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COLLECTION FAMA
94 . Rue d ' Alé.!>ia
PAR
1S
"'V'
�BIBUOTHtQUE RtVÉE DE LA FEMME ET DE LA
JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AUTEURS
11111111111111111111111111
Chaque Jeudi, un volume nouveau, en vente partout:
1 Ir. 75
L'Eloge de la COLLECTION FAMA n'est plus à faire: elle est
connue de tous ceux et celles qui aiment à se distraire d'une
manière honnête, et 11s sont légion. Sa présentation élégante et
son format pratique autant que le charme captivant de ses
romans expliquent son succès croissant.
PATRON JOURNAL
PARAIT TOUS LES MOIS
Le Numéro: 2 Ir.
Les numéros de Mars et Septembre: 6francs
(CC3 deux numéro3, Irè. imporlanl3, donnenl
loule3 le3 nouveaulé3 de débul de 3ai30n)
1111111111111111
TARIF DES ABONNEMENTS
France et Colonies
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Etranger (Tarif réduit)
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AN :
25 fr.
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PRIMES AUX ABONNÉES
Sociélé d'Éditions, Publicalions el Jnduslries Annexes
94, rue d'Alésia, PARIS (XIVe)
5.1111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111"11111111111"1'1111111111111111IIIË
�AIMER ES1" MIEUX
�•
�C90~S
JEAN DE LA TARDOIRE
AIMER
EST MIEUX
ROMAN
•
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
ANet LA MODE NATIONALE
94, Rue d'Alésia, 94 -
PARIS (XIve)
��AIMER EST MIEUX
CHAPITRE PHEMIER
({ CUAMI>RE GAHNlE A LOUER
»
- Espèce d'empoté 1 hurla le chauffeur, en freinant.
Tl venait de manquer d'écraser un jeune homme,
planté au coin d'une rue, tllte levée vers les toils d'en
f.ace, dos lourné au déf1lé des véhicules, ct qui semblait
n'avoir poinl enlendu ses objurgations. Se fiant à l 'habiluelle prudence des piélons, - conscienls de leur infériorité, le conducleur, malgré l'obstacle aperçu
d'avance, n'avait point voulu dévier de sa roule, injuriant celle immobilité qui s'obstinait. Et, sans le coup
de frein qu'il donna, les journaux enregistraient un fai t
divers de plus.
Mais la roue frôla seulement le piéton, vel'S lequel le
chauffeur retourna le mépris de sa Iace rubiconde ct la
fureur de son gesle.
Une seconde, il chercha dans son répertoire, pourtant
inépuisable, les nouvelles injures que comportail la situation. Aucune ne lui vint; une gaieté inconsciente, à
cause do l'accident évilé, atténuait sa colère. De deux
doigts allongés, il se tapota le front, en jetant d'une
voix gouailleuse:
- 11 rêve, quoi 1...
C'était vrai. A peine révellIé par le choc, le jeune
homme brossait machinalement la poussière de son
veston. Il sourit à la fuile de la voiture et reporta son
regard vers la fenêtre qu'il fixait au moment de l'accident.
({ Pas moins, murmura-t-il, de regarder les jolies filles
c'esl quelquefois dangereux 1 »
,
�6
AIMER EST MIEUX •••
Vainc formule d'une sagesse aussilOl démentie 1 De
nouveau, ses yeux glissèrent, caressanls, vers une têle
apparne au sixième étage de la maison faisant face au
trolloi!' sur lequel il se tenait.
Des cheveux bruns ondulaient au-dessus de deux
grands yeux très doux et l'ovale du visage s'éclairait
encore du sourire de la bouche mignonne, entr'ouverte
sur des dents très blanches.
« Elle est si jolie 1 » prononça presque fi haute voix le
Haïf admirateur.
Un timide, assurément. Il rougit, dès que les yeux
bruns s'abaissèrent vers lui pour s'étonner de son immobilité.
Au fail, que devait-on penser en le voyant planté là,
le nez en l'air, le regard aussi P Les passants n'ont point
coutume de demeurer de la sorte, en contemplation, à
fixer les nuages ou les toits. Il n 'y avait, dans le voisinage, aucune vitrine qui justifiât sa curiosité. Ce n'était
point un promeneur en humeur de Ilânerie, puisqu'il ne
bougeait point. Les voisins ct les boutiquiers ne pouvaient manquer de remarquer son atlitude et d'en chercher le motif.
De ces fâcheux, pour l'instant, le curieux n'avait cure.
Mais, tout de m()me, là-haut, la jeune fille devait le juger
indiscrot, effronté peul-être.
Il se sentit g()né et fit involontairement quelques pas
le long du trottoir, en baissant le nez. Il affectait souclain, pour les devantures, une vive curiosité et s'acharnait à compter les vilres, se figurant légitimer sa présence.
Mais, sitôt la maison dépassée, il fit demi-tour et son
regard chercha de nouveau la gracieuse apparitidn.
Elle n'avait point quitté la fen()tre el l'examinait à son
lour, intriguée peut-être par son allure.
Alors, entre ces deux inconnus, ce passant et cette
jeune fille, s'établit un manège bizarre, une lutte inavouée de curiosité gênée, un chassé-croisé de regards se
cherchant et se fuyant tour à lour.
On cM dit que tous deux s'épiaient ct craignaient
ri 'l1lre pris SUl' le fail.
De t.emps à autre, la jolie brune sc retournait vers le
rond de la chambre et paraissail répondre à une question
cl 'un inlerlocu teur invisible.
Plus le manège se prolongeait, moins le passant songeait à y meUre fin. Il était comme hypnotisé par l'attirance des yeux noirs et ne sc rendai t plus un compte
�AIMER EST MIEUX ...
7
exact fie ce que sa conduite pouvail nvoir d'inconvenant
et de ridicule.
Soudain, UII homme sortit de la lnaison, trnversa la
rue ct vint passer prbs du promeneur, en le flxant avec
insisLance.
Embarrassé, celui-ci ramena ses yeux vers le sol eL
s'éloigna de quelques pas, suivi par le nouveau venu,
qui parut résolu à doubler sa facLion.
y avait-il quelque rapprochement enLre la venue de
cet homme ct la curiosiLé trop manifeste du passant P
Etail-ce un mari ou lin frbre, offusqué par des regards
jugés audacieux P Etait-il descendu dans l'intenLion de
donner une leçon à l'indiscret?
Ce n'était pas probable. Autrement, il eût formulé aussi./.Ôt ses griefs, avec plus ou moins d 'aménité, mais
d'une façon claire.
Pourtant, le regard était agressif ct celle insistance Il
marcher sur les talons du jeune homme ne pouvait être
que significative. C'était tout an moins un locataire de
la maison, agacé par celle factioll importune et désireux
cl 'y melLre fin.
Evidemment pacifique, le curieux se résigna Il comprendre et à céder la place.
Non sans je ter un dernier regard à la vision, à contrecœur, il tourna le coin de la rue, maudis~nt
in pel ta
l'intervenLion du fâcheux.
La tache bleue de la plaque scellée Il l'angle accrocha
ses yeux au passage. Tl lut le nom: « Rue du Lunain ».
« Une jolie rue, monologua-t-il, tout en marchant à
petits pas. Voilà un qua~
t ier
qui me conviendrait. »
Il s'arrêta, frappé d'une idée subi Le.
« Au fait 1. .. puisque je cherche un logement!. .. II
Il repartit, l'aJlure décidée, en homme qui sail désormais ce qu'il veul. Faisant le tour du pâlé de maisons,
il regagna, par son extrémiLé opposée, la rue ql! 'il venait
de quiller.
Le fâcheux n'y éLail plus. Sans don te, n'avait-il pas
prévu un reLour offensif. D'ailleurs, qu'importait au
promeneur, maintenant qu'il avait un but?
Héroïquement, son regard s'interdit de vagabonder
vers les toits - il fallait affirmer la nouvelle sagesse et
le sérieux des intenlions - ct se borna à scruter la ruE'
déserte.
Les façades de la dizaine de maisons qui la bordaient
tendaient, dans le silence et la solitude, leurs écriteaux
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AIMEH E ST lI1IEUX ...
de bois, ]1nl scntllnt une annonce uniforme: « Logel11ents à louer >l.
Une tieule vnrianle, près de la porte de la dernière
maison, celle flue devait habiter la jeune fille.
Là, on affichait: « Chambre garnie à louer )).
Ayant déchiffré cela, le pnssant pénétra dans le vestihule, avec le visage épanoui de l 'homme que le destin
favori se: juste cc qu'il lui fallait 1
Joyeux, il frappa à la porte de la loge, l'entr'ouvrit,
passa sa tête li l'intérieur :
- Vous louez des chambres garnies?
Le ton était poli, la tenue aussi, puisqu'il avait mis
chapeau has. Il c1ev,ait produire bonne impression.
Une grosse femme, qui n'était que vaste et qui lui
parut imposante, releva vers lui deux yeux inrJuisileurs.
En ml'me temps, elle posa le chif[on dont elle fourbissait
un meuble, avec J'intention de causer. Elle devait tHre de
tempérament 10Cluace ct, dans cette rue paisible, les distractions manquaicn l.
- Des chambres garnies P
Elle répéta la phrase, prit un temps pour la bien comprenr!re, tout en dévisageant, soupesant et évalu:mt le
rJuestionneur. Puis, elle s'approcha, en se dandinant,
selon la manière gracieuse des éléphants.
- Il Y en a une ... une seule ... et c'est un localaire qui
sous-loue ...
De l'air de quelqu'un qui so décide à lâcher un secret,
elle ajou ta :
- Au sixième.
- Au sixième?
Le visflge du jeune homme s'empourpra. Décidément,
il jouait de bonheur. Car, mnintennnt, il considérait
comme tel do loger dans le voisinage d'une inconnue
aperçue pour la première fois cinq minules auparavnnt:
_ Oui, au sixième, répéta la concierge, avec condescendance.
Elle pri t encoro un temps, possédant l'art de graduer
ses effets .
. - Seulement, on ne sous-loue pns à tout le monde.
Loin (le se froisser de ee que cet le communication, à
lni faite, pouvnil avoir de peu flatteur, le jeune homme
en parut surtout confus ct inquiet.
Avec une I111te malndroite, il fouilla ses poches, comme
pour y chercher des preuves à l 'nppui de ses dires et se
présenta en bredouillant:
- Je m'appelle Rosé Pébron ... J'arrive du Midi. .. de
�AIMER HST MI1i:UX .••
9
Provence ... J'ai un emploi 11 Paris. Je suis comptable ...
JI s'anCta, anxieux de l'effet produit, pr(\l à pulvériser
les clou tes Cil produisant des pièces cl 'iden tHé. Que pouvait-il dire encore pour convaincre cette femme de son
honorabilité ~
Mais la concierge avail achevé son inspection et 10
résulLal étaiL favorable: un brave garçon, sÛrement, avec
son visage honllôte el jeune, ses cheveux noirs cl sa
pelite moustacho. Du Midi ~ Bien sûr, il on avail l'accenl. Pas un millionnaire, naturellement; mais quelqu'un de bien, loul de mCme: un complet propre, du
linge suffisanl, l'air d'un employé. C'est plus flatleur
pour la maison.
Elle prononça, bienveillante:
- Je veux bien voir. Vous devriez convenir ... Mais
il a de si drÔles d'idées 1
Et comme Rosé la. regardai t, sans comprendre, elle
précisa:
- Je parle du locataire ... M. Orerf... un Russe.
Les mols tombaient, espacés el solennels, dosant les
effets el payés, chaque fois, par une pelile mine admiralive, de plus en plus accentuée. Rosé savait écou1er et
apprécier. TI connaissait ce qu'exige la civilité. D'ailleurs,
le respecl avec lequel il accueillait ces détails n'était pas
feint. A ses yeux de provincial, - cl de Provençal, Cire Russe, ne pas êlre Français, constituait une particulariLé bizarre - supériori té, in!ériori té, il ne savait pas
bien; - en loul cas, ce fail extraordinaire conférait 11
l'êlre mystérieux qui en élait revêtu un droit indéniable
à l'admira lion des masses. C'étai t un personnage de
légende. On clevail ouvrir de grands yeux 11 la seule audition de son nom. De devoir être le localaire (l'un Russe,
nosé se senlil impressionné. Mériterait-il cette silualion
enviable P n'en serait-il poinl indigne?
- On va voir, répéla la concierge, en marchant vers
la porte de la loge.
Peul-être pensai t-elle comme lui. Rosé s'empressa de
reculer dans le veslibule, pour lui laire place.
Elle le guida vers l 'escal ier et commença 11 monter
tout en causant, point du tout rassurante.
'
- Je vais quand même vous proposer ... Mais vous
seriez le prem ier ... Il n'aime que les gens qui jargonnent
comme lui. .. Les Français 1 Misère 1 Il les fait courir ... Du
drÔle de monde, allez 1
Elle souffla au premier palier, la main sur le bouton
d'une sonnelle.
�10
AIMER EST MIEUX ...
Allendez-moL .. Je vais demander.
Un gesLe de Rosé arrÔLa son doigt prêt à sonner.
- Vous m'aviez dit que la chambre éLait au sixième.
- Bien sOr. M. Oreff habile le premier, mais il :1
aussi des chambres au sixième... et il les sous-loue ...
Drôle de goO t 1
La porte s'ouvrit à l 'appel cl u limbre. La concierge
s'engouffra dans l'entre-bâillement et disparut, Landis
([u'une main invisible refermait.
Demeuré seul, Rosé Pébron s'accola à la rampe, presque ému.
« Pourvu qu 'il veu iUe 1... »
Il se répétail cela, sans songer à s'étonner que ce désir
de loger là lui fOt venu, brusque et tenace. 11 le sentait,
pourtant, si vif que sa respiration se faisait courLe et que
l'allente - presque de l'angoisse - l 'énervail,
Cependant, il lui eOt été difficile de légitimer son
souhait par un semblant de raison. Quelles convenances
trouverait-il dans ce milieu P Quelles commodités? Il ell
ignorait tout et son caprice l 'élisai t, en aveugle. Simple
passant, il s'arrêtait tout à coup et 10rmait le projet de
demeurer là, sans s'inquiéter de l'impression du lendemain, des inconvénients qui apparalLraienJ à l'usage. 11
était 10inLain, ce quartier de Montsouris oil Uosé s'était
égaré, plutôt qu'il n'y était venu.
La jeunesse passe cl fail halle au hasard du coup d'œil.
Elle S"installe, pour longtemps, - parIois pour toujours,
- insoucieuse de savoir quand elle pourra repartir et si
elle fait bien de s'arrêter.
Au lendemain de son arrivée à Paris, - si grand, ct
qu'il connaissait si mal, - cetLe recherche d'un logement était apparue au Provençal comme une pêche à
l'aveuglette.
Descendu la veille au soir de l'express de Marseille, il
s'était trouvé, en sortant de la gare de Lyon, bousculé el
effaré, pressé déjà de se garer du mouvement qui l'ahurissait. A cent pas de là, il se réfugia dans le premier
hôtel rencontré, puis dans un sommeil harassé.
Sorti dès le lendemain, après la visile obligatoire à son
futur patron, ayant eu congé de chercher un gîte, il
avait suivi, au hasard, toute une enfilade de boulevards
et d'avenues, n'ayant, pour guider son choix, que ce
souhait, rendu vain par son ignorance du plan:
« Je voudrais bien ne pas ôtre trop loin de mon
bureau. »
Or, il en était à des lieues; il en avait l'impression fort
�AIMER EST MIEUX ...
11
neLLe. Mais, d'un cœur léger, il acceptait la perspective
de franchir biquolidiennment celte longue distance.
« Ça m'entretiendra les jambes ... El puis, il y a le
métro. »
Il en connaissait le nom, lié pour lui à celui de Paris.
Qu'était-cc, au juste P A combien sc trouvait-il d'une
station? L'enchevêtrement des lignes suivait-il son itinéraire? Autant de qu~sLion
qu'il ne se posait point.
D'ailleurs, des réponses d~favorbles
ne l'eussent pas fait
sourciller.
Tout! pourvu qu 'il demur~t
sous ce toit, où l'attirait
IIne force mystérieuse - celle de la destinée, sans
doute.
Il leva les yeux, dans la cage de l'I)scalier, vers l'enfilade des étages; ct son regard brilla comme s'il se fîi t
1evé vers le ciel.
Au rez-de-chaussée, la porle vitrée du vestibule fut
ouverte, puis refermée. Quelqu'un monta, pressé, escaladant les marches par deux et trois. Un homme parut,
qui s'arrêta brusquement en apercevant Rosé et fronça
les sourcils.
Le bruit n'avait pas tiré le Provençal de son rêve; le
heurt, contre son côté, d'un coude agressif, le rappela
sur la terre.
Il tourna la tête. L'inconnu qui, un quart d'heure
auparavant, l'avait rejoint sur le trottoir, était là de
nouveau. Il passa lentement devant le jeune homme, en
plongeant dans les siens deux yeux méchants.
Rosé se sentit· mal à l'aise. Il était de ceux qui voudraient englober le monde entier dans une sympathie
réciproque. Toute hostilité lui éLait cruelle. Une angoisse
l'élreigni l, comme s'il frôlait un danger.
Il se rlétourna, rompant le contact magnétique.
D'ailleurs, la concierge sortait de l'appartement; cl,
de suite, suspendu à ses lèvres, il oublia l'inconnu.
- Eh bien?
- Oh! rien Il faire. Je savais bien ... Ils ne veulent pas
en entendre parler.
Son geste de brave femme exprima l'accablement et
la commisération,
Rosé la regardait, navré et suppliant.
Tout, en l'homme, est illogisme instinctif. Encore que
le destin sc plaise à se jouer de lui et Il contrarier ses
vœux, l'être humain s'élonne toujours de ne point être
exaucé et s'en dépite avec excès. Plus qu'aucun autre, le
Provençal avait une âme enfantine. Ce jour-là, particu-
�AIMER EST MIEUX ...
lièrement, il sentit croître en lui le besoin de s'accrocher
il son caprice. Dellors, vingt, cent chambres équivalentes
solliciteraient son choix. Mais, soudain, l 'idée de redescendre l'escalier et d'aller recommencer ailleurs sa tentative lui apparut accablante. C'était une tache d'une
difficullé inSlIrfTIon lable. Aucun eClort ne <levai t l\lre
épargné pour l'éviter.
Son air malheureux parut api Loyer la concierge. Elle
grommela, en haussant Jes épaules ct en indiquant d'un
regard chargé de rancune l 'appartemen t d'olt elle venait
de sortir:
- Du drôle de monde, je vous ai dil. .. Ils ne donnent
pas leurs raisons. Vous ne convenez pas, un point c'est
toul. On ne vous a pas vu ~ Tant pis 1 C'est comme ça 1
Rosé murmura:
- Ça m'ennuie bien 1. .. Je quartier me convenait ...
C'est la seule chambre garnie qu'on allllonce à louer . .le
n'ai pas de meubles, moi.
- Bien sOr, un jeune homme.
- Mais j'aï de quoi répondre... Peut-être qu'ils
croient. ..
- Allez donc deviner ce qu'ils croient 1
Bouillante, elle ne laissait pas au jeune homme le
temps de formuler des hypothèses. Son indignation
bavarde se refusait à admettre l'existence d'objections
qu'on pflt discuter.
Mais Rosé tenait à son idée. Il y voyait une possibilité
de reprendre les pourparlers. Toujours sa marotte ùes
pièces d 'iùenti té, sa préoccupation de se faire connaître
sans doute possible.
Entêté, il fouilla dans son portefeuille, sorti tune
carte, une leUre, et les tendit à la concierge.
- Si vous leur montriez ~ ... Ils verraient que je ne
suis pas un vagabond. C'est ma carte d'électeur - il se
rengorgea: il l'était depuis si peu de temps! - et puis
une leUre de mon palron, avec son adresse. On peut sc
renseigner ...
Gravement, longuement, la concierge lut, comme si de
sa propre appréciation devait dépendre le verdict. Puis,
elle concI ut:
.:.... Je veux bien. Mois c'est couru 1. ..
Rosé s'acharna, défendanl sa chance rI'un gesle timide.
- Des fois 1... Vous leur diriez que je liens à la
chambre ... parce qu'elle esl garnie ... et puis, au quartier ... un quartier tranquille ...
- Oh! ça, vous pouvez 10 dire 1
�AIMER EST MIEUX ...
13
- Et puis, pour le prix, on s'arrangerait toujours.
Et je paierai d'avance.
- Enfin !. ..
Sceplique, la concierge. sonna de nouveau. Sa mine
dou lait du succès de l'ambassade. Ce n'est point ainsi
qu'on marche à la vicloire.
Rosé soupira en la voyant disparaître dans l'entreMillement de la porle. Que ne pouvait-il l'accompagner 1
Son éloquence cCtt triomphé.
Demeuré seul, il remarqua que l'inconnu à l'abord
tnaussade n'était plus là et en ressentit un soulagement.
Pour s'encourager à accueillir plus aisément une réponse
définitivement favorable, il tenta de se demander si
l'agrément de loger dans le voisinage de la jeune fille aux
yeux noirs ne serail po in t fllcheusement contrebalancé
par la proximité de ce bourru.
Il n'admit pas ce pronostic désenchanteur. Sa joie
serail cie celles qu'on ne gâte point.
« On fera connaissance ... et il ne fera plus la tête »,
se répondit-il victorieusement.
Né au pays du soleil, Bosé portait en son cœur une
lyre et ne doutait point de pouvoir, le cas échéant, charmer les bêtes les moins sociables.
Quelques minutes passèrent. La porte se rouvrit. n
se relourna, le cœur ballant.
- Ça, par exemple !...
Debout contre la porte refermée, la concierge balançait un visage envahi par une profonde stupéfaction.
Rosé fit un effort et demanda cl 'une voix étranglée:
- Ils ne veulent pas ~
- Si 1... Et c'est bien le plus fort 1... Je n'y croyais
pas... J'avais bien parlé, vous pouvez le croire... sans
ménager ma langue, ni ma salive ... mais, 11 'est-ce pas ~
avec des gens butés, on parle pour parler ... Ah 1 je leur
ai dit leurs qualre vérités 1... Et que vous vous élonniez ...
et que vous lrouviez ça louche ... enfin, tout, quoi 1.. .
Avec le vieux ... c'est M. Oreff .. . il y en avait plusieurs .. .
Ils jargonnaient... que jo n 'y comprenais rien. Alors le
vieux a souri d'un drÔle d'air:
« - Il Y lient tant que ça, cet individu P
« Vous savez, je répèle ce qu'il a dit.
« - Eh bien 1 puisqu'il y tient, il faut le satisfaire.
Ayant repris son souffle, le cœur joyeux, Rosé interrompit.
- Alors, c'ost dit P
vous mOJ!.trer la. chambre. Pour
- C'est dit. Je vai~
�AIMEH EST MIEUX •.•
le prix, il
Illois.
-
BOil.
il
été raisonnable; ce
~era
cent francs par
Rosé Il'écoulait plus, impatient de voir son domaine
cl d 'en prendre possession.
La conderge s'engagea dans l'escalier du second étage.
Derrière elle, il mil le pied sur la première marche. Le
bruit cl 'une porte refermée le fit se retourner.
Tl nperçut, sorlanl de l'apparlement du Russe, l'in·
connu aux yeux méchants.
Mais, celte fois, la flamme du regard était plutôt
Illoqueuse ; elle ne défiait plus.
Sifl10tanl d'un air indifférent, derrière Rosé, l'homme
monla.
Au sixième palier, deux portes voisinaient: la concierge
ouvrit l'une cl l'inconnu l'autre. Rosé calcula que cc
devail litre le logement de la jeune fille el sa joie se
trouva gLUée.
Mais, sur les pas de la concierge, il avait pénélré dans
la mansarde cl, déjà, elle lui en délaillait les avantages,
vanlail l'excellence des meubles, la pureté de l'air, le
charme de la vue.
Ce fut surtout ce dernier agrément qui toucha Rosé
Eu s'approchant de la fenêtre, il vit, toute proche - sa
main aurait pu l'emeurer - la jolie brune, désormais
sa voisine.
Accoudée à la barre d'appui, dans une altitude médi1aLive, elle ne regardait pas de son côté et ne tomna pas
la tôte, bien que la voix de la concierge l'etlt avertie
d '\lne présence voisine.
- Alors, ça vous ira P
A bout d'éloquence, la brave femme consenlait à conclure.
- Parfaitemenl, je vais chercher mes bagages et ie
reviens m'inslaller.
Ayan l glissé dans la main indiscrètement tendue son
modesle denier à Dieu, Rosé redescendit les six étages el,
renonçant à trouver son chemin, se mit en quête d'une
voilure pour regagner son hôte\.
Tout en marchant, il s'étonnait bien un peu de la
brusquerie de sa décision ct oc l'étrange attraclion qu'il
avait subie. Mais, il ne regreltait rien.
« Té 1 je m'emballe vite 1 se dit-il en riant. Mais,
loul de même, je sais choisir. Deux jolis yeux dans le
voisinage, ce sont des fleurs all bord de la fenêtre, un
rayon rIe soleil sur le toil. »
�ATMEI\ EST l\IlEU,\ ...
15
p OUf' ce lle imag ination Ill éridiona le , le ~o
lei
était
toul. L 'espoir seul de la gracieu se vi sioll quotidi enne le
n'chaufr a, l'enthou siasma.
Quelqu es heures aprl'5, inslallé dans sa chambreLle,
Ilo
~é
défaisa it sa malle ct dépliait ses v~leTts,
Cil
dl1'mlant 11 tuc-tÔle, joyeux comme ~ 'jl
e,it cO lq\i~
Pari s.
I ~ l,
CHA PlTU 1';
L~
rI
C01N DES Hf:(l'UGII:;S
Dans Ull ma s provençal, juché parmi le lhym, ~ur
coteau des Alpilles, Hosé Pébron avai t coulé son enrllnce, bruyan te ct ellsoleillée.
- Le mas Pébron P C'est loiu comme le haut dll
IHonde, di sait-on dans la conlréo, à cause de deux ou
trois versanl s qu'il {allail franchi r pour l'apercevoir.
Seul, le soleil allait chaque jour s'y endorm ir dans le
parfum des lavande s, et les clocholles des vaches paissall t
l'herbe grasse <lu coleau lui chantai ent leur berceuse .
1)\1 mas, Hosé était la joie ct l'orguei l, et
ce fut UII
l'ève-cœur quaud il fallut l'envoy er au lycée; mais « on
lvait de quoi » ct les parents auraien t cru déroger ell
Cil fai sa nt un fermier comme eux.
- Notre drôle est à Paris. Dame! c'est 1111 monsie ur,
il présent 1 Il travaille dans les écriture s.
Puis, charItIC année, quand il reviend rait en vaCaJlces,
on aurait la joio d 'aller montre r aux amis le « l'ari~ien
» délJarra ssé de sou accent fleurau t j 'ail, vÔlu comme
lIue gravure cie mode et farceur pis qu'uu Marseill<tis.
« Moussu Pébrou ' » croyail ferme à cette transfor malion; « la maman » aussi. El lous deux :;'imagi naient
'lU 'un aulre Rosé, qui ne serail plus autant Irur Rosé,
les remplir ail d 'orgueil .
Quoi (lU 'i) en fût, Rosé avait di'! renonce r 11 (r se soleiller )) le long des murs blancs. Un express l'avait
ommen é, lui et sa malle, vers un bureau obscur, où
il ferait des chiffres sous l 'éblouis sement d 'une ampoul e
électriq ue.
A vingt-c inq ans, on prend aisémen t son parti des
événem ents. En attenda nt qu'il ICIl las de Pari8, gorgé
de bruit cl de mouvem ent, embué de gris au point de
sc languir du ciel provenç al, Rosé chantai t en lui-mêm e
:;u joie de voir le monde et de coudoye r des Parisien s
affairés.
1111
�16
AIMEfi EST MIEUX ..•
Mais, dès l'arrivée, dès les premiers pas dans les rues
grouillantes, son instinct l'avait entraîné sur les voies
plus larges, où moins de passants et plus d'arbres laissent les pI'omeneurs aspirer à l'aise un air vierge de
fumée .
A deux pas du parc Montsouris, de petites rues larges,
bordées de maisons neuves el blanches, se fonl pimpantes et coquettes: des fenêtres, sous les toits, on respire des bouffées de brise, presque un souHle de campagne, et l 'œil se dépose, çà et là, sur des bouquets de
verdure.
C'était une cage suffisante pour apprivoiser l'oiseau
méridional et ne point interrompre sa chanson .
Surlout, ce fils du soleil, exubérant et timide, avide
d'affection eL par cela même enclin à se prendre au
piège d'un sourire, sentaU derrière la cloison le prétexte
au rêve, la pâlure de son imagination ardente et roma·
nesque .
Le voisinage 1 En province, il préoccupe autant que la
distribution des pièces ou l'agrément de la vie. Commenl et par qui sem·L-on entouré il Ces existences, flanquant de droite el de gauche celle du nouveau venu,
referment sur elle les pinces cl 'un étau, Aucun moyer.
d'échapper à leur emprise, une fois installé. Que sel'ontelles il Amies ou ennemies il Le sourire sympathique on
l 'œil méchant de l'espion aux aguets jl A elles, ù leur
discrétion ou à leur malignité, on livrera demain des
lambeaux d'intimité, sa réputation, presque son honneur. La chose vaul qu'on s'y arrête cl qu'on l'élléchisse.
nosé apportait à cel examen l'état d'esprit du campagnard, pour qui les vies quotidiennes Ile sauralent sc
frôler sans forcémenl se mélanger. Cela doit arriver involontairement ct inévitablement.
Il ignorait qu'à Paris, plus proches, on demeure
davantage étrangers. La barrière des murs frêles sépare
mieux que vingt mètres de jardins, clôturés de haies
épineuses.
,
'
Enigme obsédante, le voisin s'impose et se dérobe tou t
ensemble. Il demeure l'invisible, tout en cessant cl 'être
l 'inconnu.
Pour un bavard ou pour un curieux, il n'est point de
pire supplice. Or, Rosé était l'un el j'autre.
A peine depuis une heure dans sa chambre, vingt fois
il était allé à la croisée, déçu de voir d'au tres visages que
celui qu'il appelait: une femme au masque sombre, aux
�AIMER EST MIEUX .••
17
traits durs, à l'œil énergique; des hommes barbus et
bourrus, et surtout - il en avait eu un recul - la physionomie décidément antipathique, hargneuse et soupçonneuse, avec un peu de défi et de moquerie, de l'inconnu croisé dans l'escalier et frôlé sur le troltoir .
Des voisins peu liants - il le pressentait - et désagréables. Mais, la voisine P Qu 'était-c1le P Et . qu '6taien1ils P A cause d'elle, il les oublierait; il ferait mieux,
peul-être, il serait aimable. Que diable 1 la glace se romprait un jour; on sc sourirai1 ; on se causerait.
Une hlHe le prenait d'apprécier les gens qui vivaient
là, si près de lui, de connaître un peu de leur vie, pour
les deviner et leur plaire.
Plaire 1 c'est l'instinctif besoin du Méridional, tout
soleil ct sourire. Cette race ne supporte pas plus l'indifférence que le brouillard.
Rosé alla coller son oreille contre le mur, relenant son
souffle pour mieux écouler, espérant un gazouillis d'oiselle, un rire frais de jeune fille - une chanson pour
son cœur.
Au lieu de cela, des sons rauques; des voix brutales,
des syllahes élrangères lui parvinrent en brouhaha conlus. Ah 1 on ne riait pas là dedans 1
Et puis, rien n'agace l'oreiIJe comme les paroles dont
le sens lui échappe.
Hosé tendi t la sienne davanlage, concenlrant son atlention et son intelligence, sans plus de succès. Alors, il
alla s'accouder à sa fenêtre, découragé.
- Aussi, ils parlent élranger 1
Entre lui ct ses voisins, c'élait une barrière de plus,
infranchissable, celle-là.
Et lui qui, déjà, se sentait las de solitude 1
A la fenêtre proche, aucun visage ne sc montrait,
maintenant. Elle demeurait ouverle ct le même murmure, agaçan1 parce qu'insaisissable, s'en échappait.
Vitres voilées par les rideaux, persiennes closes ou
fenêtres ouvertes sur des chambres vides, en face, la rue
n'avait point d 'yeux. Le regard de Rosé errait, désolé,
sur des façades mornes - morles.
De temps à autre, la porle voisine s'ouvrait ct se
refermait; un bruit, plus accentué, de voix lui parvenait,
diminuait, s'éteignait; des pas descendaient l'escalier.
Puis, ce fut le silence, pesant ct définitif. Tous les
voisins devaient être sortis, même Elle 1
Comme les vêlements neufs, les chambres nouvelles
gênent; elles n'ont point encore l'empreinte du corps;
�18
AIMER EST MIEUX •••
elles ne sonl point façonnées à l'image de l'occupant;
l'œil n'y retrouve, aux angles, accrochés en souvenirs,
nuls lambeaux d 'Ilme ; leur plafond est vide de pensées;
on y a froid et elles blessenl.
C'est la souffrance du premier soir.
Pour la fuir, Rosé, à son tour, descendit, s'en fut au
hasard. Dans les rues, il était moins seul, à cause des
passants et des devantures.
Au premier étage de la maison qu'il quittait, des yeux
l'avaient guetlé.
C'était chez le localaire principal, M. Oreff.
Un milieu bizarre 1 Ah 1 si Bosé l'avait vu. Tous ses
voisins s 'y retrouvaient; Lous, y compris la jeune fille;
épau.les contre épaules, entourant les deux fenêtres, ils
sc pressaient derrière les rideaux, dont les coins, imperceptiblement soulevés, tremblaient entre les doigts des
plus proches. Les yeux dardés suivaient la marche du
jeune homme, épiaient ses moindres mouvements. Et
des voix rauques s'entrecroisaient. Tous Slaves, ils parlaient « étranger n, comme disait Rosé.
- Se retourne-L-il ~
- Non, jetèrent trois ou quatre voix grondantes. Il
file droit, d'un air indifférent, comme s'il se promenait.
- Il va tourner dans la rue d'Alésia, du côté de
l'église.
Après un silence, une voix reprit:
- Que veut-il P Que vient-il faire P
- On s'en doute, Gregor Petrovitch ... Surveiller 1
Tous échangèrent des sourires ironiques et menaçants.
- On le lui rendra.
- Il s'est fourré dans la gueule des loups.
- C'est Kira qui l'a remarqué, dévorant des yeux nos
fenêtres.
Kira était le nom de la jeune fille brune - celle qui
avait arrêLé l'inflammable Provençal, celle dont l'apparition l'avail détourné de sa rou te ; celle qu'il n'aurait
pas fallu rencontrer.
D'une voix douce, elle compléta:
- Dimitri est descendu. Et je ne trouve pas qu'il
ail bien fait.
Gravement, froidement, un homme qui semblail planer au-dessus de Lous, M. OreIT, prononça:
- Pns de zèle, Dimitri. Celui qui se sent deviné ne
sc livre pas.
Un grand garçon brun à figure farouche - le même
devant qui Rosé se senlait mal à l'aise - s'excusa:
�AIMER EST MIEUX •••
19
- C'est plus fort que moi. Je fonce ...
Son geste disait qu'il était de la race des fauves, toujours prêt aux coups de griCfes, heureux d'abattre à ses
pieds et de tellir à sa merci la victime pantelante.
- Reliens-toi, conseilla OreU. Et sois prudent. La force
He vaut rien sans la ruse.
Un silence plana. Rosé venait de disparaître au tournant de la rue.
Brusquement, Oreff commanda:
- rI faut le suivre.
Dimitri bondit vers la porte. Mais Kira le retint.
- Pas Dimi tri.
- Pourquoi P demanda Oreff. TI sera prudent, cette
lois.
Acquiesçant d'un grognement, le Slave écarta la jeune
mIe et disparut.
Alors celle-ci, retombant dans un fauteuil, murmura,
comme se parlant à elle-même:
- Ce n'est peut-être pas ce que vous pensez.
Mais, la voix grave d'Oref! laissa tomber au milieu
d'un silence recueilli:
- Alors, pourquoi cette insistance P... D'où tombet-il P Que veut-il, celui-là P Ce soi-disant comptable ... si
loin des bureaux, si près de nous P... Que cherche-toi!
dans le coin des réfugiés P
Si loin de leurs préoccupations, le seul mobile qui
pOt expliquer la conduite de Rosé devait être le dernier
à leur apparaître. Ceux que les complications de la vie
O!ll rendu compliqués ne peuvent imaginer les motifs
SImples. D'instinct, ils vont droit aux autres. Le rusé
voit partout la ruse.
Des voix grondèrent, farouches:
- Il Y est venu ... Tant pis pour lui 1
Le coin des réfugiés 1 Cette dénomination, tombée des
lèvres du « réfugié » Oreff baptisait admirablement ce
quartier de Paris. Le calme de ses rues lointaines, où la police devait les ignorer, où les agents de la « secrète », à la solde de l'ambassade, ne pouvaient les épier
sans se trahir, - l'exiguïté des logements, la modicité
des loyers les avaient attirés en Ioule.
Voisins les uns des autres, ils se réunissaient chaque
nuit chez les chefs, - Oreff en était un, - y écoutant
les nouvelles, les discutant passionnément, s'entraînant
à l'action.
Qlli se fiH douté que ces COlluettes [a{'(ldes de maisons
�20
AIMEl\ EST MIEUX ...
neuves recélaie nt des fanatiqu es de « la cause », des chasseurs de souvera ins?
On disait d'eux, avec une nuànce d'hosti lité:
- Ce sont des R.usses 1
Mais cela ne visait que leur mine, point leurs opinions dont nul ne s'inquié tait. On les trouvai t d'extérieur peu soigné, de propret é discuta ble; on les estimai t
des barbare s, nullem ent dégross is par le contact de la
civilisa tion. Mais le jugeme nt qu'on portait sur eux s'arrlltail là.
SecrèLement traqués par la pollce interna tionale, sa
sachant surveillés, épiés clans leurs moindr es gestes et
leurs moindr es pas, les révolut ionnair es vivaien t dans
une alerle perpétu elle, étendan t leurs soupçon s à tous
ceux qui les entoura ient.
Beaucoup, dénués de rassources, vivaien t misérab lement, ignoran t non seulem ent tout luxe et lout confort,
mais encore les commo dilés élémen laires que ne sa refuse
point un ouvrier . Cerlain s, les cheIs, disposa nt cl 'une
fortune personn elle ou drainan t la richesse du parti,
menaie nt une existence li peine meilleu re.
La peur de l'espion les tenailla it. Les domest iques
étaient une chose inconnu e d'eux. Pour ne point ouvrir
leur porLe aux auxiliai res de la police, par crainte de
voir leurs concilia bules surpris ou leurs papiers caI)!'
briolés, ils renonça ien t aux services des femmas de ménage, s'astrei gnant aux désagréables peli Les besogne s de
propret é qu'impo se la vie quotidi enne. Ou bien c'étaien t
des compat riotes qui s'en chargea ient, avec autant de
bonne volonLé qua d'inapli lude. Et la crasse s'accum ulait dans les apparte ments, à la grande fureur des COllcierges.
L'insist anca de R.osé à vivra dans leur voisinage ne
pouvait qu'évei ller des soupçon s.
C'est pourqu oi Dimitri , sur le désir exprimé par Oreff,
s'était élancé sur ses traces.
L'avanc e qu'on avait laissé prendre au Provenç al n'était
qu'une précaut ion de plus, destinée à l'empêc her de
s'aperce voir qu'il éLait suivi. Dans la rue du Lunain ,
déserte, ou dans la rue d'Alésia, aux passant s trop clairsemés, aux trottoir s trop rapproc hés, il eÎlt de suite
remarq ué qu'on se jetait sur ses traces. Du moins, Dimitri en jugeait ainsi, ignoran t que le jeune homme
était à cent lieues de s'imagi ner qu'il püt être l'objet
d'une surveill ance, ou simplem ent d'une méfiance.
�AIMER EST MIEUX ...
21
Le Russe 1raversn donc ces deux rues sans IIpercevoir
la silhouelle ne Rosé.
Ayant lourné à droite oans l'avenue d'Orléans, il le
relrouva, flâneur ct paisible, marchant li peUls pas.
Habile li (léjouer les ruses des limiers, Dimitri savait sc
servir de l'expérience qu'il en avait pour « pister» à
son tour ceux qui lui semblaient suspecls. A cent mètres
derrière le Provençal, prenant soin d'éviter ses regards,
si (l'aventure il se retournait, le Russe descendit l'avenue,
obligé li des halles fréquentes par la badauderie de Rosé,
qu'émerveillait chaque magasin.
D'abord ces arr(lls multiples semblèrent li Dimitri
autant de petites llabiletés, destinées à forcer les indiscrets li prendre les devants.
Mais quand, après avoir alleint le lion de neUort, Rosé
revint sur ses pas, oe la même allure ct faisant montre
de la même curiosité naïve, le Russe douta el se demanda
s'il ne s'agissait pas tout bonnement d'une promenane.
Flt\nant toujours, Rosé regagna la rue du Lunain, jeta
un coup d 'œil machinal sur les fenêtres ou sixième et
rentra, sans même regarder en arrière. Quand Dimitri
se décida li l'imiter, confre son attente, il ne le trouva
pas arrôté oans l'escalier.
Je jeune homme avait dO gravir les six étages et s'enfermer dans sa chambre, sans chercher li s'assurer qu'il
n'avait pas été suivi.
Songeur, le Russe renescendit chez Oreff et rendit
compte de sa mission.
- Il s'est promené tout simplement. Rien de suspect.
- D'ailleurs, il n'a pas l'air dangereux, observa quelqu'un.
Les appréciations s'échangèrent devant le chef silencieux. Elles admettaient que la mine un peu simplette du
Provençal ne pouvait guère inquiéter.
Mais Orefr parla:
- Pour endormir la vigilance, il ne faut pas paraHre
malin. Qu'importe à qui vous épie de fermer les yeux
et de paraître dormir pendant des semaines, s'il lui suffit
de les rouvrir au bon moment pour découvrir ce que
vos dénances engourdies ne songeront plus à lui cacher P
L'argument fit impression.
.
Dimitri conclut d'un air sombre:
- Nous veillerons.
Et quand les Russes, tard dans ln nuit, regngnèrent
leurs chambres, il s'arrNn sur le palier du sixième ct
colla son oreille conlre la porte de Rosé.
�22
AIMER EST MIEUX ..•
Le Provençal dormait; sa respiration s'entendait, régulière et calme.
Mais, le lendemain matin, quand Je Russe ouvrit sa
fenêtre, il aperçut, la fixant dans une attente obstinée,
Rosé, qui rougit à sa vue et se rejeta en arrière.
- Parbleu 1 fit Dimitri d'un air railleur, une fois de
plus, le maître a vu clair.
Et, fermant la fenêtre, il se retourna vers ses compagnons, un doigt sur les lèvres.
CHAPITRE IIJ
UN PROVENÇAL AMOUREUX
- C'est dimanche 1. .. Bono 1. ..
Avec une décision joyeuse, Ros6 sauta sur sa descente
de lit et commença à s'babiller.
Le carillon de Saint-Pierre-cle-Montrouge, sonnant la
grand 'messe, venait de le réveiller, tandis qu'il s'offrait
le luxe hebdomadaire des employ6s : la grasse matinée.
Il y avait près de quinze jours que Rosé était Parisien.
Déjll, il avait pu dénombrer les joies et les mélancolies
que lui réservait sa nouvelle existence.
L'émerveillement de Paris dure peu, chez un provincial trop brusquement transplanté. D'avance, il s'en fait
une idée fausse, il commence donc par en chercher les
beautés Oil elles ne sont pas. Le côté clinquant, lumière et bruit, Montmartre et le boulevard, les musichalls ct les grands magasins, - clont est faite à peu près
exclusivement la réputation de la ville des plaisirs, en
province ct 11 l'étranger, fatigue et déçoit vite. Quant au
charme intime, il demande li être apprécié lentement et
paisiblement et ne se laisse point découvrir les premiers
jours. Flâner et rêver dans le bruit exige un apprentissage.
Quand Rosé eu t épuisé la joie nouvelle de s'ébahir et
d'écarrruilIer les yeux, il s'aperçut qu'au milieu du tohubohu de !ôte son existence demeurait morose.
Le bureau 1 Là avait d'abord été la cause principale
(le sa (lésolation, traduite en épîtres désespérées, affolant les gens du mas, stupéfaits d'apprendre que le petit
ne s'habituait pas à Paris.
Car c'était cela, le bureau: la prison - les travaux
Corcés 1
Autour de lui, une foule silencieuse et affairée s'agi-
�AIMER EST MIEUX ...
23
Lait, venail lui fourrer sous les yeux: des ractures qu'il
s'agissait de transcrire aussitÔt.
« Compte Marcère ... cinq mille six cent huit. .. ))
A peine avait-il eu le Lemps de relever ses yeux, fatigués par les peliles mouches noires des chiffres sur la
page blanche, le papier, brutalement, se posait devant
lui, lrompéWlt sa main indolemment lendue.
Lenlement il plaçait son porle-plume derrière son
oreille, s'apprêtant à une conversalion. N'en était-ce
point l'occasion P Mais déjà le commis était loin, le laissanl ahuri de tant de hâle.
« Pas moins, ils sont pressés, à Paris 1 »
Lui, en profilait pour étirer ses membres engourdis,
avant de se pencher, sans en train, sur le labeur ingrat.
Quand il avait lui-même à aller querir un renseignement, quand il devait se lever pour se mêler à ces gens
toujours courant, aussitôt bousculé, heurté, s'empêtrant
dans les jambes des uns pour être rejeté de façon bourrue
contre les poitrines des autres, il lui semblait qu'il était
entraîné dans une ronde infernale. Il tournait sur luimême, effaré, éperdu, malheureux.
En vain multipliait-il ses mines aimables, ses gentillesses et ses politesses, s'accrochant à ceux qu'il heurtait
en lançant un : « Pardon, hé P•.. » qui aurait désarmé
un tigre.
~ul
ne l'écoutait, ou, si on lui répondait, c'était pour
hu grommeler d'un air furieux quelque épithète mal
gracieuse:
- En voilà, un empaillé 1
Ou bien:
- Vous ne pouvez pas laire atlention, espèce de
gourde P
Ayant bon caractère, Rosé ne s'offensait point; mais
il lui semblait qu'il lui manquai t quelque chose, parce
qu'il ne pouvait faire sa besogne en musant.
Les collègues auxquels il s'adressait avec des périphrases polies, enguirlandées de hors-d 'œuvre d'amabilités, lui jetaien t d'une voix bourrue le renseignement
sollicité sans même lever la tôle ni interrompre lour
besogne.
S'il apportait llll papier, on grommelait:
- Posez ça là 1
Et la voix agacée, grincheuse, lui ôtait toute envie de
s'éterniser. Renvoyé comme un importun, il s'éloignait,
ravalant ses phrases.
TI lui sembla d'abord qu'il ne pourrait jamais vivre
�24
AIMER EST MIEUX •••
clans ce milieu maussade. Mais, peu à peu, il se résigna.
J.'hnbitude lui vint; ses collègues aussi s'accoutumèrent
à lui, le regarrlèrent davantage, l'initièrent. Au courant
des instan Ls propices à ce délassement, il put échanger
quelques phrases. Mais il ne se lia avec personne, interloq}(~
pal' le tour d'esprit de ses camarades et par leurs
go(Hs différents des siens.
..
Bon gré mal gré, il dut se plier li vivre seul.
D'ailleurs, dans sa chambre, la gaîté lui revenait, à
callse du bruit derrière la cloison, de la présence devinée, d'un brin de rêve cyu 'il s'obstinait li poursuivre.
Le dimanche, surtout, le mettait en joie. Ce jour-là.
il n'avait point l'obsession du bureau. Il lui sem bla1t
que tout chanlait en lui et autour de lui.
Justement, dans l'appartement voisin, une voix claire
égrenn quelques notes.
« Elle est réveillée! s'exclama le Provençal avec une
expression comique, 011 entraient une désolation démesurée ct un reproche pour sa propre paresse.
n s'agita, tourna dans la chambre, procérlant à une
blllive toileUe, tout en se faisant à lui-même la conversalion. ri appelait cela se tenir compagnie.
« Vé 1 je n'ai pas de chance 1 Pour une fois qu'clle se
lève de bonne heure 1 »
Car il avait remarqué quo ces Russes, veillant beaucoup et fort tard, prolongeaient leur sommeil assez avant
dans la matinée.
Courant à sa fenêtre, il l'ouvrit, sourit au soleil clair
et s'accouda, guettant.
La jeune Russe, à ce moment, passa la tête, explorant
la rue.
- Eh 1 bonjour donc, mademoiselle 1 lança gentiment
Rosé, à la fois timide et familier. Pas moins il fait frisquet, ce malin l
'
Mais la voisine disparut de la fenêlre, après une incU.nation de Hlt.e tout juste polie.
« Non, elle n'est pas lianle 1 Il constala Rosé, un peu
déconfit.
Renonçant h contempler la rue déserte, il retourna à sa
cuvette, parachever sa toilelle.
Tout en se savonnant, 'il émettait des aphorismes sentencieux el consolateurs .
. « Il faut le temps poUt' s'hahituer au monde ... surtout
qunnd on est du Nord ... Et elle doit en Mre, pas moins,
puisque la géogrnphie dit qu'il neige lant dans son
pays ... Boudiou 1 on serait gelé rien que de le voir 1... La
�A1MEI\ EST MIEUX ...
25
pauvre! elle se croit encore clans son pays. Elle a peur
que les paroles lui gèlen l. 1\1ais ça lui passera .. Supposons qu'elle m 'ait tout de slIite fail des confidences.
Qu'est-ce que j'aurais pensé P Hien de sérieux, té ! Alors p»
Elle occupait beaucoup Rosé, la jolie voi sine; l'attirance mystérieu se qu'elle avait exercée Sllr lui dès l'instant où il l'avait aperçue n'avait fait que s'accroître.
S'enveloppail-elle incon sciemment d'un nuine magnélique P On nuroit. pu Je croire, à voir son timide admirateur, jamais la s de la couver des yeux.
L'apercevait-il de loin, sa figure s'éclairnit. S'il la croisait dan s l'escalier, s'i! pouvait lui décoch er au passage
son bonjour sonore, il en emportait du bonheur pour
tout le jour. Et, de ce bonheur-là, il ne s'61ait point
encore rassasié.
A vrai dire, les occasions éLaient rares . Dès les premiers
jours, il avait pu se convaincre que ses voisins menaient
une vie renfermée et se laissaient malai sément dévisager.
Levés très tard, ils dormaient encore quand Rosé partait
pour son bureau. Ce n'était que le soir, au retour, qu'il
pouvait espérer sourire à celle dont il rêva it tout le jour.
Très vile il avait vu clair en lui ct adopté, comme toute
natu relle, cette passion naissante . Les objections J'embarr(l ~,aie
nt
peu. Avec une belle assurance et une imaginaUon infatigable, il les rénuisait toutes à néant.
Il ne la connai ssait pas P
Bon! tôt ou tard, on fait connaissance.
Elle lui plaisait, soit! Mais lui plairait-il P
Pourquoi pas? Il était gentil ga rçon, ayant du bien
au soleil, tout là-bas, sur le flanc des Alpilles, dans un
pays qui valait bien Paris.
Lui conviendrait-elle?
Oui, puisqu'elle lui plaisait.
Et si elle n'était pas de celles qu'on épouse P
Allons donc! Avec des yeux pareils? De beaux grands
yeux candides, lumineux et francs!
D'ailleurs, tou t s'éclaircirait. Tl irait d'un pas raisonnable, prenant son temps, observant ct se renseignant.
Quand il serait sûr, il parlerait et on verrait bien.
Pour commencer, il avait entrepris une enqu~t.
L'apparlement de ses voi sins se composait de deux
petites pièces; trois personnes l'hahitaient : Kira, Dimitri
et une autre Russe, plus t\gée. Des compatriotes y
venaient prendre leurs repas. Tout cela, une observation
attentive des allées et venues avait suffi pour l'apprendre
à Rosé.:
�2G
AIMEH EST MIEUX ...
Quel lien de purenLé unissaH les trois Slaves P Rosé
supposait que Dimitri était marié à la plus ôgée des deux
femmes. La plus 'jeune devait lllre sa sœur ou sa bellesœur. La concierge, tout en bavardanl, l'avait confirmé
dans celle opinion.
- Ce n'est pas qu'ils m'aient jamais rncont6 leur vie,
déclara-t-elle. Ce monde-là ne parle pas... Bonjour,
bonsoir 1 Et encore 1... De vrais sauvages J... Mais on
a des yeux et des oreilles. On sait observer ... C'esl tout
de la même bande ... Par exemple, ne me demandez pas
d'où ils viennent, ni ce rru'ils font, ni de quoi ils vivenl. ..
Ils n'ont pas trop l'air de travailler, voilà cc qui est sùr.
Ils entrenl, ils sortent à toute heure du jour el surtout
de la nuit. Voilà tout ce que je puis vous en dire.
- Tout de même, ils paraissent I\lre de braves
gens P
Rosé risquait cela d'un air inquiet. II trouvait que la
conversation déviait et ne savait comment la limiter fi
Kira, ]a seule qui l'intéressât. JI dit, pour préciser:
- Comme voisins, ils ne sont pas gllnanls.
- Parce que vous êtes jeune et que vous avez ]e sommeil dur .. . N'empêche que le grand remue toute la
nuit ... Et ce sont des portes qu'on claque, des meubles
qu'on dép]ace ... Et je te roule 1 et je te traîne 1. .. e.t ie
crie 1 et je ris 1 et je chante 1 En av an t la sarabande 1 Tartt
pis pour les autres, s'ils tiennent à dormir 1 Allez, vous
êtes le seul à ne pas vous plaindre. Ceux d'en dessous
ne s'en privent guère ... Ah 1 j'en entends de vertes sur
le comple du Limanoff ... Dimitri Limanoff ...
- Le frère de la jeune fille P
- Ça doit être. Ils ont donné le même nom 1 Olga
Limanof! et Rira Limanoff. Kira, c'est la jeune.
- Elle a ] 'air bien convenable.
- Oui, elle est gentille.
Malgré J'inlonation .indifférente de la concierge, Rosé
entendit cetle phrase avec ravissement.
Mais c'élait à Dimitri que semblait en vouloir son
interlocutrice.
- C'est un ours. Quand on lui parle, on dirait toujours qu'il va vous fusiller.
Elle sc pencha vers lui myslérieusement :
- C'est comme cet OrefL.
Poliment, pour marquer de l'intérêt, Rosé répéta, en
baissant aussi la voix:
- Oreff P
Mais, soudain, ]a concierge rougit et parut mal à l'aise.
�AIMER EST MIEUX •••
27
Elle avait l'air penaud de quelqu'un qu'on surprend en
faule.
En suivant son regard, B.osé aperçut Dimitri, survenu
à pas de loup, et qui passa sans un mot, les fixant seulement d'un œil dur.
Quand il eut disparu, la concierge tendit son balai
dans sa direction.
- Il arrive toujours comme un chat, celui-là ... Dites
un peu que c'est naturel ~
Le Provençal ne tenta point de rompre une lance en
faveur du Russe. Ce n'était guère le moment. D'ailleurs,
il aurait manqué d'enthousiasme et de conviction.
Comme toujours, une gêne inquiète venait de passer sur
lui. Tl en était ainsi chaque fois qu'il rencontrait
Dimitri. Pourtant, il aurait voulu lui pl . e, à cause de
JOra. Mais le regard farouche le glaçait.
Il murmura, en passant la porte:
« Pas moins, il n'a pas l'air aimable 1 »
C'élait bien ce qui l'ennuyait. Avec cet air-là, l'occasion qu'il cherchait d'entrer en relations avec ses voisins
ne serait pas facile à dénicher.
Seule, la jeune fille ne lui paraissait pas hostile.
Réservée, certes! Pas du Midi pour un sou. Mais elle
éla1t· excusable, la pauvre 1 Venue de pays si froids '-"T',hère 1 - il en faudrait du soleil pour la remettre 1 Et
c'éta it dans les Alpilles qu'on en trouvait 1 Si « ça se
faisait », six mois de là-bas suffiraient pour lui « faire
passer ça Il .
• (c Si ça se faisait Il ... ces mots mystérieux ne visaient
nen moins qu'un mariage. Rosé y songeait comme à un
projet qui était dans l'air et auquel chacun des int~resé
clevait songer à part lui.
Installé dans le roman si nécessaire à sa vic, exutoire
i'I Son imagination bouillonnante, dont les nots devaient
s'échapper, sous peine de J'étouffer, il ne s'apercevait
point qu'il s'y trouvait seul. A défaut des phrases encore
11 venir, il admettait que ses regards avaien t di\ parler
pour lui. Mieux, sa seule présence avait suffi. Puisqu'il
était là, 11 devait nécessairement alre considéré en prétendant, - en prétendant discret, pas moins 1
En somme, l'issue était encore douteuse; mais le
projet existait. Avant cie pousser les choses plus loin,
Rosé sc plaisait à en imaginer les conséquences. Une des
premières était la cure de soleil qui dégèlera il là-bas.
Et quand il l'avait « vue », vue réellement dans un
éhlouissement de soleil, animée, rieuse, bavarde, telle
�28
AIMEH EST MIEUX ..•
qu'elle serail « là-bas », il se réveillait de son rêve - de
son reve poursuivi partout, en chiffrant et en marchanl
- à deux pas d'elle, la croisant devant la loge de la
concierge.
Pouvait-il faire moins que de lui adresser un pelit sourire entendu, un peLit mot aimable P Tout à l'heure, ils
en élaienl à « fixer le jour n. On ne redevient pas brusquement des étrangers. Ça a beau se passer en rêve, il en
J'este toujours quelque c110se.
nosé souriait, avec une envie de dire: « Té 1 vous voilà 1
Justement, je pensais à vous ... Devinez un peu, pour
voir ... »
Dame 1 de pareilles mines, à la fois timides et familières, déconcertaient la jeune fille. Elle n'élait pas au
diapason, parce qu'elle n '6tait pas dans le secret. Quand
nosé la voyait toule proche, elle l'apercevai t à des lieues.
Et elle s'étonnait qu'il lui adressât des signes de
connaissance.
Pourlant, il y avait progrès. Inconsciemment, elle
subissait l'inOuence de ce rêve si proche. Interloquée et
comme raidie aux premières paroles du jeune homme,
- de simples paroles de politesse, pourtant, - elle les
accueillait maintenant d'un pelit salut. Les mols viendraient plus lard.
'.; VI;
':I)\t%
Même, un jour, elle sourit.
('..c fut celui où la concierge, indiscrète et bavarde, avait
appris à Rosé les noms et prénoms de ses voisins.
Quand on est du pays où le sang, n'élant que du
soleil liquéfié, fait courir dans les veines une perpétuelle
envie de chanler, on n'enferme pas en soi de pareils
secrets. On en lait parade.
Tou t fier d'en savoir tant et n 'y voyant pas malice,
sitôt qu'il rencontra la jeune fille dans l'escalier, le
Provençal ne manqua pas de la saluer d'un caressant:
- Bonjour, mademoiselle Kira 1
Il y mil tou t son cœur.
Elle s'arrêta net, le fixant profondément, comme pour
le juger.
Puis, un sourire passa sur sa figure délendue, et elle
continua sa route.
Epanoui, Rosé songea:
« Nous devenons amis. »
Tl lui manquait un confident. Comment s'épancher,
quand on vit seul P Les camarades du bureau, trop Parisiens, lui gelaient les phrases sur les lèvres, avec leurs
plaisanteries. D'autre part, garder sur Je cœur le poids
�AIMER EST MIEUX ..•
29
d'un si gros secret, quel supplice pour son exubérance
méridionale 1
Un dimanche matin, il découvrit le remède.
Il venait de s'installer devant la fenêlre pour écrire à
« la maman ». Et brusquement, parce que la voix de
Kira s'élevait à côté, il laissa courir sa plume, se détendant, se confiant.
(( Elle s'appelle Kira Llmanoff.. . Si tu la voyais 1 Elle
est hrune, pas comme celles de chez nous; c'est infiniment plus doux. On dirait qu'en voulant les dorer, le
soleil s'est trop attardé à caresser ses cheveux et qu'il les
a brtîlés. Ils ne sont plus blonds et ils ne sont pas noirs.
C'est quand même de la lumière ... »
Les lignes s'ajoutaient aux lignes; toute la poésie de
Provence remonlait du cœur aux lèvres de Rosé; il murmurait les mots comme des caresses, et ses doigts, en les
transcrivant, frémissaient.
Quand il s'arrêta, soulagé, l'angélus de midi sonnait.
Un refrain aux lèvres, il ferma le buvard, se leva,
s'étira.
(( Ça fait du bien 1. .. .le finirai plus tard, quand j'aurai
reIn. »
liMais le soir, en parcourant les pages fiévreuses, il
Songea que (( la maman» s'effraierait de lui savoir une
fiancée.
Car, naïvement, il pré~entai
Kira comme telle, son
imagination ayant bondi par-dessus les événements et
les ayant déroulés selon son vœu.
.
Tout de même, c'était se confesser un peu prématurément. Il en convint; sa pensée, changeant de direction,
découvrit les complications possibles.
Il y avait la grande objection: Kira était Russe . De
près, ce n'était rien. Mais, de loin, cela devenait quelque
chose.
, (( Quand ils l'auront vue 1. .. Il
Aussitôt il se consola. C'était cela. n fallait attendre,
remettre les confidences au lendemain de cette rencontre,
dont il n'étudia ni les circonstances, ni la probabilité.
Il lui suffisait de n'avoir pas à déchirer la lettre commencée.
(( Té 1 je l'enverrai plus tard. Il
Il laissa les pages daus le buvard et récrivit une autre
lettre, mueLte, celle-là, sur le rêve de son cœur.
Mais désormais, chaque soir, il ajouta aux premières
�JO
AIMER EST MIEUX •••
pages d'autres où, sans contrainte, il ressassait son
amour.
Il disait, avec un bon sourire convaincu :
« Plus tard, la maman lira ça ... cl ça lui fera plaisir. li
Mais, au fond, c'élait pour lui-mt:me qu'il écrivait. Le
papier remplaçail le confident qui manquait.
CHAPITRE IV
LE DÉMON DE LA CURIOSITÉ
Quelque ùésir que nourrît Rosé d'entrer dans les
bonnes grâces de Dimilri, il semblait qu'un sorl malicieux s'obstinât à multiplier les obstacles. Véritablement,
il jouaiL de malchance.
Il ne renconlrait le Russe qu'en des circonstances désagréables qui devaient, sinon confirmer, du moins entretenir l'état de suspicion dans lequel on le tenait.
A cause de la curiosilé latenle qui étaiL en lui, ses
altitudes ne pouvaient paraître complèlement innocenles. Et comme on se méprenait sur la cause qui le faisail accourir sur sa porte au moindre bruit de pas dans
l'escalier, les méfiances à son endroit n'avuient J.X)int
désarmé.
,' On l 'avait suivi à diverses reprises, - Dimitri et d'aulres, - mais sans résultal, puisque celle surveillance
n'avait lait que confirmer ses dires. Il élait vraiment
employé par la maison qu'il avait indiquée et s'y rendait ponctuellement, avec la plus louable assiduité. Il
semblait irréprochable. Point de fréquenlations. Jamais
llli but suspect ne dirigeait ses pas.
~'lais
OreIT n'en persistait pas moins à penser qu'il
jouait un rÔle - consciencieusement, parce qu'il se
réservait.
Et comme il le jugeait extrômement habile, il l'estimait d'autant plus dangereux.
Depuis qu'il s'était fait prendre par Dimitri en 110grant délit de bavardage avec la concierge, Rosé, quand
il s'arrt:tait devant la loge, évitait soigneusement les
sujets scabreux. Là encore, il exagérait, car il affectait
ùe parler avec éclal, pour proclamer à tout venant
l'innocence de ces conversations.
Pourtant, il eût aimé recueillir cl 'autres détails sur les
hôtes de la maison.
Qui était OreIT? Ses relations avec les Limanofl, qui ne
�AIMER EST MIEUX •••
31
passaient point un jour sans entrer chez lui, le rendaient
intéressant aux yeux de Rosé.
Puis il avait l'aUrait du mystère dont son existence
s'entourait. A part la concierge, nul ne pénétrait dans
son appartement sans une sorte de mot de passe. Quotidiennement, sur sa porte, s'épinglaient de petits carrés
de papier recouverts de signes bizarres. De mystérieux
visiteurs, aux barbes incultes, les yeux cachés par des
lunettes, les venaient consuller.
Chaque fois qu'il passait devant celle porte, Rosé y
jetait un regard curieux, mais n'osait s'arrêter pour en
pénétrer le mystère.
Un jour, il se risqua .
Nul bruit ne se faisait entendre à l'intérieur. Luimême était descendu à pas de loup. ri s'approcha et considéra les carrés de papier.
Couverts de caractères inconnus, ils ne pouvaient
qu'exciter sa curiosité, naturellement vive, en même
temps que la décevoir.
Avant que le jeune Provençal eilt eu le temps de traduire ce sentiment par une moue désappointée, la porte
s'ouvrit doucement et Dimitri, narquois, apparut sur
le seuil.
Une fois rie plus, Rosé dut battre en retraite, fort
pcnaùtl, en' balbutiant des excuses incompréhensibles.
Le lendemain, une pire aventure lui arriva, bien faite
pour achever de le compromellre aux yeux méfiants du
llusse.
Corn me il revenait, le soir, de son bureau, traversant,
avant l 'heure de la retraite, le Luxembourg, - dont les
paisibles ombrages, le charme intime et presque familial
l'attiraient fréquemment, - il aperçut Kira, en compagnie d'une autre jeune fille.
Il songea d'abord à presser le pas et à dépasser Kira,
pour l 'unique plaisir de la saluer. Mais, renonçant aussitôt à cette joie de courte durée, qui l'ellt forcé à s'éloigner ensuite ou à voir fuir son indiscrète o])stination, il
décida de suivre de loin les deux jeunes filles, admirant
à loisir la gracieuse silhouelle qui ravissait son cœur
et lui donnait l'illusion d'une présence amie.
Dans le grand Paris, pour une minute, il avait cessé
de se sen Lir seul.
Ah 1 la délicieuse promenade 1 Elles semblaient errer
sans but clans le jardin, traversant les groupes d'enfants,
sous la menace des minuscllles aéroplanes qui lendaient
l 'air comme des flèches.
�32
AIMEn EST MIEUX .••
Elles firent le tour du bassin, riant à ùeux ou trois
navigaLeurs aITairés à suivre les évoluLions de leur bateau,
marchèrent vers le palais, regardant l 'heure à l'horloge,
frôlèrent l'ennui résig:né de la senLinelle, remonLèrent les
marches près du coin où des vieillards vénérables, agrémenLés de quelques maturiLés, s'acharnaient au croquet
quotidien.
De là, s'engageant sous les arbres, elles gagnèrent les
allées plus feuillues qui longent la rue Guynemer.
Tournant à droite, bifurquant à gauche, s'éloignant
sans cesse de la zone connue du jeune homme, les deux
Husses compliquaient leur itinéraire, au grand désespoir
de Rosé qui ne s'y reLrouvait plus. Mais, conservant sa
disLance, il s'obstinait à les suivre. Le rêve ne se quille
pas: il nous quiLLe.
Soudain, il les vit disparaître presLement, comme
escamolées par un corridor étroil dont la porLe s'ouvrait,
peLi Le et sombre.
La rue lui sembla devenue morne ct vide. Le ciel jeta
sur lui une buée grise qui l'attrisLa.
Cc n'éLait que le soleil, déHnilivement couché; mais il
crut que c'était la <'Iisparilion <'le Kira.
Arrêté sur le lroUoir, désemparé, n'ayant plus de but,
il ne se r6signait point à s'éloigner. JI résolut de faire
les cent pas, en allendanl la sortie des jeunes filles.
Ne tenaient-elles point, pour lui, le fil d'Ariane qui
le devait guider dans le dédale de ces rues inconnues P
Mais une inquiélude le prit lout à coup. Si elles
allaient s'éterniser P
A deux pas, une horloge servait d'enseigne à un bijoutier. TI la consultait fréquemment et s'étonnait que les
aiguHles tournassent si len tement.
(( Il y a pourtant des heures que j'attends 1 »
Une à peine, mais si longue à son impatience 1
Elles sortirent enfin, juste comme il s'adossait à la
muraille d'en face, las de ùéambuler sur le troltoir ou
de s'hypnotiser dans la conLemplaLion des montres.
Tout à coup, il sc jeta derrière une auto, cherchant
à se <'Iissimuler : il venai t d'apercevoir Dimitri sorlan t
derrière Kira.
Mais il étaiL trop lard. Déjà, le dur regard du Russe
avait découvert Rosé 1
Doublant le pas, Dimitri rattrapa les jeunes filles et les
entraina précipi lamment.
De loin, Rosé, conslerné, put les voir causer avec
animation.
�33
AIMEH EST MIIlUX ...
« Allons, boni gémit-il. Que va-t-i! penser de moi P••.
Et elle P Peul-êlre trouve-L-eHe que je la compromets. »
Il ajouta avec un soupir:
« Je n'ai pourtanl que de bonnes intenlions 1 »
Comme les Busses avaient disparu, le pauvre amoureux essaya de retrouver son chemin. Mais, après avoir
erré quelque temps à l'aventure, il dut se résigner à
héler un taxi.
CHAPITRE V
UNll l'iUl"!" DE TERREUR
Dans la nuit, Rosé s'éveilla en sursauL. Etait-il tard P
fi n'en savait rien, ayant dormi, selon son habitude, à
poings fermés. JI avait fallu le bruit d'un meuble heurté,
tout près de son lit, pour le dresser sur son séanl, le
cccur ballanl, les yeux dardés au milieu des ténèbres.
Une impression de froid, un souflle d'air qui l'enveloppail, lui donna à penser que sa porle venait d'êlre
ouverte.
« Des camhdoleurs P », songea-t-i1 avec un peu d'angoisse.
Les journaux en parlaient tellement 1
Mais que seraient-lis venus prendre dans cello pauvre
chambre P
Il eut envie de crier à l'obscurité: « Il n'y a rien 1 Ce
n'est pas la peine 1 »
Les paroles ne sortirent pas; la bravoure n'était pas
le fait du Provençal. Il demeura immobile, apeuré cl frileux, l'oreille aux aguets.
Aucun bruit ne se faisait entendre; il sc raSSura el
songea à sc pelotonner derechef dans ses cOllvertures.
Il se dit:
« On se [ait des idées ... J'ai eu un cauchemar, peulêtre. »
Mais cet air qu'il sentait venir, glaçant sa poitrine P
Et puis, se rendormir ainsi, mal rassuré, prN à ressauter à chaql1e craC{llemenL. ..
Miellx valuit en finir de suite, allumer, aller s'assurer
ql1e la porle était close.
D'une décision hrusque, il sauta de son lit, étendant
ln mllin vers le commutateur.
Un cri s'étrangla dans sa gorge; ùes doigts nerveux
le saisissaient, écrasaient un btlillon sur ses lèvres.
3
�34.
AIMER E ST MIEUX ..•
Dans l 'ombre, aulour de lui, il aperçut une douzain e
ct 'yeux phosphorescents .
Il vécut une minute d 'borreur indicible, se tordant
désespérément, luttant contre les bras qui l'enlaçaient, le
renver saient sur sa co ucJ:ie , le ficelaient dans ses couverlures.
Puis il senlil qu'on l'emportait et, brusquement, il sc
trouva en pleine lumière, ébloui, posé brutal ement sur
le plancher d'une chambre.
Tl fut tenté de fermer les yeux, épouvantr à l'idée de
yoir hriller une arme enlre Jes m ains des autours de
l 'agression.
Mais des voix retentirent, des voix rauques qu'il conlI aissait . On disculait aulour de lui.
JI regarda.
Pauvre de Il1i 1 Etait-cc croyabl e ? Que lui voulait-on?
Jl était ch ez ses voisin s. Dimitri et d 'autres Ru sses
qu'il voya it chaque jour, tels étaient ses agresseurs.
Une slupéfaclion naïve chassa la lerreur de ses yeux,
qui parcoururenl la pièce.
A quelques pas , très pâle, Kira jelail sur lui des regards
apitoyés.
Ell e Jo plaignait? .. Du coup, ses terreurs rovimenl.
Qu 'all aient donc faire de lui ces gens barbu s, aux yeux
mauvais?
Une autre id éo surgit - hébé lé, il n e pen sait plu s
qu e par secousses : une plai sant erie?
N'é tail-il pas possibl e qu e c 'en fût un e? une « gal éjllCle »?
JI le souhaita éperdum ent, si bien qu 'il faillit S'Cil
convain cre. Cela expliqu ait tout.
Coquin de so rl l Ell e étnit fort e - sini slre, m ême . Une galéjade li lu J"aç,o!1 des gens du No rd , 11 vou s donner
froid dau s le dos , le frisson de la pel ite morl. Oulre !
qu ell es mines 1 Peul-être qu 'il s riraient toul il l'heure ;
mai s, p Oli r Je momen t, il s n ' Clt paraissaien t g uère capabl es. Pas moin s, ell e n'était pas drôl e,leur far ce 1
El (lllis, ([u elle hizarre façon de faire conn aissan ce!
ya les pronail là, tout ct 'un coup , snns cri er gare . Il s rest a i e ~l
deux mois san s vou s parl er, sans daig ner s'aper cevon qu e VOli S ex isti ez, et pui s, un e bell c nuil, zou 1 ils
vo~
s tomhaiclll dess us pOlir YOll S en servir « unc » au
pOivre el au pim ont. La con cierge avait hien raison de
lrai ter ces gcn s-Ià de sauvages .
S'il nvnit pu porl er, il leur nuroit cri é : « Ça ne prend
�AIMEl\ EST MIEUX ...
:35
pas 1 Déficelez-moi vile. Je sais bien que c'est pour rire,
allez. Enlevez, je ne me Iûcberai pas.
Mais le bâillon était solidement noué, trop, peut-êlre,
pour un jeu.
Et les hommes qui l'entouraient avaient des mines
faroucbes, disculaient enlre eux avec gravilé, presCJue
avec solennilé.
On aurait dit un tribunal.
Ah 1 comme llosé aurait voulu savoir leur langue, pour
cOInprenùre!
Maintenant, Kira, de plus en plus pâle, se mêlait ail
conciliabule. Elle semblait prier. Et les bommes refusaient de la lêle, énergiques et têtus. Puis, ils parlèrent,
tous ensemble, avec des gesles véhéments. La voix de
Dirni tri domina, cinglante et bru laIe.
Kira se lut et s'assit à l'écart, ne regardanl plus Rosé.
Mais si ce n'était pas une plaisanterie, - car, vraimenl, la scène n'en avait pas l'air ct l'attilude de la
jeune Russe ne permettait pas de conserver l'illusion, llU 'était-ce P
On ne pouvait lui vouloir du mal: 11 ne leur avait rien
fail, à ces gens 1
. Pourtant ~ ... Le regard que lui avait jelé Dimitri, le
JOur même, quand il l'avait surpris allendant la sortie
de Kim, lui revint à la mémoire.
JI y avait de la baine et de la menace dans ce regard-là.
Mais pourquoi P
nrusquement, Rosé pensa qu'on pouvait lui faire un
crime de son amour pour Kira. Ce fut comme le déchirement d'un voile devant son imagination. Des visions
horribles l 'enlourèren 1. Des légendes, égarées dans les
recoins de sn mémoire, revinrent en foule l'assaillir de
terreurs, des récits de drames, dont les héros - les bourreaux - étaient des fiancés, parfois des pères ou des
rrères, à cause de l'honneur Ùlt nom.
Ces aventures tragiques, à la leclure desquelles il prenait jadis lin plaisir si vif, parce qu'elles lui faisaient
passer <le peUts frissons dnns le dos, - et qu'on aüne
trembler au creux de son fauteuil, trembler pour le péril
d'autrui, - se déroulaient en Corse ou en Italie, pnys de
sang autant que de soleil, pays terribles où il suffit au
passant de sourire li ulle femme pour mériter la morl.
Peut-être en était-il de même au pays des glaces P Peulêtre les Slaves puuissaient-i1s ainsi les {jnlanls P
Que dirait Rosé pour se justifier P Tout étail emhûche,
POur lui, ignorant des coulumes de ces hommes. Croyant
�36
AIMER EST MIEUX •••
avouer une faule vénielle, n'allait-il pas leur paraître
diglle des pires châtiments P
Comme Dimitri s'agenouillait et lui soulevait la tête,
il faillit s'évanouir d'effroi. Voulait-il l'étrangler sans
autre forme de procès P
Mais c'était, au contraire, pOUl' lui enlever son bâillon.
Telle éLait sa peur qu'en dépit des prolestations et des
supplicalions qui bouillonnaient en lui le son expir<!. sur
ses lèvres.
D'ailleurs, un des Russes, penché sur lui, piquait sa
poitrine, à l'endroit du cœur, avec un poignard effilé.
Une voix lui dit, impérieuse:
~
Pas de cris, ou vous êles mort. Répondez seulemenL.
Il souLOa, lerrorisé, presque agonisant:
- Que fauL-il dire P
Dimitri répéLa :
- llépondez nettement. Vous ne gagneriez rien à
mentir. Nous savons Lout.
Il bégaya:
- Je ne comprends pas. Je n'ai rien fait.
Mais, rudement, Dimitri lui coupa la parole:
- Qu'êtes-vous venu chercher parmi nous P Qui vous
envoie P
L'ébahissement de Rosé fut sincère.
- Personne, Lé 1 Je suis venu seul.
- Mais vous aviez un motif. Pourquoi choisir ce quartier, celle maison, celLe chambre P
« Ils y viennent, pensa le Provençal. C'est le moment
de sc tenir. »
Tl força son air nalf pour répondre:
- C'est par hasard. Je cherchais il. me loger. J'ai vu
une chambre à louer ... Je me suis dit: « Autant là
'lu 'ailleurs. Il
Aulour de lui, les visages restèrent sceptiques; les
sourcils se froncèrent, indiquant qu 'Ol! goQ tait peu cetle
cxplicalioll.
- Qui vous y atlirait P
La rl'lestion répétée annulait la réponse. Mais Rosé
s'ohslina.
- Personne.
- VOliS ne voulez pas parler P
Il S'effara, gémil encore, plaintivement:
- Mais que faut-il dire P
El il avai tune lnoue tremblanle cl 'enfant à qui on
demaude des choses qu'il ignore et qui va, fau le de pouvoir répondre, éclater en sanglots.
�AIMER EST MIEUX ..•
37
D'une voix nette, détachant chaque mot, Dimitri prononça, tandis qu'il le fixait:
- Nous voulons un aveu, et vous savez lequel. Ne
croyez point nous duper: nous savons ... et puisque nous
nous connaissons réciproquement, cessez cette comédie.
Confessez-vous. Vous savez bien qu'ils ne vous en tireront pas.
Les idées de Rosé étaient trop brouillées pour que ce
discours l'ahurit davantage. Il s'obstina dans son
mutisme, uniquement résolu à garder son secret.
Vraiment, il n'imaginait pas d'issue à cette scène. Il
lui semblait seulement qu'en so taisant, il la prolongeait indéfiniment et que tous allaient demeurer là, dans
leurs diverses attitudes, figées à jamais.
Dimitri continua d'un ton railleur:
- Ainsi, le hasard est votre seul maître ~ C'est lui qui
vous amena ici; c'est encore lui qui, tantôt, vous fit
passer devant la maison que vous savez ~
- Certainement, bégaya Rosé.
- Vous ne voulez rien dire de plus ~
La voix menaçait. Rosé murmura:
- Mais je ne sais pas ...
A un sIgne cie Dimitri, le bAiIlon retomba sur sa
bouche, prestement renoué.
Les hommes échangèrent quelques mots en russe;
deux d'entre eux étaient sortis; il s reparurent, firent un
geste, facile à interpréter:
- Venez. Tout est prêt.
Alors, landis qu'on SOli levait Rosé, inerte ct à demi
mort de peur, Kira se dressa tout d'une pièce et parla.
Sa voix sonnait, indignée et vibrante; cerLaines syllabes
traversaient la pièce d'une plainte étrange, le sanglot
d'un cristal qu'on fêle.
Les hommes qui portaient Rosé sc mirent en marche.
Elle courut devnnt. eux, leur barrant le passllge, prononça quelquos mots, d'une voix haletante, ct disparut
dans l'obscurité.
Dimitri hallssa les épaules ct nt un geste. Tous avancèrent, étouffant. Je hruit (le lcurs pas.
Ils cntrèrent dans la chambre tIe Rosé et le déposèren t
SUr son lit.
A/ors, il vit, avec effroi, une corde accrochée au plafond
se balançant au-desslls ct 'une chnise .
Une suenr emperla ses lempes ; ses yeux révulsés interrogèrent les assistants.
Ah / qu'eIle était lugubre, cetle chambre, Otl l'ampoule
�38
AIlIlEH EST MIEUX •••
ne répandail pas plus de clarté que les bougies brûlant
aux veillées funèbres! Sa pelile flamme jaune n'entamait
pas l'ombre, y projelant seulement un brouillard lu.mineux qui tremblotait. Sur Je plancher et sur la muraille,
Il peine éclairés, de grandes silhouettes noires se découpaient, giganlesques. Et toul cela dansait devant le
regard de Hosé.
Noyés dans J'ombre, Jes visages des hommes, autour
du lil, avaient une expression diabolique.
El surlout Ja corde, celle corde oscillante, avec son
nœud coulant qui béait à vide, semblait allendre 1
Toule celle vision, par les yeux horrifiés de Rosé,
envahissait son cerveau, l'encombrait à le laire éclater
el, sous son crâne, peu à peu la lolie naissait.
Celte corde? pour qui était-elle, celle corde?
Etait-ce donc son pauvre corps qui allai t s 'y balancer
tout il l'heure, quand on renverserait la chaise?
Et ne pas pouvoir hurler, ne pas pouvoir se démener,
se tordre 1 Rester immobile, 1ié sans voix, déjà glacé 1
Assister impuissant aux opprNs de sa propre mort 1 Ah 1
Jes misérables se connaissaient en ralflnements de supplices!
Mais qu'attendaient-ils?
tes minules coulaient ct tous, encadrant le lit, restaient immobiles el silencieux, les yeux sur la port~
.
Un homme, tout à coup, y apparut, venu sans bruit,
suivi d'une jeune fille.
Et Rosé, avec un tressaillement dont il Il 'analysa point
Je sens, - espoir P effroi plus grand? - reconnut la
silhouette sévère d 'Orefr, celle si douce de Kira.
D'un coup d'œil froid, l'énigmatique personnage envisagea la scène, sans qu'un muscle de son visage tres8uillH. Puis, ell russe, il parut questionner Dimitri.
Aprement, Kira intervint, disculan t passionnément,
cherchant à convaincre.
Et soudain, à quelques mol.s que répondit Orerr, tous
les hOlllmes, s'éloignant du lit, se mirent à fureler dan~
la chambre, ouvrant l'armoire et les tiroirs, louillant les
poches de Hosé, qui continuait à vivro son épouvantable
cauchemar.
Dimitri, 10 premier, pOllssa une exclamation joyeuse:
il venait de découvrir, serré dans le tiroir de la tablo, Je
buvard, avec les lettres, jamais expédiées, de Rosé à sa
mère.
Ensemble, Orere et Rira s 'opprochèrent, et, tandis que
le Russe, assis, parcourait les feuillels à la lueur d 'une
�AIMER EST MIEUX,, >
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des bougies, par-dessus son épaule, la jeune fille lisait.
De son lit, Rosé, inconsc ient, avait ignoré la profanation; et, mainLenant, d'un regard sans pensée, il suivait la lecture, sans se douLer que son cœur, à nu, apparaissait devant cel inconnu austère ct celle qu'il aimai l.
Impassible, Dreff Lournait les feuilleLs, lisait sans
sauLer une ligne; visiblem ent, il demeur ait indifférenL
au secret révélé, glacé devant ces expans ions; il ne songeait pas à sourire du roman naïf de l'amour eux. Il
constat ait soulem ent que l'espion pressen ti n'exista it pas
et celle conviction naissan te ne laissait point de le troubler.
Sur le visage de Kira, un émoi, mal réprimé , répanda it
ses tons roses. Les aveux naïfs, les ])ouffées de cœur de
ce Provençal exubéra nt, surchau ffé de soleil, les yeux de
l'âme perpétu ellemen t ouverts sur un infini de ciel bleu,
bouleve rsaient la jeune fille, devant qui chantai t, pour
ln premièr e fois, l'amou r doré, l'amou r poète, l'amou r
sincère.
On etH dit que sa neige fondait, effleurée par l'ardeu r
d'un coup de soleil.
Ayant repouss é les reuillets ct leur poésie, du même
regard froid, Dreff parcour ait les autres papiers, trouvés
dans les poches de Rosé.
Sa leclure achevée, il demeur a quelque s iJ1stan ls silencieux, réfléchissant.
Puis, s'aùress ant aux Russes qui allenda ient, sans
qu'une impatie nce sc révél:lt sur leurs visages :
- Vous avez fait fausse route. Cet homme n'esl pas,
ne sera jamais un espion.
Une flamme de triomph e anima les joues de Kira ;
elIe souril. El son sourire, allant emeure r les yeux de
Rosé, y fit pénétre r un rayon d'espoir . Un peu de vie
parcour ul le corps du malheu reux; ses nerfs sc détendirenl ; il cessa de subir l'obsession de l'angois se.
Froidem ent, comme il eOt exposé les données d'un problème, sans paraitre soupço nner possible un efrarouchemenl de la pudeur de Kira, Oreff résuma les lellres
naïves de nosé, son secrel sentime ntal, les raisons de
son attitude el de ses actes.
Un fou, un enfant, un de ces esprits légers pour qui
l'idéal emprun te nécessa irement une forme féminin e et
qui vonl dans la vie, les yeux fixés SUI' un sourire - un
Français, pour tau t dire.
II eOt suffi de l'ignor er; car celui-là n'eOt jamais été à
craindr e, si...
�AIMER EST MIEUX •••
Oreff se tut brusquement, laissant ses auditeurs en
suspens sur le doute créé par le facleur nouveau qu'il
n'évoqua point.
Ce ful Dimitri qui compléta, ironique:
- Si nous ne l'avions éveillé.
- Par vos soupçons stupides et maladroits 1 osa jeter
Kira, indignée de la tournure que prenait soudain la
discussion.
Comme avai t fait Oreff, elle n 'y mêlait point, verbalement, sa personnalilé, effleurée par le rêve de Basé.
Des Français eussent plaisanté, déjà. Une, Française
eCl t aussitôt exprimé, par des paroles d 'apiloiemen t ou
de protestalion, l'orgueil qu'elle ressentait de la découverle.
Mais ces élrangers, tau t à l'objet qui les réunissait, ne
relenaienl de l'incidenl que sa valeur générale, abstraction faile de son rapport avec la comparse prosenle.
Pour eux, pour Rira elle-même, - tau l au moins dans
ses paroles, sinon dans l'intimité de son âme et de son
cœur, - Basé n'était pas son amoureux, mais un amoureux. Il fallait seulement discuter les conséquences de
cette excuse imprévue quant à la situation actuelle.
Devant Oreff, le débat parut ouvert, ayant comme
champions atti trés du pour ct du contre Dimitri et
Kira.
Le chef, silencieux, écou la, réservant sa décision.
Attaqué par Kira, Dimitri parla le premier.
- Nous nous sommes trompés, soitl La faule est excusable. Qui diable sc serait imaginé pareille amuselle P Il
est oiseux de récriminer à cc sujet. Il ne s'agil que de
savoir si la connaissance de la vérité peul, doit changer
quelque chose à nos décisions.
- Si elle peul 1... si elle cloit 1. .. s'exclama impélueuse.
ment Kira. Songes-ln, Dimitri, que, sur le soupçon d'un
crime, lu avais condamné cot homme à morl cl que tu
viens de le reconnaÎlre innocent? Et, selon ta phrase,
lu te demanderais si lu no dois pas 1'()xécu leI' quand
mÛme?
- C'est hi en ainsi que la question sc pose, répondil
Dimitri, très cnlme.
- Mais, c'esl horrihle 1... El c'est fou 1. .. Celle fois,
comprends· lu, c'esl loi <lui commellrais le crime.
...
- Non pas: un nctc n~cesair
En disanl cela, Dimi1ri étendil la main pom contenir
l'exaltation de Kim qui voulait l'interrompre.
II con linua :
�AIMER EST MIEUX ...
41
- Il s'agit de savoir si nous allons nous retirer simplement, - et imprudemment, - nous laissant à la
merci de cet homme.
- Pourquoi vous y êtes-vous mis P
- Nous y sommes 1 Je dis « nous )), non point nos
pauvres individualités: Dimitri, Kira, Oref! même, ce
qui serait peu, mais une parlie de la cause, la valeur
que nous pouvons avoir pour elle et que nous lui devons,
l'action fu ture que nous présentons.
Pressentant le terrain dangereux, Kira voulut rompre.
- En quoi l'existence de ce jeune homme peut-elle
menacer la cause ~
- Parce qu'il peut, demain, nous trahir pour se
venger.
- Il nous ignore 1
- Nous l'avons menacé. Nous avons envahi sa chambre
pour le bIlillonner. Nos questions sont demeurées incompréhensibles pour lui, soit 1 Mais, d'autres, auxquels il
ira se plaindre des violences subies, comprendront. Nos
intentions éLaient claires. Penses-tu que cette corde, ses doigts tèndus la désignèrent, au grand effroi do Bosé,
écou lanl èes mots qu'il ne comprenait pas, mais qu'il
devinait discuter sa vie, - penses-lu que celle corele n'ait
pas une éloquence lerrible P Epargné, cet homme qui se
sera vu à deux doigls de la morl, et qui sera d'autant
plus effrayé qu'il aura moins compris l'aventure, ira
demain porler plainte, implorer une proLection, demander les raisons de l 'ngression. Et la police qui n'a poin l,
elle, sur les yeux le hancleau de l'amour naïf, les comprendra, les devinera, parce qu'elle nous flaire. Des
inlluences in le l'viendront. On saisira cetle occasion de
so débarrasser de nOliS, de fouiller nolre vic ct nos
secrets.
- Qui prouve qu'il ne sc laira pas ~ NOliS lui expliquerons ...
- Quoi P Qne dirons-nolis qui lie nous trahisse P
Arlmeltons, cl 'ailleurs, la possihili té cIe son silence, celle
d'nne discrétion parfaite. Je prélends qu'il y a doute,
point cerlitutle. Nous ne devons pas courir le risque do
cc doute.
- Au nom de la justice 1
- Au-ùessus de la juslice, jo place la Cause 1
Le visage de Dimitri exprima une énergie farouche,
Une foi passionnée .
. - Ah 1 tu dis, Rira, que cc serail un crime de tuor col
~ncou,
cc pClssClnt que nous savons innocent P Mals,
�4-2
AIMER EST MIEUX ...
qu'est-il, sinon un incident, un grain de sable que le
hasard fait rouler sous nos pas P Est-ce nous qui le broiel'ons? Nous ne sommes que les bras au service de l'idée.
D'autres, - et nous-mêmes, - aux heures des gestes
vengeurs, ont supprimé des milliers d'existences qui
n'étaient point visées, qui n'avaient rien fait. Mais cette
pensée a-t-elle arrêté leur bras P Parce qu'une foule
entoure le coupaJJJe, sera-l-il épargné P Au but 1 malgré
lout, par-dessus tout, par-dessus des cadavres cl 'innocents 1 Telle est notre loi, tu le sais bien.
- Elle me révolLe 1
- Pour la' première fois. Hier, la cause t'apparaissait
sublime et tu étais prête à te dévouer, à lui dévouer en
holocauste toutes les victimes qu'elle demanderait .... Et
que m'imporle, continua Dimitri avec une exaltation
croissante, de sacrifier cet inconnu P S'il Y a crime, j'en
acceple la responsabililé et le remordil. Qu'est celle unilé
en regard de la liberté du monde P
Oreff prononça :
- L'action exclut le sentiment. Celui qui veut triompher ne doit point connaître la pitié. Songb, ma fille,
aux souffrances des millions d'êtres que libérerait l'avènement de noLre ère d'humanité. Et tu n'hésiteras plus
à écraser la fourmi qui te sépare d'eux, qui l'empêche
de ' leur Lendre les bras.
Comme si ces mols eussent été la sentence, les Russes
firent un mouvement vers le lit de Rosé.
Mab, frémissante, Kira sc jeta devallt, protégeant le
Provençal de son corps.
- Jamais 1 prononça-t-elle. Je ne veux pas. Avec cc
crime, vous tueriez ma foi 1
Ils s'arrêtèrent, interdits, consultant Oreff du regard.
Kira conlinua d'une voix ardenle:
- Faites cc gesle que vous proclamez nécessaire el
que je è1éclare détestable, et je ne suis plus des vôtres!. ..
Ah 1 fit-elle, arrôtant d'un geste de reine la protestation
furieuse de Dimitri, je n'en J'este pas moins attachée à
la C(lllse ; je n'en suis pns moins prOte aux pires sacrifices. Nulle pitié ne m'arrêlera au jour de l'action, parce
flue celte pi tié retarderai t alors la délivrance de l 'humalIiLé, Inisserait passer, inemployée, la minute fugitive
et .décisive marquée par le destin ... Mais celte lâche pendll1S01l, dans une chambre solitaire, uniquement destinée
li vous éviter la rancune d'un homme 1 Ah 1 le motif est
si mesquin, si éLranger à la cause, quoique vous en
disiez, que je refuse d'ôtre complice 1 Soyez crânes 1 Et
�AIMER EST MIEUX ..•
soyez justes 1 Vous êles menacé s, point la cause. Vou:>
avez élé imprud ents, payez 1
Ol'eff dit, fixanl Kira :
- Que demain , en une heure décisive, celle que lu
évoques, cel homme se trouve devant toi, que Ion geste
- dont dépend ra l'univer selle libérati on - doive le
broyer, feras-lu ce gesle P
- Je le ferai.
Oreff réfléchi t.
- Soill fil-il lenleme nl, comme à regret. Qu'il vive,
puisque ta loi en dépend . Mais qu'allon s-nous faire P
Ses yeux consult aient les Russes, dont l'obéiss ance passive avait relenu les murmu res. Plusieu rs n'appro uvaient
point celte clémen ce; mais le chef avait décidé, ils s'inclinaien t.
A peine les regards de Dimitri dardaie nt-ils leur reproche SUl' Kira, apaisée.
A la questio n d'Orefl, il ne semblai t pas y avoir d'autre
réponse que l'habitu el Nitchev o fatalisle. Déjà, les énergies délendu es reH\chaient les alLitudes. La résigna tion
slave transpa raissait dans l'indirl6 rence du gesle esquissé.
Qu'imp orlait ce qui adviend rait, puisqu' on décidai t
d'en courir le risque?
Seule, Kim répond it :
- Laissez-moi lui parler et soyez sans crainLe ; s'il me
donne sa parole de sc taire, il se Laira.
Pour la forme, Oreff s'enqu it:
- Mais que lui diras-lu ?
- Ilien de ce qui doit rester secret.
- Fais donc à ta guise et pour le mieux.
Sur un signe d 'Oren, le bâillon et les liens de Rosé
hU'en t dénoués .
- Chull fil JOra, un doigl sur les lèvres.
Son au lre main s'élait posée sur cello du jeune homme ,
la prossail comme pour lui comma nder le silence.
Oerrière Oreff, les Busses se relirère nt.
- Un rÔve 1 murmu ra Rosé.
Et, portanl le:; mains à son front:
- Oh 1 que j'ai mal, gémil-i l.
Il Il'uvait rien compris à la scène qui venait de se
déroule r devant lui. Les syllabes élrangè res avaienl
lui suggére r lIne imagina heurté ses oreilles, sans m~e
lion.
Deux gestes seuls vivaien t devant ses yeux: la cordo
I1lUinlenant détaché e et emporté e, la menace do DimiLri
�44
AIMER EST MIEUX .••
l 'y destinant, et l'intervention passionnée de Kira le protégeant, le défendant, le sauvant.
Tout le resle, comme le pourquoi de ces événements,
c'élait du noir, un noir impénétrable que son cerveau
déprimé no lentait point de percer. Une fièvre lui ballait
aux tempes et dans les poignets. Doucement, dolemment,
il gémissait, scnlant une souffranco surgir du chaos de
son crâne ct voyant des flammes danser devant ses yeux.
Bientôt il s'agita, prononçant des mots sans suite.
Et Kira, s'asseyant à son chevet et posant sa main sur
le front brÜlant, murmura d'une voix apitoyée et grave:
- Reposez en paix. Je vous soignerai.
CHAPITRE VI
APUÈS LE CAucnEIIfAU
Au mas Pébron, on reçu t celte lettre, d'une écriture
qui n'était point celle do 1\osé :
l(
Chers parents,
(1 Un peu souffrant, je ne puis vous écrire mo i-milrne.
Mais ne vous inquiétez pas. Des voisins me soignent el
vous donneront do mes nouvelles.
(1 llosÉ. »
Ce laconisme n'étnit guère dans les habitudes du Provençal et la sèche signature qui figurait au bas de ces
trois lignes ne rappelait en rien les in term innbles enusions qui terminaient toutes ses leUres. Pour celle fois,
la distribution coutumière de « bonjours» aux parents
et amis étnit escamotée. Et, plus encore que l'écriture,
cela indiquait bien qu'une main étrangère nvait tenu la
plume.
La mamfm eul un cri alarmé:
- l3oudiou 1 not.re drÔle qui est malarle!
La missive examinée ct retoll rnée en tous sens, le père
déclara, d'nn nir rassurnnt, que, tout cie même, il ne
devait pas ôlre on danger, puisque cela n'était pas marquo sur le papier.
fnconsciemrnenl, lem affection rgoïsle cherchait nes
mol ifs pour ne pas s'effrayer. lllcllr etH été trop pénihle
d'illre inqlliets do si loin.
~
Si c'était grave, on 10 dirait, IIllons 1
�AIMER EST MIEUX •• •
-
-
45
Il Y a seulement « un peu souffrant )).
Et puis, il a des voisins qui le soignent.
- Ça m'aurait fait souci de le savoir tout seul. Heureusement qu'il y a du brave monde partout 1
- Vél si ce n'avait été les « magnans (1) )), jo serais
parti 1
- Puisqu'il dit de ne pas s'inquiéter.
- Té! il est si « brave)) 1
- Tout de même, ' il n'en écrU pas long 1
- Peucbère 1 le pauvre 1 quand on dicte! Il aura eu
. « crainle )) 1
Ils décidèrent d'attendre les nouvelles.
Elles vinrent, régulières cl rassurantes, toujours de la
même main et pareillement brèves.
Mais qu'importait, pourvu qu 'on p'Ût ne pas se tourmenler et s'imaginer le pelit entouré et dorlolé, soigné
par de bons voisins.
Plus lard, il écrirait lui-même, donnerait les délails et
nommerait ces gens qui ne se nommaient pas.
En allendant, dans le mas, on ne parlait plus que des
voisins - des bons voisins qui soignaient Rosé.
A Paris, une loUro équivalente avait avisé le patron du
jeune homme de la maladie de son employé.
Durant de longs jours, Rosé fut malade.
« Fièvre cérébrale », diagnosliqua le médecin appelé,
10 lendemain, par les soins do Kim.
C'était d'ailleurs un l'tusse, de la discrétion duquel on
élail sOr.
La vérlLé élait lout autro ; la secousse nerveuse se prolongeait; le cerveau afiolé - jelé bors de son fonctionnement régulier, parce que l'aventure qu'il avait vécue
sortait des condilions normales do sou existence, du
cadre d 'événernen Is auquel il élail habitué - conlinuait
à divaguer, sans pouvoir relrouver la roule normale qu'il
suivait jusqu'alors.
D'une machine, on cOL dit qu'elle avait déraillé. Le
même accident étail arrivé au moteur cérébral de Rosé.
Le drame, malgré la préparation des lectures, n'apparaît ni réel Ili possihle il ceux pour qui l'existence rut
clémente.
Entre eux el lui, il y a un foss6 que l'imagination ne
comlJle pas el si, d'avenlure, lis le renconlrent, il so produit un I.el choc Clu'en eux lous les rouages se lrouvent
(1) Vers à soie.
�1G
AIMEI\ EST MIEU X . ..
subitem ent fau ssés et que seul le tomps peut eIl apaiser
les sursau ts.
Sorti du réel , de ce qu 'il s 'im aginait possible ct vraisembl able, de ce 11 quoi il s'a ttend ait, - de la vie, enfin ,
tell e qu 'il la con cevait, - Uosé ressentit une impression
de chute.
11 se m ouvait, en pen sée , dans un m onde n ouveau . Ses
ye ux s 'ouvraient sur de l 'é trange et n e pouva ien t plu s
percevoir la r éalit é des objels familiers qui l 'e nlouraielll.
11 élait désorbité ell 'égaremenl ùe sa r<l ison, l 'agilalioll
fébril e de son être avaient trompé le m éd ecin .
11 fall ait seulement des soin s, la dou ce ur d 'une présellce apaisante.
Il l 'eul.
Des lrésors de ùévou em enl dorm aienl da ns le cœur de
la jeune nusse. Kira s 'improvi sa gard e- malade.
Ell e n 'eul qu 'une raison 11 donner 11 son enlourage :
- lléparer le m al qu e nous avon s causé.
El Lous, r assurés par l 'é tat d 'incon science de llosé, qui
préparait la délenle, lui donn erai t le Lemps d 'oublier
ou d'accepler, s 'offrirent 11 seco nder la jeulle fill e, 11. soigner celui qu 'il s avaient voulu lu er .
Mais elle crai gnait pour le m alade la continu ation de
ce ll e vision, le voisinage de lant de vi sages entrevus pen d ant l 'horreur du cauchem ar. JI n e di stin guer ait point
la différence des m obil es ct r evivrait san s cesse SO Il offroi.
Seul , Dimitri parl agea les veill es de Kira, discrètement
d 'abord , un peu cach é, pour perm ettre 11 1.\osé d 'oublier ;
puis, qu an d le m alade parul h abitll é 11 sa physionomi e,
qui se faisait moins farouch e, il s'inslall a 11 son tour au
ch evel du Iil, faisanl bo ire son ex-viel im e.
El , loul bruit ayanl cessé, sous l 'innu ell ce de ce ll e
sympalhio qui l'environn ai l, des regard s qui le plaignaiont, des m ain s qui, pOlir le louch er, se faisai ent
douces, Hosé, peu à peu, rep r it conscien ce, senlit la paix
rentrer 0 11 lui , landi s qu e se dissipait, comme un
brouillard, le voil e du call ch emar cl <lu e cessait l 'élroinl o
cl e l 'effroi.
Son cervoa u, reposé, coord onn a do n ouveau des idées
el des im ages , superposa sur 10 ch aos dos vision s lerribles 10 présenl r ossu ra nl cl paisiblo.
nosé so uril à Kira, ne s'6 lonn anl point d 'abord qu 'elle
lOI là .
- Madomoi sello Ki ra 1
Dan s sa lorpeur, il s 'élail h ahitué
senti e physiquom ent.
Ù 50
pr!5sonco , l 'avait
�~
[MER EST MIEUX ..•
47
.Elle répondU au sourire cl à la pression des mains.
Lenle, la pensée se l'éveillait. Toul un jour, nosé
regarda; puis le mécanisme de la réflexion se remil à
fonclionner.
- J'ai été malade P demanda-loi!.
La convalescence commençait et les questions aussi.
Rira l'avait prévu et s'était préparée à répondre.
Mais Dimitri, présent, ressentit un peu de trouble, une
crainle légère. L'heure des explications lui semblait crilique. Où s'arriHerait la curiosité de ce garçon?
Et, qu'il admît ou n'admît point l'erreur qu '011 iuvoquerait, serail-il discret P
A soigner son malade, le farouche lerrorisle avail, peu
il peu, éprouvé pour lui une pilié méprisante, celle du
fort pour le faible, de l 'homme d 'aclion pour le rêveur
inutile; mais c'était, pour sa sensibilité rudimelltaire,
la plus grande, l'unique forme de sympalhie qu'elle pM
accorder.
Il enveloppait donc nosé de sa bienveillance el, ayant
cessé de noul'J'ir contre le Provençal de noirs desseins, il
souhaitait qu'aucun conllil ne vint poser entre eux le
menaçanl point d'inlerrogation des décisions nécessaires.
Cependant, Rira, d'un monosyllabe, avait répondu à
la question de nosé.
- Oui.
- El vous m'avez soigné P
- Enlre voisins ...
C'était l'explication atlendue par lui, la seule qu'il
imagintlt plausible, la seule CIu 'il souhaitât. 11 l'admi t et
remercia d'un sourire.
Puis, ayant cherché Dimitri du regard, il le con sidéra
avec une nuance de con train le, presque une inquiétude.
Là était le doute qu'il voulait voir dissiper.
D'ailleurs, il pressentait <lU 'il devait ell être aiusi.
Celle présence inespérée ne pouvait êlre qu'un signe
d'amilié. Joyeusemenl, il s'étonlla rlue son souhait sc
fû t ainsi réalisé pendaJlt SOII sommeil.
- Nous avons donc fait connaissance P demanda-toi!.
Rira répondil encore pour le nusse :
- Elle est toule faite, dans des circonstances pareilles.
Mais Rosé, sans quiller Dimitri du regard, insista:
- Alors, nous sommes amis ... mainlenanl P
C'était à l'ancien ennemi <lu '.il s'adressait, ayant conscience Ù'UlIC hosLililé anLéricure el souhailanl, espérant
que la réponse, conforme à SOI1 VŒU, vIn t dissiper la
uernillre gêne.
�48
All\1El\ EST MIEUX ...
Le farouche Dimitri se senlit touché. D'ailleurs, cetle
quesLion préalable arrangerait bien des choses, simplifiait les réponses ù faire aux suivantes.
Spontanément, il lendit ù Rosé sa rude maiIl et
affirma:
- Nous sommes amis.
Joyeux, Rosé y mit la sienne et retrouva subilement un
peu de sa loquacité.
- Je savais bien que cela viendrait, dit-il.
Il relomba sur son lit, considéra ses gardes-malades,
souriant encore. Il rtlvait au passé, Ol! il élait si loiu
d'eux. Une nuit s'élait faile en lui, et voilà qu'il les
relrouvait tels qu'il les désirai t.
H évoqua le Dimitri d'antan, au visage rébarbatif, aux
yeux mauvais. Involonlairement, ces mots tombèrent de
ses lèvres:
- C'est égal 1 Vous n'aviez pas l'air liant, au moins ...
Té! on aurait dit [lue vous m'en vouliez.
Rira intervint:
- On ne se comprend pas, quand on s'ignore. Ou
bien, on se méprend sur le compte les uns des autres.
Mais les malentendus finissent par se dissiper.
Rosé acquiesça d'un signe de têLe et se mit à rêver, le3
yeux clos.
l'eu à peu, les événemenLs omln'èrent l'écran de sa
mémoire. Ce fut d'abord une vision confuse du vague et
de la brume qui Lourbillonnaient en lui.
En leur sein, fugilives comme un éclair, de brusques
images passaient, des scènes revues, reconnues, trop vite
effacées pOUl' que Rosé pOL les analyser.
Puis les lignes sc firent plus nettes, persislèrent, sc
soudèrent les unes aux au lres, reliant la chalne ininterrompue des jours,
Terrifié, Rosé tenait le Hl et s'effarait de remonter cette
rouLe effroyahle de son souvenir.
Il ne pouvait pas croire. Outre que cette nuit de torLure 1ui paraissai t invraisemhlable, comment l'accorder
avec ce qu'il voyait maiIlleDaIlt P
- Nous sommes amis, soupira-l-il, les yeux Loujours
clos,
E!., comme UB écho affeclnoux, les voix do Kira el de
Dimilri s'unirent pour répondre:
- Nous sommes amis.
Seule, la jeune fille suivait le travail de la pens6e de
R?sé .. Elle comprenait que le souvenir du drame surgIssait, se précisait. Mais elle ne S'Cil effrayait pas,
�49
AIMER EST MIEUX ...
Inconsciemment, son cœur s'était ouvert à une affection. Entre elle el Hosé, il y avait un lien mystérieux,
une sympathie qu'elle n'analysait point, mais qu'elle
sentait si forte que rien ne pourrait l'entamer.
Dès lors, qu'aurait-elle crainl?
Rosé s'apaiserait à sa voix loyale, ne douterait pas de
l'amitié af1lrmée, rejetterait dans l'oubli le souvenir douloureux des heures tragiques.
,
Toutefois, elle pressentit, grâce à son instinct de
femme, que la présence de Dimitri gâterait les choses,
ou touL au moins rendrail plus difficile l'explication
due à Rosé.
1
Entre le passé hostile et le présent cordial, le Russe
était le lien, à sa vue s'attachait le souvenir; trop malérialisé par sa présence, il imposerait de nouveau son
angoisse el Hosé, revivnnt les sensa Lions de son cauchemar, les éCflrterait moins aisémenl. Il !allait dissiper
les ombres hors de la présenee de Dimitri, faire de ce
dernier, avant qu'il reparût, un être nouveau, dont la
nouvelle image se substituerait à l'ancienne.
PronLant de l 'apparent sommeil du Provençal, Kira fil
signe à son compagnon de s'éloigner.
Dimitri se leva avec empressement et sorLil. Il pensa
que la jeune Ru sse voulait en finir et aller au-devant de
l 'inévitable. Lui-même ne tenail poinl à prendre part au
dialogue. La retraite lui paraissa it préférable.
!3rave pour l'aLLaque, il l'éta it moins quand il s'agissait
de s'excuser.
Penflant cc temps, dans le souvenir de Rosé, les images
s'étaient failes tellement précises qu'elles imposaient la
conviction (fe leur réalité.
On ne rêve pas avec une telle continuité dUlIs l'aclion,
avec une telle acuité de sensation; lout songe présente
des lacunes.
Mais comment croire à ces choses P
Et, si elles s'étaient passées, pourquoi?
Jlosé rouvrit les yeux, regarda IOra, douce et souriante,
ct demeLlra quelques instants slins oser poser les questions qui se pressa ient sur ses lèvres.
Elles 6taient effroyfllJles, ces queslions. Elles évoCfuaient
des choses imposs ibl es; el les prlllaient aux compagnons
de JCira des âmes de noirceur et de cr.imc, cn faisaient des
êtres sllJIguinaires, des bandits. En parler, cc sera it les
admettre possibles; or, mllme avec toules les restrictions
que commandait la polllesse, tille semblablc supposition
devait Ôtre blesson le au premier chel'.
• 4
�50
AIMER EST MIEUX •••
Comment Kira prendrait-elle la chose? Si elle allait se
fâcher, s 'éloigner ~
Pourtant, Rosé ne pouvait garder en lui ce doute.
Déjà, il ell était oppressé. Il avait beau se répéter que
c'était sûrement un aITreux cauchemar, il fallait qu'i!
entendit une autre voix - celle de Kira - lui affirmer
l'inexistence de ces souvenirs. Sa propre main, encore
trop faible, ne pouvait ù elle seule chasser les obsédants
fautômes qui ricanaient autour du lit, dans du noir
encore. Il fallait pour cela l'aide d'une main amie.
Mais comment formuler cela ~
Enfin, il se décida, d'une voix timide:
- On fait des rêves bizarres, quand on est malade,
soupira-t-il.
1
Le regard de Kira l'interrogea, l'encouragea.
- J'ai cu des cauchemars ... des cauchemars auxquels
VOliS étiez mêlés, vous, M. Dimitri ... et puis d'autres ...
Presque grave, la jeune Russe demanda:
- Etait-ce bien un cauchemar ~ On peut prendre la
réalité pour le rave, comme un rave pour la réalité.
- Oh 1 cc que j'ai rÔvé ne pouvait être vrai 1
- Qui sait?
- Non ... C'est égal 1 C'est bizarre d'avoir rôvé cela .
.le ne vous connaissais pas.
- Dites-moi cc que vous avez rêvé.
- Je ne peux pas ... Je n'ose pas ...
- Pourquoi ~
- Parce que ... 011 11 'a pas des imaginations pnreilles 1
Vous, passe encore, vous étiez bonne, dans mon rêve ...
comme VOliS l '{Iles main Lenallt... Mais
Dimitri sc
ri\cherall si je lui disais ....
Kira répéLa, sél'ieuse ct douce:
- HaconLez-moi votTe rêve.
Ilosr essaya tic rire.
- Ce sera dOllC pour VOliS faire plaisir ... Mais vous
VOliS moqllerez de moi. .. Vous direz que je suis du Midi ...
l'ourtont! ...
Les récits tragiques, dont s'agrémentent les veillées des
~las,
lui passèrent rlevantlcs yeux en une fresque rapide,
Imagée, presque joyeuse. Les couleurs en étaient vives,
les gestes démesurés; les voix éclataient, tumultueuses.
Celn clOImait la choir cie poule; mais cc n'élnit pas la
terreur glacée, envnh issante, muette, qui l 'avoi t pénétré
pendaut la nuit qu'li évoql1ait. Cela ne ressemhlait pas
aux gestes silencieux, aux chuchotements Ulltour do BOil
li 1, dallS la pénomhre fun~hre.
�AIMEH. EST MIEUX •.•
Il reprit:
-
51
Tout était noir dans mon cauchemar, noir, lugubre
et silencieux. On aurait dit que nous étions déjà trépassés.
Ses yeux, peureusement, se levèrent vers le plafond.
- Là-haut, il y avait une corde et, dessous, une
chaise ... J'étais là, étendu, ligoté, et je voyais cela ... La
corde se balançait ...
Il frissonna, continua, les yeux attachés sur le point
de l'espace où il continuait à voir les terribles apprêts.
- Et on voulait m'y pendre... M. Dimitri et les
autres ... Personne ne me l'avait dit, mais je le' sentais ...
Un nouveau frisson.
- On voulait me pendre ... Lous ... mais vous ne vouliez
pas, vous ...
Vivement, il avait ajouté ces mots. Et maintenant il
tûchait de rire, bien que sa bonne figure naïve fût bouleversée.
- Croyez-vous 1. .. Et dire que je ne puis m'ôter cela
de l'idée ... ct que ... qu'il me semble ... que c'est arrivé.
C'était l'inst.mt. Il était visible qu'il attendait un éclat
de rire, un haussement d'épaules, une dénégation.
Kira repoussa la tentation, sachant qu'ensuite, après
Une accalmie, le doute renaîtrait, inlassable et invincible.
Mieux valait en finir d'un coup.
Lentement, elle se décida:
- Vous n'avez pas rllvé.
Elle prononça cela sans le quitler des yeux.
nosé sursauta. L'aveu tombait sur son angoisse et la
l'avivait. De nouveau, le cauchemar l'étreignit. Il s'y
sentil. repoussé - comme vers un gouffre - par celle-là
mÔme que ses yeux suppliaient de l'en lirer.
Effaré, il se dressa sur son séant, la fixant éperdument,
dans un désarroi de tout son ôLre.
- Vous voulez rire, mademoiselle Kira 1... Peul-êlre,
on ne m'avait pas bil.iIl onné ... on ne m'avait pas ligoté ~
Il la regardait anxieusement.
De la tête et de la voix, elle conI1rma la précision des
sOUvenirs:
- Sil
Il eut un cri navré:
- C'était vrai 1
Puis, lout de suite, pour se rassllrer au nloins d 'IIne
Proleotion, cl 'une amitié:
- Mais vous, vous ne vouliez pas ~
Elle tressaillit, secouée par l'horreur tragique du 80ll-
�52
AIMER EST MIEUX .••
vimir, du drame qui l 'avait frÔlée et aurait pu être irréparable.
- Oh! non! jela-t-elle.
Confiant, demi calmé, il relomha SUl' son oreiller et
répéla :
- Pourquoi P Je ne comprends pas... Vouloir me
pendre J ... Peuchère J ... Et M.. Dimilri qui disait, tout à
l'heure, que nous éliollS amis 1...
- Il e~l
volre ami, à pré~ent,
afflrma-t-elle. Tous sont
vos amis. Il ne faul plus penser à ce vilain soir ... Ce
n'élait qu'un malenlendu. On vous accusait de choses ...
de choses ...
Elle cherchail ses mols. Que dire P Et comment dire P
Bosé lui vint en aide.
- Peul-Illre, souflla-l-iJ, les yeux écarquillés par un
émoi rélrospeclif, ça leur déplai~
de m'avoir vu ... dans
la rue ... où vous éliez allée P... Ce n'élait pas pour vous
offenser, mademoiselle Ki.ra.
- Oh J sourit-elle, on ne vous en voulait pas à cause
de moi.
.
Il respira. Puisqu'elle n'étail pas la cause du drame,
le danger s'écarlait définitivement.
- .10 vais vous expliquer l'u11aire, continua la jeune
Russe. Il faul bien vous faire connaître la vérilé, ne
ml-cc quo pour vous empêcber d'imaginer ce qui n'est
pas ... Mais je voudrais ... il s'agit de choses graves ... d'un
gros secret ... qui ne me concerne pas ... qui n'est pas le
mien ... et qu'il ne faudrail pas ...
Allant au-devant de son désir, Rosé s'empressa de protesler, d'affirmer sa discrétion.
- Oh 1 vous pouvez parler en louLe conllancc 1. .. Je ne
suis pas un traître.
Elle frémit du mot, bien que, visiblemenl, il n'y eût
pas altaché le sens terrible qu'elle lui savail.
li continua:
- Qualld j'ai donné ma parole, on peut me croire. Je
ne répète rien ... EL je vous la donne, acheva-L-ll, très
sincèremont, en étendan L la maill avec une emphaso
Lou le merlu iona1e.
Elle la lui serra en silence, toul émue, le senlant
loyal.
Alors, il fit enlendre un pelil rire gai et retrouva sa
liberté d 'e~prj
t.
- Pas moins, on sc méfie des gens do chez nous,
parce qu'ils parleJ1t bcoucoup ... Mais ce qu'on dit, ce sont
tlcs choses Cil l'air. Cc qui est grave resle là.
�AIMEfi EST MIEUX .••
53
Il se frappa le cœur, soudain songeur.
Et elle comprit. Ne cachail-i1 pas, en effet, un secret,
lui aussi P Celui qu'avaient trahi les feuillets trouvés dans
le buvard.
- C'est entendu, commença-t-elle. Ce que je vais vous
dire restera entre nous ...
Pour l 'écou ter, Rosé se composait une mine grave. Té 1
puisqu'il s 'agissai t d'un secrell
Grave aussi, Kira parlait:
- Quand nous sommes partis de Russie, nQus avions
des ennemis .. .
- Vous P... Allons donc 1
Le regard de Rosé niait que Rira pOt faire naître
d'autres sentiments que la sympathie et l'admiration.
Elle expliqua:
- Je dis (( nous », c'est-à-dire Dimitri, ma sœur Olga
ct nos amis ... Et ceux qui les menaçaient là-bas les poursuivent encore à Paris. Je ne puis pas vous expliquer
ccl a li fond. Il Y a des choses que je ne sais pas moimême ... De ceci, seulement, je suis sOre: un danger
perpétuel est suspendu sur la tête de Dimitri ct des
autres. Naturellement, ils s'énervenl de celle situation.
- Je les comprends. Moi, je ne pourrais pas vivre ...
VaY 1 j'aimerais mieux Cuir ... J'aimerais mieux tout 1
Rosé mil dans ce mot vague el dans l'ardeur de sa
mimiquo toule son énergie de pollron que la peur fait
Souffrir.
Mais Kira répliqua:
- On ne peut pas toujours fuir ... Quelquefois, les
intérêts ... ou le dovoir commandent de rester. Mais on
devient soupçonneux, on se défie de tout le monde ...
injustement quelquefois ... Cela devient une manie, une
maladie ... c'est ainsi que Dimitri et les autres, vous
Voyon 1 arriver parmi nous, se sont alarmés de vos airs ...
COmmenl diral-jeP de vos airs curieux.
Rosé rougi l.
- Je no savais pas ... Je vous regardais en voisin ...
Indulgenle, IUra sourit :
- Oui, mais eux se sont imaginé que vous veniez les
épier el que quelql1 'un vous avait envoyé pour cela.
- Oh 1. .. s'exclama Rosé, indigné.
- Une série de rencontres malheureuses les (\ ancrés
!lllns cette opinion. Ils ont vu en vous un ennemi prÔl à
les perdre. AfColés, ils onl pris les devants.
- Je comprends 1
La figuro do Rosé s'illumina. Toulo l'aventure lui
�AIM ER EST MIEUX .••
appar aissait , parfaitem ent cl aire. Le m alentendu é t ~ il
i nd éni ahle. E t li Y avait de sa faul e, il le reconnaissa it.
Parbl eu ! ces gen s avaient p erdu la tête, (rappé ail
h asa rd, cro ya nt ripos ter .
Entraîné par sa fou g ue m érid ion ale, il ass ura:
- Té! à leur p lace, j'au rais fait de m êm e 1
Drôlem ent, il roul ait ùes ye ux terribl es. Mais sa physion omie n e réu ssissa it qu 'à exprimer la gaîté. L 'effro i
s 'en était all é, imposs ibl e à évoquer. Car , mainten ant,
le Provençal souri ait de la mé prise, se délec tant à en
r ep rendre des détail s. C'es t si "musa llt, un dan ger
qu 'on a couru , un e fois qu 'il es l passé!
- Heureusem ent q ue vo us étiez là 1
Un e gr atitud e m ou ill a sa voix. Tout de m arne, ell e
l 'avait sauvé.
Kim répondit, h eureuse d 'avo ir éch appé aux questions trop précises. Ce tte ùemi-vérité, qui ne comprom ettait personne el laissait dan s l'ombre ce qu'il importait
de taire, la sa tisfaisa it.
- Je vou s avais jugé, m oi. J e savais que vous étiez
in c(lpahl e d 'nn rÔle au ssi b as.
Ell e lui çach aiL la r aison terri hI e qui avait affol é
Dimitri et les Husses, la raison q ui leur faisa it un impér ieux devoir de supp ri mer l 'espi on. JI n e fall ait pas qu 'il
s nt qu e le h asa rd l'avait am ené précisém ent devant la
ma iso n où se cach ai t un terroriste, pou rch assé p ar la
police.
Heureusem enl pour lui , il n 'ava it fait que fr Ôler, san s
le pén étrer, le secret m or lel. Il n e saurait jamais pourquoi la m ort l 'ava it désign é du doig l.
Sil encieu x, un i n stant , Rosé s'enquit soudain :
- Mnis ... m a cu riosité?
Qu 'en avait-ell e pensé? Se dout(lil-ell e ?
II ne sut p (lS re teni r celle qu es tion , dés irant et cr aignan t à la fois sn ré pon se.
- .Te l'ai p r ise pour ce qu 'ell e était , répondit Kira, un
pen roug'issa llte. De la sim pl e curiosit é ... sympa thiqu e.
Avec élall , il rench éril :
- Oh ! cer les 1. .. El je serais bi en tAché qu'ell e vo us
l'fi l 1>les5ée ... Eh hi en ! m ademoisell e Ki ra, m ainten allt
qu e le m alcrll en(lll cs t di ssi pé, je sui s en ch anté de
l 'aye nture. J 'y (I i gagné (10 hon s vo isills ... J'y ai gagn 6
IIn e nmie, ajouta- l-i1 plu s b as.
Volubil e, il compl éta:
- .l e ne sais pas vivre selll, moi 1 J 'avais froid , d an s
�AIMER EST MIEUX . .•
55
ce Paris. Maintenant, nous continuerons à causer,
n'est-ce pas il
- Certainement. Dimitri vous l'a dit: nous sommes
amis. rI sera heureux d'apprendre que vous consentez
à oublier .. .
- La farce 1 cria le bouillant Méridional. Vaï! si on
se fâchait pour si peu 1... Nous en rirons ensemble.
- Et puis, on n'en parlera plus ... Oh 1 ce n'est pas à
cause de- vous. Je vous crois sans arrière-pensée. Mais,
malgré tout, Dimitri et les autres seraient gênés. Ils ont
des remords, vous savez.
- Parce qu'lis se sont trompés? Allez 1 cela arrive à
lout le monde.
Le nuage dissipé, tout l'échafaudage gigan tesque, dont
l'ombre l'avait épbuvanté, croulait sur le sol, se réduisant à rien. Il avai t eu peur, quoi 1 aussi, on se fait des
idées 1
Deux mots, une poignée de main vigoureuse, rassurèrent Dimitri, rappelé. C'était fini. On n'y penserait
plus.
- Vous ne me croyez pas rancunier, au moins?
CHAPITRE VII
L'AUDE D'UNE IDYLLE
Guéri, nosé fut admis chez ses voisins. Ce lut alors
l'existence qu'li avait rllvée, presque un foyer, retrouvé
chaque soir, au retour de son bureau.
Vis-à-vis de Kira, son attitude restait timide, non qu'i!
ne bavarcllll pas avec elle, mais il reculait sans cesse
l'all. usion nécessaire à sos senlimen ts, à ses projets.
Car il en nourrissait un, Je même toujours, celui dont
il ontretenait « la maman » dans le paquet de leUres
sans cesse grossi, pas eOcore envoyé.
Il s'agissait do réaliser co qui n'était enCOre qu'un
rOve, de rendre effectives ces fiançailles dont il élait le
seul à caresser l'espoir.
Kiro, sa fiancée il Pourquoi pas il IWo était « bravo »,
celto pelile.
Ses origines l'estaient peut-Nre un peu mystérieuses;
Inais en présence d'inlentions sérieuses, quand nosé se
serait déclaré, Dimitri les éclaircirait, salis doute.
En attendant de pouvoir parler à cœur ouvert, nosé se
COntenlait de dévoror Kira dos yeux, de l'envelopper de
�56
AIMER EST MIEUX ...
regards qui en disaient longs et de gros soupirs éloquents.
Et il l'étudiait, - il croyait l'étudier, - lui découvrant toutes les qualités, avec cet oplimisme heureux qui
caractérise les amoureux.
Lui-même s 'étalait, se racontait avec 1.me complaisance
intarissable.
Peul-lllre était-ce surtout pour le plaisir de bavarder;
mais il se donnait une autre raison.
I( Pas moins, si on doit se marier un jour, il {«ut bien
qu'elle sache qui elle prend, celle petile 1 »
Elle le saurait, certes 1
Du mas Pébron, de ses habitants et de :;es voisins à
six lieues à la ronde, bientôlles Russes n'ignorèrent plus
rien.
Les récits de Rosé les éblouissaient de couleurs.
- Là-bas, c'est tout bleu! Et ce qu'il en tombe, des
rayons d'or, de cet azur 1 JI faut [ermer les yeux, et
même après, ça brille encore, comme si, avec ses paupières, on avnil emprisonné cles poignées oc lumière.
Il mépris~l
cc qu'ils voyaient, en niail le charme et
['authenticité.
- V~ï!
le parc Montsouris 1 Cc n'est pas de l'air qu'on
y respire. El. puis, celle ouale sole donl il se capuchonne,
vous appelez cela un ciel, vous autres P Allez. vous ne
cOllnaissez pas la campagne, ni le soleil. Du soleil, ce
petit. point ,jaunntre, gros comme une lentille P Pas plus!
Une allumette ... éteinte 1 Oui 1 Pour l'apercevoir, je suis
obligé de prendre un microscope. Ah 1 si vous voyiez
« celui» de chez nous 1
Puis, d'un bond, franchissant les mois, il faisait des
projels, pour lui, pour eux; car il les y englobait avec
aisance.
- Zou 1 Je vous emmène, ces vocances 1 Nous y allons
tous. Ça vous changera de «( votre » Paris. Vous ferez
connaissance avec nos chèvres, qui sc soOlent de lavande
comme vous feriez de vin. On se lèvera avant le jour,
pour grimper un peu, voir nailre le soleil. Vous m'en
dire], des nouvelles, de ces promenades dans un pelil air
Irais qlli vous débarbouille ou sommeil. On marche sur
un lapis d 'herbe, sans en tendre rlell, eL on se senl
comme en caoutchouc. On rebondit.
Tl leur vanlnil encore les midis ensoleillés et ensommeillés, le plaisir de la siesle, bercée par le chanl des
cigales.
Le tout étail entremêlé de projets culinaires, de gourmandes, d'alléchantes perspectives.
�AIMER EST MIEUX ...
57
- Nous ferons l'ailloli ... Vous verrez si ça passe, en
l'arrosa nt rl 'un petit vin que nO'JS avons!
Sa langue claquai t; il croyait boire des rayons liquides ,
en évoqua nt les topazes dont s'empli ssail le verre quand
on regarrlai t au travers, face nu soleil.
Et jl clignait de l'œil, riant à la société, qui riait aussi,
entraîné e, mais du rire muet des gens du Nord, large
dans la Ince immobi le.
Les Russes n'imita ient point cet abando n. Sans doute,
ils accueill aient Hosé amicale ment, mals ils évitaien t de
parler de leur vie.
Le Provençal ne savai t même pas quel métier exerçait
Dimitri , alors que celui-ci aurait pu nomme r tous ses
de bureau. Indiscr et malgré lui, sans le voucam~rdes
loir et sans le savoir, il avait bien lancé des questio ns,
mais elles n'avaie nt obtenu que des réponses vagues,
suivies de silences gênants qui le laiss<lient bourrel é de
remord s, comme autant de reproch es rIe sa curiosit é.
Un jour qu'il étai t enlré à l'impro viste, par la porte
o'uverle, il avait aperçu Dimitri occupé dans la chambr e
voisine n manier une quan 1i té de /loles et d'éprou vettes.
Tant de flacons 1 nosé ne connais sait que les pbarma ciens pour avoir cetle manie, les pharma ciens et les
photogr aphes.
Sans réfléchir, ayan t trouvé celte hypothè se, il interrogea:
- Vous fai les de la pllOtO P
- Peul-tll re! répond it J'énigm atique Dimitri , qui
accouru t, ferman t viveme nt la porle derrière lui.
n pardon nait à nosé ses curiosités, mainte nant qu'il
les savait sans malice; il se content ait seulem ent cl'eu
écarter les aLLaques d'un geste palient nes épaules ,
comme on secoue une mouche importu ne, sans trop
s'irriter .
Un selll sujet 10 passion nait, pass.i onnait Kira et les
autres: la politiqu e.
n'y
Rosé l'avait vite remarq :ué; et, bien que lui-m~e
x
journau
de
s
d'arlicle
nourri
assez
point
enLendît rien,
pour simuler , de bonne foi, une opinion et prétend ro
la défendr e, il poussai t fréquem ment ses amis sur cc
Lerrain, pAr hesoin rio les voir s'anime r n leur tour.
Pourlnn t, ils sc relenaie nt ; ils allaient comme des chevaux arc1en ts, clonl un mors invisibl e brise n tou L instant
l'élan. Lour flux rie paroles vile lari, toujour s ils semhlaient garrler quelque chose, diff1cilemenl ravalé sous
10 masquo d 'lin sourire amer et scoptiqu e.
�58
AIMER EST MIEUX .. .
Elait-ce m éfiance encore, ou dédain de cet interlocuteur étranger à leur foi P
Sans doute , l 'ayan t jugé, ils ne voyaient pas en lui un
disciple possible. Nul martyre n e pouvait tenter ce garçon
doux et bruyant, capab le seul ement d ' une exaltation
s uperficiell e, loule de paroles.
Même avant les ges tes, certains mots l 'eu ssent épouvanté. Son bOIl sens de paysan, né con lent de son lot,
respectueu x, voire même craintif de lout go uvernement
établi, repoussa it par avance loule idée de révolte. Son
collier ne l 'indi gnait, ni ne le gênait.
Cc n 'é lait pas qu 'il eelt refusé de criUquer l'ordre
social, dans les limites permises. Il était prêt à déclarer
que tout allait mal ct qu'il y fallait porler le fer rouge.
Que lui coûlaient quelqu es di atribes P
11 n 'en avail même pas l 'occasion, s'acharnant vainem ent ù amorcer une disc ussion, sitôt éteinte.
Pourtant, il y mellail de la co mplaisance, n 'ayant
aucune pr6lérence.
Et, naïvement, il disail des énormités.
- 11 y a UII empereur, chez vous. Peut-être vous êtes
bonapartis tes P
Tous ricanai ent, échan geant des regards où brillaient
des lueurs fauyes.
- Non 1 non 1
- Il épublicains, alors P
- Plutôt.
- Ti ens 1 c'es t co mm e moi 1
Il aUlrm ait cela énerg iquement ; mais la conversation
lombait sur des so urires sceptiques.
Et bi en lÔt on parlait cl 'autre chose, pour Caire cesser
une gêne que J(jra elle-môme parlageai l.
Peut-ê tre, sa ns s'ell rendre complo, souffrait-elle de
son li r Rosé si loin d 'elle P
CHAPlTUE
LE CHAND
vm
som
- Vive le roi 1 Vive la reine 1
Exullanl, les yeux bril lanlS, le chapeau brandi ù bout
de hras, Ilosé criait li tu e- l(l te, môlant sa voix à ce ll e de
la Ioul e, se gri sa nt do tUlllulle et d 'enthousiasm e.
II y avait dell x heures qll 'i l allendail, su r un refuge
Ile la place de la Concorde, press6 par ses yoisillS, les
�AIMER EST MIEUX ...
59
jambes lasses et les muscles douloureux à cause des
efforts continuels qu'il lui fallait faire pour résister à
l'incessante poussée des curieux massés derrière lui, les
yeux fatigués à force de regarder sans rien voir d'autre
que les dos des cuirassiers formant la haie.
Maintenant encore, il ne voyait que cela; mais, comme
une immense acclamation populnire s'élevait, indiquant
que le cortège déroulait enfin sa solennité, Rosé acclamait avec frénésie.
- Vive la reine!
La veille, à son bureau, des camarades informés
avaient annoncé un congé extraordinaire. Dans Paris en
fête, les magasins devaient être fermés, les aITaires arrêtées, en l 'honneur de la venue des souverains d'Icarie.
Peu importait le pays. En bon Français, nosé, méprisant la géographie, ignorait les peuples et plaçait sur
une même hauteur tous les dirigeants.
Il s'exclama, ébloui:
- Des souverains P
L'accent méridional, faisant sonner la dernière syllabe, pimentait le mot, en augmentait le prestige. Et le
Provençal écarqulllail les yeux, ému, admiratif.
Les camarades. confirmaien t:
- Oui, mon vieux. Et un peu chouettes 1
Une égale ardeur animait tout le bureau, à cause du
congé d'abord, puis de la perspective du spectacle. Les
imaginations se pavoisaient comme le seraien t les rues
de Paris dans quelques heures.
A cc mot vague, - des souverains étrangers, - des
drapeaux surg issaient, mariant leurs couleurs, croisant
leurs hampes derrière des éC 11ssons armoriés, claquant au
vent, - un vent d'enthousiasme. Et ries guirlandes de
fleurs s'allumaient, dessinant des perspectives d'avenues,
grou il1antes de monde; des acclamations, en ralales,
emplissaient l'air.
Des souverains 1
Paris républicain moussait comme du champagne, se
précipitait pour les voir, délirait, applaudissait.
Que venaient-ils faire, au jusLe P Quelle l'nison avait-on
de les fêLer P A part quelques l'enseignés, beaucoup
l 'ignoraient.
Préparer un emprunt P Peut-IlLre! Mais cela n'imporlait qu'aux tribuns politiques. Les auLres - la fO\1le préféraient le motif offlciel, l'en lenle cordiale affirmée
enlre les deux nations, des mains serrées, des toasts
échangés, des vivats poussés. Apparences P Seules les
�60
AIMER EST MIEUX .••
apparences comptaient, puisque seules elles frappaien t
les yeux de la foule impulsive.
Et puis, de celle façon, au moins, d'avance on en
avait pour son argent.
On dit à nosé :
- Ils arrivent demain malin à dix heures. Vous y
serez P
S'il y serait 1 Où 61.ait-ce, cette arrivée P
Les renseignements se croisèren t; tous s'offraient à
piloter le Provençal. Il refusa, (liscl"et et mystérieux, promenan t autour de lui un sotlTire qui sollicitait les
cu rlosités.
- Je vous remercie. Mais, peul-Nre, je ne serai pas
seul... Oui, une jeune fille ...
L'idée venait de surgir brusquement. Et il la ll\chait
tou t de go, par naïve van tard ise, enflammé d'une gloriole prématurée. Cc n 'était pas imposs ibl e qu'elle consentit ;\ venir. Alors, il fallailbien prévoir.
Les cama rades s'exclamaient:
- Une jeune nlle P..• Ah 1 ah 1. .. Gaillard 1. .. Voyezvous, le so urnois !...
Rosé arrNa le flot des plaisanteries qui s'animaient et
précisa, d'une voix discrèle el modeste:
- Ma fiancée 1. ..
- Ahlahl
Il y cul des sourires entendus; les collègues clignèrent
de l'œil.
Mais, ayanl produit son erfet, le Provençal revenait à
la question. Où était-ce, décidément, celte arrivée P
A la gare des Tnvalides. Mais il valait mieux qu'il se
rendit place de la Concorde. De là, il verrait passer lout
le cortège, aller el relour ... Le présid ent, les ministres, et
pois les troupes, bea llcoup de troupes.
C'était surtont cette I1 gmation flue nosé devait voir.
Mais, pour l'in stant, il ne pensa it qu'au roi el à la reine,
ôtres mystérieux, dont l'évocation faisait bouillonner son
imagination.
« Pns moins, ce ne sont pas des gens comme les
autres 1 )1
ncnlré rue du Lunain, il frnppa chez les voisim,
encadra dans la porte sa fi gure illumin ée.
- Et alors P Demain, vous y viendre7., voir cc roi cl
celle rci ne ~
U~e
indifférence presque exagérée flgea les physionomies.
- Quel roi P
�AIMER EST MIEUX ..•
61
Celui d'Icarie , té 1 Vous ne savez pas? Il vient « avé
sa dame ll.
Tous les mirifiqu es réci ts dont on l'avait ébloui au
]JUreau se retrouv èrent dans sa bouche ; ingénu ment, il
les resservi t comme de son cru, les iaisant d'ailleu rs siens
par sa façon de les enjoliver.
Avec aplomb , il ajouta:
- Coquin de sort 1 ça vaudra le coup d'oeil. Je vous
le promet s 1
Et comme nul enthous iasme ne sc manifes tait, il
insisla :
- Vous viendre z, allons 1 Vous seriez les seuls.
La réponse l~ désench anta.
- Nous serons les seuls.
Dimitri ajouta, presque farouch e:
- Il n 'y a rien de commu n eutre nous et les rois 1
- Bien 811rl Mais ça n'empê che pas d'aller voir.
nosé se sentaH désarço nné. 11 se heurlai t à un mur de
glace.
De guerre lasse, il s'adress a ù la jeune fille:
- Mais vous, mademo iselle Rira, il faut venir. C'est
de votre âge.
Elle détourn a la tête.
- Mol'ci. J'ai autre chose à faire.
- Tant pis 1
La moue ùu , Provenç al désappl'ouva. Les occasions de
se distrair e élaienl si rares 1 Pourqu oi les repouss er de
parti pris? Et un spectacle qui no coCilait rien, encore 1
Mais il n'insist a plus, ayant compris qu'il perdrai t sa
peine.
Il s'en ful quand même, le lendem ain malin, vers la
place de la Concorde, un peu ennuyé à l'idée de rencOJJtror des camarad es ql1i le trailera ient de blageur en Je
voyant seul.
de gens
SOli souci s'envola quand il sc vit encadré
inconnu s, si élroilem en t même qu'i) ne pouvait plus
remuer ni hras ni jambes.
Comme tous les autres, Î1umobile, il altelldi t, tentant
parfois tle se tlresser sur la poinle cles pieds pour regarde r
entre les chevaux .
Les nouvoJles, par instants , ridaien l la foule, passaie nt
sur elle corn me ùes vogues, rellseig nant Hosé.
- Le préside nt port.
- Le cortège est dans les Chal1l ps-Elysées.
- Le préside nt passe.
De ce premie r défilé, nosé ne vil rielJ.
-
�62
AIMER EST MIEUX .••
Un peu d 'agilalion se manifesla parmi les spectaleurs; les cous sc tendirent davanlage ; quelques bravos
crépitèrenl faiblemenl, mêlés de vivats grêles qui, visiblement, se ménageaient pour le relour; et ce fut
lout.
Les voitures, ayant traversé le pont, roulaient déjà
vers la petile gare des Invalides, tandis que Rosé persistail à sc dresser ct braquait les yeux devanl lui, se désarticulanl le cou dans l'espoir de voir.
Souùain, le canon tonna: le train entrait en gare.
De nouveau, la foule s'agita; les phrases jetées,
recueillies de bouche en bouche, suivirent pas à pas le
retour du cortège, devenu royal par l'adjonction des souverains.
Une clameur relenlit :
- Ils viennentl
Et les cris éclatèrent, devant la gare d'abord, puis sur
loutle parcours, il mesure que dénlaienl les voilures. Des
milliers de voix acclamèrent la royauté.
Comme !losé s'en ùonnail à gorge déployée, s'enrouallt
avec ivresse, tlne petite main lui loucha l'épaule.
Il lressaillit, tourna légèremenl la Wte cl vil, près de
lui, Kira, ironique, qui lui souriait.
Elle murmura, mOlIueu se :
- Je vous croyais répuJJlicain ?
Il souril avec bonne humeur, nullement gêné, et
répondit, sincère:
- Ça n'empêche pas 1 Je crie par politesse. Et puis, cc
roi-là, cc 11 'est pas le nôtre; on peul bien l'acclamer.
Comme elle continuail à rire, mais avec un blâme dans
les yeux, il ajouta philosophiquement ot ingénument:
- El pui s, ça change 1
C'était l 'i nstinctif besoin de sa race qu'il trahissait.
En Jl1C!lne temps, il s'avisa qu'il pouvait lui retourner
la bollo :
- Mais vous, qui (oisiez la dédaigneu se? Vous êtes
venue quand même .
- Je passais.
- Et la curiosilé a été la plus forle?
Elle ~latJs
sa impel'cepliblemen l les épaules ct répondit:
- Si vous voulez.
~
ri n'y ~ pns de mal 11 cela. El je pario bien que, cc
~Olr,
vous vIendrez encore ... quand ils sc rendront au
gnla de l'Opéra ?
Il. guelta la l'époll se, Cil déguisallt /TIn 1 UI10 légère
anxIété.
�AIMER EST MIEUX •••
63
Mais elle n'y prit pas garde et répondit évasivement,
sans deviner l'importance qu'il y attachait :
- Peut-être.
Elle avai t détourné les yeux et regardait la foule, qui
commençait à se disperser.
Familièrement, nosé 1ui prit le bras.
- Vous l'entrez? Nous cheminerons ensemble... si
vous voulez bien de ma compagnie.
- Pourquoi pas?
Le sourire de ]Ora, cette fois, fut sincère. Elle ne se
moquait plus et acceptait francllCmen t le voisinage sympathique.
Et ils s'en allèrent côte à côte, causant gaiement; elle,
enjouée et légère, presque volubile, contre son habitude;
lui, un tantinel ému, heureux de presser le bras tiède,
qu'il avait pris pour diriger leur marche à travers les
groupes sans se laisser séparer, et lier en même temps
parce que, à quelques pas, des camarades de bureau
venaien t de l'apercevoir et tournaient vers le couple leur
curiosité émervelllée.
- Il sait choisir, le pelit Péhron 1
La phrase, ayan t volé jusqu'à l'oreille de Rosé, caressa
SOli cœur, l 'enveloppa d'une vague d'orgueil.
Cc soir-là, contre son habitude, il dîna de très honne
heure, vers les cinq heures, à la lerrnssc d'un pelit reslaurant de l'avenue ct 'Orléans. Silôt son menu expéd ié,
il revint rue du Lunain.
Il avait SOli idée.
Durant leur relour, - une promenade joyeuse, au
GOurs de lac[uelle ils Il 'avaient cessé de causer amicalemont, - nosé avait évité de parler de la soirée ot du
projet qu'il forntail. Il n'interrogea pas Kira, se conlenlnnt du (( peu t-être Il qu'elle avait prononcé.
Cela lui pornissnil cerlain : une fois encore, la jeune
~l1o
céderait à la curiosité; comme tout le monde, elle
Irall guelter le passnge du cortège cl, pelit-tHro, à l'insu
(les siens.
Dès lors, pourquoi risquer une démarche indiscrète,
S'lI~ire[
un rcells plus sec cl ml'mc éveiller des soupçons
fJUI retiendraient Kirn au logis?
Mieux volait, ans entrer cileT. les Husses, altendrc
t'inslant Ol1 la jeune Dlle sortil'Oit, la suivre, la
r:joindrc Cil invoC'Juanl le hasard, dieu rles rencontres,
s onquérir de son but cl lui proposer, comme le malin,
de roire roule ensemble.
�64
AIMER EST MIEUX .••
Habitué aux allures libres de Kira, si candide luimême, Rosé ne voyait pas malice à ce pelit manège et
trouvait naturelles l'offre et l'acceptation escomptée.
Sa tactique réussit au mieux de ses espérances. Six
heures venaient de sonner quand Kira sortit de l'apparlement. Hosé, qui la guetlait, trop impatient pour ne
pas sc précipiter, la rattrapa sur le palier d 'Oreff.
Elle se relourna vers lui, l'ayant entendu descendre.
Sa phyisonomie, fermée, sombre, sembla-t-il au jeune
homme, marqua de l'impatience et de l'agacement; ses
noirs sourcils se froncèrent.
Un peu confus de son manque de discrétion, Rosé
murmura:
- VOliS allez voir le roi P
Machinalement, elle répondit, COlllme le malin:
- Peut-être.
Mais aussitôl elle se reprit, avec un énervement
visible.
- Je no sais pas pourquoi je vous réponds cela. En
réalité, rien Il 'esl moins sûr. Pour le moment, ce n'est
pas là que je vais.
Timidcmout, 10 Provençal insista:
- Mais VOliS irez peul-être. Si vous vouliez me permeUre ... je VOliS accompagnerais ... comme cc matin ...
Sa voix suppliait, implorant, de même que son
sourire.
- Dites, vouleZ-VOlis, mademoiselle Kira P
Mais, de la tête, elle fil, sèchement:
- Non!
- Pourquoi ~ Seule dans la foule, cc ne serait pas prudent. .. Moi, je vous protégerais ...
11 sc forçai L Il sourire; mais un gros désespoir, à la
pensée du refus, faisait trembler sa voix ct son geste.
JOra semblait lellement décidée à passer outre 1 D'une
voix glacée, elle refusa, le repoussant, lui faisant signe
- lin ordre 1 - de ne pas la suivro.
- Je ne veux pas, entelldez-vous ~ Je ne veux pas ...
JI me plaîl. d'~tre
seule, cc soir ... Je vous défends de me
suivre.
- Mais pourquoi ~
Atterré) nosé bal bu lia celte interrogation. Il ressentait au cœur lin gros chngrin, se sentait infiniment
malheureux, nOn soulement parce CJU 'il se heurtait à un
obstacle imprévu, parce qu'ullo joie escomptée d'avance
lui écbappait, mais surLout parce qu'il lui semblait
�AIME.R EST MIEUX •..
GG
qu'en le repoussant ainsi Kira brisait, entre eux, toute
la sympathie si péniblement établie.
Toul son habituel verbiage s'en allait à la dérive; il
ne trouvait plus de mots pour la convaincre. La sentant
inébranlable, il 11 'osait même pas exprimer son chagrin.
Et, sans doute, il allait obéir, remonter chez lui,
renoncer, le cœur gros, à la bonne soirée.
.
Mais une porte s'ouvrit sur le palier; Oreff apparut,
dressan l derrière la jeune fille sa silhouette sévère.
Comme un écho, il répéta l'interrogation:
- Oui, pourquoi P
Puis, allant au-devant de la surprise du Provençal ot
s'excusant du geste:
- Je vous demande pardon. J'ai entendu involontairement et mon âge me permet d'inlervenir et de donner
un conseil amical. Eh bien 1 je suis de votre avis; il n'est
pas pruden t que Mademoiselle aille seule dans la roule.
Vous lui serez une sauvegarde; à votre bras, on la remarqUeI'a moins.
Il souriait, paraissant énumérer ces raisons pour Kira.
Et, naturellement, Bosé, ravi du secours imprévu,
approuvait:
- N'esl-ce pae P
Or, JOra, loiu do céder à celle intervention paternelle,
semillail s'en froisser.
Très pâle, elle dit nerveusement, avec une intonation
farouche, qui enfonça mille poignards dans le cœur de
l'amoureux:
- .le ne veux pas que M. Pébron m'accompagne.
- Vous n'Ôles pas raisonnable, dit froidement Orere,
on fixant sur elle ses yeux gris, el vous êtes peu aimable
pour vos omis. TI serait si simple de prendre le bras de
Mousieur, qui esl un brave garçon, al)solument s'Ôr.
- Je ne veux pas 1
- Seule, tHes-vous sÎlre d'arriver où vous voulez al ler P
- Si on VOLIS voIt seule, appuya Rosé, qui sc reprenait à espérer, il y a des gens qui vous parleront. Dans
ce l)uris, pas moins, ils onl tallt de toupet 1
- Craignez les importulls et los curieux.
Le Provençal, à cij.acun des arguments d 'Ore fT, hochait
plusieurs fois la tête, comme pour s'y associer. Tou!,
parce qu'ils soutenaient sa cause, lui semblaient frappés
au coin du plus pur bon sens. Et il ne songeait pas à
s'étonner de l'insistance ùu Russe, traitant celte promenade comme un voyage périllou", et cependant i)}d~
pensable.
�nô
hlMEI\ EST MIEUX ...
Mais, olJ~iéet,
Kira refus.lit la prolection de
nosé.
- S'il me fau t un compagnon, que Dimi tri vienne,
fil-elle il OreIT.
- Vous savez bien que Dimitri ne peut pas,
répondil-il.
El, conlinuan t en russe, il parut l'encourager de sa
voix calme cl grave, don t pas une nole ne s'élevait audessus des aulres.
Elle écoula, muelte cl froide. Dans sa figure blanche,
seuls les yeux vivaient, semblant ceux d'une bête
lraquée.
Mais, pendanl le discours d 'OrefI, ils se calmèren l peu
à peu par l'effort d'une volonté visible; ils s'emplirent
d 'uB feu énergique, landis que les traits s'armaient
d'une invincible résolu lion.
Quand le nls~e
se lul, d'ull gesle brusque, Kira lendil
sa main à Bosé, qui allendail, timide et gêné.
- Allons 1 puisque vous le voulez.
Ils descendirenl, suivis des yeux par Oreff.
Mais, quand ils furenl sur le lrolloir, Bosé vit la jeune
fille si fermée, lellemenl sombre, qu'il crul à une bouderie.
- Si cela vous fIlche lanl, mademoiselle Kira, dit-il
lrislernenl, je vous laisserai.
Elle répond il, salis le regaI'Cler :
- Non, non, venez.
-- Vous dites cela d 'un si vilain Ion 1 On dirait que
vous m'en voulez ... parce que j'ai du plaisir à me trouver
a\l'r vous.
LI..; grands yeux noirs le fixèrent, le caressèrent; la
bouche .lui .ouril, effleurée d'une leinle de mélancolie,
el la VOIX son lia, chaude, aefecl ueuse :
- Non, monsieur nosé, mon ami l.os~,
je ne vous en
veux pas. Il ne faul pas croire cela.
Elle lui serra forlernentla main, parut chasser sa bouderie, sa songerie, lou t un vol de papillons noirs cl, cl 'un
lOTI qui semblait rufl'crml, ellc dit, soudain pleine
d'enlrain :
- Je IIC voulais pos de vous co soir, voilà lout ... Un
caprice ... II puraît que j'avals lorl ... que je n'ai pas le
ùroit ... Il était dit que nous deviolls voir le roi et la reine
ensemble.
Elle rit lIerveusement. Sn gail6 n'étail-elle poinl
affeclée? Ne cherchail-elle pas à s'élourdir, en parlant
ainsi avec celle volubililé, ccl abandon factice P nogé ne
�AIMER EST MTEUX •••
67
distingua point ces nuances. Heureux de cct enjouement,
il l'acceptait sans en contrôler la sincérité.
- Nous les verrons, dit-il, comme ce matin.
- Mieux que ce malin. Allons-y donc, puisque c'e&t ·
no Lre destin. Mais, si vous n'y voyez pas d'inconvénient,
allons-yen parlanL ct 'auLre chose.
- Pourquoi P
-- .Te n'aime pas les tyrans.
- Mauvaise 1 Il ne s'agit pas de le8 voir en peinture,
pourtant 1
- Parlons de vous, mon ami Rosé.
C'était la deuxième fois qu'clle disait ainsi.
Et cela semblait délicieux au Provençal.
Le ciel 6lait. tendre, d'un azur qu'atténuait le soir;
vers le couchant, de petits nuages roses se groupaient;
un air tiède et parfumé semblait en descendre, amollissant le cœur, alanguissant les yeux.
Rosé parlerait-il enfin P Dirait-il à son amie Je rOle
tIu 'il lui désirait dans Je roman de sa vie P
- Je suis llOureux d'être votre ami, murmura-t-il.
- Il n'y a pas de quoi 1
Au riro Irais qui courut SIU les lèvres de Kira sc mêlait
lIne ironie bizarre.
110sé la devinll-t-il P A peine. Mais, sans qu'il s'en
rendit compte, elle reLarda l'aveu prêt à jaillir de ses
lèvres. Il allait parler libremen t, ouvrant tou t grand .s on
cœur; une crainte soudaine y refoula les phrases émues
ct confiantes.
« Quand nous reviendrons, se promit-il ; le ciel est
encore Lrop clair; il faut de l'ombre pour certaines confinences. »
Car, seul, Je voilo de la nuit rassure Ill. pudeur des
premier aveux.
Mais le Provençal avait été trop prèe rIo lion rêve pour
s'en éloigner. A mots couverts, sorrantle bras de sa oom.. do son MIdi où, plus tard, il r4vait
pagne, il 11li par~
de ramener lm6 romm9 - ea f(lmmo 1
Gafment, Rira. dOlll1oH la répliq1l8, acoutanl cll/JUtar
l 'amour proche, une ton La Uoningr.nuo qui s 'ofrrnit à
elle. Un soupir s'envola da soe Illv['cs, monta dana 18 soir
tièdo aL s'y pcrdi!.
- Amusettes 1 Ill-olle, moqueuse.
C'était li son propre cœur qu'olle répondni l. Mais,
allant ainsi, épaule contre épaule, ils avaient, malgré
tout, J'air si tendre que les passanls ne s'y trompaient
poillt.
�68
AIMER EST MIEUX •••
- Deux amoureux 1
Car leurs yeux se regardaient et ne Toyaient qu'eU3
Ils se souriaient du regard et des lèvres.
Presque frôlés, sans même être aperçus d'eux, des
camarades de Rosé - ceux du matin - sourirent aussi
el plaisall tèrent.
- Ah 1 ils sont dans la lune, ceux-là 1
- Et pas près d'en revenir 1
- Allez donc leur parler des souverains d'Icarie et
des fIltes 1
- ris y courent, comme tout le monde. Mais il y il
des chances pour qu'ils n'en voient rien.
Et celte conclusion, éternelle el ironique:
- L'amour est aveugle 1
Ils étaient passés.
En traversant le Luxembourg, Kira tourna vers la rue
de Fleurus.
- Quelqu'un à voir, cxpliqlla-t-elle brièvement.
Des rues sc succédèrent; dovant une porte ba~se,
la
jeune !lltsse s'arrêta.
Rosé rcconnut la maison, saisi tout à coup d'une tristosse, preSf{11C d 'nne angoisse.
- I~coulez,
fit brusqucmont Kim, vous devriez ne pas
m'attendre.
Tl)tu, Rosé répondit :
- Sil
Sm Je seuil, elle hésitait. Tl ajouts, mi-plaIsant, mlsérieux:
- ~1. Oreff vous a confiée à moi. Je ne dols point vous
a handon ner.
Le gesle de Kir;) f1ft intraduisible. Quelle résignation
à quelle fatalité voulaiL-il exprimer P
- Comme vous voudrez.
Elle disparut dans le corridor, et Rosé sc mit à faIre
les cent pas, évoquont malgrr lui 10 soir où, sur cc mÔme
trolloir, il avait attendu la jeune fille.
Cola avait failli lui cO\Jtor chol'. L'impression désagréable pcrsistnil, il essaya l~O la chasser.
« Los temps sont changés, voyons 1 se murmura-toi\.
Cc soir, c'est !lVec son alltorisntion que je l'attends, cl
pcrSOliliO ne songe plus Il mo ~o\lpçncr.
»
pas possible. Alors,
Non, le rctoll/' ri" cauchemar n '~tai
pourquoi celte inquiétude qui lui serrait 10 cœul'?
D'aillellfs, il eut pou de loisir d'y réOéchir ct !le s'y
abandonner. Rira redescendit rapidement, tooont sous
~on
hrn~
un pnQ1fct ,Ir r.onlrllr somllre.
�AIMEH mIT MIEUX . ..
69
Rosé li 'empressa.
- Donnez . .le vous le porte.
- Oh 1 non 1 fil-elle vivement.
Mais, comlTle il essayait de le lui prendre de force, elle
pr6féra l'abandonner.
- Prenez garde 1 C'est excessivement fragile.
- J'aurai soin . Un chapeau, peut-êlro P... Non, c'est
lourd.
- C'esl un vase. Il ne faut pas le lenir ainsi. Rendez. le-moi.
- Je puis bien vous le porler un bout de chemin.
Diles-moi seulement comment il faut 10 lenir.
Elle l'arrangea elle-même sous son bras, en lre eux, ùe
façon à ce qu'il fi 'altirt\l point les regards.
- Comme ceci. Ne le secouez pas. Vous me le rondrez
tout à l'heure.
- Oui. Pourquoi l'avez-vous pris maintenant? Il va
nous gêner.
- Au relour, mes amis auraient éLé couchés.
Hosé ne s'élO1\Ua pas davanlage. Pourquoi aurait-il
trouvé cela hizarre P C'était un caprice ùe Kira . Il l'accep lait dévolicuscmen l.
El le l 'en lraÎna ; ils pressèrent le pas.
A près la rue des Tuileries, l10sé voulut Lourner à
droite, dans la direction du Palais-Royal.
l'l'Iais Kira l'enlralna vers la gauche, sous les arcades
de la rue de Hivo li.
- De ce côté, nt-elle.
- Mais, ohjecla Rosé, c'est devant l'Opéra qu'il faut
aller nous placer. Venez, nous remonterons l'avenue.
Elle refusa de la tôte, le lira dans la direction qu'elle
avait choisje~
- NOJl, non. T!\c11Ons de voir le cortège avant. Esl-co
qu'il ne passe pAS rue noyale P
- Pellt-êlre. Je no suis pas .
- Moi, je sais. Ensui le, il doit suivre les boulevards.
- Eh bien 1 c'est là que Je coup d'œil sera Je plus
clHieux; il Y aura plus d'illuminatiolls et plus de
monde.
- Oh 1 je vous en prie, n'allons pas encore vers le
bruit,
lIosé céda clIo suivit. Que lui importait P Ils élaient
ensemhle el cc point seul l'intéressait.
Cachés dans l'ombre des arcades, ils longorent la rue
de Rivoli, déserle ct silencieuse.
La nuit était venue, jetant sur Paris un voile do lénè-
�'/0
AIMER EST MIEUX ...
bres que trouaient, de place eu place, les nammes des
réverbères. Du lointain accourait une rumeur, comme
un murmure de flots, venant mourir là, dans re
calme.
Quand ils approchèrent de la Concorde, Kira 8'orrôta,
dégrafant la mante légèrè jetée sur ses épaules.
- ~ 'ai chaud, dit-elle .
Hosé voulut se charger du vêlement. Elle résista, plaisantant :
- En voilà un gourmand 1 Monsieur prétend tout accaparer . D'abord, vous allez me rendre mon paquet.
- Jamais de la vie 1
- Si 1 Je n'ai pas confiance. Vous vous laisseriez bouscu 1er et il serait cassé.
- Et vous P
- On ne bouscule pas une femme.
- Avec ça CJ.u'ils sont si galants, vos Parisiens 1
- Eh bien 1 vous aurez les mains libres pour me
défendre . .Te préfère. Il me semble que je le protégerai
mieux que vous, mon paquet.
Comlne il paraissait ne pas vouloir se laisser convaincre, elle posa sa pelite main sur son bras et dit, d'un
air décidé:
- Ecouler., mon ami R.osé, voilà mes conditions: ou
bien vous allez me rendre mon paquet et j'irai dans la
:[oule avec vous, protégée par VOLIS, ou bien vous continuerez votre chcmill tont seul. Moi, je rentrerai.
- Etes-vous méchanle 1
- Etes-vous enlôlé 1 C'est à prendre ou à laisse\'.
Puisque je vous (lis que je Il 'ai pas conl1ance en vous 1
- Le voici, volre paquet, mauvaise 1
Elle Je prit, visiblement soulagée, et l'assura sous son
bras, ayanl jeté dessus la manlille.
Rosé ten la de la réclamer.
- Au moins, donnez-la-moi, que j'aio quelque chose
à porler.
- Hien, monsieur 1 D'abord, clio cacho mon paquet,
dont je suis honteuse ...
- Vous l'avouez.
- Olli. Il esl ridicule do s'encombrer pour aller danll
la roule. Mais, que voulez-vou!! P...
-- Vous auriez pu n'aller le chereller quo demuin.
- Alli demain, mon ami Hosé, demain 1. .•
.- Ou bien il fallait me le lais~er.
- Incorrigihle 1... Non 1 Mellez seulement votre br08
sous le mien, puisque voue êtes mon chevalier ... Là 1 Bans
�AIMER EST MIEUX ..•
71
appuyer sur mon vase. Rappelez-vous qu'il est fragile.
Etes-vous content P
- Oui.
Tl l'était, serrant doucement contre le sien le hras qui
portait le paquet. Et, peu à peu, pour que le poids la fatiguât moins, sous la mante, il glissa sa main, rejoignit
celle de Kira, la frÔla, prenant sa part du fardeau.
- Comme ceci. Vous voulez hien P
- Soit 1 Maintenant, en route ... El ne vous laissez pas
housculer.
- N'ayez crainte 1
La place de la Concorde était noire de curieux qui,
craignant l'encombrement des houlevards, étaient venus
là, tenter de voir quelque chose.
Bourdonnante, cette foule attendall.
- La place est prise. Il faudra jouer des coudes, murmura Rira.
Rosé, souple, insinnant et jovial, apaisant d'un sourire
et d'une plaisanterie ceux qu'ils housculait, possédai 1
l'art de se faufiler entre les groupes.
Ils tournèrent 10 coin de la rue Royale, luren t dallS la
foule, la pénétrèrent peu à peu, d'une patiente poussée.
Vingt minutes d'efforts les ilmenèro.llt au promier
rang.
Rosé triomphait.
- Je vous l'avais dit que nqus y arriverions.
Mais ulle harrière de chevaux les arrêtait.
- Toujours les dragons 1 Ch.llchota le Provençal, désappointé. On ne pourra pas voir.
Rira sourit.
- Mais si. Entre les chevaux, il y Il de la place.
En effet, en dépit des croupes menaçan tes et au risque
d'un coup de pied, les curieux se fussent volontiers
glissés Il\. Mais, de dislance en distance, des agents mailltenaienl la foule sur Je trolloir, veillaient à réprimer les
empièlemen ls.
Sngomenl, le couple stationlla, pressé par les voisins.
Les lampadaires éclairaien t la chaussée, laissan t dans
l'ombre les cUTieux massés conlre les maisons. Aux
fenetres des étages, des drapeaux flottaient et des lanternes véuitiennes accrochaient leurs guirlandes de feux
colorés.
Aux deux. ex l'ré mités do Jo rue, cles arabesflues d'ampoules électriques cntreJaçaien t des fleurs J)lanche~,
rouges, jaunes et bleues, dressaient un porliqllc multicolore el flamhoyant. Et }'éblouissemen t des ilJurnina-
�72
AJMER EST MIEUX ..•
tions accentuait l'ombre des coins qui en étaient
dépourvus.
- On ne se voit pas, murmura Rosé, caressant les
doigts proches de Kira.
- Mais on voit, répliqua-t-elle, serrée contre lui.
L'allenle, ainsi, paraissait délicieuse au Provençal.
Pourtant, ce n'était point là le décor qu'il imaginait
pour un soir de fête. Il eût vou lu, au-dessus de lui, un
firmament constellé d'éloiles, un ciel de son pays, lumineux el pur, 011 la nuit resle bleue, épinglée d'or; il
eût voulu, sur leurs visages, un soume léger, parfumé
d'avoir lai t frissonner les lavandes el les touffes de
lhym ; el encore, dans le feuillage d'argent des oliviers,
le balancemenl des ballons de papier, oranges énormes,
éclnirées d'une bougie; grêle dans le soir, il eût souhaité
le chanl du fifre et du tnmbourin, menant la fnrandole,
et le passage des couples enlacés, riant, criant et sautant
- du bruit, des couleurs, de la gaîté.
