avait vue s'engager, la belle créature avait disparu.
CHAPITl\E IV
1
.. Cependant, le bal'on poursuivait sen renard. Coluici ne semblait pas disposé à se laisser prendre. Au
bout de quelques centaines de mètves courus en ligne
droite, il obliqua brusquement et disparut dans une
fente du rocher.
Furieux de s'être attardé /ln pure perte, le chasseur
siffla son chien et reprit le chemin du logis.
Le froid redoublait d'illtensité. Un brouillard épais
rampait sur le plateau. M. de HueI s'était éch&ufIé en
gulopulIt derrière son gibier ; il ne s'e11 préoccupa
poInt ; il en avait subi de pires. Mal lui en prit. A
peine rentré, il se sentit horriblement lus. Des frissons
le secouèrent ; il voulut lutter et s'asseoir il. tUble,
comme de coutume. Il avait trop présumé de ses 10rces.
Après le potage, un malaise général ID gagna.. Sa tête
devint lourde, la flèvre brQla ses tempes ; ~l eut à
peine le temps de monter li. sa cllambre et de se coucher.
D(t.ns la nuit, une congestion pulmonaire se déclura.
Prévenu dos l'uube suivallLe, Armunù accourut, s'installa il son chevet, et lui consacra toutes les heures qui
n'appartcnaient pas il son t1'a vai!.
Pendant une semuine, Gontran lutta contre la mort.
EnJln, à l'aurore du llEluvième matin, un mieux sensible Iut constaté. Le lendemaIn, les docteurs répondirent do le sauver. Pou après, il entruit en convulescence. Celle-ci fut très longue, uvec des alternatives
de haut et de bas ; des recrudescences do fièvre et des
crIses d'l1batlement invIncihles.
Armand sc multiplla pour soigner son ami, pour l'aider ù ne pas se lajsser envahir Il.Ll· les jdées noires.
Patient, attentif, il lui faisait lu. lecture, jouait aux
�33
LA TOUn MAUDITE
cartes ou au,'{ dominos avec lui, lui tenait lieu de gazette et lui contait les moindres nouvelles du pays.
Un beau jour enfin, Gontran, tout à fait mieux, put
quitter sa chambre et descendre au sa19n. De cette
minute, les visites affluèrent. Toutes les relations de
Mme de Cardonne s'empressèrent auprès du fa.uteuil
du cbevalier.
M. de Puyverdon profita de cette af1luence mondaine
pour se reposer à son tour. Pendant la maladie du
baron, il n'avait pu consacrer au sommeil que trois
heures à peine par nuit, afin de mener de front les
obligations de sa charge et ses d'evoirs d'ami. A présent,
il éprouvait l'impérieux besoin de 50 reposer. De plus,
le mois de janvier touchait à. sa fin. Retenu au cbevet
de M. de Buel, Armand n'avait rendu aucune des visites obligatoires au début de l'année. Il était fort en
retard avec les maîtresses de maison chez qui il fréquentait assidûment. Il devait se bâter de présenter
ses hommages à ces dames, s'il ne voulait passer pour
malappris.
Le lendemain donc, il flt sa plus belle toilette, et,
comme 11 désirait de commencer sa tournée par l'excellente Mademoiselle Roseline, 11 50 fit annoncer chez
ses propriétaires.
A sa vive surprloo, le vieil Auguste ne l'introduisit
pas dans le grand salon Louis XVI, où il avait été reçu
la première tois. Silencieusement, il le précéda à travers une longue galerie tapissée de tableaux, le guida
dans un ja.rdin d'hiver 11eurl d'orangers et de mimosas, puis dans une vaste bibliothèque encombrée de
livres, Jusqu'à un boudoir en rotonde, tendu de cachemire des Indes semé de fleurs vives, dans tlequel Mlle
Roseline et une jenne personne, assises l'une en face de
l'uutr(l, devant la chemiMe, tiraient l'a.iguille uvee
application.
Au bruit de la portière sonlevée, la vieille demoiselle leva la tête, esquissa l'ombre d'un sourire, s'avança au dovant du visiteur, ct dit :
- Soyez le bienvenu, monsieur.
Elle désigna de la main la brodeuse installée auprès
d'elle et présenta :
- Ma. niOœ Floriane, enfln de retour PiLrm1 nous.
1
�34
LA TOUR MAUDITE
Celle-ci se redressa, tourna vel'S le visiteur un visage
radieux, esquissa une courte révérence et se rassit ...
Le percepteur eut à peine envisagé la jeune fille
qu'll tressaillit. Elle était merveilleusement belle et
Armand se sentit bouleversé. Jamais il n'avait admiré splendeur pareille. Grande, svelte, souple, elle
avait la grâce des nobles Sarrasines et la pureté de
lignes des marbres grecs. Sa grâce un peu sévère peutêtre, était empreinte d'une dignité, d'une réserve sans
pareilles. Comme son père, dont elle avait les yeux
bleus, elle était uniformément pâle ...
Cependant, Mlle Roseline s'intéressait à la santé de
son locataire. Elle lui trouvait mauvaise mine et lui
conseillait un tas de médications extravagantes pour le
remonter. Sa froideur habituelle semblait s'être légèrement dissipée. M. de Puyverdon attribua ce changement il sa nièce et il s'en réjouit.
Tandis qu'il exprimait à la vieille fille ses sincères
regrets pour le retard apporté à ses devoirs de politesse, 11 ne cessait d'examiner Floriane. Celle-cJ ne
prononçait pas une parole, se cntentait de hocher la
tête pour approuver sa parente et gardait ses mains
longues et Unes croisées sur les genoux.
Mlle Roseline prononçait :
- Nous avons apri~
avec pelne la maladie de votre
ami le baron. Plusieurs matins de suite, M. le curé nous
a demandé des prières à son intention. Dieu merci, 11
est gu6r1. Mais, comme vous avez dll être inquiet. C'est
tellement pénible de voir souffrir un être cher ...
A oos mots, le visage de la jeune fille se contracta.
Ses paupières s'abaissèrent; ses mains se crispèrent sur
sa jupe de faille prune ; un soupir souleva sa poitrine.
Armand la considérait avec intérêt. Il la voyait pour
la première fois et pourtant, elle ne lui était pas inconnue. Où avait-il admiré déjà, cette chevelure fauve 1
Dans quel lieu s'6ta1t-11 trouvé face à face avec cette
ravissante personne, au port de tête impérial 1... Il se
torturait l'esprit à le chercher, tandis qu'il répondaH
aux questions amicales de son interlocutrice.
Cells-ùi déclarait :
ef1t absl1nt pOlir quelq1les loura encore.
- Mon fr~e
�U. TOUR MAUDITE
35
Mon neveu également. Leurs affaires les absorbent ... Ils
nous abandonnent souvent. Cette maison est bien vaste
pour deux femmes seules... Floriane et moi tenons si
peu de place. Heureusement, nous aimons la musique,
nous en faisons ensemble le soir, après souper ; cela
nous aide à passer la veillée.
1\1. de Puyverdon se tourna vers la jeune fille pour
demander:
- Vous jouez du piano-forte, mademoiselle T
- Oui, monsieur.
Sa voix légèrement assourdie, en tout semblable à
celle de son père, résonna harmonieusement dans l'étroit boudoir. Sa tante ajouta :
- Ma nièce possède un fort joli talent d'exécutante.
Elle tient les orgues, parfois, il. la paroisse, et s'accompagne sur la harpe quand elle chante.
Confuse de ce panégyrique élogieux, la belle créature
baissa la tête ct se perdit dans la contemplation du
foyer. Elle demeura désormais complètement étrangère
au reste de l'eniretien. Mlle noseline et son locataire
bavardèrent quelques instants
encore de choses et
d'autres, puis le percepteur se mit debout pour prendre
congé.
AussitOt, et avec une hilte non dissimulée, la jeune
fille se leva et se tourna vers M. de Puyverdon. Elle
se trouva ainsi en pleine lumière. Armand considéra
une fois encore les lJgnes sculpturales de cette silhouette absolument parfaite. En s'inclinant devant elle, il
admira l'impassible dignité de ce beau visage, puis,
après une formule de politesse adressée aux deux femmes, Il se dirigea vers la porte.
Mlle Amet s'avança pour le reconduire. Floriane la
suivit et lit quelques pas à cOté de sa tante. A ce
moment, une lueur soudaine traversa le cerveau du
visiteur. Comme en un miroir, II se revit errant à
travelS les tombes par cetto triste soirée de décembre,
où M. de Buel avait pris son mal. Il se rappela sa descente dans les rues tortueuses du quarUer de la Miséricorde, et la rencontre imprévue de l'inconnue à la
démarche souveraine, dont la distinction parfaite l'avait intrIgué. Il fa11llt pousser un cri, rappeler à }:l
J~l1ne
l1J1e C4lt. Incident Ions dotltll oHnc6 d. III!. mémoire,
�36
LA TOUR MAUDITE
mais il se contint et quitta la maison, emportant en }ui
la certitude que la nièce de la vieille demoiselle et la
promeneuse attardée sur le chemin du cimetière étaient
une seule et même personne .
... La maison de Mme d'Anoncier était l'une des
mieux tenues de Hoquenoire. Pour lui plaire, son mari
en avait fait un véritable musée. Les meubles rares,
les porcelaines précieuses, les tapisseries s'entassaient
dans les pièces de réception.
Armand était trop troublé, ce jour-là, pour leur accorder le moindre coup d'œil.
Tout au souvenir de sa visite chez les Amet, il traversa distraitement l'enlllade des salons et gagna le
cabinet oriental où la maltresse du logis avait coutume de se tenir.
Quand celle-ci aperçut le visiteur elle s'écria
- Voilà un revenant, en vérité. Sans reproches, Monsieur, vous m'avez gentiment oubliée.
Elle lui tendit sa main. Le percepteur posa ses lèvres
sur ses ongles nacrés, et murmura une phrase d'excuses.
Elle l'interrompit :
- Je sais, je sais, nt-elle aimablement. Vous étiez
retenu au chevet de notre cher baron. 11 a été tort
malade, n'est-ce pas ? Je l'al vu hier et l'ai trouvé
tr,\s amaigri. Il sera longtemps avant de reprendre sa
belle apparence, ne croyez-vous pas ?
M . de Puyverdon espérait quo son ami se remettrait
vite.
- Il est robuste, malgré tout, fit-il. Il Y a en lui des
forces vives insoupçonnées. Aux premiers beaux jours,
11 partira pour son manoir de Cœur-de-Loup. Lorsqu'il
reviendra po.rmi nou s, II sera solide comme devant.
La conversation engagée sur la santé de M. de Buel
se poursuivit pendant quelques minutes sur le mOrne
thème. Mme d'i\noncier posa mille questions à. son
vJsiteur sur les diverses phases de la maladie de Gon.
tran, puis ce thOme épuisé, elle se mit à parler chi!.
tons ...
Elle était fort cbquette et passait le plus clair de ~es
Journées Il combiner des robes et des ajustemen ts.
Abonnée il plusieurs journaux de modes, e110 les lis..ut
�LA TOUR MAUDITE
37
de la première à la dernière ligne, s'efforçait de suivre
à la lettre les conseils dont leurs colonnes étaient far-
cies.
Elle déclara soudain :
- J'ai l'intention de me rendre à Lyon, la semaine
prochaine, je veux y commander mes toilettes de printemps. Au moment de Pâques nous aurons quelques jolies réunions dans les châteaux du Valentinois. le désire être pourvue. Mon mari tient à mon élégance.
M. de Puyverdon sourit pour observer :
- Il est bien tOt pour se préoccuper des modes de
la prochaine saison. Nous ne sommes pas encore au
Mardi·Gras.
- C'est juste ... Dans dix jours, nous entrerons en Carême. Les exercices reI1gieux absorberont tous mes loi- .
sirs ... je n'aurai plus une minute à perdre en lut1l1tés. C'est pourquoi je d~sire
de régler cette importante
question vestimentaire, dès à présent.
Elle se cala sur ses coussins, regarda le jeune homme
et poursuivit :
- Je rêve d'une robe prune. Je la voudrais de grosse
soie et ourlée de biais de volours assortis.
Armand ne répondit pas tout de suite. En lui-même,
il songeait à la toilette de la Jolie Floriane, revoyait
l' étoffe aux lourds plis violet blouté, le col et les manchettes ornées de flnes dentelles et surtout la grâce
royale de la Jeune fllle ...
- Eh bien Y demanda Mme d'Anoncier. A quoi pensez·vous ? Vous êtes joliment distrait aujourd'hui.
Pourquoi ne donnez-vous pas votre avis ? Ai-je donc
mauvais goût? La teinte cholMO ne vous agrée pas T
Arrac116 à ses souvenirs, Armand tressaillit, fit un
effort pour revonir à la conversation et répondit, un
sourire aux lèvres :
- Au contraire, Madame. J,e la trouve charmante et
distinguée. Elle siéra parfaitement à votre chevelure
dorOe, à votre teint rosé. Les couleurs foncées s'harmonisent si blon avec les boucles !:>londes.
Il se tut, respira longuement et se perdit de nouveau
dans ses réflexions. Son interlocutrice le considérait
d'un 'œil étonné. Elle articula. :
- Vraiment 1... Vous n'êtes guère loquace ... le ne
�38
LA TOUR MAUDITE
puis vous arracher deux paro les. Seriez-vous souffrant?
Le percepteur hocha la tête négativement.
- Pas le moins du monde. Votre phrase m'a simplement rappelé un costume absolument semblable à celui
que vous souhaitez. J'ai vu, cet après-midi, une robe de
faille prune, cerclée de mbans veloutés.
Madame d'Anoncier écarquilla de grands yeux.
Elle demanda :
Où cela 1
- Ici.
- Dans une boutique
Armand 11t un geste négatif.
- Pas du tout. Je l'ai admirée sur le dos d'une jeune
personne et l'a! trouvée en tous points réussie.
La maîtresse de maison eut une moue dépitée pour
murmurer:
- C'est fort contrariant. Je comptais choisir cette
nuance. Roquenoire est très petit ; la société y est trop
clairseméo pour que je puisse revêtir une toilette sembllLble à une autre. Si une amie et moi portions le même
Jour des robes identiques, nous aurions l'air d'être en
uniforme.
Elle se renversa sur son siège ; un silence tomba
sur le boudoir. La jeune femme le rompit tout à coup.
- Pourrals-je savoir sur quelle élégante vous avez
remarqué un ajustement ainsi combiné, fit-elle.
Armand s'inclina :
dit-Ho
- Certalnm~,
n s'Interrompit, amusé d'Intriguer son interlocutrice.
- Eh bien ? Questionna l'impatiente.
Le percepteur prit un temps, puis d'une voix pompeuse, répondit :
- Mlle Floriane Antet arborait tantôt cette ravissante
toilette.
Le visage de Madame d'Annoncier se rasséréna ;
une lueur joyeuse traversa son regard ; elle soupira
coup sur coup, puis, r<ldevonne radieuse, déclara :
- Me voici allégée d'un grand poids. Vous m'avez
fait une de ces peurs .. . Je redoutais de vous entendre
nommer Adèle do Rance ou la petite Gertrul... mes
intimes. Il s'agit do l'héritiOro du négociant en grains?
�LA TOUn MAUDITE
39
Je respire et puis sans danger prier ma couturière de
tailler mon étofIe. Cette jeune fille ne va nulle part,
ne fréquente aucune des maisons où nous nous trouvons
toutes; ses robes ne porteront point ombrage ame miennes.
Elle débita ces paroles d'un petit air impertinent,
dont M. de Puyvordon se sentlt secrètement irrité. Il
demanda:
- Pourquoi ne voit·dle personne ?
La jeune femme haussa les épaules, dans un geste
d'ignorance.
- Je ne sais pas... Je constate un fait, voilà tout.
Jamais, depuis mon arrivée dans le pays, et cela remonte à vingt ans, je n'ai aperçu vos propriétaires.
Je ne les connais pour ainsi dire pas. Ils ne s'occupent point des œuvres. Mlle Roseline n'est dame patronnesse d'aucun comité, on ne la rencontre nulle part.
Elle ne sort jamais. Quant à sa nièce, jo l'ignore absolument. A peine apparuit-elle une fois l'an à la paroisse ; les alltres jours, elle suit les offices à la chapelle des Carmélites et ne se montre pas en ville.
Une fois, je l'ai croisée dans l'escalier du presbytère.
Elle était enfouie dans une ample pèlerine à triple collet; un valle épais dissimulait son visage, je n'ai pu
discerner ses traits.
Armand fronça les sourcils :
- C'est dommage, nt-il. Mlle Amet est parfaitement
bolle. La contempler est un véritable régal des yeux.
La physionomie de Mme d'Annoncier prit une expression indifférente.
- C'ost possible, dit-elle, Je vous crois ...
Un bruit de pas résonna dans 10 salon précédent. La
jeune femme s'interrompit et tourna la tête vers la
porte.
A cc moment, un domestique soulevait la tenture et
annonçait Madame de Dance.
La maHresse de la maison se leva, courut vers la visiteuse, la serra da.ns ses bras avec mille protestations
d'amitié.
- Comme vous êtes 'gentille de venir à mol par ce
vilain jour gris, fIt-ello. Asseyez-vans, nous goûterons
de compagnie.
�40
/
LA TOUR MAUDITB
L'ancien dragon de la Garde salua l'arrivante, demanda des nouvelles de sa santé.
- Je comptais aller tantôt vous présenter mes hommages, Madame, ajouta-toi!.
- Vous remettrez la visite à demain, ordonna-t-elle
languissamment. Je vous montrerai quelques romans reçus ce matin. Vous me donnerez votre avis.
- Je n'aurai garde d'y manquer, assura le jeune
homme en s'inclinant.
Mml;) de Bance se tourna vers son amie et lui raconta
très vite une histoire de chasse à courre où son mari
avait manqué de faire une chute mortelle.
- Comme vous avez dO avoir peur, ma chOre Adèle,
s'écria Mme d'Anoncier avec élan.
Les suites de l'accident minutieuooment commentées,
la conversation ftéchit.
La mattresse de maison renoua l'entretien pour
énoncer:
- Lorsque vous êtes entrée, ma bonne chérie, M.
de Puyverdon ot moi parlions de Floriane Amet.
- Ah 1 out, flt la gentillo créature.
Après un long silence, elle ajouta :
- 'Vous en disiez quoi ? Du mal ? Du bIen Y
Mme d'Anoncier exagéra son indifférence.
- Ni l'un ni l'autre, llt-()lle, Je ne la connats pas.
- Elle est fort belle, intercala le percepteur.
La charmante Adèle hocha la têto :
- Elle ressemble li. sa mOre, sans doute, j'aimais
beaucoup cette excellente Elvire ... Nous romes élevées
ensemble, au Sacré-Cœur, ù Lyon ... Elle était ma plus
cMre compagne. Vous dire si je fus ravie quand on
m'apprit son mariage avec le comte Pétrus Amet...
Je me réjouissais do la retrouver. J'avais tort ... Je l'ai
rencontrée deux lois, à peine ... pendant los huit années
où elle survécut à son union.
Elle regarda son amie pour ajouter :
- Je n'ai jamais eu l'occasion de vous raconter cela,
ma cbèro Cél1ne. On pense si peu :). ces gens-là... On
ne les aperçoit jamais, d'abord, ulors, on les oubl1e.
En les nommant, vous m'uvez rallpelé un tas de détails
depuis longtemps sortis de ma mémoire.
Elle jela un sourire il la ronde et poursuivit :
�LA TOUR MAUDITE
41
- Elvire Amet était une des plus riches héritières
du pays lyonnais. Son père Alfred de Chamarande de
VllIefranche passait pour millionnaire. Ce fut un vif
étonnement parmi ses pairs quand on annonça les
fiançailles de sa alle avec un négociant en grains, fils
d'un ancien fournisseur aux armées de la République ...
et comte de l'Empire ... Ma compagne me communiqua
elle-même la grande nouvelle. Elle paraissait ravie; Sa
corbeille était une merveille de splendeur. Sa belle-famille la comblait. Son futur mari, orphelin de mère, se
montrait fort épris. Pour installer dignement la leune
épousée, il abandonnait l'antique logis de la montoo du
cimetière pour l'hOtel de la marquise de Ruvigny qu'il
venait d'acheter tout meublé aux héritiers de la doua!rière. Il le fit remettre il. neuf ; les tentures furent
renouvelées, des meubles anciens choisis parmi les plus
beaux furent disposés dans les salons ; un personnel
soigneusement trié sur le volet fut engagé, et la cérémonie eut lieu.
• Au retour du voyage de noces, Amet ne présenta
sa femme à personne. Habituée il. vivre dans le monde,
Elvire s'enferma dans la somptueuse demeure aménagée pour elle et n'en sortit plus. Je croyais mon amie
malheureuso de cet isolement et résolus de m'en enqué·
rir. Je la guettai, un dimanche, il. la sortie de la messe.
Elle vint il mol, avec élan, me vanta avec enthousiasme
la bonté de son mari, la douceur de Bon existence
comblée et les loies où la ploni"eo.it sa. maternité
prochaine.
Etonn6e, le n'osai lui adresser aucune remarque ;
puisqu'elle était satisfaite de son sort, à quoi bon me
tourmenter ?
« D'ailleurs, je venais de me marier moi-même ;
j'étais ro.vie, je voyageais énormément et l'oubliai mon
amie de couvent. Un lour, j'appris, par hasard, la nais·
sance de son fils. Cinq ans plus tard, elle me fit saVoir la venue au monde de Floriane. Six mols a.près,
elle s'éteignait doucement entre son mari et sa belle.
sœur désespérés tous deux.
« Plusieurs ann6es s'écoulèrent. Les Amet contieux, sans se mOler au monde.
nuaient à vivre ent~
Ils mirent lenrs enfants en pension : le ms en Angle-
�LA TOun MAUD ITE
terre, au collège d'Eton. La 1111e au Sacré-Cœur, il
Home.
« Le temps passa. Johannès l'entra à Roquenoire, s'associa avec son père dans son commerce, s'éloigna aV9C
persistance de la jeunesse du pays et s'absenta souvent .
• Je ne m'intéressais plus du tout il cette famille.
Je Unis par la chasser tout à fait de ma mémoire. Les
Amet ne me recherchaient guère, d'ailleurs. D'un autre
cOté, mon mari...
Un imperceptible mouvement d'yeux de Céline d'Annoncier l'arrêta. Elle devint écarlate. Pour masquer
son interruption, elle feignit d'être prise d'une violente quinte de toux.
L'accès passé, elle conclut très vite :
- Je n'ai jamais aperçu Floriane. Sans doute, fidèle
aux traditions des siens elle se tient confinée au logis.
Vous me dites, Monsieur de Puyverdon,. qu 'elle est jolie, j'en suis charmée et m'en réjouis pour elle. La
beauté est un don si précieux ...
Elle soupira, tapota sa robe, enfonça les mains dans
son manchon , changea brusquement le cour:,; de l'entretien et demanda il hrQle-pourpoint :
- Irez-vous an prochain bal de Madame Hochllre,
Monsieur 1
Armand avait écouté avec un intérêt passionné l'histoire racontée par Adèle. Un peu étourdi pal' la question si différente de l'objet de ses pensées intérieures,
Il fut un Instant sans répondre. 11 se ressaisit linOn et
murmura:
- Oui, Je pense ...
Le domestique apportait le thé.
Mme d'Anoncier se leva pour le verser dans les
tasses. Le percepteur était trop nerveu,x ; il n'en accepta
point et se retira.
En regagnant l'])Otel Amet, il ne pouvait s'empêcher
de songer:
« Pourquoi mes propriétaires se tiennent-ils ainsi à
l'écart? Quelles sont les raisons de leur sauvagerio ? •
1
�LA TOUR MAUDITE
CHAPITRE V
Avril était venu. Un printemps précoce réchauffait la.
campagne enfin allégée des brumes de l'hiver. Dans
le jardin de l'hôtel Amet, les arbres étalaient leurs feuilles tendres et d'un vert éblouissant. Déjà, les lilas re·
dressaient leurs thyrses orgueilleux, les aubépines embaumaient et les grappes dorées des cytises étincelaient
Parmi la ramure fraîche des fourrés.
Depuis près d'un mois, le baron de Buel, tout à fait
rétabli, était parti pour Cœur-de-Loup. La comtesse de
Cardonne et son mari l'y avaient accompagné. Mme
de Bance, attristée par un deuil récent, avait fermé
son salon. Céline d'Anoncier voyageait en Provence,
ilvec sa famille, et M. de Puyverdon, privé de ses in·
times, trouvait le temps long. Sa mélancolie native,
un instant atténuée, reparut. Insensiblement, l'ancien
Colonel de la Garde se prit à songer à ses années de
gloire militaire et les regretta.
Du temps de son Empereur vénéré, Ie début de la
belLe saison amenait toujours une nouvelle entrée en
campagne. Bien r,eposés pendant la trêve hivernale,
les orriciers se montraient radieux de repartir. Avec
lièvre, 11s faisaient leurs préparatifs, renouvelaient leur
équipement ei se mettai,e nt en route, le cœur battant
d'espérance en des victoires prochaines.
Quand Armand comparait sa vie mouvent~
d'alors
avec l'existence monotone et calme qu'il menait depuis
son arrivée à noquenoire, 11 se sentait devenir enragé. Il déplorait la nécessité d'occupor un poste si peu
fnit pour son âme ardente et chevaleresque.
Ses nouvelles habitudes, uniformément semblables,
l'irritaient. Il eut donné beaucoup pour repartir très
vite aux armées. Les feux du bIvouac, les nuits sous ln
tente lui manquaient ; sa quasi-inaction pesait à sa
jeunesse vigoureuse, mais il se sentait incapable de
secouer la torpeur qui l'accablait.
A force de ruminer ces souvenirs, il prit en dégol1t
ses obligations nouvelles. Son isolement devint plus
lOurd. Au lieu de cllercher à l'att6nuer et à se mêler
Qux quelques hommes de son âge demeurés à la ville. il
�LA TOUR MAUDITE
déserta le cercle, dé<1aigna la société de ses semblables
et se confina au logis. Bientôt, son unique distraction
consista à s'accouder à sa fenêtre, et à regarder le
Jardin dont les épaisses frondaisons s'étageaient aux
Hancs de la montagne.
qu'il prenait touChaque soir, après le repas soli~are
,ours chez la mère Durieu, 11 regagnait à la hâte la rue
des Carmélites, dépouillait son habit de ville, passait
un vêtement de chambre, en molleton blanc, et s'installait à son observatoireIl y demeurait longtemps. Son tront, exposé à la
brise nocturne, se ratrafchissatt peu à peu ... Sa fièvre
se calmatt ; la paix descendait on lui. Une à une, les
heures s'égrenaient dans l'ombre des bosquets déserts.
L'horloge du couvent voisin sonnait minuit. Alors,
l'ancien dragon de la Grande Armée refermait sa fenêtre, rentrait dans sa chambre et se couchait.
Un soir, 11 étaU comme de coutume appuyé au rebord
de sa croisée, quand un murmure qui s'élevait du massif de grenadIers sauvages plantés au-dessous de son
appartoment, attira son attention. Deux personnes,
assises sur un banc demi-circulaire logé parmi les arbustes, devisaient ensemble. L'écho de leurs volx mon·
tait aux oreilles du jeune hommo ; mais aucune des
paroles échangées M lui parvenait. Au bout d'une
heure de chuchotements, un bruit de feuillages froissés retentit, des pas légers craquèrent sur le sable de
l'allée, et deu..'C silhouettes vêtues d'étoffes claires se
dirIgèrent vers les fontaines creusées au centre du
parterre.
Armand reconnut Floriane et sa tante.
La belle cr~atue
avait toujours son allure royale.
vers sa marraine,
Elle marchait légoèrilment jncli~
dont elle entoura.it la ta1lle de son bras nu. Sa longue
robe blanche aux multiples volants balayait le gravier et les pans de son ocharpe de mousseline flottaient
autour d'elle comme d'Immenses papillons azurés.
A la clarté de la lune, dont les pAles rayons argen·
taient le groupe de marbre dl!5sémlné au hasard des
pelouses, le percepteur admirait les soycuscs boucles
fauves massées en couronne sur le front de la promeneuse. Il voyait les mouvements de ses épaules, l'on-
�LA TOUR MAUDITE
45
dula.tion de son buste. Elle parlait avec animati on.
Armand en fut étonné. Comment ? La merveil leuse statue ' sortait donc quelquefois de son immobi lité ? Elle
était capable d{:j perdre son inditférilnce impassi ble ?
Cepend ant Mlle Roseline et sa filleule se dirigea ient
vers le fond du jardin, à l'endroi t où les ruines d'un petit temple grec se clissimulaient au milieu d'un massif
de sapins, de mélèzes et de sycomores, et so perdire nt
parmi les arbres.
M. de Puyver don attendit longtem ps leur retour. Ge
fut en pure perte. Les promen euses ne reparur ent point.
Alors, las de compte r les heures, le percept eur tira
ses volets et gagna son lit. Mais 11 ne put fermer l'œil
de la nuit. Sans cesse, 11 songeai t aux deux femmes
attardée s dans le parc et se creusai t la cervelle pour
deviner ce qu'elles y faIsaient.
Le matin suivant il croisa tante Rosie dans le ves,
tibule ;
- Je suis ravIe de vous rencont rer, Monsieur, ditelle. Mon frère m'a chargée d'un message verbal pour
vous. Il m'a priéo de mettre le parterre et le parc il
votro disposition. Vous pourrez y descendre à toute
heure et vous y installe r tout l'après- midi avec vos
,
livres, st cela. vous agrée.
ements, mais
remerci
en
it
confond
se
Le jeune homme
se défendi t d'accepter.
- Je crains d'êtro indiscret, ajouta-t-il.
- Pourqu oi? Vous ne nous gênez guère. Le domain e
est vaste. Vous pourrez y circuler à loisir sans nous
importu ner.
Ello sourit, puIs, une légère timidité dans le regard,
elle acheva ;
- Si nous ne craigni ons d'abuse r de votre complaisance, nous serions enchantées, Florian e et moi, si
vous lIaignlez nous rejoind re, lorsque nous sommes au
jardin, aprôs souper. Ma nièce désire de prendre votre
avis sur certaine s lectures dont on lui a parlé chez sa
tante Chamar ande, à Lyon.
Elle eut un sourIre pAle et acheva :
- Nous somme s lIo vraies ignoran tes ; nous nous
tenons telleme nt éloignées du siècle. Vous êtes Parisien d'habitu dos ; vot,re documentation, votre expérie nce
�46
LA TOUll MAUDITE
nous seraient précieuses.
Le .cœur d'Armand battit dans sa . poitrine. Il allait
revoir de près la belle jeune tlUe au regard de bleuet
foncé ; la contempler à son aise, entendre le son harmonielL"< de sa voix d'or.
Avec empressement et reconnaissance, il se mit à
la disposition de c.:es dames.
- Vous nous trouverez dans le bosquet de grenadiers,
sous vos fenfltres ; nous nous y tenons habituellement,
complèta la bonne demoiselle.
'" De cette minute, l'ancien oUlcier de la Garde ne
trouva plus le temps de s'ennuyer. Chaque après-midi,
lorsque le courrier de la perception était expédié, le
. nouveau fonctionnaire descendait dans le parc. Il y
trouvait la tante et la nièce. Installées sur leur banc
favori, les deux femmes l'accueillaient gracieusement.
Toujours extrêmement froide, Floriane parlait peu ;
mais elle écoutait avec une attention religieuse les paroles de M. de Puyvcrdon. Tout en ti1'ant l'aigullle, elle
ne perdait pas un mot des explications de l'aimable
causeur. Sous son apparence effacée, la jeune 1111e
était extraordinairement cultivée. Elle avait beaucoup
lu. Son adolescence s'était passée à courir les routes
entre noquenOire et l'Italie, où elle avait été élevée, et
ces randonnées pel'pétuelles avaient largement ouvert
son intelligence et meublé son esprit.
Armand éprouva bientôt une satisfaction profonde à
se sentir le guide artistique et llttél'aire de cette charmante fille. Peu ù peu, la douceur de cette existence
si régul1èrement peuplée de Joies saines, l'envahit. Ses
désirs anciens le reprirent. Il se remit il former ce
rêve éblouissant de vivre pour quelqu'un, et Jl aspira
de tout son être il. la félicité subllme de se consacrer
à une femme, pour l'aimer et la protéger.
Jusqu'alors, il n'avait jamais réellement songé au
mariage. Dien qu'il rat le dernier de son nom, 11
avait oublié, au mllieu de la vie turbulente des camps
la loi aristocratique, dont les termes interdisent aux
vieilles races de s'éteindre.
Ses entretiens quotidiens avec les dames Amet le letèrent dans un mondo d'idooi nouveau. Cette c.xistence
enconJugalt', il. larfllf'lle il ne s'était point "r~pa.é
�LA l'OUn lIIAUDIT E
47
core, passa devant ses yeux comme une VISIon enchanteresse. Insensib lement, il se prit à envisag er une lOngue suite de jours heurelLx et calmes, passés tout entiers au coin du foyer familial, entre le berceau d'un
ellfant et le regard d'une compag ne aimante et fidèle.
Sans y prendre garde, il souhait a l'existen oe s1 noble,
si paisible et si bien remplie du gentilho mme campagnard. 11 s'imagi na le bonheu r qu'il éprouve rait à terTItiner ses jours dans un riant manoir planté au verSUllt d'une colline et entouré de forêts giboyeuses, où 11
pourrai t chasser à cœur joie.
Un long mois s'écoula de la sorte. Les entretie ns de
M. de Puyver don avec ses proprié taires se prolong eaient
cl1aque soir un peu plus.
Un jour, à l'occasi on d'une fête locale, la tante Roseline pria son locatair e à dlner. Sans l'ombre d'une
hésitati on, le tonction nairc accepta. Il eut l'étonne ment
de sc trouver dans ulle salle à manger somptu euse enLlèrement tendue de verdure s de Flandre et devant
d'argen terie de
\IIlC table servie avec une proCusion
ses.
précieu
ines
porcela
de
et
cristaux
Deux domesti ques en livrée sombre vaquaie nt au servico. La chère 6tait abonda nte et choisie. Armand passa une soirée délicieuse.
L'intim ilé de 1\1. de puyverd oll et des dames Amet
s'accru t de ce fait.
Mainten ant, il soupait tous Jes dimanc hes avec elles,
et devena it moins cérémonieux, plus IamJlie r avoc la
nièco. Souvent, il demand ait à Florian e de jouer de
Jo. harpe pour lui. Elle s'cxécu tait sans se laire prier.
Musicienne délicate ct sensible, elie faisait preuve
d'un sens exquis des nuance s et de l'harmo nie. Son
Jeu brillant et souple enchan tait J'ancien colonel. Il
lui exprim ait son admirat ion en termes chaleur eux.
TOHcMe de ses éloges, l'artiste rougiss ait, détourn ait
la tête et pour mielL'{ lui dérober son émoi, quittait le
salon.
Ln belle statuc s'anima it. Son cœur jusqu'a lors glacé
sc récIH111J'tait, battait moins régulièr ement. Un trouble
inconnu pénOtrn.it son âme candide. Elle attenda it avec
illipatience la. venue quotidie nne du percept eur. Sans
se J'avou!'r il. l'Ile-même, ell. compta it leI! hOUMS 6rou-
�48
.... .
LA TOUR MAUDITE
lées entre chacune de leurs rencontres. Mais ces impressions si vives et si profondes n'étaient perceptibles pour personne autour d'eUe. Toujours aussi distante, perpétuellement silencieuse et glaciale, elle cachait sous une réserve sévère, la tempête naissante dont
son être éta.it agité.
Le dimanche suivant, M. Amet et son fils rentrèrent
au logis. Leur retour ne modifia ~ien
aux habitudes
prises. Le repa.s fut seulement un peu plus copieux.
La présence du maître de la. maison ajouta néanmoins
quelque solemlité au repas de ramille. Le négociant se
montra particulièrement courtois avec le percepteur.
En termes choisis, il le remercia de sa complaisance à
l'égard de sa sœur et le pria de considérer sa maison
comme la sienne.
En dépit de ces aimables phrases, il demeurait d'une
impassib1l1té invraisemblable. A son contact, Armand
se sentait pris de ce malaise étrange dont il avait été
obsédé au début de son séjour dans la maison. Ce
colosse rigide l'impressionnait. Pour comble, Johannès, de plus en plus hagard, conservait un silence menaçant. A peine articulait-il quelques syllabes incohérentes en réponse aux compliments de M. de puyverdon. Par exemple, il se rattrapait de son mutisme lorsqu'il se trouvait auprès de sa sœur. Dès que Floriane
lui adressait la parole, il redevenait souriant et calme;
sa conversation se faisait normale et il s'exprImait,
comme son père, Ilvec une rare distinction.
M. Amet ne fut pas long à s'apercevoir du plaisir
que prenait son locataire à rencontrer sa mIe. Très
vite, il devina quel merveilleux espoir germait dans
le cœur de cet orticier désemparé par la ruine de ses
ambitions militaires ; il comprit à quel point ce jeune
colonel navré do la chute de son Empereur, serait
heureux de trouver enfin le port et de s'y ancrer
entre une épouse choisie entre toutes et une famille
disposée à le choyer. Il résolut avant de repartir en
voyage, de permettre aux jetines gens de se connaltre
davantage et de s'apprécier mieux.
De cet instant, Mlle Roseline se créa d'impérieux prétextes pour s'éloigner au milieu d'une discussion entamée. Tout d'abord, une légère contra.inte en résulta .
�LA TOUR MAUDIT E
4!)
Gênés d'être seuls, Florian e et Annand éprouvèrent ~ne
sorte de timidité à s'entret enir tête à tête. Mais, bientOt, ils s'accou tumère nt à cette liberté et, sans se l'avouer, ils désirèrent de la prolonger.
Pendan t un mois, ils se virent à toute heure. Assis
côte à cOte, .comme frère et sœur, ils s'aband onnaien t
à cette causerie intime et charma nte de deux enfants
qui s'aimen t et l'ignore nt encore,
Lorsque M. de Puyver don regarda it la jeune fllle,
celle-ci rougissait. Lorsqu'elle levait ses grands yeux
d'azur sombre sur Armand, il tressaillait.
Un matin, l~ percepteur se leva complètement subjugué par la grâce souvera ine et l'angéli que réserve de
Floriane. Il n'en doutait plus : la fille de son propriétaire était la compagne idéale pour lui.
• Auprès d'elle, songeait-H, je serais l'être le plus
heureux de l'univers. Elle me ferait goüter à une existence nouvelle ... Tous mes vœux seraien t comblés. •
Ce rèn de bonheur, cette espéra.nce d'un avenir à
se
deux dont ses songeries solitaires étaient ~uplées,
s'ancra
e
mariag
de
l'idée
que
tenace,
si
lit tout à coup
détiniti vement dans son esprit.
Une seule chose arrêtait son élan : la froideur persistante et vraime nt incompréhensible de Mlle Amet.
Certes, il n'en pouvait douter, Florian e l'aimai t. Un
homme habitué à courir le monde ne saurait se tromper à certa.ins indices. Les pâleurs suivies de silences,
l'incarn at subit de la jeune fille parlaie nt éloquemment
pour elle. Cependant, elle demeur ait toujour s distante,
réservée dans son attitude et tellement déconcertante,
dans sa façon d'agir, qu'il ne saV(,lit à quel parti s'arrêter.
Néanmoins, ses dernières hésitati ons tombèrent, Déterminé à passer outre à toutes ces considérations, il demanda un entretien conlldentlel au marcha nd de
grains.
- Monsieur, lui dH-il, j'aime Mlle Florian e ; le
viens vous prier de me faire l'bonne ur de m'accor der
sa main,
Sa voix trembla it en pronon çant ces mots. Subitement, il redouta une réponse négative, Il n'en tut
rien. Conservant toute sa raideur babituelle, M. Amet
�50
LA TOUR MAUDITE
le remercia de la faveur qu'il faisait à sa maison. Sans
même consulter l'intéressée, comme s'il eUt connu depuis longtemps les sentiments de sa fille, il donna le
consentement souhaité.
En véritable homme d'affaires, habitué Il régler sur
le champ les questions les plus importantes, le vieillard continua :
- Je constitue six cent mille francs de ' dot à ma fille.
Les valeurs représentant cette somme seront déposées
chez mon notaire Il Avignon. Il vous les remettra
ou vous en servira les revenus, à votre choix. En
outre, j'ai l'intention d'aménager, pour votre usuge particulier, le premier étage de cette maison. En raison de
l'isolement où se trouve fréquemment ma sœur, je vous
demanderai de continuer à prendre vos repas avec
elle. Je suis souvent absent. La pauvre iJlle s'ennuierait trop si elle se trouvait privée de lu société de sa
1111eule.
Etourdi par cette fortune énorme, ahuri de la désinvolture d~ ce père qui réglait le mariage de son héritière comme la vente de ses sacs de blé, M. de Puyverdon tut dans l'impossibilité absolue de prononcer
une parole.
Cependant, et sans paraitre surpris du mutisme de
son interlocuteur, M. Amet continuait:
- Si vous m'cn croyez, la cérémouie pourra avoir
Ileu au milieu du mois d.'août. Vous partirez J.e jour
même pour votre voyage de noces. Les lacs italiens
sont splendides à cette époque de l'année. En y conduisalit Floriane, vous réaliserez un de ses désirs.
Il se levo.. L'entretien était termillé. Armand avait encore uno foule de chosos ù dire. Il n'en eut pas 10
temps. Le comte poursuivait :
- Les fiançailles auront lieu cc soir. Nous vous attendrons à six heures pour diner.
Il tendit 1a muln ù son futur gendre et ferma la porte
derrière 1ui.
Douleversé par lu rapidit6 de ces décisions, Armand
remonta chez lui. Sa tête tournait un pen. Ses jambes
nageolalent. Comme tont avait ét6 vite terminé 1 Pot~r
quoi Je vieillard n'uvaH-il pas o.ppelé sa Jllle ? L'heureux promis eOt aimé à la voir. Décidément, ces Amet
�LA TUUn lIlAUIHT E
51
ne faisaien t ri on comme les autres.
Le percept eur passa l'après-m idi il. échafau der cent
projets riants. SUl' le soir, il revêtit SO Il plus beau costume, prit dans sa cassette un superbe diaman t, suprême v·estige des splende urs de sa famille, et comme six
heures sonnaie nt, il se présent a chez son proprié taire.
La famille était reunle dans le salon Louis XVI.
Johann ès et son père occupai ent les angles de la cheminée. Vêtus de redingo tes de velours noir il, Jabots
de Malines, ils avaient fort grand air. Aux cOtés de son
frère, Mlle Hoseliu e étalait les innomb rables petits plissés de sa robe de taffetas amaran te. Des bijoux splendides ornaien t son col et ses bras. Une ferronn ière de
brillant s retenait ses ClHJVeUX crépus.
Un peu il, l'écart, Florian e, tout en rose, des jacInthes dans ses boucles ardente s, brodait au tambou r.
A l'entrée de M. de Puyverd on, la famille se levu.
Les femm es plongèr ent dans une révéren ce ; les hommes tendire nt lu main.
Avec la permiss ion du maitl'e de la maison, Armand
glissa au doigt de la j cune iUle l'annea u des accorda1l1es.
- Toutes les fianc ées de ma mce l'ont porté avant
vous, dit-il. Elles furent d'heure uses épouses. Je vous
promets d'user toutes mes forces à réaliser votre félicité.
- Je vous crois, balbutia Florian e.
Une minute d'agitaLion suivJt. Tout le monde se congmtula it, puis le salon retomba duns son calme habituel, et la convers ation s'engag ea sur des sujets d'une
banalité navrant e.
Au momell t de passer ù la salle à manger , Johannè s,
muet à son habitud e, s 'approc ha de son futur beaufrère :
- Je suis fler d{) vous voIr entrer dans notre faavec vous.
ln ille, dit-Il. Ma petite sœur sera heureus e
Puis, JI sombra tiun s son silence accoutumé.
La cérémo nie eut lieu le 25 aoOt à mInuit,
L'heure tardIve et aussi le désir lormel de la jeune
6pousée empêchlil'ellt Armand de convoq uer ses relations il ln b6nédiction nuptiale . Elle leur lut donnée, à
lu. chapell e des Carrn6litcs, par 1'6vèque d'Héliopolis.
�52
LA TOUR MAUDITE
Les témoins des mariés : deux anciens dragons de
la Garde, pour M. de Puyverdon ; Johannès et son on·
Floriane, y assistèrent seuls.
ole de Clumarande, p~ur
us amis du percepteur étaient, comme par hasard,
élolgnés de ftoquenoir.e. Ils écrivirent des lettres corn·
plim~nteus,
envoyèrent de riches cadeaux, mais aucun
ne nt l'effort de se rapprocher à cette occasion.
Tout à sa joie, le jeune homme ne remarqua pas
cette indifférence. Sa fiancae éta.it si belle 1 J cunais, les
lignes parfaites de son visage ne lui avaient paru aussi
pures. Sous les dentelles précieuses, dOllt sa toilette
était dra.pée, elle ava.it l'air d'une impératrice. Armand
ne cessait de la contempler. Son enthousiasme rayon·
nait alentour, mais il n'était pas assez vibrant sans
doute, car il ne put dégeler sa nouvelle paronté. Hai·
des, graves, impassibles, les Amet accomplissaient les
moindres rites du cérémonioJ. sans qu'un muscle de
leur visage trll.htt leurs impressions intimes.
A l'issue du souper oHert par sa nouvelle famille,
le jeune marié et sa femme montèr,e nt en Chaise de
poste,
Selon la volonté de Floriane, ils partaient pour le
Lac Majeur.
CHAPITRE VI
Leur voyage fut un vérltable enchantement. Ils l'ef·
fectuèrent par petites étapes, dans leur voiture, avec
leurs chevaux et leurs domestiques particuliers. Pen·
dant six semaines, ils allèrent au gré de leur fantaisie,
obéissant à leurs seuls caprices 1 et s'arrêtant dans la
première auberge venue , lorsque le site environnant
les séduisait.
Par une entente tacite, ils choisissaient, de prété·
r-ence, pour y séjourner, les bourgades écartées de la
grand' route, trop encombrée de véhicules pour leur
goû.t.
Armand était au comble de la Joie. Cbaque jour, il
découvrait ft sa femme une perfection nouvelle, De
son cOté, D'loriane semblait ravie de son nouvel état.
Soumise aux désirs de son mari, elle se montrait, dans
les moindres choses, tout à fn.it attentive à lui obéir
�T.A TOUR iliA UDITE
53
cepennant, sa froideur native ne s'atténuait pas.
Constamment silencieuse, réservée, elle ne man11es·
tait aucun de ces enthousiasmes puérils dont les nou·
velles marlées sont prodigues. Aucun paysage ne lui
arrachait des cris d'admiration ; elle regardait les
montagnes et les lacs avec cette gravité sereine qui lut
était famlllère, conservait par devers elle ses tmpMS-stons et ne les communiquait jamais à son compa2'noD.
Armand prenait cette attitude pour de la t1mld~.
Il
croyait sa jeune femme encore étonnée de son chan·
gement d'état ct il comptait sur le temps pour dé~ler
cette belle statue.
Cependant, les jours s'envolaient. ~
congé (lu percepteur touchait à son terme. BientOt, le couple dut
prendre le chemIn du retour.
Mme de Puyverdon ne montra aucun regret de quitter les rives enchnnteNlsses de l'Isola Bella. Avec son
Impasslbllité ordInaire, elle s'élol,na de ce pays où
elle avait apprécié les qualités délicates et tendres de
Son époux et regagna noqucnolre sans avoir laissé parnltre la moindre amertume.
Dl>s le lendemain, elle reprit ses hab1tudes passées.
Installée avec son marl au premler étage de la demenre paternelle, Floriane se montra fort satisfaite
d11 mobilier luxuellx dIsposé dans son appartement.
Mlle Rnsellne et le comte Amet a.vaient accumulé les
merveflles dan!1 les salons et les chambres réservés a.u
nouveau ménage. Cependant, elle en jouissait fort peu.
Dès le mntln, elle descendait chez sa tante, s'asseyait
auprès de la fenêtre du boudoIr chinoIs, cherchait sn
hroderle dans sn corbeme à ouvrage et se mettaIt au
travntI. Son mari la retronvalt à la même place lorsqu'il apparnfs!laft au moment du déjeuner: Elle s'y
tenait encore le soir, lorsqu'Il rentrait.
Toujours empre!ls!'>e fi. lui être agréable, la jeune
temme lut demandait fi. quoi elle pourrait s'employer
Pour le dIstraIre, se mettait. au plana, prenait sa harpe,
011 prépnrnlt les piùces de l'échiquier.
Apr?!~
le repas. le ménalre demeurait avec la bonne
tante no<;e1lno. Cplle-cl Malt rndleuse. Le mariage rll' Ilf\
n if· ce l'enchantait. Elle avaIt rajeuni. Sa froideur
S'l'toIt constMrnblement adoucie ... Rassurée sur l'ave-
�54
LA TOUR M \ UlllTE
nir de sa tllleule, elle se laissait aller à la douceu r de
vivre et s'emplo yait de son mieux à préveni r les moindres désirs de ceux qu'elle considé rait comme ses enfants.
Des semain es s'écoulè rent. Le mois de novemb re s'achevait ; la ville se repeupl ait. Mme d'Anno ncier était
rentrée ; la comtesse de Bance reprena it ses réceptions. La douairi ère de Cardon ne réinstal lée pour l'hiver organis ait une fOte de charité.
- Nous devrons 1air·e quelque s visites, annonç a un
solI' M. de Puyver don, en s'assey ant auprès de sa compagne. Mes amis sont là, Je tiens à vous présent er chez
eux.
Les lèvres de Florian e se contrac tèrent ; ses paupières battiren t. Coup sur coup, elle tira l'aiguil le et
ne répondi t point. Le percept cur continu a :
- Vous avez certaine ment de jolies toilettes à étrenner. S'il en était autreme nt, je vous prierais de courir
chez votre fournis seur habitue l et de comma nder un
ajustem ent de gala ... Je désire vous voir parfaite ment
babUJée. Les femmes dont vous ferez désorm ais votre
société sont toutes élégam ment parées ... Je serais navré si vous leur étie7. inférieu re sur ce point.
La jeune femme persista dans son mutism e, s'inclina devanta ge sur son métier à broder et travatll a activemen t.
Armand poursui vit :
- Le préfet d'Avignon annonc e un grand bal pour
le 2G d6cembre. Toutes nos relation s y sont conviées.
Je suis fonctio nnaire, je dois y paraHro. Vous êtes
belle, mon amie, je serai fier de vous, ce soIr-là.
Florian e échang ea avcc sa tante un regard épouvan té.
Avec errort, clle redress a ln. t{)te et leva sur son mar1
ses prunell es errn.rOUC!Hles :
- Comment, tlt-elle, vous désirez me contral ndro à
voyage r en cette saison 1
- Mais oui, ma cMre, j'ai cetto exigence ...
Mlle nose11no intorvin t pour artlclJler :
- Vous n'y songcz pas, mon neveu. Ma fllleule n'cst
pas accouturrt6e à courir los rontes au cœl1T de l'hiver.
Ce serait folle de llli demand er de vous accomp agner à
cette fMc ... pour laquelle ...
�LA TOUR MAUDIT E
55
- Je l'en pl'ierai néanmoins, coupa Je percepteur.
.Je dois remplir les obligations de ma charge. Le milieu dont , je suis l'ordonne. Et puis, je veux éviter de
permettre aux curieux de clabauder... il. nos dépens.
- Nous vivons pour nous, sans nous préoccuper de
l·aV1s des autres.
- Je ne saurais dédaigner ·Ie bavardage de mes
semblables et ne pourrai s tolérer que la malignité puà mon endroit.
bllquo ~·exrçàt
Il avait haussé le ton. Une expression sévè re durcissai.t ses traits. Il se leva, fit deux tours rapides dans
la pièce, revint vers sa femme et articula d'un ton
ferme:
- Je vous ai priée de vous tenir prête à m'accompagner à la Préfecture, le 26, ma chère amie. Je renouvelle ce désir. Je compte sur votre 'bonne volonté pour
y céder. Je serais désolé si vous me forciez à insister.
Il s'inclin a devant la bonne tante nosellne, tlt un
geste de la main à Floriane, puis conclut :
- Un rapport importa nt m'oblige à vous quitter plus
tOto ce soir. Excusez-mol. Jo passe dans mon cabinet.
Vous me retrouverez chez nous, lorsque vous vous
retirerez.
Il était contrarié. Cette discussion, la première depuis
son mariage , le plongeait dans une irritatio n profonde. Il regretta it presque d'avoir abordé la question
des visites. Cependant, il étaIt indispensable qu'il préScnttu Florian e aux notables du département. Pourquoi la jeune femme s'on étonnait-olle ? Elle devait
pourtan t s'attend re il, sulvre son époux dans le monde.
Au temps de leurs ftançallles, Armand avait maintes
fols décrit le salon de ses amis ; 11 était sous-entendu
qu'elle connalt rait à son tour, le boudoir indien de
Mme de Bance, les galeries Louis XIV de Mme d'Anoncler et qu'elle rencont rerait chez la comtesse de Cardonne le baron de BueJ, sans lequel nulle fête élégante
ne pouvait avoIr lieu.
Vraiment, la sauvage rie des Amet était excessive.
Devenue marquIse de Puyverdon, Jeur flUe ne pouvait
Persister dans cet isolement ridicule et étrange.
Insensiblement, los cloutes dont 11 avait été si longAssis devant 80n
temps hanté, l'envab lrent à nou~a.
�56
LA TOUR MAUDITE
bureau, la tête enfouie entre ses mains, 11 réfléchit
longtemps.
Pourquoi sa femme s'obstinait-elle à fuir le prochain ? Pour quelles raIsons Mlle Roseline paraissaitelle trouver naturelles les habitudes de sa nièce? D'où
leur venait à tous, ce mépris du monde et de ses lois?
Il en était là d.e ses réflexions, lorsque la portière
se souleva ; le visage éblouissant de Floriane apparut
dans J'encadrement de l'étoffe soyeuse.
- Je ne vous dérange pas? fit-elle doucement.
Un sourire égaya Je visage pensif du percepteur. Il
affirma:
- Votre présence n'est lamais importune, ici ; et
vous le savez bien.
La Jeune femme s'avança, prit son courage à deux
mains, et proféra :
- Je venais pour ...
Elle hésita, posa sa maIn blancbe sur le bras de son
mari et acheva, d'un trait :
- Pour vous demander pardon. Je suIs vraIment
trop sotte créature, et ma crainte des étrang·ers me rend
stupide à l'excèS. PuisCTue cela vous fait plaisir, le
vous accompagnerai chez la Préfète. Dès demain, je
m'occuperai de ll1/l toilette.
Rouge comme une cerise, ell.e ajouta
- Je tiens à vous fair·e honneur.
'" Lorsqu'Armand entra chez sa femme dix minutes
avant de monter en voiture pour se rendre à la réception prOtectorale, un cr! d'adm1ration lui échappa.
Dûbout devant son miroir, Flotlan.e mettait la dernl~re
main à sa toUette. Entouréo d'une vapeur de
tulle hleuté dont les boutllonnés formaient autour d'elle
une mousso légère, la jeune femme semblait une déesse
au mllten des nuées.
Un admtrnble coll1er d.e saphlrs entourés de brlllants
retombait sur sa poitrino ; les mêmes pierreries pendaient à. ses oreilles, hrlllo.lent il ROS bras, agrafal()nt
sa ceinture et s'arrondissai.ent en diadème parmi ses
boucles fauves. Une écharpe faite d'un tissu semblable
à oolul de sa robe, un bouquet de myosotis, et un
éventail à monture d'or complétalent BOn a.Justemont.
�LA TOUR MAUDITE
57
- Comme VOUS êtes belle, mon cber trésor, s'écria le
Jeune mari. Toutes les femmes vous Jalouseront, tantOt ...
n baisa la petite maln tendue vers lui et alouta :
- Je suIs fier de vous ...
Elle baissait la tête, confuse de ces compliments. Des
minute s passèrent, au bout desquelles elle leva ses
grands yeux vers Armand, puis deman da:
- Je vous plais? Vous me trouver. assez élégante T
- Pouvez-vous poser cette question ? Vous ne vous
êtes donc pas regardé e ? Vous éblouissez, tout simplement .. .
n l'enveloppa dans une pelisse de velours azuré, doublée d'hermIne, lui prit le bras et descendit avec elle
au rez-de-chaussée, où Mlle Roseline tricotait, seule,
au coin du feu.
Après quelques exclamations et recommandations de
la vieille tille, les leunes époux montèrent en voIture.
En une heure, 11s franchi rent la distance qui les
Séparait du chef-l1eu. Une foule d'équIpages encombrait
Jes abords de la Préfecture. Tout un peuple de valets
chamar rés de dorures se tenaien t dans la cour, prêts à
s'élanc er pour ouvrir les portIères, abaisser le marcheplel1 des voitures, dont le défilé se poursuivait sans
interrup tion.
M. de Puyver don prit le bras de sa femme et la
guida vers l'esGaJi.er. Entre une double baie de curieux
massés sur les degrés, Il la condu1sit au premier étage
où se tenaIent les martres du logiS.
La voix du malordome glapIt:
- Monsieur Je percepteur de noquen01re et ln marqUise de Puyverdon.
l''Ioriane plia Je genou dans une révérence savante.
Le haut fonctionnaire formula. un compllm€nt. Sa femme lui tendit ln main. Dans la salle de bal, un silence
so tlt. Toutes les têtes se tournêr ent vers la porte.
L'immense pièce étlncelait de lumières. Des fleurs et
des plantes vertes la garniss aient à profusIon. Une
véritable cohue élégante et bariolée se pressai t entre
Jes lambris dorés. Dans un angle de la salle, tout au
Tond, auprès d'une fenêtre drapée de rideaux pourpres,
la petHe cOterie de floquenolre avait élu domicile.
�Li\. TOUR MAUDITE
Le bras de sa compagne pressé contre le sien, M. de
Puyverdon se dirigea vers ses amis, lèur présenta Floriane et manifesta une grande joie de les rencontrer.
En écoutant ses amabilités, Adèle de Bance et Céline
d'Anoncier s'écartèrent pour faire place entre elles à la
marquise. D'un œil expérimenté, elles jaugeaient la
toilette, les bijoux de la nouvelle venue, ne trouvaient
rien il critiquer il sa parure et se mettaient à l'accabler de compliments
Sous l'averse de louanges dont elle était submergée,
Floriane devenait écarlate. Ballotée de l'une à l'autre
de ces mondaines habituées au commerce du monde, la
malheureuse perdait pied.
Une angoisse visible se lisait sur ses traits. Elle tournait vers son mari ses larges prunelles écar<Tuillées par
l'effroi, comme pour lui demander de venir il son aide,
de l'arracher aux deux bavardes dont les questions
extravagantes l'ahurissaient.
Armand ne s'occupait pas d'elle. Aux prises avec la
comtesse de Cardonne, il décrivait par le menu les
splendeurs de .l'automne Italien ct la satisfaction qu'lI
avait éprouvée il visiter Milan.
Heureusement pour la jeune femme, l'orchestre préludait une contredanse. Aussitôt, los couples se formèrent ; le percepteur se retourna vers Plorlane, lui
offrit la main :
- Si vous le voulez, mon amie, fit-il, je serai votre
cavali er.
Un sourire heureux fut la réponse de la jeune femme.
Il s se mirent en place pour le quadrille. Mme de Dance
et M. d'Anoncior leur faisaient vis-à-vis. Madame de
Puyverdon dansait comme un sylpl1e. Le rythmo de la
musique seyait délicieusement à sa taille élancée ;
chacun de ses mouvements a.vait une grâce infinie.
Do sa place, Jo. comtesse de Cardonne dévisagealt la
marquise. Son lorgnon sur le nez, elle 6tudia.it les
moindres évolutions de la charmante créature.
- Ello est vraiment fort bpl1e, cetto fille do négociants anoblis, contI a-t-elle à son neveu de Duel, assIs
il. sa droite. Sa. robe est un cbe! d'œnvre de goOt et
�LA TOU R MAU »ITE
59
une Cortune .. . Il fait
d'élégance ... Ses joya ux valent
bon.
Le baro n l'int erro mpi t
-lI à mi-voix ; on
- Pren ez garde, ma tante, souffla-ten rien désobliger
s
drai
vou
ne
je
pou rrai t ente ndre ;
Arman,<l,
La dou airiè re app rouv a
... Cependant, cetoo
- Vous parlez sagement, mon ami s. le sera is obllgée
nou
r
pou
use
histoire est fort enn uye
personne et de lui
d'ac cuei llir aim able men t cette belle son mar i.
de
our
rend re ses visites pou r l'am
Elle Soupira ava nt d'aj oute r :
affectueusement soi- Ah 1 s'U ne vous ava it pas si ire, je ne lui parona
pulm
n
estio
cong
e
gné lors do votr
ement encanaillé ... Car
don nera is poin t de s'êtr e si sott
de l'Empire, mal s ...
tes
com
es,
rlch
lln , ces Amet son t
seur s rega gna ient
Le qua dril le s'ac hev ait ; les dan repr enai ent leur s
quis
mar
le
et
leurs sièges. FlorIane
places.
, cet hIver ? de- Comptez-vous recevoir beaucoupler à la nouvelle
onc
man da tout à coup C6line d'An
venue.
le visage de l'interUn trouble profond se lut sur
:
e
pell6
-elle. le n'y al pas
- .Je ne saIs pas encore, bégaya-t re ...
d6si
le
i
mar
mon
si
30ng6. Peut-être ...
né.
Son Interlocutrice ent un aIr éton installée,
votre
nt
eme
larg
nt
nda
cepe
- VOliS ~tes
hôtel est vaste ?
.
- Bien sOr 1 r6pondit Flor iane pé à disc uter avec
occu
n
baro
le
rda
rega
tut,
se
Elle
onne ; puis, pou r se
Armand et le comte de Card
son éventail et se mit
don ner une contenance, ouv rit
t Il étai t décoré.
don
rs
fleu
des
à étud ier le coloris
ne dési rait pas pourMme d'Anoncler comprit qu'elle
le comte de Dance
vers
a
port
suiv re l'en treti en ; elle
a avec Jul dan s une
ses frai s d'am abil ité et se lanç
offlcler vint la cherun
tôt
conversation éperdue. BIen
minute, elle ne cessa
cher pou r une rédova. De cette
de dan ser.
sa chaise. Elle vals a
Flol ia' 16 nh "em eura It pas sur
s une polonaise avec
dan
avec le baron de Buel, figura
er
�60
I.A TOUD MAUDITE
M. d'Anoncier, dans un quadrille avec le préfet et une
mazurka avec le général.
Pendant ces divertissements, elle ne cessa de provoquer l'admiration de l'assemblée :
- Elle est trop belle, en vérité, confessait un leune
attaché au parquet ; ce colonel de puyverdon a beaucoup de chance.
- Sans doute ... Néanmoins, le ne l'envie pas, riposta
un capitaine de lanciers. Cette ravissante poupée fait
preuve d'une sottise ~neomparbl.
Chez elle la grâce
du visage égale la pauvreté de l'esprit. Lorsque son
mari aura pris l'habitude de l'avoir à ses côtés, il
s'apercevra de sa nullité, et le ménage battra de
l'aile. Vous v,errez ...
Cependant, Floriane, seule, dans son coin, demeurait impassible et distante. A côté de la liberté d'allures
des autres invitées, sa réserve devenait de la gaucherie. Tout en discutant avec un avocat du barreau de
Marseille, dont il avait été naguère le camarade de
table, Armand s'apercevait du vide tait autour de sa
femme et, secrètement, il en soufirait.
Pourquoi cette splendide créature demurai~l
guindée ct revêche au milieu de tous ces gens aimables, empressés à lui adresser des louanges ? Sa haine
du monde était donc bien grande ? D'où lui venaient
cet air accablé, cette expression effrayée, sa tristesse ?
Il abandonna son interlocuteur, s'approcho. de la belle
délaissée ct demanda :
- Vous ne vous amusez guère, mon amle ? Désirezvous rentrer.
- Oh oui 1 répondit-elle avec élan.
- Je suis il vos ordres.
Il lui offrit son bras, et sans prendre congé des mattMS de la maison retenus au buffet lis gagnèrent la
sortie.
Cinq minutes plus tard, ils trottaient rapidement, sur
la route do Roquenoire.
Blottie contre son mari ; sa Jolle tête houclée posée
au creux de son épaule, la jeune femme demeurait silencieuse. Uno il une, elle savourait les minutes de ce
tête-à-tête, M réjouissant vivement d'avoir échappé aux
lumIères, RU bruit dn bal.
�LA TOUR MAUDITE
61
Incliné vers elle, Armand la considérait avec une tendresse angoissée.
? fit-il soudain,
- Que vous a dit Mme d'Anoci~r
Floriane se redressa, plongea !Ion regavd humide dans
les yeux interrogateurs de son époux et murmura:
- EUe m'a demandé si je comptais recevoir 50uv~nt
,
cet hiver.
Armand fronça le sourcil pour s'enquérir :
- Quelle fut votre réponse ?
Elle rougit violemment:
- Je lui ai dit... que je n'en savais rien ...
Le percepteur esquissa un geste de mécontentement:
- C'est ridicule, gronda-t-il. Vous deviez lui annoncer
votre intention d'ouvrir toutes grandes les portes de
Votre salon.
Floriane i eta sur lui un regard dilaté par l'épouvante:
- Comment, vous voudriez... nt-elle ...
Et brusquement, elle éclata en sanglots.
CHAPITRE VII
POur complaire à son mari, Mme de puyverdon consentit à. rendre quelques viSites. Sans se faire prier,
Olle assista au premJer mardi de la Comtesse de Bance,
au jeUdi de la douairière et au thé dominical de Cél'me d ' Anoncier. Un soir encore elle dansa chez les
ses obligations monGcrtal ; après quoi, elle considér~
daines comme suffisumment rempUes et ne sortit plus.
Les jours s'éparpillèrent. L'll.nnée nouvelle entreprit
sa Course; la jeune femme n'inaugura point ses salons ; chaque fois que son mari parlait de recevoir,
(lUe faisait la sourdo oreille et pour éviter de donner
s
' ,
On avis, détournait la conversation.
Do même, lorsque le dimanche venu, Armand insista:lt pour qu'olle l'accompagno't chez ses amis, elle
répondait invariablement:
- Je n'ai aucune envie de m'habiller ce soir. Mais,
je vous en conjure, ne vous croyez pas obligé de vous
Priver de cette distraction pour cela. Allez taire le
WhIst do M. d'Anoncier. Vous m'excuserez auprès de
sa temme.
t
�LA TOUR MAUDITE
Pendant les premières semaines, le percepteur s'abstint de sortir seul; mais devant la mauvaise grâc~
prolongée de sa compagne, il se décida à reprendre ses
habitudes de célibataire.
Floriane parut le trouver tout naturel. Avec la même
tendresse prévenante, elle l'accompagnait jusqu'au seuil
du logis, lui souhaitait beaucoup de plaisir et regagnait
le salon chinois où la tante noseline l' attendait en
taisant des patiences.
BientOt Armand retrouva dans le monde la plupart
de ses succès passés. Puisque le mariage n'avait rien
modillé à sa manière d'être, les maîtresses de maison
chez lesquelles il fréquentait le considérèrent comme
libre, recommencèrent à réclamer son avjs sur les sujets les plus divers et peu à peu l'accaparèrent complètement_
Néanmoins, pour sauver les apparences, elles parurent
s'intéresser passionnément à. la santé de Floriane. Dès
son arrivée, elles l' acwblaient de qu.estions, s'apito·
yaient sur ses migraines, indiquaient des calmants;
puis, cette concession faite, ne la nommaient plus.
Lo percopteur mit sur 10 compte de la jalousie fémiIline l'indifférence croissante de oos dames. Toujours
en admiration devant Floriane, il ne pouvait se lasser
de la comparer aux autres et de la trouver supérieure
aux plus Jolies. Cent fots par jour il déplorait la mi·
santhropie 'lui la retenait au logis et formait des vœux
pour qu'elle cessât.
Pendant ce temps, Mme de Puyverdon redoublait de
piété.
Plusieurs fois, depuis leur retour d'Halio, Armand
ne l'avait pas trouvée à sa. place habituelle, le soir. A
ses questlons étonnées, la tranqulne Mlle Roseline ré·
pondait d'un air évasif:
- Elle ost 0. la chapolle ; clio som. 10. dans un instant.
En effet, peu après, Floriane entrait dans le salon_
Suns donn er aucune explication do son retard, elle s'installait devant son méti er et d'un air absorbé sc mettait
à tirer l'aiguille.
Almablemont, le jeune mari avait tenté d'arracher 0.
su cornpagn les causes do ette dévotlon exagérée,
mais, comme elle paraissait 011rouver une grande gOne
�LA TOUR !llAUDITB
ti:J
ùe ces questions il n'avait pas inslt~.
Pourtant, il demeurait intrigué de ces absences de
Plus en plus fréquentes et. prolongées depuis le début
de ln. nouvelle n.nnée.
'fous ces menus faits irritaient le percepteur. Constamment obligé de sort.ir seul, il en souffrait. Son caractère s'aigrit, et sa mélancolie native, un instant disparue, réapparut, plus forte et plus profonde.
Dès lors ct pour chasser les impressions mn.uvaises,
il multiplia ses sorties, effectua quelques voyages au
chef-lieu, plusieurs déplacements de chasse et termina
au cercle la plupart de ses soirées.
Floriane ne lui en manifesta aucun déplaisir. Au retour de ces pn.rties joyeuses, elle l'accueillait avec la
lnême sérénité affectueuse, et se réjouissait !!'n.nchement, s'il n.vouait s'être beaucoup amusé .
... Ce soir-là les membres du petit club local célébraient l'anniversaire de Gontran de Buel.
Après un dîner où les vins los pluS généreux avaient
été proùigués, le héros de ln. fête témoigna le désir de
faire une partie de cn.rtes.
- Un whist., voule:l-vous '{ dit-il en consultant du
regard ses camarades.
Armand se récria :
- Ne comptez pas sur moi, mon n.mi ; je déteste ces
Sortes de distractions.
Le baron llaussa les épaules : 11 protesta:
- Une fois n'est pas coutume, dit-il. VallS pouvez bien
tenter un petit effort pour m'être agréable ... En l'honneur de ma trcnte-sixième année.
M. de Puyverdon sourit :
- Si vous y tenez tellement, je ne vous contra.riera.i
pas. En un jour p:ncil, tous les caprices sont permis;
notrc devoir est de les réaliser.
- Bravo, mon cher ... Voilà quI est parler.
Il s'assit devant la table il Jeu et demanda
- Commeltt nous plaçons-nous 1
M. d'Anoncier intervl nt :
- Tenez-Yous beaucoup il. cette partie sérieuse ? pour
Ina part je trouve cela tort ennuyeux.
- Je prMérern.is une bouillotte volante, risqua M. de
13n.!1ce.
�64
LA TOUR MAUDITE
Gontran acquiesça:
- Comme vous voudrez, dit-il.
Les quatre joueurs s'installèrent et la partie commença. La veine ne favorisait pus le gentilhomme campagnard. Au bout d'une demi-heure, il perdait fort lestement une centaine de louis. Sa bonne humeur s'était
Armand deenvolée. D'un œil [urielL"'{, il ùévisa~et
vant lequel s'amassait tout le gain do la soirée.
La voix amère, il constata:
- Décidément, très cher, la chance vous favorise.
Le percepteur hocha la. tête,
- On a raison de l'a!1irmer, dit-il; aux innoC6l}.ts les
mains pleines. Pour ma première épreuve, je suis gâté.
La partJe se poursuivit pend.ant vingt minutes au
bout desquelles M. de Buel, d.ont les pertes ne s'étaient
pas démenties, posa les cartes et se leva brusquement ;
il observa:
d'une voix ai~re,
- Je vous dema.nde pa.rdon ; mais je n'ai pas les
moyens de continuer au m~e
taux. Je ne suis pas
riche et ma fortune ne saurait résister à pareils accrocs. Cinq mille francs tormeront une ~arge
brèche
dans mes modestes rentes.
Comme pour lui-m!me, et entre ses dents, il acheva. :
- Tout le monde n'a pas les ressources de ce ve~nard
d'Armand. Bi-en des hommes auraient réfléchi avant
d'épouser la 1111e d'un millionnaire dont personne ne
connait la source des revenus.
Si bas qu'ait été prononcée cette phruse, elle parvint
entière uux oreilles de Puyverdon.
Il se r etourna, prêt à sauter à la gorge du m6disant.
Au même instant, M. de Banco et M. d'Anoncier saisirent le bras du mauvais joueur, et l'entraînèrent vers
la tenêtl'e en protestant très tort:
- Vous ~tos
excessif, mon cher. Vous nous obligoz
il. prendre les cartes; vous nous llxez 10 taux de la purtic, et vous vous mettez en colère parce que vous perdez ... P{)rmett-ez-moi de vous le dire, vous faites preuve
d'un olen I9.ch.eux caractère... Notre ami...
Ils appuyèrent sur le terme et poursuivirent:
- Notre ami Armand, est doué d'une patience à toute
épreuve. Tout autre, il. sa place, se tut tAché ... et nous
J'aurions approuvO ...
�LA TOUR MAUDITE
65
L'armateur tira tla montre et conclut :
- 11 est minuit passé. A cette heure les honnêtes gens
Sont depuis longteillps couchés. Je vous lnvite à regagner l'IlOtel de madame votre tante. Demain lorsque les
vapeurs de notre festin seront dissipées, vous comprendrez combien vous avez été... dé:mgréable ...
Le baron ne résista point, serru. les mains à la ronde,
s'arrêta plus louguement auprès d'Armand, lui fit des
excu:;es et quitta la salle.
Un quart ù'l1cure plus tard, la. table de bouillotte était
déserte. M. de Bance et M. Certal étaient partis. Le filateur lisait la • Quotidienne .... et le percepteur, enfoui
dans un fauteuil parcourait la dernière œuvre de Sophie
Cottin.
Le malheureux ne déchiffrait aucun des mots imprimés. Les lignes dansaient :;ous ses yeux. Un nuage de
Bang vOilait son cerveau. Affolé de bonte, il revivait
les mois passés. Il comprenait mainteuant pourquoi les
habitants de Hoquenolre ne fréquentaient point i'hOtel
Amet. Il devinait aussi d'où vennit l'éloignement de
Fioriane pour le mOlldo et ses plaisirs. Elle connaissait,
sans Joute, la fâcheuse réputatIon des siens et s'écartait de ses semblables dans la crainte d'Otre dédaIgnée
ou injuriée par eux.
Il demeura longtemps perdu dans ses réflexIons. Soudain deux heures sonnèrent. JI releva la tête et regarda
autour de lui. La grande salle était vide. Depuis longtemps sans doute, les dernIers Joueurs avaient fui. 11
ferma. son livre, et se dirIgea vers la porte. Le gardillll
du Cercle lui remit son chapellu et son pardessus, puis
éteignit la. Juml{'re dcrriOre lu!...
Longtemps Armand erra. comme une âme en peine à
travers les rues et les /fuais de ln ville. Au peUt Jour, 11
se dl!cJda enNn à regagner sa demeure. En quelques
pas, 11 atteIgnit son appartement, pénétra dans l'an!lchambre et entra chez lui...
Quelques heures plus tard, 10reC]n'l1 s'assit ft la table
du déjeuner, toute trace de trouble avait disparu.
En outre, Il eut la st/fprise de trouver son beau·père
nu logis. Le comte t !Ion fils Naient rentrés pendant la
nuit. Cependant IIf. Amet eeul assistait nu repas de
t~ml!e.
lohannbe trèe onrl1umé gardait la chambre.
�66
LA TOUR MAUDITE
La rencontre entre les dcl\l.x hommes fut glaciale,
des frais d'amabilité du
comme à l'ordinaire, en dé~lt
voyageur.
Tandis qu'il décrivait sa randonnée, Armand le considérait. A le voir si digne, si brave, si précis dans
les termes, il ne pouvait s'imaginer qu'un passé douloureux put ternir su réputation. Et pourtant, les paroles injurieuses grommelées par le baron chantaient
encore à son oreille.
« Nul ne connait la source de ses revenus ", avait
dit le gentilhomme ...
... Le café à peine servi, le percepteur prétexta d'un
d'un travail urgent pour se retirer. 11 avait hâte de se
retrouver seul dans le coquet boudoir abricot pour son·
gel' à son aise. Certes, il ne pouvait supporter l'idée que
la famille à laquelle il était allié possédait une fortune
mal acqulse. Il voulait savoir à tout prix sur quelles précisions étaient basées les accusations de M. de BueI.
Il entreprendrait une enquête, obtiendrait l'assurance
de la parfaite loyauté des siens, et muni de preuves,
demal,dcl"ait à Gontran de rétra.cter ses accu5.c1.tlons.
Le front collé à sa fenêtre, il réfiéchisslllt à ces choses,
en regardant, sans la voir, la perspective défeuillée
des arbres du jardin.
Soudai n un pas léger nt crier le sable de l'allée; une
silhouette féminine traversa la terrasse et entra dans
le pavillon qui précédait les bâtiments de la perception.
Le Jeune homme la reconnut; il murmura :
- La mère Durieu... Cette bonne créatme connalt
donc mes beaux-parents ? Elle entre ici comme ehez
elle ...
n haussa les épaules pour continuer:
- Je me trompe SÛrement... Elle m'affirme avol r ren
contré deux fois le père de f'loriano. De son cOté, tante
Rosoline parait en parler par ouï-dire, lorsqu'elle vante
l'excellence de la cuisine des « Armes de Prance ... » Jo
vois partout des mystères à présent ... Je deviens ridicule ...
Il descendit il son bureau.
Sos employés avaient qllelqlles papernsses il lul soumettro ; il dut écouter leurs rapports. Lorsqu 'il en eut
achevé avec les devoirs de sa charge, il songea à rc-
�LA TOUR MAUDrI'E
67
Joindre sa femme; il l'avait il. peine vue da la
journée ...
U allait s'enfoncer dans le couloir qui reliait cette
Partie de l'hôtel avec les appartements de sa famille,
quand l'écho d'une voix courroucée parvint jusqu'à lui.
Ulle femme clamait :
- C' est trop de méchanceté 1... Je ne puis endurer
vo s exigences ...
- Tant pis , faisait l'organe sévère du comte Amet.
Son interlocutrice balbutia quelques mots confus et
rrappa du pied.
Pou ssé par une curiosité irrésistible, Armand s'ap'
procha dt! l'endroit d'où surgissaient les cris et se trou·
Va devant ulle pone vitrée garnie à l'intérieur d'un
f1deau de se rgo vene . L' étoffe mal tirée permit à l'in·
discret de di stinguer l'intérieur de la salie.
C'était une pelite pièce entièrement lambrissée de chê·
ne et dont los IlIUl':; ~e recouvl'aient dt! rayons 'chargés
de dossit!l's. Ulle large table chargée de registres occu,
palL le ct!ntl'e. Des dJaises très simples complétaient
l'ulIIeublerneut.
Inclill é vers un papier ou ve rt sous ses yeux, M. Amel
s'entretenait à mi-voix avee une pCf!>OlJne dont la silhouette restée dans l'ombre delJlourait illvisible.
- Je ne puis accepter vos eontlitions, (Il'fir:nait un
organe lerllle. Je n'aurai pas le tCl1JpS de .. .
- Je le regrettc, coupa le négot:iullt.
La femme tl'élJÏ g na :
- C'est trop de mauvaise volonté. p OJlrql10 1 v,'us
acharner de la sorte contre mol', Je ne vou s ai caustl
aucun tort. Personne n'a connu .. .
- Je ne dis pas le contraire .. .
_ Si j'avals voulu pourtant, j'aUl'ais pu ... Vous le savez ... Que voulez-vous " J'avals cOllliance .. Tout à coup,
vous réclamez le pavillon où j'ai, logé mes enfants sur
Votre permission ...
Il y out un bruit de chaises repoussées. 1\f. Amet se
levait. Sa voix nette articula :
_ J'al beso in de ce local sur le champ. Jo vous donne
Un mois pour l'l'vacucr ; faute do CJuoi, je prierai mon
h uissie r d'instrumenter.
Furieuse, son interlocutrice proféra une Ioule d'ob-
�68
LA TOUn MAUDITE
jections inintelligibles ; puis, devenue soudain véhémente, accéléra son débit :
Annand entendit encore les mots :
- Mariage. disparition... neige... fille.. manquer de
tout... vengeance... fortune... argent ..
11 ne put en traduire le sens. mais il devinait un p&sant mystère dans les propos incohérents de la visiteuse.
Implacable. le vieillard concluait :
- Je ne reviendrai jamais sur ma décision. Ou vous
sortirez librement de chez moi ou je prierai le tribunal
de vous faire expulser ...
Le percepteur eut il. peine le temps de se jeter dans
l'ombre du COl'l'idor. La porte du cabinet s'ouvrait avec
fracas ; une femme, drupée duns une lourde mante
brune, sortit en grondant.
A la lueur du quinquet allumé il. l'extrémité du passage, Armand reconllut avec stupeur la coiJ'!e arlésienne
et les cheveux brillants de l'hOtesse des « Armes de
France .... 11 sursauta :
- Madame Durieu ... Je ne m'étais pas' trompé ... Ah 1
ça, tous ces gens m'ont donc menti? PourquOi?
Il J1t quelques pas à la suite de la bonne femme,
tourna sur lui-même. traversa l'antichambre et gagna
le boudoir chinois
Floriane . tirait l'aiguille prlJs de la fenêtre, elle
s'écria:
- Quelle aimable surprise, mon ami; je voue croyais
sorti. J'ai enwndu la porte se refermer, il y a juste
deux minutes.
- Votre plJre avait une visite. Elle vient de parUr. Il
l'a reçue dans cette pièce constamment fermée jusqu'à
présent.. Vous savez bien, dans le pavillon de la perception, de l'autre cOté du COulOir.
La jeune femme hocha la tête avant d'expliquer :
- Papa l'a transformée en cabinet de réception. Sei
clients.l'y trouvent Il heure IIxe, lorsqu'U est lc1. Comme la plupart sont de braves cUlLivatours, 11 préflJre ne
pas les introduire dans nos appartements privés. La rlchosse de notre installation pourrait froisser leur d611catesse.
Arma.nd ne réponcJJt pas. Doucement, JI pr1t la. maln
�LA TOUn lIIAUD1TE
69
de sa lemme, s'assit auprès d'elle et soupira. Il était
; une tristesse profonde embuait son regard. Floriane le remarqua ; elle dit :
- Comme vous êtes grave 1 Auriez-vous perdu au jeu
cette nuit T Vous êtes rentré si tard ... J'étuis inquiète ..
Le percepteur s'étonna :
- Vous m'uvez donc attendu T
- Certainement. Vous m'uvez accoutumée à me retrouver dans ce boudoir, lorsque vous revenez du
Cercle. Vous avez omis de le faire, ce matin ... Cela m'a
peinée ...
Puyverdon devint écarlate. Les paroles du baron
tintèrent à ses orellles. Il se revit, pendant sa course
t?l1e à travers la campagne, dans la nuit brumeuse et
1 aube terne ... Il avoua :
- Trois beures venaIent de sonner ... J'ai supposé que
vous étiez remont~
et n'ai pas osé vous déranger
POUr...
Il s'Interrompit, plongea ses yeux sombres dans les
prunelles azurées do sa femme et reprit :
- Je déslreruis vous poser quelques questions. Le
pnrmettez·vous T
- rA!rtes ...
Elle le dévisagea, une Inqui6tude dans Je regard 11
demanda:
- Vous me répondrez franchement?
- Je ne mens Jamais.
Floriane comprit qu'il se passait quelque cbose de
grave ; elle voulut apaiser l'angoisse visible sur les
traits de son 6poux et ajouta :
- Parlez, voyons, qu'y a-t-il ?
Le perceptenr Ile savait comment entamer l'entretien
POurtant, U s'urma de tout son couruge et commença :
- Vous avez pr6tcndu no pas connaître Madame Durlou ?
- Je ne l'ai jamais vue.
- VallS n'Ignorez pus son nom, cependant T
- On l'a prononcé très souvent devant mo1.
- Qui donc?
- Votre prMêcesscur, d'abord.
Elle sc troubla 16gèrcmcnt ; sa volx nécbit
- Quelques membres de ma famille, ensuite.
blêm~
�70
l,A TOUR MAUDITE
. Son mari fronça les sourcils :
- Votre tante Roseline paraissait l'ignorer. Cette
brave hôtesse se défe ndait très fort de vous avoir rencontrés. Or, je viens de l'apercevoir en bas; elle sortait
du cabinet de votre père et semblait hors d'elle ... Dans
sa fureur, elle proférait des menaces, faisait allusion
à certain secret soigneusement gardé .. .
Il passa un bras autour des épaules de sa compagne, avant de continu er :
- Je suis de la famille, à présent; je fais partie des
vôtres; j'ai le droit de connaitre ce qui les intéresse ...
je ne sais rien sur eux. Pourquoi me cachez-vous tant
de choses ? Au moment de notre mariage, je ne vous
ai rien demandé ... je n'ai pris aucun renseignement
au dehors ; ce fut imprudent de ma part, peut-être.
Mais j'avais en vous la plus parfaite confiance. Ai-je
eu tort ?
Une émotion inten se bouleversa le vi sage si calme
de Mada.rne de Puyverdon. Ses paupières battirent à
coups pressés; ses lèvres se contractèrent. Avec effort,
elle aHirmu :
- Non ... Vous m'êtes très cher. Mais Je ne puiS répondre aux questions que vous me posez. Je ne sais
rien de ces choses. Mon père ne m'a jamais mise au
courant de ses affaires ; il a ses relations, ses clients.
Marraine ct moi ne savons rien de cela.
Elle 'secoua ln tète, comme pour éloigner un souci
pesant et expliqua :
- Nous sommes de race arabe. Chez nou s, les hommes sont les maHres ; 1Is agissent à leur guise sans
rendre des comptes à leu rs compagnes, à leurs filles, à
lem s sœll rs ... Je n'ai jamais essayé de transgresser des
lois aussi ull!.:iennes ... Je les respecte au contraire ...
Jumals, je ne tenterai d' enquêter sur les actions des
chers de notre maison.
Et tlile retomba dalls son mutisme.
CHAPITilE V1lJ
De toutes les phrases prnnon cécs par f'lurlnne uu
coms de cet entretien mémorable, une seule frappa.
l'esprit d'Armand :
�LA TOUn MAUDITE
71
« Mon père est le maître ; 11 agit à sa guise sans
nous consulter ni nous informer de ses décisions. •
Le jeune homme était sorti dans le jardin. Sans souci du froid piquant il allait à travers les pelouses,
dt'oit devant lui, dans la demi-obscurité du crépuScule.
Dans le ciel limpide, la lune naissante montrait sa
faucille d'or; le vent se levait, agitait les aiguilles des
pins et les sombres ramures des chênes verts.
Le marquis marchait. Il était comme affolé par
l"angoisse et se demandait s'il vivait un rêve ou une
réalité.
Il avait fait plusieurs fois le tour des parterres, lorsqu'il déboucha devant un banc de pierre à demi reCouvert de mousses et ombragé par un massit d'arbustes déteuillés. Il reconnut les grenadiers où venaient
s'abriter Mile floseline et sa nièce. A cette place, 11 avait
passé des heures inoubliables. Il revoyait sa fiancée
d'alors. Elle était si chaste, si grave, si sincère. Il entenùait la musique de sa voix; il se remémorait la douceur de son regard posé sur le sien. Il évoquait les promosses échangées, ies serments de conDance absolue.
Et pourtant, Fioriane avait conservé sa raideur, ses
Silences ; elie manquait d'abandon. Un secret terrible
mumit ses l~vres,
et les gens s'étonnaient qu'il aH osé
donner son nom illustre et sans tache à lu fUie de ces
marchands de grains anoblis.
Assis sur l'hémicycle de granit verdi, JI songeait à
cela. TA front dans ses mains, les condes aux genoux,
il laissait passer les heures. Une horloge sonna. Il sc
mit debout ; une résolution in\'inclble dans le regard,
11 murmura:
- Je veux savoir .. ne rien Ignorer de cette famille
Ùont je fais partio ... ]e connaHrui les causes de l'ostraCisme prononcé contre les miens... et les détendrai
st les accusations portées sont mensog~r
... Par contre, si elles sont Justifléps, Je quitterai le pays ct nul
ne Sfl1lTa ce que Je suis devenu.
Pondant les J01lrs qui suivirellt, Il entreprit une minutieuso enQllete. Sans cesse aux aguets, il épia les
nllées et venues des clients reçus par son beau-père.
�I.A TOUR MAUDITE
Ce fut en vain. Il eut beau écouter, il ne surprit rien
d'anormal.
La semaine écoulée, le comte Amet repartit avec
Johllnnès et le silence retomba sur la maison.
Alors. Armand porta sei investiga.tlons au dehors.
Ser obl1gatlons de percepteur le mettaient en rapports
constants avec les propriétaires de la région. Hablleau CQurs des cément. et sous convmt de s'Int~re
réales. il Interrogea les contrihuables sur leurs rapports
pr.sslbles avec ses beaux-parents. La réponse ue ces
bravps gens fut lm anime. Sans se compromettre, ils
déclarèrent l'un après l'autre:
- Les Amet sont des richards. Personne n'a rien à
t'lIre contre eux. Ils font largement l'uumOne et sont
d'une honête~
scnlpuleuse en affaires. Ils ont eu
heancoup do chance.
Furieux de son lnSllccès, le mari de Floriane se
tourna vers les bOllrgeols et les commerçants. Il ne
réls~t
pas davantage.
Cartes. tJ auraft plT s'adreSf;er à la mtlore Dnrleu et
propos lnromp~hesb
enInl demander compte d{'~
tonr1ns. Une pTldenr hlen n:1tnrpJle le retint. Il répugnait fi se muer en lug!' d'Instrnctlon. Les paroles à
peine surprIses le hantaient pourtant. Il ne ces!\alt
d'y songPI'. Ah 1 s'Il avait eu le ronroge de luI ordonner de pr~clf
ses acnf;tio~.
T~lns
1 cette tentotlve
eût été Inutile ... Jamais ln. brave aub"rgisle ne niroit
rien. En Mplt de ses lendonres au havardage. elle savolt se taIre à l'occ:1f;lon. SI ello nvnlt dO parler, elle
l'eût rait nu moment du mnriage de son pensIonnaire.
m, à cet.te époque. Armnnd sc 10 rappela.1t commo
d'hier, elle s'6t01l born6e à le rrlirlter.
Dcc; loms pasf;èrent ; le car~mo
tO\1t entier s'écouln ;
avril vit rotlcurlr ICA lflas et le!'! cythlses : puiS n
neIgea slIr les vergl'rs. Malot ses fleurs odorlf6rnnles
régnèrent sur les lardlM.
A l'hl'ltel Amet, ln sltnntlon demr.urnlt tpndllO. Florlone, tonJours dOllre et Muml!;e. essayait de se fn Ire
pardonner MS sllrnces prolongfS'i par une hnm11lté
d'attltnde vraiment tourhnnto. Ceprnrlnnt, olle multipliait sell absences noctnrnes. Souvent elle sortait. lo
'!:olr, pendant que son mari était au cercle ... mals ces
�73
LA TOU R MAUDITE
tous ...
Courses dem eura ient igno rées de
pou r le repa s de
it
enda
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11
Un mat in, comme
allé au salo n chi.
inst
midi, Arm and trou va un visi teur
e, l'fnl'onnu lui
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nais. Incl /né vers
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parI ait à ml-volx. Au brui t de
étira ses lè.
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- Voici mon mar i, annonça-t-eU
onn age Immobile à
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Sa '-li 0" e et rr!'s
rnaz. De pass age dan s
- Notre cousin, Anatole de Che
de nous surp rend re.
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mai ns, !l'as sire nt face à face
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gea. Prov ença l d'or igin e et tout
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bav ard, le pare nt des Amet
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�74
LA TOUn MAUDITE
venir, déclara être en correspondance avec plusieurs.
Quant à Floriane, elle demeurait muette à son ordinaire ; mais ses yeux brillants, son teint animé prouvaient le plaisir qU'elle prenait à cette énumération .
... Le cartel d'écaille de la salle à manger marquait
deux heures lorsque les convives regagnèrent le salon
où le café é tait servi.
1\I. de Chernaz dit a,lors :
- ]e serais content de revoir les jardins. Naguère, 11s
m'cnchantaient et m'effrayaient à la Cois. Les statues
disséminées dans les bosquets troublaient ma jeune cervelle. Je n'étais pas éloigné de les prendre pour des
revenants.
Il se tourna vers le percepteur pour proposer :
- Si vous le voulez, mon cousin, nous ferons le tour
du propriétaire ; vous me montrerez les fontaines nouvellement restaurées.
Armand acquiesça. Ils sortirent, s'engagèrent dans
l'allée centrale du parc, gagnèrent un quinconce d'ormes dont les verts ombrages formaiant une voûte
épaisse, impénétrable aux rayons du soleil, et s'arrêtèrent au bas de l' escalier de la première terrasse.
M. de Puyverclon expliqua :
- Mon beau·père a relcvé les balustrades de ces pa·
rapets. On les avait renversées pendant la Révolutli)n.
1) a eu l'heureuse chanco de trouver ellez un e'lti'epreneur de démolttions la plupart des pilastres manqlJants. Cela lu! a pE:rmis de reconstituer, sans trop de
fmis, cette partie du domaine des Ruvigny,
Après un court sllollce, li ajouta :
- Vous ne l'ignorez point, n'est·ce pas, les Amet
n'olll pas toujours habité cet hôtel ? Ils l'ont acheté,
tOllt installé ou presque.
- Je connais cc détail; j'ai même su le prix de l'acquisition. Pétrus a réalisé là, une opération magnl.
flque . Il a payé le tont un prix dérisoire. Les meubles,
les tahleaux, l' argenterie valaient à ux senls le double. Mais je dols le dire à sa louange, il ne cherchait
en sc fixant icI. Il vou·
pas une spéculation pos~ihle
luit simplement étahlir dignement 50. future épous-e,
ma cou~ine
Elvire de Chamarande,
Il soupira :
�LA TOU R M,\U DITE
75
r, la pau vre 1 Nous
- Je l'aim ais com me une sœu
aieule. Elle mou rut
e
notr
par
e
fûm es élevés ense mbl
, et son épou x ne s'es t
aprè s huit ann ées de mar iage
Jantal:! consolé ...
- C'ét ait un bon m enag e ?
pare nts ont vécu l'un
- Le mei lleu r de tous. Mes
le dire . Ils ne
puiS
Je
ent,
uem
uniq
pou r l'au tre,
lis avai ent tout
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icI..
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V'Oyaient pers onn e et s'iso
r fort une gran Leu
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t-ce
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pou r être heu
l pren ait des
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diss ait chaq ue jour ; le négo
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de
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orta nte. Auimp
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curè rent une foun ritu re de
ch1flre de
le
pas
t
men
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aIt
n
con
Jour d'hu i il ne
Sa fortu ne.
de com plét er :
Il écla ta d'un rire sono re ava nt
oir eu la mai n heu- Vous pouvez vous van ter d'av
une beau té unIq ue
est
me
tcm
rEmse, mon cher . Votre
sI le ciel vou s en enet mill ionn aire . Vos enfa nts,
ère ... Vous pou rrez leur
mis
la
voie, ne redo uter ont pas
cièr e ...
taire don ner une édu cati on prm
un mom ent, puis InIl con sidé ra Puy verd on, hési ta
sinu a :
Joha nnès . C'est dom- Je sais bien. Il ya le cas
n'au rait pas eu le
de
mon
le
tout
sOr,
mage... Dien
pou rvue d'un ... déille
fam
cou rage d'en trer dan s une
elle on pass e rare lacru
sur
tnre
unc
men t... La folle est
iane , je cro is?
Flor
de
s
men t ... Mais vous éti ez fort épri
nu ...
rete
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poin
ont
vous
ne
ns
Ces con sidé mtio
obse rvai t
Il
...
dire
mot
Il mar cha un inst ant sans
paro les
ses
où
ble
trou
du
vait
erce
s'a,
Son com pag non et
avai ent jeté le perc epte ur.
tron t bais sé vers le
Celui·ci n'av ait pas bronché. Le
stes fleuris, tout sonograv ier, Il alla it parm i les arbU
ciel clai r où pas un
le
sous
rcs de cha nts d'oi seau x,
use... Une ang oiss e le
nua ge ne sem ait sa mas se laite
d'ab and onn er AnaCuir,
de
tona lt à la gorg e. L'en vie
cou rir s'en rerm er dans
tOle ail milieu du Jard in et de
cot le han ta. Il rési sta
abri
la retr aite pais ible du salo n
avan t son enqu(lte,
plus
sser
pou
lait
pou rtan t. Il vou
les choses qu'o n
ard
bav
app rend re de la bou che de ce
luI ava it cachées.
rnaz, tout à son suA cette min ute, le cous in de Che
�76
jet,
-
LA TOUR
~AUDIl'E
prononçait nettement :
Oui, mon bon, vous avez eu du couragi3.
En quoi donc?
En vous alliant uux Amet, donc ...
n se redressa, Ulle lueur narquoise glissa sous sa
paupière ; 11 s'att€ndit à une r()ule de questions et prépara sa réponse.
I! eut la déception de constater l'indifrérence d'Armand. Il voulait raconter son histoir·e, pourtant. Incapable de taire ce qu'il savait, il s'empara du bras de
son interlocuteur, l'entralna vers un retrait en forme
de colonnade, ménagé ù. l'extrémité de la terrasse, le
força à s'asseoir; puis, sans le lâcher, d'une vaDe con·
tenue et Ililti ve à lu fois, il articula :
- Comment ? Vous ignoriez cetw particularité ? Au
rond, cela ne me surprend guère. Pétrus est tellement
cachottier. Il eut da ' se départir de sa réserve, en
votre faveur. néanmoins. En vérité, vous avez eu beaucoup de chance do me trouver ; Je vous raconterai
tout ; de la sorte, vouS' serez au faH de ... de, .. de ceS
détails, enfin .. ,
Il esp(:rait un mot d'encourugement. Puy verdon ne
10 prononça polnt. Il poursuivit :
- Johunnès Il ·vingt-clnq ans. Ws l'enfance, il montra une humeur farouche, sauvage, mélancolique, ne
jouutt guère avec ses camarades, au collège, et passait
pour un ours. Dès sa vingtième uonée, 11 partit pour
un long voyage en Orient, séjourna on Turquie, on
Grèce, au Cuucasa. Lorsqu'Il l'entra, il amenait uno
leune femmo, Georgienne, la fille d'un des plus importants commi.ssionnujres en gruins de j'U!{raine ; 11
l'avait épousée à Odessa, tl'ois mols aupuravo.nt.
« Cotw Nadiu était extrêmement jolie. Son mari l'aimait passionnément, réallsu1t tous sos ouprices, la comblait do pj'e rrories, de fourrures. Copendant, la mulhoureuse s'ennuyait dans sa mulson, Accoutumée il l'exIstence libre, au soleU, il l'espaco, aux intermlnablos
chevauchées, 0110 ne put se fuiro aux exigeneos étroipo.Ut,
tes de la vie de province. Elle devint névreu~,
perdit sa gaie!.(i, son entrain, puis se mit li. tousser. Atterré par tant de faiblesse, Johannès la conc1ulsit Il
Lyon. Une consultution de doc tours fut tenue ; ces sa-
�LA TOU R MAU DITE
r 19 reto ur tmm édia t
van ts fure nt una nim es à ordo nne
de la mal ade au pay s nata l.
t.
• Lls s' el11barq uère nt ausssltO
uné e n'ét ait pas gué,
fort
L'in
.
tard
trop
• Il étai t
s, puis, un beau soir,
telllp
que
riss able . Elle lang uit quel
lgni t. Joha unè s crut
il. bou t de réSistall(;e, eH\! s'éte
aun ee entière, il
une
t
mou rir de déseS1Joir. Pen dan
de soins, on Je
e
forc
A
ale.
mor
esse
ago nisa de détr
eura it à jam ais
dem
eIJe
cerv
rem it Sur pieds, m!:l.is sa
mut isme , s·é.
son
ve,
nati
ie
ager
sauv
détr aqu ée. Sa
ire, il ne
uenu
Hoq
à
ut
taie nt accr us. Qua ud il r epar
jam ais inà
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étai
il
,
plus
De
.
e
u
q
s
~
'
l
p
parl ait plus , ou
; il dut aba ndo nne r
Capable de s'oc cup er des affa ires
été des . sien s lui
soci
La
.
seul
e
le com mer ce et vivr
tel pate rnel et
l'hô
tta
étai t dev enu e into léra ble. Il 'qui
t l'om bre se
don
celle
J,
dite
S'in stal la à la • Tou r mau
in. Depuis, il y pass e
prol lle de très hau t sur ce jard
ge de cire, reproducima
toUt Son tem ps, aup rès d'un e
folie, très douce,
Sa
te.
mor
e
chèr
tion exac te de sa
llte, mai s end or·
viva
cOllsislG à croi re la jeun e femme
réveil sans bouson
éple
il
et,
mie. Assis il. son chev
sa bien-almée.
de
rePOs
ger, de peu r d'in terr omp re le
au tond des
phe
triom
de
Il s'ar rêta , une exp ress ion
hom me
reux
heu
plus
le
t
étai
il
nt,
prun elle s. Vraime
Le re·
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réci
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étra
du mon de d'av oir pu déb iter son
de son
et
l'eH
t
plai
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con
il
,
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Ilard J1xé Sur Arm
it immobUe, imp assi .
diScours . Le perc epte ur dem eura
ses geno ux, 11 aval t
sur
sées
croi
ble auss i. Les mai ns
les révé latri ces.
ente ndu sans man iles ter les paro
voix se t1t rude PQur
Sil.
;
tête
SOUdain, il redr ossa la
PI'OteSter :
dive rtiss ants , mai s tout il
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vit poin t au don .
tau incr oya ble. Mon beau-frère .neIl voyage avec son
icI..
JOl!. le saur ais sa prés ence
Père.
ci, par exem ple, 11
- Cer tain eme nt. En ce momentt 11 suU le traidon
te,
énis
l'all
est à Marsellle, clloz
s ootte Maison
dan
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tem ent. JI fait de Créq uen ts sôjo
là-h aut ...
terre
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de sant é. Mais ordi nair
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8l mai n tond ue désignaH la
e... puis il
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l'enc
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préo ull :
�78
LA TOU'fi 1I1A UInTE
Un domestique russe, [tj frère de Inlt de Nadia,
habite avec lui et le soigne.
Il s'interrompit, pour remarquer :
je le
- Vous semblez douter de mes affirmations
comprends, d'ailleurs... Eh bien, je vous prouverai
comblell je suis sincère. Le logis de Johunnès est désert
aujourd 'hui : allons le visiter. Vous jugerez par vousmème.
Armand ébaucha un geste de consentement. Il étuit
trop el'Condré pour l'épandre. En silence, il suivit son
compagnon dans le sentier pmllqué aux flancs de la
colline, et grimpa vers l'énorme tour aux murailles
tapissées de lierre, de roses grimpantes, de vignes sauvages, dont la silhouette imposante dominait le roc
ensoleillé.
Entre temps, Anatole expliquait:
- Ce donjon appartient aux Amet depuis plus d'un
siècle. Le bisaïeul de Pétrus l'acheta pour une bouchée de pain uu seigneur de Hoquenoire ruiné pur la
faillite de Law, Cette bâtisse tombait en ruines. Songez
donc ... Elle était inhabitée depuis si longtulllps 1. .. Hestau rée ,elle lit belle ligure. Le vieil Amet la déIJarrassa
des pierres éparpillées alentour, plànta une espèce de
purc devunt su purte, et y logeu ses réserves de grains.
A cette époque, il habitait dans la demeure ancestrale,
sur la Montée du Cimetière, cela lui était fort commode. 11 avait des greniers solides et pas éloignés de
son appartemeIlt... Depuis, la fortune de ses descendants s'est décuplée ; Pétrus s'est installé à 1'116tel
de fiuvigny et les entrepOts de céréales ont été transférés au bord du nhOne, sur les quais ... Cependant, ils ne
renoncOrent pas à ln • Tour Maudite _. Au contraire, 11s
aménagèrent un coquet appar'tement qui resta inoccupé. Après son veuvage, Jollannès s'y retira. 11 n'en est
guère sorti depuis... •
lis atteignaient le seuil du donjon. Un jardin parfaitement entretenu et planté d'une foule de fleurs rares
étalait autour de l'énorme blUisse la correction de se!'
parterres rectilignes. Un tri pic rideau de cyprl's voi·
lait l'horizon. A travers leurs fûts élancés, Armand di;;·
Ungua des plenes alignées, des monuments !\urmontés
de croJx, des stèles. Il reconnut la llécl'opole où il
�•
LA TOUR MAUDITE
79
s'était égaré, un soir, parmi la brume froide de l'hiver ..Cependant, Anatole poussait doucement une porte
tail1~e
en ogive, et précédait son compagnon dans un
escalier de pierre, dont les marches tournaient entre
de chatoyantes tapisseries d'Orient, et l'introduisait
dans Ulle immense salle circulalre aux murs tendus
de Soie violette brochée d'or. Les meubles, les consoles, doux di vans très bas, recouverts de foufl'ures
amollcelét!S, s'y alignaient dans un ordre impeccable.
Au milieu, dans une large caisse d·e verre posée sur
une estrade de bois doré, une jeune femme vêtue du
somptueux aj ustcment des Géorgiennes, était étendue
et selublait dormir.
Cheruaz murmura :
- Vous ai-je trompé '1
Armalld tH un signe négatif. Il s 'approcha du cercueil. SUI' Ulle talJlette placée au chevet oe l'image,
Une sUfJCl'bO gerbe de l'uses l'ouges s'épanouissuit dans
Une buil·t! de vermeil Incrusté de turquoises. Une assieu·e d'argent, posée contre les fleurs, conLenait un
Poulet eu gelée ; des fruits, d.es vàtiss(;!ries, dressés sur
deux computiers, encadraient la volaille.
Anatole dit · encore :
- Des vivrcs sont préparés. Si la malheureuse se
réveillait pendant l'absence de JOhannès, elle pourrait
Se restaurer ...
Il tuuc/la 50n front dans un geste de pitié :
- Pauvre garçon ; il est fou ... Mais sa démellce est
douce.. silencieuse... et les docteurs espèrent le guérir ...
Incapable de proférer un son, M. de puyverdon vivait
en plein rêve. Comme tout ce dont il était agité lui
:~raisSt
simple, à présent. Le mystère, la solitude,
.ISolement voulu de ses parents étaient rendus plauSibles par la maladie de Johannês. Les habitants du
PayS connaissaient sans doute cette inOrmité, la consl dërnlent comme uno tar<l et se tenaient loin des malheureux, comme ils j'eussent fait vIs à vis de pestlrérés.
Le cœur du jeune homme battait d'allégresse. Une
laie l'Inondait, le mystère s'éclaircissait, Il volait sur
�•
80
LA TOUR ))IAUDITB
la sente rocailleuse, sans emendre les discours inintenolllpus du cousin Cllernaz. 11 avait hàLe de regagner le lJuulioir ClUllOis où Floriane, grave et pensive,
l'aLLelH.[alt eu brodant ...
Sowlalll, la voix haletante du cousin bavard arrêta
son elan :
- AllI tout n'a pas été rose ... à cette époque, croyezmoi, disait l'impellitellt indiscret. Des drames pénibles
se som déroulés dalls cetLe maison. Je parle de longlemvs, eL devuiS, Pétrus ne pouvait arriver l1 marier
sa tUle. NomlJre de vrélendallLs agréés par lui se dérobèreut au dernier moment. On a beaucoup chuchoté,
là-dessus. Un certain cllevalier de Hosières était bieu
accueilli, puis ce fut un Toulonnais, Andréas.. . Un
duc napolitain vint ensuite ... Tous lllèrent avant les
llançailles ... J'ai su les histoires par la baronne Cllasseneux... Celle-là était enragée pour fa.ire épouser
son héritier : EdmOlld à Floriane. Les jeunes gens se
voyaient beaucoup. La petite sembJait contente ; le
galant la quitLait peu... Ils s'écrivaient avec l'assentiment des parents ... Un beau matin, il disparut.. pour
ne plus revenir. Cela lit un nruit terrible dans la contrée. Les Chamarande, les de Laverd, les Monthureux
étalent atterrés ..,
Ell guis.e d'explication, 11 ajouta :
- Ce sont les parents matemels de votre femme.
Un gros rire secoua ses épaules massives... Entre
deux eclals de gaieté, il conclut :
- .Qieu merci, les mauvais jours 50.nt passés. Vous
avez passé outre tous ces comm érages... Vous les
ignoriez, d'ailleurs, n'est-ce pas '1 ... Vous avez bien
fait. Votre compagne est une cr6ature idéale ; votre
intérieur un palais, la. Lortune de Pétrus à l'abri des
surprises ; et la tante noseline un miracle de bonté.
Si vous m'en ctoyez, vous vous laisserez "ivre sans
vous occuper du reste ... ct vous serez heureux ...
11 tira l'énorme montre guillochée dont le boitier
en savonnette gonflait son gousset et résuma :
- Tout ceci entre nous, n'est-ce pas ? Si mes cousins n'ont pas cru devoir vous parler de la Tour
Maudite et des /lancés fugitifs, n'y !aites aucune all\1sion ... Ils ont eu Jeurs raisons pour so taire. Ils m'ac-
�LA TOUA NA UDI1'n
III
cuserai ent de m'être mêlé de ce qui ne me regarda it
pas,
I! sourit gaieme nt, puis acheva :
- En attenda nt, je me sauve. Mon notaire m'atten d.
A Ci soir...
Il dégring ola l'escalle r de la dernièr e terrasse tt se
perdit dans l'épaiss eur des bosquets.
Armand le regarda s'enfon cer derrière le rempar t
de vel'dl1l e dont la ' 1IJ<.I:;se profonde voilait la façade
intérieu re de l'hOte!. Affaissé "ur un banc de marbru
ménagé entre deux piliers, pour le repos des promeneurs, il essayai t de se rappele r les paroles de Cllernaz ...
Les noms cités par le Provenç al tintaien t à ses
ore111os : le malheu reUx les entenda it ... Il n'avait pas
été le premie r Hancé de Florian e : elle s'était engagée
à d'autres avant lui.. . et tous avaient repris leur parole ... Pourqu oi.. r La folie de Johann ès n'était pas
une raison su1Iisante... Il y avait autre chose... mais
quoi?
Il avait quitté son asile de verdure , et, lentement,
redesce ndait vers la maison . Indiffér ent aux corbeilles
tteuries disposées au hasard des pelouses, 11 allait lentement, le front bas, poussan t du bout du pied les
menus gravlel' s semés alentou r.
Hanté par une angoiss e indicible, 11 pénétra dans le
vestibule, gagna le boudoir chinois.
La coquett e rotonde était déserte. Le siège de Floriane abando nné. Le métier à broder replié sous sa
housse de soie demeur ait délaissé.
Désemp aré par l'absenc e de sa lemme, Armand fit
trois tours dans la pièce; rangea un bibeiot, ouvrit
un l1vre. Il s'éloign ait quand Mlle Rosellne apparu t:
- Avez-vous fait bonne promen ade, dit-eHe ? Anatole
est ravi ; 11 se léJJcite dc vous connalt re ...
