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JeannB de
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LI S ET TE , Journal des Petites filles
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re. 16 page s dont 4 en coul
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Le num éro : 0 Ir. 20
Abo nnem ent; un iln, 10 franc s;
I:tran gcr : 16 fr.. ncs.
*La Véritable Mode Française de Paris ~
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Le n\U nero : Un Iran c.
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1 Ir.nc. Franco 1 Ir. 15.
Ahon neme
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Tou les les nouv eaut és de la saiso
n sont donn ées par
~ Les Albums qU ~!i
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Févri er, 15 Aoilt
Albu m. pour Enfa nla: 1 5 Ma...
. 1 5 Septe mbre :
Chaq ue Alhu m de 60 page~
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Echo
dont 26 en couleurs, 3 Cr. FcO 3.25.
PRI X DE L'AB ONN EME NT
Aux quatr e Albu n..
Aux deux Alb ..",.
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III Ace à eux.. lU ivre
aisém ent la mode p:..ri,ienne.
Ce Journal procu re,
t.n pochettes à 1 fr SU franco. te.
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���JEANNE DE COULOMB
L'ALGUE
D'OR
•
. Éc1itioJU du cc Petit Echo de la Mode" .
P. Orsoni, Directeur
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Rue Le.maignan. Paris (XIve)
��L'ALGUE D'OR
1
Aux lieutena1lts Yves et Michel Le Couëdiç
5 2 ')fl d'Infallterie, 2 e Bon, 3 c Cie.
Secteur 402.
•
Mes frères aimés, vous souvenez-vous de la
Princesse Jolie-Source'! Rozenn nous contait son
histoire quand nous étions etits, à l'heure où,
serrés autour de la cheminée, nous nous chauffions
les pieds avant de regagner notre lit.
Vous aviez dix ans. J'en avais quatre. Nous
écoutions avec ravissement notre vieille bonne
sans lui demander de qui clle tenait ce récit bizarre
où les anges fraternisaient avec les nymphes. A
présent que j'y réOéchis, il me semble que JolieSource n'avait pas pris naissance parmi les rochers
ùe granit et les ajoncs d'or de Bretagne. Elle devait
vcnlr de plu' loin, probablement des brumes d'Islande où les rudes pêcheurs de l'isie-au-Roy
l'avaient car.tée pouren amuserleurs petits enfants.
Quoi qU'II çn soit, j'ai gardé dans un coin de ma
mémoire cette légende qui ne ressemblait à rien,
mni qui commençait pourtant comme une page
de la Bible: Il Au lendemain du déluge, lorsque
Dieu ordonna au eaux de reprendre le chemin
des \'allées, eule, la princes e Jolie-Source refusa
d'ohéir ... II
On nou dépeignait au sitôt ~on
caractère:
�6
abreuver les bestiaux, laver leurs pieds souilWS cfd
fange lui paraissait besogne indigne d'elle; elle ett
voulu seulement rafralcllir les fleurs de ses bords,
recevoir la caresse des oiseaux quf passent, refl6-ter les nuages qui glissent, servir de miroir à. des
visages rieurs de jeunes filles, n'être enfin
la
�L'ALGUE D'OR
1
-
7
sage, ne pas mettre seulement de la gr,lce, mais
encore et surtout de la vie!
Quand Rozenn nous contait cela, Yves ne la
perdait pas des yeux. Les coudes sur les genoux,
le menton dans les paumes, mieux que la narratrice, elle-même, il semblait saisir le sens caché de
l'allégorie.
Un soir, je m'en souviens - c'était Pannée de sa
première communion - il se redressa avec nn
soupir.
« Je voudrais être eau vive, moi, )1 murmurat-il, comme s'il s'adressait au feu.
Sur le moment, Michel avait ri de l'étrange
réflexion, et je J'avais imité sans trop savoir poul'quoi, mais le clair matin - quatre mois avant la
guerre - où notre cher abbé a célébré sa première
messe, tout à coup j'ai songé il. ce mot d'enfant,
plus profond que nous ne l'avions cru, et j'ai
pleuré d'émotion.
« Pourquoi nous racontes-tu cela'?)) allez-vous
me demander peut-Mre, mes frères chéris. Toüt
simplement parce que, pas plus tard que tout il.
l'heure, il. l'imitation de la jeune princesse orgueilleu e, j'ai regim hé contre la volonté di"ine!
Voici les lait: d'abord, snchez qu'en ce soir du
lundi de la Pentecôte, Je "ous écri il. la cave pendant une alerte <.le gothas. Une ]1-.tite lampe à
pétrole me sépare de pap" qui, très maître de lui,
rédige un rapport; ma filleule l\l1fjolaine dort
entre me bras, et, un peu plu ... loin, dans l'ombre,
sur une yieille caisse, sa mère, accablée par une
lourde journée de tranlil, nit son exemple.
Lc:-. locataires du premi r étage se ItHent aux
douceurs du bridge. De jeunes bOllTH':s rient ct chuchotent au fond d'un couloir, Le conôerge, coiffé.
de sa calotte de soie noire, descend tou le~ q lIart
d'heure pour nous a p port rIe nOll 'L:llcs : " UUC'
t()rpillc c.,t tombée tout prè d'ici ... Les nuto canons viennent cie pas L'l'.,. Je ne croi pas qu'on
sOlllle encorc la berloqllc Il
Il: a 1I~ dC!1I-~elrc.
1 \iron',ie conl, i jl~t
ment a M.lt")Olall1e II1l'.tOlr deJolI ·Source qU'l'lie
'coulait ans l'Ill bouger qu'une !';ouris dans on
��L'ALGUE D'OR
père 1... Mieux vaut, pour moi, l't:ster ici ...
Papa tortillait la grosse moustache ~rise
qui intimide ses subordonnés de la CompagnIe d'Orléans.
Evidemment, lui aussi ne savait pas où caser sa
fille...
•
A ce moment, Marjolaine, trouvant que je ne
m'~cupais
plus d'elle, m'a pns le visage entre les
mams.
- M'amie, m'a-t-elle dit de sa voix câline et
un peu chantante, raconte-moi encore l'histoire de
la princesse Jolie-Source.
Cette petite phrase a été pour-- moi un trait de
lumière! Rozenn! Comment n'yavai5-je pasong~!
Depuis le jour olt elle nous a qui ttés - il Y a un
peu plus de quinze ans - pour retourner à l'Isleau-Roy où son frère veuf réclamait sa présence
près de cinq orphelins, rappelez-vous combien de
fois elle nous a écrit de l'aller voir! La chère cré,,ture n'a-t-elle pas été un peu notre mère? A l'âge
où les petits ont tanl besoin de soins ct de care,,ses, ne nous a-t .. elle pas donné J'illusion de la
grande tendresse qui nous manquait?
Oh! oui, sou"tent, nous avions rormé le projet de
répondre il SQl1 appel, mâis, toujours, quelque
chose nous en empêchait. Ce soir, au contraire, il
m'a semblé que tous les obstacles s'abattaient,
qu'une voix. me disait clairement: « C'est pour làba ' qu'il faut partir! »)
El, sans rétléchir davantage, en primesautière
que je suis, je me suis écriée:
- Père, si j'allais chez les Poulùu ?
La physionomie de papa s'est éclairée comme
lorsque, après de longs tatonnements, il trouve LI
solution d un problème compliqué.
- NIa foi! petite, a-t-il répondu, l'idée me paraît
c'tcellente. Je m'étonne de ne l'avoir pas eue moimême.
- Si VOliS l'approuvez, nous enverrons un télégramme demain matin.
- Un télégramme? Ge t toul à fail inutile '!
Il n'arriverait qu'après loi. Demain soir, je te
mettrai tout bonnement dans l'e -pre s ùe Vane~.
Au matin, tu prenùras b (on c:ipondance de,>
���������������24
L'ALGUE D'OR
Mlle de Kermario - elle s'appelait Renéeconnaissait les Pouldu .•. De braves gens! Toute
l'tle les estimait 1
Peu à peu, à son tour, et malgré son évidente;
résene, par échappées, elle laissa eptrevoir sa vie.
Depuis la guerre, de doulour uses circonstance
l'avaient forcée de chercher un emploi à son activité ; d'abord demoiselle de compagnie en Provence, chez une vieille dame qui était morte, puis
en Normandie, près d'une jeune fille qui s'était
mariée, elle était maintenant aux Grands-Sables,
chez un industriel de produits chimiques qui était
veuf et habitait avec sa mère.
Elle s'occupait de l'enfant unique - une fillette
de quatorze ans - fral'l'ée en bas age d'un mal
mystérieux qui lui interdisait la marcne. On avait
consulté les plus célèbres spécialistes, essayé de
tous les traifements. Ils avaient tous échoué••.
Maintenant on ne torturait lus les ~auvres
membres inertes. Le verdict était définitif. Espérance
Trémonan resterait infirme jusqu'à la mort.
Oh la portait de son lit sur une chàise longue,
et, aux heures de promenade, dans la petite voiture où elle pouvait étre étendue.
Jamais elle ne se plaignait. Elle était douce et
gaie. Ceu qui avaient connu sa mère assuraient
qu'elle lui ressemblait : son plus grand bonheur
était de faire du bièn et elle y réussissait sans
effort. Il émanait d'elle je ne sais quoi de divin qui
pénétrait les cœurs.
- Ene est pour moi une leçon vivante 1 avoua
Mlle de Kermario. Lorsque je la regarde ou que je
l'écoute, je rougi souvent de ma faiblesse devanl
l'épreuve •••
La oix de la jeune fille avait bai~.
Sans doute,
elle faisait allusion au grand cha,nn qui assombrissait leur vie.
Josette regarda vers M. de Kermario. Il n'a",Ît
pas entendu sa sœur et il riait au contraire des
foli que lui débitait a petite amie. Sur ses jambes
étendues, toute une flotte, sortie des journau de
la cille, qui relataient le dernier raid des gotha ,
se déployait en belle lipe de bataille.
��26
L'ALGUE n'OR
qua d'abord que la grande bprbe noire parsemée
de fils blancs qui donnait un air sombre ij la physionomie, le lorgnon de myope ault verres épais et
les façons empressées, presque obséquieuses.
Mlle de Kermaria présenta l'inconnu :
- M. Denis Trémorvan.
Le père d'Espérance! Josette ne pouvait s'ét<1nner qu'il fût sombre. N'avail-il pas crq tQucher ail
bonheur, lorsque l'enfant était née, cette enfant
que sa femme et lui avaient nommée Espéra,nce
pour syQlboliser en elle la beauté de leur rêve, et,
à présent, il se voyait seul dans la vie, près d'une
pauvre petite infirme qui, jamais. ne lui donnerait
la joie d'être 8rand-père.
Oui, il était sombre, M. Trémorvan, sombre
comme le ciel breton qui se voilait à mesure qu'on
approchait de la mer. Pourtant, on le sentait, il
dé~irat
être aimable, il se mettait en frais pour
entourer lietj hôtes d'attentions, de mots graCieux.
Avant que l'on n'eût atteint la première des
trois station qui jalonnent la ligne des GrandsSable, Jo ette avait compri que, sur l'invitation
pressante de l'industriel, le commandant consentait à prendre prè de sa œur son congé de convalescence.
~
L'air e 'celient, cbaraé Je vapeur:. d'iode.
vous fera un bien extrême1 assurait M. Trémorvan. Et fe père que vou vous p'lairez dans ma
maison. Du reste, ce pays n'est-II ras le vOtre?
Kermario est notre i proche ,"oisin .
Kermaria, - Josette le omprenait aussi, pus6 en d'autres mains. était à ,endre, mais l'héritier du nom avait la douleur de ne pouvoir
l'acheter, et, sans doute, Ile Bénédicte, brouillée
avec le dernier de sa race, ne s'en souciait plus.
Etait-ce le regret de l'ancienne terre de famille
~i
contractait les traits énergiques d'Alain de
Kermaria? On l'eût cru. 11 ne ressemblait plus à
celui qu,i, si gal ment, e. prê~ait
aux c~pries
de
Marjolaine: la brume avait voilé le solel\.
M. Tréma van ne emblait pas s'Ilpercevoir du
silence el de la ré erve de son compagnon: 11
parlait un s'arrêter comme les gens nerveux qui
������������L'ALGUE n'OR
de plAtre, les vieux. ~eubls
d'autrefo~s
qu'avait
dû évincer ce mobilier de bazar, mais Rozenn
semblait si fière, si satisfaite, qu'elle se garda bien
de laisser deviner sa pensée.
Elle remarqua au contraire que la pièce po&sédait deux expositions, ce qui était très sain et
forl agréable.
_ Mais oui, renchérit la vieille Bretonne, une
des fenêlres donne sur la ruelle, l'autre sur le jardin. Suivant le temps qu'il fait, on ouvre l'une ou
l'autre.
Pour l'instant, elle ouvrit celle qui regardait le
couchant et Jo ette, qui s'était penchée, poussa
une exclamalion joyeuse: par-dessus le grand
figuier qui abritait le mur de la maison, par-dessus
le jardin en terrasses où de belles rangées de
choux et de laitues prouvaient que Pouldu savait
occuper ses loisirs quand il était à terre, l'œil allait
très loin, grâce à une brèche pratiquée par les
hommes ou le temps dans les murs de la ville.
n se reposait d'abord sur la verdure du parc,
dernier vestige de la forêt qui, jadis, avait enveloppé l'Abbaye, puis montait jusqu'à la lour carrée, plus haute que les arbres, essayait de distinguer la masse imposante deo; bâtiments, et alors,
glissant sur la pente de la falaise, rejoignait une
petite crique où la mer très bleue s'amusait à
éclabousser d'écume des blocs de granit au formes fantastiques.
La jeune fille se redressa, radieuse:
_ Que c'est joli chez toi, RObenn! Je crois que
je m'y plairai beaucoup.
Et ce q,:i n'était qu'une im~res(;lO,.
née du
soleil, du Cl el sans nuages, de 1accueil SI chaud,
devint une certitude lorsque les yeux bleus, rieurs
et purs, eurent rencontré le crucifix de bois sculpté,
œuvre patiente d'un ancêtre pendant la longue
inaction de l'hiver.
Marjolaine rappela sa marraine aux réalité de
ce monde.
_ J'ai faim, m'amie! Je veux aller manger avec
los messieurs d'en bas.
��L'ALGUE D'OR
promettait d'être un saint comme M. Yves. M. le
curé assurait que s'il avait vécu, Dieu l'am'ait
appelé pour être prêtre. Yann demeurait le seul
espoir de 'Pouldu, le futur patron de barques. Il
était très loin sur un patrouilleur, lout près du
pays où No.lre Seigneur a vécu...
.
. PourquoI, en entendant cela, Josette rougltelle tout à coup et se pencha-t-elle sur l'assiette de
sa filleule pour l'aider à écraser ses pommes de
terre? Annaïk se le demanda, ar tout en allant et
venant, elle ouvrait très larges ses grands yeux
d'émeraude.
Marjolaine aimait son visage jeune et la lutinait
au passage; elle lui sai"it la main, et remarquant à
l'annulaire gauche une bague d'argent, elle lui
demanda si elle était mariée.
La jeune Bretonne rougit à son tour et sa tante
expli'lua pour elle qu'elle n'était pas mariée, mais
promise à un brave garçon, camarade d'Yann, et
embarqué sur le même patrouilleur.
'
Tout ce qui se disait était sans phrases, très
simple, mais Josette se sentait entourée de droiture, de ùévouement, baignée dans une atmo ....
phère saine,.sans poussière, comme l'air du large.
Pouldu IUl,même parut au dessert que représentaient quelques maigres cerises, et il voulut choquer sa bolée de Cidre contre le verre de <t la
demoiselle "1).
Cette cérémonie faite, Josette se sentit adoptée
par le rude p,êcheur, et,. en so~riant,
elle pensa
que, d~
o~mals,
elle ~eralt
r~t1e
de sa cotériade.
Manolame, très vite famlltère, voulut savoir
comment Pouldu assujettissait sous le menton son
collier ùe barbe. En apprenant que cetle barbe
était solidement plantée dans la peau même de
Pouldu, elle poussa l'incrédulité jusqu'à tirer dessu~,
Ct; qui fit rire )e vieux loup de mer de toule sa
houche édentée.
Cette petite, qui n'était pas farouche avec lc'i
étranger, lui rappelait Fantik au même âge.
Après une visite d'actions de gr:1ccs à l'éf{li c, le
re te de la journée fut employé
l'installation.
Marjolaine 'agita beaucoup; ello desc ndait,
�L'ALGUE D'OR
allait voir les choux, remontait, embrassait
sa marraine, brouillait ce que celle-ci avait bien
ordonné, redescendait, s'assurait que, sur le
figuier, il n'y avait pas encore de figues mOres,
nouait amitié avec le chien, le cbat, les Foules,
les lapins, découvrait avec ravissement que Rozenn
connaissait l'histoire de la princesse Jolie Source,
et déclarait à tous moments qu'on était bien mieux
à l'lsle-au-Roy qu'à Paris.
Le soir, dès huit heures, elIe tombait de sommeil : il fallut la coucher et, lorsqu'elle fut endormie dans le bon lit moelleux d'où ne l'arracheraient point les mugissements de sirènes,
Josette s'assit près de la fenêtre du jardm pour se
reposer et JOUIr du crépuscule.
La lune n'était pas levée encore. Gn ne voyait
pas la mer, mais on entendait son bruissement
très doux à cette heure où elle commençait à descendre. Des phares s'allumaient. Deux étaient
fixes, les autres à éclipses, et d'attendre le retour
des feux tournants suffisait à occuper l'esprit lassé
ùe Josette.
L'Abbaye n'offrait plus qu'une masse sombre,
~;unotée
d'une étoile d'or, sans doute une lumière
dans la tour.
~ti-ce
Mlle Bér:édicte de Kermario qui tr~
valllmt sous la lumIère de cette lampe? A quoi
s'occupait-elle? Songeait-elle à ses neveux? Se
reo~hait-l
sa rigueur 1 Ou bien regrettait-elle
leu r trop longue rancune?
Et, dans cette discorde, qui avait raison? Elle
ou bien eux?
Josette inclinait à croire que ses nouveaux amis
ne pouvaient avoir de torts sérieux. Cependant ils
étaient jeunes. Leur tante avait sur eux le privilège
de l'expérience. Elle voyait peut-être plus sainement la vie. A moins que ce ne fùt une p'er50n~
trincheuse, avare, égolste, une de ces vil!llIes filles
oJieuses qui ne songent lju'à leur chat ou à leur
perro luet et qu'on rencontre Je chapeau sur
l'oreilk, un cuba au bra , dans des ac~outre
m'nt' ùe son:ière.
Joselte, entralnée par ln "ivacité ùe 'on imagi.
��L'ALGUE D'OR
43
- Il ne vous a pas touchés encore, je le constate
avec plaisir ...
- Oh! Pouldu en a bien respiré quelque chose t
Si un banc est signalé, le dimanche matin, il appareille, sans écouter les cloches qui sonnent. Je lui
dis souvent: " Tu as tort! ça se retrouve plus tard,
ces choses-là 1 » MaIS les hommes n' écou ten t pas
les femmes 1 Et pourtant, il voit bien que déjà le
poisson se fait plus rare et que les mines qui
flottent empêchent de sortir ...
Doucement, par une question, Josette remit dans
le droit chemin la comersation qui s'égarait.
- Mlle de Kermario est-elle populaire dans le
pays?
- Elle l'était •.• elle ne l'est plus! Autrefois, elle
parlait à ceux qu'elle rencontrait, elle arrêtait les
enfants pour leur donner des bonbons ou des
caresses. On la voyait chez les Sœurs de SaintVincent-de-Paul où Annaïk a été élevée, Elle servait
la soupe aux vieux, elle distribuait des vètemtnts
chauds ... A présent, elle passe dans les rues ou sur
la grève. suivie de ses chiens, les yeux droit devant
elle, comme si elle était étrangère. Et personne ne
peut plus visiter l'église abbatiale ni le musée
chinois.
Josette suggéra:
- Peut-être sa situation de fortune s'est-elle
modifiée?
- Je ne crois pas: si l'on va quêter chez elle,
ne r,efuse; clic donne même tr~s
largejamais el~
ment, maIs toujours par \cs mains de Gildas ou de
Jacquette, ses domestiques. El ceu. -ci apportent
chaque semainl! au bateau des colis pour les soldats
lJlIi se battent ou les prisonnier:; qui sOllfTrent. .•
Mais. jamais les Sœurs Ile peuvent pénétrer· à
l'Abb:q ni nlcme M. le Hecteur. 1...1 cOllsigne est
fUl"mt:\lc ... Et si le malheur frappe une mai. OIl, on
11(.' voit plu:; Mlle BéneJi te ac\..ourir comme elle le
1.li ail. trouver le:; parole ' llui consolent... On
croirait qu'ellc les a oubliées ... Tiens, Vell.-tu que
je te di ·C ... Quand je la croise, je songe toujours il
e' terres sans eau x Jont HOU' parle quelquefoi'i
~ \1r
I ~ ~
s ermons.
. 1. Je R_ct
���L'ALGUE D'OR
v
Port-B6nit, " t8 mai.
Mes chers frères - ne croirait-on pas le début
d'un sermon - voulez-vous que je vous communique l'idée qui m'est venue? Ici, les journées 60nt
longues. Depuis la messe matinale jusqu'à la
courte veillée en face de la mer, l'esprit a le loisir
de se replier sur lui-m~e,
exercice salutaire que
la vie trop brûlée force parfois de négliger•
. Pourquoi n'en profiterais-je pas pour ten!r un
livre de bord, et ce livre de bord, deux fOIS par
semaine, pourquoi ne vous l'enverrai '-je point?
.Malgr~
toutes les angoisses de l'heure présente
qui met les barbares aux portes de Paris et me tor ~
ture dans cette Ile où les nouvelles arrivent maI,
je crois comprendre que Michel s'intéresse fort à
ce qu'il appelle le voya"e de Jolie-Source au ays
du rêve. De son côté; ~es
ne néglige point 1 àme
de sa petite sœur.
Sous le bombardement le plu intense, au milieu
cl
incertitudes d'une exi tence, toujours sur
l'alerte, je sui certaine que vou trouTerez le
t mp de déchiffrer mes palles de mouche.
Papa, au contraire, aIme le lettre courte,
bien .claire," el surtout qci ne ont pas croisée. 11
est 51 occupé! On lui confie la be ogne de quatre
ingénieur . Il passe toutes les nuits en chemin de
fer! Alor , il lui uffit d avoir qu je vais bien et
que je suis ;lti faite d mon sort.
vou donc, mcssieur ,le de cription , les
récit, et, 'il . a lieu, les confid nce ! ~ ' e 'ou
plaignez pa i Je havarde trop! Vou l'aurez; hien
voulu 1
En retour, n'ouhlie;: pa celle qu'on a mi e à
l'al,ri et qui voudrait partager tou vos péril 1
Attention 1 Je commence 1•••
r.
�����L'ALGUE D'O~
~Mgante
et mince ... Le visage, jeune encore, présentait des lignes d'une délicatesse infinie et les
r~ux
avaient une flamme singulière qui vous brQ.laIt, en se posant sur vous.
dont ils étaient soulign~,
la
Le large ce~
pâleur du teint racontait que le cœur avait souffert :
depuis la charlotte de tulle qui frissonnait sur les
beaux cheveux relevés en racine droite, jus~'ax
petits souliers de chevreau noir, tout portait le
deuil d'un être aimé.
Un cri joyeux de Marjolaine me fit relever la
tête; les lévriers étaient revenus vers elle. Comme
la plupart des enfants, elle aime passionnément les
bêtes, et les bêtes le comprennent, car elles
recherchent ses faveurs.
Donc, les chiens lui faisaient mille joies et elle
n'avait pas peur de leurs bonds fous. ElIe réussit
même à les saisir par le collier et les força de se
coucher auprès d'elle. Doucement, elle appuyait
sa jolie tête bouclée tantOt à droite, tantOt à
gauche. Ils se laissaient faire comme s'ils n'étaient
pas habitués aux caresses et en découvraient les
délices.
Soudain, une voix impérieuse, mais d'une harmonie -'profonde, interrompit la fête:
- Castor, Pollux 1. .. Ici, tout de suite!
Les lévriers s'arrachèrent aux faibles petites
mains qui les retenaient et, en un seul élan, disparurent au tournant de rochers.
Marjolaine, un doigt dans la bouche et visiblement déçue, les accompagna du regard. Je revins
à l'aube que je brode pour mon cher Yves. Ce
travail m'absorba si hien que je ne levai plus le nez
d'un moment.
Quand je m'en avisai, quelle ne fut pas ma surprise - ou plutôt ma frayeur - de ne plus découvrir ma 611eule dans mon horizon.
Je me dérangeai aussitôt et je l'appelai, éperdue.
De loin, sa petite voix me répondit!
- M'amie, on est là ... Avec les chiens, et puis
la damel
Je l'aperçus en effet; elle causait avec l'incon-
������������L'ALGUE D'OR
ciel gris 1..: A ~résent
j'ai au contraire l'impression
que Je soleIl brille .•. Elle comprend même ce que
je ne dis pa!:> ...
La voix se fit plus basse:
- Vous aU5SI, mademoiselle, vous le comprenez, n'est-ce pas? ...
Josette émue ne répondit que par un serrement
de mains.
L'enfant ajouta, à peine perceptible:
- Pour obtenir cela, je donnerais LOUt. .. même
ma vie!
Les yeux semblaient de flamme. Les pommettes
se fardaient un 'peu plus. M. Trémorvan, inquiet
ùe cette excitatIOn dont il ne comprenait pas la
cause, vint se pencher sur sa fille avec u •. e !:>ollicitude presque maternelle.
- Ne soufre~t
pas, petite? demand -t-il en
posant la main sur le joli front, poli COI me de
l'albâtre.
- Oh! non, papa! Je suis contente au contraire.
Et, tout à l'heure, quand on ira se promener, je
vous accompagnerai 1
- Nous pous eron jusqu'à Kermario. Mlle Renée sera peut-être contente de montrer à son
amie leur vieille maison de famille.
Renée fut-elle contente? A l'énoncé de la proposition, son 6n visage s'altéra et, d'un regard
anxieux, elle chercha son frè~.
Celui-ci ne semblait pas avoir entendu; il dépo ait sur le pl teau
sa tasse à café.
M. Trémorvan pres!:>a le départ d'une voix qui
s'dTorçait d'être joyeuse, mai~
depui qu'il s'était
penché 'ur sa fille, sa physionomie re 'tait contractée. Sans doute, il ressentait cruellement son
jmpuissance d'homme riche de\'ant le ma) lu'auCune cience humaine n'avait 1 pouvoir d'enrayer.
Pour omplaire à on fil , Mme Trémorvull
onna Guill mette: la Brt:tonne emporIa Espérance pour l'étendre, enveloppée d'une mante et
outenue par cl coussins, ùan la petite voitul e
au. re ort moelleux, toujou!' prêle la recevoir
u b de l' ~cnlier.
Le ret;te de la t;ociété uivit 1 mouvem nt, à
�������L'ALGUE D'OR
VII
La premi~
maintenant, Mlle de Kermario
entratnait au dehors la petite société comme si elle
ne l'oulait plus s'attarder parmi les fantômes que
les autres ne distinguaient pas.
Josette la rejoignit. et, de nouveau, lui passa la
main sous le bras. L'attrait qu'elle avait surpris
dans le regard de son frère la rapprochait encore
de cette amie nouvelle qui, un jour, peut-6tre
deviendrait sa sœur. Elle ne s'attardait pas à la
m~diocrté
des fortunes. M. Le Couêdic avait élevé
ses enfants dans l'idée que les qualités du cœur et
de l'esprit doivent passer annt l'argent et il leur
a ait donné l'exemplie du labeur acharné qui, à
fortune, triomphe des diffid6faut d'une ~rancfé
euh65 et suffit pour 6d16er un foyer.
Cette leçon vinnte n'amt pas été perdue :
Josette et Michel n'ignoraient pas qu'à notre
6poque la vie demancfe la tension de toutes le
forces, mais ils ~taien
bien d~ié
à ne pas reculer del'ant l'effort, voire meme le sacrifice, pour
co~uéri
le droit de c6de aux d~irs
légitimes
ete leur cœur.
Le l'leu Corentin, trébuchant toujoun contre
les pierres du chemin, s'engagea dan un aentier
du rc.
n DOUS m~nela
tabledesKorrigans! annonça
e de Kermario. Jadi , on ne manquait jamai
cl't COndUite les ~tran8es.
"Le dolmen élevait au centre d'une c1airi re,
e1oj)p6e d'arbres de haute futai , derrière lesq
le leJi AIt dé, di paru. L'ombre att igo It tout et il mblait qu le silence fat plu prolond 1 q Il
•
un al
d comme 'il franchissait le arat de 1 tran hie l'heure de l'attaque
Ichel
a ur J rp 1
lie ries Iklea, et,
�L'ALGUE D'OR
se retournant, il tendit la main à Renée pour aider
son escalade.
Josette, élevée entre deu. frèl es et habile à
lous les exercices de gymnastique, n'accepta
aucun se.:ours.
Quand ils furent tous les trois en haut, Corentin
remal\llIa avec un sourire qui prétendait être
malin:
_ Les jeunes qui monlent là !Je marient dans
l'année ...
_ Vraiment! s'écria Michel. Eh hi en ! j'accepte
l'heureux pré;age!
En même temps, son regard gli sa ver., Mlle de
Kermario. devenue toute rove .
• L Trémorvnn fronça le sourcils:
_ Il l'ail froid Ici! remar lu~-ti
en res 'erranL
autonrdes épaules frêle' de sa fille la chaude mante
des Pyrénées. "y r stons point! Il fer 1 meilleur
sur la pLtgc!
On eût dit crue maintenant il von lait meUre fin
à une 'Î'Iite que lui-même avaiL provoquée, qu'il
redoutait les ombres app rue" à ! lile de Kermario.
Par politc se et allS i pour sui, r Marlo]\line
q lIi nec séparait plus d'E rér. nec, .la' tle auLa
à terre, mais ,"oyant llue
c mpagnon ne l'imitaient pas, elle s'al rêt, pOlir le,.; attendle,
Rente coniclérait a\ .; émotion le cho es qui
l'entolll ai nt.
_ .Mon p rc aim~t
cette soliLud ,r,l\;ont, -t-elle.
Enlre e roi ières, il y venait SOl~
nt IiI' ou méditel. Son rêvoétnild bcrctireràKerl1\Ul' o qlland
il éllll\lÏt pris a r traile. Le vol dunt 11 Cl él victime ,1 l lé à hie
pén\l1,-cs,ct, du ml:rne coup,
a hri é sa vie.
D'lin bond 'Souple, Michel élait de conclu pour
tend!' 1 n in ( la i un fille.
_ De lU 1VIII P rlez-vou , n1nù moi c\1e? inl rmg -l-il, le Iront 1 ~é,
H n
',1'1' t sur Je bord de la pierre. un pell
p li h " 1 1 au!r , cl Il lInC jolie uttilud de
1 tu ~ gLe III
mir ml dan 1 1 ni au.
_ C( IIlm ni'! dcmlllda-elle étollnt:e, 1 10 ne
VOll -t-,I) nl i parlé de cette tri le hi toir ?
������L'AI,GUE D'OR
77
YIII
Journal d Josette.
~I
iu
(1.
Yves, :Michel, écoutez-moi bien! Le voyage de
Josette au P<\)"S dt: Rêve s'enrichit aujourd'hui
J'un chapitre palpitant: sa première 'i~te
an
Palais Enchanté dont, jusqu'ici, les porte!> restaient
clo~es.
C'est encore Marjolaine ql\i nl'. ~en'i
d'introductrice, et j'ai reconnu, en elle, d'une façon si
évidenle, l'in<.;trument de la \ olonté divine que ie ne
peux lui en vouloir de sa petile frasqu e.
Pourtant, elle méritait d'être punie. Elle l'a été.
flier soir, elle n'a pas goûté aux crêpes de blé noir
dont elle ralTolc et que Rozenn, je crois bien, avait
fait ~autcr
e 'près pour elle.
Du mêmc coup, j'ai puni notre chère vieille,
mai il J a ùes ca" ou l'on ne doit pas se laisser
altendnl'.
Je m',lperçoi' que mon histoire commcnce par
la fin. }.; . le profe o::cllr Michel va me repro her
celte fuulc de compo ilion. Procéclon avCC ordre!
IIicr, ommc de coutumc, j'étai il\ talléc !';ur la
plage de l'J bbayc cl forl o\.:cupéc il é\'an~liser
m s Pied -nu. Un in tant, j','\\ai s rerdu de vue
ma fi lIeul . Soudai·! je relhc la lêle : je ne la \ oi.
rlu . Sa pelle cl on seau gi aicnt ur le sable.
Elle ne d vait pas l'Ire loin!
J'ai pensé d'abord que, par tilquinerie, pour
10'0 Iiger. ln ~her
her, elle a\ il ét<J e blottir
dans le faut uil cie roche, oh r Ule de Kermario .
• .li non! L inu! 'lui '\Iii viti ·1
v'lÎt-elle lÎvi It orpheline 'lui, un moment
lIP, r vanl, ui nI lrnv r ' lu 'r v , de filet t11
l''palllc, ,e rend 1 (à h peche li crevett ?
��se~
L'ALGUE D'OR
79
blessée au 'flanc, mais conservant. même de près,
belles formes e.'térieures.
A droite, le bàtiment san caractère qui ressemble à une hôtellerie. Enfin tout ce que j'ai
entrevu, essayé de distinguer, maintenant net,
sans voiles ...
Je vais jusqu'il. une très ancienne statue de saint
Benoit qui se dresse au centre de la cour ct qu'entoure une corbeille de géraniums. A mon approche,
personne ne parait, si ce n'e t cependant les
lévriers 'lui accourent en bondissant, mais sans
aboyer après moi.
Jé ne sais où frapper. 1 ruile pari, il n'y a de onnette! Serais-je dans le château de la Belle au bois
donnant?
De guerre lusse, le me décide à suivre les chiens
qui m'cntr.tlnent vers une porte cloutée, bardée
de h', au milieu du cloitre.
Derrière la porte. je perçois un babil d'enfant.
Plus Je dou te f Marjolaine e t là!
Pli~an
alon; dans ma maternité spirituelle le
counge d'une p,treille audace, de mon poing
fermé, je heurte à l'hui" !
De" pa sonn nt sur le dallage ... le battant s'entr'ouvre : je suis en pré encc de Mlle de Ker~
mana ...
Elle me ourit ans étonnement:
_ .le devine le motif de votre venue. dit-elle en
rcpous anl les chien., qui prétendaient me sui\re
ùnn le anctllaire interdit.
Et, très simplcment, elle m'e pliqlw qu'lIne
dcmi-heure plus tôt, dIe ~lIciat
de' !leur dan
h: jardin lor lUC Marjolaine l'uvuit surpri e, iVla
filleule :I\ait trouvé ouverte l'entré cl' 1,\ grève,
'était
ct avec l' Ifrolltcri qlli la car,lctéri c, ell
f,lllfilé dan Ic par~,
IOUI demander d' utre
honbon .. ,
luetl le prép,lre, contil UI 1ll cie Ker~
_ .la~
marto, n refermlllt 1 pOri den ièl e !nf)i, Cl, el
aU ntlll1t 111 j une ami, a voulu «ue je lui fa e
le hOlln nI' de 1ll,1 mai 011 ... ,'011 en étiol1 • 11
TIlU
ltinoÎ ... ()uanù vou nvez ft app', elle
m',lI11ll ait de e rét1oxions.
�������������������������L'ALGUE D'Oll
anl
in?
�����L'ALGUE D'OR
109
sacri tie, il reparatt, dépouillé ùes ornemente:
sacerdotaux, redevenu simple officier d'infanterie.
_ Si pour rentrer nous prenions le chemin des
écoliers, propose-t-il une fois dehors, devant la
nuit sereine, toute palpitante d'étoiles.
Josette ne demande pas miel! . : clic guicte 50D
Irère par la ruelle qui monte auX r mparts, pas. e
sous une porte anCIenne, dessert l'entrée principale de l'Ahbaye et redescend jusqu'à la plage du
Sphin.' au fbnc de la falaise, que parfument les
œillets sam ages.
Les p!'omènel1rs vont ainsi jusqu'au fauteuil de
roche. Yves s'y assied sur l'ordre de sa œur. Elle
reste à ses pieds, agenouillée dans le sable encore
chaud de la chaleur du jour, pre c[ue <.lans une
altitude de l1énitente.
Comme e, iel, la mer semhle constellée; s
pOil ts d'or qui la parsèment ne sont pas seulement
les in lassaI les clignements de phares. mais aussi
le feu. des bate"u.' sardiniers qui jettent le chalut ou glissent, cherchant les courants ou bien uo
meilleure pl ' c .
Trè hant t tou t prt:s, uoe !tunière annonce que
Mlle de erma 'io "cille dons sa tour.
Josette l'indique du geste:
_ Dcmnin, 1'Omet-ell, je e co lc\niru'
ha 'e. epuis ma pl' mi re vi ite, je n'," uis as
retOt rné'. Je t'n,olle que j' t veu lIll i tl li. '\Ile
de Kermaria d WIl ob tination ;\ cr Ir on ne\eu
cOl1pable d'une vilcni ,,, .l'durai Cil de 1. eine à
m' 11 taire ... Et, rel1t~
tre fi luis-je uépJ~
é la
me ure ... .le m'emballe quelCjueloi ! Toi, au contraire, ~i l'occn ion s'en présente, tu '\llrae; trouver
les mot qui tOlleh nt le llmes.
abl
ourit en r re inùul rent, et ce
Le j I1n~
souri, \ utdi,e:
_ Enfant, croi -tu don . Inpnis nncede mot
humain ? l nis-tu pas qU'ils ont eule 1 nt cl
l'argil i Di u n' met son so fil ? ..
Jo eU n'a p,l U le ourir : \1
_ Ju qu'ici pel 0 me ' tint,
tante et le neveux, per.onne Il' e
����L'ALGUE D'OR
chaient dans l'erreur, de la résignation pour elle si
ses espoir::. humains s'évaporaient, s'évanoui aient
comme le brouillard devant le soleil...
Ils revinrent san paroles. Yves priait-il? La
jeune fille le supposa. Il lui semblait que du beau
ciel d'étoiles descendait sur eux la paix divine, promise aux âmes de bonne volonté, et cette paix,
elle la sentait venue à l'appel de celui qui, dès son
jeune age, avait compris la valeur inestimable du
sacrifice ...
Le frère et la sœur se séparèrent devant la maiSon de Pouldu. D'un mouvement aŒectueu . qui
ex('rimait sa reconnaissance, Josette baisa la main
qUI, tous les jours, donnait Dieu à ceu . qui allaient
mourir .
. ~e
jeune prêtre se dégagea, et montant vers le
,oh Front penché encore, il y dessina le signe de la
CroIx ...
XII
Le lendemain, vers trois heures de l'après-midi,
'(ve etJo ette, escortés de la petite per onne auIIl1ante de .1arjolaine, sonnaient au grand portail
cl l'Abbu\,.
Pan-Kou.l vint ouvrir, escorté par le::. chiens. A
la vue de Mlle Le CoueJic et de a filleule, a
bouche 'élargit ju lu'aux·orcilles. S'il n'a~it
plu
il gardait au plus haut
la mémoire de l'e~prit,
degr~
la mémoire des 'cu':
- Mademoiselle e t là." oui .. , oui .. , à l'ombre.
eXpliqua-t-il. Bien contente d vou voir ! .. , Oh!
QUI!
l\111e de Kennurin était-ell con! nIe? Josetl e
1 demanda ail 1 gel' froncement cie sourdl que,
de loin, cil
urpr it, mai en ~ mme 1 i n "Ie\ e.
Bén' ictc fil' m:1nll ta p:l~
son ennui, t Il ferln
I~ I.ivre qu'cil fi ait pOlir v ·nif'. a.u-d vant d
c
VISiteurs, Av.ult de les avoir r JOint, 011 le ard
'accrocha avc étonnement .11I crUlih d'uq:;cnt.
�������������ua6
Illon absence. BUe 0
e pUqueront le 1DOtif de
ma venue••• TeUe que ou me oyU, je monte l
l'Abbare 1
joyeuse :
Mlle le Cauêdie pqussa une e~clatnio
_ Oh 1q\1e je uis con1ente•• Je ous accompapetaijusqu'A la porte.
_ C'est inutile 1 Est-c:e que je ne conuais ~
tous le" chemins J'aime mieu que yous lisiel.
me tarde que vous partagiez notre espoir J
Josette se raSSit devant la table"l "rire et, pendant 9ue les ~
de !Wn amie se perdaient a-ns
feacaher de bOis, elle retira du large pli qui les
rfunissait les deux lettres oft'ertes à ses m6di~
tions.
La premi6R qui tomba sou ses yeux ftait fort
courte: elle Etait tracée d'uue 6criture (mu_nte
l'8I:ltlMlAée ~r
e.ndr~ts
dans ,;,n eft'ort de ftgidi\6:
Un prfnom la slgJWt : Blntdu:te.
n
«
cb&re nièce, disait Mlle dtl Kermario. On
IR a cont6 de toi el de tOD frère des chOie' qui ont
6\6 bien douces à mon cœur. Depuis j'ai beaucoup
ff06chi: ~utre
ai-je 6té trop ~rompte
dan mes
i1!gement ? Je De demande 'lU l le recoonaltre
Veu -tu venir jusqu'à moi? ou recberc ton;
Dl le le moyen d'en finir avec le maleIl
u
qui aous a trop lQogtemps s6par6s... Il
�L'ALGUE D'OR
l'Ise-auR~
où il avait
été reçu par notre tante Bén6dicte. Celle-ci lui a
raconté que le manuscrit de Confucius avait ét~
vendu, quelque mois avant la Euerre, par l'ent~
mise d'un brocanteur juif de Lausanne au prince
de Thuringe, 'lHi - tu Ile sais, puisque tu avais
assi té ~ la viSIte de celui-ci - le convoitait pasionnément.
\1 L'individu qui avait conclu le marché avec le
brocanteur se nommait Alain Benoit. Ma tante,
prévenue contre moi, avait vu tout de suite, dans'
ces deu noms accolés, le pseudonyme trop transparent sous le'luel je me serais dissimulé.
\1 Y"e5 Le Couêdic, du reste autorisé ~ me rapporter cette conversation, en jugeait autrement :
il y voyait plutOt la suite d'une machination fort
bien ourdie oCl tout devait concorder à m'accabler;
il m'engageait à mener une enquête approfondie
près du marchand de Lau anne, et, dès que je le
pourrais, à examiner de très près la vitrine aux
éléphants.
\1 BeaucouE de meubles chinois étant à secret,
Ly-Chang, lartiste incomparable, affilié à l'Al1emagne par se origine maternelles, p,5>uvait bien,
mafgré SOn alibi, tre l'auteur du vol. N'avait-il pas
intérêt à jouer dans le jeu du prince de Thuringe?
u Je ne pouvai pénétrer en Suisse, et l'aurais-je
pu qu'il m'était impossible de quitter mon bateau,
ncore en réparation, mai un de mes camarade 1
pri onnier de suerre, e t interné à Lau Anne. Je
hu écrivis aussLtOt. Voici la note courte et précise
qu'il m'a envoy'e par son p~re,
autol'lsé à lui
rendre vfsi te :
Le Couëdic. Il revenait de
\1 Lundi, intmlie",t ton Jfla (/ /sralll Une sale
",., Impossible d' ~ rien tir". ~ abord 1 Te l'ai pris
hcau, " la PT ienne 1 &cellent moyen pour
r~
les mt'moires assoupit . J'ai oblenu alors "
portI1 t ad du my~
Iain Benoît: grand,
gros,blotu:I de lum'Ie dOl',parlantlefrançai avec
unaccen,leuton t
~t
... Enfin, le Boche
dan toute son horreur' Toujour
di 0 Won
, tu dhires de renuigHtmellts complcbnenta.ra
sur le per'o"""" qu, sem l'''Pion d prein tl~ 1 »
"ta
�L'ALGUE D'OR
" Ma petite Renée, tout ne s'éclaire-t-il pas d'un
jour ~inguler?
Par des m?yens que noUS igno~'s,
L,-Chan'y a volé ou fait voler le manUSCrit de
Confuci~
d il l'a vendu au prince de Thuringe.
Son homme de paille a été l'un de c.es Allemands
avec qui _ au dire même du négOCiant de la rue
Bleue et ceci est encore dans la lettre de l'abbé
Le C~uëdic
- il entretenait des intelligences. Et
ce~
lesiur~
m'ont fait l'honneur de choisir un
nom de guerre qui aurait pu être le mien .••
• Il taut que tante Bénédicte connaisse ces
détails nouveaux ... Je te charge de les lui communiquer. Et ne crains pas de passer à.s~
yeux pour
une intr~ae,
es:;ayn~
de res~al
l'hér.ttage
perdu ... Nous. sommes riches, petite sœur, riches
depuis hier sOir! Tu va. penser sans doute que le
sol il de Toulon me dérange l'esprit, il n'en est rien!
E oute plutôt!
!< C'était ce matin. Dang mon courrier, je découvre la lettre d'un notaire de la ville qui m'invitait à
p 'ser dans SOI1 étude pour une communication
urgente. Mon service flni. je me rends ù l'adresse
imliquée, uvec la vague inquiétude qu'une tuile
nomelh: va me tom~er
sur la tête. Les gens déjà
JI' lé::. trouvent touJours que le nuages ont mau·
vai e apparence!
(( Au lieu de cela, qu'est-cc que j'apprend ? La
\'cillc, un pli c,lcheté a été dél'0 é à l'étude par un
Illon ieur ù grnllll.e barbe Wis~
qui ne '~st
pas fait
onnallrc, C~
pit contemul SI: cent nl\lIe francs
ell bon ch; la Défen e nationale, Une lettre
d, \,;vl?grphi~
et S:ln~
~ign,ltu:
le;, accompagn:11 t. .le t en envolc la copie. 1 II verras
• Il1SI que le.., si cent mille fr:1I1c' rep~nlct
les
Il'oi e nt mill fmnes, volés jadis à mon pere
gro i cl leurs intér t ù cinq pOlir cent \' nd, nI
vingt I l .
n remord tardit s'e 1 évci lé cl n
l'hellle demi r '.
l' 111 du cou!)abl ,leut-cire
L'in (,nnu
1 n c d patriarclt 1\ dClit tte
qu'un per OIlJ1l' inlel po .~'
hal;' e d I~pare
lin
ut· 1'1 1 flllllll' d Ir t 1111
l'pie. (~\loi
u'il n ' l I t notl \ i'i rich , 1, 1
CIl',
) échafau 1 de r vcs fous... POLIr ommencel,
rUt
���L'ALGUE D'OR
être même reconnu qu'elle avait soupçonné à tort
un innocent, mais après avoir lu la lettre dactylographiée et sans signature dont Alain m'avait
em'oyé la copie, elle s'est redres ée, ùe nOll\'eau
accusa trice : <.( Vous avez cru cela? » m'a-t-elle di t,
sans employer le tu familial. J'ai protesté aussitèt:
« - MaIS, ma tante, puisque mon frère l'affirme,
Du reste, vous n'ayez qu'à écrire au notaire de
Toulon! ») Elle a haussé les éraules : c - Que
m'apprendrait-il'! Ce qu'il sait lui-même! Rien! n
Et alors, sur un ton saccadé qui faisait mal à entendre, elle m'a déclaré que ce qui se passait, ellt.:
l'attendait malheureusement depuis longtemps:
Alain avait eu l'habileté de ne pas étaler tout de
suite la fortune qu'il avait retIrée du manuscrit.
Après avoir payé es dettes, il avait pl3cé le reste en
lieu snr ... En temps de guerre, certains bénéfices
industriels sont énormes ... Aujourd'hui, la somme
con idérablement grossie, osait se montrer au
grand jour sous un déguisement qui la rendall
méconnaissable, mais le piège était enfantin ... Un
esprit averti ne pouvait s'r laisser prendre! On
était brouillés ... On le demeurerait !. ..
- J'ai cu beau insister, sanglot la jeune fille,
défendre l'honneur de mon frère, elle ne "cst pas
laissé onvaincre, et je sui partic, de pcur que la
col re ne ml! à mes lèvres de mot que j'eu :oe
regretté ensuite! C'est chose certaine li présent!
Ma tante ne con entirn à croire que lorsque la
vérité lui sera nettement démontt:ée ... Or, pour
cela, que faudrait-i1'! COO1\'lltre le nom du mystérien. voleur de notre pèr , abattre le rideau de
fer qui nous sépare de l'Allcm3gne ct retrouver
Ly-Chang, p ut-être :lU si rendre 1.. m ~moire
à
Pan-Koll,11 AU1,mt d'impos ibilité ! Du moins,
li l'heure actuelle! Et, cc soir, je repar dé~ole;
I:idé du chagrin que je vai . causer 1\ mon pauvre
lrèrc!
Une demie sonna à lu pendule. Renée tre 'aillit,
on regard trouhle de larme chercha la montre
qu'elle portait au 1 ülgn t.
- Trois heures bl n tôt! . 'écria-t-ell. Il e t
temp' que je pal te! Jo eHe, vous prierez pour
���'34
L'ALGUE n'OR
XlV
Bénédicte était au travail: un article sur l'influence française en Syrie que lui avait demandé
une grande Revue. Malgré l'intérêt du sujet, el1e
écrivait avec lassitude, presque sans goùt. Et
depuis quelque, temps, il en étai,t sou:e~t
ainsi;
elle ne se plaIsaIt plus dans le cabtnet ou, Jusqu'ici
dans une .tour d'ivoire pou;
elle se réfugiait co~me
échap~r
aux bruIts e,t au,x ~OUCIS
du dehors.
Il étal,t cepn~at
bl~n
Job le dé.::or, ,voulu jadis
par l'amIral de I\ermano. pour ses derfllères années
s!~dieu
~t r,elié~.
Deux larg~s
I~aies,
en ~po
sitlon l'éc\alratCnt : 1 une reganlalt 1 honzo n Infini
de la mer, l'autre. ce coin de Port-Bénit où pointait
le pignon des Pouldu.
Comme mobilier, du bamhou, des soieries chatoyantes, çà et là, une potiche, un bronze, Un paravent, en somme le musée d'en bas en diminutif
mai un mu -ée où ne tn'mait pas un seul Bouddha:
où la place d'honneur, au-dessus de la table à écrire
était réservée .'1 un grand crucifi." d'i,oire, muvr '
patiente d'un néophyte chinois.
Souvent, dCpUl (lue son cmur s'était fermé'
tOIlS lec; amours, la nouvelle maltresse du lieu avait
eu la tentation d'évincer l'Hôte divin, dont le dou
regard tombait ur elle, \;haqllc fois qu'eIl levait
les yeu. : ell n'· v,lit pas osé, mai~
elle évitait la
rencontre en gardant le front hai sé 011 bien en ne
cherchant qu l'échappée luminclls \Ir l'imm n'ité bleue ou grio; glll, au: confin d l'horilCJn
'
e conron lai .IVCC 1 ciel.
Ce jour.l. , lout 'tait !;ombr : )'enu honleuse 1
ciel de ploml, l':lm ùe B(nédicte. L'inspiration
ne e montrait ra~
plu gn le soleil! Et, d n un
ge 1 impatient, l'nutcur ieta ,\ plume.
On frapp lit à 'n porte. T.1Il1 micu 1 elle échap-
��L'ALGUE D'OR
homme preS'Sé dont tou:; les in tants sont précieux
et qui désire ne pas les gaspiller en discours inutiles, pardonnez-moi d'avoir in isté pour être reçu.
Vous m'excuserez, dès 'lue vous saurez qu'il s'agit
de l'avenir de ma fille. Par l'entremise de mon fils,
l'abbé Yves, le commandant de Kermario m'a
pressenti au sujet de mon atilu~e
s'il me demandait la main de Joselte. J'ai pns des renseignements au ministère, près de vieux camarades
d'école, aujourd'hui amiraux. Tous s'accordent
pour dire que votre neveu est un officier des plus
distingués dont la haute valeur morale égale la
belle intelligence, et cependant, par mon fils
d'abor~,
par ma fille t<;>ut à l'heure, je sais que
vou' lUI refusez votre estime, et pour quelle raison
vous.la lui refusez. Si I~ projet don.t ~ous
parlons
devait prendre corps, II me déplairait beaucoup
que mon futur gendre re Ut soupçonné d'une
vilenie dont - j'en suis certain - tous ceux qui le
connaissent le ?éclareraient incap~ble.
Alor , je
suis venu examiller avec. vous les laits sur le 'q uels
vous basez votre accusation ...
Mlle de Kermario était encore dehout, et très
pale. D'un geste, elle invita l'ingénieur à s'asseoir
ct 'assit elle-mème: ses jambes ne pouvaient plu~
la outenir.
- Ces temp -ci, avoua-t-ell , j'aurais été disposée à m'attendrir, ù pardonner ...
- Pardonner n'cst pa le mot, maù moi 'clic
Le ommand:lllt vous demande seulement justi
Celle ju tice, comm nt pourrais-je la lui
accorder quand toutes les présomptio115 ['accahlent!
- Toutes? Est-ce bien sùr '! N'avez-volis jamul
our onné Ly-Chang, l'h,ai~
contrefacteur dont
on m'a e gui
la ligure lU llllétant ?
- Mai il n'était plu dan l'Ile qU;lnd 1 v 1 a
été commis.
- ~ "y aurait-il pa. lai é un complice?
I.'omplicc
t
- 1\ faut a metlr alor lU
entré à l'AI h . il J'aide de C liS e 1 fs? )u'il a
ouvert la vitrin p rd mny Il
111 ment Conon
d Ini et qn'il t reparti on III personne ['ait TU,
c: •
�L'.\LGUE D'OR
137
san~
que les chiens aicnt aboyé? Tout cela me
semble assez invraisemblable 1...
- Pourquoi, mademoiselle? L'Isle-uu-Roy était,
avant la guerre, infestée d'Allemands camouflés
fn Belges ou en Suisses. L'un J'cux peut fort bien
avoir fait le coup après le départ de Ly-Chang, et
sous l'instigation de celui-ci, et s'être chargé
ensuite de négocier l'affaire à Lausanne, sous le
nom d'Alain Benoit.
- En ce cas, monsieur, nous ne connaltrons
jamais la vérité. Les voleurs ont <.lü regagner
l'Allemagne...
1
- Avons-nous besoin de les retrouver pour
justifier le commandant?
- II Y a quelques semaines, monsieur, je vous
le disais tout à l'heure, je glissais sur la pente de
l'indulgence ; j'étai~
disposée à admellre tout ce
qu'on aurait voulu. Une brise tiède avait passé sur
mon Ame où ne cherchaient qu'à s'ouvrir de belles
Oeurs d'espérance, et pui, à l'improviste, un
cou p de vent glacial a tlétri les hou tons à peine
éclos: cette étrange histoire de restitution!
- Bien que je n'envisage pas l'événement au
méme point de vue que \'OUS, mademoiselle, je ne
vous cache point qu'il m'a fait hésiter à tenter la
démarche d'aujourù'hui. Je craignais de n'être pas
compris, d'être mis au rang d ce' parent, désireu . avant tout de se <.lé barra er <.le leur fille en
faveur d'un homme qui possède quelque fortune ...
Or, tout autre est ma pen ée. Jeune, j'ai préféré
l'honnêteté hboricu e à l'argent el j'ai toujours
prêché celte doctrine à mes cn~\01
'" Mais le
'ommandant de Kermario tune 1 l'lie figure de
chrétien et de Français. II aim ma fille, ct cell -ci
sympathie. Mon devoir de père
Ile le ,"oit/Jas ~ans
est ùonc (e laire tout ce qu'il est en mon pou\oir
r Ollr é 1. ircir le my~tère
qui pese sur le bonheur
Illlttrùe cs nfanls ... Rc\enon - n ft ln re tilutlOn 1
~\on
fil
bb , croiI10~pb;lhe,q.
urlepoint
de mourir, 1· coupable 811 \oulu repur'r li laute.
l)'uprc le dos i r Je J'alf,lire (jui, t l'époque, m'a
pa é par le Il1llins, le vol ur n élait pa lin e carpe
lIrdinnile. Le eul lémoin qui l'eùt remarqué -
,y
�L' LGUE n'OR
tfil'lllé .•• on m'a ité
��140
L'ALGUE n'OR
ne peut être que 1ui ... l\lais 'il ,l\'oue cette fau e
de jeunesse, je la lui parJonnerai ... " Solution
miséra Je! je sentais bien que je ne pourrais P;J.S
lui renùre mon estime, que, toujours, au fond de
moi-même, je lui reprocherais d'avoir tu son pécho
ct continl,lé les gestes extérieurs de la foi !. .. S'il
est innocent comme vous me l'affirmez, tout
change d'aspect, au contraire, et c'est à genou",
que je lui demanderai pardon de l'a,:oir ma~tyrisé.
Il en oùtera peut-être à mon orgueil ... MaiS pOUl"
me rendre la paix, il n'est pas cl 'au tres 1110 'ens ...
Des larme recommencèrent de couler Sur le
joue pâlies. ~I.
Le CouëJic lai "a passe: quelques
in tants pendant lesquels, dans le ca IDet ùe la
tour, on n'entendit plus que le grondement furieux
de la mer se bri ant sur les roch~
de la côte
pui ,aprè avoir consulté sa montr , il dit:
'
- Mademoiselle, vous allez me trouver dur
en~or,
brutal mème, I!;ais, da~s
une heure, je dois
p'rendre le bateau Jes Grands-Sable' : demuln soir
il faut que je sois il Périgueux. Ne pouriez-v~
pas me montrer la vitrine qui contcnait le manus.:rit? Je dé::;irerais l'e ·aminer.
Ln forme était re~ctu
e, m,li la voi parlait
d'nutorité .• 1l1e de h.ennario obéit, elle oulc\'o la
lourde oie d'arg nt qui voilait la porte ct, pur"l'e _
.:alicr Il vi , Je cloltre fc tonné de \ igne rouge
elle condui il on ho te au musée.
'
Uingéni ura\nit concentrer on e prit 'ur une
. eule idée: il ne 'attarda pa~
,Ill: bagatelle:>. En
vain le' mandarins aux yeux J'émail, le bouddha
\entru , le dl' gon le bronze l'appelercnl·i) nu
pa age: il ne leur accordu même pa un regard.
Il ui\ait on guide comme lIll Olé ecin qui \"~
droit. u che~t
du malade dont l'état réclame
am.
lAr lu'il furent en face du meuble eu boi
pl é 'leu d'ou s' halaitl'6tr ngc 0 ur itronnée
il lépn a on chap au, touiour cO/llme un méde~
ln lui e di 10
à, u cuIter on client, et <l'un
nnt .
t pr is, Il nIe'
En m lUe 1 mp , il l' r rd Il 1 \itrj~e
comme
'jl voul it Il tra\ CI l' 1 partie III 1 C •
��L'ALGUE D'OR
- Oh! murmura-t-elle, dire que j'ai toujours
ignoré ce mécanisme secret!
- D'autres ne l'ignoraient point, mademoiselle,
vous pou\'ez cn être sûre! Pour peu que vous ayez
confié, un jour, ce meuble à Ly-Chang, il aura su
le découvrir.
- Vou éveillez en moi un souvenir, monsieur. ..
Pendant que cet homme était ici, Pan-Koua brisa
maladroitement une dent de l'éléphant de droite.
Je vidai la vitrine et enlevai les battants de leun;
gonds pour q~e
Ly-Chang pût emporter le meuble
aans son atelIer ...
- Et, sans doute, ce Chinois emboché s'amusa
beaucoup de ~os
i~utles
précautions! gr?lUmela
M. Le Couëdlc qUI, par un mouvement Inverse
remettait en place le panneau rabattu.
'
Il reprit ensuite son chapeau, ses gants
comme si, l'auscultation achevée, il n'avait plu~
q.u'à ordonner les remèdes nécessaires à la guénson.
- Mademoiselle, je ne puis rester davantage
Permett.ez-moi de rr,endre c~ng-é
de V?us. J'espèr~
vous laI ser ébranlee . .Je n ajouterai qu'un mot
qui fixera nettement le motif de ma vi ite: la
réconciliation que je désire entre vos ncveux et
vou' n'a quc l'honneur pour seul hut. Car ma 61le
n'c t pa clllemcnt inlérc séc dans la <Juestion
mon fil .Michel pourra:t bien l'ctre égalem nt:
Si cc qu,ltre enfants étaicnt ici, ils vou diraient
comm moi, mademoiselle, que le commnndllnt
de Kcrmario ne réclam d vous quc votrc e time ...
D'ac ord ;l\CC a sœur, cl pOlir ylie \Ons nt'
pni iCI pas croire à leur cupidité, il désirerait
m m quevousdi po"ieL.uc\·otrefortuneenfavcllr
d'œuvre h ritahlc ctquc\ollsoffri làlaFrnn (
•J
uis ab OIUlll nt
les lu h Ile pi Ces ÙlI III
cl
t ali ,el 'c t 1 -d SSIIS quc je vous lai
,
madenlOi IIc. n \'Oue: pri.lO t d' x liser le san _
g~n
de m' vi il et la trop ramIe hrièv t ~ li
me proIe
li 'inclin pour hai r la main u'elle lui tcn lait,
lin
t qui 101111 it hcl. et homm pratilue,
la voix IlCtt ,aux y u prolond el crulaleur,
��L'ALGUE D'OR
nement: ils se demandaient quelle était cette
figure d'homme, que, jamais, ils n'avaient rencontrée.
Gildas expliqua en souriant:
- Monsieur est Je père de Mlle Josette.
En même temps, il mdiquait la plage où la jeune
fille, son voile claquant au vent, suivait Je bord de
l'cau.
La large face jaune se dérida;
- Mlle Josette ... oui ... oui.
Et mettant le d~igt
sur ,.Ie r~ban
rouge. qui
décorait la boutonOlère de 1 mgéOleur, le Chmoi
ajouta:
- Un mandarin, le père de Mlle Josette, un
~rand
mandarin! Moi ... lui montrer mon jardin.
- Je n'ai pas le temps! protesta M. Le Couëdic
en souriant.
- Si. .. si. ..
• La grosse main souillée de terre J'entratna par
Je dédnle puéril des allées jusqu'à la pagode de
rocaille, et, là, le força à courber sa haute taille
['our en admirer l'intérieur, surtout le plancher
Jait de lattes, adroitement ajustées, dont il était
trè lier; pui il cueillit un œillet rose, le plus beau
du parterre, pour Il Mademoiselle Jo eUe, bien
bonne ", el, avec force saluls, sourires, paroi cs
vo'ubiles, à lra"ers le bois d~ pins, il accompagna
le vi ileur jusqu'à la polerne.
- Celui- i esl u~ grand ualf, Rensa l'ingénieur
cn dévalant le senller de b falal e. 11 a pu ètre
dupe. Il ne doit pa ètre Com\1liee ! ...
Josette el ~l.rJoa1e,
cnve oppées de manteaux
caoulchoufl{s, nceoururent nu-dcrant de lui, et les
.de la rremière l'interrogèrent
beau. ·ey,. d'al~r
avec anxlélc, ma! ri ne s 11'1 rd ,1 p' s en 'plieations ; il deman 1.1 eul ment:
- P tite, ~on
entirai -lu à te éparer de ta
filleule 1our ,in~t-quare
h ur s?
- Ol!oui.p,]p ,ic'étaitné
]ir'! ... Annaik
"ien irllit coud! r dan ma chambre ...
- A -Ill 1 pi cl marin?
- .Je 1 roi ...
�����r..' t.GUE O'O.B.
��1 1
��1 ua i. ou dit ulemen t: c n ne flut pu \SI
r6\foJtet, miadame il libt âccepte r la douleu r M
es~nt
d'u.Piation! "
'Ce dernter mot l'a fait bondir :
- E
~ier
1 Bxpfitr! Mais je n'âi rieD l expiet.
moi!
Et1 de nouveau, elle a recom menu ses propres
litanies, mère admirable, IÙre sans tache r
Devant l'imposb~
d'ouvr ir ceUe ame l la
lumiè e divine nous l'avou quitt6e pour monter
chez ~ran
,une jolie chambre 06 l'on ne voit
que laques blanches et biscuits tendres, pm:m.i des
chatoiements de soie rose et des fri8lODS de deDteUe, la cbambre pr6parM ~ur
les joun heureux,
par un p6re qui De trou • iien d'assez beau pour
iDe.
Venfan t reposait sous la draperie lépre de &el
rideau de brocatelle. Elle 6tait couleur de cire et
si prostr6e que, sans le reUet d6poli de la lampe,
couleur d'auror e, qui pendait du plafond, on edt
pu croire qu'elle avait déjà cess6 de vivre.
upRi d'elle, pleuraDt, inhabile au soins
accrochant tout GüiJIemette, la nourrice. Au pied
du lit,
Tr6m:o "an,
e, rigide les maiu crisp6es t le bois l~u".
ne 0 Dt rie D'entendadt
rien en deho de
pe ·te
qui al it
�X,'ALGl1&
1 ..
o'oa
J'IÏ d" on faire une p~l,e
aus it6t. I.a potite
ribolldo avait re{crœ6Jo y.u et ~spiratQJl
devenait à peine perceftibl«to Qu'Dd j'a; ou fini,
Renée m'a regardée et j ai cOll1pri lJl slgJ\i8catlon
do
r~g
rd: pour quo 1 chète petite
ne
perdit aucune des grâces dernières, elle me dcman.
dtit d'ell,oycr chercher un pretra.
la cballlbro, ct. néiligeant
Sans bruit! j'ai ~ité
d'eo avertir Mille Trélllol'Yan qui, J)robableracnt,
'1 fQt QPpos6e, j' ai 0 pédié un doUlostiquo au
clOJe llJl6.
lA CQU e ost lODguc : dis kilom6tre1 à bicyclotlo
s r Uft cbe iD SUI abri 1 Le SIQOUrs di'lD arri-
""0
v.rait·il
tODlPS
?
Jo sui JOIIlODt6e' J. piqOre IV "t produit son
effet stimulant. on seulement Espérance avilit
1 .,6 1,1 ~aupièrel,
Ul i encore 0110 pll'lait:
Il
foi qu on di tingualt à poine. qui semblait
/lm or do tris loin. comllle si. d~jl partie. et sur
le oi t do dieparaltrl, au tournant d'une route.
elle nous adr. sait Ul'l derllÎer adieu.
- Je uis contente, murmurait-el1e. Maman
t
endue du cioll
pt,. n'6ta,t plus d.bout près du lit.
i
lIUIiDtltDant
Int .. cheminée 01\ Guillemette
l'enfant
plaignait
t aU,un' du 'eu pareo
d'at'oir froid, le coude sur e genou, le (root a.
1
. • 1 conte plaît 10 aam
d.
en
~Dl
qui cWCOll re des chosos iliblea polir
lui ul.
De tomp autre, il hochait la t~e,
il e~uis
..it
ptto dt 1 main gauchi, commo 'il dllClttait
a
u interlocuteur my8t6rieu •
u bout d'un moment, il e le et allant la
(e 6tro, il eoll son front contre le vi
COlftmo
ur cber her un rafralchi !Dent.
La t ~te,
annoncée d ns l' p
midi prie
oi Il d orago, e d6ehalnail; le rbres du parc
QI" ie t ou 1 r fal ; da
1 l'luit on di~
ait IgIl ment leur grande houle ombre.
t rugi
l'lle do la m r rempli it 10 ilenc d
tl
ûto chambre où une jeune VIO allait
s'c!tem r •
'UO
��L'ALGUE n'Olt
Je me tournai du cot~
de Guillemette:
- Savez-vous oà se trouve ce chapelet?
EUe secoua la tete.
on, D1ademolseJle, c'est Monsieur qui le
garde p~cieusmnt
avec toutes les reliques de
notre pauvre jeune dame.
Je revins vers le lit.
li
- Votre père rentrera bientôt, Esp~rance.
cherchera ce que TOWl demal1det ...
Les yeux qui s'6teignaient se ràllumèrent pour
m"unprorer :
- "Tout de suite ... Je le Toudràis tout de suite ...
_ Mti!, ma mignonne, je ne sais pas o~ 1on
serre ce cha~let
1
_ Moi, Je le ais••. dans le secritaire de papa ...
gauche... une petite boite bleue.
Je n'.t ~ les clefs...
PéUt..etre Monsieur le a-t..illal.sées dans son
abiD
ugg6ra la ndurrice. Il a tellement la tete
petd e
aUais t'ofr? Avant tout, ne faut.jl
pas contenter cette ch6rie 1
- Oui. nounou, insista Espérance d'une \'oi%
plu pres ante, vas·y ... nte... he 1
DeS plaque rouge fardaient es Joues les ...
Dans se yeux trop grands qui allaient de l'une l
l'autre, brQlait l'araeur d'un aernier d&ir.
Guillemette n'a pa., hé jté plus longte'm
et
je n ai pas eu le courage de la retenir en lui priant
srrr
d'inasc~to.
Son absence n'a duré que quelques minutes, et
pourtant je l'al trouvée ~ernl.
L'agitation d
l'en'Iftt ne fai ait que croure : ene es ayalt e
souJefer, de rejeter e couverture.
_ Le ch pelet ... Le chapelet de m m ft !...
~",t
it-el1e obstin6D1ent.
bleu 1 malO.
'Enfin, J nourrice reparut, l'~crin
J' 1 bien cru gue je n Je trou erai
hqu -t-elle, II ft It tout .u fond d'un tiroir
•
n meme tem ,elle p~y
It Je ~uc
ur le
rt, tn le 0011 erc:le soule cS, SOn 1 ge t It
l
t1on.
t une bague 1 gro~a.t-en
Je me
romp6e 1n Q co que ,e retourne 1 -ba
r
'C
����160
L'ALGUE D'OR
- OaUleJPtfe s'..t troll!lp6t••• !Ue m'• ..,J'OI1f
l'autre feria.
- Dieu l, voulait ..... 4eute. Et clost l'OV cela
que je n'ai jamais eu 10 eourap • dftrUi. . . .te
preue de ma faute. AJa 1 je suis QD ~
•••
J'ai _riti mon sorti
n pleurait. Je ne pus, à mon tour, retenir mes
larmes. C'6tait si àkhirant de yoir dans cette
agonie de mi~re
et de dOllleur, cet homme que
tOId enyiaieut dans le pays, que la (ortune aftit
combli de ses dons.
Soudain, un faible mUl'lQure nous rappela Ters
leUt : Espérance avait rouTert let yeux, et si granda
qu'eUe semblait vouloir y faire teDit le monde au-
quel ne la retenait plus qu'un fil léger.
- Papa, haleta-t-ellel la main sur le &ont
ponch6 yerl elle, il faudra rip...... tout 1
Qu'ayait-elle :compris? Peu de chose, proba~
ment, des mots sans suite, mais les mourants 0Gt
des presciences sinyuU6res.
- Papa, reprit-elle, la respiration toujou.rs
courte et p....... je YOUS aiderii ... Je serai aTeC
OUI... ousironsl 1'.1ise. •• Vous"~i
Jerez aus pieds du prttre... Bt le grand pardon
cletcendra sur OUI..
On dt dit qae, .,... anace, sa main diaphane
uit ce pDd~.
'eStait-ce pas n., en
.... qui 1. m'riterait par sa pauvre petite le de
8'ràiloe, • piatiOll da crime paternel?
it &0 bf pIlOU, lIJlS oser la ~,
n Ylit pris entre les sieUlles ta petite main
qli l'a it efOèunS d'une b6n6diction et y appuyait
en sanglotant. Sa fille, son ~
i pur
ait coupable d'un action honteuse. On
tait que son cœur se brisait l cette peuH.
Oh! quelle minute, ve 1 Comm.
fait
comprendre la (orce des pri6res ilUlOCelltes pour
racheter 1 Ames tomb6es 1
L'en'" de • le Recteur mit SD.
raccompapait. n eStait encore halet
o
bicyolett. tur la l'OU 6
le
16
en. •
Il
bd flclaJt
i
���������������������������������donne. Iut lOB pagl!s grand formlt, le contenu d e
plulieun aJbuml : L ayette, lin,e rie d'en·
fant., blan chi••olle, repa~.
, e,
ameuble·
ment, exposition d~.
différent. trau o ux
:: :: :: :: :: de dame.
.'..,
~,IODÈLES
GRANDI::t.:R D'EXECUTION
,1
~I'
~
::
~
l 'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES Nt 2
ALPHABETS ET MONOGRAMMES GRANDEUR D'EXÉCUTION
i
~
JJ contient. dan. ses lOB pagel ar'lOd (ormat.lt:. plu.
grand choIx de modèles dt.: Chi"," • pour Draps,
T a ie., Serviette., Nappe., Mouchoir., etc.
~~
L'ALBUM deBRODERIE et OUVRAGES deDAMES N° 3
~
<>
811 tille, brotÎale au plumetis. Lrod, Ile DU pa d.
orod rie Rlcht:h u, bfodl'ri~
d'II Pp ll ,IBon !:lUf tulle,
~
::
.:
,:
:' dentelles en fil. l, <1<,
,
..
..
..
Cbaque Album, 5 franc; franco poste, 5 fi 50, Etlangl'I, 6 fi. 50,
~
~
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N' 4
i ,..,i.. 1.. FABLES DU BON LA FONTAINE
t
l
y
Pd, "l'Alb•• ,310 .. , ; f". • p, ",3 f" 25, f ",,, '"" 3 f" 7 5,
Prj d. l'Album: 6 Ir. r
0
pu 1<, G Cr 50 rlr
I.e, Inq Alhum ,rOut'Iage d
~
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f
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Cet .t1bum COIlt.ent. dans le 108 pag...::, -rand
format. le plui grand choIx de mo1èl 1 ln broJ f'C
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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L'algue d'or
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Coulomb, Jeanne de (1864 -1945)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
191 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 60
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
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Domaine public
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BCU_Bastaire_Stella_60_C92574_1109765
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0 Il
~
li
u
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de LMO(I.."
" p,·t;t
7, Rue Lenu<gnlln
T'ARIS (XIV')
�Les Publications de la Société Anonyme
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Le Mariage de Lord Loveland. par Louis d·ARVERS.
Le Sentier du Bonheur. pAr L. de KERANY.
A Travers les Seigles, par Hél;'ne MATHERS.
18. Trop Petite, par SALVA du BEAI_
19. Mirage ' d'Amour, pif CHAMPOL.
20. Mon Mariage, pat Julie BORIUS.
21. Rêve d'Amour, pftr T . TRILRY.
22. Aimé pour. Lui-Inême, par M.re HEl.YS.
23. Bonsoir MadaIne la Lune,PM Marie THIERY.
24. Veuvage Blanc. par Marie I\nne do BOVET.
25. Illusion Masculine. p.r Je.n de la BRETE.
26. L'lxnposslble Lien, par Jeanne d. COULOMB.
27. CheInin Secret, par Lionel de MOVET.
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JI. Le Médecin de Lochrist, "or SALVA du flt!AL..
32. Lequel l'aÏlnait ? p.r Mary FLORAN.
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34. Un Réveil, par Jean d. 1. BREn:.
35. Trop JoUe, "" Loui. d'ARVERS .
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La Petiote, par T. TRILBY.
Derniers Rameaux, par M. de HARCOET.
Au delà des Monts, par MIlrie THIERY.
L'Idole, par André. VERTIOL.
Chemin Montant, par Antoine ALHIX.
Deux Atnours, par Henri ARDEL.
Odette de LYnll1ille, F.mme de Lettre., par T. TRILBY.
La Ro~he-auxAlgs,
par L. de KERANY.
La Tartane amarrée, par A. VERTIOL.
Intègre, par Pi.rre L. ROHU.
Victimes. par J.an THIERY.
Pardonner, Par Jacque. GRANDCHAMP.
Le Chevalier clairvoyant, por Jeann. d. COULOMB.
Maryla, par Isabellç SANDY.
Le Mauvais ,Amour, par T. TRILBY.
Mirage d'Or, pur Antoine ALHIX.
Les deux Amours d'Agnès, par Claude NISSON.
La Filleule de la Mer, par H. d. COPPEL.
Romanesque, par Mary FLORAN.
La Roman de la vingtième année. par JaCQuei dei GACHONS.
Monette, par Mathilde ALANIC.
Rêve et Réalité, par Marie THIERY.
Le Cœur n'oublie pas, par JacQu •• GRANDCHAMP.
Le roman d'un Vieux Garçon, po, Jean THIERY.
L'Algue d'Or, par Jeanne de COULOMB.
L'Inutile sacrifice, par T. TRILBY.
Le Chaperon, par Loui. d'ARVERS.
Carmen cita, par Mary FLORAN.
La Colline ensoleillée, par Mari. ALBANESI,
Phyllis, par Alic. PUJO.
Choc en retour, par J.on THIERY.
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Kitty Aubrey, par TYNAN.
Le Mal'Ï de Viviane, par Yvonne SCHULTZ,
Le Voile péchiré, par Edmond COZ.
Maria-Sylva, p.r LUGUET.FRICHET.
L'Etoile du Lac, par Andrée VERTIOL.
Les Sources claires, p", Mareuerite d·ESCOLA.
L'Abbaye, par SaI •• du BEAL.
Le Tournant, par Pierre VILLETARD.
Tante Babiole, par Matbilde ALANIC.
Mon Ami le Chauffeur, adapté de ranI/lai. par Loui. d'ARVERS.
De l'Amour et de la Pitié, pa' Jacque. GRANDCHAMP,
La Bollo Hiatoire cie Maguelonne, par Jeanne de COULOMB.
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Le Mariage de Gratienne, par M. de. ARNEU1~
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Les magnolias laissaient tom ber su l' la terre
chaude leurs fleurs lourdes à l'odeur capiteuse; un
poirier du Japon étalait ses branches roses auprès
d'lin çours d'eau en miniature sur lequel !loUaient
des Gygnes assoupis, et, de Ge Jardin des Préhendes," se dégageait aVe'L' ulle intensité presque
\ iolente la ll1agique griserie du renollveau.
Le pri n tem ps es! parfois si préL:oGe dans le
pays de Toul'"ine que cc jour d',1Vril avnit eu 1:1
L:h:tlellr 1111 peu pesanle d'uil soleil d'été et lille
1':ltlllosphère paraissait saturée d'orage tant l'air
était irrespirabk.
Une promeneuse qui traversait le slluure ralentit
instindivement sa man:he e11 passant SUl' le p01l1
rustiqlle. Elle s'attarda ~us
les magnolias, contempla ,d'un n:iJ mélancolique ce réveil de la
natu,re et rellrit son chemin d'un pas égal, imperceptiblement las.
Elle ,wail la tournure jcune, le bu te mince
moulé dans un tailleur dl' dl'ap gris clair; l'omhrelle qu'elle déplaçait par moments lais-,ait
entrevoir une Iluque blonde il demi cachée par 1:1
voilette. Elle s'arrêl:l devant une maison de la
rue de la Cilevnlcrie ct tin: le hOlllon ue cuil're de
i:I son netl e.
Une on!unn:1nce vinl ou,t'il'.
Le 'çolone! e~t l'en t l'l- '?
- Non, madame, pas encore.
- Alors, je lI1onte. Il n'y :l pas ùe leltres'!
,k ne s:lis p:lS, l1a":t~,
je \ ais lll'jnfol'lIlt.!r.
I~t
pc:qd'lllt qlle l'I!ofi1Pll: di"11,11':\iss<lit, b jt'lITH.:
�6
P'\RDO~NE
femm e . 'l"i l'L·jt vrOli scflIhlnhlellH'llf dlCl e lle dall"
cette Jemeure ';I)nlortahlc, J(~ta
son 0111 hl e lle dans
un tube de porcelaine de Chine, 'e Jéganta el
commcnça d'ôter les épingles de son chapeau,
puis el,Ie cnleva le couvre-cheflui-mêmc et l'épaisse
voilette sous laquelle elle semblait étouffer. Un
observatenr eClt alors remarqué que de loin elle
paraissait rlus jeune qu'en réalité. Le visage lin et
régulier était plissé de ndes à peine perœptihles,
le teint insensiblement fané, les cheveux blonds
striés par endroits de fils blancs; évidem:llcnt
celte fell1me approchait à grands pas de la ljllarantaine.
"
Elle montait la premitre marche de l'escalier
lorsqu'un valet de chambre :lpparut, tenùant un
plateau qui contenait deux ou trois lettres.
/'
- Le courrier de Madame la baronne! dit-il
d'une voix légèrement teinte d'emphase.
Mme Fargères prit les lettres, cn examina
brièvement la suscription et son visage s'éclail a
d'une lueur joyeuse qui lui rendit, en un instant,
tout un regain de jeunesse.
- Ma petite; Thérèse! murmura-t·elle, attendrie; et très vite, gravissant les Jel'lliers degrés
de l'escalier, elle entra Jans sa chall1 bre, jeta sa
jaquette sur son lit el ,int près de la fenètre décacheter la missil'e llui portait le timbre anglais.
Elle: lut attentivement les nomhreux fenillets de
papier pelure qui conten:lient les alfectueux (panchemen ts de sa fi lle cadet te.
A la voir ainsi, avec la blouse Je linon end en tellé
qui dessinait son buste mince et sa taille souple,
le soleil dorant ses cheveux épais dont la masse
floue était relevée très haut, ombrageant un profil
aristocratique ct fier, on n'eüt jam<lis supposé que
.la baronne Farr,ères était la 111ère de deux grandes
filles, - Jont l'une mariée déji\ depuis plus d'un
an, - d'un saint.cyrien, puis d'une benjamine sur
le point de passer son brevet.
Mariée à dix-sept ans au lieutenant Fargères,
Odile de Lorc)'se, :\me romanesque ct tendre s'il
en fut, avait c ru, à cc moment-là, "ivre un vrai
roman. Et n'était- Cl: p:1S un peu un conte de fées
1
�PARDUNNER
7
que cette iJylle éclose Juranl une nuit de bal entre
le hrillant officier d\.: dragons cl la ravissante
jeune fille qui faisait ce soir-lil son entrée dans le
monde '!... Lui était le fils d'un maréchal de
France', do!).t le nom restait encore une des
vedettes de notre histoire militaire, elle, la fille
d'un de ces officiers d'élite qui [ont la gloire du
pays; le mariage rapprocha donc, pour ne plus les
désuhir, deux noms fameux dans les annales de
l'armée.
Le lieutenant Fargères était maintenant colonel
d'un régiment de cuirassiers. Le général de Lorcyse avait pris sa retraite depuis trois ans et vivait,
tour à tour, en Anjou et en Bretagne, avec sa dernière fille veuve et sans enfants.
Mme Fargères pensait-elle à son passé? .• Elle
relpt encore la chère lettre,. en regarda la clate.
puis dit entre haut et bas: (( Il Yaura demain vingttrois ans que nous sommes mariés; chère peUte
Thésy! elle a songé à cet anniversaire! »
Et pour la troisième fois, elle revit le passage
qui parlait de cette date:
« Maman chérie,
« Lorsque vous recevrez ma leU re, vous serez
#
tput près de votre anniversaire de mariage. Je
vais penser il vou" et à 111 on cher papa encore bien
davantage, et je demande au bon Dieu de vous
donner encore au moins autant d'années de
bonheur que vous en avez déjà vécues. Il
Ull sourire un peu triste flotta sur les lèvres de
Mme Fat"gères ; elle posa la lettre sur son bureau
et ouvrit la seconde missive sur laquelle une écriture énorme et impérieuse avait tracé quelques
lignes, style télégraphique .
" Daisy Collage,
20
avril.
Chère Maman,
« Pense bien ~I vous - suis toujours heurc~,
- pas le temp~
d'écrire - partons demain pour
Paris el la Bavière
sayono; pas quand revienciron', - Rll'er- '1 père et \ ou, tO\1:;
Hommages
Je l~tOI.
(( l,'ARGÈRES SLlJlun:J' DAn.S ES. "
«(
�,
l'ARJ)(JN'N ER
- Cette Yvon ne ! (jllcl maLi vais ge11re! s'Jupira
la haronne. Quelle dinërel1ce avec Thérb,e !
Et son rrg;1rd <IlIa vers la cheminée, sc poser ~lIr
le porte-photogra phies CI UI renfermait l', m:lge de
ses deux filles alnées.
A Tours, les trois filles du colonel étaient désignées par le surnom flat (eur des Trois Grâces,
leur beauté étant sensationnelle. Yvonne, très
femme de sport, très brillante, de traits re 111<1 rquablement réguliers; Thérèse moins en dehors,
plus froide, plus distinguée et molUS charlllt;USe j
puis Clémentine-Henriette, la petite dernière, qui
promettait d'être aussi jolie que ses sœurs, quoiqu'elle eût encore des jupes demi-longues et ses
cheveux dans le dos .
Courtisée, adulée, consciente cie s~ grLlce de
sirène, Yvonne, malgré un orgueil que sa mère
qualifiait d'insensé, dut se réSIgner à ce qu'elle
appelait « une fin n.
Victor Seurdet n'avait rien qui pùt la tenter,
hormis sa grosse fortune. Issu d'une race de cultivateurs beaucerons, subitement enrichis par
l'expropriation du chemin de fer (sa grand'mère
portait le bonnet de linge), assel. heau garçon,
avec plus de vernis mondain que de réelle éducation, d'une intelligence médiocre, d'une culture
morale quelconque, illl'osa tou t d'abord prétendre
ouvertement à Yvonne Fargère8, dont il connaissait les alliances aristocratiques et les manières
essentiellement raffinées. Pourtant, il s'avisa de
l'ai mer. Cette étoile l'éblouissai t, l'aveuglai t, et
comllle, jusqu'à ce jour, on lui <lvait dit ct répété
« qu'avec de l'argent tout s'achète», il jugea
- dans son bon sens finaud de rusé paysan, déguisé sous l'enveloppe de snoh qu'il prétendait
être - qu'en y mettant le prix, la fille du colonel
Fargères poutTait 5ans c10llte lui appartenir. Il
s'enhardit davantage, fit si bien mousser aux yenx
d'Yvonne ses chasses en Sologne, \lon hotel il
Orléans, son pied-à-terre à Paris, qle,~éduit
par
le', (ol'Il " tn:hllcllallts de ct: 1l01lVe;111 lll:\l'qllis dl'
C : lr3~,J'"
Lt Je IIfJt. ltllc linlt p:H akll1.jr.rlllel, d ln ', Lt
UWlIJ Gp.l
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'> pL,ur 'roI!
\l' , J. \ ~üil
e à ~c
Il
C:VI, lent alliag'" d ' lin (,,]c et
d'ull parchemin. Yvonne, elle-même, nL: s'y était
pas résignée sans révolte, mais elle allait atteindre
sa majonté, elle jugealllrop mesquins les partis qui
se présentaient (se dépitant de ne point vOIr s>oflrir
précisément ceux qu'elle eùt souhaités), ct" faisant
bon marché de la Beauce, du bonnet de la grand'mère et du nom roturier du soupirant, déclara de
son ton hautain ({ qu'elle faisait un mariage
d'amour », alors que chacun savait que c'était
juste le contraire!
Au prime abord, sa famille n'approuva guère ce
mariage, si disproportionné à tant de points de
vue, et Mme Fargères s'y était opposée plus que
son mari. Celui-ci avait coutume de répéter que
ses filles seraient assez jolie:; pour qu'on les épousut sans dot, et qu'il était inutile de faire des économies en ce sens. Avec de tels principes, tout en
menant un train de vie relati\'ement large, les
Fargères grignotaient leur capital. Yvonne le
savait et ne manqua pas Je le (IIre;\ ses parents,
lorsqu'Ils firent de sages objections au sujet du
projet ébauché.
Mme Fargères essaya surtout de convaincre sa
tille.
- Ma pauvre enfant, rçfléchis bien à qlloi tu
t'engages! Vivre toute ta vie aux cotés d'un mari qui
n'aura ni tes idées, III ton éducation, tu souffriras!