Mllis ce peuple tassé, ce peuple noir sous la blancheur
froide (les lumières électriques, ce peuple chuchotant et
immobile qu'on parquait sur les trottoirs 1 C'eût élé
luguhre sans la main menue que Rosé sentait contre la
sienne.
Un soir de fête, cela ~ Allons donc 1 Ah 1 la joie dans le
décor bleu el or de Sil Provence 1
Il s'y souhaita transporlé avec sa compagne. Et l'idée
lui revint de parler enfin. Qu'allendail-jJ pour être heureux? Tl la volerait à Paris, à ce Paris dont, sans elle,
il etH eu déjà trop. Tous deux partiraient vers les
Alpilles, olJliendraient des parents la permission de
demeurer 11IJ bon soleil, en Vlle des murs blancs du mas .
Ce soir, tout à l'heure, loin de cel.le foule morne, en
images jolies el colorées, il lui dirait son Ilmour et son
vœu, lui proposerait cetto joie. Ne senlait-il pas Kira
sienne un pen, gagnée li lui, aimanle el confiante ~
C'éI'nil. son deslin qui l'aVilit mené vers elle, pour leur
bonheur COmml1ll..
Un mouvemenl le J'éveilla du rÛve : doucement, Kira
se dégageait, (uynit son bras.
Il tourna vors elle (les yeux anxiellx, la devina à peine,
dans le noir.
Mais elle s'était aperçue de son inquiétude. A son
oreille, elle chuchota:
- Laissez-moi me meUre devant vous. Les gens me
pOllssent.
Alors, rassuré, il Idcha son bras et la fit passer devant
�AIMER EST MlEU:\ ...
...
" ')
lui) s'interposant entre elle et la foule. Sa maiD se posa
sur l'épaule de la jeune fille, doucement, signifiant une
protection tendre et, s'arc-boutant sur ses jambes, il
opposa son dos au fiot des curieux, pour qu'elle pût voir
à l'aise.
Comme le matin, des cris accouraient du lointain,
secouant la torpeur de la foule, électrisant les cavallers.
Redressés sur leurs cbevaux, ils s'immobilisaient, la
tôle droite, au commandement des cbefs :
- Garde à vous 1
Derrière la baie, les agents s'affairaient, rectifiant
l 'al.ignement des spectateurs, comme si on eût dO. les
\
passer eu revue.
Evidemment, le cortège s'approchait. Aux acclamations se renforçant, gagnant de distance en distance, de
groupe en groupe, on pouvait suivre sa marche.
Un illstinct de curiosité, une fièvre saisit Bosé, lui fit
tendre le cou comme les autres.
Un frémissement parcourut le champ des têtes. Les
premiers cuirassiers de l'escorte s'engageaient dans la
rue.
Alors, enl.re les maisons, l'acclamation monta, déchaînée, violen te :
- Vive le roi 1 Vive la reine 1
El le timbre sonore du P['ovençal s'y mêlait.
Pris de délire, il criait, de toute la force de ses poumons:
- Vive le roi 1
Entre l'étincellement des casques et des cuirasses, il
l'apercevait, saluanl, sourinn l, chamarré. Et près de
l'unifonne doré, la main sur le l'ehord du lanùeau découvert, une dame blonde et jeune, gracieuse, souriait aussi,
saluait de la tête.
Conquis, Bosé vibra comme sa voix :
- Vive la reine 1
Sa mnin, quittanl l'épaule de la jeune nusse, s'agita
en l'air, (] 'un gesle onthous insle. En retombanl, elle ne
rencontra plus son appui. Slupéfait, Bosé regarda.
Rira n 'Mail pl us là.
Mais, devant h!i, enlre les jambes des chevaux, serrés
conlre l'un cl 'eux, au point de se confondre avee lui. une
frêle si]hol.lel te somlJre éleva Lout d'un coup ses 'deux
bras, balançant au-dessus de sa. tête et projelant sur la
chaussée un olJjeL. ..
Une lueur fulgurante, une détonation effroyable, des
cris ... Et, lJrusquement, tout le décor chavira dans les
�74.
AIMER EST wllmx •.•
yeux de Rosé en une vision rapide de chevaux cabrés, de
corps projetés, un tourbillon de foule qui l'emportait,
tenant serrée contre lui la jeune Russe qu'il avait saisie
d'un mouvement affolé ...
Tous deux fuyaient, avec d'autres, les oreill es pleines
de gémissements, vite couverts llar un long hurlement
d'épouvante qui monta de la foule.
Au lointain, l'écho des vivats achevait de mourir:
- Vive la reine 1
CHA.PITRE IX
PETITE AMll l'ntLE
Une ruée de torrent avait emporté la Ioule, rendue folle
par l'explosion. Où ullait-elle P Une Lerreur irraisonnée, le
frisson de la mort passé sur eux, poussaient tous ces
curieux à courir droit devant eux, mécaniquement, pour
se mettre à l'abri.
Des gens venaient en sens contraire, haletants aussi,
lancés vers le bruit par une curiosit.é alTolée; ct des
eXcla1nélLions s'échangeaient au passage, à la course.
- C'esL une bomhe !...
- Ils SOllt morLs 1. ..
La curiosité rassurée, la panique cessa; la fuite se
ralentit. Arrôtés, des témoins, comprimant à deux mains
les baLternen ts de lem cœur, nalTèren t, avec force détails,
d'une voix enLrecoupée, hachée, cc qu'ils avaient vu ou
cru voir.
- C'esL 1.111 aLLental...
- Une bomhe qu'on a lancée sur les voilures ...
- Une tuerie effroyable ...
- Des hlessés ... des morts ...
- On ne saiL pas combien.
L'émoLion éLranglait la voix des questionneurs. Une
stupeur les immobilisait.
- Le roi P la reine P
- Morts, bien sOr 1. .. Ah 1 si vous aviez vu 1. ..
ris en tremùlaient encore, évoquaient une vision horrible, des membres humains projetés en l'air, retombant
sur la foule, dalls une pluie de sang. Comment Il 'en
étaient-lis pas couverts ~ Comment n'étaient-ils pas
~orLl\
.ellx-mt'mes ~ C'était llliracle? A deux pas d'eux,
Ils ovalCnt vu mourir.
Certains prétendaient avoir distingué les royales vic-
�AIMEk ES'!' MIEUX .••
75
Limes affaissées parmi les débris du landau, avec d'a1treuses blessures béanles qui les défiguraient.
Que Il 'avai t-on vu P
Les imaginations houillonnaient, se répandaient en
flols verbeux.
Maintenant, calmés, se rendant compte que le danger
était passé, tous revenaient vers le lieu du (lrame. Le
même élan qui les en avait éloignés, les ramenait en
hâte, pour revoir et savoir . La curiosité succédait à la
panique.
Mais, déjà, hlessés ct morts étaient parUs avec leur
cortège atterré; les débris tragiques avaien t disparu
comme pal' enchantement; du sable recouvrait les taches
sanglantes; du décor d'horreur, rien ne subsistait que
les visages bouleversés de ceux qui en avaient eu la vision
brève.
Sur la chaussée, il ne restait plus que des groupes
regardanl le sol, avec des yeux bypnotisés, et redisant
sans cesse la légende déformée de la tragédie.
Des lambeaux de vrai - si horribles 1 - tra~nie
au
milieu des inventions répétées <le bouche en houche.
El parmi ces gens-là, déjà, rOdaienl des individus li
mine louche, corbeaux el hyènes du crime, la police
lancée SUl' la pisle, acharnée à flairer les traces de
sang ...
Ni nosé, ni Kira ne s'étaient arri1Lés .. .
D'abord, mêlés au Ilol cles fuyards, ils en avaient peu
à peu rejoinl la LIlte, laissllllt derrière enx ceux que l'essouUlemenl commençait à calmer. Puis ils ' avaient été
seuls, courant toujours.
A cOté ÙU Provençal, entraînée par lui, la jeune Russe
jeLait fi 'une voix folle, comme une plain Le, basse et
monoLone :
- Oh 1 le sang 1... le saug sur la femme 1...
A cause de celle lamentation, devant les yeux de nosé,
horrifié, l'image persistait et c'étni telle qu'il fuyait.
Ell e en était encore à celle période où la peul' ne s'analyse point, mais en traîne, dominatrice.
L'instinct du salut le faisait courir vers le silence, vers
la nuiL, vers la soliLude, triple cuirasse qui le protégerail.
Et, mnchi nalemen 1., il emmenait, il emportait Kira,
80i8ie et serrée contre lui, d'un geste convulsif.
TI tremblait lellement qu'il ne pouvait parler.
Mais, toul à coup, ayant cessé do voir des gens courir
<'levant et autour de lui, il senlit la nécessité d'arrêler
�76
AIMER "S1' MlEU X ...
leur propre course. Et tous deux se mirent à marcher,
d'un pas d'automates, en suivant la rue de Hivoli.
Rosé n'avait pas lâché le bras de la jeune !tusse; sa
main tenait le poignet mince, refermée sur lui au
moment où il l'avait saisi pour la fuite. EL il ne SOIlgeait pas li la rouvrir.
En marchant, il ne pensait pas. Son crOlle demeurail
vide; mais ses yeux hébétés voyaient; toute une succession d'images s'imposait à eux et ils étaient salis force
pour la chasser ou la fuir.
Nettement, le Provençal revoyait la pelite ombre fr~le
faisant le geste meurtrier, ccl olJjel levé au-dessus de la
Ulle el projeté, comme un ballon, sur la chaussée. Cela
s'était imprimé sur sa réPne, violemment.
Il la revoyait semant la mort et en ressentait une
horreur infinie.
Mais Kira s'était-elle dédoublée P Cette ombre, qu'il
savait pourtant avoir été elle, il ne l'identifiait pas à sa
compagne de fuite.
Pour celle-là, une ilouceur, une tendresse, une indicible pilié l'estaienl en lui, et c'était beaucoup pour clle
qu'il lremhlait.
L'autre Klra, - nOll ... pas l(ira 1 - cetto jeteuse de
bombes qui /Jvail sa silhouel1e, luj nlnH, Ini demellrait
élrangère ; r(ivélre soudain, dans une lueur de drame,
elle n'effaçait pas la douce image de l'amie, ne se confondnit pas avec elle. Seul, le raisonnoment am'ail pu le
{nire cl Rosé n'élait point encore en élnl oe rrl'isouner.
I<ira, non phI s, ne disait rien. La secousse nerveuse en
(wail fait uue pauvre chose sans volonto, une ép:we.
Elle avait, en ruisant son gosle, pensé quo la morll'endormirail aussitôt après, qu'elle somhrerait dans le noir
(l'uno paix exempte de remords. I~l voici qu'urt mirncle
la laissait vivante, suns une goutte de sang sur son visage
pâlo.
Bien plus, lInc volonté élrangère, dont olle eM élé
loin de la 1'\1(] tragique,
incapnhle, l '(lvail onlt'fJ~16e
guiMo loin du dangor.
Nulle ru rio dc fOl1le, sur elle, nulles mains policirres
l'appréhelHlant brlllalclnf'nl, nu milieu (los cris de fureur
ct de haino, des gesles de monace, des coups; point do ce
1rihn nnl improvisé C[U 'clIo avait imnginé, fa cos conl ractées, rcgnr(ls durs, voi" impiloyables s'efforçant, dans
lIne chnmhre (le 10l'tnre, (10 Illi arracher son secret, 10
mOlif, 1eR complicrs. Ail lioll do ('elu, 10 silence, la nuit,
presque le cal1no.
�AIMER EST MIEUX .••
77
Elle avait !.out prévu, excepté cc dénouemenl
Raidie pour une atLitude héroïque devant la menace
et la haine, la fureur et la vengeance, prêle à payer son
geste de sa vie, elle se sentaiL sans force, hagarde, éperdue près de la Lenùresse qui la sauvait, mais la laissait
en face d'elle-mllme.
Frémissante, elle sen Lait venir vers elle quelque chose
d'atroce et d'imprévu: le remords .
Ahl celte ruile, dans l'omhre, après le drame! Cette
ombre, où se dressait, implacahlement, l'ünage des victimes:
- Le sang 1. .. oh 1 le s:.mg sur la femme l. ..
Elle gémissait, dolente, d'une petite volx f~lée
; elle
lrébuchail, la main sur les yeux, J'au1re nerveusement
accrochée au bras de Rosé.
Il lui manquaiL l'exaltation d'après pour con lin uer
celle d'avant.
Peut-être, sous les cris de mort, une révolte l'aurait
soulenue, cuirassée de fierté, d'orgueil; son exalLation
aurait magniHé son geste, l'attentat.
La rnenace d 'u n châtiment proche l'aurait auréolée,
commo IIne martyre. Sa vie pour leurs vies 1 Prète à la
donner, elle eù t relevé un front cl 'airai n.
Mois, seule, dans les ténèbres, au bras d'un puuvre
garyon IJouleversé, quI la sauvait sans savoir ce qu'il
faisait, haletante de cette fuile peureuse, elle n'était plus
qu'uno pauvre fllle, qui venait de faire le mal, inconsciemment, contrainte par le destin, et s'effrayait do
l'avoir fai t.
Sur l'enfilade de III rue, nu passage, d'autres rues
ouvraient des trouées cie lumière, le Palais-BayaI, Je
Louvre ... Puis, l'animation se relrouvait; les passants
reparaissaient, des voitures roulaient.
Au coi Il (le ln rue des lIa Iles, unau lohus les croisa;
les lumières frÔlaient .Ie$ leUres borelallt la lourde voiture .
.L 'œil de nosé accrocha l'écrileul1 d 'orrièro, déchiffra
ln desti nation:
« Rue de la Tombe-lssolre. »
Vn SllfSa1lt l'éveilla. Une idée s'imp083, impérieuse:
« Ren.trer 1 Il fallait relltrer 1 Prendl'e celte voilure qlli
Se dirigcail vers Montsouris.
MachiJlfllomeul, il fit signe nu conductour, hissa Sil.
compagne sur la plate-forme, ç-rimpu derrière elle cl vit,
d'un coup d'œil, l'intérieur Vide.
Ayanl payé les places pour {ltrc trnllquil1(', il Dt ('ntrel'
Kirn. Tous deux allèrent lI'asseoir uu fond, côte lt cOte.
�78
ArMER EST MIEUX ...
Alors, tandis que l'aulobus les secouaiL, au hasard de
sa marche caholante, les nerfs soudain brisés, dans un
grand besoin d'être consolée, Kira, laissant tomber sa
têle sur l'épaule de Rosé, se mil. ù sangloler.
Emu, elIrayé, le jeune homme murmura:
- i\e pleurez pas ... Il ne faut pas ...
Les mots ne 1ui venaient pas. Qu'auraiL-il dit, alors
qu'il n'osait enC01'e penser, qu 'il se réfugiait au sein
d'une torpeur, douloureuse ct passive, qui retardait le
moment de trop comprendre, de devoir jliger ct
agir P
Mais, celle douleur si proche, sœur de la sienne,
l'émouvait, meLLait en son cœur encore plus de tendresse eL de pitié. A tout prix, il la voulait apaiser, saisi
d'un besoin de douceur.
Oubliant lout, il enlaça la tallle de la jeune fille et,
tourné vers elle, conune on raisonne el console un
enfant, à voix très hasse, il supplia:
- N'ayez pas de chagrin, mademoiselle Kira ... Je vous
en prie 1
Obéi~san
t aux paroles fraternelles, les sanglots cessèrent ; pelotonuée con lre 1I0sé, Rira demeura immobile,
pleurant encore, mais silencieusement, et les larmes brCllantes qui coulniellt le long de ses joues la soulageaient,
noyaient l 'horrible vision, l'effaçaient.
Dans sa tête, les pensées s'arrNèrent; elle la sentit
délicieusement vide, comme si la vie cessai t de la broyer
et de la torturer, consenlant ulle trêve de repos bienfaisanl, suspendant la marche du Temps sur une minute
d'oubli.
Les yeux clos, envahie par un engourdissement subit,
elle sommeilla contre J'épaule de l'ami, bercée par le
bruit de ferraille des roues.
Pro!:! cl 'eJle, le corps brisé, le cœur angoissé, Rosé
fixai t dans l'espace l'imprécision cl 'un danger qui les
menaçait et don t l 'obsessioIl l 'alTolai t.
Apl'(~S
l'animation du boulevun) Suint-Michel, c'étsit la
demi-obscurité de l'étroite flle Suin l-Jncques. Ce n'était
point encore l'heure des del'lliers 1't'IOUI'8 et l'autob1ls,
presque ville, rouluit enLre les maisons endormies, emmenant vers l'extrémité Ùfl Paris le conductour somJloleut
et ses deux voyageurs silencieux.
- Parc Montsouris 1 clama soudain Je conducteur,
tandis que l'antobus s'arrêtait.
Et, penchant son JJusle dans l'ouverture, vers les deux
silhouettas enlacées qui n'avaient. pas bougé:
�•
AIMER
E~T
MIEUX ..•
79
- Ohé 1 les amoureux 1 goguenarda-t-il, faul descendre 1 C'est le terminus.
Héveillanl doucement Kira, Rosé passa devant elle,
poUl' que l 'homme ne vil point le sillon des larmes sur
le visage pâle.
Côte à côte, silencieux toujours, ils se dirigèrent vers
la rue cl u Lunain, sonnèrent, montèrent les étages.
Sur le palier, leurs mains se serrèrent et, dans l'ombre,
leurs voix tremblèrent.
- Bonsoir, monsieur Rosé.
- Bonsoir, mademoiselle Kira.
Elle ajoula seulement, comme une prière enfantine:
- A demain, n'est-ce pas ~
Et ils se séparèrent, sans s'êlre rien dit, ayant trop à
penser.
Mais, une fois couché, seul en face de la réalité, il
fallut bien que n.osé l'envisageâl.
Kira avait tué. Le paquet qu'elle était allée chercher
était une bombe Et elle L'avait lancée ... sur un roi.
Dans les journaux, jadis, il avait lu le récit d'attentats
sembla11les. Ayant frémi, il s'était indigné, jugeant les
assassins dignes des pires supplices. Nulle hésitation no
lui paraissait alors possible.
Mais, maintenant, bien qu'il ressentît la même horreur du crime, la même pilié pOUl' les viclilOCS, il Ile
parvenait pas à haïr Kira.
Etait-cc possible qu'elle eO t fait cela ~
Qu 'arriverait-il ~
Soudain, il tressaillit devant la précision d'une queslion qui sc posait malgré lui et s'obstinait, comme pour
exiger une réponse.
- Que ferail-il, lui ~
Il avait été lémoin. Son devoir n'était-il pas d'aller
dire ce qu'il avait vu ~ Ne devait-H pas livrer la coupable
11 la justice ~
Mais une horreur 10 rejeta en arrière, dans une révolte
de tout son être:
« Trahir Kira 1.. . )')
Par lui, clle irnil en prison; par lui, elle serait à la
lherci des jugCA qui la tortureraient; par lui, peul-être
elle moulTllil.
El c'élait son devoir. Son devoir 1
Les mots dansaient sous son crâne, hérissés d 'épines
douloureuses; à chacune de leurs J1iqfll'cs, il frémissait.
Kira mourrait 1 On tuerait Kira 1
Il cria:
�•
80
«
AIMEl"l EST MIEUX •.•
Jamais 1 Jamais 1 »
Il s'affirma son impuissance à causer ce malheur.
n
ne pouvait pas. 11 ne voulait pas.
Mais, alors, il serait complice P
Complice 1 Il l'était déjà; on pourrait le croire. Il avait
porté la bombe ... Jusqu'à la minute ultime, il avait
accompagné, protégé la jeune fille; et, après l 'attentat,.
il l'avait arrachée aux conséquences. Il l'avait entraînée,
sauvée.
C'était cela qui était incompréhensible.
Comment n'avait-il pas, à la minute tragique, révolté
de l 'acle, crié à la foule le nom de la meurLrière P Comment ne l 'avait-il pas dénoncée à l'exécration de tous P
Ou, Loul au moins, pourquoi ne s'éLait-il pas enfui loin
d'elle, l 'abandonnaut, la repoussallt, Jo. reniant P
Sous qu.elle influence mystérieuse avait-il lié son sort
fi u sien i'
Que cela filt connu, on l'accuserait.
Ne valai L-il pas mieux aller tout cnnlesser, franchement P
Il devait perdre Kira; son devoir, sa propre sÛreté
l'exigeaient. Un même danger los menacerait, s 'il 50
toisail.
Mais sa raison pouvail.elJe démentir ce que son cœur
avait rnit ~
Il bégaya, pleurant presque:
« Perdre Kira 1 La dénoncer 1 »
Son ûme Il 'était pas cornélienne. C'étnlt une pauvre
petito âme, tout humaine, coul'l)SO ct désomparéo. Sensible aux tressaillements, elle s'effara d'une secousse trop
violen le ct d'un devoir démesuré. Désespérément, clic
souhllilait ne point voir.
Il semblait à Rosé qu'une douleur aiguë (ouillait sa
chair el son cœur, en lordait touLes les fibres. Il souffrait
ntrocernen t.
Pourtant, pouvait-il encore aimer la jeune Russe?
Etllit-elle encore celle qu'il nvait oiméo P Non, assurément.
,: 'ill
Alors, il ne soupçonnait pas en elle l'anarchiste, le mot s'imposait mainlenant à son esprit, - celle qui
devait tuer. Celle qu'il avait aimée était autre, petite
sllhouolle un peu grave, mais si douce 1
rI voulut) ui COlTwarer l'imAge nouvelle ù 'une Kira au;<
youx durs, aux trulls méchants, el ne ln trO\lVIl pas.
C'élll.it toujOllrs, sous les m/1mcs chevellx, chfttllins at
�ArMER ESt MIEUX ...
81
soyoux, le visage un peu pâle et les yeux caressants. Pour
lui, c'était Elle, toujours et malgré lout.
Des latmes lui vinrent; les poings sur ses yeux, il
sanglota. :
« Je l'aime 1. .. ))
NOll, elle 11 'élait pas mauvaise 1 Elle restait la même,
si douce pour lui 1
Son gesle il Il ne le comprenait pas. ,Mais, se l'expliquait-elle davaJltage ~ Il se rappela son désespoir, dans
l'aulobus, puis son sommeil apaisé d'enfant que vient
de briser un gros chagrin. Ella s'était réveillée, éperdue
du crime commis; on l'y avait poussée. Une subite clail'Voyance fit se lendl'C le poing de Rosé dans la direction
des voisins.
(( Dimitri 1 les autres 1 voilà les coupables 1 ))
Qu'avait dit Oreff avant le départ P Rosé se rappela
j'altitude étrange de Kira, l'intervention du Russe. Qui
était cet homme P Son influence mystérieuse dirigeait
tous les réfugiés ùu quartier. Lui seul pouvait avoir forcé
la Irme volonté de la jeune fille.
Mais la justice ne distinguerait pas, punieail en bloc,
enfermerait la petite i.llnie, la lui prendrait.
De nouveau, il s'écria:
« Jamais 1 ))
Mais, cello fois, cc fut moins une protestation désespérée qu'une affirmation énergique. 11 étaU décidé à se
taire, à fuser, à la défendre. 11 serait complice, oui, complice pOUl' ello, riOll que pour olle.
Il rôva, les yeux ouverts sur l'omLre, calmé par la
décision prise; tou t un avenir défila, dans lequel le danger et J 'llOJ'['our allaieul s'éleignant.
Et le jour revilll éclaircr ses r.eux, rouges et gonflés,
dnus sa ligure pAlo, tamlis qu il se répétait encore,
défiant lUI questionneur imaginaire:
« Non, non 1 Je ne dirai rien. ))
Il lui fullut s'habiller, fairo disparoHre les 'Sligmntes
In.i~sé
par la nuit ù'iusomnio. La rue l'attelldait ct le
bllfoau ; il ne fullait pas ((U '011 rcmarqu!\t son trouble et
que cela fît soup~
' oner
lu dramo.
Sa toiletle terminée, il allait sortir de sa ch8mbre
quand, derrière une porle, il lrouva Dimitri qui 10 guettQit.
-.:. VOliS êtes levé P Je puis entror ~ demanda le Russe,
Pn lui tendanlln main.
l'lins rOllvieUOl1, R{)~I
donna ln slrtll1e. De n()111 cru),
�B2
AIMEH EST MIEUX ..•
Dimitri l'effrayait. Mais comment lui refuser le geste
indifférent du bonjour ~
Le Provençal n'aimait ni les solutions brusques, ni les
discussions énergiques. Il demeura sur la défensive,
fermé, défiant, mais poli.
- Je voudrais vous parler, continua Dimitri, vous
parler ... d 'hier soir ... savoir ce que vous comptez laire.
nosé pâlit davalltage et fit un mouvement de recul.
- Oh 1 rassurez-vous, dit le Russe. Je ne viens pas CIl
agresseur ... ni même en ennemi, quoi que vous décidiez.
IOra ne Je veut pas aiusi. .. Et nous lui obéirons. Elle a
Je droit d'exiger ... Mais je voudrais connaître vos intelllions et vous trouverez cela naturel.
- Quelles intenlions ~ bégaya llosé.
- Le hasarÙ ... un peu votre insislance ... et aussi une
autre volonté vous ont môlé à l'acte d'hier. Or, cc qui,
pour nous, est UII geste de représailles, peut être, il vos
yeux, un crime ...
Très ému, le Provençal crutlltre fort courageux en pro/lonçanl :
- Un alleutatl
- Oui. .. C'est le nom que vous donnez à nos exéculions, vous autres. Eb bien 1 vous avez été témoin ... vouS
êtes seul à conna1lre le nom de celle qui l'a commis .. ·
Vous devinez ses complices. Je vous pose franchemellt la
question et vous pouvez me répondre sans crainte, je le
répète: qu'allez-vous faire ~ Nous dénoncerez-vous P
I\ésolu, llosé répondit :
- Je Ile trahirai pas MU. Kira. Ce que j'ai vu, je l'ouhlierai.
11 était i mpossi bIc de .., 'y tromper; Je jeune homme
rIait sillcèle. C'élnit un engagement solennel qu'il prenait.
Dimitri le comprit si bien quo, spontanément, il saisil
la mnill de nosé cl la serra, sans que celui-ci osAt S'CIl
défendre.
- Merci 1... Oh 1 pour elle, pas pour nOlis 1... Mais
elle, l>i jeu ne 1. ..
l'ourlant, la conscieJlcc de nosé réclamait une proIeslation, exigeait CIu 'il be flégage.U ùo son appl"Obalio Jl
tacite.
I! expliq1la cl 'une façon naïve:
- Cc Il 'est pas que je sois des v/Hrcs, au moins 1
PIlIs bas, frissolluant, il ajoula :
- Je plains rClix qui ont élé l'J("~
.
.
VOliS ne pO\lVC7. 1101lS comprf'mlre, répondil Oimilr l •
-
�AIMEH EST MIEUX ...
83
également grave. Gardons chacun nos convicliolls. Une
seule chose: croyez-nous d 'honnêtes gens, car nous agissons selon notre foi et pour ce que nous estimons le bien
de tous.
- Sans dou te. Je ne dis pas ...
Hosé biaisait, ne voulant pas exprimer que de tels
honnêtes gens le terrifiaient.
Dimitri marcha vers la porte. Ils avaienl échangé ce
qui était essentiel à préciser. Et leur situation présente
ne prêtait guère à une conversation sur des sujets indifférents.
- A ce soir, n'est-ce pasP dit-il, clôturanll'enlretien.
Kira lienl à vous voir pour se jnslifier elle-même à vos
yeux.
- Oui 1 Dites-lui que je ne pense pas mal d'elle, au
moins P... La puuvre 1. ..
Celle naïve exclamation de pitié jaillit sponlanément
de ses lèvres. Elle exprimail si h.ien son état d'âme visà-vis de l'acle de Kira 1
Il sortit tlerrière Dimitri, referma la porle et descendit.
l'escalier, jelant celle promesse:
....!... A cc soir, donc 1
Tout en sc hûlant vers S011 LlHea11, il songea qU'OH y
parlerait uniquement (le l'allenta-l, rumina son attitude,
prépara ses réponses.
I! ne fallait pas nier Ilellement s'être trouvé là.
Quelqu'un pouvait l'avoir aperçu. Parler peu et prudemment, sans dénégations inutiles qui pourraient être des
maladresses, telle devait être sa [igue de conduite.
Résolu au dévouement, son imagination embellissait
déjà le rôle. Il était le bon chevalier, prN à mourir pour
la couse de sa dame, - songeait-il qu'elle le dressait
contre les lois cie SOli pays ~ - mais ùevant surlout lutter
et ruser pour la sauver.
Il voulait y réllssir el, pour celn, Jui-m~e
ne devait
pas loisser soupçonner C)U 'il avait été mtllé ou drame.
J)isposé mailltcllantll lous les men souges, en les quolinant de chevaleresques, Hosé ne sOllgeail plus aux causes
du danger qu'il vOIII.uit éearler de la tête de Kira ...
La parl qu'elle avait prise ùans le ùrame s'attélluait,
s 'ouhliait.
Elle Il 'en était plus l'actrIce malfaisante, mais la viclime affolée. Elle cessail d'etre la meurlrière, consciente
et volontaire, pour devenir ulle passanle inoffensive,
hnppée pOl' le destin, forcée ?l un gosle qui la menaçll.it
clle-mllmr.
�84
AIMEl\ EST MIEUX ...
D'ailleurs, le cerveau enfiévré, rejeté une fois encore
hors de ta réali lé, Rosé vivait un rêve, cessait de s'élonner
de ses décisions el de ses paroles, agissait, sans un recul,
à l'opposé de loule sa vie passée.
On eût dit qu'un êlre nouveau avait surgi en lui à la
miuule du crime el que cel être, lrépidanl, pensait et
vivail dallS un milieu nouveau, suivi, de lrès loin, rar
une petile drue falole - l'âme vraie de Bosé - qui n inlerveIlnlL poinl el regardail, passive cl allerrée.
Ainsi, possédons-nous, dans les grandes douleurs,
celles qui nous saisisseill. brutalemenl, - la facullé de
nous dédoubler, grilce à laquelle nolre moi, frappé à
morl, resle assommé sur la place, dolen t et soullrant,
tandis que notre volonté, devenue étrangère, obéit à
l'impulsion d'un moi nOuveau.
Et c'est pourquoi, ayant soufrert en pensant aux
années heureuses, nous pouvons dire plus tard avec sincérilé :
« Je ne suis plus celui que j'ai élé. »
Ceri es 1 car, de certains deuils, de certains chagrins,
celui fille IIOLIS élions Ile s'esl jamais consolé; il esl mort'
el c'esl une aulre Ilme qui dirige notre corps.
Au hllrrau, les événcmClil.s flll'elit <liscnl.és passionnémenl. Des vingt ewployés qui se trouvaient là, pas un
n'avail assisté à l'otlenlal, lous s'étanl massés sur les
boulevards cl la pince de l 'Opéra, Oll ils croyaient mieux
voir. Ull rrgl'et leur venait presque d'avoir manqué le
spectacle el ils l 'oxprimaient comme une chose fort naturello.
Basé jugea le moment favorable pour sortir de son
muLlsme.
- J 'y étais, moi 1 déclara-t-il, non sans qu'une pointe
d'orgueil perçât dans SOli émoi visible.
Tous se retournèrent vrrs lui. JI devilll le centre <les
curiosilc\s; il conllut l'imporlallcc du monsieur qui a
vu quelque chose. Des questions l'assaillireul, si tumultueuses qu'il eut, en leur brouhaha, tout loisir de préparer sa réponse ...
- llaconlez ...
- QI! 'avez-vous vu ?
(HI étieZ-VOlis ~
- Estee quo ça s'esl passr, comme 10
journaux P
rac~nt
lCll
- Dites, Pébron, ne nous fallel! pas languir. Vous avez
vu quoi P
Tl répondit soknn"lIp.mtllll :
�AIMUR BST MIEUX ..•
85
- Rien.
Et au milieu des mines déçues, partagées entre l'envie
de s'esclaffer et celles de Ile fl\cher de la mauvaise plaisanterie, il expliqua:
- J'ai enlendu l'explosion ... Nous, - il jeta le mot,
avec une contraction de la gorge et un pelil battement
de cœur, - nous avons eu peur ot nous nous sommes
sauvés.
C'était dit si naïvement que tous éclatèrent de rire.
- Ah 1 ce Péhron 1
Un loustic remarqua:
- « Nous P » On ne vous demande pas qui, mon gaillard. JI paraH qne vous aimez les hrunes.
Les autres, ironiques, continuèrent leur interrogatoire :
- Et, ensuite, vous êtes rentrés chez vous P
- Naturellement.
- Naturellement 1 Les amoureux no sont pas curieux.
- Mais ils sont « frou ssards ».
- Ecoulez, déclara Hosé, placidement, dans ces
bagarres, il ne fail jamais bon. Qunnrl on s'y trouve par
hflsarrl, on ne pense fJ. u 'à se saliver. Té 1 je parie que vous
en auriez fnil alitant.
- Pflrhlell 1 admit quèlqu'un. C'est cc qu'on Cail toujours en pnreil cas.
Un « talle» général l'interrompit. Le bureau n'admett.ait pas qu'on mît son courage cn doute.
- Permettez 1. ..
- JI ne faut pas généraliser ...
- . Il Y en a qui conservent lenr song-CroÎ(l...
- Allons dOliC 1 Lisez les journaux: tous coux qui so
tronvai en l dans le voisinoge (le III homl>c n'ont pensé
qu'à fllir, COliS de terreur. Personne n'a riel! VII, rien
remarqué. C'rs! p01l1" cela qU'Olt n'a aucun détail sur
ceux rrui ont fail le coup .
- Des nnarchistes, (ovi(lemmelll.
- La police ne los trouvera pus, maintenant. fi cs! trop
lard.
_ On "r~ten
fJlIel'1l1es pa livres diables, qu'on sera
obligé (le rclnrher ensuite ...
_ Pour avoir l'air ùe s'en occuper ct toul passera au
bleu.
- Comme IOljonr~!
Avidement Tlosé rccIIPillnil crs phras('~
; ainsi, on ne
ne se dOllloit de rien . Nul no ViOIJdrait
savait rien, ~J1
mellre la police sm la piste.
�SG
AlMElt J:::!T MIEUX ...
Il respira mieux.
Autour de lui, on vantait l'habileté des auteurs de J'altentat ct on méprisait J'incurie de la police.
Puis, la discussion dévia ct on se mit li parler des théories anarchisles. Par pose, quelques crâneurs les admirent et les défendirent
Interpellé, Rosé s'efrara :
- 13é 1••• Si tout le monde avait des idées pareilles 1. ..
On ne pourr::1it plus vivre, allons!
Et les c::1m::1rades s'esclaffèrent.
- Un paciHque, ce PélJroIl 1..: Pas de danger qu'il jette
des bombes 1
-Ni (IU'H en laisse jeter! ... Hein 1 Pébron, si vous
éliez du jury, vous ne rateriez pas les coupables P
Frissonnant le malheureux dut se raidir pour murmurer:
- Bien sl1r 1. ..
L'après-midi passa lentement. Rosé avait Mte de revoir
Kira. Tl lui semblait que tout n'était qu'un mauvais rllve.
Sa voix le dissipernit.
A peine aVilit-il regagné sa chambre, qu'un coup léger
retenLi!. à la porte.
- Entrez 1 cria-t-il, la voix blanche, le cœur battant.
C'élait elle. 11 s'y allenrlait.
PMe toujours, les yeux fiévreux, mais plus calme, plus
résivnée, aurnil-on pu rlire, clic s'avança, timide cl
grave, ne pOllvant plus sourire.
- Voulf'z-vOUS que nOlis callsions ici, monsieur {{osé 1
Cela vomlru mieux que si VOI1S veniez chez nOliS.
Il accepta ri 'UII signe de tl'Ie cl lous (lellX demeurèrellt
dehout, l'un rlevllnll'autre, sc fixant sans parler.
Ennu, nosé m1lrmura d'ulle voix tremblante, avec la
mOlle cl'u n l'nffln t qu'un gros chagrin accable cl qui se
relienl mal Ile pleurer:
- Pourquoi P
Kira eu t un mouvemell t i nvolon toire des main!!,
comme si elle allait prendre celles de nosé; mois elle
aussi sc relinl.
- .Je suis venlle pour vous le dire, commença-t-elle
cl 'une voix Ir~le.
Je VOliS dois IJion Gela, p1lisq ue VOliS ne
1l1'avpz pas dénoncée, malgré loule l'horreur que je vous
inspire.
A ces mots, le (lésespoir 116IJorda (lc l'Ame du Provençal, UI1 116&ospoir silencieux, salls cris, mouillant à peine
](1S yel1x, mais nnvrant_
Oh 1 modemoisclle Kira! vous 1... VOll8 !...
�AlMEn
mn
MlflUX ...
87
Spontanément, leurs mains se joignirent, chacun cl 'eux
ayant eu un élan de pitié vers l'autre.
A son tour, Kira consolait Rosé, pénétrant sa détresse.
- Mon ami Rosé, n'ayez pas de chagrin 1
Avec des gestes maternels, elle le fit asseoir près d'elle:
- Pourquoi ai-je survécu P Cela ne devait pas ~tre
ainsi. Je devais mourir, ma mission remplie. C'est pour
cela qu'Dreff avait voulu que je vous emmène. Et ça,
lnon ami Rosé, ç'avait été le premier, le plus terrible
sllcrifice. L'avez-vous compris P
Son exallotion tomMe, elle frissonnait, prise d'une terreur rélrospective à l'idée qu'en plus de sa propre vic,
elle avait risqué sa vic li lui.
Ah 1 la cruelle épreuve! Jamais sa pauvre âme, ballottée enlre l'implacable enseignement ct sa sensihilité
naturelle, n'avoit connu plus vivement les tortures dll
clou te et les affres de l'angoisse.
La cause exigeait-elle celo P Serait-cc la trahir que ne
.
s 'y refuser P
Et la froide éloquence d 'Orefr l'avnit cruellemen t mise
en face de son nevoir - cc qu'il appelait son devoir.
- Ma fille, tu clois morcher ail hut sans dévier d'un
Pas, quel que soit celui que tn écrnses. 'l'Il n'as pos le
droit de refuser l'aine inconsciente de ccl homme, si
cette aide noit te faciliter ton geste. Tu le clois à la cause,
f'omme loi-mtlme. Marche! Et ne regarde pns, au
s'i! sc trouve prbs de loi.
ll10men t Slpr~ne,
.
Elle hésitait toujours, éperdlle, révol~e
Mais le chef avait dit encore:
- Rapelle-toi. Une nuit, III m'as demandé la vio de
cel homme, cl je t'ai dit:
« Qlle c]rmoin, en IIne heure décisive, ccl ]lomme se
trouve devanl loi; que ton geste - rlont dépendra l'universèlle lih6ralioll - doive le broyer, fera~-tu
cc gesle P
« Et lu m'as répondu:
cc Je le ferai 1
Bile avail bais~
la l/'ole, ne pouvant plus reculer, eans
trahir so foi. Car on avait profondément ancré ('elt(' foi
rlnns 150n cœUf. T:lle était la seule lueur qui ln guirlOl
(In~
la vic ct son mystique dévollcm('n 1 à ln cause était
intact, point encoro tombé du ciel cIe l'Idée clam la ùout'
rle~
rélit~s.
Mais au lcnrlemain !lu geste, h ('(luse de l'horreur
~ntrev,
elle doulait ct se d6baltnit drsepé~mcnt,
ROlllant 511 foi défaillir.
Elle essayait encore, avec cles mots, de SI) griRer . :\lrlÏ/\,
�88
A1MEt\ EST M1EUX .••
pour les affirmer, sa voix Llessée manquait de Iorce et
de conviction. Elle élait humble et semblait murmurer
des excuses au lieu de proclamer l'inéluctable.
- Il Callail que je réussisse, quo je parvionne ~ l'endroit désigné. Les autres élaient surveillés. Mai6 moi, Il
volre bras, je pouvais passer inaperçue. Les suites importaient peu. Que faisait un témoin de plus ~ Vous ne pouviez dénoncer lJue moi, sacrifiée d'avance. POUl' les
autres, los précautions élaienl prises. Mais, moi, je devais
mourir cl c'esl pour cela que j'ai consenti ft ce quo vous
veniez. Je ne devai.s pas voir votre regard me juger.
Elle poussa un long soupir douloureux commo une
plainte ct continua:
- Pourquoi Ôlos-vous venu P Vous n'auriez pas vu ... cl
vous ne rn 'auriez pas revue ... El vous auriez toujours
conservé le souvenir allendri de votre amie ... qui, maintenant, VOliS fait peur, n'esl-ce P;:lS ~
Il protesta:
- Oh 1 non 1 Je sais llien que ce n'est pas vous qui avez
fait cela.
- Hélas 1 c'est moi 1 Et je devais le faire 1... Je comprends votre pitié, Bosé. Moi-mCme, hier, ù l'heure
affreuse, - elle mil ses moillS sur les yeux, comme pour
ne pl~
voir la vl~io
snng}unte, - une pi lié de femme
m'a saisie touto, wc ùristlill ct me torturant. Ah 1
j'eusse, à celle minute, donné avec joie ma vie pour
rendre la leur aux victimes 1... .Je n'étais pas née pour ces
choses. 11 me mllnque la force.
Encore secouéo cl 'horreur, elle jetA ces mols avec une
sincérilé impulsive, qui empoignail. Non 1 elle n'effrayait
plus nosé, fTInintenanl. Le drame, dans la vie fIe Kira,
avait élé un accident, une épouvantahle fatalité. Elle
demourait la douce Kira, petile ilme tendre, petile ilm o
frêle, que d'autres avaient jetéo au mol cl qui n'avait Sil
s'en dNendre.
Et, rJ 'ello, il falloit avoir une pitié infinie.
_ Vous voyez bien qu'il Il 'y a pas de votre faute, murmura le PI'OVellçal. VOliS Clos honne, vous ...
- Mais je Il 'ai pas 10 droit de l 'lJlro, protesta Kira, tentant de se rcdres8cr, de so reprellore, cie s'exalter encore.
C'e~t
une Causse honté, une rausse pitié contre laquelle je
dois luller. On mo J'a monlré. On m'a réconfortée. fi
{olloil que celn [()t, parcl' que c'élnit juste.
Doucement, Rosé secouait la t~e,
mais ne s'indignaIt
pllS.
Ces mols, on les avail soulfiés à la jeune illle. Derrière
�ATMER EST
Mlm~
..•
89
la phraséologie dont aIl tâchait de l'entourer, de 'l'étayer,
elle tremblait et souffrait.
Et l'énergie des idées terribles, de la doctrine de mort
qu 'clio prônait, dont elle sc réclamait, formait un contraste étrange avec la voix menue qui los murmurait.
Ce n'était plus lui qu'elle tentait de COll vaincre, c'était
elle-même.
- Vous ne comprendrez pas, Rosé, car on ne vous a
jamais dit: ce n'est pas le pauvre homme, la pauvre
femme que nous voulions tuer, c'était 10 roi, c'était la
reine - des symboles.
\
Elle redit la grande injustice, la souffrance universelle,
l'inconscience des bourreaux.
Du haut en bas de l'échelle humaino, los êlres halotaient, ralaient, s'écrasant les uns les autros ; une horrible pyramide, Iaile à la base d'un grouillement de
misères sordides et affamées, élevait vors des cieux fermés
son sommet de souverains.
Chaque caste parlait le poids des castes supérieures,
qui l'écrasaient et l'obligeaien t à écraser de son poids,
accru par le leur, ses frères en humanité, placés au-dessous d'elle.
Ah 1 l'affreuse, l'invraisemhlablo machine, dans
laquelle chaq1le victime se dOllblait d'un bourreau 1
Quel génie de ténèlJl:cs avai ~ pu cn m(lchiner l'atroce
comhinaison ~ Comment les hommes, au lieu de vivre
pour
joyeux el libres, se resserraient-ils, s'élreignat-1~
cette œuvre funesle P
Le destin, implacable et malicieux, leur avait noué
sur les yeux un bandeau dont ils ne pensaient pas Il se
débarrasser.
Qu'un hasard pnlcit.~,
de la plaie-forme supérieure,
les quelques douzailles d'Iltres qui s'y dressaient, écrasant
l'humanilr, et cC' semit peul-I'tre - ce serail sÛrementl 'IJniverselle lihéralion ; rI'élage en étage, chaque caste
allégée, respirant enfin, descendrait d'elle-ml'me ; ou, rlu
moins, diminuée de sa surcharge do bourreaux, elle
serait nis6ment précipitée Il son tour sur le commun
niveau por les inférieuros.
Vers le sol, vers la mondiale égalilé, de gré ou de
l'humanité empliforce, chacun descendrait, Lnndis ql~e
rait d'air libre ses poumons meurln~.
MnÎs cc somTTlet 'lu 'il fnllait aballrc, cc sommet clont
la chu le serai l un signal rl'affranchissemenl, ce sommet,
IIniqur ol)slacle, il était nécessaire que quelqu'un l'aU1rlulU, que quelqu'un se dévouât à l'altaqlll'r ..
�90
AIMlm
E~T
MIEUX ...
Et c'étaient eux, les terroristes, les calomniés, les exécrés, qui s'étaient chargés de ce grand œuvre.
Pas de fausse pitié! Leurs mains fraternelles se teignaient de sang, offraient en holocauste au destin les
victimes nécessaires.
El combien étalent ces victimes ~ Si peu! si peu, quand
on songeait aux milliards d'existences, hroyées par
l'atroce machine - la machine sociale - dont ces victimes étaient le faîte!
En vérité, il fallait que cela fôt et qu'on 11 'ait pas pitié!
Baissant la tête, pris au charme de la voix, maintenant ardente, grisé d'utopie, de paradoxe et de chimère,
Rosé ne trouvait rien 11 répliquer. Elle - eux, avaient
mis des années à échafauder cette thèse; ils l 'avaient
reçue, déjà m:l.chée par d'autres cerveaux, prête pour
l'assimilation; et, dans l'espace de quelques minutes, la
voix de Kira en avait déversé tous les arguments sur la
chétive pensée du Provençal.
Comment aurait-il pu riposter, réfuter ~ TI acceptait,
écrasé.
Pourtant, la pitié primitive, l'apitoiement des simples
main tenait devant ses yeux l'image tragique: le sang
dans le ruisseau, les corps sur la chaussée. C'était atroce
qu'il fallût s'égorger ainsi pour s'aimer 1
Ayant terminé, raffermie par l'expos6 de sa doctrine,
Kira interrogeait Rosé - son juge - ct ne sc doutait
pas !Ju'elle réclamait de lui moins une adhésioTl qu'une
absolution.
Et, en même temps, elle la réclamait d'elle-même, son
plaidoyer étant aussi pour sa conscience, contre laquelle
elle se déballait.
- Eh bien ~ sommes-nOliS des assassins P Ai-je mérité
l 'échafaud ~
- Oh 1 non, mademoiselle Kira!
Sur ce point, nulle hésllation. Pour le geste de ln terroris!e, 110sé ne vou lait pas de cht\limenl. Mais c'éta.il
parce qu'elle restait l'am ie expliquée, débarrassée de son
halo d'épouvante . Kira triomphait; point sa doctrine.
- Voyez, mademoiselle Kira, ce sont, quand mllrne, do
vilaines choses auxquelles on VOliS a mêlée. Mais de
penser qu'à cause de cela il pourrait vous arriver
malheur, cela me rail tourner les sangs. 13oudiou ! j'aimerais mieux quo la peine v1nt sur moi.
Ello fut louchée, apai.sée, serra les mains de n08é,
retrouvant une ombff.: n(1 ~,fHl
· jrl'.
- Alors, toujour3 IHllil1 ~
�Al .\1 E It E :"'C Mll;UX . ..
91
- Toujours, fit-il, passionnément.
Un silence, entre eux, glissa une ouate d'oubli, les
séparant des heures terribles. La première phase ùe la
catastrophe venait ùe se clore. Ils se relrouvaient l'un
près de l'aulre, s'étanl lout dit, acceptant le fait
accompli.
Rosé marqua la transition.
- Tenez 1 ne parlons pl us de ces choses, voulez-vous P
Pas moins, cela vous fait mal.
Mais une inquiétude qu'ils ne s'exprimaient plus subsislait, nuage léger planant au-dessus d'eux et qui pouvait s'enfler à crever.
Une ombre passa sur le visag~
de !Cira.
- Pourrai-je oublier P soupira-t-elle.
CHAPITRE X
LA POUCE CHERCllE
L'émotion soulevée par J'altentat ne sc calmait pas. La
personnalité des auteurs se posait, devant la conscience
pub lique, comme uue énigme don t elle souffrait.
Qui avait tu6 cc roi el celte reine, hôLes de la France P
L'honneur du pays exigeait que , n'ayant pu les protéger, on les vengeât.
L'opinion en jugeait ainsi et s'indignait de voir piétiner l'enquête.
Pourtant, la police s'ngitait; elle avait lanc6 ses limiers
sur toutes les pistes possibles ct fouillait la vie de tous
les suspec ls. Mais elle travaillait secrètexnent, évitant
cl '/ltre gênée par les indiscrétions des journaux, sevrés
de détails, à la grande déception des lecteurs.
Comme tous, Ilosé semblai l sc passionner aux recherches . Les imaginant très loi/l de Rira, il sentait naître en
lui une quiélude réconforlun le.
Il croyait le danger passé. Lu jeune Russe ayant
échappé a1/lx regards immédiats ne pouvait, selon lui,
êlre découverle. Sur 10 pavé d.e Paris, il n'admellait pas
qu'on laiss3t des traces susceptible d'êlre suivies et
encore moills flue celles-ci subsistassent plus de vingtquatre heures .
Mainlenant il causait de la tragédie comme s'il n'en
cOl jamais senti le frisson. La réalité n'avait pu pénétrer
en lui. Elle l'avait hemté un instant et s'était éloignée,
�92
AI:\ŒH EST !olrEUX ..•
le laissant seulement sous le coup d'un souvenir douloureux.
Il est vrai qu'il évitait de regarder en son ~me
et que,
farouchement, pour ne pas être tenlé de se trllhir, :il y
enfouissait son secret.
Parfois, pourtant, en regardant Rira, un vertige le prenait ; c'était elle 1 elle, qui avait déchaîné ce bruit formirlable, celle secousse dont l'Europo se trouvait
ébranlùe 1. ..
Et, ~ la voir si menue, si douco et pôle, il répétait éperdument;
« Ce n'est pas possible 1. .. Elle n'a. pas fnit cela 1 »
L'événement, pourtant, existait et tous les efIorts de
Rosé n'arrivaient pas à l'effacer. Entre Kira et lui, l'éclatement oe la hombe avait creusé 11n fossé, au bord durruel
il se lenoit, eUaré.
Il la voyait encore. Il aurait. pu, lui semblait-il, la loucher. Mais il n 'osniL plus tendre les bras vers elle, par
crainte de s'apercevoir qu'un infini les séparait.
Un choc ,wai l refermé son co'ur onlr'ouvert. .Et maintenant, o~erailjamais 10 rouvrir P
Seu l avec lui-mt'mc, il ne s'élait même point posé la
fJuestion. Tl viv!lil II'0p dans le drame pour retonrner vcrs
l'idylle qui 6 '6lait enfuio, efl'nroqebre - ensanglantéo.
Ils n'l'laient plus, l'un et l'(\utre, <"[Ile cieux: pauvres
cœurs meurtris, perdus au milieu cl'lIno immensilé bouleversée. Un calaclysme les avait jelés hors ri sentier
<"[u'ils s11Îvaienl el Ioules traces rie chomin avaient disparu. Environnés de débris, fel rouveraicnl-ils jamais une
rollie P En existail-i1 encore Ulle qu'ils puisseIlt suivre
côte ft cÔle P
Ces choses, RQsé ne sc les disait pas, évitait de sn les
dire. TI ()orncnrait près do I{ira, tendre et dévoué, sans
hut, el n'osani regtlnl(lr du l'Ô lé rio son rl\ve.
En lui c'élait un vide, une I\ugoisse, IQ. S01\sotion d'un
d6saslre.
los griffes de la tragé(lio
Mais il rtail encore trop dan~
pOlir s'en rendre cornple. fi cÎIt rallll, p()ur <"[u'il p'H conteroplrr ccs millcs nO\lvollos, crUe solitude désolée, 'lue
l'apaisement fM venu, qllo l'ère cles angoisses rot
close.
El elle ne l'étail pns. Il dut C'omprcnclre qU'(lprès avoir
frrmi ri 'horreur, il (]cvrni! lrcmhl('r pom ('clIn qu'il
aimai 1 toujours.
])epnii'\ qllo]rTlJrs j01lTR, dcs plis myslrriellx grimpaient
cJ't'ilnU'o en (ltoge, mandant qucl<"[110 réfugié au commis-
l'
�AIMEn EST MltlU;. ...
9:;
sariat ou au Palais. Tous, peu à peu, furent appelés,
pressés de questions, ,durent indiquer l'emploi de leur
temps pendan t la soirée tragique.
Un malin, J(ira, UII peu pâle, anêta Ros6 sur le palier,
l'attira dans l'enlre-bâillement de la parle pour lui mutmurèr à J'oreille:
- DimitrI est convoqué chez le juge d'instruction.
Le Provençal chancela, bégaya:
~
M. Dimitri P... On se doute P...
- Oh 1 lui ne craint rien. JI peut justlfter d'un alibL
Les précautions élaient prises. C'est une simple formalité . Tous y son t allés.
Rosé reprit haleine.
- J'ai cu peur, dit-il
_ Seulement, continua doucement la jeune fille, après
Dimitri, ce sera moi, il faut hiet) :') 'y llllendre. Alors, j'a.i
voulu vous dire ...
Mais le Provençal ne la laissa pas achever.
- Vous P•.• vous P...
Il élait blanc comme un linge.
- Je 1.10 veliX pas qu'on VOIlS prelll10l balbutia-l-il. II
faut fuir ... Tenez, 1111lrlemoiscllc Kira, il J'allt venIr chez
nous, en Provellce. Cc n 'cst pas au mas PébrOll qtJ 'on
viendrait vous chercher, au moius 1
l~Ie
sourit rie sa nuïveLé.
- A quoi JJOn fuir? Ils mo rallrapcralent parLout.
Nous sowmes hors la loi, nous auLres. Si cela doit ôlre,
co sera.
Entôlé, nosé supplia:
_ Venez au mos, je vous en prie ... On VOllS cachera ...
_ Cc serait avouer. Croyez-moi. OreH a déjà discuté
toutes les cllflnccs. Il a éLé question, tm inMtant, de me
faire passer li J'étranger. Mois c'était dOllller l'éveil, parce
qu'il fnllalt s'uttendre li ces recherches de ln police. Elle
nous poinle tous: 1'absence d'un scul, ou lendemain
d 'un événoment pnrlJil, aurait dénoncé Lous los autres.
EL c'était le coup de filet, tous llOS effol'Ls pordus. Mieux
vau t luissor pusser l'ol'nge. D:\1I5 peu, on sera prêt ...
Elle no dit pas li (LUoi, Cilhne, l'ési!-(néo <l'flvilneo.
_ Lnissons voll'e projeL, coutiJHIU-t-elle. J 'fli simplelOent voulu VOliS prévenir ct surlout VOliS dire, mon ami
1\08é, que jô ne veux Vas qU'OH vous IOl1rmeutu il caUSe
de moi.
Il protesta:
Qui SOllge à moi ~
Qui !lait P elit-elle. On prut en v{'T\ir li vous inter-
�AIMCH EST MIEUX ...
rager. S'il Cil étai t ainsi, ne vous crojez pas lié. Dite~
la
vérité.
- Jamais 1
Elle pressa une de ses mains entre les siennes, calmant
ses protestations.
- Il le fau l. La mort ne m'effraie pas ... Peut-être, fitelle involontairement, sera-l-elle pour moi une délivrance ... Elle me libérera d'un doute ...
Très bas, comme honleuse d'elle-mt:me, elle ajouta:
- El d'un remords 1
Bouleversé, [losé voulait parler. Elle l'en empêcha.
- Il faut que vous m'abandonniez, voilà ce qui est
sage. Ne songez plus à moi. Laissez mon destin s'accomplir.
- Mais vous n 'illes pas en danger, gémit-il douloureusement. Personne n'a vu ... on Ile se doute pas ...
- Qui sail ~ fit-elle encore.
- Puisque je ne dirai rien, moi 1
- Vous avez élé mail ami, mon ]Jrave ami, un ami
cher que je n'oublierai jamais. Alors que tout aurait dû
vous meUre contre moi, VOI1S 111 'avez protégée et j'ai
accepté votre silence, beaucoup par (ogï~rne,
pOUl' que
VOliS l'estiez là, li me plaindre cl à Nre mon ami.
Sn voix tremhla.
- Mais maintel1ant, vous avez fait tout cc que vous
pouviez, plus que vous ne deviez. II Ile faut pas risquer
pOUf moi. Nous devons être des étrangers l'un pour
l'autre, comme il aurait fallu que cc fût toujours. Nous
éviterons de 1I0US rencontrer, pour que ceux qui guettent ne llOUS voient pas ensemhle ct qu'on ne vous
demam]e riell.
- VOliS voulez que je Ile VOliS parle plus il
- Cc sera prudcn l. Je vous e/1 prie, ne songez plus
qu'à vous. Pas de dévouement inutile, mon ami nosé.
11 ne répondU pas ill1médiatement, révolté par cet
abandon q u 'ellr proposait. Puis il déclara, en fi 'efforçilll l
de cacher sa tristesse:
- Nous n 'cn somllles pas encore là, n'esl-ce pas ~ Eh
hien 1 ne dramalisolJs rirll ... II sera toujours lemps d'envboger le pire ... El, en oltendnllt, restons hOlls amis ct ne
me laissez pas tOllt seul.
- VOliS Nes imprudent. Sion nous voit trop amis, on
VOI1S interrogel'!1.
Té 1 jr répondrni 1 Suis-je ('n )lrilll' P .l'ai de 111
1(1 n1;11 (', pas moins, pllisque vous dit!'s quo je sli~
un
�AIMER EST MIEUX . ••
95
bavard. Ça me priverait trop de ne plus causer tous les
deux.
Mal convaincue, elle céda et ils continuèrent li voisiner
comme auparavant.
CHAPITRE Xl
LA POLICE DRULE
Le danger était plus proche encore que ne le supposait
Rosé.
La police procède li la Laçon des oiseaux de proie;
d'abord par grands cercles espacés, de très haut et de
très loin, elle englobe une masse; puis, les cercles sc resserrent, l 'œil se rapproche, fixe une proie unique, ct,
lout à coup, le vautour s'abal et remonte, avec un cri
de triomphe, emportant dans ses serres quelque chose
qui se débat.
Après avoir cerné le coin c1es réfugiés, les limiers,
maison par maison, fouillaient et scrutaient les existences. Invisible ct sournois, le crible fonctionnait jour
et nuit, dénombrant les individus et les étiquetant. Nul
n'échappait li l'enquête acharnée.
Jusqu'au dernier sou flle, au milieu des pires drames,
ln vic nous impose ses besognes mesquines, au cours
jamais interrompu. Quels que soient nos angoisses ou
nos chagrins, - m(!me nos joies, - avant tout, malgré
lout, au milieu de loul, il faul vivre, c'est-li-dire qu'il
{aul manger, hoire el dormir, coudoyer des indifférences
ou des curiosilés, leur répondre, sc souvenir qu'on est
un homme et que les lois humaines régissent tous 1I0S
actes. Si la plus légitime douleur ne peul s'isoler en clle
vingt-quatre heures seulement sans êlre forcée aux gestes
quotidiens, que sera-cc pour l'homme ollligé de cacher
10 drame intime dont son Gme est le thétHre P Aucun des
bras de la pieuvre ne se délendra; SUllS cesse, il devra
sc laisser happer, lirer li ch'oile ou à gauche; il lui faudra
agir.
Le cœur et l'esprit également torturés, assailli de
craintes, rongé d'inquiétudes, Bosé devait chaque malin
partir vers SOli bureau et n'cil reveu il' que le soir, tn!mblanL cl 'apprendre que, dans l'intervalle, la catastrophe
s'.Slait produite.
TouL le jour, do huit heures du malin à sept heures du
!loir, il devait nhnndonncr Kira, n'être plus à portée do
~on
np~1.
Cllr, à rnuse rie l'éloignement de Son ilomi-
�AIMEl\ lŒ't MIEUX ...
dIe, il était contraint de ne point rentrer pour le repas
de midi, qu'il prenait dans un restaurant voisin du
bureau.
!\latin et soir, à l'aller et au retour, n passait devant
la loge de la concierge en afIectant l'air le plus délibéré
qu'il pouvait.
Si la noble préposée au cordon élait visible derrière la
vitre, il Jle manquait jl\rnals rie la saluer d'un air particulièrement aimable, eo demandant ct '1JO ton guilleret:
- Eh 1 bonjour, madame Pro81)el' t El autrement, elle
,
se maiutienl, cetle petile santé?
Depuis quelque lemps, il lui fallait saluer dou))le,
parce que, invariablement, 11ll ouvrier - plombier,
ga7.iol', tllectricien - élait en conférence uvec la concierge.
Le ouï[ ))l'ovençnl ne songeait pas à s'étonner du
nomul'e de fuiLes de gaz ou de courts-circuits que supposaient cos pl'useJlces anormales. Pour éveiller sa méfiance,
li eOt failli l'uniforme d'un agent ou, loul nu moius,
ln mille c1assiquoment louclle cl 'un mouchard tel qu'il
sc !'imtlginlli t.
Pourlont, les f[uolques mots érhnngés daY1S la logo et
pl'OvOQ11és par son pn~gaè,
pl'écisémcnl le mulin où IOta
Ilvait tcnlé de le mellre on gnl't1e e{mlre 10 danger,
aul'alent prohahlement réussi à éveiller sn méllance.
FaisHltl facc il ln concierge, plus IJJllt\lidéc el plus déféJ'cnle qu'il n'cOL fullu, et lOUl'l1nnt le dos à la porle, <lU 'il surveillait d'uilleurs dans une glnce, - un ouvrier
éleclrlcion - tou t au moins par 1l0TI cosluwc - prononça
ces mols, qui visnient nosé :
- Et celui-là?
- Ah 1 non 1 pouffa. ln cerbère, mnlgré son évident
respect pom l'homme. Laissez-moi riro 1 Celui-là, un
révolutiollnnit'e? Vous no l'avcr. pas l'cgill'dé 1
~
Eh hj(m t Ott lé rCJ.(urdcra, la pclUtl tnùre. En allendunt, ei1lisez toujours. Çn Ile peut pas nuire. Qui est-ce P
- lJ Il FI'unçalll, voyons.
- Qui s'appelle P
- /losé PébroJJ ... Il est complahle, l'lie du Scnller,
dans \lne maison rie lain/Jgcs ... Atlrmtlcz donc, j'ai le
nom snt 10 boat de 10 lnllguo .. .
Palicllt, 10 polcÏ(~r
llolnil les cOrlfirlences.
- Çu ne ferait pas dtl mul ft utle mouche 1 /j'OXC!IlIn(l
la concierge, suns la moindre malice. C'est jeune, c'esl
poli, o'osl COllvollnblc cl caUSllul... QUOi 1 11 cst un peu
goheur, mni~
1,'11 110 lui nuit pas dalls mon 08lirno.
- Ofl perthe-t·il ~
�97
AIMER EST l\HEUX ..•
- Au sixième ... près de vos individus ...
Elle avait uaissé le Ion, mystérieuse et circonspecte.
Par-dessus l'épaule de l'homme, son œil fouilla le vestibule, sur le qui-vive.
- JI les connaît? demanda le policier.
- men st"lr 1 Je vous dis qu'il est causaBt au possible.
Et avec ça, le cœur sur la main, pas méfiant pour un
sou.
- Alors, il leur parle?
- Comme de juste, quand la langue lui démange.
Et puis, j'ai dans l'idée que la peti te l'ag uiche. Enfin,
quoi ' vous me comprenez, il tourne autour.
rndulgente ct presque attendrie, elle répéla :
- C'est jeune'
Impassihle, le policier notait toujours.
- lis sortent ensemble?
- Des fois 1 ça leur est arrivé.
- Vous ne vous ra ppelez pas les dates?
- Non, tout do même 1 Vous ne vous flgurez pas que
je rais ries marques au calendrier quand je les aperçois
tous les deux.
Le policier n'insista pas.
- Et avec les hommes, comment .est-il P
- Ni biell, IIi mal. Je ne peux pas trop (lire. Rien
sQr, il est Jloli avec eux; il , 'es t ovec tout le monde. Mais
s'il n'y avnit pas la jeune fille, peul-être qu 'il les fréquenteroit moins.
- Ellfln, conclul le policier, il y a des chancee pour
qu'il connai sse ce qui se pa sse chez ces gen s- là P
- S'il n'a pas les yeux dalls sa poche ...
- En tout cas, pour la jeune fille, il doil Nre IHI couranl de l'ernploi de son Lemps P
- Oh 1 dons la jou mée, il n 'est jamAis là . C'cst surtout
le soir flU 'il la voit ct qu'ils sortent eusemble.
- Bon.
Le pol 'icier posa encore deux ou lrois questions insi{initlantes el se J'olira, jugeant. sa glanc suffi sante .
Sur son lO emornnduln, loul en marchant, il in scrivit
ces lignes qui, sans doute, résumaient SOli opinion:
(, A. Kira Li, poss ible. Rosé P6bron. Maison Olivoin.
flne ùu Sentier, VoIr. )
A l 'heure de midi, lcs immeulllcs de 10 fue du Sentier
semhlent se vider. Des hautes porLes béantes, un torrent
~"chapPQ;
pendant quelquCI TYÙnules, elles dévûrso.nt
,
�!)~
AIMER EST MIEU X .•.
sur la chaussée un flot qui ne discontinue point et court,
soit vers le métro proche, soit vers les reslaurants .
A l'inlérieur de ceux-ci, c'est un brouhaha joyeux, une
hâle ellfiévrée; aulour des tables de marbre, tout un
peuple d 'cm ployés se serre, les lins muets, dévol'an t
leur journal en même Lemps que les aliments; les autres,
tapageurs, glissen t une phrase ou une plaisanterie entre
deux bouchées; un grésillement de cuisine se mêle aux
bruits des conversations; au-dessus des convives, un
lluage de fumée, odorant les « plats du jour )), flolle ;
ct, enlre les lables, les garçons circulent, pressés, sourds
ct hurlant.
Là venaient chaque jour s'asseoir Bosé ct quelques-uns
de ses « collègues )), comme lui trop éloigués de leur
domicile pour y aller prendre ce repas.
C'était, pour eux, l 'heure où les longues se délient
et se rattrapent du mulisme imposé de la matinée laborieuse.
D 'habi Lude, pl us que tou t ou tre, Rosé s'en donnait,
ayant salis doule emmiJgasiné de plus sérieuses réserves.
Et quand il Ile parlnit point, il n'en resLait pas moins
sur le lllpis, ses camarades s'amusant à le taquiner pour
stimuler n verve. Il avait si hon caractère 1
- Cc Pé/n'on 1 Quel ]Jlllgllour 1
- On n'entend que lui 1
- Messieurs, un peu de silf'llce. Pébron nunc hisloire
li raconter.
- El un!' histoire vraie, ce qui est plus ex lraorrlinaire 1
- C'est If! prem ière fois qu'il n 'inven le pas 1
- Ln parole ost Il Péhron 1
- Péhroll 1... Péhroll 1...
nom élnit drvcnu populairr,
Dalls le restnuranl, ~on
ilulaTlt que sa persolllle sympalhique.
Intarissahle, il avait loujours ell réserve d'invraisen'blobles aventures, mois s'ofi'lIef)uait légèrement de lJf'
poiIlt Nrc Cl'lI - rn~le
qunllù ce qu'il racon ln il élilil
vrai.
- Alors, VOUI me prenez pour un men leur ,
- t'ion, P(;hroll, mois pour un conteu!', co qui Il'cs 1
poin t la l1~rne
chose.
Fil,olclTH'1\1 il ochevnil ~Ol
récit, car la principal étail
qu'on l'(-coullli. Lu foi ne sc cOJnlllnndo pl~,
T\'e~t-rl
pas?
Sn popularité Je g~nil
d'lIulnllt moins flu'elle (1t>IlH'1I
lail cnntonnéc clans le pelit cerrle !lrs hnhitllrs.
�AIMER EST MIEUX .. .
99
Car, en ce restaurant, les ligures lie se renouvelaient
guère, et rares étaient les hôtes passagers qui s'égaraient
au milieu de la clientèle.
Ce ru t néan moins sa ns a Itirer l 'a tten lion ni éveiller
la méfiance que le faux plomb ier, d 'ailleurs tran! formé,
pour la circonstance, c n modeste employé, s'installa ce
jour-là à une table voisine de celle qu'occupait Rosé et
ses camarades.
Il s'étai t au préalahle l'enseigné sur leurs habitudes.
Quant aux vi sages , il n e lui avait pas été difficile d e
mettl'e, sur celui de Rosé, le nom dont retentissait si souven t la petite salle du res laurant.
Le policier tourn ail le dos à la bande; mais il n'el1
perd ait pas, pOUl' cela, un seu l des mots échangés.
C'était bien le seul endroit où il pOt approcher le jeu n e'
Provençal el s'en faire une id ée. En outre, il devai l
escompter les confid eu ces que IDvorisenl les repas pr b
en com mun, ou tou t au moins les menus délails de la
vie, des indices ina ttendus qui échappenl en causant.
Un mot peul su ffire Il meLlre sur une piste et, pO Ul'
un policier, le temps passé Il éco uter parler des ge ns qui
mangent n 'es t jamais du temps perdu.
Non poillt que le limier escompUll ulle imprud en ce de
1\osé . Après l 'e ntrelien IJU 'il avait en avec la concierge el
les ren seignemen ts recueillis sur le compte ùu jeun e
homme, il ne pou va it pas voir Cil lni un inrlividu à
<" pi er.
En réalilé, il cherch ait uniquem ent II ne occasion OP
foir e ln ('O llnai ssance du Provençal, de le faire parler e l
de lirer de lui les l'enseignements qu 'il Je croyai t s l ~ce Jl
libl e de pouvoir donner.
L 'év('lIcment al lait simp lifier S('I b esog ne et rendre inulil e lonl de fill('l sse rie, en Illi npprenulIl ce Il" 'il clésirait
savoir sa n s qu 'il cÎlt h eso in d 'ouvrir la houche.
II y {\ de ces aubaines dans la vic du policie r . Cc n e
sont qu e des co nfidences, mais l'II('ore falll-il qll e le
h asa rd s 'en mill e.
Il s 'en m ~ l a cr jour-là.
Depui s que, illlprudemmen l, devnnl SeS coll ègues,
il était drvel1lJ de
n osé ovail q\loliflr Kim cie filnr~c,
l de « III pc,t i Ir brune ùe la
règle rie le l:1 qllÎll er au ~t1jc
place de la COllcordo )l.
Or, l'irn n'r Iait plus péJlible, pour [e jeune Provençal
qu e (le s 'rn lcllrlrr rappeler in cessamme llt ~o n rêve, ('Ilo~
que les <"v(l nrmrllls l'avn ient rendl! irnpossiJlle.
li n o\llrc, (lnns le ~
circons lances aclllcl\rs, il lui
�100
AIMER EST MIEUX ...
blait qu'on ne devait plus évocyuer le souvenir de Kira,
de ses
menacée, que sur un mode grave; le Lon I ~g er
camarades le blessait, et il s'en fâchait chaque lois, invariab lemen t.
Lui, ' si bon garçon, devenait susceptible. C'était à ne
pas le reconnallre.
Pour expliquer son irritation et en cacher le véritable
moLif, il avait dû déclarer que son mariage « avec
Mlle Limanoff J) n'élant poin 1 enCOre annoncé oHiciellement, la plus grande discrétion lui était imposée. Il
demandait, en conséquence, qu'on ne lui en parlât plus.
Mais celle déclaralion solennelle, lo1n de ptoduire
l'effel qu'il en espérai t, Il 'avait servi qu '11 apprendre aux
jeunes gens la nalionalité de « la !lancée de Pébron J).
Les félicitalions et les questions ironif!ues avaient continué de plus belle, mellant régulièrement en fuile l'infortuné, qu'elles navraient.
Ce jour-là, dès 10 dessert, un mauvais plaisant donna
le signal habituel.
- A la sanlé de MUe Chose ... Machinsky ... enfin de
celle qui, hienlôt, sera Mme Pébron 1 Vive la Hussic 1
!logé s 'élai t levé dès les premiers mols, ct 'un air de
dignilé blessée.
On l'applaudit, comme s'il aHail prononcer un discours.
- A quand le mariage, Péhron ~
- Je VOllS avais priés, messieurs ...
- Bravo 1
Les oppl:l\Idissements forccnés cOllvl'Ïrenl la voix du
prolestalaire.
Découragé, il noua sa serviette.
- .r 'aime mieux m'en aller. VOliS n'élel! pas sérieux 1
Taudis flU 'il sorlait, le chœur c]arnnil ;
Péhron 1. .. Pébrol1, nous vou- Vous nous invter~
lons 8lre do ln noco 1
- C'est encore une blague, celle hisloire ~ demandn
un des collègues, après la sorl ie de nosé.
NOl! pas, répondil llll aulre. Nous connaissons ID
flancée, IIlle jolie l1usse, ma foi. Nous l'avous vue deux
rois ... Tenez, notammelll le soir do l'allenlnl conlre les
souveraiJ\s d'Icarie. Elle élait avec Pébroll.
Qlloud Je policier sorlil du rcstournnl, il avait ajouté
!lur son mcmorandum les llgncs suivanles :
n.
«
H. P. accompagnant K. L. soir dix juin. E;nlendre
P. Vus par témoins. »
�AIMU\ l::S'l' 1>IIIm.\. ...
101
CHAPITRE XII
L 'INTERR OGA TaTRE
Quelques jours après son entretien avec Rira, comme
Rosé enlrait, le soir, pour l'amicale callserie quotirlienne,
elle dit, en mail Lr:m 1 une leUre avec un sourire triste:
- C'est mon tour, demain.
11 inlerrogea, angoissé, - car l'angoisse est prompte
à envahir le cœur de ceux qui craignent un danger:
- Votre Lour ~
- D'aller là-bas, chez le juge.
- Che7. le juge ~
Mot terri1Jle, hien fait pour effarer nosé, en qui vivait
intacle la peur de la justice mystérieuse. Innocent ou
coupable, son approche menaçait également ct il suffisait cl 'un seul de ses regards pour llétrir cl désoler une
existence.
devllnt le minolnllro 1
Et Kira devl1it sc pr~sent
On la COllvof(uoit, ello aussi. N'ayant rien tiré des
hommes, le juge d'instruction se tournait vers les
tommes, 6galeTllent suspectes.
nosé Iromlll;}.
- SO)CZ pl'lHlente, au moins 1
-.Tc sais me rlNeJlrlre, dit-elle simplement. Nous
. Somlnes les soldats d'II!l{' cmlse et nous devons toul
t('lIter p01lr n'tllre point mis hors (le romhnt. Mc Inisser
prendre scrnit ,l(\serter. C'cst de 111 llltte, cela, de Ja lutte
contre 10 ~o('it
- tyran que va représenter re juge.
1\1 nOliS, les rfl i hies, nOliS avons le droit de ruser. On a les
armcs qu'on prllL.
- Ali 1 soupira le Provençal, jo voudrais déjà être li
demnin soir.
TI le craignail p01lrlnnl, cc demnin qui pouvait
IIpporlel' 10 malheur. Il 10 craignait pour elle, non pour
1Il i.
Sans {'nviSllp-rr nrtll'lT1Cnt 10 situntion où le pll1çait
~On
sil(,lIce prol0llg6, sons 50 d('mnllrlpr s'il ne COIlStib,nil pas IIl1e sortc rIe complicitr que la loi pOllvAit
Punir, il sr M'nlail vogtlelnPlI1 (lisposr h I1l1rr jusflU'i\U
110111, h 10llt afrepl('r. Au !Jrsoill, il s'rnrra,:rcl'ail jr~mé
dlahlrmcnl, nrrrnlllrrnii son allitlHlo, lT1enlirnit pour
8nnvrr Kira. Il y ~lni
(lérirlP. L('~
projct~
lTInl dénnis qu'il
rouinit dnns sa tl'le n'ovairnt trail flll'l\ cela.
Ln seule clllastropbe Ilu 'il Cllvisagcfll 6tait la possibilité
�102
A 1:'1E}{ EST III1I; U" . . .
d 'ê lre séparé ct 'elle. En ce tle alternative, son propre sort
le laisserait indifférent.
Mais, ava nt le pire, comme avait dit Kira, il y avait la
lutte.
La llllÏt, Hosé s'effor ça d'ê tre calIlle ct ùe do rmir. Il
vo ul ai l ê tre fort, ayan l d a n s l 'idée qu'un rÔle lui serait
rése rvé e l qu e ce tte jo ufll ée ser ait d écisive po ur lui, non
moins que p our elle. Lui a u ss i, voul ait se d éCe n(lre - la
d éfendre - e t ruser . La société, m e naçant ce lle qu 'il
a imait, devenait son ennemie.
« Oh 1 ce juge 1 » Laisait-il fr rocern ellt, le poing tendu
dans l 'obsc urité.
Au courrier du lende m ain, nulle le llre à son adresse.
Il Lut d éç u, inquie t. Alors Kira devrait se d éfendre seule?
rI aurait vo ulu êlro près d 'elle, comrne a u soir 1er·
ribl e. Ensembl e, ils auraient mi eux ni é.
« On doit m 'allendre , allon s 1. .. pui sque j'y étai s 1 »
Ce d édnill qu 'on paraissa it avoir d e lui prit à ses yeux
l 'asp ec t d'un e i/lju s ti ce .
Vo lonli e rs, il HIl all é récla m er so n a udition. Mai s à
quel litre ? POlir qu oi diI e? Si l 'o n devi/lait la vérité,
pouva it-il N re a ulre chose qll'un lé moill li ch a rge?
JI co mpril a ussitÔt le ridi cule d e SOli rCve d 'inlerven·
ti on s(lo nl a n re cl, co rnm e il avait du !JOrt se ll s, il
de m e ura coi , bie n qu'il pié lin l\l d 'impa l ion ce ct ch if·
fr nt li ln diabl e, accumul ant d ,m s les colonn es d e ses
regis tres d es e rre urs mo num e nlales .
A m id i, il sc d éclar a lri s 1elTI en t :
" C'es t fini 1 On n e m 'inl erroger a )1as. Vé 1 elles sont
joli es , Icurs cllC{u Oles 1 ri s ne sa vent m Orn e pas que j'y
Mai s 1 »
Il n e r é nf.chi ssa it ]las ft u ' une se mblable ig norance
aurail <1s3 uré le solut ci e Kira .
\1 a is il p eill e ava it· ôl réinl rg ré 10 burcau, a pr~ s so n
d(oj eun e r, qu ' uli ga rço n vinl l 'ayertir .
- Mon sie ur Pé broll, on vou s d e mallde Cil bns ch ez la
concierge.
Au ss itôt, il sc se nlit d evenir fé bril e, felira scs m ou·
c bes de lu s lriJl c, pril so n c1Hlpca ll e t d oscendit Cil se
r aisonna nt.
". All o ns, cc sera po ur ce lle affaire ... Du ca lme, al!
mOJll s 1 »
Il so 1ro uva re mi s d 'n ploll1 b par ln consci en ce du
dan ger . Tél co serait trop b(' Le d e se livrer soi-m ê m e. fi
fa llail fuire " celui qui ne sa it ri cn ».
Deva nt la loge, un llOmme allenclnil. Vag uement, il
�AII'dEl\ llST ., " EU'" ...
]03
eut conscience d'avoir vu quelque part sa silhouette.
L'homme toucha le bord de son chapeau rond:
- ~lonsieur
Pébron ~
- ParIaitemepl. Qu'est-ce que c 'es t P
Rosé, en répondant, rendit la politesse.
LIe "ous
- Je suis inspecLeur de la So.reLé. J 'ai mi s~ion
amener d'urgence chez le juge d'instruction, pour Hre
entendu.
C'était bien cela. Le Provençal prit un air effaré, gesticula :
_ Outre 1 cbez le juge 1... Qu'est-ce qu'on me veut P
- Il "ous le dira.
_ Pas moins, je n'ai rien fail ... C'est quelqu'un qui
se trompe ...
_ Non; ne vous effrayez p as. Ce n'est que pour un
rense ignement; vous n'ôtes pas en cause.
- Puisque vous le dites! ...
Le ges te de Rosé exprima la résignation d'un homme
qui cède pour éviLer une discussion, mais continue, en
dedans, li trouver l'aventure louche.
- C'est pOUl' Lout de suite P
- Oui, la chose presse.
_ Alors, ùeux minuLes, que je prévienne mon
patron .
- FaiLes.
En deux h011(l s, le Provençal remonla dons les
burenllx, chercha le directeur, expliqua son ras.
_ On m e clcmande li la policc ... Unc chose que je n'y
romprcnrlR rien ...
Le poLron fit unc min e ahurie.
_
VOliS allssi P.. . Ah çà 1 que sc passe- l-il clans ma
mai so n P...
EL, sali s dai g ncr s'expliquer d nva ntagc , il congédia
Rosé :
_ Ellfln 1... allcz ... el l'evcn c?' vi Le.
Tournant les laloll s cL s'éloi gna nt en lou te h .'\. lo, Je
Provellçal l'entendit encore lui crier quelque chose qu'il
ne compril pns :
_ Et ;Jvec les autres, n'cs L-cc pas?
Quel s nuLres P... nosé avait trop de préoccupations pour
8 'y arriller.
Il rejoignil le policier.
_ Ouand VOli S voudrez .
_ Bon. Fi lons. J'ai uno voiture.
li s la lrollvl!rent devant la porle, monl7>rent ct s'imtolI(-fen l.
�l04-
h.IMEl\ },,;!H MlEU .......
En route, Rosé bavarda, voilant sa défiance sous un
Oux de paroles. Il convenait de ne pas sembler trop
préoccupé.
Pa lien l, son compagnon écoulait, entretenait la conversation de mOllosyllabes soigneusemellt espacés,
nol(J/lt ce qui lui paraissait digne d'être relenu.
« Un du Midi, pensait· il. LI Ile serail .pas difficile de
Illi tirer les vers du n ez. Malheureusement, il ne sail rien
de rien. Il
Le bavardage con tinu a dans le couloir des témoins où
nosr dut fa ire a nlichambrr, ell dépil de J'urgence proclamée par le policier.
Qlland 011 l 'iutJOduisit dans le cabinet du juge, il étail
}lre~q
il l 'aise, familiarisé avec la Jus tice et l'idée d'un
interrogaloire.
Cc hureau, ceb cartonn iers, ce grefOer qui écrivait avec
une nille appliquée, co urhé comme un comptable sous
l'œi l du patron, ce la différait peu <iu décor auquel le
Pro\'O l\çu l était hohitllé. Cabinet rlireclorial, cabinet de
juge, ce la sc valait. L'un no devait g uère être plus terribl e rrllc l'autre .
1\(IsslIré, il écou ta les paroles sacram en telles prononcéos e n I; lIi se de bienve llue :
- Monsieur Péb ron? Vos prénoms P
- Mnl'ius-Hosé.
- Pro l'ession P
- COlJlplable.
VcuiIJcl vous lIsseoir, monsieur.
Froid et poli, le j uge regorda allernativement Rosé et
les lIol es qu'il avait devan l lui; il pa/ut en apprécier la
cOlleor'dllllce.
Pli is, relcvan t la têtc, if sc renversa dans son fou leu il, fi xa II' jeune hommo daus les yeux ct cl'pliqua
cl 'u Il tOIl posé :
- VOliS Nes entendu à titre de ren seignement; jll
vou s cJir-ni lout à l'heure sur quel sujel. Vous habitez
ruo rlu l.ulIain P
- Olli, rllou sicllr le ju go .
TOIII yeux, tout oreilles, Rosé s'cfrorçait de hien
cnlt'lldr'l' et cie hi en cO lllp rc nrlre . Il avait Cil ce lle attitlld (' rpspc'c llll'u sc lll t' ni !lfpiq~e
et ces répon ses dociles,
c1 ('~
allures illlJll.ll'lIVan t, qualld 11 avait passé sou cerlis.
flcat cf '~ lCe
Le jl ~w
reprit :
- VOI~
Nes Salis- locataire cl 'un nommé Ornff, sujet
russe. Du res te, l'irnrnoublr IlUO vOus habitez contient
�AIMIUI. KS'f MIll:U X ••.
lOG
un certain nombre d'individus ayant la même nationalité. Vos voisins de paliers sont également Russes P
- Oui, monsieur le juge. Je crois bien.
- Vous les nommez P
- Limanorr.
_ Quels rapports entrelenez-vous avec eux?
- Des rapports de bons voisins ... Il y a une jeune
fille; on se parle ...
Rosé Lenla un petit sourire pour familiariser un peu
cel interrogatoire trop glacé el le remeUre sur le terrain
de la causerie.
_ Bien, enregislra le juge. Nous y reviendrons tout à
l'heure. On causait devant vous, quelquefois?
JI ne se ùéridail pas. Ces magistrats, c'est de la glace.
n faisait pourtan t chaud, chez eux; elle aurait dft
fondre. Tout de même, ce n'élait pas bien méchant, ces
questions. Jusqu'à présent, Rosé n'avait pas grand mal
à surveiller sa langue.
Il répondil, déférent et monotone:
- Oui, monsieur le juge.
_ Quel élait le sujet habituel de ces conversations?
Vous a-t-il frappé?
'
Le Provençal exprima, d'une moue embarrassée, qu'il
110 voy ail pas, mnlgr~
son bon vouloir, de l'éponse satisfaisullte à ccll.o quesllOn.
- .J e ne peux pas trop vous dire ...
Il accumula les excuses:
_ Parce que c'était en russe ... alors, je ne comprenais
pas ...
S'étanl un installt torlillé slIr son sibge, il so décida
li njouler, nOIl sans qu'uno Ipgbre rougeur décelât son
intime confusion d'avoir à foire cet aveu:
_ Moi, je causais sUl'lout uvcc la jeune fille.
- De quoi?
La gi'ne de 1I05é s'accentua. Ostensihlement, c'était la
timidité qui la causait, lIne répugnance il laisser voir
ùes senLÎmenls trop inlirnes. Mais, au fond, i l élait sincbrement nlnrmé. Où s'nrrÔleraienl los indiscrMes cu riosil.és du juge P Qnelle harrière leur opposer P Pouvait-il
rcf1\ser rie les sn I isfaire ?
Or, le jllge lui vint en aide, en laissant échapper un
sourire, colte fois:
_ Pas de politirple, évidemment P
IngénulIleul, J'losé répondit, comme s'cxrusanl :
_ VOliS savcz, monsienr 10 juge, cnlre jeune hom~
cl. jeune fille ...
�lOti
A IJ\1Ef\ EST MmUX ..•
- Jc VOUS enlends. Pardonnez-mo i d'Otre indiscret;
mais les circonslances m 'obligcnt à pr6cibe r. Donc, il
n'était question entre vous que d 'amourette P
- Oh 1 pour le bon motif 1
- J'en s uis persuad6 .. . Et pendan t que vous causiez
de vos petites affaires, les compatrioles de votre amie
parlaient des leurs.
- Comme de juste.
- Bien.
Pendant celle partie du dialog ue, amusé malgré lui
par la n aïvelé du l'rovençal, le ju ge, oubliant son impassibilité profession n elle, s'6la it laissé aller à une certaine
bonllOmie. Maintes fois, il ava it dO réprimer d e légers
sourires, que s usc itaient les répliques de 11os6 . Tout à
coup, il reprit bon masque d'imposanle gravité.
- Abordons, mainleniwt, l 'affa ire qui m'occupe: vous
n'avez pas oublié l'abominable allenlat rlO/lt viennent
cl 'ê tre victimes les infortun6s souverains ri 'Icarie?
Voluhile, [losé s 'exclam:1, allant au-devant des question s, lllchant d'un cou p lout cc qu 'il ne vouloit point
cacher. Car il se souve nait Clu'au bureau ce tle tactique
lui avait padoitement réussi.
- No u s y étions, monsieur le ju ge . Nous avons
entendu l'ex plosion ... POUl' un p('~,
nOli s lIurions vu.
« No us », diles-vous. Vous J1 'élirz dOliC pas seul?
De no uvea u, nosé rou g it. Le cœur lui bnllail.
on, JlIollsieu r le jllgC, J '6 tais ovec une jeune fille.
- Quelle jeun e fille P
Lc l'rov cnça l h ési la et l'h crc ha, rI 'in slinc t, i\ ce lle b6silalioll unc ex pliration plausible.
- C'esl que je Il C voudrais pas la compromettre, mul'mura-l-il.
sill - N'ayez nl\CUlle cra inl c il ce suj ,t ct r~p o lr ez
cè rem enl. La c1lOse es l bCiltlCOlip plu s grave qu e vous n e
l 'im agi nci , Quclle étail (,C Ul' jeune fill e?
li n 'y nvnit plus n l'l'culer. Serail-rc imprutl ell ce ?
scrni l-cl.! halJil e lé P llos6 pro ll o llça les mots qui li aient son
sarl li celui de Kim.
- Eh bi clI, c'6 Ioil.. . mu voisine ... .re lui avais proposé
d'all er voir ensemble ...
VOliS lui av iez proposé? vous-rnl'rne P
Quel pi ège cnchnienll('s questi on s du juge Pli 110 folloil
m ~ m e pas so nge r li le disrc J'llcr. UIII.! seu le l'oule res lait
ouverle : répondre, r~Jloc
snns h ésilatio n, Ilellr melll,
frau cltement, retracer 105 fuil s tel s qu ' il s s'éln icnl pass6s ,
lel s <Ill 'il s avaionl paru aux yeux dc Itosé, alors qu'ils
�AIMJ:;U 8ST MŒtJ:. ...
107
n'étaient, Kim et lui, que deux enfants candides, joyeux
de marcher côte à côte dans le soir tiède ct printanier.
Oui, dire la vérité la vérité d'avant, celle qui
existait quand le destin ne lui avait pas encore arraché
son masque puéril pour dévoiler les trails affreux du
draIne - la vérité ju squ 'à l 'instant tragique, que Rosé
voulait supprimer, oulltier.
Il lui suffil d 'évoquer le passé. Oui, c'était bien lui
qui avait proposé la pl'omenarle. Il y tenait tant 1 Il s'en
promettait tant de joie 1
11 répliqua donc, affirmatif:
- Oui, moi-même ... C'était mon idée ... J'y pensais
rlepuis la veille ... Et, comme je J'ai beaucoup priée, elle
li flni par accepter ... amicalement ...
- Et vous Ôles rentrés ensemble? Précisez.
- Oui, par l'A. n.
- Vous ne vous étiez pas quittés de la soirée?
- Pas une minute.
- Comment CLes-vous allés rejoindre le cortège?
- A pied. Nous sommes bons marcheurs. Et puis, on
bortait surtout pour se promencr ct causer.
- Quel itinéraire avez-vous suivi? VOLIS rappelez-vous?
- Je crois Ilien : l'nveIlue d 'Orléans, la rue DenIerlHochereau, l'Observatoire, le Luxem bourg, l'Odéon et le
boulevard Sainl-Germain, jusqu'à la Concorde.
La première partie élait exacle; /lIais nosé moclil1ait
la l'oille h parlir du Luxembourg. JI Tle voulail pas meiltiollner la rue mys térieu se 0\1 IOra avail fail halte ct 01'1
clle avn i t pri s 10 lJom be.
D'ailleurs, le juge npprouvait rIe la tête.
Ile Clucstioll encore: 01'1 vous !1tes-vous arrêtés?
- - A l'entrée de la r\le Hoy:1le.
- Pourqlloi avoir l'hOi si cet enrlroit?
- l'lou s voulions aller jusqu'aux houlevnrds, peut-ôtre
j1l sqll'à l'Opérn; mais il y avait trop rie monde. Nous
;wons pell s(o flll'on serail hOll culés sans rien voir de plus
et nous ne sommes pus illlés plus loin.
- Ain s i, vO[l'e arrl'l n'éloit pas prémédité ~ Tl ne vous
fut pa s suggéré par votre compngne?
- Au conlraire. Elle prétendait que ln hou sculade ne
l'effrayait. pas el, si je l'avai s rcoulée, nous serions allés
encore plus dons la Ioule. Mais j'ni eu peur pour elle.
L'aplomb de Rosé convainquit le juge. Commenl soupçonner cc pelil bonhomme naH de vouloir berner un
mogi!\ lral?
- men. Vos déclarations concordent avec celles de
�lOi!
AllIlllH
KST MŒUX ...
votre compagne ... et avec d'autres témoignages. Je puis
vous dire, maintenant, que cette jeune fille avait li justifier de l'emploi de son temps, le soir de l'allentat, et
qu'elle prétendait être sofUe en compagnie d'un jeUIle
homme. Par une retenue semblable li la vÔlre, - avec
une légère nuance, toutefois, car c'élait plus prohablement chez elle un désir de vous épargner l'inquiétude
de cet interrogatoire, mais peu importe, - elle se refusait II donner le nom de son compagnon. L'enquête vous
désignail comme ayant pu ~tre
ce jeune homme. Votre
réponse le confirme. Vous êtes bien celui qui peut élucirIer ce poinl important: Mlle Limanoff a-t-elle passé en
volro compagnie toute la soirée du 10 juin dernier, ou
seulement une partie P Plus particulièrement, étiez-vous
ensemble enlre huit el neuf heures du soir?
Ainsi la justice arlmeltait comme une preuve d'innocence la parole de nosé P Elle passait à côté de la vérilé
sans la flairer et n'envisogcait qu'lIne hypothèse, à savoir
q1le Kiro eÎlt mellU 011 qu'elle se fM eroc~
d 'oMenir du
)lrovenral une Mclarnlion do complaisanco. Mais que
l'acte eOt ell liell ell présence du jeune homme et quo,
témoin rIe l'attentat, son horrellf indignée ne l'eM pas
im~rl
in lement pOllssé li dénoncer la oupable, qu'il eût
acceplé celle f'omplicilé criminelle, l'idée n'en était venue
li prrsonrte. C'est flu'il n'y avait pas, pour la rendre
invraisemhluhle, quo les Jlrésomplions de bonne foi
r(o~I1;nt
dl' la naïvelé el de l 'hollllNeté reconnue cie
Bosp-. 19noralll le degré de confiallce que les Russes nccordairlll au jeune homme, la justice n'rllimetloit point
fJ'u 'ils ellssent, ~ celle hellre grave, autorisé, prl>s rIe leur
hni snirr, la prr.sence d'un lémoin, ni flue la jeune fille,
rl'cJle-rnt'mr, cÎll cornmiR celle impflHlencc de l'accert r.
Car, CJI 10\111' hypolMse, la complicité préalable du Provenç'/Ii l1evait t'Ire écarlée.
Quand il comprit, ohSC\lr(oment encoro, la valeur lihératrice dll son térnoignnge, Hos6 faillit laisser éclater 81\
joie. Tl Illi surnsait Ile parler pOlir sauver Kim. Pouvait·il
hé~itr.
~ Snm r1élih~e,
il voulut répondre.
Mais le jllgc l'arrilla :
. .l'illsislr: il nr Caudrnil pas r.g-orer 10 j\lstice par
lInr (It"c!uration Ill' ('otl1pni~ace.
NOliS avons, sur votre
comple, les mrillc'lIrs renseiJlncmrnts; de tOlites les
sourc~,
les rllpports onl unnnimes en voire fAvcur;
vou~
(ltrs \1n excrlll'ni )l'lIno llomlne, 11oJ)nflle rl rangé,
d'une ronclllilc oxemplaire, II1,so1r1lnPI11 incnpllhle de
pacti~('l
avec des mnlfnilours. Eh Ilien 1 je dois vous infor-
�AIMER EST MIEUX ..•
109
mer qu'un soupçon très grave pesait sur la tête de
Limanofr. Sans être personnellement suspecte, elle
ne vit pas moins dans un milieu nihiliste - anarchiste,
si vous préférez - des pl us dangereux. Bref, OIl pouvait
se demander si, corrompue par des théories subversives
elle n'aurait pas personnellement trempé dans l'attentat
de la rue Hoyale. Toutes les hypothèses sont permises
dans le doule angoissant qui nous élreinl. La (oule n'a
rion vu ; les soldats en louran t l'endroit d'où li élé jetée
la bombe ont élé lués par l'explosion. Vous comprenez
donc toute l'importance de ma question: n'y pas
répondre avec la plus entière franchise serail vous rendre
complice du plus épouvantable des crimes. Volre réponse
peut innocenter celle jeune fille, ou nous meUre Sur
la trace de misérables qui doivent Otre punis. Je répète
ma question: maintenez-vous de la façon la plus formelle et la plus absol ue, la main sur la conscience, qu'à
la dale du crlme vous n'avez pas quitté de la soirée
Mlle Limanof! P
En prononçant ces paroles, le juge attachait un regard
perçant sur le visage de 11.0sé, y guellantla moindre trace
d 'hési tation ou de trouble.
Aillsi, la <[uestion se posait; l'équivoque cessait cl 'Otro
possible. [J no suff1sait plus de sc taire; il Cnllait parler,
devenir le complice effectif, s'engager tellemeJ1t que, la
vérilé découverte par la suite, Ilosé serait poursuivi
presque au rn~e
litre que Kim. Une lulle avait eu lieu
en lui pendllnt le discours du juge, lutte entre sa poltronnerie nntive, appuyée par sa conscience, et sa pitié
- son amour.
Car c'élait allMi une question de comcience. Lui 'lui
savait, devait il absoudre Kira?
Eh bien 1 oui 1 li celle heure, solennellement, il en (1('cidait ainsi. S'il avait dO livrer quelqu'un au bourreau,
en bonne justice, il aurait fallu que ce fOt OreIT ; lui
seul, point Kira, avait III re8ponsahilité du geste.
Dovant un jury, sincèrement, nosé eM dit:
_ Acquittez- In 1 ello n'est pas coupable.
Or, lui-m~e
avait cc pouvoir; par une convention
IIJlologuc ft celle qui, ell cour d'assises, conrondant la
culpahilité morale ct la culpabilité de Cait, permet, en
dépit de la rnnt6ria1il6 des fnils, de nier ln seconde, pour
écarter ln premii're, il pouvait US!'l cl'une sublilit6 é'luivillente el {lrononcer le « non 1 » sauveur.
Quand le juge se tut, SOli parti était pris.
Ln mAin sur le cœur, d'une voix ferme, Rosé r6ponùit :
MUe
�110
AIMER EST MIEUX ...
- Je jure que HOUS ne nous sommes pas quillés.
- Bien.
Convaincu de sa sincérité, le juge nt un signe au
greffier.
Limanofe.
- Faites enlrer ~rl.
E l, se lournanl vers Rosé :
- C'est une formalité nécessaire. Je dois vOus mellre
en présence.
Une cou(roniation. Pourvu que Kira ne se lrahit point,
ne démeJllil poinl imprudemmenl les <lé.;larations de
Rosé.
Lui-m~e
concentra sa volonté pour paraître naturel
cl cacher son émoi.
Kira enlra. A la vue du Provençal, un peu de sang
mon la li ses joues.
Salls lui laisser le Lemps de prononcer un moL, le gesle
href ùu juge la désigna au jeune homme. Mais ses lrails
s'é laielll en f'Juelque sorte désarmés; sa voix laissail
percel' une indifférence lassée. VisilJlemeul, il n'espérait
rien de celle renconlre. Comme il l 'avai l dit, il arCOTnplissailune formalité, rien ùe plus.
- VOllS connaissez Ina(lernoisellc i' C'esl bien avec clic
que VOlIS vous trouviez le soir de J 'allenLat P
Très nel, Bosé répondit:
- C'est avec elJe. Je vous répèlc que nous no nous
sommes pns fJuillés.
Kim le regarda ct une gratiturJe fut visillie rlnns ses
beaux yeux. Elle comprenai t l'obscur, l 'héroïf'Jue d(~voue
menl, tout le (langer accepté pour l 'amour d'clic.
Mais le jugo Ile la regnl'clail pas. Il ne (loutait plus ct
grirronnait une noLe. Sans relever la L~e,
il prononça
Ilégligemment :
- Vous avez entendu, mndemoi ell e P Vous )Jouve?
maintellanl VOliS déparlir de voLre discr6lion ct conl1rmer les dires dc M. Péhron.
D'uno voix (]ouce, Kira répondit :
- Je no vou lais pas qu'on eUlluyAl M. Péhron. Mais,
puisqu'oll le s,lit, je recOlnai~
que nOliS étions ensemble.
Le juge s'nclrcssa ail greHl('r :
-- VOlllrz-vous faire cnlrel' los Qutrce, que nous en
terminiom IIVCC celle arrnire.
Tnndis quc ~on
sous-ordre sorillil, il expli(lllO :
- C'est. unc clefllière confrolltation. JI s'ng il rIe faire
conslnter qu'il n'y n pQinl errellr Sur vo~
})(')fsonlles cl
que cerlaines disposilions vous visaient hien.
tes yml'x ])60nls d'élonnement, Ho ~ é vil rlllrrf, infro-
�ATMEl\ EST MIEUX ...
]]1
duits par le greilier, lrois de ses call1arades de bureau.
Il comprit alors de quels « autres )) avait parlé SOli
pa tron.
Mais que venaient-ils faire en son aventure?
Le juge ne laissa pas à sa perplexité le temps de devenir de l'inquiétude. Tl le désiglla, ainsi quo Kira, aux
nouveaux venus et demanda:
- Vous avez renconlré monsieur et mademoiselle, le
soir du JO juin?
Tous trois l 'aff1 rmèrent, précisèrent J'endroit.
- Avenue de j'Ohservatoire. Nous venions du boulevard Sain t-Michel. Nous 1es avons frÔlés; ils ne nous
ont pas vus. Ils se parlaient, sc riaient, les yeux dans les
yeux, comme des amoureux.
- Vous êles sOrs ùe la dale?
- Absolumcnl. Nous avolls dit, en les voyant: « En
voilà qui Ile pensent guère au roi d'Jcarie 1 ))
- J'ai même ajouté, remnrqua un cles témoins: « Ils
y VOllt comme lout le monde, mais il ne regarderollt
guère. ))
Immobile, Hosé s'émerveillait en lui-même cIe cello
rencon lre proviclrnlielle, CJui les sauvail.
Ses 1I0ies prises, son opinion faile, 10 jU[.1·e congécl ifJ
loul le monde.
- Vous Nes libres, mndemoisel1e ct messieurs.
Et, tourné vers son greffler, à dOllli-voix, il oupira:
- Encore une f:lusse pisle 1 Il Coudra voir ail leurs.
Les porles do la cage s'ouvraienl ; pêle-m~
l e avec leurs
sauvcurs, Kira cl 1\osé s'envolèrenl. Ils ne pouvaienl
encore sc dire un 1I10t, mais leurs regards s'élaient croisés
et s 'éta ien 1 souri.
Lihres 1 lis élaient libres 1 Ils hhappnient nu danger,
ft l'6treinle de l'nllgo isse.
Dans la poitrine de Hose", surloul, la joio faisail hondir
son cœur.
Mais il lnJlniL Je cacher, répondre ame amahilités, (lUX
plaisnt(>re~
des çnrnarade1\.
_ Hein 1 VOliS ne pensiez guère à nOliS, ce wir-là P
- Ils onl de la sanlé, le~
juges, d'nller illquiélor des
tourtereaux.
IIcurCUSf'TT1ent, il$ ne s'ohstinèrent point ,.t les quittèrent sur le houlcvlIrd clu Palais, .vec dr cordiales poignées de main.
_ Ali revoir, mlldemoiscllo. Sans IIc1Îru, P('hroTl. VOliS
ne l'cntrez pas an hureau ~
- Cc Il 'cst guèrr la peine. TI est Mjll CJual rt' ItPlues.
�112
AIMER EST MIEUX ••.
Il voulait accompagner Kira, pressé d'être seul avec
elle, de lui dire sa joie. Et celle-ci ne l'en détourna point.
Gentils, avec de petits sourires entenùus, les camarades approuvèrent:
- Bien s(Jr 1 Ne vous tourmentez pas. Nous dirons au
patron que vous n'avez pas encore fini ct nous le rassurerons sur votre compte.
- Tout de m(lme, une autre fois, ne VOIlS faites plus
les yeux doux dans la rue. Res Lez chez vous; cc sera
moins dangereux.
- Au revoir 1
Et quand ils furent li quelques pas, regardant le couple
qui ::l'éloignait, ils s'exclamèrent:
- Aller soupçonner ceux-là 1 Non 1 Elle a du flair, la
justice 1
Dès 'lu 'ils furent hors de vue, la main de Kira chelcha
celle de Bosé.
- Merci, mon Ami Rosé 1
li répondi t tont bas, si joyeux:
- Je suis content.
Puis, réponduut à sa propre pensée:
- Et je ne me suis pas parjuré, au moins 1 Nous ne
nous sommes pas quittés, cc soir-là.
Il n'en l'evenait pas que de si graves choses aient pu
sc passer si simplement. n s'était imaginé d'avance IlU'il
auraiL à (aire des efforts surhumains, Ilue tout serait
solennel et terri bIc, et voil:'l qu'il se trouvait hors de
peine, sans gestes, presque sons mots.
- Vous m'avez sauvée, ùil Kira. Je ne VOlIS demandais
que le silence ct vous avez témoigné en ma faveur.
D'une voix profonde, elle ajouta:
- Je ne l 'ouhlierai jamais. Cela me fail tant de bien
de vous seHlir ninsi mOIl ami .... mnlgré cc que j'nl fail. ..
- N'Cil parlez plus, TTludemoiselle Kira.
- Si 1 Vous pardonnez. Mais je voudrais que vous compreniez.
Ils remontaient le boulevarù Saint-Michel dans un
pCle-m~
de foule, sortie aux: I1pproches l1u soir.
Des jeunes gens élégnn ls s'inslallaicnt aux terrasses
des rnfés ; des snohs ct des bohèmes, des oisifs, nes jouisseurs, cles ou vl'iers cl des TTlend ionts s 'clItre-croisnien t,
déferlnient 'lm le trolloir, Ilot bignrré, rutilant, plqu6
des tarhes SOTTI bres de la misèro: camelots sordides,
vendeurs de journaux, ouvrours (le portières, 10quctou'C
hlhes, hrou~sailx
ct soles, regnrds douloure1lx, guettanl du fOllrl dCi orhillO!/I cru~s,
hle\lrs nnvranhlli,
�AIMER EST MIEUX ..•
113
flammes révoltées; parfois aussi, les yeux caves n'étaient
que deux trous noirs, offraieut le vide d 'un royer éteint.
Les femmes aussi se heurtaient: la bourgeoise bautaine et dédaigneuse, respectée et protégée, la fille, parée
comlfle une châsse, ramassant son lu xe dans la boue, _
pour vivre 1 - ct la mendiallte, la vaillcue, Ilétrie, sale et
sans ilge, trainant des cnfants accrochés à ses baillons.
De même, sur la chaussée, les lourds tramways, sonnant et geignant, roulaient, écartant, repoussant contre
les trottoirs la plèbe misérable des charrettes, dépilssés
eux-mêmes par les luxueuses limousines fllanl en éclair.
Un pêle-mêle de lu xe insolent, de médiocrité baineuse,
impitoyable, ct de misère aveulie: l'échelle de la vie.
Aprement, en quelques mots amers, Kira fit remarl'(uer
à Rosé ce coudoiement indifTérent du bonheur et de la
.
souffrance, éga lement immérités.
-La vie esl mal faile, soupira le jeune Provençal.
- Vous le conslatez sans vous révolter; mais cl 'autres
ont envie de saisir à pleins bras la charpen le de cette
société et de lout secouer jusqu'à ce que l'édifice
s'écroule,
- Pour nous écraser 1 voulut plaisanter Rosé. Outre 1
criez: « Gare dessous 1 1) au moins, qu'on sc melte à
l'abri.
Promellant sur la foule un regard de colère, Kira donna
une {orm ule - celle cl 'Orerf, sans clou te :
- Tout par terre 1 C'est d'en bas que l'humanité doit
repartir pour gravir les pen Les d'une civilisation nouvelle, fra temeUe celle-là,
Et Rosé, interdit, malheureux, J'écoutait en songeant
qu'ils auraient pu fleurir ces minutes de leur chanson
d'\lffiour,.
CHAPITRE XIII
LES cOluns SE TAISENT
Les jours sulvan ls, la vic reprit, la même en apparence ; mais, au rond, tous restaient troublés, ayant été
,
secoués par une émotion trop fo~te,
Kira surtout, ne sc remettaIt pas, restaIt pale et
dOlento, à côté de la sympathie silencieuse de Bosé,
On eOI dit qu'une même tristesse, un ml'me regret les
poignaient: celui d'être restés sur une confidence interrompue par la catastrophe, la confidence d'amour ébauchée pllr le Provençal quelques heures avant 10 dramc,
�114
AIMEU EST MIEux ...
L'explosioll avait tigé l'a.eu bur ses lèvre:;; dans SOli
cœur plein d'effroi, il n'avail plus, depuis, relrouvé les
mots nécessaires. l)rès de lOra, bien que ses yeux la caressassenl timidement, affectueux toujours, il demeurait
hésitant, troublé, muet.
Jadis, émue délicieusement, la jeune llusse s'amusait
à provoquer les confidences voilées de nosé. Elle pressentait l'aveu si proche qu'une timidité deruière releuai t.
ilien qu 'cl le se fù t dénié le ciroit de l'en lent! re, elle
en ajmait la proximité; c'étail comme une résene de
bonheur possible que la deslinée pourrait faire surgir
inopinément. Là-dessus était venue la soirée sinistre, la
rappelanl, l 'ellserran t dalls l'atroce réali lé de ce qu'elle
croyait son devoir .
. El, dernier dévouemen t, le silence de nosé vellait de
creuser l'abîme.
Pouvait-elle aimer, la révol u lionnaire promise li l'échafaud ou aux halles d'un pelolon d 'exéculion ~
Demain, les siens armeraient de nou~ea
SOli bras, la
réclameraiellt pour l'œuvre impitoyable. Sa destinée était
ct 'horreur et de sang. Qui Ile s'en écarterail P Qui laisse•
rait-elle s 'y associer P
Elle était la fiancée rouge, dont le cœur ne devait plus
ballre.
Mais, petite Busse frl'Ie cl pitoyable, elle mourrait de
n'Illre que cela, ayant senli son sein s'émouvoir de la joie
tI 'êlre aimée cl ct 'aimer.
Fuyant les douces cDuseries de jadis, <Jui, maintenant,
la torluraienl d'un regrel, elle se melilait à eJJe-même
cl li rtosé, dressait devallt lui, entre eux, su destinée sanglanle.
- L'heure approche, mon ami nosé, lui disait-ellc,
l'heu re a pproclte où 1I0S deux routes bifurq ueront. .J e
marcherai au combat pour le salut de l'humanilé; je
m'arracherai du cœur ln pilié cl je ne serai plus pour
vous que la terroriste, la semeuse de morl et d'effroi.
- Vous le (li les, protestait le Proyeuçol, refusanl de
croire. Pas moins, VOliS Otes trop bravelte. Vous péririez
de pitié.
En vain, elle tmllait fIc reflire la mission rédemptrice,
sa foi en l'humanité régrllérée.
- Tan l de brutes qui seraiellt des hommes, si nous
leur ôtions le carcan 1. ..
L'efforl. était immense. Il fuudrnil des virs pour porraire IfI 1I1che. J;lle dévouail la sienne 1
�All\IEH l!:ST MIEUX . ..
115
- EII vérité, mon ami llosé, le baplêm e de l 'human ité
nouvell e ne se fera que dans des 1101s de sang 1
La cruelle prophé tie ne séd uisait point le Provenç al.
Il seco uait la tête, reje tait l'évang il e nouveau .
- 11 Y a peut-êtr e du vrai dan s lout cela. Mais, autrement, ce n 'est pas voIre affaire .. . On vous a farci la cervelle, voilà! Pas moins, je sa is cc qui vo us remellr ait.
Un projet qu 'il avait, an cré, tenace, e t qui jaillit UII
so ir de ses lèvres sous l'influe nce ùu ùésespo ir.
!)arce qu 'il avait sauvé Kira, les llu s:;es le consid éraiellt
comme leur frère et le traitai en t comm e leI.
Même Oreff, le mystéri eux, l 'ava il remcrci é, lui avail
ouvert sa portc .
llosé n e s'é lonna donc point, ce soir-là, qu 'on le COllviât à descend rc chez le chef e t, malgré la lerreur que
celui-ci lui inspirai t, - parce qu 'il le cOllsidérait com m e
l 'auteur de tous les m a ux ayant détourn é Kira de la
voie de douceur , - il y alla n éanmoi ns pour y rellcon trer
la jeune fille. 11 lui semblai t qu 'en ce mili eu elle courait
un nouvea u dan gcr, dOllt sa préscn ce , à 1ui, la gard ai t.
Tous Ics Russes s'y trouvai ent rasse mblés, Kira ou
milieu d'eux.
Oreff 5 'a vança vers le Provenç al, la m ai li tend ue.
- Soyez le hienveuLI, 1ll0Jlsieur ltosé. J 'o i voulu vous
m e tlre au co urant de nos projets et vous remerci er
ellcore, avant que la vie !lOUS sépare ...
Stupéfa it, llosé s'exclan w :
- Vous partez ~
- Prochai n ement. Les événcm c llt :; ' Ollt II O U S le pcrIll cttre. Ici, trop de curiosit és SOl1t C il évei l.
Tourné vers la jeune ltu sse, le PI'Oyençill J)(>gaya :
- El madem oiselle Kira P. ..
- J'irai où 1'011 me dira d 'all er .
po ur voiler
Mais ses yeux res taient obstillé meut ba' ' :;(~s,
le déchire ment de l 'Gme, à la veille de la sépnr<l tion déOIl i live.
- Ce sern au pos te d 'honllru r, dit Oreff.
- Mais vous ne voyez pas q Il 'clio es t Illaladc, s 'écria le
Provonç al. L 'emmen cl' 1 quand il lui fa udrait du rcpos,
du calme ...
11 se révollai t , s'illdign nit !lésespérémP ll1. Et c'é tuil
lui-m êm e qu 'in con sciè l1l1n elll il défcn dait ; c'é Lui t SO I1
honhell r qli 'il voulait qu 'on laissOt Il la sécurilé <l 'un
ahri.
Où Ic tl'om Cl'ai l-e lLe ~
1 Au lIlilS l'élmJ!t, 011 « lu m alllan l)
- Che/, Il es alfi~
�llG
AIMER EST MŒUX ...
lui ouvrirait les bras ... Et ce serait de bon cœur, au
moins 1
Hésitant, Dreff regarda Kira.
- Laissons ma santé, dit-elle. Je me dois à la cause.
- La cause 1 fit le bouillant Provençal. Vous allez la
compromellre, la cause 1
On sc tournait vers lui; nullement déconcerté, il
découvrit des arguments iuallendus.
- Venez chel. nous, expliqua-t-il, cela semblera naturel, après ce que j'ai dit au juge. Mais accompagnez
M. Dimitri et vous verrez si on n'est pas tout de sulle
sur vos talons.
- Peut-~r,
concéda Dreff en sc caressaul la barbe.
- Ce serail le momenl de rester tranquille ... d'aller
prendre le soleil pour bien prouver flue vous n'avez pas
autre chose en t~le
... Quand cc ne serail que pour ne
pas me compromettre 1
- II Y a du vrai, là clonons.
- Té 1 puisque je le dis l. .. l)as moins, vous Nes pâlotte
et le ciel de cllez nous ne VOliS ferait pas de mal.
Lequel de ces arguments prévalut? Le fail est flu'une
heure après, tous s'étaient rangés à ['avis de l'éloquent
Méridional. Kira partirait. Dimitri, « pour le monde »,
serail du voyage; mais, sitôt la jeu1\e fille instnUée au
mas 11ébron, il rejoindrait ses compagnons.
La lellre à la maman fut vile écrile. Une malade,
allons 1 - ct la fille des voisins qui avaient soigné Ilosél
- cela ne se refusait pas. L'adhésion ne se fit pas
attendre.
- Vellez vile 1 C'est la bonne saison. Vous mangerez
des figues.
Au rnornellt du départ, Kim tendit son front 11 Dreff :
- Ali revoir, père, je reviendrai plus lorte.
La voix grave, voilée de tristesse, 10 Russe répondit:
- Adieu 1 ma fille 1
CHAPlTRE XIV
80US LE cmL DE l'nOVE;\'CF.
Il aVilit (lié convenu que l{lra (l:J!serait lrols mois au
mas PélJroll.
l'om lIos6, c'élllil J'élr.rnil6 ot ]n jeune nllo n'étllil pns
éloignée cie parlngl'r celte opinion .
�AIMER EST MIEUX ...
117
Envelop pée, dès les premièr es heures, par ce paysage
de lumière el de calme, caressée, apaisée par la molle
chnleur (lu Midi, il lui semhlai l vivre une accalmi e
réfugiée dans un coin d'oasis où il lui étaU perm i~
s '~tre
de se reposer el d'ouhlie r.
Dimitri étail reparli dès le lenrlem uin, peu tenlé par
cette 11ulte au soleil, malgré l'insisla llce cordiale de nosé
et de ses parents , qui voulaie nt le retenir.
- Vous avez bien le temps, allons 1...
Mais le révolu tionnair e ne goMail que l'action . SOI1
corps robuste , son esprit, ignoran t les lassitud es et les
découra gement s, le pOllssnient, sans répit, vers la
bataille . JI avait bâte d'y courir et, puisque c'était
l'heure, de s'y jeter à corps perdu.
- A I)ientôt 1 fil-il, moins clairvoy ant qu'üref f, en
laissant Kira sur le seuil du mas, après avoir convenu
d'une adresse pour les lettres à échange r.
En tre ces deux t'tres, pas d'expan sion. L'habilu rle de
ma1lris er les sentime nts du cœur, pour ell éviter les
faihlesses, flnil par olrophi er l'organe .
Leur cn! me affection élnit I)ien proche de l'indiffé d 'avance ~ se perdre un jour ou l'outre,
rence. né~igs
ils se séparai ent sans larmes ni regrets.
- Au revoir, sœur.
- Au revoir, Irère.
Kira prononç nil ces mots sans émotiOll.
Dimitri représe ntait si peu la lamille, ce nid herceur
et consoln tellr 1 Dans trop de glace s'étaien t écoulés leurs
jours; l'allrnrl risseme nt y était mort.
Ali controir e, le nusse parti, ce fut comme si le dernier
lien l'allnch nnt la jeune fille à Paris ct au passé se fl'H
sou(lain rompu.
légère ct sourian te, ouvran t tous granrls
Elle re~pio,
ses yeux pour y laisser entrer le bleu du ci('] ct l'or dt!
a,ux voix chanlan ,les dl's Prosoleil; clIe prt1la l'oT~iI1
sablernen t et l 610urclissa Il t
1l16plJl
t
l'clan
hnvn
,
vcnçaux
Ù 'un ga7,Ouillis cie gail6.
(lès le lendem ain, il faut appren- Zou 1 insInua nos~
(1re h rire, mainten ant.
Et 10 temps s'était écoul6 comme on rÔvo : docile um{
leçons des maUres, - lointain s héritier s rIo la gilie
science, - l'élllve apprena it vraimen t l'insouc iancr du
rire.
colorée, bruynn te 1
cette vie parum~e,
C'él:lil si légc~
roses qlle If'
Vnpr\ll'R
les
comme
l'olr,
l(ogor comme
QCT1S du pnys
mistral promen ait dnns lc ciel ct quc ]l'~
�118
AIME n
EST l\t1 EUX ...
appe laien l des n u ages; u ne vie d 'oisea u x sa n s cervell e,
pép ian t, gazou ill ant, becqu eLant et vole Lant.
JO r a connut la joie d e g rapill er dans les vig n es, de
mo rcl re à mê m e les fi gues chau des eL sucr écs, exper Le·
me nt chois ies par Rosé.
- Vé 1 celle-là , ell e es t « pén èch e »!
Cela vo ul nil d ire qu 'au baiser d u soleil , ell e éLa il d even ue moll e e l con f1Le, t out e saveur ct Lou t su cr e.
De tem ps en Lemps, par p oliLesse , la m aJn an ou Rosé
s'inq ui é taient:
- Vo u s ne lan g ui ssez p as , au m oin s?
Mais le fio urire cl es lèv res rou ges, s'ou vranl [ran ch em ent sur les pc Lites perles b lan ch es , rr ponrla il mi eux
q ue les d6 n égn ti ons am u sées d e Kira.
Lan g uir 1 E l commenl P Quand P
Du m a tin ou soi r , les gen s du m as , e \\lù (>r 3I1L8, l 'e l1 touraienl de Lourb illon s, l 'em po rtaient da n s un e Iara ll rl ole de joie. Ell e p ren ait po rt il leurs Lravn u x, des amu se LLes po ur ell e : cu cill etLes d e fruit s ou Onn eri es le lon g
ri es pe n Les, à sur ve ill er les ch èvres gOllr ma n des, bon d issa nt , foll es et (li nbol iCJ ues.
Et pui , i l Y ava it les promen alles, les visiLefi, ch ez les
pAren Ls, les a mi s, les vois ins.
De mas cn m ns, on cou ra il les Alp ill es, prése nLant la
jeun e fill e avec de pe LiLs airs m ys Lérieux.
- Un e Pa ri sie1lne, au m oill s 1 ven u e pre ndre le b on
:t ir c t qui ne se lang uit pns 1. . .
On l 'int erpell ai t, pour l 'adopLer b ru yam m e nt , cn qu (ltant son npproba ti on .
- DiLes 1 VO li S ê tes de ch ez n ou s, m aint el1 anl P... NO li S
Il e VO ll S r endron s plu s, qll é?
Ell e ri ait , opp rOll vaiL, ren voya it les pl oisa nteri es comm e
le vola l1t i\ la ra'luette.
Une jeun esse, qu 'ell e ign orai t, éclosa it en ell e eL, dou cemen L, 1 r nssé s'éloig n ai l, s'effaçai t der r ière les j o i e~
no nve ll es; ell e O1 lb li ait nu milieu d es écla Ls d e rire.
Parfois, esso uIn ée d 'un e escalade c1 es p en Les, e ll e s 'nr rt'La iL, les joues en feu , les lèvr es cn tr 'ou verles, laissant
passer l 'h alein e p r ér irt
~e,
et r ega rcl ai t autour (l 'ell e le
("n i m e d es p e tils monticul es, les b ois d'olivier s, tout e ln
pl ain e p aisibl e ct joyell se.
El ell e (lisn it i\ n osé :
r.om m e Pnris rs t loin 1
lleureusem enl l ri pos tait le Proven çal avec un bon
rire.
�\l\llm
EST MIeUX ...
]l!)
J1 feignait de Ile pas comprendre l'allusion au passé
demeuré là-bas, estompé, invraisemblable.
Lui-même ne l'admettait plus, ce passé tragique. Il le
1 ejetail d'un haussement d'épaules.
« Un moment de folie, allons 1 se disait-il. II n 'y a qu'à
l1e plus en parler. »
Dans la bonne tiédeur du foyer familial l'etrouvé, il
oubliait Jes heures d'angoisse.
Et, sincèrement, tout à sa Kira rieuse, les joues rosies
hâlées déjà par le soleil, iJ croyait qu'elle nussi l'nvait
enlerré à tau t jamais dans un coin de son 5.me.
A pas souriants, revenait vers eux l'heure clémente et
douce, l'heure jolie où leul's cœurs s'ouvriraient enfin.
Déjà, comme de timides caresses, Rosé frôlait la jeune
fllle d'allusions il son vœu:
- Ah 1 mademoiselle Kira, si vous resliez toujours ici
comme cc serail bOll l
'
Elle riait, senlanl encore loin l 'beure du départ.
- Je m'engourdirois, mon ami Rosé 1 Volre soleil rend
paresseux.
- D'une bonne paresse, allons 1
- Je ne fais qu'une halle à J'ombre de vos oliviers.
Ne l 'oubl ions pas.
- Au contraire! Je voudrais vous le faire tellement
oublier que VOliS laissiez passer l'heure.
C'élait une histoire - une légende du pays - qu'il
conlait volontiers, sentant qu'elle convenait à sa cause.
Sous l'arbre d'amour, un amandier aux fleurs
hlanches, une prillcesse, - une fée, au moins 1 - exilée
du paradis ct trnlrwnl par Ja poudre des chemins son
exislence grise cl désespérée, s'était un JOUI' endormie,
par hasard.
Et elle y avait fait rIe si beaux songes que, pour les
continuer, elle n'avail plus jamais voulu sc réveiller. Et
l'éternité égrenail son chapelet de siècles, landis que
SOIIS l'nmonrlier, les fleurs blanches neigeaient sur l ~
sommei l de la jolie fée.
De la poésie provellçnle mon tait une langueur enveloppan le, et Kirn, lrouhlée, seillnit qu'elle aussi sommeillait, sans vouloir dovnntage s'éveiller parce que
Gomme cclIIi de la fée, SOli !>ommeil était caressé pa;
des r(!vcs ...
« Canto per ma mio qu'es auprès de icù 1 )) disait un
refrain que nosé, sons c<'ssc, avai t Sur les lèvres.
(( Je chante pour ma mie qui est auprès de moi 1 ))
C'était pom clip qu 'il r~pétai
la tenlation de la l(Sgcnde.
�120
AIMIlR EST MIEUX ...
Et la maman ? Mon Dieu 1 elle s'habitu ait doucem ent
à avoir deux enfnnts , trai~nl
comme une grande fille,
poussée lout à COllp, celle Russe venue elle ne savait d'où
cl flue le soleil bruniss ait, ayant l'air de l'adopte r, lui
aussi.
Elle était si docile, câline mainle nant, apprivo isée.
C'rlait, dons la maison, un peu plus de joie, une joie
menue qui lennit peu de place.
- Elle est si hravelle , celle petite 1 faisait la maman ,
couvanl Kiru de ses yellx nllendri s.
Derrière , sourian t ct clignan t ries yeux avec une expression cie malice, inlténlle el tendre, Rosé approuv ait et les
regArds muels qll'i1 échange ait avec sa mère en disaien t
plus que leurs pllls longs (liscour s.
Au fail, s'étaien t-ils parlé el qu'avai ent-ils pu se dire?
Le cerlain élait que la maman se sen lait pousser IITIC
iclée derrière la It'le ct que celle idée n'avait pas d() y
venir 101lie seule.
Pel-~Ir
nvnil-el le lu enfin le contenu du buvard de
nosé, ra pporlé rie Pnris ?
El le lemps passai t, les jours, les semaine s, puis les
mois.
On vennil rI'enlam er le (lernier , sans que cela mit sur
le rtHI8 la plus légl>re ornhre cie mrlanco lie. POllrCJuoi P
Puisqu' oll sc lrouvnit Ilien ensernh le, cela conlinu erait.
Y(irn fi!' parlait pas cIe départ et aucune leUre ne venait
de Ilussie.
SOllvl'nl, Rosé ~onltei
11 l'inlerro ger, li cllonge r cel
espoir rie honheu r en IIne certitud e, li lier d'une proml'sse l'oiseau des neiges ...
Il fallnit 8'enll'nl ll'r, pns moins 1 Peut-l'I re, il suffirai t
pOllr ('('1Ft rI 'II Ile pnrole qll'elle nllenrln il. Pouvait -on rester
ainsi, ilr~nmc,
comme (C Il l'espl're » ~
Mais, loujour s, il reculnit , craigllo nt de l'effaro ucher
ct de h~lr
l'envol.
Un in('Îclrnl vinl brusrpH 'ment meUre en pleine
Ilmi~re
l'~ne
Ile l(jrn, ronf1rm nnt 1('8 rspoirs (le Rosé.
Tous Irs soirs, npT'l>s le souper, c'était ln veillee au"
rtoiles ; SOIIS le nguier, on lrainllit un hanG ct \Ille IAbie ;
le père, ln pipe !l\lX drills, somnol ait; Kira et Rosé bavarIlaiC'llt, Innrlis qllr la mère, allant ct vellont, achevai t de
loul mpllre rn onlrc.
lJne fois, 1('5 voynnl (léSCl'llvr6s rt r{lveurs, ayanl intrl'rompu Irllr cIlla rie rirrs pOlir rrgorrlr r les étoiles, elle
apporla devant eux, avec IIne bougie, un paquet de vieux
journau x illustrés , enlumi nures do fails soignou sement
�AIMER EST MlEUX ...
121-
collecti onnés, la boue de Paris venue jusqu'a u mas qui
en frissonn ait et s'en émervei llait.
Elle deman da:
- Et autrem ent, tout cela, vous l'avez vu, vous autres
Parisien s P
Car la capitale lui apparai ssait comme la place d'un de
leu rs villages, u ne scène où tous les événem en ts se déroulai en t sous les regards des curieux , forman t le cercle.
Distrait ement, les jeunes gens feuillet èrent de leurs
doigts indiffér ents ces actualit és mortes, laissère nt leurs
yeux errer sur les gravure s et déchiffr er les titres qui
tentaien t d'exhum er des souveni rs.
Non, ces crimes jadis sensatio nnels, ces ùrames popusous le crayon
laires, ne les avaient pas frappés. M~mc
rapide du dessina teur, ils ne passion naient pas.
Un par un, les feuillets , retourn és, rejelés, rentraie nt
dans l'oublI.
Soudain , Kira poussa un cri, repouss a une gravuro
d'un geslc cl 'horreu r el cacha sa figure dans ses mains.
nosé, aussi, était devenu pAie.
u L'allen tat rie la rue Royale)l, ann01lç aienlles grosses
lettres, placées au bas du dessin.
Et c'était, dans le cadro CJu'ils reconna issaient , un
éclatem ent de bombe, des chevaux cabrés, des figures
d'effroi, des corps renversé s, hras ouverts , déjà maculé s
de sang. Tout autour, une fuite folle des spectate urs.
L'imag ination du dessina teur avait évoqué la scène
presque oxacte, tello qu'en fuyant ils en avaient emport é
l'image dans leurs yeux épouvan tés.
Rosé froissa le joumal , le fourra dans sa poche et
rogarrla aulollf de lui , éperdu, comme si los dangers
ressusci tés l'ollssen l guetté.
La mère étaiL renLrée dans la maison ; à quelque s pas,
le père dormai t.
Il pri t le bras de Kira, écarta des yeux les mains qui
se crispa ien t.
- Venez, pelite amie. De marche r un peu, ça nous
remettr a les idées eH ]JIHce.
JJs fi ren t quelque s pus vers l'ombre du mas; le Provençal selltait frissonn er contre Je sien le bras de la
jeune Husse.
rI se taisait, ne saclH111l pas quels mots calmeraient. la
rouverlo.
peine, fermera ienl la bles~J'
Kira murmu ra d'l1ll0 VOIX Irambla nte :
- Avoir fai l cela, moi 1. .. Oh 1 d'iel, cola me sem))lo
terrible 1
�122
AIMEH EST Mmu"X ...
- C'est passé, dit Rosé. Il faut oublier , puisque YOUS
regreLlez.
- Oh! oui 1 fiL·elle ardemm ent. Je regrette 1 je
regrette 1
- Laissez fnir le souveni r, chucho ta Rosé tendrem ent.
Vous êtes restée mon amie blanche , mon amie douce .. .
ct le mal ne dOIt pas demeur er sur vous, puisque VOLIS
le reniez ... Mainten ant, vous êtes réveillée du mauvai s
rôve .
Comme le soir du drame, au retour, le fJ'ont (Je Kira
s'appuy a sur l'épaule de Rosé, cherclHln t le pardon et
l'oubli. JI était le prolect eur et le consola leur.
- Je ne suis pas méchan te, balbuLia·L·elle.
Les doigts frémissa nLs dn jeune Provenç nl effleurè rent
les cheveux , chassan t la vision.
- Restez ninsi et regarde z les étoiles de notre ciel pur.
La trislesse et le remorùs sont là·bus, (lans la brllme
grise, le l)rouilla rd cie Paris. Ici, on ne doit songer qu'à
la jo ie ùe vivre et d'aimer .
Elle dit, (J ' une voix d'enfan t:
- Je suis hien 1
Tls revinren t vers le figuier, repriren t leurs places,
causère nt cl 'autre chose.
Mais nosé gnrdaiL dans sa main ln menoLLe tremhlante, la serra il, pour lui diro qu'elle avait trouvé le
refuge conLre la lenlatio n mauvai se, qu'elle était au
porI.
lJ/lO joie l'inond ait: Kira, anllché e aux volon
Lés violentes dont l 'influen ce avait élé falale, oubliait les mols
fle révolte (lont, jndis, elle sc dMenda il contre le remord s.
CHArn UE XV
Lml cmuTls l'M1LENT
Et per pousl]u é tout escou/a
Lou vilnt cessavo cie canta.
Et pour pouvoir écouler ,
Le vent cessa <le chnnter .
- Té 1 le facteur 1
Vers l'homm e au képi, montlln t la côLe, appuyé Sllr
son bâlon noueux , tout le mas accoura it, tendant les
mains.
\
�AIMEH EST MIEUX ...
123
- De bonnes nouvell es, au moi ilS t
Du sac noir, gravem ent, l'arriva nt tira des journau x,
puis une leUre 'lu'il garda entre ses doigls, la re'lournant, l'exami nant.
- Ça vient de loin 1 affirma -t-il, en hochan t la lête.
Il s'efforç ait de déchiffr er l'adre sc,
- Mademoiselle ... Kira ... Li ... ma .. ,nofI... chez monsieur Pébron.
Devenu pille, Rosé la lui arracha des mains, courut
vers la jeune fille.
- C'est pour vous ... de Russie ... soupira -t-il, essoufn é
par une soudain e émotion .
Elle aussi (Jevillt blanche . Marcha nt 11 petils pas près
de Rosé qui ne respirai t plus, eHe déchira l'envelo ppe,
déplia le papier qui trembla it entre ses doigts, "Jt, silencieuse, assomb rie.
- On me demand e quand je reviend rai, dit-elle enfin
Les trois mois sont passés ... et je
sans relever la l~te.
n'y pensais plus ...
D'ull gros efrort, Rosé arracha les paroles de sa gorge
Rrrrée comme son cœur.
- Vous n'nIIez pas partir ...
- Je ne peux pas resler toujour s ici, voyons 1
Sa voix lentnit cl 'êlre enjouée , mais des larmes s'y
elevinai enl, proches .
- Si 1... (lit RORé très has, chercha nt à prendre la main
que la jeune fille dérohni l.
- On me rappelle ... Ils ont le droit ... murmu ra-t-elle .
- Le rlroit? Le clroit de gAcher volre existenc e, de
vous rendre mauvai se 1... Souvenez-vous de l'aulre soir,
de voIre chagrin ... Vous vouliez bien resler, cr soir-Hl,
heureu sE',
pour oublier , pour ~Ire
Il ajouta, dallS un souffle :
- Pour être aimée 1
- Mon ami Rosé!
Elle releva vers lui ses yeux noyés de lannes, emplis
de désespo ir ct de regret. Sa main s'en ful jusqu'a ux
lèvres du Provenç al, comme pour les clore sur l'aveu qui
venait.
Mais lui, fi 'un (.Ian, saisit les doigls, les pressa contre
sa bouche, parlant tout c'\'une traile.
- Dé oui 1 je vous [lime 1 Et ce n'est pas d'hier 1. .. Il
y a beau temps que je voulais vous le dire ... Vous le sentiez bien ... Un soir, j'ai failli VOliS parler. Je Ile vous
dirai pas lequel. Mais plt'lt au riel que je l'eu sse fait 1
�124
AIMER EST MIEUX ..•
Bien des choses ne se seraien t point passées ... Bien des
malheu rs auraien t été évités ...
- Chut 1 soupira Kira. n ne faut pas l)arler ainsi. Je
n'ai pas le droit d'écout er.
- Ni d'être heureus e, peut-êtr e P .
- Non. Et vous savez bien pourquo i.
- Je ne sais rien, je n'adme ts rien, excepté une chose:
que vous ne m'aimie z pas. Si cela est, nous n'avons pas
le droit de vous garder. Mais alors, dites-le, les yeux dans
les yeux ...
- Je ne veux pas mentir.
- Ma douce 1 ma jolie 1 Il faut venir vers la maman
ct lui dire: « Je serai votre fille 1... »
Elle s'arrach a à l'étrein te de ses mains.
- Non 1 fit-elle dans un effort désespéré. Je me suis
donnée à la cause, à ceux qui m'appe llent là-bas... et
j'irai, fOt-ce les yeux en larmes et le cœur broyé 1
Redressée, haletan te, défiant la vie et le sort, elle semblait prête au départ, le regard sur l'horizo n mystéri eux.
Mais, sur [es joues de Rosé, de grosses larmes roulèrent, tandis que ses bras se tendaie nt pour arrêter la
fuite.
Bouleversée, torturée , Kim s'écria, revenan t vers lui:
- Pourqu oi m'avez-vous amenée ici P Pourqu oi
m'avoir forcée li voir un bonheu r qui ne peut être mien,
puisque IlOUS allons tant souffrir de nous perdre P
- Ah 1 nt-il passion nément , ce bonheu r sera vôtre, cor
'je VOllS gardera i.
De nouveau , elle voulut s'écarte r, mois il l'avait attirée; la retennn t cl 'un bras contre sa poitrine , il prit la
lettre que défendaient. mal les doigts crispés et, derrière
le dos de l'almée, ses mains déchirè rent les feuillets, en
jetèrent les morceaux au vent qui les emporta ,
Ardent et grave, il parla, trouvan t en son cœur des
accents ignorés, toute une élocution imprévu e, une éloquence inspirée pour rendre, pour expliqu er ce qu'il
n'avait jusqu'a lors senti que confusé ment.
- Laissez aux homme s les gestes des homme s. Laissez
11 celles don 1 le cœm ne s'est point éveillé l 'horreu r de
fouiller la vic avec des mains sflnglolltes, pour en extraire
lIne perfection qlli peut-LItre n'existe pas. Mais puIsque
Je vôtre a halhutié des mote d'amou r et que vous vous
senlm: frl'Ie cl. tendre, ne vous arrachez pns des hrns qui
VOliS retienn ent. C'est le refuge que vous
réservnIt Je
destin, Et ne dites plue que vous n'en avez pas le droit.
Ah 1 peUte Kira, j'ai pensé bien souven t à ce que VOU!!
�ArMER EST MIEUX .•.
125
me disiez, et vos mols enlhous iasles devaien t me convaincre plus que lout autre, puisque je vous aimais.
Mais ils n 'ont pas pu. Oui, le l'nonde est mal fail : trop
de misère s'y débat conlre lrop ct 'in jus lice. Les bras des
homme s sont trop faibles et il y a lrop peu de cœurs
honnêle s. Cette folie de pilié, qui sait quelles lâche lés et
quelles ambilio ns vous l'ont soufflée P Sur les ruines que
vous rêvez, demain , vous écarlan t à coups de fouet,
d'autres homme s, débarra ssés de ceux qu 'ils enviaie nt,
rebaliro nt pour eux la forteresse inique. Et d'autres appétits, exploita nt les révoltes aveugles des naïfs et des illuminés, reprend ront sans lrêve la lulle ùe ceux qui lI'ont
rien conlre ceux qui onl lout. C'esl pour les hyènes et les
corbeau x que combal tent les lions. Fermon s les yeux sur
les laideurs du monde, petite amie venue des loinlaillS
neigeux . Vers notre soleU et notre ciel bleu, un destin
pitoyab le a poussé volre corps trop frêle pour la lutte
sans victoire. Et c'est le seul bonheu r dont vous puissiez
poursui vre la réalisat ion.
La voix vihrant e et persuas ive, la voix tendre de
l'amour eux détruisa i t le chateau de cartes, abri des
génies malfais ants. Et Kira ne voyait plus qu'un ciel
immens e sur sa tllte, un firmam ent radieux , baignan t
de lumière la plaine et les monls ...
Le monde élait-il là-bas, par delà le rideau des ollviers
el le tapis des lavandes ~ La vaine croisade contre l'iniquité, I.a croisade lugubre , forcée, pour combat lre, d'emprunter les armes du mal, continu ait-elle, dalls l'ombre
loinlain e, à déroule r ses scènes sanglan tes ~
Qu'imp ortail? La vie s'arrOla it là, conlre cc cœur qui
s 'oCCrait. Et, senlant soudain sa pelile âme envahie d'un
désir de tendress e el de paix, cessanl ùe se déballl' e,
Kira laissa tombor sa têlo, la cacha dans 10 soin de l'ami,
abando nnant aux bras robusle s le poids de son corps
frêle, al1aissé.
Et, tandis que la maman accoura it, effarée de les
trouver en larmes, les lèvres de nosé, quittan t le nid
des cheveux fins, annonc èrent:
_ Eml)rasse-Ia aussi, vaï 1... Ce sont les flançailles ...
Et c'esl fini, de ce Paris 1
FIN
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CHANTE-PERDRIX
JEAN
ROSM ER
CHAl'IT llE
PREMIE R
Par
J e vo us Cil pri e, m on pèr e, d aign ez m 'écouter .
Le h a ron d 'Al y tou rn a ver s SOIl Di s un vi sage accablé.
- A qu oi hOIl ? d il-il.
Après Ult sil e nce, il compl é ta :
- Depui s trois m ois, n o us di scuton s d es m êm es
.' hoses. Je connais t es a r g u me llts. A\J c un n 'a pu m e eOJ]'"'Iincre. Nou s sommes ruin és: n os te rres , m al e ntreleII Ueti , rapport e nt p eu ; les m é tayer s s'en. désinté r essent ;
le vig nobl e, à pei ne r eco n s titu é, Ile produit p as e ncor e ;
n 'y fermen t p oin t,
t ~s
le ch â teau tombe Cil r u ines, les por
les fen ti lres n o n plu s; la toiture es t sillOJlnée de gouttièr es , les tenture s n lO lltren tl a cord e ... Par b o nheur, tu
as tro uvé u n rell lècle à ces ca lamit és: veudre Ma isonforl ,
le p arc el, ses d ép endan ces, eL nou s re lirer, Di eu sa il où ,
pour y aLlendr e la lin ...
I.e je ullo homme c uL u n ges Le rl é~o l é. Il J'épé ln
- .l e vo ns e n pri e ...
Son pèr e i 'inl e /'rompit :
- Ce p arti h éroïque ser oiL pe ut-êlre le plus sage ; je
er la w a isoll
IlC pnis J'euvi sager. A la pe nsée d 'a buncl onn
p ar e nls, olt
es
m
e
d
uprès
a
andi
gr
j'ai
ll
o
é,
n
suis
je
01'1
je Ine suis murié, o ù tu es VC IIU au m Ollde, où ta ch ère
Illa mnll nOli s li qllillés p our to uj o urs, m Oll cœllr se brise.
Trop ci e so uve nirs donll e nL enLre ces vieilles muraill es ...
A ton fige, Hicha n l , 011 fl' a pa s cu le Lem p s de s 'attach er
lA so n r adI e ... ail micn , il en co ille d e se d ér aciner .
Il s'arrê ta, prOlTl e ll a SUl' la vas te pièce au x murs tapi sbés de li vr es un rega rd de te ndresse, sc leva, prit le bras
de son fil s e l l 'e ntrai n a ver s la fen ê tre.
~
CA
suilJre. )
�Jmp . .1. Téqul, 3 bl3, rue de la Sablière, ParIs (France). -
487-9-86
�
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Magog , H. J. (1877-1947)
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Aimer est mieux : roman
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Société d'éditions publications et industries annexes
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impr. 1936
Description
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Collection Fama ; 492
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The nature or genre of the resource
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Format
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BUCA_Bastaire_Fama_492_90854
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RTHÜR BERNÈDE jÔ ,~ .
VILLÉ ·
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�I •• U.IU.IIIIIIII f ,. t f "11111111111111111111 f 11111111111111111111111111111111111111111111111111111";'
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35»
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1"'lIt~,
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§
111111,.,.,.
�LA VILLE
AUX ILLUSIONS
��ARTHUR BERNt:DE
LA VILl.. E
AUX ILLUSIONS
ROMAN
-,pt"ft:,cc','p'!'
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ANC' LA MOD E NA110 1"ALE
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94 - PArUS (Xive)
94. Rue
��LA VILLE
AUX ILLUSIONS
CHAl'lTRE PIlEMIEn
Le soleil brillait dan s un ciel l'am lIwJ ge$. Un
azur tendre metlnit des goulles de ulell jusque SUI"
ulai
chanlel" la joie
la poinle des herl)es. Toul ~em
de vivre, mêr:le le~
cigales qu i s 'épnumonnaienl d:ws
les chàmps ul11n s, en fai sa lll crier )eur.· pe lile guitare.
Le long du ch elllin bOl'dr· de mllricr& sanvagcs, un
grand jcune hommc mnr('l!ait d'un pas alcrle, une
avoine follc aux lèvres. II sc ùirig('.ail vers une peiite
Il1ai son ua~
se , donl les loil s illJ)1nra issàienl là-uas,
émergeant d'un fouillis de vigne-, \cl'g'e cl de roses
Irémières cl SUI' laquelle sc profilniL l'ombre d'un
docher tra pu.
Au lOUl'lHllll du se nlier, lin payson le croil'a, sa
pioche sur l'épallll·.
- Bonjour, père Bardou
- Bonjour, mon gars 1 Où vas-tu comme ~a P
Le jeune gnrçon ùlenùil le uras dans la direclioll
rie la mai sc •. nellc.
- A la cure.
- Tu tombes bien. L'abhé MurillOI vienl de rellIrer. Je l'ai aperçu loul. ~I 1'heure en lniin de sarcler
~es
salades.
Le bonhomme croisa ses main s ~lr
1(' nHinche de
son ouW, lOUl.solta pmll' s'éclaircir la voix el demanda:
�li
LA VILLE AUX Il,LUSJONS
- C'est-y vrai, ce qu'on dil au village? Tu vas
nous qui tter pour aller à Paris, bien tôt P
Une 1ueU!' de plaisir passa dalls les yeux noirs de
l'adolesccrJt.
•
- Oui 1
- Alors, commc çà, la vi\1e 011 tu allais au lycée
ne tc suffi l plus P
Avignon, c'es!. très gentil pOUl' faire scs études,
maj~
l'e lI'esf. pas là 'lue je peux les achcver comme
je Ic vcux.
L'autrc sc gra tt a la tête.
- 8ialJle 1 tu as donc bicll ellvie de devenir un
mousienr ?
- POllrq\LQi pas P
_. !\loi, llgure-toi que jc m'élais toujours imaginé
quc lu continuerais à cultiver la propriété dc Lon
pt\rc . Sais-Ln qu'il a C'fuelfJues jolis lopins de lerre ~
- .Ie sais 1 fit-il, assez froidcmenl. Mais la culluJ'e
I\~
fil' .ltli re pas.
Dommage 1 Enfi n, mon fi, c'est à toi de voir,
hcin P El quand pars-lu à Paris P
- En octobre, je pcnsc .. _
- Aux vendanges, quoi 1 fil l 'antre en hochant la
I,'le cl en eon~iùéra
l les prcmières fcuillcs l'oussies
qui lachaienl la verdure des arl)[·cs. Eh ben ! HU
revoir ... Moi, je vas faire un Laur du cÔté des 1\1aûs ...
<\11 1 vnï 1 c'est [las l'OU\'l'3gC qui manque pOUl' qui
veut remuer ~es
deux ums 1
Lc pèrf~
nnrdou rejetn sa pia he SUI' son épaule et
paelÎl du pa ~ balancé ct lourd des paysans, le dos 1111
peu ('.olll'bé, comme ceux qui ont l'hahi tllde de conle[p~r
longuemcnl la tcne ...
Qlcque~
inslanls plu~
tard, .Irall C"l'Uill sonllait
li la pel He porte du pl'csby It'ore. Puis, sans allcndre
la réponse, 1)1\ habitué, il pous~a
le pOl'l illon à claiJ'l:,oic el pénl~tra
dallS l'enclos.
C'était bicn là le vrai jardin dc curé, comme on
se l'imaginail. Toul respirait le calme et la sérénité.
»cs l'osiers grimpnnls s'enroulaicnt anlour du seuil
hospitalier ; des salades fl'alernisaient nvc(' des l'irds-
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
ct 'aloueLLe el des « corbeilles d 'argen l»
7
des g ueulede-lou p, des œ illel s d'Inde fonnai ent des bord ures
aux oi~n
fl 8 el q llelques pieds de chou ; ù ga uche,
un e l'lbtiqlle IO!lndle élalait un d ôme de chévrcfeuille cl de g lycine . Près d'un puils lout rongé d e
mousse, un chal blanc dormait d'un œ il en agilalll
d'un vif mouvement , tantô t J'une , tan tôl l 'autl"~
oreille, pour cha ser des mouches imporlunes . Un
gralld arrosoir é ta il posé à côté, plêt à ê tre ulilisé
par le jardinier.
Cclui-ei, sa sout ane relevée jusq ' l'aux genoux,
était absorbé dans son travail champêl [·e . Cepen dant,
au brui t argen 1in de la SOIlneLLe, il releva la lête ct
apcrçut le v i"i lclll'.
Sa h aule baille se dressa ct un bon sourire vint
éclairer sa phy sionomie.
- C'est loi , WOIl petit Jean P s'éc ria-I-i1 cn s 'avançant ver, le IlOItV ea u venu. Excuse-moi : j'étais cn
train de cue illir tl es tomates ... Hcgarde- moi çà P ajouta-t-i1 en monlra nt avec orgueil les fruits éca rl ates .
Tu Il 'en Il'OI lve l'ais pas de plus helles en Avignon 1
Il raballit Res manches SUl' ses hras musclés, rahaissa
sa soutane cl. cfill'ul na le j eune homme vers la tonnelle.
-- Viells l' as~eoi
J' par ici. Nous ;'cron s au frai s, et
Sa bjo e \<1 II O ll S serv ir un pichet ùe vin dou x..
L'abbl' Mllrillol é lail un gran d c l grog hom me , au
visage r avagé ùe pclile vérole. Depllis plus de vingt
an s, il hahitail le charmflnl village de Créoux, à
qualre 1 il olnè ll'es du ehcf-lieu de la Vaurluse. Ses
paroi ssiell s le cOl1naissaien l bien c t l'aim a ien l beaucoup. Il a', a il fail toul c la Grnllde GuelTe, et de res
années d'épreuves, il avait garM une philù80phie
30Ul' innl e el !'t·~jfI(e,
des mnlli èr es rudes ct bienveillantes qui l'appelaient l'an cie n poilu. A\ec rela,
un cœur d'or. L'abbé Murillot aurait fait vingt lieues
ù pi ed pour pOl'lel' ;1 un Jaune l'aumône d'un morceau de pa in el d'lIlll) LOlme parole. Il avait la réputation d'a voil SO Il franc-parl er , ct ne se gênAit pas
pl
~ avec les "Îeux qll 'ayer- les jeunes pOlIr ùirA sa
�8
LA VILLE A UK ILLUSlON8
façon de pen cr. lHa is il avail une telle façon de vous
regarder en souriant, avec un clin d'œil de ses petits
yeux péliJIan ls de malice el d'intelligellce, que même
les [orles têles du village, ceux qui affichaicn t des
opinions libérales ct se conlCJ; tai ent de fréqucnler, le
dimanche, Je cabaret, en guise de mcsse, convenaien t
d'ulle seule voix « que l'abbé Murillot élait un bien
brave type 1). Et celle expression populaire le peignait
à merveille. L'abbé Murillol élail « un brave lype »
dans t.oute l'acceplion du tenne.
I! fit asseoir Jean sur une chaise de paille, deslinée
aux vi 5i leurs, cl 1ui-mème pri t place sllr une sorle
de tabouret rustique à trois pieds, tandis que la vieille
gouvel'llanle, coiffée du petit bC'nn eL noir des Arlésiennes, apporlail sur la LabIe un broc de vin et deux
verres à bords épais, mais méticuleu se ment propres.
- Eh bien 1 mon petit P interrogca pa lernellement
10 prêtre cn verdan 1 une rasade dan s chaque gobelet.
Qlle me racontes-Lu de bon P
- Monsieur l'abbé, je viens vous annoncer que
mon déparL esl décidé.
- Ton départ. ? :'lIais nous ne sommes encore qu'à
la lili-septembre P
- Oh 1 je ne relourne plus ail collège à'Avignon ..
- C'esl vrai; lu as oblenu lOIl bachot. celle année,
hein P
- Oui, monsieur l'abbé.
- Quel âge as-lu, gamin P
- Dix-sepl ailS, mOllsielll' l'abhé.
- lIé 1 lié 1 le poussin sc fail coquelet 1 C'est bien
mon garçon ... Tu me disais donc que tu l'en vas ...
- Oui ... A Pal'Ïs.
Les gros sourcils du prèlre se levèrent d'éton nement.
- A Pal'is P Pourquoi Cail'e il
- POlir poursuivre mes éludes, monsieur l'abbé,
- 'J'cs parenls ne le lrouvent. pas assez inslruit
comme ça il
Je voudrais êlre avocat.
- Ça ne le dil donc rien, les champs P fit J'abbé
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
avec une imperceptihle nuance de reproche dans la
voix.
- Je me sens capable de faire autre chose qu'un
pa)'san ... .
- Et tes parents P reprit le prt~e,
après un court
instant de silence. Qu'esL-ce qu'ils en disent P
- Oh ! ils trouvent que j'ai raison ! Un avocal
gagne bien sa vie, aujourd'hui ...
Un imperceptible sourire ironique releva les lèvres
'asées de l'abbé l\1urillot.
- Oui ... Ils veulent faire de loi un « Monsieur» !
Un peu de rouge monta aU"l: joues de Jean.
- N'est-ce pas le droit de chacun, Monsieur l'abbé,
dn chercher à s'élever P
Cel ui-ci haussa ses vasles épaules el fi t la moue.
- Ça dépend comment tu l'enlends, pelil.. A mon
point de vue, je trouve qu'un paysan vaut bien un
avocat. ..
- Vous n'avez pas l'air de m'approuver P fit 10
jellne homme in terrogateur.
- Non, j'aime mieux te le dire lout franc. Tu
ferais beauroup mieux de resler ici. Tu veux mon
avis, le voilà 1 Tu sais que je n'ai pas pour hahitude
de farder la vérité.
- Mais, monsieur l'abbé, mon père a déjll fait
beaucoup de sacrifices pour mon éducation ... Cc n'esl
pas au moment de terminer, d'avoir un résullat, qu'il
me verrait abandonner avec plaisir.
Le curé envoya rouler un caillou du bout do sa
semelle, puis, cro.i.s':mt ct décroisant les doigts dans
ml geste machinal, il reprit :
- Croi~-tu
qu'il n'y aurait pas du travail chez toi,
mon gars P Voilà les parents qui sc font vieux; le
d?lhaine est important, el ils n'ont que loi ... Que de"lendra-t.-il à leur mort P
- On vendra ...
- Bien sûr ! Et c'est dommage 1 Tu sais, un gros
propriétaire instl'uit vaut un hommc de loi, je te le
répète, el être bachelier ne gâte pas le mélier de
paysan ... Et puis, enfin, il y a autre chose. Tu vas
�10
LA VILLE AUX ŒLU8TONS
partir à Paris. Tu n'as jamais quitté ton trou ...
- Comment 1 s'écria Jean, oITusqué. J'ai fait Loules mes éludes à Avignon 1
L'abbé Murillol se mit à rire.
- Poverol 1 Comparer Avigllon et Pnris, c'est la
même chose que si Lu mettais la' Sorgue el le Ilhône
sur le m~e
pied 1 '1'11 n'es jamais allé à Paris, hein P
Tu vas anivel' dans la grande ville, tout ébnubi, tout
innocent, cl le premier loup qui passera, crac 1 il te
mangera 1
Et de son poing fermé, le prêtre semhlait enfermer
le jeune homme dans un destin inéluclable.
- Je ne suis pas né d 'hie[' 1 protesta-loi 1 gaiemen t.
Vraiment, monsieur l'abLé, Paris n'esl pas une forêl
vierge 1
- .T'aimf!rais mieux pour toi qu'il en rùt aimi 1
riposta l'abbé Loul de go. PaI"is Il 'est pas nne forêt
vierge, nOIl ..• Mais, on y rencontre quanrl même une
drÔle de faune, mon garçon, je le le pl'Omets... Et
j'ai pellr pOllr toi, peur de t':)ll inexpérience, peur de
La bonne foi, peur pour les excellen les qualités que
lu po~sècJe
cl qui risquent de dispal'aîll'e In-has 1 Tu
seras seul, mon chcr pelil ; lu te lieras forcémenl
avec des camarades de Inn âge ; ceux-ci auronl sur
loi une honne on une mauvaise infll1ence ... En généraI, c'est la mauvaise qui prédomine.
- Je saurai me garder 1
- Ta 1 ta 1 la 1 lu mc la baiHes heUe 1 On s'imagine toujours plus fort qu'on e~l
1
- .J'aurai mcs éludes el puis, je ne serai pas aussi
isolé que vous le peltsez ... .
- Tu as déj:\ des cflmR.rndes, là-bas P
- Non ... Muis Monsieur el Mme l'ousRcrel m'ont
invilé à aller les voir Irès souvcnl, et espi'renl que
je deviC11drai un des familiers de la maison ... Vous
P
les connA i~:>cz
- llien Rùr 1 Ils 110 viennent que quelques mois au
pays, mai~
j'ai eu l'occflsion de les rencoulrer déji\ ...
Draves gens, je crois ...
- Et très riches, monsieur l'aobé. M. Fousserel est
�LA VILLE AUX ILLl'SIONS
11
administra leur dans une grande banque paflslenne.
Quand ils vienuent ici, ils sont toujours trè8 simples,
mais il paraît que leur hôte! à Paris est magnifique.
L'abbé sourit avec malice.
- Et le voilà emballé 1
- Oh 1 non, mais je trouve que c'est bien agréabIc d'.1lrc qnelf)u'un d'important comme M. Fousserel 1 Voyez le beau château qu'il possède ici 1
- Si tu crois quc tu arriveras à avoir ton château
du jour au lendemuin.
L'abbé pOllssa un soupir.
- Enfin, lermina-l-il, si tu crois que tu réussiras!
Tu y es donc bicn décidé il
- Tout il fait, monsieur l'ahbé.
L'abhé i\lurillol. se leva el marcha jmqu'à l'entrée
de la tonnelle. Là, il se campa, les jambes écartées,
[es mains derrière Ic dos, et contempla le paysage.
Par-dcssus la haie ùe clémalites cl d'églantinos, on
dominait la campagne voisinc, où le soleil sc couchait. La terre scmolait vêtue d'lin habil d'arlequin.
Le:> rectangles bruns de la terre labourée alternaient
avec les parties encore couvertes de chaume, el qui
appal'aissaiellt toute dorées sons les derniers feux du
cje1. Des boqueleaux él'igeaien t çù et là leur masse
irrégulière, pirl'Jltnl le vert émeraude des prés et des
vig-nes. TOlIl au loin, la ligne de la forêt sc silhouetlait SUI' la 1ignc d'horizoll, ct de granrlcs écharpes
rnailves el roses lissées d '01' balayaient le cie\. Un
i:iouffJe vif, unt brise allègl'e cl saine emplissait les
poumons et donnait la joie de vivre ... L'aùhé regarda
l 'l'spare, l'abaissa les yeux ~UI'
la lcne, puis étendil
le bras.
- Hegal'de-ça ! fit-il en sc lournant vers .lean qui
('Iail venu près de lui ct le regardait aussi. Ne Irouves1Il p:.,s cela magnifique P Crois-lu que c'est dans to.o
Paris que tu auras ùes spectacles pareils ?
Le jeulle homme sOlll'i 1.
Ce ne doit pas être le même g(·lIl'e.
a ricn de plus beau flue la nature.
- Il Il'~
�12
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Ils restèrent silencieux un momen t, chacul1 pour··
m ivant su pensée, le prê tre les yeux fixés sur la splen deur de t.:e crép usc ule m éridional, el Jean poursuivanl
peut-être qu elque rêve d'avenir.
Le premier, celui-ci reprit la parole.
- J e mc sauve , monsieur l'abbé ... 11 sc faiL lard.
- Je ne I.e reliens pas, mon pelil. .. Je le reverrai
avan t que tu l'en ailles P
- Oh 1 sûremen t 1 Il Y a encore presque qu:me
jours ...
- Celn passera vite ... Enfin 1 J' esp(~
re
que tu t'ha bitueras lrès vite et très bi en à celte nouvelle vic
J'étudianl. .. Je le souhaite pour toi ...
- Mais vous n e J'espérer. pa s P interrogea le j euJl c
homme avec IIne poinle de mali ce.
- Je le vouùrai s, j e l'a ssure, mml pe lil. gars ...
Mais si lu savais comme la grand' ville est décevan te,
parfois 1 Tu n 'oulllieras pas ceux de Gréoux ?
- NOll, bien sûr 1
Hs ':::ehangèrenl une vigoureuse poigllée de mains.
- Allons, au revoir ... Vien s de pn\férence dall "
la soirée: c 'est le momenl où je suis le plus libre ...
- Entendu, monsieur l'abbé 1
Il sorli l.
- Donne le bonjour à tes parents, ùe ma part 1
cria l'ahbé Murillot par-ùes us la ha ie.
n r elou rna à se~ sa lades, lo ut SOll fre ur, landis que
J ean reprenait le se nli er qu'il r,vnil sili v i Cil venan l.
J \:!lI n Cardin avait cu dix-sept ans n11 début du printemps. C'tSl,l it un grand cl solide garço n, qui en parai "sa il \ ingl-rinq, édnlanl de anlé, sa n s Jourd plI r,
copendan l. L 'ù l ud e avait affi nù el, sp iri lualisù St'$
Irails. Tr~
s brun, ù e~
ye ux Iloirs, vifs cl rnl'esa1~,
il pouvait pflsser, m ême (levanl des yeux difficiles,
pour joli garçon. JI avait le type des Jlabilanls ùe
la Provenoe. C'é lait un jeune gar:., mu sclé el solide,
ùorù par le so leil du midi, auqnel Ull sac de ce Il 1
1 ilos n'aurilil pas foiL peur. :Mais, depui s sa plu R
peJile enfance, il avait manife
s t\~ pour l'étude une prédilect~OT
non di ssimulée, cl les parents, enchantés
�LA VILLE AUX: ILLUSIONS
13
d'a voir un fil s si intelligent et si vif, n'avaient pas
hésité, sur le conseil de l'in stituteur, à le faire entrer
au collège « en » Avignon. Là, ses succès avaient
continué. Il s 'était heurté il de sérieuses concunences
qui avaient exc ité son émulation. Il venait de terminer brillamment ses études en enlevant le diplôme du
baccalauréat. l\Iainlenant, il voulait .f aire son droit.
Et ses parents n'avaient pas encore dit non. Celle
prépamtion allait leur coûter beaucoup d'argent...
Mais le père avait décidé qu'on ferait des sacrifices ;
On Se serrerait un peu plus la ce inture. Il ne fallait
pas compromettre l'avenir du fils par des éeunomies
mal entendues ... La mère Cardin avait donc monté
le tl'OllSSeau de Jean. Une certaine somme lui avait
é~
co nfiée pour l'achat des livres. On le savait sél'leux. L 'argent ne serait pas dépensé mal il propos.
Quant il sa pension, un mandai mensuel devait l'assul'el'. Pensioll modeste, cedes, mais un jeune homme,
à Paris. peut vivre économiquement. JI n'avait. besoin
de rien pOUl' son entretien. Tout était neuf. Pouy' le
logement et la nourriture, ce que pensait lui donner
son père devait l'assurer. Les choses ainsi réglées, il
n'y avai t plus qu'à allendre la date fixée pour le
départ.
Celui-ci eut lieu dès le troisième jour d'octobre .
Il avait plu, la nuit ct une odeur de terre mouillée
s'évaporait de la Icne fraîche. L'automne démaillottaiL lentement les arbres de ses brumeu ses mou sselin es.
Dès le matin, )e père Gardin avail aLLclé Marquise ,
la jumcn l alezane, au char-il-bancs, ct on ava! t hi ssé
la malle, haute el bombée, qui venait du gmnd-pèl'e
Etienne. Jean devait prendre à Avignon le train de
neuf heures vingt-deux. Avant, on avait cu le temps
d'avaler un bon bol de café, n('rompngé de deux
ér~,
tailll:es dalls le cœur de la
011 troi s tartines beur
miche de dix. li vres, nJi n cl 'atlclldl c Je déj r llncl'. j\ la man Cardin avai t préparé Ic l'('pa s de midi, soigJleu ~
srmcllt enveloppé d'abo rd dau s du papier ldan e, pli
dan s d"ux journa1lx.