Armand haussa les épaules d'un air accablé ; sans
répondr c 11 s'enqui t :
- Où est Florian e?
- Pas bien loin ; elle revient à l'instan t.
11 onvrit lu bouche pour cxlger des précisio ns. Cette
tois encore, une sorte de Cf4lJnte le retint; il n'osa les
lormule r ; et, sans ajouter un mot, quitta la pIèce ...
�82
LA TOUR MAUDlTE
CHAPITIŒ IX
Pendant plusieurs jours, Armand mena l'existence
la plus misérable. Dévoré de curiosité, il ne pouvait
s'approcher des siens sans entendre bruire fi. ses oreilles
les paroles de Chernaz. Il se rappelait les fiançailles
rompues, la fuite des prétendants ; et tous les évènements survenus peu de mois avant son arrivée à
Roquenoire. Floriane était certainement mal remise
de ces aventures, lorsqu'il l'avait connue et recherchée.
Ses pensées dévièrent. Elles l'entraînèrent vers l'époque où il devisait, le soir, avec la IUle du Comte Amet,
sous les grenadiers de l'hémicycle ... Comme la réserve
prudente de la jeune fIlle lui avait plu. Elle était si
calme, si tranquille avec ses longues robes blanches
et ses écharpes vaporeuses ... Jamais il n'aurait supposé
qu'elle venait de rompre un mariage projeté ...
Pourquoi lui avait-on fait un mystère de ces évènements .. . ? Si les Amet n'avaient rien à se reprocher,
ils n'auraient pas caché ces choses banales entre
toutes .. .
Il se souvenait ensuite de la rapidité avec laq,uelle
on avait mené les préliminaires de son -mariage. Il
entendait encore la voix morne de son
beau-père,
quand il arrêtait les programmes de la cérémonie et
du voyage de noces... Sans doute les projets formés
pour les précédents promis de sa nlle avaient servi pour
le nouveau ...
Plus il songeait à cela, plus il acquérait la certitude d'avoir été épousé par raison. Floriane tenait à
se marier. Le négociant anobli voulait établir sa fille.
Le jeune fonctionnaire était orphelIn, inconnu à Roquenotre, il portait un beau nom, un titre; il avait
été soldat et les annales de la Grande Armée retentissalent de ses bauts faits ... C'était un parti inespéré. Sincère, sentimental,
honnête, Armand s'était pris au
piège ...
Il le comprenait, maintenant ... Sa femme l'avait accepté pour obéir à son père ... Le cœur encore meurtri des ùésillusions successives, elle s'était hâtée de
concluro une union que lui plaisait peu... De là ve-
�LA TOUR MAUDITE
83
nulent sa froideu r constan te, ses silences, cette sauvagerie dont eHe ne donnait aucune explica tion ...
A chaque instant, le malheu reux mari se répétuit :
- Je lui déplais ; elle s'ennuie avec moi... Elle soulrre de s'être ellgagée pour la vie à un étrange r ...
Plusieu rs fois, depuis son entretie n avee Anatole, le
malheu reux avait été tenté de lui crier sa détresse,
Son des espoir de se sentir une gêne dans sa vie ... A
présent, il y était à peu près décidé, il -quittera it Roquenotr e, irait à Paris et prendra it du service dans
l"annee du roi...
Ces pensées , II les rumina it pour la centièm e lois
peUL-être devuis une semaine , lorsqu'i l se dirigea, ce
jour-là, vers le boudoir chinois. Ii était enlin résolu de
demand er à Florian e quelque s explicat ions quant à
ses nombre ux prétend ants fugitifs ...
Fort de cette décisioll, il s'avanç ait vers la jolie rotonde ensoleillée, où il croyait trouver sa compag ne ...
La pillee était viue. Sur une chaise, la broderie commencée demeur ait posée, sans soin, comme une chose
lanccc à la luite. Le minusc ule dé d'or, les ciseaux ,
l' ètui gisaien t sur la console voisine ...
- Où est-elle ? murmur a-t.il.
11 promen a sur le décor familie r un regard affolé.
Cllez Son frère sans doute ; là-haut, dans cette tour
maudite où li abrite sa lolie ... Ensemble, ils disent leurs
espoirs déçus... Car Je l'ai bien remarqu é ... Ils ont
conlJance l'un dans l'autre et la démence de Johannè s
s'apaise quand il se retro'uve près de sa sœur... Elle
lui conte l'amert ume de sa vie près de mol, ses soirées Solitaires, tandis que je flâne au Cercle, et son
relus d'ouvri r ses sa10ns ...
Comme un dément, il sortit de la pièce, escalad a les
degré;; qui menaie nt à son apparte ment, et parcour ut
Violemment, il ouvrit et ferma toutes Jes
celui-ci.
portes, inspecta les moindr es recoins et dut enfin se
rendre à l'évid<:nce : Il était seul, bien seul.
Echoué sur un siège, il demeur a longtem ps immobile, les yeux perdus dans le vague. Peu à peu, sa colère tomba ; sa fureur s'apaisa . Il rentra en lui-mêm e
et fit un mouvem ent pour se remottr e debout.
Il était honible ment énervé ; ses jambes trembla ient.
�81
LA TOUR l!.IAUDITE
Il s'accrocha au meuble voisin pour ne pas tomber ;
mais, en s'appuyant de tout son poids sur le frêle
bonheur du jour, il nt jouer un ressort caché dans la
moulure. Une tablette glissa. et démasqua un compartiment secret.. .
Instinctivement,l M. de Puyverdon fit le geste de repousser la planchette ; il se retint. Alignées au fond
du tiroir, des liasses de lettres attachées ensemble par
des rubans bleus attiraient son regard.
Il hésita une seconde. Un souvenir frappa sa mémoire. Ce meuble était placé jadis dans la chambre de
sa femme. Au retour de leur voyage de noces, elle
l'avait réclamé il sa tante et fait transporter dans son
petit salon. Depuis, il avait vu à maintes reprises Floriane installée devo.nt ce bureau en train d'écrire.
Cela ne l'avait pas inquiété. Mais, aujourd'hui, en
face de ces papiers précieusement conservés, 11 comprenait pourquoi elle n'avait pas voulu se Séparer de
ce meuble. Elle y dissimulait sa correspondance avec
cet ancien fiancé auquel ses po.rents l'avaient autorisée
il. écrire. Elle se réfugiait là, pour relire ces tendres
billets, lorsqu'elle se croyait seule.
Armand ne rélléchit pas davantage il l'indélicatesse
de son acte. Emporté par sa douloureuse fureur, il sai·
sit un paquet et lit sauter le premier ruban. ' Une étroite
boIte de galuchat rose lané aux angles s'en échappa.
Le jeune homme l'ouvrit. Elle contenait une ravissante
miniature entourée de diamants.
Un homme en costume du temps de Louis XVI était
représenté sur la mince feuille d'ivoire. Cet inconnu
montrait sous la poudre d'une perruque à marteaux
un visage d'une singulière beauté. Presque féminins,
les traits de l'inconnu étalent d'une régularité absolue. Armand considéra longtemps cette physionomie,
dont aucune particularité ne lui était familière, puis
déposa l'écrin et se mit à teu1l1eter les papiers. Ceux·
cl dataient d'une époque où les gens les mieux nés
n'écrivaient point de façon parfaite. Les caractères
mal formés étalent pour la plupart Indéchiffrables.
Cependant, à force de ténacité, Il parvint à lire quel·
ques pages. Elles étalent sans Intérêt, traitaient d'af·
falres depuis longtemps conclues. Néanmoins, une ou
�LA l'oua MAUDIT E
85
deux d'entr·e elles montra ient une angoiss e profond e ;
le corresp ondant de Pétrus Amet ou de son père parlait d'un danger terrible auquel Il espérai t échappe r .
. Ces histoire s n'intére ssaient point le percept eur. Soigneusem ent, il rescella le paquet et remit tout en pInce. Alors, il aperçut au tond du tiroIr une petite
boUe d'acajo u marque té. Une minuscu le clef d.e vermeil était sur la serrure . Armand l'ouvrit. Un paquet
de lettres remplis sait le coffret. Biles étalent toutes
adressé es :
A Mademoiselle Floriane Amel
chez ses parents,
Rue des Carmé/iteJ
A Roquen nire, p'rès Avignon (Vaucluse)
Les mains frémiss antes, les Joues en feu, le cœur oppreSsé de ce qu'il osait faire, Puyverd on s'en saisit,
les ouvrit et se mit à lire.
Tour à tour banal, cérémo nieux, affectueux, familler ,
le courrIe r était IlOlformémeilt signé : Edmond.
Tous les blllets traitaie nt d'un sujet unIque : une
union proJetée, et le pauvre mari ne fut pas long à
compre ndre combien le bavard Anatole avait dit vrai.
« Je suis au comble de ' la félicité, disait l'un : votre
père a consent i li couronn er mes vœux. D'ici quelque s
semaine s, ie ne vous quittera i pas, ma chère Floriane ;
j'habite rai près de ...
Suivaie nt une taule de protesta tions entremê lées de
combin aisons matérie lles.
" ... Depuis hier, ie suis votre heureux fiancé, annonOait une autre. Vous étiez superbe dans t'o/re l'obe de
satin vert.. Pourquo i fattt-il qu'aucu n de vos parents
n'ait été admis à l'honne ur de vous admirer ... Votre fJtlre
est vraimen t bien sévère.. . d'exif(er cet isoleme nt. ))
'" Quelq1\es teulllets chantai ent la même allégresse.
Puis insensib lement le ton se modifiait. Le fiancé de
Florian e se plaigna it de la ' froideu r glaciale de la
jeune l111e. Il la trouvai t distante , r6servée, mystérieuse. Il parlait de diverge nces d'opinlo lls entre leurs
parents . Des disouss ions fâcheus es se répétaie nt. Edmond sembla it désolé.
(( '" Je ne puis compren dre pourquo i on s'obstin e n
refllser les explicat ions indispen sables. On devrait de-
�86
perdl~
LA TOUR MAUDITIl
viner combien cela est ennuyeux. Pour ma part, j'ai
le sommeil...
Le reste de la phrase manquati. La destinataire
l'avait déchiré.
Enlln, le dernier message incohérent, haché, comme
dicté par une fièvre rageuse annonçait la rupture :
Il ... Tout est fini . Ma mère arrive de Roqueltoi're. Elle
a et! avec les vôtres une discussion véhémente et décisive. Je ne vous verrai plus. Les doux rêves deviennent imtJossibbles. Mais aussi pourquoi votre Père s'estil obstiné? Trop de mystères entourent voire Tour Maudile. Ma famille ne saurait les supporter. Adieu, SPhinx
charmant.. . Soyez heureuse... li
Armand referma le coffret et remit tout en place ...
Appuyé à la tablette refermée, il demeura longtemps
songeur... Ce Chassérieux aimait mal sa flancée. Ses
phrases de regret sonnaient faux... Elle était froide
avec lui aussi. Elle ne l'aimait donc pas ?
Il se leva, s'approcha de la (·enêtre, colla son front
à la vitre fralche, revint vers la cheminée et tira le
cordon d'une sonnette.
AussitOt, la fldèle Aurélie parut :
- Priez madame la marquise de monter, si elle est
rentrée, dit-il.
Mme de Puyverdon arriva cinq minutes plus tard.
Son mari ne lui laissa pas le temps de s'inquiéter
des causes de cet appel. D'un bond, il s'avança vers
elle, lui saisit le poignet et lui montra le bonheur
du jour.
- J'ai découvert par hasard, oh 1 tout à fait inopinément, je l'atteste, le secret de ce meuble, dit-il sèchement. J'y ai lu la preuve de votre roman d'autrefois
avec ce garçon ... lyonnais.
Il ne put articuler le nom de l'lnconnu, soupira longnement et poursuivit :
- Depuis des semaines, Je me doutais de cette histoire. Il so plaint des mystères 'lui vous entourent, je
le comprends, j'en soufrre aussi... Quand Je vous questionnais, vous répondiez évasivement... Je n'en pouvais plus. Je l'oulais savoir .. et nul ne me renseignait ...
TantM, le suis venu lei ; un fDUX mOllvement m'a fait
heurter ce bureau ; le tiroir secret s'est ouvert. Pour-
�LA TOUll MAUDIT E
87
quoi n'avez-vous pas détruit cette corresp ondanc e ?
Cet individ u vous tenait donc au cœur ?
Florian e le considérait, une stupeur immens e au
fond des yeux. Elle dressa la tète ; la voix indifférente,
elle répond it:
- Je ne compre nds rien à ces accusat ions: ces choses
Sont oubliées depuis longtemps.
- Vous avez conservé ces lettres, pourtan t.
Elle haussa les épaules pour avouer :
- J'ai oublié de brûler ces papiers. C'est bien simple,
je vous assure ... J'y ajoutais si peu d'importance. Cela
ne me touchai t en rien.
- Vous étiez engagée à ce Cbassérieux, pourtan t ?
- Mon père ravait désiré. Il avait permis un échange
de messag es ... J'at l'habitu de d'obéir. Lorsque ce monsieur s'est retiré, ma vie n'en fut pas attristée. Je
subissa is sa présence, Je me suis consolée de son absence ... sans effort.
- Il ne vous plaisait donc pas ? Pourqu oi l'épousiez-vous alors ?
Elle devint écarlate, ses paupièr es battiren t coup sur
coup ; son regard se tourna vers celui de son mari,
et, d'une voix sincère, elle déclara :
- En cela comme en toutes choses, je cédais aux
désirs des miens.
- Vous avez fait de même lorsqu'i l s'est agi de
moi 1
Impulsi vement , dans un immens e élan de franchise,
elle riposta :
- Ce n'était pas la même chose ... Je vous aimais.
Elle hésita ; son front s'empou rpra encore, puis,
un tremble ment dans la voix, elle acheva :
- Faut-il le répéter ? oui... Vous m'avez été cher
dès la premièr e minute ... Mals je n'al jamais su vous
le montre r. Ce n'est pas de ma faute, si l'on m'a élevée
ainsi... Je dols tout dissimu ler de mes impressions. le
ne sais pas ... être spontanée.
Armand secoua la tête :
- Je Voudrais vous croire. J'en serais heureux et
fler ... Trop de chosos m'en empêchent. J'ignore trop de
détails de votre passé, a tous .. .
n s'arrêta , effrayé des mot8 échappés à Ba Ylolenc.
�88
LA TOUR MAUDITE
Plus doucement, il acheva :
- Je veux savoir la vérité tout entière ... Hors d'elle,
U n'est pas de bonheur possible entre nous ... Racontezmoi s!mplflment les faits que l'on dissimule ici... Dltesmol pourquoi cet Edmond a déserté votre maison, a
quitté le pays et repris sa parole ...
Elle hocha la tête douloureusement
- Je ne puis ... je ne puis ...
- Pourquoi
- Parce que ...
Un long sIlence tomba. Absorbés par leurs pensées,
ils n'essayérent powt de le rompre et demeurèrent debout, l'un en face de l'autre, dans une attitude fermée
et comme hostile.
Soudain, Armand étendit la main vers le bureau, et,
d'une volx qu'il s'efforçait de rendre ferme, 11 reprit :
- J'ai trouvé là-bas un portrait d'homme. Il doit
dater du siècle dernier. Qui représente-t-II T
Mme de Puyvordon blêmit. Un tremhlement convulsif
agita ses lèvres. Son m:ll'i crut qu'elle allaH défaillir;
11 s'élança pour la soutenir, mats, par un effort de
volonté, elle s'était ressaisie. D'une volx presque posée,
elle articula;
- Je ne saIs pas au juste ... Un parent de mon aïeul
ou un ami.. . .le ne l'ai jamais demandé.
On frappait à la porte de la chambre.
Aurélie entra. Ellé venait annoncer le ' diner. Us
deux époux la suivirent on silence dans l'escalier. Lorsqu'ils pénétrèrent ensemble dans la sallo :). manger, le
front de la marquise était redevenu serein .
... Quelques semaines s'écoulèrent encore ; l'été touchait :). son terme; l'automne drapait son écharpe dorOe aux clmes des arbres et aux pampres des vignes.
La ville était déserte. Les amis de M. de Pnyverrlon
prolongeaient dans leurs terres des vacances dIvertissantes ; mais le jeune homme ne s'apercevait pas de
leur absence. '
Redevenu maussade et taciturne, tl 6tolt reprIs de
ces accès de mélancolie quI l'accablaient lors de son
installation li. Roqnenolre ; Il sc plaisait seul ; passait
toutes ses journées dans le s1lence du petit salon abricot, à Ure at à fumer des p!pell.
�LA TOUR MAUDJ'l' E
89
Depuis son explicat ion avec FlorIane, 11 n'avait pas
essayé de renouer l'entreti en sur ce sujet brOlant.
D'un même accord tacite, les deux époux évitaien t de
parler de ces choses et s'en tenaien t dans leurs entretiens , à des sujets d'ordre général. Cette manière
d'agir n'était point faite pour les rapproc her. Insensiblement, le fossé creusé par l'attitud e distante, les absences réitérée s de la jeune Cemme, s'élargissait. Un
malaise constan t les divisait, et les amabili tés multipl es
de l'excelle nte tante Hoseline ne parvena ient pas à le
dissiper .
CHAPITRE X
De plus en plus le percept eur regretta it sa vie passée.
Constam ment, il se rappeÎa it les exploits homérIques
accomp lis naguère , par les soldats de la Grande Ar·
mée, et se prenait à souhait er de les recommencer. Certaineme nt, Il ne lui serait pas difflclle de retrouv er son
ancien grade. Le roI ne demand erait pas mieux que
d'agrée r son concours. Cependant, par une IIdélité profonde pour la mémoIr e de son Empere ur vénéro il hésitait à mettre son projet à exécution.
S'il s'y décidai t un Jour, Il emmen eralt sa femme.
A jamaIs éloigné de la « Tour Maudite " et do ses mystères, 11 vivrait ces années de joie mU1tafre si longtemps souhaitées.
Certes, il ne l'avait pas oublié, fi avait promis à son
beau'Pè re de ne jamais abnndo nner Mlle noseline. Cependan t, Il ne pouvait se sacrifie r contJnuellement au
repos des autres. S'Il restait à noquen oire, 11 deviendrait rou ... 11 le sentait. JI ne pouvait envIsag er cette
extrémi té. SI la chère tanle désirait ne point se séparer de sa III/eule, eUe accomp agnerai t le m6nage ;
personn e ne s'y opposerait...
Armand s'étaif presque arrêté à cette d6cislon, lorsque son beau-père, absont depuis plusieu rs mots, rentra
au logls.
n reparut un beau matin, à l'heure du déjeuner, re.
pril sa place à table, se montra courtois et dIsert; raconta mUle choses amusan tes. Cependant, Armand cons-
�90
LA TOUR MAUDITE
tata un changement dans les manières du vieillard. 11
était moins actif ; une inquiétude latente se lisait dans
son regard. De plus, Johannès ne l'avait pas accompagné. Lorsque M. de Puyverdon demanda des nouvelles de l'absent, le comte répondit des paroles vagues,
et le percepteur, gêné, n'osa. réclamer des éclaircissements.
Cependant le vieillard ne négligeait point les affaire51
de son négoce . Au contraire, il paraissait animé d'une
t1èvre de gain dont on ne l'aurait jamais cru capable.
Les visites se multipliaient dans le parloir du rez-dechaussée. De son bureau, Armand entendait le défilé
presque continuel des paysans désireux de vendre leurs
céréales au riche accapareur.
Un après-midi, comme M. de Puyverdon sortait de
la perception pour gagner son appartement afin de
s'habiller pour diner au Club, où l'on fêtait la promotion d'un officier, il aperçut une femme qui faisait les
cent pas dans le couloir. Habitué Il croiser à tout Instant les clients de son beau-père, il ne prêta aucune
attention à la visiteuse et se hâta vers l'escalier. Mais
par une curiosité instinctive, 11 ne put s'cmpêcher de
regarder quelle était cette personne. Un cri de surprise
lui échappa quand il reconnut la mère Durieu.
- Comment ? s'écria-t-i!? Vous ici, ma bonne
hôtesse ?
D'un air innocent, il ajouta
- Vous veniez me voir?
La brave femmc devint écarlate, se troubla, ba!oulllo.,
et I1nit par articuler :
- Non, monsieur le percepteur ... Je voulais parler il
M. Amet.
Le visage d'Armand manifesta un étonnement profond:
- Vra imcnt, fit-il 1... En quel honneur ... ? Vous voilà
en relations avec lui...? Vous ne le connaissiez guère,
pourtant 1
L'auhergiste perdIt toute contenance :
- Je sllls la locataire de M. Amet... Il me loue une
maison dans le faubourg ...
Le percepteur nt un geste d'approbation :
- Je J'ignOrais, dlt-1l...
�LA TOUR MAUDlTE
!lI
D'un ton rempli d'intérêt, il poursuivit, jouant la comédie :
- Vous aurez longtemps à pauser, ici... Mon beaupère est sorti et ne reHtrera guère qu'à l'heure du
dîner. Vous aviez rendez-vous avec lui?
La visiteuse hochant la tête négativement, Armand
poursuivit :
-. C'est ennuyeux ... Vous serez lasse, si vous demeurez longtemps debout, dans ce passage glacial... Montez chez moi. Vous y serez mieux et plus chaudement.
La mère Durieu sc tlt prier un moment. mais c'était
pour la Corme.Elle grillait de l'envie de connaltre ce
fameux appartement Ilménagé pour le fonctionnaire
alors qu'il n'était pas encore le gendre du riche négociant en grams ; elle Je suivit.
Cependant, M. de Puyverdon introduIsait la bonne
Cemme, allumait les flambeaux, lui montrait un siège,
s'installait vis-O.-vis d'elle et demandait :
- Voyons, ma chère dame, dites-moi pourquoi vous
m'aviez dissimulé vos relations avec M. Amet ?
Surprise par la brusquerie de l'attaque, la commère
se troubla, hésita un moment, secoua la tête et répondit :
- Je n'a ime [Joint parler de mes affaires.
Armand eut un somire indulgent :
- J' entends bien, nt-il... Cependant, vous auriez pu
vous éviter un mensonge. C'ost très mal de déguiser
la vérité, ma bonne mère Duriell ; vous serez obligée
de VOliS en accuser ... Car VOliS avez commis une double ·
faute... dissimuler est un pêché, le faire pour si peu
est ridicule.
L'aubergiste haussa les c\paules et concéda
- C'est bien vra!.../ mais, je le répète, ces conversations me déplaisent...
- C'est donc qu'il y a de vllaines ac tions à app rendre ? COli pa Pllyverdon.
Elle se réc ria :
- Jamais de la vle ... / Je n'ai pns dit cc/a ... !
- Certes non ; mais VOliS le laissez supposer.
- Vous vous trompe? ... 1
Le regard d'Armand se plonta comme une lame dans
les prunelles de son interlocutrIce ; lentement, mar-
�92
LA TOUR MAUDITE
telant les syllabes, il insista :
- Allons, mu bOllne, ne vous olJ"IIlJ el pas ... Je sais
bien des choses, que Je ne dis pas... Par exemple le
sujet de vos différends avec mon beau-père.
- Ah 1 il vous a dit ?
Le percepteur esquissa un geste nôgutif.
- Non ... Le comte Amet ne parle jamais de ses affaires ; néanmoins, j'en connais quelques unes ; la '
vOtre par exemple, et cela tout à tait par hasard. Un
jour, il y a quelques mois, je descendais de mon bUt·eau,
lorsque les échOS de votre discussion avec le propriétaire sont parvenus à mes oreilles. Sur le moment, j'ai
eu l'intention de vous Interroger, et j'ai pensé à vous
suivre aux • Armes de France... • A la réftexion, j'ai
lugé ce procédé indigne d'un gentilhomme, et je l'al
repoussé... Depuis, j'ai appris des détails troublants .. ,
je vous prie, de me confier, ce, .. ces raits auxquels vous
taisiez allusion, ce soir-là.
Le ton du jeune homme avait pris une réelle expression de gravité. Son regard sc voilait. La Mère
Durieu comprit combien son ancien pensionnaire était
ému et angoissé. Elle balbutia :
- Je ne puis rien dire ... D'ailleurs, je ne sais rien,
ou presque ...
- Cependant, vous parliez comme une personne süre
de son rait.
Elle fit la moue
- Lorsqu'on est en colère, on avance des ... choses
dont on n'est pas certain ...
Armand s'était levé. Lentement, 11 s 'approcha de sa
visiteuse et, doucement, d'une voix qu'il s'efforçait de
rendre persuasivo, il insista :
- Allons, ma bonne hOtesse; ne VOllS faites pas
prier... DégonHez votre cœur, cela vous soulagera, et
me sero. protitable... peut-être... Ne me cachez r1en.Contle7.-vous à moi comme à un vieil ami; je vous jure
de garder pOUf moi seul votre secret et de m'efto'l"cer
de vous être utile, si je le puis ...
- Vous me le promettez ?
- Parole d'honneur.
EJJe poussn un long soupir, essuya son front motte,
et commença :
�LA TOUR MAUDITB
- Je le répète, monsieur le percepteur, je ne sais
rien ou presque ; mais j'ai vu de mes yeux les perSonnes dont je vais vous parler. Cela nul ne peut le
contredire ; je suis prête à l'affirmer la tête sur le
billot...
• Un soir de l'hiver 179", par une afIreuse tourmente de neige, un cavalier traversa la ville au triple
galop, gravit la montoo du cimetière et s'arrêta devant
la demeure de M. Amet.
1 Il faut vous dire, monsieur: à ootte époque, l'étais
nouvelle mariée ; je ne m'occupais pas encore de l'auberge où ma belle-mère régnait en souveraine mattresse. Mon époux et moi gérions une petite culture
dans la plaine, et nous habitions une maisonnette plantée juste ~n Ca ce des entrepôts où le vieux Petrus Amet,
l'aieul de votre dame, monsieur, enfermait les grains
destinés à son négoce.
« Donc cette nuit-là, où la tempête faisait rage, le
voyageur mit pied il. terre,heurta de plusieurs coups
il. la porte, attacha son cheval il. l'anneau du montoir
et attendit.
« Le bruit de cette chevauchée nocturne, les coups
frappés, les appels de l'inconnu m'attirèrent à la fenêtre. Je le vis distinctement. Il était vêtu de noir ;
un ample manteau l'entortillait dans ses plis sombres,
un feutre enfoncé très bas sur son front dissimulait
Ses traits. Je ne pus rien apercevoir de sa figure, mais
je remarquai sa tallle élevée, sa noble prestance et
l'énorme sacoche posée en travers de la selle de sa
bête.
1
Cependant, une vie1l1e servante de tous temps au
service des Amet venait ouvrir. Un instant elle parlementa avec le cavaller, pnls, sans prendre l'avis
de ses martres, introduisit le visiteur, I1t entrer le
cheval et ferma la porte.
1 Je quittai la croisée et me prépara.is à me coucher,
lorsque, tout il. coup, dans le silence de la rue endormie, des cris s'élevèrent. L'écho d'une dispute furl€use vint à mol ; pUis le calme se tH. Comme vous le
supposez, monsieur, j'avais couru à mon observatoire
et regardais la maison d'en race. Elle était brillamment illuminée. Les fenêtres du vieU Amet projetaient
�94
LA TOUR MAUDITE
sur la neige dont la route était drapée une lueur
jaunâtre. DeS ombres s'agitaient derrière les vitres éclairées. Soudain une détonation claqua. Instinctivement,
je fermai les yeux. Lorsqu·e je les rouvris, la façade
de la maison Amet était redevenue obscure. Des rideaux avaient été tirés devant les croisées. J'eus beau
attendre, épier, écouter, je ne perçus rien ... Lorsque
mon mari rentra, je lui fis part de mes observations.
Il avait, par hasard, aperçu le voyageur. Cet homme,
étranger au pays, il en était sür, s'était arrêté aux
« Armes de France » at-ln d'y demander l'adresse des
marchands de grains. Mon pauvre Durieu lui-même
avait donné l'indication désirée.
« Cela nous parut étrange. L'arrivée de ce cavalier
avait quelque chose de mystérieux. Toute la nuit nous
nous perdimes en conjectures. L'aube arriva, puiS le
Jour ; nous parlions encore de cet évènement. Mon premier souci fut de voler à ma fenêtre. Pendant notre
repos, la neige était tombée en abondance;
toute
trace de pas avait disparu. De l'autre côté de la rue,
la maison Amet avait sa physionomie ordinaire. La
porte des greniers était ouverte. Des ouvriers remplissaiellt des sacs ; d'autres lic·e laient des ballots. Aucun
ne semblait se douter des a ventures déroulées pendant la nuit. En somme, nous ne savions rien ; le voyageur pouvait être reparti ; le coup d·e feu, produit
par une balle tirée par inadvertance. Durieu et moi
le comprImes. D'un commun accord, nous résolümes
de nous taire et de garder pour nous ce que nous savions.
u Un mois s'écoula. Un beau matin, on apprit dans
le bourg la chance subite des Amet. Ils avaient, parait-ti, réussi une opération merveilleuse sur les céréales. Cela leur avait permis de solliciter l'adjudication géllérale des fournitures de blé, d'avoine, de
seigle, de paille pour les armées en campagne... ct
de l'obtenir... Peu après, le jeune Pétrus annonçait
ses llançaiLJes avec la Ulle du marquis de Chamamnde,
à Lyon. L'Empereur le gratifiait du titre de comte ; il
achetait l'hôtel de Buvigny, faisait restaurer les jardins et le parc, remeubler quelques pièces désaffectées,
repeuplait ses écuries et ses remises, semait l'argent
�LA TOUR MAUDITE
95
par les fenêtres, éclaboussait le pays de son luxe, et
de ses prodigalités.
« Vous vous en doutez, monsieur, cela n'alla pas
sans soulever l'opinion. Les curieux - et ils sont nombreux par ici - s'étonnèrent de cette richesse prodigieuse. Certes, les Amet étaient à leur aise ; jamais
ils n'avaient manqué de rien; néanmoins leur train de
maison était modeste. Leur nouvelle façon de vivre
11t clabauder. Les jaloux trouver-e nt à cette fortune
subite une source malhonnête. Quelques-uns, au courant de' l'arrivée nocturne du cavalier ne se gênèrent
pas pour accuser l'aïeul d'avoir supprimé le voyageur,
de s'être emparé des trésors enfermés dans la sacoche,
et de prospérer à ses dépens.
« Ces propos vinrent aux oreilles de votre beau-père,
Monsieur. 11 feignit de les ignorer. Comme il était en
bons termes avec les autorités il pria le procureur
d'Avignon de convoquer les plus acharnés à médire_
Personne ne sut ce que le magistrat leur avait raconté,
mais depuis ce moment, tous gardèrent le silence. Aucun bruit suspect ne s'éleva. Par contre le vide se fit
autour des Amet. On évita de les saluer, lorsqu'on les
rencontrait, on ne les invitait nulle part. On les abandonna dans leur palais, seuls avec leur argent ...•
Ecrasé par ce récit, Armand gémit :
- Ah ... 1 Vraiment 7... Ils ont laissé leurs concitoyens s'éloigner d'eux sans exiger des explications 7
La mère Durieu secoua la tête négativement :
• Je le pense ... O'ailleurs, je dois ajouter, pour être
sincère que cela ne parut pas les étonner. Ils vivaient
déjà très seuls, ct .presque toujours entre eux ... Jamais
ils n'avaient frayé avec les notables du bourg. Les fern-mes ; la grand'mère de Pétrus, sa mère, sa tante, sa
sœur, son épouse et sa lllie ne sollicitèrent aucune invItation, chez les belles dames, où l'on danse l'hiver.
Ils se plaisent seuls, c-es gens-là, et ils ont raison .. .
Sa voix s'éleva, ses yeux lancèrent des fJammes ;
malgré son désir de rester calme, elle s'écria :
« Ils sont maudits ... Leur or ; leur tour, où tant de
choses étranges se passent et où ils dissimulent leurs
trésors sont voués au démon .. Le malbeur frappe tout
ce qui les touche. La mère de votre dame est morte
�96
LA TOUR l\lAUDITR
à vingt-c1nq ans; la jeune russe, la femme de M_ Johannès a eu juste le temps de traverser la maison_ ..
Elle était à demi trépassée, trois mois après son arrivée, en retournant là-bas ... Le pauvre petit veuf est
inconsolable. Et ce n'est pas tout... Les catastrophes
planent sur cette famille ... Je vous le dis, Monsieur le
percepteur, vous n'avez: pas flnl d'en voir .J •
Elle s'arrêta à bout de souffle.
Epouvanté malgré lui par ces prophéties funestes,
Armand la considérait, l'œil hagard. Des minute!! pas.sèrent au bout desquelles il observa :
- Tout cela ne me. dit· pas pour quelles raisons vous
menaciez M. Amet, l'autre jour 1
Un rire strident fusa des lèvres de l'hOtelière ; elle
avoua:
- C'est vrai.._ J'oubliais ... Mais aussi, ce n'cst pas
ma faute. Cette histoire est tellement compliquée ...
Elle réfléchit un peu, hocha la tête, soupira et ré·
prit :
• Imaginez-vous, Monsieur, que, peu de jours après
la visite de l'étranger,. j'eus à me rendre chez le vIeil
Amet. Jo voulais lui vendre notre récolte de seigle. Il
me reçut aimablement, mais froidement, comme toujours ; conclut l'affaire honnêtement, je dois le déclarel'; puiS, comme je me retirais, le dlable me poussa,
et je ne pus m'empêcher de prononoor :
• - Vous avez reçu un beau cavalier, ces Jours passés, Monsieur Pétrus. Il paraissait pressé de vous voir,
(lt, impatient d'être introduit... Peste, quel superbe voyageur et quel cheval!...
« Le vieillard me regarda par dessus ses lunettes
et demanda:
« - Quand donc est-11 venu f
• - Il Y a trois semaines, la nuit de la. gp.nde neige.
« Le tront du négocIant s'obscurcit ; il concéda :
« - Oui, je m'en souviens ... C'était un envoyé spécial
de la Commission des fourrages .. . 11 est reparti au petit
jour... 11 avait beaucoup de peine à circuler ;
« Je voulais savoir malgré tout ; je repris :
« - Je croyais qu'lI était dt!meuré ici plus longtemps ...
J'attendais Durieu resté auprès de sa mère aux • Armes
de France» e1 je ma !\-entais inquiète do ne pus le voir
�97
LA TOUR MAUDITB
rentrer. Tout en le guettant de ma croisée, je regardais
cllel vous ; Japerçus des ombres s'agi~er,
j'entendis
des cris, puis une détonation ...
« Le vieux Pétrus s'était levé. Brusquement, il saisissait mon bras, ses doigts s'incrustaient dans mon
poignet, et d'une voix assourdie dom je n'oublierai
jamais l'<lccent, il haleta :
« Taisez-vous, imprudente .. bavarde .. 1 Indiscrète .. 1
Ne racontez jamais cette aventure ... ou bien ...
« lJn geste de menace acheva sa phrase ; je le regardais teCl'iliée. Pendant ce temps, il se reprenait et,
d'un ton tout Ù fait l'adouci, achevait :
• - Votre histoire est ridicule, ma bonne. Personne
n'ajouterait foi à ce récit, si vous le colportiez.. .en
ville... Cûpendant, je vous remercie de me J'avoir
conllé. Cela me permettra de chercher à imposer sIlence aux bavards, s'il s'en trouve ici. .. Si vous me promettez de vous taire sur ce sujet, je vous dégrèverai
d~
loyer de la maison que vous occupez. De plus, je
la forai remettre à nellf, et vous aiderai en tout, quand
vous aurez besoin de moi ...
« Je ne répondis pas tout de suite. Certes, j'eus tort
de ne pas raconter ce que je savais; m<lis en moi-même,
je songeais à la phrase prononcée par le vielllard. Evidemment, J' étais trop peu de chose, et nul ne me croi·
rait, De plus, je n'étais pas riohe. La misère étaU
lourde ; les enfants nomLreux et difIiciles à élever ;
j'acceptai. ..
• Depuis, je n'avais jamais eu à me plaindre. Pe,
trus Amet et son lUs me furent secourahles. Lorsque
j'aïeul mourut, votre beau-père ne cl1nnge<l rien aux
conventions et je demeurai locat<lire gratuite du pa·
villon où ma I1lle alnée s'est établie lors de son ma·
riage. Le temps a passé. Trente ans sont écoulés de·
puis cette aventure, ~a prescription est là ... 1 Ces gens
ne redoutent plus rien; alors, Ils veulent m'expulser ... 1
Mais je ne me laisserai pas faire, je venais pour le
dire ...
« Vous Je comprenez, monsieur le percepteur ; on
a beau ôtre à l'abri. de la justice, il n'est pas agréablè
de s'entendre appeler voleur 1... •
Elle se tut, promena autour d'elle lm rega1'd tu·
7
�98
LA TOUR MAUDITE
rieux. et serra les poings dans un geste de menace
Elle n'était pas dans sou état uorlllal ; Armaud s'en
reuLlait cOlllpte... Surexcité!! \Jar :la rallcuue contre
AmeL. exa~\Jt!I':
\Jal' :lU I,;olère. gri:lée par ses propres
di:;cours. ede coutillua. "e::; prullelles L1ilalées. llxées
sur les yeux navrés de M. de Puyvel'don .
• Certes les Amet n'en Sc. nt pas à leur premier af·
rl'ont... lis OUL subi IJas JUal L1'avanies. déjà ... Peusez
donc. Monsieur ; malgré leur défen::;e et leurs meuaces.
bien des chose::; ont trallsviré. Jalllais lVI. Jollallllès ne
se serait marié dans le pays; aucune jeune Ulle n'en
eût voulu. Quant à Mlle Floriane. elle a été heureuse
de vous rellCOllLrer... Elle avait eu deux llançailles
rompues; l'une à Lyon; l' autre à Avignon ... avec un
demi· parent. le lHs de Chùrassieux .. . Pour ce dernier.
les choses étaient très avant::ées. la date de la cérémonie fixée ... En dépit de la grosse dot de la promise.
la mère a refusé son consentement. Elle ne pouvait
passer sur la réputation fâcheuse de la famille. et aussi
sur tous les mystères... La pauvre demoiselle a été
bien malheureuse de cela... Elle était attachée à son
cousin... Elle a dû quitter la ville et partir pour le
Rhône. chez ses tantes Chamarande. Elle y est demeu·
rée six mois. A ce moment. vous êtes arrivé. Pour
votre malheur. je vous ai envoyé chez les Amet ... Ils
vous ont entortillé ... Vous étiez raclle à prendre ; seul,
sans famille et triste. On vous a consolé, et puis la
jeune Ulle était si belle ... 1 Pour se venger de l'oJfront
tait aux siens, Pétrus vous a marié tout de suite. sans
consulter sa Hile ... Il tenait à prendre une belle revanche ...
Elle s'interrompit ; elle était allée trop loin et le
comprenait .. . De plus en plus épouvanté. Armand la
dévisageait. D'une voix de tonnerre. il clama ;
- Eh bien ? Achevez 1. •.
- Je n'ose pas 1
- Je vous l'ordonne
Elle s'exécuta :
- On assure. fit-elle, le ton subitement baissé .... on le
dit. du moins ... pom ma part., Je n'en sais rien ... Ennn
on affirme que Mme la marquise serait dememée en
relatiooa avec son ex-prétendu. Des gens les ont Vl1S,
�LA TOUll MAUDIT E
99
le soir, à la tombée de la nuit, :.tu pied de la Tour
Amet.. . parmi les monum ents funérai res de l'ancien
cimetière ... Elle y monte le vendred i ... Je l'y ai vue ;
se tient agenoui llée sur la pierre où dormen t les
el~
Siens... On raconte aussi que vos beaux-p arents font
un commerce illicite avec l'étrang er... Les Italiens ,
surtout ... et que votre darne sert de trait-d'u nion entre
les partis ...
Elle s'arrêta encore, essuya son front moite, et garda
le silence. Cela ne faisait pa.s le compte d'Arma nd ; il
voulait connaît re la suite, savoir jusqu'o ù pouvait atteindre son infortun e, son déshon neur, la trahison de
cette pure Florian e à laquelle il avait conDé sa vie ...
p'un ton impérat if, il comma nda :
- J'attend s vos conclus ions ... Vous en avez trop dit
pour vous arrêter en a,ussi bonne voie ... N'hésitez plus ...
Il sembla,it ra,il!er ; sa voix avait des sonorité s mordantes. Ses IJrunelles étincelaient. Epouva ntée de tant
de fureur, la bavarde acheva, :
le ré« Les marcha nds' de grains complo tent contre
gime ... On le sait ; les réunion s se tiennen t là-ha,ut, et
Mme Florian e les préside ...
Elle avait tout dit,
Terrillé, honteux, M. de Puyver don ba,issait le front.
Incapab le d'articu ler un son, il restait, prostré dans
sa détresse sans faire un mouvement. Alors la, mère
Durteu mssemb la autour d'elle les plis de sa mante,
et s'éloign a.
Armand était telleme nt dérouté qu'il ne l'entend it
pas sortir.
CHAPITRE XI
. pla.ce ; la tête dans
Armand demeur a à la mê~
ses mains, les coudes appuyé s sur son bureau, 11 fixait
les tlammcs dansant es du foyer avec des yeux de dément.
Mainten ant 11 s'en rendait compte, tout le bonheu r
de sa vie était détruit. Jamais plus 11 ne pourrai t être
heureux et conD:J.nt auprès de ces gens auxque ls,
tout, 11 s'était allié. La cohabit ation avec les
malgr~
Amet devenai t impossible. Il n'osera it jamais S6 ~c ~ ,'.'u _;,
.
'~;:
1
�100
LA TOUll MAUlllTE
trouver face à face avec Petrus ... Cet homme, fils de
voleur, d'assassin, peut-être, complice de ces deux crimes, et conspirateur par surcroH, lui faisait horreur.
M. de puyveruon devait s'en aller, partir encore, mener
au 10i11 une existènce déraclllée, et, là, dans le silence
et la solitude, guérir son cœur. Certes, 11 sentqit com.
Il la
bien il lui st!raiL difficile d'oublier F~oriane
chérissait si tendrement ... 1 Il souffrirait cruellement
aval1L d'arracller de son être le souventr lies heures
eXllulses Va""éllS auprès d'elle, dans le jardin aux verdures protollues. P erdr.e la joie de la revoir ; ne plus
semu autour ue lUl la présence silencieuse et discrète
de cene compagne si longtemps espérée lui causaü le
plus intolérable martyre ...
Et pounam la séparation était nécessaire... Pour essayer de voir clair en lui-même, il devait mettre des
lieues et des lieues entre lui et cette maison où il
avait été tellement joué ... Dilns la spontanéité de san
amour, il s'était laissé prendre aux apparences de réserve, et ce qu'il cl'oyuib de la timidité était simplement
de la. déllancs... Soumise aux volontés paternelles,
Mlle AmeL s'était engagée avec lui sans discuter, alors
que dans son cœur subsistait, vivant et tenace le souven ir de son premier fiaucé ...
11 comprenait à présent les propos amblgus de ses
relations, leurs réticences... Tous les notables de HoI]uenoire étaient au courant de ces histoires... douteuses... les mariages arrangés, et les ruptures soudaines avant le contrat ... Ils n'en avaient rien dit ...
Devant les menaces formulées naguère, par le vieux
Pétrus, ils avaient reculé ... et renoncé à éclairer le
nouveau prétendant ... Tout s'était ligué contre ce dernier ... Seul, livré à lui-même il av aU donné dans le
piège .. .
Tout était d'une clarté lumineuse... Cependant un
doute subsistait en lui. Si Floriane victimo des apparences était innocente de toute duplicité ? Si la calomnie l'avaIt atteinte sans qu'olle l'ait méritée '1 Los
méchants sont tellement prompts à juger, sans aller
an fond des choses ...
[Vials aWlsitôt, le souvenir des absences multiples do
la bC'lle Floriune, Jc~
réponses évasives de la tante RD-
�LA TOUR lIlAUDITIl
Wl
sellne, les expl!cations confuses, données à la suite de
ces promenades myst.érieuses reVInrent à sa mémoire.
Il se rémèmora son air embarrassé lorsqu'on lui demandait d'où elle venait et le changement immédiat de
la con versation, provoqLlé par un Incidente de sa
marraine ...
Il voulut tenter une dernière épreuve. Jusqu'ici il
n'avait osé rarler franchement, ni réclamer des précisions. A présent il aurait de l' énergie ; irait droit
au but, répéterait à sa femme les choses apprises, lui
demanderait de les confirmer ou de les réfuter, et
peut-être, le voile tomberait entre eux et le pardon serait possible.
Une force Irraisonnée le poussa hors de ce petit salon abricot où II avait tant pensé à la vie conj ugale
possible, lorsqu'il commençait d'aimer Ploriane Amet.
Quatre à quatre il descendit l'escalier, et, comme une
trombe Se jeta dans le boudoir chinois.
Mlle 1105e11ne, seule dans la pièce, tricoto.lt, assise devarlt la [()nêtre.
La bonne flll e paraissait fatiguée.
Ses doigts remuaient avec peine les aiguilles ..d'ivoire ; ses traits
portaient. la trace de fatigues récentes. Armand ne s'arrêta pas à ces détails. D'un coup d'œil rapide il embrassa la charmante pièce où des gerbes de chrysanthèmes mettaient la splend()ur de leur or ; 11 vit la
chaise, le mutler, l'ouvrage abandonné par Ploriane
ct un voile de sang ohscurcit son cerveau Il serra
les poings, prCt à crier ses reproches ; mais par un
efrort de volonté, il se contint, et d'un ton prosque
normal, il demanda :
- Où est ma femme?
La tante Hosellne leva le front. Ses traits contractés
se détendIrent. Simplement, elle articu.la :
- Elle est sor ti e 1
Une colère sub ite dans la volx, le P<lrcepteur répéta
- 011 est-elle? Je veux le savoir ...
Le vlsnge de la bonr.le tante refléta une angoisse
l'l'ofonde :
.
- AU cimetlOre, .. je crois ... balbutia-t-elle avec effort.
~
A ce;te heuro? ricana M. de Puyverdon.
�102
LA TOUR l\lAUDITE
Us paupières de la malheureuse s'abaissèrent pour
avouer :
- Elle y monte toujours au crépuscule, vous le savez
bien.
Un ri ctus S(,lrdonique arqua le& lèvres du pexcepteUl' ;
il railla :
- Vraiment ? C'est la première nouveUQ... Jamais
on n 'avait daigné me l'apprendre.
Un étonnement sincère s'étendit sur les traits creusés de la vieille demoiselle .
- Je croyais ... je supposais ...
Le jeune homme tonna :
- CElla il'a aucune importance ...
11 bondit vers la porte, l'ouvrit, la referma violemment derrière lui regagna sa chambre, celle où célibatlr~
encore, il était arrivé le cœur plein d'espérance
en un avenir de paix, et se laissa tomber sur un fauteuil auprès du lit. Une émotion intense l'étreignait ;
il se souvenait de ces heures passées. où seul dans le
silence de sa retraite, il rêvait au bonheur, à la eonNance, à la tendresse partagée d'un avenir à deux ...
Il s'était joliment trompé ...
Une fureur le saisit. Subitement. il songea à sa mère,
aux principes de droiture et d'honneur inculqués par
elle dès l'enfance. 11 se revit soldat ner et glorieux de
son nom sans tache ; du blason intact légué par la
longue lignée de gentilshommes et de preux dont il
était le descendant ... Il pensa au secret honteusement
gardé par ces Amet auxquels 11 avait eu la folie de
s'ùlli·êlr .. Sa colére redoubla. Bientôt, elle atteilSni t à son
paroxysme. Il venait de se rappeler les phrases ambiguës de la Mère Durieu .
• Elle rencontre des gens : le soir, lorsqu 'elle va
prier sur lu tombe des siens ... On parle de complot
{Iolitique ... ou bien ....
Il ne put en tolére!' davantage ; un frisson glacé le
secoua de la nuque aux talons. Ses dents s'entrechoquèrent. Une envie folle dr fuir, de disr,arnitl'e fi Jamais le reprit. Un moment, il s'attarda à d6clder tout
un plan de départ ; longuement, il seftorça de s'habituer à ce projet de séparation définitive, et minutleu&erncnt. Il commençu ses préparatifi. Lorsryu'll (Jut
�LA TOUR MAUDITB
103
'll:trUI' tolites 1- . leure6, les puoiers, les sonvenlrs, cJa~
sés rtal~
ses tiroirs, tl i":Jl!ge:1 les hibelot.6 les IneUIlS
objets épaqJillés sur les meubles par la main prévoy<'dlLe dc lu Iül1te Hoseline ; il euferma ensuite les luillialUres de ses parents dans son portefeuille et '!omIlIcuça sa toilette.
Avec un calme dont il ne se serait jamais cru ca",dJIC, il chercha duus sa garde-robe la grosi'e houppelande 'lu'i1 portait en débarquant à Iloquenoire, près
de deux années auparavant, par un soir pareil il celui-ci... 11 la revêtit, boutonna lentement les brandeoourgs. se coiffa de son castor à bords évasés, chargea
les pistolets, les glissa dans sa poche et sortit.
Sur le seuil il s'arrêta :
Avant de quitLer ce pavillon, dont Il ne franchirait
plus le seuil, il jeta un long regard dans la pièce, puis
souleva une portière, passa dans le bâtiment contigu
ol) ses beaux-parents avaient installé son ménage, et
entra chez sa femme.
La chambre était tiède ; un grand feu clair brillait
dans la cheminée. Sur un pouf, auprès du lit, le déshabillé de satin rose, les petites mules de cygne étaient
préparres.
Longuement, le jeune homme contempla ce cadre
élégant, puis comme quelqu'un qui fuit un endroit
où viènt de se dérouler un drame horrible, il quitta
la maison fébrilement, sans se retourner.
« .Je (eral porter un m ot à mon beau-père, pensait-il
en courant vers la poste aux chevaux. Il y lira ma
volonté de ne jamais rentrer chez lui. .. Je lui abandone ma petite fortune, mes objets personnels, mats
je ne veux plus le revo1r .. . ni sa l111e ... Quant aux raisons de ma fuite, je les lui fournirai rapidement
Vivem()nt, Il allait vers la ville basse. Déjà le soir
tombait. Les rues étaient désert~.
De pales réverbères
les éclairaient Insuffisamment. Un brouillard pénétrant
~'élevDit
et rcnc1ait plus myst6riellx encore les passages
étroits bordés de maisons hermétl(jues ...
Au loin, une cloche sonna six coups.
M. de Pllyverdon tressaillit. Un souvenIr précIs s'Imposa à sa mémoire. Il se revit errant parmi les tombes
et cherchant, sans parvenir à la trouver, la poterne du
�lOi
\
LA TOUR MAUDITE
vi eux châ teau. Les m oindres détails de cette journ~e
de CIl asse, où M. de Buel, entêté il poursuivre son rena rd l' uvalt abandonné su r le platea u, se précisèrent
à so n esprit. Il se l'app ela la descente rapide par la
route cahoteuse et l'ap par ition so uda in e de l' a.dmil'able créatu re à laquell e il devait , donner son nom ...
Comme elle 1111 a V:lit menti, plus turd, lorsrpl'e lle a ffirmait qU'elle reve nait de vi siter un malade. Quelle horreur ... 1 A peill e rentrée de voyuge, ce so ir-là., elle
a va it co uru su r la co llin e, près de la Tou r Ma1ldite,
et s'y était e ntretenu e aver ces mystér ienx personnages
dont e lle Fai sai t sa cnm pag n 1e cla n desti ne .. : p1li s, sans
redout er les muuv a ises rcnronll'es e ll e avait regag né
son logis ; seule, pal' les ruelles obscures ...
Il s'arrNa. Une dou lcu r lancinante broya son cœu r ...
Un soupçon affreux l'envallit. A cette minute m pme;
elle était là.-ha ut, derri ère les cy près, près de ce donjon où Joh an nès terra it so n déseslloir de veuf in consolable ... Qll'y faisait-elle 7 Qucl perso nno ge y avaitelle retro u vé ?
Il voltlllt SIlvoir ... I3rl1 sqll e ment., Il rebrollssn ch emin,
prit sa co urse vers la ci me du mont ; déboucha très vite
à l' entrée du cimetière et s'approcha des ruines du
vi eux château.
Le brouillard s'épa ississait. Les co ntoul's des m a uso lées s'cstu mpa ient ' dan s la vape ur opaque étendue
sur le chemin des morts. Cependant. la la nt ern e a llumée a u ce ntre de la née ropole et une lumi ère pl acée
derri ère un e des fenêt res n mcurtrièl'es de ln Tour
Ma udite projetaicnt un e légère cla rté s ur les pie rres
éparses.
Armand a lla it traverser I1ne h ale de thu yas dont les
branches entrccroisées a hritai en t. la chape lle fun éra ire
de sa belle famille, lorsqu 'un bruit de voix asso urrll cs
le c loua su r place. Douccme nt, il se pencha bors de son
rempart de verdllre et regoard a :
Une exc la ma ti on de rage mourut s ur ses lèvr rs.
Lu Ml're Durie u ne l' avo.it pas trompé ... Sa fomme
conspi rai t .. .
Appuyée à la porte du petit temp le, Plnri nne debout, drapée dan s sa mante nolro, Fl ori ane s'entretcnait à voix basse avec un homme à cheveux blancs,
�LA 'fOUn MAUDITE
10:;
trps mince et de taille élancée. Il portait un manteau
démodé; Il triple collet; un feutre il larges bords disSimulait une partie de son vi sage. Sa main line et sIngulièrement pâle s'appuyait sur le marbre foncé du
monument...
Un voile de sang, passa devant les prunelles du percepteur .. Sa volonté lui échappa. Brusquement, il tira.
son pistole t, écarta de la main gauche le feuillage
taillé en mllraille et pressa sur la détente.
Deux cris d'agon ie traversèren t le silence ; la chute
d'lin corps !iulvit. Une voix mâle appela au secours ;
\rmand reconnut le tlmhre grave de Johannès. 11 n'en
entendit pus davantage... Le soume lui nt défaut :
80n cœur battit il tant rompre. Il porta sa mal n il sa
poItrine, et, la tl!te ballante, les yeu.~
révulsés s'écroula sur le sol.
CHAPlT[Œ XII
Depuis quinze jours, 1\'r. de Puyverdon, étendu dans
Son allciene chambre de garçon se débattait sous les
grifres de la congestion cérébrale.
A son chevet, l\1He 110seline, v~tue
de noir, tricotait
en silence, et attelldait une amélioration dans son
Nat. Une détresse inl1nie se lisait dans les yeux attristés de la vieille 1I11e. De temps il autre, elle 1nterrom pai t sa besogne et se prenai t il considérer le malade.
Comme il avait SOLI rrert pendant les deux semaines
où le m~d
eci
ns
l'avalent ctispllté il la mort.
A ce mom ent, Armand s'agita. Attentive il épier ses
moindres mouvements, la bonne tante se leva, glissa
son brus sous la tête du Jeune homme et l'aida, à changer de position
Il soulevait ses paupi(>res et promenait sur la petite
salle aux ten tures d'amore un regard élonné. Tonte
trace de IIl'vre avait d isparll de ses prIm elles largement ctllatées encore, mais calmes, cependant ... Il murmoro :
- Où suis-je ?
Puis d'une vqtx plus anxieuse, comme Implorante
li ajouta
�106
LA TOUR MA UDlTE
Floriane 1... Je veux la voir.. 1
Mlle Amet ne répondit pas Vi vemem, elle posa un
doigt sur ses lèvres, pour lui recommander le silence ;
- CJlUt .. 1 !tt-eUe. Le docteur vous interdit de parler.
Armand n'était pas disposé à l'obéissance; il répéta
- Je veux la voir ...
La vieille demoiselle hésita un moment, puis énonça
- Elle ne peut. .. encore. .. venir à vous. EUe il été
gravement atteinte ...
Tr~s
vite elle complèta ;
- Rassurez-vous... Elle est hors de danger ...
Un lourd silence se ill entre eux .. . Il le romp! •. Après
avoir appelé à lui tout son courage il pria ;
- Dites-moi, ma tante ... Que s'est-il passé T
Mlle Roselino prit délicatement la main pâle de son
neveu et, doucement, dans un geste de soumission attendrie appuya son front sur les doigts inertes.
- Il ne faut pas remuer ces incidents pénibles ... encore ... tlt-elle. Plus tard, lorsque vous serez tout à fait
guéri, je VOliS raconterai. ..
Elle rrissoll nn comme sous l'empire d'une émotion
trop forte et n'acheva pas ...
Il il1s
fi~:l
;
- Je ne puis demeurer tians l'ignorance des faits
dont je soupçonne l'hort'eur .. Parlez ... Je VOUS en conJure ... Je me sens de force à supporter les pires épreuves .. .
Elle le regatda, un effroi subit au fond de ses yeux
clairs.
- Cela vous fatiguerait inutilement, mon entant. DemaIn, si vous passez une honne nuit, je vous tiendrai
au couarnt des raits ... que J'on m'u rapportés ...
Elle s'interrmpit, lIxa sur son neveu un regard dou10urCllX, soupira et se tut.
- Eh hlen 1 ma tante 1... Je vous en prie 1
Elle céda ;
- Valls étiez parti comme un dément. .. j'avals peur ...
Ion frère rentra sur ces entrefaites ; je lui dépeignis
votre exaltation. Une crainte le gagna ; il courut à
votre appartement puis dans votre pnvlllon... Vous
Nous cHions
étiez part!... Deux he1lres S'écol~rent.
dans les tran ses mortelles... Ni vous ni votre temme
�LA TOUl\ MAUDITE
107
ne reveniez... Huit heures sonnèrent. Peu après le
jardinier des Dames Carmélites demanda à être introduit. J'eus le press€ntiment d'un malheur. Je bondis vers la porte et posai quelques questions à <.:-et
homme ; il expllqua :
« Je rentrai de la chasse aux ois-e aux nocturnes
lorsqu'€n longeant le mur du cimetière, j'ai entendu
deux détonations. Je me suis précipité vers l'endroit
d'où elles paraissaient venir, et j'ai trouvé, au pied
du mausolée de votr€ famille Mme la marquise et son
mari, tous deux étendus et privés de sentiment. Incliné vers sa sœur, M. Johannès essayait de ln ranimer.
Je viens vous prévenir, et aussi vous chercher pour que
i vous puissiez agir au plus vite .
• Le brave garçon était bouleversé. Ançien serviteur
de mon père, il nous est dévoué. Sans perdre un instant, nous volâmes il. votre secours. Dix minutes plus
tard, nous revenions avec vos deux corps. Floriane
avait reçu une balle dans l'épaule droite. Vous étiez
évanoui. Une heure après, le docteur, appelé d'urgence,
diagnostiquait pour VOllS, une fièvre cérébrale, pour ma
Illleule une fracture du bras. Dès que vous fûtes couchés, chacun dans une pièce séparée, je me rendis au
couvent. Sans grands efforts, j'obtins de la mère supérieure que le secret de cet accident nous serait gardé
Le médecin, vieil ami de la famille, nt la même promesse. Il fallait avant tout empêcher la vllle entière
de clabauder à nos dépens... •
Elle s'arrêta ; posa son regard tranquille sur celui
du jeune homme et ajouta:
- Nous n'avons jamais aimé défrayer la chronique
et mêler des étrangers à nos affaires.
Elle soupira, leva les yeux au ciel et acheva :
- Peut-être avons-nous tort d'être aussi discrets
mais on nous a appris il nous taire. Nous ne se.ïions
pas capables de modifier ces habitudes ...
Elle se tut et reprIt son tricot.
Pendant '1uelques minutes, les aigullles d'ivoire s'entr.echoquant troublèrent seules le silence de leur bmit.
d'osselets. Le regard rivé à celui de sa gardienne, Armand la considérait avec persistance. Le récit de sa
tanto lui paraissait incomplet. Il se rappelait main-
�108
LA TOUR MAUDITE
tenant les divers insidents de cette Journée fatale.
Il revoyait la Mère Durieu assise en face de. lui, dans
Je saJon abricot. Il entendait les paroles accusatrices
de la commère. Il se souvenait des soupçons nés en
son esprit en les écoutant. Il songeait à sa rage, à
son indignation, à sa honte ...
Par un pénible retoUr en arrière, il eut la vision
horrible 'de son anivée au cimetière, de sa brève
station derrière les cyprès.
Ses paupIères s'abaIssèrent : sa main s'éleva comme
pour éloigner ce hideux spectacle. Comme en un panorama déroulé sous ses yeux, il apercevait FlorIane
appuyée il la stèle distinguant nettement, la haute
stature de l'inconnu debout près d'elle ...
Un frisson le secoua tout entier ... Les prunelles révulsées . 11 rnUrmul'U :
- Je m'en souviens, maIntenant ... le suis un assassin ... l'al tiré, je l'ai blessée ... Ma balle a fracassé
son épaule ...
Il COnsidéra ses doigts dans une épouvante indicible et répéta :
- Assassin... 1 Je suis un assassIn... 1
Mlle noseline ne ' releva pas ces paroles. Par contre
son émotion se lit plus intense. Le nez baISSé sur les
mailles de son tricot, elle sc perdit dans la contemplation de la brassière qu'elle confectIonnait ...
Cependant Armand brûlait du désIr de renouer l'entretien Dien des Questions se pressaient su r ses lèvres.
Une, surtout lui tenait au cœur. Tl eOt voulu savoir quel
était l'in terlocuteur de sa femme, le soir maudit. La
vieille fille n'y faisait aucune allusion. Il n'avait pas
rêvé, pourta.nt... Un homme, grand, mince, au vêtement sombre s'entretenait famillèrement avec Floriane ... Il en était certain. Il observa:
- Elle se trouvait avec un Inconnu, lorsq1lc ... j'ai
armé mon pistolet ... QuoI était ce personnage ... Où estil passé 7
La vieille le regarda; ses yel1x s'emplirent de larmes.
Elle détourna la tête pour répondre :
- Un inconnu 7... Mais non, mon enfant... C'était
Johannès ...
Elle montra so. jupe noIre ' puis ajouta :
�LA TOUR MAUDITE
109
- Il est mort...
- Ciel ? Je l'ai tué ...
Mlle Amet 110cha négativement 1<\ têto.. . Sa voix
grave affirma :
- Non ... Il n'a pas été atteint par votre projectlle.
Mais, vous l'avez remarqué, n'est·ce pas ? Le pauvre
petit n'était pas très solide ... Il avait eu tant de malheurs ...
Elle baissa le ton, puis compléta :
- Sa femme est morte empoisonnée par des
fruitti , là· bas dans son pays... Il ne pouvait se consoler.. . Ses facultés s'étaient affaiblies. Vos coups de
feu l'ont épouvanté. Il a pris peur et ...
Elle lléslta encore, puis, brusquement, elle acheva
- Il s'est jeté du haut de la Tour, dans la soirée ...
Elle respira plusieurs fois coup sur coup et retomba
dans son mutisme.
Armand réfléchissait ; il songeait à la physionomie
étrange du pauvre d'esprit ; il revoyait sa coquetterie
excessive ; la minceur presque féminine de son mall1eureux beau·frère et songeait à part lui :
« L'étranger que j'ai vu auprès de Floriane n'était
pas cet infortuné Johannès. Il n'y avait aucune ressemblance entre cet homme il la silhouette hautaine
et le frêle garçon aux formes quasi·juvéniles. Et puis,
l'Inconnu avait les cheveux blancs ...
Son indignation redoubla ; il considéra la vieille
fille avec une expression de rage sourde, puis pensa:
• Elle ment encore ... Pourquoi ? le ne saurai donc
Jamais rien ? La vérité fuira toujours devant mol. ..
Personne n'éclaircira mes doutes ?
Il &erra les poings, plissa son front et se reprit il ruminer son angoisse. Au bout de quelques minutes, il
demanda :
- 1\'1u. femme a beaucoup souffert ? Elle me hait,
sans doute.
Mll e Hoseline abandonna son ouvrage, releva ses luncttes sur son front et, regardant le jeune homme, répondit simplement :
- flol'iane vous aime; elle VallS plaint ct VallS comprend. Elle n';). cessé d(l vous appeler dans son délire, de vous demander pardon ... VallS voir est son unl-
�110
LA Tou'n
MAUDITE
que désir, Le dod.eur ne l~ permet fias encore. Elle est
trofl faible.
Armand faillit protester ; nier cette tendresse que
l'on prêtait à la blessée ; crier qu'elle s'était constamment montrée froide et réservée, parler des diverrompues. Il se contint. Intérieurement,
ses lan~i1es
il songeait à son crime, à l'acte de démence commis
par lui et il se sentit rougir de honte. Il souhaita de
. Llispal'aitre à jamais. Entre ses dents, il murmura :
- Quand je serai assez fort pour me lever, je quitterai cette maison pour n'y jamais revenir. Puisque
rien au monde ne peut contraindre ces ... gens à m'avouer la vérité toute nue, je m'éloignerai...
Seulement, avant de partir, il solliciterait le pardon
de celle qu'il avait meurtrie. Dès qu'il l'aurait obtenu,
il reprendrait son existence militaire et s'efforcerait
d'oublier ..
Par une espèce de fausse compréhension des événements tragiques auxquels il était mêlé, il n'éprouvait
aucun remords de son acte. 11 avait trop souffert ; il
était encore trop cruellement blessé pour comprendre
l' Inj ustice de sa rancune. Au Ueu de plaindre Floriane, au lieu de regretter sa jalousie, il se considérait comme une victime des Amet et trouvait presque
jU!itcs les châtiments réservés à leur duplicité.
Les yeux fermés, les mains étendues sur la couverture de soie piquée, Il ressassait tout cela. Un véritable
chaos emplissait sa tête endolorie par la fièvre. Incaliable de mettre en ordre les pensées qui se heurtaient
en lui, il lit un effort pour les chasser, voulut triompher de la hantise, et se souleva sur ses oreillers. Une
foi;, encore, il questionna :
- Monsieur Amet est ù noquenoire, en ce moment ?
Il a dû être fort affligé de la !ln dramatique de son
lU,; ?
La vlell1e tante esquissa un geste afCirmatif.
- Certainement, dit-elle. Cependant, il savait Johannè~
affreusement malheureux, Il connaissait la dtltrcsf;e
cie sa vie ; il Il consid6ré la mort de son enfant corn·
me une délivrance.
Elle leva les yeux vers le plafond et conclut :
- Personne ne peut rIen contr() le destin. Celut Je
�LA TOUn MAUDITE
111
mon neveu était dl:! lllourir jeune ; celui de ma nièce
d'être Illal'lyrlsé lJal ceux qU'elle chérît; le mien ...
Elle ,,'arrêta, t;ourba le front dans une attitude résiguee et COIH':lUl :
- Ue voir [Jurtir leS êtres aimés sans pouvoir les accompugner .. .
l:.lle dc:lIleura un long moment silencieuse ; puis,
I,;Olt~
!Jou:;"ée pa! ulle fOl'ce irrésistible, expliqua :
- Vous eu avez beaucoup voulu à votre femme de
3es absellees noctul'lles. Vous avez eu tort. Elle allait
prier sur la LOmbe de nos aieux, selon la coutume de
Ceux de flotre race. l'\os ancêtres étaient. Maures. Notre
nom le prouve assez. D'eux nous avons hérité notre
attitude "auvage, ces goùts de silence et de contemplation ; ce besoin de solitude, de paix, dont tant de
gens se SOllt étollués. De ces orientaux nomades, nous
avons cOllservé les coutumes familiales; le respect de
la mère, la soumission absolue au chef de la Maison,
enlm la modestie, la réserve imposée jadis aux Hiles
et aux femmes ...
EUe se tut ; ses yeux se posèrent sur ceux de son
neveu comme pour y lire ses impressions. M. de Puyverdon tenait ses paupières abaissées ; elle ne put
constater l'eftet produit par ses paroles. Alors, elle
reprit son ouvrage et se r{)mit à tricoter.
Enfoncé dans ses oreillers, Armand se répétait en luimême les renseignements fournis par la vieille demoiselle, et bien des choses obscures jnsque là s'éclairaient Il se rappelait l'obéi~sance
passive que Florialle
témoignait aux volontés paternelles. Certains détails
échappés à son souvenir devinrent présents à sa mémoire. Il se rappela la gêne avec laquelle sa femme
avait accueIlli les avances des mondains de la région.
Il revit la Jolie créature au bal du prétet. Assise sur
sa banquette, raIde sons sa parure de saphirs, elle
Semblait au suppllce. Et c'cn était un vraiment pour
elle, de se sentir exposée, épaules et bras nus, à tant
de regards curieux ...
- POllrqlloi ne m'a-t-elle rien dit ? pensa-t-Il ... J.1
ne '1 p serai!' pas ohstiné ù la forcer ~ sortir ...
Mals UlIs!lltôt une mauvaIse réflexIon traversa son esDurieu chantèrent il. son
prit. Les paroles de ln. m~re
�112
LA TOUR
MAUDlT~
oreille. Il secoua la tête avant de murmurer
- Balivernes que cela 1 Inventions assemblées à
plaisir p0ur me dU!1er encore 1 La chère tante essaie
de m'abuser avec ses airs innocents ... Je ne me laisserai plus prendre au piège. Si ma femme est froide
et distante, c'est parce qu'elle ne m'aime pas.
Il regarda sa frêle garde-malade. Apsorbée par sa
besogne, elle comptait les mailles de son tricot. Il y
eut sur sa physionomie immobile un masque de tristesse bien différent de la sérénité habituellement répandue SUI' ses traits. Le proHl de la pauvre fille par'aissait amaigri. Ses paupières s'étaient enfoncées
dans leurs orbites. Un souffle inégal qui parfois s'achevait en un long soupir soulevait sa poitrine. Mlle
Hosellne avait donc tellement sourren de la mort de
Johannès ?
Longuement, le perc€pteur considérait le front ridé,
voilé à demi par les ondulations argentées de ses épais
bandeuux, puiS il abaissa les yeux, remarqua les mains
Hnes de la travailleuse. Elle étaient d'une pâleur de
vieil ivoire. Des veines saillantes les marquaient d'un
réseau de cordes entrelacées. Les traces du ravage
causé par ces quelques Jours d'angoisse étalent encore
plus villibles sur les doigts menus de la villille fille.
I! détour na la tête et reprit sa méditation. Tout ce
qu'il y avait do mystérieux dans son aventure se présentait de no.uveau à. sa pensée avec une intensité
.inouïe. Pourquoi persistait-on à lui cacher ces choses?
11 se retourna brusquement et découvrit ses bras.
Mlle Roseline se redl'essa, déposa son ouvrage, ramena la couverture vers les épa,llles, souleva l'oreiller,
se pencha vers lui, le contempla longtemps ... Les youx
clos, Armand semblait endormi. Alors, sans le perdre
do vue, la douce créature alla jusqu'à la porte de l'ansur le paller.
tichambre, la poussa et se glis~a
Pétrus Amct l'attendait, debout sur la pl\.ls haute
marche de l'escalier. Quand il aperçut sa sœur, !\
murmura:
- Eh bien?
- Il s'est réveillé ... ct m'a demandé quelques éclairoissements.
�113
LA T.QUR MAUDIl'B
-
Il Il recouvré la mémoiro ?
-
Oui 1
Le visage du vieillard se contraota
- QU'OLs-tU répondu 1
- Ce dont nous étions convenus_ Mals je l'ai compris,
cela ne lui suffit pas_ Il ne nous crol.t pas __ _
- Alli il saul'a. ___ le reste en son temps. Pour l'instant,
11 doit récupérer des roJ'c~
. A-t-il réclamé sa femme ?
Se souvient-il de ses violences?
Sa sœur lit une moue dul.Jitative pour déclarer :
- Il a appelé Floriane, dès que ses paupières se soulevèrent. Depuis, il ne l'a point nommée. Lorsqu'il
ira mieux, il désirera sans doute de la rencontrer.
- Espérons-Ie ____ Si son mari lui gardait une rancune
invincible, elle ne survivrait pas à ce coup __ La pauvre
enfant. Si tu l'entendais, elle se plaint dans son délire __ .
le supplie de pardonner, gémit, se lamente__ Tant
aimer son mari et ne pas le rendre heureux la torture __ . Ab 1 je donnemis ma fortuno pour la voir de nouveau paisible et souriante auprès de la fenêtre du
boudoir chinois_
demoiselle et, dans un
Il saisit le bras de la vi~le
soume acheva :
- Pourquoi PIeu ' nous réserve-t-il d'aussi cruelles
épreuves? Si je devais la perdre aussi, je ne pourrais
résister à tant de douleur.
brusquement la main sur ~n
front, comme
Il pu~sa
pour l'aJloger de pensées obsédantes, et, sans ajouter
un mOL, s'enfonça dans les protondeurs de l'esealier_
Songeuse, la pauvre tante regagno. 10. chambre d'Armand. Le malade n'avait pas bougé. Elle s'approcha du
lit, S'llbSit sur son siège, et se remit il. tricoter.
Deux semaines sécouJèrent encore. 11 y eut des alliernatives de haut et de bas dans l'état de M. de Puyvo('don. Tantôt de vIolents accès de l1èvre le jllongcnlent
dans la plus extrême agitation. A d'autres moments,
une torpeur morne le lie r'rosso.it. Etendu sur son lit,
n demeurait inerte, les yeux mi-clos, perdu dans une
songerie vague, et sa Ddèle garde désespérait de le
Soulager.
De son cOté, Floriane n'allait guère mieux. Si sa
blessure il. l'épaule se guéri.ssait lentement, sa 1aibless8
8
�114
LA TOUR MAUDITE
domeul'ait la même, et son éta,t général peu satisfaise:nt.
Pendant des journéei entières, elle ploul'uit. Cette femma, jadis impassible, ne prenait aucun souci de cacher
ses impre&.3ions. Slins trêv6, elle discutait avec tHemême, s'accusait des pirei' !autei, confeisait sa. détressa avec un e ardeur exaltée. Elle ne se le dissimulait plus aujourd'hui : elle avait rendu son mari malheu l eux. Elle l'aimait et n'avait pas su lui montrer à
qL1el point .. . Par une ridicule réserve, elle demeurait
muett-e, absorbée, prisonnière de colltumes désuètes,
dont eili ne parvenait pas à se libérer ... Comme elle
regrettait aujourd'hui d'avoir gardé le silence sur ces
1 (;1. dont elle n'était pas responsable ...
choses grav~s
JUl as 1 le secret dont J(' poids la tuait n'était pas le
1'1en ; elle ne pouvait Je divulguer sam. être parjure aux
sermentli les plus soltnnels.
Le drame du cimetière ne l'::.valt pas surprise. DepUIS trois mois, ellé lisait le doute, le soupçon dans les
refi<\f(ü, de son c.il~r
mari... Dès le retour de leur
\loY:lfJC de noces, (lllc avait pressenti la catastrophe, et
s'etait sentie impuissante à l'éviter... Pour tromper
J'angoisse où se débattait son mari, elle aurait dû accepter de mener à ses cOtés l'existence mondaine et
brillante qu'il souhaitait. Elle eût dû l'accompagner
dans les salons, donner ù~s
f!tes, chasser et monter
il. cheval... Mais, eUe le savait seule, c'était im(Jossible.
VIvre au grand jour, comme tout le monde, n'était pas
permis à l'hé<ritière de Pétrus Amet... Trop de mystères
dormaient dans la Tour Maudite ... et rêver le bonheur
était une chimère qu'elle devait chasser il. jamais...
CHAPITflE XIII
Cepend;:mt M. de Puyverdon entrait en convnl eseenoe.
Çepuls deu.'C jours, le docteur lui avait permrs de se
lever; mais, pris d'un paresse subite, le jeune homme
Msltait il. Quitter !Ion lit. Une inquIétude somc1e demeurait en son esprit à la pensée de se retrouver en
face de Floriane.
JI ne pouvait plus clirré'rer de la revoir, pourtant.
Mlle nosellne affirmait Que la blessée était en état
de parler sans fatigue. L'épaule brisée se ressoudait.
�LA TOUR MAUDn'lI
115
Il devait prendre un parti. Le problème dG ses relations
fut1,lres avec sa femme allait se résoudre. La situation
pr(isente ne pouvait se prolOllf!er. Déjà, ses meilleurs
amis demandaient il le voir, à ni tenir compagnie. Il
n~ pouvait autoriser l'accès de s .. maison sans être fixé
sur l'avenir. Si, après son entretien nécessaire avec la
NUe de Pétrus Amet, il comprenaH que toute espérance
de paix intérieure était morte pour mi. il demanderait.
un changement de poste, quitterait la maison , ou bien,
reprendrait du service alL"{ colonies et disparaîtrait à
jamais.
Il remuait ces pensées dans so. tête encore douloureuse, s:.ms avoir le courage de s'arrêter à une décision. Il ét.ait trop accoutumé aux réponses embarrassées de Floriane, pour espérer des explicft~ons
sincères
de sa part. En outre, il se sentait humilié de sa violence, de sa tureur jalouse, de l'acte fatal commis par
lui... Avant tout, il devait obtenir son pardon des souffrances physiques causées.
A cet in stant, Mlle Hoseline entra dans la chambre :
Elle demanda:
- Eh bien, mon enfant, êtes-vous décidé à vous lever?
J'al prévenu ma lillet.le du désir où vous êtes de la
voir. Elle vous attend. A deux reprises déjà, elle vous
a réclamé.
- Comment va-t-elle ce matin ? murmura le convalescent.
Sur une réponse satisfaisante, il ajouta :
- Je suis prêt à vous accompagner cbez elle, ma
tante.
ta portière de la clJambr·e de Floriane se souleva.
Armand ontra. Le visage de la jeune femme se détachait sur la blancheur de l'oreiller parmi les boucles
Ele sa chevelllre afllente . Une sorto d.e tremblement
convulsif l'agitait. De grosses larm es roulaient dans
ses prunelles agrandies par la souffrance.
Quand son mari la vit si blanclle et si amincie, une
élilOtion indicible l' étreignit. Incapable de prononcer
une Gellle parole, il s'approcha du lit, s'appuya dG la
main au chevet d-e bois doré et demeura longtemps
immobile ;). la contompler.
La re5plration saccadée, la pllystonom!o anxieuse de
�116
LA TOUR MAUDITE
la jeune tomme le houleversèrent, Il sentit lu. tendresse
anciellne envahir son cœur, Suhitement, li comprit combien il é tai t attaché à celte créo.ture ~i
belle dans la
r ésignation et la douleur,
Il se sentit misérable, indJgne de toute pitié, a.ffreusement coupable d'avoir douté de la sincérité, do la
bonté de cette âme si droite, et il nt un effort pour
eX]Jrilller lies sentiments. Mais toute ré action lui fut
impo s:;iu le ; étreint par le remords, il se laissa tomber
à ge lloux devallt le lit, saisit la petite main brûlante
abauuoullée sur la couverture, posa son Iront contre
el1e et IllUl'lIlUl'a avec humilité :
- Pal'uon 1 Pardon Il
- Je Ile vou:> aC;CUSe pas, et vous n'avez point à VOU!!
excusel', Les evéllelllellts survcnus ne :;0111 point notre
œu Vl'u. La fatalité :;eule les a amenés. Tous les uutres
,Wl'UIOllt agi (;UIllIlItl vous-I1lême ... Vous êtes bon d'être
ven u ...
bile lit Ull mouvement pOUl' se soulever, Sa marraine
:;'élu llt;a. Flol'lu.lle mUl'll1uru :
.
- ,le vOllul'ais dCHItWl'lll' soule Dvec mon mari, ma
taulu ... VOiliez-volis uvoir la cornplulsanee de nous
lUI~se/'
1
l\1 1H; lIu"ellll" J'IIIStiLliu (;onl'ol'tuollJlIlent su r ses oreillers et Ùl"/J<U'Ut.
AlïllJ.LJU ~ ap[Jl'u(;ha ; les yeux de la malade rencontl'l'I't!lIl lu" "lellS ... JI ualssa la tète, Lu. lClaliJeureuse
IJlu,~c\:
<.Llttl, ucaucuu)J t:llUlIgé. Les laJ'lTles s'etaient
tlt:"sc(;lll:!t:" "UI .se" Juues I:!lll)JLlUl'précs. De la main, elle
UU"lgIIUJl Ulle ullJ'gèn: plu(;ée près du lit, lui Caisait
"igll!: ue ::>'a"stJLllf ; !Juis, d'ulle voix un peu llaletunte
tlUCUl'tl, nruis fel'me, Olle COllllllellÇait :
- J 'ai li VUUI:i l!Ollfcssor ulle foulu de choses. Malheur eUStllllùllt, JO ne sp is pas très Iluuile à ce gcnre de
(1!scuur:; ... JU Squ 'i<.;I, Je m'Oll l'CJldti comple Ù préscnt,
j'ui uté U'lIJlO galle ll c l'ie stupide li votre égurd ... Je vous
alTJui~
de tuutes IIICS [ul'ees ; JO n'al pas Ollé vous le
1l0tr~['
... Pour cela, il BIll Callu avoIr le droit ù'Otro
COllllullte ; vous faire purta/-fur un sccrol dOllt je n' étuis {flle lu d l'positaire ; trahir los mierls, ot J'en étais
Incapahlc ...
AI'Illallu sentit un frisson le parcourir tout entier,
�J.A TOUR lIIAUDITE
117
Quelle borrcyr allait-Il apprendre ? Floriane poursuivait :
!
- AIljoud'b111, .Ie puis parler ; t011S les voiles tomberont devnnt vn11s, et relit-être le silence dont nnus
avons tous dellx cl'uellement souffert vous sera-t-il complètement exrliqué ...
~ Un soir de décembre 1793, mon père et mon a'ieul
étaient sellls dans leur bureau, en train da réviser leurs
comptes de fin d'année, lorsqu'on sonna à la porte de
la rue. A cette époque, nons n'hnhltions pas cet bOtel,
mais une maison de la Montée du cimetière, où 58
trouve il. rrésent un de nos greniE'rs à hlé.
« La vieme nourrice de ma marraine remplissait
chez nous les fnnctinns de fpmme cie chnrge. Elle counJt ouvrir. Un vnyageur drflpé ciAns un manteau noir
se tenait dcbOllt sous le porrhe. Comme il 1111 ét.nit inconnu, la hrnve femme allait le renvoyer et 'ponsser les
verrous sans s'attArder. mAis il Insistn ~premnt
et <>lle
le laisSA l'lasser. (J entra dnnc avec son cheval, un
magnHlque Malon noir c:nmme l'rhrne, nttnrhA la hNe
sous la voûte et se précipIta dans le cabinet de mes
parents.
« En l'apercevant, mon p(>re bonrlit. Tl avait reconnu
son cousin g"crmain, Frnncnis-r,nillAnme Leva llier, ancien conventlnnnel, fournissenr anx armées de la népllbliqne et plnRlellrs fois millionnAire, du che! de son
oncle maternel dont 11 avnit hérité.
« Comme la. plnpflrt des mt'rlcliononx.
le!.; miens
Haient royali~tes.
Ils avaient été dr!lespt'rés de 10 chute
de la monarchie et. si, pt1r mesure de prnrlenc:e. ils disslmntaient lems sentiments sons lIne indiftrrencc pnrfaHe, 111\ ne cessaient de pl'e urer le roi, la reine morts
sur l'échafnl1d .
• En se retrouvant en face de l'nn des rjS~c:fdes
les
pins acharnés il. la perte de lemrs sonvemfnB, mon
aYeul ct son t1ls sentirent lenr ancienne rancnne grandir. Un même élan les pnrta verli le nouveau venu,
toujonrs immobile snr le senl!...
- Misérable! clama mon grand-père ... comment &SOzvous r
- le dolS VOllil parler... seu!.. Un secret Important
me p?>se. Je veux aussi vous expliquer ...
�118
L A TOUR MAtrJJITE
Stupéflé par tant d'audace, bon papa sc reprit et
répliq ua:
- Vous êtes l'cnfant dc ma sœur bi e n-aimée, je ne
pu is refuser de vous enlenùrc, En son nom, je con sens à oublier pour un mome nt nos anciennes ranCunes. Mais j e vous en pri e, soyez bref.
« Sur lin signe, mon père sC! l'ctint da ns la pièce
voisine. Ecroulé sur un siège , conlre la portc rle
communication, il enlcn(lait avec épouvante les pnrolcs
co léreuses, les rep roc bes snnglnnts, les m enaccs échangées entre les deux parents.
( Soudain, un cri terribl e domina la di s[l ute. Un
bruit de lutte lui succéda.. La main au Joqu-ct, papa
attendait, prêt à intervenir, lorsqu'un coup de feu r etentit.
« Aussitôt, la porte s'ouvrit. Sur le plancher, en 1ravers de la pièce, François-Guillaume Levallier était
tom bé. Un Jllet de sang cou!alt sur sa joue.
• - Il a voulu m 'assassiner, cria mon aïeul. J'ai
tenté de le désarmer ; en arrachant le pistolet de sa
main, j'ai pressé la détente. Il a reç u un projectile
dans le crllne.
• Mon père s'agenouilla auprès du mulheureu«. Il
était privé de sentiment. Cependant sa blessure semblait bénign e...
« Nour le tirerons de là, assura mon ul·eul... Pour
le moment, il fout étouffer J'affaire, empl\cher les curieux de s'intéresser à nous et cacher notre parent.
u En gu ise d' expli cation, 11 ajouta :
« Ce malh eureux est proscrit. En qualité de séide
de n obespierre, 11 a été condamné en Thermidor. Prévenu à l'avance, il a lm se sauver et passer en Suisse,
pays d' origine des siens. Sa fortune était placée à Genèv,e ; ses int6rêts étale nt là . P endant qu atre mois , 11
u vécu dans une paix complète il. Ou chy. Il se croyait
ouhli é. Dési reux rIe rentrer à Pari S pour y régler certaines affaires importantes, 11 a ,réal isé tout son avoir.
s'est fait conduire jusqu'au port le plus proche sur la
rive fran çaise du lac Léman, et Il. gagné Lyon. Comme
il se préparait à partir pour Bourg-en-nresse, 11 a été
reconnu par un policier, rencontré à la poste et pri s en
tll atu re. Par bonheur, il conm,1.lssait parfaitement le
�LA T0un MAUDITE
119
pays. Bien monté, il a pu doubler les étapes et circuler
très rapidement. A Ill. faveur de la bourrasque de neige,
il est parvenu jasqu'à cette maison, et m'a supplié de
le cacher. Il croit sa piste perdue. Demain, la neige
aura eUacé ses empreintes. Si l'on vient nous interroger, nous pourrons nier sa visite, sans orain te d'être
démentis.
« Du geste, :\J montra la sacoche déposée sur la taÈlle
pa r le voyageur et ajouta :
« Il y a là-dedans plus de six cent mille livres
en billets de caisse. C'est un véritable trésor. Enfermele dans mon secrétaire ; puiS aide·moi à transporter ce
malheureux dans ma chambre.
e A ces mots, mon père se récria :
Il serait de la dernière imprudence de garder ce
e blessé auprès de nous. Si, par impossible, il avait été
suivi, nous serions inqui étés ; on perquisitionnerait,
et il serait découvert sans tarder. Si vous m'en croyez,
nous l'emporterons jusqu'à la Tour maudite ; nous
l'enfermerons dans la salle souterraine, où, sans redouter les démarches indiscrètes, nous le soignerons. Ma
sœur sera informée de l'incident ; elle est bonne et
pieuse ; elle s'in stall·era au chevet de notre cousin et,
Dieu aidant, le guérira .
• Ce projet sQmbla très sage à mon areu!. On l'adopta.
Ma tante Roseline prévenue s'établit au chevet du mQibond, veilla jour et nuit sur son repos. Au bout d'une
quinzaine, il était bien mieux ; cependant, une tlèvre
violente ne le quittait pas; il avait le délire, prononçait
des paroles incohérentes et passait des heures à pleurer en tremblant de peur. BientOt, la blessure fut comLe malade put se lever, march er
plètement ciatr~ée.
un peu dans sa chambre; mais, si la plaie ne donnait
plus auoune inquiétnde à eon innrmière, son état
mental ne cessa.it d'inspirer des craintes. Son esprtt
paraisealt d6rangé. Il était devenu craintif et faible
comme un en rançon. La clarté du jour, une lumÏ{>re
trop vive le plongeaient dans un afrreux désordre cérébral, et on avait toutes les peines du monde à l'apaiser.
u Pendant ce temps, mon a,l'eul faiso,lt face ù l'orage.
Malgré les minutieuses précautions prises, Fl'anç01s-
�120
LA TOUn MAUDITE
Guillaume Levallier avnit été aperçu. D'abol'd, il avait
demandé notre adresse à l'hOt.el des • Armes de France • ; ensllite, une de nos volRilles l'avait eillendn parlementer avec notre servante. DeR propos malsonnants
revinrent aux oreilles de mon père. Il fallut acheter le
silence des témoini. On ne négligea rien pour J'obtenir. Néanmoins, on bavarda. Mon grand-père sllbit quelques at'rronts. Les notables de la contrée s'écartaient
de lui lor~qu'i
entrait au Cercle; ses meilleurs amis
I1rent mine de ne pas le reconnaltre quand ils le croisèrent dl\nfl la rue ; Il leur demanda des explications.
Aux réponses p.mbrouill{>es des gens, il comprit de
quelle horriblA aClion il était soupçonné. Cela influa
sur son caractère; II devint misanthrope, se terra chez
lUi, languit quelques mols et s'éteignit un an après
l'arrivée de son neveu proscrit.
e De ce Jonr, mon ppre ne voulut pIns habiter la maison ancestrale, témoin de tant de malhenrs. Depuis
quelqne temr<;, Il comllsoit IIne belJe Lyonnaise: Mnlvina de Cham:nande et désirait de l'l'ponser. On e1lt
beau repé~,nt
è la .lenne tille que ceux auxquels elle
s'aillait avaient une réputation rOchense, elle ne voulut rien entendre ; elle aimait son fiancé et passa sur
tout. Le mariage fut conclu. POllr loger ln nO)lvelle
épousée, les miens achetèrent l'bOtel de Ruvigny et
s'y installèrent. •
La jenne femme s'interrompit, passa sur son front
sa main transparente, jeta un long regard sur Armand
impassible à son chevet et ponrsulvlt :
« Ma pauvre maman Ignorait. le drame Qui avait bouleversé l'existence des miens. Elle apprit, un solI', par
hasard, les Il.ccllsations dont on accahlalt son mari.
Elle rnt bouleversM ; ponrta.nt, comme elle chéris~at
profondE5ment mon père, elle rer1lsa d'y ajouter fol, et,
simplement, lui posa quelques questions. Tl répondit
franchement. Sans d~tours,
11 lui conta l'aventure ct
lu! proposa de l'amener Jusqu'à la Tonr Maudite, ann
de lui montrer l'lnfortuné dément. Elle accepta. Par
une fatalité cruelle, Françols-Gulllaume était ce jourlà dans un état d'exo.ltation affreuse. Sa surexclto.t1on
arrlvlle au paroxysme le pOLissait à commettre 'des actes désordonnés. Il pleurait, se roulait sur ICIi tapis,
�LA l'OUR
~AUDITE
121
poussait des cris discordants, riait convuli!~met,
baquetait, cho.ntalt ...
• Maman attendait mon frère. Elle tut hOrl'iblement
impressionnée. Lorsque, six mols plus tard, Johannès
vint au monde, II se ressentait de l'émotion maternelle. Trop chétif et grêle, on crut impossible de l'élever. Il grandit cependant, mais son humeur demeura
sombre ; il parlait peu, se montrait détlant, tuyait la
société de ses camarades, se plaisait seul, dans la Tour,
auprès de notre parent dont 11 avait le pouvoir d'apai·
ser la fureur.
Elle s'arrêta de nouvenu. Elle haletait et semblait 0.
bout de torces. Us yeux tlxéS sur elle, M. de Puyver·
don ne perdait pas une de sC!s syllabes. Des minutes
s'écoulèrent au bout desquelles elle reprit :
• Cepcndant, mon père multipliaIt les démarches en
vue de faire réviser le procès de mon cousin. La peine
de mort prononcée par contumace était toujours exécutoire.
• Les policiers du Consulat, d'abord, ceux de l'Em·
17ire ensuite recherchaIent les conventionnels l'lchappés
aux rl'lpresslons contre-rêva lut ion nai l'es. La te.te de J'in!ortunl'l FrançoIs-Guillaume était mise à prix ; son hOtel de Paris, sa maison des champs, ses écuries, ses
valeurs en banque placées sous séquestre. Malgré ses
relations avec les autorités, papa n'urrivait pus à libérer Je malheureux ·de cette appréhension. Trop de gens
envieux de ses biens avaient intérêt il faire dlsparaltre ... La moindre indiscrétion pouvaIt le perdre. Il
fallait redoubler de précaut.ions.
• De cette minute, les miens s'entermèrent chez eux.
Ils n'avaient JamaIs beaucoup aimé le monde ; en
véritables tus de r.1aures, ils détestaient l'Intrusion
d'étrangers dans leur logis. Elevés à vi vre ent re soi,
Ils s'accoutumèl'ent très bien il ne voir personne ;
devant
d'uilleurs, puisque certains détournaient l:l t~e
eux, ils éviteraient de nouvelles humiliatIons. Subitement, mon père do nn a sa démission du Cercle ; ma
bonne marraine s'élo igna des œuvres auxquelles elle
se dépensait. CeJa ne l'empêcha pas de taire le bIen ;
M. le curé reçut, de sa main, des offrundes considéra.
bles, et les pauvres, des lIacoura 1mpertunts.
�LA TOU ll IdAUlHTE
Des mois passèrant. Je fus recherchée en mari~
et t1:mcél!. Mai:.;, je l' affirme, je n'éprouvais qu'une
sincère estime pour Charassieux. Mon père désirait cette
union, je me soumettais sans enthousiasme, et aussi
sans déplaisir. J' espérais m' accou tum er à vivre à ses
côtés, quand, un jour, il reprit sa parole. Pendant un
de ses; ~éious
à l'auberge, il avait enten du parler de
François-Guillaume. Un quidam bi.en informé, raconta,
après boire, l'arrivée nocturne du voyageur. Il laissait
entendre qu'à ce moment les affaires dos miens allaient
au plus mal. Les achats de céréales étaient dé5astreux.
Il ajoutait qu'au lendemain de la vcnue de l' étranger
chez nous, notre commerce avait pri.s une énorme envergure. Nous avions acheté notre hôtel et accru notre
train de vie au dépens des louis d'or entassés dans
la sacoche de l'étran ger . Mme Charassieux, inform ée
par son héritier, exigea des éclaircissements ... Mon père
le prit de haut, refusa de luI en donner, et, sans
tergiverser, le mit à la porte .
• Mes flançallles furent rompues. Cela accrut notre
fâcheux renom. J'en fus humili ée ; je n'osais plus me
montrer; le choisissais pour aller à l'église, les heu res
matin alei>, et pour me rendre au cimetière, la tombée
du jour. De plus, j'avais fait la connaissance de notre
prisonnier. Sa foHe, deveoue très donce, étalt peu dangerell se. DeTHlls longtemps, tl ne criait plus, vivait à
peu près comme teut le monde, li salt, écrivait, se pal'aH avec recherche. P arfois encore, des accès de désespoir le prcnaient ; alors, je devais aller à lui, l'entourer, le oonsoler, l'apaiser comme un petit entant, et
seule, je parvenais à le calmer.
Elle soupira, baissa les yeux, et d'une volx très
basse continua :
- Je deval 5 courir à lui, m 'enfermer pendant des
heures dans !Ion cabinet, lllt rA conter des hi stoIres,
lui promettre monts et m erveilles et, à force de douce~
parol-es, lut ]'Irocm·er lln peu de paix ...
E1~
s'inteorrompit, devint éaarlate, détourna son regard et exp'lifllf3. :
- J' allais le Toir tous le!! soirs, ou "resque, au crépuscule. J' y r (.'tD lTn(i
~ p:ll"rois, apr s Jo dInar, pendant
votre partIe a,\:l Cercle. Pour m'y rendre, je n'aval!:
�LA TOUn MA UDl1'E
123
pas à sortir de la maison. Un souterrain creusé sous
les caves permettait d'accéder jusqu'à l'~5cair
caché
dans les ruines du petit temple édiJJé dans le parc.
GrAce à lui, j'atteignais très vite les salles secrètes de
la Tour. Trois ou quatt"e fois à peine, à l'époque
des grandes pluies, je dus me rendre au donjon par
la Montée du Cimetière ... J'en r6venais un soir, il y a
deux ans, lorsque vous m'avez rencontrée et suivie ...
Armand otait devenLi Evide. Il dévisageait sa (emIll",
comme s'U eut espéré encore de nouveaux détails.
Floriane demeurait silencieuse; les yeux fermés, la tête
appuyée contre ses orelllers, elle semblait épuisée par
ce long récit. Cependant, bien des points demeuraient
obscurs au Jeune homme. Dans sa lièvre de savoir, il
oublia l'état de faiblesse où se trouvait Floriane et doucement, il murmura
- Et maintenant?
_. Il va mieux ... je vaIs vous l'e:,,:pliquer. Je demandE:
seulement quelques instants de répit.
i\f. de Puyverdon s'inclina silencieuwment ; puis,
pur un grand effort, il parvint à se lever, à s'approcher de la fenêtre et à coller son front contre la vitre
Iralche.
Au dehors, le jardin ravagé par l'hiver étendait la
vari été de ses pelouses roussies par le gel. Les chênes
verts, les mélèzes et les pins parasols agitaient leurs
branches sous la bise aiguë et leurs aiguilles éparpillées tourbillonnaient avant de se poser sur le sol...
Dans le ciel gris, uo vol de corbeaux passa, mettant
son ombre dans le paysage. Au loin, par une éclaircie
pratiflu6e dans la pinède, la Tour Mauùite apparaissait. Massive et Imposante, elle semblait dominer la
colline de ~on
mystère impénétrable.
Armand s'écarta de la crois6e ; lentement, il se rapprocha du lit. Floriane avait retrouvé quelques forces.
Elle le regarda longuem ent dans les yeux et poursuivit :
- Il Y a quelqnes mois, mon p~re,
dont les démarches en vue d'obtenir la réhabilltation de SOIl parent
ne s'étalent pas ralentlefl un instant, reTint un Jour avec
fle bonnes nouvelle!!. Le roi Louis XVIII consentait à
faire grâce au condamné. Sa Majesté avait appris que
�/
124
LA TOUR !ofAUDITE
François-Guillaume était absent de Paris lors de 111
mise en accusation de son trère et au moment du
procès de la reine Marie-Antoinette, ne le considérait
plus comme régicide et lui restituait la totalité de ses
biens .
• Notre Joie fut immense. Nous all10ns clone pouvoir
conduire notre pauvre sousin 11 Marseille, dans une
Maison de Santé: celle où J'on soignait Johallnès, lorsqu'li se sentait fatigué, depuis la mort de ... sa .. sa ..
Son visage s'empourpra ; elle baissa le front, avant
d'expliquer :
« II s'était marié en Russie. Sa femme mourut acctdentellement peu après. La cervelle trop fragile de mon
frère se dérangea eompJrtement. Il devint taciturne,
sombre ; il voulait attenter à ses jours. A certaines
époques où son mal devenait plus aigu, on devait J'énfermer ... Je vous ai caché cela ... !\ton père l'exlgea._
Ah 1 l'al terrihlement souffert de ces mystères.. Mais
J'avai!' l'hnbitude rI'obéir ...
Armand esqllissa un geste d'lndHférence ; il Y eut lm
silence, La jeune homme le rompit pour demander :
- Vous avez conduit votre consin dans un asile ?
- Mon père s'en est chargé. Il se remet peu à
peu. Son état géncSral est meilleur ... Il se consolidera
tout à tait, il. présent, puisque ....
Elle regarda son mari ; une flarrtme dansa dans ses
yeux. Son mari répéta
- Puisque ?
- Il est guéri...
Trè~
vit,e, comme prise d~
honte, elle acheva
- Onl, le so'l r .. le .. ennn-. Je four de .. mon .. l'lrr1oent, 11 paraissait bien pI11s calme ; pour la première
fols depuis des semaines, fi était sorti de la Tour.
J'étals prè:. de lui, contre la tombe de ma mère et
le le consolais. Cert.alne!'! luems d'lntel1lgenre tra.versaient les ténèbres de son cervea11. II se souvenait de
sa carrlllre politique et déplorait le passé, ses erreurs,
ses violences, les crimes de ses compagnons de l'Assemblée... A ce moment, lIne détonation traversa l'étendne .. Je tombAL. Q\1and ,le rppris connnlsSA"lCe, je
connus votre.. Votre .. , conrroux et les excès où VOllS
avait conoult tant de fureur ... Mon pèrG me dit l'acoi-
�LA TOUR MAUDITE
12!1
dent dont mon frère fut la victime, ct pour me donnel
la force de supporter -celte nouvelle epl'tluve, il m'apprit
la guérison ue notre cousin ... Les coups de feu tirés
par vous avaiem produit une eommoiion violente sur
l'espriL de François-Guillaume. La consciene6 des évé,
nements passés lui revelluit. l)epuis ce jour, il suit un
traHemellt destUlé à le récouforLer et il lui rendre toute
Sa [oree physique trop dünulUée pendant sa IOllgue réclusion, ..
Uil lOllg soupir souleva 3a poitrine; elle conclut:
- Le VOI'trult trouvé par vous dans mon bureau éto,it
le siel!. Voila, mon ami, le mystère dont je vous ai
fait buunrir. Certes, j'ai été coupuble de vous dissimuler ce:! chuses ; mais, vous Je COllJvrelleZ, elles ne m'upp(I('''tmaiéut poim ... L'el.:Jstelice de !lou'e parent était
en Jeu. Le llluludre mot ilJ1prudent pOllvult le V(Jrdre à
JUII1UIS. El pub, l'holllleur de !lutre nom en dépendait,
En somme, mon aïeul l'avait blessé, ce proscrit ... Ce,ptllldaut, 1I0U8 ll'uunons pas dû reclwI'ciler votre alliul1cu... saUli vous Illtlttl"O au courant de lu situation
Lernl.Jle uu IIUUS lIUU::; detJuuions. •
EI1~
ollfouit SOli vÜiuge UUIIS ses mains et se mit 4
Su.Ilg'luLer. elle étuit a bout de foroes,
Lu voix rl'CllIÜisulIte d'Anllulld c1u.ma :
- Flol'lulle 1. .. Flul'1u.ne J Je vous en prie
Elle eeu.rLU les (lolgLS, l'avcrçuI bouleversé par les
cho~s
UjJ]Jl'llôllS et dit :
- MOIl allli, 110 us !sommes causes de vos tOI'tures ;
poul'ez-v~
nous pardonller ?
ComlIIe il faisait Ull gesLe pour l'interrompre, elle
aclleva :
- Je vous en prie ; ne vous accusez pas. Toute la
taute est de Hotre cOté. Votre violence est la preuve
de votre arfectlon. Je ne regrette pas la douleur Vhysique !Jill en rèt'ultu, puisqu'elle m'a montré li. quel voint
je vous suis chère ... Oepuis longtemps, j'avais vu croître Ull malentelldu entre nous ... Je le devlnUlS à votre
visage forlllé, à vos questions multipliées, il l'expressioll hailleuso de vOIre regclfd. J'assistais li. la métamorphose, sam pouvoir l'enrayer ... Oh J j'en souffrais
aussI, m:\IS J'étais 51 sotte, sI gauche, si froide et
réservée ... j'avaie tellement peur de puraltre audacieuse
�LA TOUR MA UnITE
et de vous déplaire. Et puis, il y and.t notre réputation.
Ils ùemeurèrent un instant silOHcieux. Puis Armand
demanda.
- Que s'est-il passé entre votre aïeul et M. Levullier,
10 soir de vo Lre qu erelle ?
Floriane écarquilla ùe grands yeux. Son mari dou·
tait donc encore ? Elle répondit simplement :
- Peu de choses, et vraiment on est surpris de voir
t5 . En arrile résultat terrible d'aussi minces év é l~ " rn("
vant chez nous, mon cousin, uf :) . I ~ p:1r la poursuite
dont il était l'objet, avait penin !a :oaine compr~hensi
des choses. En termes v é !Jt ~ m c nts,
il supplia mon grandpère de l'aider à d61'ouLer ses ennemis. Après bien des
prières, bon papa y consentit. Mais, en fervent royaliste, il se permit quelques remontrances pour les amitiés funestes dont son lleveu s'était entouré, et les excès
dans lesquels li était tombé. François-Guillaume le prit
fort mal. En phrases ditltyrambtques, il lui dépeignit la
beauté du régime nOllvt:uU, la pureté de mœurs de ceux
qu'il nommait les ma rtyrs de Thermidor ... et le désintéressement de la llOrde conventionnelle. Mon aïeul ne
put tolérer pareilles upologies. Suns ,,""lLt:l', il ordonna
au fana.tique de se taire ou de quitter sa maison. A ces
mots, le fugitif éclata en menaces, tira son pistolet et
visa son interlocuteur. Celui·ci était d'line force herculéenne ; il bondit vers le jeu ne homme, s'empara. de
sa main droite et tenta de lui arracher son arme.
Une lutte s'engagea.. Comme il se débattait, mon aïeul
JlL partir la ùécharie. Notre parent la reçut dans la
tête ...
Cette lois, elle avait tout dit. Ses yeu.."\': cherchèrent
le regard de son mari, pOLIr eSfthyer de retrouver en
eu..'( cette clarté d'absolue contlance dont eJl(l connaissait si bien le roflet ; mais elle ne put la voir. La tête
dans ses mains, Armand repassait en lui-même son ~xjs
tence écoulée depuis les deux ans qu'il habitait la
ville. Comme il avai.t (lU tort, lui aussi, de ne pas
exiger d'explications 1 Il aurait da s'adresser à son
beau-père, dès Je premier jour, oxiger l'éclaircissement
JI ISe d6battai.t. Mais
de toute cette ombre dans laqu~!
son stuplèe orlluell, son e!!pOoe d.G rancune envers les
... et Je filra,me s'était accomslens l'en avaient emp~clit!
�l.A l'OUR MAUDIT E
127
plj... inévitable.
sGudaJn Me phrasi intérieu rement cornIl ac.h~v
:
ji'écria
menes. .t
- Vous avez été horrible ment calomn iés ... Je m'explique à présent votre haine du monde.. Désormais ..
Un beau sounre aux lèvres, la malade l'interro mpit:
- Mainten ant, dit-elle, tout est nat. Je recevra i autant qu 'il vous plaira, et si vous le voulez, FrançoisGuillaume assistera, prQs de nous, à l'inaugu ration de
nos salons. Il dira à chacun l'aventu re ancienn e et
prouve ra aux plus incrédu les que la sacoche aux six
cem mille lrancs existait ; elle est toujour s pleine des
billets de caisse reçus à Genève en 1794 ; cela démontrera l'honnê teté de mon aïeul et l'intégr ité avec la.chacun CIe nous a veillé !ur le dépôt confié.
qu~le
Armand s'était levé. Ces paroles emport aient ses derniers doutas. Une joIe délirant e étincela it dans ses
prunell es de velours sombre. Comme il allait être heureux, désorm ais 1
Lentement, o.yec des précaut ions int).nies, il posa ses
ll'vres sur l'épaule blessée de la jeuni femme et murmura:
- Je passera i ma vic à me repQlntir dG cette atroce
chose ... Jamais je n'aUTaI assez de Jours pour me faire
l,urdon ner ..
De sa main Qne, Florian e écarta les mots prêts à
venir:
doucement,
- Aimez plus tendrem ent encore, tl~e
et je sera.i comblée ...
- Mon amie ... si cbère ct précieuse, pourrez ·vous Jamais oublier ma stupidit é, ma sotte crédulit é en d<ls
raconta rs idiots 7
Elle blottit sa tête contre la poitrine de ce maHre
à tamais choisi et supplia :
- Tnisez·vous. Cet acciden t dont vous déplorez la
cause tut une chose bienheu reuse... ùont je demeur e
ébleuie comme du plus immen se bienfait de la Providence. Sans la fureur qui arma votre trlain, nOliS 00rions à cette heure deux êtres séparés et misérab les ...
FIN
�Pour maître jeudi prochain sous le na 547 de la Collection ,1 Failla ..
A L'AUBE DE LA VIE
Par
GENllVIÈVE
r.!lANDON
CHAPITRE PREMIER
Marguerite Fastier émietta d'un geste di~cret
les restes de sa IJrioche pou r les moi neaux efT rootés qui se pressaient autour d'elle en piaillant,
puis, enveloppant du doux regard de ses yeux
noisette, le long et charmant bassin, elle sourit
au joli groupe de Polyphème surprenant Acis et
Galatée, et s'éloigna lentement de la Fontaine
Médicis, sous la gracieuse voÛte de verdure des
hauts platanes .
l ndiITérente aux regards admiratifs que lui
attiraient sa beauté et la distinction de toute sa
p~rsone,
clle quitta le jardin du Luxembourg,
en songeant au cher grand'papa qui l'attendait
dans l'appartement de la rue Guynemer.
Son Grand-Père ! le commandant Fastier,
dont clle était toute la joie ct qui, avec l'égoïsme
propre à ccux qllÎ ont beaucoup souffert, l'accaparait, la gardait pour lui seul uvec une tyrannie
d'avare, tyrannie bien douce au cœur de Marguerite et à sa solitude d'orpheline.
A u souvenir du vieillard, dont la chaude tendresse guidait sa jeunesse inexpérimentée, Marguerite pressa le pas, car il ne fa llait pas inquiéter par ulle absence prolongée le bon papa
auquel clle devait tout.
(A suivre.)
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Collection Fama
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Ichard , Jeanne Louise Marie (1876 -1951)
Title
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La tour maudite : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions, publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1937
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An account of the resource
Collection Fama ; 546
Type
The nature or genre of the resource
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Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
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A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_546_C90863
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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ba901ad41f343ce18416991b36952146
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Text
LA
DES
URES C..........
/"'
�Vient de paraître
Aux Ëditions TALLANDIER
DE LA
SORBONNE
,
AU CALVAIRE
par
FRANÇOISE
ROLAND
•
C e roman, don t le titre, à lui se ul , in diq ue la
tendance et préc ise 10 portée, est l' œ uv re d 'un e jeune
femme de lettres que des con tes, des poèmes, des
nouvelles, des arti cles de crit ique avai e nt, depuis
qu e lque temps, signalée à l'atten ti o n des écrivains.
Celle œuvre, vivan te, colorée, émouvante es t
écrite dans une langue sobre et for te, et peu t êtr e
lu e par tous car so n auteur, a vec un art rema rquable ,
a su respecte r la réa lit é, sans jamais ou trepasse r ni
les lo's de la mora le, ni ce tte déce nce qué tout éc riv ai n
se doi t à lui même .
Il faut lire et faire lire:
DE LA SORBONNE AU CALVAIRE
par FRANÇOISE ROLAND
qui, inconnue hie r encore du grand public, atteindra
bientôt à la même notoriété que
DELLY, MAX DU VEUZIT, MAGALI
à
qui
IllIér irement
c li o
Un volume : 15 fr.
s'apparente
•
ét roit ement.