- Bah! avec de l'argent, tout se tasse! D'abord
je n'ai pas de dot, je veux me marier, il me faut
un.e e}\.istence luxueuse, el puisque Victor Seurdet
a le moyen de s'offrir la femme que je suis, je
l'éponse!
Son esprit calculateur, qui envisageaIt seulement la question pratique, était la terreur Je sa
1;Ilère, si douce et rêveuse de caractère. Aussi. bissant 1;1 cette lettre qui avait ravivé en elle les
pénibles souvenirs des préliminaires clu mariage
c!'Y\' OIlIH;, Mme Fnrgères ne voulllt plus penser à
celte fille volontaire, casse-coll, bonne au lond,
ans dOl1te, mais dont les manières brusques cho' Illaient sa fragilité, et, rassurée sur son 30rt,
�TO
PARDONNER
puisque apI ès quatorze mois de méll;1gr l'lit' sc
dlsaÎ t encore heureuse, songea de nOllVe;l11.l fh(·sy.
Thésy était secrètement sa préférée. Elle sentait
en cette no.ture sœur de la sienne, trop d'affinités
pour ne pas jouir, en sus de l'orgueil maternel, de
la parité d'ùmes qui les faisait si semhlables l'Lille ~
l'autre. Mais, comme elle voulait se montrer toujours juste, elle serra dans un tiroir les leUres
qu'elle venait de recevoir ct se dirigea \'ers la
chambre voisine de la sienne pour s'informer de
ce que faisait sa benjamine.
Assise devant une table laquée blanc, Clémentrne-Henriette, la tête baissée sur son cahier,
écrivait sans répit, ni distraction.
Au-dessus d'elle, une grande photographie de
son Altesse Impérliale et Royale, la princesse
Na poléon, sa sér'énissime marraine, sem blait
étendre son auguste égide. l"a fi Ilette n'était pas
peu fière de cet Illustre parrainage!
r' Quinze ans auparavant, alors que le commandant Fargères était attaché militaire en Belgique,
la princesse Clémen ti ne a vai t demandé de présenter la nouveau-née aux fonts baptismaux. Elle
tenait à donnE;r;) la fois celte preuye de haut intér!t au brillant oflicier qui représentait la FI"ance
auprès de son royal père et ;) honorer personnellement la longue fidélilé des Fargères à ce Bonaparte dont elle espérait secrètement déjà épouser
le chef de la Maison et du parti impérialiste.
- Clé! J'ai une lettre de tes sœurs, dit
Mme Fargêres en entrant.
Clé releva la fête. Elle promettait d'être ravissante, et sa beauté ne le céderait en rien à celle de
ses s(Curs. Elle repoussa sa chaise, offrit à sa mère
un petit fauteuil bas et vint l'embrasser.
- Thésy revient? demanda-t-elle.
- A la fin du mois. J'en suis bien contente, el
toi aussi, n'est-ce pas, ma chérie '?
\ - Naturellement! dit Clémentine-Henriette de
'sa voix un peu froide. Elle doit avoir assez des
vrul11es de Londres. C'est cependant bien agréable
de vivre ainsi;) l'étranger! J'ai sOllvent envié son
SOrl~
vous savez, maman!
�PARDONNER
..
,
11
- Mais, mon enfant, dès que tes études seront
(inies, lu pourras, si tu le désires, aller chercher
en Angleterre le complément de ta science. C'était
lü le but dcThérèse et je suppose qu'elle l'aalleint!
- Et puis, maman, c'est la mode! Une jeune
fille n'est p:lS accomplie tant qu'elle n'a pas passé
un an ou d.eux dans l'un des plus selects pensionnats de Londres! Lorsque ce sera mon tour ... qui
sait!. .. la vogue sera peut-être au· Japon ou à la
Russie.
Mme Fargères saurit:
- L'amour des voyages sévit partout. Yvonne
m'annonce son départ pour la Bavière.
- Ah! cela ne m'étonne pas d'elle! Vous me
montrerez sa lettre, maman'?
L::t baronne hésita une minute, puis disparut et
revint avec le court billet de sa fille alnée.
Clémentine-Ilenriette le parcourut rapidement.
- Celle Y\'onl1e! dit-elle d'un air admiratif, elle
est unique au monde! Tenez, maman, j'aime beaucou p sa fa~on
de signer. Avec un nom roturier
comme celui de Scurdet, en y ajoutant celui de la
mère de son mari, elle trouve encore le moyen
d'ohtenir un paraphe qui ait grand air!
- Oui, c'est snob COll1me Yvonne clic-même!
- Pourtant, maman, vous signez: LorcyseFeugères.
- Ma mère ct ma grand'mère faisaient ainsi,
Sois bien assurée qui si j'agis comme
mon el)J~L
elles ce n'est point par pose. Je désapprouve
Yvonne dans ces goûts de parade, ' d' « esbrouil'e )J,
dirais-je, ~i j'osais employer ce 11101. Je n'aime pas
les allures prétentieuses de ta SŒllr alné0. Elle a
épollsé un honn ;te hOD1I1,e, sans particule, eh
hien! en acceptant ce nom roturier, elle eût dû
aller jl1sgll'au bout du sacrifice qu'elle croyait faire
et porter bravement cc nom. On ne doit pas rougir
d'un nom honorable, pa~
plus que du mLlri qu' \'ous
l'a donné, el j'avoue ne point comprendre chez
Yvonne cette solle p:\rodie d'une àlliance aristocratique.
Mme Fargères achtwa cc" mot:; avec un ~t.
,-l'animation.
�l:.l
l'AJWON'\/ER
Clé n'éUlit p~IS
convaincue. A ses yeux, Yvonne
incarnait I,t perrectiull raite fcmme, el, uir atta<Iul'r ~Iins
~on
idole lJ. fil sc dresser C011lllle un
petit l:Oq.
- Enlin, maman, vous critiquez toujour' Illon
ainée, vous, si indulgente pour Thés)'.
- Je ne fais pas de comparaison, ma chérie, et
je ne veux nullement contester les qualités très
évidentes d'Yvonne. Toutefois tu me permettras
bien de déplorer en ma fi Ile cet orgueil, celle
, vanité, qui n'ont pas leur raison' d'ètre. Je sais que
tll as une pnSférence marquée pour y,'onnej je
l'avoue qu'entre]os deux. j'aimerais mieux que tu
prisses Thérèse COl11l11e exelll pic.
.
Clémentine-Ilenriette fitllne petitilloue:
- Je chéris tendre men t Thés)', maman, mais
je m',lrrange mieux n"ec Y,·nnnl'.
- I\lors, imite-la Juns ses qualités ct non pas
dans Sl~
e\ccntricités! 1
- Oh! d'abord, je Ile ferai jamais une 1lé~a
liancc! moi L .. la lilleule d'une princesse de sang
rO\'al L.. Il ferait beau voir!
~
Je n'aime' pas ces idées orgueilleuses, mon
enfant! Rappelle-toi qu'ulle femme ne vaut quelque chose que par 1,1 dignité de sa vic, la culture
de son intelligence, cl l'élévation de ses sentiments.
Le reste n'est qu'ulle vainc fumée de gloire qui
pè~e
bien peu dans la balance de nos dcsli nées!
, nus ne SOlllllles ni grandis ni diminllés par notre
naissance, c'est il nOllS de façonncr notrc person- .
l~it6
pour qll'elle ~oit
toujours il la hnutcur de
\' 'ux qlli llOUS ont l,kvancés dnlls l'ex.istence. C'est
,'e qlll l'nit le nplhcllr de notre caste! On oublie
trop les vertus dc,; <lncèlres pOlir nese targuer que
de lellrs titres nohiliaires et l'on croit lill'ils onl
aSSL'Z l'ail pOlir qlle leurs descendants puissenl se
c:roiser les hras en s'abritant derrière les glorieux
s()Il~nir
du passé. Tandis que des gens lj\li n'ont
dnns ICII l' héréd i té aucun :t'ielll célèbre se créent de
leurs propres mains ulle vakurmorale et gravissent
rilpidcIllcllt Ics degrés de l'échelle sociale. Arri\'és
au SOllllllct ils Îlous cil délogent •.. n'cst-cL: p.15 1111
lWU Ilotre faute? .•
�l'AIWUNNER
1
,
l":>
« Ce q lIC jc tc dis là, mo chère peti te, tend à te
l'roll yer qu'il Il e faut mépriser personne, et je ne
tc cache pas que lorsqu'il s'agira de te marier, je
l'référerai bien davantage un homme intelligent,
lin homme de C(cU1~
et d';lctiol1, au premier helI~lre
venu dont le titre seul te séduirait.
- Cependant,momall, VOliS étiez, tout d'abord,
opposée au mariage d'Y vonne ,
- En principe, qüi, parce que je ne jugeais pas
suffisant l'équilibre entre sa grosse fortune et son
manq ue d'éducation premièrc! Je lui reprochais
de n' avoir ni les idées, ni les sentiments, ni les
goù!s de notre famille . Te l'avouerai-je 7... Oui,
car tu es assez grande pour me comprendre, sa
fortune même me paraissait un obstacle. Je craignais que ta sœur ne se mnriLlt exclusivement pour
de l'argent! .
- C'cst d'ailleurs cc qu'clic a fait.
...,.. .J'aime micux espérer qu'elle ::1. ohéi ft un
mohile plus élevé. I l est évident que, pauvre ,
Vidor n'cüt osé prétendre il Yvonne, pourtant,
j'cllsse préféré cela !
- Oh! Illaman, si jc ne redout;lis de paraitre
vous manquer de respect, je dilais quc \DUS êtes
aussi romallesljue que Thés)'!
- El toi, ma chère petite, j'ai peur quc tu ne
sois trop pratique! C'est peut-être très raison,..
n;lhle le réalisme, mais vois-tu, il faut toujours
mettre de l'idéal d~lns
sa vic, et l'idéal, c'est le
Beau, le Vrai, le Bien!
.
«( Allons, a.:he\'<l Mmc Fargères, lravaille encore
pVl1dant <jlll'Iquc-; instants !'I ne l11an(luc pas de
descendre exactemenl l'our Ic diner.
- Papa n'l'st pas rentr0'?
- Non.
-11 est .:ependant hien près de sept heures !
La baronne Ill': répliqua rien . Un douloureux
sourire erra sur ses lè\'res ~()udainCJlet
pülics:
l'Ile quill" sa fille el dc~enit
dans S'Jll pctit salon
pour y recevoir, dès l'arrivée, le mari qu'elle alten.lait de toute l'impntience dc son cœur en émoi ...
�PARDONNER
II
Les minutes se sont succédé; il plusieurs reprises le valet de chambre a risqué un œil discret
pour s'assurer s'il pouvait faire servir le dlner.
Dans les profondeurs de SOI1 ofÎlcille la cuisinière
se lamente sur son rôti qui se dessèche et les
légumes qui se carbonisent... le colonel ne rentre
toujours pas ...
La demie de sept heures sonne, puis les trois
quarts. Clémentine-Henriette descendue auprès de
sa mère donne quelques signes d'énervement, eal'
après le diner elle doit passer dans la maison voisine une soirée d'études en commun avee son amie
Simone de Challanges, la fille d'un chef d'escadron.
Depuis longtemps déjà, Mme Fargères tourne
vers la pendule des yeux anxieux, c'est ù peine si
elle regarde le livre qu'elle tient ü la main.
Enfi n, lasse d'attendre, elle sonne le domesliq lie
et dit un bref:
- Servez!
Le diner ne traine pas. r,vide1l1ll1ent, la pensée
dc la maîtresse de maisoIl est loin d'ici !... Ses
yeu\. bleus sc durcissent un peu ct ses lèvres se
serrent lorsque Clé, cherchaùt un lnotif au retard
de son père, finit par déclarer:
- C'est égal! pour un militaire, papa n'est
guère exad! -Voilà bien deux mois que je ne l'ài
vu :1ITi ver à l'heu re pour le diner !
Celte phrase lombe lourdement dans le silence
obsliné que Mme Fargères garde d'un air contraint. Sa fille lente alors d'opérer une diversion,
parle d'Y \'0I111e, de Thérèse, puis de Jean le
saint-cyrien.
:\vec ctror! sa mère lui donne main1enant 1:1
répliquc: CL' diller semble lui pl!str cOl11me lIlll!
~orvêc!
Aussit6tlt.: dessert sc;rvi, clk ::;e lèvl! a\L'':
�PARDONNER
,
empressement, yisiblemenl soulagée que ce lête-àtète soil terminé.
Clémentine-flenriette ln quitte en lui rapllelant
qu'elle n'aura pas à s'inquiéter de son retour,
puisque le commandant Challanges viendra la
reconduire, et la jeune fille, après un rapide
baiser, sort en COll p de vent.
Mme Fargères a repris sa place habituelle
auprès de la cheminée. A quoi songe-t-elle? Aux
premières années ùe SOI1 mariage, alors que le
brillant et léger Maurice n'était pas le mari volage
qu'elle pressent aujourd'hui? A sa jeunesse, ses
illusions si vite disparues ? .. Pourtant elle a été,
croit-elle, une femme aimante et ùévouée, une
:':ompagne fidèle, une épouse accompl ie, elle sai t
bien que Maurice n'est pas méchant, mais il a un
cœur faible et se laisse facilement entralner. S'il a
rencontré sur sa route un mauvais génie, a-t-il 'été
capable de lui résister? ...
Douloureux points d'interrogution qu'Odilc
lenle vainemen 1 dè creuser sans amertume ...
Soudain, le plancher résonne sous un pas vif,
alerte, un pas ùe conquérant! la porte s'ouYJ'e et
le colonel Fargères fail son entrée.
Grand, brun, mince, invraisemblablement jeune
pour ses cinquante ans, il séduit dès le premier
abord par la clarté de son regard, la distil1l:lion
quasi princière de ses manières et le charme irrésistiblc qui se dégage de toule sa personne. Il sait
que les années on t pu passer san rien lui enlever
de son prestige, et cette intime conviction lui est
unc for<.:e de plus! D'alleur:>, comme J'a cban,é le
poète: 011 a tOlljOIl1'S 1J illgt "1115 el! quelque coill dlf
cœur et, pour sa part, le baron Fargères se sent
une Ume de sous-lieutei1ant!
11 s'approche de sa femme, lui bais<1nt galamment les deux mains, par une courtoise habitude
dont il ne s'est jamais départi:
- Toutes mes excuses, ma chère Odile! Je SUIS
110nteusemcnt 'en retard, mais nous avons cu au
cercle, avec le directeur de l'infanterie, une <.;,-'nférence mouvementée el cela n'en finissait pa~\
...
li s'arrète, LIll pel! trollblé par les yeux limpldc '.
�Pi\RDONN.P:R
que sa femme fixe S UI' lui, et qUI parJi
s ~el(
~ i 1>1('11
signifier: « Pourquoi vous donner (ant de peine à
chercher de hons prétextes, que, d'a vance, je sai.,;
être faux ... )) et il change ilussiôt de' sni et .
D'une gaieté pl us fein te que réelle, il plaisnn te:
- J'espère que, malgré ce contretemps, vous
n'avez pas absorbé les mets qui m'étaient destinés:;' ... V~l1s-je
encore trouver à dîner! '
- Je suppose qu'il reste de quoi vous réconforter, dit Odile d'un air froid, et. elle étend la
main pour sonner le domestique .
.-,; Alors je vous quitte; à tout à l'heure, ma
chère.
Et pendant que son mari disparaissait du côté
de la ~ale
à manger, Mme Fm'gères regagna sa
chambre.
D'un air accablé, elle s'étendit sur sa chaise
longue et ferma les yeux. Elle aurait voulu ne plus
penser, chasser le doute odieux qui, depuis des
mois, aSSiégeait son esprit, repousser ces SOllpçons absurdes dont la hantise l'obsédai!. .. Pendant ses cruelles insomnies, elle ressassait\ san"
cesse les mêmes idées, elle se tourmentait des
mêmes craintes et pour arriver à quel résultat? ...
Elle se disait: « Je 1fle torture cn vain, pourctuoiredouler celle trahison de Maurice '1 ... Il m'a
aimée, il m'a choisie librement, n'est-il pas le
père de mes enfants, le compagnon de toute 1110n
existence! Il a eu le meilleur de moi-même, ma
jeunes!>e, les, tré~os
de mon cœur et de mon
intelligence; notre vie en com1)lun a eu des nuages,
c'est vrai, mais quelle llnion en est à l'rtbrï? ...
J'ai fermé les yeux sur des légèretés sans conséquence, que j'ai pardonnGes sans que le coupable
s'en accusùt, car j'avais confiance dnns la Ipyauté
de son cœur ... Mais aujourd'hui ... il y a quelque chose de plus sérieux ... C'est ce tourment
inavouê qui l11e mine, qui en que1lllles semaines
m'a vieillie plus qu'en des rtl1l,lées ... Ah! jl: le
cr.tin
~ , Maurice ne m'aime plus d .!-;'il ne m'ail1lt:
plus, ".'est que ... ))
Etl'I.l\'ée soudain du chemin qu'a parcouru 5:1
pcn sét.: ét de cc qu'elle va découvrir ml bout de ce
�17
['J\IW(.lNN EI{
O..! i le se cache 1..1 le le dan;, lc:,
mains:
- Mais non! je deviens folle ... c'est Je b pure
, Il'
. .lnwg-mer....
.
,
M 011 ])'leu ...
, Q na
lcmence.
[liS-le
l,
l/ui m'écbireJ:a ... qui Ille rassurera ...
La porle s'ouvre sous la pression d'une main
ferme et décidée. Le colonel a eu vite expédié SOll
dlner el remonte au près de sa f~l1me.
Il s'assied
sur le bord .de la chaise··longue et veut embrasser
Odile.
D'un geste VIOlent qu'elle n'a pas eu le temps
cie calcufer, elle le repousse, et, d'une voix âpre,
lui jette ces mots:
- Oh! je vous en prie! Ne jouez pas une comé·
die qUI m'est odieuse!
II s'e~t
levé brusquement) les yeux étincelants,
les narines frémissantes, tout prêt à là' ri poste.
Puis, il se contient el dit avec unè douceur
,tfrectée :
- Vous êtes singulièrement nerveuse depn is
quelq ue temps, Odile ~ cet te irritabilité n'est pas
normale, VOliS devriez consulter!
])éjil radoucie ct un peu honteuse de cette sortie, si çontraire à ses habitudes cI'angélique
patience, elle murmure li VOIX basse, le regardant
de ses yeux pathétiques qui laissent passer en ce
moment l'appel desesperé de son cœur meurtri:
- Maurice ... mon mal n'est pas de ceux qu'un
médecin peut guérir. ..
Il détourne la tète, ennuyé, gèné, mécontent
cI'elle et de lui-même ... Un grand silence sc fait. ..
Odile se met à pleurer .. .
Le colonel esquisse deux pas vcrs la porte:
- Oh! ma chère, je vous en sllJ)plie, pas de
sc;ènes! J'ai horreur des tragédies et ùes larmes,
plus ylle de tout! Vous vous faites à 1110n sujet je
ne sais quelles iùées absurdes, V')US VOLIS l1one~.
la lêle avec d'inconcevables blileves6es, c'est
a~; S OJlant,
~I 1,1 fin! .le vous serai rcconnaissant,
Ulle autre fois, de m'épargner Lill semblable
1 e, ILlÎ>! 11111 C,
~pectal
!
Et trt:s irrité, Maurice Ual'g~es
('I,amhre en c:laq1l1tlt la porle J'Lill
1
~est·
quitta la
rageur.
•
�PARDONNER
La ùalonne était Iel:>lee l:>eule, cl, ,.f' II 'lInr ,dr'l '";
de n'être point troublée dans sa retraite, elle
exhala sa douleur en des larmes sans Jin. Elle
n'était c..:ependant pas de ces irascibles femmes "ni
tyrannisent leur entourage par des scènes fréquentes. Son caractère réservé, plu1ôt timide, lui
• raisait haïr toute manifestation exagérée de sentiment, et, ce soir, en s'emportant contre son
mari, elle avait cédé à je ne sais quelle rancune
irraisonnée.
Déjà elle se reprochait comnle une faute grave
ce manque de patience, si pen en harmonie avec
son habitnelle ligne de conduite, et déjà songenit
aux moyens de réparer'cette faute.
Elle avait défait les épingles d'écaille qui retenaient la lourde torsade de ses cheveux cend rés
et commencé il se coitrer pour la nuit. Elle se
ravisa soudain et tordit négligemment l'opulente
masse ondée qu'elle rattacha très bas sur la nuque.
Elle s'enveloppa d'une robe d'intérieur et descendit l'escalier; on en tendail dans les sous-sols
la rumeur de l'office Oll la valetaille s'agitait avec
des rires ct des éclats de voix.
1
Devant b pertière q lIi caclwi t l'en trée du bureau
de son mari, Mme Fargères hésita une'seconde,
puis se dt:cida il pénétrer dans la pièc..:e sévère,
sobrement tendue de drap de soldat avec des
panoplies d'armes de toutes les époq ues. Assis
dans un grand fauleuil de cuir fauve, le front penché sur une carle d'étal-major, le colonel préparailla manœuvre ùu lendemain.
Le pas d'Odile était si léger, effleurant à peine
la haute laine dn làpis de Bokara, que Maurice ,ne
s'aperçul de sa présence LJue lorsqu'elle fut tout
près de lui.
n.posa sa plume sur l'écritoire d'onyx, dont
l'aigle de bronze au vol déployé semblall le lixer
d'un mystérieux et pénétrant regard. Sa mnin
s'attarda Ull instant sur ses yeux comme s'il ei)!
voulu chasser une obsédante pensée, ct il demanda
d'une voix calme:
- Vous, à cette hellre, mn chère ;llnie! Vue
dési rez-vous donc '(
�/
l'ARDONNER
Odile Fargères s'appuya plus fort contre la
lourde table de chêne couverte de paperasses et
de documents, et sa main fine trembla légèrement tandls que, pour se donner une contenance,
elle saisissait un coupe-pa,pier. Durant un instant
elle agi ta la lame de cristal cerclée de vermet! et
la reposa bient6t, Maurice venait de dire:
- Eb hien? ..
Odile prit alors une résolution subite:
- Maurice... je suis venue vous demander
pardon ...
Le colonel eut l'air de tomber des nues:
- Pardon? tle tluoi donc '1 ..•
- VOllS le savez bien ... Tout à l'heure j'ai été
ridlcule. J'ai obéi à je ne sais quelle sotte idée ...
j'en S lUS sincèrement fàchée, ct je voudrais, mon
cher Maurice, que vous ne m'en tinssiez pas
rancune ...
Elle parlait en hésitant un peu. Maurice 'a
regarda: u,ec ce peignoir trés ample, fait d'une
souple étofTe couleur d'héliotrope, dont le grand
col de dentelle blanche dégageait son cou mince,
ses cEevcux dont la simple coiffure lui seyait particulièrement, elle avait l'air pl us jeune que d'habitude. L'abal-jo-ur de la lampe de trayail, laissant
son visage dans la pénombre, atténuait la fatigue
de ses traits. Et dans cet aveu de la [lllte qu'ellc
aoyait avoir:l sc reprocber elle était si touchante
que Fargères ne put y résister; ill'attlra contre lui
ct la !it asseoir ü son côté, dans le vaste fauteuil
qui était assez large pour leurs,deux sveltesses.
Il couvrit de baisers les cheveux cendrés.
- Chère Colle qUI s'imagine des choses 1. •• Saistu que je devrais être très, très mécontent? ..
- Je suis absurde, je le sais hien, mais que
veux-tu, c'est indépendant de ma volonté ... etquand
t\1 es loin, je me figure q lie tu ne m'aimes plus 1. ..
Elle sc pressa contre lui d'un mouvement
presque désosféré :
- Maurice. dis-moi que tu m'aimes encore l
- Mais oui, ma chérie, tll en cs sùre, pOl1rquoi
Ille le I~lire
répéter? •.
--'- J'ai besoin que tu me le redises cent rois .
�:.!o
PARDONNER
mille fois; je ne trouverai jamais lluC c'est II'0p!",
.Yai tant soif de ton amour, Mauricc; sans lui je
crois que je mourrais de chagrin !. .. I! )' aura
demain "ingl-lrois ans que nous sommes mariés,
mOIl aim6, y as-ln pensç? ...
Lc [rollt du colone l se balTa d'un pli dur 'luc
celle remarque n'eCiI pas dt provoquer.
- C'csl vrai! le l'avais oublié ... Cela Ile llOUS
rajeunit pas, Odile!
- Que m'importe! Nous vieiIJissolls ensemblc,
et si j'étais cerlaine de garder toujours ton amou(,
cela suffirai t à mon bonheu r!
Il l'écarta J'un geste lég:èrement 'impatient : .
- Tu le garderas touJours, ma chère peltte;
maintenant, faisse-moi travailler, veux-tu? ...
Mme Fargères sc leva:
- J'oubliais Je' Ic dire ... j'ai Cil dcs nouvelles
des enfanb, lant(il.
- Ali! et lju'y a-l-il cie neur?
-YvollllectSQ.llmariparlent pour la Bavière;
ils étaienl Cilcore en Sologne, puisllllC la leltre est
datée de Daisy-Cottagc.
- Parlons-ell! une J l'ole d'idée dc ba pl iscr
d'u n nOI1l d'Albion une terre de France, quand on
n'a pas unc goutte de sang anglais dans les veines .
- Quc veux-lu, mon ami,'YV(lllnC trou\e cela
très selec!.
- GranLl bien lui fasse! el clic \<1 visiter les
Prusien~
chez eux'? C'est complC'l! - L'autre'
lettre étail de'? .. interrogca le colonel cn changeant dC,t,on: ,
..
. - De 1ht'l'c::,e; elle 1Il';lnnuIH.:e son arl'lvcc pOlir
la fi Il cl II mois.
- J'en sllis ravi! Elle revient par Calais?
-.Jc Ic suppose.
- Alors, j'irai l'attendrc à P<lris. Chère Thc:s),
notrc maison sera plus gaie lorsqu'elle)' habitera
clélini t i vcment.
Mmc Fargères tourna vers SOIl mari un regard
aimant cl inquiet.
-: C'est \ r'li ljuc dcpllis k: dt'P:ll'I dl,; l~S
tn.>i.,
ailles, le rOlL'\' e~:,(
plus lllOlïll,;! III Ile t cnlIL~;
pUS<.lU 1l0i\~,
Matiricc? .• Jc !:iais tl1~
je Ill: suis
�l'ARDONNEH
21
point d'un caractèrc exubérant ct j'ili craint
parfois, mon allli, Je Ile l'avoir p,l!:i rendu la mai!:ion asscz jo}cuse ...
Le colonel cmbrassa sa fClllme.
- Allons, tIl va!:i retomber encore dan!:i te!:i
idées noire~!
Je t'en prie, Odile, reprends tout ton
repo!:i d'esprit, moi-même ai bC!:ioin d'être calme
a vec cette besogne qui m'allend el dont j'ai déjà
Jix pieds par-de!:isus la tête!
Odile n'insista pas.
- Alors je te quille, Maurice. Bonsoir!
__ Bonsoir, ma chérie, à tout à l'heure.
Et, sans détourner les yeux, le colonel parut
s'absorber à nouveau dans son travail ardu.
lU
Il n'écri\it p:1S longtemps. Repoussant IH.:neusemcnt les pa pcrasses li u i cncombraicn t son
bU'rcau, il se cacha la tête dans !:ie!:i mains ct
demcura immobile. Il songeait:
( Vingt-trois ans -de mariage ... demain cet anniversaire ... et il a fallu (l'l'Odile me le rappelùt. ..
Suis-je donc déjà si loin d'elle en pensée, l\tle j'aie
pu oublier cette date ... Ah! je !:iuis inl~me.
On ne
sc joue pas d'une femme commc je yiens de le
raire de la, mienne .... Elle sc doute de quelque
chose ... clic pressent je nc sais quclle ob~i:urc
trahison ... SI)ll amour JI1èJ1W 1" rlond pills vigilantr· ... ellc a pellr d'unc attaque sournoise contre
son honheur, qu'elle s'",charncr;1 ~l dél'cndrc.
cc .l'en suis sùr : elle il des soupçons ... L'ai-je
convaincue' en faisant minc cie me disculpcr'? .. :
.J'ai joué un rôle odieux qui me fait honte Ü Illoimêmc, mais que pouvais-je lui dire lllwnd clic I,,'a
dCllHlndé : «( Maurice, m'aimes-tu encore'? ... )1
«( TOllt lui :nouer... ou nier ... nier toujours jus'lu'à Ct: 'Ille tout CI:;I'lue .. , Cl'l'tt'S, je vro\":1i~
nc
plus l'ail1ll'l"j il V a s('III('llIl'l\! deux ltcllrl's, jl,;
l'aurais juré ct pourlanl ... Un n'l'st pas lié vainl'-
�22
/
PARDONNER
ment il unc fcmme pendant vingt-trois ans, alors
qu'elle a toujours été unc con~pagle
admirable,
sans lui garder, l'amourmème disparu, unc sincèrc
amitié ... .l'ai été heureux par ellc ... pauvre Odilc!
Je l'ai aimée de toute mon ;)me cl elle me l'a bien
rendu ... Pourquoi faut-il llll':.t cinquante ans, le
cœur ait la faculté -la folie, devrais-je dire - Je
désirer un nOllvel amour ... de s'éprendre de chi~
mères, de reCOlllmencer le l'Oman de la vi ngtièrne
année, q ual1d il s'~t
.donné une première fois ...
quand il a juré une.lllviolable fidélité! ... Ah! pourquoi le cœur vcut-JI battre éperdument lorsqu'on
voudrait tant l'écraser Sous le poids de la raison et
du devoir ! ... »
Et Maurice Fargères, soucieux de chasser la
pénible obsession,. es~ay
de reprendre le thème'
commencé. En v:un son curvimètre s'attardait sur
les petites lignes noires de la carte d'état-major,
en vain il consnllait les livres d'aspecl rélnlfbatir
placésà côté .de lui .... Il lC~,
<.le penser à Odilc:
d'appliquer S~l!1
e~pnl;"t
la JOie du relour de Thé·rèsc, cc rut mutdel Entre la pure imagc de s.a
femme el dc ses enranls, Ulle ombre néfaste venml
de passer 1•••
IV
u On.df'lc~u;It
i'l l'Aimé. ,{10lt naît l'Amour,
de Q~10
Il ~Il
et- dcq:uni il ,heurt. L'Aim é réde SOuvenirs vît d'intel
poncllt que LAmour n~lt
liscnce ct nc meurt tlUC pur l'Oubli, ~)
11/\1'\101'\11 T.tlIJ~
(1./· Iio c/m
l'
il(IlIl';"".)
Marthe Le 'framonlier. rel u.t vin[{t fois ce passage, C0Z:1Jl1C SI clIc v()lI~
li Jal~s
Ic fixcr dans
son esprit ct fcrma son Ilvrc. Elenduc dans lIll
rocking-chair, l,es mai~ls
n.()lIéc~
S01!S la nuqe~
C''!.
une altitude 'lu elle a{[ecllOllnall, parce qu'elle la
savait parliculiè:rc1l1ent flatteuse pour sa heauté,
les )'Cl1"-: fi:\.ts très loin l'ers un dt!s~l1
.dL' pDrte
Itl'~
dt!~
c.trlotls cl Boucher, dIe pal'<tlsS"LJt perdue
Jans son reve.
.
�•
:PARDONNER
d'ell e rég uait le luxc- le plus êctel.-ti'jlle
qu'une .lme J'artI ste pût se plaire à goûter,
Il semblai t qu'on eùt accumulé dans celle vaste
pièce - dénommée encore ({ atelier », bien que
la mort du peintre son hôte habituel j'eût désaffectée - tou tes les jouissances de l'œil et de l'esprit.
Des tableaux signés de l11aitres célèbres, des
soieries précieuses, de vieux: meubles curieux, des
porcelaines de Chine ou du Japon, des tapis de
Tunisie, des armes baroques, des livres splendides, il y avaitde tout et tout foisonnait dans un
apparent désordre qui n'était qu'une compliquée
recherche d'harmonie.
La propriétaire de ces jolies choses était ellemême fort bonne il regarder. Très brune, avec des
bandeaux d'un noir de jcis qui encadraient un
ovale parfait, eUe avait de longs yeux sombres
dont les 'cils formaient comme une petite frange
imperceptiblement frisée. Lorsque ses paupières
s'abaissaient, une ombre bleutée s'étendait sur ses
joues au modelé ferme, au teint uniformément
blanc, dont aucune émotion n'altérait jamais' la
délicate matité. Le nez était recourbé, les traits
réguliers, un peu durs, Je menton impérieux.
Mme Le Tramontier gardait dans toute sa
pureté le type provençal. A quinze ans, les gens
de son village l'appelaient déjà: Marthe [a belle
Arlèse!
Ses parents appartenaient à une vieille race
noble que [a pauvreté avail déchue sans lui rien
ôter de sa dignité premIère. Les de Javon restnient
possesseurs d'un « mas » sans importance, avec
quelques champs d'oliVIers. Ils vivaient sur leur
pelit lrain de ferme, du rapport de leurs vaches,
de Icurs abeilles et de leurs amandiers. Marthe, la
dernière née, avait, comme ses frères et sœurs,
connu la misère décentc qui, sous le benu ciel de
Provence, était toute poétisée. Elle avait seize ans
lorsqu'un four, au sortir de la grand'messe, un
peintre qui s'était arrêté dans ce coin ensoleillé du
pays d'Arles, pour y prel1llre les croquis né"essaires i't ln grande œuvre qu'il méditait, la
Aulol1l
•
�•
PARDONNER
{ f' fll ,ll"q'J J ,' 1 ,'!Ji tkm a nd.l .if' p 'J'"C I" d"v,tIlt ,PIl
..:hevakt. La fd lelle accepta, VOII I( :' 011 pnrtl ,1I1 »
t'amusait; elle ne se' douta guhe que ,celui qui
reproùUlsait avec une telle mallrise sa ravissante
image était une des céléhrités de l'école moderne,
Elle était insouciante, peu ambitieuse et déjà un
brin coquette, Si elle avait pensé se marier, c'était
avec quelque beau,Wls d~
son village et sClreme nt
point avec cct artiste delà mùr clont un bout de
ruban rouge ornait la boutonnière.
Une fois son tableau terminé, le peintre partit.
Trois mois après, les de Javon reçurent une élégante ret'ue illustrée, - eux qui ne lisaient Jamais
un journal! - e\ ;'Irent par~ni
les reproductions
de tableaux exposes aux Artistes français le por,trail de Marthe avec la mention suivante: 1< Sortie
de la messe en Provence, Jacques Le Tramontier.
Ce 1ableau a oblenula médaille d'honneur. )'
Marthe exultait,! A 111 si sa petite personne avait
été exposée à Pans! Des centaines el des centaines
d'inconn us s'étaient arrêtés devant elle! Elle se
sentail COll1me grandie el tout importante!
Sor, émoi, son plaiSir, durèrent huit jours. Au
bout cie ce temps, la nouveauté ùe la chose
s'émoussant, elle ne pensa plus guère à Jacques
Le Tramonlier e~ tOIl1!)~
des l,lues en le voyant
de\'ant elle, un sOir de Judlet, ou elle l'amenait des
champs sa chèvre Bianca.
Que venait faire l'artiste"?
Cet homme extraordinaire ne devait pas agir
comme toulle monde! Il entra dans le mas des de
Javon et il y eul grand conciliabule au sortir
duquel on ap~l
Marthe pour lUI ~aire
part de
l'événemen l gUI bouleversait ses vieux parents
jusqu'aux larmes. M. Le Trqmontier voulait
l'épouser!
"
,
,
,
Elle demeura cl abord lIlct'edule, pUIS le pell1trc
lui parla, De sa voix basse et cont~1Ue,
il lui rit
froidement les plus chaudes protestatlolls d'amou r.
li lui dit que depuis des Illoi s cntiers il rêvai!
cl'! Ile S,1115 pouvoir clracer son, .,IHI\'c!li1: ct, '111';\
v()ul" 1",< rc'oll' !,u <.!l'lIt ',cnu,I;1
tout prix, il a~:1il
chercher, cal' II ne dflut:lIt \1 ;1-; q<1 elle ne 1 ;(wc~lt
•
�PARDUNJ:.I~
ct ill'emmèner;1Ît à I\lI'is d\1I10nl, pllis en Egypte,
;llIX lnJes, vcrs les pal''' f<lhllieux où son caprice
l'entrainerait. A deux, ils I1lc:neraÎent ce Jélicieux
\'agahondage J'une vic erranle; elle connaltrait
le ' si tes les plus célèhres ct le" coi ilS les mieux
cachés, elle ne le quitterait pas, elle serait sa reine,
li reine qu'en secret il adorai t clepuis des mois!. ..
Marthe ne croyait pas que la p<lssion pût transfigurer un h0111me comme Jacgues l'était à ce
moment. Ainsi elle a\'<l lt inspiré ce grand amourl
Ce peintre renommé qui avait couru le monde et
paraissait si blasé oubliait tout autre horizon
,devant l'espoir de la conquérir! ...
La jeune fille fut grisée de celte aventure sentimentale qui ressemblait aux contes cie fées des
tem 1's an tique~!
La'perspective dorée de la richesse
de Jacques, sa célébrité l'ébloLürent ct, d'un geste
décidé, elle laissa le peintre emprisonner sa main
dans la sienne .
. Un mois après, elle était sa femme et ils partaient pour un interminable voyage aux Pays
Scandinaves.
Que d'années s'étaient écoulées depuis ce jour!
Et poul'tant c'était court ct long à la fois! Cc soir1;1, en rèvant dans la demi-obscurité' de l'atelier,
comme elle le faisait sOll\'ent, Marthe établissait le
hilan de ce que lui aV<lient apporté quatorze
années d'lInion.
l~es
premiers 1l0i~
de son mari<pc curent l'en·
chantement d'Ull songe exquis. l;;lIe se croyait
;lil1léc, sa nature intelligente, sous une apparence
Ull PC\! frllste, s'é"eilhut an contact de l'homme
ultra-raffiné qu'était Jacques Le Tramontier. Elle
l'a imait cIe toutes le ' forces de son amc ardente,
ct elle l'aima ju~ql'a
jour où elle s'aperçut que ce
qu'elle avait pris pour de l'amour n'était lju'un
emballemellt d'artiste pour son modèle, Le réveil
fut si crllel qlle, par LIlle implacahle loi du talion
d':lccorJ <I\'e.: SOli cerveau intran::.igeant, elle ceSS,l
aussi t,,!! de l'aimer: cc fut sa Yengeance.
Cepol,d:,nl .la.:que-: 1\'t"I:lit pas aussi coupable
LJU't11l tHt rll le ' .lIP")
~: l!r . li ;.lIait c;ru 'J'<Splt'uJrc
ré t.; ll.:lrlel1l Je Nblï lit! , il ~:tail
li IIll1pt!.. l\!on
�.PARDONNER
Dieu celaalTiv c challue i()ur~
... ct , avec une forte
" lJp.~ie
apparcnle, q IIi élai 1 ::.urlou t
• dose' de phj.lo
une égoïste Insollcla nce, JaC(lllCS se passa d'amour
dans la vie!
Marthe n'avait jamais pardonné à son mari cc
êlu'elle appelait sa trahison. Elle lui en tint longtemps rallCU ne; 5a mort même, 5urvenant après
quatorze années d'exjst~nc
en commun, n'avait
pas apaisé son ressenllment. Ce lui était une
revanche de se poser en victul1e, de dire en parIant de Jacq lies:
- Il m'a rendue si malheureuse!
Sincèrement, e}le se croyait très éprouvée et elle
jugeait son man .av~c
une sévérité qui n'avait
d'écrale que sa parllalrté.
Pourtant c'était à lui qu'elle devait d'être ce
gu'el~
.était aujourd'hui. D~
la petite Provençale
à demi Illettréc et paysanne, JI avait fait une femme
d'tine rare culture intelle.ctllelle, capable d'apprécier les Œuvres d'art qu't! chérissait avec passion.
Il avait formé son goüt, Son espnl, son cerveau,
sinon son CŒur, ,et t! faut .avouer qu'il avait cu el,l.
Marthe une éleve admirablement docile. Ses
années de ll).ariage furent de véritables années
d'études, c~r
de ce ma,llre autoritaire qui ne pouvait plus l~
donner d'amour, elle accepta les précieux enselgnemen ls .
-Enfin, ay'1I1t élevé sa rel11l11e à son remarquahle
niveau d 'artiste et de pCllscHr, Jacques Le Tramontier cut encore la chevaleres,(uc "alanterie de
la laisser veuve à tre~l
ans, lui as~rnt
_ par
L1ne dernière gé.l:éroslté -: sa fortune très appréciable, de manlcre que, Jeune cncore, bell e et
riche, elle pût.de nouvCàu convoler.
Tl y avait déJà cleu!, aLl~
de cela et Marthe jouissait toujours de la llbertc rcconqulsc. Pendant la
première année de son veuvage clic voyagea, puis
vint s'installer à Tours, dans un hùtel du boulc- .
vard Béranger que lui avait légué son mari. Le
noir de ses crêpes s'égaya de blanc et de mauve;
clIc recommença de faire quelques visites, reçut
' ; e ~ amie,:, bref ',e plaça ~ bl
, h "du .tliun luLltuclle
de Ioule Jeune veu\e c ii erdwnt àréo rgalliscrsu vit'.
�PARDONNER
Toutefois, elle n'ét:1Î t pas prcsspe. La meurlrisSll[e première dl'ait laissé CIL elle des traces trop
profondes pour qu'elle s'éprît au prime abord d'un
homme que1conqlle. Elle confia un jour il l'une de
ses amies, qu'avant toute chose, elle rechercherait
l'amou r dans son second mariage.
- C'est ce qui m'a le plus manqué, déclarat-elle, j'en ai une soifintensej pour moi ce sera la
question dominante.
Et ce soir, voici que, justement, elle venait de
lire et de relire ce passage concernant l'amour qui
(1 naît de sOUyenil:s, vit d'intelligence, et ne meurt
que par Foubli J) ...
Celui CI u'elle pressentait, lju'elle redoutait de voir
germer en elle, n'était-il pas, au contraire, né
d'in telligence '?,.
Alors qu'elle avait cru à une amitié .toute cérébrale, se disant qU'lIne cordiale sympathie pouvait
tout aussi bien exister entre deux êtres cie sexe
différeut, ell e s'apercevait de Finanité de ce rêve.
Le cerveau l... Ah! oui, certes! Cela avait bien
déhu té par là! Des dissertations à perte de vue sur
Spinoza, Kant, Nietzsche, pour contilluer par la
philosof1hie de Bergson! Des ét~es
d'art sur
Corot, ngres, Detaille ct tutti quanti. Des digressions au sujet de Wagnerolf de Debussy ...
Et à quoi cela J'avait-il menée ? .. A jouer avec
le feu, on sc brüle fatalement. Olt le cerveau peut
demeurer insensible ne résiste pas le cœur.,.
L'amitié désirée, ;\ tort ou;\ raison ne tient pas
longtemps, ct se transforme vite, trop vite, hélas!
en amour ... et l'on reste eH'rayée ùevantle chemin
parcouru...
'
Marthe eut peur de cc qu'clic voyait en ellemême.
L'amour. .. l'amour qu'dIe a\ait désiré, éperdument souhaité, fallait-il Jonc qu'elle le repoussât
alors qu'il s'o1rrait Ù elle dal1~
toute la puissance de
sn séduc!ion !, ..
D'avance, elle se sentait vaincue et murmura,
~ans
forces pour lul1er :
- Je vai s à la dérive!
Il faisait noir en son ftme, elle ne discernait plus
�PARDONNER
:1 ( " lIC' 11\' ulI' Ir. lribl,
,l \ l' le Il- pill ', ~k \ i'lIl'I1Ct,)
Marthe repoussait le seul 111,U) l'Il llui clll pu L!lll1igue~'l
flot b?ndi~al1t
de son coupal~e
amour, ,
Sl elle avait pne, le secours serait venu d'bnl!aul, rapide, a~sLlré,
mais au eonlact d'un mari
inditférent, la fOl de son enfance s'était émoussée
el elle avait désappris de prier. Tant d'inutiles
sciences vainement approfondies, alors que la
seule cap.ab}e ~e
la sauver avait été négligée 1. .•
Elle s'était JOLl.e~
superbement de ces appels à la
mansuétude dlvme, bons tout àu plus pour des
enfants, et au moment d'engaget le combat contre
elle-même, elle se trouvai t sans armes, vouée
d'avance à la défaite!
dJil"llI c nt
uil
Iv \ 1"' li 0111 hl
Id 1I.: ntallon l' d
~ , :'; lt',!;Lji
~ ) l'I
v
Le rapide Calis-P~·,.
qui correspond avec la
malle de [)~Olvres,
arnvail en gare du ~()rd.
11 )'
eut gr<lnd Ira.cas de plaques tournantes évoluant
lourdement, tahu-bollu d'nppels, de sill1cts slridents, 'de porlière;; claquant bruyamment, et le-;
voyageurs desccndi r~nt
de vaitu l'es. C'étaient pOli r
la plupart des Angl~Is
dans le costume: classique:
co III plds de drap verd;ll re, larges caslilleltes
jetés sur l'épaule,
plates, manteaux lmpern~ahcs
pour les hOlllmes; pour les femmes, ùe sévères
costumes t.lllleur on cie longs rn<lntenllX épaiS,
petits chape<1 ux ou « motor ca ps II ùe serge !'oncée.
Une vovagellse, exactement hahillée comme ses
compu!.r nes d'outre-Manch~
et n'cn difl'Crant que
pal' sa bealilé ct son él~<nc:
hors pair.' e\aminait
avidemcnl les personnes ql~1
se pressaient dans le
11:111 j11J\lr y atlendre I~s
arn\'ants.
Elle {:Iai t blonde, Idéalemenl hlonde, dl' cet te
présenl; elle
teinle chaudL; d naturelle si ra~'l;\
avait des trait -; ch;lIïnants, lin teint pl:lri de roses
li de lis - COJilil1e le di~;l
le JloL'le - ('1 des yel1.\.
1,~l(sà
l't!~pr(
' ; s il
Llill' il h 1(li ... dt' dnlil;l·tjl ' d de
�r
\RDONNEH.
vrll"I1It>. 1<:111- (:Idil grande, Illjll\l' et SUl 1 l'èltl{,111lènl
dlstlllgilce d;JlI~
~c,n
::J.:coutrCI11(;nt de passagèl"e:
ample manteau caoutchoulé, chapeau de toile
cirée et voile de gaze. Elle tenait à la main un sac
de cette forme « S _lliaremouth » si chère aux
An~lais
et, de son br8s lihre, se frnyait discrètement, ll1:.1is sÎ1rement, \ln jl8ssage rapide.
Ali premier rang de la foule dense qui attt:ndait
impatiemment se tenait un homme. Sa haute
taille lui permit d'apercevoir plus 16t cel le qu'il
cherchait et il lui fit de la main un petit signe de
reconnaissance. Le colonel Fargères avait retromé
Tbérèse !
II était <:11 civil, très élégant, dans un complet
jaquette ue nuance feuille-morte, guêtré de mastic
·et coiffé d'un haut de forme, car il appartenait il
cette génération d'officiers, qui, de passage à Paris
ou y habitant, adopt'ent le huit rellets après trois
heure,:; de 1':1près-midi.
Enlin, le dernier rang èle houle hUllwille est
franchi. Thérèse est ùans les hras de son père. LI
l'embrasse al'ec fougue, lui répétant les plus
tendres appellations: depuis huit mois, il lùwait
pas vu celle enfant chérie; il est fier de sa beauté,
~leurnx
de la contempler si l'miche, si jolie, il le
lui redit sans se lasser.
Elle s'est emparée de son hras. 11 a l'air si jeune
qu'on le prendrait presque pour le mari de sa fille.
Sa belle prestance, sa mine hautaine, la rosette
qui étoi le sa boutonnière, attirent les regards, et
bien des gens se retournent pour admirer ce couple harmonieux.
En lin c lin d'rei!, le co lbnel a trollvé lin employé
pour charger les malles cie Thérèse; il bèle un taxi
et jette l'a~res
<lU chaufl'cur :
- Hôtel Crillon, Cham[1s-Elysées, dépêchezvous!
« 'l'II doj" l't re rom plie, 111 a pau v rl' ThGsy, ajoll kt-il, ct j'ai hùte que III te rt!poses.
Thérèse sc met li rire, ce qui déeoll\rc. ses dents
éhlouissantes.
VOyOIlS, pa]l:1, je 11t! su is pas (' Il ';ucrc e1 jc
pnssôcle tou jOli rs 1ll:1 Sli pc l'iw. s:udé!.I, lit: t'ai pas
�PARDONNER
enCOle dClllandé de tes !1oU\clk -. P(Jsili, l'l11rnf tu
rajeunis!
- Bien vrOlï?interroge coquetlementle colonel,
intérieurcment ravi de cette apprécl(ltion qu'il sait
être exacte.
- Bien vrai! 11 faut maintenant me parler de
toute la famille . Comment va ma mère chérie?
Une ombre passa SUI' le front de Maurice
Fargères.
- Mon Dieu ... dit-:il en hésitant légèrement,
ta mère est quelquefoIs nerveuse ... agacée ... Je
.crains que penùant ton absencé ellc ne se soit
trouvée un peu seule. Tu lui manquais tanf !
- Pauvre maman! elle ne me disait pas cela
dans ses lettres, j'espère que mon relour va la
Guérir. Et Yvonne?
" - Partie pour la Bavière, comme a dü te l'écrire
Odile. Jean travaille toujours avec acharnement
à Sai~t-Cyr.
N?us ,.le verrons demain, puisque
c'est d l!11anche, " cle)eLlllera et dînera avec nous.
- Ah! tant mieux! j'en suis bien heureuse!
Cher petit frère, déjà un homme!
« Quant à Clé?
- Clémentine-Henriette devient une jeune fille,
de plus en plus jolie. Elle passera son brevet en
juillet.
.
.
- Et réUSSira certainement. Parie-moi de toi,
à présent; ton régiment marche toujours à ton
gré?
- Toujours!
- Travailles-tu autant? J'a.i s~)Uvent
pensé que
tu en faisais trop et que .tu finIraiS par te fatiguer.
POlir la seconde fOIS, le front du co10nel
s'obscLl rcit.
- Tu te trompes, mon enfant, c'est une joie
puur moi, au contraire, et un délassement après
mes heures de manŒuvres, de m'absorber dans
une lecture que j'aime, de traduire une œuvre
nouvelle. Peux-tu lI1'en dissuader, foi qui chéris
l'étllde comme la meilleure distraction!
- C'est vrai! Maintenant que je suis revenlle,
nou 5 pdu rrion s 1rayad 1er enscm hl e ?
- Ce ne serait guère possible, tu sai-; 'Ille je
�PARDONNER
., l
.)
n'ai jamai:, d'heure régulière, et, de plus, j'aime
ma solitude.
- Et Tours est naturellement une ville très
mondaine encore?
- Oui, certes! Ta mère ct moi sommes beaucoup sortis cet hiver.
- Qui a donné des réceptions '!
- Un peu tout le monde: les régililenLs, les
généraux, la société habituelle; des bridges chez
les Vassingues, des thés che7. tes de Challange,
des bals chez les Lornston et les Dalling, dans la
colonie anglaise, enfin les quatre à sept littéraires
de Mme Arvin.
- Toujours célèbre, Mme Arvin! El celle
jolie veuve, son amie, Mme Le Tramontier, qui
révolutionnailtoute la ville, est-elle remariée ? ...
Une rougeur foncée envahit le teint brun de
Maurice Fargères.
,
- Pas encore, dit-il brièvement, puis, hemeux
de saisir au vol cette diversion:
« Descendons, Thésy, nous sommes arrivés.
L'auto stoppait, en effet, devant l'hôtel, et le
colonel conduisit sa fille vers la chambre qu'on
lui avai t réservée à côté de la sienne.
- Si tu n'cs pas fatiguée, ma petite fille, je vais
t'accorder: une heure de répit ct je t'emmènerai
ensuite prendre une tasse de thé, avenue de·
l'Opéra. Cela le va-t-il ?
- Certainly, my dear Daddy!
- Alors, lu me retrouveras en bas, dans le
( smoking room )l, comme tu dirais, olt je vais
aller griller un cigare.
- A tout à l'heure, papa. Embrasse encore La
fill e ! Il Y a si longtemps lju'on ne s'est vu!
EL Thésy, presque aussi grande que son père,
rapprocha ùu sien le doux visage qui appelail la
Cilresse. Le colonel couvri t de baisers les jOlies
fralches de la jeune fille, puis, comme s'il était
pris d'une subilt; émotion, la quilla ,brusq uement.
�l' AIUJONN ~;R
VI
Thérè~e
passa dan~
son cahinet de toilette, et
rétablit en sa personne, la correction (lue le
voyage avait légèrement endommagée.
Elle ouvrit la grande malle recouverte de molesl ine qu'on venait d'~po·ter
et se dépouilla
de son brumeux et bntannlque accoutrement,
pour revêtir le pl.u~
élégant d~s
costumes et se
coiITer du plus panslen des chapeaux.
Lorsq u'elle fu t prète, elle ~'aproch
du balcon,
et, tout en boutonnant ses longs gants de Suède,
regad~
avec intérêt le défilé des voitures et des
passants, dans l'avenue des Champs-Élysées.
Il était environ quatre heures et demie, et ee sOIr
dc fin d'avril avait tO1~
l'enchantement des premières journées de pnntemps. Le soleil ne se
couchait pas enc.ore; ses rayons cloraient l'Arc de
Triomphe, la cIme des arbres aux bourgeons
pleins de sève, et sous sa clarté les vitres des
maisQns reluisaient avec un éclat presque insoutenable.
Et au sortir des brouillards de la Tamise, cette
chaude lumière ?e France paraissait exquise à
Thésy. Elle aimall dav.antage encore sa patrie, si
chère déjà, ellc aimaIt ce Paris léger, brillant,
spirituel, où tout est. plus dou~
qu'ailleurs: l'air
qu'on respIre, la bnse du SOIr, où on se sent
comme décuplé, vivant plusieurs vies à la fois et
jouissant de tout intensément, ce Paris unique au
monde, pays de l'Art, de la Beauté, de l'Intelligence!
.
AlI~si,
Thérèse étaIt-clic heureu se de cette
surprise que lui mén~geait
son père, cinq lours à
Paris, scull: avec lUI, avant de regagner fours.
Elle avait rouI' le colonel une adoration illimitée.
Son all'ection d'enfant l'avait déjà placé sur un
pic.\lest:ll; f.'lIc admirait n1.lilltl'nallt '.1)11 csprit, <;:1
1 ultlllt> inre
l ~cl
le,
1/JILt'~,
cll.:l un tel 1IIImrne
�PARDONNER
nl'rès dC'$ j0111ï1(CS ('J1li~r:-;
d'c:'\erCICeS t'rcillt.lI1h, S'Cil f'crlllaÎ 1 de IOllgues Itt:urcs
dans son hllrcall pour)' travailler pour son propre
t:omple, Elle lui prètalt ~énreusl1
toutes les
vertus, et le considérait - 110n sans raison,
d'ailleurs, car il l'était demeuré jusqu'à ces derniers
temps, - comme un gentilhomme accompli.
Thésy ;'egarda ln petite montre dont le bracelet
d'or enserrait son poignet:
- Cinq heures moins le quart! dit-elle tout haut.
Il est grand temps que je rejoigne mon père!
Elle descendit l'escalier Slll1lptueusement orné
de plantes vertes de cc 'caravansérail ultra-chic,
et après s'être fait indiquer I.e fumoir, alla y
retrouver le colonel. Ce dernier se leva dès qu'elle
:1pparllt, prit son chapeau et sa canne, ct, passant
~'on
hras sons celui de sa fille, lui demanda:
- Veux-tu que nous allions :t pied jusqu';)
l'Opéra?
- 'l'l'ès volontiers, CCL1 Ille dégourdira les
j:nnhes.
Ils Ill.lrchaienl, S,IIlS sc presser, d.lllS 1:1 l'lIV
Royale, devÎs:1nt gaiemellt; c'était un \'rai ChllS,,0croisé de demandes et de réponses, don t ils
s'am US:11e11i tous les deu x.
Soudain, la porte d'une célèbre modiste s'ouvrit,
et UIlC femme en sorti t au ll10men t où les Forgères
passaIent devant le magasin.
- Mme Le Tramontier! fit Thésy pres4ue à
boute l'oix. Il n}y a qu'il Paris qu'on je rencontre
, '1
aInSI,
Le colone l salua d'un geste raiùe el pressa
involontairement le pas .
Elle est toujours belle, déelarn. Thés\', c'e"l
hien la plus seduisante femme que j'aie' jamais
vue!
-Regarde donc, petite, cette auto! Qllel drôla
de 1I1odèle! Ce doit ètre IIne voiture alll0ricaine,
intenompit le colonel.
L'observation manqnait ù':IJre<;~.
Une :llitro
per,>onnc plus informée 'I"e Th~y
l'elit trou YI''':
intelllpestlve; la jellne fille n'cn )1('u"a p:l'> si Imlg.
I-:llt' C<,S';:l dt, p~rlCi'
cid. la I!t'llt- \'CI\\'l' pOlir ',"'l:d';\l'Iilili 'lui,
�31·
PARDONNER
curer de l~ ,()it~re
asse /. in s ignl(ja~?,
([ue son
père voulall q~ elle rem;u:quàl. .U aIllcurs, un
embarras de vOilures [ournll aussitôt au colonel
un sujet facile de changement de conversalion, et
cela dura jusqu'au momcnt où ils s'installèrent
pour prendre leur thé, dans une maison renommée •
de l'avenue de l'Opéra.
Ils dînèrent au restaurant" OUnèrentun peu sur
le boulevard, et rentrèrent assez 1Ot. On remit au
colonel son courrier: il contenait deux lettres
sans importance, puis une broe enveloppe dont la
suscription le fit changer dc ff'gure, ]lla décacheta
avec une hute mêlée de ,craInte. Ce qu'il lut cut
l'air de le l'assurer et de le contrarier très vivemcnt
il la fois. Il tendit à Thésy une cnrte, sur laquelle
étaient tracés ces mots:
( Mme Le Tramontier, disposant, demain soir,
d'une loge à l'Opéra, serait heureuse dJy re.::evoir
le cqlonel Fargères et sa fille. ))
- Nous n'irons pas! déclara précipitamment le
colonel. Jean sera avec nous, et nous le cond uirons plutôt à la, gare Montparn;tsse !
- Comme lu voudras, répondit Thérèse avec
insollcian.ce, et elle sc.rapprocha de son père pOUl
lui souhaiter le bonSOll'.
Le colonel l'embrassa, la retint un momcnt SUI
sa poi trine avec un tendre:
- Bonsoir, mon cher trésor!
Puis la laissa aller.
[1 rentra dans sa chambrc. Un pli sOlll:it:ux et
ùur barrait ses sourcils; il relut le mince l:<lJ'ré de
bristol et le dé.::hira soudain en menus morceaux.
- Elle est rolle! absolulllent t'olle! gronda-t-il
avec emportement. , .
' .
.
Et, ' comme \Jour diSSiper le nOir SOl~CI
q1li l'<;nvahissai t, il a la j llSq u'à sa fenêtre, repoussa les
transparents rideaux de tulllil et appuya son front
brübnt à la fenêtre glacée.
Il se promena ensuite de long en large dans sa
chambre, ct linalement, ne se décida ~ "e mettre
:lU lit que lorsque son chrnnoU1ètre eut 1I1:1J't11l6 1<1
demit apl'l:s minuit,
�PARDONNE.R
35
VII
Thésy venait d'achever sa toilette; elle allait
mettre son chapeau, lorsqu'un coup bref, Irappé à
sa porte, l'arrèta nel. Elle courut ouvrir, et se
trouva en face d'un jeune sûnt-cyrien qUI l'embrassa aussi tôt avec effUSIOn.
- Ma Thésy! Quelle joie de te revoir uepuis
le temps que tu étais loin de nous!
Et Jean Fargères ne tarissait pas de protestations affectueuses.
Il possédait une nature aimante et douce, d'une
sensibilité presque féminine,lI tenait de sa mère
une âme rêveuse, profondément tendre, et avait en
même temps une raison au-dessus de son âge, un
jugement droit et sain. Thésy aimait en lUI celle
conscience scrupuleuse, cc sentiment du devoir,
qui était comme la caractéristique de sa persollnalité. Aussi, ce l'l'ère était-il avec elle bien plus
en communauté d'idées et de goûts qu'avec ses
autres SŒurs.
Jean venait d'entamer un entretien qui promettait c1'ètre intermll1able; le colonel entrant, il
s'interrompIt aussit6t j on eût dit que quelque
chose venait soudamement de se glacer en lui.
Il rectifia la position, presque Învolont,llrcment,
ainsi gu'ille ([lisait devant un supérieur. C'estgue,
pOUf lui, le pèle était oussi le cber, et Jean n'e se
départissait jamais envers' lui d'une correction
toute militaIre,
Le colonel ut un pas vers son fils, lui tendant
la main:
- Bonjour, Jean.
- Bonjour, 1110n père.
Il semhla;\ Thérèse gue les yeux bleus du fils et
les prunelles foncécs du père se croisalenl avec le
froid dl! l'acicr Cl; Ill' l'li t 'lu 'li Il C-d:1 i J': le colonel
cl11l" a',-;;I 'lh~
·, \;
L:L 110: 1 i \ jf ' lu'rI ft.lÏl déj'r. peU
il P,lItiL
�rA1WOl\tNER
'011 surs, ~,i matin! papa?
Si lliatin! il n'est 11<!s l\Jill de di, lcur~!
Qle~c:;
COIlI'SCS à faire! phis je \'\Jl.IS rejuindrai ;\
la messe de nnze heures a la Madelelnr.
.
- Alors i\ bientôt, mon petit pèrc !
- A bienlût, ma chérie, Au revoir, .Jean.
- Au revoir, 1110n père.
Et, COl11l11e heureux de voir le coloncl s'en aller,
le saint-cyrien reprit sa chaise, ct re\'inl s'asseoir
auprès de Thérèse .
Ce fut alors entre eux deux une amicale cOllver.
sation à bàtons rompus. Thérèse interrogeait Jean
sur sa vie ft Saint-Cyr, elle contait les menu:;
Puis, reprcéVénements?e SO!l exi.stence ~nglaiseo
nant rson theme 'm'on, questlonn<l de 'nouveau le
jeune homme <lU sujet de lellr mère,
La même lueur glaciale qui <l\'ait durci les clairs
yeux de Jean reparut; il eut l'<lir de faire un \ iolent elTorl sur lui-mème pour reprcndre sa douceur
h<lbituelle, ~i bien que, déjà efTraYée, pressentant
une mauv:1ise nOl1\'elle, Thérèse Itli demanda tout
inquiète:
•
- Au moins, I11Jl1lan n'est pns souffrante?
Ne Ille cache rien, Jean, j'aime mieux sa\'oir la
yérité!
Jean hésila .. , et reprit d'un ton qu'il affcct:lit d e
rendre dégagé:
- Que Y:1s-lu im~gner
là '? .. 1\011, je nc crois
priS que maman SOit malade .. , Mais ... lu sais ...
elle était bien ~el1
depuis le départ d'Y'onne Cl
le tien ...
- Seule, qlland elle il l1n mari comme papa!
Les lèvres de Jean s~ ~erènl
; on eùl ditlju'il
craignait qu'elles ne laissassent passer q ucllj lie
redoutable secret ...
- Je n'en disconviens pas, ma petite sœl1r,
mais songe donc! Trois enfa~s
~aris
presl~
Ü la
fuis, c'est beaucoup! Maman etait SI hl en hahltuée
ù nous voir tous les quatre autour d'clic.
- Pauvre maman, c'est pourtant vrai! Enfin
je vais aller pnrt;lger sa <;olitllde cl rt!prendre mn
l'I :lce ::,u fnyc.:r .
. .
,
qll e
- Cela me p :1I ';l 11 lout \lld! Jll {o ! .le t a~Slre
�le c( hOllll' " n'etait pas très gai aux Jernièrcs
YaC<lnces. Maman m'a paru un peu fatiguée, je
crains qu'ellc n'ait un commcncement de neur~lS
thénie.
- Oh! tu m'effraies, Jean! Vais-je arriver à
temps!
- J'en suis convaincu, il n'y a rien cie perdu,
ca lme-toi! Dis, ma petite Thés)', - et la voix de
.Jean se fit plus prenante, - soi ne-la bien, notre
chère maman; elle a besoin 'lU9on l'aime, qu'on
l'entoure et la choie! Tu sais quelle nature délicate
et tendre clic possède ... Je me suis demandé
souvent si nous la comprenions absolument!
- Mais, Jean, veux-tu donc insinuer que maman estl11alhcureusc ...
• - Je crois, llli;l petite Tbésy, qu'elle n'est pas
très beureuse. Pardonne-moi de troubler ainsi ta
quiétude, mais tu peux beaucoup sur Je cœur et
l'e~prit
de notre mère, ct je compte sur toi pour
que, grüce ~l ton afTectueusc sollicitude, elle redevienne comme autrefois.
- C'est bizarre, Jean! Maman jouit de tout ce
qui constitue le parfait bonheur sur terre: unc
fa mille unie, un mari idé:11 ...
./ean haussa imperceptiblementlcs épaules:
- Mettons que jè me sois trompé, ma petite
Thérèse. Ne nous plongeons pas plus avant clans
cette ardue psychologie si nous voulons faire un
tOUf sur le boulevard avant la messe. Je suis certain, d'avance, ql1e ta présence à Tours suffira à
remettre beaucoup de choses en place!
Et, sans s'expliquer davantage, Jean se leva
pOlir sortir avec Thérèse.
Toul ce qu'il avait dit à celle dernière était de
l'hébreu .pour ~ I!e.
Elle se dema~i.t
avec angoisse
pourquoI son frc!'c 11 aPJ?rorOnd!Ssél.ll pas plus c lai-'
rement ce mysterc qu Il paraIssaIt connnltre ....
Etait-il donc si terrihle ? .. Thérèse se creusait la
tète pour découvrir ce prohlème. Soudain, clle crut
avoir trouvé! Son père ;l"ail parlé de névrose,
Jean, de nellr:lsthénie ... Cc devait (;lre 1:'\ le point
noir n.!Jouté! Th~<;)
;t\ail cl':1int quc ,:e ne l'Cl!
CliCOfl: plu::; gravI< . Avec la belle confiance de ses
1
�PARDONNER
vingt ans et l'enthousiasme de son cœur filial,
tout dévouement el abnégation, elle se dit:
- Maman guérira! Je me sens assez de force
physique el morale, pour mener à bien la cure
que je vais entreprendre et, s'il plait à Dieu, je
réussirai!
VIII
La vie de famille avait recommencé dans la
maison de la rue de la Chevalerie, semblable en
apparence à ce qu'elle était autrefois, en réalité,
fort différente. Lorsqu'elle revit sa mère, Thérèse
chercha à sonder j'obscure énigme qui faisait d~
la baronne un.e femme agitée, inquiète, l'esprit
absent à certall1s moments, à d'autres, une créature lassée de tout, morne et désemparée. Vraiment, était-il possible. qu'nne cause purement
physique pût, à ce pomt, déprimer Mme Fargèr.es "l ... Thérèse se l~ den;anda longtemps. Elle
Jl1Slsta pour que. sa mere s occupélt davantage de
sa santé, surveilla elle-même l'exécution des
prescriptions clu docteu.r, lui fit observer un
régime dont elle attendaIt un excellent résultat,
puis il vint un jour où elle dut s'avouer vaincue;
c?est alors qu'elle se demanda ce qui pouvait bien
motiver le changement étrange survenu depuis
son d~part
pour l' ~ngletr.
Elle n'y com prenait nen! .Pas un .lDs.tant, ~lIe
ne soupçonna que
son père lût le princIpe dll"ect et voulu, responsabl,: et cou pable de cette transformation. L'affection très vive qu.'el~
ressentait pour sa mère,
J'amitié qui les unIssaIt toutes les deux, les faiS<lnt
bien plus SŒurs l'une et l'<lutre, que mère et
fille, ne portait aucun préjudice à l'adoration
qu'elle avait vouée à son père. Elle le considérait
comme un être d'élite, chérissant en lui ses
défauts aussi bien 'lue ses qualités. Sa nnture
pondérée, calme, UII peu froitk, s'animait au
conta.:! dt:: la nature eSbt::lltieilell1el1t 1'1 illallte t:.l
en dehors du colonel, car ~e n;élait pas un de~
�PARDONNER
39
moindl cs charmes de Ma u ri ce F ~ lI g è l cr.; q ne ce l te
personnalité si spéciale, celle double mentalité
d'homme d'étude et de plaisir à la fois. On eCit dit
qu'après de longues heures d'un labeur assidu, il
ressentait intensément le besoin d'une délente, et
alors il devenait gai, enjoué, spirituel, riant comme
s'il avait eu trente ans de moins, s'amusant de
rien, et paraissant aussi jeune de caractère que
ses enfants.
Cette galté avait le clon de susciter la tristesse
de la baronne. Elle en disslmulait mal son mécontentement et semblait prendre à tâche d'éteindre
toute velléité d'exubérance de son mari. Prise
ainsi entre deux feux, Thérèse souffrait profondément. Jamais, jusqu'à ces derniers jours, elle
n'avait pu s'apercevoir de ces cruels di ssentiments,
de ces infimes coups d'épingle, de ces scènes
brèves mais cruelles, ql1l creusaient chaque jour
davantage un ablme entre les deux époux. Elle
se préoccupait d'a lténuer la sécheresse de certaines phrases de sa mère, cie pallier quelque
brusque sortie de la part du colone!. .. tout cela
réussissait plus ou moins. et cette s ituation
pénible menaçmt plutàt de devoir s'aggraver que
de cesser.
.1'
L'examen de Clémentine-HenrIette apporta en
juin une légère détente. Dès que sa fille obtint son
diplôme, Mme Fm'gères annonça un matin, au
déjeuner, que la chaleur de Touraine, devenant
nuisible à son état de santé, elle projetait de
partir la semaine suivante chez son père. Tous
les ans, la famille se réunissait aux vacances,
dam la propriété que le général de Lorcyse
possédait en Bretagne, aux environs de Rennes.
Mme ~argèes
rat~i
en juillet avec ses enfants,
revenait en aoCtt, i't fours, passer une quinzall1e
avec le colonel, qui rejoignait le reste de sa
famille après les manœuvres, et passait en Bretagne ses trente jours de permission. En somme,
celte année. c'était une avance d'ull mois, le
prétexte était assez plausible pour ne l'oint parallrc
hizarre; le colonel approuva d'un vague:
Vous savel. parfaitemenl ce 'lue vous avez à
�PARDONNER
r,lire, 11);1 c/ll'rc :l llli c , '1IIC 1:1 h .II 'OIlII G ,ll',IJ t' illit
d'lin air élliglllatiqnc.
Lorsqu'elle quitta son père à la gan.:, peu de
jours après, Thérèse l'emhrassa passionnément.
lJe pressentiment de je ne sais quelle catas trophe
elV~hit
sob CŒur à celle minllte d'adieu, et pour
,lpalser la crainte folle qui l'angoissait d'étrange
façon, elle dit:
- Ne tardez pas à nous rejoindre à la Béhin,ière, cher p'a ra, promettez-le! ... Le temps sera
SI long sans vous!
A cette instance, le colonel ne répondit pas et
Thérèse pensa:
« C'est bien ce que je redoutais! Papa ne veut
}las venir en Bretagne L .. » et durant le trajet elle
s'efforça, en vai n, de distraire son esprit en désarroi.
A Pléchàtel, le général de Lorcyse attendait les
v?yageuses avec' l'omnibus, attelé de deux
vIgoureux petits chevaux du Léon, C'était la
gr~lI1ùe
joie des enfants Fargères que de monter
.:es braves bêtes ?u tr<?l rapide, ct s~r.
l~end
: 1t
les vacances, Clementme-LIenlieLle JouaIt à la
chn.telaine-écllyère et accompagnait Jean dans ses
chevauchées tandis que Thérèse, de tempéramenl
plus calme, restait au manoir.
Le général serra tendremenl c1allS ses bras sa
~ile
el ses petites-filles. Il avait encore l'air très
J~une.'
ayanl gardé la maiweur ~légte
de sa
vlngtJeme année. La pratIque quotIdIenne du
cheval con!iervait à ses membres toute leur souplesse; seuls, ses cheveux blancs cl sa moustache
de neige pouvaient mettre exactement un n.ge
sur son ViS:1gC aimable et fin, qui, dès le premier
abord, inspirait la sympathie.
Les bons petits trolteurs fr::mchirent bien vite
la distance de huit kilomètres qui séparait la propriété des Lorcyse de la gare.
La Béhinière étai! Ulle lourde construction,
primitivement Louis XIV, qlle des raccpmmoliages de bric et de broc rendaient de style
imposs;hle à décrire. Elle comprenail de vastes
pièces fraîches, un peu sombres, très agréables
durnnt lJété, s'ouvrant Sllr Ull heau jnnlin i\ ln
�PARDONNER
41
française, plein de roses, la passion du général!
Sur le perron de granit enguirlandé de vigne
vierge, Mme de Sauves, la fille cadette du général,
attendai t les arrivants.
Le deuil cruel qui, quinze ans auparavant,' avait
brisé sa vie, laissait des traces sur sa belle Ggure
douloureuse. Elle ét01it pins vieille que son age
avec des bandeaux sévèrcs, presque blancs, des
traits altérés, qui gardaient seulement une certaine
régularité, à défaut de la fraîcheur primitive, disparue sans relour.
Rigoureusement vêtue de noir, elle paraissait
très grande et très mince.
Mme Fargères se jeta dans les bras de sa sœur:
-Alix!
- Ma petite Odile!
Puis ce fut le tour de Thérèse ct de Clé; enGn,
Mme de Sauves s'enquit des absents:
- Maurice va bien '1
- Très bien, je te remercie, répondit la baronne d'Ull ton sec.
- Et Yvonne, Jean! Toujours heureux de lenr
sort '? ••
Tout en parlant, les deux sœurs étaient entrées
dans l'immense salon meublé de fauteuils et de
canapés, recouverts en reps rouge, qu'Yvonne
déclarait « horribles à crier 11. Le général et sa
fille cadette vivant davantage à Augers avaient
laissé dans la maison de famille « le 'vieux bazar
des ancêtres», comme disait encore i l'révérencieusement Yvonne, elloul ce 'lui avait une valeur
réelle ornait la résidcncc de ville Olt était dcvenu
la propriété de Mme .Fargt~es
au moment de son
mariage,
,
Thérèse aimait sa grande chambre un peu nue,
au plafond bas, aux fenêtres étroites; son ' lit en
b,aleall, son armoire ventrue en poirier ciré, ses
~ïdeaux
en l,oile de Jouy lju'un engouement du
Jour remettaIt précis0ment à la mode. Pour elle,
la Béhinière étaitul1 lieu de ,délices olt l'on jouis~
sail d'un repos impossihle i\ découvrir ailleurs.
Clémelltine-llcnrietle, déFI frivole comme son
aînée, dtclara yue cela manquait de casino! Enfin
�PARDONNE"R
elle compenserait celte ahsence de mondanités par
ses chevauchées dans les cllI'irons et la petite satisraction orgueilleuse de donner à ses amies de
Tours son allI"esse ainsi alléchante:
Che:::, le général comte de Lorcyse,
manoir de la Béhillière.
Cela n'avait-il pas un air autrel11ent archaïque
ct seigneurial que tous les « palaces» ou « splendid-Hôtels» du monde ! ...
Le dIner réullit bientôt toute la maisonnée
autour de la longue table de chène que recouvrait
une nappe de fine toile ajourée. Le soleil couchant
entrait à flots dans la vaste pièce, jetant ses rayons
sur le surtout de faïence de Quimper rempli de
roses, les lourds couverts massifs, un peu bossués,
et la vaisselle aux couleu rs vives.
•
Après le p~tage,
~me
de Sauves regarda ses
nièces en sou na nt et ch t :
- Aimez-vous les' surprises, mes cliéries?
- Comment donc! ma tante! s'exclamèrentelles ensemble.
- Alors, j'ai l'intention_ si touterois cela \'OUS
agrée de vous emmener après-demain à
Lourdes! Le pèlerinage de Rennes va partir;
vous savez que je le suis depuis des :1nnées -::::.
qualité d'infirmière et que je reste là-bas pendant
deux mois. Je ne vous imposerai pas un aussi long
séjour, mais VOLIS pourrez re.venir dans l~ne
qll,inzaine avec mon :Ul1le MadelelOc La Reynie, qUI se
chargera volontiers de VOLIS. Cela VOliS cOllvien t-il?
- Oh! ma petite tantc,.merci 1. .. s'écria spontanément Thés)' cf elle vmt embrasser Mme de
Sauves. Clémentine-Henriette l'imita cl Mme Far~
gères, Ics larmes aux 'yeux, rCt?crcia sa sœur.
Au fond, elle était soulagee de penser ql\'elle
seule avec le général, qu'elle n'aurait
allait r~:-,te
plus I~c:-,oil
de com'p0~er
le calme ct la sérénité dt.
son vIsage, pour dISSImuler à ses filles les tour.
mCllts et J ....s angoisses qu'elle endurait depuis des
mois! ... ,
�PARDONNER
43
Et lorsq ue le surlend ema in, en quittant sa mère,
Thérèse lui donna le baiser d'adieu, disant:
- Maman, que faut-il demander pour vous à la
Vierge de Lourdes?
Mme Fargères, d'une voix sourde, répondit
farouchement:
- La grâce de me faire bientôt mourir 1...
IX
Une chaleur torride avait régné tout le jour, une
de ces chaleurs lourdes où il semble que J'air soit
embrasé, où pas un souffle ne vient faire trembler
la cime des arbres et rafraîchir la température .
. Aussitôt après le diner, les hôtes de la Béhinière,
réduits depuis quinze jours à leur plus simple
exprsio~1,
par suite du départ de trois des leurs,
vinrent all jardin pour y respirer plus librement.
Dans un geste d'affectueuse protection, le général
passa son bras sous celui de sa fille. Ils marchaient
lentement tous les deux dans les larges allées
sablées, entre une dou ble haie cie roses dont
l'odeur grisante chargeait l'air d'effluves capiteux,
presque trop ardents. Pourtant la nature était
calme et comme apaisée. La sym,rhonie verte des
arbres touffus, le murmure du rLIlSSeaU, dont l'eau
claire bruissait au bas du jardin, la paix du crépuscule commençant, tout cela était doux infiniment,
après l'accablante chaleur du jour.
Le général. avisant un banc placé. sous un platane, au détour d'une allée, dit à sa tille:
- Asseyons-nous ici, veux-tu? '
Elle lui obéit machinalltll1 ent, et lui, trouvant
tout naturel de lui parler de son mari, l'interrogea à ce sujet:
- Tu rejoindras Maurice, comme d'habitude,
le mois prochain?
Elle le regarda et il vit alors daris ses yeux
passe r la su prême dél l'esse ... D'une voix qu'elle
lenloit d'alli::rmir elle répondit:
�PARDONNER
-
.1e ne retournerai plus il Tnllrs.
Le génér,ll Cl u 1 avulr
1lI;J1
,:oJ11l'ris :
C'est dou..: Mau ri..:c L[ll i viendra le premier.
- 11 ne viendra pas.
- Voyons, Odile, est-ce que tu plaisantes 1. ..
- Oh! père, implora-t-elle, en aurais-je le courage, sou flrant ce que je sou l'Cre L ..
- Mais enfin, quels sont tes projets '?
- Je resterai toujours près de vous, si vous
voulez me garder!
Et enfin, n'y tenant plus, elle appuya sa pauvre
tête lassée sur l'épaule du général el l'le mit à
sangloter.
.
Lui, essaya vall1ement de la calmer.
Veuf depuis longtemps, il n'avait plus beaucoup l'habitude des pleurs de femme, car Mme de
Sauves lui él'a:gnait la confidence de ses tristesses.
- Odile. Odile! elisait-il, comllle pour apaiser
un enfant, tUl'e~
Ras ~aisonbl!
- Ah ! mon pere! SI vous saViez les tou rments
que j'endure •.. que j'endure, depuis des;l11ois ! Je
n'en puis pins! Celte comédie que je dois jouer
me brise, me mine et me tuera,.. .J'ai lutté autant
que j'ai pu, je me suis leurrée d'illusions, tentant
t vainement de
me bander les yeux pout" ne pas
voi r" J'ai patienté longtemps, espérant 'lue celte
situation atroce prendrait fin, que je pourrais revivre encore d'heureux jours ... mais c'est fi ni, je ne
ferai plus un pas pour reconquérir Maurice, je l'ai
quitté et je laisse la plaee à ... il l'autre !...
Mme Fargères accentua ees del'llières paroles
avec une telle rancune que le général - ayant cru
tout d'abord à un dissentiment passager, presque
puéril - fut convaincu en un instant
la gravité
de l'heure pré,,>ente. . .
.
Il avait eu une vie u11Ie et tranqudle, troublée
très tôt par layerle c1~ s~ fel~m!
ql.'i~eurasn
cèrement, 1l1:1)S celat.:t:llt deJà SI 10111[0111 qu'JI ne
savait pllls b~en
les mots consolateurs ~ Iue
pClil
adresser I1n perc à sa fille en 'larmes. La fdm.: sensitive ~ ; 'élai
lin pe11 (mou ssée en lui el il ignorail
l'art subtil de panser délicatement ces pl:lÎes dt:
l'!\iile, piliS LTllellv s , \11'1111 Ill:! 1 physiqllt:.
-
ue
�PARDONNER
.\u s:,i, voulant S:l'llir Cl' qu'cil d t.'· ollitive Odil e
;I\;lit contre SOLI mari, alla-t-il lOlil droit:.tu bill.
- Voyons, mon enfant, je ne comprends rien ~l
ton affolemen t. Tu formules de vag-ues accusations que tu ne précises pas et je te c1eyines
réellement malheureuse, alors que je te croyais en
possession du bonheur le plu s parfait. Tu as des
griefs contre Maurice; que lui reproches-tu '?
- ',fout!
- C'est beaucoup! Ma petite fille, apaise ta
rancœur et tache de me parler sans haine. Si tu
veux que je t'aide, il faut que je sois au cOÜl'ant de
la situation. Tu t'émeus peut-être d'un nuage passager. ..
Mme Fm'gères e ut un sourire ironique.
- Alors, mon père . si l'OUS appclèz I( nuage
t)assager » ce qui est be l et bien un acheminement
,'er le divorce ...
Le gbnéral su rsauta :
- <2110i! VOliS ('1\ êtes là L ..
Elle reprit d'un ton call1le :
- Ecoutez, papa; voici cinq ou six mois que
Maurice aime ailleurs ... Je l';,ti senti se détacher
graduellement de moi, et chaque jour l'abîme
creusé entre nous se faisait plus profond. J)'abord
ça LI été peu de chose, puis, jour par jou ries
petites mesquineries, les coups d'épingle, les
nuages sont devenus des dissensions, des blessures
et des orages, ;t tel point que, n'y tenant plus, je
s uis partie plus t0t cette année, donnant comme
excuse ft mon entourage le prétexte de ma santé .
Le général tiraillait :-,on épaisse. mOllstache
blD ncbc d'un air IJerplexe :
- Ecou te, O( ile, je ne suis pas grand clerc,'
mais à tn pince j'aurais tenté d'nl'oir une explicalion sérieuse avec mon mari, ayant de tout casser!
- C'est ce que j'ai essayé il) a trois mois, alors
41ue je n'avais encore que des soupçons vagues .
.\bllrice m'a menti pour me rass urer ct je lui en
l' t'u\. presque alitant de L'Clle duper; .; que de S:1
l' ,t1lhc>I1 elJc-llIcmc. J)epuis, ma conviction s'est
l:liIC, j'ai \' lI combien, heure pnr heure, il se délaI! ;lil de moi, J'aur:lis \oulu douler encCJI'C, Cl'
I
�IG
PARDONNER
Alors, lasse de 1,1111 d'ann'ét[lil plu·; po~;Sjhle1"
goisse el de h~I1C,
jl( suis venue vcrs vous! Papa,
je vous en COUJUI e! Ile me repoussez pas, gardezmoi! Si vous ne voulez pas de moi, où irai-je
cacher ma misère!... Père, dites-moi que vous
a vez confiance en moi, que vous me croyez!
Jamais une parole qui ne Jùt l'absolue vérité ne
passa le seuil de mes lèvres; j'ai déjà beaucoup
pardonné à Maurice ... il m'aimait encore et c'était
ma force!. .. Aujourd'hui lou t est brisé, je n'en
puis plus, je suis à bout de patience et je préfère
que tout soit rompu entre nous, puisque 1110n mari
a irahi.sa foi. Le champ est libre désormais, qu'il
su Ive donc son caprice, sa folie! ...
Le g,én~ral
réf!chis~at
longe~1!:
.
- Tu as parle de divorce, Odile, Mau 1'1 ce YOUdrait donc se remarier'?
- J'en suis convaincue.
- Et avec qui?
Les yeux de la ba!'onne se durcirent.
- Oh! avec une 111lellectuelle, ou du moins qui
se Ütlt passer pour telle! La « professional beauty »
de l'rance el de Navarre: la splendide veuve
Mme Le Tramontier!
- La femme du peintre?
- Elle·même.
- Mais enfin, comment cela a-t-il pu arriver!
A quoi songe Mau lice à son âge! 11 est presq ue
grand-père, en som me!
- Ah! mon père, on vous dira que « le cœur a
des raisons que la raison ne connaIt pas ». C'est
sans doute ce qui peut expliquer une telle aberra.tion de la part de Maurice que J'ai connn léger,
volage, mais fidèle quand. 11l,êmc!
« Voyez-voLls, ce 9u~
1.'1 perdu, cc sont ces
fameux l[ualre à sept IIllerall'es de Mme Arvin, la
remme de SOIl meilleur camarade. C'est chez ce
bas-bleu l{ll'il a vu pour la première fois Mme Le
Tramontier et qu'il l'a revue bien des fois del;uis!
Vous me direz qu'au début celte amitié toute cérébrale n'était pas dangereuse ... elle l'est .. leVel111e
assez pour qu'aujourd'hui la paix de mon foyer
soit à jal11ais détruile, el Illon honheur propre,
�PARDONNEI{
17
celui même dc mes enral~,
compromis sans
espoir de relour!
- Odile, réponds-moi franchement: n'as-tu
ricn il le reprocher"?
Odile hésita, puis loyalcment :
- Je crois, mon père, avoir tenu envers Maurice (out ce qU'li élait en droit d'attendre de mon
amour, de ma (idélité ct de mon dévouement.
Quant à dire que j'aie accepté aveuglément,
joyeusement, ma disgrâce, cela non! Mon caractère, ma santé, ~'en
sont ressentis, et Maurice,
après plL~s
de vingt ans de ménage, m'aura connue
sons un Jour (out nouveau, à qUI la fautc! ...
- Alors, mon enfant, il ne peut pas demander
Je divorce: la malière mangue!
- Oh! croyez-l'ous que dcs magistrals complaisants n'invoqueronL pas l'incompatibilité d'humeur?
- Je suis trop peu au courant de celte triste
question pour la discuter. De mon temps, Odile,
le diyorcc n'existait poinl. Chacun prenait sur soi
afin d'alléger le poids de sa cbaine, mais la chaîne
était si solidement rivée, qu'on ne cherchait pas à
la rompre.
- Père! vous paraissez Ille don ner lort! Sachez
que je ne demanderai pas le divorce, mes principes
s'\, opposent abso lument; je Je subirai, ce qui
I/esl pas du tout la même chose.
Le général paraissait réfléchir:
- C'esl jl~eInt
celle soumission passive qui
m'étonne dc toi, ma chère fille. Comment? .. tu
viens de lc dire (out il l'heurc : ton bonheur, celui
clc les enfants, est en jeu et tu ne t'agites pas
dantnlage pour iG 'déf(;ndre'? ..