�14
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Tè 1 avait dit le p~re
Cardin, ça t'économisera
le wagon restaurant 1 Tu mangeras mieux et tu aurais
payé les yeux de la tête.. . Le monde est si voleur
au jour d'aujourd'hui ...
Enfin, l'équipage s'éfait mis en route, accompagné
par les bonjours que maman Cardin fai sa it, devant
la porte, avec son mouchoir ... Deux ou tl'Oi s voisines
étaient venues, elles aussi, pOUf dire au revoir au
« Parisien » ~t
aussi pour apporter quelq'le réconfort à la pauvre vieille, qui avait le cœur bien gros,
t',n voyant partir son « fî n. Mais, bah 1 la vie est
la vie, n'est-cc pas P On ne peut pas toujours couver
son gal'('olf comme une mère poule son poussin 1
Quand il lui pousse des plumes, il faut bien le laisser
s'envoler 1
I.e voyage en carriole se fil presque silencieusement. Qup,I(IUeS rares phrases fnrent échangées. Le
vi(!ux Cardin élait ému, lui aussi, bi en qu'il ne voulût point le montrer. Du bout de son fouet, il mon trai!. des lopin::; de tene, cl lançait quelques l'éllexions
accueiliir-s sans commentaires pal' le garçon.
EnDn, on alTiva à la gnre. Ll\ ville éluit toule bl'uissante, cal' e'élait jour de foire. Le père Gardin avait
calculé de la sOl'l.e, car il avait justement à voir un
marc~ud
de besliflllx du côté des Lubérons. De cette
façon, on fernit d'une pierre deux coups,
On fit enregistrer la malle. Le train s'annonça
presque aussitôt. Le pè:re ct le fils s'embrassèrent,
puis sc sépllrèrerl' après que Jean eût promis d'envoyel' ulle enrle postale dès te lendemain, afin de
donner des nouvelles de son voyage.
Son billel à la main, il sc rendit sur le quai, lenant
M valise el son paquet de victuailles. JI choisit un
rompartiment ùe troisième ct s'y installa, apr('s avoir
fllit, gràec nu couloir, une rapide inspection des lieux.
Il y avait du monde. Cependant, il trouva un coin
ct se hâta de l'occuper. Deux jeunes femmes lui fai3aienl vis-à-vis ; plus' loin, un couple d'un eerlain
age , en lin, un vieux monsieur qui avait l'air cl 'un
ancien militaire.
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
15
Jean avait acheté des jùurnaux ; toul. de suite, il se
plongea dans la lecture. Il avait. horreur de voyager
seul, sans avoir quelques revues il sa portée. Il ne
savait que faire de ses yeux ne sachant où les poser.
Le train se remit en marche. Celle fois, il sembla
au jeune homme que là élait le point de départ de sa
nouvelle existeJlce.
Vers midi, sentant la faim le tenailler, il se mit
en devoir de déballer son déjeuner. Alais la présence
de ses vo isins le gênait considérahlement... Maman
Gardin avait mis un petit poulet froid, une bouteille
de vin rouge, une moitié de saucisson il l'ail, du pâté
de lapin ct une énorme tranche de galel.le ... Ordinairement, ce menu plantureux n'aurait pas effraye l~
robuste apéplil du jeune homme. Sous les regards
curieux et narq lIois de ses compagnons de roule, il
senlait chaque bouchée l'étrangler au passage .. Quand
il entama le saucisson 11 l'ail, l'une des jeunes femmes
se bouch a ostensiblement le nez, puis tira d'une poche
IIne demi-douzaine de bananes et deux brioches,
qu'elle picora de moitié avec son amie. Le vieux
monsieur genre militaire sc leva ct passa au wagonrestaurant. Quunt au couple d'uo terlain âge, ils
sortirent ùes sandwiches cl. lIne houleille de limonade. :Jean ne put s.' empêcher de devenir rouge jusqu'aux oreilles ct de penser que sa mère le prenait
vraiment pour un gargantua ...
n faiSAit nuit noire lorslJue le train arriva enfin à
la gare du P.L.M.
Déj;t, des milliers de petiles lumières de toutes les
coulenrs :1Vaienl. signalé l'approche de la capitale.
La locomulive donna 1111 demier effort, s'époumollna,
siffla, geigllÎt de tous ses freins, ralentit ct ènfln
s'arrêla.
Immédialement, cc fui. la ruée. Par toules les portières, des grappes somIJres sorliren t ct (uren f. happées par (l'r\lltJ'cs ombres qui s'avançaient sur les
quais. Des pflrellls, des amis gueltaienl les voyageurs .
.Jean savait bien que persomle ne J'allendail. Il IlIa,
toul étourdi par l'imme'l se rumeur, ct avec le désir
�16
LA VILLE AUX ILLl.TSJONS
de reposer enfin dans un Lon lit sa tète bourdonn/Mlle... Aux Lagages, il dut attendre sa malle. Un
employé la lui remit. avec un petit sourire ironique.
Le fait est que la pauvre vieille malle faisait Iriste
mine, avec sa couverture bombée et poilue, à côté
des autres 1 Mais Jean était trop fatigué pour s'en
apercevoir. Comme en un rêve, il la fit charger sur
un taxi.
- Où faul-il vous conduire, mon prince P demanda le chauffeur.
- y a-t-il près d'ici un peLi 1 hôlel modeste, mais
convenable P demanda le jeune homme.
- Attendez 1 je vois ce qll'il vous faul 1 .Tc vais
vous mener à l'Ilôle] des Deux-Couronnes. C'est
propre el genlil Vou s en serez con lent :
L'auto démarra. AbruLi, Jean vit défiler autour de
lui le flot illcessa n L de Paris, les gigantesques autobus, les taxis bourdonnanls comme des mouches, les
lumières qui pas~ient
dans de grandes avenues éclairées comme en plein jour ...
L'hôtel des Deux-Couronnes étaH un établissement
de Lroisième ordre, mais d'aspecL propret.. On débarqua la malle el le jeune proviucial ful conduit dans
une petite chambre nelLe ct modeste.
- Elle donne sur la co ur, expliqua J'hôLeli cr , un
gros homme npoplec!iqne cl réjoui. Mais, vous dormirez mieux.
Jean hnlblltia UTI remerciement. Ses yeux sc fermaien! malgré lui.
Avez-VOliS dîné il demanda son hôLe.
- Oui 1 dit-il. Je vai s me repOSe r· ...
- Alors, bonne nuit, monsieur 1
Le gros homme sc relira.
En un lour de main, le jeune homme sc déshahilla
el se glissa enlre les draps qui lui parurent délicieusement frais ... Dix minules plus tard, la rulure gloire
du bàrreau dormai! à poings fermrs.
�LA VILLT<; AUX ILLUSIONS
17
CHAPITR E II
Les premiers jours fur e nt p Olir J ean un p erpé tuel
é tonnement. Comme lui avait dit l'abbé Mur illot, on
ne po uvait pas plus comparer Avi g non à P a ri s que
la microsco pique rivièr e de la Sorg ue au Rh ône 1
Mais le j e une homme s 'habitua 1l'ès vite . Il a Jia
prendre ses in scription s à l'Ecole de Droit. Pui s les
Cours co mm encèr·ent. Il se trouva pl o n gé dans celte
vie du Quarli er Latin, si tumulLueuse, si pass ionnée ...
Il res ta quelqu es jours à l 'h ô tel des De ux-Couronnes : j usle le te 01 ps de tro ll ;,er, non lo in de l'Ecole,
une cha rn L1J'e 1te, s i tuée au sixième é ta ge. C 'é tait une
très mod es te pi èce. un de ces log em ents d'é tudi ant,
nichés so us les toits, qui s'ouvrent SUl' un m o nde de
gouttières e t vo us perme llenl d 'é llldi cr e l de fréquen1er de la me illeure fa çon la socié té dcs m o ineaux.
Il avait pri& contac t avec ses n ouveaux camarades. Lcs premiers jours, ses mani è res ga uch es et
?on accent lui avaient valu quelques qu olibe ts . Mai s
11 eut Itl l fail de Irouver le m oy en de sc faire r especf ~ r,
e l Lie ntô l, n mesure que lui s'h a bifu ai!. à ce LLe
ambian ce nOllvell e, ses com pagnoll S s 'acco ulllmai en t
~ lui e l le trouvai ent m oill s dl'ôle que les p rclOi cr s
Jours.
Bientô t même, il devint plus intim e avec deux ou
trois d'e nlrc eux. Julien Boss ie!' é lait un g ra nd
~arçon
lli olld e t fl eg matique, qlli affec ta it le genre
anglais . . cs parents étaient ùes u s ini c r ' d u No rd.
Loui s La ssale élait un pe lit Lonhomnl e vif e t pélu1~l,
aux c in g lantes rrpa rli cs , qui lui fa isaient prédU'e pOlir l'ave nir d 'éclalants su ccès dan!; la carrière
qu ' il s 'élait c hoi s ie . Geor ges Mo rin, Jui, él ait le daJldy
de la jeune troupe. 11 choi sissait avec soin ses cravates, avait toujours SUI' lui un peig ne e t un petit
�18
LA. VILLE AUX ILLUSIONS
miroir de poche, el achetaiL souvent des magazines
illustrés où il découpait les porlrails des arlistes en
vogue, qu'il épinglait dans sa chambrclle. Mais tous
étaient des fil s de familles riches, ou tout ou moins
aisées. Au!)si, quand Julien, un jour, demanda négligemmcul à Jean, entre deux bocks :
- El ton père .. . qu'est-cc qu'il fail, lui P
Jean toul rougissant, n'avait pas voulu avouer qu'il
cultivait lui-mf;me ses terres. Il avait répondu :
- PI'opriélaire ...
- C'est chic, ça 1 avait conclu Louis. On ne fail
rien dan s ce !Ortier 1 autant dire renlier, quoi P
Jean n'avait pas osé dire la v6rité, c'est-à-dire qu'il
avait. toujours Vil ses parenls se level' à la un e pointe
cJe l'aube, dès que les coqs lançaient leurs premiers
cocoricos, afin d'êlre !lUI' le bl'êche avec le so leil. ..
Tl avait lié connaissance avec les earés du boulevard Sainl-Michel. Mais les consommations étaienl
chères, et le plus souvent, il s'abs l.enai t cl 'accompagller &es omis, lorsque coux-ci voulaienl l'entrainer
au café Dupont ou à la brasse rie d'Ilarcourt ..
- Ah 1 çà, mon vieux, lui avait dit un jour .GeoJ'ge~
cn l'iall:, je ne comprellùs pas la sage&se, Sl1l'tout quand 00 a la poche bien garnie, comme lu
dois l 'avo ir 1 est-ce que lu serais rat, par hasard,
ou bien souffres-lu d'une maladie d'estomac ?
Jean, qui fuisait tOllles ses courses à piod cl évilait de prendre le métro pour économiser un ticket
de qualol'zc sous, avait convenu, en effet, que Jo
docteur lui avait interdit j'alcool. ..
- Tant pis 1 pcn sa-L-il. Bien que j'aie un eslomac
à digérer des cailloux, .i 'aime mieux passel' pour
délicat qlle pour pingre 1
Mais il n'en avai L pa s encore été qui Lle.
- Ça Ile fa i t rien 1 Ilt Loui s. Tu prendras un
quart Viehy, pelldant que nOlis boiJ'olls à ta sa nté 1
Il avait lenté une 011 Jeux: fois l'avenlul'c. Mais
comme il avait remarqué qu'on le laissait volontiers
régler l'addition, bien qu'il s'u::.lrcignîl ~ n'absorber
qu'une eau fude, il fei gnit d'uvoir des empêchnt~
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
19
divers chaque fois qu'on J'invita à aller (( se rafraÎchir )).
Du coup, les camarades n'insistèrent pas.
- C'est bien ce que je pensais 1 dit Georges aux
deux autres, ù 'un petit ai t'entendu. Il n'aime pas
beaucoup délicr les cordons de sa bourse ...
- Pourtant, ajouta Julien, son père doit jouir
de beaux revenus eL faire à son fils une ptlnSiOH COHvenable.
- Oh ! mon vIeux, tu sais, c'cst dans le tempérament 1 Ceux- III pourraient être millionnaires : ils
entasseraienl leur galelle el. vivraie'nt de pain el
d'ea u fraîche ...
Ce pelit fait amena Ull relflchemcnt dans les l'ela1~OlS
des jeunes gens. Parmi la jeuncsse estndianIme, si prodigue pal' tradition, l'avarice apparaissait comme une tache, et Jean fut. un peu dédaigné.
QuclclllcS jours s'écouli'rellt de la sorte. Le jeune
homme senlait clairement le léger éloi gnoment. qu'on
lui témoignail, et sans vouloir en cOllvenir, il C1I
sourfrai t lin peu. Cepelldan l, jalTla is il n'allrait ayoué
la vérité, à savoir que son père lui envoyait six
:-cnts francs par mois ct qu'avec oelle maigre somme
11 devait pourvoir à son loyer et ;\ sa nourriture ...
Cc <1imanch-l~t,
il s'était éveillé avec ulle Icrrihlll
~r.nsatiol
cl 'isoh~melt.
Georgcs, Louis ct Julien
elaienl allés uvee d'autres amis à Fontainehleau, en
eXCursion. lis l'avaient invil é la veille. Mais .Jean,
à son grand rcgret, ayait d1i refusu ... Cette légère
dépe1l8e élai!; encore trop lourde pour lui et l'état
de ses finances lui interdisait de quiller Paris.
Il se demandait ce qu'il all ai! lJien pouvoir f.1irc,·
lorsque 10111. il coup, ulle inspiralion hli ViII!.. Il
n'étaiL pas encore allé voir les Fousseret, ct il y
aVait presque dellx semaines qu'il était dans la capilaIe 1 Il élail. gl'twd lemps . qu'il aille leur présenter se~
devoirs ...
Il se ra a avec soin, fil. une loiletlc plus soignée
qu'à l'ordinairc, puis de~cnil.
Il avait écrit Slu'
Un pelit r.arnet, ayant son drpart, l'adresse des châle-
�LA VILLE AUX ILLUSION S
lains de Cl'éollx : 19, avenue Hoche ... JI Ile co nnaisle quartier, mais pensait que cc devait
sait pa s I ~ neor
être bi en .
il sc rend it à so n restaurant habi tuel e t déjeuna.
Quand il sor lit, il n'étai!. encore qu'ulle h eure cl
demie 1
- Je ne peux pas me fO ndre si lot chez eux,
pensa-t-i1. 1\s ont à peine fini leur repas, sans
doule 1
II partil ùans ce lte ùirection, à pied, en Oânai'!.
L'air élait ùoux cl la mau va ise saiso n sem blait encore
loilltaine. Tllln s le ciel, d'un ble u déla vé , des pelils
lluages passa ient, m olle:nen t ber cés ... Les feuilles de,
marronniers sc reL:l'oquevillaienl comme des p e li(' ~
palles frileu~s
cl les acacias prena ient des l e inl c~
de rouille d'or ...
- Les ven daJl ges ~() nt
faites , là -has, pensa J ean,
ct pa pa doit préparer les terres pour les semai Il eh
proc haines ... .
Il chercha la honne odeur de la ter re elltl"Ouvel'le
ct la grande bri se tiède qui soufflail, venant de r.amargue... Mais il n'y avai t dan s la l'Ue que des
relents de poussière cl d'essence ...
- Déc idément, Pari s ne sent pas bon 1 pensa- t-il
cu so uriau!.
Tl avait Irrll'ersé la Seine cl slli va it l'a venue d p~
Champs-E1 ysées.
Dan s un assourdissant brouhaha, les autos sc POUI suivaient 011 s'c Htre-croi sa ient, domiflres par la TU asse
des auloùus, qu'il ne pul s'empGchcr de compare r'
;', des éléphanl & an milieu d'ull ll'oupeau de fallVei....
Sur les ll'olloirs, des prOIJleneurs allaient ct. veliaient, joui ssallt de celle belle journée, landi s fJU t'
ùes enfalll R, ïvres d'espace cl de relalif grand air,
poussaient de:! cris de joie en sc bOllsculalll. Des
jeunes femmes éléganles marchaient de cc pas vif cl
léger, caracléristique des Parisiellncs, le nez au veIl l,
le ~onrjc
aux lèvres. Des couples, Iwnchés j'un vers
) 'alltre, allaient pl us lelllemcn t, sc confian l mille
sec
ret~
que j c~ pierrots cueillaient au passage ; des
�LA VlLLE AUX ILLUSIONS
21
soldat.s, p ermi ssionnaires de la j o urn ée, a llaie nt , les
bras ba lla lll s, d ' un p as a lo un li pal' les go cl ag~e
réglem e ntaires , tâcha nt de trouver q uelque di s trac tion Cil
t'a pport avec leur m odes te po rl e-m o nn aie, ct r egardan t à d ro ite, rui s il ga uch e, c roya lll to uj o urs voir CI'
qu'il s es p é r a i, ~ nl.
tl'ou\'e r. lic1'I'ière J ea n , l 'obéli sq n ,·
de la p lace d e la Con corde p iq u ait ver s le sa lin du
ciel sa fin e a ig uill e de gnl1li t ; d eva nt lui, l 'arc Ul ;)jestu eux d e J'Etoile se silhou e ttait. dau s la brume
dorée . J eall éta it e ncore trop pro ron dérn cn t lenicn
pOUl' eom prc ndrc la su Llim c lJeau lé qu i sc présenta il
à lui; spec tacle auquel la n a ture Il 'avait pas p arti cipé, mai s qui élait un c hef-d'œu vr e de l ' h omme , cl
l'ull dcs plus mag nifi(lUeS q u ' il so it donn é de COl I tem pler.
L 'avcnne des Champ s-El ysécs e8 1 lo n g ue ; quan d
le j e une h omme arriva pl ace de l' Etoil e, il é la it plus
de de ux h eurcs . Il jug ea fln'il [louvait sc présenter,
Mais, pour gagn er l 'aven ue 11oel1e, il lui fallait
fran chir cc fl o t m ou vant d n véh ir ul es vro mbi SSullts,
La trave rsée des ch au ssées er.-com bl'l\es éln il un e ch osr
r, laquell e il n e s 'était p as en eore compl è tem ent habitu é, et un pelil. fri sson im olonl ai re lui par courail
l 'échin e , lor squ'au mili eu de la J'u e, m êm e sur le
passage c1 oul é, il voyait a rri ve r S UI lui il to nI e vitesse
U II dl' ces rn fJliR tres ul o( l el'
n e~,
Cep en danl , gnlce au bâlon bl an c bé nÔl'olc d'u il
agent, ce lle ac: li on diffi c ile s'acromplit aisém enl.
Qu elqu es in s ta n i.s pIn s lurd, .Jean cher cb a it des yeux
le llllm él'() di\ -Il c uf dc l'a \'cnlle lJ oc he ,
II n e lar da 11[\3 à le trou \'e l' , C'é tait un bel immeu ble , précédé d ' un minuscule jardin , 0 '" fl euri ssaic nt
des dalhia s cL des neUf'il compliqu ées dont Je j e unc
homm e ig norail le n o m .
. A Son ro np de sonn e tle timide , un g rand valel C I'
li vrée vint o uvrir.
..-- ~ s l -ce
que Mada me c t Mon sieur Fousseret SOlI!
ICI il JJl Icrrogea-l-il.
De la part de qni il fit J'illlpo"a nl servit eur, sam
rppondrc i, la ques tion,
�LA
VnJL}<~
AUX ILLUSIONS
De la part de Monsieur Jean Cardin.
- Veuillez entrer.
An passag"c, il sc sent il dovisa~é,
puis illspecLé ries
p ieds à la INe. De loule éviùence, SOli aspecL n'imposait pas au domestique une ohséquiosité exagérée.
11 Je fit. entrer d'abord rial.s un vc~tibule
carreM
de marbre blanc, orné ùe rolonnes el de slalues. Au
fond, un grand escalier de marbre blanc également.
dispar~t
vers les élages suptlrielH"s.
Le valet ouvrit ulle porle vilrée, voilée de longs
rideaux de Lulle.
Je vais voir si Madame p-L Monsieur peuvent
vous rerevoir. Avez-vous une carle de visile ?
- Non . .Tean avait oublié ce déLail indi spensable.
II dut avouer, penaud, qu'il ne possédait rien dl'
semblable. 11 ajoula :
- Vous allllOllcerez M. Jean Gal·din, de Gréoux .
L'autre disparul, landis que le j eune garçon se
gourmanda it de son manque de prévoyance.
- Ils vont me prendre pour un paysan 1 marmotta-l-il, rageur. Ne pas avoir songé à me munir
de res petils carIons-là 1
Il étaiL lmp lard pOUl" le regretter. Le mal était
fait. Il T"1\wlnl ù'oublier cel incideJlt désagréable,
\-1 sc leva pour rectifier dans une glace le noeud de
.-ill cravate. Oui. Toul allait bien. En all .. ndant qu'oll
vienne, il inspecta la pièce où il se trouvait.
C'étail Ull pelit sa lon meublé avec \111 IU 'e un
peu criard, mais que JC'an [l'ouva npcrbe. neaucoup
de dorures, heauroup de bibelots fragile:; ct coûteux.
Des Lapis épais où le pied R'cnfol1çuil.
If" lu!,I['l!
de crisla l {ai"ait mil'oiter ses facel~.
Des llIoulures
u-des~
des parles ct au plafonrl. 11 ()\\\TaiL de
gralJd~
yeux; même en \vignon, il n'uvait. ,jamais VII
plus Leau 1
Un bruil de pas J'arracha de sa cOIlternplalioll.
La porte. s 'ollvri t et M. Fousserel enlra.
C'était un homme d'ulle Cin(l'lillllainc d'années,
l!lICOre vert, plutôt peLit, ail ,entre bedonnant, SIl\"
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
23
lequel s'étalait une épaisse chaîne d'or. Il était presque chauve et son crâne reluisait sous un rayon de
roleil qui venait insolemmellt s'y percher. Mais la
figure poupine ct rouge était bonasse, el un lorgnon,
juché sur un nez un peu trop fort, restail en équilibre instable, ce qui l'obligeait à le l'éajllsler à chaque instant, et dOllnait instinctivement envie de rire.
Au fond, le meilleur homme du monde et qui
n'aurai! pa s, comme on dit, faiL du mal à une
mouche.
Il s'avança vers SOli visiteul', les mains tendues,
uu sOlJrin
~ béat élargIssant sa bouche.
- lIé r c'esl donc VOliS, mon cher enfant il Que
je suis heurcllx de vous voir 1 Vous voici à Paris P
VOUiiI y plaiscz-vous P Et vos hons parents, commenl
vont-ils? Celte excellente Mme Cardin fail-ellc toujours ses exquis petils fromages P Mais, asseyez-vous
el racon tez-moi loul cela r
Mis à l'aise par cclte famiHarHé bon enfanl, Jean
senlit toul de suile s'envolcr sa gêne el cc fllt Sans
nul embarras qu'il raconla au châtelain comment il
était parti pOUl' Paria, el ce qu'il y uvail déjà fait.
Vous avez commencé vos cours P
- Oui, Monsieur.
- Ça vous plaît, le droit ?
Beaucoup r
Dravo ! !\foi, je n'y ai jamais compris gouttc,
el ,je me ferais rouler comme un enfant si je 11 'a vais
pris soin dc me munir d'un excellent homme de loi,
qui esl mon Egérie ... Mais ce n'est pas lout cela :
vous connaisilcz, je crois ,ma femme el ma fillc P
Jean rougit.
- lTn peu Madame Fousseret... Mais, Mademoiselle
Fousseret, je Ile le crois pas ...
Le finan c icr sc frappa le front.
Quo je suis LÎ!te 1 Voioi plus dc cinq ans qu'Arlelle ne vient plus il Gréollx ... Ellc s'y ennuyait heaucoup, alors, t'Ile préfémi t allcl' passel' ses vacances
ehez une de ses tan Ics, qui a une villa à Biarritz ...
C'était plus gai, plus jeune ... Voulez-vous m'excuser
�i4
LA VILLE AUX ILLUSIONS
deux minutes P .le vais les chercher el je reviens ...
Elles seront enchantées de faire votre connaissance.
Et sans attendre la réponse, le pétulant petit homme
se leva et disparut.
.
Il revint bientôt en compagnie d'une dame d'un
certain âge, assez forle et à l'air imposant, devant
laquelle Jean s'inclina respectueusement.
Mais ce ne fut pas à elle qu'il accorda toute son
allention. Tout de suite, son regard fut attiré par la
troisième pcrsonne qui accompagnai t le groupe.
C'était une ravissan te jeune fille qui paraissait
avoir dix-sept ou dix-huit ans. D'opulentes boucles
noires encadraien t un délicieux visage mordoré, au
teint chaud, qui semblait garder sur lui un dernier
rayon de solei 1. Des yeux gris, tendres et gais, une
petite bouche, aux lèvres eharnucs, mobiles, rouges,
encore avivées par un fard savant, lui rlonnaien t
un charme très réel. De laille moyenne, mais bien
prise, mince, mais potelée, elle composait une forl
jolie personne que Jean contempln un long moment
sans rien dire.
Heureusement, on ne s'en aperçut pas. Mme Fousseret débitait un compliment de hienvenue dont le
jeune homme n'entendit pas le premier mol. Ce qu'il
comprit fort bien, par contre, ce Iul. une petite
phrase hanale, mais agrémentée du plus joli sounre
du monde
- Trrs heUleuse, Monsieur, de Caire volre connaissance.
Il balbutia ulle vague réponse et en resta confus.
Il se jugea sol. Il aurait voulu répliquer pal' une
phrase spirituelle, qui lui eûl conquis d'emblre,
l'admiration de la jeune pel'ROnne. Mais il ne trouva
rien, el pour un flltur avocat, il pensa que l'échec
étaÏl encore plus humiliant.
Mme Fousserel lui posa (jnclques questions sur le
pays, gràce auxquelles il put retr?UVel' son aplomb.
Sa timidité s'envola el quelques IOslanls plus tard,
ils bavardaient tous les quatre comme des a.mis de
toujours. Il eut quelques l'emarques heureuses, quel-
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
ques saillies, quelques boutades, et il sentit qu'il intéressait son petit auditoire.
Arlette, landi" qu'il parlai 1., l'écoutait d'un air
sage , les deux mains croisées sur les genoux. Dans
Sil . rOD~
de lainage léger couleur gris-bleu, elle paraissaIt mIgnonne et fra gile comme une poupée .
. Cependant, le temps passait. .Jean nt: pouvai\ ' s'étermser pour une première visite. Il le comprit et se
leva.
- Déjà il s 'exclama M. Fousseret. Mais c'est une
Opparilion, cela P
- Peul-être avez-vous des camarades qui vous attendent, suggéra Mme Fousseret. Si c'est ainsi, ditelle à son mari, nous ne devons pas le retarder.
.Jean sourit.
- Oh 1 non, Madame 1 .Je vis un peu en sauvage,
vous savez ...
- Comment P Vous n'aviez pas de projet, par ce
beau dimanche P
- Aucun, si ce n'est celui de venir vous voir.
- Vous êtes très gentil 1 Mais, en ce cas, serionsnous indiscrets, si nous vous demandions de bien
vouloir prendre le thé avec nous P
Vraiment, Madame, je n'ose ...
- Osez, osez 1 fit M. Fou~sercl,
en riant. Si on
vous l'offre, e'est ùe bon cœur 1
- Osez, Monsieur 1 ajoula ArIelle ell souriant.
,:- .•l'aurais mauvaise grâce à refuser devant tant
cl mSlslanre, fit Jean, conquis.
- Nous ferons tout à fait volre connaissance,
reprit M. Foussere t. Quoique moi, je me souvienoi
très bien ùe vous ... Il Y a longtemps que nous avons
le château Je GréollX, n'esl-ce pas, IIélène il
- Oui, mon ami, répondit majestueusement la
bonne dame.
- Au moins vingt ans .. Vou s voyez ça, hé 1 hé 1
Ça eommence à compLer ... Quel âge avez-vous P
- .Te vais avoir dix-huit ans ...
- Tiens 1 Vous êLes presque du même 5.ge qu'Ar Iette ... Eh bien 1 je me rappelle, oui 1 quand VOU3
�26
LA VILLE AUX ILLUf<IONS
étiez un gamin mai lavé, c'est vous qui veniez nous
apporter au chAteau les fromages que faisai t Mme
Gardin .. . Elle les a toujours particulièrement réussis ..
Je vous vois encorc, avec un panier plus gros que
vous, la culotte â mi-genoux, et le bec tout barbouillé
de prunelles et de mùrefl . ..
Ils se mit'en t. ft rire, et Jean fit comme eux. Mais,
au fond de lui-même, il aurait bien envoyé au diable
l'int.empesLif bavard.
- Il avaiL bien besoin de l'aconier tout cela 1
pensait-il, furieux. Pc,ur qui va-L-clle me prendre ?
Mais ArIelle ne semblait pas avoir entendu, très
occupée à "erser délica temen t le breuvage odorant
et brùlant dans les ta5ses de porcelaine de Chine ...
Elle en saisit une et l'offrit à Jean.
- Attention, pensa-t-il. Ce ne serait pas le moment
de renverser ma tasse :
La catastropha faillit se produire, car la petite
main blanche effleura la main du jeune homme. Il
tressaillit.
- Prenez, Monsieur 1 dit ArleLLe, avec son sourire
engageant. Un Sllcre j) Deux sucres P
- Deux, s'il vous plaU, mademoiselle, :réponditil, distraitement, comme il aurait dit: « Une deIl1i·
douzaine... »
Le bavardage el les questions de M. ct Mme Fousseret le {orchen t à redescendre sur la terre.
- Tl fnut l'evenir très souvent nous voir, dit aimablement la brave dame, lorsqu'il prit congé, à la
soirée. Vous voyez : !I0US avons passé une journée
oharmante ...
. - Si ce jeune homme voulait bien venir noue
trouver à déjeuner, un de ces jours P reprit M. Fousseret., en se Lournant vers sa femme, pour quêter
une approbation.
- Vraimenl, Monsieur ... voulut protester Jean.
- Mais si ... mais si... reprit Mme Fousseret.
Voyons, nous sommes pays, 011 presque r
- C'est vrt:li r Jil le financier en riant. Saviez-vous
que ma fomme cst née en Avignon P Nous ne sommes
�LA VIl.LE AUX ILLUSIONS
't7
donc pas sculement des enfants d'adoption de votre
belle région 1
Ils in slsthent si aimablement que le jeune homme
ne put refuser. l)'aillell1's, il mourait d'cnvie d'accepter et s'i l se fai:sait prier, c'est seulement la crai9te
de sc lf'Ouver indiscrct qui le relenait. Qnand il yit
que, si.l lcèrcment, on désirail sa préseuce, il acquiesça
IlYee joie.
Enlendn, donc 1 fit M. Fousseret, jovial. Jeudi
vous convient-i l P N'avez-volis pas de cours il
Non, pas ce j.our-là.
- Alors, c'est parfait 1
Jean sc rctira, le coeur en JOIe. Une allégreMe qu'il
ne pouvait arriver ;l comprendre le sou levait de terre.
Derui~
Lien longl emps, il ne s r éiait1.l'ouvé aussi heu-
reux.
- Il est charmant, cc jeune homme 1 déclara le
finaneier .
.~
Oui, dit Mme Fouscn~t.
Très genti l. Un peu
tlmlde, pal' exemple, un peu gauche ... Mais il s'y
fera: .. UII heau garçon, par ailleurs, qui change des
petits gringalet s que l'on l'encontre chaque jonr ...
- En somme, conclut Arlelle en riant, un paysan
Ill) peu dégourdi 1
. QUO!)t ù Jean, il rêva loule la nnil de la gracieuse
Image brulle qu'il venait de rencontrer .. El il compta
loF hl'UI'CS qui le séparaient de ce famcux jeudi ...
CHAPlTRE III
r.O mme tout arrive clUBS la vie, les heures j()yeusl's
tristes, le solei] sc lev:l, SUl' ce jeudi
COIrune l~s
lunl déiiré. Il fai~L
un lem.p~
magnifiIJuc, 11l1C rlc rc~
l'udieuses journéos d'automne où la nntm'e gemble
vf'llIP d 'llllC somp ill ellse rohe rOulpl11'
Ontnme .
ne
�28
LA VILLE AUX ILLUe·IONS
Les marroll/liers avaient des feuilles d'or roux qui
chanla ien t sous la moindre l'fisc. Jean respira profondément : il croyait encore sentir dans ses J\arines
ces parfums mulliples de l'arrière-saison que la
eampagm; prodigue : odeur des faînes cl des glands,
des noix ct des fruits d'hiver ; senteurs de la terrë
grasse qui s'oune sous le soc cl ce tle mélancolie
éparse sur lou tes choses, sur laquell e s'é tend UII ciel
d'ml bleu pâli, tanùi s que ù:ws l'espace déserté
passent seu ls les triangles des canards sauvages cl le
vol lourd des premiers corbeaux.
11 avait partieulièremenl so igné sa toilel1e ; main\;co an t, d'un pied alerte, il traversai l la place de la .
Concorde ct reprenait la granùe avenue des ChampsElysées.
Le tm,j et lui parul conrt, car son espri tétai t tout
occupé par ceux qu'il allait retrouver. Décid ément, il
devait s'avouer que l\'IIIe Fousseret avait produit SUI'
SOIl e~Jl
ril
une ferle impression ... A celle idée, il
hau ssa les épaules ; pour les richissimes châtelain s (]('
Gréoux, i! n'élait, ainsi que le financier lui avait di t ,
lors de sa première visite, qu 'un pelit gam in mal
débarbouillé, le fils de leur fermière ... ce lui qui leur
appor lait les fromages 1
Mais, quand ou a dix-sept :ws, que le solei l br.ill e
et qu'on a le cœur en fêle, on ne s'a ttarde pas trop
longtemps aux cons id érat ions ùécourageantes. Aussi,
ffll-ce ù'un coup décidé qu'il sonna à la porle de
'
l'hâlel des FC\'lsserel.
Le même grand valet viut lui ouvrir. Muis il avail
àii s'apercevoir déjà de l'amitié qu'on témoignait ail
jeulle homme dans la maison, cal' son altitude marfluait une eon siciéralion nouvelle.
Jean fut introduit dans le pelil salon aux dormes
compliquées. Presque aussitôl, la porte s'ouvrit cl
Arielle parut.
Elle s'ayança d'un pas viC vers le jeune homme cl
lui tendil une main corÙiale.
Comment allez-vous il dit-elle en ilou1'Ïanl.
Très bien 1 Et vous il
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
•
29
- Merci. Quand il fail bea u, j e su is loujours conlenle. Je su is de la lltl.lure des cha ts, je pense : il
me faul du soleil pOUl' i: tre h eureuse.
l h causèrellt encore quelques ins tants, puis Nt c l
Mille Fousseret al'l'ivèr<;nl à leur tour et l 'on passa il
1able.
Le menu 6tait recherché cL les vins de rho ix. Dans
celle a lm ospht-I'e é.légaute, Jean oe sc lrouvait pas
trop étran ger ct ne pouvait s'empêch er , au commeJlcement, de S'Cil étOlln er \ln peu c t J e s'en réjouir ...
Pui~,
cn buv:lIIt, les d em ièl'Cs brumes de sa timidilé
disjlurul'.mt e l il ne songeil plus qu'au plaisir d'être
devant nn e lable d éli ca tem elll servi e , près d'une j eune
fille pour laquel le il commençaiL à resselltir llll intérêt
p e r ~ i s l().
L'après-miùi, il s allèrent en a ulo fai re un 10ur
au Bois de noulognc, que J ea n Il e COllllaissail pas
encore.
Dès lors, ils Ile rclrouvèren l fI" ~quem
m e nt.
Le j eune
homme fut invité ;1 différentes reprises chez les Fous. cre t cl chaque foi s, il aeeeplail, heureux de retl'ouyer
la [loupée brune qui semblait prclldre n sa compag nic
1I1i plaisir si évidelJ t ...
- Voulez-vous venir à l'Opéra avec nous, ce so ir P
del1land a Arli'Lle. 011 jOlIe W Ut/,ei'. Nous aim ons
beau co1lp la 1I1118irJllC de J\Ias!'o(!lIel. Et vous P
- Moi au~si
1 s'empressa-t-i l de répondre.
Ta nl mieux 1 J 'Cil sui !> en c hantée .. . Don c, n le
so ir, huil heures ... Papa dl'·le le arriver cn retard.
- J' y sera i 1
Les j eun es g 'ns l'eVC II a ii'1I1 d e fa i re cl Il « (oo Lin g l)
dans l 'u \ enue du Bois de Bouloglle. Il s se sépar èl'en 1
nprr.s un e poignée de mains ~ Iler
g iqu
e.
,Iean avait déjà fail quelqu es pus l or~qle
la jeUlIf'
fill l', so uù ain, le J'appela.
- A li 1 Ecoulez : YOUS savez Sfl ll S doule ee d élail,
nlai
~ ell fin , en qua lité de pa ri sien 10111 IIeuf, vous
pOlllTiez p e ut -ê tre l 'igno/'er : le s nlOkillg cel de ri g ueur, bien entendu .. .
a lurcllemen 1.. .
�30
LA VII.LE AUX ILLUSIONS
Arlette remonla dans la grande aulo g ri se qu i J'atlendait un peu plus loin, et Jean repri!. le cheM in de
so n logis, touL préoccupé. C'est vrai, il y avait la
question du smoking 1 Il Il 'y avait point pensé, et sa
brave femme de mère n'y avait pas plus pcnsé que
1ui, Jorsq u 'elle avai t composé son trou sseau ... Il lu 1
cruellement embarrassé.. . Ses finances lui intel'dis:ücnt d'une façon absolue l'achat coÎILeux de ce costume de cérémonie ; d'ailleurs , il Ile pouvait raisonnablement C01Jsacrer un mois de sa pension, ct même
davanta ge, pour celte folie .. _ D'un autre CÔlé , reru~(; r ... Il ne s'en senlait pa5 le couragc ... Et puis, il
avait dit oui ... On allail compter sur lui. .. La raison
lui suggérait bi en quelques expéd iCIl Ls : téléphoner,
pal' exeeJple, qu 'il élait souffrant, ou qu'il n'a va il
pas songé il un rendez-vous pris antérieurement...
Mai s si, par ha sard, les Fousserct avaient ven t de la
vérité P Ils cesscraient de l'invitol", eL le j eune homme
dcvait convenir maintcnant que ces échappées dau s ce
milieu luxueux, et surtout la présence d 'Ar/cll.c, lui
devenaient de plus en plus ind
sjJe
fl8abe
~ ...
Ce fut en proie à ces pcrplexi tÙb qu'il se rcndi t au
COUfS, l'aprè!\- midi.
Tl allait entrer à l'Ecole, lorsqu'il rencontra sur
les marchcs son copai n Geor ges ·Morin.
Il n e fallut pas deux coups d'œ il ù celui-c i pOlif
vo ir que son condisciplc ava il des ennuis.
- Den 1 qu'est-ce que Lu as, mOTl vicux P s 'en rp itil, étonné. Tu en fais un e têle 1
.Tean {,Iillit nicr. Mais soudain , unc inspirali on lui
Iraversa l'esprit: peut-êlre que Georges, lui , trouverait ull e eombin a isou 1
-- Tu as raison, dit-il. Figure-loi qlle je me \nlll've
da ns un fichu embarras ...
L'autre lui lallça uu coup d'œil :
- Galette P
- Il oe s'agit pas dc ça ... Jc suis invité à aller te
':t) jr à l 'Opéra ...
-- Et c'est ça qui tc fnil faire une Ilgmc de
j ',lUtre Hlonde P
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
31
- Oui . .. Parce qu' il paraÎl. qu'il faut un smoking
et je n'en ai pas 1
- Diable 1 C'e'lt indispensable, en efIel. .. Mais, tu
as encore le temps d'en acheler un . ..
Il fil un geste nerveux :
- Tu oc comprends donc pas P fit-il, enfin, sacri
fianl le mulism0 orgueilleux dans lequel il s'élait tenu
,jusque là vis-à-vis de ses camarades au sujet de sa
bourse. Papa ne flle fail que six cenls francs do pension par moi', ct je dois payer avec cela mon logement ct ma JlQurrilure ... Où veux· lu que je trollve
l'argent néce saire pour aeheler un costume il
Georges parut un peu étonné. Mais il comprit tout
de suite, ou dll mOlDS, crul compreIldre.
- Parbleu 1 Ton père ne oC fui ne pas, mon pauvre
ami.. .. ]\fais lu sais, tu peux quand rnème le procurer
ce que lu veux ... pour uu soir, du moins ... Tu n'as
qu'à louer Ion smoking ...
- Ou loue ça il
- Pourquoi pas il .1e peux même le donner une
adresse, si lu y tiens ...
Il fouilla dans sa poche, en lira un tout
de papier blauc cl y griffollu8 quelque chose
aVee son slylo.
- Tiens 1 fil-il, en lui lendan L le ch iffon. C'est au
Coq du Village, 3, rue Suger. Tu lrouyeras là sûremont ce qll'iJ le foul
Jean 10 prit cl l'enferma pl'écieusement. Puis, il
serra affectueusement la main cio son camarade :
- Mon vieux, tu m'as rendn là lin fameux service 1
Sans loi, je me demallde comment je me serais débrouillé 1
Vaulre haussa les épau les en riant :
- Rah 1 Ce son l dos peLi Is renseignemcn ls qu'on
Sc passe vololll iers entre corains... A lon crviee, si
tu as besoin de mon expérience pour cl 'autres cho·
ses :
Ils grimrèl'enl l'escalier et cnlr'.renl dans la salle
où avaient lieu les cours.
Dès qu'il ful libre, Jean sc précipila à J'adresse
�32
J..A VILLE AUX ILLUSIONS
indiquée, où il ll'Ouva effectivemen l lin smoking parfaÏlemen t li sa taille. Mais le commerçant exigea ' cinquante francs de location. Le jeur.·(l homme ne put
s'empêcher de trouver que c'était un peu cher. Néanmoins, il s'exécula, pcnsanl :
- Bah 1 je m'arrangerai ... Ce mois-ci, je ne déjeunerai pas à hui t heures, voilà tout. ..
Dès qu'il eut avalé son modeste dîner, il se dirigea
vers l'avenue Hoche. La bise fraîchissait terriblemenl
et sous son parde'ssus de demi-saison, il frissonnait un
peu .
Quand il arriva, les Fousseret élaient prêts, ou prlls··
que .
ArIelle, suivant son habitude, pénétra la première
dan~
le petit salon, offrant al,lx yeux de Jean ébloui
une silhouelle jeune el élégante, drapée dans un
mantelet d'hermine qui meltait en valeur ses che,'cux
lustré!; et son tein t doré.
- Maman esl prêle, expliqua-l-eUe en riant, c'esti\-di('e qu'clic en a encore pour dix millllies à rechercher son sac, ses ganls et a rape ... Mais, failes-vous
rieuse, e1l lui saisissanl les deux
voir ! conliua-tr~,
poignets et en l'écarlanl d'elle. Vous êtes magnifique.
mOIl cher! Jamais je n'aurais cru que le smoking
vous allai t aussi bien 1
Sur Je torse solide du jeune garçon, l'étoffe sc moulait sans UB pli. Jean n'osa pas lui raconter quelles
difficultés il avait eues pour l'endosser convenablemenL, ct su rloul, ses hési lalions ou sujet de la cravale, qu'il ne savaii pas nouer, cl donl il ignorait la
couleur : ln fa 1lait-il noire ou bl;mche P En lin, grâee
à la complaisance de sa logeuse, louL s'élnit bien
passé. D'ail!eurR. jl avail alllre chose à faire qu'à se
rappeler ces ennuyeux souvenirs 1 11 contemplail la
jeune fille.
- Vous êlcs magllifique aussi ! affirmn-L-il.
Elle sc débarrassa de son mallleau d'un souple mou"emen l el appam 1, délicieuse dans une loilelle de
1ulle 1>lallc qui la faisai 1 ressembler à une mignonne
ballerine.
�33
LA VILLE AUX ILLUSIONS
- Et vous P Comment trouvez-vous ma robe, interrogea-t-elle, coquette.
Elle lournait lentemeut devant lui, cambrant la
laille, les deux main s sur les hanches, ct la tête
levée vers Jean avec un sourire ensorceleur.
- Vous ~tes
... vous êtes délicieuse 1 dit-il.
Elle lui lança un regard taquin.
- Vous voulez dire que ma robe est jolie ... Je le
dirai à la couturière ... Elle sera très flattée ...
- Vous savez bien qu'i! ue s'agit pas que de votrc
rcbc 1 s'écria-t-il, tout troublé. Vous êtes jolie comme
nIle fée.
Elle éclala de rire.
- Comment savez-vous que les fées sont si !) Îel1
que ra ?
L'cntrée de Mme Fousseret, dans une robe de velours verl émeraude, el constellée de bijoux, le disPensa rie répondre.
- Déjà là P C'est très bien, mon enfant, vous (;les
eXacl 1 Arielle, ma chérie, va dire à papa que Monsieur Cardin esl arrivé, et que nous sommes prôtes ...
Je suis s.Îre que Pierre est depuis dix minutes au
ll10ills à nous attendre ...
Elle alla il la fenêtre, souleva le rideau ct jeta un
coup d'œil dehors.
- Là 1 (.U 'est-cc que je di sai s ? L'auto esl ici.
Mais Illon mari, Illon pau\Te enfant, est toujours en
I·clal'd ...
Jus~
à cel installt, l'incriminé parut, bonasse, cl
rai~J\1
bomber un petit ,cntre avulllugcllx ~ous
l'éloffc de ~ Ol
yêtelllcrtl.
- Ticns 1 vous \oil:\ ~ Commenl ~'a va ! Eh bi ~ lI,
parlon s, si Pierre CRI arriyé ...
- 11 Y a .ie Il C sa i" combien ùe temps qu'iJ allclld,
"cmarfJull i\lme Fousseret, cl 'un ton de dOllce-anlht:.
l' - Mais, j'étais pl'êl, ma bOIlJle amie, lu Je ~:t i '
lien ... C'est loi qni ...
. -- Naturellement 1 C'élail encore moi 1 Enfill, la
d' ~ ('I :s ion
n'a plu s aucun sens : parloll s· nous P
-- Olli, oui, lout de suite 1 sc hâla de répondre
3
�34
LA VILLE AUX ILLUSIONS
le brave homme qui sava it par expérience qu'il ne
faul jam ais conlrarier les femmes, el surtout la
sienne .
C'étail la première fois de sa vic que Jean entrait
dans notre temple nationf\l de la musiqu(), e l même
qu'il entendail un opéra. Il lrouva le coup d'œ il
prestigieux , mais le jeu des acteurs lui-m ême l'ennuya. Il ne comprenait pas qu'ils n'échangent lJue
des roulades el des grands airs, et Je premier acte
s'acheva sans qu'il ail cncore saisi Je sens de l'aelion
qui se passail devant lui.
- Eh bien 1 queslionna. Arlette, toute rose de plaisir, en sc tournant vers llli. Comment tTouvez-vous
Massenet ~
_. Dél icieux, répondit-il polirnen t, bien qu'il préféférâ l. mille fois La Chanson d'une Nuit ou PaT'lcz-moi
d'Amoul'.
- Moi, cc que j':iime surlou t, à l'Opéra, dit Mme
Fousseret, c'e~t
le coup d'œil. .. Regarde donc ce lle
femme en rose, là-bas, ajoula+elle en désignant une
personne OMise dans une loge en face à sa fille. Elk
a au moins pour cellt mille fI ancs de bijoux sur
elle.
- Tiens 1 dit ArlflLlc qui sc pen chait pOUl' ÜlSpCCt.C1
le parterre. J'aperçois le vicom lc des Aubrays cl. 1\1.
Peyronnet. ..
Elle leur fil un pelit signe discret. Ceux-ci sourirent
à la jolie appnritioll . Quelques minutes plus tard, il ~
entraient dans la loge.
Le vicomte des Au brays était un homme d'une tren taine d'années, que l'u1111 5 de la vie de Paris ct do~
plaisirs avaient pl'ématUl'émen t fan é. Ses tem pes sc
déga rni ssa ient, mais il eu élait assez lier, cal' ses nmi
~
prétcndnienl que cette précoce calvitie lui donllail
, 'ail' d'un inlellec tuel. En fait d'intellectualiLé, le vj eomle appréciaiL surtout les re vues hippiques, car il
s 'in!rresMit fort aux dlLvaux. Cependant, il conseIl'
lait de bonne grâce 11 AC montrer partout où il es!
séaul d'être vu, lorsl] u 'on 8 l'in signe honneur de
faire pU l'Lie du « TouL-Paris» et qu 'on est in scrit sur
�'M. VILLE AUX :ELLUSJONS
le BoUin Mondain ... Il venail b'é-gutièremen t il l'Opéra
parce qu'il esl de bon ton de pOUVOIr en parler à ses
l'e.laHons, el parce qu'il trouvait plaisant Je spectacle
de Lou'eg ces jolies lemmes par~es
. pour h joie des
yeux ...
Son ami, Léonce Peyronnet, étail un gros, indusbrasseur d'affaires, arrivisle forcené, qni venait
. ~riel,
"lUsIe d'alleindre la quarantaine. On dis-ait lout bas
qu'il seraiL un jour député. Pelit, rond, il n'avait pas
?'autre ambilion gue de ressembler le plus' possible
.. cel élégant des Aubrays, dont l'avis faisait autorilé
en maLière fashionaJllc. Il lui avait c'm 'pruntré t'ad1l'esse
Ùe son tailleur, de son chemisier cl Je son botliel',
en revanche de 1]1110;, le j eune lIl'is tocrale lui avait
emprunlé, lui, quelques bons billets de mmc qu 'il
avail lolalement oublié de lui relldre. Mais Peyronnet
ne s.'en plaign<lÎl pa~.
il élait Irop flallé d'~lrc
vu
Cl) compagnie de ce descelldanh des Croisés pOl!Ir qu'il
SOngeât à s'inquiéter de ces quehpfcs misérables SOIr.-
mes_
En arrivan l, le vicomte, d 'tm geste aisé, lJairsa la
ll)ai'fl cie Mme Fouss'crot, s'inclina devant Arlelle, cl
PtflscIIla à la prcmÎ(!re une chaT1TlanGe bonbonnière ..
- Permettez-mon, madaIDUe, dit-il, de vous ofVrir
CCci, aillsÎl qU'tl MadernoiseHe ArleHe ... Je sais ,;ne
les ùamcs sont comme les enfanls : elles aiment les
sl.1ltreries. 1
11 sourit, découvrant des den ts mllgn,fif,ues, qui
étaient La seule beuuh! de ce visag-c déjà flétri,
nrusqnement, Jean rougit. JI n'avail paS' pensé<lu'il étail convenable d'apporter quC'lquc chose luit~êrnz,
(le lemps en temps ... Il se jt1l'3 d'offrir, J.a
prochaine fois, '1TI bouqrcrel de fleurs.
- Oh 1 vicomle 1 minaudait la bonne clame, erl
accepl,rml le cadeau. Quc'icms élcs genl.il 1 QrlleUe déliCale aLteoliou 1 ArldkC'r rcmerci'c clone )
A.rlelte tendit la. main au jcnnc homme'.
1
- Merci cleo tout cœor 1. Vous êtes d~armlJt
Celui-ci saisit les doigts et y déposa ml léger bai:scF .
.le vous! en prie 1 Celte pelile hoîte 00 mérite
�36
LA VILLE AUX ILLUSIONS
pas de si grands remerciements .. . Dois-je aVOuer que
j'espérais vous voir ce soir ~
Cependant, Arlette avait prestement défait Je ruban
bleu et ouvert la boîte. Elle jeta une exclamation de
plaisir :
- Oh 1 des fruits confits 1 Vous connaissez mes
préférences.
Le ~icomLe
des Aubrays, que M. Fousseret présentait, ainsi que Léonce, à Jean, se détourna et revint
tout de suite vers la jeune fille.
- Naturellement 1
La bonbonnière circula, ct d'un commun accord ,
son con tenu. fut déclaré délicieux.
- .Monsieur Dernard, di t Arlelle au vicomte qui
s'était assis à côté d'elle, allez-vous au Vernissage,
demain 1
- Bien sûr 1 dit-il, en réajustant son monocle. Il
paraît qu'il y a eu des envois intéressants ... Comment
trouveZ-VOllS Van Dongen, Madame P
Ils se mirent à discuter pcinture, landis que Peyronnet et Jean, muets, les écoulaient.
Jean, bien q1l'il pestât intérieurement contre ceux
qu'il qualifiaiC d' « intrus n, ne pouvait s'empêcher
d'admirer et de jalouser la parfaite liberl.é d'allures,
l'air dégagé et élégant en même temps de des Au·
brays.
- La race revient toujours, ce n'est pas une blague 1 pensa-l-i1.
Enfin, l'cntr'acte prit [in. Les deux hommes se
retirèrenl ct le ridcall Sr) leva.
Mais, ils revinrent encore la fois suivante. Puis, par
discrétion, sans doule, on ne les revi 1 plus, et le
jeune homme Gn flll intimement soulagé. JI avait
comparé le jeune nl'i~ocrat
avec lui-même, et il
devait s'avouer !JllC s'il avait une apparence physiq1l~
autrement solide, iJ ne pouvait rivaliser avec le
vicom te sur le ehapi [re de Ja dislinction.
TI s'efforça de reprendre a'Vec Adelle Jeurs conversations habi lueHes. Mais la jeune fille lui répondail à
peine. VisilJlement son espl'it était ailleurs.
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
37
- Parbleu 1 pensa-l-il avec rage. C'est ce petit
freluquet qui l'occupe . Il avait bien besoin de venir,
celui-là 1
Aussi, le soir, lorsqu'il se sépara des Fousseret ct
llu'elle lui demanda mollemenl :
- Venez-vous au Vernissage, demain ?
Il répondit sèchement:
- Non. lmp0ssihle. J'ai un cours.
- Voyons, mon enfanl 1 intervint M. Fousseret.
Il ne faul pas accaparer M. Gard ill ... 11 a ses études,
aussi, et ne disl?ose pas de tout son temps, comme
toi 1
II resla quelCJue temps sans retourner chez les
~Ou
s sert.
Il redoutait de revoir le vicomte. Et puis,
11 avait fail une aulre découverle qu i l'avait comblé
;\ la fois de joie eL de consternation : il ne pouvait
plus sc dissimuler qu'il aimait. Ar1elle.
-- Puisque j'ai Lant souffert lorsque j'ai vu ArIelle
prêler ù cet homme ulle atlenlion somme toute quelconque, c'est que jc suis jaloux, s'était-il dit. Et si
je suis jaloux, c'est que je J'aime!
Tl avait profondément réfléchi à eelle nouvelle situation. La raison n'avait pas été longlle à lui conseille!' le partI qu Il devalL prendre : abandonner les
Fousseret, ne plus jamais remeLlre les pieds ft l'hôtel
de l'avenue Hoche et ne plus sc Lrouver cn présence
de la jeune fi Ile ...
Il LinL bon pendant quinzc jours. Le seizième jO:Jr,
alors qu'il passaiL devant la loge de sa concierge,
celle-ci l'appela:
- né 1 m'sieur Gal'd .i n 1 JI Y a une leUre pour
'Vous 1
n s'arrPta net. Ses viellx ne 111 i écrivaien t qu'une
fois par mois el il avait reçu de Jeurs nouvelles trois
joul's avant.
La pipelelle revenait déjà el lui LcnoaiL une étroite
enveloppe el'ème d'où s'exhalait un léger parftlm.
- Qu'esl-ce quc c'est que ça ~ songea-t-iJ en la
décachetun t.
Ses yeux coururent ù la signalure. C'élait d'Arletlé.
�a8
LA VILLE AUX UiliURTONS
«( Que devenez-vous
il disait-elIc. On ne vous voit
plus 1 Papa pense que vous avez é lé écrasé par un
aulobus el maman suppose (lue VOllS avez été enlevé
PU'" tes gan s le'l1s . .. Veflez vous-mêm e IIOU S mSS1!lrer,
cet après-midi ... Nous irOtlS nous pL"Omèller LOlls les
deux. Je veux:. vous emIneO€f goûtel" au Pilvillon d'Armenonville 1 »
m e Ure en déCes qudques Jig'nes suffil"lI!nl p~ ur
roule Ioules les belles résolutions du jeune llomme,
qui, déjù, ne Lonaient que bien d iHiciJemenl...
Aprûs toul, pensa-t-il, pou!"!lO ) l ne courrais-je
pas ma cllancc, moi anssi P .le sai s bien que malheureusernenl., cHe est d'une au tr e d asse soc iale que la
mienne, que son père est riche ... Mai:-s, qu ' importerlt
loules ces rOllsidérations, si die m'aime a !lssi il Puisque Iil'Ioi, je s~rai
avocat ... .Je serai cfll'hre, un jour,
c'est certain ... A ce momeNt-là, 1110US se rons ;)
égalilé... Nous ~omes
jeulles tous les dell'1i ; il
n'y a aucun inconvénienl i\ allendre cinq ou six
ans ...
Qu'ils élnienl lo in les conse~l
d(~
la prudence el de
la rai son 1 Ils fuyai enl à tire d'aile ùevant les oLjeeliol1s virloriCllseS de l'Amou!' ...
Celle fois, cn passant par l'avellue d e .~ Champs-mysées, Jean n 'oahlia pas d'acheler un bouque!. Mais
il ne put s'empêcher de faire un g este rie surpi~e
lorsqu'il faillit en acquiLLcr le prix.
- Vingl francs P s'exdama-l-il. Eh hien 1 ils sont
chers, vos œillels 1
.
- Trenle sous pièce Il'.i posla la marchande, oulrée.
~I.
au Y!ilois ùe I10vern hre 1 VmiR en avoz qUlllol'Ze
rnc\l'lHl du deF, parce que je VOliS ai fait. CelS(~1Icnt
niel', parce que le treize, ça porte malheur' 1 Et vous
n'êtes pas conlellt. il Quand on ost un pUl'otin, on ne
paie pas de lleurs à sa pelile amie 1
Jean s'éloigna en hâle, le rouge au front.. Quelques
passant't a\aient entendu cL l'iail'nl.
Quanù AdoUe arriva dans le ~aJon,
il hd offrit
gauehcmcl1 t son achat.
-" Ah 1 vilain 1 s'G'Cria-t-ellc, rielI~.
Von, ('"her-
�LA VLJJLE AUX ILLUSIO NS
39
7. à vous faire p ardo n nel' ! Enfin 1 JI le faut
bleu 1 Vos Jleurs son l ravi ssDn les .
Elle enfouil dedans SOIl pelil nez l'ose el respira
l '?dcur poi H ée avcc délices . Jean pensa qu ' il était
bIen r écornpr nsé de son sil:cJ'i fi ee .
J e va is les Illettre dam l'eau moi-mê me 1 con~
linua-l-e1lc . Ou pll:t ôl non. Je veux vous cOlf~ser,
gues se; t 8avoil' pomqu oi vous êtes l'esté deux lon
nes sa ns faire parler de vous ! Méchan t ! je vous
n~ai
al cru malade !11oi !
Elle SOlllla. 'Une fem me de chamb re apparu t.
- Mariell e, arrange z ef;S fleurs ùalls Ull vase, je
vous prie.' Vous le placerez ensuite ici.
La SOuLrelle di sparut, emport ant le bouque t. ArIelle se retourn a vers son camnra de.
- Alol's , nl1ez-vous me dire pourqu oi TOUS êtes
resté daus votre lanière, comme un ours P
Il eut envie de crier :
, - Mais, parce que je vous aime, Adelfe 1 Je vous
fume Comme un fou, vomme un in sensé, ct que j'ai
j) 0 IJ" de l'aven ir 1
Il craig nit de l'effaro uch er. El puis, l 'endroi t élail
choisi pour un aveu : son père ou sa mère poum~1
va Ient cntrer n loul in s tan t et couper l 'effet de sa
déclara i ion. JI préféra la rcmettr e ù pIns lal'd.
La jeune fille lui dOllJ1a unc petite chi'lue naude sur
les doigts.
- AHons ! .l'attell ùs .
- J'avai s ùu travail, répond it-il, d'un air embarl'ussé. Et cn Lout cas, je n'ai pas dû VOliS manqu er
tant que c,ela : vous avi c7. d'autre s amis pOUl' vou s
l<lnJr co mpagni e 1
Elle 6clala d'un l'ire frais.
- .Ie pen se que vou s voule:'. parler tin vioomt e des
Anbray s P Si , si ... J'ai bicll remarq ué que vous le
,:, ,!'Cgurdicz d'un œil féroce, lorsquc 1I0US étions Il l'OJJél'u ... Fi 1 que c'est vilain 1 D'ailleu rs, si ",·ous sav ie7.
qu'il m'iutér essc peu, cc l'eliq unt de l'a rislocra l il'
~c
Iranç.aise l
Elle lui prit le l ~ rn s c t le secoua par jeu.
C~le
�40
LA VILLE AUX ŒLUSIONS
C'est fiui, j'espère, celle bouderie P Tellez, je
vais me confesser complètement: je J'ai revu avec
maman, au Veruissage, le lendemain, ct .il m'a lellemenl ennuyée que j'ai juré de oe plus recommencer..
Il est très calé sur le nom de Lous les peintres et moi
je n'en connais qu'un ou deux ... Alors, il me semblait que j'étais encore au cours ... C'est une sensation fort désagréable, car j'étais paresseuse comme
une douzaine dc couleuvres ...
Elle dit cela ~i drôlement qu'il sc mit il rire au~si.
- Ah 1 la bonne heure 1 s'écria-l-elle en saulanl
en l'air ct en brtllant des mians. Voilà comme je "ous
aime 1 Mainlenant, cxcusez-moi une petite minute 1
je vais m'habillcr ct nOLIs irons ft Armellonville ...
Elle disp;uut en tourbillon el. revint moins de
vingt minutes après, cmmitouflée dan s un manteau
de fourrure grise, ct coiffée d'un invra isemb lable pelil.
IJibi qui Ile devait leuir sur Sa lêle que par 1111
miracle d'équilibre.
- Voilà 1 je suis prête, fil-elle gaiement. Allons 1
Papa el maman son t en visite, ct onl enlmcn() l'aulo.
Nous prendrons UII laxi.
Il s sortirent. Jean avait l'impression de nager dam
un ncuve de délices; eJl vérité, il croyai l quc le mOI1de lui apparteJlail. Dalls un éclair, il sc vil. ainsi,
(Juelques années plus lard, alors que, mariés, il
abandonnerait quelqnes liCures ' on t' Iude pOUl' accompagller sa femme ...
Il s formaient un couple rhol'mant ct plu:; d 'U lI
Jla ;,~anl
st' dl~Oirna
pour les contempler en sOllria lll .
Il s lJag
nè
~n t l'Etoile, puis "avClllle JII nois de IlIHILogne.
- EteS-VOlis fal ig-II (;c ~ dema nda le jeune ItOll1 ! Ile,
plein Je sollici 1ude .
-- ~1a
foi 1 oui. Arrêlez ulle voilure, s'il vou~
[lIait.
.J'ai élé cc malin jusqu ';', Vineenes voir Ulle amie cl
.ie Ille sens incapable de )Jallre des records de foolillg.
Il (, 'u\ança sur le l'chord dll Iro lloir cl fil ~igtle
;'1 llll
l' h.l1l1'feur, qui roulail dOIlC"eI1H;III, rll qu~'le
d'un cliclI;
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
41
évenluel. Il s y grimpèrent et Jean, d'Ul',e voix ferme,
donna l'adresse .
Le Dois de Douloflne élail splendide. A l'entrée ,
Arlette fil arrêler e l sauta à terre.
- Nous allons marcher un peu, déclara-l-elle. Cela
nous fera du bien el je me sens complèlement reposée.
, .Tean rég la le laxi, puis ils prirent un e allée qui
s el.lfoflç-ail dan s l'épaisseur du bois. Arlelte passa sa
petlle main gantée so us le bras d e son compagnon .
. - Vou s permellez ~ fil-elle, coquelle. J'ai au moins
dix centimèlres de lalon et je sens que j e vais me
tordre. ,u~
pied si vous ne me prêtez l'appui tutélaire
donl J al Lesoin.
-- Nous aurions mieux faiL de garùer j 'aulo , remarqua-l-il.
- Non; n'esl-ce pas genlil d'aller ain i, tous les
deux ~
- Ce rtes ! Pour ma part, je ne saurai.5 souhaiter
davantage ... Je suis si h eureux lorsque je me trouve
près de vous 1
glissu un pelil coup d'œ il mali cieux .
Elle r lu~
\ ralmenl ?
- \'raimenl. ..
II II C sail 41Hl dire de plu s. Tl psi r n core malhabil e
pour.loUl·ner Ull madri gal, a voue!' l 'a1110ur qu'il senl
palp1lpr en lui jusllU'i\ ! 'é louffell1elll... Toutes les
h<!lle:s plll·a. c. qu 'il a pell sées , il ne s'en souvi ent
pIn .... POI1l' lerrnill el' sa phrase, il prend la petite
1110.1 n c l la scrre avec ('orcl'.
F \1ai
~ Arielle Il 'c~1
pas aussi eml)1'a
, ~ée
que lui .
Ill e bavarde, bavarde comme LIll OiSNIlI, s'amusan t
(~
la mill :> de SOli cavalier, doul elle de\ ifl' fort
l)leu , ).,\ r'Ul ce,
'
1es ~e n tllll
. e n ls ...
1 - El po urquoi, d emande-I-c1l c, ê le s- \l ) u ~ hcul'eu\c,
OrSllue Jl OU:' RO ll1JOes en semble?
l' - Parce quc ... parce que ... J'ai bell.!Icoup rl'affcc101] pour VOU S, maùemo if<elle Arielle ...
- l\loi auss i, dil-elle d'ull air inllorclIl. \' O l ~ êtes
UII Lou l'orain, ~ ÎH
c Hlent,
rl je VOli S aimc biell ...
�42
LA. VrLLE AUX ILLUSIONS
Aussi, appde1.·moi Adcllc tout court, comme moi,
je vous ~pelrQi
.Jean .. .
~
Je JI'oserai jUlflais .. .
- Vous èles UH Il i gaud 1 II fau t oser 1 Tous mes
camarades m'appellent Al'letlc 1 Et moi, je ne m'emhnl'l'a sse pas Hon plus de leur donner du « monsieur li
10fllY COlllme le bras ...
Elle le regalde dans le hianc des yeux.
- Eh bien P J'attends?
- Arielle ...
- Ah 1 la bonne heure 1 Mais cc n ' est pas bien /.lit.
Hecommencez f
- Arletle 1
- è'est déjà mieux 1 Dites-moi quelque chose de
gentil 1
- Arielle, je vous aime 1
Ça y est 1 TouL effaré de son audace, Jean regarde
la jeune I1l1e, afin de savoir co lJu'01le en pense. Elle
rit à plei neS den Is.
- Je ne vous avais pas demandé ça 1
-- Excusez-moi, mademoiselle ... euh ... Arlelte ...
Ç'a été plus fort cpw moi ...
- Je n'ai pa s à VOliS excuser 1 Ça ne m'a pas fl'Ois:;ée dl! tout 1
Un vicomte des Ailbra'ys ue s'arrêterait pas en si
beau chemin . Proûlallt de la sitllation, il demanderail
en échange un aveu pareil. un engagement... Mais,
Jean est encore bien naïf. Son audace l'émerveille cl
l'épouvante; il s011l'it et sc eonlenle de balbutier:
- J '/lvais si peul' 1 Mais, voyez-vous, j'ai parlé
malgré moi : je pense li VOllS df'puis si longtemps 1
Ils goûtèrent li une petite Inhle. en plein air, entou ré/:! par d'autres couples ({ui créaient uue sorte d'atmosphère senlirnenlale autollr d'eux. Quand Jean
l'entra chez lui, le soir, ivre de joie, d'orgueil, de
bonheur. il songea :
- Elle sail 1 elle tiail 1 Quand je la reverrai, nous
JIOUS fiallcei'ons ...
On insl:1I1t, il balança, ufill de savoir s'il devail
annonoer la grande HOU velle là-Las. lis allaient en
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
43
faire. une têle , ses vieux. Qu'est-ce qu'on allait clabau-
der, dans le pay s 1
- Vons savez fi dirait-on, de porie el'l porte. Le
fil s au p i:J'c Cardin ? Ma 6 1 pécaïre ·1 q u'il va épouser
la demo ise lle du ehâ leau , la fille ;1 Monsieur Fousseret, ce lui qui est si ri che 1
,~ L les langu es de marcher ...
. . Iout d'un coup, il songea qu'il lui Canclrait aller
faIre la demande offic iell e aux paren Is d' Arlel te. Commen t allaient-ils prendre la démarcher U s'ils allaient
refuser P
- - na h 1 ArIelle es t enfant unique ; ils ne voudront
pas la dése pél'ef, pensa-t-.il cn se cout'hanl. Elle pleurera, houclera, ct finira [ 'J I' imposer sa vo lonté ...
Elle m'aime all<;si c'es' visible ... Nous sc l'ons unis ...
No us sero ns lte[,~IX
1
CIIAPlTH.E TV
Ce fut un e consid éra i ion bien matérielle qui le fit
l'edcsce nùre sur la terre ... En faisan 1 81'S comples, le
lendemain malin, il d11t co nven ir que la jOllflléc passée avee AdeUe avait sé ri eusc mcllt éhrrché son budgel. II flt l'addilion : le bouquet d' œillets, le taxi, le
gOÛter ... 11 avail plus d é pe nsé en ces trois choses
qu'en plll8i curs jo\U's Iluhilu eis.
Il res ta con slcl'I1 (;. Tl ll.lifaudl'ait refllscr ces sorties
avec la j eun e flile 1 Et cependant, mainlnnanl, moins
q~le
jama is, il Je vo Ilail. .. Et PUi R, il sc l'cndait très
bIen comp le qu'il aurait helloin d'am éliorer sa gardel'ohe : les fem mes aussi élégan les qne Mlle Fotl~scre
n'aiment gurre être accompagnécs par 1Jn gnrçon qui
Q l'air de sodil' tout droll de 8a rro\ince. Il lui faudrait abso lulIlent quelqu es cravates s upplémenlarres,
\ln compleL tIe bonne coupe, ues sO lier~
fine ... Où
�44
Tu\. VILLE A.UX ILLUSIONS
prendre cet argent P II ne pouvait pas le demander
chez lui; il. sava it déjà quels sacrifices représenlaienl.
ses études ct son entretien il Paris, pour son père ct
sa mère. 11 ne voulait pas leur infliger d'aulres
charges ...
Toul préoccupé, il se dirigea vers III Faculté, sc promellall t bien d'en parler à Georges, :\ la première
occasion. Georges était un type déhrouillarcl. JI l'avait
déjà prouvé Cil le tirant une première fois d'embarras. Peul-èlre, lit encore, trouverait-il rrue1que chose P
Le hasanl le servit, rar devant lui, sur le boulevard
Saint-C,('rmnin, il aperçut Julien J3ossier, Georges Mori n cl Louis Lassalle, qui remon taien t ensemble vers
l'Ecole.
11 h,i(a le pas el ne larùa pas à les repoindre, fout
essoll rfé.
1 fit Julien cn lui secouant la main. Com- Ti 'Il~
Illent ça va ?
- Riell, merci 1
- As-lu t rouyé Ion smoking il question na Georges
Cil
l'lan!.
- Oni ...
- Tn sa is, mOI! vieux, ajouta Loui s, bon cllfanl,
faul pas CJlIC ~'a
le gt~l\e
de nou~
avouer Ç:I fi nOUR ...
Nous sommes tOIl S log{>s i\ la même Cil seigne, et .i 'en
connais de pills rupins encore qui lirenl le diahle
par la qlll'tH: el rourent après dix-ncllf sous pOlIr
faire un l'rllne 1
- Tu as l'ail' encore emhêté ? remarqua Gcorge's.
- Plutôt 1
- Es-lu cnroJ'C invité ~
,Tf'an hnussa les épaules.
- - Ne fai s pas Ion idiot 1
ùonl' rornplaisun t pour les gens 1
- Merci 1 Soyc~
"'ais il: n'ai pns dc rancunc, cl si je peux le donner
elco'~
lUI cons(:il ...
- Peut·t-Ir· qne oHi, répondit enfin le jeune hom me, eOllqui p:lr cr, san s- façon amical. Je manque
d 'argcn t ...
Si lu crois êlrc le ~e\l,
remarqua judicieusement
�LA VILLE
~UX
ILLUSIONS
45
Julien en soupirant. Nos parents ne sc rendent vraIment pa s comple de nos hesoin s ...
- EL Lu voudrais un truc pour l'en procurer P demanda Georges.
- Exaclement 1
Morin I)/'il un air in spiré el répondit:
J 'e n connais troi s ...
- Trois ~ s'écrièrent Loui s et Julien en même
temps. Que l garçon dc reSSO \l("ces 1
- Mais si Lu en connais Lant que ça, rcmarqua
Louis en riant, explique-moi commcnl il sc fail que
tu es tou.i ours fauc hé P
- Paree qu 'i l en manque un qualri ème, répondit
majestueusemenl l'illi erpe llé. Enfin, je vous donn e
mes tuyau.x pour cc qu'iJ~
valenl. ..
Des luyaux crevés sa li t' doute, grommela Julien.
- Ou lout ail m o in s d égollflés, ajouta Louis.
- Laisscz-moi cau cr que j'in strui sc cc jeune bizull
intel'rc mpiL Georges avec auLorilé, cl vous aUlres, faites-en volrc profit, si vous Ic pouvez aussi ..
- Voyons ça 1
- On écoll te l'expos ition de tes moyen s pour remplir no~
poches 1
- J'ai Jil Irai s 1 repril Georlfes, sans sc laisser
trouhler. Le premicr ma)' n, c;'esL d 'emprunter à quel.
que vieil usurier ...
- Impossible 1 coupa .Jeall. Jc ne yeux pas de
dei les.
- Bien, mon ami. Cela révNe d'excellents senti.
menl s, el je ne puis que vou en Pli('itel' 1
- Voyons ton cro nd mo ye n, reprit Louis.
- Mon seco nd mo)en, c'est d 'assassiner quelque
vieille reilliforc ...
'l'II es h (\l,e 1 fit Juli en sans allcun respect.
- Et le Iroi sil'm e P inlerrogea Jenn .
- C'(~sl
ùe Irava i1Jer 1
- Travaill!'!' 1 'l'" cs bon, loi 1 El comment? Là
plupart c1 (~ 1l0~
journées Il e sonL-elIes pas prises par
les cours il
Gcorg
e~
enloura fralernrllemC/ll ses épaules de son
�EJA VILLE AUX IJ.LUSlONS
hras, el de l'autre main, le montra aux deux autres.
n esl gen Iii, dit-il. 'j'oul frai s sorti de sa coquille, quoi 1 Ecoule donc,. jeune poussin, reprit-il,
et médite le con seil de tes aînés: après le JOUT, qu'estce qu'il y a P
- La nuit l
- La nuit l Tu l'as di t, la nui l, bébé 1 Eh bien 1
c'est li ce moment-là qu'oll 1ravaiJle, tiens, quand on
veut des sous upplémenlaircs 1 J'en conllais, tu
sais l Pas moi, parce fJue ça me donne la migraine;
pas Julien non plus, parce que personne Il 'cn voudrai! ; ni Louis, parce qu'il cs! trop pareSSelL'l: ...
- Dis-donc. P grognèreJ'b' les intéressés en lui lançant an coup d'œil lmibond.
- Ça va 1 .Tc suis Il n copain, el je n'in isle pas.
- l'lIais, la nuil, rcpl'i.l 'iugélll'Iment Jean, tous les
bureaux son l fermé 1
Les troi s auLrcs éclnLèrenl de rire el Louis lui envoya une bourrade thlllS .les côles.
- Tiell s 1 Tu '8 vruÎmfnt trop mignom ! {)lIi, rOU8
les hureallx so n! ferm és, cana id e lluLure ; Mais les
cinémas, les thr~I-cs,
les l'eslnul':mts, les ~a}Jûr,:td
sont
ouverts 1 cl millc anll'es choses 1 J e connais un type
qui est OILv['rllr dan .. un g'mnu cillrlmn des hotrlevards,
un aulrc qui esL dla~cur
au Hal-ù-Poil. .. Pm' exemptc,
c'est él'cinlanl. Tl faul être coslaud, l)0l1r faire ça.
C'cs! unc honne idée 1 s'exclama .Jean. Je VOl1~
remel'cie.
- Tu Il 'as pas ~ nou,> remercier. C'esb devrnu classique, lu sa is, el bcuu('oup aujollrrl'hlli, f01l1 ça ...
Tou le la jourlléc, ceble idée trotla dans la tète de
Jea/l. Oui, /,\ ex:is taiL pCllt-Î'lrc un nl()'e n quelconque
pOUl' se procmcl' les 1'eS8OUI'('e8 qui Ini {aisai nt (lé-
faut. ..
Dès le soir, il pari-il rôde!' vrrs Monlmarrl' , f'spéranI CJl1e le ha sard le fayOT iserai t ... f)rs fè!f\l'lls pressés
et éléganls sor ia il'l1 ! de s/!)ur1 aulos; il vit des
jeunes gens H:fcl'mer les pori ière~
ct pensa :
- Cc sont pelll-êlre des éLudiants comme moi
Mau l'idée d'nUer quémamler dlJ Iravall dans ces
�LA. VILLE AUX ILLUSIO NS
47
jieu l( qui sem blaient vou és au p la isir lui répu gnai t.
1 Quelques j o urs pas èrenL. 11 r elo urn a dî ner chez Arelle, el cell e-ci lui demanda s'il vo ul ait l'a com pag ner à Ver sa ill es , un jour. 11 acq u iesça, ravi , espérunt bien pr ofit er d'un long lêle-à-lêle :n'ec ln j euhe
fille.
C'esl ce qui se prod ui sit. Mme Fousser et avait
ses vi sites , ses o bli gati ons rn o ncl :tin es. M. Fo usse ret ,
SOli travaiL. . J ls a va ien l l 'ha hi tude de voi r leur fill e
Sorlir seule av c des cam arades. li s savaient qu' ~ n
COmpag nie de J eaIl , ils n'avaie nt ri en r. craindre.
Quant à Arle lle, il ne lui déplaisa it pas d'être aCCOffip.agn ée pa r ce beau gars , si différent des frêl es Pa riSIens qu 'elle ava it l' habilude de rencontrer da ns lee
salons. SO li o rg ueil fé minin s'en Iromait agréablem enl eha louil1 é. Il ava it bi en enco re ce rlain es gauch eri es , ccr/ ain es m aladresses. Mai s, pc /iL ù pe lit, elle
espérait le l'Norm er . Déj à, e ll e llli avait. donn é pour
sa loil ette quelques disc rets co nse il s qui avaient été
l"('Iigi eu8em cn t éco u/ és . .. Ce Il 'éta i l pl us le provin c Ial
dn ùébul. El, jlls/en .cu/, l'e t a mo ul' naïf cl sin(','.re
qu'ell e avail de vin é avallt m ême qu ' il le lui U\'ou:;,
l'avait Ilttllée. No n qu 'cJl e ép ro u\Ù1. pour lui le moindI:e sentim ent de pa ss ion, g rand Dieu 1 Arle tte, jeun!'
~lI e pratiqu e, r e lrg llait les gues /i on s ~c nlim
e nt a l es li
1 nrri è re-plall cl eSI.üa il bief' , lorsq ll'clle c hall gera i!
de n om, le faire a v 'c bénéfice. Ell e n 'ava il pas pen sé
Un ~e lJ
ins tallt q ue cc j eu c harm allt c t r,ru el de la
f'oq1\ ellcrie pouvait cause r des blessnres in g uéri ssa bles
ehez une na ture a u s~ i sen sible (lue l'était cell e de Jean.
Elle ne voya il ill Il"'un amu sement ag réa bl e e l san .,
eOllséquen ec , cl ell e on profila it pend anl que le vent
de son capri ce sO IJff/:til J an s t'e lle di rec lion. Bien
des fois, déjù, ell e avait f1irtû avec des amarades 1
Un aveu, des so upirs, des complime nl s, heureusemelll, n'en gage nl perso nn e . ..
Ils partirenl don G pour Versnilles, ell e, joyeuse com Tl'Ie 1111 (' écoJi1'rc Cil vacances, cl s'amusant de l'emharras où ~cs
espiégleries plongeai cnl son compagnon.
l\ompue à toutes les roueries de la conversation, elle
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
jouait avec lui comme le chal avec la souris, jelant
le malheureux dans les affres d'un supplice aussi
cruel que délicieux.
- Jean, di sait-elle, est-ce vrni que les hommes préfèrent les blondes P
- Je ne sais pas ... Moi, j 'a ime mieux les brunes ...
- Parce que j'ai les cheveux. noirs, apparemment..
Mai s je vais me faire décolorer.
- Je n'aimc pas cela 1
- Ça m'cs t bien égnl. Le vicomle des Aubrays
m'a dit que toules les femmes de l'ari s toeralie le
fai sa iellt el que c'élait cl13rmanl 1
- Alors, ques tionnait-il les d ents serrées, vous préférez lui plaire qu'à moi j)
.- Je veux plaire il tous les deux, lien s 1 ripostait-clle, d'un petit ton in so uciant. Je veux plaire
à loul le m o ude 1
Ce li' esl pas néces5ai l'e 1
- nah 1 c'esl votre opiniou .. Le n'esl pas la mie]lne ...
- Je ais que vous vous préoccupez peu de mOli
avis 1
Ell ehantée d'être ul'l'iv{c il SP::; fill s ct de l'av oir I1lis
en colère, elle sc ra)!pl'ocllail de lui, eàline ;
- 011 1 Jean 1 (louvez-volis dire de si méchalJlcs
cho~es
il Tenez,., pour VOllS proll\ el' qlle j e s uis m eilleurc quc ,"vus, je l'cslera i brune, ..
Et 1ïllJ10ecut élait pcr sI1adé que c'était pOlir lui
plaire uniqucnlPl1i qu'clic l'enon ç'u il à so n cupr ire,
HI()r~
qllc la coquelte J1f: s',~ li.
liHée <TII'Ù SOli pu"seLelllps favori; l'exaspérer pOIlI' :I\oir Ic plaisir de se
l'éCollrili er.
I ~ vi~tôrcnl
VCl'
~a ile
s,
s'égan'.rrnl dans ks alé('~
(fui :lYaicllt ' I l 1eR proll1 enade du 1\oi- 'oleil, gOlltèrcnt dan~
1I11e pâtisse rie.
Mais Jean Ile souffrait
pa s que la j e une fille payâl. El, le soi r, il dut
s'ay01ler qll.'il élait plu s qlle lcmps de prendre
litt )larli ; il Y ovait qualrc .i o lr ~
qu'il avait reru sa
pellsion e l il lui rc ~ lait
lin sel tl billet de ci 1C(1 t:1lllc
fraIl CS .. ,
�49
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Il ~ és olut
de se meltre séri eusem en t en q uête d'un
quelconque, qui l 'occuperait, soit les premièr es
eures de la nuit, soil dès la prime a uue du j our.
Ce fut lo ng eL diffi cile. Ce genre d 'e mp loi éla it ra re
par le fail que bea ucoup d 'a utres élaient dans le mêm e
cas q ue l ui. Il p1lt se convaincre CJ ue ses camar ades
n e lui ava ient pas m enti. Il r en co ntra des é tudiants
dan s toules sor les de professions bi za rres ou peu
reluisantes. Ch ac un pre nait ce qu ' il trouvait.
. Enfin, luyaulé p ar les uns, re nse ig n é pa r les ail tres,
Il finit pur savoir qu'un maraîcher dema nc1a il, aux
Hall es , un garçoll solide po ur lra ll spo rter des ca isses
. de lég um es a n pavill on. Le trava il é tait dur, mai s
Il 'étail pas mal ré tribué.
- Il faut essayer, pensa-t-il.
Il se présen l a. Son rohusle aspec l le fit en gager
lOut de sui le.
le m alin, il de ux:
- Vo us devez prendre le ~e r vice
heur;)s, lui dit 'on n o uveau putroJl.
Deux h eures 1
Les commen cements furent nffreusem enl pé.uibles ,
SUr toul que l'hi ver co mm en ça il à gel cr les rUIsseaux
el les doig ts. Di ell souvenl , le j eune h om me soupira
I! U s 'étira nt, lor sque son réve il sonn ait an mili eu de
la nuiL, l'cojoi g u an t d'avo ir ù se lever da n s .la cham bre glacée , de sort il' au mili eu dos tén èhres où soufI.l a it lIn e ;lpre hi se ùe décembre, el d 'alle l' g rr.lo llcl'
IU ~ qu
'oi
~ix
heures d it m a lin , a u milieu de tOllS les
COurant d'air .. .
, Mai s, ces déco urage m ent ne duraient pas .. La j olie
hg u/'e d'A rie lle ~e précisa it devant ses yeux . 11 pensa il
'Jlle g râce ù ce laheur de forçat, il po urrait em m en e!'
Pl'ü mener ArleUc J UIlS lfu elfIli cs jOlr~,
à Hambo uill el
~ l Ù Meudo n , con nll e c lIc en ava il cx. pl' irné le dés ir ...
1 U bien, il s iraiellt a u J a nc' ill g ... Il p renait deI>
.c:ÇO/lS de dan se , purce qu 'elle avait dit un j o ur ell
\I ont qu ' un garço n qui Il e sava it pas danser availl'ail'
: c. ~O l'Iir
touf d ~'o i{ de 'on villa ge. Mais t'e. l eço J1 ~
Ill , eoùl aieul viu g t-cinq fra ncs l'h eure ...
Cependant, il Il e reg l'ella it riel\. En c har gcaI
~ t sur
~avl
,.
�50
LA VILLE AUX ILLUSIONS
ses épanles les caisses à claires-voies que l'emplissaitmt
les sa lades ou let< caro lles , il pensait il leur prochaine
réunioll, ou. bien, il se rappelait leur dernière enl.revue ... Comnll.l elle <!lait joJlie, et comme les robes éléganles scmb lai cllt faile s pour elle 1 A la Faculté aussi,
il lra va illait J 'a rrac h e- pi ed. Ses pr0fesseuI"S l 'es timaienl. Ne fallai/-i l pa s qu'il dev ienne v ite lIn grand
avocat, pOUl" pUllvo ir pa yer lui-m ême les mille farll ai sies de cejJe qu'il cOllsidérait déjà comme ~ a fiaocée P
Et elle en avait 1. .. Il ne connai ssa it m ême pas eXllcI,emel d CJuel ('hil'fre elle co ns;Jcrait 11 sa toilette et ù
ses caprices. He ureusemen t, d'ailleurs, car le pauvre
garçon en sera it rcti té a /terré ...
ArIe lle s'en so uciait fort peu. Pour elle, l'argcnt
n'ava it anCUllC vnleill'. OI\S sa premi ère enfance , elle
avait élé hnlJitll ée à voir tous ses d ésirs r éa li sés.
Enfant, . elle voulait des jouets coû te ux ; plus lal'd,
dIe avait loujours aimé lcs chiffons et les hijoux ct
dépe nsa it sans compler pour eux. On l 'aurait fort
donnée et SlI ll S ùo ute un pell scandali sée si Ul l lui
avait appris qne son ltuudJJe amoureux se tuai!. dam,
un tra va il ingJ'al pOlIr Ini pel'rnellre Ulle promcnade
ou une rnnlinée IlU music-hall .
Bienlôt Noël arriva. Jean J.vai l rté illvité li réveillonn er avec les Fousseret au cahal'e t du Cltrtl-quiPèche. Mais, ulJparavallt, il de vu i t dîner Il vec eux, et
aller il lu fll e::;se de minuit ù Ja Madeleine, où tOllles
les pluces, assuraÏl Mme Fousse l'e t, {:laient déjà retenues.
Il sc trouva encore fort cn peine ... li uevait être à
deux hellres aux Halles ... Tl passerait un c nuit blauche - celle perspcC'live n'lItait pas pOUl' l'effJ'aye l' mai s ù deux heures serail-iJ libre P Et encore, il lui
faudrail passel' citez lui pour qllitter le smo king
loué pOUl' un vieux costume yui lui servait dans ces
occasions ... ]1 faillit refuser, pal' crainte de perdre Sil
plaee. Muis aux rremicis mols, Arielle lui jela CC
regard câ.lin aUCju\l1 il ne sava it pas r és i:;ler.
- Oh 1 Jean! Ce n'osl pa s poss ilJle 1 Vous dtlvez
réToillonner avoe nous ... Cc semit du joli, de 8'~baI1-
�51
LA. VILLE AUX ILLUSIONS
donner commo ça, aussitOL la messe 1 Cela ne Re fail
Pas, Voyons 1
-:- Pourqlloi dOlic, mon cher 'rlfanl P interrogea
~aJesLu('
' e '\1 m Fou seret, qui a:;si ' lai l à l'entreticn.
'{e seriez-vou pas libre ~
- Pr{'cisénH'lIl 1 alléglla Je malheureux, détournant
le,s ~ cux po Ill' rchapper à l'emorccllcmcnL 110 ceux
li \rlcllc.
- Ah 1 ah 1 fil le financicr. En cc cas, c'r t diffé-
l'CIll.
Mais la jeune fille frappa du pied, en enfant gâtée.
~loi,
~'a
l'e~
{'gal 1 rendez-vou lil)['c 1 .le veu .
'l1)C vou vCllic7. avec nou 1
Jean élail fi la 101'1 ure. 11 mourait d'ollvie de roster,
<lI c pl'on1('lIrc ...
lais i or. lui supprimait SOli havail P
-
1 faudrail dire adieu aux 'ollie' hahillll'llc, aux
prOtneIlHJ('s, IIUX petitf. 81J(lpl{'nwllts H'slinlcnlllirrs
qU'i! s'ar('ortlail 01 qui plaisaicnt Il Arlellc .. , Pour
!jllelqllc: iuslallls, il ('oll1l)J'onwllllil 10111. JI ~e l"Iidil :
- Ecoulc/. 1 dit-il. Il m'e 1 illlpos ' ihie de me oustr~ic
:1 1'lIgH~(Jt
'Ill qlll: j'aiMjil pris. Mai5 on TI
~n atlend 1J1I ' ;'1 d ('IIX Il'\e~,
Je l'('terni avrc vou
JU 'I'jIJ':\ Ull' 1"'lIre cl ù,,!Oio, C la YOllS (,Dlnient-il ~
. - ~1(),
jr l'l'ois que {"c;'l tr~,s
LicIJ, opina le fiuanCler,
Arielle soupir'a :
il fUlldra hirn se COlllnl1lcr 1 Quand même .. ,
l'~ . n'c . 1 pas geIJ t'I
1 , ..
li l~I,
(10111' ~I' \Pl1g?r, soufl:i'~1cnt,
rl~e
pinc;a le
1'1\ cl" ,It~n
l(J'~q\
l'Ile pa~
Pl'('s d(' 11\1,
r - Vou,> êtes conlent il lil-elle sè!'lH'nlf'nl, lorsqu'ils
llrenl .('uls,
, :- Er ulc7., ArIelle, je suis Mwll', mais je le de-
-
BIR .. ,
jnii , VOliS Je deviez 1 fil-elle en l'imitant.
-
Quoi, C", l ùu joli ?
, 1-- Jl~
--1\
cne dCIIIande quelle compagnie vous pl' {~r'l.
rniellfl
J(!
c'é l
Buis ' forcé, ..
du
�52
LA VILLE AUX ILLUSIONS
A d'autres 1
Arlette, j'avais promis ...
- Il faut me demander pardon
- Je vous demande pardon 1
- A geJloux, s'il vous plaît 1
1)ocile, il se laissa glisser à ses pieds.
Où all ez-vous, ce soir, Monsieur ~
- Avec vous, ArleLLe 1
- Je le 1"ais 1 Mais, après P
- Avec d ~s camarades.
Masculins ou féminins?
- AdeUr, je ,'ous jure ...
- Ne jurez donc pas 1 Je vous déteste 1
- Moi, je VOIlS aime 1
- Tenez, relevez-vous : vous allez dire des so tlisesl'
el fmis se r votre pan talon.
Et dans un geste gamin, elle fourrage brusque'
ment dan s les cheveux bien lirés en IIlTi ère de l'élU'
dian t.
Il sc relève, UII peu penaud, ct bien con tent tant de
m~e
: si ArIelle csl j alouse, c'esl qu'clle l'aime 1
Mai 8, clIc a déjà pensé II autrc hase:
- Tiens 1 .i 'ai envie de m e ttre mon son lier dafl~
1
la cheminée 1
Une idée lumin euse lui vient. J] se penche vrl"S 58
petite ca marade cl murmure, d'lin ton pénélré:
1
- Si le père Not-l vous apportait ulle bague de fia]1'
{"ailles ... que diriez-valls P
Mais elle écl::J!a de l'il e.
- Ora nd merci 1 .iol i cadeau fi faire fi une enfant
CfU' je suppose que la bague de fjançaille s implifI')c
J'exi stence d'ull fiancé P
- Sa ns doule, murmure-I-il, un peu démonl é.
- Lit 1 vous voyez 1 jo ne veu"{ pas me marier.
C'est ponr J ea n une douche d'eau froide.
- Pourquoi ç'a ?
- Tiens, pourquoi P Parce que je ne veux p~:
avoir un mon
~ i e lr
snI' le ùos . .. qui m'empêchef<lJ
sÔremenl de me promener avec vous ... El puis, ç'a (Je
VOWI regarde pas 1
Il
�LA VILLE AUX ILLUElIONS
53
Ce r égim e de dou ch e écossaise an éantit le jeune
homme. 11 passe du plu s profond d éses poir au bonheur le plus [ou. Elle l 'aime ? Elle ne l'aime pas ?
Qu and il sort de l 'hô tel de J'a ve nu e Hoche , il se
sent mora lem ent brisé. Celle ArI elle , a vec sa coquetterie féroce, affolerait de plu s expérim enl és que ce
naïf g arço n de dix- huit an s.. . Et parce qu ' il CI 'est
qu'un pauvr e pantin entre les doi g ts roses d e cette
capri cieuse po upée , il cro it, mal g r é loul, que le
bonheur est là...
l'
CHAPITRE V
Sui vant la p rom esse qu'il u,rait [ai.le n la jeun e
fill e , il res ta avec ses ami s .iu s qu'~
une heur<> el de
mie. Un ll ,'ouhaha élégant empli ssait la slllle du
cabare l du Cha l-qui-Pèche, l'end roi t à la m ode, où ,
sur l'ellse ig ne, rla i t repr6Reni é un énorme c ha t à la
[ace hil a re, coi ffé d'un c hapeau de mou squetaire, el
tenant un e li g ne enlre ses pa Ues . Toul eR I c~
labl es
avaienl ôté re l.eIlu es à prix d 'or. On pa yait le qu arl
de po ul et vill g t fr311 l:s, la bo ul eill e de c ha mpag n e
deu x ce nI s, c t la co upe de fruit s, ce nl c inqu anl e. On
rem a rquait clan s l 'as islan ce quclCJu es vede lf es en
e l ~ e, un pemvog ue, le pro pri é lni re cl 'ull e éc urie fam
tre créa leur d'un o no uvell e école qui fni sa il fureur ,
. el le de rni er Pri x Concourt. Arl e lte , dan s cc mili eu
qui nauait Res go lÎt s dispendieux c t nn peu ex travaganls, semhl a it radi euse, e t répond nit avec e lltrain
flU X serpentill !'! c l aux balles de papi er multi col ores
que des fi\ la rd s vo isin s lui envoya ient au plus g rand
Mplai sir d e J ea ll.
Qu elques a mi s éta ie nl ensuite ve nu s les l'e jo indres ,
enlre aulres le fam eux v icoml e des Allbrays , plus
sélecl que jamais, le m o nocle vi ssé dalls l'orbite,
�J,A VlLLE AUX ILl.USiONS
accompagné de l'inévilahle Peyronnet, qui arborait
à sa chemise dos diamants gros comme des noiseLLes.
On s'étail mis à danser. TIcrnnrd des Aubl'ays avait
invité la jeune fille p01l1' un lango. Rageur, mai~
n'en
voulant rien lai sser voir, il contemplail Je eOllple, 6voluanl avec gràce el aisance au mi)ioll des aulres donill'l1rs. El Léonce Peyro l ne l, qui )le perdait jamais
1'occal'ion de placer ulle gaffe, s'élait penché vers lui
en murmlll,\lll :
CI'O) ez-vous qu'ils font un joli couplo, tous les
deux j)
- Il esl trop vieux pour elle, répondil sècbrmenl
Jean.
L'autre, qui avait dix ans de plus enrore, res tel
bouche bre, le regarda avec 'ffarement, pui s, sc lour·
lIan~
vers Mme Fonsseret, qui élait ~a voi sine, ne lui
adre~sn
pills la parole de la soirée.
Mai ,Jean n'en avait cure.
Arlellc revinl ellfin, rialll comme lIne pelite folle.
-- Oh J co Inngo 1 s'cxclama-l-rlle en vidant sa
coupe de ehampagne. 11 mo somhlail qlle je IIC touchais plus la. 101'1'0 ... Bernard, mOIl che!', vous êle8 llli
danseur ulliqlle 1
Jeall f\0 pilll:a le. lèVl'c8. Dès que l'ol'c11o[o; ll'e altaqua
la suivallte, il e leva cl invita la jeulle 111\(,.
- Oh 1 je lie sais si jo dois .. minauda- I-t'lle . .T\l me
sens foliguée ...
- Si VOl~
rlcs fa liguée, Arielle, rpo~ez-v\ls
J
.ronsl'illa le vicomle. Tenoz J croqucz celte jlèche ; elle
ticra déli ciclIse J
Rlle lui jcla 1111 rapide eOoll> d 'œil, pui s ;'0 rcto 11'110
ven; Jean.
- NUll, mel'ci ... J 'ni réfléchi ; j'aimo mieux (}au-
spr.
El, ou JlI'Z ùe l'autre, 1'~lIdinH,
ravi, cntru1n. 11a
parlel!airc!. Ils CC!mlllcncrrrnl r. Lournel' ulle vnlse.
- ~Jel'
'i J murmura-t-il, incapable de contCllir sn
gl'alilude.
Elle Icvn la tl~1
, étonnée. Lel1rs v i!;agr~
,0 lrouv(>rClll si près l'un de J'autre quc leurs joues sa frôlèrent
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
-
Merci de quoi ?
De ... d'uvo ir hien voulu dan ser malgré lc viCOntIe def> Aubrays.
- Vous avez lort de me remerc ier 1 Ce n'est pas
pOur VOllS que je J'ai fail, mai s pour moi. D'abord,
parce que j e déleste que quel'lll'Un ail l'air de m'im p?sc.r sa volonlé. En suile, parce que j'avai s changé
d avis ct quc dan se r avec VOliS me plaisa it.
- COlOme vous êLes gentille 1
Elle éclala de rire.
~ 1
- VOli S n'êles LouL de même pas difficile, alon
Mais je vous en prie, failes allenli oJl () la mesure .
Hernard ùan se dix foi s rni eil"{ que vous.
lino foi s de plus, l'enlllOusiasme du pauvre garçon
~e
trouv:t dou ché. 11 resta froid et muet, s'attachant
ù tourner rég-ul i<'reme n t.
La mll sique s'arrêta. Dcs « bis )) éclatèrent.
- noi s-je vous ramener il votre place P flu e Lioll nu-I-il.
Elle leva vers lui SO li pctil. nlllseau farùtl .
- Pourqlloi P Vous êtes f:ltiltué P
- Pa~
du LouL 1 Mais pli ~'lue
je Ile danSé pa ~
comme ccL in comparable ari s/oc rale ...
Elle haussa les (-panics.
s le
- Ça y est 1 Voas voilù ellCOle jalou x: 1 je ùét~
(:a l n cruard est mon camarade, vous Jc liavct bicn.
- EL moi? fit -il, d'un t01l S('C, en recJlnmençallt
il /-YI i:;scr.
Elle :.C seITa davantage con lre lui, c.i1inc cOlOrnc
Ulle chatie.
- Oh 1 VOU '! , von!> êtes mOIl g'mnd ami ... Jean .. .
Cc n 'est pas ln mélilc chosc 1
Il senlit HIlC Ollcle "['/iionk lui COHI'il" dnllS le~
veines. En même lemps, ulle idée s'implantait dam
:,on cerveau ÙOIlIOllrcll'<. :
Elle me renùra fou 1
Hélas 1 le [JauHe garçon l' ;'oi L déjà 1 1.11 ~nQligc
S'Cil npercevaiL hicn c L 'II nlJu sn il.
Lorsqu'il pari iL, elle lui la1lçu un sourire emorceJ(,U I" , qui devnil rrch,ltlffer l<! ('(l'llr lie l'tHuJiant 10Di-
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
temps ellcore. Il abandonnait la lumière, la chaleur,
la gaieté, l'amour, pour J'ombre il peine traversée
pur les globes électriques de la rue, le froid âpre
d'une nuit de décembre, les gros mot ct le ton rude
des autres forts de la Halle, ses compagnons de chaque matin ...
Il pen a qu'il la laissait cn compagnie de ce vicomte dé testé. Mais ArIelle le préférait 1 Elle le lui
avait avollé 1 Celte certitude le réconforta. 11 parW,
Ic cœur plu s léger.
Il courut chez lui se changer d'habits, pui s, eu
costume de travail, se reudit aux Halles, et commença
son dur travail.
Il devnit rctrouvcr les Fousse ret la veille <.lu Premier Janvier. On devait aller au 'l'héGtre, puis Souper
enCOfe cllsemble par là.
:\lai8, l'avant-veille, lorsqu'il voulut sc JeveJ' pour
aller ft son travail 1I0ctlll"Oe, un étrallge engourdissement s'empara de ses memhres. En même temps, une
fi"VI"C ~ubite
Illi chauffait Je front et 1 corps. Il
n'avoit presque pos dormi de ln nuit; il s'é lait rctourné en vain, lui qui avait d'hobitude lin si bon
'o!nmeil. pour trouver \lll pClI de fraîcheur el lin peu
de repos ... D'ailleurs, t1eplIis quelques jours, il avail
constaté Cfuelques symptômes qui l'avaicnt élollné
~a ! S l'illouiélel' : il avait sa igné dellx. foi s du nel. ;
q\lelques douleurs dans les membres
il avait rt' ~(, l\ti
Pl dan
~ la nuqUl~
; portois, des migrailles tenaces le
faisaient souffrir. Depui s plusieurs matin s, il se selltait une lourd eur inaccoutumée, pOUl' ~e rendre à ses
occupations. Il avait tout aUrihué ;\ la faligne. peut~l'e
:t1~
... i au mallqne de nourritul'e ... Pour uugmellter SU II c'ol\\pte de dépelll:ics Olupluaires, il rognait
tallt qu 'i l le pouvait SlIr ses repa s. 1/ buvait, le matin ,
HI! petite trlS ~C de n lfl\ lIoir ; à midi, il déjeunait dan~
un llIocl('ste l'cs tallranl à cinq (rancR ; le )";o ir, il sc
cOlltentait d'un bol de chocolat cl <l'une brioche ...
(:e régimc dt'dibitant, pOUl' 1111 gal'('on fort ('OIllmc
IlIi, hahitl1é au'{ plulltureux Ilen\
~ de la "ie rnT)lrakilo,;. jl,;~
"liarde, l'ayait fail \\Iaigrir ùe pilscur~
�57
A.l~et
trouvait qu'il était mieux ainsi : cet amaignssement lui affinait les traits, prétendait-ell e. Bien
des fois, lorsqu'il venait de toucher sa pension ou
sa paye, il lui était venu la tentalion quasi-insurmontabl e d'enlre!' dans quelques restauranl. et de faire,
e~fln
1 un repas copieux, comme l'exi geait sa faim
d ~dolescnt
... Mais, une rapide réllex ion le convainealt des conséquenres de celle foli e. Il fallait renoncer
.) une promenadc av-cc Arl e tle ... Tant pis 1 A son âge,
On se rrivail volontiers de manger ...
Mai s la nature a des lois qu'on ne peut transgresSe r en vain pendall!. bien longtemps.
Cc malin-là, il ('omprit qu'en dépit de toule sa
boune volonté, il lui serail absolument impossible dl'
Sc lever. Il a va it la têle douloureu se cl brCrlanle, les
lèvres sèches, dc profond s fl'issons le secouaient, en
même temp~,
il étnil baigné dans une sueur inaceoulumée.
- Qu'esl-ce q1l'il va dirc, le palron P pen sa -toi!.
Mais il nc s 'allarda pas à cetle id ée. Toul lui était
égal. Sa tête lui fai sail si mul 1 En vérité, il croyait
qu'elle allait se fendre en deux.
- Jc m'cxruserai .. . .le lui ex pliquerai, demaill,
pell sa-l-i!. Cc doit être un malai se passager ... Je vais
faire la grasse matinée cl il Il'y paraîtra plus. _.
11 chercha ?1 sc rrnùo rmir ... Cc fut Cil vain . JI était
r~('lJce\
trop Illal LI SO li aisc. Macbillalement, il balbutia :
- .\ boire 1...
.n'ét rall ges i llIages , rréées par la fi l' Vl'c! l'omme/l1 'lJCllt ;'1 dan se r dcvant ses yeux ... Il l' 'voyall la ferllle ,
lit·ba~,
IIU pays d'Avi g'l1on, le so leil qui dorait t0111 tif'
ia joie ... I.e vieil X (·hi('n Jenn-Rfll'I, qui avait cu la
patlc! c'a ssée pal' ll1lt' .wln. Le grrlllù ('oq J'ouge de
10. voi ine, qui venait tOlljnurs !'(' battrc avec lcm
('oq ~ eu_ ... Pili s . ce fut j 'illlUge t1"!i ciellse d 'Arl e tle ..
Ellc riait. en ag itant la IIlaili d'ulle façon moqueu 'ie,
lanùi s que le vi('()mto des Aubrays cherchait;) ,'at t/'apcr ... Mai ., elle lui éc h appa it t O lj o lr ~ ... C'était
\ l!/'s Jean lJu'elic cou/'Ilit ... De'FI, J'iant tic bOllllCUI'.
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
il tendait les bras pour recevoir la je1lne fille", Mais,
au mornenl oh elle allait s'y jeler, elle lançait un
nouvel \~c1al
de rire cl s'enfllyait encore .. , C'était lui
qui cOIII'a11 après clIc, Jni~lea,
landis que le
vicomle ricanait en regardant la pOlir uile illfructueusc ... lru~qcJn,
J'image humorislique du ChulfJui-Ph~
coirfé de son ftl'and chapeau il plumes, surgil, cîl'açant loul. .. 11 daJlsait ù la façon rus, e, les
deux palles de devant croisées, chaussé de holles
rouges,
JI dansait devanl un monticule, une montagne
énorme, plutôt, de choux-fieur cl de navets, le~
IIlIe
Jean cn voyaif aux lIalles, chaque malin, ct de la
pointe de ses bole~,
pif 1 paf 1 les envo)ail dan~
la
l'Ill' ... El tous les légumes sc mirent à roulcl' saliS
s'arrêler .. , C'élflit un tOl'l'l:nt, IIlle Irombe de produi Is maraîchers qui dévalai 1 en li pIes dpux lrolloirt',
au grand 'l'rarement des braves pas. allis ct des agents
qui ('ouraient derrière, leur billon bl:·;lC :\ lu main .. ,
Qualld la concierge l'illm clU'1, 11Ii, vrl's midi, in·
qnii'le de n 'avoir ru~
'Il ~Ol\
localaire de la jourliée cl de Il'tHoi,, pas re~'\1
de réponse :\ SOIl tirnide
(C loc-Ioe )J, le paul re g'lOlill, Cil proie à IIlIe m~vre
de cheval, délirait loul hau!. ..
'\1rlle Luehoux élait une femm!' de tèle, Elle corn·
prit lout de suilr qllC) le pln~
\ll'gc'nt élnit ù'alll))'
IfIlISrir [e pn'II1Î1'I' docll'III' 1l 1l '!'Ile lrollvrrail. .JuslellIent, il y en u'ait UII duns l'immeuble.
Elle redescendit Cil 1111le ail 'erond cl frappa,
- Le doclellr r"l·il iri P rJ('mandu-tcl~
il la 'QUbrelle qlli vinl [IIi ouvrir,
- Oui, Madame L1I('ho1lx, MOlIsiclI1' viclil juste
d'alTiver cl allail sc llIpllrc à taule, Avez·yollS r.juelqu'un rnalnde chez VOUH il
- NOII, Dieu mcrci, :1 r,urt mOIl ma)'i qu'a IOljor~
sa gOlllle de lernps 1\ t 'J1l]l ' cl moi Ille r1lnHi~me8
artic.1Il{>s .. , C'esl pOlll' un jml/lU hOlllme qu'ha hi le au
c:inC)lli;!Ino, un jeu1Ie éludiallt. .. Il paruÎI bien maladc,
le pauvre .. ,
- Ciel ! Madame LuchollX, s'~l-i
Mll'lIil P
�59
LA VII,LE AUX n,LUBIONS
....,. Oh 1 non, je ne le pense pas 1 Seulement, il a
Une fièvre censémenl qu'il en déparle. Quand je suis
:lntréo, il racontail je ne sai il quelle hisloiro de choueUr et de chal il laquolle j'ai rien compri~
...
....... Oui, rH la petile bonne, doctrnlem~.
Je comp.rends. Il il le déli re, quoi 1 .le vais en parlor à l\1onSleUl1. Allondez 11110 minule.
Quelquos instanls plus lard, le docElte di~flarut.
tCUl' Ilrévilliers nrrivait.
· - Que me dil Léonie, madame Luchoux P questlonna-I_i!. Vous ayez un malade P
Oui, fllQnsicur le docleur. Un jeune homme, au
·~
elUliènne.
- C'e'l bon. Je vois aller le .. oir ayanl ùe me
meltre à Labie. MOTlI
. l'e~-moj
Je chemin, je V01J~
prie.
Ils grimpèrent les trois élnges tlui sépalaielll les
apPill':omclIls confortahles dos milluscules chamhres
destinl1es aux domestiques cl ù reux flon~
ta bouI'se
no Pouvail sn trouvol' bion gUI'Hin.
'- C'esl là 1 fil la COtI cierge ~l \llIvl'ant uno porte.
· Le ln(Odcciu l'utra et s'approcha du IiI.. .Jean, le
VlsagQ ll'rs fOUgO, Ile sembla faire aucun CilS de sa
présenf'(,.
-. niahle 1 mUJ'rJI11l'll le doclel1r nr~vi1Il's
.
. 11 fie pencha sur h! malAde cl, l'examina avec Iltten-
hon. Quand il sc releva,
Sil figure étai 1 souciouse.
- Madame Lllchoux, dit-il CliOn, vous allez téléphoner lout de suite il l'hÔpital Laftnnec ct vous priel'ez qu'on envoie Ilne ambulrlllce.
- 11 est malade Y
:- Je vous crois 1 Une honue fiène typhoïde ... Ja
v~18
lui fail'O toul. de suite une in je clion ...
A l'ail nonce de celle mnlilctie, M,ne Luchoux tour31\ ~1'6ciplamo\t
ks lalon'!, liOn d'cxrcutcr l'ordre
à. 1 hC)Jnme de l'r\l·1. Elle ne tenait pa~
oulre mesura
resl.el' Q con lad avcc lIU mnlade de ce gellf6.
1\ ~10
dt'rni-hl'l1l'e plus lard, Joan, toujours sans COll·
al&5~nre.
était OlllpoJ'16 dans l'oulo sanilaire.
rn Pondanl quarnllle jours, il rpsla ordre la vio el lai
ort. Enfill, par lin p(:le jour de f~vl'Îcr,
on lui
�60
LA VILLE AUX ILLUSIONS
permit de se lever une heure. La convalescence commençait.
Si maman Gardin avait vu son « fieu », elle ne
l'aurait pas reconnu. Pâle, amaigri, il était loin de
ressembler au Leau gars solide et musclé qu'il éta!t il
son arrivée, au mois d'octobre 1 Le jeune homme
n'avait rien voulu dire à ses parents. Pourquoi les
inquiéter inutilement P Sitôt qu'il avait pu lenir un
crayon, il leur avait envoyé une carte postale, el
s'était excusé de son silence en leur racontant qu'à
la suite d'une chute, il s'étaiL foul~
un doigt, ce qui
le gênait fort pour écrire ... Qu'il ne fallait pas qu'ils
s'inquiètent... C'était presque guéri ... Il était fort
absorbé par ses études ... Enfin, tout ce qui pouvait
être de nature à rassurer les pauvres vieux.
Arlette 8 'élait d'abord étonnée de l'absence dc son
« flirt » favori. Elle avait envoyé la femme de chambre aux rellseignement::.. Celle-ci avait. appris de ln
concierge que l'étudiant avait été transporté à J.aënIJec avec une fièvrc typhoïde ...
La jeune fille s'était d'abord apitoyée. Puis, ses
occupations J'avaient reprise, ct elte avait à peu près
oublié son ancien camarade. La vic parisienne ost
ii absorbante 1 Cc sont chaque jour des ohligatioIls
à remplir, des fÔles de chari lé, des bals, des réceptioos, des visites, des promenl:tdes ... Les ubsents onl
vi te tort.
- Et puis, pensa-L-clle, 10rsC(u'iJ sera guéri, il
reviend ra bien !
Il n'uvait pas été quesl.ion d'aller Je voir. n'uJ)ord,
elle savait que les visi'tes aux contagieux sonl inler'
dites. Puis, même convalescenl., olle n'était pas bien
sûre qu'il n'y eôt plus aucun danger.
Peu à pell, le jeune homme recommença celle
lenlo réarclimatation ft la vie qu'est un retour de
maladie. Mais ce ~erniL
long. On l'aVilit prévenu. JI
était en proie, lorsqu'il avail été atteint, nUlle forle
anémie. L'excès de travail, la fatigue, les privations
avaient déelunrhé celle cl'iRc. Maintenant, il fallait
beaucoup de soins, des fortifiants, du l'Cpos ...
1
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
61
Ce fut al ors que pour la premi ère foi s depui s qu 'il
avait été alteint, il pensa avec lucidité à ses étud cs.
Quel re tard il all ait avo ir 1 Pourrait-il passer en
deuxi ème ann ée ~ la renlrée prorh ain e P Il se promit
de travaill er ferm e pendant tout l'é lé pour co mpenser.
Et Arl elte P Pourquoi n' était-ell e pa s venue P
Dès qu 'il ava it été conscient, il avail demanùé à
l'infirmi ère i une j eun e fill e étnÏl venue prendre
parfois de ses nouvell e;;. Mait: on lui répondit que
non: on n 'avait vu personn e.
Cell e indifféren ce l 'é to nna ct l 'all ri sta . POllrq 1I0i
n 'avui t-ell e même pa s envoyé un mot P JI chercha des
excuses : 11 'avai l-elle pa s parJ r cl 'all er /l UX sports ct 'hiver P C 'étai t cela, parbl eu 1 Ell e était en voyage cl
iCfn ornil. sa m aladi e . ..
li s 'efforça il de Irou ver des rai so ns. M a i ~ , au fond
de lui -même, il ne pouvait s'empèchcr de e dire
qu'il lui avait manqué hirn peu, pui que depui s bi entÔt dell x m o is, ell e n 'avai t pas ma Il i fes lé le pl li S Illger
si g ne d'étonn emcllt e t d ' inl érôl deva nt , o n absen ce 1
Par U1l e bell e j ourn ée ti ède, qui se mbl ait ulln OOGel"
le prilli emps, il 01 sel' p remi ers p/l S dan s le parc,
encore faibl e co mm e un pe til ellfant, tremblant sur
ses jarnL
e~ ... Ses v ( ~t e mCIl
s /l oi lai en t anl o m de lui ,
d'une Ih Oill, il s'appu ya il sur un e CO lllle e t de l 'a utre ,
Sur le bras de l ' i JI fi rm ièfe . ..
Cormne ce mois de fpy rier était execplionn cllrm cnt
dou x, i l prit vite l'habitu de , lous les j ours, d'aller
faire un pellt tOUI' au ssilôt déj eun er ... Bi (' nlôt, il [lut
marcher 10 111 se u 1. L 'ap pr li l reve nai1, nvec linO féro(' Îté tell e q u'il ell était pnI"foif\ effrll yé.
- Cc loul pelil morcea u de pain P eli sa il -il lorsqu'o n lili II pporl ait so n déjeuller. Oh 1 j 'cil aurais
voulu UII très g ros 1
0 11, 11 0 11, .i eun e og rp 1 répondail la garde, Cil
riant. Plu s lard 1 11 ne faut pn :. all er tro n vÎte 1
V01\ R voul ez cl onc retomber ma lade P
•
- .larn ois de la vi c 1
- Eh bi en 1 il f/lllt j elîn er un pell ... Si tout va
hi en , lu se maine p roc hain e, vons Cil aurrz le dOllllJ e.
�62
LA VILLE AUX ILLUSIONS
En qualre bouchécs, il avait terminé. Et, en soupirant, il allmlflait Je repas prochaill.
Maintenant qu'il nUait mieux, J'ennui commençait
à le gagner. Qualld on est dans son lit, malade,
préoccupé seulement par la gorgéc dc boisson fraîche
qu'on vous donllcra tout ù l'heure, en proie aux. millc
clti01èl'es de la fièvre, on se moque pas mal de la longueur du tcmps 1 On IIC s'en apcrçoit pns." Mais,
maitellant qu'il étJ.it parfaitement lucidc, il baillait à
se déGrocher la HHlchoire. Le doclcur défellnaiL la
lecture, li ne vonlaiL pns Qll'Oll fume. El puis, fumer ... Il fallait tic l'argenl 1 El JCilll fJcn , nil qu'il
n'en .lvait pas de Lrop ... 11 aurnil cles frait;, en quittant l'hôpital. .. On lui avait hien rerornlllapdé de
changer de manièrc d'cxistencc .. , Le médecin n'avait
eu aucullc peifle ù deviller la vérité, c'cst-:'l-dire que
comme Lrop de jeulles gCTlfl, il sacrifiait la réalité
à J'appal'l'Ilce f'l mangeai! rom me les oiseaux.
- C'esl un tort, mon pelit. 1 lui dit-il, paternellemelli. Si VOUq voulez que la machine marche, il fallL
du charhon 1
Jean ('l'l'ait dOlic dans lell allées, ou bicn s'allongeait sur la chaio:;!! longuc qu'on llli préparoit, dam
la galerie rxpos le an solci l.
Or, voici qU'UIl jour, Ulle l>ul'prisc lui fut réservée ....
il VClluil de s'élendre dnns son fnuteuil de loile,
10l'sl]u'il vit l'infinnil'.re Cil pl'rpnrer lin aulrc non
loin de Ini. Il allail avoir un voisin 1 C,cllc idée lui
ful agréa hie.
- Pourvu q\l'il soiL soeiable 1 pcnsa-t-il.
MaiH son nlfellte fut dPruc : rc ful ulle jeune
fillll IlIiX ll'llits pl1les qui villt l'occuper, un ouvrage il
1/\ main.
C'était une charmante blondinette, encore adole!'centc, IJlli paraissait 1.lvoir scize ou dix-sept 11ltS. Un
leinl d'églantinl' d(!vail, Cil Lemps ordinaire, fleurir
Ses joucs maintcllanL ivoirines, mnis la llamme de
10. santé re enue bri lia il dalls ses yeux, cl 'un marron
clnir puiJ]clé de noir.
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
63
Les jeun es gens échangèrcnt un rapide regard. Puis
elle se mil à lri coter, landis que. lui, Ics yeux au
plafond , clicrchait à oublicr lcs heurcs moroses .
. Il. Y avail près d'un quart d'hcurc qu 'ils étaienL
aIn SI lorsq ue lout à conp, le peloton roula tout aupl'i)S de Jean. une 'c.xclamalion l':.trrucha à a rêverie.
I~ com p rit cc qui. sc pa~sil.
Il se bais~u
cL ramassa
lohjet qu ' il teudit ;\ sa voisine .
. Il osa a lors la rega rder un peu mi enx Et souù ai n,
11. eut la se nsat ion Irès n e lle qu'i! avait drjà vu ce
Vlsagc- I,l quelque parl. ..
- l\J erci, monsie\lr 1 répondit-elle, d'une voix Iraîche et mu sica le.
A J'h ôp ital, on lie vite conllaisasnce. La glace
('Init r o mpu e. Il s bavardèrcnl.
, - Vous étiez malade, maùernoÎselle ~ inlerrogea
1 éllldian l.
Elle secoua la 1(\le.
-- Non ... (Jn aCl'idCllt Lête ... Je me suis faiL renverser pal' lIlI e a ul o, J'aulre jOllr, cl j'ai été as&ez
g ra ve m ent bl essée à la c ui sse cl il l 'épa ule. Mais mainIcnant , j e corn meu ce 0 aller mi eux.
- VOllS po u vez vons servir de votre bras ~
, - Olli, c 'csl SUl' lo ul !\ll-dessu ùu genou que j'ai
!!lé alleinle. El VOlIS ~
- Fièvre lyp!J oïde ...
- Oh 1 c'cst lrès grave , savez-ou~
il On peuL en
mourir 1
-- On Ill e l 'a dil ... Mai~,
ajoula-t-il Cil rinnt, vous
Voye~.
que j '(m ,, \('ha ppe rai encore ce lle fois ?
- Qllelle en est la cause il Vo us not-on dit ~
fi haussa les ép llllies.
- Vous savez 1 On ne sa il trop l'origille ex.acte
d.!s maladit!s. Trop de faliguc, sa n s doule .. . Du surrn 'lIuge ...
Elle so upira .
- .Te cOllnaii'\ çu 1
- VOliS travaillcz à 1 uris il que li ollnu -t -i! .
- Oui, je suis sccrélairc-oacLylo aux usinei COI bi.
el rAnnescul', 13, rue de la Cha",s~e
d'Anwll ...
�64
•
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Une u sin e , rue de ...
Elle rit e t ce rire lui cr eu sa dans chaq ue joue des
fosse Ues de baby .
- No n, non 1 Les bureaux seulement 1 Les u sin es
ell es-m êm es sont à Aubervilli ers.
J e eo mprellds 1
El vou s P
El,udiallt e n droit.
C 'es t I.:.en cela .. l\Jai il fa ul beau coup t ra vailler,
n'esl-Ge p as il
Très, r l: r o lldiL -il, intimem e nt natté .
- Vo us ê tes Pnri sien il
- Non 1 Je s ui s uu Midi 1
- Ti e ll s 1 C 'es t comm c moi 1
Vra im ent il
- .J e sui s n ée près d ' Avi g n o n
- Uh 1 c 'es t épata nt 1 s'éc I'iu J ean, en c h unUS. \1oi
au ss i, fi g urc7.-vouS 1 J e sui s de Gréoux
- Non P Vo us vo ulez l'ire il
- Pas le m o ins du m Ollde 1
Ell e se pe nc ha ve rs lui , le vi sa ge ra di eu x.
- C'es l lout de m ê m e ex traordin a ire 1 C 'est que
j e sui s aussi ori g inaire de Créoux 1
Il s pou
s~
renl
e n semble des excla mati o ns heure uscs . Se r e trouver de la so rle .. . deux r ays . . . Ri loin . . .
nu m êm e h ôpil a l 1 D!\eid é llle nl , le hasard a va it bien
fa i t les c hoses 1
- C:omme llt vou s appelez-vo lls il de m a nda-t-i!.
. '1 " ,.("('ll c Dom rg ue 1
Pal'bleu 1 M:1i s j e \ O l ~ ai conn ue q u a lJ d \ D I~
,: Ii ez tO lite pe tite 1 El j e (' vnnai s bi clI vo tre ml'J',' ,
.. li ez 1 Ell e "'Iait r pi c ièl'Cl à Gréoux , c t (" cs t Mme E TOba r qui J'a l'e rnpl acre 1
- C 'e~ l f' ,l a TI f~ rl C 1 NOli s :;O llllll r s a ll és ha hil er en
hi g ll o n . . . ~ t fl i ." nj ollla -I-l' ll e I r i stcH u' JlI , II lama ll l's t
Ill o rle, \ui e i d(' II X ail s ...
Ell e eil t 1II0 ri e ~
- IlI(i .. . Je . lIi ~ Inute ~e l c .. . Ces t-à- di l\! 'Ille
po ur le 1I1 0 IlH' III, j ' h a hit e dlez des ro usill s il f" lpa ,
C.~, l Il e val l! g lll're lIli e llX que
i j '''' Iais f'lW1 des
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
65
étrangers, allez 1 Je sens bien que je gêne .
- Pourtant, vous gagnez votre vie ...
- Naturellement... Mais, pour eux, je suis J'étrangère, l'intruse, vous comprenez ... D'ailleurs, en sortant de ! 'hôpital, je louerai une petite chambre par
là .. . Je ne veux pas recommencer la vie que j'ai
menée jusqu'à présent... Ils déménagenl. .. Mon oncle
prend un débil de vins en banlieue à Bois-Colombes ...
Ce ne serail pas commode, non plus, pour aller à
mon travail...
Elle s'interrompil.
- Bah 1 Laissons cela 1 Cc n'est pas intéressant 1
Dites-moi plutôt voll"C nom, à votre tour, que je ne
connais pas encore 1
- Je m'appelle Jeâp Gardin.
- Oh 1 le petit Jean qui venait chercher un sucre
d'orge chez nous chaque fois qu'il avait eu une image
à l'école et qu'on lui avait donné deux sous 1 Je me
souviens bien de vous 1 Par exemple, vous !l'uvez plus
vos grosses joues rond~s
d'autrefois 1
- Je l'espère bien 1 répondit-il en riant. Quel âge
avais-je à ce moment-là ~
lb cherchèrent ensemp!e.
- Neuf ans, dit Marcelle.
- DIJ peu plus ... Dix ails. je crois ...
- C'est bien possible 1
Ce jour-là, le tricot Il 'avança guère. Mais quand
}'infirmir,re villl rappeler aux deux jeunes gens qu'il
é.lait temps pOUl' eux de regagner leur salle respeclIve, .fean s'aperçut avec 6tolloement que, celle fois,
les heures avaient passé avec une vertigineuse rapi.
dité ...
CHAPITRE VI
Dès !nrs, la vic cl 'hôpil.al parut moins longue et
llloi ns lerriblemen t triste au jeune étud ianl.
Charrue jour, on installait les deux convalescenls
duns la grande gnlerie en sole ill ée . .l ean allait faire
f,
�66
LA VILLE AUX ILLUSIONS
un tOUl' de jardin, ainsi q~c
Je lui conseillait le docteur, puis revenait s'étendre à côté de Marcelle, dont
la tête blonde semhlait nimbée de feu.
Très vite, les deux jeunes gens eu étaient venns
aux: confidences.
Jean se souvenait bien de sa petite camarade, lorsqu 'elle était encore bébé, dans la vieille épicerie de
Gréoux. Il revoyait encore co mme si c'était hier la
petile salle aux carreaux roses , les bocaux de bonbons multi colores et poisseux, fplÎ ornaient la devanturc .. . Dans le fond, des boîtes ùe dWércn tes g randeurs s'dagca ie lll, con lcnant le fil, le colon ?\ repriser , les ai g llill cs, les hobines, la soie. les rubans à un
so u le m è tre, qu'on e.ppclait, « faveur ») el ftu 'on
achetait pour' nouer autour du rameau de buis bénil..,
la dentell e de cOtOIl, le galon de couleur, .. C'était le
rayon de la merce rie ... De l'aulre côté , un peu de
pape terie pOUl' les écoliers, car, à part eux, on n'él:l'ivail guère, au village : des cahiers, des bouteill es
d'encre, de la craie ct des paftuels de crayons ... Enfin,
les lég umcs secs, la r.harculeric, da n s une petile armoir'! vilrée, pui s les pelotes de fi celle, les hahi s et
les sa bots <111 i faisaicllt des guirlandes, al tachés au
l'Iafolld ... Il ~e
rappelait les moindres délails : le,;
longs papiers Ille- mouc hes, suspendu s ù la maÎlressepoulre c l. le lahli e r à can ell ux: rouges cl Llancs CJ.lIi
habillait la pelile .
.NOliS aviolls un chrrl, préci sa it la jcune fill e.
VOU8 ne vous so uvenez ras de Crjque!., le gros malot!
jaune il II élail voleur cnmme IIne pi e borgne ...
- Je (Toi ti bien 1 reprena it .J ea n Cil rjanl cnC01C
il ce souvcnir. Une fo iH, il csl venll jllSqll C citez 110118
dc va nt mHrnali un hareng qlli c ui sa it Sur le
e l Il chir(~
gril 1 Lii pa llvre femme Il failli en fair e IlI1e maladic 1
l ~ ér.JH lèrcn t d e ri re.
-- El la ml're J)olorclIe, la .. icille hoss ll e , qui vendait des champig'non s P rep rit ~!al"(de.
On ln di1;ait
sorc ii'l"e, vous vous SO IIVe llC'Z ?
- Elle vil f!IICOre dong sa petile caballe, 11 la li·
mile ùes chaJllps de la Guillaudière 1
�LA VILLE AUX II,LUSIONS
67
- Ellc doit avoir au moins cenf. ans il
-- .le ne sais pas; pers011ne ne sait son àge, à vrai
1 dire. Elle était encore dp. cc monde, lorsque j'ai quitté
, Gréoux, plus alerte, plus ingamue que Jamais. Senlcnient, son nez rejoignait presque son mcnton 1
Quelques jours après quc Jean eût commcncé ses
Sorties dans le parc, on lui annonça lUI!) visite.
Il était en train de causer avcc Marcelle. Il tressaillit Lru 2(lUemcn 1 cl rougit de bon heur : sllrernenf,
C'6tall Arlclfe 1 Comme elle était bonne de s'être
inquiétée de 1U! 1
Il se tourna "crs lu porte, afin de voir plus tôt
apparaîtrc celle à laquelle il n'avait pas ce -sé de pen. ~er.
Mais une gTosse déception l ',,!tcndait : il vil seuler.nent surgit, Irois jeunes gens qui se dirigèrcnt. vers
lili d 'IITI pas rapide, C 'éla icn t .1 ulien, Louis cl Georges.
Bonjour, tWill vieux 1 fit celui-ci cn lui serrant
ln maill. Commcnt vas·tu P Tc voilà œssuseité 1
. - Tu vois 1 répondit Jean, avec un faible souru'C,
Les gflrçons attirèrcnt dcs cbaisc:" {'I (,lIlollrèl'elll
lt-lIr ami.
- Tout de m~nlc
1 s'exclama Juliell, on ne <;'atlendrill pas à çà 1 Alors, voilà comb:en de temps que
tu .~ 1;) P ,
fa foi 1 ,if' n'en sais trop riuli 1 répondit.jl
di'ltraitcmenl. Je ('J'ois quc je suis en/ré !t J'hôpifal
~ lA. fi,~1
de décclllbre...
, . '
_ Oh 1 là 1 lit 1 Et. nouS sO~tnC
(1 la ,rlll.CévfJcr 1
'tu vas bien, foi 1 Crois-lu SOl'tll' blen~tP
,
.J c ne 8ais pas ; le do~LcUl:
Ile ,rn a CIlCOI'C rien
rhl. Je pensais jugLcment Dl cn mqlJléler, car je vais
me 1J'Ouvcr lerrilJlemen L en relard ,
- Evidemment, reprit Georgl~s,
mais.' mon g/'Os,
foire". Ça sc raLLrapcra IOl,0tJr~
- ,re lravaillcrai cct été.
- 111 ais ou i 1
l' Il porla ln main à sa POrllf! d'imperméahle cl cn
ra1ll pal' t'ell
Ira deu
oralge~,
�68
LA VILLE AUX ILLUSIONS
sir ...
Tiens
fil-il. J'ai pen sé q11e ça te ferait plai-
Merci 1 Tu es vraiment ge ntil, fit Jean touché.
l ~s t -c e quc tu fumes ~ reprit Julien.
- Héla s 1 le toubib le c\rfend ellcore 1
- Vrai P Tant pis ; en ce cas, j e rengaîne mon
cadeau. Ce sera pOUl' ta sorti e.
- Moi, dit Louis, je t'ai :lcheté des pastill es de
gomme: c'es t sain pOUl' l'es tomac el la gorge.
- Vous êtes tout pl ein mignons, dit le jeune
homm e ell riant, el je vous dis li Lous les troi s un
grand merci. Maintenant, diles-mol ce qu 'il y a de
nouveau à l'Ecole P
- Peuh 1 tu sa is, pas g r and 'chose. Nou so mmes
t.ouj ours fourrés dan s le Code ju sq u'au bout du nez,
et on se Careit la nJl~Ooire
de termes ahurissa nts, qui
nous [lermcllront ù 'épa ter il. 1I 0 tre tour notre semhlabl e e t de lui soutirer b 'auco up d'argenl ...
fl b se 10 i rCllt Ù l'ire.
- EIJ bi en ) fi t J ean, tu a ~ des in ten 1ions préciscs ,
loi, au moins 1
- Te ~ parents sont-i ls venus te voir P questionna
Juli en.
Non. Je Ile leur ai pas dit. Il s se seraient affolés .. .
Oh 1 hien sll r ...
Au boul d'un moment, ils 'e levère nt. Celle imnlObilit é, ce ll e atmosph ère de l'b ôp ital leur pesait
- Eh 1 bien 1 m on vieux, dit Georges, on le dil
all re vo ir ... Ou J'evi ndru un de ces jours, d'aill e11rs ...
Nc t 'cn fai s pns, dor:> biCII, man g' hi 'n et profi Le de
ecU' cure dc J'epos forcée 1
Lorsqu'il" Curent pa rti s, far cell e dema nda
Ce son t vos camarades, n'e L-c'c pas P
-
-
Oui ...
Ils so nt gentil s .. .
De ho ns type .. .
ElIc essaya de l'cpl'cud l'C ICIII' ronversa 1ion . , ~lais
l'clltraill Il' y était plus ... ElI· S'C il J'eutlit vil' com pte.
Jean r{opondaiL par m on osy llabes , ct se mhlail pen-
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
69
ser à autre chose. Finalemen t, elle se tUl et ils regagnèrent leur chamhre, apres un bonjour, bref de la
part de Jean, timide de la part de Marcelle, qui se
demandait ce que pouvait avoir son compagnon de
maladie ...
C'est que l'étudiant avait subitement pensé à quelque chose. 11 sc se n tai 1: beaucoup plus fort ; maintenant, il mangeait bien. A vrai dire, il était à peu
pri s rétabli. 11 allait demander son e:x:eat et il voulail
courir chez ArIelle. Il avait besoin de la revoir, ou
tout au moins d'être rassuré ... Elle lui donnerait des
explications, qu'il étail certain ùe trouver excellentes
avant même de le" connaître ...
Quand le doc teur passa la visile, le soir, il lui
exposa so n désir. Celui-ci fronça un peu les sourcil s.
-- C'esl évidemment UIJ peu prémaluré ... CependlUll, je ne crois pas qu'il y ail uu danger quelco~
à vous permettre de sorlil', mOII peLiI ... Votre convalescen ce est presque achevée, c'est évident. Toutefois,
si vous lai ssez l'hôpital, il faudra encore prelJdre des
prrcau Lion s : pa s de surmenage, pas de privations J
UIIC alimcnlntion abondante 1
_. Oui, mOJl sieur le doclcllr 1
- Bieu . Je vais vous exnminer encore soigneusemelll cl si j e IIU trouve rien Ù'cxlT'aOIdinllirc, eh bien 1
demain malin, on vvus pcrmettra de nous ahandonner ...
La robusle cOllsLitulion de Jean avait triomphé.
Seule perRiSlait encore un peu ùe faiblesse. Tout le
resle alla il bien cl les organes ava icn t repi~
leur
roncliollllemenl normal.
- Vous êle!:! presfJ ue un hommc soliùc 1 déchll'a le
pouvcz quilpruti ciell en souriant. Je crois que V()l1~
tel' J'h l\p ilal ans illconvéni ent, en observant, bien
entendu, les rccommalldnlion s qlle je "ous ai
Cai les ...
L'pludianl promit toul rc qu'oll .. oulu!. Il lui tar o
dail ma;nll)n/1llf. d'êtrc nchol'S l
Il pell snil pnrti C' dès le Icndemain maLin. Mais l'in-
�70
LA VILLE AUX ILLUSIONEl
firmière-chef déclara qu'on devait, à callse des forma·
li tés, le garder j HSITu 'à l'après·midi.
Dans la matiIJée du lendemain, Landis qu'il faisait
un Lour dans le parc, il vit, assise sur un banc, el
une canne Ù côlé d'elle, Morcelle qui faisait sa premiMe sorlie. Un joyeux sourire illumina la figure de
la jeune fille lorsqu'elle l'aperçut.
- Vous voyez, je suis presq1le guérie 1 s'écria-l-elle
On In 'a permis de wrLil' seule <!L de marcher un
peu . .Ma plaie à la cuisse esL à peu près cicaLrisée et
celle de l'épaule va mieux depuis plusieurs jOlU's.
- Moi, je vais Lout à fait bien, répondit Jcan .
Si Lie11 même, que je viens vous faire mes adieux .. .
Je quille l'hôpital...
Le petit visare p:310t hlémil davantage encore.
VO.llS ne voulez pas dire que ... que vous allc7.
IJuilll)r l'hôpilal, n'esl-ce pas P Lalbulia-t-elle.
,h~an
sc mil Ft rire et s'asRit à eôLé d'clic
- Si, c'esl même exaclement ça 1 Pensiez-vous
que j'allais resLer ici jusqu ';j la fin dc mes jours P
- Non, bien sûr . .. Mais... mais j'espérais que . ..
qlll! ...
- Quo quoi P Qlle je serais plus gravement malade encore P que je rcchulcmis P
"OIIS êtes méchallt, aujoul'd 'hui 1 Vous travestiss(·z ma pensée et vous le savez bien 1 .Je n'ai jam~
en l'idée ne dire cl 'aussi vilaines choses ...
- ,\.Iors P
- Alors ... C'était très égoïsle, je l'nvoue . Mais
j'érnis si seule, avant votre arrivée 1 ou plutôt /lvant
que vous commenciez ù venir dans ln galerie ... Mes
cousins ne sc sout, jamais préoccl;pés de venir me
voir ... Je suis seule ... seule ... seule ...
EI~e
laissa retomber ses ~ains
av('C découragement,
tnnols que des larmes qu elle ne pouvail l'on tenir
rouiaient sur RC'! jOlies LIa liches.
- JI ne fQut pa" dire ça, ma petile Mfll'cellc dit
Jean en lui prenant affectueusement les doials
en
les cofennant en Ire les siens. l\1ail. len:lll 1 que HOUS
nous sommes retrouvés, je serai pour vous UI! Lon
dt
�LA VILLE AUX II,L USIONS
71
camarade, quelque chose comm e un grand fr ère, si
vous le voutez bie n ...
- Me rci 1 sou p ira· t-ell e . C 'es t si hon de se dire
qu'on n 'es t pas to ut fi fail se ul ur la te rre 1
- Mai s po ur ce la, continua l'é ludiant, il ne faul
p lus pl e ure r .. .Tc vie lldrai vou s voir, m o i, i\ mOlt tour . .
-: Ob 1 j 'espère bien n e pa5 l'eti lor 1;)!Jgtemps ici,
mOl n o n plu s ... L'infir mière m'a dit co matin en fai~ Il
que dan s huil jours j'aurais
sanl mon pamelT(
repri s m on travail.
- Vo us voyez bi en 1 Allon s, ayez confiance, el
fa il e8- m o i 1111 heau sourire .
.\I /1r('(: lle 'J béil.
- Qua nd pnrtez-vou s ? r epril -elle, la poitrine
encore lourde de pei ne .
- Ccl aprrs-micli. Mai s do nn ez-m oi voire a:lrcsse
à Pari s ; j 'irai VOll voi r si je no peux reven ira van l
votre sorti e.
- .J e n ' Cil sai " 1 iOIl ; je VOli S ai déji\ dil qu ' il m e
falldraii 1011er ulle potiLe c ha1l11,,'c par là. Laissc,,moi la vôl J'C, vous, pl u lôt ; j c vùus écrirai cl VOliS
e nverra i le re nse igll em ent.
- Ente ndu 1
11 tira un bout de papi er c l un crayon de sa
pocli c.
Ell e prit le billet cl le r cqanla all enLÏvem cnl.
- Oh 1 je m'cil sOllvienc!mi 1 t"ay ' z pas pe ur .. .
Ma is, ('/1 fin , je le gourd 'l'ai qlland m t ~ rne . ..
Elle le gl iS'a dan ., son sac cl rc pri L
VOli S all ez rep rcndre vos éludes ?
8n lli> tlou le 1
VOliS aim rz ça ?
Mai s oui 1
r ~ l ql
'c~
t - r r . fpl C I OU fercz, qu and vous aurez
1('J' 1Il in ,:· !
-- .I e ~I 'rli
un al Of'a l. . . un g ran J a vocal 1
Ell c n e pul s 'cmpl\c !l<l l' ùe rirt'.
- Br,\I 0 1 J ' irai VO li S .lIlCtldre pl aider
- J e vou ' prendrai comme ~ c r é lair
e , plai sa ni \- ,- il.
�72
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Tant mieux 1 Je suis Irès forle, vous savez 1
j'arrive à sténographier cenl tren le mols à la minute ...
Ces chiffres ne disaient rien du lout ft Jean . Cependant, il s'exclama poliment. Puis, il ajouta, en
regardant le cicl :
- Il me !>emble que le ciel se couvre, et que
l'ai r fraîchit. Voulez-vous que je vous aide à rentrer ?
- Si vous voulez ...
Elle se mit péniblement debout, el s 'appuya sur
le bras du jeune homme. Comme ene pesail peu 1
Il pensa à un peLi l oiseau... un peLi t oi seau blessé,
qui s'avançait en boitillant.
- Ne lrouvez-vous pas que j'ai une jolie allure P
di l-eUe en ria nt.
- Gah 1 Dans huil jours, vous courrez comme un
lapin 1
lis rentrèrent cl rencontrèrent l'infirmière qui se
disposail préci~ment
à aller chercher sa jeuue malade.
- Alors, petite Marcelle, dit le je11lle 6tlldiaul, au
moment où ils allaient se séparer, flU re voir 1 J'altends un mol de vous qui me fixerà sur le c hoix
de voIre nouveau domicile ...
-- C'est cela 1 répond il-elle bravemClll.
Elle poussa un soupir que Jea n fi' 'ntcnd i t pas,
el retourna s'éteudre, en pen sant que jusqu'à sa sortie de l'hÔpital, les journées allaient lui paraître IIi en
longues el bien monoloues ...
Si l'étudiant n'avait pas été absorbé pa,' la pen sée
de sa brillante amie des premiers jours, il aurait vile
compri s que lu peLile dactylographe avait trouvé,
dan s leur reconnaissance, autre chose qll'Ull ~ i m pIc
sentiment ri'amitié.
Elle était seul e ... Depui s 10llgtemps déj il, elle Ile
sentait aulou/" d 'clic qu'indifférence ct ennlli .. . De
plus, .Jean élaiL son « pays », celui lIyec l<qf
~ 1 on n
joué en semùle louL petit, qui a les mêmes ouvef)lrs
1111e vou s, les nl\ ' m l ; ~ \' i :;;,g'c,s (Jui pell{,lcllt l:t lII '>mnire
�LA VILL"E AUX ILLUSIO NS
et les mêmes horizon s qui ont bercé votre enfance ...
Insensi blemen t, la joie des premie rs jours, éprouv ée
à bavard er ensemb le de choses commu nes avait creusé
des racilles plus profolld es el plus intimes ... Mais
Marcell e n'était pas solle. Elle avait très bien compris qlle J/>an, lui, ne voyait dans leurs rappol'f s,
... Ne lui avait-il pas
' · atern~lI
qu'une amitié quasi-f
frère P Î.e n'est
grand
son
d'être
rs,
d'aillcu
,
proposé
pas là une déclara tion d'amou r el la jeune fille avait
renferm é au plus profond de son cœur son cher secrel... Cepend ant, il aurait éclaté à des yeux plus
avertis, lorsque l'étudia nt lui avait annonc é son
départ procha in ... Mais il avait autre chose à penser ...
Une impatie nce féhrile s'était emparé e de lui,
mainte nant... Revoir Arlette 1 Il allaiL revoir ArIelle 1 Etait-ce possibl e ?
Au déjeun er, il put à peine toucher li ce qu'on
lui servait ct l'infirm ière le gronda .
- Voyons, est-ce la joie de nous quiller qui vous
coupe l'appét it P fit-elle gaieme nt. Cc n'est pas
ainsi flu 'i 1 faut faire, si vous voulez vous rétahlir
complè tement et devenir forl ct robuste 1
Enfin, les dernièr es forma1ités furent accomp lies et
le jeune homme franchi t ]e seuil de l'établi ssemen t.
Tout d'abord , le va-et-v ieut, le bruit, le hrouha ha,
aux(Jucls il n'était plus llabitué , )'étourd irent. Il
marcha lentem ent ur Je trolloir , le long de la rue
de Sèvres, pensan t à la visite qu'il allait faire.
Il hésita un ilistanL à relltrer chez lui. Oui, ce serait
demand er chez la concierg-e
préféra ble ... Il a vait fai~
comme ncé li se lever.
avait
il
lorsqu'
t,
un comple
Mais elle lui avait envoyé celui qu'il prenait pour
aller travaill er le matin. n ne pouvai t pas sc présenter chez AdeUe avec un col chiffon né, une cra\ate
plus ou moills bien mise et un costum e ùe deux
cenIs francs.
Toul doucem cnt, parce que ses jambe n'élaie nt
pas encore }'ien solides, il gaglla le mélro et fit la
afin de Ltou\cr la
JéoclIs ' d'ull billel tic pl'eJi:~!-,
�74
LA VILLE AUX ILLDSIONS
place p OUl' s 'asseoir. Il descendit ù la slalion SaintPlacide , cl sc dirigea vers son « home ».
Mme Luchoux élail jU81cment en Ifain de bavarder
avec urtO voisine sur le Il'0ll.oi1' lorsqu'elle l'aperçut.
Ello leva Il:5 hras au ciel.
- El a lors il Vons voilà il Vrai, monsieur Cardin,
ça fail. plaisir 1 Mais vous avez ulle pelile mine de
qualrc so us , mon pauvre mOll s ieul' cl vOus nvez beun peu de
so in ùe bon bouillon ponr y r'(~mel
rose 1 En fln , lo ul ça reviendra 1 Le pr,i llcipal, c'est
d'cn êlre sO di, hein il Ça doit '-OIiS se mbler bOll il
Ah 1 l'hôpilal 1 je sais ce (lue c'est: quand j'ai eu
ma maladi e ...
Qua nd M11IC Lu c h oux élai t lan cée , au la n 1 vOllloir
arrêler U/1 bolid e dan s sa course iuter-planél.aire.
Joan sc rés ig lla ;\ subir lc Il ol.
- Pas de lctlre!j pOlIr moi il fit-il enDn, 1000squ'li
put pla ce r 1I1l0 parnl c.
- NO II , li o n, In's iour GHrdin ... Vou s pen scz bien
que j e yom l 'Ol1rni s l'a it s uivre ... Commo cdles que
vous il V();', dtÎ l'cecvo i r il
- Oui, oui, m ol'(· i. ..
JI g rimpa Iri s lom e nl l'cscalicr . No n, dée id(:m enl,
Ari e lle fI 'av ail jamais ellvoyé 1(: plus petit IlIOt pOlIr
:; 'illl'orru(:r de sa Sil lil é . Il allrait pn mOllrir sa li s
qu 'd ie :-"Ü II so il inqui é loc ... Il complait dOll(, ~ i peu
p Oli r elle il
Moi s il ('has~
vilfl GCS pl:nsécs nllrislnnl(:s. Dans
qu
e Jq\l
e , ~ hem·cs. 10Hi serail relairci. 11 {:lail impo
s~ i
hic qu'elle n'ail. pas pris parl il la malchonce lJui le
frappai!.. r·:t pui s , enfin, revoir so n sO l1l'irc é lail dl;.FI
ulle joio qui fa ,isail oublier bien uos mi sères cl bi en
ues ou bU , ...
l~e
('hill1gen rapiucl11 'nl de eOlllumc, ilOilO \1J lC
crava le d01l1 il ovai!. reçu des (' omplimelils d 'elle,
alll rdois, sc don na un dernier COli r de p, ~ ignc
('l , essorl il.
Mme LuchollX, hcurellse menl, {-lail occupée dal1~
<;on ;1 1'1' i<,"',' J.ogr' prml' l'aile nlijlJlrl' une d(!li e i('u6Ll
~ ( IPC
au ... l'!,OI:\: doltl ,'o(lel\\' p{'III;lranlc cmbulll1lai(
�LA. VILLE AUX ILLUSIONS
75
tout l'immeuble. Il put se glisser dehors sans être
aperçu .
.
11 ne fallail pas compter fa 'i re le chemin à pied,
comme lorsqu'il allait la voir, à l'automne ... Sa faible.ss e ne Illi aurait pas permis, et. cl 'ailleurs, la tenlah ve aura i·t pu être daIlgereuse. Il se résigna donc
à reprendre le métro, mais cetle fois, il ne s'arcorda
4U'un billel de seconde classe. Les heures d'affluence
étaien t pasilres ; il trouva facilemen t de la place.
U desccndil à l'Etoile et se dirigea vers l'avenue
Hoche. Son cœur ballai 1 la chamade, lorsqu'il tira
la poignée de sonnelle en cuivre, reluisante comme
Un &oletl ...
Le même grand valet vinl lui ollvrir, et sa figure
s'éclaira en reconnaissant le vibiteuJ'.
- Enlrez, Monsieur, dit-il. Monsieur cl Madame
SOllt sortis, mais Mademoiselle esl à !a mnison ...
C'était tout cc que ~ouhil
.Teall. Pr(.
~ rdanl
le
domestique, il eutra dans le petit salon.
- Je vais prévenir rnademoiBcllc 1
, L'IlOmrne disparu!. Pour Iromper son impat~nce,
1 éfudiant s'oppliqua à complor les flours du lapiS.
Enfin, un pas léger se fit enteudre. la porte s'ouvrit.
Et Arielle, plus fin ... , plua joUe que .iamni , parut,
percJl~
SUT' h's hauts talons de ses mules.
_ Enfin 1 c'esl vous 1 s'écria-l-clle joyeusement,
en lui lendant les mains.
Le jeune homme les lui saisil et lcs sena à le!
briser' (l'Op ému pour pou VOil' pronoucer un mol. Il
Ill! sc;"lJla i t qu'une boule l'étrangla!l dans la gorge.
- ûue je 8uis couLt)nLe de vous revoir 1 fil-eUe, en
8'a~scyl
'devanl lui eL en découvlnnl des petils pieds
CoQllellemeJ1l chaussés. VOyOIl8, comment allez-voue,
ltlain Icnan 1 P
'- J'out à fait mieu~,
merci ...
1 - Talll mieux 1 J'en s1Iis enchantée ... C'esl sane
{Oule si désagréable, l'hôpital.
.- PlulÔI 1 fit-il. amer.
Elle fil houffer négligemment quelques plis de sa
rOhe d'intérieul', puis repril :
�76
LA VILLE AUX ILLUSIONS
J'aurais bien été vous voir .. Mais je savais que
les visites sont interdites aux malades dans votre
genre.
- Plus pendallt la convalescence ...
- Ah 1 oui 1 pendant la convalescence, c'est permis ... Mais j'ai horreur d'entrer dans un hôpital; ça
m'impressionJle, et puis, ça sent toujours si mauvais 1
11 senUt un dCluloureux serrement de cœur en
conslatant une fois de plus la sécheresse de e(!J]e qu'il
aimait. Pourtant, il répClndit, s'effcrçanl de la comprcndre :
- C'esl vrai. Ce n'est guère un endroit pour vous.
- N'est-cl1 pas ~ Enfin, tout es l blen qui finit bien,
puisque vous voici rétabli ...
- Ma première visite a été pour vous, ArIelle,
murmura-t-il.
- Vraiment P Vous êtes tout à fail gen til, vous
savc)'; ~ Voulez-vous resler fi dîller cc soir P
- Non, merci; je ne le peux pas .. Je dois rentrer
avant la nuil. ..
- non, je n'insiste pas. J'aurais des remords si
vous rrprcniez du mal. Nous rel/ousserons cela à la
semaille prochaine 1 D'ailleurs, dimanche en huit,
je pense que papa el maman vou,; prieron t d'assister
à un grand dîner ...
{ln grand dîner ~ Je ne suis guère mondain ...
- Oh ! c'e~1
)1Il repas lout. il faIt spécial 1 D'ailler~,
je veux VOI~
dire la nouvelle aussi : vous serez
l'un des premiers li l'apprendre... N'êles-vou s pas
mon grand ami P
- C'esl vrai, chère ArIelle 1 fil-il, loul ému ne
retenant CJur. les derniers mote.
'
Vous Ile me demfllldez paM qu(.lJe cst celle nouvclk sellsalinnnellc P fil-elle en se forçant Ull peu 11
rire.
J'allcn(ls que vous me ln oisiez ... C'est votre
fêle ~
- Olli, mais pas comme VOliS l'entendez ... Je suis
fin Il cée... J c.oIl1 ...
Ull COllP clr maESlIe Il'aurnÎI pas éhran lé davantage
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
77
le pauvre garçon. Comme en un rêve, il entendit
la jeu ne fi Ile achever :
- Oui, je suis fianc~
... avec le vicomte des Aubrays ... Je serai vicomtesse 1 Mais qu'avez-vous P
L'étudiant étaiL trop faible pour suppu,·ler impunémellt pareille secousse. Sa lêle s'affaissa sur son
épaule, ses yeux se fermèrenf et il perdit connaissancc.
CIlAPlTHE VU
Lorsql1' il reprit ses sens, il vi 1 Arielle, penchée sur
lui, qui lui tapotait dans les mainb, et le regardail
a voc inquiétude.
_ Eh 1 bien 1 vous m'en ayez fail. une peur !
fil-dIe lor~Ju'i
ouvrit les yeux. A-l-on idée de s'é,anonir de la sorle P
_ Vous ::Ivez raison 1 murmura-t-il, honfeux de cet
Îllstulll de faihlesse. Je suis ridiculc.
_ Mai~
non, vous n'Mes pas ridicule. Vous sortez
de maladie, Loul s'expliq1lc ...
Ell e alla ;'1 un pefit meuble J'ébène qui était un
meuhle ;1 liqueurs moderne, rellversa ]e couvercle,
saisit 1111 verre et le remplit.
_ Tellez 1 dil-elle en revenant verd l'étudiant 'et en
lui tendunL. Prène7. ça 1 C'est du rognae. Cela vous
donnera drs forces.
Jeall ball,ufia un remerciement, puis, portant le
verre ;" ses F'vres, le vida d'un Irail.
_ Mer,'i, rrorOlura-l-il. .le vais mieu
- Ait 1 la honol' heure 1
J,'eau-(lr-vie hrfllanfe faisait couler dans les veines
du je1lne homme une traînée de feu. TI se sentil
capa hie cl'affrollfer en fare la ferrible nouvelle, et d'"
�78
LA VIL"LE AUX ILLUSIO NS
penser sa ns que louL se hrouill e devant ses ye-'lx comme Lout lt l'heure ... C'était le premie r momen t de la
surpris e ; maintrm ant, il serait fort. ..
- VO)'ons 1 reprena it justem ent ArIelle en sc pen chant vers lui, pouvez-vous m'écou ter mainle nant ?
E 't-.cc l'annon ce de mes fiançailles qui vous a bOLJleversé ft ce poin t il
Jl seCOl18 la tête, in capa hle Je répolld re,
- J'espèr e que non 1 l'epdt-e lle en rialll. Vous
deviez bien vous atlendr e à cela, d'un jour LI l'autre,
je pense, et mon mariag e u'élaH qu'une questio n
avez une prévende Lemps ... Je sa is bien que vou~
tion injustif iée con tre Dernar d .. n est pourtan t eharmanL ..
Il se leva Lout droit, in capable d'en entend re
ùavanLage.
- Quoi il Vous partez déjà jI s'écri a-l-eIIe. Oh 1
mail; nous n'avon s pas cu le Lemps de causer encore 1
~ , qu'ullc com;er- Je pense, fil-il, les dent s seréc
,'nlion plus longlle enlre nOll s est illulile ?
Elle ceSM dc rire ei hrusqu emellt, ses yeu x ,;e Ju)'rirent.
- VOyOIlS, Jcan, f)1l'e st-ce quc vous avcz il Esl-ce
que, par hasard, vous scr'i(!z j nloux pour de liOn il
Il leva vers elle UIJ regard qui eCll allèndr i Ul1
ligre.
l.
- Je sourfre ... murmu ra-I-il ~im[>lfrne
ma fallle
Esl-ee
1
wuffrez
VOliS
1
- Vous soufIrez
f1 flirt au s(;rieux,
à moi il Pourqu oi prendre un S ~mrl
voyons il Avez-vous pensé qu'Il plÎL jamais ex isler
Iluclqllc chose comme HII cIIgngern,f'n l rnlre nOlis il Ce
serail grolesq ue 1
- C'osl vrni 1 ce seo'ail gr'01ci<f}u\: 1 gronda -I-il.
- rou JO'avcz dil un jour qU(. vOus m'aimi ez.
J'hi :wcucilli ccl aveu en pln.sau lant, car je savais
Ilien qlle ce ne pouvai t êlre lli qu'un 8elltimCIII l'am
quelqu e chose, moi P
consrqu cnce. Vous ai-je pr Oli~
rd (' , ri je voi~
~ou
yo:x
d'ulle
r-IOll 1 répolld il-i l,
moi qui sui s r idicule 1
bien qlle c'~l
�LA VILLE AUX
-
IL
US
IO~S
79
Eh bi en 1 Dt-cli c en lui t0ndant la m ain, br iso ns
ln, et res loll s bons ami s 1 J e dirai à papa el à mam an
d e voue envoyer un p eli 1 ca rlon pour le dÎuer des
fi an çaill es, dirnan che, e l ...
. C'es t inutile 1 coupu-t-il sèc hem ent. Je ne viencl l';; 1 pas 1
-:- Vo us n e vo ulez pas veni" P A voIre ai se 1
1<alles le ma uvais carac tère La n t qu'il vous plaira.
Quand vo us en a urez assez, vo us sortirez de vo Ire
trou.
Il ne l'rpo ndit r ie n, s' inclin a deva nl la jeun e fi lle
~ I so rlit de l'h ôlel ùe l 'avenue Hoche, en se jurant
de ne plus jamais y renlrer.
Il gagn a l 'ave nue des Ch amps-E1 ysées comm e un
,o m na mblll e, sc de ma nd allt si toule celle enlrevue
n'étail pus un mauva is rêve ... Co mm e elle avail é té
dllJ'e cl égoïste 1 C'é lail Ilien Ulle enfant gâlée , n e
so ngea nt qu 'à cli c, ram enanl Lout fi elle, ne s 'occupa nl qu e cIe SO li plai sir, de so n I,i en-ê tre c t se préocc upalll peu des so uffrances qu'elle pouvait sem er sur sa
l'ou le ... ArI (~ lI e Ii [l l C~e
1 f\Yec le vicomle des Aubl'a:-s 1 Son ill slin r t Jl e l'a vait dtln C pas trompé: il
a vail fl a il'r e n lui le rival. ..
- E ll e ne sc rc ud m êmc pa s com p te qu 'il l 'épouse
/Jo llr sEt dOl, sa ns dou le 1 C'es t uu lype q1li a l 'ail'
f:'lIw h(, jusqu c t1aJl s ses donlJlul'es, pensa- I.-il c l il voit
1;\ l ' oca~i
l d e vendre ri c hem cllt SO li til'~
...
JI arri va citez Illi sans trop savoir commen l, el,
pe5amlllen l, se la issa lomber S III" so n lil. .. . Le pauvre
ga /" ~'o l
OltlT ra il a lrnceme nt. C'élait la premi ère fois
qu ' Il ai rna it , et, in gé nûrncnt, il avait ùonn é tout
SU II CO' III' , s' imag in fln t qu 'il r lait r ayé de rclom ...
IH'l'lIa nt r01l 1' de l' al11 oll l' la plu s évidente des coque tteri!' ...
- ElJ c &llva il poIll' ln n 1 q ue je J'aim ais ! Ene !l'a
p n~
Cil pi ti é ùe rn oi 1 sO ll geait-il en fOul ant sur l 'oreilt0 lc doul ourp. use .
IcI' ~a
~O l dwg l'.in J'rlo urfai l. Il l'l il l til le cri se de ÙéRCSpoil' cffraya nl e. [Jo in s tant, il so ngea a u ~\l i c id e.
Pui , le bon seu s reprit le dessus, cl aus i le goût
�80
LA. VILLE AUX ILLUSIONS
de la vie ... Le suicide était une lâcheté.. . Elle n'en
valait pas la peine 1
Et pourtant, quelle souffrance était la sienne 1 n
comprenait bien qu'il l'aimait toujours ... Et l'idée
que dans quelque temps, elle allait être la femme
légitime de ce vicomte des Auhrays, de l 'homme qu'il
abholTail de toutes ses forces, le remplissait à
la fois de rage et de dOllleur. E!le eonnaissair bien le
sentiment ardent, pass ionné, s incère, qu'i 1 nOUI'f1Ssail pour elle ... Et elle avait osé j'inviter à son
repas de fiançailles 1 Pourquoi pas à son mariage,
aussi ?
Dire que lui, le crédule 1 Il avait cru à une tendresse partagée... 11 avait fait défI les plus beaux
rêves d'a venir... 11 voulai t s'é lever. devenir riche,
célèbrll, pour elle ... n se lltait qlle si elle avait é té
ce qu'il avait cru, il aurait cu des {oree de Titan ...
JI aUl'ait vaincu la des linée ... 11 se se rait créé IuimA·mc, pour l'amour d'elle, comme flull'cfois les
I\lIeicns chevaliers ornhatlaient ct triomphaient de
mille ohstaeles pour conq uérir Il'ur dame 1
Maintenant, <Tu'allait-il faire? 11 était hi e n inutile
qu'il travaille 1 Retan.lé par la mnlndic, tralti par la
femme en qui il avait placé tOut SOIl fJspoir ct toule
sa eOllfiance, il n'était plUd qu'une épave ... Non, non,
jamais il ne continuerait ses éllldes 1 JI senlaiL en
lui que!cIue chose de bri sé, qui pal pilait cl agonisait ...
C'élait sa foi, son espérance ... la premi«'l'e illu sion
de sa jcun esse 1
JI sa ula de SO li lit, sn is it !es livres d'6Llldes, les
c~iJ bicJ'
, . qlll s'é la gca icnt SUl' une planc:he, les déc hira,
lell piétina ... Pui s, ouvrant la porl e dll polir poi:lc
que Mme Luc!lOux lui avail aliumé, il les fil Im'der ...
Quand l'hocau
~ te fllt ler miné , il ,ssuyn son fl'Oilt
en ~ uelr
... Le so r't en élail jeté l,lamai s il ne sera il
avocat; jamais il ne 'c l'ait un grnnd hommc .....fI.
quoi bon 1 c rc. lerail-il pu:. un 'lerJ1,,1 ('ICI":,(I ?
Qu'il tf'Ouve quclque !tose pOUl' gag nel' sa cra Me,
("(- Ini' hiron qlrf
i ~R nt
1
Alo/'s, il .-1' j pla .' 111' '( Hl Iii, ('l, bri ~é /HlI 1<1 f .lfi rjue,
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
81
l'émotion, la souffrance, les larmes, il s'enèl.>rmit
profondément.
Quand il s'éveilla, une aube pâle traversait les
vitres, ct il entondail lc clapotemen t de la pluie sur
lcs toits. JI fri ssonna. Comme ceLLe chamhre était
froide 1 Le poële s'était éteint, après avoir dévoré ce
qui constituait jadis S(~
projets d'avenir ... sa future
situation ...
U referma les yeux, lentement. Il aurait voulu s'cudormir pour ne plus jamais s'éveiller. .. Mais son éducation lui défendait d'accom plir le ge te suprême ...
LèS heures s'écoulèrent, silencieuses . Dans le cerveau las du jeune homme passaient de douloureuses
pensées ... Arlette ... ArIeLLe... fOUjO!.lfS Arlelle 1
Il sc leva, landis que huil heures sonlla ient à l 'église Saint-Sulpice.