En vent e partout
�}" '
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
��PHILIPPE JARDYS
LA VILLA
DES HEURES CLAIRES
ROMAN
SOCI~T};:
D'};:DITIONS
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
ANO LA MODE NATIONALB
04. Rue Q'Alésia. 04 -
PARIS (XIve)
�C'EST UN ORGANISME
EN PARFAIT éTAT
QUI FAIT •••
LA VRAIE
BEAUTÉ •••
.•
Ne surchargez pas votre visage de
fards, ne suivez plus de régime
fastidieux.
faites seulement bien régulièrement
une cure de la célèbre Tisane des
Chartreux de Durbon. Ce merveilleux
remède ~ base de plantes Alpestres
régularisera vos fondions naturelles
et débarrassera votre sang des
toxines qui l'alourdissent, Il conservera ~ votre organisme sa Jeunesse
et vous verrez, sans qu'elle soit pour
vous un souel, votre beauté s'épanoujr
avec vQ're santé.
Tisane des Chartreux de Durbon
le flacon '1.. (r. SOdans
Pharmacies.
Renseignements et AHestattons :
Laboratoires J. Berthier
à Grenoble.
TISANE DES
'
,leS
CHARTREUX DE OURBON
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
CHAPITRE PREMIER
Avec des halètements de bête surmenée. le
petit train se traînait au milieu de la verte c.ampagne normande que le radieux soleil dE' juillet
inondait de sa clarté. LE's boqueteaux succédaient aux gras pâturages ; les champs de pommiers alternaient avec les tapis dorés des blés
mûrissants. Pourtant, à la fin, la vue de cette
belle nature devenait monotone et c'est pourquoi Léonard Carriel, las de la contempler, s'était laissé retomber dans le coin du compartiment surchauffé oLl, en comp:lgnie de trois autres
voyageurs, des gars du pays aux faces roses et
poupines, il était enfermé depuis Dieppe.
Maintenant, tassé sur lui-même, les coudes aux
genoux, Léonard Carriel se laissait gagner par
une douce somnolence.
�6
LA VILLA DES HEURES OLAIRES
- On n'arrivera donc jamais? songeait-il vaguement. Dieu, que j'ai chaud 1. .. N'aurais-je
pu demeurer chez moi ?... Ce col me gêne horriblement ! J'aurais dû l'enlever 1. .. Enfin, heureusement que le voyage s'achève 1. .. Au fait,
quelle heure est-il ?
Pour la vingtième fois peut-être depuis qu'il
était installé dans cet antique wagon de troisième classe, il consultait sa montre et poussait
un soupir en constatant que les aiguilles n'avançaient pas assez vite à son gré.
Puis il referma les yeux et cette fois, faillit
s'endormir pour tout de bon.
Le grincement des freins, un long cri inarticulé, un choc qui lui plaqua rudement le dos
contre la cloison de bois, l'arrachèrent à sa torpeur.
Le train stoppait, le chef de gare annonçait
le nom de la station d'une voix de stentor, mais
avec une articulation absolument défectueuse :
- E... rôô.. . vi. .. E .. . rôô ... vi..
- Ce doit être Gérauville 1 grommela Léonard Carriel. Enfin, nous voilà donc arrivés 1
Ce disant, il se dressait, pris d'une hâte subite
de quitter ce compartiment par trop incommode,
cette banquette de moleskine vraiment inconfortable. Avec de grands gestes désordonnés,
il atteignit ses bagages, une vfeitle valise de
cuir jaune pleine à craquer et qu'il avait dît consolider à l'aide de ficelles et de, sangles, son chevalet, sa boîte de couleurs.
�LA VILLA DES HEU RES OLAIRES
7
Sous le regard goguenard de ses compagnons,
il ouvrit non sans peine la portière de l'antique
wagon et sauta sur le quai en poussant un
« ouf ! )) de plaisir.
Ayant tant bien que mal réparti ses paquets
sous ses bras et au bout de ses mains, il se dirigea vers la sortie de la minuscule station.
Déjà, le train repartait, souft'Iant, ronflant, à
travers la campagne normande toute engourdie
de chaleur.
Encombré comme il l'etait, Léonard Cardel
eut quelque peine à retrouver son ticket au fond
de l'une de ses poches; bien entendu, il se trouvait dans la dernière qu'il e'<plora. Mais Leonard Carriel ignorait J'ordre, la méthode, et il
ne songeait point à s'étonner de ce fait putôt
irritant.
Ayant remis son hillet à l'homme qui bâil!ait
au portillon, il s'enquit :
- La villa « Les heures claires )), s'il "ous
plait ?
L'autre le considéra curieusement. Evidemment, il était surpris par !a question du voyageur.
- Est-ce qu'à Gérauville on ne parlerait pas
français ? bougonna Carrie! en haussant imperceptiblement les épaules.
Tl commençait à perdre patience sous le regard
aigu des petits yeux bleus percés à coups de
vrille au milieu d'une face tavplée par les taches
de rousseur.
�8
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
- Je vous
demande si vous connaissez la villa
« Les Heures Claires» oui ou non ? répéta-t-il
sur un ton presque désagréable.
L'employé ne semblait point s'en formaliser;
la chaleur détruisait en lui tout esprit combattif
et il répondit sur le ton traînant d'un homme
qui a toujours Je temps :
- Bien sûr que je la connais. « Les Heures
Claires », c'est un nom qu'on retient facilement!
- Quel chemin faut-il prendre, pour y arriver ? coupa Léonard Carnel qui coromençait
à croire qu'il devrait rester là jusqu'au soir pour
obtenir le renseign ement demandé .
- Tenez, vous n'avez qu'à descendre le raidillon que v'l~,
jusqu'au village .
- Bon, après ?
- Après, vous tournerez à gauche ...
- Compris.
- Les « Heures Claires » ? C'est dans la
première venelle à votre « Jrouète n . Pas moyen
de s'tromper. Un enfant de huit jours trouverait 1
- En ce cas, je décollvrirai, c'est évident 1. ..
Merci.
- Oh ! il n'y a pas de quoi 1.. Alors, vous
avez bien compris ? Le raidillon ... puis à g~ u
che, et la venelle à drouète 1
- Oui, oui, coupa C::trriel. Au revoir, mon
brave !
Et, ayant remonté son cheyalet qui menaçait
�LA VILLA DES HEURER CLAIRES
9
de glisser, il se lança, bravement dans le raidillon indiqué.
Celui-ci dévalait le coteau, à travers un petit
bois de noisetiers. Au-delà, à droite et à gaJJche,
on entrevoyait de gras pâturages où çà et là des
vaches à la robe rousse tachetée de blanc mettaiént des notes claires. i hl passage, elles tournaient la tête vers le voyageur et celui-ci croyait
retrouver en leurs yeux l'expression goguenarde
de ses compagnons de route ou de l'employé de
la station.
Au reste, pas une âme dans ce décor ! On
se serait cru au lendemain de la création .
- Je me demande si jamais j'arriverai ! maugréa Léo nard Carrie!. Ah ! quel voyage 1... Et
dire qu'il y a des gens qui aiment se déplélcer,
qui mourraient s'ils devair!nt demeurer toujours
au même endroit !
Son front ruisselait de sueur sous son feutre et
bien qu'il eût déboutonné sa varellse, il étouffait
littéral ement. Dans l'air embrasé ne passait pas
le moindre souffle de brise.
A bout de forces, il déposa ses bagages au
pied d'un arbre et s'assit sur le talus pour reprendre haleine. C'est alors qu'il s'aperçut que
sa valise s'était largement entr'ollverte, malgré
les sangles, les ficelles maladroitf'ment entrpcrolsées dont elle était abondamment pourvue. Les
pans d'une cravate, des mouchoirs dépliés, des
objets de toilette menaçaient de s'évader par
l'ouverture ainsi pratiquée.
�JO
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
Du bout des doigts, Carriel les renfonça à
l'intérieur puis entreprit de consolider le ficelage
défectueux. Pensant y être arrivé, il s'ac:cota
contre l'arbre en poussant un soupir de satisfaction.
- Il paraît qu'à la campagne, on respire
mieux qu'à Paris 1.. . monologua-t-il. Pour le
moment, je ne m'en aperçois guère ... C'est peutêtre parce que je ne suis pas habitué ... En attendant, je vais toujours bourrer une pipe .
Lentement, il procécta à cette opération et
commença à fumer, s'efforçant de ne point s'abandonner à la mauvaise humeur qui, peu à peu,
le gagnait.
Au fond, il regrettait sérieusement d'avoir
entrepris ce voyage, le premier peut-être qu'il
eOt risqué depuis son retour du régiment, c'està-dire depuis quelque vingt ans 1
Un reste d'amour-propre l'empêchait de se
l'avouer, cependant.
C'est que Léonard Carriel était ce que l'on
est convenu d'appeler un original.
Fils d'un petit épicier de Montrouge qui, en
mourant, ne lui avait laissé que sa désapprobation, Carriel était né peintre. Pourquoi aussi
l'avait-on prénommé Léonard 7...
Il aimait son art, ne vivait que pour lui. La
peinture .Iui avait tenu lieu de famille, d'amis.
Il peignait avec acharnement, sans répit, Sdns
trêve, d'un bout de l'année à l'autre, encombrant les salons futuristes, les Foires aux CroCt-
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
11
tes de Montmartre et d'ailleurs de ses productions indigentes.
C'est que le pauvre Carriel n'avait guère de
talent et le pis, c'est qu'il ne se faisait pas d'illusion sur son compte L..
- Si un autre commettait les infamies que je
perpètre, je lui dirais qu'il n'est qu'un gâcheur
de toiles et je l'engagerais à renoncer pour toujours à la peinture ! proclamait-il volontiers.
Pourtant, avec une obstination digne de meilleurs résultats, il continuait à travailler, enrageant de ne pouvoir traduire ce qu'il voyait, ce
qu'il sentait.
Dans son cerveau, il ébauchait des chefsd'œuvre ; mais lorsqu'il s'agissait de transpo~e
sa vision sur la toile, la réalisation était piteuse.
Il ne se décourageait pas pour si peu et de
nouveau, s'acharnait à la besogne, avec l'espoir
toujours renouvelé d'arriver enfin à quelque
chose!
Il en devenait touchant d'héro'isme, s'imposant mille privations pour acheter des toiles, des
couleurs et, en définitive, ne se leurrant guère
sur l'avenir qui lui était réservé .
- Je ferai mieux de me mettre peintre en bâtiment, c'est évident ! Seulement, voilà, si je
...
renonce à barbouiller, tout sera fini pour mo~
confiait-il parfois à ses camarades, en des heures d'expansion.
C'était vrai. Aussi, à Montmartre, où le peintre vivait en solitaire dans une petite chambre
---
�12
•
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
située sous les combles d'une maisonnette de la
rue des Abbesses, chacun l'estimait-il, ne lui
prodiguant qu'un minimum de railleries. Encore
cela allait-il sans la moindre méchanceté.
Pour vivre, Carriel faisait des illustrations,
des dessins pour de petits journaux.
Dé temps à autre, quelque marchand sp~da
liste des productions bizarres lui achetait deux
ou trois toiles, se disant qu'il finirait bien par
les glisser à un étranger épris d'excentricités .
L'espèce en devient rare, mais elle existe enc:ore.
La preuve en avait été faite la semaine précédente ; Léonard Carriel avait vendu quatre
tableaux pour trois mille francs, aubaine qui
ne lui était pas arrivée rlepuis IOl'lgtemps.
Un Américain était tombé en arrêt devant sa
« Source » et son cc Champ de blé )), aftirmant
que ces deux sujets étaient traités d'une façon
vraiment originale. Ils feraient pendant de chaque côté de son bureau, à Chicago. Ainsi, il aurait le plaisir d'expliquer à ses amis intrigués
qu'il avait découvert à Pi'lris un artiste au talent
vraiment personnel, et dont, plus tard, les œuvres vaudraient de l'or !
Enchanté, Carriel avait timidement proposé à
ce Mécène deux autres toiles dont il n'était pas
trop mécontent : cc Une vieille ' maison )) et
c( L'enfant à la pomme )). Sans sc bire trop
prier, l'Américain les avait cmportp.es en laissant un chèque que le peintre s'était empressé
d'aller toucher.
�·,
LA VILLA DES HEURES GLAIRES
13
Depuis des mois, il n'avait possédé tant d'argent ; aussi se sentait-il empli d'une légitime
fierté.
Et puis, cette somme de trois mille francs <l \lait
lui permettre de réaliser son rêve, lequel était
d'aller passer un mois en lln coin perdu de campagne.
Là, il verrait de vrais arbres qui le changeraient des baliveaux du boulevard Rochechouart, de l'eau miroitante, de l'herbe fraîche,
bien différente du gazon poussant sur les pelouses du square d'Anvers, enfin, des ciels c1.r.irs,
lumineux, nettoyés de toutes les impuretés en
suspens au-dessus de la g-mnde ville.
Donc, ayant acquitté un terme de loyer d'avance, réglé quelques dettes qu'il avait dans le
quartier, Carriel, encore riche de deux mille
francs, s'était posé la question :
- Où vais-je aller ?
Il lui fallait un coin vraiment champêtre où
il fût tranquille, où on ne le volât point.
Juillet s'annonçait magnifique, cette année-là.
Il convenait d'en profiter.
Le hasard, qui fait parfois bien les choses,
avait semblé vouloir favoriser Carrie!. .." lors
qu'il procédait à des rangements, dans sa chambre, ses yeux étaient tombés sur les annon.ces
d'un journal et il avait déchiffré les lignes suivantes :
« Gérauville, près Dieppe. Villa « Les H{"Jres
Claires ». Cure d'air. Belle campagne. Pt'che,
�14
LA VILLA DES HEURES CLAmEB
promenades, proximité mer, repos absolu, cuisine soignée, établissement confortable. Vingttrois francs par jour. »
- Voilà mon affaire 1 s'était exclamé Léonard, radieux. Vive le cidre de Normandie 1 Je
ne trouverai jamais mieux ... Et puis, au moins,
je suis sOr de n'être pas écorché ... Même en
comptant quelques sup
l ~ments,
je ne dépenserai pas trente francs par jour 1... C'est tout à
fait ce qu'il me faut 1
Le soir même, il bouclait sa valise, et le lendemain, dès huit heures, s'embarquait à la gare
Saint-Lazare, pour Dieppe.
Là, après avoir déjeuné . dans un restaurant
à prix fixe, car il avait trois heures à attendre,
le peintre avait pris plaœ dans un petit train
desservant une ligne d'intérêt local et c'est ainsi
qu'il venait d'arriver à Gérauville.
Pour le moment, sa joie était tombée et son
ravissement tout relatif. 11 était fatigué, il avait
chaud, et, malgré lui, il se demandait s'il n'avait
pas été un peu vite en besogne.
- Je serai bien toujours a.ussi impulsif 1 se
gourmandait-il. J'aurais dû prendre le temps de
réfléchir au moins pendant vingt-quatre heures.
Enfin, rien ne sert de récriminer ... J'y suis, j'y
reste! acheva-t-il en tirant fortement sur sa pipe.
Au physique, Léonard Carriel était un homme d'une quarantaine d'années, grand, sec et
dégingandé.
De son visage étroit, on ne voyait tout d'a-
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
15
bord qu'un nez immense en bec d'aigle qui pointait, menaçant.
A droite et à gauche, sous des sourcils charbonneux, les yeux, petits et noirs, luisaient ainsi
que des escarboucles.
Le front était haut, extraordinairement bossué. Les cheveux noirs grisonnaient, ainsi qUf'
la moustache.
La bouche semblait avoir été faite à l'aide
d'un sabre. Le cou, les bras, les jambes, étaient
démesurés.
Dès qu'on l'apercevait, Léonard Carriel évoquait invinciblement l'idée d'un héron .
Cependant, sa pipe étant finie, le peintre se
remit debout. Se chargl:'.ant à nouveau de ses
colis, il reprit sa marche tout en surveillant du
coin de 1'œil la pauvre valise jaune que les
sangles menaçaient toujours de quitter.
- Cela ira bien jusqu'à la ville ! songeait-il,
vaguement inquiet. L'employé de la station rn 'a
affirmé que c'était tout pr~s
...
Bientôt, en effet, il app.rcevait un groupe de
maisons s'étalant à droite et à gauche de la
grand'route de Rouen. C'était Gérauville.
Le village semblait désert ; seules, des poules
se montraient, picorant au seuil des portes entr'ouvertes sur des intérieurs pleins d'ombre.
De temps à autre, une auto passait, rapide,
soulevant des nuages de poussière.
Carriel s'orienta et, se conformant aux indica-
�16
LA VILLA DES HEURES OLAIRES
tions reçues à la gare, il s'engagoeait peu après
dans la première venelle à droite .
C'était un délicieux chemin herbu, filant entre
des jardins et que de gr~nds
arbres abritait'nt
de leur ombre.
- Quel joli coin ! songea Léonard. J'en tirerai sûrement quelque chose !...
Soudain, il s'immobilisa. Devant lui, au-delà
d'une grille, se dressait une villa bianche. à
l'aspect enga~t.
Au-dessus du perron, une plague d'émail portait l'inscription suivante :
«
Les H eUTOS ClaiTes »
- Cela m'a l'air bien, ici. J'y serai à merveille .. Il n'y a pas l'air d'avoir grand monde ...
Voilà qui me plaît ! se dit Carriel afin de s'encourager, car sa timidité naturelle reprenant le
dessus, il hésitait à pousser plus avant.
« J'aurais dO écrire ... prévenir de mon arrivée ... songeait-il encore ».
Pourtant, Icomme il était un peu tarù pour reculer, il empoigna résolument le bouton de fonte actionnant la porte et pénetra dans un Jardin visiblement à l'abandon.
Une cloche fêlée avait tinté, signa lant son
arrivée. Néanmoins, comme personne ne se
montrait, le touriste poursuivit sa marche après
un court temps d'arrêt.
Il gravit le perron, poussa une porte vitrée (Ot
�LA VILLA DES HEURE"l CLAIRES
17
s'immobilisa dans un ves6bule obscur et frais,
au dallage noir et blanc.
Une légère odeur deiasmin parfumait l'atmosphère, renforçant l'agréable impression du
visiteur.
- Il fait vraiment bon, ici 1. .. murmura-t-il.
Et ql{el calme 1...
Presqu'aussitôt, une voix, retentissant au
fond des ténèbres, le fit sursauter :
- Qu'est-ce que vous voulez, m'sieur? interrogeait-on avec une certaine hésitation.
- Je viens pour prendre pension ! bafouiJla
Carriel en écarquillant les yeux.
- C'est-il bien vrai ? ...
Et une petite bonne, à l'air candide, aux cheveux embroussaillés, ayant fait quelques P(1S à
Sa rencontre, se campait devant le peintre, tout
en le dévisageant avec curiosité.
- Evidemment, puisque je vous le dis ! riposta l'interpellé, de plus en plus mal à l'aise.
- Alors, bon, j 'vas aller prévenir madame !..
reprit la jeune servante en ~;alunt
g-auchement.
Mais une porte voisine s'ouvrait, livrant passage à une silhouette mince et élégante, cdle
d'une jeune fille.
-Qu'y a-t-il, Babette? interrogea-t-f>lle vivement, d'une voix harmonieuse qui sonna aux ,
oreilles de Carriel comme un pur cristal.
- Mam'selle Véronique, c'est un monsieur
qui vient pour la pension à ce qu'il raconte 1 riposta la bonne, entre haut et bas.
2
�18
LA VILLA DES HElJRES CLAIRES
- Pour la ... pension ? répéta la jeune fi!le.
- Mais oui, mademoiselle, crut devoir dire
le nouveau venu en saluant, ce qui faillit provoquer la chute de sa boîte ~ couleurs . J'ai lu
votre annonce dans un journal et, comme je
désire un coin tranquille, je suis venu ... Peutêtre aurais-je dû vous avertir... m'informer si
vous aviez de la place... Mais je ne suis pas
exigeant, pas encombrant pour un sou ... Vous
verrez ...
Il entassait les explical"ions, se remettant pt>u
à peu, car, autant que cela lui semblait, son
interlocutrice était tout aussi intimidée que lui.
Pourtant, elle devait en avoir l'habitude 1
Quand on tient une pension de famille ...
La jeune fille était une blonde de dix-huit ans
environ j de taille moyenne, elle paraissait
grande, tant elle était mince et svelte en sa simple robe de toile blanche.
Le visage, qui gardait t'ncore le modelé un
peu flou de l'enfance, offrait des traits délicats,
Les yeux, largement fendus, étaient bleus, avec
un regard très doux, direct, mais sans hardiesse.
La bouche aux lèvres roses, avait un dessin parfait j le menton, creusé d'une fossette, mettait
une pointe de gaieté dans cette physionomie plutôt grave.
D'un coup d'œil, Léonard Carriel avait vu
tout cela.
- J'aurais à peindre un ange ... cOlllmençaitil tout bas, repris par son art.
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
19
Mais Véronique, dont les joues duvetées s'étaient délicatement nuancées de rose, murmurait
de cette voix cristalline qui était un de ses plus
grands charmes.
- Ainsi, Monsieur, vous avez vu notre annonce ?
L'artiste hocha énergiquement la tête pour
affirmer :
- Oui, tout à fait par hasard, mademoiselle ...
Alors, je me suis dit que je serais sans doute
bien à la villa des Heures Claires ... J'ai pris le
train et me voilà ...
Entre les deux interlocuteurs, il y eut une
minute de silence gênant. Le rOSf> des joues
de Véronique tournait au pourpre, et Léonard,
que ses bagages préoccupaient, commençait à
se demander si on allait le laisser longtemps en
cette posture.
Il devait avoir l'air franchement ridicule, avec
cette vilaine valise des flancs de laquelle menaçaient de s'échapper toutes ses affaires, son chevalet mal arrimé, sa boîte de couleurs abîmée
par l'usage.
- Mais je vous dérange sans doute 1 repritil avec effort. Il est évident que j'aurais dO VOliS
prévenir ... Oui, je me rends compte maintenant
combien je suis indiscret. ..
D'un geste, la jeune fille l'interrompit
- Pas le moins du monde, monsieur ... N'allez pas croire ...
Elle s'arrêta, comme incapable de trouver les
�20
LA. VILLA DES HEURES OLAIRES
mots susceptibles d'exprimer sa pensée. Carriel en profita pour s'exclamer :
- Alors, tant mieux, mademoiselle ... car je
ne me soucierais point d'aller à l'auberge .. Vous
comprenez, je suis venu pour travailler ... Je
suis peintre.
- Ah ! très bien 1 murmura Véronique, saisie.
- Oui, et dans une pension de famille quelconque, je n'aurais peut-être pas la paix dont
je rêve ! enchaînait Carriei, avec une audace
qui le surprenait lui-même.
- En ce cas, monsieur, ~ntrez
donc au salon,
décida brusquement Véronique. Je vais consulter ma mère pour savoir quelle chambre vous
donner ...
Elle poussait une porte, s'effaçait et Carriel
se retrouva seul dans un salon ouvrant sur le
jardin. Quoique fort propre, la pièce avait ('et
air froid et abandonné des lieux où l'on ne \'it
point. Le tapis recouvrant le parquet était largement élimé, de même qu~
les housses des
en calant son
fauteuils. L'artiste s'en aper~ut
chevalet contre l'un de cellX-Ci.
Au même instant, son odorat était frap~
par
cette odeur de jasmin qui. tout à l'beure, en
pénétrant dans le vestibule, l'avait agréablement surpris.
- Ce doit être le parfum dont use Mlle Véronique ... songea-t-il. V?ronique l... Quel joli
nom et comme il lui va bien !. ..
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
21 "
Cependant, il percevait d~s
allée!'> et venues,
des appels étouffés. S'étant approché d'une ienêtre, il contemplait le jardin, lorsque des chuchotements lui parvinrent.
Tout d'abord, il se défendit d'écouter ; mais
le timbre des voix s'étant élevé quelque peu, il
, perçut des paroles que, bien malgré lui, il dut
entendre. Les causeuses devaient s'entretenir
près d'une fenêtre du premier étage et ne se
doutaient guère qu'on pût très aisément surprendre leur conversation,
- Oui, c'est un monsieur qui vient pour
prendre pension ! disait une voix que Car riel
reconnut pour être celIe de Mlle Véronique.
- Comment est-il ? interrogeait une autre,
plus grave et comme meurtrie,
- Il a l'air très simple, très genti1. .. Je t'assure, maman, qu'il était aussi embarrassé que
moi ... Au fond, il a du me prendre pour une
sotte ... Enfin, j'ai fini par lui annoncer que
j'allais te consulter.
- Mais que veux-tu que nous en fassions, ma
pauvre enfant ?
- Il paraissait si ennuyé à la pensée qu'on
ne pourrait le recevoir que je n'ai osé le congédier ... C'est peut-être quelqu'un de connaissance qui l'envoie .
Qui veux-tu que ce soit ?
- Mais je ne sais ...
- A part les Puyradon, cette famillf' qui est
venue l'année dernière et ne nous a point payées,
�22
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
nous ne connaissons personne
- C'est juste, maman. Alors, que faire ?
- Je vais descendre et dire à ce monsieur
qu'il n'y a vraiment pas moyen ...
- Tout de même, maman, si on essayait ?
Dans notre position, c'est une aubaine inespérée ! supplia la jeune fille.
A-t-il seulement de l'argent, ton voyageur ?
- Je ne le lui ai pas demandé, mais je le
suppose ... Descends toujours voir ... tu l'interrogeras 1
- Ce ne sera pas facile de savoir... hèsita
la mère. Enfin, nous verrons .
Le bruit des voix cessa. Les deux femmes
abandonnaient leur poste et Carrie! perçut des
pas au-dessus de sa tête.
.
Le pauvre garçon était singulièrement penaud
car il commençait à entrevoir la vérité. Il tombait dans une maison en pleine déconfiture,
c'était bien sa veine !... Allait-il donc lui falloir retourner à Dieppe, rentrer à Paris ?... A
moins de chercher une autre pension de famille?
Ce genre d'établissements ne devait pas manquer dans ce pays de tourisme.
Tout à ! 'heure, dans le bois où il s'était
reposé, l'une de ces solutions ne l'eût nullement
contrarié. Maintenant, sans trop savoir pourquoi, toutes lui répugnaient singulièrement.
Comme ses voisines, il se demandait à son
tour :
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
23
- Que faire?
Le bruit de la porte qui s'ouvr ait l'arrac ha à
ses médita tions. Mlle Véron ique entrait , précédant une grosse dame aux cheveu x blancs , à la
figure empre inte de bonté, à la simple robe noire qu'un tablier de taffetas gris garnis sait. Des
fils, des brins de laine s'y trouva ient collés,
prouva nt que la mère de Véron ique était occupée à quelqu e raccom modag e lorsqu e celle·.ci
l'avait rejoint e.
A l'appar ition des deux femmes, Carrie l avait
abando nné le siège sur lequel il s'était laissé
tombe r quelqu es second es aupara vant et, très
correct, il s'incli nait devant elles.
- Monsi eur, je suis madam e Daulm ont, la
propri étaire des « Heure s Claire s )) et voici ma
fille, comme nça la dame en repond ant à son salut. Véron ique aurait dû vous dire que, pour le
momen t, nous ne faisons plus pensio n ...
- Est-ce possib le ? murmu ra le peintre , dent
la physio nomie prit une expres sion si piteuse
que son interlo cutrice s'inter rompit tout net.
Moi qui, déjà, me félicitais d'avoi r trouvé une
demeu re plaisan te, un pays ravissa nt, du calme, de la tranqu illité.. . Eh bien 1 je puis nire
que je n'ai vraime nt pas de chance l
Mme Daulm ont eut une courte h~sitaon,
puis, hochan t la tête, elle répliqu a d'une voix
lasse :
- Que voulez-vous, monsiE'ur, les clients sont
parfois si mauva is payeur s l. ..
�24
LA VILLA. DES HEURES OLAIRES
Cependant. ..
Oh 1 je ne dis pas cela pour vous ...
- Madame, je suis prêt à. vous régler une
quinzaine d'avance, un mois même, car ("est le
temps que je comptais rest<>r chez vous .. . murmura l'artiste sans tenir compte du geste de
dénégation esquissé par son interlocutricf.
- Tu vois bien, maman, on peut s'entendre
avec monsieur 1 intervint doucement Véronique,
qui, un peu remise de son émoi, souriait à Léonard d'un air encourageant.
- Mais, certainement, mademoiselle 1 se hâta-t-il de proclamer. Voyez-volis, un artiste, c'est
un homme simple .. . Je ne VOliS dérangerai ras
beaucoup... Je serai presque toujours dehors,
avec mon chevalet et mes couleurs ... Vous ne
vous apercevrez guère df> ma présence ... En ce
qui concerne la nourriture, je puis vous affirmer
que je ne suis pas difficile.
et, tout en calant
Il s'exprimait avec volubit~
ses bagages qui, maintenant entassés à 5es
pieds, menaçaient de s'écrolller, tirait de son
portefeuille une liasse de coupures.
- C'est vingt-cinq francs par jour, n'e~t-c
pas ? .. Pour un mois, cela fait donc ~ept
cent
cinquante !
Il allongeait les bank-notes ; leur vue parut
tri am pher des dernières hésitations de Mme
Daulmont.
- Ah 1 vous resteriez un mois, monsieur ?
-- Mais certainement...
�LA. VILLA. DilS HEURES CLA.IRES
25
- Fort bien ... Seulement, ce n'est pas vingtcinq francs mais vi~gt-ros
que je demRnde
journellement pour ta pension ...
- Bah ! la vie est si chère 1.. . VinRt-dnq
francs ne me paraissent pas exaghés ... déclara
vivement Léonard en poussant la liasse vers '3on
interlocutrice.
Elle eut une suprême hésitation, puis, tp.ntement, sa main s'allongea vers les billets qui
bientôt disparurent dans sa poche. En même
temps, elle étouffait un gros soupir.
Maintenant, Véronique souriait franchement,
de même que Carriel qui Sl?mblait soulagé.
- Je vais faire préparer pour m'o nsieur la
chambre grise, n'est-ce pas, maman ? interrogea gaiement la jeune fille.
- Si tu veux ... A uparavé'lnt, dis à Habettc
d'apporter une bouteille d~!
cidre. Monsieur .. ?
- Léonard Carri el, de Paris.
- M . Carriel doit avoir soif. Il f<lit une chaleur effroyable, et il est en route depui" ce
matin.
- En effet, madame .. Votre cidre sera le bienvenu 1 affirma Léonard, bien qu'au fond, il ne
raffolât point de cette boisson.
M ais il était si content qu'il attrait avait- n'importe quoi.
Déjà, Véroniquc s'éclipsait ; Babette arriva
bientôt, portant sur un plateau un verre et
une bouteille ventrue qu'elle se mit en devoir
d'ouvrir.
�26
LA VILLA DES HEURES OLAmES
Donnez, ma fille .... fit Mme Daulmont.
- Je vous en prie, mad:une 1 s'empressa
l'artiste.
Vivement, il fit sauter le tire-bouchon, ce qui
provoqua la montée brusque du liquide, dont
plus de la moitié se répandit sur le sol en un
jet mousseux.
- Oh ! madame, excusez-moi.. . balbutiait
Léonard . Je n'avais pas prévu ...
- C'est ordinairement ainsi que les choses se
passent avec ce cidre bouché... Mal heureusesement, je n'ai pas eu le temps de vous prévenir ... Mais cela n'a pas d'importance ... Babette
va réparer le désastre... Allez-vous au moins
pouvoir vous désaltérer avec ce qui reste ?
- Très certainement, madame ... Il n(' m'en
faut pas beaucoup ... Mais je suis vraiment désolé ...
- Bah! ce n'est rien .. Permettez-moi de vous
servir, monsieur ...
Tout en remplissant le verre de son hÔte,
Mme Daulmont, qui ne semblait point avoir repris son aplomb, l'interrogeait sur son vO)'::lge,
vantait les beautés du paye;.
Ainsi, Car riel sut que les environs étaient
charmants, qu'il )' coulait une délicieuse petite
rivière aux eaux fraîches, la 13elline, tout à
fait propre à inspirer un Deintre.
- C'est du moins mon avis 1 concluait-e!le.
Il y a notamment un coin où, sur un lit de cailloux, la Belline fait un coude entre deux talus
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
27
gazonnés tout couverts de mousse... Dans mon
enfance, il y avait chez mes parents un tahleau
qui représentait tout à fait ce paysage ; j'ai
passé des heures à le contempler ... Je ne sais ce
qu'il est devenu.
- Peut-être pourrai-je le remplacer ... avança
Carriel.
- Oh ! ce serait trop beau ... murmura Mme
Daulmont. En vous parlant de cette œuvrf', je
ne songeais pas à vous adresser une demande
de cette sorte ... Je sais que les tableaux valent
cher ...
- Et si cela me fait plaisir de vous donner
une satisfaction ? interrompit Léonard.
Le retour de Véronique empêcha Mme Daulmont de répondre. La chambre était prilte.
Derrière ses hôtesses, le peintre monta au premier étage . La pièce qui lui était destinée s'y
trouvait, prenant jour sur le jardin par cieux
grandes fenêtres. Elle était plus que simplement
meublée d'un lit de fer, d'une armoire en bois
blanc peinte genre pitchpin, d'une table de toilette, d'un guéridon et de deux chaises.
Des napperons blancs hrodés garnissaient la
table de cbevet, masquant le marbre fendu de
la cheminée; un vase de grès dans lequel s'épanouissaient une douzaine de grosses reines-marguerites s'érigeait au milieu du guéridon .
Là encore flottait le parfum de jasmin cher
à Véronique.
Carriel se déclara enchanté du tout, ce qui
�28
LA. VILLA. DES llEU1ŒB QL.AIRES
acheva de dissiper les dernières inquiétudes de
la jeune fille.
- Allons, installez-vous, monsieur ! di.,ait
cependant Mme Daulmont, d'un ton engagPAnt.
Si vous avez besoin de quelque chose, appelez .
Les sonnettes ne marche.,t pêlS •• • Oui, nous [lttendons l'électricien ... MAis, vous savez, à la
Surcampagne, les gens' ne sont jamais pres~É'.
tout, ne vous gênez pas... Vous êtes ki en famille .. . Vous descendrez quand vous serez prPL.
Véronique vous montrera notre jardin j il est
superbe en cette saison ...
- Je n'en doute pas, madame! A tout à l'bpure, mademoiselle ...
Debout sur le seuil de la pièce, Véronique
souriait, t'fès en confiance.
- C'est cela, monsieur ! répondit-elle.
Sur une ,dernière recommandation . Mme
Daulmont rejoignit sa fLlle, puis toutes deux
disparurent. Les yeux fixés sur le baltant qui
venait de se refermer derrière elles, Léonard
Carriel hochait la tête :
- Je crois que je serai bi~n
ici ! murmurat-il, perplexe et content tout à ia fois. Dr&le de
maIson, tout de même, que cette villa dt's
« Heures Claires » l.. PourfJuoi Mme Daulmont
ne voulait-elle pas me recevoir ?. En ce cas,
elle ne devait pas faire passer d'annonce l;our
demander des pensionnaires 1... Enfin, elle a
J'air d'une brave personne ! Quant à Mlle Véronique ...
�LA VILLA DES HEURES OLAI~ES
2!J
Il n'en dit point davantage, mais son visage
prit instan tanément uf! ai r songeur qui n'était
point dans ses habitudes. Un peu plus tard, on
pouvait l'entendre marmonner entrf' ses dents :
-- Son 'âme doit répondre t. son visage, et, en'
ce cas, c'est un ange du bon Dieu ... M<lis, assez
rêvé ... Ces dames m'attendent et . il convient
d'être exact 1. ..
Là-de.!1sus, Je peintre se mit en devoir de défaire ses bagages.
CHAPITRE II
Vous n'êtes pas fatigure, mademoiselle ?
Un peu 1
Il fallait Je dire plus tôt ... Reposez-vous,
nous reprendrons la pose tout ft l'heure.
Et Léonard CarrieJ se redressait, ;tbandonnant son tabouret, dépliant ses longues jamhe!:>.
- Moi aussi, je commençais à m'ankyloser !
proclama-t-i1. C'est curieux. dans le feu du travai), je ne m'en apercevais point 1 Quand j'aurai fumé une pipe, ceJa ira mieux.
- Je le crois ! sourit Véronique.
Ce disant, la jcune fille qui, jusque là, ét:.\it
demeurée assise sur un épais tapis de mousse. s~
levait à son tour. Non loin de là, installée sur
�30
LA VILLA DES HEURES OLAffiES
un pliant, Mme Daulmont brod::tit un napperon
semblable à ceux qui garnissaient la chambre de
son pensionnaire. La déclaration de celui-ci lui
avait fait lever la tête :
- Peut-on voir ? interrogea-t-elle curieusement en esquissant un mouvement pour se mettre debout. '
Carriel ne put réprimer une grimace.
- Vous savez, chère madame, ce n'est encore qu'une ébauche ... Cela ne vous dira pas
grand'chose et en tout cas ne vous rappellera
nullement le tableau que vous admiriez si tort,
jadis, chez vos parents.
- N'importe 1. ..
- Eh bien, si vous y tenez .. , acquiesça l'artiste avec un geste résigné.
- Merci de la permission !
Et Mme Daulmont vint se placer devant la
toile.
Carriel, qui l'observait à la dérob':!e, hocha la
tête. De toute évidence, la bonne dame n'était
nullement ravie par son travail ; le contraire
l'eOt surpris !
7 Je vous avais prévenue, madame 1 murmura-t-il. JI ne faut jamais contempler une œuvre
avant qu'elle n'ait pris tournure. Ceci ne signifie rien. pour vous ...
- Mais si, mais si ... fit Mme Daulmont, conciliante. Je suis sOre que cela sera très bien,
une fois achevé. 'N'es-tu pas de mon avis, Véronique ? ..
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
31
- Maman, si M. Carrie! préfère qu'on ne regarde pas ... commença la jeune fille.
- Oh 1 vous pouvez, consentit Léonard, résigné à tout. Au fond, un avis n'est pas inutile ..
- Alors, voyons ! décida la jeune fille en venant prendre la place qUf' sa mère venait d'abandonner pour retourner à. son pliant.
Les yeux de l'artiste qui s'étaient fixés sur le
visage de Véronique virent celui-ci esqui8ser
une jolie moue désapprobatrice . Elle non plus
n'appréciait pas l'ébauche commencée. Au reste,
rien d'étonnant à cela. En effet, ce que V(.ronique contemplait, c'était un informe barbouillage . Jamais gâcheur de 'toiles n'avait fait
mieux 1
Le petit boqueteau Otl tous trois se trouvaient, au bord de la BeHine, était i1guré }'clr
un placard d'un vert agressif. Une tache blanche et rose barrant le pied des arbres émettait
la prétention de figurer Véronique, telle qu'elle
était tout à 1'heure, en sa pose gracieuse de
jolie rêveuse.
La moue de la jeune fille s'accentuant, Carriel crut devoir dire :
- Ceci n'est point de votre goÛt ? .. N'est-il
pas vrai ?
- Je suis de l'avis de mère ... Cela pourra
donner quelque chose de très bien ! ripo~ta-
elle, craignant de le désobliger en laissant ptrcer sa déception.
- Oui, mais pour le moment ...
�32
LA VILLA DES HEURES GLAIRES
Vous êtes de l'école moderne, M . Carde!
Et je m'en vante.
C'est sans doute cela 1
« Quand je suivais les cours de dessin, à la
pension Jeanne d'Arc, nous taisions des choses
classiques, naturellement.
- De la peinture pour jeune filles, c'est toujours style pompier! lmit-il d'un ton supérieur
- Oh 1 nos productions n'avaient point de
prétention.
- De sorte que vous êtes quelque peu décûncertée devant ce que j'ai réalisé, avouez-le.
- Eh bien [ pour être franche, oui L..
Ayant dit, V éro ~ 1Ïque
détourna la tête et son
beau regard se perdit dans J'immense panorama qui les entourait.
Au premier plan, la Belline, mince ruisseau
aux eaux murmurantes, cOlllait entre une double rangée de saules. Au-delà, de gras herbages se développaient, s'allongeant jusqu'à unr
chaîne de collines barrant l'horizon. Entre deux
hauteurs, le chemin conuuisant à Gérauvil1c ~ . pparaissait, ainsi qu'une mince ligne blanchc· ;
mais on ne voyait pas le village, tapi au reverS
du côteau .
Un calme souverain, absolu, emplissait ee
décor et c'est ce qui avait tenté Carrie1.
- De la nature, rien flue de la nature! ,,'ttaitil dit lorsqu'il avait découvert ce coin, au lendemain de son installation chez les dames Daulmont.
�LA VILLA DES HEURl!,S CLAIRES
33
Et résolument, farouchement, il s'était mis à
la besogne, rêvant de quelque chose de sim~
. le
et de grand .
Il voyait des lignes nettes, des teintes franches, un ciel profond au-dessus d'un pay~ge
clair et harmonieux
. Un reflet de la création di,
vine 1...
Au bout de quatre jours, il n'avait réussi
qu'un plat d'épinards.
Comme Véronique, avec laquelle il avait pris
l'habitude de bavarder, s'enquérait de ses travaux, il n'avait osé lui montrer cette horreur .
. - Je cherche quelque chose qui m'inspire,
avait-il répliqué. J'ai bien dpcouvert un coin,
mais pour qu'il soit réussi, j'y voudrais mettre
une figure qui animerait un peu.
- N'avez-vous point trouvé l'endroit dont je
Vous avais parlé ? avait interrogé Mme Daulmont qui revenait à son idée.
- Si fait, chère Madame, et j'y viendrai certainement un jour... Auparavant, jf:: voudrois
brosser le coin dont je vous parle car, en le contemplant, j'ai senti en moi l'inspiration ...
- Alors, il faut en profiter, avait dit l'excellente femme.
- J'y suis bien décidé ... Mais il me faudr:lit
Un modèle ... Il faudra que je cherche si, à Gérauville, quelque jeune paysanne ...
Un frais éclat de rire de Véronique J'avait interrompu j la pensée de transformer en mf,dèle
•
�34
LA VILLA DES HEURES CLAmES
l'une des robustes jeunes filles de la bourgade
semblait la divertir follement.
Comme Carriel, quelque peu décontenancé, la
considérait avec ahurissement, elle s'était hâtée
de se justifier :
A Gérauville, on ne se souciait guère de pein~
ture. En cette époque de l'année où les travaux
des champs réclamaient tous les bras, l'artiste
ne découvrirait personne qui voulût bien poser.
- Que c'est ennuyeux 1 murmurait le peintre.
Au fond, il était ravi. A insi, il aurait un€'
bonne raison pour ne point montrer à Mme et
à Melle Daulmont un échantillon de ses productions. Mais déjà, la jeune fille poursuivait. Toujours, elle s'était intéressée aux choses de l'art:
même, à la pension Jeanne d'Arc, on déclarait
qu'elle ne crayonnait pas mal.
Si sa mère y consentait, elle poserait la silhouette dont le peintre avait besoin pour animer
son décor.
- Oh 1 je n'y vois pas d'inconvénient 1 avait
répliqué Mme Daulmont. J'en profiterai pour
vous accompagner, et cela me forcera à marcLer
un peu.
- Eh bien 1 je mettrai ma robe de toile blanche brodée de roses, celle que vous déclariez si
bien l'autre jour 1 avait reprit la jeune fil~.
Cela fera beaucoup d'effet au milieu des teintes
tendres des verdures du bord de la Bclline 1. ..
- Mais, mademoiselle, je craindrais d'abu-
�LA VILLA DES m'mUES CLAIRES
35
ser 1 Vous devez avoir autre chose à faire !
protestait le peintre, tout à b fois ravi et dé~ol.
La perspective de passer de longues heures
en compagnie de cette charmante jeune fille dont
la simple vue lui causait un bien-être, une joie
ignorée jusque-là, l'enthousiasmait .
En revanche, l'idée qu'il allait se charger de
retracer sur la toile ce visage exquis, cette gracieuse silhouette, le comblait de terreur.
Il se remémorait toutes les horribles choses
nées de son pinceau.
Vouloir interpréter la grâce, la joliesse de V éronique, n'était-ce point commettre une folie ?.
Pourtant, il ne pouvait avouer :
- Mademoiselle, vous êtes trop jolie, trop
fine ... Je peins trop maL .. Jamais je n'arrivprai
à réaliser le tableau dont vous rêvez, car je suis
un pauvre être sans talent auquel Dieu n'a donné que la volonté de bien faire 1...
Au reste, Véronique à qui cette idée souriait
décidément, ne lui laissa pas le temps de se reconnaître.
Pour le moment, elle n'avait rien d'int~res
sant à faire, venant de terminer un travail (toute
Une layette destinée à un nouv~a-é
de Gérauville) après lequel elle s'était promis un peu de
repos. Donc, que M. Carriel ne se gênât point.
Puisque Mme Daulmont y con5entait, elle serait
enchantée de lui être de quelque utilité.
- Mais c'est très fatigant de tenir .la pose !. ..
avait-il risqué, en désespoir de cause.
�36
LA VILLA DES HE (JRE~
CLAmES
- Au contraire, cela m'obligera à rester tnwquille 1 Maman me gronde toujours porce que
je ne sais pas demeurer immobile. Allons, venez,
cher monsieur, montrez-moi le coin que vous
avez choisi... Tu nous accompagnes, n'est-ce
pas, mère chérie ?
Elle les entraînait, t01\te souriante, animée
par cette pensée, si bien que Léonard avait dCt
en passer par où elle voulait.
C'est ainsi que, depuis quatre jours, Mme
Daulmont, Véronique et leur locataire passaient
leurs après-midis en ce coin tranquille et délicieux.
Tandis que la première brodait, que la seconde, assise en un mouvement gracieux, bavardait
intarissablement avec l'artiste, celui-ci s'efforçait, mais en vain, de reproduire le tahleau charmant qui s'offrait.
Jamais autant qu'en ce jour, il n'avait maudit J'impuissance dont il était frappé.
Que penserait de lui Véronique, lorsqu'elle
s'apercevrait qu'il n'était bon à rien ?
Elle le mépriserait bien certainement, le traiterait de vaniteux, de prétentieux ... Un peintre,
lui, allons donc 1...
Ne ferait-il pas mieux de disparaître auparavant, tandis qu'elle lui témoignait une amicale
et respectueuse admiration ?. Au moins, ainsi,
il lui laisserait un souvenir acceptable 1
Oui, c'était cela qu'il ccnvenait de faire, et
sans hésiter, sans attendre encore 1...
�LA. VILLA DES HEURES CLAIRES
37
Là-dessus, Léonard ébl'IUchait tout un plan
de fuite, cherchait des prétextes justifiant sa retraite précipitée.
Au fond, c'était simple j des affaires urgentes
réclamaient instantanément sa présence dans la
capitale.
Oui, mais voilà 1 Comment eut-il appris cNte
nécessité ? Depuis son arirvée à la villa des
« Heures Claires », il n'avait reçu ni une If:ttre
ni même une simple carte postale.
Sans famille, presque sans amis, personne ne
lui écrivait.
- Demain, j'irai jusqu'à la poste et je tt-Iéphonerai à Ezratty, mon maréhand de tableAux ..
Une affaire qu'il aura été censé me proposer me
fournira l'alibi rêvé.
Cette façon de faire répugnait à sa nature
droite et loyale . j mais le moyen d'agir autrement ? .. Tant pis, il commettrait ce petit mensonge ... Ce n'en serait qu'un de plus car. .. avoir
affirmé qu'il était peintre ... en était un famcU'lc 1
Oui,. mais le lendemain, en descendant rie sa
chambre, Carricl respirait l'odeur de jasmin répandue dans toute la mélison : puis il rencontrait Véronique dans le vestibule ou dans le
jarçlin tout fleuri de roses.
Elle lui tendait sa petite main, lui offrait son
Sourire, le miroir azuré de ses prunelles et, t'n
Songeant qu'il allait bénévolement se priver de
tout cela, Carriel restait sans forces.
TI remettait au lendemain le soin de donner le
�38
LA. VILLA. DES HEURES CLAIRES
coup de téléphone au libérateur, s'accordait encore une journée auprès de « l'ange du hon
Dieu », comme il continuait à nommer Véronique.
- Venez-vous au village avec nous, M. Carriel ? proposait la jeune fille. Justement, nous y
partons avec maman : nous avons plusieurs
achats à effectuer.
- Mais avec plaisir, mademoiselle, si toutefois Mme Daulmont veut bien de moi !
- Certainement ! s'empressait d'acquifscer
l'excellente femme.
- Alors, vous me laisserez porter vos paquets.
- Bon, bon, nous verrons !
Là-dessus, tous trois s'en allaient, en flânant)
et c'étaient de longues cau!:>eries.
Véronique contait son histoire, à moins que
ce ne fOt Carriel qui entreprît d'exposer de quelle façon il comprenait la peinture moderne.
Mme Daulmont leur donnait la réplique, ~ou
riant des boutades du peintre et des réparties
spirituelles de sa fille.
Lorsqu'ils rentraient, un peu avant midi, enchantés et affamés, ils faisaient honneur au frugal menu servi par Babette, menu dans lequel
les pommes de terre et autres légumes produits
par le jardin tenaient naturellement la première
place.
De cela, Carriel ne songeait guère à se plaindre. Il n'était point difficile, et pourvu que Vé-
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
39
ronique lui donnât la réplique, il se déclarait
pleinement satisfait.
Au reste, il n'avait jamais été à un tel régime ; à Paris, il mangeait quand il avait le
temps. Parfois, c'était au restaurant à bon marché, parfois chez lui où il déjeClnait d'une boîte
de sardines, d'une tranche de jambon et d'un
fruit.
Ici, dans cette atmosphère familiale, il Sè sentait un tout autre homme ; il s'habimait ft la
régularité des repas, se levait à des heures règulières, cessait de travailler avant que la fatig-ue
ne le fît s'endormir devant sa toile.
Quant à son appétit, il avait pris un prodigieux eSSor et il n'était pas de plat auquel il ne
fît largement honneur.
Mme Daulmont qui, au début, croyait dpvoir
s'excuser timidement sur la simplicité de sa table, ne disait plus rien à présent.
Carriel était le seul pensionnaire des cc Heures Claires )), un pensionnaire toujours content,
toujours satisfait.
Maintenant, Léonard savait que Mme Daulmont était la veuve d'un officier tué à l'ennemi
durant la grande guerre. Un petit-cousin lui
ayant légué deux ans auparavant cc Les Hf'ures
Claires)) et un modeste capital, les deux femmes,
abandonnant les environs de Châlons où Elles
S'étaient retirées, étaient venues se fixer en Normandie.
La proximité de Dieppe leur avait donné
�40
LA. VILLA. DES REURES CLA.J.RE8
ainsi,
l'idée d'ouvrir cette maison de famille
elles feraient fructifier leur petit avoir.
Hélas 1 il ne semblait point que le succès dOt
couronner leurs efforts, et lorsque Véronique ou
sa mère parlaient de leur situation présente,
leurs fronts s'assombrissaient ; puis, très vite,
elles détournaient la conversation .
Bien entendu, Léonard Carriet n'avait garde
d'insister, la gêne de ses hotesses n'étant plus
un mystère pour lui.
Au fond, il les plaignait très sincèrem€'nt et
regrettait de n'être point riche.
Alors, il eOt donné cin<]uante, cent francs même, pour prix de sa pension journalière et eOt
estimé être encore le débiteur des darnes Daul.
mont 1...
Il se trouvait si bien, chez elles ! Jamais il
n'avait connu un tel confort ; jamais son âme
ne s'était baignée dans une telle ambiance 1
De la douceur, du charmf', de la sérénité, voilà
au milieu de quoi se déroulait sa vie présente ...
Tout bas, il remerciait Dieu de lui avoir fait connaître ces simples joies !
Cepcndant, le peintre aV.1it bourré une pipe
et,tout en fumant, il écoutait Véronique évoquer
le temps où, à la pcnsion Jeanne d'Arc, à Cha.
Ions, elle dessinait sous la direction de Mlle
Marconi, son professeur.
- Ah ! si vous l'aviez vue, M. Carriel ,
C'était une vieille damoiselle portant perruque
�LA. VILLA. DES HEURES OLA.IRE8
41
et binocle... Elle était laide mais si bonne, si
patiente ... si indulgente ...
- Cela arrivé quelquefos ,
- Vous n'auriez pas ~té
bons amis, vous
savez 1...
- Et pourquoi cela ? ..
- Melle Marconi aumit blâmé vos audaces, ,.
Elle vous aurait traité de révolutionnaire, en
peinture, tout au moins. Les mélanges dont
vous usez auraient choqué ses regards 1
- Vous croyez ?
- J'en suis sÛre !
- Comme ils choquent les vÔtres, n'e~t·
· ce
pas ?
- Oh 1 je m'y habituf'I'ai 1 affirma Véronique en riant gaiement. La peinture moderne,
c'est une éducation de l'œil et du goû t l ,,'
- Oui mais on l'aime ou on ne J'aime pus ...
Et, dans ce dernier cas, il n'y a rien à faire !
- Mais si , .. Il s'agit de se comprendre.
- Peut-être j mais si je vous dis que je ne
comprends pas la plupart des classiques, que les
productions des maîtres les plus réputés me lai:isent froid, que les chefs-d'œuvre les plus ~d
mirés me semblent bêbêtes, rococos ... que tout
cela ne tient pas, ne ressemble à rien ... non, à
rien ...
Si Mlle Dàulmont n'avait point été charitrlùle,
elle aurait pu répondre que les œuves de Léonard Carriel pouvaient être qualifiées de la même façon, car, au fond, elle commençait à ne
�42
LA. VILLA. DES HEURES OLAIRES
plus avoir d'illusions sur le peintre 1 Mais elle
était bonne, généreuse, et elle se garda bien
d'en rien laisser paraître.
Il était si brave garçon ... on le sentait si simple, si convaincu que, pour rien au monde, la
jeune fille n'eGt voulu le contrister.
Aussi se contenta-t-elle de répliquer :
- Si mon professeur vous avait entendu. elle
vous aurait sauté aux yeux, quoique ce fOt cependant la femme la plus douce qu'on pût imaginer. .. Seulement, voyez-vous, il existe des sujets sur lesquels les plus conciliants se montrent
parfois d'une intransigeance ...
- Je connais cela 1 fit Carriel en hochant la
tête.
Maintenant, Véronique poursuivait l'évocation de ses souvenirs, parlant d'un voyage que
sa mère et elle avaient fait à Paris, quelque
dix-huit mois auparavant, lorsqu'il s'était agi
de transformer les « Heures Claires )l en pension de famille.
Ces dames avaient' couru les magasins, afjn
de compléter le mobilier, de garnir les armoires
du linge nécessaire.
Elles en avaient profité pour visiter quelques
musées, Notre-Dame de Paris, la Sainte-Chapelle.
Nous y avons vu des merveilles 1
En peinture ?
Mais certainement.
Peuh 1
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
43
- Et puis, nous sommes montées au S;tnéCœur, reprenait la jeune fille, peu soucieuse de
discuter avec son compagnon sur les müites des
toiles enfermées dans nf)S musées nationaux.
- Vous êtes prohablement pa.':>sées devant
chez moi, rue des Abbesses.
m'en souviens plus ..
- Sans doute ... Je
Nous avions pris un taxi ...
- Vous avez bien rail. Du haut de la Butte,
on jouit d'un des plus j()lis sppctacles que peut
offrir Paris ... Les provinciau ,{ qui visitent la
capitale ne s'en souviennent ;)as assp.z.
- Vous aimez votre Montmartre, si j'en juge
par la façon dont vous en p:J.rIe7 ?
- Oui, je l'aime ... Il y a des anl~es
que j'y
vis ... Je ne l'ai pour ainsi dire jamais quitté .
- Si, cependant : quand vous allez en vacances ! intervint Mme Daulmont en levant la tête.
Léonard Cardel parut déçancerté par ct'tte
simple phrase. Un instant, ii demeura perplt-xe,
puis tirant une bouffée de sa pipe, il articula
en hochant la tête :
- Madame, vous n'allez peut-être pas croire
nt
ce que je vais vous afIirmer... C'est tel en~
invraisemb)able... Mais c'est la premiere fois,
vous entendez bien, la prt'mi ère fois que pareille
chose m'arrive 1
En vérité ?
- C'est comme j'ai l'honneur de vous 1(" dire.
- Comment cela se fait-il ?
Cardel allait répondre qu'il n'avait pas tou-
ne
�44
LA. VILLA DES RJJ:lTftES OLAIRES
jours suffisamment d'argent pour s'offrir sem~
blable fantaisie ; une pudeur très compréhensible l'en empêcha et il se contenta de murmurer :
,
- D'ordinaire, je suis très pris ... Des commandes à exécuter, des amateurs à voir ... Vous
comprenez, quand on veut s'occuper sérieusement de ses affaires 1
- Evidemment 1 fit Véronique, sur un ton
conciliant, car elle n'était point dupe des bonnes raisons invoquées par son interlocuteur.
En même temps, elle adressait à sa mère un
signe discret que la bonne dame comprit parfaitement. 11 convenait de laisser tomber ce sujet
de conversation, lequel pouv~lÏt
mettre le brave
garçon dans l' em barras.
Au reste, maintenant, Véronique semblait
préoccupée. U nc question qui, depuis bien lcngtemps, lui brÛlait les lèvres, se formulait à nouveau en son esprit. Cependant, elle n'osait la
poser.
Léonard, qui la regardait, s'aperçut de sa
gêne :
- Il Y a quelque chose qui ne va pas, Ma~
demoiselle Véronique ? .. Vous vous taisez et
paraissez soucieuse ...
- Soucieuse, le mot est trop fort ! sourit-elle.
- Mettons : préoccupée, alors !
- Oui, c'est plus exact. M. Carriel, je voudrais vous demander guelCjue chose ...
- De quoi s'agit-il, mademoiselle ?
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
45
- C'est que je crains d'être indiscrète ...
- Alors, ne demande rien 1 intervint . Mme
Daulmont d'un ton de reproche. M. Carriel
finira certainement par penser que tu es une
petite fille très curieuse... '
- Pour cela, non, madame 1 protesta L{onard. Au contraire, je prie Mlle Véronique dl"
m'interroger autant qu'elle en a envie ... Je 'luis
tout prêt à lui répondre, autant toutefois que la
chose sera en mon pouvoir.
- Si vous l'encouragez, je ne dis plus rien !
soupira la bonne dame. Ne vous en prenez qu'à
vous, M. Carriel, si elle vous met dans l'ohligation de lui répondre que ce qu'ellc veut savoir ne la regarde nullement 1
- Oh 1 madame ...
- Maman, ma question n'aura rien d'extraordinaire, je t'assure ! déclara la jeune fi Il 1" en
rougissant quelque peu. Ce que je voudrais savoir, M. Carriel, c'est comment il se fait que
vous soyez venu chez nous ?...
- Mais je vous l'ai dit le jour de mon arrivée,
murmura le peintre abasourdi. J'ai lu l'annonce
sur un journal.
Véronique hocha sa jolie tête blonde :
- Je me souviens parfaitement, mais il v a
plus d'une année que nous n'en avons fait passer ... En ce temps-là, nous espérions bien, 0'• .1man et moi, lancer les « Heures Claires ».
- C'est exact 1 confirma Mme Daulmont qui,
à présent, prêtait l'oreille, intéressée.
�46
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
Mademoiselle, il n'y;:} pas un an que ces
lignes me sont tombées sous les yeux ... C'ptait
la veille de mon départ, c'est-à-dire il y a une
quinzaine ... Même pas 1 Vous ne me croyez
point? s'interrompit brusquement Carriel, frappé de l'ébahissement exprimé par le visage de
ses interlocutrices.
- Si fait 1 puisque vous l'affirmez 1 se hâta
de répondre la jeune fille.
- Au reste, rien de plus facile que de nous
mettre d'accord. J'ai aport~
le journal, il est
dans ma chambre ... Voici l'heure de rentrer,
avant peu je vous le communiquerai.
Et, heureux de saisir ce prétexte qui le dispensait de se remettre à la besogne, pour aujourd'hui tout au moins, Léon.ud Carriel s'empressa
de plier bagage.
Le retour s'opéra gaiement et, vers sept hellres, lorsque le peintre descendit à la salle à manger, il tenait à la main un exemplaire du journal
en question.
- Voyez-vous, Mlle Véronique ... Voici votre
annonce ...
A peine la jeune fille eut-elle jeté les yeux sur
la fameuse feuille qu'elle se mit à rire franchement.
- C'est bien cela ... Ce numéro date du vingthuit juin 1 s'exclama-t-elle.
- Evidemment 1 commença Carriel, quelque
peu vexé.
- Du vingt-huit juin .. . de l'année dernière,
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
47
cher monsieur ! Regardez la date ... Ah ! maintenant, je comprends ...
Et Véronique indiquait de son index tendu la
date qui figurait près du titre du journal.
- C'est que c'est vrai ! murmura l'artiste,
consterné. Il n'y a qu'à moi que pareilles choses
arrivent 1... Mademoiselle, Madame, je m'excuse ...
- N'en faites rien! protesta Mme Daulmont,
sinon nous croirons que vous regrettez d'être
venu 1
- Ah 1 pour cela non 1 protesta Carriel.
- En ce cas, tout est pour le mieux et nous
aurions tort de nous plaindre, les uns et les
autres ...
L'erreur de Léonard fut longuement commentée au cours du dîner. Lorsqu'il se retrouva seul
dans sa chambre, loin de la regretter, il se fé.licitait de l'avoir commise.
- Et dire que, si j'avais été un homme méthodique, si j'avais songé à regarder la date de
ce journal, je n'aurais jamais connu ces dames.
Cela sert parfois d'être brouillon, désordonné,
étourdi ... Pour une fois, j'en ai la preuve et je
défie quiconque de me prouver que j'ai eu tort!
songeait-il tout en nettoyant ses pinceaux dans
sa cuvette.
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LA VILLA DES HEURES OLAIRIŒ
CHAPITR E III
VOUS remontez chez VOUS, M. Carrif'l ?
interrogea Véronique en levant vers Léonard
son joli visage un peu pâle.
Le peintre qui, depuis un instant, fouillait
consciencieusement dans toutes ses poches, répliqua tranquillement :
- Oui, mademoiselle, je viens de m'apercevoir que j'ai oublié ma pipe. Or, moi, sans
elle, je suis un homme . perdu 1. ..
- Je sais ! sourit la jeune fille. Mais laissez
donc ... Babette ira vous la chercher.
La petite bonne, qui dessf'rvait le couvert, eut
un grognement de mauvaise humeur et son regard noir foudroya Véronique, laquelle parut
ne rien voir.
- Ah 1 ça, trouve-t-elle que je n'en fais pas
assez ? semblait dire Babette.
Déjà, le peintre se hâtait de répondre, car lui
aussi avait surpris la mimique de la servante :
- Inutile de vous déranger, Babette ... Je puis
bien y aller 1 Si je vous écoutais, Mlle Véronique, je deviendrais très paresseux 1
- SOrement 1 grommela la servante.
C'était dans la salle à manger des cc Heures
�LA VILLA DES llEURES CLAIRES
4()
Claires », après le déjeûl1f'r. Celui-ci était loin
d'avoir été aussi gai qu'à l'ordinaire . Au n'ste,
depuis quelque temps Véronique ne souriait plus
aussi franchement, ses yeux se détournaient 80Uvent du regard interrogatellr qu'à son insu Léonard posait sur elle.
Il en allait de même pour sa mère, laquelle
semblait fort préoccupée, pn dépit des effons
qu'e lle faisait pour paraître à l'aise .
A chaque instant, les yeux de Mme Daulmont
et de sa fille se rencontr:tient et Carriel avait
bientôt remarqué que ceux de la première étaient
rougis, comme si elle avait récemment pleuré .
Véronique, elle, ne pleurait pas ; mais son
joli visage avait de brusques pttleurs ; sa pf'tite
bouche se serrait sur l'émhil humide des df'l1ts,
comme si elle voulait tain! quelque douloureux
secret.
Décidément, ces dames devaient avoir de fros
ennuis.
Pour comprendre de quelle sorte étaient œuxci, Léonard n'avait eu qu'h regarder, à obsf'rver
autour de lui.
Le manque d'argent se sentait dans les moindres détails. Le 'menu de ee repas avait été plus
déplorable que les précédents.
Babette avait servi un vague ragoOt où quelques os entourés de gras pretendnient jouer le
rôle de viande. Des pommes de terre nageant
dans une Sauce claire les escortaient. Le beurre
aVait été remplacé par de la graisse, puis celle-ci
..
�50
LA VILLA DES HEURES CLAmES
par un de ces ersatz innommables qui suffisent
à gâter un plat.
Quoique peu difficile et très indulgent, l'artiste n'avait pu faire autrement que de s'en apercevoir.
Une poignée de bigarreaux provenant du jardin complétait le tout. Encore la plupart étaientils véreux, ce dont Mme Daulmont avait cru
devoir s'excuser :
- Laissez donc, chèn madame ! Les vers
choisissent les meilleurs fruits ! avait protesté
Léonard.
Tandis que les maîtres dégustai~n
ce peu
savoureux repas, Babette ne s'était pas gênée
pour ricaner. Depuis quelque temps, elle avait
des insolences de domestique auquel on ne paie
plus ses gages. On la devinait en pleine révolte,
les reproches prêts à jaillir des lèvres. Lorsqu'elle allait au village, elle s'y éternisait, passant son temps à cancanner sur le compte de ces
dames, lesquelles étaient sans le sou, ce qui ne
les empêchait point de conserver une bonne !...
- Quand on n'a pas de quoi payer une servante, on fait la vaissel le et on cire le plancher
soi-même 1 concluait-elle ragcusemcnt. . Mais,
patience, cela ne durera pas toujours ... Aussitôt
qu'elles m'auront réglé ce qu'clles me doivent,
je les laisserai se débarbouiller avec leur pensionnaire !. .. Leur pensionnaire ! .'\ h ! parlonsen 1 Encore un qui est riche d'argent comme
un crapaud de plum es 1... La pauvreté qui man-
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
51
ge chez la J~isère,
quoi 1. .• Si ces dames comptent faire fortune avec lui, elles se trompent...
11 n jour, il partira sans payer sa note, et elles
se retrouveront gros-Jean comme devant !
Cependant, Véronique reprenait doucement:
- Eh 1 bien, montez chez vous, M . Carrie!.
Mais nc vous attardez pas trop. Je vais vous
attendre au salon en compagnie d(" maman !
- Dans cinq minutes, je suis de retour, mademoiselle ! affirma Léonard. A moins, se reprit-il, que je ne trouve pas ma pipe immédiatement, ce qui s~ pourrait encore !
Sur ce, il gagna la porte et commença à escalader lestement l'escalier conduis.'lnt au premier
étage. Il sifTIotait d'un air qu'il voul::tit détaché
et qui était destiné à cacher le souci très réel que
lui causait l'attitude de ses hôtesses .
Une fois dans sa chambre, il tourna de ci de
là, se demandant Ol! il avnit bien pu fourrer sa
pipe.
- Je J'avais ce matin, .j'en suis sûr L .. bougonnait-il. Voyons, je J'ai fumée vers onze heures ... Depuis, qu'ai-je bi en pu en faire?
Certes, Léonard Carriel était très désordonné,
mais sa pipe était un des objets qu'il égarait Je
moins. Il prétendait que sans ("Ile, il ne pouvait
travailler ; aussi avait-il soin de la pincer toujours bien en vue, de faç'o n à PQuvoi r demander
immédiatement l'inspiration qu'il sentait venir.
Mais aujourd'hui, malgré ses patientes recherches, il ne l'apercevait point.
�52
LA VILLA DES :ffElUREB GLAIRES
Depuis plus de trois semaines qu'il ét3it au~
Heures Claires )), il Y ;1vait pris ses hahitudes,
se trouvant fort bien en cette demeure, cela en
dépit de tout.
La chambre mal meublée, balayée par Babette
lorsqu'elle avait le temps, lui semblait cependant un idéal séjour. li en goûtait les vastes
dimensions, l'admirable vue que, de la fenêtre,
il avait sur la verdoyante et calme campagne
normande.
Lui qui, toujours, ;1vnit vécu seul dans son
coin, il appréciait comme une chose rare l'amabilité de Mme Daulmonl. un peu froide peutêtre, m;:tis qu'on devinait si cordiale, ln franchise souriante de Véronique, ses élans spontanés, son intel ligence vive et la grande bonté
dont son cœur était paré .
Ah 1 s'il n'avait point pressenti les ennuis
des deux femmes, son bonheur eût élé complet.
Mais, voilà, il y avait ces ennuis, et., à en juger
par l'attitude de la mère et de la fille, il pouvait
en conjecturer qu'ils étaient singulièrement graves. Leur vie s'en trouvait empoisonnée, leur
tranquillité menacée 1
Léonard Carriel le comprenait instinctivement
et se désolait tout bas, car, malheureusement, il
ne pouvait rien pour les secourir .
La somme qu'il possédl'.lit encore était minime
et, là-dessus, il lui faudrnit prendre le montant
de son voyage de retour .
Le relour 1... Déjà, Carricl devait y songer ...
«
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
53
Encore une dizaine de jours, et son mois de
villégiature achevé, il lui faudrait dire adieu à
cette existence si calme, si douce, reprendre le
chemin de la capitale !
Lorsqu'il y songeait, l'artiste devenait singu.
lièrement triste ; son sourire dispnraissHit, son
cœur se serrait et il devait faire efTort pour ne
point pleurer comme un enfant. Aussi, avec ce
robuste optimisme qui constituait le fond de son
caractère, tâchait·il de se persuader que tout fi.nirait peut-être par s'arranger.
II lui eOt été bien difTicile de dire de quelle
manière cela « s'arrangerait », mais enlin, il
voulait avoir confiance, sc persuader qu'en définitive, les choses ne tournent jamais aussi mal
qu'on l'avait prévu.
Il avait écrit à Ezratty, son marchand de tableaux, pour lui dema.nder de bien vouloir lui
avancer mille francs et, quoi qu'il fût douteux
que le commerçant y consentît ~Ezraty
étant de
ceux qui sc font longtf'mps prier avant de dire
oui) Carriel s'afTirmait que c'était presque certain 1...
Grâce à ces fonds, il pourrait séjourner un
nouveau mois il GérJ.uville, ce qui aiderait beaucoup Mme Daulmont.
Et puis, cela retarderait l'instant où, à nouveau, il se retrouverait seul, entre les quatre
murs de son atelier de ln rue des Abbesses 1
~
Ah ! enfin, la voilà !...
Et Léonard, se baissant, ramassait sa pipe
�54
LA VILI,A DES HEURES Ol,AIRES
qu'il venait de découvrir au fond d'une corbeille
à papiers .
Qui avait bien pu l'y mettre ? .. La réponse
à cette question se présenta tout de suite à l'esprit de l'artiste.
C'était bien certainement Babette qui ayait
sournoisement précipité en cet enclroit l'objet si
cher aux manies du peintre.
- Quelle mauvaise fille que cette petite bonne! maugréa-t-il, car il ne pardonnait point à
la servante ses allures insolentes vis-à-vis de
Véronique .
Certes, il avait toujours feint de ne pas s'en
apercevoir ; mais il ne perdait rien de ses coups
d 'œil narquois, de ses sourires dédaigneux, de
ses grognements de mauvaise humeur. Mais, là
encore, que pouvait-il faire ? Intervenir ? ..
Véronique l'en eOt sans doute dissuadé, car la
chose eOt pu compliquer la situation, déjà si
tendue 1
- Mme Daulmont devrait la remercier. .. continuait-il à grommeler. Elle n'aurait point de
peine à. en trouver une autre tout aussi adroite
et un peu plus aimable 1
Debout devant sa croisée, Carriel bourrait
consciencieusement · la précieuse pi pe, tandis que
son regard contemplait le ciel, où de gros nuages cuivrés s'amoncelaient sous l'action d'une
faible brise soufflant de l'ouest.
Depuis le matin, l'orage menaçait, bien que
Véronique prétendît le contraire.
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
55
Comme le peintre risquait timidement qu'on
ne pourrait peut-être pas aller ce tantôt sur les
bords de la Belline, la jeune fille avait protesté
véhémentement.
Ce n'était qu'un grain qui passerait sur Gérauville sans crever. Elle commençait à avoir
l'h abitude du pays. Il était rare que les orages
éclatassent au-pessus ... Ils allaient toujours plus
loin ...
Bien que médiocrement convaincu, Carriel
n'avait point insisté. Il préférait de beaucoup
aller vagabonder par les champs, en compagnie
de Madame et de Mademoiselle Dau lmont, plutôt que de demeurer enfermé au salon ou dans
sa chambre.
Ce qu'il en avait dit, c'était uniquement dans
l'intérêt de la jeune fille . Puisqu'elle semblait
partager son désir de promenade, il eût été mal
venu de se plaindre.
Bien mieux, en ce jour, Véronique semblait
plus pressée de quitter la villa des « Hemes
Claires» qu'elle ne l'était d'ordinaire.
- Enfin, espérons que cela se maintiendra
jusqu'à ce soir! murmura Léonard Carriel, après
un dernier coup d'œil vers les nuées menaçantes.
Son attirail de peintre était en bas, dans une
espèce de soupente aménagée sous l'escalier et
où il le déposait chaque soir. Quoique le tableau
entrepris n'avançât guère, pour rien au monde
Léonard ne fOt sorti sans être chargt! de ces
�56
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
impédimenta . D'abord, ils lui donnaient une
contenance, et puis, ne se pouvait-il qu'un jour
l'inspiration survînt brusquement, au moment
où il s'y attendrait le moins ?
On avait vu des choses beaucoup plus extraordinaires ,
Maintenant, il regagnait le palier et, songeant
que son absence s'était prolongée plus qu'il ne
l'avait prévu, il se bâtait de descendre vers
le rez-de-chaussée.
Comme il arrivait en vue du 'vestibule, une
voix furieuse s'éleva, vociférant :
VOLIS me paierez,
Madame Daulmont,
c'est moi qui vous le dis 1
« Je suis las de vous fournir de .la viande
sans recevoir d'argent... Je la paie, moi ...
Mes fournisseurs ne me font pas crédit 1...
Oui, oui, je vous enverrai l'huissier 1
Interloqué, Carriel s'était arrêté au milieu des
marches, ne sachant s'il devait avancer ou reculer.
Là-bas, au beau mil ieu du corridor, Jusseau,
le boucher de Gérauvil le, un gros homme sanguin, à la face apo!Jlectique, aux oreilles violettes, s'agitait frénétiquement. II était légèrement
gris, selon sa coutume, et ses g'estes désordonnés
faisaient voler sa courte b l ou~e
bleue.
Il continuait à brailler d'und voix de stentor,
redisant quatre fois les mêmes phrases, les ponctuant d'exclamations énerg"iques et pas toujours
recherchées.
�J,A VILLA DES HEURES CLAIRES
57
En face de lui, Véronique Daulmont se tenait,
frémissante et très pâle. s'efforçant de lui barrer
le chemin.
- Vous n'avez pas besoi 11 de crier ainsi, M.
Jusseau, balbutiait-elle, éperdue ... Je vous dis
que maman est en train de se reposer. .. Ce matin, elle était un peu souffr.:lI1te ...
- Je vois ce que c'est : elle se paie des migraines, comme les dames riches 1 Au reste, ce
n'est point la première, pas vrai ? .. Toujours,
quand je viens, elle est malade, à moins qu'elle
ne soit sortie 1... Mais je commence à en avoir
assez de ces histoires 1. .. Il faudra bien que je
finisse par la rencontrer.
- Elle passera vous voir.
- Je peux compter là-dessus et boire de l'eau,
ça me fera le teint frais ...
- M. Jusseau ...
- Je m'y laisserais peut-être prendre si c'(.tait
la première fois que vous me promf>ttiez sa visite.
- M. Jusseau, ce n'est pas sa faute ...
- C'est peut-être la mienne ? Allons, Mlle
Véronique, allez chercher votre mère ...
- Puisque je vous dis qu'elle se repose
- Elle reprendra sa sieste quand je serai
parti.
- Elle est hors d'état de vous recevoir.
- Eh bien 1 j'attendrai jusqu'à ce soir, s'il
le faut. .. D'ici là, elle aura le temps de se remettre.
�58
LA VILLA DER HEURES OLAIRES
Encore une fois ... commença la jeune fille
avec découragement.
Après tout, je serais bien bon de perdre
ainsi mon temps ! coupa rudement le boucher
en avançant d'un pas. Je vais visiter la maison
et je finirai bien par trouver Mme Daulmont.
Je n'aime point qu'on se moque de moi et je
vous le prouverai.
L'homme, exaspéré, hors de lui, parlait dans
la figure de Véronique, qui réprimait mal une
grimace de dégoût. Machinalement, elle recula;
l'autre en profita pour faire un pas vers la porte
du salon voisin. Comme son interlocutrice le
gênait encore, il avança la main dans l'évidente
intention de la po lisser de côté .
- Dites donc, vous, là-bas, voulez-vous que
je vous aide ? ...
Et Léonard Carriel, incapable d'en supporter
davantage, se précipitait, jeté en avant par une
généreuse colère. Son long cou se dressait sur
ses maigres épaules, ses yeux flamhaient d'indignation et la pâleur qui s'était répandue sur son
visage bouleversé le rendait presque effrayant.
Le boucher, ahuri, le toisa de la tête aux
pieds :
- De quoi vous mêlez-vous? grogna-t-il
bientôt. Mes affaires ne vous regardent pas, que
je sache 1
- M. Carriel 1... balbutiait en même temps
Véronique, désolée de cette intervention.
Mais le peintre n'entendait rien. Pour le mû-
�J,A. VILLA. DES HEURES CLAIRES
59
ment, il n'avait qu'une idée en tête : punir le
personnage qui s'était permis de parler à Véronique sur un ton grossier.
Dressé devant le boucher, qu'il dominait de
la tête, il l'avait empoigné par le bras et, avec
une force dont lui-même ne se ser::tit pas cru
capable, il l'entraînait vers la porte.
L'autre essaya bien de résister, mais l'impulsion Que lui donn.::tit l'artiste était si violente
qu'il ne put parvenir à reprendre le dessus. Et
puis, la voix qui grondait à son oreille contenait
des menaces faciles à interpréter.
- Je ne vous permets p.::ts d'ennuyer Mlle
Daulmont, vous m'entendez ? Vous devez la
croire quand elle vous aflïrme quelque chose.
- Vous en avez de bonnes, vous 1. ..
- Assez ...
- Dites donc, espèce d'énergumène ... nos affaires ne vous regardent pas, je vous le répète 1
- Je vous montrerai le contraire. Maintenant,
décampez et tout de suite encore' 1. .. C'est un
bon conseil que je vous donne.
Léonard, à bout de patience, avait largement
Ouvert la grille et son bras tendu indiquait la
venelle déserte. J usseau comprit que, s'il insistait, les choses allaient se gâter irrémédiablelllent et, peu soucieux de se colleter avec ce
grand garçon dont il venait d'apprécier la poigne redoutable (il avait, bien sûr, ses cinq doigts
lllarqués sur le biceps), il battit prudemment en
retraite, non sans déverser un flot de menaces.
�60
JJA VILLA DES HEURES CLAIRES
- Ah ! c'est comme cela!. .. Eh hien ! je vais
de ce pas chez l'huissier. ..
- A votre aise !
- Je ferai tout vendre ici, oui, tout vendre !
- Laissez-nous donc tr:mquillcs avec vos rodomontades ! lui jeta Carriel en lui claquant
la grille sur les talons .
Ce dernier mot qu'il ne comprit pas, eut le
don de couper la parole à Jusseau. Haussant les
épaules d'une façon méprisante, il prit enfin le
parti de s'éloigner.
Comme Léonard Carriel revenait vers le vestibule, encore tout bouillant d'indignation, il
aperçut ses hÔtesses.
Mme Daulmont était sortie du sa lon, Ot1 elle
s'était précipitamment réfugiée à l'arrivée de
Jusseau, ct, très pâle, les bras tombrs le lon g du
corps, elle considérait Véronique qui, debout en
face d'elle, semblait tout aussi désespérée. La
jeune fille avait joint ses petites mai~s
sur sa
poitrine ct, nerveusement, elle mordillait sa lèvre in férieure, tandis que son joli menton tremblait imperceptiblement.
Babette, brusquement surgie de sa cuisine, se
montra à ce moment. Mal peignée, à peine lavée, son tablier noué de travers sur ses maigres
hanches, elle vint se ctunper dev:1nt Mme DnuJmont qu'elle considéra d'un air hostile :
- Moi aussi, madame, il faudra me payer ...
Je veux mes g·uges 1 Quand on n'a point de
sous, on ne prend pas de bonne l... Vous COl11-
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
61
prenez, je ne travaille pas pour mon plaisir ...
Déjà, vous me donnez moins que je ne gagnais
dans ma précédente place, où je faisais la femme
de chambre, alors qu'ict, on me met à toutes les
sauces ... Mais, pour cela, je ne dis encore rien,
puisque je l'avais accepté ... Seulement, il faut
me payer ! répéta-t-elle de cette voix aigre qui
avait le don d'exaspérer tous ceux qui l'entendaient.
.
L'apparition de Léonard Carriel restitua un
semblant d'énergie aux deux femmes. Instantanément, elles abandonnèrent l'attitude contrainte qu'elles avaient obsen'ée jusque-là. Véronique cessa de mordiller sa lèvre ct Mme DauJl110nt se redressa, faisant face à. ce nouvel orage.
- C'est bien 1 je vous rég-Jerai 1 murmura-telle d'une voix singulièrement lasse.
Puis, sc tournant vers le peintre, quelque
peu gêné de son personnage :
- Excusez-moi, monsieur, pour Cètte scène
inqualifiable ... En tout ceci, il n'y a qu'un malentendu ... une négligence de ma part. .. J'avais
totalement oublié la note de M. -'usseau ... A la
première occasion, je passerai chez lui comme
il le demande ... Malgré ses façons brutales, c'est
Un commerçant honnête, dont nOliS n'avons jan1 ais eu à nous plaindre. Cela ne se renouvellera pas, non, ne se renouvellera pas ...
Elle s'embrouillait, ne trouvnot point ses
mots, empêtrée dans son inutile et puéril menSonge.
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LA VILLA DES HEURES OLAIRES
A la fin, elle se tut, ne sachant plus que dire
et, entre eux, il y eut un lourd silence. En traÎnant les pieds, Babette venait de regagner la
cuisine où on l'entendait qui bousculait la vaisselle sans cesser de grogner .
- Partons-nous, maman, interrogea enfin Véronique, qui avait visiblement hâte de mettre
un terme à cette scène. M. Coniel nous attend
et les minutes passent ... Si cela conlinue. l'éclairage nc sera plus sufIi~mt.
..
Mme Daulmont hocha doucement la tête :
- Ma chérie, ce serait avec un grand plaisir
que je vous accompagnerais, mais je me sens
un peu lasse ... Oui, les reproches de Jusseau
m'ont bou leversée ... Je pr6féremis me reposer. ..
- Je comprends parfaitement! murmura Léonard en s'inclinant.
- A lors, maman, je resterai près de toi 1 décida la jeune fille en passant affectucusement
son bras sous celui de la pauvre femme . Je vais
te faire une tasse de tilleul et tu essaieras de dormIr.
- Cela, je veux bien, mais à quoi je ne consentirai pas, c'est de te priver d'une promenade, ma mignonne! repartit l'excellente femme.
Accompagnc M. Carricl jusqu'au bord de la
Belline ; qu'il y travaille comme chaque jour,
ct, dans une heure ou deux, lorsque je scrai
un peu remise de mes émotions, j'irai au-devant
de vous.
- Oh 1 madame, madame... balbutia Léo~
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
63
nard ... Vous êtes vraiment trop bonne .. . Je
serais bien aussi resté aux « Heures Claires » .
- Et votre tableau, M. Carriel ? ..
-- Il attendrait.
- Non, non, faites comme je VOliS dis ...
Véronique a besoin de se changer les idées et
ce n'est point en restant ici qu'elle y parviendra . Partez donc et à tout à l'heure !
Il n'y avait pas moyen d'insister davantage.
Mme Daulmont désirait demeurer seule, afin de
remettre un peu d'ordre dans son cerveau bouleversé. Après l'avoir longuement embrassée,
Véronique disparut dans ta cuisine, d'où elle revint bientôt, portant un plateau chargé d'une
tasse d'infusion .
Pendant son absence, sa mère et le peintre
n'avaient point proféré une syllabe, sentant
bien que les banalités qu'ils eussent pu échanger
ne fussent point parvenues à masquer leur
désarroi .
- Je te remercie, ma chérie, murmura Mme
Daulmont, en prenant le plateau des mains de
Sa fille. Et maintenant, je vous souhaite une
bonne promenade !
- Et à toi, un bon repos 1 répliqua la jeune
fille avec tendresse.
L'instant d'après, précédant le peintre chargé de son attirail, elle s'élançait à travers le jardin.
Au fond de celui-ci s'amorçait un étroit sentier coupant à travers champs. C'était par là
�64
LA VILLA DES llEURES CI,AIRES
que les promeneurs gagnaient la campagne,
évitant ainsi de traverser le bourg.
Sans avoir échang'é une parole, ils parvinrent
aux bords de la Belline, en ce boqueteau qll'ils
avaient adopté. La chaleur devenait. étouHante;
pas la moindre brise ne venait rafraîchir
les fronts emperlés de sueur des drux compagnons.
Invinciblement, Cardel songeait au jour de
son anivée à GérauviiIe. 11 faisait la même tem~
pérature de four ; p.n ce jour, il était tout aussi
las qu'en cet instant où la réaction se faisait en
lui.
De son cOté, Véronique semblait" à hout de
forces. Son joli visage conservait un reste de
pàleur et, dans ses grands yeux bleus, passaient
des lueurs inquiètes. Elle se laissa tomber sur
le banc de mousse en étou ffant un soupir.
Léonard était navré. Ayant jeté à terre son
chargement, il contemplait la jeune fille à la
dérobée, se désolant de son impuissance.
Pour la première fois de sn vie, peut-être, le
brave gar\
~ on
enviait la richesse. Que ne possédait-il une grosse somme, cent mille, deux cent
mille francs ? ... Il l'eût imm(:diatcment mise ' à
la disposition de Mme Daulll1ont; ensuite, il aurait vu reOeurir le sourire sur les lèvres de la
jeune fille ... Les nuages qui aswmbrissaient son
beau front se seraient envolés ; le bonheur aurait de nouveau réintégrt': la villa des cc fleures
Claires »...
�LA VILLA DES HEURER CLAIRES
G5
Mais voilà, il n'était qu'un malheureux, qu'un
besogneux, et il ne pouvait être d'aucun secours
à ces deux femmes persécutées 1
A la fin, faisant appel à tout son courage, il
s'approcha de Véronique, qui leva la tête ;
~
Excusez-moi, je n'ai pas encore pris la
pose... balbutia-t-elle pour dire quelque chose.
Mals ce sera vite fait... Tenez, suis-je bien
ainsi ? ...
- Mademoiselle, je ne songe guère à travailler, pour le moment du moins ... Je suis encore
tout bouleversé ... Mais il nc faut pas vous faire
de chagrin ... Dans 1:1 vie, les choses finissent
toujours par s'arranger . Vous traversez en ce moment une période difficile, évidemment 1 mais
l'expérience m'a appris que c'est lor'5qu'on croit
tout perdu qu'il se produit quelque chose d'heureux ... Oui, à plusieurs reprises, il en fut ainsi
pour moi ...
Il allait, allait, ne stlchant plus très bien ce
qu'il disait, dans le grand désir qu'il ::\vait de
la consoler, de lui redonner du courage. Hélas!
ses paroles produisirent un efTet contraire à celui
qu'il attendait. Au lieu dé soutire, de le remercier, Véronique se mit à. pleurer doucement.
De grosses larmes coulèrent lentement SUr
ses joues, sans qu'elle songeflt ~
les ~s
suyer.
Ces pleurs achevèren t de déconcerter Carriel.
Il eût voulu les tarir, même au prix dé vingt
années de son existence.
5
�66
LÀ VILLA DES HEURES OLAIRES
Mademoiselle, ne pleurez pas, je vous en
prie ... Plaie d'argent n'est point mortelle .. . Le
bon Dieu vous viendra en aide ...
- Je l'ai tant prié, déjà 1 baluti-~e.
- J'ai écrit à mon marchand de tableaux 1
II va m'envoyer mille francs que je mettrai à la
disposition de Madame votre mère ... Ainsi, elle
pourra régler J usseau, les gages de Babett.e ...
Ensuite, elle verra ... elle trouvera un moyen de
sortir de cette impasse... A lions, reprenez confiance 1
Il se faisait convaincant ; sa voix avait des
inflexions tendres qui ne lui étaient point habituelles.
Il était si touchant ainsi que Véronique
ébaucha un pauvre petit sourire, ta.ndis qu'elle
murmurait:
- Merci, M. Carriel, vous êtes bon 1
- C'est bien la moindre des choses ... Je
voudrais tant vous tirer d'embarras.
La jeune fille hocha longuement la tête :
- Vous ne pouvez rien pOlir nous ! déclarat-elle enfin avec un gros soupir.
- Comment cela ? .. Je vous assure que toute
ma bonne volonté vous est acquise. C'est que,
voyez-vous, j'ai beaucoup d'a(lrction pour votre
maman et pour vous ... Vous ne pouvez refuser
ce que je vous offre de bon cœur ...
- Il ne s'agit pas de cela, M. Carriel. Mais,
je VOliS le répète, vous ne pouvez rien pour
nous ... La situation est trop grave.
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
67
Et, comme il s'effarait, ne comprenant pas,
Véronique, à bout de couragè, se laissa aller à
dire toute la vérité .
Elle évoqua la gêne grandissante dans laquelle
sa mère et elle se débattaient. Elles avaient fait
flèche de tout bois, vendant leurs bijoux, des
souvenirs de famille, de vieux meubles de valeur, espérant toujours en 1.111 coup de hasard
qui les remettrait à flot. A présent, elles étaient
au bout de leur rouleau.
- Oh 1 par exemple 1. .. faisait Léonard, qui
était loin de s'attendre à un tel désastre .
L'aménagement de la villa des « Heures
Claires » en pension de famille avait coûté gros;
la presque totalité de leurs disponibilités s'y
était trouvée engloutie.
On comptait sur la clientèle, mais celle-ci
n'était pas venue. Gérauville était sans doute
trop loin de la mer. Les touristes aimaient voir
de leurs chambres l'immensité bleue, respirer
l'air du large... Et puis, les moyens de communication n'étaient pas très pratiques, Léonard Carriel en avait fait l'expérience.
Evidemment, l'année précédente, une famille
était venue s'installer aUX « Heures Claires ».
Mais ces gens étaient partis au bout de trois
mois sans acquitter leur note. 1\1 Ole Daulmont
n'avait pas l'habitude de traiter ce genre d'affaires et clle s'était laissée duper comme une
enfant 1
Maintenant, on devotit non seulement à Jus-
�08
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
seau, le boucher, mais encore au boulanger, à
l'épicier.
La pension payée d'avance par Carrier avait
permis de verser de modestes acomptes, de gagner quelques jours.
La vi1Ia était hypothéquée ; le couvreur, le
maçon réclamaient le montant de leurs mémoires en souffrance.
Ce matin, une lettre d'un notaire de Dieppe,
chez qui Mme Daulmont comptait faire un nouvel emprunt, était arrivée.
C'était un refus. Le prêteur découvert par le
tabellion déclarait la propriété trop lourdement
grevée pour risquer ses fonds en cette aIT aire.
C'était la fin. Véronique avait bien réfléchi :
rien ne pouvait les tirer de leur détresse.
- Naturellement, je ne manque point de courage, et j'ai déjà parlé à maman de me placer
quelque part, afin de gagner notre vie à toutes
deux. Mais je ne sais rien faire ; je vous l',ü
expliqué, M. Carriel, j'ai été élevée ainsi qu'une
jeune fille de bonne famille que la situation de
ses parents ne met pas dans l'obligation d'apprendre un métier.
« Je sais un peu couùre, dessiner, toucher
du piano ... Tout cela ne me servira pas à grand'
chose ... Peut-être pourrais-je trouver une place
de demoiselle de comp<1gnie près d'une vieille
dame ? Mais alors, que deviendrait mamall si
j'ét:;/is obligée de me sé parer d'elle .. Songez que
nous ne nous sommes jamais quittées. Pourtant,
1
�l.A. VILLA DES HEURES GLAIRE S
69
il faudra bien y arriver , n'est-c e pas ? .
Elle parlait d'une voix menue , infinim ent touchante . Léona rd Carriel sentait une buée chaude humec ter ses prunel les.
Il était véritab lement abasou rdi devant ce
naufra ge qu'il n'avai t point imagin é aussi, total.
- Oui, que faire ? répétait-il. En effet, vous
avez raison ... Vous ne pouvez quitter Mme
Daulm ont... Et puis, je ne vois pas ce que
vous pourri ez trouve r en ce mome nt où les p laces sont si raies ... Si je connai ssais quelqu 'un .. .
Mais voilà, je ne vois person ne ... A moins que .. .
Mais non, je divagu e. .. Il Y a si longte mps
que je ne l'ai rencon tré ...
Il baissa it peu ft peu la voix, monol oguan t
pour lui-même, tandis que son esprit cherch ait
le moyen de secour ir les pauvre s femmes . Ah !
ce n'était pas facile à trouve r 1. ..
Cepen dant, Véron ique, qui, de son côté, suivait le cours de ses pensée s doulou reuses , reprenait en joigna nt ses petites mains, geste qui Illi
était devenu familier :
- On va nous vendre ... nous chasse r d'ici ...
- Mais ce n'est pas possihle ! se révolta-t-i1,
car dans son ignora nce des affaires, la chose lui
appara issait monstr ueuse, inique .
- Pourta nt, c'est ce qui arriver a
- Où iriez-vous ?
- Je l'ignor e ... JI nous restera la pensio n de
veuve de maman .
- Oui, évidem ment .. .
�,,
ïO
liA VILLA DES mURES OLAIRES
Léonard se tut, ne sachant plus que dire.
Quant à Véronique, voilant son vis;Jge dans ses
mains, elle parut s'absorber en une profonde
rêverie. Ah ! comme en cet instant, ils se sentaient malheureux !
- L'argent ! L'mgent ! grommelait l'artiste.
Quelle vilaine chose 1 Pourquoi, grand Dieu,
fut-elle inventée 1. ..
CHAPITRE IV
Un coup de tonnerre, en retentissant presqu'au-dessus de leurs têtes, fit sursauter Véronique et son compagnon . Sans qu'ils y prissent
gardc, le ciel s'était voilé de nuages gris et
noirs qui ne laissaient plll,) passer qu'une clarté
livide.
Tout autour d'eux était immobile ; dans les
arbres, les oiseaux s'étaient tus ; pp.lotonnés en
houle dans l'enfourchure des branches, les éCllrcuils cachaient leur museau entre leurs petites
pattes croisées, comme pour nt' pas voir ce qui
a 11 ai t se passer.
Presqu'aussit6t, un second grondement se fit
(mtendrc, ainsi qu'un sinistre roulement de t.:lmbour. Puis, brusquement, de lar~es
gouttes de
plui crépitèrent SUl' les feuilles.
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
71
- Il ne faut pas demeurer ici! s'exclama Carriel. La foudre pourrait vous atteindre, mademoiselle ! Vous êtes sous un arbre et c'est fort
dangereux . ..
Comme clIe esquissait I1n geste plein d' indifférence, il insista :
- Avant trois minutes, nous serons trempés . .
Courons vers la route. Réfugions-nous dans la
première maison que nous rencontrerons !
Reprenant en hâte son chargement, il pressait
la jeune fille qui, toute détendue, se rrsigna
enfin à obéir. L'instant d'après, Léonard l'entraînait, en courant dans la direction indiquée.
Maintenant, l'a verse se déchaînait avec violence, tandis que, dans les plaines célestes, le
tonnerre roulait avec fracas.
Enfin, ils atteignirent la grand'route, mais
les maisons étaient fort éloignées.
- Lorsque nous y parviendrons, votre robe
sera traversée, mademoiselle ! haletait Léonard,
navré. Pourvu que vous ne preniez pas froid 1
Ah 1 combien j'ai été imprudent ... Mme DauImont me grondera et elle aura bipn raison 1...
- C'est moi la coupable ! protesta Véronique. Je vous ai affirmé que cette région ne connaissait jamais d'orage 1...
Tout à coup, des grondements de moteur retentirent dcrrière eu'{ et Carricl, ayant tourné la
tête, entrevit une puissante conduite intérieure
qui arrivait, fonçant à travers ,'averse.
Résolumcnt, il se jeta à sa rencontre, agitant
�72
J>A VILLA DES IIEURES CLAII<.l>S
ses longs bras en une pantomime désordonnée.
- Que faites-vous, monsieur ? s'étonna Mlle
Daulmont, toute frissonnante, car ses vêtements
étaient déjà imprégnés d'eau.
Léonard ne répondit point ; il s'était précipité
vers la portière de J'auto qui, dans un crissement
de ses freins puissants, venait de stopper presque sur place.
A travers les glaces embuées, on entrevoyait
les voyageurs : un homme élégant qui tenait le
volant, une jeune femme, un vieux monsieur à
l'air respectable.
- Monsieur, commença le peintre, s'adressant au chauffeur, je vous demande une place
pour mademoiselle... Elle est trempée, on ne
peut la laisser attraper (]u mal... Elle habite Gérauvil le, là, tout près. Rendez-moi ce service et
VOliS aurez droit il toute ma reconnaissance !
- Comment, mon vieux Carriel, c'est toi ? ...
Que fai s-tu ici, si loin de Montmartre ? interrompit l'inconnu.
Un véritable hurlement s'échappa des lèvres
de Léonard:
- Dormoy ! Si je m'attendais ...
Et, au comble de la stupeur, il dévisageait
son int r1ocuteur.
Celui-ci était un homme de trente-cinq ans
environ, au visage rasé, intelligent et énergique.
Les yeux gris avaient un regard franc, direct ;
la bouche aux lèvr s un peu fortes, souriait gaiement.
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
73
Il était vêtu avec recherche d'un confortable
pardessus de sport ; sa cra vate grenat, où étincelaient de petites lunes d'argent s'ornait d'une
perle de respectable grosseur. Ses gants de pécari étaient parfaitement assortis à la couleur
de son manteau ; le chapeau de feutre qui le
coiiIait achevait de lui donner une allure très
moderne.
- Fais monter mademoiselle, si tu ne veux
pas qu'elle soit noyée définitivement 1 murmura
Dormoy qui, se tomnant vers sa compagne,
ajouta : Vous permettez, chère amie?
- Mais certainement 1 répliqua aimablement
cette dernière, très jolie brune aux yeux rieurs.
Mademoiselle va prendre place à côté de mon
oncle.
.
- Bien entendu 1 déclara le troisième voyageur en se penchant pour ouvrir la portière d'arrière.
Déjà, C,uriel courait vers Véronique, qu'il
contraignit à monter en voiture, en dépit de ses
protestations.
- A ton tour, mainten:wt, mon vieux Léonard 1 fit allègrement Michel Dormoy. Vous
vous serrerez un peu 1
Les deux rescapés s'jnstallèrent sur la banquette d'arrière et, tandis que le peintre calait
tant bien que mal entre ses jambes son pliant,'
son chevalet, sa boîte de couleurs, Mlle DRul; ~
mont s'excusa auprès des automobilistes.
�Î~
,/
Ô
LA VILLA DES HEUR ~:
Ct,AIRES
Le conducteur l'interrompit d'un mot
Mademoiselle, c'est la moindre des choses ! Je suis ravi d'avoir pu vous rendre ce service ...
- Oui, nous sommes arrivés à temps 1 surenchérit la jeune femme en dévisageant curieusement Véronique.
Léonard Carriel et Micher Dormoy étaient
amis depuis plus de vingt ans . Ils s'étaient
connus alors que tous deux fréquentaient le
Quartier Latin et, tout de suite, une solide affection s'était nouée entre eux.
Pourtant, ils n'avaient rien de commun, l'un
étant aussi méthodique, aussi réalisateur que
l'autre était bohême, rêveur. Malgré cela,
peut-être même à cause de ces contrastes, leur
amitié ne s'était jamais démentie.
La vie les avait orient IS vers des points bien
di/Térents. Tandis que Léonard Carriel se consacrait à l'art, Michel Dormoy, déjà possesseur
d'une assez jolie fortune, s'était résolument jeté
dans les affaires, s'associant à un coulissier,
menant l'existence fastueuse d'un roi de la
Bourse.
A plusieurs reprises, Carriel et lui s'étaient
revus ; mais jamais le premier n'avait demandé
le moindre service au second.
Au rest , Dormoy ne s'était point mis à sa
dispositi9n ; peut-être ignorait-il les difTicultés
au miliet1 desquelles se drbattait son vieux camarade ou redoutait-il de le blesser ?
�LA VILLA DES HEUItES CLAIRES
75
Pourtant, tout à l'heure, alors que le peintre
écoutait Véronique faire le bilan de sa déplorable situation, il avait un instant songé à Dormoy. Il avait même pensé à lui emprunter quelque chose.
Oui, mais il y avait bien longtemps qu'ils
ne s'étaient rencontrés.
Léonard allait-il revoir son ami juste pour lui
demander un service ?...
Pour soulager la détresse des dames Daulmont, il était certes prêt à faire bien des choses;
mais Dormoy ne trouverait-il pas mauvais cette
façon d'opérer, ce sans-gêne ? Avant tout, il
fallait réfléchir, peser le pour et le contre.
Et voilà que le hasard mettait brusquement
face à face les deux anciens camarades.
Cependant, le regard de Michel Dormoy s'était un instant fixé sur Véronique, puis s'était
dl~tourné,
comme ébloui, 11 est vrai de dire qu'à
cette minute, la jeune fille, toute rose d'avoir
couru, était plus jolie que jamais. Une animation extraordinaire faisait briller ses yeux et
son sourire un peu confus la rendait charmante.
- Fais donc les préscnt::\tions, mon cher Léonard ! murmura le coulissier en se tournant
vers son ami.
Celui-ci s'exécuta, sans plus se faire prier ;
puis, ~l son tour, Dormoy nomma les personnes
qui l'accompagnaient.
,
,
La jeune femmc était Mme Hélène Delastler;
quant au sccond voyageur qu'elle avait appelé
�76
LA. VILLA DES HEURES GLAIRES
son oncle, c'était M. Etienne Brémant, le propre
associé de Michel.
- Nous rentrions à Dieppe où nous sommes
installés depuis une huitaine, quand nous avons
eu la chance de vous rencontrer ! conclut Dormoy avec rondeur. Et toi, mon cher Léonard,
me diras-tu ce que tu fais en ce pays ?
- Je suis en pension chez la mère de Mademoiselle.
- Ah ! Mademoiselle habite par ici ?
- Oui, aux « Heures Claires », une villa de
Gérauville, ce village que tu aperçois là-bas.
- Ce petit pays a l'air charmant, autant
qu'on en peut juger par un temps pareil ! prononça Mme De!astier en se penchant vers la
portière. On aperçoit la flèche de son église ...
Et quelques toits de tuiles rouges que
l'averse fait briller 1 acheva M. Brémant qui
avait imité sa nièce.
- Tu vas m'indiquer le chemin à suivrc ...
reprenait Michel Dormoy, en remettant en marche. Nous allons vous conduire jusqu'à votre
porte.
Et, comme Véronique proléstait que c'était
inutile, d'autant que la pluie cessait, Michel lui
imposa silence d'un geste :
- Mademoiselle, nous ne vous abandonnerons qu'au seuil de votre demeure .. . N'~li-je
pas
raison, Léonard ?
a été sufTi- Absolument. Mlle Vl~ronique
sallllllcnt mouillée comme cela ,t si elle atlra-
�LA VII,LA DES HEURES CLAIRES
77
pait du mal, je ne me le pardon nerais point !
- Moi non plus ! Donc, en route ...
La voiture démar ra dans un mouve ment souple, dans le gronde ment très doux de son puissant moteu r. Malgr é elle, Mlle Daulm ont pE'nsait qu'elle se laisser ait empor ter ainsi loin, très
loin ... Comm e ce devait être agréab le de voyager, confor tablem ent install é dans cette jolie
voiture 1
Cepen dant, Miche l, tourna nt h<gèrement la
tête, interro geait :
- Et que fais-tu aux (( Heure s Claires » ?
- Hum 1... tousso ta Léona rd. J'ai entrep ris
une grande machin e ...
- Es-tu satisfa it au moins ?
- Mon Dieu ... oui 1.. J'espèr e que ce ne sem
pas mal. .. N'est-c c pas, Mlle Véron ique 7
- Mais certain ement, monsie ur Carrie l , répondit machin alemen t l'interp ellée. N'oubl it'z
pas d'indiq uer la route, comme monsie ur vous
l'a deman dé.
- Vous avez raison ... A l'allure où il nous
mène, nous aurion s tôt fait de dépass er le chemin ...
- A l'allure oll je mène 7.. Nous faisons à
peine du trente ... rectifia Michel Dormo y.
- Le fait est ... sourit Mme Delast ier.
- Eh bien, tourne à droite 1 jeta. Léona rd qui
venait de s'aperc evoir qu'oll arrivai t. Là, maintenant à i.!'Quche ... C'est là-bas, la e'rilJe que tu
vois.
�78
LA VILLA DES mURES CLAIRES
- Parfait L ..
Peu après, l'auto stoppait devant les « Heun::s
Claires ». Comme Véronique descendait tout en
remerciant, Mme Daulmont apparut au seuil
de la maison. Babette la suivait, portant deux
ou trois parapluies. En apercevant sa fille, la
bonne dame eut une joyeuse exclamation :
- Ah ! te voilà, ma chérie 1... Que je suis
contente 1 Nous nous apprêtions à ailer vous
chercher .... Je vois que vous avez trouvé d'aimables automobilistes qui vous ont reconduits
jusqu'ici.
- Ce sont des amis de 1\1. Cardel 1 expliqua
la jeune fille.
- Alors, qu'ils entrent 1... Nous leur offrirons très volontiers une tasse de thé.
Léonard, qui descendait à son tour, entendit
ces dernières paroles et s'empressa de transmettre l'invitation aux voyageurs :
_. Qu'en dites-vous, chère amie ? interrogea
Michel, s'adressant ;l sa compagne .
- Ob ! je veux bien ... répondit-elle dans un
sourire. Et vous, mon oncle ?
- Si la chose vous chante, prononça le viei llard, je n'y vois aucun inconvénient.
- Alors, c'est entendu, mon cher Léonard ...
Le temps de ranger
la voiture le lonodu trottoir
.
b
et nous te sUlvons.
Peu après, sur les pas du peintre, les trois
voyageurs pénétraient dans le vestibu le des
« Heures Claires », et passaient dans le sa lon
�LA VILLA DES HEURES CLAIREfii
79
où, déjà, Mme Daulmont et sa fille s'empressaient. Babette avait reçu l'ordre de préparer
un goûter et, grognant ainsi qu'à son habitude,
elle venait de disparaître dans la cuisine.
- Mais, c'est très gentil, ici ! s'exclamait aimablement Mme Delastier. Mes compliments,
M . Carriel, vous savez découvrir les bons coins .
- Tu as l'air de te porter à ravir, surenchérissait Michel Dormoy. Ces dames doivent te
soigner comme un coq-en-p;lte 1...
- Je me trouve en effet fort bien aux cc Heures Claires », riposta Léonard.
- Ce jardin est délicieux ! faisait presque
en même temps M. Etienne Brémant, debout
devant une fenêtre. Je goûte tout particulièrement le spectacle de la nnture après la pluie ...
Je n'aime pas le grand soleil.
- Eh bien ! mon oncle, aujourd'hui, vous
êtes gâté 1 riposta gaiement Hélène Delastier.
Maintenant, la conversation devenait générale ; on parlait du pays, des promenades ravissantes qu'on pouvait y faire, de la saison particulièrement réussie cette année-là.
Michel Dormoy montrait un entrain extraordinaire j le plus souvent, il s'adressait il Véronique qui, toute souriante, répondait de son
mieux.
Babette parut enfin, portant un plateau sur
lequel elle avait disposé des tasses, le sucrier,
la théière, des tranches de citron, un petit pot
de crème.
�80
LA VILLA DES HE URES CLAIRES
Tandis qu'elle déposait le tout sur un guéridon, elle examinait d'un regard sournois les
nouveaux venus.
Eh bien, si à présent, ces dames se mêlaient
d'offrir des thés ! Allons, c'était toujours la
même chose ... Elles n'avaient pas d'argent,
mais elles voulaient paraître ... Si ce n'était pas
malheureux 1. ..
Et la servante, oubliant toute retenue, haussait les épaules . Léonard, qui s'était mis debout
surprit son mouvement et, l'attirant d'un signe
vers la porte :
-Babette, lui dit-il avec fermeté, je vous dispense de ces manifestations irrespectueuses .. .
Les personnes qui sont ici se soucient peu de
vos griefs . TAchez donc d'être polle ; sinon,
vous aurez affaire à moi 1
Ces paroles plongèrent la bonne dans la plus
profonde stupeur et, du coup, elle en oublia de
répondre. Même, elle tl.la vers la cuisine avec
une vitesse dont elle n'était plus coutumi(':re.
L'instant d'après, elle revenait, rapportant UI1
second plateau sur lequel elle avait placé un pot
de confitures d'orange, du beurre, des gâteAUX
secs.
- Excusez-nous, madame, nous n'avons que
cela à vous offrir 1 faisait Mme Daulmont.
- Mais c'est parfait , s'exclama Hélène Delastier, qui, se tournant vers M. Brémant, ajouta étourdiment : Seulement, vous, mon oncle,
vous n'aimez guère le thé ... Faut-il que je me
�LA VILLA DES HEURES OLAllUJ8
81
fasse votre interprète pbur demander à lVll11e
Daulmont si elle n'a pas autre chose à vous offrir ?
- Oh 1 c'est parfaitement inutile ! répliqua
le vieillard. Je prendrai un peu de lait ...
- C'est que nous n'avons pas autre chose ...
balbutia la propriétaire des « Heures Claires Il.
- Laissez donc; chère Madame 1 intervint
délibérément Léonard. Puisque 1\1. Brémant
aime le lait ...
Et, enchaînant, il se mit à parler de ses travaux.
Maintenant, Véronique servait le thé avec des
gestes menus, gracieu'$, offrant des gâteaux, des
confitures. Mme Delastier vou lait goÛter à tout,
;\ la marmelade d'orange qu'elle déclara exquise,
aux petits bcurres qu'elle disait aimer à la folie,
il la crème dont elle était devenue gourmande
dcpuis qu'elle était en Normandie .
Tout en grignotant, elle ne cessait de surveiller Michel Dormoy, dont le regard ne quittait
plus Véronique et, parfois, une légère grimace
de dépit passait sur le visage ordinairement
rieur de la jeune femme.
C'e,?t que Mme Delastier, jeune veuve riche
autant que jolie, s'était mise en tête de refaire
sa vie.
POlir cela, elle avait jeté son dévolu sur Mioncle Brémant,
chel Dormoy, l'a.ssocié de ~on
qui, mis au courant, l'avait approuvée.
Michel était intelligent, travailleur, promis au
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�82
J,A VILLA DES HEURES CLAIRE S
plus bel avenir . Près de lui, sa nièce était assurée de trouve r le bonhe ur.