Elle rougi 1 fni blcmcnl.
•
- Mon père, j'ai toul rnit, ail contraire, pour Je
dl'fendrc; si j'abandonne la lutte c'est ljuc je me
rends compte d,' l'inutilité de lUes errorts! .le u'ai
plus de courage: je VOliS l',li ,1\oué, je suis il hout
dl' lorees! Oh! si je n'avilis aulant aimé Mauric(;,
je l'au rais accablé dc mon mépris, de ma rancune!
.le me fusse s0parée de lui avec des parolcs irréparahles. doutle sanglant alfrol1t l'eùt accablé! Mai::"
�\ Illon père, suis-je donc faible et misérah le, pOUi'
J'aimer quand ll1ème, au point de redoule!" cle lui
flirc de 1,1 peine !... Pourqu oi l'amou r Ile III url-il
p;t~,
ail momen t précis où cesse l'eslimc ? ... Qu\
a-t-il donc au roml de iwtre cœur, il nous autres
femJJ1es, pour qpe la foi cOlljugale subsist e aprè~
tUlIS les assallh L.. J'ai honte de l'avoue r, et pourtant... c'est vl'ai ! père, j'aime encore Mauric e,
malgré sa trahIso n, malgré ses défaill3 nces; je
l'aime de toute mon <lme, et il me semble que je
l'a Illlaai toujour s!
- Alors,. mon enfant, pourqu oi as-tu abandonné ton poste? .. La uésertio tl eSlune làcheté
en tout temps; elle devient un crime à l'heme du
combat !
« Ton douhle caractè re de chrétie nne et de Gill'
de soldat, élevée Jans les sentime nts les plus pl1r~
de religion et d'bonn eur, eCit dt'l te mieux sauvegarder.
<
« Tu invOtjllais la faibless e; e~l-c
ulle e"cllsl-'? ..
Je trouve ail conlrai re, moi, tille c'est accabla nt
pour ton cas! {ru me uisais ne point avoir de torls
envers ton mal"!, sais-tu 4u'it défaut d'antre s grie!;,
il peut imoqu cr le plus grave: abando n du foyer
conjug al, clreflls de le réintég rer! Tu \"aS te jetor
de loi-mêm e dans la gucule du loup, c'est une
impard onnabl e inconsé quence , ma pau \Te Odile! ...
El comme Mme Fargèr es se taisait, cherch ant
en vain à retenir ses larmes ; le général de Lorcys e
continu a:
- Vois-lu , mon enfant, le ne compre nus pas
;":1.\IHl'cbo~e
aux helles tiraùes dcs psvcho logucs
I!lodernes qui hattent le rappcl <1ulour de vns SOIdisant Il crises d'àl11j:!s Il, au mépris des devoirs le::.
plus sacrés et qui proclam ent hien b,1l1t le droit
all bonheu r. Moi, jc ne connaie; quc ma simple
logiqlle de soldat, ignomn te des dé1C~urs
: ce n'est
p,IS à l'hel1rc oli j'aurais su ma patne en hulle il
d'inext ricable s difficultés que j'aurais cessé de la
scrvir, que je Ille senlis enfui, tandis qu'elle <.lIait
hesoin do moi! Le beau mérite de IC'iter à SOI1
poste lorsque tout Ill,lJ'dw urait !... j\'y ;l-t-il pas
plus de granùc ur et de dignité à dell1eu rer le
�l'AIWONt\El{
/iJèle garJien dl.! l'honneur d'uil p:J)'s, d'lin fover,
les mauvais jours sont arrivés! Odile! j'en
;1 ppelle il ta conscience, cette conscience que ta
mère el moi avions formée. au jugcment sain ct
~ùr
que nOlis croyions t'avoir c\onlJ{'! As-tu fait
ton devoir, tout ton de\ oir'?.. Réponds-moi
si nCt:reJl1ent !
Odile baissa 10. tète:
- J'étais aveuglée par mon ressentiment, père!
.Je vous assure ~Iue
je ne voyais plus les choses
telles qlle vous venez de me les dépeindre. Que
n'ai-je eu plus tôt confiance en vous! SI je vous
avais appelé à mon aide, vous fussiez venu à
Tours, vous auriez vu Maurice, peut-être l'eussiezYOllS convaincu de sa folie comme \OUS venez cie
1(' faire de ma méprise, tandi" que malUtenant il
l'st sans doute trop tard!
- .l'espère que non!
- PL'I'e ... il faut encore que je VOliS f;lsse lIll
a\t'II ct cela m'est si 'pénible!
t( Il y;1 six semaines, qlwl1d j'informai Maurice
lk J1Ion intention de le quiller, il 'mc dil : I( Ne
P;llï<.:t, pas ou je ne réponds dc rien ! ... »
- El tu es partie q uane! mème ?
Elle inclina la tête en signe d'affirmation.
- Mais, ll1<l pall\ re enf<lnt, tu as commis lü
une inconcevable imprudence, ne put s'cmpècher
de gronder le général.
.
Elle bal bu tia :
. - J'ét<lis à bout.., et tellement surexcitée, 'Ille
le savais il peine ce que je faisais ...
!YI, de Lorc)'se s'élait lev~ et l11arc!J;lit d'un air
;'li1té :
'
- Voyons, voyons, il est grand temps Je nous
rl'1l1uer si IlOUS 'Voulons aboutir i'I lin résultat
satisfaisant! Il me semble que le mieux seréILt
que tu partisse.., immédiatement pOlir Tours. Tu
l'expliqueras plus i'I ton aise de vive \'oix que pa!.'
lettre, .. Dans ton amou r pour ton mari, tu trou'cras la force de confesser ton erreur, de llli
demander pardon cl de prol'oquor son a\cll .
. Mmc Furgères Ian.;a ù son père lIll regard
l'perdu:
h)r~ql1e
�50
PARDONNER
- Oh 1 père l", je n'en aurai jamais Je courage 1.. , En somme, ce que vous me conseillez là,
c'est de m'abaisser de\ant Maurice ... Tous les
torts sont Je ,son côté, tandis que moi, je ne suis
coupable que J'un manque de patience 1
- Et quand ceJa serait, mon enfant! Ta dignité
n'y perdra rien, sois-en bien persuadée! Il Y a
plus de grandeur à pardonner généreusement, à
l'ai re les premiers pas dans la voie de la réconciliation, qu'à se liger dans une implacable rancune,
Si tu aimes vraiment Maurice, tu tenteras l'impossible pour le reconquérir!
Elle répéta:
- Je n'en ai pas la force 1 Savoir que je cours
probablement au-devant d'un édlCC me briserait
à l'avance, .. Depuis mon départ, Maurice a eu le
temps de m'ou blier. _. (pH'1 accueil me réserver;); IiI ? ... Encore une rois, non, je ne pui::. m'exposer
à la honte d'ètre chassée par lui!
'
- AJo:';" Odile, c'est moi qui partirai puisque
\., manques autant d'énergie! M'autorises-tu ?l,
dire à Ion ma ri que je 'viens cie la part "
- Oui! J11ulïlllll'a-t-elle très bas ,
- Et que tu es prête, lJuoi qu'il puisse t'en
coùter, il. reprendre la vie commune, même si elle
doit encore l'apporter son lot de soucis ,et cIe
peines 7...
Elle hésita l'espace d'une seconde, puis, hra'.eillent :
- .Je suis prèle à tout! jl' reconnais mon OITelir,
père, vous Jirez cela ;l Maurice!
- Soit, 1110n enfant! Prie Dieu, néanmoins,
Cju'il ne soit [1:lS lrop lard! ct tristement, le général
remonla vers le manoir.
�PARDONNER
X
51
1
Devant les piscines ùne foulc pieuse, à b fois
ardente et recueillie, épi3it 3vec un inbssable
intérêt, les allées et venues des malades qu'on amenait à la source miraculeuse. Parmi les infirmières
qui s'empressaient autour de tous ces déshérités
de b vie, Mme de Sanves était la plus dévouée, la
plus active. Chaque année elle s'imposait un stage
de deux mois à J'Hàpital des Sept Douleurs, cons1amment sur b brèche, ne s'accordant que Je strict
repos nécessaire. Elle avait voué aux malheureux
le meilleur de son existence et, en pansant les
plaies les plus répugnantes, en soulageant les
lnfiTmités les plus rebutantes, elle songeait toujours
à celui qu'elle avait tant aimé et qui était mort sur
une terre meurtrière du Rif, loin cie ses soins et
de ses baisers.
Ce deuil crllel qui, à vingt-deux ans, la faisait
veuve inconsolable, n'avait pas altérésonangélique
bonté, et si elle pleurait toujours l'adoré disparu
qui l'avait rendue la plus heureuse des femmes,
elle versait ces larmes en secret, ne voulant pas
attrister son entourage cie ce douloureux spectacle.
Thérèse 1'3imait tendremcnt. Durant ces longue'
journées cie Lourdes, si fatigantes pour sa tante,
elle sc plul i\ lui offrir ses services et elle fut vraiment une petite infirmière modèle, comme si un
impérieux désir de dévouement eüt soudain germé
et grandi en elle!
Au prelllier abonJ, devant tous ces maux de
l'humanité qui semblent - au pied de la Grottes'ptre donné rendez-vous, Cléllwlltine-fJenriette
réprima un haut-le-cœur. Puis peu à peu, l'air
amhiant, les supplic3tions et les prières qui s'élevaient aLLtour d'clle, l'état d'esprit indescriptible
qu'on ne ressent vraiment qU'?L Lourdes, en ce
p:l)'S de miracles, curent raisoll dl.! son indifférence
Iwl,ituclle, (,;t l'Ile suivit, c1HH[uC après-midi, ~\UX
�PARDONNER
l'i scil1l'S, s ;) tanl,' d sa st\;ur, J>aU\îT cllfJ1H ' 111i III'
duutait pas 'lut: le plus terrible des Iléaux allall
s'abattre, un <lU après, sur des têtes si cbères, la
mürir pcécocement, et transformer l'enfant frivole
g u'elle étai t en une fem rtle généreuse et ni Ilante !. ..
Ce jour-là, la série des immersions avait été
particulièrement chargée, cinq grands pèlerinages
ét<;lnt arrivés presque coup sur coup. Sur deux
rangs, le long de la vaste esplanade, s'alignaien l
les malades: le plus grand nombre dans leur l'oiture ou sur un brancard, d'autres étendus sur une
civière ou soutenus par des mains atlenti\'es; I::t
procession du Très Saint-Sacrement sortait de
l'église du Rosaire.
Thérèse conteQ1plait ce spectacle inoutJliable.
L~,
tout près du Gave mugissant, dans cette vallée
sa..:rée par Ulle bienheureuse apparition, au pied
des montagnes i t1en~S,
l~ Dieu sauve~lr
daignait
sortir de son sanctuaIre. h1Ie le voyaIt sous les
rayons ardents de c~
solei l de juillet dont la glorieuse lumière faisait resplendir l'ostensoir d'or
portG entre les mains tremblalltes d'un vieil évêque
missionnaire, martyrisé par le!i Boxers, el échappé
miracllieuserneni à leurs lortures, Le lIoble vil;illard S'tl\:Jnçait ; il élevait l'hostie sainte au-dessus
de ces tète:, ravagées par la sou O'rance, il s'arrètai t
devant chacune de ces, misères, pendant que les '
supplicalions de la toule montaient dans l'air
chargé d'encens el de parfums de rieurs.
- Jésus! ,fils de David, aye" pitié de moi!
- Seigneur, celui que ~ous
aimez est malade,
guérissez-le !
- Seif.'neur, faites que je voie!
- Seigneur, faites que j'entende!
- rés LIS, si \'ous le voule" \ ous pouvez 111('
guérir!
C'ét<lient d'inlassables cris de recommandntioll
1\ la démence divine. ~ne
foi intense sc dégageait
de ":cs ([l'reis pathétIques; les pauvres visa~<.:-;
tUl'lurés s'éclaimien( d'un sourire d'c:xtase, 'lt:..;
lèvres meurtries s'en tr'ouvraient pour 1I1W a..:t iOll dt'
gt'!h;e " ... 1);ll'foj..; 011 entendait lIll cri:
- .le v<lis ! Sl'i!~ner
! Nlerci ! .. ,
:' l'
�" , \~{DON"ER
Ou
S3
1\11 ;llltn' :
- .Je I\w,rclw ! Saintr :1\1('1'1' de I>ICII 1...
Lentement la procession ~:iUvat
son cours, elle
allait arriver devant Mme de Sauves et ses nièces.
Prosternées jusqu'à terre, Thérèse priait; elle
disait tout has :
« Mon Dicu ! je n'ai pas à im plorer de vous cette
pitié pour mon corps, gue réclament ces pauvres
malades. Vous m'avez. donné ce bien précieux de
la sa nté et je, vous en remercie -vu rond' du cœur.
Mais Vous gui voyez tout, Vous savez les pénibles
soucis qui attr:stent ma vie ... Vous voyez combien
je souftre de sentir meschcrs parents en désaccord. Seigneur, écoute'z ma prière, jt ne vous
demande 11:lS une grâce corporelle, mais une guérison cle l'ame, rapprodlcl. l'ull de l'autre mon
père et ma mère, U1~le
si pou r ce mi racle vous
devez prendre mOll bonheur, ma vie, acceptez-moi
en sacrifice, mon Dieu ... mun Dicu <[lit; j'aime et
Lllie je veux servir 1. .. »
Après cette ardente prière ellc se sent plus forte,
plus confiante, il lui sembk LIlle son désir sera
exaucé et elle regarde près d'elle lin couple qui cst
descendu à leur hôtel et prend place chaque jour
ü leur table. Ils ne sont plus très jeunes j cc mat in,
ils ont dit qu'ils venaient célébrer à Lourdes leurs
noces d'argent, mais ils paraissent tant s'aimer!
être si pleinement heureux! ils ont vieilli cote à
côte, dans des tristesses inévitables sans doute,
mais leur umour a fait s'éloigner les nllages qui
assombrissaient leur horizon et ils s'appllient l'un
su r l'au tre, si con lian ts, si unis!
Thérèse, en les voyant, ajoute une phrase à sa
vibrante sllpplication de tout ù l'hellrt; :
- Mon Dieu! faites que mes parents redeviennent semblables à cc couple gui s'aime!
Et le c(('ur apaisé clle se prépare à suivre
Mme de S,llives qui va remonter à l'hôpital des
Sept-Douleurs. Elle voit au bureau dc" constatations UIlC pt.:tite sourde-muette llui maiulcn:lllt
parle et cry tend, nne paralytique qlli marche, llllt:
tuberculeuse pul!nollail\: dOllt on vi('nl ofliçit·\It:ment d~' LH'oela!l1l'r 1'"h!jo!tH' glJéri~<)n
,et (~lI\'
jWIIS,",:
�51
PARDONNER
«( Cc
que je ùemandc à Diru Ile T ui est pas
plus difficile que l'un de ces mil aclcs ! 11 est toutpuissant, je crois en Lui, en sa bonté inGnie. Il
m'exaucera, j'en suis süre, duss6-je payer ce bonheur ùe ma vie entière! l)
XI
- Le colonel Fargères est 'chez lui?
- Oui, monsieur T '
.
Et sur ce dernier mot, le domestique qui vient
ouvrir la porte de la maiSOll des Prébendes hésite
un instant, car, en ce grand vieillard sec, serré
dans lIne redingote dont la boutonnière s'étoile de
rouge, il a reconnu un officier. Son flair ne le
trompe pas et il se-demande quel grade donner au
visiteur.
•
Celui·ci reprend dé sa voix autoritaire:
- Annoncez le général de Lorcyse.
Et, pendan t que le valet de chamhre le fai t
entrer dans le petit salon et part avertir son maître,
il reste debout devant la fenêtre, les yeux fixés sur
le jardin.
C'est un jeudi; la musique du 66 tJ d'infanterie
donne son concert hebdomadaire; le square est
peuplé de femmes, d'ellfants, cie vieillards, qui
Jouissent plus ou moins de l'harmonie, mais' se
prélassent J'un air heureux sur les bancs et les
chaises.
Le général pense:
«( Il y a donc de par le monde des gens insouciants, contents de vivre? des gens qui n'ont ni
le pénihle sOllci qui l'obsèdt!, ni un bonheur si
cher à défendre ;lprement ?... des gens l]ui mènent
tout droit leur petit trantran journalier, ignorant des luttes amères et des disscnssions iutestines !... ))
Le val/'t de cham bre revien t :
- Si monsieur le général veut bien me suivre ...
Deux ou trois pas dans l~
veslibu1e dallé de
�J:>ARDUNNEl{
mosaïques, ULle p0rte qui s'ouvre, puis se referme
derrière le général, et les deux hommes sont en
présence.
Maurice Fargères, un peu pâle, s'est levé brusquement; il serre la main que lui tellel son beaupère, en murmurant, gêné:
•
- Vous allez bien,· mon père?
- Très bien, merci! ré/Jond le général d'un ton
bref, et il s'assied dans e grand fauteuil de son
gendre, devant la lourde table de chêne ,
Maurice Fargères appuie sa haute taille à la cheminée, et, les mains derrière le dos, la tête basse,
les yeux fixés dans le vide, attend que le général
veuille bien expliquer le motif de sa visite.
Il n'attend pas longtem ps! M, de Lorcyse ignore
les détours et a horreur des préliminaires diplomatiques; tout de suite il entre en plein dans son
sujet:
- Vous devinez sans doute, Maurice, ce qui
m'amène ainsi chez vous, Je ne m'attarderai pas à
chercher un ' vain prétexte pour excuser ce qui
peut vous paraltre une intrusion dans votre
domall1e privé. J'!urais voulu être pré'fCilU plus
t6t .4u désaccord qui régnait en votre ménage .,
Odile m'en:>. t;culement parlé avant-hier, et je viens
-- en son nom - vous ' demander quelles sont vos
intentions à son égard.
Le colonel pâlit légèrement:
- Odile vous a-t-elle I( tout» raconté, mon
père?
-- Elle m'a dit ce qu'elle savait. Maurice, soyezen bien persu;,ldé, je nc vien!'! pas VOLIS faire ici une
scène de reproches. Il y a vingt-trois ans passés
que je vous aime comllle mon fils, jc vous ai en
1rès haute estime cf je ne puis croire qU'Ull homme
de votre valeur sombre dans une aventure indigne
de lui!
M. Fargères coml1ençr~
il s'afi.ter : .
.
- Permettcz ... Illon pl:rr. Jal, 11101 allSSI, I1ne
confiance illil11i Lée en \ OIIS, mai s si 1' 011 Jlr'aCUlsl ' ,
j'ai le droit de tJ~e
dNen.clr.e ! Oelile VOLIS aura prohahlt-Jl1l:JlI narre !'!es gncls Cil Sl: Jonnant le bealJ
l'lik· et en m'ac..:abluul 'l
�1')\ RIJONNER
Jo crois, Maurice, qu'elle n'a point exagéré,
mais nl: nous égarons pas ... Voyons, là, entre
hommes, ètes-vo'us sùr Je ne rien avoir à vous
reprocher? Avez-volls été pour votre femme,
l'appui COllst<lnt, l'ami des hons ct cles mauvais
jours'! ne lui avez-volis jamais donné le droit de
cloutel' de votre amour ou de votre fidélité '! ...
Mon cher fi Is, je ne désire pas forcer votre confidence, mais je voudrais vous venir en aide, à Odile
et à vous ... croyez-vous que votre conduite soit
entièrement à J'abri d'un blâme '? ..
Une rougeur foncée envahissait maintenant le
visage du colonel.
- Mon père, je ne puis pas \oUS mentir. Oui,
je me suis égaré hors de la "oie qui m'était tracée,
oui, j'ai été coupabJe, je le reconnais, mais que
voulez-vous que j'y f~\se:
le lllai esl accompli ct
n'est pas réparable.
- Allons, Ile mette!' pas tout au pire. Maurice,
je viclls de la part d'Odile, elle recolnai~
avoir
lllanCjllé de patience Cl d'indulgence envers VallS,
toutefois elle est prète à réparer ses torts et il vous
pardonner.
- .1e regrette, mon père, que vous soyez vcnu
e."près à Tours pour mc dire cela! Odilc voit
qu'elle-mème n'a pas toujours eu raison; malheureusement il est trop tard.
- Comment trop tard?
- Ma èlcmande el1 divqrec est déposée depuis
trois jours au tribunal.
Le général frappa du poing sur ln lable, ct, sc
Icyant, fit quelques pa::; vcrs le colollel. Celui-ci
n'avail piiS bougé, mais déjù ses yeux dcvenaienl
;lgrcssifs ct indiquaient sa r6solution de tenir tèlc
;\ J'aUaq uc .
.
.- Voyons, Maurice, de deux choscs l'unc: ou
vous èles lou, ou vous ètes coupable! COllll11Cnt?
Vous a\'c~,
U~1e
femme qui vous ,1 aimé unilluemcnt, qUI a cté pour vou,s la compagne la plus
dévouée, vous avez dcs enfants que tous vous envient, une carrière hrilbnte, \1n foyer hcureux1.
·el \',llIS ahnml()l1l1CZ tout (;,-Ia, dc g.lleté de ctCur,
pour poursuivre je ne sais Cjucllc dlilll(,re ... .Je
�PAIWON N ER
l,·
n ~ l' è k:
parei le, nu
pable !
voU'· ( · I, ·~
;d()r
~
VI>lI S
\'i·ctillH.: l!'IJl\t ' iliu s iuli · . :Il\ ~
èks cnlll'.lhk, ct 1,1iCJl ';011 -
'
en prie, ne m'accablez
pas
la vérité absolue. Je vou s ai
dit tout à l'heure que je n'étais point innocent de
ce' dont m'acus~it
Odile, mais elle-ll1tl11e a tanl
changé! Mail ménage, ces derniers temps, allait
devenir un enfer. Je n'avais plus le droit de raire
lm pas sans me sentir odieusement espionné . Les
remarques que je hasardais sur les sujets les plus
banaux, le moindre symptôme de gaieté, mes
épanchements, mèllle avec mes enfants, étaient
pris en mauvaise part. .le ne pouvais parler de
personne, sans voir Odile sourire dédaigneusement ou faire çluelque observation aigre. Mon fil s,
déjà, est détaché de moi, probablement parce qu'il
a été mis au courant de bien des choses ... et si
Thérèse ne m'avait tant aimé, Odile l'eût accaparée pour elle seule!
« Sous des dehors doux, Odile est ahsoluc :
« l:-lut ou rien )', c'est sa devi sc. l~I
e sait cependant que la vic d'tfn homme n'est pas toujours
d'accord avec ses principes. Je ne nie pas mes
défaillances, mon égarement même, mais tout
cela serait-il arrivé) si j'avais trouvé à mon foyer
plus de mansuétude et d'i ndulgence ?
- Vous êtes injuste, Maurice, et le ressentiment vous aveugle. Mettez-vous à la place de
votre femme. Croyez-vous que ç'ait été bien
agréable pour elle de vous voir chaque jour vous
détourner d'elle, la leurrer, l'apaiser avec des
mensonges, alors qu'elle vous aimait et n'a jamais
cessé de VOliS ai mer? ... Quan t à ce que vous lui
reprochez au sujet de vos enfants, je me permets
de VOliS dire que, là aussi, vous faites totalement
fansse route . .le connais Odile, mieux que VOIIS
peut-être, mon ami, et je.sais qu'elle a mis ùaliS le
CŒur de ses enbnts un vrai cillte pour leur père.
Jean est assez grand pour s'être aperçu tour seul
de· t'e qui tr:1l1sfOnnall sa mère, au Dain! de la
vieillir précocement, et si voulez) mon'cher Maurice, 'Ille vos <:nfrll1t" YOIlS :Iirnent cr VOliS l'c'i!'ec-
Mail
sans con~itre
père, je
;-'7
VallS
�PARDONNER
tent, il Iclut cummencel Î'ar éllC digne toujuurs
de cet amour et de ce respect.
-Mon père!
-:- Voyons, mon fils,' vous ne consentez pas
à ce que je vous traite en coupable! Quelle
atmosphère d'illusions vous enveloppe donc alors
pour avoir été jusqu'à déposer cette demande en
divorce! Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas '!
Les sourcils du colonel se froncèrent.
- C'est Lout ce qu'il y a de plus sérieux. Si
Od il e avait été raisonnable, je crois que mon
amour pour Mme Le Tramontier se fût borné à
une admiration platonique. J'ai lutté contre moimême plus qu'on ne peut le soupçonner, et puis
ma femme est devenue si maussade, j'ai tan Lsouffert cie ses airs de martyre el d'incomprise, que,
las de me combattre vainement, J'al répondu
enfin il l'a!Tection étrangère qui s'o!lraii à moi
et que. . . et que maintenant jc ne puis plus
reprendre mon cœur ... Marthe Le Tramontier a
ma parole; dès que le divorce sera prononcé, je
l'épouserai!
- Mais, malheureux, 011 ne vous l'accordera
pas ce divorce, si vous le-demandez! Il n'y a pas
de motif suffisant! gronda le général atterré.
- Comptez-vous pour rien qu'Odile soit partie
sans mon consentemef,lt! Elle a fui malgré ma
prière, car je sentais ma faiblesse et je savais
qu'clle présente, un dernier lien entre nous subsisterait encore. (Juatre jours après Son départ,
je lui ai écrit pOUf l ui demander si elle ne voulait
pas revenir, elle ne m'a ras répondu. Je me suis
cru libre désormais, et j ai agi comme tel.
- Mais enfin, Maurice, c'est une aberration
d'esprit sans nom! Cette femme CJue je ne connais
pas - et q LlC je ne veux pas connaltre se joue tle vous! Elle ambitIonne votre titre,
votre si tuation, votre fortune probablement, et
c'est tou t !
- Vous vous trompez, mon père, elle est plus
riche que moi, d'aussi noble nais~ce,
elle m'aime
pour moi-même! Ellc a été 1I1,t1IH.;urense. noS
intelligences, noire espril, 110S cc.eun. Ifibrt:n~
Ù
�PARDONNER
l'unisson, enfin, pour tout dire, je J'aime all s"i el
je lui ai promis de l'épouser!
- C'est inconcevable vraiment! Pourtant,
vous êtes un chrétien, Ull soldat, CJue faites-vous
de la loi divine, que vous ne bravere7. pas impunément, je vous en préviens, et des lois de l'honneur qui vous ordonnent de rester fidèle à la parole donnée?
- Justement, c'est parce que Mme Le Tramontier a ma promesse CJue j'irai jusqu'au bout.
- Et vous appelez cela de i'.h çmneur?
I( OÙ est le pl us sacré des serments? Celui que
vous avez fait devant Dieu, dans la plénitude de
votre jugemen t et la possess ion de vous-même, le
serment que vous dictait votre cœnr et q u'approuvait votre conscience, ou la'parole mensongère et
tra1tresse arrachée dans le désarroi de tout votre
être, alors que vous êtès aveuglé 'par la passion,
el que vous ne savez plus ce que vous faites!
Vous osez nommer cela de l'honneur! Mais c'est
une folie, la pire de toutes! Vous laissez accomplir le plus monstrueux des forfaits, car comment
nommez-vous cette action indIgne, par laquelle
une femme 'lue vous prétendez être honorahle
vole à une autre femme son mari, à des enfants
leur père? Vous appelez cela divorce? Vous donnez une consécration légale à ce cambriolage que
moi j'a ppelle Ull crime et une lacheté! Maurice.,!
encore l1 ne fois, ressaisissez-vous! Il en est temps
encQre, je VOIlS adjure, au nom de tout ce que vous
avez de plus cher ct de plus sacré. Pour Odile, et
en souvenir de l'amour que vous.eütes jadis pour
elle, pour vos enfants, Maurice, reprenez-I'olls!
Que la lumière dessille vos yeux ct vous fasse voir
le droit ehemin! Pourquoi briser à plaisir tant de
liens étroits ct si dOl1x! Vous quittez un bonheur
certain, pour trollver, sans donte, la honte cl le
remords, Maurice, avez-\ous Jéfléchi il. tout cela !..
Le colonel était très pille; nerveusement il
tiraillait sa moustache; un grand silence sc (it, ct
les deux hommes, hostih:s, ~ ; t: mesurèrent du re-
gard.
Puit;, avec eHart, Maurice lllUl'lllU l"l :
�bo
PARUUNNc:H
~ -VOlJ~
VOliS
je
~ IH;1
pl'lIt-ètrc raisoll,
Ill'H1
pèTC,
mais
rn'chcz inutilcmenl. Ma parolc est engagée,
le répète, il cst trop tard.
brusquement, le gl;lléraJ se Ina, prit son
ch~lpea
etsaeanllc, jeta SUl' son genurc Ull regard
où il y a\'"it du lllt:l)ris, de la pitié, et une indicible douleur, ct de sa voix brisée, il dit:
- Je n'ai plus rien ~I faire ici, colonel"adieu!
M. Far;;ères, la voix ~tranglée,
reprit sourdement, en lin lügubre écho:
- Adieu, Illon gént!ral !
Et la pone se referma lourdement, comme pour
dérober al: x: passants le mystère du drame gui ve- '
nait de se passer dans celte maison luxueuse.
IOUS
Alor~,
XI{
En rentrant à la Béhinière, le général n'eut pas
be 'oin ùe paroles pour expliquer l'échec qui couronnait sa mission poterndlc. Oùile savait lire sur
cc m;lle ct loyal visage les ilpres~o
, lS
CJui s':
fixaient, ct, uès ln première minllte du retour, clic
fut certaine un sort qui l'attenuait. Elle n'eut pa~
de récrilllinations ni de crise de nerfs, elle ne versa
mème pas de larmes, mais ses tl'aits déjà crispés sc
creusèrent lin peu plus cl elle parut, :,>oudain,
vieillie de dix ,lU!;;.
Il Y ,irait en clJe d'C:tr;lllgcs contrmlictions; :IU
Jébut, elle avait su lutler pour reconquérir son
honheur en péril, elle s'était !;entic capable de k
défenure; mais, depuis des mois, clic n'espérait
plus, ct, avec une sorte de fatalismc doulc)[lrCllX,
clic sc résignait, croyant vaguemcnt qu'une intcl'w'ntion divine ou humaine cmpêcherait d'aboutir
la demande en divorcc déposée par le colonel.
Mme de Sauves, mise <lU courant de la situation,
ganb sec; Ilii':c('<; lin peu plus llll\gternp" i'I LonrdC's,
t'I <;ou ,", lin l'l'I-Il'Xtt: cJlll'l l "rllJlH', é ' ourla "nll <;{l''II r
:lfin de re\ c nir avec ,l'Iles ;1 la Béhlf1i~I'.
�l'ARlJUNN.h:R
1\1. de LC)ln~(',
Cil revOl<llll ~c
petiles-lilles,
nl/,l à IVI me h11'gères :
- hllll-il leur dire'?"
- ,\ ylloi bon! répondit 1,1 baronlle, PailHes
elll',II1I,.;! elles ont bien Je temps dc s'l\oir! .. , Cc
sera assez tôt lorsque ... lorsl[lIL.: tout sera lini !
Au milieu d'noM, ,Iean, ayanl terminé les maau man(Jir. Sa prénœuvres de Saint-Cyr, r~vil
sence opéra une heureuse diversion; sa mère oS3il
se conlier à lui, elle le savait assez sérieux, as 'ez
a!mant, pour comprendre J'3ngoisse pénible cie sa
sttuation, et le jeune homme tut pour elle d'une
préven3nce inouïe, relevant son énergie défaillante
et l'entourant de tant de gâteries, que la pauvre
Odile sc reprenait il aimer encore la vie!
Le colonel écri,'ait à ses filles, il donnait à son
absence des motifs si plausibles, que, peu à peu,
Thérèse se rassurai!. Depuis l'arrivée cie Je311,
M~e
Fargères semblait beaucolli1 mieux, plus
gale" moins abattue, et sans se douter qu'elle
JOUalt ceUe comédie pour ne pas attrister ses filles,
Thérèse pensa:
- Papa el mam,lIl doivent être réconciliés,
maintenant. Comme Je bon Dieu m'a vite exaucée!
Et la [13u\'re petite, qui, depuis son relour, souffrait cruellement, se sentit rennitrc .:t l'espérance
t oublia presque les soucis qui l'avaient envahie.
Puis la ba ron ne prépara le départ de ClémentinrHenriette, Celte dernière désirait vivcment aller en
Angletcrre, dans lu mème pension où avai t séjourné
Thés), et, comme si Mme Fargèrcs eÏlt éprouvé
lIne hùt'C évidenle il éloigner ses onfants, elle ne fil
aucune objection aux souhaits de sa henjamine.
J~norat('
ùe la tragédie qui sc jounit entre ses
pnl:en ts, la jeu nc li Ile, uccom pagnée d'une rem me
adieux au colode confiance, alla i\ Tours f3ire ~es
nel ct prendre dans la maison de la rue ch; la Che\;llerie divers bibelots qu'elle YOlllait emporter.
1~le
revil~t
à RC!lI!es, où sa Illère l'attendait, pour
la conduIre :l S:1lnt-iVblo ('1 de l~ i\ Londres yiü
Southampton.
l)\"s les l'I'l'mie!',; jours d'I)CI()hn', :11()('-, '111<' J('.lJ1
C·I.lit d~ji\
rentré G Saint.,Cyr, Thérèsc reçul 1I111,;
dl'll1<1
J
�.PARDONNER
leUre tl'Y\'onnc, lui annonçant SOI1 retour en
Sologne, pour la chasse à tir et réclamant instamment sa présence.
Thérèse consulta sa mère.
':- Mais, ma chérie, il faut cerlainel1len t accepler l'invitation de ta sccur. Tu auras à Daisy-Cottage des distractions. que je l~e
peux te procurer
iCI el ce sera plus gal pour tOI.
- Mais, maman, si j'attendais notre rentrée à
Tours?
Mme Fargères prit un air indilférent.
-:- Tu ferais .mleux d'y aller tout de suite. Je
suis encore souffrante et le docteur me conseille de
rester en Bretagne, pendant ql1elq ue tem ps encore.
. Alors, maman chérie, je "bUS tiendrai comoagnie et n'irai. point el? Sologne 1 •
• .
- Ma petIte fille, Il faut ètre raisonnable! N'alje pas ta tante et ton grand-père pour me soig ner?
Vois-tu, ma mignonne, on ne meurt pas de ce que
j'ai ... acheva la baronne en essayant de sourire.
- Bien vrai, vous n'êtes pas plus mal?
, - Bien vrai, mon enfant! Tu peux aller sans
crainte chez ta sœur el jouir ~ilns
remords de ton
séjour là-bas.
- Je partirai dOlle, mais je ne veux pas demeurer trop longtemps loin de vous.
- Je compte gue tu resteras plus d'un mois.
- Tant que cela?
- Mais oui.
- Cela nous fera rentrer bien lard en Tour<1,ine.
- Tou jours assez tôt. ..
- C'est le pauvre papa qui ne va guère approuver cette combinaison, lui qui n'a Jéjà pas pris de
permission!.. Heureusement <[u'il est sur les dents
a vcc ses nouvelles recrues, m'écrit-il, et n'a pas le
temps cie s'e~mlyr.
Je ILli écrirai de venir m'e~
brasser à Sall1t-Plerre-des-Corps.
Sans paraitre entendre la dernière phrase de sa
Lille, Mme Fat'gèrcs .:ontinuil dalls le jardin sa
promen:,de i nterrOIll plie par 1';IITi vée de la Icll re
II 'Yvollne.
I( \);I1~
1111 Illlli ' , '1u'addendra-t- il de l110i '! ... )
ouge.d l L: Ile
�PARDONNER
La demaude Cil divl1rce du LullJl1cl ~uivat
~un
cours, mais subissai t des longucu l'S, des retards
inattendus. Jusqu'ici rien n'en avait transpiré, les
magistrats ayant su garder un silence absolu.
Odile avait hâte d'être seule alec son père et sa
sœur, libre de souITrir, libre de pleurer. La contrainte qu'elle s'imposait c1e.vant ses enfants amenait chez elle une telle dépression nerveuse que
Son docteur lui conseillait cie partir en Suisse
dans une station climatérique où elle serait ahsolument isolée, mais elle ne voulait pas accepter cet
éloignement des siens. Elle avait besoin de J'appui
paternel du général-et de la compatissante tendresse de Mmc de Sauves. Lorsque cette dernière
lui disait parfois: •
- Odile, je, puis te comp)'endre, j'ai, souilert
aussi!
Mmc Fargères reprenait:
- Tu n'as pas lant souflerl que moi! Oui, tu
as perdu le mari que tu chérissais et qui t'aimait!
il est morl loin dc toi, mais tu as eu sa dernière
pensée, et la mort ne vous a pas désunis! Tu vis
encore avcc lui, dans une communion d'âme et de
prière, tandis que moi, je soulrre de mon abandon,
Je mon i-;olel11ent, de celle honte qui me couvre
injustement! Songe donc, il y a ving~-tros
ans
'lue j'aime Maurice, il a élé mon premier et mon
seul amour! Me voir délaissée pal' lui fait mon
désespoir, surluullorsque je songe que c'est irréparable!
- Ma petite Odile, la mort seule est irrépal'able! Qui saiL .. Tu traverses peut-être un tournant dont tu ~()rtias
victorieuse. Rien n'est
impossible à la puissance divine!
.
- Ma pauvre Alix! soupira amèrement la
baronne, il faudrait un miracle, et je n'ai plus la
•
force de croire aux miracles!
- Tais-toi, dit vivement Mme de Sauves. Tu
peux encore vi vre des' jou rs heu l'eux, el tu relroul'eras ton bonheur, j'en ai l'intill1e COIlI it:tion.
- Puisses-tu prophétiser! murmura Mme Farg-ères J'un air accablé.
J
•
�XJlI
Le petit « dér.1illnrd » ft l'oie élroite, Cjui CirL:llle
entre Blois ct Chatimon-~urTe,
vel1ait Je
dépasser BracIeux. Il traversait cette panic du
Loir-et-Ch.er, qu'on ": apelé~
la Sologne, POli! l_
Ieuse et qlll, pnr endroIts, est SI plate et SI denudce.
Pourtant le tramway laissait derrière lui ulle
belle route encadrée d'arbres, de petits villages
,diX maisons ramassées les unes contre Ics autres,
des prés où se promenaient paisiblement des troupeaux de moulons et de « dines» (dindes).
Thérèse, seul.e daos Son compal'timcnt de pn:mière, regardait le paysage. Elle avait vu son
père en gare de Saint-Pierre-des-Corps, cl le
court nlTOI enlr~
deux trains n'avait p::lS :111lori..,é
de longues cOl:hd.epces. Le colonel paraiss:1it gai,
hiel1 portant, d tut avec sa tille aussi ntreCIUt'UX
Li ue par le passé, et si naturel que, pas un inst,lnt,
. 'hérèse ne s~ clouta du drame qui allait boult:Vèt'ser son eXistence .
Le cœur rassuré, plein de douce ql1i~tuJe,
ayant laissé sa .mère posi~v.emnt
mieux, croyaitelle, elle pprlalt donc reJoll1dre Yvonne et toute
dispo~ée
à jouir de ce séjour à Daisy-Cottage,
dans celte partie de la Sologne qu'ellc ne connaissait pas encore.
Il faisait beau: ce commencement d'automnc
avait la douceur d'un jour de printemps, le
paysage de\enait mOÎI:S monotone e.t plus riant.
Soudain, sans que le cie l se COUVrIt, Ji Y eut une
brusque ondée, une de ces averses 'Ill! font Jil"e
aux hon~s
gells que I( le diable bat sa femmc )J.
Les vit)"es du compartimçnt furent couvertes
d'une buée si dense que Thérèse ne s'apcl'!;ut pas
CJu'ellc était arriv6e. Le train s'arrC:tnit : elle aurait
voulu voir le nom de la station que c'cùt ftf
irnpoqsihle,. mai,," clle ne se ~royit
pa~
d('jù .rendllt·. TOlil ;, ,"IIIIP, des dOlgls IIllJl<lII('nl" Irnl'-
�PARDONNER
pèrent aux carreaux du compartiment et la voix
Impérative d'Yvonne cria:
- Dépêche-toi donc de descendre, Thésy,
qu'attends-tu '? •.
D'un bOl:d, Thérèse fut debout, enleva du filet
son parapluie et son sac à biJOUX, dégnngola les
deux marches du train et se trouva dans les bras
d'Yvonne.
Celle-ci était une femme splendide, dans tout
l'éclat de ses vingt-deux ans. Un grand manteau
de drap kaki à pèleTlne, de la forme adoptée par
la cavalerie, l'enveloppait jusqu'aux pieds; elle
n'a\ait pas de parapluie et s'était contentée cie
rabattre les bords d'un chapeau de feutl e souple
gui formait éteignoir sur ses cheveux blonds.
Elle prit des mains de Thérèse son bulletin de
bagages et le confia à un grand diable de valet de
pied, qui attendait à distance respectueuse. Ceci
[ai t, elle entralna sa sœu r vers l'énorme auto
peinte en jaune serin, véritable roulotte qui pouvait contenir douze personnes, ct qui état t le
dernier cri du luxe et du confortable. Elle fit
asseoir Thérèse sur les moelleux coussins et surveilla d'un air entendu l'embarquement de l'uni'lue malle sur la g-alerie, disant desa voix agréable
mais aux intonatlOns métalliques;
- On voit que tu as pris les habituùes anglaises; peu de bagages, c'est très pratique! Moi,
quand je voyage, il me faut cinq malles et trois
caisses à chapeaux, cela fait le désespoir de
Victor.
Thérèse s'aperçut qu'elle n'avait pas encore
demandé des nouvelles de son beau-frère.
- Ton mari va bien?
- Très bien. II serait venu t'attendre si nous
n'avions des hotes auxquels il fallait qu'il Unt compagnie.
- Oh! tu as déjà du monde! s'écria Thérèse
con trariée, moi qUI espérais vous trouver seuls!
- Ma petite, tu apprendras pour ta gOUl'crne
que la campagne est acceptable seu lement ;l\'eL:
heaucoup d'invités; autrcment, .:'e~t
ellflll\'t'UX à
périr! Dcpuis notrc retour de Bavière, fo.: SUIS
3
"
�66
PARDONNER
re~té
~vec
Vi~tor
à I?aisy-Cotlage. pendant ,~l1e
qnInZallle, et J y mOISissaiS de dépIt. Pour 1 1nstant, nous n'avons que le petit ménage Woodson,
des Anglais très amoureux et tordants, Pol Buc,
le graveur. et Franz Herman, le compositeur de
musique, tu salS .. . l'auteur de la fameuse valsé;
Tes yeux.
- Je connais vaguement... intercala Thésy.
- La semaine prochaine j'aurai une autre
CI. fournée)) plus select encore: les de Vareilhes,
lm ménage épatant, dernier ballon, puis le comte
d'Annenssa Y l'ami intllue de Victor, le vieux
marquis de roy, et enfin Zoby qUI m'a promis sa
visite.
- Pauvre Zoby! toujours errante! demanda
Thérèse; j'aimeraIS la revoir!
- Oh! ... elle ne se fait pas de bile! Elle est à
Buenos-Ayres et va revenir incessamment en
France, avant de partir pour les NouvellesHébrides. Au fond, le ne la trouve pas malheureuse : elle voyage, elle est indépendante ...
- Ou i, mais elle n'a pas de foyer stable; à la
longue, ces perpétuelles allées et venues doivent
paraître bIen fasl id I~use!
.
- Elle ne se platnt pas, pourquoi s'apItoyer
sur elle ... Tiens, regarde, Thésy, dit Yvonne en
changeant brusquement de sujet, ce pignon que
tu aperçois au bout de la route, il droite, c'est
mon domaine!
L'auto roulait à ce moment sur une belle route
plate, encadrée Lies deux côtés par des bois de
pins; il y avait des bruyères énormes et de hautes
fOUB'ères; ce coin de Sologne.oŒrait quelqu.e ~na
logle avec la Bretngne morblhnnntllsc, malS 11 y
manquait la magique séduction cie l'éternelle
ensorceleuse: la mer! Et cela oppressait un peu le
cœur! On eût voulu, derrière ces sapins, au haut
de la côte, apercevoir l'immcnse étendue bleue
ou verte, calme ou furieuse, dont les flots, jamais
pareils, vicllncnt rouler sur lcs plages blondes, au
pied des rochers. Pourtant, çà ct l~,
dcs étangs
paisibles reflétaient dans lcul' eau claire les grands
:trbrcs des bois~
Thérèse aimait passionnément b
t
�PARDONNER
nature et elle exprima à Yvonne sa pensée en ces
termes:
_. Le pays est joli!
- Peuh f fit la belle jeune femme du bout des
lèvres, quand on a '-'u autre chose, on trouve cela
passablement déshérit6. Je l'avoue que j'aime
mieux la rue de la Paix.
- Oh! fit Thérèse scandalisée.
- Ah! tu as l'effarouchement facile, ma petite!
Mettons que je n'al rien dit. Si tu aimes la campa1me, tu seras servie à souhait pour l'admirer du
matin au soir! Nous voici arrivées!
L'auto s'engageait dans une avenue, finement
sablée et soigneusement ratissée. Après de savants
circuits autour de larges pelouses d'un vert émeraude, aux corbeilles éclatantes de géranlllms et ùe
bégonias,ellearrivade\'ant un joli chalet normand
au toit en carapace, hRut seulement d'un élal$e,
mais quand même imposant, avec de larges baies
entr'ouvertes et des balcons qUI voulalCnt être
rustiques.
Un Anglais désenchanta et nemrocl enragé
l'avait fait construire quatre ans auparavant, prétendant y finir ses jours dans l'oubli et la solitude.
Au bout de quelques mois de réclusion, il rencontra par hasard, à la gare la plus proche, une
J'~visante,I).l
miss qL~1
eut vite fal~
de le convertIr aux de ICCS du conjungo. Le Jeune ménage
repartit, tambour battant, roucouler sur les lacs
d'Ecosse ct Victor Scurclet, encore célibataire,
acheta <.:C cottage qui se trouvait enclavé dans des
111l! rs mi to)'ens de sa chasse.
Avec son goùt très sür de femme éléga\1te,
Yvon~e
avait conservé du mobilier de l'AnglaIs
ce qUI en valait la peine, mais ellc remunia le rezde-chaussée li son gré, et son « home » était si
attrayant, qu'cn entrant Thérèse s'écria :'
- MaIs c'est délicieux chez toi, Yvonne 1
. - J'avoue que cc n'est pas trop mal, accorda la
Jeune femme, satisfaite au fond que Thérèse
aprouv~t
son choix.
D6j:1 Victor arrivait ùans le hall. Il fut tn?:s
aimable avec sa belle-sœur. II était gl'al1d, IIwssif,
�68
PARDONNER
assez joli garçon, très bien mis, et tant soit peu
infatué de sa personne. Thérèse le trouva engraissé, et pensa tout de suite qu'elle le croyait
plus distingué. Il portait un costume de chasse:
veston Norfol k et culotte courte, houseaux de cuir
Jaune et cravate blanche piquée d'un diamant. Ce
détatl choqua involontairement la jeune fille qui
jugea ce bijou déplacé, dans la simplicité de
l'accessoire de toilette qu'il devait orner. Elle
remarqua aussitôt l'énorme chevalière qui resplendissait à l'annulaire gauche de son beau-frère et
crut avoir la berlue:
- On dirait, Dieu me pardonne! que Victor a
lIll blason! se dit-clle. Où a-t-il pu le dénicher! ...
et sou.clain elle eut envie de rire avec un peu de
pi lié, et de tristesse aussi.
Cela la peinait que le mari d'Yvonne s'abaissât
à ces petitesses.
~
Déjà sa sœur la faisait monter le grand escalier
de pitchpin, qui menait du hall au premier étage
et l'introduisit dans une ravissante chambre de
jeune fille, toute laquée de blanc, avec des tentures
ùe toile crème semée de roses.
- Ton royaume! déclara Yvonne, d'un ton
légèrement emphatique.
.
.
Et, comme SI elle eût voulu faire l'article de ce
qu'elle présentait, elle ouvrit les battants de glace
de l'armoire, repoussa les tiroirs de la petite commode Louis XVI, fit admirer à sa sœur le cabinet
ùe toilette dallé de faTence, la vasque de marbre
rose qui servait de cuvette, alluma l'électricité,
tourna Je roblOet d'eau chaude, pUIS celu i d'cali
l'roide, en disant:
- Tu vois, ma chère, lout le conrort moderne!
Ah! tu sais, je SUIS une mallresse de maison épatante, moi! Tu n'as qu'~
demanùer à Victor ce
,llu'il cn pense . Je m'entends il faire valser ses
éèllS, mais je ne lui donne pas le droit de regimber, ça non!
.
Et, complaisamment, tapotant ses cheveux,
cam brant la taille, elle admira dans les panneaux
de glace son élégantc silhouette.
Thérèse la regardant plus attentivement qu'à
�gli~nd.
PARDONNER
l'arrivée la trou va embellie. Elle avai t retiré son
manteau de voiture et son chape~u
~t apparaissait toute à son avantage avec une etrOlte Jupe
de serge bleu marine admirablement faite, et une
blouse de batiste travaillée de plis fins et de précieuse dentelle. Oui, décidément, elle était embellie, mais avec quelque chose d'un peu dur clans
les traits si bien dessinés: les cheveux plus blonds
qu'autrefois, les sourcils ct les cils plus foncés, les
lèvres plus rouges, le teint plus blanc. Evidemment elle était « arrangée ». Thérèse se dit avec
candeur que c'était sans doute son mari qui tenait
ù ce qu'elle tût ainsi !...
Yvonne, ayant uni de se contempler, remit ~l
gauche un petit porte-bouquet qui était placé à
droite sur la commode; sa sœur le remarquant
s'écria :
- Les jolies fleurs! C'est de ton jard 11l sans
cloute?
- C'est de mon jardin. Des plants épatants q LIe
m'a donnés le duc de Ravinacœli. J'al eu ce petit
porte-bouquet pour rien, chez un antiquaire de
Munich: deux louis, c'est donné!
Thérèse pensa, à part elle, qu'elle en au rait bien
ofl'ert trente-neuf sous aux Galeries Lafayette!
Mais Yvonne, inspectant sa commode avec
amour, contllluait :
- Celle-ci, j'a! eu du mal à la découvrir, j'ai
bien fait trente magasins avant de l'avoir, maisà la
fi n un vieux jui f d'Orléans me l'a laissée à neuf cents
francs, j'étais ravie: c'était une affaire épatante!
Encore ce mot d'argot qu'on n'emploie jamais à
la Bébinière! et qui revient tout le temps èl:1ns la
conversation de la Jeune femme avec le prix des
choses!
« Ma sœur deviendrait-elle « parvenoue » ? se
guèore ce genre,
dl'man,de Thérèse qyi n'apr~cie
SI dtffer;nt de celUI ,auquel ~ on,l l~abt1ée
ses parents. N est-ce pas VIctor qUI delell1t ainsi sur l'a
femme? A-t-elle déjà oublié les traditions de
famille, pour prenclre ce Ion impérieux de femme
très dans le train. et pour gui la forlunt: est
tout 1.•. »
�PARDONNER
- Eh bien, Thésy, lave-toi les mains, tu viendras me rejoindre dans ma chambre, la porte à
côté de la tlenne, puis nous descendrons et je te
présenterai à mes hôtes.
La toilette de Thérèse n'est pas compliquée et
ne lui prend que quelques minutes; elle refuse les
services d'une jeune soubrette de comédie, avisée
et pimpante, que lui a expédiée Yvonne, et frappe
à la porte de sa sœur.
Celle-ci vient de s'ajouter un peu de blanc sur
les joues, un peu de rouge sur les lèvres.
- Entre! crie-t-elle, tu vas voir ma chambre.
C'est une grande pièce meublée d'acajou dans le
plus pur styre Empire.
Le lit immense repose sur une estrade de velours
de lin vert; des chimères et des victoires ailées en
bronze ornent les panneaux du lit, le fronton de
l'armoire et le dossier des chaises. Thérèse pense
que c'est bien luxueux, pour un rendez-vous de
chasse, mais, en somme, cette ,pièce est la seule
qui détonne dans l'ensemble die 'l'agencement de la
maison et elle en a l'explication lorsque Yvonne
dit avec un certain dédain:
- Oh! ceci est du goût de Victor et bien trop
imposant, trop lourd, pour la campagne! Je lui ai
fait cette concession, le reste est de mon cru!
La jeune femme jette un dernier coup d'œil à sa
psyché et engage sa sœur à desccnùre.
Les voici dans le fumoir.
Allong6 sur un divan, la pipe aux lèvres, Pol
Buc rêvasse sans ~cou
tel' Franz Ilerman qui dis·
cute musique avec Victor Seurdct, lequel est un
vrai philistin en la matière. Les petits Woodson
livrés à eux-mêmes et ravis de l'aubaine, papotent
dans un coin écarté, en se faisant les yeux doux:
Tous se taisent brusquement et se lèvent à l'entrée d'Yvonne qui, tout de suite, fait les présentations.
Pol Buc est pour le momcnt l'étoile en vo~ue
de
ce ciel solognot! 11 a dépassé la cinquantallle: il
est grand, trèR fort, avec d'épais cheveux gris et
une barbe de patriarche. Ses tl'aits irréguliers ne
mal14uenl pas Je noblesse j il :1. de petits yeux
�PARDONNER
bleus scrutateurs el expressif!; qui, en une seconùe,
exactement la valeur des gens et des
choses. Peu bavard, assez mélancolique, il adore
la chasse, non seulement parce qu'elle lui procure
le plaisir de longues randonnées au grand air, mais
encore parce que ce sport un peu, barbare apaise
singulièrement ses nerfs tendus à l'excès par
l'effort cérébral.
Franz Herman, lui, n'a guère qu'une trentaine
d'années. C'est un Viennois qui a voulu venir faire
consacrer à Paris la réputation déjà fameuse,
acquise sur les bords du Danube. Il est l'auteur de
deux ou trois opérettes en vogue dont l'une surtout tient l'aŒcbe sans démarrer depuis dix-huit
mois. Victor l'a connu à Prague et l'a invité à ses
chasses, quoique Franz, de sa vie, n'ait tenu un
fusil! Mais il revien t précisémen t d'une tournée en
Amérique qui l'a à moitié mis sur le carreau et il se
refait un tempérament dans le calme et la semisolitude de Daisy-Cottage.
De taille moyenne, pâle, brun et maigre, avec,
dans un visage presque exsangue, de merveilleux
yeux noirs qui paraissent brûler d'un feu dévorant, le musicien a un air mélancolique tel, qu'on
ne pourrait jamais soupçonner qu'il écrit de la
musique aussi endiablée, sur des livrets d'une
galté délirante.'Pcut-être n'était-ce pas là sa vraie
vocation; il a découvert un filon qu'il exploite
aùroitement et qui l'a conduit à la fortune, mais il
etH préféré com poser ùes élégics et des chansons
tristes. Il se rattrape dans ses valses lentes qui
sont navrantes à souhait, et dont le rythme langoureux arrache des larmes aux plus endurcis!
Pol Buc e~t
célil;>a1aire, n'ayan1 jamais osé demander une Jcune {Ille en manage, c'est lui-même
qui l'avoue 1 Franz IIerman, .de l1uis qU<;ttre ans, vit
séparé de sa ~eml1,
une petite "\oumame épousée
par ~molr,
II1cons1ante et coguette, qui, après
l'av01l' ra.lt enrageJ·<.lyrant ~l1eqs
mois, disparut
un beau Jour de la Circulation. C'est sans doute il
clic que songe Franz lorslfu'il public J'afrolantes
mélodies tziganes qui lie sont J'un bout il l'au 1re
lJ u'un long sanglot!
apré~ient
�PARDONNER
Les \Voodson paraissent être une nouvelle édi~
tion de Philémon et Baucis, en plus jeune toutefois, pUisque ce couple tendrement uni - en
assemblant les âges respectifs des deux. époux arrive au total effarant de trente-huit ans! Lui a
vingt et un àns, elle dix.-sept. Elle est petite,
blonde, très fraiche; lui est blond aussi, avee le
teint brique et des yeux couleur de mer. Colossalement riche il est il Paris le fondé de pouvoir de
son père, clans la fameuse banque de la rue Auber:
Woodson, Nathan and Co. Les SeUl'det ont connu
ces petits Anglais à Munich, où ils terminaient
Icur voyage Je noces et les ont invités à passer
une huitaine en Sologne.
Un valct et une femme de chambre apportent
le thé et dressent dans le hall la petite table d'acajou aux abattants de glace. [l y a un luxe de sandwichs, de toasts, de muffins, de gàteaux divers,
à faire croire que tous les hûtes de Daisy-Cottage
n'ont rien mangé depllis huit jours!
Ce sont sans doute leurs exploits cynégétiq\1es
qui leur creusent l'appétit, car les provisions
disparaissent à l'lie d'œil! Seule Yvonne n'a pris
Llu'lIn peu de thé sans sucre et une galette salée.
- Tu ne manges pas'? lui demande Thérèse
surprise, es-tu malade '?
- Ah ! ma pauvre amie, le su pplice Je Tan tale!
je mcurs Je faim!
- Eh bicn, alors '?
- Peur d'engraisser !... marmotte Yvonne, ct
puis ... c'est rliJell1ent commun, entre nous soit
di t, de bouffer Je la sorte!
Thérèse regarùe sa sœur <ll'ec lin peu de pitié.
Yvonne esl une martyre du snobisme. Elle
s'ense\'elirait vi":'l1lte, comme lin!.! Vestale infidèl',
si la mode l'ordonnuit! Pour g:1rcler la sveltesse
de sa (:1ille elle S':1st rein( il un jeClI1e de carmélile;
pour COllserl'er la pureté de son teint clic ne se
permet qu'ull seul vern: d'cau minérale 1\ chaque
repas, dùt-elle ensuile mourirde soif! Ce régime
[:lil l'amusement de Pol Buc qui en a découverl
1(· motif. el la lJ'Juine journrllement ;\ cc suje!.
\ ie I(>!·. l'roti tan t dL' cc LI ue sa !c1ll111C Ile 1('
,
�PARDONNER
73
regarde pas, e~
bourre de .RAtisseriel>. Elle lui
reproche ses tendances à 1 obésité et ,oudrait
l'~mbrigade
dans ses idées de macération, mais il
mme trop la bonne chère pOUf céder ü cette invite
et s'obstine à faire la sourde oreille.
Après le goùter, Yvonne, étouilunt un bâillement, demande;
- Que faisons-nous?
- Allons il Romorantin prendre une troisième
tasse de thé! suggère Victor.
Sa femme hausse les épaules.
- Vous dites des bêtises, 1110n pauvre ami!
Au fait... ni M. et Mme Woodson, ni Thérèse
ne connaissent la ville, nous avons le. tel~IS
d'y
aller avant la nuit. Venez-vous, messIeurs?
- A vos ordres, répondent ensemble le graveur
et le musicien.
Le regard amoureux de Stanley vYooLlson
cherche ceilli de sa femme.
--: Mettez votre chapeau, darling ! dit-il.
l( Darling,. monte en même temps que Thérèse
qui va aussi s'apprêter pour sortir. Elle s'appelle
Victoria, mais chacun ici, il part soi, 1':\ nommée
« darling», de ce tendre qualificatif dont son mari
lise constamment.
Avec son draie de petit accent, elle confie il
Thérèse:
- Votre sœur, je crois, n'aime pas la campagne. C'est si joli, pourtant! Moi, au lieu d'aller
voir la ville ce soir, /'e préférerais beaucoup admirer le coucher du so eil sur les sapins!
Elle n'ajoute pas que dans l'auto il lui sera difficile, sinon impossible, de se livrer à des effusions
:1I'ec son cher Stanley, tandis que les chemins
creux, au dtltouJ' des bois, sont si propices aux.
dOllX ép:\I1chements.
L'amour de la nalure se double, chez elle d'un
:Imour trl'S humain.
'
])e toutes les merveilles qu'elle a vues défiler au
L·oll.rs de son voyage de no.ces, elle garde lin SOllIClllr. plut6l confus, tandIS qu'elle se rappelle
l'irfa~temn
Ch:1qlle parole, chaque phrasc, pron'IIII'PI' p:11' S!:1lllcy en telle orCHIT('IlGt'!
�74
PARDONNER
Lorsqu'elle dit:
- J'aime l'eau claire des étangs!
Son mari répond :
- J'aime mieux vos yeux!
- Voyez donc les beaux épis!
- Vos cheveux sont plus blonds encore !...
Et il a ainsi toute une litanie de termes laudatifs
à opposer à sa candide admiration.
Tant et si bien qu'e\le finit vraiment par le croi re
et qu'elle aperçoit tout à travers une lorgnette
magique.
Lorsqu'elle l'edescend avec son manteau rouge
et sa petite capote d'auto, elle a l'air d'un baby.
Stanley était monté, soi-disant, pour prendre ses
gants, en réalité pour l'embrasser; tons denx. sont
interloqués en voyant lju'on n'attend plus qu'eux
pour partir.
Taquine, Yvonne demande:
- Ce sont vos gants de cheval gue vous êtes
allé chercher '?
- Mais ouï . .. balbutie-t-il, vaguement gêné par
ce regard railleur.
- Alors, ce n'était pas la peine de vous déranger, ils sont dans le vestibule, sur votre chapeall.
Vous êtcs passé devan t et ils vans crevaien t les
yeux...
.
. ,.
.
- Je ne saIs ... JC n al pas vu ... mu rmu re-t-li.
- Allons, mon cher, n'en dites pas plus IOIl" ...
Nous savons tOluS ici que. l'amour est aveugle 1 b
Et Yvonne éclate de nre.
L'auto vient d'arriver au bas du ·perron. 1<.11 y
montant, Thérèse remarque ce qu'elle n'avait pas
aperçu à la ~are
: deL~x
bl~son
ac~lés,
peints sur
Je panneau JaLlne senn. Comme VIctor dunne lin
ordre et lju'Yvonnes'empressede le contremander
en ajoutant un flux d'explications, la jeune fille
inspecte de plus près ce curieux assemblage.
Le premier écu est celui des Fargères, il n'y a
pas à s'y tromper, les deux balons de maréchal,
en sautoiro'lur champ de gueules, en font f'oi, mais
le second!... D'argent à deux gerbes de blé en
chef cl ulle compliquée petite' bête en pointe ...
chef d'ilWI' chargé Je trois plul11es d'or ... seraient-
�PARDONNER
7~
ce,par 11asard, les armes aussi neuves qu'ignorées
de Victor Seurdet ? ...
Cela, c'est le cdmble ! la chevalière, les petites
cuillers, l'auto, tout est timbré, chiffré, blasonné!
Thérèse, durant la promenade, se demanda
pourquoi sa sœur qui, au moment de son mariage,
avait fait si bon marché de leurs parchemins, était
prise maintenant de la rage du titre! Elle n'avait
pas franchi la limite de ses étonnements.
Au retour de Romorantin, sur la table du hall
où il était déposé, chacun alla puiser pour SOl1
compte personnel dans le courrier qui venait
d'arriver. Et, en cherchant s'il n'y avait rien à son
adresse, Thésy vit des lettres, des catalogues, des
prospectus, libellés de la sorte:
- Madame Fargères Sel1rc.let-Davesnes.
- Baronne SeUl'det Davesnes.
- Baronne Fat"gères Davesncs.
La jeu ne fi lie pensa:
« Ainsi, Yvonne ne porte même pas le nom
de son mari! Victor baron! qui eût cru cela!
o Vanité, que de sottises on commet en ton
nom 1 »
XIV
La semaine se passa, puis une journée fut entiè·
rement consacrée aux départs. L'auto faisait sans
cesse la navette entre le cotlap'e et la gare. Les
l.express du matin,
petits Woodson par~ient
Pol Buc prit le rapIde de 11lIdl et Franz Herman
celui du soir. Durant deux jours, les habitants de
Daisy Cottage restèrent en tête à tête: Thérèse vit
alors qu'en eITet, pour son propre repos et celui de
qu'Yvonne
son entourage, il valait beaucoup ~ieux
eût à remplir ses nombreux deVOIrs de maItresse
de maison .. Car,' dès quesinvt~l'ré,
elle parut Jeter bas le masque c!'lllullérable umabi- .
l'expression un peu dure de sa
lité q.ui ado~cist
physlOl1011lle ; elle eut des paroles aigres-douces
pOUf son mari, des réprimandes pour ses domes-
�PARDONNER
liques; la brusquerie naturelle de son caractère
reparaissait, sous les dehors correcls de la femme
du monde.
Un soir, Thérèse l'observa plus attentivement.
Yvonne, ne se doutant pas de l'examen qu'elle
subissait à son insu, avait posé le livre quelle lisait,'
un roman très moderne, dont le seul titre avait
fait froncer les sourcils de sa sœur.
La jeune femme bailla, s'étira, et s'étendit dans
son rocking-chair en poussant un SOLI pir qui ressemblait à lIll grognement.
Victor, qui lisait aussi, s'approcha d'elle, et,
lui saisissant la tête à deux mains, voulut l'embrasser.
Elle se dégagea d'lin geste prompt, murmurant
avec mauvaise humeur.
- l'inis donc, lu me décoiiTes !
11 ne se tint pas pOlir battu et l'interrogea affectueusemen t :
- Qu'as-tu, Illon pauvre lou p ?
Le « pauvre loup » geignit encore une fois en
disant:
- Je m'embête!
Thérèse intervint à son tour, scandalisée:
- Oh ! Yvonne ! Peux-lu dire des choses
pareilles! S'ennuyer, quand tu as tou t pour êlre
heureuse!
Les longs cils d'Yvonne battirent plus vite; ses
yeux prirent une expression d'angoisse, si rapide,
que lor;,lju'elle eut disparu, Thésy se demanda si
elle n'avait pas été le jouet d'une illusion;
Mme Seurdet Il1l1rmura:
- Le bonheur! Ça n'existe que dans ces idiots
de romans!
Viclor lui [erma la bouche par un haiser; illlli
susurra à l'oreille de si tendres phrases qu'elle
tinil par se dérider el consentit à se lai5ser Ctnhras,>er. Puis, comme si déjà elle se reprochait ce
Illoment J'abandon, elle repoussa doucement son
• JlJari, lui disant en riant:
- Allons, V<1-['en. Tu n'es qu'lin grand gosse,
1l1(1I1 pallvre ami, ('1 III ne ser;ls j:ullnis St-I ieux !
Théri::sc les regardait tous deux sans rien dire.
�PARDONNER
77
Lorsqu'elle remonta dans sa chambre, une nouvelle énigme se posait à son espri t :
I( Yvonne est-elle vraiment heureuse? songea.
t-elle. Son mari a l'air de l'adorer, mais elle? ..
l'aime-t-elle ? .. j'ai bien peur que non 1... Alors je
plains Victor de toutés mes forces! ... S'il se rend
compte de l'indifTérence de sa femme, ce doit être
affreux ... peut-être ne s'en aperçoit-il pas ... j'aimerais mieux cela ... Leur ménase estlln I?énage trop
dans le train pour ètre vraiment UI11. Ma sœur
préfère, à l'intimité de son foyer, le brouhaha des
réunions mondaines. La vie tranquille et familiale
l'ennuie, elle ne sait plus y découvrir de charmes.
Il lui faut des étrangers plein sa maison et elle ne
comprend pas la doÎtceur de la solitude à deux ... )l
Et Thér.èse conclut:
cc Moi, si je me mari~,
c'est tout l'opposé de
l'eXistence d'Yvonne que je souhaiterais. »
. .
. . . .. . . . . . . .
Le lend emain, Mme SeUl'det apparu t au déjeuner
avec un visage rayonnant. Les papillons noirs de
la veille semblaient s'être dissipés comme par
enchantement.
Elle brandissait un télégramme:
- Le petit comte arrIve ce soir! clama-t-elle
c1'un air vainqueur.
- Qui est le petit comte? interrogea Thésy.
- Mais l'ami de Victor: Patrick d'Annenssay !
l'homme à la mode, dont raffolent tOlltes les
jeunes filles! J'oiseau rare que s'arrachent toutes
les maitresses de maison! Nous n'allons plus nous
l!nnuver. Patriel nous racontera les potins en
vogLle, l~ pièce en vue,. le dCrl;ier scan~le
mondam. PUIS, les de Varedhes qUlltentPans demain
vont :1 un mariage en Berry el arriveront à la fil~
de I~ semaine. Ce :'iera là ma :c fournée l) de prédilectIOn, car le peltt comte m amuse follement et
j'aime par-dessus tout Ni~olas
et Louise' ùe
V,~rcihes.
Tu veras.,q~l
types ce sont! Ah ! j'en
SI1IS SI contente que J al envie d'illuminer !... Dis
·
l'
l'
r"
V Ictor.
Sion
.atsall une fète vénitienne pour,
l'ari.v~e
des Varl!ilhcs? Lnmpions, lnntcrnes, fell
ù'artllicc, ele ...
�PARDONNER
- Je n'en suis pas, déclara Victor, débrouilletoi seule si tu veux!
- Quelle flemme! Heureusement que Patrick
sera là !
sur lUI! 1\ est encore plus
- Si tu comp~es
paresseux que mOI ••.
- Oh! les hommes !... Thés)', tu m'aideras,
toi?
- Bien volontIers.
- A la bonne heure. Je vois ,Ficl la tête des
Vareilhes en apercevant llles illuminations ...
Yvonne contlllua de bavarder à tort et à travers.
Elle était de ces femmes au caractère instable qui
resteraient volontiers moroses el silencieuses
durant des journées entières, puis qui, sans qu'on
en devine la cause, deviennent soudain d'une exubérante galté ct jac~sent
sans IIlterruption.
Elle n'avait point menti en uisant à Thérèse que
pour elle sa maison de campagne n'était acceptable
qu'encombrée d'hôtes de la cave au faite. JI lui
fallait les constantes allées et venues d'invités, un
cercle d'amis prêts à lui narrer mille histoires
amusantes. Elle ne goûtait pas la paisible intimité
du foyer et sc mourait d'ennui dès ,~u'el
se
retrouvait en tête à tête avec le jeune man accepté
jadis Ull peu à contre-cœur. Son orgueil soull'rait
cie l'infériorité intellectuelle de Victor, de ses pctitesses d'esprit, et des quelques impairs qu'il commettait encore! Elle avait beau se répéter: « )'argent tasse tout! " Cette phra~e
favorite ... elle en
concevait cependant l'inanité. Evidemment, il lui
était très agréable d'être la riche Mme Seut'det,
nantie d'un portefeuille bourré de valel1rs hautement cotées, heureuse habitante de très jolis
domaines, très fètée partout, tant pour sa beauté
remarquable que par les alliances de sa ramille
ayec les plus illustres nolUS de France. Mais, en
revanche, gue d'amertume, de rancœur, d'affreuses décption~,
lui avait apportées cette union
avec 1111 compagnon de vic dont elle avait bien vite
jugé Ic: peu de yaleur morale!. ..
Cependant Victor était à ses pieds! Dès qu'un
nuage, un léger désaccord survenait entre eux.
�PARDONNER
79
il le dissipa it pal' une excursi on, une soir6e, un
bijou offerts en homma ge de réparat ion.
Yvonne était assez loyale pour conven ir que,
pauvre , leur ménage eût été un enfer, car la vie
ordinai re en face l'un de l'autre, les heurts continuels de leurs caractère!:., sans le tampon qui en
amortis sait les chocs, lui eussent réserva une
soufcei ntariss ablede regrets . La fortune de Victor,
t01.1t impuis sante qu'elle était à accord er il son
proprié taire les privilèges qui, même avec beauco up
d'or, ne s'achèt ent pomt, avait du 11101l1S cetavan tage de donner aux deux époux un sembla nt Je
paix conjuga le.
Seurde t adorait sa femme. Il la sentait supérieure à lui et l'admir ait sans réserve . Elle se
laissait faire volonti ers, assez satisfai te de ce rôle
d'idole . Dans ses mauvai s jours, lasse de taut
d'adula tions, sa nature sèche et autorita ire reprena it le dessus ; elle était alors franche ment désagréable , rabroua nt son mari, faisant enrage r ses
domest iques. L'orage passé elle redeven ait plus
amène, et on lui pardon nait ses sautes d'hume ur,
faire
CUI' elle posséda it J'enviab le pouvoi r de se
aimer malgré ses défauts .
Vers trois heures de l'après- midi, 'Yvonn e
demand a à son mari:
- Viens-t u tirer quelqu es lapins Jan. ' le bois!
Le petit comte n'arrive (IU'à sept heures, nous
ayons le temps de lui fournir une gibelot te pOlll'
son dIner de demain .
V ictor était trop bon chasseu r pour ne pas
acquies cer au désir de sa femme, ct, moins de
vingt m inutes après, ils partaie nt tous les ueux le
fusi l !:.u!" l'épaule .
aucune envie, d'aller pour:rhérès e t'le St! sen~ait
;
SUlvre dans leur terner de malbeurcu!:.cs be~lios
du
grillt:
la
jusqu'à
ell e accomp agna les chas~r
parc, entend it sun beau-Jr cre donner des ordres
pour que l'aulo fùt prète ù six heures et ucmie,
afin d'all er cherch er à la gal:e ,M. d'Anlle nssay, fit
un tour de promen ade du cote de la faisand erie et
revint Jaos Je hall.
Elle se plaisait particulièt"ement ùans celte
�Ro
l'ARDONNER
immense pièce claire, meublée dil11 5 letyh'
<l;nglais, ~t se balança dans son roc~il1-ha'
en
lisant le Journal que le facteur venaIt d apporter,
A cinq heures, une pimpante soubrette lui servit
le thé sur un plateau de Delft, avec de jolis ustensilles brillants et de,; porcelaines de nuances
vives.
Elle avait à pei,ne en.tamé un « toast » grillé à
point et beurré d appétissante façon, lorsqu'une
corne d'automobile résonna avec fracas. Elle entendit le bruit des pneus écrasant le sable des
allées et, par la fenêtre ouverte, aperçut quatre
formes encapuchonnées qui descendaient bruyamment de la \ Olture.
Il y eut, dans le vestibule, des « oh ! » et des
« ah f » de la part du personnel efl'aré. Le valet de
chambre ouvrit la porte du hall; les quatre inconnus pénétrèrent alors dans la place.
blonde sc précipitait déjà vers
Une jeune fen~m
Thérèse, les malllS tendues, les yeux rieurs' clIc
poussa. sO~ldai
un; ~xcla1tion
dont la dét;'esse
pelgn~u
t bien sa mepnse :
- Mais ce n'est pas YI'onne ! ...
-:- Non, ~as
Yvonne, reprit dou.cement Thésy,
mais Mlle l'argères, sa sœur, qUI vous recevra
en son heu et place!
,
La jeune [emme s'était ressaisie. Elle éclata d'uu
ri re joyeux!
- C'est trop aimable de votre part de nous
accueillir ainsi, chère mademoiselle J Je me hâte
de VOliS éclairer su!, nOlr~
identité, car vous pourri~z
supposer avoir affaire à une bande de gentlemen cambrioleurs!
Et désignant un grand jeune homme brun, aux
yeux bleus, à la moustache rousse, elle ajouta:
- Baron de Vareilhes, mon mari. LOI'd Hughes
Douglas Murray, notre ami, que nous nous sommes
permis d'amener ...
Un grand Anglais aux cheveux poivre et sel,
au teint brique, l'air raide et aristocratique, s'inclinait tout d'une pièce devant Thérèse. Il s'écarta
un peu et fit place à un jeune homme très blond,
1rès mince, dOIl~
les longs yeux couleur à'aigue-
�PARDONNER
81
marine, au regard enveloppant, cousid61aiclll
Thérèse. Il vint la saluer.
Mme de V:ueilhes continua la présentation:
- Comte Patrick d'Annenssay .
. - Vous n'ètes, nI les uns ni les aulres, des
lIleonnus pour mOI, déclara gracieutil'Illcnl
Mlle Fargères. Ma sœur m'a beaucoup parlé de
vous; son mari et elle m'onl quittée lout à l'heure
pour aller chasser dans le bois du Loup. Ils
n'attendaienl M. cI'Annenssay qu'à sept heures
ce soir, el vous, madame, dans quelques jours
seulement. MaIS je puis affirmer que cette agréable
surprise augmentera leur plaisH' de vous posséder
plus tôt.
- Je vous en remercie, mademoiselle, dil
LOUIse cie Vareilhes ; toutefois nous n'avons fait
que déposer ICI M. d'Annenssay. Nous comptons
reparlH' dès ce soir pour le Berry où nous marions
une cousine el nous revlendl ons dans u ne hui laine
à DaIsy-Cottage.
- Je doute que ma sœur consente à vous laisser
\'Ous en fuir si rap1dement. En l'attendant, voulezVOtlS accepter une tasse de thé?
- Non, merci, nous n'avons besoin de rien. Je
crains qu'Yvonne ne larde trop. S'il nous était
POSSI ble de la retrouver, je préfèrerais cela, n'est-ce
pas, Nicolas? ..
M. de Vareilhes opina du bonnet.
- Il me semble, dit-il, que nous pouvons aller
à leur recherche. Je con nais les terriers du bois
du Loup où Seurdet chasse de préférence. Nous
!tll ferons la frayeur de lomber snr lui au moment
olt il s'y attend Je moins!' Alors, Louise, nous
partons; vous venez, Hughes?
- Yes! proféra l'Angfais entre ses dents.
Le comte s'était effondré dans un fauteuil. En
se dIsposer ;\
voyant ses c.ompagnons <;le rou~e
gagn,er le bOIS du Loup, 11 soupira d'un 'lir accaoJe:
- Deux cents kilomètres d'aulo dans les jambes
c'est trop pour un seul homme! Vous m'excu:
serez, mes chers amis, si je vous abandonne à
\,olre infor!u~é
,>ort, Je sl1is ki, j'y restet
•
�82
PARDONNER
Louise de Vareilhes éclata de rire.
- En tête à tête avec Mlle Furgères! Eh bien,
je ne vous plain~
pas!
.
Thérèse rougit, el fut soudatn très mécontente
de cette sotie timidité, qui se traduisait ainsi par
lIne Gambée rose montant à ses joues de lis.
Patrick d'A nnenssay connaissait trop Mme Je
Vareilhes pour s'étonner de 'on ex.clamal ion i n~
tcmpestive.
- Vous ne serez donc jamais sérieuse, chère
maùame 1 Illllnnura-t-ii. J'ai les plus louablcs
intentions du 1110nde et je ne médite nullement
d'enlever Ja bel~sœur
Je Illon Uln! Seurdet !
«. Mademoiselle, continua-t-ti en se 10u1'lIant
vers Thérèse, ,"oulez-vous m'autOriSel' LI faire mOIltel' mes bagages que l'on va décharger cie l'auto"?
Th~sY,avit
repyis son imrassibilité ..
- l n.:s volonlters, monSieur. Je vais sonner \0.:
domestique qui vous conduira à la chambre que
1'0\1 vous a préparée.
- Su r ce, nOLIs vous disons « à lout à l'heure »,
déclara M. de Vareilhes. Si dans vingt minutes
nous n'avons pas trouvé Victor et sa femme, nom;
reviendrons all logis!
Et le trio encapuchonné partit ell coup de vl'lnt
comme il était entlé.
Quelques instants après, le petit comk redes"
cendait et vint s'asseoir tranqUillement ùans le
fumoir, en face de la fenêtre près de laquelle
Thérèse dessinait et peignait.
En le voyant elle posa ses pinceaux; et, avec
l'amabilité un peu froide qu'elle tenait de sa mère,
t.!lIe interrogea le jeune homme sur les péripéties
de son voyage.
,
Les camarades de Patrick l'avaient surnommé
ja<.~is
« ~e p~tie
Comte ~). Ce.la remOl~t3.i
au te~nps
déjà 10111 ta III de ses ùIx-hm! aus ou, J)luS nche
d'ancêtres et de dons physiques que 'argent, il
commençait sa vie mondaine de très beau garçon
paresseux et déSŒuvré. A cette époque 'victor
Seurdet avait été à différents intervalles son bailleur de fonds, lin prêteur généreux et patient. Du
iou!' où Annenssay fut mis en poss ssion 4e l'hé-
�PARDONNER
rilage Ù'Ull vieil oncle pingre el poùagre, il n'oublia pas les heures noires de sa dL'd1l:, COl11me il
disait insouciammenl. 11 rcmhoursa ;) son Camarades les S0111mes u\ancées ; c'était d(ljà bien, il tit
mieux encore! TI le présenla dans son miliell anstocratiquc ct ferlllé, Cil fit son compagnon de
voyages et cie plaisir, bref, lui rendit en consIdératIon J'aide que Viclor lui a\'ait obligeamment
donnée. C'était à Patl ick que Scurdet devait son
vernis mondain, ses habitudes d'6Iégance, son
frottement avec des gens d'une situation sociale
bien supérieure à la sienne. Pend'lnt deux hivers
Annenssay le t raina à sa rell10rq Ut' clans tous
les endroits 011 l'on s'amuse, jusLju'au moment du
mariage dc Victor. Ce dernier eilt hien désiré se
parer de SOIl brillant ~l1i
le jour de celte cl'rémonie, mais Patrick, cédant aux instanl'cs d'ull
sien COUSin, était parti précisément pour une
croisière au Spitzberg dont il ne revint que trois
mois après.
C'était à celte coïncidence que Théri::se (k~l ' ait de
ne point connallre encore lecéli::bre gentIllllll11me
~Iont
VictQr chantait les louanges à longueur de
Journée.
Patrick, les mains clans les poches, s'était étendu
dans un large fauteuil J'acajou, I1loecu~mnt
capitonné de velours de cbasse vert-de-gris. Étaitce le voisin<lge cie ceUe couleur J'<ll'orable à son
teint très cl<lil' de blond, J1lUlf> il paraissait extrèmement Jeune, q l10iq ue, dc près, de peti les rides
fines plissassent le coin de ses paupières et les
commissures des lèvres.
Thérè~e
savait qu'il avait dépassé trenle-cinq
ans, ce qui n'est plus la toute première jeunesse
pour un homme qui a usé et abusé de la vie.
Il commençait à se déplumer, mais l( ramenait ),
avec art ses fins et soyeux cheveux couleur de blé
mùr. Il aVaIt d'étranges yeux, presque verts,
remarquablement beaux, dont le regard attirant
possé:lait peu~-èr
une profndeu~p.Tus apparente
que l'celle. Il etaIt parfaItement dlstmgué de ma~lièes,
gentl~ma
jl~qu'a
bo\~t
des ,ongles; il
a l'ait le don SI rare d etre à la fOIS très stmplement
�PARDONNER
cordial et très hautemen t raffiné, aussi poli et
courtois arec le dernier des rustres qu'avec unc
altessc en rupture de cour, comme il en l'en 011ttalt parfois à Paris, Cannes ou Dinard.
On disait cie lui:
- Quel homme aimable!
Sans cloute parce qu'il mellait sa coquetterie à
plaire, qu'il faisait des frais pour chacun, et que
J'espèce des l( hommes aimables }} devenant de
plus en plus rare, on en appréciaIt davantage le
ct! rieux spéci men.
Durant quelques instants, il causa de choses et
d'autres avec Thésy. Ilia regardait bien en face,
plongeant ses prlltlClles dans celles de la jeune
fille qui, au premier abord, vaguement gênée de
cet examen, se rasséréna bientôt en devinant que
chez Patrick, cette manière de regarder était habitude et non insistance déplacée.
Et Patrick, qui avait ~ourtan
ln prétention
d'être blasé sur la beauté feminine, l'admira sans
réserve.
II prisait déjà beaucoup les traits réguliers de
Mme Seurdet, sa fraicheur éblouissante, la séduisante clarté de ses yeux, mais d'emblée, il jugea
Thérèse supérieure: plus fine, plus dislinl]uée,
plus parfaite de proportions, et plus hannonleuse
de ligne ct de gestes.
« Elle a lIn teint de camélia, pensait-il in petto,
des cheveux merveilleux, des yeux splendides, un
proUI de statue grecque, des mains à se mettre fi
genoll.x devant, une grâce à nulle autre \1areille,
un charme exquis! Saprist~
!.o. quel e jolie
femme ! ... })
Et d'Annenssay, rêveur, songea que précisément la femme idéale selon lui, l'oiseau rarc
jamais déniché, devait posséder ces mèmes brillants attraits, ct cette pensée le rendit soudain
silencieux.
Cc silence menaçait de s'éterniser, Thérèse ne
trouvant plus .grand'ehose à narrer à un inconnu,
lorsque, avec beaucoup ùe bruit et de rires, \a
bande joyeuse, augmentée des Seurdet triomphalement retrouvés, entra dans le fumoir.
�PARDONNER
85
Yvonne était d'limnte.
- Crois-tu! quelle surprise! dit-e1Je à Thérèse.
J~étais
loin de m'y attendre! Mes pauvres lampIOns peuvent dormIr dan leur cais e, je ne les
en sortirai pas, ce serait du réchaufl'é ! M. et Mme
de Vareilhes veulent à tout pris repartir ce soir,
mais nous gardons lord Murray en otage. Ab ! à
propos ... baragouinez donc angl~Is
~lse1
ble, cela
Va être très amus::tnt !
Ravi de trollver une interprète, lord Murra),
qui ne parlait le français qu'ayec une difficulté
aussi pénible pour son entourage que pour lu ir~lème,
s'engage.a dans une interminable .:onversahon avec Tliésy.
Yvonne les écouta un instant en riant, puis se
fatigua vite d'un idiome qu'elle connaissait mal et
commença un aparté avee Louise de Vareilhes,
tandis que son mari emmenait M. de Vare!lh~
~ans
son bureau pour y examiner une carte rouhère.
Au moment du dîner, Patrick, qui faisait volontiers l'enfant gâté de la maison, dIsparut dans la
<.1 irection de la salle à manger et en revint Ci uel" ues
minutes après. Il s'ap/)rocha d'Yvonne et lui Illur1l1l1 ra très bas ~l l'orei le ;
, - Vous ne vous étonnerel, pas que j'aie transformé l'ordonnance de votre cou vert.
- Pourquoi donc?
- Vous aviez placé Mlle votre sccu r entre lord
Murray et Vareilbes; je me suis substitué à Ct;
dernier.
Elle le menaça du doigt.
- Vous ëtes fou! A quoi pensez-\'ous?
- A rien que de très sage!
- Alors c'est sérieux? Déjà le coup de foudre!
C'est aller bien vite en besogne!
Et Yvonne éclata de rire. Al1nenssay gro""na :
- Son Anglais l'accapare odieusement! tn n'u.
pas idée de ça! Dites-lui donc, chère madame
qu'en France on. n'imob~se
pas les jeun~
filles d;\os un COin comme II le rait depuis une
heure!
- Parce que vous voulez prendre sa place {H.
�Sb
PARDONNER
Il me répondra que « cela ), surtout, ne se fait pas
en Angleterre.
- Alors qu'il aille au diable et qu'il y reste!
- Vous plaisantez! Cette petite scène de jalousie est à mourir de rire. Soyez donc tranquille!
Lord Murray a dépassé la cinquantaine, je sais de
source certaine qu'il n'a aucune intention cie rompre son agréable existence de « bachelor)). Ne
craignez l'len, ce n'est pas de lui que Thérèse
s'éprendra!
- Si cela pouvait être de moi?
- Allons donc! vous ne pensez pas un mot de
ce que vous dites. Je ne vous croyais pas si inflammable! et je jurerais volontiers que vous mourrez
dans la peau d'uil vieux garçon.
- 11 ne faul pas dire: fontaine ...
~
Vous êtes un vrai gamin ce soir; laissezmoi, il faut que j'aille maintenant faire préparer
la chambre de lord Murray que nous n'attendions
point.
Et Yvonne, envoyant une petite tape amicale
sur l'épaule d'Annenssay pOUf s'en débarrasser,
monta rapidement les premières marches de l'escalier du hall.
Bien qu'elle connût suffisamment le camarade
de son mari, assez prodigue de plaisanteries ct cie
taquineries, elle était trop fine pour ne pas deviner l'impression que lui avait taite la beauté de
Thérèse.