- Je doi s l'ouhlier, pen sa-to i!. Elle ne m'est plus
rien. Elle m'a montré so n ûrne véri~aule
qui est sèche,
orgueilleu se , égoïste ... Un travail ab~ol
hant, régulier,
me eera sa lutaire ... D'ailleurs, dè ' rnninlellant, ne
dois-je pas chercher à gagner ma vie ?
l! s'habilla, desce ndit ct alla prendre un déjeuner
chaud au café le plus proche. Il n'avait pas dîné, la
veille et so n estomac commençai t à le tirailler cruellement.
Ce fut le début rIe longues ct fatigante s reoherehes ... Le jeune homme ue s'était pas bien encore
imaginé ce que pouvait être la vic Je celui qui cherche un emploi pour gagner ~on
pllin ...
Tout naturellement, il songea à entrer dans un
bureau quelconque. Comme Je fonl tou s les provin?iaux qui n'ont guère de relations, dans l~ eapi.lale,
Il dévora les petites annonces. Elles IUl offrarent
plu s d 'ulIe désillusion ...
Chaque fois qu'il arrivait, il trouvait une cinquan taille de concurrents de lou Sgrs venus dans la même
illlcillioll qlle luÎ. .. Il y avait des j eunes gens; il Y
avait quelcjucfoi s des vieux, le visage triste, le ùos
COurbé ... toule l'immellse armée ùes salls-trtn'a il qui
~ , lalon.tég par le p':dli~
\'olll, 1I01l\eaux Jlir~-Ea
li
�82
LA VILLE AUX ILLUSIONS
de la misère, quêter lIne occupation quelconque qui
leur permcttra de manger, de s'abriter... de vivre ,
enfin 1
J ea n connaissait ma\ntenaut la façon dont se passa it
la chose ... Les premières {ois, il hésitait à parler,
rougissait de hOf!te à l'idée de quémander, de s'offr.ir.
n ne comprellait pas cncore combien es t naturelle
la rech erche du travail ... l'bis l 'expé rience devait
venir vile ...
Maintellant, il entrait, s 'asseyait à l'exLrém ilé de la
longue fil e morne, et allendait paliemmcnt. .. Puis,
lorsque pl usieurs concurren ts avaien L éLé exa mi nés,
o n {Juvrait une porLe cL on annon ,'a it :
- Messieurs .. . vous pouve? Y0118 retirer . .. la lliace
es.t prise ...
Alors, o n parlait, le dos un peu plus rond, le
visage \III pe u plus las, courir vers de n ou veaux
espoirs ...
.fea n avait vu t.our fi lour s'éva nouir de la sor le tous
les SlerI S... Au hout d 'llne ~enJ3
i ne de d ém a rches inu til es cl é puj ~ flnes,
d ans 10 1l S les quarti er s de la capi tille, il elll IInc crisc ùc découra gemen l ct renonça il
être employé.
- N' irnporte quoi 1 so ngca- t-il .Te prendrai n'importe <] llo i 1
JI avai L déjà éc rit à ses p aren ts qu'il était inutile
rru'ils co ,tllnuassenL à lui envoyer SR pension. Le
médecin lui avait soi-di sa nt int crdit de pou lsui vJ't!
el il RYIl.it tro uv é une si tu ation Oll il gagllRi t
ses .s l de~
hiell sa vic ...
Il ne vO lll ni t pas, pour l'hm au m o nd e, qu e Res
vieux contin uen t à se priver pour lui, puisqu e, désor'
mois, il nV1i t dit adicu à la Fnclllir de Dreil. D'urt
a lli re cÔt{~,
so n org lleil !'oc révo lta it ù l ' id ée de rcvenir
prl~s
d 'e ll x. JI ima g in ai l d éjà les gorges c haudes
qu'on en fera it dans Je v ill age 1 « C'é tait pas la peine
<.le partiT' Ù Paris pour lm revenir Gros-Jean c01l1JTlC
devanL 1 1)
Il "('prit scs courses 1, al'8s
s antc~.
Heureu semellt.
n 'aya nt )l11l:' le so uci de sa toil e tt e , il sc contentai l
�1
LA VILLE AUX ILLUSIONS
83
des vèlements modestes qui convensient à sa condi.
tion et pouvait mieux se nourrir. Petit à petit, ji
reprenait des forces et se sentait aussi solide qu'avant
sn maladie.
Ennn, il finit par découvrir un emploi. Oh 1 bien
modes te, en vérité 1
Il avait entendu dire, par le patron du restaurant où il prenait ses repas, qu'un e grosse maison
de librairie du qvartier recherchai: un garçoll I:.
'reur. II "y présenta.
Son air ouvert et franc, so n aspect robuste sédu i i.
l'en t le patron, II fut agréé, aux appoi n lerncn ts men.
&ucl, de ci flq cen ts fr:mcs,
,II commença aus~lôt
son Ilo~veau
métier, qui ne
lUI parut pas trop desagréable d abord. Ses fouctions
consistaien t il mon leI' à cÔté dt: chauffc.ur ct il transportcr les ballol:, de li vres ct de pupeterie au adresses
don l il a vai L la li sle.
J\lais ces continuelles ranrlollnées :\ lravers If' brouhaha de Pnris lui cassa ient la lête ... D" matin au
soir, il fallail morrher, I,ar la ptuie, le froid ou Je
S'd, quand le veit! YO li S cu upait Id figure cl \OU '
gelait les doigts ...
on hauilud camnr:lrlc, tc chouffcur, etait un
bl'uve gnrç-on, mnlhcurt~e
, il professai l pOlir
I, ~ apÙiLif!S, lin penchant aussi vif qu'e:mgér6. Hien
souvcnt Jean lrembln cn le voyant remonler sur lion
sirgc, a'près lIne hal,le dan s ql'o'''qIH', bi':,tro. lIc\~'e
semelll, Muchet étaIt bon \·~aUf!
C U1.'
el CO n?U1Sall
ill sli nclivcmcJlt sinon plus d une (OIS ]0 cam ion ùe
Ij\Toi sol} sl!rait' entré en collision uvec Ull obst/lcle
'Iul'Ironquc
,.
fl
J'Ollr ' , il avnit tenlé d lfIultlcs e orte
.
1.c: prenller
POur enlraîner SOli compagnon.
_ VirilS doncI ça tc rérhauffera ?L ça lu~ra
le ver 1
_ Il av" il . ('Cepté li quelques rcpl'lscs. PUIS, comme
Il n pOil ail lailll\Cr payer conlt.~e
Muehel,
et qu'il fallait bi e n 1'(' Hire lrt poltle'isc, Il lillma slu·
fli1l n au hOlll du compl , dt' gaspillc, ' OJl a!,A"l'nl po~r
·'abîmel' l'('slolll'le. El comme il l':l\ail fal! "llll'dOl
�84
LA VILLE AUX ILLUSIONS
avec ses camarades du quartier latin, il ,trouva ùes,
prétex tes p OUl' supprimer les apéritifs, les digestifs,
les pousse-café et les l'in celles 'lue le chauffeur prodiguai l.
- T'es pas un homme 1 avait conclu Muche! avec
un gros l'ire. Un homme, ça Loit ~ec
et ça Il 'a pas
peur d'un vermouth-cassis. T'es une demoiselle,
quoi J D'ai lJeurs, y a qu'à J'Cgarder tes mains 1
Le travail illLeJleclue l avait Llau chi les mains du
jeune homme et celle finesse , bien qu'elle n'enlevât
ri en il sa rohu stesse, exci tait les sarcasmes de son
camarade.
- Allons, fillette 1 ùi sa it-ll narquoisement. Déchargeons vivemenl c'le caisse de papelards, et en
roule 1
Mais, un beau m alin, .Jea n, qui s 'élail réveillé
d 'assez mauvai se humeur, pril mal la moquerie. Il
l'épi iqua vertemenl :
- Tu sais, Muchcl, cesse celle hi stoire, autrement
ça finira mal, j e I.'ell avertis !
Le!> (Jeux ho mmes se !J'OU vaien l dan s le sou s-sol
de ln librai rie, occupés à mon le I' des caisscs de marchandises qu'ils devaient charger ensuite dans le
camion.
Muche~
reg:.lllda son compag non cl éclata de rire.
- De qlloi P de quoi P Quèque l'as dil P Répète-le
un peu, pour voir P
J ean fronça les sourcil s cl ri posta :
- Je dis que lu feras bie n de c hanger de manière,
ou au[remen t, il Y aura de ln l'usse 1
L'aul re étail, à j eun, un homme calme. Mais quand
il avait deux 0 11 lro is Vel'I'CH UAn/) Jc n ez, comme
c'élllil déjà le cas, ses se ntil1J ellts devenaient belliqueux.
Il se ea m pa devan l l'allci en étudian t et lui mit
sous k l1ez un poing énorme.
- Dis donc, dem oisell e manquée, lu vas clore toJl
bec, ou autl'ement, je me charge de te le fermer,
moi 1 T'as compris P Je l 'appellerai comme je voUdrni ... e h 1 gOJlzes e !
�LA VILLE AUX I L LUSIONS
85
11 n'acheva pas. D ' un di l'ccl foudl"Oya n t, J eall
venait de l 'a lleindre à la p ointe du m enlo n . Mu chet
s 'écr oul a à ] a r en verse , au mili eu des pa pier s d 'emballage.
- FlOte 1 j e l'a i mis kno
c ~-out
1 son gea-t-il, ennuyé. (:a, ,d o rs, c'es l sa faute , aussi, à cet idiot 1
.En a llenct ant, le voil à d an s les p omm es .. . Et il es t
l'he ure ùe p artir 1
11 s 'atie nollill a près de lui t't s 'in génia à le faire
revcnir . ~ai
s c 'é ta it à croire qu e Muchet y m ellait de
la mauvai se volonté : il res tait. obslin ém ent immobile.
P o ur. co mble de mal chance, voi ci que SOlodain Jlan
entelldl l un pas dan s l 'esca!ie r cl le c hef de la
manulen li o n pa rut.
- Eh bi en 1 fit-il, étonné. Qu'cst-cc que vous fabriquez, tous les deux il
11 aper çut sOllu ain Muchet étendu. Il j eta une
excl am a ti on de s tupe ur.
- Qu 'y a-l-i/ il
- Monsieur, expliqua J ean, très embarra sé, il es t
tombé ...
- JI es t tombé il C;o mol enl y [1 est tombé il
- Oui, MOll sieur.
- Enfin, expliquez-vous, Gardill 1 On /le tombe
pas a ill si, sans ..:au se 1 Qu e si!5nifi e ce lle hi slo ire 1
Jus te à cc mom ent, Much et Oll v/"JL UII œ il cl sa n s
voir le c hef qui sc tena it dClTi ère lUi, s'assi t péniblem ent sllr so n séant ct g romm ela :
_ Bell, vrai 1 Tl es t rien lourd, lon poin g , loi 1
J 'Cri a i vu tren lc-six c hnnd ell cs 1
- Vo us vo us ê tes battu s il int errogea le premier
manu te nti onn aire, d 'une voix sèch e.
En e llt end ant ('cs m o ts, Much e t iC /l'O LIva compl ètepi fJs, Lout pen aud.
m enl reflsu sc ilé. Il bo ndil sur ~es
- Eh bie n 1 rép ond ez !
Le c hau ffe ur j e ta lin regar d ve rs J ean .
- Hw 1. .. c'es /-ù- dire ... comm en ça- L-il.
~1ai
s 1,. j Cl1I1 C h om m e fit un p as (' II ava nt d ' un air
déci d é.
�86
J,A VILLE AUX ILLU RIONS
M0l18ieur , j'ai donné un coup de poing à Muchet ; c'est ce qui l'a étourdi.
- Un coup de poin g P Pour qutlle raison P
J ean hési ta légèremen t :
Le chef de la manuten lion haussa les épaules .
- Vous mériteriez qu'on vous Dche à la porl e tou s
le:> de ux . Nous n e vonlon s pas d 'l ~ toi re
comme ça
,
d a ns la maison , h eill P C'es t compris P D'ail1eur~
ça va c hanger. l\Tll c bet, désorrr..a is , c'es t le pelit Favrea u qui vous accompag nera. JI es t fort et cos taud
p ou r ses quinze an s. Quant il Gadin, il livrera avec
la voiture il bras. Comm e ça . VOli S n e vous di spu lerez pa ~ . Allez 1 ouste 1 Embarqu!'z-moi ce lle d ern ièr e ca isse, pui s vous charge rez sllr la p etit e voilure
les deu x pafJue ts de p apier des tinés à M. Loumeau ,
18 bi s, r ue de Li t·ge .. . Gardin ira les livrer. ..
!l tourna les talon s. Pe naud s, les deux b e li A"é rant
~
'l!prirc llt leur ouvra ge san s un mot , E!Jfin, Mu ch e!
murmu ra :
- Tu sais, mon vie u", je re@relle de l'avoir appel é
fille tl e .
J ea n sourit et lni teJidit on e main rordial c :
- :\Jo i, .le regl'eUe mOIl 00 Up d t pnin g .. .
- Bah 1 n 'en parl o n s plus .. . Seul em ent, ça m'e n nuie qu 'à cau e de re ftr b f~ tl : :1 h isto ire, lu so is obli g?
de t'oHin cr les ball o ts ~ traver s lu capit a le .
11 hil l ~SIJ
1(;8 rpnul cs , in so ù c i ~l1Se
m c n 1.
- Bah 1 l'cn fai s pns ... Or. se d ébrouill rl'a bien ,
va 1
II fallut bi en se tlrbrouiller, Yb,is le pauvre g arçon
co rnrril vite qu ' jJ n'avait pa s ? ag né a u c h onge ...
P ar la pluie, par le fr o id leJ'l' ili le de c c~ hi ve r qui se
prolon gea i L jusq lie dan s les pd .: rni e r ~ j ours d u p r in lrmps, il devait allr r , poussant dc vllnl lui une pe lil c
c ltnne Lle à bra s lo urd 'm ent c ha r gé(; .. . Cerles, le méli er élail dur 1 ~l a i s il avait Lln avanlage : r,'est qne ,
\(' soir, quand il renlraiL cian R sa ehambrell o, ?l moi lié
nlorl dl' Jn li g ue , il ne so n gcnit plus qu'fi dormir r omHW I1 IlC b ruI r, e t le souvcnir d 'A rI e ll e q ' e~lo
rnpait
un peu clan s SOli cœur .. .
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
87
Il fallut un basard pour raVIvcr la Hamme douloureuse et lui l'appeler avi.!C plus de vivacité que jamais
celle qu'il n'avait pu encore .rémsir à oublier_ ..
jour-là - il Y avait env irçHl troi s semaines qu'il
et.alt emploJ'é à la Librairie Bruneau - il devait aller
faire u:l e. livraison dans Je sep tir.me arrondissemcnt,
et préc isement dan s la me Be:.lujon, qui coul le l'avenue Hoc he ...
Il allendai t le moment pro~e
pour traverser avec
s~ n
cha rgeme nt, lorsqu'un e auto qu'il connaissait
bl cn, passa ù Je frôler. Dans un écla ir, il eut le temps
de di st in g uer un e silh ouell e mcnlIC, brune el ri euse,
qui tena it le volant, tar:dis aue nrès d'elle, daJ1S la
torpédo, sc prélassa it le vicomle --les Aubrays ...
Ce l'ul comme un co up de poig llal'd en pl ein cœur.
Il ne les avail pas encore vus ensemble .. Il sentit
unt! vag ue de rage le s ubm erge1 tandi s qu'un nouvau
désespoir s'c mpa rait de lui. Dire Qu ' il aurait pu être
à ]a pl ace de cc l homme ! El. 3'il se tl'ouvait, lui,
en lre les brancards ùe cello rharretle, n'était-ce pas
sa faute. ;1 clle ~ Elle s'en souciait peu J
Il ri ra na tout se ul ct traversa. II se se ntait tout
prêt Il la hai IIC .. .
En l'cvenan l, le ha sard vou lnl encore qu'il passât
ùevullt la mairie. ~ lû par Ull obsellt' presf>elliim ent, il
s'a lTê lrl ct parrollT'ut les alnO!C~
de mariage ...
Bile Mait 1:\ J Il ne s 'étuil. pa ~ trompé! « Morie-Ma.deleine-A d elle Fousseret ... cl le vicUlTI le Chal les-Anlo in e-Bern ard cles AubJ'ays .. . Il di ~ a il , l 'a ffi che.
Tandis qu' il res tAil ugé, ne pouvant détacher ses
ve ll :( de ce~
noms acco uplés un call1'OTlui el' s'approcha
li 'un pliS Il'aî ll un t.
_ Die don c, camaraùe... JcmuIHla-l-il. As- lu du
feu P
.lnnn ne fll lllfli! paR. Mais :! avail ùan s ~ a poche,
à tou,t hasard, une boîte d'allumetles . [\ s empressa
d 'c u offrir nll v i<; ux qui allum fi sa pIpe.
_ Tu rcluf]u es ça ? ni -i l Cil montralll J I'~ u:llIs. Çu
va t- ll'c Ull choue ll e maringe, f]u'on Jit 1 Du gra tin,
quoi 1
, qe
�88
LA. VILLE AUX ILLUSIONS
- Oui ... répondit le jeune homme, en essayant
cl 'éclaircir sa voix. Et quand cst-ce P
- Tu sais pas P T'es donc pas du quartier ?
- Non 1
- C'est pour après-demain .. Tu comprends que
je suis renseigné, parce que ma l'œur, elle est concierge rue de la llienfaisance, comme qui dirait à
côté, quoi 1
- Je comprends ... fil-il, en reprenant sa charrette.
Là·dessus, mon vieux, au revoir : j'ai cncore une
commande fi. livrer rue de Naples ...
Il repril. son trajet, les pIeds lourds cl la tête
cn doJorie. Allons 1 l' inévi Il\ble :1l1aÎl s'accomplir. ..
Il fallait s'y résigner ...
En rentrant chez lui, le soir, il trouva un mot de
Marcelle, qui lui disait :
« Je suis sortie de l'hÔpitA.l depuis six jour;!, et
j'ai loué une petite chambre rue Oliv r-Noyer ... ,
numéro six ... J'espère bien que vous n'ave? pas oublié
votre petite (( payse » cl que vous lui ferez l 'amitié
de venir la voir un de ces Jours ... Il
Mais celle lellre le laissa complètement indiffé·
rell t. Il a vni l bien autre cho'3e ~ penser 'lu 'ù allcr
voir Marcelle, vraiment 1
J US([U 'au surlendemain, il ne songea qu'à une
chose : chercher un moyen pour s'échapper... Il
s'était mis dans la tète d'assister à la bénédiction du
manage ...
n n'osa pas demander conge de lu matinée à son
chef de manlllellli0Jl. Mais on aurait pu croire que
Je hasard je protégeait, car dès SOli arrivée, cc jour-là,
il fut appelé :
- Cardin, lui dit le rhef, il faut aller Ct! matin
boulevard Malc hCI bc ~ , chez TIronlineau et Cie, où
VOli S avez livré avanl-hier ... La commande ne lui
plaît pa s ct il veut un échang
~ ... Voici donc cc qu'il
faudra lui apporter ;\ la place ... Vou s rcprendrez la
l1 ( ~ ·.
Aliez vile.
caisse ,'·fl1
Le jeune homme s'empressa Il alla d'aoord che!
le dieul , dllt ~l1.i
r ll tt C J ng liC ( OIIVcl', atil lll a . . ~
:',r,1.
�LA VILLE Â.UX ILLUSIO NS
89
et enfin, se retrouployé qui était chargé de l'af:"~e,
va. aux environ s de la mairie, où des curieux stationnaient déjà.
-:- Qu:est-cp.. qu'il y a donc. ~ demand a-t-il à un
pettt lélegra phlsl.e qui pOl·tait sans doute des dépêches peu pressée s .
. - C'est une gonzess e de la haute qu'épou se un
répond it le gamin. Paraît que c'est .un mav~comle,
ce qu'il y a de chic ... Si tu veux les voir,
tout
~Jage
ds vont arriver ...
- Où le mariag e est-il bém ~ questio nna-t-il , les
tempes bourdonna.nf.es.
le gamin le regarda avec étonnem ent.
- Tu lis donc pas les journa ux ~ Tiens, regarde ça 1 Ça te donner a aussi le tuyau que tu cherches.
Il lui tendit Ull journa l du mati/l. En premiè re
page, le portrai t des fiancés i)urmon lai t un entrefil et
où l'on annonç ait le mariag e de Mlle Fousser et,
vicomt e des
« fille du financi er bien connu » et du
AuLray s. La bénédic tion nuptial e devait être donnée
aux jeunes époux dans l'église Saint-A ugustin .
C'était tout près. Jean chercha à se débarra sser de
elle la
SOli encomb rante charret te. Il remont a avec
u,
Moncea
de
rue
la
dam
el
al-Foy,
Maréch
ru e du
trouva ce qu'il cherch ait: un gamm qui flânait, les
mains dans les pùches ct le ne:/' au vent. II l'arrêt a:
quaran te sous P
- Dis-don c, pelit, veux-tu ~ · agner
Les yeux du gosse s'allum èrent.
dites ~ Dien sùr
- Quaran te sous, que vou~
.
Qu'est-ce qu'il faut faire ~
- Pas grand'c hose 1 Garde.J ma vOl.ture p endant
ulle demi -heure pendan t que Je valS falfe une commi ssion ...
- Enlend u, mon prince 1 IHaü" ajouta -t-il, m é..
nant, payez d'avanc e 1
- Tu as un Hchu toupet 1 Tiens, voilà vin gf sous
tu Cil auras aulanl quand j e reviend rai.
- Ça colle 1
Il lui tendit une pit\ r n r l s él0igna à gra nds pas.
�90
LA. VILLE A.UX ILLUSIO NS
L'église Saint-A ugustin était tendue de draperi es
claires ; un dème de toile rayée prolong eait l'entrée
et recouv rait le parvis ; une foule de curieux attendait, groupé e sur les trottoir s el sur :a place.
Jean, liLéré de son charge.,nent, se glissa jusqu'à
l'église , et y pénétra discrète mi'I!t Déjà, une élégant e
et bavard ait à mi-voix . li l'esassistan ce la remplis~at
ta dans les dernier s rangs, ne voulan t pas se faire
remarq uer, mais eut soin de se piacer tout près du
passage , afin Je bien la voir une de l'II ièl'e foi s.
Au COlld de la voûte décoré>:. les cierges rndtaie nl
des sc intill ements d'é.toiles ; une vague odeur d' ~!1 cens flollait et les assistan ts d·.:; celui qui devait célébrer la messe s'agitai ent déj:t au fond du chœlll,
acheva nt les dernier s prépara tifs
Soudai n, un <li se l'c t môuve ment de cmiosil é aCC9mpagné par nn sourd brouha ha se 1lI eutelld re. Un cb lichotlcm ent courut :
- Les voilà 1
J ea n !enùit 10 cou. Comme en un rêve, il vit la
jeune fille se mblabl e ù un blanc fantôm e surgir au
tandi s quc Hl-haut, les orgues
bIaS de son p(~re,
allaqua icnt la Mlll' che Nuplia lr de IVlcndcl ssohn, déchaina nt Ul! ouraga n harrnon teux
Le cortège défila à son I.om. l e Tout-P ar is était
repl'ésc lll,é li\. La messe commc ·nça.
11 se mbla ail jeune homme que le prêtre parlait
dans un monde lointail l, inacc('s sih:e, auqu 1 so n esprit seul élait, présen t... Une fois encorc, il croya it
être l'objet d un ca uchema r. ..
Enfin, la cérr.mo nie prit fin ... Il pencha la têle :
des Aubray s, s'avanil vit Arlette, devenu e vicomte~s
cer au bras de so n n ouvel épolJ)( ... Hallilei llé, il la
; le reregal'da s'u pproc.llCl' ... Le vit-die ~ Peul-~r
connut ·ello P Il ne le sul jarollis. Quoi qu'il en so il,
elle pas:sa, fière, distaute , sa ll 5 un rega ld même dislrait vers ce lui (lui élait lombé pour elle si bns dans
l'écll elle soda le ... Le fulur gra nù avo(;üt, cclIIi rlont
modest e
On devai t parler ou jour', Il' étll il p lu s qU'llll
e
anonym
foule
la
de
gan,'on livreur , perdu au milieu
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
91
deR travailleurs manuels qui ~e presse dans les rues
de Paris ...
[~ ferma l~ s yeux, craignant que quelqu'un p ui sse
y lire sa peme atroce ... Une !arme, lenle, chaude,
b,rîllanle, traça. un. si lloll SUl' sa joue amai grie .. . Il
1 e.ssuya avec v IvacIté : pour flt:n au monde, il n'au raIt. voulu que l'un de ceux I}lli l'entouraien t puisse
devmer son secre t..
Mais riersonne ne fai sait altl:otion ft lui. La foule
s'écoulait len tement, di sc utan t avec animali.on le
sp ectac le aUl}uel elle venait d'assister. Le toilette de la
mari ée, les robes des invitées, l'ordonnance du cortège, les person 'Jali tés remarqué !~, aliaien t servir d'aliment, aux ('oversa
l ion~
penda,l l pt.lsieurs jours.
Le soleil du dehors fit papilloter ,9CS yeux. Le printem ps drc idait de faire unc tirr.idc apparition et des
paillet,les d'or havillaienl l e~
tlaq 11es des ruissea ux,
verllis3aienl, le tronc tles marronni '1'8 ...
Tra~nt
des pieds, il remordu la ru~
du gé néra~
Foy, afll1 de retrouvcr son jeanc gardlCll et sa VOl turc. Ji vif e n effe! J'un prè', d e J'aul.re, mais le
gamin nvait déjà engagé unc par lie de billes av ec
un camarade, afin de charm er les longueurs de
l' a tlente .
_ ,, ')(\ voire bagnole, m's'<:;ur 1 cria-t-il , lorsqu'il
J'aperçu!. Perso nnc Y a louché. je vous cn répo nds 1
_ Ça va t 'l'Il cs un )Jon pelit g ars .. Tiens, voilà
te~
autres ving t sous ...
__ Chic 1 merci Lien, m ' ~i > !ur
1 Ça me permettra
d'avoir autant de billes que II:! eO~:l
JI Nénessc ...
Et les deux gavroches de S ' 0 i î. vole~,
l'un pour trou·
ver l'emploi judicieux de son carH
la~,
J'an trc parce
qu'il e:pérail bien en .a ttrapper"des .rIlf)~S
....
Jean reprit le c hemin de la tl Lr81flC , 1 eS!Jrll perdu
dan s Illl Lumulte de pensées, SI absorbé même qu'il
failli 1 :\ pl usiCllrs repriscs se (aire accrocher par un
véhic\1 le. Ce fut la violeulc 81.os lrvphc d'un chauffeu r d e Laxi fJ1li le lira de sa J01.lloureuse torpeur, el
le ramen a au Sl'Il lim en 1 des réil ll té~.
_ [len 1 di s- Jon c? C'esl-)' 'lu 'i l le fall l des luoelles
�92
à tOIl ùge, fichu empoté, callasson à deux pattes,
s'pèce de bourricol à la manque ~
Sous celle avalanche, Jean lres
~ ailt,
et comprit
que s 'il ne voulait pas courir une mort certaine, il
fallait prêter un peu plus d'attention à la circulation.
Mai s il senlait Lien quc c'élait un automate qui
agi ssait à sa place ... Un automate qui aurait égaré son
cœur ..
CHAPITHE V1lJ
Quclques jours s'écoulhent pour JC:JfI dan s Ilne
morne in sensi hil i lé. LI avai t !il c00science cl 'accomplir cOITeelclllCnl son travail. Ma s l'cspril n'y était
plm ...
Cc soir-là, il venail d'achcvcr '1:1 lourdc journée,
et sorlait de la librairie. Il mnrchail, plongé duns scs
pcn sées qu i n 'étaion l pas loulel:! couleur dc rosc ... .
Soudain, il scntil unc main fiC poscr sur SOli épaule.
Il se re tourna ct je!a une cxclllmaLion de joie et de
surprise :
- Oh 1. .. Monsieur l'abbé 1
(;'('Iail en effet l'abhé Muri !lct, tou.ir~
au ssi souriant, l 'œil vif cl malicieux et le leÎnt fleuri.
- Alors, mon pclit Jeall, commclIl ça va P
- Pour unc surpr'ise, voili, une s lr]Ji~c
1 Vous
êlcs fi Paris pour longlcrnps ~
- Non, ma foi 1 Je repars ckmaln malin cl je suis
bien cOlllenl ... EL loi, que dc\ien-Hu ~
Il J'in s pecta di~crèt
e ment,
d 'un rapide coup d'œil,
ct l'C ('oup d'œil dut lui en I:Ippt'c lldre long, car il
poursui vil ga icmen t :
- Ecoutc ... On IIC peul pa 'l cawser ici ... Qucl tintamarre 1 J'Cil ai les oreilles ta sf:es, el nous aUra-
�LA VILLE AUX ILLU SION S
on de voix . Viens
perions tous les deux une extincti
dîne r avec moi.
à moi de ...
- Mais, mon sieu r l'ab bé, c 'est
suis difficile ...
Je
ittl.
t'inv
Je
1
ta
1
ta
- Ta 1
rsuivit-il en
pou
s,
plat
s
bon
sais , <Jue j :aim e les
~u
et tu m'e n
coin
t
peti
Jal délHché un excelIen!
r~ant.
nou i bae,
tabl
à
s
foi
une
s,
Pui
dua s des nouvelles.
soi r'
ce
se,
pen
je
d,
en
varderon s ... Per son ne ne t'atl
.
tête
la
ua
Jean seco
- Non , personne ...
ça bien gai, m~
- Tu JI 'a8 pas l 'air de trouver tude est une trJ...
soli
la
pauvre gam in 1 C'es t vrai,
neu r, je Viii. me
chose ... Mais, viens : en ton hon
payer un taxi 1
donna une adrel!e.
Il fit sign e à un chauffeur et lui qcr les coussinl, il
t
men
able
Puis, se cala nt con fort
repr it :
re (e trouver dan .
- J 'avoue que je ne pen sai:; gui·(oi ce mat in pou r
ee qua rtie r.. . Je suis passé chez
ta concierge n'a pu
te voir ... Tu étais déjh part i el
...
su me dire où tu travaiIJllis
r l'ab bé, fit-H, ra- Je vous expliquerai, mon sieumam an P
et
a
pap
t
von
t
pide men t. Com men
.. Mal s ils com men ·
- I1G von t hien, mon garç onent.
.. Tu penses, une
emm
évid
x,
vieu
cen t à se (aire
père dem and erai l
ton
de
e
cell
me
grOS IlC pro prié té com
l peut. .. Mait
qu'i
cc
des bras jeun es et solides ... Il (ltit
l'Age est là...
rest aura nt pro pret ,
L'au to s'arrêta dev ant un peti t
pén étrè rent dan s
~
H
d
a
régl
bé
Ils descend iren t, l'ab
la sall e.
t une petite table
- Tien s 1 fit celui-ci en mou tran
lA .
au (ond . Nou s serons très bien, t simple, mais bien
Ils s'attabl èren t. Le men u Mai
e de cou leur et see
prép aré. La salle, avec son Hug eJllante. Jean pensa
8.'cu
ct
ride aux rou ges, étai t gaie
avec la garg otte
~
qu'i ! y avait une fameu se dicr t:! ren
s, et eentit le
repa
ses
où il pren ait hab itue llem ent
bé, d'ai lleu re,
L'ab
nir.
reve
esse
jeun
bel app étit de sa
llente four exce
f:
un
ait
Ile lui céd ait en rien . c'ét
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
chette. A eux deux, ils firenl t.!e la bonne besogne et
se chargèrent d'apprécier la CUiSlOC de la maison,
arrosée par un petit vin clair qui sc laissait boire,
mais qui l'échauffait après.
Lorsqu'ils en furenl au des' ert, l'abbé campa ses
deux coudes sur la table et commer.ça :
- Ce n'est pas lout ça ... Parlons un peu de toi,
mon petit. Que (ais-tu au jusLe, ici ~ TOIl père m'a
dit qu'il ne t'envoyait plus ta pension, parce que
tu lui avais écrit que tu gagoli.is largemeut la vie ...
Je ne voudrais pas le froi sscr, mai~
lai s8e- moi te dire
que tu n'en as pas du toul l'ai r ...
Jean bai ssa le nez.
- Couci-couça ...
- Je m'en doule ... PomqurJi IUl-lu lai ssé les études ? Le m édecin le les a défcndues p. Qu'esl-ce que
c 'esl que celle blag ue-là P
Et comme lu jeune homm e hésitai l, l'ahbé Murillot lui pl"Ît une de ses main
~ dans la siolltlc il Jui ,
P-t la serra amicalcmen l.
-- Allons, mon pelit Jean ; Tu sais bien que ce
n'est pas la curiosité qui me f:l.It l'in lerroger. .. .Jc m e
suis toujGlIrl! beaucoup intérr:c;sé 1\ toi, parce quc tu
es le plus brave garçon que je connaisse el qlle lu es
pétri de qualités ... Mais je crains f]Il C justemen t, les
qualité:) Ile l'ai ent pas la port é d18nCtl ... K'as- lu donc
plus con fiance en moi P
Ces paroles affectueuses furenl un baum e sur le
cœur ulcéré de l'ancicu étuJ:anl. flrusquCloent, il
sen til un grand besoin d'épall chemcn t le sa isir .. . Sc
oonfier il quel({u'un qui le compl'f'ndrait. .. le consoI!)rait ... le remonterait... quel l:iùulagcm enf 1 DécidPment, c'élait la providence qui Inuit mi s l'a!)hé Murillol !iur son chemin.
- .Je vais vous dire, mOll5 i ellr l 'Rbbé, commeuça-t-j!' J 'ai été très malheureux".
- Ça se voit SUI' tn figure, lu "ais. gamin 1
...
- .1 'ni vo lontairement abandollné mes (~tl1dc
- Pourquoi ça ?
- J'Plai~
M espéré ...
�LA V[LLE AUX ILLUSIONS
95·
J?ésespéré ~ P our quelle ca nse P
Le Je une homme baissa la tête Il fallait parler
d'Arlelle .
- .Je sui s allé voir les Fomseret m o nsieur l'abbé.
ils ont une fi lle ... Arlelle .. .
'
_ Ah 1 ah 1 fit l'ahbé MUl'Illot qui commençait à
comprenàre.
-:- Je suis sorli avec elle, quelquefois ... Elle sembl~
me trouver sy mpathiquc ... l.es parents m'invitalen t con slamment. ..
.
_ N'insiste pas 1 fit l'ec
é~i a s tiqu
e en hochant )a
I.?te. Je voi s très bien ce qui e l arrivé ... La j eune
tille deva it Nre coq uette , aimait ~ I badincr, à r ecevoir
des complimenls .. El loi, gros dindon, lu t'es laissé
prendre à son jeu ...
- Oll 1 mon sieur l'abbé 1
_ Q uo i, quoi? Evidemmellt 1 C'cst lJien ce dont
,ie t'avai s prévclllI ... Tu alTivais toul HeUr de ta proviuee ... n'ayant j:llnai s ricn \' 11 • El iJl gé ll ùm en l, tu
t'es imaginé quc les Fousse re l, dix fois millionnaires ,
all aient t'offrir leur fille en ITI:.triul!e, hein j\ Ni plus
IIi moins .. .
_ J e l 'a imai s 1 soupira-t-il.
_ Tu l 'a 11 Hai :! ... Ah 1 j eu nesse 1 E! tu crois' 'Ille 1(.1'.
surfil cl 'aiulrr 111le jeulle fi Ile p0:J1' pOllvoir l'é rouser il
T u n'a
~ p ::Ul l'éJ1 ée hi qne môrn'
~ si l'Ile avait, répundu .
il lcs se nli m ell ts, jarna is sa !'amillc n'au rai t donné .
son eO ll scn le rn elll, voyoJls 1 11 'f a des di sluJJees qv:on.
ne pellt pus corn hier ...
_ .l e le sa is hien ... maintenanl. ..
_ El nlor s, au lieu d'a g ir en h/)mme, tu as ferm é
les )C U
tu t'cs Jit : « PCUt'fJlIoi pas il ») ct tu 1)),
.
,
l'
P
('li
rl l(~ il cou J'ir chez eux, leID
Ou i ...
__ Commc nl le pot-aux·rose.; s 'esl-il découvcrt...
_ .l 'ai été malaÙe ... J'ai cu la fib re typhoïde , c~t
hiver.
_ Tll ne J'u s pus écrit chez t~i
p.
_
1 \ lI1 .. . .l e ne voulaiil pa s les :nqUlétcl' ...
L 'abbé MurilloL hau~
~ a les ,'pauJe!3 avec piti '.
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
Ah 1 poverot ! Enfin, continue ...
Pendant lout mon séjour à l'hôpital, je n'ai
rien reçu d'elle ...
- Et ça ne t'a pas ouvert les yeux il Si elle t'avait
aimé, elle aurait été pendue chaque jour au cordon
de sonnelle de l'hôpital...
- Je pensais qu'elle était en voyage ... qu'elle ne
savait pas ...
- Ouais 1 Enfin, de mauvaises excuses 1 Je vois
ça d'ici. Ensuite il Tu es sort:. et lu t'es précipité
chez elle il
Oui ...
- Alors, J'explication il
- Oui, monsieur l'abbé ... Elle ru':! appr is ses tiançailles ...
- Qu'as- lu fait il
- Je crois que je me sui" évanoui ...
L'abbé haussa encore les épaules et sourit
- Ah 1 niquedouille, va 1 Ça ne l'a pas attendrie.
- Oh 1 non 1 Elle m'a lai t <.:omprcndre. en lerm es
très durs, que je n'avais été pour clio qu'un passetemps ...
- Ça ne prouve pas son bOil CO'Ul' ... Mais, hélas 1
bien souvent la fortune vous rend égoïste ct méchant... Tu ne l'es pas trouvé encore g uéri il
- Je sui s rentré chez moi e l j'ai brûl é mes livres ..
mes cahiers ...
- Pourquoi donc il
- Jo tra vaillais pour elle ... pour devenir un grand
avocat.
- Et du mom ent que tu J\'avai s plus ù'ospoir, tu
renonçai s à les ét·uucs .. Oui, OUI. je comprend s .. Bah 1
tu vivras sa ns la g loire ct lu n'en seras que plus
heureux, l'l'ois-moi... Puur \' i v're heureux, vivons
caché .. La g loire, a ùi t quelqu ' un, esl la rançou dorée
du honheu l·... Bre f, qlle fai s- tu. prpsc IIlemenl il
- Je su is ga rçon lincu r .. . Je n 'a i ri en trouvé
d 'oulre. Pourlun l, j'ai hirn chcrc hé, je vous jure t
- Ça ne m 'é lonne pas 1 Me il pauvre c. : ;mt, Paris
\!s l 1.\ IÎll c·pic\!\J'c pUI' 1'1ed.L"II·c ... Elit: sm" loul!.!;.
�97
les énergies, désespère Lous les courages... Il faut être
solidemenl armé pour j'affronkr et le conquérir 1
TOllt le mondc ne peul pa.> I~ fairr .. Tu vois bien
que le bon Dieu l'a nettement :nonll'é, en t'envoyant
Lous ces avaLars, quc ta voie n'étuiL pas là ... Tu possèdes une bonne inl.ruclion, c\;o,/ Irès hien, mais compurée à celle qu'il faut avoir pOUl' !'éussir dan,g cette
ville du diable ... où d'ailleurs le 'luccès esl lié à des
compromissions, des coups de (1I:1I1('C qui n'ont rien
à voir avec la valeur personn enr. <les recommandations éhonlées ... elle est zéro 1 \h 1 mon pelit Jean,
crois-moi : relourne à la lene, à h bonne terre matel'rlc'le el nourricière, qui ne ji'om pc pas cl Ile déçoit
pas 1 Elle L'attend, là-bas, au ptly~,
.. dans noire vieux
village Oll le soleil brille si gaieml:nt, où J'air esl
parfumé, où l'on sc sent vivre d resp irer, enfin 1 Tu
es l 'héri lier d'un brau palrimo;ne, LOTI vieux père use
Ses dern iers jours à l'en lrelen ir, Lon relour serail pour
lui le repos, la Iranquillilé, la ,·oBsolation ... Il pourrail mourir en paix ... fi laisserai t la ICl'J'e en de bonnes mains ... Les vignes commLncenf à avoir besoin
d'lin sé rieux coup de bêchage : llne "ide jeune comme
la Lienne, ferait là-bas de bonn" besoglle, je l'en réponds ... QuallL à la hrave femn :e d e mère, elle serail
bien hcureuse d 'avo ir une hl"1 vailianLe ct gcntille,
qui lui donnerait dc beallx !lûl:ls cllfanls à bercer ...
Cc n' 's i pas une ùe crs (lollprCR oarisiennes qu'il le
faul, mon garçon ... C'est fil 1 pay~.
l:'t-bas , que lu trouveras celle qui te t:onvienl ... lino cllfant courageuse
qui ne re'lâcJera pas devan l la beso!:,ne, cl qui l'apporLeHl, en dot, fi défaul des 'Hillion" de Mlle FousSC I' 'l, un cœnr sinC("re el dr'l
hras vaillanls.
- J e ne peux pas rrlournel' I:l-ba., 1l10l\SieUl
l'ahb6 ...
- POlll'quoi, ap,'isti ? AUI'I\.,,-lu honl(\ de nous ~
- Lc Ciel m'en garde 1 M'lIS Clut' dil'ait-on, après
m'avoir vu pal' Lir s i plein d'esprranee, revenir de
la sorle .. , C\1 vaincu il
- Ta 1 la 1 la 1 quelle iùée i Ça, r'esL de l'orgueil,
mon pcliol... TI nc faul pas d ... ça ... Il faul sa rcler
7
�98
LA VILLE AUX ILI,USIONS
celle mauvaise herbe .. . Les gers d ir"nt : « Té ! 11 a
préféré Je vil1age à la granj 'vi!le ... el il a eu richemen t raison 1 ))
Mais le jeune homme secoua la tète, obstiné:
- Non, monsieur J'abbé .. . Je vom remercie de vos
bons conseils . .. Je sais b ien que c 'est l'amitié que
vous avez pour moi qui vous lt!s dic fe ... Mais, lais2ezmoi ici, voyez-vous ... Ma vie est finie . ..
L'aùbé Murillol se mit à rire cl posa sur l'épaule
de l'entêté une main affectueuse.
- A dix-huit aus 1 Allons 1 IIemcusement que tu
Ile sais pas ce fJue tu dis 1 Mllis, regarde-la donc, la
vic, wauvaisc fête 1 Et en race, encore 1 Tu la verras
alléchante, pleine de promesse." oe slII'fJrises ... Ta vie
fillie, pour une désillusion 1 AL 1 m011 pauvre petit 1
Dans cc cas, il n'yen a pas beaucoup qui vivraient
ClleOft1,Va 1 Oublie-la, clle esl mariée maintenant.
C'cst ton devoir. Agis en homme, sapristi 1 Je t'avais
jugé plus rourageux 1 Tu vois bien qu'elle t'aurait
rendu malheureux 1
Il soupira :
- C'esf plI!" fo/'I qu(: moi.. Je pense toujours ù
die ...
- Elle s'esL bien rnoCJuée df: Loi 1 répliqua brusquement l'abb6. Et loi, lu.. Allons, allons, Jean 1
La vie ùe Paris t'a donc rendu I::ien hl.nhe 1
Cc ûemie!' mot foueHa le j,>une t!olnme. Il releva
lu tête qu'il nvait lenue baissé!! jusque 1;\.
, 0 me jugez pus comme ça, monsieur l'ahbé ...
Ça mo fait de la peine .. Je vous promets queie His
t.âcher de l 'ouhlier. Je sais bie n que vous avez raisoJl 1
Mais si VOUq saviez comme .i 'ai ~()lIfc'
1
- Raison de plus pour chercher ù le guérir 1
- J'essaierai ...
Le prêtre se leva .
- Il faul que je l'e11I1'e ... M'JII train part à six hetI'
res /leUr, demain malill, et je ne tiens pas à le maIl'
quel' ...
n ajouta
-
malicieusement :
Je ne suis pas comlOe loi, moi.
La grund'vdl e
�LA VILLE AUX ILJ.JUSIONS
99
ne m'affl'e rien de séduisa nt et dès que je perds de
VUe mon clocller , je me sens tout chcee ...
Ils sOl' lirent dehors,
- Nous allons rentrer ensemb le... reprit l'abbé
Murillo t, car je descend s aussi ?J la slalion Sainl-P lacide, Je suis il ['hôtel des Pays Bas .. , Tu connais peutêtre il
- C'est lout près de chez t:i)(Ji ..
Ils prircuL 10 mélro, cn bavarù ant de choses indiffércnte s , Jean tint à aceomp agiler l abbé jusCJ.ue deVant l ' hôtel. Puis, les deux homme s se firent leurs
adieux,
- Ne reviend rez-vou s pas, monsie ur l 'abbé ~ deIhanda Jean d'une voix implor anlr,
- Je ne le pense pas ... Mais c'est loi qui relour·
neras il Gréoux:, mon peLil. .. J'ai confian ce 1
Il secoua la tête :
- .Jo ne Je crois pas,
- Hait 1 bah 1 un jour, tu cl)mpre ndras flue c'est
là qu'esl le bord1eu r .. , Lon bonheu r, .. Crois-l u que
lu ne ·crais pas mieux au grand air des champs qu'à
Pousser la rharreL le ~ Mais je !\c veux pas in sis ter :
~ . ~ y vielldra s de loi-mêm e ... Tu verras ... Allons, il
ulcnlôt 1
- Au revoir, mon sieur l'abLé 1 Ne manqu ez pas
d'aller faire une petite visite ù mes ,' ieux, au pays 1
' - J'y avais déjà pensé.
- Mais ... ajouta- l-il, avec un pen d'cmba rras, ne
Icur Jites pas tout cc que .ie VOlI S a; l'ileonlé ...
- Eh bi~n
il dis-don c J lu ilY une jolie opinion de
Ilia di ~r réLion
J. ..
- Ni cc q1le je fai s à Paris ...
- Comple SUL' moi, mon gau,;on ... J'ai des h'ésol's
de diploma Lie cn rése l've ...
Il SCCo ua unc dcrnièl 'c foi s la muin rIu jcune homme
en l'iant, lui lapa afIerlllc uscmeu l. SL'!' l '(-pau le, puis,
do son grand pas brusqu e, enlr<: rlan~
l'hô le l.
J ean le suiv.i t dcs youx. Enfin, lo\'sq u ' il elll disrn.l'U, '1 tourna Ics talon s cl revinl fJ{'llsivclIlent cJ..t(
.. : C'.
Ul.
':J ,L' ;~
~\) ~ t.:.ï
<JI
�100
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Mille im ages se levaient dan s son souvenir. Le p rêIre lUI ava it rappelé loule la do uce ur du pays n a lal ,
et l'écho de ses pa l."oles r éson n ait ~ n co r e en lui . .. II
revoya: t la c larlé du ciel bl eu, l '?cla f des rayon s, qui
do rai ent lOG ceps e t les hlés , les trois vieux peupliers
près dM la ri vière qu 'il comp'l ra it to uj ours. élant petit,
à troi!3 vieux géants co nd amn és l rrsLer é te,"n ellem en t
là.. . Et la fo nla in e scul pl.ée dt:' la pl ace, la cour de
' " ~ 'o:,ù l'on dominait
la fer a:e en lour ée d 'un e h aie vi "'f~,
le plus ravissa nt pan oram a .. . U d)(ls , lo ut là-bas , les
cimes de m ousselin e vio leLLe des m onLs du Lubéron . ..
qui sc perdaient da ns l'azur . . La mèro Dolo rette, la
so rcière ... le père Bard ou, sa bêr.h e SUl ] 'épaule .. Mm e
Escoba r, l 'é pi c il:re ... Et le vipli x Rogn ol, le gardech ampêtre, qu'on surn omma It Tapa morl, g râce à ) a
vi g nell-" qu 'i] m e Uait dan s ses r nulac]ps de lambour . ..
Des cama rades , des fi g ures cn!1;!ues défil a ient devant
ses ye ux ... Chac un sembl ai l, cl 'un air j oyeu x , lui di r e : « Ho vi ens dOll C, r ev iens rk ll C povcrot 1 Ic i, la
vic es l la rge c l facile, e l on a le ("(l' Ill' conlenL. .. On
ser a lou s heureux ùe le r evoir 1 Laisse les idées de
« m ons,J.eur . .. )) .
La ~arn
d o l e des fill es du vi!bgc , en fi chu clair c L
en jll p'.o vive , passa e nsui le da n s ~a mclm o ire. JI c royait
enl.elldre les cri s de j oie, le hrnit du g rand tambourin
q ue ' a r ait Ull des ga rço n rn ell un t la dall se , landi s
que ieB a utres , da ns la 1"01I ·le, f:1 isai eul sa uler los
j e un es~
qui r ia ient a ux écla ts .
To ul enli er perdu dans ses l , e l ~écs,
il avait escal adé
sa n!;! s'e n a percevoir les se pt plol zes de l'escali er, de
serv ice qui le condui sai ent il. S:1 ehaml:re u e solil aire .. ·
Un pap ier hl an c qui tra în ai t pr rs de la laLle a ttira
son a ll (m li o n .. .
L 'évoca ti on du pays cOlllillu ail. .. C'é la it l 'adresse
de Marcelle ...
. Dan s sa m ém oire, cc Iu t lc (o ur de ]'iw age de J ~
pe tite co mpagn e des j o urs d~
sO lrf!,
~ n ('e
c l, d'cnnUI
qu i ViJlf sc p r écise r ... Il l'CVl t 1•• ù!anellC fi g ure, aUr éolée do la m ou sse des Cl lf!Vr ll 'C blond H... los yC (l ~
l'l air..;, ('l)lIlplll' dt.! cltttlaigll/'.' 1:.: ~ (: I( in ' ;\ f() ",~ cl r ~. ' ·
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
101
- Je ne sllis pas allé la voir .. pCllsa-l-iJ. Ce n 'est
pas chic ... J ' irai dès demain ..
Le ILndcnmin, sa .i o urn
~e
luÎ parul cncore plus
lri ste cl plus péni bIc qu'à 1'ha!Ji!11de. Une pel i le pluie
fin e, qui Lran sperçait louL, ~'él.ti,
mi se à lomber.
El som cc manleau de grisaille, Paris paraissaiL enCOre plus morose au pauvre déshérilé.
Ellfin, le so ir yint. 11 alla sc changer, fil lIJl brin
de lr': .' ~ le,
comme lorsq u'il sc rcndai' avenue Hoche ..
Il pou!' a llll so upir. Mais, rou
" al!f'~"men,
il refoula
:\ l' fl\)hé Murmol de
les if1<"'.5 som bres. Il avait pronl'~
ne plus y pen ser ...
~I gag na la rue Olivier-Noyer cl découvrit sans
peill e ,'immeuble 011 s'élaiL rNug-i"e la j eune fille.
- Elle doil êlre lol, pema-I il. II ce lle heure-ci ,
clic e L ,ûrcmenl rentrée de :,;oll travail .
11 ~ 'iIlf ol' mn
près de la l·onrier::;e. Cclle-ci. un o
grande femm e mai gre ct sè',he comme son balai, le
l'cga rda d'un air so upçonn eu'{ , pui q répondil enfin:
- Sepli~rn
éla ge ... eham:.r·.' ~o
TG ...
- Mcrri 1
11 comme nça l 'escalade. L'e,;I':lIi"r n~semu
l ajl
élrang'ern nl ail sie ll : m0me ohsClll'ittl, ~I reine lrouée par
llne ampo ill e acc ro rhéc Ç:l cl I ~, mÎ'mes marches. raid c~ cL g luanles, ml'm e odenr d:! ~c:I)C
aigre cl ùe
Inl ri ne.;... A II-d elà des fenèf r.' ~ , :lIn: vi Ires ~a l cs.
il
dev in ai l la mt'Ine cour élroit e cl s('mbre, profondc
Corn nit' Ull plli I~ ...
Enfin. il arriva dam un IO/lg co uloir. S Ul' Icquel
des pUI'le' s 'ali g naien l avec un Ilum éro... Me:fllalelU cnt. il rompla :
.QlJinze .... fpl alorzc ... [J'cize ... douze .. onze ..
ÙIX... Ca doiL êlre ici.
Il fr~pa.
1 Un l'ai de Itllllihe passnil O II S le !'allanl. Un pas
,Iger se fit ent('ndre. eL la porle S'Ollvri t. Er, rnêmo
lClnps, IIlI e cxrJama lÎ<>n heureuse j aill i 1.
- Quoi 1 c'e. l VOliS. J ean ?
. - Bonsoir. Marcelle 1 fit -il cn entraJ1l cl cn l'CpO Il'!.
'Uni" IO(JlII'I. CLlIJ1JTlCIll Ul!I'I - \Oll S P
�Hr2
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Mieux, merci ... Vous voyez, je marche comme
une grallde fille .. Comme vous êtes genlil d'être venul
Mais, entrez donc .. .
11 trnversa le minuscule vestibule noir, cl entra
dnns la chambrelte.
C'était une bien modesle mansarde, qui s'ouvrait
sur les toits. Un lit de fer étroit, une table SUl' laquelle il y avait urw cuvelte ct un pot-à-eau, un portemantcau accroché au mur ... Une pclile lable au milieu, deux chaises, un fourneau à pétrole dans un coin
sur une étagère, avec deux ou trois assiettes ... campo aient l'ameublement misérable. Mait' on sentait
qu'avec ces ressources si piètres, la jeune fille avait
vOlllu quand même faire quelque chose de coquel. La
plm, méliculelillo propreté y régnait : une cretonne
fleurie drapait le pelit lit el recouvrait la penderie;
un pelit pot de bégonia lleurissait la lable et du papier de couleur gaie garnist'nit les élagères.
- Que je suis con ten te de vous voir 1 répétait
~ ' Iarcle.
Asseyez-vous. J'espère que vous, vous allez
touL à fait bien P
- Tout à fait, merci.
Ils s'éLaient a sis l'un en face de l'auLr!;, de chaque
("Ôté de la LabIe, ct, brusquement, resLèrent silen( ' i(l~,
!le sachant tr0p commenL commencer la COIlvl!l'snLion . En fin, .l\T arcclle rompit le silence :
- Avez-vous repris vos étudesp El -vous satisfait?
JeRn seeOIHl la lêle.
- l on, fiL-il, amèrement. Je n'ai J'ieu repris du
lout.
Bile ouvrit de grands yeux.
NOIl
P
•
-
Si. J'ai renoncé à loul.
Vous ne voulez plus être avocat P
-
NOIl.
- POllrqlloi ?
- J'élais trop en retard ... J'ni Vll qu'il me seroit
impossihle de me rat 1raper .. El j'ai rompri que je nC
pOllvnis imposer il Hl S parent!.! lanl de sacrifict'8 peudan t si longtemps.
�LA VILLE AGX ILLUSIO NS
103
- Bab J il ne faut pas vous désoler, fit-elle gentimenl. On gagne lrès bien sa vie sans avoir lous
ces diplôm es, vous savez J
- Je la gagne ...
- Dien?
Il eut un sourire amer
- Cinq cenls francs par mois J Pas même ce que
vous recevez, vous 1
.
Elle baissa la têie, tandis que ses yeux se remplis !laient de larmes.
- Vous pouvez parler au passé, murmu ra-t-ell e. Je
ne suis plus employ ée chez Corbin .
- Comme nt ? Vous avez perdu voire place ?
Elle bocba affirma tiveme nt la tête. L'émot ion J'empêchait de parler.
- Voyons, ma petite Marcelle 1 s'écria l'ancien
étudian t en se rappro chant d'elle, tout ém" par ce
chagrin . 11 ne faut pas pleurer ... Vous retrouv erez une
lutre place ...
- Vous savez, c'est si difficil e! sanglot a-t-elle . J'ai
couru depuis que je sui s sorlie de l'hôpita l...
- Je sais que c'csl diffic;ile 1 fil-il, pensan t aux
démarc hes pénihle s <J1l 'il avai l effectuées lui-mêm e.
Mais poufqu oi ne \'0118 a-I-oo pas gardée ?
- 1Is onl prétend u que je suis restée trop longtemps aLsen te. BreC, qualld j'ai voulu relourn er, J'ai
trouvé la place pl"Ïse ct on m'a dit tout simple ment
fJ.u'on n'avail plus besoin de moi.
- C'est mon strueux 1 c'est !:lche 1 s'excla ma le
jeune homme . On ne met pas quelqu 'un à la porte
pendan t 'lu 'il est malade 1
- C'est reFend ant ce qui cst arrivé. Pensez, qnel
coup pour moi 1 Je me suis brouillé e complè tement
avec mes co usin s, car il s ont eu grand peUf que je
revienn e sur ma décision de vivre se ule el que je
tombe à luur charge ... J'aurai s préféré aller mendie r,
Ur la roule 1 s'écria-I-c1le violem ment.
- Je vous compre nds 1
- On m'a donné cenl Crant:s de gratific ation .. .
Maig j'ai cu cles frais el j'ai beau économ iser, je vois
�104
LA VILLE
~ . UX
ILLUSIONS
le moment où je serai au bout de mon rouleau ... et
aucune situation 1 C'est affreux 1 Je vous assure que
je ne dors guère la nuit 1
- Il ne faut pas, ma petite Marcelle... ou vous
tom berez malade tou t à fait ...
- Que voulez-vous que je devienne P Je suis seule ..
Je n'ai plus de pareu ls ... plus d'amis ...
- Vous vous trompez, dit le jeune homme, très
ému. Je suis là, moi 1
Elle leva sur lui ses yeux tout trempés de larmes
et esq uissa un faible sourire.
- Vous ètcs bon, Jean, je vous remercie ... Y1ais
vous devez songer à vous, aussi.. Allez, la vic est
suffisal'nrnenl difiicile pour chacun. On Tle peut s'occuper des aulres ...
- On peut toujours s'occuper des autres .. .
II jela les yeux autour de lui ct reprit
- Mais, (li les-moi : avez-vous dîné P
Elle rougit jusqu'aux orrilles ...
- C'est-~Idirc
que ...
- C'est-:'I-dire que je eomprenùs que non.
- Je vais vous expliquer : je ne fais qu'un seul
repas par jour ... C'est plus économique ... Le soir,
on peut lr~s
bicn 50 passel' de manger ...
- Vous croyez ça, vous P
Il se le~a,
alla vcrs la porte.
01'1 allc7.-vouS, Jean P
- Mu pelile Marcelle, je n'ai pas ~Î.né
moi noll
plus ... Jc vais chercher quelques pro"I~lOns
...
- Mais non 1 Voyons 1 Jean 1
L'appel venait trop tard. Il avait déjà ouvert et dégtingolai 1 les marches quatre à quatro.
Vil CJuarL d'heure apr~s,
il revellail, l'air radieu~,
avec qllelques paquets.
- T lIe7. 1 fil-il gaiement. Nous allons Caire la dinelle 1 Voilà du pain, ulle hou teille de vin, du pâté,
du saUci SSOI), du !Joudl ri ... Avec cela, Ilons ferOIl! ut)
repas ùe roi 1
- 1\1 'l'ci 1 murmura-t-elle, avec un sourire recoJl"
naissant. Muis il ne fallait pas ...
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
~
105
Comment, il ne fallait pas P Votre régime d'eau
fraîche ne me convient pas du tout, moi 1 Tefi~z
:
voulez-vous faire frire le boudin P Pendant cc temps,
je mettrai le couvert.
Tandis que .la jeune fille s'affairait pour faire cuire
leur modesle dîner, Jean, plein de zèle, disposait sur
la petite lable, deux assietles, clcux. fourchettes et deux
verres. li arrangea le pâté d'un côté, le saucîsson de
l'aulre, le pain ct le vin. Mais il lui semblait qu'il
manquait quelque chose ... Il jeta les yeux aul:our de
lui. Parhleu 1 il avait trouvé. Pendanl que Marcelle
faisait rissoler le boudin el lournait le dos, il saisit
le pot de bégonia el le déposa au milieu de la table.
Puis, il se recula pour juger de l'effet. Ccla lui parut
très Lien.
'- Regardez, Marcelle 1 s'écria-l-il. N'est-ce pas
que j'ai de grandes dispositions pour être maître
d'hôtel P
Ln jeuno /llIc se délourna et ne put s'empêcher de
rire.
•
- C'est charmant 1 Mais croyez-moi: maintenant
que nous avons hien admiré le tableau, en levez-le,
car il va llOUS gêner terriblcment et j'aIJPorle le
boudin tout chaud 1
- C'est dommage 1 remarqua Jean. Il faisaÏl un
effel délicieux. Mais les venlres affamés préféreront
toujours des jouissances plu!:"! malérie~
aux purs
plaisirs de l'œil 1
Il enleva le pot et l'assiette qu'apportait Marel~
vint prendre sa place.
- A table 1 s'écria··t-il. .Jc me sens de taille i\ dévorer des ki lomMres de boudin 1
Le caractère joyeux du jeune homme triompha vite
des mines souci~e
de sa petite compagne. Pour ce
soir, ils mirent de côté leurs préoccupations, cl savoueèrelll sans arrière-pensée leur modeste dîner.
Enfin, vers neuf heures, il fallul se séparer.
- Je reviendrai vous voir, promit Jean. Mais vous,
vous ne devez pas jeter le manche aprè3 la cognée.
Elle sourit.
�106
LA VILLE AUX ILLUSIONS
- Je tâcherai.. . Vous m'avez donné beaucoup de
courage ...
- Tant mieux 1 J'en suis heureux ...
- Quand reviendrez-vous P
- Dans deux ou trois jours, peüt ·être ... Il ne laul
pas qu'on me voie trop souvent ici, car je vous
compromettrais aux yeux de votre concierge ...
- Ça m'est bien égal 1
- Non, il ne le faut pas ... Soyez patiente, petite
amie. Tenez... vous allez me permettre de partager
ça avec vous ...
Il avait tiré son porte-monnaie. Elle fit un geste
offusqué.
- Ah 1 non 1 Jean 1 Ça, jamais 1
- Tranquillisez-vous 1 Ce ne sera pas un billet de
mille, fil-il en riant. Mais vous allez être gentille
et accep;cr la moitié de ce que .i 'ai...
- Non, non, vous dis-je 1 Merci mille fois encore,
vous ôtes trop bon, mais ...
- Il n'y a pas ùe Il mais )), ou je prends ma
grosse voix. D'ailleurs, c'est bien simple : si vous
fi 'acceptez pas, je vous pt'omets que je ne reviens
plus 1
- Vous ne feriez pas ça P
- Je ne ferai pas ça P Vous le croyez, vous P Eh
bien 1 vous verrez 1
- Jean, je vous en prie ...
- Oh 1 Marcelle 1 Taisez-vous, el regardez de l'autre côté 1
- Valls êtes terrible 1 Mais ...
- Lai ssez cc mot-là de côté 1 .le le déteste 1
C'est toujours un empêcheur de faire ce qui vous
plan 1
Tout en parlant, il avait vidé sa monnaie Sllr la
table et l'avait comptée.
- Trenle-el-un francs quarante-cinq 1 La moitié
rail combien, jeune fille P
- Quinze francs .. heu .. ct.. et. .. allendez ...
- Dah 1 c'est trop diffi cile 1 Je garde quinze Cranes;
le reste, ce sera pour vous ...
�LA VILLE AUX ILLUSIO NS
107
- Mais j'ai seize francs quaraIl te-cinq , alors 1 Ce
n'est pas jlJsle 1
- Oh 1 pour un franc et neuf sous 1 Vous vous
achèter ez des bonhon s avec, bébé 1
Il remil son porte-m onnaie dans sa p00he, puis lui
tendit la main.
- Au revoir, Marcell e 1
- Au revoir, Jean 1 Et mere ...
- Ah 1 non 1 voilà la di xième fois que vous me
le répétez ce soir. C'est assez comme ça. Voilà encore
un mot à rayer de votre vocabu laire 1
- Je ne peux plus rien dire alors P demand a-t-elJe
en rianl.
- Si 1 si 1 Mais dites des choses sensées 1
- Par exem pIe P
-- Eh bien: « Je vous promet s d'être lrès brave,
ne pas avoir
Il de ne pa s me lai sser découra gûr, de
» des papillo n s noirs 1 Il
- C'esl cnlcnd u 1
Ils se serrère nt une dernière fois la main, puis le
jeune homme sorlil, landis que Marcell e, au-dess us de
la rampe, le suivait du regard ...
CUAPITH.E IX
Le lend ema in' soir, alors que Jean venait de renlrer
de son Lravail, on heurta à la porte de Rn clwmbr e.
11 alla ouvrir. C'était George s el Julien.
- Ah 1 çà 1 mon vieux, s'excla ma celui-ci cn lui
secoua nl la main à lui démanc her le bras, que deviens-Lu P Tu as disparu ùe la circula tion. Voici trois
jours, nOIl:> somme s âlJés à l 'bôpi 1al, pour le fai re
Une petiLe visile : on nous a répond u que lu avais
ioué de la fille de l'air. EL Lu n'as pas paru aux
d{:j~
�,
108
LA. VILl,E A.UX ILLUSIONS
cours ... Es-tu encore souffrant cl prolonges-tu tes vacances [1
- Oui, répondit Jean . .Je les prolonge indéfiniment.
- Qu 'est-ce que lu veux d ire il
- Ça veut dire que je les abandonne.
- T'as pas une crevette dans le ciboulot, par l'a.
sard il
- ' Rassure-loi pour mon ciLonlol. Il est vide de
Ioule be8liole . .Mais je ne peux plus continuer.
- Voyons' dit Julien li son tour. Dislingu,o, CODlme dit le prof. Ne peux- lu plus, ne dois-tu plu s, on
ne veu.1:- tn plus jl r.e sont les trois délermina lions qui
s'appellent je ne sa is plus commenl, en philo ...
--- r.hoisi;,; ('elle 'luC Lu voudras'
- Ce n'est pas une répon se ...
- Que "enx-lu que je te dise il
- Ji Y a une raison ...
Jean frolla légèrement le bout de l'index conlre
son pouce.
- Ça 1
-- La ga letle il
-
-
Juslc 1
T'cs brouillé avec Ion palernel il JI t'a coupé les
vivres il
- Men paternel, comme lu di s, est un pauvrc diahie, el il t:ullivc lui-même ses champs, lu comprends?
Il sc saigna it aux quatre veines pOUl' moi. J'ai arrêté
toul rela.
- Pauvre vieux'
- Buh 1 qll'est-cc gue tu veux: il On ne fait pas
toul co q Ile 1'011 désire, dans la vic ...
- Tu regrettes il
Il haussa les épaules.
- Pas lont qlle je le croyais.
_ . Qno fahriques-Lu muinLcnUlll il Tu as trouvé
un emploi ?
-- .le sui s garçon livrCl1r ft la jibrairie Brllneau.
L(~8
cieux jeunes A'el~
flrenl \ln geste ùe RUI'prisc.
C"l'ÇOU li vl'cm il
.
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
109
- lIé 1 oui 1 J'ai pris ce que j'ai trouvé ...
- Evidemment. ..
- Enfin, intenompit Julicn, tu as bien quclque
projet d'an:nir P Tu ne vas pas rester garçon livreur
toute ta vic P
- J'espère que non. Pour l'instant, j'ai ma croûte
à peu près assuréc. Je n'en demandc pas davantage.
- Si tu n'as pas plus d 'ambiLioll, rcmarqua Georgcs, lu ne feras pas gralld 'chose.
- On verra les circonstances.
Ils échangèrellt quelques banalités, puis lcs deux
ébldiants sc retirèrent.
- Tout de même 1 fil Julien, en dcscendant l'escalier, j'aurais cru quc Gardin avait plus dc cran que
ça.
Mai::; Georges secoua la tête.
- Tu veux mon avis P Eh Lien 1 il 'j a une histoire de fcmmc là-dessous 1
- Tu crois 1
- J'en suis sûr. Il savait très bien, dès le commen·
cement de ses études, cc que ça allait coûtcr à ses parents, tu. pen cs.:. S'il a changé d'avis, c'cst qu'il y
a une raison ma.loUJ·c qui cst intcrvenue, qui a bl"Îsé
s~>n
, reSSOIt." Et cotte raison-là, c'est une femme 1
Cl'OlS-CU mon expériellce 1
Ces derniers mots auraient faiL sourirc quelqU'lm
dc plus averti. si on avait enteudu ces propos. Mais
comme Julien avait juste le même âge que Georges:
c'est-;j·dire dix-neuf ans. cctte affirmation Iut accueillie de la façon la plus sérieuse.
Dès le lendemain •.Jean pensa à donner sa démi~son
de J'Ecole et exécuta 800 projet .SllllS relard. Ses deux
camamdes racontèrent la conversation qu'ils avaienL
eUe avec lui à Louis ct à quelques autres, On discula
les raiSOlls pOUl' lesquelles .Jean Ganlin. qui paraissait
si bien doué ct si « bÎlchellr » rellonçail bl"Usquemen t
Ù sou avenir. Puis. les jours passèrent. ct on n'y
pensa plus. 11 Ile lrouva définitivement rayé de l'Ecole
el des souvenirs.
Suivllllt la )lI'omcs~e
fj\lï! alail failc à l'Ilan'elie. il
�110
LA VILLE AUX ILLUSIONS
y retourna le surlenùemain de leur fameux dîner.
II trouva la jeune fille plus vaillante, mais toujours
aussi malheureuse dans ws démarches .
- C'est la crise partout, expliqua-t-elle ; pour une
place vacante, cent se présentent. Comment voulezvous gagner, à cent contre un il
Ils sc revirent plusieurs jours encore. Leur camaraderie devellui t plus affectueuse, et Jean, tout ùoucement, songeait moins souvent à Arlelle ... Quand il 'j
pemai t, d'ailleurs, l'âpreté de son chagrin était moins
grande ... La plaie se cicatrisait.
Par coutre, la douceur tranquille, la vaillance de
sa petite compagne le gagnaient chaque jour davantage. Il admirait la bravoure de celle enfant de ruxsept ans, qui lullait de toules ses forces contre le mauvais destin et essayail de vaincre la vic ... Elle, si délicale, si frêle d'appal"Cnce, révélail une force d'âme
insoupçollnée.
Huil JOUIS passèreIlt ellcore ... Mais la malc1wnce
r;'obstinait et Marcclle revenait Lous les soirs, infinimenl lasse et T1'ayant aucun espoir de sortir de celte
angoissante situation.
Chaque fois que Jean urr-ivail, le premier mot de
cel1li-ei était :
- Eh bien il
- Bien 1 répondail-elle laconiquement.
Jean, à plusieurs reprises, lui lai ssa des petites
sommes d'argent. Les économies de la jeunc fille
étaient fonducs depuis IOllgtemps ; le fC le :wail
servi il poyer le [('l'Ille, Cil sorlanl cie l 'hôpital. ..
D'abord, la fierlé de Marcelle s'élait révoltée; puis,
Iléeessité fai ant loi, clIc avaiL fini par acceptrr, fouchée jusqu'au fOlld de l'ùme par l'aide discr 'le de ~ OJl
ami.
Mais celui-ci comprit vile que ce n'étaient pas avec
~: es
maigres appoinlements qu'i! poulTail la faire vivre jusqu'ù cc CJ:u'elle pui sse sc débl'ouiller toule
seule ... li fallail trollver aulre chose ...
Son emploi, il la librairie Brulleau, l'occu pait de
huil heures ùu matin à six heures du soir ... li pOllJ'-
�LA VILI,E AUX. ILLUSIO NS
111
l'ail peut-êt re cherch er du travail dans la soirée.
Lui aussi, sans rien dire, se mil dDnc en campag ne.
Ses pj:écédentes démarc hes l'avaie nt aguerri . D'ailleurs, la vie dure qu'il menait lui avait donné de
l'aplom b. Il ne s'effray ait plus à l'idée de sollicil er
quelqu 'un.
n passa en revue tous les travaux qui occupent
la nuit. Là encore, bien des courses inutiles , bien , ùe:>
démarc hes fatigan tes furent. nécessaires ... Mais il se
sen lait une sorte de respons abilité. Il y avait l\Jarcelle.
Il ne pouvai t pas l'aband oIlner à son sort. Que deviendrait-elle, sans lui P Il l'avait tacilem ent adoptée.
Celle idée lui donnai t du courage .
. Enliu, il finit pal' découv rir cc qu'il désirait . Un
CInéma des bouleva rds rechercha.it quelqu 'un pour ùéchirer le coin des billcls des spectat eurs, avant qne
ceUx-ci n'en tre-n t dans la salle. Il y courut eut la
chance d'arrive t' dans les premie rs et fut accepté .
Tout radieux , il revint chez lu!. 11 devait gagner
' leu~
cents fra..ncs par mois, mais il éta i t pris les
lnatJ1lées du dimanc he ct les J0I1I'8 de fête aussi.
- Rah ! pensa-t-il. .Te me privera i de sorties. Ca
Ille fera faIre des écollom ies.
Il balança un insl.ant. avallt de savoir s'il annonc el ait cette nouvelle à Marcelle. Puis, il pl'éf6l'D se
(aire.
'
Il ne devait pas garder sa place longtem ps 1
Le troisième soir, alors qu'il était à son posle de
eontrôl eur, el qu'il entenù ait le ronron nemen t de
l'appar eil qu'on veuait de mettre Cil marche , il eut un
haut-le -corps qu'il réprim a aussitôt. Un couple venait
ù'cntre r. Et il reCOll/lIlt Al'Ielte el son mari.
Le vicomte prit le ~ lJillets, puis s'appro cha de
Jeun, impassible, cL lui !r'ndit,.
Il les écorna et les rellùit. Mais Arlette avait reconIIU le jeune homme . Elle s'excla ma stupéfa ite
:
- Qu'csl-ce que vous faites ici, vous ?
- Je travaille, Madame, r6pond it-il.
- Vous travaillez P Dans un cinéma ? DJ'ôle d'i(léel
:l"
• vurquOl. done r~
�])2
I,,\ VILLE AUX ILL1:S10N8
Pour gagner de l'argent, s(lns doute.
Elle eut une moue dédaigneuse.
- Pour un étudiant, vous avez de singulières occupations 1
- Je ne suis pins étudiant 1
_.. Tiens P Vous avez renoncé fi vos études ?
- Oui .
- Pourquoi ~
- Voyons, ma chère amie, fil le vicomte, impatienté, laissez cet homme et en tron s 1
Le rouge de la honte ct de la colère monta au
fronL de Jean.
1\ répliqua avec sécheresse :
- Monsieur le vicomte a pal'failùmenL raison, :Madame. Celle conversation est inutile el ridicule.
- Merci 1 Vous êtes poli, vous 1 riposta ArIelle,
sans aménité.
Ce n'est pas l'entlroit pour avoir une explieation.
Pourquoi ne venez-vous plus !l la maison P
Parce que cela ne me plaît plus 1
Vous ètes vraiment charmallt 1 Cc Il 'était pas
la peine de VC1US accueillir comme 1I0US l'a VODS fait 1
- Lai s3ez- Ie donc, vous dis-je, Arielle 1 intervint
enCOre nernartl. Vous voyez IJien que s'i' est tombé
jusque là, c'est parce que SO lI éducation l'y allirait...
- Monsieur le vicomle, riposta vertemenl l'aneicJ1
étudian l, hors de lui ct ne pen sa nt pins Il la différence
sociale qui le8 séparai l, le pl us grossie! de nous deu~
n'est pas celui que vous di les 1
A peine ces paroles \Slaicnt-plles prononcées qu'il s0
mordit la langue. Trop tard 1
Ce fut 1;n joli scanuale. Blême de fUl'eltr, le vicomle sc précipita vers la caisse, près cie laquelle uTl
monsicur en smoking surveillail di sc rèlement fc~
allees cl venues, ct 1ui exposa ses lIoléaTl('cs en arrangeant un peu les fails. La suitc ne troÎna pas. En
cinq minutes, Jean fut prié d'avoir dorénavant
rester chez lui. Réglé séa nce lenanlc, il reprit le
chemin de son logis, l'oreille bassp-.
�LA VILLE AUX ILLUSIO NS
113
'- J'ai été stupide 1 pensa-t-iL J'aurai s du tenir
ma langue. Mais aussi, pou rquoi \'enir me persécu ter
jusque là P Ne pouvaie nt-ils feindre de m'igno rer P
Il l'entra chez lui, le cœur gros, cl maudit une fois
de plus le vicomt e el Arielle.
Celle-ci n'avait pas élé moins furieus e de l'algarade.
Elle avait d'abord été surpris e cl humilié e, en l'eeonnaissan t son ancien « flirt » dans celle occupa lion
qui n'avail rien de bien reluisan t. Cepcnd ant, ell le
revoyan t, elle avait compri s qu'il lui plaisait toujour s.
Et puis ce dévoue ment passif, celte admira tion muelle
étaient pour elle un agréabl e encellS. Elle aurail voulll
l'f;prendre le jeune homme sous sa coupe. La réponse
de celui-ci à sa demand e l'avait exaspérée. Désorm ais,
cil? n'avait plus que haine pour lui, puisqu 'il méconnaIssait le pouvoi r de son charme __ . Et suivant l'imPulsion de loules les natures mesqui nes, elle avait im~édialemn
l cherch é la vengea nce de celte blessur e
d amour- pl·opre . L 'insl inclive an lipathie que les deux
homme s éprouv aient l'un pOlir l'autre avait .slé l'occasion inespér ée de voir la r~alison
de celle vengellnce. Elle avail lail cllOrllS avec son mari, accusan t
.T.ean de s',~lre.
montré aVCi: eux de la dernirr e impertinence. C étall la lulle du pot de ier cl du pol de
terre : l~ résulta t ne s'était pas faiL allendl' e . __
Mainte nanl, Jean, seul dans sa ehamhl 'elle, médita il
tristem ent. Il avait élé si heureu x de Irouver cc travail
qui devai t apporle r à sa pet ite amie l'aide donl elle
avait grand besoin ... Et voilà qu'il était l'envoyé 1...
Un flot de pensées amères l'envah it. Comme l'existence était difficile 1 Et comme il fallait luLler, pOUl'
arriver, non :l devenir célèbre, mais seulem ent à
gagner son paiu quotidi en 1 L'abhé Murillo t avait
raison : Paris riait bion la ville-pi euvre, la ville ten taculaire, la suceuse cl 'énergi e cl de courag e ...
Un long momen t, il réfléchit, la tête dans cs
tn~is.
Quo fair(' P Reloul'Tler aux Halles P 11 n'était
pOllll dit qu'il tl'Ollve lIll emploi ... Et puis, pourrai
t-il
travnill er à la fois la nuit et le jour P A ce cilléma ,
R
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
•
il était libre sitôt l'entr'acte, c'est-à-rlit:e vers dix
heures el demie ... S'il tombait malade, que deviendrait Marcelle ?
11 résolut d'aller la voir le lendemain soir, afin de
~ù voir corn men t alJaien l ses affai res ... Peut-être auraildIe trouvé un emploi lucratif...
Le ICllden,uin, il se lev&., vréoccupé ... Un gni soled
printanier égayait la nature. Mais la nature existe-telle à Pari" P Il songea qu'à Gréoux, los houtons d'or
étaient en Heurs, et les margueriles devaient déjà
étoiler leus les sentiers ... A la ronne, on reprenait
ICI! travaux des champs ; le père devait avoir déjù
engagé ses ouvriers ... toujours les memes, d'ailleurs ...
IU'il gardait pcnàant tout le temps que demande la
terre...
l'automne, seulement, chacun rcrtLrait ch('l(
soi ct restait au COill de ['âtre cn attendant le retour
de la 1)e1l(' saison ...
Comme les hois devaient senlil' bon, sous l'éclosion
des [cui Ile~
nouvelles ! Les coucOus cornmenraicII t
leurs appels ct les bourgeons, déjù grandelets, fai
,aient (:raquer leur robe brune ...
11 ferma les yellX:, croyant rcvoir devant lui la lumiucuse illtensité dl's champs .. . Tout s'éveillait à la
fois ; le long des berges, les gamins allaient po!issonner, les hinmdel1es devaient ~tre
df.j;1 ùe retour
sous un solril d6jù chaud ... Les bcrgcrs allaient se
prépal"PI' il remonter les prl1tcs du LU!J(:mn ... Le lail
devenait IIhollùallt ; maman {jardin allait sfJl'cment
rceomnU.'III'er ses « caillées ", les exquis pctils (10mages (lu'On 11(' raisait qu'au pays ...
- Eh l)i('n ! Gardin ? Vous dormcz ?
La voix: st-l'he du cher dc wUllu(elltion arrac!l:l le
j'uue homme à son rêve. 11 tressaillit eL ouvrit les
yeux:.
lin peu 1 11 Y a ('('8 trois caisscs il
- P res~ol
li vrer rlU' cl' Amsterdam.. . Cc Il 'cst pas le lTJonleo l
de fl:1ncr 1
ch~
Il tOlllna les talons cl remon la l'escalier aux mar·
raide:,. Jean, arracllé à SOIl rt-ve, s'avaoça vers
les rolis à monler. Qu'il élait loin des fl'aÎehes carn"
�115
pagnes de là-has ! La vaste salle empestait le renfermé ; l'odeur du papier r empla ca it cell e des haies;
sur les gros ballots de livres enfermés dans leur papier gris, on aurait pu écrire son nom sur la poussière .. . Un timide rayo n de soleil g li ssait de biais
par le soupirail et venait mourir sur des amas de
marchandises ... Pour loul horizon, J ean voyait le vacI-vient des soulicrs des passanl s, qui sc trouvaien t à
la hauteur de !oa lêle ...
Pour la premi ère fois peut-être depuis qu'il étai t à
Paris, il réOéc hil séri eu seme nt à ec qu ' il faisait dans
la eap ilale .. Les paroles du bon abbé l\Turillot revinl'enl Ù sa m(! n1oire. Oui . .. il avait raison .. Il était fils
d.es . r harnps, cl Ù cc lle bcure, il sen tait c.'] lui, irréIstl bI c, doul o ureux , l' appe l du "01 natal.. . Hevoir
f~ 'éo u"{
1 rcprenùre la pla ce qu'il n 'aurai t j amais dû
~Ise
l' 1 N'élail·ce pas 1:1 qu 'é lail enfin la lranquillile ... l'apaisement P
Marhinal emen l, il chargca les caisses désignécs et
Sc nlÎt en roule vers la rue d 'Ams terdam . La cohue,
à celle heurc cl dans ce quartier, élait épouvanlable.
--: ~ai s- je pa 8e r ma vie comme ga l'çon livreur P
se dit-Il. Georges aussi avait rai son . JI faut avoir un
but, dans la vic, si non si on sc taissc aller c 'cst la
-débâcle !
'
Le soir, il sc don na en hâte un coup de brosse
el partil rue Oli vier-Noyer. 11 avail besoin de selllir
près de lui une présence amie, de cause r avec quelqu'un qui le co mprendrait.. Toul e la journ ée, il n'cnt~nd
a il que les aigres remarques du chef-m an ul en honr/ aire ou bien les quelques paroles écha ngées avec
les clients. Ses ropaills de l'Ecole de Droil n'étaient
pas revenus le voir ... A quoi Lon P Il n'avart plus
le même chemin qu'cux .. . Et puis, un garçon livreur
n 'cst plus IIn e compn gnie séan le pour de futu r8 avoCals ... Ils l'avaie nt laissé ft so n deslin, trop occupét!
de suivre ]e leur ... J eun le romprenail et ne leur en
"oulail pas ...
Lorllq u'il enlra claus la chaOlLrelle, Marcelle l'al-
�116
LA VILLE AUX ILLUSIONS
tendait. Toute jcyeuse, elle se leva et vint au-devant
de lui.
- Je vous aLLendais 1 dit-elle.
JI s'étonna.
- Vraiment P Vous ~tes
tout plein gentille 1 Mais
je ne vous avais pourtant pas dit que je viendrais
ce soir P
- Peul-être un pressentiment P
- Mettons que ce soit un pressentiment ... Alors,
petite amie, quoi de nouveau P Avez-vous beaucoup
couru, aujourd'hui il
- Oh 1 oui 1 depuis cc malin ! Ellfln, j'ai peutêtre trouvé quelque chose ...
- Vraiment il Tanl. mieux 1
Elle hau ssa légèrr.men t les épaules.
- Oh 1 ce n 'es t pas le Pérou, allez 1 Je me suis
lJréscIItée à deux ou trois adresses ... Naturellement,
il n'y avait rien à faire: c'élait déjà pris, ou bien
une autre, devant moi, a cu plus de chance . .. Vous
connaissez cela ...
- Je cOllnais 1 oui r Ensuite ?
- J'ai déjeuné fi lIli bar du boulevard Bonne-Nouve lle .. . Et en sol'lall t, j'ai cu la surpri se de rencO)ltrer Urle de mes ancienn es camarades des usines Corbin ct Levass"ur. ..
- Et elle VOU8 a di t qu'.'n pouvaiL vous reprendre 1
.,,'cx:c!u ma .Tean, joyeux:.
Elle Becoua la tête.
- VOliS n'y êtes pa s du lout 1 C'est clic, au contI airc, flui a élé remerciée ...
- Non il
- Eh l si r 011 liccncie le plus qu'on peul Cil Cil
moment. .. Bref, elle est restée quelque lemp
~ tians
ma silualion ... c'cst-ù-tlirc sans travail. ..
- 11 Y en ft tellcment dan s cc ca 1 soupira -t-il. 011
Cil rencon tre fi chaque pas ...
- Oui ... Ce Il'est pus drôle ... l\lnis cn ra qui coll"
cernc mon amie, elle a su il peu près sc débrouiller.·'
l~i
dlo m'a conseillé de l'imiter ...
Que fail-elle P
�LA VILLE AUX ILLUSIONS
117
Elle travaille chez elle ...
A quoi Y
A la machine à écrire, donc 1 Elle en loue une,
e t une maison lui confie des enveloppes pour écrire
des adresses.
- Ça rapporte, ce truc-là ?
- Pas d'une façon merveilleuse , pensez donc 1
Trois francs le cent 1 On ne peut en faire davantage par heure . .. Et encoJ'e, en travaillant dix heures
par jour, on arriverait à peu près à joindre les
deux bouts ... Mais la mai son n'en donne guère plus
d~
quatre ou cinq cents à faiJ'e dans la journée .. .
bIen souyen! moins ... Enfin, c'est mieux que ri en .. .
.Je lui ai raconté que je me trouvais sans situali(\l1 moi
non plus ... Elle a été très gen tille, elle m'a offert de
l'accompagner chez ces gens-là. Elle m'a présen tée,
recommandée . Enfin, je suis engagée. Je doi s corn·
mencer sitôt que j'aurais une machine.
- C'est Hai 1 Il faut louer une machine 1
- Evidemment. On peut s'en procurer il trcnle
franr:s pin mois. Je me suis déjà infoJ'mée. La difficullé - la grosse rlifficullé pour moi, c'est qu'il faul
payer le premier moi s d'avancc ...
- C'est-à-dire trenle francs ...
- Oui. Ca m'ennui e bea uco up de solliciter' encore
quelque ChORC, Jean, après tout ce que vous uvez
fai l pOUl' m oi ... Mai s je n'cn ai pas le premier
sou , vous le savez .. , pui sq1le je vis grâce à vous ...
Ccpendan l, j e veux vous dem ander si VOliS pouvez
mp, faire ce prêt... Car, hi cn entendu, c'est un prêt 1
J'entend s vous le rendre, aillsi que loul cc que vous
avez dépen sé pour moi, ces jours-ci .. .
- Non 1 non 1 n e parlez pus de ç'a ... Je sui s tout
disposé ;'. VOLI S aiùer, ma pe til e Marcelle, vous le
savez bien .. . Mais frnnrlt emen l, cc Il 'es t pas g rand'cho~
, cela 1
- C'est lrès peu ... QU:llId j'aurai retiré des qualre
rent CirH}t18nle frun es maximum que j e pellx me faire
InI·lIstlP,[Irrncnl. la loca 1ion de ln TIIa chi Ile ...
�118
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Ci : trente francs, inscrivit Jean sur un papier
qu'il avait lir~
de sa poche.
- Mon loyer ...
- Gent vingt francs ...
- Mon entretien ... Mellons vingt francs ...
- Ce n'est pas trop f
- Mes métros pour aJIer chercher l'Quvrage tous
les malins et le reporter tous les soirs ...
- Deux fois quatorze, vingt-huit; trente fois Uil
franc q uaran te, ça fail... ça fai L... quaran le-deux
fraucs... Tolal : deux cenl douze francs... mettons
deux cenL vingt, car il vous faut lout de même un
minimum d'argent de poche ... Il reslera deux cent
lren le francs pour la nourriture ...
Marcelle ava i l pris son meuton dans ses mains,
l'ai r so ngeur ...
- Cc n'est pas beaucoup f cOllclut-eIIe, enfin. Ça
ne fail que sept francs cinquante environ pal' jour ...
- Dites que c'est notoirement insuffisant. .. 'l'ouf
juste de quoi ne pas mourir de faim f
- Je ferai la cuisine ici ; ça me reviendra assez
bon marché ...
- C'est un régime de carême f fit Jean, soucieux .
Ma pauvre petite, vous n'y tiend\'{}z pas ...
Elle cul un gesfe las.
- Que voulez-vous, Jean 1 .Te n'ai pas le choix 1
Vous ne pOllVe? conlinuer à me llou('ril', vous, avec
ce que VOIlS gagnez citez votre patron f
- Je suis un homme; j'ai plus de rési stance ...
- Vous avez justement meilleur appétit que moi
encore, sûrement f
L· jeune flomme, à SOli lour, semblait méditer.
Enfin, il redressa brusquement la tête.
- Ecoutez, Marcelle, dit-il. Celle ~itua1on-Ià
ne
peut pas dur r ...
Elle ouvri t de grands yeux éto1Jnés ...
- Quelle situafion ~
- Cetle vi , si vous préférez... Comment 1 VOUS
allez gagner (Iuatre cents francs pUI' moi s 1 Moi, je
Il'urrive qU'lI Cil r éaliser cinq cents 1 Allond-nous
�LA \'I"LLE AUX nLUSIONS
1111
passer noire existence, YOUS à taper des enveloppes,
ce qui est une besogne idiote, moi à trimbaler (lc8
Sur les gros ballots de livres enfermés dans le or pacaisses, ce qui ne l'est pas moins P
- Que voulez-vous P Il faut bien sc résigner.. ..
No lla n'avons rien lrouvé de mieux, ni J'un ni J'autre... Et il faul manger .. .
Mais il secoua farouchement la lête .
. - Non, non 1 Je vous déclare toul net que moi,
J'en ai as~ez
1 Et si vous vonlez m'écouter, j'ai une
nleilleure situ,alion à vous proposer .. .
Du coup, l'étonnemenl de la jeune fille se changea ,
en stup6factioll.
- Vous P
- Oui, moi 1 Marcelle... voulez-vous retourner à
Gréoux P
Elle le considéra un instant, suffoquée. Puis, elle
S'écria :
- Hetoul'ucr ù Gr60ux P ~Jais
j e Il 'ai plus personne, là-bus, moi 1 Yous savez bicn que ma nlère
est morte ... RetourIlcz-y, vous, Jean ... Yous avcz railion . .. Voire père possède une be lle propriété. Avec
ce que vous savez, vous pouvez la mettre en valeur ...
C'e5l Mnc excelknte idée, ..
~le
s~ lu l, ca~
l'ernolioll l'étranglai L, Elle comprefiaIt qu elle allaIt sans doule pcrdre 1 uniqlle cOnJpagnon qui la soutenait et lui témoignait un affectueux inlérêt ... Plus que jamais, elle allait rester
toute seule ... Mais, au moins, iui, là-ùas,se['()i1 heureux. La vie campagnarde esl. large ct facile, et les
Inenus de .icOne, qui vous laisselll aussi affamés que
lorsqu'on se lTIeL à lable, sonl inconnus là-bas ... La
nalure esl riche, el offre généreusement Ees lrésors ...
Elle reprit, dornplan l son émoliOlI :
- Allez-y, Jean ... C'est, une existence plus douce
'lui vous allend ..
- Si volre mère vivait encore, Marcelle, y retourneriez-vous P
'- Si .i '"vaiR b po~"i:)ljté
de gagnf.' ma vie,I;\-bu8,
eel'lesl ce serait avec joie r J'ai IOllj0111'S haï la ville ...
�120
LA VILLE AUX ŒLUSlONS
Il se leva et s'approcha d'elle :
- Mcrci, ma petite Marcelle, dit-il en lui prenant
la main. C'est lout ce que je voulais savoir ... Maintenant, je \'ous dis encore : voulez-vous retourner
avec moi à Gréoux. ... J'ai cru d'abord que vous ne
pouviez vou~
passer de Paris ...
- Me passer Je Paris P s'écria-t-ellc avec feu.
Pourquoi Paris me serail-il indispensablc ? .Te n'y ai
trouvé que misère ct souffrance 1
- Moi aussi... La capitale n'est pas faile pour
DOUS, ma pelile amie ... Hcvenez avec moi ; la terre
nous appellc ... Une famille vous y allend ...
- Une famille P balbulia-l-clle, lrouhlée. Laquelle P Que voulez-vous dire, Jean P
- La mienne, si vous le voulez bien, Marcelle ..
si vous conseillez à devenir ma femme ... dil-il doucement, en sc penchanl vcrs la luxuriante chevelure
d'or, qu'il r.ff1eura d'un baiser léger.
ERc jcta un cri ct e cacha la figure dalls les
mains.
Oh 1.. cc n'est pas possible 1 VOliS voulez plais!!-nler, n'est-cc pas P
- On ne pJai an te pas a vcc de pareils sujets, répondil-il gravetTIen!. J'ai compris que je vous aime,
Marcelle ... Vous Nes la compagne sûre, aimante, fidl'Ie, que je d(lsirais ... Vous serez pour mil mère la
fille qu'elle espère ... qu'elle aUend ... Mais, Illl 'avezvous P
Il sc pencha sur les minces épaules, secouées de
sanglots.
- Ne ... ne failes pas allenlion, Jean ... balhutial-elle . .le ... je spis si heureuse 1
VOliS m'aimez dOllc un peu P
- Beauco1lp 1
- - El VOliS me suivriez il
- Ju qu'au houl du monde
TI la suisit dalls ses bras cl exécula avee elle une
valse effrrnée qui cul Je don de changel' les Tannes
d'érnolion Cil rires nerveux.
�LA VILI.E AUX ILLUSIONS
121
- Jean 1 grand fou 1 vous allez me faire tomber 1
- Pas de danger 1 Je vous tiens ... je vous gard~
1
Ma petite Marcelle chérie 1 Nous allons retrouver le
vieu.'( village 1
- Les champs .. les hoi s ...
- Vous aiderez maman à traire les vaches 1
- Pendant cc temps, vous irez avec voIre père
Surveiller les ou vriers !
- .Tc vous cueillerai des bouquets, cl j'irai chercuer pour vous des myrtilles au tois du Gossédou 1
- Je sais très bien faire les chaussons aux pomll1es r
firavo r Vou I)n cuirez tous les dimanches
Au feu, les enveloppes J
A la Seine, la librairie fll'uneau r
Quand parlons-nous ~
Mais, je ne sais pas ... Quand VOlAS voudrez 1
Le plus I.ôt possible 1 Poul'Iant, il faut écrire
n papa cl ft IOIlITIUII Gardill ... Vile r du papier r des
enveloppes r
La jeune fille courut cherchel' tout ce qu'il fallait.
Jean lira Ulle chaise devant la petite la bIc, trempa
la plume dans l'enere, et landis que Mal'celle, lout
prrs de lui, suivait les caractères qu'il traçait, C'ommença :
«
«
«
I(
«
«
«
«
«
«
Cher papa, chère maman,
« Je vais vous annoncer une grande nouvelle 1
Décidément, je ne pnis m'habituer à la vic de
Paris... Le grand ail' des cIlamps me manque et
aussi la vie de chez nous ... J'étouffe, ici ... .le l'etourne au pays pOUl' no plus le quiller jami
~ , ct,
si papa "eul, je le seconderai dan s la cullure des
!.erres ... Cc sera, j'ose m'en flaLLer, lIne aiùe
appréciable (Jour lui, car j'ai deux hras ,oliùes,
une bonne volonté fi loule épreuve el je ne refuse
iamnis la besogne ... Mai s, C'omme j'ai pellr que
�122
LA VILLE AUX ILLUSIONS
« maman soi t jalouse, je lui amène co même Lemps
« une fille, qui l'aidera dam les tra vaux d y la, :. ai(' son el pour laquelle j e vous demande to ute l affec« tion que vous avez déjà pour moi, car elle s 'ap c< re Uera sous peu Madame J ean Cardin ... »
CH APlTHE X
Iln an plus tard, vers la même époque, la ferme des
Cardill :; 'affairai l. On préparai l Je départ du jeune
maître pour le service .
.Jealt cl MaJ"c~
lI e é laieHt m ariés depuh treize m oi$.
Leg pare nts avaient bien trouvé qlle la noce était un
pen prémalmée ... Mais p:lurquoi a llendre il Et allendre quoi il Les jeunes gens se plaisaienl. .. Et puis,
enfin, fi la cam pagne, on sc marie de bonne heure.
La vie ille maison ava it dOlle abri té so us son loit
les nouveaux époux. Elle dait assez grande pour eD
recovoir Lien d 'a utres ellcore 1
La vie avait été chan gée... Les deux vieux quj
vivaient quasi-perdlls ùan s l'immense ferme, avaient
<\crueilJj avec l'émotion e t la joie que l'on devine,
l 'heureuse nouvelle... Tout simpleme ut, maman t:l
papa Gardi/l avaien t ouvert granù lel1rs bras à l'orphe line et lui ava ient dit :
- Du morneJl t que tll cs la promise ù J ean .. . tu
es notre fille, mon pel.iol. Ta placc os t ic i, près de
nou s 1
Couragellscmen t, les j cull es gens s 'étaicn l mis à
la besognc. Elle était l'Ilde , parfois ... Mais il R apporla ien tun e cxce ll en le Lonne volon lé.
En quelques
jours. ils s 'étai eut mis au courant. MarGelle avait
repris des j oues co ul eur d'aurore , c l courait tou t
le long du jour, du h f! ut CH bas de la mai son.
l....J. fermc était irnporJ a nle. Il y ovail la laiterie, la
�LA. VILLE A.UX ILLUSIO NS
123
w
porche rie, l'étable , l'écurie , sans compte r un
and
grenier qui servait de réserve à fruits et li graIns ...
Mainte nant, le jeune maître allait partir. Le père
Gardin qui se reposai t sur son fils de la plus grande
partie ùe la surveil lance, allait reprend re pendan t
un an les guides de la maison ...
.
POUl' l'inslan t, il allelait lui-mêm e Marql11se, la
jument , à la carriole , comme il l'avait fait, un
an el demi plus tôt, lorsqu' il avait été accompagner Jean à la gare, quand il était parti pour
Paris ...
Bien des événem ents s'étaien t passés depuis ce
temps-l à 1 En ajustan t les courroi es, Je vieux pa)'san
se rappela it celle matiné e d'autom ne ... Tl avait le
coeur gros, car il croyait bien son « fieu » perdu
pour la terre pour toujour s.. . Mais, d'un autre côté,
il ne fallait pas l'empê cher de suivre son idée ... Il
aurait pu lui en faire reproch e plus tard ...
Le pelit avait changé d'avis de lui-mêm e : tant
mieux: 1 cal' le bonhom me estimai t, peuL-être à juste
liLre, qu'ii n'est pas de plus beau métie(' que celui
de paysan ...
Pendan t ce temps, quelque s voisins étaient <entrés
dans la grande salle où Marccll e et maman Cardin
acheva ient les dernier s prépara tifs. Jean, lui, terminait son déjeun er : un gralld bol de café au lait
lesté de plusieu rs tarlines ... Ah 1 elles élaient loin,
les minusc ules lasses de café noir bues le malin en
guise de premie r repas 1 Il avait relrouv é son ma·
gnifiqu e appétit de beau gars sain, et à la ferme, on
pouvai t mange r sans crainte de compro mettre le
budget . ..
.J uste à l 'instan l où il lermina it, une grande omLre
noire se dessina dans le soleil matina l.
- non jour, monsie ur l'abbé 1 s'écria le jeune
homme en sc levant. Viendri ez-vous casser la crol1te
avec IIOUS, par hasard P
- Non, mon pelit 1 C'esl fuil 1 nOlljou r à tout
le monde 1 ajouJ'l- t-iI en sc tournan t "crs les dellx
femmes qui lerminu iellt ln valise du futur aoldat.
�1~
LA VILLE AUX ILLUSIONS
Ne vous dérangez pas... Je suis venu te serrer la
main avant que tu nous quittes . ..
- Vous êles bien aimable, monsieur l'abbé ... Asbeyez-vous... Un coup de vin blanc P
- Pour ne pas te refuser encore 1 Alors, te voilà
prêt au départ P
- Ma foi 1 presque J
- Bah 1 dans un an, tu reviendras 1
- Bien sOr 1 Et puis, il y a les permissions. Oh r
)"ous savez, je ne prends pas la chose au tragique r
- Parbleu 1 Et la ferme P
- La ferme va 1 Père va reprendre la direction ...
Ensuite, dame, à mon retour, il pourra faire le reulier 1
- Alors, tu es toujourfl conlent d'êlre revenu P
Le vi sage du jeune homme s'épanouit.
- Monsieur l'abbé, c'est surtout grâce h vous que
je suis ici. .. Vous m'avez ouverl les yeux ...
- J'étais bien sar que lu reviendrai s, mon gars ...
La ville n'est pas faile pour loi, fi i toI pour la
ville 1 Ne respirc-l-on pas mieux, ici P
L'abbé s'a lTêla devant la grunde porle, d'où l'on
découvrai t l'immense étendue bigarrée des champs,
ct où fumait une légère vapeur malinale.
-- Regarde-moi ça 1 poursuivit-il. N'est-ce pas
beau P Ah r Illon petit 1 Je plains de lout mon CCC Ill'
les pa1lvres humain s que leur destinée force ~l l'es1er
emprisonnés Ioule leur vie dans ces nouvelles cages
de pierre qu'on nppelle bureaux ... L'homme n'esl pns
un animal er\é pour vivre pri so nnier ... mais au miliou de la libre nature ùu Bon Dien r
A cet in slant, le père Carùin entra :
_. Bonjour, monsieur J'abbé r dil -il Cil enlevanl
"a casquelte. .le vien s chercher mOIl lieu 1 Fallt
[Jadir 1
- Allons 1 dit Jean . Je ne dois pas manquer
le lrain . ..
Il 1!C coiffn
SOli l'lluflca u, prépa ré sur la table
cl 'mhras~
sa
f.VCC le punlcs:;us, sa is it Sil vaJi.~c
w"'re 1f'lIur·l!tIlenl. MI\ · r~('Il,·
"vail di ~ Jlan.
oc
�LA VILLE AUX ILLUSIOliIB
Elle revint tout de suite, porlant dans ses bras
un adorable Lébé qui ouvrait tout élonné ses yeux
encore gonflés de sommeil.
.
_ Il vient dire au revoir à papa J dit-elle en riant
pour dissim uler son émotion.
Jean enveloppa à la Cois dans ses bras la mère e1
l'cntant, el partagea ses baisers.
- Tu ne reconnaîtras plus papa quand tu le reverras 1 fil lu jeune femme. Tu verras comme il
f.cra beau 1
Elle se haussa encore une fois vers SOli mari et
l·embrassa. Elle avait le coeur gros, mais voulait être
brave. Jean serra la main de l'ahbé Mm'ilIot, prit
coogé des voisins el monta dans ln charrelle.
- IIue, Marquise 1
La carriole roula eo lre les deux haies de l'allée.
Jeall se détourna et agita la main en tlernier adieu.
Là-bas, sur le seuil du cher foyer, il voyail près l'une
de l'autre la mère et Marcelle, et celle-ci tenanl la
menotte frêle, faisait envoyer au voyageur une pluie
de baisers en demier réconfort.
EnHn, on gagna la grand'roule. La jumcnt accéléra
l'ullurc. Cclle Cois, on était bien parLi ...
Aucun découragement n'alll'Ï!:!lail plus le cœur
du jeune homme. Il savait q\1~
~a sépa)'tio~
sera~t
courte. El là-bas, dans la vlcllle fcrme, 11 avaIt
sa place marf]uée, la place .qu'il. reprcJ1?rait dans
qur.lques mois, pour ne plus JamaIs la qUItter, cntre
bt:~
vjeux, sa pelUe compagne et son ms ...
FIN.
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S'lU,
L'ENJEU
par PIERRI!
le
DO
479 i' la CollectioJl .. Fa~
..
D'A MOUR
VAUMONT
CHAPITRE PREMIER
- Et VQ II S, Monsieur, qu'y a- l-il p O Ul' votre sel'vice P
A J'épithùl.e de cc Monsicur », le collég ien s'était
re ngol'/<é c t de plaisir son visage étllie de venu tou t
ro uge.
- Moi, balbutia-l-il, soudain intimidé, comme
~ ' il
sc trouvait devant un examin ateur, ce sera•••
heu ... un porte-bagages arrière 1
_ Un pOI'le-bagagcs alTière 1 annon ça triomphalement !'em ployé, voilD ce que nous avons de pIua
moderne, df\ plus prati que .. . Très léger .. . el a.ven
':8 très sol ide ... Je suis certain que vous en aureJ;
toute satisfac tion 1
Le coll égien tourn a et rctourna entre ses doigts
l'a ccessoirc dont il avait en vie r ou/' sa bicyclette e.l
le regarda, comme un oLje L absolum ent eXCel)tionncl. Pui s, d'un geste embarrassé , il le tendH à son
vendcur.
- 11 ne vous plaît pas, Monsieur? interrogea avec
~ urpJ'i
se
ce derni er.
-: Si, si, je le prends ! se 11111:1 dc répondre le
jeull c acheleur.
CA suivre}.
�,J
1)483. ~tampeB.
Imprimerie CI La SemeHse"
S.-et-O. (FrQDce). 1936.
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1LA COLLECT!ON
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Dernier. volumes parus :
§ 471 . Mademoilelle Furette, par Albert BONNEAU.
:
~ 472. La cousine de province, par Marthe DORANN!.
473. La million de Christiane, par M. GEESTELINCK.
§ (.,,, 'es bateliers du crépulcule, par R. D'AuBIGNY.
§ 4L . Sylvette et le fantôme, pllr Jean KÉRY.
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§
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~
476 . Deus cœurs en aventure, par André ROMANE.
477. Le. parfums de la terre, par José BOlll.
-
478. La ville aux iIIulionl, par Arthur BERNÈDE.
-
Prochainement:
'79. L'cnjeu d'amour, par Pierre VAUMONT,
480. Tantinette, par Jean VOUSSAC.
481. Perdui danl Paril, par Georg
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
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Collection Fama
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bernède , Arthur (1871-1937)
Title
A name given to the resource
La ville aux illusions : roman
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société d'éditions publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1936
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 478
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_478_C90850
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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Pas d’utilisation commerciale
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COLLECTION FAMA
94, Rue d'Alésia
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XIV'
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BIBLIOTHÈQUE RÊVÉE DE LA FEMM E ET DE LA
JEUNE FILLE PAR LE CHOIX DE SES AU TEURS I ~
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LA ROMANCE AUX ÉTOILES
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GEORGES ·LE FAURE
LA ROMANCE
AUX ÉTOILES
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PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
AND LA MODE
94, Rue d'Alésia, 94 -
NATIONALE
PARIS (XIve)
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LA ROMANCE AUX ÉTOILES
,
CHAPITRE PREMIElt
LES Df:RACINÉS
Brusquement, la campagne avait fait place à de petites
agglomérations qui, peu à peu, se ' soudaient les unes
aux autres pour former des faubourgs .
Progressivement, l'allure du train se modérail.
:
On approchail du terme du voyage.
- 11ère, fit la jeune fille en se penchant vers' son
voisin, assoupi dans un coin du wagon, père, nous voici
près d'arriver.
Elle avail parlé tout bas, comme si eIle eût craint que
le bruit de sa voix n'éveillât le donn eUl', ct cependant ...
Mais il avait une si pitoyable mine, avec son visage
que la' maladie creusait chaque jour un peu davantage,
qu'en vérité ce lui paraissait un crime de lèse-charité
que de ne pas le laisser profiter jusqu'au dernier
moment de ce sommeil, grâce auquel le malheUl'eux
oubliait durant quelques instants les difficultés de la
vie...
.
Aussi, la jeune fille demeurait-elle inclinée sur ]111, la
main suspendue au-dessus de l'épaule qu'elle hésitait li
efflourer, retenant son souffie, contempLant le dormeur
avec attendrissement.
Et, dans celle posture de protection filiale, eon visage,
reflétant l'alIeclion profonde dont son cœur rayonnait,
elle paraissait plus jolie encore .
La finesse de ses traits, le teint ombré de lia peau, si
délica le ([LI 'il semblait que l'on vît courir le sang dans
le réseau a7.Uré de ses veines, l'éclair lumineux ùe ses
prunelles bleues, le dessin de sa bouche - petite - dont
les lèvres un peu forles (lisaient la honté, tout en elle,
(lès le premiel' abord, attirail la sympathi.e.
�L\
hO~lANCg
AUX th(\Il.~8
Un sourire tris Le crispait sa face, tandis que sou regard
enveloppait de Lendresse attentive le dormeur, lamentable épave humaine, échouée dans cc compartiment de
troisième classe - comme pour un dernier voyage.
Et Dora Claudius se demandait - au momenl où !!e
terminait celle première étape d'une aventure dans
laquelle elle avait voulu sc lancer - si elle n'avait pas
assumé là une bien lourde responsabilité.
Celle longue randonnée n'aurail-elle pas épuisé les
forces déclinantes de ccl être chel', que des soins attentifs
avaient jusqu'alors défendu contre le destin qui le
guellait P
Mais, aussi, quelle autre résolulion eût été préférable?
Frappé par une maladie implacable, Edouard Claudius,
le chanteur réputé, avait dfl quiller la scène depuis plusieurs années déjà ct les économies à grand 'peine amassées par l'artiste - au temps de sa vogue - avaient peu
à peu fondu aux mains des médecins et des pharmaciens.
Peu à peu, aussi, Dora avait dû restreindre le train de
maison, cependant fOit modeste, vendant, sous la pression cie la nécessité, un meuble, un bijou; puis, ç'avait
été l 'humble maisonnette campagnarde d'où les avaient
expulsés les créanciers.
Alors, il avait iallu prendre une décision énergique, et
la jeune fille, devant l'inéluctable, avait proposé li son
père de tirer parti de sa voix.
La nature l'avait. douée - pal' atavisme - d'un organe
ravissant don telle n'avait, jusqu'alors, usé que pour
charmer 10 malade au cours des tristes soirée5 passées
auprès du feu ...
Pour rien au monde, il n'avait voulu entendre parler
pour sa ~le.
de la carrière thMtrale ; par expérience, il
en connaIssait li fond les déboires el les dangers.
En dépit de ses succès, il en avait éprouvé les rigueurs,
- rigue\lrs qui, pour lllle femme, sc décuplent, - rl la
jeune fille s'éloÏl inclinée pieusement.
Mais quand, les dernières ressources épuisées, son cbel'
malade s'était Irouvé acculé à la misère, elle lui avait
démonlré qu'il serait impardonnable de ne pas utiliser
le don pr{>cieux que lui ovail départi la nature, et il
s'était résigné.
Maintel)nnt, on allail arriver. Qu'est-cc que lui réservait le lellrlemain et quel serail le résultal de la lulle
qu'il lui allait falloir entreprendre P
Elle se sentait - quoiq llO eITrayoo un peu -- pleillr
�L"- t\OMANCIl AUX ÉTOILES
7
d'énergie; mais 1ui ? .. aurait-il la torce de r~site
allx
émolions qui l'uttendaient?
Comme il dormait bien !. ..
Cependant, les autres voyageurs réunissaient leurs
minces colis et se préparaienl à descendre; le l[·ain roulait maintenant tout doucement; c'éLaient les derniors
Lours de roues.
CeLte fois, il n'y avait plus li hésiter.
- Père, fil-clic, en posant sa main sur l'épaule de
M. Claudius, père, nous sommes arrivés ...
D'entre les paupières soulevées, filt·a un pauvre regard
incertain qui ballit, durant une seconde ou deux, 1"intérieur clu compartiment, pour s'anNer finalement sur
le visage aimant, penché vers lui; alors, un sourire
affectueux et rassuré effleura les lèvres du malade.
- Nous sommes arrivés ... père, répéta la charmante
enfant.
Une secousse assez violente souligna cet averlissement :
la locomotive venait de prendre un peu trop brusquement contnct avec le butoir.
- Comment vous sentez-vous? interrogea-t-elle.
- Bien ... ce sommeil m'a tout li fait remis d'aplomb,
déclara-t-i! avec une vaillance factice ...
Il fil effort pour sc mettre debou t ct, comme elle avait
sauté légèrement sur le quai, il lui passa les menus colis
dont s'encombrait lel,Jr exode.
- Et rnaÏlJlenant, interrogea-t-il, en suivant les porteurs cllargés de leurs bagages, 011 allons-nous?
Il était comme un petit enfanL - miné lJu'il était par
la maladie - eL s'abandonnaiL li celle qu'il aurait Ml
protéger.
- Ne vous inquiétez pas, déclara-L-elle, j'ai relevé clans
le compartiment plusieurs aflresses cie lIlaisons meublées ; nous allons commencer par celles ql1i sc trouvent
le plus près de la gare - cc qui nous évitera de prendro
une voiture .
. Cinq minutes plus lanl, ils pénélrnienl dans un
lmmeuhlo rIe modeste appArence.
Père, Ilt-elle en l'Înstollanl dans le vestibule, gnrdien ùe lous les colis, ne llOugez pas ... penùllnl que je
1I10n te voir si l'on peu t s'installer ici.
ql~ntJ"e
li quatre, elle gravit les morclles et, arrivée au
troisième élage, sonna à une pOl·te sur laquelle étail
clouée une pancarte portant ces mols:
Madame veuve HEnMANN
Logements à louer
.
�LA ROMANCll AUX ÉTOILllS
Presque aussilôt, la porte s'ouvrit et, dans l'encadrement, apparut l'imposante silhouette de la propriétaire.
- C'est pour le logemen t, dit la jeune fille.
Et, devinant - au regard que la vieille femme attachai t sur elle - que sa jeunesse, sa beauté prédisposaient mill en sa faveur, Dora ajouta aussitôt:
- Mon père est en bas ... avec nos bagages ...
Le visage transformé aussitôt, la logeuse déclara cependant, avant de dégager le seuil ;
- C'est trois cent vingt francs par mois .. .
. " Ulle somme qu'elle estima it évidemment quelque
peu clisproporUonnée avec la len ue plus que simple de
la jeune fille, car elle ajouta, restriction importante:
- ... Payaùles d'avance ...
Son inlerlocutrice comprit et se ho.la de préciser:
- Mon père a de l'argent... ct si le local me convient. ..
_ Donnez-vous la peine d'entrer, invita Mme Hermann, avec empressement.
Mais, lout de suile, Dora demanda:
- Il Y a un piano 1. ..
- .. , Et excellent, affirma la logeuse.
Et, lout aussilôt, curieuse professionnellement:
- Mademoiselle esl artisle ~
La jeune fille se content.a de dire vaguement;
- J 'éludie le chanl. ..
Elle jugeait inutile de préciser, au cns où celte logeuse,
d'allure bourgeoise, eût pris peur à la pensée d'héberger
une arliste ...
Tout en introduisant la visiteuse, Mme Hermann crut
devoir expliquer;
- Dnns la maison voisine - dont la cour est commune avec la nôtre, - il Y a un musicien de talent, qui
compose, paraît-il, M. Georges Wellig ... Vous connaissez,
peul-(lLre P
ta jeune Hile ]lIlUSSa les épaules en signe cl'ignorance.
~
Nous arrivons (le province, expl if! ua-t-elle ...
La 10gellRe acqu iesça cl'un signe ùe tllte et poursltivit,
parnissnlll nère de pouvoir donner quelque luslre à l'immeuble cru 'elle habilait ;
- .Te sais celn par une de nos localilires, hAbilleuse de
thélllre, qui est liée avec la gouvernanle de M. Wetlia,
Mlle Lisbeth.
Dora, cependant, parcourait le logement, examinant
avec soin tous les détails, cherchant 11 sc rcnlll'e compte
s'il serail aisé à entrelenir et si bon père pourrait y jouir
�LA ROMANCE AUX ÉTOIL!.>:;
9
d'un confortable - relatif, hélas 1 - nécessaire à son
état de san té.
La logeu se, cependant, poursuivait, bavarde:
- M. WetLig a inventé un instrument merveilleux qui
remplace la voix: humaine par l 'u tilsa~on
des ondes
éthérées ...
Dora interrompit des explications qui menaçaient
d'être longues et ne présentaient pour elle aucune espèce
d'intérêt.
- Eh bien 1 madame, dit-elle, voici qui cst entendu ...
je descends prévenir mon père, et nous prenons immédiatement possession du logement.
D'un pas alerte, elle gagna la porte eL descendit vivement l'escalier ...
- C'est fait, déclara-t-elle à M. Claudius, qui commençait à trouver le temps long; nous avons été bien
inspirés, en commençant nos visiles par cette maison;
vous allez voir, c'est fort bien .. .
- Cher? interrogea-t-il cl 'une voix hésitante ...
- Pour ce que c'est, non; trois cent vingt irancs par
mois ...
- C'est beaucoup, objecta le malade ...
- Basle Illien peu de chose pour cc que je gagnerai 1. ..
déclara-t-elle avec un enjouement forcé ... vous allez voir:
on va se débrouiller rapidement, papa ...
Elle se chargeait du soin des carl.ons, des paquets, ne
lui laissant porter que quelques hibelots de faible poids,
et trouvait encore moyen de le soutenir dune main
ferme pour lui faciliter la montée de J'escalier.
- ... EL il y a un piano ... ajouta-t-elle, grosse économie ...
Comme ils atteignaient le palier du premier étage,
au-dessous cl 'eux, le vestibule qu'ils venaient de quilter
s'emplit d'un bruit de voix qui attira leur attention .
. Curieusement, Dora se pencha sur la rampe el vit une
VIeille femme 'lu 'encadraient deux agents de police.
L'un d'eux demallda d'un ton bourru:
- Où habite-t-il, votre musicien P
- Dans le fond de la cour, au quatrième étage, je
vous ni di!. . .
Il sembla à MU. Claudius que ceUe réponse était bredouillée li 'une voix empâtée, comme celle des ivrognes.
La vieille, cl 'une marche mal équilibrée, ayant disparu
dans la cour, 'toujours encarlrée des deux agents, ln jeune
fille et son père continuèrent leur ascension pénible et
lente.
Sur le palier, la logeuse les attendait.
�L\ aOMANCl<: AUX ÉTOIl.ES
- Dieu du ciel 1 s'excJama-t-elle en joignant les mains,
comme ce pauvre monsieur paraît fatigué 1
Dora lui f1l rliscrètement signe de mellre une sourdine
à ses manifeslations apitoyées ct répondit du ton le plus
naturel du monde:
- Qui ne le serait, après une nuit passée en wagon P
Puis, tandis que Mme Hermann déposait dans la salle
les menus paqllels dont elle avait soulagé, dès l'entrée,
les mains de ses locataires, Dora emmenait M. Claudius
dans la chambre à coucher.
- Un bon lit, père, pour vous reposer tout à votre
aise; quand vous aurez dormi, il ne paraîtra plus rien
de votre fatigue...
.
Elle eut le courage de lui sourire, pensant lui donner
le change, et se relira.
La porte refermée, elle demeura, durant quelques
secondes, une main appuyée au mur, l'aulre essuyanlles
larmes qui lui inondaient le visage.
Elle se sentait si triste 1. .. et persollne à qui confier ses
pensées, ses appréhensions ...
Et puis, celle grande ville dans laquelle elle échouait
lui donnait l'impression d'une Iorêt sauvage dans
laquelle il lui fallait s'aventurer sans défense ...
Où éta.i ent la petite maison ct aussi le calme jardin où
s'était écoulée SOli enfance heureuse entre une mère
adorée, un père chéri P
Que de souvenirs elle avait laissés là-bas! Quelles douleurs, aussi!
Sa pauvre maman, seule maintenant daus Je pelit
cimetière où personne ne viendrait pins fleurir sn
modeste lomlJc 1
Dieu ne la punirait-elle pas de l'avoir ainsi aùandonnée P
Mais Dieu savait bien qu'il lui avait fallu agir ainsi
pour tenter de sauver celui (lui vivait encore, mais que
la maladie rendait incapable de subvenir à leur double
exislence.
Et ses yeux emhués de larmes sc fixaient sur la portu
derrière laquC'lIe s'entendail la respiration baletante du
malade.
La vue des paquets, qui giRaient à même le parquet,
f1l divcrsion II son chagrin; en un clin cl 'œil, elle cul
lout mis en place.
Alors, elle s'arrilla el songea que, maintenant, il convenait qu'elle nll:\l prendre conseil de sa logeuse.
Ignorant tout de la ville, elle n'avait pas (lc temps à
perdre pour se mellre en qu~te
d'un emploi: la pm-
�L.\ 1lOMAN GB AUX É1'OIl
. E~
]1
dence lui commandait de ne pas attendre que ses faibles
ressources fussent épuisées pour assurer J'existence de
son père et la sienne.
Ayant frappé à une porte, Mme Hermann vint lui
ouvrir et, ayant entendu la requête ùe la jeune fillo, lui
dit avec un sourire aimable:
- C'est Dieu lui-même qui vous a conduite chez moi,
ma chère demoiselle; je vois ce qu'il vous faut, ct cela
vous le trouverez dans la maison m(\me.
Et comme Dora ouvrait des yeux pleins d'étonnement:
-- Au premier, habile Mme de Wanda.
- :Wuo de Wanda! répéta la jeune fille.
- Oui. .. la directrice d'une agence artistique; c'est
elle qu i procu re des engagemen ts li ceux que leur notoriélé n'impose pas au choix des directeurs.
Dora saisit sponlanément les mains de la vieille dame,
s'exclamant:
- Oh 1 madame, vous me sauvez la vie 1. ..
- Ne vous hôtez pas de vous réjouir outre mesure,
déclara la logeuse; rien ne dit que Mm. de Wanda aura
ce qu'il vous faut .. . peut-être devrez-vous attendre
un peu ... Allez-y de suite; comme cela vous saurez, sans
tarder, ce qu'i! vous faut espérer.
Dora, ainsi ccngédiée, regagna son logement et elle
s 'apprêtait, ayant mis un peu (l'ordre dans sa lenue, li
gagner l'escalier, quand, par la fenêtre ouverte, mais
que masquaient les vol ets fermés, un murmure confus
de voix parvin t jusqu'à elle.
Curieusement., elle approcha de la fenetre et, pOl' les
lam elles des volets, glissa ml regard au dehors .
Ce dehors était la cour de l'immeuble, commune avec
l'immeub le voisin; au même étnge que son propre logement, oll e vit dans la maison qui lui faisait face une
fenêtre grande ouverte, dan s l'encadrement de laquelle
une scène pénible lui apparu\.
Dons le rond, entre deux agents de police, la vieille
femme que Dora avait aper çue dans le ves tibule cl, sur
!e devant de la pièce, debout auprès d 'un piano, un
Jeune homme qui paraissait en proie à l a plus vive indi·
gnation.
- C'est vous 1 Coisait-il, c'est VOU g 1...
Et la vieille gémissait :
PardOll! pardon! je lI'aurais pas dO donner ton
adresse ...
Le jellne homme ne répondit que par un gesle accahlé .
1. '\lTl des :1gen 1.9 i1emanda (1'une voix bOllrrll e :
�]2
LA ll0MANUE AU.'( A:TOILES
- Alors, vous connaissez cette femme P
La vieill es'excl ama :
- C'est moi sa servante ...
- C'est ma nourrice ... expliqua le jeune homme d'une
voix pleine de tristesse; elle m'a recueilli tout petit,
abandonné dans la rue ... elle a cu pitié de moi... ne
dois-je pas avoir pitié d'elle P
La vieille était tombée à genoux, gémissant:
- Oh 1 Georges... Georges ...
TI fit quelques pas, sc pencha vers elle ct la poussa
tout doucement vers une porte.
- Va te reposer, ma bonne Lisbeth, va ...
Quand elle eut disparu, il revint vers les agents. 1
- Il ne faut pas lui dresser de contravention; c'est
une bonne et brave créature qui a eu beaucoup de
malheurs dans la vie ... el qui cherche dans la boisson
un peu de consolation ... Mais elle a été si charitable
envers moi que je ne peux que la plaindre.
Dora écoutait, toule saisie par le charme musical de
cette voix et aussi par la bonté qui s'en exhalait. Les
agents semblaient se consulter entre eux: ramassée en
état cl 'ivresse sur la voie publique, hospitalisée au poste
pendant toute la nuit ...
Ils hésitaient.
Le jeune homme prit dans une boîte disposée sur le
piano une poignée de cigares qu'il leur lendit. .. et qu'ils
se partagèren t.
La cause de la vieille était gagnée et, après une cordiale poignée de main, échangée avec le généreux donateur, les agenls gagnèrent la sortie.
Celte scène avait profondément attendri Dora qui, par
un singulier miracle, se sentait moins seule, moins
perdue dans cette grande ville inconnue, puisque là, tout
près d'e11e, sous le même toit, vivait un être de bonté et
de cbnriLé.
Elle lie le connaissait pas 1 Tout cc qu'elle savait de
lui, c'est qll'j) se nommait. Weltig, qu'il était musicien,
et que salis doute elle n'élait pas appelée à le connanre
davantage.
.
Une idée nlora lui vin t : proflter de ce que son père
reposait dans sa chambre pour faire sans t.arder une
démarche auprès de celle Mm. de Wanda dont lui avait
parlé la log-eusc.
.
Peul-être la Providence lui permettrait-elle <le donner
il son cher malade, dès son réveil, une bonne nouvelle
qui chasserait ses humeurs sombres et aurait sur son
�LA ROMANCE AUX ÉTOll,Ei'\
13
état de santé, ' si précaire, . une meilleure influence que
les produits du pharmacien ...
En un tournemain, elle eut remplacé par unè toilette
modes le, m<j.is fraîche, son costume de voyage, forcément
poussiéreux et fripé, coiffa ses cheveux blonds d'un petit
chapeau qui lui allait à ravir et, prenant parmi les partilions déposées sur le piano deux ou trois de celles qui
lui étaient les plus familières, - il lui fallait lout prévoir
et se lenir prêle à auditionner si celle qu'elle allait voir
lui en témoignait le désir, - elle sortit sur la pointe des
pieds, pour ne pas attirer l'altention de son père.
Les lrois étages leslement descendus, elle avisa sur le
palier, une porte où se trouvaient gravés sur une plaque
de cuivre, ces mols:
Mm. Eva de WANDA
Agence artistique
Le cœur battant avec force, mais ne voulant pas se
donner le temps de réfléchir, Dora lourna le bouton,
ainsi que l'y invilaill'avis gravé sur la plaque de cuivre,
et la porte s'ouvrit au milieu du vacarme tintamarl'esque d'un carillon.
Un domestique apparut aussitôt, en splendide livrée,
pour s'enquérir de ce que désirait la visiteuse.
- Madame a rendez-vous? interrogea-t-il d'un ton
hautain.
Effarée, Dora attacha sur lui un regard suppliant.
- Je viens de la part de Mme Hermann, balbuliat-elle.
Le visage rogue du domestique se dérida .
- C'est autre chose, condescendit-t-il à dire ... je vais
vo~r
... le secrétaire; peut-être consentira-t-il il vous rece·
VOIr .. .
Présentant une fiche:
- Veuillez écrire votre nom là-dessus.
9uelf),ues inslants plus tard, la jeune fille élait introdUJ te dans le cabinet du secrétaire.
- Claudius jI interrogea-t.il. .. Peut-être êtes-vous parente d'Edouard Claudius, le musicien il
- Je suis sa fille, monsieur. ..
Le secrétaire palissa une petite exclamation et, pré!lentant une chaise à la visiteuse avec un empressement
de bon augure, s'assit à son tonr ; puis il déclara:
- Je doute IJUS Mm. de WanQ.a, fort oqoupée à d.iMmtor
le8 clau~
d'un important eaga«emont, puisse rou~
�14
LA novrANcE AUX ÉT01Lkti
recevoir aujourd 'hui; mais je puis la remplacer; veuillez
aoire que je suis à votre enlière disposition ...
S6duiLc par cet accueil, la visiteuse, après une courte
hésitalion, murmura:
- l\lon père, fort malade, a dtl abandonner la situation qu'il avait en province cl je suis venue ici pour
tenter de tirer parti de ma voix que j'ai, déclare-t-oIl,
superbe.
Elle présenta les partitions dont elle s'était munie,
ajoutant:
- Si vous voulez me faire auditionner ...
Mais, d'un geste de la main, il déclina la proposi lion,
avouant:
- Je ne suis pas compétent; seule, Mme de "Vanda
est à même d'apprécier votro laIent; malheureusement,
d'ici quelques jours, elle ne pounl1, je le crains, vous
recevoir.
Dora prit une mine consternée, répélant :
- D'ici quelques jours 1. ..
- Hélas 1 oui... et vous Nes pressée P
- .Je dois avouer, commença la jeune fille, dont les
joncs s'empourprèrent. ..
Mais son interloculeur, très discrètement, l'empêcha
de poursuivre plus loin sa confidence.
- Il suffl t... dit-il, j'ai compris et je voudrais vous
faire gaguel' du temps, s'il était en mon pouvoir ...
Durant quelques instants, il garda le silence, réUéchissant, donnant l'impression ci 'une sincérité absolue;
puis, se levant:
-- Vous permettez que je consulte mes dossiers f dit-il.
D'un classeur, il ava it extrait plusieurs fiches dont il
parcourait Je conlenu d'un regard rapide, inscrivant de
temps à autre un nom sur un bloc-note dont il arracha
la feuille qu'il lendit à la jeune fille, en expliqu:l.lll:
- Voici une liste cl 'établissemenls olt VOliS pouvez
vous présenler de la part de Mm. de Wanda, donl je VOl1S
l'ernets cl 'ailleurs une carto qui vous servira (l'introduclion; peul-êlre aurez-vous lu chance do lrouver un engagemenl che7. quelqu'un d'enlre oux.
Dorll, d'un coup d'œil, lul : Opéra municipal, Schola
canlorum, ThMtre Offenbach, Salle Beethoven, Concert
Thalin, Odéon Lyrique.
Rouge de plaisir, elle murmura:
- Combien je vous suis reconnrussante, monsieur 1. ..
Mais lui, proteslent:
- C'est le moills qui sc doive en faveur du gr/HIll
artisle Claudius.
�LA nO.\lAi\CE AUJ\. ÉTOIL.t:::S
15
Et il ajouta:
- Si, par impossible, vous ne trouviez pas votre
aJIaire dans quelqu'un de ces établissements, revenez ici;
Mm. de Wanda est de bon conseil et vous procurera certainement quelque chose.
Il s'était levé pour la reconduire; SUl' le seuil ùe la
porle, il lui tendit la main.
- Donne chance, mademoiselle 1.. dil-il.
Dora, en remonlant l'escalier, sc sentait l'ùrne toute
réelluuffée par ce sympathique accueil; aussi, est-ce gaiement qu 'elle se mit, en profitant du sommeil de son
père, à arranger un peu le logement dans lequel ils
étaient appelés à vivre ... provisoirement, tout au moins;
car l'imaginalion, à cet âge, est vive et, de celte vi sile,
la jeune fllle rem porlaiL l'espoir que leur situaI ion allait
chullger rapidement.
Il n'était pas possible, en effet, que sa voix ne lui
ouvrît pas tou tes grandes les portes de l'un quelconque
des établissements dont on lui avait donné la lisle, et
qu'un bon engagement ne lui procurât pas, sans trop
larder, les mo)ens d'installer son malade daus un appar·
lement où il eùt tout le confort que réclamait son élat
ue san lé.
L'avenir lui apparaissait sous les couleurs les plus
roscs el son exil lie lui écrasait plus le cœur, comme une
houre auparavant.
Ello all(Jit cl venait à travers les pièces, rangeant dans
les placards les affaires, au fur ct à mesure qu'elle les
~ortai
des sacs, écoulant d'une oreille distraite les mélodies donl s'omplissait la cour et qui paraissaient sortir
d 'une fen~Lr
grande ouverte, juste bn Iace du logemen t
Wettig .
Celle fenOlre était celle du studio de ~I.
(c. Unc jOlie voix! » murmura-t-elle Lout à coup.
l'oroillo, tellement
L L elle s'aIT/Ha pour mieux pr~Le
b?U âme d'artistc s'était soudainement trouvée impress lo.nnée par les noles si pures, si cristallines qui ùominalCnt en cc momcntl'accompagnemont du piano.
SlIr la pointe des pieds, comme si elle eOt craint de
Lroubler J'cnchantement auquel olle était 011 proie, olle
approcha de III rcu()lre, qu'elle culrc-bililla, puis s'immobilisa.
Elle élait toute troublée, un peu jlliouse peul-être, se
demandant si Sil propre voix, que son père aIfirmait
cependant incomparahle, églliait celle qu'elle cntendait
là,
Elle Il 'osait )Jtlllscr « lui était supérieuJ'e », car SR
modestie ég-ol)l\it son talent.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Une inslinctive et compréhensible c\lriosilé lui fit
tenter de découvrir dans l'encadrement de la fenêtre
de M. Wetlig la sil houetle de la chanteuse.
Elle eill désiré voir sos trails.
Mais elle avait beau faire effort pour percer la
pénombre dont élait plein le studio d'on face, il lui élait
impossib le de rien dis linguer.
En tout cas, détail singulier ct qui provoqua l'étonnement de I l jeune fille: la chanteuse de,'ait sc tenir dans
le fond de la pièce.
Le piano, en effet, se trouvait on pleine lumière et elle
distinguait nettement, devant l'instrument, M. Wellig.
Mais ce qui accroissait l'étonnement de Dora, c'est
qu'au lieu d'~tre
assis il so tenait debout, parcourant 10
clavier ct 'une main, la gauche, tandis que de l'autre , la
droite, il se livrait à une sorte d'incantation mystérieuse.
Ses doigts s'agitaient en des gesles rythmiques, tantôt
comme s'ils eussent pincé les cordes d'une harpe, lanlôt.
comme s'ils eussent eIfleuré les touches d'un piano, ou
encore Cai t glisser un archet sur les cordes d'un violon.
L'oreil le très musiciellne de Dora se rendait parfaitement comple que certains accords, d'une mélodie inconnue d'elle jusqu'à présen t, 11e pouvaien t provenir du
clavier, non plus que cerlaines noles dont vibrail soudainement l'espace ne sortaient d'un gosier humain.
Lui fallait-il donc croire que c'étaient les doigts de
M, WellÎg qui les arrachaient à l'almosphère même dont
était empli le studio.
Supposition invraisemblable... et, repondan l, elle se
rappelait mainlenant les quelques explications fournies
par la logeuse quand elle avait étr amenée à prononcer
le nom de M. Wellig.
Elle nvail dit qu'il lravaillait à une invention quasi
diabolique, ne tendnnt li rien moins qu'à remplacor la
voix humaine par un instrumenl pllrcment mécanique.
Sur le premier momen L, la jeu ne fille n 'av a il pas prNé
attenllon à ces propos, n'y voulant voir qu'un « papotage » de vieille femme; mais, maintenallt, elle sc
demandnit si elle ne devait pas considérer la chose
comme possible, puiequ6 sell oreilles entendaient,
puisque ses yeux voyaient.
Et quel !IiI' inspiré aVilit le musicien 1
Beau? l'était-il vraiment nu sens strict du mot P Non .
Sa face offrait des traile sans régularilé que le génie
de l'inspiration contraclait désagréablement; mais le
trOD l ~Hait
largo el hau t.·.. les yeux brillaient o'une
namme qui semblait jaillir de 1'11,.8 ml'nne 1
�LA 1\O~lANCE
AUX BTOILES
17
Dora ne pouvail s'empêcher de l'admirer, toul en se
senlant prise de haine contre lui.
Le génie créateur de cel homme ne cherchait-il pas à
détruire ce qu'elle avait en elle de plus précieux, ce qui
devait êlre son gagne-pain ... ce qui devait peut-être la
mener à la gloire?
Qu'il pût meUre au point son invention, ct l'art du
chan Leur était à jamais détruit 1
Que deviendrail-elle, alors P
Et son pauvl"C père ùont sa voix élait la seule resSource P
De colère, elle ferma la fenêtre si bruyamment que, de
l'autre côté de la cour, le musicien en fut troublé.
La cour devint immédiatement silencieuse ...
M. Wetlig quitta le piano et, durant un instant, se
planta dans l'encaùrement de la fenêtre, cherchant visiblement d'où avait pu partir le bruit qui l'avait troublé.
Durant quelques instants, ses yeux demeurèrent obstinément fixés sur le logement Ol! venaient de s'insLaller
M. et MUe Claudius, comme s'il eût conçu le soupçon que
c'était là que se Lenaient les coupables.
Peut-être bien un rideau avait-il tremblé sous la main
de Dora, embusquée là, touLe frémissanLe.
Un long moment, il demeura deLout, immobile, allendant qu'un basard lui permît de satisfaire sa curiosité.
POur quelle raison éLait-il ainsi intrigué du fail d'une
renatre un peu brusquement fermée P Quel instinct le
poussait à établir entre cette fermeture et les recherches
qu'il poursuivait lin rapport quelconque P
Il Y avait toutes raisons, selolt l'évidente apparence,
pOur que ce geste ICIt sponLané, car, jusqu'à présent, nul
locataire de l'un ou l'autre immeuble n'avait témoigné
qu'il se trouvât gêné par les résonances que renforçaient
les accents du mystérieux orchestre, constitué par les
onde~
Sonores que cuptuient dans l'espace ses doigts harmOl1leux.
Bien au contraire, il avait remarqué qu'aussitôt que
résonnaient duns son studio les premières barmonies,
les fenlltres de la cour s'ouvraient sans bruit et les locaLaires sc lenaient à l'affût, dissimulés dans J'ombre de
leur apparlemen l.
Seules, les fenêtres du logement en face du sien
demeuraient closes.
Et, cependant, le 10gemenL, vacant depuis plusieurs
semaines, avait maintenant des occupanLs, le jeune
homme l1'en voulait pour preuve que cetle fenêlre, un
�18
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
moment encore auparavanl ouverte, qui venait ùe se
refermer si brusq uement.
C'était donc que les nouveaux localaires n'aimaient pas
la rnusique ... ou, ùu moins, sa musique à lui.
.El, cependant, combien il la chérissait, celle symphonie dans laquelle il avait mis toute la poésie qui
chantait en lui l. ..
Depuis des mois et des mois, il ne vivait que par elle
el pOllr elle.
Pendant des jours, des semaines, il avait rêvé d'une
inlerprétation vocale, seule capable de traduire le sentimenl extra-humain qui dominait l'œuvre.
Et il n'avait pas trouvé l'interprète rôvée.
Vainement, s'était-il adressé à tou tes les célébrités dont
les noms s'étalaient, glorieux, sur les murs des théâtres,
des salles de concerts ...
Aucun n'avait voulu risquer sa voix pour une entreprise aussi bardie.
Nul gosier humain, avait-il été contraint de constater,
n'était capable d'alleindre aux invraisemblables hauteurs conçues par son génie musical.
C'est ..lIors qu'il s'était acharné ù la mise au point
d'Lille idée qui, depuis toujours, hantait son cerveau
inventif, mis en éveil par le miracle des temps récents.
. Pourquoi ces ondes hertziennes, capables de porter au
loin la parole humaine, ne renfermeraient-elles pas en
elles-J'nêmes des sonorités que le compositeur pourrait
utiliser pour traduire sa pensée, plus fidèlement que ne
le pouvaient faire les plus in~éeux
instruments, les
\oix humaines les plus assouplies.
Il avait cherché avec acharnement et il avait trouvé un
dispositif merveilleux qui mellait à sa disposition un
orchest re tou t enlier, nuquel sc joignaien t des sonoriLés
Ilouvelles, inconnues jusqu'alors, et qui permettaien Ldes
polytonies insoupçonnées.
Seule la voix humaine, reproduite artirlciellernent, ne
1lIi don'nait pas Ulle entière satisfaction: cerLnillernen t,
les ondes alleignnient sans errorl aux hnllieurs inaccessibles pour les gOl>iers humains, tuais il leur manrlllUit
ln vic même de l'être vivan t.
De 10 de fréquents désenchantements, de profonds
nbandor:s de soi-rnllme, qui faisaient le désespoir cie la
vieille Lisheth.
Souvent, l'oreille collée conlre une porte, elle écoulaiL
travailler son maJlre el, ne pou van t dominer son émolion, pénétrait dans le studio.
�T.A ROMANCE AUX ÉTOILE"
19
- Oh! Georges, mon petit! que c'est beau! s'écriaitelle, la face ruisselante de larmes.
Mais lui, mécontent de lui-même, jamais satisfait, la
renvoyait rudement.
Indifférente à sa rudesse, elle s'ol.JstinalL à déclarer que
jamais ... jamais elle n'avait entendu une voix pareille.
- On dirait les anges qui chanten t !
Alors, hors de lui, comme si cetle pauvre créature eût
pu le comprendre, il criait :
- Eh! précisément, c'est ce qui me désespère !... C'est
trop céleste 1... c'est trop divin 1. .. cette voix, ça manque
tl'humanité ... on ne sent pas sous cette voix la souffrance d'une créature torturée par mille pass ions, par
mille regrets, par mille aspiration s ...
Il lui secouait les mains, répélnn t, en proie il. un désespoir profond:
- Comprends donc ça : pour s'émouvoir, il Jaut que
le public sente un être semblable li lui, souffrant comme
il souffrirait lui-même, palpitant des mêmes espérances ...
El, frappant d'un poing rageur sur l'appareil, comme
s'il l'eût rendu responsable de son impuissance à traduire les élans de son cerveau:
. - Une onde 1. .. clamait-il, une onde 1 ce n'est pas ulle
Iet;nme! Oh 1 ma vie, ma vie, pour une femme qui pourrall ...
Ces crises de désespoir se rellouvelaient fréquemmenL,
au grand désespoir de la vieille, CJ:ui s'enfuyait du studio,
épouvnntée.
CHAPn'RE Il
JOlE
!...
IJÉSIlSI'OIH! ...
Trois semaines élDicnl déjll écou.lées depuis que
M. Claudius eL sa fille, misérables épaves humaines,
étaient venus s 'échouer au q lIalrième étage de l'~m
mcuble géré pnr M'no Hermann, et aucune umélOfntIOll
not~ble
ne s'était produile clans leur siluation.
BlOU au contraire celle-ci s'élail aggravée, en ce sens
que l'élat rIe santé ;iu malade, incapahle de rrsisler aux
émotions et aux fatigues qu 'cntra1naien t pour lui les
démarches auxquelles il élait astreint, avai t empiré.
En dépit des supplicatipns de sa fille, il avait tonu à
l'accompagner dans les établissements où elle venait
llroposer scs services.
l1 ai~s(jl
mioux fJuc personne
HOlllme dn lhé!\tre, il cOl
�LA llOI\lANUE AUX ÉTOlLhS
les dangers auxquels se trouve exposée une jeune fille
ct c'était contraint ct forcé qu'il envisageait la perspective de la voir « monter sur les planches )l, ainsi qu'il
disait d'une voix aigrie; mais du moins voulait-il, en
l'accompagnant, montrer au directeur que la postulante
était une jeune fille comme il faut, qui avait droit au
respect.
Le père Claudius était, comme on le voil, vieux jeu,
car nous ne sommes pas à une époque où des considérations de ce genre soient de nature à protéger une jeu lie
fille contre les embûches que les hommes, au théâtre,
ou ailleurs, savent si bien tendre aux femmes.
11 pensait en outre, le pauvre homme, pouvoir juger au
premier contact les direcleurs auxquels Dora avait affaire
ct leur en imposer par sa présence.
Enfantines naïvelés : Dora n'était pas une « pelite oie
blanche », quoique élevée en provi nce ; elle était parfailement capable de sc défendre elle-même et elle avait fait
l'impossible pour obtenir de son père qu'il la laissât
aller seule; elle se rend ai t comple que sa présence, loin
de lui êlre du moindre secours, la desservait plutôt.
Mais, surlout, elle conslalait que ces démarches étaient
pour le malade Ulle fatigue au-dessus de ses forces.
Chaque jour augmenlail sa faiblesse, car les étages à
monler et 11 descendre, les longues slations dans les établissemenls où ils sc présentaient, les allées et venues
à lravers celle ville inconnue, usaient peu à peu l'énergie
physique du malade, en même temps que les échecs successifs provoquaient cbez lui une tension nerveuse contre
laq ueHe il lui étai t bien difficile de réagir.
Dans tous les élablissements, en effet, où Dora s'était
présentée sur la recommandation de Mme do Wanda, elle
avait, pour une raison ou une aulre, successivement
échoué.
Chez les uns, on avait argué que, la troupe se trouvant
au conlplet, il élait mt'me inutile C[U 'elle « audilionnât » ; chez les autres, on expliquait que la saison était
trop avancée, mais « qu'on verrait pour la saison prochaine» ; d 'nulres, encore, déclarant sa voix fort belle,
lui avaient promis une prompte réponse, qui, au bout de
quinze jours, n'était pas ellcore venuc ...
Et 1\1. Clal](lius, désespéré, c1rcouragt!, 11 'était plus Cil
,Itat de quilter ln chambre.
D'lin crayon ragcur, il avait successivement barré sur
la liste fournie par le sec rétaire de Mme de Wanda les
!Iorn~
Iles Nahlis~emn
à la porte desquels ils étaienl
Illutllemellt allés frapper, ~a Olle cl lui.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
21
TI n'cn restait plus qu'ull : l'Odéol1 Iyriqlle.
C'était leur dernier espoir, et Dora, pour lellLer tir
relever uu peu le courage de son malade, Ile cessai 1 de'
déclarer que, pour celui-là, elle avait bon espoir.
Mais, depuis trois jours, M. Claudius se sentail Lellement faligué qu'il lui avait été impossible d'ellvisager
les fatigues cl 'une nouvelle démarche; et Dora, pour ne
pas le conlrarier, avait renoncé 11 sc présenter seule li
J'Odéon lyrique.
Cependant, les jours s'écoulant, elle conslataH avec
effroi que, depuis leur Ilrrivée, les maigres économies
donl elle avait III garde avaient, quelque précaution
qu'elle mît à en disposer, fondu Ilvec une déconccrtante
rapidité.
Le loyer payé d'avance, les visites du médecin, les
médicaments et les frais quotidiens s'étaient chargés de
vider la bourse.
Dans huit jours il faudrait payer à nouveau le montant du loyer mensuel. ..
La pauvre nlle était effarée, vraimenl, et il lui fallait,
par surcroH, ne rien monlrer de son inCluiétude à son
père qui, tout entier préoccupé de l'avenir de sa fille, ne
songeait mllme pas à la situation matérielle.
Le docteur avail recommandé instamment de le
ménager et de lui éviter tou t sujet de contrariété Oll
d'émotion que son état cardiaque le rendait incapable
<1e supporter ...
Cependant, après quatre jours cl 'attente, Dora, sentant
l'Ju:il devenait indispensable de jouer la dernière carle
ClUl leur J'estait, ct devan t l'impossihilité ct 'attendre
d.avantage, insinua au malade, avec loutes les précaulJons possibles, C[U 'elle allait faire une démarche auprès
du directeur de l'Odéon lyrique et qu'clle avait l'impression que, celte fois, elle rapporterait une Lonne
réponse.
Contrairement à ce qu'elle redoulnit, le malade n'éleva
aucune protestation; la nllit n'aVilit pas été mauvaise et
SOn état d'esprit paraissait s'Otre quelque peu amélioré .
. Aussi l'espoir que proclamai! sa nlle le gagna-toi! ct
JI sc laissa docilement installer dans le g-rand fauteuil Oll
m~intea
il passait ses après-midi, auprès dll poille
qUI ronronnait doucement .
. - Essayez de dormir un peu, mon papa, déclara la
Jeune fille, en jouant ln gaîté, je suis certaine de vous
rnpporlcr une bonne nouvelle.
Elle J'ernhrnssa Lendrement au front cl, après s'Nre
�22
LA Hm'ANcr~
AUX ÉTOJL~S
assurée qu'il ne manquerait de rien durant son absence,
elle quilla la pièce.
Au dehors, elle rencontra Mme Hermann, à laquelle elle
fit mille recommandations, et enfin s'élança dans l'escalier, un peu inquièle de laisser seul son malade, mais
ayan t cependant au cœur le pressen timent que cette
ultime démarche aurait un heureux résultat.
Dans la rue, elle marchait vile, ayant hôte d'arriver ail
hut.
Après une attente assez longue, elle pénétra enfin dans
le bureau du directeur de l'Odéon lyrique. C'était un
homme jeune, d'allures assez communes, et dont le
visage cauteleux, les regards singuliers eussent dû, si
elle eût eu lin peu plus l'expérience de la vie, la melLre,
dès le premier moment, en défiance.
Après l'avoir, tout en l'observant d'un air singulier,
laissé exposer le but de sa visite, M. Téodor inclina la
tête ct dit:
- Claudius!'.. Ah 1 oui... Claudius... j'ai entendu
parler ...
- Un grand artiste 1 proclama-t-elle.
- Certes!. .. Et vous lltes sa fille P
n la détaillait de la têle aux pieds de façon assez osée
qui la gênait un peu; mais elle comprenait qu'elle
n'élait pas en posture do protester; si elle voulait réussir
ù tout prix, il fallait qu'eJle réussil.
Elle insinua, domplant sa timidité nalurelle :
- Tout le monde est unanime à déclarer que j'ai ure
magnifique voix de théâlre.
~1.
Téodor s'inclina avec polilesse, proclamant:
- Je n'en cloute pas ... ma chère enranl. ..
- ... D'ailleurs, poursuivit-elle avec empressement,
vous allez pouvoir juger par vous-même ...
Et, se levant, elle alla prendre sur la lnhle, où elle les
avait déposées en en lran t, les deux ou trois partitions
qu'elle avait soin d'emporter avec elle à chacune de ses
démarches.
S'approchant du piano, elle demanda:
- Quo préférez-vous, monsieur ... Werlher? .. ou bien
dll Wagner P..•
M. Téodor eut un geste de la main qui protestait
contre celle proposition ct, uyec un sourire:
- Ni WC,.thcr ... ni Manon ... ni Wagner, déclara-t-i/.
La mine de ln jeune fille s'effara:
- Eh 1 mon Dieu 1 balhntia-l-elle, c'est que je n'ai pas
a]1porlé nutre chose ...
�LA nO~IANCE
AUX I~TOl.ES
- Pardon, vous avez apparié bien plus que celu,
mnrlemoiselJe ... l'élégance de voire lournure ... le charme
de \'olre visage .. .
Daru, rouge de confusion, baissa la t~e
.
Le direcleur déclara tou t net:
. - .le vous engnge ...
Ces Irais mots résonnèrent à l'oreille de la jeune fille
COmme la plus suave des musiques ...
Joign::mL les mains, elle s'exclama:
- VrnimenL 1 monsieur, vraimenl !...
Sa joie Lransparaissait si complèle <lu 'il éclala rIe
rire.
- Vraiment? mais qu'est-ce que cela a donc rie ~i
exlraordinaire P
.TI continuait à la délailler d'un re/;rard aigu qui l'eûL
fml frémir, en dépit de sa candeur, si c1le l'etH remarqué ; mais elle élait tout à la joie qui l'inondait jusqu'au
plus profond cl 'elle-même.
- Oui, poursuiviL-il, à dater du premier du mois proch:lin, je vous engage ... Trois mille francs par mois ...
Cela vou~
convien t-i1 ?.. .
Pour taule réponse, elle joignit les mains; mois,
c~'oyant
distinguer sur son visage les Iraces d'une hésit:llion, il ajoula, tentateur:
- '" Payables d'avance.
· Et lout CIe suite, remarquant la lenue modes le de 10
Jeune fille, 'il compléta:
- ... EL même payables à la signature de voire engagement.
C'en élait Irop ; Dora explosa naïvemenL :
- Monsieur, c'est trop de bonlé 1... Ma reconnaissance ...
- Valls me la mrmifesterez, coupa-t-il, lin peu gêné,
en. vous mon Lrant, en Lou tes circonsLances, li ne pensionnaire modèle.
T.onl en parlant, il griffonnait quelques mols sur une
feutlle CIe papier lou L imprimée, mais où quelques
blancs étaienl mén:lgés.
· .- Tenez, fil-il, en la lui présentant, votre signalure
lCl. .. ct ici...
Quonrl elle eut écrit son nom, il demanda:
- Vous êLes majeure P
- Oui...
- Parfait 1 Cela simpline ; car, autrement, il eM fallu
la signa Lure de M. votre père.
· Après avoir ajouté son paraphe à côté de celui de la
Jeune fille, il lui tendit un exemplaire de l'engagement
�21
qu'elle venait de signer ct f[ll'ellc lilt nvrr IInr admiration non dissimulée.
- Ce n'esl pas tout, fil-il en sourian t.
Il ouvril un tiroir-caisse, d'où il tira lIlIe' lias!'r de hi]lets de banque dont il lui tendit une pillcuc.
- ... Et me voici en règle vis-à-vis de vous, déclari!t-i! en lui tendant les billets qu'elle prit d'une main
encore bési tan te.
n demanda alors, curieux:
- Quoi. .. qu 'avez-vous ~
- J'aurais désiré que VOliS m'entendiez, bal1JUtiat-elle.
Mais il se leva, indiquant que la vi sile avait pris fin,
s'exclamant:
- Ob J aujourn 'bui, impossible; mon temps est pris
et, si je vous ai reçue, c'est à cause de la recommandation
de Mme de Wanda ... lIne vieille amie à moi; au surplus,
mon jugement ou rien, c'est la mOme chose; le public
seul esl juge ...
El, l 'ny:ml reconduite à la porte:
- D'ailleurs, je suis sans crain le, ajouta-t-il , la fi lle
du grand Claudius ne peul être f[u'une artiste de talent.
EJ1e s'inclina, confuse, et lui. tendil gentiment la
main, qu'il ]1aisa.
La porte refermée sur elle, M. Téodor regagna son
hureau en sc frottant les mains d'un air tout à fait satisfail, et il s'assit en murmurant:
« ExcelJen te recrue ... »
Si Dora avait pu voir l'expression on regard qu'en
prononçant ces mots le directeur de l'Odéon lyrique
at tachait dans la direction 011 venait de disparaître
sa nouvelle pensionnnire, elle eOt frémi. ..
Mais, tout à sa joie, la pallvre petite n'avait qu'un
désir: rapporter sans tarner celle bonne et rrconfortantc
nonvelle à son père.
Comme elle sc hiltait pnr les rtles, une idée lui vint _
elle passnilll ce moment devanL un magasin de com~sti
hies, - une idée qui allaiL un peu retarder son retolll',
mais qu'elle n 'eul.pas, le courage de repousser, heur~
de fnire une surpnse a son l'11er mnlade.
Précisément, de J'autre côté fIc lu rue, se dressait la
fnçnde cl 'un bureau de poste; elle y Courut, en francbit
Je seuil el pénétra comme un bolide à l'intérieur.
MAis, à cette heure, l'afnuence au lélrp}lOne était
granc}e, toutes les cabines étaient occupées et une Il u ellll
assez impressionnante de clients s'allongeait clevant le
guicbet.
�- Vous avez le nO J6, mademoiselle, fit la préposér,
une gelltille brunette, en offrant un carton à la jeune
fille qui le repoussa <le la main, gémissant:
- Oh! mon Dieu!
11 Y avait lant de désespoir dans cette exclamation que
l'employée s'en trouva touchée.
- C'est si pressé que cela P interrogea-t-elle, prise
d'une sympathie subite pour cette étrangère dont le joli
visage paraissait Lorturé d'angoisse.
- Il s'agit cl 'un malade ... mon père ... auquel j'aurais
voulu ...
L'employée murmura d'une voix apitoyée:
- Oh 1 je comprends ...
D'un geste discret <le la main, elle l'invita à se pencher vers elle, et elle-même, engageanl sa tête dan s
l'étroite ouverture nu gu ichet, murmura Lou t bas, de
façon Il n'être pas entendue de la foule qui faisait queue:
- Entrez dans mon bureau, c'est la porte à côté.
Vous trléphonerez avec mon appareil.
Et elle meUait l'extrémité <le son doigt sur ses lèvres
pour recommander Je silence.
- Oh 1 que vous êtes gelltille 1 s'exclama Dora.
- Chut! recommanda J'autre, failes vite ... pendant
'lue je suis seule.
PrestemenL, Mlle Claudius se glissa dnns le lJureau et,
COuranl à la petite employée:
- Comment vous remercier ~ explosa-t-ellc.
- En vous dépêcban t; si un che! entrait, je serais ù
l'nl11cnr!C' .
Dora s'était précipitée vers l 'nppareil et le meLtait en
mouvement.
- AllÔ 1... appela-L-elle... Mme Hermann ~.
Ici,
1.~l
Claudius ... Oui, c'est moi 1. .. Voulez-vous _'lIre assez
aImable pOUl" appeler papa à l'appareil, je vous prie P
Elle attendi l, impatienLe.
- M. voLre père est malade ~ interrogea l'employée
aVec solliciLude .
. - Oni ... autremrnL, je n'nuroi s pas accepté voLre offre
SI gentille, qui risque de vous aUirer des d6sagréments.
L'ouLre répondit avec un petiL haussement d'épaules.
- JI faut bien s'enlr'aider entre soi.
La LûmlO de Dora, modesLe r'(Lrt'mement, égalisait, aux
yeux de la préposée, 100Jn; classes, différcn les cependant.
- Allô 1. .. fil Dora, aLlentivr ... Oui, j'entends; non,
Tlon, ne le réveillez pas. Il a trllcment l1csoin de repos,
)e pauvre père 1. ..
lJne minute S'6collla, puis:
�26
LA ROMANCE AUX ÉTOILE:!
- S'il s'éveille .. . dites-lui que je reviens avec une
bonne nouvelle.. . Oui... oui... j'ai réussi, mon engagement est signé ...
Le visage de la pauvre petite irradiait de joie.
- Ou plutôt non, ne lui diles rien .. . .Te ne veux pas
me priver du plaisir de lui annoncer moi-même la chose:
d'ailleurs, je rentre directement, le lemps de faire qu elques achats et je suis à la maison.
L'appareil raccroché, Dora se Lourna vers l'employée,
la main au porle-monnaie.
- Combien vous dois-je P demanrla-t-ell e.
- Mais cc n'est rien; les employées jouisse nt ne la
gratuité des communications.
Elle ajouta, en souriant gentiment:
- El puis, quand bien mt'me,les artistes n'ont-ils
pas droit à quelques privilèges ~
Dora devint toute rouge.
- C'est vrai, murmura-t-elle, en désignant d'un
hochement de tôte l'appareil téléphonique, vous avez
entendu P
- Naturellement, malgré moi. Oh 1 c'est un appareil
inrliscret que le télépholle!
Elle riait, et Milo Claudius l'imita; elle était si heureuse que sa joie cherchait le premier prétexte pour
éclater.
VOliS me permettrez do vous offrir des places quand
je débuterai, pour vous remercier rIe votre gentil lesse.
- Oh 1 je veux bien; ct c'est moi flui, alors, serai votre
obligée.
- A qui me faudra-t-B les adresser? interrogea
~fl1o
Claudius.
- A Minnie ... Minn ie Paster... bureau 21.
Dora lui tendit la main, déclarant:
- C'est donc entendu ainsi; à la semaine prochaine;
et, si je le puis, je vous apporterai moi-même les billets.
- Mon plaisir sera double, afnrma Minnie, et je vous
remercie par avance, mademoiselle... mademoiselle ...
comment P.•.
- Dora Claudius.
- Claudius 1 Oh 1 mais je connais cc nom-là 1 Je l'ai vu
dans les journoux.
- Un grand artiste ... déclara son interlocutrice av oc
un orgueil non ùissimul6.
Puis, gagnant la porte:
- Au revoir, mon amie Minnie!. .. lonça-t-elle cl 'une
voix joyeuse.
Si la petite employée l'etH os6, elle eût répondu du tac
�LA IlO'IANCE AUX I~TOLES
27
au tac: « Au revoir, mon amie Dora! » Mais elle n'osa
pas, elle, modeste employée des postes, en user aussi
familièrement envers une artiste, fille d'un artiste
connu.
Elle se contenta de répondre:
- Au revoir, mademoiselle 1. ..
Et elle suivit d'un regard admirateur et sympathique
la jeune fille, sortie cie son bureau, jusqu'à ce qu'elle eOt
franchi définitivement le seuil (le l 'élablissement.
Dora avail le cœur tout allégé de la réponse que lui
avait faite Mon. Hermann: son père reposait, pour la première r01S depuis de hien longs jours 1 Et, il son réveil,
il se trouverail tout ragaillardi pour supporter le choc
de la honne nouvelle qu'elle rapportait, en même temps
que pour goûter pleinement la joyellse surprise qu'elle
lui réservait.
La rue traversée, elle pénétra chez le marc11and de
comestibles dont la devanture, quelques instants auparavant, avait fait naître dans son cerveau l'idée d'un fin
l'epas dont se pourrait régaler le malarle.
La question d'argent ne l'arrêtait pas.
Songez donc 1... Dans son réticule, elle avait ses appoin.
temenLs d'un mois 1 Une petite for Lu ne ...
Oh 1 ce clirecteur avai 1 cu une fameuse idée en lui
offrant ceLLe avance 1. .. Grâce à elle, un peu de hien-être
all ait pouvoir enlrer ùans le pauvre intérieur et rendre
il II malade l 'existence moins oùieuse.
Ln jeune fille, dans son exaltation, allait cl 'un comploir li l'autre, achetant tout ce flu'il y avait de plus fin,
de plus <1élicat ...
fiien n'étaiL trop bon pour SOH cher malarle\. .. Elle
voulaiL flue, cl 'un seul coup, fûL chassé cie sa mémoire
le souvenir cles mauvrlis jours passés.
Par avance, elle se réjouissai 1 du plaisir cyu 'alla it lui
caUSer celle clînell.e-surprise, ct elle riait en voyant
devant elle sc dessiner le:; trails chéris, tout enluminés
de bonheur.
Llls employés ne pouvaient s'emptlcher de rire aussi
en. la voyanL, les bras chargés de paquets qu'elle 5 'eClorÇf1lL de maintenir en équilibre, aller et venir par le
I1wgasin, bulinant à lous les cornptoirs, avec l'affaireIllent d 'llne nbeille dans un parterre de Oeurs.
EnOn, etle sortit et gagna en IlnLe la mai~on
de
Mme Hermann, don t elle mon ta l'escalier avec la prudente lenLeur d'un équil ibriste.
Parvenue au quatrième, elle introduisiL discrèLement
ln clé dAns la serrure et referma la porte sans bruit, par
�28
v\ nOM ,\Nr.E AUX I;;TOILES
crainle d'éveiller trop brusquement le malanc; après
quoi, elle pénétra sur la pointe des pieds dans la grande
pièce, qui jouait le double rÔle de studio et de salle à
manger.
A SOll grand étonnement, elle constata que le malade
continuait de reposer; alors,. elle décida de ne l'éveiller
CJue lorsque jout serait préparé pour la petite fête dont
elle se promettai t une telle joie.
A travers la pièce, elle allait donc discrètement, effleurant à peine le plancher de ses pieds légers, et - l 'heureux bénéficiaire de ce repas gargantuesque poursuivant
son sommeil - le couvert se trouva mis, tout parfumé
d'un bouquet que Dora avait acheté dans la rue.
D'un papier de soie, elle tira trois gros cigares, minutieusement choisis parmi ceux dont M. Claudius préférait l'arome, et elle les mit dans son assielte, recouverts
de sa serviette.
Dans l'un des verres, disposés sur le dressoir à côté
d'une bouteille de vin mousseux, elle déposa, en forme
d'éventail, son engagement.
Cela, ce serait le dessert ...
Aurait-elle la patience d'altendre la fin du repas pour
annoncer à son père la bonne nouvelle qui motivait cette
petite fêle gastronomique P
Dora ne le pensait pas; mais, enfin, le principe voulait
qu'il en fût ainsi; si les choses se passaient autrement,
le repas n'en serait pas moins bon ni la joie du vieillard
moins complète.
Maintenant, tout était prilt, el la jeune fille, désœuvrée,
frémissai t d'impatience, a li endanl CJue le dormeur
enlr'ouvrît seulemen t les paupières.