C'était dans le but de rappro cher les jeunes
gens que le vieilla rd avait organi sé ce voya.ge ;
au cours des prome nades qu'on entrep rendra it,
penda nt les repas qu'on prendr ait de compa gnie,
Hélène et Michel achève raient de faire connai ssance, pourra ient s'appré cier et juger s'ils
étaient vraime nt faits l'un pour l'autre .
Déjà, Mme DeJast ier en était persua dée ;
malheu reusem ent, Michel ne paraiss ait point
avoir deviné ses dessein s. Il se montra it un
compa gnon aimabl e, empre ssé, galant ; mais
d'aven ir.
~ parlé
pas une fois, il n 'avit
Hélène en était fort déçue, mais elle se disait
que sa grâce finirait bien par touche r le cœur
de celui qu'elle avait choisi.
En consta tant que l'atten tion de Dormo y se
portait sur Véron ique, elle ne pouvai t s'empê cher d'épro uver quelqu e irritati on. Jamais le regard du jeune homm e ne s'était posé sur elle
avec cette douceu r. ..
Ah ! pourqu oi fallait-il qu'on ait rencon tré ce
fou de Léona rd Carrie l, cette jellne fille si indiscutabl ement jolie 1..
Ayant achevé sa tasse de thé, Mme Dclast ier
se leva brusqu ement ; elle en avait assez des
« Heure s Claire s » et sentait que son amabil ité
de femme du monde fondai t au fur ct à mesure
que les minute s s'écou laient.
II était temps de partir ; aussi, se tourna nt
�LA. VILLA DES HEURES CLAIRES
83
vers Michel Dormoy, le lui dit-elle sans ambages :
- Vous savez que les d'AmbJeuse nous attendent au Casino, vers dix heures ? ..
- En effet, je J'avais complètement oublié!
répliqua le coulissier en se mettant debout à son
tour.
Sans plus se faire prier, 1\1. 13rémant les imita
ct quelques instants plus tard, tous trois prenaient congé .
La pluie avait compJ8tement cessé et le soleil
. se montrait à nouveau, faisant étinceler les
feuil lages humides, dispersant des diamants sur
I.es corolles penchées.
Les voyageurs, reconduits pDr Léonard Carriel, montèrent en voiture . Maintenant, dehout
près de la portière, du côlé du conducteur, le
peintre s'attardait :
- Tu as été très chic, mon cher Michel!. ..
Vraiment, je suis très conlent de t'avoir rencontré 1
- Moi de même 1 répliquD le coulissier avec
élan. Vois-tu, tout à l 'heure, tandis que nous
prenions le thé, je me dis:1Ïs que nous nc nous
rencontrons pas assez souvent ...
- Je suis tout à fait de ton avis ! approllvD
l'artiste avec un bon sourire. Justement, je voulais te demander où tu habites, à Dieppe ?
- A u Miramar-Palace 1
Très bien ... Pourrai-je t'y voir ?
�84
LA. VILLA DES rrnUll.ES OLAIRES
Mais certainement. Viens quand tu voudras.
- Demain matin, par exemple. J'aurais à te
parler d'une affaire ! acheva Carriel, devenant
cramoisi.
- Toi... d'une affaire ? répéta Dormoy, SUf-
pns.
- Oui, cela t'étonne, mais j'ai vraiment besoin de toi.
- Je suis tout à fait à ta disposition ... Notre
vieille amitié ...
- Oui, oui, je sais ... C'est bien pour cela que
je m'adresserai à toi.
- Alors, demain, vers dix heures.
- C'est entendu.
Et le peintre, ayant broyé n une énergiquc
poignée de main les doigts du financier, salué
largement Mme Delastier et son oncle Brémant,
revenait vers la villa, tandis que l'auto démarrait pour aller faire demi-tour un peu plus loin.
Durant quelques minutes, Hélèlll:' demeura
muette, et comme absorbéc dans ses pensées.
De son côté, Michel paraissait plongé en de proQuant au vieillard, installé
fondes r~f1exions.
confortablement à l'arrière, il semblait prendre
un intérêt tout particulier au paysnge qui se déroulait de chaque côté de la roure.
Compret1Unt que le silence pouvait se prolonger enCore longtemps, la jeune femme fit un
efTort pour le rompre. Faisanl appel à son habituel sourire, elle murmura :
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
85
- Un type, votre ami, mon cher !... Je ne
pensais point qu'il en existât encore de ce
genre !
- C'est un bohême 1 répliqua Dormoy en
hochant la tête. Mais ceci ne l'empêche pas
d 'Aetre un excellent garçon.
. - Je le crois très volon tiers. Quant à çette
Jeune fille, Mlle Véronique Daulmont...
Michel sursauta imperceptiblement, mai~
c'en
hlt assez pour qu'Hélène fût convaincue qu'il
pensait à elle .
- Elle est vraiment jolie ! acheva+elle d 'un .
ton léger.
Le coulissier hocha la tête, puis, gravement,
avec un.e sorte de ferveur, il répéta
En effet, elle est bien jolie ...
CHAPITRE V
Assis devant un petit bureau, dans Je salon
de ['appartement qu'il occupait au MiramarPalaco, Micbel Dormoy acbevait de dérouilier
son courrier.
Tout en annotant à l'aide de son stylo les
lettres qu'i[ venail de parcourir et qui, toutes,
avaient trait à ses alTaires, Je coulissier jetait
de temps à autre un coup d'œil par la fenêtre
�86
J,A VJLLA DES
HEU.R~
CLAIRES
voisine vers l'immense panorama de mer qui
s'offrait à sa vu c.
Le ciel ne gardait point trace de l'orage d(~ la
veille et s'étendait jusqu'au fond de l'horizon,
steppe bleue sur laqu elle tratnaient de petits
nuages bl a ncs.
Le soleil luisait, radi eux, et sur la mer, des
voiles roses ou bleues apparaissaient, semblant
courir les un es après les autres.
Un coup lége r, fr[,ppé à la porte, détourna
J'attention du financier.
- Entrez, murmura-t-il en se levant.
Obéissant à cette invite, M. E.tienne Drémant
et sa jolie nièce parurent, prêts ~l sortir.
- Comment, encore au travai l ? s '-excl::uua
la jeun e femm e. Je ppnsais que vous vous disposiez à nous accompagner.
- Oui, vous nou s aviez promis ... murmurait
le vieillard en serrant :a main de son associ(.
- Je m'excuse, mais je ne sera i pas des ';ôtres
ce mat in, répliqua Michel après une légère hésitation. Il me faut prendre connaissance de
toutes ces paperasses, Cn Vf)yer me':> ordr,-s au
fondé de pouvoir ; et puis, mon a mi Carrid
doit venir à dix heures ... Il ne va pas tarder.
IIélène Delaslier eut une moue cie mécontentement.
Nous irons donc sa ns vous
résolut-ell e
sans plus in s)ster cependa nt.
- Où nous retroll verons-no us ? inlerrvgea
M. Brérn ant.
�I.A. VILLA DES HEURES CLAIRES
87
- Mais ici même, pour déjeOner.. Je ne pense
pas en avoir terminé :Ivant midi.
- Voilà qui est entendu ! A tout ~ l'heure
donc, mOn cher 1
Déjà, M. Brémant se dirigeait vers la porte .
Hélène eut une légère hésitation, puis, se tournant vers Dormoy, elle lui adressa le plus charmant de ses sourires :
- Alors, c'est bien décidé ? Vous ne nous
rejoindrez pas !
- Encore une fois, chère amie, je m'excuse;
mais la chose est imp05sible 1
Elle ne répondit n:1S et se hâta de rejoindre
son oncle . Le salon · où tous trois se trouvaient
était séparé du couloir desservant l'étage pnr
une étroite antichamhre. Comme ils pénétraient
dans celle-ci on heurtait discrètement ?t l'huis
et, presque aussitôt, celui-ci s'écarta pour livrer
passage à un domestique de J'hôtel.
- Qu'y a-t-il ? s'enquérait Dormoy.
- Monsieur, c'est un monsieur qui demande
si vous pouvez le recevoir. Il paraît qu'il a rendez-vous ici même ...
- TI a dCl vous donner son nom. M. C~uriel,
je suppose ?
- Oui, c'est bien cc;a.
- Alors, II1trodL!isez.
Puis, revenant j Madame Delastier et à son
oncle:
- A tout à l'heure, chers amis. Tâchez de
faire une bonne promenade r
�88
LA VILLA DES HEURES OLAIRES
Léonard Carriel surgissait au seuil de J'aIltichambre . Il s'effaça pOUf loisser passer la jf"1..We
femme et l~ vieilla.rd quj le saluèrent ili n14blement.
~
Arrive, a.mi ... Tv es exact comme un
créancier ! s'exclamA. gaiement Dormoy.
- Ets-ce un reproc!le ,?
- Non, un compliment. Colll;'-toi dnns ce fauteuil j prends une r.igarette et dis-moi ce qui
t'amène. D'abord, je "iuis content de te voir.
- Tu me l'ilS déjà affirmé hier ; tant mieux
si cela continue, poursuivit le péintre qui, visibk'ment, semblait fort mal à son aise.
- C'est que j'o.i de J'amitié pour toi .. , Voistu, tu me rappelles ma jcunes::;e.
~
Mon cher, tu ~s moins vieilli que moi .
Et, comme 10 financier croyait devoir esquisser un geste de protestation, Carric! poursuivit :
- Si fait 1 On ne dirait pas que, tous deux,
nous uvons trente-cinq ans 1 J'ai 1'~lir
d'~tre
ton
aîné de plusieurs années . Et cela se comprend ...
Je n'ai pas réussi COnlmf' tei 1
- Des regrets, de Ja tristesse ?
- De la mélancolie, tout au plus
- Tant mieux ... De te plaindre nc te r~semblait guère et ceci m'étonnait de ta part 1
~
Evidemment 1 C'est que tu es vraiment
chic. Tu as un de ce" colnplels qui, du premier
coup, vous posent 11P. hOr.IOlC. Ta cravate (:st
impressionnante !
�J,A VILLA DES nEU~S
CL.A.IlŒS
8G
Dis donc, Carriel, qUQ.nd tu auras fini de
te payer ma tête !
~
Non/ je parl~
S(~riptf;:en1.
- Merci donc pour tous ces compliments. Et
m~intea,
dis-moi, comment es-tu venu dè
Gérauville ? interrogea Dormoy.
- A bicyclette. ] 'ai ioué une machine In-has.
Je n'ai pas, comme toi, une splendide auto à OlV.
disposition .
- Cela ne mÇlrçhe t'lujours pap, la peinture ?
- Pour le moment, je n'ai pas ~ me pla. in dre.
- Tant mieux, Av re<;te, ie m'en 'luis douté
lorsque je t'ai entendu din· que tu ét~is
en vacances ... A ce propos, 'je: te renouvelle 1,'1eS compHments. Tu as dénic1-jé un coin charmant et
tes hôtesses sont fort symparbi'lues.
- Oui, Mme Daulmont est la meilleure des
femmes. Quant à sa lido, ~l1e
Véronique ...
- Eh bien?
- C'est un ange du bon Dj(,lI, mon chr.r '".
Jolie, fine, intelligente, simf.1e, doué~
d'tme sensibilité exquise ...
- Quel enlhoustan1c !... TlI devr<lis l'épouser J jeta Michol Dormoy, sans pGrd~'e
de vue
son a.mi.
~ Quand tu auras fini de dire des sottises ?
grommela le peintre, dont la physionomie sc
rembrunit lin inst~.
Non, tu ne me vois pas
épris de Mlle Véronique, avec une pareille dégaîne, une semblable phySIOnomie 1. .. Regarde-
�\JO
liA VILLA DES HEU1ŒS GLAIRES
moi, mon cher, ce serait grotesque ... Je ne suis
pas encore fou à ce point 1
- Bon, Don, ne te fâche pas ... Il n'y a pas de
quOi.
- Mon vieux, je ne peux pas comprendre les
gens qui font des suppositions ...
- C'est entendu, je ne recommencerai pas, je
te le promets ! fit Michel. Mais je ne pense pas
que ce soit uniquement pour me conter des banalités que tu as fait, ce matin, cinq lieues à bicyclette ?
- Non, évidemment 1
- A lors, parle, je t'écoute
- Mon cher M ichèl, ce que j'ai Pt te confier
est très délicat et, si je me résigne à faire cette
démarche, c'est qu'il n'y a pas moyen de faire
autrement, commença Léonard Carriel en détournant les yeux.
- Mon cher, je vois ce que c'est 1 Il s'agit
d'argent.
- Quoi ? tu as de'/iné ? s'elTara l'autre.
- C'est que j'ai l'habitude .. .
- Laisse-moi t'expliquer .. .
- Inutile, c'est ::lccordé d'avance. Vois-tu,
mon bon Léonard, il y a une chose que j'ai
toujours appréciée en toi ; c'est ta discrétion, ta
dignité ... Tu n'es pas riche, certes; néanmoins,
tu n'as jamais cherché à monnayer notre affection, et c'est très rare à notre époque. Ccci dit,
combien te faut-il ?
Et Michel tirait son carnet de chèqut's.
�LA VIJ"LA. DES HEURES CLAIRES
91
Auparavant, il iaut tout au moins que tu
saches ...
- Ton chiffre ... Je ne désire pas autre chose.
- Laisse-moi parler.
- Si tu y tiens absol ument. ..
- Beaucoup ...
- Alors, va et passe-moi une cigarette ... Tu
as la boîte auprès de toi.
Sur ce, Dormoy se calait dans son fauteuil,
à subir un sermon .
en homme qui s'apr~te
- Mon cher, commença Carriel, s'i l ne S':.1gissait que de moi, j~'mais
je n'aurais risqué parei'lle démarche. Quoique tu te montres trè:::. chic
à mon égard, cela me coûte ('e te taper.
-Tu aS bien tort. D'autrf'.C:: n'ont pas tes scru pules.
- Seulement, voilà 1 Il n'y a que toi qui puisses sauver ces pauvres femmes et c'est cela qui
m'a décidé ...
- Ah 1 il est question d'~utres
personnes ? ..
Ce n'est pas pour toi ?
Et le coulissier allongeait les lèvres en une
'.
moue significative.
- Ah ! pour cela, je ~':,firnc
quC! j'aurais
préféré jeûner pendant huit jours plutôt que dl?
faire élppcl à ta bourse.
- Et tu aurais eu bien tort ! Continue Ion
histoirc.
- Mon cher, tu n'es pas content, je rn 'cn
mieux Mlle
aperçois bien. Mais si tu con.~jsai
Véronique et sa mère ...
�!J~
J,A VILLA DES HEURES CLAIRES
Michel Dormoy ne put n:'primer un sursaut,
et, se penchant par-dessus la wble, il lais~
peser sur son ami un rega,rd fixe, scrutateur.
- C'est pour cette jeune tille que tu me demandes de l'argent ?
- Mais oui, mon d'.er ... Sa maman et e.lle
sont en train de sombrer .. . C nc hroentable affaire ...
- Oh 1 je m'en doute, d~'s
femmes sf.ules !..
- Mais écoute" li faut q,J(~
tu saches ...
Et, en phrases courtes, huchées, Carriel contait la détresse de s~
hôt~o;se.
11 dit comment il les f\vait connues, en
quelle situation inextricable elles se débattaient.
Il retraça la scène de la veille, les confidences
désespérées de Véronique.
~
Je pensais à toi lorsque nous t'avons rencontré ... Il m'a semblé que c'était la Providence
qui t'envoyait. Mes derniè~s
hésitations se sont
évanouies ...
- Oui, tu as pris <..ela pou)." un encouragement
venu d'en haut ! sourit Michel.
Oui, à peu de <'hose près.
besoin, tes proté- Et de combien ont-elc~
gées ?
- J'ni adroitement interrogé Mme Dnulmont
ct surtout Mlle Véronique sans leur faire part de
mes projets.
- Bion entendu !
- D'après ce que j'ai iJlI comprendre, l('urs
�LA VILLA DES HEURES aLAIRES
93
dettes se monteraient à cent cinquante mille
francs environ.
- Pfutt ! C'est un joli denier !
- Elles possèdent la villa des « Heures Claires h, laquelle, paraît-il, vaut bien dans les deux
cent mille francs. On la vendrait ce prix si on
avait le temps.
..
- Et si "on trouv:lit un acquéreur.
- Naturellement. Seulement, voilà, les créanciers perdent patience et ~'ils
obligent Mme
Daulmont à liquider, les « Hetlres Claires » seront cédées pour un morceau de pain !
~
C'est l'évidence même 1 concéda Michel,
qui avait écouté attentivement les explications
de son ami .
- Donc, il faudrait que quelqu'un prête ces
cent cinquante mille francs ; on le rembourserait, intérêts et capital, <'lprès la vente des
« Heures Claires ».
Michel Dormoy se gratta le front
- Pourquoi Mme Daulmont ne s'adresse-telle pas à son notaire ?
- Elle l'a vainement tenté ! Seulrment, en
province, tOllt sc sait, et le." gens, flairant la
prochaine déconfitllte des pallvres femmes, se réservent, dans l'espoir de les rouler, de conclure
Ct' qu'on appelle une bonne afT:tire.
- Oui, c'est toujours comme ceb.
Le silence tomba entre le.q deux amis.
Accoudé au bras de son fétuteuil, Michel Dormoy fumait lentement, tout ('11 suivant d'un re-
�94
LA VILLA DES HEURES
CLAIRE~
gard distrai t, un yacht blanc qui, toutes voiles
dehors , évolua it afin de gagne r l'entré e du port.
Le cœur serré, la gorge sèche, Léona rd Carriel le contem plait.
Le vieux camar ade allait·i l consen tir ? Grâce
à son interve ntion, le peintre parvie ndrait- il à
sauver les pauvre s femmes que, sans qu'elle s
s'en doutas sent, il avait prises sous sa protec tion ? ..
Ce matin, en quittan t Gérauv ille, il ne leur
avait pas précisé ses espoirs , se conten tant
de murmu rer à j'oreill e de Véron ique :
- Ne vous faites pas de soucis , madem oiselle ... Je vais il Dieppe voir quelqu 'un qui,
peut-ê tre pourra it vous aider à sortir d'emb arras.
Excusez-moi si je rentre en retard pour le déjeûner 1
Et, sans paraîtr e remarq ur'f les regard s interrogate urs de la jeune fille, il s'était enfui précipitamm ent.
Déjà, Carrie l comme nçait ~ regrett er sa franchise .
Tout à l'heure , Dormo y ùait dispos é à l'obliger sans deman der d'autre s explica tions ; il eOt
mieux fait de se taire, de contra cter cet empru nt
en son nom person nel 1
Son sot orguei l l'avait perdu : le financier
allait bien certain ement refuser !
- Que vont-e lles deveni r ? songea it-il, navré, éperdu ... Cette fois, c'est fait : elles vont
connaî tre la misère ... Mlle Véron ique va être
�LA VILLA DES HEURES OLAmES
95
obligée d'accepter n'importe queJle situation
pour que sa mère et elle ne meurent point tout
à fait de faim 1..
Pour un peu, il se fût accusé d'être l'auteur
involontaire de ce résultat piteux. Mais oui, que
ne s'y était-il pris autrement ? .. Il était furieux contre lui-même, et, Yolontiers, se serait
battu.
A la fin, incapable de supporter plus longtemps ce silence angoissant, Léonard Carriel,
appelant à lui tout son courage, se risqua à interroger :
- Eh bien ! mon cher Michel, à quoi p€'nsestu ?
- ~ ta petite protégée ! fit le coulissier en
tressatllant légèrement.
- Ah ! vraiment !
- Oui, la pauvre enfant ... Je la plains sincèrement. La vie n'est guère tendre pour elle.
D'ordinaire, Ics jeunes filles de son fige n'ont
point à connaître de tels tracas 1 Elles sont heureuses, gâtées, insouciantes ... Mais elle!
- C'est pour cela qu'il ne faut point hésiter
à la sortir d'embarras ... Vois· tu, mon cher, je
sais bien que cent cinquante mille francs, c'est
une somme, que cela ne se trouve pas sous les
sabots d'un cheval, comme on dit !
- En effet !
-- Mais tout de même, tu e~ riche, très rielle
Tu as des millions !
- Qui t'a dit cela ?
�!)G
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
Oh ! je le sais bien, va... Et puis, ton
argent ne court pas grand risque.... Tu seras
remboursé intégralement, je te le garantis !
Le pauvre Cardel s'efforçait d'être persuasif.
On sentait qu'il cherchait quels arguments employer pour convaincre son interlocuteur. Son
visage torturé reflétait son anxiété et de grosses
gouttes de sueur ruisselaient
sur son front
bossué.
Michel le regardl1 longuement, intensément,
puis, souriant doucement, ii interrogea
- Cela te ferait grand plaisir ?
- Ah ! pour sOr 1 cria le peintre.
Une dernière pause, puis :
- Eh b,ien, alors, c'est entendu ! déclara
Michel. Tu peux annoncer 1::. bonne nouvelle ft
tes protégées.
- Mon cher Michel. .. C'est rudement chic ,
ce que tu fais là ! Jamais j€' ne l'oublierai ... Je
t'en gard mi une reconnaissance ...
Léonard balbutiait, ému Du-delà de toute expression.
Il avait pris entre les siennes les mains
du coulissier et les mall1xait impitoyablement.
De pâle, son visage était devenu rouge, à croire
qu'il alll1it éclater.
- Lâche-moi, tu me fais mat 1 protesta DorlTloy en se dégageant.
- Pardon ! Je ne fais:tis 1- (1.' attention !
- Mais moi, je le sentais 1 Tu as une de ces
poignes !. ..
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
97
- Alors, je peux rentrer à Gérauville et dire
à Mme Daulmont de faire préparer les papiers ?
reprenait Carriel, comme s'il craignait que son
ami revînt sur sa décision.
- Cela doit regarder son notaire.
- Tu sais, moi, je ne m'y connais pas 1 murmura Léonard.
Il s'était levé et piétinait par la pièce, ayant
hâte de partir, de courir vers la villa où, en
son absence, on devait se désoler.
Michel, qui réfléchissait, l'immobilisa d'un
mot:
- Faisons mieux ... Je vais te reconduire en
auto à Gérauville.
- C'est trop ... Je ne voudrais point te déranger 1
Mais Dormoy hochait la tête, en homme dont
la résolution est bien prise.
- Cela sera préférable à tout point de vue.
Nous déjetînerons dans une auberg e, Je long de
la route ... J'en connais une à mi-chemin ...
Nous arriverons aux cc He1lres Claires » pour
prendre le café. Je causerai avec ces dames, et,
en dix minutes, tout sera réglé, entendu 1
- Si tu crois cela préférable ...
- N'en doute 'p oint 1
- Mais ma bicyclette?
- On la renverra par le courrier qui, toUS les
deux jours, fait le trajet de Dieppo h Géral~je.
- Comme tu voudr:ils ... Tu es meilleur Juge
que moi ...
7
�98
LA VILLA DES HEURES CLAIRES
Certainement. .. Je m'y connais un peu en
affaires 1
- Tu n'as pas de peine 1
_ Alors, laisse-moi agir ... Le temps de griffonner un mot à l'adresse des amis en compagnie desquels je devais déjcûner et nous fiIons.
Sans attendre, Dormoy reprenait sa place devant son bureau et sa plume courut, rapide, sur
une fcuille de papier, traçant les lignes suivantes
Cher Monsieur Drémont,
Mon am i Carrif;!1 a absolument besoin de
moi pour liquidcr une alTaire dans laquelle il
menace de se perdre si je n'interviens pas .. C'est
un vieux camarade, VOliS le savez ; aussi, je ne
peux vraiment pas l'abandonner.
CI Je pars donc avec lui ct rentrerai dt.:s qut.:
que cela me sera possible. En tout cas, nous
nOLIs retrouverons pour dîner.
« Je suis navré de ce contretemps, et vous prie
de m'excuser auprès de Mme Delastier, votre
charmante nièce, laquellc, j'en suis sûr, ne me
ticndra pas rigucur.
« Très cordialement vôtre. "
Il
CI
Ayant relu d'un coup d'œil, le COUlissier eut
après quoi,
un hochement de tête approbatif
il signa.
L'instant d'après, élyant glissé sa missive
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
99
dans une enveloppe au nom de M. Etienn€' Rrémant, il appuyait sur le bouton d'une sonnerie. Presque aussitôt, un domestique se présenta.
- Vous ferez remettre ceci à M. Brémant par
le maître d'hôtel dès qu'il rentrera pour déjeûner.
- Bien, monsieur !
- Surtout, n'oubliez pas. Faites préparer
l'auto. Je sors.
- Je vais transmertre les ordres de Monsieur 1
murmura le serviteur en s'pcljjJsant.
Maintenant, Michel endossait en hâte son
pardessus d'été, se coilTait d'un feutre souple de
couleur claire.
Il semblait pris d'une sorte de fièvre, laquelle
n'avait d'égale que celle de Léonard.
- Allons, en route r lan<;,a-t-il gaiement .
Côte à côte, les deux amis quittèrent l'appartement ; l'ascenseur les déposa à l'entrée du
hall.
L'auto de Michel stationnait devant le perron
du palace, sous la O'arde d'un des mécaniciens
attachés au garage de l'établissement. C€' fut il
cet homme que Dormoy recommanda la bicyclette de Carrie!. Puis J('s voyageurs étant montés en voiture , Michel s'installa aU vol(lnt,".. · ~ ..
J'auto démarra rapiden1t'nt.
,:~' ~/' ,'JJ
~
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.,
li
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• n'".';.
.
�100
~A.
VILLA DES HE'URES CLA.IRES
C}IAPI1'RE VI
- Alors, te voilà prêt au départ ?
Et Michel Dormoy se tournait vers la porte,
au seuil de laquelle Léonard Carriel venait d'apparaître.
- Mais oui, fit tristement le peintre. Mon
mois de vacances est fini. Il est temps de rentrer
à Paris.
- Tout de même, cher monsicl.\r, vous auriez
pu retarder votre départ de C!uelques jours 1 intervint gentiment Véronique. Ricn ne vous
pre~sait.
Cela nous aurait fait tant plaisir de
vous garder encore un peu 1...
- Ah 1 certes, approuva Mme Daulmont avec
chalel1r. C'est que nous sommes amis, à prés0nt.
Jamais nous nc vous oublierol'S !
,...,.. Chère madame, vos paroles me totlchent infiniment 1 balbutia Léonard, peu habitué à ces
démonstrations.
C'était dans le salon des « Hemes Claires »,
par un tiède après-midi tout ensoleillé.
Il y avait quinze jours déjà qUI:: Michel Dormoy y était entré pour la première fois, et, sous
son influence bienfaisante, gens et choses
avaient pris une physionomie nouvelle.
�LA VILLA DES HEU1!.E8 OLAIRES
101
Maintenant, Véronique n'avait plus jamais les
yeux rouges et elle riait du matin au soir, ne se
souvenant plus, semblait-il, des heures mauvaises récemment traversées.
Mme Daulmont, elle aussi, était rassérénée.
Les soucis d'argent au milieu desquels les
deux femmes se débattaient sans espoir d'en
sortir avaient disparu, s'étaient aplanis comme
par enchantement.
Les créanciers, désintéressés par Michel Dormoy, ne venaient plus carillonner à la porte de
la villa.
Jusseau, le boucher, de même que les autres
commerçants de GérauviJle, se montraient obséquieux, pleins de prévenances vis-à-vis de ces
dames.
Par les soins d'un notaire de Dieppe, la villa
avait été mise en vente et on n'attendait plus
que la venue d'un amateur susceptible de payer
la propriété à sa juste valeur.
- Rien ne presse 1 répftait volontiers Michei
Dormoy. Nous avons tout le temps devant notls 1
Chaque jour, le coulissier arrivnit à Gérauville. D'abord, il s'était donné à lui-même pour
prétexte la nécessité dans laquelle il se trouvait
d'aider Mme Daulmont ft débrouiller ses àffaires.
Pour un homme de son expérience, de son
autorité, cela avait été chose vivement faite.
A présent, s'il continuait ses qtlotidiennes visites, c'élait uniquement parce qu'il ne pouvait
�10-2
LA VILLA DES IIEURES CLAIRE S
se passer de voir Véron ique dont il subiss ait
pleine ment le charm e .
Tout d'abor d, il avait refusé de se l'avoue r,
mais, à la fin, force lui avait été de le
faire. Eh bien ! oui, mainte nant, il éprouv ait
pour cette délicie use jeune fille un sentim ent très
doux, très tendre , qui Je rempli ssait d'une joie
jamais encore éprouv ée .
11 va sans dire que, chez les Dalllm ont, nul
n'avai t deviné ce qui se passai t dans Je cœur du
financi er.
Pour la mère et la fille, il étuit un sauveu r,
une vivant e incarn ation de la Provid ence.
pas d'élog es
Quant à Léona rd, il ne taris~
sur le compt e de son ami qu'à chaque occasio n
il accabl ait de protes tations de dévoue ment.
Jamais il n'oubl ierait la façon dont Son camarade s'était condu it en cette circon stance 1
Et lui qui, jadis, le prenai t pour un homm e
intéres sé, pOUl' une machi ne à calcule r, qui le
croyai t unique ment préocc upé de ramass er de
l'argen t 1
Michel avait un grand cœur ; il ne se pardonne rait point de J'avoir si longte mps méconnu .
Cepen dant, on avait atteint le trente et un JUIllet, et le peintre avait annonce." son départ à ses
hôtess es. Mais celles-ci ne lui avaien t pas permis d'ache ver sa phrase .
Ainsi, il médita it de les quiuer ? Cela n'était
pas possib le 1
�LA VILLA DES HEURES CLAmES
103
Restez encore un peu, cher Mons ieur !
avait prié Mme Daulmont. J'avoue que je m'étais habituée à votre présence et que la pensée
de vous voir partir m'est tout à fait d~sagré
ble 1
- Pourtant, il faudra bien y venir! avait rétorqué l'artiste non sans raison.
- Alors, laissez-nolis le temps de nouS habituer à cette idée! avait dit à son tour Véronique,
tout en souriant gentiment.
Cette fois, Léonard Carriel n'avait pu résister et, ravi de la tournure prise par les événements, il avait décidé de prolonger son séjour
d'une dizaine de jours.
A présent, celle-ci était ~coulée.
L'instant du
départ avait irrévocablement sonné . Mme Daulmont et Véronique avaient bien essayé une fois
encore de le retenir, mais cl!,,!., n'avaient osé insister davantage, dans la crainte de troubler
l'équilibre du budget de leur pensionnaire,
qu'elle savait maintenant plus Salivent gêné
qu'à l'aise.
De fait, les ressources de Ca"ricl étaient à peu
près épuisées ; pour rien nu monde, ii n'aurai!
c?~senti
à prolonger son séjour dans ces condItIons, à devenir une charge pour ces dames.
Et puis, à cette heure, elles n'avaient plus besoin de lui, d'autant que ~liche
Dormoy rest?it
encore à Dieppe. On s'écrirait Salivent, voilà
tout !
�]04
LA VILLA DES
n:~UIlES
OLAIRES
Déjà, Babette était partie pour la gare, afin
d'y porter les bagages du voyageur.
Depuis qu'il y avait à nouveau de l'argent
duns la maison, la petite bonne avait perdu ses
airs insolents et se montrait la plus active, la
plus ponctuelle des servantes.
- Allons 1 il est temps de me mettre en route
si je ne veux pas manquer le train 1 prononça
Léonard avec effort.
Il alTectait une grande désinvolture, une parfaite tranquillité d'esprit ; mais il était visible
que son émotiôn était profonde et qu'il ne s'éloignait pas sans de pénibles regrets.
Ah 1 si Ezratty, son marchand de tableaux, lui
avait consenti l'avance de mille francs qu'il
avait sollicitée !. ..
Mais, voilà, le commerçant s'était montré intraitable, opposant un refus cntégorigue aux
prières de Cal'ricl. Encore un qui n'avait pas
confiance dans le talent du pauvre Léonard !...
- Vous auriez dO accepter l'ofTre que M. Dormoy vous faisait de vous conduire en auto jusqu'à Dieppe 1 articula Véronique dont le doux
regard ne quittait pas le visage de l'artiste.
- Mademoiselle, il est prr.férnblt' que je prenne le train 1 riposta-t-il, tnndis qu'un pAuvre
sourire navré naissait sur ses lèvres. VoyC'zVOliS, il ne faut pas contracter de mauvaillCS habitudes t Et puis, de cette façon, ce bon Michel
restera près de VOliS plLlS longtemps ... Peut-être
b. maison VOliS semblra-1~
ainsi moins vide i
�LA VILLA DES HEUltES CLAIRES
105
Comme vous voudrez ! mùrmura la jeune
fille, sans insister davantage.
Ces dames mettaient leurs chapeaux . Dormoy
prenait le sien qu'il avait déposé sur un meuble,
lors de son arrivée. Tout le monde était prêt . On
sortit dans le jardin.
- C'est gentil de venir ainsi m'accompagner
jusqu'à la gare 1 fit encore Carde!.
- C'est bien la moindre des choses 1 protesta
Mme Daulmont. Ne, sommes-nous pas amisJ, à
présent ? ..
Le peintre ne répondit point.
Debout au milieu du chemin, il s'emplissait
les yeux de la vision de ce coin tranquille où, du·
rant des jours trop courts, il avait connu des
heures à la fois si douces , et si émouvantes. Il
respirait une dernière fois le parfum de jnsmin
tIont usait Véronique et dont toute la maison
{-tait imprégnée.
C'en était fini de cette bonne halte
La vie exigeante, difficile, le reprenait, l'en·
traînait Join de ces amis si chers à son cœur.
Mcessité
Carriel se soumettait à cette crU(~le
avec ln résignation propre auX timides, aux déshérités, d CCliX qui sont habitués à courbet le
dos sous les coups du sort.
Un profond soupir déll:sta sa poitrine; l'émotion le' gagnait , montant en lui comme une
, ma.
rée. Sa face se contrnct:1it sous J'empire d un tic
nerveux qui tirait sa bouche de cDté en une gril11:lce qu'il sentait alIreusc.
�106
LA VII,LA DES HEURES CJJAlRES
Pour rien au monde, il n'eût voulu qu'on le
surprît ainsi. Aussi se détourna-t-il vivement et,
prenant les devants, se mit en marche.
Mme Daulmont, qui l'avait rejoint, cheminait
à son côté, cependant qlle Michel et Véronique
suivaient à quelques pas en arrière.
On gravit ainsi le raidillon conduisant à la
station .
En traversant le petit bois de noisetiers, où
il avait fait halte, lors de son arrivée, Léonard
vécut à nouveau les impressions de cette journée.
Elle datait de six semaines, et pourtant, comme elle semblait loin 1 Que d'événements ayaient
eu lieu depuis 1
A cette époque, il ~e croyait seul, snns amis,
sans aITection ; à présent, il savait que trois
personnes le portaient en leurs cœurs, pensnient
à lui: Véronique, Mme Daulmont, IVlicllel Dormoy. Désormais, il n'était plus seul délOS J'existence.
- Vous ne nous oublierez pas, M. Carriel ?
interrogeait justement Mme Daulmont.
- Ah 1 madame 1 Pouvez-vous concevoir une
pareille chose ? s'exclama-t-iJ vivement. JI est
des choses dont on se souvient toujours ... Mon
séjour à Gérauville est du nombre.
On arrivait en vue de la station; déjà, le train
Je cinq heures quarante-cinq que devait prendre
le peintre était signal!!.
Il lui fallait se hâter d'nller chercher son bil-
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
107
let. Cette circonstance abrégea les adieux, ce qui
fut en tout point préférable.
Suivi de ses amis, de Babette qui refusait d'abandonner la laide valise jaune ficelée à peu
près convenablement cette fois, la boîte à couleurs, le chevalet, Léonard passa sur le quni. Ce
qu'il portait, lui, c'était le tableau inachevé qu'il
avait essayé de peindre au bord de la Belline.
Il avait tout de même réussi à y camper la
gracieuse silhouette de Véror.iaue t't c'était en
souvenir d'elle qu'il ne s'était point résigné à
détruire cette ébauche.
Il la mettrait dans un coin de son atelier connu de lui seul et, lorsqu'il serait triste, il irait la
contempler en se rappelant cette période de
sa vie. Cela le consolerait, il en était sûr.
Mais le convoi arrivait, geignant, soufflant.
Des portières battirent. Quelques voyageurs descendaient ; d'autres, encore plus rares, montaient.
Longuement, Carriel sr rra les mains à la
ronde.
- Mon vieux Michel, encore une fois merci ...
Reconduis ces dames 1 bredouilla-t-il, Irl gorge
alTreusement serrée.
- Mais oui, c'est entendu ! riposta .Ie financier. Dieu m'est témoin que je ne songe pas à
les abandonner !
- Oui, oui, bien sOr 1 répliqua Léona rd, Sans
trop savoir ce qu'il disait. Allons, au revoir .. ,
Tenez, Babette, voici pOlif vous 1
�108
r.A
VILLA. DES HEURES aLAIRE S
D'un geste incerta in, le peintre glissai t une
pièce de vingt francs dans les doigts de la ser. vante j puis, lourde ment, il se hissa dans un
compa rtimen t de troisième classe.
l'air j le
Un coup de sifflet striden t d~chira
e en
portièr
la
a
referm
ut,
accour
gare
de
chef
nlait:
s'ébra
train
le
car
maugr éant,
- Au revoir 1 Au revoir ! cria Carrie l.
- Au revoir 1 répond irent Véron ique et sa
mère.
Des larmes embru maien t la vlle du pauvre
Léona rd ; à cette heure, son cœur crevai t et,
pour ne point donne r à ses amis le spectacle de
sa détresse, il sc rejeta vivem ent en arrière .
Heure useme nt, le compa rtimen t était vide.
Carrie l se laissa tombe r sur la banqu ette ct,
cachan t son visage dans ses mains, il éclata cn
sanglo ts.
Pourq uoi pleurait-il ainsi ? Il n'aura it su le
dirc, mais en lui se crcllsait un vide affreux. Il
était en plein désarro i j durant de longue s heures, il allait en être ainsi, il le sentait bien.
Là-bas , ceux qui restaie nt sortaie nt de la gare.
Babett e qui avait rejoint Mme Daulm ont, demanda it des ordres pOli r le dîner, car c tte dernière médita it d'invit er M. Dormo y, oh 1 très
simple ment, sans façons, et c!le en avait déjà
fait part à la servan te.
A quelqu es pas en avant, Michel et Véron ique
march aient de compag-nic.
Comm e la j'une fille s'essuy ait les yeux, lç
�LA VILLA DES HEURES OLAIRES
109
coulissier questi onna avec bienveillance
Vous avez du chagri n, mademoiselle ?
~
- Oui, beauco up ! répliqua-t-elle vivement.
Je me suis très fort attaché e à M. Carrie l. C'est
un si brave cœur 1
- Vous avez raison 1
n soit toujou rs obligé s
- Quel domm age qu' ~
vous sont chers 1
qui
ceux
de
r
de se sépare
ce brave Léona rd,
z,
reverre
le
- Bah 1 vous
ne le prévoyez 1
vous
que
tôt
et peut-ê tre plus
nt.
souria
en
avança Michel
Comm ent cela ? s'étonn a Véroni que.
~
- Lorsqu e la villa sera vendue , ce qui nc saurait tarder, vous ne pourre z demeu rer à Gérauville.
- Evidem ment l
- D'autr e part, comme vous ne posséderez
plus guore, en fait de ressources, que la maigre
pensio n de votre mère, il vous faudra travailler ..
Telles sont du moins vos intenti ons, m'avez \
vous dit 1
- En effet 1
- Que ferez-vous P
- Je ne sais trop 1 avoua la jeune fille. Je puis
enseig ner le français, le pianb.
- Donne r des leçons ? Ce n)est pas cela qui
vous fera vivre 1 Enfin, vous nc trouveriez point
d'élève s à Gérauv ille 1
- Bien entend u 1
-- Donc, vOU,S n'avez qu'un parti à prfVldre
venir à Paris.. . Là, seulement, vous trouverez
�llO
LA VILLA DES mURES <JUIRES
une occupation susceptible de vous faire vivre,
d'autant que je VOliS aiderai à la découvrir, si
vous le permettez.
- Oh 1 monsieur, comment vous remercier '(
s'exclama-t-elle en jetant vers lui un reg'ard chargé de reconnaissance. Nous VOliS devons tant,
déjà l
'
- Ne dites point de telles choses, mademoiselle Véronique !... J'ai été si heureux de pouvoir vous obliger 1 répliqua Michel Dormoy .
Voyez-vous, en face de vous, je suis un homme
mûr, pratique et qui connaît la vie. Je ne pouvais vraiment pas vous laisser dans l'embarras,
voIre maman et vous 1
- Tant d'autres, à votre place, l'I'lUraient fait 1
soupira la jeune fi 11<::.
- D'autres n'auraient point eu mes raisons,
sans doule 1 fit évasivement le financier. En tout
cas, je tiens à vous dire que vous ne me Jcvez
aucun remerciement. C'est moi qui suis votre
obligé pour le plaisir que j'ai eu il vous rendre
service.
Véronique allait répliquer, mais Mme Daulmont, hâtant le pas, les rejo:gnait. Elle venait
d'expédier Babette jusqu'au village, afin d'y faire quelques courses.
- Cher monsieur, commença-t-elle, j'espèrt
que vous allez nous faire l'amilié de partager nol re modeste dîner... l'\ ous pourrons ai nsi parler
de cc brave M. arri JI dont le départ, je l'avoue,
m'a bouleversée.
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
III
Madame, ce serait avec grand plaisir,
mais ... commença Michel en hésitant.
- Oh ! s'exclama Véronique avec une moue
charmante. Vous n'êtes pas libre ! Quel dommage 1...
- Mademoiselle, si je savais que ma présence
vous cause le moindre plaisir ...
- Je serais très contente que vous restiez !
murmura-t-elle.
- Alors, c'est dit ! Je serai des vôtres, ce
soir 1 décida Dormoy en songeant qu'après tout,
M. Brémant et sa nièce se passeraient bien de
lui pour dîner. Seulement, vous me permettez
de téléphoner à Dieppe ... ' Je file à la poste de
Gérau viJl e, ce sera vite bit r
A l'entrée de la grande rue du village, il quitta ses compagnes pour se précipiter vers le bureau postal. Il se sentait léger, le cœur content. La vie lui semblait une chose admirable !
Du Miramar, on lui répondit que M. Brémant
était absent, mais que l\1me Debstier sc trouvait chez elle.
- Très bien r mettez-moi en communication
avec cette dame, je vous prie r demanda Michel.
En termes aimables, il s'excusa de ne pouvoir
rentrer pour dîner. Une aITaire le retenait au
dehors :
- Je croyais, cher Monsieur, que vous étiez
à Dieppe pour vous reposer ! rc-pliqua Hélène
avec une pointe d'aigreur. Maintenant, tout dépend de la sorte d'allaire que vous avez à trai-
�1.12
J,A VILLA DES HEURES CLAIRE S
ter ... ajouta-t-elle après un court silence. Vous
êtes encore à Gérauv ille, n'est-c e pas ?
- En effet 1
- Je m'en doutai s. Eh bien 1 mon cher, passez une bonne soirée 1 Et à demain 1
- A demain , chère Madam e 1 répéta-t-il en
raccro chant.
Et, couran t presqu e, il reprit le chemi n de la
villa des « Heure s Claires ». Tl n'avai t même pas
prêté attenti on à la déconv enue que révélait la
voix de sa corres ponda nte. JI ne songea it qu'à
Véron ique, à cette délicieuse jeune fille qui, dès
le premie r jour, avait apport é en son cœur un
trouble inépro uvé jusque là.
La perspe ctive de la soirée qu'il allait passer en face d'elle Je ravissa it, l'entho usiasm ait.
Décidé ment, il J'aimait profon démen t, sincèremen t ; cet amour teintai t de rose les heures
qui venaie nt et dont, par avance. il savour ait
les joies, la douceu r.
�IJ3
LA. vrtLA. DES HEORES CLA.ml:S
CHAP ITH E VII
Lorsqu e ce soir-là, M. Bréma nt rentra pour
dîner, il trouva sa nièce installée dans le petit
salon dépend ant de leur appart ement ; à demiétendu e sur une cbaise-Iongue, la jeune femme
paraiss ait plongé e dans une profon de rêverie.
- Comm ent, ma chère Hélène , tu n'es pas
habillée ? s'éton na le financier en consta tant
qu'elle était encore vêtue de sa robe d'intér ieur,
une délicieuse tuniqu e de soie bleu pâle qui
mettai t en valeur la fraîche ur de son teint, la
profon deur de ses prunel les.
- Je ne descen drai pas dîner ... répliqua-t-elle.
Je me sens Jasse, ce soir 1
- Vraim ent ? Tu n'es pas souffrante, au
moins ?
- Non ... Je suis triste, voilh tout 1
- Et pourqu oi cela ? .. interro gea-t-i l en venant s'asseo ir auprès d'elle. Qui t'a fait du
chagri n ? ..
M. Bréma nt portait à sa nièce une affection
toute patern elle ; depuis qu'elle était veuve,
tOU!; deux ne se quittai ent guère, et c'était avec
8
�114
LA VILLA DES HEURES <.JLAtRES
un évident plaisir que le . vieillard avait appris
qu'Hélène songeait à refaire sa vie. Bien mieux,
il avait approuvé son choix, prévoyant que Michel serait un excelient mari, un tendre soutien
pour cette jolie nièce que .la vie avait déjà si
crueIJement éprouvée .
Elle ne répondit pas directement à sa question :
-M . Dormoy ne rentrera pas dîner! prononça-t-elle en détournant un peu la tête.
- Cela ne fera qu'une fois de plus 1. .. Je me
demande ce qu'il peut bien faire loin de Dieppe!
s'exclama le vieillard.
- Oh ! ce n'est pas difficile à deviner, mon
cher oncle. Chaque jour, il se rend à la villa
des « Heures Claires ».
- Oui, il va retrouver son ami le bohême ...
- Jusqu'à présent, il en était ainsi ; mais M.
Carriel a dû partir ce tantôt et pourtant, M. Dormoy est resté Ft Gér:luville.
- Qu 'y fait-il donc ? ..
- Je suppose qu'il préfère la compagnie de
M Ile Véronique Daulmont à la nôtre. Vous vous
souvenez, mon oncle, de celle jolie jeune fille
que nous recueillîmes sur la route, un jour
d'orage ...
- Commcnt, tu crois que ...
- Oh ! j'en suis sOrc ! Depuis qu'il a fait sa
connaissance il ne s'est point écoulé- un jour sans
que M. Dormoy se rendît chez elle 1 Au commencement, il prenait la peine de chercher des
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
115
prétextes plausibles ... Depuis quelques jours, il
ne le fait même plus, se contentant de s'excuser,
soit par téléphone, soit par un mot qu'il nous
fait porter.
- Supposerais-tu, par hasard, qu'il s'est épris
de cette jeune fille? murmura M . Brémant avec
hésitation .
- Je fais mieux que le supposer, j'en suis
sûre ! répliqua-t-elle avec amertume. Si cela
n'était poin t, i rait-il chaque jOli r 1ui rendre visite, nous montrerait-il ce front rêveur, cc regard lointain que je ne lui connaissétis pas
avant ? ..
- Oh ! par exemple ! Ainsi, il te préférerait
cette petite fil le? Non, non, c('la est impossible . .
Voyons, réfléchis, ma chère Hélène ...
- C'est déjà fait ; ma conclusion est que je
ne me trompe pas 1... coupa-t-elle avec. force.
C'est Véronique Daulmont qll'il <lime 1...
M. Brém an t eu t un geste de colère :
-Le niais ! grommela-t-il. S'il en est ainsi,
je lui ferai voir que je ne suis g-uère satisfait de
sa façon d'agir.
- Que lui direz-vous ?. Qu'il m'a fait éprouver une déception ?
_ Evidemment non, puisque jamais entre
nOLIS il ne fut question de ces choses ...
- Alors?
- JI est mon associé, mais je possède la plus
grosse part dans notre affaire .. . Je puis lui cas.·
Scr les reins 1
�11 G
LA VILLA DES HEURES GLAIRES
M. Dormoy est un homme de valeur qui
aurait tôt fait de se créer une situation en dehors
de vous, mon oncle ! murmura Hélène, en hochant la tête. Au reste, VOliS ne pouvez agir
ainsi. M. Dormoy fnt toujours parfaitement correct vis-à-vis de nous deux. Seule, je suis responsable de ce qui arrive, car c'est moi qui avais
construit tout ce beau roman ... Il est irréalisable .. Je dois m'incliner devant les faits et tâcher
d'oublier ces rêves.
- Mais tu as du chagrin 1...
- Cela passera.
- Que vas-tu faire ?
- Quitter Dieppe dès demain. Je compte que
vous m'aiderez à partir en beauté ...
- Je ferai tout ce que tu voudras, mon enfant 1 répliqua-t-il, navré.
- Merci ... Oh 1 ce ne sp.ra pas bien difficile ...
Vous direz que vous avez besoin de rentrer à Paris et que vous m'emmenez ....M. Dormoy n'a de
pensées que pour la villa des « Heures Claires ».
JI ne songera même pas à s'étonner de votre
brusque décision. Même si celle-ci lui paraît bizarre, il ne demandera pas d'explications, car
notre départ le libérera des petites obligations
que nous lui valions. Donc, c'est entendu, nous
rentrons demain ?
- Comme tu voudras ! soupira M. Br~nat,
enCOre tout étourdi par ce qu'il venait d'apprendre.
Fort heureusement, il s'était ressaisi lorsque,
�J.A VILLA DES HEURES CLAIRES
117
le lendemain, il aborda son associé dans le hall
du Miram ar. Avec beaucoup de naturel, il lui
annon ça que sa nièce et lui comptaient regagn er
Paris le jour même. Ainsi qu'Hé lène l'avait prévu, Michel se conten ta des vagues explications
que lui donna le vieillard concernant sa détermination .
Mme Delasticr et lui en avaient assez de Dieppe ; des amis les réclamaient ft Versailles.
- Au reste, vous-même ne tarderez point à regagne r la capitale 1 conclut M. Brêma nt avec
désinvolture .
- Certai nemen t ! murmu ra Michel, l'esprit"
visiblement ailleurs.
Le départ de l'oncle et de la nièce s'opér a le
plus simple ment du monde ; pas un instant,
Dormo y ne parut soupço nner le petit drame
qui se jouait dans le cœur de la jeune femme .
De son côté, celle-ci sut garder son sourire et,
lorsqu 'il s'incli na sur la petite main qu'elle lui
tendait, c'est à peine si une légère pâleur envahit son joli visage.
Peu après, la puissante auto de M. Bréma nt
que pilotait un chauffeur en livrée mastic, se
mettait en route et Michel regagn ait son bureau
où l'atten dait un import ant courrier.
Duran t une heure, il travailla sans lever la
tête, couvra nt de notes les marge s des lettres
qu'il parcou rait. Enfin, il posa sa plume et, se
renver sant dans son fauteuil, alluma une cigarette.
�118
l,A VILLA DES REURF.S CLAIRES
Son visage, crispé par l'attention qu'il avait
apportée à la besogne, se détendait j un vague
sourire errait sur ses lèvres rasées, tandis que
devant ses yeux s'évoquait une silhouette infiniment gracieuse, celle de Véronique.
Hélène Delastier ne s'était pas trompée : le
souvenir de la jeune fille ne cessait de l'obséder.
Constamment, il pensait à elle, qu'il fÛt au Casino ou en partie de plaisir avec des amis, plongé dans le maquis des affaires ou en train d'écouter le babillage de la jolie nièce de son associé.
A la fin, il parut prendre un parti et, se levant
avec un grand geste :
- Oui, oui, mon bonheur est là 1 murmura-t-il.
Maintenant, il se h{itait, endossant son pardessus, filant par les couloirs du palace. Au bureau, il tendit les lettres qu'il avait écrites à un
employé.
- Ceci à la poste ... Je n'ai pas le temps d'y
aller moi-même ... Chasseur, mon auto.
Moins de cinq minutes plus tard, il roulait à
toute vitesse dans la direction de Gémuville.
Son pied écrasait l'accélérateur ; pourtant, en
ce jour, il trouvait que son moteur nc rendait
point.
En trombe, jl traversa les villages, entrevit
les fermes, dépassa les fourragères lourdement
chargées. Puis ce furent les toits rouges de Gérauville qui surgirent au loin, au mil~u
dp.s verdures.
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
119
Lorsque Michel, ayant fait halte devant les
(( Heures Claires » sauta à terre, son cœnr battait très fort en sa poitrine.
Le jardin lui apparut, désert ; de la maison
n'arrivait aucun bruit.
Comme il se dirigeait verS le perron, une légère exclamation, retentissant sur la gauche, lui
fit tourner la tête .
Véronique était là, sous un bercea1l de vignevierge qui la dissimulait à demi. Un livre reposait sur ses genoux. Près d'elle, Mme Daulmont
brodait un napperon .
En un élan, Michel rejoignit les cieux femmes qui le considéraient, un peu surprises :
_ Madame ... Mademoiselle ... Je suis heureux
de vous voir ! commença-t-il, en proie à un
trouble qui ne leur échappa point.
_ Mais nouS aussi, cher Monsieur ! répliqua
la bonne dame en lui désignant un siège. Nous
ne vous attendions pas si tôt... Hier, vous nous
aviez annoncé que VOLIS ne pourriez venir qu'un
peu avant le dîner.
_ Oui, mais je n'ai pilS eu la patience d'attendre jusque-là 1 avoua-t-il en enveloppant Véronique d'un regard cbargé de tendresse. C'est
que j'ai à vous pader de choses très, trfs graves ...
_ Vraiment ? balbutia la jeune fille.
_ Oui ... Sans doute allez-vous me trouver
un peu fou ... ma démarche va-t-elle VOliS étonner ... Mais lorsque j'ai décidé quelque chose, il
�120
LA VILTJA DES HEURF.S CLAIRES
me faut le réaliser ... Je ne suis point l'homme
des tergiversations, des atermoiements.. . Vous
en avez déjà eu la preuve !
- Certes ! sourit Mme Daulmont, que les façons du coulissier avaient souvent étonnée.
- Cette fois encOre, j'agirai de m~e
.. . Madame, depuis que j'ai vu votre fille, je ne cesse
de penser ,à elle .. . Son charme, sa douceur m'ont
entièrement conquis .. . Certes, j'ai le double de
son âge et ceci me navre, me désespère ... Mais
les années ne font rien aux sentiments !
« C'est de Mademoiselle Véronique que dépend mon avenir. .. Selon ce qu'elle décidera,
je serai parmi les heureux ou figurerai au nombre des infortunés ! Voilà ce que j'avais à vous
dire ...
Tandis qu'il parlait, la jeune fille était dev€nue toute rose ; quant il Mme Daulmont, elle ne
réalisait point enCore ce qui venait de se passer,
C'était si brusque, si inattendu ...
- Ainsi, c'est la main de Véronique que vous
me demandez ? .. balbutia-t-elle enfin.
- J'ai en effet cet honneur 1 répliqua-t-i1, allègre. Oui, je la prie de bien vouloir devenir ma
femme... Elle est mon unique chance de bonheur ...
Comme bouleversées, éperdues, les ùeux femmes se taisaient, il reprit de sa même voix frémissante :
- Vous êtes seules dans la vie ... Je serai vo-
�LA VILLA DES HEURES CLAIRES
121
tre gui~e,
votre soutien ... Je saurai écarter de
vous peInes et soucis .. Certes, je comprends que
vous ne puissiez me répondre immédiatement. ..
Pre?ez votre temps pour réfléchir ... Je patienteraI le temps qu'il faudra 1 Mon intention est
de,. s.éjourner à Dieppe encore une quinzaine .. .
D ICI là, vous aurez pris une décision .. .
II .s'~nterompi,
car, d'un geste, Véronique
venaIt âe lui imposer silence.
- M. Dormoy 1 murmura-t-elle de sa voix
que vous avez oublié
harmonieuse, il me ~embl
tout ce qui nous sépare ... Nos situations sont si
différentes ...
- Qu'importe cela ? Je suis riche pour deux,
Véronique 1 Pour trois, veux-je dire, car je n'ai
nullement j'intention de vous enlever à l'affection de votre maman 1
- Oh 1 ce serait trop beau 1 balbutia la bonne
dame, dont les regards allaient de sa fille à leur
visiteur.
- Ainsi, chère madame, vous m'accepteriez
pour gendre ? in terrogea-t-i 1 en souriant.
- Oh 1 certes ... Vous possédez un cœur excellent et je suis sOre que, près de vous, Véronique serait heureuse 1
.
_ J'en suis également convmncue! fit en écho
la jeune fille.
_ Alors, c'est oui 1 s'exclama Dormoy qui
semblait fou de joie. C'est à mon tour de dire :
tout ceci est trop beau 1. .. Ah ! Véronique, Véronique, je vous devrai les minutes les plus
�122
J,A VILLA DES HEURES OLAmES
douces que j'aie jamais yécues .. . Si vous saviez
comme je suis heureux 1. .•
Debout devant elle, il la contemplait intensément ; levant la tête, elle lui livra le miroir de
ses prunelles ct il put y lire quelle affection sincère elle lui portait.
Cette fois, il ne douta plus que Je bonheur
ouvrît devant lui ses portés toutes grandes.
L'avenir lui appartenait, plein de promesses, de
joies partagées ...
- Véronique, ma fiancée. balbutia-t-il en s'inclinant sur la petite main que, spontanément,
elle lui tendait.
Une rauque exc lamation, retentissant à proximité, les fit soudain se retourner :
Léonard Carriel était là, encombré comme au
jour de son arrivée, de son chevalct, de sa hOÎt(·
à couleurs, de sa vieille valise de cuir jaune.
Même, il venait de lâcher celte dernière.
- Comment, c'est toi ? s'écria Dormoy, stupéfait.
- Monsieur Carriel, que c'est gentil de nous
revenir 1 surenchérit Véronique, un peu gênée
et toute rose.
- Oui, en arrivant hier à Paris, je suis allé
voir Ezratty, cela pour me dianger les idées ...
Imaginez-vOliS qu'il venait de vendre deux tableaux que je lui avais laissés ... Il m'a remis immédiatement deux mille franrs ... Ces toiles Ile
les valaient pas, bicn sOr ... Alors, comme j'étais
�J.A VILLA DES HEURES CLAIRES
12.'3
très malheureux, que ma solituùe me semblait
hori~le,
j'ai repris le train, et me voilà ! acheva
I~
p.emtre qui semblait tout désemparé. Je me
disaIs : « Je vais leur en faire une surprise ! »
Il s'arrêta, comme incapable de poursuivre et,
ayant longuement contemplé la jeune fille, il se
tourna vers son ami Dormoy :
- Ah ! oui, c'est une surprise ! Tu peux
t'en vanter 1 fit gaiement celui-ci .
- Voilà ce que j'appellerai un e. heureusp nouvelle ! reprit amicalemcnt Véronique.
Puis, après un silence, elle ajouta, voulant
poser nettement la situation :
- J'ai le plaisir de vous annoncer mes fiançailles avec M. Dormoy. Il vient de demander
ma main à maman ...
_ Oui, oui ... balbutia Léonard Carriel, dont
les paupières battirent imperceptiblement.
_ Vous serez mon témoin, n'est-ce pas, chcr
monsieur ? reprenait la jeune ' fille après un
instant.
_ l\ vec plaisir, mademoiselle, avec plaisir 1
répliqua le peintre, d'une voi....- presque inintelligible.
Pench é vers sa valise, il en vérifiait la fermeture, s'obstinant en cette inutile besogne qui lui
visage..
.
perm ettait de dérober so~
Et , comme Michel lm frappaIt arnlcnlement
l'épaul e en disant :
_ Ah 1 mon vieux, mon cher camarade, comme tu as bien fait de revenir l. ..
�124
J,A VILLA DES BEUlŒS CLAIRES
C'est bien ce que je pensais ! murmura
Léonard, tandis qu 'une larme à laquelle il ne
prit pas garde roulait lentement sur sa joue maigre, pour aller se perdre dans le buisson hérissé
de sa moustache.
PIN
�Pour paraitre Jeudi prochain sous le n° 525 de la CollecUOll " Fama "
L'APPEL DU CŒUR
Par
MARCEL
IDIER S
CHAPITRE PREMIER
notaire , avant de clore l'entret ien, recomune dernièr e lois ses calculs, vérifia ses addihons ct conclu t avec une certain e gêne ;
- Quand tout aura été payé, Mademoiselle, il vous
...
restera exactem ent deux mille quatre cents lrancs
.
c'est lort peu.
Ln jeune fille secoua hl tête.
- C'est plus qu'il n'en faut, maître Barreau, fitelle, dès l'instan t que j'empo rte la certitude que
personn e n'aura été lésé par le décès de mon pauvre
père.
Le notaire rassemb la ses papiers épars ct regarda nt
bien en face MUe de Vieuxville qui s'apprê tait à quiller sans retour une demeure qui avait été sienne ct
qui venait de trouver acquére ur, une heure auparavant, il lui dit, la voix: légèrem ent emprei nte d'émotion :
- Il ne m'appà l'lient guère, à moi, dont la mission est précisé ment de laire respecter la propriété
d'autru i, de trouver que votre condui te n'est pas ...
cc qu'elle doit être, mais, eu égard aux excellentes
relntions ct, je m'en fllfllc, aux liens d'amiti é qui
m'ont toujour s attaché à voIre Camille, je crois pouvoir me permet tre de vous dire, Mademoiselle, que
votre sacrifice est peut-être ... comme nt dirai-je, dispropor tionné ... oui, c'est cela, disproportionné, étant
donné surtout la ... personn alité du créanci er ...
~ença
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Jardys , Philippe (1900-1979)
Title
A name given to the resource
La villa des heures claires : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
La villa des heures claires : roman
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1937
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 524
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
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Language
A language of the resource
fre
Identifier
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BUCA_Bastaire_Fama_524_90857
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lointaines,
Vous qui demandez à un livre de vous faire découvrir
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retentit aux quMrE) coins do
l'o.orodrom(l :
- La voici 1
Un petit pOint notr, en eff t, venait dt} surgir VON! le
sud. <tans le ciel gris CJQi t~I)i\l
en su. pens, r.HHlosSU;I
ao ioutos ces tOtos, une nouvelle avorsE).
Au mlliell d'un gT01lro rI'officior. n.vintenrs, donnnnt
le bras :\ une arund.e fClnmQ maigre, unO jenne Imo
sanglotll. it, le nez duns son mouchoir. A sell Côtél'o, j;(j
tenait un jeune homme d'unQ qnln7,\tinG d'annnes. vrIn
d'un uniforme ()~
Golléfflon. CaIHi-ci. un pen p:llc, }\)S
Doinm; aorrés, murmllru soudain :
1 Mais regarde donc .. ,
- Vé['oniquo ... Rcgard~
L'avlon grossissait
à.
vue d'cali. t,Q
rOTHQn
<le ~On
mo-
il. piiOQ un bOllrùonnomellt de frelon taut :\
l'heuro -..., S'entto.ii, puisliu,nt, rf'lg ulIer, onvahissQnt ~u
à pen le ciel tout entier" .
teur -
�(j
FILLE
D'AVIATRICE
La jeune fille releva la tête, fixant de ses yeux rougis
l'oiseau mécanique qui piquait droit sur le terrain d'atterrissage.
- Oui, c'est bien elle, balbutia celle qui répondait au
nom de Véronique. Maman ...
Elle fit unû lippe. Sa compagne ,comprit qu'eUe
allait se remettre à pleurer, et lui tapota la main,
disant, avec un fort accent anglais :
- Allons, Mademoiselle" , Il ne faut pas." Voyons,
voyons ...
La réponse vint, brêve, saccadée :
- C'est plus fort que moi, Miss R[ght. Vous compre·
nez : la joie ... après tant d'inquiétude .. ,
- Ah 1 les fllles, lança le collégien, ça n'a pas d6
cran 1
•
- Monsieur noger ... commença Miss Rlght.
Elle ne put terminer : l'avion venait de toucher
le sol ct des clameurs, de toutes parts, éclataient.
Il se produisit une violente poussée. La foule, mise
en branle par l'enthousiasme, se ruait vers l'appareil,
ct les deux remmes, ainsi que tout le monde, so mirent
à courIr à la suite de Roger, d6jù parti. ..
Le service d'ordre, comme presque toujours en pareil
cas, était d 6ho rd 6. C'était \Ino mêl6e indesc rIptible, d'où
s'élevait une clamour confuse, ralle ct s acclamations
fr6n6tiCjues do ceux QuI d6jà avalent atteint J'avion el
des voclr "rntions des autres, qui s'efforçaient de les
rejoindre, Cil Jouant des coudes. V6roniQue et Miss
Right se trouvaient parmi ces derniers, bouscul6es sans
plti6 mals ne !ientant rien, parce qU{) brûlant do la
même fièvre,
M[ss Hight nn[t pourtant par se tAcher.
- Vous n'avez pas 110nte ? s'6c ria-t-elle tout à coup.
Et d'Ubord, ('rartez-vous. Faites place ü la fllle de la
pi lote.
D(;s spectateur!> considér{)rent, bouche Me, V6ronlque.
- Mademo[selle Majon ? demanda quel()U't111.
- Yes, parfaitement. Il n'y a donc pas d'agents 1
Mals ne poussez pas s[ fort, vous .. ,
�F'ILLK
O'AVIAT RICE
7
Instant anémen t, deux gars robuste s empoig nèrent par
le bras la jeune fUIe et celle qui vraisem blablem ent
devait être son institut rice anglaise .
- Ne craigne z rien, mesdam es, dit l'un d'eux, nous
allons vous dégage r de là.
Fonçan t dans la. cohue, ils eurent tôt fait de frayer
un éhemin aux deux femmes, d'autan t plus que ces
mots magiqu es : « Mademoiselle Majon » avaient pro- ,
duit leur effet en circulan t. On s'écarta it comme par
enchan tement sur le passage de la jeune fille et l'on
chucho tait :
- C'est la fille d'Agnès Majon ... Elle est venue embrasser sa mère à sa descente d'avion . Elle lui ressemble, n'est-ce pas?
L'héroï ne, la nouvell e recordw oman du monde de la
distance en llgne droite, Agnès Majon, enfin, les brus
chargés de fleurs, subissa it déjà le feu nourri des
photogr aphes et des cinéaste s lorsque Véronique arriva au premie r rang de ses admirat eurs.
Un double cri : (( Maman 1 » « Mon enfant., . » se croisa dans l' étroit « no man's land» qui séparai t la mère
et la lIlle.
Le cordon d'agent s se desserra , laissan t passer l'adolescente, et, l'instan t d'après , aux applaud issemen ts
des spectate urs de cette scène touchan te, Véronique sautait au cou de son illustre maman , sous la gTande alle
argenté e de l'avion enCOl'e chaud.
- Quel tableau charma nt ! pronon ça un officier.
Effectivement, le groupe que compos aient l'aviatri ce,
sa Illi e et son flls - noger, l{) Jeune frère de Véronique, était arrivé un des premier s auprès de l'appare il
avait de qLlol tent{)r dans son émouva nte simplic ité
Je ciseau c1'un scu lpteur ou le pinceau d'un peintre.
Il lit seulem ent le bonheu r des photogr aphes, Après
quoi, on apportu le micro et l'on pria les personn es
présent es de faire le silence.
Véroniq ue et noger s'écartè rent. Et l'aviatr ice resta
seule, avec sa gloire éblou1ssante, qui sembla it s'irradier de sa combin aison de cuIr.
�HLLE
0 'AV!,.,TRICE
Un nomme sans chapeau, l'air :J.ffairé, s'apPl'ocha
d'elle et lui dit :
- VoiliJ.. Tout est paré, VOU& pouvez Y aller, madjlme. Quelques mots.,.
Agnès Majon approcha sa bouche du micro, com~
}lour l'embrasser . Elle souriaIt, mais ses traits tirés,
ses · yeux qu'entourait un cerne bleuâtre, trahissaient
Sil. profonde fatigue. Véronique la regardait inte~é
ment, avec une sorte de tristesse passionnée. Elle n'entendait pour ainsi dire pas les mots que prononçait
sa mère. Peu lui importaient, d'ailleurs, ces paroles
qui s'adressaient au.'C millions d'êtres qui lui avalent
ravI Sé\, chère maman ; 0. cette foule innombrable, C<'lchée, embusquée derrière ses récepteurs, qu'elle-même,
Véronique, détestait cordio.lement. Cal' c'était pour cet
individu multiple qu 'on nomme pUblic, pour ce millepattes humain, insatiable, cruel et si facileme'lt ingrat,
que cello C'flll lui avait donné ICl jour, risquait n. chaque
instant sa vie. Ah 1 comme elle aurait voulu lui parler
ù son tour, à cette foule d'udmiratellfs ; lui crier sa nmcune ; l'adjnrer d'abandonner 50. brillante proie, C\e ln.
lui abandonner ...
L'aviatrice terminait son petit speech :
~
.,. Voilà. C'est tQL1t. Et maintenant, je vais a1\er
me roposor, car, je vous l'av01le, je suis oxtol1n6e,
On Ct'iu : • I3I'LLVO 1 » ail ttpplalldlt flncore.
L'avion était déjà aux mains des mécanicions. Agnès
Maj0J1 lui jeta un dornier regard afrectueux : il s'étalt
montré !Idèle campugnan, l'avait conduite sans défaillance .\ la victoire ... Avant do s'éloigner, (Ille passa une
mnin carossanto S\lf le m()lnl poli dû J'héltco, Sur lQ
bord d'nll:1C'fIIC de l'rlile. Il Inl semblait, tant el10 s'attardait U\lpI'OS de llli, qu'elle no pOt se (létocller do son
COlll'sicf, cello cju'on avait flUI'DOim~e
; ~ L'amazone
des lIuages "
,
lJne volx sc flt alors entendre, qui ossnyllit <le ùominor le brouhaha :
- Ml\mllil 1 Nous sommcfj là .. ,
�FlI..LIi
1) '/\ VJATUC~
Il
La triomph atrice tendit une main à &a fille :
- Je sais, mon enfant. Oui, tu as raif;ion : allonsnous,en . C'est fini. ..
dans un impecca ble garde-n Un officier ~'imobls<\
vous :
- Madam e, annonça -t-il, un vin d'honne ur. ..
- ' Non , interrom pit l'aviatric<l. Merci. Dites à ces
messieu rs que j'ai hâte de réintég rer mes pénates . Ce
ser a pour une autre fuis. Je vais simplem ent me
change r ...
A ce momen t, un groupe de personn es élégant es,
ayant forcé le bann,ge , lIO précipi ta vers l'héroïn e :
Chère amie l,..
~
- Permett ez-mo i de vous féliciter ...
- Enlln, j'ai pu arriver jnsqu'à vous ... Le service
d'ordre , dans cet aéropor t ...
- ... Est terrible lllent sévère, j'en sais moi-mê me
quelfJue chose 1 J'avais beau oxhiber ma carte de journaliste ...
Comme c'est beau, ce que vous avez fait 1
- MlIgniOquo 1
- Ello est vruime nt pxtraor dinall'c ...
- Votre voitUl'e ()5t-<llle là '( SI vous voulez dispose r
de ln mienne ...
Agnès MaJon, un pou étOllrdie pur cetto nouvoll o
mal'ée d<l fervente admirat IOn qui montai t vers el le,
toun1é,it lu tète en t01l1l sens, un sonrire figé SIll' les
10\'re5. C'est vrai 1 EllD aVilit oublié l()s amis ... Elle 601'r ait des moins d'homm e:, fiO laissait embrasser pal' dos
femmes jacassan tes., qui impitoy ablcme nt lui posaien t
un tas de qu-cstions stupide s
Ln foulo anonym e , lin pell Illns loin , 6e 01nirs ron it.
Beuuco up de curieux s() dirigeu lcnt en hâte vers If\ ROftie, avec l'ospolr de contom plor do prôs, tout à l'heure,
let vedette de l'air.
Quant à colle-ci, el! f:llbliss ait, visihlem ent, Sous Jes
assauts dll ses chèros reIn Lions : ~t lu. fl\tiguQ slp~
monta Ire ([u'elle Sil vOylllt olJlig6e de subir Nuit vrai,
ment inoppor tune apros un ratù aussi dur. Un cQpltal-
�10
FILLE
D 'A VIATRICE
ne, fort heureusement, s'interposa, avec politesse, mais
non sans fermeté :
- Mesdames, Messieurs, je vous en prie ... Madame
Majon vient de couvrir plus de quatre mille l,ilomètres sans escale... C'est assez dire qu'elle a besoin
de repos.
On s'excusa. De bruyants adieux s'entre-croisèrent.
- Oui, oui, fit la mère des deux jeunes gens. A bientOto Au revoir ...
Et elle se laissa entralner vers les bâtiments de l'aéroport, t1anquée ct 'une Véronique silencieuse, toujours
inquiète et méfiante, mais profondément heureuse d'avoir repris possession de sa. maman... pour quelque
temps.
.. .. ..
Dans la voHure - fleurie comme ce)]o d'une mariée
- (Jui lu. ramenait chez elle, l'aviatrice, pelotonnée dans
son manteau do fOUrrUf(l, n'avait pas encore ouvert la
bouche. A cOté d'elle, se tenait Véronique ; noger et
l\1iss HJght, sur les strapontins, leur faisaient vis-àvis.
Derrière la vitre, après la banlieue Nord, si peu
gaie, c'{!tait Paris maintenant qui déniait, plus confortable. Le Paris des samedis, charri ant à travers ses
muillples artères un flot Ininterrompu de piétons ct
do voitures.
Subitement, en pasilant à. hauteu!' do l'Opéra-Comique, Mme Mo.Jon sembla g'évelller d'un songe.
, - Au fait, dit-elle, n s'adressant à. sa nlle, Je lie
t ai pas demandé dos nouv 1I0s tic votre père. Il va
bien, n'est-cc pus ?
' nlt "ette
11 - ' Très bien, maman. Il chan ""
~
apr êsom Idl ...
n El donc llu se rendre lUI nourgot
- C'cst vral : samedI. .. matinée. .
�FiLLE
O'AViATHICE
11
La femme volante s'enferma de nouveau dans son
mutisme.
Tout cela lu"i semblait parfaitement naturel. Elle venait de battre un record 1 Oui, certes. Et son mari
n'était mtlme pas venu, avec ses enfants, ses amis,
quantité d'indifférents, la salllor à l'atterrissage 1
Mais non, pourquoi 1... Il était art1ste, chanteur attaché à l'Opéra-Com ique ... Il n'allait tout de m ême pas
décevoir par son absence u son • public, pour l'embrasser une heure ou deux plus tOto P euh 1 Elle comprenait parfaitem ent, elle, l'aviatrice adulée des foules, les exigences bien légitimes du pubIlc, et surtout
cIe celui qui paye. On ne s'appartient plus quand on
est célèbre ... On n'appartient même plus aux siens.
C'est ainsi. Il faut savoir en prendre son parti.
En cc qui concernait Agnès et Tristan Majon - le
réputé baryton - c'était fait depuis longtemps. Non
qu'ils n'eussent aucune affection l'un pour l'autre. Dien
au contraire ... Jamais ils n'avai ent vu passer dans le
ciel de leur bonh{)U1' conjugal, de cos « nuages • qui
crèvent parfois, donnant naissance t\ une pluie de larmes. Il est vrai qlle lu vie commune s'était toujours réduite pOlir eux ù. bien peu de chose, et que, se trouvant rarement ensemble, les occasions de se quereller
leur avalent fait défau t. En outre, l'union de ces
époux ultrn.-mo demes avait pour base une ntente tacite : les occupations de l'un ne regardaient pas l'autre, qui jamais, so us aucun prétexte, ne s'en mêlait ou
y trouvait Il r edire . Ayant une grande conOance réciProque, ils s'étaient attribués à chacun certaines respon sab ilités, telles que l'éducation des enfants - qui
incombait Il monsieur - ou l'cntr tien de lenr luxueux
intérieur - qlll était dévolu il. madame. Or, un heureux
('((\1lllllre s'Nalt tout de suite établi, ct le méllage
uvait rait voilc', sans trop donner ùe la bande, vers
Sn destin ée .. .
EVidemment, l'intimité, hez les Majon, était un mot
inconnll. On n'y avait jamais Sil ce qu'était une soiTé familiale. Car il y avait tOlljours des étrangers,
�lI.!
FILLE
U'I\VIA1HIO;
chez les Majon : nmlS, parasites ou quéman~ers
;
quelquefois les deu:lC, voire même les trois réunIs da.ns
un seul individu.
LBs par~nts,
eux, avaient l'aif de fort bien s'a.Gcol11moder . de ce genre d'existence. Etaient-ils heureux 1
Ceci Ilf.lt \lne autre hi$toire. Mais les enfants ?
CHAPITnE II
L'auto stoppa devant un Mt<ll p~rtlcuie
r du boulevard. de CourceUes. QlHlIC111es reporters étaient déjà. là.,
ct des I)udauds ...
Déclics. Visages désUPPOintés : Agnès Majon gagll\'\it
sa porte sans s'anêter, slüvle de ses enfants et de
l' j nstit u tric{).
- Mada.mc ... Un mot seulement pour" L'EchO '.,
L'aviatrice toisa J'audacieux :
du toupet, vous 1 Ennn, un mot, celtt
- Vous <~vez
110 sc refuse nt,s. Dites quo Je suis Mre d'a.volr ravi
à Ulle i\llglaise le recora do distanco en ligne droHe.
Et qno." que,. ,
- Vous ne voyez pas que ma. m~l'e
est morte de
f!\t i ~le
? ~'eI(lpota
Véronique. VomI n'avQz donc pns
!litié d'eUo 1
La rOllle, r·cdO\ltablil, dévoT':J,nte, S"\lllnssaH déjà, corn.
me pO\l\' ".n fOStln des. yeux. Sur le Jlas de la porto,
cu11(1 (lornestlC]UC atLondlllt, roide, mfüant sQO !lVir~
riosité sous lin air d'indifférence l'ogue .
.- Venez, mère, décida. la Jeune nlle. VOUi tl'en !lnl.
fl~
plus.
Le bnttant se l'E1fermn. au lli)Z clos 10\ll'l'\111stc$
l'nttrQullcment, lentement, :t regret., fiC disloqu .
�t'lI.. U~
n'A'v'lA't1tltl;:
13
Tri!!tan Majon l'èntra c'M z lui un~
d.eml-heure plus
tard, en compagnie d' un~
jeune femme au maquillage
excessif, et de ùeux mesSieurs, portant beau, du type
" abonné de l'Opéra ». En franchissant le seUil du domicile conjugal, il fit une roulade ... qui s'arrêta net et
ù mi-chemin dans son gosier : il était tombé nez à nez
avec Véronique, qui l'attendait.
- Maman ... commença la jeune fillé.
Il eut le même mot que SOIl épouse :
Au tait, c'est vrai. Gette cMre Agnès ... Mais, je
sais : j'ai téléphoné au Bourget en sortant de scèno.
rme doit être éreintée 1
- Elle ost encore dans son bain, fit Vironlqu&, s'adresSant Vol(liltal:rètnent ~ son père f-eulelt)ent.
- Parfait. Ensu1tcé, elle Sè couchera... QUand elle
!5era dans en, chambrè, tu me pr6vi,ndras, pour que
l'atllQ l'embro.sser avant qu'elle )le $'tndorm{l.
vers ses am1s :
Il Se I~tourna
6tonnll!1te, mai!! tOut de m\!mc, le!! forces
- EUe ~St
numaie~
ont des limites ... EntreZ donc. On YOUS 1:.\155e
l~,
dàrJl~
10 vestibule !
Pour ln vin~tème
fOiS peut·être, depu1!! le tl)tour d~
;':tv(\le~,
la SOl1nurle du t6lépl1one rClte1Ltit. 1.(' ,'hanteur n'y pr~tn.
àUC\l1Hl attention : c'étnlt 1\0. 1111 Cl, Ou
en l'absence de celle-Ci un domestique, qui étu.ient
0.\1 t6Iéphon~
.
cho.rgés de cetttl cOl'v6c : répond~
DiltlS le botHlolr, Où le ll'luUre do mfllso11 les u.Vàit lait
pênêtrcl', les deux messiours et lu. Jeune dOlllli1 - une
!\Ctr1ce, ()\,ltlemtnQnt -- !l'titaiont d6JI\ inst(l,~!
daps las
fauteuils ct fumaient dliS clgnrotto!\. Tristan, lui, ava.1t
été d6Jlicher du.ns un petit ~ecrétal
une l\asM de IHll11ètS a IHue1que inclus dans une chemise, ct led avnlt
'!al,~
p&r torre, ~nr
la t8.1>1I\. JI fit mlno de &0 NJ CtHIJ11ir
�14
FILLE
D'AVIATRICE
- Je vous disais donc ... Oui. Vallard est fou 1 Songez
un peu : il a la prétention de me faire chanter cela à
la !ln du 2, alors que dans le 1 la même phrase a été
entendue dans des circonstances tout à fait différentes. C'est le leit-motiv à l'envers ou je ne m'y connais
pas. Ce n'est pas qu'elle soit vilaine, sa phrase, loin
de là .. . Do mi sol do mi fa 1a ré mi sol.. Joli, hein ?
Seulement, impossible à la !ln du deux. Non , j'avoue
que je ne comprends pas son intention. Qu'en ditesvous, Lydie ?
On frappa à la porte ...
- Ah 1 Pas moyen d'être tranquille, ICI. .. Entrez.
Le valet de chambre montra son visage strictement
rasé.
- J e demande pardon à Monsieur. Combien de couverts, Monsieur ?
- Est-ce que je sais, moi 1 Voyons ... Vous dînez ici ,
cela va sans dire ?
Les deux messieurs protestèrent faiblement :
- Mais non, mon cher ... Pourquoi...
- Oh 1 Vous savez : sur le pouce. Jamais de festin
avant de chanter. Et ce soir". Quant à vous, Lyd1e,
jo ne vous demnnd-o pas votre avis. Il tnut que nous
parlions de la machine de ce brave Vallard. Alors,
quatro couverts, Justin.
Qun,tre couverts, pn,rce que les aufn,nts at l'Institutrice
prenaient leurs repas à part ot à beures fixes.
Lu. sonnerie du téléphone, sans répits appréciables,
se faisait toujours entendre : Véronique était ft la
tâche, ce soir-là 1 lnstn,lléo devant l'appareil mural du
vestibule, elle ne cessalt do tenir des propos identiques aux correspondn,nts de Paris ot même do province
(jUI s'enfluéraiel1t de la santé d<l l'aviatrice,
laissant
~rce
dans sa volx celte légère hargne dont elle n8
pouvait se départir quund ello s'adressait uux admirateurs do sa mère :
- Allo. oui 1 Je VOU! l'al d(>jà dit : saino ot sauvo
grâcE' h Dieu... Natllrellement. Tros to.tiyuoo. Non, ne
vrncz pas tout de Allite : elle a. he!01n d flllarante-
�FILLE D'AVIATRICE
15
huit heures de repos absolu... C'est cela. Parfait. Au
revoir, Madame.
A peine raccroché, l'appareil devait être décroché de
nouveau ...
L'Anglaise, impavide au milieu du tohu·bohu, passait, digne et raide. Véronique lui tendit 16 récepteur :
- Répondez, voulez-vous, Miss night. Maman doit
~t re
a u lit à présent...
- Elle est... Oui.
- Je monte, alors. Papa m'a demandé ...
Le chanteur était au piano quand sa fille, timidement, frappa.
Accord ...
- Entrez ... Ah 1 c'est toi, Véronique.
- Oui, papa. Maman ...
- Ta mère est couchée? Dans ce cas, je vais ...
- Non, papa ... Ce n'est pas la peine ..
- Comment cela, pas la peine 1
maman
- Eh bien, oui... J6 suis arrivée trop tard
dort.
*
* *
Ln nuit était tombée, le calme revenu dans la maison. Pour que sa mèr() pût dormir en paix, Véronique
avait débranché l'odieux téléphone, son ennemi person nel.
Tristan Majon était parti depuis belle lurette, emmenant. dans son slllnge ln dame aux paupJères bleues et
les deux messieurs dIstingués.
A l'ortlce, les trois domestiques : la cuisinière, la
femme de chambre et le valet, bavardllient à volx busse.
Il devait S'Qn dire des choses dans cette office 1
Au pl'emier, Miss R1gbt fermaft posément, en faisant
le moins de bruit possible, le'i persiennes d, sa chambre.
�1!j
ttILL.t
()) A VIATB1Cl!.
"-lôrs, la. f1lle de l'aviatricè estima qu'elle pouval.
aller se coucher à son tour. Elle gravit sur 10. poInte
des pieds l'~9ca1ier
qui menait au premier, puis au
second étage ... Sa chambre était située tout an haut,
à. cOté dt! celle de Roger, mais elle fit escale au premier, allant poser une oreille discrète, mais combien
attentive, contre la por~e
de la chumbre de sa mère,
Aucun bruit ... Si ce n'était celui, à peine perceptible,
de la respiration régulière de celle dont le nom s'étalerait demain dans les journanx, en première page.
Satisfaite, Véronique s'éloignrt, gagna le deuxième
6tage. Il y avait ùe la lumière, encore, dans 111 chambre
<.le noge!'.
-
Que fn is·tu ? Tu ùevra.is te reposer, chuchota la
sœur du collégi{)ll.
- Je dessin{) un planeLlr ...
Ln. jeune Hile IHllls5a les épt\Ules : le virus de l'avIation, décicltment, était duns la !am1lle.
- Bonsoir, no gel'.
- nonsoir, Véra.
Dans sa chambre, aH milIeu de ses objets fam1liers,
qu'elle chérIssait, Véronlquo JlOL~U
cl'abord un protond soupir, et alla droit ensuite à la grande glace
qui occupait l'un des panneaux d'une armoire moderne, carrée, nicl{elé-c, bJanctle, <dn~l
qu'un m~l1be
de
clinicjuw. Ce miroir était son !leul confielent, aYe~
certain call1et'' où elle notait lm jour 1 JOIlI', comme
font beaucoup de lellnes mIes, 1'11'5 Impl'eMloilS, ses Innocents faits et gr.stes. Or, lle no StlVll!t pus, cett{)
femme ft peino sottie de l'cnfanco - VérolJlQue n'twait
que dlx-sopt (ln~
- que lJlclltôt 11n y(lrilnble drame
HuIt s' j nsrl'll'Q sur ces pages Ql) drIllée ...
Elle l'ignorait totaloment, J('llt:l ; mals, pelt-~r,
l()
pl'eS5 llta 1t ·elle, co.r ce !.l'Jr-~,
son cah 1er, lOl'!lqu'()lle
l'ellt entrQ It:s molliS, Ini oflpr\rul [lleln de redontabl<l$
menltces. C'él.alt ILn hOlluNc cahIer tie dn~s,
ceven·
dant, UYt'c ulle coUVettlne 1'1)111:6 C'Ju'ornniL uno robuste
l-~p\Jhiq
SCIl\~nt
Jo grain il. la voléo, En haut, ontouré
cl. nl'llr. l'Ityi~{O(,
,'ét.\lait r.n IIM8 onl';l('fwes 1~ eonl't
�17
FILLE D 'A VIATRIC E
texte suivant : 200 pages. Et en bas, on pouvait lire :
ue· Majon .
CAHIER ••• de notes. ApPARTE NANT A ••• Véroniq
dalle de
une
table
sa
à
la
s'instal
fille
jeune
La
verre support ée par quatre tubes d'acier chromé puis elle ouvrit le fameux cahier et s'empa ra de son
stylo.
Elle relut les dernièr es lignes qu 'elle avait tracées la
veille, à peu près à la même 11eure :
« Maman vole vers la France . La Radio vient d'annoncer que son déPart s'est effectu.é dans de bonnes conditions .
« Demain , je ne quittera i pas l'écoute'. Mais vais-je
pouvoir dormir ?
« j'entend s papa qui rentre du thét1tre. Il est t'aime,
lai. Il va se coucher, et je suis sûre qu'il ne se f'h'eilZera pas phls t6t que d'habitu de, c'est-à-dire une heure
avant le déjetme r.
« J 'admire mes parents . Ou plut6t, je les Plains.
pas une enviable torture que de s'inquié ter au
N'~st-ce
d'inquié tude, parce
sl11et de quelqu 'un? De se ron~e
qu'on sait qll'il cOtlrt un danger et qtl'on l'aime, qll'on
l'aime ? .. .
Vêroniq uo tourna légèrem ent la tête. 1)e sa to.ble,
elle pouvait 6e voir dans la glu ce ...
Elle sourit à SOIl image, ayant l'air de lui dire:
- Nous la tenons, à présent . Elle est lù, tout près de
nous, sans une égratlg nure ; épuisée seuleme nt, mais
ceci ne présent e aucune grclvlté.
En bas, la porte d'entrée venait de s'ouvrlr et de se
referme r avec pr(;cantion. C€tte fols, leg deux êtres
qu'elle chériss ait le plus a.u monde - uvec Hoger - s€
trouvai ent réunis sous le me me toit. Fait l'arissim e
'
digne d'être noté,
:
écrivit
ct
Yl'lronlC]ue se pencba. sur son cahlor
• 22 mat.
" Je suis heureus e, très heureus e. J'ai l'illusio n d'avoir
2
�18
FILLE
D'AVIATRICE
des parents absolu.ment normau'>::, qui ont fait ensemble
tlne escapade en allant voir « Hérodiade », e·t qui vierz,.
nent de rentrer chez eux, en taxi, comme deux bons petits bourgeois qui, pour tin soir, ne regardent pas à la
déPense ...
« En réalité, voici ce qu'il en est. Ma cltè,e maman a
magnifiquement accomPli son exPloit. Elle a gagné.
Mais, comme ces joueltrs impénitents qui jouent jusqu'à
ce qu'ils perdent, cela ne l'emP€chera pas de recommencer. Enfin, pour une fois encore, elle s'en est tirée
indemne, et elle se repose, actuellement, 't'oyant sans
dOl4te défiler en r ~ve
des nuages et encore des nuages ...
« QI/anl à papa., il a bien vu « Il érodiade u, lui, ce
soir: mais, du pla/eau, avec une faus se barbe au menton et d'invraisemblables oriPeaux sur le dos !
« Cela ne fait rien. Je suis heureuse', quand m€me.
Ne sont-ils pas cher; eux tous les deux, en ce moment,
comme de vrais petits bourge-ojs ? »
CHAPITnE III
Le lendemain, les enfants et Mi ss Right étalent à la
mef\Se - celle d'onze heures, la dernière - quand
Tristan Majon, qui venaH de s'Ovell Jer, s'uvisu de ce
qu'Il n'avait pas encoro vu sa femme, depuiS le retour
triomphai de celle·cl.
L;J sonnerie du tél éphone. comme la vellle au soir.
ne cessait de tinter; lu porte d'entrée fonctionnait sanR
Llrrllt. Duns une grande Coupe n cristal, le courrier,
petit" petit, s'amonr.ela.lt ... 1: faudrait la Journée pour
Je dé:>oloiller 1 Quant aux importuns Qui n'arrêtaient
, ·.15 d6 sc présenter, lU Stlll, a.vpc une ferme courtoj.
�FILLE D'AVIATRICE
19
~ie,
lel;r faisait rebrousser chemin. La consigne qu'il
avait re.;.ue il. cet égard était formelle : n'admettre personne, avant que sa patronne se rUt décidée à recevoir.
Tristan, patiemment, guetta le réveil de son épouse
- qui devait se traduire par un coup de sonnette pour l'aller féliciter . En attendant, il prit son premier
déjeuner et parcourut les journaux.
Tous arboraient en manchette la nouvelle S{)nsationnelle que, déjà, les feuilles du soir, la veille, avaient
réussi à insérer dans leur dernière édition
r1gnès Majon a battu le record du monde féminin de
la dis tance en ligne droite .
. Déjà recordwomall du monde de l'altitude, Agnès Ma10 n vient de s'adjngcr un nOU1'eau record féminin: celui
de la distance ell ligne droite.
Urie Française, l'a7,iatrice Agnès Majon, ramène en
France Ull nouveau troPhée : le record dtt monde· féminiv
de la distance en ligne droite, précédemment détellu par
l'Anglaise Gladys Fold .
La gloire ... Sur deux colonnes, trois colonnes, s'étalait partout la pll0tO d.1) la triompllatrice, souriant à lu
foule, une immenS{) gerbe de roses entre les bras.
La légende était presque toujours la m~e
:
c~ A sa descente d'a7IÏOI1, au 11011 r{ic t, Agnès Majon, li
qUI des fleurs viennent d'être remises, sallie de la main
ses amis qui l'ovatiunnellt. Il cvté d'elle se tiennent ses
enfanls. »
L<l chanteur, en considérant ces imag-es, pensait
qu'il était regrettable qu'on ne le vit pas, lui aussi,
auprès de l'aviatrIce. La légende eut été tout autre :
cc ... JI cOté d'elle se tiCTlt son mari, Tristan Majon, le
célèbre barytOtt de l'Opéra-Comique... »
�20
l'ILLE D'AVIATRICE
Il Ut la moue. Mais sa physionomie se pinça tout à
fait quand 11 eut déchiffré la petite phrase suivante :
Le bruit court dans les milieux officiels, que Mme
Mujon va nre incessamment décorée de la Légion
d'Honneur. »
«
Agn~s
Le pèle de Véronique en ava.la de travers une gorgée
de café au lait, et toussa bruyamment dans sa serviette.
Le ruban de la Légion d'Honneur!... Lui qui ne l'avait
pas encore 1
Là-de!Ssus, le coup de sO:lIlette qu'il attendait se nt
èntendre, et il arrêta au passage la femme de chambre
qui se précipitait.
- Laissez .. , Je vais y aller moi-même. Je porterai
son courrier ù. Madame par la même occasion. Vous
lui monterez seulement son petit déjeuner.
L'un portant l'autre, le mari et le volumineu?C courrier de l'aviatrice se présentèrent à la porte de sn.
chambre.
- Vous pouvez eutrer, Tri stan. le vous attendais,
d'ailleurs, comment va ?
- Bien, chère amie. Mais c'est plutôt li. vous qu'il
faut demander cela.
- Oh 1 moi, comme sur des roulettea. __ J'ni faU UlI
bon somme, et le me S<lns tout il. faH d'attaqui. J'u}
tEt"n, par exemple.
- V;:;lci justement yotre déjeuner.
Le chanteur o.ttendit que lu domestique sc ua retirée
pour <lm brasser son 6pouse, co 'lu'lI nt rapidement, les
démonstrullons de tendresse 6tunt pour eux des gestes
supcl' lIu S, dont Ils so !lassaiellt aisément ct qu'U leur
semblait normal ù'écourter le plus possible. Cette formullté accomplie, Tristun Mujon sc curra dans un
fautouil et COnsidéra su temme avec satisfaction, mats
du haut de son lndUlllence. On a bea.u Mre hypermodllrne, on n'on r'e3te pus moins utln.ch6 pour celo.,
quand on est un hommll, il certaInes prérogatives qui
VOUi sont chères. Et l'l\l't1stc tenna i.L restor en tOUWi
�.
1.
FILLE
D'AVIATRICE
:2\
circonstances,
chef dil familli, le plus fort, l'Homme.
entln.
Au reste, l'attitude de 50n mari n'1mpr.asi'>lonnuit
guère l'aviatrice, qui avait pris J'habitude de traiter
le père de ses enfants sur un pied d'absolue égalité,
mais sans trop le lui faire sentir.
- Vous vous êtes couverte de gloire.. . remarqua
Tristan.
Le nez dans sa tasse de chocolat, Agnès Majon haussa
légèrement les épaules, affectant un air détaché .
- C'est déjà du passé, n'en parlons plus. Ce qui m'in·
téresse, c'est mon prochain raid.
- Qu'allez-vous entreprendre encore ?
-.: Le tour du monde.
- Rien que cela 1
- Mon Dieu, oui, pourquoi pas T
- Vous ne craignez pas que cette randonnée ne soit
au-dessus de vos forces ? Vous semblez oublier, ma
chère, que vous avez trente-sept ans bien sonnés .. .
- Et vous, jeune premier de quarante-deux automnes,
qu'attendez-vous, donc alors, pour jouer les pères
nobles?
Le ~hanteur
se mordit les lèvres.
- Mals non, roprit l'aviatrice, nous sommes leunes,
mon ami; plus Jeunes que Jamais.
- Vous avez raison, soupira Tristan Majon, mrtté.
Quand partez-vous ?
- Le pIns tôt Possible. Le temps de chal sir mon
engin, d'étudier 11n Hlnéraire, et... de recu,eill1r quel.
que appuis, lInanclors et autres.
- Bravo 1 Confidence pour conndencc, alors. Je
m'cmbarCjl1e dans quinze jours POUl' l'Amérique. ,Tour.
née il travers les prinripn.ux Etats ... Ensuite, saison au
M6t r opolitan Opera. Je no reviendrai à Paris qlHl dans
li) Courant de l'tliver, pour chanter. Taïro ", le nou.
vel opéra·comique do Vallard.
- O. K. Qu'avez-vous décidé au sUJet des enfants?
Cette question parut sufroquer l'artiste.
- Mals jo n'Ill rlen décid6 du tout. Que voulez-vous
�FILLE n'AVIATRICE
que j'aie décidé ? Roger poursuit ses études, et Véronique ...
- D'accord, mats les vacances
- Ils les passeront en Angleterre, avec Miss Right,
comme d'habitude. Ou bien, ils iront où ils voudront.
Je donne la somme d'argent nécessaire à ... Et puis,
cette question me regarde, n'est-il pas vrai ? C'est
comme si je vous demandais ce que vous comptez
donner au.." domestiques pour leurs <itrennes, ou ce que
vous avez l'intention de faire en ce qui concerne les
réparations de la toiture. Vrai 1 La vie est assez compliquée comme cela ... N'empiétons pas sur nos attributions réciproques.
..
11-
..
Tandis que cette conversation se poursuivait sur le
même ton, c'est-à-dire, à tout prendre, co rdial, mais
complètement détaché de certa ines contingences, le
« mlssa est • venait d'être prononcé à Saint-Augustin.
Les grandes orgues, déchaînées, faisaient rouler sous
Ja haute voûte leur tonnerre mélodieux ...
Lors, Miss night ferma soJgneusem<lnt son missel
s'ugenouilla pour dire une d<lrnil!re prière. VéroniQue
et noger J'Imitèrent aussilOt : mais la prière du
jeune collégien fut sans doute choisie parmi les plus
courtes, car sa sœu r était enCor<l plongée dans son
pioux recu<lillement qlland II lui gli ssa à l'oreille :
- Vél'a ... Tu ne trouves pas qu'Antoine a la main
particulièrement lourde, aujourd'hui? Il vu. l<l démolir,
l'orgue 1
Véra ne daigna. pa.s relever ootle remarqlle qu'clle
lugeait stupide. Elle nt : • Chut 1 • sans même détOIlrO<lr lu tête, et s'absorba. de plus belle dans sa. méùltntlOIl.
Mals Je gamin avait son Id6e. Malicieusement, 11
aJouta:
�FILLE D'AVIAT RICE
23
- Tu sais, Je crois que c'est en ton honneu r qu'il
joue si fort ; parce que, dimanc he dernier , 11 a joué
tout le temps en sourdine, Antoine .. . On aurait dit que
son orgue pleurni chait 1
Cette fois, la fille de l'aviatr ice rougit. Son garnement de frère avait touché juste. Le dimanc he précédent, étant enrhum ée, elle avait dO. garder la chambre et n'avait pu, de oe fait, venir à la messe. Or,
Antoine...
La jeune fille eut un geste d'impat ience. Pourqu oi la
taquina it-on avec cet Antoine Glao - un jeune compositeur que connais sait son père - qui lui faisait une
Cour aussi timide qu'assid ue et qu'elle n'uimai t pas,
qui l'agaça it même, avec son visage de requiem, son
lorgnon et ses cheveux filasse ?
Ne roulant pas Sur l'or, le jeune homme aV'!-lt accepté avec empres sement de remplac er l'organi ste de
l' église Saint-Augustin, lorsque celui-ci - il Y avait
trois mois de cela - était décédé . Mais son bonheu r
avait été crescendo, lorsqu'I l avait appris, puis s'étaIt
aperçu que Véronique Majon allait rt'lgulièrement entendre la messe, t.ous les dimanc hes, dans la. grande
église, dont 11 était en passe de devenir l'organi ste
attitré. Il aimait en secret cette grande jeune fille pâle
et blonde, dont Il s'était épris dès la premièr e visite
qu'il avait rendue à son père, et de sa banquette,
tandis qu'il faisait résonne r son puissan t Instrum ent,
il lui arrivait de l'aperce voir, faisant les gestes rituels
avec une dévotion qui ajoutai t encore à son charme
un peu grave.
Quand elle lui en laissait le temps, Antoine Glao allait
saluei- la jeune fille à sa sortie de l'église...
Il arrivait , tête nue, son habit noir, élimé, mal boutonn6, son lorgnon un peu de travers sur son petit
nez si drOlement rond et toujour s un peu rouge. Véronique se tenait à quatre pour ne pns pouffer, et le
félicitait sur les morcea ux - dont quelques-uns étalent
de lui - qu'il avait Joués durant la messe. Puis, l1s
se quittaie nt, après cinq minutes d'une convers ation
�FILLE
O'AV1ATRICIl
llésltante, lui content pour la semaine, elle mise en
gaieté ponr une heure au moins.
Ah ! certes, non, ce n'était pas sous cet~
forme
ql1'elle se représentait le soupirant-type, celui que
l'écran américain et Clllelql1es naïfs romans avaient stér6ntypé dans son esprit, et auquel, par avance, elle
faisait don de son petit cœur vierge. Aussi prenaltelle très mal, le plus souvent, les plaisanteries dont
son frère l'accablait à propos d'An~oie
Glao ...
Ce dimanche-là, l'organiste écourta d'insolit-e façon
la série des grands accords triomphants, qui d'ordinaIre ébranlent la voûte des églises', tandis que le flot
des t1dôles s'écoule vers lu sorti(l. On n'entendit bientôt plus qu'un piétinement multiple sur les dalleS de
pierre, et l'on s'étonna un peu de ce silence. Li! ~
peau lui-même leva la tête, l'air inquiet, vers la tribune ... Que se passalt-H ? L'orgue était-il à bout de
souffle, soudain, après s'être si bien dépensé au cours
de ln messe?
Antoine, le responsable, pour éviter tou,',e question
gênante, dévula quatre à quatre J'escal1er on collmaçon qui ahoutissait au rez-de-chaussée de l'église et
se mOla à la foule en se faisant Je plus petit possible. Ses yeux cepend:wt no cessaIent d'Interroger
tous les visages qui l'entouraient, ann d'cn découvrir
un, qui lui était cher ... Il l'u[lerçut, ce doux visage,
alors Cluc ses [las s'engngonJent sur les marches, ct,
dès lors, sa longue Ogllre so rrtsséréna : « elle. n'était
pas encore [lnrtie. Il ne 1111 fal1dralt pns courir comme
un dératé t011t le long du boulevard Malesherbes pour
1
.In. • raLtrn [ler, ct so présenter à « elle J, la /meur
flU front, ridicllle.
- MnclcmoiRclle ...
feiVéron iqlle, qlll se sentait surve1llée par son !r~e.
gnit l'étonMment :
- Tiens 1 M. Gino .. ,
-- Ou!, c'ost mol, mademoIselle.
Il Msito. :
- Votre maman ... J'at 1u... 1'11.1 vu da.ns 1111 lour-
�FILLE
D'AVIAT RICE
naux... Comme vous devez être fière d'avoir une pareille mère 1
trouvés séparés de
Roger et Miss fUght, quI s'étai~n
la Jeune li Ile, en sortant de l'église, s'appro chaient .
Le musicie n les salua, et tous quatre se mirent à remonter lenteme nt le bouleva rd.
- Mademoiselle, reprit Antoine Glao, en désigna nt
un roul·eau de musiqu e, j'ai composé un lied en l'honneur de la grande aviatric e qu'est votr-e mère. Puis-je
aller le lui remettr e et la féliciter, en même temps f
Croyez-vous que je ne la dérange rai pas ?
Véronique était embarr assée. Elle savait que pour
le momen t, sa mère ne voulait voir personn e, et d'autre
part, ce pauvre garçon, avec ses bons yeu..'{ de chien
tldêle qui accepte d'avanc e la correction, lui faisait un
peu pitié.
Elle dit :
- Essayo ns ... De toutes façons, on ne vous manger a
pas.
Antoine fl1t non seulemo nt admis à présent er ses
homma ges à Madam e Malon, mals retenu à déjeune r.
Il n'en espérai t pas tant... Il y avait là quelque s
aviateu rs - pour qui la consign e sévère qui avait été
preScrite il Justln u'exista it pas - plus deux metteur s
on Scène de cinéma et un directeu r de journal . Cependant, le jeune compos iteur eut une déception : Véronique ne figurait pas parmi les convIves, non plus que
son frère, ni l'institu trice, d'ailleu rs.
Pourqu oi les escamo tait-on? Et où étalent- Ils?
Un mot lui Ilt compre ndre, entre les Jlors-d'œuvres et
le TOU, qu'lIs déjeuna ient tous trois dans une petite
pièce attenan te à l'ofClce, et li en tut profond ément
bouleversé. Quoi 1 • Sa • Véroniq ue n'avait pas encore
le droit de s'ass.ooir à la table de ses parents ? Et ceuxcl ne semblai ent pas s'aperce voir qu'Us comme ttaient là
une remarq uable injustic e ?
Là dcvnnt, sa nature simple et bonne 00 r6voltult.
Il était JUs d'artisa ns bretons, lui ; et 11 4voqu& lcs
�26
FILLE D'AVIATRICE
chaudes réunions familiales auxquelles il avait assisté,
là-bas, étant enfant. Quel contraste avec ce repas un
peu guindé, où la chère était succulente, cerws, mais
où il manquait le principal ; l'atmosphère ...
Antoine fut content d'avoir découvert cela ; Cil déjeuner n'avait aucune atmosphère, les convives disparaws qui y lIguraient étant incapables de lui en donner
une.
u Par contre, songeait-il, quand on est touw une
tablée de gens unis par le sang et les liens de l'amour,
ah 1 comme l'on se sent bien, coude à coude, même
lorsque la boisson n'est qu'un pauvre cidre aigrelet,
et le plat de résistance une humble soupe au lard 1 ~
Au cours de ces agapes sans couleur ni chaleur, le
jeune musicien entrevit bien des choses, au sujet de
Véronique et des relations qu'elle en~tai
avec
ses parents. TI avait cru jusqu'alors quo la Jeune fille
lltait une enfant gâtée, à qui l'on passait par faiblesse tous ses caprlces_ Il devinait à présent qu'II tallait plulOt la ranger dans la catégorie des enfants tenus il l'écart de la vie de leurs parents, et qui, sans
être il proprement parler délaissés, sont forcément un
J)<lu livrés à eux-mêmes. Son amour en subit aussltOt une impulsion nouveHe, et 11 se promit de vérifier
discrètement ce qui n't'ltait encore pour lui qu'un sentiment confus. Il y avait blon l'Institutrice ... Mais, se
disait-il très justement, une vigilante sollicitude ne
se pajo ni au mols ni au cachet. Seuls, un père et
les gt'lnttreux dispensateurs.
une mère peuvent en ~tre
On prit Le café dans le salon, où 11 y avait un grand
piano il queue ...
- M. Glao, demanda l'aviatrice, jouez-nous votre lied,
voulez-vous ?
- Faites-le déchlflrer il Mlle Véroniquo, suggéra le
Jeune homme.
- Elle en serait bIen Incapable, la pauvre entant.
VoIU!. blentOt six ans qu'elle prend des leçons de
piano, et je ne lui ai jamais entendu jouer quoI que
ce solt. Ou elle ost tout à fait réfractaire il la musi-
�FILLE
D'AVIATRICE
27
que, ou son professeur n'a aucun don pédagogique 1
- Qui est son professeur, Madame ? s'enquit le compositeur.
- Ma foi, je ne sais même pas son nom ... Une vieille
demoiselle... C'est son père qui l'a choisie.
- Mlle Durflet, déclara Tristan Majon, qui avait
saisi au vol les dernières paroles de sa femme. A ce
propos, ma chère amie - c'est cc que vous venez de
dire qui m'y fait penser - j'ai décidé ... Mais c'est
plutOt vous que cela concerne, Antoine. Oui... cette
chère Mlle Durflet me parait en effet insuffisante. Premier prix du Conservatoire dans son temps, c'est enLa vieille méthode.
tendu... Mats âgée, trop âgée.
J'avais cru bien faire... Personne méritante... Pas
beaucoup de leçons... Bref, je vais la remercier, car
Véronique, ainsi que ma femme vous le disait, ne
mord pas iL la musique, et je m'obstine à en tenir
son professeur pour responsable.
- Voulez-vous, Antoine, prendre la succession de Mlle
Durftat auprès de Véronique ?
Le visage du jeune homme s'empourpra. Décidément,
la journée s'avérait fertile en évOnements heureux ...
- Mais certainement, Monsieur. J·e ... Je serais trop
heureux de mettre mes faibles connaissances au service do Mlle Véronique.
- Eh bien, c'est entendu, alors. Vous vous arrangerez avec Miss Right pour le dOtai! : heures, prix,
etc. MaIntenant, jouez-nous votre Hed.
Avec quel feu, quelle paSSion Jl le joua, son lled,
l'amoureux Jeune homme qui voyait s'ouvrir devant
lui tunt d'aimables perspectives 1. .. Les tOte à tête uvee
Véron lqu<l, autour du piano. La musique les réunissant,
puis les unissant... Ses vœux comblés, le bonheur,
l'amour dans le mariage, comme il lé rôvait, avec une
compagne qu'Il se promettait d'adorer à genoux ... JI
en pleurait presque ; les verres de son lorgnon s'embuaient, et il termina dans uno sorte d'extase, les
yeux perdus, sur lin accord atrocement faux 1
On rH, mais les applaudissements crépitèrent quand
�28
FlLLE
O'AVJATRICH
même. tandis que le musicien. confus, plaquait à nouveau son accord.
Pendant ce temps, Véronique, dans sa chambre, parfaitement indifférente à ce qui se passait au-dessous,
relisait pour la vingtième fols peut-Ctre un vieux livr~
qui la charmait toujours :
• . .. Alors, comme la ftn de l''8n ch an tement était
venue, 10. princesse s'éveilla, 'et, le regardant avec des
yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait
le permettre : • Est-ce vous, mon prince ? lui dit~le
;
vous vous êtes bien fait attendre... »
Elle s'arrêta, sourit à son miroir, l\1als 00 n'était
point il. Antoine Gluo qu'elle songeait.
CHAPITRE IV
Lo. vie, dans lu roo.lson des Majon, se mit à tourner
sur un rythme inl'julétant. Cc n'étaient l'jue r~cepUons,
dlners, bridges, nuits blanches. A tel pol nt que Véronil'jue (ln vint ù. souhaiter que ses parents s'en nllassent. En crret, non seulement 10. panvre cnfant était
rivéo toute la journée il l'abominable téléphone, mals
la nuit, Hlul arrlvalt !rérrucmmcnt de ne pOUVOir
trouver le sommeil, tant les ilOtes de l'o.vlo.trlce et du
chrmteur se mnntraient bruyants.