Et comme elle n'avait plus de rêves d'avenir à
ébaucher pour son propre compte, elle bâtit soudain un très séduisant château en Espagne: Thérèse aimée de Patrick, l'épousant, quel roman
délicieux!
En elle la joie se mêlait à je ne sais quelle petite
rancœur, à quel s~btil
regret ..• un peu de jalousie
mitigeait la séduc;tlOll du rêve: Thérèse ferait un
plus beau mariage qu'elle-même, cela lui plaisait
et la contrariait à la fois 1
�PARDONNER
xv
Le général commandant la me brigade sortit
ùn quartier de cavalerie en même temps lJllC le
colyneI Fargères, ct, comJl~
~elui-L
a~lit
le
ljulttcr devant l'hôtel qu'habitait son che! sur le
boulevard Heurteloup, le général, d'un geste,
arrêta ses velléités de retraite:
- Veuillez monter chez moi, Fargères, je désire
vous parler.
Quelques instants après, les deux hommes
étaient seuls dans le cabll1et de travail du général.
Le colonel, légèrement ému, attendait llue son
supérieur voulû t bien commencer ... Ils se connaissaient tous deux de longue date; en dehors
du service, une cordiale am itié, d'égal à égal, les
liait. Ils étaient du même âge, du même IJays,
les deux familles avaient eu jadis que ques
alliances entre elles, si bien que le général cl' Auberive, célibataire, appelait les enrants Fargères ses
neveux et se traitait lui-même d'.oncle à héritage.
Dans la vie ordinaire, il tutoyait le colonel, et
celui-ci, rien qu'à entendre M. d'Auberive employer le ,( vous» cérémonieux. de supérieur à
subordonné, se douta de la graVité de l'entretien
qui albit suivre.
- Vous me pardonnerez, F~rgèes,
de pénétrer dans le domaine de votre vie privée, mais si
je m'y hasarde, croyez bier: que c'est par inté'rèt
pour vous, et non par déSir de me mêler de ce
qui ne me regarde pas. Qu'est-ce que c'est que
toutes ces histoires cie divorce, ces ragots, ces
potins, qui, de bouche en bouche, se clabaudent à
Tours depuis trois jours?
Le colonel serra les lèvres:
- Rien que de très vrai, mon général.
- Non, mais L .. Ah çà! mon cher, êtes-vous
fou! s'exclall1a M. d'Auberive. Oll n'a pas idée de
divorcer il votre Age! Sapristi, VOliS n'a ver. plus
�88
PARDONNER
vingt ans! Ces bêtises-là, c'est bon yuanJ un son
de Saint.Cyr, mais vous! un homme mûr, rassis,
ldl père de famille! où avez-vous donc la tête? ...
Je vous assure que, lorsque hier soir au cerde on
m'a appris cela, j'en étais bleu! J'ai nié la chose
jusqu'au bout, n'y voulant pas croire, ct vous me
dites que c'est vrai!
'
- J'ignore comment on vous a annoncé celle
nouvelle qu~
n'e.n est plus une, mon général,
mais ce que Je pUIS vous a(firmer, c'est qu'elle est
exacte. Ma demande en divorce a été déposée au
tribl~na
depu!s !e mois de. jlie~;
j'ava!s prié les
magistrats qUI s en occupaient d être cltscrets, et
ils ont su l'être jusq~l'ic
..~l fall,ait bien que le
secret finll pa.r tran~ple;
J en al retardé le plus
possible la divulgatIOn par respect pour ma ...
(le colonel hésita imperceptiblement) pour
Mme Fargères. L'affaire viendra le mois prochain
devant les juges et par conséquent sera publique.
Le général s'était croisé les bras et marchait
comme un ours en cage. Brusquement, il s'arrèta :
- Pourquoi divorcez-vous?
Pris au dépourvu par celle question posée à
brûle-pourpoint, Maurice Fargères se sentit perdre
un peu de son audace primitive. Il savait bien
qu'avec son chef toute circonlocution était inutile
et cela le déroutait d'être obligé de répondre
sans ambages à l'interrogation si netle et si précise. Au fond ... savait-il bien pourquoi il divorçait. .. C'était si embarrassant de déclarer:
' - M~
femme a ~esé
de n~e
plaire, j'en change
comme Je changerais une paire de gants qui ne
me convient plus...
,
Il murmura :
- Nous avons eu dans notre ménage de pénibles
dissentiments el. ..
- Tahtala! Je connais Odile depuis votre mariage, mon cher, et je l'estime à sa valeur, c'est-àdire très hautement, croyez-le!
Pourtant... sa nervosité, son c~ratèe
aigri...
.
.
.
- Allons donc! SI elle a pris mauvais caracter~,
c'était bien ç1e votr~
Cat1l!'! VOllS n'Avez pas
�PARDONNER
89
1" prétention d'avoir été le modèle des époux,
n'est-ce pas, pourquoi alors exigt:l' tant de perfection de la part de votre femme '/
- Mon g6néral, permettez-moi de vous dire
que je crains fort gue nous ne parvenioJls à nous
~ntedr
,sur ce terrain .•. pénible:" Tout ce que
Je pourrai VOLIS dire ne 'fOllS convalllcra pas eL"
- Et ce que je vous dirai ne servirait à rien!
C'est cela que vous voulez me faire. entd~-!
Eh
bien, Fargères, je n'ajouterai gue peu de mots :\lIX
objections que je VOliS ai signalées: une fois
Jivorcé, que ferez-vous'?
- Je me remarierai.
- Ah! nous y voilà !... Cherchez la femme 1
Cette histoire est vieille comme le monde ct ne
(lnira qu'avec lui! Dire que c'est toujours la même
chose! Alors, c'est vrai aussi votre passion pour
la belle veuve'?
- C'est vrai.
, - Mon pauvre ami, VOLIS voulez donc êlre fou
Jusqu'au bout!
- J'ai toute ma raison, mon général. J'ignore
en quels termes on vous a rapporté mes relations
Gve\.: Mme Le Tramonlier. Vous savez aussi bien
que' moi qu'elle est une femme au-dessus de toute
calomnie; sa réputation esl inattaquable ...
- Je le sais fichtre bien, elle prend assez de
précau tions pour cela, la fine ~nouche!
N'empêche,
Fargères, que vous vous êtes Jeté dans la gueule du
lou p! Vous seriel veuf ou célibalaire, je vous dirais:
« A votre place, je me méfierais de celte belle
madame Irol1 coquette el ensorceleuse, mais enfin
,
'1
'
VOliS êles libre ... tentez l ;n'enture SI e cœur vous
en dit! )l
« Tandis gu'aujourd'hui je vous crie:
, - Casse-cou! <;H1 ne divorce pas après plus de
vingt ans de manage, lorsqu'on est chrétien, soldat et gentilhomme! On ne cède pas à un enlralnemenl passager lorsqu'on possède comme vous
Une femme exquise et des enfants charmants , Songe7. Ull peu à eux, que diable! réfléchissez!
- C'est tout réfléchi, je divorce! répéla le colonel avec entêtement.
�PARDONNl!:R
Le général d'Auberive recommcnça sa promenade d'~urs
en ca,ge. Un grand .~ilnce
régnait ..
Maurice Fargeres tambourInaIt sur les vitres
une marche saccadée; le général l'interrompit :
- Finissez donc ce manège, Fargères, c'est
assommant! Du reste, puisque tout ce que je puis
vous objecter' est lettre morte, je terminerai cet
entretien. Mais avant que vous ne ' mequittiez, je
crois de mon devoir de vous faÎre observer ceci:
vous n'ignorez pas que,. à moins d'imprévu, vous
figurerez sur le procham tableau. Or, je ne vois
pas très bien quel accueil vous rencontrerez
comme chef de corps, étant dans la situation très
fausse d'homme divorcé et remarié civilement.
Vous savez que si c'était un gage de platitude
vis-à-vis d'un gouvernement qui fait profession
d'athéisme, ce serait une bien plus mauvaise note
vis-à-vis des officiers placés sous vos ordres, de
vos col lègues et de vos su périeurs. GrAce à Dieu,
la g-rande majorité de IlOS officiers, dans la cavalene surtout, est catholique, et catholique pratiquante. Pour tr?is ou .quatre arrivistes qui vous
lécheront les pIeds a(m d'être dans vos bonnes
$"râces, le reste vous tournera le dos et vous
Jugerez alors par expérience de ce que cela a
d'amer !...
I( Maintenant,
au revoir, Fargères. Ne m'en
veuillez pas de vous avoir parlé smcèrement, trop
brutalement peut-ètre ...
- Mon général, il me siérait mal de vous en
vouloir; je sais que durant ma carrière, vous
m'avez toujours porté un long intérêt et je vous en
demeure reconnaissant.
Le colonel serra la main que lui Lentlai LSOn chef
et sortit.
Uair était lourd, orageux; pas un souffle de
vent ne rafralchissait cette molle température tourangelle. M. Fargères se sentit la tète lasse et, en
rentrant chez lui, vint s'accouucr fiU balcon de sa
chambre ljui donnait sur le sCjuare des Prébendes.
Le général d'Auberive, en tacticien consommé,
lui avait, pour la conclusion de J'entretien, déco<.:hé
la !lècbe du Parthe ... Maurice Fürgères, énervé
�PARDONNER
d'avoir subi la Jutte, aurait voulu chasse r de sa
les paroles obséda ntes... mais, hélas,
~émoie
lD1posslble 1...
M. d'Aube rive lui avait rappelé sa procha ine
nomina tion au grade de général . Dieu sait si les
étoiles rêvées remplir aient son cœur d'orgue illeuse
fierté 1 Si souven t il avait joui, par avance , d"e ce
que serait sa carrièr e, si brillant e déjà, couron née
d'un haut grade, bien qu'il portât un nGD1 peu
chéri des puissan ts du jour 1 Il avait fallu l'autorité de ses facultés excepti onnelle s, de sa science
militair e hors pair, pour le faire triomp her des
basses attaque s, des manœu vres louches , des
rappor ts défavor ables ou des fiches sournoi ses.
Fm"gères traitait de très haut toutes ces hassesses,
et son audacie use crâneri e, son dédain des courbettes, son horreu r des compro mission s avaient
été assez forts pour prévalo ir contre tant de pouvoirs hostile s!
Fallait- il donc, arrivé au somme t de sa carrière ,
rencon trer cie la part cI'autres officiers, l'attitud e
réfrigé rante dont parlait le colonel d'Aube rive ? ...
Avoir lutté avec tant de succès contre ses ennemis, et se voir, en fin de compte , renié par ses
amis!
Nettem ent il entrevi t cette intoléra ble situatio n:
en
SOIl a venir sacrifié pour un caprice ; sa vie
bUlle aux tracas, aux humilia tions, el tOllte la
kyrielle des mille et une mesqui neries étouffé es
par la formule consac rée: « - Surtou t pas t!'hisles ~xa
t?ires 1. .. Il et Ics potins de .rép"~1et,
lem lnllles.. . l ou 1
lions mascul ines, les t:ranl1e~
cela pour Marthe Le Tramon iler !
Rageur , il murmu ra:
- Si on m'embê te je prendra i ma retraite !
La retraite ? comme colone ll quand il avait rêvé
les plumes blanche s de comma ndant de corps
d'armé e?
Marthe valait-e lle donc la peine qu'il immolâ t
s
s7 plus légitim es espoirs sur l'autel de son impél1euse beauté ?
Ce que ùes considé rations d'ordre pureme m
r.enlimcntal avaient été impuis santes i\ ruveillef en
�PARDONNER
lui se dressa soudain dans son ..:œur, ù.:s (!ll'il fui
question de sa carrière ...
H ne pouvait apaIser le bouillonnement tumultueux des pensées qui envahissaient son cerveau
et; ce soir-là, au lieu de partir en auto pour le
ch:ileau cie la Futaye oü, à vingt-deux kilomètres
cie Tours, la belle Marthe cachait son attente; au
lieu d'aller diner dans celle demeure vIeille de
quatre siècles, dont I~s
tou~
à màchic?ulis se
reflétaient dans la LOIre paIsIble, Maunce Fargères envoya Ull télégramm.e pour prévenir qu'on
,n'eùt pas à compter sur llll, et dJna en tête à tète
avec ses pensées qui n'étaient pas précisément
folùtres !
XVI
Toute ta soirée Marthe Le Tramontier avait
attendu le colonel. La dépêche qui lui parvint vers
sept heures, la désempara totalement. Comment!
alors qu'avec tant d'amoureuse inquiétude elle
avait escompté la présence de Maurice, jouissant
par avance des i~stan
qu'elle passeraIt près de
lui, il se dérobait derrière un prétexte que son
espnt aux abois devinait faux, et illa laissait seule,
cn !)roie à mtlle pensées soucieuses ? ..
l our la première fois, clepuis longtemps, clic
cxhab sa déception en une crise de; larmes, ct
COlllme elle avait besoin d'être seule, loin cie tons
les regards, elle desceodit an bas du parc qut.'
bordait la Loire.
Le fleuve coulait paisiblement entre une douhit;
haie cie roseaux et de glaïeuls; son eau verle,
transparente, reflétait les derniers rayons du soleil
couchant.
Marthe considéra avidement cette onde tran:Iuille ; ses yeux y demeuraient fixés comme cn
une sorte d'hypnose. Ah! s'anéantir dans ce lit
mouvant, sombrer dans cet abîme dont les eaux
:oe refermeraient pour toujours sur son corps, le
déro~lt
jalousément ;luX amères tristesses <le 1:1.
�PARDONNER
93
vie) Dormir étel'lll:11ement sous ces roseaux, fermer à jamais ses beaux yeux dans J'Oubli!
~i
Maurice ne l'aimait plus, mieux valait en
fintr ...
. Elle jeta vers la Loire assoupie un regard haJluCI~é,
un vrai regard de folle, puis, par un violent
eflort de volonté, elle s'arracha à l'attirante vision
et, revenant vers le milieu du parc, s'allongea ~n
pleurant dans l'herbe fine de la pelouse.
Quoi! échouer si près du but! al9rs qu'elle
s'é~ait
crue assez forte pour triompher d'obstacles
qUI paraissaient irréductibles 1 Maurice jouait-il
donc vis,à-vls d'elle un double jeu ? ~e
la bernait-il
pas par d'insidieuses promesses, ne temporisait-il
que pour ajour'ner indéull1ment une solutIOn nette
qu'il redoutait?.. Pourquoi n'était-il pas veuu ce
soir ?.. Son absence était une défaite .. serait-ce
c10nc que déjà il se détachait 'd'elle ? ..
Et devant ce problème compliqué, Marthe sanglota éperdument.
- Mon Dieu! comme Je l'aime! soupira-t-elle
entre ses larmes .
• . çette déception, SI elle n'était pas la première,
etal[ du moin" la plus cruelle. Jamais encore elle
n'avait ressenti à ce point le peu de solidité de
l'affection du colonel. Certes, tl lui avait fait de
chaleureuses protestations d'attachement, mais,
déjà, elle dou tai t de leur sincéri té. Elle ne rencontrait pas dans cet amour le repos, l'abandon, la
paix, qu'elle avait si pasSIOnnément cherchés, si
ardemment désirés!
Et ce soir, pOlir la première rois, elle song-ea il
!VJme Fnrgères. Jusque-là elle s'était toujours
Interdit un soupçon même de penst:e à l'égard de
sa 1 ivale. Elle connnissalt peu Odde, dont l'image
Illl nppal'alssnit falote, imprécise, comme ces
objets que l'on considère dédaigneusement parce
cJu't1s ne valent pas la peine qu'on en !)arle. Le
fantôme d'Oclde lui apparut menaçant, i se dressait entre elle et Maurice, et pour la première fois
le remords si bien étouffé entra en maître dans le
Cct:,l.lr de .M,arthe, devenu plus pitoyable parce
'lu 11 sou{]ralt Ason tour.
�94
PARDONNER
Elle pensa que loin d'el~
une autre femme, à
cette même heure, endurai t à cause d'elle les
mêmes tortures, une autre femme qui avait été
déçue dans ses plLls légi times espérances, bafouée
dans ses droits les plus s<:\crés, une autre femme
qui, elle, était liée pour la vie à Maurice, qtli
porfait SOI1 nom, qui était la mère de ses enfants ..•
Une vùix vengeresse gyonda en Marthe.
- Celle femme, tu lUI as volé son mari, souffre
donc à ton tou r, ce sont de Justcs représailJes!
Elle se révolta contre le remords qui lui prenait
l'âme.
- Non, je ne veux pas souITrir! Pourquoi ne
serais-je pas heureuse, je suis si jeune et je puis
recommencer ma vie! Qu'importe le reste! ...
(( Le restl! » c'était Odile méprisée, les enfants
<:\handonnés, tant de lois divines el hUl1aine~
transgressées, méconnues, tant de bassesse et de
l:lehelé accumu lées pour arriver au but! Tout cela
ne poùvait-il être, en efl'et, jeté comme une proie
aux désirs inassouvis de Marthe!
Lasse de douleur, d'inquiétude et de remords,
elle pleura encore longuement dans l'herbe haute
et drue qui la cachait toute, tant et si bien qu'elle
s'endormit. Lorsqu'clic sc réveIlla, le clair de lune
inondait de sa lumÎ ncuse clarté les grands arbres du
parc, se reflétant sur l'eau dormante du fleuve.
C'était la paix infinie de la nuit; un grand silence
de mort, un lourd silence, quc ne troublait aucun
bruit terrestre, régnnÎt sur la nature. Le <.:Œur
oppressé, Mal't\1e remonta vcrs sa demeure. Son
<lme en désarrOI ne savait plus quclle voic suivre.
Elle avait si bien cru parvenir au port, à l'abri sùr,
4ue représenterait pour elle son mnriage avcc
Maurice Fargères, et maÎntenant elle se demand:llt
avec terreur si elle l'atteindrait jamais.
�PARDONNER
\
95
XVII
A Daisy-Cottage on menal{ Joyeuse vie. Les
de Vareilhes étaient revenuS du Berry, et tous
deux, enragés chasseurs, parlaient chaque matin
avec les Seurdet, pour d'interminables randonnées.
Thérèse les sun'ait de loin. Elle ne s'intéressait
guère à la chasse, qu'elle considérait comme un
sport cruel, et, le plus souvent, elle se promenait
(\\'ec lord Murray en dehors des taillis. Patrick
les rejoignait presque toujours; il se fatiguait vile
de tuer les pauvres lapins et lorsqu'il en avait
.aballu deux ou trois, cela suffisait à son bonheur.
Les longs apartés de Thérèse et de lord Murray
lu! dépraisaient; il s'arrangait l0.uj~)rs
.pour y
mettre fin. Cependant Thés\' IÙ1\alt Jamais songé
qu~
l'Anglais pùtètre un parti pos~ible.
Il é.tait plu~
age que son père; elle se trou val t YIS-à-V1S de lUI
beauCOli p plus à l'aise, précisémen 1à cause de celle
grande diflerence d'tl.ge qui les séparaIt et la faisait
re considérer comme UJl vieil ami empressé et chevaleresq ue.
Annenssay, que la jalousie rendait clairvoyant,
ne larda pas à s'apercevoir qu'un senlJment plus
profond s'emparait du cœur réputé irréductible du
gentleman raide et compassé qu'Yvonne s'enorgueillissait de posséder à D~lsy·Cotage.
Lord Murray :l\'ait aimé JadIS, au temps loinlain
de sa prime jeunesse; c'étaIt si vieux qu'il n'y avait
plus CJue lui à s'en souvenir. ~a
fiancée élait morte
SIX ~emains
avant leur manage et nugh Douglas
resta fidèle à sa mémoire.
Pourtant, la nature idéale de Thérèse, sa séduiSall!C image, opérèrent en lui ce miracle cie faIre
reVIvre un cœur 'lue tout le monde croyaIt mort.
San s que rien en pnrl! 1 sur 'ia phYSIOnomie glaciale,
Ilugh scntituJ1 renouveau ùe tendresse, un regain
dl;: JCU nesse 'emparer de son être et il s'ab!1(J~nl
il cet amour qu'il savait être sans espoir.
�96
PARDONNER
Les jours passaient, ~o
séjour chez les Seu.rd~t
s'achevait; un après-midi, lord Murray rejoignit
Thérèse dans le jardin .
C'était une de ces délicieuses journées d'automne où la nature ne paraît justement si belle que
parce qu'elle va mourir, où il semble qu'elle
mette toute sa ~éduch?n
~.rayone
d'une dernière
et intense lumière qUI s ete1l1dra durant le long
hiver . Thérèse en goûtait l'infinie douceur. \
Lord Murray s'approcha d'elle . Il tenait un livre
à la main.
- Je viens de recevoir de Londres, dit-il, ce
volume des poésies de Dante-Gabriel Rossetti,
dont je vous avais parlé. Vous me permettrez, j'espère, avant mo~
départ, de vous en faire hommage?
Et comme, tres Simplement, elle acceptait ce don,
il retourna entre ses longs doigts nerveux, un peu
tremblants, le mince petit volume relié en cuir
rouge .
Sa voix basse, émue, narrait sourdement à
Thésy l'histoire rornanesq ue qu'elle ne connaissait
pas, l'histoire d~1
j~une
poète de la P1'éraphaélitebrother-hood qUI, eperdument amoureux d'Elisabeth Sidclal, l'épousa après sept ans d'attente et la
perdit ~Ie,!x
ans après leur mariage. Dans son
désespOir Il Jeta dans le cercueil de la morte tous
les poèmes qu'elle lui avait inspirés, qu'il avait
écrits pour elle, et qui ne devaient revoir le jour
que cinq années plus tan.!.
Il ugh Douglas ouvrit le livre et à mi-voix commença Parted presence. Séparés mais unis .
« Lo\'c 1 spcak lo your hcarl. »
« Amour je parle à ton cœur! Ton cœur qui est
toujours là .. . »
Puis la voix devenait plus ardente, plus chaude,
lorsqu'il acheva la première strophe:
(( 0 love, my
o .\mour J
101'(.', yOll an: hcrc. »
mon Amour, lu cs lû 1. ..
r
Th(-;y ~.:olita
1ll11L'tit' dl' ravissement. Le
rythme herceur d· la poésie, que lord Murray
�PARDONNER
97
récitait avec une sOllrde émotion, la prenait tOlite;
clic en savourait la profonde Beauté, et, sur tes
oites de eette poésie, elle voguait bien loin vers
l'irréel, le pays du Rève et des Chimères ...
Elle s'aperçut il peine que Douglas tournait les
feuillets, changeait de thème et, d'une voix de plus
en plus vibra'nle, lui lisait « 11zree shadolJJs ),
« Trois ombres ».
Puis la voix s'amollit soudain, et ce fut presque
dans un souffle, douloureux comme un sanglot,
qu'il murmura:
" 1 looked and saw your love»
ln the shadow of your heart
As n diver sees the pearl
ln the shadow of the sen
And [ murmured not above
My ·brealll but aIl apart
« Ahl you can love true i!irl
And is your love for me? .. »
(C J'ai regarde ct vu ton amour
Dans J'ombre de ton cœur,
Comme Je plongeur voit la perle
Dans J'ombre de la mer, 1
Et j'ai murmuré seulement:
« Ah 1 tu connais, vraie femme,
Le secret de j'Amour.
!lIais cet amour sera-t-il pOUf moi 7... »
Les yeux gris de l'Anglais cherchèrent les yeux
hleus de Thérèse, et, la fixant avec une doutour~l\se
insistance dans laquelle il y avait de l'adoration et du désespoir, il dit très bas:
- Je sais que cet amOur ne sera pas pOlir
moi !... Miss Fargères, je pars demain ... Peut-être
Clissé-je' dù me taire ... mais ces vers, ces poèmes
~)1\l.
trahi mon ~ecr1.
J'ai beaucoup sOlltferl;
pdls, lIloi au~si,
j'ai cOlh~
mon amour dans un
èercueJl ct je croyais que l'amour mort ne pouvait
rcssl.lsciter ... Je sais aajourd'hui à n'en pas douter
Ci ue Je .m'étai" trompé et à cause de cela même je
~onals
une souffrance de plus. Miss Fargères ...
le vous ai mais ... Oh ! nc crnignez rien ... je ne vous
Importuncrai pas .. . je vous ni aimée sans eSpéfance et je devine LJue vous aimel. <lnssi ... Puissl!
4
�98
PARDONNER
•
M. d'Annenssay vous rendre aussi heureuse que
vous le méritez .•. Pardonnez-moi de vous dire ces
choses, .. Si plus tard vons pensez à moi, que ce
soit sans rallcune, comme à quelqu'un qui vous
est passionnément dévoué, et, puisque je ne puis
être rien d'autre pour vous, laissez-moi demeurer
votre ami, hélas, rien de plus ...
Les paroles de Hugh moururent dans sa gorge
et avant que Thérèse eùt le temps de revenir de
son étonnement, il saisit ses deux mains, y imprima longuement ses lèvres et disparut.
Comme en un rêve, Thésy était restée sur son
banc, les yeux perdus dans le vague, le cœur haletant J'ame en émoi ... C'était donc vrai! un autre
hon;me avait su découvrir en elle ce qu'elle-même
poi!lt. .. Aimait:elle donc Patrick '!
ne soupçnai~
C'était trop d'emotlOns à la fOIS, car l'amour si
généreux de Hugh, le tendre respect contenu dans
les ardentes paroles qu'i l lui avait murmurées,
lui laissaient au cœur un inoubliable souvenir.
Elle avait beau ne ressentir ' pour lord Murray
qu'une sincère amItié, elle ne pouvait s'empêcher
de lui être reconnaissante de l'avoir aimée, et elle
s'attristaIt de la peine qu'elle lui causait in\'olontairement. Une infinie pitié la prenait toule, en
songeant à Hugh. IIélas, oui! trop de choses les
séparaient pour qu'une union fùt possible entre
eux, el l'Anglais l'avait si bien compris, que
demain il quitterait pour n'y plus revenir cette
maison où il avait aimé Thésy, cette maison où
Ull autre que lui oseraIt peut-être dire à la jeune
ce qu'il
fille, avec plus d'autOl:ité et d'i~lsta1ce,
lui avait seulement faIt entrevOIr ... Un autre qui
serait sans doute Patrick ...
A cette pensée, Thérèse se sentit trou blée,
Pitié, mélancolie, amour naissant, espoir, tous ces
sentiments s'agitaient confusément en son être,
elle soupira:
- Patrick m'aime donc ? .. est-ce possible!
Depuis des jours et des jours elle levoyait cons~
tamment. Il profitait des moindres occasIOns pour
se l'approcher d'elle et s'entretenir avec elle de
lieu x bien
choses sérieuses qui les plaçaien t tOl~
�PARDONNER
99
au-dessus des hôtes frivoles du Cottage, dans une
sphère élevée où eux seuls pénétraIent et dont,
par cela même, le calme leur était cher.
Thérèse faisait en Patrick un véritable voyage à
la découverte. Elle s'étonnait de rencontrer, sous
les dehors mondains et futilcs du petit comte, une
profondeur de pensées, une élévation de sentiments qu'elle n'eüt jamais soupçonnée .. . De prime
ahord elle l'avait jugé sceptique, désœuvré, l110U,
Sans caractère, et puis, au cours de d.fférentes
conversations, elle crut devin~r
qu'avec .toutes les
apparences du bonheur, Annenssay n'était pas heureux, qu'il avait soif de sincérité, de paix, d'amitié
durable . Au sein cles jouissances les plus ral'finées,
avec un nombre incalculable de relations mondaines, il se sentait déshérité et horriblement
seul...
II avait dit à Thérèse:
- Au moins, vous, mademoiselle, vous osez me
parler franchement; vous ne paraissez pas être
toujours de mon avis, et cette indépendance d'idées
me plaH en vous.ll ya tant de gcns qui me font
bonne mine, me jurent une éternelle reconnaissance pour un service rendu, et qui, derrière
1110i, se jouent de ma crédulité, se moquent de ma
sympathie. Et cela s'appelle des amis! Ah! je
Youdrais vivre sur une lie déserte! je suis si las de
l'existence que je mène!
Thérèse, avec sa douce âme compatissante,
cherchait à réveiller en Patrick la foi endormie;
elle lui s~gérait
d sages. désirs. d'une vi~
nouvelle,
7
plus séneuse et utIle, et 11 par::ussalt toujours convaincu de la justesse de ses arguments.
Or, ce soir-là, Tllésy interrogeant sa conscience
scrupuleuse à l'excès, se demanda si, en acceptant
ce rôle de confidente, elle n'avait pas provoqué
~a10ur
de Patrick. Au début, l'idée de l'épouser
et~l
certes bien loin ~le
sa pensée; Patrick jouisS~Jl
d'une situation de fortune très supérieure à la
SIenne, elle eût redouté, en paraissant trouver du
plnisir ~l sa société, que l'on creil qu'elle courtis,lit
:;e~
millions . Elle tenait des de Lorcyse son dé- ,
dam, pre!:iq llC SOIl horreur de l'argent, et un tr .('<'.<'<:,
~
«GlU E
',\ .
o~
�100
PARDONNER
délicat sentiment de ùit5nité. la fi~
s'envelopper
d'une extrème réserve vis-à-VIS du Jeune homme.
Peu à peu, la glace se rompit; d'ailleurs.lon.1
Murray était si souvent près d'elle, qu'il cùt
fallu bien de la perspicacité pour deviner lequel
dl!s deux hommes était le mieux en cour, et Thés)',
.si peu coquette, s'ingéniait à être aussi gracieuse
avec l'ull qu'avec l'autre.
Elle n'avait pas soupçonné l'amour d'Hugh, il.
peine deviné celui de Patrick, et ignoré totalement le sien propre. Les paroles de lord Murray
dessillèrent ses yeux cp. jour-là, et il lui fallut tout
son empire sur elle-même pour paraître indifTérenie il. la table du thé qui réunissait pour la dernière fois lord Murray aux hèles de Daisy-Cottage.
XVIII
« 7)alls
,Gaza. »)
ct'auto, ct'eté, j'irai-z-aux
eau.\:
aJlcc
.M~le
de Varei!~ls
chant~lÎ
à pleine gorge la
sCie Illerte; elle s 1\) terrom pit brusq uemenl.
- Pan! pan!. .. pan!
Pour décharger son fusil dans la direction d'ull
malheureux lapin qui s'enfuyait il. toules jambes.
D'autres délonations retentirent. L'animal tOI11ba raide mort, les pattes en l'air. M. et Mme de
Vareilhes accoururent, chacun réclamant pour
son rropre compte l'honneur du coup de feu .
[J fai~t
un lemps radieux, le soleil était haul
;\ l'hoJ'1zon ct ses rayons filLraient il travers les
hranches à demi dépouillées des taillis. Sur l'épais
tapis de mousse, les pas des chasseurs écrasaient
les feuilles mortes qui crissaient et se collaient il
leurs semelles; l'ai r élait tit:de, u ne chaude odeu r de
terre remuée sortaitdeschlll11pS avoisinant le hois.
Le petit comte venait de tucr tlll faisan, il le
jeta clans Je carnier que portait dé\'otieu~mn
Irgarde, mit son fusil au crnn d'arrêt, alluma ulle
~ig
: \ret
et \ inl s'allonger SUl' Ull las de IOllgèrcs,
�PARDONNER
101
aux pieds ' de Thérèse qui contemplait la. nature.
Les Seurdet poursuivaient le gibier avec acharnement. Le temps était idéalement calme; soudain
celte paix fut troublée par le son de deux voix
acerbes:
- Je vous dis que c'est moi 1. ..
- Par exemple! Vous ne manquez pas d'audace! c'est moi!
~
Ah! c'est trop fort! Je l'ai visé au sortir du
terrIer et j'ai tiré dessus!
- Cela se peut, mais vous l'ayez raté, tandis
que moi je l'ai atteint à l'œil !
- Ce n'est pas vrai.
- Comment, ce n'est pas vrai! Appelez-mOI
menteur pendant que vous y êtes!
- Je ne m'abaisserai pas à me disputer avec
vous, ce qui est sûr, c'est que c'est moi gui ai tué
le lapin.
- C'est moi, sotte!
- C'est moi, idiot!
Je l'OUS dis gue c'est moi, vous êtes stupide
ù la fin!
Thérèse, entendant l'àpre discussion, était devenue toute pùle d'effroi.
.
Patrick éclata de rire, puis, philosophiquement:
- Faut-il être bête de se disputer ainsi pour
Un lapin.
_ Mais c'est odieux, déclara Thés)' en émoi,
gue va.-t-il arriver!
:- Rien de grave, rassu:ez-,;ous! Je les conn:lJs; dans un quart d'heure Ils n y penseront plus.
- Comment des gens bien élevés peuvent-ils
se traiter de la sorte!
:- Ah! voilà !. .. il Y a quelquefois des gentlemen
qUI ont des manières de palefremers et des femmes
du monde qui, dans l'intimité, sont de véritables
Illégères ... Ni Louise dc Vareilbes, ni sail mari
n'ont le caractère commode. Jamais l'un ne cède
ù l'autre, il s'ensuit des petites scènes comme
celle à laquelle noUS venons d'assister. Ils sc
r:Jccommoderont, mais ce s,o ir la comédie rccomlllcncera pour tine bGcasse, demain pour le chien,
après-demain pour l'auto,
�102
PARDONNER
Eh bien, merci! Ça doit être gai un ménage
comllle celui-là!
- Ils n'ont pas l'air malheureux. Ce sont deux
bons camarades. Nicolas considère sa femme
cornille un « copain Il. Que voulez·vous ... lorsqu'on
s'attribue les prérogatives, les manières d'un
hOlllme, quand on est tour à tour chauffeuse,
chasseresse, écuyère, il faut bien s'attendre à en
subir les inconvénients et à se voir traiter comme
un égal, c'est-à-dire sans galanterie aucune!
Et comme Thérèse ne répondait point, Patrick
poursuivit:
- MOI, ce n'est pas une femme ue ce genre que
j'aurais choisie... .
.
,
Il s'arrêta, pUIS cont111ua cl une voix calme
d'abord, mais qui devint graduellement phu,
véhémente:
- La femme que j'eusse" aimée, je l'aurais
désirée jeune, candide quoique forte, douce
quoique énergique,. me réservant des trésors de
tendresse et de con fIauce, croyant en moi comme
je croirais en elle. Je l'eusse voulue très femme
uans toute l'acception du mot, et non pas semblable
à un lycéen en vacances. Je l'aurais choisie d'une
culLure morale très élevée, d'u ne àme généreuse
et d'un cœur dévoué, paisible, sereine, uu peu
dédaigneuse des réalités de la vie, et ignorante des
laideurs humaines. Je l'eusse aimée blonde, avec
un t~il
de fleur, des yeux de bluet, un lumineux
sounre ...
Patrick s'était avancé, en rampant, plus près de
Thésy; il la regardait ardemment, elle se leva
brusquement...
D'un geste, il la lit se rasseoir et reprit plus
calme:
- Celte femme je l'ai rcncon trée; elle est
apparue dans ma. vie et, tout de suite, je l'ai
almée ... cette femme vous ressemble ... et c'est
vOlls-même, Thérèse! Thérèse, je vous aime, ne le
deviniel-volls pas? Depuis que je suis ici, jc ne me
possède plus! c'est vous lJui garde;: mon creur,
mon intelligence ct tou tes mes pensées; si VOLIS ne
voulez pas de moi, que deviendrai-je ~al1S
VOW;,
�PARDONNER
dites, Thérèse ... ma première, ma seule uimée ...
Thérèse adorée ... dites-moi que vous m'aimez
aussi! ...
Sc clégagean t des mains nerveuses qui retenaient
les siennes prisonnières, la jeune fille se l'eleva.
Durant un courl instant elle crut rêver, puis.
reprenant son sang-froid, sans répondre à Palrick
elle s'enfuit en courant vers lé Cottage...
'
Illa
.
. ..... .
- Thés}', c'est moi, ou "re ! .. .
Reconnaissant la voix de sa sœur, Thérèse
déverrouilla la po rte, et la belle Yvonne entra en
coup de yent. Elle n'avait pas pris le temps de
retirer son costume de chasse et, les cheveux
d,éf~jts
le chapeau en bataille, les pieds crottés,
s cffondl'H dans un fauteuil.
- Eb bien, ma chère? tu en as une drôle de
façon de répondre aux ùemandes en mariage qu'on
te fait! .Tc viens de trouver clans Je petil bois ce
~auvl'e
d'A.nncnssay désespéré, se lall1elltant Sl~
l'audace qUI l'a poussé il t'avouer son amour et glU
t'a si bien eITarouchée, parait-il, gue, dès la
1rel11ière déclaration, tu as décampé dare-dare,
1aissant cc malheureux soupirant clans la plus noire
anxiété ...
(( Voyons, ma petite Thés)', continua Yvonne,
tll IlC vas pas faire l'amère bêtise de repousser
Patrick. Je ne sais pas ce qui s'cst passé entre
lIugh-Douglas ct toi. mais je crois CJu'il te trouvait
Irès ;) son goüt ... Enfin, il est parti, n'en. parlons
1:~lIs;
d'ail!eurs, il était ~In peu m.flr l~O:
Jouer,les
lol(.!s de JCu nes prel11lers. MaiS l utnck, c est
alltro chose! li a eu le coup de foudre, tu sais, et
tu peu x te va n ter d'a voir fait une fameuse conquête!
Car, ma chère, c'est un parti ~p[Jtal!
Physiljue,
110111, fortune, situLltion mondal11e, Ii a tout pour
lui. Jamais tu ne rencontreras pnreille aubaine.
CI.·oiR-moi; il est impossible Ol~ presque .de ne pa
faJre lIll sacrifice en se manant; mOl, j'en ai
Consenti un fameux, et celn n'a pas été drôle tous
les jours de subir la famille de Victor. Toi, tu
allras la veine de [out posséder: Ull muri charmant
ltlli est fOll de toi, une fortune énorme, des
�PARDONNER
alliances flatteuses, c'est un beau rêve, ma petitt::,
de ce pas répondre à
hàte-toi de le saisir. Je vai~
Patrick que tu as été surpnse, troublée, mais que
c'est « oui », n'est-ce pas?
Déjà Yvo~ne
s'en allait. Tl:érèse l'arrêta:
- Ecoute, Yvonne, Je SUIS très honorée de la
démarche de M. d' Annenssay, j'ajouterai même,
très touchée de son amour. Mais, justement à
cause de cet amour, je désire réfléchir et réfléchir
longuement, car lo:squ~
quelqu'un vous donne
ainsi toute son a.ffechon! li faut pouvoir y répondre
entièrement, et Je ne SUIS pas Sûre de mon cœur ...
Je dois m'interroger moi-même, éprouver la
nature de mes sentiments, et tu conVIendras que
Il cela )) ne peut se faire en un jour!
Yvonne regarda sa sœur avec un sourire de
pitié.
- Tu es jeune, ma pauvre petite!:.. lorsque tu
connaltras la vie, tu sauras qu'il n'y a que dans
les romans qu'on sc dit: « Je vous aime autant
que vous m'aimez !... » On chante ça aussi, SUl'
des rythmes langoureux, accompagnés d)au tres
paroles encore plus enflammées, on joue les
Marguerite i,:génues ou les Carmen passionnées,
on rève de vIeux bancs, de sources pures, et cle
clair cie June el Fon finit par croire que c'est
arrivé !... Tout au moins, c'était exact jadis, du
temps de nos mères. Aujourd'hui, Dieu merci, on
a relégué ces vieilles rengaines dans des placards
bien fermés où elles moiSIssent à l'aise ...
- Enfin, Yvonne. avant d'épouser Patrick, j,.
veux ètre certaine de l'aimer.
- Pfuitt ! lu es démodée, ma petite. Je viens
de le clire que l'amour, ça n'existait que dans les
romans ou clans les chansons. Non, vois-tu, la
vie n'esl pas un rêve, la réalité est tout autre. A
notre époque, ma chère amie, l'or est roi, et pOUl"
vivre, il en faut beaucoup. L'essentiel est donc dc
découvrir un \l1ari qui puisse vous en donncr sans
compter, et puisque lu as J'incroyable chance dc
trouver, avec cel atout puissant dans ton jeu, beaucoup d'autres avantages précieux, je ne comprends
ras que tu aies même un gemhlnnt d'héc:;itatlon 1. ..
�PARDONNER
1°5
• - Nous n'envisageons fas la vie de la même
façon, Yvonne. Je n'ai nu besoin d'argent pour
~tre
heureuse, je saurai m'en passer, mais ce que
Je désire avant tout, si jamais je me marie, c'est
d'être en parfaite communion d'idées et de
croyances avec celui qui m'aura choisie.
Yvonne pourra de rire:
- Ah ! bien, alors, ma pauvre enfant!. ..
Puis, comme si eJle craignait d'en dire trop
long, reprit soudain son sérieux:
- Tu t'arrangeras plus tard avec ton mari sur
ce point délicat. Mais, je t'en conjure, Thérèse, ne
te monte pas la tête avec des balivernes; tu pars
toujours à fond de train pour le pays des songes;
crois-moi, tu te fais des scrupules exagérés;
Patrick t'aime, tu l'aimeras aussi.
- Le sais-je? .. murmura Thésy.
- Et, puis, si tu n'y parviens pas, tu n'en
mourras pas. Vois: moi, je...
.
~l\e
allait dire: « je n'aime pas mon man ... II
l11als elle s'arrêta net. Ses beaux yeux s'embuèrent
de grosses larmes, elle ferma les paupières pour
les. dérober au regard scrutateur de sa cadette et sa
VOIX se brisa dans une légère émotion ...
, -. Autrefois j'ai été comme toi; .à seize ans, je
rcvals d'amour partagé, de deux vies fo~dues
en
une seule, de serments inviolables, et pUiS .•. tou t
cela s'est envolé. Je ne dis pas que je ne le regrelte
pas; nous autres femmes, nous portons le deuil
éternel de nos désillusions, mais je me suis cuirassée et maintenant, j'ai organisé ma vie ... pratique~ent,
sinon ... sentimentalement. Victor m'aime,
Je ~uis
pour lui une f~me
fidèle, la .c?mpagne
aSSidue de ses distractIOns, de ses plaiSirs, nous
nous entendons à peu près bien, q lie peu t-on désirer de plus ... )l
Déjà Yvonne reprenait sa voix autoritaire, un peu
~asnte.
Thérèse, qui s'était aLtendrie devant son
el1lotion fugitive, sentit qu'une porte de fer se
dressait entre leurs deux manières de comprendre
le mariage et qu'Yvonne se mettrait plutôt contre
sa S(cn!' pour i\l. d'Annenssay. Elle reprit donc de
sa voix. douce, m<lIS ferme:
�lü6
l'ARDONNE1<.
Je ne partage pas tes idées, Y"onne. Dans
tous les cas, sache bien Ulle dlO$e: c'est CJue je
n'accepterai eas M. d'Anes~:.1y
5:.1115, :.1~oir
mûrement réfléchi. Tu youdras bleu le llll dtre de ma
parl. Il ne pe~lt d'aiI,ur
~'oflsqur
de, ce 4L1i
n'est, chez 11101, q L1C Ilmpel'lcu x SOllC I de reponù re
pleinement à S~)l1
a!11,our. Ensui te, tu mc perl)t~
~·s
d'ajouter que Je ùeslre consu lter nos parents. SI Je
n'espérais que maman düt rMenir à Tours d'un
momenl à l'autre, je partirais dès demain pour la
Béhinière, mais comme ce n'est sans doute qu'une
llueslion de semaines, j'attendrai chez toi son
rctour, si toutefois tu veux biell me garder ...
Les sourcils d'Y vonne se levèren t en signe
d'étonnement; ses Ihres rcmuèrcnt eOlllme si
elles allaient trahir q uelq ue lourd secret, mais elle
dit seulemcnt :
- Tu resteras ici autant que tu le désireras,
ma petite sœur. Je vais transmettre ta répollse à
Patrick et te ferai part de ses impressions.
Ceci dit, Yvonne '1.: décida enfin à quitter le
fau teuil dans lequel elle s'étai t errondrée. D'un
geste pres lue tendre et maternel, elle attira sa
sœur près d'elle el l'embrassa plusieurs fois, puis
Thérèse l'entendit qui descendait lestement j'escalier.
Restée seule, la jeune fi Ile reprit le cou rs de ses
pensées.
Oh! non, elle n'était pas de l'avis d'Yvonne!
Elle ne consentirait jamais il une union qui ne
serait parfaite qu'au point de vue matériel. Elle
avait (;onfiance dans les sentiments de Patrick,
mais elle voulait en éprouver la sincérité, et su rtout, elle dési rai t savoir si elle-mème serait capahle
de le l'encire heureux en lui dOllnant tout l'amour
CJu'il était e~ droit d'exiger.
.
Une demi-heure après, Yvonne entraIt de nouveau dans la chambre de Thérèse.
- J'ai vu Patrick, dit-clic. Tout en déplorant
que tu ne lui donnes pas plus !<lI une meilleure
réponse, (1 il comprend tes scrupules qui t'honorent et Cl ui le !lattent » (je ci le te, t ucllement ses
propres paroles). AGu i.] ue lu sois plus à l'aise, i!
�PARDONNER
va pa.rtir demain cbasser à Sou rre chez les Orlgton,
aupres d'AmbOIse, et reviendra dans huit jours.
Cela te convient-il?
. -Huit jours! c'est peu! s'écria Tbérbe, enfin,
J'en profiterai de mon mieux!
_ Et puis, continua Yvonne, j'ai trouvé en bas
une lettre de Zoby; elle nous arrivera à la fin de la
sem~in
~rohame
et son retour cOï~iderl
avec
celuI de l atnck, dont elle est la cousme preférée.
Avec elle en tiers, vous serez tout à fail libres de
VOliS observer comme des chiens de faïence,
acheva la jeune femme en rian\. Allons, l1la « chouchoute lI, descends diner et ne boucle pas It: pauvre
petit comte L ..
XIX
Au milieu d'éclats de rire qui fusaient joyeusement, de paroles rtlpides et entre-croisé,es, de ripostes adroitement lancées, le dlner venait de finir
à Daisy-Cottage.
Un bruit de chaises )'epoussées indiqua que les
hôtes levaient la séance; les femmes se dirigèrent
vers le ball, les hommes pnrent d'assaut le fumoir
olt les rejoignit bientôt la fameuse Zoby, alias
Constance de Caulnes.
Les invités ordinaires des Seurdet s'•.ll)gl11entaient ce soir-là de quatre jeunes ménages venus
ùe' environs, quatre jeunes ménages pleins de
gallé, d'entrain, parés de noms ronflants, et très
« dernier bateau II .
Les femmes entamèrent une intéressante discussion sur le sujet inépuisable « toilette et mode. l)
Thérèse, qui ne les écoutait pas, regarda à travers
la grande baie vitrée qui séparait le hall du fumoir
et, sans distinguer les paroles qui les provoquaient,
en tendit les fous rires qui accueilhllent chaque
repartie de Zob)'_
Constance de Caulnes, que tout le monde ùésignait sous son pseudonyme de lettres, même les
dO l1lestiques qui l'appelaient Mlle Zoby, ::\\Ii.1il Cl~
�fOg
PARDONNER
E.0ur frère alné un camarade intime du colonel
Fargères. Depuis de longues années, elle était
reçue dans l'hospitalière famille qui avait su cleviner quel cœur dévoué et bon se cachait sous des
apparences d'originalité el de brusquerie garçonnière.
Très tôt elle avait perdu ses parents et gagnait
sa vie depuis l'âge de dix-sept ans. Elle en avait
maintenant plus de trente-neuf.
Jusqu'à ce qu'elle coiITât sainte Catherine, elle
avait été la terreur des mères qui possédaient des
fils à marier. Car, laide et sans grace, belle seulement dé l'éphémère beauté du diable, remarquablement intelligente et instruite, elle s'entourait
d'un cercle d'hommes qui crurent rendre hommage à son esprit ultra-brillant en lui faisant une
cour acharnée.
Elle s'amusa des angoisses maternelles qu'excitait sa verve endiablée, la hardiesse de ses propos,
flirta comme pas une jusqu'à trente ans, puis, à
ce moment, parut s'assagir et, finalement partit
pOUf l'Amériq ue ct ne revint en France qu'à de
rares intervalles. Depuis neuf ans, elle était
attachée en qualité de reporter à un grand mag-azine de New-York. Cette Constance qui était 1'111constance même (6 ironie cles noms!) demeurait
cependant fidèle à son journal qu'elle aimait, il
cette situation fatigante, absorbante, mais remplie
d'intérêt. Très appréciée, bien appointée, elle
s'était créé des amis, sinon des intimités. Elle
écrivait avec une extrême facilité et une rare perfection, et comme l'avait dil Yvonne, se préparait
à partir pour les Nouvelles-Hébrides, afin d'y étuoier les mœurs du pays. Entre temps, elle venait
Je prendre deux mois de vacances en Europe et
retrouvait chez les Seurdet son ' cousin d'Annenssay.
, Justement Thérèse, à cet instant, les regardait
havarder tous deux avec animation .
Juchée sur la haute table d'acajou du fumoir, les
jambes ballantes, Zoby envoyait sans vergogne les
mauves spirales de sa cÎgnretle au ner. de Patrick
RlIe étiljt invraisemblablement lllnigrcj son
�PARDONNER
buste plal emprisonné dans lIne chemisette d"
linon blan-: avec des poigneb ct un col empesés
comme ceux des chemises d'homme, sans d'autre
bijou que le petit fer .à cheval d'or qui retenait le
nœud d'une étroite cravate de t'aille noire. Elle
avait une jupe de gros drap anglais de nuance indécise, et ses pieds longs et minces remuaient à
l'ai~e
dans de souples sou~ier
vernis à talons pla.ts.
Mamtenant qu'elle n'avait plus de fraîcheur, elle
paraissait largement son âge. Sa peau prenait une
coloration bnque; les rides se creusaient au coin
de sa bouche; on devinait qu'elle avait dû être
blonde, mâis ses cheveux, rattachés sans grâce,
n'étaient plus d'une teinte définie. Seuls, les yeux
noirs, vifs et perçants, demeu raienl très beaux; il
semblait qu'en l'acuité de leurs rayons ils gardassent toute une jeunesse!
Thérèse, qui aimait Zob] pour la solide alTection
qu'elle témoignait aux Fargères, parents - et
enfants - pensa soudain:
_ Pauvre Zoby! elle est si bonne, quel dommage qu'elle soit si laide!
Et de fait, ce soir-là, Constance c.Ie Caulnes
était particulièrement laide; on eùt dit que la
be.auté u~
peu eITéminée.de Patri~k
d'~nesay
lUI servait de repOUSSOIr .. ~lérse
sen .rendlt
compte, et au sentiment de pitIe 'tUIla prenait pour
« l'au thoress )1 se mêla je ne sais quel \·ague et naïf
orgueil de découvrir, si comhlé de charmes
physiques, l'homme d?lll ~lIe
se sa:ait <l:imée.
[solée dans son petIt com, et tres lOin de tous
ces rapotages dont la fLlit6,1'a~egn
pas so?
espnl, les yeux songeurs, Ihérese contemplatt
Patrick.
Il était donc revenu! Elle le retrouvait pareil ~
ce qu'il était huit jours auparavant, avec une lueur
plus insistante clans ses glauques prunelles, plus
de prière dans la voix ... Il n'avait pas dit un mut
llui ne pùt ètre entendu par tous, mais, dans la
moins ap\WèléC de ses phrases, Thérèse devinait
avec quel e ardeur concentrée, quel désir fou, il
,(J uhaitait qu'elle répondit enfin i\ SOI1 amour. Il
Il'nltcndait lju'nne parole d'ellc .. , Cçtte parok, ln
�J 10
PARDONNER
donnerait-elle ce soir? ... demain'?.. plus /llrd? ...
on jamais !. ..
Thésy s'éton?ait du grand calme, de la paix intérieure qu'avait pu garder son CŒnr durant cette
semaine entière de réflexion et elle s'angoissait un
peu de n'être pas, au bout de huit jours, plus
avancée qu'auparavant. Une crainte puérile l'avait
empêchée de se confier à s':l mère, à son père; de
jour en jour, elle remettait à plus tard la lettre
explicative concernant la recherche dont elle était
l'objet de I~ part de Patrick, tant et si bien que le
court laps de temps qu~le
avait cru suffisant ne
lui apporta aucune lumlere ..
Car en renvoyant le pelit comte, elle sentait
s'envoier la sérénité de son âme ...
Chose bizarre, loin de lui elle avait cru pouvoil'
consentir à cette union qu'il implorait, et depuis
qu'il était près d'elle! elle se croyait beaucoup
moins sùre de ses senttments.
A la longue cette impression d'insécurité, que
lui donnait l'attitude de Patrick, se précisait, s'augmentait, s'exacerbait. Qu'y avait-il derrière ce
rront blanc et poli, à peine plissé de rides fines,
an fOlld de ces yeux d'un charme étrange, couleur
de ces eaux dormantes dont l'apparente tranquillité n'est si apaisante que pour mieux dérober
l'abYme glacé qu'elles cachent traltreusement ...
Quelles pensées se jouaient dans ce cerveau
léger Jont e.lle seule - croyait-elle _ avait pu
juger l~s ,aptitudes ù une compréhension plus saine
de la vie ? ..
Thérèse s'interrog-ea anxieuse;
- Si j'aime Patrick, pourquoi ne pas ressentir
plus 'd'abandon auprès de lui? Pourquoi me torturer l'a me à chercher tant de choses qui n'existent
san~
dOllie q.lle dans !non imagnto~?
Pourquoi,
uul1ell de croire tout SI tnple1l1ent ce ql1't! m'a dl! avec
tant de (1amme et de sincérité, m'acharner à découvrirdans son amour des motifs de douter de lui?
Elle pensa soudain que sa mère lui avait dit un
jour:
- Tu as trop de scrupules, ma pauvre Thésy,
lU ne seras jamais heureuse 1
�PARDONNER
1 1J
. Etait-il vrai qu'~l1e
eClt placé son idéal trop haut,
haut que ce Pnnce Charmant, adulé des autres
femI!les, qu'incarnait la séduisante imag-e de
Patrick d' Annenssay, ne pût même y atteindre?
Ou bien n'était-ce pas plutôt qu'elle avait vu autour
d'elle.trop de ménages désunis pour entrer dans la
vie conjugale avec l'aveugle insouciance de tant
de jeunes filles qui n'ont connu que le bonheur et
croient en son éternité!
Elle passa en esprit une revue mélancolique des
ménages qu'elle connaissaille plus intimement.
Ses parents? de tout son cœur elle espérait que
le conflit qui les séparait disparaîtrait pour les
rendre l'un à l'autre, mais elle savait yue sa m.ère
avait souffert...
Yvonne? C'était si peu une union d'.1mes entre
Victor et elle!
Les de Vareilhes? quel beau modt:le d'indifférence!
Certes, les petits Woodsol1 paraissaient tendrement s'aimer; de cela le monde les « blaguait» à
outrance, affirmant que ce beau feu de paille ne
durerait pas longtemps.
Et tant d'autres, tant d'autres!...
Alors fallait-il en déduire que la mort brisait les
mariages les plus heureux, tels ceux de. Mme de
Sauves et de son amie, que Thérèse avait connue
à Lourdes .. .
Elle se murmura à elle-même:
_ Pourtant Patrick m'aime, il me l'a assuré; il
m'a juré que j'étais sa première, sa seule aimée,
est-ce vrai? .. )
Elle leva vers Palrick, de l'autre côté de la baie
vitrée! un regard anx;ieyx. ,
.
Le Jeune homme n::ut auX eclals des propos qt1l
fllsaient joyeux de la bouch~
~le Zoby. 11 n'avait
guère _ pour le moment - 1 air de penser à celle
passion qui, soit-disaIl:t, le dévor~it
pour Mlle Fargères, et celle-ci, étremte une fOIS de plus par les
lerribles griffes d.u doutc~.
res.nli~
dans, toutes
leurs affr s le VIde el IlOstabtllle de 1 :11110UIhumain.
•
SI
�PARDONNER
xx
Le soleil qui avait obstinément boudé durant
toute la matinée se décida à poindre après le déjeuner.
"
Déjà Y vonne et son man montaient s'habiller
pour la chasse. Thérèse resta dans I,e hall en compagnie de Zob;: qU!, a.v ant ,de ,p~rtl
pour le Bois
du Loup, voulait lUi faIre dechdJrer un morceau à
quatre mains ,
, , ,
Patrick d'Annenssav gn,lIatt cIgarette sur cigarette à la fenèlre du lU111011'., Des accords vigoureusement lapés par les pOIgnets énergiques de
Constance lui apprirent que le concert, veuf
d'aulres auditeurs, touchait à sa un; il se rapprocha dl~
pia~lO.
Sa cOl~ine
ùebo~1
auprès clu
casier feuilleullt lin album de muslqlle. Encore
assise devant le davier Thérèse laissail ses doigts
errer rêveusemen t sur les louches. Patrick s'empara de la pk.ce I~isée
~ie
,par ,~oby
et, sans
paraItre s'apercevoir de 1:111' Inqulslleur el froid
de c'eHc dernière, il pril dans ses mains la petite
I m;1in de Thés)' et d'Ull geste à la fois ardent et
cülin y posa ses lèvres, murmurant seulement:
- Thérèsc! ma Thérèse adorée!
~rhésy,
interJite, se levait brusquc.ment j les youx
railleurs de Mlle Je Caulnes allaient du vIsagc
suppliant de Patrick aux traits altérés de la jeune
fille, ses lèvres laissèrent passer cette simple
phrase:
- Si je vous gêne, je m'en vais!
Elle n'en dit pas plus long, Louise de Vareilhes
entrait cn chantant:
- Dérècbez-vous tIonc, les gosses 1 011 n'attend
plus que VOLIS!
Thérèse déjà montait quatre à quatre l'escalier,
,~r'il1gat
sur ses cheveux ondés son petil l' ha r e;111
li\: l'L'utre mou,' n;\'01<lltl1ll chaud paletol dc SOIC
tricotée ct, agls::;ant presque mécaniquement, prc-
�PARDONNER
nait place dans J'auto où conversaient bruyamment
les hôtes cl u Cottage.
Le regard de Patrick l'enveloppa toute d'un
rayonnement à la fois très lumineux et très doux ...
Thésy se sen!1t rougir .. . Mon Dieu! comme il paraissait l'aimer!. .. Il croyait en elle, et, docile à
la promesse réclamée, attendait qu'elle "oulût
bien parler.
Le bercement Je la limousine rythmait les rêves
de Thésy ...
La veille, elle doutait encore de l'amour de
Patrick. Depuis le matin une aube rose égayait
ses pensées; elle se rendait enfin à la réahté, et
parce qu'elle élait très jeune, et parce quelle était
remme et que cet amour SI vif la touchait et l'attendrissait, elle se laissa prendre dans les réseaux
dorés de ce beau songe ... Pour'iuoi lutter contre
elle-mème, contre d'invraisemblables scrupules,
alors qu'il était si t:lcile de permettre à Patrick de
l'aimer sans contrainte '1 ...
Elle s'abandonna il ce sentiment nouveau de
félicité infll1ie, fait à,la fois d'apaisement, d'ardeur,
de crainte, de désir, qui aux premiers jours de
l'amour nous rend tour à tour si semblables ct si
dissemblables de ce 'lue nous étions la 'eille, à ce
sentiment qui développe nos facultés entières,
alors que notre ètre, en sc dédoublant parce qu'il
sc sent ,( deux en Ull seul », vit plus inlensémen t
et communillue autour de lui la chaleur dévorante
dont il cstle centre ct le foyer ...
Et parce C]t1'el1 elle montait une inexprimable
allégresse, gue tout ce qu'elle entendait lui paraissai t banal il. plcurer, tandis q n'clle eût voul u écol! ter
selliement le chant d'amour grandissant gui s'élc"ai t dc son Ca'1I r, Thérèse pri t en horreur les cha'iSClll'S et leurs) . lpOS joyeux. Ellelessuivit durant
'lU -Igucs instants, puis, cherchant un prétexte
commode, avoua que les semclles de ses chaussures n'étaient pas de force à affronter l'humidité
des taillis, et qu'elle recherchait un endroit plus
sec.
1 ln .,e moqll:l lin
pell dc sa 1"lsillallilllit6, mais
I(.!s lueurs de uibicr étaient trop c:goïstes pout' lui
�J 14
PARDONNER
sacrifier leul proie et ils la laissèrent regagner la
lisière du bois.
Thérèse marcha pendant quelque temps sur le
sommet du fossé tapissé de feuilles mortes, que la
pluie de la nuit précédente avait détrempées et
vint entin s'asseoir au pied d'un énorme tas de
bruyères sèches, haut presque comme une petite
meule. Il faisai t bon dans cet abri im provisé . La
ferme n'était pas éloignée; des dindes erraient
près d'un étang, se prélassant avec leur air bète
et important. Un gros porc, haut sur pattes, la
queue en trompette, so.rtit ~e S?11 étable, e.ffarouchant les moutons qUI patssalent tranqutlles et
bonasses. Dans le cie! pâli, d'un gris à peine
estompé, se découvr~l1ent
çà et là, entre les
nuages, quelques c~rs
d'azur. Cette température
d'arrière-saison était Idéalement ùouce. Le soleil
capricieux paraissait, dispa~'t
to.ur à tour,
assolllbrissantles grands sapllls ou éclalrantl'émerauùe presque irréelle des prairies.
Longtemps TJ~érè?e
demeura ainsi,. les yeux
perd~s
dans le IOllltam; SOl~
propre hOflzon s'élargissait devant la perspectIve entrevue, ouverte
désormais sur sa jeune vie, cette vie embellie par
l'amour de Patrick et dont chaque jour s'écoulerait comme un rève de bonheur accompli.
Des pas, l'un plus lourd, l'autre plus léger,
s'entendirent de 1autre coté de la meule, les voix
se rapprochèrent.. . Thésy reconnu t celles de
M. d'Annenssay et de Zoby. Elle eut envie d'aller
il leur rencontre, puis une idée enfantine, malicieuse fit éclosion dans son esprit.
- Je vais rester cachée ct les surp~cl1dai
enscite 1 décida-t-elle.
- Ouf! je m'assieùs ! je n'en peux plus! déclar:lit le petit comte .
Thérèse perçut le bruit d'un fusi1 posé à terre
et d'un corps s'effondrant dan le tas de bruyère,
dont la masse ne fu! pas ébranlée.
- Veux-tu une cigarette, Zobv?
- Oui, répondit la voix de C(lns!ance.
- Tiens, voici mon étui, sers-toi . Sur ce, je \ais
(aire un somme. Bonsoir, ma belle J
�PARDONNER
Le bas de la meule remua llll peu tandis que
Patrick s'arrangeait un coin commode.
La voix mordante de Zoby reprit.:
- Ah çà, mon cher! si tu crois que je vais te
laisser dormir quand je ne t'ai fait sortir du taillis
que pour parler de choses graves avec toi! L'occasion est trop belle, j'en profi te.
- Oh! Zoby, encore des sermons! Quand me
ficheras-tu la paix'! gémit Patrick.
- Lorsque tu l'auras mérité, car cela commence
à devenir dangereux.
- Dangereux? qui? quoi? Aurais-tu la berlue,
par hasard?
- Ne fais pas l'imbécile. Tu sais très bien de
quoi je veux parler.
- Ma foi non!
Alors je précise! c'est sérieux celte histoirelà?
Quelle histoire?
Mais cette cour que tu fais à la petite Fargères ..
- Ah 1 tu m'embêtes à la fin, Zoby! gronda
rageusement Annenssay. Je suis assez grand pour
savoir comment me conduire et j'ai le droit, tout
comIlle un autre, d'organiser ma vie.
- Sans doute, mais tu n'as pas, que je sache,
celui d'cn briser une qui ne t'appartient pas!
Briser! tu vas bien loin, ma chère! C'est eu
Amériquc qu'on t'a rendue si collet-monté?
- Peu importe que ce soit en Amérique ou
ailleurs, l'essentiel est que je t'avertisse si tu es
assez inconscient pour ne pas t'en douter toimême : tu joues un jeu dangereux, mon petit.
- Pourquoi donc?
Parce qU'à jouer avec le feu on se hrüle!
Et s'il me plaH d'allumer l'inœndie '!
Est-ce toi qui l'éteind ras?
Ça, ça ne me regarde pas.
C'est-à-dire que pour le J\loment tu déploies
toutes tes séductions pour te faire aimer Je
Thérèse. Si la pauvre petite se laisse prenun: à ton
manège ...
-
Mais je ne ùemanùe que
cel~
1
�PARDONNER
Par exemple, c'est un peu rllr!!
Mais non! Avant de m'J.:abl~
ch~r
prêcheur en jupon, sache do~c
que SI )e m avance
,
ainsi, c'est pour le bon motlr,! "
- Allons clone! Je ne crOIraiS )amals cela!
- Puïsque je te l'affirme}
La voix véh,men~
de ,Zo,hy s'augmenta graduellement tandis qu elle disait:
- Toi! Toi! ,Patrick ~'A,nesay
tu as la prétention de vouloir te maner.
- Pourquoi pas?
- Tu es un [ou, ou tu es un monstre! Te
marier! alors que l'hiver dernier encore tu m'affirmais que tu ne serais pas capaJJl.e de. rester plus
d'un mois fidèle à ta femme, SI )amals tu faisais
« l'insigne bêtise de convoler)l. Ce sont tes propres
paroles, le nieras-tu.
- Je n'ai pas changé d'avis et je ne nie rien du
tout, parce que tu commences à me raser, Zob)'!
J'aime Thérèse, je la veux, et comme pour l'avoir
il me faut l'épouser, j'épouse!. ..
- Tu l'aimes! Es-tu capable seulement d'aimer! Un joli cadeau que ton amour à une enfant
pure el délicieuse, qui ne connall rien de la vie!
JI faudrait qu'elle goCttàl fameusement les restes
pour se contenter de ceux de ton cœur!
- Tais-toi, Zoby! gronda impérieusement
Patrick . C'est très bien de me traiter en camarade,
mais tu dépasses Jes bornes; il Y a des choses que
je ne me laisserai pas dire, mème par toi!
- Alors je préviendrai Thérèse.
- Tu ne serais pas assez Jàche pour cela.
D'abord, si tu l'osais, méfie-toi de ma vengance.
Ce ~era
terrible et moi allssi je parlerai il Thérèse!
elle sera édifiée sur ton \,;omptc.
- Que pourrais-tu lui apprendre! Je n'ai rien
n cllcher, lIloi !
- J'inventerai au besoin! et on verra bien
leq uel de nous deu x elle croira!
- J'espère que tu n'useras pas de cette odieuse
menace, dont tu peux reconnaître l'indignité ...
E,:ollte, Patrick, ce n'est pas le n1oll1cnltk nous
disputer, Nous ~()ml1es
dt; trop \ irllX illllis pOUl '
�PARDONNER
''7
nous brouill er ainsi, et j'en appelle au peu de
raison q ne tu as dans la cervelle. Fais tOll examen
de conscie nce; loyalem ent, sincère ment, te croistu capable de rendre Thérès e Fargèr es heureu se?
- Mais ... aussi bien qu'un autre, il me semble .
- Ne te mens pas à toi-même. Thérès e est une
créatur e d'élite, douée des plus éminen tes qualités,
mais elle a un cœur sensible, une nature extrêm ement délicate, si tu la blesses si peu que ce soit,
son cœur se fermera pour jamais, son caractè re,
déjà concen tré, se replier a sur lui-même et elle
souffrira intensé ment, pauvre petite.
- Tu exagères sa sensibilité. Je l'aime autant
que je suis suscept ible d'aime r, mais naturel lement, je ne peux lui jurer de l'aimer toujour s, ça
n'est pas dans mes cordes ! EUe fera comme les
autres, elle en prendr a son parti ... D'ailleu rs,
mieux que quicon que elle aura eu sous les yeux
l'exemp le de la résigna tion; car enfin, sa mère ...
- Mauric e et OdIle sont un bon ménag e! interrompit Zoby.
- Un bon ménage! Alors, ma chère, comme nt
nppelles-tu les mauvais ménage s !... Mais leur vie
était un enfer, parall-i l, tant et si bien que le
divorce est immine nt!
Un cri sourd s'échap pa de la poitrin e de Thérès e
qui, le cœur battant , les yeux dilatés d'eIE-oi,
écoutai t depuis dix minute s cette convers ation.
Les deux interloc uteurs ne l'enten dirent point,
Zoby s'excla mait:
- Le divorce ! tu rêves, Patrick !
- Je ne rêve pas le moindr ement, on ne s'entretient que de cela, à Tours! Ah! ma chère, c'est
une fameuse histoire ! Le beau colo s'est amouraché de la jolie veltve Le Tramo ntier, et c'est un
remaria ge qui complé tera le divorce . Quant il ln
pauvre -Mille Fargère s, il lui restera ses beaux
yeux pour pleurer .
- Oh! Patrick , c'est infume! Et tu as Je courage de m'anno ncer cela en riant '? Tiens, tu n'as
pas de cœur!
- Qu'y puis-je t ce n'est pas moi qui raccom et en somme , il n'y
r;t~,
modera i hl ç\lsse, n'c~t-e
�II8
PARDONNER
a point de quoi jeter des cris d'orfraie, cela se
rencontre tous les jours de la vie, des cas semblables!
- Alors tu trouves ça chic, toi!
- Dam! c'est joliment commode, et pour ma
part. ..
- Tu es prêt à en user! Du reste, te connaissant
comme je te connais, je n'attendais pas moins de
ton esprit chevaleresque. Ah! vous êtes dégoûtants vous autres hommes! et vous avez le toupet
d'appeler cela de l'amour! Vous cueillez une
femme dans sa fleur, vous vous emparez de tout
ce qui charme, de tout ce qui séd~it
~n
elle, et
! Il vous en
puis, lorsque la fleur se fane, bons~lr
faut une autre plus fraIche, plus capIteuse, et VOLIS
passez votre chemin comme si de rien n'était!
La voix mordante de Zoby martelait les mots .. .
O~presé,
frémissante d'épouvante, et n'osant
respIrer, Thérèse se faisait tOlite petite ..• éCOlltait.. . espérant vaguement que Patrick, devant
cette attaque, se déciderait à se défendre, eufiu 1...
Uue minute longue comme un siècle s'écoula.
Railleusement, le petit comte reprit:
- Ma p~uvre
Zoby, tu te crois toujours au
temps de Fontenoy, de la guerre en dentelles!
Tout ce que tu viens de me dire est peut-être tl'l:S
sensé, mais bien rococo, et j'ajoute q ne tu prêches
dans le désert! Tu m'as empêché de dormir maintenant je vais rejoin(~
les ~l1tres;
allons, ciemellrons sans rancune, vIens-tu!
- Non! répondit Zoby avec colère, tu me fais
horreur!
- Toujours les grands mots! Alors, bonsoir
ma fille, faites de beaux rêves!
'
E~<.;ortanl
du t~s ~Ie bruyères, Patrick s'éloigna
en sdllolant un refrulll de cult-concerl.
�PARDONNER
119
XXI
De gros sanglots sortirent alors de l'autre côté
de la meule; inquiète, Zob)' y prêta l'oreille et fit
le tour du las de bruyères ... Appuyée contre les
hrindillCt; sèches qui la recouvraient à moitié,
Thérèse pleurait sallS contrainte. Au-dessus de sa
tête, le ciel s'obscu rcissai t comllle s'i 1 eCl t voulu se
Illettre à j'lInisson de l'amère triste.se qui endeuillait celle ÜlllC si tendre. Laquelle dcs deux d~sij
iusiol1s pleurait-elle da\untage, pau\'l'e petite!
Celle qui l'atteigïlJit elle-même dans son ;11l10l1r
nnissant, ou celle qui touchait dans leurs plus
profondes attacbes, les liens qui unissaient son
père et sa mère'? Ab ! ce cher foyer, où elle avait
été si heureuse, cet édilice dc paix familiale et
d'intime bOl1l1 'ur, une nlain impie et criminelle le
sapait par la bnse!. ..
hile eut un long gémissement:
- Papa!
Quel déchirement de penser que ce père adoré
n'était pas digne du piédestal sur lequel sa piété
filinle l'avait élevé!
En une seconde, elle enlrevit tout le tragique de
la situation; son père fuyant au loin avec une créature qui, aux yeux du monde, oserait se dire sa
femme; sa mère abandonnée finissant de tristes
jours clans la solitude cl l'oubli; puis elle-même,
pauvre petite épave, partagée entre deux affections, n'osant plus chérir l'un, ne pouvanl consoler l'autre, ct salls appui désormais dans le nlste
monde puisque celui qui la veille encore lui jurait
lin indéfectible amour la leurrait de mensongères
promesses.
Ce grand désespoir la noyait, telle une vague
envahissante.
Zoby se décida à paraHre.
Elle vint près de Thésy, s'agenouillant à ses côtés,
ct j'entoura d'un bras protecteur et compatissant.
�120
PARDONNER
_ Pauvre petite! dit-elle doucement.
Thésy la regarda comme si elle la voyai t pour la
première fois.
. .
.
_ Oh! Zoby! vous co.nnalsslez ?onc ~atnc
mieux _lue moi! Ah! maintenant c est bIen finI,
je n'aimerai plus personne, les hommes sont trop
lâches!
_ Lui l'est particulièrement, m~
chér~e,
et je
comprends ta ranCU!le, to~
ch~gn.
MaIS Ct~OI
moi: cette conversatIOn qUI ne t étaIt pas destmee
et que je ne puis m'empêcher de .déplorer est un
bien! Plus tard tu en seras convamcue.
Et comme Thérèse ébauchait un geste de douloureuse protesa~in,
Z?by c,ontinua :
_ Oui ma chere petIte, c est un bIen, car sans
tu épousais peUL-être Patrick,
cette cir~nslae
et le mal eû t été irréparable. Ne su ppose pas, mon
enfant, qu'en te parlant ainsi j'obéisse à une basse
vengeance de fem.me .déa~gne
J~ voxais le manège de mon cousm VIs-à-VIS de tOi, et Je souffrais
de ne pouvoir t'avertir. Qu'il soit momentanément
épris, c'est posibl~,
mais ~e réveil ser~it
d'aulant
plus cruel que le reve a élc plus sédUIsant. Tu es
jeune, ma petite Thésy, tu es pleine d'illusions
que je ne voudrais pas t'enlever, mais qui le rendent sans défense. Vois-tu, Patrick est si peu le
mari qu'il te faut, tu risquerais tellement en sa
compagnie de perdre, de gâcher ton existence,
qlle je préfère tout te dire puisque tu viens déjà
d','pprendre bien des choses . Tu vaux mieux que
ce freluquet, JUon enfant; tu as été créée pour une
mission plus noble que celle de devenir une belle
poupée indifférente, à laquelle son maUre interdirait toute pensée généreuse, tout acte spontané.
L'égoïsme ~e Patrick est J11<?l1slrueux.; il se p~rea
de fa bennte d~ s~ femme Jusqu'au Jour où Il en
aura assez, lllalS Il en fera une esclave, docile à sa
,olnt~
incapable Je résister à ses caprices, ct un
telle vIe près de lui, ma pauvre Thésy serait pire
quc l'enfer} Et si tu savais cc que p'atrick pcut
cacher de force brutale, <;ous des dehors nonchalants, de violence, sous une npparence eff6minée,
tu frémirais cn songeant au danger eouru 1
�PARDONNER
J21
« Til ne doutes pas, Thérèse, ùe l'affection presque maternelle que j'ai pour toi j je te yeux heureuse et tu ne Feux pas l'être par Patrick, il est
indigne de toi! Pleure ton rève, ma pauvre enfant,
mais ne regrette rien! Le temps guérira la blessure de ton cœur, et puis, je l'espère fermement,
Ull jour viendra où tu rencontreras enGn le mari
capable de faire ton bonheur. ..
Thérèse secoua la tête énergiquement:
- Et vous croyez, Zoby, qu'après ce qui s'est
passé j'aurai Je courage de penser à me marie!"'? ..
Ah! non! cela me suffit comme expérience! Me
fourvoyer ainsi que je viens de le faire, ou prendre
LIn mari tel que celui d'Yvonne, non! mille fois
non!
Zab)' eut un geste de mécontentement.
- Yvonne a fait le mariage qui lui plaisait, qui
a blessé son orgueil en la grisant d'or et de luxe.
Permets-moi de te dire, ma petite Thésy, que tu
ne ressembles pas à ta sœur. Yvonne est snob,
vaniteuse, égoïste et jouisseuse. Son bien-être passe
avan t tout; elle ignore le dévouement et l'affection,
el se complatt dans l'adoration de sa personne.
Une femme comme ça, qui ne pense qu'au plaisir,
qu'au monde, ne m'en parlez pas! Si elle n'e!!t
pas heureuse, elle n'a que ce qu'elle mérite. Elle
voulait de l'argent, elle en a eu! Serait-il juste
qu'elle réclamât autre chose?
- Mais, maman, Zoby, maman qui est si douce,
si bonne, et qni est si 1\ plaindre, mon Dieu!
Thésy, à ce seul souvenir, recommençait de
pleurer.
- Ta mère est une sainte, ma pauvre petite,
déclara Zoby d'une voix brèvc.
- Comprcnd-on que papa la l1é~onaisc,
l'oublie!
- Ah! maIl enfant, ton père est un homme 1. .•
vois-lu.
Et sur cette sentencieuse réflexion, qui résumail
pOlir elle tant de choses, qui expliquait tant
d'actes condamnables, la sagace :l.oby s0upira
douloureusement.
Déjà Th6sy l'implorait:
�122
PARDONNER
Si cela pouvait s'arranger, dites, Constance ? ..
L'authoress eutull haussement d'épaules découragé.
.'
.
- Ça me paraît bIen dlfficlle. 11 faut remettre
tout cela entre les mains de Dieu, ma chérie, et
puis aller tout droit sl?ll chemi~;
Yois-:tu, mon
enfant, je ne suis plus. J~lDe,
et J al touJours 6té
laide, on me trouve O~"lgn.ae,
et on crOIt que je
suis très positive ; Inals/~1
eu mes heures de joie,
d'idéal et de rêve, et ) al beaucoup soutTer!. De
tant de souvenirs de jours heureux ou tristes, il
ne me reste plus rien; seu!, reste vivace en mOn
cœur, le sentiment du. dCVOl1: bravement accompli.
C'est la consignc que Je t~ laisse, ma pauvre petite.
Tu vas entrer dans une VIe douloureuse, avec deux
niissions pénibles à ac~omplir
: c~lIe
de Consolcr
ta mère et celle de ta vie à organiser en ouhliant
ce qui aurait pu être, el n'a pas élé ... Je ne le dis
pas d'essayer de reconqyéri.r ton père, lu es assez
raisonnable pOUf savon" SI tu peux tenter une
suprêmc llé111arche. Si elle ne réussit pas, lu restcras près de ta 111ère; ton courage reltll'cra le sien
ton afl"ection la soutiendm; ensemble vous aten~
drez vaill,lmment sans défaillir, lcs jours meilleurs
qui reviendront, j'en ai roi!
lohy s'était lcvée en achcv<lnt ces dernièn:,.;
paroles; elle rri t Thésy p<lr le bra~
et la ramcna
sur le c:hcmin du cottage.
SOI~
vi~age
était altGré, elle soutTrait du chagrin
de sa petite amie.
Thésy s'en <lperçut et ne put s'empêcher de le
lui dire:
- El vous, ma pauvre Zoh)', vous screz donc
toujours scule '1
Zohy eut un rire contraint:
- Toujours, ma petite Thérèse, scule avec 1110n
vieux cœur dont personne n'a voulu!
. Et e,lIe n'ajouta ricn ;l ces mots qui peignaient si!lIen 1amer désenchantement et le vide cruel
son existence.
ue
�PARDONNER
XXII
- Père! c'est moi!
Toute tremblante, la voix brisée de sanglots
mal contenus, Thésy pénétra dans le cabinet de
travail de son père, et vint s'eflondrer aux pieds
du colonel.
Très pâle, M .. Fargères s'était dressé, l'air sur
pris, presque menaçant. Devant l'attitude éplorée
de sa fille, il se calma soudain, et d'un geste spontané. l'attira près de lui.
Thésy avait, par avance, pensé à la colère, au
mécontentement de son père; elle avait préparé
des phrases de défense pour expliquer sa venue
intempestive au moment précis où elle savait que
la situation était désespérée, et que le divorce prononcé depuis deux jours laissait sans recours en
grüce celle mJl1ifestalion du dévouement filial,
elle n'avait pré,vu ni la tendresse, ni les baisers
de celui qui, malgré ses égarements, demeurait
« son père 1) !
Ah. c'était si bon de le revoir, de se laisser
embrasser, de se dire qu'il l'aimait encore!
Il murmura, un peu embarrassé:
- Ma petite fille!
Et machinalement caressa les beaux cheveux
blonds.
Ils parlèrent de choses banales, chacun cherchant à ne point se compromettre par des paroles
imprudentes. Avec la coquetl~i
gui lui ~tai
coulumière le colonel, se ressaiSissant mall1tenant,
s'éverluait à redevenir l'homme séduisant entre
tous, qui tenait sous le charme son interlocuteur.
Mais peu à peu Thérèse pensait:
- .Je suis ici pour sauver manwn, il f;lIll 'Ille je
parle!
•
Cette idée s'enfonçait COll1me un don dans son
cerveau. Dc la démarche llu'dle allait tcnler sortirait le bunheur uu l'infortulle de sa mère. Celle·
�124
PARDONNER
ci, demeurée à la Béhinière depuis l'été, ignorait
le voyage de sa fille à Tours. Pour la première fois
de sa vie, la jeune fine lui u:rait caché quelque
chose et prétexté un court séjour chez Yvonne.
Donc il fallait agir, le temps était précieux ..• Et
comme, sous des dehors de douceur, elle possédait l'ame vaillante d'un crane petit soldat, elle fi t
appel à lout son courage el, regardant sOn père
bien en face, l'enveloppant de toute la clarté de
ses beaux yeux, elle commença,:
pas le laIsser supposer que
- Papa, je ne ve~x
je suis venue ici ~lmqent
pour. le. bon?~ur
de
te revoir. Certes, J'en eprouve une 1l111me JOle que
je ne croyais plus go~ter,
,mais, j'a~
un but plus
haut que ma propre s~tlfac!on:
Je vIens défendre
les droits de quelqu un qtll m est plus cher que
moi-même ...
Le colonel, il ces débuts, s'était mis instinctivement sur le qui-vive. Il fronça ses noirs sourcils,
interrompant sa fille d'une voix brève.
- Ou je m'abuse singulièrement, ou je ne comprends plus ... Thésy, si ce que je pense est juste,
tu fais fausse roule en supposant me fléchir. Tu
es trop jeune pour l'occuper de èes choses ... de
choses qui ne regardent que moi!
- J'ai 1',1ge de souffrir, mon père, el lu devines
si, depuis des mois, j'ai cu l'occasion d'apprendre
celle dure science qu'est la douleur! Eneore une
fois, je ne suis pas en cause; quelqu'un, plus que
moi, a connu toules les amertumes, tous les
~Iéhoires,
quelqu'un ,qui aurait dû toujours les
Ignorer, oh! mon DIeu! surtout venant de toi ...
.- Thérèse, tais-toi! Tume manques de respect,
et cela je ne le su pporterai pas. Je te pardonne,
ma pau~re
enfant, car je vois bien que, poussée
par une lllfluence néfaste, tu as assumé la responsabilt~
de celle absurde démarche! mais je n'ent.endral plus ULl mot à ce sujet. J'aime mieux que
lu t'en ailles.
Et nerveusement le colonel s'agitait, marchant
de long en large.
Thésy ssuya les larme:> ~lui
montaient i\ sc ...
) ûl1X.
�PARDONNER
. - Pêre, lu me laisseras te parler auparavant.
Ecoute ... tu as été heureux près de ma mère,
près de nous tous. Souviens-toi de notre vie de
famille, de notre intimité, de notre foyer si -gai,
si hospitalier. .. Non, ne crois pas que ma mère
soit l'instigatrice de cette démarche que tu railles,
Si peu de plaintes ont trahi sa uouleur, je dirai
même, si peu de larmes! Elle a eu tellement le
souci de sau vegarder ta digni té et la sienne propre!
Ce gue j'ai su du drame qui bouleversait notre
existence, ce sont des étrangers qui me l'ont
appris, et cela m'a fait tant de peine de penser
que des inconnus avaient le droit de s'insinuer
ainsi dans notre vie. Père, je le demande de
revenir à nous . Je ne te parle pas du passé, oublie·
le; maman est toute prête à pardonner, je le sai",
j'en sui sùre, au besoin je te le jure! Nous avons
tant le désir de te posséder de nouveau! Papa!
mon para bien-aimé. Que sera notre avenir SI tu
nous fUlS, si tu nous repousses) papa, revi.ns !
Thérèse s'était précipitée aux genoux de 50n
père. Il la releva brusquement:
- Je vai::. me fâcher à la fin, ma petite! Tu
diras à ta mère que je suis mallre de ma vie, et
libre de l'organiser comme je l'entends. A elle de
faire la même chose si cela lui plait !
El le colonel eul un rire qui voulait être dégagé
mais qui ressemblait à un sanglot. Cnr, devant
le doux passé évoqué par celte enfant si belle et
si touchante, il avait senti le charme des jours
d'autrefois ressusciter dans son creur. Cher passé,
olt clans la noble voie du devoir, du respect
des traditions <lncestrales, il avait été si profondémcnt heureux! Le troublant vertige ues instants
actuels pourrait-il jamais égaler cc bonheur sans
nuages 911'il avait goùté? \
1Jélas. en tre la suave i mage de sa femme et dt'
scs en fan ts, sc gl issa de nOll VeD LI l'i m péricllse
vision de Marthe ... L'irréparable était accompli .. :
Depuis deux jours, lin divorce péniblement mais
indubitablement achef(:, le faisait libre ... jamais
la belle ,'C\1ve ne l'autoriserait à Ile point profiter
de cette liberté en sa faveur ... d'ailleurs ne pos-
�PARDONNER
sédail-elle pas sa parole d'officier et de genti'[homme .••
Le front soucieux, il détourna ses regards de
Thésy et lui dit avec ~[fort:
,.
- Cette conversation est pem ble pou r tous les
deux mon enfant. Ne revenons pas sur un sujet
qui ~e
peut pas être traité entre nous, il vaut
mieux que tu t'éloignes. . .
,. ,
Et comme le cœur bnse, comprenant qUIl n y
avait plus ri;n à faire, Thérèse ,murmurait dans un
dernier brisement de tout son etre :
- Père 1. .. je t'aimais!
Il répli9.ua b:iève.ment :
.
- MOI aussI. SOlS heureuse, chère petIte.
Elle eut un son rire navré.
- Heureuse maintenant! Oh! père, s'il avait
fallu ma vie pour vous sauver !...
- Que me ferait ta vie, enfant?
- C'est vrai! Mais Dieu la prendra peut-être
en échange de votre bonheur, et celui de ma
mère! Au moins aurai-je été utile à quelqu'un en
ce monde.
- A ton [lge, Thérèse, pense-t·on à la mort!
Après tout, elle est sans doute plus clémente que
la vie, Oll tou t marche si mal parfois 1 .\.lIol1s, au
J evoir, ma petite.
- Adieu, père!
Et Thérèse sortit, le CŒur meurtri, l'esprit en
désarroi. Machinalement elle regarda sa montre;
onze heures et demie. Dans vingl minutes il y
aurait un train pour la Bretagne. Thésy n'eut plus
qu'une idée: le prendre, s'éloigner bien vite de
Gette ville où elle avait été si heureuse, et qui
venait de voir échouer lamentablement son pauvre
plan, naïf peut-être, mais ébaucbé avec tant de
dévouement cl cie piété filiale!
r Comme une automate clic entra clans la gare,
prit son billet el monta en wagon. Là, une fois
tranquille entre une vieille dame qui dormait ct
une jeune (ille clui lisait, en face d'un lieutenal1t de
dragolls qui la considérait avec autant d'admiration qUL' de discrétion, Thésy appuya sa pauvre
WLc bss(jc au drap du coussin eL lerma les youx.