Comme elle se jetterait alors dans ses bras 1. •.
A quoi pourrait-elle bien occuper son désœuvrement P
Elle promenait de droite el de gauche ses regards, cherchant quelque chose à faire, mais vainement; la femme
qui consacrait chaque malin une couple d'heures à entretenir le petit ménage était la conscience mÔme, et lout
était d'une propreté irréprochable.
Pas le moindre grain de poussière à enlever ...
Alors ~ ... Elle ne pouvait cependant pas employer son
temps à demeurer là, jmmobile, regardant un dormeur
qui paraissait mettre une insislnnce particulière il ne
pas vouloir s'éveiller.
On eût dit C[u'ille faisait exprès pour la faire enrager.
Pauvre père, de quoi allait-ellc l'accuser, lui si bOT!. ..
dont le cœm' était plein d'amour pour sa fille chérie!
Non, son sommeil n'était pas simulé, il était même
�2!.l
LA ROMANCE AUX ÉTOiLES
profond... Dora se réjouissait à constater que, pour la
première fois depuis si longtemps, son malade jouissait
enfin d'un repos véritable, complet, absolu ...
« Quand je pense, songeai t-elle, que, depuis mon
départ, ilu'a pas changé de posilion ... C'est un véritable
miracle ... »
Et elle demeurait là, le contemplant avec amour, de la
joie plein l'âme.
Cependant, l'impatience cOJ1lmençait à la gagner; les
petits plats qu'elle avait mis ou feu pour <lu'ils sc tinssent chauds menaçaient de brùler, ct le vin mousseux,
qui doit être bu frais, tiédissai t à la température de la
salle.
Cependant, le ma lade dormait de si bon CŒur (lue la
jeune fille ne pouvait se décider à le réveiller.
C'était de la santé qu'il gagnait.
Enfin, n'y tenanl plus, elle dit à mi-voix: .
- Le maestro est servi 1. ..
Le dormeur ne répondU pas.
La jeune fille s'approcha du fauteuil ct, se penchant,
répéta loul haut:
- Le maestro esl servi 1. .•
Celle fois-ci encore, aucune réponse ...
Alors, tout 11 coup, elle eul peur el sc rejeta en arrière.
Ce silence, celle immobilité, mainteuanl lui paraissaienl suspects 1. .. Mon Dieu t si. ..
Elle n'osa formuler plus nettement l'horrible
appréhension qui, soudain, venait de s'abattre sur clIc
el, en dépit de sa volonté de s'assurer de son mal fondé,
elle recula.
El cependant, non ... non ... cc n'était pas possihle t
Comme une folle, clle traversa la pièce, passa ùans
l'entrée, arriva âu logement de M'no Hermann et se mil
à frapper contre la porte avec une violence désespérée .
. La logeuse parut au houl d'un moment, le visage
Indigné.
- Que sc passe-toi! donc? dernanda-t-elle.
-:- Oh t madame, balbutia la jeune fille... si VOliS
savlCZ ... mon père ... mon père ...
La vieille dame répéta:
- Votre père ... ch fluai ? .. qu'a-t-il, votre père ~
Dora. lui avait saisi les mains ct les élreignait désespérément, comme fonl les lIaufragés de la. bouée 11
laquelle ils s'accrochent.
Elle ojoll ta, la voix étranglée cl 'angoisse:
- J'ai peur, maùamo ... j'ai peur._.
La logeuse comprit cl s'exclama:
1
�30
L.\ HOMANCE AUX ÉTOILES
- Ce n'est pas possible 1. .. Tout à l 'heure en~or,
il
dormait si paisiblemen t !. ..
_ Moi aussi, j'ai cru qu'il dormait; j'ai respeclé son
sommeil, puis, je l'ai appelé ... Alors, comme il ne répondait pus ... comme il demeurait immobile ... je me suis
penchée vers lui. Oh! madame ... ce visage, celte immoj)i1ité ... et je suis accourue vers vous ...
La logeuse demanda:
- Comment, vous ne vous êtes pas assurée s'il élait ...
Mais, devant les regards éplorés qu 'allachai t sur elle
la jeune fille, elle n'osa achever sa phrase; le mot qu'elle
avait à pronOl1cer étuil lrop cruel cl elle sc contenta de
dire:
- Venez avec moi. ..
Et elle entraîna la pauvre Dora, qui la suivit docilement, comme e(H fail un lout pelit enfant, en parUe
déjà réconforlée par celle aide.
Dès le seuil de la pièce où se trouvait le vieillard,
~IDlo
Hermalln fut fixée. M. Claudius uvail cessé de vivre.
Alors, elle sc retourna vers Dora ct murmura d'une
voix pleine de compassion :
- Ma pauvre enfant 1...
La jeune fille chancela ct mt Lombée sur le plancher
si les bras de la logeuse Ile se fussent trouvés là pour lu
recevoir.
l\1'UlO Hermann la porla sur le divall, où elle s'occupa de
la faire revenir à elle.
Dans la cour, l'orchestre de Georges Weltig semblait
pleurer sur le malheur qui frappait la jeune Illle.
La logeuse s'en fut doucement Jenner la fenlltre;
ensuite, elle prit dans le vase al! elles trempaient les
fleurs destinées à égayer le repas de M. Claudius el vinl
les placer entre les m<lins du défunt.
Celte attention rellouvela la douleur de la jeune fille;
elle était si heureuse de la nouvelle qu'elle rapportait!. ..
Elle voulait que la joie emplîl la maison 1
Et c'était la douleur, maintenant, qui y régllait.
L 'homme qui dormait là son dern ier sommeil,
n'avait-il clone pas cu, au cours de sa vic Loule de travail,
une assez large part d'inrorLulle pour qu 'un peu de
honheur lui fût ré&ervé durallt ses derniers jours?
- Ah 1 père, gémissait-elle, père ...
Quoique la fenêtre eOt été poussée par 1\'1'1110 Hermann,
les échos de la symphonie montaient - atténués, c'est
vrai - dans la pièce.
Dora étendit le bras, gémissant:
- Ob 1 ceUo musique l. ..
�LA, ROMANCE AUX ÉTOILES
31
Elle lui semblait insulter à sa douleur ...
La logeuse sortit vivement.
Maintenant (lue le premier coup était porté, elle esli mait qu'il 11 'y avait pl us aucun inconvénient à laisser
Dora seule avec sa douleur.
Arrivée dans son logement, elle ouvrit sa felllllre et
appela doucemen t :
- Mademoiselle Lisbetb ...
Presque tout de suite, une fenêtre, qui n'était
qu'entre-bâillée, s'ou vri t, et, dans 1'encadremen t, paru t
le busle puissant ùe la vieille servante du compositeur.
- Mademoiselle Lisbelh, at Mm. Hermann, les deux
mains autour de la bouche en forme de porLe-voix, il y
a un grand malheur chez moi. .. mon nouveau localaire
est mort. ..
La servante leva les bras au ciel.
- Et de quoi donc, grand Dieu P
- Est-ce qu'on sail P... D'épuisement, peut-être de
privations ! ...
- Vous n 'a uriez pas dû lui louer ... Un mort dans
une maison, ça fait loujours mauvais effet .. .
- Esl-ce que je pouvais me douLer P Et puis, ce n 'eù t
pas éLé charitable ...
Mlle Lisbelh eut un court acquiescement de tête.
- Tout ça, poursuivit M1DO Hermalln, pour vous dire
qlle la pauvre demoiselle est désespérée ... qu'elle pleure à
fendre l'Ilme ... et que la musique de M. Wetlig lui fail
mal; en sorte que, si vous pouviez aller le prier ...
La servante dressa ses ])ras dans un granù geste
indigné.
- ... Le prier de cesser de Lravailler, Il 'est-ce pas ~
S'écria-t-elle, eL juste au moment du passage le plus difficile 1. .. Vous n'y pensez pas, madame Heflnnl\lll Songez
donc, voilà huit jours qu'il lutte saIlS pouvoir arriver
à trouver cc qu'il cherche.
Elle ajoula, d'une voix pleine de compassion:
-. Tl deviendrn Cou, le pauvre peti t. .. avec ses ondes
que le diable emporte 1
Son accent était chargé ùe colère.
Mm. Hermann observa:
VOLIS l'aimez beaucoup, voLre maître, n'est-ce pas P
JIllo Lisbeth protesta contre l'expression de la logeuse:
- Mon maltre 1... Vous voulez ùire flU'il est comme
mon fils ... car, enfin, c'est moi qui l'ai élevé, pui squ'il
(IVail à peine huit mois quand je l'ai récollé, après la
mort ùe sa mère, qui était ilia VOIsine ...
- Une bomw aclioll ... COli céda alon; i\lwe Herm.ann.
�32
LA nOMANCl> AUX ÉTOILlŒ
- Pas même; j'ai plutôt agi par égoïsme, en le prenant avec moi: ça m'a donné un bu t dans la vie ...
- Vous êtes une brave personne, mademoiselle
LisbeLh ...
- Oh 1 si je n'avais pas ce vilaiu défaul!. .. s'exclama
la vieille femme.
Elle soulignait ces paroles d'une mimique expressive,
portant la main aux lèvres, le pouce imitant le goulot
d'une bouLeille.
- Ça le rend malheureux, ajoula-t-elle, le pauvre
enfanl car il m'aime heaucoup, lui aussÎ. .. Je fais tout
mon p~sible
pour me corriger ... mais c'est plus fort que
moi... c'esl comme si je voulais l'empêcher, lui, de faire
de la musique 1. ..
Elle éLendit le bras vers la cour, loule bruissanle
d'harmonies.
- Ecoulez-moi ça 1 clama-t-elle, ct 'une voix vibrante ...
Esl-ce beau? Esl-ce beau P..• El encore, il dit que cc
serait plus Leau oncore s'il pouvait lrOllver ce qu'il
cherche el ce que ces maudiles ondes sonores se refusent
à lui donner.
Elle conel ul, irritée vraiment:
- Ah 1 les chieunes 1
Mm. Hermann songeait à part elle quo ces harmonies,
qui enchantaienl les oreilles de la vieille servante, déchiraient l'arne de la pauvre orpheline.
Elle allait donc insisLer à nouveau, quandl 'aulre reprit :
- El Iailes-vous, madame Hermann, une idée de
l'élat dans lequel esl cc malheureux pelill... Mm. de
Wanda - vous savez, qui dirige une agence arlistique
dans volre maison - lui a demandé à « auditionner son
appareil » 1
Ses yeux 1uisaienl d'orgueil, d'u Il orgueil pour ainsi
dire materne] 1
Soudain, les ondes sonores rlont hruissail la cour
sc turenl cl, ail milieu du silence, une voix de femme
s'éleva, d'une pureté lello que, dans l'encadrement de la
fenêtre de son sludio, Georges WeLlig apparul.
Ses lrails éti.lient comme lransngurés par une intense
curiosité admiralive, landis que, visiblement il cherchait à surprendre d'où partaienl les accents qui le
ravissaienl.
Mm. Hermann, le premier moment de stupeur passé,
CJuilla la fenll.lre ct, t,raver.sant son logement, se précipita rions celUI de M. Claudius.
Dora, debout à côté du fauteuil Ol! reposait le corps
ùe IiOIl père, chantait.
�LA ROMANCE Il UX ÉTOILES
J3
CHAPITRE III
J'lEUR EUX PRÉSAGES
-
Veuillez prendre place... Je m'en vais prévenir
la directrice ...
Et, laissant dans un coin de la pièce Georges Wettig,
tout embarrassé par les regards qu'aUachaient SUT lui
les solliciteurs des deux sexes, dont était emplie la salle
d'attente, et qu'intriguait l'appareil posé à terre auprès
ùu compositeur, le secrétaire pénétra dans le cabinet
directorial.
Mme de Wanda était une blonde assez forte et dont le
visage, un peu empâlé par l'âge, conservait encore les
lraces d'une grande beau té.
Vêlue avec une élégance tapageuse, qui convenait peu
au nombre d'années ([u 'accusait la flétrissure des traits,
elle était parée de bijoux comme Ulle chllsse, souvenirs
de la situation brillante qu'elle occupait jadis dans le
monde des théâtres.
Une maladie, qui avait eu sur sa voix une déplorable
influence, l'avait contrainte II renoncer li son art; mais,
pour ne pas briser toule relation avec les planches, 011
olle avail vécu ùepuis sa pl us tendre enfance, elle avait
eu l'idée de monler celle agence qui, toul au moins, la
maintenait en conlac!. avec les artistes.
Pour tenter de se rajeunir aux yeux de sa clien tble, elle
sc donnait des petits airs compassés qui ne lrompaienl
personne ct ne contribuaient, bien au contraire, en la
rondant grotesque, ({u 'à souligner davanlage l ':\ge
qu'elle tentait de dissimuler.
Au demeurant, une borme personne, pL qui Ile man I!uait pas de gOÎlt.
Dérangée alors qu'elle éludiai!. les clauses d'un engagemenl que le tilulaire devait venir signer au cours de
la journée, Mm. de Wanda, Cil entendal\t ouvrir la porte,
releva la tÔle et, fixant sur le secrélaire un regard irril6 :
- - Qu 'y a-l-il ~ demantlil-l-elle ; j'avrüs interdit qu '011
l11e L1érangeil.l.
- Vous m'excuserez, marlamc, JJalbulin le malheufOUX ; mais li y Il ln un visiteur 'lu 'il m'a paru urgent
de vous annoncer, car je suis persuadé qu'i! vous intéressera grandement.
Devanl une telle affirmation, la (]iroclflce parnt dis~}()ée
à prOt.er une oreille a lten live.
- Qlli est ce vieitellT P interrog'M-t-clle.
Mme
9
�LA HOMANCE AUX ÉTOILgS
C'est GeorgesWettig, dont les journaux ont parlé
voici quelque temps.
-- Georges Wettig P Connais pas .. , Quel genre de
voix ~
- Il ne chante pas ... Il a inventé un appareil bizarre,
qui fonctionne par le moyen des ondes éthérées et supplée merveilleusement, non seulement aux instruments
d'orchestre, mais encore à la voix humaine.
Mme de Wanda haussa les épaules:
- C'est pour ça que vous me dérangez ~ ... Je dirige
une agence artistique 1 Je ne m'occupe pas d'instruments
mécaniques ...
Elle eut un geste qui renvoyait le secrétaire.
Mais celui-ci insista:
- Madame, vous savez que j'ai toujours pris les in tél'Ms de votre maison. Eh bien 1 aujourd 'hui, en refusant
de recevoir ce jeune homme, vous laisseriez échapper une
belle affaire.
Et il poursuivait cl 'une voix emballée:
- L'époque est à la musique mécanillue!. .. Voyez Je
sorl prodigieux du gramophone, le succès mondial de
la T. S. F., de la radiophonie 1. .• Madame, l'invention de
Georges Wettig est une chose merveilleuse!. .. Son iJUltrument, Il 'une docilité parfaite, réagit au moindre mouvement de la main; selon qu'on l'en éloigne ou qu'on l'en
approche, on obtient, aussi bien dans le registre grave
que dans le registre aigu, des sons que nuL instrumelll"
nulle voix humaine no peuvent égaler.
Le3 sourcils haussés d'étonnement. Mme de Wanda eut
cependant un mouvement d'épaules qui dénonçait
quelque incrédulité.
- Oh 1 la voix humaine... observa-t-elle,.. la voix
humaine... Je demanderais à voir... ou plutôt à
entendre, ..
- C'est précisément pour cela qu'il est l~.
solLicitaul
que vous vouliez bien le recevoir.
Mme de 'Vanda rejeta son stylo et, affectant une cerlaine impatience, destinée li masquor une curiosité
grande, s'exclama:
- Soil, faites-le entrer et que je m'en débarrasse 1.._
- J'espère, madamo. déclara le secrétaire .e n regagnant la porte. que vous ne vous repentiroz aucunement
tic l'avoir reçu .
.Et il sortit précipitamment, ayant peine à cacher son
contentement.
n traversa d'un pas rapide la foule de coux qui oUOTl naient et se précipitaient vors lui, nemandont si « ça
�LA HO,\1ANCB AUX ÉTOILES
35
allait bientôt être leur tour )), et, rejoignalll Wellig :
- Vile, fil-il, suivez-moi ...
Sous les regards Curieux des v:si teurs, qui ne pouvaient comprendre comment celui-là, arrivé Je dernier,
était reçu Je premier, le jeune homme embolLa le pas à
son guide.
- Madame, tlit celui-ci, après ayoir introduit ('inventeur dans le cahillet directorial, voici M. Georges
Wetlig.
-- ... Qui VOtlS remercie tout ct 'abord tic LunabitiLé
grallde dont vous failes preuve en consentanl ù le recevoir ct à l'entendre, pronollça le jeulle homme .
Celte phrase, d'une courtoisie à laquelle elle n'était pas
hahituée de la part de sa clientèle ordinaire, séduisit
-'lm. de Wanda; elle prit SOIl fa ce-à-main cL considéra
le visiteur avcc une visible complaisance, puis:
- Alors, demanda-l-clle d'un Ion léger, vous lenez
nbsolulllenL à me faire entendre volre mécanique ~ ...
Le jeune homme ne releva pas cc ([II 'il Y avait d'un
pell m(:prisan L tians l'expression.
- Madame, t1éclara-L-il, je vous certifie qu 'nprès
rn 'avoir enleutlu, vous n 'hésiterez pas à m'accortler votre
nppui pOlir me permettre de produire mon appareil (Jans
Ulle manHeslalioli devant Je grand public.
Ime eal un pelil sourire qui tr:1his~al
SOIl doute.
- .le nie permeltrai de vous (lire, par avnllCC, qu'il llies
yeux rion Ile peul !~galer
la voix hllmaÏllC! J'ai. chauté,
autrefois ... je puis dOlic CIl parler en connaissance tic
cause ...
Wetlig s'inclina.
- .Je )e sais, madame, (Ul-il, el c'esl précisément parce
que je connais vol l'e compétence l'II ln l11l\lière que r"i
tenu à (lIre reçll p~r
VOliS.
te fnce-;I-JTlnin de ;\IWU de Wanda cul lllt petil gesl<:
qui ~igl[j:
qu'elle Nnit sensihle ;) ('e compliment.
L ïn vell t cu r .. jou lit :
- .Je suiH d'aileur~
coJt1plètemcl1L du même avis que
Yous sut' cc poinL: la voix l.uunaine esl au-dessus de
toul; mais mon nppnreil n sur elle cet avanl<Jge qu'il
alleinl " des registres inconnus de )a voix ct 'lu 'il en
donnc l'illusioll.
- Nous allons voir, sc cOTltenta-l-eJlo de clire,
'F0t!l en disposant SOIl appareil, Georges Wettig pour~HIYmt
:
- J'ai cl'pellllnnt cru, ces temps derniers, .,voÏl' ren contré la mer\cille des ntervcillob ... je \'eux dire ulle voix
telJomelll élevée que jan tais de la vie je Il'avais supposé
�I.A TlOMANCE AUX ÉTOILES
que le soprano le plus aigu pût atteindre jusque-là !. ..
cL d'une pureté ' .. . d'un modelé 1. .. vous en eussiez élé
ravie 1. ..
- Et alors P...
- Cette personne, à la suite d'un deuil cruel, dut être
conduite dans une maison de san lé, où elle se trouve
encore actuellement.
- Voilà qui est déplorable pour l'art, prononça gravement Il,pn. de Wanda; mais peut-Otre parviendra-t-on à
lui rendre la san Lé ...
- La santé, peut-Otre, car elle est jeune, mais la
raison P•. .
- Comment, la raison 1 Elle serait folle P•.•
Il inclina la LOte, ajoutant:
- Et, chose plus navrante: dans sa f.olie, c 'est un passage de ma symphonie qu'elle chantait. ..
Mm. de Wanda écoutait sans comprendre; aussi son
interlocuteur crut-il devoir expliquer:
- Elle habitait avec son père votre maison, ct les fenêtres de SOIl logement donnaient exactemenL en face des
miennes; c'est ainsi qu'elle a pu m'entendre travaHier
et que, frappée de congestion à la suite de la mort subite
de son père, elle s'est brusquement mise à chanter la
dernière parUe de ma symphonie, celte que j'avais écrite
initialement pour un soprano.
Le secrétaire insinua:
- C'est sans doute celle personne dont je vous ai
parlé, madame, ct qui est venue un jour ici avec une
carte de recollnnandalion de Mm. Hormann.
- Et jeune, jolie P interrogea la directrice .
Croyant que c'était à lui que s'adressait ecUe question
Georges Wettig répondit:
'
- J'ignore, jc ne l'ai jamais vue.
- Mais 1I10i, je l'ai vue, déclara 10 secrétaire· colle
avoir à pei~
dixma.lbcureuse est jeune ~ elle p~ra.isot
hUIt ans, cl, par surcroIt, fort Jolie.
Mm. cie Wanda crut devoir formuler:
- Co qui rcud plus reg.rellable ellcoro le coup qui l'a
attein le; clouée d 'une VOIX comme celle qui vous a si
vivement frapI)é, elle eût fait une excell\lnte recrue pOUl'
Je tbMtre.
- Et quelle collaboratrice pour moi 1 répéta le compositeur.
Mais W1l6 de Wanda observa, avec lIne pointe de
malice:
- Cependant, puisque votle appareil peul remplacer
la \oix humaine ...
�LA I\O\fANCE AlIX BT01LES
:37
- Celle voix-là éLait exceptionnelle, et mon appareil
est impuissan t à l'égaler.
.- DaIlS l'impossibilité d'établir une comparaison avec
une voix qu'il ne connaît pas, et pour cause, le public
se conLentera peut-être de ce que vous pouvez lui offrir
mécaniquement.
Le compositeur acquiesça d'un mouvement de tête
plein de tristesse, puis, son appareil éLant au poin t :
- Je pourrai commencer quand VOllS voudrez,
madame, déclara-t-B.
- Allez-y, prononça Mm. de Wanda en se calant dans
SOn fauLeuil et en braquant son face-à-main sur l'appareil devant lequel l'inventeur se lenait debout, les mains
étendues.
Presque inslantanément, après avoir pressé un bouton,
des flots d 'harmonie emplirent la pièce, modulés au gré
des doigts qui paraissaient pétrir l'air, le modeler comme
Un sculpteur fait de la glaise.
C'était vraiment merveilleux que ce concerl d'instru·
TlJ.ents invisibles et à la construction desquels il semblait
(IUO se HU comIllu quelque luthier d'essence divine.
Mmo de Wanda, sous le charme, allendail cependant
aVec une curiosité, dont elle ne cherchail d'ailleurs pas
Ù dissimuler l'impatience, le moment où la voix humaine
devait sc faire enLendre.
Et, lou t à coup, ceLte voix s'éleva, si pure, séraphique
POur ainsi dire, qu'elle ne songea plus à se d.éfendre
Contre l'émotion qui s'était emparée d'elle.
Quand la dernière note se lui fait entendre, des larmes
Coulaient sur ses joues, au détriment du fard auquel
SOn teint devait celle fra1cheur faclice dont elle s'euorgUeillissai l.
- Admirable ... délicieux ... exlraordinaire ... divin ...
syllabes lui jaillissaienL des lèvres en flols pressés,
l Ce~
an(l1s que ses mains endiamantées applaudissaient
COmIne si elle se fûl trouvée dans \lne salle do concert.
. Et Georges Wellig saluait, très ému llli-mtime de cet
o.Ccueil enLhousiaste.
Il Crut devoir demander:
- Celle dernière partie vous donne-L-elle satisfaction,
Inaclame P
n...·le vous assure ... en t·~ tere ...
-1 E
'n lore
1 Soupira:
- Combien VOliS eussiez été plus sati~Ile
encore, si
vous aviez pu enlendre, comme je J'ai enlendue, celle
pauvre jeune fi Ile ... Mon Omc de composi teur était alors
�08
L \ HOMANCE AUX lhou,ES
conquise ... c'était la réalisation absolue de ce que j'avais
rêvé.
toule vibranle d'enthousiasme,
Mme oe Wanda,
déclara:
- Consolez-vous 1.. . Ce que vous avez bien voulu me
Cairc en tendre rencontrera au près du public l'accueil
auquel volre talent de composileur el votre génie d'inventeur peuvent prélendre.
Tremblant d'émotion, le jeune homme demanda:
-.Te puis donc compter, madamc, sur votre
concours?
- Aussi complet que mon organisation me le permet.
_ Ah 1 madame, croyez à ma reconnaissance ...
- .le demande seulement volre succès, interrompilelle, en femme qui connaît la vie el ne se paie pas de
mots' ce sera l 'honneur de ma carrière que d'avoir contribué à révéler au monde musical une découverte aussi
miraculeuse! Seulement ...
Wettig, subitement inquiet, répéta:
- Seulement ~
- Je vous demande le temps de réfléchir à ce qu'il
'Y a lieu de ~aire
}?our rendre at~si
concluante qu~
possible la mamfeslatlOn à laquelle Je rêve ... Cela ne s organise pas en un jour ...
Le jeune homme approuva .
- Voilà, déclara-t-il, qui correspond à mon secret
dé~ir.
A l 'exécu tion, je viens de m'apercevoir que certains
passages de ma symphonie ont besoin d'être revus ...
amendés... complétés.:; J '.ai encore à lravailler, notamment le chant, CJue J aVAlS conçu en VUe d'une inl.erprétalion humaine et que les ondes sonores lraduisent
imparfai tement...
- Alors, c'est au mieux, déclara Mme de Wanda eIl se
levnnt, pour lui faire comprendre que l'audience élait
terminée ... Et Cluel titre avez-vous donné à votre symphonie P interrogea-t-elle.
- La Romance aux Etoiles, (lit-il timidemenl comme
s'il eM craillt Clue ce lilre n'obtînt pas les ~ufragcs
de celle entre les mains de laquelle il venait de l'emeUre
sa (Iestinée.
Mm. de Wanda répéta:
~
La Romance aux Eloi/es ... c'est joli 1 Cela sonne
bien 1... Sur les affiches, ça sc lira admirablement ...
Allons, c'esl parfait 1
El, comme ils avaient alleint le seuil de la pièce, elle
lui tondit la main.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Au revoir; ct, dès que je serai prête, je vous aviserai
par un mot. .. D'ici là, travaillez 1
Et, pour lui montrer qu'elle ne manquait pas de
cul ture, elle conclut:
- Le poète a dit: cc Vingt fois sur le métier, remettez
votre ouvrage. Polissez·le sans cesse, et le repolissez. »
D'une voix pleine d'enthousiasme, le jeune homme
s'exclama:
- Je veux un chef·d 'œuvre 1
Et, lui ayant baisé la main, il s'élança dan:; l'esca·
lier.
Mais il était tellement ému que, arrivé li l'étage infé·
rieur, il dut s'arrêter et s'appuyer il la muraille; subi·
tement, il venait d'avoir l'impression que ses jambes
étaient prêles à se dérober sous lui et que la respiration
allait lui manquer.
C'est qu'en eHet, c'était trop de honheurl. .. un
bonheur auquel il n'aurait pas osé songer ...
Sa symphonie lancée par IIne grande maniCesl.ation
publique 1. ..
C'élait une carrière qui débutait magnifiquement !. ..
Un avonir superbe ouvert devant lui !. ..
Et voilà que, soudain, sa joie so trouva trouhlée 1
A son oreille résonnèrent, tout à coup, les échos de
celle voix qui lui élait parvenue quelques semaines
auparavallt, la voix tle celte pauvre folle qui, illcons·
clemment, répélait les passages les plus mélodiques de
Sa symphonie ...
S'il avait pu substituer aux ondes éthérées cette voix
céleste, combien plus hrillant eilt élé le sort ne sa corn·
posilion 1
TI l'avait dit à M'no de Wanda, et maintenant voilà
Il.u 'un regrel cuisant coupait Jes ailes Il son enthou.
slusme 1. .. voilÀ qu'il doutait du succès 1. ..
Il regagna son logis, la ll'te allsorbée par celte idée
fixe.
- Ma pauvre Lisbelh, dit·il à la vieille servante, qui
S'inquiétait du résultat de sa démarche, ln vois 1111
homme désespéré.
? ..
- Tu as échou~
- Au contraire, j'oi rênss\... Irop l'omplOternenl
réussi, répondit·iI d'une voix morne.
- Alors, je ne comprends plus ...
- Les ondes son! merveilleuses, au point de vue
orC.best!"ul, mais il n'y a que la voix humaine qui
PUisse vraiment chanter et VOllS aller au cœur, vous
prendre aux entrail~
...
�40
LA lIOM/\NCE AUX ÉTOILES
Alors P. .. demanda la vieille, toule troublée de le
voir si plein cl 'angoisse.
- Alors, je songe 1l. cette voix entendue dans la cour,
il y a quelque temps ...
Lisbelh leva les bras au ciel et s'exclama:
- Que vas-tu t'occuper d'une folle P•••
- Folle ou non ... elle chante comme un ange 1
Il 6lail lombé, accablé, SUI' un siège, et la vieille proposa, pOUl' tenter d~
ran::oer ?n lui, un peu d'énergie:
- Veux-lu que Je m mqulète d elle auprès de sa
logeuse il
Il lui saisi l les mains, suppliant:
- Oh 1 oui, va, va vite 1. .. tâche cl 'avoir des détails ...
Lisbelh avnit quitté le studio avec la prestesse d'une
souris: du moment qu'il s'ngissait de donner salisfactian ù un vœu exprimé par SaIl fils, - s'il n'était l'enfant cie sa chair, il était celui de son cœllr, -- rien
n'était capable de la rebuter ...
Quelques instants plus tard, elle frappait à la porte
de Mme Hermann.
L'étonnement de la vieille dame fut grand, car elle
n'entretenait avec la servante du compositeur que des
l'apports lointains; Je gOlJt exagéré de Mlle Lisbeth pour
les lihations la rendait peu sympalhique li ses goûts
bourgeois.
- Vous demandez P interrogea-t-elle, avec brusquerie.
'-- C'est M. Wettig qui m'envoie, madame, rapport à
la demoiselle que vous aviez comme locataire ...
_ Mlle Claudius ~ ...
- Peul-Olre, je ne connais pas son nOIn ... Est-ce que
vous savez cc qu'elle est devenue P M. 'VetLig aUl'l,Iit le
plus vif rléRir de la retrouver.
Mme Herrnann, dont le visage avait instantanément
traduit une grande pitié, déclara:
- De M"e Claudius, je sais pell de chose; en constatant la mort de SOli père, elle avait été frappée par une
commotion cérébrale telle qne son transport dans une
maison de salllé avait dO (llre effectué de suite par les
soins du service de police que j'avais fail prévenir... si
hien que J'enterrement du pouvre M. ClAudius a dCt
avoir lieu sans que sa fille Irlt t accompagner le corps
jusqu'au cimetière ...
La vieille Lisbet11 eut un geste II 'apitoiement.
- Et, demanda-t-elle, celte pauvre demoiselle est
1011jOurS inLernée ?
_ No!\, elle esl sortie de la maison de san lo ; void huit
�LA l\OMANGH AUX ÉTOILES
41
jours environ, elle s 'est pr6~enté
ici, a enlevé les
quelques affaires qui lui appartenaient... j'ai de nouveaux locataires, qui prennent possession du logement à
la fin de la semaine ...
'- Elle vous a laissé sa nouvelle adresse P
- Elle ignorait encore où elle devait loger; je lui
avais conseillé de continuer à demeurer ici, disant que
j'étais prête à lui consentir une diminution de loyer,
pour l'aider à se retourner; mais elle m'a remerciée,
déclarant que ce serait encore trop cher pOUl' elle ... et
qu'elle allait chercher un logement plus modes le .
.
La vieille Lisbeth paraissait toute désappointée, songeant combien grande allail être la déception de 5011
{( petit Georges ».
- Alors, murm ura-t-elle, vous ne savez rien d'elle P
- Rien autre ... elle donnait l'impression d'être revenue II la raison et elle paraissait très triste; elle
m'a demandé dans quel cimetière son pauvre père avait
été enterré .. . Voilà toul ce que je peux vous dire ...
La servante soupira:
- Quelle désolante nouvelle à rapporter à M. Wetfig 1
Mais J'entret.i.en avait trop duré au gré ùe MDle Hermann, à laquelle son imagination faisait sentir dans
l'atmosphère des 'relenls d'alcool.
Elle brusqua les choses, disan t :
- Vous m 'excuserez, j'ai à f<lire .. .
Et, poussant la visiteuse vers la porte, elle la mit
Courtoisement, mais fermement, sur le palier,
,L~s
I:en~cig
I.s ' qu~
1I11lUe ' lIe~n;
VCllUÙ d'e f~ur
nlr à la vieille Lisbeth, sur le comple (le Mue Claudius,
étaient strictement conformes à la pénible situation de
la pauvre Dora.
Quand la jeune fille avait dû s'incliner devant l'affreuse vérité, quand elle avait riel constater que ce père
chéri, vers lequel eJle accourait toule joyeuse, n'était
plus, le coup qui l'avait frappée Ilvait été si violent
qu'un Lransport au cerveau s'en était suivi.
On se souvient que Mme Hermann s'était précipiLée
au dehors pour aller dire à Mlle Lisbeth de prier son
l11 u1,tre de faire cesser le jeu de son instrument, dont le
hl'lHt paraissait insulter à la douleur de l'orpheline ...
d' Quand elle était. revenue clans le logemenl de Milo Claulns, elle avait Irouvé celle-ci cllllnlant, auprès du
cadavre de son père.
La malheureuse avait perdu la raison 1...
]~L
la logeuse n'avait pas trouvé d'autres moyens de
�meUre un terme à celle scène tragiquement douloureuse que de courir prévenir la police qui, d'office,
avait conduit la malheureuse Dora dans un asile d'aliénées.
Là, quinze jours de soins, accompagnés d'un calme
absolu, avaient suffi pour lui rendre la raison; alors,
~eulmnt,
C{uand elle s'était souvenue, la jeune fille
s'élait rendu compte de la siluation affreuse dans
laquelle elle se lrouvail cl elle avait amèrement pleuré
sur son sort.
Mais c'étail lIne nature énergique que le malheur ne
pOllvait abattre; et, après avoir repoussé la lentation de
suicide, qui, sur le premier moment, avait eineuré son
cerveau, elle avait examiné j'avCllÏr avec sagesse ...
Après une longue visile au cimetière, où, à genoux
sur la tombe, elle s'était longuement entretenue avec
l'être cher qu'elle avait perdu, lui faisant serment de ne
jamais s'écarter de la ligne droite, conformément aux
principes rIe rigine morale qui avaient été la base de
son éducation, Mlle Claudius s'était mise à la recherche
d'un logement plus en rapport avec la mérllocrilé ile
ses ressources.
Tous comptes faits, ayant payé les frais t'le médecin, de
pharmacien el de funérailles, il lui restait en poche une
somme si minime (lU 'à peine il lui serail possible de
subvenir à sa nourriture quotidienne, lrès modeste
cependant.
Le mois de location chez Mon. Hermann finissait le
lendemain cl son engagemenl à l'Odéon lyrique courait
du lfi seulemC'lll...
JI y avnil là une période de fJuinze jours, iluranl
lOllllelle elle serait nslreinle à la plus stricte économie
sans cornpler qu'elle Il 'nvail pas l'argent nécessaire pou;
payer (l'avance un loyer aussi élevé que celui du logement où ils s'étaient, SOli père ct elle, instll1l6s le jour
(le lenr arrivée.
D'ailleurs, celui-lil ~Iail
hien trop grand pour elle,
mai n ICI111nt fJ. ue les (')rconslances l'obligeaient à vivre
seule.
Elfe s'élait rlOIlC mise ft hnUfe le fjuArlier du thMlre
ne voulant pus avoir à fuire, le soir, sitôt son servic~
terminé, une longue course; passé lIne certaine heure,
les rues sont peu sûres pour une fpll1me jeune pl inexpér im en lée.
Le lendemnin m~e
de sa sortie cie la maison de santé,
Dora s'installait dans un minuscule logement, composé
de ileux pièces et une cuisine; la première était une
�LA l\OMANCE AUX ÉTOILES
chambre à coucher, la seconde devait lui servir de studio,
où son premier soin fut d'inslaller un piano loué dans
de bonnes conditions à un facleur voisin.
Elle se proposait de lravailler beaucoup: c'était ellcore
le meilleur dérivalif à sa douleur et, ce faisant, elle avait
conscience de causer à son père, si de Ut-haut il pouvait
la. voir, la plus grande joie que pôt ressentir son ~me
ct 'artiste.
D'ailleurs, douée d'une certaine dose d'amour-propre,
elle voulait se distinguer, dès ses débuts, et contraindre
le directeur de l'Odéon, qui l'avait engagée pour ainsi
dire sur sa bonne mine, à reconnaHre qu'il avait affaire
non à une jolie femme mais à une artiste, au sens le
plus stricl du mot.
Ti ·y avait là, élU surplus, un point noir qui ne laissai t pas que de l'inquiéler un peu, au fur et i\ mesure
que se rapprochait la date à laquelle elle devait dé})\! ler
ù l'Odéon.
Sur le premier mouvement, toute sa pensée obnubilée par la joie qu'eHe éprouvait à l'apporter à son père
une si heureuse nouvelle, la jeune fille n'avait pas trop
prôlé alten tion ù la façon un peu rapide don l le directeur l'avait engagée ...
Elle n'avait demandé aucune explication, tellen;lent elle
était pressée de courir retrouver son cher malade, et elle
avai t signé, sans songer ù s'étonner que le directeur
ll'etH même pas désiré l'enlendre dans quelque morceau
(le son répertoire.
Et cependanl, qùand il s'agit d'une chanteuse, le
moins qu'on puisse faire, c'est de s'assurer qu'elle a (le
la voix, el quel genre de voix.
Son argent louché, elle s'élait pour ainsi dire enfuie,
comme si elle avait eu le feu aux talons ... Maintenallt,
elle réfléchissait el elle n'élait pas sans appréhensiolJ.
Mais c'élait - nOlis l'avons dit - une vaillante fille à
laquelle les difficultés ne luisaient pas peuf; maintenant qu'elle élait seule, que pouvaient lui importer les
Complications ~ ...
Elle s'élait donc mise à travailler, dès le lendemain de
Son installation, flprès litre passt1e Ù l'Oclllon lyrique pour
prévenir Je directeur de la transformation de son exislence. JI était absent, et, dans un court billet, laissé
aux mains rl 'une manière de secrétaire, elle lui avait fait
part de son changement cl 'adresse.
Quelques joUl"s plus tard, lui élait arrivé une note de
service, lui rappelant que S011 engagement courait du
quinze du présent mois et la priant d'arriver de bonne
�14
LA ROMANCE AUX ÉTOIr.ES
heure au thMtre, de façon à pourvoir à ce que nécessitait
son emploi~
Ces derniers mots lui avaient paru étranges, vagues
et un peu inquiétants.
Mais comme on était au treize du mois, elle réfléchit
qu'elle n'avait pas longtemps à s'inquiéter et continua
de travailler.
Sa voix, un moment altérée par la dépression physique
qu'avait occasionnée chez elle la perte cruelle qu'elle
avait faite, s'était rapidement stabilisée et la jeune fille
avait conscience qu'elle était, en tous points, prête à
affronter le public.
Cc fut donc pleine de quiétude que le quinze, vers
sept heures du soir, elle se fit annoncer au directeur.
Celui-ci la reçut d'une façon charmante.
- J'étais presque inquiet de vous, lui dit-il, aussitôt
son entrée, et si j'avais osé, je me serais présenté chez
vous pour avoir de vos nouvelles.
- Je vous remercie, monsieur, de votre sollicitude,
répondit-elle, mals les grandes douleurs ont besoin cl 'être
seules ...
- Elles onl besoin aussi d'être consolées ... et VOus
trouverez, j'en suis sûr, un grand apaisement, en vous
consacrant ù votre chant.
I! ajouta, d'une voix qui parut à Dora un peu singulière :
- Il vous aidera aussi à supporter avec Imtrain les
quelques rliff1cuJtés qui vous attendent et vous étonneront peut-être un peu dès le début.
Intriguée pur ces mots, elle allait le pt:ier de bien vouloir lui en préciser la signiflcaLi.on, mais olle n'en eut
pas le loisir. Tout de sulLe, il l'invita ù le suivre, car elle
n'avait que pell do temps, avant que le rideau se levât,
pour se mettre au courant.
Se mettre au courant 1. .. De quoi P...
N'e(H-il pas été naturel qu'il lui indiqu:1t sans tarder
ù quelle sorte cl 'emploi il la destinait... '
,
Tl lui avait bien dil, lors de sa première visite,
qu'avant de lui confier un rÔle il l'essaierait dans un
« tour de chant )l.
Or, quelque bonne musicienne qu'elle fÎlt, elle eût
désiré, et celo se comprend, n'~tl"e
pas prise al! dépourvu.
Mais sa timidité l'empt'cha (le poser au (lirecteur les
questions que comportait cependant la sitnnLion ... ot
clic trottinai t derrière M. Téodor, qui circulni t li grandes
enjambées li travers les couloirs sombres et poussiéreux.
Une porte ouverle, Dora pénétra li la suite du directeur
�LA HOMANCE AUX ÉTOILES
45
dans Ull local peu séduisant qu'elle reconnut, dès l'entrée, être un magasin à costumes.
- Madame Anna, appela-t-il d'une voix rude, s1 transformée que la jeune fille ne l'eût pas reconnue,
madame Anna 1. ..
Une vieille femme, à mine peu engageante, surgit
de derrière un amas de vêtements accrochés au mur, et
demanda d'une voix revêche:
- Qu'est-ce qu'il y a encore ~
- Voici notre nouvelle pensionnaire, dit le directeur,
en poussant Dora, de façon qu'elle ïû t éclairée en plein
par la lumière douteuse qui tombait d'une lampe accrochée au plafond; il s'agit de trouver à cette enfant-là
quelq ue chose qui mette en relief ses qualités physiques.
La vieille grommela quelques mots inintelligibles qui
causèrent à la jeune fille une désagréable impression,
mais à laquelle elle n'eu t pas le loisir de s'attarder.
- VeuiJlez me suivre, dit M. Téodor.
De nouveau, ils circulèrent à travers d'autres couloirs
et arrivèrent devant une porte derrière laquelle s'entendait un concert confus de voix et de rires.
- Je vais vous présenter à vos nouvelles cmnarades,
n t le directeur .
Et il poussa la porle.
Dora eut un mouvement de recul, landis CJue des
exclamations effrayées jaill issaienl cl 'IITIe demi-douzaine
.
de bouche~
. - Quel est cc vacarme jI interrogea sévèrement le
dIrecteur. Où VOliS croyez-vous donc ~
Puis le silence s'étant Jail:
- Zazu 1 appela-t-il.
. UI~e
jeune femme se détacha du groupe que l'arrivée
lUopmée de M. Téodor avait figé dans une immobilité
de statue et, s'approchant, demanda aimablement:
- Monsieur le directeur ~
- Mn chère enfunt, Ilt-il, en s'adressant à la nouvelle
vehnue, je vous présente MJJ& Zazu, une petite personne
e annnute qui se fera un plaisir de vous melln' au
COurant.
P.uis, s ·adressaut aux camarades de Zuzu, qui tendaient
curIeusement leur minois chiffonné et tout blanc do
POudre de riz:
. - MeSdemoiselles, voici '\111. Dora, votre nonvelle
Ci!ltnAarade Il laquelle je VOtlS demnnde de foire bon accueil.
tt-dessus, il sorfil, rn IIdressant de la main Ct DOTa lin
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
petit salut que soulignait un plissement des paupières,
rempli de sous-entendus.
La porte refermée par M. Téodor, les jeunes femmes
étaient venues former le cercle autour de Dora et considéraient avec une curiosité dénuée d'aménité la nouvelle
pensionnaire de l'Odéon lyrique.
D'où venait celle-là, dont l'attitude les froissait, sur
les traits de laquelle se pouvaient lire autant de frayeur
que de mépris P
Et les interjections de pleuvoir sur la malheureuse,
totalement ahurie.
- Oh 1 là, là 1 une princesse, sans doute 1
- Pour sÛr, Mademoiselle est née sur les marches
cl'un trône ...
- Non 1 mais, regardez-moi ça 1. .. dirail-on pas mademoiselle Paris 1
Et la pauvre Dora, ahurie, tournait de droite et de
gauche des regards pleins de supplicaLlons.
Les autres, davantage excitées par ce geste, se monIrèrent plus mauvaises encore.
- Tu sais, la nouvelle, faut pas nous la faire à la
marquise 1. .. Ici, toules les camarades se valent...
Ce fut un concert de voix piaillardes.
Une cependant eut pitié, qui carrément entoura d'un
de ses bras la taille de Dora, dans un geste de proteclion; c'était celle qne M. Téodor avaiL présentée h la
jeune mIe.
- N'ayez pas peur, mademoiselle, fil-elle, elles :;ont
plus bêtes que méchantes; dans quelques jours, elles
~eront
pour vous d'excellentes camarades.
Les au tres la huèren 1. ..
- Oh 1 zu t, nt l'une cl 'elles, voilà Znw qui va nous
faire un sermon 1 Zut... zut, et puis Zllt!."
Et. la troupe des petites Cemmes s'ellvolil, comme une
bando de rnoinefwx à laquelle on a jeté UIlO pierre.
Un peu rassurée, Dora murmura :
- Mais 01'1 snis-je P... Où suis-je P•••
L'huhillellsc entra, portant sur son 11I·a! un vôtement,
si tant est qu'on pût donner ce nom à Ull petit morceau de tulle pailleté dans lequel se trOllvaiont taillés uu
corsage et une jupe.
- Voilà qui fera parfailement ton nffnire, déclarn·
1·elle, cn s 'ndressan t n Dora .
. Celle-ci ne put dominer sn répugnAnce pt s'écarta si
~Iolemnt
Illle la vieille prote"tll:
. - ()uoi" .. /11:1 helln!. .. je n'ui pas de )n~adÎt!
conl;!·
~J(use
1. ..
�LA ROMANCE AUJ;. llTOILJo:S
17
Et, furiouse, elle jeta le costume sur un meuble,
grognant:
- Et puis, après tout... tiens 1 voilà tes nippes 1
Débrouille-toi comme tu pourras!
Et elle sortH en faisant claquer la porto.
Dora, alors, se mit à pleurer; olle se sentait si seule,
si abandonnée 1. ..
- Ah 1 père, murmura-t-elle au milieu de sos sanglots,
père 1. ..
MUe ZUlU, au contraire de ses camarades, n'avait pas
qiulté la pièce; sans doute, son cœur plus généreux
avait-il été pris de pilié à la vue d'une misère morale
si grande.
Elle s'approcha et de sa voix la plus douce demanda:
- Pourquoi pleurez-vous P••• Il ne faut pas pleurer
comme ça, mais faire ce qu'il faut; il n'y a qu'à aller
trouver le directeur, lui dire qu'il y a maldonne ... et partir ...
Intelligente, elle avait, dès le premier moment, compris que la nouvelle venue était d'autre essence que les
autres pensionnaires de l'Odéon lyrique.
- Votre place n'est pas ici. ..
A entendre ces paroles compatissantes, Dora sentait un
peu de calme renaUre en elle; elle avait cédé li un mouvernen t nerveux incompréhensible pOUl" elle, d'ordinaire
rnaitresse de sa volont6 ; cc que venait oe d.ire Zazu était
la vérité même.
Elle n'était pas prisonnière ici, oil nul ne pOllvait la
retenir de force 1
Essuyant sos larmes, elle serra les mains de Zazu,
h redouillant :
b - Merci, merci... mademoiselle, au moins, vous êtes
onne, vous 1
.~t clIe frissonnait, en pensant li cette troupe de jeun~
mIJaurées acharnées après elle; mais Zuzu protestn :
- Elles ne sont pas méchantes, je vous assure; jeunes
~elmn,
cl, elles aiment bicn s'amuser. Alors, vous
UVlez l'air si déconcerté, disons le mot, si éberlué,
qu'clIes n'ont pu résister au désir de plaisanter un peu.
ElIe ajouta d'une voix changéo :
- La vic n 'csl pas si drÔle que ça, ici 1
Dora se senliL apitoyée el murmura:
- Pauvre fille 1
Puis, serranl la main de Zazù, clle s'élança vers Jo
Porte d~clarn
:
- Je vais c111''' le directeur 1
�LA nOMANCE AUX ÉTorLRS
CHAPlTHE IV
AU CHAMP DU REPOS
Il Y avait quinze jours déjà que l\IUe Claudius comptait
au nombre des pensionnaires de l'Odéon lyrique.
Ainsi qu'elle l 'avai t ùit, en quittant Mlle Zazu, elle
s'était rend1le chez le directeur.
- Comment 1 avait-il demanùé d'un ton sévère, pas
encore habillée!. .. Mais vous avez le numéro cinq sur le
programme.
- C'est possible, avait déclaré la jeune fille, mais je
me suis trompée... et je ne reste pas ici. ..
Les sourcils de M. Téorlor s'étaient haussés de surprise.
- Trompée 1 répéta-t-il, comment ça P..• Sur qui P.••
Sur quoi P...
- Votre établissement n'est pas un théâtre, c'est ...
- Eh là 1 l'avait-il arrêtée, laiLes attention à vos
paroles, je ne suis pas d 'humeur à tolérer le moindre
écart de langage de la part d'une de mes pensionnaires ...
- Jolies pensionnaires 1 ct moi, je slIis une jeune
mie... vous m'entendez 1 une jeune fille 1... Savez-vous
seulement ce que c'est qu'une jeune fille P.•.
Dora était. déchaînée; l'indignation la dominait, elle
penl<1i t tout con t rÔle sur elle-même.
Elle avait conclu d'une voi.x ferme:
- Donc, je quille celle maison où je n'aurais jamais
dO mettre les pieds.
Sans protester, le direct:eur s'éLait incliné.
:- Je .l"?greLte. votre décisio?, avait-il déclaré; j'eusse
pns pl Ul Sil' à glllder vos prenuers pas dans Je chemin dc
la gloire.
Cc à quoi Dora avait répondu:
- Une gloire conquise de celle manière-là ... je Il 'ell
veux à aucun prix 1. .. Je vous salue, monsieur .. .
Et olle s'éLait dirigée vers la porLe.
- Un momeTlt, je vous prie, avait dit alors M. T60dor .
aVllnt de vous en aller, remboursez-moi la somme ql~
je vous ai avancée.
L(I jeune fille s'était arrêlée net, regardant d'un œil
atlerré le reçu que le directeur lui présentait courtoisement élu bout des doigts.
Un moment, toute troublée, ('(Je étnit r]cmmJréo silen-
cieuse ;
-
pui~,
l'nHn :
Quand je 5uis venue vous trouver, il y
il
quinze
�49
LA ROMANCE AUX ÉTOILEI
jours, je vous ai avoué la situation difficile dans laquelle
je me trouvais.
_ Et c'est même cette raison qui m'a poussé à vous
laire, contruirement au règlement de la maison, l'avance
de cette somme.
Il avait ajouté, avec aigreur:
_ Je suis singulièremeJlt récompensé de mon mouvement charitable; mais mes moyens ne me permettent
pas de vous faire une aumÔne aussi considérable 1
_ Monsieur, avait alors halbutié la pauvre fille, très
mortifiée, je vous ai dit que j'avais perdu mon père ...
- Et je vous ai déclaré, et vous déclare encore, que
c'est un grand malheur, mois auquel l'éLat de ma
caisse ne me permet pas de compatir plus complètement.
- Je ne vous le demande pas 110n plus, avail-elle
répondu avec vivacité; je vous prie seulement de m'autoriser ù m'acquiller peu à peu, aussitôt que j'aurai
trouvé une situation qui me permette de vivre.
- Je ne puis, quelque désir que j'aie de vous obliger, vous laisser aller sans êLre remboursé intégralement: vous partez, il me va falloir vous remplacer ...
d'Ml, des frais supplémelltaires que je ne puis ni ne
veux supporter.
Troublée, Dora avait balbutié, prilLe à pleurer:
- Mais puisque je n'ai pas d'argent.
- Vous avez voLre talent, qui est amplement suffisant pour vous permetlre de vous acquilLer envers moi.. .
Voulez-vous me perJ11ettre de vous donner un conseil,
le consei! d 'nn ami véritable et qui arrangera tout, si
vous voulez hien le suivre.
La jeune fille était devenue attentive.
_ Je comprends que, sur le premier moment, ~ous
ayez été quelque peu surpi~e
des allures de mes penSiOnnaires ; mais, quand 011 sait sc tenir à sa place, on peut
t~ujors,
où qu'on se trouve, remplir son emploi av.ec
dIgnité; donc, resLez ici un mois au bouL d'un mOlS,
vous ne me nevrez plus rien ... J~ vous aiderai m~J1e,
daus la mesure de mes possibilités, à vous trouver une
autre situatioIl ... on ne peut être plus cOllciliant...
Elle avait dO. reconnaître que c'était là le langage de
la raison.
Le directeur avait ajouté:
_ Si vous refllsez, je serai contraint d'avoi,~
recours
à des moyens qui me répugnent, mais que m Imposent
les circonstances: je devrai déposer contre vous u~le
clou hie plainte en rupture de r,ontrllt eL on escI'Ollllefll'.
,
�50
LA l\OMA.NCE AUX nTOILES
Ce dernier mot avait cinglé Dora au visage comme
l 'eù t pu faire la lanière d'un foueL .
_ Jo suis une honnête fille 1 avaü-elle clamé, hors
d'elle.
_ Une honnôle fille respecte sa signature ... et paie ce
qu'elle doit, avait riposté durement le directeur.
Doru avait courbé la tille, pensant à son père qui avait,
toute sa vic, passé pour un honnête homme, en dépit de
toules les difficultés contre lesquelles il lui avait fallu
lulter.
Une honnête fille 1 venait de dire M. Téodor.
Et il avait raison: l'argent qui lui avait été avancé,
elle devait le rendre, quelque cruel que lui fClt le moyen
mis à sa disposition pour payer sa delte.
Elle s'était donc inclinée.
Ce que voyant, le directeur de l'Odéon lyrique avait
ajouté:
- Vous allez voir que je ne suis pas aussi mauvais
homme que je puis vous le paraître. Je vais laire pour
vous une chose que je n'ai jamais faile pour aucune
de mes pensionnaires; au lieu de vous imposer un réperloire, vous chanterez ce que vous voudrez ... Opéra, lied,
mllme du classique ... avouez que je suis bon diable 1
La jeune fille dut en convenir.
- Mais là, avait conclu le directeur, s'arrêteront mes
concessions; pour le resle, il vous faudra vous plier
aux règles de la maison.
Inquiète, elle eOt voulu avoir quelques explications;
mais il quoi bon ~ Puisque, aussi bien, elle était contrainle de s'incliner, elle verrait bien.
Elle avait ùonc ùit oui.
Et, depuis près de quinze jours, elle devait endosser
des coslumes conlre lesquels sc révoltait sa p11deur.
IIeureusement, elle avait été dispensée, son numéro de
chant lerminé, de circuler dans la salle, en vendant le
morceau qu'elle venait de chanler, ct de subir les compliments des speclateurs, au besoin, mllme, accepler de les
accompagner au bar el do boire avec eux une coupe de
champagne ...
Mais, lorsqu'elle regagnait la loge qu'elle partageait
avec la petile Za7.U, c'étaient chaque soir les mêmes crises
de révolte. Vainement, sa gentille camarade S 'oflorçaitelle de l'apniser, de la consoler 1
~a
pauvre Dora porlai 1 pour ainsi dire brisée et ren50n pelil logemenl solilairo où l'altenrlail un
trolt <l~ns
~nmcd
Imll hlp p;tr cl 'nff rp. 11 x ca1Jl:bf'm:ns.
�LA llOI\'lANCE AUX ÉTOILES
61
Et voilà quinze jours que durait cette misérab le existence.
- Prends patience , lui répétait Zuzu, chaque jour qui
s'écoule te rapproc he du terme de ta souffran ce 1 Dans
quinze jours, tu seras libre d'échap per aux griffes du
Téodor et tu pourras rentrer dans la vie normal e ...
Quinze jours, c 'est bien vite passé ...
Dora Ile trouvai t de consola tion que dans la visite quotidienne qu'elle faisait il la tombe de son père.
Chaque jour, quelque temps qu'il fît, elle se rendait
au cimetiè re où elle se plaisait à entrete nir un véritabl e
parterre de fleurs.
Là, elle se sentait comme épurée des répugn antes promiscuil és que lui imposa it l'existen ce il laquelle elle
était condam née.
Elle causait avec son père, dont il lui sembla it entendr e
la voix consola trice sortir de terre.
(( Vous qui me voyez et me jugez, ne cessait-elle de
répéter, vous reconnaissez que je n'ai pas cessé de mériter
votre estime, que je continu e il marche r dans la voie
droite que vous m'indiq uiez de votre vivant.. . Oh 1 mon
papa si bon ct si cher 1.. Il
Et quand elle sortait du cimetiè re, elle se sentait
tout apaisée ; aussi y prolong eait-elle le plus possible
Sa présenc e, tant lui était odieuse lu perspec tive do
rentrer dans ce logis où ne l'allend ait personn e, où
aucune consola tion ne s'adress ait il son cœur désolé ..
Malheu reusem en t, la saison, avancée, mainte nant, la
Contrai gnait il abréger ses visites: la pluie, le vent lui
rendaie nt trop souven t impossi ble une longue présenc e
et, alors, plutôt que de rentrer chez elle, Dora préféra it
errer par les rues, comme un corps sans âme.
Elle eOt pu emJ)loyer son temps, cependa nt, à Caire des
démarc hes pour s'assure r un emploi, aussitÔt qu'elle
SCrait lib6rée de son bagne; ses maigres économ ies touil leur fin, il lui faudrai t bien trouver un gagnech~nt
pain.
Mais de cela, elle Ile sc préoccu pai t pas. Le jour où
c!le n'aurai t plus de quoi manger , clic viendra it au cimes'ételld re sur la tombe et allendr ait que la mort
~Ière
a r.éunît à l'être cher qu'elle avait perdu.
ni personn e ne la rclenaie nt il la vie qu'elle
1~len
qUIttera it sans regrets .
. Cc jour-là, donc, comme d 'habitud e, elle sc trouvai t au
Clmetière, rort activc à remplac er un certain nombre de
eurs que l'orage de la nuit précéde nte avait détruit es;
a pluie avait cessé, mais le vent qui, plusieu rs heures
r
�52
LA nOMANCE AUX ÉTOILES
durant, avait secoué les cheminées et fait s'envoler les
ardoises des toitures, continuait de souffler en trombe,
ce qui ne facililait pas sa besogne.
Tout à coup, la bourrasque, redoublant de violence,
fit voltiger autour d'elle, parmi les feuilles arrachées aux
.son. atten.tion.
arbres, des 'p apiers qui atirèe~
Elle en ramassa un et tressal111t ; 11 .était couvert de
notes de musique.
Les autres étaient sans doute toutes pareilles ...
Alors, obéissant à un secret pressentiment, elle se lança
à leur poursuite à travers les tombes, pour, soudain, se
trouver face à face avec un jeune homme, qui, lui
aussi, pourchassait !es feuilles musicales:
_ Ceci est fI vous, sans doute P dIt Dora, en lui
tendant sa récolte.
- Eh 1 oui, mademoiselle, répondit-il, tout essoufflé,
et combien je vous remercie de votre aide; sans vous,
je n'aurais jamais réussi à détourner de moi une véritahle calastrophe ...
Comme elle le regardait, ne comprenant pas, il expliqua:
_ Imaginez-vous que je travaillais, assis SUI' un banc,
près d'une tombe, quand le vent m'a assailli à l'improviste, el le désastre s'est produit.
Dora écoutait; son premier mouvement, aussitôt
après avoir remis à son interlocuteur les papiers qu'elle
avait réussi à raltraper, avail élé de tourner les talons.
Mais ne voilà-t-il pas que, dans cet interlocuteur, il
lui avail semblé reconnaître le musicien enlrevu par elle
dans le studio qui occupait le fond de la cour de l'immeuble qu'elle avait habité avec son père ...
L'auteur de celte musique si prenante dont encore
mainlenan t les harmonies lui chantaient à l'oreille 1
Elle demeurait donc captivée.
N'était-ce pas comme un lien qui renaissait entre ellc
el son existence passée P
Et puis ... ct puis ... quel contraste entre cette musique
- de la vraie musique 1 - et les pauvres airs que,
chaque soir, elle élait contrainte d'entendre ...
Georges Weltig, cependant, poursuivait :
- Vous me direz qu'un cimetière est un singulier
studio pour composer une symphonie 1... Et, cependant,
si vous étiez musicienne, vous comprendriez qu'il est certains sujets qui demandent, pour /ltro traités, certaine
ambiance ... or, j'écris une symphonie ...
Il s'ar:êl.a brusquement, la regarda, el se mit à sourire.
MalS Je VOUS raconle tout ça ... je vous demande par-
�1.A HOMANCE AUX RTOII.ES
1)3
rlon .. . ce ne peu t être d'aucun intérêt pour VOliS; seulement, je voulais vous faire comprendre ...
- Mais je comprends, l'interrompit-elle ... j'adore ln
musique ...
Il s'exclama:
- Comme je vous félicile 1 La musique, c'est le grand
honheur de la vie, la suprême consolalion, ne trouvezvous pas P
Les larmes aux yeux, car elle songeait à son père,
elle inclina la tête approbativement.
Tl remarqua alors qu'elle pleurait.
- Ce que je viens de vous dire vous a fait de la
• peine ?... balbulia-t-il. Quel maladroit je fais 1... J'aurais
dCt comprendre que votre présence ici était motivée par
la perte d'un être cher.:.
Et, spontanément, lui prenant los mains:
- Je vous demande pardon 1...
Voyant qu'elle avait les doigts souillés de terre et
même qu'un peu de sang se môlait à ces souillures, il
devina à quelle bosogne elle se livrait, et, tout aussitôt:
- Vous orniez une tombe? insinua-t-il, et vous vous
êtes distraite de votre cher travail pour m'obliger 1
Comme je vous suis reconnaissant 1
Elle protesta d'un geste et esquissa un mouvement
Pour s'éloigner; mais il ln relin t :
- Voici le temps qui devient mauvais, dit-il en montrant ùe gros nuages qui s'accumulaient au-dessus de
leurs têtes ... avant quelques instants, nous allons avoir
de la pluie... Permettez-moi, pour vous marquer ma
reCOnnaissance du service quo VOliS m'avez rendu, de
VOUS 011 rendre un, à mon tour, en vous aidant à parachever votre pelit jardinage.
Le premier mouvement de la jeune fille avait élé
de repoussor celte offre et ceJ1onrlon t elle l'accepta.
Il y avait si longtemps qu'elle n'avait entendu vibrer
Il. son oreille une voix sympathique que cela lui était
lin réconfort réel...
Le jeune homme, tout plein de son œuvre, poursuivit
I 'entretien:
- J'en Mois arriv6 - il parlait en frappant sur la
masso de feuillets qu'il tenait à ln main - à un point de
mn symphonie où il me faul substituer li la voix
1,umaine, que j'avais r!1vée, le chant des instruments; et
l'ambiance des tombes était favorable li mon inspiraIon ... Vous comprenez P
- Je comprends, dit-elle.
1
�54
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Au bout de quelques pas, elle demanda, cédant à
une compréhensible curiosité:
- Mais pourquoi remplacer la voix humaine ?... Il me
semble !Tue, parlois, elle est de beaucoup supérieure aux
instruments.
- C'est mon ilvis, également; la preuve, c'est que
ma symphonie était écrite dans ce sens; malheureusement, nous sommes exposés aux déceptions les plus
cruelles, au moment de la réalisalion ... J'avais rêvé cl 'un
registre trop étendu ... Je dois me résigner ...
Dora fut sur le point de s'écrier:
- Mais moi. .. je puis essayer ...
Elle se tut; rl'ailleurs, ils avaient rejoint la tombe, et,
le jeune homme s'était agenouillé sur ln
de lui-m~e,
terre pour continuer la besogne demeurée suspendue.
- Laissez ... laissez .. disait-il li tous moments ù Dora,
qui voulait intervenir, la Lerre est dure et froide, je vais
plus vite que vous ct la pluie nous guette ...
Elle sc contentait donc de lui passer les fleurs qu'il
meltait en terre avec une vivacité qui aurait pu faire
croire qu'il n'avait jamais eu d'autre occupation.
Des gouttes de pluie se mirent à tomber, comme il
finissai l.
- Il était temps 1 observa-t-il ; heureusement que j'ai
pris mes précautions.
Et il désignait un parapluie f{U 'il !wait déposé à Lerre
sllr les feuillets de sa partition, pOllr empt'cher qu'ils nc
s'envolassent à nouveau.
L'ouvrant, il l'offrit Il la jeune fille:
- Faites-moi le plaisir, dit-il, <1e vous aJJriler .. sinon,
vous serez trempée et n'aurez même pas le temps de
chercher une voiture.
Devant l'impossihilité <1e faire aulrement, Dora fuL
contrainte cl 'accepter l'offre aimahle de Georges Wellig
ct tous cIeux se dirigèrent, cÔLe li cÔLe, sous l'ayerse, vers
la sortie du cime lière.
Lit, elle 3ur:liL bien voulu se séparer rIe son compagnon, mais la pluie redoublait cl, (la1ls ce quartier
(léserl, aucune voiLure ne passait.
Force lui rut bien (le poursuivre sa route, sous l'orbe
de soie du jeune homme.
- Si vous permellez, proposa celui-ci, je vals VOliS
conduire jusque che7. vous.
J lIsque chez elle 1
,La joune fille éprouva une instinctive répulsion 11
laIsser son compagnon pénétrer plus avant dans son
�LA J\OMANCE AUX ÉTOILES
intimité; aussi répondit-elle, après un instant d'hésitation :
- Je ne rentre pas chez moi.
Et, tout aussitôt:
- Je vais li mon bureau.
Ce 11 quoi il répliqua, avec bonne humeur:
- Peu importe, pourvu que je vous mône à l'abri;
dans quel quartier, votre bureau P
Elle était prise et contrainte d'avouer qu'elle avait
menti, quand, soudain, un souvenir se présentant inopinément à elle:
- C'est le bureau de poste central, déclara-t-eUe.
- Parfait! déclara-t-il, ce n'est pas très loin, et nOlis
pouvons parfaitement aller à pied jusque-là.
Et ils continuèrent à cheminer silencieux; il semblait
qu'une gêne fOt subitement tombée entre eux; peutêtre bien, était-ce du fail du mensonge de Dora 1 Pourquoi l'avaiL-elle (ait ~
Eh 1 mon Dieu 1 elle avait deviné sur les lèvres de son
compagnon une question toute naturelle et à laquelle
elle voulait par avance répondre.
Il lui Dvnit dit qu'il était compositeur ... il allait lui
demander ce qu'elle faisait dans la vie; ct le rouge de
la honte lui était monté au front à la pensée ne lui
avouer qu'ello chanLait à l'Odéon lyrique.
Les circonstances la contraignaient li cc triste métier,
mais, li nllcun prix, elle n'elU voulu l 'nvouer à quiconque.
Et comme elle cherchait dnns sa cervelle quelle réponse
faire, voilà que, tont li coup, elle s 'él ait rappelé celte
jeune employée des pos les qui s'était montrée si aimable
le jour 011 elle avait voulu téléphoner 11 son père, ce jour
de triste mémoire, où elle devait, en rentrant, le trouver sans vic, étennu dans son fauteuil.
Tout de suite, elle s'en souvenait, un courant i'-ympathlquo s'était créES en tre elle ct Minnie, ainsi s 'nppelait
ceLLe jeune fille.
Et c'est ce qui lui avait suggéré l'idée cie ce menSonge qui lui évitnit cl'avouer il son compagnon ct son
nom et sa personnnliLé.
- Ah 1 murmura Georges Wellig, vous (ltes fonctionnaire P__ _
- Fonctionnaire ... oui 1... Mais cela parait vous 5\11'prendre 1
- A vous dire vrai, ne m'étnis-jc pas imaginé 'lue
vous étiez musicienne P...
�LA J\OMANCb: AUX ÉTOILES
Elle eul un petit cri étonné, s'exclamant d'une voix
qui sonnait un peu faux:
- Sans être curieuse, je voudrais bien savoir ce qui a
pu vous donner celte idée P
- Ob 1 je conviens que c'e!t un peu ridicule de ma
part; mais il m'avait semblé que vous aviez paru int6ressée par les détails que je vous donnais ... et puis, il
y avait l'empressement que vous avez mis lt vous lancer
à la poursuite , de mes feuillets... interrompant votre
besogne .. ,
- J'aime beaucoup la musique, concéda-t-elle.
- C'est déjà un point en faveur de ma perspicacité,
répéta-t-il ; vous aimez la musique, mais vous n'êtes pas
musicienne'
- Si vous voulez dire que je ne joue d'aucun instrument, c'est la vérilé 1 décInra-t-elle.
Alors, il ne pu t se retenir de s'exclamer:
- Eh bien 1 en toule franchise, je suis surpris : à
l'inlonation de volre voix, j'aurais juré que vous chantiez...
,
- Moi 1. .. chanter 1. .. eh 1 oui 1. .. je chantonne, comme
tau t le monde, quand j'ai le cœur en joie ... mais c'est
tout ...
Un nuage passa sur le front de Wettig, qui soupira :
- Tant pis
- Pourrflloi tant pis P s'étonna-t-elle.
- JI faut me parrlonner ma néception, fit-il, mais cette
symphon ie m 'hallucine corn piètement; je slIis tellement acharné à rendre ce qlle j'entends que je ne puis
me trouver devant une femme, sans espérer que, peutêtre, je rencontrerai en elle l'interprète rûvée.
Dora tressnillit ct détourna un peu la tête pour masquer son trouble.
Georges Wellig poursuivit, la voix lrémissante:
- Et, cependan l, il est impossible qu'elle n'existe
pas par la terre celle qui me permettrait d'atteindre à
la perfeclion 1
Un silence suivit, au bout nuque! Dora murmura:
- Soyez pcrsuail6 que je suis désolée de vous causer
une lelle déception.
'
Le pauvre garçon eut un geste vague qui disait sa résignation.
Dora déclnra, en s'arrêtant devant le bureau de poste:
- Mc voici arrivée; il ne me 'rest.e plus mainlenant
qu'à prenrl re cong6 de vous, en vous remerciant de
volre amabililé ...
Il avait refermé son parapluie et pénétrait dans le
�LA I\OMANCE AUX ÉTOII.I,;t!
57
bureau, où elle le suivH, uu peu décon tenancée, se
demandant où il voulait en venir.
Tou t de suite, il murmura d'une voix embarrassée:
- Ainsi, c'est ici que vous travaillez?
Elle crut remarquer dans celle queslion un peu de
énervement sous un ton
défiance; et, masquant ~on
enjoué:
- Oui; et même, si cela peut vous intél'6sser, voici
mon bureau.
Elle désignait de sa main étendue le guichet dans
l 'encadrement duquel apparaissait la tête de Minnie,
penchée sur son lravail.
- Ah 1 fit-il, sans même avoir regardé dans la direction indiquée.
Visiblement, sa pensée était ailleurs .
- Mainlenanl, dit-elle, il faul que je vous quille.
Elle lui tendH genliment la main, qu'il prit, demandant après une hésilalion :
- Ne vous reverrai-je pas P
S'il n'eClt posé celle question si timidement, elle eQt
protesté certainement contre son inconvenance; mais les
Paroles de protestation lui demeurèrent dans la gorge
et elle rit doucemenl, d'un rire embul'I'assé, 8'exclallJant :
- En voilà une question 1
Alors, voyant qu'elle ne 8e meltait pas en colère, il
osa dire:
, - Vous m'avez avoué que vous aimiez la musique, et
j aimerais Lan t que vous en tend iez ma symphonie 1
Dora tressaillit; quelque chose lui disait qu'en elletnême une curiosilé montait égalemenl de pouvoir
entendre li nouveau ces harmonies qui, déjà, avaient
f~armé
ses oreilles, le soir fatal où son pauve père
avalL quittée pour toujours.
La voynnt hésitante, le jeune homme se fit pressant.
- Comment vous expliquer P•.• C'est comme un preshentiment que j'ai soudain que vous me porterez
onheur ...
t - Singuller pressentiment 1... protesla-t-elle, toule
toublée.
d'- Cela ne se discute pas, affirma-t-il, l'enveloppant
\In regard suppliant.
l' - Soit donc, envoyez-moi une pInce pour Je jour de
haudition: « Mademoiselle Dora, auxil iaire des postes,
ureau nO 31 », ct j'irai enlendre volre symphonie.
Elle all ait le quitter, mais il la retint:
- Ce n'est pas cela que je désirerais, murmura-toi!.
�lA HOlllANCE AUX ÉTOILES
- Et que désirez-vous donc?
- Vous la faire entendre avant, pour connaître votre
sentiment, déclara-t-il.
Elle fu t sur le point de protester ct de répondre pal'
un refus; mais elle le vit devant elle si implorant." et
puis, dans son for intérieur, elle se sentait prise par
une si vive curiosité qu 'clle demanda:
- Comment cela se pourrait-il ?
- En consentant à venir chez moi.
Elle eut un haut-le-corps involontaire, quoiqu'elle
s'attendît à ce qu'il venait de dire.
Chez lui !... elle 1...
Elle pensa tout [\ coup à son père et fut sur le point
de protester avec indignation contre l'invitation qu'il
avait osé lui adresser.
Mais elle sc sentait si seule nu monde qu'à la pensée
que quelqu'un pourrait s'intéresser à elle, il lui semblait
que sa poitrine se trouvait soudain soulagée d'un poids
énorme qui l'écrasai t.
Comme clic se laisait, le jeune homme insista:
- Vous viendrez, n'est-ce pas P... dites-moi que vous
viclHlrez !.. . J'ai une si violente envie de vous faire
entendre ma symphonie. 1... Songez flue, dans quelflues
jours, peut-être va-t-elle nffronter le puhlic et que personne encore ne m'a donné sur elle une opinion désintéressée. Certes, on m'a bien <léclar6 que mon ulilisalion
des ondes tenait du prodige, mais c'est comme invenleur qu'on me félicite.. Or, le com posileur a besoin
(l'un réconfort que vous pourriez me donner. Vous, une
étrangère que n'unit à m.oi non selllement aucun liell
fi 'amitié, mais même de sympathie, vous seriez pour
moi un juge désintéressé, conséquemment impartial...
D'une voix 011 sc sentait de l'angoisse, il conclut:
- El j'ai ]lesoin de savoir .. "
Em ue, Dora dit alors:
- Peut-lllre alors, du moment qu'il s'agit de vous
rendro service, viendrni-je ...
)) ...
- Oh! implora-l-il, il ne faut pas dire « pel-~tr
donne7.-rnoi une cerli tude ...
JI allachail sur elle de pauvres regnrds implorants;
alors, incapable de résister au mouvemenl secret qui
la poussa il vers lui:
- Soit, donc, déclara-L-elle, je viendrai 1
- Quand? demnin soir P...
Elle lres~ai1t,
songeant que, le soir, elle n'était pas
libre.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
69
- Pas libre 1. .. elle eut un geste des épaules qui disait
son dégotîl.
A mi-voix, comme honleuse de menlir,' elle murmura:
- C'est que, le soir, je ne peux pas, je travaille ...
- Ici P.•. questionna-t-i1, incrédule.
- Oui, ici. .. j'ai besoin de gagner ma vie; ct comme
:n.es ?ppointements ne suffisent pas, le soir, je reviens
ICI faire des heures supplémentaires.
Le jeune homme l'enveloppa d'un regard chargé de
pitié.
- Pauvre petite 1 murmura-t-il.
Comme il semblait vouloir prolonger l'entretien, ellc
s'éloigna, disant:
- Je vois ma camarade qui m'appelle 1. .. Je suis en
retard et il suffirait qu'un cheC s'en aperçoive pour
m'attirer une réprimande.
- A demain 1. .. recommanda-t-il.
- Oui... li demain ...
El elle s'engouffra dans le bureau .
Minnie lança d'une voix joyeuse:
- Ah 1 voilà qui est gentil de me rendre visile 1. ..
Je commençais 11 croire que vous m'aviez oubliée ...
- Oh 1 protesta Dora, comment avez-vous pu penser
cela P
La poti I.e employée hocha la lôte vers le guichet et
dit, en souriant:
- JI est charmant, vous savez!. ..
- Charmant P... qui cela P..•
- Ne faites donc pas la cachottière 1 Je l'ai vu ... et.
je le vois encore ... il ne s'en va pas 1...
- Mais qui cela donc P insisla Dora.
Minnie eut une moue genlille pour reprocher:
.
- Enlre amies, il faut se faire confiance ... ct YOllù
que vous vous défiez de moi 1 Comme si, depuis un gran.cl
qunrt d 'heure, je ne vous aVilis pas vu causer a~ec
lUI 1
Wle Claudius sc sentil rougir jusqu'à la racme des
cheveux el prolesta avec vivacité:
- Cc monsieur n'esl pas pour moi cc que vous paraissez supposer, je vous assure ...
La petile employée des postes pinça les lilvres ct dit, en
proteslant de la main:
- Ne vous défendez pas ainsi, ma chère 1 Cc so~t
.Ià
vos aRaires el non les miennes; ce que je vous disaiS,
c'était avec le désir de vous faire plaisir; j'ai un fiancé,
moi aussi; mais il ne m'est nullelment désagréable
de m'en entendre faire des compliments.
�GO
LA ROMANe/:: AUX éTOII.ES
Dora comprit qu'involontairement elle avait froissé la
jeune fille el, tout aussitôt, câline:
- Excusez-moi, fit-elle, vous vous méprenez sur mes
sentiments; je n'ai rien à cacher ... c'est pourquoi je
n'ai rien à avouer ... J'ai rencontré ce monsieur il y a
une heure au cimetière, où j'étais allée porler des neurs
sur la tombe de mon père, mort il y a trois semaines;
et, surprise pal' le mauvais temps, j'ai dû accepter l'offre
qu'il m'a faite de lU 'accompagner avec son parapluie.
Minnie sen lit qu'elle était sincère; Dora poursuivit :
- Comme il témoignail le désir de me reconduire
jusque chez moi, ce que je voulais éviter, pour me débarrasser de lui, j'ai menti en lui disant que j'étais
employée des posles et que je venais prendre mon travail.
CeLLe explication donnée, la jeune fille conclut:
- Je m'excuse d'avo\r ainsi envahi votre bureau et de
vous avoir dérangée dans votre travail.
Spontanément, Minnie l'attira vers elle et l'embrassa.
- C'est moi qui vous demande pardon d'avoir mis
votre parole en doute; cela dit, je maintiens mon
impression prem ière: il est charmant et je regrette
pour vous de m'être trompée sur la nalure de vos relations.
Dora détourna la 1Ne pour masquer son embarras.
- Il a un front intelligent, poursuivit l'employée des
posles, et quand on a un front aussi grand, on est quelqu'un.
Vivement, Dora déclara:
- Mais il est quelqu'un 1. ..
- Savez-vous cc qn 'il fait dans la vie ~
- C'est un musicien ... un compositeur, veux-je dire.
Et ellc conla à son amie dans quelles conditions elle
avait fail la connaissance de Georges Wetlig.
- Un nom qui sera célèbre avant peu, proclama-t-elle
d'une voix vibrante.
La jcone fonctionnaire la regorda, surprise et sourianle, la mena('(1 gentiment du doigt.
'
- C'est la grace que jo lui souhaite et à vous aussi,
petile amie.
- Oh 1 à moi... protesta faussement Milo Claudius .
. - Ta ta ta ta ta 1. .. fit Minnie,. mon petit doigt me
rht que le succl!s de Georges Wett.lg ne vous serait pas
aussi indifférent quo vous voudriez me le faire croire .. .
Voynnl un pli se creuser au front de la visiteuse:
- Mois c'est là votre secret, ma chère; je ne vous
demande qu'une chose, venir me trouver quand le
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
61
bonheur vous aura visitée; je serais si heureuse pour
vous 1
Elle avait lancé ces mots avec une spontanéité telle que
Dora, la sentant sincère, lui rendit son baiser de tout
cœur; puis, se levant:
- Maintenant, je vous laisse travailler et. je me sauve 1
- Merci tout de même pour votre gentille visite, lUI
lança Minnie, et ne restez pas si longtemps sans venir
me voir.
- Promis 1 répondit Dora, en ouvrant la parle du bureau, non sans quelque trouble; car elle venait de se
prendre subitement à redouter que GcoJ'ges Wettig
n'eût pas encore quitté le bureau, attendant ...
Heureusement, elle en- fut pour ses appréhensions;
le hall était vide.
Elle poussa un soupir de soulagement et, rêveuse, prit
le chemin de son domicile; l'entretien !,Iu 'elle venait
l'avoir avec Minnie avait éveillé en elle des sentiments
singuliers, retenant son attention sur un incident qui
n'eôt dû être que banal et qui, maintenant, prenait à
ses yeux une plus grande importance.
Georges WeHig était charmant! Il avait le front haut
et Intelligent 1... Il serait certainement quelqu'un 1...
Evidemment, tout cela aurait dC! la laisser indifférente.
Et maintenant, elle se l'cndait compte qu'il n'en était
rien et que son souvenir occupait sa pensée plus qu'il
n'aurait dû.
Durant qu'elle marchait la silhouette élégante du
jeune homme cheminait à' son côté et à son oreille
bruissait doucement l 'écho de sa voix musicale.
Un moment, elle s'arrMa et, la figure mécontente,
murmura:
« Eh bien 1 il ne manquerait plus que cela 1... Ce serait
complet! ... »
Mais elle sourit, ajoutant avec un haussement
d'épaules :
« Elle est folle, cette Minnie avec ses suppositions .. . »
Rentrée chez elle, Dora sc j~la
dans un fauteuil.. mécontente: ce Georges Wettig avait bien besoin vflument
de venir troubler sa vie! ...
Oui, il était charmant.. . Oui, il avait l'air intelIl·
gent!... Oui, il avait été très bien avec clle 1...
Mais c'esl précisément pour cela qu'à aucun prix elle
n'cOt voulu lui avouer CJ.u'elle chanlait · à l'Odéon
lyrique 1...
~lutô
ne jamais le revoir, quelque ennui qu'elle, en e11 t
mamtennnt !... Car elle sentait bien que, tout li. 1 heure,
�62
LA l\OMANCE AUX ÉTOILES
quand elle avait accepté d'aller chez lui entendre sa
symphonie, ce n'était pas la curiosité de juger de sa valeur au point de vue musical qui lui avail fait faire
cette promesse ... non, c 'étaille désir de le revoir, lui...
Elle s'étail hypocritement donné comme excuse que
lui refuser ce plaisir eOt été de sa part mal reconnaître
l'amallilité dont il avait usé ù son endroit.
Elle se mentait ù elle-même.
Une sympathie était née en elle pour cet inconnu dont
la voix était si douce, si charmante, si musicale.
Depuis la mort de SOli pauvre père, eUe était tellement
sevrée d'affecLion 1
Et elle en avait tant besoin 1
Brusquement, l 'heure sonna ù la pendule et son
timbre aigu troubla soudain le cours des iùées auxquelles s'abandonnait la jeune fille.
Huit heures 1
Son masque se durcit à la pensée qu'il lui fallait,
comme chaque soir depuis trois semaines, se rendre làbas.
Là-bas 1 c'était son supplice quotidien 1...
CHAPITRE V
LE CALVAInE n'UNE HONNÊTETÉ
Depuis quelques jours, de singuliers bruits circulaient
dans les coulisses de l'Odéon lyriq Lle.
L 'établissemen t, disait-on de bouche en bouche, n'étai l
pas en brillante situation el ce, au grand étonnement de
chacun; car il é1ait loisible de consta1er que les recl~
quotidiennes devaient être des plus fructueuses.
Seulement, M. Téodor, pour nous servir d'une expression consacrée, jetait l'argent par les fenêtres.
Et maintenant, il é1ait 11 la côte et cherchait des capitaux.
Son humeur s'était transformée; brusque ordinairement avec les pensionnaires, il ùevenait brutal, leur faisant 11 propos ùe rien des observations qui leur arrachaient les larmes des yeux.
El cependallt, Dieu sait qu'elles laisaien t 10 possible ct
l'impossible pour remplir llU mieux les dures conditionS
auxquelles elles 6/,lienl astreintes de par leur contrat.
11 ne suffisait pas, en effet, fIl! 'elles débitassent des couplets d 'li ne bêtise à pleurer, il fallait encore qu'elles
�LA ROMANOE AUX ÉTOILES
63
fissent acte de présence au bar, leur tour de chant une
fois fini, et missent tout leur entrain el leur malice à
pousser les clients à la dépense.
Dora, exceptionnellement, avait été dispensée de celte
corvée.
Non pas que M. Téodor conçû t pour sa nouvelle pensionnaire une considération particulière, mais il avait
cOllstaté que la nature de son répertoire, choisi tout
entier dans les œuvres classiques, relevait un peu le
niveau moral de son établissement.
Milo Dora devait conserver intact le prestige de la scène
el ce, pour la sauvegarde des inlérllts de M. Téodor.
Aussi, dès son tour de chant terminé, avait-elle licence
de demeurer dans la loge qu'elle partageait avec Zazu,
aUCune pensionnaire n'étant, en vertu des règlements,
autorisée à quitter l'établissement avanl le baisser définitif du rideau, el comme le directeur ne voulail pas
parailre par lrop partial vis-à-vis de sa nouvelle pensionnaire, Dora demeurait là, travaillant à quelque ouvrage
de broderie, ou causant avec Za7.l1, quand celle-ci « n'était
pas de corvée », cornIlle elle cl isait.
Une gentj))e amitié s'était établie entre elles ct c'était
!l'rUce à sa camararle que Dora avait pu supporter avec
Philosophie celle pénible existence.
De quoi s'agissait-il, en effel P lui avait démontré Zazu
a~ec
entrain: d'éviter qu'aucun incident grave se produiSIt en Ire elle et la direction ..
« Pourvu que cela dure ainsi! » soupirait ])ora .
.Ce à quoi, invnriablemen l, Zazu répondait avec l 'optiIlllsnre qui lui était naturel:
- Quelle raison pour que cela ne dure pas?
Rt Dora le souhaitait ardemmellt ; depuis sa renconlre
avec Georges Wetlig, la vie lui apparaissait moins
~On:rbe,
non cru 'elle formât le moindre projet cl 'avenir,
Il'a~s
ce lui était un précieux réconfort de penser qu'il y
~vnl,
de par Je monde, quelqu'un qui pensait à ellc
tOl'lln\C elle-mtlmc pcnsaiL à lui.
,Car elle éLait contrainLe de reconnaître que sa pensée
~ envolait bien souvent vers celui qu'elle avait rencontré
au cimetière, huit jours auparavant.
ElIc ne voulaiL pour preuvo de l'impression qu'il avait
~bodui
le sur elle quo le soin qu'elle avait pris de lui cac el' son emploi à l'Odéon lyrique .
Il lui semb lnit qu'à le lui avouer elle fOt morle de
bOnte.
v ~ plusieurs repriscs, M. Téoùor s'était inqui6lé de sa()Ir si elle ne consentirait. pas Il renouveler son engage-
�64
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
men t et il était visible qu'il espérait une réponse, sinon
affirmative dès l'instant, mais qui lui permît néanmoins
de conserver un espoir.
Sur le conseil de Zazu, Dora avait réservé sa réponse,
par crainte que, de dépit, le directeur de l'Odéon lyrique
ne se départit brutalement de l'attitude réservée qu'il
observait envers sa pensionnaire.
Il n'y avait donc aucune raison pour que les choses
changeassent ct cependant Dora n'élait pas tranquille : il
lui semhlait qu'un danger rôdait autour d'elle, dont elle
ne pouvait prévoir la nalure.
Elle 11 'avait pas encore répondu à la très pressante iJ;lvi·
tation de Georges Wetlig, quoique l'envie l'en tînt très
fort; mais quelque chose la releuait qui faisait que,
chaque malin, en se réveillant, eUe décidait que ce serait
pour l'après-midi, et que l'après-midi se passait sans
qu'elle eût tenu sa promesse ...
Mais la comédie hum iliallle qu'elle avait dû jouer au
bureau de poste, la confidence qu'clle avait été cont.rainte
de faire à Minn'ie, lui revenaient en mémoire.
Mieux valait attendre quelques jours encore que son
trisle séjour à l'Odéon lyrique îCll relégué dans le passé;
alors, en taule franchise, elle pourrait se présenter chez
le composilelU, en jeune fille, en vraie jeune fille n'ayant
rien à se reprocher.
Ah 1 quand donc sonnerait cette heure si impatiem·
ment attendue P.• .
Pour la centième fois peul-ôlre, elle venait, en causant
avec Zazu, de formuler cc vœu, quand la parLe de la
loge s'ouvrit, Iivranl passage à M. Téodor, que suivait
un personnage, gardénia ù la boutonnière, monocle à
l'œil.
- Ma petite, dit le directeur, en s'adressant à Zazu,
failes-nous dOllC le plaisir de nous laisser un instant,
monsieur et moi; nous avons à parler à Mlle Dora 1
Celle-ci eut Ull geste comme pour supplier son amie de
ne pas l'abandonner; mais le direcleur était all é luimême ouvrir ln porte qui communic[ullit avec 10 logement
de l 'habilleuse dans lequel il poussait la jeune femme.
La porle fermée, il revinl près ùe Dora:
- Ma chère pelite, lui dit.i1, je vous préselile M. le
corn Le cl 'Urdclan, Ull de vos plus fidèles et plu! arùents
admirateurs, qui vous demande la permission de vous
témoigner les senLiments que ... quo ...
H paraissai t légèremen l pris de vin, M. Téoùor, et sa
langue, quelque peu pâLeuse, éprouvait quelques difficultés à formuler nettement sa pensée.
�65
LA nO:.IANCE AUX ÉTOILES
Son compagnon, lui aussi, semblait avoir un peu .abusé
du champagne: le leinl étail coloré cl les yeux brillants
plus liU 'il ne convenait.
, - Ça va, coupa-l-il, grossièroment i vous manqu~z
d éloquence ... D'ailleurs, un homme sUlcèrernent épns
Tl 'a pas besoin d'inlerprète pour exprimer ce qu'il ressent ... La sincérité. des sentimenls sail trouver les
expressions qui conviennent pour toucher la personne li
qui il s'in téresse ...
1 Dora, lour li tour livide et congestiollnée, demeurait
à, ne sachant que dire Ili que faire.
On heUI·ta li la porte et un mailre d 'hOlel t'ntra, portant sur un plateau un seau de glace dans lequel se
trouvait une bou leille de champaglle et des vorres.
Il vint placer le tout sur la table de toileLle, devant
~aqUel
élait assise Dora, el se relira, suivi discrètement
e M. Téodor ...
1 La jeune fille avait voulu se lever; mais le visiteur,
a prenanl par la main, la contraignil li demeurer en
place el lui-même s'installa li .ôté cl 'elle.
peux coupes aussitOt emplies, il lui ell présenta une et
prit l'autre.
- A vos t ccès 1 déclara-l-il d'une voix: llaIou ill ante.
El il la vi , l ct 'un seul trait'.
- Ne me : .l'ez-VOUS pas raison P inlerrogea-t-il, penchant vers t.:1.e son visnge dont olle n'évita le contact
qu'en se rejel.l11t brusquement on arrière.
Ilri~an,
d ' une voix pAlause :
- Eh 1 el.1 pas familière, la demoiselle 1...
. Il s? versa une seconde coupe, qu'il vida d 'un tral~,
Jusqu à l~ dcnJÏère gou Lle, tandis que Dora promenall
autour d elle un rcgord éperdu, épouvanlée de se trouYer seule avec ccl individu.
- Voyons, dil-iJ, 110 soyez pas si farouche 1... Jp suis
un ami...
- Jc no vous connais pas el vous prie de sortir 1
Il s'était levé Ù sail lour très congcslionné, le regard
fou.
'
- Partir 1 balbuLia-l-lI cc n'était vraiment pas la peine
qUe j'entre 1...
'
El, furieux:
- Alors, le direcleur s'esl mOCJué do moi 1... ~fa!s
ça
ne sc passera pas ('omme ça ... il me renclra ma Inule ...
:- Votre tl'aile P répéla la joune fille, qui ne compreTlaJl pas.
Lo comle d'Urdelau ovula une nouvelle coupe de cham-
pagne.
li
�66
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Je vais vous expliquer ... commença-t-il, d'une voix
bredouillante.
Mais elle avait retrouvé toute son énergie:
- Je n'ai pas besoin de vos explications ... allez-vousenl. ..
Emporté par une fureur aveugle, il balaya d'un revers de main le plateau déposé sur sa Labie de toiletl-e :
la bau leille, les coupes roulèrent li lerre avec un épouvantable vacarme de verre brisé qui attica Zazu.
Se précipitant vers le comte, elle 10 poussa vers la porte,
suppliant:
- Allez-vous-en 1 allez-va us-on 1
Plus gris que jamais, égayé par la violonce même de
celle scène, le pochard ne voulait pas q uitler la place,
répétant:
- Il m'a volé 1 Il m'a volé 1
Zazu finit cependant par le metlre dehors, criant:
- Eh bien 1 plaignez-vous à votce voleur 1
La parle refermée, elle couru t à Dora, toute secouée
maintenant par celle ign<lble scène.
- Je veux partir 1 disait-elle . .le veux partir 1
Lui prenant les mains, Zazu conseillait, d'une voix
pleine de douceur:
- Pauvre petite, je vous plains de tout mon cœur,
mais vous avez tort; n'ayant plus que huit jours à
attendre, quelle imprudenco serail-ce de votre part de
provoquer un conflit don t vous ne pouvez sortir à votre
avantage 1 Fort du contrat que vous avez signé, le directeur vous fera condamner à un fort dédit que vous serez
incapable de payer ...
Muelle, Dora pleurait de rage.
- Patienlez... et, dans huit jours, vous serez hors
d'ici.
- Et pendanL huit jours encore, il me faudra être
exposée li des scènes semblables 1
- Il fauL espérer que non ... le Téoclor, instruit par
l'expérience, se Liendra, sans doute, tranquille. Mais,
filez 1 Demain, tout Je monde sera calmé eL les choses
s'arrangeront peuL-litre beaucoup mieux que vous ne
pouvez le croire en ce momen L.
Dora se laissa habiller, inconscienLe.
En la conduisant jusqu'ù la parLe de lu loge, Zuzu lui
dit:
- D'autanL plus que, demain, vous pourrez penser:
« Plus que sept jours 1. .. )l
Malgré elle, la pauvre petite sourit à celte perspective
de délivrance si proche et s'élança dans l'escalier lor-
�LA ROi\1ANCE AUX: ÉTOILES
67
tueux réservé aux seuls machinistes; ainsi aurait-elle la
chance d'éviter le directeur au cas où il prendrait fantaisie à cel ui-ci de venir la' relancer dans sa loge.
Cela ne pouvail manquer.
La jeune fille av ail à peine mis le pied clans la rue
que M. Téodor faisait irruption dans la loge où Zazu
5 'occupait à refaire son maquillage un peu mis à mal
par les larmes de Dora.
- Oll est-elle? gronda le directeur, fouillant la pièce
d'un regard furieux.
- C'est Dora que vous cherchez? demanda la jeune
Iemme. Elle est partie!
- Elle n 'en avait pas le droit 1
:- Malade, il lui fallait rentrer au plus vile pour se
sOJgner ; pour un peu, je l 'aurais accompagnée 1
- Il n'aurait plus manqué que cela 1. .. Ça vous aurait
coCHé cher ...
- Moins cher, en lout cas, qu'un tête-à-tête avec le pochard que vous 1ui avez amené tout à l 'heure 1. ..
- Un homme très riche ...
- ... Et qui se grise comme un portefaix 1 rétorqua
Zaz u .
Et elle montrait les fragments de verre ct de cristal
dont la bouteille et les coupes aVDieut jonché le sol.
M. Té.odor ne put s'empêcher de constater, qu'en effet,
ce gentIlhomme était allé un peu fort.
- Dora n'est pas Zazu 1. ..
- Evidemment 1. .. acquiesça Je directeur.
Puis, à la petite chanteuse:
- Demain, parlez-lui à Dora' faiLes-lui comprendre
que l'Oùéon lyrique n 'e~t
pDS le grand Opéra ...
- Comptez sur moi monsieur le direcleur 1 répondit la jeune femme heureuse d'avoir réussi à apaiser
l'orage.
'
Pendant qu'à l'Odéon lyrique se poursuivait ce petit
entretien, la pauvre Dora avait atleint son logement,
dans un élat de trouble facile à comprendre; la scène
do ce soir l'avait profondément indignée, d'aulant plus
que, dopuis quelques jours, un sentiment, Lout nouveau
pour elle, l'agitait.
EIle songeail à Georges WelLig.
Devait-elle croire qu 'il eût fail sur elle, en une seule
entrevue, une impression si profonde ?..
.
Durant un long moment, elle demur~
pensive,
cffra.yée ct heureuse, tou t à la fois, d'une parellIe constatation.
Seule dam la vie, lui était-il permis d'espérer que, dé-
�68
LA ROMANGE AUX ÉTOlLES
sonnais, pour la soutonir dans sa solitude, clIc aurait
les agpirtjon~
d'un cœur tout neuf, tel qu'était le
sien?
Le bonheur ne peut résulter que d'un amour réciproque, et pourquoi les sentiments de ce jeune homme,
presque un inconnu pour elle, répondraient-lis li ceux
qu'eUe croyail deviner, à l'étal embryonnaire, en elle P
Mais dans l'élal de déroule où se trouvall son esprit,
n'était-il pas providentiel qu'un pareil mirage pût lui
masquer la misère de sa situa lion 1
Une partie de la nuit, les idées les plus contradictoires s'étalent croisées dans son cerveau.
Vers le milieu de la malinée seulement, - elle ne
s'était endormie qU':.lvec l'aurore, - elle s'était éveillée,
résolue à agir.
Décidément, elle serait trop bêle de repousser, elle
solitaire, une sympalhie qui s'était offerte à elle si spontanément 1
Et puis, elle éLait hanLée par le souvenir de celle symphonie, si profondément cntrée dans sa mémoire que
les mélodies chanlaient dans sa lête, aussi pmes, aussi
nelles que si elJe les eût enLendues la veille seulement,
car, salis pouvoir sc rappeler dans quelles circonstances,
elle avait cependant l 'impression qu'elles avaient déjà
charmé SOli oreille.
L'après-midi m~e,
elle sonnait li la porle du logIs
de Georges WeLlig.
Ce fuL la vieille Lisbeth qui vint lui ouvrir.
- Mon maître travaille, répond il-elle à la jeune fllle ;
je ne sais si je dois le déranger.
- Veuillez lui dire que c 'cst l'employée des postes
qu'il a renconLréc, l'autre jour, au cimetière, déclara
la jeune fille; il se souviendra ...
Mlle Lisbeth euL un sourire enLendu.
- Oui, oui, fil-cne, je sais, il m'a raconté ... cal' il me
dit tout. .. faut que vous sachiez que c'est commo mon
fils, ce grand gurçon-Ià ; je l'ai élevé ... alors, c'est bien
naLurcL .. D'ailleurs, il n'u pas pu faire autremenL que
de me meUre au courant, quand je J'al attrapé parce
qu'il l'entroiL Lrull1pé jusqu'aux os; il a bien {allu qu'il
m 'cxpliq uâl qu'il avait parLagé son parapluie avec une
persollJle qu'il avai 1 rencontrée au cimeLière ... où il était
al lé 1ravaillcr il sa grande machine; il a mOrne ajouté
qu'ciie élail forl jolie ...
Dora ne pu l s 'em pllcher de rougir; olle écou t ail la
vieille scrvanle avec UII ~i vi~blepasr
que l'autre, n·ll.turellement bavarde, parut toute disposéi A continuer.,.
�L," l\O:\I."!'ICE AUX ÉTOILKS
69
, _ Ah 1 faut croire que vous In'ez produit sur lu.i une
Impression profonde, ma petite, car, depuis l'autre jour,
il ne cesse de parler de vouS.
- Vraiment P... fil la jeune I1l1e, tout 6mue.
_ Comme je VOllS le clis: chaque jour, il vous al~n
dait pour prenclre le thé, et il me fallait tout préparer
sur le plateau, et, chaque soir, il était tout chagrin parce
que vous n'élier. pas venue ....
-:- V.raimont P répéta la jeune fille, dont l'émotion
crOIssaIt. Alors, aJ]('z vite le prévenir 1...
La vieille Lisbelh, haissant la voix, observa. sur un
ton de confl(lence :
- Je n'aurais pas dÙ vous dire ça ... car, moi, j'avais
espér6 pour lui un autre flirt; c'est Ull nrlisle 1... lui, un
grano artisle 1... cl il lui aurail faIlli quelqu'un qui le
comprît .. Or, une employée des postes ...
Dora ne la lalss3 pas achever.
- Vous aVe7. raison, déclara-t-elle, en dominant son
trouble; mieux vaut que je m'en nille ...
un mou\cmenl pour gagner la
Elle avait esqui~é
porte; mais MU. l.ishoth lui barra cnrrrment le passnge.
- Vous en nller P... Jamais de ln vic 1... S'il opprenoit l'fliC VOUR ~teg
venue et que je vous al laissé parlir, il serail capahle fle me renvoycr 1
Mois Dora persl~tn.
:- ~c
n~ suis VCIlUC, expliqua-I-l'lIc, que parce qu'il
m aVIlit {aIl promettre .... mais ne rroyc7 pas que de mon
rOto; ... seulement, re que vous venez cie me dire me fait
réfléchir et entrevoir CJue ma visile peut avoir des consrquenccs /l'rllves pour lui ...
Pauvre pclite 1 elte s'efforçait de mn~ql1cr
son trouble.
Ainsi, il avait parlé cl 'elle ... il avait attendu sa venue
chaque jour ....
N'en était-il pas oc mtlme d'ellc P
N:avni~-el1
pns pris, ehnquc mnfln, la r~sol\in
de le
vcnlr VOLr ct, en C01lrs de journée, ne renonçait-elle pas
11 son benu projet?
Elle ~tul
VCflUC, nénnmoim, le mornl nh1mé pllr la
scl'ne qui s'rlnit rns~ée
la vpille rlnns ~o toge, espt'rflnl
trouver clans la sympathie de l'artiste un peu de réconforl.
El voilh quc le hnvnrdage de la vieille sorvnnte ln Irou·
blait proclonclPtnent.
.
La sympathie <lue son inslinct 11li ovalt fnil J:lresnt~
rhel le jcune homme n 'étuit pa~
(lc ln sympnthIC ... ~f\lS
plus que rlc III l\~mJntÎc
el, comme () la lueur d un
éclair, elIc venait de voir en elll'.,.
�70
LA ROUANCE AUX ÉTOILES
C'est pourquoi elle avait manifes té le désir de s'en
a lIer. ..
Une porte s'ouvrit ct Georges vVeltig parut sur le
seuil ; sa ns voir Lout d'abord la visiteuse, noyée d'ombre,
n demanda:
- Que fai s-tu donc P... Je t 'appelle, je t 'appelle ...
tu me ...
Il s'interrompit et pou ssa un cri de joie:
- Vous 1. .. c'est vous 1. .. enfin 1. ..
Il se précipi ta, prit les mains de Dora, qu'il conserva
dans les siennes, ajou tan t :
- Comme vous m'avez faiL attendre 1. ..
Il l'entraîn a, disan t :
- Venez, venez vile; pui sque vous voici, j'oublie tout
et vous parnonne ...
Comme elle, il s'efforçait à lui masquer son trouble.
Elle en avait conscience et ne cette comédie malhabile,
son trouble, à elle, s'augmentait d'autant.
- Li sbeth, demanna-t-il, le plateau esL prêLP
- Comme cbaqlle jo ur, mon pelil. ..
- Vite, alors, apporte-le; ensuite, tu t'en iras chez
Je pâtissier du coin chercher des gâteaux ... beaucoup de
g,Heaux ... el les meilleurs.
Lfl vieille tOUrTIfl les talons et regag na sa cuisine, en
!)ougonnant enlre ses dents:
« Il est fou, ma parole 1 »
Lui, avait enLraîné Dora dans son studio et, tout de
suite, lui montranL son piano couvert de feuilles de papier à musique.
- C'est elle 1 déclara-t-il, d'une voix vibranLe.
- Votre symphonie P
Il inclina la têle, pllis, rlésignant une sorle (le boîte
hérissée de liges de métal, auxquelles aboulissaienL une
quantité de m s électriques:
- 8t voici mon orches tre 1 ajouta-t-i1, non sans un
certnin orgueil.
Dora, curieuse, exnminait le singlllier appareil.
_ Ce sont également mes voix, ponrsuiviL Georges
Wetlig, mais autant je suis sa ti sfait des instruments
autanL les voix me satisfont peu...
'
JI demanda:
- Voulez-vous que nous prenions le Lhé tout de
suite ... ou préférez-vous ...
- '" Que vous me jouiez la symphonie ... interrompitelle; oh 1 jouez, mon sieur Wetlig, jouez 1. .. Songez que
je ne suis venue que pour ça 1 -'
�LA ROlliANCE AUX ÉTOILES
71
. Comme elle menlait bien, désireuse de cacher ses sen
hments 1
Il sembla qu'une ombre passâL sur le visage du jeune
homme.
Comme il e plaçait devant son appareil, Lisbelh entra,
porlant le plaleau.
- Voici le lhé, déclara-t-elle .
. Georges ne fut pas maître d'un mouvement d'impahence que comprit la vieille.
- J'arrive mali déclara-L-elle d'une voix aigre.
- Non 1 mais j'allais commencer... alors, Lu comprends Poo.
- Oui, je comprend~
1... Eh bien 1 je le remporle et
reviendrai quand tu in 'appelleras.
Elle .élait vexée; cc que voyanl, Dora sc perm il d'inlervemr.
- Mais non ... mon ieur mais non; preuons le thé
maintenant; puisque Ma(l~me
a fait des rôties, qui,
enlrc parentbèses, parai 'cnt des meneilles, ne risquons
pas de les manger froides.
Le vi age un moment renfrogné de Georges s'éclaira.
- En ce cns, ftl-i1, pose le plateau sur ce meuble.
- Il ne faut pa servir ~ proposa Lisheth.
.
- Ne prenez pas ceLLe p ine, madame, d6clal'a Vivement Dora; c'est moi qui vais m'en occuper ...
Et le jeune homme d 'ajou leI' :
- Va-l'en plulôt chercher les gâteaux, pendant que
1l0~S
allons commencer par les rÔlies ... Yn vjl~
...
Lisheth fil la grimnce ; et comme clio venait de ref~
mer la porle sur elle, Dora constata qu'i! y avait troIS
las cs sm la tnble.
Les monlrant à Georges Wctlig.
_ Oh 1 observa-l-elle la pauvre femme avait pensé ...
. _ ... Prendre le thé' avec nous 1 protesta-l-it, o~ 1 bien,
Il ne manquernit plus que çn 1 chaflnullte r~ceplOn
...
_ Mais si elle a l'hahilude ... illterrogea la jeune fllle .
._ Aujourd'hui n'e t pas UII jour ordill(lire 1 prolestal-ll.
Il ajouta avec une emphase comique:
- Jo reçois.
,
_ Ello va m'en vouloir d'/llre pour elle la cause ù une
déception, in inua Dora.
S'a
' ~ey(\nl,
ello (lit:
'
_ Maintenanl, faisons vile ... car il me larde d enlendro ln s mphonie.
.
1'(,lltendlez, pour
-:- loi aussi, (lil-i1, j'ai bille que \'Ol1~
aVOir volre avis.
�72
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Oh 1 protesta-t-elle, un avis bien humble et qui ne
peut guère vous i\tre utile ...
- Ne diles pas ça 1 s'exclama-t-il. Ce que j'ai écrit doit
aller à l 'âme du grand public; ou, alors, c'est que je me
serai trompé grossièrement... c'est l'âme du public que
j'ai voulu toucher, et vous, dans votre condition mo·
deste, vous in carnez celle Ame à mes yeux ...
Mlle Lisbeth entra, essoufflée, déclarant;
- Il n'y a plus de gâteaux.
Comme Georges prenait une mine cons ternée, Dora
lança :
- Tant mieux, nous aurons plus vite fini et vous
pourrez commencer à jouer.
Lisbeth était sortie, tête basse, paraissant de fort mauvaise humeur; la désignant d'un hochement de tête,
Dora murmura;
- VOliS voyez ... VOllS voyez ... elle m'en veut ...
- Ça lui passera 1 déclara-t-il.
La jeune fille implora :
- Si vous vouliez être bien gentil et me faire un grand
pla isir, VOliS iriez chercher celle brave (emme ct Id contraindriez 11 ven ir prendre le t11é uvec nous.
- Elle refusera ...
- Vous hli (lirez que c'est mol qui l'invite.
Le jeune homme se leva, et, d 'un pas ennuyé, gagna
la porle, landis que Dora, se levant, allait curieusement
se pIncer devant le piano: c'était plus fort qu'elle 1 la
musique de Georges l'attirait; elle ernellfait les touches
de ses floi g ls ngiles, chantonllan t il mi-voix les Iiol es, sa n s
s'apercevoir qu'nu Cur el à mesure que la parUtion sc
développai l, elle laissait sa voix gngner progressivement
en ampli Lude.
Vint un moment Oll ses cordes vocales ayant retrouvé
toule leur sonoril.é, elle lança les 110les filiales avec un
brio tel que la porte s'ouvrit brusquement et quo
Georges parut sur le seuil.
Il était lout. pâle, el, immobile, la regardait, ponlÎssant ne pouvoir s'imaginer qu'il ne fQl pas la proie d'uno
hallucinalion.
Elle s'é lait tue, loute saisie de s'ôlre laissé slITprllll drc.
- Jo vous demande pardon 1. .. murmura-t-elle, confllse.
Mais, courant 11 elle, il prot.esta :
-- Pardon 1. .. vous me demnndez pat'clon, vous P.. .
II lu i avait saisi les mains cl la contemplait avec
qcs Inrrnes dans les yeux 1
�LA RQ::\fANCE AUX ÉTOILES
73
CHAPITRE VI
COMPLICATION
Une réelle sympathie était née, dès les premiers jours
de leur rencontre, entre Dora cl Minnie; l'orpheline
avait insensiblement pris l'hahitude de venir l'attendre,
midi et so ir, au sortir de son burenu.
Les quelques instants qu'elle passait en sa compagnie,
lui étaient un réconfort précieux dans la triste existence
qu'elle menait.
'
Seule au monde, c'était pour Dora un soulagement que
de pouvoir causer cœur à cœur avec quelqu'ull qui la
comprenait, qui l'encourageait et la consolait au besoin.
Elle avait, bien entendu, mis sa nouvelle amie au cou:ant. du pénible métier que les circonslanccs lui avaient
Imposé, ct aussi du petit mensollge qu'elle avait cru
devoir faire à Georges Weltig .
. - Jamais, avait-elle dit, je n'aurais os6 lui avouer que
Je chAn te à l 'Odéon lyrique.
.
- Et vous avez bien rail, ma petite Dora, av,~l
approuvé son amie; les hommes sont si étranges, qu Il
s'en serait tenu sans doute aux apparences .
Et ce m'eût été vraiment ulle chose cruelle quo
d'encourager son mépris.
- Je vous comprendrais s'il ne s'agissait d'un étranger, Avail poursuivi Minnie, car ce Georges WeLlig n'est,
et ne peul Nre pour vous...
.
de~ralt
- '" Qu'un étranger; vous avez raison. Il n~
titre fIue cela, en erret ; mais si je ne suis pour lUI. qu une
étrangère ... je crains fort que, pour moi, il Cil SOit autrement ...
LA petite fonctionnaire sourit malicieusement, et la
menaçA du doigt:
- Tien~
1 liens 1 plaisanta-t-elle, voyez·voUS ça P
Et, hllissllnt la voix:
- AmOllreuse P demanda-t-ene.
Pour toule réponse, Dora se je la au cou do son amie
et cacha son visage dans son épaule.
_ Savez-vous que c'est grave P opina l'autre avec une
gravité feiliie.
Dora s' r la i l l'Ccl ressée.
.
J~
_ Comprenez-volis les angoisses dans lesquJ~
suis, de 10 voir slIrprcnnre tout li COIIP ce ~l?
Je 1111
cache si sOigneusement? Et c'est pourquoI J~
vous
demande instamment de m'aidor à lui Illll'O crolre ...
�74
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
... Que vous êLes fonctionnaire ~ ... Mais, ma chérie,
je ne vois à cela aucun inconvénient. .. el bien au conlraire, un avanLage pour vous; car, enfin, pourquoi n'enLreriez-vous pas réellement dans l'administration P
Comme Dora e quissait un geste de surprise :
- Laissez-moi poursuivre, fi L Minnie, une fois sortie
de l'ellfer dans lequel vous vivez, que ferez-vous ~ Sans
avoir reçu voLre confldence sur ce point, j'ai cru comprendre que vous n'aviez aucune fortune.
- Aucune ...
- JI vous faudra donc, dans quelques jours, vous
assurer des moyens d'exisLence ; oui, je sais, vous avez
votre voix, mais la carrière d'artisLe esL remplie d'aléas
et comporLe (les risques que vous ne me paraissez pas
de nature à affronter vaillamment. .. ELre fonctionnaire,
évidemment, ne procure pas les mômes satisfactions que
d'être artisLe; mais la vic, par conLre, est plus calme,
plus remplie de sécurité ... n'en convenez-vous pas ~
- Il le faut hien ...
- Evidemment, c'est une situaLion qui ne vous rapprochernil pas de M. Wellig; mais elle aurait du moins
le sérieux avantage de ne pas l'éloigner de vous ... est-ce
vrm. 1 •• •
Dora avniL inclIné approbativement la têle ; puis, explosant:
- Si vous saviez l'après-midi délicieux que j'ai passé
en sa compagn ie 1. .. ct le grand artisle qu'il est t et cette
symphonie 1... celle symphonie ... quel cheI-d'œuvre, ct
comme j'aurais donné gros pour avoir l'immense
bonheur de la chanler 1...
- Que ne 1ui avez-vous proposé ~
- ... Pour risquer qu'il apprenne le genre d'exisLence
que je mrne P••. fil Dora avec effroi.
- Vous ne faiLes rien de mal.
- D'accord, mais, lout à l 'heure, vous l'avez dit vousmême: les hommes sonL enclins à s'arrêLer aux apparences.
Et, d'une voix dclcidée :
- Non, dans quelques jours seulement, quand je serai
sortie de là-bas, peul-ôlre me hasarderai-je à lui faire
conna71re la vérité, el à lui proposer mon aide ... mais,
jusqll 'à ce qlle j'aie reconquis ma 1ibcrlé, je veux rester
à ses yeux ce que je lui ai fait croire que je suis ... ne
m'appro\1vez-vous pas?
- Eu 1011s poinls, mais jo vons approuverai bien
davanlnge si VOllS vous résignez à suivre mon conseil, el
à formuler une demande pour enlrer comme auxiliaire
~
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
75
d.ans l'administration; alors, seulement, VOliS vous sentin,ez .en sécllrilé et ce n'e~t
pas parce que .vos moyel~s
d e~lsLnc
~eraint
modesLes que voLre VOIX ell serait
n~os
belle et qu'il en repousserait le concours, au cas
Ou li en aurait besoin.
Dora avait reconnu que son amie parlait le langage
de la raison, ct elle avait accédé à sa proposition, en
Poussant un soupn·.
Fonrtionnairo 1 elle, une artiste, fille d'arListe, qui,
depuis toujours, avait eu des aspirations élevées, se résigner li ce Lerre ù terre L ..
Et, avant de quiller le bureau elle avait signé d'une
~ain
tremblante une demande d/admission dans l'admil1lstra lion des postes.
- Mais surtout, avait-elle recommandé li Minnie, qui,
Son service Lerminé, accompagnait son amie jusqu'à la
porto du thMtre, pas d'imprudence; qu'il Ile sache pas .. :
- Soyez tranquille; dès que je pourrai, je préviendraJ
mes co!lègues, pour qu'au cas improbable où il se présenteraJl, on lui réponde comme il convient.
Do~·a
avait manifesté quelque inquiétude, car, depuis
l~ veille, elle était en proie li une extraordinaire nervo-
Sllé.
- Quel dommage, avait-elle observé, que vous n'ayez
pas pensé li le Iaire avant de partir L..
.
. - Calmez-vous, lui avait répondu Minnie, en sounant,
Je su~
prise cet après-midi à la direction, mais dès
demam moLin, je ferai Je nécessaire .
.Et elles s'élaient séparées sur ces mots proncé~
par
M:mnie, au momen t où Dora franchissait le seull de
l'Odéon Lyrique.
- Plus que Lrois jours 1 quelle délivrance 1
et de
Et elle gagna sa loge, se moquant d'el-mn~
Ses appréhensions 1 trois jours encore 1 ct ensUlte ...
,.Que pouvait-il survenir pendant trois jours P•.•• Avec
1 Insouc!~e
de son âge, la jeune Olle ne songe;.Il,t pas
il. ce qu 11 y a de vrai dans la parole du poèle, qu entre
la coupe et les lèvres, il y a tOlljours place pour un
malheur.
~\
r~alheu
devait précisément naître de cet après1"11ldl SI charmant que, la veille, avaient passé ensemble
Dora et Georges Wettig.
.
été c~armé
TOllt comme elle, Je jeune homme avl~
Par sa jolie illvitée· mais son lime d'artiste avmt été
Surtout conquise par' ce qu'il avait senti de sublime dans
.
la voix de la jeune fille.
Après son départ, il y avait rllvé, se demandant SI,
�76
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
dans le désarroi où le jetait sa symphonie, la Providence
ne lui envoyait pas là un appoint inespéré 1
Et, tout de suite, il s'étaU mis au travail, transformant
dans une fièvre heureuse toute la dernière partie de sa
composition.
Qu'étaient les ondes, si éthérées fussent-elles, en comparaison du merveilleux instrument qu'est la voix
humaine ... ou, du moiris, une voix semblable à celle
dont il avait surpris les secrets P
Evidemment, elles pouvaient, dans la généralité des
cas, suppléer à l'insufnsance de l'organe de la femme
ou do l'homme.
Mais, dans le cas présent, comment no feraiL-il pas l'impossible pour utiliser les accents suhl imes qui pouvaient
s'échapper du gosier de celle jeune fille.
Toute la nuit, il avait travaillé avec Ardeur, toute la
matinée aussi, et quand, à midi, la vieille Lisbeth était
venue le trouver pour lui demander s'il n'avall pas perdu
la raison de se tuer ainsi, il arpentait avec exnltation le
studio, donnont l'impression d'un véritable (ou.
Il avait couru à elle el, la prenant dans ses bras, s'était
lancé dans une valse échevelée.
- Perds-tu la tête P s'cxclama-t-clle, tout cssoufnée.
- On la perdrait à moins ... Sougo un peu, ma vieille
Lisbeth, que la jeune fllle qui est venue prendre le lM
hier ... a une voh: dont le regislre dépasse celui auquel
j'ai atteint par les ondes .. .
- Qu'en sais-lu P elle a chanté P...
- Non ... fredonné seulement; mais cela m'a suffi ...
pour la juger .. .
La mine de Lisbeth s'étnit renfrognée; l'emballement
du jeune homme venait subitement de faire nailre en
elle un sentiment jalouJl'.
- Tu ne songerais pns, j'itnFlgit1e, ohserva-l-elle d'un
ton aigre, à raire challler par elle ta symphonie P... Une
fonction naire n'est pas une artisle ...
Il ln regarda, ébahi.
.
- Mais elle a une Il.me cl 'artisle 1 prolesta-t-il; bien
quo j'aie eu lr<ls peu l'occasion de causer avoc e1l0, il
ne m'a pos fallu être sorcier pour découvrir en Dora des
trésors de sensihilit6.
Mais la vieille ne le laissa pns poursuivre.
- Et ail oz donc 1... te voilll pris, pauvro innocent...
- Assez 1 commanda Je jeuue homme irrité.
rvlais elle se rebiffa:
- Tu peux imposer silence à la servante, déclarat -olle ; mais celle qui t'a élové a le droit de te montrer
�77
LA ROMANCE AUX ÉTOIJ.ES
Ie5 dangers du chemin dans lequel tu t'engages.
- Celle qui m'a élevé manque de l'inslinct qui fait
pressentir aux véritables mères ce qui est avantageux
pOur leur enIanl, ùéclara alors Wetlig, hors de lui.
en
Touchée au cœur par cette riposte, Lishetb ~ondil
larmes et, au milieu de ses sanglols, elle répétall :
- Tu verras 1 tu verras 1 méchanl enfant 1 sans cœur 1. ..
Mais le désespoir de Li8beth ne paraissait aucunement
toucher le jeune homme habitué de longtle date il Ulle
sensiblerie, due la pl upa;t du temps il un abus des petits
verres de liqueur dont elle était fort frlande.
Elnervé, il lui tlit :
- Va-l'en pleurer dans ta cuisino et laisse-moi travailler.
Alors, irritée, olle déclanl :
- Non, ce n'est pas dans ma cuisine que j'irai pleurer,
mais dans la loge de l\Ime Betling, mon anlÎe ... eUe,
au moins, sail me comprendre ct compatir, comme il
Convien t, à mes peines.
Mais le jeune homme, loin de se laisser attendrir par ce
ton larmoyant, lança ironiquement:
C'est cela, va demander il son eau-de.vie de prune
la consolation dont tu as besoin ...
MU. L1sbeth, irritée, salis prononcer un mot, sortit de
la pièce, ell faisant claquer la porte derrière elle ...
Demeuré seul, Georges Wettig, ha\lssant les épaules,
grommela:
« Tout de même, elle va un peu loin ... »
11 revint 5 'asseoir devant sa tahle de travail et, ramas&ant les feuillets épars de sa symphonie, les parcourut
d'un regard rapiùe.
Soudain, s'interrompant, il murmura:
C( Pourvu qu'elle veuille ... »
Il considérait avec une hésitation visible le titre qui,
en belles leUres rondes s'étalait sur la couverture:
Homance aux Eloiles: symphonie pour orchestre à
cordes ct ondes éthérées.
Un momellt, sa main demeura en suspens; puis, hrusquomellt, Ù 'un trait de plume, il barra le tout et le remPlaça par cos mots:
(( Symphonie pour orchestre il corrlfls et SOp rfl1l » .
. Un long moment, il considéra aver une siltf~cO
V~sible
ce qu 'il venait ri 'écrire; puis, avec un sounre, Il
ajOuta ell manière de dtSdlr./lce :
« A Illon interprète, Mil. Dora ... »)
•
Co nom écrit, il y appuya ses lèvres avec dévol1on ...
Il était profondément ému, repentant:
.o.
�78
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
« Pourvu qu'elle consente... ))
Quittan t sa table, il se lança à travers le studio dam
une course nerveuse que bientÔt il interrompit pour se
camper devant l 'horloge accrochée au mur.
« Quatre heures et demie 1. .• )) murmura-t-il, en proie
à une indécision douloureuse.
Puis, soudain, il jeta à mi-voix:
« Non 1. .. non 1. .. je n'atlendrai pas plus longtemps 1. ..
c'est tout de suite qu'il me faut savoir. ))
Il courut aux patères où se trouvaient accrochés son
manteau dont il se vêtit, son chapeau qu'il enfonça d'un
coup de poing sur sa tête; après quoi, il quitta la pièce,
murmurant:
« Pourvu que je la trouve ... »
Mais il rénéchit que les employés des postes ont des
heures régulières de travail et qu'il n'y avait pas de
raison pour que Mlle Dora fit exception à la règle.
En passant devant la cuisine, dont la porte était entrebâillée, il appela :
- LislJeth 1... Lisbeth l...
La cuisi ne était vide J Il se rappela alors que la vieille
servante l'avait prévenu qu'elle allait se consoler chez la
concierge.
« Vieille folle, maugréa-t-l1, il faut cependant que je la
prévienne ... »
Tirant de sa poche une feuille de papier, il griffonna
hiltivement :
« Fais un bon petit ilf~er
; il est probable que j'aurai
une invitée. »
La feuille disposée bien en vue, il sortit de la cuisine,
murmurant:
« Cela va la mettre de mauvaise humeur, mais tant
pis J »
Une fois dehors, il prit hâtivement le chemin du
bureau de poste, serrant sous son bras la précieuse partiLion dont il voulait montrer à Dora la suscription pour
la décider à accéder à sa demande.
Il avait beau so répéter qu'il n'y avait aucune raison
pour qu'elle refusnl. .. qu'elle ne pouvnit faire autrement
que d'accepter; en fJ;anchissant le seuil du bureau de
poste, il était en proie à une Iocte émotion.
Maintenant qu'il était sur place, il avait beaucoup
mOlliS d'assurance que lorsqu'il était décidé à Iaire cette
démarche; el, un long moment, il erra h travers ]e hall,
SO!lgeant à attendre que Dora sorUt, pour ] 'aborder el
son énervelUl faire part du motif qui l'a.menait ; mai~
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
79
~ent
était tel qu'il dut reconnaiLre qu 11 lUi 6tait impossIble d'imposer celte atLenle à son impalience.
~ 'y tenant plus, il se dirigea vers le guichet qui correspondait au bureau de la jeuue fille et y frappa doucement.
Le guichet 5 'ouvrit et Georges Wetlig se trouva tout
décontenancé en voyant paraître un visage d 'homme.
- Vous désirezP fit l'employé d 'uJJ ton rauq ue.
, - J~ vous demande pardon, balbutia le jeune homme:
c est blOn dans ce bureau que travaille Mlle Dora P
-:- Dora 1 répéta l'autre, les sourcils levés, Dora 1. .. COllnaIS pas.
--:- C'est donc que je me serai tromp6 de bureau, balbutIa le jeune homme; je vous demande pardon.
L'employé crut devoir ajouter:
:-. Je pyis même vous assurer qu 'il Il 'y a dans l'admmlstratlOn personne qui porte ce nom-là.
Ce à quoi Georges Weltig répliqua;
-:- Vous m'excuserez d'insister, monsieur; mais j'ai
mOI-:nême accompagné cette personne jusqu'à ce bl.lreau!
que Je reconnais bien maintenant, et daus lequel Je l'al
vu entrer.
- Peut-être bien venait-elle voir MilO Minnie la titulaire, mais, je vous le répète, je ne connais ici personpe
de ce nom.
Mais Georges ne se tenait pas pour battu; comme
l'employé allait refermer le guichet, il insista:
:-. Exc~sez-moi.
un renseignement encore: r;e pourrais-Je VOIT Mlle Minnie ... P elle pourrait me renseigner et
me dire ...
L'employé expliqua, en réprimant un sourire, que ce
pauvre Monsiour jouait vraiment de malchance.
- Milo Minnie est, depuis deux jours, détachée auprès
du chef de bureau ...
. Cependant il parut apitoyé par l'attitude désolée du
Jeune ~om
et explirrua :
.
,
- SI VOllS voulez la voir ... attendez-ln à la 50rllO ... c est
l'affaire de quelques instants' l'heure va sonner.
Et ~l lui montrait l'horloge:
Il ajouta encore, avec complaisance:
- La sortie du personnol so trouve à côté do l'entr6e
du bureau de poste; vous verrez une gronde porle ronde
avec battants de bois clair.
Cela dit, le guichet se ferma et le jeune hom~
demeura un moment tout désemparé, 'ne sachant à quoI
se r6soudre ; en fin de compte, il sortit et vint se placer
Sur le trolloir qui faisait face à une grande porte au-
�80
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
dessus de laquelle se trouvaient ces mots: « Entrée réservée au personnel )l.
Il était lemps : déjà, des employés des deux sexes apparai6saient, )Jruyants, heureux de sortir de leur cage.
Combien était grande l'impalience du malheureux
garçon 1 Avec quels yeux ardenls il Iouillait la foule,
dense mailllenant des employés, cherchalll à distinguer
du plus loin qu'il était possible, l'aimable et souriant
visage de Mlle Minnie 1
Enfin, il la découvrit I}ui sortait, diseutant genliment
avec des camalUÙCS.
Et, en même temps, il reconnut, qui s'approchait
d'elle, l'employé auquel il venait d'avoir affaire.
Sans doule lui expliquait·il la vitiiLe qu'il avait reçue,
car Georges Wellig, qui s'était élancé vers elle, la rejoignit au mOlllent où I·employé la quittait, disant:
- Tenez ... Minnie 1. .. c'est ce monsieur-là.
Minnie reconIlul Georges et parut très embarrassée,
d'aulant plus que l'employé ajoutait:
- J'ai dit il Monsieur que nous n'avions pas de Dora
à l'adminh.lralioll .. .
La jeune Cille, avec présence d'esprit, expliqua:
- Mais si... c'est uno nouvelle ... Elle est attachée au
service du contrÔle ... je la cOllllais bien 1 c'est mon amie ...
c'esl moi qui l'ai fait enlrcr ...
El se délachant du groupe cIe s'es camarades, elle
entraÎua Georges Wettig à part, }lOUr l'empêcher d'entOlldre les réflexions que son audacieuse explication
n'allait pas manq uer de provoquer do la part des autres
employés.
- C'est un garçon tout récemment entré dans notre
service, expliqua-t-elle, en désigllanl d'un bochement de
lête ccl ui Guq uel Georgos avait eu aUaire ; il ne connaît
pas le personnel. ..
Le jeune hommo ohserva d'un ton désappointé:
- Ime Il'e~t
ÙOIIC pas venue à son bureau, aujourd'hui ~
Minllie allait répondre par la négation, quand elle
aperçul Dora, se hâlant vers le bureau ùe poste où elle
vellait alLenclre chaque soir son amie, laquelle l'accompagnait emuile jusqu'à l'OMon lyrique .
Cc soir-là, elle élait un peu en retard, et ce relard fut
~ur
le poillt de provoquer une catastrophe ...
Heureusement, Minnie Cotait d'espril avisé, et les circOl~ane!,
quelles qu'elles fussent, la prenaient rarement au dépourvu.
~
Mais si, répondit-eUe à Georges,
e~t
"enlie
.n.
�81
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
c?mme d'ordinaire; mais le chef l'a envoyée en commisSIOn à la Direclion centrale et, sans doute, voyant
l'heure, aura-t-elle jugé inutile' de revenir au bureau.
EUe s'exclama, désignant Dora, qui, lout inlerdite en
apercevant le jeune homme ne savait quelle contenaJlce
tenir.
'
- Ah bien 1. .. par exemple, le proverbe dit vrai, que
lor~qu
'on parle du loup 1. •• la voici précisément... . .
M pour encourager Dora à s'approcher, elle lUi cna :
j'expliquais à Monsieur que le c~leI
- Pré~isment,
VOUS avarL envoyée à la Direction, et que sans doule avICZvous été retardée ...
Dora, un peu revenue de son émotion, et comprenant
q.ue l'explication donnée par son amie avait sauvé la
sltuation, ~es avait rejoints.
. .
. - MOIl~eur,
sallS doute, a à vous parler, fil l\hnme ;
Je vous laIsse et je me sauve, car je suis en retard ...
Elle serra la main que lui tendait Georges ... em])rassa
Dora, lançant cl 'une voix pleine d'en train:
- A demain!. ..
Et s'envola.
Maintenant, les deux jeunes gens demeuraient face ~
face, un ~eu
troublés: Dora en proie à une émollO!1 s~
douce qu elle avait presque envie de pleurer, et lUI, SI
heureux de ]a voir, qu'il en ouhliait la raison pour
laquelle il avait souhaité la rencon trer.
La jeune Hlle demanda:
- Eh bieul depuis l'autre jour, vous avez trav~ilé
p •
- Beaucoup, dit-il, heureux que celle questlOD lUi
P~mîL
d'aborder le motif qui l'avait amené ... beaucoup 1
J al mêr~e
pris une décision capiLale ...
- Vrmmenl P fil·elle, curieuse, si capitale que cela P
- V<?us allez en juger ... lisez ccci...
Il lUI tendait avec un petit sourire de mystère, sa
parlition.
'
~ peine eul·elle jeté un coup d 'œil sur la couverture
qu elle poussa Ull cri ct devint toule plUe.
- Oh 1 bégaya-t-elle d'une voix à peine (listincle . .
SO!l émotion élait si grande qu'il lui élait impOSSIble
de dire sa stupéfaction ... sa joie ...
Il demanda, tremblant de crainte:
- Vous acceptez, n'est-ce pas P... je puis compler snr
vous p
. Dora essuya du boul du doigt nne larme. qui, silenCIeusement, zébrait sa joue d'un sillon humide..
,
_ Je ri 'ose vmiment. .. balbut.ia-t-elJe, ma VOIX n est
peut-être pas suf11sante ...
6
�82
LA ROMANCE AliX ÉTOILES
Mais il protesLa véhémenLement contre cet excès de
modestie.
- Ce que j'en ai entendu, déclara-t-il, me permet de
vous affirlller que vous pouvez avoir confiance ... comme
j'ai conJiance moi-même.
- C'est pour vous une si grosse partie à jouer qu'accepter serait pour moi une responsabilité bien lourde.
- .. . Que vous pouvez assumer en Loute quiéLude ;
d'ailleurs, où voyez-vous de la responsabiliLé, puisll ue
c'est moi qui vous deman~
.. .
Il ajouta, la voix ardente:
- .. , Qui vous en supplie 1
Le oœur bondissant dans sa poitrine, Dora l'écouLait
parIer, se demandant si elle n'élait pas la proie de
quelque délicieux cauchemar ... si c'était vraiment à eUe
que s'adressaient ces paroles vibranles ...
Comme elle se taisait, cherchant à rompre le charme
dont elle se senLait enveloppée, il eut peur que ce silence
ue cachât un relus.
- Vous acceptez, n'esL-ce pas ~ insista-l-il.. . vous
accoptez ~ .. .
Alors, elle murmura, délicieuselllent émue:
- Il Jo faut bien.
Et elle laissait, en signe d'accord, tomber sa main dans
celle du jeune homme, qui, la parlan l à ses lèvres, la
]Jaisa passionnément.
Un long maillent, ils cheminèrent côte à cOte, les
mains nouées, sans se rien dire.
El, soudain, remarquant que les gens qu'ils croisaient
les regar'daient en souriant, Dora se dégagea vivement,
rougissanle.
- On nous prend pour des amoureux 1 murmuraL-elle.
Une lueur passa dans les prunelles de Georges Wettig,
qui laissa échapper ces mots:
- Où serait le mal ?
Dora lressailliL eL s'arrôLa loule troublée; l'exclamalion du jeune homme faisait si exactement écho auX
vaguos pensées qui la hantaient depuis quelques jours,
qu'elle sc sonlil soudain tauLe bouleversée.
Lui, l'enveloppait d'un regard plein d'amour.
- Alors, diL-il enfin, puisque nous sommes d'accord,
ne perdons pas de lemps ... renlrons chez moi, cl mettonsnous au travail.
Comme el le allait acquiescer, la LÔle perdue de joie,
l 'llOrloge d'une église égrena loul à coup les huil coups
do l'heure.
�J,A nO~rANCE
AUX ÉTOILES
83
La jeune fille pou ssa une exclamation tl 'effroi, rappelée
soudain à la situation.
Huit heures 1... mais au quart elle devrait être à
l'Odéon lyrique pour être prête à entrer en scène à la
demie 1. ..
Le moindre retard l'exposait à des sanclions sévères ...
une amende plus ou moins forte qu'il lui faudrait payer
pal' une proJongation de présence.
Or, cela, elle ne le voulait à aucun prix J
Trois jours encore à rester dans cet enfer et elle serait
libre ,... Pour rien au monde elle ne consentirait à y
rester un jour de plus.
Adieu le joli rêve qu'elle faisait 1 Elle retombait dans
la triste réaJité.
Georges Wettig, remarquant son trouble, demanda:
- Qu'avez-vous donc P... Vous paraissez ...
- J'ai que la joie me fait perdre la tête, déclara-t-eHe,
reconquérant SOIl sang-froid; je ne puis aller chez vous
en ee mOHl.ent... il faut que j'aille au bureau.
P
- Vous travaillez dOllC le ~oir
- Cc soir ... oui ...
- J'ai cependant as~ité
au départ des employés.
- Mais il me faut achever Ulle besogne pressée que
mon alJsence de tantôt m'a fait laisser ell suspens ...
t, puisq ue ceLLe abseuce a été motivée par
- Cepl~dan
Une a!1aire de service ... objecta-t-il, tout déséljJpointé.
- Qui VOus a dit ça P
- ~otre
petite colJègue.
. .
- ElJe s 'est trompée; j'avais demandé une , perml~JO?
pour aller au cimetière sur la tombe de mon père, c ctalt
aujoul'd 'hui l ' anivel's~r
de sa mort.
Ce mensonge lui était venu spontanément aux lè"re~,
for?ée qu 'elle était de fournir au jeune homme UllC exphcalloll de nature à lui donner le change.
Il poussa un soupir et murmura simplement :
- Soit... puisqu'il le faul. ..
Et, tournant les talons, il ajouta:
Hel1lettons cela à demain soir ...
Mais vivement elle l'épliq ua :
.
- Oh 1 demain, nOI1, impossible, j'ai . promIs à mon
amie de dîner avec elle 1
Et comme elle le sentait prêt à proposer Je surlendemain, elle s'empressa d'ajouter;
- El, après-demain, je passe Ja soirée avec une collègue qui a teuu absolument à me présenter à sa.mère ..
Elle parJait avec une volubilité nerveuse, qUl trahISsait le 1rouble profond auquel elle était en proIe.
�84
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Que n'eût-elle pas dit, que n'etH-elle pdS fait pour
masquer au jeullo homme l'existence qu'elle menait jl
Comme elle le voyait touL déconfit, elle s'empressa
d'ajouter :
- Mais la fin de la semaine je serai toute à vous 1 et
nous travaillerons pour rattraper le temps perdu
A la fin de la semaine, elle aurait rompu sa chaIne ...
Elle serail libre 1 libre 1...
A celte pellsée, son cœur bondissait dans sa poitrine,
pour un peu elle eù t dansé de joie à la pensée du
bonheur qui l'attendait.
Le pauvre Georges murmura:
- Hemellons doue cela à samedi.
nru~qeml,
elle s'arrêta et, lui tendant la main:
- A samedi donc 1
- Laissez-moi au moins vous accompagner jusqu'au
bureau, supplia-t-il.
Mais elle secoua la tête, effrayée par cette perspective
qui IIurait dénoncé au jeune homme le mensonge auquel
elle avait recours pour lui cacher la vérité.
- Non, d.i t-eHe d'une voix qu'elle s'efforçait d'affermir, cela n'esl pas possible ... voyez-vous que nous renconlrions quelque collègue 1 Déjà, ce lantôt, on plaisantait; que diraÏl-on P
Il acquiesça de la tête, murmurant:
- Vous avez raison; il ne faut pas vous compromellre à cause de moi; à samedi P... Je vous attendrai
aussitôl volre sortie du bureau, et vous me ferez le plaisir de dîner avec moi...
- Chez vous 1 répéta-t-clle, un peu effrayée.
- Chez moi 1 avec ma vieille Lisbeth pour nous surveiller, plaisanta-l-i! ; de la sorle, les convenances seront
sau vegardées.
- A sameùi 1 lui lança-l-elle, en s'échappanl.
Elle courail, non pas lant par crainte d'être en retard
que pour rompre plus rapidement le contact avec lui, car
elle sc mél1ail du sentiment qui l'emporlait vers Georges .
Il resta imrnohile, à la même place, jusqu'à ce qu'il
l'eûl vu disparaître au coin de la rue; puis il tourna
les lalons cL prit tristement le chemin du logis.
Lui, qui s'était fail une fêle de celte soirée passée en
tille à têle avec celle qu'il considérait déjà comme son
interprète, il rentrait seul, tris le, désemparé.
En ouvrant la porle, la première chose qui frappa ses
regards, dans le vestibule, fut une feuille ùe papier épinglée au mur.
C'était un mol de Lisbelh, le prévonant qu'après
�LA nO:\[ANCE AUX tTO/Lee:;
85
l'avoir atlemlu vainement pour rlÎncr, elle partait, ayallt
rendez-vous avec son amie, Mme Betting, qui j'cmmenait au lhéGtre.
« Les occasions de se distraire, cli~at
ln vieille servrmle, sont trop rarcs pour ((u 'on les néglige, quand
elles se pré enlen t ; le couvert est drrssé pour deux personnes comme lu me l'as recommandé; 111 lrou\eras ton
r pas au chaud clans le four. II
Georges Wellig haussa les épaules. Que lui importait
J'emploi que faisait Lisbeth ùe sa soirc"cP La sienne, à
lui, Mail gt\chée.
!l traversa la salle à manger, adressa un regard rempli de regrel à la tallle où deux couverts se faisaienl
vi~-às,
songean l qU'eÙe el'!t pu être UI, en face de
luI.
Rentré (lans son studio il s'assit devant son piano,
Meidé à travailler,
'
La suhstitution rie la voix humaine aux ondes élht.lrées nécessitait dans J'orchestralion certaines modificalions.qu'ji élail préréralJle qu'il fil de suite.
MaiS. le Irnvnil qui ne naH pas spontllnrmelll est un
!nouv!lls trovniJ, si bien qu'auhoul rie qllelques instants
11 sc leva, furieux, décontenancé ct groJ\(lunt :
« Je suis un iiliot 1. .. »
Il se .Iança clans une Jlromenade rlrsoJ'rlOllnre 1\ travers
le stucho, effaré de constaler la violence avec laquelle la
pensée de la jeune Olle s'imposait 11 lui.
L'aimrrait-i1 clone PoO, Voilà qui Mait pour le déconcerier 1 Il sc jefa ~\lr
Ull divnn, rrsolu 1\ uu sérieux examen rIe ses srntiments l't, après 1'0\'oir fourné cl ret~)lIné
Sur foufes scs faces il dut reconnaître que lc sentllnent
qui l'agitait, c'était'I'amour.
Tout Il'ahord, il voulut plaisanler croire 11 unc erreur,
~ une de ces passiollllelles ouxqcl~s
salit snjcls tous les
Jeu nes gens.
A ce momrnl, il cnlcnrlit se rcfrnner la porte d'enlrée :
c'étn~
Lisbeth qui revenait (lu théntrr 1
.
DéJn l. .. Snrpris, " regarda ln pendule; ello marquait
Onre heures et (lemie.
Comme le temp nvnit passé 1
Doucement, la vieille servante heurta à la porte ; ay~t
V11 ~ltrc
(10 ln lumière, elle vcnait ~oulJ1itr
le bonsOJr
nu Jetme homme.
- Tu as encore hu 1 s'c-.:c1amn-I-il, rI 'un ton de
reproche, en ln voyalll apparaître le chnprnu de travers,
la face enluminée la démarche peu (l'nplomb.
Mais elle, sons 'répondrc, de ! 'e 'clamer :
�86
LA nOMANCE AUX ÉTOILES
- Ah 1 mon pauvre petit 1. .. au lieu de reproches, ce
sont des remerciements que tu devrais m'adresser 1. ..
Sans moi, dans quelles aventures tu te lançAis 1. .. Ton
employée des postes 1 une jolie jeune fille, Lu sais 1. ..
C'est une pensionnaire de ]'Odéon lyrique ...
CHAPITUE VII
LES ANGOISSES
D'UN
AMOUREUX
On imagine l'épouvantable nuit qu'avait passée
Georges et ]'impatience torturée avec laquelle il avait
allendu de pouvoir inlerroger Lisbeth.
L'état dans loqnel était rentrée la malheureuse la
meLtait dans l'impossibilité de fournir au jeuno homme
la moindre explication et il lui avait fallu la guider vers
sa chambre pour qu'elle pût demander à un sommeil
réparateur 10 retour à la possession de ses iacunés.
Pendant de longues heures, Georges avait erré à travers son studio, cherchant il se persuader qu'il avait mal
entendu, mal compris, que l'ivresse de la vieille l'avait
fait se mal exprimer.
Sans cesse, à son oreille, résonnaient ces deux mots :
« Odéon lyrique )), auxquels s'accolait le nom de Dora 1
Pour lui, il élait inadmi ssible que Lisbelh n'eM pas
commis une incompréhensible orreur.
Dora, la petite jeune mie 1 Dora, l'employée ingénue
qu'il connaissail... qu'il aimail. ..
Allons donc 1
rnisons Lishelh aurait-el le
Mais, d'aulre pnrt, fJleI~s
eues d 'in ven 1er celle II istoire ?
La jalousie, pont-être; car la vieille servanle, animée
à l'égard du jeune homme d'un sentimenl qunsi malernel, avait toujours vu d'un mnuvais œil une sympathie
étrnngère s'interposer en trc son cœur et cclui qu'elle
avait élevé comme son propre enrnnt.
Et Georges se rendait comple qlle, depuis quelque
temps, il se InissaiL aller li traduire trop clairement les
sentiments nouvcallx qui l'animaient 11 )'égarr1 ne Dora.
Ce n'était plus chez lui l'al' liste qni s'cmballait à la
pcnsée d'une interprèle capable de meUre en valeur
] 'œuvre qu'il avait conçue.
C'{>llIil l'homme, ému j1lsqu'au plus profonrl de luim~e
au contact d'une créatme dons loque1Je il mettait le honheur <le sa vic.
�LA nmIANCE AUX ÉTOILES
87
Rt Lisbelh avait det prendre ombracre de cet élat d'esprit.
De là, cependant, à inventer de loutes pièces un aussi
épouvantable mensonge, il y avait loin, ct le j?~ne
homme ne pouvait arriver à se persuader que la vIeIlle
servan le etH osé ...
E.l, cependant, que de vraisemblance dans ce qu'ello
avait dit: d'abord, le mot qu'il avait trouvé en rentrant,
lui disant qu'aynnt assez altendu pOlir le dîner elle
partait retrouver la vieille Betlin"" qui l'emmenait au
tMAtre.
.
0'
O:, la vieille Belling élait, Georges ne l'ignorait pas,
h ahllleuse dans un établissemenl ciont il ignorait Je
nom.
Cela était vl'ai. .. mais le resle?
Pour quelle raison Lishcth aurail-elle dil de Dora ce
qu'elle avait dit, s'il n'y avait dans son bavardage
quelque bribe de vérité.
l\:nis qlle celle vérité alHll jusqu'à lui permellre cie
traiter la jeune fille ainsi qu'elle l'avait f~il,
il Y nvait
Ile la marge.
d,~ar
enfin, plus il y réfléclliss[lil, pIns il se !raitait
1 Ins.ensé pour avoir pu prllLer crédit aux insanItés de
a mlsérahle créalure.
Dora 1 une simulatrice 1
Mais, enOn, il élait, lui, rn pleine posc~i
cie ~on
~on
sens 1 Tl avait reconduit la jeune Dlle Jllsqu au
ureau de poste 1 TI l'avait vu enlrer comme chez clle
dnns le boxe où elle travaillait, il avait causé avec sa
Compagne ...
r Alors P•.• TI Illi !:mdrait clone croire quo lout cela était
au,<. qu'if tlvait pris, comme on dit, Il (le: vessies pour
des lanternes ))?
Et cet~
d(>monstration par l'ahsunle l'a\ 'it, dunnt
qUelernes Il1slanls, ragaillardi.
.
MaiS ses soupçons TI 'avaien t p:lS Inrclr à rrH'nlr :'1 la
;escOlls8e. TI se rnppelail la rl1pollSe cie l 'crnpln)/; :lllfinel
II s'était ndressé ail cours de celte mrmc soirée, réponse
très C(1légoriqnc':
- MIl. DOTa 1 connais pas ... connnis ml'me personne
dn n !; l'aclminislralion qui porle cc nom!. ..
C'était net, cl pourlant cela III' lui avait pas ouvert les
Y('ux ...
~ourqi,
rI 'ailleurs, aUTtlit-il snsprcl{O la hOI.1I1r roi de
1,1, .I.l'une mIe P••• Elle llli avail toujours paru Sll1cl're, ct,
dalllcms, ill'aimnil...
."
.1
Au surplus, Clunnd, suivant Je consrll rIe 1 employé, l
0
�88
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
était allé l'atlendre à la sortie du personnel, Minnie ne
lui avail-elle pas donné de l'absence de sa collègue une
explicnlion plausible, don lIes fails presque aussitôt
avaien l démonlré l 'exacli Lude P
Dora éta.il arrivée el, nalurelJemqJ.t, la vérité était ressortie de leur échange de propos.
Alors P alors P
El le malheureux, devant l'impossibiliLé pour lui de
trouver la sol ution de ce problème, en revenait à sa supposilion première.
La vieille servante avait dit n'imporle quoi ... cc qui lui
passaiL par la Lêle, uniquement pour se venger de ce
flue son maÎI re étaiL renlré lard, seul... et qu'eUe avait
inuLilemenL préparé un petit dîner, bien soigné et propre
à régaler S011 invitée.
Cerlainement, elle n'avait pas songé à l'effet que prorluirnienl ses propos, que, sans doute, revenue à la
raison, elle allail être la première il démentir.
Aussi ntlenrlall-il aveo impa Lience le moment où il
lui serail possible de l'interroger.
Ennn, l'aurore vinl bl:mchir les vitres de la fenêLre;
peu à peu, les heures s'égrenèrenL eL enfln la porte, s'ouvrant, livra pnssage à Lisbelh, qui apporLait, comme
d'ordinaire, le café fumnnl et les rôlies bien beurrées.
Le visnge de la vieille servante porLail les traces d'une
faligue mnl rlissimulée.
Le jeu Ile homme 1n regnrdaiL, s'efforça n t de découvrir
jusflu 'ù quel point il lui serait possible de chercher à
lu i arrncher la vérité.
Le silence rlevenail gênan t cl Lisbeth murmura:
- Je le demande pardon ...
Il cru t ([U' lie voulait lui avouer qu'elle avait menti,
ct, le cœur iélivré d'une angoisse, demanda avec vivacité:
- QII 'ni je à Le pardonner P
Tille bni sséo, mais le reganlall.l en dessous, elle balbuLia :
- Je me suis encore laissé prendre, hler; mais j'étais
lellement ennuyée pOlir loi ... ([Ile j'ai cherché à oublier;
cL puis, la vieille Betling a de la si bonne eau-de-vie de
prunes 1
En prononçan t ces moLs, lille élincclle de gourmandise luisaiL dans les prunelles de la vieille.
Georges nvaÏl lressailli; LisbeLh, d'elle-mCme, s'onrait
à l'inlcrrognloire.
- Ouhlier quoi P demanda-L-il." Pourquoi étais-lU
ennuyée P
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
89
Il avait posé cette double question d'une voix calme,
cherchant à lui donner l'impression d'une totale indifférence, si bien qu'elle se laissa prendre.
- A cause de la jeune Olle ... déclara-t-elle.
- Ah 1 oui de Mlle Dora 1 s'exclama-t-il, comme si seulement le souvenir lui fût revenu de l'entretien de la
veille ... oui, je me rappelle .. . lu m'as raconté quelque
chose d'invraisemblable... mais je ne me souviens plus
bien.
'
Il ajouta, sur un lon de reproche:
- D'ailleurs, tu étais dans un tel état que tu ne
paraissais pas savoir beaucoup ce que tu disais ...
Piquée au vII, la vieille se rebiffa:
- Pardon 1. .. protesta-t-elle. Pardon 1. .. il faut distinguer 1. .. Que j'aie abusé un peu d'eau-de-vie de prunes
de M , m~
Hendick, cela, je le l'accorde, mais, pour le
reste'.Je savais parfaitement ce que je disais. ..
.
Le Jeune homme faillit s'emporter; mais il compnt
que, s'lI vOlllait savoir, il ne 'lui fallait à aucun prix
rebuter son interlocu1rice . aussi demanda-t-U d'un ton
indifféren t :
"
- Te souviens-tu seulement de cc que tu as
dit p'
- SI je mé Souviens 1. .. mais comme si j'y étais; je
t'ai dit que cette fille se moquait de toi 1. .. qu'elle. n'éla~t
pas plus fonctionnaire des Postes que je ne SUIS mOlmême évêque; qu'en fait de timbrer des enveloppes dans
l'administrnlion, elle paradait et chantait sur la scène
d'un caf' conc', dans une tenue légère .
. Elle avait rléllilé son' couplet d'une seule traite, c~mn:e
SI elle elÎ t craint d'être interrompue avant d aVOIr
complètement terminé ,
. Mais Georges ne paraissait avoir aucunement l'in tentlon de l'empllcher cl 'aller jusclu ':m bO\lt ... Très calmement, en apparence, car il lui fnllait une volonté grande
pour ne pas sauter sur Lisbeth ell'empoigller à la gorge,
I I demanda:
- Sur quoi te }Jases-tu pour dire d'elle des choses
pareilles P
- Sur cc que j'ai vu ct enlendu .. . rien que sur cela;
mais c'est la meilleure des preuves, hein P
Croyant surprendre sur le visage de Georges une
expression de doute, elle ajoula :
- ... Et, à ce moment-là, je n'avàis pas encore got1té
à l'eau-de-vie de la mère Belli ng.
Le jeune homme demanda:
�90
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Peux-tu me donner quelques détails ~ ... Quelques
preuves ~ ...
- Oh 1 des preuves, des preuves ... je ne puis te dire
que ce que j'ai vu eL entendu. Il esL bien clair que, si
tu ne me crois pas, matériellement, je n'ai aucune
preuve à te donner.
- Je Le croirai, si Lu L'expliques, déclara-t-il avec
effort.
- C'est très simple: comme t'en prévenait mon billet,
la mère Betting m'avaiL demandé si je voulais aller avec
elle, le soir, pour lui donner un coup de main à son
théâtre, la personne qui l'aide ordinairement étant souffrante, elle prévoyaiL qu'elle aurait beaucoup de peine à
faire, toute seule, face à la besogne.
- Dans quel théâlre est-elle employée P interrogea
Georges, qui Lremblait à chaque phrase prononcée par
Lisbeth.
1ainlenant, il lui semblait qu'lI eût préféré demeurer dans l'obscurilé.
- Elle esl habilleuse à l'Odéon lyrique; je l'ai donc
accompagnée là-bas; après m'avoir expliqué mon travail, elle m'avait laissée pour aller au sien... quand
voilà-l-il pas que je m'égare dans les coulises; impossible de reLrouver mon chemin pour gagner le magasin
allx costumes; ma foi, j'ar~te
une artiste qui passait
près de moi, el voi là que j~ reconnais ... qui P celle Dora
qui esl. venue ici prenrlre le Lhé, il y 0 quelques jours.
- Cc n'esl pas possible, tu as fait erreur ...
- Je le croyais, moi aussi, mois je lui ai parlé ... ou
plutôt non, c'est elle flui m'a parlé, oui, parlé la première, cnr elle m'avnil reconnue, elle aussi 1 Alors, tout
de Sll il e, elle m'a pris les mains, me suppUan t de ne
rien le dire ... qu'elle ne pouvait encore m'expliquer,
mais que, flans quelques jours, elle pourrait. ..
Geor/!es Weil ig s'écria d'une voix indignée:
- Elle !... elle 1...
Li s})('th ajouta:
- Même elle m '0 offert de l 'argen t pour que je me
taise ...
Georges s'emporta :
- Cc n'esl pas vrai 1 cria-l-il, Lu mens 1. .. ou }}ien tu
élais grise l'lIeore ... TI n'esL pas possible qu'elle m'ail
jour ainsi la comMie .. ,
D'II ne voix grave, Lisbeth clrclara, 10 main levée dans
un gesle de serment:
,-:- .SlIr m,OH salllL élernel, je le jnre que j'ai dit la
verIte .. , cl 'aIlleurs, c'est bien facile ~ loi do savoir ... lu
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
91
n'as qu'à interroger Mme Betting. Je vais nller la chercher, et tu verras ...
. Mais le jeune homme, révolté à la perspective d'une
Sl dégradante enquête, déclara:
- Je te le défends! et aussi de parler de cela à qui
que cc soil!. .. tu entends ... je te le défenùs expressément.
n Mait parvenu à se dominer ct conclut cl 'une voix
calme:
- D'ailleurs, pour l'importance !ple ça a, que celle
demoiselle Dora chante dans un caC' conc' ou timbre des
lelt:es dans un bureau de poste ...
Llsbeth demanda, se laissant prendre à cc calme apparent:
- Vrai 1 cela ne te fait rien, bien vrai P
-:- Et que veux-tu que ça me fasse? demanda-t-il.
EVidemment, au point de vue de ma symphonie, cela me
gêne un peu .. car elle a vraiment la voix rêvée pour
chante: la dernière partie; j'en vais être quitte pour la
remanIer de fond en comble... Voilà tout... Autrement...
Il fit ~laquer
ses doigts, et ajouta:
.
. - Mam Lenant, laisse-moi; je vais me meUre Immédiatement au travail.
La vie.ille ne s'en alla pas tranquille. A jeun, elle ne
F~nCfl:1a
pas de perspicacité, et son flair quasi materne!
.UI faisait appréhender que le jeune homme ne lUI
JouAt la comédie.
D'une part, elle regrettait d'avoir parlé, car il devait
être très malheureux.
Mais, d'aulre port, n'était-il pas rIe son ùevoi~
d'éclai:
rCr son fils adoptif et de lui enlever ries illUSIOns qUI
eussent pu l'entraîner à compromettre 50 vie tout
entière.
C'était un rêveur, et, d:ms l'engouement nu. premier
,
morne,:t, parfaitement capa hIe de faire une ~)(ltse.
~USI,
voulait-elJe espérer flue la révélatIOn qu elle
aVOlt,.eu le courage de lui fflire, anrnÏl arraché du cœu:
de 1 Imprudent garçon la pelite fleur bleue, ct aussI
que les racines n'y étaient pns enfoncées si profonllémenl
que I.'opéra lion l'cM foit par trop sou rfrir. .
.
Mamtenant, elle était en proie à lIne anXIété qUI confinait presqtle au remonls.
.
. Erfonrlrée sur une chaise, flans l'office, elle ciCmel!rmt
llnrnobile, l'oreille tenrlue vers le slnrlio; le pIano
demeurait obstinémcnt mueL .. Georg-es l'avait renvoyée
POur travailler ct il ne travaillait pas.
�92
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Ah 1 elle avait Cait du propre 1
Et elle s'en voulail. ..
Un heurt léger se fit entendre à la porle de l'oIfice.
Elle alla ouvrir et fu t très étonnée de se trouver en
face du secrétaire de Mm. de Wanda; il tenait à la main
une lettre qu'il lui tendit d'un air mystérieux.
- Une bonne nouvelle, annollça-t-U en souriant; la
patronne prévient M. Weltig que les concerts Thalla
acceptent sa symphonie.
Joignant les mains, MUe Lisbeth s'exclama, incrédule;
- C'est-y DIeu possible 1
- Votre maltre lui-même vous le confirmera; et
même je puis vous donner ce détail: l'exécution publlq ue aura lieu dans la grande salle de l'IIarmouie, le
samedi 2~ courant, à hull heures trente du soir ... Vous
voyez que je suis précis ...
Il ajouta, en plaisantant:
- C'est moi qui ai écrillu lellre ...
Lu porte refermée our Jui, la viellle Lisbeth parut fort
perplexe; e11 loute autre circonstance, elle eût été au
comble de lu jOie. Son jeune maHre, SOli fils, pour ainsi
dire, arrivait au but qu'il visait depuis si longtelllps, sans
espérer l'atteindre jamais.
Celle symphonie, à laquelle il travaillait depuis tant
d'années avec Ull acharnement sans égal, allait enfin lui
rapporter la gloire qu'il mérHail.
(JueHe joie lui eCtt procuré celle nouvelle, en UII lout
autre momenll
Comrnellt allait-lI l'accueillir, si vraimelll, comme elle
le redoutait maintenant, les détails qu'elle lui avait
donnés sur celte Dora - que le diable COllfollde 1 l'avaiellt sérieusemen t tourhé au cœur?
Elle demeurait dOliC là, immobile, la leUre à la main,
ne sachant décidément que faire.
Mais, d'Ull autre côté, s'il était réellement malheureux,
cette llouvelle était de nature, sillon à le con:.oler, du
moim à faire Ù SOIl chagrin une diversion efficace.
Ouvrant dOllC la porte de l'office avec précaution, elle
sc dirigea sur la pointe ùes pieds vors le studio; mais
une fois là, au lieu de frapper, elle courha son visage à
hauteur du lrou de la serrure el y colla SOli œll.
Allollgé sur son divan, le jeune homme était immobile,
la face clans ses maills, cl les épaules Crlssonnaules,
commc !; 'il pleura i l.
Lisbeth CIl ent le cœur crevé de chagrlil. Lui... lui. ..
pleurer 1. .. c'était clonc qu'il avait menti, ell al1ectanL
UIlC indillél'ell('U qu'il était si loin do rCl!selltir P...
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Et c'était ceLLe fille qui était cause de cela P...
93
Maudile soiL-elle ' celle Dora de malheur, pour avoir
si calme si heureuse dans Je
ainsi bouleversé l '~xi s lenc
travail, de ce pa uvre pelit.
'
Néanmoins, toule désolée qu'elle fOt, la vieille servante
selllait bien qu'il lui étail impossible de conserver cetle
leltre, qu'elle devait la remetlre ... el tout de suite ...
Tout de suite ... Non, il fallait qu'auparavant ...
Tou.rnant les talons, elle gagna l 'oJ'flce, et, sortant su~
le palIer, descendit J'escalier aussi rapidement que le lUI
permettait sa corpulence.
De J 'au.tre côté de la rue, presque en face de la ~aison,
Une boulJCl ue de fleuriste meltait son élaJage mulLlColore.
MUe Lisbelh achela un bouquet le paya sans marchander, contrairement à son habitude et regagna le logis;
cette fois, elle étail décidée.
'
- Entre 1 grogna le jeune homme, quand elle euL
1rappé timidement.
d' En la ~oyant
pénétrer, les mains fleuries, il demanda
lIue VOIX bougonne:
-:;- Qu '~st-ce
qui Le prend P... Tu cs folle P...
EUe .IUI présenta la Jet~r,
disant simplement:
- L~s,
tu verras si je suis folle...
.
.Il pnt la lettre, la lut et la jeta sur la table, sans nen
du'e.
Décontenallc6e, Lisbeih balbutia:
- Et moi qui m'imaginais que tu allais être si content.!. ..
- COIltent 1 tu sais donc ce que contient cette lettre P...
- Le secrétaire de Mm. de Wanda me J'a dit, confessat:el/ e, frémissanLe; alors, pour donner à la nouvelle un
an' de filLe, j'ai acheté ...
EUe 1u~ présen tait le bouquet; à peine y jeta-t-i1 les
Yeux et dlL d'uno voix indifférente:
- MeLs-les dans un vase.
ALLerrée, LisbeLb murmura:
- .M~n
pauvre peLit, tu es malheul'eux, n 'osl-ce pas P
MalS Il sUI'~uLa,
répéLant, furieux:
.
-;; Malbeureux, moL. Lu veux rire!. .. on a du chag nn
Pour ft ui en vauL la peine ... mais pour cetLe DDra 1. ..
allons donc 1. ..
Il s 'élaiL l'edressé, écJa ta de rire et lança:
- Prépare-moi mes vôlements des dimanches ...
- Tu sors ... où vas-lu P
, - Hejoinùre les camarades et m "amuser un peu 1.:.
~ ~SL
bien mon tour, j'imagine ... depuis le t.emps que Je
rmle commo un forçat 1
�LA nO;\IANCE AUX ÉT01I.E5
La vieille le contemplait d 'un air navré.
- Mon pauvre pelit 1. •• murmura-t-elle.
lIIais lui, furieux, marcha vers elle et lui jela en plein
visage, d 'une voix exacerbée:
- Je te défends de me plaindre 1... je ne suis pas
malheureux, tu entends ... pas malheureux 1.,.
EUe lui dit, montrant la lettre de Mm. de Wanda:
- Tu ferais mieux de travailler, 1I10n cher petit. .. C'est
pour le 22, tu sais, ..
- Et après P... D'ailleurs, qui te dit que je consentirai
à ce qu '011 la joue comme ça 1
- Tu m'avais dit qu'il te fallait la modifier ...
- Oui, mais s'il ne me plait pas de la laisser jouer
sans voix humaine, c'est mon droit, j'imagine ... et d'atLendre que le husard me serve à nouveau, comme il
paraissait m'avoir servi une fois.
LbbeLh Lenla de lui [aire entendre raison.
- Mais après lout, insinua-t-elle, pourquoi te mellre
en un pareil état P... Est-ce que de chanter à l'Udéon
lyrique enlève, rien aux qualités de sa voix P...
Il fixait sur elle des yeux agrandis de slupeur, ne comprenanl pas où elle voulait en venir.
- Que l'imporLe, poursuivit la vieille, que celle Dora
soil. ce qu'elle est. .. il suftil que sa voix puisse le servir ...
Les bras croisés, il marcha sur elle, la regardanl d'un
air scandalisé, comme si elle eûl prononcé des paroles
sacrilèges.