• Comment peuvont·lls résister ? Comment se fait11 qu'lis ne solent pas déjà tombés malades ? se demanduit la Joune fllie. L'air de Paris ne leur convient
pas ... Ou Jeur ennviont trop 1 De toute façon, Je crois
que dans l'intérêt de leur sant6 il vaut mieux qU'Ui
quittent au plus vite la caplto.lo »,
Mme Majon venait <l'être décor60. Un grnnd quotidien
�FILLE
O'AVIATRICE
29
avait publié &es mémoires. Et maintenant, elle préparait son nouveau raid, entre deux thés, deux visites
officielles, ou deux interviews.
Tristan Majon, lui, était sur le point de prendre le
paquebot...
I ~ W~
Il partit le premier, comme prévu ; mais l'infernale
existence que l'on menait boulevard de Courcelles ne
fut pàs sensiblement modifiée par son départ : la vedette de l'air, son épouse, était évidemment le centre
du tourbillon.
Deux personnages, cependant, ne semblaient guère
pris de vertige au milieu de ce maelstrom : Roger et
Miss nigl1t, qui faisaient l' étonnement de Véronique.
Le frère de la jeune nUe, étant souffrant, n'avait pu
rCintégrcr le collège, où il était pensionnaire ; et tout
le long du Jour, parfois même de la nuit, il dessinait ou construisait des modèles rMuits d'avions, dédaigneux de tout le bruit quI se faisait autour de
lui. Celul·hl était bien « chipé » - comrne disait sa
sœur - pour l'avi.ation. Mais c'était surtout Miss Hlght
qui faisait l'admiration de Véronique. Et cette dernière
résumait d'un mot dans sa pensée. cette faculté d'isolement qui permettait à son institutrice d'avoir en
toute circonstance la même attitude flegmatJ'lue
« Elle a une n.me imperméable 1 •
.
.. " ..
Le Jour de l'envol d-Q Mme Agnès Malon fut un grand
jou!'. L'appareil, lJu'un célèbre constructeur d'avions
avait mIs ù sa disposition, étaIt une admirable maChIlle, qui avait été soIgnée, I1gnolée, tout purticul1èrement, pareo qu'on savait qu'elle S<lralt vue sous
tou1.{)s les latitudes.
- Voyage de propagande. I1ald plbiCtar~
... chuchotait-on sous le manteau. VOliS Savez combien Agnès
Majon a tollcM pOlir accomplir ce nouvel exploit ?
�30
FILLE D'AVIATRICE
Un nombre astronomique était glissé dans une oreille
complaisante, et le possesseur de celle-ci poussait URe
exclamation étouffée :
- l\-1âtin 1
En réalité, l'aviatrice avait bien touché une importante somme d'argent, mais beaucoup moins considérable, cependant, qu'on le disait.
- Enlevez les cales 1
Le moteur du bel avion mauve et argent se mit à
vrombir rageusement ; son hélice créa un subit et violent courant d'air qui coucha l'herbe,
et ses deux
grandes ailes impatientes frémirent ...
Véronique, qui se trouvait sur l'aire du départ, ne
put retenir ses larmes. Cet instant émouvant était
ponr elle une nouvelle épreuve, et la jeune fille se
reprocha tout bas de l'avoir souhaité. Sa pauvre chère
maman 1 Vers quelle aventure courait-elle encore à tire
d'ailes? Non. En dépit de la vic impossible que l'aviatrice leur faisait mener à tous quand elle était là, Véroniqu<l eût préféré la garder, l' avoir auprès d'elle,
peu à elle pourtant.
L'av.ion démarrait ... De vibrants" houfl"<J.h 1 » s'élevè·
rent, qui couvrirent le gémissement de la jeune fille:
- Maman .. . Ma maman ...
La puissante machine, simple véhicule terrestre encore, roulait n grondant furj{)usoment. Et tout à coup,
Ses roues ayant quLLté 10 sol, elle no pesa plus rien.
Il n'y avait plus m(lintenant d(lns l<l ciel, ni aviatrice ni avion : un grand oIseau aux alles rigi.des seulement, qui vira au bout du terrain, passa en trombe
aU-dessus des tètes Jev6es, et plongea dans l'azur pâle
du ciel matinal, qui j'engloutit comme une eau profonde et inllnlment transparente.
Quand do ]Joint imperceptihl il fut devenu souvenIr,
lIltlsion dansante devant l'œil fntlgué d'avoir trop
IIx6 l{) vide lumin eux, Véroniqll{) sc retourna. en soupirant. Miss Hight était là ; mais poInt Roger, qu'un
rhume avait retenu à son gr'and ct 'sespolt' à la cha.mbre.
Par contre, il y avait auprbs do l'Institutrice, conver-
si
�FILLE
D'AVIATRICE
31
sant avec elle, Antoine Glao, qui avait tenu à venir
saluer Mme Majon au momen t de son départ. ..
La jeune /111e s'approcha d'eux sans les regarder.
Elle mordillait son mouchoir et tenait obstinément ses
yeux baissés vers le sol de ciment, tout marbré de
taches d'hùlle.
- Nous disions, prononça le musicien, que votre
mère était stupéfiante. Elle entreprend une randonnée
autour du monde comme d'autres s'en vont fuire une
promenade au bois 1. .. Ma parole ... Jamais on eOt dit,
ce matin, à la voir si calme, qu'elle s'apprêtait à
taire le tour de la terre.
La flUe de l'aviatrice ne répondit pas. Elle toussota
seulement, en frappant le sol à petits coups réguliers
de la poinw de son pied cambré. Lors, Miss Right, toujours pratique, en profita pour dire :
- Il est huit heures, Véronique ... Nous n'avons plus
rien à faire ici : rentrons, voulez-vous ?
- nentrons, Miss night.
- PuIs-Je prollwr de votre voiture ? demanda Antoine en rougissant.
Véronique lui jeta un regard dénué d'aménité. Il semblait clamer, ce coup d'œil :
« Vous ne comprenez donc pas que vous m'horripilez avec votre timidité? Quand cesseroz-vous de « piquor un tard • chaque fois que vous m'adressez la
parole ? Les femmes, mon pauvre ami, aiment les
hommes pleins d'assuran ce, ct non les timorés de voVou s ne semblez guère vous en douter ! »
rre esp~c.
Il attendait, n'osant rien ajouter ...
Elle dit enfln : • Evidemment ... » mai s uvee une telle
mauvai se grâce qu'il eût presque préféré un reflls.
Néanmoins, 11 s'achemina à so n cOté vers la sortle de
l'aéroport, muet, mortHlé, muls houreux malgré tout.
La foulo restreinto quI avait assisté au départ de
l'nvlatrlce sc di spe rsa it lentem en t. Les opérateurs do
cinéma rangeaient leurs appareils ; des mécanos en
Combinaison passaient, et des officiers tout de noir
Vêtu s, gnlonn6s d'or ,qui Rcrutalent le cIel comme leurs
�32
FILLE
D'AVIATRICE
collègues de la marine scrutent l'océan. De temps à
autre l'un d'eux s'approchait, qui connaissait Véronique, et lui tournait en la saluant quelque galant compliment. .. C'était alors au tour de la jeune fille de
rougir, mais de plaisir. Puis, elle répondait en baissant mod'e stemant les yeux - ainsi que son institutrice lui avait toujours recommandé de le faire - au
hardi garçon dont la casquette plate s'ornuit de deux
petites ailes déployées.
Antoine Glao, en montant dans la somptueuse voiture des Majon, se sentit subitement gêné. Il s'assit
sur un strapontin, après que les deux femmes se fussent installées sur la banquette, et n'osa dès lors I1egarder Véronique qu'à la dérobée, furtivement. Celleci d'ailleurs ne faisait aucune attention il. lui. Depuis
qu'il avait remplacé Mlle DUI'llet - Antoine avait déjà donné trois leçons à son élpve - le jeune homme
faisait un peu vartie de son décor habituel. Bon gré
mal gré, elle s'y habituait, subissait sa: présence sans
protester, un peu comme on supporte celle d'un objet
qui ne vous plalt pas, mals que l'on' est tout de même
obligé de mettre en bonne place parce qu'on vous l'a
offert.. Innocente cruauté... Cruelle Incli ITérence d'un
cœur de tomme dont l'amour, ce joyau éblo\lissant, n'a
poInt !ait son écrIn.
Thomas, le chaufreur, blo!]un. devant le petit hôtol
vaguement nenalssanco des Majon. Et ce coup de trein
en rappela un antre à Véronique .. . Un a.utre qui avait
été a.lors, à ses oreilles toutes bourdonnantes encore
des vivats de la fOllle, un bruit bIen alltrarnent agréable.
La jeuno 11Iie épIloguait mentalement. sur l'Importunee que prennent il nos yeux certains détails auditifs ou Vl~Cs,
Quand Il s sont pel'çus dnns des circonstun ces exc<lptlolltlclles, lorsl1l1e Miss nlght lul dit pour
la seconde tois :
- Nous !Jommes urrlvés, Véronique.
dt'Jù. descendu. Thomas tenait la
Antoine GIno étr~l
portJère.
�I1ILLK
e'AVIATRICE
- Rxousez-noi 1 nt la .r.œur de 1'\ !reT. l.e )le 1l1li!ô eù
j'ai la tQ~.
Elle sauta. sur l'aspbalte, dédaignant la ma.in que Ica
compositeur lui tendait, et s'acbemina Virs la. porte.
- Mademoiselle, permettez-moi de ...
Véronique avait appuyé son doigt, déjà, sur le bouton de cuivre de la sonnette. Elle 58 retourna sans hâ.te
et le considéra avec cet air résigné qui le faisait tant
souffrir, sans qu'elle s'en doutât.
- Allez-y ... dit-elle du bout des dent1l.
- Mademoiselle, j·e voulais seulement vous rappeler ...
La porte s'ouvrit ; le masque imperturbable de Justin
apparut .
• '" Vous rappeler que c'était demain le jour d,e votre
leç.on de piano.
Miss night, qui s'était entretenue pendant quelques
instants uvec le chau rieur, les rejoignait. Alors, en
présence de son Institutrice et du domestique, la jeune
1'1])0 eut ce mot h1e1l5ant, qu'olle devait se reprocher
ai souvent par la suIte :
- Je s:l11l : c'est I,e jour où le vnilJ chez le dentiste ...
'foute. les r4joul/ilS!lnces, quoi 1
Cè
AntoinG, IIOU}l!rll.lJt mallJeurelJ.l', Il'iln alla I\V~!
oô'l.taplas me cul.sani sur le cœnr... Pour rentrer chez
l11i - il habitait Montmartre - tl ne devait THlll n6oessalrement passer (.leyant l'église Saint-Augustin. Il
s'y rendIt cependant, et y entra.
Ln fratcho1ll' qui régnait dnn s le 110u saint lui [nt une
douche bienfaisante. Il emplit Rel! poumon! de l'nlr
1mmoblle où flottaIt un léger parfum d'oncanll, et alla
Il'ngenoulllu llur un prie-Dieu.
dnns sel! mains, est- Mon Dieu, murmura-t-I!, la t~e
ce un chAUment que voue m'O\'flZ înfilg{) on me perlnllltant li" m'éprcuctre do o~t,()
jelJD" flUG T
�34
FILLE
D'AVIATRICE
CHAPITRE V
Ce jeudi-là - le deuxième depuis le départ de l'aviatrice, Antoine GIao, lorsqu'il se présenta boulevard de
Courcelles, eut une agréable surprise : Véronique l'accueillit avec un sourire avenant qui 10 laissa tout intiCrdit. Lui qui était habitué aux rebuffo.des de sa belle
élève n'en revenait PQS, et s'Inquiétait presque d'un
aussi subit changement d'attitude à son égard.
- En dépit du nom que vous portez, M. GIno (1),
s'écria la jeune nlle d'un ton enjoué, vous nG nous
amenez pas pour cette tais 10. pluie...
. • Est-ce la clémence du temps qui la déride ? s·e demanda le compositeur. Non. C'est impossible : je l'ai
vue me faire grise mine BOUS un ardent soleil 1 »
- L'été est pluvieux. Mademoiselle... remarqua Antoine. Mais vous avez raison. D'habitude, je ne puis
ventr cbez vous so.ns qu'il pleuve.
- Simple colneidence, sans doute. A propos, êtes-vOUB
superstitieux, M. Glao T
- Pus du tout, Mo.demoiselle.
- Mol non plus, mals j'attache quelque importance
au..'X proesentiment..e.. à, œrtai.nes In.tu.lt.i00.5, ..
~
V'ralment ,
1J I
GIo n
f'J '
h r ~ l):"
!,'unifl e . ·plllll'l.
�FILLE D'AVIATRICE
35
- Oui. .. Ainsi, je savais qu'il ne pleuvrait pas aujourd'hui.
- Et pourtant ...
- Bien sOr, je me souvenais que c'était le jour de ma
leçon de piano ...
- Et celui du dentiste 1 ne put s'empêcher de murmurer le jeune homme.
- Oh 1 vous vous rappelez cette vilaine boutade ? Il
faut me pardonner. J'étais un crin, ce soir-là ; pas il.
prenrlre avec des pincettes ... Le départ de ma mère
m'avait tellement bouleversée. Je ne puis, voyez-vous,
m'habituer à ces moments-là.
- Je vous pardonne bien volontiers, Mademoiselle.
Bonnes nouvelles de votre mère ?
- Excellentes. Maman, comme vous le savez, est arrivée sans encombre à Dakar, où on lui a ménagé une
réception magnifique. Actuellement, elle se prépare
à franchir l'Atlantique-Sud, et à battre sur ce parcours un nouveau record. Mais elle attend, la Météo
lui déconseillant pour le moment de s'élancer au-dessus
des flots. Brave Météo 1 Puisse-t-eUe persévérer longtemps dans ses dires. Pour l'heure, vous comprenez,
Je respire .. _ Je sais maman en sOreté .
• Ah 1 Voici donc la cause de son lsolite gaieté, song"(la Antoine. Ga..ieté dont je suis par hasard Je bénéficiaire •.
- Et M. Majon 1... demanda-t-il.
- Oh 1 quant à papa, répondit la jeune fille en prenant place sur la banquette du piano, nulle Inquiétude. Je n'ai pas reçu de ses nouvelles depuis qu'il a
qUlttô New-York, mais Je sa.ls qu'i! n'aime pas écrire.
- Vous lui présenterez mes respects, Je vous prie,
quand vous lui enverrez uno lettre. Correspondez-vous
avec votre mèra ?
- Je devais luI répondre ~ soir... à tout hasnrd :
j'ai reçu d'elle une courte maslvQ, ce matin.
- Alo~.
vous voudrez bien luI tr&ru!mettre met hommages, mes féllclte.tions, ClI, les vœux que je forme
J'lnTJr la ré'u!\:'IIt.e nn9.1e (1 .. Bon pn t'Nlprlro.
�Hl.Lll
n'AVIA'l"ltICF.
- Je n'y manquerai pas, M. OlM. vos comml&sioIl.S
seront faites, soyez-en assuré.
Véronique effleura, du bout de ses longs doigis fuselés, les touches du beau piano à queue qu'elle préférait au banal piano droit - l'instrument d'étude de
son père - qui se trouvait dans le boudoir.
_ Je vaIs VOUS faire plaisir... o.nnonça-t-elle.
Il faillit dire : « EncOw '1 • mals se contint ; puis
trouva autre chose :
- J'ai hâte de savoir comment...
- J'ai travaillé. Je sais presque mon morceau 1
- Quelle Joie pour moi, en effet 1 Comme je suis
heureux. Je désespérais un peu, je l'avoue. La dernière fois encore ... Vous aurais-Je rendu le goüt de la
musIque 1
La jeune fille détourna les yeux Le regard ardent de
son professeur, penché vers elle, lui faIsaIt mal.
« Pauvre garçon 1 pensa-t-elle. Comme il m'aime ... Ne
suis-Je pas très coupable de le laisser m'approcher ?
Il faudrait assurément que je lui varl<l, que je lui
fal;sfI comprendre qu'i] ne !l<lra jamais pour moi plus
qu'un camarade, un ami, peut-être. Bull 1 A quol bon?
Laissons taire JtlS chose!. A l'occasion... •
Antoine s'étonnait qu'ello tardât à. r6pondNI. Il in·
sista :
- Est-ce moi ?
cortalnemeut pom quelque chose, con- Vous y ê~s
sentit-elle è. tUre dans un ISourire .
.... Vous m'en voyez ran, ému, Mademotselle. Votre
père ne ISEl repentira donc pas de vous a.voir oonOée à
mol?
- Sllrement pa.s. VOllS êtes un excellent profesoour,
M. Glllo. Et vous témoignez d'une tcll0 patience lnv~rs
moi 1
~
leune l'lomm. nt un ge.to vaillc, comme pour
npous!er le compl1ment qu'li fientait dicté pur la lleul.
P()Ut~sa,
Qt, aJu$tant loliMusement Ion btnocla, Il
a.tclda :
�FILl$ 0 'A VIATRICE
37
1<1 morceau... Commençons par lui, voulez-vous ?
Véronique Joua d'une façon possible sa • Première
Arabesque D, de Debussy. Tandis que ses mains -couraient sur le . clavier, son professeur songeait ...
Elle avait dit : • Vous y êtes certainement pour quelque chose '. Décidément, la soudaine amabilité de la
jeune 111le à son égard ne lui semblait pas naturelle.
Que s'était-il passé depuis la dernière leçon Y Pourquoi
ce revirement? Logiquement, il aurait dO s'en réjouir,
sans plus. Mals un sOr instinct lui déconseillait de
s'abandonner, les yeux bandés, il une satisfaction aussi
imprévue. L'Amour est aveugle, dit-on. Celui d'Antoine
était seulement myope, et sa vue était rectifiée par
des verres : circonstance qui ne le diminuait en rien,
mais le rendait, hélas 1 particulièrement vulnérable il la
Souffrance.
Ce mot : « Souvent femme varie... » chantait dans
Sa tête avec l'insistance d'un refrain. Il le fit taire ;
CUI' l'explication était trop facile il son gré . Nenni 1
Il Y avait autre chose, qu'il voulait savoir, qu'il sauraa, qu'il arriverait bien il déceler à force de patience
têtue.
Il ne se do utaH guère alors que la • chose ", inconnUe et redoutable, qui l'attirait et J'effrayait tout il la
rois comme un danger il courir, unaH lui être révélée
bien plus tôt qu'il ne le pensait ...
VéI'onlquo v(lnalt d.a terminer son morceau, Elle Ngardait son professour en souriant, sOre des complimonts (Ju'll allaH lui faire.
- Co n'est [las mal, décréta-t-il. La technique fait
encore lm pou ùOCl1ul, mais la compréhension y est et
e'est le principal.
Il essayait de déchl rrrer, en disant cela, le lumineux sOllrlre de la Jeune fllle. A quoi, il qui songeaitelle ? 11 ét.alt julollx, inconsciemment, de cette penst!e
Otrangère qui la transfigurait, et une hargn.ause déception se peignit sur son visage,
Vérolllquc éclata de rire :
- VOliS en fuiLes une tête 1
�38
FILLE
O'AVIATR ICII
Il baissa le nez. demand ant. pour faire diversio n :
- Voulez-vous me jouer vos exercices. mainten ant.
Mademoiselle ?
L'élève s·éxécuta. Suivire nt quelques conseils. donnés par un profess eur qui affectait une gravité vraiment hors de mise.
La leune fllle semblai t s'amuse r énormé ment. Elle
surveill ait Antoine du coin de l'œil et ne manqua it pas
de le taquine r à tout propos. ce qui avait pour résultat
d'assom brir un peu plus le malheu reux. tandis que 1'0.1légresse de son charma nt bourrea u s'en trouvai t comme tortillée.
Elle ne voulut pas. cep-endant. laisser partir le jeune
homme avec cette mine ...• dont elle se croyait seulement en partie responsable. La leçon terminé e, elle
se rendit à l'ornee et enjoign it à Hose. lu temme de
chambr e. de prépare r deux tusses de thé ainsi que
des rôties beurrées.
- Vous me comblez. Mademoiselle. remarq ua tristen ent le musicie n. Mais je ne sais si je dols uccepter ...
- Monsieur le professeur. en l'absenc e de mes parents. c'est moi qui comma nde. ici. En réalHé. c'est
Miss Right... l\1uis pour vous. cc sera moi. Cela vous déplalt donc beaucoup de subir ma ... tyrannI e?
Il lui lança un regard éperdu.
- Allons. con lez-moi vos malheu rs. reprlt-elle d'un
ton plal/)umment malerne l. Qu'est-ce qui ne vu pas ?
Ennuis personn els ? Ou bien est-ce mol qui ne VOliS
donne pas enlll!re ment sutlsfuc tion ? Vous faites une
tello ligure 1
- Mademoiselle ... essaya de proteste r le jeune homme.
- Mnls si. c'cst vlslhle. vous savez.
Lu rcmme de chambr e apporta It le thé. VéronIque
la congéd ia et verso. elle-mOrne l'odora nt breuvag e dans
les tasses.
- Comme vous avez l'nlr heureux 1 pronon ça Anlaine dans son dos.
�FILLE
O'AVlilTRlCk:
39
- Je le suis en effet. Et œla se voit aussi? On dirait
flue vous en êtes contrarié 1.. .
La conversation, trop bien conduite par celle qui
s'était déclarée être - à bon escient, il fallait en convenir - une intuitive, prenait un tour épineux.
Le compositeur décida de feindre un juste courroux :
- Qu 'allez-vous chercher là, l\lademolselle 1 Moi contrarié de vous voir gaie, heure use ? Dien au contraire,
je ...
• Vous pa rliez de mes ennuis personnels possibles.
Effectivement, j'ai des tracas, des soucis de métier .. .
Mais laisso ns là ce pénibl e sujet. La carrière d'artiste
n'est pas un chemin joncllé de roses, tant s'en faut 1
.. * *
Il était dix-huit heu res environ lorsq u'Antoin e Glao
prit congé de so n élùve. Il sc se nta it énervé, mal à
l'ai so ; a ussi décida-t·U de s'attarder un peu, avant de
rentrer chez lui, dans le parc Monceau, dont la haute
grille courait, de l' autre cOté du boulevard, devant
l'Mtel particulier des Majon.
Le soleil déclinant l'épandait so n or à profusion dans
le feuillage ; les OI!;eallX et les petits enfants - qui
Parlent à peu de chose près la même langue - empUssaient le ja rdin de lellr babil.
La s01roo était exquise, su rtout dans cette manière
d'oasis, et 10 musicien voulut s'on pénétrer, s'en insPirer aussI. Il s'assit s ur un banc proche du bouleVard, ct faisant fnce aux fenêtres de l'hôtel Ma jon qu'Il aperceva it à travers la g rille. Or, déjà, dans sa
cerve lle, des n OLeS s'harmonisaient en se composant,
CJu ancl, tout à co up, Il tressaillit: Véronique sortait de
rhe7. elle ...
Le cœ ur d'Antoi ne se mit fi. hattre violemment. Où
<tilllit·elle aJnsJ, sans son lnstltutriœ ? Faire des achats,
�\
40
FII.LE
D'" VIATRIClt
des courses 1 En fin do soirée, à l'heure où les mallasins ferment ? Allons donc 1 Alors ?
dit-il. Elle va chercher les jour• Les journaux, s~
naux du soir, où il est question de sa mère .•
Pour s'en agsurer, il se leva et Ill. suivit. Mais, comme
11 avait tout de même conscience de commettre une
indiscrétion, il laissa la jeune 1111e prendre de l'avance
et so dissimula de son mieux parmi les passants.
Véronique marchait bon train et se retournait· de
temps à autre, comme si elle eOt craint d'être suivie.
Antoine faisait alors d'invraisemblables crochets pour
échapper à sa. vue, se jetant, s'il le fallait, dans une
encognure, bousculant sans pitié les promeneurs.
C'était une véritable filature. Le' Jeune homme en
eut lln peu honte, mais ne s'arrêta pas. Il était lancé
maintenant, et imit i usqu'au bout. Lui aussi avait des
pressentirl}ellts, des doutes... Cette silhouette féminille CJlIl se hâtait, furtive, n'avait-elle pas tout l'air
de courir il un l'codez-vous?
L'église Saint-Aug\lstin fut doublM ; puIs, l'un derrièro J'autre, la tille de J'avio.trice et son suivour, !\'en·
gagèrent dans le boulovard lIallssmonn.
La place de l'Opéro., Le mNro.
Antoine se sentit hlémir : un jeune homme vena1t fi.
lri l'encontre de Véronique ... Ils étaient, face à face à
présent, ot se souriaIent en échullgeont quelques mots.
Indifférrnts il. la roule, ils s'éloignaj()nt cOto il. cOte,
se dirigeant v('rs la Madeleine.
Gluo cn uvnit ussez vu. Il lul répugnait do I .e; slJi·
vre, rnj~
il falln.lt fatiguor la bête qui pIn fCaH en luI.
Ayant rebroussé c:hemin, 11 enllln des rues et des rues,
se retrouva place do l'Opéra, monta dans un autobus,
descendIt ft la station suivante, mnrc11<t encore ... et la.
nuit utait tnllt il falt tomMe, lorsque, n'en pouvant
plllll, Il sc dt:cidu ù entrer dans 1111 caro. Une boisson
forl€rnent. alcoolls60 l'abrutit suffIsamment. pour lui
Oter toute envie de rll'amhlll('r encore pur les ru liS. Il
n'eut pins, ct·s lors, qn'un désir : rentrer chez lui,
échappBr à ln collna dont lCf! rll'eS, les tlclat8 de volx:.
�FU.LE n'AVJTR(C~
la. vie grouillante le faisaient souftrir, et s'enfermer,
en tète à tM.e avec son dépit.
Dans son petit logis de garçon, situé au sixième étage d'une maison de pauvre apparence, 11 dédaigna de
faire cuire l'œuf au plat qui, avec deux bananes et
lme tasse de café, composaient en général son menu
de chaque soir. Ayant lancé son chapeau à la. volée
Sur son lit, il gagna le callinet de toilette, se lava
soigneusement les mains et se jeta en pleine figure,
devant sa glace encadrée de taux bambou, une injure:
- Idiot 1
Ensuite, un peu soulagé, 11 se rendit dans sa pièce
de travail, s'installa devant son clavier muet, et, lus·
qu'fl l'aurore composa une poignante élégie, où s'e.,xha·
laient toutes les plaintes de son amour meurtri.
Au petlt jour, alors que les moineaux se mettaient
à chanter, 11 alla, blême, des frIssons plein la peau,
se jetClr tout habillé sur son lit, où il s'endormit aussitôt d'un sommeil de I1ruoo, un pied sur son chapeau ...
CHAPITRE VI
Véronique, cne non plus, n'avait pas dormi - on st
peu - cette nnlt·lf>.. Tandis qu'Antoine, dans son slxièIl~,
composait f6bl'iJ.ement son élégie, elle avait couVort cie sa grnnùo écriture penchée, 11 n pen désordonnltC, dGS pages et dos pages do son cn.hler ...
Il
21 jt/Ïtt .
j'aime. Un sBntiment nouvean, différent de l'afleeIton que j'ai pour tn/l'S chers par&flts, gonfle mon cœur.
. Il
�42
l'Iu.r;;
n'AVIATRICIt
C'es t lui, ce bel Amour, que j'attendais avec tant d'anxiété . Je l'ai reconnu tout de stlite. J'en avais lu tant de
fois la description dans les livres .
(( Le Prince- Charmant qui m'en a fait don en me tirant de mon sommeil de jeune fill e s'appelle Gaston .. .
« Quel joli nom 1
« Il a des cheveux noirs, déjà traversés, malgré sa
jeunesse, de quelques fils blancs, et ses y611x sont pers
(la co uleur de ceux de Jeanne tte, ma dernière pouPée,
celle que j'ai le Pl-us aimée). Il est grand, fort et si
élégant 1 Quand il rit, des tas de petites rides se forment au coin de ses yeux ...
« Ah 1 mon Dieu 1 comme je l'aime, 1 Le sait-il? S'en
dotlte-t-il ? A-t-il deviné à quel point je m'abandonne
à son amour ? Combien chacune de ses paroles résonne
profondément en moi? De queUe magistrale fa çon il me
bouleverse, en plongeant son regard ni bleu ni vert, si
étrange, dans le mien ?
« Je sais prête à le suivre' jusqu/au bout du monde, et
cela, il 11C l'ignore pas . puisque je le Ifli ai dit. Il m'a
posé la question, ce soir : « Me sui1'riez-vollS n'importe
où ? » Et j'ai réPondu oui, lIaturellernent. Il a paru
content. Sa main a serré mon bras à m'en faire crier .
Comme elle est forte, sa main 1 Et comme je me sens
bien défendue - moi qui ne Pèse que quarante-huit kiIogs 1 - à cMil de ce- ;:;rand garçon que j'aime, et qui
m'aime, j'en suis certaine.
« NOliS avons pris un autobus, el nous avons été nous
promener all Bois; oh 1 pas longtemps, car je me serais
fait attraper par Miss Right, ,}, qui je raconte assez de
craqlle's comme cela pour pouvoir m'thhapper de temps
en temps. Il y avait des barques, sur le la c, qui vo.s;uaient comme des joujoux ... Chacune parlait un COlIpie d'amoureux. Dans l'une cl 'elle, un jeune homme
jouait de la mandoline. Le soir tombait... C'était triste
rt si poif(nanl 1 Bref, je 1t'ai pas Pli résister : comme
fine so ll e, je me suis mise à pleu1'IIicIJer sur l'éPau le de
Gaston.
« Il n'a pas compris pourquoi je pleurais: ce n 'e's t pas
�FILLE
D'AVIATRICE
tin sentimental, lui. Il m'a secouée, et les traits de son
t'isage exprimaient un tel ahurissement, que le rire a
bien/6t percé sous mes sanglots, ce qui n'était pas pour
le rassurer.
« Il a dû croire que j'avais un « grain » ... En tous
cas, il a su trouver illico le bon remède pour me calmer;
ses lèvres se sont posées sur mon front, et tout aussitdt
la paix et le silence dont j'avais besoÏlt se sont éPandus dans mon dme.
« La mandoline·, d'ailleurs, s'était tue. L'eau clapotait
mystérieusement le long de la berge . Le soleil se couchait derrière les grands arbres ...
« j'étais bien ainsi, appuyée sur le bras de- mon amoureux, marchant d petits pas. Cependant, lui avait peur
sans doute que je m'ennuyasse. Il a donc vouZu, pour
me dis/rai're, me racortter de·s histoires. Sa mémoire en
est Pleine, car c'est un homme, Gaston ; il a voyag~,
a
été en Afrique, a vécu des tas d'aventures. Mais peu
m'importait pour le moment son passé.
(( - Pourquoi jJarler ? lui dis-je.
(( Il a compris et n'a Plus rien dit. Puis, norts !laitS
sommes acheminés vers le boulevard de Courcelles, et il
lH'a q,tittée à l'angle de l'avenue de Wagra.m.
« Le· pllls curieu.'!:, c'est que, dès que j'ai été seule, je
tne suis mise d songer cl Antoine Glao, mon timide sot/pirant. Sa longue silhouette . s'interposait comme un
dCratl, dans ma pensée, entre Gaston et moi.
« Pressentiment ?
« /lllons donc 1 A ntoine ne peut I1tre un rival pour
Gaston.
« Ma chère tl/aman est toujours rl Dallar ... Ccci repréSente une courte trh'e, pOlir elle ct pour moi. Avec cette
différence que ma 111ère ne songe prpbablement qu'd
l'abréger, tandis que moi jl!> voudrais qu'elle se prolonKeCÎL indéfiniment.
Il Papa et muman doivent se retrom'e r en Amérique.
Quel/e idée de se donner rendeZ-VOlis à des milliers de
Ili~onrètcs
de rhe:: soi! En vtlrité, mes parents se comPltq'lent l'ex istence 1 Mais ... je n'ai pas à le·s juger. Ils
�44
FILLli ll'AV1ATRlCF.
ont raison, sans doute. Cependant, quelque c1lose me dit
que je n'ai pas tout à fait tort .
1( Quoi qu'il en soit, ma maman Agnès Majon pour
les autres - va biMllôt s'élancer au-dessus de l'Atlantique " et moi, je ne vais pas vivre , encor8 une fois, jusqu'à ce que j'aie reçue des nOllvelle's rassurantes .
1(
Gaston .. . Que faiteS-VOlis, tandis que je trace ces lignes ? Dormez-vous, mora cher grand ? Pensez-vous à
certaine jeune fille qui passe sa vie d trembler pour celle
de sa mère ? Oui, n'est-ce pas. Vous r~velS
d'elle , j'en
suis sl1re. Et mon r~ve
éveillé rejoint le vtHre, par-dessus
les toits 1
. . '" ..
Ce n'était pas le jour de la leçon de piano. Pour tant, Antoine Glao se rendit ce soir·là chez les Majon.
Mi ss Right vellait de rentrer en compagnie de Roger,
qu'elle avait été chercher au collège. car c'était un
samedi. Mais Véronique était sortie.
- Je ne sais 00 qu'u cette petite depuis quelque temps,
remarqua candidement l'Institutrice, elle est tout le
temps dehors. Cela ne me plan guère, mals l'e ne puiS
la Séq uestrer. D'autre part, il ne m'cst pas toujours
possible de l'accompagner.
Cette réflexion nt dressor l'orelllo au jeune homme.
mais Il no la releva pas. Il préféra la rejoindre pa.r la
tangente.
- Partez- volis bientôt POUT l'Angl etorre T
Miss n Igltt lova les bras uu clol :
- VOLIS ignorez donc quo Véronique no vent pas
qt.:ltter Purls, cette année 1
!loger, qlli avult déjà troqué son uniforme de collé·
gien contre un pyjama et ulle robe de chambre, desoon·
duit l'ebculier.
- C'est co quo nous verrons 1 s'exclama·t·ll.
Il alla, los sQnrclls froncés, serrer 10. main du mu.
810ien.
�FILLE
U'AVIATRICOE
VOUS Y comprenez quelqu. eho~.
vous 7 Mademo1selle veut rester lei pendant los vacances 1 Qu'est-oo
que cette nouvelle lubie ? D'ailleurs, elle est bizarre,
en ce moment. Elle chante continuellement et lU.
m'embête plus avec mes avions .. .
" Vous devriez la raisonner, M'sieur Antoine. On ne
va tout de même pus moisir ici pendant deux mois
et. demi 1 Ou bien alors, partons sans elle, Miss Right.
- Nous ne pouvons pas faire cela, mon enfant.
- Mais qu'est-ce qu'elle a ? Pourquoi T.. . Je voudrais
ElU moins connaître la cause de ce subit attachement à
la capitale.
Le, jeune compositeur se taisait. Il ne la connaissait
q1Je trop, lui, la cause, depuis l'avant-veille.
Véronique rentra sur ces entrefaites, guillerette, le
teint animé. A la vue de son professeur, elle tressaillit
involontairement, mals continua de sourire :
- Monsieur Gino 1
- MademoIselle ...
La jeune /llle fut frap~e
du ton solennel du visiteur.
ElIc allait le plaisanter, selon son habitude, quand
l'\oger lui annonça :
- Monsieur Gluo Il quelque chose il. to dire ...
PuIs U tourna les talons avec désInvolture et gra.vit
d'un paE' digne les degrés do l'esca.lier.
Miss Righi. arborait llne mine d6so16e.
- ] e vous laisse, dit-ellc. Je suppose que vous n'avez
Pas besoin do moi pour parler musique ...
- Quelque chose :\ me dlro ? fit VéronIque, d'un ton
q,, ' cllo s'efforçait ùe rendre enjoué. Ev1demment, puis\lUe vous ete!'! lc1. ..
Ils pénétrf.\rent d~ns
111 lIalon, dent ADtoine roterm •.
Soignousement la )torte.
- C'est conndentlel 1 :s'enquIt la. ".ur '41 RQgtr.
- Peut-Otre, MadomoJselle. V.us ~n
)u~reE
...
1..- Jeune lUIt avait pâli l~gremnt.
- Lalssez-IIloi au moins enlever mon lnMtea
- .Te vous en prlo ...
ItlIo ~rC)no.
rI .. C'Aa I]u'allé lili IOUffilllt le dos l\l'llir
�46
FILLE D'AVIATRICE
contrôler son expression dans une glace ; et, quand
elle lul fit face à nouveau, un sourire tout neuf était
installé sur son visage.
- le vous écoute, Monsieur le professeur.
- Mademoiselle... le voudrais d'abord vous faire un
aveu.
Véronique ouvrit de grands yeux.
- Un aveu ? Lequel ?
- Voilà. ] 'étais ... Une circonstance fortuite. le hasard
enlln, m 'a permis de voir ... m'a mis en présen ce ...
- Allez droit au but, mon ami. Ne vous enlisez pas
dans les circonlocutions
- Mademoiselle, je sais que vous fréquentez un jeune
bomme à l'insu de votre entourag,e...
La ligure de Véronique Majon rougit violemment. Elle
s'attendait à tout, sauf li cela.
- C'est exact, articula-t-eUc. Mais comment .. .
- Je vous ai aperçue, jeudi dernier, dans la rue.
Evidemment, j'aurais dO passer mon chemin. Mais ...
- Vous m'avez suivie 1 Vous avez voulu savoir où
j'allais, Eb bien 1 vous avez du tau ptt, Mon sieur, Et.
votre conduite ... Ah 1 par exemple .. ,
Véronique appuyait à dessein et avec force sur la
pédale de l'indignation. Antoine ne s 'était-ll pas livré
ù. elle ? L'occasion était trop belle de fa ire de l'accusateur un accusé. Au ssi voulut-olle affermir son aVQJ1 tage par de nouveaux et véhéments reprocb es
- Vos m a nœuvres inqu alifiabl es, Monsienr ...
Mais il l'arrêta d'un mot :
- Pourquoi Vall S fâchez-vou s ?
- J'estime que j'en at le droit.
- Et moi, j'espérai s gue vous apprécierie7. davantage
ma fra nchi se.
- Votre cynisme 1
- Vou. caricaturez les mots ...
La leUDe IllIe, butée, 8t! retourna dalla lIOn fll:uooull cl.
'1) pr486n~
en protIJ ~rdu
l. ~l
intMloeu~
.
r;f\n~,
bès ~e.
pdUl'\'!lllvtt, :
M,Ildllm nlfPIl., le VO\lf, "\lpj~
ri r l.jon \'0 Ù Jr
�47
FILLE D'AVIATRICE
m'écouter... Mes « manœuvres inqualifiables », comme
vous dites, ne m'ont été dicté€s que par un sentiment
de pure amitié ... d'affection même. Et Je vous demande
de tenir compte de cette. . . circonstance atténuante. Je
n'irai pas jusqu'à vous dire qu'en vous épiant, j'ai
Joué auprès de vous le rOle d'ange gardien. J'ai commis
une grave indiscrétion, soit. Mais c'est dans votre intérêt seul que ...
- A l'avenir, vous vous occuperez de ce qui vous
regarde, Monsieur, et me laisserez tranquille. On ne
vous a pas chargé de me surveiller.
- Non, mais vous trompez la vigilance de celle à
qui l'on vous a confiée.
- Miss Rigbt ?
- Parfaitement.
- Elle vous a dit quelque cbose
- Vos fréquentes sorties l'inquiètent.
- Pauvre chère temme 1 En vérité 7 N'ayez crainte:
ceci ne l'empêchera pas de manger ses œufs au bacon,
temps
Chaque matin, à heure fixe, et de dévorer entr~
des romans policIers anglais 1
- VOU!! êtes dure pour votre Inst1tutrioo, qui fait ce
qu'elle peut auprès de vous, j'en suis persuadé. QuoI
qu'il en soit, votre conduite, mademoiselle, que je ne
Qualil1eral pas d'inqualifiable, moi, me peine et m'alar-
IDe.
- Vous êtes jaloux ?
Antoine accusa le coup par un léger, un imperoeptible cillement de paupières.
- NOD, dit-il avec effort. Je ne brigue que votre
amlté et votre confiance.
- CQ n'cst pas en m'espionnant que vans les méri~re.t
-- Je /lui sIncère.
~lIn'C,
- Il n'Y n pas que voua.
- Je D'ai point ln ~
MAJs...
.Jal ,..
1
tt'r.t;œ
~i.,p
AT)
Tll'Ot1
�FILLE li' AVIAl'RleE
J. voudraIs tant VOWl êtNl utllo... Vons ••~
en
ecntN ...
- Ab f ne vous traea!MZ pas tant pour mot mon
pauvre ami 1 (Elle se retourna brusq~ment
vers lu!.)
Oui, je YOUS crois sincère ... Et j'ai confiance en vous.
- Vrai ? Quel plaisir vous me faites 1 Cett& oontianoo ...
- Je sais que vous vous en montrerez digne . Mais,
de grâce, agissez ouvertement. Ne vous attachez point
à mes pas, comme un détective chargé d'établir le nagrant délit 1
- C'est mécaniquement que j'ai agi de la sorte .. . Je
vous sais tellement esseulée, privée de consoi]s, dénuée
d'arIectloll ...
- N'incriminez pas mes parents. Mon père est un
artiste et je comprends parfaitement qu'lI soit subjugué par son art. Quant il.. ma mère, une haute mission
- je ne veux pas faire un indigne jeu de mots - l'acCe n 'est
capare. Jane telll' j<lU.erai jamais la pler~.
pne <le chance pour leurs enfant!!, voUiL tout.
Le jeune homme se recueillit.
- Puis-Je espérer, dit·il enfin, devenir un Jour votre
confident ?
Et • puIs,
- C'eet un r61e qui n'li VO'l!1 trait ,uèr~.
pourquoi ?
- Pour vous servir ... Duns votr<l l1iel1 ..
- Qu'cst-ce qui me prouvo quo vos sentiment.s sont
tout à fait désintéresses?
- Jo vous en tais le s~r mcnt,
mademoiselle.
~
Ah 1 A quoi bon ? Mon l'>Ort n donc tant d'importance iL vor, yeux '1 Est-ce fJUO je oompt4, mol, pauvre
j01.lM mie Ine!gnlnanto Ylvnn ft dan. l'o~bre
IJ'una
m.èr& a.dmlraJJl" r
- Dillons : Q,'u." Il vlatrico ad.nll'f\lJlo .. .
- Mals elle .'a p s le templl d'ltro lu tlm'{
..
- Raison de plm. pour nccllp1<)1' les ICnl1~
d'Ill!. &lJli
ilCvouO ...
~
~nl,
aIl un mot, voU~
voulez cOMrôler tous 11'1&foi
-
~rde
a·)t.~'\
T
�49
FILLE D'AVIATRICE
- Non. le désire simplement que vous vous adressiez
à moi en cas de besoin. 1
- J'a! déjà un confesseur.
- le ne l'ignore pas. Mais croyez bien que je n'cmplètera! point sur ses fonctions. Mon l'Ole ...
- Vous y tenez 1
Certes.
- On verra. Laissez-moi réflécbir .. .
Antoine s'en alla
d'avoir gagné une
Le lendemain, il
saluer la jeune lUle
tout joyeux. Il avait le ~ntime
grande bataille.
eut la sagesse de ne point aller
à la &ortie de la messe .
• Je l'importunera.is ... •
Il eut raison de s·abstenir. Inconsciemment, Véroni·
que lui en sut gr6, et se promit de ne point lui tenir
rigueur de ce qu'il avait nommé lui·même : • Une graVe indiscrétion ». Puis, elle se dit :
• Après tout, ce qu'il m'u offert part d'un bon no.tul'el. Pou l'q un! n'accepterais-je paS? •
CHAPITRE VlI
Jendi,
JOIII'
de la leçon do piano.
Maman est toujours Imoblis~
à Dalmr ...
Jo suis, les Journaux ...
011 1 je suis mieux l'enseignée qu'eux : on me té·
lGPhoTle fl'éC)llpmment du Mlnistt>rB de l'Air.
-
-
La con versatlon tomba. Le professeur sem blnlt dlstrait.
Tandis qUi! lu jeune mIe 50 penchalt da nouveou SnT
4
�50
FILLE D'AVIATRICE
son clavier, Antoine se leva et alla jewr un coup d'œil
par la fenêtre.
I! ne s'était pas trompé : quelqu'un - un grand garçon coiffé d'un chapeau clair, portant un imperméable - faisait les cent pas sur le trottoir d'en face, le
long de la grille du parc . L'inconnu, qui ne se croyait
pas si bien observé, lançait de fréquents regards à
l'hôwl Majon, et Glao n'hésita pas à reconnattre en
lui l'amoureux de son élève.
• Pas fort, ou d'une audace qui frise l'insolence,
songea-toi!, de venir l'attendre là 1 •
- Que regardez-vous? Pas un accident, au moins?
demanda Véronique sans s'interrompre.
- Non... fit le jeune homme en revenant vers elle.
Hien, Je ne regardais rien de spécial. Vous avez une
vue vraiment agréable. Ces arbres ...
- N'est-ce pas ? Dommage que nous en soyons séparés par un boulevard ...
Véronique jouait et rejoualt, avec une obstination
vraiment dIgne d'éloges, un passage difficJle. Quancl,
{lllUn, au bout de la dix ou quinzième reprise, il fut
exécuté impeccablement, J() Jeune professeur, qui d'habitude ne se montrait pas si pressé, tira ostensiblement
sa montre de son gousset et constata :
- Il est l'heure, mademoiselle. Je vais donc vous
clE'mancJer Ja permission de me retirer, Des courses ...
- Mals naturellement. D'allleurs, moi aussi , j'ai quelques courses à 1aire ...
Antoine lança à son élOve un coup d'œll oblique qui
ne luI échappa pas.
- Vous êtes rldiculo, mon ami 1 Quo vous imaglnezvous el lcoro ? Miss night dolt m'accompagner ....
« Allons bon 1 pensa-t-ii. Et l'Ilutro, alors, que luit-il
d,ovant ses lenOtres ? »
Ils sortirent ensemble, tous les trois; et Glao remarqUA. quo Véronique ne prêtait aucuno attention à l'lndlvidl.l qui statlonnalt toujours 10 long do la grille.
• j'al da faire erreur ....
�FILLE
O'AVIATRICll
51
Cependant, s'étant retourné, le compositeur s'aperçut
que l'horrune au chapeau gris perle s'était mis en marche à leur suite.
c C'est trop fort 1 Ah, ça., mais ... Est·ce que ma jeune
élève saurait jouer à ce point la comédie ? •
Voulant en avoir le cœur net, il s'immobilisa soudain
devant une devanture :
- Quels amours de petits chapeaux 1 Vous avez vu,
mademoise lle ? De purs chets-d'œuvres, n'est-il pas
vrat 1
Le quidam louvoyait ; puis il s'arrêta n. son ,tour deVant un magasin ... Le doute n'était plus permis : il les
Suivait bel et bien, et la jeune (llle ne pouvait l'ignorer.
A l'angle de l'avenue de Villiers, Glao, qu'agaçait ce
manège, se décida à sc séparer de ses deux compagnes.
Et Véronique lui dit au revoir avec beaucoup cIe naturel, sans accorder un regard, encore, au bellâtre qui
était toujours là, à quelques pus derrière eux.
- A jeudi...
- A Jeudi...
Le jeuno musicien était profondément dépité. La rage
au cœur, il regarda s'éloigner celle qu'll aimait d'un
amour résigné, quasi désespéré ...
Quelqu'un le bouscula en passant :
- Pardon 1
- Pas de mal...
o Iron[o 1 C'était l'homme au chapeau gris, que la
Jeune lI11e continuait d'entralner dans son sillage 1
•
• •
- Allo 1 C'est ~rademol
se le
Véronique qui est à l'apl>arell '( Bonjour, Mademoiselle. Icl, Antoine Glno ...
Out. Je vou luis vous taire part de ma joie. Votre mnInan ... J'ul lu ... Quel bonheur 1 Et quel nOllvenu fleurOn à !la couronnel. .. En 11 h . 55 m. Battant tous les
�52
FILLE
D'AVIATRICE
records... C'est tout simplement merveilleux. Natal est
en tête .. . Oui, je m'en doute. Comment? Vous .. . Une
réception ? Quelques amis de votre âge ... Une réunion
de jeunes, alors. Allo. .. Mais certainement, l'e suis très
touché. Après-demain , dimanche, n'est-oe pas ? Entendu... Sans faute. Au revoir, Mademois·elle.
111
li-
*
La réunion qu'avait organisée Véronique tirait à sa
lin. Déjà, à plusieurs reprises, Antoine avait voulu
se retirer ; mais en vam, chacune de ses tentatives
ayant éto contrariée par la jeune tllle ...
- Non, pas tout de suite 1
- Vous êtes si pressé ?
- Atlelldez encore un peu : on Vil apporter de
l'orangeade glacée .. .
Un Polytechnicien se levait. Glua en fit autant. Mais
la 11IIe de la 1l0uve!Je triomphatrice do l'AtlantiqueSud se pr6cipita vers lui.
- Vous vous ennuyez parmi nous 1 lui elit-elle d'un
ton de reproche.
/·:1.S du tout, mademoi selle. Mais je vous prIe de
m'excuser : un travail urgent pOUl' lin éditour qui
n'alme pas aUendr>() ...
A lors, elle se pencha à son QI'o1lle :
- Etes·vous capatJJe do vei!ler une heure de plus,
cette nua, pour me faire plai s ir? 0111... Hestez, dans
ce cag : j'ul quelque chose Ù VOllS dire.
- S'il en est ainsI ...
Le musicien, docllement, reprit placo dans son fauteuil. Au resto, Il n' tuit pas ro.ché de 50 reposer encore un pou avant d'aller s'Instu/lcr devant son clavier m\1ot. 11 avalt dunsé, exercice qui ne lui était pus
habituel, et, il. la. demande généralo, ava.1t joué dLl
pIano ... pendant une bonne demI-heure.
�FILLE n'AVIATRICE
53
« Qu'art-elle à me demander? Un consell, un service 1 »
Le salon se dégarnissait rapidement. Il ne restait
plus, dans un angle, que deux mamans opiniâtres qui
conversaient à bâtons rOT{lpus, et leur progéniture :
trois jeunes Mlles - des amies de Véronique qui habitaient le quartier.
Roger, lui aussi, avait invité quelques-uns de ses
camarades ... Or, Antoine Glao était assez au courant
maintenant des habitudes en honneur céans, pour suVoir que de semblables réceptions ne se produisaient
qU'en l'absence de M. et Mme Majon. ceux-cl n'ayant
pas les mêmes relations que leurs enfants. Et il songeait que cette maison, où Véronique et son frère menaient une existence tout à fatt à part de celle de
]purs parents - fl. tel point que ces derni(lrs Ignoraient ceux que frél'Juentaient les deux jeunes gens Nait curieuse, en vérité. Au demeurant, ce n' était point
ft l'insu du cllantfur et de l'aviatrice qu'avnlimt ,leu
a'Jxqupls. toujours. Ml~s
ces inllocents djv~rtisemn,
Right était appelée à présider. Les maîtres de maison
tol()raient que l'on s'amusât lorsqu'Ils n'étalent pns là.
Mais. dès leur retour, ils entan/luient (Ju,) l'h(HAI leur
appartint de la cave au gremur, (>t CIlI't sans restrl,::tlon .
• C'est assez naturel... penso.lt Antoine, tout en guignant du coin de "œil les dpux dames qui semlJlajent
Vissées au canapé qu'elles occupaient. Cependant, admettons un instant q1le M. ct Mme Malon eussent ré1nt"'/1ré leur domicllo tout à l'h~\re,
quand co salon était
bo"ndé d'invités .. . Lors, cn vertu de la convention taCito qui régit Ici, selon un rytllmû a~erné,
la vie des
POl'Cnts et celle des enfnnts, c'eût été la débandade 1
La futte éperdnc ? La ruée comique vers toutes les
ISsues ? •
Il sourIt à l'évocation de ce tableau baroque, et se
Jevo. encore une fols: les deux proUx,es visiteuses, bousCUlant leurs enfants il, qui elles reprochaient de Il'être
tant Il.tto.rdéée, vidaient les !tOIlX,
�54
1
FILLE
D'AVIATRICE
Bruit de porte qU'on ouvre ... Piétinements ... Adieux
confus et multiples, sectionnés par un battant qui se
referme.
Véronique rentra en courant dans le salon :
- Je croyais qu'elles ne s'en iraient jamais 1
- Moi aussi. Enfin, ça y est, elles sont parties ...
Ils rirent tous deux et s'assirent l'un en face de
l'autre.
- Alors, cette communication urgente ...
- Ça vient. C'est que ... Je ne sais pas comment vous
dire cela ... C'est un peu délicat.
- Allez toujours. Vous le savez : ma grande ambition est d'être pour vous un confident doublé d'un
conseiller.
Eile le regarda au tond des yeux. Il avait retiré son
lorgnon, qu'il essuyru1t méthodiquen~
et son regard de myope, un peu voilé, exprImait une telle sérénité, un tel renoncement, qu'elle en fut vaguement
émue. Mals l'amour qu'elle avait pour un autre, cet
amour exclusif de Jeune fille, la portait à être naturellement cruelle envers l'ami trop bon, trop doux, qui
lui ol'rrait son cœur en holocauste.
- Gaston, mon ...
- Ah 1 Il s'appelle Gaston
- Oui.
- El le nom de !amllle ...
- Foreau.
Mais de grâce ne m'interrompez pus.
J'(oprouve d6Jù assez de mal à ...
Antoine remit son binocle en plaoo et croisa les bras.
- Entendu. Je me tais et j'6coute.
- Et surtout, ne vous moquez pas. Gaston est un garçon d'oxccllente lamille, qui a eu deR malheurs, beau·
coup de malheurs. C'est gràoo à son courage, seulo·
ment ... Pensez 1 D'abord, Il a perdu sa mère alors qu'il
Nait rncore en bas âge. Et cela, c'est nn malheur 1rr6parable. Son père était Ing6nleur d'une compagnlo
de chemIns de fer coloniale. Lui, Gaston, est né là-bas,
0.11 Congo, dans une petite vlllo qui porte un nom en
u : Ouldanga... Oganl<a. . . Je ne sais plus. Enfin, un
�FILLE D'AVIATRICE
55
enfant privé de sa mère, élevé aux colonies par des
nègres, et dont le père était toujours dans la brousse.
Gai, n'est-ce pas, comme prime jeunesse ?
« A l'âge de douze ans, son ' père l'envoie en France
pour faire ses études. Le gamin est intelligent, sérieux,
travailleur, et, malgré sa santé délicate, il réussit à
passer ses deux. bachots.
• Ses goûts le portent vers la médecine... Il obti-ent
son P. C. N., puis il prend, une, deux, trois inscriptions.
• A ce moment, nouveau et irréparable malheur
Son père meurt, lui laissant un héritage insignifiant.
• Que fait le jeune étudiant dès Jars sans ressource
Il se met :l travailler, de bric et de broc, de droite et
de gauche, afln de pouvoir continuer ses études. Il est
successivement, quand l'occasion s'en présente, agent
d'assurances, receveur d'autobus, commis ép1cier. Il
fut même, au début, crieur de journaux 1
« Voyons, en toute franchise, que pensez-vous d'un
tel homme?
Le compositeur fit un peu désirer sa réponse
- Si tout ce que je viens d'apprendre est exact, je
ne peux que vous dire : vous avez eu raison, Mademoloolle, de donner yotre cœur à ce garçon.
- Ah 1 Je savais bien ... Mals pourquoj faites-yous
une restriction : si. .. ? Gaston est Jncapable de mentir.
Antoine sourit mélancoliquement :
- Je veux bien le croire, Mademoiselle. Mais, n'estce pas, je ne le connais pas aussi bien que yous. Je
n() la connais même pas du tout.
- DéSirez-Yous faire sa connaissance
- Si cela peut YOUS être utile ...
- Oui, précisément.
• Elle a un service à me demander, pensa Je jeune
hOmme. Do mes conseils, eHe se moque comme de colIn-tampol!. Autrement dit, elle ne volt cn moi qu'un
Instrument docile. Piètro rôle 1 Ennn, c'ost mieux quo
rien... »
Une quostion luI brûlait la langue. Il la posa délibérément, sachant bIen que l'on sc montrerait pat1~no
�56
FILLE
D' AV1ATR1CR
puisqu'on attenliait quelque chose de lui.
- Je m'excuse, Mademoiselle, de rai~
une paren·
thèse... Pourriez·vous me dire comment, à la faveur
de quelles circonstances, enfin. vous êtes entrée en
relation avec ce monsieur 7
- Comment je .. . Oh 1 d'une façon bien banall') ..
- Votre famille et la sienne 1...
- Non, pas du tout. Voilà... ,J'étais allée acheter
un livre - vous savez que j'adore la lecture - et. le
cl101f>lssais. je cherchais mes auteurs préférés sur les
r<.Lyons de la petite librairie dont je suis une cliente
a~sidlo,
quand quelqu'un chuchota derrière mol :
« - Mademoiselle, je suis peut-être Indiscret... Mais je
vois que VOliS llésitez, et je ne puis me retenir de vous
conseiller ln lecture de • Frangipane '. le dernier roman de Claude Rogère. Vous ne l'avez pas encore lu ? •
« Non, répondis-je, un peu étonnée.
« Alors, lisez-le, Mademoiselle. C'est un bouquin
fLrjmiro.ble 1
« nogéro, V01JS le sa vez, mon cller An toIne, est Ull
auteu r quI plalt particulièrement aux femmes. MoimCme, j'en raffole. Et j'ai lu toute son œuvre. Mals
j'ignorais encore qu'U eût puhl\6 un nonvel ouvrage.
« Je remercIai 10 jenne hommo - un beau garçon, très
brun - ponr la bonne nouvAlIo qu'il venait de me communiqller, et je réclamaI derechef un exemplairo de
• Frangipane. au libraire.
• - Je n'en ui plus on magasin, m'annonça Je brave
commerçanL. Ça s'urmche comme des retlts pains 1
« Le Jellne homme, alors, 1ntervint une seconde fois:
• - Qu'ù celn ne tienne, dlt-n. Mademoiselle, je me
[NaIs nn plaLslr de vous prêter ce 1v~,
si vous y
consentez.
• Je no sais pourquoi, j'acceptai tout do suite, sans
me Caire prier. J'ul1rftLs dO refusor, pourtant : Gaston
n'Nnlt Alors [Jour moi qu'un inconnu ... Mais son regard,
son attltllrlf, tout en lui me donno ft con!lance .... non
sans me troubler quelque peu, d'a1lJours.
• J'orrepta1... I.e lIbra1re faisait une tMe 1 Dame, ..
�FILLE
D'AVIATRICIl
57
un exemplaire qu'il ne vendrait pas, Le pauvre 1. .. Mais
nous ne llÙ accordâmes guèr.e d'attention, Gaston et
mol.
• Nous sortîmes ensemble ... Il m'accompagna un bout
de chemin. Nous parlions littP-rature ... Puis je consentis à Je revoir dès le lendemain, car j'avais httte d'entrer en possession du fameux livre. Nans nous étions
donné rendez-vous devant...
- Permettez, interrompit le musicien, malgré l'interdiction qui lui avait été faite. 11 y Il quelque chose
que jo ne saisis pas : pourquoi ce monsieur ne vous
a-t-ti pas envoyé ou apporté son livre chez vous ?
- De peur d,e me compromettre, sans doute ?
- Je ne comprends toujours pas ... Enfin , vous avez
des amis qui vous ont déjà prèt6 des livres ... Ils n'ont
jamais éprouv6 pour cela le besoin de vous donner rendez-vous au coin d'une rue 1
- Ah 1 ce n'est pas la même chose ... Vous ne comprenez rien à l'amour, mon pauvre ami 1 C'est un sentiment un peu rarouche, qui se complalt dans le mystère, la solitude ...
- La solitude en plein Paris 1 Et puis, vous ne vous
aimiez pas encore, que diable 1
- St. Ce fut le COllp de foudre ... L'amour spontané.
Glao poussa un long >;o\1pir. Il était à la torture, mais
il s'errorçalt de n'en rien laisser paraltre.
- Continllel ... Je suppose que vous avez autre ohose
ù me dire?
- En el'fet. Tout dernièrement, Gaston m'a fait savoir qu'if était un peu souffrant : une angine ; et
qlle nous ne pourrions nous voir pendant quelques
jours.,.
- Il vous a. écrit ?
- Oul. C'est un de ses amls qui m'a remis son mot.
'- Hein ? Quel curieux procédé, encore une fois 1
- Comme vous lltes drôle 1 Je trouve au contralre que
Ses façons do faire sont pleines de délicatesse. S'1l
agit de la sorw, c'est pour moi, pour que Je n'a.ie pas
d'ennuis. Un courTier compromettant...
�FILLE
l)'AVIATRICIJ:
- Mais, sapristi 1 Ce sont les plus sürs moyens de
vous compromettre qu'il emploie 1 S'il agissait ouvertement ...
- Non 1 Non et non ... coupa Véronique qui s'impatientait visiblement. Il a raison. C'est vous qui avez
tort.
Antoine ne se laissa pas intimider par la mine furibonde de la jeune !llle. Une idée, d'ailleurs, issue d'un
souvenir, venait d'éclore dans sa pensée :
- Cet ami, dit-il, l'ami de Gaston ... Ne portait-il pas
un chapeau gris clair et un imperméable 1
- SI fait. Mals... Comment le savez-vous ?
- Et c'est jeudi dernier, n'est-ce pas? aprbs que je
vous eusse quittée, qu'il vous a remis le blllet, sans attirer l'attention de votre institutrice, naturellement ?
La tille d'Agnès Mo.jon était stupéfaite. Elle fit oui
de la tête et murmura :
- Vous avez manqué votre vocation, mon ami. C'est
détective que vous devrlez être.
Le jeune homme eut un petit rire nerveux, dont le
sens échappa à son interlocutrice.
- Mon Dieu non, nt-il modestement. C'est bien simple : 11 nous suivait depuis notre départ ... Je l'al remarqué, VOU5 pas, vallA tout.
L'un et l'autre gardèrent le silence pendant un long
moment. Au premier, Roger se disputait avec Miss
Rlght ...
- Je voulais vous dire ... reprit enfin la jeune fll1e.
- Au fait ...
- Oui... Gaston est donc malade. Or, je sais qu'JI
mène unc existence précaire ...
- Où hablte-t-ll ?
- nue Pigalle.
- Mals c'est mon qllartler 1 Je reste, comme vous 10
savez, rue de5 Martyrs .... Quel numéro do la ruc PIgalle 1
- Ah 1 Quant à cela... Il y a une boulangerie da.ns
l'immeuble, m'a·t·il dit ...
�1
1
J
FILLe
D'AVIATRICE
59
- Com~:t
1 Vous ne connaissez pas son ad.resse ?
- Non. D'ailleurs, je ne la lui ai jamais demandée.
- Pardonnez-mol toutes ces interruptions. Je brise à
chaque instant le fil de votre conversation .. .
- Je ne vous le fais pas dire 1 Maintenant, laissezmoi la parole : on va bientôt m'appeler pour le dlner.
« Je suis désolée, comprenez-vous, de savoir ce garçon malade, et dans l'incapacité peut-être de se payer
des médicaments. Il est sans travail actuellement, et
11 vit sur ses réserves. qui sont maigres. je ne
l'ignore pas. Moi. je ne suis pas malheureuse. j'ai tout
ce "Il'il me faut ... Alors. j'ai pensé .. . J'ai envie de le
secourir.... de lui envoyer un peu d·argent.
- Oh 1
L'exclamatIon Indignée avait échappé à Glao. Simultanément. il n'avait pu s'empêcher de faire un léger
haut-le-corps.
- Mademoiselle 1 L'amour égare à ce point votre
Jugement ? Vous ne pouvez pas faire cela. Enfin. ré11éch issez 1
- Quoi 1 Porter secours à son prorhain n'est pas
un acte répréhensible. que je sacllC.
La candeur de son élêve épouvantait le musicien. Il
eut onvie de la chapitrer. mals H craignit qu'elle ne
se butât et prétéra la laisser développer son idée :
- Alors, ce sont des subsides que ...
- Pourquoi pas? Seulement. voilà: je n'al pas d'urg~mt.
Mals je possède quelques objets de valeur. J'at.
cntre autres. une bague ornoo d'un petit rubis dont
Une de mes amIes m'a tait cadeau. Elle est partie.
loin ... Ellc hablto Madagascar. Mais Je suis persuadée
qU'clle ne seraH pas tâchée, bien au contraire. si elle
savait quel usage je me propose de [aIre do sa bague.
C'était une romanesque, Ginette.... Elle écrivait à des
n.rtl~ps
do rln~m
...
- Dref, VOliS avol. l'intention de vendre cette bague ...
- Non, pas mol : vous.
- Mol 1
- J'cSpOra.18 que vous n'hOsiterlez pas à me rendre ce
�60
FILl.E D'AVI'\TRICE
petit service vendre la. ba~e.
et porter la somme il.
Gaston ...
Antoine prit un air grave :
- Mademoiselle... Répondez-moi fran chement. Votre
Gaston, vous a-t-lI déjà demandé de l'argent ,
- Oh 1 Quelle horreur ... Jamais ...
- Il Y a la manière ... Sans en avoir l'air, on ...
- N'insistez pas. je vous prie. Gaston est un garçon
1rréprochable, et vous pouvez être assuré que cette
idée, 11 ne me l'a pas sourllée. Elle vient de mol et
de moi seule.
- C'est presCfUe dommage ...
- A mon tour de ne pas oomprendre 1
- Cela ne fait rien ...
- Vous êtes bizarre.
VéroniQue, avec désinvolture, sa leva et sortit du
salon. Duront sa courte absence, le Jeune compositeu,'
se lIt le raisonnement suivant :
« Si je refuse, elle le fera Quand mOrne ; et J'aurai
perdu une occasion peut·Otre unique d'cntrer en rapports avec son Gaston. En outre. comment celui·ci vat-li prendre la chose Y Ses réactions me seront lme
précIeuse indication. Naturellement, je ne vendrai pa
la bagua. Je proposerai s'il le faut, au Monsieur une
somme prélevée sur mes économies. Donc, acceptons.
Feignons d'cntrer dans le jeu de ~te
nnlve enfant,
et surtont, ne nous cn laissons pas écarter. Sait-on
jamal" ce qu'olle seraH capable de fairo ? •
La jeune fille était de retour, toute essouftée : elle
avalt monté et descendu l'escalier quatre il. quatre.
- Voici l'objet...
Antoine empocha l'écrin sane sourciller. Puis 11 !l0
dirigea vers la. porte.
Dans le vestihuie, li demanda encore une fols :
- Rlle Pigalle ?
- OuI... Jelldi, vous e direz ...
- Promis. Au revoJr, Mademoiselle.
- Morci.
�FILLE D'A VLATRICE
61
Ah 1 ce regard reconnaissant et, pOUl' la première
tois, si caressant I...
« Elle voyait l'autre à travers moi... • se 'dit, le
compositeur quand la porte se fut refermée derrière lui.
Et, 11er de sa cruelle lucidité, il s'éloIgna, un sourire
amer sur les lèvres.
CHAPITRE VIII
Antol ne se rendit dès le lendemain rue Pigalle. 11
eut tOt (ult de découvrir la boulangerlc. Dans le même
immeuble se trouvait enchàssée une petite bOll&!rlue rem·
Plis d'objets hétéroclites, d'accessoires étranges. On
Pouvait lire sur la glace de sa vItrine :
rire et s'amuser en socititt.
articles de fiUes.
Farces. Attrapes. CoWlotls.
POUT
TOItS
Mai le jeune homme n'y fit pas attention. Il so di·
l'logea vers la loge de la concierge, t frappa avec dis·
Crétlon
Uno rorLe Cemme II.pparut, mOllstachue, rébarbative
comme le Ills de Typholl ct d'Echldnu.
- Qu'est·ce que vous voulez?
- M. Gaston Foreull, s'li vous plllH
- Gaston Foreau 7 L'ost pas là, ponr l'Instant. Parti ... M..Lls vous pouvez voh' Th6odor<l, son frère, s1 vous
Voulez.
- Mon Dieu ... Oui... Volontlers. A quel étage .... ?
�62
FILLE D'AVIATRICE
- La boutique, là ... Vous n'avez donc pas lu ? Y a son
nom d'sus la porte 1
- Excusez-moi, Madame. C'est bien possible... MercI. J'y vais de ce pas.
Un carillon hollandais tintinnabula lorsqu'Antoine
poussa la port€ de ln pittoresque boutique. Du comptoir exigu, comme d'une bolte, jaillit aussitôt un petit bonhomme barbu, bossu , grimaçant un sourire commercial :
- Monsieur désire? Nous avons de tout : poudre à
éternuer, boites à double fond, moustaches et barbeS
postiches, sucre qui ne fond pas et cuillers qui fondent,
recueil de bons mots et d'histoires marseillaises, boules puantes, cigares infumables, bonbons immangeables, souris grimpeuses, araignées imitant à la perfection la ...
- Assez 1 PItié ... interrompit le musicien en se tenant la tête. Vous perdez votre temps, cher Monsieur,
car je n'ai que faire de vos produits trompeurs. J'étals
venu pour voir votre [rllre, M. Gaston Foreau ...
- Il n'habite plus Ici.
- Je sais, la concierge vient de me le dire. Mais Je
suppose que vous savez où je pourrai le jo:Lndre ...
L'ami de VéronJfJue scrutait son lnoorlocuteur avec
avidité. Quoi ! ce nabot était donc le frère du joli garçon dont lui avait parlé la Jeune nUe '1 Il essayait d'entrevoir, derrière ce musque de marlonnetoo, le visage
aux traits r6guIJers, aux yeux bleus, toujours r~vcus
et un peu étranges, de Gaston. La boutique, déjà, l'avait passablement surpris. Mais le boutiquier l'étonnait bicn davantage. Véronique devait ignorer son existence, puisqu'olle n'en avait jamais soufflé mot.
Antoine en était là de ses réflexions ct il s'upprOtalt,
devant le silence de M. Théodoro, ù. réitérer sa queF.tion, lorsque celuI-ci, ù. son grand étonnement, lui
dcmùnda :
- PoIlee?
- Mals non ...
Le rllbricunt de « farces et attrapes » rtenna. Sa phy-
�FILLE n'AVIATRICE
63
sionomie aux traits crispés avait quelque chose de
pénible, d'indiciblement poignant qui, bien plus que
la question qu'il avaIt fOlmulée, inquiéta Antoine.
- Allez 1 On ne me la tait pas... Je vois bien que
vous êtes de la • rousse ' ..
- Puisque je vous repète que non 1 Mais, dites-moi,
vous vous attendiez donc à la visite d'un policier ?
- Peut-être .. Et puiS après ? Dans le commerce, vous
savez ...
- Pardon, cher monsieur. Votre attitude... A mon
tour de vous dire qu'on ne me la fait pas 1
- Dites donc, vous ... Est-ce que par hasard vous vous
lIgureriez que i 'ai quelque chose ù me reprocher ? Qui
que vous soyez, Inspecteur ou non, sachez que j'ai les
mains propres et que je suis en mesure de le prouver.
Toujours en règle avec le fisc, Monsieur. D'ailleurs,
mes llvres ...
- Mals il n'est pas question de cela 1 Je ne doute
point de votre honnêteté.
- Alors ?
- Je ne sais pas. Une idée ... Autant vous en faire
Part franchement. J'ai l'impression que c'est pour un
autre que vous craignez l'intervention de la police.
- Possible ... Mals cccl ne regardo que moi.
- Non. Moi également.
- Vous? Je ne saisis pas.
- Je vais vous expliquer ... Mais, M. Théodore... Foraau, n'est·ce pas?
- Non : Gulllcmard.
- Tiens, pourquoi ? Vous êtos bien le frèro de Gaston Foreau, pourtant ?
- Son demi-frère, ~eulmnt.
- Ah 1 très bien. M. Théodore Gnl1lemard, donc, me
permettrez-vous do vous offrir l'apéritif, là, en fo.ce ?
Nous serons mieux pour causer ...
- Je vous ferai remarquer que je ne vous connais
llus ...
- Très juste. Veuillez m'excuser ... Antoine Gluo .
- Le compositeur ?
�64
FlLLE
D'AVIAT1UCE
Antoine rougit d.e plaisir.
- Vous connai5siez mon nom 1
- Evidemment [ Grâce à vos chansons: « L'amour
me grise " « Adieu. Suzon 1 ", « y en a pas deux
comme ça v •• • Je les connais toutes. J'aime la musique,
moi. Monsieur ; et je n 'ai pas une vilaine voix. Alors,
je ctIante un peu, ça me distrait. Oh 1 je n'en tais
pas un métier. C'est mon passe-temps favori, quoi 1
l;'osément, Théodore Guillemard Ota sa barbe postic:hc,
comme on enlève une paire de lunettes. Puis, 11 se
trémoussa, et la bosse en caoutchouc qu'Il avait dans
le dos alla choir aux pieds de son visiteur. Ensuite,
Il se redressa, et GI<lo eut l'extrême surprise de reconnaître en lui... l'homme au chapeau gris perle 1
- VOliS n'avez pas l'air d'en revenir .. s'esclal'ta le
commerçant.
Je ne m'y attendais pas. je l·avoue.
- C'est un truc de mon invention : au magasin . je
sers de vlvante réclame à mu marchandise. Quand un
client hésite, je me • déshabille • en sa présence, Or.
Ilcu! fois sur dix, il est tellement éberlué que ça le
décide.
- n est certain que...
- Voilù. Je buis redevilnu moi·même... Un petit coup
de peigne ... Vous avouerez que Je snle tout de mOrne
plus sMulsullt au naturel 1 Maintenant. je vous silis.
Allons en face : c'est un copain. Nous restCl:ons ù la
terrasse pour que je pul.sse s1lrveille!' ma boutlql1e 1
Je ne m'attendais guère à faire votl'O connaissance ...
.
" *'
Le musicien était très soucieux lorsqu'Il réIntégra.
tard clans la soirée. son petit logis de la rue des
Martyrs. Ne venait-jJ pas cl·apprenùre ....
En ouvrant sa porte. 11 trouva !lur le parquet uni
lettro que la conclerge av(~it
da gllssel' pondant 30n
�•
FiLLE
D'AVIATRlCE
absence. Elle émanait de son père. Lors, oubliant ses
préo(;cupations, il décaèheta rapidement la missive qui
venait d·e Bretagne et lui apportait des nouvelles de
ses chers paren ts.
iVlalhelireusement, ce. nouvelles n'étaient pa.fi bonnes,
loin de là ...
• Ta pauvre mamn.n est très malade. Viens vite, car ln
lIituatioIl ne laisse poi nt d'être alarmante.. . »
Antoine enfouit. sn. lettl'e d,ws sa poch, co mm'/:
pour la fa ire taire, pOUl' étoufIer le mUl'uI~
pessimi ste qui s'en écllappait.
Sa mère était en danger 1." Il partirait tIone le soirm ême ; prendrait le premier train pOllf Sain~.Brle
C'ost cela .. Il arriverait par conséquent le lendemain
matin à Lamball e, 01), ru e du Marché, se trouvait certain e devanture à petits can eaux, toujours poussiéreux,
que surmontait un gr:lnd écriteau : Réparations de
pianos.
Oui, ~najs.
Véronique ? Il ne pouvait p:l.S l'Ilbanclonner ainsi, S4\.c!:Ul.llt ~
qu'il savait, suns la prévf:niT,
• Je lui écrirai dès que Je poul'tui .... so promit-il .
"
.
•
A la g.lrê, Antoine apprit. qu'il v<cnalt de manquer
de justesse un tl'ai.n cu purtanco [Jollr Saint-Ariellc.
- Le proclla in ? s'enquit-il.
Purt il 2l h. 45.
C'est-à-dire dans delL'~
IleUTI;/S, .cXOtCtem8nt !
Oui, monsieur.
MorcL
Le jcune hommc empoigna sa vaJi~o
et s'achemina
v~l'S
19 bu cret.
- Un sOl,n(lw lcl1, nn demi et de quo! ~e1rc
, eommandil.-t,lI,
5
�66
FlLLE D'AVIATRICE
Puisque l'horatre lui accordait un battement de deux
heures, il allait en profiter pour faire part à la jeune
IUle de 00 qu'il avait appris. Ensuite, sa conscience
serait débarrassée d'un poids énorme, et il l>ourralt con·
sacrer toute
pensée à la chère malade qui l'aLtendait,
lA-bas, au bout du raU.
Antoine ouvrit le sous·main qu'on venait de lui apporter, s'empara d'une teuille de papier et plongea sa
plume dans l'encrier.
sa
« Mademoiselle,
" Ma mère étant gra'Vement malade, ie me vois dans
l'obligation de quitter Paris immtldiatement et pour un
tem;s itldétermint!. Il se pel.t - il est lort probable mblle
- que je ne sois pas encore de reto"r jeudi prochain.
DDnc, posons en princiPe que 'VoIre leçon n'aura pas lieu
ce jour-Id, Cil dOtlt je 'VOIls prie de bien 'Vouloir m'e:x:cuser.
Le jeune homme s'interrompit pour avaler une gorgée de bIère et entamer son sandwich : il n'avait pas
dlnO ... Puis, Il relut De qu'Il avait déjà tracé, et médita.
la phrase suivante. L'atmosphère fiévrouse do la gure
ne le gOnait en aucune façon. Elle lu1 convenait, au
contraire, étant il l'unisson de sa pensée inquiète et
troublée. Cependant, Il réfléchissait, hésitaIt. .. Non que
1eR mots ne fussent là, dans sa tête, tout l'réts il s'aligner sur le papiar, mals parce qu'il savait que cetW
lettre allaH Caire des ravages dans certain petit cœur.
Su plume, en somme, se disposait il frapper, comme
un poignard 1
• Non, sOllgea-t-ll. A inciser, comme un bistouri... •
Sur le ClLdrun d'une grando horloge, l'aiguille des
minutes qui venait d'exécuter un bond, marquait l~
quart de huit heures. Antoine 8'en aperçut, et 00 remit
derocbor à 6c't'1re :
( A /Jrtlsent, mad/llnolsetlt, il me faut accomPlir une
tJche ingrate, celle dll porteur de maU'l14Îses nOllvelles.
vou'! pari", : m(lls, comme nous fie
j'aut'als pr!I~
�FILLE
67
D'AVIATRICE
nous reverrons pas d'ici qU<Jlque temps, forCe!! m'est de
coucher sw,r /,e paPier les révélations que je pensais vous
faire de vive voix. Car eette besogne - que vous ne
me pa.rdonnerez peut-être pas _ est urgente. Je ne puis
donc la différar.
Votre ami Gaston, Mademoisdle, n'est pas l'hon-n~te
et co~"agetx
garçon que vous croyez. Il vous a
menti. Il est indigne de vous. Ce comédien n'est en fait
qu'un raté de basse condition qui a mal tourné.
En vouloo-vous une p1'euve ?
M. Gaston FOTeau n'a jamais connu de l'Afrique que
sa partie nord, car s'il y a été, ce fut en qualité de
SimPle soldat de la Légion étrang è1'e, où il dut contracter un engagement à la suite d'une petite histoire qui ne
lui fait point honneur. Qu&le histoire ? Mélé à une affaire d'escroque1'ie au chantage, il fut acquitté, faute de
preuves suffisantes. Mais sa vi.ctime· se fit justice elletn~me.
L'ayant préaZblemf~t
rossé, eIlc· lui intima l'ordre de déguerpir, de quitter la France. Or, comme votre
l'tmoureux est I~on
seulement I~n
filou, mais un pleutre,
il obtempéra Sa4ts disctder et s'engagea à la Légion.
« Actuellement, VOLIS le croyez immobilisé par la maladie ? En réalité, il se cache·, car, taltdis qu'il battait
le bled marocain., son ancien accusateur rassemblait des
PTCttves conÛ'e lui et l'affaire qui causa son déPart va
Sa.lls doute rebondiT'.
Ct Je sais, Mademoise.zIe, que je VOtllS fais du luo.l. Mais
il le faut ; la douloureuse opération est ftécesslÛre,
tcmeUs qtt'ù. en est tcmps encore. Que médite, en OffIJt,
l'intlividtt qui Il si bielt SI~
capter v otre confiance?
Surtout, n'allez pas mettre en doute ce que j'If!vanCe, J8 tiens tous ces détails d'u demi-frère de Gaston
POTeau, un commerça,nt montmartrois, qui vit dans la
crainte du triste sire ,uc vous avez eu ù molhfmr de
T~ncotre,
Il S'8St épanché dans ,mon sein, cet aprè.JI?lidi mbne, grftce li quelqu,es aPéritifs, et à la faveur
tl'lInc circonstance!! vraiment fortuite : r:l connaissait mon
l'I~n.
si pelt rt!pandu. pOltrtant. Bref. la bonne foi de
reL h0111111/! ne peut ~/rc
mise ('11 dof~te.
Il n't/ait pa s
C(
C(
C(
C(
,
�F1LLlt
O'AVIATlUCII
iv!'e quand il m'a confié que son demi-f'l~!
I!lait un
coquin dOltt îl avait honte et qu'il redout.ait . Il élait
même si peu ivre qu 'après s'~tre
laissé aller à me faire
d'aussi graves confidellces, il regretta d'en avoir tant
dit . De cela, j'eus le sentiment t'l'ès net. Car, je vous
le 1'épète, « le beau Gaston }) - c'est ainsi que l'on
appelle votre flirt, rue Pigalle 1 - l'épouvante .
« Ah 1 chère Mademoiselle, vouez-moi à tous le's diables, si 'lIOUS le désirez, mais 'l'evenez bien vite de vot!'/!
erreur ; chassez de "Votre cœur innocent l'homme qui
vous a honteusement fait illusion. Pensez à vos partmts, à tous ceux qui vous aiment ... Ainsi avertie, vous
devez faire cesse'/' sur l'he·ure d'aussi dangereuses 'l'elatians.
1(
C'est à peu P'l',ès tout ce que j'a"l.'ais à vous di'l'e.
J'ai confiance. Je suis certain qtle VOliS agi'l'ez avec fe'!'meté, m~e
si le sacrifice qui s'impose vous semble dur.
« AH revoir, Mademoiselle'.
" Vot" dévoué,
" A. Guo.
li
Véronlqu~
jourut du 'P;~n.
lQr.!qu'oU~
re~\Ut,
des
maIns de la lemme de c11ambre, la lettro d'Antoine.
Pivotant sur son tabouret, elle la décacheta et la lut
toute d'uno traite, avec autant de h8.te qu'on en met
à .absorber une purge. Puis, la. dernière ligne nvOr
lée, en. lU, de l'amère missive, une boule qu'el~
jeta
dans un grand vase vlde, et rl)prit Ml. sonate il. l'mdroit
crO. eUe l'avait 1n~rompue.
Elle loua pendant quelques mInutes encore. Mais tou.
~ CGUp, el~
ee leva, alla quérir la. boulett'8 de paplor
au fond du VOM et la déplia ...
"!LW relut, plus lentement cette fols ;
" V.lre «mi GtU 14I If, mademoisrne, n'tjt
I/lllr
l''t UII!'-ltlHX [('1rpm -rl/t ... »
fin ., l 'hon-
�F1LI.E
O'J\V1ATRlCli:
La jeune llUe rit silerrcleusement et murmura :
l
_ La jalousie l'égare 1
A ce moment, Miss Right entr'ouvrit la porte :
- Véronique, on vous téléphone du Ministère ...
Ln tille d'Agnès Majon se prOcipita vers l'appareU
mural du vestibtùe, qui était décroché,
- Allo, oui. C'est mol, M. Tinvllle. j'écoute .. Mon
Dieu 1 Que me dites-vous ? « L'Oiseau Mauve » s'est
écrasé sur le sol...
Véronique poussa un crI déchirant et s'appuya au
bras de l'Anglaise. Durant W1 long moment, elle resta
immoblle, le regard fixe, la lèvre tremblante, incapable d'en entendre davantage. Enfin, elle eut la force
d'appliquer de 110uveau l'appareil à son oreille. et ce
rut d'une voix sans timbre qu'elle chuchota :
- Allo, M. Tlnv1lle ... Maman Y
Son regard livide reprit quelque couleur_
- mes sée ooulement... Ab 1 Et... Allo Y Frac ... tractures des ... Les deux jambes fracturées ? Pauvre petite
mère 1 Et des contusions multiples... Comment cela
S'cst-il produit 7.. Naturellement, vous n'avez pas encore de détails ... Où 1.. Au Mexiquo, non loin ,,'9 TamPico. \31en, M. Tinville. Entendu. Je ne bouge pas
d'ici et j'attends.
La Jeune /Ille raccrocha. Son regard bouleversé renContra celui de Mis:! Rlght.
- Vous avez entendu 7
- Mais oui, mon enfant. Allons, remettez-vous. Cet
(tceident anrait pn Otre tellement plus grave ...
VOllS avez raison. Mais je ne suiS pas sQre que
M. l'luville m'ait tout dit. J 'ai litHo d'en savoir plus
IOllg.
- 11 doit vous t61éphoner à nouveau 7
- Oui. Dès qu'il aura des nouvelles complémen-
tll.lres.
Prenez patience,
- Facllo il dire, Miss night
- . Voulez-vous boire quelque choso ? Voue Otes enCOre 51 plUe... Un cordlo.l 7 Uno infusIon T
�70
FILLE
D'AVIATRIClt
Non, Miss Right, je vous remercie. Je n'ai besoin
de rien d'autre qu'un peu de repos. Je vais aller
m'allonger ... en attendant.
Véronique, suivie de son ,institutrlœ, monta jusqu'à
sa chambre. Mais, avant d'y pénétrer, elle pria l'Anglaise de la laisser seule, l'assurant encore une fois
qu'aucune médication ne lui ferait autant de bien qu'un
peu de silence et de solitude.
Miss Right eut le bon goat de ne point se piquer.
Elle comprenait trop bien ...
Or, quand la porte eut mis entre elle et le monde
extérieur sa minoe cloison de planches, la Jeune fille
s'aperçut qu'elle avait conservé, au creux de sa main
moite et crispée, la lettre chiffonnée d'Antoine GIao.
Elle fit une grimace : cet homme lui portait la guigne.
Macl1inaleJnent, elle s'empara de son Cahier de notes,
et inscrivit au bas d'une page, déjà rompUe aux troisquarts de sa grande écrituro :
« Ce que j'appréhendais s'est réalisé : maman a fait
fme chule grave, au Mexique. Elle aurait, pa.ralt-il, les
Je~"c
ja1/lbcs brisi!es , j'attends des nouvelles comPlémentou es. ))
PuiS, elle Jeta un coup d'œU de blnls à l'épttre
informe qu'elle avait rageusement pétl'io entre ses
doigts, et olIo ajouta, comme un post-scriptum :
« Reçu, peu avant cette terrible t'/Ouvel/e. une lettre
d'Antoine. m'annon(ant que sa mère élait malade. ))
�FILLE
n'AVIATRICR
71
CHAPlTHE IX
Ql~ques
Jours après, Véronique devait écrIre, troIs
pages plus loin ;
" l In/aine Glao a pe-rdu sa mère. Pauvre garçon! Co'm me je le plains! li
La leUre de taIre-part était Ill., il. côté de son cahier,
toute polssouse d'oncre d'imprimerie. Quand ello
lui était parvllIlue, la jeune lme ava.it sent! s'éteindre, d'un coup, cette grande colère que certaine autre
lottro slgné-c Glao avait alluméc en cHe. La mère de
son ln fortun6 professeur était morte ; elle se dovait
d'Ctre généreuse, Car elle avait lait aussitôt un rap·
prochement In~vilabe,
songeant il. l'aviatrice que l'on
soignait, actuellemont, dans un hôpital do TampIco,
ot quI avait échappé par mIracle à la mort.
Aujourd'hui, Véronlquo était c\éfln1tlv.oment rassu·
r6c sur le sort Ile su mère. Collo-ci ttllaH aussi bien
'Iue possiblo ; selon l'expression con~(l'ée,
elle s'en
était tirée à bon compte, En orrot, voIci on quels tormes s'exprimait l'un des rares Journaux qui avalent
relaté l'accident d'une façon il. pou près exacte :
• ... IJongEUtnt la côte lOexJcalno, sauvage et rlésol60
à cet endroH, Agnès Majon a été prÜl{l dans un cyclone
�72
FILLE
D'AVI~ruC;
d 'une extrÔffiQ violence qui, en dépit de tous s€s efforts,
a plaqué son app:ueil aur le sol.
« Le clloc a été dcs plus r udes, et la grande aviatrice Ile doit SOli salut qu'à sa présenc.e d'es prit et à
son courage pùl1 ordinaires, qui lui poe rmirellt de se
traIner, bien que blessée, horti de so n avio n. A dix
mètres du poillt d'irnp:lct, Ag'nès Majon s 'écro ula, épuisée . C'est alors que « L 'Oisl/a u Mauve » prit fe u e~ se
COllsumu jusqu'au derni er morceau de toile.
« Au matln , des pêcl1eu l's indijjènes ont découvert
ses débris calcinés, informes, pui s l'a viutrice, qui s'était encore tralllée ÙG qUQlqllf's mètres durant la nuit
ct qui gisait, privée de connaissance, au pied d'un
l'oehn .
« Ces Ù~LlX
llOmmeR ramenèrent à Tampico, dans leur
barqu9, Jo corps Inanimé do ['aviatrice .. . Affreux détail : iL; DOL avoué par lu. suite fjU'i1s ava le nt cru transp()l'ter lIn cadavre. A tel point que, pendant toute la
trnVrl'lO(c, Ils dirent des prières il l'intention de l'ùrno
de leur llassog-èrc 1
llClIrCllSflllt'nt, il y avait m é prise ...
QIIOi(JlIO ses hlessures so ien t graves, l' état d'Agnès
MaJ(JtI n'il/spire aucune inqlliétude aux médecins qu1
«
•
la nig(Olt.~
Cependa nt, il 'st rort Il. crailldro qu'olle
ne T(.ll'Ouvclarrtllili lu 1111ro JC11 d e F;CS meOlhres JnU'l'iOIlI'''; ,t qllo J;a I,r ill n nto ca rrltotC d' av iatr l cc ne 50
trouve <le C{l fall. Int(' r rolOp uo. La larnho gallclle, not:lIIlfllCnt, Il ('U: fracturéo en pills! urs c nelrot
~ , son tendOIl cl'Ael1 illf' hroyé, et 11 était ql1cstiO/I, d'll11rl!s les
tOlltl'" ù(,rrJ!i'I'CH I1oll\'clles, d'amplltlltlOfJ ...
" l\lai'l no soyons pllS ll'Or possirnlstcs. Il e!'\t OIlCOrO
r(:f'ln~
r1'f~p[c
'f\l(, la Sc l enco accompllr'u co prodigo
do rüTlfJr'r aux alles frallçu.iscs l'uno do lours l,lus va)euf1'llIWS charnploonrs. •
V('l'O/llqlll! nv'dl III I:e rC'clt, ('1 IJlrn d'ulllres, ùont
('( rlairl" (-(lJ!enl 1lfl111 crncnt rl1t
als';~S.
L'nB d'eux,
pal'II cn pl' 'rrlÎ(oro [lllq'e d'url gran d f]lI otl dl e ll, Ile COIltt:lmlt·11 [la,; cnlle! pll/,(150 5!1VO lll'('llse :
• ,.. Il ost dOli C (1. VI/ré qllo ltt c{)lèbr<l nvlll.ttIce fut
�FtLL!\
D'AVIATRICE
capturée par d'authentiques descendants Aztèques, qui
pris de remords, se décidèrent, après en avoir longuement délibéré, il. la conduire il. Tampico ... Il
M~js,
de tout ce fatras de nouvelles plus ou moins
erronées Véronique se moquait à présent. La vérité était
enlin apparue, limpide, et elle pouvait se résumer en
qU<l]ques mot.s : « Agnès Majon ne fera. plus d'aviation ». En outre, il étajt certain maintenant que
l'épouse du chanteur, quoique affligée d'une légère claudication, conserverait l'usage de Bes deux jambes.
C'était le maximum - et même davantage - de ce
que la jeune fllle avait ardemment souhaité pendant
de longs joul's. Et elle pensait, malgré elle, à oe qu'on
appelait durant la guerre • la bonne blessme •...
Mêmo devant les amis, qui délllaient sans arrêt boulevard de Courcelles, il lui était. impossible do contenir
sa joie, débordante et pr€sque déplacée, parfois.
- Mamun n€ VOl€l'll. plus ...
Elle annonçait cela avec un radieux sourire, et d'aucuns no comprenaient pas qu'ello so réjouit il. ce point
d'un aussi fflcheux événement. Ello éta it d'ailIours la
se ule personne à s'en éhilud ir. Los visiteurs arboraient
tOIlS une mine de ci rconsta nce, pénétréo, compatis·
sante, et l' épais cout"l'ier de chal1ue jour ne contenaIt
guère que de véritahles lettres de condol6ances.
La plus 6mouvante de toutes ces missives était celle
qui émanai t de l'uvlatr'lco el1-m~(J,
et que celle-ci
avait écrite ù sa Olle, OU lendemnin de BOn acclden,t..
Elle portali Je timbre de la posto a6l'ienne ; et ce
long cri de détresse, ql1i avait traversé plusIeurs ciels
pOLIr venIr éclater SOI1S un toit pnrfsien, avait déterminé dans le cœu r de VéronIque de bien curlenses
r~
gonl
nces.
Il Je soullre t1Ioralullcnt biw P'us ql/c physiqllcmtnt.
l,a choir e~ · t vulnérable, mais l'esprit l'l'st bien clavan-
toge.
/( Je me demande co mmetlt l/n raid allosi triomphol
~tre
interrompu cl 'aussi stuPide fafon. Un appareil
a fm
�74
FILLE
D'AVIATRICB
comme « L'Oiseau Mauve)) ne tombe pas 1 Il survole
lout, méme les Pires tempétes. Je ne comprends pas ;
j'ai dti avoir une défaillance. Quoi qu'il e1t soit, j'ai
brisé ma carrière en mtme temps que mes jambes. Je
ne serai plus rien qu'une pauvre femme estropiée ... ))
- Mais non 1 s'était écrIée la jeune fille Tu seras
encore une mère, nullement diminuée. Une maman 1
Et 00 titre, pour une femme, est bien plus enviable
crue n'Importe quel autre
Miss Right - vieille tille mélancolique - à quI Véronique lisait la lettre, avait approuv6 gravement du
che!.
Mais le ton désolé ckl la lettre se taisait, un peu plus
loin, désespéré :
« •.. La mort, je crois, eM mieux valu que cette déchéance. Je n'ai maintenant Plus rien à esPérer de la
vie ... ))
Encore une tols, V6ronlque, Le vIsage en larmes,
s'étaH cabrée :
- Se peut-il que l'orgueil n.veuglo à 00 point mn
chOre maman 1 Plus rIen à esp6rcr de la vIe ... Mals
elle n'est pas encore aleule ... La Jol-o de faire snulier
sur seS genoux des petits enronts, olle ne l'a pns onCOI'C goOtée. Quoi 1 C'6tait
donc seulement parcû
qu'une toulo d'Inùlftérents J'aplnudlssalent que ma
pauvre maman trouvait du charme li l'cxistence T D6sarçonn6e, ln brlllante « Amazone des nuages » salt
bIen que tous c-cs gens vont sc déto urnel' d'ellc, et
cette perspective lui est Insupportahlû. Dée1dhncnL, la
gloire est un poison, un stllpéflanL qui vicie les m6ni nges ct atrophl.c les plus bcnux in stincts 1 car elle
oUbll.c, ma maman bl<m-nlméc, que les temmes - non
plus qlte les hommes, d'u1Ilelll's - Il 'ont pus {>té créés
ou de hauteur. La
pOlir battre des recorcls dû vlte~sc
belle o.rrulro, qllO NI nom de l\lme MI1Jon 110 llgure plus
dorénavant dans les joumaux 1 Le rythmQ de la. spMro
�•
f'ILLE
O' AV IATRICE
75
qui nous porte et des astres qui to urnen t autour ne
s'en trouvera nullement modjfié, Tandis qu'il y eut
quelque chose de changé - si peu que ce fût - dans
l't>space et dans le temps, le jour où Mme Majon a
mis un enfant au monde.
Miss Right, à l'audition de cette véhémenw diatri.
be, avait joint les mains, épouvantée :
- Véronique ! On ne critique pas ses parents, mon
enfant. ..
Il n'était plus du tout question de s'en aller en
vacances, Roger lui-même, dont les cours venaient de
tinir, en avait pris son parti. Véronique, qui espérait
revoir tôt ou tard Gaston Fore-au, triomphait do nc
sur toute la ligne, Car la jeune fi lle n'avait pas le
moins du monde pris en considérntion les révélatio ns
d'I'.ntoil1e, Elle pensait simplement que le soi-disan t
demi-frère de Gaston était son ennemi, et que les con fidelloos qu'il avait taites au compositeur revêtaient la
lorme de vill's ca lomnies.
Son Gaston , inculpé dans une affa.ire d'escroquerie ?
Allons donc 1 Antoine Glflo serait le premIer il changer
d'avis quand 11 connaltrait l'homme qu'était Gaston,
Cependant, la Jeune l1lJc s'étonnait un pe u de n 'a·
voir ~u
aucunes nouvelles de son ami depuis sI
longtemps. Il y avait exactement trois semaines qu 'elle
ne l'uvait vu, et, il part le petit mot qu'un inconnu
lu! avait remis peu a.près leur dornière rencontre, rien,
pas le moindre signe de vie no lui avait été donné
par le jeune homme, qui pOt la rassurer il son sujet.
Naturellemont, l'occident survenu il sa mère avait,
pend:mt quelqllo temps, accaparé tOlltes ses pens~,
Mals, Il présent, le souvenir de l'élu s'imposait de nou·
v nn i\ elle avec une impatiente Insistance. Elle voulait 10 revoir, il tout prix; et si la chose était moment.an6ment Impossible, suvolr au moins ce qu'il devenait..
AntoIne, seul, aurait pu luI OtTe de quoIque secou rs
en l'occurro.noe : il eût été de sa part aux nouvelles,
50 serait renseigné, A une source plus sOre, cette toJs .. ,
�FILLIl
tl 'A Vl.\TRICI
Mals 11 ne revenait toujOUl'S pas ..
Ainsi, Véronique, lucide en ce qui concernait sa mère,
était totalement aveugle pour elle-même. Et cette cécité
devait bientôt prendre des proportlons inconcevn,bles.
Un dimanche matin, alors que la leune Hlle et Bon
frère s'apprêtaient à aller à la messe en compagnie
qu'elle
de l 'institutrice, celle-ci annonça ;1 son él~ve
venait de recevoir une lettre de M. Majon .. .
Voulez-vous que je vous la lise ?
- Pourquoi, Miss Rlght ? Elle me concerne donc ?
- Elle vous concerne, en effet, mon entant, ainsi
que votre lrfre.
- Dites-mbt ce qu'elle contient en substance, Miss ;
papa a un style embrouillé, absolument horripllant.
et déploya un vé~in
L'Angla..lse mit ses IU!Jet~s
blanc :
- M. Malon me dit qu'lJ a. rejoint votre maman ...
- Cela. je le savais.
- Et que tous deux vont aller passer un mols à
Miami. C'est là que votre mél"a o.chèvcrn. sa convalescence ...
- Mals je saIs tout 0010. 1
- VoieJ maintenant le passage quI vous intéresse.
J e préfère le Ure:
« Je tiens, Miss Ri,r;ht, li ce que 1'OtlS partiez dans le
Plus bref délai pour l'~nge/r
avec 11's enfants , qui
ont besoin de grand aIr, de la meT et de repos aussi,
les cheTS pl'tils. Pourquoi res/cr d T'aris, flendan/ les
chalclITs, ct ne PliS profiler de' la belle saiSOn, comme
VOliS me le laissez e'1/endrc dOlls VotTC dernière le/tre,
ce qui reste· pOlir moi Utl lnystèrc indrcltiffrable et me
c(wse du souci? Je compte dalle sur 1'0IlS, Miss nigllt,
pOlir l'xéclI/cr cet otclre que je tle dO"lle qll 'Cil vile de
la sanlé cie 1tII'S cPlfanls ql/c j'em,jsllJ:e (lvant tou t, ,t
dt la v()lrc, également, je Sll/JPOst. Je ...
- Compris, Miss ntght, 1nLerrompit Vc\l'ontquo avec
ennuI.
�FlLLi:
l'AV1TJtI~i
77
- Je voulais, ma chère entant, que vous sachiez ...
Roger surgit à cet instant :
- Et moi aussi, il fallait que je sache. J'étais à côté,
j'ai entendu. Alors, on va partir bientôt ?
- Peut-être ... laissa tomber la jeune fille.
- Il n'y Il pas de peut-être. Il faut obéir à papa_ Tu
ne· vas tout de même pas t'obstiner plus longtemps.
Tu le reverras à la rentrée, vu, ton amoureux. _.
Véronique, les joues empourproos, fit face à son frère :
- Que dls-tu ? Qui te permet 1.. . Et d'abord, comment sais-tu que j'ai un ... ce que tu dis ?
Le collégien prlt un air comiquement blasé :
Bail... On cannait lu vie 1
- Imbécile 1
- Tiens 1 On dirait que j'ai touché justo
made.
moiselle a accusé Jo coup.
- Tu m'ugaces. Tais·toi 1
- Hain 1 Misa nlght, c'est tout de même beau la
&:\ence déductivo. Sh€rlocl< Uoll1l.C1I n'était qu'un dé·
butant à côté de mol.
MS rai·
- Mals vas-tu 10 taire 7 Il l'n'ex.a1lpère I.V~C
sOllnements de gllTnin prétentlQU1\:.
- MademoIselle sc ttlche ?
- Tu rn6riterals une paire rlQ gifles ...
- Mes en rp.nts, je vous en pr[.e 1 intervint Miel!
de
ftI gll t, concl1iuntc. Dans tout ceci, il n'y a. p~:s
~uol
fouetter un chat 1 (L'lnstltutricc collectionnait
!.es li()'Ux communs, qu'elle pnmait pour l'expression
la plus pure de la. langllo française.) Pour l'instant,
allons à 11\ malis(=) : il st l'tlt.lUrt.
�78
FILLE
D'AVIAT RICE
CHAPIT HE X
A Saint-AU€ustin, une surprls e attenda it Véroniq ue :
Antoine Giao avait repris sa place à l'orgue. Après la
messe, il s'en vint saluer la jeune IUle, comme à
l'accout umée, sur les marche s de l'église.
que d'habitu de dans sos vêtemen ts
Antoine, plus p~Je
de deuil, ne put maflris er son trouble quand il ~
sa charma nte élève, Il balbutrouva en présenc e d~
tlaJt, dos gouttele ttes de sueur porlai en t à son front
haut, un peu foyant, et des ondes de chaleur pasien~
sous sa peau, qui lui faIsaien t tour à tour un vlsu.ge
blême et roug.l6sant.
Il sc scnta.lt parfaite ment ridicule , et les condolé ances de la. jeune t1l1e arrivère nt rort il propos : elles
lui [>6nnlrent, en ôve1l1ant dans son cœul' un chagrin
mal assoupi , de retrouv er cette physlon omio grave,
tm1ts sans
1JU1, à délaut de ch:1rme, donnait à ~s
grAee un réel intérOt.
voix
]0 vous remercJ e, madem oiselle, dlt·n, d'une
émuo, ,e sais que vous compat issez ...
sûr, Monsie ur Glao . Je mc
- Vous pouvez en ~tre
dont cie ce que cela doit t!tre.
Il releva la. têto, aspira longuem ent.
Jour·
- 1'a1 eu vMt, eomme l.o11t 18 mond.e, pal' 1~\
...
vicl:lm'l
été
Il.
mère
votre
dont
naux, de l'ruocldc.nt
rI.ne que tout !!'est J)<l5s6 pom 10
- VOU!! lInv~z
mll"Ux.
�,
FILLE
0 'AVIATlUCI!
79
- Pour le mieux ? s'étonna-t-il involontairement. Il
est certain qu'un{l pareille chute aurait pu avoir de
pires conséquences 1.. .
- Maman est condamnée à ne plus faire d'aviation 1
dit-elle sur un ton de confidence, avec une mine ravie.
' Il sourit. Lui comprenait.
- Venez jusqu'à la maison, proposa Véronique.
Antoine ne demandait pas mieux. Réglant son pas
Sur celui de la Jeune fille, i} s'achemina avec une joie
contenue mais évidente vers l'hOtel Majon. Miss Rigbt
et Roger suivaient à quelques pas.
- Le piano ... Avez-vous travaillé un peu 7 oo:manda
le jeune homme pour dire quelque chose.
- Pas eu le temps.
- C'est vrai 1 J'oubliais ..
Ih; n'échangèront plus une parole jusqu'à ce qu'ils
fu ssent arrivés. Les rues étaient désertes, déjà. Des
groupes d'{}trangers passai<lnt, le kOdal, au fianc :
ParIs aVilIt revêtu son aspect estival : c'était, pour
un mois oooor-e, un<l grande ville de province, pleine
de monuments que l'on visitait.
Qua.nd la portle fut ouverte, le compositeur ne put
s'empêcher de demander, sans s'adres5&r spécialement
à Véronique :
- Comptez-vous partJr bientôt cn vacances 7
Miss Rigllt prit un air gê.né, noger fronça les sourcils, ot, comme la jeune fille, pas plus que ses deux
compugnonl!, ne lui r6pondaH, Antoine vit bien que la
question qu'il venn1t de soulever malencontreusement
étalt toujours aussI éplnouse.
- Entrez, fit VE:1ronlque, en ouvrant la porte du
salon.
Il en tra (rt clio le sui vit.
- Noul! avons pas moJ da chose! à nous cUre ... r~
marqua la QUe d'Agnès Majon.
1e 111 luppose.
- Que voul&z-vOUl! dlN! 7
- 1. ptDl!e que c'est VOIlS quJ a.vez à me parler.
Mel ...
�l'ILL!
/)'AVIAT RIH
estimez en a.voir suffisam ment dit
- Ou plutôt, écrit.
Véronique ôta son cbapea u ; puis, elle se jeta dans
un fauteui l et secoua, d'un air de défi, sa. chevelu re
bouclée.
- Je ne vous crois pas 1
- Cela ne m'étonn e guère, arn.rma-t-ll avec tristesse .
11 vous faut des preuves tangible s, palpabl es ?
- le ne velL'C pas de preuves. le demand e simpl.ement que l'on nc me dispuw pas un bIen minœ "t
fragile bonheu r.
- Vous redoute z l'éviden ce ...
- Ma foi non,
II prit son temps, comme on calcule son éian aVllnt
de franchi r un obstacle . Puis, brusque ment :
- Vous n'avez pas lu les journau x da œ matin ?
- Pas encore.
Je m'cn doutais ... Eh bien, lisez oocl.
Il avait 5O I'ti de sa poche un quotidien, qu'il tendéplié, à son interloc utrice. Lentem ent, celle-ci
1 dit,
parcour ut un titre qui s'éta.lai t, en granùoi i capita1e f.
premièr e page ~t sel. yeux s'agran dirent...
Bllr 1
VOUS
-
-
Oh 1
C'Nait un gémisse ment plus qu'une oxclama.Uon qni
erltr'ol1vert,.es.
de ses J ~vre6
s'nlait échap~
Vu journal , son regard glissa vers le mlliquo têtu
ct morne de Glao, qui sembla it dire:
" Je sais ... J() [Jour6uls ma. t3.cho Impitoy able et saIvutrlce J' ellcours votre balne par amour pour voue .
, mais Illl'imp orte 1 •
.l e sal~
Il reculu souùaln : J~ Journal , lr01656, chttConné, lui
était arrivé en plelno figure, uvee dès mots blessa.nts,
pltr des petits dentM aJgulls
à anglpg vU,;, coupéS n~
que d(-('o llvl'ait 1111 rictus doulour eux :
- Bourreau 1 Olsenu de mnlhilur... Vous Gtee eon~t.
malntl'I lant. Sortez 1 Partez ... Je ne veux plus vous
voIr 1 e'e!!t luI 'Ille J'aime, malgré tout. Vous, J~ vous
rl6teste 1 Mni!!, ct n'-est pUR vrai, on .'e t trompé, Il
n'cst P(l5 COllpllhl(l .. .
�FILl.a
al
D'AVIATlUC2
Elle se mit à hurler, les poinrs serrés, trépignant
d'une rage presque enfantine :
- Je témoignerai... Je dirai.. Je veux l~ sauver 1
Il est victime d'une infâme machination 1 On lI'acharne à le perdre, mais ... Oh 1 que Je souffre, mon Dieu ...
Elle s'abattit sur le canapé, le visage enfoui dans
se:; hras repliés, ses minces épaules toutes secouées
par de grands sanglots.
Dans le gémissant silence, la porte grinça, et la
longue sIlhouette de Miss Right apparut. Oerrlèr. elle
se trouvaIt Roger, le visage attentll .t inquiet.
- Mais que se passe-toi! ?
Antoine désigna d'uil geste vagua 1. lournal, pull
Véronique.
- Cri vous expliquera ...
L'Anglalse alla s'agenouiller près de son élève qu'elle
entoura de ses bras :
- Ma chère enlant 1 Ma pauvre petite ... Pourquoi 7
Hoger, u'un pas hésitant, pénétra à son tour dans
la pièce. Il jeta un coup d'œil au musicien - qui se
tenait, tlite basse, comme un coupable, au mllicu du
sa.lon - puis il se pencha sur le Journal, qu'il examina curlcusement. Le titre qui avait bouleversé sa
sœur attira tout de suite son attention :
Trois individus masqués al/aquent tlne banque. Deux
d'entre eux .,.éussissent à s'etlfuir, mais le· troisième est
SOIIS les l/errOIlS. Il s'agit d 'un dangereux individu du
nom de GastOIl l'oreall, clit Il Le beau Gaslon )).
Roger, avec un flegme étudié, se redroisa sans bâte,
d'Antoine.
ct chorcha 10 regard contrit, éperdu,
- C'élalL lui T
Le musicien ab:tlssa ses paupl us 8ur scs y.u.'\: brUiunls de lurmos à gl'and~e
r.tenuei.
- Helas 1 dit-il dans un soufll4l.
6
��DEUXIEME PARTIE
��~'/Li:
D'AVIATRiCE
81)
CHAPITRE PREMIER
Véronique rabattit sor le mur fratchement recrépi les
volets de bois de sa fenOtre, Qut claquèrent Joyeusement. Lors, le chr.wd soleil entra à flot dans la petloo
plùoe, taplsséo d'un naï! papier peint à fleurettes qu'ornaient quelques gravures reJJgleoses - et meublée
d'un lit de bois haut perché, d'one armoire Louis XV,
d'un prie-Dieu, d'une table ronde et de deux chaises
recouvertes d'un velours pussé.
La Jeune /llle, sous la brOlante caresse de l'Astre,
cligna les yeux, Jlt une grimace l1eureuse. Elle s'attarda un 1nslant à la renOtre, les bras écartés, la ~te
renversée en urrlllre, ofCrant son cou long et blanc à
Ju péll ét rlulte morsure dll soleil. Pui s, avec une moue,
clio refe rma les deux batulnts vitrés, tira les rideaux
de mou sse line, légers comme des voiles de mariée,
dont les longs plis courbes se croisèrent ; ensuite elle
s'étira, Il batllant, ses bras ronds et poilS soudés fL
sa nUC]l1o comme les doux anses d'une amphore.
Véroniquo séjournait li la campagne, à qu())que trois
�86
FILLE n'AVIATRICE
cents kilomètres de Paris, chez sa vieille marraine,
Mme Cousin. La petite localité, où cette douce et charmante femme vivait à l'ombre d'un clocher sans style,
se nommait Grouilly. Elle était sise dans la Mayenne,
non loin de la rivière du même Hom, qui anime sur
son parcours tant et tant de moulins ...