�PARDONNER
12j
Elle n'avait plus très bien conscience de la réalité; cet épisode tragique de sa destinée avait si
peu duré!
Etait-il vrai qu'elle eût, ce matin, tenté de sauver
le bonheur de sa mère, d'arracher son père au
pIège que lui tendaient de belles ma1l1S perverses?
Se retrouvait-elle donc, si peu payée de succès,
hélas! pauvre enfant abandonnée pleurant \ la fois
son rêve mort, et le foyer détruit ? .. L'amour
de Patrick ne lui apparaissait plus que comme un
songe lointain dont elle s'était leurrée un moment,
et puis, sur l'amertume et la désillusion qui en
su bsistaient, la douleur de voir ses paren ts désunis
avait passé comme une grande vague déferlante
qui submerge tout sur son chemin, et c'est cette
inyincible tristesse qui demeuraIt maintenant au
fond du cœur de Thérèse. Elle était si généreuse,
si oublieuse d'elle-même, que l'impossible amour
tout empli de beauté et d'idéal qu'elle avait cru
ressentir pour Patrick se fondait devant les soucis
nouveaux créés par la rupture prochaine des liens,
peu à peu distendus, qui enserraient encore son
père et sa mère. Thérèse avait espéré pou \'oi r
renouer ces liens, faire appel aux droits imprescriptibles de la charmante et trIste Odile; elle
croyait ingénument que le colonel céderait lorsqu'II s'entendrai 1 rappeler à J'observance dc la foi
jurée ... Hélas! tant de chères et séduisantes illusions venaient encore de s'envoler! Ainsi que l'avai t
prévu Zohy, - profond connaisseur du cœur
humain, - la suprême démarche n'aboutissait il
rien!
A lors, mélancoliq uemen t, Thérèse pensa:
- Maman me reste! Pauvre maman!
Elle ne vouJai t pas songer à sa propre détresse.
Dieu sait cependant SI elle était cruelle! Thés\'
aJorait son père. S'en voir priver tout à coup b
frappait au plus int~e
de ses alTectio~s.
Elle eut
un douloureux squplr que son tlme slficèrement
pieuse exhala en une acceptation résignée:
- Mon Dieu! Vous seul ne change7. pas! Aide7.moi à snpporter <.:eHe peille si grande t[ue \(Jus
m'envoyez 1
,
�PARDONNER
XXIlI
Les mois avaient passé. Le remariage ~u colonel
baron Fargères el de la belle "euve devlJ1.l un fait
accompli et défraya longuement la chroJ1lque des
potms tourange~x.
Puis, il y eut un ~ouvea
pelit scandale affnolant, dont se pourlé.cherent les
langues médisantes de .la contrée, ce yUI fit tomber
le premier dans l'oublI.
Odile de Lorcyse se cloîtrait à la Béhinière, en
compagnie de ses deux filles, ~ar
ClémentineHenriette, à laquelle on ne pouV,lIl plus cacher le
divorce, avait voulu revenir auprès de sa mère.
Les trois fcmmes passèrenl donc l'hiver dans le
vieux manoir de Bretagne. Leur existence austère
et digne sem~)lait
être u!le pr?te?tation pour ceux
qui, de nos Jours, oublient SI vite le respect des
lois divines el morales.
Le printemps vint.
Ce n'était pas sans une impression de secrète
amertume, qu'Odile voyait ressusciter la nature
endormie. Autour d'elle c'était le renouveau universel; les oiseaux chantaient à tue-tête, les fleurs
sortaient dc tous les coins du jardin.
Odile faisait le rapprochement de cette année
à peine commençante avec l'année précédente ...
N'6tait-ce pas à cette époque qu'elle avait res,-cnti
les premières affres Llu doute, que le noir Soupçon
s'était emparé de son être en Gmoi ?
Assise sur u Il banc du parc, ses mains pUles tombanl en un geste lassé, elle rêvait, pauvre felllme,
à ce beau printemps qui l'enveloppait toute de
son ensorcelante magie et elle pellsait IristeIllCl\t :
- Voir toul relleurir autour de SOI Cl senlir en
son CfCur le froid glacial ùe l'hiver que rien Ile
peu t plus réchauffer! Etre affamée de tendresse,
de bnisers inassouvis, aimer malgré la trahison,
et n'èlre plus qu'une pauvre chose ah:ll1dolln6c,
llM épave ell d~tresc
! Admirer le ciel bleu, la
�PARDONNER
terre en éveil, palpitant sous le challù soleil, cl
9}l;voir que désormais il n'est plus pour 11101 nt
lùmièrc, ni clarté, puislJue clans \11on âme il fait
noir et sombre, à jamais!
"
Et elle pleurait, murmurant involontairement:
- Maurice, toi que j'aimais!
Et puis une révolte sourùe la prenait.
- Non, je ne t'aime pIlS, mari infidèle qui m'as
trahie, je le ùéteste, et de ma vie je ne te parclon,era i !
Elle ne pouvait s'accoutumer à sa pénible situati on, et ses filles se rendaient compte cie l'impuissance de leurs ctrorts à la consoler. Scltl • .Jean
avait sur sa mère quelque inOllence, car Yvonne,
trop malhabile ou trop égoïste, ne savait pas s'y
prendre.
Après de vague protestations de tenùresse elle
était partie pour un long voyage, ùans les Balkans,
presque aussitôt le divorce ùe SOI1 père prononcé;
les airs apitoyés, et les commérages de ses al1i~,
la vexaient, clic y avait mis fin en entralnallt
Victor dans de lointaines pérégrinations.
A Pâques Jean vint il la Béhinière. Cet enfaltt
si peu démonstratif vis-à-\"is de son père était
avec sa mère d'une Câlinerie de béhé. II la choyait,
la gâtait, l'entourant 'tle tant d'a!l'eetion et de sol·
licitude, qu'elle en étail presque distraite de sa
douleur.
La veille de son départ le jeune sain t-cyrien sc
décida à confier son grand secret: il aimait... il
était aimé...
Odilc ouvrit des yeux immenses. Jean! son
petit! étai t-ce possible? ..
Tou t de sui te, l'instinctive jalou!iie de la mère
mise sur la défense la prenait!
- Qui est-ce'? demanda-t-elle impérieusement.
- Rassurez-I'ous. maman, répondit Jean en
souriant. J ~Iil:
est Lligne de vous en tous points.
c'e~1
la petrIe j'ault'lle.
- Paule dt· Bl":1l.:icux?
- Elle-même! Et .Il'an, al'ec cnthuu s ia smc, -,C!
mit ;\ décrire abondam!l1cntles multiples qualités
de cette Paulette, fille d'ull des plus jeunes colol"
�1"0
,)
PARDONNER
nels de la cavalerie, appelé réc~ml1t
au commandement d'un régIment de CUIraSSiers à Pans,
cette Paulette, filleule de Mme Fargères, qui a,vrut
des cheveux roux, Gns et soyeux, de splendides
yeux noirs, une grande bouche qui riait toujours,
et le meilleur cœur du monde.
_ Mais Paulette est une enfant, observa Odile,
vaguement attendrie , au récit des ch:armes de sa
filleule, qu'elle n'aval t pas vue depUIS deux ans.
_ Elle a dix-huit ans, mère, ct elle est si
sérieuse!
_ Je m'en doute! Un grand diable qui ne
rêvait que chevauchées sur un poney emballé, qui
courait toujours avec quatre Olt cinq chiens à ses
trollsses, el sifflait sans se gêner dans le salon de
sa mère !...
.
__ Mais ellc a changé, maman, je vous l'assure!
PauleHe prend des !e,90ns de chant et de dessin,
huit de~
cours de CUISll1e rI de coupe. Elle mont
ildmirahlernent à cheval, c'est \'l'ai, die aime toujours les bëlcs, cl, mon Dieu, siCilc toujours très
hien... mais plus dans les salons! et elle est si
bonne, si peu poseuse! Vous Ile sauriez croire
combien sa gaieté m'a consolé quand ... enfin, vous
Su\"ez ... quand nous avons tous été si tristes!
termina Jean en toussant. Et puis, le colonel et
Mme de Bracieux m'ont accueilli avec tant de
sollicitude, j'ai si bien retrouvé une famille.
Jean toussa encore et, celte fois, les paroles
s'éteignirent dans sa gorge ... Que c'était ùonc
difficile d'escamoter certaines phrases pénibles!
Odile entoura de ~on
bras l'épaule ùe sdn grand
fils.
Sois heureux, mon chéri, ùit-elle un peu
solennellement, tu le mérites ct je te le souhai te
Je tout 111011 CCCUI" Nous ne savons pas, hélas! ce
IlIl! nous résen'c la vi!.!, aUSSI faut-il profiter des
!lUllutes de bonheur que lt: ciel veut bien nOliS
,Iccorùer!
•
I( Pa llle el tui vou~
\ UUS cUHuais'.el ~ "ou" vuu:..
aimez, vous êtes 511rs l'un de l'autre. Je puis me
rorler garante de ta loyanté, de ta fidélIté, mon
Jean, cl j'aime :t crOire QI1\<lc.véc avec le:, ll1cil-
�13 1
leurs principes de devoir et ue piété, Paulette
saura teUir les ellgagemenls qu'elle prendra. Je
voudraIs être riche pour vous gâter, mes pauvres
petits, pour élolgner de votre Jeune foyer le spectre
peu sédulsant de l'économie cl peut-être de lagène,
mais, tu sais, Jean, g\le uepuls ...
.Jean IUl ferma b hOlH.:h" d'un baiser.
- Ne pense.: pas à ces alIreuses choses pratiques, maman! Pour ne plus a\"Olr la corvée d'y
songer, Paulette et mOl a\"Ol1s ét:1bli notre budget,
une fOlS pour toutes. Au dthut, nous aurons
assez largement, ensuite, dame! à mesure que les
enfants v lendron t, il faudra hien se pri ver de
petites douceurs, mais bast! achcva-Hl bl"a\"\:!ment,
puisque nous nous aImons, n'est-ce pas l'es!'>enliel?
Elle le regarda, ll1conscicmment admlratil'e de
sa helle IllSOUClance ct pnse d'ulle émotIOn qu'ellc
n'analysai t pas, mais llUI l'tq relgnill t tOli te, ellt:
mllrnùlra passlOllllément :
- Oh! OUI, SOIS heureu\., IllOll hien-aimé, plus
heureux que n1\)i !
~t,
presque farouche, elle J'embrassa en~or.
Le colonel F'argl:res voulut hi en ùunne]' son con",clllp!l1ent au mariage de SOli fi Is, ct l'épllCj ue de
la cérémonie fut tixée ::tu moi." de !">eplembrt: SUIvant. A ce moment, Jean sel.H! SOI Il de Sall11-Cyr ,
en qualit ~ de ~ols-iJeutcna,
't Pauleltc aurait
ql1ek[ues mois de plus (cc qui l'as<îaginHt, assurall
llloql1eusement son père). ~ cette date, l'évèqlJe
du Mans Ul1lratl les deux el1at~,
dans la chaplllt:
d'une ,ielilc propnété que les de Bracieux [1o,,'-,é,bit lt quelques kIlomètres .le la ville et o~ ils p.l osaient trois mois chaqLle été.
Les pré1imlllalres de..:; fiançailles virent Jort 3
PI'OPCS pour dlstralr lec; trio;les habitnnte· de la
Béhinière. Le n>pge il I>aris,' l'étourdissement
ilh~rent
;\ Ull ,>0ltlllr forc.:ClIlent COll! 1 cl.re1llpli de
�PARDONNER
mille occupations di\'erses, firent que, ùurant
quelque temps, Odile ouhlia l'amertume, de sa
~itlao.
Elk la ressentit avec plus d':J.culté lor!>
de !>on retour cn J3retagne. L'intimité de jadis
renouée ayec les de Bracieux, le charme de la
jeune fiancée, la joie non dis.simulée de Jean eh
qui l'amour vainqueur semblait chanter un. hymne
triomphant, les préa~lfs
de la ~orbel,
l,es
conversations tout emprell1tes de projets cl avenir,
de bonheur futur, tout cela reportait Mme Fargère au tel~ps
he,ureux où el-mè~
avait ét~
une fiancée Idolâtree et le colonel un Jeune man
conquérant, follement épris . .
C'est à ces années trop vite enfuies, qu'Odile
songeait un matin dans le parc de la Béhinière.
Ellè avait pour son fils une prédilection évidente,
maigt elle n'était pas jalouse de Paule. Toutefois,
si son cœur maternel dem<;!urait calme, son cœur
d'épouse était troublé d'une invincible mélancolie.
Ce printemps grisa.nt qui l'ent~urai
d'un charll1e
ensorceleur, ces ajoncs éblOU issants au parfull1
capiteux, le rajeunissement de la terre, de la
nature entière, tout cela l'étreignait à nouveau
comme au jour Ol! Jean lui avait révélé son amour
pour, Paule de Bracieux.
Pnntemps! Amour! Ces deux mots ohsécJ.oient
son esprit. Elle eut un mouvement d'impatience
qui la lit se lever du banc sur lequel, très lasst!,
elle s'étai t assise .
- Pour moi, c'est l'automne! gémit-elle, en
retombant plus brisée que jamais, el l'amour n
d iS!1arU sans retour!
1 ourlant, de son CŒur monlait, en une grande
-:lameul' désespérée, cet appel à l'amour, ce soubresaut éperdu d'un sentimenl4ui n'était pas mort
et ne voulait pas mourir. Elle soupira:
- Maurice! Maurice! pourquoi m'as-tu aban,
donnée!
Un pas retentit sur le sable de l'allée et Mme de
Sauves apparut, un paquet de lettres ~ la main.
- Ton courrier, Odile! dit-elle simplement. Je
pnr~
pour Rennes avec les enrants, tu n'as pas de
~orn
missions?
�PARDONNER
Odile fit Il non» de la tète.
Touiours triste, ma pauvre chérie t s'apitoya
Mme de Sauves.
- ,Jusqu'à la un! murmura farouchement
Mme Fargères.
Sa sœur l'effleura d'un rapide, mais tendre
baiser, et repartit aussi vite qu'elle était venue.
Odile jeta un coup d'œil indifférent sur les
enveloppes déposées prts d'elle sur le bn!1c. Que
Illi importnit désormais q u'autou r d'elle on s'ngi t:)f,
que l'on llayuî!, que l'on vécùt ou CJue l'on mOl1~
rÎl t! Ne savai t-on pas qu'en son lme rien ne pouvait vibrer désormais? 1
Elle retourna machinalement les lettres. Celleci d'une amie quelconque, celle-là venant d'un
grand magasin, cette autre une demande de
secours .•.
Toul i) coup, son regard se posa sur une large
enveloppe, couverte d'une haule écriture bizarre,
et portant le timbre de Mil:m. Intriguée, Odile St:
dit:
- Qui peul bien m'écrire d'Italie, je n'y connais p~rsone!
Et, mue comme par un ressort, elle Jécacht:ta
ra piJemen t la 111 issi ve.
Aux premiers mots, ses yeux furent éblouis,
elle passa la main sur son front, se demandant si
elle ne rêvait pas, courut à la signature, eut un
geste d'étonnement indicible, devint blême el
recommença sa lecture; voici ce qu'elle lut
u Milan, 3 mai 1914.
Madame,
« Lorsque vous recev.rez ces lig,:es écrites par la
femme que vous dcvrlez baïr, SI votre CŒur de
chrélie~n
n'ignorait .ce seJltim~,
ne soyez pas
tentée, Je vous en conjure, de les Jeter au feu sans
les lire. VOLIS y trouverez mon accusation et mon
repcntir. Ah! avant d'en arriver là j'ai dû lutter
passionnément contre moi·même et, aujourd'hui
encore, je marche sur tout ce que j'ai idol<1tré
pour l' OUS faire cette douloureuse confession. Mais
dIe faut, non pas pour !11oi" mais l'our celui que,
«
�134
PARDONNER
j'ai aimé plus que moi-même, et Dien me ùonnera
le l.uurage d"'aller jusqu'au bout de ma tâche. Dieu?
JC le conais~
SI pe~
! N'~t-e
p~:;
à cet~
ignorance reml~
que Je dOlS ~ aVOIr ~olnms
une
al,ti,ln honteuse, un vol manifeste, je veux dire
n\'<;t·ce pas pan;e que j'ét~is
si mal ins~rute
de ma
religion, que je vous al plïS votre man, le père de
vos enfants! C'est là ma seule excuse. En scrutant les replis les plus cachés de ma conscience,
j'y trouve un inlini dégoût pour cet~
faute dont le
remords me poursuit. Ah ! en épousant le colonel
Pm'gères j'espérais connaitre toutes les délices,
toules les ivresses, et durant de courts iùstants
j'ai pu me croire heureuse . Mais que cela a pel;
duré! Au fond de cette coupe enchantée je n'ai
.~ndre,
le jour,
1lus trouvé qu'amertume. et ql~e
1élas l si près de notreynlOl1, ou J al vu que celui
que j'apreluis mon man se détachait de moi de plus
en plus. Vous n'étiez pas là, madame, et ce doux
ciel d'r,ta,lie sel1~ai,t
bie~
loill de ~eli
sous lequel
VOliS VIViez, mais J~ plllS vous l~r
qu'à chaquc
heure, à chaque mll1ute, en espnt Je vous voyais
présente entre M. Fargères et moi. Comme lin
bnt<îllle toutours chassé, et jamais elTacé, vous
reparaissiel,. YOUS VOl,I,S gl,issiez, insensiblemcnt
d'ubonl, pUIS, VOl~S
aUenl11ssant davantage, vous
VOLlS dressiez pa,rel.~
au spec~r
de !:t,Vengeance.
« Que vous dirai-Je encore? Votre llnage se faisant plus i!1pérel:s~
le. col,ond m'oubliait pou r
)elS~
~l VOlls',Je lIsaiS ~l cla'1~nt
ùans ses yeux
a laSSitude qUI le prenat1 à mc VOir en face de lui!
.Je sentais si bien que ma présence lui était importunc et qu'il ne mc consjdér~li
plus 'llle comme
11nc intrusc ! Comment, un après-midi qu'il pleuvait, me réfugiai-je, pour m'ahriter, dans la chapelle d'un couvent de Carmélites '?.. C'est le secret
de Dieu qui recherchait mon ~1me
coupahle pour
la sauver. J'entenùis ùan cc picux sanctuaire un
~crnlo
sur la mort qui me fit faire sur moi-même
un retour épouvanté! Oh! cc nc fut pas sans comba\, ni snns dësolation, croyez-le bIen. Je mt'
raccr(,dwis désespérément ri tOllt ee que j'a,nis
tanl ajmé ici-bas, et je IlC voulais pHS voir clair Cil
!
l
�l'ARDONNER
moi. Mais Dieu a été le plus forl cl je ne puis plus
lutier contre LuI.
(( DepUIs un mois, j'ai quitté le colonel Fargères.
Une brouIlle banale, quelques mots aceroes et
irréparables onl été le prétexte futile de cette séparation, qu'il souhaitait intensément, je l'ai bien
deviné. Je suis partie la mort dans l'âme el le sourire aux lêvres, sans que son orgl1eillui permît de
me retenir cl sans qu'il me demandât le nom de
ma ret raite. Vous êtes femme, madame, et vous
jugerez ce que m'a coü lé cette comédie: paraitre
li ses yeux une coq ueHe, indigne de 1ui, pour justifier les reproches qu'il me fit, et le braver, afin
de reconquéri.r ma liberté!
(( Plus tard, lorsque vous serez redevenue heurellse, - el cela sera j'en ai roi, - si vous pensez
un jour à moi, diles-Iui doucement q ne je n'ai pas
été l' infidèle qu'il m'a supposée, et qu'il ait alors
un mot de pardon pour la coupable qu'il I)'a pas
absoute!
(( Celle kttre que je vais clore, car eUe est déjà
longue, ne \OUS indi'luera pas la maison où je me
~:;nis
cachée; elle portera le timbre de la poste
d'une antre ville où je la ruis déppser par uue
main amie. Je disparais du monde, et je dé~ire
que le monde m'Oliblie ; dans la retraite où je ni!>
vivre désormais je n'ai plus besoin de personne,
un amour - Je seul, qui demeure immuable et
éternel - me suffira. Toutefois, madame, je vous
adresse 1111 suprême appel. Si grands qu'aient été
ses torts envers vous, Je colonel Fargères a choil
encore il votre pardon, j'ose dire à votre atleetion.
Vous le consolerez de cc r;:lssé trouble qu'il voudrait oter de sa \ie, comme on arrache d'un beau
livre la seule page qUI l'Il amoindri sait l'idéal
:1ttrait, et VOliS l';\il1lcrc/. encore, je YOllS en !>up1 he. !
" ,\J"I\"lII" 1 t; T"AW)NTIIlIl."
Odi 1 pOyalt rliver ; elle tOI,lI!pjt r,l letour l rJ,Ît
entre se!> dOIgts lef, fpuill e ts cnu~ert
s cie la haulf
éCliturl' fnnH'. Elle l'lit 1111 rOllrt mOIlî('nl (]';]tl( 'I1dri!>SClllcnt: Celle l'emilie se :;;lcnfi,lIlt, conseil-
�PAIUJONNEH.
ap.n
tant à passer pour ce. qU',clle. n'était pas,.
de
sauver son âme en pénl, c était grand et genereux,
cela , ... Puis un petit éclat de nre moqueur et
bref la prit à la gorge ...
- Ah ! oui! le traditionnel sermon! la com'ersion inespérée! Trucs ha,bl:uels dt\ roma?cier qui
ne sait comment se depelrer d un rCClt mal
emmanché f La belle veuve s'était lout bônnclllcnt
fait répudier par le colonel Ias~é
dc ses charmes
et tenait à sc donner le beau l'ole pour conscrver
une porte de sortie au cas où elle réapparaîtrait
lorsque l'oubli serait tombé sur son nom.
_ Comédie! murmura Odile entre ses dents .
Une colère lui venait à relire le dernier passage
de la longue ~isve!
Ah ! « O~)I
avait l'outreCl1idance de lm confier son. man! « on » espérait,
que bonassement elle allait le rappeler, passer
l'éponge sur le passé,. et recommencer avec lui
une petîte vie tranCjutlle !. « on)) le lui. rendait
comme cela, mon Dieu, OUI!. .. tel 1111 objet qui a
cessé de plaire, et dont Il on» se débarrasse, au
profi 1 d'une autre!. ..
,trop n,iais de., I~a
part! gronda
- Ce ser~it
Odile. Je SU IS 1offensee, et J al tous les droils.
Je ne connais plus Maurice, et je vcux l'ignol er.
o élernelle contradiction féminine! Tout à
l'heure elle rappelait passionnément le souvenir
de Maurice, et maintenant qU'Il était libre elle le
chassait!
Elle accentua son « je veux )) d'ull piétinement
sec qui fit craquer le gravier, ct sc levant, remonta à pas pressés vers le manoir. Elle eut 'envie
de brCtler la lettre qu'elle avait cachée dans son
corsage; soudain elle se ravisa, ct ['enfouit au
plus profond de S011 coffret à bijoux. Non! elle en
était bien sftre! Le souvenir de Maurice élait mort
en elle, et rien, rien ne le rc~su;ile:1t
jal11:1IS,
.hmal" ('Ile Ile fer:lil kt; pn'll1iers pas 1'0111' ralTH'net à elle ce cn.'ur infiJèle, mellrlri lruillteO:1nt p.11'
une double sépar::t!ion. Le SOlI cn (ol3il jelf ; S 'i
vie ,msée .,'6coulelail solil:1irt!, l\tnllriœ l'avail
voulu ainsi, Innt pis pOlir lui s'il en rc~sl'nit
IlIimèmc les entelles conséquences.
�PARDONNER
137
Et s'entèl:JJl( dans son implacable résolution,
Odile lcnt;] de cacher ~ous
un visage serein les
émotiOns de la matinée, ne parlant à personne de
la longue missive qui lui avait appris tant de
choses 1. ..
xxv
Jean et Paule se marièrent au commencement de
juillet, plus tôt qu'on ne l'avait pensé. Mais le
Jeune sainl cyrlen, ayant fait en juin une chute de
cheval, obtint une convaiescel1ce, et l'on décida
d'en profiter pour unir ce couple charmant, qui
trouvait bIen long je stage imposé à sa patience.
Le colonel Fargères ne parut point à la cérémoJo1le,
ce qui ne laissa pas d'attrister les enfants, mais on
savait très peu de choses de lUI, sinon qu'en attendant la fin de son congé de deux ans il s'était fixé
dans la banlieue de Paris où il vivait comme un
ermite. Odde feignait de tout Ignorer à ~on
sujet;
Tours étaIt loin de la Béllllllère, et les potins de la
grande ,ille ne pan-enaient pomt jusqu'au manoir
breton. Les Seurdet re,"inrent à temps de leur
voyage pour le mariage, et se firentl'édlO de bruits
inquiétants qui, déjà, couraient à l'étranger. Le
double as'sassinat de Sara)évo, la mauvaise volonté
de l'Autriche, la dupllclté de l'Allemagne, toul
paralssaJ! converger \ ers _1\1 même but, vers un
mêmeconJllt, dont la guerre sermt la solution tragique et ~anglte.
MaIS à ce moment, à la veille
presque des hOSlllités, une vague d'optimIsme
avail, semble-t-il, passé sur la France, et la
majeure pal tle du pays ne voul::lIt pas croIre
qu'une lutte gigantesque allail s'ouHir.
Zoby arriva ;\ Pans quelques iours avant le
nwriage de Jean, et, pendant les semaines qui le
Slmll"ent, clle se rendit quotidiennement ~ l'hôtel
Oll Mme J'argères était descendue avec ses flUes.
Un malin elle chi à Thésy :
- Thérèse, je t'emmène au Vésinet avec mOI;
J'ai une course à [aire chez 11 ne \ iel! le bon ne
•
�lt'll1ll1' ui me l'a commode do pré iClIsc: d.:ntlll ,tù, conseils ml: 'crout lltil
Thét 'se, aprcs avoir obtenu l'alllori ation cie a
mèr', la 'allvil, no '\1." dout,lnt 1 ull rn llt dl1 'én
l.thlc ptdlXll de L'CU' "ortie 11I:!lillak:,
Lorsqu'ellcs lUrent dans le Irall', el sl:ule,; dJIlS
Je compartiment, Zohy prit ln main de sa jeune
amie ct lui dil i\ voix ba<;se :
- Thés", .. "histoire de la vieille hrodeuse est
un conte i\ 'dorm ir debout, clic se passera de tes
conseils ,t d 'S IIllellS 1
- Mais tllors! fi 1 Thérl:se S· ca hran t d "ji\, l~t
soulwonnanl lIll pi' ge. '
Thésv, 110llS nIIons \oir ton pl:r',
- l','pn"/
- Oui; il est trist , il est s'ul, j'a\'ai: <:on
adresse cl il m'a reçue souvclll dl'[)\Ii' mon rUlour;
mais, 111011 cnfant, JI souffre allll:l' Illcnt ,t j' Ill'
puis le guérir, le III a 1 lflli le ronge s'appulh! il;
remords ct il n'en peut êlre HOld,lgé que par la
IIW 111 Lie ta mère, ou la tienne ri déC'lul. Ecoll te,
chèreJ1ctitc, tu n'as pas a le juger...
C ne le juge pas, je l'aime! déclara simplement Thérèse.
- C'cst hlell Cl' quc je pensais ... Il n'a pas
assisté au mari,lge de .Jean parce 'lu'il ~tail
honteux de lui-même et ... parce qu'il a [lcur d'Odile.
- Peur de maman '?
- J'cn suis slirc. Quoi qu'il en soit, je n'ai 1 as
prévenu Odile de J'état inquIétant du colonel, mais
toi, ma chérie, tu peux le consoler, cl c'c '1 ce que
tu fcras loul à l'heure, n'cHl-I:c pas"? Après tout Il
est ton p0re, el quels que soient les torls qu'il a
envers [oi ...
- Je ne YCUX pa'i me souvenir ùe ces lorts,
Zoh,,; devant l'isolement el le malheur toul
s'cUitee.
- Ah! ma pctite. 'lue je te recoJ1nais bien J. !
ct qUl' je n:trou\'c bien tOl1 cccur, ce cœur que ce
1ll011<;tre de Palrick a hrisé!
- .k pense ;'1 lui saù" amertume, rC:rollllit doul't:'lllt'1l1 Thés\'. La désunion dl' mes p:ll'Cnts m'a
paru plus irl ~p;lrabe
que ma proprt: infortune,
�1;1~)
ct clic l'e 1 cn réalilé ~ Cil' sl'rail pas lrop dc ma
vic pout pa 'cr l, honhLlIl'dt.'1 loir s'ailllQrclH "rc.
- Alors, ma ch;rie, III l.lchcr,IS d' 'lre Ill) (10gucnt avocal, 1 l1s11ile, tn tellteras de persu,lclcl'
la mère .. ,
- Cl' !-icra PCul-l;lrl' dithik! fil 'rh ·rest.' qui
pellsait 1\ SOIl édlCL' dl' Tours, l'Ilfin I)il'II III ';!"il'ra.
Et L'0I111ll' si ,,11v \'oul;lit st.: l'l'l'ul,tllll' vlll' ne
pnr!,l pl~
jusqU'il l'a l'I'i\l':(' du tr,lin ,Ill Vl':SÎlll'1.
Zoh' la 'ol1duisÎt à une 11etitl' ,ill.1 hl.lnL'lll', c(lin~e
de luiles l'Ouges" cl COIII'tTlc dl' cll-l\1:tlitl's 1'1 ue
jasmin; elle la laissa à la glïllc en hll dls.lIll:
l);ms une heure, jc \ Ïl:ndl",i 1 reprendre,
Et ThC:sl' trl's l'muc tr;\\el'sa l, minll l'ule jardinet aux corbeille:> d'ccillets ct dl' l 'l1sél'.', .lU
t'troites allécs lincmcnl !-iablées. Le l'll'Ur halt.mt
clic sonna.
Un domestiquc '111'clle nc connais ait pa!-i ,'inl
lui ou l'l'il',
- Le colonel Fargèrcs est tlll'/' IlIi?
1:homl1le hésita; éridl'111l11l'nt il al'dil ordre
d'éluignl'r les intrus.
.
- Mademoiselle n'est 1as IlWlll'lllOis ,Ile d,
Caulnes'? marl11oltn-t-il, pensant en luÎ-mèll1l' que
ct'tte jolie jeune tille ne ressemblait gUl're ü l'auIhoress précédemment entrl l'IIC,
- Mlle de Caulnes va mc rejoin lrc tout à
l'hcure, dit Thérc.:se,
- Ah! très hien! se décida i\ répondre le
domestiquc - qui n'y comprenail goutle cl !-ie
résolut à braler, pOlir une fois, le courroux pl'Obal'lle dc son maître, - ~i madcmoiselle ,'cut Ille
suilTe .. .
(( l\1ademoisetl ')1 snivit cl cntra dans lIlt petit
salon meuhlé avec lout le banal conforl des appartement. garnis , C~pcndal,
sur la l'Ill minée de ce
logis de passage, le lrisle hahitant avait SPlllé
quclques photographies parmi kSlflwlles ThéS\'!'c
reconllut HVl'C plaisir ainsi que ses slI'urs et son
Ilon S'lUS UI1 sccn:t hallCIlll'nt de
frere. Toutci~,
cccur, elle rcm;lI\flla 'IU'OI1 ;lntit oll1i:-; dl' l'I.h'cr
dans ccli" petitc galerie fall1iliale et Il' dOl!\ vis;tge
de su mère et les beau.' trails passionnés dc la
�'140
PARDONN.lW
'femme ... Elle n'eut .pas le temps J'approfondlr davantage cette questlOu, la porte s'ou, ril,
et le colonel en tra.
Elle le regarda et se jeta dans ses bras. Il n'avait
guère chanÉfé et conserva.it ~ouj.rs
so~
3(>parence
'd'extrême Jeunesse, mais 11 avait lllalgn, et ses
yeux ardents paraissaient plus grands dans son
visage creusé par la souffrance. 11 fi t asseoi r
Th6rèse près Je lui sur Ull petit divan arabe ct
murmura doucement en caressant ses beaux cheveux onJés:
- Chérie 1 ma 'petite chérie 1
Il ne lui demandait point pourquoi elle était là;
il ne sollicitait point d'exph~ations,
mais il jouissaÎl avec béatitude Je cet enIvrement qu'il croyait
ne plus connaltre, il retrouvait « sa fille! 1) l'enfant
préférée qu'il avait rudoyée en un jour d'aberration
et dont le Joux visage lui rappelait, uvec plus
d'éclat et de jeunesse) celui de la triste délaissée!
Que se dirent-ils pendant des minu tes et des
minutes? .. Leur lUutuelle tendresse réveillée au
souvenir du passé leur inspirait les Illots gu)il
fallait prononcer. Thérèse insinua:
- Père! tu reviendras près de nous ? ..
Le brun visage du colonel se comril d'une
teinte de cendre et il murmura:
- Pas encore, Thésy j je n'ai pas assez expié.
Ici, dans ma cla1st~ion
volontaire, privé de lout
ce que j'ai aimé, sevré de toute atfection, je \'égète,
mais j'ai conscience d'être moins indigne de "OIiS
parce que je suis mal~urex.
L?rSllue. ta n.l~re
m'aura pardonné et que)e « saur::11 » ,\VOir 111 en té
ce pardon, alors seulement, je 1~li
demanderai si
elle veut que nous reprenions notre vie d'autrefois.
J'ai élé Itlche, Thésy, et il y a des moments où je
voudrais laver celte tache dans mon sang!
- Père! ne parIe pas ainsi! supplia Thérèse.
- J'ai raison, ma petite fille, tu es trop jeune
pour comprendre les soucis qui m'obsèdent.
Vois-tu, la mort me paraltrait douce si je mourais
en !'achanl qu'Odile ne m'en yeut pas!
•
- Père! tu ne sonies pas a u suicide 1. •• gémi t
la jeune fille.
seco~lJ
�J'.t\IWONNER
Ip
Le cnlouel ~Ol
ri t t rlstelllt'n t :
C'c~t
assel d'avoir failli une lois li IllOIl
dO\lhle devoir dc chrétien ct de gentilholllllle.
D'ailleurs, mon pa ·s, d'ici demain peut-être, réclaIllera ma vic ct je serai trop heureux dc la Illi
donner.
- Oh! papa, ne dis pas que nOlis umons la
guerre! Mais nous vous perd rions t(lllS il la fois:
toi, grand-père, Jean! sans ('ompter tous nos
cOllsins, oh! çe n'est pas ros~ihle!
II
- Dieu est notre maitre, enfant, cl il règle Jes
destinées dcs peuples aussi biell que celles des
indiviùus. Si je ne devais plus le revoir, Thés)' ...
- Papa! interrompit-ellc en pleurant.
Si je ne devais plus le revoir, continua-t-il
très calme, tu suuras que je te dois, mu chère
petite, une des dernières joies de mon existence,
et tu ù 'mander:ls li la mère de 111e pardonner.
Conserve-t-on dc la ranCŒur au delà du lomheau!
Aurai-j même lin tombeau sur lequel vous pourrez
venir prier!. .. Mais je ne veux pas l'altrister,
Thés)' j quoi qu'il arrive, :time-moi toujours!
Thérèse n'elll pas le temps de répondre. Zob)'
entrai: ct, forcément, la conversation prit un tour
moins intime.
Lorsqu'elle revint à l'hotel, la jeune {tlle ne cacha pas à sa mère le but de sa visile m:ttinale.
- Maman, dit-elle simplement, j'ai vu papa
tout à l'heure!
- Ah ! fil selilement Mme Fargères, en affectant cie sc recoi{}'er tlevant ia grande glace qui re!lélail sa mince silhouelle.
_ Maman, implora Thérèse, si père venait,
consenlirais-tu à le re 'enlir?
- Non! dil sèchement la baronne.
- Mais, maman, il sc passe des choses terribles
que nous ne SOli pçonnions pas: la guerre V:1 peu tl'tre éclater 1. ..
:vJmc Fargères paFl soudain jusqu'aux .lèvres.
- C'est ton père qui t'a dit ct.1a '1 ...
.- Oui, ct' c'est si trisle, ma chère maman, de
penser qu'il parlira ainsi salls que personne de
nous ne lui ait dit adieu, ne l'ait embrassé !... Et,
�r I!!
l'\IWON
ER
Illon Dil;lI! s'il uevaiL Ile pas revenir de ceLLe
C,1111pagnt' ! ...
Trè:, rJk, (oujours, Odile s'était appu)ée >lll
hois de fion lit. En elle l'amour maternel CI"Ïalt,
certes, 1(' plus fort! lean poll'Iiralt, ~on
fils chén
qui, il l'In5tal1l mème, \oguail ;1 pleines ,odes
slir les Ilots azurés d'Ull bonheur humain :-;a\15
limilc'i! quel ré"eil !. ..
oh!
Elle
pl'nSii :
-.Jean!
Pui,;, (ou( bas:
- Mauri_~("
!
Maurice '! ... l'aimait-elle donc encore, 'Ille la
crainle de le perdre il (olll jamais la st.>rrail d'une
inll'nse ct J()ulollrcusc émoi Ion ? I\lais 1\lH1, elle
nc 1'.11111:111 l'lus, pUISljllC d,l11s lin moment "i! il
ilL !l'nall qu','1 clic de le rappeler elle le laisSilit
i\llpltnY,lhlelllt'nl :\ son t'xli volonlaire!
Apre'" 1111 long soupir elle sOllpir,1 d'une V()IX
!'i\';S(, ('1
-
('trilllgl(!c!:
.Il: n'al pins Il: cOllrnge de penser;1 toull'S
ce:-. ollosc.." Thés", cl si, pour loi-m0mc, jc suis
s,llisf"ite qllc lu ':lies revu Ion père, jL' ne Pllis.
mlll, me résigncr ;1 ouhlier le passé! 1 e Ille jllg('
pas, Illon cillanl, si lu savais comhien je soulh'c !. ..
l~t,
se cachant la tête dans SeS'"111:lÎns, Odile
éclata en sanglots.
XXVI
L'lwlIrc du d/ner vient tle rassembler les IHilcs~
'e, Mais, .si le décor n'es~pi1
c~langé,
S,tHl(-C~
bIen ,1~
•. mceJlleS pcrs.01l11es. llUI
se 111011\:1ICnl 1anne"è ,P\'eu~Jtr
dans' la VIeille
I1W~()l
d'Angers'? .. Ah·! c'est que la guer~
cet
horrihle nCo<lll, a passé sur (ous, grands et petits.
d que tou,>, jeunes ou vieux, e'n supportenl Ic
du général'_Je Lor~'y
poid" ill'cahlant !
Le géIl61~i,
'lui avait rcpis~,wve
au déhul
de la' call1pagne, a dü, six Illois plus taru, ahandOllner tlcs fonctions que sa santé ne lui permet-
�PARDO:-iNER
tL:il. l?lus de. COl!ev~r.
Il es~
1
1:{
bien d13ngé, bien
VIel Hi, quoIque toujours vaIllant, et consacrant
maintenant aux œuvres militaires cle secours les
dernlt:res forces qui lui restent. lvll11e de Sauves
est li'! pour un jour, le dCl'Il1er lu'elle passera en
famille; demain clic part pour Salopiqm' avec
son équipe d'infirmières. Heureuse de dépen~r
uu chevet de SI.!S chers blessés la chantli donl 'Ile
esl toul animée, elle quit II.! avec réSIgnation
sinon sans déchirement, le père qu'clic chérissaii
ardemment, la sccur et Il.!s nièces qt1'elL~
;lVait
presque adoptées comme ses fi Iles.
Odile l';lle, al11il1l:ie, :lpport(' jusque lbns la
salle à manger la laine et le crochet dont clic ne
sc sépare plus ct qui, sous ses doigts agiles, sc
trnnslormeront en passe-montagnes, chundails ou
gants pour nos s{,ld"ts. Elle Il'a ]1"s le c;llml' et il:
n's
s;1I1g-froid de sa sC1:U l' l'our soigner les hles~n
cl elle s'éloigne aYl'L~
horreur des salles d'opérations, mais les religieuses de 1" lingerie de l'hôpital qu'elle viSIte n'ont pas d'aide plus dé,'ou~c
plus lwhile, ct les soldats tille consol<llrice plus
attentive au récit de leurs mau, ' .
Thés)" et Clélllcntll1c-llennelle arrivcnt en rctnl'd du dispcnsaire où elles suivent UII cours d'infirmières. ~l1r
leurs beaux '\isJ~e
aus~i
la guerre
, impilopble a marqué sa grille douloureuse et
a~sol1hri
leurs yeux de bluet. Ln conversation
commcnce, se traine lamentablement, ettlcnranl
loujoU!'!; les mèmes sujets. De quoi parlerait-on si
ce n'est de cette lulle titanique, de l'héroïsme de
nos poilus)l, de leurs soutI'rances dans la vie de
tranchées, et des rriv"tions qu'ils doi,'ent endure)'
par ce sombre soir de réYrier où il gèle ct veille !
Le cliner n'est pas long! En sortant de table,
Thésy glisse son hras c,111n soUs celui de sa mère
ct demande tin1J(lement:
.- Toujours rien de Jean?
- Toujours ril!n 1 soupire Odile.
DepUIS 11'015 semaines les )'auvres felll III èS
vivent un véritahle mart)'l~.
:Jean, qui, p_ rti Jè..;
le premier jour de lu mobilisai IOn, a lail toule 1.1
campagne dt; Belgique, l:l retrnile de Charleroi, L,
l'
�lH
)' 1\ RDa NNEH.
J\hrne, et qui, im11lohillsé dans un petit bois sur
Ic~
h:lUtcurs de la Meu~,
n'a jamais manqué de
leur écrire J'éguli':J"ll1ent, est !>ilcncicux mainknant. ..
Paulette s'affok, la paune petite! ct, de Paris
où clic est retou rnée a u près de sa mt're, leur cnmie des lettres désespérées. Elle a promis de
télégr:lphier des nouvelles de Jean dès yu'cIle l'Il
aurait ct, au milieu de ses larmes, accuse le service postal, l'encomhrement des ,"oies, l'apathie
des \aguemestres, tout cela pour ne pas déceler t\
sa bcle-I1~r
et il ses belles-sœurs l'appréhension salls nom qui l'étreint.
La soirée se passe. Mme de Sau ves sc lève èl
t'mbrasse sa sœur:
- Ali revoir, ma chérie! Si je ne reviens pas,
tu penseras que Dieu, en me prenaut \( lü-bas n,
m'a fail une grande grùc,;e!
Odile pleure sans contrainte. Il lui semble que
tuut s'écroule. Oh! celle guerre affreuse l)\1i lui
arrache une il. une ses plus chères affections ! ...
Elle n'ose s'avouer ;1 elle-même que son mari
qu'elle sait au plus fort de la mêlée lui est, autant
que son fils, un cher et constant souci, mais leurs
deux noms sont confondus dans une même prière,
elle supplie le Dieu des armées de les épargner, de
les ramener ... vainqueurs_
Brisée d'émotion, elle s'endormit au petit jour
ct ne se réveilla qu'à une heure avancée de la
matinée. Contrariée d'avoir manqué la messe ;\
laquelle elle assistait quotidiennement, elle se
rendit à l'église, prenant au passage Thérèse et
Clémentine-Henriette clont Je cours venait de !inir.
Les trois femmes rentrèrent ensemble. Leur
douce intimité ne s'était point rompue au sein de
tant d'angoisses, à un moment Ol! l'on éprouve le
besoin de se rapprocher, de resserrer encore les
liens de famille que Il mort peut briser. Pourquoi
faut-il qu'au souvelllr de tous ces fiers héros de
leur race une ombre se dresse __ _
Victor SeUl-det n'est pas au front. Il s'est souvenu à point d'avoir été jadis réformé pour une
tachycardie complaisante et en profi te pour rester
·~':"Ij\
"
~J
.
�PARDO NER
Il;i
;) l'abri! II "éhi.ulc dans sa luxucusc limousine ks
\, jcu\. généraux incapables t't !cs intcndanL'i Uli~
illl ranc,lrt!
Yvonne n'a mème pas eu l'inume coosolatiou
de lui voir endosser un hel uniforme d'embusqué.
Ses reproches, ses récriminations, ses larmes,
n'ont pu enra}er chez Victor cette « frousse Il
intense et, b rage <lU cœur, la honte LilI front, elle
se terre dans le "ieil hôtel d'Orléans, redoutant
de sortir, car il lui semble que les gens la mOIltrent ail doigt en disant:
- C'eslla femme d'ull lâche!
Ah! gnlces soient rendues au cicl pour que le
110r11 des Fargères, si glorieux déjà, rayonne J'un
éclat nouveau sous lcs Ilouvcaux exploits que
viennent d'y ajouter le colonel au bois de b Gruerie et Jean tians la Aleu s\;. Sur la poitrine du père
et du fils brillera la même croix de guerre, s)'mbole de leur même courage!
Yvonne, dans ses longues journécs inactives, ~I
le temps de songer il ce COllp de têle qui lui fit
jadis préférer l'argent à tout, et elle se repenl
amèremen 1 de son choix, la malheureuse jeune
femme!
Le général de Lorcyse ne veut plus entendre
prononcer devant lui le nom de son petit-gendre.
Dans une phrase cinglante comme lIll coup de
fouet, il a, une fois pOlir toutes, exhalé son mépris:
- Ne me reparlez jamais de cet homme! La
guerre finira sans que la poussière de nos routes
ai t lerni le vernis de ses souliers!
Et ça a été comme l'oraison funèbre de Victor
Seurdet, le richissime!. ..
Odile pense à toul cela ce matin; elle plaint sa
fille de cette situation pénible à laquelle elle ne
peut rien, el reporte ses yeux attristés sur les deux
benjamines si sereinement brayes, si vaillamment
Françaises, se préparanl sans dégoût ni lassitude
à leur sévère mission d'infirmières.
Le général a entendu résonner le timbre de la
porle d'entrée; il vient au-devant de sa fille.
- Odile, il y a une dépêche 'pour toi .
D'un geste nerveux, Mme Fargères décachète le
�qG
PARDONNER
papier bleu,. p,uis, sans un cli, tri!s .p.ll(.', II.! tenu !\
son p re qLU llt :
I( Jean tué flUX Eparges le ,1 l'p\Tier, Pilule
pilis mal, \ CliC!., si posslhlc,
131\.'\.clEux.
l(
:lll
)1
Ln frêle Odile ne s'écrou le pas en facc de cette
catastrophe, elle dit seulement:
- .Je pars! le rapide passe:\ une heu rc!
Et elle mOllte d:l1lS sa challlbre.
'
E"f-ce biel1 elle qui vit ou une :lutre femme
inconnue qui marelle, s'agite, rait les prépar'itifs
oécessaires i\ une courte absence ! ...
Thésy la rejoint et la prend dans ses bras en
sanglotant:
- Maman! maman! notre Jean I))ell-aimé!
Mais, sans larmes, les yeux agrandis par l'at roce
souO'rance qui déchire son cœur maternel, Odile
se nlldit; elle murmure seulement:
-- On ne pleure pas les héros! Thés)', ne m'attendris pas! j'ai besoin de tout mon courage pour
consoler Paulette!
- Ah! c'est vrai! gémit Thérèse, pauvre Paulette! Et ce pauvre pètit qui ne connaitra pas son
père !...
j)'un geste bref, cal' elle ne reut plus p:ul r,
Odile éloigne sa Jille. Elle sait que si elle se laisse
aller i\ S:l douleu r clic Ile s'en l'clhera pas et,
comme clic l'a dit, il faut qu'clic SOIt forte devant
sa belle-fi Ile.
Son père la conduit à la g:1re; il s'inquiète de la
voir silencieusement tragique, mais 11 connait la
puissance des nerl't, qui la soutiennent et LI la met
en wagon avec un baiser et un adieu navrés!
. . .
. . . ...
On devl11e quelle fut l'émotion de Mme Farg~res
en relrOllvant dans une pauvre petite Yem'c
acc:lblée l'enfant joyeuse et charmante qu'elle
avait laissée moin.; de neuf mois <111par:lVallt en
plein r~ve
de bonheul', Paulelfe t:tait sa t1l1eule;
elle avait été l'élue de son {ils, elle sernit la mère
de l'enfant Je Jean, à ce triple titre elle lUI 1.1eve-
�l'i\IWO
ER
11·7
n:1it snl1vcrainel11cnl chèrc. El auprès de cette
pa.uvrc petite t-.\ cruellement frappée, elle ne poude
vait :;'eml ècher d'éyoguer la mâle ~Jiholet
Jean, ::ion nohle caractère, ::;<1 1 onlt\ ~OI1
entrain,
son dé~ilrC's:,emn
lorsqu'jllui ;wail li it 11 rcc' t;1 Il t
de Icndre::isc en parlant dl' le\r~
projets d'avenir:
Le~
cnrllilis vielldronl Cl 110ilS StTOns prc~
tille pauVl"cs! mais '1"'ill1porll', plll::iqUl' nous nOLIs
aimons!
Et ri élait parli si hCUrCll\, SOI1 hl';\l1 Jcan ! Et
l'cnfanl allait, l'Ilir! ct il IlC serait pas 1ft pour Ic
voir, pour entendre sa faihle ,oi,,! ct les jours
li 'a 1110111' él,lien t s\I1isl relllcn t t' lo~!
Odile pellsall ~I toul ~t',l
l'Il t'ontcllll:I;lnl l\llt!e
don 1 le p,lllyre \ IS;lgl', Il re pal' h soull l'anCl', laisait lllai ;\ voir.
J\~algr6
Mme'de Bracieux qui ,nld,lil l'enl'll1pècher, la jeunc fe1l11lle contail, d'IIlIC roi\ :'0111\1l',
k.., tiL;taih, rl'çlls SUI' les delï1iers instanh de Jean,
Il'al'pl; en plein CCl'Ur d'lIll Gelnl d'olnls t:ll'xplralll
l'Il dlsanl :
1\b lelllllle! J110n en ran t! Illon )l;lys!
- I~t il est mort, môn .Il\ln, Illon 1 iClhlilllê!
1l1,\Ït1s
répcit;lit la lXlll\'l'e peille, en tord,lllt ~es
amaigries! >ourljuoi Dieu Ille l'a-t-il pris! A01lS
étions ~i heureux, si jeunl'~,
la ,ie élait si belle!
Mais je \ eux mourir aussI! La niorl llui n(lUS il
séparés \a nous réunir; ce n'cst p,IS mal dl' la
souhailer, n'est-cc pas, maman '1 .• , Songe;, donc!
je !'ourrre t,ln! ct je n'ai que dix-huit ans! ()ucl
'hclJlin il parcourir avant d'altcindre la \'ieilles::ic,
que d'annéqs il l'ivre seule, toute seule, alors que
je poul'ais espérer l'appui si Ill!'l de mon mari!
Oh! Jean! Illon Jeun! mon ' mour !. ..
Mme de Bracieux ne cherchait poinl à retenir
ses larmes, A ses angoisses d'c:11 011 se ct dl' mère
- son mari ct deux deses /ils6t,lient sur te fronls'ajoutait le chagrin de pkurer Id IIlOI'I dl' Jeill1,
llu'clle chCri%ail tendrement, ct dl' songt:1 il edit:
désolation d'utll, \ it: bri"t:t:, d'un nid i't peint:
achev6 cl dl;j!1 dispersé dalls lellut:l un (1il li , l'C
pelil être, orphelin par avance, \iendrait chercher
sa place!
�•
l'AIUJONNER
Elle dit doucelllent :
- Songe à tOIl enfanl, ma chérie!
Les yeux de PauleUe dc\' inrent durs.
- Mon enfant? Que m'est-il désormais puisque
Jean est mort! Lui me raccrocherait à la VIC, mais
je n'ai pas le courage de vivre ct je ne veux pus
d'une entrave qui me retienne li la terre ct amoilldrisse 1110n désir de revoir .Jean ...
Désolées, Mme ùe Bracieux ct Odile nc pouvaient arrêter le flot montant des paroles de Paulc;
la fièvre empourprait son visagc , augmentant, à
chaque minute, d'intensité. Lorsquc la nuit arriva
les deux mères pensèrent que l'ardent désir de la
jcune fcmme allait sc réaliser, ct crurcnt voir les
0111 bres de la 1110rt s'abaisser déjà sur ses trai ts
crispés! ... Mais, quand l'aube parut, une aube
grise et morne, un petit êtrc gémissait dOl,lCCIllent
dans SOIl berceau, tanùis que, toute blanche, les
yeux clos, Paulette renaissait à la vic. El lorsqu'clic sc réveilla ù'un long sommeil, Mme 1"argères lui tenùitle bahy en disant craintivement:
- Paule, c'est un fils!
Le jeune .fcmme regarda longuement, sans rien
dire, le petit visage fripé sur lequel elle croyait
reconnaltre l'ébauche des traits virils du héros,
puis, d'un geste passionné, presque farolH.:he, le
serrant sur son sein et le couvrant de baisers fou s ,
elle s'écria:
- Tu t'appelleras Jean, comme ton père, et tll
sera~
soldat pour venger sa mort.
XXVII
Le printemps était venu. Triste printemps de
guerre où, malgré le réveil de la nature el le challt
aes oiseaux, chacun songeait à ceux dont rien ne
troublerait plus le glOrieux repos, à ces chers
morts, tombés de l'Yser à la Meuse, et que garclail
jalousement la terre qu'ils avaient arrosée de leur
sang! "
�l'ARDONNER
Odile laissa à Paris Paule rétahlic, lui (aisant
promettre une 10llgue visite à Angers, au début de
l'été. Le général de Lon:yse retrouvait 1111 rcgain
de jeunesse à l'idée Je contemplcr son arrlèrepeti t-fils j Clémen tine-lIen riclle formai tics proI<.:ts que connaissent toutes les tantes; sCille, Thésy
pensait: 1
(( Lorsque Paule viendra, je ne serai plus là 1 Il
Elle avuit passé hrillamment son second eX;ll11Cn
d'infirmière, mais se trouvait dans la catégoric dl'
ces déshéri:écs qui, munies de diplômes, demeurent dans l'impossibilité de les utiliser. Tous les
h6pitaux d'Angers et de la région étaient pourvus
d'un personncf suffisant, et la jeune tille ue pouvait se résigner à rester inactive sans que son
dévouement ct ses capacités eussent servi au soulagement des blessés. Elle se désolait d'une vie
monotone, alors qu'elle eût voulll connaltre les
intenscs émotions de l'atnbulancc du front, le surmenage, le sacrifice de tous les instants, le sentiment si enviable ct si louable qui étreint une
femmc de CŒur lorsqu'elle peut sc dire li la lin de
sa dllre journée:
- J'ai bien sen·i mon pays!
Aus i, n'y tenant plus, elle se décida tl se confier à sa mère.
Depuis le début de la guerre son père lui écrivait cbaque semaine un court billet qui ten:lit
toute la famille au courant de ses faits ct gestes.
Odile ne demandait jamais:
- As-tu des nOll velles de ton père?
Mais, dès que la lettre arrivait, elle tendait vers
clic une main frémissante, avec lin impérieux:
- Donne!
Qui dépeignait bien l'angoisse de son âme.
Aussi, ce matin-là, Thésy commença le préambule en disant:
- Maman, j'ai peur de te faire de la peine, mais
j'ai une grande grâee à te demander ... Papa m'a
déjà accordé son assentiment, promets-mol de ne
pas me refuser. ..
Ne sachant olt elle voulait en venir, Odile sc:
raidit légèrement :
�1 0
-.le llC proIlct5in~as\'()ù
ils':1git!
- C'est très simple, maman chérie, je ne puis
plus vivre ainsi inoccupée, J' ne voudrais p<lS
paraltre t'abandonner, Il1Jis, en conscicnœ, as-tu
hesoill de l1loi ?.. , Dieu merci, ~ralt-pè'
tient
unl' large part dans ton c.istencc, CIL'mentlncflenrielte ne te quittera pas de longtemps, puisqu'die est trop jeune pour entrer dans ulle s,lllc de
malades, toÎ-nH;ll1e es trè" occupée par tes œuvres,
il n'y a que moi qui ne puis me rentlre utilc,
suivant le désir llui me ronge, ljui Ille consumd
Il Ille faut dire atlieu à la pcrspecti\(: que je Ille
plais;lis :1 envisager : cl'ile d'ètre in(irmil're à
2\llgcrs, Otl pas ulle placc n'est \'acante, Par COI1Sl;qllellt, je dois cllerl'llCr 'Iillellrs ... Autorise-moi à
faire une demande au Sen·iCl.: de santé lllilit;lire,
1;1 i.,se-Illoi
~ol
ici ter un poste d'ambulancière
vnlontai l'l'?
Odile p;1lit k;g'.relllCnt.
- Tu t'cn irais loin de moi? interroge'l-t- 'Ile,
d'une voix angoissée,
- Oh! maman, tu ~ais
si je l'aime! supplia
Tllésy, J11.tis comprends-moi!
OIlS, i VOllS .le'
heures tragiques, qui peuvent durer longtemps
encore; nos hlessés ont droil ;1 nos soins, il ,notre
nlTcction, à notre reconnaissancc; je sais qll'CII
certains endroits on manqlle d'infirmières, permets-moi de tenter llne démarche qui sem décisi,'c : si elle n'aboutit pas du premier coup je resterai près tic toi!
El COlllme :'lIme Fargères ne répondait pas,
Thésy continlla :
- Maman, si j'6tais un garçon, je serais déjà au
feu cl j'aurais combattu aux côtés de Jean! ;\/otre
champ de bataille, à nous, pauYres femmes, c\'st
l'hôpital; il Y faut lutter, il y faut souŒrir, mais
peu t-on rester à ne rien fai re quand tan t d'hommes
slIccombenl pour nous dét"endre !.. , Maman, tll es
(ille de soldaI, laisse-lllOi partir!. ..
Longtemps, elle pari;] ainsi, la raillnntc enfant.
Depuis la mort de Son frèrc un désir pills ilpé~
rieux encore lui venait de:;e dévouer à nos hé rus,
vt elle pensait tout bas:
�PARDONNER
\( 11 est tomhé .. , sn pince est 'acnnte, jl! ÙOIS 1.1
prendre l... )1
Et lorsqu'elle eut épuIsé foute ) n élc'quence.
elle 1egLlrdn ~a mère, Cc'lte.ci réplïtn:1 la Sens:1 tlOI1
d'agonie lIIor:11c qlll c:tl'elgnalt son lime, et lIll1rj euX, pOli\' ql1e; TIl.!1' se
JIlura, en détoull1:Int Ic~
ne ln vIt pas pleurer:
- Pars aussi!
. . . . . . . .
.. .
La clwl11hrc était longu' ct ~tr()ie,
hlal1l:hie à LI
l:l1:I\IX, ll1l:ubléc d'lin Itt de fer, d'une armoire ct
d'une tahle en sapin; vraie cellule dc rellglt:u'e,
aus~i
pel! confortable quc posslblc, mais les
fcn~tres
à rideaux de cul 'Ieot ouvrnll:nt sur un
jardin III rveil! 'II , ' où les massifs de rhododendrons, de hnl\'ères et de camélias alors en pleine
é 10siol1, Illctlnienl une note vive ct g:lic. Lor~C]l1e
Thérèse Fargères se trouva seule dans c petit
n'duit, dont lIne sCl'llpuleuse propreté COlllpOS:lit
tout le luxe, elle s'assit un instant sur sa malle et
sc demanda si elle ne rè\'~u
t point! ...
Etait-cc donc hier encore, qu'elle hahitait Je bel
hôtel des Lorcyse ct qu'clic était encore une jeune
raftim'es, au"\. goùts
tille élég:l\ltc, aux Iani~res
délicats! Il lui parut qu'elle s'élait dépo11Illée de
son antre soi-même, et que tout s'efTaçalt devant
sa nouvelle personnalité d'in(Îrmit:J'c! Comme
tant d'alllresqul avaIent formé k même beau rêve,
elle dc\'nit renoncer à soigncr nos hlessés sur la
ligne de fell, ct, clu ministère de la Guerre on llli
nvait proposé ce poste d'i~lfrtè\e,
dans un hôpital de Bretagnc, poste qUI eXigeaIt - on ne le lui
cac hal t poi nt! - beaucoli p de dl;"ollellJ 'n 1 cl cie
déta.:bement, en sus des aptitudes professionnelles requises, L'abandon de tout ce qui fall la
vic agréahle et enviée, la perspectIve d'Ull sacrifice de tous les instants, la séparation, l'élolgnemenl d'êtres chers, rien dc cda n'<lITèta Thérr'>se ct
c'e~l
le C\!ur palpitant d'nll ardent be~oin
d'ah~é
galion, qu'~lIe
,déh~Tqu:t
:\ J\el~cn
pM lIll après1111dl de la lm ~l an1l.
Kt'Isen t!st, en Jl1i-mèlllc, un lllodeste hou l'fi SlIl'
ln ligne Pal'b-Hl'cst, mais Ct!ntrt! d'un pèle~iag
. .
�PAR()ONNER
rCllommé, pays raviss<lul cl fertile, aSSlZ rapproché Je 1:1 mer, cc qui lui constitue uu limat 1 une
particulière douceur. Au tléhut de la guerre, on y
fonda deux hôpitaux dépendant de l:.t même direction ; l'un, nommé « Le Bosquet », composé de
150 lits, devint, avec le concours d'un oculiste de
rare sCience, un centr~
d'ophtalmologie réputé j
l'autre, appelé « l'Abri », fut surtout tlne ambulance réservée aux solclat venant directernent du
front. Elle comprenait 250 lits en 20 salles, divis~e
en deux services égahx : J'un, destiné exclusivement il la chirurgie, l'autre aux malades.
C'étaient i\ ces demiers que sc consacrerait Thér6se_ Le médecin-chef, qui avait été 1'<ll1endre il la
gare, ne lui dissimula point la somme énorme de
lorces et d'alltorité qu'il lui faudra dépenser pOlir
dinger dix auxiliaires et soigner, ou suryelller
les soins, de plus de cent malades, mais il ajouta:
- Je sais, mademoiselle, que vous portez un
n0111 qui, dans notre armée, est synonyme de v:lillance, il m'est garant de votre dévouement, je ne
puis que vous en témoigner ma profonde reconnaissance et 111a joie de vous posséder parmi nous.
Je souhaite ~incèrel1t
que vous rencontriez
toute la consolation possible dans l'accomplissement de cette tàche admir<lble, que \' OUS allez entreprendre !
Le docteur conduisit lui-même Thésy à l'Abri,
la présenta au chirurgicn qui était tout jeune,
vrai Celte, aux cheveux blonds, aux yeux bleus,
gal et neur, puis au médecin, qui p:uaissalt un
père de famille tranquille et bon, et enfin aux
deux infin11lers-majors - deux prêtres - qui
J'aideraient dans sa mission.
Les sœurs de la lingerie el de la buanderie
vinrent IUl dire, à leur tour, un mot aimable fie
bienvenue, et maintenant Thésy était seulc, un
peu désemparée et dépaysée, après tous ces changements de décors et de personnages, qui lui fai~
saie nt l'effet d'un cinéma étou rdissant.
TOUJours assise sur sa malle, elie réaéchissait
à cet ardent besoin de dévouement qui l'avait
portée il quitter tout ce qu'ellc aimait! sa famille,
�l'i\lWONNER
son (( home )', sa vie conrortable et large, pour
venir en cc coin perdu de Bretagne dépenser sou
énergie el ses forces eD faveur cfe pauvres soldats
inconnus. Car c'était vraiment l'abandon de tout 1
Ce ne serait pas la petite existence à l.'eau de roses
de tant d'infirmières « honoraires» qUI vont durant
unc heure ou deux il t'ambulance, portent UllC'
tn~e
de tisane, l'ont Ull jolI pansement peu compliet soir l~ur
maison, leurs
qué, et retrouvent tl(\i~
amies, salis renoncer 111 aux « afLernoon teas" III
aux visites, papotages, concerts, voyages, etc ...
lei, c'étailla solitude absolue au milieu d'étrangers.
Dans ses joies ou dans ses peines Thérèse n'aurail
point de confidente$, mais elle était d'àme trop
prorondément militaire pour ne pas accepter par
avance les sacrifices que comportait sa nouvelle
situation, et de cœur trop généreux pour supputer
ce que cette abnégation lui coùterail.
Elle se ressaiSit à temps d'une torpeur qui l'angoissait un peu et, après avoir, en pellsée, enroyé
un sou\'enir attendri aux chers aimés d'Angers, à
son père qui se ballait en Lorraine, au glorieux
martyr qlll, de son beau ciel, veillait sur cux tous,
elle commença bravement à défaire sa malle.
Un magistral coup de poing, heurtant presque
aussitot sa porte, l'Interrompit dans sa besogne.
Légèrement étonnée, elle ouvrit et aperçul un
joyeux petit zoua\e qui s'était accroché un torchon
à la cell1ture en guise de tablier et soutenait des
deux mains un lourd plateau chargé de vaisselle
et de mets,
- Votre ordonnance, mademoiselle! fil-il en
rian 1cie tou tes ses dents blanches, Gustave Armand
pour vous servir! et voilà le souper! ache\'a-t-il
en déposant Je plateau sur la table.
- Mais ... quelle heure est-il ?... demanda Thésy
interloq née.
- Cinq heures un quart, mademoiselle,l:t soupe
est déjà sonnée depuis longtemps!
Cinq, heures! l'heure du lhé chez IfS Fargères!
- C'est un peu tot, concéda le 7ouave, mais
faut hien s'y faire; le tout cst de s'habituer. Alors,
mademoiselle, puisque c'est moi qui suis votre
�Il.i\TWO~NER
I( tampon l), faudra me demander tout cc que vous
voudrez, et liez-vous à moi pour èt.rè ~ervi
au
doigt et à l'œil! Demandez pluI6t ,lUX officiers el
à mam'zeIJe g ni est à côté.
- Quelle demoiselle?
- Mam'zelle l'inllrmière de la I( chirurgerie lI,
Vous ne l'avez pas encore vue? Ab! VO\~s
ferez
vitc sa COI)I1(lissance ! C'est q\\cllo est jQlic, et
habile comme pas \1 ne ! Elle IllC tn isaj t mes pansements, fallait voir ça! Tenez, j'ai mème un petit
Gelat qu'elle m'a enlevé toute senle!
Et, cOlpai~J1men,
le zouave exhiba un ll1iIluseuk éclat qu'il relira J'un papier de soie, puis
lrois ou quatre autres énorme" ceux-là!
Les gros, c'esl les majors qui me les onl
extraits!
- Tout cela dans la peau! lit Thérèse cOlllpalissante.
I~h!
oui !... Bah, y n') par:lit 11lus I11<1ÎnteIl;1111, la croix .le guerre il IOllt 1.lit ou Jllel'!
- VOliS 0ks décoré'!
- BICn sùr, avec palmes, mais je la porte pas
le « tous le!; jours Il. Allons, faut pOJllt que je
bavarde, parce que les officiciers diront encore
que la soupe est toujours froide! Au revoir, maLlemoiselle, je viendrai cle!>servlr dans un moment,
et puis, demain matin, je vous apporterai votre
déjL:ul1er . Pour quelle heure, s'il vous plail ?
- Mais . . . dit Thérèse Ull peu embarrassée, ?l
qUl'lle heure portez-vous le déjeuner ;\ l'autre
infi rm ièl'c '?
- A. sept heures. mais elle décampe bien plus
matin, vu qu'il. 'ix heures clic e~t
à la messe à la'
chapelle. Enfin, si ç,!- VOliS va, j~ vous servirai en
même temps . Bonsolr, mademoiselle!
- Bonsoir, Gustave!
Thésy ayant Vile expédié - cllr elle n'avail pas
failll! - son l;lpio(a, t,on lxvuf nHi ;1\JX pomJ\les
tle terre, 'ia 5alade "1 !,e'~
con!i tures, 'Ç' remit .111
rangement bru:;quement Interrompu quelque"
instants ~uparvnt,
f~lk
venllit il peine de le Icrmin('l', lorsqu'un
c"up léger fil! de 11011yeaU frappé il. sa rorte. Elle
�[Ina ouvrir et se trol1\'[1 en face d'une jolie et jeun
infirmière qui lui dit gnimcul ;
m::tis il me
_ PardOlll1Cl-lllOI si je vous déral~gc,
tardait de faire votre COllllnis.àlll e, Je lne pré.;; ntL'
sans plus de cérGmonial : ()d ,ttc.: IlaU:'f~uie.
_ Et moi Thl!rè~c
Fa/gères, rép()ndit '1 !tés),
conquise par tant de charmc ct de' simplicité, et
,Ile invi ta la jculle fille à s'asseoi l' sur l'ulle de scs
Lieu" chaises de paille.
OLit::tte 1I.111tcfl'uille joignnit à une rare heauté
une distinction exquise, et une ahs 'IlCC totak Jc
pose. Elle était intelligente, vi\l~,
gracieuse, trt:s
musicienne, artiste dans l'.lmc, et rort Iwhile infirmière, 1'.lide la Ilus consciencieuse et LI phl5
adroite du chirurgien lui l"tenait en h.lutc estime.
Sfll)S em barras, com me sans mystère, elle mi t
Thérèse au courant de sa situation Je f~lmic.
Fille ct petite-fille d'oflieiers, ellc avait tenu ne pouvant prendre les armes -:1 sen'il' son pays
Jans la mesurc Je se' faihles llloyens, et, depuis
Il' déhu( de la guerre, avait été an'l'ctée comme
infinnièrè-major de la chirurgie à l'ambulance de
l'Ahri. Malgré S,\ jeuns~,
- clle n'avuit que
vingt-quatre ailS, - elle savait SI.: t'aire respectL'r
de tous, tant il esl vrai llue la dignité native, ct
une vie salis reproches en imposent :lU" plus
dt:nllé.., de courtoisi!.:. Elit; sc réjouissait de
l'a1'ri\'6e dl.: Thérèse qui lui apporterait, dis;lit-elle
gentiment, un rayon de soleil (l;tns son existence.
-.Je ne me pl:lins pas de mon sort, eontinua-t-elle
sérieusement, pllistlue je l'ui choisi, mais je vous
assure que j'ai été parfois un peu lusse Je me
trouver, seule femme, au milieu dl' tant d'hommes
ct je suis ravie de recevoir Ulle aimable compagne
avec laquelle je pourrai sympathiser.
Thésy lui demanda q uelq \les détails sur l'hôpitnl
et ses habitants,
_ Vous arrivez au bon moment parce que le
dernier convoi ~ate
de troi.s semai,nes, et beaL~coup
d'hommes guériS sont déjà purlls en penmssion
de sept jours ou en convalescence. Vous ne devez
guère avoir aujourd'hui qu'une cinquantaine de
lnalades, c'est-il-dire la moitié de votre effeelif.
�rAIWONNER
Nntr' médecin-chef, celui qlli dirige le llos(luet,
exclu
"ivemeul des yeux, de sorte qlJe SOI1 (\mhulan~
ne reçoit que des h0111mes ayant la vue atteinte.
On évacue sur notre Abri, malades de tous genres
ct blessés de toutes ~ortes.
Votre chef de service
est un excellent clodeur, vrai père de famille qui
ne VOliS dira jamais Ull mol plus haut que j'autre.
Mon chirllrg-ien possède une rare habileté profcs<;ionnellc, il est ctSlihat rlir,,, ;1<;",11. f1irt; il lit! faudrn
pa.; craindre de le f';\hroucr ,,'il VOLIS fait 1111 brin
Jé COli r et '1 Ile clda vous déplaise! 11 est li lIe\q uefois de mau vaise humeur, s'cm halle follemcn t, .t,
ces jours-là, nOLIS envoie tous promener, mais
bon garçon au ùemeuran t. Comme infi rmiersmajors vous aurez deux h0111mes capables et
animés d'un dévouement absolu. Quant i\ vos
auxiliaires vous pourrez les tarahuster toute l:.t
S;linte journée si le CŒur vous en dit! Ce sont de
braves gells, qui sortent de IClir c:lIl1p)lgne et n'ont
pas idée qu'on puisse leur reeollll1\ancler COlllllle
étant indispensable le nettoyage des salles, cl la
propreté des ustensiles servallt aux malad 's! Bref,
vous aurez beaucoup ù'ollvr;lge, chère mademoiselle, les journées son t rlldes parfois, je vous
l'avoue franchement, mais qu'est-ce que la fatigue
personnelle en face de tant de compensation' ! Je
me demande souvent comment je pourrais vivre
sans mes chers blessés!
- [ls VOLIS aiment, si j'en juge par le zouave!
- Oh! celui-là me fait une répu tation de chirurgienne que je ne mérite pas! dit Odette en
riant, mais il est vrai que les chers garçons sont
bien affectueux, de vrais chiens !idèles qui se jetteraient à l'eau pour VOLIS sauver! VOliS verrez,
mademoiselle, comme on apprécie ces obscurs
attachements, et quelle joie sereine on peut {Soùter
même au sein de l'isolement de tout! S. VOLIS
saviez comme l'on se sent ici loin du monde et de
ses comédies honteuses ou laches, et comme un
stage d'infirmière vous rend résignée, patiente,
phd~oe,
indifférente à tout ce qui paraissait
èt re ah trefois la raison même de vi vre 1 ()\le~:
r-:,t un ophtalmologis tE' réruté; il ~\ocupe
�PA IWO ,
ER
1~7
bénéJictions j'ai renducs à Dieu, conclut-ellc avec
«: n ' III', de m'a,'oir al'I'dét' Cill'I ' prtit coin 1't'I'ÙI1,
dt' lU'il\' lllr l'ertlli s d"y ('tll' nt Ill' !
Elle sc leva, ,t serrant 1,1 IlIdlll de Thesy, plongeant ses beaux yeux pers ùans les prunelles de
Mlle Fargèrcs, enc ajouta:
- Nous serons amies, j'espère.
- J'en suis convaincue, répondit sincèremcnt
'J'hhèse, nous avons I;t m.ème t~che,
nous l'OUI'sl1ivons le mt.'me huI. .. pl1lsque nO\1S nc pOUVO\lS
Iuttcr;) t'lité de nos solddts!
Lcs yl~UX
d'Odette s'embuèrent soutl:lin de
grosses !:trilles.
_ Cela "est le regret de tou te ma rie, Ji t-elle
;l\'ec émotion. Ah! ne pas pouvoir reprendre le
fusil de la main glacée ùu héros, lttll l'a laissé
tomber. ..
Elle s'ar~t
court en considérant les vè'tements
noirs de sa compag-ne.
- .le ne ùevn\ls pas vous dire ces choses ...
VOliS ètes en del1il, ct pClll-ètre de ...
De mon l"n!rc.
!
- Ah! VOliS ~\usi
- Oui, aux Eparges, en février dernier.
- Le Illien est disparu ... et c'était en Alsace,
:loùt 19Lj.l Bientôt neuf mois que celle angoisse
li ure, pauvre frère bien-aimé 1 Oh! ttre un h0111m(;
pour le venger! s'écria Odelle d'un air sombre, et
ses deux yeux brillaient, transformés par l'anleur
et le désir de combattre1
Les mains de deux jeunes filles se serrt:rent à
nouveau en une chaude el cordiale étreinte, puis
Odette, la voix adoucie et ca lmée, résuma en peu
de 1I10ts la pensée qui naissait dans ees deux .1mes
d'élite si bien faites pOlir se comprendre:
- Notre vie doit être digne de leur mort!
�l'AR DONNER
X VIlJ
Le lendemain 1l1:llin '1 hé!'èse dormait i poings
rtrmGs 4uoiLIue iL' jour l'ni!';\t dGjà pal' la fenêtre
grande ouverte. Un bruit d'eaul:oulant à !lots su!'
le zinc J'UIl !lIb Jans la pièce il ccHé la ré\'l:illa
sond;tin en ~l1r'i"ut.
1~lIe
regarda la petite pendule
de voyage placée il son chevet.
- Cinq heures un quart! IllUlï11lIra-'-elle.
hile sc sent,lIl une rUJen~
em'ie Ul' dormir,
mais le léger remuc-ménage de sa voisinc lui rappela 'lue sa journée dl'vait commencer de bonne
heure, et, faisant snI' elle-mème un ellort de
\'olonté, elle sc lcva courageusement.
Ses ahlu!ions ei sa toileUe terminées, elle descendit dans la chapelle de l'amhulance oll la
messe était déjà rendue à l'évallgJic. Sous l'auhe
du prNre on apercevait un pantalon ronge ei des
souliers de soldat; ThGsy recoJ1l1lll l'ul1 de scs
infirmIL'J's-majors, un mariste d'une extrème distinction, supérieur J'lin important collège rraneo;llnéncain au Mexique, homme de rare \·~t1eur
qUt;
son pat J'Jotlsme ayait ramené dans la Mère-Pahw,
aus: premiers jOUl'S Je la l10hi~aon.
L'assi.,ian..:e cil,üt lrt:~
réduite: les trois religieuses en costume de chœur, ()dctte [Iautefeuille
en toIlette de \ ille el quatre 011 cinq soldats qui
égrenaient pieusement leur rosairE'. Quel recueillement dans cette chapelle, et quelle sérénité -;el11hlait planer 511r les tètes inclinées. COl11me Dicu
devait bien accueillir les prières CJui montaient de
1',\llle de ces fidèles l Ame ardente du prêt re soldat
cl apôtre, :\mes pures des religieuses, amcs guernères et résignées des blessés, âmes vaillantes et
généreuses des infirmières !. ..
Thé,>y implora le CIel avec une ferveur qui lui
était en.::ore inconnue.
En sortant de la messe, Odelle la rejoignil
auprès du bénitier:
- Je vous emmène déjeuner chez moi, dit-elle
avec son gai sOllrire, ce scra plùs agréable pour
�PARDONNER
159
toutes les deux, et, si VOliS y consentez, nous
pourrons prendre délionnais nos repas en COIllmun. Gu.stave en verra ~o
service liimplifié et
vous vous sentirez moins seule.
.
Thésy accepta chaleureusement. La chambre
d'Odette était à peu près la mëmc que celle de sa
voisine, mais un zouave dégourdi avait feint au
pochoir sur la chaux des murs une frise d un rose
vif qUI l'égayait sensiblement; des petits tapis de
cretonne, des napperons brodés, des photos, des
fleurs, un samovar et un service à thé lui donnaient
un aspect plus Il home Il que le réduit de Thérèse.
Celte dernière 6t à sa compagne l'éloge de son
goOt exquis.
- Que voulez-vous! déclara Odette en haussant
légèrement les épaules, j'ai la manie des instaUations et, comme je SUIS ici pour la durée de la
gu rre, j'ai pris m s dlsposilJons en onséque~.
« J'ai la coquetterie de mon logis; en y rentrant
le ~oir
après une dure journée, je 'roi!> avoir l'illusion du Il chez moi» délabsé! termina-l-elle avec
un peu de mélancolie.
A sept heures, Thésy commença sa vi!iitc personnelle, puis, à huit heures, vint attçndre son
major au bureau.
Elle crut perdre la tète au milieu des prescriptions diverseli que le bon docteur entassait les
unes sur les autres, et si vite !... La promenade
dans les différentes salles lui sembla une véritable
course au clocher; aimablement, ses infirmlersmajors la repêchèrent, en lui faisant faire après la
vi :lte toute une petite revue des prescripuonti el
SOIllS ordonnés.
C'était le premier jour de cantact de Thésy avec
ses blessés. et déjà sur ces bra'V'cs figures au teint
bronr;é se lisait une sytt!pathie saD$ borllcs, pour
la belle infirmière qUi allaj\ leur consacrer sa vie.
Et ce fut très doux. pour la jeune fiUe de sentir
'cite afftlction s~ontaée
cbe~
des hommes qui
<lvaient été prelict.ue lOUp d'.obsc:urs, mais v,llureu1
héros, et une légti~e
fierté lui venaIt à ~r
que
bientôt elle pourrait tire, comme Odette Hautefeuille, l'idole de ses soldats!
�l'AtWONNER
La ma tillée passa comme lIl1 S()I1~C
cl Thésy
o'cn crut pas ses oreilles IOriol\l1e Gtlbtavc, rel1~
coutré dans le couloir, lui dit so cnuellemcnt :
- Ces demoiselles sont servies.
- Déjà'!...
- Ben oui 1 Mam'zelle Odette mangera encore
son bifteck il. la g lace, \ li qu'elle ne sort pas de sa
salle d'opérations! .Je lui ai pOl1rl,lIltlamhouriné;\
la porte cl elle crie tou jOll rs : « .le viens! ) Mais
moi je ne vois rien venir et si je fais du potin, le
major m'attrapera, alors je fi le dans mu cuisine .
Bon appétit, mademoiselle!
Thésy remercia en souriant ct entra dans la
chambre d'Odette olt le couvert était mis. Elle se
décida à avaler sa soupe qui refroidissait ct entamait le filet de bœuf grillé, dont la sauce commençait il figer, lorsque Mlle llal1tefeuille arriva
en coup de vent. Elle était très rouge et n'avait pas
pris le temps de rabaisser ses manches j Thérè~e
vit, non sans horreur, que quelques éclaboussures
de sHng maculaient la bavette de son tablier.
Odette sc lava prestemen t les mains.
- Ouf! dit-elle, j'ai une faim d'ogre . Rien de
tel pour nous creuser l'estomac qu'une extraction
de balle comme apéritifl Dieu! qu'il faisait chauu
dans ce!!e salle surchauITée! continua-t-elle . Et ce
pauvre diable auquel je donnais l'éther qui ne s'cpdormait pas !...
- Cela a bien réussi? interrogea Thérèse en
tremblant.
- Admirablement! D'ailleurs, déclara, Odette
fièrement, toutes I( nos » opérations réussissenl,
notre chirurgien est si habile!
Elle n'ajoutail pas, la modeste fille, quel mal
lui donnait la préparation ue ces opérations, la
stérilisation des instruments, et la lourde charge
qu'il lui fallait assumer {'our la surveillance des
opérés, mais elle compt:lIt Sa peint' pour si pell!
Les deux jeunes filles Jégnst;tÎctlt les pruneaux
ùe lel1r de;;c;ertlorsque GUS1:lVe entr:l triùmph:llement:
- Boum! le facteur! cria-t-il en déposant un
su perbe g;lteau sur la lable.
�PARDONNER
- QlI'eSI- C 'lue c'est que ça ?... demand'I
Mlle Ilalltcfcuillc.
- .T'sais pas, apparemment llue ça sc mallge!
C'est les officiers qui m'ont dit de l'apporter pour
la bienvenue de mademoiselle, dit l'ordonnance en
désignant Thésy.
- Oh 1 alors, c'est très bien! Tenez, Gustave,
voici votre part! et Odette tendit au zouave Ull
lar~e
morceau de g:Heau. Puis. lorsqu'il fut parti:
~
Vous voyez. miss Thésy. que Jans notre thébalde, ces messieurs conservent encore une galan- '
terie toute française 1 Nous allons dévorer cet
excellent gâteau à leur santé, et en réserver prudemment une partie pour notre thé; car je vous
invite à mon Il Three o'clock ». J'ai do avancer
l'heure du goMer en proportion de celle des repas.
Odette achevait à peine ces mots lorsqu'on
(ra~p
à la porte.
.
Elle devina sans doute le nom de ées visiteurs,
car elle rérondit en riant:
- On n entre pas! Je n'y suis pOUl' personne!
- Oh 1 c'est trop tort! s'exclan1èrent à la fois
dellx voix masculines, et notre bridge"!... et nous
qui espérions que vous nous auriez gardé un petit
morceau de gâteau 1...
Odette se leva, et, ouvrant la porte, introduisit
un lieutenant d'infanterie en tenue bleu horizon et
pantoufles de feutre, et un jeune aide-majnr en
vareuse de campagne, culotte de cheval et babouches de cuir rouge.
lis firent mine de vouloir s'esquiver en apercevant TMrèse et protes~n
du manque Q-impeccabilité de leur açcoutrement... ils ignoraient la
et...
présence de Mlle Farg~
- Ta ra ta tal dit crliment bdette. Vous mouriez d'envie de la voir et vous esP4ri~
bien, au
fond, la trouver chez moi, mais vous voulez faire
des embarras et attirer l'attention sur vos splendides IC mocassins », car je ne sais, docteur, de
qlJel nom qualifier ces chaussures aussi bizarres
'lu'étranges 1••• Quant à M. de Dolley, il a compris
la nécessité de la situation en choisissant ces
41 silenoieus.s P, qui sont tout à fait de mise dans .
~
�l'ARDO:\fNER
lin h<1pital oLt Oll l'e pede lesolllllleil dèS lllahdes ...
\bis je m'attarde dans le~ détaib ot ne;\glige ]t,;S pl t:s\:nI:1ti'Hl::Y :
- Lic\ltl'Ilanl de !Joller, Ull d' Ille:, hlt!!) é., 1 Il
voic de gu l'i.,on; aide Inajol' Dufl;, congestioll
pulmonaire Cil conva lcscence. tous deu. h\). pi t,llisés à l'Abri.
Thérèse salua graciCUS61l1111t.
- Notre hridgc '1... sollidta timidcment k~
docteur.
- Oh ! \ OtiS m'ngacez avec l'otre bridge! Estcc quc j'ai le lt'lllpS de m'a1l1u 'er quand il !lI'
l'aut ranger 1I1a salle d'oj)L:ratiol1s ct IH.:tto)'cr k's
instruments, sail'> compter lIllC dOl1winc de pansements qui me restent à l'aire l. .. Mademoiselle,
ces deux gucrricrs, ici présents, po'sèdent tous les
défauts: ils sont joucurs, gourmands, 1a\'ards
comme des port ières ...
- Oh! mademoiscllc, n'en croyez rien! protestèrent les deux officiers. Mlle 1fautercuille abuse de
son droit d'illlirmièrc cn nous dl5nigrant ain 'i !
- Je n'ahuse de rien, je dis Ce qui est. Ecoutel-:
'"ous ne re~tl
pas longtemps en visite paree lili '
j'ai beaucoup d'ouvrage el Mlle Fargères aussi. Si
VOliS avcz été sages, nous il'ons ce soir faire Ull
n.lms cbcz le vieux. colonel.
l( Le colUllel Martiel' hahite deux chambres plus
loin, expliqua Odette à Thés)'; c'est un bon grandpère.
- TI est g,lleux, assommant, grincheux!
- Taisel-vous ! Quand je disa~
que vous aviez
tous les défauts ! ... Ce paulTe colonel a laissé
tOlite sa famille dans ks 11a}'s cnvahis ct il cst l'art
triste, cela se conçoit, d'ètrc pri\é .de 110llV lIe~
j
alors, j'ai décidé C0S messicurs il l',lire lin ralllS chel
lui trois fois par semainc; il nOl1S offre d li thé ...
- De l'eau chande !
_ Mauvaise langue! des gàteaux ...
- Moisis ou trop mous!
- Vous êtes incorrigibles! Bref, nous passerons
une bonne soirée ...
- Endormante, rasante!
- Ah! à b fin, jc vous mets à la porte, VOltS
�insul'''I)rt Ihl 's! Allcl-\l)us-I'n! 1,l'colollelrs!
IIIl \il il .lIni ct j dÙt;s!c qll'on dispdu 1ll,i1 d, m('~
<lmh!
El, rOllVr<ll1t la port, Od tle dw sa d'un gr,lI1d
('II'
gc~le
indigné Jc~
dcu il'uc~
g'IIS qui s'L'llfllilcnt
salls retenir le fou rire llui les t'nvahlss;ll!.