- On voil bien que lu ne sais pas ce que c'esl que
d'aimer 1...
Le toit s 'effondran l sur sa lête, Lisbelh n 'eû t pas été
frappée d 'une stupeur plus grande que par cetle phJ'use
jaillie des lèvres du jeune hOllJme.
- Tu l'aimes 1 baJbutia-L-elle, Lu l'aimes vraiment P...
oh 1 mOIl pauvre petil...
Elle courba la têle, ne sachanl que dire; puis, soudain,
eUe s'exclama:
- Mais cc n'est pas possible 1.., On Il 'aime pas comme
ça .. . suus savoir pourquoi... à propos de rien ... une
inconuue ...
Pleill de colère, il riposta:
- Tais-Loi, Lu parles de cela san!! savoir ce que c'est 1. ..
où as-tu pris que, pour aimer, il fallait avoir des r/lisons P... mais lu cs Colle 1. .. l'amour, ça ne sc raisollne
pas, Oll 10 subit, el c'est précisélllellt pour cela que c'est
l'amour ...
M,ellallt dans sa voix touto la Lendresse quasi maternelle ùonl son cœur élait plein :
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
95
- Tu le consoleras 1. .. aucune peine n'est étel'nelle 1. ..
le travail..,
1I1ais il l'interrompit avec violence:
. - Oui, je sais, je connais l'antienne 1. .. Le travail tient
heu de tout 1. .• non, décidément, je ne veux plus t'enlendre ... va-t'en 1 va-t'en 1. .•
El!e s'en alla donc et, quand elle eut refermé la porte
derrIère elle, il se jeta sur le divan et, le visage entre ses
main.s, se mit à pleurer.
PUIS, quand ses yeux se furent vidés de toules les
la~mes
qui lui montaient du cœur, après avoir pris et
rejeté successivement loutes les déterminations qui se
pré~entai
à son esprit en déroule, un peu de calme lui
revlllt et il se prit à réfléchir.
Dans ce que Lisbeth, obéissant à la simplicité de son
cœur, lui avait dit, il était bien obligé de reconnaître
qu'il y avait des choses justes ... conformes à la réalité
de la vie .
. Qu'avait-il besoin, en eITet, de sc préoccuper de savoir
SI Dora lui avait dit ou non la vérité jl
Ce qui, lui. importait, ce qui devait lui impo!ler uniqu?ment, c étalt qu'elle possédait une belle VOlX, une VOlX
exceptionnelle, dont il po.t se servir pour l'exécution de
l 'œuvre qu'il avait conçue.
Le reste ne devait pas exister pour lui.
Quel reproche avait-il le droit d'adresser à Dora P
A quel titre la considérait-il comme obligée de lui dire
la vérité Sur son mode d'existence P
Inconnue de lui, était-elle obligée de lui rendre des
comptes P
Si elle avail menti c'est salis doute qu'elle avait pour
cela de bonnes raiso~
... des raisons qu'elle n 'était aucunernent tenue de lui Caire connaître.
Une seule chose devait compter à ses yeux: la beauté
de sa voix, capable de conlribuer puissamment à meUre
en valeur sa fameuse symphonie.
Mals Georges avait beau se répéter sur tous les tons ces
sages arguments son cerveau comme SOli cccur Y demeuraient réIactil'~s.
Il était malheureux.
.
Vainement, au cours de la joumée, s'efforça-t-ll de
Suivre le conseil que lui avait donné la vieille servante ct
avait-il tenté de travailler à sa symphollie ... Mais les ,nOI?S
dansaient devan t ses yeux el son cerveau refusalt cl obéIr
~ sa volonté, tout plein qu'il élai t de la pensée de la
Jeune fille.
p~s
Alors, il se résigna à ne rien faire, ce qui éta~
encore; car, de la sorte, il ID.chail la lJride à son Imng 1-
�96
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
nation, qui s'en donna à occur joie de galoper à travers
toutes les suppositions possibles.
Finalement, il en arriva à conclure qu'il se pouvait
fort bien que celte vieille ivrognesse de LisbeLh lui eût
raconté des stupidités; qu'elle fût allée à l'Odéon
lyrique, cela élail parfaitemen t admissible; qu'en compagnie de sa vieille amie, Mille Detting, elle eû t abusé
plus qu'il n'était souhailable de l'eau-de-vie de prune,
cela aussi était plus que probable ...
Dans ces conditions, était-il déraisonnable, à lui, d'admettre que, sous l'empire de la boisson, elle eût pris
(( des vessies pour des lanternes » P... non, mille fois
non ...
Et le jeune homme sen lit brusquement se fondre son
désespoir, en même temps qu'il se moquait de lui pour
sa stupidité.
Comment avaiL-il pu croire ce que lui avait conté cette
vieille femme, au point de s'être mis, pendant un
après-midi entier, dans un pareil état et d'avoir négligé
sa symphonie? Alors qu'il avait un moyen si simple de
metl re les choses au pain l ; aller trouver Dora et, sans
para1lre, bien enLendu, prêter aucun crédit à Lisbeth,
meUre la jeune fille au courant des racontars de la ser·
van le.
L'expérience devait Nre concluante; la façon dont réaglra.il la jeune fille l'éclairerait sans nul doute sur la
vérilé.
Commenl n'y avait-il pas songé plus tôt P
Un regnrd jeté sur la pendule lui fll espérer arriver
au bureau de poste avant sa fermeture. Il mit son cha·
peau el, sans prévenir LisbOlh, sortit vivement; il avait
hale d'en /Avoir fi ni avec ce cauchemar.
Mais voilà qu'au fur et à mesure qu'il approchait du
but de sa course, une hésitation s'emparait de lui.
Dora n'allait·elle pas s'éLDnner de le voir et aux premiers mots qu'il lui adresserait touchant l'emploi de son
Lemps, ne devinerait-elle pas le but d~
celte visite intempestive ?
Elle élait ])ien capable de s'en sentir froissée. Il est
vrai qu'jl avait, pour la venir trouver, plus qu'un prétexte, une raison, ct majeure; lui faire part de la communication de Mmo de Wanda: l'exécution publique de
sa symphonie avait ét.é fixée eL si la jeune fille consenLait
li lni prf-ler SOli concours, il était Lemps qu'elle commençi\ l à lravailler avec lui.
Voi.là qui étaiL fo .. t plausible.
MalS cela n'était pas Cil causa; cc qui était cn cause, et
�LA ROMANCE AUX ÉT01LES
cela seul, c'était ce qu'avait raconté Lisbeth, et WeLLig
sentait par avance qu'il lui serail impossible, en dépit de
tous ~es
détQurs, de ne pas poser à la jeune fille cetLe
quesLlOn catégorique:
« ~sl-iJ
vl'ni ([ue vous chantez à l'Odéon lyrique p»
.
QUI pouvait lui garantir . que Dora, orrensée, ue lUI
répondr:ait pas, en lui montranlla porle P
Et pourrait-il l'en blâmer P
DOllC, par avance, il senlait qu'il né la questionuerait
po..s ; mais, Cil ce cas, il se rendait compLe qu'il continuerall à avoir l'esprit empoisonné par ce dilemme dans
lequel il serait eufermé : ({ Calomnie ou vérité ».
Alors que deviendraH son amour ... son pauvre amour,
auquel il tenait par-dessus tout P
S'il devait être brisé, qu'au moins ce fût par la vérité
seulement.
Mais celte vérité, comment la savoir P
. Pauvre imbécile qu'il était 1 Il y avait un moyen si
~lmpe,
un moyell aucfUel il s'étollllH it, après ~voi!,
er~é
es heures durant à travers le quarUer, de n aVOlr pdS
Songé plus Lôt.
Sal~
questionner Dora, il pouvait savoir ce qu'il y av~it
de Vl'al dans ce qu'avait raconté Lisheth ; il lui ~umsat
,
Po~r
cela, ct 'aller passer la soirée à l'Odéon Iynque ou,
aVall, pretendu la vieille servanle Dora faisait un numéro
de chant.
'
lIiUa Il t le plI S, il pril le chemin deI' é tablis6cmen t, et
SOn promier ~oin,
avant d'en franchir le seuil, lut de COllsUlLer l'afJ1che.
Le .nom de Dora ne s'y trouvait pas .
.
~;lJS
son intenloin n'était pas ùe s'imposer, la SOl rée
onllùro, le supplice d'allendre.
Par avance, il le sontaH au-dessus de ses forces. C'était
tout de suile lfU 'il lui fallait aire renseigné .
. Au Iiell donc de passer par la parle réservée aux apec}:\teurs, il sc glissa par une petite entrée, au-d~so
~e
ilquolle se trouvaient ces mots: ( Héservée à 1 admllllSll"alion ct aux artisles. »
Mais une fois clans l'intérieur, il se trouva tout (1ése~
paré, au milieu de cc dédale à moitio obscur, de coulOIrs
'
el cl 'esca 1iers.
Croisant un employé, il lui dit :
- Je vOl1drais parler li mademoiselle...
,
d' - Impossible, coupa l'autre, il est formellement 1111.erIl aux artistes do recevoir nes 'Visites dans leurs loges ...
~lijs,
si je puis vous donner un conseil, c'est d'aller l'atendro at~ bllr.
1
�98
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
Au bar P. .. quel bar?
- Vous n'êtes donc jamais yenu à l'Odéon lyrique P
s'exclama le machiniste, plein de condescendance; eh
bien 1 à l'extrémité de la saHe, il y a Ull bar auquel les
arU3tes, après leur tour de chant, vieJlnent conSoll"uner
ce qu'il plaît aux spectateurs de leur o11rir ... lK~aez
vous-y et attendez.
Et le machilliste s'éloigna, en riant, du provincimjsme
de ce garçon qui Il 'avait jamais mis les l'ieds à l'Odéon
lyrique.
GeoI'ges, comme hébété, quitta les coulisses et, suivant
le conseil qui venait de lui être donné, s'en Iut prendre
place au bar, résigné à attendre, en proie à une inexprimable angoisse, la fin de son supplice.
CHAPITRE VIII
TOUT SE BRISE
LisDelh avait bien dit la vérité: le récit qu'eIJe avait
fait li Georges \Vettig de sa rencontre avec Dora dans les
coulisses de l'Odéon lyrique était en tous points conforme à la réalité.
Comme la jeuno fille, son numéro de chant arrivé,
s'apprêtait à entrer en ticùne, elle s'était brusquement
trouvée nez il nez avec la vieille servante du compositeur.
CeJJe-ci, très probablement, ne ['ourait pas reconnue,
tellement elle s'attendait peu 11 rencoutror en un tel lieu
la. petite fonctionnaire des postes.
Mais Dora Il 'avait pas été mailresse d'elle-même et
avait laisé échapper ulle toile exclamation do stupeur, et
aussi de crainte, que Lisbeth ll'avait pu faire aurement
que de la regarder ...
Peut-être encore sa mémoire, déjà un peu e!:'lbrumée
par quelques peUls verres, n'aurait-elle pas réussi à :identitîer les traits de la chanteuse avec ceux de l'employée, si
la jeuue fi lie , persuaclée qu'elle avait été reconnue, n'avait
couru à elle, la suppliant ùe se Laire, allant mOrne jusqu'à
lui offrir de l'argent pour acheler son silence.
Malheureusement, iL lui avai tété irnpossilJle de prolonger cetle scène péniblo; Je régisseur était venu la
prendre pllr le bras et l'avail enlraînée.
Déjà, daus la salle, le public 8 'j mpatien tait, pressé de
voir apparaître ceLLe nouvolle artiste qui, depuis le commencement du mois, s'élait conquis pal' le chll.rme de sa
voix une cllentèle enthousIaste.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
99
Force avait donc été à la malheureuse petite de quitter
Llsbeth avant d'avoir pu lui arracher l'engagement
formel de taire au compositeur la rencontre qu'elle avait
faite.
On imagine donc dans quel état d'esprit il lui avait
fallu chanter et le désarroi dans lequel elle s'était trouvée,
l~rqu'en
quittant la scène elle avait constaté que la
vieille servante avait disparu .
. Elle avait espéré, en effet, la retrouver dans les couhsses et pouvoir poursuivre l'explication interrompue par
le régisseur, lui donner tous les détails que comportait la
situa~n
et se défendre contre les apparences qui la coI?danmalent, menaçant de briser le joli rêve auquel, dellUls
quelques jours, elle avait attaché son existence.
Personne 1. .•
Elle avait donc quitté le théâtre, en proie à un véritable désespoir, ayant le pressentiment que cette
malheureuse rencontre aurait des conséquences funestes
pour son bonheur .
.Au .cours de la journée, elle était allée rendre visite à
Mmllle et l'avait mise au courant de la catastrophe, el~
ne pouvait donner un autre nom à ce qui lui survenait, _ et la petite fonctionnaire avait, inutilement, usé
de tous les arguments que lui suggéraient son esprit et
Son cœur, pour la rassurer un peu.
- Au cas, lui avait-elle dit où la vieille aurait raconté
sa rencontre à son maître de 'deux choses l'une; ou bien
celui-ci, connaissant ses' habitudes d'intempérance, ne
c~oira
pas un mot de ce qu'elle lui dira el vous n'av~z
flen à craindre' ou bien son attention mise en évell,
quelque invrase~bl
que cela lui paraisse, il voudra
contrÔler son récit; et, alors, il viendra ici pour s'assurer
que vous ne lui avez pas menti ...
- Et il ne trouvera pas.
. '
_ Il vous trouvera si vous voulez bten vous Installer
dans un petit coin d~ mon bureau et y demeurer bien
sagement.
_ Non, car peut survenir un chef do ser;ice "lui .vous
demanderait de quel droit vous donnez 1 hosplialllé à
une personne n'apparlenant pas à l'adminis.tralio n , ct je
ne veux pas que vous vous créiez des ennUIs à cause de
moi ...
voyait
. Minnie, par wn silence, prouva que son. ami~
JusLe ; déjà, les jours précédent5, elle s'é~at
altlrée de~
?bservations à propos de la fréquence des vls.ll es de Do~a
, ,\(~;j.
11 fallait donc qu'elle se Doardâl de donner heu à de n "·o~
'U ~. ~
tJ '.'
I.L;
\,...
• OV· ·
�100
LA nmlANCE AUX ÉTOILES
veaux reproches, sous peine d'oncourir quelqlle sanction
sévère.
- En tout cas, observa-t-elle, si ce jeune homme vient
et CJue vous Ile soyez pas là, je saurai expliquer votre
absence comme j'ai faiL l"autre jour.
- Et s'il n'est pas dupe ...
l\lil1llie eut un hochement de lêle entendu.
- Comptez sur moi pour savoir lui présenter la chose
comme tout li fnit vraisemblable.
Dora avait quitté son amie, uu pell rassurée par celle
décluratioIl, ce qui ne l'avait p.as empêchée de passer un
après-midi épouvantable; elle tremhlait presque Cil
ullaut, le soir, attendre Minnie à la sortie du )JUreau, à la
pellsée cl 'apprell(lre que Georges éLait venu rendre visiLe
à la peLite fonclionnaire.
Du plus loin qu'elle aperçu t son amie, celle-ci lui fit
de la main des signes joyeux, l)our la rassurer )?ar
aVilnce .
Quand elle l'cuL rejoinle, cHe lui prit Je bras el, l 'enLrainant hors de la foule des employés :
- Personlle, lui dil-elle très vile, je n'ai vu personne,
preuve (lue j'avais raison 1 II n'a allaché aucune importance à cc que lui a raconté la vieille , en admettant
même qu'elle eÎlt songé à lui racoJller quelque chose; en
LouL cas, ses habiLudes d'intempérance n'engagent pas
les gens il lui faire créc1il. .. Voyons, vous ne pouvez
nier Il ue cela Ile soit Lout ù fail vraisemblable.
- Vraisemhlahle seulemeuL, soupira la jeune fille.
Impatienlo de la voir Bi peu crédule, Minnie frappa
du pied.
Elle ajouta:
- Et puis, ct puis .. . ennu, de quel drolL so permcltI"ûÎl-i1 tl'cIlrjullter sur voLre vic P
Dora aLLacha sur son aillie srs grands yeux remplis
de Inrmes.
- Du droil, hégaya-t-elle, pleilJe ùo confusion, du
droiL qne je l'aime ...
l\{illllic haussa les épallles :
- Jolie raison 1 s'C")(clmna-t-elle, mais pour qu'il g'incluiéUil de vous, il faudrait qu'il YOUS aimât, lui aussi ;
Of, \'()llS aime-L-i1 P
- Hélas 1 murmura Dora, comment le saurais-je P•••
- S'il VOlIS (limnit, il serait venu savoir cc qu'il y
avait de vrai duns le l'écit do lu vieille, el il li 'èst pas
veHIl ; donc ...
Alors, Dora se laissa aller aux bras de SOli amis, iémis-
SUJIL :
�J,A nmIANCE AUX J~TOIU<:S
101
- Mais, en ce cas, je serais encore plus malheureuse 1
MInnie s'exclama comiquement:
- Alors, la siluation est inextricable ... cL vous n'avez
plus qu'à vous jeter à l'eau 1...
Puis, sérieusement, la caressant tendrement pour leIlter de la consoler:
- Ecou tez, dit-elle, vous vous conduisez comme une
énfant... Qu'avez-vous ù crainrhe P... Anjomcl 'hui, à
l~iut,
votre engagement prend t1n ; demain, VOliS serez
ltbre ... rien ne vous menace plus, ct vous aurez donc
toute possibllit6 pour lui afflrmer ne rirn comprendre à
ce qn 'il vous dira, en admettllnt qu'il ose VOUS dire
quelque chose ... et l'incident sera clos ...
- Mais, pour l'administration, il me faudra bien lui
avouer que je lui ai menti ...
. - Ça dépend, vous pouvez vraisemlllablemcnt lui
dIre que la fréquence de ses visites au blll'enu indispose
le chef, qui vous a priée d'aller parLer ailleurs votre
activité.
- Encore un mensonge! protesta la jeune fille.
L'autre, la mine déconDle, balllutia :
je ne vois plus guère par quel moyen vous
- ~lors,
POurrIez vous en Urer ... à moins que ...
Elle s'arrêta, réfléchissan t li une idée qui venait lou t
Ù coyr de lui passer par la LNe; puis, souriant d'un air
mahcleux:
- J'ai trouvé, je crois, posn-t-elle. Ecou lez-J?loi bien:
V?US avez un premier mensonge sur ln conSCI61lce ; ÇA,
C est un lait acquis, ct VOllS n 'y pouvez revenir ; cepend.ant, en l'avouant, cela soulagera toujours votre consCience.
- Lui avouer que j'ni menU 1 protesta Dora.
- Parfailemen t, 111ais Cil donnan L li vol rc mensonge
llne ca~ls
parfailemen t avouahle : Ja décision que vo~s
aVe7. prise, ne voulan t pas renoncer li J'espoir de le reVOIr,
<le ne paS luI donl1er votre adresse, por crainte qll'il ne
vînt vous y réclamer ... Il n'a pas le droi 1 de vous reprocller d'ayoir voulll conserver votre ind6pendallce.
Dora secoua la tête :
- Mais c'esL e11core du mensonge 1 opina t-clle.
Minnie, sur le poin t de perdre pn [iencr, rJrclnra:
cI'aller car- Celle fols, je renonce, ct vous cOlsi~
r6menL prendre j'initiative d'un aveu C)1lI pcut lout
f?mpre ... mais, du moins, aurez-voliS libéré voIre COlISClOnce .. .
Dora, désespérée, demanda:
- Vous me trouvez ridicule? VOllS m'en voulez P...
�102
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Ridicule 1 oh 1 oui, et pas qu'un peu ... Quant à vous
en vouloir, je suis trop votre amie pour cela; seulement, je 5Ms chagrin e de ne pouvoir vous rassure r un
peu.
L 'heure approch ait où Dora devait se rendre au
thMtre, et Minnie l'accom pagna jusqu'à la parle; là, en
l'embra ssant, elle lui dit:
- Courage, c'est la dernièr e fois que vous franchissez
le seuil de cet enfer ... demain , vous serez libre, et le
l)onheu r vous sourira .
- Puissiez-vous dire vrai 1 soupira Dora, qui s'engouffra dans le couloir sombre et humide menant aux
coulisses.
En arrivan t dans la loge, elle trouva Zazu qui l'attendait avec inquiét ude; voyant l'aiguil le courir sur le cadran de l 'horloge, elle appréhe ndait de la part de la
jeune fille un coup de tête qui eût pu la mettre en
mauvaise posture vis-à-vis de la directio n.
Toujou rs poursui vie par sa même hantise , Dora interragea, <l'une voix qui trembla it un peu:
- Rien de nouvea u P
- Non, rien ... Que voudrai s-tu qu'il y eût P
- Personn e n'est venu me demand er P prééisa la jeune
fille.
- Si 1 le Téodor, il est m()me venu plusieu rs fois,
s'étonn ant que tu ne fusRes pas encore arrivée, et c'est
ce qui me faisait telleme nt craindr e que tu t'amène s en
retard ... cela lui aurait donné barre sur toi, à cause do
ton engnge ment.
En cc momen t, la vieille Betting , l'habille use, entra,
ct s'adress ant à Dora:
- On te demand e à la directio n.
La jeune mIe tressail lit et aLlacha sur Zazu un regard
plein cl 'inf[uiét urIe.
- Que peut-il me vouloir P inlerrogea-l-elle.
La vieille, croyant que c'était à elle que s'adress nit la
quesLion, répond it grossiè rement :
- Qu'en puis-je savoir P..• .Tc ne suis pas le direcleu r ...
t'as qu'à y oller ... tu le saurns ...
lazu, Salifiant à J'air effaré de sa compogne, lui
dit:
- Elle a rai son ... c'est le seul moyen. Il ne te mangera tout de mÔme pas, ct puis, enfin, lu ne peux refuser fi 'y aller; c'est le patron ...
C'est le patron 1
Ces trois mots firellt frissonn er la pauvre petite, évoquant dans sa mémoir e le souveni r de la scène terrible et
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
103
~épugna1e
dont sa loge avail été le lhéâlre plusieurs
Jours auparavant.
Elle voyait encore devant elle le masque congestionné
par l'ivresse du fameux cam te, amené vers elle par le
patron, mieux valait dire « imposé ».
En la voyant paraître sur le seuil, M. Téoclor s'avança
vers elle avec empressement.
. - Eh bien 1 ma chère enfant, fit-il d'un ton paternel,
II a. fallu que je VOliS envoie cbercller pour que vous me
fisl~z
vos adieux 1. .. Voilà qui m'étonne d'une personne
aUSSI comme il faut.
- Croyez, monsieur, répondit Dora, que je n'eusse
pas quillé l'Odéon lyrique SRns venir vous saluer.
- Mc saI uer 1 quelle expression protocolaire 1 Me prenez-vous pour un minislre ... ou un t1mJ)assacleur P N'ai -je
pas élé pour VOUS, durant votre court, trop court séjour
dans mon établissement comme un véritable oamarade
cl ,n?Jl comme un patr~n
il
.
l<Ulsant effort pour contraindre lrs mots li sor l.lr de
sa gorge conlractée, la jeune fille balhu Ua :
- Je reconnais, en effet, monsieur, que je n'ai rien à
VOus reprocher...
.
Celle Mclaralion parut causer a1l directeur une satisfaction très vive.
- A la bonne heure 1 s'exclama-1-il, voilà qui m'encourage li vous demander un pelit service.
.
déclAra très simplement, quoique cc langage !tu
. D~ra
InspIrât quelque inquiétude:
- Je vous écoute, monsieur, ct soyez assuré que si
1a chose est possilJle ...
- Elle no dépend que de vous: mais, cl 'ahord, êtesvous hien décidée li vous en aller P
- N,'en ai-~e
pas le droit, pHI' mon engagement?
- J espéraJs qu'un nouveau contrat, plus avantageux ...
- N'insistez pas coura-t-elle nel.tement, je suis déciliberté; je me suis, le jour même de
dée il reprcnnre m~
~on
.ent.rée ici, expliquée lrès rlaircmc;tt sur l'?lTeu r ql~
J IlValS commise, en signant ce trailé ; Je vous aI demandé
avec insist.ance ùe le résilier, vous avez refusé.
- Quanrl on Il la chance de mottre ln main sur une
pensionnaire de volre valeur 011 ne s'en sépare pas ...
c'est pourquoi, pour vous co~serv,
je suis prllt à tous
les sacri fices.
_ M'offririez-vous une fortune, monsieur, je refuserais, déclara la joune fille.
Dissimulant sous un sourire contraint Sil rancœur:
�104: '
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Il ne me reste donc qu'à m'incliner, murmura-t-il,
en vous exprimant lous mes regrels.
- Maintenant, fit Dora, qui relrouvnit son aplomb,
dilés-mol quel genre de service vous attendez de moi.
Le visage du directeur avait changé d'expression.
- Oh 1 service, prolesta-t-il, n'esl pas tOllt à fait le
terme exact; quoIqu'il en soit, voici ce <'Ion t il s'agit :
ICB pensionnaires de l'Oc1pon lyrique sont tenues, vous
le savez, à certaines obligations euvers la clienlèle de
l'établissement; or, à ces obligations, vous vous êt.es
toujours dérobée.
- Mon étal de sanlé .. . commença-l-elle.
Mais il ne la laissa pas continuel'.
- Si peu que vous soyez hahituée aux usages du
théâtre, vous n'ignorez pas qu'une artisle ne pelll être
dispensée de tout ou par lie de son service q ne sur la
production cl 'un ]mllelin signé clu médecin .
- J'eusse pu au besoin vous en fournir un.
Les mains étendues, il riposta:
- Il est depuis longtemps enlendu qu'une jeune et
jolie femme peul tout ce llu'elle veut.
Cette prélenllon nt s'empourprer le visage de Dora.
- Vous ne devez celle faveur (JI! 'b l'inlervention d'une
personne désireuse de vous éviter avec le public urt
conlact qui VOliS cst clésagréoble.
Méftnn le, la jeu ne I1l1e demanda:
- y aurait-il indiscrélion il me la faire connoÎlre, pour
que je puisse, en parlant, lui adresser mes remerciements P
- Celle personne, vous la connaisser. ; ct m~e
vous
l'avez assez malmenée, la seule fois où elle a voulu vous
présenter ses hommages ...
Dora poussa un cri:
- C'est du . comle que vous voulez parler P••• Jo n'ai
rien à écouler concernant co vilaill individu, el je vous
prie de me laisser m'on aller ...
M. TtSodor s'élai t dressé :
~
Vous m'écoulerez jusqu'au hout; vous rlescemlrez
dans la sallo après volre tour de rhant, à l 'oxemp le, d 'oilleurs, de loules vos camarades, cl vous vendrez vos neurs
à la clien lèle du har, couformémen l aux uRngcs de la
maison ... Si vous vous y rerusez, VOliS n'aure? il VallS
en prcnore qu'à VOltS des cOllséquences... désagréahles
de vo Ire refus .
. E ll e rlernellfa 11 n moment ail errée par celle ùéclaralJ on catégorique; M. 'féodor crut devoir ajoutor d'ulle
voix moins rude:
�t.A nmfA 'CE AUX t;'fOILE!;
105
- Je m'excuso d'avoir rlo. vous pnrler dAns ce~
termes;
mais nussi valls ln~erjz
1111 Mini, /lyee voire attitude! La clicnli'lc de rOdpon l 'dque n 'l'st pas composée de hrutes 1 cl jl' ne snchc pas r(llC jnmnis aucune do
vos romp<1p'ncs ait el1 sujet de ~ '('n plnilHlre ...
~ongrt
que le Jlu~
Mge
Elle rleme1Jfnit IMe hn~qc,
était de s'incliner' avait-elle in Irrt'[ à provoquer nn scandnle, <1lors que, d;:ns quelques heures, clic aurait seroué
pour toujours la pOl~ière
do ses ehallssures sur le
sou il rIo l 'Orl(>on hrirpJ('.
déclnra- '
- .To ferai ro ([Iio YOllS m'ordonnez, mOl~ie\r,
t-ollo,
llll Ile mes princi- Je vous rcmercie ... r.o comIn e~l
paux. commnnrlilaircs ; il egt rlj~p(é
11 mrllre cl<1ns mon
61ahIJssemeni rIe nouveaux capilaux, ct vous me permeltrel!: rIe gaaner IIne partie imporlanle rlonl ma vie poull'tre est l'enjeu.
C~s
derniers mots, il le~
aVAit pronc~s
d'une voi:
lra~qe
qui. impressionna la jeune fille. .
.
le ihrecleur ml'nnçait de sc tller SI le l'amie 1111
.~l1SI,
refusait l'ar/lenl nont il Avait on si irnp6rirux be~oil1
;
el r? 1'~ItJs,
il Mpcndnil rI 'elle ne le provoquer. .,
~Insl,
elle pouvait l'tre ln Cll1lSe rl'lll1 drillne qUI )ellerml du sang slIr SOli cxislelicP lout enlil're ... ct pourr[lloi P••• Par crainle <l'nno parole dtlplaisanle, d'un geste
trop nuclRcieux!
En re momont la voix du régisseur 50 nt enlendre au
dcllOrs :
'
- Le numéro quntre en scène r
L<1 je1lne fille 1ressnilli l.
- C'est mon tour r s'exclama-I-elle, en courant ,"CfS la
porto,
Lc rlirecleur ln rrjoig-nil et, ln relenant pllf la main,
demonrlo encore rl 'unl' voix pleine rl'nnxi(olé :
- C'esl dil, n'cst·ce pas? Jc pllis romplrr.snr VOl1~P
TI 61ail si Ili~rnho
1\ voir qu'clio sc senht le C(l'ur
.
.
soule\(1 de pilir.
- Oui, finil-cllo por dire ... ;\fnis laissrr-lI1oJ pnrllr ...
jf' vais mnllrplPr maIl entrre ... VOIlS voy('Z hien que je ne
suis pns hnhil1rr 1
1.11 porl(' rrnllc11ie, clic R'enfuit pAr les couloirs et
gagna ~n logr, Ioule Irl'mhlonlr ...
L'hnhillplISe l'olll'n(laii loule hou)cversre pllr les récriminations du rrgissc1l; .
dl' lroi~
fois qu'il "ienl, dit-clip, en
. - Voilà pl~
UHlllnt la jClInr. fil/e à ~e <Iév(ltir. ..
La porle s'éhranla sous tm coup de poil1g,
�106
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
- Eh bien! cria le régisseu r, ça y est? ou bien va-t-il
falloir faire une annonc e P
Dora, s'échap pant aux mains de l'habille use, s'élança
hors de la loge, traversa les coulisses en coup de vent,
et jaillit en scène, tel un bolide, au momen t où l'orchestre allait jouer pour la troisièm e fois la ritourne lle
qui précéda it son morcea u.
Le public, qui s'impat ientait fort, tapant des pieds et
siflIant, l'applau dit à tout rompre , en la voyant paraître.
Comme elle allaqua it le dernier couplet , une énorme
gerbe de lIeurs fut jetée sur la scène d'une loge où le
plastron d'une chemise , encadré dans le gilet d'un
habit noir, plalJuait une note claire.
Dora sentit un frisson 1ui courir le long de l'échin e;
celui qui J'applau dissait ainsi, c'était celui qu'elle s'était
engagée à ailer relrouv er dans quelque s instan ts, et elle
se demand a si elle aurait le courage de tenir sa promesse.
Mais presque aussitôt se dressa devant elle le visage
torturé de M. Téodor et la perspec tive du drame que
pouvait entraîn er un manque de parole de sa part.
Les fleurs, qu'elle avait automa tiqnem ent ramassé es,
sembla ient lui hrOler la poitrine .
La dernièr e noIe lancée, elle salua, sortit de scène;
puis fut conlrain le, poussée aux épaules par le régisseu r,
de revenir en scène, deux, trois et quatre fois, pour
répondr e à l'enthou siasme du public.
Le comle s'était dressé dans sa loge, applaud issant
l'artisle avec frénésie.
- Dis 1 cria-l-i1 d'une voix qui dom ina le tumulte .
Et les spectate urs, Ioules brides Iachées à leur ardeur,
de hurler:
- Dis 1 his 1
Néanmo ins, la jeune fllle renlra dans les couliss es;
mais le régisseu r, lui barrnnt le chemin , lui enjoign it de
rcnl rer cn scène.
- N'entenclez-vous pns qu'ils vous réclame nl P
- Je suis épuisée, réplilJua-t-elle, eL incapab le de chanter li nouvea u.
- Voulez-vous donc IJu 'ils démolis sent l'établis sement P Ecoutez-les 1
Un bruit inferna l régnait dans ln salle, les pieds baltaient avec frénésie, les petits bancs claquai ent les uns
conlre 100 aulres comme de véritabl es battoirs , les voix
hurlaie nt.
�LA I\O:\1ANCE AUX :éTOILES
107
POllssée par le régisseur, Dora ful bien contrainLe
d'obéir.
Quand elle parut, le public en clélire la salun rl'npplaudissements frénétiques et un long momenL s'écoula avant
qu'elle pût se faire entendre.
Enfin, elle chanta !... Dès les premières notes, les
spectateurs s'étaienl tus el ce ful au milieu d'un silence respecLueux que l'arliste se Dl en tenclre.
Elle salna eL quiLla la scène, refusanL de revenir snluer le public qui ta réclamail cependant à grand renfort de cris
Zazu, quand elle arriva dans sa loge, à houl de forces,
la salua de ces mols:
- Enfin, le voil11 délivrée, tu es lihre!
- Pas encore, hélas 1
.El elle raconta cc qui s'était passé dans le cnllinet du
(hrect~l
et. la faiblesse C]u'elle avait eue de consentir à
cc C]u Il IU1 demandait.
- Eh 1 conseilla Zazu, lu n'as qu'à filer à l'anglaise 1. ..
Tl ne (,o~lra
pas apri's loi 1... El pllisque ton engagement finIt ce soir, il ne peuL exercer contre loi aucune
revend iea lion.
pire que Dora n'avait pas songé à cela 1 Fuir 1 oui,
fUIr 1 Celte ressource lui restait...
Elle allait donc commencer à se c1éshahiller, quand la
porte s'ouvrit, livranl passage au directeur, déhordanl
cl 'en lhousiasme.
_ Quel succrs 1. .. s'exclama-l-i! Cil lui aisissanl les
mains; j'espère que, devant une ;nanifesLalion pareille,
vous restez .. ,
- Comment entendez-vous cela?
, _ Nous signons un nouvel engagemenll.., Vos condilions seronl les miennes ...
- .Tc veuX' ma liberté 1. ..
-.:- VOliS n '~tes
pas liùre 1... Votre succès VOliS fait
maltreRse. de la situation 1. .. supplia le direct~u.
, '" SI peu, que vous me contraigne? ce SOIr IJ u;t acte
qUl me répugne ... el donl je VOliS supplie de me dIspenser .. ,
-: C'esl de la folie 1 Le pulJlic sAil que VOUS devel.
venIr au har ... il vous attend 1. .. Vous ne pouvez vous
d6rober ... Tl serait cllrable de tout briser 1. ..
La pouvre nille sc laissa entrnÎner par M. 'féodor;
il lui avait passé autour du cou le ruban de S,oie ~ol
sc soutenait la corbeille de fleurs Ilu 'clle de~lI.
dls~T
huer li see arlmiteu~
conformément il lobliga.tlOn
inscrite nu contrat des p~nsioare
de l'Odéon lyfJque
�108
LA nOMANCE AUX ÉTOILES
de venir - leur tour de chant terminé - au bar pour
y consommer en compagnie des spectateurs.
Certain maintenanl qu'elle ne pourrait échapper, le direcleur j'abandonna, lui soumant à l'oreille:
- Bonne chance!. ..
Des exclamalions avaient jailli de toules les bouches,
saluanl l'apparition de l'arliste cl celle-ci, en proie à une
sorle d'hallucinalion, allait par les groupes, offrant,
ainsi qu'un automate, ses fleurs aux clienls emballés
qui l'accablaient de complimellis.
Soudain, elle s'nITêla, figée de stupeur; !Jomme elle
s'approchait du bar, un client qui s'y trouvait accoudé,
dans une alti lude de proslat ion, bien singulière en lm
semblable milieu, sc relourna.
- Vous!... bégaya-L-clle, affolée, en reconnaissant
Georges Wellig.
- Ainsi (Ionc, c'élait vrai? clama le jeune homme.
Voilà le mélier que vous failes 1. ..
Suppliante, chancelanle presque, elle bégaya:
- Je ~ous
expliquerai 1. ..
Elle voulut lui prendre les mains; mais il la repoussa ])rulalemcnl, grondant:
- Vous comprenez que lout est fini entre nous, après
une pareille honte ...
Elin Lenla cie le relenir ; mais il sc dégagea de son
Plrcinle cl sortit comme un fou, bousculanl lout Je
monde SIlI' SOli pas ~ age
.
Quant 11 ])01'0, anéantie, frappée au coeur, elJe chancela et fCIl lombée, si un brus IlO se fiH lrouvé là juste
à ]loin l ]Jour la sou tenir.
Ce lJ'a~
Mait celui ri.l l coulle ...
CIIAPunE
rx
Lu voiture s'élnit nrrêtée Ilevant la porle de la jeune
nlle cl le COOl le, aprl's l'avoir aiclée 11 descendre, lui avait
dit, en la saillilllt rcspectueusement:
- Je Ille pcrmellrui de venir demain prcJI(lre de vos
nouvelles.
JI lilail lCIDOIlIé eu voiture, lu Inissimt seule sur le
trolloir, tellmncnl il oyail pellr qu'elle ne rût tenlée de
voir 1111 mouvais dcssrill embusqué derrière son empresseillenl li s'occuper d'clic.
Ln lÔle Ioule brisée encoro par ln scèlle affreuse dont
�LA l\O:IIANCE AUX L:TOILES
109
le bar avail élé le lllMlre, la pallue Dora rlemeurait là,
s'étayant cl 'une main tremblante au chambranlo de la
porte, ne sachant ce qu'clIo allail faire.
Rentrer chez elle 1. .. A quoi hall P.••
Mourir J. .. Oui, pourquoi ne mourrait-elle pas, mnintCllant que son rQ\'e s'élait évaJ)oui pour loujoms jl •.•
Devant ses prunelles brouillées de lal'l1108 so Ilressail le
vi~age
bouleversé do colère de Georges; à ses oreilles
])ourdonnaient les paroles terrilJles donl il l'avait flagellée.
~{ais
lu pensée de son père la retenait sur la peule du
cnm~
auquel elle songeait.
.' .
,LUI, qUI la savail innocente, commenl la Jugerall-ll de
s abundonner à ce coupable dessein el, dnlls ccl au-delà
auquel elle croyait, commellt oserail-elle sc présenter
devanl lui, si, ayanl aUenlé à ses jours, elle devançait
l'heure marquée par Dieu pour la rappeler à lui ~ ...
maiH hésitante, elle poustia la porte, longea le
]) '~ne
co~l,r
plein cl 'ombre et pénétra dalls SOli logelllent.
hUe. bauilail un pelit rez-dc-clHlIlSsééc donl la fenêtre
donnaIt sur la rue ; à peine eul-elle lourllé le COlllmutaleur que les vunlaux de celte fenl'tre, demeuréS
cnlr'Ollverts ù cause de la chaleur, sc raùallircnt violemment cOHlre la muraille cédanl li u ne poussée extérieure,
cl, qu'enjambant l'apI;ui, UII homme saula dalls lu
chambre.
Sur le premier moment, Dora crut li l'invasion de
quelque cambrioleur el s'appn1lait li appeler au secours.
les yeux
M,us, presque aussitôt elle 1J'iIlnob~a,
déllorllilés, balhutiunl: '
-:;-: V?llS 1: .. C'esl vous 1. ..
~ élalt Georges WelLig.
hll1bllsqué aux abords de la mai<ol1, il avait guetté
le l'olour de la jeune fllle ; fou de chagrin ct la raison
chancelant sous l'impression cl 'lIllC Îvrrsse COlTlll1ença~le,
il n'avait, d ellUis le Lor, <Iu 'une idée Ilxe : la revOlrl
Dam quel dessein ~
Trouvail-il insuffisante la comte oxplieaLion qu'il avait
cuo avec elle P Esli/lwil-il qn'i] lie l'nvait pas assez
cruellement flagellée de son mépris?
,
Ou bien était-cc un autre sentilllenl qui randl pousse P
Toujours esl-il qu'i! élnil lit, à l'aflt1l, nltendflul.
Comment s'étuil-il dOliC }Jrocun~
SOli ad~ ' cse?
'
J'avail servi: !Ill de ces dernIers Jou.rs ,o~
, Le ~asrcl
Il étl;t1l allé aux ahords du bUI'C/JU de posto pOUl 1 li
tendre li ~a sortie, et qu'il était arrivô un pt/LI en re-
�110
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
tard, il l'avait aperçuu, suiyant le trottoir en compagnie de Minnie, que la jeune fille était venue cherche r,
comme elle en avail pris l'habitu de, depuis qu'eUe avait
fait sa connais sance.
Au lieu d'abord er les jeunes filles, ainsi qu'i1 eût été
naturel , le compos iteur, mû par une pensée, - pas très
jolie, - les avuit suivies de loin, espéran t se procure r
ainsi l'adress e de Dora, quo celle-ci s'était toujour s
reîusée à. lui Laire connaît re.
C'est ainsi qu'arriv ées devant le logis où elle s'était
réfugiée, en quittanL l'appar tement de Mme Herman n,
le jeune homme uvaiL été rensoig né.
Quand il l'avait vu descend re ùe voilure, en compaétait fallu
gnie du comte, il avait vu rouge et peu ~'en
qu'il ne se précipiUl.l sur eux; la rage, le désespo ir lui
avaient fait perdre le peu de raison que lui avaient laissé
les verres d 'alcool avalés coup sur coup, à l'Odéon
lyrique.
Mais il n'avait pas eu le temps d'agir, le départ précipité du comte rendan t inutile l 'acLe qu'il méditai t. ..
Résolu à voir Dora, il avait eu l'instinc L de comprendre que la rue était mal choisie pour avoir avec lu
jeune fille l'explic ation qu'il méditai t et il allenda it un
instant, reprena nt peu à peu possession de lui-mûm e,
avanL d'aller frapper à. sa porLe, quand il avait vu une
fenûtre du rez-de·c haussée s 'éclairer soudain et se profiler derrière les vitres la silhoue tte de la jeune fille.
Alors, sans r6Jléc11ir, il avaiL couru à la fenêtre, l 'avait
ouverte eL, d'un bond, avait pénétré à. l'intérie ur.
Ull
M Ul' l 1I1 01l10n l, ils
élaiont domourés Luco Il face ,
immolji les, m unis ....
Puis, ello s'était écriée, pleine ùe sLupeur et d'augoisse : « Vous L.. C'est vous 1.'0 )) ; il marcha sur elle, Je
visage tollomcn l convllI s6 Il Il 'olle eu L peur et recula .
- Oh 1 ue craigne z l'ielll bégaya- t.il, d'une voix que
l'al cool faisaiL tremble r, je ne vous frapper ai pas 1. ..
- Alors, que voulez-vous ~ Duns quel hllt me poursuivre jusqu'ic i P.•• gémit-e lle. Ne Lrouvez-vous pas que
vous m'avez falL assez de mal P
- Bah 1 ricana-L-il, cc ne sont pas les consola tions
qui vous manrjue l'ollli
Elle poussa un cri ù 'indign ation.
SupplianLo, mains jointes, elle murmu ra:
- Allez-vous·cn 1. .. Allez-vous-en 1. .. Vous n'avez pas Je
droit de me Lorturer ainsi 1
- Les homme s ont les droits qu'ils prenne n L..
Il conlinu ait à avancer, en chancel ant, les bras tendus.
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
III
Frappée de terreur et comme dénuée de raison, elle
se mit à fuir à travers la pièce.
de
Ayant perdu tout contrôle sur lui-même, il t~nail
la saisir .
. Tout à coup, comme elle était acculée à la porte, cellec! céda; elle se trouva dans le couloir qu 'elle parcourut, en courant, et atteilinait la rue dans laquelle elle
se lança à toutes jambes.
Son imagination alIolée lui faisait entendre le bruit des
pas lancés sur ses talons et dût-clic mourir, elle était résolue à tout faire pour échapper .
. C'était l 'p.cure de la sortie des théâtres, les voitures
cIrculaient nombreuses et rapides, sillonnant en tous
sens la chaussée où la malheureuse 5 'était aventurée.
Soudain, un cri jaillit de la foule et, comme miraculeus.ement, la circulation se trouva arrêtée par les agents,
subllernent accourus de toutes parts.
En un clin d 'œil, un groupe compact se trouva formé
~,utor
d'une voilure qui venait de renverser une femme 1
land!s que les agents s'efforçaient de dégager Je corps,
les gens invectivaient le chauffeur qui cherchait vainement à s'expliquer.
'
Quelques-uns voulaient même lui faire un mauvais
parti.
- J'ai cependant ralenti, en la voyant traverser la
c?aus~ée
comme une folle... puis, brusqr,lOl!lex: t, el~
s est Jetée sous le capot ... j 'ai stoppé... mUlS Il étalt
trop lard ...
- Un suioido, alors P üüorrogea un agent.
- pout-êtrc bi en ... Je HC puis rien alt1rmol' ...
Uno volx dWl8 lu foule Jallçu ;
- Commode à dire .. . pour s'en tirer 1...
Cepelldant, on avait réussi à relever Dora, que deux
ugenl~
emportaient, inal1imée, chez le pharmacien; cou verte de sang, elle vivait encore .
. Une jeune .femme, qui suivuit le trotloir au ~bment
ou le groupe douloureux allait franchir le seml de. la
pharmacie, poussa une exclamation qui attira l'attentIOn
des agents.
.
- Vous la connaissez P interrogea l'un d'eux,. t~nd5
que son collèguo expliquait au pharmacien ce qm 5 élaIt
passé.
- Si je la connais t répliqua Zazu, c'est u~e
amie.:.
une artiste de l 'Odéon lyrique 1... Ah 1 mon Dleu 1 mUlS
que lui csl-il survenu P
•
_ 0111 rien que de très banal... olle IruversRlt la
chaussM, une o.uto l'Il renversée ... et voilit!
�112
LA R0'lANCE AUX BTOILES
Zazu, loule bouleversée, demanùa, pénétrant dans le
magasin:
- Est-ce gravo ~
Le p!lannacien, qui avait entendu, répondit :
- POUl' l'inslant, non: plus de peul' que de mal;
mais les suiles, nul ne peul les prévoir 1 On a à redouter
des complicaliolls internes.
L'agenl demanda à la petile artiste, qui demeurait là,
mains joinles, conlemplant le visage tout blanc encadré
des li liges du pansement:
- A-l-elle un domidle olt on puisse la transporler ...
ou Laul-il la laire meller à l'hôpilal jl ...
Le pharmacien ajoula :
- Elle a besoin de surveillance ct de soins.
Zazu pro lesta avec horreur:
- L'hôpilall ... AllI pour ça, non !... Elle a un chez
elle, qu'oll l'y conduise; pour ce qui esl de la surveiller,
je IIl'en c!large 1. .. Et pour les boins aussi.. On fera,
s'il le faut, une collecle au théâtre ... mais il ne sera pas
dit qu 'tille arUsle de l'Odéon lyrique aura élé menée ù
l'hOpilall
l'enrlant qu'il achevait de fixer Jo pansement, le pharmacien expliquait:
- Alors, écoulez ce qu'il y a li faire: de la glace
sur le fronl, salls arrt3l, jusCJu 'à demain; 'la commotion
céréhrale a été forte et il comient de sc prémunir contre
la congestion; ensuite, des sinapismes aux jambes ct
aux bras ... enfin, cl surtout, du calme. Aucune agitalion autour cl 'elle, aucun prélexte à surexcitalion ; donc,
auculle visite ...
L'agenl demallda à ZUlU :
- Vous connaissez l'adresse de la JJlessée il
- Je vais vous COll(luire ...
Pour la chanteuse, le soi-disant accident n'était pas
autre chose qu'uu suicide.
El elle so promettait de ne point quiller le chevet de
Dora avant qu'elle ne fClt complèlemenl rélablie.
l\evenue à la ,aulé, elle aviserail au moyen de lui
rendre l'existence supporlable ... cc qui Ile serail, certes,
])a~
la par lie la pl us aisée de sa Ukhe.
Une foili la lJh~sbée
mbe au li l cl les prescriptions du
pharmacien suivies, Zazu s'illslalla dans un fauteuil ct la
"cil~
douloureuse commençail à peille que Dora se mit
ù délirer.
--- Non ... nOI1 ... disait-elle, il n'est pas coupable!. ..
C'est moi... c'est moi... qui ai voulu ... oui... oui... la
voituro 1... la délivrance ... o11l1n !...
�LA nOlltANCE AUX nTOILBS
113
Elle se t1\t et Zazu dut remettre en place le sac de
glnce qu 'clle avait placé sur la lêle de lu pauvre llIle.
Mais, hientùl, son imagination recommcnça Il bat/re
la CH 111 Jlllgne.
- l'oll/quoi m'accmer P... m'insuller P... Je n'ai rien
lail de mail. .. Mais il me fallail /)iell n\oir de quoi le
soigner 1. .. PaJlH ... mou papa ... pardolllw-Illoi , ...
. Vans ~on
délirc, cles larmes jaillin'ul de ses youx et
sillolllll\rcnt son \ isage p.lIe.
Puis, des mains, elle cut des gesles désorrlonnés,
co III III 0 si clio cherchail dans J'espace quelquc cho e ou
I{uelql! 'un qu'elle se (IH efforcée de relenir.
- Mail allIour 1. .. :'lIon cher amour l. .. bégaya·l-elle.
Ensuile, elle se lul; la crbe était po:.sée ct la nuit
s'ache\u, puisible.
;\u jour, Zaw 5 'assoupit, mais pas pour longtemps, réveillée Cil su rsau l par lIll beurt qui se Cai 'ai l en tenclre à
la porte; elle alla ouvrir sur la llOillle des pieds ct sc
trouva fuce à facc OYrC ulle jeune femmc, qui lui demallùa d'une voix altérée:
- C'est bien ici qu'habite Mlle Dora Claudius?
Za7.11 III it un doigt sur la bouche pour lui recommander do parler IJ[ts.
- Oui ... mais ne failes pas de bruit, elle repose 1
dit la visiteuse, en p61lélrallt, sur
- Je /luis ~tine,
un gcsle cie Za/.u.
Puis, ,"oyallt (lue celle·ci ne }laraissait pas comprendre,
elle Wécisli :
- FOllcliolllloiro des Posres... elle ne vous a jamais
parlé de moi ~
- JUJllili·/... ü'uiJieurs clle l!lait lrès résen{oe ...
i\!illllÏe dClIlullda .
'
- C:e l vIili, ce 'qu'ou Ill'a dil, qu'il lui est arrh·é
1I11 uccHfcnt, hier soir ~
-: (lui, clio u J'ailli elre luée par ulle voilure 1
J\IulJlie joignif le5 f1wius, explicluaul :
.
- . Il ('ollèl!l1e, 'lui fail des heures supplélllcntiUres,
Sorlll1t hier 'oir clu hln~au,
quand, Yo)ulll dans la rue
Uil glil1ld rassemblemcnl, il s'est approché el a apc~çu,
au Il.IOTllCIIl Cl II 011 la Ir[tn~poai
chez le pharmacle.n,
ulle JCUIIC felllme dalls laquclle ila rel'oCll,lue mon 'lInie.
- Ah 1 fit l:1I Il , c'élait volre amie r...
,
- l:llo ,"cllait SOllvcnt me voir, 1111 bureau ... tst-cc
grave ~
_ l.e plwflllacicll a dit que ÇiI pouvait l'Nre ... qu'il
fallnit raire' ln'.::> Illlcnlion ct bif?J1 la t;oi(l'Ilcr.
- Le lu6tl('cin e~l-i1
venu P
8
�114:
LA ROMANCE A UX ÉTOILES
Pas encore ... je ne pou'ais pas la quitter ... vous
comprenez ... cl pUiS, je crois li u 'elle ne doi l pas avoir
beaucoup d'argent.. .
.\1innie prOlllell1t sur le pauvre mobilier un rcgard
apiloyé, puis, déclara:
- Moi nOIl plus ... mais, dans la vic, il faul bien
s'enlr'aider 1... Tencz, voiJil lout ce que j'ai sur moi ...
Et elle déposail sur un meuble une mince poignée ùe
billets, ajoutanl :
- Demain, j'Cil rapporterai d'au tres ...
- 1\1oi, je ferai une collecle parmi les camarades du
lhMtre.
- Alors, vous êtes Zazu? interrogea Minnie.
- Elle VOliS a parlé tic moi P
- Oui ... pour me dire comlJÎen vous étiez gentille
avec elle ... Vous seule lui faisiez supporter l'existence
dans cel enfer auquel elle élail condamllée; je vous
aimais sans vous connaître.
Lcs maius dcs deux jeunes femmes sc joignirenl;
puis, la petite chanleuse insinua:
- Le malhcur c 'esl que, le soir, je ne puis demcurcr
ici; il faul quc j'aille au théâtrc où je reste souvent très
,}\ alll dans la nuit .. ,
lillc ajoll ta, avec cmb\lrras :
- A causc du IH\r ...
Minnie s'cmprcsso dc déclarcr :
- Ne vous inquiétez pas; moi, qui suis libre, je
viendrai vous remplacer ell sortanl de mon hureau;
seulemelll, il me faudra partir de bon matin, prendre
Illon service aux postes.
Zazu batlil des maillS silencieusement, murmuranl:
- Comme cela, ça va très Jlien; elle ne restera pas
seule.
~linc
gagna la portc .
. - Maintcnanl, il foul quc je mc sauve; j'ai prétcxl6
cl 'une course b. faire pour le scrvice, afin ùe venir jusqu'ici; muis je ne peux }Jus rc~te
longtemps, je me
fcrais altraper 1
- Parlcl, fil Zazu ; moi, jc resle .....
- A cc soir, alors?
- A cc soir 1...
El la pelile postière disparul, landis quc Zazu allait
roprendre sa f<lc:lion dans le fautcuil.
.
. . . . . ..
Il Y avait Ci "illlO jours quo J 'cxistence coulait ainsi
ljuo l'avuielll organisée les doux jeunes fcmmes.
Avrc UII dé,ollcmcnl qlli IIC s'étail pas 1'01l1c1l6 un seul
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
115
instanl, elles s'étaient relayées au chevet de la blessée, à
elles avaient prodigué les soins les plus atlenLIis ...
Des infirmières n'eussent pu mieux faire.
Dora s'acheminaiL maintenant, rapidement, vers la
guérison et ne savait trouver assez de mots touchants
pour exprimer à ses deux amies toute la reconnaissance
dont son cœur était plein.
Mais leur sollicitude, leur tendresse élaien l impuissantes à chasser le nuage qui, depuis qu'elle avait reprIs
sa connaissance, assombrissait son visage pâli.
On sentait que ses lèvres se crispaient sur des paroles
qu'elle répugnait à prononcer et qu'elle mettai t toute sa
volonté à ne pas laisser échapper.
Enfin, un jour, après une hésitation visible, elle demanda:
- Pendant ma maladie, personne ne s'est inquiété de
moi P•••
C'était à. Zazu qu'elle posait cette quesl.ion.
- Pardon 1 répondit la pelite artiste, au théâtre,
chaque jour, toules me demandenl de tes nouvelles ...
eUes ont même été très gentilles et ont toutes donné il
~ne
collecte que j'al faite parmi elles ... avec la permisSIOn du patron, bien entendu 1
- Oh 1 fit Dora, en rougissant.
- Dame 1 expliqua Zuzu, qui crut voir un blâme ?ans
celte rougeur, on ne pouvait cependant pas te laIsser
mourir, faute de soins' et d'autre part, j'avais peur
(lue ta peUte amie aie besdin de l'argent qu'elle avait
avancé ...
- Quoi! s'exclama la convalescenle, Minnie ...
- ... Avait donné tout ce qu'elle avait et, dame 1 le
médecin, le pharmacien, ça coMe cher 1
Des larmes coulaien t sur les joues fiévreuses de Dora.
Au boul d'UIl moment, poursuivie ]Jar son idée fixe!
elle questionna, avec une grande hésitation, COl?Ine SI
elle eO l redoulé la réponse qui allait lui être falle :
- ... E t personne n'est venu prendre de mes nouvelles P
Zuzu comprit à quoi Dora voulait faire allusion; elle
secoua la tIlte, répugnant cependant à prononcer ce
(( non » qui tomberait cruellement sur le cœur de la
pauvre amoureuse.
_ Maintenant, formula-t-eJ!e, il se peu l que, dur:tn t
• que Minnie élait ici ... il sQit venu ...
Mais, éclAtant en sanglots, Dora bégaya: .
- fi.! innie eO L été trop heureuse de me le dIre 1
l~queU
�116
LA ROMANCE AUX U'l'OILES
Et Zuzu l'entendit qui, au milieu de son désespoir, balbuliai l :
- Oh 1 le méchant! le méchant 1. .•
La petite chanteuse tentait vainement de la consoler;
ses eHorls, qui se traduisaient par des phrases maladroites, n'aboutirent qu'à celte exclamation doulourcuse :
- Pourquoi ne suis·je pas morte P
- Il ne faut pas parler ai1lsi, ma chérie 1 A ton âge,
ail n'a pas le uroH de perdre toute espérance; la vie
est longue ...
- 011 a plus 10nglemp5 1\ 50uffrir 1. .. répliqua Dora,
dont la douleur croissait.
Ce rut à ce moment que Miuuie anivu, venant, comme
chaque soir, }H'endre son service: mise au courant de ce
qui motivait celle scène de désespoir, elle gronda doucement la malade .
.- Tu as bien tort de te faire ainsi du chagrin pour
quelqu'un qui le mérite si pou; c'est un triste garçon
auquel tu ne dois accorder aucun regret J
Mais alors, Dora ten la de le défendre:
- Les apparences étaient contre moi J roconnut·elle.
- Même coupable à ses yeux, tu avais frôlé la mort
de trop près pour qu'il ne s'inquiétât pas de loi 1
- Il ignore cc qui m'ost flnivé 1. .. Comment l'eÙt·i1
sU P...
- C'était dans les journaux, déclara Minnie, qui pa·
ruissuit auimée, conLre l'auteur de ce ùrame qui avait
failli causer la mort dc SOIl amie, d'un ressentiment pro·
fond.
- Peut-être lie lit·i1 pas les journaux, occupé comme
il doit l'êlre par sa symphonie 1 murmura ]a pauvre
i :
amoureuse.:
Cette lois, Zazu sc mit en colèro.
- Eh Ilion 1 non, et nOI\ 1. .. C'est trop Mte de te
laisser te faire ainsi du chagrin 1. .. Si, il sait ce qui t'est
aniv6; bien mieux, il sait qu'il ne s'agissait pas d'un
aceidenl. .. (lue III as vOlliu te tuer ... 1\ cause de lui 1
- Qui a pu lui dil'e P... s'exclama Dora.
- Moll. .. lu entends ~ ... moi, qui suis olléo chez lui
pOlir le Illettre au courall t. ..
La Irlolade devint toute pale; les mains appuyées sur
sa poitrine pour contenir les battements de son cœur
qui ll1i semhlait près d'éclater:
- Toi 1. .. Loi 1. .. tu as fail cela P...
- Je l~ voyais si malheureuse, 'lIlC j'aurais fait n'im·
porle quoI. .. Lu comprenùs P... n'importe fluoi 1
�LA ROMANCE AUX ÉT01LES
lI7
Dora gémit douloureusement:
_ Crois-tu que, maintenant, mon malheur ne soit pas
plus grand encore P••. Comment 1 tu lui as dit ce qui
m'était arrivé ... quc j'étais enlre la vic et, la morl, el cela
l'a laissé Insensible ...
;- II faut croire, puisqu'il n'est pas accouru auprès de
tOl...
- Oh 1 le cruel, Je cruel l. ..
Au bout d'un moment, elle dcmnllcln, ne pouvant s'accoutumer à cette idée que celui qu'elle aimait tant mt un
si triste personnage:
_ Ainsi clone, il n'n pas cu pour moi un mot de
pilié P
_ Ça, jo no sois pnB ... je ne pf'lIX pas savoir ... mais
la meilleure preuve, c'est qu'il n'cst pas ven1l ...
_ Comment 1. .. Tu ne peux pas ~avoiJ'
P Cependant,
quand tu l'ns vu, qu'a-t-i1 dil?
- Je ne l'ai pas vu .. mais seulement une vieille
femme ... sa servante .. .
_ Ah 1 oui.. . Lisbeth ; ct c'est ù elle que tu as dit,l- .
- ... Tout ce qui est arrivé, en lui recommanilnnt de
mettre, aussitôt qu'il renlrerait, son mallre au courant;
j'ai même ajouté, pensant le faire accourir au plus vite,
que tu le réclamais ...
Dora rlevint toute rouge et protesta:
_ Oh 1 pourquoi P... pourquoi P•.•• puisque ce n'est
pas vrai.. .
-:- Parce que tu étais incapable de pronon.cer un mot;
mms avoue donc que si tu avais pu ...
- ... Sur Je premier moment ... 01li, peut-être 1
_ PeuL-être 1 st1roment 1 et maintenant encore, s'il
était possible ...
Dora plongea son visage dans ses mains pour cacher
sa confusion; puis elle se mit à pleurer iloucemenl et
son amie la prit par les épaules pour tenler de la consoler.
_ Vraiment, lui dit-elle, il no m6rite pos que tu te
fasses ainsi du chagrin pour lui; son indifférence Le
prouve il quel point tu t'6lais méprise sur son compte ...
Elle dit, ayant regardé la pendule:
_ II faut que je me sauve 1. .. Je vois me meUre en
reLard 1. ..
?t, d'ull clin cl 'œil, elle fit signe à Minnie de la
SUIvre dans l'enlrée; là, elle lui dit tout l)ns:
_ Elle me fait de la peine .. . je crains qu'elle ne fasse
montor la fièvre.
.
_ C'est ma crainte, à moi aussi 1. .. Mais que faIre P•.•'
�118
-
LA ROMANCE AUX ÉTOILES
J'm envie de courir, en allant au lhéâtre, jusque
chez lui el le supplie r de venir ...
- Il refusera ... s'il avait d-Q. venir, il l'aurait fait
depuis longtem ps ...
- Et pourtan t, nous avons tenté tout ce qu'il nous
était possible 1... Ne trouvez-vous pas ~ ...
- Cerles, dit Minnie, d'un ton accablé ; mais ceUe
crise est fâcheuse 1... Depuis deux jours, elle n'avait plus
de lempéra ture, le sommei l était revenu et l'appéti t
qu'elle se serait levée aujouraussi; je croyais m~e
d'hui.
- Elle n'a pas voulu ... prétext ant le désir d'être plus
solide demain ; mais, toute la journée , elle a été triste ...
ne parlant qu'à peine ... absorbé e ...
La voix de Dora se fit entendr e de l'au lre côté de la
porte.
- Minnie !... Minnie 1... appela-t-elle, d'une voix su. bilemrn t altérée.
- Voilà 1 voilà 1... répond it la pelite fonclion naire.
El, poussan t Zazu vers la porte du palier:
- Allez donc ... fil-elle lout bas, par crainte d'être
entendu e par la malade, ct tâchez de le ramene r avec
vous 1...
La chan leuse bondit comme une chèvre dans l'escalie r
cl se lança dam la J'ue, où elle se mit à Iller à travers les
groupes de passant s avec la prestess e d'une anguille .
Quatre à quatre, elle mon la l'escalie r qui conduis ait à
J'étage où hahitai t Wetlig, mais, avant de sonner, ell e
attendi t un peu, pour reprend re haleine .
De la profond eur de l'appar tement arrivaie nt jusqu'à
elle les échos harmon ieux; le compos iteur travaill ait.
La ;iellne femme hésita un peu à le trouble r; mais
ln pensée lIe Dora mit en fuite ses scrupul es et olle
appuya le doigt sur le bouton de la sonnell e, donl le
tinteme nt fil a\lsitôt cesser los harmon ies dont était
empli l':\ppar tement.
Puis, des pas résonnè renl ct, la porte s'ouvra nt, parut
Gcorges, l'air courrou cé, 1'œil mauvai s.
11 était en manrllCs de chem ise el, son col, cravaté de
hIAIlC, inrl iquaiL clnirem enl qu'il se proposa il de sortir,
dès son travail terminé .
- VOliS désircz ? clernanda-l-il, d'une voix bOllrrue.
Zazu, intimid ée, J)(l)]JUlia :
- Parler li M. Georges Wellig.
- C'ost moi ... qu'ove7.-volls Il me (lire ~
Toute trouhlre par lin orcueil aussi rude, ]a petito
chan leu se, pour reprend re courage , dul penser à Dora
�119
J.A RO:\IANCE AUX ÉTOILES
qui, là-bas, était si malheureuse et à laquelle il s'agissait d'apporter un peu de bonheur .. ,
Elle balbutia, craintive:
_ Vous excuserez ma hardiesse, monsieur; mais elle
est malade encore ... ct sc dé~('spère
parce qlle vous n'êles
pas venu la voir ...
Surpris, Georges répliqua:
_ Je ne comprends pas ce que vous voulez dire !...
De qui parlez-vous P...
_ De Dora Claudius, monsieur.
Le masque du jeune homme se durcit el il déclara:
_ Celte personne sait qu'il ne peut plus rien y avoir
de commun entre elle et moi ...
Il faisait mine de rerermer la porte, repoussant ainsi
la visiteuse; mais celle-ci s'était mis en tille de tout faire
pour réussir dans sa tentative ...
_ Avez-vous donc, monsieur, le cœur si dur qu'à la
pensée qu'elle aurait pu mourir, il ne vous vienne pas un
peu de pitié P...
Georges avail tressailli et il demanda, d'une voix aIlérée:
_ Mourir, elle 1... Quelle est donc cette plaisanterie P. ..
:- Ce n'est pas une plaisanterie, monsieur; elle paraissaIt n'avoir que fJuelques heures à vivre, quand je suis
accourue ici, l'autre jour, ponr vous prévenir et vous
su pplier cl 'accourir lui serrer la main pour la dernière
fois ...
~ne
stupeur proJomle, et qui paraissait sincère, s'était
pemte sur le visage du jeune homme.
Il demanda, tau t bouleversé:
- Vous /Iles venue ... dites-vous?
_ Il Y a quinze jours ... oui ... le soir même de l'événement ...
Tl passa ~a Inain snr son Cront, comme s'il etH tenté
de rasscmbler ses idées cn déroute el répéta:
- L'événement... qnel événement ?...
Ce fut au tour de Zalll de témoigner de la stupéfaclion .
. _ Voyons... voyons... monsieur, VallS me paraIssez
slflcère el vous avez vot re bon sens ... Vous ne savez pas ...
011 ne vous 11 pas dit 'lue Dora avait voulu sc tucr P.. .
Un cri douloureux s'échappa des lèvres du jeune
homme.
- Se lI/cr ... Dorn .... pourquoi P...
•
_ Pour qui P voulez-vous dire... riros1a la Jeune
eu
femme... pOlir vous (Ionc... ponr ,'OtlS !... ~In.is
hnporle, la question n'esl pas là ; nous avons fall Ilm-
,r
�120
LA ROMANOE AUX ÉTOIl.ES
possible pour écarter la morl d'elle, mais il fau t nous
aider, quels que soicnl les sentimenls que, à lor1 ou
à raison, - ce n'est pas le moment d'éclaircir cela vous nourrissez contre elle; vous ne pouvcz la détester
au point de vouloir sa mort. ..
- Sa marlI. ..
- Oui, car elle se désespère a11 poinl que nous craignons, nous qui la soignons depuis quinze jours, de voir
la fièvre s'abàttre de nouveau sur elle ... et, alors, nous
ne pourrions pl us rien ...
Georges Wettig paraissait à son tour avoir perdu la
têle el la chan1euse -en tait bien qu 'elle avait part.ie gagnée.
Du fond de l'appar tement, quelqu'un cria:
- Georges 1 Georges 1 lu vas te mettre en retard 1. .. Le
concert est annoncé pour huit hel\re6 . .
Mais lui, sans prêler allenlion il celle voix, avait pris
les mnins de Zazu et, l'en traînant dans l'enlrée , disait:
- Je ne sais rien ... personne ne m'a rien dit ...
- Pourlanl, c'est moi-même qui su is venue, affi rma la
jeune femme; j'ai élé re çue par 11l1e vieille personne, li
laquelle j'ai tau 1 r aco n té ct qHi m'a (li l que vous étiez
absen t, mais qu'aussitôl votre relour, elle vous feralL la
commissiOll ...
En cc moment, une porte s'ouvrit et Lisbeth parut sur
le scull, déclarant:
- Mais Georges, Il quoi penses-tu ~ ...
Elle ne put poursuivre; le jeune homme s'élait
élancé vers elle ct, lout fréml
s~:1nt
, demanda, désignant
ZaZll :
- Est-ce vrai, ce que dit Madame P... Elle sera it venue
il y a quinze jours me dire que Dora était près de mourir el lu me l'aurais caché ...
Efrarée, éperùue, la vieme servante courba la t~e
et
murmura:
- C'est vrai ... je te l 'ni caché ...
- Misérable 1 coquine 1 cria Georges Wcttig, en levant
all-clessns d'olle ses poin gs crispés.
Elle lenla de sc déronc1re, ballJulianl. lout d'un troH :
- Je reeJoulais l'iufluenre que pourrait avoir celle fille
sur la vic ... Après tant d'efrorts, tu clais sur le point ùe
réussir ... et puis , clle avnit si aoclacieusemrnl men IL..
Mais, lui, la secouant aux épnllles :
- Tais-loi! lais- loi 1... enjoignil-il. Elle va mourir ct
e'esl moi qui en scrai cause 1. .. Malheur SUl' toi 1. ..
Ln vieille femme, éperllue, sllppliail:
- Georges 1 Georges 1 il faut me pnrdollncr 1. .. C'est
pour Lon bien que j'ai ngi ct puis, ellc risquait de me
�LA ROMANCE AUX ÉTorLES
121
prendre ton cœur ... mais je le reconnais, j'ai eu tort !...
Pardon 1. ••
Le jeune homme, s'adressant à Za7.U, lui dit:
- Partons !... Guidez-moi'-vers elle, venez 1. ..
Lisheth supplia:
- Je t'en cOil.jure ... on t'atlencl, ln-bas 1. .. Ton avenir
va se jouer /. .. Ne le compromels pas pnr une folie 1. ..
- Vile folie, quand il s'agit de sauver celle que j'aime 1
celle que, malgré ma colère, mon désespoir, je n'ai jamais cessé d'aimer /. ..
El Lisbeth de répéter:
- Pardon 1 pardon 1. .. Je ne savais pas ... je croyais
faIre mon devoir!. ..
. - Ton devoir n'était pas d'assassiner cette pauvre pebte/. .. Car tu "as assassinée, tu m'enlendsP en la poussant nu suicide 1.. .
La vieille servante s'accrochait à Georges, cherchant
à l'empêcher oc suivre Zazu, éperdue devant cette scène
qu'avait provoquée sa venue.
Elle pri t la parole.
- Ecoutez, monsieur Wettig, Madame a raison ... Tl
ne ~aut
rien compromettre et la pauvre Dora elle-même
Beralt désespérée si elle apprenait qu 'cHe est la cause
d'un aussi grand malheur pour vous 1. .. Elle vous aime
tr?fol pour iltlmeltre que vous vous sacrifiiez P?ur elle 1.. :
D mlleurs, ellc nc me le pardonnerait pas cL Je serais SI
cruellement pGinée, en étant privée de son amitié, que
c'est. moi qui vous supplie en son nom dG faire voire
devou· .. .
. - . .. El dG ne pas répondre à son appel!. .. protesta le
Jeune homme avec inoignalion.
, - Je lui dirai que je vous ai vu ... que vous ne saviez
flen ... qu'aussilOI libre, vous accourrez auprès d'elle ...
- Si tu le veux Georges COll lIa Lisbelh, je vals aller
ave~
MarlemoiselIc;" j'avouerai à Dora CJue c "est mOl ...
ma l .s eule, qui ai fait tant le mal... que je m'en accuse,
que JO lui en demande pardoll ... mais, par pitié, va là où
on t'atlend el reviens loi-mllme lui annoncer ton
triomphe 1
.
Et, s'adressant à Zuzu :
-:- N'est-ce pas, madame, que c'esl cc qu 'il fn~lt
I~ire
P
M~lS
Dora elle-même, si elle était là, te supplierait de
SUivre mon conseil. .. Si elle t'aime, elle était avoir, plus
~Ie
loi-même, souci de ta gloire ... et puis, songe ù sa
1010, on le voyant paroHre tout glorieux .. .
.
- Cc serail Sil guérison assurée 1 ajoll La Zaz~
Elle prit Lisbeth par la main et ajouta:
�122
LA nO~rANCE
AUX ÉTOILES
- Venez vile, madame, ne lui faisons pas allendre
plus longtemps la nouvelle du bonheur qui lui est promis!. ..
El li Georges Wettig :
- Quant li vous, monsieur, mellez toute votre lime
à conquérir celte gloire dont elle sera si fière et si
heureuse 1
Comme elle gagnait l'escalier, Georges, éperdu, cria à
Lisbeth :
- Dès que lu l'auras vue, que lu l ui auras dit que je
l'aime, que c'est en pensant à ello que je vais conduire
mon orchestre, reviens vite à la salle, et, de loin, faismoi signe que lu l'as vue, qu'elle a compris, qu'elle me
pardonne mon abandOll el qu'eUe veut vivre 1
De loute la vitesse de ses vieilles jambes, Lisbelh suivail Zazu, qui dégringolait les marcbes de l'escalier tellement était grande sa Mte de répéler à la malade les paroles ardentes du jeune homme.
C'était la guérison, la joie, le bonheur qu'elle rapportait avec clle . ..
Mieux que les soins, mieux que les médicaments,
l'amour de Georges opérerail le miracle souhaité ...
Silencieusement, Lisbeth sc hlllait derrière elle; son
cerveau élail rempli de lrouble et sa gorge était serrée
au poiut qu'il lui eût été impossible d'articuler une sylla.be.
Qualld elles arrivèrent devant la maison, la petile
chanlellse, désignant le rez-de-chaussée où Dora agonisait (le douleur, murmurlJ.:
- C'est 11\ 1. ..
Lis}Jeth s'arrêta, bégayant:
- Je n'oserai jamais !. .. .l'ai honle 1. ..
- C'est J'expiation, déclara Zazu, cl puis, songez à ce
pauvre g'arçon, donl le cœur a élé brisé par vous, à cette
pauvre fille dOl1l vous avez Cailli causer la mort. .. Vous
n'aurez votre conscience cn repos qu'après vous être confessve li elle.
El elle l'entraîna duns l'allée qui conduisait au logis
de la jeune Olle.
Comme elle s'apprêtait li frapper, elle s'étonna de voir
que la porle n'était pas fermée, et son étonnement presCJue AUSSitôt sc doubla d'inquiélude.
- Restez là, recommanda-t-clle li la vieille, je vais
entrer ln première pour la pr6parl'r à votre visile ; elle
est si fragile en rare !Jill' vol rc vile pouTrait lui causrr
Hne rmotion qu'elle serail peul-Nre incapable de supporter.
�L.\ RO\IANCE AUX ÊTOrLES
]23
Mais à peine eut-elle pénétré dans le petit logement
qu'elle poussa un cri de stupeur.
Personne 1
Lisbelh entra, en proie à un trouble extrôme.
C'était vrai, la chambre était vide, vide aussi le cabinet de 10UeLle ... comme aussi la petile cuisine ...
Aucune trace de Dora, non plus que de ~liùne.
Qu'étaient-elles dOllc devnu~
p
Que fallait-il déduire de celle brusque disparition P
Les vêtements de Dora, jetés p~le-mê
sur les sièges,
témoignaient tl'un départ précipilé ...
Mais quelle cause soudaine l'avait motivé P
Où avaient pu aller les jeunes filles P
.Sur le lit, un journal froissé aurait peut-~r
pu renseigner Zazu 1. ..
Mais elle avait la tête tellement 110uJeversée que l'idée
ne lui vin L pas qu'i! pouvait la renseigner.
En première page, en effet, imprimé en gros caractè~es,
un écho annonçai L pour le jour m~e
« 1<1 premlère audition, à la salle ]\falhis, de la Romance aux
Etoiles, symphonie d'un tout jeune com110siteur, Georges
WeLtig )J.
Un COllp d 'œil jeté sur ces lignes eÎl L fait deviner ù
la petite chauteuse la raison pour laquelle la malade
aV81t trouvé la force de sortir de son lit.
Lisbeth, consternée, tournait de tous côtés ses regards
comme si elle co.t espéré trouver la solution du déconcertant prolJlèrne.
E1lc finit par murmllrer :
- Et que faire P
-'- Hélas 1 répondit Zazu, où aller P où chercher P...
EnlenrlanL sonner l 'heure elle tressaillit, s'exclamant:
_ Il va falloir que je vou's quille! Je devrais déjà /ltre
au lhéâtre 1. ..
_ Mais, moi !... moi 1. .. que IrIllI.-i1 qlle je fusse P.. :
CommenL lui annoncer celle nouvelle P... .Je 11 'oserai
jamais 1...
Zaw, qui avail réfléchi, déclara:
_ Vous 11 'av('z qu'ulle chose 11 faire: aller ù la salle
de concerl ct faire cc qll'il VOIlS a ordo11né ..
_ Mais son trouble va être extr{\mc, en Ilpprcnn nL ..
_ Il n 'npprcndra rien; conlcntez,vous de vous mOIltrer ct lilissez faire le deslin ...
Elle s'envola, (]i~anL
:
_ Demain malin je viendrai aux 11ouve11('s 1
Lishelh, demlré~
~el
dans le 1o{l'i s' vide, se mil à
�124:
pleurer 1 Ah 1 comme elle regrettait maintenant son coupable silenre 1...
I~l
c'étai~
elle, qui aimait tant son Georges ... ] 'enfnnl. .. sinon de sa chair ... du moins ùe son cœur ...
c'était elle l'artisnn (le son malheur 1...
le chemin de la salle
l\'1achillalement, elle avait pri~
de concerl, rrsolue à slIivre le conseil de la petite
arlisle. Il arriverait ensuite ce qu'il plairuit au destin 1...
ta salle était pleine 0 craquer; la puhlicité faite par
me de Wanda avait été nssez halJi1e pour créer dam! Je
puhlic une curiosilé intense.
Au moment mOrne Oil Lisheth se glissait (]iRcrètement
jusqu'à la place où il étilil impossible que Georges ne
l'apprçflt pas, le~
applaudissements cr(lpitntent, saluant
l'exécution I1ll1gistrnle de l'alldante, qui venait de finir.
Le jelllle homme sc retourna pour saluer et Lisheth
reçu l tin choc au cœur à le voir si pâle que c'était à
croire qu'il nllnil défaillir.
Aynnt 1"6pon1lu <lUX acclamations de la fonle, il allait
sc retourner, le 116lon levé, pour aLtaquer 10 finale, quand
il aperçut Lisbeth.
Son hras dernellTa figé; vainement, s'efforçait-il de rlevlnl'r sur ln fare de ln vieille servante de quelle nature
rtait la nouvelle ql! 'elle rapportait...
Rit'n ... pas tin muscle ne tressaillil; dons le regard
qu'emhuaienl les larmes, li grand'peine contenues, pas
une 11lcur de joie.
ta mort sc ni Cil lui 1. .. Il lui semhla que son cerveau
sc vi(lait (le tOlIte intelligence, cl, comme un automate,
il se tOllrna vers l 'orch slre, laissant avec accablement
retomber m:1chinnlcmenl ~on
hras.
Les illstrnmpnlistcs, ol~iant
?t cc qu'ils considéraient
comme un ordre, allaqu!!rcnl. le flnale.
Inconscient, o!J{>issnnt ?t son instinct musical, le chef
hatlait la mesure ct les inslrme~t,
s:ms direction,
Mroutrs, le regardnienl, guetlant la cataslrophe qui
allait. falalemenl sc produire.
Encolc qllelquf's Jn('Sllres ct on allait arriver au passage
(Jll la voix hllmiline, émise par l'appareil, devait s'élever,
accompnp-nre en sourdine par les violons.
Or, le chef ne plri1~sat
pas songer il son appareil; les
flches, deslin(;rs Il relier les fils au courant élcclriqur.
Jlemlail'lll li parlée de so main, saliS qu'il sc préoccupât
<1 'l'Il faire 1Isa~re
...
De1lx meS1lres encore ... ct l'orchestre, faule de clirf'ction, nllai t litre ohligé de Il 'arrMer..
'1
�LA ROMANCE AUX ÉTOILES
125
Le triomphe, qui déjà s'annonçait certain, se transformerait en déroute ...
Tous le regardaient, inlerdits par ce visage crispé, par
ces yeux aux regards hagards errant à travers l 'e~pac
,
qui lrahisen~
l'incohérence du cerveau.
EnfJn, arrivèrent les deux mesures de silence, précédant l 'enlrée en jeu de l'instl'umelLt sonore; les instrumentistes, figés de stupeur, aLLendaienl, les regards fixés
S).lr le chef qui, de sa baguelle, battai\: les Lemps.
Elle allait s'alJaisser, cette JJaguelle falale, indiquant
à l'orcheslre le point précis où il devait, en sourdine,
accompagner l'appareil, quand, tout à coup, une voix
s'éleva, _ une voix humaine, celle-là, - si pure, si
éthérée, qu'en vérité elle semblait descendre de l 'au-delà,
émise par quelque gosier céleste ...
Georges Weltig parut frappé d'hallucination; durant
quelques secondes, il demeura comme hébété, ne sachant
s'il rêvait ou bien s'il se trouvait en présence de la
réalité.
Cessant de conduire} 'orchestre, il s'élait retourné et,
de ses prunelles dilalées par la surprise, il cherchait,
ùans Je centre de la salle, d'où pouvait venir ce limbre
de crIslal, quand, soudain, dressée au premier ran~
du
b.nlcon, il vit _ apparition sUfIlutul'tllle - une mUlce
SIlhouette blanche, vers laquelle étalent tournés tous les
regards.
C'était Dora 1... Dora qui chantait!...
Au comblo ùe l'extase, il la contemplait, oubliant 1'01'ch?Slre, qui, conquis, entraîné par le surnaturel de celle
VOIX, la suivait de lui-même.
Lui, tle stupeur, de ravissement, pleurait.
Cc fut du délire 1 11 semblait que la salle allait s'écrouler sous les trépignements et les vitres voler en é~las
sous los vilmllions des applaudissements qui DJonlawnt
comme un encens vers le jeune maître.
Mais délournant do lui ces hommages enthousIastes,
les bras tendus vcrs Dora, qu'il t1ésignaiL à la fou.le
COTllmo la vérilalJlo triomphatrice, Georges lui envoyaIt,
dans un long baiser, son cœur éperdu 1
FIN
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PROLOGUE
- A demain 1... dit la petite fille.
Elle ramassa son grand chapeau de paille qui traîna!t
sur l'herbe, esquissa un sourire en signe d'adieu el partIt
en courant.
Lorsqu'elle eut franchi la clôture blanche qui sépara it
le Jardin de la route et que Jérôme ne vit plus sa ~'obe
cl~re
dan.s le soleil, il rangea ses pinceaux, recou~Jl
la
Lode à peme ébauchée siffla son chien ct descendit vers
la mer.
'
Une sourde allégresse le portait et rendait plus lég~re
'3a .marche difficile dans le pelit sentier en peu te raIde
• [.UI , du côté opposé à celui de la rouLe, s 'amorçait derrière sa maison ct débouchait direcLement sur la plage .
. De grands pins parasols, s'étageant presque jusqu'au
fJvage, tordaient les muscles rougeâLres de leurs brn n chcs tourmellLées. Leur ombre faisait sur le sol des arabesques fantaisisLes dont cedaines allaient ùanser dans
que de minces vagues ourlaient à
le .Ilot tout l)J'och~
pClIIC.
A droite et à gaucJ1C, la côle, trop cOllsLruile, s'étirait,
par?sseuse et artificielle comme une jolie' femme. .
BlCn que la calme immensiLé de la mer et la ligne
rigoureuse de l 'horizon donnassent à ce paysage do Provence, lout ruisselant de soleil, un air de décor prév,u et
ordonné auquel le peintre JI 'était plus guère se.nsJl Jle ,
c'est vers lui, pourtant, qu'iJ venait aujourd'hUI pour
savourer su joie, uno joie profonde ct doul~res
qu~
,
par une dernière surprise du destin, lu VIC réservait
encor/' /) son cœur vieillissant.
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§
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Le Faure , Georges (1856-1953)
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CHAPITRE PREl\1TER
- Eh bi en 1 maître Pan toiti, m'apportez-vous de
meill eures nouvelles ~
Toute de noir vêtue, Claude Charmeil s'empressai t
fi la reneon lre du nolaire qui venait de fr anchir la
grille du jardin. Le pelit homm e approchait de son
pa s sa utillant, une sm'vieLlc sous le bras, un peu grotesque sous so n inséparable rccli li go te grise ; ses
peli ls yeux pélillaien t derrière ses bin ocles. A pei ne
le tahellion aper çut-il la j eun e flUe qu'il s'arrê ta e t
s'in clina respectueusement, trop respectueusement
même pour que le ges te fût sin cè:re ...
- Héla s 1 chère Mademoi sell e, murmura-t-il, les
nouvelles que .i 'apporte ne son t pas ce lles que vous
espérer. 1...
�'f AN'l'IN E'.r'l'E
Claude était devenue sOlldain lri '~ pflle ; depui s
plu s d'une heure, ell e attendait le notaire, tout Poil
arpentant les allées du jardin ; comLicn de foi s,
pen c hée au-dessus ùe la haie, avait-cli c rcga rdé Y. ~J'S
la l'oute, si elle n'apcl'ceva il point sa silhouet te familièrc.
~ ion
orn
ie
du pelit homme expriMaint e nant, la phy
mait une rompassion profonde; immohile , chaiwill:
ell main, il ohservait la r éac tion flu e 88 df-r1al'ali llll
venait de provoquer chez son intcrlo
c lt'i(
~ ...
Elle était jolie, Claude Charmeil, dan . tout l'éclat
de ses vingt-dcux printcmps ; son visage aux tl'ai
~
réguliers, il J'ovale très pur, s 'en ca drail d ' une r: hr:wIlIl'c chatainc opulcnte. Lille légère rrispalion allérait
ses trait s ; ses beaux yeux couleur de noi se Ue qui
s'é ta ient toul d'aho rd. fixé s S lll' son Yi ~ i ! (mr,
se r1étOllrliaient m\inte nant "1 reg ardili f'n1 dl' UX enfanlq, une
fillell.e dc six ails ct un pelit garçon ùe sepl an s, qui
jouaient fi cc mom ent, fod occupés :1 sc poursuivr!'
fi travers une p elou e.
Penùant quelques in s tallts, Claude suivit des y!'ux
les hambin s jusqu'au mas if des granùs sapim 001'ri ère Icsquc ls il s allaicnt s 'aventurer en cournnt, pui s,
brusquemellt, les voyant cl ispal'aHre , inlel'rompall t
e i l' lIx
fllI'clle pOllslIivait riv('('
le tt:le-à -l!! le ~ ilcJ
Pantoi s, elle cria :
- Janine 1... Pierrot 1...
Ln fillette s'a rrêta la première, son tablier noir lonl
souillé de pou ss i.\re , lin peu essoufflée pal' J'efforl
qll'pllc vcnait de fournil' :
- Tanline lle il ...
- N'allez pa R joncr derrirre le ma ssif 1.. \' O l ~
~a
1'7. bi CII flue je vous ai défendu de vOns approchf'r
de la c il cl'Il!' ... Rcvenm: devant la mai Ro ll, VOliS fcre?
plai l'i r ft Tnntinelle !...
Dociles, les clellx enfant!! s 'empl'P èrcnt d'obéir,
�TAN'rT NF.'l'TE
7
, tranquillisée , la j eune fill e sc tOUJ'n a de n ouveau vers le n ota ire qui n 'ava il cessé de l'observer
derri ère ses bin ocles .. .
- Vous m'excuser ez, m llÎ tre P ant ois , m ais avec
les e nfan ts, il faut touj ours être en éveil !. ..
Le not a irr. esqui ssa un furtif sourire, pui s hoc hant.
leni em ellt la INe , il murmura d ' un Ion a pil oyé :
là Mad am e
- Lourde c harge que vou s Il l a i ~sée
vo tre sœur 1...
Claude poussa un pr ofond soupir.
- Que vo ul ez-vous, il s n 'ont plus que m oi au
monde 1 m on devoir étaÏl de les rec ueillir .. D 'a ill eurs,
il s aim ent ta nt leur ta nlin elle, j 'affec li on q u 'il s m e
port ent m e con sole de bien des mi sères . ..
- Il es l vr ai, chère Madem oisell e . .. II es t vrai l. ..
Et Palltoi s s 'in cliJl ait un e fois de plu s deva nt. la
j eun e fill e quand ce ll e d en; ièr e l'arrêta d '\ln ges le :
- Venons au (ail!... Vous é li ez venu m e d OI11I ('r
une réponse ... Mess ieurs Vill ein e t Cros m er rd ll sClI1
de m 'accord er uu délai ~ . ..
- Hélas 1 oui, m ademoisell e ... Il s r efusent.. . .l'a i
vain em ent in sisté, il s n'ont pns vo ulu sc fell d re ;1 Ill es
rai sons.. . Déj ;'t , il deux rep ri ses , a il cours cie la
e Darfeuill es , vo ll·c sœur , il s
lon g ue m a ladie de ~Im
avai cnt consenti Il rela rd er l'éc h6a nce... Un mo is
s'est écoul é depui s le décl.s d e vo Ire sœ ur, il s o r.
peu vent fairc plus ; . Cil l'CS te mps d c cri se , il ~ onl
absolumcnt beso in de Icurs capitaux ... Lcurs u s il (,~
dc n ouhaix sont ferm écs po u,· lu plupnrt {!l leurs ou vri crs cn ch ôm agc ...
Cla udc n e semblait plus prê te r unc alt cnti on profond e a ux ex pli ca ti ons quc lui fourni ssa it Ic n o ta ire .. .
Toul cc qu'ell e co mprcn ll it aC luell cm cnt, c'es t que la
réponse lant a ttcnduc é tait défavora bl e , cli c Ile pouvaiL plus espérer un délai. .. Trois an s a upar ava nt ,
son bell u-frèr e éta it m orl au Cam eroUll, la issa nL sa
a l o r~
�8
TAN TINETTE
femme et ses deux enfants dans une situation très
précaire en France. Christian Darfeuilles, entraîné
par dc m auvai ses spéculation s, avait perdu toute sa
fortun e e t s'étail vu dans l'oblig ation de s 'expa trier
pour ass urer l'existence des siens. .. Un beau jour,
une mauvaise ficvre l'avait emporté. Mme Dadeuilles
é tait dem eurée veuve , sans autre soutien que sa sœur
Claude ...
Les créan cier s, qui avaient temporisé jusqu'i ci,
espéran t que la vente de la concession dont Christi an
Da rfeuill es s'é tait r endu acquér eur pcrme llrait de les
r embourser à brève échéan ce, s'empressèr ent bientôt de se m anifes ter. Peu à pe u, loute la fortune persOllIlell e de la veu ve s 'é lait e ff ritée. Pour r égul ari ser
la si tua tion ct sc libérer de ses delles , elle avait élé
contrainte de vendre cinq d omaines qu'ell e possédait
ci a ns l' Alli er c l qui lui venai ent de ses pa rents . ..
Les d éboires c t les soucis de loules sor les avaient
porté UI1 coup lerribl e à la santé d éj à ch an celanle
de la j eun e femm e ; en dépit des soin s que lui prodi g ua it Cla ude acco uru e aup rès d 'e ll e, ell e s 'é teig nil.
douce me nt, co nfia nt ses dcux orphclin s à lcur TanLine Ue qui Ics a imait comme si elle eûl élé leur vériIlIhl e maman ...
Tous ces tri sles souvenirs r evenai enl m a inlenant à
la m ém o ir' cie la j un e fill e. Le cœur élreinl par une
a troce a ngo isse, e ll e sc rendail comple qu'ell e n 'en
a vait po int 1 rmin é à son lo ul' a vec les diffi cultés de
loules so rles ... Sou cieuse de venir en aid e à sa sœur,
t ll e lui avaIt prC, té, di sons mieux : a band onn é, toute
sa do t c t sa part de l'll éril age pa tern el. .. Désormai s,
il ne lui l'es tait plu s qu e cc C hale t o ù ell e s 'était
1 ;fu g iée auss itô t a r
(~s
la m o rl de Mm e Durfeuilles , cc
(: ha let 0 11 ava ienl vécu ses pa rent s c t qui lui rappela il ta nl de do ux so u ve nirs.
-
Il fll ul VOUS faire une raison, Maùemoiselle,
�TANTINETTE
9
nous ne pouvons tenter l'impossible .. . Nous devons
nous r ésigner 1. ..
Panlois, qui s 'était arrêté pendant quelques instants de parler, vint arracher la j eune fill e à sa douloureuse rêverie ...
- Nous résigner 1.. Mais, c'est aITreux 1.. Songez
donc 1 Il nous faudrait envisager l'ultime m esure à
:aquc!le YOUS avi ez fail allusion la sem aine derni ère .. . Je devrai vendre le Chalel ~ ...
- En vendanl le Chalet, si pénible que s'affirme
pour vous cette ex trémité, vous pourrez r embourser
intégral ement Messieurs Vill ein ct Grosmer, dont la
créance s 'élève exactemen.t à cinquante- trois mill e
cinq cen ts fran cs, intér êts compris .. .
La jeune fill e eut un ges te de désespoir, il sembl ait
à cc moment qu 'on lui arrachât Je cœur .. . Jusqu'ici,
cli c s'é/ait r ésignée aux sac rifi ces sucess ifs exigés par
la situation, m ais , vendre Je Chalet, n 'etait-ce point
pOur ell e la su prême am ertum e P.. Ses rega rd s s'attardaient 10llg uement sur le vasle j ardi n , sur l 'imm ense
we)Jin g toni a qui dressa it son fu sea u au mili eu de la
pelouse , sur les allées soig neusemen l r atissées, sur
les bordures de fl eurs qu 'ell e sur veill ait avec UII soin
jaloux ... 11 faudrait don c quilter loul cela 1. ..
Claude cul un ges te cl 'impui ssa nce.
- Il me sembl e déc idément (Jlle je sui s le jonet
d ' lin m auvai s r êve 1..
- Soyez co urage use, mademo isell e Clullù e l Si vous
saviez combi en je compatis li tou/ cs vos pein es 1
D'ulle voix miell euse, Pan lois s'empressa il aup rès
de l 'infortun ée , mai s l'in/ érêl. qu ' il manifes tait ne
eo nslitua it qu'un e feinle, il esco mptail qu e la ven/ e
du Chal et se rail pour lui un e opéra/i on des plu s fru ctuellses. .. De pu is lon g temps, déj il, il étai 1 cn rcla lion s a vec Alexandre Hobert, un marc hand de bi ens,
qui lui avait offert un nrrall gcll1l'n l avanlageux CO Il -
�III
l'AN 'l 'I NE'I'J'1è
cernant la coquette propri été , aus»i complail-il e n
j'occul'ence COIlC! ure un e excellen te affaire ... Ses
esp érances allaient m êm e au-delil . La beauté de l'or pheline avait produit SUl' lui an profonde impression e t il espérait Li en, tô t ou lard, qu e , pressée pur
le besoin, ell e acce pterait de devenir sa femme ,
Jusqu'i ci, Claude avait cru C il la incé l'i té du notairc qu'elle savait un vieil a mi de ses pa rl ~ l1t s , s i
pl'ématurément di sparus; so uve nt, e ll e lui avait demand é co n se il. .. Et, da n s la d ébtlcle de la fortnn c des
Darfe uilJ es , l'as tuc ieux tabelli oTl s'é ta it taillé ulle
iarge part ; la' j e un e fill e é lait si fac il e à duper 1. ..
Cetl e foi s, enco re , J'opéra ti oll qu'il ma ni gan çait il
son d étrim ent s 'ann on çait pro!1tahl e ...
Claude entraîn a a uss itô t le ta belli on jusqu'ù la
charmill e Ioul e p roc h e ; des Lanes St: Irou vai ent ];'1,
a insi qu ' un e ta ble de j ardin, oil .JanillC e t Pi erro t
a vai enl laissé une poupée e l des solda 18 de plomb ...
- .J e vais lout vo us ex pliqu er Cil dt! lail, d éelaruil
Pantoia, j e vous ùirai quell e es l exac lem cnl la s illla ti oTl ...
Pend ant plus d 'un e d emi -h eurc, Ic n o ta ire s 'a bsorb a
il ali g Jl c!' dcs chiffl'CS , à commulliqucr les dCllx J el'ni èrcs le Llrcs des cr éa ll ciers <.l e Ro ubai x, il d ém ontrcr qu 'oll II C pouva it p lu s hésiler .. . Clallù e ent en da it
d'une o reill e di s trail e ... P e u lui importaient Lous ccs
d éla il ll ... L ' irr:pa rabl c all ait. s'accom plir ... Ellc dev rai l sc déraire de ce ll e vi ei II c m a isOIl dOllt e ll e
upereeva it le toit rORe, parse lll é dc lacl le!! de m ousse ,
cnlrc Ics bran ch es des lil as vo isin s .. .
- Quand devra i-j e rem bo ursc r ~ ha sa rd a-l -cl/e ,
enCin , interrompa nt rI ' un ges le brr f P a nt o i ~ qlli ne
s'arrêtait plus de pérorer .
-- Messie urs Villc in c l Cros m cl' d és irefl 1 tOllc h er
le urs ("l'ra n ces le 1 er oc to brc proc h ain ... P assé ('c
délai, il s agiro nt. ..
�1':1.1;1'1 NE'l"fF.
11
- Le 1 er oc tob re 1...
Claude seco ua la tête, toute pe nsiye . .. On était, en
dfet, a u :1.0 ao ût, il ne res ta it plus que quarante
j o urs .. . Après , ce serait l'in connu 1. ..
Ah 1 certes , Claude n 'a vait pas peur de l'avenir ;
avec les quelques pau vres écon o m ies qui lui r c~
taien t, ell e comp tfi i t sc fi xer II Pari s, imm ense crc uset où vi enn ent se fo nd re tant de mi sères humain es.
h ile sava i l l 'A n g lais, e lle parlait co uramm ent J' All em and c t l'Espag nol, aussi espérait-elle po uvoir tro u\o cr assez rapid em ent une situation Cil dépit de la
crise touj ours si d ure ... Courage usement, ell e affron terait la tempê te, ell e trava illerait pour ass urer l 'éduca lion de ses deux n eveux dont ell e entend ait en core
li Ge m oment les cri s j oyeux. Ce serait péni ble, peulètrc, m ais la connan ce qu 'ell e cOll serva il cO lÎte que
co flle en la Pro vid ('fl ce lu i pe rm e llra i l de tri ompher
de lous ces obstacles . ..
Ce pen dan t, vendre le Chalet, c'é tait po ur Claude
h\ suprême am ertllme, l ' infortun ée ne pouva it sc faire
Il la pe nsée que cette vieille m aison pût paRser entre
des main s é trangères . . . Tout en éco utan 1 d 'un e oreill e
di straite les expli ca tio ns dé taill ées que lui prodig uai t
Pantois, il lui se mbl a it rvoquer les silhouettes ùe ses
cherl' di sparus, pa rcourant ces all ées , évoluant a utour
de la ch èr e ùemeure . .. El. m ôme, cli c croyait surpren dre sur ces vi ·ages que le tem ps ne lui ava it pas fa it
() ubli cr , ull e expression de désa ppro ha ti on .. .
La j eun e fill e passa la m ain sur so n {roll!. Déc id rment, ell e se croya it vic time d ' un atroce ca uchemar. ..
~5é plr
{>c
de tous re ux qu 'ell e ai m ait, seule all m onde
avec Pierro t cl J anine, dev rait-ell e abandonn er [>0 111"
to uj ours re se ul co in de terre qui la raUach;ll Il re
1<01 du Bourbonll ais qui l'ava it \o lle naître ...
- J c p(' n ~c
qll C VOli S ponrre7. traiter [1 ~o ix " a nt c
mille fran cs ...
�12
'rANT1NE'rTE
Si l'imagination de Claude vagabondait ailleurs,
Pantois n'abandonnait pas son idée, il voulait profiter
de l'élat d'abattement profond où se trouvait plongée la jeune fille pour la convaincre el concl ure dans
Je pl us bref délai l'affaire qu'il avait en vue ...
- Soixante mille francs, c'esl bien peu 1 opina
en fin l'infortunée ...
- Evidemment, .ie sais bien, répartit le faux bonhomme ... Celle maison vous esl. chère, elle vous rappelle de bientouchanls souvenirs ... Pour ma par·t,
j'ai le coeur brisé de meUre en ven le une propriété
où j'ai toujours été reçu en ami ... Vos parents me
1rai laien t presque comme si j'étais de la famille ...
~1ais,
hélas Iles temps sont durs cl nous contraignent
à écal'ler toule considération sentimenlale ... Les souvenirs n'ont de valeurs que pOUl' nous-mêmes ...
L'acheleur qui m'a déjà adressé des propositions coneernall t une ven le évelliue ilc du Chalet m'a fait
constater non sans raison que la toi turc se trouvait
en mauvais état et nécessitait unc réfection urgente;
de plus, Jes chêlleaux son t fi rrparer ; le pui Is est
lout près de la maison, mnis il faut conduire l'eau
ùans la demeure" même ... Somme toule, il y amait
nu moins pOlir une quarantaine de mille francs de
r0parations :1 effectuer avant d'en lrer en jouissance ...
Claude ne répondant pas, le labell ion insistait :
- II est inulile de vous dire, ma chrre Mademoi&elle, qlle j'ai défendu vos illlérêts avee le dévouement que j'ai toujoul's déployé pour tous les vôtres ...
Si vous avez besoin d'un appui, vous savez que vous
pouvez compler ahsolurncnt sur moi ...
-.Te VOliS remercie, mOllsieur Pan lois, croyez
que je sliis ld~s
touchée ...
(Jo éclair fit réliller les regard s du pelil homme;
désormais, il pouvait considérer l'affaire 'omme faile.
11 manoeuvrait Claude le plus aisémenl du monde;
�'l'ANTINE'l"l'E
13
la venle du Chalet ne con stituait plus maintean l
en tre eux qu'une simple formalilé ... Convaincue de
la nécess il é de ce l ullill1C' sacrifi ce, la jeun e fill e apposerait son paraphe su r l'ae l.e, san s nourrir la moindre
.n rière- pelJ sée à l 'éga rd du n olaire .. Alors, il pourrail
engager un e aulre parlie, celle qui lu; pcrmettrait de
co nquérir le CŒur el la main de son i nforlunée cl
si jolie clien lc ...
Pan loi s sc ful ellcore altardé à discu ler, mais
Claude l'inlerromp il d'un ges te . ..
- Si VOliS n'y voyez pas d'inconvé ni ent , nous reprendron s cet le conversa tion un autre jour ... Pour
le momen t, j'ai besoin d' être seul e. En dép it de la
situation, j'espérais touj ours ...
- Je comprends 1. .. .Je comprends 1. .. Il vous est
douloureux de vous habiluer à celle idée 1. .. Mai s,
vous pouvez compter sur mon enlier dévouement...
Je verrai M. Alexandre Hobert, notre aequére1lr, ct
ie reviendrai vous r endre visile dan s une huitaT"~
_ .
Nous nous arrangerons alors de fa çon définitive au
suj et du prix 1. •.
Et comme Claude sc leva it pour Je reconduire jusqu'à la grille du jardin, le petit ll omme suren chérit:
- .Ie ne voi s pas d 'au lre mo yen de VOLIS lirer de li'!
'-1 Je sa li sfaire aux exigenres de MM . Villain cl. Grosmer. .. C'est le cœur bi en g ros quc j e Ille vois conIraill t de vous donn er cc co nse il. ..
Troi s minul es plu s lard, la j eune fill e s'e n r evenait.
solitaire, landi s qu e Pan loi" s'éloi g nail sur la roul e,
d'un pas déc idé. TOllt autour d'elle s'élalait le m agnifique décor du jardiu-pare, sur les corbeilles des pelouses, les /l eurs plaquai en t leurs tach es multicolores , des papi lion s voltigeaicn l, un écu reuil cxéculait Sur 1111 grand sapin t.out proche un e gym llfl sli que des pliis compliqu ées; pourtant, Clauùe, indifférenIe :', loul cela, !\e senlait toujours en proie il un
�l·rOroml accahlemen l. .. La malheureu'c Il 'cn pouvai t
plus douter maint enant, c'l\lait l'effondrement, le départ procharn de cc pays qu'elle aimait et où el le
avait été si heurellse. Peu lui importaient les détails,
Ic fait demeurait là, brl\.lal, inévitable.
- Tnnt.inelte, nous donl
e ra~-lu
il goûter ~ Nous
avons faim.
L'apparition dc Janin" qui accoura it il toul , .
jambes, aussitôl. suivie de SO li frèrc, vint arracher la
jeune fille ;\ ses amères réflexion s, eommc la peti tc
venait s'arrê ter tout près d'elle, elle la prenait sous
les ai sselles, la f>o ulevait cl. plaquait SUI' ses j oues
d e l~
bon s hai ~Cl·s
...
L'cnfant avait s urpris lc pli souciellx qui ba/Tait
le front de la jeulle fille.
- Qu'est -cc que tu as donc, Tantinelle P Tu n'cs
pail drlns 101l assiet te P
- C'est vrai, insi slait Pienot, qui s 'arrêtait il SOli
Lour ct observait Clauùe avec une allention inquiète,
tu ne souris pas comme d'habitude, Tantincllc 1.. Tu
Il'es pas sO llffrunte, RU moin s P...
- Mail' non, mes chéri~,
jc ne sui s pa s souffrantc' 1
Su ivcz-fIloi jusqu'il la cuisine, Nlélallie vous dOllllCr;!
;1 goûter ...
- Elle IlOUS fera des tartincs de confiture de
t'roseilles que nou s aimon s tant il demandait Janine .
- NaturcJlcl1lenL ... De!! tùrtin's de ('0n(i lure de
;..! ro ~e i Iles 1...
La fill ette ballait joyeusement ùes mains ct Claude:
s 'efforçait de sourire, touLefoi s 10 jeune garçon ~C 1lblai t pIns .préoccupé CJue sa soeur de l'attitude de la
jeune fille, tandi s qu'il s s'en revenaient Lou s les troi H
vers la mai son, il hasarda :
- Tan linette, lu me caches qnelque hose 1.. ·
Monsieur Pantois est venu t'apporter do mauvaises
Iiollvelles 1...
�'l'ANTINE'l"l'E
15
- "Ion Dieu, qu'est-cc que tu vas imaginer là 1
pl'Oleblu Claude ...
- Je n'imagine rien, TantineLLe ... Mais ce Pantois
est uf! méchant homme ... Je ne peux pas le souffrir ...
El puis, d'ailleurs, il est si laid 1. ..
La jeune fille parut surprise par l'animosité que
manifestait à ce moment son jeune eompagnoll ...
- En vérité, je ne vois pas en quoi Monsieur
Pantoi~
pounait vous parler ombrage, c'est un vieil
ami de noire Camille, il a connu les grands parents,
11 a vu grandir t01\ père ... 11 nous a toujours porté
un intérèt affectueux ...
-- Tout ce que je constate, rétorqua Pierrot, c'est
que, depui s des moi s, il ne nous appol'le que des mauvai ses nouvelles qui le font pleurer ... Pour que tu
sois triste, il faut certainement qu'il ait fail encore
des siennes ...
-- C'est très vilain de parlel' ainsi des gens ...
N'est-ce pas le devoir de Monsieur Pau tais de nous
metlre aillSi au courant... Mais, va goOter, mon chéri, lu es enrorc trop jeune pour ['occuper de toutes
ces choses 1. ..
Le jeun' garçoll s'éloigna li regret ; prenant sa
St Ill' pal' la main, il rejoignit la cuisille. La vieille
Mélanie ùlait là, ce lle fidèle domc tique, sc trouvait
depuis plu s de quarante ans au service de la famille
Charmeil. Claude l'avait gardée auprès d'elle en dépit
de tou le cliangements qui s'étaient produits dans
sa si luaLioll ; loutefois, ce soir-Ill, la jeune fille se
sentail le cœur serré, pendant que se regards s'arrl!taient sur la fidèle servante au tablier de laquelle se
cramponnait Janine, elle e disa it qu'il lui faudrait
la congédiel' bientôt, ellc aussi, son état de forlune ne lui pcrmettrait pas de la consr\'l~
Ù son scrvice et de l'emmener dans la capitale ...
Salis doute, Mélanie surprit-ellc à son tour la mé-
�16
'l'AN'l 'INE'l"l'E
lancol ie profonde qui assombrissai t les r egards de 1<\
j eun e fille , car ell e décla ra :
- Ce t oi seau de m a u vai s a ug ure pouv ail, bien rester ch ez lui 1. ..
Claude par ut s'étonn er de l'animos ité qu'exprimait
le ton de la brave fem me .
De qui pari ez-vo u s, Mélani e P ha sar da-I-e ll e.
- Ma is de ce m audit ta helli on, pa rdi 1. .. Dall s
lo ul le p ays, on sail bie n qu e c'es t le r o i des flibu stie rs 1. .. J 'a i bi e ll souvent d it m a faço n de pcn ser ;1
son suj e t à Ma dam e Ch arm eil c l ;\ vos pa uv rcs par e lll ', m a is il s fai ~a i e nt la so urd e oreill c , m e trailallt
de so ll e e t de g rogn o llll e ... Cr oycz- mo i, des gell s
comm e ça , ils m e fOll t pcmicr au x sa ll gs ues ... li s
pl'c nn ent pl a is ir à su cer le san g des a ulres 1. ..
- . Vo us Il'ê tcs pas eharilabl e, Mélani c 1. ..
- Et j c n c s ui s pas la se ul e n pe n ser ain si da n s
le pays , poursui vit la vi e ill e h o nn c d'lin ton ]JOUITU ...
\ lai vo us a vez Lou un band ea u sur I C$ ye ux: dOlls
vo ire famill e 1. ..
To ut Il m aug réa lll , Méln1li c co up nit des la rtin es
da ns ull e a ppé ti ssa ll te mi c hc de pa in, c t é talail avec
.ln e c llill c r I1 I1C co uch e (~ p a i sRc
de co nfitllrc de g l'o·c ill es . Dr,Ft , .f nllin c s' lIai t e m pa rée de l ' 1111 C d'cli cs c l.
l'alluflu a it ;t , bc ll cs dc nls, SU II S s' inqui l\ lpr dll s irop
1{lIi co ula it, lui e m po urprant lcs lèv rcs c l les jOl lCS.
PiCl'ro L a ll cn da it impa li emm clll '0 11 lour .. ,
E l vo il !l quc, lo ul ù co up, III dOlfl cs lÎCl1lC s' inI CITOlll l' il ri e bo ugo lln e r, U/1 g ro nd cm c llt sourd vcnait dc sc
fair c enl c ndre ... Lc vi sage dc .JaHin c Re co nlra c lo
so udain, s' intc l'I'ompa lll dc m nn g-c r, c li c s 'e n fut HC
bl o llir t'onl re Cla nd c :
- JI IOIlI1 C, Tan Lill c ll c 1. ..
P ie rro l Il e ~cm
bl a i 1 g UI' J'!! p l li S r as.' uré fl l1 C ~a
j C II Ill' ~(l'U
I ', 1 '11 11 (' 1 l'an lre avai('lll C il l' frc l 11 11(' [Wil l'
ilt
(' I ~C
dc l 'o J'ngr ...
�17
TAN'l'INE 'I"l'E
- Il va cerlain em ent tomber de l 'eau tout à
l ' heure , hasa rd a Mélanie, regarù ez com m e le ciel es t
noir du cô té de Montmarault ... Mau vais sig ne 1. ..
D'a ill eurs, cc n'es l pas é tonn a nt, depui s cc m a lin ,
il fa il un e ch aleur éfou ffante 1. ..
Les deux enfanf s se mbl aienl de plu en plu s alarm és , aussi la vieille bonne, sur un sig ne de Claude ,
s'e mpres a d 'a j outer pour apaiser leurs in q ui études :
- Tran q ui Il isez- vo us, m es chéri :;, la fo udre n e
tombe j a m ais sur les enfants sages 1. ..
Les r oul em ents du tonnerre se rapprochai enl de
plus en plus, le c iel se co uvrail rapid em enl de
g ros . nuages n oirs ; déj À, ù l ' horizon, enLre les
g rands arbres du j ardin, des éclairs d échiraienl les
nues ...
- Allo ns, venez d an s la sa lle ... J e res ter ai aup rès
ùe vous . ..
CeLLe fo is, les dellx enfa nLs sembl èrenl m oin s inqui ets.
- Avec Lo i, TanLin ell e, n o us savons b ien que n ou s
n 'avo ns r ien à cra indre 1. ..
Hllti vom cnt, la j eune fille s'empressa d 'all er hercher les j ouj oux que ses n eveu x ava ienl aban donn és
dans la c harmille , pui s e ll e s' ccn pa , avec Mélani e,
de fermer· oig neusc men l les fenê tres ... L 'ornge ap proc ha i t, de g rosses go ull es de plui e co rh men ça ien t
dc t.omher, dans les cours cles ferm es vo i in es , df'
femm es appela ient leurs po ul els .. . L 'a tm osp hère devenait d e plu s en plus lourd e .. . P as un souffl e d 'a ir
qui vi nt r a fraîchir la température ..
Quelqu es mi l) utes s'écoulèr enl encore, p ui s, un
éclair aveug lant stri a le ciel, l 'orngc se déc haîn ait
I\Vee un e ex frêm e vio len ce , les g r and s sapin s pen cha.i en l c l pli aien L sou s les nllaqn es de la bourrasque,
la plu ie c t le g rés il ven a. ienl tam hou rin er co ufre les
vitres ..
2
�11>
'l'A N'l'I NE'l'TE
Tantinetle 1 La foudre ne va pas lomber sur
nous, au moins P...
- Mais non, mes chéris, puisque vous avez ét é
très sages 1...
Claude serrait conlre elle les deux enfanls qui
é taient yellUS sc réfu gier sur ses genoux ... Elle les
aimait . ses petits, absolumellt comme s 'il s eussent
\ité les sien s ... A la se ule pensée qu 'il s pu ssent se
trouver en diffi c ulté, ell e ne pouvait réprimer un frémissem ent : tandi s qu'ils continuai cnt il demeurer
immobiles, trcssa illant à chaquc nouvell e déflagrati on, la j eun e fill c se sentait plus que j aolai s résolue
é\ poursuivre pOlir eux son existence, toute de renonec melll c t de sacrifi ce c l à affro nter la tempête qui
s'ann o nçail plus lel'l'ibl e encore que la bourrasque
qui sc déc haînait ac tuell emenl sur la région ...
CIIAPITHE Il
Quand vint la nuit, la plui e n'avait pas ccssé dc
tomber . Co mme de coulum c, un c fois lc dîner ach evé,
Claud e s 'en ful couc her les enfa nt s, les g rondement s
sourù 3 du tonnerre qui sc succédaienl en core à interva ll es il'l'ég uli er's empêchai ent le::! pelits de dormir ... Pierrol affec tail la bravoure cl l'indifféren ce,
m ais Tanline ll e surpren ait tt ln dérobée le pli am el'
qui pin çai 1 Res lèvres cl les regard s dfarouchés qu 'il
hasardail parfois e n direc tion de la f e n ~ t re pourtant
IWl' mt; tiqu('.ll1c l1l ferm ée.,.
�'l'ANTINE'l'T:E
19
Enfin, le bOllhomme de sa ule pas a ct le so mmeil
vint clore les paupières de J anille ct ùe SOli frèrc ;
l'assurée, Claude rejoignit la pi èce attenante qui lui
se rvait de chambre; de son lit, par la porte demeurée
grande ouverte, l'orpheline pouvait apercevoir les
co uehet les de ses n eveux ct les rass urer de la voix,
le cas échéant. ..
En quelques minutes, la jeune fille sc coucha à son
tour, Maintenant, se sentant rass urée au sujet de
Ses deux protégés, elle s'abandonnait fi la rêverie,
les paroles que lui avait adressées Pantois au début
de sa visile lui revenaient constamment à la mémoire.
Le sort en étail jeté 1 Vendre le Chalet 1.. , Il fallait
vendre le Chalet 1. ..
L'infortun ée pouvait mesurer mainlenant lout cc
que sa situation présentait d'an goissant ct d ' incertain... Naguère, elle eû L pu espérer se mari er, elle
avait ulle dot fort coquette, les malheurs qui s'étaient
~ uc ces
ivemlt
aballus sur les sien s et surtout l'ahanùon presqu e lotal de sa fortun e pour désintéresser les
créanciers de la défunte fai sa ient s'éva llouir toutes
~ es
espérances ... Qui cût voulu dorénavant épouser
une malheureuse san s fortune ~ ..
Pourtant, bien so uvent, Claude avait rêvé d'un
foyer qu'ell e poulTai l fond er, cl 'un époux qui l'aimerait tendrcment, mai s, h élas 1 celle perspective si
longtemps ('uressée devenait ùésormais impossihle ...
En acceplant de servir de seconde mamall à ses deux
lIoveux, la j eune fille s 'impo ail \In vér'itnble renoncement. Adieu les hell cs perspectives ébauchées quand
elle avait vingt an s; maintenant, clio ne devait plus
nourrir qU'Ulle unique pen sée, qu'un seul désir, se
dévouer entièrement fI Janine c t ù Pierrot... Toute
sa vic, elle se voyait condamnée à demeurer vieill e
fille ct malllall tout il la fois ...
En l'Bill, r:lallde ~'cf
fol'
çai
t -d
le
de dormir ... SO li
�20
'1'ANTINE'I"l'E
angoissanle siluali on sc représenlait sans cesse il son
espri t enfiévr é. Sans succès, elle chercha i t à trouver
un moyen d'éviter ou de retarder la vente, elle n'en
entrevoyait aucun ... Celle éch éa nce du 1 er oc lobre,
red outable entre toutes , semb lait défin itivem ent marquer le terme de celle existen ce au Cbalet au milieu
de ce décor c t de toutes ces vieilles choses qu'elle
;:,rfeetionnai 1•••
Pendan t combien de temps Claude demeura-t-elle
ainsi absorhée il Elle ne s'en ]'endit pas compte . Les
heures ct les demies con tin uaie n t de sonn er il la pendul e voisine, san s qu'elle y prît garde, le cœ ur élreint
par un profond cha grin, elle s'abandonna bi entôt à
sa douleur, les larm es coulaient, abondantes, sur ses
jcues, ell e lai ssa it éclater sa peine ..
l\Iais voici que, so ud ain, la jè un e fille sc redressa
~ ur
son séa nt ; au dehors, les rufal es sc succéda ient
toujours aver 1lne extrême viol en ce; il lui avait semblé sl\l'prend re , domin ant le ronfl eme nt d1l vent, un
étrange gron dement qui se rapprochait de plus en
plus ...
- C'est bizarre, sc dit l'infortun(-e, en se tamponI) a nt les yeux avec son m ouchoir cl en prê lanl
anx ieusem ent l'ore ill e ... On dirail qu'il s'agit I~ d'un
v]'omhi sssem en 1 de m ote ur ...
Le hruil atlgmenl ait ... Arrachée ;'\ Sil tri s le médilat.i on, Claude se décida 11 sali 1er il bas de sa co uche
el il I. asarder un coup d 'œ il :'\ la fellêtre ; sa n s sc
~o u c i er
de la b.ise qui lui cin g lail le vi sage, c lic
éea rla les volets c t sc penr,ha légè rem ent au dehors ...
Oc g ros nuages somb res eo nlinuaien t de passer
dan le ('icI. Imprécises, les si 1honellcs des sap in s,
des hrtl'es pourpres cl des ml1T
on nl( ~ r s sc détachai en t,
ln plui e tombait par inl ermillen ce . mais Claude ne
sc sou cia pas des goulles qui venaient lui mouill e]'
le front. Le ronflement qui avail alliré son allenlion
�'l'AN'l'lNETTE
21
se rapprochait, et bientôt, une excl am a ti on lui échappa ... Dans la nuit, à peu de distan ce au-dessus du jardin, elle aper cevrait un e lurnière semblabl e à une
étoile filante . ..
Claude comprit bien vile qu 'il s'agissait là de
l'avi on dont ell e avait entendu le m o teur, l'appareil
vol ait maintenant à peine à cinquante m ètres du
sol. ..
- Mon Di eu 1. .. Mais il es t désemparé 1... Il va
tomber 1. ..
Les yeux ag randis par l 'effroi, la j eun e fille di scernait m aintenant assez nellement l 'avion. Son inquiétude s'affirm ait si g rande q u 'e ll e n e se retour na pas
pour rega rder les deux enfants qui , réveill és en sursaut, s'aventuraient, pieds nus, jusqu 'à sa chambre :
- Tanlin elle P Qu e se passe-toi! donc P.. • J 'ai
peur 1. .. dit Janin e.
Pierrot, de so n cô lé, ne sembl ait g uère plus rassuré ...
D'uu ges te instin ctif, / Claude allira co ntre elle ses
deux neve ux qui observa ien t anxieusemen t le ciel. ..
Il s voya ient l'appa reil, eux auss i, c l le jeun e gar çon
He put s'empêcher de s'exclamer, oubliant ses appré·
hension s :
- Ça y es t 1 il va lomber 1. ..
L'appareil piquait du nez en effel, le point lumineux poursu ivai t une parabole dans le ciel sombre ;
s'éearlant fJuelque peu du Chalet, l 'avion sc diri gea it
m aintellant vers la forêt de Vac her esse, distante do
moins de cinq cenls m ètres à vol d 'o iscnu .. .
Penùan t quelques i nslants enco re, le lri o s'attarda
immohil e, fi la fenêtre, pui s un cri échappa à Claude :
- Mi séri cord e 1. .. JI tombe 1. ..
La j eune fill e avait dev in é juste, en effet, emporté
pal' la bourrasque, l'avi on s 'effond ra it en pl eine forêt. Claude le vil di sparaître derrièr e la li g ne sombre
�22
TAN'l'lNE'f'f E
des frond a ison s, puis une g ra nde lueur s'éleva d an s
le r iel, une dé ton a tion sourde r e tentit :
- Malhe ureux ! g romm ela la j eune fill e:" Il s sont
p erùus 1.. , Le m o teur vient de sa uter 1.. ,
Les ùe ux. en fa nts p leur âient éperdument mainten ant, ma is Clau de s'emp ressa it de les r econduire i't
leurs lits, pui s de s' habill er à la hâ te , Mélanie m ontait préc ipil a m me nl l'escalier, pui s, apparaissait sm '
le se uil de la p orte, rocasse SO II S son bonn e t ri e
Il ui l.
- Madem oiselle a v u 1.. C'es t épou va nta ble 1..
-- Vous r esterez aup r!!s des enfants .. . J e va is voir
avec les Guill aumin 1
Les Guillaumin é la ient les p rop riétaires de la ferme
voisine, aussi Claude s'empressa-t-elle de se ch ausser
cl de s'élan cer a u de hor s sa ns se sou cier des ap pels
'1ue lui adressai ent les p etits, La pluie ava it cessé
quand cli c s'aventura a u dehor s, les nuages qui en·
com b ra ient le ciel p eu de temps a upa ravant, s'effil oc haient m ainten ant e t la issa ient e nlrevo ir des pan s de
:: icl é to il é."
Claude a LLeig n a it la g rille qua nd elle aper çut des
silho ue Lles qui ap proch aienl , des paysan s munis de
la ntern es, s'éloignant C il toule h â le dan s la direc ti on
de la for êt...
- Vou s a vez vu , m adem oise ll e 1.. Il s son 1. tomhés
il m oins de e inq ce nts m ètres 1. "
- L 'appareil doit hn~l
e r 1.. Voyez ce lle Ill eur enlrc
les a rb res 1...
- Il faut a bsolum ent portel' secours i't ces m al·
he ure ux 1.. .
E t la j eune fill e de se m ê ler au g roupe qui s'é lo ig n a it ~ Lrave rs un c hemin boucu x qui perm eLLait
d 'accéder ra pidem ent à Vnch el'folsse ; dcva n t ch aque
nouvelle m a ison que J'o n a Lleig n fl it , des o m br es app ar aissaient , il s étaient m a inl en ant un e trentain e, il
�'l 'ANî'I NF.T'l'E
23
demi-vêtus, mais tQUS animés du m ême désir d'arracher les aviateurs à la morl. ..
Pourtant, Claude, tout en marchant, ne se faisait
pas d'illusion, le pilote et son compagnon, en admettant qu'il s fusse nt deux, étaient irrémédiablement
perdus. Il s avaient trouvé la mort au cours de la
terrible explosion . .. On ne découvrirait que des débris
informes. Le coellr de l'infortunée se serrait en songeant à la scène all'oce qui devait sc déroul er dans
quelque fut aie de la forêt loute proc he ... JI lui semhlait voir les naufragés de l'air s'efforcer vain ement
d'éch;lpper au brasier .. .
la course se poursuivait, éperdue ; le g roupe
~' ac e l' o i s ait de plus en plus qu and, tout à coup, Guil l.aumin, qui avançait un des premi crs, s'an'ClIa, c t,
ctendant le bras vers sa droite, en direc tion du Cha let: .
- Hegardez, les gars 1. .. Là-bas, dan s le ciel 1..
Tou:! aussitôt ùe s 'anêtcr ct de lever la It' te, des
e~ c l~mation
s étonnées partaien l. .. Un poin t qui grosglssalt rapid emen t se détachait S lll' le ciel. ..
Les paysan s se trou vaiellt rédu i Is aux seules conj ectures, quand Cluude, qui a va it rer :ré le point en
question, déc lara :
- Pas de doute 1. .. \1 s'agit là d ' un parachul e 1. ..
- Un parachute P...
Guillaumin et ses compag nons s'immobilisèrent,
bouches bées ; pour la plupart il s ig noraient ce
'1Il
é t ~ it
un parac hute ; toutefoi s, Cl aude ne perdit
pas Son temps ù leur fournir' des expli cation s, dans
le .eiel devenu plus clair, ell e voyait nellement l'appareil qui descendait; an-dessous dl! cercle sombre que
traçait le parachute, un e minuscul e silhouette appal'aissait. celle de l'homme qui avait confi é on ex istence il l'eng in ct qui allait a ll errir quelque part,
fout près de là, où l'emporterait le vent .. .
�24
'l'ANTINE'l''l'E
. Et Claude imaginait facilement le dl'ame qui venait
de sc jouer, l'angoisse qu'elle éprouvait tout à l'heure
au sujpl des aviateurs qui venaienl ùe lombel', s'apaisait. A n'en point douter, le pilote avait sauté, abandonnanl son appareil avant que cc dernier ne piquâl
vers Je sol..,
- ~as
d'erreur 1.. JI va lomber S Ul' le Chalel 1...
Un e profonde hésitation sc manifestait parmi le
groupe qni sc sépara bienl.ôt en deux, landis qu'une
vin g taine de paysa n s poursuivaient en toute hâte leur
COUrSl\ vers la forèl, Guillaumin ct llne vingtaine
de gars so lides reOuai enl vers l'h ab itatjon, précédés
pnr Claude .. .
Toul cn marchant, la jeune fille ct ses compagnon s
ne pcrda ien t pns de vue le parachute, d'aucuns agiIni enl leurs lant ernes pour indiquer au mnlheureux
rescapé qU ' lIlle vaste prairie se trouvail lont près de
là où l';) tteni sage lui se rai l facile ; Lous ces braves
gens ig noraient combien leurs signaux s'affirmaient
vain s; l'homme qui riait en cc momenl emporté par
un venl assez violenl demeurnit impui ssa nt à sc diriger ; il tom bel'a il là 0\1 l 'enlraîncraien t les caprices
des élémen ts ...
Le g roupe atteignai l la gl'i Ile quand \ln fracn s de
bran c he cassées sc fil entendre ...
- Celte foi s, ça y 'st 1 cria Gu ilIanmin... TI est
tombé SUI' le ma ss if de sapins du Chalet 1...
En qllclques ill slants, Claude ,t ses ompagnons
s'introullisir'ent dan s le jardill. Ali faite des arbres, il s
virent 1101ler ct sc balancer pendant une minute une
forme impréG i!;e qui s 'uballÏl II so n Lou\' cl s'accrocha aux bl'élll Chcs .. ,
Cluude patau gea it dan s lu boue, l'cau pénétrait dnns
ses c hau ssurcs ; Ile ne s'c n souriaiL pourLant pas.
Entl'aÎllallt dcrrirl'c clic Guillaumin clIc allait droit
ail muss if où venait de sc produire la chille:
�'l'ANTINETTEl
25
Allenlion 1 Il est là 1 s'exc lama enfin le fermi er
en brandi ssa nt la lanterne qu'il portait depui s un
moment. ..
La jeune fill e c l ses voisins s'empressèrent de rcgarder dans la direc tion que leur indiquait Gu ill aum in,
ils aperç urent bientôt un e silhouelle qui sc débattait
au milieu des branches, en même temps, une voix sc
fai sait entendre :
- Au secours 1... A m oi 1.. .
- Courage 1.. . On y va 1.. . repartit aussitôt Guillaumin ...
Puis, avisant un grand gai llard qui sc tenait auprès
de lui:
-D is donc, le ga rs Picot, lu es un hab il e grimpeur ... [1 faut tircr de là ce pauvre garçon ...
La situation de l 'aviateu r s'a ffirmait à cc momen t
parti culi èrement critiqu e, le parachute J'ava it enlraÎli é vers les arbres, retenu pflr sa ce inlure de cuir
so lidemen t ass uj etti e aillour dc sa lai Il e, il s'é tait accroché :\ ulle branclle qui sc trouvai t fi a portée, cl,
maintcnan t, il allendait, sc halançant, suspcndu dans
le vide ...
- Courage 1 cria Claude ... On va vous sauver !. ..
Les hurl emen ts du vent qui reprenait de plus bell e
co uvr irent les paroles de ]a jeunc fille; aloI' , sans
manifesler la moindre hésitation, Picot sc débarrassa
dc son g ilet ct commença de gr imper le long du tronc
du sap in ...
La malloeuvre qu'entreprenait le paysan n'était pas
sans danger. Immobil es, comprimant les hallcments
de leurs cœurs, Guillaumin ct ses voisins Je regardai ent monter; il Ile rapprochait Icnl ement mais sCtl'omen t de ri I1connu, qui demeurait suspendu cntre
ciel ct terre ...
Durant un court moment, les ass istants sc sentirent
en proie à un e terrible angoisse ... L'aviateur, ù bout
�2G
'l'A NTINET'l'E
de forre, pouvail, en effet, abandonner d'un in stant
à l'autre son appui et se fracasser sur Ic sol ...
Par bonheur, l'audace ct l'adresse de Picot empêchèrent l'affreux accident de se produire; le paysan,
s 'arman t d 'énergie, réussit à atteindre la haute branche du sapin au moment même où l'infortuné, incapable de résis ler plus longtemps, allait lâcher
prise ...
- Laissez- vous tomber sur moi 1 commanda le COllrageux: garçon ...
- Ma ceinture 1. .. Il faut d'abord couper la ceinture /.._
Au ri sque de se rompre le cou, Picot s'approcha
du rescapé ; pendan t quelques secondes, ses doigts
tâtèrent la ceinture ùe cuir qui demeurail étroitement aUnchée autour d e la taille du malheureux ;
s'armant de courage, il réussit à la dénouer; enfin,
passant SOli bra s autour du corps de l'inconnu, il
l'attira li lui ...
lIal elanle, Claude suivait les évolutions dll courageux Ilal·çon. La scène qui sc d éroulait en cc moment
sous ses yeux ne manquait pas d'ê tre parliculièremenl
impress ionnante. A Ja lueur vacillante des lanternes
que brandissa ient ses compagnon s, elle apercevait les
deux silhouettes de Picot ct de l'aviateur . Dix fois,
clic put crair,dre que le paysan n'échouât dan s sa
tj!n tative, dix foi s, cli c se reprit li espérer ; enfin,
une exclamation de joie lui échappa CJuand elle l'aperçut qui redescendait.. Dix main s sc tendaient vers lui
pour le débanasser de son vivant fardeau ...
Enfin, tant bi en que mal, l'in co nnu Iut déposé SUI'
le sol détrempé; au pr-emier abord, Claude pul s'as·mrer qu'il s'ag-issa it en effel d ' un aviateur, il
arborait un casque de cuir, muni de Illnelles , une
combinaison toule so uill ée d'huile Je revê tait. ..
Remerciant cl 'un gesle son sauve teur, le rescapé
�TANTINET'l'F.
voulut se lever, mai s bientôt son vi sage sc eOnlI'fl CIIl
dQuloureusemen t.
- Pas de chance, balbulia-l-il... Je crois bien CJue
je me suis fra cluré la jambe gauche ...
A deux reprises, l'infortun é s'efforça en core,
avec l 'aide de ses voi sins de sc remellre sur pied,
Une lan cinanl e douleur le conlrai g nil à s 'immobiliser ...
- Imbécile que je suis, grommela-t-il... Pas
Illoyen ...
Mai s Claude n'attendit pas plus longtemps pour
intervenir :
- Vite 1 commanda-l-elle à ses voisin s, qui attendaient, hésitants, lransportez-le au Chalet 1. . Nous
Pourrons mieux lui prodig uer, là-bas, les premier s
oins qu 'exige son étal...
Les paysan s souJ evèrcn t aussitô t l'aviateur ; usan t
de mill e précaution s, il s s'empressèrenl de le tran sPOrter jusqu'ù la m aison, située il une cinquantain e
de m èlres de lù ; pend ant qu ' il s s'éloignaient ain si,
~ e malheureux avait g rand ' pcine à ne point crier, sa
Jumbe gauche le faisait terriblem en 1 souffrir. .. Il sc
Illordait les lèvres, la sueur ped ait sur ses tempes el
venait couler le lon g de ses joues .. . Ali COU1'S de sa
Chute, il s'é lait bl essé aussi à la main droite, le san g
Coulait abondamment le lon g de 8a man che ...
A pein e le groupe eut-il escaladé les m ar ches du
Perron que Mélanie apparut dans l'encadrem ent de
la porte d'entrée. L 'excellente femm e av·ait été alertée
Par' les allées ct venn es des voi sin s. Ell e allait parler .
Mais Claude ne lui lai ssa pas le temps d'adresser un e
Seule questidn :
- Vite 1.. All ez préparer le lit dans la chambre
rouge 1. ..
\' Janine ct Pi errot étaient là, eux aussi, au bas de
escali er ; profil ant de ce que la surveill ance de la
�28
TANTINE1'TE
vieille bonne se relâchait, ils étaient descen dus en
chemise ; le regard inquiet, il s observaicnt lou s ces
intrus. Leurs visages s 'assombl"Îrent quand ' ils aperçurent le visage pâle et défait de l'aviateur qui apparaissait sous le casque de cuir ...
- Mes ch éri s, regagnez votre chambre 1. .. Vous
n'avez que faire ici 1. ..
Tantinetle dut hausser le ton pour co ntraind re ses
neveux à l'obéissallce ; lorsque les deux enfants
sc furen t de nouveau réfug iés dans leurs li ls, la j eune
fill e s'empressa de guider Guillaumin et Picot, qui
avaient soulevé le bIcs é, ] 'un so us les ais ~ e l es , l'autro sous les genoux ct de les précéder vers la chambre où Mélanie s'empressa it de préparer le lit:
- Vite 1. .. Il faut que l'un d'entre vous sau te sur
sa bi cyclellc ct aille jusq u'à Chantelle chercher le
Docteur Fradier 1. ..
Trois cl es pa ysa ns sc présen tèren t aussi tôt. ..
- Un seul suffit. 'l'huizat, vous irez ...
Guillaumin ct ses compagnons s'a ttard èrent encore
pendant un moment ùan s la chambre ; il s sor tirent
bientôt quand il s entencliren l des appels au dehors.
Quelques-uns de leurs camarades qui étaient allés ju squ'à Vacheresse venaion t IOIl!' annon cer' ql! 'jls avaien t
découvert dans la fulaie les débri s de l'appareil. L'explosion avait même provoqué un in condie qu 'il leur
avait fallu circonscrire en toute hâte ; il s s'étaient
efforcés en vain ensuite ci e découvrir Ic corps du
pilote ...
- Le malheureux doit avoir succom hé dan s les
flammes 1 déclarait une voix ...
Pi co t s'e mprcssa it de détromper les nouveaux venns
t;l d 'exposer ù la suite de quell es dramaliques circonstances i l avait réuss i ft rejoindre le rescapé ...
- Mademoiselle VOLIS prie de faire un peu moin s
de bruit 1. ..
�rr AN'rINET'rE
29
Mélanie intervenai t sur le perron et interpellait
sans aménité aucune le groupe qui s'atlardai t devant
le Chalet; tous se résignèrent donc à s'é loigner, attendanl l 'arrivée du docteur. ..
Pendant cc temps, Claude attendait au cheve t de
l'in connu; tout doucement, elle lui avait enl evé le
casque de cuir, maintenant le visage énergique lui
apparaissai t, éclairé de grands ycux noirs. Le blessé
semblait figé de tren te ans, tout au plus, une courte
moustache ombrait sa lèvre; en le débarrassant de ses
gants de cuir, la j eune fille put aussi consta ter qu'il
a.vait les mains ct les ongles très so ignés, une chevalière représentant une tête de Gaulois en toura it son
annulaire droit. Pas d'alliance ...
Toulefois, Claude s' interrompit bien vite de dévisage~
son hôte imprévu . Les paupières du blessé venaIent de s'entr'ouvrir, laisant filtrer un regard, un
furtif sourire éelai ra le vi sage émacié par la souffrance, ses lèvres rem uèrent faiblement e t il murmura
Un seul mol:
- Merci 1. ••
CHAPITRE III
. - Ne parlez pas 1... Reposez-vous. .. Le docteur
vlendra tOl1t fi l 'heure 1
Claude sc penchait, compatissante, nu cheve t du
blessé. A deux repri ses, cHe avait tenlé d'examiner
la jnmbe malad e, mai s la pâleur qlli envahissa it le
vi sage de l'inconnu, l'incitèrent fi attendre le m é-
�30
'rAN'l'INET'l 'E
decin dont l'al'l'i vée ne pouvait tard er maintenant.
Pour le m o ment, la j eune fille sc trouvait seule
dans la chambre. Mélanie s'en éta it allée auprès des
enfan ts. Janin e et Pi errot n 'écou laien t que d'une
orei ll e distraile les conse il s de la Lrave femme qui les
priait de s'endorm ir , leurs jeunes im agina ti ons travaillaient ; il s pen saient au malheureux qu'ils ava ient
aperçu pend ant qu'oll le tran sporlait dans la chambre lout e proche. Pi errot sc lourna it souvent verS
ln vieill e bonne ct hasa rdait un e question, toujours
la m ême :
- 11 n'est pas m ort, au moin s ...
-- To n, mon c héri 1. . 11 Il 'es t pas 11I0rt. . . Il gué
rira 1. .. Mai s , en nlt endant, il fnut dormir, si vous
voul ez qu e TanLinell e soit contente 1..
C'était 1:1 UI1 argument décisif. . . Jallin e c t Pierrol
11 f! voulai ent pa s méco ntenler TalltineUe ; dociles, il s
fermaient les ye ux, mai s le bruit des pa s, les murIllures, les a ll ées ct venues qui sc poursuivaiellt dan s
le voisillage les illtriguoienl terriblem cnt ct les empêchaielll de sc livl"er au sommeil; hi en souvent, enIr 'Ollvran 1 les paupières, e t profitant ùe ce que l\1élanie, toul ell gourdie, ne leur accordait plus la moindre attention, ils hasa rdaient un cou p d'oeil à la d érobée dall la direction de la fellêtre ...
La chute de l'avion avait provoqué IIlIe sen satiolJ
i ntell se aux environs. Chacun a COllra i taux: Ilouyel Ics , devant la gri ll e Ùll Cha lel, un groupe lIombreux:
dieulait; Ull peu plu s lo in , allprl'g du ma ss if de sapins
où éla it vellll échouer le res 'apé, les curieux: sc
montrai ent les débri s du parachute, la vaste surface
de toilc Incérée Cil plusieun; endroits, pendait toujours
lamcn Inbl clTlen taux Lran ches. 1ntari ssablc, Guillau Illin retraçait aux nouveaux YCrlUS les dramatiques
ci J'COll stUII CC du sa uvetage .
Bi c ntôl, un rem ou s se produi s il parmi les groupes,
�'l'AN'l'INE'l"l'E
31
deux gendarmes, alerLés par téléphone, venaient pour
l 'enquête ; après avoir recueilli quelques témoignages
et s'être assurés que le blessé demeurait actuellement
hors d'état ùe leur répondre, il s sc rendirent dan s
la forêt de Va cheresse ct là s'efforcèrent de retrouver
un autre corps, parmi les débris, mai s il s compr
j" ~nt
bien vi te qlle l' hôte du Chalet élai t 1:1 se ule victime.
L'avion n 'emportait pas d'autre occupànt quand il
ô' était écrasé dans la futaie ...
Pendan t que l'on procédait à ces indi spensablcs
constatations, Claude demeurait au chevet de l'inconnu, cc demier s 'était assoupi ct semblait dormir.
Immobile, elle le regardait. L'accid enl qui venait de
~e produire lui fai sait oublier ses obsédantes préoccupal,ions. Elle se sentait intriguée par ccl homme
qu elle avait accueilli de façon si in"pin ée. L'orphe1~e
éprouvait un sentiment de pitié, mêlé de sympatlue, non san s impatience sos ]'egards s'allardaient
SUI' la pendulll, elle espérait. que le docteur ne serait
plus loug à venir .. ,
Enfin, Gui ll aumin vint annoncer t' Claude que le
doeteu[' était là, son auto venait de s'<HTêter devanl
à travers
la gri lle; se frayant rapidement un pa s~'lge
l c~ gl'oupes de curieux, sa trousse en main s, il accouraIt; en peu de temps, il eut allei:nt le pel'l'oll ...
- Voici le docteur Fradier, Mademoiselle 1
ClaUde pOussa un soupir de satisfaction. Le docteur
ét 't
~l
en effel depuis longtemps le médecin de sa famille, elle savait avec quel dévouement cl quelle
~bl\égaion
il s'acquillail de son mélier, parfois si
Ing"ul, aussi s'empressa-L-eHe d'aller à sa rencontre
cf de lui retracer, en peu de mots, à la suite de
II/elles circonstances elle avait héberg-r le blessé ...
Lo docteur écoutait sa ns mot dire, puis, s'approchant i, SO li four du lit, il sc mil en devoir (l'examiner
le bl ess ; ...
�3Z
TANTINE1' L'E
E h bi en, vieu x 1 Ça n e va donc p as P...
L'inter pellé ou vrit les yeux, un peu é lonné de ce tte
cordial e b onhom ie que le doc teur m anifes tait touj ours
à l 'égard de ses m a lades ; pendan t qu elqu es in s tants,
il p arut gên é par le voisin age de Claude , al or s, la
j eun e fill e n 'in sis ta p lu s, ell e q uiLLa la p ièce , laissant
les deux h o mmes cn lê le-à- tête ...
i
P end a nt plu s de v in g t minutes , le p ralic f) l1 s 'a fde lui,
près
n
a
euré
dem
t
tai
é
qui
faira, Guill a umin
dut l' a ider ft plusieu rs r ep ri ses pour so uleve l' 1111
peu l 'avi ate ur ...
- Al ors, d oc le ur ~ s'empr essa d 'inl er roger Claud e
q u i a tte nd aiL n on san s im pa ti en ce dan s le couloir le
di agn os tic . ..
- E h Li en 1 n ous avo ns tout simpl em ent nlle bonn e p e lite fruc ture du Libia r. t 'Iu clques co ntusion s de
m oind re impo rl a n ce 1. . . J e va is Léléph on er ft m OIl
co nfrère Phélip , le chil'1lrg ien bi e n connu cIe Vich y ,
t-! L 1I 0 1lR a ll on s procéde r li la rédu c li on de ladil e fr ae lure. Toul efo is, à l ' heure ac tu ell e, le bl essé a un e fOI'le
te mpéra ture , il se rait imprud e nt de le tran sp orl er .. .
Pui s, co mm e la j eun e fill e a llard nit sur lui un r eg ard inqui e l, le doc lcur s'empr essa d 'aj o ul cr :
- Oh 1 r assurez-vous, d an s p en de temps , vin g t_
qna lre ou qua runl e-huiL h eures , ce la iru beau ro up
mi eu x: ; n o Ire bl essé sc ressent inévita blem ent dc la
commo li on q u'il fi é prou vée . Il l'a éc happé helle 1. ..
- Mais, doc teur , il pouna fort bi en rcs ter là .. .
J e lui prodi g ue ra i 10 lls les so in s nécessa ires .. . N'ou bli ez p as qu e j'ai m o n dipl Ôme d ' infirmi èr e , dc plus
il y a ln Rul our de m o i des bra ves gens qui n e dem a nd ero nt pHS mi eux que de m e seconde r 1..
- .l e n'en a ttend ais pas m oin s de vo ire bo n cœur,
m ademo iselle Ch arm eil 1 Touj ours prê te à vou s dée~ ... El vos dcux ch arm a nl s gosvOller p our les autr
scs P...
�33
'J~ANTIEl
- Mes deux « gosses» se portent il merveille, docteur ... Ils me parlent souvent de vous 1.. Quand il
l'st question du « Toubib n, leurs figures s'éclairenL...
Le visage du médecin s'épanouit d'un bon soudre ; Claude poursuivit :
- C'est que notre Pierrot vous doit une fi ère chandelle ! Ne l'avez-vous pas sauvé quand il avait le
croup P••• Et Janine, avec quel dévouement la surveillez-vous ...
- N'est-cc pas le devoir de lout médecin de veiller
ainsi sur la san té de ses m:llad es , surtout quand il
s'agit des gosses ! Car je les aime, les gosses 1. .. ct
les vôtres, en particulier.
- C'est sans doule pour cela que vous êtes resté
vieux garçon 1. ..
- Que voulez-vous, mademoiselle, )a desUnée l'a
ainsi voulu, maintenant, j'ai les cheveux blancs, i)
est si agréable de s'inquiéler des autres, avant de
songer à soi 1 Si vous saviez quelles satisfactions me
;Irocurenl mes occupalions de m édecin de campagnel
Le docteur ct son interlocutrice interrompirent
bientôt leur bavardage :
- Nous n'avons pas (le temps h perdre ... .Tc téléphone à Phélip ; avec sa Hotchki ss, il sera là dan s
quarante m in utes 1.. Si vou s le permettez, nou s a lion s
lout préparer ... Tout d'ahord, il me laut quelqu'un
pour aller il la pharmacie ...
-- Mélanie est li voIre di sposition, doel.eu .....
Dix minutes plus lard, la mai son tout entière sc
trouvait en effervescence. Claude avait repris sa place
au chevet du blessé que le docleur avait fait déshabil ler, pui s cOllehe)", avuc précaution s . Mainlcnanl, j'i/lfortuné s 'mblait s'arracher ;1 l'étourdi sse ment dan s
lequel il élait dcmcuré si longtemps ploll gé ...
- Si VOIlS saviez combi en je sui s navré dc VOI~
Causel' lont de Iracas, mad c lnoi sclle 1. ..
3
�34
'l 'A N'l'INE'f1.'E
Beposez, ne parlez pas! Le ùocteur l'a expressément recommandé 1. ..
- Dans ces conditions, je serai sage 1..
- Vous me le promellez P
- Parole d'honueur 1 ...
L'incOl1l1u s'effor çail de sourire . mai s sa jambe
blessée Je fai ~a il toujours so uffrir, de plus il sc selltait la têLe "ide, les oreilles lui bourdonnaient, parfoi s sa faiblesse s'affil'lnaiL Lelle qu'il sc sentail S UI' le
point de défaillir. ..
Durant les heure qui suivirent, Claude n'eut pas
le lois ir de sc livrer au repos . Le chirurg iel1 de Viehy
clppelr. Cil toute hâte arriva, c t, aidé du doc Leur Fradior, procéda au !\si Lôt à la r éduct ion de la fra c lure ...
Le hlell. é dut sc ln isser anesl bés iel' en dépit de Sil
,isible répugnance ...
Quand les deux praticiens se fureul éloignés, une
foi s l 'opération achevéc , Claud e vou luL veiller le pati enl. .. En vain, Mélanie in s i ~ ta-Lel
pour la remplacer au chcve t du malh r. ul'CIIX, c li c rcfusa nvec: un e
1 -Ilc fol'c c gue la vieille bOlllle n'osa plus insiste ...
Alors, rés ig née, 'Ile s'ass ura que les deu x ellfan ts, elllin accablés de somm ei l, dOl'maien t pl'ofolldérnCII t,
pui s e ll e regug na sa man sarde ...
Lu nuit ful pénibl-, agitée. Le solei l rtail déj:1 haul
-[ sc ' gais ra yon s pén étraicnt pal' la fenêLre ellIr 'ouver lc quand l'inconnu reprit conseÎelll'C. 'l'olll
d 'o hord, il parul étollllé de BC voir étendu sur 'c lit,
dans ce lle pi èce fJui ne lui élait l'os ramili èn-.
- Ah 1 ~-a,
halbutia -l-il .. . Que m 'esl- il dOll c arrivé il ...
- Ne parlez pas 1... Tronquilli sez-voll s, vous n'a yez plus rien :1 C'l'aiJlUre ... Voulez-vous boire un peu
de ciLronnade ~ ...
- Doire il ... Oh 1 oui 1.. J 'ai soif 1... J'ai lrès
soif 1..
�'l'AN 'l 'IN ,"'l"!'};
Le rescapé éprouvai t ulle i(J)Ir
e~siun
de lall gue ur
illdéHnissable, il voulut r emuer, uue exclamation de
dépiL lui échappa, sa jambe était emprisonnée comme
Jan s un étau ... Une odeur per sistante d'éther empestait l 'atmosphère ...
- Mon Dieu, c'est vrai 1. .. Le parachute 1.. L'atterrissage 1.. Je me souvi en s 1..
.
Peu à peu, l'infortuné rassemblait ses souvenirs, la
silhouette noire qu'il avait aper<'ue à son réveil lui
appara issai t de plm e n plus nelle... Un visage de
rcrume Se penclll:lÏl s ur lui, de beaux ye ux couleur
de noise lie le eOll sid éra ien 1. avec compa ssioll ...
Pendant quelques in slanls, le blessé sc tut. .. Il se
sentait sous le charme, éprouvant un étrange bien t ~ tre,
il cut voulu que ce moment se prolongeâ t indéfinim ent, mais Claude, la première, interrompit sa
Contemp lation ; e lle se leva ct prenant ulle tasse sur
la lable de Huit vo isin e, la r emplit d e citronnade ;
enfin, usant d'jnfilli es préca utions, elle souleva la
tête du pafient ct por lant la la sse;'. ses lèvr es :
- Buvez 1 fil -elle simpl emenl. ..
L'aviateur s'empressa de s'exécuter .. . Il but à petites gorgées. La eilrollnade lui semblait délicieuse ct
apaisait les souffran ces de sa gorge e n feu ...
- Là, main lenan t, nous allon s prenùre voire temPérature 1. ..
Doc ile aux recommandation s du médecin qui devait revenir le jour m êm e , la jeune fille tendit un
thermomètre médical du jeune homm e, cillq minules plu s tard, elle déclarait:
- ~g'2
... VOLI S avez encore de la fi èvre ... JI faudra être Mge et TIC pas parler beaucoup ...
- VOliS me pcrmettrez au moin s de me présenter
Ù vous, Mademoisell e P. ..
- Claude Charmei l. ..
- Eh bien 1 moi, Jacqu es Rivière .. .
�Je suis bien heUI'euse de faire volre connaissance, Monsieur Rivi ère, reparti l la jeune fille, j'eusse
prMél'é vous l'encan trer dans dc moin s dramatiques
circonstances". Permellez-m'o i de vous adresser une
j nui spcn sa ble question,.,
- Fui les , mademoiselle ...
- Sans doute avez-vou s ùes parenls .. , des êtrcs
ch ers qui pourraient en ce moment s'inqui éter de voIre obscnce ... Pourriez-vous m'indiquer leul' adresse,
afin que je leur télégraphie cv que je les mette au
couran t de l'accident don l vous vencz d'êtrc viclime P...
- Je vous remerc ie inDnirnenl de vo lre obligeance,
repartil aussitôt le jcune homm c ... Je ne conna is perso nne qui puisse s' jnlélcssCf à moi 1 JI Y a lon glemps que j'ai pcrdn 'Ines parents... J 'ai J'am pu
tontc rclnlion avee les ail tJ'CS mcmbre,; de ma Cnmille .. ,
ne tcllcs déclarai ions 8e mblaien t surprendre profondément la jeune Dlle, sa ns doule le hlessé devinat-il ses pensées, car il déclara :
- Evidemment, cela vous étonne, Mademoisell e
Charmeil .. , C'esl que, voyez-vous, je sui s un drôle de
ph énom ène, un bourlingu cl1l' , lin casse-coll 1.. J'ai
pal'C'ollrtl l 'Asie, l 'A friqll e, Madugoscol', ct il a fall u
qll e j c llI 'cnvol e sur mOIl avion dc lourisme pour être
vicl im e de e slupid e accidenl. Je ne pell sa is pa s
ê tre si mulndroit .. ,
Claude deln e uJ'oit loUjOU1'8 sa ll s 11101 dire, l'aviat eur
co ntinua :
- Je me diri gea is vel's Clermonl ct j'avais réussi
h sUl'vol er l 'o rage (l'land j e m e sui s laissé surprcndl'e
par UI1' maudile Mul e dc vent, de plll S quelque Ch08e
Il e I1lflJ'rllait pill s dil ~
Ill on mol cuJ' ", AJorR, compl'e_
JllUlt cr" c la i\ illlnii o n devellait séricuse , je n'ai pas
)J(\s il é ... J'avi
~ pl'i 'l la pl'écuillion ovolll le départ
�TANTINE'l'TE
37
d'ass ujettir comme touj ours ,mon parachute auLour
de ma taille, j'ai donc sauté par-dessus la carling ue ...
Faut-i 1 que j'aie éLé maladroi t pour venir aussi fâcheusement aLLerrir sur vos sap ins 1. ..
Le jeune homme allait parler en core , mai s Claude,
d'un gesLe, l'arrêta:
- Silence 1. .. Vous m e raconterez tout cela plus
lard 1. .. Pour le mOl11elll, il fallt être prudenl. ..
D'ailleurs, cc soir, VOliS a l re~
;\ répondre à l'interrogatoire des gendarmes e t des a uto rités qui ne man(illeront pas de venir vous interroger a u suj et
des ci l'con stances qui ont accompagné votre aecidellt 1
Les Sourcils du blessé sc fron eèren t, il se mblait
que ce lle annonce ) 'importunill. ..
- Les autori tés il grommcla-t-il... Qu 'clics aillen t
au diable 1.. J e n'ai pas beso in qu'clles mettent le
liez dan s mes affaires 1. ..
Sans' doute J acq ues Rivii)re cO ll sla ta -t-il l'étonncI~ent
qllC ces propos avaient provoqué chez sa voiSIne, car il s'emp ressa de sc reprendre :
mademoiselle
- Vous voudrez Lien m'excuser,
Charmeil. .. La fi èvre me rend nervcux c t me fait dire
des bOli ses 1. ..
- J\Iais oui, je eornpreu ds 1 Sil ence 1 Vou s n'avez
que trop p arlé, il faut VOliS r epose r .. . Vous ê tes mon
hôte... Vous res terez tout d'abord au Chalet e t je
Veillerai ù ce que tOIl S les soi ns cO ll cern ant votre élat
vous soient p,'odigués ...
- Je n e sa is com m ent vous témo ig ner ma r econ nai ssan ce ...
- Vous le pouvez maintenant en m'ob éissa nt et en
Il e proll onçan t pl us lill m ol.. .
- Da ns ces co ndi ti ons .. .
Le j eun e homme sc résigna fi observe r )e silen ce ,
IOutefoi s, ses regards Il e cessa ien t plus de s'a ttal'der
�38
TAN'l'INJ,'J"J'E
avec Ull profond int érêt sur sa voi sine. Claude semblait avoir éve ill é chez lui lIne impression des plu s
vives ... 11 l 'observait, assise à son chevet...
Claude, ell e, ne paraissait pas sc rendre compte de
l'intérê t qu'elle avait éve ill é ch ez so n hôte, ell e avait
pri s un livre cl s'absorbai t dan s sa lec ture .. .
Un co up lrger frappé ft la porte fit tressai llir la j ellne fille, en m ême temps que le bl essé rele vait légèrcmen 1. la tête ...
- C 'es t nOli S, Tantin e tte 1
- Qui est là P intcfl'ogea Claude.
En quelques in s tan ls, Claude sc leva et (ut sur le
se uil ; li travers l'entrebaill ement ùe la porte, ell e
vil Pi errot ct Janin e qui allc lld aient, fai sa nt la mOll e
et manifes tant IIne profonde impatience.
- Qne voul ez-vous donc, mes c héris P
La j e une fille embrassait affectueusement les deux
enfants, 'mais ces derniers semblaient toujours man i.
fes ter un profond méeont en lemen 1.
- Tu ne m'as pas aidée .'t me lever, ce malin 1
grommela Janin e, boudeuse , ct tu n'as point. dit ta
pri èr e avec moi 1...
Et Pi errot ùe s urenchérir de son côté :
- Tu Ile rn 'as pa s pré paré mon chocolat, '1'all1inelle, il était plu s mauvai s que d'hahitude ... .Je ne
m e s ui s pas gêné pour le dire à Mélani e 1..
Claud e ne put' s'o mpêcher de sourire ...
- 11 ne fUllt pas vous montrer aussi exigeants,
mes chéris 1.. Vou s oub li ez qne j'ai 1'1 m'occupe\' de
mon blessé 1...
NOliS n'oublion s po s, Tanlin c lt e, e t nou s se l'ion s
m t: mc bien co nt ents, nOliS aussi, de faire sa connais·
sa nce 1...
La j e un e fille pa mt hésile/' pendant quelques jn ~
tants, pui
~ , m c llant un doig t SUI' ses lèvrcs :
- Je veux birn vous (>1'(0 5 nIer i\ Mon sieUl' .f\.i.
�'l'ANTINET'l'E
39
virl'e m ais il cs l bien enlendu que vous ne ferez pas
de bruit !. ..
- Nou s te le prome tlon s, Tantin elle 1. ..
,Janin e é lendail la main pour don n er plus de force
;'( sa promesse, aussi Claude s'effa ç'a- l-ell e pour introduire c l laisser passer les dellx hambin s ...
I.e bl essé sembl a i t ellehan lé de re t le double apparilion, aussi, oublianl les prudenles recommandalions
de sa voisine :
- Qu'ils son l genlil s 1 hasarda-l-il.. . Ce son l vos
enfant s, sans doute P
- .l e ne s uis pas mariée, repartit Claude ... Il ne
s 'agit pas 1:\ de m es enfants, mais de mes neveux ...
.t e doi s VOLIS ajoute!' que je les cons id ère absolumenl
eomm e s'il s étai en t Ics mi em 1. ..
PiclTo t el Janin e s 'immobilisaienl maintenant, la
prése ll re de ce l ill co llnu, l'orleu!' d'éthel' qui HoUait
encore dans la pi èce, la vu e des paqllels de pansement s cl des médicamenls qni sc Iro uvai ent déposés
~ 1I'
ulle labl e vo isin e, foui cela les intri g ua if profondém ellt...
.
. - C'es t le to nll er re qui vou s a fail tOlllber, mOIlSlell!' i' inl elTogea enfin Jani.ne, en seITa!.l la main
brûlante de Jacques Hivi ère ... C'es t m auvai s, le tonnerre 1..
- ~Iais
lion, ce ne doit pas être Je tonn erre, riposta Pierrol, tll n 'yen telld s ri en, c'es t plllt ô t le vent 1..
N'e~t-(
pas, m Oll sieur P... J'ai lu dall s un livre que
les aviolJs dev a ielll IlItt er bien sO llvent co ntre Je vent,
cn ne m i pcrf1c1 c des avialcurs 1. ..
- So is- lu que tu cs Irès savant pOlir ton tige, dédamÎl e n souriant le bl essé qlli g ra tifiait à son t0111'
le j e un e ga l'r on d ' un c affec tueuse ca ressc SUl' ln j oue il
Pi ert'o l sc rcdressa it fi èl'em cnt.
- C'esl qllc j e veux ètl'e av iat e llr, plus lorel,
mon sieur 1. ..
�40
TAN'flNET'f E
Avia teur 1. .. Tu vo is p oul'lant (lue le m étier a
se:l ri sques .. .
- Mais j e suis brave, m onsieur 1 protes tait J'en·
fant ... J e n'ai pas peul' du da nger 1 D 'ailleurs, j'ap·
pren d rai à pilo ter si bi en ...
- Que tll deviendras un as 1 ach eva Jacques Ri·
vita'e, q ui paraissait de plus en plus amusé des dis·
positi ons qu e manifes lait son j eun e interl ocuteur.
- Dites, Monsieur ... VOliS m e raco nterez bien des
hislo ires ? ..
Claude, es tim ant que l'enlreli en sc prolon.
gea it bea ucoup trop, inter vint bien vile :
- Ma is oui , m on sieur Hi vièl'e le raconter a des his·
toire d 'avin li o" , m OIl Pierrot! Po ur l 'in stant, il faut
le laisser reposer ...
- Il res tera au Chale t lo ng temps en core P deman ·
da l 'e nfa nt hésitant.. .
- Jusqu 'à sa g uéri son ... Vo us ourez don c tout le
loisir de deve nir de bOll s ami s .. .
- Je sui s sO I' que n o us Sel'01l8 hon s ami s !.. Mon.
sieur l 'av ia leur m 'a l 'a ir d' ull chi c type 1...
- Au moin s, il li e Ine l 'c lI \'o ie pas dire, sourit le
b lessé ... Toi a uss i, tu m e p ara is (l tre un bon pe tit
ga rçon .. .
- E t m oi P On m 'ou illi e n a turell ement ...
J a nin e pro les tail, presqu e fttc hée qu 'o n la n égli gell l
m ais J'av ia teur passu ul do uce ment sa m ain cl ans ses
c heve ll x, ell e sc co nso la hi en v il e. I)e\l x m inutes pllls
tard, co ndllits par Ta ntin e lte, le fr he ' t la soeUr
ryuill aicnt la chambre pO lir a ll er j ouel' dan s le j a r.
din ...
Il s son t cha nll unls, ces deux gosses 1. .
- A l 'am c ndc , monsielJr Hi vil' I'c 1 .re vo us a i ÎlIter .
dit ùc proll oncer Ull m o t ùc plu s !...
Clauùe, qui s'e n l'eve na il \el'8 le lil , rn l' Il aça il gcn .
lim en t d u doig t SO li protégé; lI uRs i le l'Pseu pé se rési·
�TANTINE 'l'TE
41
gna-t-il à se ta ire e t à observe r la plu s complè te
immobilité . La j e une fill e a ll ait s' in staller de nou vea u à son ch eve t, quand un co up de klaxon se fil
entendre ; fidèle à sa p r om esse , le doc teur Fradier
reven ait voir le l.d essé et so n a uto s'aITêtaiL devant
la grille ..
CHAPITRE IV
- A fran chem ent parler, ma c hèr e m ademoiselle ,
vou s faites preuve en cc m om en L d'une incon cevabl e
impruden ce J. .
V O IlS exagé rez, m on sieur P antois .. .
- Ma is non, j e n 'exagè re pa s, m ais n on, le seul
rait que vous ayez h osp italisé so us vo tre toit lin inconnu pOllrrait entraîn er un vé rita ble scand ale 1.. .
Le n ota ire, to uj o urs san g lé dan s son insépara ble
redin go te g ri se , m a rch ait auprès de Claude c t arpen tait la prin ci pa le aIt ée dn j ardin; de tem ps en temps
il s'arrê ta it, esquissa nt de g ralld s ges tes , ses souli er s
tOIiL p oudretl x, ses tem pes m oit es de sueur prouvaient
(IU'il avait m a rché bea u co up avanL d 'arri ver au Ch alet ... Aupl'(\s de lui, Claud e co ntinu a it de m a rell er,
assez s1Irpri se de l 'ag ita Li on qu e m anifes tait so n interloe llle1l r .