La Jeune f1lIe passa dans un petit réduit attenant
à sa chambre, ct 1lt une toilette hâtive : l'eau était
si froide 1 Mais elle prit tout son temps pour procéder à sa coiffure, se mirant avec complaisance dans
la glace à trois faces, dont l'envers présentait un
tryptique champêtre : la « Balançoire ", le « Retour
du troupeau », et Je « Hepus sous la tonnolle -.
Tout cela remplissait d'un ravissement ému Ja jeune
Parisienne. Tout cela, y compris u L'Angelus» de Millet du devant de chem inée, et la descente de lit achetée à un colporteur arabe, su r laquelle on voyait des
minarets roses s'enlevant sur un ciel outremer, des
hourricots à. Jo. robe safranée, ct des femmes voUées
qui ressemblaient à de gros !\acs de farina.
Maman Cousin - c'est ainsi que Véronique appelait aussi sa marraine - qui était gaie comme un
pinson, sc plaisait il imiter le ms de l'Islam qui lui
avait vendu cc chef-d'CCI Ivre :
• Ça, Madnm', tu vois, c'cst yoll tapis. Tout Jalne
ct soie, CJl1 'y cn a pas deux parei Is dans toute l'AlséMc. Et p111s, pas sèro ... Tlcns, Madam', tousse voir Jo
yoll tapis. Doux au pied comme il. ln. main, tn sais 1 »
La promlére fols que l\.Jme Cousin Il valt déployé, à
propos de l'Arube, ses talents d'imltnlricc devant sa
IIIJeule, celle-cl était partie d'un fou rire quI l'avait
laissée pantelantr, lncrLe, les maxfllalrcs broyés. Et
depuis, chaque soir et chaque matin, quand elle foulait de ses pieds nus tcs minarets, les bourricots et
les sacs voilés, les paroles chantantes du marchand, comiquement tmnspos6cs par la mullclellsc murrulne,
revenulMt à ses orcllles et la frusalellt sourire.
Trois petl ts CQnps dlser tfi fllrent truflP(og à la porte
de 11\ chambre ; ct une volx étonnamment Jeune, que
�FILL.Il
O'AVIATIUC.E
87
l'on e11t prise volontie rs pour celle d'un entant, lança :
- Le petit déjeune r est servi J
- Voilà, marrain e, je viens .. répondi t Véroniq ue qui
entllalt ses bas. Bonjou r, maman Cousin J Vous avez
bien dormi ?
- 1"ai eu des cauchem ars, mon enfant. Je rêvais
que j"étais hironde lle, et qu'un génie malfais ant, après
m'avoir capturé e, se servait de ma queue bil1de comme
d'un lance·pl erre, à seule ftn de tuer mes semblab les 1
Affreux Supplice 1 1'ai beaucQup souffert dans mon
cœur d'hiron delle ...
La Jeune fille rit aux éclats.
- Je vous crois. 1\'l ais entrez donc 1 Je ne sais où
rai la tête pour ...
Elle ouvrit la porte et sauta au cou de Mme COll sin,
petlte personn e menue, aux traits spiritue ls, au geste
vif que l'on devinai t toujour s trottina nte et occupée.
- Viens vite, mon enfant, le calé va rerroidi r.
Elles descend irent eni;6mb.le l'escalie r roide, hien en·
callstlql lé mals sans tapis, où la crainl.e du faux pas,
fi cllaqlle marche , lalsait courir un lrisson clans le dos
de V6ronlque, mals où maman Cousin semblai t voltiger, et elles MnNrè rent dans La petite salle à manqu'égay ait un clair mobiremplie de ~Ieilrs,
~er
lier en pitchpin .
Maria, la femme de ménage . une corpulo nte matrone de • Chio • (Châtea u-Gonti er), était déjà au traval!, frottant cI'un bras puissan t un petit buffet orné
de pomme s et de pampre s somma irement sculpt6s.
Il la vue do la Jeune Olle, elle s'interro mpit, arborant un sourire 'panou! :
- Bonjou r. Maùem o.lselle Véronique.
- UonJour, Maria.
- Comme ça, vous voilà debout de bien bonne heure,
ce matln J
Lu Jeune IllIc, par réflexe, jeta un coup d'œil au
• Carillon Westmi nswr ", placé ù contre-Jour, près de
la !onOtre, et quI éUtit bIen près d<J chanter huit heur~lJ.
- Monsie ur lJroquln , l'institu teur, doit venir me cher-
�flLU
»'AVIATRIOn
cher, dit-elle v1~rw.ent
NoUi. allons faire une promenade en bi cycleU9.
- Ah 1 Votlà ...
- Un. tartine, Véronique T interrompit maman Cou810 aViC une pointe d'impatience.
Lea façons familièrefi de Maria lui déplaisaient souverainement ; mais la brave femme avait par ameurs
de li grandes qualités, que sa patronne était bien
obligée de paSier snr un défaut aussi bénin.
Le carillon se mit en branl e, ct dereche f, la sonnette de la grille, tout là-bas, au bout du jardin, retentit.
Maria se précipita., et Mme Cousin, sans s'interrompre de beurrer une tranche de pain, remarqu a
- Il e ~ t 0. l'heure militaire 1
Un pas d'homme résonna sur le carrelage du vestibule.
- Entrez, M. Broquln... Comment allez-vous T
Un jeune homme rougi ssant, 10 che f couronn é d'uno
ch evelure Iris6e, le cou engoncé dans un atroce fauxcol, et portant so us son nez retroussé - fi. dessein,
semhla lt-il, pour qu'e lle fat plu s en va leur - une
petite moustache qui de va it être l'obj et de so ins con F.tants, se présenta, un peu gauche, visiblement intimidé.
- Mndam o... Mademoiselle ...
Véronique lui donn a un sportIC shake-hand, et Mmo
COll sln, que son embarras m ettait en verve, l'empoigna pa r Jes épa ul es et le contraignit il s 'asseoir dans
un e hergl!re n rotin garni e de cou s~ in
s.
- l'ta is, r.lo.darne ... Jo vai s avoir l'nlr ù'un p Ut chi en
de luxe, là-dedans 1 dit tl avec 110 esprIt quo no
la l!\salt null ern cnt pr{>volr so n aspect COcasso.
- Vous a urez l' a ir de ce qu e vous voudrez, ma ls
vous prendrez bien lIn e tasse do ca fé an lnlt avec nous 7
- J 'I\I d ('jc
\ln
~.
Mada me.. .
- Je n'c n doute pas ; cependa nt, fJ\l anCl on est jouno
il f/lllt ùlon ma nger. Et puI s, tous los doux, vous nll f'z
pédaler pend a nt des l<ilom{)trcs 1 Où nll ez,volls, nu tait 7
-
A Salnt
- C ~ n'r
.
�FILLE
n'AVIATfUCI':
89
- Parfait. Ce n'est pas loin ... Vous serez clonc rentrés
pour le déjeuner.
- Sans aucun doute, Madame.
- Surtout, mes enfants, si vous visitez les grottes,
COl1vrez-vous bien : 11 y fait un froid de loup 1
- N'ayez craInte, marraine.
- Vous pouvez y compter, Madame.
- Une tartine, M. Broquin 1
- Mon Dieu ...
.. " ..
Sur la route noire et luisante, Véronique et son compagnon pédalaient ferme. Le long ruban goudronné
était, 1usqu 'à l'horizon, zébré régulièrement par les
ombres droites des peupllers, et dans les côtes, les deux
cyclistes - c'était la jeune fille qui en avait tait la
remarque - avaient l'impression de gravir un escaIler.
nepnls trois semaines qu'elle était ù Groullly, VéronIque sortait seule pour la première 10is avec Firmin
Rroquin, le jenne instituteur adJoInt, dont elle avait
fait la connaI ssance CIHlZ le directeur de l'école, un
viril nml de sa marraine. Ce n'était pas pour elle un
évènement, cllr Firm ln ne la troublaIt guère, mais en
ce qui le concernait, luI, c'étaIt quelque chose d'assez
comparable à un év6nement ...
La pcrsonnallté des parents cl<l la jeune Jllle, d'abord,
llll en fmposalt. Bien avant de taire la connaissance
de Véronique, 11 connaissait de nom Agnlls Majon, la
grande avlatrlco, et Tri stan Majon, le chanteur, qu'il
avait ml' mo ent('udu il. l'Opéra-Comique, lors d'une
des rares vi sites qu'l! avait faites à la capitale. Or, ces
pers,'1n nages fumeux, autrefoIs, semblaient Inaccessibles
ail petit Instituteur de province, et on l'eOt bien étonn6
s i 011 luI o.yolt dit qu'un jour, 11 parcourrait les routes
�90
FILLE
D'AVIATRICE
de la Mayenne en compag\1ie de leur fille. Car Mme
Cousin était très discrète, et, hormis le curé Déloise et
Mme Gravon, l'épouse du directeur de l'école, personne
à Grouilly ne savait que cette modeste rentière était
une vieille amie des Majon.
Le tragique accident survenu à l'aviatrice avait tait
du bruit, comme partout, dans la petite agglomération.
Et puis, voici qu'un jour une élégante demoiselle était
arrivée - c'était un samedi - avec des tas de bagages, et s'était Installée chez Mme Cousin. Le lendemain,
elle s'était montrée à la grand'messe, suscitant une
curiosité bien compréhensible : les distractions sont
rares à Grouilly. En outre, on était en septembre, et
d'ordinaire, ce n'e5t point ll. cette époque de J'année,
que les Parisiens honorent de leur présence le patelin
perdu qu'est Grouilly. Ore!, les langues, ll. la vue de
VaronlQue, ne manquèrent pas de fonctionner, et lors'lue la vérité éclata, ce fut IlrI ébahissement général :
- - Ln. nlle d'Agnès Majon 1
- Ah 1 l3(1h ...
- Mals alors, Mme Cousin ... Elle ln connalt 1
La marraine de VéronIque, brnSQuement, s'était vue
entoUT<lr d'une considération des plu!'
distinguées.
Quand on la rencontrait, on lui adressait de petits
sourires complices mals dérérents. Et lorsqu'on pouvait lui parl'r, on ne m<l.nQllalt p()~
do Caire afJl1sion,
à mots couverts, en y meltant beaucoup d formes, 1\
ses hautes relat ions. Mals dans son dos les patati
et les pat.ata allaient bon train ...
- Elle nOlis avait toujours cuché ça ...
- Tout dl' mOme, cette Mme COllsln, qui eOt cru ...
- l'our mol, clle pst de III ramille... Une parente
éloignée, sans doute. Vous ne trouvez pas que lu jenn<l
IIlIe lui ressprnlJlo ?
- Si Agnl!s Majon pouvait. venir Ae Oxer li Grouilly,
volln qui altlr rait dll monde duns ln commune ...
- Et du l>C<'l.U mOl-lde 1
- Oh 1 pour ça, j'avulfi toujours (lit QlI<l Mme Cousin
avnlt r1C1\ manlllrc8 uu-desslIs de sa condition.
�FILLE
D ',\ VIATRICIl
91
Firmin Broquin, en péda lant à cOté de Véronique, se
rémém ora it av ec amusement les propos qu'il avait entendu t ~ nir
aux Grouill ais, qu elque quinze jours auparava nt, s ur Mme Cousin et sa OUeule.
Lui auss I, comme tous les je un es gens du pays, a ·" tlt
admiré, dès le premier jour, la bcauté délicate et l'élégan ce de la j eune till e, Et un soir, il l'avait rencontrée
chez son dire cLeur, • Ell e » avait da igné lui adresser
la pa r ole, prendre que lque intérêt à ce qu'il avait lIit
tou cha nt son in g ra t m éti er, Al ors, tout de suite, avec
ferve ur, il était tombé amoureu.."'{ de cette jolie créat' 1re, qui a rrivait en droi te llgne de la Ville Lumière,
ct don t les pa rents émient campés sur les cim es altlères
de lu gl (l il'c.
Il s s 'él:ll e nt revus assez fr éq uemm ent - l'école, ('It)
F'irmlll flr é pa ra lt la r<;? ntrée avec M. Gravon, était situ ée deva nt la mai so n ri e Mme Cousin, il n'y avait
qu'u tra ve rser la rue po ur s 'y rendre ; ct un jour, l~
jClll\e ins tltll te ur a va it cu l'aud acc de proposer il Vér oniqu e un e' prom enade en bi cy clette.
Ell e a va it acce pté - 0 Joie 1
et voi ci pourquoi
auJollrd'hui...
- r.l on5ieur fJr orjilin, je sui s un peu fa tigur.e. r\e
pOl1l'rl OnS-no lls pas nous reposer un In stant ?
- Ma is ~ r la i nefncnt, Ma d emoiselle.
Il s mIrent fli e d ft t r rl'e. L' om br c ù'un pommier touffu,
s ltll é a u mili cu d'lin cha mp où pa issai ent quelques
vaches noncha la ntcs, a ttira la Jeun c []lI e.
- J. A, n O ll S se rion s bien ...
- Î.omm f.' vous vn udre'7., Made mo iselle.
Il l'alll'nit Ruivl c Il'importe où, so serait assis li milnl e la route - usse z peu fréquentée à vrai dire s i t.ol aVil it été son bon plai s ir. Elle le savait bien ;
aLl ss i, cet nm ollrcll x, so umi s d'ava nce à tous ses caIJl'icc!î 1111 ru pp cla lt-il AntoIn e Glao . Or, pour sI parado xa l qll e ce la pui sse pa rn.! tre, cc rapprochement ne
lui d pla isa it po Int. l ' ra i!lo n profonde en était que
sClll, 1 type d'homm o auqllcl appartenaient Antoine
et FirmIn pouvaIt convenIr à son caractère entier,
�FIl.LE
O'AVIATlHeE
foncièrement indépendant et volontiers dominateur. Et
sa désastreuse idylle avec Gaston
Foreau, même si celle-ci avait été viable, eût abouti en
se prolongeant à un fiasco complet. Mais, de tout ceci,
elle n'avait pas la moindre idée, ou plutôt si : des idées
fausses, comme toujours.
- Vous êtes bien? L'herbe n'est pag trop humide ?
- Mais non. Je suis parfaitement bien : je respire,
le ...
- Vous n'avez pas soi! ? J'aurais da emporter de la
boisson dans ma boutoillle isolante ...
- Je vous assure que je ne suis pail le moins du
monde altérée.
- Quelle chance 1
- Ces prairies me font penser à l'Anglclierre ...
- C'est vrai, vous m'avez dit ... Vous y êtes restée
longtemps avant de venir ici ?
- Un mois. J'ôtais là-bas avec mon frère ct mon
institutrice ...
- Ils y sont restés, peut·être ?
- Non. Ils sont à Paris. Mon frère va entrer en rhétorique; et comme il n'est pas très ferré sur les mathé.
matiques, je lui a! conseillé dc prendre quelques leçons partlcul1ères avant la. rentrée. 11 se présente l'an.
née prochaine au bachot...
- Ah 1 C'est vous Ciui...
- Olll, c'est JOol. VOliS comprenez, mcs parents sont
am, Etats-Unis, alors ...
- Evidemment.
Véronlquo arracha un brin d'herbe ot se mit il 10
mordiller, !<lP yeux perdus 011 loIn.
- Il est certnin, reprit Firmln, que vos parents ont
des pr6occupntlons ...
- D'un autre ordre, en erret. Mals, en c (Iu! concerne
maman (les yellX. de la jeune 11lIe étlnccU'rent), c'est
llnl.
il est probable que
-
FInI?
- Eh hien, oui : clic ne fera plus d'nvln.t1on. Donc
elle aura un peu plus 10 tomps de s'occuper de nous.
�FILLE
O'AVlATRlCIl
93
Le jeune homme jugea bon de ne taire aucun commentaire. II comprenait confusément que la filleule
de lVlme Cousin, au lieu de déplorer l'accident qui
avait mis tIn à l'éblouissante carrière de sa mère ainsi qu'il aurait été porté à le croire - le trouvait
presque opportun, au contraire, et ce pour des raisons
qu'elle ne cherchait nullement à dissi muler.
- Notre petit pays vous plaIt ? demanda-t·il pour faire
diversion.
- Assez. Je vous dirais que j'y suIs venue pour prendre un bain de silence ...
- Votre séjour en Angleterre ne vous a pas suffi?
- Nous étions à Brighton. Un monde fou ... Non, ce
n'était pas le rêve, pour moi tout au moins.
- Se peut-il qu'une jeune fille comme vous, de va·
tre milieu, éprouve le désIr de fuir le monde ? J'aumis cru ...
- J' ai eu des ennuis.
- Votre mère ...
Elle sauta sur l'occasion
- Précisément.
Un gendarme arrivait sur la routo, pesant méthodiC[uemMt Sur les pédales de son vélo. Ayant aperçu les
cieux Jellnes gens, Il s'arrêta., couclla sa machine dans
lu fossé et villt vers eux.
- Bonjour 1<1 compagnie 1 MademoIselle ... Monsieur
UrorJuln ...
L'lnstiLu!Jcur sauta sur ses pj()ds.
- Monsieur Gentil 1 Qu'y a-t-Il pour votre service 1
- MOIl servlco ... mon service... Je crois bion que
c'est plutôt moi, MonsIeur BroquJn, qui vais vous rendt\() se rvIce ...
-
Ab 1
- Oui. Mais atten dez. Il toit cha.ud, Je vais d'abord
rn'()ponger le front... Là. Ça va mieux, fJ. présent.
Le gClld nrlfle sortit de sa sacoch e un petit porteteulllten cui r fallve, assez avachi.
- C'est-y pas Il vous, ça, Monsieur BroquIn ?
- l\1llls ii i, c'est mon portefeuille 1
�94
FiLLE D'AVIATRlCn:
- Je l'ai trouvé sur la route ...
- J'y suis : j'ai dû le perdre quand je me sUis arrêté pour remettre en place ma chaîne de vélo, qui avait
sauté. Vous vous souvenez, Mademoiselle ?
- Parfaitement.
- Tous mes remerciements, l\Ionsi·e ur Gentil.
- Oh 1 dame, y a pas de quoi. C'est bien la moindre
des choses. (Le soldat rit d'un air bonasse). Si les
gendarmes n'étaümt pas honnêtes, alors, il n'y aurait plus rien à espérer de la société 1 Pas vrai, Mademoiselle ?
- Vous avez tout à fait raison, Monsieur le gendarme.
- D'ailleurs, il n'y a que des honnêtes gens dans le
pays. C'est comme qui dirait une sinécure de faire
la poilee par ici. Jamais le moindre vol, ni le plus
petit assassinat : on se tourne les pouces 1
- Il vaut peut-être mieux qu'il en soit ainsI... émit
Firmin.
Le gendarme, qui poursuivaJt son idée, sourit 11l1ement:
- Ah 1 si Grouilly possédtiJt une banque, seulement...
- Qlle voulez-yous diro ?
- Le métier serait moins monotonc, pardi 1 De temps
0. autre, l'établissement seraIt attaqué par des malIa!te urs, et nous autres, on se dégourdirait les jambes
en leur courant sus. Vous ayez bien Vil, il. P:tris, tout
dernièrement, cette ballque du faubou rg PoissonnlOre
qui a été uttaquOc par tles bandits, et musqués cncoro 1
Tout de meme, pour des Parisiens, oc n'cst pas CarL.
Dire qu'ils n'ont réussi à en plncù!' CJlI'un 1 C'est...
Comffi nt s'appelle-t-Il donc '( Gaston ... Enfln, bref, un
drôle de coco, celui-Ill.. On en parlait 111\5 plus tard
qu'hl r avec les collègues ...
Veronique, pâle comme ulle morLe, s'était levée. Sans
un regard au gendrame, clle attrapa le bras de Plrmln,
qui lu contemplait, (:tonn6.
- Partons, vouIeZ-VOlis, dit-olle d'uno voix brève.
�FILLE D'AVIATRICE
CHAPITRE II
L'été tirait 0. sa tin . C'é tait le soIr ...
Dans l' après-mIdI, Véronique avait éprouvé une roolle
s urprise : Firmin s'étlli t décla ré une main sur le cœur
Jurant qu'il étaît prét il tout ;rrronter pour conquérir
le crour e t la main de sa belle amie 1
Elle ne s'y attendait pas ; ct puis, son soupirant
's'était montré si drûle, si comiquement emphatique".
Bror, elle avait été prise d'un fou rire impossible à
mâter, un de ces l'Ires vi . lents de jeu ne mIe, qui éclaten t com m e un orage, et Cont luirè l'éc lair de deux
prunell es pilmées il travers une plul() de larmes.
1.0 mfllheuJ'eux, les traits décomposés, faisait vraifTl Ul\ t plt.cuse figure. Hélas 1 sa mine déconflte alimentait le l'Ire ue la JelJn e fllle, ct ce tte situation menaçait
d'~tl(
Su ns Issue, quand brusquement, l'1nstituteur s'ét.ul t reliré.
Une heu ro a prOs, repenta nte, guérlo de son hilarité
oxcesslve, Véronique était allée le trouver ct lui avait
fa it dos exc uses.
Il s s'étalent qtllttés su r un e poignée de main s, en camara des, lui, défi nitivement Ilxé su r l'ave nir de ses
�il'
96
FILLE
D'AVIATHICE
l'elations avec la flUe d'Agnès Majon ; elle presque
triste, sincèrement navrée de ce qui s'était passé.
A présent, blottie dans le grand fauteuil en rotin de
la salle à manger, la jeune fille souriait vaguement en
se remémorant les événements de l'après-midi, tandis
qu'un peu plus loin, de part et d'autre du poste de
T. S. F. - qui nasillait en sourdine - su marraine et
le curé Déloise échangeaient des propos d'une souriante
philosophie, SUl' la dureté des temps et toutes los petites misères de ce bas monde.
U3 bon curé était des familiers de la maison. Fréquemment, Mme Cousin le conviait avec le ménage
Gravon, à venir passer la soirée chez elle; et ces churmantes réunions - qui prenaient nn partois à minuit
passé 1 - étaient toujours pleines d'entrain et de bonno
humeur.
Mais ce soir-là, les Gravon se taisaient singulièrement désirer, 00 qui ne laissait pas de surprendre
• maman Cousin >, qui Jetait de fréquents coups d'œil
au cartel sans cesoor pour cela de donner la réplique
â M. le Curé.
- VéronIque, tu devrais aller voir ... llnit-€l1e par dire.
On n() sait pas: ils ont peut-êtrc eu un empêChement au
dernler moment. A moins que l'un ou l'autre ne soit
souJ!rant ...
- Voyons, marraine, ils vous l'auraIent laIt savoir :
Ils habitent en lace 1
- La belle nrtalre 1 Tu sais commo Ils ' sont : délicats, un !XlU tormallstes ... 11s ne savent sans doute pas
comment s'en tirer, et J() l,es Imngln<l très bien cherchant en vain une solution cnpnhl fic tout concilier.
- Mals si l'un d'eux est mnluù() 7...
- Raison de plus pour allt>r aux nOllvelles.
- Enfin, marraine, si vous y tellez ...
Véronique o.lIalt se lcvel', 'Tuant! la. 60nnette d(l la
gl'llJ() résonna.
- Les voici, marraine.
- En crret, mon ntbnt. Tr~e
certa1n~m.
Les Gravon n'Ilrncno.tent pas avec eux le jeune Ins-
�FILLII 0 'A VIATRICE
tituteur adjoint. Mme Cousin s'en étonna
- Quoi J M. Broquin n'est pas avec vous ? Je lui
avais pourtant dit...
- Il a un travail urgent à finir, expliqua Ie directeur de l'école, et il m'a prié d.il l'excuser auprès de
vous.
Le regard de M. Gravon glissa sur Véronique, qui
rougit imperceptiblement.
- Beau temps pour la saison, n'est-ce pas? émit le
Curé Déloise en se frottant MS mains.
Puis il tapota son rabat - ce geste, quoiqu'il ne
prisât pus, lui était familier - et alla se camper dévant le post,e de T. S. F. :
- Voyons, dit-il, un air gai, entra!nant, pour saluer
l'arrivée de vos hôtes, Madame Cousin.
- Allez-y, Monsieur le Curé, lança au passage la
marraine artall'éo qu 1 se rendait à la cuisine. Tournez
les boutons, cherchez un pos ...
L'éclatement sec d'un vase brisé rit un trou de 51·
lenoe, bientôt comblé pur l~s
lamontations de Mme Cou-
mn :
- Ton vase, Véronlqu'l\ J Le beau vaee que tu m'as
apporté de Paris J Ah... quello maladroite III lais...
Voyez, Maùnmo Gravon, 11 est brisé en mille morceaux, et je crois qu'on peut perdre l'espoir de le faire
raccommoder...
- 11 me semble, Monsieur 10 Cur~,
que c'~st
le moment du fal'~
marcher la. musique, suggéra le dlrec~ur.
C'O!!t aU!!!!1 mon tH'je.
Des lambeuux d'harmonie s'envolèront. arrachés /lU
haut-parleur pnr l'aIguIlle du cadran, qui Ile Ibn enl1n
eul' Ja volx CilV<JrneUl\e et 1 nte d'un Sfleal(er parIsien :
- ... Après 10 « Poème on forme de poire. d'Eric Sa·
tle, vous allez ontendro • SIllages ", poèmo eympnonJqu<l d'un Jeune compOSllel1r, Antoine Glao.
• [inrm1 IGS camp siteurs modernM, Antoine Glao ~
dlst\Il!'UO pM J'émotion c-nvt', 1 mill.l.ncoll. l're.na'llte
!fui sa dé~n.a
(Ill ...
-
7
�98
FILLE D'AVIATRICE
- On coup€ ? demanda le curé Déloise sans se retourner.
- Non 1 jeta Véronique, qui se tenait adossée raidie par la stupeur - à la porte de la cuisine. Ne
coupez pas, Monsieur le Curé, je Vous en plie.
- Hé 1 Comme vous voudrez, Mademoiselle.
audition , que vous allez en- ... donc, en pr~mièe
tendre.
Le curé s'assit, n'ayant plus rien à faire, tandis que
M. Gravon, debout se mettait en devoir de bourrer sa
pipe. Dans la cuisine, maman Cousin maniait en maugréant la balayette et la p€lle en fer. Quant à Mme
,
Gravon et à. Véronique, elles attendaient cOte à cO~e
l'une froide et indlfIél'Mte, l'autre agitée de pensées tumultueuses, que la mélodie se mit à sourdre de la
bouch~
voUée du récepteur.
Elle débuta, cette mélodie, par un dOistn musical
d'uno grallde simplicité, indiqué en pointillé par les
pizzicati des violons, et bientOt repris d'une façon
plus minuUeuse et plus suave par un bautbois à 10.
chaude volx. Puis les vioions attaquant Je tbèmo à
plein archet, firent déforler de grandes ondes d'hormonios, tnndis qu'il. l'horizon de l'orchestre, l'ornge
ries timbales s'annonç<'l.lt, et que résonnait par 1ntermtttenc<l la volx profondo d'un tuba : conque marlno
ou sirène de paquebot jetant dans le vent qui se lève
un appel anxieux ...
La jeune [me frissonna. Cette mUSique exprimait
trop bien l'inqui6tude haJetonte des départs, le vertige quo provoque le gouffre 1nsondoble, et et menaçant, d<l l'horizon rru1 s'ouvre devant une étrave .
• Sillages ' ... Glo,o 11I1 n tl.vatt parlé, jadis... II dé,'esp6rait, alors, de fa.ire Jamais jouer ~ morceau pas!->ionné, lrlut do S~5
velllos et do 5/1 rêverie native, Et
volei qu'lm grand orc'hestre venatt de lui prêter son
instrument m1l III pIe, Mup1e, puisMnt, et que le3 me·
',ures de son œuvro, muJtlplioos à l'Infini par la. 1:0,.
dlo, s'cu allalect frapper les ore\U~
du monde 1
Véronlqllt', i'Xnlt,so p:lr la mu!\lqlll' de l'lIml qu'c1l
�FILLE D'AVIATRICE
99
avait si impitoyablement malmené, imaginait celuici, sanglotant dans quelque recoin obscur des coulisses.
Tout à l'heure, les applaudissements éclateraient, on
réclamerait, on ovafiionnerait l'auteur, qu'un nabab
emmènerait souper dans quelque cabaret à la mode,
en compagnie de jolies temmes .. ,
Antoine était lancé, Véronique le sentait ; et une
af(reuse désespéranoo envahit soudain la jeune fille.
Sa solitude, à la faveur du triomphe imminent du musicien, venait de lui apparaitre brutalement ; et, dans
un éclaIr, comme un noyé dont le regard affolé fait
le tour de l'horizon vide, elle fit, par les yeux de la
pensée, le tour de ceux auxquels elle pouvait se raccrocher, qui étaient susceptibles de lui prêter l'appui
de leur affection.
Un visage, un seul, lui sourit : celui de sa mère,
meurtrie, abandonnée déjà des foules capricieuses, et
qui devait tant SOuffrir sous la. Cbllpe de silenoo qui
s'appesantissait sur ses frêles épaules.
Mals ce visage attristé lui semblait être seulement le
rollet du sien, un tremblotant mirage où elle ne reconnaIssait que trop Sa propre détresse ... Alors, tandis que
du haut-parleur sortait le créplternant, mêlé de clameurs, des applaudissemellts, elle sentJt que le fin réseau de ses nerfs se relâchait, et qu'olle allait s'écrou·
1er, bêtome~,
comme une petite chose molle, comme un~L'("
(~
chifton qui gllsse d'une table.
- V6ronlque J Qu'as.tu T
-;: 'U ,,'
- Elle va tomber r Elle...
. fi
J
-
M on
-
Ob 1
Dieu r
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100
FILLE O'AVIATRICE
/
<':1-I\l'lTII1::: 1Il
Véronique était lnsto.llée à sa table, devant la fenêtre
ouverte de sa Chltmbre. Su main, année d'un stylo, se
mit ù courir sur la feuille de papier qu'elle avait devant elle ...
MOll cher An loine,
j'ai tant il mil faire pardonner de vous, que ie VOtlS
prie de ne considhu cet/e lettre que C0l1111le une première et infime manifesta/ion d, mon repentir. Il
(C
t(
Elle s'Interrompit, Msltant ft. coucher sur le papier la
phrase qui lui venait maintenant à l' esprit, et laissa
errer lion regard !lur la conr vide de l'école ... Celle-ci,
bientôt, serait tOllto brulssallte de petits campagnards,
q1l1 en 1'1 pnul'~Ivt,
martèleraient le sol de leurs
ial och c5 terrée/! ct s'arrêteraient net, au coup de 511'tlAlt
Ile M. Gravon ...
(lu directeur, la Jeune nlle sentit le
A l'~vocatn
IlItnC nrtlner b. ~5
Joues . C'était Jul qu'elle avait aporçu,
f'n premier, ln vellio an soir, lorsqu'clle était sortie de
/lon l'Idlcille éVl'J..llonl l'lB Il III o.n1,. Il tenait il. la main ulle
�PILLE B'AVrTI:n~1i
bouteille de vinaigre Gt il était penché sur elle, un
genou en terre ...
Ah 1 cette odeur de vinaigre, qui lui rappellerait à
jamais sa falbl€sse, elfe l'avait en exécration, à présent 1
Pauvre M. Gravon ... Il avait dit, quand elle avait rouvert ses paupières :
- Voilà... C'ost f1nl 1 Bien joli, mais bien fragile,
une petite Parisienne!
En taoe, Firmin Broquin traversait la cour, un livre
sous le bras, et Vél'onique se remit à écrire :
cc j'ai entC11du hier, tansmis par la radio, voire bequ
poème symphonique, cc Sillages ", qui m'a produit, fe
7)01lS l'avolle, une très forte impression; et je tenais d
IUre parmi les premiers d VOliS féliciter. N'~tes-vou
pas
11'1017 professeur, et, puis-je l'esPérer enc.:Jre, mon ami?
" Je suis t'rès heLlreuse pour VOliS, mon cher Anloilte,
car le succès que 'VOliS avez remporté hier ...
Elle S'interrompit encore une fols : le facteur, en
bas. venait de s'arrNer devant la grille de • maman
Cousin J.
- Il Y Il Quoique hose pour nous, monsieur r
- Oui. mademoiselle.
- J() descends ...
Lu Joune Illle ôtaJt seule, sa marraine ayant été faire
quelquos courses; or, les trois lettres et le petit paquet
qll() lui remit le (acteur lui étuient do~tlnés.
Des trois missives, ['une, à n'on pas douter, était de
Rog r, l'autre de Mi!>s RighI.. Quant à la trol1!lème ... et
au poquet QIII pOl'tnlent d'ailleurs la même écriture .. .
« On dlraiL .. , • murmul'a Véronlque, un p-ell émue.
Elle remonta dnns sa chambre. et déposa son courrier
Sllr su table. Du ns la pl{lce du dessouS - la salle ft
manger, - le cnrllion détailla sa nnfve mélodie avant
de sonner l€/i quatre coups de seize heures.
V l'onif]ue Ilt d'uhard sauter ln flcclle du paquet. Impatiente, JI arracha 10 papier, et découvrlt un écrIn
�102
FILLE D'AVIATRICE
qu'elle connaissait bien. A l'intérieur, il y avait sa
bague, celle qu'elle avait confiée à Antoine pour qu'il
la négociât 1
Cette trouvaille la laissa pantdlse, les mains moites et
tremblantes, le regard assombri. Elle s'y attendait si
peu 1 Ce bijou, elle n'y pensait plus ...
Mais elle avait hâte de savoir ce que contenait la
lettre de GllI.o. Elle en ouvrit donc l'enveloppe avec une
certaine précipitation, et y découvrit une simple carte
de visite et un fragment de journal, dont upe partie
était encadrée de rouge. Sur 511. carte, le compositeur
avait tracé ces mots
« prie mademoiselle V érolliqlle M ajon de prendre connaissance de l'article ci-joint et de croire aux 'VŒUX 91,'i/
forme pour .WI1 bonheur. Il
Du rectangle de bristol, I<lS yeux de la jeune fille se
portèrent mo.chlno.lemcnt sur l'article, dont elle parcou·
rut d'abord - avec quelle émotion 1 - la partlo en·
cadrée
« ... signalons en outre ql/e la per9,ûsi/ion, qui fut
tffectuI1e ail domicile de Gastofl Forealt, am'fna la décou.
verte d'un curieux document, tm carnet, sllr lequel le
malfaiteur notait avec beaucoup de soin, les établissemimis ou Tes maisons particulières que ses acolytes et
lui se proposaient de cambrioler. Après la banqlle du faubOllr g Poissonnière, c'était l'hMel partiwlier de l'aviatrice Agnès Majon, qui, t\ en croire ce fall/eux came/,
devait recevoir la 'Visite de la bande·. I.e caZrld n'était
pas mall'lJais, p"isque, ainsi lJue chaclln le sait, le ménage Mayon est avlllellemenl en Amériqlle. Aussi, et!
rl'gard de ces deux mots: flMcl Majon, le (1 lIeau Gaston)) avait-il écrit : " Mal gardé. Fille, illsti/utrice anGlai.fll, trois domestiques, dont deux fCII/11Ies n.
Il Inutile de dire que la police 11ei/le actltellement sur la
maison de la âlèb're a'Via/riee ; mais, ql/oiqlle les deux
r()mpliccs de: G{lstOtl For/!(w restent tOlljol/rs ifltrOllva-
�FILLE D'AVIATRICE
10'3
bles, il semble peu probable quo ces « gangsters » songent à réaliser la suite de leur inldme programme ... li
Le carillon sonnait le quart de seize beures. Dans la
rue, une charrette lourdement chargée, passait, cabotant sur les mauvais pavés : c'étaient les heures de la
vie quI s'enfuyaient, qui continuaient de tourner, qui
poursuivaient leur implacable ronde. Et Véronique, les
Joues en feu, songeait :
« Moi aussi, je tourne avec tout le reste. Moi aussi je
suis attachée sur la jante de cette immense roue. Mais
gtunnd mes liens casseront, où serai-le proJetée? •
Les cloches de la petite église de Grouilly entamaient
un glas .. . et la Jeune tille chassa bien vlte le Doute cet actlf collaborateur du Malin - qui, à la faveur
du désarroi qui régnait daos son esprit, essayait de s'y
introduire. Elle se souvint de son enfance si pieuse, de
sa première communion, tête inoubliable, de la paiX
dont elle se sentait imprégnée, dès qu'elle pénétrait
dans une égllse. Non, certes, il était impossible d'en
douter : quand elle quitterait cette planète, le Dieu
de Miséricorde lui ouvrirait ses bras ...
Mais pourquoi songeait-elle à la mort '(
V6ronlque parcourut rapidement la lettre de son frère et celle de Mlss night, qui ne lui apprenaient pas
grand'chose sinon qu'Ils étalent tous deux en bonne
santé. Ensulle, elle lut l'article en détail, et le relut.
Mnls quand elle le sut à peu près par cœur, n'en pouvant plus supporter la vue, elle le déchira.
Cela procure un réel plaisir, que do déchirer un écrit
fâcheux: en deux, on quatre, on huit, en oolze, puis cn
si petits morceaux qu'JI arrivo un moment où 100 doigts
n'ont plus assez de Iorce pour en tordre ct en rompro
ln llasse. Aussi la carte d'Antoine Glao subH-elle bJentOt Jo ml)me sort; ct cnfln la lettre non terminée que la
jeune tlllo, avant l'urrivéo du factour, sc promettait
d'envoyer au musicien.
Tout ce papier déch1queté tatsait maintenant une petite pyramide blanchO.tre, qui [ut déposée dans la che-
�100\
minée, et ~ la\luelle uns allum€.te ne tarùa. pa. à IDilttre le feu.
- Ouf 1 soupira Véronique en se relevant.
Catw exécution ne l'avait guère soulagée. Elle se ~el
tait même plm esseulée et découragée que jamais,
Elle haussa les épaules en songeant il. son amour
malheureux pour Gaston. Elle s'était trompée, c'était
un fait .. l\Iuis pourquoi Gluo s'acharnait-il il. la mort!11er, et il. l'alarmer? Car il n'était pas p,rouvé que Gaston Foreau ne parlerait pas d'elle. Ce sern.it le comble,
en vérité 1 Cependant, cette idée ne l'inql\iétait pas
trop. Et puis, au poiIlt où elle en était ... Qu'on la
rrappn.t un peu plus, un peu moins, cela n'avait plus
d'importance.
- Maman 1 gémit tout bns la jeune fllle. Pourquoi
ne m'écrivez-vous pas '1 J'aurais tant oosoin de vous,
en 00 moment 1 Vous ne dev1nez donc point que la
presque-femme, qui est la chair de votre chair, vient
d'litre cruellement désillusionnée T Je chancelle, ma
maman ; n6unmoins, je suls bien trop fl{)l'e pour vous
mettre uu couran,t de l'aventure qui m'est advenue.
En outre, nous n'nvolls jamais eu beaucoup d'lnUm1t6 ...
Je ne sais donc comment vous prendriez la. cltooo. Il
y a. nussi le scandale posslblo, qui ne se produira peutêtre pas, mals que vous ne manquerlc7. point d'entrevoir. Brer, J 'ni trop peur do VOllS contrarier, de VQUS
importllner. Alors, Je pr6Core me 1alrc. Mals si Jo POllvals appuyer ma tHe Bur votre soin. cela me soulagernit
lJeaucoup. ncvenez, revcTI(Jz vite, ma mllre chérie
V6ronlrpiC 6tonrrlllt, d(lns Sft potite chnrnbre, qu'un
soloil de ~pteJTlhro,
exceptionnellement tono.co, 1nondo.it
chaque a.PI'{)s midi de sa chollda Jumi~rc.
Elle 6artH et dirigea. ses (Jas vers la Mayenne, dont
nne hOllcl effleurait Grouilly.
'l'out de i'lulte, le voisinage de 1'('011 hl! Ut du hlen ; le
pn.y~R'c,
( ' clair~
par cette calme l'lvll.Jro, 6talt si délJ·
('1('lIscllwnt banal t reposant 1 Un pont do pierre, fr!"!!
v!CIlX, tmversn.1t le coms d'en.ll en dellx enj:lmh6es, à
cInq cont.'l m( tr03 1\ peille de Jn. petite ville; t!lU delà,
�f'!LLE D'AVIATl UCH,
pendan t trois kilomèt res, 11 n'y avait plus rten que le
chemin ement des retlets de l'''lau entre deux berges modéréme nt acciden tées, et le chant des oiseaux dans les
et un petit chemIn de hûJage qui serpent ait
pomier~,
la brise
1 prestem ent dans les ronces, et du ciel bleu, de
.
rivières
des
fade
odeur
cette
de
tse
imprégn
molle, toute
Lorsque Véroniq ue eut franchi les deux tiers de ce
trajet, eUe arriva en vue du moulin de la Sapiniè re,
qui rassemb lait, avec sa grande roue battant l'eau régulièrem ent, ù. quelque étrange vapeur des temps héroïques, échoué contre le barrage , et s'efforç ait stupidement d'avano er quand même. Le bruit de cascade de
la roue 10 lui signala longtem ps à l'avance , et comme
olle connais sait un peu les meunie rs, elle se proposa
d'aller leur rendre visite.
A une cinquan taine de mètres du moulin, une canne
à pêche, quI sortait obllque ment des roseaux de la
berge, attira son attentio n ; et bientôt, le pêcheu r se
révéla à elle. C'ûtait le ms cadet des llwunle rs, un
charma nt garçonn et d'uno dizaine d'année s réponda nt
au nom de Bertran d.
La Jeune tille s'appro cha en tapInoI s du gamin : ol~
quand elJe fut tout près de
voulait le surpron dre ; ~t
lui, elle fit : • Hou 1 • bmsque rnent, dans 60n dos.
Le résultat , MIas 1 fut désastre ux, ot peu s'on fallut
qu'Il n'ongen drtH un dramc. En effet, le petit Bertran d
qui 110 tennit assis, les jambes pendan tes au-dess us de
l'euu, sc retourn a tout d'une pièce, et sa galoche heurtn
malenc ontreus ement une souche, ce qui cut pour résultat de lui rairo pordre l'Û(JU111 bl'El.
VûroniCfue, héante de surprIse ct dû frayeur , le vit
sounalt t bnsculo r ct gIJssel" à l'eau ...
-
rlortrnn d 1 Tu ...
Elfe s'tslnnçlt vers 10 trou où l'enfant avait dtspnru .
Il était MjlL pnrtl, Je courunt l'entra! nait. Et, comble
(l'horre ur, le pOl1ssnlt prtclsém cnt vers 1(, roue dll mouI/n, autour de Ja(Jueflc l'euu s'llgitai t en de furieux tOll('
/Jlliolls.
La situatio n était crltiqui9. Le petit, oourage usemen t,
�lOG
FILl.E D' AVIATRICn
se débattait: mais 11 nageait mal et n'était pas de taille
à lutter contre le courant. Il fallait le secourir au plus
vite, sinon 11 était perdu.
La jeune flile ne perdit pas la tête: se jeter à l'eau,
c'était courir avec l'enfant à une mort à peu près
certaine. Crier, faire arrêter la roue du moulin, 11 n'y
fallait pas songer, le temps faisant défaut. Elle chercha donc des yeux quelque chose, une corde, une
perche. un objet quelconque, mais sufI1samment long
PQur que le noyé pat s'y agripper ...
• La canne à p~che
1•
Véronique saIsit l'engin d'une main ferme, et courut
le Jang du bord afin de prendre quelque avance sur la
petite épave humaine. Celle-ci avait dérivé, s''était
éloign(~
de la berg~,
mals pas assez pour que la gaule,
tenue à bout de bras, n'arrivât pas li sa hauteur.
- Bertrand ! Attention ... nagarde... Tâche de saislr
ie bout de Jo. canne, en passant ...
• Ça y est 1 Tlens bon, mon peUt Dertrand, et n'aie
pas peur. Accroche·tol des deux mains, ct surtout ne
Jilche pas 1
Doucement, sans à-coups, comme on ramène à terre
une prise pesante, Véroniquo hala J'entant jusqu'à la
berge. Mals avec f1uello vigueur elle Je saisit quand 11
fut à portée de sa main 1
Le gamin s'effondra snI' l'herbe, ruisselant, haletant,
pCllo et vaincu par l'~motn.
Celle qui vona.lt de le SUIlver le couvrait de baisers, en pleurant.
- Mon petft 1 Pardonne-mol. C'est ma tante ... Dieu,
que j'ni eu )Mur ... Mals tu dols être gelé. Donne .. Donne
tes mains que Je 1 s r~chaufe
1
Ello souffla sur les menottes, riMes pur leur s~jour
dans l'eau, ~ demanda :
- Ça vu mIeux?
Bertrnnd sourIt. Lef! couleurs revenaient A ses joues.
- Oh 1 oui, mademoiselle. Vous voulez bien que je
Il.u!>sl ?
Tiens. emhrassc-mol sur cette Joue-là,
l'nutre, ct encoro sur 10. premIOre ...
VOliS cmbrn.s~o
-
t puis 1!l~
.~
�FILLE D'AVIAIf RICE
107
Le meunie r arrivait , courant lourdement, gêné qu'il
était ]Jar ses gros sabots :
- Ah bah 1 C'est donc vous, mademoiselle ... Qu'y at-il ? J'ai entendu crier ...
- Une petite aventure, M. Le Mouet, et qui s'est
bien terminée, heureus ement ,...
- Ce galopin est tombé à l' eau, je parie T
- Oui, mais ne j'attrap ez pas. Moi seule suis responsable de ce qui vient de se produire. Je l'ai surpris ...
Je lui ai fait peUl', et...
- Il ne tient pas sur ses jambes 1
- Mais si...
Bertran d Oxa la jeune fille avec ses yeux rieurs
- C'était drOle, mademoiselle, quand vous m'uvez
repêché 1 Vous savez, je n'al pas eu peur. Après seule·
ment...
Pour un peu, 11 aurait dit : « On recommencera ? ,
père, qui avait un cœur d'or, sous ses façons
Mals ~on
bourrue s, ct trouvai t l'incide nt moins cocasse que lui,
l'enleva de terre dans ses bras puissan ts et déclara :
- Oul. .. Eh bien, mainten ant, mon garçon, tu vas
me taire le plaisir de te chang(!l'. Vou s venez avec
nous, madem oiselle ? On va tous prendre un petit quelque chose, pour taire la réaction.
La. meunillre, ella aussi, accourait, avec son fils alné
ct l'une de ses Illles ... Ce turent des exclam ations, des
questio ns à n'on plus finir, entrecoupées de larmes et
d'éclats de ri l'o. La vIc • tournai t rond • au moulin,
comme la roue. Et sI parfoIs, des grJncements se fal ·
salent entendro, lis étalent tOt couverts par la chanson
du joyeux labour accompll en commun,
Véronique enviait cette famille, dont le tolt poudré
et dont les
~rc,
se mh'alt dans l'eau d'une palslhlo rlv
glisse·
même
Je
avec
/Ualent
celle-cl,
de
l'instar
jours. à
mont égal.
Au moulin, la maman se muHlplia, alluman t le feu
pour fnire ilt\chcr 1 s vêtements du gosse, dIstribu ant
des OrdrElS à ses doux IlUes, sortant des bouteilles, une
�l'lut;; D'AVIATRlClt
miche énorme, des pots de confiture, des verres. On
eUt dit qu'ells avait dix bras 1
La collation fut des plus gales. Bertrand, en habits
du dimanche et réchaufté, s'était installé à côté de la
demoiselle de Paris «dont la maman montait en
aéra... » Elle ct lui faisaient maintenant une paire
d'amis ; le danger les avait rapprochés ; ct si le sauvé
éprouvait de la reconnaissance envers 50n sauveteur,
celui-cl vouait à celui-là une tendresse émue.
Les enfants, délirants d'enthousiasme, raccompagnèrent Véronique jusqu'à Groullly. Bertrand, conscient
de l'importance que son aventure lui conférait, donnait la main à la Jeune ftlle ; et chaque fois que le
joyeux groupe croisait un jeune Grouillois - qui s'Immobilisait aussitôt, intimidé, suçant son pouce - le
petit rescapé lui lançait, cl'une voix triomphale :
- Ols donc, la demoiselle vient de me repl!cber ...
On a bIen ri !
Madame Cousin était sur le pas de Sa porte, vague.
ment InquIète, car 11 se faisait tard, quo nd la bande
déboucha au dernier tournant de la petito route.
- Alors, Vérollique 7
- Je vals VOLIS expllquer, marralno .... Au revmlr,
vous (wtros. Sallvez-vO'Us : vos parents vont vous
attraper 1
- Au revoir, mademoiselle
- A bientôt 1
- Ql1and reviendrez-vous nous voir
La jeulie Jllle, face li. ses admlrotoUl's, sourH :
- Je ne sais pas, mes Manrs 1
nertrund, qlll sc haussait sur la pointe des pIeds,
rpçut sur 10 (ront le halser o.u(J\lol 11 ost!rno.lt avoir
<Irolt. PulR, Vérol1iqu , levant se;; hras 1'erS le ciel. déjà
noir, ChnBSll, tOlljollr!'! rio.nt, l'insatiable mnrmnllio :
- Allez ... Dépêchez-volis 1
L s gnlor.lles, à r-egrtl, tournl!rent lour proue écrasée
vers le moulin, et quand Ir,s ombres salltillolitos des n·
rants urent disparu, Ja jeune nllo sc rotouTIl6. Sa
�FI.bLIt Il 'A VIATRICE
109
marraine était toujours là, l-es bras croisés sur son
châle :
- Rentrons, Véronique. Au fait, j'ouBliais de ;e dire
11 y a un télégramme pour toi.
- Un télégramme 1 Décidément ...
- Sur la table de la salle ù manger.
Le tél égramme rut tôt ouvert par une Véronique aux
ùoigts fébriles. Il émanait de Miss Right et contenait
ces simples mots:
• Votre maman m'a câblé. sera retour Paris jeudi
prochain .•
�110
FILLE D'AVIATRICB
CHAPITnE IV
noger et Mi ss Rlght attendaient V6ronlque à la gure.
La Jeune fille, d ès qu'elle les aperçut. plant6s devant
l'arrivée des Grandes Lignes, 50 précipita vers eux,
10.1550. tombor ses valises et leur sauta au cou.
- Comme jo suis contente 1...
- Pas trop fatigu(:o , Véra. ?
- Non, Hogor, ça va..
- Ma chère enta.nt r Mals vous avez un œil tout
rouge ...
Naturellement r Je me suis pencMe à la. pontAre,
t ..
Poul61èro de charbon
Ou!.
_ No trottez pas votre œ11 , mon enfant...
- La voiture ost là ?
- Oui, en bas. Voici Thomas ...
Le cbauffeur, qui &e tena.it un peu à l'éCn.rt. o.yança
d'u n PM et Nltlra sn. casquette :
-
Mndemolsello ...
- Bonjour, Thomns. ]e n<1 vou s :lVnls pas vu. FJ Jon s ... J'ni 11 (lIe do rl1mettNl les pl dl! chez n0111> 1
�FILLE D'AVIATRICE
111
La voyageuse, encadrée de son frère et de son institutrice, dégringola le grand escalier de la gare. Derrière eux, Thomas suivait, une valise dans chaque
main.
Avant de monter en voiture, Véronique voulut acheter
un journal du soir.
Quand ils fur~nt
installés, Roger déclara :
- On parle sarement de maman dans ton canard ...
Il était déjà question d'elle dans les journau..'Y de ce
matin.
- On ne la laissera donc jamais tranquille 1 s'emporta la jeune Illle.
Effectivement, en promjèro page, un article, orné de
titres et de sous-titres épais, annonçait le retour imminent dt) l'aviatri ce.
AGNÈS MA)ON vOGUR vERS LA FRANCE.
Les autorités de la ville- du Havre et diverses personfI,a lités accueilleront demain la grande avia trice à sa
deSCet1/e de paquebot.
- Je suis persuadée quo mamall aurait désiré que
J'on nt moins do tapage autour de son arrivée en
Frunce, remarqua Véronique,
- Mol aussi, roncl16rit Roger.
Seule, Miss Rlght ne dH rJen.
- On dirait vraiment, reprit la Jeune tUlc, quo les
Journallstes sont à court dc copie. Maman a été assez
éprouvée comme cela 1 Toute publicité, à présent
qu'elle est Incapo.blo do volor, ne peut que lill ôtre pénible. C'cst à craiN! qu'Us ne savent pas lJu'Agnès MaJan, depuis sa cbute, est rayée de la l1sUl des aviatrices ...
Véronique se pencha sur l'article. Malgré leI'! cahots,
1'110 50 mit en d<lvoJr de Jo parcourIr, et soudain, elle
poussa une exclamation :
- Quoi 1 Qu'ost-oo qu'ils racontent 7...
P.l1r 11lt tout haut :
�FILLE D'AVITRlC~
1~
• De notre correspondant particulier
New-York_ - On avait craint, jusqu'à 005 derniers
toemps, que la célèbre aviatrice fOt ra.vie au monde da
l'aviation; mais nous savons, de source certaine, qu'il
n'en sera rien : elle sera soulement ravie, pour un
temp!i qu'il eitt u'ctuellement difficile d'apprécier, à.
notl'e pays,
« En effet, sur les pressantes Instances du Ministère
de l'Air américain, Agnès Majon aurait accepté de diriger un Centre d'Instruction de ParaChutisme réservé aux femmes, qu'il est actuellement question de 10ndér aux environs de Baltimol'e, Car Agn ès Majon, toujours aussi intrépide, a décidé, maintenant qu'elle ne
peut plus pUoter, de s'adonner au parachutisme.
« Les Américains SOlvent qu'en ce qui concerne toutes les choses de J'air, ils peuvent compter sur la granùe exp6rlence de la célèbre aviatrice française. Mais
celle-ci , avec une scrupuleuse conscience a, parait-il, demandè l'autorisation de faire un stage en Hussie où 1'6tllde du parachntisme il. été poussée plus que partout allleure - avant d'assumer aux Etats-Unis le /S
lourcles responsabilitée dont on 1'0. cbarg~e.
« Un tel choix est flatwur pou~
IR. Frauce. ~,I/l.&
tout de même, quïl noue soit permis do d~plon
, r,
qu'une aviatrice de lu classe d'Agnèe Majon aille servir un autre pays que le elen. 11 est regr<lttable que l~
gouvernement français 8e 80it laissé soumer l' « AmnZ<\nc dos nuages "
L'uuto venait de f,'o.rrête r dnant l'hO tel parU .11Jl.r
du boulevard do Comoelllill.
Hagor s'exclama. :
«
..- Ah 1
Cil,
C'Oit
clate ... TOllt lia lO.QIlI8, .lIe
0.
l'u
trlln, notre mèrel
VOronlqlle, ello, Uxalt d'un œll atone les fenêtres derrière l<lsquolles Il'étalt éoulée SOLI enfance, Elle murmura, IlVll.llt de descendre :
- La Hussle, puiS l'Amérlque ... L'avion, put le po rachuto ... C'lIet bien Jini 1 Ella fie tl161'1L v. nt ;to Il"(ltre
SOllv,nlle qu'elle a do
nto.nto;.
�FILLE D'AVIATRlax
..
Ui
.. ..
C'était au tour de Véronique, flanquée de son fràre
Ci de Miss Rlght, d'attendre quelqu'un à la gart!
Ce quelqu'un, c'était sa mère, mais elle n'était pas
seule, en dehors de ses deux compagnons, à la guetter...
(Jn groupe rompact de reporters, de photographes, quelques ol'!ieiers aviateurs et une aviatrice anglaise de
passag'e il Paris, se pressaient autour d'elle sur le
quai.
La réception du Havre avait eu lieu le matin. A
présent, c'était la réception parisienne qui se prépal'aH ...
La jeune Illle, boudeuse, affectait d'ignorer tous ceS
gens, dont plusieurs - des officiers notamment étaient venus pour la saluer. On pellsait d'elle: • Pas
commode, la Illlo de la grande Agnès 1 , Mais pouvaiton dovlner la nature des sentiments qui l'agitaient 1
Véronlqu<l n'lgnorait rien du cérémonial immuable
de ces réceptions ... Dès que la voyageuse paraîtrait ù
10. portière de son wagon, l<l magnésium Iulgurerait,
les vivats éclateraient, et tout le mondo se préciplteraH - comme pour la dévorer - vers celle qui tralnait dans ses bagages le lourd fardeau de la célébrité.
Ensuite Jes JOll['Jlallstes, calepin on main, quêteraient
un mot, une Impression, avec cotte insistance qui horrlpllnlt tant lu Jeune nlle. Que voulez-vous qu'n~
Comme hurussé{\, tOlite étourdie encore par son récent
voyage, trouvât d'JntcJJlgent à dire ? • Je !uis très
hrureuse ... Mel'ci beaucoup .... Aprùs seulement, Mme
Majon, le!! brll5 chargés do n urs o((!ciellgs, serait lI.UtOJ'I~6c
l\ cmbra.sser SeB 01110.nl.., ...
�iH
FILLE ô'AVIA1'iutft
- Quelle pitié 1 grommela Véroniquê.
Son frère se pencha :
- Que dis·tu ?
- Moi ? Rien... Au tait, c'est bien compris, bein 1
Il faut nous opposer de toutes nos forces il. ce que maman réalise son projet. Entends-tu ? Il le faut J Tu ne
Hancheras pas, au moins ? Il en est temps encore, mon
peUt Roger. Elle n'a rien signé ... Elle peut se libérer ...
C'est à nous de la sauver. Car notre pauvre mère s'apprête à commettre une rolie. A son âge ... Songe donc 1
- Je veux bien, mais c'est toi qui prend l'entière
responsabilit6 de la manœuvre.
- Avec Jale 1
- Ah 1 011 ne peut pas dlre que tu as le f/lu sacré,
toi 1
- Pour l'aviation ?
-
Ou!...
- J'ai cela en horreur
- C'cst un tort.
Le train entrait n gare ...
La foule sc rua vors la machine empanachée de
fUI1l6e, qui s'avançait, maJestueuse; ot V6ronlque, mode!ltcment, 50 cala dans \In coin, pour attendre quo
la tempOto rat calm6e ct quo son tour vInt d'allor
saluer AgnèS MaJon, sa mèro ...
,
�tILLE OlAVIATR1CI
115
CHAPITRE V .
Mme Majon avait ramené d'Amérique une chevelure
blond-platine - évidemment destinée fi dIssimuler les
fâcheux et envahlssa.nts« white hairs • (cheveux
blancs) - quelques rides nouvelles, savamment comblées avec des fards de provenance française achetés à
Broadway, une légère claudIcation, qui en disait plus
long sur son accident que tous les articles qu'il avait
suscités, et eOlin, cette allure particulière - made in
U. S. A. - qui fait de la femme américaine un mannequin • standard " point désagrénble, mals, hélas 1
unIque. dont les plans ont été établis une fols pour
toutes pur les teûl1ulciens d'fJolywood.
AgnOs MaJon, en un mot, était revenue en France
Solidement amérjcnls~.
- Aux Etats-Unis, la temme ne vieillit pas, avait...:Jlle
déclaré il. sa 11110. Quel merveilleux pays 1. .•
Elle se tl'ouvalt présentement Installée dans le boudoir, au plus profond d'un fauteuil de cuir, et elle
su vourait une cigarette au parfum mIellé, soutenant
eu.ns broncher l'ardent assaut que luI livrait su. fille,
mollement tlecond6e par un Hoger au sourire équivoque et au regard luyant.
JI y avait trois Jours que l'aviatrice élalt redevenue
Parlsleune.
�116
FILLE D'AVIATRICR
Après le diner, Véronique avait profité de ce qu'aucun ami ne s'était présenté, pour en trainer sa mère vers
le boudoir, plus propice que le salon à une conversation qu'elle voulait strictement intime. Jusque-là, elle
n'avait pu déclencher l'attaque, dont elle avait réglé
dans sa tèt€ jusqu'aux moindres détails. Mais les arguments, depuis longtenlps, étaient prêts, les nerfs
tendus - comme autant de cordes d'arbalèt€s destinées à les lancer.
La jeune lille, jugeant que l'heure H avait sonné,
n'avalL donc pas hésité. Avec des gestes curieusement
maternels , elle avait contraint sa mère à prendre place
dans le meilleur fauteuil, se contentant )Jour elle-même du tapis, où elle s'était assise à la turque. Roger
était entre elles deux, à demi étendu sur la banquette
du piano.
D'abord surprise par l'at!ectueuse offensive de VéroniquG, Mme Majon s'était blentOt ressaisie, sachant
parlalLOment que toutes les paroles de sa fille, pour
violentes qu'elles étaient par moments. jaillissaient
de son p13üt cœur - passionné corrune le sien - et
si pur.
Ebranlée, l'aviatrice ne 1'6tait certes pas encore. Mais
la voix de sa tille commençait ù. remuer en elle des
pensOes, des sentim<lnts, de!! instincts, sinon oubliés du
moins relégués dans un ropU oocret de son cœur de
mOre. nr c'était à son cœur, que celui do sa fille, directement s'adressait. Les mots étal<lnt presque supcrHus ...
- Quelle tendresse débordante, mon entant chérie l
remarqua Mm() Malon dans un sourh'o. Los jounes fiUes
amérlcalnoll ...
- Atlanjru~
1
- Je me moque des Jeunes HIles d'o\ltre
D'ailleurs, in longitude et la latltudo n(l doivent gu~ro
modlller l'amour HlIa!. Il s'exprime peut·être de diverses façons, mois Il est partout le même.
- Enfin, si j'al bien compris, tu voudrais que je rononco à ce 'lui est pour mol une grande parUe de mil.
vie : l'aviation.
�FILLE D'AVIATRJCE
117
- Pourquoi tergiverser ... En effet, c'est bien cela.
- Et que m'offres-tu en échange T
- Mais... Ma présence, mère. et celle de Roger. Votre
foy er, une vie sans risques. Père ...
- Oh 1 ne parlons pas de votre père. Un artiste ... Je
J'aime d'allleurs tel qu'il est. NOlis nOl1s aimons de
loin ... Vou s savez - vou s êtes assez grands maintenant
pour que j<e puisse vou s parler à cœllr ouvert - vous
savez que tacitement nous a von s convenu depu is Jongtemps de n'être jamais J'un pour l'aut re une entrave.
- Ne parlons donc pas de père. Mais convez~,
maman, vous n'avez guère eu le temps, depuis que vous
nous avez mis au monde, de nous distribuer des . caresses 1
- Est-ce un reproche, mon enfant 1
- Non, m èr e. SImple constatation ...
Mme Ma.lon ne se fâcha pas, bien au contraire. Soudain émue, elle écrasa sa cigarette da ns un cendrier
et tendit les bras il sa fllle . Celle-ci s'y jeta littéralement, et, assise sur un bras de ro.uteuil, elle bJottit
sa tête contre le sein maternel, enfln reconquis. Véroniqu e avait souvent rêvé de faire ce geste. Us larmes
jalll1rent spontanément de oos yeux ...
Tout cn la berçant, Agnès Majon murmmalt .
- Tu t'en iras, petite. Tu te marieras. Nos destin ées
sont parnllèlos mais ne se confondent pas. Crois-tu
qu'une HU e doIve toujours vivre au cOté de sa m ère?
- Je n e veux pas me marier.
- On dJt t01lJours cela. Et puis ...
- Qu'Importe l'avenir ; je le veux le plus lointain
J'loss lble. Le présent que je réclame m'a toujours fait
d6raut : c'est lui que j'aspire h vivre.
- Est-clle éloquente 1 Qu'en di s-tu noger 7
- Je dIs quc c'ost une fllle, voilà tout.
- Tu ne le compromets pas 1 Mais toi, veux-tu garder a11ss1 ta mOre 1
- .Je suis 11er de VOllS, mol. (Il baissa le ton et le n ez,
j'aimerais
rtJolllnnt tri's vite) : Mals, natur~J1em.
bl(!n vous garder aussI.
�118
l'ILLE D'AVIATRICE
Véronique Jeta un coup d'œil reconnaissant à son fr&re. Lui avait l'air tout penaud, presque honteux de
s'être montré sous son vrai jour, qui était le meilleur.
- Mes pauvres enfants' prononça Mme Majon avec
accanlement. Vous me mettez à la torture 1 le vous comprends bien, et je commence à me comprendre également... Mais ne croyez-vous pas qu'il est trop tard
maintenant pour reculer 1 On ne sau rait admettre que
j'abandonne. On s'Imaginerait que je fws les responsabilités, que j'al peur, est-<:e que Je sais 1 Le Public
américain , qui est bien plus suceptlble encore que le
public fran çais, ne me pardonnerait pas ma détection,
et s'en prendrait à notre pays tout entIer. Il se trouve,
là-bas, pas mal d'ennemis de la France, toujours prêts
à exploiter le moindre Incident pour nous nuire. 1e
crulns que le rOle que je suis appelé à jouer aux EtatsUnis, ne solt plus Important qu'Il n'cn a l'air au premier abor,l ..
- Pourquoi l'avoir accepté ? gémit Véronique.
- Il m'était difClclle de retuser, mon enfant. Et puis,
l'étals attirée, jo l'avoue ...
- Pat le paractH.lUc,me T
- Out. Cc Sp0rt tout nOl1veau ...
- Vous êtes Incurable, ma pauHe mère cM rIe 1
- E~ute,
V6ronique, ta plald0lrle m'a bouloversOe.
1e crois que tu as raison. A vrai dlro, Je ne sais plus,
je n'y vols plus très clair, dans ma vie présente, passée
et future. N(;anmolns, Je te promets de tcnter un enort
dans le sens que lu m'as Indiqué. le vals sonder cer.
talnes personnalités, tâter le terrain, et si mon aban·
don n'apparatt pas gros de conséquences - comme Je
le redoute - je te promets, JO vous promùts, par amour
pour vous deux, de ne plus poser les pieds - Jamais _
dans une carlingue d'avion.
- Mère 1
�FILLE D'AVIATRICE
119
CHAPITHE VI
Fln novembre .. ,
Depuis plus d'un mois, Agnès Mnjon était en Hussie,
multipliant les descentes, Jouant à cache-cache avec
la Mort derrière les nuages a.slatiques,
On ne l'appelait plus l' • Amazone des nuages ", mais
• Miss Méduse '. Pourquoi • Miss " puisqu'elle était
mariée ? Stupidité des Ioules Ignorantes et destructrices.
Loyalement, Mme MaJon, ainsi qU'{llle s'y était engagée avec ses enfants, avait pourtant essayé do changer Je cours do son exlstenoe. 1I100is trop tard. Les mystérieux engrenages - qui deval<lnt bientôt la broyer ne s'étalent pas arrêtés et l'avaient entralnée ...
Les journaux étalent rempl1s de ses exploits. Jumals sa gloi re n'uvalt été aussi éclatante. A un meeting d'aviation, elle nvalt ouvert successivement trois
parachutes, les abandonnant l'un aprôs l'autre, et ne
déployant 10 dernier qu'à cent m{>tres du sol r Il était
SO/1 prochain passage {ln France, elle seprévu ~u'à
rait prornuo orCicier do la L6glon d'Honneur. Son portrait trOnalt dans les vitrines. Dans J'ancien ct le nouveau Illonde. la T.S.F., le papier Irnrrlrné narraient ses
prouesses, son mépris total dH danger, sa grtlce aussi,
quand, transparellte mMusc, elle Hottait dans l'océan
du ciel t venait s'échouer mollement sur le ri voga tefrestre.
�1:'JO
flLU( l)'AVIATRlCIi:
4-
* ..
Véronique avait peur.
Torturée par un pressentiment à longue échéance,
mais affreusement précis, la fille de l'audacieuse parachutiste ne vivait plus. Fébrile, irritable, d'une nervosité excessi VO, elle se nourrissait ma l, dormait peu
et d'un sommeil presque toujours agité , maigrissait,
allait tout droit à la neurasthénie. Us notes, qu'elle
consignait hâtivement sur son cher cahier, étaient le
plus souvent décousues, incollérentes, bourrées de fautes d'orthographe. Gorbalns sujets ne la touch a.ient
plus; il semblnit même qu'elle eOt perdu, sous certains rapports, la faculté de comprendre. Alnsi, 0110
avait appris :l.Vec une parfaite Indifférence, que Gaston Forellil n valt parlé d'elle aux Assises. Le scandaI!'
COllralt Pal'Îs
elle s'en moquait. Ses amis se détournaient d'Ile : on eOt dit qu'elle ne s'en aporcevait
mOrne pas.
C'cst devant cette malheureuso fllle, ho.ntée par 1/1
vi sion d'une méduse crevée, I)ulant ft pic et éparpi llant ses pNnles sur le sol dur. qu'Antoine Glno sc prése nta un mutin.
Il s s'étalent revus, cl6j:'l., deux 0\1 trois fols. Le Jellne
homme, contre toute attente, avait Il la Joie, un JOlll',
de recovolr' lin CI)UI-t mnis pressant uillet c\n Véronique:
•... Je s rai s l1eurcuf;(' de VOliS revoir. Venez ...• Il
~flit
accouru. Lcur première entrevue l1V1l1t Il lIou
devant Mmo r.rajon, prll avant son cI ," part. Peut- .tro
avait Ile flré'{a~
l'ovel!!r, cor olle uvalt <lIt .\ Antoine:
• La maIson VOllfl est ollverte, MonRlcllr. Il no tient
qu'à VOliS d'y v nlr Jllils souvent. • TA) jeune musl-
�~'JLR
D'AVIATIUC&
121
cien, au demeurant, avait considérablement changé.
Sur son nez, qui n'était plus rouge, des lunettes d'ecaille avaient remplacé le lorgnon. Sur son dos moins
voûté, un veston de bonne coupe s'était suqstitué à la
jaquette étriquée. Enfin, l'assurance, qui accompagne,
devance de peu' parfois, la pleine connaissance de sa
propre valeur, lui était venue, et ce n'était pas la moindre de ses transformations.
Il pouvait être di."t heures.
- Véronique, annonça Glao, les Concerts Perron
donnent, cet après-midi, en première audition, l'une de
mes œuvres On m'a demandé de dirigef mol-même
l'orchestre pendant l'exécution de ma symphonie. Me
ferez-vous le grand plaisiT d'être palVn1 les auditeurs ?
La jeune fme sourit tristement :
- J'y consens bien volontiers ...
Il la SCrl! tait, alurmé :
Vous n'uvez pas très bonne mine
- Cela n'a pas d'Importance.
- L'inquiétude vous mine, Véronique. Il taut vous
distraire, vous occuper. Vous ne sortez presque jamais,
je le saLs.
- Comment le savez·vous 1
11 rougit et avoua courageusement
- Je viens chaque soir me promener au parc Monceau, et j'ai eu, à plusieurs reprises, la bonne fortune
de r<lncontrer Miss ntgl1t, qui m'a parM de vous.
La Jeune tIlle eut l'air sincèrement étonné
- Comment 1 VOliS venez tous les soirs au Parc
Monceau et vous n'entr<lz pas ?
- Je ne savais sI...
- Antoine, ne doutez pas, n'h6sitoz plus ..
Il lui pl'a la main, qu'JI baisa dévotement, (lt elle,
avec slmpllclt(\ accepta cette caresse
puls, ils
6cllungèrMt leur premIer baiser ...
�122
FILLE D'AVIATRICE
*
*' *'
n vint la chercher en taxi. Elle ne remarqua pas sa
mine chavirée. Il demanda, d'un ton faussement détaché, . si l'on avait téléphoné.
- Non, répondit-elle tranquillement. Et pour une
bonne raison : j'ai coupé les fUs.
Il tressaillit.
- P-ermez donc la glace, mon ami : vous venez de
frissonner.
- Vous avez raison ... En effet, on s'enrhume pour
un rien, en cette saison.
- C'est encore loIn ? s'enquit Véronique.
- Mon Dleu, oul, c'est ... C'est encore loin. Mals nous
allons prendre votre [l'ère en passant ...
- Mon (rôre 7 Au collège ?
- Une Idée qui m'est venue comme cela..
Il lu! prit le bras, qu'U se mit à p6trir, nerveusement.
- Auriez-vous la !lèvre, mon a.m! ? Votre maIn trem·
ble, et comme elle est moIte 1
- Mals non, Véronique.
Le taxi s'o.l'rêtn. devant le collège , où nager était loin
de se dout<lr qu'un surveillant allait venir le chercher
en pleine classe.
Dans Jo parloir, 10 jeune garçon S<l trouva soudaln cn
présence d'AntoIne Glao, quI l'entruTna dercchef en lui
chuchoto.nt à l'oreHle :
- Du courage, mon petit. Vous êtes presque un homme, ù pr(osent...
Le collégien s'arrClta court, nu beau milieu du couloir. Il n'osait pus comprendre, ct, les yeux agrandis,
11 bredouIlla :
- lIoln ? Quoi 7...
- Vous non plus, vouS n'avez pas lu les journaux cIo
mltll T
�FILLE D'AVIATRICE
123
- Non ... Mals ...
- Allons, du cran, Roger. Votre sœur est dehors,
dans un taxi. Elle nous attend. Nans ne serons pas
trop de deux pour ...
Roge r posa sa tête sur l'épaule de Gla.o : il pleurait
doucement, en taisant une lippe de gosse .
- Oh 1 Non, dites 1... Ce n'est pas vTai 1.. Ma sœur
le sentait .. ,
- Séchez vos larmes, Roger. Il ne faut pas que
Véronique ... Vous comprenez 1 Ça va être terrible 1
- Valls avez été bien longs 1 constata la jeune fille,
quand son frère et le compositeur montèrent en voiture.
- Continuez... Allez n'importe où, gl'lssa Antoine
dans l'orollle du chauffeur.
- Miss night n'est pas à Paris 1 demanda·t·B en ~e
retournant, pour gagner d.u temps.
- Non. En Angleterre depuis Wer, fit Véronique. ]0
vous l'al dit ce matin : une parente gravement malade.
- C'est vraI.
Un lourd silence tomba entre les trois passagers du
taxI. Alors, Vllronlquc parut sortir brusquement de sa
léthargIe. Elle se dressa, darda sur Glao un r egard fiévreux et questIo nna, d'un ton Impératif
- Antoinc, où nous conduIsez-vous?
JI plUlt.
- Mal s ...
- Non. Nous tournons le dos ù la salle de concens ..
- C'est exact, murmura-t-H. J' ul prévenu ... On se
pl ssern de mol.
- Alors 1 Etes-vous tou, mon ami
-- V6ronlque ...
1\. ce moment, l'auto s'arrOta t\ un barrage, et un
crtellr de journaux passa, clamant de sa volx cassée
de pauvre hère, que les nouvclles sensationnelles ne
P uvcnt llmouvotr :
�12!i
FILLE n'AVIATRICE
Demandez « L'Echo .... La chute mortelle d'Agnès
Majon ...
Le cri frappa Véronique comnHl une balle. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit, et elle s'eftondra, comme foudroyée, sur la banquette.
- Stop 1 hurla Antoine.
La voiture se rangea le long du trottoir. Un agent,
des badauds s'approchèrent.
- Un médecin ? demunCla Glao... Où y a-t-il un
médecin ?
Un homme fendit la foule, s'in stalla dans le taxi et
jeta une adresse au chauffeur.
- Docteur Ménard, dit-il. J'ai donné l'adresse de ma
cliniqùe ... Mais non, ne vous affolez pas ; elle se rétablira.
Le Ln...'{1 sortit lentement du groupe serré des curieux.
- Qu'cst-ce qu'elle a cu ? demanda quelqu'un.
- Sais pas. Elle était 6tenduo ...
Le rassemblement, peu il. peu, so dispersa. Les passants défilèrent de nouveau, pr60ccup6s ou rieurs, tandis qu'au loin, dominant oncore le tintamarre de la
ruo, la voix du crieur perçait de temps à autre;
- Dernière MlLlon... Le parachute ne s'ost pail
ouvert ...
FIN
�Pm panUre jtUdf pro.challl SOBS le DO 553 de la CoUectlol " 'aiDa"
LE CŒUR DE MINOUCHETTE
Par
JEAN
VOUSSAC
CHAPlTIŒ PREMIER
LA FERME DES SAULES
- Auras-tu bientôt finI de traire les vac;ies, Mariette ?...
La volx autoritaire d'Ursule Métayer s'éleva dans la
grande cour de la ferme, dominant le caquettement
des poules et les grognements des porcs qui se dispu·
taient autour de l'auge bien remplie ; chaussée de
gros sabots, coiffée du bOllJlet qui accentuait la dureté
des traits de son visage, presque masculin, la fermi ère
s'approclla des étables. Les sourcils froncés, elle marmotta pendant quelques instants des paroles inintelliglbJeg, puis, parvenue SUI' le seu il de l'6table, d'où s'échappait unc bOl1uO et saine odeur de bétail, elle
grommela, furieuse :
- EIIJln, r6pondras-tu, Mariette !. .. Je te parle f...
Ce fut ulle voix d 'en fant qui partit à l'intérieur du
rofuge f
_ Mlnouchette est aIJ6e ponor son premier seau,
Marné 1... Elle Vil. revenir tout de suit.G 1... UUs Qst
partie avec Milou ...
Le vIsage d'Ursule Métayer se rMli6r6nll et abandon-
no. son expression maivciUanl..o.
(A suivre.)
��mp. J. T écrul, 3 bis , rue de ln Snbllère, Paris (France). - 845-10-37
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LA COLLECTION
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( Ce8 deux numtro8, Irè8 Imporlanl
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Louys , René
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Fille d'aviatrice : roman
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Fille d'aviatrice : roman
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impr. 1937
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The nature or genre of the resource
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BUCA_Bastaire_Fama_552_90866
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COLLECTION FAMA
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94, Rue d'Alésia, 94- -
PARIS (XIVt)
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�LA SIRÈNE D'OUESSANT
CHAPITRE PREMIER
Un fin crachin, ce matin-là, tombait sur 'Brest ...
Boulevards et avenues étaient déserts. Par les petites rues montueuses aux trottoirs étroits, les passants
rares se hiltaient, accrochant leurs parapluies. Les vitrines scintillantes de gouttes d'eau des brillants magasins de la rue de Siam, ne refiétalent guère, de loin
en loin, que la silhouette oscJllante d'un tram qui
dévalait à toute vitesse, bondé de voyageurs.
En bas, sur le port, où dormaient mélancoliquement
une demi-douzaine de caboteurs à voile et deu.'{ cargos,
le deuil du ciel pesait plus lourdement encore. On ne
voyait personne nulle part. Matelots et pOcheurs s'empUaient dans les cabarets des ruelles yoisin·es, dont les
portes, vitrées de couleurs vives, jetaient çà et là leurs
notes flamboyantes. Un chien seul errait, maigre, famélique et le poil trempé, parmi les piles de caisses et
les rangs de barriques cIe yin d'Algérie. Les navires
abandonnés dressaient dans un brouillard léger leurs
mâtures immoblles, décharnées comme les bras des
morts.
Tout s'estompait dans une unitorme grisaille d'eau.
Soudain, au bout du quai, un pas résonna sur les
dalles de granit. Un pas rapide, nerveux, bien rythmé,
Le pas d'un homme jeune, sans aucun doute, et qui
�(j
LA SIRÈNr~
n'OUESSANT
semblait pressé. Il apparut bientôt à l'angle d'un hangar ,et, comme l'averse le fouettait, à pr,ésent, en pleine
face, on put le voir baisser la tête et s'assurer de la
main que son imperméable était bien fermé .
- Fichu temps, grognait-il parfois à mi-voix.
Mais, comme l'hiver s'achevait à peine :- on était
tout juste au 15 mars - cela n'avait rien d'anormal
et ne pouvait surprendre personne.
L'inconnu , cependant, contournait maintenant le bassin où s'amarrent les vapeurs brestois qui font le service de la rade et, tournant à gauche, s'engageait sur
le quai où s'élèvent les biltiments des services administratifs.
- Je me demande ce qu'il peut bien me vouloir 1
murmurait-il de temps à l'autre, l'air préoccupé.
Enfin, il arriva devant une petite construction basse
que précédait unè minuscule cour-Jardin et dont l'entrée portait une plaque sur laquelle on lisait : • Administration des ponts et chaussées. Service des phares et
balises _.
Il gagna rapidement la maison et pénétra dans le
vestibule, où il se dént de son ciré et de sa casquette.
Et on put alors voir qu'il était grand, mince et fort
distingué d'allure, avec un visage énergique aux
traits bien dessinés et d'expression virile, qu'éclairaient,
sous une abondante chevelure brune de grands yeux
noirs au regard proCond. En somme, un joli garçon
et un beau garçon tout à la fois.
Sans désémparol', il entra dans la pillee voisine, où
un jeune homme qui se penchait sur une planche à dessin se leva respectueusement pour le saluer :
- Bonjour, monsieur Sablon 1
- Donjour Georges 1 répondit-il simplement.
Puis aussitOt, 11 interrogea, soucieux :
- Le patron est-il là T
- Oui, monsieur, répliqua le dessinateur. Il vIent
d'arriver 1
- Bien 1 fit-il laconiquement.
Sur quoi II pivota sur ses talon:l et sortit eanl'l ajouter un mot.
Un instant après, il frappait il. la porte du bureau de
�I.A SIR~N"
D'OUESSANT
M. Maxime de Longval, Ingénie1l1' en chef de la èi l' conscription administrative de Brest.
- Entrez 1 cria du dedans une voix bourrue.
Jacques Sablon entra et se trouva dans une petite pH:ce dont les murs étaient tapissés de cartes marines et
de plans, en coupe et élévation, des principaux phares de la région. Près de la fenêtre, derrière une table
surchargée de paperasses et d'épures, se tenait un homme d'une cinqllantaine d'années, grisonnant, dont les
petits yeux clairs et vUs se levèrent aussitôt sur l'arrivant.
- Ah 1 c'est vous !
- Oui, monsieur ! Vous m'aviez fait prévenir, hier
soir, que vous désiriez me voir ce matin de bonne
henre '1...
- Avant mon départ en tournée d'inspection, oui !
répl1qua le patron qui atteignit sa blague à tabac. Puis,
!'le mettant en devoir de bourrer méth odiquement Ra
pipe, il précisa :
- l'avais, en effet, à vous parler.
- le vous écoute, monsieur ! répondit avec déférence le Jeune homme.
- Bon 1 Eh bien 1 asseyez-vous 1...
lacques obéit, tandis que l'ingénieur en chef allumait sa pipe.
EnJ1n, après qu'U en eQt tiré deux ou trois bouffées
qu'il lança au plafond d'un air satisfait, M. de Longval
commença:
- Voilà 1... 11 s'agit de cette histoire d'Ar-Bar ...
- Ah 1 oul,.le rameux récif d'Ouessant 1
- ... qui est à l'extI~mé
de la Chaussée de Kell er,
au nord-ouest de l'Ile et sur lequel tant de navires
viennent se briser !
- Il Q. plus d'un naufrage sur la conscience, c'cst
r:ertaln 1 reconnut Jacques.
- Et c'est compréhensible 1 Songez donc que la
pOinte extrême de ce caillou cote à peine 30 centimètres nu-dessous du niveau de la basse-mer 1 Ce qui
équivaut à dIre que son éperon diabolique, quI se
dre,;se, invisible sous l'eau, sur ln route des bateaux
qui contournent Ouessant, constitue pour la navigation
�R
LA SIRÈNE D'OUESSANT
un danger que nous ne pouvons laisser subsister 1...
Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, que, depuis longtemps,
j'ai accablé Paris de rapports à ce sujet 1 Seulement,
le ministère taisait la sourde oreille 1 Faute de crédits,
probablement...
- C'est aussi qu'un feu co1lterait cher à établir en
pareil endroit 1 observa le jeune homme. Il faudra
commencer par travailler sous l'eau pour aménager
les assises 1 Et dans quelle eau 1 Une mer continuellement en turie qui ne s'apaise guère que pendant quel.
ques rares journées d'été. Et encore pas tous les ans 1
On y passerait des années 1
L'ingénieur en chet haussa les épaules :
--. D'accord 1 Mais qu'importe, s'il le faut pour sauver
des vies humaines 1 Nos services ont bien mis neuf
ans, pour construire, dans les mêmes conditions, le
phare de la lument 1 Et dix-sept an!! pour <lresser il.
vingt-dev.x kilomètres en mer, au bout de la chaussée
de Sein, la tour solitaire d'Ar-Men 1
- C'est juste 1
- Or, Ar-Bar, qui n'est qu'à deux kilomètres d'Ouestout de même pas les mêmes diffi·
sant, . n'op~serait
cultés à l'établissement d'un feu 1...
- Nor! 1 Evidemment.
- Quoi qu'il en soit, conclut M. de Longval, il faut
croire que le mInistère a tout de même fini par comprendre l'importance de la question, puisque l'autorisation de commencer les travaux vient enfin de me parvenir 1
- Pas possible 1 s'écria lacques.
- l'ai reçu ça hier après·mldi 1. .• Et vous pensez bien
que je n'ai pas perdu mon temps depuis 1 J'ai aussitôt
rrls le dossier d'Ar-Dar, revu tous les éléments du prohlOme et étudié les solutions suscoptibles d'être adoptées 1 En attendant do vous voir ...
- En attendant de me voir ? répéta aVM surprise
le jeune homme. Mals pourquoi...
- Ah 1 oui, c'est vrai 1 interrompit l'Ingénieur en
chet. J'avais oublié de vous dire que c'e:>t vous qui
wnstruirez Ar-Bar 1. .•
Cette fois, la stupéraction cloua Jacques sur place :
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
9
Moi
s'exclama-toi!.
Son supérieur, pourtant, le considérait à présent avec
une joyeuse satisfaction :
- Oui, vous 1... J'ai décidé ça 1 J'espère que vous
Ncs content 1
Et ce disant, M. de Longval guettait visiblement, sur
le visage de son collahorateur, l'expression de joie subite qu'il ne pouvait manquer, croyait-il sans doute,
voir y apparaItre ...
Mais Jacques, dont les traits s'étaient soudain contractés, bafouillait avec embarras ;
- Euh 1... Oui, bien sOr 1 Naturellement 1
Le grand patron fronça les sourcils ;
- Ah 1 çà 1... vous n'avez pas l'air particulièrement
ravi de ma décision 1 Est-ce que, par basard, elle ne
vous enchanterait pas 1
Le jeune homme ne voulut pas contrarier cet excellent
homme, dont la bienveillance pouvait si utilement servir son avenir :
- Oh 1 Monsieur 1 Comment pouvez-vous croire 1 le
ne sais comment vous remercier, au contraire ...
- Ah 1 bon 1 fit l'ingénieur en cbe!, rassuré. C'est
que, voyez-vous, mon jeune ami, je n'ai pour bu't, en
vous chargeant de ces travaux, que de favo~iser
votre
cari~e
1 Vous êtcs un ingénieur de grande valeur, bon
tectmicien, bon praticien, sérieux, travailleur, sympathique et que j'apprécie intlniment ...
- Vous êtes bien bon, monsieur 1 murmura Jacques.
- ... seulement pour vous faire valoir, vous mettre en
vedette auprlls do la direction de Paris, il fallait une
occasion que je cherchais 1 Et la votlà toute trouvée 1...
- C'est vrai 1 acquiesça le jeune homme, sans grand
en th ousiasm e.
- Car ennn, poursuivait M. do Longval, tant que
vous resterez ici à expédicr la besogne courante, vous
aurez beau vous mettre en quatre, vous ne serez jamais pour la direction générale, qu'un ingénieur du
bureau de Brest 1 Sans plus 1 Et ce n'est pas à vous
qu'on songera, le jour où, du fait d'un décès, d'une
retraite, 11 y aura un nouvel ingénieur cn che! à nommer quelque part 1
"
�10
LA SIRÈNE D'OtJES
. \~T
- Oh 1 ça, je le sais bien 1. ..
- Tandis que si vous allez là-bas, vous serez ensuite
pour ces messieurs « l"homme qui a construit Ar-Bar» 1
Et ce sera une référence à leurs yeux, croyez-moi 1 A
juste titre, d'ailleurs 1
Tout cela était fort juste. Et le jeune homme ne pouvait se dissimuler que son chet avait cent fois raison!
Mais ... il y avait certainement un « mais • qui assombrissait 1mperceptiblement son fln visage pensif.
M. de Longval, llnalement. s'en aperçut :
- Voyons, Sablon 1 Qu'y a-t-il dans ma décision qui
vous contrarie 1 Car vous avez beau protester que
vous êtes enchanté, il est indéniable qu'il y a quelque chose qui vous chiffonne 1 Qu'est-ce donc ? Ditesle moi franchement 1 Comme vous le diriez à votre
père 1 Vous savez bien que vous avez en moi un ami
slnc()ra, à qui vous pouvez vous confier sans crainte ...
Le jeune homme, cette fois, rougit et détourna la
tête, comme s'il ne pouvait se résoudre à livrer son
secret.
Ce que voyant, l'ing6nieur en chef insista :
- Allons, Sablon 1 Pas d'enfantillage 1 Qu'est-ce qui
VallS ennuie dans la perspective d'aller à Ouessant ?
Parlez 1 Ou bien vous allez m'incliner à pen~r
que
vous n'avez pas confianco en moi 1
- Oh 1 Monsieur 1 protesta vivement Jacques. Jo
serais désolé Si vous vous imaginiez une pareille chosel
- Dans ce cas, expliquez-vous 1 répéta avec impatience le patron.
Le jeune homme, alors, comprit qu'il ne pouvait dissimuler davantage. Et Il so d()cida à parler. Mais comme 11 pressontait que son interlocuteur allait le tancer
d'importance, ce fut très timidement qu'Il murmura
enlln :
- Eh bien 1 voilà ... C'est que Jo suis fiancé L ..
AinSI qu'il s'y attendait, M. de Longval leva les bras
au ciel:
- Vous Mes Ilancé 1 s'exclnma-t-ll. Mals Je le sais,
mon ami 1 Jo le sais 1 Et toute la ville le sait comme moi 1 Nul n'ignore qu'U y a promosse de mariage
- pour parier le jargon juridique 1 - entre JAcques
�L.\ SIRÈNE D'OUESSANT
1\
Sablon, ingénienr des PlIar'es et Balises, et Mlle Geneviève Fourval, la charmante fille de notre receveur
principal des P.T.T.!. .. Et après 1... Voulez-vous me
dire, monsieur, quel rapport il y a entre vos fiançailles et le suj et qui nous occupe 1
- Mais ... répartit Jacques, qui n'osait plus trop lever
les yeux sur son chet.. . C'est que ... si je pars là-bas ...
- Vous ne pou nez pIns, tous les soirs, rendre visite
à Mlle votre fiancée \ interrompit ironiquement M. de
Longval. Ça oui 1 C'est une affaire entendue 1 Mais 11
me semble que vous ne serez tout de même pas tellement à plaindre 1 Comme vous l'avez dit vous-même,
les travaux comporteront de longues et très fréquentes
interruptions 1 Or, comme Ouessant n'est qu'à cinq
heures de mer de Brest, et qu'il y a deux bateaux par
semaine, vous pourrez donc revoir souvent la damol·
selle élue !
- Je ne dis pas non ... voulut bien admettre Jacques.
Mais nous devions nous marier à l'automne.
. - Eh bien! vous vous marierez, fichtre 1 Je ne vois
pas ce qui pourrait vous en empêcher 1
- Non! Mais ...
- Mais, quoi T...
- La vie à Ouessant n'est pas gaie ! sc décida ll.
plaider le jeune homme. Vous savez aussi bien que
moi que l'Ile n'est qu'un plateau rocheux, sans un al'·
bre, sans un buisson 1 Qu'elle est perpétuellement battue par les tempêtes, noyée sous la pluie ou étouffée
dans la brume! Vous n'Ignorez pas qu'on y est retranché du monde civllisé dont les échos ne parviennent
gUère là-bas 1 Et qu'on y mène, au milieu d'une popu·
latlon de mœurs demeurées rudes et primitives, l'existence la plus dure.. . Pourrai·je exiger d'une jeune
femme, qui n'est pas exagérément mondaine, mals
qui Il. tout de même plaisir à aller partols au théâtre,
i'I visiter une exposition de peinture, ou plus simplement à bavarder un après-midi avec des amles, qu'elle
s'exile avec moi dans un endroit semblable L. Et cela
pendant plusieurs années ! Jusqu'à ce qu'il ait plu à
l'Océan Atlantique de me laisser enfin terminer ma
tour 7... Toutes les plus belles années de notre vie,
�12
LA SIRÈNE D'OUESSANT
lious les pas~ron
sur ce rocher sinistre qui sera bien,
pour notre jeunesse, l' • Enez-Eussa • (1) de nos ancêtres 1... Non, vraiment, et puisque vous avez exigé,
Monsieur l'ingénieur en chet, que je m'ouvre à vous
en toute amitié, je vous avouerai que je ne puis envisager sans une certaine appréhension une perspective
pareille 1 Qui sait même si ma femme, prise de neuthénie au bout de peu de temps, ne s'en retournera
pas chez ses parents, me laissant seul dans mon Ue,
en t(\te-à-tête avec mon récit, mes ouvriers et mes
sacs de ciment 1
Tandis que le jeune homme développait ainsi, avec
une chaleur croissante, des motits de répugnance qui
n'étaient certes pas complètement injustifiés, M. de
Longval s'était levé et mis à arpenter nerveusement
en silence son bureau.
Ennn, quand Jacques se fut tu, il s'arrêta et se tourna brusquement vers le jeune homme ;
- Soit, Sablon 1 fit-il posément. Tout ce que vous
venez de me dire est peut-être exagéré, mais j'aurais
mauvaise grâce à ne pas reconnaItre qu'il y a tout de
même une part de bien-fondé dans vos craintes 1...
Seulement, d'un autre cOté, il y a aussi pour vous
la question d'avancement 1
- Je 10 sais bien, monsieur 1 flt en soupirant le
jeune ingénieur. Et croyez que jo ne l'oublie pas 1
- Or, cela aussi est à considérer 1 continua l'ingénieur en chet. D'autant plus, précisément, que vous
êtes sur le point de fonder une famille 1. .. Et je ne
crois pas m'avancer outre mesure, en présumant que
votre futur beau-père serait, sur ce point, de mon avis 7
Le jeune homme ne put s'empêcher de sourire ;
- Oh 1 lui... bion sûr 1 Mais sa fille 1
- Sa tUle ... sa 1Ule... grommela M. de Longval avec
humeur.
- Dame 1... o'est que c'est elle la principale intéressée, ilt Jacques, on hochant la tête.
L'ingénieur en cho! ne répondit rien. Et pendant quel(1) Ile d'Epouvante.
�LA SIRÈNE D'OUIlSSANT
13
ques instants, un silence lourd d'incertitude soucieuse
plana sur les deux hommes.
Enfin, M. de Longval trancha provisoirement le
débat :
- Ecoutez, mon ami 1 Je n'ai eu, moi, en vous choisissant pour les travaux d'Ar-Bar, d'autre intention
que celle de vous être utile 1... Maintenant, si vous
craignez que les répercussions morales de ce changement affectent le bonheur de votre foyer, n 'hésitez pas
à m'en faire part, sans fausse honte 1 Je désignerai un
de vos collègues et tout sera dit 1... Réfléchissez ...
C'était, sans aucun doute, le parti le plus sage.
Jacques le comprit et se leva :
- C'est entendu, monsieur 1 le réfléchirai 1. .. Et
j'en parlerai à Mlle Fourval. Mais, de toute façon,
permettez-moi de vous remercier . vivement ...
- C'est bon 1 coupa avec vivacité l'ingénieur en
che!. Ne parlons pas de cela 1
Quelques minutes plus tard, Jacques, qui avait regagné son propre bureau, s'asseyait à sa table, se disposant à se mettre au travail,
C'est alors qu'une angoisse inexplicable le saisit :
- C'est étr'ange ... murmura le jeune homme, devenu
Soudainement sombre. J'al comme un pressentiment
qu'li va arriver quelque chose ...
CHAPITRE II
Jacques dem~ura
soucieux tout le reste do' la journée. Et 11 faut bien ajouter qu'il n'eut guère l'esprit
à son travail. Sans cesse, tandis qu'll liSait ou annotait des rapports de gardiens-chets, ou rédigeait des
hautes roches
notas de service, le profil sinistre da~
d'Ouessant dansait entre les lignas dans une mer démontée. Et partois, li se prenait à ff Jeter ses paperasse.s, pour se renverser dans son tautéuU, et murmurer,
pensif:
t
�14
LA SIRÈNE O'OUESSANT
- Il n'y a pas à dire .... Je ne pourrai jamais exiger
de Ginette qu'elle accepte de vivre là-bas 1
Mais, l'instant d'après, supputant les avantages qui
en résulteraient pour sa carrière, il se reprenait à 00server :
- Tout de même ... Il a raison, le patron ... Ce serait
pour moi, ensuite, l'avancement rapide et certain 1
Cruelle alternative que celle dans laquelle 11 se débattait 1
Et il avait hâte de se trouver en présence de Mlle
Fourval, pour lui exposer la situation et solliciter son
avis 1
Aussi, la journée lui parut-elle interminable.
Elle s'acheva pourtant,. et à six heures, enfin, les
bureaux se vidèrent. Alors, le jeune homme s'empressa d'endosser son imperméable et de s'en aller.
11 marchait d'un pas nerveux, aspirant à pleins poumons l'air doux et bûmide. Il ne pleuvait plus. Les
horizons s'étaient éclaircis. Là-bas, vers le goulet, un
coucher de soleil radieux baignait dans une lumière
cuivrée les hauteurs de la rade.
Ilapidement, 11 monta les escaliers qui conduisent au
jardin public, et le traversa sans lever les yeux,
qu'il flxait obstinément à terre. Enfin. étant rentré en
ville, il se perdit dans un dédale de petites rues mal
éclairées, dont les maisons, aux façades symétriques
et froides, attestaient l'aisance discrète et la correction compassée d'une bourgeoisie bien rentée.
Quelques minutes plus tard, il sonnait il. la porte
ù'un appartement situé au premier étage d'un immeuble cossu.
Une vieille bonne vint ouvrir.
- Bonsotr, monsieur Jacques 1 fil-elle afCable, en
souriant au visiteur.
- Bonsoir, Marle-Anne 1 jeta-t-il brièvement.
Elle l'introduisit aussitôt dans un ~alon
coquet, dont
le Louis XV aUl! teintes passées s'harmonisait délicieusement avec le frais parfum de lavande qui flottait
dans l'air.
- Je vais pl'évt;nir Mademoiselle tout de suite 1 assuru la domestique en disparaissant.
�LA SmÈNJ> D'OUESSANT
1I:i
Presque aussi tùl, en effet, la porte s'ouvrait sur une
exquise jeune fllle, dont le gracieux visage s'éclaira
d' ulll'i indicible expression de bonheur :
-- Don soir, monsieur mon fiancé 1 s'écria-t-elle, radieuse et mutine, en venant à lui.
- Donsoir, ma cbère Ginette 1 fit-il avec émotion, en
baisant passionnément la petite main brune qu'elle lui
tendait.
Puis, sans lâcher cette menotte qu'il étreignait doucement, 11 releva la tête et, pendant quelques secondes, laissa son regard errer avec complaisance SUl'
l'adorable entant.
C'est qu'elle était vraiment ravissante, Mlle Geneviève Fourval 1 Grande, svelte, élancée, pure de lignes,
comme une Diane chasseresse, elle montrait un fin
visage de rêve, au teint mat, aux traits délicats, à l'ovale partait, que casquaient de lourds bandeaux noirs.
Des yeux bleu sombre immenses, d'une étrange fixité ct
qui semblaient voir au delà des choses visibles, achevaient de lui composer une beaut6 suave, au charme
fait tout entier de douceur .. .
Immobile, elle s'abandonnait il. présent à la silencieuse adoration du jeune homme, abaissant peu à peu
se:; paupières sous ce regard ardent qu'elle sentait
rivé sur elle, la dévorant.._
Dieu, qu'elle était heureuse 1
Soudain, un bruit léger les fit tressaillir tous les deux_
Et, s'étant retournés brusquement, ils virent s'avancer
vers eux une femme qui devait avoir dépassé de peu
la quarantaine, et dont la physionomie reflétait une
touchante expression de bonté.
Jacques s'lncllna avec une affectueuse déférence
- Chère madame 1...
Mme Fourval lui serra cordialement la main
- Bonsoir, monsieur Jacques 1
Puis, gaiement, en lui désignant un siège :
- Alors T... Quelle nouvelle nous appportez-vous ce
soir ?.. Vos phares éclairent-ils toujours bIen ? La dy.
namo de la Vieille est-elle réparée ? Et avez-vous pu,
enlln, ravitatller ces malhoureux gardIens des Pierres-
�16
LA SIRÈNE D'OUESSANT
Noires, que la tempête isolait depuis plusieurs semaines ?
Le jeune homme laissa échapper un soupir
- Oh 1 pour ce qui est de tout cela, nous n'avons
plus de souci 1 L'appareillage de la Vieille est remis
en état depuis hier soir. D'aure part, le baliseur
a pu profiter ce matin d'une accalmie, pour approcher
des Pierres-Noires et taire passer à l'équipe de garde
les vivres nécessaires. Quant à nos autres feux, 11s
fonctionnent à merveille ...
Et il s'efforçait de se montrer enjoué comme à son
ordinaire.
Mais l'ombre qui assombrissait l'expression de son
visage n'avait pas échappé à la jolie Geneviève, qui
ne put s'empêcher de lui en faire remarque :
- Si vous n'avez plus de soucis de ce cOté, n'en auriez-vous pas d'autres par ailleurs, mon cher Jacqtles?
interrogea-t-eUe avec soll1citude.
.
- Non, s'étonna-t-il. Pourquoi cela?
- Parce que je ne vous trouve pas entrain comme
d'habitude 1
- Mais si 1 protesta-t-il mollement. Pourquoi voulezvous 1... Je suis très entrain 1 Seulement ...
- Seulement quoi ? demanda Mme Fourval. inquiète
tout à coup.
- Seulement. puisque vous me demandiez tout il.
l'heure, chère madame. quelle nouvelle je vous apportais, je vais me voir contraint de vous en communiquer une pour le moIns lnattendue 1
- Qu'est-ce que c'est ? s'exclamèrent ensemble la
mère et la fiUe.
Il allait s'cxpliquer, lorsque la porte du salon s'ouvrit à nouveau sur un homme d'une cinquantaine
d'années, grand et fort" dont les petits yeux gris pétillaient de malice derrière leur lorgnon.
- Ah 1 voUà papa 1 s'écria la jeune fiUe. Arrive bien vite, peUt père 1 Tu tombes 0. pic 1 M. lacques aUait justement nous faire part de quelque chose
d'important 1
- De quoi s'agit-ll 'r interrogea avec bienv.eiUance
�LA SIRÈNE n'OUESS ANT
17
la main de son
a nt ~er
le receveur principal, en venO
futur gendreo
- De ma situatio n 1 répliqu a brièvement le jeune
homme.
Il n'en fallait pas plus pour les rendre tous trois
vi vement attentifs.
Alors, Jacques, posément, leur rapport a par le détail la conversation qu'il avait eue le matin même
avec son chef. Puis, il nt valoir avec imparti alité le
pour et le contre, donna tous les détails désirables sur
les tenants et aboutissants de la question, et conclut
en les l:l.isant j ages de la décision qu'il convenait de
prendr e:
- Car je suis 10rt.. embarr assé 1 avoua-t-il en hochan t
la tète.
M. Fourval, pourtan t, ne semblait pas partage r cet
embar ras:
- Mon ami, trancha-t-il fermement, votre situatio n
aV'l-nt tout 1 N'est-ce pas ton avis ? ajouta-t-U en se
tournan t vers sa femme.
Mais Mme fourval , qui se mordai t les lèvres, semblait en ptoie à une indéniable perplexité :
- Oui, évidemment... murmura-t-elle, enfin. Il ellt
certuin que dans l'intérê t même de ces Jeunes gens, dans
l'intérê t aussi des enIants qu'ils peuvent être appelés
à avoir, M. Jacques ne devrait pas néglige r la chance
qui s'offre à lui d'obten ir un avancement ine;:;péré ...
Et, d'un autre cOté ...
- Quoi donc ?
- D'un autre côté, je me demande si la. petite pourra support er l'existence qu'elle devra mener dans cette
110 ?
M. Fourva l prit un air sentencIeux :
- Goneviève, ma chère amie, est une entant sérleuse 1 Et elle sait bien que dans la vie, on ne peut pas
tOUjours faire ce qu'on veut : Elle n'jgnor e pas non
plus, d'autre part, qu'il est des sacrifices qu'il faut
savoir Ialre, si on ne veut pas végOter toute son existence dans des emploIs subalte rnes 1 En conséquence,
et comme elle aura à cœur de favoriser la carrière de
Son mari, ct non de l'entrav ar, je suIs certain qu'elle
2
0
�18
LA SlNÈNI> (J'OUIlSSANl'
...urli faire eu toute circonstance les concessions qui
s'imposeront !... N'est-ce pas, Ginette '1 ajouta-tril en
se tournant vers sa fille.
Chose singulière, la jeune fille, d'habitude prompte
à prendre parti, n'était pas encore intervenue dans le
débat. Les sourcils froncés, les yeux obstinément fixés
sur un vase de Saxe qui s'élevait en face d'elle sur
un guéridon, elle paraissait poursui'Vre quelque pensée secrète ...
Aussi ne répondit-elle pas à la question (le son
l)ère,
Il s'en étonna :
- Eh bi<m '1 Ginette 1 répéta-t-il avec impatience,
Tu ne m'as pas entendu ?.. Ah 1 çà., tu es dans les
rêves, à ce que je vois 1
- Mais non, papa 1...
- Eh bi.en 1 alors, réponds 1... ]e disais que tu
étais certainement trop sérieuse, pour inciter M, ]acClUCS à refuser une mission appelée à le mettre ainsi
en vedette 1
- Oh 1 bien sûr... assura la jolie entant.
Mais il y avait si peu de conviction dans son accent, que la mère en fut frappéo et la pressa de s'expliquer :
- Voyons, mu petite 1 Dis-nous franchement ton
sentiment 1 Est-ce la perspective de l'isolement qui
t'effraie ?
- Ou Jo. privation de tout plaisir mondain 7 proposa
le père.
Elle haussa les épaules :
- Comment pouvez-vous, vous qui me connaissez,
supposer des choses pareilles 1 Ne savez-vous pas que
le monde ne m'attIre guère, que j'aime par-dessus tout
la nature, et que j'ai toujours rêvé de vivre à la campagne ?
- (;'est vrai... reconnut Mme Fourval, un peu ras5uréo. Mals alors ...
- Etant donné les conditions dans lesquelles j'Irais
continua la jeune fille, en rougissant un
Ù Ou~sant,
pou, j'aurais moins Je f11I5On encore ùe me plaindre
de moi mon mari 1
de mon sort 1 N'uuTai-Je pas aupr~s
~
�LA SmhŒ O'OUESS.\ NT
19
Et peut-on souhaiter vie plus heureuse que cel~
qui
isole, dans un cadre sauvage et grandiose qui parle
il. l'âme, deux êtres faits pour se comprendre et s'aI-
mer... .
- Bravo 1 s'écria Jacques, radieux. Bravo, ma chère
Geneviève.
- A la bonne heure 1 approuva le reeveur. Voilà
qui est sainement raisonner.
Mais la jeune t1Ue poursuivait, songeuse :
- Oui 1 Tout cela est vrai 1... Et cependant, j'éprouve une appréhension instinctive et inexplicable à l'idée
de voir M. Jacques partir là-bas 1... J'ai la sensation ...
comment dirais-je 1.. qu'il va nous arriver quelque
malheur, si vous voulez 1
M. et Mme Pourval se récrièrent en chœur
- Allons, Ginette 1 En voilà des bêtises 1... C'est ridicule, voyons 1
- C'est ridicule, oui, je sais 1 convint la jeune
l111e. Mais, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse 1...
Ce n'est pas de ma faute si l'ai cette impression 1
- Non, sans doute 1 Mais 11 serait absurde de t'y
abandonner 1
- Mais je ne m'y abandonne pas 1 protesta encore
(;eneviève. Je m'efforce même, au contraire, de la
chusser ... Seulement je ne peux pas y arriver, et ...
M. Pourval l'interrompit avec llUmeur:
- Sottises que tout cela 1 Et je ne te croyn.ls pas, Ginette, si impressionnable 1 En tout cas, j'espère bien
que tu ne vas pas essayer d'influencer ton fiancé pout'
l'amener à refuser l'offre de son chef 1... D'ameurs,
vous ne l'écouterez pas, n'est-ce pas? ajouta-t·il en se
tournant vers le jeune homme qui demeurait silencieux,
fort ennuyé.
Mais la jeune lllle sc récriait déJà :
- Bien sOr que non ... Mon cher Jacques, il faut que
vous ucceptlez 1
- C'est-b.·dire ... balbutia l'ingénieur.
- N'insistez pa:; 1 tru.ncha·t-elle avec fermeté. Il
faut que VOIlS partiez là·bas 1 Je le veux absolument l..
Et jo regrette bien de n'avoir pu, sur le moment, vous
dissimuler une répngnance qui VOIlS u évidemment con-
�w
LA SIR1~NE
D'OUESSANT
trarié !... Mais il n'en sera plus question 1 Vous irez
à Ouessant 1 Voilà tout 1 C'est une affaire réglée 1
N'en parlons plus 1
Puis, voulant achever de dissiper le malaise qui pesait eur eux, la jeune flUe, se ressaisissant, reprit gatment:
- Et, maintenant, mon cher Jacques, si vous me
décriviez un peu notre future résidence 1 Il me semble ,
que ce serait tout indiqué en attendant que le dIner
soit prêt 1 Car ennn, conclut-elle en aHectant un vif intérêt, j'aimerais assez savoir comment est ce pays où
je vais être appelée à vivre 1
L'ingénieur la considéra avec surprise :
- Vous ne connaissez pas Ouessant ?
La charmante enfant lui sourit avec malice
- Mon cher Jacques, je vous al parfois entendu dire
avec humour - à vous, Parisien pur sang 1 - qu'il
n'y avait guère qu'un Parisien pour ne jamais être
mont~
à la Tour Eil'tel 1
- C'est vrai, reconnut-il en riant.
- Eh 1 bi.en 1 Ouessant, pour nous autres Brsstois,
c'est exactement la même chose 1 C'est tout près 1 Et
de nombreux touristes l'été y vont 1 Mais nous, nous
nous disons invariablement que nous avons bien le
temps. Et nous avons toujours quelque chose d'autre
iL faire, ou à aller vair, auparavant 1
- Sans compter, observa le receveur avec componctlon, que le voyage est long et pénible 1 Parfois même
dangereux 1 Songez donc 1 Cinq heures sur une des
mers les plus dangereuses du globe 1 Au milieu d'un
fouillis de réel Cs 1 Dans la brume ou sous la tempOte 1
- Une de nos amies y est aUée une fois 1 rQuchérit
la bonne Mme Pourval avec cftroi. Pour affaires, bien
entendu 1 Et il paratt que ça a été épouvantable 1 Le eapitaine avait dO enfermer tout le monde en bas pour
que les gens ne soient pas eropt~s
1 Et les vUi:ues ba.layaient d'un bout à l'~utro
10 bateau qui était transformé en sous-marin 1
- Si bien que cette pauvrG Mmo Valoc en a "té ma..
lade pendant huit Jours 1 acheva Ginette avec ironie. De
peur, bien entendu 1
�LA SmÈNE D'OUESS ANT
- Oh 1 Geneviève 1 Que tu es méchante blâma la
mère scandalisée.