- (hlC'ls cllf.lnts! dit Odetk Cil revenant près
de sa compagne; ils sont la gal('lé dl' l'I1ü[1ltal cl
je \'ous assllre quc leur 'nlnun m'a SO\1\' nt glll:1 il'
des 1'<lpillolls noirs qui Jl1 1lH'Il.lçallllt. Ch,lCIIIl
dilllS lel1l' genre, ils ont élL: d, remilrqu,lhl 'S :'01lints, d'lIllc bra\()III'l' à toul\' l:prl'U\l" ,il' nit' l'laiS
:1 r(lrDlIn'r l'Ill'/' l'U)( le 1\ pc idt'al dll Flan~'is,
" \',lillance cl honl1l' hl1llJl'lU'» !,oUlï\lit l'Ir' leur
dL'l'isc, Ils n\ \lll! jamai, lililli, ~upl)ran
toutes
Il'~
L~l'rCUYes,
t01l1 'S les 1 ri"illollS, toutes Ir' soul:'"
Irillll'l'S, salls 1111 1110t, san., llll(' phlintL'. Oh! ils
illcarnent hit'lll'alllC de nos CIH'\,IIIL'rs! C0Il1I1l('1l1
Ill' pas \'dincre <l\t'C de tl:b hOlllmes cl d' tel~s
\'11 '1 gies 1
O~lct,
lOtit en parlanl, !'(ingeait c!\,)(lrClllcn1 sa
cl'ambrl', l'ilis 11'<; dcux amie!>::oc ~t:I'alèren.
Ti1(sy, sans s'arret l' un SL'ul inst,lllt, alla cIe
l'une de ses s.dlcs fi 1',lutre, donna les soins dont
elle s'était ['('::,cI'I'6 le monopole, lit la di!>triblltioll
dCl> médic:lllwnts, rl';I~sa
I,t 'olllrt'-' isite a 'l.' '>Oll
major, ct, aprt!s tant d'I) 'l'Hp,llions, lil\:lam lt- soir
~ Odette qU'élie <llbil _v cou.::l1er, car clle sC sentait brisée,
- ?\e bitt's pas cela, 1110 petile amie, crOYC7.moi. J'ai été comllle "OllS cl je faisais des journées
de quatol'I.c hcures saJlS tl'eVl', Ili repo5, sans
prendre 1,1 moilldrl' di~lraL't()1.
l'our ~In
une
bonne inlirmi"re, d puisl.jlle « tenir h ' .. 1 la dc,isl'
cons;'Jcrée, il faut soigner SOIl"1ll()I',d t:1l ,nén,lge,lllt
scs forcl's l'hrsic]lIf"S. n'i ci gll"I'lues jours \'OITe
h' ,1'''' 11<' 0,1' 1,1"',(,1,1, \ 1'11" ,,'1'11 d,l ,lnlase au cou-
1ll!)!'!11 l' • l,Ill' ,lutan! de fo~c;
lc~
eselr", l)a.-,ju~
vous satl~'cz
mieux \'Ol~
guiSle!, CI
vous éconml~rz
.lIl1SI \' 5 pauvrcs lamb p ,; qui
doivent crier gr,1ce! !\lais il ne l~1t
1',IS IOUS
1,1111;- \ "li ' Il"
l,.
tolalement de cc qui IWIlI CQIl'>lil\lC! 1111
léger ,1grélllt:Jll dilllS \ otre calTlè l'C si ;l1~tèrc.
SCVl'fI
�l'AIWONNE:I{
Vous \·jendrel. cc soir prelldre 1I1IC tas~e
dc tlll;
ch Cl le colonel; le pallvre ho 111 1111.: sera ravi ue
vou::; "oir, il VOU5 dira, en pleurant à moitié, 'lue
VOliS lui rappelel. sa Glle; VOliS entendrez nos dellx
jeunes fOllS de cc matin, qui sont des cam;el1rs
intelligents ct sérieux lorsllll'ils S'CIl donncll1 1.,
peine, VOliS risquerez quatre SOliS all L'ilms pour la
cagnotte des blessés ct vous rentrcrel sagement
vous coucher comme moi lneuf heures précises.
Thésy obéit passivement. Elle s'en rapportait à
l'expél'lence ue son jeune mentor Cl "',lpplauuit
bient<il de l'avoir écouté, car elle passa vraiment
une bonne soirée, auprès Je cc vieux colonel 'lui
soufTrai t cruellement de rhullla1Î51l1e art iculaire, et
qlli lui pada avec attendrissement des êtres chers
laissés à Sedan. LI avait connu le colonel Fargères
pour lequel il professait lIne admiration sans
bornes, ct il eut IIll mot ue profonue sympathie
concernant la perte Lle Jean. MM. de DoUey ct
Duré sc montrèrent sous ICIII' vél"il<lhle Jour
J'hommes de valeur; ils ne purent sc retenir d'II 11
ou deu x fOllS rires, aussi LOt répri Illés devant Je:gros yeux dont Odette Ics menaçait j le chirurgien vint prendre lIne tasse de thé et resta à
bavarder avec le colonel ct les deux officiers,
tandis Liue les jeunes filles se retiraient uans leurs
appartements respectifs.
Et, en s'enuormant, Thérèse pensait:
« La peti te Odette a raison, il fau t que je conserve
ma sérénité et mon égalité d'humeur pou\' mes
chers blessés, afin qu'ils aient toujours un visage
riant ùevant les yeux. Nous n'ayons pas le droit
de porter: les traces de nos propres chagrins, lorsque ceux qui ont tant soutrert ne nous demandent
que l'aumône d'un sourire en échange du sang
qu'ils ont versé pour nous défendre 1 »
�PARDONNER
XXIX
Et des jours bénis coulèrent ùam; ta tranquille
ambulance. La honne entente et la concorde régnaient à l'Abri, 0\1 chacull ülüiait son devoir avec
conscience, sans vanité ni tapage. Thérèse, au
début, avait cu des moments de découragement
devant l'énorme besogne qUI lui était dévolue, et
se demandait avec anxiété si elle parviendrait
jamais à exécuter jusqu'au bout le programme
qu'elle s'était tracé. Veiller aux soins, au bieuêtre, à l'ordre, à la propreté et à l'agrément de
plus de cent malades, n'était pas petite aiIaire!
Heureusement, elle fut bien secondée par ses infirmiers-maJors, et la petite Odette constitua pour
elle le meilleur exemple d'abnégation ct de pe1'sérérance.
Thésy admirait sa gaieté devant les hlessés.
Pourtanl elle savait que la Jeulle fille avait de
cruels motifs d'inquiétude: en outre de son frère
disparu, elle comptait trois beaux-frères sur la
ligne de feu, et un fiancé très tendrement chéri,
finit-elle par confier un Jour à sa compagne: un
jeune lieutenant de chasseurs à pied, qu'elle aimait depuis plusieurs années déjà. Ses blessés la
\'oyaient toujours g-racieuse et sereine; elle était
l'auditrice complaisante et mlassable de leurs
peines ou de leurs espoirs, et rammalt l'énergie
de leurs âmes en mê~
temps que d'une main
adroite et légère elle pansait leurs blessures.
N'oublions pas que nous sOignons des
hommes q III seront les triomphateurs de demain,
disait-elle parfois. Nous ne devons point les amollir par \lue sotte sensiblerie, mais rester il la
hanteur du sacnfice et de 10. lutte qu'Ils ont accomplie et livrée, c'e.;U\.dire, nous femmes, être :mssi
viriles qu'eux-mèmes.
La vie sérieuse que l'on menait à l'Abri n'était
pas dl-pourvlle de charme. Il y avnit toujours un
peti t va-el-vieut d'officiers malades ou blessés qui
�1 Ill)
l'ARUü"'NEl'
gùtaient les jeunes fillcs en It.:ur emorant Jes
tleurs, des bunbons ou des ji,res. Le doc"tcur, ltui
aidait 911ekll1efois le chirurgien aux opérations,
comblait Odette dc boites dc chocolat, qu'elle partageait généreusemen t a\'ec Thésv. Il )' a va i t
d'int6rcssantes partics de bridge, qui, dCPlli::; le
départ du vieux <..:olol1cl, rem plaçnien t le rams.
Enfin, tOIlS Ics dimancllcs, les jellncs fillcs organis:1ient lin pctit concert pOlir Icurs soldats. Lorsqu'clles le pouvaient, e]Jes t:1isaient toules deux
Hne agréabk pr6menadc dans la campagne, par
ordre du médecin, qui nc \'Oulait pas, - dis,lit-il
galamment, - '( voir sc fimer les roses de lellr
tcint Il.
Brcf, Thésy était si bicn dans son rôle, qu'elle
sentait en elle-lllème une Slll'nbolldllilce de joie qui
l'efl'raya.
Un soir de la (in de juillet, alors qu'clic dait
.ISSISC. <1 "Cl' Odelte SOIiS la charmille, clic COmmllniqu'\ il son amie l'étrange impressioll tlui l'e11\ ahi::;sai t.
- Croyel.-\'ous aux presselltiments, Odette?
- Non! je ne m'explique çela qllc par ues
phénomènes nerreLlX qui ne m'inspi rellt ilucune
confiance.
- Alors, vous allez VOliS moquer de moi, mais
je Ill.e trouve trop heureuse et j'ai peur!. .. Vons
me direz que je n'ai guère de raisons d'évoqller
.:ctte félicité dont je parle et qui m'étreint, tandis
quc je devrais être profondémcnt triste! J'ai perdu
un frère que j'aimais ù~
loute mon àme; mon
pèrc est jour et nuit exposé à une 1110rt que je
redoute constamment; je suis séparée de tOllS ceux
qui me sont chers et, malgré tant de raisons et de
causes cie souffrance, j'éprouYe une sensation de
repos, de sérénité, dont l'intensité mèlllc me
t rOll bic étr,1I1go111cn t.
- Vou!> ctc une pctit\' r<)1ll;JUeli'it1c! L.I 1 t'rtiludc du JCYOil noblement accompli peut sut tire cl
vous donner ceI,te impression d'apaisement, dont
vous pe.rlez; quant à vos craintes, elles dOIVen t
l'fmenir d'ulle fatigue d'('sl01l13C; huve..: ,k la
camomillc, llli1 chère!
�T'ARDO ','ER
Et Odell> se leva cn riant dotl.:em n1.
'l'hl;'" l'l'SUl l1l1 i!l~tan
sCllle, Ul' hl viùllx Ù me
lermolllu, Elle SVl1gc II à son COUl't passé, déjà si
h;~ond
en événements heureux O\l t ragir]1IP' 1 EI1t'
pellsait à ceux qu'elle aV(lit "il1~',
et .:('s retours
sur le passl- lui rappelèrent 1I1le 1 ttre de Zob\,
reç\lt' le matin 111 me, et très vite rarcourue entre
deux pansements, Elle t;prOllHl le besoin de la
relire.
«
Paris, 25 juillet (1)15.
« 1a petite Thés)'.
( J'ai hien lardé à répondre à tes \'CC\l;'; de rête,
me croiras-tll si j, te dis que je suis :-ii occupfe.
que je sais ù peine tenir encore la plull1e. Eh! oui,
ma chère enfant, cette c.centrillllc lob)' a entin
troll vé sa vraic voie. Je suis l!ntrée commè iJd~l'
mière à l'ml1hulance ùe Neuilly, ct n'ai plus maintenant d'alltre but que le soulagement dc mes
c!lrrs hlessés. Entre temps, je raccommode. je
tri~'oe,
jl' leur fais la lecture, j'écris leurs lettres,
je les promène, cl si tu \orais ']lH'ls regards a/ln>
tueux me rL~lIen,;ict
ql1elh: solide nmitiG se nOUt'
l'ntre ces hl'an's ct moi! .Il.! les aime de toute la
sollicitude lk mOIl ,ieu'\ CŒur, dont personne
n'm'ait voulu jUSqU':l Cl.! jour, et j'ai déji'l ma
r~L'OJl)pens
dans le honheur Llui m'em'ahit toute.
" Toi aussi, l11a chérie, tu connais les mêmes
joics, et je devine lJue tu es t1l1e petite infirmière
modèle . De Là-lIant, ton frère l)\cn-aimé doit te
hénir el se dire fièrement que tu continues ta
ldelle avec la bravollre dont il il été le modèle .
" .le suis heureusc des nouvelles que tu me
donnes de ton père; je lui ai écrit un mol pour
le félicitcr de ses étoiles.
I( Quel beau général il doit être!
({ Tu sais, mon enfant, le vccu ardent que je
forme. pour qu'après la guerre tes parents reprennent enfin l'ancienne e-x.istenee dont ils lIoi\'cmt avoir soif touilles deux! Après tant de cruelles
épreuves, comment n'éprollvernient-ils pas le besoin dl' sr' rapprocher l'ul1 tir. l'antre, de mettre en
�1'.\RllONNEI'
comlllun lellrs peines ('t leurs sou\'cnirs? Je suis
db!;olument c()n\·J.io~ul
llu'il n'y ;\ plus riun ;)
craind~
du c:6té tic i'lllllc Le TI •.lI11ontlcr ; ulle dt~
mes amies a pu savoir tlue, cloltréc dans un
couvent de Sicile, elle y donnail l'cxemple des
verlus les plus austères.
l( Je n',\I, à part cela, guère de nouvelles :\ l'apprendre, le temps n'esL pIns aux banalités qui
remplissaient jndis les lettres félllinines. Vue dl'
sang, 'luU de deuils, que de brilles autour de
IlOUS 1 Celle guerre affreuse aura YU, semhle-t-il,
l'hécatombc immense de ceux quc nous chérissions davantage; parmi nos amis ou parents, il n'y
en a aucun qui ne pleure un frère, un père, un
consin, hélas! As-tu su la fin glorieuse de Patrick
cl' Annenssay, tombé à Neuvillc-Saint-vVaast, le
mois dernier'! Frappé d'une balle dans l::t m:1choire
et d'ulle autre dans la poitrine, il fut transporté
au poste de secours, Ol! il reçut les soins
l'al!'
Illünier de sa division. Et, comll1e celui-ci l'ellf{ageait Ù l'aire; lSénércuscment son sacrifice, Patnck
eut celle jolIe phrase; « C'est trop facile, mon
père, el Dieu est bon de Ille permelt re une telle
mort après une si piètre vie! »
« Petite Thésy ... je ne veux pas m'attendrir ...
mais si Patrick était revenu de la guerre, il elH été
sans doute moins indigne de toi ... Enfin, à lluoi
bon reparler du passé! Notre France a promé
que ses enfants, même les plus frivoles, avaient
su sceller de leur sang le pacte des aïeux pour la
défense du droit et de la liberté. Quelle rançon
pour notre Pays!
le Thésy, je suis toujours ta fidèle amie,
ue
l<
Constance de CAULNES. »
Oui, Zoby avait raison, et Thérèse reconnaissail là son grand bon sens! Pour la défense du
territoire envahi, les Français s'étaient levés
comme un seul homme. Une grande vague puri.
ficatrice avait balayé toutes les mauvaises passions, tous les égoïsmes, el tel qui jadis était un
pnob ~ la mode de demain) une marionnette bonne
�ail plus pOlir la paraùe, prouvait à l'heure actuelle,
dans Tes traIlchécs de Lorraine ou de Picardie,
que, sous Son enveloppe légère et futile, battait un
cœur digne des rrcux d'autrefois 1
Patrick mort. ct tant d'autres, tant d'autres!
Thérèse soupira. J~a
longue liste du martyrologe n'était pas close, quels noms s'y ajouteraient
encore ! ...
Et, se rendant à la chapelle} Thésy pria pour
l';'\mc de ce Patrick i la destinée duquel sa destinée a l'ai t été si près de se lier 1
.
.
. ...
. .....
Ode Ile sort en cou p de \"ent de sa salle d'opérations et se précipite comme une afl'amée sm la
tasse de thé que vient de lui servir sa compagne.
- Vous ne sa vez pas, Thérèse 1 C'est le I( Bosquet l) qui va nous rcgarder du haut de sa grandeur 1 Ils reçoivent un convoi ce soir, et dans ce
convoi, lin général 1 Nous n'avons pas cu encore
\ln tel honncur, ma chère, el notre chirurgicn ell
r.\lira de jalousie 1...
- Oh! voyons, Odette 1 proteste Thésy, de sa
voix calme.
- Vous devinez bien que je plaisante! D'abord,
moi, je préfère soigner les simples solùats ; on est
beaucoup plus à l'aise avec eux, et puis, ce pauvre
général doit être à moitié aveugle pour qu'on l'envoie au Bos'luet qui ne reçoit guère que des cas
dése pérés.
C'est triste. JI me semble que l'infirmité la
plus redoutable est la cécité.
- On prétend que non; enfin, j'aime mieux
voir couper des bras ct des jambes qu'enlever un
œjl.
Vous parlez toujol1rs de trancher à tort el à
travers, ma chère Odette, c'est impressionnant,
sa vez-vous!
- Je vous elrraie? Eh hien, changeons de chapitre. VOltS avez de bonnes nou\'elles de chez
VOliS?
- .Fen ai cu hier cie 111011 pl:I'C; elles dataient
déjà de sept jours, mais il}' a un léger retard dans
la correspondance tons ces temps-ci.
�PARDONNER
170
Il e~t
loujou l'S en Argolllle?
Toujours, depuis le :.~ aoù l, époque il la'lut:lle
il a changé de brigade. L'action est moins, ive Je
ces côtés-Iii depuis quelglles semaines, et j'avoue
que j'en suis bien aise. C'est terrible de trembler
perpétuellement pour ceux gu'on ailllC.
- Oui! terrible! soupire Odette avec conviction, ct plus terrihle encore Je tùnoÎr plus ;l
craindre pour personn·c, car alors cc sont des
morts li u'on l'leu rc !
Les deu x jeu nes fi Iles parlèrent encore des souà; qui leur étaient commUllS, puis sc séparèrent
pour retourner à leurs malades. On était alors
presque il la veille Je l'olfensivc du 25 septemhre
et les hôpitaux se viciaient pour être prêts à recevoir Je nouyeaux blessés,
L'Abri ne deyait en hospitaliser qu'une semaine
plus. tard, aussi, le lendclllain matin de cc jour,
Odette, se trou vant de honllc hcurl' d.lns le [1,\1',',
fut·elle lrès surprise cie voir venir il elle le médecin-che[ du Bosquet, l'air soucieux el pressé, .
rare comme ks heau);
- Do..tcur, vous ~t(.s
jours! ViendrieZ-VOlis par hasanl nous annoncer
un cOllyoi, on ne vous ,'oit plus guère qu'en cette
occasion! dit l.l jcune fille cn riant, mais eUe s'arrèta net en lisant. sur la physionomie du m'ljnr
une expression de tristesse qlli ne lui était point
habituc[]e.
- Ah! mademoiselle Odette! c'est le bon Dieu
qui VOliS envoie! fille médecin avec soulagement.
.Je me dell1<'lI1dais qui j'allais trouver pour m'éviter une corvée,
- Et vons pensez ù moi .? c'est très aimahll.' .. ,
- Vous plaisantez toujours! Ecoute7, l11a petite fille, il s'agit d'annoncer une chose ennuyeuse,
pénible, à quelqu'un que \'OUS aimez bien et VOll"
serez pllls adroite qn'un "jeu: harhon COtlll11 l '
1110 i. ..
-- ~Vlais,
docteur, encore faut-il que je sat::lle .. ,
Le docteur jeta un regard scrutateur "ers la
fenêtre de Thés)', comme s'il eù t craint d'y voir
ap.paraltre la jeune fille, et emmena Odette dans
Ulle
allée d6tou..rnée.
�Gc"t de ,\11k F~lrgt'es
que je veux parlt:r.
Oue Illi ;lrri,,(·-t-il d()\lc?
~'Ol
père st an Hn~qu
t.
Son p~rc
1
la d~pèche
Ull
- Oui, c'est lui le général ~Jlt:
\Ionçait, sans le nommer naturellement.
ous
l'avons reçu hier soir d:l11s notre corn'oi, un olfi.
ciel' d'ordonnance l'accompagnait.
.. Et il est très hlessl( '!
- Hélas! j'ai hien peur Cju'il ne reste aveugle;
la halle qui l'a :1tleint il l'cciI droit n',l pas
coupe le nerf optique mais je doute pomoir le
s.lU \'t~1.
- Oh! c'est allreux! g-émit Odette atterrée, et
celte paune petite qni l~
se doutc de rien! Ilier,
elle me disait encore qu'clic anÎ( ùes llouvellE's
lbtanl ÙU 15 septclllbre!. ..
- Il a été hlessé le 16:lu matin, ayant voulu
se mettre au poste d'écoute ponr surveiller Ull
moul'cmenl de l'cnnemi. 11 est très afl'ecté, très
faihle, àce point que jt: crois qu'il n'a mème I)a~
dù
uyertir sa famille, Quelqu'un me disait, d'ai leurs,
qu'cntre sa femme et lui il}' aV:1it un certain IroiJ,
mais tant pis! je vais lui demander s'il reut que je
télégraphie chez lui son bulletin de santé!
- Il sai 1 que Thésy est à l'Ahri '?
- Evidemment, et il désire la roir, mais je ne
puis apprendre sans ménagements une telle nOll,'elle à cette pnu\Te eniant. Je me demandais com·
ment faire lorsquc je vous ai aperçue! Je puis
compter SUl' ,'ous, madcmoiselle Odette 'l ...
- Ah! docteur, je devrais vous en \'ouloir,
,'al' enfin, c'est une mission pénible que YOUS me
con liez lit! Enfin, Thérèse est mon amie, et je
t,1cherai d'être aussi adroite que possible. PnU\Te
petite! quel coup cela va être! Elle est à cent
lie~
de Soul)çonner le malheur qui j'atteint!
- Ce mallcur n'e t pus sans remèdes, le géIiél'al vivra!
- Mais il sera il\'eugle ! Moi, j'aimerais mieux
1:1. mort!
- On ne dit pas cela à un oelJi~t,
ma petite,
surtout en temps de guerre, al~)rs
tIlle tant de
�PARDONNER
mutilés ont besoin d e croire que lellr sort c~ t
encore envia ble !
-- C'e6t vrai, dodCl\1 ! je (Ollrs dlCl Thütl>
~t:.
- Allez, mon enfant, ct quc \'o trc grand rcclir
vous guide!
Et, tout songeur, le bon major reprit le chemin
du Bosquet.
xxx
Dans la plus belle chambre de l'ambulance
mise à la disposition du général Fargères, le père
et la fille venaient de se revoir. Emus au point de
ne pouvoir encore articuler une parole, ils se
tenaient les mains, étreints tous deux par ce sentiment à la fois de joie et de douleur qUI les
envahissait.
Oh! ce cher moment béni du retour auquel
Thérèse avait aspiré de loutes ses forces, fallait-il
donc qu'il [ùt empreint de tant de détresse et de
tant d'amertume 1 Le souvenir de Jean planait sur
eux, et Ils l'évoquaient sans avoir le courage de
parler ... il leur eùt semblé troubler l'éternel repos
de ce héros! Thésy levait ses yeux vers le cher
beau visage ra\agé dont elle ne voyait que le bas,
un large pansement emmaillotant la tête du général jusqu'à la naissance du nez. Etendu sur un lit
bas, jl avait l'unmobili1.é de ces statues de chevaliers des temps antiques allongés sur les pierres
tombales.
Thérèse lui demanda tendrement, timic1ement :
- Tu soufrres, père?
- Oh! oui, mon enfant, beaucoup physiquemenl et encore plus moralement!
La jeune fille devine bien de quelle nature sont
les tourments qu'endure le général, et elle se rend
compte que maintenant il a bu le calice jl1squ)~
la
lie ...
Entre ces deux êtres gui se chérissent si profondément, If>! silence êtabht une barrière. Que pour-
�P)\ J~ DO ' T _ TER
raient-ils se dirc? .. Parlcr de Je'lIl, c'est l";1\'i\'cr
l'allOl'C douleur du pt.'rc qui a perdu SOli fils
ulli1luc, t'héritjeJ de SOIl nOJ1l, cc fils qu'il sc I"('\'('II(
de ne ras avoir (lssez ujl1~,
cc fils dont il Illl;ÇOl1nut jadis la digne attitude, alors que ses clairs
yeux cie soldat sans peur ct sans reproche étaient
rouI" lui comme un reproche vivant !. .. S'entretenir d'Yvonne, de son mari ... Thérèse ne l'ose
('IKore; c'est un sujet si scabreux de prononcer
jusqu'au nom de Victor, devant un homme qui
\ ient de faire à sa patrie un tel sacrifice ...
Et comment demander si Oùile est pré\'enue de
la blessure de son mari !... Thérèse sait que Je
général pense toujours à sa femme, qU'à ce moment précis il la souhaiterait à son chevet et que,
faihle et désarmé, il aimerait avoir près de lui
l'elle qui lui a juré une éternelle fidélité et qui
serait sa force, sa lumière!
Ah! l'étrange chose ct llC noIre pauvre conception
dc la vie, et C0111ment se peut-il qu'ayant tant de
secrets l confier notre VOIX demeure impuissante
:llcs exprimer ! ...
Thésy, en désespoir de cause, pensa:
« J'écrirai ce soir ù m:lm<1n, elle viendra! »
.
.
..
..
.
.
.
..
. . .
.
........
Lorsque Mme Fm'gères reçut cellc l<.:Ure le
surlendemain elle se rendit cn hate dans le ùureau
de M. de Lorcyse.
- Père l Maurice est blessé, gravement sans
doute. C'est Thérèse qui m'annonce qu'on le
soigne au Bosquet. Je dois tout oublier! sauf une
chose: c'est lJUC ma présence est nécessaire il mOR
mari, jc pars!
- Je t'approuve de toul mon CŒur, ma chère
enfant, mais ne crains-tu pas de donner une émotion trop fatale à Maurice?
- Quoi, Illon père! le croyez-vous si mal!. ..
- Je ne dis pas cela, Odile, mais à mon avis il
vaudrait mieux télégraphier à Thérèse pour lui
demander si tu peux venir sans danger.
Odile fit la moue: cet échange de télégrammes
lui perdait une journée. Elle n'osa pas, cependant,
aller contre le conseil de son père, et, le matin,
�PA l' DO' '. 'J.:: R
l'ouvvrture dtl bureau, fit l:xp~di(;r
sa d0pèche.
l'our tromper l'attenlc: die résolut dt' .se lel1dl"<'
une lkrni\re rois i\ l'all1hulance Ol! Clélllt Iltil)\'lknliettc dY.tit quelque o,l;upatioll, ut oit 'lkllll'Ille tra\";lill.li1 i\ la lingC'ri(·. En Illulant aider la
religieusc à J'ang'l'r des draps, Mme Fargèrcs
COllllllit l'imprudem:u dc monler sur ulle petite
échell' laissée lit par tlll \' i1ril'r qni venait de
r mlt1ru lin carrl'au. En sc déplaçant pour élever
les mains l'CIS la pil' dt: drllps, elle fit os<:iller
l'échelle dont les pil'ds glissèrent .sur le l'i\I\plet
trl~s
<:iré, ('1 Odile . 'ahattit il terre.
Lorsqu'on la n~le\'a
clic était él'anollir; le
major de l'amhulance appelé ilussitùl constata lInc
S,IIlS plus wrder
fractnre dn tibia qu'il lùui~t
dalls la s.dle d·ol,0r,ltlons. C'est tll111'; la voilure
d'ambulance, illll11f>hilisée d,lI1s un pl;1Ire, ljne b
paul rc Odile rel int le soir che!. l'Ile pour y trouver, triste ironie! <:c tél0grall11l1e :
Il'~
II
Papa très content. Y(:ne7. vitl'.
I(
TIIÉsY. "
1l1ultiplèS sur (out lc
Elle avai1 des contu~is
corps, et la déception dc Jle pou\'oir partir auglllentaite\1èOre sa fi "He. Bon gr~
mal gré, i1nc lui
re"tait plus qu'à se résig\1er, ct, le désespoir au
<:rcur, l'inquiétude dans 1'''ll1e, clIc se décida ü
altl'ndre la guérison.
.'
.
Là-bas, en Bretagne, Th~rèse
y continuait sa
noble mission. L'Abri l'lit prc!:iql1e vide, durant
quil1l.c jours, et la jeune fille pllt se con~are
preSt/lie c"clusivC'll1ent il son père. Iv\alin el soir
clIc passait deux heures près de lui, ct !vnuit
d'adoucir il la rois et sa doulellr physique cl ses
torturcs morilles. La r(')hllste ~anté
dll g(:néral
par~m;nit
.woir ' été sérieusement ((hranlée; il
pillissall, ,l:(périssall de jour en jour, se ph1ignait
de migrallles intolérables qlle le médecin Ull Bosquet meltait sur le compte de sa bksslIre. Un soir
Thés\' 11 Illit vcnir le \'oir,: un convoi arrivait et
elle devait $e consacrer à ces pauvres blesst:s. Sa
�l'j\ l' D()NE:l~
fiS
jOllrn{-ç dll Icnu(\llwin fut :;i OCCllpél' que, (Illt:
ment après Je cllner, elle se rendit auprè cie t,on
père, Elle Je t rOll 1',1 alilé, lr(>~
abattu liur Ulle
Gèvre illtense, cl le üoctclIr qll'cllc intcrro
gca ilVCC anxiété lui :,(,1111>1.1 singuliL'rcl1lcllt Suui' •
cicux.
Le surlendcmain 011 tr;\I1sportail ft l'Ahri le
génénd Farghcs atteint de typhoïde.
Le Bosquet nc COll!'il'rrai t jn mais ).Ie conl<tglt'lI'
ct, d'aillcurs, IlC re..:c\'ant quc tics hlessés pOlir le
service d'oph talmologie, 011 é\'acuai t su l' l'ail t l'l'
al11hlll;'II1Ce tous çellx qui, ait cours de leur lraitement, {-laient ÎI'appé!'; 'd'un mal' quelconque ct
c'cst ù çette partindarité Cjlle Tbérèse dut la consolation dl' pouvoir snigner'sol1 père.
hllc avait fort ù [aire, 'la pauvre enfant! Son
espoir u'arri\'er ù lout mener de front S'CI\\'ott
devant les exigencf's du général qui ne sc rendait
p<1S compte de l'étendllc de ses impériruses réd,lUl'ltions.
1~
l'o..:,'urrcl1œ Odette Il;lutc!'euillc rut plus
qu'une ;Illli,' pllUl' Thé, y l't - q\luiqu'elle fùt cil ~
même surdwrgél' de hes0gne - assuma lIue p<lI'li,
du serv,ice de sa ~ç:l1pagnc,
ce qui allégea cetl('
dernière cl :tut::lnt:'"
•
.
J\ lalgré I('s conseils du majDI\ Th ~rse
s'en lêta
~ passer les nuit~
au che\'et dc son père. Elle était
bien secondée pal' un infirmier, mais Je général
\'outait sa tille et, les trois quarts du temps, en
proie au délire, il l'appelait à 'or et il cris','
On peut dire que, durant Cjuelyues jours, la vic
de la petite infirmière [ut, l\ tous les points de nIe,
lin Yérit,lble martyre. Le ·c1~)tlfr
ne lui a\'ait pas
ca..:hé la grnvitédu <!lU', ct ette sc désolait dc penser
que son père allai'l peut-èlre mourir sam; s'être
réconcilié avec sa félllJl1e, que celte réunion tant
désirée n'aurait sans çloute jamais lieu, et IU'il
Caudrait dire adie.u au cher espoir qui jusque-là
était demeuré tenace en son cœur!
La p~i\'aon
dc'sommeil'tl,t de reros lui était
très pénible. Au milieu cie l'animation de l'Abri
ellc se serait sentie hien seule, aC.cablée sous l,
roids de lourdes responsabilités, si Odette n'eut
�17 6
PARDONNER
été là pour la consoler ct re!11onler son courage
défaillant.
Dllrant des jours et des 11uits Thésy lutta de
toutc son éncrgie, de toutcs ses forces, contre Ic
mal terrible qui mcnaçait d'emporter son pèr'c.
Un soir vint enfin olt la fièvrc céda; le lendemain
le docteur déclara son patient hors de dangcr,
mais à son tour, cc matin-là, Thérèsc, vaincue par
le même /nal, se couchait pour ne plus se relever!
.
.
..
. ..
Pâle, les yeux clos, ses beaux cheveux qtte 1'011
avait dü couper s'ébourilTant autour de son visage
, aminci, la jeune fille reposait après une douloureuse crise, et elle était si changée que sans le
soufOe léger qui s'échappait irrégulièrement de sa
poitrine, on J'eût crue morte.
Le général de Lorcyse, arri vé deptl i5 deu x
heures, considérait d'uu œil morne les ravages
opérés en si peu dc temps SUl" ces t rai ts ;ad is si
beaux, et des larmes cuisantes roulaient sur ses
jOlles. Il venait de voir son gendre ct avait eu
]l'c ine à retenir un cri d'elTroi devant ce convalescent, .l'resque moribond encore, qui, ·en UHol1flanl, étult venu à sa rencontre dans la chambre
voisine. Quoi! c'était là Maurice Fargères, le
splendide officier qu'il avait connu, l'homme dont
l'altière beau té s'imposait à tous? Maurice, cc
valétudinaire précocement vieilli, qui semblait
1ndifférent à ce qui se passait autour de lui? .. Et
c'était là sa petite-fille préférée, l'enfant t':harl11ante
qu'il avait adulée, si pleine de santé et de yie!
Et le général songea amèrement:
- Jean tué! Maurice aveugle et malade, Thésy
perdue. Quel bilan! quelle horrible guerre!
Puis, le vaillant soldat se reprocha celle pensée,
1113is, hélas! lorsqu'on vieillit, gue l'avenir est
fermé devant soi et que l'on n'a plus gue les souvenirs du passe pOlI1 ~'y
~'éhlgier,
comme la vie
parait triste! El pourquoi les plus jeunes, les plus
forts s'en vont-ils les premiers!
Et son cœur déchiré subissait encore, par surcro1t, les craintes gue lui occasionnait la santé de
S;l fille, Pauvre Odile clouée sur un lit de souf-
.
.
.
. .
.......
�frances et incapable de fairc le VOl age! Sc pourrait.
il, Illon Dieu, que Thérèscmourùt sans que sa mère
la rcvlt! Hélas! on eùt dit que toutes les catastrophes s'abattaient cn foule sur la famille 1"argères, si heurcusc autrefois, et cettc chose affrcusc,
secrètement redoutéc, advint. Par un triste soir
dc novcmbre, la douce et noble petite Thérèse
rendit à Dieu sa helle àme.
La maladie qu'clic avait soignée ehez son ~ère
fut pour clic implacable; elle y était sans doute
prédisposée par le surmcnage qui n'avait pas (ait
trêve un instant depuis sa nomination à J'Abri.
La pauvre en fant su bi t en ou trc tou tes les complications possibles. Odette se dé\Oua au près
d'elle comme une \'éritable sœur de Charité, les
religieuses la remplaçaient entre temps, et ces
troIs femmes qui avaient soulagé Lant de souf:'
l'rances pleuraient en cachette de l'impuissance de
lems el1'orts. Durant l'une des rares trèves du mal,
oit Thérèse rcpri t connaissance, on en proli ta pour
l'extrémiser. Quelques minutes a\)rès, comme le
major s'appr6chait d'elle et vou ait lui prédire
IIne prompte guérison, elle sourit doucement '.
- Docteur, pourquoi mentir! Je sais si bien
que je suis perd ue !
Le médecin essaya de protester. TIlGs)' reprit·
- Craignez-yolts donc qu'au dernier mOUlent
je manque de courage?
Le docteur sortit, incapable de dis imuler son
émotion, el Thésy resta seule avec son gral1dpère.
De sa voix afTaiblie elle l'appela'
- Grand-père.
- Ma chérie? ...
- Vous direz à maman que c'est mon seul
regret, de mourir sans la revOIr.
Le général se mit à sangloter.
- Ne dis pas cela, ma petite fille, c'est trop
triste! Mourir i:\ ton .1ge, quand la vic peut être si
belle, si utile encore, quand lions aurions eu tant
d'ann6es ?t jouir de toi!. ..
- C'eüt été bien court! Mon d~ · ,.;i( Cotait, après
la guerre, de continuer auprès des malheureux ce
�l'AIWO NE!'
liS
qllo j'avais cOll1l11encé .1II11r(>s dc no.; soldnls: ic
~eraü,
onlrée au noviciat de la rUt: du Bac, dit!.: It:ti
FilJ0s de la Charité.
, - ( Il! Thérèse! nous 'Jllifter!
- Grand-père, je vous conlie mon secret ...
C'esl Ull l'(cll l[ue j'ai fait 'IU,lnLI papa a été si
Illal. ...J'ai demandé il Dieu de le guérir ... de le
rcndre i\ maman ... el je pars conlent(· puisque je
~lIis
exaucée. Pauvre maman, clic aimera papa
rouI' nous deux, mainlenant 1. .. Diles-Iui, n'e~t-c
pos, (lU0 son bonheur allra été Illon dernier
•t
SOUCI ....
- Mais, ma petitc, lu guériras!
Elle sccoua la tèle, 1111lrlllllmnt :
- Je vais retroul"er .kan, Cl de L:'t-Jlaut nous
prierons pOlir l'OUS tOllS ...
r>llis elle demanJ<1 ~()n
pL'rc, l'c1hra~s(
passiollnémen t ct ~'cndorJl1it
Cil (i Il d'II n IOll rd sl)(llll1ei 1
q ni SE' prolongc" en 'lgollie.
Le snir, lorsqllc Je crépnscuil' l~'I(i
~ ,OIJ
\'oi! '
gris SIIt' la vcrt" cl IHl'lal1(rJ[iquc c.lIllpagnc hretonnc, Thés) n'était plus!
Un i't 1111, les hOl11l11es défilaient dans l'étroite
chamhre transforméc en chapcll" ardente. Des
mailIs picuscs araient jonché la COUdll' mortuaire
et le sol de feuillage d'hiver 4 l'odcur üprc. et,
tnute bl,mche dans celle verdure, Thl~r;5c
Far!rèe~
dormait son dernier ~Ol1tJei.
Sur son front
p,lJi, voilé de la coilI'e de ll1üussclinc, la petite croix
rouge semblait le Vi\allt symbole de foi cl de
résurrection qui avait été la crû 'ance mème et le
suprême espoir de la jeune infirmière. Agenouillé(
«(Uprès du lit, Odette Hautefeuille sanglotait éperdument. El! contemplait cc beau vis<1gc inanimé.
toul empl eint de la majestueuse sérénité cie la
mort, ces yeux dos qui a,'aienl rnyollllé d'nI1e
ardente charité, celle bouche au: ligllcs pures,
�PARDONNER
de Jal[ llclle n'étaient sorties que lIes paroles de
piti(- ct d'enrouragement .. ,
Les bIc "é'i enti'Olicnt, 6h;1ll1.::h;ll1t 1111 tapit/t'
ignc de crLlix, et versaient sans contr.tinte de~
larmes qu'ils ne ~hercainl
pas à caLhel', Il regardaicnt J'un Hir <l\ide cettc douce figul"l', que le
cer~ul
alluit dt;sorl1l.tis dt:rober jalousement à
leurs yeux attcndris; ils disaient un delllier adieu
;1 celle 'lui avait ét~,
par l'xccllcnce, la plus accomplie, la plus parfaite des infirmières,
Te \ il'aient-ils pas un caucJwmar? .. , l T'l-tait-ce
donc ]las cIl, qui, il)' a llUlnzc jOlr~
1\ peine, les
comhlait dl' scs soins, s'arrachant au ~hl'vet
d'lin
pèle udoré pour ne pns pri"er Ie~
chers hlessés
des g:1teries aU:L)ul'lks clic les ;'1\..lit hahitués?, ..
. J',tll,1il-ellc pas se ré\'cillel', leur sourire, leur
murmurer ces simples l\101s dans leslJlIt'ls il se111Iluit lJue son .1me compatissante pas.cll tout
entière: « Mes amis! )1
Ah! ces hom l1CS ~en
taien t si bien quc Thérèse
s'(;lait donnl'e toute n eux, qu'en la plcurant,
CJIIl'lqu(' chose s6 hrisait en Icul' poitrine et, après
tille courte prière, JI;; ""nfuy::lÎent rapidemcnt, ne
pOtl\'~n
plus contenir leur L'motion.
A un lI10mcnt donllé, Odette interrompit sa
l'cille attentive: guidé par son benu-père, le géné1':,1 F~rgècs
entl'nit. La jeune fille se retira pour
ne pas trouhler par sa présence l'intimité de celle
dernière entre\'ue ,
(16Ias! pou,ait-on arpeler entrenIC ~e qUI était,
pOlir Mau riee Fargères, l'etTon douloll relt x et \ alll
de chcl"her à recueillir sur le vi~age
aimé l'ultime expression! De ses yeux sans regard, le
général tixail l'image déjü raidie de sa IIlle, A
t,Hons, il trouva les mains glaçécs qu'un chapelf'l
d'acier réunissait et y déposa un halscr plein de
désespoir:
- Thérèse! mon enfant! .. , gémit-il; ct 11
~'écroLla
au près du li t en sanglotan t.
Le général de Lorcyse scrl'a le lèvrt:s pour Ile
pa~
pl.lm.!!',
\1 lui semhlai[ qu'lin al>lme sans C nll menaçait
ùe l'engloutir, et il pensait:
�PAIWO NEH
-
Après Jcan, Thérèse; après cll " son pl' n: !
Pau\rc Odilc!I[Ue lui rcst~l-
- il?
La :,anté de Manrice était ~i lm'caire, si \;I\'illante, que M. tle Lorcysc se demandait s'il n'aurait pas bientôtull troisième deuil;) déplorer.
Pourtant, Thérèse avait dit:
- J'ai demandé à Dieu de me prenclre pour
sauver papa, il m'a exaucée!
.
Dieu réclamerait-il donc .le général, apr';s la
rançon que son salut avait exigée!
« E-;t-il possible que je voiè toutes ces choses,
pens;lll le vieil oftlcicr. Est:.ce que la mort sur le
champ de bataille n'cCit ras été mille fois préférable! ... C'est Lbns les lOIS naturelles que les plus
~gés
partent les prcmiers. Pourquoi le Dieu des
armées n'a-t-il pas épargné Jean et sœur, si pleins
de jeunesse, Je force, de santé, quand l'avenir
s'ouvrait dcvant eux!. .. »
Le pauvre h01l1me succombait sous Je poids de
son chagrin et de ses préoccupations. 11 se sentait
tellement accablé llu't! ne savait plus troU\'er 'de
mots pOUl" tcnter d'apaiser le désespoir de son
gendre. De tous ses vccux, il appelait secrètement
l'in tervention d'Odile, bien q lI'il sCi 1 la mal hcul'cuse mère dans l'incapacité ahsolue de voyager.
Elle n'étai t pas encore remise de sa chute et, de
plus, f,oulTrait d'une dépression nerveuse tellc que
les méllecins appelés en consultation ordonnaient
un repos rigourcux.
Et par une grise après-midi embrumée, la
petite Thésy qUitta l'hôpital où elle était arrivée
huit 1110is plus tôt et dans lequel elle n'avait cessé
de don ncr l'exe1l1 pie des plus rares vertus. Son cercueil, porté par quatre de ses ancicns hlessés, fut
déposé momentanément dans le cimetière des
sœurs ct, sur celte humble tombe, une foule en
larmes vint jeter l'eau sainte. Tous, officiers et soldats, sans distinction de grade, pleuraient la
douce ellfant qui modestement, clans l'ombre, avait
accompli sa mission de dévouement et de sacrifice etqui, victime du devoir, était partie vaillammant comme elle avait vécu: sans crainte, ni murh1ure.
�PARDONNER
Sur la croix de bois serait gravé son nom :
.( Thérèse Fargèl'cs ), et :;on plus hC;1t1 titre de
!~I()Jr',
le se\ll l[u'clle cùt amhitiol1né: '( ln/irlllièTc
\qlontilirc. )\
Rien que ùe celui-là elle avait voulu se SOtlyenir. Sa simplicité soufl'rait qu'à tout moment on
évo9,\1At devant elle les fiers aïeux dont elle était
la digne l)ériti.ère, le passé splenclide cie ces maréchaux de France, qui avaient fait la France plus
belle et plus grande. L'une de ses phrases favorites éÜlI t celle-ci :
Qu'importe le passé! Nous sommes les
ouvriers du présent, nous préparons notre avenir,
et cela compte seulement.
Maintenant tout était fini. La petite infirmière
:nai t reçu de Dieu la couronne clestinée il sa vie
exemplaire. Le cortège des assistants se dispersait.
Yvonne, accourue en hâte, ramenait à l'Abri le
général Fargères à bout de forces, qui avait tenté
cette folie de suivre le convoi de sa fille, et le
général de Lorcyse désolé et las.
Victor Se l1l-clet, un peu embarrassé ùe ses
impeccables vêtements civils, au milieu cie tous
ces uniformes poussiéreux, tachés, fanés, mais
glorieux, avait tourné les talons aussit6t la tnste
cérémonie terminée et prétexté n'importe quoi
pour rejoindre le rapide de six heures.
Yvonne le laissa s'empêtrer dans ses explications, puis répondit sèchement:
- Je comprends que vous ne vous trouviez pas
braves qui nous
à votre place ici, parmi le~
entourent, moi je reste au près de mon 'père qui a
besoin de mes soins; je retournerai à Orléans dès
qu'il sera mieux, puisque, hélas, ma destinée est
liée à la vôtre!
Et com!'le il protestait, elle ajouta:
- Soyez sans crainte! je sais quel est mon
devoir et, en l'honneur du nom que je porte, je n'y
faiIlirai pas! Mais quand je vois des hommes
comme mon père, mon grand-père, mon frère,
qui ont tout sacrifié au pays, des femmes comme
ma sœur, qui 'm eurent victimes de leur charité, je
�1}):~
PARDONNER
ne puis Ill'empèdll.:r de Jaire des c()lparni~ob
Adieu!
Et, très raide, h jeune femme ét,lit retuUII1t;('
cla:1s la chambre de M. Fa rgt'! f cs , t,tndis que Vi.:tOI', ngncé mais confus, s'en allait h~tivemn,
Yvolllle avait dit vrai! La chaine gui la liait à
Ull compagnon trop riche et d\\mc vGnale était
très lourde, mais elle n<.: voulait pas la rompre
puisqu'elle l'avait choisie, Elle portait le nom de
cct embusq lié, pl us q lie jamais polt l'on, hélas! et
clic devait le
porter dignement. L'exemple
laissé pal" les siens, par Tht;sy surtout, dunnait
dGjà des fruits! Dr cet argent qui n;présentait la
valeur intrinsèque de Victor, elle ne gnrderait que
le nécessaire et dépenserait cn œuvres cie secours
le fabuleux. surplus dont elle avait jadis si égoïstement joui en disant sa phrase de prédilection:
.- L'argent tasse tout!
Elle s'apercevait aUJourd'hui gue si l'argent ne
procure pas toujOU!" le bonheur, il esl encore
moins synonyme d'honneur, et cc mangue d'honnCli r che? son mari, à une telle époque, blessai 1
cruellement son cœur de fillc de soldat!
Elle pleurai t amèrement sa méprise; réparer
l'irréparable faute de Victor serait désormais
son but!
'llIi ne sont pas en votre f~1."clr,
XXXII
Le feu qui rougeoyait dans la haute cheminée
éclairait seu 1 la grande pièce som ptueusement
meublée qui était Je salon de réception de l'hotel
de Lorcyse. A demi étendl1e dans une bergère
LOl1i XV aux soieries éleintes, Odile regardait
machinalement la r!t'll1llue du foyer en égrenant
son chapelet d'opales. Depui!> quelques jours
seulement elle quittait sù ch[\mbre et reprenait la
yi commune. lllui semhktit recommencer une
nouvelle existence, après tanl de semaines douloureuses au cours desquelles elle :wait :lppe16 la
mort de t011S ses VŒUX. El, par ce soir terne de
�P.\ l'DONNER
Îallyier, elle p(,l~ait
toul l'li priant, au ' chers dispurus l[u'cliene 1'e\ errait pHS. Son visage portai 1
la trace de l'indicible bri:;ement qui l'u\'ait ter1 assée et celte mère doulou l'cuse mais vaillan tl'
s'cssapit il évoquer, :>an5 faiblesse et sans larmes,
le souvenir de ses enfunts. Pourtilnt, sa n;signation
n'avait pas été 1'(1,'IIHe d'Ull jour; Odile connaiss.lit les sursauts dl' révolte qui houlevcrsaient son
C(ClIr et la laissaient ensuite meurlrie ct pantelante.
La mort de Thés)' aV:1i t été le cou p fi !lai et l'on
;1I'ait craint (out d'ahord lille sa raison ne flit
atteinte. Puis, Ja.forte discipline morale de la pauvre
femme, sa foi chrétienne, sa maltrise d'elle-mémc
furent lcs plus forts; elle se relent 1111 jOllr hrisée,
mais couragellse. Toutefois, durant leUe soirée
qui allailmarql1er un tournant inoubli,lblc de son
c:\istenœ, elle sc rappela cc que lui n ail coùté
1';dfrCU:i(' guerre, et elle cul un gémis~c
'nt involont,lire:
- () mon p,t)'S! je t'auI\ti don~
I<)U t d()nl~
! ...
Et dc fait, qucl était lc sacri!icc que la Patrie
ne lui eût point demandé? Lt sLlnié de f,on père
qui n'était plus qu'ulle l'lune, sc 1ll.lÏnll:nant 'li !Jout il. force de volonté et d'énc gic! .Jean, son
heau lieutenanl, si hrave et si Cr,\lle! TIH~s)',
sa
douce petite infirmière! Et, hélas, son mari, défiguré, inutile!
Son mari !... Depuis tant de jours elle pen:init à
lui, appelanl ct reùontnnL ~t la fois l'inslant qui le
ramènerait pi'èl;i d~el,
tour à tour al1~H'et,S
et
déGante, ,"oulm\( tout otiblier e·t' se remémorant
Sims cesse il- passé .. ,
Et c'était cc soir qu'elle allait le. revoir! Dans
lluclqucs minutes, le général Fm'gères entrerait
~hez
son beau-père, guidé par celui-ci qui, l'a\"ant.
veille, ét.ait parti !e ch,ercher à, l'Abri. Tout c pOil
cie guénson UYaII fUI: le hnllant gtinér~l
était
aveugle et c'est un infirme qu'Odile rappelait ...
ElIe évoquait la sédnisante image qui, aux jours
de bonheur, s'ét~i
éloig~e,
at.tirée pur un mirage
11'0111 peur et qUI revenait mallltenant reprendre
:iG place à un foyer assombri, endeuillé.
�PAH.J)ONNElt
PaUHe ~her
fuyer Jémoli, aux braises épal'pillées! Maurice et Odile se retrouveraient seuls
auprès de l'âtre désert!
Par un scrupule bien respectable ell soi,
Mme Fm'gères avait souhaité que l'entrevue
qu'elle aurait avec son mari, sc P,lsSât sans témoins, et elle avait momentanément éloigné Clémentine-Henriette, D'ailleursj la jeune fille s'étltit
fatiguée ù son r61e de garde-m<1l:Jdc ; jugeant que
quelques semaines de repos lui étaient nécessaires,
Odile l'envoya ù Orléans, chez Yvonne. Et comme
les neurs poussent sur les ruines, au milieu de
l'orage et de la tempèle, malgré la mitraille et le
canon, une ~louce
idylle s'ébauchait entre deux
jeunes cœurs qui <l\'aient beaucoup souffert. ..
Marc Hautefeuille, le frère de la chttnl1ante
Odette, revenu comme grnncl blessé ct rapatrié
d'Allemagne, alors que l'on désespérait de sa\'oir
jamais cc qu'il était devenu, fut hospitalisé i't
Angers. Le général de Lorcyse trouva tout 11<1turel d'entourer le jeulle officier de la même sollicitude que sa sœllr avait prodiguée ù Thérèse.
Au cours de ges visites il emmena quelquefois
Clémentine-Henriette ... Ce fut peu, mais ce fut
assez ... Les jeunes gens s'aim<1icnt d'un amour
solide et profond, un peu austère comme leur vic
elle-mème, ct le prochain printemps verrait sans
doute bénir leurs aceorùailles.
Maintenant Odile allenclait. .. les veux fixés sur
la pendule, étonnée de voir les aigt(illes marcher
aussi lentement. La nuit était venue; elle se décida
à tourner le commutateur, et deux ou trois ampoules s'allumèrent, jetant une darté allénuée,
presque douce, sur Je vieux salon.
Tonte pâle clans sa rohe de cachemire noir, an
large ourlet de crêpe, Odile avait l'air d'une
pauvre veuve, une sœur de celle infortunée petite
Paulette '-lui avnil élé ln fen11ne adorée de Jean.
Elle paraissait jeune encore, lTIi1lgré les fils gris
qui couraient dans ses cheveux cendrés, malgré
son teint fané qui avait la transparence d'une
délieâte porcelaine. La beauté de ses traits et
l'harmonie de sa personne subsistaient en dépit
•
�T'A nJ)() .·, ER
des c1wgrins ([IIi avaient assolllbri l'été dl' sa ,ie
l'Ile lItait biell l'lKon: l'co lui ',c Odile, ,Ill dlat1\~
lm et c'apti\·<lut. Elle sC dit ,"e~
m~la\.:()ie
- Je suis si ~ ' ieJl
qu'il ne pourra plus
m'aimer!
Sans songer, pauvre femme, que les cher., yeux
auxquels elle soul13itait plaire encore ne pourraien t rlus la yoi r !. ..
Enfin, 1e petit l'theil de m:lrhrc, '1l1i sonna j:tdi ...
dl' si douL'es heures, \ ient de tinkr sept L'()tlps.
Odile t!ntcnd le hruit d'tint' voiture llui J'Oule sur
la chaussée; son co:ur hat à coups redouhlés;
l'élluipage s'arrête .. . le timbre de la porte cochère
résonne ... des pas, les lins hésitants, les autres plus
assurés dans le vestibule .. . la tenture du salon qui
se soulève ... ct les \'orageurs entrent. ..
D'un bond, Odile s t'st jetée vers la l'0rte, elle
re.:ttle presque d'L'lfroi! Ciel! est-cc là Maurice,
son mari ? .. Mais il est si changé qne, passant à
L'lité de lui dans la l'UC, elle ne l'eût pas reconnu!. ..
M. de Lorc)'sc a cu heau lui dire qu'il l:tait défiguré, elle Ile se fitt jamais imaginée que c'était à
œ point et, terrifiée, elle refoule ses larmes et
(-touffe scs sanglots.
Maurice, conduit par le général, s'ayance avec
prét.:aution. Sa haute stature s'est voûtée, ses
traits amaigris ont une pâleur terreuse; les cil:a-,
trices de ses blessures ont laissé sur le front et de
l'oreille à la paupière, un sinistre sillon que le
froid a ~onflé
et ~'a\ivé,
seul le bas du vïsag~
demeure Intact. Odtle retrollve enfin quelques SIgnes
qui lui sont fami liers. mais son CCCIII' se brise
devant ce spectacle qui est l'omhre de celui qu'on
appela jadis « le beau Fargères Il.
En ramenant son mari auprès d'elle, Odile
cloyait ne faire là qu'une LeU, rc équitable, accomplir Ull devoir qui lui était clairement tracé, elle
,,'était dit:
- Je ne puis plus aimer, mais je puis encore me
dévouer!
Et voici qu'un grand élan de pitié l:t jetait audevant de cc malheureu" aveugle.
A la fois timide et tentant de s'enhardir, elle lui
II
�ISG
l' \ TWONl 'El{
l'rit les deu' mains et l'entralna clans un fauteuil
Ilprt'~
dn !"ru.
Olt! 51 l'I"oir ... d,l1~
de tt'Iles 1 <JuditiuJls !...
'\ I!.Lient-il· dOlll i.;bnngt'l' dcs paroh, Il.malcs,
CUIl11l1C denx étr,mgt.:rs ... ou, chuse l'lus l~rtI('
l'tL~OI:,
nt' !'ien t !'()I!\'CI il 1->\' clin' '1 ...
cher' morts leur épargna
Le sOllu'nir de le~urs
cc su ppl ice.
La t "te dans ses mains, Mallricc murmura !-JeuIcmcn t :
- Oh! OdilL, ! nos pauvres enfants 1.. ,
Et IL,s la l'mes Ci lI'i Is \'<::1'5(\(\:11 t en~l1
hic, les
que n'eussellt
réunirent plus inds~olbcUet
pli le fdil'l' les protestations les plus passiollnées.
. . . . . . . . . . . . . .
Le général de Lorc)'se, brisé de fatigue, désirait
se reposer. Après avoir laissp Ics dct!." époux
s'ab" nllollner il. leur légi t i IllC émotioll, il reds~
cU1dit pUllr le tllner.
Aucune errusion n'était po%ihle devant le doIllcstilllll' qui allait el venait: d'ailleurs, 1'1111
comUle l'aulrc, i\1auriLc et Odilc avaient hesoin
de silence ct de recueillement.
L'heure était déjà tardi\'e. M. tIe Lorcye;e ne lit
lille passC'r seulemenl Jans le b~don,
pOUl' yprt'Illire cOllfié de ses enf:lIlls. En embrassant Odi!..:,
, il dit:
- J'ai fail monler la cantine de Maurice dans
son ancienne chambre, yeu\.-(u que je l'y conduise '!
Elle répondit avec LIn court frémis$cment de
tout son être:
- Merci, mon père, je le guiderai Illoi-mèllle,
Elle pensait il ce heau soir d'a' ril, où, vingtcinq ans auparavant, elle était rentrée au brus de
Maurice, dans ce vieil hôtel des' Lorcyse qui,
durant quelques jours, allait abritel' leur jeune
bonbeur. A cê moment-là elle avait cru épuiser
b cOllre cles iHcsses humaines, et ne s'imaginait
guère que la vie pourrait lui devenir moins c1é~
mentt. A plus forte raison avait-elle jamais r nsé
que le retour du général Fargères usé, vieilli, mutilé, margu .t'nit lln!? ((lape dane; son rxisten(.;c et
�l'AIUJOr NER
ft{7
lln'clle oUYrirail au hle:-,~é
glorieux les bras qu'il
avait fuis pour suivre sa folle chimère ! ...
El tandis lIlte Maurice, llésl'lant, malheureux,
se tenait au pied dn grand escalier de chëne, elle
lui prit la main, disant douœmcnt :
- Venez, mon ami.
Faible comllle un enfanl il sc laissa faire, mais
arril'é dans sa chamhre, tanùis qu'Odile lni approcbailull fnuleuil, il S') écroula, cachant sa tèle dans
les ,conssi ilS ,t sanglola éperdu men t.
Elle le sentai 1. ces larmes n'étll ienl pl us le t rihnt paternel l'<l\é ;\ la mémoire des bien-,Iimés
disparus, mais l'écroulement dt.: sa prOI)!'e douleur
OL! il cntraild 'toul : regrets, amntulllect rCI.nords!
t. Etai I-ce
Odile IL' rega rdai t sikJlceu~1n
donc Iii, Seigneur! le séduisant o[[icil'r 'lui l'<wail
amenée, radieuse épuusée du Ilwtill, sous le loit
alc~tr?
Elle l'lait si jeune, si ignorante de la
,ie, qui Însquc-Ià n'avait cu pour clle que lks
!'onrires, el par lui elle al;lit connu les joies les
plus intenses . Avec l\1~uri.:e,
clic ,liait été unc
femmc heurcuse, une l)l\:re enviée, puis Inut
al'ait sombré dans la touflllentL' . Elle crU\ ait ne
plus aimer, ct voici que derant ce soldat illtirmc,
elle sentait renaitre l'ancien amo ur ...
o prestige du cher passé évoqué!
Force magiq ue des liens indissolu bics du mariage que rien au moncle ne pcut rompre! Ch,lille
des sou\' nirs, qu'ulle coupablc folie avail hrisét:
et qu'une ardente compassion allait renouer .. .
Odile vint plus près de son mari: ,
- Je vous en prie, l\laurice, implora-t-elle en
joignant ses mains pAles, ne pleurez pas ainsi,
vous me faites mal et VOtlS vous torlurez inutiIcmen t.
11 (:]';JUCI1,l Ull gesle qui 1\'1 ClIISs.lil 1.1 CUl1sola(rke.
- Ah! It: n'eu 1'11 1'_, plu,;) .1 la Lw) dile !.J';li
I.rop &'.)uft~l
et Il vaut mieux q uc je l'ous. dise 10ll t.
Vou:> ê(~S.
trop ~énef5
d~
m'a 'oil rappelé, de
m'accueillIr amSI, et Je SllIS un lâche d'avoir
accepté ce!,!. ..
Elle YOldut protesler.
�l88
PARDONNER
De sa main brûlantc, il saisit le poignet glacé de
sa femme et l'enserra comme dans un étau:
- Odile, j'aimerais mieux tout, toul, vous
cntendcz, que votrc pitié. Ma conduite, vis-à-vis
de VOliS, a été odieuse . .Je me suis joué ùe votrc
tendresse, dc votre fidélité; jc VOliS ai ahandonnéc pour nue aulre femme, j'ai délaissé mcs Cll[ants, mcs pauvres enfants 'lue je ne devais pas
rcvoir, et c'est quand je ne puis plus rien vous
donner en retour de votre bonlé, quand je reviens
me relas, meurtri, incapable, qLlc vous voule~
prendre? Non! je ne peux accepter un pareil
sacrifice! Cc ne serait digne ni du nom que jc
porte, ni digne. de mOI-même! J'étais dans un lei
désarroi, depuis ma maladie cl la mort de notre
Thérèse que, lorsque votre père eslvenu mc cheteher'à l'Abri en me disant que vous me vouliez
ici, quc vous oubliericz ce quc je vous avais fail
cndurer, )C n'ai pas cu la force dc repousser S011
aide . .Jl! l'ai suivi comllle le chien aveugle que 1'011
a jeté 21 la rue pour s'en débarrasser suit la premièrc :lmc charitable qui lui tend unc corde.
- Maurice! gémit Odile, taisez-vous, je vOtlS
en conjure!
-- Non, je ne me tairai pas! reprit-il violemment. Je ne possède plus rien? Ma carril:re militaire est brisée désormais; les avantages physiques, que l'on se plaisaJ t à me reconnaltre ont dISparu à tout jamais; mon cœur d'époux el de père
a tant souffert, il est tcllement rongé de remords
que je ne vous ferai pas l'injure de vous le proposer! Ah! Odile! Odile! quel chàtllnent de revenir
à vous les mains vides, et de ne pouvoir vous reprendre, mon cher trésor, parce que je n'al plus
rien à VOllS offrir en échange?
Il tournait vers elle ses pauvres yeux sans regard,
et clic comprit l'appel pathétique de cette âme
ardente et désolée. Alors elle se r:lpprocha de lui,
posant S:l douce m:lih sur son [rollt sillonné de
cicatrices.
- Vous dites gue vous n'êtes plus rien, Maurice; mais moi, )e suis sftre qu'à ce moment
encore, vous êtes mon bien, mon toul?
�PARDONNER
Il Votre carrièr e '1 ... elle il été aouroll
néc J'une
manièr e intinim ?lll nobl~
puisque de \olre san
,ous en avez écnl Je dernIer , le plus beau chapitr e.
Que m'impo rte que votre visage ait c]wllgé si je
puis y lire la trace glorieu se de vos blessu res !
Votre cccur hrisé, soufIra nt '1 .•• mais le mien, Illon
ami, a soufler l comme le yôtre, et tous les deux
peuven t encore s'appuy er l'ull contre l'autre,
comme au temps héni de notre jeuness e. VOtlS
,weI' le' mains vides, dites-v ous? Je les vois, au
contrai re, pleines d'actes héroïqu es, et, de nous
deux, je trouve que c'esl YOUS qui apporle z le
plus!
- Pouvez -vous parler ainsi 1 s'écria- t-il avec
véhéme nce.
« Compte z-vous pour rien le remord s
qui
m'anéa ntit ct CJui sc dresser ait toujour s entre l'OUS
cl moi, si je restais ici?
- QU'iplp orle, si moi je n'y yeux l,lus penser !
- M"is votre pitié Ille fait bon te . Vous dite:;
ccl<l parce ljuc je suis infirme ct sans furces, ct
vous youlez me garder par compas sion! Oh! mon
Dieu! en ètre réduill à! Vu'il serail préféra ble de
mourir , de rejoind re mon fils, ma ri Ile!
- Ah! Mauric e, c'est mal de m'acca bler ainsi!
« Le dernier vœu de Thérès e a é)é que nous
fussion s réunis. Si la chère petite a donné à Dieu
sa vie en échang e de la vôtre, pensez- vous donc
que ce soit vainem ent, elle qui ue souhait ait rien
tant que notre réconc iliation ?
Le général Fargèr es baissa tristem ent la tète el
ne répond it pas. Alors Odilc sc fit plus supplia nte
encore . Un grand désir de· charité l'inond ait;
el1~
voya~t
devant elle celte pauvre âme torturé e,
maIs. toujour s ol:gueil leuse qu'il lui fallait reCOllquénr, cet espnt souffra nt, aigri, qu'elle voulait
cOls~er,
;t pour attemd re ce hut le Dieu de pitié
pcrnllt qll tJ}le lOI tl'Omer les seuls 111015 capable s
ùe le conV:1tnCPe.
- M:1Ul;Ce, Mau rice, me débisse rez-vou s dOTlL'
une secol1d~
foi~!
0'est \'Ol~
(lui devriez l'r''lIdr, ,
compas sion de mOl! Vous voltS di les uouJ'J cIL: Jc
~eU1ords,
voulez-vous douc vous en prépar er
1
�l'APD1NNEI'
19°
d'autres plus cuisants, ct ;:Ivez-vous songé L'arf,)is
ü ce que fut ma \ ie sans VOl~
'1 ..• De si longs mois
se passèrent dans LIlle II islesse, d~ns
une umert UlllC sons n0111, el j'a\ ais pourtanl mes chers
enfnnts pour l11e con~lr
1 J\ujourLl'hui l'c~pé
rance de vous revoir était 1110n seul soutien et
clIc s'écroule 1\ son lour'? ... Pensez que si vous me
Si \OUS restez, nu
fuyez Je n'aurai plus per~onlc!
contraire, nous rehùtirons notre foyer; notre
dei nièrc lille pourra ~'}
n:,seoir sans inquiétude cl
!'.an~
:'OUCIS el y il [tendre sa de;,ti née. \' otre peti tGIs l"Ïendrn l'égayer de son ;lge he\lrc~.
- C'ebt \' rJi! j'ai un petit-fils !... lllurmura
rêveusell1cn t Je général.
- li Il 'a i1lus de p\'rc, yous le rem placen.:!. a llprès de lui ct Paulette lie sera pas i,llonse de vos
droits. Yous formerez ce j('ulle cn.:ur, cetle inlclligclh'c; \'otre 1.\clle sera helle encore, oh! mOIl
a 111 i !
II hésitait toujours! Le mirage lill'elle é\oljuait
était si captivant ...
Puis il »eco\ua la tète, infiniment la!) cl sombre.
l on, Od de! \ OllS-lIlè1lJL sente/. bien CIlle cc
n'est pas ['œ:-.ihJc. l'e1~cr.
tic 1lIoi tOlit Ct' CJ.lIe \'Ol~
voudrel.: l]lle je sili s endllrci dans mon erreur,
qlle je suis indigne de VOliS, mais ne IIlC propose!.
P,IS cc marché: vivre prè~
de \ous sans aml)lI!'.
- Alors, tu ne m'aime:, donc pllls! gémit-elle
angoi~sée.
- Si je ne l'aimc 1)(ls! répondit-il avec un fOIl
gueux élan. i\le croiras-lu, si je te Jure que je lùli
pas ces~é
de l'aimer Cl <[u'uu selll même de mon
égarement c'étail encore ton image qUI m'apparnissail, me poursuivoit ct qui m'a sau\'é pellt-èlre
e.l me donnanl la force de Ille ressaisir! Ne pa::;
t'.limer! mais cela a ét6 IIIlC telle pri,ation pour
moi dans le~
jOli rs de III i,.;(-n: .) Ile j'il i "écut; dc
n'a\,on plll<, Je droil \;e lU"' '<Jnlt('r ?J. tui, de 1';11'.
lager tes t:Jpoils, tes cla1
e~: , L...;, Lll1goi:;se ... J ...
Que de fois J'ai été sur le point de t'écrire, d'in plorer ton llldu!g-ence, de te supplier d'oublier
celte heurt' mallcl!te, ce l'ère trompcur 'lt,li nù\\',lil
leurré, cl je n'osal~
pas ... l'lus tnul jç me sl1is dll;
J
�PARD0 1'1 ER
Après b guerre je revienJl'ai couvert d'honneur,
me lettel'ai ;) ~es
genoux et elle sera d'autan!
plu:> démente que j'aurai soutlert plus long
temps! )} Et ,'oi"i \lue la guene est finie pour
1lI0i! Mon fils et ma fille ne sont plus et je gardt'
au cœur la douloureuse conviction de les avoir
mal compris, mal :limés, Ah! si l'on pouvait prévoit'l'avenir, comme l'on ne gâcherait pas ainsi sa
vie pour une satisfaction passagère! Mais, Odile,
dois restet' seul d:llls ll1LHl malheur, c'est ma
Juste punition, mon chatiment et mon expiation,
demain je partirai,
••~
Elle noua ses deux bras autour du
Maurice,
- Alors, c'est toi qui n'as pas pitié de moi. Tu
m'abandennes tandis que tu sais que je ne puis
plus vivre sans toi! As-tu jamais songé que mot
aussi j'avais soif de tendresse, de baisers et de
consolation ct que toi seul au monde, toi, mon
mari, tu pouvais me les donner'!, .. Tlt crains cl'ê1re
un embarras pour moi, mais c'est 1l1On propre
bonheur que je plaide, en te demandant de rester!
Certes, je ne pensais pas jadis que les heures noires
viendraient si vite, si terribles, mais puisque
l'épreuve est là, acceptons-la. Nous pou\'ons encore
goûter de douces Joies si nous savons porter
vaillamment notre fardeau. Dis, Maurice, ne veuxtu pas m'aider, être mon soutien, mon guide?
- Odile! protesta le général en sourian t amèrement, tu renverses les rotes!
- Non! affirma Odile avec un dOl\x entêtement; je suis si faible et lu es encore si fort! J'ai
hesoin de toi, Maurice, ne me l(uitte plus, je ne
puis me résigner à œ que tu t'éloignc!' de)noi, qlle
tu me fuies sans espoir de retour!",
Il s'attendrissait cn!in ail SOI1 de cette voix
ardente et contenue à la fois, Ses doigts eft1eurèrenl
les cheveux d'Odile en lin geste de' tendresse et
J'appel.
- Si je pouvais te croire! gémit-il.
- Crois.m~,
mon ami, je t'en conjure.
- Mais, Odile, quel supplice! Ne plus te voir!
Ne plus retrou\'er tes chers YéUX (jllÎ étaient si
«
jt~
te
�T'A RnO
~N
EI~
beallx, Ion visage que j'ai tanl aimé, être muré
mou élt>rncllc prison, sOlllbrer ùaus une Illlii
sam; ré\eil!
Odile appuyait mainttmanl ~,\ tète sur l'épauIL'
de son man qui ne la repoussa plus!
_ Mes yeux seront ta lumière, et par eux tu
t'évaderas de ta prison que je saurai fleurir de
toutes les lleurs de ma tendresse. Ta foi en moi
sera le phare ray0Iln:lllt qni lltlllS protégera des
rédts; tll l'appuieras sllr moi ct nOlis sui\'ronr-;
ensemble, SUIlS nOLIs séparer jamais, le chemin qui
nous reste à parcourir.
Sur ce cœur altier, vaincu enfin, Odile pleurait
tout bas. Et comme Maurice, hésitant encore,
disait, ému:
_ Chère llme, tu me tentes trop et je ne puis
[e résister! Faut-il que le souvenir du serment
auquel je fus parjure em roisonne ma vie désormais ... Y a-t-il donl.: quûlque chose dt plus 1'01'1
tllle l'Oubli"? ..
Odile, triomphan te, répond i t ;
- L'Amour!
- De El1SgJ'~d
que la faute?..
- Le Pardon!
dau~
;J
~
FIN
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Pardonner
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Grandchamp, Jacques (1885-1956)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 47
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
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Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_47_C92565_1109740
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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1. L'Héroïque Amour, par Jean DEMAIS
2. Pour Lui 1 par A:ice PUJO.
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3. Rêver et Vivre, par Jelln do 1. BRETE.
4. Les Espéranc"s, pur Mat li:dJ ALANIC
5. La Conquête d'un Cœur, par Re é ST AR.
6. Madame Vic~ore,
par M.ri" THIERY.
7. Tante G9rtrude, p.r B. NEULLIES.
8. Comme une Epave, p. r Pi n" PERRAULT
9. Riche ou Aimée? par M.ry FLORAN.
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10. La Darne aux Genêts, Pllr L. d. KERANY.
II. Cyranette, par Norbert SEVESTRE.
12. Un Mariage" in extremis", par CI.ire GENIAUX.
13. Intruse, p.r CLud. NISSON.
14. La Maison des Troubadours, par André. VERTIOL.
15. Le Mariage de Lord Loveland, par Lou;. d'ARVERS
16. Le Sentier du Bonheur, par L. de KERANY.
17. A Travers les Seigles, par Hélène MATH ERS.
18. Trop Petite, par SALVA du BEAL.
19. Mirage d'Amour, par CHAMPOL
20. Mon Mariage, pùr Julie BORIUS.
21. Rêve d'Amour, par T. TRILBY.
22. Aimé pour Lui-même, pur Marc HELYS .
. 23. Bonsoir Madame la Lune. pur Mdri, THIÉRY.
24. Veuvage Blanc, pur Marie Anne do BOVET.
25. Illusion MaRculine, par J~an
de la BRETE.
26. L'Impossible Lien, p.r Jeanne de COULOMB.
27. Chemin Secret, par Lionol do MOVET.
28. Le Devoir du Fils, par M.I"ildo ALANIC.
29. Printemps Perdu, par T. TRILBY.
30. Le Rêve d'Antoinette, por Eveline 1. MAIRE.
31. Le Médecin de Lochrist, par SAL VA du BEAI..
32. Lequel l'aimait? par Mary FLORAN.
33. Comme une Plume... pa' Antoine ALHIX.
34. Un Réveil, par J "a" d. lu BR ETE.
35. Trop Jolie, par Loui. d·ARVERS.
36. I.a Petiote, pdr T. TRI LBY.
37. Derniers Rameaux, par M. de HARCOET.
36. Au delà des Monts, par Marie TI-IIERY.
39. L'Idole, par André. VERTlOL.
40. Chemin Montant, par Anloine ALH IX.
41 . Deux Arnours, p r H cnTi ARDE1...
42. Odette de Lyxnaille, FemlUe de l..cllre., par T. TRiLBY.
43. La Roche-aux-Algues, par 1... d, KER ANY.
44. La Tartane amarrée, par A. VERTIOL.
45. Intègre, par P ;c,re Le ROHU.
46. Victitnes, pM Joun TI-IIERY.
47. Pardonner, par Jacque. GRANDCHAMP.
48. Le Chevalier clairvoyant, par Jo.nne de COULOMB.
49. Maryla, par l.ab'!l. SANDY.
50. Le Mauvais Amour, p.r T. TRILBY.
51. Mirage d'Or, par Anloine ALHIX.
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��Les deux Amours d'Agnès
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l?B.E:M:IÈRE
l?ARTIE
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Il est onze heures, mademoiselle, il faut aller
coucher.
Mais « Mademoiselle» ne répondit pas, ne lela
même pas la tète. Penchée sur la longue table de
chène, tout encombrée de papiers, elle laissait courir la plu Ille grinçante sur les grandes enveloppes
bordt:cs de noir.
Sans impatience, Bonne Marion repoussa la
porte qu'elle avait laissée entr'Ol1verle ct, son
bougeoir à la main, se rappro..:ha de la lable :
- Il csl onGe heures, ré\)éla-I-elle.
IV'hltlel11oiselle, du bout (e sa plume, indiqua un
mince pa iliet d'enveloppes qui s'abaissait de minute en minute.
Bonne Marion soufna sa· bougie, ut un retit
signe condescenuant de sa tête grise coillée u'un
bonnet tuyauté, el paisihlement alla s'asseoir I~ut
près du grand roèle en faïence verl sombre. Dlstrnilemel1t, elle nppuya ses m:tins ridées contre les
carreaux, mai., le feu était éleint depuis longtemps;
elle les frotla :tlors l'une conlre l'autre, lès enlrecroisa, les étirn, embarras.;ée de leur extraordinaire inaction. Ses yeux gris erraient dans la salle
à manger dont les coins s'enfonçaient dans l'ombre.
-
VOliS
f
�6
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
C'était vraiment une belle pièce avec son haut plafond à poutrelles, ses boiseries de chêne, ses
quatre fenêtres donnant sur la prairie, ses vieux
bahuts sculptés. Jamai" Bonne Marion n'avait vu
d'nussi belle salle à manger et pourtant elle connaissait, pour y avnir souvent travuil\é, tous les
châteaux du pays. Depuis plus de trenle ans, son
sac au bras, elle allail en journée de droite et de
gauche, tour à tou r li ngère, coy turière, repasseuse:
partout on la réclamait, maIs avant toute autre
clientèle, elle faisait passer le château de Voussages i
elle a vai t vu gr,JJ1dir M. le baron, organisé la
réception de la jeune dame, chanté au baptême
des enfants: elle faisait partie de la maison. Nulle
'emaine ne se passait sans qu'au moins trois ou
quatre jours elle ne demeuràt à Voussages. En sa
qualité de nièce d li défunt curé, elle y avai tune situalion à part, les domestiques l'appelaient Mlle Marion, les enfants l'embrassaient, el comme elle était
une personne pruden te et en tendue en toutes choses
ménagères, on laissait peser sur elle la lourde responsabilité des lessives et des confitures. C'était
elle encore qui, J'année en année, étalait au soleil
les vieux cachemires précieux et surannés, les
belles fourrures inemployées, et après de savants
battages, les recouchai t d~ns
leu rs cart~)Os
parsemés de camphre et de genIèvre. Etle sOIr venu, sa
journée terminée, que de f'ois elle s'était attardée à
faire des cerfs-volants pour les garçons, des robes
pour les pou pées d'Yvonne, même des Heurs en
parier pour la chapelle d'Agnès!
Bonne Marion s'engourdissait dans ses souvenin;, elle su rsau ta en entendant gémir j ngu brement
l'autique coucou du vestibule.
_ Onze heures et demie, mademoiselle Agnès,
déclara-t-elle d'ull ton d'énergique protestation.
C'est mauvais pour les yeux de t~aviler
à la lumière, surtout pour des yeux qUI ont beaucoup
pleuré.
.
Elle n'avait que trop raison. .
Mademoiselle appuya ses dOigts ~ns
sur ses
}t'.ux brülants et se renversa sur sacbmse dans un
I.!.ste de lassitude énervée'.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
1
7
Il valait mieux que j'en finisse ce soir, Bonnl
Marion, sans cela Yvonne aurait encore voult
m'aider et cette be~ogn
lui fnil tant de peine
pauvre chérie ... i\laintcnant, allons nous cou her.
Elle prit une dernière lellre l'OUI ln glisser dam
l'enveloppe encore fralche et s'arrêta à parcourÏJ
une fois de plus les lignes douloureuses:
kfessieurs Guillaume, Jean et Gabriel de Vous
sages; mesdemoiselles Y1IOlliJe et Blanche de voussa)!."es; mademoiselle Agllès de Fy/"/IIollt de Seiglleullille, Ollt l'holllleIl1" de 110US Jaire 71aTt de la perle
douloureuse qu'ils viellllellt d'éprouver ell la per~
Saillie de
.Madame Gabrielle de Fyrmollt de SeiglleuviIle,
barolllle de Voussages,
leur mère et SœU1", décédée le 18 JélJrier 1.905 dan.;
sa 38p année, munie des sacremell ts de l'Egl ise.
Priez pour elle!
j
- Un mois aujourd'hui, murmura Agnès.
Bonne Marion, sa bougie rallumée, saisit Ic:;
lettres rparsc!>, les réunit vivement et, posant 1<.:
pa'luet sur un dressoir, d'un geste d'autorité:
- Je me charge ùe les expédier, ùit-elle ... Eh!
ma chère demoiselle, à quoi bon vous retournu
sans cesse le fer clans le cœur? Quand le bOIl Di u
veu t, voyez-volis, il faut bien nous soumettre! I ~ I
puis la pauvre dame en a fini, elle, avec le::. peint:)
ct les souffrances .. " Passez levanl, madeoisl~,
j éteindrai ln lampe.
D'une main presle, elle remit les chaises ('ù
pince, elTaça un pli au tapis, enlcv:.l plume cl encr"
peu en sft reté su rial able; puis elle rejoignit
Agnès, après un dernip-r regard circulaire pour
s'assurer que tout était bien.
Les deux femmes traversèrent le vestibule dallé,
noble et vaste cOlllme la salle à manger et s'engagèrent ensemble dans un large escalier de piene.
Lems silhouettes inégales se dessinaient en ombres
chinoi::.es sut' les murs peints en vert pâle où, par
�8
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
endroit, ressortaient, comme des panneaux trop
crus, de larges carrés d'un vert plus vif. On eût
dit que l'on venait d'enlever des tentures qui,
a1teintes du soleil
longtemps, avaient préservé de~
les couleurs de la muraille. Mnis les deux femmes
y étaient habituées sans doute; ni l'une ni l'autre
n'y semblaieilt prendre garde. Arrivées au sommet
de l'escalier, elles se séparèrent. Mlle de Fyrll10nt
prit sur un colTi-e sculpté une petite lampe voilée
d'un abat-jour fané, et Bonne Marion, après un
dernier bonsoir, monta au second étage, car,
depuis le dernier deuil, confiant à une voisine sa
chèvre et ses poules, elle s'était installée au château,
ne voulant pas laisser les enfants et Mademoiselle
seuls avec des domestiques ( qui n'étaient pas sel1lement depuis dix ans dé).ns la maison! »
Agnès était entrée dans sa chambre, une petite
pièce à fenètre unIque, dont le papier déteint et les
tentures passées faisaient encore assez bonne figu're
à la lumière restreinte de la lampe, et sous les
menus bibelots qui en masql1aient la détresse. Des
gravures modernes, des tableaux de dévotion, des
portraits el des photographies de famille recouvraient en grande partie les murs; sur la cheminée, dans cles cadres d'argent bruni, deux tètes
de femmes se faisaient vis-à-vis, toutes deux jeunes,
helles el souriantes. Pourtant, il était racile cie voir
qu'elles n'étaient point contemporaines. Agnès se
pench:1 d'abord vers la plus récente photogrnphie
et la contempla longuement, le:, yeux pleins de
'armes; elle y appuya ses lèvres et récita tout bas
une prière; à j'alltre image aussi elle rendit son
hommage de tendresse, el les embrassant toutes
Jeux du mème regard désolé:
- Maman! Gabrielle! murmura-t-elle, que
vais je devenir sans vou~?
Si grande était sa fatigue et son besoin de dor.
mir que, machinalement, elle, commença à se
dévêtir. Debout devant la ehemll1ée, elle enleva les
épingles qui nouaient ses cheveux c.t une masse
brune s'abattit sur ses épaules; m~\Is
ses gestes
extérieurs n'entravaient pas sa pensée.
Au contraire, le passé lointain de son enfance,
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
1
9
le passé récent et douloureux des dern ières semailles, le triste présent, l'avenir plt-in d'incertitude et d'angois::.e se dres~icnt
à la fois devant
elle, l'assaillaient de leurs impitoyables fantômes.
La terreur des responsabilités, l'ellroi des décisions
à prendre disputaient son âme à la navrante douceur des regrets.
- Ne pas même pouvoir souŒrir en paix! prononça-t-elle.
Et sa voix était si lasse, si brisée, qu'elle en
éprouva une courte surprise. Mais il n'était guère
temps de s'attendrir sur elle-même et, tout de
suite, elle ramena sa pensée aux orphelins dont elle
restait le seul guide, le seul appui, un si faible
appui, un guide si désemparé. Jamais elle n'aurait
cru si difficile, de prendre une décision 1 Que dc
fois elle avait tranché d'un mot les perplexités de
sa sœur, cette douce et timide Gabrielle qu'an~
goissait le choix d'une robe ou l'ordonnance d'un
dlner. Agnès souriait alors de ces puériles difficultés, et pour les avoir résolues cn se jouant, elle
avait fini par se croire l'âme décidée et l'esprit
pérem ptoire, comme le décla rai t M me de Voussages
avec une tendre admiration, où flottait quelque
malice. Longtemps, dans SOI1 lit, avant de s'endormir, Agnès songea à ses aUlicales discussions
avec sa sœur sur le sujet plus grave de l'éducation
des enfants. Pourquoi, depuis le départ de la gouvernante anglaise, Gabrielle cherchait-ellc mollement, sans lamais se décider, une institutrice pour
ses filles? Pourquoi renvoyait- elle de six mOIs en
six mois l'entrée au collègc de Jean et de Gabricl?
Pourquoi ajournait-elle toujours les leçons d'escrime et d'équitation, si vivement sollicitées par
Guillaume? Et comment eIle-mCme, Agnès, seule
arhitre, depuis un mois, de la vie de ces chers
enfants, n'avait-elle encore rien changé il ces éducations négligées et précaires qu'elle déplorait
naguère hautement? La première violence de son
chagrin, puis les ~1ilIe
détails matériels, impérieu\
et pressants, l'avalent tout d'abord absorbée. Maintenant il fallait agir: ce ne serait pas trahir les
intentions de Gabrielle que de suivre une auh'c
�cOl1rté~.
10
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
voie. Sans doute la pauvre. femme savait ses jOl1~S
lorsq u'elle retenait avec une douce ob~l!
nation ses enrat~
auprès cl'elle. Agnè~
le comprenait aujourd'hui; comment ne l'avait-elle pas
dcviné l'automne rrécédent, devant l'cxtraordinaire h6itation de Gabl'ielle à renvoyer Guillallme
lui-mêmc à son co l è~e,
Gu illau111e, le grand garçon
de quinze ans qui (lI ~é'pa
r~il
déjà son bac~.Lurél?
Souvent ce n'est al 1151 qu à la lugubre lumière des
malhcurs acompli~
que s'éclaire et s'expliquc Ic
mystère des paroles et des. actes; trop tard, on se
reprochc l 'im pi toyable recl! t udc d'un Jugement qui
n'a pas compri'l le sens c.aché et profond des
choses, qui, pour être trop Juste, a pu se montrer
dur.
AgnèS sentait dans son cœur douloureux un
point ~Jus
douloureux encore en se rappelant toul
cela. l ourtant elle avait toujours parlé suivanl la
raison, toujours agi suivant le vrai et le bien.
II
Le notaire
. .de la famille , Me Brumeliu , se
à. reine de la l1uxion cie poitrine qui
1 (\\:a1l empcché de répold~e
ùe suite à l'appel dt.:
~l\c
ùe l'yrmont. Du lllOIllS sa première visite
etait po"r elle. U était très attaché à tous ses
cIIC.ilts,. tl ès hrave homme, honnête et serviable.
MaiS bien 'Iu'il prtt volontiers des airs paternels
surtout avcc It.:s femmcs, il n'av;lit ni initiative
aL~torié.
Au~si
les fortune,.; modestes des ch,ltelall1s de la loca 1i tl~ s'dTOlldra.ien I-elles tou t doucement sans SCL'ous.;e, .nec une régularité désolante.
~e"
rentes d'Elat bai )~:l.ient
sans perdre leur prc,,tlf5e.all;< yeux du notaire, les blu,," diminl:aient
periodiquement enlre ses mains, et les maisons les
;l1l\'.:\lX ~L'nles
devaient chaque a.nnée re ... treindre
e;l.rs .de·pen.ses pou r ne pas e:\céder leu rs revenus.
C etait un SI honnète homme quc Me Brumelin, si
~em.u'1!t
ni
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Il
bien pensant, si poli. Comment ne pas s'en
remettre aveuglément à luï! Jamais il n'avait conseillé un placement hasardeux, ct pourrait-on
vraiment lui en vouloir si, dans ces tri~es
temps,
tont allait à la dérive, le<; revenus comme les
croyances?