Los arg1lme nt s qu'em ploya it le petit h omm e n e
sembl a ient g uère impressionn er la j eune fille.
er
- 11 m e semble , dée lnra- t-e ll e, fluo, jusqu 'au 1
�'l'.\.N'J'l.N f: 'f 'l 'l';
oClobre, je pui s og ir de mon propre gré au Chalet. . .
.1 'en demeure encore la légi lim e propriétaire ...
- Nul n'a cherché à vous contesler ces droits, ri"
partit Pantois, toutefoi s ma vieille amitié m'encou·
rage il vous donn cr un con seil de sagesse et dc prud ence : croyez-moi, faites conduire votre protégé :\
l'hôpital de Vichy; il es t devenll transportoble ... Si
VOliS sa viez ce qu 'on commence ù raconter ù votre
~ lI.i e l. :1 lous les de\lx ...
( :Iande haussa insou ciammcnt les épaules
- Que m'importent les racolltars des mOllvai cs
langues 1 J'ai ma conscieuce pour moi 1 D'aille urs ,
je do is vou s foire r emarquer que l'attitude de Monsiellr Ja cques Rivière il mon égard, a toujollrs ét é des
plu s loyales. Jamai s il nc s'es t rléparli de la plus
parfai le correct ion 1..
- Sans doule, po urt:< nt s' il étail auss i poli qu e
vous voul ez hi en le suppose r, il vou s demanderait
iui-même cie le faire tl'lln sport el' ailleurs, dan s 1111
hopital 011 dan s ulle clinique 011 pourraient lui être
donnés tous les soin s que n :cess ite so n étal 1. ..
I\IOIl S ic lll' Hivi;'l'e a manifes té, cc matin-même,
Il' dé ' ir de se foire tran sportel' n Vichy, e'es l moi qui
a i refu sé ...
]) ~c id é menl,
je ne vou
~ comprends plus 1. ..
S'agit-il d'lin 'aprice ou d'une folie?
L'in sistance q\le m e llait le notail'e ;1 vouloir la clétromper el li lili di c tel' sa conduite, indi sposa it de
plus en pill s la jeune fille ...
- Pcrm e llcz-m oi de VO\l<; faire ohserver, rie mOIl
côtt-, hosa rda-l-elle, il son tOlll', que j e 1I1 'étonne dr
vos r proc hes ... J'ai vingl-deux 1IIl S ... Je sui s libre
de faire c(! qlle bon me se mble 1. ..
VOli S voudrez bien eXCIIsrf 111 0 11 in sistance, si je
me pCl'me
~ de VOli S conseiller ainsi, c'est Cil rai son
dcs bonncs relation s que j'ni tOlljours entretenues
�TAN'l'INF.TTE
43
avec vos regrettés parents. Ils me considéraient abso~ument
comme si j'étais de la famille, aussi me sui sJe cru autori sé à vous dire ...
- .le n'écout erai de con seil que de ma seule rai~on,
COupa Ja jeune fill e, que la visite inopinée
de Pantoi s agaçait visiblement.
Le tabellion eut un geste désolé :
- Votre rai so n devrait vous dicter la seule allit~d
qui s' impo e ... Ne comprenez-vous pas que vous
r Isquez de compromettre irrémédiablement votre réPlltation en con se rvant cet indi vidu so us votre toit 1..
- Je n e sui s pas seule au Chalet 1... Il Y a Mélanie 1... Les enfants 1..
- Mélanie 1... Les enfants 1. . répé ta le lIotaire, en
levant les bras 11lI ciel. .. Mai s cela ne co mpte pas ...
Si VOli S saviez comme votre déc i ion e t pri se en
mauvai se part chez certain s 1...
- Faut-il vous répéter e ncore que l'opinioll d'autl'ui m'indiffère profondément. ..
- Sans doute, mais vous oubliez votre intérêt ;
dan s la situation diffi cil e ail milieu de laquelle vous
VOli S débull ez et qui vous contraindra à brève échéa n ce . . fJuill er cc pays qui vous était si cher , vous ne
Pouvez hasarder de grandes dépenses ...
- Mon sieur Rivi ère est suffi sa mm ent riche pour
me dédommager, si besoin est 1...
- Qu'en savez-vous P.. .
Le notaire semblait plus décid é que jamais Ù t'0I 1vaif\cre Ro n in terloe utri ee , sans paraît re s'a percevo ir
de la la s~
itude
qu'elle manifr. lait, il in sistait;
- Hier, en co re, je causais avec le .luge de pai'c ..
-- .Je ne voi s pas ce que le juge Ilurait . . voir dan
~
cette affaire, Mon sieul' nivière n donné aux gendarmes
qui étaient chargés de J'enquê te loutes les précision s
nécessa ires 1.. Snns doute ont-ils été ntisfaits puis(111 'ih n'on t pns cherch é à J'inquiéter 1
�44
'l'ANTINE'l'TE
Qu'impol'te 1 Si j'étais ù votre place, je me
méfierais ... D'abord, cet aviateur ne possède pas de
parents, pas d'ami s ... Qui vous dit qu'il n'a pas cherché li. vous tromper ?,.
-- Vous n'allez tout de même pas supposer qu'il a
volon lairemen 1 détruit son avion ct qu'il esl descendu
en parachute pour son bon plai sir P
- Je n'irai pas jusque H\, toutefois le myslère donl
il s 'entoure me paraît de ftleheux augure ... Croyezmoi, vous pourrieil vous repentir avant qu'il soil
longlcmps ùe n'avoir point écouté mes conseils de
pruuence 1. ..
- Hassul'eil-vous, monsieul' Pantois, je suis assez
grande pour me défendre, moi-même, si besoin est. ..
- Tantinelte 1.. ,
Un appel tic Janine qui sc poursuivait auprès des
massifs avec Pierrol fournil fi la jeune fille le prélex te ù'en lel'miner avce un entr -tiCIt qui commençail
li l'exaspérer sé rieu sement. ..
-- Excusez-moi, mon sieur Panloi s, déclara-l-elle ...
Mélan ie n'esl pas là en cc rnomen l, je dois surveilIcI' mes neveux ... A mon granù l'('gret, je me voi s foreée de vous q Il iller 1. ..
Le notaire fit la grimace; il espérait que Claude
sc rendrail pIns facilement il ses rai son s; l'attitude
fermen1PlIl déeidée de la jCllne fille lui fai sait comprendl'e qll'il élait inlltile d'in s ister
- C'est bien 1.. Je revicudrai dnns quelques jours.
Apr~
s- dcmain,
peul-être ... Mon ache leur lient à venir
visiler ... Il Ile faul pas négliger celle occasion ...
- Eh bien 1 jc vous recevrai avec voire clienl cl
je VOLIS ferai visi ler ...
- N'ollLlioz pas que Villein 1 Grosmel' insistent
pOlll' leur échéllnce ... Jl s ne veulen l pas aller ali-delà
dll l or oelobre, da le II IJlll'lil' de laquelle ils ne pourl'ont pill s COllsentir aU('lIn crédil 1...
�TAN'rINETTE
45
- Vil1ein ct Grosmel' recevront satisfaeLioll 1. ..
Claude fronçait légèrement les sourcils, ces derniers
~rops
du tabellion lui rappelaient en effet la situal~n
angoissante au milieu de laquelle elle se débattaIt; sans doute, Pantois, qui l'observait ù la dérobée,
devina-t_i1 l'embarras qui s'emparait de son esprit,
car il insista ;
- er Songez-y bien 1. .. Il faudra que tout soil réglé
le 1 octobre 1. ..
- Mais oui, j 'y songerai 1. ..
~e petit homme parvenu maintenant tout près de la
g~lIe,
multipliait courbettes et salamalecs. Claude
n eût pu certainement sc retenir de sourire à le voir
s~tiler
ct grimacer ainsi, si l'incertitude de sa poSl~on
ne lui était revenue; tandis que Pantois sortall ct s'inclinait une fois de plus en marchant à
reculons, elle rcfermait la grille, puis, d'un pas rapide,) revenait vers la maison ...
1 endant quelques instants, le notaire attendit encore, dehout au miliell de la route ... Sm' sa physionomie on pouvait lire une désillusion profonde; enfin, reprenant sa servielle sous son bras, il sc décida
II S'élOigner, la tête basse, absorbé dans de profondes
pensées.
ClaUde ne sc retourna pas une seule fois pour regarder partir son visi teur. L'insistance qu'avait mise
Pantois 1\ lui faire renvoyer l'aviateur provoquait eIlCore chez elle une pénible impression, loin de prMer
une oreille complaisante aux propos du bonhomme,
el.le s'indignait. Les allusions répétées faites à l'opiIllOn d'autrui au lieu de l'inciter à observer plus de
pl'uclence, la fortifiaient au contraire dans son intention de COllserver plus longtemps auprès d'elle son
hlessé ...
' l)cpuis que Jncqucs Rivière était venn assez
malcncontreusement échOllcr dans le jardin du Chalet
�4(;
'l'AN'l 'INE'.r'l'B
Clauue preuail un intérèt de plus Cil plus vif à SOl i
éta l. .. Avec une profonde compassion, elle s'éta it efforcée tout d 'a bord de lui prodiguer les premiers
soin s; g râce au dévou em ent du doc teur Fradi er, elle
pouvait con stater mainl enant ulle sen sible améliora· Iioll ; depuis villgt-quatre heures, la fièvre était
101ll1Jée . Etendu sur un e c hai se lou g ue , le bl cssé , la
ljarnbe empri sonn ée dan s son plâtre, s 'était installé sur
10 balcon ...
- Tanlinetle 1. .. Nous somm es fati g ués de courir ..
Pouvon s-nous aller auprès de Mon sieur Rivi ère ~ .. Il
sait de si belles hi s toires d'a viation 1
Pi errot et Janine accouraient maintenant; e n peu
de temps, il s se cramponn èrent li la jupe de leur
tau te ...
- Allons, vous all ez ennuyer monsieul' Rivi ère,
avec vos exigenc:es 1. ..
- Mais, pa s du tout 1. .. Je se rais, au contraire, enc hanté de faire plai sir il mes deux amis 1.. . Ils sont s i
ge ntil s, l ' un e t l'autre.
Le blessé , qui, de sa place , avait assisté il la discussion entre la j eun e fille ct les deux en fants, s'empressait de protester ct d'intervenir en le ur faveur; bientôt, Janine ct Pierrot escaladaient en courant l'esca:ier conduisant au premier étage , ct, s'in slallant auprès de l'aviateur, il s sp mirent à éCOUler l ' hi stoire
d'ull de ses vols ...
Pend a nt que le j eune homme accordait aillsi sa ti sfac tion aux enfants, Claude s 'était assise à peu de
dis tance, sur un ball C. De sa place, elle pouvait
aisément apercevoir le trio ; machinalement, elle
avait ouvert un livre, mais ses regards, loin de s'a t'lIdi oible in sis tanee Sur Jacques Rivière .. .
tarder sur le texie du roman, sc posa ient avec une
Certains propos du notaire revenaient en effet à l'espril dt.: la j eulle fille .. A vrai dire, elle n e cO llnai s-
�TAN'l'IN E'l"l'E
~ ait
ri en de ccl homme que les ca prices du hasaru
avai ent fait échouer chez elle , les insinuation s de
Panto is éveillai ent à la lon g ue chez elle un sentiment
de troubl e . . A ses ques ti on s, le r e ~ capé
n 'avait r l:pondu que par d es propos assez vag ues, il di sa it voler
pour so n pl aisir; le seul fa il qu'il possédâ t un avioll
démontrait qu'il n e deva it point ê tre sa li s fortun e. La
chule de l'avion avait été rela tée da ns les j ourn a ux
IOGa ux co mme un banal fait di vers. Po urt ant, Claude
Il e pouvait se di ss imul er que le rescapé s'entourait.
d'un c véritable atmos phère de m ys tèr e . .. Cc san s· fa rnill e , ce t aviateur solit a ire, n 'avait cherch é fi aucun
moment à s 'épan cher c t à la m ettre au co urant de certain s épisodes de son ex istence. A part ses hi sto ires d~
vol, si complai samment re tracées aux e nfants, clle
ne sava it ri en de lui .. .
La m éfia nce que m anifes tait Pan lois po uvait-elle
être fondée ? Jacques sera it-il un aventuri er ? Claude
ne s'arrêta pas lon g temps fi ces ques ti on s. Ri en qu 'ell e
se sentiL profond ém ent intri g uée par J' id entité e t par
la situation de son h ôte, clic avait épro uvé ù son
,
égard , d ès les premi ers m o ts qu ' il s avaient ée h a n gé~
IIn e profo nde sy mpa thie , sy mpa thie qui n 'ava it fait
'1 u 'aug me nter durant les heures p énibl es au cours des'luell es l 'av ia teur s'é tait d éba ttu contre la souffran ce ..
Pi erro t e t Janin e fusse nt dem eurés Jo ng temps a ullr ès de leur g r and a mi , si , au Do ul d ' une h eure ,
Claude Il e s'é ta it ùér id ('o à inter ve l1ir, confiant les
deux: enfant s au x: bo ns soin s ùe Mélani e, cli c v int
s'in stall er à son lour a uprès nu hl essé ; tandi s qu 'ell e
l'foda it, Jacques ni vière a vait a llum é un e c igare fl l' ,
t1uis, lon g uem ent, il l 'obse r vait. E nfin , aprrs avoir
In alllrCs16 quelque hésit a ti o n , il 'e rés ig na il pa l'Ier :
'-- Quel es t donc ce drô le de uo nho mm e à r eùingo te 'llli est venu vous entretenir lout il l ' heure ~ ...
- C'es t maître P a nt o is, m o n no taire 1. ..
�48
'l'ANTlNE'l"rE
Ah 1 votre notaire 1. .. Excusez-moi de mon mdi scr étion ... Il n'a pas J'a il' très décoratif... J e le regardais du balcon tandi s qu 'il vous parlait, et savezvous à qui ,je pensais il ...
- Mon Dieu, je ne devine pas il ...
- A un polichinelle 1. ..
- Vous n'êtes pas charitable 1. ..
C'est c urieux, je ne pourrai s prendre un tel
personnage au sérieux 1
Claude sc pin ça les lèvr es pour ne pas sourire ...
Les propos que hasardait le r escapé prouvaient qu'il
n'éprouvait pas, lui non plus, la moindre sy mpathie
ft l' éga rd du not aire ...
- MaîLre P an lois es t un vieil ami de ma famille ,
suren chér i t-elle, il n 'appar ti en t pas à la nouvelle école ... JI es t un peu vieux j eu 1. ..
- Ça so voit 1. ..
Pondan t quelques in stan ts, l'aviateur se tut, envoyant vers le ciel un e volute de fumée bleue de sa
cigarelle, pui s, secouan!. sa cenùre du bout du doigt:
- Je ne sais si je sui s un bon physionomiste, mais
les allures de votre Pa ntoi s ne me di sent rien qui
vaille 1...
- Les ap paren ces sont parfoi s trompeuses, protesta
la j eune fille en interrompant l'ou vrage de broderie
qu'elle avait comm en cé. Pantois m 'a conseill é utilemen 1.. . Et, bientôt, j e vais avoir g ra nd beso in de
lui pour liquider' une siluation pénihle 1..
- TJne situ ation pénible 1. ..
Les derni è res parole' que venait de prOIl Ollrel'
Claude sembla ient avoir éveill é un int érêt des plus
v ifs cir ez son compagnoll . Ses regards s'a ll achai en t
RI1I' <, Il e, mais sa ns dout e n e voulut-il pas paraître
indiRcrcl, car il s'é lendit de n ouvea u Sllr son fau tenil.. ,
Claud e demeura un moment silen cieuse . .. L'avia-
�49
TANTlNETTE
teur ne savait rien de sa silualion ... En présence
des perspectives cruelles qui l'attendaienl, elle éprou vait le désir de plus en plus viC de sc confier à quelqu'un. Pantois mis ù part, elle ne possédait aucun
ami, aucune relation dans la région; néanmoins, une
appréhension la retenait encore quand, toul à fail
par hasard, le blessé vint lui fournir le prétexte
qu'elle cherchail :
- Savez-vous qu'il esl ravissant, votre Chalel 1. ..
.le bénis la Providence qui me l'a fait connaîLre 1. .. Comme vous devez être heureuse de vivre
là 1. ..
Claude haussa douloureusemen l les épaules.
- Cc bonheur ne durera pas longtemps, hélas 1..
Le lor octobre ...
- Rentrée des classes 1. .. Sans doute devrez-vous
quiller cc coin charmant pour envoyer vos gentils
bâmbins à l 'écolc ...
- Vous n 'y êtes pas, monsieur Rivière 1. .. Je dois
quitter le Chalet sans espoir de retour 1. ..
- Sans espoir de relour 1. .. Voyons, cc n'esl pas
sérieux 1...
- C'est la triste vérilé 1. .•
Jacques llivière s'était redressé, une profonde compassion sc lisait sur sa physionomie. Jetant la cigal'elle qu'il lenait enlre ses doigts, il se pencha vers
Con infirmière bénévole :
- Pourtan l, vous y Lcnez, à ' cc Chalel 1. ..
- Mes parents y onl toujours vécu ... C'esl là qu'ils
sOnl morts 1. .. Si vous saviez 00mbien cetle maison
représente pour moi de souvenirs 1
- Eh bien 1 il faul 1;1 garder, Ile pas la vendre 1..
- Comment faire 1.. ,
Claude s'llrrMa pendaKlt quelques instants; elle sc
blâmait maintenant d'avoir lant parlé ...
- Mon Dieu 1 excusez-moi, monsieur Rivière, bal-1
�50
'l'AN'l'I N ET'l'E
butia- t-elle , embarrassée , en quoi peuvent vous intéresser mes a ffa ires .. .
- Elles m 'intéresse nt énormém ent 1 protes ta le
j eun e homm e . .. J e n e pui s oublier que vous m'avez
re ndu un fier se rvice ... Il m e semble en core vous
revo ir quand vo us vous p en chi ez si charitablem ent
c t avec ta nt de d évo uem ent aupl'ès de m oi 1. .
- J e n'ai accompli que m on devoir, croyez-le bien,
déclara simplem ent la j eunc fill e ...
- Ecoutez, madem oiselle , soyez fran che... DiteslIl oi quels sont vos soucis, j e serais si content si j e
pou vai s, dan s la faibl e m esure de m es moyen s, vous
ùtre ù la fo is u til e e t ag réa bl e 1. ..
Le ton q u 'em pruntai t à cc m om ent l 'av ia teur encouragea it Claude à sc confier , ù tout dire .. . Au sou venir des tl"Î stes évé nellleni s du passé , ù l'évocatio n
des ê tres chers donl l 'absence se fa isa it si terribl emelll senlir , ell e ava il g r:Uld 'pein e :1 dissimul er SOli
ém o i ...
Alors, le l 'e ~c a p é ( ~ O Iln
la la m enlaule histo ire ,
il a ppdt les diffi cultés san s I1 0 mbre a uxque lles s'était
Irou véc au x pri ses la m alheureuse avec ses deux bam bin s .. Une piti é pwfo nd e s'e mpa ra it de foui SOli être . .
- Ma is Lo ut n 'est peuL-ê tre pas Jlerdu en core , o lJj ec fa- I-il quand cli c e uf Ler m in é son réc it. ..
- .J e Il C m e fa is au cu ne illn 'io n, pou rsui vil l ' ill fortun ée , m ais j c sa is quel es t m on devoir, j e l'accol\I plira i jusqu'au boul, s i pénibl c qu ' il soil. .. L 'avenir
de Pi crrot ct de J a nin e en dépelld ...
- Al ors , vo us cr oyez fairo fortun e en lrava illalll
li P aris P...
- Le courage ne m e fail pas défaut 1. .
- Le courage , san s doute , m a is croyez-vous qu e
les situ ation s a bonden l ' II ces périodes de cri se P...
L'ex istence est dun', là- ua p OUl' les d é s hé riL 6 ~ de 1:1
v j !' ...
�'l'ANTINE'l"l'E
51
- Peut-être, mais j'ai confiance en Dieu, il m'ac·
cordera toute la force nécessaire pour triompher de
mes épreuves et pour élever mes peLils. Tenez l...
Ecoutez-les 1. .. Ils m'appellent encore 1. .. Vous voyez
bien que je leur suis indispensable ...
Claude se levait e t s'éloignait à pas rapides. L'aviateur la regarda franchir le seuil de la chambre, puis
disparaître; il éprouvait une profonde commisération
ct une sy mpathie très vive pour ce lte si courageuse
eréalure .. .
Mais Claude ne se souciait plus maintenant de son
protégé. Janine venait de tomber en courant à travers
l'all ée, elle pleurait ct se disputait avec son frère
qu'elle accusaÏL de l'avoir poussée :
- C'est faux, Tantinelle 1 protestait le jeune
garçon indigné ...
- C'est un menteur 1 criait de son côté la fillette.
Et. Claude d'apai ser et de consoler la petile, elle
venait à peine de l'embrasser que la sonnelLe de la
grille se fit entendre :
- C'est le faeleur, Tantiuelle, déclara joyeusemen t
p'lerrol...
Sans plus attendre, l'enfant se mit à courir à loutes
jambes vers la grille ; soucieuse de le rejoindre, ct
même de le di stan cer, Janine oubliait ses réceuts
griefs, échappant à l'étreinte de la jeune fille, elle
S'efforçait de rattraper son frère ... Elle n 'y put réussir
11 sa profonde déconvenue, ct cc fut Pi errot qui revint,
brandissant triomphalement troi s lellres que venait
de lui remetli'e le facleur :
- C'est pour toi, Tantinelte 1. ..
- Pour moi P...
Claude semblait assez surpri se de recevo ir un
aUssi volumineux courrier ... D'ordinaire, elle n 'é tait
Pas aussi gO tée , en mellalll à parl cerlains papiers
J'affaire; l'écriture (lui s'é talait sur une enveloppe
�52
TANTINETTE
lui était inconnue, les deux autres adresses avàient
Né t.apées à la machine à écrire.
Intriguée, la jeune fille déchira la première des
enveloppes, une écriture large couvrail la feuille :
Mademuiselle Charmeil doit être avertie qu'elle héberge en ce moment chez elle un aventurier. Prudence est mère de sûreté. - UN AMI.
- C'est une infamie 1. ..
Claude froi ssait rageu emen t en Ll'e ses doigts nerveux la missive: elle s'attendait si pel' à recevoir un
semhlable avertissement. Esquissant un geste d'indignation, elle s'empressa de prendre connaissance de
la seconde leUre. Elle se trouvait rédigée dans un
esprit toul à fait identique à celui de la précédente:
Etes-vous bien certaine de la sincérité de l'homme
qlLe vous avez si imprudemment accueilli sous votre
toit? Quelqu'un qui vous veut du bien vous met en
garde. A bon en tendeur, salut ...
Claude ne savait plus que pel}Ser, elle se sentait en
proie à une anxiété mêlée d'exaspération, sa stupéfaction ne fil que s'accroître quand ellc prit connaissance de la lettre dactylographiée:
On commence à jaser dans le pays. Mademoiselle
Charmeil se montrerait-elle indigne du nom qu'elle
porle ? Oublierait-elle à ce point le souvenir de ses
chers Il isparus ? Le Chalet n ·est pas une clinique où'
l'on reçott n'importe qni ...
Maintenant, la jeune fille s'immobilisait, stupide,
nu milieu cie J'allée. Par honheur, les enfants s'étaient
éloignés ct ne s'étaient point aperçus du changement
�'fANTlNETTE
53
qui s'était produit en quelques instants chez elle.
- Trois lellres anonymes à la fois, c'est indigne J
Et Claude ne pouvait s'empêcher de penser à cet
instant aux cOllseils de prudence que lui avait prodigués Pantois avant. de s'éloigner du Chalet. Le notaire avait vu juste, de mauvais esprits prenaient prétexte de la présence de Jacques Rivière au Chalet
t)our entamer cette correspondance
- Tanlinette l. ..
Un appel de Janine vint une fois de plus arracher
la jeune fille à ses réflexions ; en quelques inslants,
elle sc domina et enfouit les trois lellres dans son
Corsage; puis, s'efforçant de son mieux de ne riclI
laisser transparaître de son trouhle, elle s'en revint
vers le Chalet. A peine approchait-elle du perron,
qu'elle enlendit son hôte qui lui demandait du balCon :
- Rien de nouveau, Mademoiselle Charmeil P
Pendant quelques instants, Claude s'arrêta, hésitanle. Elle sc demandait s'il ne fallait pas communiquer au blessé les trois lellres qu'elle venait de recevoir; pour tan t, elle l'ompi t bien vite avec son hésitation :
- Absolument rien 1 répondit-elle.
El elle enlra dans la maison ...
CHAPITRE V
Les soins ù donner aux enfants, les préparatifs du
déjeuner, vinrent distraire quelque peu Claude ; toutefois, à différcnlcs reprises, la fidèle Mélanie, qui
�TANTlNETTE
épluchait des légum es tout auprès d'elle, put surprendre so n air soucieux :
- Qu 'avez-vous don c, m adem oiselle P se décida-tell e enfin à interroger ... Vou s n 'ê tes pas dan s vo tre
assie Ue P••
- Mai s, je n'ai rien, s'empressa de protesler la
j eune fille ...
- Vous n 'ê tes pas SOllffran te ..
- Au conll'Uire , j e m e porte admira blem ent...
Claude ava it bea u pro tes ter , la v ieille bonne ne d ern eura it pas dupe; ell e voy ait le pli soucieux qui creusa it le fro nt de ~a m aîtresse. Tout efois, e lle se g arda
bi en d 'in sister, cOlln a issa n t la si tua tion p arti culièr em ent e mharrassa nt e au m ili eu de laq uelle se déballa it l'o rphelin e.
Pourtant , a u boul, d ' un m oment, elle sc d écida à
hasarder :
....:. E ntre n ous, m adem oise lle Claude , é lait-il bi en
indispen sabl e d ' héber ger ici cc mon sieur P.. En cc
m om ent so n état lui permc Ll m Ïl d 'entrer dan s un e
clinique de Vi c h y ou de Moulin s .. .
Les sourcil s de Claude sc froncèrenl. Commenl,
Mélani e, e ll e a ussi, con ceva it des so upçon s ...
- J e n e sa is si j e m e fais des id ées . pou rsui vit
h clom es lique , m a is cc m onsieur qui nous est lombé
du ciel m ' in spire un e in slin cti ve m éfi an ce .. . J'ai bellll
le regarder, m e dire qu'il ne do it pas ~ tr e m échant ,
j e ne pui s m'empêcher de tremhler qu and j e son ge
am compli ca ti ons poss ibl es ...
- El quell es compli ca ti ons r edo illez-vo us don c , fila
pau vre Mélani e P
- Toul d'abord, j e trembl e pour les enrants .. .
Vous ne li sez g UQre les j ourn aux , m aoem o iselJ e, m ais
je lro uve qu'on en enl ève un peu tro p ces tempsc i ... Tant en Amérique qu 'en Fran ce 1...
Claude, amusre , h aussa los épaul es.
�TAN'-rINET'rE
55
- Allons, Mélanie, monsieur Rivière n'a rion d'un
ravisseur d'enfants . D'ailleurs, je me demande quelle
rançon je pourrais bien verser dans ma situation actuelle 1
- C'est entendu, je puis me forger des idées, mai s
il n 'y a pas que les enfants .. . Il y a vous 1. ..
- Moi 1. .. Me prendrais-tu pour une poule mouillée 1
-.Je sais que mademoi selle n'a pas froid aux
yeux ... Mais, croyez-moi 1 reten il' pl il S longtemps cc
mon sieur au Chalet, cc Il 'es t pas fai sa ble 1..
Ce n'est pas fai sabl e 1... Que de foi s la j eune fill e
avait entendu déjà la dom es tique employer ce lle
expression en s'adressant aux enfants qui ne sc privaient guère de la taquiner 1
- Soyez rassurée, Mélanie, Monsieur Rivi ère n'est
pas un gansler ou un bandil. .. .Je n'ai rien Il redou1er de sa parl.. . Vou s oubliez que son élut ne lui permet guère en cc moment de sc déplace r ...
- Admellons qu'il soit inoffen sif ... Cela n 'empêche pas malgré tout sa présence de constituer un
danger pour voire réputa tion 1... On commence r.
jaser Il cc propos 1 Cc malin, quand j'allai s cherch er
le lail ;) la ferm e, Joséphine Guillaumin m'a dit CJll 'o n
déClarait que ce mon sieur ct vous .. .
Comment, cc monsieur et moi ...
- Je m 'entenùs, mad emoi selle Claude ...
- Alol's, vous s01lpçollneriez que ...
La vieille bonn e s'empressa bien vite d'interrompre
Son interlocutrice :
- Je mellrai bi en ma main au fell que mademoiRelIe n'a rien;) sc reprocher, elle ne peul être coupahIc que par imprudellce c l par incon science 1. ..
- Charmant 1 Vous me eonsidérez comm e IIlle petil e fill e sans cervelle 1
- ,re ne di s pas cela 1 Mademoi solle Claude sait que
�56
'l'ANTINETTE
j'ai toujours cu une prédilection pour elle 1. .. J'ai
le coeur bri sé en son geant qu'il va falloir la quilter
quand elle ira à Paris avec les e nfants; c'est pourquoi je voudrais la meUre sur ses gardes et l'empêcher de commellre un e bêlise ... Les gens sont si méchants 1...
- C'esl justement pour cela que vous devriez vous
dire que Joséphine e l les autres n e sont que de mauvaises lan gues 1...
- Il s'ag it de mensonges, certes , mai s croyez-moi,
quand on a bavardé ainsi sur quelqu'un, il en reste
toujours quelque c hose 1.. .
- Pourtanl, vous ne voudriez pas que je jette ce
monsicur à ]a porte P
- A la pude, non 1 C'est un moyen un peu trop
expéd iLif ... Mais il est assez po li, sans doute, pour
comprendre qu'il dovient encombrant...
- Je vous remercie de vos co nseil s, Mélanie 1...
Au ton sec q1l'empruntail la j eun e fill e , la vieille
honne compril qu'eUe J'avait indisposée :
- Mon Dieu, vous ne voudrez pas prendre en
mauvai se parl cc que je vous ai dit , Mademoiselle
Claude 1... Ce no scrait pas fai su ble 1...
- Mais non, ma bmve Mélanie, je vous remercie
au conlrail'e, de J'intérê t très vif quc vous me porte? c t que vous m'avez loujours témoig né ; toutefois,
lai ssez-moi vous dire que je sui s assez gra nde pour
m'occuper moi-même de mes affaires ct pour sa uvegarder ma réputation. J e n'a i point coutume de m'occuper d'autrui ... Que J'on fasse de m êm e il mon
égal'd 1...
Claude se leva brusquemenl et s 'en ful dan s le
ft'uilier. Elle avail h â te d'en lermin er avec celte conversation ; les propos de Mélanie venanl après les
trois le llres, l'indisposa ien t c l la troublaient tout à la
foi s .. ,
�TANTINE 'l'TE
57
Au déjeuner, je parlerai Il notre hôte ... J'essaierai de dissiper ce malentendu 1. ..
Tout en s'affairllnt dans le réduit, la jeune fille songeait que Jacques Rivière n'avait guère cherché jusqu'ici à lui fournir des renseignements concernant
son passé cl la siluation qu'il occupait. Tandis que
confiante, elle lui avait fait part de ses inquiétudes,
le jeune homme s'était cantonné dans une prudente
réserve.... En y réfléchissan t bien, à part son nom,
que connaissait-elle de lui P Quelques avenlures de
"01 racontées aux enfants, et c'élait toul 1..
Et Claude de se sentir envahie par un sentimenl
de l!"Ouble ct de crainte. Jusque-là, elle n'avait écouté
que son bon coeur, elle avail vu dans le blessé un
malheureux qu'elle pounait réconforter ... L'aecidenl lui a vai 1 fait oublier ses actuelles préoccupations
d'argent cl la proche échéance du 1 er octobre, mais
les avertissement tic Pan loi s cl tic Mélanie, la
venue des JeUres anonymes, sc produisanl en moins
d'une heure de temps, toul cela l'incitait fi penser. ..
Enfin, miùi sonna à la vieille horloge de la salle à
manger ; III cloche tinta, annonçant le déjeuner ;
Janino ct Pierrot, selon leur habitude, se disputaient
POur sonner. Claude dul donc sorLir du fmi tier pour
tempérer l'ardeur ùe ses neveux ...
- TanLinelle, j'ai grand faim 1 assurait la pelite ...
- Mélan ic m'a annoncé gu 'il y aurait des rissoles
Ù la confiture, annonçail Pierrol en ballant
des
mains ...
- Des rissoles 1. .. J'adore les rissoles 1. ..
- Eh bien 1 vous allez vous installer sagement tous
les deux fi table, coupa la jeune fille. Pendant ce
temps, j'irai chercher monsieur Hivière 1..
- Monsieur Rivière pourra descendre aujourd'hui?
�TAN'l.'I NETTJ';
inLclTogea le j eune garçon, dont les r egard s étin celaienl de plaisir .
- Naturellement, en s 'appuya nt sur m o i... Le
d oc le ur m e l 'a con seill é si son é la t le perm e Uait .. .
0 ,', ]'-a m éli Ol'ation n e cesse de s 'accentuer 1
- C 'es l d ommage 1 fil J anine .
- Comm ent , c 'est do mmage , n e put s ' e mp
~c h e r
d 'o bj ecter Claude .. .
- Eh o ui , in sis la la pe tite .. . Si Mon sieur Ri vière
g uéri l vi le, il pa ri ira bi e n tô t d'i c i... E l: j e l 'a ime
beau co up, Mo n sie ur Rivière 1.. .
-- P as a ul ant que m oi 1.,.
Pi erro L sc leva it à SO li tou!' , les d eux e nfa nLs alla ie nt sc di sputer lJ ua nd Claude inte r vint :
- E h bien 1 0ui , c'est e n lendu ... Pou r le mo m enl,
il ·n 'es t pas que li on de m e ttre Mo n sieur Rivi ère i.
la po rl e 1. ..
La fill e lle hésita pen da nt qu elques in s la nts, pui s,
pre n a nt C la ud e p a l' la m a n ch e :
- Sa is- tu ce qu e Pierro l m e d isait to ut à l ' heure ~
Ta u tin e ll c.
- Mo n Di eu 1 j e n 'C il a i pas la rn oindl'c idée !...
- Eh bi en 1 il di ~a
il que Mo n si 'ur Ri vière devra it
r (!~ l e l'
lo uj oUJ's lit 1
- Ma is lu sa i ~ bie n qu e ce n'es t pas poss ibl e 1.. .
Pi erro t e u L nn so urire :
- Tu p o urra is troll ve r un m oyen d' arran ger faci lem e n l les ch oses 1. ..
- El quel m oyen ?...
P ourqu oi ne te rn a ri era is- l u pas avec MOl1s if' 1II'
Ri vihe , il es t si genlil 1. ..
- Me m a ri e r avec Mo n sie u r Ri vière , m oi 1. ..
Cla ude avai t q llelqllc pei n e n di ssim u ler la confu sio n q u'ava it provoq u ée c h cz ell c ces quelqu es paroles ri e son noveu , m ais Pierro l. in s is lait :
- JI parall l 'a im er beaucoup , monsieur Hi vièrc ...
�'l'ANTINE TTE
59
Plusieurs foi s, j e J'ai surpri s qui te r egardait avec
intérèt ...
- Et pui s, aj outa Janine, il m' a souvent inter rogée à Lon suj e t quand nous é tions seul s 1. ..
Claude dem eura pendant quelques in stants sans ré:
pondre, ell e ne s'altendait évidemment pas ù "de telles
déclarati on s de la part des deux enfan ts ; l'intérêt que
son hôle semhl ai t prendre à son suj e t la stupéfiait..
Un e légère rougeur co lorait ses pomm el,les. Les propos inn oce nl s de J anin e ct de Pi errot contrastaient
si forl ernenl avec ce ux qu 'ell e venait d 'entendre ou
J e Jire conce rn ant Je j eune h omm e... .
- Soyez sages , déc la ra-t-elle, pour le m om ent il n e
s'ag it pas du départ de votre ami. . . Il a llend e n haut..
:/ e vai s Je cher cher 1. ..
Lai ssant les deux enfants s 'installer devant leurs
cOllverl s, Claude s 'en fut dans le couloir, elle com rn e
n~ ~a il :'t g ravir les m ar c hes de l 'escal ier condui sant
au premier étage, ljua nd elle s'a lTôla, surp ri se ; appu yé sm sa cann e, c t cramp onné fi la rampe, J acques
Hi vière attend ait. ..
Toul cl 'ahonl, la j eune fill e ma nifes ta quelque h ésila ti on ; ell e sc di sa il que de ce t e ndroit , le bl essé
a vait ce rl ain ement entendu les décla rati on s des en fa nt s ; toutefois, c1l e sc reprit bi en vite, pui s, fran chi ssant les quelques ma rches qui la sé paraient de
son h ôte :
- Quell e imprud en ce !. .. Pourq1l oi ne m'avez-voll s
pas nll endu e P.. •
- Voyez vou s- nI ème 1 reparliL le j eune h omme, j e
sui s r aisonn a bl e, j'évite que ma jambe m alade effl eure se ul em ent le pl a ncher .. . J e sui s venu jusqu'ici en
sa IIton t SUI" un pi ed . .. C'es t lin peu fati gant, mais j 'y
sui s arrivé tout do m Î' me 1. ..
La sueur perlait aux tempes de l 'a viateur, il n 'cn
point dout er, il avait cu grand mal à avancer jusque
�60
là
TAN TINETTE
pourtant, il s'efforçait de persévérer ...
Acceptez mon bras, déclara Claude, vous irez
certainement plus vilc ct vous peinerez moins 1. ..
Le blessé s'empressa de meLLre sa main autour du
cou de la jeune fille, puis, descendant une à une les
marches, usant de mille précautions, il s'aventura de
nouveau ...
Il fallut au moins cinq minutes aux deux jeunes
gens pour alteindre la salle à manger; déjà, Janine ct
Pierrot s'impatientaient ct commençaient à sc disputer encore ; il fallut que Claude se ff1chât pour les
apaiser tous les deux. Elle y réuss il facilement, d'ailleurs, car l'apparition de Jacques Riv
~ re
déchaîna
chez eux un véritable 'Ilthousiasme ; c'était à qui
applaudirail le plus fort. ..
On peut
di,'e que vous avez là deux
amis 1 d éclara Claude, en aidant le blessé li s'installer et à étenùre S!\ jambe mulade Sur uno
chaise ...
- Vous diles deux, mademoise lle, coupa aussitÔt
l'avialeur, vous faites erreur, j'en vois trois 1. ..
Jacques Rivi re désignait du doigt sa compagne
rougi ssa nte, mai s Claude s 'empressa de protcster :
- Mon Dieu , 1 Moi, je ne comple pas 1..
- - Permettez-moi rie protester 1... nns vous, cc
logi s n'aurait pa s sa fée hi enfai sa nte t je suis bien
persuadé que ces deux enfanls so nt totalement de mon
avis; que feraient-il s sa li s lellr aimable Tanlinette P
- Vous avez raisoll, Monsiellt' Hivii' re 1. .. Tantinelle, c' 'st notre petile maman 1. ..
Janine venait de prononcer ces mols avec tant de
naturel, que Claude no put rés ister au désir d'aller
l'emùrasser, mai s fi peine venait-elle de plaquer deux
bon s bai se rs SUl' ses jOlies fratche , que Pierrot intervÎn t à son Lour :
- Et moi 1... je suis jaloux, Tunlinette 1. ..
�TÀNIE
~ \I E
61
- Sois patient, lu auras ta part, toi aussi l. ..
Quand le j eune garçon eût obtenu sati sfaction,
Claude sonna Mélanie. La vieill e bonne apparut, apportant une macédoin e qu'elle avait confecti onnée le
matin même ; toutefois, à son air préoccupé, aux
regards inquiets qu'elle attardait encore en directi on de J acques Rivière, la j eun e fill e comprenait
qu'ell e n'avait touj ours ri Gn aband onn é de ses appréhension s et qu'ell c ne partagea it point à l'égard de
J'aviateur, l'emball ement véritable que m anifes taient
à toul m om ent les enfants ...
L 'aviateur ne paraissa i 1 poin t se r endre compte
de l'attitude maussade de la domes tiqu e, il continuait
de man ger posém en 1;, appréc iant fort la cui sin e et
ne sc privant pas d'adresser des compliments à Mélani e, mais ce tte dernière, gênée, n e r épondait que
par quelques vagues monosy llabes .
Pendant toule la première parti e du r epas, Jacques
eL Claud e n 'avai en 1 parlé que de choses indifféren tes ; de Lemps en temps, le ga i babil des enfants
ven ait délourner l 'a ll enl.i on d u bl essé , et la j eune
fill e se r etrouvait en proie ù ses obsédantes pen sées ...
Ses r egard s observa ien t a vec insistan ce son hôte, placé
juste en fn ee d'ell e. Depui s Je début du déj euner, elle
brCtlait au désir de llli adresser quelques ques ti ons,
de di ss iper l 'équivoque provoq uée par les leUres anon ymes el les d ifféren ts ave rLi sse melJ ts reç us le m a lin
m ême, mai s il semblait, jusqu'ici , qu'un e force inconnue la r etînt... Ell e appréhend ait cie m éco ntenter
Jacques e t pourtaJlt, elle sc se ntait de plu s en plus
intri g uée par la r éserve abso l ue qu 'i 1 observait, con re rn anl SO li ex istence, sa situ ali on . A la fin, nu morn ent m ême où l 'on cnlamait l 'appéti ssa nt pl at de
de ri sso les, si impati emment attendu, par les deux
bambin s, Cland e n 'y pnt plus tenir:
- Excusez m on indiscrélion, monsicur Ri vière, ha-
�62
TAN'l'INETTE
sarda-t-elle, d'une voix qui tremblait un peu, moi s
je constate, depuis que vous avez échoué au Chalet,
que vous savez lout à mon sujet... Je· vous ai confié
mQS soucis, mes rai sons de craindre ou d'espérer , m es
embarras, l'affection profonde que j'éprouve pour ces
petits . .. A Fran chement parler, je vous avouerai que
vous demeurez pour moi une énigme vivante ... .Tc
sais seulement que vous êtes solitaire, que vou s
n'avez aucune famille, mai s que fai les-vous exac tement ? Oll hahitez-vous P... Où comptez-vous résider quand vous serez guéri P...
Celle question semblait avoir surpris le jeune homme, il fronçait légèrement les so urcil s, mais son hésitalion dura peu, un lége r sourire s 'ébaucha à la commi ssure de ses lèvres :
- J e vous avoue, mademoise lle Claude, que je
n'en sais absolument ri en encore 1.. . c vous al-Je
pas déclaré déjà que j 'é tai s un CITant qui n 'avait pas
cncore trouvé l 'endroit id éal où il pounai t sc fixer P...
Et comme la jeune fille demeurait déeollfite, l'aviateur suren chérit :
- Faudra-t-il vous répétm·, mademoi selle, que jc
vous envie bien sincèrement 1. .. Que votre havre est
ag réable, ct commc on y oublie facilem ent toutes
les déco nvcllues ct lei:! amertulTlCS de l'exi stence 1. ..
Claude Il 'in sista pas ... Elle Ile se trouvait pas plu s
avancée, la r éserve dan s laquelle sc cantonnait SOli
inlerlocu teur l'indi sposait cl ravi vait les Soupçons que
les paroles des enfants lui avaient momentanément
fai t écarler.
Mais l'avi a teur vin t bientôt arracher la jeune fillc à
ses r éflexion s.
- Pourriez-vo us m e rendre 11II se rvice, mademoi selle Claude ~ ...
Un serv it' P••• A votre dispositioll, parl eT. 1..
- Eh bi en 1 voil:'! 1. .. Depui s que je RU j ' si stupi -
�TANTINET'l'E
63
dement immobilisé, je déplore de ne pouvoir me
rendre à J'endroit où s 'est brisé mon pauvre avion 1..
n fait aujourd'hui un temps spl endide . .. Si vous pouviez pousser une pointe jusque là avec les enfants !. ..
Vous me diriez exactement cc que vous avez vu l. ..
- Mai s, rien n'es t plus fac.ile ! déclara aussitôt la
jeune fill e, .i 'irai ce t après-midi en forêt de Vacheresse avec les enfants, cela leur fera un but de promenade 1.. .
- J e vous r em ercie infiniment 1. ..
Claude s 'étonnait quelque peu de la demande qui
lui était ainsi adressée, mai s elle n'insista pas , ct
cinq minutes plus lard , ell e aidait son hôte à sortir
de table.
- Voulez-vous que je vous accompagne jusqu 'à la
charmille, vous serez admirabl ement l. ..
- Volontiers 1. ..
Une fois de plus, l'avi ateur s'appu ya SUI' SO li hôtesse , évitant touj ours d 'effl eurer le sol avec son
pied, emprisonn é jusqu 'au gell oll dans le plâ tre, il
descendit en sautillant les m arches du perron ; e n
peu de temps, il gagna la charm ille toute proche,
un fauteuil ct des chaises sc trou vaient Hl, il s'install a
donc le plus confortabl emen t possible . ..
- Voulez-vous un li vre P Le jourll al d 'aujourd ' hui P interrogea la j eune fille . . .
- .J e vous remercie, j e dés irerais seul ement un e
feuill e de papier, un e enveloppe cl de l'encr e ... .Je
voudrai s écrire .. .
- A votre di sposition, je vais vous apporter tout
cc qu 'il vous fauL ..
Claude s 'éloig na pend ant quelques in stants. La demande que ve nait de lui faire le bl essé ne manquait
p ltS de l ' intri g uer profondément , c'était la premi ère
fo is Cil effet, depui s l 'ncc iden t, qu'il éprou vait le
désir de communiqu er avec le dehors ; toutefoi s, sa n '
�64
'l'ANTINET'rE
nen laisser paraître de son étonnement, elle revint
avec un encrier, un porte-plume et un sous-main.
- Vous trouverez là du papier, un buvard, enfin
tout ce qui vous est nécessaire ...
Jacques Rivière remercia; pourtant, comme sa compagne s'attardait auprès de lui, il attendit, avant de
commencer d'écrire ; il semblait que sa présence
l'embarrassâ t; aussi, au bout d'un moment, Claude
se résiglla-l-elle à parlir.
- Je vais aller chercher les enfants et faire avec
eux une promenade en forêt, déclara-t-elle... Nous
vous donneron s des nouvelJes de votre appareil à notre retour 1..
Le jeune homme acquiesça en so uriant ; quand
Claude se fut éloignée avec les deux bambins, il sc
rapprocha de la table de jardin qui occupait le cenlre
de la charmille, puis, choisissant unc feuille el une
enveloppe, il commença de tracer quelques lignes
d'une main nerveuse.
Dix minules plus lard, Mélanie, forl occupée II
laver sa vaisselle, s'enlendait appeler :
- Que se passe-l-il encore P bougonna l 'excellen le
femm e... Décidémenl, il occuperait lout un régiment 1...
Hfi livelllen t, un lorchon sur le bras, la vieille bonlle
s'empressa vers la charmille, pui s, Se planlant sans
aménité aucune auprès du blessé :
- Que désirez-vous, mon sieur P...
Jacques Rivi ère désigna la leLlre qu'il venait d'achever, do plier ct de remcLlre soigneusement dalls
l'enveloppe:
- Tout simplement que) 'on me porle celle lellre
~ la poste ... JI Y a urgence 1...
Et Mélanie de se récrier ausitôt :
- Aller il la posle, mai s vous savez bien que c'est.
11 Voussac, ù deux kilomètres ...
�'l.A
_ NTIg~'E
65
- Je sais, ma brave Mélanie .. De plus, je fi 'i gnore
pas que vous avez fort il faire ; loulefois, je vous
~crais
reconnaissan le de birm vouloir me lrouver
quelqu'un pour aller il Voussac tout de sulle ... Je
donnerai un bon pourboire ...
La cuisinière se gralta la tê te avec embarras :
- I l Y a bien le gars Guillaumin qui possède un
vélo, il ne demandera pas mieux que dc faire volre
commission ... Mais pourquoi - n'uyez-yous pas conflé
celle leUre à Mademoiselle Claude P Elle sc sera il
Cail un plai si r d'allcr à V01lssac et de mellre yotre
lettre à la boîte l. ..
- Je ne youlais pas abuser ...
- Eh bien 1 c'esl enlendu, je yais aller chez Guillaumin ; s'il accepte, je YOUS ramènerai le gnrs l..
Mélanie fil ainsi qu'elle avait promis; cinq minutes
plu s tard, Jean Guillnumill, un gros rou,!uin d'une
quinzaine d'années, fai sa it sou enlrée dans la charmille, lenant sa bicyclclle par le g uidon ...
- Voilà dix fran cs pOlir loi si lu me portes celle
leLlre ù la posle, déclara Jacques ...
Mélanie, qui suivait le nouveau-vcnu, ouvrit de
grands yeux effarés ; dix Crnncs pour porter une
l('lIre jusq ll'à Voussac 1 décidément, jamais elle n'eut
~upo
6 jusf/u'i c i que le blessé pflt êtrc d'une générosité aussi excessivc 1..
Le yisage de Guillaumin s'éclaira; il bAlbuLia dc
vagues ,'emcrclcme nLs, puis, sn n s plus aL/endrc, il
!l'empara dc la 1e ltl'c, quelqucs in sla nls plllS lard, dc
sa rlace, "aviateur IJOuvaiL Ic voir qui s'élo ignai L Cil
pédalant il louLe allure en direction du bourg voisin.
�TANTINETTE
CHAPITRE VI
Tandis que Mélani e, de plus en plus abasourdi e par
qui venait de se déroul er, sc remettait à
laver sa vai sse.l1 e, Claud e el les deux enfants avaient
atteint la forêt. Il faisa it un temps sp lendide, aussi '
Janin e c L Pi errot s'en donn uient-il s à coeur-joie, sc
poursuivan t le lon g de lu h aie qui bord a it le che!flin, ou bien cueillant des fl eufs tics champs, qu 'il s
revenai ent en touLe htlle montrer à leur co mpagne :
- Voi s don c comme ces mar guerit es ct ces coqu elicots font bi en, Tantin ell e 1. ..
- Mes scabieuses sont plu s bell es en core 1.. .
Claude nr.quicsçail touj ours; loutefo is, ses j etlnes
!leveux s 'aper çurent hi en vile qu'cli o demeurait profOlld émen t ahsorbée
- Qu'as- lu donc, TantineLle ~ Tu es LouLe songeuse ~
Pi errot s'e nhardi ssa it à ques ti olln er 8a fanle, m ais
cc tl.c ùerni ère s'e rnp
c~sa
de protes ter:
- Mai s j e n'ai ri en ... nhsolum elll ri en 1. .
Lai ssant les enfants reprendre Icur cueill ette, lu
jcun e fill e sc repl ongea it ti ans ~es
p 'n sées , UII C qu estion s' imposa it Sli ns ccs e LI so n esprit ; il qlli étail
des tin ée la lellre qu 'éc ri vait so n hôte P Le dés ir
exprimé par .Il1 cqu es qu 'c li c purlîL en promen ade avCC
ses nevcux ne correspondait-il pas avec so n sO llci de
demeurer se u) ...
! 'incident
�'rANTI NETTE
67
Et Claude se sentait de plus en plus convaincue :
l 'avia leur n e voulait p as qu'ell e sû t le nom du desti n al,aire de ce lle le I Ire ... La r éserve qu'il adoptait
quand ell e se trou vnit a upr(
~s
de lui, le eel'laiJl em LaITas qu'il ava it m anifes té pour lui dema n der de
quoi _ ép.!"Ü'e ,_ Lont cela la préoccupa i t, elle regrettait
presque de s 'en être all ée .. .
P ourtant, les deux enfan ls s'amusaient tant, que
la j eune fille n e se décid a pns à l'en trer en core, elle
aLLeig nait mainl enant les li sièr es de la forêt qui dressait devant ell e sn. verd oyan le ba rri èr e : délibêrém t ot, e lle s'en g agea it i\ trave rs le senti er où J anine
pt Pierro t l'avniellt déj i\ devan cée , coura nt à perdre
haleine ft la po ul'suit re d 'un bea1} p a pillon multi colore .. .
Les pe li ts n e se lassaien t p as de pousser des cr,is
joyeux .. . Ln forê t 1 C 'éta it po ur eu x , le roy aume du
Merveill eu x 1.. . P arfois, il s s 'arrê ta ient, intri g ut's par
le cri d'un pi c-ver!. ou d'un geai, pui s, ils appe laient
Tantine lf e, a l1n de lui mon trer un éc ureuil roux qui
sautait de bran c he en b ra n che , sembl a nt voul o ir
m ali cie usem ent en gager avec e ux une p a rtie de cachecucllC ...
Claud e. embl a it po urtant n e p r ê ler à ses n eveux
cIu ' un e assez m édi ocre all ellti on ; J'a ttitude m ys térie use du blessé , Ics r ar o les de m él1an ce de Pan tois
e l de la 1 ( It' ~ J e M6 lnn ie, les lrois le ttrcs reçues peu de
l 'mps nupa rn vant, lo ut ce la la Iro ulli a it e t J'illdi sposu it. Ell e c n vcnail pnr
o i ~ ;'1 l'cgre lf er d 'avoir aussi
imprud errllll Cllt hé be rgé ce t in co nnu, les suppositions
lcs pl li S di ve / sell cffl eu ra icn 1 SO li espri L.. _ To ut efoi s,
~ I étrnn ge qu e p t" pa rnÎll'c l'a ltitud e d e l 'aviatem,
la j e un e fill e p ersislait Il cro ira en sa bon Ile foi, elle
n e pOl.l vnil s' im agin er qu e .Jacques Rivière fût un
vul ga ire a VC II 1uri er .. .
'
L ' inqui étude à lal}ucll c Claude sc trou vait en proi e
�68
TANTINF.T'l'F.
He tarda pourfant pas il. s'accroître, quand elle aperçut, entre les arbres, des silhoue ttes de promeneun
qui s'aventuraient à Lravers la fuluie ; s'arrachan t à
son absol'Lanle médilation, la promeneuse appela les
ellfants et les prit chacun par la muin. Elle approcbait, en effet, de l'endroit où s'était écrasé J'avion;
quelques curieux se reudaiellt ellcore dans cette partie
de la forêt pour regarder les débris de l'appareil ct
commen leI' inlassablement les ci rconslances au cours
desquelles l'incident s'élait produit. ..
Cependant, i\ mesure que Claude s'ilpprocha it, elle
pouvait constatcr que les personues présentes, au
nomLre d'une vingtaine, a11 moins, se renfermaient
sur so n passage ÙUIIS un silence hosLile, certains chuchotaient Cil la montrant. On évitait de ln. saluer ...
Le cœur opprcssé, la jeune fille put alors c01l!:<LIlLer
que les mauvaises laugues avo iellt déjà commencé
t!.!!Jr œuvrc néfa sle ; cne SUl'prit d'irolliques sourires,
tlc~
mimiques suffisamment expressives. A n'eu point
douler, ses relations avec l'aviateur cl l'emprcsselrIent qu'clic avoit DJOlIlré li le recueillir au Chalet
consLituail le sl1jet ùe t01l8 lcs entreliens ...
L'orpheline s'arma pourlant. de courage, affectant
la plus complète impass ibilil é, elle sc mil li conLempler les déhri s calcinés de l'apprlleil. Elle ne put réprim!.!r un frisson en song!.!unL r\ qlJel danger avait
ér:hnppé .Jacqucs Hiviè:re ... Si l'aviateur ne s'était
rmllé Ù'IIU sung.fJ'oid Ildrnirahle, on eôl relrouvé
,,(lJ1 corpR au 1lJiliell de ces lamelltahles épaves ...
DfSj:'t, Pierrot Cf)rnJel~'ai
.) fureter 1'1 fruvprs ccl
[Unas de ferrai Ile cL de loilc, 011 ùe norn hrellx curieux
avaient fouillé; aussi le rctillt-dle [Jnr la mrmclte cL
Ile Mcida-t-clle à revenir 1lUI' ses llll R, IHUIS s'occuper
des regards désapprobateurs 011 ironiq l\l" dl' 1'~
voi,Ins ...
Fn moillfl rI'Hnp rlrmi-hf-'url', 1/1
jClJflP
fill" rej()ignH
�la roule qui condui~aj
t au Chalet ; elle averce\'ait sa
demeure, blottie a11 milieu des sap in s, quand elle ,'it
déhoucher du tournan t une bicyclette" ,
- C'es t Jean Guil laumi n 1.., annonça Pierrot qu i
jouait souven t avec le fils du fermier voisin .. ,
Le nouveau veuu avait , lui aussi, aperçu le trio,
aussi s'empressa-I-il dc s'arrêter quand il les eùt rejl\ints .. ,
- Bonjour, mademoiselle Charmeil. ..
- D'où viens-lu donc Pin lerrogea aussitôt la
jeun e fille .. ,
- Mais de Voussac 1..,
- Tu a l'air lout heurellx 1..
- Pardi 1 il Y il de qu o.i 1.. , Monsieur Riviè1'e m'a
donné dix franc i:> pour quc .i 'aille ".li porler une
lellrc 1. ..
- Dix: fran cs 1...
- C'est comme je vous dis 1. . Tenez 1 Ln voilà, Sa
pi èee 1 VOliS parlez d'une aubaine 1
El Jea n Gui ll aumin d'exhibe!' il a voisine la pière
d'argent dont Jlli avait fuil prése nt l 'aviateur ...
Claude érhangea encore quelqlles vagues propos
avec le fll H du fern li er, puis elle prit congé de lui
el s'cn fut avec ses Jlevu~,
profonùéllJell l intri g uée
ptt r ce ll e rellcontre el Sill'Iollt pur l'annon ce CJuo .Ica ll
lu: avait fa i le ; corn me clic 1'0 vai 1 supposé, l 'av ia lcur
avait pl'oOlé de son nhscn('c pour rédig-cr ln lellre cl
POlll' l'envo ye l' dflllS le pllls 111'('[ cl{lni po~giblc
...
Scrnhlahlc préripi Inl ion lui lIeJllblail lonrh c. Elle
ne s'a llacda pourtant pn~
plus 10llglemps Il réflérhir.
ECS jelln es compagnon:> se el'U lTlponll nie nt il elle:
- Talllilleltf' 1 Nons avonH faim !.. No us vOldrion~
I,i eu gOlî If'!' 1. ..
- Quels peli!.::! tyranll VOliS faite~
1. ..
Bon gl'(o mnJ I!f'(!, la j eune fille dlll se rr.sig-lIcl' n
ronduirc Jani/le cl PiclTol jURqll'Ù lu cnisill e, li peint'
�70
venait-elle de franchir le seuil qu'elle aperçut Mélanie qui quitlait la pièce voisine pour se précipifer à sa rencon lre :
- Mademoisell e Claude 1. . .
- El, bien, que s'esl-il passé r...
A l'altitude effarée de la vieille bonne, l'orpheline
appréhendait un accluent, mais la cui sini ère s 'empressa bien vile de la meUre au courant :
- J e vous di sa is bien, mademoiselle Clau de, que
ee mon sieur Rivi ère n 'était pas un homme comme
tout le monde 1.. . JI a donné dix fran cs au gars
Guillaumin pour lui porler une leUre ù lu pos te ...
- Je suis au courant, l\Jé lanie l..
- Ah 1... Vous êles au courant 1...
Lu jeun e fill e ex pliquait commelll ell o avait rencontré le fil s du fermi er, sIon;, sc;; de ux po in gs sur
les han e bes , la vieille bOllne sure n c h érit, illdi g n éo :
- Vous voyez IJi ell que re n 'es t pas des choses
fai sab les 1... J e vous di sa is qu'il fall ait vous nléfier,
j'avais rai~on
1.. Et pui s, <l" C s ign ifi a it cc li' leUre 1..
On aurait dit <lu ' il vo ulait la cac he r 1... c l qu'il commeltail une mau va isc adion 1...
- Pas si fort, Mélani e 1 Vous savez bieu <lue Monie ur I\ivil'rc est ùa ll s la charmille, il pourrait nfcndre 1...
- Eli bi en 1 qu'il clItende, ct que (~l
so il fini
urie fois pour fOllles 1... i dl;f llllls lonsieur el Maùame Charllleil sc t)'Qu,'aienl là 1...
- C'esl w ffi Hu nt, Mélallie ... J e vous dispenso ùe
vos OÙscrvnliolu; 1
Ln vieill e bonno compr il qn'elle ava it indi sposé
Clllud e, IIlIss i s'em[1lc~al -c l e d 'njo lll r :
MOIl Diell 1•• PUl'dOllnC:l-nroi 1.. Mademoiselle
bui t bi c n qll e je \Ji ll 1111 pCII vive ... .J' II i ÙlI ba gofll ...
Mai!; 'C qu' je fai'! 1:), c' 's t uniquement pour 10
bi en de Madeuroiss:lle 1...
�'l'ANTlNETTE
71
- C'es t enten du, je n'ai pas mis en doute un seul
il1 stan t votre vieille affec li on, mais vou s ne me parIerez pl us de lout cela, si vous voulez me faire plaisir J..,
- J e ne dirai plus rien 1..
Rés ig née, Mélanie s'en (uf il so n travail, pendant
que Claude s'occ upait des enfants; puis, quand ces
derni ers , nanti s chacun d'une lar/.!e lartine de confiture, sc furent apaisés, elle sc dirigea vers la charmille",
Ja cques Rivi ÙI'e dcmeurait toujours élendu à la
même place, fort occupé il fumer une cigarette ; en{cndan l le uru i l des pas de la jeulle fille il tourna
brusqueme:ll lu tête :
- Ah 1. .. V011S voilà de rdOUT 1. ..
- Mc voici, nous n'avon s pas été bien longs 1. ..
ClAude affectail le plus grand calme en s 'exprimant ain si ; loul cfois, ses rega rd s s 'altardllienl snI'
la lahle où demeura ient le sous-mA in cl l 'cllcrier, ..
- Vous aver. achevé voIre eorres polldan ce il hasa r·
dait-elle .. ,
- Mon Dieu 1 oui ...
- Dans ces cOllditi ons, VOli S pOli vez me confier
voIre lcllre, .i e me chargera i de la faire porter j usqu ';1 Vou ssac 1.,
Tou l en hnsa rdn Il t ce lle offre, Claude observai t
lItlenlivcmcnt so n illt erl ocul e'lIl', elle slll'prii al1ssitôt
la légè re express ion d'Qmlianus qui s'éba ucha sur su
physionorn ie."
- Inulil e ... Le fil s du fermi er voisin est allé me
la meltre Jui -mOme il la poste 1
Et, pOlir co uper co urt il un qllcslionnnire, l'aviatcur s'cmprcssa it d'ahordel' un nuIre sujet :
- A lors, VOliS a vcz vu rnon pOllvre (( zinc » !
Claude, qui s'é lail assise sur ulle chaisc, cn race
rlu l 'aviateur, secoua affirmativemcnl la lNe :
�Il est eu pitenx étal, votre appareil... Quand je
peme que vous auriez pu ...
- Eearlons de lelles suppositions 1 coupa le jeune
homme ... J'ai échappé à la mort, c'est l'essenti,ll, mais je puis vous avouer bien humblement que
je n 'cn menais pus large quand j'ai sauté hors de la
carlingue, j'appréhendais de ne point me trouver à
une hauteur suffisante, Je parachute eût fort bien pu
ne pus fOllclionner ... el alors ...
L'arrivée de Pierrot qui s'engouffrait en trombe
Jans la charmille vinl aiguiller sur un autre sujet
\ 'entrelien des deux jeunes gens ...
- Dites, monsieur flivière, qu'est-ce que c'est
llu'un parachute P.. .
- C'est ce grand appareil de toile qui demeurc
encore accroché dalls les sapins, repartit l'interpellé
en dt\sigllunt en tre lcs branches des frûle~
qui enlomaient la charmille, la vas te enveloppe dc toi\e qui
lae :,.6c (' II plu sieurs endroits, marquait le lieu 0"1
1 aviateur avait n'pris I1ssez rudemenL contact I1vec
les urb rcs ...
Talldis que J'cllfant rours uivait scs demandes, cl
que .Jaefl
~ Hivièl'c s'efforçait de son micux: de lui
accorder sa tisfacl ion, Claude s '61 ai l levéc, scs rcgo rds s'nllordaient vers le sO ll s-main lui demeurail
~ lIr
la lable ...
- .Je vous laisse uvee votre fidèle compagnon,
hasarùll-I-olle, vous fi 'avez pl~
heso in d'écrire ...
Mais non, jc vous J'cmereic ...
- A loul II l 'llcurc l...
- Aviez-volls pCUI' qualld ,"ons ûles lomb6 P reprenait Pierrol f)ui s 'in stalluit ùélihérômelll auprrs
de SO li grand ami ...
-.Je Il e
(~xclTp
le
souha ile pas d'avoir à imiler mon
mon pr.li l bOIl bomme .. On éprouve une ~l1tf'
impJ'(!ss ioll quaud on Ile lanre ain si dans le vidc' ...
lc,
�'l'.Hi1'lN lll'I'Tg
L 'enfant o uvrait de grands yeux, il ne voyait plus
:'J a Tantinette qui s'éloig nait furtivement, emportant
le so us-main, le porte-plume e t l'encrier ; il était
tout oreilles, el l'aviateu r n e pouvait $ 'empêc her de
se sentir amusé par l'intérê t passionné qu'il avait
éve illé chez l'enfan l. ..
En p eu de temps , Claude rejoignit ]e p erron, Mélanie était dans sa cuis in e, fort occupée à ncttoyer
S,~8
couteaux et à les passer SUI' la pierre, hâtive:nent, la j eun e fllle gravit l'escalier. Elle voulait
écrire, elle aUtisi, r égler quelques affaires avan l de
~ onger
au d épa rt. ..
Une f o i ~ dans sa chambre, l'orpheline s'installa
devant un petit bureau, puis, ouvrant le sous-main,
clic se disposa it ,'1 choisir uue feuille el uue enveloppe, quand une exclamation de surpri se lui
,\chappa, S UI' le buvard s'étalail une écriture incon /lue ...
Pendan t qu elqucs in sta nts, Claudc deme ura immobile, e lle comprenait la sign ifi ca lion de sa d écou Yerte ... Dan s :la précipitation, JacCJu es Rivière a.vait
séc hé sa le ttre SUI' le buvant c t quclques li g n es
!l 'éla ien l r eproduites presq ue clltièt'emen l, ft l'en vers ...
Une lue u!' fit étince ler lcs prun ell es de Claude. Un
intcn se désir de sa voir s 'cmpar(lil de tout son Nrc ...
L'ill si&tan re qu'avait mi se son hôt e ft l'éloi gner pOUl'
pouvoir éc rirc lo ut à son ai se l'illtl'iguait etl'indisposa it tOllt ;\ la fois, elle so uhaita it ardemment dissiIwr cr: ll e ulmosplrl!J'I'J de mystère qui s'ape~ntil
a llt Ollt' ù c lui, CO lll1 l1l1l'o e nfill la véril.é ...
{] Il rom bal violenl sc 1i vra pendant q uelqueil inslant !; da ns le COC1Il' de l'illfOl'lunée ; clic hésitait à
déchiffrel' ICi! ral'oc; lpreR qui s'é lalai ent SOIIS ses re1'.'U'c1s, clic rlprollvail UII se ntiment de g~ n e ù sc montrel' flill 8i indi sc rc'lc, el m ême, fnul -il l'écr ire, clle se
�74
'l'AN T rNE'l"I'E
sentait en proie à la peur, la découverte de la vérité
:u; in spirait de cuisantes appréh en sion s . ..
Qui savait, un infranchi ssa ble fossé a lla it-il sc
cre user en tre elle e t son prolégé 1... En qu elques
in stants, ellc saurait si les craintes ct l es soupçon s
dll notaire ct de Mélani e se trouva ient fondés 1.. .
- Ma foi, tant pis 1.. Je ne pui s dem e urcr é lernf'lle m ent en proie à une te lle in certitud e 1.. .
Le d és ir de connaître l'emport a it, ce lle fo is, sur
toute h ésitation; saisissant le buva rd d an s ses do ig ts
nerve ux, la j eun e fille déchira so ig neusem e n t la
fe uille , pui s , allant à l'arm oire ù g lace qui se tro uvait auprès de la fe n ê tre, ell e lendit l a fe uill e e t
re g ard a . Elle pouvait lire fac il em enl mainten a nt ;
les d erni ères li g nes que J acques Hiviè re avait écrites
il son m ys té ri e ux co rrespond a nt lui a ppa ra issa ient
avec un e sin g ulière n e Lte té ...
Naturellem ent, avait écrit le j e un
h o m me , j e
co mpl.c abso lument SUI' vo lrc com plète d ise r ts t io n . Je
n e vo ud,.ais pas un seu l instant que made m oise ll e
(;hurm.eil se doul dt de m on id en t ité d de m es i ntentrOllS. JusqlL 'd nouve l ordre et cl moins d e cvmpl ica li v rts, la plus extrêm e disc r élion demeu r e dc ri gucur ...
Mon Di eu 1.. Qu o ve ul-il in sinuer 1..
Le fr o nL de Cl a \lde s pli s$1\ il m a illle n a nt, a u d oute
qui l 'ns a ill a it Lout il J'h eure succéda il lIll O illd éfi/li ssaule impressioll dc mal a isc ; dura nl Ull CO II!'t moIIlc nt, e ll e 8 'lr rt~ l a ... : n main ln:mhlnil c t l'e rnpêCiH\Ît de p o ursui v re sn 1 c tu!'e , c li c dut fa ire un n o u vcl effort tl UI' cli c- m ê m e pour cOll/l uill'c la s uit c ùe la
mi ssivo .. .
L'élat de ma j amb c
TI C
m e p erm eltra ]l US de qui ll er
�T.AXTINET'l'E
75
le Chalet avant quinze jours au moins. L'amabilité
c1Gnt fait preuve ma charmante h13 tesse me permettra donc de m ener à bien m es projets. Mais il faut
agir avec le plus grand tact. Si jamais elle pouvait
concevoir des soupçons, tout serait compromis ...
Ce fut en vain que Claude s 'efforça de connaître
autre chose, les carac tères s 'estompaient moins n e ts ..
Elle ne pourrait conn aître le destin a taire de ces
1ignes troublan tes ...
A deux reprises, Claude relut les li g nes laissées
Mlf le buvard, aucun doute n e demeurait possible ...
L'aviateur nourrissait d 'inquiélan ts proje ts... Ce
fra g ment de sa missive prouvait qu'il dem eurait au
Chalet, en vue d'un pla n bien défini, d'un plan dont
il ne voulait à aucun pri x qu'elle se doutât. ..
- Quelles so nt do nc ses intenti on s il
Vain ement, la j eun e mI e sc creu sa la cervelle pour
découvril' le m o t de l'é ni g me, ce ll e-c i dem eurait entihe . Dan s son im agin a i ion en fi év rée, plusieurs perspee ti ves se prése ntai ent ; pui sfJlI 'elle possédai t en
main une preuve Jl ag rante de la du pli cité de son
hÔte, elle po u l'l'ai t lui sig nifi er son départ, téléphoner
li une clinique de Vi e hy ou des e nviro ns, afin de le
hire adm ettre, da ns le plus bref délai, éenrl e r ain si
Ioule crainl e ct (Oill e poss ibilité d 'nc ti o n pOlir l'avenir, m ais e ll e rec ul a hi en vite en so ngea nt aux difficulLés qu e prése nterait une tell e déc ision. Que lle serait
Son attitude cIu and ell e ann on ce rflit h J acques Hivi ère qu 'elle avait lu les li g nes reproduites sur le
buvard P.. .
A un ce rtain m Olll ent , la j ell oe fill e descendit au
jardin ; clic sc croyait, le co ura ge nécassaÏre pour
( onfo ndre l'aviateur qui faisait m aintenant à ses yeux
fi g ure d'aventuri er ; d'un pas l'lipid e, cli c s 'aventura
"'or
~ la charmill e. Jacques sc trouvait Ill , entouré de
�7ti
PJcnot et de Janin e, bouche bée, en admira lion devant leur grand ami, les deux en fants écoutaient
l'histoire passionnantc qu'il était en train de leur
raconter.
Alors, Claude sentit son énergie l'abandon ner , les
paroles qu'elle voul ait prononccr s'é trang lèrent dans
Sol go rge ... Le trio ne s 'élant pas aper çu de SO Il appl'oelle, ell e partit su r la pointe dcs pi cds ... Janin c cl
Pierrot se trouva ien t si fortemen t absorbés pal' le
réeit du blessé qu'ils n'aperçurent point la silhouette
dp. Tan tin etl e , qui regagnail en sil ence le Chalet el
s'e nfermait dans sa chamb re, plus indécise , pins
trouhl ée que j amai s ...
CH APITlŒ V11
-
Enfin, maÎlre Pantois, que pensez-vOlis de tO\l1
('cln il ...
- Ce qlle j'en pense, mademoiselle P mai s c'cst
que VOliS VOliS trOllvez en facc d'un mulfail (! ur dcs
plu s dangcrcux J...
Lc nolairc, qll e Claude était ve nu e consultcr, le lcndemain, dnns l' aprt''s-mid i, n:levu il scs Innetl cs
la feuilll! dc "uval'cl
ll'écaillc cl tonnaiL Il sa Vi8lc~
()Il 'clic venail de lui 111011 1l'er ...
- Mais, fJu c foirc, mon Die\l ... Que !aii·c P...
r.lnude n'avait pu Il peill c f CI'IlH! I' l'œil de 10 nllil,
�TANTlNE1"1'E
77
n plu sieurs J'epri ses , au cours du dîner el de la veillée, elle avait ten té d 'engager la conversation au
suj e t de la fameuse lettre ; pourtant, chaque fois ,
clic avait reculé. Une force in exp licable J,a relenait ;
Cr. dépit de la découverte qu'eLle avait faile, elle
hés ilait encore .. . Les regards que lui adressait Jacques lU vi ère, toul en con versan t avec elle, la désarmaien t, tant il s exprimaient de franchise, d'intérêt ct
ù'admiration ... Elle se r eme Uail. à douter ... L'avialeur fai sait plutôt figure d'un gen tlem an que d'un
aventuri er ...
- Je YOUS l'ai toujolll's dit, l'impruden ce dont
vous avez fail preuve en acc ueillant ce t inconnu susrect sou s votre toit, devait vous attirer les pires
désagrémen ls ...
- D'uutant plus, ins ista la jeun e fill e, que J al
reçu troi s leUres ullonymes, au COllrrier d 'h ier.. . Il
Y Cil aVAit quatre autres du m ême genre dans la
botte aux leUres, cc malin 1...
D'une mAin fébril e, Cla ude re lirait de SOli F:.lC les
sept leltres en qu est ion el les lendail ft son inlerloeuICllr qui assuje1lissait de nouveau scs lunettes ef Jes
(·xu min:lÎt mirlllti eusem eni n son lo ur ...
- Fichtre 1 déc lam le tabe llion, au bOllt d'un momenl, savez-vo us que l'affaire se corse ct prend les
proportions cl '1111 véri tah/ e scandale J... POlll'quoi ne
vous ê tes-vous pfl S rendue toul cie suite ft mes con~e il s J. .. Vou s voyez dun s qu el g uêpi er vous êtes velIue tomber 1...
Le nolaire ohservait su vi~leus
qui demeurait tou jours sil enci eusc cl gênée ...
- Si VOus fltiez sC IlI', in sis lait Ponlois, l'affaire
~e rail
plu (li~re
;'1 rég ler, mois il y fi les p elil s J. .
Quanù j e pense (IU 'i ls peuvent d 'lin in sta nt [1 l':wtrr
1'1' Irl)lIvrr h la mrrci rie re miR~rnhlf',
cole l'Il for hAT!
J. ..
�78
TANTINETTE
Mais, en fin, quel intérêt aurait-il à mettre les
enCan ts en danger P
- Sail-on jamais L.
- Pourtant, jusqu'ici, il s'est montré très arfeclueux il leur égard 1 Je l'ai lai ssé auprès de Pierrot et
de Janine qui ne voulaient pas se séparer. de lui...
JI " sont devenus un trio d'amis 1. ..
Les sourcils de Panlois sc froncèrent; longuement
i.1 secoua la tête :
- Voilà justement cc qui m'inquiète, opina.t-il,
CeL homme doit agir ainsi uniquement pour endormir votre méfiance ... Il u pu sc rendre compte de
l 'impor/an ce de l 'affection que vous portez aux en,
fants ùe votre soeur, aussi s'efforce- t-il de vous aUeinùre à votre point faible ...
- Alors, vous croyez ...
- J'es time que mioux vaud rait téléphoner au doc/cur, trouver un prétexte pour éloigner 10 plus rapidement poss ible ce m onsieur L.
- Quel prétex te trouverai-j e ... Je no puis pourLant
pa s dire fi mon hôte que j 'a i lu une parlie de sa
leltre ... 11 m e faxerait d'indiscré/ion ...
- Vou s n'avez pas à craindre ses reproches ... Il
ne sc prive pas d 'abuse r honteu 'omo nt de voLre confiunce 1. ..
Le Tl Qla ire s 'acharn ait à co nvaincre Claude; pourfant, depuis un q1la!'1 d'h ellre qu'cli c di sculait avec
Jui, la pauvrcll e Il e sc se n/aiL pus plus décidée qu'nuparavant... LOIIgtemp!, elle avait h 'si/.é avnnL de sc
rendre li l'étude de Panlois, puis elle s 'était résig née,
cslimant qu e le n otn ire pOll lToil peuL-ê /l'e trouver la
solution qu'ell e espéra it. .. Pourtant, tandi s que Je
inhclli oll accablait Sl) n hô/e, eUe se sen tait aussi peu
se re d'ell e, aussi in certa ine 1
- Ecoutez, mademoiselle, in sistai t Pantoi s, l'affecLueuse confiance que m'ont toujours accord ée vos
"
�TANTlN ETTE
79
legrfOlt és parents m'ob lige à vous dire la vérité, toute
la vérité.. . Comme j e le redouta is, la présenc e de
cot aviafeu r au Chalel produit ' dans tout le pays une
impress ion déplora ble 1 Vous imagin ez aiséme nt
quels propos les mauvai ses langues peuven t échang er
il votre suj e t.. . J'ai entend u des choses affreuse s,
épouva ntable ...
Claude lluussa m élancol iqueme nt les épaules :
- J o vous J'ai dil, je n'ai rien à me reprocher ; peu m 'imporl en t los racon tars des gen s d'un
pays que j e vais êfre obligée d'ailleu rs de quiller
dans quelque s semain es 1. ..
En vérité, je vous croyais plus énergiq ue, mademoi&elle Claude , ct plus suscept ible s ur le chapitr e
de l'bonnc ur ; oubliez -vous le nom que vous porfez 1. .. Je vous parle en homme jaloux de votre répu lation .. . Que diraien t vos chers parents s'ils étaient.
là P
iIes parents ont toujour s respect é les lois de
r hospi tuli té, Monsie ur nivière aurait trouvé chez
eux le même accueil d ésintére ssé ; on lui eût certailwmen t prod ig ué d es soin s aussi empressés 1. ..
- J 'e nf end , mais fo ute votre famille habitai t le
Chn.lct, tandi s que mainte na nt, vous vous trouvez
'o re trouver bienfoute se ul e 1. .. Mais, passons , j 'e~p
de con traindr e
ct
ft' t le moyell ùe VOliS tirer d 'affaire
aller sc faire
à
cl
ngé
co
<-pt ave nturi er à prendre
..
1.
eurs
li
ai
pen cl "Cl
Claudo ouvran t de g rand s yeux étonnés , le notaire
s 'emprel'sa de lui expli(IUer :
- J 'a i VII l'acqué reur d ont je vou avais déjà
porl é . .. Vofre pro pri é té emhl e lui plaire, lOuferai s ,
j û croi po uvoi r vous affirme r qu'il ne dépasse ra pas
,·oix a llle mille fran cs 1. ..
- C' t uien peu J. ..
- Evidem ment, mnrJ 'moisel le Claude , mai s vous
�!lO
'l'ANTlNE'l'l'E
devez comprendre que les temps sont durs ... La crise
n'est pas encore n son terme, de plus, vous n'oubliez
pas que vos deux créanciers de Roubaix ne sont plus
disposés à vous accorder la moindre prolongation 1..
- Inutile de me le répéler, je sais bien qu'il
fie me reste plus qu'à capituler ...
L'importance du sacrifice auquel elle sc trouvait
ctlntrainte faisait mninlenant oublier à la jeune filJe
le véritable motif de sa visile.
Elle éprouvait un lancinant serrement de coeur en
songean 1 il 1'incer1 itude du lendemain, ct surtout en
sc demandant, lIne fois de plus, comment clIc pourrait assurer l'avenir de ses petits 1. ..
- Ce Monsieur Alexandre RolJCr L doit venir deJIIuin visiter volre hahitation ; il sera it disposé à
!\ïnstaller au Chalet dans uIIe quinzaiue ...
- Dans une quinzaine 1..
Claude avai 1 répété ces trois mol s Cil proie ù une
borte ue stupeur. Certes, ellc s'était habituée 11 l'idée
j0 se défaire de cette propriété 011 elle laissa it lanl
de chers so uvenirs, mais elle ne pensait pas que
wn dépar1 CClL avancé cl flue la déci sion 'affirmtlt
si prompte ...
ails JouLe, Pan Loi s devi na-t-il J 'hésitation qui
l' emparn i 1 de Claude, car il i II sis la :
- Vous l'avez, il n'y a plus il reculer, Maùemolsellc ... Si cc n 'cst pas Monsieur Hohcrt qui aCCJuiert
voire propriété, un nuIre amaleur sc pl'ésall iera suns
(l' jule n brève ~chéane
... )) 'aill eurs , l'annolle'c que je
viens ùe vous fuire, vous perm e ll ra do tourner lu
diffi culté cl de vous débarrasser d'un hôle gênalll. ..
- Que voule1. vous dire P..•
- Maie tOlll si mplement que vous n'aurez qu'~
·U!clarer lout ù l'heure :\ ce mon~ieur
Hivil':re que le
Chalet esl acqui!', ven(lu el flll'il vous r '~Ie
lout jusl!'
If' l empll dr. propnrl'r "Cllrf' clf.part. .. (inl inrlivirlll
�'rAl'tTINE'J'Tî::
8i
\'el'I'a bien alors qu 'i 1 devient importun 1 il ne llJanLjUera pas de prendre cOll g é ct de proposer de sc
l'endre dans une clinique quelconqU/: jusqu'à compl,')tc guérison l, ..
Salis doule la j eune fill e s'cslirna-L-elle complètement convaincu e, car elle sc leva, puis, tendant la
main au nolaire :
- Vous a ez raÎson ... 11 faut me résigner ... J'al.tendmi Jemùiu Mon sicur Alexandre Robert. ..
- Si vous ùési rel. un con seil, je liens à ajou leI'
qu ' il vous faut profiler de l 'occasion qui sc présente
il vou s ... A demai.n clonc, au Chalet 1. .. El j'espère
que vou s se rez libérée de ccl. inlms 1. ..
Mullipliant les saluts ct les courbettes, dont il éléil
loujours prodigue, Paillais recollùuisit Claude ,jusqu'à la parle de sa dem eure , pHi s rapidcment, il revitll ;'} sou LUI'cau.
Si la jeune fillc a vai t pli observer ,\ ce 11l01oeul
~ on
interlocuteur dc loul à l'heure, clI c bC fi'il sentie
certainement édlfiéc ; aulan!. sa ph ys iollomie cx pri l/lait nag uère de compass ion et de cllOlgrin, aul ant i l
semblait: mailltenant satisfait ; uno lueur nHlli r icusf'
,\llumait scs r -g ard s ...
- Eh bi cn 1 sc; dit -il, lo ul, Cil ::le frnll alll I ( , ~ /!l a in s,
;l' crois que nou::! Il 'u VOIl !> pa
~ 1l'O p mlll m anoeu yré ...
'JOllt VfI POUl' le rni cu" 1. .. Robert enl èvCI'fI j'orfa ire cl
je louch crai lu pclil c g'm li!i cati oll prom isr. 1 Quanl
11 l'importun, HOLI S n'clll elldJ'Oli s plus g Ulrc parl cr
de lui 1. ..
Maîll'e PanloÎ s s 'in stallai!. conforlahlcrn ent .1 WII
burcau, Sc:; pctil H yeux eli g notanl s s 'III'r'I: lrli('ld. sur
Ic~
leUres que ]0 Jeun e lill e a vait lai ssées sur sa tabl e,
Il les prit, ct les l'cgnl'd llill l'I1l1e aprt-s l'autre,
- lü vOilll, cc n'c t (Jas plus malin fille rein . . . Il
~ ufjl
d'adl'l:ss 'r q1lelqu e;; hOIlIl"S p (' li r.~ lcllrcs 1111 11
JI~
1I('
~
t le InUI' (· ~ t j O lI(; l. ..
�82
TANTINE'l"1'E
Le notaire savait mieux que quiconque qui était
l'auteur de ces missives qui avaicnt jeté le trouble
eL le désarroi dans l'espriL de Claude Charmeil 1.,
Ne les avait-il pas rédigées lui-même, de compl icité
l.lvec son c lerc P La calomnie avait accompli son
œuvre 1.. ,
Pourtant, la satisfaction de Pantois ne se prolongea pas ; détournant son a lt ention des mi ssives , il
lcgardait maintcllant la fcuillc de buvard que Claude
n'avait pas cherché non plu s à r eprcll dre, Un pli
JOquiet ba rra son fron l. ..
- Je voud l'nis bien savoir ce don t il s'agi t, grommela-l·il. .. Que peut bien manigancer ce t aviateur ...
Quel inlér~
lrollve-t-il fi s' in s lnller als~i
lon g temps
au Chalrt P A qui écrivait-il cctte mystérieu e leUre P
L'astucieux tahell ion se nti t ccpendan L ses appréhcnsions s'évanouir qUflnd il sOllgea à la décision
pri se par sa visitcu se ...
- Après toul, au diable, ce Hivière 1 maugréa-lil .. . Demain. l'affaire sera conclue n~c
Alexandre
Hohert ct Lout se ra dit 1. ..
Puis, appelant son clerc qui lravaillait duns la pière voi sine, 1\1all.rc Pan loi s demalldn :
- Appor-lcz-moi le dossier Clwrmeil, j' désire le
consul 1er,
Tandis que le nolaire s'ahsorhail ninsi dans l'éLude
de son dosll ier, Clauùe s 'en revenait 1111 Cholet; tout
cn marchant le long dc la roule poudreuse, l'infortunée ovait hien du mal à ret e nir se~
sa ng lols ... .1\1 Sl'Ju'ici, elle avait envisllgé sn n dépor l de la vieille
Hloi
~o n
comme une ro ~ iblé
lin peu loilllaille ;
après la conversation qu'elle venait d'avoir lIvee Panlois, elle devait sc résigner ... Lc départ pOlir Pari s
sl:l'ait avancé, il lui {ill/druit se sépareJ' de lu fidl~e
Mélanie ...
Certes, la vieillc bonno 80 cloutait bien de-
�'l'ANTIN E 'fJ'E
83
puis un certain temps que la jeune fille éprouv ait
une peine immen se en pensan t ;\ l'entret ien qu'elle
aurait avec e ll e ... Une fois de plus, on remuer ail les
vieux souven irs, mais ['infor lunée ne pouvait se
laisser al.lendr ir, la nécessi té comma ndait; le destin
l'accab lai 1...
Et [cs regards de Clallde de s'arrête r longue men t
sur le décor de la campag ne qui lui éta i! depuis si
lon g temps famili er; parfois , elle cro isait des paysans
qui [a sa lu aient, un gai soleil inonda it de seli rayon s
la plaine e nvironn an le. Il lui faudrai t quiller .tout
<..cla, se réfugie r à Paris 1...
Con trai remen t ù lan t de jeunes filles de provinc e,
Claude épro uvai t depuis, toujour s une profond e aversion pour la cap ilale; e ll e aimait la campag ne et Paris
lui faisait 11n peu l'effet d'un monstl't! qui éblouit et
dévore ses trop fervenl s admira leurs ...
Pourta nl, au bout d'un momen l, la j eune fille
rompit avec seg peu engage antes réflexio ns , un bourdonnem ent sourd lui parven ait.. . '
- C'est vrai, gromm ela-I-el le en hâlant le pas ...
JI y a au.iourd 'h ui la /Jallcuse chez Jes Perrier 1. ..
Janin e ct Pierrot doiven t être sur les dents 1. ..
Les Pe['rier étaient des voi sins du Chalet et Claude
ava il promis ft ses neveux de revenir bien vile pour
Jes cond uire là-bas; les deux enfants sc faitlaient une
joie de gO(Her la brioche et le pâté de campag ne que
Marie Perrier, la fermièr e, préparniL toujour s avec
un soin jaloux 1...
En peu de lemps, Clauùe eul reJoint le Chalel. A
peille eut-c li c fr;Jllchi ln gri ll e ('rue des exc lamatio n s
joyeuse s se firen f en Icudre. Pierrot ct .Jan ine étai en t
[à, qui observa ient la roule avcC insistau ce.
- Allolls, un peu <le pal iQur:c, mes chéris ... Je vais
vous ommcn er ...
- C'est que Marie doit nOll8 attendr e /. .. Et puis,
�84
'l'ANTIN g'PTF.
nous avons tant env ie cl'escalauer les rnuilles et de
HOUS poursuivre avee les enfan ls des Perrier et des
Guillaumin .. .
- En vérité, mad emoise lle, jamais je )] 'ni lant l'egretlé d'être invali de 1. .. J'uurais pli l'ondui )'o les
pelits 1. ..
Claude redressa brusquement la tète ... Elle aperçul
ulors, SUl' le bord ùe l'allée, .racques Ri vihc , qUI,
IijJpuyé sur des béquilles, allendait. . .
- Commen t, vous ~ li ez l:'!, vous ?
- J'él:t is Hl, ell effet. .. Pierrot li tout ù l'heure
découvert ces vieill es béq1li ll es dans le Ijl'eniet· ...
C'est tout Il fait 'll qn'il me fa u t... l\lai nlcnulIl , j'ai
l'impl'cssion d'avoir fail. ùes progrès for'l1lÎdnbles 1. ..
L'avlnleur so urit cn pronollçullt. ces Illots cl com m e
de lui, illlerditc!, il
Cla ude demeurai!. encore aupr~
Hure ll ché ri t :
VOIl :,uve~
si cela con linue, j e (lourrai pou sser
jusi]u'à la forêt... li n1\: larde Il1l1l de 1'1'\'oil' mon
pauvre « zinc 1), ou plul,)1 Ge qtl 'il ell reste 1. ..
- Je !lU l'en Re pas, '1 mOll grand "('grel, qlle "'Ol
~
rlli ss ir]z vnl~
a ll arde r iri l ong
t olp~
('Heol'c, &Ion . jeu"
Hivii'l'e, dérlara la ,i eurte fille.
}ue Sc pf\ ~et-il
dOI1(' ~ Vous IIVOZ l'air l'onc ieux-.
Claude ne prit pa s le It ~ rlp 'l dl' n'pondre Il lu
question fJlt ~ lui po~a
il
le bl('~sr
; déji\, JUl1inc c l
Pi errllt III pl'enu il' rI t ehaClll1 [HU' la mail! e l 1'CIl 11'llîlI aienl vcrH la g ril le ...
- Je vous expli (l"erni lOlll il l'heure 1. .. dér'lolllo
I-ell e sim plem c nt.
El, lapide, clic enlru ÎI1:t I'~
('Ilrn,"~
V('I~
ln roule.
,louillO -1 Pier!'ol liraiclIl, HJlllui!'1l[ cou!'ir, mui l! NI
cc momCllt Cla lido no f,C ,t' ri lui 1 pn ~ rlCI na 111 1'0 II
[-Iui su nl '1' cl rI j01ler aVt'c ell,(, {'OlllllHl ('Ile ' II IIvuil
1'!I:l hi[ude ... LI' jeulle gal'~()fI
Ile Idrda pm! 1\ ~' flp('"
r,' loir dt·
~"'1
ill:illIl (' di
III
it ' ..
�- Dis-donc, T:mlÏuette il Tu as du chagrin il Ce
n'eSf pas nous qui t'avons fail de la peine, nu moin8~
..
-- Nia is non, mes chéris ... Au contra ire ...
~
Alors, pourquoi les yeux sont si trisles ? ..
- Parce que je ne suis pas bien disposée, nujOllrd 'hu i, voil à fouI, l. ..
Claude ne voulait lOUjouH; pail con fler à sos neveux qllell es é la ien t ses intentions ; il fer'a il assez
fôl d e les prévenir au de rnier moment ; elle d it
{prouvé un scrupu le de gfd er leU(' j oie, auss i s'efforça-l-elle de leu l' sourire ct. de défournol' leur al/cll-
li on:
-- Nous voilà ('hez .Ics Perrier ! ... Voyez , vou;; êtes
;tll clld us 1...
El la jeune fill e de désigner un . g roupe <.l'ellfanls
cpli acco ul'aient Ù la l'cnconlre do se deux ncveux,
10Wl a va ien l cn main \lll gms m0l'eeaU de tarte 01J
de bl'lochc ...
- Vellez vilo 1.. . La Morie vous atlend 1...
La 1\ ln ri e, c'éloit la femme Perrier, auss i Pierrot ct
J aJl ill e qllillèrenf-ils bien vile leur Tnntinette qni
~ fait
. vell ue les cOllduire j1lsque dans 10 cour Je la
fcrme ; troi s minuf es plils lal'd, il s TIl ordaient li h ell es
dCJll il dans d'énormeR morCf'(t!lX de ga let I.e ...
- E( l'III'(O U (, soye»; prudc'II ts, recornmalldai t l'orpheline, qui s'aLlnrda it renuallt un mOlllclll. Ù sui.vre
S-::s deux pl'Of(:g(:s du l'eg';ll'd ...
-
Soyez fra nqllill e, rnadc'nloisf'lle Chllnne iJ, j e los
l era
i 10111 el! por/olli. de iii boisso ll flUX hommes ,
c1 l;c lnrn la fOl'lfl ièrc ... Nous vous les "anl è no/'on s pOUl'
~lI
l'\
cd
Ir. dîner 1. ..
Claude Ml se ntil plus r assu rée; npn'.g avoir échnngr.
c ICJu
e~
propos avec la fer rni l'('c, clic s'o n l'l'v int vers
le Chnlt'l. TOllt en marcha nt, elle Fe de m a lld ait commOllI cli c pOlllTnit aver lir .Jacrfllcs TIivii're de sa drcision ... Ello voulait en lermin e/'. Ln visite d 'A)exan<Jl
�86
TAN~'
I NET'l
dre Robert ann on cée pour le lend ema in fournirait
un ex ce Il en t prétex te ...
La j eune fille a ll eignait la g rill e qu and elle s 'ar1 rtu ; e lle en tendait le g relo t d 'un e bi cy clelle qui
s 'approch ait, en m ême temps, u ~le
voix: rude lui
criait :
- Un télégramm e po ur vous, madem oiselle Charmeil 1.. .
- Un télégr amme il .. .
L'homme qui venait d 'interpell el' a in si la j eun e fille,
avail mis pi ed à terre e t lui tend a it Ull e en veloppe
bl eue qu'e lle s 'empressa de sa isir ; pui s, tandi s que
le p orleur r em onta it de n ou veau sur sa béca ne et
s 'éloig nait vers le bourg, Claude déc hirait féhrilem ent
l'enveloppe.. . Un e so urùe infJui é lud e l'oppressait.,.
CJ1 e sc dem and a it quell e m a uvai se no uvell e e ll e all ait
en co rc arpr nOI'C. A pcin e eut-e ll e j e lé les ye ux sur les
quelques li p- nes qlli s 'éla illi en 1. il cc 1I1 0mo n t deva n l
'e
:
c li c qu'e ll e po us a un e excla m a ti o n dc ~ lIrpi
- Ah, par exemple 1... Que sign ifie il .. .
Claud e dul "e lil'e encoJ'C po ur s'ass llrer qu'c lic
n '{ lail pas v ic tim e d' IJIl c illu sio n , sur la ba ndc ùl cue
ùu télég ra mm c di x-se pt m o ls s'é lala icllt :
H efusez tDld l' of f r e de ve rd e avan t mon arr ivée au
Cllal c l. Vo tre /Lve n i r es t ~ m
JCI! . - HI CHAnu .
- "'i c ha r d il J c Il C co nn ll is perso nll e qui s'uppell e
aill si 1 sc d it la j eun e fill e de pl us en plu s stu péfail e .. .
- Qu'avez-vo us il Mnuva ise n ou ve lle Y...
Claud c sc re tourn a . .J ncqlles fiivi èl'e sc IClluil à ql1elques pa de là ; il [I\ra it surpris la pûlcul' qui e n vahi ssail lc visnge dc la j eu ne nll c c t mallifes ta it un e visibln inqui étuùe.
' - No n, j e VO li S (cm crc ic, cc n'cst J'i cll 1 sc con tCllla d c l'(' po lldre Cla ud e.
L 'infortun ée é lnit bicn déci d ée , qllelqucs in stant&
�'l'AN'rJNE'T TE
auparava nt, 11 aborder l'exp li ca ti on d écisive avec son
h ô te e l à l ui d ire q u e ll es é ta ient d éfinitivem ent ses
inten ti ons ... Le mystéri eux té légra mme qu 'ell e venait
c ~ e recevo ir la mel ta it au com ble d e la s tupéfac tio n ...
Elle vou lai t ê tre se ul e , ré fl échir, se d em ander d'QÙ
pouvait bien ven ir l 'ave rti ssem enl. ..
Ce fu t Sans succès q ue Cla ude s'effo r ça d e deviner
la vérité, vin g t fois, elle re lut les tro ublantes lig n es
ct s'é tonn a nl que Pa n lo is n e lui eClt parl é d e rien.
CéS cinq mo ls : Vo ire avenir es l en j eu r e lenaient
~n
rl out
SOli a l!en li on ...
Q ua /I d ['o rp helin e descendi t pour dîn er, les enIan ls
iena ien l de ren lre r c l r aco nla ie nt à le ur g ra nd a mi
l 'avia ICll " les bOll s m oments qu'ils nvai ent passés chez
les P orl'ier .. . 0 11 s'é la it la issé to m ber l e lo n g des
ma ill r:s de pai lle , c l les c hi ens de la fer me s 'e mpressaien l. de fo uill er c l d e ù é tru ire l es nombre ux nids d e
raIs ct de loi rs pOI U' la p lus g ra rld e j o ie de to ut l e
g r'oupe d'enfanls. Pierro t c l J an in e é ta ient recou ve rts
ùe pOllssir J'c, lou l tre m pés de sue ur ; m a is peu le ur
; rnpo rl uil.
Jar'l " cs ùÎna ùe fo rl ha n appét il ; ce ful n pein e
pOllrl a ll1 s i (:In ll de lu i ad ressa (I11 e l(l'l es m o ts a u cours
d u repas ... E ll e nc so ngea it p lus po ur le m o m ent à
sr li vf'(~
les con sei ls fJl 1C lili nvn il do nn és le no laire a u
dr!hu l de l 'après-m id i , le lé lég ra m me l ' infJni é la il seul.
A;1f)()l'Ierail-il lin 1'11:-'0 11 c!'('spo ir a il milieu d e ses
d éboires P... Q ue ll e é la i/. ce Hic ha rd e l po ul'fJ\lo i insislai l-il a\'('c la n l ùe force pOli r qu 'ell e l 'a ll endil .. .
- Vo us nt 'cxcusr,rc7. .. . J 'a i la mi :.,rra ine , ce so ir .. .
Do ]l IIIS, les e ll fan ls SO lit fa li g nés, il fa ul qu c j e les
r'~\I(h,;
:,\;1 11 8 ta rder .. . A ùemo in
1. ..
- A de rlln ill, Illn d emo isc ll c r: lnllcl e 1. ..
Ln jeu ll n lill r" 10 111 en s'é lo ig n nlll c l e n c n/rain a nt
l es d cux ellfanls q ui proles la ie nl "ru yam melll d e s'en
idlel' ai Lô l, ne vi l pas la lueur ironiqu e qui s'alIu-
�mail Cil ce lllompn t d a ns les prunell es de &on hôle ;
rapi de m ent, ell e gag n a l'escali er, alors, tranquille:ncnl, l' avia te ur s '6tend il. dan s so n ffl lll euil, pui s, li r a n lu ne ciga rell e de SOli étui, il se mi L Il fumer .. _
Ses rega rds ne voyaient plus le d écor de la salIe qui
lui é tait deve nu fa mili er, n o n pins que le vi ~ a ge
renl' rng né
Méloni e qui s 'affairaiL mainte nant à cnJ\' VCI' le eo u ve rl ; il réfl éc hi ssait, ct san s doule lo ul
parraissail-il a ll er au g ré de ses dés irs, car un flll'lif so urirc e ffl c um lo n g temps ses lèvres . ..
ne
CflAPfTR E VIII
n ass l1J'ez- v OI1 3, l'a ffa ire es t clall s le sac 1..
Cil p rono nç'anl res mo/s, MuîLro Pan lois s 'in stall a i t dan s \'aul o cl' Alexu nùre Ho bert ; cc de rn icI',
un pe lil. ho mm e re pl e l, le nez c roc hu, le vi sage en cadré d'un e borlJ e poivre c t se l, les r egard s fu yants
di ~ imul
és
derri ère Ull bin ocle, me/Luill 'alllo 'n ma\'chû ... Quand la voilure sc ful é loig /l {oc de l 'é lude du
Il ('l /nire c l s'engagea 8111' la r oul e, il sc d c'cid a ù porl r !'
Toul
Ù
so n tour ;
- Madem oiselle Charmril ll C sc dOII/ e de ri en ?...
- Ahso lu me nt de ricn 1... Elle f1 d 'aill eurs c n moi
la plus ohsolllc co nfi ance 1.. .
Excell e n/ affairc p Olir n om cl
\I X
g in a il r c ql'
e~ l cxackmcn/ n o l/'(' )lc /i/
il ~ a ura i/ de la /nhl nlnre 1
1 Si e ll e g' ima co mhinai soll ,
�Pantois s'empressa de protester :
- Les affaires son t les affaire, mon che!' r. .. Nous
n 'fliions d'aillcurs pas faire du sen timent 1.. .
- Ce n'esl point votre politique habil.uelle ... Pour·
IJJ1I, j e vous 11'10 Ue que vou s avez accomplj là un COllp
de maÎtrc 1 Soixa nle mi/le francs pour une propriété
qlli en vaut au moins le doublc 1..
- Il esl vrai, mai s il est entendu entre nous que
vous me remettrez vingt mille francs de la main Il
la m ain 1. ..
- Chose promise, chose duc, mon cher Pantois 1..
VOli S suvez que j e suis fran c en affaires ... , D'aill eurs,
:'e n 'es l pas la premU're fo is qlJe 1l 0 1IS travaillons
ensem ble 1. ..
-- Nous avon s d éjù rralisé tons Ic ~ de ux d'imporl/l lll fi bt! Jlrfi ces, j e ne dema nd e qu'à continuer ...
-- C'est égal, l'a ffaire cs t magnifique 1.. Celle
11la!hc1\I'ClIRC abandonne sa propriété pour une bou- .
c h éc de pain !.. . Si j a m ais elle s'avisait de demander
('o n sc il à d'aull'es que VOli S ...
Pn souri re p in ça les lèvres du nolaire :
- Elle 1. .. pas de d anger 1... On voit Lieu que
VOliS n e la con nai ssez pas 1. .. Ne suis-je pas le vieil
ami de sa fam ill e ... Il suffit que je lui parle de ses
di "pArus p o ur qu'e ll e prcnne mes recommandations
jlour paro les d'Evangile 1..
El les d eux co mpèrcs d 'éclater de rire ... Alexandre
l\ f)hc rL cOlllla issa il de longue dale la laclique de l'ho'lorabl c n o laire. Su ivanll a dc\'i~
bi en connue des romain s : (( diviser pour régner )) , Panlois avait pu réali ser d'imporlallts b éll éfi ces , en opposant les un s flUX
:llIlrps lcs rn e mbres d'lIne même famille .. . S'agissaitil d 'u ne queslion d'hérilage, il n'ava it pas so n pareil
pour i ns inllcr pcrlains sous·cn lendu s qui entraîna icn t
aussitÔI de graves rompli ca lions familial es; ces corn·
!1)j ('lJ li n li S lui dcycnnienl n~ l s il ô l favorabl es. Avec son
�90
sourire patel in, son air affecté, ses paroles de fausse
commisération, Pantois atteignait prosque toujours le
bul qu'il se proposail. ..
Pourtant, dan s le pays, le tabellion était con sid éré ;
les pay sa ns, impress ionnés sa ns do ule par ses sa luts ,
p:tr 8CS co urbeltes, ct surtout par son impecca ble r edingote g rise dont il ne se sépa rait jama is, hiver
comme é té, le considéraient co mmc un conseiller précieux ; ils n'a vaicn 1. pas de sec rel s po ur lui et le
peu sc rupuleux bonhomme en profitait pour les berner ct les gruger, à leur pro fond e sa ti sfa c ti on, el 'a illeurs, car iJ.5 s'ima g inaien t toujours être les plus malin s .. .
Derui s quelques anné·es , Puntois s'é toit efforcé de
Jiyuieler l'hérila ge d es Charmei 1 ; la fâ ch eu 'e si tua lioll de Dudeuill cs , le bea u -frère de Claude, sa di sparition ct ce lle de '>il femme, los de ites nomb rcu cs
quïl avait accumulées, lo ut cela avait serv i au tnhel lion pour parvellir à ses fin s .. . Les un es aprl's les
ollires, les propriétés d es Charmeil s'é ta ient veTidues.
Clonde, uemr~
seule , devellait un e proie fncile
r em le ru sé eomprre. 1l con na issu i t l'affec l ion prode
rOllue qu'ell e vOll a il n scs dell x nevc ux, so n d é~ir
lai sse r le nom d ' sa famill inracl, ~O l so uci de d és in (éJessc /" lcs créanciers qui reslai ent Cllcore ; aussi
a[.pg~it-l
en con séquenco . . . P ell lui import a il qu e
Claudr. sc IrollvlÎI s ur le pnvé avec les ('nraJlls ... Ne
pa F!'n it-il pa s n scs ye ux pour un nrni dévour ... .J llmais
<lI e Ile s 'aviscm il de le so up çonner ...
D 'ai ll e urs, 0 11 agisRanr aill s i, l'nnr ois cfll"es!\ail. 1111
3111re oIJjeclir, el, to ut cu cOJlduisanl, Al exa ndre
berl ne c pl'i va pas de Ic l,Ii r<J ppelel'.
- Alors , Pallto is .. . Apl' 's Ir.s affnirC'8 lout courl,
, 'O ti S sOll gerel fins dour e uux: flraie~
de coeur ... 11
paroi t qu'clI c cs t gent ille cl jolic, ce lle petite r.hrtrm eil P••• Vi e ux farce ur 1. ••
no.
�91
Le notaire voulut protest er:
- Voyou s, vo us n 'y pen sez pas, mon cher ami ...
A mon âge 1...
. - Vous avez cinqua nte ans, j e le sais, poursui vait
le marcha nd de bien s, mai s vou s ê tes ri che, céliba taire ... Quand vous tendrez la perche à celle malheu r euse sa ns le sou, eJle s'empre ssera certain ement de
la sa isir ...
- J e vous rappe lle que je s ui s un peu trop vieux 1..
Alt::xandre nouerl h aussa les épaules :
- La belle affaire 1... Vous connai ssez pourtan t le
[Il'overu e P Aux vieux molous, il faut de jeunes sou rIS
l. ..
Et le marcha nd de uien s de s'esclaf fer pendan t que
Je notaire esquissa it encore de grands gesles de déné:rnlioll ...
Toulefo is, eu son for intér ieur, Pantoi s espérai t
bi en convaiJ lcre Claude ... Son voisin avait parfaite m .,mtlu dan s son j eu. Jusqu'i ci, il n 'ava it fait aucune
u])lIsion à l'intérê t que provoq uait chez lui la derlIi ère héritirr e des Charme il, mais le tauellio n caressa it de plulS en plus la pos ihilit é d'un mari age e ntre
ollc c l lui ... Claude , ignora nt e de ses tri sles desse in s,
l'itvait mi s souve;l t au co urant de ses in cer titudes, de
angoiss es, aussi sava it-il la positiol l préparé e ...
~el
Avant de pnrtir pour Paris, la jeurte fille le verrait
fi plusieu rs repri ses , iJ trouver a it alorS J'occasi on de
sc déclare r; déjà il sc croya it assuré du uccC·s ...
Pourta nt, la pit y iOll omic du n o ta iro s 'a ssom brit,
il sc penc ba vers SO li compèr e :
- Il Y a po urloll t l'JuclCJlI e chose qui m ' inqui ète
dlln s ce LLe affnirc, hll sil J'd /l- t-il.
- Et quoi donc, mon Dieu il ...
- Mai s "aviate ur ~ ...
L'aviat eur il Qllel aviatcu r il ...
- Celui l'J1Ji est venu tomber il y a quelque s jour8
�Ch alet, f~ n paracbul e, ct flui S';) trouve aclnel! ement hébl'J'gô 1. ..
-. - Quell e hislo ire rocambolesque me racontez-vom
là P s'exc lama Al exa ndre Hober!. ..
_.- N'allez pas si vil e, mo n cher, sin on nous arriveri ') ns au Chalet ava nt que j 'a ie achevé ùe " uus me llre
au couran !. ..
Le march.ulù de biens s'empressa de déférer au Msi r de SOIl r.o mpag non, landi s que la voilure raJenl is~a il , il enl endait J'hi stoire do l 'occident el de l'arr'ivc\e un peu brusque de Jacqu es Rivi ère an Chalet.
- Fi chl re 1. .. Ma is c'es t le scénar io d'un film am éri c:, in <r ue vo us me raco ntez là 1. ..
. - N'empêche qll e cc l av ialeur me cause ac tuell eI,'enl bien du souci 1. ..
.- Je comprend s, vous avez peur (]' ~ lre
supplallté
nuprès de vo tro bell e 1... Eh 1 ch 1... Si le blessé
est phologénique 1. ..
.- All ons, soyez /Sé ri eux, cher ami ... Vous sembl ez
(J uLli e!' que VO lI S Î ~ l es int éressé IOlll comme moi à Ju
parf(\ il e co nclll sion de l 'a ffni re ...
- C'es l en' endu, m ais j e ne vo is pns en fJll oi ln
pl 6Kü nce de cc l av ia teur nu Chnlet pOtinait VOLI S sust;i' er ries in<]lIi 6Iud f'tI ... No m 'tlvez-vollS pas déclaré,
'Otlt ;\ l'h eu re nvont vo lro dép;\ rt de l'élllde, qu e
l\ladern oi.cll c Chill'mn iJ (o lnit venue VOli S voir hier
enrore c t qu 'oll e arc;r,p loit ave uglément mes condi-
[tU
1i " 11 ~
P•. •
- Je l'n i reç uo, cu -ffct, cl je lui ai consei1lé (l e
~e
débn f"r nsser de ('el hôle plutôl gê nall l. ..
-- EJJ e s 'y os l refll sée ~ ...
-- Ali co nt ra ire 1 cli c partogea it nhso lurn ent mes
ni <() ns, mais, cc qu i Ille trncnRSC 8111'1out, c'est un e
cH lnine 1(' 111'(: qll e l'avin leur t' II q\l eA ti o l ~ a éc rit , h
l' ino ll de Mademoisr ll c r. !J arnH' il.. . .l 'n i Pli , l' lu H1Iiie
d r) Cil'CQ II Rlnuccs qu 'il serait tro p long de vous ex pli -
�'.c AN'l'Um'r'rB
quel', surprendre quelques li g ne' de eetle mISSIve.,.
EI~s
m'onl donné beaucoup 2t penser ... Cc Rivière
n'cal pas un blessé ordinaire ... Il profile de sa préser.I'C au Cha leL pour poursuiue lin bllt assez équivoque ... Je ne me senlirni tranquille qu'au momenl
où il quillera l'hahilatioll 1. ..
Les deux compères interrompirent bien vile Jeur
entrctien, l'auto venait en effet de stopper devant la
gri!Je du Chalel..
-- Nous voici arrivés 1. ..
Sans plus tarder, ]e nolni fC el son compagnon sonnèl\;nl ; bienlôt la si lb ouellc de la vieille Mélanie apPlU'!)!, ]e 10llg de 1';,]10e.
l o Charmeil est-elle ici ? inferroge n
_ l\ lud cmoi~
au~silQ
10 notaire,
_ Mademoiselle Claude est nllée sc promener depllis un moment avec les enfanls, répondit la vieille
ben Ile ...
~lare
Panlois parut forl l'ontl'arié pin ('.('lfé aIllIof,ce :
___ MadelOoi selle Charmeil Ravai l pOlll'lanl 1J1lC' n01J~
fierions venir, illsista- I-il. ..
Mélallie souril d'un air entendu:
- Je 8a j ~, l\ladelllOisclie m'avait recommandé de
\'Ol~
fairc nltendre nnns le salon ... Elle ne tardera
[Jus, n'ailleurs 1. ..
-- C'cst as~ol1fn
1 grornn,cla le lfl(ll'I'hand de
hif!m ... Jt) Ile pllis m'élel'llist'r' longtemps ici ... Je
d0'1J ~Irc
il rinfj heures ù Chantelle 1. ..
- En ullelldanl, nous \'isilcrnns le jarrlill, coupa
Pantois ... VOllS pourrez VOllll rendre comple par VOIJ~
mèmc de la parfaile sit1lalion de la pmpriél'\, rle la
vile magnifique dunt on peul jUllir SUI' l e~ MOItIs
d' :\Ilverg-ne cl en pllrl jC1I1 if'r sllr Ir Puy-de-Dôme ...
Al xancl/'e Rohert pflfltl f'OnVaillCIl pal' le~
Ilrg'nnwnlq rJ" ROll rrlllpi·r.' .
�94
~'AN,{IET
- Inutile da nous inll'oduire au salon, déclara-loi!
à h vieill e bonne... Nous attendrons le r e tour de
~J a tl e moi
se l e
Charmeil e n nous promenant dans le
jardin 1. ..
~1élanie
s'éloigna en bougonnant... Pantois ne lui
avall jflm a is sembl é sy ml?alhique. Chaque vis ite qu'il
f:.ti~l
au Chalel lUI paraissail de fort mauvais augure;
fi plu sie urs repri ses , elle sc retonrna pour observer
les r. t 'UX compères qui s 'élai ent remis à marcher lenlernl'nl, il s se mblaienl discuter avec animalion et csqui
s~a
icnl
de grands gcs les ...
- Que vie nt e n core manigancer ce maudit corhe8 u : mau gréa la vieille bonne ... Sans doulo est-ce
gr.1ce à lui que Mademoi selle Claude esl Loute boulev ersée ces jours-ci, ..
- Pardon 1. .. Pourriez-vous me dire qui sont ces
Messieurs P.•.
M61anie .,e IOUl'na [ou l à coup. Jacques Rivière approchail, to ujours appuy6 sur ses béquilles ...
Toul d'abord, l'exce llente femm e h ésita avant de
n\po udre ~ la ques tion que lui adressa it J'avial eur ;
lonl efoi s, elle nc pnl sc contenir cl laissa éclaler sa
coll\) e :
- C'est le nOfaire, le fameux Ponl ois ... Un drÔle
de g ni g nol qui vienl un pon trop so uvent rôd er au10 111' de Mademoiselle Clande... Je no so is p as cc
clllïl lui veul e ncore aujourd'hui 1...
rl"U sO l c i otl~
de p o ursuivre plus longtemps ses
cxpli('alions, Mélanie r egagna BI1 cuisine. Ja cques ne
s 'avi sa poinl de luI o,lres cr de nouve l! s ques tion s ;
iJ sava il qu o l 'a ttitude de la dornes ti(}ue à 80n égard
s' affi r mail loujours des plus r~baf'hlive8;
aussi s'éloigU3 l il en direction ùe la charmille ...
Pendant un lo n g mom ent, le jeun e homme, appuyé
s ur e(J~
béquiJl es , ohse rva les allées cl venues des
vill iteurs. (;es derniers ne Re doutaient pas de ea pré-
�TANTINETTE
95
S(:/lce ; dissimulé derri ère les bran ches, il les voyait
A, plusieurs reprises, il s contempl èr ent l'hablta flOn, s ass urèrent de l'é la t du toit visitèrent le
'
p 0 ula ill er, le c illpi er, le h an gar...
La présen ce de Pantoi s et du marchand de biens
~c loL
a if agace r de plus en plus l'aviateur; pourtant
11 se fa isa i t le pl us peLi t possibl e dan s ln charmill e. Ses so urcil s se fron cèl·ent quand il vil le nofdire et son compère se diriger lentement vers son
r efu ge . ..
Ju eques nivi ère regarda auss ilôt autour de lui ;
un c exclam a tion de dépil lui échappa ... Il ne voulait
pa ' Urc s urpri s par les intrus, aussi, évitant de
provc qu er le m oindre bruit, au ri sque de s'étaler
et d e heurl er le pli.llro qui empri sonnait sa jambe
bl e,,(o(' , s 'enfonça -t-il e n sa ulillant à travers Je massif qui enl oura it la c harmille. Quelques in stants .
après, il s 'a lTêlait ct s 'appuyait contre le tronc d'un
111 " ITo n ni er.
Mdin le nan l, de son refuge , l'aviateur entendait
di :;.1inc tem ent les voix des deux co mpèras :
-.- Voil à la c harmill e, décl arait Pantois. .. Vous
voycr. (Ill 'e ll e est ag réa bl em ent située ...
Al l'xa ndre Hobe rl s'avan ça et promena autour de
lui 1II1 rapide co up d'œ il, puis modulant un léger
sifflpm ent :
C' 's t un co in r êvé pour des amoureux 1. .• Mon
chel· Pa n lo is, quel domm age que vous ne pui ss iez
fa ire :\ ee t enùroit yo lra cour à Mademoise lle Char-
d~ sc L:' e r.
/O eil 1. ..
- Voyon , (' her ami, vou s ê tes absurde /... Songez CJ1I O la m o illd ro imprnden ce pourrait toul compro m ettre . ..
- All ons, Irembl eur, que r edoutez-vous ? Votre
bi clI -ft irn re es t e n prom enade avec ses gosses ..
Mai s, l'a vinl eur ? ..
�!Jô
'l'ANTINET'l'P.
L'aviateul' 1. .. II sc trouve cerlain ement il la
llIaifOn , dans sa goullière." Une fracture du tibia ne
~e
{!üérit pas en une semaine 1.. Le gaillard mettra
longtemps avant de recouvrer l'usage de sa jambe 1.,
Pendant que les deux hommes s'exprimaient ainsi,
Jacques Hivi ère serrait rageu sement les poings; s'appuy:wl de so n mieux coutre le tronc de l'arbre, il
prêtait allen li vement l'oreille, les propos do Pantois
et de son interlocuteur lui arrivaient, de plus cu
pl us précis ...
- C'est gentil, ici, hasardait le notai re .. , Nou~
pourrio/ls nous asseo ir ...
- COlflme vous voudrcz !...
L'aviateur ne put r éprim er IlU so urire de su tisfaclion qualld il vit les importun s s'in stall er ù trois pa ~
de Sa achelle, le dos tourné, il Jeul' élait imposs ibll:
de le su rprendre pOlll' le momen 1. ..
Le bl essé commençait il éprouvcl' quelcJ lI e lassitude
ùe demeu l'cr ain si dcbout SU I' ulle j;lm be, mais l'impo rtan ce de l'clIlI'c ti 'n, fulîl c 'Il appurCIlCC qu e pOUI'~ lIjvai
e nl.
HeB voisills, l'emportait il ce moment sur
toule aulre co nsidératioll ... Il eOIllpl'Cllait toute l'im portall ce de la pUl'lie dont r;lallde pt le denlier morceau de so n palrirnoine demeuraient l 'e njen 1. ..
- Le mi~érable
1. .. Le g redin 1. .. gro mmela -t-il.
- Il s élaient hi ell jlsaé~,
les C!tol'lrJeil 1 op ina
le marchanù de bi ens.
cel'Iain e- Admil'l1blemellt 1 Leui' pl'OpriéllS '~l
ment la mi eux silu re du pays ... A fran chement parIer , clic vaut bien cl l! llX ce nt mill e fran cs, avec ses
dépenclunceH ... Mais, en nppuyulIl HU I' J e~ r('parations
inùi spellsll hl es de la loilurc, Cil faisllllt allusioll il cerloines lézurd es qlle nou
~ Vel()
l1 ~ de remarquer ~ur
le
mur du hnn gar, Illa dHl rmall l1' di enl,' Il'y vrfl'Il '1 \JI:
du feu .. ,
.rf' V('IIX I,i"ll vn" crui,,', Pl\l lrl llIl l ...
�'r'AN1'INE1"fl!:
97
- Inutile tle me présen ter de nouvelles obj ec tions.
cOllpa Panlois, je connai voire antienne mais il
oxi~le
l:n o .cc rlaine créance de Roubaix qu i' m'a permais d ac ti ver forl opportunément les pourparlers ...
Le l or oclohre, .l'IJa d e moi
~e l e Charmeil cloi t avoir à
rembourser certain e traite Vill eiN ct Grosmer .. , Elle
Ile s 'en tirera !fur par la venlc du Chale t, dans le
p lus bref délai .. ,
jouez le
- El naturellement, dans tnul cela, Y ou~
l'ô le de l'am i dévoué et désintéressé 1. ..
- PlllS qu e jamais 1. .. Il faul bien donner le change 1...
- Ell suÎle, le terrain scra toul prépul"J pour l'atlal/ ue 1. ..
_ En trc l'avenir de ses lIeve ux el la misè rc, Mademoi selle Charmeil n'hésitera cerlainemenL pas ...
- J 'a ime à 10 croire 1.. ,
_ Allenlioll 1... La voilà q1li revient uvec les
gosses 1..
Clflilde ap parais.·mil en effel ; sans rlO1lte s 'él ait-e ll e
aperçue de la présence dcs dem. l1omme8 dans la
c ha rmille, CUI' elle approchai !' rnpidemenl, olJ$~iIM
~ lIiv
e de Janin e cl de Pierrot .. ,
_ Veuillez In 'CXU~IJ,
Mess ieurs, j l' ne \'ous al/l'ndai s pas si tôl 1.. ,
Ln jeune fill e affoc tn il de SOllr ire (' t ~crl'ai
les
mail
~ que llJÏ lelld;tic/ il les 110U\l'flU'\ vcnus ; puis, se
tournunt Vcl'~
lcs ellfnntR qui s't:(ail'lll al'(t~h\8,
Url pelI
inl eJ'l oq llés , ;l l 't'nlrre de la r!wl'Illillo :
- Eh hien, llIes Iwlil s il On ne dil pas honjour P..
Pi (,l'I'ol fif la grimac(! .. , Il rOllllail'sail ù{-j,'\ le nolaire, m ais il pa rta gea il lcs pl'éVCi()1~
de I\!élnnie
il ['égard dll fllu bonhomme .. ,
- Je n 'a i pa R il dire honj our , n:po ndil-il SI'nhcmenl .. , '\10IlSir.ul' Pallt ois n 'e 1 PMI mon ami ...
- Mui~,
vOyO/l!' , 1!I'Hlld jl'lJlltl homme 1. .. Pour mil
7
�98
TANI
ET'l~
part, je suis fort heureux. de te voir ... Veux-tu m'emhrasser P...
Et comme Pierrot hésitait, Panlois se tournait vers
Janine demeurée aussi indécise:
- Eh hien J je dirai que ta petite sœur est plus
gentille, commença le notaire ...
Mais Janine s'étaÏl redresséo , les deux poings sur
les han ches :
- Pierrot a bien rai son ... Vou s resse mhlez tout fi
fait ft mon polichinelle J. ..
- Oh 1 Janine 1...
Claude voulait grolldm', mais, patelin, Pantois s'interposa , tandi s (lue le marchand de biens riail sous
cape ...
- Laissez faire ces peli ts. .. 11 fait si chaud... Il s
so nt un peu nerveux 1 c'est bien compl'ôhensible ...
- Eh bien 1 il s resteronl ln 1... Si vous voulez bien
me suivre, Messiours, nous pourrons mieux di sculer
au sa lon 1...
Les deux h ommes répond irent au ss itôt Il l 'i nvi la lion de leur voi s ine; il s s'écart èrent, nOFl san s que
Panloi s dit encore tenlé sa n s succès de caresser ln
joue de Janine ...
Pendanl que lqll es in slanl s, immobil e.s l'un auprès
de J'aulre, les deu x enfanl s rega n.l èrent s'éloi g ner les
deu x homm es avec IClll' 'f'alllin etl e. Il s allaient s 'in staller sur des chaises quand, tOlll l't coup, il s sc relourn èrent, intl'i g ués pal' 1111 froissement de branches
qui se produi sa it toul pn']s de HI ...
e ... Mai s c'est Mon sieur Hi- Ah 1 fH\l' ex~ mpl
vi/'rc 1...
- Chut 1... Pas si fort 1...
L'avinl eur npparaissail maintenant an bord de ie
charmille. Il emblait exténué d'avoir pati enté aussi
long temps debout, ln sueur perlait cn uboudullcc Ù ~es
t.empes cl. eoulail le long de so n frout.. .
�'l'AN'rINll)'l'TE
99
- Alors P Vous vouli ez jouer à cache-cache P.••
. Jacques ne put s'empêcher de sourire à celle queslion que lui posa it J ani ne, m ais san s doute les propos
qu'il ven ait de surprendre l'in citaien t-ils à rejoindre
Lout de suite le Chalet, car, loi n de s'aLLarder plus
longtemps à jouer auprès de ses jeunes am is, il se
diri gea vers la maison où Claude venait d'introùuire
l.'les deux visiteurs.
CHAPITRE IX
_ Veuill ez prendre la pein e d'enLrer, Messieurs !..
Alexa nùre Hoberl s'e ngagea le premi er dan s Je s~·
Jon . 11 semblait décidémc nt qu'il péné tràL l'n Lcrram
conq ui :s ; d'nn rapide coup d 'œil , il examina: en
connaisse ul' le mobili er qui sc Lrouvail dan s la pl?Ce,
les chaises cL les fau teuil s de style Empire présenl lent
un e rée lle va leu l' ; d 'U llt re pur t, dans la viL ri Il e, il
s'arrê ta devanL une col lec Li on de peLiLs saxo::; (lui lui
arracha un e excla m aIion adm i ra t ive .. .
_ Cc sonL de vi eux SO llv enirs de famille d01l1 je
ne me su is .ia mai s déc idée encore Il me sé parer 1
expliqua r,laude, qui avait surpri s l 'in térN qlle prenait le marchand de bi ens?! cont.empl er ses hib c l ot~,
mai s, hélas 1 j e va is me trouver co ntraint e de m'en
U
;
�100
défaire... L ' ex i ~I('nce
a parfois de bien pén ibles exigences 1. ..
Maître Panlois hocha lentement la tête c l pou s"a
un soupir de commi sération; il voulait prouver combien il compalissait aux débo ires de la j euu e fille;
mais celle dernière, Il e lui prêl<,nL pas la moindre
attention, il interrompit sa mimique, rés igné ...
AlcxalHIre I\ obe rt s 'in s talla enfi n dans lin fauteuil
cl le nola ire imita son exemp le ...
- Maîlre Pantois vous a fail part de mes inten1ions, rlrclara-l-il en sc lournan l vers Claude gui venait ùe s'asseo ir S IlI' une chaise.
La jeulle fill e secoua affirmativement la lête :
- Mailrc Ponl ois m'a annoncé, Cil effe t, qu e vous
offriez soixanle 111 i Il e francs de ma propriété du ChaleL. ..
- Le prix VOlIS convi enl san s doule il ...
- Mc convicnt, c'es l exagéré, ne plll, s'c mpêc her
de prol es t r la jeun c fiJle ... Le Chalet vaul au m oin s
1, douhl e 1. ..
- ,Je slIi s 10111 li fnit de volre avis, int ervint POIltoi s, ma is Il 'o \lbli ez pa H Cil qu els lCllipS nou s vi VOTIS 1. .
. \11 1 /J i VOliS avi 7. manife' lé l'intcnlioll de vOlldrc,
il ':1 a quatre 011 cillq UliS, Il' s ('h)~cs
ne Sl' seraielll
pns pa s~ée
ain si, .. Mai s IIOII S ViVOIIH danll 11110 lelle
période de mara sme 1. ..
El le fin rlloloi dc s'('n prendre allX: 1(,II1PR présenl ll , dt) m:\udire la crise cl III fi sca lilf: ( 'X(~H
ive
...
pendant plll H long lem ps E:C'l
Il cft 1 jJl"Olongé (~lrOI'C
conliej{'ruliolls si le nlOr<;hanc! de bi '118 ne l'avail
pouué lin f'oll de :
- - VOU II ouuli ez qu
j l' li~
P1C!\~,
cher ami 1..
- C'est vl'ni 1.. ExclU l-moi 1..
ra<Jli
a~
nt
nlol's 11n ng'ogrn nt ourire, le talwllioll
qlli cl 'rnf'tmlÏt 101l';oul''I am i
. c (oUI'IIAit vers 1; Ir\1ld~
r~
erv('(' :
�'l'AN'!'1 N!r;'.I"J.'E
lOI
. -:- Voici le mom ent de prendre Ulle décisio n définILIve, madem oise ll e. Etes-vo us tOlljours résolue à
vendre aux co ndili on s illdiqu écs par Mon sie ur Alexandre Rober t P••
- Je ne sa is pas 1. ..
- Comme nt 1. ..
Panl ois elll un h a ut-Ie-co l'ps ; celte répoJl se évasive
de lu j e un e fill e, au momel lt m ême Oll il croya it l'uffaire définiti vem ent r r.glée le déco ncertai t et le stupéfi ait lout ft ln fois, el, comm e Clalld e hau ssait len lement les épaules , il se pen chait vers clic:
- Pourtnl ll, vous éti ez bien décidée ;'t vendre ... J e
l'r aya is qu 'il Il 'é l:lÏt plus qu es ti on (Ille cl 'appose r votre
ig naturc ail bn s de l'acle .. .
- Il 8e pellt , ma is, de pui s, j'ai r éfl échi 1. ..
- C'es l de l 'e nfantill age 1. .. V O li S cO llnai sscz lou l
au ssi bi en q lie mo i vo trc si Luution . A Il momcll t de
('o ll clurc LIll e affaire sé ri ellse, ù l'in stalli. m ème où sc
définit ipré elli o :'t VO li S l'occas ioll do vous lihérer
S laisVOli
lIS
VO
que
eux
dang('r
vorn enl, il Jill' pal'aÎI
sC llli t
(Juomcn
IIlli
ons
li
ra
consiM
dr
sicl. I{lIid er /lnJ'
..
l.
Ill cn Iules
- " Il e s 'ag j1 pa ci o considé ra li ool! uniq uom nt
vo ix lu pin s
l' nl n l c ~ , n 'pn /'Iil l'orphel in c dc ~a
1' (,lIiJ
IM,.. ,J'cs li /'fr
r
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de
il simp lem ent
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dll Chnl el
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l!c)JISliIII
rlopé l(' rni -jc q llll yo lre m aillo ll JI 'U (JlI'un c
VfJl l
vn le ur loul o pcrsol1l1r ll c ... Eh oui 1 j l) rOl11p l'O llll g, les
SO IIV '!lirs fJll C vo us y (,(HIlir l'VeZ sonl c' ltor s mais lout
un (' ll'n nge r.. . '
l'tin Il O nill'ait il ér: (' s~t'r
paru isM IlL iJllilli La jC'UIlI ' fill e lI e ré pon da il pn~,
la- l-il ;
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- /) 'u lll an l 1'11111 (/lie .il' sui , prcssé, ill. isln Ir. lll ll !"-
�102
TANTlNETTE
chand de biens qui commençait à s'énerver de la
on
loul'l1ure inatlendue que prenait la disc ussion
m'altend tout il l'heure à Chantelle 1.. ,
L'insistan ce que mellai enl les deux hommes à lui
arracher un « oui » indispo .li l de plus en plus la
jeune fill e ; dan s la glace qui lui faisa it face, sans
qu'ils s'en douta 'sc1I1 un 'cul in stant, elle voyait les
deux compères échanger un coup d'oeil inquiel. ..
ce n'e t pas sérieux 1 in- Ecoule;'., ~ladcmoise,
sistai l Pail loi s, I\lonsieul' Al exa ndre nouer! désire être
fixé une foi s pOUl' loutes .. , VOiliez-vous toujours vendre 1.. ,
D'un c1irrl1em 'nt d'œil, le tabellion voulait encourager sa c1ienle ;) réponùrc plIr l'affirmative, mais
Clauùe s'ouslina ; aloI' , aga é, le marchand de biens
hatia rda :
J'il'ui jusqu'à so ixa/llo-einq
- Il faut en finir
mi Il J'rnll cs, mai s j e ne ffl etlrai pa s U/l sou de
plus 1.. ,
- Le prix Il e fai t ri('[1 ;1 l'a fflli rc, J'('parti l la jeune
fille , Je n'ai plus l'inl enli on cie vendre 1.. ,
Du ('OIIP, Pnnl ai., lI ur.l\ uln, la f 'rIDe lé que manife ~ tni
sa clil'nl' le Mrol1ccrlail. ..
- JC! VOllq II' répèl e, insislnit-il, VOll ll ne relrOllV(!/'('1. jlllllaiM tille 0('('11. ion n\lllqi opportullc: .. ,
c1 éll'()[lIper 1. .. MOlll:l i '1[1'
P('rHl(' lll·l.-rn oi dc VOI1~
Alnxanlll'l' Il'(
~ I pn . . ('III !l llr l'nrfairo 1 .Je viells de
rü(
~ \[)ir
\l 1Il: aul["
proposili oll 1.. ,
- U/le oulrc p/'oposilion 1 r('pt: la Pnloi~
.. , ~rni
,
c'(~t
i1np{J
~ ild('
1.. , Je s/li s AP III li III 'oc(' up '1' de ln
v 111(' rI .in II 'ni l'i(,/l [,h..' U qlli plli. (' lai. 1'1' r; lJrpn~e
.. ,
,Inud! ,c rf(o(' idn il rOlnlrlll/liqlll'r 1'1 Ro n illl(,doel/Irur II' nl y~ I( : ril'u
, lél(ogl'llllllll ll qui lui {'lnit p l'\'ellll
Il'Il ri:', Il ' l1p ~ IlU p ar llvHllt :
- 1 ('111'1. 1.. , Li 1'1. V()I~
ITH'lTIl' 1.. ,
Pnl()i~
ujmln se'l Itl'c ~
, l'IIi 8' mpnro d'une
�'r AlfTINET'f Jll
103
main (ébrile du télégramm e que lui tendait sa voisine. Alexandre Robert se penchait au-dessus de son
épaule , pour prenùre connaissan ce de son cont enu.
- Hefus ez l oule offre de ven te avan t m on arriv ée
an Cha.lel. Voire a.ven ir est en j eu ... - flI ClIARD.
Pendanl quelques in stants, les deux homm es s 'immobilisèr en l, échangeant un rega rd iuterl oqué. Enfin ,
dominant de son mieux l'étonn em ent qu'il éprouvait,
le nolaire se tOUI'na de nouveau ver s Cl aude :
•
- Vous conn aissez cc Ri chard P inlerrogea-t-il...
- Mon Di eu ... n on ... C'est bien la première foi s
qu'il m 'écrit 1. ..
- Et vo us, Monsieur Robert, vous avez d éjà entendu parler de ce nom P
Le marc hand d e bien s secoua n égativement la tête ,
a lors Pan toi s esqui ssa un sourire :
i vous vo ul ez m on avi s m ademoi sell e, d éclal'a -L-il, alors e n re ndant le l é l é~ ranm
e fi l'orpheline ,
vous avez é té vi c tim e d'un e plai anlerie ... Ce Ric hard ne do it ex islcr que d ans l ' im agin uti o n d'un
farce ur l...
El Alexa ndre Ro bert de s ur ' nchérir :
'es L tout ù fuit m o n avi s 1. ,. V(J us ne pouvez
pre ndre re Il'! rg ra lTlme uu sé rieux ...
- D 'ni li eurs , que lle o ffre sé ri clI se vo us fail-il P Pas
lu m o indre .. . Cc l1i r l!nrd Il e vous dit m êm e pas s'il
's t uch cteur .. .
'o u/\ pourr 11 /\ è tre SU lI lI d oul p roc ha in em cllt
I1 xl~8
;, (, ,t ('go rd, r cpnrtit l 'o rphel in', c M o n s ie1J~
Il e lardera pos cc rlnill cm clIl il s ' monifcs tel' ; aUSSI
j c c rois plu pl uel ent de re mc ttre ili a rr pon se il quarnlll e- huit Il 'ur '~ . .I 11 'l'iIi Hu ns dOlile fl x.ée il co mom nI (,t j c pO\lrra i prelldre UII C d éci iOIl en 101lle
('ollil oi 'Sll ll ce d e rOIl.r ,_
L m orc ha nd ci e hi0l1 8 Il' put r éprimer un g es te de
dépit:
�'l ' ,~N
'l ' l N
' l ' l ' l'J
Non, Madernoiscl!u, je ILe puis perdre m OIl
lemps à terg iverser ainsi, j e mainliens mon offrp- .. .
C'est à prelldre ou à l aisser 1...
Dés ignant en suile la pendu le qui bC trouvait sur la
chemin ée :
- Il e ~ L trois heures dix, m ade moiselle 1. .. Si , li
troia heures cl dem ie, vous n 'Hvez pas donn6 llne !'6pon se déiiniLive, vou!> voudrez Gien cOlJsid érer ma
demande comme nulle e t lion avenue 1... J'irai jusqU' fi soh:ante-c inq mille, nlais j o ne puis faire plus 1
Je ferai 1iI1 Ilmrché de dupe 1
Claude JI'avait. pa:! hronché pcndau L qu'Alexanùre
!lober! lui pariaiL ain si; l'insistan ce quo mellaÏl ' 0 11
interloculeur IIC sem blait poin t avoir prod uit sur e lle
la moindre impression .. .
- E('olt lcz . nJ()i, made m o isell e Claude, reprit cuco·
l'e Pantoi~,
VOI1H conna issez tout l'illt érêt affectueux
iJuo je porto depuis IOllgt emps à volro famille ... En
toni es il'conslllllces, vo us m'avez to Uj Olirtl tro uvé
ilUP";'S clc vous pour vous aidor t1 an iJ la mauvnisc
fortun e ... Lai ~ ~cz'Jl(i
donc vous dire qu e VOUi:> ~le'
Cil Il'fI in de ('OllllllCltI'C un I) fllute gravc qllc VOllS ponr·
l'it·z rcgr'lIcr avant. fJu'il soil, 10IJg temps 1.. ,
El, cornille l a jeune 11I1e hau ssa il évas iveme nt k ~
\- palll es, pl\l'ai :;sau L pr.l'
s ('v~re
l ' dans ~on
id ée:
- Ollblic/.·V0\18 que 1 0 1l ~ (l1'pro<'lIO(I' du lor oclobre ~ L'l-('héall('l! Il 'psI plll S rloigr,(·e ... VOliS nvc;r,
1:'1, le H('u l moyen d(~
VOI1~
lilH:J'er JNlnili·
\('lllellt 1.. .
L' oJ'plteliJII! altanlnit 10 IJj o ura bes rcgards s ur k
1 1·;~TamIlC
!fll'clle cOllservaiL 'utra sc~
doigts i IIlIs!.i
le l.dlOllion, 1!1I1()/lflulll par JlI f '/ll-lrc g'l'U lld l) ouverte
It'H ('ris dl'~
l'Ilfa ll is qlli Il !Hilll'wivui 'Jl I loul p r(o~
dt· 1.'1 di/il S le j ard ill :
(~ ~')y
'/. [los égrù:; IIl , I1lud (: moi scllt· r.lalJtfo 1. ..
Songez :1 vos dellx pctils <l'le vous nin\('z ('OrTlIl1C S'i/II
�'fA.N 'l'INJI]1'fJoJ
105
?Ia ient les vôtres 1... DeVl'on t-ils so uffrir par votre
Imp r udellce ? Aurez-v ous à vous r ep rocher Lien tôt
de les exposer au.- privatio lls 1 Irez-vo us de gaicté
de coe ur b riser leur avenir P...
Ces consid éra tions sentime n ta les n'ayant p us eHcor e ré ussi à conva iJl cre son interloc utri ce, le nolaire
du doig t le m yti lérieux téléi g Il a l
insis ta en d.é~
g ramm e :
- Vous uvez to rt de prendre au sérieux ce m essage 1 (Jubl iez-vou s les le Ures anonym es qui vo us
indiqua ientSOli 1 parven ues ces lemps-ci P Ne vous
malinle n ·
élaient
s
ersonne
p
es
cel'lain
I]l1e
ell es pus
liOlln ées Ô votfC égard P Qui sait s 'il ne s'agit pa s
lù d'ulle manoe uv ro P•• •
Pelldan t que le notaire tl 'efforça it de triomph er de
la résis tan ce inopin ée de sa cli e nle , Alexan dre Robert s'était mi s li marc her de long en large dans le
sal on ; lou l à co up, Claud e le vil s 'urrêter auprès de
la fen ê tre cl se r e tourner Lrusqu cmen t :
- Quelqu ' un éta it Iii , q ui no us éco ulait 1 s 'cxc lnma-t-il .. .
La j e une fUI e s 'étui t levée , intr ig uée :
- Quel qu'un P r r péta-t- ell e .. .
- Oui 1. .. Un hom me uvee delS béquill es 1 ... TI
ula il I ~ , di ss imul é derr it':r e le la ul'Ï er-rose qui sr.
Iro u vc (o ut prè's de l a fen être 1. ..
PUll lois el la j eune fi 110 8'étai ell t aussi lô t po rtés
VCrs le ur compag non, simull an ém enl il s se p encll è.
leu l' dés il'C il 1 po ur rega rd er dans la direc ti on quo
is tin g' uèd
IC
I
ils
is
ma
;
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cIe
lld
rr.ha
ma
g nui l le
r elll. p a.~ 11\ m o ill dro s illi oue llc 1. ..
Claude tiO !ien Ini l pl'ofond éru en t lJ'Oubl éo p al' III (h' d éc laraI io n d 'A lexa ndre Hoberl. . . Elle 50 do utail, en
effet, qu 'il s 'ag is nil là de J ucfJ1I CS Hi vii·re. Selon lOll~ pnr le ma/'(' halld dr. bi c1l 8, If'
Ir é vide n ce, s l/'pri
n · ~. (1 de sc di ss imul er quel e mp
il
a
s'(ol
e
homIll
j e une
�lllÔ
'l'AN'HNET'r:s
que part, derrière un massif, ou bien de revenir en
hâle à la maison ...
Sans doute Pan tois partageait-il les mêmes appréhen sions que l'orpheline, car il se pencha vers elle :
- C'esl encore cel aventurier qui rôde autour de
vous, mademoiselle Claude !. .. Quand je vous disais
qu'il devient t1angereux 1. .. Les lignes que vous avez
lues sur le buvard n'ont-elles pas suffi à vous convaincre sur ses intention s l. ..
- En tous cas, je ne vois guère quel intérêt il
pourrait trouver dans celle discussion d'affaires, objec ta la jeune fille ...
Claude eût pourtant été plus intriguée enoore si elle
a vai t aperç u l'aviate ur. Depuis qu'elle avait gagné
le sa lon avec ses deux visite urs , Jacques Rivi èro ne lonail plus en place. Lai ssant los enfants jouer ù proximité, il s'é tait approché de lu fenêtre ; l 'appareil
qui cmprisonnait sa j a mbe malade, cntravait singuli ère m c nt su marclle ; /l éanm oins, il p er sévé rait
quand m êm o .. . On e ût dit que l'cntreliclI qui allait
s'c n gagcr dans la pi ère préscntflt pour lui ulle imporlancc considénihlc. Après avoir allaJ'dé un long regard aulOlll' d(~
lui po ur s'assure r que Mélanie cl les
enfanls n c r ôdaicnt pas aux alellto ur'S , le j e une homOl t: s'a pproc ha sa ns bruil de la fen~tr
. Les propos
qll' écl l:lll geaic nl la j eu I. e till e el les d eux compères
J Il i pn l'venu ielll lr (~s
ll ellem ' Ill. P e ndall t un long 100rnenl, immohil e , co mjJrirnanl los Lnttem enls dc son
coeur, il aLlclldi t, l'oreille aux aguots ... Tout cl 'abol'd,
SOli fr o nt so c re usai t d'un pli soucieux, moi, sun s
ùo ul c , la lo urn IIfC qu c prcn ni t la cOllvcrsalloll, l 'obslinati o n qlle m ctla it Claude ., rési s lc r c t à l'cru 'cr les
offrc de Re~
illl e rl of ul e urs lui cama ient un serl siLlo
plaisir, un souri r écla irai t son visugo tout trempé
de eue ur ...
C ' pe ndant, l'interv en tion du marc hand de bien.
�T )j'I'JNE 'l "r1!l
167
q.ui l'avait surpris en train d'écout er auprès du laurier-ros e, contrai gnit l'aviate ur à entame r' une fuite
précipi tée. Au ri sque de trébuch er et de s'étaler de
tout son long, il gagna le perron, pui s se blottit dans
un coin du couloir pendan t quo la j eune fllle e.t les
deux homm e, aler/és, s'eJJorç aient vainem ent de 10
découv rir ...
Durant un assez long momen t, Jacques Rivi ère patienta, tressail lant au moiudr e bruit. Les enfants
l'appel aient main/e nant dan s Je jardin ; mais il se
gardait bien de manife ter sa présenc e et de répond re
à leurs appels réitérés . La convers ation avait repris
dans le salon voisin.. . Allant jusqu'à la porte, il
s'efforç a de surpren dre les propos du trio. Les deux
s'achar naiellt li triomph er de la rési s/ance
comp~('es
rie la jeune fille, mai s, par bonheu r, cette dernièr e
ne sc laissa it toujour s pas convain cre ... 11 sembla it
qu'uno forro m ys téri euse l'inci lai t à croire à la sincé rité des inl cntion s de cc Ri chard dont elle conervait c ncore le messag e dans sa maiJl ...
Tou /efo is, l 'alten ti a n de l'aviate ur ne demeur ait pas
e ul em ellt ro nc ntrée SlIr la porte du sa lon ; à de
fl 'éqll nt 'S l' 'l'ri 'll, sc r gards sc pOl'laicnt vers la
grille qu'il aperrcv ai l par la porle d 'e n trée actuelle mellt cnlr'ou verte ; pui s'a ttard a ienl su r son brn('clet-m ontre :
- Il fi viendrn donc pas 1 Ile ('e 'a it-il de sc demallde r ('Il proie à LIll e inqni r lude de plu s n plus
grallde ... ' il tnrde encore, tout est perdu 1. ..
Le bl essé dut interro mpre brusque lllcnt ses réIlexion s inqllj"l es, Ja parle du sn lon s'ouvra il brusil SlIr 10 sc uil. ..
m nt. Paill a is ee dr c~sH
foi s, vous elee prie en IlaCelle
..
1.
nh
- Ah 1. ..
grant cl lit 1. ..
Prl1dan t qll 8 pOllrsui vn il J' ntre lien, Je tabcllio n
lai ssa nt porler ee8 deux voisiIlS, s'éta it faufilé Ba llS
�108
'l'lI.N'l'IN ,El'l"l'lI;
hrui l sur la pointe des pieds jusyu 'à la porte ; il lui
avail semblé surprendre sur lc scuil urt craquement
io solile ... Claude ct le marchand de biens, intrigués,
l'avaient lai ssé faire ; maintenant, il s'en revenait
triomphalement et s'efforçait pOlir laisser passer .facques qui lie !lavait trop quclle conlenanee observer ...
- J'espère que vous allez nous expliquer ee que si,.
goifie celle curiosité vél'ilablemen t insoJi le, fil Panloi s. Depui s un certain temps déjù, je nourrissais fi
vo(re égard de nombreux SOUpÇOJlS, les voilà devenus
des cerlituues 1.., Mademoiselle Charmeil en vous
h ébe rgean t so us SOli toi t fai t preuve cl 'une sollicitude el d'U1HJ imprudcnce rares, et voilà comment
vous la remerciez ...
L'aviateur avait maill( e nan( reconquis loul. 80n enlmc ; un furtif 80urire Se dessi lluit à la commissure
de ses lèvfCs. li laissa i l passel' la rafalc, cL comme
le n o laire conlinuait de J'accabler de reproches, il
s' ill c lina re pee luellsemenl devanl Claude :
- Vous me permel! rez bien de prend re un siège,
nladenlOiselJe ... Je COUlI11C/lCe n me seillil' un peu
faliguL.
L'ol'pheJino arquiesçll cl 'Ull signe de: lêle ; lOlllerois,
~ SO li allilllùe rése rvée, fi ~e!l
SO Uf'{; lis Jég \ remenl [1'011r('s, le jelllle homm e (lill se rendre Gomple qu'elll'
parla gea il la r(-probalion <lu IIlIJellioll . Quant :1
A IC'ialldre l1011erl, il ('otlli Il lIoi l cl 'n ller el ùe venir
dc long <\Il Jarge cl/WH li: sillon, semblant ue plu s \:11
pl t1~
oxa!lp~'é
pa r celle lIouveIlc di sc ll ss ion qlli me/laçait de sc proJolIgcr .. ,
D'un ge~l{
bI'U AqIlC, Claude interrompit Je lIolnire
qui ~c
l'I:plindnil en illvectives fi J'ndrc ssc dc J'hôle
illdi g nc, dc l'ind
~(' r c l qui chCIThaiL s i perfid emenl
II ~lI rpl'(nci
I(! ~ I,cc re[s de sn hiellflli(riee ...
- VOIlH COIllIH'cmlrcr., mou s ieur' Rivièl", ([IIC voln~
�TANTINE'l"l'E
109
altitude rend absolument indispensables des explications J. ..
- Je le conçois et je suis prêt à vous les fournir 1..
Tou t en prollonçan t ces mots, J'aviateur soutenait
fièrement les regards (fue Claude attardait sur lui ;
cependan l, l'orpheline put le voir consulter la
pendule avec une vi.sibl e inqniétude ...
- Pinissons-en 1. .. intervint Alexandre Robert. ..
./e n'ai plus que dix: minules II vous accorder 1 .Te ne
puis m'étemiser ici 1. ..
Pendant quelques inslants, lin impressionnant siIcn ce régna dans le sa lon, fou s les regards convergeaient vers le hlessé qui s'élflit tranquillement installé dans un fauteuil, auprès de la cheminée; pris
au dépourvu par l 'intervcnl.ion dl! notaire, Jacqlles
Rivière avai t rapidement reconquis tout son sangfroid ...
- Je conçois que ma conduite puisse vous paraître
si IIgul ière, déclara-l-i 1 enfin, mais vous comprendrez
tout ,\ l 'heure, mademoiselle, q1\e j'agissais uniquement pour sauvegarder vos intérêts J. ..
- .Jo me demande en quoi vous pouviez prélendre
Il sauvegarder les intérNs de Mademoiselle Charmeil 1
intervint )e notaire dont Je vi.sage s'empourprait de
rolère ...
- Que vouieZ-VOlis, je ne salirais oublier avec
{fuclfe so lli citude mndemoisclle Charmeil s'est pen..:hée Il mon c:IJevet, lorsque j'ai été victime de cc
f~ cheux
accidcllt. Depuis le moment 011 votre aimable
clieute m'a rerueilli 80US son toit, j'ai contracté une
delle que je !luis décidé li payer jllsqu'au Lout 1. ..
-- Singulière façou de payer une dclle IJUC de
faire preuve d'une aussi scuildaleuse indi scrétion J. ..
Palltojs allait de nouveau sc lancer dalls une critique amère à l'égard de l'aviatrur, qUllnd Alexandre'
fioherl l 'nrri\ta cl 'Ull geste :
�1JO
TAN'l'INE'fTE
J e n'ai plus que cinq minutes , mon ch er ami ...
J e vous rappell e que je ne suis pas venu ici pour
con naître los raisons qui ont di c té la conduite de
Monsieur ... Vous discuterez après à ce sujet... Pour le
lfI oment, la question es L là : Mademc,ÏseIJe Charmeil
accepte-t-olle ou rejette-L-elle m on offre ?... Si elle
persisle à refuser, je ne vo.is pas ce que je pourrai s
fai re plus lon g temps ici 1...
- Un peu de patience, cher ami, tout va s 'arranger, j 'en sui s bien sûr 1
- Maître Pallt ois a raison 1... Tout va s'arran ger
et nous a ll on s nous trouver défin itivem ent fix és l. ..
Claude se redressa, étonnée ; c'é tait J acques Rivièr e
gui venai t de s'exprimer ainsi, J acques IIivi ère, dont
la physionomie s'éclaira it maintenant d'un large sourire. De so n côté, If,} notaire se redressait el l'egardail en direction de ln fCIl (!tre :
- Une 3ulo viclll de s' nITè tel' devant la grille 1..
- Eh oui 1 un e a u 10, c t je cr o is hi en que celui qui
la cond uit vous apportera le m ol de l'éni g me ... Prenez patienc , Monsiem Hober l, vous n'allez plus larder à connaî tre la décisio n de Mlle Charmeil 1..
L' ol'pheline . e se ntait de plu s en plus interl oquée
par l'attitude de Imn hM ; loin de pn/'aÎ tl'o em barass(: par les rcpro r!trs ct pOl' les accusa ti o ns qu'o n
vrnait do lui auresser, il ,. embla il mener Jo j eu maintenant. De RO ll fau t 'lIi l, il voya it la siIllouelle d ' un
hornnlC d'un e ci ufllIlllllaine d 'u nll ées, ,~ tl d'un éléganl cosillme gr is , qui, aprps /! Ire deRccndu d 'allto,
app roc ha it n grn rru s pn s de l'h a bilati on ...
Claude 80 Icvait t regardait ù son tOIJl' :
- Je Il(' ronna is pas cc mon sieul' 1 haso rdn-l-elle
1111 bout d'lin mornenl.
- VOIIII n'allez pns larder fi fnire sn connai ssance,
Mademoi sell e, repartit en souri an t le bl eRs6 .. , C'os t
tou l simplement mOll no toire, ma1lre Hi chard qui,
�TANTlN ETTE
111
sur ma demand e, vient de Paris, afin de prendre
part à celte di scussion 1. ..
CHAPITRE X
- Maître Ri chard 1... Mais, alors, il s'agit là du
signata ire du tél égramm c P hasarda la jeune fille surprise ...
- De lui-m llme, en chail' et en os 1...
Panlois et 10 marcha nd de biens ouvraie nt de
g rand s yeux étonnés, observant avec insistance Ic
nou veau \'c nu qui, une scrvi cll e SO IIS le bras, gravis!la it les tement les marches du perron ... Avant mêmc
qu'ils eusse nt pu IHl sa rder un e se ide ques tion, Claude
co urait!\ la por le, l'ouvra it ct introdui sa it le visiteur
qui s'ap prêtail ù di sc ul cr avec Mélanie ...
Ja cqu es fli vU' rc s'é la il lcvé, llii aussi. Appuyé SUl'
ses béq lli Il 'S, il rcjoign i t lc nouvea u ven u qui s'in clinait reSpecl1Jcll cme llt deva n t Claude.
- l'YlaùenJOise ll o Charmei 1, pcrm cll ez-moi de VOliS
prése lltcr MaÎlre Marccl Hi eharù , !\ la fois mon noloirc t mon ami 1...
Le vi sil cll r sa ill ai t, pui s, serrant la main que lui
Icndait la j eull o fill o :
- Je so is par UII C longllc leUrc de mon ami Rivi 'o re av e quel dévo ur ment VOliS avcz pris soin de
lui . Je li 'ai pas alfenùu plus long tcmps pour me rendrc ù sa ronvocnlioll ...
�112
TAN'l'lNE'l"'l'E
A sa convocation ~ ...
Claude ne eava it plus que pCI!SCI'. Pantois senlait
!:lo ul'dl'e cn lui une inexprimable i uquiétudc, l 'assu ran ce (Jue nJanife lai t l'ayiateur, le sourire narquois
qui plis ait ses lèvres ne lui unnonçoient rien de bon,
quant au morchand de bien s, il commeIlçaÏt à penser quc son affaire Ile sc concluerait pas aussi facilcment qu'il avait (' péré tout d'abord ...
Maître Ri chard vint sa tisfaire bien vite la curiosité
des occupants du salon :
- Je sais, J\lademoi elle Charmeil, quelles ont vo
in tenlion s onccl'/lan t la vCllle de votre propri élé,
au i sui -je venu ici afin de vous proposer lln acquéreur 1...
VOliS nIes 'n relard, mon
hot' collègll', s'empre ·01 de dérlar 'J' Pantois, à qui la j eune fill e vellait
cl le présc nter ... Madernoi. clic Charmeil a déj: lrouv',
un acheteur ...
- Pel'metlc7. 1 L'affaire n'est pas conclu .. .
JocC]ucs HÏvicro s' rnpreRsn il d ' interrompt" le lab Ilion, [lui . , comme cc demier ('sqllisMit lin /.l'l'sIc
c1'impatiellce :
- Ha .. 1IeZ-VO
~ , mnHl'c Pail loi !!, si VOl! offres sont
i nVlllllagellRes qll vous vOllle'l. hi en l'n ffirllwr pOUl'
voIre clienl , vou n'avez ril'n :\ l'C<loutl'l·.. . Vous
pourrcz 8 11 l'l'Il c!ti'I'i1'. Auparavanl, lai . ~o n li la parolc i't
\laÎlr' Hiclwl'ù ... JI 1\011 dira 1]\lcllrR SOllt I·s el'I'C II
de .-on [\l'qlli'n'II!' 1...
Le nOllvrll1l ycnu ,"a sil clan s UII fauteuil qu llli
désignuil Cla ude, plli , lirant un pnpi r.r ùe Sa ~f' 'l
vieil', il dédll!',
- Lu fi r ollne qlli mudl'nil arquéril' li! .. Jude! ofd" !roi l'l'Ill milJe fJ' lll l!:/! 1...
fre 'II'" ~O Il
- 'l'roÏ. "nt mille f'an(
~ 1...
Un ml1rmlll'
lup~fni
AI'CII 'illait ln (j('r lal'Iltillll
du noluin' pnri f; i"lI ; ln omme pHl'ui
~. ail f"hull'IJ r
�TAN'l'IN E'l'TE
H3
lant aux deux compèr es qu'â l'orp heline elle-mê me .
cepend ant, désireu x de prouve r qu'il ne s'était pa ~
trompé , Richard insista :
- J'ai bieIl dit trois cent mille francs 1
- Dans ces conditi ons, coupa Alexand re Robert
~
ou votre c1ien t est un in sensé, ou bien il ignore exac
lcmenl la valeur de la proprié l é , ...
- Il la connaît , assura le nota ire, e l il fai t ce tte
offre en taule connais sance de cause ... Mainte nant, si
mon honora ble confrèr e veut surench érir, libre ù
lui 1. ..
D'un gesle rageur, le marcha nd de biens coiffa
son chapea u ;
- Je ne me prêtera i pas une seconde de plus à une
/cl/e plai santerie . C'est se moque r décidém ent du
monde 1. .. Arrang ez-vous , ct hien le bon soir 1. .. J'ai
suffisam ment pa/ienl é 1. ..
Avant que Pantoi s eiH pu se ulemen t le relnir,
Alexan dre Robert s'inclin ait rapidem e nt ùevan t Clauùe, pui s il sorta it du sa lon e t referm ait rageuse ment
ln porl e d errière ) ui ...
- Mon ch er ami 1. .. appela Pantois , éperdu ...
Le marcha nd d e biens ne sc re tourna pas seu lemen t
une foi s ; en quelqu es ins tants, il If'1lvcrsa l'allée, atleiglli 1 la grille. Pan lois, déconfi t, en tend i1 sail auto
qui démarr ait ct filail ~ lou /e al/ure en directio n de
Chante ll e ...
Cet in eidenl n e sombln it g uère avoir impress ionné
de
Claude ; clic attellda il. lou jours, assise aupr~
MUÎll c Ric hard. Pendnn l quo Pantois éperdu, essuya it
uvec . on vuste mouch oir ù carreau x la sue ur' gui
coulait abonda mment le lon g de son yisage , olle demOllda i/ ;
VO yO IJ II, c"'81 bi en séri eux il VOUH nI' cherche z
cet 11<'l'aR Ù me lrompo r il Mais comme nt 6ft nommo
CflJél'Ollr P...
�114
Je vo us dirais son n om si VO llS acceplez les COD'lition s que je vicn s de vo~s
soum ettre , MIlc Ch arm eil... Dan s le cas con traire , il tient à con server
absolumen t l'in cognit o J. ..
- Mais , bien en te ndu, j'accepte 1 balbuti a la j eun e fill e, j am ais on n e m e fera d 'o ffres semblab les 1.. .
N'es t-cc pas vo ire avis , m aître P a nlois ~ ...
Le tabelli o n ne répo nd it pas, il deme ura it effondré sur sa chaise . L 'offre que ve ll ait de faire son coll ègue de la cap it ale fai sa it s 'écroul er ses amhiti eux
proj ets. Le visage con tra cté, il sc croya it vic time
d 'une hallucin a ti on ...
- Alo rs, vo us acceptez P insista Ri c bar d . . .
- De lout m o n coeur 1. ..
U ne é tin celle brill ait da ns les pr un ell es de l 'orph eline . .. Trois ce nt mill e fran cs 1 C'é tait pour ell e n on
e ut em n t la possibilil é de rembo urser in tégralemeTlt
les de rniers c réa n ciers, m ais celle de recomm en ccr Sa
vic, ù 'ads\lI"er l' éduca tion e l l'ex isten ce de ses deux
pe tits J. ..
- Alors, si vous v01llez bien, vous all e7. npposer
vo tre sig na tmo uu has de cc l. ac te ...
Tout en tend a n t l'a-c to ann oncé n la j euTl e fill e, Hicha rd p re nait la précauti on de di ss imul er sous (l
m ain le passage illd iqu an t le no m de l 'acquéreul'...
Alors, Claud e n ' hés ita plus, apr g s'û tre assul' 0 que
le p ri x d 'ac hat é ta i t bi e n do tro is cen t mill e fran cs ,
ell e prit le s tylo q1le lui fend uit l 'av ia teur c t a pposa
so n parap IH! . ..
Al ors, le nota ire parisien éca rt a le ntement ln m ain ;
un e exc la ma ti on de stu peu r éch appa il la j e un e fill e.
Ell vena it en ffet de li re Jo nom dll J aclJu es Hi ·
.~
Vl tr . ..
- Com m enl, s 'exc lama- t-ell e, in cn pahl e de sc on tenir p lu s lo ng lemps ... VO li S 1. .. C'es t do nc vo us 1. ..
Ln lu mière se ( 8 i ~a it lllain teJl nnl da ns l'esprit de
�'l'ANTlN E'l'TE
115
Claude . Elle compre n ait la sig nificati on dcs li g n es
si troubla ntes qui a va ic nt é ve ill é ses so upçon s. C'é tait
à Hicltard <lu 'écriva it ['a v ia leur po ur lui faire part
de ses inte ntion s. Le souci qu'il manifcs tait de n e
point é veill er sa mén an cc lui é tait di c té par son unique désir de l!Ji être ag réa hIe ...
La j e un e nll e se nla it lout d'un coup e di ssiper
l 'oppress ion qui l 'obséda i t depuis quelq Ile le mj Js ; ses
pomm elle e co lo rai ent la ndis qu e l'aviate ur sc con :
tent<,! it de t..I éc larer en ~ Olriant
décla ré, Made moiéj;)
d
pus
e
vais-j
a
us
vo
- Ne
sell e Cha rm eil, que j e bénis ai s le ci el de m 'avoir
fail éc ho uer nu Chal e l 1... Comm ent vo udri cz-vou s
que j e Jais e ae Il eler pa l' des é tra n ge rs ce tte m a ison
o ù j'ai véc u des heu res qui ont été les p lus bell cs
de ma ,i c ...
Claude se rra lo ng uem ent la m ain que lui te ndait
le bIc s6, pourta nt Ile n e pu t s'e lll pôr hel' d 'o bj ec ler :
- C'e t éga l 1... Tro is ce nt nlill e fr a n cs 1... VOIlS
nvez a c he té le Chale t bi en a u delà de sa val eu l' 1.. .
J 'aul'ai s dl) r ef use r .. .
- Au d ia hl e vos regre ls 1... Vo us avez s ig Jl é, VO LI S
n e po u vez rl'vc ll ir ma inl en ant s ur vo Ire pa l'ole 1...