Quant à Jacques, il se mordai t les lèvres pour ne pas
rire, en entenda nt ses futurs beaux-parents, paisibles et
placides gens s'il en fut, exprimer avec une frayeur
.
comique leur appréhension de l'eau 1
- Bah 1 fit-il entin en souriant. Ce n'est pas si terrible que cela 1... Mais vous me demandez, Genevjève,
de vous décrire 1'11e ...
Au même instant, une grande 1111ette, alerte et gracieuse, entra dans le salon :
- Bonsoir, papa, maman , Monsieur Jacques et Mademoiselle ma grande sœur 1 lança-t-elle joyeusement
en s'avanç ant vers eux.
L'ingénieul' lui serra la main affectueusement :
- Bonsoir, petite Odile 1... Alors, ces études vont touJours bien?
- Très bien 1 aftirma l'adolescente avec w.e belle
j'ai appris cet après-midi quelque
assurance. Et m~e,
ant 1
intéress
fait
à
tout
de
chose
- Vraiment 1 11t Mme FourvaI. Et quoi donc, mon
enfant ?
- A tirer les cartes 1 répliqua gravem ent la fillette.
Un éclat de rire général sa.lua cette déclaration,
Puis, 10 receveur demanda, narquoi s :
- C'est dans le program me du lycée ?
- Pas pour le momen t 1 répondit jmpertu rbablem ent
la jeune Od.ile. Mais ça viendra sûreme nt 1... En attendant, et comme c'était aujourd 'hui jeudi, j'avais été
goûter chez Madeleine Daniel comme tu me l'avais permis, maman ...
- Ah 1 oui, c'est vrai 1
- ... Et c'ost elle qui m'a appris ça 1
- Eh blen 1 c'est parfait 1 enrogis tra M. Fourva l amusé. Au moins, te vallA un métier on mains! Cartowancienne 1... Tu pourra::; aussi y adjoindre, par la suite,
le marc de caré 1
- Et moi je te donnera i le chat noir indispe nsable
à toute sorcière qui se respecte 1 ajouta GenevièvQ en
riant.
Mais la petite fronçait les sourcils :
�22
LA SIRÈNE O'OUESS.\NT
- Oui, oui 1 Vous vous moquez tous de moi 1 Mais
ça ne tait rien 1 Ca m'est égal 1 Ca n'empêche pas que
j'ai prédit tout à l'heure à Mme Daniel des choses qui... ·
- ... Qui arriveront certainement 1 assura le receveur
avec gravité.
- Parfaitement 1 afflrma l'adolescente. Et, d'ailleurs,
je vais vous donner un échantillon de mes talents 1
Qui est·ce qui veut que je lui tire les cartes 7 Toi, ma·
man 7... Ou toi, Ginette ?
Une lueur subite passa dans lès yeux de la jeune
llancée.
- Après tont, pourquoi pas 1 fit-elle d'un ton ambigu. C'est même une idée, tiens 1... Je t'écoute !...
Alors, tandis que Jacques et M. et Mme Fourval, que
lQ jeu divertissait, sc groupaient autour des jeunes
l111es, la petite Odile qui s'était assise il un guéridon
t!ra de sa poche un leu.
- Voilà 1 annonça-t-elle, en étalant les cartes sur la
table. Coupe 1 •
Geneviève coupa.
Puis sa cadette commença de retourner les cartes :
- Du trèfie 1 annonça-telle d'un ton doctoral. Du
trèfle avec plusieurs carreaux 1... Ça veut dire que tu
seras riclle et que tu recevras des honneurs 1... Enfin
que tu auras une haute situation , quoi 1
- A la bonne heur9 1 nt Jacques en souriant.
Mais au fond, 11 était frappé de la concordance de
cette intorprétation avec la suite probable des évènements.
Tout à coup, l'adolescente retourna la dame do cœur.
- Aïe 1 s'écria-t-eHe.
- Qu'pst-ce qu'il y 0. ? dema.nda avec sollicitude
Mme Fourval, tu t'es piquée ?
de
- Non, maman !... Seulement c'est cette dam~
oœur 1...
- Oui 1 Eh bien ? intcrrogea Gen~vlê.
- Eh bien 1 ça veut dire qu'U va y avoir une femme
blonde qUi va essayer de te faire du mal 1
- Pas pOSSible 1 Ironisa. la jolie brune. Qui donc cela
peuton être 1 Je ne vol:, pa! ...
- Attends 1 reprit Jo. petite qui rebattait ses cartes.
�!.\ SIRÈNE D'OUESS.\:-IT
23
Ne t.e désole pas 1 Elle ne va peut-être pas reporaltre
C~te
fois_o.
- Espérons-le, cal' ta sœur serait affolée 1 ém it, moqueur, M. Fourval.
Odile étala le jeu de nouveau, retourna, et poussa
Hne exclamation de déipt :
- Encore la dame de cœur 1
Les regards des fiancés qui s'étaient par hasard rencontrés, se détournèrent aussitOt l'un de l'autre ...
La petite, cependant, faisait une troisième tentative,
sans plus de succès :
- Toujours la dame de cœur 1 s'exclnma-t-elle. GIlIette, je te conseille de te méfier 1
Au même instant, la bonne entrn. :
- Madame est servie 1
- Allons 1 conclut le père avec bonne humeur. Laissons là, mes enfants, toutes ces sornettes! Et à table 1
Ils se dirigèrent alors vers la salle à manger.
Et la SOirée s'écoula agréablement, égayée des saillies
de la petite Odile, que son père et sa mère prenaient
plaiSir à taquiner affectueusem ent.
Mais Jacques et Geneviève, que tourmentait quelque
secrète appréhension, demeurèrent préoccupés, l'nir
absent.
CHAPITHE III
Il était 6 heures 45.
Une quarantaine de voyageurs, agglomérés par petits
groupes, se pressaient sur le quai contre lequel l' « Enez
Eussa • s'amarrait, massif, trapu et vomissant un flot
de fumée noire par sa haute cheminée. Il y avait un
peu de tout parmi eux : retraités fixés à Ouessant et
qui étalent venus taIre il. Brest quelques achats, ouvriers des ponts et chaussées, rejoignant leur cho.nUcr,
quatre religieuses de la Sagesse, appe16es par lu maison
de I.ampo.ul, .an Un, surtout, une demt-douzaine de
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
femmes, grandes at de fière allure, au teint mat, aux
traits durs, au r egard orgueilleux, des pieds il. la tête
vêtues de noir et qui portaient leur longue chevelure
sur le dos, à la mode toscane du XVIe siècle.
- Les « Filles de la Pluie D, disait-on il. mi-voix, avec
répugnance.
Et nul ne lellr parlait, parce que les Ouessantines
méprisent profondément les gens du continent, ces
terriens 1 qui, en retour, ne leur pardonnent pas leur
tranquille dédain des raffinements de la civilisation.
Elles se tenaient à. part et conversaient entre elles
sans bouger, sans presque remuer les lèvres, nvec un
accent guttural.
Un peu plus loin, deux voyageurs de commerce se
hâtaient d'embarquer leurs caisses, tandis qu'un soldat
permiss-ionnaire, arrivé en retard, se précipitait dans le
baraquement où se distribuaient les billets. Ailleurs, les
employés d'un marchand do bestiaux lançaient à la
volée du haut du quai sur le pont du navire, des moutons qu'ils soJs!ssaient à pleines l)'lains par ù' Qpa1sses
touffes de toison.
« Jules " un grand épagneul gris de race indécise,
surveillait tout ce monde, courant de tous cOtés et
aboyant aux chausses de chacun.
C'était le chIen du bord et il le faisait voi,r f
7 heures ...
Un long Jet de valJ8Ur blanche fusa dans l'air avec
un mugissement strident.
Les gens se hâtèrent vers la passerelle, qui déversa
leur fiot sur le spardeclc Là, ils se séparèrent, les passagers do première classe demeurant sur place, tandis
que la <.:lient~
de deuxi ème descendait lAIr le pont, où
elle se casait tant bien que mal au milieu des caisses,
des rouleaux de cordages et des moutons.
Soudain, au moment où les hommes de manœuvre
larguaient les amarres, un voyageur isolé surgit, accourant :
- Attendez 1 Attendez 1
Le capitaine, qui allait proférer un juron, s'adoucit
lorsqu'il reconnut Jacques.
- Un peu plus et nous VOllS laission s lù., MonsIeur
�LA SIRB:-IE D'OUESSANT
25
l'Ingénieur, se contenta-t-il de lui lancer, grognon, en
guise d'accueil.
.
Mais le jeune homme, qui avait jeté' sa valise sur le
pont, puis sauté d'un bond souple ft bord, ne se formalisait pas des manières bourrues du vieux loup de
mer.
.
- J'ai été retardé 1 lui dit-il simplement, en venant
lui serrer la main.
Le Ilalètement de la machine, tout à coup, flt vibrer
la coque dans ses profoudeurs_
Puis, on entendit un doux ruissellement d'eau sur
les flancs d'acier_
« L'Enez Eussa • était parti...
Debout, immobile, pros de la barre, Jacques qui
avait allumé une courte pipe, s'a!:Jsorbait dans ses réflexions, le regard perdu sur l'horizon.
Il songeait à cette soirée d'adieu, qu'il avalt passée
la. vellla chez les Fourval, et où. pour l'ultime fois, les
fIancés avaient échangé leurs serments. Soirée pénible
au fond, et sur laquelle avait plané, inavoué, le spectre
de la dame de cœur ...
Et c'était bien ce qui irritait le plus Jacques, encore
qu'il se défendit d'être superstitieux.
« C'est absurde, se répétait le jeune homme, d'accorder une attention quelconque à la prédiction pour rire
de ma future petite belle-sœur 1... Car ennn, en admettant même qu'une femme blonde doive un jour entrer
dans ma vie et y Jeter 10 trouble, ce n'est toujourii pas
il Ouessant que je la rencontrerai 1 D'abord, elles sont
toutes brunes 1.Ensuite, il est peu probable que je m'éprenne Jamai s d'une do ces créatures 1 Curieuses et
originales, certes, d'après ce qu'on m'en a ilit 1 Mais,
rudes, brutales, avec une mentalité un peu primit"ivo où
persiste encore un vieux fond de ,s auvagerie ... Décidément, achevait-il en sc sourla.nt à lui-même, mon exquIse Ginette peut dormir en paix 1 Ce ne sera pas une
femme de cc genre-là qui aura la moindre chance de
d6tacher d'elle Jacques Sablon .. , »
Et quand il ]Jrononçû.it mentalement: Ja.cques Sablon,
cela voulait dire, dans son esprit, bien des cboses 1
A savoir, notamment, que Jacques Sablon, polytechni-
�1..\ SIRÈNE I)'OUESS.\NT
cien, filS d'un président de Cour, officier d'artillerie
de réserve et ingénieur des phares, était incapable,
bien sOr, de s'abaisser jusqu'à. s'éprendre d'une malheureuse HUe de pêclleur 1 Non point qu'il méprisât
les bumbles, certes, non 1 Mais il considérait que dans
une société bien organisée, chacun doit rester dans le
milieu que lui assigneFlt sa naissance et son éducation 1 Autrement dit, dans son monde 1
Aussi ne voyait-il vraiment pas de rapport possible
entre son séjour à Ouessant et l'apparition vaguement
redoutée de la fatidique dame de cœur ...
Un long balancement d'avant en arrière qui fit osciller le bateau, l'avertit qu'on venait de passer le goulet.
Il se pencha vers le capitaine :
- Forte houle, aujourd'hui, n'est-ce pas ?
L'autre hocha la 1t:te :
- Oui ! Il y aura du t< rinçage » tout à l'heure
A gauche, la ligne des falaises fuyaient dans le sud
maintenant. Seule, la côte Nord continuait de se profiler immuablement vers l'ouest.
Puis, ce fut la pointe Saint-Mathieu, et les ruInes dénfantelé-es de son abbaye.
Et là, comme le bateau venait cap au nord pour
rallier le Conqnet, il fut pris tout d'un coup de face par
la lame.
La iame courte ct rageuse du chenal du Four, qui
s'exaspère sur des hauts-fonds rocheux, reboudit, tourh1llQnna ...
En 'bas, sur le pont, le mal de mer, déjà., commençait ses ravages.
A (l heures, l'escale du Conquet apporta alDC passagers que:ques minutes d'accalmie. Une dizaine de personnes, deux petits barils de spiritueux et un veau,
amenés en canot il. godille, vinrent grossir la cargaison
de • L'Enez Eussa '.
Et puis, le navire pointa vers la haute mer.
Cette fois, la vague le prenait en travers et il roulait
hord sur bord, sans arrêt. En quelques minutes, tout
le monde fut malade ...
Cela. dura une heure. Des terres bl\ssCS et arides, rongées par les 11ots, opp:\ru.issaient Sur ·la gauche. Mn.ls
�LA SlHÈNE D'OUESSANT
27
nul Il'y prenait garde, sauf le capitaine et l'homme
de barre qui faufllaient adroitement le petit navire il
[,rayers une multiltlda de récits aux point-es acérées.
Béniguet, QuémenGs, Trielen, funèbres 110ts où le'
bateau n'accoste ;amab et que hantent, seuls, quelques
goémoniers misérables et farouches, furent ainsi dé·
passés.
On vit alors le clocher d'UM église surgir de la mer.
Il devait y avoir une terre desSOUS. Mais on fut
encore quelques minutes avant de la distinguer, tant
elle Hait basse au ras des fiots.
- Molène 1 murmura Jacques, en braquant sa jumelle.
- On l'appelle « l'Ile des Sauveteurs >, je crois t
intefl'ogea près de lui un des voyageurs de commerce.
- Vous pouvez le dire 1 répliqua le capitaine. A
Molène, ils ont tous ça dans le sang 1 Quand 11 y a
un naufrage dans le coin et que les canots de sauvetage partent, c'est toujours eux qui arrivent les premiers 1
.
A Molène, deux canots vinrent alléger « L'Enez Eussa » d'une partie de sa population. On y laissa aussi
quelques moutons.
Et on repartit.
Le petit vapeur, d'abord, contourna l'ilè. Puis, tout
à coup, il fonça dans un chonal hérissé d'écueils, entre
Molène et Balanec.
La houle avait subitement grossi dans de fortes pro·
Portions, parce qu'aucune terre ne venait plus lyriser
los lames qui accouraient du grand large.
- C'est, maintenant qu'on va valser 1 dit quelqu'un
Mais ce fut encore supportable pendant une demi·heure, tundis que dél1lalent, au nord, les Bots de Balanec
et de Banee couverts de genets.
Au nord-ouest, une immen;;e falaise continue, une
Sorte de mur gris et sans nn qui bar·rait tout l'horizon,
s'élevalt à présent, au·dessus de la mer.
-- Ou()ssant 1 fit Jacques, méditatir.
Au même Instn.nt, le vapem, qui venait d'aborder le
terrible courant du Fromveur, était assailli par des Vll.gUes f\.trieuses qui déferlèrent sur le pont, inondant les
gens, noyant les bagages, provoquant une fuite géné-
�LA SIRÈ~E
D'OU~;SA!\T
l'ale à l'intérieur. En même temps, le léger navire
se mettait à rouler et à tanguer si violemment que
personne n'aurait plus pu se tenir debout.
_ Faites l'entrer tout le monde lardonna le capitaine.
Jacques, seul, fut admis à demeurer.
Une 11eme e'ncore, le petit vapeur lutta ainsi vaillamment, vibrant sourdement sous les masses d'eau,
qui s'écrasaient à tout moment sur I lui, pour, l'instant
d'après, être lancé en l'ail' comme un bouchon ou glisser au creux d'un insondable abîme.
- Mauvais, le Fromveur, aujourd'hui 1 observait l'ingénieur, qui se cramponnait . comme il pouvait à la
lisse.
- J'ai vu pirel répllquait laconiquement le capitaine.
Tenez-vons bien 1...
Une ta nI' isolée, véritable don porté par l'homme au."{
éléments, surgit bientôt du sein de cette mer déchaînée .
• Ar-Gazek 1 songea le jeune homme. La Jument .•
Et son regard se fixa, pen sU, sur le célèbre phare.
« Du beau travail 1 » se disait-il.
L'Ue était toute proche, à présent. Et on pouvait déjà
distinguer, ici et là, ses maisonnettes blanches, aux
volets peints de couleurs vives, éparses dans la lande.
Des moutons, par groupes, paissaient. Une charrette
s'en allait cahotante, par un cbemin de terre.
- Plusieurs années 1 soupira Jacques, en embrassant
d'un regard morne cette terre désolée.
Mals le vapeur virait déjà pour embouc!uer la baie
de Lampaul, qui s'ouvrait devant lui, comme la pince
grande ouverte de quelque gigantesque crabe. Et, bien.
tôt, ln fureur de ln mer s'apaisait en une longue houle,
qui s'en allait mourir au fond de ce cirque de rocs,
dans un prosaïque lavoir.
Une agglomération de maisons appnralssalt sur la
hauteur, surmontée d'un clocher à jour. Dans une petite
nnse, des l>nrques sc bn:lançalent. On voyait de toutes
parts les Biens accourir vers la cale de débarquement,
au-devant du bateau-Coufrier.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
29
Un quart d'heure plus tard, Jacques sautait du canot
sur le petit quai de granit.
Et quand il toucha ce sol, la même appréhension qui
l'avait sourdement envahi un soir chez les Fourval,
lorsque la darne de cœur s'obstinait à sortir, étreignit
à nouveau son cœur ...
Mais il secoua bien vite un effroi ridicule.
L'hôtel - le seul - n'était pas loin. Il alla déjeuner. 1 uis il se rendit à la maison que l'administration
des Ponts et Chaussées entretient à Ouessant, à l'us8.~e
des ingénieurs et chefs de travaux qui y viennent faire
de fréquents séjours pour le serv~c.
C'était une bel~
bâtisse de deux étages, vaste, claire,
confortable, entourée d'un joli jardin.
- La vieille Barba pourra s'occuper de votre ména~e
et faire vos repas 1 lui proposa le contremaître qui
l'avait conduit. Je lui en ai touché un mot. C'est une
viellle Ouessantine silencieuse et dévouée ...
- Va pour Barba 1 consentit Jacques.
Et le soir même, il était installé. Provisoirement, du
moins, en attendant qu'il eût reçu de Brest et de Paris
ce qui lui manquait pour parfaire un aménagement
confortable et déflnitiI.
Alors, comme il était de bonne heure encoro, il s'en
•
alla faire un tour dl,ns le bourg.
- Histoir.e de prendre contact avec le pays 1 murmUra-t·il.
Car 11 n'était venu jusqu'à prosent, qu'une fois ou
deux, en inspection, entre deux bateaux.
Il faisait nuit déjà. Tout là-bas, dans l'horizon du
nord-est, le feu rouge du Stifl ouvrait dans les ténèbres' son gros œil sanglant immobile. Dorrière lui,
l'orgueilleuse tour du Créac'h, qui ilit maintena.nt le
phare le pius puissant du monds, balayait d'un faisceau de clarté triomphale le désertique paysage de
landes et de rocherli.
II s'en alla., d'lm bon pas, en sifflotant.
Cinq mlnules plus tard, 11 arrIvait devant l'église, où
bifurqualcnt plusieurs chemins.
- A droite ou à gauche ? s'Interrogea-t-il.
Il opta pour la gauche ot s'éloigna VOl'S Slang-nr-Lann.
�30
L.\ SIRÈNE n'Om:SSA NT
Les maisons s'espaGaient mainten ant. Entre elles, on
distinguait, dans les éclairs du phare, des étendues
de plaine que la brume déjà estompait.
- Quel pays 1 fit-il, amer. Ma pauvre Ginette 1...
Soudain, il aperçut, ù quelque distance sur le chemin,
une fenêtre violemment éclairée .. .
- Quelque cabaret, sans doute .. .
Curieux, il s'appro cha, vint se plaquer coutre 10. vitre
ct regarda à l'intérie ur.
Dans la fumée des pipes, six. hommes, des pêcheurs,
jouaien t aux cartes en buvant du vin rouge. Et parfois,
J'un d'eux ta111ait de son couteau dans un grand plat
de terre posé au milieu de la table, une tranche de
quelque chose d'épais et gras qui fumait.
- Un Téniers 1 6ongea-t-il, séduit par le pittoresque
de la scène.
Sur quoi, il tourna le loquet de la porte ct entra.
Une vieille femme s'avanç a, surprise :
- Monsieur 1...
- Avez-vous de la bière?
Elle eut un geste d6solé :
- Le bateau n'en a point apporté, cette semaine 1
Mais nous avons du bon vin ...
Ça ne lui <Usait pas grand'c hose. Il accepta, cependant.
« N'oublions pas que nous voilà Ouessa ntin 1 • ironisa-t-il pour lui-m~e.
Puis ses yeux se reportè rent sur les six hommes.
Pas un seul ne lui aVilit accordé un coup d'œil. Ils
continu aient à jouer farouchement, se glissan t à la
dérob6e des regards méllunts et mâchun t lentement
leurs parts de tarz-valet, ce gâteau tro.ditionnel ouessantin qui est tail d'une pilte de sarrazi n cuite à l'étouffée, avec des raisins secs et du lard.
L'hOtelise était venue poser, sur une table écartée,
un verre el Ulle bouteille :
- Vous êWs de passago dans le pays, probab le?
Elle s'ùtonn alt do cet étrange r qui n'avait pas l'o.llure
d'un représe ntant, à une époque où il n'y avait pas
encore do touristes.
Je viens pour les Ponts
- Non 1 fit-il l~g1iemnt.
�I.A , 1 RbŒ
l)
'OUESSANt
et Chaussées. On va construire un nouvea.u phare ...
llrusquement, les six hommes se retournèrent, inté·
ressés :
- Un nouveau phare ! Et où ça donc ?
- A Ar-Bar!
Ils s'exclamèrent avec satisfaction :
- Ça, c'est très bien ! Y avait longtemps, voyezvous, qu'on demandait un feu sur ce mauvais ca.illou !
Tous les hivers, il y a des naufrages ... Encore le cOtre
de Feunven, il y a trois semaines ...
Pendant quelques instants, ils devisèrent du récif,
citant des sinistr8s, discutant sur leurs dates ...
P.uls, ils reprirent leur partie.
Et, tout de suite, une discussion éclata.
Violente, furieuse, sans que Jacques ait compris ce
qui l'avait tait naître. Une carte mQ.!tresse coupée mal
à propos, sans doute ...
Ils s'étaient levés maintenant et s'invectivaient avec
rage, en breton, excités par ce gros vin noir d'Algérie
qU'ils avaient bu.
L'hôtesse voulut intervenir, 11s la rabrouèrent durement.
Alors, Jacques, inquiet de la tournure fJue prenaient
les choses, tenta à son tour de s'interposer.
Mais ils l'envoyèrent promener grossièrement :
- Occupez-vous de ce qui vous regarde ! A chacun
ses affaires.
Et, braillant de plus belle, ils sortirent leurs couteaux ...
Affolée, la débitante courut SUI le seuil de la porte,
appela au secours.
Mais la maison était isolée, tout dormait alentoW', ct
il n'y a pas do police dans l'île.
Aussi l'Ingénieur se préparait-il à assister, impuis5I1nt, à. une scène sanglante.
Déjà, l'éclflir des armes brillait ...
Souda ln, uno volx de femme éclata, stridente et im\)('rleu5e, derrière leur <los 1
- Assez ! ncntrez ces couteaux !
D'un seul mouvemcnt, Hg firent volte-face ct demen-
�LA SIRÈNE D'OUESS ANT
32
rèrent pétrlnés. On entendi t le bruit d'une lame qui
roulait à terre .
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Dans l'encad rement de la porte qui venait de s'ouvrir
violemment, une jeune fille 3e tenait, haletan te, les
traits contractés, les yeux étincelants.
Entière ment vêtue de noir à la mode ouessantine,
elle était très grande, très mince, et d'une surpren ante
beauté. Son vjsage au teint pâle, aux traits sévères et
harmon ieux, revêtait un charme sauvage, inexpri mable
et troubla nt. Un nez droit et aigu, une bouche grande
au dessin volontaire, aux lèvres fines et serrées, et des
yeux bleu clair dont le regard semblait aussi perçant
que celui des oisoo.ux de mer, achevaient de lui composer un aspect étrange ment fascinateur.
Et Jacques, dont le cœur s'était mis il. battre sourdemont, vit rouler sur ses épaules un flot de cheveux
soyeux plus blonds que l'or 1. ..
Tous restaien t là, muets, immobiles.
Elle s'avanç a d'un pus :
- Allez-vous-en 1 nentrez chez vous 1 VOllS avez assez
bu, ce soir 1
La voix, qui martela it les mots, résonna it dure, métalliquo , musica le tout de même étrange ment. .. Le bras,
étendu, lenr désigna it la porte 1
Lentement, les couteau x se refermèrent, disparu rent
dans les poches. Et ib Jetèrent SUl' la table quelques
pièces de monnai e, calcula nt ù mi-voL-x ce qu'ils devaient.
Puis ils sorUrent l'un o.près l'autre, so.ns articule r un
son, la tête basse ...
Une ind60ni ssnJ)le angoisse étreign ait à présent l'lngllnieur qui ne pouvait détache r ses regards de la jenne
JUle.
Elle les suIvit des youx, jusqu'à co que le dernier
eût disparu .
Alors; elle se tournu. vers la débitante, avec un sourira amer:
- Tous les mêmes 1. .. nt-elle en baussan t les épauJes.
�33
LA SIRÈN.E n'OUESSANT
Heureusement que je passais là, par hasard ...
C'est à 00 moment, seulement, qu'elle aptlrçut tout
à coup Jacques, assis dans un coin sombre.
- Qui est celui-là ? interrogea-t-elle brutalement, en
le désignant d'un ~igne
de tête.
Le jeune homme, comme mû. par un ' ressort, se
dressa:
- Jacques Sablon, ingénieur aux phares, Mademoiselle 1
Elle éclata d'un rire dédaigneux :
- Ha 1 ha 1 Mademoiselle J. .. Vous vous croyez encore sur votre Continent 1
Puis, le regard d'oiseau de mer plongea dans les
yeux du jeune homme:
- On m'appelle Çoisic (1) rectifia-t-elle avec hauteur.
Sur quoi, sans ajouter un mot, elle sortit et disparut
dans la nuit.
Jacques demeurait stupéfait, en proie à un malaise
trouble ...
- Qui est-ce ? demanda-t-il enfin en se levant, à la
vieille femme.
Elle ét<1it encore toute émue :
- Mais ... c'est une nUe d'ici. La mère est morte depuis longtemps 1 Le père et les deux frères ont péri
voilà trois ans dans un naufr<1ge 1 Depuis, elle vit seule,
dans sa petite maison de Cadoran 1 La dernière au
bout du hameau J. .. Tous les garçons d.e l'He en sont
fous et voudraient la marier, vu qu'elle est belle fille 1
Il Y on a même qui sc sont battus pour eUe 1 Mais
elle ne veut rien savoir d'eux 1 Elle dit qu'elle aime
mieux rester seule 1 En attend.ant, elle les fait tous
marcher à la baguette ... Bonne créature, au fond, à
part ça 1 Un peu drôle, tout de même J. .. On l'appelle
Çoisic, comme elle vous a dlt ...
n plly<1 et sortit, assez agité.
(1)
Françoise.
3
�34
LA SIRÈNE V'OUESSANT
/
CHAPITRE IV
« La dame de cœur • 1 se répétait Jacques, avec
trouble, tout en rentrant chez lui à grandes enjambées.
Pourtant, il ne croyait pas le moins du monde à la
prédestination 1 Et ce n'était pas, certes, parce qu'une
gamine, s'amusant à tirer les cartes, avait prédit à sa
lIancée qu'une femme blonde chercherait à lui nuire,
qu'il allait se figurer, maintenant, que cette Çoisic
était appelée à jouer un l'Ole dans sa vie 1 Non 1 Seulement, la coïncidence de l'innocente prophétie avec cet
étrange malaise qui l' avait envahi en présence de
l'Otfessantine, l'impressionnait tout de même, quoi
qu'il en eüt 1...
Car elle l'avait impressionné 1 Très vivement 1 Si
vivement qu'il ne pouvait chasser de ses yeux la vision
d'une haute et mince silhouette noire, d'un teint d'ivoire, de deux yeux clairs au regard aigu, et surtout de
cette nappe de cheveux fauves qui ondulait sur des
épaules larges, solides ...
- Quelle admirable fille ! se prit-il à dire tout haut.
Il n'en était plus, {.ourtant, à s'extasier, comme un
cullégien, sur la beanté d'une femme 1 Les hasards des
circonstances l'o.vaiont amené à admirer, souvent, de
jolies femmes, appartenant au même milieu social que
lui, et dont le charme délicat, tout en douceurs et
fines disciplines, avait le parfum subtil d'une plante de
serre. Il avait remarqué aussi, fréquemment, la grâce
mélancolique d'une petite employée, ou la joliesse hardie d'une ouvrière. Et il n'avait pas non plus contesté,
à l'occasion, l'éclat indéniable, quoique vulgaire, de
certaines filles de la IJopulo.ce.
Mais il n'o.vait Jamais vu cette beauté-là 1
Une beauté toute en force, en rudesse, en virilité
si on peut dire 1 Une beauté presque mâle, et pourtant
�LA SIRÈNE D'OUESS ANT
35
si féminine tout de même ! Une beauté saine, naturelle, sans apprêts, Jli artifices, poussée drue comme
une herbe de falaise au grand soume des tempêtes, et
qui s'épano uissait avec IDl orgueil dédaign eux et tranquille, qui lui conféra it dans ce cadre grandio se de
l'Ue une sorte d'étrang e majesté ...
- Une beauté <1e lionne ! conclut-il fort justement.
Et qui lui en imposa it ! A ce titre, même, que lorsau'p.lle avait demandé qui il était, il s'était instinctivement levé et pour ainsi dire présenté ! Comme il
l'aurait fait dans un salon devant une femme du monde ! En oublian t que ce n'était qu'une humble fllle de
pêcheu rs 1
.
Ce souven ir le vexa :
t-il.
songea!
ridicule
été
J'ai
Et il se promit bien, à la premièr e occasion, de
marque r à cette ÇoiSic la différence de classe qui les
séparai t ...
Ce qui ne l'empêc hait pas, par allleurs, de se sentir
profond ément ému de sa rencontre ...
Très avant dans la nuit, il y songeait encore, se
tournan t et se retourn ant entre les draps, sans pouvoir
trouver le sommeil.
Ça finit par l'inqui<lter
- Est-ce que vraimen t, murmu ra-t-il avec anxiété en
s'assey ant dans son lit, cette femme serait susceptible
de trouble r 10 repos de mon esprit ?
Mais il chassa aussitôt avec effroi cette idée sacrilège.
- Comment pourrai s-je jamais oubJler ce que je dois
à mon adorabl e Ginette 1 C'est fou, voyons ! C'est idiot
ce que je vais m'imag iner là 1
Et, un peu rassuré , 11 parvint ennn à s'endor mir.
Le lendem ain matin, la première personn e qu'il rencontra fut Çoisic.
Il se rendait à la baie de Yuzin, en face d'Ar-Dar,
reconna ître une base d'accostage pour les embarc ations
le::; ouvriers et le matérie l au réci!.
qui transpo~ie
Elle s'en allait d'lm pas souple, une fourche sur
l'épaule, relever la fougère séchée qui servira it de
combustible pour l'hiver.
Tous deux tombèr ent nez ù nez au détour d'un de
�36
LA SIRÈNE D'OUESSANT
ces petits chemins bordés de murs bas, qui sont faits
de pierres plates posées le~
unes sur les autres.
Elle plongea ses prunelles claires dans les yeux du
jeune homme :
- Bonjour 1 lui lanç-t~e.
Avec, toujours, cette assurance tranquille, cette sûreté
de soi, cette allure désinvolte qui, ailleurs, auraient
passé pour de l'impudence, et qui n'étaient ici que
l'expression toute simple d'un cœur franc et sans détours.
- Bonjour 1 répliqua-t-il du bout des dents, sèchement.
Ce qui amusa fort la belle fille, sans doute, car, tout
comme la veille, elle éclata d'un rire sonore et passa
son chemin.
Le jeune homme était furieux.
- Elle se moque de moi 1 s'exclama-toi!.
Il y paraissait bien. En tout cas, il apprit ce jour-là
à ses dépens qu'une Ouessantine n'est pas lacile à intimider 1
Est-ce pour cela qu'il y songea toute la journée 1
Peut-être. Car c'était la première lois qu'il lui arrivait
d'êtr~
traité par une femme avec cette indifférence dédaigneuse. Dame 1 On sait qu'il était beau garçon 1
Aussi les femmes le regardaient-elles, partout, avec
plaisir 1 Si bien qu'il avait fini par s'y habituer 1
Pat considérer cela, inconsciemment, comme une
chose toute naturelle 1 Et voilà que cette fille-là se per.mettait...
- C'ost trop fort 1 se disait-il.
Mals ça ne l'empêchait pas de songer à la grâce
hardie de sa démarche, à sa ligne superbe, à ses grands
yeux dont le regard )1mplde louillait jusqu'au plus
profond de son être 1
AussI, toute la journée qu'il consacra à relever la
documentation nécessaire à ~on
projet de leu, 11 y
pensa ...
Le soir, c'était devenu une obsessi5)n.
Il s'en alarma :
- Ah 1 çà 1 je deviens fou ( Si je croyais aux sorcières, le dirais, pour un peu, que cette tIlle m'a envollté (
�LA SIRÈNE n'OUESSA NT
37
Et, honnêtement, 11 s'efforça de la chasser de ses pen.
sées qu'il concentra sur la douce et rêveuse Geneviève:
- Chère et exquise Ginette 1... Elle ne serait guère
contente de moi si elle pouvait en ce momen t lire dans
mon cœur 1
Il ne lui semblait pas, pourtant, qu'il y eût danger.
D'abord, il ne croyait pas au coup de foudre. Et puis,
ÇOisic 1.... Ah 1 non 1 Tout de même 1
Le lendemain, il était plus calme. Et le souvenir de
l'Ouessantine ne vint plus que de loin en loin traver·
ser sail esprit. Aussi se crut-il sauvé.
- Une sorte de fièvre, qui m'avait pris hier 1 se
disait-il, honteux, en haussan t les épaules . San!! doute,
le change ment d'air ...
Mais quand il rentra chez lui, à la nuit tombante, 11
se sentit tout désemparé. Il avait l'impression que
quelque chose lui avait manqué ce jour-là 1
Avait-il, sans se l'avouer, espéré la revoir ?
Il n'osa s'interroger.
Quelques jours .passèrent.
Puis. un matin, comme il passait vers midi, sur la
falaise de Lann-ar-Bir, 11 vit un panach e de fumée mon·
ter de l'autre côté de la baie, au-dessus des rochers de
Feuteun-Velen. C'était le bateau-courrier qui revenait...
Il lui apporta it une lettre touchante de Mlle Fourval.
La jeune mio s'inform ait avec sollicitude 'de son flancé
et de son installa tion, demand ant des détails et l'adjurant do bien tout lui dire, de ne rlen lui cacher 1
Elle termina it en l'exhor tant à prendre son exll en patience, puisque quelques mois à peine les séparai ent
de ce mariag e qui lui donnerait cnfin, à elle, la joie
de venir le rejoind re 1
Jacques sentit les larmes lu!. monter aux yeux :
- Adorable Ginette 1... murmura-t-il. Dire que j'ai
pu, un instant. ..
Il n'achev a pas de formuler uno idée qui lui était
pénible, et comme il avait fini de déjeuner, repartit
pour Yuzin.
Or, voici qu'au sortir de Niou-Huclla, il vit venir à
luI Çoislc. Elle tenait en laisse un mouton qu'clle changeait sans doute de pacage, et marcha it en chantan t
�38
LA SIRÈNE D'OUESSANT
un vieil air breton, ses longs cheveux d'or flottant au
vent.
Le cœur de Jacques cessa de battre.
- Bonjour 1 fit-elle encore, comme l'autre jour,
quand elle fut devant lui.
Et Jacques répondit :
- Bonjour .. .
Mais, simplement, cette fois, parce qu'il avait compris qu'il était inutile d'essayer de lui en imposer. Et
il y avait un tremblement imperceptible dans sa volx ...
Alors, Çoisic s'arrêta :
- Vous allez construire un phare à Ar-Bar?
- Comment le savez-vous ? s'étonna-t-il, s'immobilisant à son tour.
Elle éclata de riI'e de nouveau
- A Ouessant tout se sait vite
L'ne n'est pas si
grande 1
- C'est vrai... reconnut-il bêtement.
Et puis, il ne sut plus quoi dire.
Elle le considérait maintenant, en silence, le détaillant de la tête aux pieds, sans se presser, avec le
sans-gêne naïf qui caractérise ces filles de la nature
et où il n'entre aucune impudeur.
Entln, Jacques se ressaisit, et, voulant effacer l'impression d'embarras qu'il avait dû lui donner, il jeta
d'un ton détaché :
- Oui 1 On va mettre un feu sur le réel!. .. Ça rendra
service aux navigateurs ....
Les traits de la jeune tlUe se durcirent subitement :
- Ça m'est égal 1 riposta-t-elle brutalement. Il viendra trop tard pour moi 1
Jacques se souvint alors 1 La vieille débitante ne lui
nv:l.it-clle pas dit que le père et les frères de l'Ouessantine avalent péri.
Il se mordit les lèvres
- Pardonnez-moi, Çoisic 1 Je n'avais pas voulu VOUS
faire de peine ...
- Ça ne faiL rien 1 répliqua-t-elle, farouche. Seulement, mes hommes Cl. moi sont morts 1 Alors, votre
feu ...
Et sans ajouter une parole, olle s'on fut.
�LA SIRÈNIl n'OUESSANT
39
Le jeune homme était en proie à une profonde agitation.
Dans l'explosion soudaine aussitôt comprimée de sa
douleur, elle lui avait paru plus belle encore 1 Et
quelle force, quelle IJuissance dans ses accents 1
- C'est ainsi que j'ai toujours rêvé d'une tragédienne 1 se disait-il se remémorant les hurlements essoufIés et sans conviction de mainte artiste en renom 1
Et il lui vint la pensée bouffonne qu'elle saurait certainement dire, mieux que personne, les « imprécations de Camille 1 ,
Toute la journée, il eut la vision de Çoisic. Et, cette
fois, il ne songea même plus à la chasser ...
Mais, à son retour chez lui, 11 retrouva sur son
bureau la lettre de Geneviève, qu'il avait laissée là à
midi, bien en évidence, pour y répondre le soir même.
Un malaise intense l'envahit :
- Je vais écriN) 1 décida-t-11 pourtant, en proie à
une honte intime profonde.
Mais tout en lui se hérissait à cette perspective.
Alors, il biaisa :
- Il est vrai que je n'ai guère l'esprit à ça, ce
Soir 1 Aussi, ma lettre ne serait-elle pas ce qu'elle doit
Otre 1 Ce que Ginette mérite qu'elle soit 1... J'écrirai
donc demain 1. .. Après tout, j'ai le temps 1 Le bateau
ne part qu'à une heure 1...
Et il aUa se coucher, et s'endormit, fiévreux, l'âme
tourmentée.
.
Le lendemain, ça n'allait guère mieux. Et, tandis
qu'il se rendait à Yuzin, il se surprit à jeter sans cesse
autour de lui des regards scrutateurs, comme s'il eilt
cherché quelqu'un ...
Mais il ne vit personne ce jour-là, et, pour tromper
une déception qu'il ne se filt pas avouée, 11 prolongea
Son séjour sur les lieux, s'etrorçant de s'absorber dans
son travâil.
Soudain, un hurlement de sirène déchira l'air.
Jacques tressaillit et s'arrêta net, le carnet de croquis à la main, le crayon levé ...
- Le bateau 1. .. Et ma lettre que j'ai oubliée 1...
Un ardent remords le saisit. li baissa la tête. Et puis,
�40
LA SIRÈNE O'OUESSANT
au bout de quelques instants, il se reprit
- J'écrirai au prochain bateau 1 trancha-t-il, en faisant taire sa conscience. Ce n'est pas si long 1 Trois
jours...
Sur quoi, il respira, comme s'il venait de se libérer
d'une importune corvée.
Les trois jours s'écoulèrent. Il n'avait pas revu Çoisic.
Mais, loin de s'être apaisé, l'étrange malaise qui l'agitait, n'avait fait que crottre.
Est-ce pour cela qu'il n'écrivit à Mlie Fourval que
quelques lignes sur une carte postale ?
• le suis très absorbé, ma chère Ginette 1 Les travaux
me donnent un tracas fou 1 Vous écrirai plus longuement sous peu 1 Merci pour charmnt~
lettre et tendresses. - Jacques. »
C'était tout ce qu'il avait trouvé ...
Une autre semaine s'écoula. En proie maintenant à
une nervosité insolite, l'ingénieur avait des sautes
d'humeur qui interloquaient ses ouvriers.
n dut bien, un beau soir, s'en faire l'aveu
- Je ne suis plus moi-même 1 murmura-t-il en se
la.issant choir dans un fauteuil.
Et 11 ajouta, avec une sourde irritation dans la voix:
- C'est cette fille qui en est cause 1
Elle n'avait rien fait pourtant pour le troubler. Et
quand elle l'avait rencontré - chaque fois par hasard
- elle n'avait eu que des mots brefs, moqueurs, brusques .. .
n se leva et marcha quelques instants avec anima.tian, dans la pillee, grommelant il. voix basse :
- Pourquoi suis-je ainsi 7... Est-ce le désir de la
revoir 1 Impossible 1... Et pourtant, on dirait bien ...
C'est rIdicule 1... Ridicule et hontl)ux t... Affreux,
aussi 1. .. Ma pauvre GInette 1. .. Serai-je donc un si
triste sire ? Un impulsif aussi déraisonnable 1...
Et, cotw nuit-là, il ne dormit pas.
Mals, le matin, son parti était pris :
- Je lu. reverrai 1...
Ni sa conscience ni §a raison n'avaient pu se faire
écouler.
AlOrs, il alla à Yuzln, y donna au contre-mattre ses
�LA SIRÈNE n'OUESSANT
instructions pour la journée, et s'en lut d'un pas décidé vers Cadoran.
C'était un hameau perdu au nord--est de l'11e, sur
une pointe avancée, lace à l'îlot de Keller. Son pas hésita lorsqu'il arriva en vue de la « dernière maison •
qui était blanche, avec des volets et une porte peints e~
vert. Un petit mur l'entourait.. Des poules picoraient
çà et là.
Il s'avançait à pas feutrés, le cœur battant, comme
un voleur ...
Etait-elle là ?
Une haute silhouette noire qui apparut sur le seuil
11t refluer le sang à ses tempes. Il continua d'approcher
pourtant, en s'ef!orçant d'avoir l'air d'un homme ' qui
se promène.
Elle, qui l'avait vu, demeurait immobile et silencieuse, fixant sur lui un regard d'oiseau de proie ...
BlentOt, il n'y tint plus :
- Bonjour, Çoisic ! fit-il, relevant tout à coup la
tête, en affectant de l'apercevoir à l'instant.
- Bonjour ! répondit-elle le-ntement.
Puis, sans transition, du ton brusque qui lui était naturel :
- Où allez-vous ?
Jacques s'arrêta :
- Euh 1. .. Je me promenais ... sans but précis l...
Mais... c'est ici que vous habitez ?
- Icf, oui!
11 parut jnspecter la maisonnette avec intérêt :
- C'est très gentil ... Vous n'êtes pas mal logée ...
Les Ouessantines aiment leurs maisons, qu'elles aménagent et entretiennent avec amour. Les traits de Çoisic
sc détendirent en un demi-sourire :
- Oui ! C'est la plus jolie du Still !
Puls, toute fière, et avec une candeur désarmante:
- Voulez-vous la voir?
- Volontiers ! acquiesça-t·il, avec une émotion mal
contenue.
Et il entra à sa suite.
C'était une maisonnette très humble à la vérité, et
qui sc divisait en une grande chambre et une cuisine
�42
LA SIRÈNE D'OURSSANT
séparées par un couloir. Au-dessus, il y avait un grenier, où avaient autrefois couché les fils, la fille se
contentant d'un petit galetas.
Çoisic, toule à la joie de montrer sa demeure, fit entrer Jacques dans la grande chambre :
- C'était celle de mon père et de ma mère 1 Mon
père, c'est ce portrait là-haut 1. ..
Elle désignait une rude face de coureur de mers, au
large collier de barbe frisée et blanche, dont les yeux
dOlLX et honnêtes avaient dù refléter avec étonnement
les horizons des deux hémisphères.
- Il a servi vingt-cinq ans il. l'Etat 1. .. Mattre timonier.. . Après, il a pris sa retraite, ici 1... Il faIsait encore un peu la pêche .. C'est comme ça que c'est arrivé 1... Près du Mean-ar-Froud, un soir d'octobre ..
L'ingénieur frémit. Il connaissait bien le terrible.
récIf qui surgit au sud de l'ne au milieu d'un courant infernal et que nul ne peut aborder 1... Que de
peines avait coùté la tourelle de signalisation qu'on
avait lInl por y édifier 1
La Jeune flUe, maintenant, lui montrait le portrait de
sa mère, une vieille Ouessantlne, toute ridée, au regard
d'aigle, aux cheveux rares. Puis, ceux de ses frères,
de robustes gars, à la carrure herculéenne. Et d'autres
reliques encore : photographies, certificats de bonne
conduite, diplOmes de la Marine nationale. Enfin, elle
alla prendre dans un tiroir une petite boite, dont elle
vida triomphalement le contonu sur la table :
- Regardez 1
Il vit les médailles de sauvetage de « ses hommes.
C'était ù. la fois ridicule et touchant, et Jacques, qui
voyait se révéler à présent une Çolslc I]u'il ne connaissalt pas, tait stu pélait.
Alnsl donc, elle n'élait pas exclusivement la créature
brutale, primltive, voire iL demi-sauvage, qu'Il avait
cru ? Ello avait aussi un cœur sensihle, capable du
culte le plus pieux, de la fidélité la plus émouvante ?
Il lui coula un regard respectuoux ot tut trappé de
son expression transformée.
Les paupil'res s'étalent abo.lssées, voilant pudiquement l'éclat trop vif des prunelles. La houche s'était
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
43
entr'ouverte pour un sourire triste et fier. La tête baissée, elle contemplait, elle aussi et en silence, les souvenirs sacrés de ses morts. Et ainsi, une indéfinissable
et étonnante douceur s'était répandue sur son visage.
• Une femme 1 Une vraie femme 1 se répétait le jeune
homme, bouleversé.
Car il songeait que, parmi celles qu'il avait connues
jusqu'à présent, il ne s'en trouvait sans doute pas
beaucoup qui eussent ainsi allié la force à la grâce,
la sensibilité au caractère, la puretô à la plus rude
franchise ...
Et comme il était volontiers exagéré dans ses moments d'impulsion, il décréta :
« Comme elle est supérieure à toutes ces petites bonnes femmes de salon 1... •
CHAPITRE V
Jacques rentra chez lui de bonne heure, soupa légèrement de deux œufs et d'une tasse de café au lait,
puis, ayant allumé sa pipe, vint, s'asseoir, pensif, devant
le teu qui flambait clair dans la cheminée.
- Voyons 1 murmurait-il. Voyons .. .
Et il tentait de mettre un peu d'ordre dans ses idées.
C'est que le jeune homme était revenu tout désemparé de cette visite Qu'il avaIt faite à Çoisic 1 Et il se
demandait, maintenant, s'il ne devait pas faire une
revision des valeurs morales et sociales Qu'il avait jusqu'jci admises sans discussion J
Jamais, auparavant, il ne lui était encore venu à
l'idée, qu'il pourrait, un jour, s'intéresser sérieuse. ment à une temme qui n'aurait pas reçu la même éducation Que lul. Il ne méconnaissait, pas, certes, Que les
hautes vertus ne sont l'apanage exclusif d'aucune classe.
Mais il pensait Que puisqu'on les pouvait trouver chez
la jeune tllle du monde aussi bien Que chez l'ouvrière,
11 était plus logique de les chorcher dans le milieu
�'.4
LA SIRÈNE D'OUESSANT
auquel on appartenait. Ainsi, on. évitait ces mésalliances qui ne peuvent apporter le bonheur, parce que
- toute question de qualité mise à part - des époux
dissemblables dans leurs façons de voir, de sentir et
de se conduire, ne peuvent que se heurter du matin au
soir à propos de tout et de rien 1
Raisonnement qui lui semblait inattaquable.
Oui, mais voilà 1... C'est qu'il avait à prèsent la sensation très nette qu'une femme comme Çoisic portait en
elle quelque chose de neuf qu'il n'avait encore trouvé
chez aucune 1 Quoi ? Il eOt été bien en peine de le préciser. Peut-être cette liberté d'allures, cette rude et brutale franchise, qui, ignorant les disciplines de l'éducation, les mensonges de la politesse, les habiletés du savoir-vivre, laissait libre jeu aux réflexes naturels d'une
âme bien née, d'un cœur fort et pur 1 En tout cas, il
avait l'impression qu'auprès d'elle, il respirait mieux,
plus à son aise qu'auprès des autres ? Parce qu'elle
était incà:pable de rien dissimuler, qu'elle disait tout ce
qui lui passait par la têle, et qu'il n'était jamais nécessaire de so creuser pour deviner ce qu'elle pouvait avoir
voulu cacher ...
Ça lui plaisait au delà de ce qu'il aurait pu dire 1 Et
il comparait cette impression à celle qu'on éprouve
quand on aspire à pleins poumons, au faîte d'une falaise, le grand souffle qui vi.ent du large 1
Il reporla alors sa pensée sur MUo Fourval et, ma.lgré
lui, se prit à établir un paralH!le ...
Oh 1 certes, Geneviève élait tranche et loyale autant
que quiconque 1 Cela ne faisait aucun doute 1 seulement... ce n'était évidemment pas la mOrne chose 1 Elle
savait sc contenir, glisser SUI' un sujet brûlant, envelopper dans une formule aimable nne vérité délicate à
dire ...
Le résultat fInal était rort appréciable, car enfin on
vit avec ses semhlables dans la sociét6 civilisée 1 Et les
façons de Çoisic eu ssent tOt [ait de lul créer des ennemis partout 1
Mais il n'en demeurait pas moins que la rudesse de
~'men
qui s'hn,rmonlsalt sI heureusement avec SJ
benutO âpre, concourait puissamment il. la séduction 1m-
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
périeuse qui émanait d'elle' Et c'était là, probablement,
qu'il fallait chercher le secret de l'attirance qu'elle exerçait SUr l'ingénieur.
Il finit par l'entrevoir et articula lentement :
- Elle ne peut pas être plus droite, au fond, que tant
d'autres , Seulement, cette brutalité lui va si bien ,
Et il ne pouvait plus se dissimuler qu'il subissait
maintenant son emprise d'une façon profonde, alarmante ...
Or, ceci aussi était pour lui une révélation.
Car s'il .avait, comme tous les hommes, éprouvé bien
souvent la puissance du charme féminin, jamais encore il n'avait été saisi, empoigné - pris à la gorge en
quelque sorte' - par le pouvoir d'envoûtement d'une
femme,
Même Geneviève Fourval ne l'avait pas conquis ainsi , Il l'avait tout de suite remarquée, bien sOr, le jour
où elle lui était apparue dans un salon ami' Et ensuite
il avait été peu à peu gagné ' par sa gr5.ce tendre, son
intelligence, son cœur , Si. bien qu'il on était venu un
jour à cette idée, qu'elle ferait à coup sllr la plus idéale
des compagnes 1 Et il l'avait alors demandée en mariage ...
Comme H y avait loin de cet attachement progressif
et pour une grande part raisonné, à l'élan impétueux
de tout son être qui le poussait vers l'Ouessantin.e ,
On aurait dit qu'elle avait soufllé sur son cœur comme le vent sur un feu qui couve, faisant jaillir de la
braise une haute flamme échevelée ...
- L'aimerais-je ? se demanda-toi! tout à coup avec
terreur.
Mals ça lui parut si énorme, qu'il haussa. les épaules
et se leva avec humeur :
- Je perds l'esprit 1
L'instant d'après, pourtant, il 50 plantait perplexe devant la cheminée ...
- C'est affreux , balbutia-t-il enHn d'une voix tremblante. Affreux, odieu.'{ et absurde , Et cependant. ..
Il répugna, môme pour lui-même, à acbever. Mais à
ce moment, la touc.hante figure de sa fiancée lui apparut. Attristée, douloureuse, comme si elle lui reprocha.it
�46
LA SIRÈNE D'OUESSANT
son inconstance 1 Alors, il perdit son sang-froid, et,
s'étant assis, il se mit à pleurer, éperdu.
Parce qu'il comprenait bien que désormais le sort en
était jeté. Et que, poussé par une force irrésistible, il
irait à Çoisic 1 Aveuglément 1 Comme un papillon qui
fonce sur la lumière 1 Et sans oser se demander où cela
le mènerait.. .
. ... . ... . ... .......... ..... .. ... .. ........ . ... ....... .
Il laissa passer deux jours pour ne pas attirer l'attention des gens toujours à l'affû.t des faits et gestes de
« Monsieur l'ingénieur ». Puis il retourna à Cadoran.
C'était par un après-midi maussade, au ciel tout embué.
La porte de la maisonnette était ouverte. Mais cela.
ne prouvait pas que l'habitante fat au logis. A Ouessant, où il n'y a point de voleurs, les serrures sont
inconnues et les îliens s'absentent des journées entières
sans prendre la. peine de pousser leur porte.
Un instant il resta indécis. Puis, ayant jeté un coup
d'œil à la ronde et vu que les alentours étaient déserts,
il entra.
Une odeur de lard chaud le saIsit aux narines.
- Çoisic 1 appel a-t-il doucement.
Elle était là, accroupie devant le feu de mottes, surveillant la cuisson d'un farz. Ainsi on ne voyait d'elle
que sa coifre noire au grand nœud de soie pencbé sur
l'âtre, et cette mer de cheveux d'or qui déterlait, scintillante, presque jusqu'au sol.
Elle s'était retournée, indifférente :
- Ah 1 c'est vous 1 llt-elle, 10 reconnaissant.
- C'est moi, oui 1
Puis, après une seconde d'hésitation, il reprit
- Je ... je no vous dérange pas ?
- Non 1 fit-clIc laconiquement.
Alors, tandis qu'ello se tournait à nouveau vers son
feu, il prit un siège sans attendre une invitation qui,
11 le savait bien, ne viendrait pas 1
Un sUenee plana.
�LA SlRÈNE D'OUESSANT
47
Enfin, elle se releva et vint se planter devant lui
avec
- Pourquoi êtes-vous venu 1 interoga-~l
tranquillité.
Cette question - logique et naturelle s'il en fut, mais
qu'on ne pose point d'ordinaire, tout au moins sous
cette forme directe 1 - c'était toute l'Ouessantine 1
Décontenancé, Jacques s'empêtra :
- Mon Dieu... Ma 101... Le hasard ...
Il cherchait un motif plausible, ne le trouvait pas, et
S'impatientait de la voir demeurer là, immobile, attendant avec naïveté sa réponse 1
- Eh bien 1 insista-t-elle.
Finalement, il crut habile de faire montre d'une confusion qui n'était qu'à demi-feinte, et laissa tomber
avec un sourire insinuant:
- Peut-être bien l'envie de causer avec vous ...
Mais - l'habitude lui manquait encore 1 - il avait
oublié qu'il ne s'adressait pas à une Jeune fille du
Continent, qui aurait su interprêter ...
Aussi, les sourcils de Çoisic s'étaient-ils froncés :
- Causer de quoi?
- Mais... de... de tout et de rien l...
~
Alors vous ne savez même pas ce que vous voulez
me dire 'f
L'accent se faisait menaçant. Il entrevit qu'elle allait
le mettre dellors comme un mauvais plaisant, s'il ne
justi1iait pas, immédiatement et sans ambiguïté. sa visite.
Alors, comprenant enfin qu'il tallait se mettre au diapason de la propre trancllise de Çoisic, s'JI voulait être
écouté, il se résolut, non SIlOS gêne, à l'aveu par lequel
11 aurait da commencer:
- Ça me faisait plaisir de vous voir 1
Les prunelles claires s'agrandirent avec étonnement
- Moi 1...
- Vous oui, assuva-t-il en s'appliquant à cette assurance imperturbable qu'il admirait chez elle.
Elle le toisa des pieds à la tète, avec ména~,
s'asSurant qu'll ne se moquait pas. Enfin, elle répéta lentement, ne comprenant visiblement pus
- Ça vous lait plaisir de me voir ?
�48
LA SIRÈNE D'OUESSANT
La situation de Jacques devenait ridicule. A tout hasard, il répliqua :
- Oui, je m'ennuie ici quand je ne suis pas absorbé
par mon travail 1 Et d'autre part je m'intéresse beaucoup à l'He, à ses habitants, à la façon dont on vit
ici 1 Alors, j'avais pensé venir vous demander de m'en
parler 1 Vous devez bien le connaître, votre Ouessant ?
Sans le savotr, il avait fait vibrer au cœur le l'Ouessantine la corde la plus sensible :
- Si je connais Ouessant 1 s'exclama la jeune fllle
avec chaleur. C'est à moi que vous demandez ça ?
- Vous y êtes née, bien sQr ?
- Bien sQr 1 Et je ne l'ai quitté que trois fois?
- Pour aller faire des commissions à Brest, sans
doute?
Elle flt la moue :
- Oui 1 Mais Brest. .. c'est laid 1 Ce qui est beau,
c'est Paris.
lacques ouvrit des yeux énormes :
- Vous êtes allée à Paris 1 s'exclama-t-iI.
- Une fois, oui 1 nt la jeune nUe en secouant avec
orgueil sa crinière rauve. J'étais allée avec mon père,
quand le président de la Hépublique lui a donné la
médaille...
L'ingénieur comprit :
- Ah 1 oui. Lu. distribution solennelle dos récompenses de la • Société Centrale de Sauvetage des Naufro.gés », qui a lieu tous les ans à la Sorbonne 1
- Ça doit être ça 1 11 y o.vait beaucoup de monde, des
généraux, des amiraux, une musique de soldats ...
- C'est tr '5 bien, ça, Çoisic 1 Mats ... est-ce que vous
vous êtes promenée un peu dans Paris après ?
- l'ai été au Sacré-Cœur, oui 1
- Et puis?
- Et puis, dans un gro.nd jo.rdin, où il y avait beo.ucoup d'enfo.nts qui louaient. Et aussi sur une grande
promenade où il passait de très belles autos ...
- Je vols 1 Les Tuileries 1 Les Champs-Elysées 1...
Et ço. vous n. plu?
L'Ouo:5sanUne réfléchit, cherchant l'expression qui
�LA SIRÈNE n'OUESSANT
traduirait exactement sa pensée. Enfin, elle articula en
hochant la tête :
- C'est beau 1 Pour ça, on ne peut pa!> dire 1.. . Mais
ça ne m'a pas plu 1
- Et pourquoi donc ?
Sa poitrine se gonfia :
- Il n'y a pas la mer 1 fit-elle avec mépris. Et
puis, on ne respire pas 1
Il la considérait en silence, à peine amusé, séduit
de plus en plus par oet attachement à la vie simple,
aux choses de la nature; qui le charmait profondément.
Enfin, il avança :
- Et maintenant, vous. .. vous vivez seule 1...
- Il faut bien ! fit-elle, simplement.
Il l'observa encore, puis il risqua:
- Ça ne doit pas être gai 1 Pourquoi ne vous mariezvous pas?
Cette fois, elle éclata de ce rire triomphant où sonnait
~
dédain inexprimable, et qui troublait toujours si fort
1 mgénieur.
- aa 1 ha 1 Me marier 1 Ha 1 ha 1
- Il me semble, pourtant, insista Jacques, qu'il y a
de braves garçons ...
- Ha 1 ha 1 Des ivrognes ...
... sérieux...
qui dépensent tout ce qu 'ils gagnent au débit...
... bons ...
- ... qui cognent sur leur lemme ...
- ... et qui s&uraient vous rendre heureuse 1
- Me donner dix enfants, en me laissant me débrouiller avec, rapporter de l'argent quand ça leur
chanterait ' et mL>v battre toutes les fois qu'Us , auraient
b
u 1 C'est ça que vous voulez dire Il
Il avait noté avec émotion qu'une inexprimable amertume avait enva111 le beau visage de la jeune fille.
Il S'interrogeait à présent à part lui
• Que s1gnine cela L . Aurait-elle eu quelque déception d'amour 1...
Çoisic vint s'asseoir près de lui:
- Ecoutoz 1 fit-elle sourdement. Vous ne pouvez pas
saVoir... lei, d'abord, il n'y a pour ainsi dire pas
4
�50
LA SIRÈNE n'OUESSANT
d'hommes Sur trois mille qu'on est dans l'ne, ils ne
sont pas deux cents 1 Presque tous des ouvriers à
VOblS et des gardiens de phares 1 Nos hommes à nous
sont sur l'Etat ou les long-cours ...
Ici , sa voix se brisa tout à coup avec une sorte de
déchirement. Mais elle se reprit sur-le-champ et poursuivit:
- Il Y en a qui ne reviennent que tous les trois
ou quatre ans 1 Pour avoir un mari comme ça, ce n'est
pas la peinel Dien que ce soit encore mieux que d'en
avoir un qui rentre tou~
les soirs pour vous taper dessus 1 Ils sont si brutaux 1
. Tombant d'une telle bouche, le reproche avait au
moins la saveur de l'inattendu 1 Aussi Jacques répéta,
2urpris :
- Brutaux 1
- Oui 1 Pour ce qui est de cela, ils ne sont pas
doux comme VOIlS, ceux du Continent. Et nous autres
Ouessantines, nous aimons smtout la douceur chez
llomme...
.
SI.upé!att et ravi, Jacques, qui allait dé découverte en
découverte, s'extasiait intérieurement :
• Se peut-il 1 se répétait-il. Ainsi donc, elle saurait
apprécier ...
Et son cœur battait à grands coups.
Quant à Çoisic, elle était lancée à présent
- Oui, c'est la douceur que nous aimons 1 Et nous
nous attachons bien plus que vos filles de la ville 1
- Vraiment 1
Il ne demandait qu'à la croire, mais doutait cepelldant...
- Oui 1 tlt-elle uvec force. On m'a raconté sur vos
femmes des histoires l... Jamais une Ouessuntinc n'aurait taH cela 1
Il sc souvint alors que les 1I1ennes n'uvaient pas non
plus, tant s'en taut, une excellente réputation - tout
au moins dans la llttérature 1 - et riposta, pour voir
sa réactlon :
- Ort dit aussi bien des choses sur vous autres 1
Les yeux biens clairs devinrent couleur d'orange :
- Qui est-co qui dit ça 1 Des gens qui ne nous con-
Ul;
�LA SIRÈNE D'OUESS ANT
51
naissen t pas 1 Des étrange rs qui sont venus ici quelque
temps, qui n'ont fréquenté que les trois ou quatre mauvaises 1111es qu'il y a dans l'Ue et qui ont ensuite écrit
des livres, où il n'y a que des men!)onges Il (1).
Il hocha la tête, convaincu :
- C'est bien pOSSible 1 Et même, ça ne m'étonn e
pas 1 Ces romanc iers exagère nt et général isent toujours ...
- Non 1 <reprenait ardemm ent Çoisic, les Ouessantines ne sont pas comme on croit 1 Seulement, nous
sommes fières, parce que nous n'avons besoin de personne. Et c'est ça qui les fait enrager , ces gens de la
Grande Terre, qui se croient si malins 1 Mais, ça nous
est bien égal 1 Il n'ont qu'à nous laisser en paix 1
Ce n'est pas nous qui irons les chercher. Ah 1 pour
ça, non 1. ..
- Allons 1 flt-ll gentiment, pour la calmer. Ne vous
lâchez pas 1... Mais j'en reviens à ce que vous disiez
des hommes.
- Les nomllles 1 trancha-t-elle avec colère. le m'en
moque bien.
- Tout de même 1 S'il s'en trouvai t un qui sache
appréci er vos qualité:; ? .. Vous venez de dire vousmême que Jes OuesS<lntlnes sont capables de s'attach er
pro!ondéml'nt 1
Elle devJnt sombre et un rictus douloureux tordit sa
bOUche :
- C'est vrai 1 Mais elles ne s'attach ent qu'une fols 1..
L'ingén ieur tressail lit :
désillu« Cette fois, c'est limpide 1... Elle a eu une
sion 1 Et voilà qui explique cette attitude 1. ..
Mais, parce qu'elle avait affirmé ne vouloir appartenir à aucun, elle lui paraiss ait mainten ant plus désirable que jamais ...
Aussi insista-toi! avec chaleur :
- Peut-êt re est-co un tort ? .. Ce n'est pas une raison parce que les choses n'ont pas bien tourné uy.e
(1) Les Ouessrultlnos, chose singuliè re, sont très avertIes de co qui se publie sur leur Ue 1
�52
LA SIRÈNE D'OUESSANT
première fois, pour qu'il doive en être de même par la
suite 1
Puis, entraîné par un enthousiasme croissant, il
s'avança plus loin encore:
'
- Songez, Çoisic, comme la vie pourrait vous sourire 1 Imaginez qu'au lieu d'être ainsi seule, toute
seule, vous ayez auprès de vous un homme qui vous
aime tendrement 1 Qui vous respecte aussi. Et qui vous
traite avec égards et bonté ...
Elle le regarda avec incrédulité :
- Ça existe des hommes comme ça ?
- Mais oui, il en existe 1 afIirma-t-il avec conviction.
Mais l'Ouessantine secouait la tête avec mélancolie :
- Peut-être chez des gens comme vous 1 Ça, je ne
savez bien qu'ils n'épouseraient
dis pas 1 Mais vou~
jamais une 1111e comme moi 1
Il se mordit les lèvres jusqu'au sang et retint de
justesse, dans un dernier sursaut de /lang-froid, l'exclamation qui allait lui échapper ...
La jeue fUIe, cependant, continuait doucement, devenue pensive
- Ceux qui sont autour de moi, Je n'en veux pas,
ça, c'est sOr 1 Vous avez vu, l'autre soir, de quoi ils
sont capables 1 Mais si j'en rencontrais un jour un
qui soit comme vous dites, et qui me veuille, lui, peutôtre bien que je l'écoutero.is ... Enfin, je veux dire que
ce sorait à voir ... Mais, il n'y a pas de crainte que ça
arrive 1 conclut-elle brusquement. Alors, 00 n'est pas la
peine do m'en parler 1. ..
Et, s'étant levéo, olle alla inspecter sa marmite.
Etait·co pour se donner uno contenance ?
Jacques, en tout cas, crut qu'il était politique d'en
rester là pour cette fois, aussi prit-il congé :
- Au revoir, Çoisic 1 fit-il, d'une voix qui tremblait
malgré tous ses efforts.
Et 11 ajouta, plus bas, presque timidement :
- Je ... jo viendral peut-être vous dire un petit bonJour ... un de ces jours ...
- Vous pouvez venir quand vous voudrez 1 répllqua-t-oUe avec simplicité, Sans se retourner.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
53
Il s'en alla, en proie à la plus vive agitation, à la
fois transporté d'allégresse et dévoré de remords ...
CHAPITRE VI
- Je l'aime 1 murmura-t-il, atterré, en laissant retomber sa tête entre ses mains.
C'était quinze jours plus tard. Un soir qu'assis au
Coin du feu, il s'était enfin contraint de sonder loyalement son cœur.
Car il fallait bien en sortir, n'est-ce pas ? Il ne pouvait pas continuer de vivre ainsi, dans l'incertitude
de ses propres sentiments 1 Il fallait qu'il sOt d'abord 1
Après quoi, il verrait quel parti 11 conviendrait de
prendre : résigner sa mission pour pouvoir fuir l'ne
ou bIen, au contraire ...
Au fait, « au contraire» quoi ?
Il n'avait pas osé envisager jusqu'au bout cette perspective parce qu'il s'était cramponné à cet espoir que,
finalem ent, il découvrirait qu'il n'était victime que d'un
engouement passager, d'un éphémère caprice 1 Et voici
que maintcnant...
- Je l'aime 1 flt-il encore tout bas, avec un accent
farouche. Je l'aime à en perdre la raison 1...
C'était vrai. n en était venu là. Le charme sauvage
d{} l'Ouessantine avait fait ce miracle.
Mais il ne songeait plus à s'cn étonner. Ce qui le
préoccupait maintenant, c'était la suite qu'il allait devoir donner à cet événement...
- Que faire ? monologuait-il il. mi-volx, le regard
machinalement fixé sur la flamme qui dansait dans la
cheminée.
Rompre avec Ginette, naturellement 1 Ça, de toute
fn.ç0n ; D'abord, il ~tai
trop honnête pour lui promcttre amour et fidélité, alors que son cœur appartenait désormais à une autre 1 Et puis, il n'aurait pas
pu 1 L'eût-il voulu jouer, qu'une sembln.ble comédie eût
été au-dessus de ses forces 1
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
- Et d'un 1 enregistra-t-il, non sans frissonner. Voilà
un point acquis 1
Restait à prendre position vis-a-vis de Çoisic ...
Et ({a. c'était bien plus embarrassant 1
Il se leva et se Imt fi. marcher de long en large, avec
agHatiC'n.
- l1étléchisson3 .. répétait·il sans cesse. Réfléchissons
bien ...
Et 11 rélléchissalt profondément, avec application ,
s'efforçant de déterJoiIler judicieusement à quoi 11 devait s'arrêter ...
Au cours de la quinzaine qui venait de s'écouler, 11
avait, à plusieurs reprises, revu la jeune fille. Chaque
foif', il avait pénétré plus avant dans la connaissance
de SOfi intelligence et de son cœur. Chaque fois aussi,
en la quittant, il s'était senti un peu plus séduit 1
C'est qu'elle était fort attachante, à la vérité 1 Et
Jacques avait senti que sous ses dehors revêches, derriLle cette brutalité de façade, se cachait un cœur admlrablt', capahle des plus nobles élans, des plus sublimes
sacrillces ! Par ailleurs, elle était loin d'être sotte 1
Et si elle · faisait montre à tout instant d'une naïveté
dé!:'armante, la faute en éto'it il. son manque de culturo
et surtout, à cette existence de quasi-primitivo qu'elle
menait, à peu près au!'sl retranchée du monde que les
indIgènes de la Polyni:'sie 1
- Un homme qui l'almeralL et qu'ellc aimerait,
elisait-il alors, méditatl!, n'aurait guère de peine à
lui ouvrir l'esprit, il élargir ses horizons, à l'affiner ...
Et cette pens6e comportait uno conclusion qu'il s'emprc!''5alt Immédiatement de tirer :
- Quelle jaLe ce doit être, que de façonner ainsI,
soi-mllm(), sa compagne 1... Que de tailler amoureusement dans ce beau marbro, pour en arrondir les angles,
ct en faire, enlln, un cheC-d'œuvre accompli 1
Il en frémissait 1
Un long moment oncore, 10 jeun() homm() arpenta sa
chambre. Puis, il S'Immobilisa brusquement
-- Pourquoi pas 1 s'écria-t-ll tout haut ...
Mals ça lui p'lrllt aussitôt si énorme, qu'il baissa la
tOte, accable :
sc
�LA SIRÈNB D' OUESSANT
- Non, tout de même! balbutia-t-il. Je deviens fou! •
Puis, éclatant d'un rire amer :
- Ha 1 ha 1 Mme Çoisic Sablon ! Ca ferait bien 1..Je l'amènerai à Paris en Ouessantine ! Avec ses chevetL't sur le dos 1 Je remporterai un succès fou J Mon
père en aura une attaque 1 Et mes bons amis, pour
ne pas perdre l'occasion de placer une méchanceté,
me demanderont si c'est au Musée du Costume que j'en
ai fait l'emplette 1
Et il conclut :
. - Ce n'est pas possible!
Pour observer un instant après :
- ... L'im possible s'est déjà vu ...
Flnalement, il comprit qu'il était pour le moment
au-dessus de -ses forces de se décider.
Alors, il a'lIa se mettre au lit, plus tourmenté que
jamais.
Le lendemain était jour de courrier.
Il tressaillit lorsque sa vieille Barba lui remit une
longue enveloppe bleue :
- Pauvre Ginette 1. ..
La lettre lui brûlait les mains. Et il appréhendait
de la décacheter. N'était-il pas facile de deviner ce
qu'elle contenait? Des reproches, bien sûr, il l'oublielL'C
ll ancé qui, depuis bientôt trois semaines, n'avait plus
donné signe de vie ! Alors, après quelques secondes
de réflexion, il tranclla :
- A quoi bon ? Ça ne cJlangera rien r Quand je ...
serai décidé ... Enfin, je veux dire, quand le moment
sera venu, je lui écrirai. .. Je lui ferai part franchement, loyalement... D'ici là ...
Et il Jeta la lettre dn,ns son tiroir sans l'ouvrir.
Puis, il partit à Yuzin, où l' appelait un travail délicat.
Ce jour-là, on devait enregistrer, à trois heures de
l'après-midi, une des plus basses mnr6es de l'année.
Et la pointe du r6ci[ se trouverait à trente centimètres
iL peine sous l'eau. Tl allait donc s'agir d'en profiter
pour forer la roche, et y visser les barres de bronze
entro lesquelles on coulerait, par la suite, le ciment
devant former l'assise du futur phare. Travail pénible,
�56
L/\ SIRÈNE D'OUESSANT
dangereux, que le moindre coup de vent pouvait venir
interrompre, et pour lequel il faudrait attacher les ou·
vriers à une longue corde.
Quand il arriva à la baie, l'équipe l'attendait, massoo
près du chaland à moteur.
- Vous êtes paré ? interrogea.t.il. Rien oublié ?
- Je ne pense pas, monsieur l'ingénieur, répondft
le contremaHre.
Et ils partirent.
Ar-Bar n'était pas loin : Deux j<ilomètres à peine.
Mals cette navigation, au milieu d'une mer semée d'é.
cueils, était loIn d'être aisée.
encombre. Et Jacques,
Ils arrivèrent pourtant san~
aussitôt, répartit les tâches :
- Les six d'entre vous qui savent le mieux nager et
craignent le moins d'avoir froId, vont passer ces celn.
tures qu'un câble relio au chaland et descendre dans
l'eau, sur ce réel! 1 Les quatre autres assureront les
manœuvres Indispensables pour que le bateau reste
rIgoureusement sur place, malgré les remous. Allez 1. •.
Ils obéirent placidement, en habitués de ce genre de
besogne. Et quelques minutes plus tard, on pouvait
assister à ce spectacle singulier d'un groupe d'hommes, qui, en pleine mer, avait l'air de marcher à la
surface de l'eau 1
Jacques les surveillait et observait la mer et le ciel,
nttentif au moindre signe de changement de temps.
Soudain, un des ouvriers qui restaient, un tout jeune
homme, s'approcba de lui.
- Voyez donc, monsieur, cette écume sur Ar·Ravas 1
On dirait que la boule se creuse ...
L'ingénieur tira sa jumelle, la pointa vers le récIf
voisin.
Au m()me instant, un choc violent faisait vIbrer l'embarcation, tandis qu'une barre de bronze pesant cino
quante kilos s'abattait tout contre lui, frôlant sa man.
che, et taisait un plongeon dans la mer.
Il se retourna, pâlo de fureur :
- Imbécilo 1
Mais l'autre s'excusait déjà, aICectant la consterna.
tion :
�LA slRi;~m
D'OUESSANT
57
- Une barre mal calée ,... Je croyais pourtant qu'elle
était bien arrimée 1... Mon Dieu, que j'ai eu peur l...
embrassait d'un rapide coup
Jacques, ce!~ndat,
d'œil, le coin où il se trouvait, cherchant à détermiuer
la cause de cette chute bizarre. Et tout de suite, il
se rendait compte que la barre n'avait pas pu tomber
toute seule ...
Alors, les mâchoires serrées, les traits contractés, il
reporta son regard sur l'homme, qui se détourna, gêné.
e C'est bon ! décida-t-il, à part lui. On règlera ça tout
à l'heure 1
Et ayant ordonné à l'ouvrier de ~e porter à l'autre
extrémité du chaland, il ne dit plus rien, se contentant de l'avoir à l'œil.
« C'est à n'y rien comprendre 1 songeait le jeune
homme. Je ne lui ai jamais fait aucun mal...
Le travail prévu se poursuivit sans autre incident.
Puis, quand le crépuscule tomba, ils regagnèrent Ouessant. Alors, comme l'équipe se dispersait, Jacques appela:
- Lanni,ec 1
Le jeune homme s'approcha, en hésitant, les yeux
fuyants ...
- Arrive leI 1 ordonna l'ingénieur, lorsque les autres se furent éloignés. Pourquoi as-tu voulu me tuer ?
- Moi 1 protesta l'ouvrier, qui était devenu blême.
- Et qui donc est-ce qui a fait basculer cette barre
ponr qu'ello m'assomme et me fasse tomber à l'eau ? ..
Têtu, l'homme baissa la tête et ne répliqua rien.
- Réponds 1 s'exaspéra Jacques. Répond tout de suite
ou sInon je téléphone à Brest ce soir-même, et le pl'OchaIn bateau amonera deux gondarmes qui viendront
t'arrêter 1
Alors, ac.~ulé,
le misérablo lem sur l'ingénieur une
lc.ce lonvlllsée :
- Je ','(Jus ai Vl' ... balbUTla·t,ll
-- Qp,li ? .. Qu'ost-co ql',3 tu dis
-- Oui 1 Je vous ai vu... Jo \ ous ai vu sortir de
ûhez ÇOlSlC 1
1..:t, {'Inns ses youx, flambait une ~i affreuso lueur de
haine (jue l'ingénleilr en de'l'1clIra stupéfait
�58
LA SIRIlNR D'OUESSANT
- C'est pour ça 1 s'exclama-t-il.
Ça ne vous suffit pas 1 s'écrIa furieusement l'autre_
Et, pris d'qne rage soudaine, il ajouta. :
- Et puis. vous savez ... Je nc !Ouis pas le seul: JI
y en a maintenant plus d'un ici, dont vous ferez bien
de vous méfier.
Jacques, abasourdi, demeurait sans voix, fLxant ma.-: ltinalement l'homme. Enlln, il se ressaisit :
-- File ! ordonna·t-il brusquement. Et que je ne t 'y
reprl'nne plus 1
lJ ellreux d'en Otr.! quitte il si bon compte, l'ouvrier
8'empr"bsn de déguerpir.
- JlJl:uaginable 1 ["(i llrJ:lUrait l'ingénieur confondu.
Ah ! ça, quelle fasdnation exerçait-elle donc Sur tous
les hommes, cette ('ai sic 1. ..
MalI' l'Inconscience de sa réflexion lui apparut aussi.
t0t
-- llélat: ! fit-il amer Est-ce que moi-même, ..
Et il reprit à son tour, en soupirant, lc chemin du
retour.
-
r:HAP~TnE
VII
Une senlaine s'él'oula. Il ne sc passait plus guère
de Jour, maintenant, qu'il n'aUât, sous un prétexte ou
sous un autre, retrouver la Jeune mIe. Et, chose quI pouvait paraHrc singulière, clio ne semblait pas s'en éton.
l1tJr. Etait-ce qu'elle y prenait plaisir? Peut-Otre r Mais
bien Hn allralt été lJul eOt pu dire si c'était parce
bcnslblc au charme du jeune homqU'clie se m ')ntrai~
me, ou parce qu'elle était flattée de sa recherche, ou
tout 81mp!e" .ent encore, parce que ces longues conversatl'I{lS, I}u ils Il''aierJt à présent, faisaient diversion b.
Sil solitr,d::l 1 A\-cc une Ouessantine, sait-on jamais 1...
_. J ~n t0ut cas, eUe roste impénétrable ! conclunlt.ll
avec déplt, cnaquc fOl!'; qu'Il s'eIlorçnit cn vain d'élucider ce dilllent problème.
�LA SIRÎlNE D'OUESSANT
59
Et, comme 11 étai.t de plus en plus épris d'elle, et
comprenait bien qu'il fallait que cette situation fausse
eût une Dn, il en venait à se demander s'il ne devait
pas llrusquer les choses, l'obliger à se découvrir en
prmlant lui-même POSilo~
?
Or, void qu'ull matin, de bonne beure, on sonna à
la grille du j:lfdinet.
11 H:nait tout juste de se lever.
- Qui di.able relf, peut-il être ? s'exClama-t-il, en
s'empressant de descendre.
C'éta lt Çolsic : Elle attendait patiemment que la porte
s'ouvrit, indifférente aux regards curieux et malveillallts qt.j mtraient E:nlrE les rideaux des fenêtres voisine"
Jac(Jues, qui avait pâli en l'apercevant, accourut.
'- (~u'est-c
qu'il y a Y s'enquit-il avec inquiétude.
EJl'l rit joyeusement :
- Rien du tout 1... Mais vous m'aviez dit, une fols,
que V01\S aimeriez venir piquer des homards avec moi
dans le5 bouges 1 (1)
Le visa{;e du jeuno homme s'éclaira :
- Je l'rois bien 1.. VOQS y allez ce matin
- Tout de suite 1 Avec ma « plate '. Venez-vous?
Il acquiesça avec empressement, et la pria d'entrer
s'asseoir tandis qu'il s'équiperait. Mais elle refusa :
- ('e :l'est pas la peine 1 Je vous attends ici 1
Il n'osa insister et courut en hâte se préparer.
Cinq minutes plus tard, tous deux s'en allaient, d'un
bon pas, vers la baie de Deninou.
C'est là que la jeune fille amarrait dans une anse
tranquille, le canot ,'l. fond plat qui est, après le lit,
ln pièce principale de tout ménage ouessantin.
Jacques considéra avec méfiance le rudimentaire esqui! :
'
_ Deux mètres de long, à peine ... murmurait-il. Vous
croyez qu'on peut se risquer là-dessuS dans les bougesT
Il y Il des courants, des remous ...
Çoisic fronçA. les sourcUS et le considéra avec pitié :
(1) Avanc6es de mer dans les crevasses des falaises.
�60
LA SIRÈNE D'OUESSANT
- Et dans quoi donc est-ce qu'on y va, nous autres 1
Il vous faudrait le bateau-courrier, peut-être 1
- Bon, bon 1 tlt-il, conciliant, craignant de l'irriter.
Et ils embarquèrent.
- On va aller à Goalgrac'h 1 expliqua la jeune fille.
Il y a beaucoup de trous à homards, par là ...
L'ingénieur frémit.
Goalgrac'h ! Il fallait, pour y parvenir, traverser la
baie, cOtoyer, sans se laisser entraîner par le dangereux courant, l'île Keller, traverser les remous du
Ro'c Warlc. .. De quoi chavirer cent fois avant d'y être 1
Mais il n'osa montrer ses craintes et en prit son
parti avec fatalisme :
-- Après tout, on ne meurt qu'une fois 1 Et puis,
elle a l'air si sOre d'olle-même..
Ils !> "L:n allèrent.
JacCfuos, sur l'injonction de Çoisic, était allé s'asse01r
au fond de la plate, à l'avant, tandis que la jeune
fille, debout à l'arrière, s'était mise à godiller.
" Dieu, qu'clle est belle ainsi ! se disait-il avec une
profonde émotion.
De fait, le balancement harmonieux et rythmé qu'elle
imprim ait à son cor!Js robuste et souple, soulignait
avec grâce la pureté de sa ligne, la perfection de
ses formes, et ne trahissait de l'effort physique qu'elle
fourmssait que juste (;'j qu'il fallait pour laisser éclater la force saJne et jeurte d'un sang ardent.
Et puis là, entre ce ciel funèbre où chevauchaient de
gros nuages noirs et cette mer mauvaise aux récits
écumants, dressée dans cette coquille de noix, l'œil
aigu, attentif, les cheveux au vent, comme ello était
bien dans Eon cadre 1 Mieux: dans son élément 1. ..
• Jamais je n'ai vu plus splendide créature 1 s'ent110usiasmait à présent le jeune homme.
Et comme à ce mom ent il se souvint qu'elle était
tout aussi séduisante moralement, il se dit à nouveau,
tremblant:
• Pourquoi pas 1...•
Entre temps, la plate avait quitté l'abri des hautes
roches et gagné le large. Un large relatif, s'entend 1
Mais, enlln, JJs étaient tout de mêmo à une bonne
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
61
encâblure de la côte, et comme la houle était assez
forte, le canot dans3.it une jolie valse.
n n'avait plus peur, cependant. Adroite, prudente,
rompue à toutes les traîtrises de la mer, elle pilotait
avec une maltrise, une sûreté d'œil et de bras étonnante 1
u J'irais bien ainsi jusqu'en Angleterre 1 » se prit-il
à se dire tout à coup.
Et puis, comme elle ne parlait pas et qu'il restait
livré à ses pensées, il en revint à l'éternelle question ...
• Somme toute, je ne serais pas le premier ... » en
venait-il maintenant :'J. observer.
Puis, il osa aller plus loin dans la voie de cette hypothèse :
" Supposons qus ... Evidemment, c'en serait fait pour
moi dE: toute vie mondaine 1 Je perdrais toutes mes r elations .. . Et il me faudrait finir mes jours dons quelque
poste perdu ... Sans compter que ma famille ... »
La persp€ctlve l'efCraya. Mais, ayant reporté les
yeux sur Çoisic, il sentit son effroi s'évanouir :
u Elle est aussi bonne que belle 1 Elle s€ra aimante,
attachée, Jldèle ... Qu'importe le reste 1.. Vit-on pour le
monde 1 Est-ce dans les relations brillantes, voire dans
la considération des gens, que l'on trouvc le bonheur 1... Il me semble que c'est bien plutôt dans l'intimité étroite avec une femme aimée et digne d'amour 1..
Alors 1.. .
Mais Goalgrac'h était devant eux, dressant au-dessus
de leurs t1\tes sa rocaille à pic, creusée de trous profonds et sombres où l'eau s'engouffrait avec un bruit
de tonnerre.
- C'est ici 1 déclara Çoisic.
Et, lâchant son aviron, elle se pencha, ramassa au
fond de la barque un crochet en fer, et fouilla quelques instants sous un rocher. Soudain, elle l'enfonça
d'un geste nerveux ct précis et le ramena avec, au bout,
un superbe homard qui gigottait de toutes ses pattes.
_ En voIlà déjà un 1 annonça-t-<llle, satisfaite. Prenez l'autre crochet 1
Il obéit. Et comme il n'était pas plus maladroit
�62
LA SIRÈNE [)'outrSSANT
qu'un autre, il ramena bientôt, lui aussi, sa première
prise. Puis, comme cette pêche l'amusait, il s'y donna
tout entier, sans plus penser à autre chose ...
Une heure ainsi se passa. Ils allaient de trou en trou,
n'abandonnant la place que lorsqu'ils étaient sürs
qu'aucun crustacé ne s'y trouvait plus. Et, au fond de
la plate, une belle douzaine de homards, maintenant,
s'entassaient.
Alors, Çoisic jeta son ter dans le canot.
- C'est assez 1 Il est temps de rentrer
Et elle reprit l'aviron.
Le retour fut plus mouvementé que l'aller, la brise
s'étant levée. Et cette fois, l'ingénieur crut plus d'une
fois, qu'ils allaient aller par le tond 1 Mais la jeune
fllle, le visage crispé, les traits contractés, s'en tirait
chaque tais par un nouveau prodige d'habileté. De
sorte qu'ils flnirent par arriver à bon port.
- Et voilà 1 conclut Çoisic en sautant légèrement à
terre. Ça vous a amusé ?
- Beaucoup J affirma-t-il.
Mais sa voix était tout fi. coup si changée, qu'eile
se tourna vers lui avec surprise :
- Qu'est-ce que vous avez 7
Il biêmit sous le regard clair qui plongeait dans ses
yeux, hésita, baissa la tête, la releva, et finalement,
se résolvant à l'inéluctable, balbutia :
- le ... je voudrais vous parler, Çoisic 1
La jeune fille le considéra a;yec une expression indéfinissable :
- Qu'cst-ce que vous voulez me dire ? fiHllle, impassible.
Il fut sur le point, alors, da lui avouer son amour,
commo 11 l'aurait fait fi. une femmo de son monde r
En laissant déborder avec exaltation l'émotion qui
l'étouHalt 1 En s'efforçant de lui exprimer ses sentiment sous une forme choisie, dél1cate, poétique r Il
se rappela, heureusement à temps, qu'lI avait devant
lui une Ouessantine, se ressaisit duns un violent eHort
et prononça, ennn, calmemellt, et d'une voix bIen
affermie:
- Je voulais vous demander, Çoisic, si vous accep-
�LA SlRÈNE n'OUESSANT
63
teriez de vous marier avec moi ?
Et puis, retenant son souffle, il scruta avec angoisse
le beau visage dur et fler ...
La poitrine de la jeune fille s'était soudain gonflée. Maintenant, sa tête s'abaissait lentement, en se
détournant pour la première fois ...
Haletant, Jacques attendait, craignant de tout compromettre par un mot maladroit.
Un long silence plana...
Enfin, elle se redressa. Et brusquement, elle lui lança,
le regardant bien en face :
- Vous voudriez de moi, vous ?
L'accent de sa question, très sincère, ne trahissait
ni la surprise ni l'amour-propre fiatt6. Simplement le
désir légitime de s'assurer que la proposition était sérieuse.
Il le sentit. Et comme il s'était à présent bien pénétré
do cette idée qu'il ne fallait pas faire de phrases avec
elle, il répliqua sobrement :
- Oui 1
Alors, tout de même, elle s'étonna. Oh 1 pas beaucoup 1 Parce que l'Ouessantine ne se considère l'inférieure de personne 1 Et qu'il n'est pas facile de la démonter 1 Sans compter qu'il n'en manque pas, des
hommes ùu Continent, qui ont pris femme entre Lamp<ml et le sun 1 Et ne cite-t-on pas parmi eu.."'{ des postiers, des instituteurs, voire quelques officiers des troupes coloniales ?
C'est pourquoi elle se borna à remarquer :
- Ah 1 c'est drôle ...
Jacques demeura interdit. Il avait beau avoir maintenant l'habitude de ses façons, le mot lui parut déconcertant :
_ DrOle 1 r{'péta-t-il donc avec une pointe d'impatience. Je ne vois pas ce qu'il y a de si drOle ...
_ Je vou,lais dire que ce n'est pas naturel, expliqua
complaisamrncnt Çoisic.
De mieux en mieux 1 A~cé,
11 s'exclama:
- Pas naturel 1
_ Non 1 Parce qu'un homme comme vous, ça se mal'le toujollrs avec des ftlies qui se mettent des peintures
�64
LA SIRÈNE D'OUESSANT
sur la figure et qui parlent comme dans les livres 1
- Pn.s tous 1 protesta-t-il avec chaleur. Et moi, justement, ce que j'aime en vous, c'est que vous n'êtes
pas comme elles 1
- C'est ça qui est drOle 1 répéta-t-elle en hochant la
tête.
- Si vous voulez 1 fit-il avec humeur, voyant qu'il
était inutile d'essayer de l'en faire démordre. Mettons
que ce soit drOle, comme vous dites, et n'en parlons
plus 1 A chacun ses goûts, n'est-ce pas ? Si moi, je
préfère une Îme comme vous, c'est bien mon droit 1
- Chacun est libre 1 reconnut-elle.
- Donc, reprit en frémissant le jeune homme, je
voulais savoir si vous voudriez bien m'épouser 1... le
vous aime beaucoup, Çoisic 1 Je ne peux pas vous
dire combien je vous aime 1 Et je suis sûr que je vous
rendrais heureuse L.
Le visage de la jeune fille revêtit une expression
d'indifférence inattendue.
- Oh 1 pour ça, je n'ai pas peur 1 asur-t~le
avec
conviction ... Je sais bien que mOrne quand vous serez
en colère, vous ne m'insulterez pas ...
- Oh 1
- ... que vous ne mo taperez pas ...
- Çoisic 1
- ... et que vous ne rentrerez pas « bu » tous les
soirs 1
-
III...
- Une fois, par hasard, ça peut arriver à tout le
monde, précisait-elle maintenant indulgente, cependant
qu'U se taisait, ahuri. Si, si 1 Ne dites pas non 1 J'ai
bien vu comme ça, qU<llquefois, des capitaines au longcours, qui avaient autant d'instruction que vous 1 Ça
no veut pas dIre 1... Mais, enIln, il ne 1aut pas que
ce soH tous les jours 1
- Non, bien sOr 1,. fit évasivement le jeune homme,
qui avait cnlln pris son parti de ne pas la contrarier.
Mais 10 bonheur, pour une femme, ça nf! consiste tout
de même pas uniquement ù n'êtro ni injuriée, nl batue,
ni aftllgéo d'un lDari ivrogne ...
- C'est le pluS important 1 répliqua sentencieusement
�65
LA SIRÈNE D'OUESSANT
l'Ouessantine. Et pour moi, c'est tout ce que je demande. Il ne faut pas être trop exigeante 1
- Mais je voudrais que vous soyez exigeante, au contrâire 1 riposta Jacques qui s'échauflait à nouveau.
Parce que je voudrais vous gâter 1 Vous choyer 1 Vous
faire plaisir tout le temps 1 Dans les petites choses,
comme dans les grandes 1 Et surtout, vous envelopper
d'une i~mdres
très chaude, très douce et très profon.
de, afin que vous vous sentiez à la fois aimée, protégée, soutenue ...
Où était sa belle résolution de ne point s'abandonner au lyrisme?
Les yeux fixés sur lui, Çoisic l'écoutait pourtant sans
déplaIsir, semblait-il. Et même, on pouvait voir un
sourire assez doux errer sur ses lèvres fines ...
Enl1n, elle jugea avec amabilité :
- C'est joli ce que vous dites là 1
La suite du morceau en resta dans la gorge du jeune
homme.
Puis, il se ressaisi.t et, se résignant une fois de plus,
il interrogea :
- Mais vous, Çolsic ? Est-ce que vous pourriez m'ai·
mer?
- Oui 1 répondit-elle, sans hésiter.
Il crut que le ciel s'ouvrait 1
- Oui... répéta-t-il avec transport.
- BIen sOr 1 Pourquoi est-ce que je n'aimerais pas
un homme commo vous, qui est bon ct qui...
- Oui, je sais 1 se hata-t-il d'interrompre, craignant
de deviner la suite 1... Alors, vous voulez bien ? conelut-il, éperdu.
Gravement, ello acquiesça de la tête :
- .le veux bien ...
Cette fois, il oublia tout : cet idéal restreint qui était
co!ul de la jeune fille, l'esprit terre-à-terre dans lequel
elle onvisageait leur union, et même Jusqu'à ce manque
total d'émotion qui s'affirmait dans ses molndres propos J
VOWl serez donc ma femme 1 murmurait-il, radieux.
5
�66
LA SIRÈNE O'OUESSANT
C'est entendu 1 confirma-t-elle paisiblement. Ah 1
mais ... à une condition 1
- Toutes les conditions que vous voudrez 1
- Je ne veux pas quitter Ouessant 1
Il l'avait prévu 1 Aussi accepta-t-il bravement, pensant d'ailleurs qu'il él.urait ensuite - d'ici à ce qu'ArDar fOt achevé 1 - tout le temps nécessaire pour s'arranger avec son administration.
- Alors, c'est dit 1 enreglstm Çoislc.
Et, pour sceller le pacte, elle lui tendit, en un geste
plein de simplicité et inOniment chaste, une joue qu'il
baisa pudiquement, extasié ...
Après quoi, voulant sans doute à. son tour faire
montre de bOllne volonté, elle lui proposa gracieusement:
- A part ça, si vous voulez que je me fasse couper
les cheveux, comme ù. la ville 7...
- Hein 1 s'écria-t-i.l, scandalisé.
- Oh 1 moi, nt-elle gentiment, je n'y tiens pas 1 Ce
que j'en disais, c'était pour vous J Si ça vous avaIt
tait plaisir ...
CHAPITRE VIII
La n~lt
tombait.
Dans 10 potit salon Lou!s XV, où l'ob!lcurité 6palssissait peu à peu, les hautes fenêtres se teintaient de
lueurs jaunâtres, rellets do l'éclairage de la rue et on
no distinguait plus qll'à pelno la silhouette familIère
des meubles. Nul bruit n'y parveno.lt, que parfois, le
beuglement d'un l<laxon de voiture ou l'appel strident
d'un tram.
Sur le divan, immobiles, GenevlOvc. Fourval et sa
mOre étalent assises cOte à cOte. Et par moment, do.ns
la pf!nombre, on voyait faire à la jeune fille un mouvemlmt qui devait être pour porter son mouchoir à ses
yeux.
�l.A SIRÈNE D'OUESSANT .
67
Le silence se prolongeait, lourd d'angoislie.
Enfin, la mère dit, très doucement :
- Ma pauvre petite, il ne faut tout de même pas
te tourmenter ainsi...
La fiancée de Jacques hocha la tête avec amertume:
- Tu es bien bonne, maman. Mais je voudrais te
voir à ma place 1. .• DientOt un mois que je suis sans
nouvelles 1
- Eh bien 1 pas de nouvelles, bonnes nouvelles 1...
n doit être très absorbé par ...
Sa Hile l'interrompit avec vivacité :
- Ah 1 non, maman 1 Non ! Dis-moi tout ce que tn
voudras, mais pas ça ... Absorbé par son travail ? Mais
on ne travaille pas à la construction d'un phare, la
nuit, que je sache 1 Or, à sept heures, il fait nuit, à
cette époque 1 Il a donc. toutes ses soirées pour m'écri1'8 1 Ces fameuses soirées dont il disait qu'elles l'effrayaient, parce qu'il ne voyait pas comment les tuer 1
Il faut donc croire qu'il a trouvé, pour les employer,
une occupation Joliment passionnante 1. ..
Mme Fourval ne répondit pas. Qu'aurait-dIe pu répliquer à cela ? Rien ! Sans compter que, dans son for
intérieur, elle n'était pas moins inquiète que sa fille
du' silence de son futnr gendre.
Mais Geneviève continuait, sombre :
_ Si Ouessant était très loin, on pourrait mettr:e son
mutisme sur le compte du service postal 1 Lettre égarée... perdue. Ou encore je pourrais penser qu'il est
malade ! Mais s'il lui était arrivé quelque chose, accident ou maladie grave, nouS en l).urions été avisés
tout de suite 1
- Tu crois 1...
_ Mais, bien sûr 1 M. de Longval, sachant que nous
sommes fiancés, aurait certainement eu la courtoisie
de nous prévenir 1 A propos, est.-ce que papa a été le
voIr, cet après-midi ?
_ Il te l'avait promis à midi, ma peUte fille 1 Et
tu 1'a16 que ton père est toujours do parole 1
- Et ... 11 n'est pas rentré encoro ?
_ Pas encore 1 Sinon il serait venu tout de suite
nous faire part du résultat de sa démarche 1
�68
LA SIRÈNE D'OUESSANT
- l'l'I on Dieu murmura.. avec anxiété la jeune 1111e,
qui enfouit son visage entre ses mairiS, que vâis-je
apprendre?
- Mais rien 1 assura Mme FourYElI, d'un ton mal
affermi. Rien du tout 1 QU'est-ce que tu veux qu'il
t'apprenne de si fâcheux, puisque tu conviens toi-même
que ton Jacques ne peut, ni avoir été frappé de maladie grave, ni avoir été victime d'un accident 1
- OU'il se détache de moi 1 s'exclama la pauvre enfant en éclatant en sanglots.
- Absurde 1 protesta la femme du receveur, en haussant les épaules. Ça ne tient pas debout 1... Ah 1 si
ton fiancé résidait dans quelque grande V111e, je éomprendrais tes alarmes 1 Là, évidemment, tu pourrais
crnindre qu'il n'ait rencontré, par exempte, dans une
réception, une femme qui aurait su le conquérir 1 fIemarque bien que je croîs M. Sablon incapable d'oublier ainsi ses devoirS ·1 Mats, enfin, ée Serait humâlMment dans les choses possibles 1 tandis qu'à: Ouessant 1 Une ne perdue où il n'y a que de» femmes d.e
pêcheurs.
- Les Filles de la pluie 1 répéta mnchiMletnent Geneviève avcc une sor té d'cfIroi 1. .. J'en ai parfOiS vu
de fort bellcs 1. .•
- Tu es folle, tiens 1 trandha la mère aVéc nervosité.
C'est qu'au fond, elle n'était pas sI sûre qué cela
qus sa IllJe ne voyait pas juste 1 Ou'il y eilt ou non
une Ouessantine dans l'affaire, le Sflénce du jeune
homme ne pouvait guêre S'expliquer autrement que par
une négligence d'écrire poussée vraiment Un peu loin 1
Si loin qu'ellc accusait de toute évidence une certaine
lassitude, sinon un effectif détachement ...
Un pas tra1nant, qui résonna soudain dans le couloir, Ut tressalllJr les deux femmes.
- Voilà papa 1 s'écria la jeune fille en sa redreSSant.
- Eh bien 1 II va venir 1 Ne t'Merve donc pas ainsi 1
Supplia la mère.
Presque aussitÔt, en effet, Je recevour principal fliisait son entrée.
- Alors ? s'écrièr{lnt iL lâ' tais ]e5 deux femmes.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
69
_ Qu'est-ce qu'il t'a. dit 7 ajouta la jeune fUIe, d'une
voix tremblante,
Mais M. Fourval ne sem))lait pas si pressé de répon-
dre.
_ Il m'a dit, fit·il avec embarras ... Il m'a dit. .. Oh 1
rien d'extraordinaire !... filais, au tait, pourquoi n'avezvous pas allumé ici 7 On ne se voit même pas ...
- Pour ce que nous avions à raire... expliqua la.
mère avec mélancolie.
_ Ça ne fait rièn 1 Il vaut .mieux y voir clair 1 Moi,
d'abord, j'ai horreur de ne pas voir la figure des gens
auxquels je parle 1
Et, revenant sur ses pas, il alla à la porte tourner
le commutateur. Puis 11 revint, toussotant:
- Il fait humide, ce soir, brr ...
_ Papa 1 implora Geneviève, dévorée de tourment.
_ Voilà 1 Voilà 1 J'y suis ... assura-toi! en venant s'asseoir auprès d'elles dé).ns un fauteuil. Je disais donc .. _
all 1 oui 1 Je disais que je suis allé voir M. de Long.
val, ainsi que je te l'avais promiS, Ginette ...
- Oui 1 Eh bien 1
_ ... un homme charmant, soit dit .en passant.
- Et alors, Jacques 1
_ Jacques 1... Ell 1 bien 1 mais Jncques ... il va bien 1
_ Je m'en doute un peu 1 riposta la jeune fille avec
irritation. Mais pourquoi n'écrit-il pas?
_ Ah 1 ça, Jlt gravement M. Fourval, tu penses bien
que je ne pouvaiS pas le demander à son cheI. D'ailleurs, il n'en sait sûrement rien lui-même 1
_ Eutin, qu'est-co que tu lui as demandé alors 7
_ Oui 1 De quolle façon t'y es-tu pris, mon ami ?
Insista la mère.
Le receveur hocha la tête.
_ Ce n'était pas commode 1 Car, énfln, je no voulais
pas, justement, lut permettre de supposer que nous
étions sans nouvelles l... Dans l'intérêt m{)me de la petite 1 S'il Y a quelquo choso là-dessous, il faut éviter
qu'elle soit bumilitle ...
_ Oh f murmura douloureusement GenevHlVe. Peu
importe 1 S'U n'y a que ça ...
_ Je lui ai donc demandé si les travaux de M. Sa-
�70
LA SIRÈNE D'OUESSANT
blon se poursuivaient à sa satisfaction, alléguant que
dans les lettres qu'il t'adressait, Ginette, il parlait
naturellement de tout, sauf de son phare 1 Comme ça,
il ne pouvait pas soupçonner ...
Mme Fourval approuva :
- C'est très bien 1 Tu as été adroit ! Ainsi, il aura
cru, simplement, que le futur beau-père de son collaborateur cherchait à s'informer discrètement de l'activité de celui-ci 1
- Eh 1 oui I... Il fallait avant tout ménager la dignité de cette enfant 1... Donc, je lui ai parlé dans
ce sens, et sa réponse ne s'est pas fait attendre : « 1e
suis enchanté de M. Sablon, m'a-t-il répliqué. C'est un
technicien hors ligne, actif, audacieux, qui a déjà réussi
à pousser ses tru.vaux beaucoup plus avant que je n'aurais osé l'espérer, en raison des mauvais temps que
nous venons d'avoir ! Songez donc que le forage du
récit est déjà commencé I... » Moi, ça ne me disait
pas grand'chose 1 Mais, pour en savoir plus long, j'ai
fait l'ignorant, affectant de croiro que ton fiancé était
occupé la nuit 1 Naturellement, il a rectifié, me précIsant que c'était à peine si on pouvait séjourner sur cet
écueil deux ou trois heures par jour 1 « Il est vrai
qu'il a le soir ses rapports à rédiger 1 al-Je dit alors.
- Quels rapports ? m'a-t-il répondu. 11 ne m'adresse
aucun rapport 1 A quoi bon, puisque je suis relié à
Ouessant par nI téléphonique direct 1 11 m'appelle ù
toute heure, quand 11 a besoin de me parler 1 Voilà
tout 1 •
Sur ces derniers mots, un long silence plana.
Enfin, Geneviève releva la tOte, qu'elle avait laissé
tomber entre seli poings, accablée, tandis que son pOre
parlait.
- Ainsi, articula-t-elle lentement, d'uno voix sourde,
c'est bien cc que je pensu.is 1 Il est en bonne santé, et
libre non seulement .le ses soirées, mais encore du plus
èlalr do ses journées! Et cependant, il ne trouve plus
le temps de m'écriro ... C'est donc que ça ne lui dit plus
rien 1 C'est clair 1 Il faudrait que je sols complètement
stupide pour no pas le comprendre 1
- Ma petite HUe ... voulut commencer le receveur.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
71
- Laisse, pa]):.l ! Laisse 1 pria la pauvre entant. QlIe
pourrais-tu me dire ?
- Mais, Ginette... Intervint la mère.
- 1e t'en prie, maman ... Epargnez·moi tOllS les deux
Jes hypothèses laborieuses et consolantes qui s'~cha!u
dent en ce moment dans votre esprit ! Que je devine,
même, d6jà prêtes sur vos lèvres J A quoi bon J Croyezvous sériousement que je vais m'y laisser prendre 1...
Non 1 Le seul résultat que vous obtiendriez serait de
me soullgner davantage encore la cruelle vérité ; à
savoir que Jacques me d61aisse, s'il ne m'a pas déjà
complètement oubllée 1..
Le père et la m(~re
échangèrent un regard consterné,
ne sachant plus que dire.
- Mais, ce que je vouùrais savoir, continuait li. présent, à mi-voix, la jeune fille, qui semblait parler pour
elle·même, c'est la raison de cette déêaftectlon 1 Car,
entln, li doit y en avoir uno J Je ne puis croire que
l'absence seule soit à Incriminer et que je puisse pour
toute explication me contenter du dicton : loin des
yeux, loin du cœur 1 Ou il faudrait alors qu'lI m'ait
vraiment bien peu aimée J Que son sentiment nit été
bien superficiel 1 Et ça, non, je ne peux pas le crOire 1
Non pas que raie du cœur des hommes grande expérience 1 Mais, tout de même, je suis une femme 1 Et il
est des choses qu'une femme, si jeune et si nal"ve soUelle, sent d'instinct 1 Or, il m'aimait 1 Ça, ren suis
sOro 1 Et maintenant il ne m'aime plus ... ou enfin, il
m'aime moins 1. .. Ce ~ui
revient à peu près au même 1. ..
Pourquoi cela 1..
_ MOIl Dieu 1. .. Mon Dieu 1.. soupirait tout bas, navrée, Mme Pourva!.
Mals sa flllo poursuivait son soJ1loque sans l'entendre.
__ y aurait-il llni! femme là·dessous 1 se demandaitelle maintenant, le- rrùnt barr6 d'un pli soucieux.
Peut-être était-ce It" spectre de la dame de cœur, qui
... enait de lui apparaltre.
_ Je voudrais bien suvoir, rép6til.·t-elle encore, mals
r,rt:,c fois uvec un ac~JIt
plus ferme, comme si elle se
ralliait peu il. peu ù l'idée de défendre son amour. De
�LA SIRÈNE O'OUESSANT
façon à ne pas me laisser évincer sans combat comme
une créature veule, dépourvue de courage et d'énergiel
- Je te comprends 1 appuya le père. Nous aussi nous
vù';drions bien savoir 1... Mais comment?
- Somme-le de s'cxplll"[uer 1 suggéra Mme Fourval.
La jeune Jille eut Ull rire ironique.
- SI vous éroyez que j'ai attendu à aujourd'hui
pour cela IVoilà deux fois que je lui écris dans ce sens 1
- Et malgré ceJa, il ne bouge pasl
- Dame 1.. vous voyez 1
-- (.'est incomprfh( n~it
· lf.
00nclut le receveur.
- C'est incompréhensible, out 1 fit-elle durement,
martelant les mots. Tout au moins pour le moment 1
Mais je vous jure que ça ne le sera pas pour longtemps 1 Parce que le velL'<, moi, comprendre 1 Et 11
me semble que c'est bien mon droit 1
Ef!rayés par son expression farouche, ils s'approchèrent d'elle, voulant la coJmer.
- Voyons, Ginette ...
Mats elle les arrêta d'un gcste
- Parfaitement l ,re veux comprendre 1 Et je comprendrai 1 Mais, pour cela, 11 n'y a qu'un moyen ...
- Et le'luel donc ? interrogèrent-ils avec angoisse.
Leur nlle les regarda llxement, en proie sans doute
à une ultime hésitation devant l'audace de la solution
qu'elle envisageait.
EnJln, elle précisa froidement :
- C'est aujourd'hui, jeudi 1... Je vais dire à MarieAnne qu'elle me réveille demain matin à six houres ...
,
« L'Enez Eussa » part 0. sept...
Et sans ajouter une parole, elle sortit. les laissant
muets de stupeur.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
CHAPITRE IX
« L'Enez Eussa » glissait sur une mer d'huile.
_ Un temps comme on n'en a pas vu depuis des
années [ répétait avec satisfaction le capitaine. Même
en plein été 1
L'Atlantique a de ces caprices.
Aussi Geneviève, qui s'était assise près de la barre,
sur un coUre contenant des ceintures de sauvetage,
songeait que cette traversée qui effraie tant de gens,
n'était vraiment pas bien pénible 1 Tout au moins
quand il faisait beau [ Et que sI ses parents la voyaient,
sans doute sentiraient-ils s'ap.liser un peu leurs alarmes.
Pauvres parents 1 Avait-QUe eu assez de mal à leur
faire admettre le principe de ce voyage [
_ Ce serait Inconvenant, voyons, Ginette 1 s'était
écriée, la mère, choquée. Une jeune fille, partir ainSi
toute seule, pour relancer son /1ancé 1 Que va-t-on dire
ici '1 Car ça se saura, ne l'oublie pas 1
_ Eh bien [ viens avec moi, maman 1
_ Jamais de la vie 1 Nous aurions l'air de quoi 7
_ Sans compter, renchérissait le père, réprobateur,
que ça ne t'avancera à rien du tout 1 Qu'à indisposer
davanta{;e encore ce garçon contre toi [
_ C'est bien fâcheux, vraiment ! Mals, soyez tranquilles ! Je lui présentorai mes plus humbles 8::fCUSea
d'oser troubler sa <louce quiétude !