Mlle de Eyrmont l'attendait ce matin-là pour
prendre une connaissance ,précise de~
atl'aires de
~es
neveux. Elle savait depuis longtemps que
celles-ci n'étaient pas brillantes. M. de Voussages
avait, au début de son mariag-r, mené grand tram,
comptant sur un héritage qUI n'était pas venu, et
sa fortune personnelle s'en était trouvée fort
atteinte. A sa mort, même, Gabrielle avait dû
entamer sa dot pour régulariser des comptes embrouillés el conserver le domaine de Voussages.
Elle avait sagement interrompu les réparations
trop somptueuses commencées dans le vieux château, el s'était eŒorcée de rétablir la fortl,ne compromise de ses enfants en faisant arracher, puis
replanter des vignes dans l'Hérault. Mo Brumelin,
prudemment ennemi des entreprises financières,
avait approuvé celle tentative vinicole 9,ui lui
paraissait garantir les meilleurs résultats. Se confiant en lui, Mme de Vons.;ages escomptait les
années propices, et en attendant, comme il fallait
el ne p~s
déchoir devant le pays, elle
bien v~re
m~rdlJt
to~s
les tnmestres au capital que les plantatIOns avalent déjà sensiblement ébréché. Mais de
ces vilaines questions d'argent, elle ne radail
guère, même à Agnès. Une seule fois, celle-ci
avait été consultée, lorsque peu après la mort de
M. de Voussages des acquéreurs s'étaient fortuitement rencontrés pour les deux su perbes tapisseries
des Gobelins qui ornaient le vestibule. Agnès avait
fortement insis.té pour ,que sa sœur les échangeât
contre les vingt mille francs spontanément
offerts et que les ré::entes circonstances rendaient
doublement utiles à la jeune veuve. Depui~
lors
bien souvent, elles avaient eftlell1'é, dans leun:
longues conversaI ions, celte réniblG question
d'argent, mais sans s'y attarder. Lorsque, trois
ans auparavant, Agnès ayant atteint sa majorité,
�12
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
La SŒur ainée avait vnulu lui rendre sc~
comptes
de tutelle, la jeune fille avait protesté et elle continuait à toucher comme par le passé une modeste
pension, pour sa toilette, ses charités et ses petites
dc'penscs personnelles. Le reste de ses revenus
allait aux frais génér:lux; ainsi l'avait-elle exigé
depuis la mort de son beau-frère.
- Ma petite Y ~one,
tu vas me laisser causer
avec M. Brumelin, dit Agnès, en apercevant le
notaire qui traversait la cour. Il vaut mieux que
je sois seule avec lui pour parler alfaires, ma
chérie; d'ailleurs, je pense que ce ne sera pas
long.
Yvonne se leva. Plus jeune qu'Agnès de sept ans
seulement. elle éprouvait pour la demi-sœur de sa
mère un sentiment mi-filial, mi-fraternel, où se
réfugiait tout son CŒur tendre et désolé.
Mlle de Fynuont avait conscience de l'appui
qu'elle était pour sa nièce, et voulait, à son tour,
lui éviter les soucis et les difficultés qui, si longtemps, lui avaient été épargnés à elle-même par
la pauvre morte.
- Vous n'avez rien à me faire faire? demanda
Yvonne, déjà près de la porte du pelit salon.
- Non ... écris à Guillaume, si lu veux, j'ajouterai quelques lignes à la lettre ... répondit Agnès
en se levant pour recevoir Mc Brllmelin.
Après un Ic'ger salut, Yronne s'éclipsa, tandis
que Mademoiselle indiquait lin siège au notaire .
.1'11.• Brumelin lenait avant toute chose à s'excllser
de n'ètre point vellU plus tOt. Mademoiselle savait
sans doute qu'il avait été forl maLlde. Sans un
empèchcment absolu, il n'aurait certes pas attendu
d'ètl e appelé, l\Iademoiselle n'en doutait pas, pour
vcni r préscnter, ses resptu~,
co~dléans
~l
oITrir ses serVIces, et aussl s associer au deuil
cruel. ..
Agnès laissa le brave ho~nme
dérouler sa pctite
oraison funèbre. Elle n'était pas pressée. Jean ct
Gabriel faisaient leurs devoirs que corrigerail le
soir mèll1e le vicaire de la paroisse; Y\'onne écrivait à Guillaumc; la cuisinière avait reçu les
ordres pour la journée, la femme de chambre tra-
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
1
Y
13
vaillait sous la direction de Bonne Marion :lUX
tristes vêtements de ùeuil. Du bout ùu doigt, Agnès
lissait distraitement le crêpe qui bordait s~
poignets; de temps en temps, un mot plus accentué
fraprait son oreille, forçait sa pcnsée.
« Elle était si douce, si bonnc! toujours indulgente et bienveillante, )) ;1ffirmait le Jlotaire, et à
part elle, Agnès s'étonnait de deilleurcr indilTérente à ces éloges de la défunte . C'est que si souvent, depuis un mois, clIc les avait entendues, ces
phrases sincères et pourtant banales, ces paroles
compatissantes qui croyaient bien faire en expliquant ses propres regrets, en j ustifian t ses larmcs.
- Elle vous aimail tant, poursuivait comme
tous les autres Me Brumelin. Vraiment vou étiez ·
à la fois sa sœur et son enfan!. ..
Hélas 1 Agnès ne sa\'ait que trop la perte qu'elle
avait faite ... Mais pouvait-elle dire à cet étranger
qu'il ne prononçait point les mots qu'il fallait,
qu'au lieu de l'enliser plus profondément dans son
impuissante désolation, c'était vers l'avenir, vers
sa pensée
les devoirs nouveaux qu'il fallait ~uider
et stimuler son jeune couragc'! l ersonne n'avait
compris ce dont elle avait besoin, personnr, pas
même Georgcs d'Arcillac, l'ami ~i cher, le fi~lncé
de ses rêves qui, pourtant, lui parlait d'avenir et
de joie même au milicu des larmes, Seule, Bonne
Mnrion avait senti le poids énorme tombantsur
les frêles épaules d'Agnès: ces cinq enfants il
reine plus jcunes qu'elle à diriger, à élever. Elle
n'avait pas demandé, comme les ,1lI1res : qu'aIl 'z,
VOliS faire? elle savait bicn qu'un doute lllêmc
n'~lait
pas pos~iblc,
queMdmoi~lc
consacrerait
sa vie aux cnfants d~ sa sœur, qu'avant de songer
à elle, elle songerait aux orphelins, et quc si
quekju'ul1, à cet arrangement. devail èlre !'acriGé,
ce ne serait p'lS eux. Et elle troll\"ait cela si
naturel, la b~"ave
fille, quc. sans qu'elle s'en doutàt,
cela rcssorlrllt de toutes ses paroles, En sorte que
lc seul réconfort, le seul encoura~lt
que rcçQt
Agnès, lui venait inconsciemmen't de cettc humble
ouvrière.
- Oui, la 1110rt de M. le baron a été un trop
�14
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
rude coup, poursuivait le notaire, elle ne s'en est
jamais relevée ... Sa santé était si frêle ... ct puis
ces continuels soucis d'argent, l'inquiétude de voir
disparaître la fortune de ses en rants, l'appréhension toujours croissante de l'avenir ...
Mlle de Fyrmont ne lissait plus d'un geste machinal le crêpe de son corsage; anxieuse, elle
écoutait les molles révélations de Me Brumelin.
- Il est certain que Mme la baronne n'a pas eu
de chance, rien ne lui a réussi, et tout cet argent
dépensé pour ceS vignes !...
- Eh bien? questionna Agnès, presque malgré
elle.
- Vous savez bien, mademoiselle, que cela n'a
pas réussi, la maladie s'y est mise l'été dernier. Il
n'y a plus qu'à les arracher. C'est encore soixante
mille francs de jetés à l'eau. La pauvre mauame en
avait les l..Irmes aux yeux quand j'ai dü lui apprendre le désastre.
« Mademoiselle» partageait cette émotion, mais
elle sut la dominer rour demander avec calme:
- Vraiment, il n y a rien à faire, ni traitement,
ni sulfatage 'Z
- Non, mademoiselle, rien. Madame votre
sœur, sachant que je me connais assez en viticullure, m'avait, l'an dernier, prié d'aller voir sur
phce ('e qu'il en était et j'ai dü reconnaitre qu'on
n'avait rien exagéré.
Agnès se morl..lit les lèvres. Jamais Gabrielle ne
lui avait parlé de ces graves soucis.
- Alors, voulez-vous m'exposer nettement et
en détails minutieux la situation de mes neveux,
demanda-t-elle. Dans une lettre qu'elle m'a laissée,
ma sœur me dit que vous me renseignerez, d'aulant plus qu'elle m'institue tutrice légale de ses
enfants.
Le notaire étala sur une table son large portefeuille et en retira quelques r.apiers.
- Ce sont les baux, dit-i . La petite ferme attenante au chateau est louée pour 1.500 francs. Les
saisons sont mauvaises; il a fallu, en ces dernières
années, abaisser les fermages de plus de moi!ié.
Voici le bail du pré de la Bu lle : 230 francs. Il ya
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
J
15
encore quelques cbamps, vers l'église, loués à
Gros-Pierre: 420 francs. C'est tout pour les terres,
puisqu'il n'y a rien à tirer dcs vigncs de l'Hérault.
Mademoiselle, très f;rave, dcmanda :
- Et l'argent placé.
- Voici, mademoiselle. dit le notuire en tirant
un pcti( lil'l'd du portcfeuille. Mme de Vouss<lges
av,lIt, vnus le savez, rail à sa dOL une l'orte brèche
pour régler les all'aires à la mort de son mari. Elle
a payé plus de 80.000 l'rancs alors. Les revenus se
sont trouvés diminués, naturellemcnt, et chaquc
année il fallait, puisiu'ils nc suffisaient plus, prendre su r le Ca pi tal.
- Cela ne peut ras durer ainsi, pensa Agnès;
dès demain je vais restreindre nos dépenses, supprimer la fLmllle de chambre, vendre le cheval.
- Enfin, continuait Mo Bruillelin, qu'embarrasRait le grave silence dc la jeune fille, la fortune est
bien réduite, bien compromise; le lllalheureux
essai pour 1eR vignes, sur lequel Mme la baronne
comptait tant, a acbcyé de la ruiner.
Le gros mot était Jàché; il s'éJ'ongea le front et
replia nerveusement lcs papicrs d'a[T"aires, sans
oser regardcr Mlle de Fyrmont.
- Mais, enfin, mon"icur Brulllclin, il reste bien
que1911c chose, je suppose? dClllanda-t-elle après
Ull Silence.
- Ob! certainement, répondit précipilammcnl
le notaire. J'ai ici la liste et les numéros de" valeurs de Mme la baronne. Voyez: JO obligatiolls
de la ville de Pari" It-lG7, 15 obligations du chem;n
de L)on-Médlterranée, 8 du C,édit Foncier et
6.000 francs cn renies sur l'Eln!. TOUl cria n'cs!
relit-être pns très productif, mais c'e"t très solidc,
absolument de tout repos, comme d'ailleurs toule!;
les vn!cllrs que je conseille.
-- Et cela rapporte au totnl?
-: Sept cent L(u~tre-yingos
francs yingt-cinq
ccntlmes, répondit le notaire après un rapidc
calcul.
- Ce qui fait il peine 3.000 francs de revenus,
compléta Agnès, SJns se départir de son sangfroid. Evidemment, c'est [leu.
�16
LES DEUX AMOURS D'AGNtS
- Mais je ne parle, bien entendu, que de la fortune de vos nev'eux, s'écria Me Brumelin. La vàtre,
naturellement, est intacte, mademoiselle. Vous
avez exactement 112.000 francs en bons et soIiùes
placements.
Agnès se rappela alors avec une intense émo~
tion que sa sœur, dans les jours prospères, laissait
s'accumuler les revenus de· sa dot à elle, et ne
voulait rien recevoir à titre de pension. Pauvre
Gabrielle! des 400.000 francs qu'elle avait apportés
à son mariage, des brillantes e~péràncs
de M. de
Voussages, que 'restait-il à présent? l'as même de
quoi nourrir leurs enfants.
- Cela vous Cait 3.930 francs de renIes, conclut
Me Brumelin, c'est délà une jolie dot pour notre
pays; votre situation, Dieu merci, n'a aucun rapport avec celle de vos neveux.
- Notre situation est la même, cal' naturel~
ment nous continuerons à vivre comme par le
passé, autant que possible.
Le notaire secoua la tête d'un air incrédule.
- Ce n'est pas à votre âge, mademoiselle,permettez-moi de vous le dire, qu'on engage ainsi
l'avenir; tin de ces jours, vous vous maflerez, et
alors ...
Agnès rougit violemment.
- Il n'est pas question de cela, répliqua-t-ellc
sèchement. J'ignore encoI"e les détails précis de
notre nouvelle existence, mais ce que je sais bien,
c'est que je ferai tout au monde pour renclre au,
enfants de
sœur la maternelle affection que j'ai
reçue d'elle.
Mo Brumelin s'inclina. Avec une dernière protestation de dévouement, il prit congé, laissant la
icune fille, si calme en apparence, atterrée par les
difficultés sans nombre qui se dressaient devant
clle. Ah! il s'agissait de bien autre chose que de
.:ongédier Antoinette et de vendre Mohican 1 Si
peu au courant qu'elle fCltdes compt~s
du ménage,
certains chiITres efTrayants d,ansalent dans sa
mémoire. La pension de GUIllaume? Plus de
'.5 00 francs, avait lIn jour Gapri~I1,e"
800 francs
au jardinier, 600 francs à la CUIsinière 1 Et les
ma
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
17
impôts, les assur:lnces, et la vie de chaqut?l·our?
Une immense pitié emplissait le cœur d' gnès
pour la pauvre mère qui, durant quatre an liées,
s'était silenciellsement déballue sous ces angoisses
quolidiennes. Elle comprenait mieux il présent
l'éloquence navronte de son dernier regnrd, la
crispation d,s moins froides déjà, retenant la
sienne, et ce suprême et suppliant murmure :
« Ne les abandonne pas. n
Sur le moment même, elle ne s'était pas expliqué l'insistance humble d'une lelle prière. La mOI)ranle n'avait-elle pas dit: « Pardonne-moi de te
laisser une telle charge 1 JI Elle corn prenait maintenant, ct, Je menton appuyé dans sa main, les
ye.ux fixés sur la camp<lgne qu'égayaient les premiers bourgeons, longtemps elle songea.
III
J
- Crois-tu qu'on sortira le tennis celte année?
- Je ne sais pas.
- Crois-tu qu'on installera le croquet sous les
platanes?
- Je ne sais pas.
Les deux garçonnets se turent; ils revenaient
du presbytère olt, deux fois par semaine, Je vicaire
leur enseignait les rudiments du grec et du lalin.
Leu!' S<lC sous le bras, ils flânaien t dans la cou rte,
avenue, inconsciemment heureux et soulagés d'être
seuls, loin des tristes yeux d'Agnès et d'Yvonne,
loin des domestiques, loin de tout Je monde, heureux et soulagés de pouvoir, sans co,ntrainte, parIer et rire il haute voix, rejeter un moment la
lourde enveloppe de deuil qui depuis un mois
pesait sur eux il les étouffer.
- Je ne sais pas, répéta Jean, en se penchant
pour cueillir dans la mousse une toute petite violette pâle et sans p<l rfll m. Je n'ose pas Je demander
à tante Agnès. J'aurais l'air d'oubher maman ...
�[8
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
- Pauvre maman, elle aimait tant nous VOIr
jouer. Tu te souviens, l'automne dernicr, clic
s'asseynit sur le banc, lout enroul.5edans sOlgran~1
chùle gris, e l jugeail les coups . Je crois 'luC nous
ne pourrons pilis jamais être heureux maintcn . lllt.
- Peut-être 'lue si, dans bicn longtemps!
- Veux-tu que nous courions? ,lemanJa tout à
coup Géibriel, al)rè..; un silence lourd.
Les deux enfants s'élancèrcnt, la tète rejetée en
arrière, les yeu x soudai n brillants, ph ysiq uel1lcn t
heureux d'a,pirer l'air à plein,; poumons, cie
dégou l'di r leu l''; jam bes, dc gesticuler, d'ou bl ier.
- Tu ne m'attraperas pas! crie Jean en dépassant d'un hond son jeune frère, et comme il
clébouchaitdéjà dans la cour, trop rrès des regé\rds
tristes et c1es voix assourdie::;, il louma brusquement, cnula la sombre allée bordée de sapins qui
condllisait à la campagne, et courut, courut à
perdre baleine, toujours suivi de Gabriel, ju,;qu'à
ce qu'il fû.t brusquement arrêté par unc main
vigou l'cuse.
- Eh bien, je vous y prends à faire l'école
buissonnière, vous Jeux, s'écria une voix jeunc et
joyeuse. C'est comme ça que vous allez en cJ.1sse?
- Nous en rcvenons, au contraire, prolesta Jean,
tandts que G . lbriel s'abattait avec un cli de joie
dans les bras ouvcrts pour le recevoir.
Georgcs! Qucl bonheur! Tu viens à la
mnison?
- Oui, mc.; pelits, je vicns prendre cies nouvelles Jc volrc tante et de vos !:iœllrs. Quant à
vous, je suis rassuré, vous êtes roses COJllmc des
pivoines.
-7" Tu comprends, Georg-es, expliqua Jc,ll1 un
pcu confus, nou~
arions tant envie Je courir, nou:;
l'avons fait pres pIC sans y pen~r.
- Mai" ne t'en excuse P;($, mon bonhomme,
vous m'el. jolimcnt rai ,on de vous détendre le~
j~t\1bc.;!
Va prévenir Agnès de mon arrivée. Je te
suis avec Gahriel.
Tout en pnrlant, le jeune homme avait déclJ:1rgé
Jean de SOli sa'; il pri t la main de Gabriel et
accéléra le pas Jans la direction du chàteatt.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
J
19
Ça va toujours, les études? demanda-t-iI,
lorsque Jean eu t disparu derrière un énorme saf2in.
Tu me montreras tes cahiers tout à l'heure? Il
faut bien travailler pour avoir un bon rang quand
tu iras au collège.
- Au collège! Qui t'a dit que j'irais au collège?
demanda vivement l'enfant. Jean a douze ans, et il
reste bien à la maison. Pourquoi veux-tu que
j'aille au collège? Maman ne parlait jamais de
cela.
- Mais, mon petit, ce n'est pas une catastrophe
d'aller au collège, expliqua Georges en souriant.
Guillaume y est; j'y ai été assez lÔ11gtemps, je t'en
rélJonds, tOUl le monde y va.
- Enfin, tu n'as pas besoin d'en parler à taote
Agnès, en tout cas, protesta Gabriel, méfiant.
Mam<ln nous a fait promettre de lui obéir; mais
elle sait bien toute seule ce qu'elle a à faire. El ie
ne trouve pas que ce soit le moment de nous
séparer, quand nous sommes tléjà si malheureux.
La voix du petit garçon trembla, et Georges
songea qu'il aurait en ce bambin de dix ans, aux
lèvres fraîches el aux ycux bleus, un redoutable
adversaire. Instinctivement, il lâcha la petite main
humide et chaude qui se blottissait dans la sienne.
el contmua sa marche sans parler, abattant nerveusement du bout de sa canne les branches trop
hardies qui s'avançaient dans l'allée négligée. De
temps en temps, Gabriel ramassait une pomme de
pin et là lançait en l'air; d'ordinaire, Georges
était toujours prêt à s'amuser avec lui, et 'du coin
de l'œil, l'enfant surveillait ses gestes. Mais, aujourd'hui, un peu de froid s'élait glissé entre eux, elle
jeune homme ne semblait nullement disposé il
Jouer. Tout à coup, Gabriel s'élança, il venait
d'apercevoir entre les branches la sombre
silhouette d'Agnès. Avant que Georges, à grandes
enjambées, eClt pu le rejoindre, il s'était suspendu
au cou de la jeune fille et lui parlait tout bas cn
j'accablant de caresses.
- Oui, oui, naturellement, mon cher petit
répondait Mlle de Fyrmont, en cssayant de s~
dégager pour il.ccltcillir le salut de Georges.
�20
LES DEUX AlIfOURS D'AGNÈS
Bonjour, mon ami, comment vont vos
parents?
- Très bien, merci . Ils n'ont I)U venir aujourd'hui, la jument s'est blessée, et a course à pied
est tro~
longue pour eux.
- Naturellement! J'irai les voir ... un peu plus
tar 1... Va jouer encore, petit Gab; tu diras à
tes sœurs que je suis dans l'allée du bois, qu'elles
ne me cherchent p;IS.
L'enfant regarda sa tante et, la voyant sérieuse,
n'osa pas insister; il appuya un baiser sur la main
fine qui tombait entre les longs plis noirs el s'éloigna lentement.
- Cela me fait du bien de vous voir, reprit
Agnès, je me sens si triste aujourd'hui, si accablée
]Jilr notre malheur. Vous ne pouvez savoir,
Georges, combien il est encore plus grand qu'il ne
parai!.
- Qu'y a-t-il donc? demanda le jeune homme_
Tou t de suite, bravement, elle arracha de son
cœur le douloureux aveu .
..L Il Y a que nous sommes ruinés, mais complètement ruinés; nous sommes à la misère,
insista-t-elle, s'étonnant du silence de son ami.
- N'exagér.ez rien, reprit Georges d'un ton
contraint; je ais que la fortune de votre sœur
était très ébréchée, mais enfin il en reste encore
pa:' mal.
Mais elle était résolue à ne laisser aucun doute
possible subsister entre eux.
, - Sa vez-vous ce qu'il res te en tout à mes
neveux'? 3.000 francs de rente. Avec ce que je
possède, cela ne nous fait pas 9.000 francs pOLlr
tous.
- Vous ne pouvez vous charger des enfants,
protesta vivement le jeune homme. Comment
voulez-vous'? C'est i1l1pos'iible, impossible. Nous
ne pouvons pas, ajouta-t-il à demi-voix.
Agnl;s l'avait entendu, et douloureusement
com pris.
- Oui, c'est impossible, acqu!esça-t-el.le t~ès
bas, la gorge c;errée. Et pourtant Je ne pUIS faire
uutrelllent. Que voulez-vous, je vous le demande,
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
21
que deviennent ces pauvres enfants? D':lillclll!S,
j'ai promis à Gabrielle de la remplacer <lllprès
d'eux.
- Vous ne lui avez pa. promis de hriser votre
yi . elle ne l'aurait pas voulu. Vous a~grvez
vos
obligations, Agnès, jamais je ne les avaIs cOlllprises
alI1SI.
- COl11mentles compreniez-vous donc? inlerrogea-t-elle t ristemen t.
- Ah! je ne sais pas. Je pensais à vous, Agnès,
à 1/011S pll1s qu'à eux.
Elle ne relcva pas le mot qui la faisait rougir de
confusion heureuse.
-- C'est à eux avant tout qu'il faut penser, au
contraire, dit-elle, lentement, du bout des lèvres,
sans parvenir à se souslraire à une joie iDtem.e.
Brusquement, tout était changé en elle tl autour
d'elle. Parce qu'elle était joyeuse et fière de la
beauté de Georges marchant à ses cotés, elle
voyait soudain toute la beauté éparse dans la nature renaissanle; parce que son âme tressaillait à la
caresse d'u ne voix chère, elle en tendait tou t à COll P
le joyeux tumulte des gazouillements printaniers;
parce que son cœu r s'entr'ouvrai t dans la déli(;Îeuse
appréhension de l'aYeu, elle percevait l'ardeur de
Vivre, l'enchantement ùu renouveau, la pure fralcheu~
des premières brises à peine tiédies. Elle
sentait vemr le bonheur ct se raidissait tout
en tière dans l'a llen te trou blée et bienheu rcuse.
QuoiqueAgnès fût grnncle, Georges dut ~ pencher pour lui dire toul bas, presque à l'oreille:
- Vous n'aimez donc qu'eux, Agnès; 10utes
Leur ,l\enir seul
vos pensées sont pourex~ls'!
vous préoccupe; raul-il vous dire qu'un autre bonheu r encore déllcnJ de vous?
Et comme el e repoussait la main qui s'emparait
des sien Iles:
- Ne protestez pas, ma chérie, ce que je VOtlS
clis aujourd'hui, YOUS le. saviez depuis longlemps.
Avons-nous (u besoin de paroles, tant de foi~
où
nOlis nous some~
compris? Ne saviez-vous ras
qu'un jour j~ vous rappellerais le cher engagement
muet que SI souvent nos yeux ont échangé? Ne
�22
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
les savez comme moi nos
niez pas, Agnès, VO~lS
dates précieuses. Rappelez- vous: le 15 janvier, il
ya plus de deux ans, vous avez chanté la Jeune
Prillcesse, de Grieg, et au detixièrne couplet nos
regards se son t croisés; j'étai., indiscret, je le sais,
ùans mon insistance; je ne pouvais, même un instant, cesser de vous voir. Alors, VOllS avez rougi
cl détourné la tète, lentement, cn vous reculant un
peu, tenez, comme à présent. Vous ne voulez pas
qu'on vous regarde, vous voulez donc vous enlever à moi'! ô ma chérie, ma chérie, ..
Avec une puissance douce et irrésistible, il attirait à lui, élevait jusqu'à ses lèvres les petites
mains frémissantes.
- Pourquoi vous taire, Agnès, pourquoi me
cacher vos yeux que j'aime? Laissez-moi au moins
y lire ce que vous JJ.e dites pas? .. Ma bien-aimée,
je vous aime, dites-moi que VOliS m'aimez aussi.
Dites-moi que vous voulez bien 6tre mienne pour
toujours. Agnès, Agnès 1. .• mais parlez-moi?
D'un geste rapide, la jeune fille retira l'une de
ses mai ns et la p:1ssa sur ses yeu x.
- Vous pleurez, s'écria Georges, consterné, je
vous ai fait de la peine ... pardonnez.moi, mon
amie, j'ai été maladroit. .. votre deuil récent ..• -Il
balhutiait, ne sachant que faire pour calmer une
douleur qu'il ne comprenait pas. - Il ne faut pas
m'en vouloir, Agnès, je vous en supplie.
- Je ne vous en veux pas, murmura-t-elle, la
voix encore pleine de rêves.
- Alors, pourquoi pleurez-vous, pourquoi ne
me répondez-vous pas? demanda Georges hésitant.
N'avez-vous donc rien à me dire?
Agnès sou rira. Ah si! elle a vai ( à parler, elle depas.
vait répondre, et son courage ne (lécbis~at
Mais ne pouvait-elle au moins s'accorder quelques
instants de bonheur, aspirer ce parfum d'amour
JonI il lui faudrait si vile se détourner. Pourquoi
Georges la pressa it-il ainsi? Pourquoi comprenaitil si mal la lutte intime où elle se débattait"?
Elle leva vers lui des yeux illuminés, encore
brillants de larmes j tonte sa joie et toute sa peine
reflétées dans ses claires prunelles.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
23
- Ah! Georges, ne me tcntez pas ainsi! Ne me
présentez pas un bonhenr qu'il me faut repousser ...
- Et pourquoi, encore unc fois'? s'c'cl-ia-t-il
violemment. Puur vous consacrer exclusivcment
à vos neveux? pour vous donncr toutc à eux en
me brisant le cœur? Oh! Agnès, vous ne savez
pas ailller! Si \'ous m'aimicz comme je vous aill1e,
vous quilleriez tout pour vel1ir à moi, vous
vaincriez tou~
les obstacles, vous surmonteriez
toutes les dilficultés. Ce n'est pas aimer, que réflé.:hir el calculer. L'amour est absolu, ou ce n'est
plu- l'amour.
Il s'était séparé .;l'Agnès el padait d'unc voix
amère et irrilée, tandis que la jeune fille pleurait
tout bas, adossée à un arbre.
- Vous èles inj uSle, protesta-t- elle faiblement,
sans espoir de se faire comprendre.
- :;\Ion, si vous m'aimiez, vous trouveriez un
arrangement q UClcolhlue ...
- Trouvez-en un, Georges, je J'accueillerai avec
joie.
- Mais c'est bien simple, vous pouvez laisser
les enfanls ici, sous la garde de Bonne Marion;
mes parents s'en occuperaient, ils les verraient
souvent.
- Et l'argent pour la vie, pour les éducations.
en admettant celte invraisemblable supposilion d:!
les abandonner? gémit la jeune fille !>e raidissant
con t re l'm ti me froissement que lui causai t la froide
désinvolture de Georges.
- Il ne faut pas grand'chose pour vivre à la
cam pagne.
Agnès eut un pale sourire.
- Vous croyez? Et pas grand'chose, non plus.
pour élever lrois garçons.
- Nc les élevez pas, voilà lout! ils s'engageront
à dix-huil ans. Vous ne pouvez pourtant leur
donner unc forlunc qu'ils n'ont pas.
Hélas! non, mais je puis, mais je dois partager avec eux le peu q\le je po~sèdc.
Peul-c:tre attendait-clle un mol, le seul gui eùl
pu rouvrir la porle au rèvc. Il ne le prononça pas.
Non, il Ile pouvait, pauvre lui-1~me,
prendre
�24
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Agnès sans aucune dot; il ne pouvait grever leur
mInce budget de la charge trop lourde des cinq
orphelins. Rapidement, il entrevit les inévitables
et pitoyables conséquences du mot généreux qui
brûlait ses lèvres fermées, et il le refoula. C'était
Jéjà une imprudence, longtemps combattue pur
Agnès. L'épouser SdllS dot
ses parents, d'épou~er
ou char<rée des enfants eùt été folle pure.
- Il faut choi~r,
dit-il enfin avec eiTort, chercher votre bonheur avec eux ou avec moi.
Mais il laissait tomber ses mots péniblement,
sentant que chaque syllable creusait un ablme
entre lui et celle que, depuis des années, il considérait comme sa liancée.
Elle secoua la tète: pourquoi s'obstinait-il à ne
pas comprendre? pourquoi parlait-il cie bonheur,
quand il s'agissait de devoir'? La soulfrance de le
sentir si loin de son âme dépassait en elle, li celle
minute, tout aulre déchirement.
Profondément, avidement, elle le regarda,
cherchant sur ce visage aimé une émotion sœur de
la sienne. Et comme elle n'y voyait rien qu'une
ardeur irritée et inquiète, elle n'essaya pas de
vaines explications, des protestations inutiles. Elle
ne ressentait point de colère contre lui, car sa
douleur était trop intime pour s'exhaler, mais une
pitié un peu hautaine et dé~abuse.
Elle lui tendit
la main, déjà tournée vers le château et prète à le
quiller.
- Mon pauvre ami, vous savez bien que je ne
puis pas choisir, dit-elle.
Et, saQs lui laisser le temps de rél)Ondre, elle
s'éloigna.
IV
Les jours qui suivirent comptèrent parmi les
plus pénibles dans l'existence de Mlle de F~rmont.
A tous ses regrets, à tous ses tourments, s ajoutait
l'angoisse de sentir son amour méconnu. Si cruel
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
25
qu'illuÎ fût de renoncer il Georges, la pensée qu'il
se méprenait sur ses sentiments lui était plus douloureuse encore. Sans cesse, elle discutait avec
elle-même l'étrange axiome professé par le jeune
homme.
« L'amour est absolu ou il n'est pas. » Ainsi elle
n'aimait pas, parce qu'elle refusait de fouler LlUX
pieds ses plus évidents devoirs! Elle n'aimait pas,
parce qu'en son cœur subsistaient la reconnaissance et le souvenir? Elle n'aimait pas, parce
llu'elle ne rejetait pas à l'abandon et à la misère les
enfants de ceux qui avaient fait si douce son existence d'orpheline? Comment Georges avait-il pu
proférer un tel blasphème? Elle ne pouvait pourtant lui crier sa détresse, laisser éclater devant lui
la force d'un amour qui n'avait plus d'espoir.
Ah! s'il avait voulu, ils auraient pu pleurer
ensemble les chers rêves anéantis et dans ces larmes
confondues se serait glissée encore une mélancolique douceur. Mais il ne comprenélit pas, il
repoussait sa part de souffrance ct de renollcement ...
Un ouvrage à la main, car depuis la visite du
notaire, elle n'osait plus rester oisive, Mlle de
Fyrmont était assise dans sa chambre, près de la
fenêtr'e ouverte; à travers les légers l'Ideaux de
guipure, elIe voyait Blanche, Jean et Gabriel
bêcher avec ardeur, entre deux massifs de lilas,
le coin de terre qui, de tradition) appartenait aux
enfants pour leur petit jardin. TOUL à coup, Blanche
jeta sa pelle et, secouant ses longs cheveux dorés,
partit en courant dans une direction inconnue.
Gabriel s'assit par terre, tira de sa poche un chifTon
de papier qu'il déplia avec soin pour en retirer
quelques graines: des éclats de voix arrivaient
jusqu'à la jeune GlIe.
l( Ils trouvent encore le moyen d'être heureux!»
pensa-t-elle. Mais, loin de h réconfol ter, cette
Impression ne fit qu'accroltrc sa tristesse en remettant plus nellement devant ses yeux les difficultés
matérielles de la situation.
Blanche revenait, un râteau ù la main, cansant.
avec Yvonne; cette dernière, trop grande mainte-
�26
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
nant pOllr s'absorber dans les jeux enfantins,
errait dans la maison, dans le jardin, ennu rée et
désŒuvrée, Ile sachant à quoi employer ses interminables journées.
Depuis la mort de sa mère, elle n'avait même
pas repris ses irré,-\ulières et incomplètes études,
non que J'envie lui en mal1cluàt, mais elle se serait
reproché comme une inconvenance, bien plus, un
manque de cœur, cie reprendre si vite la mème vie
qu'avant le malheur. A?:nès était trop occupée pour
veiller à au tre chose q u aux détails les pl us urgents.
Ce matin-là, elle remar' lua l'attitude languiso.;ante
de sa jeune nièce et plus que jamais sentit l'impérieuse nécessité de parer au plus vite à l'incohérence et il la médiocrité de son é,lucatioll.
H.élas! lout de suite son désir se heurta à la réalité. Ce n'était pas avec les faibles ressources dont
elle disposait qu'elle pouvait procurer de bons
mallres à ses ncveux.
Pour la centième fois, elle recommença ses minutieux calculs, elle reprit les papiers couverts de
chilTrcs, s'ingénia à diminuer encore le trop mince
budget li u ménage, su pprima les q uelq ues cents
francs attribués aux vètements, et malgré tout se
hcurla une fois de plus à un total de dépenses
excédant notablement celui des revenus.
Elle avait pensé, a~culée
aux pires extrémités, à
vcndre Voussages, mois en adlllettant qu'elle pùt
trouver un acquéreur, elle n'avait Fas le droit, en
qualité de tutrice, d'aliéner la propriété de ses
pupilles, et le temps était loin encore où elle pourrait les faire émanciper ..Blan.c he n'~vait
que treize
,111S, J ea n douze et GabrIel diX il peIne. II n'y avait
1.15 il songer à celle impossible planche de salut.
Agnès, ne pouvait en auCune façon
\ ~lIe-mèJ1c,
augmenter sa forl.une: elle n'avait même plllS,
dC[1uio.; sa majorité, la pension que lui servait le
gouvernement comme fil~
de colonel. A la rigueu r,
en renvoyant lcs domestlqucs et ne gardant, avec
Ic jardinlcr. lu'ul1e femI?-le (~e
jo.urnée pour les
gros travaux, elle pourrait faire Vlvrc ses ncveux
il Vou.:;sages. Ce n'etait que reculer la difficulté en
['aggravant. Son devoir strict n'était-il point de les
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
27
préparer, au contraire, pour la lutte ~re
et rude
qu'ils aurnient à soutenir avec l'existence? Ne
devait-elle pas, avant toute chose, s'efforcer de
mettre Yvon,ne et Blanche, de se mettre elle-même
en état de gngner leur vie '! En scrutant ses
modestes talents, Agnès était épouvantée de son
incapacité à remplir la plus humble fonction; elle
avait été bien élevée pourt;lnt, élevée comme toutes
les jeunes filles de sa position; elle savait à peu
près l'anglais, jouait un peu du riano. dessinait
gentiment, avait fait d'assez bonnes étud.es. Mais,
en y regardant de plus près, elle était, en toutes
choses, d'une désolante médiocrité.
- Il faudrait quitter Voussage, s'installer très
à J'étroit dans une grande ville et travailler tous
avec nrdeur, dussé-je y sacrifier nos dernières ressources, afin que chacun de nous puisse ensuite se
tirer d'affnire.
,
Cette résolution lui semblait héroïque et déchirante; elle lui apparnissait comme une déchéance
consentie et obligatoire, comme le renoncement à
tout ce qui jusqu'ici avait été son inconscient orgueil de race.
Si douloureux et mortifiant que dett être, dans
le pays, l'inévitable aveu cIe leur ruine, ce ne serail
qu'une mortification. Les Voussages sans fortune,
n'en resteraient pas moins les Voussages, chàlcJains du domaine de leur nom, les égaux malheureux, mais les égaux quand même, de toute l'aristocratie de la contrée, Tandis que les VOlls::;ages
llépossédés, cachés à un sixième étnge, ùnns un
appartement mesquin, les Voussages travaillant
pour ~agner
leur vic, c'était aux yeux d'Agnès
l'humIliation et le déclassement. Elle y était résolue, puisqu'elle ne pouvait l'éviter, mais avec
quelles révoltes, quelles douloureuses résistances
elle y amenait son pauvre cœur, hostile à sa raison.
- Voici des lettres pour vous, tante Agnès, dit
Yvonne en entrant, le courrier.à la main.
Elle était presque aussi grand~
que Mlle ~e Fyrmont, mais trop pâle et trop mInce avec ses cheveux clnirs et ses Inrges yeux violets et velouté
comme des pétales de pensée. Il y avait une vague
�28
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
di!'proportion entre se~
épaules étroites. sa tête
menue et la longueur svelte cie son corps trop frèle.
Sa bouche était petite el fine, mais les lèvres d'un
rose délicat. le cercle bleuâtre qui élargissait les
yeux déjà tro~)
grands, trabi-tsaient la fr.,gilité d'une
-:roissnnce hàtiye et menaçanle. Agnès en fuI
frJppée, el tout de suite inquiète. Non, ce n'était
ni le travail, ni les privatiolls qu'il faudrait à celleci, lui disaient les oscillations anxieuses de son
esprit troublé.
Elle pri t sans hâte le paq uet J'enveloppes que
lui tendaIt Yvonne. Tons les jours arrivaient des
cartes, des billets répondant aux leUres de [airepart. Elle se mit à les dépouiller, les tendant une
ù une à sa nièce, quand lout à coup elle reconnut
l'écriture de Georges d'Arcillac. Impatiemment
elle pnlpa l' enveloppe, comme si de l'épaisseur de
la missi\'e dépendnit sa destinée tout entière.
Mais la présence d'Yvonne la gênait; elle n'osait
sous d'autres yeux entr'ouvrir les précieuses pages.
- Ce sont des lettres sans intérêt pour toi, ma
chérie, dit-elle, en s'elTorçant de dominer son
trouble. Profite de cc beau temps et retourne au
j':mlin. Je t'y rejoins, dans cinq minutes.
Dès qu'elle fut seule, Mlle de Fyrmont ouvrit
précipitammcnt la Iellre qui tremblait dans sa
ma i Il.
Bienlôt, elle laissa retomber avec découra~e
ment les feuilles tentatrices. IIélas! Georges
n'avait rien compris, puisque. pour sauver leur
égoïstc bonheur, il osait lui proposer froidement
l'Immolation Jcs enfants; il s'appuyait sur la raison sèche el ill1pla.;able. Il voulait séparer les
orphelins, le ' laisser à 1<1 pitié de qui voudrait les
rece\'oir moyennant une [nible pension, et partir,
lui, avec Agnt!s, aller hien loin chercher la joie, en
délaissan 1 Je de\'oi r.
- Non, protesta tout bas Agnès, non, je ne
pUÎs. pour sauver mon bonheur, abandonner les
enfants dc Gabrielle, les disperser de tous côtés,
les jeter presque à J~ chn,r,té publique. C.e n'cst
pas possible: ce serait mOI CjUI consacrerais leur
malheur, qui ruinerais défirutlvement le foyer de
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
29
famille, qui les ferais tout à fait orphelins. C'est
impossible 1 Je ne le puis pas, répéta-t-elle distinctement, comme pour ajouter à sa volonté une
force physique.
Elle voulut fuir le danger, plier et enfermer la
lettre, mais en froissant le papier, des mots encore
sautaient à ses yeux, enlaçaient son CŒur, parDlysaient son énergie. Alors elle relut les longues
pages tout entières, se raidissant contre les supplications et les raisonnements, ne voulant rien voir,
rien comprendre, se butant dans sa vofonté de
dévouement.
La cloche sonnait pour la seconde fois. Elle
abandonna sur sa table les lellres entr'ouvl~s,
les enveloppes encore fermées, el, répondant li
rappel de Blanche, descendit à la salle à manger.
Le repas fut, comme à l'ordinaire, rapide ct
presque silencieux. Agnès, novice encore dans son
rôle de mère, ne se rendait pas compte, au milieu
de ses soucis, de l'ardent b'e soin de vie qui, malgré
tout, animait les enfants j elle ayait un regard ùe
triste étonnernent lorsque sur les lèvres des garçons fusait un rire promptement réprimé. Alors,
ils baissaisnt la tète, rouges de regret et de con fu~ion.
Yvonne essayait quelques phrases. Blanche
répondait timidement et le silence retombait jusqu'à ce qu'Agnès, s'arrachant à ses pensées, posàt
quelques questivns sur les devoirs de chacun et
l'emploi cie la matinée.
Ce jour-là, cependant, le ciel était si pur. l'air
si frais, le soleil si brillant et si doux. qu'elle entrevit le désir d'expansion eL Je mouvement d,ms
les yeux plus vifs, et les petits pieJs agités sous la
tabre.
- Nous devrions faire une promenade aujour?'hui, elit-elle. Nous prendrons des paniers et nous
Irons à la prairie basse faire notre cUf::illette de
violettes et de coucous. Bonne Marion m'a dit que
C'était un vrai tapis de fleurs .
. Par l'accueil fait à sa proposition" Agnès put
Juger e1e Son opportunité.
11 se mblait qu'un air nouveau eût soudain pénétré dans la salle à manger. Les fronts se rek'-
�30
LES DEUX AMOÙRS D'AGNÈS
vaient, les joues pales se coloraient, l'appétit
même devenait plus vif, et Yvonne cessait d'émiet ter machinalement son pain.
Ainsi donc, la vie suspendue depuis un mois
allait reprendre son cours; les enfants l'éprouvaien't nettement, puisqu'on s'intéressait de nouveau aux choses, puisqu'on allait, comme autrefois, cueillir des violettes pour tous les rhumes de
la paroisse.
- Tu sais, Gabriel, il ne faut pas prendre les
blanches, elles ne valent rien pour la tisane.
- Nous prendrons aussi les fleurs de taconet,
n'est-ce pas, tante Agnès?
Tout cet émoi joyeux, découlant d'une parole
d'elle, si simple pourtant et si banale, troublait
étrangement la jeune fille. Elle réalisait soudain
ce qu'elle était vraiment pour ces enfants: la direc.rice de leurs pensées et de leurs actes, la régulatrice de leur vie, celle enfin qui remplaçait la mère
tr0l?, tôt partie.
Elle essaya de se figurer ces petits écoutant son
impossible confidence: \1 Je m'en vais, je me
marie, et pour que je puisse, moi, être heureuse,
vous irez, isolés, chez qui voudra vous recueillir ... ))
Il lui semblait sentir peser sur elle la stu~er
des
regards qui ne comprendraient pas, leur mvolontaire reproche, leur silencieuse protestation. Non,
non, elle ne pourrait jamais le supporter.
Le soir, seulement, elle se remit à parcourir,
av(!c Yvonne, les cartes reçues le matin; plusieurs
enveloppes n'avaient même pas été décachetées.
Ce n'était généralement que quelques lignes où
fjndiŒérence transparaissait sous la banalité des
phrases. Une petite leUre, cependant, l:iUr papier
armorié, retint l'attention de Mlle de Fyrmont.
L'écriture fine et allongée lui en était inconnue.
Après l'a voir rapidement parcourue, elle ne la
montra pas à sa nièce, mais la glissa dans sa poche.
Si inacceptable que lui en parClt le contenu, elle
devait la relire à plusieurs reprises, sans que son
premier étonnement en ft'lt diminué.
La voici:
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
31
(( Paris, 30 mars 1898.
Il Ma chère cousine,
C'est seulement par des amis communs que
j'apprends le nouveau malbeur qui vient de vous
frapper; cela me prouve que vous m'avez bien
comrlbtement oubliée. Je n'ai p,ls la mauvaise
grâce de m'en plaindre, car vous étiez bien jeune
lors de la mort cie votre chère mère, et, depuis,
'otre installation complète clans la famille de
madame votre sœur vous a fait un peu négliger la
votre. Encore une fois, ma chère enfant, je ne
vous f-is aucun reproche, Join de là.
«(
Vous voici donc, une ~ecol1d
fois., privée de
foyer et d'afrection : je vous offre très cordialement
de venir chez moi. Bien que je ne sois plus jeune,
ma maison ne VOLIS paraltra pas trop morose pour
vos vingt ans, puisque V()US viviez jusqu'ici à la
campagne où sans doute les distraction:-- n'abondent pas. Je suis malade, âgée; raison de plus
pour que vous veniez avec moi, ma cbère enfant,
vous, ma seule parente, et, si vous le voulez, bientôt ma fflle adoptive. Venez, ma chère petite,
mettre votre jeunesse et votre gallé daus ma vieille
demeure. Venf'- jouir ù mes cotés cie tout ce luxe
que j'ai aimé et qui s'endort autour de moi. Venez,
surtout, me donner uu peu de tendresse, je vous
la rendrai avec usure.
,
«( Marquise de SAINT-CERNEAU. li
«(
et
Cette étrange lettre déroutait Agnès
la plongeait dans un profond étonnement. Oui, certes,
clic avait bIen totalement oublié cetle cousine
éloignée, dont sa mère parlait quelquefois avcc
des restrictions dél,ourvues de sympathie. Dam;
"gilet but renouait-e le aujourd'hui les liens brisé-.
d'une parenté lointaine? Malgré l'éridente volonté
de bienveillance et de séduction, presque chaque
mOL l'roissait la jeune ulle, depuis le demi-reproche
du début jusqu'a l'app:1t grossier et mal fardé d'ull
héritage en perspective. Pour écrire ainsi, cette
femme ne devait rien sentir, rien éprouver comm,;
elle-même, Agnès. Mais son intention était born;'!
�32
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
et la jeune fille s'appliqua à envclorper de son
mieux son refus aux propositions qui lui étaient
faites. Dès le soir lIlême, elle répondit sans une
hésitation, ni un regret:
«
Ma chère cousine,
« VoIre bienveillant intérêt pour moi augmente
encore ma confusion de mon oubli. Je vous prie de
vouloir bien m'excuser et recevoir tous mes
regrets, en même temps que mes très reconnaissants remerciements pour votre proposition qui
me touche extrêmemenl. Comme vous le dites,
me voici pour la seconde fois orrheline et privée
si crue que soit le deuil
du plus cher appui. M~is,
'lui vient de me frapper, il ne me laisse dépourvue
ni d'alI"ections ni de devoirs. Ma sœur laisse cinq
enfants bien jeunes encore: l'aîné a dix-sept ans et
le dernier dix à peine; clle me les a confiés et les
circonstances matérielles même où ils se trouvent
me sont une obligation de plus de rester auprès
d'eux et de m'eITorcer de les préparer à la vie. Il
m'est donc impossible, ma chère cousine, de
répondre à votre aŒectlleux appel. Je n'oublierai
jamais que vous avez voulu remplacer auprès de
moi ma famille si tôt disparue, et je vous prie
d'agréer encore une fois ma respectueuse reconnaissance.
<J. Agnès DE FYRMONT. »
Plus difficile et plus troublante à écrire était sa
réponse à Georges d'Arcillac. Elle ne pouvait se
décider à tracer le mot définitif qlli briserait à
jamais tout espoir. D'heure en heure, les arguments
du jeune homme lui semblaient moins inadmissibles, ses raisons se faisaient plus insinuantes. 11
(;,Ibit bien, en vérité, se plier aux exigences maté1 ielles de la vie et, de toute évidence, même en y
consacrant tous ses revenus personnels, elle ne
pouvait subvenir aux frais de collège des trois
garçons. Et, après le collège, les écoles plus disrendienses encore, et les v(:tements, les voyages,
les dépenses de toutes sortes, pendant tant et tant
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
33
d'années! Grtbriel n'aurait pas fini ses éludes avant
dix ans. Un petit fnsson secouait Agnès, dans dix
ans elle en aurait trente-quatre, sa jeunesse serait
passée, elle serai t une vieille fille!... Mais elle
repoussa cette pensée pénible et songea à ses
nièces. Jamais elle ne pourrall leur donner la forte
éducation qu'elle jugeait indispensable ... Alors, si
ses efforts étaient inutiles, si de toutes façons elle
n'arrivait à rien, fallait-il vraiment briser en vain
sa vie et celle de Georges? Elle voulait bien se.
sacrifier, pourvu, qu'au moins, de son bonheur
immolé germât, pour !leurir un jour, le bonbeur
des bien-aimés auxquels elle se dévouerait! Mais
aussi tôt qu'elle vou lat t se représen ter la douce vie
à deux avec son Georges, un remords aigu lui
labourait le cœur; elle se voyait jeune femme heureuse et choyée, et, tout de suite, celle vision se
brouillait pour lui montrer Yvonne pâle et triste,
toute seule chez cles étrangers, avec un reproche
dan!. ses grands yeux bleus, pour celle qui l'avait
abandonnée. Elle voyait les larmes de Blanche,
elle entendait les protestations prtssionnées de
Jean et de Gabriel, elle sen tai t l'étonnement de
Guillaume, douloureux et amer. Que penseraientils, tOllS ces enfants? Pas un ne la comprendrait,
ne l'excuserait; elle jetterait au fond de ces jeunes
cœurs, non seulement une tristesse de plus, mais
l'amertume et le doute, elle tuerait leur confiance.
Elle trahirait la morte aussi, la pauvre mère qui,
sur sa parole, s'était endormie plus paisible.
Toujours argumentant avec elle-même, tour à
tour résolue el indécise, Mlle de Fyrmont laissait
passer les jours, incapable de sc décider.
Dans son désarroi, elle en venait presque à
regretter d'avoir si brusquement repoussé l'intervention, bienvetllante en somme, de Mme de SamtCerneau, lorsqu'elle en reçut une nouvelle lettre .
. La vieille marquise, sans insister pour faire revelU!" Agnès sur sa décision, lui exprimait affectueusement son regret de ne pas la voir, lui demandait
quelques détails sur la vie qu'elle menait ct terminait en réclamant, avec instance, une photographie de la jeune fille.
�34
LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
Il Je s,uis ~ûr.e
qu~
.vous êtes .i0.lie, .dis~t-el,
votre mere etait déliCieuse, et J'UI OU·i dire que
vous lui ressembliez, que vous aviez ses beaux
cheveux châtains, ses yeux gris largement bistrés,
sa bouche Gne et, lorsque vous riez, sa jolie petite
fossette à la joue gauche. Voyez si je suis bien
le désir que j'ai de vous
informée, et compren~z
connatlre, chère enfant, au moins en photographie. )1
Agnès ne pouvait, sans mauvaise gràce, résister
à une si aimable prière. Elle envoya donc son
portrait, Faccompagnant d'une lettre plus longue
ct moins sèche que la première. On n'est jamais
tout à fait insensible aux paroles flatteuses, et
Mlle de Fyrmont sentait croître sa sympathie pour
cette femme qui, soudain, s'intére~lI
à elle et,
sans la connaître, savait qu'elle était jolie.
v
Les vacances de Pâques étaient arrivées et Guillaume avec elles. C'était un grand garçon blond
comme ses sœurs et, comme Gabriel, assez bien
r.hysiquement. Dominant son insouciance native,
.1 préparait activemen 1 son baccalauréat pour
juillet, et ses professeurs lui garantissaient à peu
près le succès. Mlle de Fyrmont avait accueilli ces
consolantes assurances avec une joie mélancolique.
N'allait-clic pas être obligée de priver Guillaume
de tout moyen de travail juste au moment où il
commençait à en profi ter?
Le séjour de Guillaume à Voussages permit à
Georges c!'ArcilJac d'y revenir. Ag-nès nc lui avait
répondu que quelques lignes q.uI ne le satisfaisaient point, mais ne le repoussUient pas non plus
absolument, el il brûlait d'avoir avec elle une
c 'plication définitive. Certes, il aimait la jeulle
fille, pas assez cependant pour sc charger, pour
l'amour d'ellc, de soucis et de difticultés in5ur-
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
35
montables. D'ailleurs l'eût-il voulu, qu'il eût rencontré chez ses parents une énergique résistance.
Les d'Arcillac n'étaient pas riche~;
ils avaient,
n011 sans peine, marié leurs deux fdles et reportaient sur leur unique fils, leur beau Georges, tous
leurs rêves d'ambition. Aussi s'étaient-Jls longtemps opposés à son projet de mariage avec
Agnès, dont les cent mille francs de dot ne suffiraient pas à redorer leUl' vieux blason; ils avaient
cédé pou l'tant devant la tenace insistance de
Georges, ou pour mieux dire, ils s'étaient résignés.
Dans ces conditions, c'eùt été folie 'pure que de
leur demander d'accueillir Mlle de Fyrmont sans
dot, ou chargée de ses neveux; c'étai t donc Agnh
elle-même qu'il fallait convaincre et entralner.
Et il s'y employai t de son mieux dans celle tiède
matinée d'avril j sous le futile prétexte d'un rendez·
vous à prendre avec Guillaume, il était arrivé de
bonne heure à Voussages, espérant un peu n'y
rencontrer qu'Agnès. Il ne s'était pas trompé.
Profitant du beau temps, les cinq enfants s'étaient
envolés dans le parc, et, seule, Mlle de F)'rmont
restait à la maison.
- J'ai reçu une lettre du ministère, dit tout à
coup le jeune homme, quand, les premières banalités épuisées, ainsi que les explications sur cette
visi te matinale, un silence contraint commençait
à se glisser entre eux. J'ai reçu une lettre d'un
camarade. Il m'annonce qu'il y a un poste vacant
à Copenhague el un autre à Caracas. Il est possible que ce dernier me soit offert d'ici peu ... , je
me clemande si je dois l'accepter. .. ; je n'en ai rien
dit encore à mes parents. Ils poltsseraientles haub
cris, j'en suis sûr j pourtant, du moment qu'on
entre dans les consulats, il faul être prêt à partir
pour l'autre bout dl! monde, vous le comprenez
bien .
Agnès hocha la tête en signe d'assentiment.
- Je le comprenùs, assura-t-elle, la voix basse.
Mais je comprends aussi qu'il est dur pour ceux
qui VOLIS aiment de vous voir aller si loin! pour:.i
longtemps !... Caracas? Je ne sais mème plus
exactement où cela se trouve 1 Il faut des mois,
�36
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
peut-être, pour échanger deux lettres? Le climat
y est malsain, sans doute? C'esl presque sous
l'Equateur, si je ne me trompe?
Elle s'effarait, dissimulant mal son trouble ct
son amOl.r . Gcor~es
en fut délicieusement ému; il
se rapprocba d'elle, et lui prenant une I)1ain :
VOllS le verrez, si vous le voulez, ma chérie,
et vous n'aurez, je vous assure, à redouter ni
fièvres, ni chaleurs excessives . .. Caracas .. .
- Ah! ce ne sont ni les u1aladies, ni les pires
climats qui m'enrayent! interrompit dou:oureusement Agnès. C'est la vision de mes petits abandonnés; c'est le remords qui empoisonnerait mon
bonheur et le vôtre aussi, mon pauvre ami) car je
ne pourrais vous ùonner de joie avec un cœur
plein d'angoisse. l'lon, Georges, pour venir à vous,
il faudrait que je pusse me donner tout entière,
sans remords ni regret, sans hésitation ni arrièrepensée, et, VOllS le savez, je ne m'appartiens pas.
J'ai bien réfléchi pendant ces quelques jours . J'ai
relu votre lettre SI sou vent que je j)ourrais vous la
réciter sans y changer un mot. 'ai lutté contre
ma conscience, Georges, j'ai fail tou t au monde
pour me rallier à vos idées, pour me laisser convaincre par vos raisonnements. Je suis presque
arrivée à les trouver admissibles; j'ai presque
adopté vos combinaisons comme seules réalisables, et, pourtant, jamais je n'ai pu vous écrire
ce mot que mes lèvres brùlaient de prononcer.
Chaque fois que je prenais ma plume, une force
invincibk m'empêchait de donner à ma tremblante
résolution une forme définitive. Je sens que vous
<lvez raison, je sens que je VOllS sacrifie, peut-être,
sans sauver mes neveux, et je seus aussi qu'il m'est
impossible de faire autrement. Pardollnez-moi,
mOIl ami, je vous en conjure, et essayez de me
comprendre.
Elle avait parlé d'un élan, sans s'arrêter aux
restes suppliants ni aux exclamations du jeune
l;omme, et, maintenant, ses yeux brillants s'adoucissaient au travers des l<lnnes.
Elle était si jolie, en cet instant, que Georges
,'cul 1':15 le conrnge de lui en vouloir.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
37
Oui, je vous pardonne, ma ch(;re exaltée,
dit-il doucement, en baisant ses mains, mais je ne
vous corn prends pas très bien. Il ne fau t pas, au
momen t de trancher son sort) se laisser dominer
par des chimères. Puisque, vous le dites ,"ousmême, aucune com binaison ne peut être meilleure
pou r vos nc\'eux que celle dont je vous olli"ais
l'idée, ce serait de la folie, et une folie coupable
et cruelle, de la repousser uniquement parce
qu'elle nous permettrait d'être heureux. Vous avez
une conscience maladive, mon amie, si elle vous
impose celle soif de soulrrance. Allons, soyez
raisonnable; laissez-moi vous dire mes beaux
rêves. Si YOUS saviez combien je vous aime, vous
ne repousseriez pas cet amour, il éclipserait toutes
les visions trallresses, toutes les hantises Jangerel1~s.
Il galvaniserait votre cœur tremblant, il
vous donnerait la force de vouloir le bonheur.
Oh! ma chérie, laissez-moi vous donner Je cou
rage de l'amour.
Il était debout, maintenant, et la forçant à se
lever aussi, il l'attirait vers lui.
- Ma petite Agnès, ma fiancée! disait-il, la
voix entrecoupée.
Un instant, il la serra palpitante entre ses bras,
mais, avant qu'il eùt mis un baiser sur ses che\'eux,
elle s'était dégagée.
- C'est mal, Georges, ce que yous faItes là,
murmura-t-elle, confuse; mais je ne V01}S en yeux
pas, c'est notre première et notre dernière C<:l,resse.
est
N'essayez plus àe m'ébranler, notre beau r~ve
terminé, quoi qu'il arrive ...
Il protesta, ne voulant pas l'écol1ter, la suppliant
tour à tour ou la raisonnant. Elle ne discutait
plus, mais, sans retenir ses larmes, secouait tristement la tète.
- Non, non, répétait-elle avec une douce
obstination. Vous avez l'air d'avoir raison, mais je
se~
que je ne dois pas vous céder ... que je ne le
pUIS pas.
- Ah! que vous dire enfin? s'écria Georges,
qui s'exaspérait à se heurter ainsi contre l'infrangible force cl'une volonté irraisonnée.
�38
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
- Un seul mot, mon ami, dites-moi adieu.
Il mordit rageusement sa moustache.
- Pouvoir être heureux, et ne le pas vouloir 1
soupira-t-il ardemment. C'est ma vie que je vous
demande , Agnès, et YOUS me la refusez sans même
savoir pourquoi.
- Dites-moi adieu, .clites-moi adieu, gémit la
jeune fille . Ne me qUIttez pas sur des paroles
amères, et que Dieu prenne ma souffrance pour
en faire plus tard votre bonheur.
- Mon bonheur? c'est vous, Agnès, vous seule,
et vous ne voulez pas ...
Les mains jointes, suppliant et désespéré, il se
pencha vers elle, plongeant son regard passionné
dans ses yeux pleins ùe larmes.
Elle se détourna, le tourment était au-dessus de
ses forces.
- Alors, c'est moi qui vais vous Cluilter. Partez,
Georges, les enfants . v.ont rentrer. Je ne veux pas
qu'ils vous trouvent ICI.
- Ah! je ne liens pas à les voir!
Agnès se redressa, plus maitresse d'elle-même:
- Et moi, je tiens à ce qu'i ls ne vous voient
pas ce matin!
Et s'attendrissant soudain:
- Adieu, mon Georges, murmu ra-t-elle, la
voix brisée, en lui tendant les deux mains.
Désarmé par l'infinie tendresse de ce 1110t caressaut, le jeune homme ne chercha plus à la faire
revenir sur sa cruelle décision.
- Adieu, mon Agnès, répéta-t-il docilement en
l'attirant à lui.
Cette fois, elle accepta sans résistance le grave
et triste baiser qu'il posa sur son fronl.
· . . . .
.
. .
.
Six semaines plus tard, Georges vint avec ses
pal:~nts
faire une visite d'adieu.à Voussagcs. Il
était nommé au consulat de Caracas. Depuis quelque temps, les d'Arcillac se montraient froids
envers Agnès. Bien qu'ils se fussent opposés de
tou les leurs forces à son mariage avec leu r fi Is, ils
en voulaient müintenant à la jel1ne fille de ne pas
tnu t sacrifier à l'amour ùe Georges, et par d'im~
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
39
perceptibles nuances lui donnaient à comprendre
que tout désormais était changé dans leurs relations. Aussi, Mlle de Fyrmont accueillit-elle le
départ de son ancien fiancé avec un mélange de
chagrin et de soulagement. Elle savait que lui
parti, tout lien serait 3. peu près brisé avec les
cl' Arcillac, et, vu les circonstances, c'était préférable .
Mais, par cela même, son isolement s'accroissait encore, avec le sentiment que personne àu
monde ne lui donnerait même l'appui d'un conseil.
Elle en aurait eu pourtant gran i besoin.
Pour la première fois, elle se trouvait aux prises
avec d'immédiates difli.cultés d'argent. De la
somme relativement importante qu'elle s'était fait
remettre 'par le notaire, au moment de la mort de
Mme de Voussages, il ne lui restait presque plus
rien, et précisément le garde champètre venait
pour la seconde fois d'apporter uu petit papier
jaune réclamant le paiement , des contributions:
37 1 francs 53 centi mes.
C'était une somme! Agnès n'en avait pas la
moitié entre les mains; 'qu'arriverait.il si elle ne
payait pas? Peut-être ferait on saisir Voussages!
Elle ne savait pas et n'osai~
auprès de personne
chercher un renseignement, car il faudrait en
même temps avouer sa misère, et si elle voulait
bien reconnallre qu'elle n'avait pas de fortune et
~ne
ses neveux étaient ruinés, par une bizarre
Inconséquence elle n'eùt jamais consenti il dire
qu'elle n'avait pas l'argent nécessaire pour payer
Une note. Elle gardait, dans l'incomplète maturité
d.e son espnt et de son caractère, un resle dc puénlité et Ll'enfanlillage que la vie devait se charger
de détruire. Mëme à Me Brumelin il lui était
pénible d'exposer son embarras. Elle ne s'y résigna
qu'à la dernière extrémité. D'ailleurs, il fanait
a~solument
lJu'illui fournIl, ftît-ce en entall1antle
mInce capit:.II, de quoi I?ayer la pension de Guillaume, et, aussi, la prllne d'assurance pour le
Chtlteau el. pOlir la ferme, cnfi n un peu d'argent
pour les fraIS du ménage, les besoins quotIdiens.
Le notaire, avec des réticences et des rlll'ases
�40
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
contraintes, la tira d'embarras. Mais Agnès se.ntit
bien qu'elle ne pourrait sans imprudence grave
agir souvent ainsi, et, le mois de mai n'était pas
achevé, que la jeune fille découragée comprenait
que tous ses sacrifices, tous ses e(forts n'aboutiraient qU'à la conduire en peu d'années, ainsi que
ses neveux, à la ruine co.m p lète, ~L la m isère .
VI
Son bonnet des grands jours, - tulle noir et
rubans viole~s,
- posé de travers sur sa tête grise,
sa jupe de lame sOigneusement retroussée et ép inglée, Bonne Marion s'agenouilla devant le large
coffre en bois .sculpté pour refaire une troisième
fois le rouleau des couvertures. Elle relacha la
courroie, introduisi t délicatement dans le vieux
tartan inusable, un châle tricoté en laine noire,
s'assura que la petite mantille espagnole, qu'elle y
avait placée cinq minutes auparavant, ne faisait
pas de plis, puis, ayant roulé définitivement le
paquet, elle recommença l'inspection, souvent
répétée déjà, d'un petit sac de cuir:
- Je crois bien que rien ne manque, dit-elle à
demi-voix. Voici le poulet, les poires, les œufs
durs, le flacon de rhum, le vin, les pastilles de
menthe; il Y a encore la place de mon chocolat.
Elle jeta un rapide coup d'œil sur l'antichambre
déserte et, lestement, tira de sa poche un étroit
rouleau qu'elle glissa dans le sac bourré de provisions .
...!. Il faut bien ça, conclut-elle en hochant la
tète; elle n)arrivera pas, demain matin, avant huit
heures.
PlIis eomme une porte s'ouvrait au-dessus d'elle,
elle rassujettit vivement son bonnet, détacha sa
robe, enfila ses mitaines de filoselle, saisit à la fois,
d'une mème main, un parapluie, le sac, les couver-
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
41
tures, et s'élança à la rencontre de (( Mademoiselle» .
- Je crois que voici l'heure, dit Mlle de Fyrmont, qui, en tenue de voyage, descendait l'escalier, escortée d'Yvonne et de Blanche. Savez-vous
si les enfants sont dans la cour, Bonne Marion?
- Oui, mademoiselle, il y a plus d'un quart
d'heure qu'ils tournent autour de la voi ture.
- Alors, partons, il ne faut pas manquer le
train, puisque je me décide à faire ce voyage.
- ComIne la maison va être grande et désorganisée sans vous, tante Agnès, soupira Yvonne.
- Vous nous écrirez demain matin, tout de
suite à votre arrivée, demanda Blanche.
- OUI, naturellement, et dans trois jours je
serai de retour. Ce n'est pas une bien longue
absence, dit Agnès, consolante .
Mais ce voyage à Paris, où personne dans cette
lranq uille maison n'était jamais allé, leur paraissait à tous un événement considérable, plein de
dangers et d'imprévus.
Bonne Marion n'avait pas caché à Mademoiselle qu'elle trouvait la détermination imprudente
et hardie, et en cet instant Oll un premier tour de
r~)Ue
l:éloignait de Voussages, Agnès se demandait
SI vraiment il était sage de counr ainsi au-devant
des~vntur.
Son regard s'appuya tour à tour sur
les Jeunes tètes qui l'entouraient. En face d'elle,
dans lc breack découvert, Yvonne, grande, pâle
e~
mince, dont les yeux tendres cherchaient les
slem;, ,Puis Jean, gue l'jlt;minence,ct,e la sép~ration
rendait grave et Immobile, à mOitié enfOUI dans
les amples jupes de Bonne Marion. Et, sur sa banquette à elle, .Blanche s'appuyait à son épaule,
comme pour une longue et muelle caresse, tandis
que Gabriel di sparaissait sous les paquets qu'il
a~cumdit
à pl~isr
,sur ses genoux sans la moindre
nec~slté.
A peille SI sa petite figure rouge émer~ealt
des couvertures; il suffoquait, car cette
Jo~rnée
de juillet avait été torride, et bien que la
nUIt fût presquc venue, pas un souffle d'air n'allégeait encore l'atmosphère.
L'ombl'c était complète quand la voiture arriva
�42
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
à la petite gare perdue dans la campagne déserte.
Mlle de Fyrmont prit un billet de seconde classe
pour Paris, aller et retour, renouvela toutes ses
recommandations, puis, comme la sonnerie électrique se fai sait pressante, elle embrassa chaque
cnrant à plusieurs reprises, . enveloppa Yvoune
dans uu mi1nteau, car le retour à Voussages serait .
frais, en voiture découverte, et enfin, répondant à
l'appel sonore de l'homme d'équipe, elle s'empressa vers le train qui arrivait.
Et dans la précipitation des derniers adieux,
des suprêmes poignées de main, des mouchoirs
qui s'agitent, des mots tardifs que l'on n'entend
plus, la séparation s'accomplit. Silencieux et attristés, les jeunes Vouss<1 ges remontèrent en
voiture sous l'escorte fidèl e de Bonne Marion,
pendant qu'Agnès quittait lentement la portière
pour installer ses menus bagages dans le filet et
prendre possession de son coin. Un vieux ménage
occupait seul avec cHe le compartiment. Elle put
à loisir laisser errer sa pensée de ceux qu'elle
quittait à celle qui l'appelait el échafauder à son
aise les plus diverses suppositions sur le résultat
ùe son voyage.
Deux jours auparavant, elle avait reçu de
Mme de Saint-Cerneau un appel si pressant, si
plein d'affectueux intérêt, que, dans la situation
inextricable où elle se débattait, Agnès n'avait pas
cru devoÎl )' ) ésister.
Elle partait donc pour une simple visite, ainsi
que la marquise l'en avait priée, une première
rouv~it
dépendre.
entreyue dont leur sort à ~ous
Bien que les graves SOUCIS, les sérI euses préocfutil e .se di.spucupations et les petites curiost~
tassent son espnt, le long traJct fut singulIèrement abrégé pour Mlle de Fyrmontj ses vingtquatre ans réclamaient impérieusement le ur droit
au sommeil, et elle ne se réveilla qu'cn pleine
forêt de Fontainebleau, une heure à p eine avant
l'arrivée à Paris.
L'éclatante fraicheur de ce matin d'été lui mit
une joie dans l'âme; elle respirait comme une
iltmosphère d'espérance, tout lui semblait plus
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
43
facile ct plus simple que la veille. Elle refit à la
httte un brin de toilette, s'assura de ses paquets,
sourit aux provisions intactes de Bonne Marion et,
pleine de courage, se prépara à descendre du
train. Mais lorsque, dans l'Immense gare tumultueuse, elle se trouva seule et désorientée :lU
milieu cie l'agitation générale, un affreux serrement
de cœur étouffa sa belle énergie; elle sentit son
isolement avec une telle intensité, qu'elle eut envie
de fuir cette ville où d'avance elle se sentait perdue, de repartir bien vite, de courir au cher petit
coin de terre où elle était aimée.
Pourtant, hésitante et maladroite, elle se dirigea
vers la porte de sortie, répondit aux questions des
employés de l'octroi, fit la queue pour avoir sa
valise, et, longtemps après les autres voyageurs,
sortit enfin de la gare et monta dans un fiacre
qu'un employé compatissant avait fait avancer
pour elle.
La marquise de Saint-Cerneau habitait avenue
des Champs-Elysées, et Agnès, qui depuis quarante-huit heures avait épuisé les inquiétudes el
l~s
suppositions sur l'accueil qui l'attendait, se
ltl'fa sans arrière-pensée à l'enchantement de
celle première traversée matinale de la ville merveilleuse. Elle côtoya, éblouie et émue, les grand ,.;
monuments de notre histoire, pleins de souvenirs
et de chefs-d'œuvre, clic pria devant Notre-Dame,
s'attendrit en frôlant les sombres murs de la Conc~el'gri,
s'extasia à la prestigieuse perspective du
Vieux Louvre, puis la voiture s'engagea au milieu
des arbres el des fleurs, dans de larges allées
presque désertes encore, au bout des~l
s'enlevait l'Arc de Triomphe. Mlle de Fyrmonl sc;
trouva trop vite arrivée, lorsque le fiacre 'arrêta
devant un hôtel de briques roses, à haut portail de
fer forgé.
~a
jeune fille descendit, paya le cocher el, sa
valJs~
sur Je trottoir, s'apprêtaI! à sonner, 10rsquI!
la gnlle s'ouvrit d'elle-même et un domestique en
livrée s'empressa à sa rencontre.
Comme s'il la connais'iait, il la débarrassa sans
mot dire de ses bagages et la pr~céda
dans lin
�44
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
large escalter de marbre blanc richement décoré.
Les murs étaiellt couverts de tapisseries anciennes,
des bronzes artistiq ues soulennien t des candélabres; tout indiquait, dès le seuil de la maison,
une fortune considérable. Cependan l, à ce moment,
Agnès eù l bien voulu se retrouver tans sa petite
cham bre de Voussages, entre les chers enfants dont
seul le souvenir soutenait son courage.
Arrivé dans un salon, le domestique se retourna
vers elle.
- Si Mademoiselle veul s'asseoir, Madame la
marquise a donné l'orclre de la prévenir dès que
Mademoiselle serait arrivée. Je vais annoncer
Mademoiselle à Madame la marquise.
Il sortit, emportant les bagages, laissant Agnès
seule dans le salon tendu cie damas jaune à franges
d'or. Plus encore que dans l'escalier, le luxe éclatait ici. Le plafond peint, les lu~tres
colorés de
Venise, les tapis d'Orient, les meubles rares, travaillés comme des bijoux, les statuettes, les bibelots attirèrent à peine l'attention de la voyageuse,
tout de suite retenue paï un grand portrait en
pied somptueusement encadré. Ir représentait une
femme, la maltresse de maison sans doute, jeune
encore et très bel1- dans sa loilct1e de bal. Agnès
cherchai t son pro~
destin clalls ce front bas
ombré de cheveux fuu 'les, clans ces yeux froids,
malgré le velours de ces pru elles, sur ces minces
lèvres rouges, dans le port de tête hautain et
presque agressif, dans la cambrure élégante et
sèche des épaules cerclées de diamants. L'impression ne rut pas encourageante. Certes, cette
femme était beIle, mais elle n'élait pas sympathlClue, et la jeune fille se prit il souhait~r
vivement n'avoir devant les yeux que le portrait d'une
(.trangère. Son espérance s'évanouit bient6t en
1 ecol1naissanl dans un buste de marbre: les mêmes
Iraits corrccb et froids, la même coiffure savante,
la même raideur du COll qu'elle venait d'étudier
<u r la toile. Qui pouvait être cette femme deux
{ois reproduite, sinon la reine cie cetle demeure?
- Madamela marquise attencl Mademoiselle, dit
1.1 voix sans timhre du domestiqne bien stylé qui,
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
45
soulevant une portière, conduisit la jeune fille à
travers deux ou trois salons de petites dimensions
jusqu'à la porte de Mme de Saint-Cerneau.
- Mademoiselle peut entrer, dit-il en s'efJaçallt.
Il n'y avait plus à hésiter. Agnès, un peu !rel1~
blal1te, pénétra dans l'appartement de la marquise.
- Entrez, entrez vite, et venez que je vous
embrasse, s'écria une voix un peu cassée, mais
pleine de vivacité, qui semblait sorti!" d'un amas
de soie et de dentelles jeté su r le lit bas en bois doré.
- Bonjour, madame, dit Agnès hésitante, s'avançant avec précaution dans la demi-clarté d'un
jour tamisé par trois épaisseurs de rideaux.
- Ici, ici, vous ne me voyez pas, pauvre
enfant! reprit la voix . Ab! c'est que vous arrivez
les yeux pleins encore de l'aveuglante lumière de
la campagne. Mais Je vous vois, moi, et c'est ['essentiel, car vous êtes fort jolie, malgré tout ce
fatras de crêpe, très distinguée, tournure élégante
et souple, beaux cheveux, tout à fait comme je
vous désirais. Ah! enfin vous voici au port; donnez-moi la main: je la sens petite et fi ne sous le
gant. Vousne m'embrassez pas?
Agnès se pencha sur le lit sans trouver un mot
ùe J'éponse, absolument dé..:ontenancée par un
accueil qu'elle n'avait pu préVOir aussi étrange ...
-. yotrc peau est [mIche d douce, poursUIvIt
la. vledle dame d'un ton d'intime satisfacticn; je
SUIS très contente de vous, mon enfant, très contente. Peut-être désirez-vous vous reposer un reu,
après une nuit de chemin de fer. Je ne vous ai pas
demandé si VOllS aviez fait bon voyage. C'est évident, puisqlle VOllS voilà. Vous allez quitter vos
vêlements de fatigue et déjeuucr dans votre
chambre. Dans deux heures, je VOllS ferai appeler.
A tout à l'heure, Agnès, embrassez-lUoi encore,
cel~
me fait plaisir d'effleurer votre jeunesse. Je
n'al plus à jouil" que de celle des au Ires maintenant.
Tout en parlant, elle avait sonné et le même
domestique qui avait introduit la jeune fille chez
M me de Saint-Cerneau la conduisit Jans ~on
aprartement. Il se composait d'un petit salon, ct une
�46
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
chambre à coucher, d'un cabinet de toilette et d'une
salle de bain, le tout tendu et drapé de légère soie
bleue, à ramages vert pâle, et de guipure. Les
meubles laqués blanc, les tapis clairs, les glaces
contournées, les frêles bibelots, étaient d'une élégance fragile trop neuve pour être confortable.
Agnès se trouvait mal à l'aise dans ce domaine si
différent de tout ce qu'elle connaissait. Elle se sentait complètement dépaysée, en pleine aventure, et .
commençait à douter sérieusement, pour avoir
vu Ci'lq minutes sa bizarre protectrice, de l'utilité
de sa démarche. Mais il était trop tard pour la
regretter et, d'ailleurs, le pire qui pût arriver,
c'était la ruine d'une illUSIOn prise pour une espérance. Elle n'aurait même pas le droit d'en vouloir à Mme ùe Saint-Cerneau qni, en dépit de son
originalité, était bienveillante et bonne, et s'efforçait de témoigner à sa manière sa sympathie. La
jeune fille chercha des yeux son petit sac de
voyage; elle l'aperçut en évidence sur une commode d'érable incrustée de bois divers et de nacres
coloriées. Sur un canapé, la valise et le paquet
des couvertures attendaient. Agnès se leva et retira
du sac une enveloppe armoriée.
U ne fois de plus, à présent qu'elle en connaissai t
l'auteur, elle relut la lettre qui avait déterminé
son voyage.
« Déciùément, ma petite cousine, il faut que jc
vous voie. 11 n'y a pas à répondre non, je n'admets
aucune excuse et proteste d'avance contre les
meilleures raisons. Mon Dieu 1 une course à Paris
n'est pas chose si effrayante, j? ne vous garderai
pas de force, chère enfant, Je ne demande qu'à
vous voir, pour pouvoir mieux vous aimer et, qui
sait'! peu t-être trou verons-nous dans nos deux
tristesses, dans nos deux isolements, un peu de
consolation et d'appui. Je sais que vous vous êtes
créé déjà des charges et des devoirs, il ne vous
sera donc pas difficile d'être une fois encore généreuse dc yolre sympathie, en m'apportant la courte
joie que je vous demande. Et, pour que vous ne
puissiez pas penser, sinon me dire, que ce petiL
YUyage serait une gène ùans votre budgel cie jeu ne
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
47
fille, je glisse ici un billet qui répondra d'avance il
l'objection, vous raprelant, chère petite, qU'à mon
age on peut tout se permettre, landis qu'au vôtre
on n'a le droit de se froisser de rien. J'allends une
dépèche m'annonçant votre prompte arrivée et
vous assure une fois encore de toute ma sympathie ... »
A part quelques formules un peu autoritaire·s,
cette lettre était plus affectueuse, plus naturelle
que les précédentes j elle était bienveillante avee
délicatesse et corrigea un peu l'impression désagréable qu'éprou vait Mlle de Fyrmont. Elle fut,
du reste, arrachée à ses réflexions par une jeune
femme de chambre, jolie et pimpante, qui venait
déballer les vèlements de Mad emoiselle et se
mettre il son service. Tout en défai sant sa valise,
Agnès demanda quelques renseignements sur les
usages de la maison, et apprit awsi que Mme de
Saint-Cerneau déjeunait à onze heures, dans son
appartement, qu'elle sortait ensuite en voiture,
ren!rait ~ cinq heures pour recevoir des visites et
avaIt toujours quelques personnes à diner.
La femme de chambre n'eLH pas demandé mieux
que de continuer son bavardage, mais Agnès la
congédia pour faire sa toilette, seule, comme elle
en avait l'habitude, et écrire à ses nièces. Elle
de
n'avait pas encore achevé le minutieux ré~il
son voyage, sur lequel elle s'étendait d'autan! plus
complaisamment qu'elle voulait être sobre de détails plus personnels, lorsque de nouveau un valet
ùe ehambre vint la chercher pour Jo. conJuire chez
la marquise.
Cette fois, elle trouva la vieille dame assise
déjà devant un large guéridon, cuivre el cristal,
qui sUj1poriait deux couverts.
:- VIte, Agnès, mon enfant, nous sortirons de
Slllte après déjeuner, j'ai commandé la voiture
pour midi et quart. J'adore la chaleur, et puis
c'est le meilleur moment dans les magasins, il n'y
a presque personne, et nous aurons bon nombre
de courses à [aire aujourd'hui, dit-clle, en examinant la jeune fille de la tête aux pieds, sans la
moindre discrétion.
�48
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Embarrassée de ce regard, Mlle de 1")'rmont
répondit en rougissant:
- J'espère ne pas vous avoir fait attendre.
- J'aime votre timbre de voix, déclara la marquise. Vous devez être très timide, c'est joli encore
à votre âge, mais ce n'est pas une vertu à conserver, Je vous en prévlens . Au fait, quel àge avezvous?
- Vingt-quatre ans.
- Vous ne les paraissez pas, et pourtant le
deuil ne rajeuni t guère, généralement. J'ai perdu
dix ans le jour où j'ai quitté celui de ma pauvre
fille, la princesse Vico Morelli ... Votre mère la
connaissait bien ...
Agnès leva la tête, stupéfaite d'entendre parler
d'un tel deuil à un pareil point de vue.
- Le bleu, le blanc, le mauve s'harmonisent
mieux avec la finesse du teint et la couleur claire
ùes cheveux, poursuivait la marquise. Ce qui convient à l'extrême jeunesse convient aussi à Jo.
vieillesse élégante et fratche : les étoffes souples et
légères, les crêpes, les mousselines, les voiles et
les linons sont créés toul exprès pour la délicate
fragilité des membres fatigués ou graciles. Le
vilain âge de la vie, e'est de trente-cin_[ à ci nq uante ans, c'est la période la plus ingrate pOli r
une femme, la plus dénuée de grtlce; elle n'a ni
l'ingénuité ùéhcit!use de cetle longue a lolesccnce
que les jolies femmes sont habiles à prolonger, ni
le charme rare des jeunes vieillesses, fait de science
voilée et de souriante mélancolie.
Tout en parlant, elle mangeait du bout des
lèvres les mels raffinés que deux domestiques lui
servaient dans des plaiS d'argent, et Agnès, qui
n'avait pas faim, avait tout le loisir de l'examiner.
A présent, elle reconnaissait bien dans la vieille
dame, aux cheveux blancs bouclés et au teint rafralchi par la poudre, la jeune lemme du portrait;
mait les traits s'étaient adoucis avec l'âge et l'expressIon aussi, l'attitude s'était heureusement assouplie. Suivant le principe qu'elle venait de développer, la marquise de Saint-Cerneau était "Ctue
J'une longue et souple robe mauve en crêpe de
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
49
Chine, incrustée de vieille dentelle; ses mains
étaient chargées de bagues précieuses et un collier
de perles s'enroulait à son cou découvert, rond et
lisse comme celui d'une jeune fille. Si étranges que
fussent ses affirmations flatteuses pour la vieillesse,
il fallait convenir qu'elle les justifiait pleinement;
car, soit avantages naturels, soit savant artifice,
elle était plus belle encore sous ses cheveux blancs
que dans l'épanouissement trop complet ~e
la
quarantième année, tel qu'Agnès en avaIt vu
l'image à SOI1 arrivée.
Sans doute, elle s'aperçut de l'impression qu'elle
produisait, car elle reprit avec un sourire qui découvrait ses dents fines et nacrées:
- Dans la vie, voyez-vous, on n'aime bien que
ce qui arrive ou ce qui fuit. Voilà pourquoi l'adolescence et la vieillesse partagent le n:ême ~hane,
exercenl la meme séductIon. Ce qUI demeure, ce
qui est stable n'a pas d'attrait pour l'homme. Nous
sommes si peu faIts pour l'éternité ... tant que nous
sommes ici-bas, acheva-t-elle en riant. Oh! rassurez-VoliS, je ne vais rien dire qui choque vos
convictions de bonne catboli~ue.
Je suis d'une
orthodoxie parfaite ... et chez moi l'on parle de
tout excepté de théologie. Voulez-vous des fraises?
Je .t;1'.en fais envoyer deux fois par jour de l1;a propnele de Tylessigny : je n'aime pas les pnmeurs
pour le déjeuner, mais je tiens à avoir des fruits
d'une extrêmc fralcbeur et müris exprès pour moi.
Vous devez me comprendre, vous qui habitez la
campagne.
. Satisfaite de cette légère allusion à la vie de la
Jeune fille, elle revint bien vite à ses propres
affaires .
. - Il est rare que je sois encore à Paris à cette
époque, c'est presque inavouable, à la fin de juillet!
Mais j'ai été très souffrante ces semaines passélfS
et mon médecin, le premier de l'Europe pOUl le~
aŒe~lions
ca.!; I~aques,
ne pouvait s'~loigner
de
~ans.
Alors J a.1 d~ rester ~t1près
de lu!; d'ici peu,
Je compte partIr, Je ne sais pas encore à quelles
caux. j'!rai; cela dépcndra de ce que feront mes
aUl!S ...
�50
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Elle continua longtemps, mêlant çà et là, aux
plus insignifiants bavardages, une fine observation,
un aperçu d'une philosophie bien personnelle,
évitant en tout cas à Mlle de Fyrmont le souci de
répondre, jusqu'à ce que, le café pris et le guéridon de cristal enlevé, elle s'allongeàt sur un divan
tendu de vieilles soies orientales.
- Dans vingt minutes nous monterons en voi:.
ture, dit-elle à Agnès, d'ici là, faites ce que vous
voudrez; moi, je me repose.
Et elle la congédia d'un geste amical.
VII
Toute l'après-midi, danssa victoria caoutchoutée,
,,(telée de deux superbes alezans, la marquise promena Agnès de magasins en magasins, pour suppléer aux insuffisances de sa toilette.
- Votre chapcau, très gentil {Jour Voussag-es,
":éclara-t-elle d'un ton pércll1 ptOI re, ne conVient
r as à Paris. Les formes de cet été vous iront à
ravir.
Et, malgré les protestations de la jeune fille, elle
illi imposa sur-le-champ une grande capcline de
tul1c noir qui lui allait à ravir en efJ'et, mais blessait un peu par sa fantaisiste élégance le cœur endeuillé d'Agnès. Pllis, on fu t chez le grand couturier commander des toilettcs, toilettes de deuil
- ssurémcnt, livrables en trente-six heures, mais
d'un deuil si léger, si transparent, si gracieux ...
Et chez la corsetière en vogue, chez le Gottier à la
,se fâchait presque, mais
mode ... Agnès protesai~,
h marquise ne s'en SOUCiait guère.
- Allons, allons, ma mignonne, quittez vitc cet
:lir rebelle et rendez-moi vos jolis yeux; tant gue
\OUS êtes chez moi, VOLIS m'appartenez et j'ni bien
le droit, j'imagine, de draper à ma fantaisie la
charmante statue que j'ai le bonheur de posséder.
Je d~s
statue parce que, sans reproche, vous ne
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
51
parlez pas plus que de raison. Mais cela viendra:
vous avez bien assez à faire, pour le moment, de:
regarder et d'écouter. .. Allons, encore une demi··
heure chez Montaillé et je vous tiendrai quitte
pour aujourd'hui: vous serez récompensée dt
votre docilité par une promenade au Bois.