Ln j c un fill e s' imm o bil i.a it ma in tena nl , illtcrdil e,
un pe u hOlll c lJ ."e d 'avo ir pu d ou ter dc ce lui qu i m anife lail ur lll ,lI e m 'n t ù son égard u ne si m ngllil1<]lI c
géll {ol'os il l:. lIa llt à Pa il lois, il ne san1Ït g uè re quell e
a ltitud e oLse n c!' ... L 'inil i, li,'e de j 'av iate ur ve na it
déj o uc r ses pl a li S. Dé o r mn is, Cla lld e po urrail s'orc uIl 'r d· f;0 1l ave llir so n s avoi r rcco urs à cs conse il s
i p u d Is in Ic re ·S<ls ...
La vo h : iro niqu c dc J acq 1/e Hi " iè' l'e v int ro uper
('o urt a ux ré ll cx iOll s pllll c) t a /ll t' /'c du la bel/i oll :
Av 7,-VO II fi s Ul'en ch -rir, )oll s ie ur Pa llt ois P...
M OIl Di e u , 11 0 11 1...
Dan s cc cOlldi lo n s, j e serais n a vré de vo us r e le-
�116
TANTINET'l'E
nir un inslant de plus l. .. On vous aLtend sans doute
~ l'élude ... Sans doute votre clerc commence-l-il à
s'impatienter P
Le nolaire n'insista plus et s'empressa de saisir )0
prétexte que lui offrait si opportunément J'aviateur .
Aprês s'ôlre incline piLeu8ement devant la jeune fille
lOt avoir salué assez froidemell t ses deux voisins, il
sortit. On le vil s'éloigner à travers l'al1ée, d'un pas
mal aS!luré, têle basse.
Alors, Jacques se tourna vers nichard :
- Voudriez-vous me laisser seul un momellt avec
Mademoiselle, mon cher ami P.. Nous aurons besoin
de vous loul à J'heure ... Vous pourrez, en aLlendaut,
vous promener lout à loi sir dans le jardin 1 Il esl
ravissallt 1.••
Richard acquiesça cl Irois minutes plus tard, les
deux jeunes gens se retrollvai en l en tête-à -lûle dans
Je salon ...
Toul d 'abord, Clo.ude demeura sa ns mol dire. L'atlitude du blessé la remplissai l à lu foi s do s tupeur
ct de confusion ...
Elle ne savait plus qu elle altitude observer après
b &c(~ ne
qui venait de se joucr.
- Eu vérité, Mon ieUl" nivi crc, sc déci rla+clle 1'1
balhutier enfilJ, je nc sa is commclIl VOus remerc ier 1..
Les pOI'oles de l'orpheline sc teintai 'III à cc moment de mélancolie; li sa joie Ùtl déLut succédait
muinlenanl un senliment de reg rel cl de tri Lesse.
Le 80rt IJn élait jelé 1. .. Désor'mois,le Chalet ne lui
appartenait plll!!, le Aacrifice une foi s accompli, elle
'o ngeo Ïl auX di spu ru s, éprouva/ll même IIIJ lancinant
remords d"lvoir tranché le dernier lipil qui ln raltnchail. 1111 cher pn s. r ...
La physionomie de Claude se /'Il As('ré na bien vile,
pourlallt, quallcl cil entendil ln voix: t/'è~
douce de
on voiRin lui IItclnror :
�'l'ANTINB'J."fE
l1Î
- Vous n'avez pas à me reudre grâces, madem oiselle Charme il, c'est encore moi qui demeur e vo tre
obligé ... D'ailleu rs, tout Il 'est pas terminé encore ...
JI ne 5 'agit là que de la pl'erniè re partie d'un plàn
que j'espère m ener à bien depu is quelque temps
déjà .. . dcpuis certain jour où je me suis réveillé au
milieu d'un décor inconn u .. . Auprès de moi sc
I,cncha it, compat issante, la sil houe tte inoubli able
J'un an ge gardien . Mais, passons à la seconde parlie . de cc projet.. . Accord ez-moi toule votre attenlion : Il me reste encore une demand e à vous adresse/':
- Une demand e P.•.
- Mon Dieu, oui. .. et une demand e dont dépend
ICl bonheu r de toute ma vic. Ecoutez , madem oiselle
.Jbarme il. .. j e vous parais peut-êt re stupide , gauche ,
embarr assé en ce mom ent ... C'est quI:' je suis ému ...
profond ément ému 1 J'ai cu chaud, l'autre nuit,
.{uund il m 'a fallu sau ter de mon avwn et j'ai passé
nUll e minnte atroce ... JI me semble pourtan t que
j e préfére rais lu revivre tant j'éprou ve d'hésita tion,
d'appré hension , n murmu rer les p aro les qui me bl'Cl.
Jen tI cs lèv r 'S ... Cest idiot cl 'ê tre aussi godiche et je
doi s vous paraître ridi cule ., .
- Mais lion .. . Je vous assure 1 Parlez 1 Vous savez
b en qu e vous avez en moi une ami e .. . une am ie qui
\oUS doit tUllt ct qui VOllS reslera éternel lement ,re.
(·onnai ssu lIle ...
L'orph elin e sc se ntait impress io/ln ée pOl' le ton
lu'emp runtait ù cc morn ellt so n illtcrloc uteur : ln
voix éluit agitée d ' un l ége r tremùle m en t ; Jacques
Hivi i're Il e parven ait pas ù domine r l 'émotio n profon de ;', JorfllC ll e il sc trouvai t cn proie ...
ig nor iez jIl8<j u ' ici qui j'étais exactem ent,
- Vou~
jeulle ho mm e. Une mi se au point s'af·
le
ivit
poursu
firm e indi . penMbl c. Jr sui s constru cteur d'avion s et
je di spose d 'une forlune osez considé roble ... 1,0 soir
�J 18
'lANT
I ~TE
où j e suis ve n u écho uer si Lu p id emenl dan s voLre
don la ill e, j 'expé rim enl a is un n ouve l a ppareil.. , Comme j e vo u l 'a i dé j !1 d il, j e sili s sC lIl a u m on ùe ; j a ma
i ~ je Il 'avflÎ s ~pro
u\ ' é Ic dé il' dc m e m nri cl' ; j arn ai~
jc 11 'a va i ~ l'C1IC'O II 1l'{o la co m p ~g n e idéah:, lo rsfJlI ' lln j Olll' dc dé l l' ; s ~ e,
j'ni vu un e lo uc hanle sil!In ll ellc "C pCI It: h 'l' au dlt'vl' I J (' m OIl Iii de doul eurll ,
j c Il 'a i pl l ~ Cil qU ' lIlI C pcnséc : fa ire
\ Io l's, d (' fJl i~,
dc t'c li c jC llI lC Illl c q llc m'uva il fa il rCll co nll'cr la
P rm idcllcc un e com pag ll c dc lou j o ul', .. , u nc compa~ lI e qlli II C me fJllill cnlil l'III'; j a nlai ,
To ul 'II [I l'O lI o ll ça nl CI' : mo l ' , le j Cllll e homm e é le ll da il Ic l)J'a s 'l ai~,;
" a il lu m ai ll de Clau de, Ell e Il e
c herc ha pa1\ :1 \cl lapp ' 1' n SO li r ll'c inl e .. , II C fol'cc
(lili ssa lli e la p Oli sa il ;\ {'cou ll' I' ('C l'JIl l' lui di ail son
pl'ol{'gr, Il IIIÎ sCl11bl a it :'1 c(' fII o mcnl fJlI' eli e ne fûl
plll la l1I ê l11 l' fl' mlll e, POi ll'l nnl, uu bout d ' un mome nl , e ll e CIII 1111 h l' lI ~ ql C l'('(' ul .. ,
, (' lI e
Chal' mc il, dema lld ait l' av ia Leur,
- ~ la d('rI1oi
m(~
fen'z-vo ll s J 'h ollll eu l' cl 'accl'p ler de devc nir m a
r(' 111I1 H' ~, ..
0 11"
(c'mme 1. .. (; rnl1 l1 Dicu 1.. ,
" cro\'I'Z - \ OWI illdigll e d ' VO (J Q P.. ,
Ln jl' lIl1 e fi ll e eu t II ne Ir g rre h (O ilnli o ll .. ,
Î'\(JIl 1.. Ce Il 'C, t p liS ('l'In , .. , I\la i
vo us savez
b il' l1 II IJ(' jl' Il C sil is qU ' UI l(' PU II VI'(' fin , Sil n fo rtuo .. ,
II(!vra i-jo V() I ~ (':1:[10:<1' /' (,UlI1 lJi l' /I /1111 si Ill n 1io n s 'nffi,'ln , il Sil li S i ~ lI c
(( Un ll t1 la Prov iùellce VO li S Il {nil
(-1'1 101II' !' :i ll Chalel 1
D' un gc ~ l r hrd, l 'Ilv ia l Ill' illl ~ 1'I o mJli
sa voisin
cl 'u r g' ilL, vo Ult-l'-VO II .. , .J e II C
t' Jlorl o n. l'ri
~ lIi ,; poi nl ci e l'l' UX qui da ns l ' lll ul'ia/1 v' ul ellt Iroll v(' r la fo rlll l1l' 1 ,1 'ui/lIl' II nl' femmc 1 1I 0 1l po inl 1111
~ 'I
cl 'O!', 111 1 li a. s C' cl ' b ill cl !! de hnr,f(IJ , a n s hésit e !' , j' \(J u s co nfi e le lir('!'!'l du m OIl COCtl l' : ,le vo us
nill ic l " j VOUIl e limez q ll c je ne s \Jj~
pas indi g n e de
�TANTINETTE
119
votre amour, n 'bésilez pas à me répondre, vous (erez
de moi le plus heureux des hommes !...
Claude voyait le vi sage anxieux de son interlocuteur se t.endre vers elle, elle comprenait l'imporlance qu'atta chait Jacques à sa r éponse. Il ne s'agissait point là de vaincs paroles, dans les regards du
hlessé , elle pouvait lire LouLe la sincérité de son
alllour... Le so rt en était jeté 1 Elle allait accepkt" .
Pourtant, au moment de parler, Claude eut encore
une hésitation; elle entendait les cris j oyeux des en[an ts qui partaien t ùu jardin :
- Je vous dirais oui, volontiers, déclara-t-elle,
udill, et \'olro de mande s uscite chez moi une bien
.Jouce émolion ... Mais dois-je vous rappeler que je
s ui ~ Tantinelte P.•• que je ne m'appartiens pas P
- Vous Savez bien que je les aime aussi, vos deux
gosses L. Si vous sav iez comme je serais conlent de
df;lven ir enfin leur protecteur 1. ..
- Dans ces condition s, ce Il 'est pas à moi, mais à
eux qu'il faudra poser la question 1. ..
L'aviateur, au ri sque de s'entraver dan s le tapis et
ùe tomber , bOlldit vers la fenê tre. Quelques in stants
plu s lard, pen ché s ur le r ebord, il appelait:
- Pi errol J. .. Janine 1. ..
En peu de temps, les dellx bamhin s, interrompant
la parti e de Cliche-cache :l laq uelle ils étaient en
tmin de sc livrer, accoururent. Escaladant le perron
et bou sc ulant S IlI' leur' passage l'infortun ée Mélanie
qui Ile savuit plus que penser de toules ces allées
et venues, il s !ir ~ Ilt
un e irrupti on bruyante dans le
30 10n, pui s il s s'urrêtèrent sur le seuil , interdit s à la
Vile des deux j eurtes ge ns , pàles d 'é m o tion.
- Fe rme lu por le, Pierrot r. .. ordonno aussitôt la
j('ulle flU e ... Très bien... maint ellant, approchez
tOIl S les deux J
�l:W
L'enfant 8'empressa d'obéir et quelques instants
plus tard, il venait se placer auprès de sa petite
soeur, qui, intriguée, se plantaiL devant l'aviateur ...
- Tu as quelque chose ft nous dire P interrogeat· il.
- C'est votre Tantinelte qui désire vous poser une
question, se décida enfin à déclarer Jacques Rivière,
qui constaLait que sa compagne observait encore un
silence gèné ...
- Parle, Tantinetle 1... Nous t'écoutons 1. ..
- Monsieur Rivière saura mieux que moi vous dire
ce donL il s'agit, se contenta de répondre l'orphcli ne, toujours fort COli fuse ...
Alors, l'aviaLeur sc décida à prendre la parolc .
- Vous aimez bien votre TantineUe P
- Si nous l'aimons P Beaucoup, bien sûr 1..
Les deux enfants semblaienl élonnés de la queslion que leur posai t leur grand ami ; Lou'tefois, leurs
visages s'assombrirent quand il continua:
- Seriez-vous heureux si elle se mariait P.•
Janine cl Pierrot firent la moue ct 8e regardèrenl
avec cm barras ...
PourC] lIoi Tall ti nette so marierait-elle P hasarda
enfin Je jeune garçon, méfianl ... N'cst-elle pas henfL'll e aYee 110\18 P
-. Parce fllI'ellc a snns doute découvert le mari
qui lui convienl 1. ..
- Si Tantinelle sc marie, opina alOl"R Janine, elle
JIn IIOII S oim 'r9, plus 1. ..
- Quelle nhlllJ1"dité 1. .. Son affection pour VOUB
demeurera loujours ln m~e
1. ..
M(1Ï~
SOli mori ne nous aimerait pns aulant 1..
-- .Je puis VOll S cerlifier ail controire qu'il YOUI!
ni rnerai l beaueoup l'ull 'l l 'nut re ...
Pierrot sc Ilrn1Lail lrt tNe nvee embl:ll'ras ; l'offre
(llll' fai sait l'avialeur rie lui di ~ nil
riCJI qlli voilk A
�'l'ANTINWl'Tl!:
1::1
J'idée qu'un monsieul' inconnu viendrait épouser
Tantinclte, il ne se sentait pas des plus rassurés ...
- Si encore c'étâit vous, monsieur Rivièle, poursuivit l'enfant, nous accepterions, car nous serions
bien heureux de vous voir demeurer toujours ici,
/flais pour un autre ... ce ne serait pas la rr:ême c1l0~(>
1 Sans doute ne voudrait-il pas nou~
tolérer auprès
Je lui .. Alors, vous comprenez ...
- Mais c'est justement moi qui viens vous deHlanOer si VOliS accepteriez que je devienne le mari
de TanLinelle 1. ..
Celle fois, ce fut une stupeur joyeuse qui détendit Jes trails des en fants ...
- Pas possi ble 1 C'est une blague, fit Pierrot, ell
adressant à la jeune fille un regard interrogateur ...
G'ost mal de vous moquer de nous !
- Monsieur Rivière parle le plus sérieusement du
monde, répond it Claude ... .le n'attendais plus que voIre avis :t Lons les deux pour lui dire si j'accepte ou
si je refuse r. ..
- Mais, naturellement, nous voulons que Monsieur
Hivière devienne le mari de Tanlinelle, s'exclamèrent
h la fois Janine ct Pierrol ...
- Ce serait comme dans les con le.; de fée, le mariage du prince charmant et de la genlille reine 1
Et la fillette, dont le frais visage s'illuminait, de
surenehét'ir :
- D'ai lieurs, .le l'avais déjà di t ù Pierrot, je ne
voya is qu'un mari possible pour Tant inette, ct ce
mari, e'e 't MOllsieur lIivière 1. ..
- Dans ces condilions, rcp/'cnait Jacques, en se
loul'IIanl dc nouveau vers l'orpheline, j'imagine que
VOllS ne vous montrerez pas plus difficile l'Jue vos
deux lIcveux ... AcceptereZ-volls mn demnndc P...
- De grand cœnr 1
Celle fois, Claude avai t prononcé les paroles qui
�122
'l'AN'l'INET'l'B
lui brùlaient les lèvres et l'aviateur tendant les
bras, elle s'en fu{ se blollir contre lui.
- Je sava is quell es é tai ent vos cJiffi c ullés, déclara
cnOn l'avi a te ur. l\laintenant, ce Chalet demeurera
vôtre ... QuaIld mes occupafions m e le permettront,
nOlis y viandrons passel' de cloux moments. L'avenir
VOLIS doit bea u co up de bo nh eur ponr compenscr les
trislesses que vous a proc urées jusqu'ici l'exisfence ...
Et cc bonheur, j e sera i, n la foi s, très fier et très
beureux d'cn devenir l'arl isa n !
- Ma is VOli S me fc rez mon tel' cn avion, mon sieur
m on To nt o n ! inf cl''Villt Pierrot qui sc cramponnait
obstinémenl au ves/on du hl essé ...
- Décidémelll, lc pctit b o nh omme ne perd pa s
de temps , s'escla ffa l'aviale ur ... Le voil:'t qui soll ge
dt"j:'1 ail co n séque n ces que pourrait e ntraîner notre
nouvell e pa rell té 1
- En toul. cas, il falldra deve nir prudent, objecta
Claude deve nue subitement sérieu se ... N'oubliez pas
l'nceiùef,lt qui a failli VOliS coOler la vic 1...
- N'allez pa s hl â mer mon allcrrissuge un peu
brutal, int e rrompit .JacfJllcs en riant .. . .Jc me souviendrai tOlljours que je lui dois d'uvoir rencontré
celle qui fe ra le bo nh eur cie ma vic 1 Qu'étài s-je
Hilparuvant P Un ri sque · foul, un t:lre qui n e pouvait
s reposer sur aucune affcction 1... J'étai s parti dans
fa vie sa n s bOllssole 1 Les j o urs s 'reolllaient, bien
lernes, pui sq u ' il s n'é tai e nl pa ~ écla irés par le doux
~0 urie
d 'llne [pmme... Maintenant, le voile s 'est
tl~ c h i ré.. Le ~é j our
CJ lie j'ai passé il uprès de vous ,
fO US votre to il, qui va d eve nir le n ô tre , Il fail de moi
lin au/re homme 1 L'ex is te n ce dev ient pOlll' moi infiIl: men t précieuse, pli iaque VOllS la vivrez à mon
('Ôlé, chérie 1
Claude ceCJuissa un flo urirc ; du fond du coeur, clio
romercioit ln Providence qui lui avait é té enfin favo-
�J23
l'able ... Le cau c hemar se dissipait, mninl.enflol com,.len ça i l pour e ll e un bien doux rêve. Pendan t que les
peti ts baLlaicn t j oye nsemen l tles mains , Tan tinet le
ap pu ya tendrement sa tète sur l 'épau le de celui
qu 'clle considérait désormais comme son fi a n cé ...
FIN
��Pour paraître jeudi procbai'l
'Olll
le
11
0
481 de la Collectioll
if
Filma"
PERDUS DANS PARIS
par GEORGES BEAUME
CHAPITRE PREMIER
.
C'était le 2 mars 1919. Le mobilier des Lugagne avait
quitté Coulobres, en Languedoc, pom Paris , la veille.
Le voiturier de l'hOtel arrangeait sur le toit de l'omni·
bus une malle et une valise, Léopold, un bel homme
blond, d'une trentaine d'années, et sa jeune femme,
Louisa, très brune et très Jolie, embrassèrent leurs
parents pour la dernière fuis, puis, la grand-mère Cros,
qu'on appelait Mamète.
Léopold, qui s'était si vail1amment comporté pendant
la guerre, qui aurait pu vivre sans souci dans la vieille
maison des Cros, cossus Tm.rchands de nouveautés où
il aurait succédé au père de Louise et de sa sœur, 'Clotl!cle, Léopold nourrissait depuis le collège, les 1llusions,
la. foi maudito du poète qui croit en son étoile.
En ce mois de mars, pltlvieux et '!roid, quelle fatigue
de voyager touto une nuit en troisième 1 Du moins,
les deux voyageurs eurent la satisfaction de trouver à
la gare de Lyon leur ami Jacques SalmeI, un vrai
Parisien.
.
Salmel, l1s ne l'avaient jamais vu, provinciaux honn~tes
Jusqu'à l'ingénuité, Salmel, qui dlrlgeo.it pour
l'instant une revue d'archéologio, n':walt-il pas, llll
jour, envoyé l'hommage de son admiration à Léopold,
(lont 11 avait lu par basard un article àans un Journal
du Languedoc T
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Bonneau , Albert (1898-1967)
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Tantinette : roman
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impr. 1936
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BUCA_Bastaire_Fama_480_C90851
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��LES BATELIERS DU
CRÉPUSCULE
CHAPITRE PREMIER
AU FIL DE L'EAU
La Marne étincelait sous le soleil de juin. C'était
la matinée d'un beau dimanche. D'une rive à
l'autre on s'appelait, on se faisait des signes. Des
périssoires glissaient à la surface des floLs somnolents comme de grands poissons rapides, heureux
de vivre dans la lumière.
Francine Lavaur, venant de Champigny, s'arrêta
sur la berge. Elle était charmante, Francino. Vingt
ans, de grands yeux noirs, un teint mat, une taille
bien prise. Fine et solide à la rois. Elle respirait
la santé, le courage, la joie de vivre. De blanc
vêtue, elle souriait à la nature en fête, semblant
chercher quelqu'un.
Un appel joyeux partit de l'autre rive. Francine
�6
LES BATELIERS DU cnÉPUSCULE
répondit en élevant le bras. Une barque traversa
la Marne et vint se ranger à ses pieds.
- Bonjour, Francine.
- Bonjour, Jacques.
Un visage honnête. De beaux yeux bleus, une
fine moustache, des lèvres ri.euses. Vingt-huit ans
peut-être, ce Jacques.
Il s'apprêta à sauter sur le rivage.
- Ne descendez pas, dit Francine. Je n'ai qu'une
minute.
Elle essaya de s'asseoir sur la berge, mais la
pente en était trop rapide .
- Montez dans la barque, proposa Jacques. Au
moins vous y serez « confortable».
La jeune fllle rougit.
- C'est tout cc qu'il y a de plus compromettant,
fit-elle remarquer en souriant.
- Préférez-vous que j'aborde pour vous faire
un bout de conduite?
- Encore moins, coupa Francine.
Et elle sau La dans la barque, qui se balança
légèrement. Il y eut un instant de silence. Le jeune
homme 10 rompit le promier.
- Je ne vous ai. pas demandé des nouvelles des
vôtres.
- Papa est touj ours très fatigué. Jean et Pierre
�LES BATELI ERS DU CRÉPUS CULE
7
se porten t bien. Ils attend ent leurs prix avec
impatience. Jean espère celui de mathé matiqu es.
Pierre compte sur celui de dessin. Je crois qu'on
l'occurrence ce qui les intéresse le plus, c'est
bien ce qui suivra les prix, c'est-à-dire les
vacances.
- Nous avons tous passé par là, affirma Jacques
d'un ton un peu doctoral. Otiari quo melius
labores, a dit le poète. De même pour moi. Chaque
fois qu'arri ve le samedisoir, je pense que je pourrai peut-ê tre vous rencon trer le dimanche, soit
chez des amis, soit même ici, puisque, en revena nt
de la messe, vous voulez bien faire un petit
détour et m'acco rder quelques instan ts de bonne
causerie.
- Je n'étais jamais monté e dans votre barque ,
déclar a la jeune fille.
- Bah 1 quel mal y a-t-il à cela? Les grinch eux,
les jaloux pourra ient seuls y trouve r à redire. Et
puis, nous ne nous cachons pas.
- Il ne manqu erait plus que cela, diL Franci ne
en rougis sant encore.
- Alors, expliquez-moi. Quelle différence y
a-t-il enLre le fait de nous trouver là tous les deux ,
à un mètre en face de l'autre , entre le ciel et l'eau
- eL celui de danser un slow chez quelque douai-
�8
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
rière, ou encore celuI d 'écouter de la m,usique
militaire dans un jardin public.
- Je ne veux pas discuter avec vous, mon cher
Jacques, fit Francine. Vous avez r éponse d'avance
à toutes les objections. Je suis venue ici comme
ces derniers dimanches, parce que je n'y ai
pasyu de mal. Nous sommes des amis de toujours.
Je n'avais pas cinq ans que déjil nous jouions
ensemble au parc Saint-Maur. Vous vous rappelez?
- Si je me le rappelle ! ! !
- Oh 1 que vous m'impressionniez alors grand personnage de treize ans 1 continua-t-elle.
Seulement voilà: vous étiez le seul qui consenLiez
à jouer avec moi, et j'étais flattée. Pensez 1 un
jeune homme qui avait fait sa première communion.
- Un vieillard, ricana Jacques.
-Ohl
- Mettons un jeune vieillard.
- Non, j'ai bien ditl un jeune homme - un
vrai jeune homme, qui savait ce qu'il voulait.
Alors je me répétais: « Ma fille, tu n'as qu'à
marcher droit. ))
Ils rirent tous deux franchement. Puis Jacques
.demanda:
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
9
- Je vous produis toujours la même impression?
- Hein? .. Oh 1 pas du tout 1
- Avec des protections pourrais-je savoir ... ?
- De quoi v ous me faites l'eflet à présent?
- Oui.
- D'IIIl glHnin.
- Ohl
- Oui, mo is d'un gamin sérieux, qui a entrepris
de gra nù es choses et qui a besoin de Lemps à autre
qu'on l' 'ncourage, qu'on le r éconforte. Ce n'est
pas vrai?
- C'esL toutce qu 'il y 0. ùe plus exact, dit Jacques
rêveusement. Quel sens de la divination 1
- Dites plutôt de la taquinerie ...
- Je proteste et maintiens: divination, instinct
de l'amitié, qui devine la pensée d'autrui, du cœur,
qui ...
- Racontez-moi ce que vous avez fait cette
semaine, coupa Francine.
- Pas grand'chose d'original. L'usine Frambord
travaille à plein rendement. Le patron a des
relations en haut lieu. Avec les circonstances
actuelles, il a su les utiliser.
- Ce n'est pas comme mon pauvre papa, soupira
Francine.
�'10
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
_ Il est vraiment touché par la crise? demanda
Jacques.
_ C'est-à-dire qu'avec mon sens divinatoire comme vous le déclarez - j'ai tout lieu de penser
qu'il n'en sortira pas et qu'avant peu je serai moi- .
même obligée de chercher du travail. Bah 1 il n'y
a que le premier pas qui coûte.
Il y eut un silence. Francine demanda:
- Ça a l'air de vous impressionner ce que je
viens de vous dire?
- Beaucoup. Je suis révolté par l'injustice du
sort. Votre pauvre père 1 Avoir travaillé toute
son existence pour en arriver là 1 Et puis vousmême ...
- Moi? Vous imaginez-vous donc que j'aie
l'habitude de l'oisiveté? Je fais marcher entièrement la maison depuis la mort de maman. Je
m'occupe de mes frères ...
- Ce n'est pas la même chose.
- Le soir, je fais oncore de petits Lravaux pour
papa - do la comptabilité, des lettres, lorsque je
10 sens particulièrement pressé ...
- Vraiment vous faites tant de choses?
- Mais c'est tout naturel. Qu'est-ce qu'il y a
encore? Dites-moi le fond de votre pensée. Vous
avez l'air ému, mais presque satisfait de ce que je
�LES BATELIERS DU cnÉPUSCULE
11
viens de vous raconter. Ne le niez pas. Pourquoi?
- Je vous le dirai plus tard, mon enfant.
Une ombre passa sur eux . Francine poussa
un cri.
- Vous n'aviez pas attaché la barque, Jacques .
Nous avons dérivé . Nous voici sous le ponL de
Chennevières.
Jacques émit tranquillement:
- C'est la vic, Francine. Elle nous emmène li)
où nous devons aller. Les Grecs disaient Anankè,
les Arabes: NIektoub.
Des barques les croisaient ou les dépassaient.
-Regardez-les, Francine. Ceux-ci sont emportés
par le courant . Ceux-là, s'ils cessent de ramer en
\lons contraire, suivent le même chemin. Pourquoi
contrarier le Destin? Il faut vivre avec son
époque - être modernes.
- Je ne suis pas une jeune l111e moderne,
rectifia Francine.
- Ne donn z point à ce mot un sens que je ne
lui ai pas donné. Cedes non, vous n'êtes pas une
jeune fille moderne, eL je m'en f61icite. Sinon vous
m'auriez demandé ceLLe promenade et vous auriez
pris les rarnos. Vous êLes monLée dans ma barque,
comme vous vous seriez assise auprès de moi dans
�12
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
quelque salon - là-bas sous l'œil de la foule ici sous l'œil de Dieu. Le courant nous a emportés.
Tant mieux! C'est un symbole sans doute. Mieux
encore, une indication.
- Jacques, il faut remonter tout de suite
jusqu'à Champigny. On m'attend à la maison.
- Pas avant de vous avoir dit ce qu'il faut
maintenant que je vous dise ...
-Jacquesl
- Francine, voulez-vous être ma femme?
Francine porta les mains à son cœur. Elle était
devenue atrocement pâle.
- Francine, je vous en prie, répondez-moi.
Toute ma vie est suspendue à votre réponse.
- Jacques, vous savez bien que c'est impossible.
- Pourquoi?
- Jacques, je vais être ruinée.
- C'est justement ce qui m'avait empêché de
parler jusqu'à présent, Francine. Je vous croyais
riche. Je n'ai pas osé. Aujourd'hui, vous venez de
m'avouer que bientôt il vous faudrait travaillor.
Eh bien, vous travaillerez, mon petit, mais chez
vous, chez nous, si vous y consentez. Je ne serai
pas un mari exigeant.
- Mais votre maman, Jacques?
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
13
- Elle vous trouve charmante. Peut-être, si
vous le voulez bien, pourrons-nous la garder avec
nous . Elle vous gâtera, Francine, elle vous choira
- Et papa? Et mes frères?
- Nous ne les abandonnerons pas. Je commence
à avoir une petite situation dans l'afTaire
Frambord. Malgré la crise, j'ai été augmenté.
M. Frambord ne dédaigne pas de m'écouter. Il
m'a demandé dernièrement, pour un petit service
que je lui avais tout naturellement rendu, ce
qui pourrait m'être agréable. Je l'aiguillerai vers
une collaboration avec votre père. Nos productions
ne sont pas tellement concurrentes. Il y a peut-être
un arrangement à faire, qui satisfera les deux
industries. Enfin il y a vos frères, dites-vous? Eh
bien 1 moi, je n'en ai pas, et c'est avec joie que
j'adopterai les vôtres. Dites, Francine. Répondezmoi. Droit dans les yeux.
- Jacques 1Jacques 1J'éprouve le même scrupule
que vous éprouviez tout à. l'heure. J'ai peur demain
d'être pauvre - d'être à votre charge ... Je ne
voudrais pas que...
•
- Je vous en supplie, Francine 1 Laissez cette
question. Les circonstances l'ont résolue. Je vous
le demande les mains jointes, consentez-vous,
consentez-vous à être ma femme?
�14
LES BATELIERS
nu
CRÉPUSCULE
Une hirondelle rasa la surface des eaux presque
contre leur barque et piqua droit vers le ciel. La
jeune fille baissa la tête, la cacha dans ses
mains.
_ Vous ne le voyez pas que je veux bien? ditelle.
Jacques ne répondit pas. Il aspira l'air comme
,étourdi de son bonheur, prit doucement l'une des
mains de la jeune fille et la porta respectueusement
à ses lèvres, tandis quo leur barque continuait à
suivre impalilsiblement le fil de l'eau.
CHAPITRE II
UN HOl'lIME n'AFFAIRES
Or Francine avait ' un tout petit peu menti en
déclarant que son père était ruiné. Certes, les
a1iaires de Célestin Lavaur, marchand de bois et
de charbons en gros, avaient périclité depuis la
crise, mais elles ne se trouvaient point en si
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
15
mauvaise posture que Francine l'avait affirmé.
Célestin venait de subir un coup très dur par suite
de la déconfiture d'un de ses principaux clients,
auquel il avait accordé trop de crédit. Il avait
passé quelques jours épouvantables, quelques
nuits sans sommeil. Mais, depuis une semaine, il
avait repris espoir. Ses terrains étaient hypothéqués, comme tant d'autres, au-dessus de leur
valeur. Son stock était irréalisable. Comme il ne
pouvait plus payer momentanément ses intérêts à
Son prêteur, il avait craint une saisie et une vente
qui l'auraient complètement ruiné. Mais son créancier était Mme Coste, veuve d'un de ses camarades de
guerre et au surplus sa voisine. Quand il avait été
se jeLer à ses pieds, Mme Coste s'était montrée
compatissante. Elle lui avait accordé du temps.
Cela avait permis au malheureux Célestin d'entrer
en pourparlers, pour l'achat à bon compte d'une
partie de son stock, avec son voisin Frambord,
l'usinier, l'homme d'alTaires redoutable. Frambord ne s'était pas montré non plus absolument intransigeanL. Le calme, depuis une
semaine, était donc revenu dans la maison. Si
bien que Célestin avait pu dire à Francine, la
veille:
- Je me suis fait beaucoup de bile pour toi,
�16
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
mon enfant. Mais, à présent, si mes projetl!
aboutissent, je crois que ta dot sera assurée, tout
au moins par un intérêt dans mon affaire. Ah 1
quelle joie de pouvoir te marier à un brave garçon,
sU8ceptibie de te comprendre ...
Et il l'avait embrassée.
Le brave garçon, Francine venait de le trouver.
Depuis longtemps elle aimait Jacques Miroy.
Sinon comment aurait-elle accepté de le rencontrer depuis quelque temps aussi fréquemment?
Jacques, d'ailleurs, était le scrupule même. Tant
qu'il avait cru Francine riche, il n'avait point
parlé. La nouvelle d'une pauvreté prochaine de
la jeune fille l'avait incité à se déclarer. En exagérant la gravité des circonstances, le cœur de la
jeune fille avait donc obéi à une de ces intuitions,
qui trompent rarement. Maintenant, elle était Iolle
de joie et d'espérance.
Comme son père allait être content de son
bonheur 1 En regagnant la maison familiale ,
la villa Paule, ainsi dénommée en souvenir de
sa pauvre maman, Francine courait presque.
Ah 1 que la journée était bello 1 que l'air était
léger 1...
Pendant ce temps une scène d'un genre tout,
JifTérent se passait à la villa Paule.
�i7
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
Célestin Lavaur, qui, depuis un grand mois,
ne connaissait plus le repos du dimanche, venait
d'achever son courrier avec son secrétaire. Il
avait repris espoir. Tout marchait à souhait.
Grâce à la complaisance de Mme Coste quelques
petites dettes criardes venaient même d'être réglées.
De toutes parts on l'avait béni, on avait célébré
son honnêteté. Par le temps qui court, ce genre
d'hommes qui paie ses dettes n'est pas si commun.
La caisse se ,trouvait vide, mais, tout danger
immédiat étant écarté, elle allait pouvoir de nouveau se remplir. Célestin était aussi facilement
emballé que découragé. Cette fois il reprenait,
comme il le disait un peu vulgairement, « du poil
de la bête ». Et cela se voyait il. son visage
illuminé. Françoise ne s'y était pas trompée.
M. Lavaur, son courrier terminé, allait remonter
dans sa chambre pour s'y laver les mains et parcourir les journaux en attendant le déjeuner,
quand Marie, l'unique domestique de la villa
Paule, vint lui apporter une carie.
- Alfred Frambord? dit Célestin rapidement
après y avoir jeté un coup d'œil. Vite, Marie,
faites enLrer.
Et il s'emprcssa au-devant de son visitcur.
2
�18
LES lIATELIERS DU CRÉPUSCULE
M. Fl'ambord était, dans toute l'acception du
terme, le type classique du businessman. Cinquante-cinq ans environ, ' ne les paraissant guère,
vif, alerte, un corps do Don Quichotte, un visage
glabre, des lunettes d'écaille blondo. Il s'allongea
sans facon, dans le grand fauteuil de cuir que
venait de lui offrir son voisin avec force protostations. Célostin Lavaur était - contra.irement à
lui - p otit, replet, légèrem pnt ohauve et bedonna1\.\ - m \Ù,'i) 'i)\)'fi. ~ ()\nr
~ , ~ ou s sa Jorte moustaohe
ot 8 0 8 épais sourcils, était bien celui du meilleur
homme de la. terre. '
- MonsieurFrambord, dit-il , soyez le bienvenu j
quel bon vent vous amèn~?
- Eh 1eh 1 fit Frambord d'un petit ton incisif,
ne qualifions pas la cause avant de oonnaitre l'effet.
J'ai forc6 votre porte un dimanche maLin, mon
oher voisin, uniquement dans le dessein de vous
rendre un pet.it servico.
M. Lavaur fronça le sourcil.
- Je n'aurai donc plus à los compter à votre
égard, mon cher voisin, affuma-t-il un peu ému.
Depuis quelque tomps vous me comblez', Voyons,
de quoi s'agit-il?
- Mon cher monsieur Lavaur, avoz-vous songé
à votre échéance?
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
19
- Mon éohéanoe ? Quelle échéanoe?
- Vos intérêts hypothécaires .
- J'ai été rendre visite à Mme Coste, qui m'a
promis tous les délais néoessaires.
- Par éorit?
- Non, mais c'est une femme de parole. Son
mari a été mobilisé avec moi. 11 a même été tué à
mes côLés. Mme Coste a su s'en souvenir. D'ailleurs,
l'ai l'intention de lui verser un acoffi1,>te 1,>fochainement. No suis-je pas d'accord avec vous pour
l'aohat d'une -pal'tie de mon stock?
- C'est-à dire ... nous sommes en pourparlers .
Jo vous avais promis de réfléchir. Or j'ai réfléchi.
Et, pendant quo je réfléchissais, un de vos concurrents est venu me faire une proposition analogue
ù. la vôtre, mais ù. un prix, je vous l'avouerai
- tout à fait alléohant.
Célestin Lavaur pâlit. Il balbutia :
- Et quel esL oe prix?
- Un peu moins de la moitié du vôtre , mon
cher voisin. Vous comprenez dono que cola ait pu
prolonger mes réflexions.
- Eh bien?
- Eh bien, j'ai cru loyal, - puisque nous
n'avons encore rien signé, - de vous prévenir
immédiatoment... car dans tous les cas, mon cher
�20
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
voisin, à prix égal, jevous donnerais naturellement
la préférence.
- C'est inutile, dit Célestin les dents serrées.
Je ne peux pas subir une pareille perte. Vous
m'avez déjà considérablement rabattu sur ma
première offre. Accepter serait signer ma ruine.
Je m'arrangerai. J'essaierai de liquider mon stock
autrement. Je regrette.
- Et Mme Coste? insinua Frambord.
- Mme Coste attendra. J'irai la voir.
- Je crois que ce sera inutile, reprit Frambord
sur 10 même ton, Mme Coste a vendu sa créance.
Le tonnerre fût tombé aux pieds de Célestin
qu'il n'aurait pas sursauté davantage. Il s'affala
dans son fauteuil et demanda, les yeux exorbi~
tés.
- Mme Coste a vendu sa créance? Mais quand?
Quand donc?
- Hier soir.
- C'est impossible 1
- C'est tellement impossible, mon cher voisin,
que c'est à moi-même qu'elle l'a vendue. Voici
notre compromis.
Du coup Célestin demeura muet. Frambord
reprit:
- Je sais ce que vous allez me dire: que je sui~
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCUL]!;
21
un bourreau, que je vous étrangle, etc., etc ...
Je pourrais vous objecter que les affaires sont les
affaires, que MmeCoste gênée est venue me trouver,
m'a suppliée ... Je ne l'essaierai même pas. C'est
moi-même qui ai été rendre visite à Mme Coste
et, si j'ai obtenu d'elle ce que je désirais, ce n'est
qu'en y mettant la forte somme, 'croyez-le bien.
Célestin dit d'une voix sourde:
- Que vous ai-je fait pour que vous me traquiez ainsi?
- Absolument rien, répondit Frambord. Cela
n'a rien à voir avec les sentiments.
- Quel est donc votre but? Me dépouiller?
- Non, répondit encore Frambord.
- Alors? Je ne comprends plus.
- Mon but est tout simplement de vous proposor un contrat d'association.
- Je comprends de moins en moins.
- Je ne suis pas l'homme des paroles inutiles,
mon cher monsieur Lavaur. Aussi, comme cette
nuit je n'attrapais point le sommeil, je me suis
amusé à mettre noir sur blanc la petite proposition que j'avais tout à coup imaginé de vous
faire ... La voici.
Et il tendit à Célestin un papier qu'il venait de
tirer de son portefeuille.
�22
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
Mais Célestin était dans un tel état qu'il ne
pouvait lire. Les mots dansaient devant ses yeux.
Il se raidit cependant et parvint à prendre connaissance du document. Dès qu'il eut commencé à
comprendre, les couleurs remontèrent à ses joues.
Et, à mesure qu'il lisait, la stupéfaction se répandait sur son visage.
- Vous saisissez de moins en moins? ricana
Frambord.
- Je l'avoue.
- Pourquoi?
_ . Parce que, après avoir fait mine de m'étrangler, vous me proposez quelque chose d'extrêmement avantageux.
- N'est-ce pas ? .. J'ajouterai môme que, si
vous acoeptez, oela deviendra encore plus avantageux.
- Comment?
- Par les possibilités que je vous apporte et
qui sont illimitées. Mais ceci est une autre
histoire. Acceptez-vous ma proposition?
Qu'allez-vous encore me demander on
échange? soupira Célestin.
- Ah 1 voilà 1 dit Frambord on éclatant de
riro franchement. Vous commencez à me connaitre. Eh bien 1 oui, je vais vous demander
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
23
quelque chose, mais cette chose-là, je pense bien
que vous n'allez pas me la refuser, car, au fond,
elle est également très avantageuse pour vous.
Seulement voilà, cette chose-là sort de mon domaine d'affaires habituel. Alors, je me trouve
terriblement embarrassé.
Célestin était impressionnable. Mais il avait
beaucoup de volonté. Déjà il avait recouvré une
partie de son sang-froid.
- Je vous écoute, monsieur, dit-il.
- Ah 1 ah 1 reprit Frambord, vous ne dites
plus: mon cher voisin. Vous vous méfiez. Ce n'est
pas gentil. A votre tour à présent de le posséder à fond cet ogre de Frambord.
- Parlez clairement, je vous en prie.
- Ce n'est guère facile, mon cher voisin. En
affaire, je fonce. SUl' d'autres t errains, je suis
comme un enfant. J'aurais presque besoin que
vous m'interrogiez. Au fond, nous autres businessmen, nous sommes de grands sentimentaux.
J'ai lu dans le Mercure de France un article
,dans ce goût-là, qui m'a prodigieuse mont intéress6. Eh là 1 ne vous impatientez pas. Je touche
au but.
Il prit encore un temps et poursuivit:
- Quand on arrive à mon âge, mon cher, on
�24
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
songe ù l'avenir. Quoique d'une apparence robuste,
on se sent visé par la maladie. Les jointures
commencent à craquer, puis c'est l'estomac qui
flanche. Enfin on se rappelle que vos parents
sont morts à peu près à votre âge. Alors, on
se rattache à ce qu'on peut. J'ai un fils, monsieur
Lavaur.
- Je le sais. Un jeune homme très bien - au
moins physiquement, dit Célestin.
- Vous êtes bien aimable. Je crois qu'en effet
pour le physique vous êtes dans le vrai. Que voulez-vous? Ma femme cL la mère de ma femme
étaient si jolies. L'animal a eu l'esprit de leur
chiper lour beaut6. Mais, à noLre 6poque, il n'y a
pas que le physique qui compte, il y a aussi le
moral, la valeur et le courage de l'individu. Or
sur ces chapitres-là - de père à père - je vous
avoue que je ne suis pas Lrès satisfait.
- C'est désolant.
En effet ...
Framhorù ùemeura un instant les bras bnllanLs
dnns une attitude navrée.
Célestin repriL :
Ou voulez-vous en venir?
- ,\ Geci, que mOIl fils va avoir vingt-cinq ans et
<{uï! ~L plus que jamais de mou devoir de m'occu-
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
25
per de son avenir. Jusqu'à présent, hélas 1 tarabusté comme je le suis, je n'en ai guère eu le loisir.
Les circontances viennent de m'ouvrir les yeux.
Mais quelles circonstances 1
. ...-:.. Si vous avez perdu votre femme alors qu'il
était enfant, si vous-même l'avez négligé, ainsi
que vous le dites, il convient de faire grâce à son
inexpérience, dit Célestin.
Frambord le regarda visiblement touché.
Vous êtes un brave homme, mon cher
voisin. Je vois que j'ai eu raison de m'adresser à
vous.
Célestin s'inclina. A tort ou à raison, il lui sem·
bla tout d'un coup qu'il dominait la situation.
Frambord reprit:
- Robert est bachelier. Il a fait son service
militaire. Comme rien ne pressait, on m'avait
conseillé de lui faire continuer ses études. Je
l'avais donc présenté à l'école des Hautes :f:tudes
Commerciales. Or, non seulement il n'y a jamais
mis les pieds, mais il a mangé avec sa pension
l'argent de ses inscriptions, sans préjudice naturelleme?L des dettes qu'il a cru bon de contracter.
- Elles se montent? demanda. froidement
Célestin.
�'26
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
- Leur total est sans importance. Ce qu'il y a
de grave, c'est qu'il ait songé à les faire. Voilà une
idée qui ne me serait jamais venue à son âge.
Enfin 1 Ce qu'il y a de plus grave encore, ce sont
les modalités de ces dettes. Exemples : dettes
chez un coiffeur, un peu plus de deux mille francs.
Détail : plusieurs frictions à cent francs chacune.
- Bigre, dit Célestin en passant sa main sur
son crûne dénudé.
- Manucure, continua Frambord, achat et
revente de plusieurs automobiles dans le même
mois, naturellement à perte sous prétexte de la
plus ou moins grande longueur des capots.
Courses - apéritifs aux amis - quatre mille
francs au Teddy's Bar à répartir entre la direction,
le barman, le chasseur et même la tenanoière de
la toilette.
- C'est un as, votre flls.
pas méchant. C'est au moins un
- Ne soye~
étourdi, à défaut d'un mauvais garnemenL. Car il
a bon crour, mon chor mousieur, très bon cœur. Il
fait toutes ces pitreries-là sans aucune malice.
Tenez, tout à l'heure même, quand je l'ai un peu ...
secoué, et quand je dis un peu ... c'est pour ne pas
dire rudement... enfin 1... croiriez-vous qu'il
�LES BATELIERS DU CRjPUSCULE
27
pleurait à chaudes larmes et qu'il m'a ému, l'animalI Et que j'ai été obligé de m'enfuir pour qu'il
ne le voie pas.
- Soyez certain qu'il l'a vu, assura Célestin.
- Tant pis! En attendant, il est bouclé et il va
falloir que cela change . Et un peu plus vite que ça 1
Monsieur Lavaur, voulez"vous le prendre dans
notre association?
Célestin bondit.
- Prenez-le dans votre propre affaire, monsieur.
« Que viens-je faire là dedans?
- Tout. Si je suis le seul à commander à mon
fils, il me roulera encore avec ses cajoleries. Je vous
l'ai avoué. Sur ce terrain, je suis nul.
- Vous croyez qu'il m'écoutera davantage?
- Oui.
- Pourquoi?
- D'abord parce que vous êtes un étranger et
qu'une nature comme la sienne écoute plus volontiers un étranger que son propre père. Voyez tous
les gens auxquels il a fait confiance avant moi.
Et puis parce que, dans cet ordre ,d 'idées, vous
avez remarquablement réussi. Vos deux garçons
sont des perfecLions. Quant à votre fille, Mlle Francine, c'est un ange du Bon Dieu, m'a-t-on dit.
�28
LES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
Célestin se rcngorgea. Nul compl iment ne pouvait lui être plus agréable.
Framb ord poursu ivit:
- Oui, un véritab le ange du Bon Dieu. Un ami
très sûr me l'a affirmé , en me conseillant vivement de venir vous voir. Entre votre fille ct
vous, les mauva is instinc ts de Robcr t n'exist eront
plus.
- Voilà qucvou s redevenez obscur, dit Célcstin.
Que vient fairc Franci ne dans cette histoir e?
- Le principal, mon cher voisin. J'ai l'honn eur
de vous deman der sa main pour mon fils.
- Auquel jc confierai un emploi surveillé par
moi dans la nouvelle société que nous allons
constit uer ensemblc ?
- Vous m'avez très bien compr is.
- Vous êtes charm ant en affaires, observa
Célestin. Vous enfermez les gens dans la nasse ct
puis vous leur demandez d'accomplir de leur plein
gré 'cc que vous avez décidé.
- Excusez-moi, mon cher voisin. C'est de la
déforma Lion professionnelle. Si j'étais venu vous
trouve r touL de go pour vous deman der la main
de votre fille pour mon fils que vous n'avez jamais
vu, il est plus que probab le que vous m'auri ez
gentim ent envoyé promener.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
29
- Si votre fils avait été un bon sujet et que ma
fille ait été consentante, je n'aurais fait aucune
objection.
- C'est bien ce que m'avait assuré l'abbé Loisel.
- Ah! c'est l'abbé Loisel, qui a ... ? fit Célestin.
- Oui... Il m'avait même proposé de "Venir
vous en parler le premier. J'ai préféré aborder la
question moi-même. La fortune de mon fils ...
- Laissons-la de côté pour l'instant, dit Célestin
visiblement agacé. Elle n'a rien à voir avec l'idée
d'un projet de mariage, pas plus que ma propre
situation, croyez-le bien.
- Je ne vois pas alors comment vous allez en
sortir, dit brutalement Frambord.
- Ne mélangeons pas les choses une fois pour
toutes. Il y a vos propositions d'affaires et votre
demande en mariage. Sur le premier point, je ne
puis pas vous répondre grand'chose. Vous vous
êtes arrangé pour être le maitre de la situation.
Je n'ai donc qu'à m'en remettre à votre générosité. Pour le second point, qui, je le répète, ne
doit avoir aucune espèce de liaison avec le premier, le mieux que je puisse faire est d'en parlf'1'
à ma fille ...
- Et à l'abbé Loisel...
- A quoi bon? J'ai la plus grnnd.e estime pOlir
�30
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
l'abbé ;Loisel, qui est un saint homme. Mais, si ma
fille dit non, oe sera non définitivement.
- Même si oe non vous ruine, vous, vos enfants
et votre fille?
- Même.
- Vous êtes beau joueur.
- Si c'est être beau joueur que d'être honnête
envers les autres, je suis beau joueur.
- Si o'est être honnête que de consacrer une
partie de sa fortune à sauver son fils en l'écartant
d'une mauvaise pento et en le casant dans une
famille hors de pair, jo suis honnêto moi-mêmo,
riposta Frambord.
- Ce n'est ni par une affaire, ni par de l'argent
quo vous arriverez à vos fins , avec lui, affirma
Célestin, mais par de bons exemples et des conseils
aussi affectueux quo persuasifs.
- Je n'ai jamais su faire oela. A chacun son lot,
mon cher voisin. Voilà pourquoi j'ai pensé il vous.
A quand votre réponse?
- J'irai vous la porter domain.
- Jo viendrai la ohorcher moi-même ... Espérons
pour vous que co sora oui.
- Ne me tentez pas do vous répondre non
immédiatement 1
- Je vous en défie.
�LES BATELI ERS DU CRÉPUS CULE
31
Les deux hommes se regardaient droit dans les
yeux. Célestin, quoique physiquement plus faible,
ne paraissait pas disposé à baisser les siens. FraInbord en manifesta d'abord un certain étonnement,
puis comme un soupçon d'admiration. Il s'inclina
et se dirigr.a vers la porte. Célestin Lavau r le reconduisit froidement jusqu' au perron de la villa. Puis,
quand Framb ord se fut éloigné sans qu'aucune
autre parole ait été échangéo, Célestin revint danl3
son bureau, s'effondra dans un fauteuil et se mit il
sangloter comme un enfant.
CHAPITRE III
FRANC INE LAVAU R
Une porte s'ouvr it doucement. Une jolie tête
apparu t, Francine. L'insta nt d'après, elle était
aux genoux de son père.
- Papa, papa chéri, qu'est-co qu'il y a?
Elle avait poussé la porte avec tant de précau·
�32
LES BATELlERS DU CRÉPUSCULE
tion que Céleetin ne l'avait point entendue. En un
clin d'œil, elle avait saisi la scène. A travers les
doigts de son père, une larme avait brillé. Alors, les
yeux de Francine, ses yeux, étincelants de joie un
instant auparavant, s'étaient remplis d'épouvante
douloureuse. Elle s'était élancée.
- Papa, papa chéri, que se passe-t-il ?
- Ma petite enfant, dH Célestin en s'essuyant
le visage, pourquoi entres-tu ici sans frapper?
- C'el5t une chance, affirma gentiment Francine.
Pour une fois que je vous désobéis, cela tombe fi,
pic. Peut-on imaginer un si méchant papa?
- Oh! oh 1 sourit Célestin, tu cs en faute, et
c'est moi qui suis grondé 1 Voilà bien la logique
féminine 1
- J'ai bion dit: un très méchant papa qui cache
ses ennuis à sa petite fille. Vous m'aviez assuré
hier que tout était arrangé.
- Mais oui ... mais oui ... cela s'arrangera. Tout
s'arrange en ce monde. Ce n'est qu'un petit découragement passager, inexplicablo, maladif. Je suis
tellement fatigué en ce moment.
- Je n'en crois rien, papa. Je pense que, depuis
hier, il s'est passé des événements extraordinaires,
des événements qui déjouent vos espérances. Ce
n'est pas vrai?
�33
LES BATELlEnS DU CRÉPUSCULE
Mettons que j'aie cu drs contrariétés. Cela
n'est pas une raison pour s'abandonner ainsi.
Allons déjeuner, mon petit, cela me remettr&..
Ils passèrent dans la salle à manger, où déjà les
attendaient Jean et Pierre. C'étaient deux aimables
espiègles, que n'avaient point encore effleurés los
tracas de l'existence.
Jean, âgé de quatorze ans, prenait pur moments
des allures d'homme. C'était le grand sujot de ses
discussions avec sa sœur.
- Je suis chef de famille après papa, ma chère,
déclarait-il. Nous sommes en France. La loi salique
est de l'igue ur .
Néanmoins, il ne manquait pas d'accourir vers
elIc au moindre mal. Mais il l'aurait protégée à
l'occasion.
Quant à Pierre, c'était un gamin de douze ans,
obligeant et rieur. Mais il vivait dans une sorte de
rêve personnel. Extrômement adroit de ses mains,
il dessinait comme il respirait et savait se construire pour lui-même les objets les plus difficiles_
Il avait fait plusieurs Cois l'admiration des artisans
eUx-mêmes.
- Ah 1celui-hl, il n'aura pas de mal à gagner sa
\rie! déclaraient-ils toujours.
Quant à ses études, il n'en fallait point parler. Le
s
�34
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
latin, le français, passe encorA. Mais les mathématiques, quelle misère 1Que pouvait lui importer
à lui, Pierre Lavaur, que la somme des angles
d'un triangle fût égale à deux droites?
- Je ne suis pas curieux, affirmait-il.
Grâce aux enfants, le déjeuner fut gai. On y
parla du lycée, de la distribution des prix. Chacun
exposa son petit programme de vacances. Pour
l'éaliser tous leurs projets, il aurait fallu une année
entière. Ils devraient donc choisir.
- Voilà le difficile dans la vie, l'éoueil des gens
lesmioux doués, assura Célostin. Plus on ost capable
do fairo do choses, plus il impor~
do so spécialiser,
Or, pourquoi fait-on ceoi plutôt que cela? Taliesin,
le druido, prétendait que la vio humaine tenait
toute en cos trois stades: savoir, so perfectionnor,
choisir.
Ils l'écoutaient tous trois, ravis . Comme lour
existenoo aurait été agréable sans oette ennuyeuse
question d'intérêt 1
Ainsi pensait Franoino. Célostin, lui, avait
repris uno gaieté tout au moins apparente. En son
for intérieur, pourtant, il était au comble de
l'angoisse. Frambord, avec scs manièrcs d'homme
d'affaires, l'avait jeté dans uno difficulté terrible.
Son devoir de père était d'avertir Francine q.u 'un
�LES BATELIERS DU CRÊPUSCULE
35
jeune homme riche la demandait en mariage.
D'autre part, sa délicatesse paternelle souffrait
d'avoir même à faire cette simple commission.
Francine était une enfant droite. Ce mariage arrangerait tout pour la famille. Si Francine venait à
s'en douter, conserverait-elle, pour sa réponse,
son libre arbitre? Elle était si bonne, si prête à
se sacrifier. D'un mot maladroit l'infortuné père
pouvait faire son malheur.
Francine, elle, tout en écoutant la conversation
familiale, se remémorait son entrevue du matin
avec Jacques Miroy. Elle était accourue à la
maison, exultante de joie, décidée à avouer son
amour à Bon père chéri. EUe l'avait trouvé en
larmes et s'était tue. Etait-ce le jour de parler? Ne
la croirait-il pas égoïste, inconsciente? Pour qu'elle
eat surpris Célestin dans un pareil état, il avait
fallu qu'il se passât quelque chose de grave. Sa curiosité féminine était en éveil. Mais était-ce de la
curiosité? Ne faut-il pas savoir pour consoler?
Marie avait apporté le café. Les garçons s'étaient
éclipsés. Le père et la fille restaient muets à
présent l'un en face de l'autre, sous la véranda.
Francine lança:
- M. Frambord est venu vous voir ce matin?
Célestin la regarda un peu ahuri. 'Était·elle au
�36
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
courant? Aimerait-elle ce Robert Frambord par
hasard? Il eut le mouvement instinctif de joie
qu'éprouve un noyé en apercevant la perche qu'on
lui tend. Mais il réagit immédiatement. Impossible, sa supposition. Frambord, dans ce cas , sûr
d'avance du succès, n'aurait pas fait sa demande
avec cette goujaterie. Et puis, à supposer que
Francine se soit mis d'aventure un pareil amour
en tête, ne serait-il pas de son devoir de freiner
tout au moins, de la forcer à réfléchir? Le fils
Frùmbord, d'après les aveux de son père même,
ne semblait pas très recommandable.
Ces réflexions s'étaient succédé en son esprit
dans le simple temps qui lui avait était nécessaire
pour répondre oui à Francine.
La jeune fille reprit:
- Aussi il m'avait bien semblé le voir. Il est
venu vous parler d'affaires. C'est lui qui vous a
apporté les mauvaises nouvelles?
- Non. Il est venu me parler de toute autre
chose.
Il observniL encore et malgré lui sa fille. Elle le
sentit et rougit. Alors, il haussa légèrement les
épaules.
- Francine, qu'est-ce que Lu penses de Robert
Frambord?
�LES DATELIERS DU CRÉPUSCULE
37
Il avait dit cela avec la brusquerie d'un timide,
qui se lance à l'assaut. Francine parut surprise de
la question.
- Mais, papa, répondit-elle, je n'en pense absolument rien. C'est un jeune homme très aimable.
Il m'a fait danser plusieurs fois cet hiver, notamment chez Mme BlonvaI. Il est très gai, mais ne
me parait pas avoir beaucoup de plomb dans la
cervelle.
- Bref, tu ne me conseillerais pas de le prendre
comme employé?
Francine éclata do rire.
- Ça non, dit-elle franchement, quoiqu'au
demeurant jo n'y connaisse rien. Comment juger
un jeune hommo dans un bal?
- Passons à un autre chapitro. Conseillerais-tu
à ta meillenre amie de l'épousElr?
Francine réfléohit un moment. Célestin répéta
sa question.
- A vrai dire non, répondit-elle enfin, quoiqu'il
m'ait paru d'un naturel sympathique. Je crois que
les hommes sont surtout ce que nous les fàisons.
Celui-là me semble un peu déséquilibré, mais
sensible et franc. Une femme adroite le tournerait
sans doute vers le bien. Dans tous les cas, si Ina
meilleure amie avait le goût des conversions,
�38
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
elle aurait, je le présume, en ce garçon, un beau
ohamp d'expérience.
Célestin admira la façon aussi sensée que spirituelle dont sa Francine lui avait répondu. Quel
bijou 1 Et son émotion paternelle lui fit mettre lcs
pieds dans le plat.
- Si cette « meilleure amie » était toi, Francine,
lança-t-il, répondrais-tu de môme?
Francine sursauta;
- Plait-il, papa?
- Oui ... si tu étais toi-môme en jeu, entrepren·
drais-Lu de gaieté de cœur une pareille conversion?
Francine était devenue blôme. Elle demeura
sans voix. Célestin sc méprit encore.
- Francine, M. Frambord esL venu cc matin
me demander La main pour son fils Robert.
La jeune fille avait fermé les yeux. Le monde
extérieur tournoyait autour d'elle. Célestin
crut qu'elle allait défaillir. Il s'élança pour la
recevoir dans ses bras. Mais Francine avait une
âmo autrement trempée. Elle so redressa vi·
brante.
- Papa 1 papa 1 C'est impossible 1 Il ne pout
s'agir de moi. J'en aime un autre.
Des sanglots l'éLoufTèrent. Sa têLe chavira sur
l'épaule de son pèro. EL l'émotion les étreigniL si
�LES BATEL IÉRS DU CRÉPUS CULE
39
fortem ent qu'un instan t leurs larmes se mêlèrent.
Célestin se ressais it cepend ant.
- Tu en aimes un autre? mon petit, dit-il avec
tendressq. Tu en aimes un autre! C'est grave, ça!
Quel est-il, cet autre?
- Jacque s Miroy, murmu ra-t-el le.
Ce nom ne disait rien à Célestin. Avec la douceur d'une mama n qui panse une plaie, il con·
fessa Franci ne. Depuis quand connaissait-elle
ce Jacqu es? Où l'avait.-elle rencontré? Que
s'étaie nt-ils promis ?
tout dans le détail. Ce Jacquos
i Elle lui co~ta
Miroy, elle avait joué avec lui, enfant , au parc
Saint-M aur, l'avait perdu de vue et retrouvé jeune
homme, dans une sauteri e, l'année passée. Il pa·
.raissait sérieux et réfléchi. Comme il ne dansai t
guère, ils avaien t causé. Leurs souvenirs, leurs
confidences les avaien t ravis. L'âme d'élite baigne
1
,dans un rayon de lumière. Quand elle en rencontre
une autre, leurs rayons se mêlent. La sympa thie,
l'amiti é, l'amou r naisse nt de cette fusion. Aujourd'hui, chez Jacques, tout était bonté, loyaut é, compréhension, courage. Chez Franci ne, tout était
;charme, douceur, dévouement. Elle accept a toutes
'les invitat ions où elle était susceptible de le
rencontrer. Plusie urs fois il en fut absent . Elle
�40
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
put alors mesurer la grandeur de son amour naisavec sa
sant'. 'Enfin, après bien des luttes secrè~,
conscience, elle avait accepté de venir'"bavarder
avec lui, quelques minutes, le dimanèile matin;
après la grand'messe, sur la berge de.la Marne,
où il avait accoutumé de se livrer aux plaisirs dp.
l'aviron. Cela durait depuis trois dima~
' ~hes.
Ce
matin seulement, Francine était montée dans la
barque, et le courant les avait emportés.
Célestin écoutait avec émotion les confidences
de sa fille. Qu'y a-t-il do plus beau qu'un prem~
amour? Célestin revoyait le sien pour la maman
de Francine, à .la plus .belle époque de sa vie.
Espéranccde bonheur, comme tu romplisd'attraits
la vie la plus banale 1 Célestin, les yeux fermés,
croyait entendre la voix de' sa chère disparue . .
Quand il les rouvrait, c'était pour la rotrouver
elle-même dans la personne de Francine, qui lui
ressemblait tant.
- Que fait-il, ce Jacques Miroy? demanda-t-il.
- Il est employé depuis plusieurs années aux
usines Frambord. On l'apprécie peaucoup. Il vient
même do monter en grade.
Célestin eut un étourdissement. La fatalité
s'o.charnait contre lui . Employé aux usines FrambOl'd, cela rcndaît tout impossible 1 Non seu- ,
�LES BATELIERS DU cnÉPUSCULE
41
lement Frambord l'exécuterait lui, Lavaur, pa~
ressentiment, mais il briEerait encore la carrière
de ce Miroy, son employé, qui aurait osé se . jete;
à la traverse de ses projets. Il fallait tout au moins
empêcher cela.
- Ah 1 fit Célestin, c'est le Miroy dos usines
Frambord? Eh bien 1 mon enfant, cela ne peut
se réaliser à aucun prix, tu m'entends, à aucun
prix!
- Vous av('z entendu dire quelque chose sur
Bon compte? demanda vivement Francine.
- Je te supplie, Francine, de ne pas m'interroger 1J'ai des raisons graves pour t'opposer mon
refus. Que cola te suffise. Tu ne peux pas épouser
J acqnes Miroy.
- Enfin, pourquoi? pourquoi? gémit-elle.
- Impossible de te donner plus amplo explica·
tion. Il faut te dégager immédiatement. Mets cela
sur mon dos. Si c'est un homme d'honneur, il
comprendra. D'ailleurs, je me tiens à sa disposition à lui, pour lui ùouner mes raisons.
_ . Oh 1 pnpa 1 papa! pourquoi ne pas me les
dire?
- N'insiste pas.
- Qu'a-t-il donc fait?
- r.; 0 me force pas il. t'avouer des choses pénibles,
�'42
LES - BATELIERS DU CRÉPUSCULE
mon enfant. Crois en ma sagesse, en mon affection
pour toi .. .
n parla longuement ainsi. Francine l'écoutaitelle? C'était leur première discussion! Pour mettre
fin à l'entretîen, elle se leva.
- Puisque vous ne consentez pas à ce que
j'épouse J acquos Miroy, je n'épouserai jamais
personne, déclara-t-elle. Je resterai toute ma vie
avec vous, mon pauvre papa.
Et sans attendre sa réponse, elle s'enfuit dans
sa chambre pour lui dérober la Vue de son dés espOU' • .
CHAPITRE IV
L'ABBÉ LOISEL
Les vêpres terminées, le bon abbé Loisel allait
rontrer chez lui quand Francine, qui avait assisté
à l'office, se présen~a
à la sacristie.
Du premier coup d'œjl, l'abbé aperçut ses traits
défaits, ses yeux rougis.
�LES BATELI ERS DU CRËPUS CULE
43
- Qu'y a-t-il donc, ma chère enfant ?
- Monsieur l'abbé, je voudra is vous demander
conseil.
- Mais tout à votre disposition, fit-il d'un ton
bonhomme. Venez chez moi. Nous y pourrons
causer en toute tranqu illité.
Elle le suivit sans mot dire. L'abbé Loisel avait
un bon et franc visage, l'air alerte malgré ses
soixanLe ans, mais la figure jaune et ravagée. Il
avait séjourné longtemps aux colonies, avait fait
toute la campagne de 1914 dans un régiment
d'infan terie. En prodig uant à tous les marques
de son dévouement, il avait appris à connaî tre
la vie. Ses avis étaien t donc toujou rs ceux d'un
homme éclairé, qui conna it le cœur et les souf'
francos humai nes.
La vue de sa petite paroissienne affligée, do son
ancienne enfant do Mario, l'ava.it profondément
ému.
C'est qu'il savait le fin mot de l'histo ire. C'étai t
lui qui avait vivem ent engagé Alfred Framb ord à
tenter do marier son fils Robort à Franci ne, dont
il apprécia.it l'âme d'élite. Cela s'était pa.ssé à
l'improvisLe quelques jours aupara vant penda nt
Une tournée do quêLo paroissiale. L'indu striel, au
COurs d'une conversation, - car penda nt ces visites
�44
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
le prêtre cause, comme il se doit, -l'avait mis au
courant des turpitudes de son fils Robert. Le bon
abbé s'était montré indulgent.
- Voyons, monsieur Frambord, nous avons
tous fait ça, avait-il dit en souriant.
Frambord, abominablement vexé, lui avait
rétorqué:
- Parlez pour vous, monsieur l'abbé. En ce
qui me concerne, si j'avais fait dans ma jeunesse
la moitié de ces sottises, je ne serais plus de ce
monde. Mon père m'aurait tué.
-- Et il aurait eu tort, monsieur. Les natures
généreuses, avant l'âgo du discernement, se ruent
follement dans tous les domaines. Or, vous me permettrez de vous avouer qu'au cours de ma longue
carrière j'ai maintes fois observé que de pareilles
natures étaient plus que toutes autres capables
d'accomplir de très belles choses. Il n'y a de
pitoyables que les tièdes, los eaux dormantes. Là,
aucune ressource. Mariez votre fils, monsiour
Frambord, à quelque bonne ot honnête fille, qui
saura toucher son cœur, lui donner 10 sentiment
de ses responsabilités, et vous m'en direz des
nouvelles.
- C'est bien malin 1 Qui voudra de lui?
C'est alors que l'abbé Loisel avait mis en avant
,
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
45
plusiturs excellentes familles, dont les filles, ses
ouailles, possédaient de solides qualités. Le nom
de Francine Lavaur avait été cité avec d'autres
- mais d'une façon spécialement élogieu~.
lmmé·
diatement l'homme d'affaires avait saisi, en une
liaison d'idées rapide, lea possibilités et les avantages d'une telle union, - et avec sa brusquerie
de businessman, il avait agi sans délai. En le
quittant, le prêtre ne se doutait encore de rien. A
présent, devant la mine déconfite de Francine, il
devinait ce qui s'était passé.
Il ne fut pas long à en être certain. Dès qu'ils
eurent pénétré dans son logis d'ascète, Francine
le mit au courant d'un seul élan. Elle ne lui dit
naturellement que ce qu'elle savait elle-même,
puisqu'eHe n'avait pas assisté à l'entrevue de
Frambord et de son père, mais la perspicacité
de J'abbé Loisel reconstitua le reste. Cependant,
quand il eut demandé - comme Célestin - quelle
était l'occupation de Jacques Miroy et qu'il eut
appris qu'il était employé aux usines Frambord,
il ne put s'empêcher de sourire.
Francine se méprit encore.
- Votre père a raison, dit·il. Le premier
devoir d'une fille comme vous est de lui obéir.
Lai~s
ez·mo
i olIer lui rendre visite, ainsi qu'à
�46
LES BATELIERS D'U CRÉP'USCULE
M. Frambord. Après, vous prendrez une décision.
- Que faut-il faire? demanda la jeune fille
haletante.
- Pour le moment, rien . N'accepter ni l'un ni
l'autre.
- Si je n'épouse pas Jacques Miroy, monsieur
l'abbé, je crois que je mourrai de chagrin.
Eh bien 1 ma fille, c'est du joli 1 Ne
viviez-vous pas fort bien avant d~ le connaître?
- Je l'attendais ...
- Ta 1 ta 1 ta 1 dit l'abbé. N'offensez pas la Providence avec de pareils propos. Elle sait mieux
que nous ce quinous convient, et sa sagesse est infinie. Revenez me voir après-demain. D'ici là, je me
serai entretenu avec ces messieurs et aurai obtonu
des renseignements sur ce Jacques, dont j'entends
parler pour la première fois ...
- Vous le voyez, monsieur l'abbé, il n'y a rien
à dire sur son compte.
- Mon enfant, du moment que M. votre père,
qui est un des hommes les plus sensés que je
connaisse, a cru, malgr6 son uIIection pour
vous, devoir vous opposer un refus, c'ost qu'il a
ses raisons. Il no veut pas vous les confier. C'est
entendu.
- Mais pour cela aussi il doit avoir de puissants
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
47
motifs. Laissez-moi aller lui rendre visite. Je crois
posséder son estime. Nous parlerons d'homme à
homme. Je vous promets, dans tour. les cas, d'être
votre allié et de tout mettre en œuvre pour assurer
votre bonheur. Mais d'ici là ...
- D'ici là?
- Vous allez me donner votre parole de ne pas
revoir Jacques Miroy.
- J'ai rendez-vous avec lui dans une heure.
- Voilà bien le malheur'l dit le prêtre. Vous
voyez où cela nous mène quand on agit sans réfléchir 1Vos impulsions - c'est très joli 1- malheu- '
reusement il n'y a pas que Dieu qui nous les
inspire. Elles ne sont pas toujours bonnes. Vous
n'irez pas à votre rendez-vous ...
-Mais ...
- Vous allez écrire immédiatement un mot à
Jacques Miroy. Ma gouvernante le portera. Vous
.m'avez entendu?
- C'est quë ...
- Mettez-vous là ... et écrivez.
L'autorité de l'abbé Loisel, - de cet homme qui
avait vécu et soufTert toute sa vie dans le bled, aux
tranchées, - était si grande que Francine s'assit
à la table que Je prêtre lui indiquait. Mais devant
le papier blanc elle demeurait inerte.
�48
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
- VOUS VOUS demandez ce que vous allei bien
pouvoir lui écrire? reprit l'abbé . C'est, ma' foi,
assez délicat. Il faut avant tout ne pas mentir.
'Mais il y a aussi manière et manière de dire la
vérité. Dans votre cas, - sans lui expliquer naturellement ce que vous ne savez pas, - il faut faire
l'impossible pour ne pas le froisser. Il n'a ' peutêtre pas démérité, ce Jacques.
- C'est le plus honnête garçon que j'ai jamaib
rencontré, affirma Francine, les yeux brillants de
larmes.
- Espérons-le. Dans tous les cas il sera bon de
connaître ses antécédents avant de lui consacrCf
votre oxistenee.
- Pllis-jo lui donner une parole d'espoir?
-- :'-Ion. Tant quo votre père maintiendra son
refus, votre devoir strict est de ne lui accorder
aucun espolr.
- Alors, monsieur l'abbé, diotez-moi ma lettre ,
soupira Francine résignée.
- Ecrivez: Cher Monsieur.
- Mon cher Jacques, rectifia Francine.
- Vous en êtes là?
- Mais, monsieur l'abbé, Jacque! esL mon ami
d'enfance. Nous avons joué ensemble au parc
Saint-Maur. Quand je l'ai rencontré dans le
�LES BATELIERS DU cnÉ p uSCULF:
49
l'hiver dernier, je l'ai immêdiatement
reconnu. célà a été le sujet de 'toutes nos conver·
sations.
M. votre père le . co.nnaJt ' donc. Cela
donJ?e par conséquent beaucoup do· poids à sa
décision . .
- Mais non, monsieur l'abb é, papa ne le
conn ait pas. Lorsque j'allais jouer, petite fille, au
parc Saint-Maur, je n'étais accompagnée que de
maman. Si ma maman bavardait avec celle
de Jacques, leurs relations n'ont jamais dépassé
le jardin public, et papa les a complètement
ignorées.
- Bien, bien, dit l'abbé. Nous mettrons Loub
cela au point. :Bcrivez donc: Mon cher ami.
- Vous n'admettez pas: Mon cher Jacques?
- Non ... Continuez:
« Mon cher ami,
« Il me sera tout à fa.it impossible de vous voir
tout à l'heure pour des raisons que j'espère êtrè en
mesure de vous faire connattre d'ici peu. Je
m'excuse et vous prie d'agréer, avec mes regrets,
l'exprQssion de mes meilleurs sentiments. Signé:
Francine. »
- Ne pu,is-jepas mettre« sentiments affectueux Il
ou « cordiaux» ? demanda Francine.
monde~
�50
LES :BATELIERS DU CRÉPUSCULE
- Jamais de la vie. Meilleurs est déjà très bien.
Apprenez à connattre le sens des mots, mademoiselle.
Francine ne discuta plus. Elle aimait beaucoup
l'abbé Loisel. Elle savait qu'avant tout il n'agirait
que pour son bien et celui de sa famille.
Abasourdie aussi comme elle l'était, elle n'imagina pas les réactions de Jacques recevant pareille
lettre. Les termes lui en avaient paru mesurés.
Elle demandait un peu de répit, voilà tout. Ses
sentiments, Jacques les connaissait. Ce matin, elle
lui avait avoué son amour. Pourquoi aurait-elle
changé?
- Maintenant, mon enfant, dit le prêtre qui
venait de cacheter la lettre, vous allez rentrer chez
vous et n'en point sortir. J'irai d'ici une heure
rendre visite à monsieur votre père.
Elle s'en fut, têLc basse, le cœur atrocement
serré.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
51
CHAPITRE V
.1 ACQUES MIROY
Jacques était rentré bien joyeux le matin
même, - si joyeux que Mme Miroy lui avait dit
en souriant :
- Allons, mon Jacques, il t'est arrivé quelque
chose d'heureux.
- De très heureux, en effet, maman, avait-il
répondu . .T'espère même avant pen pouvoir vous
annoncer une Lrès bonne nouvelle.
La vieille dame embrassa tendrement son fils.
Depuis quelq,ues semaines, elle l'observait, et
avait devina. Un grand changemenL R'était opéré
enlui. La flambée de l'amour, qui illumine soudain
la vie. Mme Miroy connaissait son fils. Elle le
savait incapable d'aimer quelqu'un d'indigne. Elle
�52
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
était au courant aussi de son désir de se marier,
d~
fonder un foyer honnête, respectable.
Elle pressa Jacques contre s'on cœur.
Je ne t'interroge pas, lui dit·elle à
i'oréille. T<;lUt ce que je puis' te prQm~te,
c'est
que je l'aimerai comme la fille que le ciel m'a
refusée.
Le déjeuner avait été charmant. La mère et le,
fils s'entendaient à demi-mot. Aucune question
d'intérêt n'avait d'ailleurs été agitée. Mme Miroy
'3avait que Jacques était taillé pour la lutte et que
son ambition 6taiL de faire vivre son ménage par
so'n seul travail. Or, ce travail, dopuis peu, avait
donné de beaux résultats, qui, eux, n'étaient
rien encore à côté des espérances qu'ils pouvaient
légitimement susciter. Elle était sûre que la fiancée de Jacques appartiendrait à une famille honorable: Cela lui suffisait. Dès qu'il aurait dit:
(e Maman, c'est celle-là ", elle n'aurait plus qu'à
l'aimer.
Après le déjeuner, la conversation se tarit, faute
d'aliments. Jacques, impatient, sah~
cesse regardait
sa montre. Cinq heures n'arriveraient donc jami~.
En ce moment FrFJ,ncine devait consulter son père.
Quelle ~ objctin
pourrait-il faire, puisque' J acq ues
ne réclarrütit auCune dot?
,.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
53
La journée était superbe. Comme il, férait bon
tout à l'heure sur les rives de la Marne 1 Peut-être
ne remonteraient-ils pas dans la barque. Mais,
a'p rès avoir causé, il pourrait sans se cacher de quiconque la reconduire chez elle.
« Papa fera ce que je voudrai, » lui avait-elle
déclaré le matin même.
Et puis demain Mme Miroy irait voir M. Lavaur.
, Les heures s'égrenèrent atrocement 1entés.
Jacques avait pris un livre. Mais les mots dan's aient
devant ses youx sans signification. Son esprit était
ailleurs. Là-bas, là-bas, auprès du joli visage dans
le rayon des grarlds yeux noirs.
Comme quatre heures sonnaient, un coup
de sonnette le tira do sa rêverie. Mme Miroy,
qui avait été ouvrir elle-même, lui apporta une
lettre.
U pâlit, devinant que cette écriture longue et
élégante était cello de Franoine. Elle lui écrivait.
Pourquoi? Parce que son père étant consentant,
sans doute, la visite de Mme Miroy pourrait avoir
lieu aujourd'hui mê~e?
Oui, ce devait être
cela.
I! ouvrit fébrilement l'enveloppe suus l'œil
tendre de sa mère, qui, par délicatesse, affectait
précisément de s'occuper d'autl'e chose . Mais
�54
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
quand il eut lu et relu ces lignes énigmatiques, il
chancela.
Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier,
mon Dieu? Ce matin ils étaient absolument
d'accord. Maintenant elle implorait du temps!
Il se leva, les yeux subitement enflammés, le
visage contracté.
-Qu'y a-t-il, mon enfant? s'inquiéta MmeMiroy.
- Rien, maman. Un contre-temps. Quelquo
chose que je veux tirer au clair - immédiatement.
Non, laissez-moi.
Il prit son chapeau et sortiL. L'air du dehors
le l'anima. Il se mit à marcher à grands pas. En
quelques instants il arriva à la villa Paule.
- Mademoiselle Francine? demanda-t-il à
Marie, qui était venue lui ouvrir.
- Mademoiselle est sortie, répondit la servante.
- C'est impossihlc.
- Dans tous les cns, elle vient de me donner
l'ordre de ne reoevoir personno, ajouta-t-ello
maladroitement.
- Faites-lui passer ma carLe.
- Je ne sais si je dois ...
Une pièce de cinq fraucs dissipa les serupules
de Marie. Elle prit la carLe, entra dans la maison
et revint quelques minutes après.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
55
- C'est bion co que je vous avais annoncé,
monsieur. Mademoiselle ne peut pas vous recevoir.
Elle vous a écrit, paraît-il, ct vous supplie de
prendre patience . Dame! avec cc qui sc passe, ça
n'a rien d'étonnant.
- Que se passe-t-il donc?
- Je ne sais si je dois avoir confiance en vous,
monsieur.
- Vous le pouvez. .
Une autre pièce de cinq francs sOltit à point du
gousset de Jacques pour affermir la confiance de
Matie.
.
- Mademoiselle est fia.ncée depuis ce matin,
dit-elle.
- Allons donc 1
Fiancée? N'était-ce point avec lui? Francine
avait dü parler à son père tout à l'heure.
- Oui, mademoiselle est fiancée avec M. Robert
Frambord.
- Hein?
Cette fois le coup était trop ruùo. Heureusement
la nature énergique de Jacques prenait immédiatement le pas sur sa sensibilité naturelle dans les
moments critiques. Il ne broncho. point. Marie
poursuivit:
- J'ai en tendu une partie de la converSAtion de
�56
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
ces messieurs à travers la porte. Vous n'allez pas
mé vendre?
=- Non, assura Jacques. Vous direz simplement
à Mademoiselle que j'ai bien reçu sa lettre et que
'
je la félicite.
Il sortit, raide comme la justice, ne voyant plus
rien, n'entendant plus rien - tout à sa doulèursans se rendre compte que, de là-haut, derrière un
rideau, les yeux noirs qu'il aimait suivaient son
éloignement.
11 marcha à travers les rues au hasard, comme
un automate. Soudain il se retrouva auprès de la
berge de la Marne, à l'endroit où sa barque était
amarrée; à l~endroit
où il avait attendu Francine
le matin, où il aurait dll1'attendre encore à l'heure
présente.
,
La méchante! la rusée 1 l'hypocrite petite fille!
Pourquoi l'avoir trompé ce matin même, pour lui
donner à présen~
pareille déception?
Il sauta dans sa barque brusquement au risque
de chavirer. Ah 1 comme cela arrangerait tout 1
Quelques mHr,es de fond ct puis l'oubli - l'oubli .
total. La vie était désormais sans saveur. Mais
Jacques n'était pas homme à s'abandonner ainsi.
La lâcheté - même cello de se supprimer - lui
répugnait. Tan~
pis 1 11 vivrait désormais pour le
�' LES BATELIERS DU CRÈPUSCUL'E
57
seul être qui l'avait jusqu'à présent sincèrement
aimé, sa mère.
Il prit les avirons, gagna l'autre rive, à l'endroit
même d'où il avait aperçu sa robe claire ce
matin. Là, comme s'il devait l'attendre encore, il
amarra son bateau à des saules pleureurs. Mais,
malgré tout son courage, des larmes montaient ù ses yeu x, Pour avoir l'impression de les
cacher, - même à lui-même - il s'allongea
dans son bateau et s'enfouit la tête dans ses
mains.
CHAPITRE VI
DES VOIX DANS L'OMBRE
Combien' de temps demeura-t-il ainsi, souffrant,
anéanti? Il ne put tout d'abord s'en rendre compte.
Il fut rappelé 'à la perception des choses par un léger
bruit de voix. Tl ouvrit les yeux. La nuit 6tait
�58
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
vertue. Une nuit de juin criblée d'étoiles. On parlait
non loin de lui, au delà du saule qui retenait sa
barque. On parlait même très bas, comme si l'on
avait craint d'être:entendu. Le mystère, quel qu'il
soit, stimule la curiosité. Jacques n'était pas
curieux. Il écouta cependant par simple réflexe.
- Tiens, on parle en allemand, se dit-il. Voyons
si je comprends encore cette langue.
Tout à coup il se redressa, attentif. On venait
de prononcer le nom de Frambord., Alors, il s'appliqua à ne pas perdre une parole. '
Voilà ce que c'est que d'avoIr fait de fortes
études. A peu près rien ne lui échappait du
dialogue qu'il écoutait à présent, haletant.
- C'est donc pour mercredi? dit l'une des voix
un peu traînante, un peu chantante.
- Oui, répondit, l'autro, gutturale, autoritaire.
Impossible do diIIérer. Le chef nous attend jeudi
soir, à Bâle. Quant aux documents, ils doivent
être rapportés par Frambord au ministère le même
jour. De peur d'une indiscrétion, il a fait le projet
ù'aller les remettre en personne.
- On pourrait peut-être profiter de ce petit
voyago ... reprit la voix traînante.
- Stupide. Il se rendra de Champigny ü Paris
en automobilp.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
59
- Il prend toujours le même chemin. On
peut l'arrêter sous des prétextes divers, simuler
nous-mêmes une panne, un accident, demander
de l'aide.
- Il ne s'arrêtera pas. Et puis, il peut, pour une
fois, changer d'itinéraire.
- Si on faisait le coup devant le ministère?
- Par quel procédé?
- Le classique. Une bousculade. Les papiers
tombent. Pendant que l'un de nous s'excuse, l'autre
s'en empare.
,_ Oui ... En un instant l'alerte est donnée. Une
chasse à l'homme s'organise, tandis quo le bousculeur est gardé en otage.
- Alors?
- Mon cher Folke, c'est beaucoup plus simple.
Il faut continuor la chose de la façon que nous
l'avons commencée.
- Robert Frambord?
_ Justement. Tu as su te lier avec lui.
Il a confiance en toi. Vois comme il nous a éto
utilo.
- C'est vrai.
_ Par lui nous avons d'abord obtenu tous les
recoupements désirablos à nos propres renseignement" ; ensuite, il nous a aidés à forcer l'entrée
�60
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
du bureau du père Séverin, où sont enfermés les
documents.
- Cela fut assez bien manigancé. Tandis que
je causais avec Séverin d'une invention suédoi~
à présenter à son patron, Robert est venu l'appeler
du dehors. Séverin s'est mis à la fenêtre. En me
balançant négligemment sur ma chaise, j'ai réussi
à prendre l'empreinte de la serrure du coITre-fort.
Maintenant nous avons une clef.
- Oui, mais nous ne pouvons l'utiliser. Car
le difficile est de pénétrer de nouveau dans la
place. Séverin couche dans son bureau depuis
huit jours sur un divan. Il a un Colt sous sou
oreiller. Même, avant de se mettre au lit, illache
les chiens dans la cour.
- C'est cc moment-là qu'il faut choisir.
- Le moment où il lâche les chiens ~
-Oui.
- Comment?
- Robert - encore Robert.
- Je ne saisis pas.
- C'est pourtant sb:nple. Au moment précis
où Séverin étant descendu dans la COur de l'usine
s'apprête à déchainer Tom et Myrza, RoberL
l'appelle du chomin, de J'autre côté de la grille.
Séverin va lui ouvrir. Naturellement Robert refuse
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
61
d'entrer. Il a une confidence à faire à son vieil
aÏtli $éVerin. Il éraint que, dans l'usine, on ne
p\1i$~é
l'éntedr~.
Cette confidence? Pas difficile,
h~soin
d'argent. Robert ne l'avouera à Séverin
qu'au càbaret, â cinquante mètres de là. Un ve'rre?
Séverin ne refuse jamais de l'accepter, surtout si
c'est Robert, le fils de la maisbn, qu'il a un peu
élevé et pour lequel il a un faible, qui le lui offre.
Pendant qu'ils sont attablés, nous opérons
Quelques instants nous suffisent, puisque, outre
la clef du coITre-fort, nous possédons celle de toutes
les,portes. Alors, ni vus, ni connus. Le larcin ne
sera probablement d6couvert que le lendemain, au
moment même de la visite au mins~ère.
Si, par
hasard, Séverin se rappelle a~oir
quit~é
un instant
son bureau, il pourra jurer en avoir fermé toutes
les portes. S'il arrive à se douter que Robert a
servi d'appelant, il n'osera, pas plus que Frambord,
le cas échéant, en faire état. C'est compromettre à
jamais la maison même.
_ Robert n'est toutde même pas si bête, reprit
la voix traînante. Lorsqu'il no 1!0us verra pl~s
à
Paris., il se doutera du rôle que nous lui aurons
fait jouer.
'
,~ Dans tous les cas il ne' s'en. vantera pas. o'u,
,
'
~'il
'est pris de scrupules, Frarnbord et Séve-
�62
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
rin s'accrocheront à lui pour qu'il ne parle
pas.
1
- Bien imaginé ... Mais ...
- Hein?
- ... il Y a un mais. Frambord et son fils
sont en ce moment à couteaux tirés.
- Pontvalain est venu présenter sa traite?
- Justement.
- Imbécile 1 tu n'aurais pas pu la régler.
- J'avoue que je n'y ai pas songé. Frambord,
mis en présence du pot aux roses, est entré dans
une violente colère. Il a fichu Pontvalain à la porte
et a bouclé Robert dans sa chambre, après lui
avoir fait avouer ses frasques, y compris celle des
inscriptions.
- Il Y a un moyen bien simple d'arranger
cela.
-Qui est?
- De racheter à PonLvalain sa traite et de la
faire parvenir réglée à Robert.
- De sorLe que ... ?
- De sorte que Robert se trouvera automatiquement Hbre. Oui, lorsque son père verra. qu'un
ami a confiance dans son I1Is et lui ofIre même une
situation, car, par le même courrier, tu lui en
offriras une, il estimera de son devoir de père de
�LES BATELIERS nU CRÉPUSCULE
63
le relâcher provisoirement, quitte à prendre des
renseignements sur son oorrespondant, ce qui
demandera pas mal de temps.
- Tout cela Ple parait logique.
-Je résume donc. Demain matin, tu cours ohez
Pontvalain. Tu rachètes le billet. Tu l'envoies par
pneu à Séverin, pour qu'il le remette à Robert. Ce
dernier se fait libérer et vient te rendre visite. Tu
lui expliques que tu désirerais avoir un entretien
avec Séverin pour lui parler d'un projet magnifique, susceptible de faire la fortune de tout le
:monde, 'Y oompris celle ùe son père, - mais qu'il
:importe, avec le oaractère il l'emporte-pièce
'de oe dernier, do le mettre, pour ainsi dire,
devant 10 fait aocompli. Après le raohat providentiel du billet, Robert n'aura rien à te refuser. Bien plus, il marchera d'autant plus dans ta
combinaison mirifique que ce sora pour lui l'ocoasion de se venger spirituellement de son papa
et de ses méchants propos à son égard, en lui
prouvant, par los faiLs mêmo, qu'il est susceptible
de se débrouiller' lui aussi - et comment 1- dans
la vie ...
- De mieux on mieux. Tu es un as, Otto.
_ Attends que je me retrouve un jour sur mon
avion et Lu m'en diras des nouvelles. pour le
�Il
6'1:
LES BATELIERS , DU CRÉPUSCULE ,
moment, nous ne pouvns
, ~ncore
que nous consa',
crer à des broutilles. Mais il n'est pas défen'du d~
les réaliser au mieux.
'
- .Bravo quand même'
- Je conclus. J'espère que tu as bien compris.
Nous fixons l'entrevue avec Séverin pour mercredi
soir, avant que les chiens soient lâchés. Robert
vient chercher Séverin et l'emmène au cabaret.
Vous discutez ensemble le plus longtemps possible'.
Pendant ce temps, grâce à tes clefs, je pénètre
dans le bureau et m'empare du document. Trois
heures plus tard, grâce à l'auto, nous aurons
rejoint le rapide de Bâle à Troyes. Au petit jour,
nous aurons franchi la frontière.
- C'est agréable de travailler avec des gens
comme toi, qui savent ce qu'ils veulent.
- Mais tu le sais aussi, Folke, puisque nou~
voulons la même chose, puisque tous dans notre
pays veulent la môme chose. Seulement il y a
manière et manière de réussir.
- Non, Otto, il n'yen a qu'une. Par tous le~
moyens.
Un long silonse suivit. Puis la voix de Folf~
reprit:
- Comme cette nuit est belle, Otto'
- Oui, comme ils disent ici: « Une vraie
�65
LES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
nuit à Gothas )). Les symboles sont éternels,
Folke.
Du fond de sa barque , Jacques ne bronchait
plus, ne perdan t ni une parole, ni un mouvement
des conjurés. Bientô t il entend it des pas légers
accompagnés d'un froissement de branches et
d'un léger clapotis. Il fut sur le point de se redresser
pour chercher à identifier les espions, grâce à un
rayon de lune. Heureusement, il n'en fit rien. Leur
barque venait de frôl er la sienne. Il se produisit
un arrêt dans leur manœuvre.
- Ah? il y avait une barque là? dit une
voix.
- Et quelqu 'un dedans. Regarde.
- N'approche pas ... Ce quelqu 'un dort ...
- Ou fait sembl ant de dormir. Dans tous les
cas ...
Jacques perçut le bruit de l'arme ment d'un
browning. Il ne bougea toujours pas. Après tout,
dans le désespoiroù il se trouva it, que lui impor tait
l'exist ence ?
- Folke, heurte légèrement sa barque avec la
tienne.
Les embarcations se touchèrent mollement.
Jacques grogna, se retour na sans ouvrir les yeux
et se mit à ronfler.
5
�66
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
Il est saoul, dit Otto. N'insistons pas.
Gagnons l'autre rive.
- Eh 1... si c'est un simulateur ...
- Tant pis pour lui, gronda Otto, je le saura;
avant même qu:il ne nous ait vendus.
- Comment?
- Je te le dirai tout à l'heure. Tu sais bien que
nous avons des intelligencos partout. Dans ce
eas-Ià, tant pis pour lui 1
La barque de Folke et d'Otto s'éloigna. Quand
Jacques la jugea à distance suffisante, ilso redressa
avec précaution, saisit une jumelle, cachée dans
une soute, qui lui servait pour la pêche et dissimulé derrièrl) le plat-bord, et se confondant avcc
l'ombre de la rivo, il se mit à observer les espions.
Leur barque passa dans un rayon de lune. Jacques
trcssailli t de joie. Le visage des deux hommes se
détachait nettement dans sa lunette.
- Vous me reconnaîtrez peut-être, mes amis,
murmura-toi!. Mais, moi, je vous reconnaHrai
aussi. Et c'est sans doute mioux oncore.
�LES BATELIERS , DU CRÉPUSCULE
671
CHAPITR E VII
HÉSITA'fIONS
Jacques attendit deux bonnes heures. Puis il
traversa la Marne et s'en fut attaoher sa barque
Bur la berge opposée, à l'endroit habituel. De là,
il rontra chez 'lui ot se jeta sur son lit plutôt
qu'il ne se couohât, harassé, en proie aux sentiments los plus divors.
Il ne put dormir. Les événements de oette journée
se représentaient sans cesse à lui. Ce matin, un
grand bonheur, le plus grand de sa vie. Franoine
l'aimait. Cette après-midi, une déoeption amère.
Un autre avait demandé sa main. Un autre plus
beau, plus riohe surtout 1 Et Franoine n'avait pas
dit non. Sa lettre signifiait qu'elle était prête à
obéir à son pèro. Nul doute quo ce dernier ne
pr6f6rât Robert Frambord à Jacques Miroy. Un
tout jeune homme est naturelloment enclin à croire
quo los meilleurs paronts n'ont on vue, dans une
�68
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
union, que le côté matériel. Plus tard, lorsqu'ils
sont devenus parents à leur tour, ils jugentdifféremment et refusent de convenir que, durant
leur jeunesse, ils ont, la plupart du temps, pensé
exactement le contraire.
A quoi bon s'agripper? On a sa fierté. La
réponse que Jacques avait chargé Marie de transmettre à Francine équivalait - par son ironie
amère - à une rupture.
Réfugié dans sa barque tout à l'heure, il s'était
senti désespéré . L'idée de quitter le pays lui était
venue. Un de ses amis lui avait offert récemment
une situation dans une usine à Aubervilliers. Il
l'accepterait. Sa mère le suivrait sans mot dire.
Elle le savait si raisonnable. Mais rester plus
longtemps aux usines Fr ambord, assister au
bonheur d'un autre, - bonheur qu'il avait rêvépour lui - impossible 1 Il n'en aurait ni la force,
ni le courage.
Il en était là de ses réflexious quand la conversation de Folke et d'Otto était tombée sur lui
comme un coup de foudre inattendu. Compromis,
le fils Frambord 1 en relations avec des espions 1
espion lui-même peut-être, sans s'en douter 1et au
détriment de son propre père 1
Il n'y avait qu'à laisser aller les choses. Bientôt
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
69
Jacques se trouverait vengé. Alors, il deviendrait
le maître incontesté de la situation. Il pourrait
même direà Francine en toute justice: « Voilà celui
que vous m'avez préféré pour de l'argent 1 »
Ce fut, hélas 1 son premier mouvement. Dans sa
rancœur, il ne trouvait guère d'excuses à Francine.
Il aurait dtl se dire que le premier devoir d'une
fille bien élevée était d'obéir à son père. Elle
semblait si sincère le matin 1 N'était-elle donc
qu'un monstre d'hypocrisie ?... Mais ce Robert,
après tout, qu'était-il au juste? Un simple étourdi?
Une victime? Folke et Otto n'avaient pas mâché
leurs mots. Frambord ne bougerait pas de peur
d'un scandale. Robert leur servirait d'otage et
assurerait ainsi leur impu'Wité.
Et puis la défense nationale, que venait-elle
faire aussi dans tout cela? Encore un document
dérobé 1 Mais ce document ainsi volé, c'étaient des
centaines, peut-être des milliers de Français innocents massacrés dans l'avenir 1
Jacques sursauta. Se taire, c'était servir la cause
des espions contre son pays même. Il rougissait à
présent d'avoir incliné un instant vers la méthode
du laisser-faire, qui n'assouvissait que sa propre
ranoune.
Il parlerait. Il devait parler, même. si en parlant
�70
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
il facilitait le mariage de Francine aveo un rival.
Sa mère aurait été la première à lui conseiller de
parler.
En peu de temps , il fut convainou qu'il n'y avait
pas d'autre solution. Le devoir doit s'accomplir
même contre l'intérêt personnel. Il parlerait donc.
Demain matin, il irait à la gendarmerie.
L'aube apparut au momont où il venait do
prendre cette résolution. Il so leva - s'ablutionna
- s'habilla et déjeuna, comme tous les matins,
en face de sa maman. Il affectait d'être gai pour
lui donner le change. Mais le cœur d'une maman
ne se laisse point tromper par une gaieté factice .
Mme Miroy n'interrogea pas son fils. A quoi bon?
Il sc confierait à elle dès qu'il le jugerait ù propoi.
Cependant, avant de le laisser partir pour son
travail, olIelo serra tendrement contre sa poitrine,
en lui murmurant:
- J'espère que cela s'arrangera, Jacques. Et si
cela no s'arrange pas, rappelle-toi que je suis
là.
- Maman, répondit· il, los choses s'arrangent
toujours quand on fait son devoir. Jo saurai
faire le mien.
Il sortiL. Le tcmps était encore superbe. Jacques
so trouvait on avanco. Tout en flânant, il sc dirigea
�tfl DATELtERS DU CR~P-fj'SULE71
vers la gendarmerié. Comme il Y arrivait, les
paroles qu'Otto avait proférées la veille en
s'éloignant lui revinrent en mémoire.
_ Je saurai m'apercevoir s'il nous a entendus. Alors, tant pis pour lui..t avait déclaré
l'espion.
Cette menace, Jacques ne la craignait guère.
Mais la certitude acquise par les conspirateurs
d'avoir été entendus pouvait faire tout manquer.
~
Avant d'entrer dans la gondarmerie, rega~
(
dons toujours si nous sommes suivis, Ile dit
Jacques.
Il se retourna et faillit tomber à la renverse. A
cinquanto pUB derrière lui, sur l'autre trottoir de
la rue désorte, l'un des personnages de la barque
le filait tranquillement.
�72
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
CHAPITRE VIII
STRATÉGIE
Il passa devant 1'1 gendarmerie sans broncher
et n'y entra point. Comme il avait du temps
devant lui, il tint ù avoir le cœur net sur sa situation. Il s'en fut jusqu'à la Marne, monta dans
son bateau, rama pendant un quart d'heure et
revint. Alors, il se dirigea vers son usine.
Depuis la gendarmerie, il ne s'était point
retourné. A mi-route, après maints tours et
détours, il ralentit le pas. Et soudainement il
rebroussa chemin.
Son mouvemont avait été si rapide que le sui·
veur, surpris, n'avait eu que tout juste le temps
de se jeter sous le porche d'une villa. Mais Jacques
avait eu celui de le reconnaître. En passant près
de lui, il résisLa heureusement à la curiosité de
le dévisager. Ce dont il était certain lui suffi sait
quant à présent. Pour expliquer sa volte-face, il
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
73
alla d'un pas rapide jusque cbez lui, donnant à
penser ainsi qu'il y avait oublié quelque chose.
Puis il en ressortit quelques instants après et se
dirigea de nouveau vers l'usine, cette fois délibérément, et comme pressé par l'heure.
L'usine Frambord fabriquait toute la gamme
des prod uits chimiques, - depuis les engrai!) artificiels jusqu'aux produits pharmaceutiques. Nul
ne soupçonnait, même pas Jacques, qui y était
employé depuis de longues années, qu'elle pût
travailler pour la défense nationale. Séverin le
savait sans doute. En tout cas, il avait jusque·là
jalousement gardé le secret. Jacques était perplexe.
Devait-il parler de sa découverte à Séverin? Peutêtre. Mais comment le faire habilement?
Cl Nous avons des intelligences partout », avait
déclaré Otto.
Encore une phrase qui lui donnait à réfléchir.
Son service ne le mettait jamais en présence du
chef comptable, qui occupait en même temps les
fonctions de sous-directeur. Ses appointements
lui étaient versés directement, commo à tout le
personnel, par le caissier. Demander à parler à
Séverin équivalait à l'aveu d'une conversation en
dehors du service. Nul doute que les espions n'en
�74
LES BATELIERS DU CREPUSCULE
fussent immédiatement avertis. Il fallait trouvet'
autre chose. Une lettre ~u procureur de la République ? Mauvais moyen. Avant qu'il soit con·
voqué, le crime serait perpétré, les conjurés
en fuite. Soudain, il se frappa le front. Il avait
trouvé.
La journée se traina pour lui; interminable.
Comme six heures sonnaient, il sortit et, avant de
rentrer ohez lui, pénétra dans l'église.
- Je voudrais me confesser à M.l'abbé Loisel,
déclara-t-il au bedeau.
- Rien de plus facile. L'abbé Loisel confesse
justement en ce moment. Mettez-vous là-bas à la
suite de ses pénitentes.
En gagnant sa place, un coup d'œil discret de
Jacques vers le fond de l'église lui avait révélé
qu'il était toujours étroitement filé. .
- Fort bien, mon brave, se dit-il en riant intérieurement. Continue à ne pas perdre de vue un
de mes gestes. Je vais tü répondre du tac au
tac.
Et il parut s'abîmer dans une méditation profonde.
Francine lui avait souvent parlé de l'abbé
Loisel, qu'eUe aimait et admirait particulière.
ment.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
75
- C'est un héros, lui avait-elle confié. Il a été
missionnaire. Il a fait la guerre. Il comprend et
dovine tout. Quelle indulgence 1 Quelle bonté 1
C'est lui qui m'a formée moralement. Je ne veux
pas être mariée par un autre que par lui .
Le tour de Jacques arriva. Il pénétra dans la
sacristie, seD?blable à un soldat qui s'en va rendre
respectueusement visite à son supérieur.
Le prêtre, les yeux baissés, lui indiqua un prieDieu. Il s'y agenouilla.
- Mon père, dit Jacqnes, veuillez m'excuser.
Mon plus grand désir serait bien de me confesser
pour obtenir le pardon de mes fautes. Mais oomme,
privé de temps , je n'ai pas pu me pr6parer suffisamment à cot acte important, je me bornerai
pour aujourd'hui, si vous le voulez bien, à vous
demander conseil.
Le prêtre l'enveloppa d'un regard froid et investigateur.
- Je vous écoute, mon enfant.
Excusez-moi encore, mon père, reprit
Jacques. Il était du plus puissant intérêt que
j'arrive à vous parler sans que l'on pût soupçonner le véritable motif de notre entri~.
Jacques avait dit cela avec beaucoup de respect.
�76
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
L'abbé Loisel fronça néanmoins le sourcil. Mais
il ne répondit rien . Jacques poursuivit:
- Mon père, vous allez prochainement annoncer en chaire le mariage de M. Robert Frambord
avec Mlle Francine Lavaur. Vous demanderez à
cette occasion, selon la formule consacrée, que
toute personne connaissant un empêchement à cette
union veuille bien vous en avertir avant que les
parties se présentent pour recevoir la bénédiction
nuptiale. Or, avant même que vous publiiez les
bans, je tiens à vous déclarer quo je connais,
moi, à ce mariage un grave empêchement.
- Veuillez me le révéler, dit l'abbé Loisel.
- En deux mots, voilà. Robert Frambord est
en train de commettre, probablement à son insu,
un aote de haute trahison. Il faut donc, sinon
que ce mariage soit empêché, du moins que
Robert 'Frambord soit protégé contre lui-même
par l'arrestation des misérables qui le gouvernent.
- Adressez-vous au proourour de la République par l'ontremise de la gendarmerie, dit le
prêtre.
- Impossible, mon père, je suis surveillé. Les
criminels craignent, à juste tilre, que je sois au
courant. Si je fais le moindre gesto maladroit. ils
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
77
en seront silrs et leur plan changera. Il importe
non seulement, comme je vous l'ai dit, de protéger Robert Frambord et même Mlle Francine, mais avant tout de f3;ire coffrer les
espions.
Et, d'une traite, Jacques répéta à l'abbé Loisel
le dialogue, qu'il avait surpris, la veille au soir
sur les rives de la Marne.
Il ajouta:
- Un de ces charmants individus est mon suiveur. Il se trouve en ce moment dans le fond de
votre église, mon père. Il est blond, de taille
moyenne, porte des lunettes et est . vêtu d'un
élégant complet de flanelle grise.
- Comment vous nommez-vous? demanda brusquement l'abbé Loisel. Puisque nous ne sommes
point au tribunal de la pénitence et que même
c'est vous qui accusez, vous ne verrez pas,
je le pense, d'inconvénient à m'apprendre votre
nom.
- Je m'appelle Jacques Miroy.
Le prêtre sursauta, examina encore Jacques
avec soin, puis il dit:
- f:videmment, dans cette affaire, vous êtes
ù la fois juge et partie. Mais, si ce que vous m'avez
révélé est véridique, il n'en peut être autrement.
�78
LES BATELIERS DU ÇRÉPUSCULE
Je voudrais cependant être assuré que voua n'agissez pas ainsi par ressentiment.
Jacques devina que Francine avait parlé de lui
à l'abbé Loisel. Malgré cela, il n'eut pas une seconde
d'hésitation.
- Dès que les espiona seront capturés, comme
je le souhaite, mon père, répondit-il, je prends
devant vous l'engagement solennel de quitter le
pays et de tout mettre en œuvre pour faciliter le
mariage de MUe Francine avec Robert l"rambord, si toutefois Mlle Francine le désire réellement.
Il avait parlé comlIle un soldat, qui jure
d'accomplir une mission périlleuse. L'abbé Loisel
parut convaincu.
- Pourtant vous l'aimez, ... insinua-t·il.
- Plus que lPoi·même, je l'avoue. Mais la
puret6 de mon amonr m'incite justoment à accomplir ce que je crois mon devoir.
- Bion, dit l'abbé Loisel. Je vous promets de
sont vos intentions?
vous aider. Quel~s
- Tout d'abord d'identifier mon suiveur.
- C'est fûcile. Mon bedeau va 8'en charger.
- Vous ôtes sûr de lui?
- Il a fait la campagne à mes côtés. La quostion
ne sc poso pas.
�CUL E
LES BAT ELIE RS DU CRÉ PUS
,
79
la gendar- A merveille. Ensuite prévenir
merie.
ce sujet. Si
- Toujours la même difficulté à
, comme on
j'écris, perte de temps. Si j'y vais
nous a vus ensemble .. .
la confidence,
- Mettons M. Lav aur père dans
l que vous lui
proposa Jacques. Il est tou t nature
de sa fille. Luirendiez visite à propos du mariage
encore, aucune
même préviendra M. Frambord. Là
ces messieurs
difficulté. Il est vraisemblable que
ellement à
~ pou r la même raison - aien t aotu
devront
ons
sati
s'en tret eni r. Mais toute/:! oes oonver
ns que l'usine
avo ir lieu à la vill a Pau le. Je crai
ne soit infestée d'espions.
z vous, mon
- Bien, fit le prêtre. Rentrez che
tête-A-tête. Il
enfant. Ne prolongeons pas notre
reconduis pas
dev ien dra it suspeot. Je ne vous
Ah 1... ne manpou r rester dans la vraisemblance.
aotion de grâce
quez pas de faire une très longue
la deuxième
et ne sortez de l'église que lorsque
e, sera sortie
pén iten te, qui se trou ve à votre suit
i pou r me perelle-même du confessionnal. Ceo
s utiles il mon
me ttre de don ner tou tes instruotion
ent pou r rentrer
bedeau. Marohez aussi très len tem
chez vous.
1
er un peu
- Jo vais même m'a mu ser à promen
1
�80
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
mon suiveur et votre bedeau, dit Jacques en souriant.
- N'exagérez pas. Cela provoquerait les soupçons.
- Quand aurai-je de vos nouvelles?
- Dès demain. Comment s'appelle votre
bateau?
- ·Myosotis :
- Vous trouverez un billet sous l'un de vos
avirons.
- Qui le portera?
- Probablement Albert, mon bedeau, si toute.
fois il n'a pas été bro.lé au cours de sa filature.
Allez chercher le billet demain après le diner.
- Il n'y a pas de temps à perdre. Le coup doit
être exécut6 après-demain soir.
- Fiez-vous à moi. Je connais le prix de chaquo
minuto.
- Oserai-je, mon père, vous demander votre
bénédiction?
- Bien volontiers, mon fils. Vous avez pris la
bonne voie. Rendre le bien pour le mal. C'est la
plus belle maxime de notre religion. Dieu récompense toujours ceux qui la mettent en pratique.
Et l'abbé Loisel ne se contenta point de bénir
�81
LES BA'rELIEJl.S DU CRÉPUSCULE
Jacques,.illui donna aussi l'accolade, ainsi 'qu'il
avait coutume . de le faire, pendant la grande
guerre, pour ses camarades d'élite, lorsqu'ils s'ap
prêtaient à monter à l'assaut.
CHAPITRE IX
LA BATAILLE COMMENCE
Jacques suivit à la lettre les instructions de
l'abbé Loisel. II prolongea son action de grâces.
Cela lui fut aisé. Dieu, en le jetant dans l'action,
n'avait-il point déjà apaisé sa douleur? Il fallait
l'en remercier. Le sentiment d'accomplir son
devoir,-quoi qu'il puisse arriver, - quel magnifique soutien pour une âme supérieure 1
Jacques remarqua qu'entre deux confessions
l'abbé avait appelé le bedeau à la sacristie, et que,
quelques insLants plus tard, le bedeau était sorti
de l'éplise.
La deuxième pénitente passée, Jacquès s'en fut
lui-même au dehors, entreprit un petit footing
6
�82
LES UATEU ERS DU CRÉPU SCULE
dans les rues de Champ igny et rentra chez lui,
d'où il ne sortit plus que le lendem ain matin pour
se rendre à l'usine .
Que devena it penda nt ce temps la pauvre Francine? Elle avait copieu semen t pleuré. Sé questrée
volont airemo nt dans la villa Paule, blessée par
la répons e de Jacques que lui avait transm ise
Mario, elle ne savait à quoi se résoudre. Essaye r
de revoir Jacques pour lui expliquer, mieux que
par lettre, ses sentim ents personnels? C'était désobéir à son père et à l'abbé Loisel. C'était peut-ê tre
aussi acculer sa famille vis-il-vis de Framb ord ,
dont elle devina it à présen t la manœu vre, à une
catastr ophe. Elle souffrait cepend ant vivem ent à
la pens6e du jugem ent que Jaoques devajt porLer
sur elle . Il y avait toutes probab ilités pour qu'il
la crût incons tante et parjur e. Vingt Cois, clle fut
sur ]0 point d'aller l'atten dre à la sortie de Bon
usine pour lui affirmer qu'elle épouse rait peut-êtro
n obert 'Framb ord par obéissance, mais quo lui
J ucquos était le seul qu'elle eût jamais aimé. Vingt
fois, olle résista. à la tentati on.
- Mon Dieu, venez à mon seoours t répéta itelle.
Et le secours imploré lui apparu t dam la por·
sonne do l'abbé Loisol.
�LAS BATELIERS DU CRÉPUSCULE
83
__ Jeviens, machère enfant, lui dit-il, reprendre
avec vous la conversation au point où nous
l'avions laissée. Tout d'abord avons-nous été
obéissante?
Francine le regarda d'un air de reproche. Pouvait-il douter de sà loyauté? Certes, elle avait
été vivement tentée de revoir Jacques. Mais elle
avait triomphé.
_ Je ne sais pas pourquoi je vous demande
cela, reprit l'abbé. Ce serait bien la première fois
que vous auriez rejeté mes conseils. Je viens
d'avoir un long entretien à votre sujet avec votre
père, mon enfant.
Francine attendit encore respectueusement. Et
oependant son cœur débordait d'anxiété.
_ Quel excellent homme 1 continua le prêtre.
Il souffre de vous avoir fait sJuITrir. Et pourtant,
cela était nécessaire. Tout ce q lle je puis vous dire,
pour le moment, c'est qu'un mariage entre Robert
Frambord et vous semble difficile pour des raisons
que je ne puis encore vous faire connaltre - et
q\le votre père comptait exposer aujourd'hui
même à 1\1. Frambord. Malheureusement ce dernier est en voyage et ne rentrera que jeudi matin.
D'ici là, il faut prendre votre mal en patience,
IDa cbère enfant.
�LES BATEL IERS DU CRÉPUS CUJ..E
84
- Et Jacque s? deman da Francine en rougissant.
- Ah 1 voilà. Je ne devrais pas vous dire cela.
Mais, ma foi, tant pis. Les renseignements
recueillis sur son compte jusqu' à présent ne sont
pas mauvais. De là à ce que voLre père vous autorise à le revoir et donne ainsi tacitem ent son consentem ent à votre projet, il y a encore tout un
monde. Les raisons, qui avaien t fait parler votre
père comme il l'a fait, ne tienne nt plus. Mais, avant
d'avoi r une opinion, il trouve sage, comme moi,
de voir ce Jacques à l'œuvr e, ce qui ne saurai t tarder. Les circonstances vont le mettre en présence
d'un problème difficile à résoudre. Nous porterons un jugem ent sur lui après l'avoir vu
agir.
, - Il ne court pas de danger au moins ? s'écria
instinc tiveme nt Franci ne, effrayée malgré elle
par le mystère dont le prêtre entour ait ses
paroles.
- Espérons pour lui qu'il en courra. Ce sont les
événements qui révèle nt l'âme d'élite . Qu'eût ét6
Napoléon s'il était né à une autre époqu e?
'- Puis-je écrire à Jacque s?
- Pas encore. Votre réponse risque rait 'de
le troubler, tout au moins de lui Iaire perdre
�CUL E
LES BAT ELIE RS DU (;RÉ PUS
85
prier pour lui.
son sang-froid. Le mieux est de
momentaVoilà tou t ce que je puis vous dire
nément.
trembler.
- Monsieur l'abbé, vous me faites
Soyez cou- Ressaisissez-vous, mon enfant.
à vos frères,
rageuse. Vous le devez à votre père,
nt peu, auronsà nous tous. Peu t-êt re même, ava
nous besoin de vous.
Francine tres sail lit:
c quelque
- Monsieur l'ab bé, il se passe don
chose de dra ma tiqu e?
L'a bbé eut un sourire.
mes propos
- Je vous en ai trop dit. Oubliez
et aUez en pai x, tou t s'ar ran ger a.
il pas . fait
Il sor tit. De quelle habileté n'av ait·
frayant - le
preuve pou r ram ene r - tou t en l'ef
ncine ne s'y
calme dans cett e pau vre âm e? Fra
it peut-être
éta it poi nt trompée. Jacques alla
er de sa peroourir un danger. Il dev rait pay
sonne.
leur mariage
Mais, s'il s'en tira it à son avantage,
deVinait possible . .
aya nt la
Le soir, après le diner, Francine,
qui, lui aussi,
migraine, dem and a à son père,
sation d'aUer
ava it recouvré sa gaieté, l'autori
pagnie de ses
faire une courte promenade en com
�86
LES BATEL iERS DU CRÉPUS CULE
Irères. Jean se récusa, allégu ant la fatigue. Mais
le petit Pierre accepta avec joie et s'en fut rapidemen t chercher sa casquette.
Leurs pas les condu isirent au bord de la Marne .
Franci ne brûlai t du désir de revoir la place où
Jacques lui avait avoué son amour . Il faisait une
nuit splendide. Au firmament une poussière
d'étoiles. Dans l'herbe de la rive, des grillons chan.
taient éperdu ment.
La barquc de Jacques n'était pas à Bon emplacement habitu el. Saos doute l'avait -il prise
- après sou diner lui aussi - pOur se livrer à
son sport favori. Franci ne et Pierre suivire nt la
berge. Pierre, courai t devan t sa sœur, s'intér cssant
il tout, revena nt auprès d'elle pour lui deman der
dcs explications sur tout ce qu'il voyait . Maintenant , il avait dispar u depuis un long mom(mt.
Comme Franci ne était sur le point de l'appe ler,
elle le vit roappa rattre. Il courai t.
- Franci ne, Franci ne, je viens d'apercevoir
M. Jacques Miroy dans son bateau . Je l'ai hélé . Il
ne m'a pas répond u.
- Ah 1 quo faisait-il? Il dorma it?
- Non. Il lisait une lettre. Tiens le voilà.
J'enten ds le bruit de ses rames.
Déjà Franci ne avait tourné les talons. Elle
�.J'
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
87
n'avait pas encore l'autorisation de le revoir. Elle
revint en bâte vers Champigny.
Mais son imagination travaillait.
_ Il I~sn.it
une lettre, là - tout seul, au milieu
du cournnt 1 Que pouvait être cette lettre? Quel
mystère, mon Dieu?
Elle soufTrit instinctivement de l'impuissance
à laquelle elle se trouvait réduite.
Cependant sa jeunesse triompha encore.
__ Cotte lettre, c'était peut-être tout simplement
la mienne _ cette horrible lettre qui lui a - sans
douto ~ fait du chagrin. Comment le détrompel'?
Bah 1 l'abbé Loisel m'a dit que je n'avais plus
longtemps ù attendre.
C'est dans ces disposition!; quelle arriva à la
villa Paule.
Pendant ce temps, Jacques lisait et relisait le
billot de l'abbé Loisel, au point do l'apprendre par
cœur.
« Votre suiveur, disait 10 prêtre, s'appelle Folke
Erikson j il se prétend sujet suédoid, est âgé do
trente ans et habi le depuis quelques jours à
l'Auberge de l'Eperlan, sur le bord même de la
l\1arne. Il mène une vic retirée ct reçoit peu do
visites. Tels sont les renseignements que j'ai pu
rcculJillir sur son compto.
�88
J,ES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
d'ai mis M. L ... au oouran t de la questio n . Malheureu semen t, il n'a pu préven ir M. f ..., qui n'aurait pas manqu é d'alert er diracte ment le ministère de la Guerre. M. F ... se trouve , - comm e
vous devez le savoir, - en voyage depu is lundi
que jeudi matin, c'est-à soir et ne doit rent~
dire trop tard.
Il faut donc nous passer provis oireme nt de tout
concours et agir entière ment par nous-m êmes. Je
compt e sur vous, sans faute, demain , à dix heures
du soir précises , sous ]e tilleul qui se trouve à
cinqua nte mètres du cabare t où Robert F ... doit
entraîn er le père Séveri n. Il y a tout lieu de
croire que l'auto de Folke - une Chrysler
portan t le nO 1205 fi D-2 - station nera dans Jes
parages.
(( TouL s'esL passé jusqu' à présen t comme ces messieurs l'avaienL projeté . AvanL de partir, lundi
soir, M. F . .. père s'esL réconc mé avec son ms,
dont la trait.e venait d'être payée miracu leusemen t. Il lui a rendu sa liberté . Rober t en n
profité pour aller aujour d'hui à l'l'Auberge de
l'Eperlan, où il a eu une longuo conver sation avec
10 nomm é Folke.
(( S'il n'y a donc point d'anicr oche, nous devons
iriomp her. Je ne ferai 'préve nir la gendar merie
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
89
qu'à la dernière minute, au moment m~e
où les
espions auront commencé à opérer. De cette façon,
pas d'indis l!rétion possible. D'autre part, si la
moindre chose flanche au cours de notre opération,
nous aurons les gendarmes sous la main, près
de l'usine, à l'endroit où, dans ma dénonciation,
je leur aurai donné rendez-vous.
« A demain donc, mon cher enfant. Vous trouverez un autre billet dans votre barque, demain,
après huit heures du soir, dans lequel seront contenues mes dernières instructions . »
J ac ques glissa la lettro de l'abbé entre sa chemise de sport et sa poitrine. Le succès s'annoncait sûr et certain. Demain, sa mission accomplie ,
sans rentrer chez lui, il partirait pour Aubervilliers.
Pourquoi Francine avait-elle douté de lui?
�90
LES BATELIERS DU CRIi:PtJSCULE
CHAPITRE
x:
EN PLEINE DATAtLLE.
Ou'i, pourquoi Franoine avait-elle douté de
lui? Quand il avait été lui demandér une expli~
oation, elle aurait pu au moins le recevoir. El1~
l'avait fui par lâcheté, faute d'arguments honnêtes
pour justifier sa ,conduite.
'
Lui, J acquee , aurait pu se \Tenger gratuitement.
Il n'avait qu'à laisser les événements suivre leur
courS. Il avait préféré accomplir strictement son
devoir. Il serait en mesure de dire demain à Francine:
« Vous m'avez dédaigné. J'ai sauvé mon rival,
celui que vous m'avez préféré pour do l'argent .
Nous somm os quittes. Mais ne me demandez pl ua
rien. Nous no nous reverrons jamais. »
cc qu'il devait
A la lueur de cette d é clarLio~;
faire lui apparaissait en pleine lumière. Arrêter
dos espions au péril de sa vie, c'était bi/m.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
91
Mais accomplir cet acte en empêchant Rober~
Frambord d'être compromis, c'était très bien. Un
homme de sa trempe ne pouvait pas envisager
autre chose. Celle qu'il aimait l'avait trahi . Il agirait d'autant plus chevaleresquement. Cela l'autoriserait à ne jamais revenir en arrière et à ne
point pardonner.
Ce sentiment secret, il ne l'avait pas avoué
il. l'abb6 Loisel qui l'aurait déclaré péohé
d'orgueil.
C'éLait pourLant ce sentiment qui le dominait
tout entier. Il se repétait inlassablement cette
phrase:
« Si je veux véritablement rendre le bien
pour le mal, il faut que j'empêohe à tout prix
quo mon rival no soiL compromis 1 Mais par
quel moyen? »
Prondre sa place au momont critiquo? Il n'y
fallait point ponser. Lo mettre hors d'état de se
rendro au rendez-vous dos espions? Peut-être?
Mais comment?
Toute la nuit il réfléchH. Quand l'aube apparut,
il savait cc qu'il devait raire.
Au potit déjeuner, il dit à sa mère:
_ Maman, j'ai pris une grande détormination. Je
quitte l'usine Frarobord, ce soir même. On m'offrait
�92
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
uhe situation à Aubervilliers. Je viens de l'accep.
ter. Je m'y rendrai cette nuit et descendrai à
l'hôtel des Trois Couronnes, près de la mairie. Je
ne remettrai jamais les pieds à Champigny. C'est
donc d'Aubervilliers que je ferai connaitre à
M. Frambord ma décision. '
La vieille dame objecta:
- Mais c'est un coup de tête, mon enfant 1
Tout le monde te donnera tort. Ton patron
même sera en droit de te réclamer une indemnité.
Il répondit:
- Cola m'est égal. Je ne veux plus vivre ici.
D'ailleurs, sois tranquille, M. Frambord ne me
demandera rien. Peut-être même me remercierat-il d'ici peu ...
Mme Miroy, sans chercher à comprendre,
s'inclina. Elle connaissait le caractÈ'lre à l'emportepîèce de son fils. Tout à fait son père. Une nature
douce se révélant inflexible dans l'action. Elle
ajouta pourtant:
- Et moi? que <;leviens-je dans tout cela?
-Je chercherai pour toi, dès demain, un appar•
tement -' ou une petite villa - à Aubervilliers.
Tu auras le temps de donner congé d'ici la fin du
mois. Nous ne perdrons donc qu'un terme, pendant
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
93
lequel tu auras le loisir de faire tranquillement
ton déménagement.
C'était lui qui avait fait dénoncer leur bail au
commencement de l'année, dans l'espoir sans
doute de son prochain mariage.
Mme Miroy dit encore:
_ Jete sais si raisonnable, mon petit, que je t'ai'
toujours obéi sans dis cuter. Mais il me semble que
tu souffres. Tu as dû avoir une grave déception.
Je devine, par tes yeux battus, que tu n'as pas
dormi. Je suis peinée de te voir ainsi. Puis-je
quelque chose pour toi?
_ Non, hélas 1 maman. Ou plutôt si: ne pas
m'interroger quoi qu'il arrive. Avoir confiance en
moi . Et puis, si tu tiens absolument 'à me rendre
service, aller tout à l'heure à la pharmacie
Luçon et m'acheter des cachets qui dissiperont ma
migraine tenace. Tu t'adresseras au préparateur
Désiré, qui est un de mes bons amis, en lui demandant de les faire sans tarder. J'ai mis la formule
dans cette enveloppe.
- Tu les auras pour déjeuner.
_ Merci, maman. Ne manque pas surtout de
t'adresser à Désiré. Je lui écris un petit mot. Tu
m'excuseras de te le remettre cacheté. J'y fais
a.llusion à des faits, qui lui tiennent parLiculiè-
�94
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
rement à cœur. Il serait vexé que j'aie pu te mettre
au courant.
~
Ce qui serait' au moins inexact, sOl,lrit
M:m e Miroy. Va, je ne suis point curieuse. Tu as eu
raisqn d'écrire sous enveloppe fermée.
Elle ne s'étonnait de rien avec son fils. Elle
savait qu'il n'agissait jamais que pour des
motifs. élevés. Elle ne 10 questionna point
davantage, l'embrassa et le laissa partir pour
l'usine.
La journéo parut interminable à Jacques. Sans
cesse il avait les yeux fixés sur le pavillon habité
par les Frambord. Sur la face ouest, au premier
étage, colle qu'il pouvait apercevoir de son bureau,
se trouvait la ohambre de Robart. Jamais elle ne
l'avait intéressée comme ce matin.
En passant dans la cour, il avait demandé al,l
domestique, en train de laver le perron, des nouvelleij de son patron absent et avait appris ainsi
que Robert était bien il. la maison.
Un seul point noir dans l'exécution de son plan.
Tant qu'il serait il. l'usine, Robert ne pouvait sortir sans qu'il le vit, mais, à l'heure du déjeunor,
Robert pouvait disparaître. Jacques fit donc
pr6venir sa mère par le commis sous ses ordres
que. sa. migraine uyant continué, il déjeunera,it ~
�LES BATELIERS DU cRtPUIlCULf;
95
l'usine et qu'elle voulût bien remettre au commis
sos cachets.
Cette précaution fut inutile. Robert ne sortit
point.
Six heures. Les ouvriers et employés s'en furent.
Jacques resta dans son bureau. Pas un instant il
ne perdit de vue la maison des Frambord.
A huit heures, il alla y sonner.
- Monsieur Robert est-il là ?
- Oui, monsieur Miroy .
. - Veuillez lui demander si , en l'absence de son
père, il consentirait ùme rocevoir qudquesinstanis
pour le service: affaire urgeuLo.
- Bien, monsieur.
Le domestique entra dans la maison et revint
pou après.
- M. Rohert. fait dire à M. Miroy qu'il le
recevra volontiers, mais il l'avertit qu'il est très
pressé.
- Qu'il soit sanl'! crainte . Je n'en ai pas pour
longtemps.
- Si monsieur l'li1'oy veut me suivre ...
Le domestique le précéda juequ'à la chambre
de son jeune maHre. Robert s'avança vers Jacques
aimablement.
- Enchanté de {aire votre connaissance. mon-
�96
LES DATELlERS DU CRÉPUSCULE
sieur Miroy . Mon père m'a souvent parlé de vous.
n m'a dit dans quelle estime il vous tenait. C'est
pour cela qu'en son absence je n'ai pas voulu vous
faire attendre.
Jacques regardait son rival. Comme il était chic
dans son veston bien coupé 1Quelle aisance 1Quel
air désinvolte 1 Existait-il, lui, Jacques, auprès
d'un pareil grand seigneur?
- En deux mols, de quoi sagit-il? dit Robert.
- D'une décision importante à prendre pour
l'usine.
- Bigre 1fit Robert on se mordant les lèvres, je
n'aime pas beaucoup cela. Avec mon père, on ne
sait jamais quel vent soufflera. Dimanche, j'étai!!
un crétin; lundi, un grand hommo. Demain, si jo
fais quelque (jhose qui n'obtienne point son agrément, ça recomrnencera. Voyons, vous ne pouvez
vraiment pas prendre la décision en question par
vous-même?
- En l'absence du patron, je dois m'adresser
à son fils. Si d'ailleurs je me trompe, ça peut me
coûter ma place.
- Ne vous en faites pas à ce propos, ricana
Robert. Je suis moi-même sur le point de tirer ma
révenc~
au paternel. J'en ai assoz d'être traité
comme il me traiLc. Moi ausai, jo suis œpable dp
�97
E
LES BATELIERS DU CRÉPUSCUL
cher, et je
de gagner ma vie. Or, entre nous, mon
t, on m'oifra
suis bien con ten t de vous voi ràc e suje
prends à mes
une affaire mjrobolante. Je vous y
côtés, parole d'honneur.
ques.
- Si elle se fait ... dit doucement Jac
Je n'ai plus
- Si elle se fait ? Mais elle est faite.
erin, qui, lui
besoin que de l'acceptation de Sév
a bien à se
aussi, quoiqu'il n'en dise rien
. Je lui en ai
plaindre du caractère de mon père
pris ou a fait
touché deux mots. Il n'a rien com
s une heure,
sem bla nt de ne rien comprendre. Dan
quelqu'un qui
je l'au rai mis en rap por t avec
t que, sous mes
emportera son acceptation. Ah:' c'es
ce a connaitre
apparences de jaune fou, je commen
les hom me s'
dit humble- Je vous en félicite, monsieur,
lication perme nt Jacques. Malgré tou te mon app
vé.
sonnelle, je n'y sujs pas encore arri
ne végéterez
- Bah f ça viendra quand vous
Voyons ..• ça
plus dans des postes subalternes.
i?
vous pla irai t de trav aill er avec mo
qui tter ainsi
- Beaucoup. Mais je ne puis
j'obtienne ma
monsieur votre père. Il faudra que
libe rté régulièrement.
faire du sen- Ta f, tl!, f, ta', ne vous mêlez pas de
avec vous. Son
tim ent avec lui. Il n'en fera jam ais
,
�98
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
droit: il ne connait pas autre chose. Si vous êtes
dans le vôtre, ne manquez pas de le lui prouver.
Sinon, c'est lui qui vous aura.
'
_ Nous reparlerons de vos projets avec plaisir.
Je ne veux pas abuser de votre temps. Je voudrais
avoir au moins votre avis sur l'aflaire que
l'on propose à M. votre père. Après, étant donné
ce quo vous me dites et la certitude d'être
repêché par vous, je prendrai au besoin, si
cela vous arrange, la décision comme venant
de moi.
- ... En deux mots.
_ Voilà.. Vous connaissez la difléronce de prix
qui oxiste entre le vin d'Algérie et 10 Bordeaux ou
le Bourgogno?
_ Oui, olle est considérable.
_ Vous savez même que la plupart des bordeaux vondus pour tols, - sauf les mises en bouteillos aux vignobles, - ne sont quo do vulgaires
coupages?
_ Co sont des vérit6s premières.
_ Eh bien! grâce à l'invontion qui nous ost
proposéo, jepuis on un clin d'œil, et à pou près pour
rion vous transformer un vin du Midi ou d'Algérie
en un bordeaux ou un bourgogne excellents, à
votre choix.
1
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
99
- Jo voudrais bion voir ça.
- Rien do plus facile . Nous pouvons en faire
l'expérience séance tenante . Faites monLer une
bouteille de qualité même inférieure. Je vous la
transforme en ce que vous voudrez. Vous pourrez
même choisir 10 cru et l'année.
- Grâce à quoi?
- Grâce à ceci, dit Jacques Miroy en ouvrant
deva.nt Robert Frambord uno petite boite dans
laquelle étaient rangés soigneusoment plusieurs
poLits paquets numérotés .
- Eh 1 là , ce que vous me confiez m'intéresso
prodigieusemont pour ma propre affaire 1 s'écria
Robert. Je vais faire monter du vin de cuisine. Si
vr:lÏment vous en faites quel quo chose de propre,
je vous jure bien que le paternel aura eu tort de
s'absenter.
Jacques Miroy se mit à rire.
- En ce moment j'expérimente pour l'usine
Frnmbord père. Lo fils prendra après ses déci·
sions et ses responsabilités. Je m'en lave les
muins.
- Pus do phrases. Nous n'en sortirons plus.
J'ai hâte de voir votre truc.
Robert Frambord venait de sonner. Le dome~,;
'r.
Liquo parut.
. . i!~)
.....;.;../
�100
LES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
- Montez-moi une bouteille de vin de l'office
et plusieurs verres; lui commanda-toi!.
Quelques instan ts plus tard, la bouteille se
trouva it sur la table devan t les deux jeunes gens.
- Vous perme ttez? dit Jacques.
- Comment donc 1
Jacques rempli t un verre.
- Goûtez.
Rober t Framb ord trempa ses lèvres dans le vin
et fit la grimace.
- Il est exécrable, déclar a-t-il.
- Que vouloz-vous que je vous en fasse? Un
bon Médoc?
- C'est ça.
Jacque s choisit un des paquet s qu'il vida dans
le verre.
- Ça y est.
-Non ?
- Goûtez.
Framb ord s'exécu ta.
Rober~
- Il est toujou rs aussi plat, déclara-toi!. Il y a
cepend ant quelqu e chose de changé, mais pour
être du Médoc._
- Voua n'avez pas laissé se dissoudro la poudre ,
monsieur, et vous en avez bu trop peu. C'est sur
la fin que le goOt so déclare.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
101
- Qu'à cela ne tienne!
Robert Frambord agita le mélange et vida lE
verre d'un trait.
_ Je continue à être du même avis, fit-il.
Répondez ce que vous désirez pour mon père.
Quant à moi, cela ne m'intéresse pas. Si c'est avec
cette misérable invention que vous comptez
bouleverser le marché des vins, je puis vous assurer ...
n n'alla pas plus loin dans son raisonnement.
Depuis ses dernières paroles, sa tête s'inclinait,
ses yeux se fermaient, sa voix dovenait lointaine.
Jacques se précipita pour le recevoir dans ses
bras.
_ Jeune canaille, murmura-t-il, tu étais sur le
1
je
point de rouler ton propre père. Et c'est toi qu~
m'acharne à sauver 1 Ah! que certaines gens sont
difficiles à protéger malgré eux!
Avec beaucoup de précaution, il porta Robert
sur son lit, l'y étendit ct le regarda dormir.
_ Francine 1 Francine 1 J'aurai tout fait pour
me conduire en gentilhomme. Pourtant, si tu
épouses cet homme, je serai vengé 1
Il demoura un instant abimé dans ces réflexions
amères. Puis il se redressa.
�102
LES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
- Au tour des autres , mainte nant.
Il sortit doucem ent, ferma la porte de l'extér ieur
à double tour et mit la clef dans sa poche.
- M. Rober t travail le, dit-il au domes tique
qu'il rencon tra au rez-de- chauss ée . Il vous serait
reconn aissan t de ne le dérang er sous aucun prétexte.
CHAP ITRE XI
A ~'ASUT
Quand Jacques fut dehors , il se mit à courir.
Neuf heures . Les m.inutes comm ençaie nt à deveni r
précieuses. Dans une heure, les espion s sc trouveraie nt r 6unis au cabare t.
D'ioi là il devaiL aller cherch er, dans sa barque ,
les dermè res instruc tions de l'abbé Loisel.
En un clin d'œil il parvin t sur la rive de la
Marne . Il détach a son embar cation , sauta dedans
ct passa la main sous les aviron s. Un papier
crissa sous Bes doigLB. Il l'enfou it dans sa poche.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
103
Rapidement il gagna le milieu de la rivière. A la
èlarté de la lune, il se mit à lil.'e. Le billet était
ainsi conçu:
cc Tout marche à souhait. La gendarmerie est
prévenue. Voici votre rôle :
cc Trouvez-vous à dix heures précises à la porte
de l'usine Frambord, dissimulé derrière le gros
tas de pi~res
qui flanque l'un de ses murs. Dès
que Robert Frambord aura emmené Séverin au
cabaret, venez nous avertir immédiatement.
Nous nous trouverons tous en embuscade avec
les gendarmes à l'extrémité du jardin Frambord. Ainsi prendrons-nous les criminels sur le
fait. »
Jacques eut une sorte de vertige.
- Mais j'ai touL fait manquer! s'écria-t-iI.
Il ne réfléchit pas que ce billet contredisait
formellement celui de la veille en lui donnant
notamment rendpz-vous dans un endroit tout
difIérent. Il s'élança. Il fallait à tout prix avertir
los défens ours de l'ordre que Robort ne sortirait
pas de sa chambre, lui-même l'y ayant séquestré
par scrupule ct pour obéir strictement au commnndemcnt de Loisel : rondre le bien pour le
mal.
Rien n'était d'ailleurs perdu. Los espions, on
�104
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
aurait toutes les chances de les pincer au cabaret
même, au moment de leur attente déçue. Jacques
était certain de pouvoir les reconnaître d'un coup
d'œil, lui qui les avait si bien vus dans leur
barque.
Sa course devenait effrénée.
c'est que d'avoir voulu trop
« Voilà ce qu~
bien faire 1 » se répétait-il.
Il aperçut enfin la silhouette de la villa Frambord
et les arbres de son jardin. 11 allait retrouver ses
amis. Mais il n'y avait personne à l'endroit
indiqué. Il s'arrêta essoufflé. Là-bas peut-être, au
coin de la rue adjacente -le long du jardin de la
villa Paule. Il y courut. Mais, au moment même
où il y arrivait, un homme, qui se dissimulait 10
long du mur de la propriété, s'élança à. sa rencontro
et l'envoya rouler à quatre pas d'un violent coup
de tête dans l'estomac. Sous ce choc inattendu, il
s'évanouit.
- Tu n'y as pas été de main morte, dit Folke.
- Bah 1 répondit froidement Otto, ça lui
apprendra une bonne fois pour toutes à ne pas
se mêler de ce qui no le regarde pas. Allons, pas
de commentaires. Va le mettre à l'abri.
Folke ohargea Jacques sur ses épaules et disparut
un instant dans le jardin Lavaur.
�CULli;
LES BAT EI.IE RS DU CRÉPUS
105
Dans leu r
A pei ne rev enu , Ott o l'en trai na.
Jac que s, les
cer titu de d'av oir été éve ntés par
n. Leurs soupespions ava ien t cha ngé leu r pla
firmés lors qu'i ls
çons s'ét aie nt nat ure llem ent con
s'ét aien t donc
s'ét aie nt vus suiv is et épiés . Ils
eill ants , par
efforcés de fair e croire à leurs surv
ert Fra mb ord à
leu r con ver sati on mêm e avec Rob
t rien modifié
l'Auberge de l'Eperlan, qu'i ls n'av aien
les atte ndr ait
ùe leu rs pro jets . De cett e façon, on
t de l'au tre.
d'u n côté , tan dis qu'i l opé rera ien
ava it sup plié
ns,
Folke; dev ant ces complicatio
Elle dev ena it
Ott o de ren onc er à oette affaire.
dan ger eus e.
stim ula it son
Ott o ava it refusé. La' diffioulté
org ueil .
u à Folke;
- Ce qui réu ssit , ava it-i l rép ond
s sim ple. Obéisc'es t tou jou rs ce qu'i l ya de plu
s le sac. Sinon
moi ave ugl éme nt, ot l'af fair e est dan
je te tue .
son nouveau
Il ne lui ava it rien dévoilé de
on ne fût, une
pla n, de peu r que leu r con ver sati
ait donc, sans
fois de plu s, surp rise . Fol ke le suiv
che rch er à com pre ndr e.
fure nt sur le
En un clin d'œ il, les deu x hom mes
aur . Ott o toucha
faite du mu r de la pro prié té Lav
'
Fol ke du coudo :
,
�106
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
- Regarde les gendarmes là-bas sous le tilleul,
ricana-toi!.
Il ne s'attarda point cependant à ses réflexions.
Un instant après, il& traversaient le jardin de la
villa Paule. C'est par derrière qu'Otto comptait
attaquer l'usine. Les deux hommes étaient de
véritables acrobates. Dujardin Lavaurils sautèrent
dans une courette, s'enfoncèrent dans une cave
par un soupirail et gagnèrent ainsi le vestibule
même de l'usine. A pas de loups, ils montèrent
l'escalier. Derrière la porte, qui leur faisait face,
se trouvait le bureau de Séverin, le bureau dans
lequel so trouvait le fameux cofire-fort.
Un rai do lumière indiquait que le sous-direoteur,
détenteur des secrets, maître de la comptabilité,
était en train de travailler.
- Quand il sortira pour aller lâcher les chiens,
dit Otto à voix basse, ce sera le moment.
Il avait à peine achevé ces mots que la porte
s'ouvrit. Séverin apparut sur le palier. C'était un
homme âgé, d'D.spect débile. Son visage reflétait
l'honnôteté. Il s'approcha du commutateur éleotrique pour donner de la lumière. Mais il n'eut
pas 10 Lemps de l'atteindre. Déjà il était ceinturé,
bâillonné, ligoté. Il n'avait pas fait ouf 1
- Quand nous aurons terminé, nous le porterons
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
107
sur son lit et l'enfermerons céans, déclara Otto.
Alors, il n'y aura plus qu'à reprendre le même
chemin. Au travail!
Quelques instant après, ils s'escrimaient sur le
cofl're-fort. La clef fabriquée d'après les données
de Folke n'était pas parfaite. Ils se mirent donc en
devoir - tout en maugréant - de la modifier.
Francine, pondant oe temps, revenait, comme
hier, avec son jeune frère Pierre d'une promenade
au bord do la Marne. Elle avait été un peu déçue
de trouver la barque de J acquos amarrée et de ne
point l'apercevoir lui-même. Si olle n'avait pas
encore le droit de le rencontrer, de lui parler, elle
pensait ne l'ion faire de mal en se déleotant de
sa présence invisible. Les cœurs qui s'aiment se
devinent. Uneattirancemagnétiquelesguide. Fl'aucine supputa rapidement que Jacques ne viendrait
plus ce soir . Les herbes fouléesfralohomentlui apprirent que, sans doute, il était d6jà venu et reparti.
Elle reprit donc tristement le chemin du logis. Un
presscntimcntl'assaillaü. Los paroles énigmatiques
de l'abbé Loisollui revonaient en mémoire. En ce
momonL, Jacques courait certainement un danger,
un gravo danger. Mais lequel? Qu'oût-olle donné
pOUl'
le savoir?
�108
LES BATELIERS DU CRÉrUSCULE
- Franci ne.
C'était Pierre qui l'appel ait. Il revenait, haleta nt.
Il sembla it épouvanté.
- Qu'y a-t-il, Pierrot?
- Là ... là ... Franci ne, dans la cabane des
outils, quelqu 'un ... Quelqu'un qui gémit.
Elle se précipita. De la resserre du jardini er
sortait une plainte continue. Son cœur ne l'avait
pas trompé. C'était bien la voix de Jacques. Ello
cria:
- Jacques, est--ce vous?
On lui répon dit:
- Ah 1. .. c'est vous, Franci ne 1
- Oui, c'est moi... Pierre, Pierre, vite ... va
préven ir papa.
- Inutile ... ouvrez-moi plutôt .
Elle essaya. En vain. La porLe était fermée à
clof.
Franci ne eut un instan t do désespoir. Soudain
elle aperçu t une lucarne.
- ALLendezl
Avec agilité elle parvin t à l'attein dre. Main.
tenant elle était auprès de Jacques.
Il dit:
- No dérangez personne. Ce n'est rien. Une
chute malad roite. Ne vous occupez pas de moi.
�CUL E
LES BAT ELIE RS DU CRÉ PUS
109
à se relever .
S'ac cro cha nt à elle, il étai t parvenu
es. Il faillit
Mais il ava it trop présumé do ses forc
de l'adosser au
reto mb er. Elle n'eu t que le temps
mu r ct de le soutenir.
Pourquoi êtes, - Jac que s! vous êtes blessé!...
vous enfermé ici?
1 Ne vous
- Un concours de circonstances
s le voyez,
inq uié tez pas. Ce ne sera rien . Vou
pas sor tir par
cela va mieux. Mais je ne pourrai
temps presse.
cett e fenêtre. Or, c'es t alTreux 1 Le
là-bas à ma
Rendez-moi le service de courir
place.
- Oll? dem and a Francine.
du cabaret,
- Sous le tilleul qui se trouve près
il y a plusieurs
â cin qua nte mètres de l'usine,
tombé par
personnes. Expliquez-leur que je suis
ir tou t de suite,
accident et que je les supplie d'ag
mbord ne
s'il en est encore temps. Robert Fra
sor tira pas de chez lui.
e fille aba- Vous dites ... ? mu rmu ra la jeun
sourdie.
vous trompez
- Répétez mes instructions et ne
pas.
EUe obéit. Elle vou lut ajo ute r:
...
- Jacques, puisque je vous retr.ouve
Mais il lui coupa la par ole :
�110'
LES llATEUERS DU CREPUSCULE
Nous n'avons rien d'autre à nous dire,
grondaNt-il. Faites ce que je vous demande. Sinon
tout est perdu.
- Jacques, vous avez pu croire .. .
- Allez là-bas, commanda Jacques d'un ton
sans réplique, ou j'y vais moi-même .
- Je laisse Pierre auprès de la cabane. Si vous
avez besoin de quoi que ce soit.
- Non .. . Qu'il vous accompagne 1 S'il vous
::Il'rivo la moindre chose, qu'il crie, qu'il donne
l'éveil. Los au tros viendront. Je tâcherai moi-même
d'accourir.
Elle comprit qu'il n'y avait pas à insister, qu'il
follait lui obéir sans tarder. Elle rep;rit le même
chemin, saisit Pierre d'uno main tremblante et
partit en conrant.
Jacques respira un grand coup, Il renaissait.
C'était la Providence qui avait fait passer Francine
par co chomin. Quello ironie du sort cependant 1
.eLre obligé de demander sorvioe à celle-là mêmo
qu'il s'éLait juré de ne plus revoir - et quoI service 1
Sa tête lui faisait un mal atroce. Cependant les
objets commençaient à Lqurnoyer moins vito
autour do lui.
Il chercha à s'avancer en s'appuyant o.u mur.
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
111
Enfin il arriva à s'approoher de la lucarne. Il eut
un sourire de triomphe. Elle était suffisamment
large pour le laisser passer. Quelques minutes
s'écoulèrent. Maintenant, il respirait librement.
'Ses forces lui revenaient. En un immense effort
de volonté, il les rassembla et réussit à s'enlever.
n n'y avait plus qu'à se laisser gliss er dans le
jardin. Où irait-il? Prévenir ses amis? L'angle de
la rue, que tout à l'heure il n'avait pu atteindre
-lui apparut.
La silhouette sombre d'une auto, feux éteints,
s'y détachait. Il parvint à s'en approcher. Et soudain un cri de joie s'étouffa dans sri gorge.
C'était une Chrysler. Elle portait le numéro
1.205 R-B 2.
Jaoques tira son ooutoau de sa poche et, sauvagement, en creva les quatre pn eus.
Folke et Otto avaient réussi. Le doumen~
tant
convoité était dans leur poche.
Silencieusement, ils déposèrent le père Séverin
sur son lit. Comme ils se préparaient à s'éolipser,
un grincement les fit tressaillir.
Ils se précipitèrent vers la fenêtre . La petite
porte de fer de la cour venait de s'ouvrir. Un gen-
�112
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
darme, deux gendarmes, trois gendarmes la franchirent et vinrent sans mot dire se ranger devant
la façade du bâtiment.
- DonnerweUer 1 grogna Otto. Il était temps.
Folko blêmit. Otto le saisit par le bras et
l'entraîna. Un tour de clef au bureau de Séverin.
Puis ce fut la descente à nouveau dans la cave, la
traversée du soupirail, de la courette, du jardin
Lavaur et 10 franchissement du mur.
- On ne va pas voir ce qu'il est devenu?
demanda Folke.
- Le Miroy? Nous n'avons pas de temps à
perdre. Laisse-le où il est, ce bel ad versaire, Nous
nous retrouverons plus tard. Vite 1 pleins gaz 1...
pour leur brûler la politesse.
Ils sautèrent dans la Chys]er ct se mirent en
devoir de démarrer. Mais l'auto n'avança qu'en
titubant.
- On a crcv6 les pneus 1 s'écria Folke.
- Ils ne noua tiennent pas encore 1glapit Otto.
Filons à pied.
Ils prirent leur course. Mais, au moment où ils
atteignaient la rue voisine, huit hommes se
jetèrent sur eux ct les terrassèrent.
�113
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
nPILOGUE
L'abbé Loisel arpentait à grands pas le bureau
de Célestin Lavaur.
- Voyez, cher monsieur, comme la Providence
a bien arrangé les choses, expliquait-il. Que pouvez-vous avoir désormais à craindre de votre terrible voisin, M. Frambort, quand il apprendra
J'immense service quo vous lui avez rendu, en
Bon absence? Un hasard, que d'ailleurs je ne m'explique pas tros bien, a permis au surplus que son
fils Robert ne so trouvât nulloment compromis,
ce que j'avais pu craindre un instant.
- Comment se fait·il que ces misérables aient
changé leur plan d'attaque? demanda Célestin.
- Tiens' ... Ils nous ont éventés.
- C'est certain. Mais oomment se fait-il également que Robert Frambord n'ait pas été les retrouS
�114
LES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
ver au cabare t, comme cela avait été conven u?
Les espions n'avai ent aucun intérêt à l'empê cher
de sortir de chez lui, puisqu 'ils avaien t justement deviné que nous n'atten dions que ce mome nt
pour agir. Ainsi, au mome nt critiqu e, üs nous
auraie nt entrain é sur une fausse piste.
- Comme vous, il y a certain es choses que
j'aime rais tirer au clair avant l'arrivé e de M. Frambord et des autorit és judicia ires, dit l'abbé . Il
n'caL qu'une heure du matin. Metton s-nous au
travail .
- Facile quand on ne sait pas encore quel plan
adopte r, fit Célestin.
- Comm ent? Mais il n'yen a qu'un.
-?
- RcmonLer logiqu emont t progre ssivem ent
aux sources. Voyons, qui est venu nous avertir
que Rober t ne sortira it pas de chez lui eL que nous
devions nous hâter d'inter venir?
- Ma. fille, Franci ne.
- De qui tenait- elle co renseig nemen t et cette
missio n?
- De Jacque s Miroy qu'elle venait de rencon trer et qui avait fait une chuLe malheu reuso.
- Il nous faut d'abor d inLerrogor Franci ne.
L'abbé Loisel'eL CélosLin so renùir ont duns la
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
115
chambre de la jeune fille. Ils la trouvèrent
entourée de BèS deux frères. Quand ils furent seuls
avec elle, ils n'eurent pas de mal à lui faire raconter les détails de sa rencontre avec Jacques. Màis
Francine était au désespoir. D'abord elle avait
compris à qnel point Jaoques lui en voulait. Ensuite, quand, sa mission acoomplie, elle était revenue à l'endroit où ello l'avait laissé, elle n'avait
pn que constater sa disparition.
- Il doit faire la mauvaise tôLe, dit en souriant
l'abbé Loisel. C'est le propre des natures généreuses. Avec lui il faudra toujours employer la
douceur, mOn enfant.
Francine, stupéfaite, écarquilla les yeux.
Célestin surprit Bon étonnement.
- Puis-je l'assurer, monsieur l'abbé, que pour
le moment je ne fais plus aucune objection à un
projet de mariage avec Jacques Miroy?
- Certainement.
- Mais c'est lui qui no veut pIuS de moi 1
s'écria Francine. Ah 1 jo l'ai bien saisi, allez. Nous
l'avons froissé gravement. Il n'y Il plus rien à
faire 1
- Laissez.moi causer quel q ues minutes avec
ce J acquos, dit le prGtre.
- - lIa disparu, monsieur l'abbé 1
�116
LES BATEL IERS DU cnÉPUS CULE
1 nous le retrouverons. Sa maman , elle,
- B~h
saura bien nous dire où il est. En attend ant, nous
allons rendre visite à Rober t Framb ord. C'est bien
Jacques, n'est-ce pas, qui vous a priée de nous
appren dre que Rober t ne sortira it pas de chez lui?
Il s'est donc passé quelque chose d'extra ordina ire
entre eux. Quand nous le saurons, les choses
s'expli queron t d'elles-mêmes.
- Allons voir Rober t Framb ord, acquiesça
Célestin. Nous prendr ons en même temps des nouvelles de M. Séveri n, qui, lui aussi, a été molesté.
Viens avec nous, Franci ne.
L'usine était sens dessus dessous. Un grand affolemen t y régnait. M. Séverin allait bien à présen t.
Il vint lui-même au-dev ant des visiteu rs. Quand
ils eurent exprimé leur désir de voir Robert, il
s'excl ama:
C'est vrai 1 Person ne ne s'est occupé de lui.
~Où est-il ?
Ils se dirigèr ent vers la villa. Là aussi le personnel était alerté.
- M. Rober t est enfermé dans sa chamb re, leur
dit-on. Il frappe et appelle depuis quelque temps
de l'auLre côté de la porte. Nous lui avons répond u,
mais personne ne peut lui ouvrir , faute de
clef.
�LES BATELI ERS DU CRÉPUS CULE
117
- C'est M. Jacques Miroy qui a dû l'enfermer,
'dit le valet de chambre.
- Vous voyez comme tout s'enchaine, consta ta
l'abbé Loisel. Jacques a tenu absolument à ce que
Bon rival ne Boit pas compromis.
- C'est très chic de sa part, remarqua Célestin.
- J'ai en double dans mon bureau toutes les
clefs de la villa, dit Séverin. Nous allons délivre r
Robert.
Quand, après avoir pénétré dans la chambre du
jeune homme, ils eurent appris de sa bouche la
façon , dont Jacques l'avait mis hors de cause et
que, de leur côté, ils lui eurent donné connaissance
du drame auquel il avait été mêlé sans le savoir ,
ce fut Rober t lui-même qui déclar a:
- Je dois une répara tion immédiate à Jacques
Miroy. Où le trouve r?
- Nous l'ignorons.
- Allons chez lui.
Quelques instan ts plus tard, ils prenai ent toua
place dans l'auto personnelle de Robert.
Mme Miroy fut énigmatiquo.
- Mon fils ne repara itra plus à Champigny,
expliqua-t-eUe. Il travail lera désormais à Auber·
villiers. 1e dois mottre demain matin à la poste
�118
LES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
pour M. Framb ord.
s ~ion
sa lettre de démi
- Il faut que nous voyions M. votre fils avant
que vous envoyi ez vo tre lettre, madame, dit,l'ab h é
Loisel .
Mme Miroy fit d'abor d la sourde oreille. Mais
l'abbé Loisel se montr a si pressa nt et si éloque nt
qu'elle finit pal' avouer.
- Vous trouverez Jacques fi Aubervilliers, à
l'hôtel des Trois-C ouronnes, prés de la mairie.
Neluia vouez surtou t jamais quo c'est moi qui vous
l'ai appris.
Los trois hommes ne priren t pas le temp& de
prome ttre. Déjà ils étaien t remontés en voitur e.
Franci ne voulai t rester.
- Il ne sera tout do même pas dit que j'aura.i
couru après lui, tenta-t -elle d'expl iquer.
Mais l'abbé ne l'onten dait point de cette
oreille.
- Je prends Lout sur moi, mon enfant , ùoclarat -il. Jusqu' à présen t, vous m'avez obéi. Il n'y a
aucune espèce de raison quo vous changiez de
ligne do conduite. En route, monsieur Frambord.
L'auto , pilotée par Robert en pleine nuit, prit
lout de suite une allure de bolide . LeB routes
étaien t désertes. C'étaiL un plaisir . En un rien de
�LES BATELI ERS DU CRÉPUS CULE
119
temps ils arrivèr ent à Aubervilliers. L'abbé Loisel
descendit seul. Il eut du mal à parven ir jusqu'à
Jacque s, qui, arrivé aux Trois-Couronnes, dans
sa propre voiture , une heure aupara vant, avait
déjil interd it sa porte. Mais l'abbé Loisel avait
fait la guerre. Il ne s'emba rrassai t point pour si
peu. En quelques secondes, il eut persuadé le
garçon d'hôtel de l'urgence de Sil mission.
Jacques, qui prévoy ait que le sommeil ne viendrait guère, n'était pas encore cOl1ché. Il fit
oepend ant la sourde oreille. Le nOITl de l'abbé
Loisel 10 déterm ina pourta nt à ouvrir.
- Je viens, monsi eur Miroy, vous apport er la
conclusion de notre dernie r ontretien. En vous
quitta nt, je vous avais dit, si j'ai bonne mémo ire:
rendre 10 bien pour le mal, telle est la condui te
d'un chrétion. Dieu nous en récompense toujours.
- J 'ai fait état de vos parole s, monsieur l'abbé,
dit Jacque s uvec froideur.
- Dieu VOti f) a donc récompensé. D'abord, gr<1cc
ù vous, los espions sonL sous les verrous. Ensuite
-.-- co qui est mieux - Rober t Framp ord ll'est
pus COlflpl'omis.
Un sourire fugitif filfOeura les lèvrfils dl3
Jacque s.
�120
LES BATEL IERS DU CRÉPUS CULE
- J'en suis ravi pour lui, dit-il. Il n'a donc plus
qu'à épouse r Mlle Lavau r.
- Eh bien 1 justem ent voilà où il n'est plus
d'accord avec vous. Il ne désire point épouser
:MilO Franci ne, pour les excelle ntes raison s qu'il
ne l'aime pas et qu'elle ne l'aime pas davan·
, tage.
- Elle aime son argent , laissa tombe r Jacque s
dédaig neusem ent. Cela suffit.
- Je suis peiné d'enten dre un garçon intelli gent
parler avec assurance de ce qu'il ignore, poursu ivit'
l'abbé Loisel. M. Framb ord père avait deman dé
la maind e Mlle Franci ne pour son fils dans l'espoi r
que les solides qualité s de cette jeune fille seraien t
suscep tibles de ramen er cc jeune homm e au bien.
C'est inutile . Votre exemp le y a suffi. Rober t est
disposé désormais à se bien condu ire et signera
- dès aujour d'hui - un engage ment dans la
Légion étrang ère. Quant à M. Framb ord lui-mê me,
il n'a plus aucune raison d'insis ter sur co sujet. 11
doit toutà la famille Lavau r etàvou sen particu lier·
C'est un homm e loyal. 11 paiera sa dette en supprima nt la candid aturo do son fils à la main de
Milo Lavau r, on souten ant l'afTairo de M. Lavau r
cL en augme ntant votre propro situati on dans
son usino.
�LES BATELIERS DU CRÉpJS CULE
121
- Qu'en savez-vous?
- Nous sommes d'accord. Je suis arrivé à le
toucher à Paris, hier même, au ministère de la'
Guerre . C'est ce qui explique notre intervention'
de grand style. Avec le simple service de police
local, les espions nous échappaient. J'ai tenu!
cependant, avant de prendre la moindre déterm i)
nation à votre égard, à vous voir agir proprio motu.
Voilà pourquoi je ne vous ai rien dit. Ce que vou~
;
avez accompli a dépassé mes espérances. On peu~
vous confier Franci ne.
- Elle a été si cruelle pour moi 1
- Pouvait-elle faire autrem ent que de nouS
ohéir,à son pèreet àmoi? Maintenant, c'estde vous'
qu'elle recevra ses direotives. Elle estimera cela'
1
plus agréable, j'en suis certain.
setY
- Comment puis-je tout d'un coup croire à
bons sentiments à mon égard quand eHe
écrit ... ?
- Co que je lui ai dicté?
- Quoi?
- Jo lui avais interd it de vous revoir. Ah lIa..
pauvre enfant en a bien souffertl
- Elle est fièro ...
- Au point d'être venue avec nous vous solli·
citer? Reiarde.l-Ja.
m'al
�12~
LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
De la fenêtre 1 l'abbé Loisel montrait l'auto
arrêtée devant l'hôtel.
_ Vous avez réponse ù tout, monsieur l'abbé,
s'écria Jacques. Je descends.
_ Prenez votre valise. Nous allons vous ramener
à Mme votre mère, qui vous attend, mauvaise
tête 1 Et nous déjeunerons tous à midi à la villa
Frambord, où se scelleront vos fiançailles,
monsiour.
Tout se passa comme l'avait annoncé l'abbé
Loisel.
A l'issue du déjeuner, M. Frambord père, après
avoir donn6l'accolade ft Jacques, qu'il appelait son
sauvour ct oelui de son fils, se tourna vors Célestin
Lavaur.
_ Je vous serais reconnaissant de bIen vouloir
pusser dans mon bureau, mon oher voisin, dit-il,
afin do signer l'accord définitif ontre nos deux
industries. Quant à vous, monsieur Miroy, Gomme
jo vous change de service en vous adjoignant à
M. Séverin, mon sous-directeur, je tiens fi. vous
apprendre que je n'ni pas besoin de vous aujourd'hui. Vous pouvez donc dispoaer de votre aprèsmidi. J'ose espérer ID onsieur Luvaur, q\lC vous vouMoz bien au toriser Mlle Frano~()
à. faire uno promenade sur la Marneavec son fiancu.ll me sembl~
que
�LES BATELIERS DU CRÉPUSCULE
123
ces deux jeunes gens ont bien des projets eux aussi
à établir. Comme ils les bâtiront au grand jour,
ils n'auront pas à craindre de rencontrer les
bateliers du crépuscule .. .
- M. Lavaur est d'acoord, intervint l'abbé
Loisel.
Robert Frambord, qui jusque-là s'était tenu
dans une souriante réserve, s'approcha des fiancés,
une coupe de champagne à la main:
- Je vous redevais« une tournée J), mon cher
Jacques. Buvons à votre bonheur, dit-il.
Puis il ajouta en clignant finoment de l'œil vers
Francino:
- Vous avez là un cru de premier choix, mon
cher. Tâchez, avec votre sale manie de tout
bonifier, de ne pas en faire de la piquette.
Et comme los fiancés protestaient:
- Taisez-vous tous los deux. Cette plaisanterie
de mauvais goClt sera ma seule vengeance, lançatoi!.
FIN
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IOUI
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SYLVETTE....
ET LE FANTOME
par JEAN KÉRY
1
CHAPITRE PREMIER
COUP DE FOUDRE
La soirée organisée par la baronne Terrenier, pour
fêter les dix-neuf ans de sa fille Raymonde, était
parfaitement réussie.
Dans sa magnifique villa de Saint-Cloud, toute une
jeunesse active et turbulente remplissait de ses cris
joyeux les salons illuminés et le jardin échelonné
en trois terrasses successives.
La tiédeur de la nuit, en cette fin de mai, permettait
de circuler sans précautions ennuyeuses entre la
maison et l'extérieur.
Aussi les couples allaient-ils prendre l'air dans les
allées avant de se lancer dans une nouvelle danse.
Vers minuit, Mue Terrenier, qui n'avait pas pris
une minute de repos, entraina deux de ses amies les
plus chères vers le fond de la propriété pour y soufflel
quelques minutes.
- Comme on respire bien ici, constata Sylvette
Jarcy.
On se croirait fort
- Oui, approuva Eliane Daug~.
loin de la capitale;
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Creator
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Aubigny , Roger d'
Title
A name given to the resource
Les bâteliers du crépuscule : roman
Publisher
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Société d'éditions publications et industries annexes
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1936
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 474
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
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A language of the resource
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BUCA_Bastaire_Fama_474_C90849
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