_ Ginette !... firent-ils tous les deux.
_ Il n'y a pas de Ginette ! Jo veux on sortir [ le
veux savoir il quoi m'en tenir ! Enfin, ce n'est plus
une vie que celle que je mèno à présent [ Est-ce que
vous ne comprenez pas ça '1
De sorte qu'ils s'étaient I1nalement inclinés, songeant
qu'aprbs tout, elle allait sur sa vingt-troisième année.
Ce n'était donc plus une enfant, qu'ils n'auraient pu
�74
LA STRÈlm D'OUESSANT
laisser s'embarquer dans une semblable aventure . Sans
compter qu'elle était prudente, adroite, et ne perdait
pas facHernent son sang-froid.
Aussi, la mère avait conclu, dans un douloureux
soupir :
- Mon Dieu, va donc, ma pauvre petite 1 Mats je
doute fort que tu aies à te · féliciter d'une semblable
démarche.
- On verra bien 1 avait-elle riposté.
Et à présent, recroquevillée dans son coin, sa petite
valise à ses pieds, elle échafaudait un plan d'action,
s'efforçant de prévoir toutes les éventualités qui pouvaient se présenter.
A midi, le bateau entrait dan s la baie de Lampaul.
Un quart d'heure plus tard, les passagers se dIspersaient de tous les côtés, par les chemins étro its et
montueux qui se perdent dans l'Ue.
La jonne tllle se IH indiquer l'11ôtel, où elle retint une
chambre et déposa sa valise. Mais, de se savoir si
proche de lui, et surtout si près d'apprendre enOn quelque affreuse nouvelle, lui enlevait toute idée de man ~er.
Ailss l, déclinant l'invite de l'hôtesse qui la priait
de passer à table, elle ressortit aussitOt.
Devant l' église, elle avisa une gamIne :
- Dis-moi, petite, où ost la maison des Ponts ct
Chaussées 1... Enfln, celle où habHent les ingénieurs
quand 11s viennent ?
- Suivez-mol 1 répliqua l'enfant. Je passe devant.
Toutes deux partirent.
Chemin faisant, Ginette observait à la d é rob (~ la petite IIll e, dont la grn.ce juvénile s' harmonisait si jo11ment (lV"C 1 chatoyant mélange de tc1.ntes vives de
son costume.
Car lei; Ouessantlnes ne prennent le noIr qu'à l'adolescence. Enfants, leurs .mères les bariolent de toutes
les couleurs imagi nables.
- Ello est ravi ssante 1 sc di sait Mlle Pourval, pensive, en scruta nt le 11n vi sage naïf, aux grands yeux
noirs, qu'encadrait uno' soyeuse et abondante cheve.
luro brune.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
75
Et sans doute songeait· elle que l'enfan t serait plus
tard une magnifique jeune iIlle, parfaite ment capable
d'inspir er une violente passion.
Est·ce pour cela qu'elle murmu ra à ml·voix :
- Ces « 1111es de pêcheurs . , comme on dit à Brest, •
avec mépris, ne sont décidément pas tant à dédaigner.
En tout cns, son angoisse s'en accrut
Mais elles étaient arrivées devant la demeure de
Jacques.
- C'est ici, mademoiselle , dit la gamine.
Et elle poursui vit son chemin , laissant Geneviève
plantée devant la porte, comme indécise, le cœur battant à tout rompre, les jambes fléchissantes.
- Mon Dieu , fit·clle très bas, en réprima nt un san·
glot.
C'est qu'elle n'osait plus mainten ant , Elle ne pou·
vait se décider à tirer sur la poignée de la sonnette,
Elle était IJrise d'une envie folle de se sauver à toutes
Jambes, de retourn er Il l'hôtel et de s'y cacher jusqu'a n
départ du bateau, alln que nul ne sut qu'elle était
venue là,
Et puis, vaillamment, elle se ressaisit.
- Allons , Du courage 1 Je ne suis pas venue jusqu'jci pour m'en retourn er ,
Et elle leva la main vers la sonnette.
Mais aussitôt, elle se ravi sa et se rejeta sur le cOté,
à l'abri du mur.
- Non' Il m'aperc evra de loin à travers la grllle en
venant ouvrir, et 11 aura le temps de me prépare r
quelque histoire de urigand 1... Je veux essayer de
le surpren dre, afin de voir sa réaction et de l'accule r
ainsi ù une réponse franche.
Sur quoi, elle entrepr It de faire le tour de la propriété pour voir s'U n'y avait point d'autre issue.
Il y en avait une heureusement. Une petite porte,
qui donnait par derrière, sur un chemin creux. Elle
tAta la poignée, qui tourna librement, et entre-Milla
le pannea u : un minuscule potager lui apparut .
Alors, délibérément, elle poussa la porte, pénétra
dans 10 jardin et, ayant longé le mur pour passer sous
les fen êtres du rez·de-cbaussée sans être vue, elle arriva
�76
LI\ SlRtNE D'OUESSANT
marche s, qu'eUe gravit raà un pettt perron de quatr~
pideme nt.
Arrivée sur le seuil, elle s'arrêta . et jeta. un regar!l
à l'intérie ur.
Ah 1 c'est la cuisine 1
~
Et comme il ne s'y trouvai t personn e, elle entra et
dressa l'oreille , anxieus e.
Aucun bruit ne lui parvint .
- Serait-i l à son travail ? se demanda-t-elle.
A cette idée, une exaspér ation subite l'envah it, Parce que, s'il n'était pas là, il allait falloIr qU'elle l'attondit 1 Et de tOllte façon l'heure de l'Qxplication serait reculée 1 Or, il. présent q1,1'elle était à bout de ·
nerfs et qu'elle se croyait sur le point de savoir, enfin,
tout retard lui serait un supplic e affreux . Sans compter qu'elle sentait bIen qu'clle ne pourrai t plus tenir
longtem ps dans l'état de surexci tation où elle se trouvait,
Le choc subit d'un couvert dans une assiette fit
soudain s'arrête r les batteme nts do son cœur.
- Il est là ... A cOté 1 Il déjeune !. ..
Alors, se haussan t sur la pointe des pieds, eUe s'ongagea à pas de loups. dans le couloir qui s'ouvra it, et
parvint ennn à la porte de la salle ù manger , qui était
cntr'ouv erte.
Toute trembla nte, olle glissa un œil.
n était là, attablé devant un gigot auquel il semblllit
fairo honneu r, avec co bel entrain qui tÔffiOtgno d'une
conscienco tranq ullle 1
- C'ost bien cela 1 se dit Geneviève, furieuse . Mon.
sIeur festoie, le cropr léger, tandis que moi...
Et, emporté e par la colbro, olle POUSSI\ d'un seul coup
la porte, cn s'écrian t, ironiqu e ':
Bon appétit, monsie ur Jacques 1 Et vouillez me
~
pardon ner de venir trouble r ainsi ce succule nt repas 1
Lâchan t couteau et fourche tte, 11 o.valt bondi sur ses
pieds, pins bleme qu'un mort.
- Vous 1 s'exclam ait-lI d'une voix étoufrée . Vous 1.,.
la Jeune flUe, d'un ton devenu
- Mol, oui 1 rlpost~
VOliS demand er pourqu oi vous
viens
qui
Mol
.
sombre
nho.ndonQez votro fiancéo 1
�LA
SIRÈNE n'OUESSANT
77
- Mais ... mais ... je .. , s'empêtra-toi!
_ Assez 1 coupa-t-elle impérièU$errtént. Inutile de
chercher à m;abuser par quelque mensonge 1 Je ne vous
croirais pas 1 Tout ce que je viens vous demander, patce qUe j'estime que j'ài le droit da le savoir. c'est le
m6tit de votre détachemènt.
Bouleversé. il essaya tout de même de biaiser.
- Mais je vous assure, Geneviève.
- Je vous ai dit que vous perdiez votre temps 1 interrompit violemment la jeune fille. Vous n'avez dtlnc
pas Compris ?
- Si, mats ...
_ Eh 1 bien, alors, répondez franchement. loyalement, en bonnête homme. à la question que je vous
plfse : Pourquoi m'ave~-YOUS
délaissée 1 Parlez 1 Je
l'éxige f
Sut le visage du jeune homme se lisait à présent
une expression de bête traquée. Cert~,
il avait l'intention da lUi dire la vétité. Ne fallailriI pas qu'un
jour ou l'autre il la nut au coutant ?.. Seulement,
cette nécessité lui rëpugrlait tellement qu'il la remettait Sans cesSe à plus tard ... Sans compter qu'il avait
peut-être vaguement consciettce, aussi, qu'il allait commetr~
la plus grande sottise de sa vie.
Mais, cette lois, il comprit qu'aucune échappatoire
n'était plus possible.
Alors, baissant la tête, 11 avoua d'uue voix sourde,
avec un grand geste d'Impuissance navrée :
_ QU'èst-ce que vous voulez 1... J'én aimé une autre
Elle devint livide. maiS ne broncha pas. Ne s'y étaitelle pas tin peu attendue. pourtant, et bien qu1elle se
mt eCCorc6e do s'y préparer, ellfl sèntit urte doulèur
aigu~
la poIgnarder.
Il ne l'aimait plus 1... C'était donc posslb16 f tui 1
Lui à qui ellé tlv!l.lt donné toùte son âme 1 En qui
élte àvàlt ou une cortnance sI aveugle. Oh 1 c'était trop
horrible f Elle avait mal entendu 1 Elle devait rêvèr 1
Car, entln, si eUe s'lItàtt forcée à envistlgéI' Mtté hypothèsé. dans le tond d,'Glle-mê!l10, ()lle n'y avait pas
cru.
_ VOU5 en Mmei une autre 1 répéta-trelle ertfin. corn-
�78
LA SIRÈNE
D'OUESSANT
me une automate, les yeux agrandis par l'effroi.
- Hélas ! fit-il doulour.eusement, en hochant la tête.
Mais la pauvre enfant ne pouvait se rendre à l'évidence.
- C'est incroyable! murmurait-elle. Il n'y a pas deux
mois que VOUS m'avez quittée, et en si peu de temps ...
- La vIe nous réserve parfois bien des surprises 1
hasarda..t-il timidement, en matière d'explication.
- Ah 1 pour ça, oui 1 Vous pouvez le dire 1 s'exclama-t-elle avec douleur.
Sur quoi, anéantie, ' elle se laissa tomber Sur une
chaise, enfouit son visage entre ses mains et éclata en
sanglots.
Jacques. consterné, était fort embarrassé de sa personne 1 C'est qu'lI n'était pas sans sentir combien
il faisait peu reluisante figure dans cette lamentable
fler, il
aventure 1 Et comme il n'en était pas au~remnt
aurait donné gros pour être à cent lieues de là !
Aussi restait-il immobile devant elle, les bras ballants, cherchant en vain quelque introuvable justH1cation, quelque dérisoire consolation.
Ennn, la jeune fille se calma un p,eu et leva sur lui
un visage baigné de larmes.
- Ainsi donc, balbutia-t-elle, vous aimez à présent
Ulle autre femme 1
- Mais ... je ... je viens de vous le dire 1
- Qui est-ce 1 demanda-t-elle encore, oppressée.
Il fronça les sourcils et resta. mu et. Que signifiait
cela 1 Aurait-elle l'intention d'insister 1 Do se défendre 1 Voilà qui serait inattendu, par exemple 1
Geneviève, cependant, répétait avec obstination :
- Alors 1... Qui est-ce 1
Mais, pris d'une subito appréhension, 11 ne pouvait
'te décider.
- Eh bi.on 1 nt la Jeune nIIe avec lmpatjence. Pourquoi cct embarras 1 Ne serait-ello pas avouable, par
hasard 1
L'insinuation le cingla comme une insulte.
C'est une jeune
- Pardon 1 répliqua-t-il ~chemnt.
fille admirable 1 Une très belle âme ...
- Vous m'en voyez ravie 1 assura o.mèremant Mlle
�LA SWÈNE D'OUESS ANT
79
Fourvai. Tous mes compliments 1 Et .. . c'est une Oues.
santine 7
Il la regarda , perplexe, se demand ant s'il devait révéler un détail qui prêtera it au mépris facile. Puis, s'avisant qu'elle finirait toujours par savoir, il décida de
se montre r beau joueur.
- C'est une Ouessantine, oui 1 précisa-toi! gravement.
- Et... vous avez l'intent ion de l'épouser ?
- Mais oui 1 naturel lement J
Alors, la Jeune IUle s'aband onna sans contrai nte à
son désespoir.
- Oh 1 Jacques, par pitié, ne me dites pas cela !
Non J Je ne veux pas 1 Ne me le dites pas 1 Ou du moins
pas tout de suite 1 Laissez·moi le temps de m'habit uer
à cette chose épouvantable 1.. . L'épouser 1 Il a l'intention de l'épous er 1 Une autre femme que moi J Moi,
sa !lancée, à qui il promet tait solennellement, 11 n'y a
pas si longtemps, de l'aimer toute la vie J. .. Jacques,
vous êtes fou ou vous rêvez. Ce que vous dites est
monstr ueux 1 Ça n'est pas possible J Je ne veux pas
y croire 1 Je n'y crois pas J
- Geneviève, implorait-il, effrayé ; remettez-vous, je
vous en prie J
Mais elle ne l'écouta it plus.
- Jacques J poursuivait-elle, mainten ant, d'une voix
étrangl ée, en élevant vers lui des mains qui se joignaient dans un geste ardent de supplication. Jacques J
Ne me laissez pas 1 N'abandonnez pas votre Ginette 1
Oh 1 si vous saviez comme elle vous aime 1 Comme
elle n'a d'autre but que de vivre pour vous et par
vous 1 Prête pour vous à tous les sacrifices 1 Décidoo à
vous consacr er le plus pur et le meilleu r d'elle-même 1
Jacques 1 Vous seriez heureux avec moi 1 J'en suis
sare 1 1'en suis certaine 1 Nous nous comprenons si
bien J Jamais aucune autre, quelles que soient ses
qualités, ne pourra vous comprendre aussi bien que
moi 1 Je vous le Jure J
- Ginette 1 suppUait-i1, torturé de remords.
- Non 1 je ne me tairai pa.!! 1 clamait-elle, éperdue.
Je ne veux pas me taire 1 1e veux vous dire tout ee
�80
LA SIRÈNE n'OUESSANT
que j'ai sur le cœur et qui est là en moi qui m'étouffe 1
Je veux vous dire que vous vous trompez, Jacques 1
Oui 1 vous vous trompez en ce moment sur la nature
de vos sentiments 1 Et VOUS allez faire fausse route 1
Parce qu'il n'cst pas admissible qu'en si peu de temps
vous ayez pu vous éprendre sérieusement d'une étrangère 1 D'uno femme que vous ne connaissez encore
qu'à peine 1 C'est un mirage qui vous leurre 1 Une
illusion dont vous êtes victime 1 Et que nous allons
payer cher tous les deux 1 Que nous allons payer du
bonlléur de notre vie 1 Parfaitement 1 Deux vies brisées,
gâchées, perdues 1 Voilà quel sera le résultat final de
tout cela 1
Et son corps gracile, lJUê secouaient des Soubresauts
convulsifs, s'abattit dans les bras fJu e Jacques eut juste
li) temps d'étendre.
- C'est affreux 1 murmurait-il en aparté, les larmes
alL"'{ yeUx. Affreux 1 Et Je me fais l'impression d'être un
misérable 1 Un misérahle et un imhécile 1 Et pourtant,
non 1 Ce n'est pas ma faute 1. .. On n'est pas maître
de ses sentiments ... Et, d'autre part, j'ai bien tout
pesé... tout mùrement envisagé. Pauvre Gin etto 1
un long moment, elle demeura ainf.l, la tête sur
son épaule, haletant en silence, et comme privée de
connaissance. Un gémi s8emcnt sourd, parfois, s'échappai t de ses lèvres.
Enlln, un long soupir s'exhala de sa pOitrine ct, cile
1;0 rodres5a, apaisée et tJrisée.
- Vollà 1 fit-elle faiblement. C'est tout 1... C'est
fini... Je vois bien CJue je ne vous convaincrai pas.
Alors ... Suivez votre route 1.. Et soyez heureux si vous
le ].,)uvez 1... Je vous le souhaite hlen sincèrement 1
1\101.. je vais m'en aller ... Je vais retourner à Drest 1••
Je dirai à papa et à maman ... Et puis, voilà ... Adieu 1
Et elle se ùirlgea gers la porte en cl1ancclllnt.
- le vais vous accompagner 1 s'<lcrln l'ingénieur.
Elle se retourna, vélmeJt~
:
- Ah 1 non 1... Surtout pas cela 1. .. Gal'cJ.ez vos attentions pour l'autre t Mol, ù<lsormais, je n'y 0.1 plus
droIt.
�81
LA SIRÈNE D'OUESSANT
Il baissa la tète, écrasé, tandis qu'elle s'éloignait,
pitoyable, pauvre petite chose broyée, lasse à mourir .
•
CHAPITRE X
Geneviève titubait sur le chemin, butant à toutes
le." pierres. On eût dit qu'elle allait à chuque instant
s'allonger sur le sol.
Où elle allait ?
Elle n'en savait rien. Droit devant elle, au hasard,
sans rien voir.
Ah 1 comme elle l'aimait, son Jacques 1 Plus, bien
plus qu'eile ne l'avait cru 1 Et c'était à présent seulement qu'elle s'en rendait compte. Parce que si on lui
avait dit la veille encore que de voir se détacher
d'elle le jeune homme, eUe s'afrolerait ainsi, elle aurait
ri au nez de qui eût formulé semblable prophétie 1
- Moi ? aurait.elle répondu avec une assurance orgueilleuse. Erreur 1 Je suis assez farta et j'ai suffisamment le sens de ma dignité pour pouvoir me faire, le
cas échéant, une raison et chasser de mon cœur jusqu'au souvenir d'un homme qui se serait avéré indigne de ma tendresse 1 •
Elle aurait d1t cela, oui 1 Et avec la conviction profonde, absolue, de ne pas surestimer sa volonté, son
énergie, l'empire qu'elle saurait prendre sur elle-même.
Aujourd'hui, hélas 1 volonté, énergie, sang·froid, souci de dignité, tout cela s'était volatIlisé 1 Et eUe n'était
plus qu'une pauvre créature que torturait un désespoIr atroce 1
Un long moment, elle erra ainsi, à l'aventure.
Entln, elle s'ar~t,
et ayant jeté à la ronde un regard égaré, parut revenir à la réalité.
- Où suis·je ? murmura·t-elle.
Une plaine inculte s'étendait autour d'elle, à perte
6
�82
LA SIRÈNE D'OUESSANT
de vue, Jalonn ée de petits moulins à vent noirs, qui
tournaient doucement. Des moutons paissaient çà et
là, en liberté. On n'entendait rlen, que le grand bruit
lointain de la mer qui mugissait tout autour de rUe,
SUl' les brisants, et le bêlement aigre des brebis. Une
sorte de buée opacissait de minute en minute, estompait les lointains.
- Mon Dieu ! que c'est sinistre
s'exclama-t-elle
tout haut, apeurée soudain de se voir seule dans
cette désolation.
Au même Instant, un hurlement sauvage, qui évoquait irrésistiblement la colère de quelque formidable
monstre marin, se lit entendre, déchirant l'air.
- Qu'est-ce que c'est que ça 1 s'écria la jeune fille,
épouvantee.
Et, prise d'une terreur nerveuse, elle allait s'enfuir
li. toutes jambes n'importe où. lorsqu'une silhouette
se prollla à l'extrémité du chemin.
Elle en 6prouva un soulagoment indicible.
- Ennn quelqu'un 1
C'était une femme de Niou-Huella, quj s'en allait
au bourg acheter du vin.
La .Ieune Olle l'aborda, tremblante encore.
- Je vous demande pardon, Madame 1... Mais, auriezvous l'obligeance de m'indiquer la direction de Lampaul!... Je me suis perdue ...
L'Ouessantine s'ar~t,
dévisagea la • moul1guen • (1)
et, ayant remarqué ses mains soliTIées, eut une moue
de dMaln.
- Venez avec moi 1 J'y vals.
- Vous êtes hlen bonne 1 remercia Geneviève.
Et elles partirent en silence, de compagnie.
Le monstre marin hurlait Il pr6sent Il une cadence
régulière, toutes les dix secondes environ.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? interrogea mo.chlnalement la Jeune fille a.u bout d'un instant,
(1) Etrangère li. l'ne.
�LA SIRÈNE O'OUEiSANT
83
- C'est la « vache à Gibois » (1), répliqua laconiquement l'ilienne.
- Quoi 1... Comment 1...
- Out ! Ici, on appe1l8 comme ça la sirène de brume
1 C'est pour avertir les navigatsurs qu'ils sont
du pl~are
en vue de l'île 1 Elle marche tout le temps qu'il y a
du brouillard, des foi,s dix Jours de suite, la nuit comme le jour 1
« Eh bien 1 ça doit être gai 1 ", songea par devers
elle la pauvre enfant.
Mais c'était à présent à l'Ouessantine à l'interroger :
- Vous êtes venue voir quelqu'un ici ?
Car ce n'était point encore l'époque des touristes,
et la native s'étonnait d'avoir rencontré, perdue dans
la lande de Loc-Gweltas, cette élégante fille de la ville
aux ongles poNs.
- Oui... non ... c'est-O.-dire., balbutia Geneviève, éperdue, qui ne savait comment éluder la question
Et elle Hnit par achever, puisqu'il fallait bien qu'elle
achevât :
- Je venais voir ... un jeune homme qui connatt bien
mon père ... un ami dl) ma famille, oui.
- Ah 1 tlt l'Ouessantine, surprise qu'une citadine,
une Brestou,e, probablement, eût des relations à. Ouessont.
_ Oui, orut pouvoir préciser Genevièvo, pour se débarrasser de la curiosité de l'Ilienne. C'est l'ingénieur
qui construit Ar-Dar.
Cette fois, la femme comprit.
- Ah 1 je vois 1
Puis, tandis qu'un mince sourlrè s'esquissait sur ses
lèvres, elle glissa, narquoise :
- En voilà un qui ne s'ennuIe pas ici 1
Genevièvce frémit.
_ OuI, poursuivit la native. Il est toujours avec Çoisic
Le Corz 1 On <lit même, dans les débitS de l'ne, qu'il
va la. marier.
(1) AncIen gardien-cber du Cr6ac'h.
�84
LA SIRÈNE D'OUESSANT
La jeune fine se mordit les lèvres jusqu'au sang,
pour contenir ie cri de désespoir qui allait lui échapper.
Heureusement, elles arriyaient aux premières maisons du bourg. Ce qui permit il. la malheureuse de
prendre congé de sa compagne.
- Maintenant, je m'y reconnais ! Merci beaucoup,
Madame!
Et elle prit les devants, d'un pas nerveux, rapide.
Queiques minutes plus tard, elle entrait dans sa
chambre, se jetait sur son lit ct donnait libre cours il.
son chagrin.
Cela dura une bonne heure.
Et puis, elle s'assit, tamponna ses yeux perdus de
larmes, et, un peu calmée, se prit il. réfléchir.
C'est qu'une idée lui venait, qui peu il. peu s'imposait à son esprit.
- Çolsic Le Corz ... répétait-elle, d'une voix sourde,
en hochant la tête.
Et elle semblait mûrir quelque plan audacieux.
Enfin, elle parut se décider.
- Si j'allais la trouver 7 s'exclama-t-elle tout haut.
Après tout, pourquoi pas, en effet 1 Puisque, d'après
son inconstant fiancé, c'était une nUe de cœur, sans
doute s'était-il bien gardé de lui dire qu'il allait devoir
rompre d'autres Ilançailles pour pOUVOir lui engager
sa toi. Car, ennn, si cette Çoisic avait vraiment des
sentiments élcvés, clle ne voudrait sûrement pas d'un
bonheur édillé sur le malheur d'une o.utre.
- Oui, reprit-elle lentement, à mi-voix, au bout
d'un instant. Jc devrais aller la trouver 1
Et bicntOt, ello conclut, animée mo.intonant d'uni résolution farouche ;
- C'est dit ! J'irai 1
Un espoir intense dont elle ne pouvait se détendre
envahi eon cœur. Qui sait 1 Peut
- ~tre
1'0uessantlne
ne tenalt-elle pas très profondémont (\ Jacques, qu'cllo
pouvait n'avoir accepté d'épouser que parce que la
position sociale du jeunc homme avaiL natiô sa vanité. Et alors, mise en Cace du chagrin de sa fiancée,
ct conjurée de sonder !!On cœur, sans doute tlniralt-elle
�LA SIRÈNE O'OUESSANT
85
par convenir qu'elle ne l'aimait pas comme Geneviève.
Et elle le lui rendrait.
A cette idée, la pauvre enfant était prise d'un frIsson.
- Mon Dieu 1 Si cela pouvait être 1 gémissalt...elle.
Il me semble que je saurais bien, ensuite, le reconquérir.
Enfin, elle se secoua et sauta sur ses pieds.
- Au lieu de rester là à me désespérer, je devraIs
déjà être en quête de cette personne 1 s'écrfa-t-elle.
Et elle descendit au café de l'hôtel, où elle avisa une
servante qui rinçait des verres.
- Dites-moL. Vous ne connaItrlez pas, icI, Mlle FrançOise Le Corz ?
L'autre sourit.
- Çolsic, vous voulez dire? le croIs bien 1 Qu! est-ce
qui ne la connaft pas !
Et elle luI IndIqua où demenrl1it l'flfenne.
Geneviève partit aussitôt, décidée à jouer sa dernIère
carte.
Une heure après, elle arrivait à la maisonnette de Cadoran.
L'Ouessantine était dans son jardin, occupée à relever du I1nge.
- Qut est-ce que vous demandez? Interrogea·t-elle
avec méfiance, on voyant une étrangère s ' ar~te
devant son scull et chercher du regard qnelqn'hahftant.
- Mlle Çolslc 1 répondit tlmidpment Genevlpve.
- ÇoiSic, c'est mol Irérartlt hrutalement la helle blonde. Mals « Mademoiselle " c'est bon ponr VOllS 1
L'accueil était peu engogennt. Mols Genpvlpve n'y
avait même pas pris garde. HypnotlRée par ce11e qui
lut avait pris son flancé, elle la dévorait des yeux en
silence, bouleversée .
• Il est certain qu'elle est admlrahlement belle 1 songeait la pauvre enfant. le sernls folle de contester cela 1... Et d'une beauté si orIgInale .. : si étrange ... Evidemment, ça explique bien des choses, 51 ça ne les justiNe pas ....
L'Ouessantlnc, pourtant, s'impatientait.
- Et alors T.. - Qu'est-ce que lui voulez, à Çols1c ?
�86
LA SIRtNE n'OUESSANT
Geneviève tressallit. Puis, faisant appel à tout son
courage, elle répondit timidement :
- Eh 1 bien, voilà ... Je voulais, Mad ... Çoisic 1 vous
parler ...
- A propos de quoi 1 demanda rudement l'tIienne.
Plus 11ne que Jacques, parce qu'elle était femme, Geneviève comprit tout de suite comment il fallait parler
à la Jeune fiUe. Aussi riposta-t-elle d'un ton qu'elle s'efforçait de rendre ferme:
- A propos de M. Jacques SablOJ1.
Une expression de mauvaise ironie se peignit sur le
visage de Çoisic.
- Ah 1 Eh 1 bien, dites 1
Mais la Jlancée de l'ingénieur, qui répugnait à traiter un aussi grave sujet dans une cour de campagne,
entre le tas de fumier et le poulailler, ne pouvait se
décider à parler et jetait par moments un coup d'œil
vers la porte de la maison.
L'Ouessantine surprit ce regard et comp~it
ce qu'il
signil1ait. Mais ce fut pour s'exclamer avec irritation :
- Eh 1 bion quoi 1 Vous n'êtes pas bien lci pour dire
ce que vous avez à dire 1 Il vous faudrait peut-être un
salon ?
- Oh f non 1 Mais ...
- Eh f bien, alors,. partez 1 Ou alors allez-vous-en
et laissez-moi Hnlr mon ouvrage 1
C'était clair. Geneviève frémit, et, enfin, so lança :
- Soit 1... Je voulais donc, Çoisic, vous parler de
Jacques 1 Parce qu'il y a des choses que vous ne savez
pas ... que vous ne pouvez pas savoir 1 Et si vous les
saviez ...
L'!ilenne fronça les sourclls et ' la regarda fuement,
sans mot dire.
- Oui 1 poursuivait douloureusement la pauvre entant, qui s'animait peu n. peu. Et tout d'abord, vous
no saviez certainement pas, j'en suis sare, que M. Sablon était depuis six mols flancé avec moi 1
.Ln. belle J.,Jonde out un geste d'indifférence :
- Ça, non 1 Je ne le savais pas 1. .. Mais ça ne me
regarde pas 1
GenoviOve la consld6ra avec une stupeur indignée.
�LA SIRÈNE D'OUESS ANT
87
- Ça ne vous regarde pas 1 Comment 1 Vous, qu'on
m'a dit être une IUle de cœur, vous accepte riez d'épouser un homme en sachant qu'il a abando nné pour vous
une autre femme 1 Et cela sans vous inquiéte r de savoir si elle n'en meurt pas de chagrin L .. Mais, ce
n'est pas possible 1 Vous ne seriez pas capable de cela 1
L'Oues santine haussa les épaules.
- Des mots, tout ça 1... Oui ou non, était-il votre
mari 1
- Eh 1 bien, alors 1... De quoi vous plaignez-vous 1
- Mais, enfin ...
- Il faudrai t tout de même s'entend re ! continu ait
l'i1!enne qui s'échau ffait à présent à son tour. S'il avait
été votre marI, je ne l'aurais jamais écouté 1 Justeme nt
le malparce que Çoisic est trop honnête pour port<}~
J Ha non
Ha
1
Dancé
votre
Mals
1
ménage
un
dans
heur
tant de même 1... D'abord , qu'est-ce que c'est que d'être
t1ancé 1 C'est de se promett re qu'on se mariera ...
1 Et il me semble ...
- ~aturel1mn
- ... ù. conditio n qu'i! n'arrive pas quelque chose,
avant, qui vous fasse change r d'avis J pr6cisa Çoislc.
C'est même fait pour ça, les fIançailles' 1 C'est pour
apprend re :l sa connalt re, comme dit M. le r9cteur.
Et, bIen entendu , tant qu'on est pas marié, il n'y a
rien de fait 1 On est toujour s libre ...
- le sais tout cela 1 rIposta Geneviève avec douleur.
OuI, au fonù, c'est certain : je n'al aucun droit sur
lacques 1 seuleme nt; voyez-vous, Çoislc, j'a.i eu un tel
chagrin quand 11 m'a dit... quand il m'a appris ... que ...
que ... j'ai voulu venir vous voir pour vous demand er
s1..: si...
Un sanglot qui lui étreigni t la gorge nt soudain chavirer Sa voix.
L'Ouess antine la consid6 rnlt en sUance avec un air
de piti6.
- Si quoi ? demanda-t-elle entln, brusque ment.
- SI vous l'aimiez autant que moi 1 put alors, entin,
achever GenevJève. Puree que ... n'est-ce pas ... vous comprenez ... sI vous J'aimiez comme je l'aime, de tout votre
cœur, de toute votre âme ... eh 1 bien, je m'effac erais
�88
LA SIRÈNE D'OUESSANT
moi!... Vous pourriez le prendre et l'épouser, sans remords 1... Puisqu'il faut qu'Il y en ait une de sacriflée,
autant vaudrait que ce soit mol puisque c'est vous qu'il
aime maintenant 1 Comme ça, 11 y en aurait toujours
deux d'heureux sur trois 1... Seulement, si vous ne l'aimiez pas profondément, si c'était simplement qu'Il vous
pIaH, alors, oh 1 alors 1 je vous supplierais de me le
laisser 1 Parce que vous finirez par VallS laSlser de lui,
par vous détacher, et qu'aprils avoir brisé ma vie, vous
briserez aussi celle de ce malheureux, qui se serait
entre temps attaché à vous 1... Est-ce que ce n'est pas
vrai, ce que je dis? Est-ce que je n'ai pas raison 1... Dites, Çoisic T... Franchement, loyalement, entre nous,
de femme à femme 1
Et, galvanisée par l'espoir de vaincre, en proie à une
exaltation croissante: elle se dressait face à l't11ennEl, le
visage contracté et blême, les yeux brillants, frémissante 1
Çolslc la regardait toujours.
Soudain, elle éclata d'un rire clair et cruel, qui dispersa aux échos de la lande ses notes vibrantes et musicales.
- Ha 1 ha 1 ha 1 ha ...
Geneviève était atterrée.
- Mais, Çoislc ...
- Ha 1 ha 1 ha 1 ha ...
- Je crois pourtant...
- TIa 1 ba 1 ha 1 ha ...
On aurait dit qu'elle ne pouvait plus s'arrêter.
Ce que voyant, la fiancée de Jncques, compllltement
décontenancée, éclata en sanglots.
Enlln, l'Ouessantlne se calma. Et elle abaissa sur la
c monllgllen • un regard de dMain. En m!!mo temps,
elle laissait tomber :
- On me l'avait pourtant dit que vous étiez comme
ça, vous autres, femmes du Continent 1 Et moi qui
ne voulais pas le croire 1
« Comme ça • T Qu'entendalt-elle par là T Geneviève
leva sur elle des yeux noyés de larmes qui étInce.
laient :
�LA SIRÈNE D'OUESS ANT
89
- Que voulez-vous dire 1 s'écria-t-elle, exaspérée. Et
pourquoi cet air de mépris 1
Sa surprise était si visiblement sincère que l'menne
hocha la tête.
- Ecoutez , fit-elle, avec une subite sérénité, en lui
posant la main sur l'épaule. Ça ne servira pas à grand'chose ce que je vais vous dire. Mais enfin, je vais vous
le dire, tout de même , Comme ça, au moins, vous
saurez comment nous comprenons ces choses-là, nous,
Ouessantlnes.
Accablée maintenant, Geneviève fixait sur elle des
.
yeux hagards.
- D'abord, commença Çoislc, 11 faut que vous sachiez
qu'il y a un vieux proverbe ouessanUn qui dit aux
femmes : « Quand tu vois un homme, dép1!che-tol de le
prendre , Il n'yen aura pas un pour chacune 1 »
- Hein, s'exclama la fiancée de Jacques, abasourdie.
- Et c'est la vérité 1 continua tranquillement la belle
blonde. Alors, n'est-ce pas, 11 ne faut pas en vouloir
à celles de nous qui suivent ce conseil 1... Remarquez
que ce n'est pas pour moi que je dis ça 1 Moi, c'est
autre chose 1 Mais, enfin, c'est pour que vous sachiez ,
- Incroyable 1 murmu rait Geneviève.
- Sur le Continent, peut-être ! A Ouessant, non 1...
C'est pour ça aussi, poursuivit l'1llenne, que quand
nous aimons un homme et que nous ne nous sommes
pas encore mariées avec lui, nous nous méfions des
autres femmes et nous ne 10 laissons pas partir 101n,
comme vous avez fait 1
- Mais ce n'est pas ma faute r gémit Geneviève, en
se tordant les mains.
- Ça, c'est possible , admit Coisic. 1e sais bien que
chez yous autres, de la vflle, on n'a pas les mêmes
coutumes qu'ici r N'empêche r On ne laisse pas partir
un homme qu'on aime, parce qu'on ne sait pas ce qui
peut arriver r La preuve r...
- C'est affreux r
- Enfin, ajouta durement l'menne, sI tout de même
ça arrive qu'une autre nous le prenne, eh bien , nous
sommes beaucoup trop fières pour aller le lui mendier'
un orl de
Cinglée par ce louttlet, GenovièY& ~tou1ra
�90
LA SIRÈNE n 'OUESSANT
honte et cacha son visage dans ses mains.
- Mon Dieu 1 balbutiait-elle, anéantie.
Tandis que l'Ouessantine concluait, implacable
- Aussi, Je n'ai pas à répondre à votre question
Qlle j'aime votre ingénieur ou que je ne l'aime pas,
ça n'est pas votre al'faire 1 Tout ce qui vous regarde,
c'est que lu!, il ne vous aime plus 1 Seulement, comme vous n'Otes pas l;3, famme, vous n'avez rien à reprocher ni à réclamer à personne r Et vous n'avez
plus qu'à reprendre le bateau-courrier et à retourner
sur la Grande-Terre en chercher un autre 1 Voilà tout 1
Puis, comme Geneviève, effondrée, était incapable
d'articuler un son, Çoisic trancha :
- Quant à moi, du moment qu'il me veut, c'est mon
droit absolu de l'épouser, si ça me plait 1
Et elle ajouta, avec une ironie provocante :
- Quand mOme Je ne l'aImerais pas r
Alors, se ressaisissant enfin, dans un ultime sursaut,
la pauvre cnfuGt tourna les talons et s'enfuit, dél;espérée.
CHAPITfm XI
Tout était perdu maintenant r Tout 1 Puisque l'ultime
espoir qu'elle avait placé dans la générosité de l'Ilienne
venait de s'envoler r Jamais elle ne serait la temme
de Jacques 1 Il épouseraIt cette lemme r Et elle ... elle ...
Elle ? Elle s'en irait baIouée, méprisée, pis encore :
orguellleusement sermonnée par cette quasi-primitive,
qui se donnait des airs de supériorité r
D'y songer, loIne rage furieuse la prenait, qui taisait
trêve un instant à sa peine :
- Quand je pense qu'elle s'est permis de me taire
la leçon 1 Et de quelle bauteur 1 Non 1 Ce serait à
mourIr de l'Ire si co n'était il mourir de chagrin 1
Il semblait bien, en elfet, que la dureté avec laquelle
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
91
Çoisic l'avait éconduite lui avait tait aussi mal que son
refus lui-même 1
C'est qu'elle n'était pas habituée à un langage pa~
reil, la douce Geneviève 1 Car, dans le milieu où elle
vivait, les gens s'efCorçaient de garder pour eux les
vérités qui eussent été désagréables à entendre pour
autrui 1 Ou alors, quand les circonstances les contraignaIent absolument à parler, ils les travestissaient si
adroitement qu'on avait peine à les reconnaltre 1 Tandis que cette IUle l...
- Oh 1 comme je la hais 1 s'écria-t-elle tout à coup,
tout haut.
Mais, en même temps, elle ne pouvait s'empêcher
d'éprouver une impression étrange, analogue un peu à
celle que l'ingénieur avait ressentie lui-même ...
Aussi murmura-t-elle au bout d'un moment :
- Elle ne m'a pas mâché ses mots, en tout cas.
Puis, un peu plus tard, avec UDe profonde amertume:
- D'ailleurs, n'ai-je pas tort de lui en vouloir 1.. .
Après tout, la leçon était méritée 1. .• Car enfin, les faits
sont là qui lui donnent raison 1. ..
Et la pauvre enfant en vint à s'accabler de repro.;nes :
. Oui J C'est évident 1 se répétait-elle. SI je m'étalS
upposée a ce départ pour Ouessant, opposee formellement, irrOductJblement, Jacques, qui m'aimait alors,
aurait cédé 1 Et il serait encore à moi à l'heure actuelle 1. .. Notre union serait sans nuages ... Oh 1 je sais
bien que ça aurait nui à la rapidité de son avancement 1. .. Et puis aprils 1... Un peu plus tOt, un peu
plus tard .. Est-ce qu'il n'aurait pas mieux valu que sa
carrière soit moins brIllante et que notre bonheur soit
sauvegardé ? Nous voilà bien avancés maintenant 1
Mol, ma vie est brisée 1 Quant à luI, salt-on 51 cette
fille l'aimera longtemps? En admettant seulement
qu'elle l'aime pour le moment 1...
« Oui, j'ai été une sotte 1 A présent, j'ai toujours la
ressourco de me diro, poUl' me consoler, que ce qui est
arrivé pouvait arriver il plus forte raison s'11 6tait
resté 0. Brest, où il ne manque pas de tort séduisantes
jeunes fiUes f Peut-être 1 Mals ça n'aurait pas été paraU
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
tout de même, parce que j'aurais eu vent de la chose
dans les quarante-huit heures 1 Et que je me serais
'aussitôt efforcée de contrebalancer ce nouveau sentiment, qui n'aurait pas eu le temps de prendre profondément racine dans son cœur 1 Si bien que finalement,
l'aurais eu de grandes chances de pouvoir sauver la
situation 1 Tandis qu'fci, quand enfin je me suis déctdée à prendre le bateau, Il était trop tard depuis longtemps 1 Oui, vraiment, Çoisic avait raison : c'est moi
qui ai fait mon propre malheur 1
Et elle conclut, très sombM, d'un ton pénétré :
- Il faut avoir confiance dans un homme quand 11
paraIt le mériter 1 C'est entendu. Et il est entendu aussi
que slins conflance, 11 n'y a pas de bonheur possible 1...
Oui, mals... 11 faut compter avec la faiblesse humaine 1.. Et puis, la conflance ... ça n'empêche pas la prudence 1 Et la prudence la plus 61émentalre veut qu'on
ait toujours l'œil sur son bien, pour peu qu'on tienne
à le conserver 1...
Puis, elle ajouta, hochant douloureusement la tête
- En résumé, il ne faut 1aire 11 d'aucun risque
c'est jouer avec le 1eu et défier le destin 1...
Hélas 1 Tout cela n'était que trop vrai 1 Seulement,
elle s'en avisait un peu tard ...
En attendant, elle allait toujours du même pas d'automate, drott devant elle, rongée par le désespoir, de
plus en plus ....
Tout à coup. un sourtle de vent violent lui 10uetta
le visage, tandis que le rugissement d'une mer rurteuse l'assourdIssait subitement.
Elle leva les yeux et recula, effrayée.
Sans y prendre garde, elle avait dévalé un petit
chemin en pente douce, qui aboutissait à une crique
semée d'écuen 01) des vagues grondant es venaient se
briser dans un bruit de tonnerre.
- Me voilà encore égarée 1 s'exclama-t-elle avec irritation.
Puis, comme une gerbe d'embruns venait de l'éclabousser :
- Sans compter, munnura-t-elle, qu'U ne me semble
plU! prudent de N6ter lei 1...
�LA SmÈ:-IE D'OUESSANT
93
Elle allait faire demi-tour pour remonter la falaIse,
lorsqu'une énorme lame arriva. Affolée, la pauvre enfant voulut se mettre à courir. Mais il étàit trop tard 1
Une seconde après, la masse écumante s'abattait sur
elle, l'entraînait dans ses remous.
Elle n'avait pas eu le temps de jeter un cri.
Maintenant,
elle se débattait frénétiquement dans
l'eau profonde, aveuglée, la bouche pleine de liquide,
suffoquant déjà ...
Et sa dernière pensée allait à ses parents qui, lorsqu'ils apprendraient l'horrible chose ...
. Soudain, comme elle allait s'abandonner, elle sentit
une poigne vigoureuse la saisir.
Et puis, ce fut tout 1 'Elle perdit connaissance ...
Un quart d'heure plus tard, elle ouvrait les yeux sur
un décor d'intérieur ouessantin.
- Où suis-Je? balbutia-t-elle avec effort.
Une gigantesque stature se profila devant l'unique
fenêtre qui éclairait la pièce. Et Geneviève distingua
vagu ement, dans le contre-jour, le visage dur, aux
traits taillés au couteau, d'un homme d'une cinquantaine d'années.
- Chez Joseph Lénéven, ma petite demoiselle 1 répondit une voix rude, Joseph Lénéven, patron du canot
de sauvetage du Stifl 1
- Et... c'est... c'est vous qui m'avez sauvée, n'estce pas ? reprit-elle faiblement.
- Si vous voulez, acquiesça l'homme d'un ton bourru.
- Oh J commont vous exprimer ma gratitude, flt-elle
alors avec élan , en s'efforçant de se soulever pour lui
tendre une main tremblante.
_ Allons 1 allons 1 coupa brusquement le marin. Ça
ne vaut pas la peIne d'en faIre une histoire.
_ Merci 1 r6ptHait la jeune tllle en frémissant. Oh 1
merci de tout mon cœur 1... Merci pour moi. Merci
aussi, surtout, peut-Otre, pour mes parents.
_ Ça va, ça va 1 ripostait le patron en llaussant les
épaules.
Puis, se penchant sur elle :
_ Tout ça, dit-il, visiblement intrigué, ça ne nous
dit pas ce que vous étiez allée iaire là ?
�LA SIRÈNE O'OUHSS ANT
La jeune fille détourn a la tête, confuse
- J'étais allée ... c'est en me promen ant ... je me suis
...
trompée de chemi~
- Et vous êtes arrivée jusqu'a u bas sans voir que
vous descendiez droit dans la mer 7 s'écria-t-iI. Ah 1
non. Ça ne tient pas debout. Ou alors, fallait que vous
ayez jolimen t les idées dans la lune 1
- C'est ... oui... en eftet, je pensais li autre chose 1
avoua la pauvre entant.
- A autre chose 1 grommela-t-il. Fallait donc que
ce soit bien grave ",
Bien grave 1... Le désespoir avait déjà miné, peu li
peu, la torce de résistance de Geneviève. Et la terreur
rétrospective de son acciden t achevai t il. présent de la
briser. Aussi, li ces mot s, ell e éclat.a en sanglots.
Le marin, embarr ass(J, toussa pour se donner une
contenance. Puis il avança, gauche ment :
- Allons, ma petite demoiselle 1 Faut pas pleurer
comme ça 1
Mais, eftet de la réaction norveuse sans doute, la
jeune mIe sembla it ne pouvoir se calmer.
Alors, à la vue d'un toI chagrin , 10 patron s'imagi na
tout il. coup qu'olle avait menti 1 Et qu'clJe étaIt descendue volonta irement sur la grève pour se jeter audt'\'ant d'une mer démontée et se donner la mort 1
Aussi, il hocha la tête, réproba teur :
- Ça va ... J'al compris 1.. Et Je vois bien que vous
avez beaucoup de pelno 1... Mals, c'est égal, quand on
a. encore ses parents , on ne faIt pas une chose comme
ça 1
De stupeur , la jeune fille s'arrêta net
- Hein 1 s'exclam a-t-elJe en levant vers lui un vlsaie
baIgné de la.rmes. Qu'est-ce que vous dites 7
- Jo dis, répéta fermem ent le marin, que co n'est
pas une chose 0. faire 1 Surtout pour un homme 1 Parce
que ce n'ost pas la peine de vous demand er si c'est
pour un homme que vous avez fait ça 1...
Cette fols, Geneviève comprit, et protesta avec Ind.ignation
- Ah 1 non 1. .. Vous vous trompez ... Sur mon âme.
�LA SlRà NR D'OU ESSA NT
. Si vous me croyez
je vous jure que j'ai été surprise
capable de cela 1
Mais U dem eura it f:ceptfque :
- Pou rtan t, à vous voir ...
rtant. Et puis, s'aUn inst ant encore, elle hésita pou secret. ..
son
a
ban don nan t enfin, elle lui livr
t. Vous savez à.
- Voilà 1 conclut-elle en terminancomme une folle,
re,
prés ent pourquoi j'all ais à l'aventu
sans rien voir 1
se grat tant parfois la
Il l'av ait écoutée en silence,
it lui être fummer.
deva
qui
e
gest
tempe droite d'un
un coup de poin g
na
Mais, qua nd elle eut achevé, il assé
:
e
tabl
la
éner giqu e sur
ia-t-il.
- Cette Çolsic, tout de même 1 s'écr secoua la jeune
on
friss
ent
viol
Au même inst ant, un
HUe :
, que j'ai froid 1
- J'ai froid 1 balbutia-t-elle. Dieu
Je grelotte ...
re r
- C'est-Il que vous auriez la fièv
enfant, qui tremvre
pau
la
ndit
répo
- Je ne sais pas,
voudrais bi611
Je
...
je
s
bJ.att de tous ses membres. Mai
1
tel
l'M
rent rer Il ...
fit-il avec empresse- Je vais vous y accompagner 1
ment.
la pauvre enfa nt
Une heu re plus tard, non sans que
alle r Jusqu'au
voir
pou
ne
ises
repr
etlt cru à plus ieur s
de suite, elle
tout
Et,
bout, Ils arri vaIe nt à Lampaul.
faisait prévere
teliè
l'hO
que
is
tand
mon tait se coucher,
nir le mMecln.
ssa les épaules :
Demeuré seul, Joseph Léneven hau
1...
- Toutes les mêmes, ces filles reto ur.
Sur quoi, Il repr it le chemin du
vait à la tourcbe
.)r, voici qu'a u moment oil il arri
blfurquont, Il
oran
Cad
de
et
l
Stit
où les chemins du
ait vers lui.
ven
qui
e
ape rçut tout à coup l'OuessanUn
rg.
bou
au
lle
San s doute se rend ait-e
le, l'air mau vais :
Il l'abordll. sans autr e préambu
tais de belles.
en
tu
I,
- Eh blel'l 1 s'exclama-t-I
aussltOt, agresface
fit
et
cils
sour
les
ça
L'l!ienne fron
sive :
voulez dJre 1...
- Quoi T... Qu'est-ce quo vous
�96
LA SIRÈNE D'OUESSANT
- Paraltrait, continua d'un ton rogue le marin, que
tu as pris le promis d'une fille de la ville. ..
Elle éclata de rire :
- Ha 1 ha... Et après ?.. S'il me veut, c'es~
pas
mon droit d'accepter 1
- Ton droit ... ton droit 1 grogna-t-il. C'est peut-être
bien ton droit 1... Seulement, ça ne prouve pas que
tu aies du cœur 1
La jeune fllle bondit. Ses yeux clairs devinrent sombres. Ses traits se contractèrent affreusement. Elle
devint bl()me :
- Ah 1 ça ne prouve pas que j'ai du cœur 1 siftla-telle. Et c'est vous qui osez me dire ça ... Vous ? .. Vous
qlfi ne devriez pas oser seulement m'adresser la parole,
de peur que le malheur que vous avez f~it
retombe
sur votre Wtc 1
Il recula d'un pas, visiblement déconcerté :
- Allons ... ça n'a pas de rapport 1...
- Ah 1 ça n'a pas de rapport 1 hurla-t-elle, en proie
à une rage furieuse. Où est-ce que vous avez donc le
cœur, vous, si vous trouvez que ça n'a pas de rapport 1
- Enlln, tout de même ...
- Il n'y a pas de tout de même 1...
Embarrassé pour de bon, cette fois, le patron insista
pourtant :
- Ecoute donc 1... C'est qu'ella vient de se jeter à
l'eau ...
- Elle vient de se jeter à. l'eau 1 s'écria la jeune fille
qui s'immobilisa, livide.
- Enfin, elle dit que non 1 Que c'est un accident 1
Mais ma!, je n'en crois pas un mot ... Elle a voulu se
jeter dans le trou de Porz Ac'hea, voilà. tout 1... Heureusement que j'étais là 1...
- Et vous l'avez reUrée ? interrogea-t-elle, baletante.
- Pardi, bien sOr 1
- VIvante T
- Puis'lu'ello m'a causé
- Alors, tOtlt est bien 1 conclut l'Ouessantlne.
Et, sans ajouter un mot, elle se d6tourna et reprit
son chemin.
�97
LA SIRÈNE D'OUESSANT
des
it un In~ta
Mats 10seph Lénéven, qui la suiv
e.
bass
tête
la
it
alla
lle
yeux, obse rva qu'e
Et d'un pas lent et ince rtain ...
CHAPITRE XII
PaI~.
et exam ina la mal aLe doct41ur vint vers six heu res
de :
a pris 1 pron onç a·t- '" con sécu tif au bain qu'elle
rien 1••• Maintesera
ne
ça
11, soucieux. Espérons que
très bien faire une
nan t on ne sait jam ais 1 Elle peut Il faud ra voir 1
ie...
mon
bron chit e 1 Voire une pneu
le reviendrai demain.
Pou r le mom ent : lit et diète l...
jeun e fille s'U talla it
la
à
L'hOtelière dem and a alor s
ve ne voulut pas
eviè
Gen
s
Mai
nts.
prév enir ses pare
:
fO.t
ce
qu'i ls euss ent vent de quoi que
onge mon séprol
je
que
rai
écri
- Inut ile 1. .. le leur
1 Et je ne
pas
t
eron
Jour... Comme ça, l1s ne s'inq uièt
à tait
tout
i
a
r
e
~
Je
que
lors
lt'to urne rai à Brest que
rem ise r
prit que ce sera it
Or, dès ]e surl end ema in, elle comchite se déclaralt. ..
bron
assez long, parce qu'u ne grosse
aine s 1 affi rma le mé- Vous en avez pou r troIs sem
decin.
nt tristement.
- Tan t pis 1 fit-elle en sou pira
que, dési rant prorval
Fou
e
Mm
et
M.
à
vH
Et elle écri
détall, elle les
en
l'fie
ter
visi
t1ter de son voyage pou r
ient à ce qu'eHe depria it de ne pas voIr d'In con vén
environ à Ouessant.
e
Dleuro.t enco re une quIn zain
avec quelques mot s
tira
s'en
elle
cé,
fian
Qua nt à son
tard les déta ils...
plus
à
nt
rass uran ts et évasffs, rem etta
Et les Jours s'écoulèrent.
lon quI ava it app ris
La prem ière sem aine , lacq ues Sab
enu à la Jeune
surv
nt
cide
J'ac
de
mon
comme tout le
ses nouvelles.
de
dre
pren
IUle, ava it tait disc rète men t
U peu à. peu
s'éta
il
x,
mi9U
été
it
Puis , qua nd elle ava
7
�98
LA SIRru.E D'OUESSANT
Or, voici qu'un beau soir, alors qu'il se rendait d'un
pas allègre, son travail terminé, vers la maisonnette
de Cadoran, il aperçut, dans l'ombre, devant lui, deux
silhouettes.
C'étaient un homme et une femme qui allaient de
compagnie en devisant.
Jacques fronça les sourcils :
- C'est étonnant... On dirait bien que c'est elle ...
Au même instant un éclat de rire sonore - de ce
rire qu'il connaissait bien 1 - le fit tressaillir.
- C'est elle, murmura-t-il sourdement. Mais avec
qui 7
Une subite jalousie, en même temps, lui mordait le
cœur.
- Il faut que je sacbe 1 décida-t-iI.
Et, se glissant derrière le mur bas qui longeait le
chemin, il remonta jusqu'à la hauteur du couple et
s'efforça de saisir des bribes de la conversation.
Mais des éclats de voix inarticulés, seuls, lui parvenaient.
Alors, 11 s'exaspéra :
- C'est trop tort 1... En voilà des manières 1... Est-ce
qu'une Jeune lllle qui est llancée se promène comme
ça, en pleine nuit, en tête à tête avec un homme 1...
Je lût demanderai des explications tout à l'heure 1 se
promettait-il.
Car 11 ne doutait pas de trouver l'Ouessantine chez
elle, ainsi qU'il était na.turel, puisqu'elle savait qu'il
devait venir ...
Mais, quand il arriva à la maisonnette, 11 demeura
cloué de stupeur :
- Comment 1 Elle n'est pas là 1
De fait, porte et fenêtres 6taient closes, et 11 ne
brillait de lumière nulle part.
- C'est trop fort 1 s'exclama-t-U, outré.
Enlln, il se r6s!gna, rageur :
- Soit 1... conclut-il. Qu'Us se prombnent donc tout
à leur aIse 1 Seulement, je vais rester icI... Et qlland
elle rentrera, ello no perdra rien pour avoir attend,u...
Au contraire 1
Sur quoi, U commença. sa faction.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
99
- C'est trop fort 1 se répétait-il sans cesse. Réellement, trop fort.
poings se serraient.
Et ~es
Lntm, une silhouelt.e se proma dans le brouillard.
Le sang de Jacques ne fit qu'un tour :
-- Ah ! cette fois ...
C'6tait bien elle (Jul s'approcllait rapidement.
LTn instant après, elle était devant lui et s'exclamait
avec: surprise :
- Qu'est-ce que vous faites là 1... Pourquoi n'êtesVOtiS pas entré 1 La porte n'était pas fermée 1...
Il éclata :
- Votre conduite est indigne 1
- A moi 1 s'écria l'Ouessantine, stupéfaite.
- Oui, ;\ VOliS 1 appuya-t-il, furieux. Oh 1 mais je suis
au courant, allez. Et il ne faudrait pas vous imaginer
que je n'y voie pas clair 1. .. Est-ce que vous croyez
q.ue je vais accepter ça 1...
Elle ~e redréssa, le visage subitement durci :
- Si ça ne Vous plalt pas, allez-va us-en 1 lui jeta-telle avec dédain. Ce n'est pas moi qui vous retiendrai 1
Maté du coup, il voulut biaiser :
- Allons, Çolsic, fit-il avec embarras, pourquoi dire
des bêtises 1 Vous savez bien que je ne veux pas m'en
aller 1...
,
-- Vous avez tort, si ça vous taH envie 1 coupa-t-elle
durement.
- Mais, Çoisic ...
- Parce qlle je peux très bien me passer de vous 1
- Oh 1 que vous êtes vilaine ...
- Je ne su.is pus vilaine 1 répliqua-t-elle froidement.
Jo vous dis cc qui est... Alors si le cœur vous chante ...
Le malheureux ne savait plus à quel saInt se vouer.
- Enlln, Çoisic, je voudrais vous expliquer ...
11 s'arrOla, cherchant ulle formule ...
_ Expliquer quoi 1... répéta.-t-elle avec impatience.
_ Eh bien 1 voJlA, se décida-t-il. J'aime aulant tout
vous dire franchement:.. Tout à l'heure, en venant
icI, 'je vous ai vue avec ... avec un homme 1 Vous cauSiez tous les deux .... VallS aviez l'ail" même de vous _
amuser 1.... Lu preuve, c'est que je vous ai entendu6i . "«:
(l". "Clu ~
'Z:.sY
�100
LA StRÈNE D'OUESSANT
rire 1... Et alors, ma foi, j'avoue que ... que j'ai été étonné 1 Etonné et ... jaloux, osa-t-il enfin conclure.
Mais le rire éclatant de l'îlienne se déchaînait déjà
dans la nuit.
- Jaloux 1 répétait-elle, en haussant les épaules.
Puis, avec force et en s'animant peu à peu :
- Alors, pour qui prenez-vous Çoisic 1 Est-ce que
vous croyez qu'elle est comme vos filles de la ville
qu'on est toujours obligé de surveiller pour qu'elles ne
fassent pas le mal. Et qu'on ne peut pas voir avec un
homme sans qu'il vous vienne des mauvaises pensées
parce qu'on sait de quoi elles sont capables 1...
« Ah 1 vous êtes étonné 1... Vous êtes étonné que
j'ai rencontré le fils Correc à la sortie de Lampaul et
qu'on ait fait route onsemble en causant 1 Si c'est ça
qui vous étonne, 11 faudra vous attendre à être étonné
souvent 1. ..
Jacques était complètement décontenancé.
Il bredouilla néanmoins :
- Enfln... je veux bien croire ...
- Que vous vouliez ou que vons ne vouliez pas,
c'est comme ça 1
- Soit 1 accepta-t-il, vaincu sUr ce point. Va pour la
rencontre ct la causerie 1 Mais vous saviez que Je
devais venir... que j'allais vous attendre ...
Elle haussa les épaules :
- Eh bien 1 Vous n'cn Otes pas mort, je suppose 1
E~
si vou s avez eu froid, c'est bien de votre faute 1
Vous n'aviez qu'à entrer et il. aller vous asseoir près du
feu 1...
.
Une dernière fois, pourtant, il essaya de fléchir l'menne, d'obtenir de ce caractère entier un somblant do
satisfaction :
- Enfln, fH-il, d'un ton engagMnt, vous conviendrez
tout de même avec moi que VOIlS auriez pu vous presser
au moins un pou 1 Vollà plus d'uno boure...
- Non, coupa sèchement l'Ouessantine. Parce que je
n'al pus l'habltud<l de parler pour no rien dire 1 Et
VOUIl dovez 10 savoir 1 Si donc Jo suis restée ce tempsIll., c'cst que je n'al pas pu faire d'une autre façon 1
Cette fois, il dut enfin capituler :
�LA SIRÈNE n'OUESSA NT
101
- Bon 1 admit-il évasivement, en s'efforçant de contenir son agacement. Admettons ...
Puis il ajouta, se contraignant à lui sourire
- Alors, nous faisons la paix ?
Elle riposta avec une parfaite indifférente
- C'est comme vous voudrez 1
S'il le voulait 1
Il l'embra ssa alors, comme 11 avait pris l'habitu de
de le laire, sans qu'elle manifestât ni émotion ni satislactlon.
Puis il la suivit à l'intérie ur de la maison, où 11s
bavardè rent comme de coutume de choses et d'autres,
pendan t une heure encore.
Mais ils n'avaie nt pas leur entrain habituel, et lacques, Soucieux, sentait mainten ant que quelque chose
le chiffonnait ...
CHAPITRE XIII
A quelques jours de là, l'Ile se réveilla un matin écrasée Sous une brume épaisse.
lacques, en Ouvrant sa fenêtra, hocha la tête :
- Nous ne pouvons rien faire aujourd'hui.
Comment, en erret, auraient-ils pu travailler au récif, voire même s'y rendre par un temps pareil 1
- l'irai donc voir Çoisic, se promit·il avec satisfaction.
Car il était toujour s fort épris de la jeune fille.
Il arriva au bourg sans s'en apercevoir, et le traversa presque à tâtons.
Soudain, au·dessus de sa tête, éclata, formidable,
un coup de cloche dont la résonnance alla se perdre
lugubrement, par ondes, dans le lointain. Presque ausSitôt, un second coup suivit, puis d'autres : .
- Tiens 1 songea lacques. Le glas 1...
Dans la solitude désolée, ce glas somblait tinter pour
toutes les choses ...
Il poursuivit le Jeune homme à travers la campagne.
A Frugulou, 11 l'entend ait encore, inexorable, rellgieusement ponctué. Et puis, il s'amincit, devint grêle
comme une petite musique d'un autre Age ...
�102
LA SIRÈNE D'OUESSANT
Quand il arriva à Cadoran, il trouva Çoisic sur sa
porte, les sourcils froncés, ses yeux aigus d'oiseau de
proie implacablement fixés sur l'horizon, comme s'ils
cQssent pu, perçant la brume, river leur regard sur
ce clocher qu'on ne voyait pas ...
Elle n'avait pas fait mine de le voir venir.
Vaguement inquiet, il s'approcha
- Qui est-ce qui est mort ?
- Je ne sais pas, répondit-elle simplement, sans se
détourner.
Il hasarda, pour dire quelque chose :
- Peut-ètre cette femme de Niou-Huella dont un de
mes ouvriers disait hier ...
- Non 1 interrompit·elle. Celui pour qui on sonne
n'est pas mort ici 1
Il la considéra avec stupéfaction :
- Pas mort ici 1
- Mais non, reprit la jeune !lUe avec impatience.
C'est un « proella J.
- Un « proella » ? répéta·t-1l sans comprendre.
Et puis, tout à coup, il se souvint. Il revit le minuscule monument funéraire noir qui s'élève dans le cimetière d'Ouessant et aussi l'inscription que porte sa
plaque de marbre blanc :
« Ici, nous déposons les croix de Proella, en mémoire de nos marins qui meurent loin de leur pays, dans
les guerres, les maladies et les naufrages.
Il se rappela ensuite l'extraordinaire cérémonie dont
11 avait entendu parler: la famille se rendant à l'église
pour y recevoir la petite croix de cire qu'on déposera
au domicile du défunt, dans une chambre aménagée en
chapelle ardente, la veill ée des morts auprès de la croix
tlgurant la ùépou!lle du disparu, ennn la levée symbolique du corps et i'ortice religieux célébré comme en
présence d'un cercueil...
- Un proeUa 1 Ill·il encore, Jmpresslonné à présent
par cette 6vocution de l'émouvante ct antique coutume.
Puis, il s'enquit avec compas~ln
:
- Et ... comment apprend-on '1 ...
- D'ordlnuire, précise lentement l'menne, c'est l'ins-
�LA SIRANE D'OUESSANT
103
criptlon maritim e de Brest qui prévient le maire par
la radio ... Alors, il va trouver la ramille ...
- Ab 1 bon 1 murmu ra le Jeune homme.
Et il demeur a silencieux et embarrassé, n'osant troubler la contemplation de la jeune TiUe, s'étonn ant aussi
de l'intérê t qu'elle semblait attacher à l'évènement.
Un long moment s'écoula.
Entin, la poitrine de Çoisic se souleva :
- Je voudrais bien savoir... tlt-elle à mi·voix.
- Eh bien 1 proposa-t-il avec empressement, voulezVOUS que j'aille m'infor mer 1
- Ce n'est pas la peine, répliqua.loelle froidem ent
Ici, tout se sait vite... S'il en passe un qui vient de
Lampaul, il me dira bien ...
n comprit alors quo si elle restait plantée sur son
seuil, c'était parce qu'elle guettait quelque passant 1
Mals, du bourg, ne leur arrivait, à travers la brume
glacée, que les notes étoulTées de ce glas ...
La Jeuno tille, Unalement, parut en prendre son
'
parU:
- Venez 1 fit·elle avec une certaine nervosité, en se
détourn ant
Mals, au même instant, une ombre indécise s'étant
protllée soudain à quelques mètres sur le chemin,
J'OuessanUne s'immobilisa. Et Jacques, qui avait remarqué la subite contracUon de ses traits, devina que
son cœur devait battre plus vite ...
Presque aussitôt, d'ailleurs, un homme surgissait devant eux.
ÇoiSic, d'un mouvement impétueux, s'élança :
- Qui est·ce T interrogea-loeUe, frémissante.
L'autre, un grand gaillard /..Irun et solide, qui chaussait les grandes /..lottes des pêcheurs, s'arrêta , Interdit.
- Eh bien T s'exclam a violemment la Jeune tille.
Mais 10 marin, visiblement mal à l'aise, se dandinait gauchement, cherchant une contenance.
- Ab 1 ça 1 éclata la belle blonde, vas-tu t'expliquer,
Oui ou non : Je te demande quJ eit le proueUa f
n vU que rien ne servirait de tergiverser. Aussi, se
décidant, il commença à mi-volx, avec une douce compassio n:
�]04
LA STRtNl!: D'OUESSANT
Qu'eit-ce que tu veux, Çoislc ...
La jeune fille devint livide et son visage se crispa
d'une façon eftrayante.
- Dili tout de même 1 lui intima-t-elle avec véhémence.
- Eh bien 1 mais... balbutia l'homme.
- Allons 1 Dis-le, que j'en sois sOre 1...
- Eh bien, oui, fit-il, dans un grand geste qui semblait attester l'impuissance de l'homme devant la latalité. Oui 1 C'est Jean ...
- C'est bon 1 enregistra-t-eUe d'une voix blanche.
Merci J. .. Tu peux passer ton chemin ... Non, non, va 1
ajouta-t..elle très vite avec un accent étranglé, comme
il semblait vouloir se lancer dans quelque 1llusoire
consolation ...
Obéissant, l'homme s'en lut, hochant tristement la
tête. Alors, Jacques, que cette scène dramatique avait
cloué sur place de stupeur, se pencha, bouleversé, vers
la jeune fille.
- Çoislc 1 implora-ton en se saisissant de ses mains,
que signitle cela? Je vous en supplie; parlez. Expliquezmoi 1 Vous avez perdu un être cher ?
Mais l'Ouess3.ntlne demeurait llgée dans un silence
et une immobilité de statue. Les yeux clos, le souffle
suspendu, tout son être raidi dans un suprême efrort
pour ne pas s'affaler sur le sol, elle restait là, impavide, patllOtique incarnation de quelque dOsespoir immense, !3.l"ouche, cornélien ...
Le jeune homme, affolé à présent, insIsta :
- Par pitié, Çolsic, parlez 1 Oh 1 parlez ... Ou je vais
croire ... supposer... craindre ...
Les longues pauplllres, enfin, se relevèrent, et, sous
le" cHs blonds le regard Hltra, plus perçant, plus
aigu que jamais pour venir se fixer sur l'ingénieur
avec une Indicible exprossion d'amertume :
- Oh 1 IIt...elle dans un sou me. Vous pouvez tout croire, ça c'est vrat... Vous pouvez tout Supnoser aussi r...
Mais, pOliT ce l')ul ~st
do craindre, ça non 1 Vous n'avez
rien à craindre J. ..
- Çol$lc J...
Il no p:lt achover... Non seulement le chagrin, mais
�LA SIR~NE
O'OUItSS ANT
105
ausii la déception, la jalousie, l'humiliation d'avoir
Joué un rMe dont il ·:ntrevoyait mainten ant seulement
la suite dans sa gorge.
~ rent
la véritable nature, étolf
:
L'menn e, cependant, revenait peu à peu à el~
avec une déchirante ironie.
- Non 1 répta1~le
Vous n'avez rien à craindr e 1
Mais cette assuran ce ne pouvait su1t1re désormais à
satisfai r.. le Jeune bODlme. Aussi voulut-ll des explica·
tions :
- ÇOt')iJ 1 supplia-t-il. De grâce, dites-moi tout. Et
h me semble que vous pouvez tout me dire_ A moi
d'amou r pour vous 1 A moi, dont l'uniqu e
qUi ai t~n
partage r avec VOIlS Joies et douleurs, en
désir est d~
touta ma tent1resse à supporter le mieux
de
aidaQt
vous
Possible c·.... denlères 1 Il me semble même que vous
.teniez tout me dire 1 Parce que sans cela ... vous corn.
prenez ... je vais me mettre l'esprit à la torture ... imaginer des choses extraordinaires... Par exemple, que
vous ne m'aimerez jamais et que vous resterez toute
Votre vie I1dèle au souvenir d'un autre 1 Et alors notre
union serait empoisonnée 1
Dé\'oré d'anxi6té, il se penchait à nouveau sur l'Ouessantlne qui demeur ait muette, scrutan t avec effroi les
prune1Jes bleu d'azur.
Enfln ressaisie, elle parIa :
- SI j'ai accepté d'être votre femme, précisa-t-elle
froidement, à vous qui êtes un honnête homme, c'est
que Je n'ni Jamais rien eu à me reprocher 1...
- J'en suis convaincu 1 Pourtant...
Parce que sans cela je n'aurai s pas accepté 1 le
Suis bien trop fière pour cela 1
- Et alors f ...
- Rien 1... C'est tout 00 qui doit vous intéresser 1...
Et elle conclut d'un ton qui n'adme ttait aucune réPlique :
- Je n'al rien d'autre à vous dire 1
Il n'avait plus qu'à s'inc1Jner.
Tout en méditan t avec angoi sse, 11 avait machinalement suivi la Jeune fille dans la maison ou elle errait il présent avec indécision, allant d'un coin à un
.
�106
LA SIRÈNE D'OUESSANT
autre sans s'arrêter à aucune besogne, visiblement désorientée.
Pensif, il s'était assis dans un coin et l'observait ...
Soudain elle parut s'apercevoir qu'il était là et se
tourna vers lui, crispée :
- Vous ne travaillez donc pa::; à votre phare, aujourd'hui? interrogea-t-elle nerveusement.
- Avec cette brume 1 s'exclama-t-iI. Vous n'y pensez
pas 1
- C'est vrai 1 reconnut-elle avec humeur. Mais il
avait compris et se leva.
- J'étais venu en passant... expliqua-t-il, se donnant
encore la peine de déguiser, par délicatesse, le motif
de son départ. Je m'en vais continuer mon chemin à
présent ... Jusqu'au SUff, dont j'inspecterai la machinerie ...
Une expression de soulagement, qui fit mal au jeune
homme, envahit le visage de la jeune fille.
-- C'est ça 1 approuva-t-elle vivement. Allez au
Stifr 1... Et si vous repassez ce soir/, venez me voir ...
Je serai peut-être bien là .. .
Sur quoi, à la grande surprise de Jacques, elle lui
tendit très simplement, comme d'habitude, sa joue pour
un baiser.
Mais il se contenta de l'effleurer du bout des lèvres,
comme à contre-cœur ...
Puis il s'en retourna choz llli.
Et, là, s'étant assis près de son feu, dans le coin qu'il
affectionnait, il alluma une pipe et se plongea dans des
rél1exions qui étaient loin d'être agréables ...
U passa la journée à remâcher interminablement,
espérant toujours arriver à en dégager un principe, une
ligne de conduite. Mais, quand la nu1t vint, il n'était
pas plus avancé qu'avant, sauf qu'il avait attrapé une
forte migraine.
-.Je vals prendre un peu l'air, décIda-t-il, ça me
fera du bien 1
Et, ayant été sc veUr, il sortit.
Jacques, à tout hasard, se dirigea vers Lampaul.
« Peut-être aurais-je des détails " murmura-t-il, préoccupé. Il entra près de l'église, sous couleur do faire
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
107
un choix de cartes postales, dans un débit-éplcerle fort
achalandé où de nombrelLx natifs, hommes et femmes,
déjà attablés, buvaient du vin rouge en discourant à
haute voix.
Mais 11s s'exprimaient en br·eton, de sorte que Jacques
n'y comprit rien.
Pourtant, 11 crut remarquer qu'à son entrée le diapason des conversations avait baissé. Et aussi qu'on
le regardait à la dérobée avec un drôle d'air.
Agacé , il aUait payer ses cartes et sortir, lorsque la
porte S'ouvrit violemment sur une jeune femme qui
semblait en proie à une étrange surexcitation.
- Bonsoir à tous 1 clamait-elle en éclatant d'un rire
forcé. Ah ! je savais bien qu'on s'amusait ici 1 Eh bien 1
je viens en prendre ma part et trinquer avec vous 1
C'était Çoisic 1
Tous, ils demeurèrent stupéfaits.
La jeune fille, cependant, se tournait à présent vers
l'ingénieur :
- Ah 1 'vous aussi vous Nes là ! s'exclamait-eUe avec
une animation t16vreuse. Eh bien 1 tant mieux, on va
passer une joyeuse soi1'60 1...
Jacques était pétri né. Que slgniflait cela ?
Quant aux !liens qui paraissaient gênés, ils s'interrogeaient du regard ou chuchotaient entre eux.
Enlln, lin vieux loup de mer interpella, grave et bonhomme, la jeune ClUe ;
- Tu as bien parlé, Çoisic 1... Allons, viens par ici 1...
Faites-lui place, vous autres 1
Et Jacques, avant de s'éclipser, honteux, eut le temps
de la voir aller s'asseoir au fond du cabaret, parmi Jes
matelots.
�108
LA SmÈNE: D'OUESSANT
CHAPITRE XIV
Assise près de la fenêtre, Geneviève, mélancoliquement songeait...
Le docteur qui venait de la quitter lui avait donné
enfin l'autorisation de faire une petite promenade. Ob 1
très courte, jusve ce qu'il fallait pour qu'eUe reprît
contact avec l'air du dehors 1
Et tout doucement, parce qu'elle ne se sentait pas
trop sollde sur ses jambes, elle descendit.
Passé le seuil, le souffle vif la saisit. Mais bientOt
elle sentit ses forces lui revenir et s'éloigna d'un pas
assez bien assuré.
Elle se dirigeait vers Nlou-Huella.
Et, bientOt, laissant Niou-Huella sur sa gaucbe, elle
arrivait sur la cOte, non loin de cette petite anse d'AnAod-Bihan, qui Nait précisément celle que Jacques avait
choisie comme base de ses opérations sur Ar-Bar.
Heureusement, elle ne le savait pas ...
Mais, comme sa course l'avait un peu fatiguée et
qu'elle éprouvait maintenant le besoin de s'asseoir,
elle se blottit au creux d'un gros roc qui lui offrait un
abri contre le vent, et se plongea dans la contemplation de la mer ...
Elle était assez gTosse ce jour-là, et une forte houle
venait se briser sur la ceinture des récifs, faisant rejaillir jusqu'au cIel d'immenses gerbes d'embruns.
- C'est assur6mcnt grandiose 1 rcco nnut-elle pensive.
Puis, au bout d'un moment, se sentant reposée, 11
lui vint l'idée d'aller explorer le dédale de rocs dantesques qui s'61evaient à peu do distance en direction
du Créac'h.
C'est là qu'uu dOtaur d'lin do ces couloJrs, elle se
trouva tout à coup cn pr6gence d'nne femme affalée
sur lIne pierre, et dont l'admirable chevelure blonde
retombait cn nappe fauve jusqu'au so l.
�LA SIRÈNE O'OUESS ANT
109
Et cette femme était Çoislc 1 Et elle pleurai t 1
Geneviève, devenue blême, recula, voulut se sauver...
Mais l'Ouess antine, dans un mouvem ent superbe de
lionne Surprise, levait déjà sur elle son beau visage
marmo réen ruissela nt de larmes, dont l'expres sion tragique épouva nta Mlle Fourva l :
- Reste J lui ordonna it-elle impérie usemen t.
sourde où semblai ent gronEt elle répéta d'une voL~
der toutes les fureurs des tempêtes :
- Reste et écoute 1
Trembl ante d'effroi, Geneviève s'étaIt figée sur place,
ne sachant , au surplus . ce qu'elle devait faire.
Alors l'îlienn e se leva d'un bond souple et vint à la
jeune [lUe qu'elle saisit par le bras;
- Viens 1 lui intima-t-ello en l'entraî nant. l e vais te
dire 1 Tu vas savoir...
- le ... je vous écoute 1 balbutia·t·elle.
- Ecoute 1 s'exclam a soudain Çolsic, avec une inexprimab le amertum e. Tu as cru que j'étais méchante,
n'est-ce pas 1... Eh 1 bien 1 tu t'es trompée 1. •.
• Il Y avait autrefoi s, ici, dans l'Ue, un garçon que
Je connaiS sait depuis .. toujour s 1 On avait joué ensemble quand on était petits. On s'était battus 1 On avait,
tous les deux, roulé sur toutes les grèves, piqué le homard dans les trous, bourlin gué sur les barques qu'on
détacha it quand les patrons n'étaien t pas là 1 Bref, faft
les cent coups du dIable comme des enfants 1... On
s'al malt bien 1. .• Il étaIt grand et tort 1 Un beau gars,
tu sals ? Il était plus gmnd que moi de la tête 1 Et avec
ça si bort 1 Si doux 1 le n'étais content e que quand
j'étais avec lui 1...
Sa volx flécbit. Elle so tut une seconde, puiS précisa
d'un ton rat/erm i ;
- C'était le an Léneven, le fils du patron du canot
de sauveta ge du SUrI 1
- Oh 1 s'écrIa Mlle Fourval .
- Oui 1 connrm a Çolsic. Le fils de l'bomm e qui t'a
sauvée 1
- Et alors T domo.nda Genevièvo avec cbnleur.
- Alors reprit naïvem ent l'Wanne , on a. grandi.. . On
ost devenu, lul un jeune bomme, moi une jeune tIUe ...
�110
LA SIRÈNE D'OUESSANT
On se plaisait toujours autant 1 On n'était heureux que
quand on était l'un avec l'autre 1... Et puis, un soir,
comme ça en causant, il m'a dit qu'il m'aimait 1. .• Qu'il
voulait que je sois sa femme 1 Oh 1 s'exclama-t-eUe
avec un accent déchirant, ce soir-là, vois-tu ... j'ai cru
que les portes du ciel s'ouvraient devant moi 1
Et elle éclata en sanglots convulsifs.
Extrêmement émue, Geneviève avait, sans mot dire,
saisi ses mains qu'elle lui abandonna.
Au bout de quelques instants enlin, l'Ouessantine put
reprendre :
- Il s'en alla alors trouver son père, celui que tu
connais ...
- Un brave cœur 1 s'exclama Geneviève.
- Oui 1 pour ça oul 1 On ne peut pas dire... répliqua l'îlienne en hochant la tête. Seulement, 11 n'est pas
Ouessantin pour rien 1 Et quand il a quelque chose
dans la têt.e, il ne l'a pas ailleursl .. .
- Se serait-il opposé 1...
- Oui 1 nt sombrement la belle blonde. Oui 1 Parce
qu'JI avait eu autrefois une affaire avec mon père 1...
Oh 1 une bêtise, quoi 1 Seulement, comme c'est mon
père qui avait gagné devant le juge de paix, il ne lui
a Jamais pardonné 1
Elle s'arrêta pour essuyer les larmes qui coulaient
sur ses Joues [ralches, puis continua :
- Jean, lui, il m'aimait plus que tout 1 Seulement,
à Ouessant, on a beaucoup de respect pour ses parents 1
Et il ne voulait pas aller contre la volonté de son père ...
.. Aussi, je ne lui en al jamuls voulu, afCirma avec
force ÇolSic. Seulement, c'est ça qui a fait tout le malheur ... Il a en trop de peine pour rester lei 1 Il ne voulait plus me voir puisqu'il ne pouvait pas m'avoir pour
femme 1 Alors il est parti... Il Y aura trois ans à la
Noël... Et Je ne l'ai p lus Jamais revu 1...
- Pauvre Çoisic 1 soupira Mlle Fourval.
- Ça été dur 1 poursuivi l'illenne. Mais Il fallait bien
que je me fasse une raison, n'est-ce pas? Puisque c'était comme ça, c'était comme ça 1 Tout ce que j'aurais
pu faire et dire n'aurait servi à rJen 1. .. Alors j'ai voulu
essayer de ne plus penser à lui, de l'oublier 1
�LA SIRÈNE D'OUESS ANT
lU
- On croit ça 1... fit Geneviève à DÛ-voix, d'un accent
altéré ...
- Méfie-toi 1 s'exclam a Çoisic. Et si ça t'arrive de
croire ça, dis-toi que tu te trompes. Parce que quand
on a aimé vraimen t comme nous autres, femmes, nous
savons aimer, eh bIen 1 ça ne finit jamais f... Que le
jour où on te terme les yeux 1..
- C'est bien possible 1 admit Mlle Fourva l en frissonnant_
- C'est certain 1 Mais enfin, moi, je ne le savais pas
et je pensais que c'était réglé 1 C'est alors que ton fiancé est venu Ici.. .
- Hélas 1 gémit Geneviève en se prenant la tête entre
les mains.
- Moi, continu a Çoisic, je n'avais pas été le chercher,
pas vrai f Et même, je te dirai qu'il ne m'avait pas tait
d'impre ssion, la premièr e lois que je l'avais vu 1...
Ni même après 1 Seulement, il s'est mis à venir me
v?ir 1 Et, tout doucement, - ça il faut bien que je le
dise 1 - il est arrivé à ce que j'ai de l'amitié pour lui 1
Alors, quand 11 m'a demand é si je voulais me marier
avec lui, qu'est-ce que tu veux ... Je suis tout seule, la
vie n'est pas gaie pour moi. alors, j'ai pensé que je
devrais accepte r 1... Et comme je croyais que j'avais
qublié Jean, ce n'était pas malllOnnête que j'accept e 1
Tu ne crois pas ?
- Oh 1 bien sOr que non 1 reconnu t loyalement Geneviève.
- Donc, j'ai accepté 1 Et ça me plaisait , mainten ant,
cetté idée de me marIer 1 Je pensais que peut-être je
ponrrai s encore être heureus e 1 Et puis voilà que tu
es venue me trouver .. _
- Hélas 1 tlt encore Geneviève, accablée.
- Et ça, aftlrma l'illenn e avec une soudain e animation, ça m'a mise en colère 1
- C'était pourlan t naturel. ..
- Je ne te dis pas que non 1 Mals il Iaut que tu te
mettes Il ma place ,... Se dIre qu'il faudrai t qu'on se
sacrille encore 1 Toujou rs et toujour s se sacrlfle r 1...
Avoue qu'il y avait de quoi se mettre en colère r
- Ma pauvre Çoisic 1 s'attend rit Geneviève, en luI
�112
LA SIRÈNE D'OUESSANT
passant affectueusement son bras autour des épaules.
- Et c'est pour ça que je t'ai envoyé promener 1
précisa l'Uienne.
Elle sécha de nouvel6~
larmes qui venaient de perler
il ses cils. Puis, se tournant v~rs
Mlle Foun'al :
- Est-ce que tu me pardonnes f lui demanda.-t·elle
brusquement.
l'n noble élan soulflvn Genev!l)ve ..
- Oui 1 s'exclamat-elle.
- Vrai ? insista ç olne
- De tout mon cœur 1 De toute mon âme 1 jura
solennellement Mlle Fourval.
Un soupir, où sembla passer l'expression d'un profond soulagement, s'exhala de la poitrine de l'ilienne.
Puis, elle dit résolument :
- Eh 1 bien, Je vais te le rendre 1
- Oh 1 ça, 11t Geneviève, d'un ton ambigu.
- S1 1 je vais te le rendre, reprit Çoisic.
Et elle laissa tomber lentement, après une courte
pause:
- D'abord, parce gue tu as trop de chagrin J... Et
puiS, parce que moi, je n'en veu,"{ plus 1
Geneviève fjâllt, mals ne répondit rien.
- le n'en veux plus, répéta posément l'Ouessantine,
parce que maintenant j'ai compris 1
Les yeux de Mlle Fourval s'attachèrent sur elle avec
une anxiété étonnée.
- Comment cela ? demanda-t-elle, d'une voix qui
tremblait malgré elle.
- le vais te dire, expliqua mélancoliquement Çoisic ...
D'Mord, il y a des choses qui sont venues entro lui
et moi, ces temps-ci 1 Oh 1 pas graves 1 Et Je n'ai rien
à lui reprocller 1 Seulement, j'ai bien vu que peu
à peu Je n'étais pas la femme qu'il lui fallait. Ni lui
l'homme avec qui je pourrais vivre comme j'ai l'habitude 1... Alors, on ne pourrait jamais s'elltendJ:e...
« Et puis, continua tout bas l'Ouessantlne, 11 y 8. ...
11 Y a surtout cc quI est arrivé hier... Et qui m'a.
fait voir que je n'avals pas oublié Jean et que Je no
pourraIs jamais vlvrG auprès d'un autre homme J
Mlle Fourval la fixa sans comprendre.
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
113
- Oui, dit doucement Çoisic. Je ne t'ai pas dit
encore ... Il était parti sur un long-cours, n'est-ce pas 7..
Sur le « Balkan ian • des Messageries Maritimes.
- Le « Ball<anian » 1 s'exclam a Geneviève avec une
douloureuse stupeur .
N'avait-elle pas lu avec effroi, une dizaine de jours
auparav ant, dans les journau x qu'on lui apporta it à
chaque courrie r, le récit du dramati que naufrag e survenu dans les mers de Chine, au cours d'un typhon,
du grand paquebot trans-océanien J
- Le a Balltan ian ", dit d'une voix blancho Çoisic,
raidie ...
Alors, comme leurs regards chargés de larmes s'étaient Instinctivement cherchés et trouvés; un élan 1rrésitlble les poussa dans les bras l'une de l'autre J
Et elles s'embra ssèrent. ..
CHAPITIlE XV
C'est il co moment-là qu'une sourde détonation, soudain, ébranla l'atmosphère.
D'un seul bond, Çoisic et Geneviève avaient sauté sur
leurs pieds.
- Qu'est-ce que c'est que ça 1 s'exclam ait Mlle Fourval, effrayée.
- Cela, répliqu a Çoisic, frémissante, c'est le canon
d'alarm e du Créac'h 1
- Le canon 1
- OuI 1 lit l'Ouessantlno, qui déjà ne tenait plus en
place. Le phare tire le canon pour appeler tout le
monde au secours, quand un navire est en perdition
en vue de l'ile.
On devinai t que dans les veines de l'Ollessantine se
révellla lt à ce seul mot de « naufrag e • le sang ardent
des pilleurs d'épave s d'autrefois, sinistre s naufrag eurs,
ses aIeux_
8
�114
LA SIRÈNE D'OUESSANT
Mais déjà la belle blonde entralnait sa compagne :
Viens f... Viens f...
Et elles se mirent à courir vers la grève, où, de tous
cOtés les insulaires apparaissaient maintenant, ~'inter
pellant avec anxiété.
Çoisic, au prix d'une audacieuse acrobatie, avait
réussi à se faufiler jusqu'à l'extrémité d'une chaussée
de rochors.
Et là, un cri ·perçant lui échappa :
Regardllz là-bas 1... Au Youcb'
- Là-bas 1 hurla-t~e.
Meur 1 Le chaland des ponts et chaussées ...
Geneviève, qui s'était arrêtée quelques mètres derrière, n'osant s'aventurer plus loin , crut défaillir.
Oui, expliqua brièvement l'Ouessantine. Le chaland de ton fiancé a dO être retourné par un remous
dans la passe de Youch' Meur, à un kilomètre de la
cOté, dans ces récits, là-bas f... Et on voit les hommes cramponnés sur les têtes d'écueils que les vagues
balaient 1 Mais 115 ne pourront . pas tenir longtemps 1
LI faut faire vite 1 Sans cela, Us seront enlevés l'un
allrès l'autre ...
- Mon Dieu 1 s'exclama Geneviève, terrifiée. Par
pitié 1 FOt-ce au prix de ma vie 1 Sauvez-le ...
La belle blonde, vivement, se pencha sur elIs :
- Prends courage 1... Je vals aller te 10 chercber,
moi 1... Comme ça, Çolsic réparera le mal qu'elle t'a
fait 1...
Et la noble lille s'en fut en courant, d6vala sur les
quntre membres, au risq\le do se rompre cent fois lea
os, un talus rocheux presque à pic, tomba sur un petit
canot qu'elle avait repéré là, le détacba, prit les
avirons ...
De la foule qui s'était massée aur le rivage, une clameur s'éleva :
- Tu cs folle, Çoislc 1
Mats elle n'entendait rien et souquait vlgoureuiiement,
enlevant le léger esqu1! sur la crête neigeuse des lames.
Les gens, cependant, s'étalent peu à peu group6s autour do Geneviève et Mlle Fourval pouvalt entendre
les commentaires aller leur train.
~
�LA SIRÈNE D'OUllSSANT
115
- Elle n'y arrivera pas ... chuchotaient entre elL"{ les
tliens consternés.
Et Geneviève, alors, sentait les battements de son
cœur qui était comme pris dans un étau s'arrêter .. .
Soudain, un gros cotre déboucha a.u nord de l'anse
de Ker Nevez, salué par un cri général de déllvrance :
- Le « Fromveur li 1 Félix Vilmlnec 1... Un rude bateau !... Pourvu qu'il arrive à temps 1
- Peut-être que oui 1.. Il est bon voilier.
De fait, le robuste cotre de pêche pourrait facilement
recuelllir tous les naufragés.
Seulement, si vite qu'il marche, il ne serait pas à
Youc!1' Meur avant un bon quart d'heure 1...
Le plus angoissant peut-être, était que personne n'uvait de jumelles qui eussent permis de suivre les péripéties de ce drame de la mer.
Enfin, un homme vint, un retraité de la marins, qui
s'était muni du précIeux instrument.
On l'entoura aussitôt :
- Dites-nous ce lJue vous voyez, père Cadiou 1
Le vieux se cala solidement sur Ull rocher, porta la
jumelle à ses yeux, et commença :
- Voyons 1... Où sont-ils 1 Ah 1 oui, voilà 1... Eh
bien, les pauvres bougres ... Ils sont dans l'ellu jusqu'à
la poitrine et chaque vague les recouvre pendünt plusIeurs secondes 1...
- Pourvu qu'Ils ne soient pas suffoqués 1
- C'est il craindre 1... Ils vont lâcher prise l'un
après l'autre l...
- Saut si Vilminec anive il temps J
- Oh 1 Vilminec est encore loin J.. Mals, qu'est-ce
que c'est que ça 1.. Il me semblo que je vois, tout pl'ès
du récif, un petit canot ...
- Colslc 1 s'exclamèrent-Us en chœur. C'est Coisic 1
- Eh bien, elle n'u pas peur, reprit Je retraité.
Et, pendant un instant, il se tut, concentrant toute
son o.tten tian ...
Les autres se taisaient, suspendus il. ses lèvres.
EnI/n , 11 prononça lentement :
- Ca y est 1...
- - Quai" ça y cst • 1 interrogèrent-ils avec passion ...
�116
LA SIRllNE D'OUESSANT
Çoisic 1... Elle en a accroché un
Son ingénieur, probable ! dit une voix.
Mais nul n'insista.
Geneviève avait senti un immense espoir l'envahir.
- Oui ! Elle en a un, poursuivait à présent le père
Cadiou. Et elle a jeté aux autres des corde& qu'elle
avait dans son bateau. Comme ça, ils pourront s'attacher solidement en attendant le « Fromveur ....
-' Brnvo, Çoisic, crièrent-ils à l'unisson.
Mais 11 fallait revenir à présent ! Et cette seoonde
partie de l'entreprise ne présentait pas moins de dan.
gers que la première !
Il était écrit, toutefois, que l'heure de Jacques n'avait
pas encore sonné, puisque la jeune fille put finalement mener à bien son sauvetage.
Non sans encombre, il est vrai ! Ni sans que, à plusieurs reprises, les commentaires du retraité n'eussent
arraché des exclama tions de frayeur il. l'assistance 1
Mais entln, une demi-h eu re plus tard, tandis que le
cotro aohevait là-bas de recueillir l'éqUipe d'ouvriers
la Jeune fille accostait avec son rescnpL.
De vibrantes acclamatJons montèrent vers elle :
- Vive Çoisic ! Bravo Colsic !
Plus pLUe qu'un mort, Jacques se hissa péniblement
hors du canot.
m, s'avançant en cJlancelant vers celle qui l'avait
sauvé, il voulut l'attirer à lut...
Mals l'Ouessantlne se recula.
- Allez vous cllanger d'abo rd, lui dlt-elle, doucement.
Et prenez un bon grog pour vous réchauffer. Ensuite,
vons d!n erez. m co soir, vous viendrez me voir 1
L'attitude de la jeune tille l'étonna.
- Mal s, Çoi sic, balbutia-t-il, laissez·moi au moins
vous d Ire toute la gmtJtude ....
- Tout à l'heme 1 IIt-€Jle o.vec vlvaclt6.
- Lai ssez-moI vous embrasser ...
- Tout 1L l'houre ! tran cha-t-elle avec 1ermoté.
De sorte qu'Il dut se résigner.
- Soit ! fit-li, déçu.
Et il s'en alla, d'un pas incertaIn, dégouttant l'eau
le long du chemin.
�LA SIRI(NE D'OUESSANT
117
Çoisic le suivit un instant des yeux, soupira, puis
s'ery alla rejoindre Geneviève, qnl n'avait pas osé s'approcher, et qu'eile trouva pleurant de joie:
- Voilà 1 lui annonça avec simplicité l'Ouessantlne.
C'est fait 1
Mlle Fourval se jeta en larmes dans ses bras :
- Coi sic 1•.• Oh 1 Chère Çoisic 1.. Comment vous dire ...
Comment vous exprimer ...
- Ne dis rien, va 1 interrompit l'Bienne en souriant
tristement., Ou dis-moi seulement que tu ne m'en veux
plus r
- Oh r Çnlsic, protesta Geneviève en l'embrn$sant. .Avec tendresse, la belle blonde lui rendit son baiser.
Puis, redevenant grave, elle décida :
tout r... Tu vas venir chez
- Maintenant, ce n'est pa~
mot ce soir r
Mlle Fourval, un peu étonn6e, la regarda:
- Je veux bien, Çolsic r... Mais, pourquoi 1
,
Tu sauras ça tout à l'beure 1 trancha, énigmatique, l'Ouessantlne,
........ .... .... ............ ....... .... .
Un clair de lune radieux brillait au ciel.
le chemin de terre qui s'étirait paresseusement Il.
travers la lande vers Cadoran, une ombre mince et
noire allait, à pas pressés.
C'était Geneviève.
Et, chemin faisant., la jenne fille continuait de sqnger aveG un trouble croissant à tout ce qui était arrivé
ce jour-là ...
Surtout, bien entendn, à la généreuse et raisonnable
d6clsion de l'Ouessantine, quant à Jacques 1
- Somme toute, se dJsalt-elle, pensive, 11 ne s'agit
t1nalement que de suvoir sI je serDls plus hevreuse
aveo lui, malgré ce qui est arrivé, que, seule, ou ma.
riée plus tard à un autre que je ne pourrais lamaIs
aimer 1
Et quand elle se posait la question, .. dame 1 l'élan
impétueux de son oœur lui fournissait une éloquente
réponse 1
SnI'
�118
LA SIRÈNI; D'OUESSANT
Pourtant, elle ne pouvait se décider à adopter une
ligne de conduite et demeurait dans le trouble et l'incertitude.
Elle arriva ainsi à Cadoran, où Çoisic l'accueillit avec
sollici tude.
Quelques instants plus tard, on entendit au dehors un
bruit de pas qui grandissait.
Çoisic se leva.
- Où vas·tu ? fit Geneviève en se retournant, étonnée.
Au même instant, la haute silhouette de Jacques ~
profila sur la porte et les deux anciens fiancés se trouvèrent face à face, réprimant avec peine un cri ...
Ils s'étaient immobilisés, trl!s pâles, et on devinait
que leur cœur devait battre à grands coups.
Alors, Çoisic s'avança, très grave, le visage empreint
d'une indéllnissable expression de résignation, mais,
avec, dans les yeux, une étrange lueur d'ironie affectueuse :
- Ah 1 Je vous tiens donc ennn ! Vous voilà. tous
les deux.
.
Stupéfaits, ils se tournèrent vers elle :
- Çoisic 1 C'est vous qui... balbutia l'ingénieur.
- C'est donc pour ça ... voulut commencer Geneviève.
Mais elle les interrompit :
- Oui, c'est mol qui ai voulu vous réunir ce soir !
- Et pourquoi cela ? demandèrent-ils, tous deux,
éperdus.
- Parce que, prononça gravement J'îlienne, Je veux
que, devant moi, vous vous donnlez la main et que
vous repartiez ensem ble, réconciliés !
Alors, 11s protestèrent avec chaleur et indignation,
s'animant peu à peu :
- Jamais ! artlrmait l'ingénieur. Vous savez bien,
Çolslc, l'attachement que j'ai pour vous 1 Et vous
devez comprendre que je ne puis renoncer à l'idée de
partager votre vie ...
- Jamais 1 clamait de son cOté Geneviilve. Après
la façon dont 11 s'cst conduit avec mol, tu penses bien,
Çolsic, qn'U ne peut plus être question de rien entre
nous ...
�LA SIRÈ.NE O'OUESSANT
119
L'Ouessantine les considérait en silence, narquoise.
Enltn, elle éclata de son rire sonore :
- Ha 1 ha J ha 1 ha... Comme vous êtes amusants
tous les deux 1
Froissés, ils se récrièrent :
- Ça, par exemple 1 Nous voudrions bi en savoir...
Mals une imperceptible moue de dédain venait maintenant plisser les lèvres J'ines de l'Ouessantine.
- Vrai J Ce que vous aimez jouer la comédie, vous
autres gens du Continent.,.
v Et maintenant, Je vais vous dIre ce que je pense
de vous, moi 1. .. A vous d'abord, Monsieur l'Ingénieur J
Et, se tournant vers Jacques, elle lui régla 60n camp.
te en termes lapidaires :
- Vous, malgré toute votre intelligence et toute vo~e
instruction, vous n'êtes qu'un nigaud 1 Sans cela,
vous auriez compris que je ne suis pas plus une
femme pour vous que vous n'êtes un homme pour mail
- Pourtant, Çoisic J... voulut objecter Jacques, vexé.
- Et dire, poursuivit l'menne, qu'lI a fallu que ce
soit mol qui m'on rende compte J...
Ainsi semoncé, Jacques, décontenancé, tenta de faire
diversion:
- Que voulez-vous .. je vous aimaIs J
Mais l'Il1enne eut un mouvement d'impatience
m'al·
- Laissez-mol dnnc trar,fj\IWe avec ça 1 Vou~
mlez ? Vous vous l'êtes figuré, oui 1 Parce que vous
m'avez vue avec mes chevoux dans le dos, au m1l1eu
de" matelots, dans Ull pays de mer et de rochers, et
alors, je vous ni paru une fille extraordinaIre, parce
que vous n'aviez Jamais vu ça 1 Et vous vous êtes emballé là· dessus 1 VoUa tnute l'hIstoIre 1
Puis, s'approcha nt cIe lui, elle ajouta, d'un ton deVCIIU doucement persuasl! :
- Allons, franchem ent, Monsieur Jacques, avouez que
c'est vrai 7
- Mon Dieu J... SI vous voulez... il y a peut-être du
vrai 1
- Non 1 rectifia Çoislc, 11 n'y a pas • peut-être du
vrai " c'est. sQrement vrai. 1 Et vous le savez bien 1
Aussi, le mieux que vous ayez à faire, c'est de tendre
�120
LA SIRÈNE D'OUESSANT
la main à votre fiancée, qu'au fond VOUS aimez tou·
jours ..
A ces mots, Geneviève, qui était aussi en veine de
faire sa mauvaIse tête, interrompit avec humeur;
- Je ne l'accepterai pas 1
Sur quoi, Çoisic se retourna sur elle avec violence
~
A ton tour, maintenant 1
- Comment 1 s'exclama Mlle Fourval, stupéfaite.
- Toi, reprit avec force l'Ilienne, tu es aussi sotte
qua lui et ça n'est pas peu dire 1. .•
- Par exemple 1 protesta Geneviève, furieuse.
- Mals parfaitement 1 Et je ne me gêne ,p as pour
te le dire 1
- C'est trop fort 1 s'écria Mlle Fourva!. Mais entln,
tu oublies, Çolslc ...
~
Je n'oublie rien 1 trancha la belle blonde. Absolument rien 1 Mais, dans une affaire comme celle-ci, voistu, il n'y a qU'une seule chose qui compte : pui ou
non, l'aimes-tu toujours ?
Genvi~
devInt cramoisie.
- Çolsic 1 supplia-t-elle, ne pouvant se résoudre à
confesser son amour devant Jacques, dont elle ~ntai
le regard rivé sur elle, lourd de repentir.
- Ne mens pas 1 lui intima rudement l'Ouessantine.
Pareo que J'exige un av ou sincère, tu sais 1
Alors, contrainte, acculée, prise à la gorge, la leune
11IIe capitula :
.
- Oui 1 avoua-t·elle très bas. Je l' aime toujours 1
Mais, dans nne dernière révolte de son amour-propre,
elle ajouta, aussitôt :
- ... Mais ça ne veut pas dire que je veuille encore
de lui 1
- Ah 1 nt Coisic, los dents serrées, l'air menaçant. Et
pourqllol ça 1
- Parce que, expliqua avec embarras Mlle Pourval,
li me serait di rricilo de pardonner .. .
ÇOlslc, dont los traits s'étaient contract6s d'une façon
errruyante et quI était devenuo Uvide, s'avança lentoment sur elle, les yeux étincelants :
- Si tu n'es pas capable d~ pardonner ça, c'est que
ru n'as pus beaucoup de cœur 1
�LA SIRÈNE D'OUESSANT
121
• Qu'est-ce que je dirai, moi, alors 1 contlnua-t-elle en
ennant la voix avec une ampleur vraiment tragique.
Parce que toi, tu l'as retrouvé, celui que tu aimes 1
Il est là, li. côté de tot, et tout à l'heure, tu seras sur
sa poitrine ... 1\1ais, mol, jamais le mien ne me serrera
plus dans ses bras glacés !... Je ne le reverrai plus,
cr.lui dont les vagues foulent maintenant le cadavre,
auquel je n'aurais même pas pu fermer les yeux !... Estee que tu te rends compte de ça 1... Eh bien 1 pourtant, malgré cela, et parce que je sa!s qu'il n'avait pas
voulu mal faire 1 Parce que je sais que, lui aussi, n
avait cédé li. une faiblesse comme tous les hommes
peuvent en avoir 1 A cause de cela, à ce père, qui est
cause de tout le malheur, cause de la mort de son fils,
cause que ma vie est brisée ... Je lu! pardonne 1 Tu
enwnds 1 llli cria-t--elle avec un accent de surhumaine
détresse : Je lui pardonne.
Jacques et GeneviOve, qu'étreignait une émotion indicible, demeuraient sur place, tout tremblants.
Et un long silence plana ...
Enfln, GeneviOve prononça doucement, avec un attendrlssem()nt Infini :
- Chère Çoisic 1. .. Comme tu vaux micux que nous 1..
Pardonno-moi donc li. mol aussi, ma mauvaise obstlnation, puisque, pour t'obéir, je pardonne moi-même et
sans arrlèrc-pensée li. Jacqucs 1. ..
Et, se tournant vers l'ingénieur, elle lu! tendit sa
petite main sur laquelle 11 se précipita ... qu'il couvrit
de baisers :
- Comme j'al été fou, Geneviève l... Et ce ridicule
entC!tement l...
- N'en parlons plus 1 pria tendrement Mlle Fourval.
Çoisic, entre temps, s'était ressaisie :
- Alors ? demanda-telle, en s'efforçant il. sour!re.
Ça y est T••• Tout est oubIlé et arrangé ?
- Tout 1 flrent-t1s d'une même voix.
- Bon, c'cst très bien 1 conclut-elle en réprImant
un soupir. Et maintenant, embrassez-mol tOIlS les deux,
allez-vous-cn, et retournez sur le ContInent r .t'arc.,
que, voyez-vous, pour l'un comme pour l'autre, ~ crois
que l'rur d'Ouessant ne vaut rien ...
�122
LA SIRÈNE D'OUESSANT
*
.. *
Un ardent soleil d'été flambait dans le ciel radieux.
Dans le cirque aux eaux profondes du SUt!, que dominaient des falaises de cent mètres, • L'Enez-Eussa »
'se balançait mollement, attendant l'heure du départ.
Maintenant, les voyageurs qui s'en retournaient au
Continent arrivaient.
Deux d'entre eux, cependant - un jeune homme et
une jeune DUe - marchaient à l'écart, s'appuyant tendrement au bras l'un de l'autre.
- '" Il me semble ~ue
nous avons fait un aflreux
cauGhemar 1 dit tout à coup la Jeune fille. Et ça doit
être vrai 1 La preuve : regaràez autour de vous, lacques, et dites·moi si la pimpante Ouessant d'aujourd'hui - où nous nous sommes réveillés 1 - est la
même que cetto Ouessant embrumée, assaillie par les
tempêtes, sinistre image de notre mauvais rêve 1
Il rit de bon cœur, puis, comme Ils s'étaient attardés
en arrière des autres et se trouvaient seuls Sur le chemin, ma foi, il lui donna un baiser.
Elle ne protesta point, d'ailleurs. Mais, se souvenant
soudain qu'il avait oublié de la mettre au courant de
ses pourparlers avec son administration, elle s'écria
tout à coup:
- Mals, à propos, vous ne m'avez pas encore dit
comment ça c'était arrangé avec M. de Longval ?
- Oh 1 de la façon la plus simple, répllqua-t-il. Et
sans la moindre ditrlculté 1... Je luI avait fait en
dNall, par téléphone, ainsi quo vous 10 savez, le récit
de notre accident 1 Et jo lui avais exprimé ensuite mon
désir de 10 voir me relever ùe mes ronctions, en raison
de l'impression pénible que j'étals appel6 à garder déSormais de ces parages 1 Et ma fol, le patron a eu l'air
de comnrendrQ ça 1 En tout ~as,
il l'a très bien priS! 1...
Et c'ost pourquol me vollà aujourd'hui sur la rouw
du retour 1
- Partait 1 enregistra Ml1{) Fourval avec satisfaction.
Puis olle demanda :
�LA smÈNE D'OUIlSSANT
123
- Qui est-ce qui vous remplace 7
- Mon collègue Charton, répondit-il.
Et, en riant, il ajouta :
- Il n'est pas fian13é, celui-là.
_ C'est plus prudent 1 reconnut Geneviève en lui
coulant un œil affectueusement moqueur.
entrefaTtes à lu cale d'embarIls arrivèrent sur v~s
quement où un canot à godille qui faisait le va-et-vient
avec le steamer vint les chercher.
Et, quelques instants après, ils foulaient le pont...
'" Puis la sirène mugit :
- Dérape à gauche 1 criait le capitaine aux hommes
du treuil.
L'ancre, énorme et rouillée, sortit enfin de l'eau limpide et verte.
Et, t011t à coup, le halètement de la machine fit tressaillir la coque.
- Adieu ... Ue d'épouvante 1 murmura en frissonnant
la Jeune fUle. Car, pour moi, tu as bien mérité ton
nom 1...
Le vapeur traversa la baie du Stifr, puis, il vint à
l'est-sud-est pour contourner la péninsule de PennarLand, qui est l'avancée extrl'lme de l'fle vers le continent.
C'est alors, comme le petit navire doublait le récif
Douellan, que Jacques saisit brusquement la main do
Sa llancéo :
- Geneviève 1 s'exclamalt-ll en même temps d'une
volx étouffée. Là-haut 1... regardez là·haut 1
Et son doigt Indiquait le point culminant de la haute
falaise sombre ...
La Jenne fille ll)va les yeux et tressaillit.
Au sommet de la roche, une haute et fine silhouette
noire se dressait. On voyait scintiller dans le soleil
une splendide chevelure blonde que la brise soulevait 1
Et un bras agitait vers eux le mouchoir blanc de
l'Uùieu ...
- La Dame de cœur 1 flt sourdement 10 jeune homme.
_ Pauvre Çolsic 1... murmura Geneviève, qui sentit
ses yeux s'embuer de larmes.
Profondément émus, ils lui répondirênt blen vite. et
�"
124
LA SIRÈNE n'OUESSANT
continuèrent aussi longtemps qu'ils purent l'apercevoIr,
debout sur son rocher.
Enlln, l'Ue s'estompa dans une grisanre brumeuse.
Alors, ils se retournèrent l'un vers l'autre, et de
leurs lèvres jaillit, à voix basse et lente, le même
aveu :
- C'était un grand cœur 1
FIN
..
'-
�Pour paraître Jeudi procba!n SGUS le D 542 de la CollectloD Il Fama "
Q
LE CHATEAU
DES' RÊVES DÉFUNTS
Par
CLAUDB
FLEURANGE
CHAPITRE PREMIER
- l'aime pas vous voir cette figure là, mademoiselle
Marie-Anne 1
- Qnelle figure ai-Je donc, Ba sine 7
-- D'abord, vous avez mauvaise mine et puis, vos
yeux sont tristes, si tristes ...
- Mon existence n'est pas bien gaie, Rosine ... Il est
pénible d'ôtre tout seule, duns ce grand chAteau où
évoluaient jadis mon père,' ma mère, mes sœurs et
mes ·[rères.
- Il Y a du vrai dans ce que vous dites, ma cbère
maltresse.
• Vos parents sont morts, tout tranquillement, à la
nn de leur course, c'est dans l'ordre; mais pour ce qui
est de vos sœurs et frères, il en est autrement. C'est
tout de même extraordinaire que, tous, les uns après
les nutres, ils aIent quitté, non seulement le pays,
mais encore le sol de France pour s'en aller vivre
chez les sauvages 1
• 11 y a que vous qui soyez demeurée fidèle à votre
village, à votre château ... et c'est très blen. Mais c'eQt
été mieu..'{ encore sl vous aviez consenti à vous mo.riet 1
(A suivre,
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La sirène d'Ouessant : roman
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La sirène d'Ouessant : roman
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impr. 1937
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