Après quelques essayages, la marquise fixa son
choix sur une tunique noire, à pe ine échancrée, en
crêpe de soie brodé, qui aiderait, ce soir-là, à
attendre les toilettes promises par le couturier
dans le plus bref délai.
- A propos, s'écria tout à coup Mme de SaintCerneau comme elle allait sortir du magasin, cel"
vous ferait peut-être plaisir d'avoir quelques colifLchets de ce genre pour vos nièces. Quel âge ontelles? Tenez, Je commande pour e\les des corsage.,
pareils au votre, les mesures ne seront pas très
eJ?-uctes, mais elles les feront rectifier. Dix-sept an s,
dlles-vous, et treize . Vous entende;;:, madame '!
vous le~ enverrez chez moi dès qu'ils seront faits:
MarqUise de Saint-Cerneau, 69 bis, avenue des
Champs-E lysées.
La bonne volonté de la vieille dame était si évi··
dente que Mlle de Fyrmont, renonçant il discuter,
se borna à lui exprimer ses remerciements dès
qu'elles furent remontées en voiture.
, -'. Ah! muis vous avez aussi de jeunes neveux!
s écna la marquise en relevant sur ses épaules la
grosse ruche de gaze crème qui lui servait d~
manteau.
Comme, instinctivement, Agnès l'aidait:
- C'est cela, très bien! approuva vivement
à un simple dét~il
on reMme de Sai~l-Cernu;
connatl une lemme intelligente . Du premier coup,
vous ave;;: compris comment il fallait placer ce
mantelet, san s le serrer au tou r cl II COll, mais dégageant la tête et jetant seulement sur les épaules
une grâce légère. Vous me plaisez, décidément,
beau.coup, Illon enfant. Ah 1 oui, au fait, j'enverrai
aussI quelque babiole à vos neveux. Ils doiven '
~
être gentils, ces enfants, et du moment que vou
les aimez, je veux m'intéresser à eux.
Elle se mit ù questionner vivement Agnès Stlf
�52
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
'"
ses neveux, s'apercevant peut-être qu'elle n'avait
pas jusqu'ici paru même ~oupçner
leur existence. Pu is, elle demanda à la jeune fille des nouvelles de son voyage.
Agnès commençait à s'habituer un peu à l'originalité de sa compagne, elle osa parler à son tour,
croquer la jolie silhouelle Gne d'Yvonne, l'éclatante [ratcheur de Blanche, les espiègleries de
Jean et de Gabriel; elle parla de Guillàume doot
les examens tout proches lui donnaient du souci,
et aussitôt la marquise s'offrit à le recommander
aux sommités de l'Université. Elle nomma des
académiCiens, des ministres, des gens célèbres
dont vaguement Agnès avait entendu parler.
Une lente promenade autour des lacs acheva
l'après-midi. COlltrairement à ses habitudes, il
était près de six heures lorsque la marquise se retrouva à la porte dorée de son hôtel. Avant
d'entrer dans son appartement, elle jeta les yeux
"ur quelques cartes que lui présentait un domestique, et passant d'un geste caressant sa main sur
les doux cheveux châtains d'Agnès:
- Allez vite vous habiller, mou enfant. Julia va
,'ous aider, elle est très adroite et s'il y a un
point à [aire au vêlement que nous apportons,
,'o us pouvez vous fier à elle. Pour ce soir, on
excusera votre tenue de voyage, ajouta-t-elle avec
lin regard de regret sur la Simple jupe de laine
noire.
- Ce soir ne sera pas suivi de beaucoup d'autres,
essaya de dire Agnès qui ne voulait pas laisser
d'illusion à la marquise et s'inqui6tait de tous ces
préparatifs de toilettes peu en rapport avec la
1 rièvclé d'unc vislte dc. quarante-hUit heures.
- Je le sais, je le sais, assura la vieille dame
d'un tOIl léger, et se retournant vers les domestilues elle commanda:
- Tous les cartons, de suite, dans l'appartement de Mademoi~l.
Et elle disparut sous une portière.
sa chambre, bizarrement
Agnès, alors) ~agn
Impressionnée, all1si que d'unc adoption ou d'une
main-mise, par ce simple mot de Madell10i 'elle qlV
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
53
l'intronisait officiellement comme faisant désormais partie de la maison. Elle e ~ s~ya
de fuir celte
sensatIOn complexe et plutôt penible, elle se sentait peu à peu attirée par une irrésistible et mystérieuse force contre laquelle sc heurterait en vain
sa propre volonté. Aussi put-elle en toute sincérité
assurer à Yvonne, en terminant sa lettre, qu'il lui
tardait déjà de rentret" à Voussages.
Lorsque, à l'heure du dtner, Mlle de Fyrmont,
ayant descendu un étage et traversé une galerie
princière, fut introduite clans un salon mauve et
argent qu'elle ne connaissait pas encore, elle
trouva Mme de Saint-Cerneau déjà entourée de
quelques personnes. Trois ou quatre hommes se
groupaient autour d'elle, tandis qu'assises cote à
cote sur un canapé de fantaisie, deux femmes en
toilettes décolletées causaient à demi-voix. Sans
paraltre remarquer l'entrée de sa jeune parente,
la marquise continua sa phrase:
, - C'est pourquoi, mon cher baron, il est inutIle d'insister, vos protél3'és ne m'intéressent pas
du t?ut pour la raison bien simple qu'ils ne sont
pas mtéressants. Il faut avoir votre bonté aveugle
et votre désir sincère de se laisser abuser, pour ne
pas deviner leur manège ... Non, tenez, ne m'en
parlez plus.
Ni ~e baron, ni personne du reste ne manifestait
désir de parler. On regardait Agnès qui,
le l~omdre
héSitante et embarrassée, aftendait qu'on la présen te. t.
-:- Ah! voici ma jeune nièce, dit, alors Ill: n~ar
qUise; Mlle de Fyrmont de Seigneuvtlle, que ,'a1lne
tendrement, pour elle-même qui le mérite bien,
puis, ou plutôt d'ahord, pour sa chère mère qui
était l'intime amie de ma pauvre fille, la princesse
Vico Morelli. Venez ici, ma petite Agnès, que je
vous fasse faire la connaissance de ces 'bons amis
que vous verrez souvent ici.
Elle nomma d'aborJ les deux fem mes, deux étrangères: Mme Joan lIeikmann, Mrs. Needer, _
puis M. Heikm;:lnn, le grand banquier hOllandais.
M. Needer, le célèbre IOdustriel américain, enfin
le baron d'llaragnes, un utopiste bienfaisant et
�54-
LES DEUX AMOURS D'AGN~S
mal pensant, et M. Max Rollin des Bois, jeune
Ulusicien du plus grand talent.
Si laconiques que fussent ces brèves indications,
elles suffirent à Mlle de Fyrmont pour trouver
étrange cette réunion dépareillée. Pas un parent,
personne qui parüt se trouver ici par droit de
naissance ou même d'amitié, car elle ne tarda pas à remarquer qu'aucune intimité affectueuse ne
semblait lier entre elles les différentes personnes
rassemblées dans ce salon. Elles paraissaient pourtant s'y rencontrer sou vent.
- Mademoiselle, dit le baron, en s'approchant
d'Agnès, j'ai appartenu autrefois à l'armée, c'est
vous dire que votre nom ne peut m'être inconnu.
J'ai entendu bien souvent citer l'admirable conduite du colonel de Fyrmont à la bataille de Sedan.
J'ptais simple lieutenant, alors, et lui-même n'était
que capitaine ... A-t-il laissé des fils?
- Non, monsieur, mon père n'a eu que deux
filles; ma sœur, beaucoup plus âgée que moi, est
morte il ya trois mois .. .
- Ce qui vous explique ce triste costume de
deuil, mesdames, interrompit la marquise, prompte
il saisir cette occasion pour excuser la simplicité
de la jeune fille.
Agnès en fut un peu froissée, comme elle l'avait
été vingt fois dans la journée, el se retourna avec
une sympathie croissante, presque confiante déjà,
vers le baron qui l'interrogeait sur sa famille.
C'était un homme d'une soixantaine d'années,
petit, mince, très soigneux de ses cheveux gris en
brosse et de sa moustache effilée. Bien vile, voyanL
qu'on Ile l'écouLait pas, il glissa aux confidences.
- Madame voLre tante m'accuse d'êlre un utopiste, n'en croyez r}en, _ma~eoisI.
Ce n'esL
pourtant pas mon llllaginalion qUI I11venLe les
mal heureux. La marq 11 ise cst généreuse j l1sq u'à la
proJigali lé. Mais elle ~sL
systématiq uement hostile
allX misères que je lUI recommande. Elle donne
mille francs à tous les l1lonseigneurs qui mettent
les pieds ici ct me refuse un misérable louis.
Quand vous êtes en trée, mademoiselle, je lui
ex pl iq uais précisément ...
�•
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
55
Agnès ignora toujours ce que le baron expliquait, car les portes de la salle manger s'ouvrirent à deux battants et la marquise se leva.
Ce fut l'Américain qui vint oITrir son bras à la
jeune fille et la conduisit à sa place, au milieu de
la table, en face de la marquise, qui, prenant à sa
droite Je baron, à sa gauche le banquier, laissa
ses autres invités s'installer à leur convenance.
Agnès, un peu gênée d'occuper cette place
d'honneur, se borna à observer les convives; la
conversation étant générale et très soutenue par
la maltresse de maison, lui permettait le silence.
Ses voisins, du reste, lui laissaient cette liberté.
Après quelques paroles polies ct insignifiantes,
~uxqels
Agnès avait brièvement répondu, le
Jeune musicien s'était lancé dans la conversation
générale .
On parlait musique, théâtre, toilette et chevaux.
II semblait à Agnès, stupéfaite, que tout ce monde
J?-'eCtt vraiment d'autre souci que de s'amuser et de
Jeter l'or par les fenêtres.
Après le clIner, une dizaine de personnes vinrent
passer la soirée . Le baron s'installa à une taLle de
jeu. Deux jeunes Américaines, nièces de Mrs. Needer, chanlèrent d'étranges el sUY3nles mélodies
qu'ac~mpgnit
l'h,eureux compositeur, M. RoUin
des BOIS. La marquise causa longuement finances
et Agnès fut accu parée par la
avec le banq ule~,
comtesse de VeJilegy, usée et démodée comme
sa toilette et ses bijoux, dont le fils, distingué jusq~l'à,
l'impersonnalité et fin jusqu'à l'e(facm,~t
ChSSlmulult son ennui à force de banale courtOISie.
Vers onze heures, un académicien entra, qui
se
fut aussit6t le roi du salon. Les ml~ices
turent: les joueurs quittèrent à regret leurs cartes.
Sur un signe de la mallresse cie maison, les conversations s·ar~tè
. re~t,
et pas un mot ne fut perdu
des propos de 1 ho te illustre. Tout le monde avait
lu son dernier ouvrage ou voulait parattre l'avoir
lu . Comme chacun discutait et jugeait avec autorité et compétence, le baron s'approcha cl' Agnès.
dont la silencieuse admiratiolll'all1usait beaucoup.
- Ne vous émerveillez pas trop vite, made-
�56
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
moiselle, lui dit-il à mi-voix, et n'allez pas croire
surtout que tous ces g~ns
conaise.~
ce dont ils
parlent. Sauf la marquise, personne ICI, peut-être,
n'a lu Je livre sur lequel chacun s'étend complaisamment. Vous pourriez en faire autant avec un
peu d'assurance. Allons! vous n'avez pas envie de
vous exclamer aussi sur la vérité poignante des
situations, sur le caractère saisissant du vieux
professeur, la grâce délicieuse de la petite Laure,
et le chapitre de l'ouvroir, et celui du suicide !. ..
Ce n'est pas plus difficile que cela ...
Il riait dans sa moustache blanche, et tout à
coup, devenant sérieux, le regard attaché sur le
crêpe qui bordait la jupe de la jeune fille, la voix
changée, il reprit, plus bas encore:
- Et, pourtant, il se trouve encore trop de
vraies larmes pour pleurer ces malheurs inventés
il plaisir, tandis que nous frôlons avec indifTérence
des douleurs Vivantes, des infortunes dont on
meurt. Les romanciers aiguisent-ils la sensibilité,
ou plutôt ne la détournent-ils pas injustement sur
leurs héros imaginaires? Elle est si petite, mademoiselle, la part de pitié ct de cœur que nous
accordons aux souffrances d'autrui.
Enfin, la soirée s'acheva et Mlle de Fyrmont,
exténuée de fatigue, l'esprit vacillant sous la profusion des images diverses et incohérentes succédant à la douce monotonie de Voussages, vit avec
un réel soulagement se terminer cette Journée trop
remplie.
VIII
Pendant trois jours, Agnès mena la même vic
agitée. Le matin, la marquise la faisait appeler de
bonne heure: elle !'élol1n1it par les sautes brusques de sa con\ersation, toujours vive, animée,
teinte parfois d'une mélancolie tendre aussitôt
réprimée, le l'Jus souve~t
l~gèrc
ct futile, touchant
:l tout, efaeurant tout, :l1nSI qU'llll enfant g<1té, avec
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
57
Ulle hardiesse qui déconcertait la jeune fille. Puis
elle priait Agnès de lui lire le Gaulois, et ne
l'écoutait. pas, plongée déjà dans l'étude attentive
de nombreuses feuilles américaines, qu'elle suivait
avec un intérêt extrême et repliait elle-même silenLn
cieusement. Des fournisseurs se présenlai~.
marquise dépouillait son courrier. Une fOlS ou
deux, elle chargea la jeune fille cie répondre en
Son nom à des invitations ou des demandes de
secours.
Après le déjeuner, elles sortaient en voiture.
Mme de Saint-Cerneau s'amusait à faire à sa compagne les honneurs de Paris. Un peu trop précipitamment, elle lui faisait entrevoir les églises ef
les lllusées, les monuments et les jardins. Chaque
soir, des hôtes nouveaux venaient dIner ou prendre le thé. Agnès vit ainsi beaucoup d'étrangers:
l'ambassadeur de Danemark, un attaché militaire
italien et sa jeune femme, un ménage polonais,
un écrivain suédois; elle vi t d'autres milliardaires
américains peu diilérents de ceux qu'elle avait
rencot~s
le premier soir, un auteur dramatique,
un statuaIre, quelllues vieilles dames, et un générai retraité.
Mlle de Fyrmont ne se sentait plus aussi timide
ct embarrassée, chacun semblait voir en elle l'el).fant 9c la ma}son. Le baron l'entourait d'une sympatl~e
attentIve et protectrice, et la vieille Mme de
Wedlegy l'appelait {( ma mignonne )l, en lui confiant les précieuses qualités de son fils, le pâle
Bohémond, {( si capable de rendre une femme
heureuse )).
Cependant, le billet d'aller et retour touchait à
son expiration, et la marquise n'avait rien dit
e.ncorc qui expliquat l'instance de son appel. PlusIeurs fois Agnès avait fait sans succès allusion à
son prochain départ. Mme de Saint-Cerneau feignait de IlC pas entendre ct parlait ct agissait
comme si la jeune fille n'eût jamais tlù la quitter.
Ce matin-là, le cinquième depuis son arrivée,
Agnès se présenta chez la marquise, bien résolue
à annoncer son départ pour le soir même.
- Ah 1 venez vite, ma chère enfant, s'écria
�58
LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
impatiemment la vieille dame en la voyant entrer.
Asseyez-vous là et répondez-moi nettement. Quelle
fortune personnelle avez-vous de vos parents?
- Oh! pas grand'chose, balbutia Agnès, gênée
par la brusquerie de la question.
- Mais quoi'! trois cents? quatre cent mille?
- Pas même, je vous l'ai dit, ma cousine, je
suis pauvre.
- Cent mille? deux cent mille alors? con tinua
la marquise, sans tenir compte cie la visible contrariété d'Agnès; répondez. moi donc!
- A peu près cent cinquante mille francs,
avoua la jeune fille à contre-cœur.
- C'est bien. Et vos neveux, que leur restet-il ?
- Oh! presque rien, encore moins qu'à moi,
ïépondit Agnès, très ennuyée de li vrer malgré elle
ses secrets de famille .
- Très bien, répéta la marquise d'un air satisfait. Dans ces conditions, il vous est impossible
de vous ti rel' d'aITaire, absolument im possible .
Vous vous êtes, m'avez-vous dit, consacrée à vos
neveux; c'est donc dans l'intérêt de vos neveu x que
je vous parle et c'est pour eu,', 1 1115 q lie pour vous,
plus que pour moi, que vous accepterez ma proposition. Restez avec moi, Agnès, et non seulement
votre ayenir est assuré, mais je VOliS mets à mème
d'élever tout votre petit monde aussi brillamment
Iju'il vous plaira. Vous me donnerez ce qui me
nanque: votre jeunesse aimable el souriante,
.otre bonté, vos soins alTectuellx; je VOliS oITre ce
lont je n'ai que' faire, ma fortune surabondante, et
:lour que vous soyez bien libre,. mon enfant, je vous
"ournirai mille francs par mOlS comme argent de
loche; ne froncez pas les sourci Is, je ne vous
;':l rle plus comme à uue petite Glle. Nous trai'O llS une affaire en ce moment, loyalement et
~o iùcl1ent.
11 faut donc établir netlerùent chaque
hose ..Je. vous demande votre vi!:', je vous offre
,na fortune. Promettez-moi de ne plus me quitter,
l'être ma fille soumise et dévouée; en retour, vous
. crez mon enfant chérie et mon unique héritière.
{:ela vous froisse de m'entendre parler ainsi? Il
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
59
le faut pourtant. Réfléchissez, mOI~
enfant; quel
que soit man désir de vous garder, Je ne veux pas
vous prendre en trallre. Je ne demande qu'à vous
aimer, je vous aime déjà; tau! ce que la fortune
peut donner, vous l'aurez près de moi, et non seulement pour vous, mais pour ces enfants que vous
affectionnez. Vous aurez de l'argent antant que
vous eu voudrez, sans que jamais je cherche à en
Connallre l'em ploi; vous serez riche, entourée,
enviée ... Mais, aussi, vous vous engagerez à ne
me point quitter, à être jusrJ.u'au bout ma compagne fiJèle.
Agnès eut un frémissemeut. Que lui importait,
mon Dieul une fortune dont elle serait l'esclave,
une fortune qu'elle paierait de son droit au bonheur, une fortune qu'elle ne pourrait jamais porter à Georges! Son cœur se serra.
~lIe
fit Ull geste de refus, la marquise saisit sa
malll levée.
bien, je vous demande beau- l~éfchisez
CO~lp,
Je le sais, rien pourtant que vous n'ayez
déjà sacrifié, sans compensation, sans utilité
mê~l1e,
au bonheur de vos neveux: je VOLIS offre,
mal,. le moyen de féconder votre sacrifice. Que
votre liberté, avec cinq enfants
serait, sOI~gez-y,
pas moi, ce sont eux qui
dans la misère; ce ~1'est
barrent vo.tre avellir immédiat. Dans l'arrangement que Je vous oare, vous ne perdrez rien, en
omme, q u'uue théorique et illusoire indépendance? et vous gagnez, avec le plus large bien-;-être
matén~l'por
vons et les vôtres, une inappréciable
tranquillité d'esprit.
:rol~t.ca
n'était que trop vrai, Agnès ne pouvait reslster à l'évidence, et bien que cet arrangement, présenté comme un marché, lui inspirât
une insurmontable répulsion, clic dut reconnaître
qu'il était tout à SOIl avantage.
AJo~s
la marquise changea ~oudain
d'alJ~res,
son visage s'éclaira d'un sounre, elle tendit les
deux mams à la jeune fille .
. - Allolls, chère petite indépendante, e'est donc
bleu pénible de se laisser chérir? dit-elle d'nne
voix. caressante. Ne voyez-vous pas que c'est votre
�60
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
bonheur que je vous offre, en vous demandant
cl'adoucir mes dernières années? Ma petite Agnès,
ne me quillez pas, je vous en prie, c'est si dur de
n'avoir personne à aimer!
Cette fois, Agnès ne résista plus. Sur la figure
mobile de la marquise une émotion sincère avait
passé, qui dissipaIt ses dernières bésitations.
- Eh bien! aimez-moi alors, et je vous le rencirai de tout mon cœur, dit-elle, en se penchant
sur la main qui tenait les siennes.
Mais la vieille dame, rayonnante, l'attira dans
lies bras.
- Ah ! ma chère petite, ma chère petite, quelle
joie vous me causez! vous verrez la bonne et
douce vie que nous mènerons ensemble. Je ne
suis pas Vieille, malgré 1110n âge; j'aime et je comprends la jeunesse; nous voyagerons, nous donnerons des fètes, ce sera charmant!
Agnès ne partageait pas cet enthousiasme. Sa
fugitive émotion s'était dissipcSe trop vite, comme
celle mème qui l'avait provbquée, ct elle mesuraIt
avec effroi le poids des chalnes d'or qu'elle venait
d'acoepter.
La marquise poursuivait, joyeuse et triomphante:
- Il me sera facile avec vous d'égayer mon
salon. Je vais rajeunir, mon enfant, au contacl de
vos vingt ans. J'ai cléjà une loge à l'Opéra. Nous
ro urrons, si vous le désirez, en prendre une au
r'rançais. Vous monterez à cheval, j'achèterai une
automobile. J'aurai à la carn pagne des séries d'invités que nous combinerons ensemble.
.
Mais, tandis que la vieille clame continuail à
faire en vain chatoyer sous les yeux de la jeune
fille le mirage de séduisants projets, nne Jourde
angoisse étreignait le cœur d'Agnès, une sourde
appréhension de ce q.ui se cachait sous ces unl!untes promesses et qUl, plu s tard, la ferait souffrir.
Elle songeait à ses rêves morts, à ses sacrifices
St lennellement consacrés, aux regrets qu'II faudrait laire, auX espoirs qu'il faudrait étouffer, et il
hli sembla, qu'en échange de celte fortune
(Iu'on lui offra't, elle assumait tout à coup sur sa
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
61
~ête
le grand tl.g~
de la marquise, qu'elle vendait sa
Jeu nesse, ses ill usions, ses ardeurs pOli r ne garder
que la torture des désirs condamnés. Si forte était
son impression qu'Agnès faillit crier qu'elle ne
youlait plus, qu'elle gardait sa fièr,e misère e~ son
llldépendance; mais, dans un éclair. elle revit les
mesquines anxiétés, les efforts inutiles, les angoisses, les incertitudes où depuis trois mois elle
s'était débattue. Elle sentit son impuissance à
reprendre cette lutte où forcément elle serait
vaincue; elle vit les enfants de sa sœur, sans éducation, bientôt sans foyer, et elle fléchit une seconde
fois.
- Mais, les enfants, que deviendront-ils? dem~nda-tel
pensivement, sans écouter la marqUIse.
- Eux? ... ce que vous voudrez, il ne manque ni
de collèges, ni de pensions, Dieu merci! Soit à
Lyon, soit ici, vous trouvercz d'excellents établissements.
La voix indifférente blessa le cœur cl' Agnès;
comment pourrait-elle aimer cette femme qUI n'aimaIt pas les enfants de Gabrielle?
- Oui, mettez-les à Paris, reprit la marquise,
vous pour~'e:l
les voir au parloir, et même les promen~r
l,CS Jours ùe sortie. C'est ce13, ajouta-t-elle
en s anImant, no~s
leur porterons ensemble des
b?nbons,.et des Jouets, nous les condlJirOlls au
cirque, s Ils sont sages. Je vois que vous les aimez
beaucoup.
- Je les aime par-dessus tout, déclara gravement Agnès; ils sont le but sacré de ma vic.
- Je le sais bicn, dit la vieille tlamc avec un
soupir. Retournez donc vers eux, apprenez-leur
votre décision, et revenez-moi le plus tôt possible.
Et comme, sans répondre, Agnès s~ mettait à
pleurer, Mme de Saint-Cerneau reprit doucement:
- Eh bien! non! ma petite, passc" une dernière
fois les vacances avec eux, préparcz-Ies aux séparations nécessaires, je vous cède' à UIX (kux mois
encore, mais ne pleurez plus, et soyez à moi dès
la rentrée des classes.
Cette concession spontanée adoucit be3ucoup
�62
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
pour Agnès l'amertume de son sacrifice; deux:
mois, c'est quelque cho,e, cela semble même un
très long lem ps, à vi ngt-q ualre ans; c'élai t su rtou t
une porte ouverte à l'imprévu, bien qu'Agnès se
rendit compte qu'elle n'en pouvait guère attendre.
Elle remercia la marquise avec un joyeux élan
et, l'accord étant décidément fait entre elles, elles
ne songèrent plus qu'à bien remplir celte dernière
journée . Tout cie suite après déj c uner, comme une
heure sonnail à peine, elles sortirent pour des
emplettes . .. Agnès, arrivée avec une simple valise,
avait besqin d'une vaste mall e pour emporter lous
les objels de toilette, tous les caùeaux divers dont
la marquise l'avait comblée .
Dans le ravissement de son triomphe, Mme de
Saint-Cerneau ne savait qu'imaginer pour plaire à
la jeune fille . El, comme Agnès, confuse, ne voulait
plus rien accepter pour elle-même, ce fui pour les
Jeunes Voussages que les paq ue(s s'accumulèrent
bientôt dans la voiture.
- Il nous reste encore une visite à faire, dil (out
à coup la marquise, en entendant sonner quatre
heures. Je vais vous conduire chez vos cousins de
Montgratien: je ne suis pas en relations directes
avec eux, q uoiq ue je les aie quelquefois rencontrés
dans le monde.
- Mais je ne les connais pas, presque pas! se
récria Mlle dc Fyrmont ; j'avais dix ans, je crois,
la dernièrc fois que je IC5 ai vus.
- Cela nc fait rien, vous n'en êtes pas moins
assez proches parents. La comtesse douairière
était cousine germaine de votre grand'mère maternelle.
- Oui, jc t:rois que oui, répondit Agnès, peu
convaincue .
. - J'cn suis sûre; aussi vous ne pouvez venir à
Paris, fLit-ce pour quelques jours, sans aller les
voir. C'est une visite indispensable, et qui vous
préparera les plus agréables relations pour cet
hiver.
Agnès s'inclina. La voiture, dll reste, s'arrêtait
déjà devant un vieil hôtel sévère de la rue de V;1renne. Les Montgratien n'y occupaient qU'lin
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
63
appartement au second, entre la cour et les jardins; ainsi l'exp1illua la concierge.
.
.
La marq uise, très élégante dans sa .clalre to.Ilette
de foulard gris argent, monta l'escalier cie ple!"re,
suivie d'Agnès, peu empressée à renouer ces liens
de famille presque oubliés.
A .la porte, elle eut une lueur d'espoir. Le ,d~
mesiIC"jue réponcloit que Mme la comtesse etait
sortie avec ces demoiselles.
- Et Monsieur? insista la marquise.
. - M. le comte est absent pour quelques jours.
Il n'y a personne.
Déjà Agnès se retournait prête à descendre,
lorsque la marquise risqua une dernière question:
- Madame la comtesse douairière n'hobite1-elle pas iL:Î ?
- Oui, madame, mais elle est souffrante; elle
ne reçoit aucune visite.
- Nous verrons bien, répliqua vivement la
marquise, et entrant résolument ctons l'anticha~re,
malgré le domestique qui s'efforçait de
con~her
la politesse avec la consigne reç.ue, elle
s'asSit Sur un vieil escabeau et traça rapidement
quelques mots sur sa carte.
- Tenez, dit-elle, en la tendant au valet de
chambre. Portez cela à Mme la comtesse. Nous
attendons la réponse.
- Elle nous recevra, poursuivit-elle, en s'adressant à la jeune fille, qui restait debout près de la
porte, comme pour protester contre une insistance
qu'elle jugeait indiscrète; elle nou recevra, j'ai
et ne voué.crit que vous étiez de passage à Pari~,
liez pas partir sans présenter vos deVOirs aux chers
parents de votre pauvre mère.
Agnès eut un geste de contrariété.
- Pourquoi avez-vous dit cela? Je ne tiens nul ..
lement à entrer de force dans cette maison. Encore
unc fois, je ne connais pas les Montgratien. NOliS
nous sommes complètement perdus de vue.
- C'est un tort qu'il faul répnrer au plus vite.
Le domestique revenait, ct, priant ces dames de
l~ sl1i~re,
il, les co~duist
à travers un long corndor Ju squ au petit salon de la douairière, pen-
�64.
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
clant que la mar(luise, tout en inspectant les lieux,
répétait à Agnès:
-Je vous le disais bien, qu'elle nons recevrait.
Le tout est de savoir s'y prendre.
Tout de suite, Aguès se sentit attirée vers la
pctite vieille, menue dans sa mince robe d'alpaga
noir, avec son léger bonnet de tulle sur ses cheveux blancs bien lisses, dont la tenue si modeste
lui rappelait presque celle de BonneMarion; mais,
des yeux bleus pâlis et enfoncés dans leur orbite,
des lèvres minces rentrées parce que les dents ne
les soutenaient plus, du front ridé, des joues couperosées, des mains tremblantes où saillaient les
veines bleuâtres, de tout le corps frêle et usé, se
dégageait une telle dignité, une si rare distinction,
cn même temps qu'une bienveillance si douce et si
sereine que la jcune fille eüt voulu baiser la main
,lui se tendait vers elle.
La marquise déjà prenait la parole . .
Excusez-moi, madame, d'avoir insisté,
comme je l'al fai t, pour être reçue au près de vous.
Je tenais tant à vous présenter cette enfant, don t la
pau vre mère vous étai t si attachée. Vous sa \'ez,
cette chère Agathe! Voici sa fille, Agnès de Fyrmont de Seig-neuville, sa fille uniq ne, q ni est bIen
seule, bien Isolée maintenant, mais qui va venir
vivre chez moi; qui sera ma compagne, ma fille
adoptive.
Elle parlait lentement, un peu fort, appuyant sur
les mots et sur les idées pour les faire mieux pénétrer dans l'esprit de la vicille comtesse, qui devait
être Jcnt~
à C?l~prend,
à cm~se
de son grand àge.
La petite VIeille hocha plUSIeurs fOlS la tête.
- J'entends, dit-elle, j'entends. Venez, mon en
fant, que je vous embrasse: j'ai très pcu connu
votre mère, maiS j'aimais beaucoup votre aïeule,
nous étions cousines-germaincs, et nous avons été
élevées presque ensemble. Vous portez son nom,
si j'ai bien entendu, vous vous appelez Agnès
c?mme ellc, ce m'est un motif de plus pOUf vous
,limer.
Elle pri t à cleu x mains la tête de la Jeune fille, et
posa sur son front un maternel baiser.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
65
Puis, la retenant près d'elle, elle offrit d'un geste
un fauteuil à la marquise.
- Veuillez vous asseoir, madame, et laissez-moi
vous remercier de la bonne pensée que vous avez
eue en m'amenant cette petite. Certes, je suis conten~
de la voir, et je regrette seul~nt
que lU.es
pehtes-iilles ne soient pas là pour fatre sa connalssancc.
- Mais, madame, elles se verront cet automne,
répondit la marquise. Je vous l'ai dit, Agnès ~ivra
désormais avec moi; elle est bien seule, ma111(enant qu'elle a perdu sa sœur, Mme de Voussages;
et, moi, je suis ravie de trouver ainsi, sur Je tard,
une aussi charmante compagne.
- Alors, vous n'avez plus personne, pauvre
petite? demanda Mme de Montgratien, en tournant vers Agnès des yeux compatissants.
- Je n'ai I?lus de protecteur, répondit la jeune
fille, mais j'al encore tou te une famille dont je me
trouve le '>eul appui, un bien faible appui, comme
vous voyez: ma sœur a laissé cinq enfants, qui
sont les miens à présent.
. - Ah! et vous les qui ttez pour venir ici? questlon~
la vieille dame, avec un étonnement dans
sa VOIX cassée.
Agnès rou~it
et balbutia:
- Oui, j'al ~ru
hien f~ire,
agir dans leur inlérèt;
on ne condUIt pas toujours sa vie comme on le
voudrai t, acheva-t-clIe à voix basse.
- Ces enfan ts ne sont l1ullemen t à plaindre,
rassurez-vous, madame, reprit la marquise,_peu
flattée du tour que prenait la conversation. Bien
qu'ils ne me tiennent par aucun lien de parenté, je
m'intéresse à eux, puisque ma nièce les aime, et,
entre nous deux, nous leur organiserons la meilleure existence qui puisse convenir à leur <1ge.
- Je vais être obligée de les mettre en pen ion,
expliqua la jeune fille. J'irai les voir souvent, je les
ferai sortir quelquefois ..•
La mélancolie de son visage frappa la vieille
comtesse.
- Vous me les amènerez, dit-elle simplement
trouvant du premier coup le seul mot que désirait
g
�66
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Agnès. Notre parenté est déjà si lointaine que
nous pouvons bien l'étendre encore un peu, pour
me procurer toute une bande de petits cousins et
cousines. J'ai des arrière-petits-enfants qui joueront avec eux, car je suis très vieille; je suis à la
tête de quatre générations, j'ai quatre-vingt-huit
ans. Aussi, je ne puis presque plus me remuer, je
suis un peu sourde, je ne vois plus très bien, je
perds la mémoire, mais le cœur reste intact et je
n'oublie jamais ceux que j'ai une fois aimés.
Elle posa sa main ridée sur l'épaule de la jeune
fille:
- Et je suis heureuse, aujourd'hui, de retrouver
mon Agnès d'il y a soixante ans.
Une joie douce et forte emplit Je cœur d'Agnès;
elle sentait qu'ici elle serait aimée tout de suite,
d'instinct, parce que cette femme était bonne et
avait compris sa détresse.
La marquise n'aimait pas qu'on se passât d'elle;
elle reprit la parole et ne l'abandonna presque
plus, tant que dura la visite. Elle sentait, elle aussi,
un tacite accord entre ces deux femmes qui, une
heure aupar:J.vant, ne se connaissaient pas el
qu'elle avait peut-être trop vite rapprochées. Aussi
ne tal'da-t-elle p:J.s à se lever, en prometLant de
ramener Mlle de Fyrmont dès les premiers jours
de novembre.
Jusqu'au départ d'Agnès, elle ne la quitta pas,
lui prodiguan lIes caresses elles altentions, comme
pour effacer la trop sympathique impression rapportée de la rue de Varenne. Aussi, '1 uand sonna
f'heure du départ, futo-ce avec un mélange de reconnaissance el de soulagement qu'Agnès dit adieu à
cette bizarrc protectrice, il cette lemme presque
inconnuc qui venait d'cntrer dans sa vie pour y
prendre soudain une si large pl:J.ce.
�LES DEUX Al\1OURS D'AGNÈS
DEUXIÈME
67
PARTIE
IX
- M. RoUin des Bois attend Mademoiselle dans
la bibliothèque.
Mlle de Fyrrnont eut un vague geste d'impuissance .
Debout devant elle, le fleuriste continuait ses
explications:
- Alors nous nous bornons à encadrer les
porles de bautes fongères, sans fleurs . Dans les
embrasures, quelques massifs d'azalées; aux lus1l'es et aux glaces de légères guirlandes d'orch idées.
l\1ademoiselle ne veut ni roses ni œillets dans les
salons, n'est-ce pas?
- Non, pas de fleurs aux parfums violents.
Seulement, à la salle à manger, quelq ues touffes
de ,clématite parmi les mimosas. Ce n'est qu'une
pellte réception.
- Bien, Mademoiselle. Demain, les ouvriers
seront ici de bonne heure afin que tout soit terminé très tôt. Mademoiselle peut compter sur
moi . \
- Oui, je le sais .
Le fleuriste s'éloigna pendant que le maître
d'hôtel, solennel, son carnet à la main, lui succédait devant la jeune fille .
- Mademoiselle pourrait-cHe me dire (lui nous
avons cc sQir à cllner, afin que je prépare les
cartes.
- Peu de monde: M. cl Mme V eillegy, Je
�68
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
comte et la comtesse Doriani, le baron d'Haragnes, M. Rollin des Bois . et c'est tout.
- Mademoiselle a-t-elle choisi le menu?
- Non, pas encore: je vous l'enverrai tout il.
l'heure.
C01l1me eUe se levait pour descendre à la bibliothèque où l'attendait le musicien, une jeune
femme de chambre entra en coup de vent dans le
petit salon.
- Je cherchais Mademoiselle, dit-elle avec
vivacité; je voudrais montrer ces dentelles à Mademoiselle, je les trouve bien mal apprêtées, elles
sont raides et blanches, je ne sais si je dois les
accepter, Mme la marquise ne sera pas contente.
Elle étalait ayec soin sur le dossier du fautenil
deux admirables écharpes de vieux point d'Angleterre.
-- Vous pouvez les garder, Gilberte, il ne servirait ~ rien de les rendre; cette femme a certainement fait de son mieux. Laissez-les ici, c'est moi
qui les remettrai à Mme la marquise.
- Je remercie Mademoiselle, dit la femme de
ch4imbre avc:c une conviction qui marquait son
soulagem en t.
Dans la bibliothèque, Agnès troma Rollin des
Boi) ,bns I.t plus vive agitation.
- Figurez-yous ce qui m'arrive, mademoiselle,
s'écria-t-ij sans même prendre Je temps de la
saluer. Evelyne me craque dans la main, à la dernière minuté; la voilà qui file à Bruxelles, elle va
remplacer jc IH; sais qui à la Monnaie. En voilà
une tuile l ct comment la parer? Je n'eu ai pas
fermé J'œil de la nuit. Votre tante qui était si ravie
de lancer une étoile! je ne sais Je quelle façon le
lui appremlre l Vous arrangerez cda, n'est-ce pas?
Je ne pouvais vraiment pas prévoir Ull coup parei],
J'ai bien pensé à Claude Aloys, mais il n'y aurait
pas une minute ft perùre pour s'entendre avec
elle ... si elle est libre dem<llll, et je ne sais si la
marquise l'agréera: ce n'est pas une chanteuse
aus~i
intacte qu'Evelyne, elle jouc surtou t dans les
petits thé!.1tres, son répertoire n'est plus le même;
j'y perdrai, allez, maùemoiselle, c'est à peille si
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
69
elle pourra chanter une ou deux de mes cantilènes,
tandis qu'Evelyne lançait mon grand morceau .. .
vous savez, en la dièze mineur? Il n'est pas commode; si vous aviez voulu, vous auriez pu le chanter, vous, mais vous ne voulez pas !•..
- Oh non! je ne veux ni ne puis, mon pauvre
monsieur Rollin, croyez-le une fois pour toutes,
dit Agnès avec un sourire . Tout ce qu'il m'est possible de faire pour vous, c'est de parler à ma tante
et j'y vais de ce pas. Rassurez-vous, ce n'est pas
une catastrophe, celte fuite de miss Evelyne. Il
ne manque pas d'autres numéros au programme
de votre concert?
- C'était mon clou! Vous verrez que la marquise ne me le pardonnera pas.
- Mais si, mais si, j'en fais mon affaire, reprit
la jeune fille en s'éloignant d'un pas paisible.
Tous les jours, c'était ainsi; tous les jours, ses
matinées s'émiettaient en courtes audiences aux
domestiques, aux fournisseurs, aux amis, aux
q uélllandel1rs, à tous. C'étai t à elle tOl1jOlll·S, il elle
seule, maintenant, que chacun s'adressait; et elle
seule, aussi, pouvait aborder la marquise, lui soum~tre
les projets, lui exposer les requêtes, rece~Olses ordres ou influencer ses décisions. Agnè
etalt depuis près de cinq ans la fille de la maison,
celle par q1.ll tout passe et tout se transmet.
Mme de Salllt-Cerneau, malgré la persistance de St'
tenace jeunesse, malgré les soins ct les artifice
d?~t
elle s'entourait, malgré sa volonté de ne pae
vIeillir, commençait à sentir le poids des ~nées.
et sans rien abandonner de son autorité ni de se ~
prérogatives de maîtresse de maison, elle en lai sait complaisamment la lourde charge à Mlle de
pesante à 1,
Fyl'mont. Souvent la tâche ~el1bait
jeune fille; mais de quoi eM-elle pu se plaindre·}
Elle avait volontairement donné sa vie, son temp!:i
ses facultés; la marquise en usail à son gr.! elle 1~
faisait même avec bienveillance et bonté. En
avait parfois des élans de tendresse, des attention:
délicates qui faisaIent ou blicr bien des petits Irois sements. En .somme, Agnès ne regrettait pas, en }
songeant sérIeusement, l'engagemen t qu'elle avait
�70
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
oris, ses cour les et intimes révoltes cédaient bien
{ite lorsqu'elle voyait autour d'elle le fruit de son
lévouernent: Guillaume se préparait à Saint-Cyr.
Jean et Gabriel travaillaient bien dans un bon
..:ollège; les deux petites, - grandes déj<1, Yvonne et Blanche, lui apportaient des jOlies
:ralches et de joyeux sourires q ualld, trop rarenent, elle pouvait aller les voir dans le parloir de
eur couvent. Une fois de plus, ce matin-là, en se
rendant chez la marquise, Agnès pensait à ce
iu'aurait été leur vie à tous, à Voussages, ct avec
un léger soupir s'affirma que tout était bien.
Mme de Saint-Cerneau hroyait du noir, ce qui
lui arrivait quelquefois. Agnès la trouva couchée
sur sa chaise longue, au milieu de journaux anglais qu'elle n'avait pas même pris la peine de
replier.
- Je m'ennuie, déclara-t-elle dès que la jeune
ftHe eul ouvert la porte. Je C0rnmence à avoir
em ie de m'en aller ... Plus de soixante ans de vie,
c'est monotone; J'existence est trop plate, trop
insi l'ide, ce n'est pas la peine vraiment de s'y arrêler aussi longtem ps!
Elle parlait d'une voix dolente d'enfant gâtée,
sans qu'Agnès, qu i machinalement releva!l les
iournnux pOUf les jeter dans la corbeille à. papier,
songe"! à l'interrompre.
- Je ne sais plus que faire, plus que désirer,
plus qu'acheter; si j'appelle de~
désirs, il ne me
ienl que des regrets! Allez, j'aurais bien fait de
disparallre il ya trente ou quarante ans ... Et encore, j'ai tort de me plaindre, puisque je vous ai,
\'OIIS ma petite, ma chère petite enfant! quand
,'aurais si bien pu, si bien dît achever ma vie clans
l'isolement et l'ahandon.
D'un geste rapide, qui contrastait avec l'alan:;uisscl11cni de sa voix el de ses paroles, elle saisi t
!a jeune fille dehout à ses côtés, et, l'attirant à elle,
j'embrassa passionnémen l.
- I l faut excuser ces crises de spleen, Agnès,
murmura-t-elle, c'est si triste, voyez-volts, une
mère qui n'a pas d'enfant.
Puis, comme regrettant l'aveu qui venait de lui
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
71
échapper, elle se redressa et d'un tout autre ton:
- Vous seriez bien gentille de me faire acheter
du chloral, j'ai fini mon flacon et n'ai pu fermer
l'œil celte nuit. C'est à quoi nous devo,ns ma Sombre humeur de ce matin . Et vous, rien de nouveau '!
- Mais si, du nouveau sans grande importance
pour nous, mais qui bouleverse le pauvre Rollin.
- Qu'y a-t-il donc?
- Il parait que sa chanteuse, sa fameuse Evelyne, lui fait défaut à la dernière heure. ELIe est
partie ou va partir pour Bruxelles; le pauvre garçon en est consterné, il craint que cela ne vous
Contrarie ...
- Cela m'est égal, dit la marquise avec une
~oucer
qui surprit Agnès peu habituée à cette
Indifférence.
- Alors, il propose Claude Aloys pour la remplacer, continua la jeune fille.
- Si vous voulei; arrangez-vous avec lui, ma
reviennent
chère petite; au fond, c'est à vous ~le
ces petits soucis et ces décisions. Je vous donne
carle blanche, faites comme vous l'entendez; je
v~ux
que mes salons soient pleins et ma maison
bien tenue j je veux que vous soyez élégante et
enviée; mais je vous abanJonne les détails. Décidément, je vieillis, je ne m'intéresse plus guère à
toutes ces choses.
- Alors je vais rassurer Roll in, di t Agnès sans se
troubler, car elle savait quelle importance il fall.,lit
attacher il ces crises passagères de détachement
et de misanthropie. J'ai Vil le fleuriste, aJout;lt-elle en s'éloignant, tou t sera fai 1 comme nous
l'avions convenu hier.
.
- Très bien, merci, à tout à l'heure. Si vous
ayez besoin d'argent, la clef est à mon secrétaiœ.
- Ob ! non, c'es~
inutile, j'ai ce qu'il faut.
- Sl1rtollt ne faites pas d'économie, je tiens à
ce que tout soit très bien, recommanda la marquise qui revenait un peu à la vie. Ce n'est qu'une
réception intime, mais il faut que chaque déta !
soit impeccable. Vous avez bien recommandé pOl'!'
Ls sorbetg".
�72
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
- Oui, oui, ma tante,,i'ai écrit moi-même.
La porte s'ou vrit cl iscrètemen1. U Il domestique
annonça que Mlle de Montgratien désirait parler à
Mademoiselle.
- Mlle de Montgratien? Allez vite, mon
enfant, dit la marquise en reprenant toute sa
vivacité; rappeleJl-lui que nous comptons sur
toute sa famille demain soir; ne vous inquiétez
pas de Rollin, je vais le faire venir et je m'entendrai avec lui. Allez, ma petite.
Agnès s'empressa d'obéir et, toute joyeuse,
courut rejoimlre sa cousine.
- Toi, Lily, quelle bonne surprise! A quoi
dois· je l'honncu r inespéré de ta visite?
- Tu sais bien qu' Il ne dé\)end pas de moi de
venir plus souvent, répondit a jeune fille en embrassant A.gnès; ta chère tante inspire à papa une
insurmontable antipathie. Il youdrait que tu
vinsses (ons les jours à la maison et que je ne
mette jamais les pieds ici . Mais, aujourd'hui, c'est
grand'mère qui m'envoie; alors, tu comprends,
papa s'est incliné.
- Et de quelle commission es-tu messagère,
dis vite? questionna Mlle de Fyrmonl.
Oh! rien de sensationnel. Granü'mère
fengage à venir goCtter avec elle, en tète à tête.
Nous sortons tous, cet après-midi, même moi, sa
garde-malaùe habituelle; alors elle te demande.
Je crois qu'elle tient beaucoup à t'ayoir parce que
c'est ton anniversaire aujourd'hui, ma chérie;
:Jussi, je t'ofTre tous mes VŒUX et mon petit bouquet de fleurs, bien modeste, conclut Juliette de
.\,iontgratien, en présentant à sa cousine une gerbe
de roses .
- Oh, merci! tu es g-entille, dit Agnès avec un
'ourire sans gaJlé. MaIS, il ne faut plus célébrer
non jour de naissance, Lily. Pense donc, trellte
.:ns! ce n'est plus une fête!
. --:- Ah! maIs ce n'est pas encore le parvis de b
v,ed!esse, ménage-toi, ma cl,lère, quand ce Ile
<'eralt que par égard pour mOl. Nous sommes du
,~éme
nge .. Je lis, reprit-elle après 1I~
court
llence, mal~
au fond je te comprends bICn, va 1
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
73
ce n'est pas drôle de voir les années qui passent,
qui nous enlèvent un peu de notre jeunesse, de
nos illusions, de notre joie et qui ne nous apportent rien en échange; si tu crois que je n'ai pas,
moi aussi, des moments plutôt moroses.
- Toi, tu ne le devrais pas, protesta Agnès, tu
as la vie devant toi et la joie autour de toi, tu as ta
liberté!
- Oui, j'ai beaucoup de choses que tu n'as pas,
beaucoup de bonheurs et de tendresses qui te
manquent; mais tu penses bien que tous ces
bonheurs au pluriel ne me dispensent pas d'en
désirer un seul, un unique qui dépasserait tous les
autres. Vois-tu, je n'ai aucun gOClt pour la \"ocalion de vieille fille et, pourtant, il faudra probablement m'en contenter.
- Allons donc, ta sœur s'est bien mariée!
- Yolande, oui, mais Catherine et Ma~'ie
sont
entrées au couvent. Dans notre monde, ma
pauvre amie, les filles sans dot ne se marient
guère.
Agnès baissa la tête, elle en savait quelque
chose.
- Tu peux espérer au moins, toi, reprit-elle,
tu peux rencontrer un homme riche et charmant
qui t'!~pousera
par amour.
- Et toi, ri posta J ulielle, si tu le rencontrais,
l'homme de lon choix, ta tante ne se laisserait-elle
pas fléchir?
Agnès secoua la tête.
- ' Impossible, je n'aurais pas l'nême le droit de
le lui demander. Tu sais bien nos conventions.
- Ah! bah, il n'y a pas de considérations qui
tiennent lorsqu'on aime, lança vivement Mlle de
Montgratien.
pas, elle pepsait à Georges
Agnès n~ r~pondil
qu'die aValt aimé pourtant ct sacnfié à son devoir.
Jamais elle n'en avait parlé à sa cousine, ni à
personne au monde. Des mois et ùes années
"vaien~
passé, sans 'lue ce nom to.ujours cher eùt
francl~1
ses lèvres. La douleur aiguë s'était engour(l!e pe~
à peu, t:ansfol'mée en mélancolique
regret. Mals, à certalOes heures, Agnès a\'ait nu
�74
LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
cœur un retour de souffrance; aujourd'hui, au
seuil,de cette année no~vel,
el,le, songeait à ce qui
aurait pu être, à ce qUI ne serait Jamais.
- Excuse-moi, dit-elle, en s'arrachant à son
silence, je suis triste ce matin; tu sais, il y a des
jours où l'on voit tout en sombre. Puis l'Impression chan~e.
Je suis bien contente de te voir, ma
petite Juliette. Ma tante m'a chargé de te dire
qu'elle compte absolument sur vous tous, demain
soir: ton père, ta mère, tes belles-sœurs, tes
frères, tout ce que tu pourras entraîner.
- Oh! je veux bien, moi, dit Juliette en riant.
Ce sera l'envahissement des Montgratien; ~ous
comptons par douzaine, tu sais, surtout à présent
que mon oncle Gérard est arrivé avec sa famille.
J'ai là trois cousines et deux cousins qui ne demandent pas mieux que de s'amuser de toutes
leurs forces, pendant les six semaines qu'ils passent t. Paris, au printemps. Tu ne les connais pas
encore. Ces dernières années ils étaient en deuil
de ma tante et ne sont pas venus. Nous passons
toujours une partie de l'été chez eux, dans les
Pyrénées. Münlgratien est trop isolé. C'est très
beau à visitt;r, mais bien peu confortable, et
muman n'y est pas tranquille à cause de l'éloignement du méJecin, du télégraphe, de toutes les
ressources. Il est certain qu'à l'itge de grand'mère ... Ta tante non plus ne doit pas être jeune.
- Je ne sais pas, eIle avoue soixante-huit ans,
mais elle m'en paraît davantage.
- Soixante-huit ans! Elle était mariée avant la
naissance de mon oncle, qui en a cinquante-neuf;
grand'mère me l'a dit bien souvient. Non, elle
ne doit pas être loin des quatre-vingts, quoiqu'elle
ne les porte pas. Il paraIt qu'ellc était très jolie ...
el d'une élégance ... Elle s'est fai t beaucou p d'ennemis dans sa jeunesse, clle a eu des histoires.
- Ta grand'mère mc l'a dit, mais elle croyait
que j'étais au courant déjà, et je n'ai pas très bien
compris. Toul ce que je sais, c'est que ma tanle
est la fille d'un richissime fabricant de bouchons,
ct qu'on le lui a fait ùurement ser1lir dans le
monde de son mari.
�LES DETDX AMOURS D'AGNÈS
75
- Oui, reprit vivement Juliette, parce qu'elle
voulait dominer et éblouir. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'elle a rendu son mari très malheureux,
puisqu'ils se sont séparés.
- Il est mort, n'est-ce pas?
- Oh! depuis longtemps, en Amérique, je
crois.
Tout en parlant, Juliette allait et venait dans la
chambre d'Agnès, déplaçant un bibelot, examinant une photographie.
- Ton installation esl charmante, dit-elle tout
à cou p, changeant brusquement la conversation.
Je ne te connaissais pas encore ce ravissan t
cO~1Vre-lit,
ni celle garniture de toilette, une merveille.
'- Ce n'est pas une nouveauté pourtant; ma
tante me l'a donnée, l'été dernier, à son retour
d'Autriche; mais tu viens 'si rarement me voir
seule, comme ce malin.
- Je ne le puis pas.
- Je ~;uis
cerles bien contente de te voir Je
samedi, et je trouve excellente l'idée des petits
KfC~I('rs
de jeunes filles, organisés par ma tante.
.
l aiS nous n'y pouvons guère cau.ser.
- Pas. da:antage lorsque tu viens à la mmson,
toute la JamIlle s'empare de toi ct je ne t'ai plus.
P~nc\at
que nous SOmmes seules, montre-moi tes
tOilettes et tes bijoux; tu me Je promet.,; depuis f.i
longtemps .
- Oh ! si cela t'amuse!
~le
d~ Fyrmont ouvrit un gra.nd coITt:et,itali.en,
en ebene Il1crusté d'ivoire, à demi remplt d écnns.
- Presque uniquement des cadeaux de ma
t~le,
expliqua-t-elle. Ces boulons ù'orcile
~
viennent de ma mère ainsi que cette chaine el cc
~ol!ier
de topazes, ce 'bracelet d'émeraude encore
etait à elle. Tout Je resle est à ma tante.
-- A toi, maintenant.
- Oui, mais ce ne sont pas des bijoux de jeune
fille, je ne puis pas porter 11n diadème de rubis,
voyons, ni celte rivière de brillants. Je partagerai
c~Ta
entre Yvonne cl Blanche quand elles se maneron!. Et toi, dis-moi, que pourrai-je t'offrir k
�76
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
jour de tes fiançailles. Tu aimes les saphirs, m'astu dit, je te réserve donc ceux-ci ...
- Ne parle pas de la sorte, on dirait que tu fais
ton testament. Qu'as-tu donc aujourd'hui, Agnès,
je ne t'ai jamais vue aussi découragée. Es-tu malade?
- Non, non. Un peu lasse seulement. Tu ne.
t'imagines pas combien c'est faligant de s'amuser
à perI?étuité.
J ulte1te l'embrassa, indécise, embarrassée, cher. chant sans les trouver les mots capables de consoler celle peine vague.
- Tu viendras nous voir cet après-midi, tu
causeras avec ma grand'mère, dit-elle enfin;
moi, il faut que je te quitle, ta pendule marque
onze heures, et la course esl longue d'ici à la rue
de V.arenne. Adieu, ma chérie, à lout à l'heure.
x
- L'histoire de votre tante? Mais, ma petite, je
vous l'ai raconlée cenl foi s, s'exclama la vieille
comlesse de Montgratien, touj ours plus fiuelle et
menue dans son éternelle robe de cachemire noir.
Voul e7-vous donc mettre à l'épreuve ma vieille
mémoire de quatre-vingt-treize ans? Oui, je 111e
prépare à yn anniversaire aut~'e1n
,sérieux que
le vùtre, uJoula-t-elie avec un 1111 SOUrire, en caressant les cheveux de la jeune fille assise à ses pieds
sur un tabouret.
La vieille dame avait congédié tout son monde,
elle avait envoyé la jeunesse à un concert au Trocadéro et consigné sa porte; depuis longtemps
elle n'avait pu voir Agnès seule, et devinant qu'elle
souffrait parfois, voulait causer simplement avec
elle. La comtesse avait pour la jeune fiile une
afIection protectrice et compatissante, un peu inquiète aussi, nuancée de bien veillante curiosité,
C)lr Mme de Saint-Cerneau} malgré sa bont~
réelle,
�77
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
malgré son extrême amabilité, lui restait supe~t
avec persistance. Aussi n'eul-elle pas trop de peme
à revenir sur le passé.
ma
- Je ne vous apprenàrai rien de nouve~,
peti te Agnès, en vous disant ~ ~e ,le l~ ' Ul!'q
ms P~lU
GO,defroy de Saint-Cerneau s etait rume pa: nulle
folIes lorsqu'il épousa Mlle Florence Ledrms, fille
unique d'un marchand de Bordeaux colsaem~t
r.iche. Elle apportait à son fiancé, avec ~es
millions, la plus jolie figure et le plus mauvais caractère qui fût jamais. TI en resta a~olreu
quelques
mois. Par égard pour lui et, aussI.' par l~ugenc
pou.r l'extrême jeunesse ?e la petite manee - ~le
avait di~-sept
ans à peille - elle fut accueillie
dans tontes nos maisons, mais elle ne tarda pas à
s'y rendre insupportable. Nous .la tolérions. Elle
voulut nous éblouir et nous domlller par son luxe
excessif et ses excentricités; il Y avi~
un grand
fonds d'enfantillage dans toute sa condmte et peutêtre l'avons-nous alors jugée trop sévèremn~.
Je
me rappelle, peu de tem ps après son mange~
avoir été chez elle avec votre grand'mère. C'est
d'ailleurs la seule visite que je lui aie jamais faite;
nou s la trOUvâmes en robe courte, les cheveux sur
le clos, sautant à la corde que tenaient gravement
de~D.
d~n;esiqu
en livrée. Vous vOyCl que son
ongmalite n est pas le fruit de sa vieillcsse. Bref
elle se permit tant d'extravaO"onces, Lant de fan'
taisies de mauvais goüt, qu'~le
se ferma bientôt
tOl~S
les sa.lons. Elle prit .alors le meilleur parti et
qUitta Pans avec son man. Sou~
prétexte de santé
ils allèrent d'abord dans le Midi, où j'ai ouï dir~
que
roulelte, exerçait un funesle al! rait sur
Gode1roy Je Salr:t-Cerneau. Un oncle de la jeune
quclconquc qui avait, lui aussi
femme) un Ledral~
ra~lsé
. bC,i111COUp d'argcnt cn fabl:iquanl je n~
SlU~
ql101, clanl mort al1X Etals-UniS ce fut tlU
1::
excellent mol~[
l1~nage.
~e'pUl
s,
,pou r f~tire
~es al
voyagc; le 'eune
Je
perùus de vue.
ne
SaIS ce qUI S est rasse entre eux; un beau jour il
y a une q,uarantall1e d'années, .In. marq uise repa;'ul
avc~
sa fIlle, une enfan,t de diX ~ douze ans, qui
deYll1t plus tard la pnncesse Vlco·Morelli; eUe
JC
�78
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
était fort bien, dit-on. Moi, je ne l'ai jamais vue.
La marquise, un peu assagie, tenta de forcer les
portes qu'elle â'était fermées jadis. Mais on ne
J'avait reçue qu'en faveur dé son mari, et du
momenl qu'elle se présentait seule, on lui tint
généralement rigueur. Elle se lança dans la société
étrangère; le mariage de sa fille lui valut de précieuses relations dans la haute aristocratie
romaine. Aussi passait-elle six mois par an en
Italie. Depuis la 1110rt de la princesse VicoMorelli, elle n'y retourne plus, parait-il. Voilà,
mon enfant, tout ce que je puis vous dire sur
Mme de Saint-Cerneau, et, certainement, je ne
vous ai rien appris.
-Jesavais touicela vaguement, répondit Agnès,
pensive. C'est une étrange nature, ioute de con~
traste et d'imprévu . Il Y a plus de cinq ans que
je ne la quitte pas, elle est pour moi bOllne, affectueuse, confiante, et pourtant je ne suis jamais
avec elle à l'abt-i des surprises. Une chose surtout
m'étonne: elle comble de cadeaux mes nièces et
mes neveux ct jamais ne m'oŒre de les recevoir
chez elle, sauf Guillaume, quelquefois, une nuit
en passant. Pas une fois Y\'onne el Blanche n'ont
couché chez ma tante; elle les fai 1 sortir dans la
journée, les conduit dans les musées, les concerts,
les cirques, les promène partout avec une grùce
charmante, les fait goüter chez les pâtissiers à la
mode, les accable de bibelots, de jolis chi n'ons, de
bijoux mème, dont elles ne savenl que faire dans
kur couvent, les pauvres enfants. Mais, pas une
fois, elle n'a paru songer ct u'Yvollne a vingt-trois
ans, que je ne puis pourtant b laisser éternellement en pension. Sauf la semaine annuelle que ma
tante veu t bien m'accorder à l'époq LlC cie Pùq ues,
cl que nous passons tOLlS à Voussages, clics n'onl
jamais d'autres vacances, mes pauvres peti tes,
que celles que lcs religieu:ies vClllent bien leur
faire passer dans leur couvent clc Champrosay.
La vieille comtesse soupira en même temps
'1\1'Agnè:;.
- Donnez-les-nou:;, quanù nous partirons pour
Montgratien, dit-elle avec bonté; vous savc:t quc
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
79
l'an passé je vous les aurais déjà demandées, sans
la rougeole de J uliet te.
- Oh! merci, répondit Agnès, en levant un
tendre regard sur sa vieille amie. Je sais combien
YOus êtes bonne, et, sans doute, ce serait une
grande joie pour Yvonne et Blanche de passer
quelques semaines auprès de vous, une joie que je
leur envierais.
- Chère petite!
- Mais, c'est une solution durable que je
cherche sans la trouver. Peut-être, devrais-je
parler franchement à ma tante? Qui sait? il se
peut qu'elle n'ait jamais songé à l'âge d'Yvonne,
quoique je le lui ai rappelé bien souvent. Elle est
très originale, mais très bonne aussi; elle m'a
témoigné, alors qu elle ne me connaissait même
pas, un intérêt, une affection dont j'ai été aussi
surprise que touchée.
Et comme la comtesse, un léger sourire aux
lèn-es, tournait obstinément entre ses doigts une
gros~e
pelote ~e
laine grise, sans répond~e
aux
de~lèrs
questions de la jeune fille, celle-cl pourSUIVIt:
- Enfin, eUe m'a donné, et si spontanément,
tant de témoignages de sympathie, d'attachement
que ...
- L.à! ma petite, interrompit la comtesse, j~n?
voudrais pas vous éloigner de votre tante. MalS 11
ne faudrait pourtant pas vous exagérer ses droits
à votre reconnaissance. J'ai vu tant d'hommes et
vie, q~e
je m'y ~onis
de femmes dans ma lo~gue
un peu. Croyez-moi, SI la marqUise - et Je nen
v.eux pas douter - vous garde à présent par a[ectJo~,
c'est surtout par vanité qu'elle a tenu à vous
::lVOlr.
- Par vanité! s'écria Agnès stupéfaite, sans
oser protester davnt~e
contre une aussi étrange
ct malveillante suppOSItion, car elle professait uu
respect sans borne pour la vieille amie de sa
grand'mère.
- Cela vous surprend? Mais oui, grâce à vous,
mOn enfant, elle a enfin réalisé son rêve. Pour
vous voir, nous allons chez elle, et je puis le dire,
�80
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
où vont les Montgratien, il n'est personne qui
refuse d'aller. Oh! elle a été tine et adroite: elle
a commencé par s'effacer, elle vous envoyait ici,
ne vous accompagnait même pas; puis elle vous a
fait prendre un jour où, toute seule dans votre
appartement, vous receviez dans l'intimité vos
cousines et les jeunes filles que vous aviez ren~
contrées chez nous. Puis, vous êtes allée quelquefois dans le monde avec mes enfants, toujours,
remaqlz~,
dans des maisons OLl elle n'était
point reçue, elle; tout cela s'est fait si naturellement, si simplement, que vous ne vous en doutiez même pas. Moi, je voyais très bien celte
petite ~l1anœuvre,
et je m'y prêt~is
parce qne je
vous aime d'abord, que vous êtes des nôtres et
que je préfère de beaucoup avoir avec elle un lien
factice et superficiel que distendre celui qui vous
unit à nous. Et aussi, parce qu'au fond nous
n'avons rien de grave à lui reprocher; nous avons
manqué d'indulgence, il y a soixante an$, et aussi
de générosité. Quand j'y pense, peut-être biellla
trouvions-nous un peu trop jolie, un peu trop
riche, el ne tenions-nous pas assez compte de 5011
extrême jeunesse. Elle s'est mariée à seize ans,
elle a été grisée par cette couronne de marquise
ct cet te SI tnation brillante auxquelles ses rêves
mêmes ne l'avaient pas préparée. Ce qui s'est
passé dans son ménage, nous ne l'avons jamais
su au fond. J'Imagine qu'il ya eu des torts des
deux côtés. Ce pauvre Godefroy n'avait pas attendu son mariage pOUf prouver qu'il était fort
capable de faire des bêtises. Quel dommage 1. ..
C'était un brave garçon, plein d'entrain, de vie,
de galté, un grand enfant déraisonnable et séduisant; je crois bien qu'il a tourné la tête à toute sa
génération.
Agnès se souciait peu des charmes du marquis,
la vieille clame s'en aperçu t.
à mon ùge
- Je rahache Ull peu, excusz~l1oi,
on revient tout naturcllelnent au passé, et je VOliS
entretiens de fnits qui se sont écoulés bjen avant la
naissance de votre mère... Pour en revenir au
présent, vous (ltes, je vous le répète, le triomphe
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
SI
de votre tante, le couronnement de sa longue exi ~
tence, car, maintenant, il est bien difficile de
refuser de cliner chez elle, lorsqu'on y a si souven t
goüté; il serait grossier de ne pas aller à ses soirées
ct à ses concerts, paisqu.'elle prétend, rel:dre seulement les politesses qUI vous ont éte faites. Elle
s'eiTace avec tant de conne grâce, que nous n'avons
qU'à lui rendre sa place parmi n.otis, et c'est ce
que nous faisons . Je vous enverrai donc toute ma
bande demain. Vous aurez la duchesse de Brugnac, et les Villercal et les Maljussieu, le prince
d'Entrayves et ses filles, et tout le monde en~.
Allez! la marq uise peu t vous combler de gâtenes,
elle vous doit ce qu'avec toute sa fortune, toute
sa beauté, son intelligenee et son adresse, elle
n'avait jamais pu obtenir.
- Vous croyez? demanda Mlle de Fyrmont
avec un regret dans la voix. Il .lui en coütait de
rencontrer ce calcul, olt elle avait cru trouver une
bonté, originale parfois, mais spontanée et désintéressée.
Cet te impression pénible n'échappa pas aux
yeux pàlis et toujours pénétrants de la vieille
dame.
- Si je vous dis tout cela, ma chère petite, ce
u'est point pour détruire \"os illusions, mais parce
qu'il me semble que, mieux éclairée sur ,"otre
de !a marquise, vous pouvez en
s!tuation aup~ès
tirer à l'occaSion un Juste parti .
- Je croyais qu'elle m'aimait, murmura la
ieune fille.
Et la plainte fut si douce qu'un moment la
comtesse se demanda si réellement elle avait bien
ag i en montrant à Agnès la sèche et froide réalité.
- Elle vous' aime, j'en suis persuadée, rcpritelle, s'efforçant d'atténuer l'efTet de ses propres
paroles. Je \ ()~IS
l'ai dit, d'ailleurs, dès le début:
elle vous a :'lUlrée chez elle par une vanité excuIl y a si peu
sable e~ qUI n'excluait pas l'ir:t~è.
de scnt.ll11cnts absolus et exclusIfs, vOus comprendrez Illleu; cela plus tard. A pr~sent
qu'elle vous
connaît, c est pour vous-même, Je n'en doute pas
que Mme de Saint-Cerneau VOllS ailUt!, pour votr~
�82
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
bonté, votre dévouement, votre douceur, pour ces
qualités charmantes qui vous gagnent toutes les
sympathies, chère enfant.
Elle s'efforçait maintenant d'encourager Agnès,
de réparer le mal qu'elle avait fait en voulant faire
le bien.
Malgré son grand âge, malgré la finesse de son
esprit et la bonté de son cœur, elle n'avait pas
compris, elle qui, toujours, à travers les épreuves
et les douleurs, était restée entourée de nombreuses tendresses, qui avait pu, au dur moment
de son veuvage, s'nppuyer sur l'âge mûr de ses
fils, elle n'avait pas compris l'impression d'abandon désespéré qu'éprouverait la jeune fille en
voyant s'évanouir même l'insuffisante protection
qu'elle croyait trouver en Mme de Saint-Cerneau.
Certes, sa tante, bien souvent, l'avait froissée ou
déçue; pourtant, dans son isolement, Agnès trouvait une doüceur à croire en cet appui, le seul qui
lui restéH.
Et cela même, cette souffrance intime, il n'était
personne à qui Mlle de Fynnont pût la confier.
Elle l'enfouit dans son cœur, avec tant d'autres;
elle releva son front d'un joli geste de vaillance,
mais son sourire s'affina encore d'une grâce discr~le
et douloureuse.
XI
Dans sn jolie chambre, douillettement close par
les épais ridl.!aux et les tentures soyeuses, Mlle de
Fyrmont, debout devant la haute psyché qui lui
renvoyait son image, achevait Sa tOIlette.
A genoux sur le tapis, Gilberte, sa femme de
chambre, étirait par petits coups secs la jupe de
taffetas qui crissait sous l'eITort et faisa it tomber
les mille plis de la robe légère en tulle noir.
C'était une petite coquetterie d'Agnès de parer sa.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
83
jeunesse de cette couleur ~rave,
précisément
quand la marquise s'obstinait dans les teintes
claires. Elle savait que le noir rehaussait l'éclat
nacré de ses épaules, qu'il s'harmonisait avec la
délicatesse de son teint et l'or bruni de ses cheveux
électrique. .
châtains qu'éclaircissait la lum!èr~
- Cette toilette va tout à fait bien à MademOIselle, déclara Gilberte, en nouant autour de la
taille mince une haute ceinture de velours.
Et, comme Agnès ne répondait pas, elle se hâta
d'ajouter:
- Mademoiselle veut-elle que je ]laide à mettre
ses bijoux?
- Oui, mon collier de perles seulement, Gilb.erte, dit la jeune fille, en ouvrant le coffret précieux que lui présentait la femme de chambre.
- Mademoiselle ne met pas de bracelets, pas
d'épingles dans les cheveux?
- Non, cela suffit, répliqua Agnès.
Elle glissa deux roseS blanches dans scs cheveux, deux autres à sa ceinture, et prenant ses
gants et son éventail, elle alla chez sa tante.
La lDéU"quise avait aussi achcvé sa toilette; elle
portait une robe en sou pIe satin blanc incrusté de
p~·éieus
dentelles; un tri pic collier d'opales
d~slmuaJt
lc.déc?JJetagcj une aigrette, opales el
diamants, était piquée dans ses cheveux blancs.
Elle voulait, ce soir-là, être simple dans sa toilette
comme dans sa réception. Elle avait fait taire son
goùl pour la magnificence et les somptuosités.
Elle voulait que tout fût d'une élégance irréprochable, d'un luxe sür, mais discret, atténué, presque effacé. Elle voulait se faire pardonner cette
énorme fortune qui lui avait valu tant d'envieux'
au ssi marchait-elle, enc?re, avec cironspel~
et prudence, dans le tnomphe de ces relations
nou velles qu'elle avai t eu tant de peine à se concilier.
" - Eh bien, ma mign011l:lC, di.t-elle ù Agnès en
) Inspectant de la tête au?, pieds, Je pense que VOllS
allez vous amuser ce SOIr. yOllS êtes charmante,
dans cette robe de tulle nOIr. Sans en avoir l'air
vous êtes plus coquette que moi, ma chère,
l
�84
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
avec des apparences de simplicité, vous vous hailIez à ravir. Vous êtes délicieuse, une sylphide!
Je vous voudrais seulement les lèvres un peu plus
rouges et les yeux plus brillants. Bah! quelques
tours de valse auront bientôt raison de ce petit air
mélancolique. Venez-vous?
Elle s'appuya sur le bras d'Agnès pour descendre au premier étage qu'occupaient les pièces
de réception. Dans un salon, les musiciens, déjà,
accordaient leurs instruments. Rollin des Bois,
très affairé, leur donnai t ses dernières instructions.
Il se précipita à la rencontre de ces dames.
- Bonne nouvelle, bonne nouvelle! s'écria-t-il.
J'ai rattrapé mon Evelyne! Comment? par quel
miracle?.. Ah! je n'al pas ménagé ma peine, je
vous le j ure, ni votre argent, marquise. Mais je
sais que ces questions ne vous atteignent pas.
Enfin nous l'avons, nous l'aurons! Je l'ai vue à
cinq heures, eile sera ici dans vingt minutes. Et
quel succès! je ne vous dis que ça!
Il parlait avec volubilité, riant, gesticulant.
- Elle a refusé d'aller chez la duchesse de
Soubise! reprit-il après un cou ri silence, en scandant ses mots comme pour mieux faire :sentir la
valeur d'une klle nouvelle. Hé! il me semble
que je n'ai pas lllai manœuvré. Vous verrez quel
succès.
- Très bien, très bien, fit la marquise, que
blessait parfois le genre des anciens habitués de sa
maison.
A présent qu'elle pouvait choisir ses relations,
elle se montrait plus diŒcile et l'on ne rencontrait
plus guère chez elle, comme autrelois, des banquiers hollandais ou des barons juifs. Cependant
un certain mélange subsistait encore, elle ne
voulait pas se faire d'ennemis. le côté agressif et
batailleur de sa nature s'était estompé, effacé
presque, sous la douce influence de Mlle de Fyrmont, et .1llssi clans la joie apaisante de son succès
final.
Ce soir-là, bien des grands noms, jusqu'ici
rebelles, résollnèrent sous les voùtes dorées de son
hôtel. Bien que la réunion fût volontairement
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
8S
simple et restreinte, plus de cent personnes applaudirent l'étoile, la merveilleuse Evelyne.
Mais le concert n'était pour la jeunesse que la
partie sérieuse de la soirée. Après un souper par
petites tables, un orchestre moins savant attaqua
un boston. Luc de Montgratien, le frère de J lllielte,
s'empressa auprès d'Agnès.
- Si vous voulez bien accorder seulement une
ou deux danses à chaque Montgratien qui se
trouve ici dit-il en riant, je crois que vous ne sortirez pas de la famille avant le cotillon. Nous som..Q~el
mes huit en comptant papa et m?n ~mcle
avalanche! C'est inconvenant d arnver ainSI en
balaillon serré.
- Pourquoi donc? ma tante est ravie de vous
avoir tous, el vous savez bien que je le ~;ui s
autant qu'clIe.
- En comptant mes sœurs, belles-sœurs et cousines, nous sommes quinze. Nous 'avons tous
défilé devant grand'mère avant de partir, et clle
nous a chargés de beaucoup de tendres choses
pour vous. C'est à Julielte qu'elle a confié son
baiser; j'aurais bien fait la commission si vous
l'aviez permis! ajouta-t-il avec un petit sourire
d'amicale camaraderie. Oh! sur le bout des doigts
seu lemcnt, je suis très convenable.
- l\<Iais COltlme ce n'est certainement pas li mes
grand'doigts gu'est desti,né le baiser ùe votr~
mcre, nposta Agnes sur le·même ton, mieux vaut
laisser Julielte accomplir sa mission.
Ils s'arrêtaient ùans une embrasure de porle,
lorsque la voix chantante de Mrs. Needer fil sc
retourner la jeune fi lIe .
.- Agnès! oh! chère, je vous c.herchais, je voulaiS vous presenter un cie mes amiS, un Américain
du Sud, un jeune homme lrès inléressant qui fait
de l'homéopathie el llui est venu en France étudier les décou,verlt:s Pasleur. Oh! lrès inléressa'1t !
-:- .Ne le dites pas trop, vous allez me rendn;
parfallement ennuyeux, inlerrompit le jeun\!
homme qui l'ac(;ompagnait.
:- Vrai l~ent!
je ne 'le pens~
pas, Agnès, je vou;
presente Richard Godefrcy; Je n'ai pas pu joindn.:
�S5
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
encore votre tante, elle est tellement entourée,
voudrez-vous lui annoncer Dick Godefrev.
- Très volontiers.
- Alors, je vous le laisse; j'ai quelque chose à
dire au baron d'Haragnes.
L'Américain s'inclina devant Agnès.
- Voulez-volls, mademoiselle, m'accorder cette
danse?
- Eh hien, et moi? demanda Luc, voyant que
la jeune fille allait accepter. C'est parce que je suis
un cousin que vous me traitez arec cette légèreté?
Passe pour une fois, mais je vous préviens que si
cela se renouvelle, je renoncerai publiquement à
ce genre de prérogative. Allez, allez, je YOUS pardonne, vous vous devez au nou veau monde, ajoutat-il à \-oix basse, mais réservez-moi quelque petite
compensation_
Agnès se retourna vers l'étranger.
Grand, maigre plutôt que mince, souple et
vigoureux, le teint bruni sous les cheveux fauves,
al1lmé par de clairs yeux gris, il donnait une
impression d'intelligence et d'énergie .
- Voulez-vous me permettre, mademoiselle,
répéta-t-il avec un léger accent anglais.
La jeune fille posa la main sur son épaule et il
l'ent raIna dans le tourbillon.
Tout en dansant, ils échangèrent quelques
paroles. Agnès apprit ainsi qu'il n'était en France
que depuis quelques semaines; il venait y poursuivre des recherches sciellti fiq ues et médicales, et
comptait consacrer de 1~:)!gs
mois à .ces travaux.
- Je ne retournera! pas là-bas sans avoir
découvert ce que je viens cher.:her, déclara-t-il.
Mais je voudrais que ce ne fût pas trop long.
- Vous avez des intérèts qui vous rappellent?
questionna Agnès par poli tesse.
- Oui, OUI, la vie est courte, il nc faut pas la
rasser tout entière à se la préparer mcilleure.
- Vous avez raison, mais Cjuelqucfois cc n'cst
pas pour soi qu'on la prépare all1si enla sacrifianl,
c'est pour d'anlrcs, répliqua la jeune fillc en pcnS<1nt à clic-même.
La valse s'achevait ;
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
87
- Je vais vous présent.er à ma tante, ~a marquise de Saint-Cerneau, dit-elle, en c<;llldUisant.le
jeune étranger à la maîtresse cie maIson, mOIn5
entourée à ce moment.
- Ma tante, voici un compatriote et ami de
Mrs. Needer, M. Richard Godeirey.,
"
- Godefroy, rectifia nettement l Am.éncalO.
- Godefroy, répéta vivemet:t la m,arqUlse? tanle Jeune
dis que ses yeux brillants d~vlsagent
homme. Il me semble, monSieur, que vous portez
un nom bien français.
- C'est possible, dit-il avec, une t!·anquile.~df
férence . Ma famille a en efTet, Je cr.OlS, des ongmes
françaises.
- Vous ne le savez pas de façon plus précise?
insista la marquise.
Toutes nos familles américaines ont des
racines européennes, d'une nationalité ou de
l'.autre; c'est sans doute pour cel~
que nous.venons
SI volontiers sur le vieux contInent. Mais chez
nous, là-bas, on s'occupe moins du passé que de
l'avenir. C'est plus utile.
La vieille femme eut un geste désappointé, et se
retournant vers Agnès:
- Allez danser, chère enfant, je présenterai
M. Godefroy à quelques-unes de vos amies.
C'était une habitude entre Agnès et la marquise
de se consulter souvent du regard, pendant les
réceptions, pour se comprendre d'un geste imperceptIble, rester en communication. BIen des [Oh,
ce soir-là, lorsque la jeune fille chercha sur le
visage de sa tante un appel ou une indication, elle
surprit son regard distrai t ou rêveur fixé sur le
jeune étranger.
Quanù, vers trois heures du matin, les dernièl cs
voitures roulèrent sous la voûte, Agnès voulut,
avant de regagner sa chambre, causer avec <j
ta!1~
des. inciûents de la soirée, ainsi qu'elle 'le
faIsaIt touJours.
La réunion avait été particulièrement brillante
et ,chois,ie, ~a ~arg
uis~
devait. en éprouver une
~alIsfcton
mtlme. M~IS
à l?- Vive surprise de la
Jeune fille, elle répondit à peIlle à ses félicitatio'l!i.
�cs
.
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
- Oui, oui, dit-eHe distraitement, il me semble
que c'était très bien; je ne crois pas qu'on se soit
ennuyé. Il est bien tard, mon enfant, allez vous
reposer. A propos, Mrs. Needer viendra déjeuner
ce matin, aussi je vous donne la clef des champs!
Vous pourriez faire sortir vos nièces et les conduire au restaurant ou chez les Montgratien, ça
les amuscrait, ces petites.
Le désir de l'éloigner était si visible, qu'Agnès
ne s'attarda pas à discuter ces projets; pour la
première fois depuis cinq ans et demi, Mme de
Saint-Cerneau désirait être seule pour causer avec
Mrs. Needer, c'était évident, pour l'interroger,
pcut-être, sur ce jeune étranger qui, dès l'abord,
avait paru fixer son attention.
- Merci, ma tante, répondit-elle, j'irai donc
chercher Yvonne et Blanche: suivant l'heure à
lr:quelle on me les donnera, nous nous arrangerons
pOUl' déjeuner d'un côté ou de l'autre.
- Faites comme vous l'entendrez, ma petite.
VOLlS êtes libre jlSC!U'~
cinq heures, à six même si
vous le voul.er. ; je ne sortirai pas, prenez donc la
voiture qui vous plaira.
Elle mit un baiser sur le [l'ont d'Agnès et se
relira dans sa chambre .
XII
Le temps était froid et beau. Les pas sonnaicn
sm la tcrre gelée des larges avenues. Un solei
p;:le, un air vif et piquant stimulaient la marche
,des promencurs.
,
btrollemcl1t scrrée clans sa pelisse cie loutreen..:ore un cadeau de la marquisc - Mlle de Fvrmont remontait seule J'avenuc des Chaml)s-EIyé~.
Arrivée devant!' Arc-de-Triomphe, e le tourna à
gallche, enfila l'avenue d'Iéna. L'air vif la frappait
au ViSiigC, elle l'aspirait à plcins poumons, éprouvait une joic phySique de celle journée de liberté,
aJlI~.RTe
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
89
loin de sa tante, loin de l'hôtel trop riche, loin des
visites, loin des emplettes luxueuses, seule avec
elle-même et les siens, ses nièces el ses neveux à
qui, heure par heure, el sans même le leur dire,
elle donnait sa vie .
Ce n'était pas jour de sortie; mais les religiel!ses
connaissaienlla situalion d'Agnès et ne refusaient
jamais de lui donner ses nièces, à quoIque moment
qu'elle les demandàt. D'ailleurs, Yvonne avait
depuis longtemps fi ni ses classes. Blanche ellcmême touchait aux termes des études même supérieures, ce q ni facili tai t encore ces très rares
faveurs.
Mlle de Fyrmont n'était au par~o
que ~epu}s
quelques minutes, lorsque la supeneure vmt 1y
rejoindre.
- J'ai fait demander Yvonne et Blanche, chère
mademoiselle, dit-elle, j'espère qu'elles ne VOliS
feront pas attendre. Ma sœur portière m'a dit que
vous désiriez les prendre pour déjeuner en ville.
Tout ce que vous voudrez, maùemoiselle; il n'est
que trop juste que vous leur donniez, quand vous
le pouvez, ces petites miettes de vacances .
. - Je vous remercie, ma Mère; je comptais
bien sur volre bonté pour obtenir mes nièces.
Vous êtes toujours contC!ite d'elles, n'est-ce
pJs'! de leur caractère, de leur travail, de Jeur
sauté?
- Très contente, très satisfaite, ce sont de si
b~mles
enfants. Je ,:oudrais Yvonne un peu plus
vigoureuse, plus animée; nous n'avons malheureusement pas de compagnes de son ~ge
à llli
donner, e l je me renùs bion compte que ses journées sont un pou monotones et oisives, malgré nos
efforts pour l'occuper et l'intéresser .
la faire sortir plus souvent! sou. - SI j~ pOL1v~is
pira Agnes. MaiS vous savez, ma Mère que je ne
suis pas libre!
'
- Je !e sais, et je ne voudrais pas vous alarmer
ma~eI1Ols;
Y,:,onne s~ porte bien, elle ne !, , ~
pbll1l pas, Je SUIS cerlame q lle les huit jours
qu'elle passera ~vec
vous à là campagne lui feront
le plus grand bien.
�go
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
-- Il Y a deux mois encore, avant ce petit séjour
à Voussages.
- J'ai pensé - et je voulais vous en parler - à
l'envoyer dans notre maison de Champrosay .
- Oh! non, protesta Agnès. Ici, je la vois bien
peu, sans doute, mais je la sens près de moi, au
moindre appel j'accourrais, elle le sait, et de nous
sentir si 'près l'une de l'autre, quoique bien séparées, nous est une force et une grande douceur.
Non, ma Mère, je vous remercie beaucoup, mais
je ne voudrais pas qu'Yvonne s'éloignât de Paris,
tant que sa santé ne l'exigera pas. Si près que
soit Champrosay, c'est eneore trop loin pour
moi.
- Je vous le répète, elle n'est pas souffrante;
pour vous dire tou te ma pensée, elle n'a qu'un
mal qu'elle ùissimule et réprime avec soin, la
chère petite, c'est l'ennui. Je tâche de la voir quelquefois, je recommande à nos sœurs de s'occuper
d'elle le plus possible; mais chacune de nous a ses
devoirs quotidiens, ses heures de classe et de sur.ei!bnce, et, il faut bien l'avouer, Yvonne se trouve
un peu en marge dilns l'activité générale. Cel tes,
nous ne demc.ndons pas mieux que de la garder
tout le tem.!,::' que vuus VOUdHZ nous la confier;
mais, je crois n~1lpir
'.ln devoir en vous mettanl
neLlement au courant de mes observations. Prévenue par moi, vous pourrez mieux jn 'cr de l'étal
J'esprit ùe voir.: nièce: peut-ètre metrolllpai-je,
après tort. Elle est trop délicate pour m'avoir
jamais fait voloniairemcnt sentirque la vie du couvent iui pesai!. .. Réfléchissez. ft tout cela, chère
maJemoi-elle; de mon coté, j'y songerai et je
pr:erai Die1l de nous envoyer quelque bonne
rePosée .puur le bir::n de notre chère eniant. J'entenùs courir dans l'escalier, ajouta-t-elle en sc
levant, ce doiL être Blanche. Je vons laisse, mademoiselle, vous ralè~1ez;
.vos nièces à l'heure que
vous voudrez. Profilez: bien toutes trois de cette
jou rnée ùe vacanccs.
Elle souri t a vCC ulle bienveillance tendre el
compalissante qui enveloppait d'une même pitié
Jouce 1"5 nièces et la jeune lanle, et quitta le
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
91
parloir juste au moment où la porte s'ouvrait sous
la main im pa lienle de Blanche.
" .
- Oh! tante Agnès, quel bonheur! s ecna la
jeune fille en courant à Mlle de Fyrmont.
- Oui, quelle joie de vous voir, tante Agnès,
dit Yvonne qui suivait sa sœur plus p.o . sé1le~t
- J]en suis bien contente, mOI aUSSI, mes
chéries, répondit la jeune tante en embrassanl lour
à tour les deux pensionnaires. Nous avons une
journée de liberté toutes seules, jusqu'à six heures.
- Rien que n~us?
sans votre tante? Oh! mais
c'est du délire, alors, s]exclama Bla.nche en esquissant un saut de joie. Quelles folles allons-nous
faire?
- Tu ne crois pas si bien dir~,
répliqua Agnès
que gagnait celte gaîté contagieuse, vou.s allez
mettre vos manteaux et vos chapeaux et Je vous
emmène déjeuner au restaurant.
..
- Au restaurant! toules seules, nous troIS! Que
ce sera amusant!
- Et de là nous i 1'0115 voi r Gu illaume. C]est
mercredi, jou r de promenade, peu t-être pou rraisje obtenir qu'on nous le donne pour une heure ou
deux; ce serait bien hon si nouS pouvions ensemble aller voir les petits.
- La bonne journée, comme vous avez bien Sil
l'organiser, tante Agnès! dit tendrement Y \'onnc
en passant son bras sous celui ùe sa tante.
- Partons vite, fit Blanche enenfilantses gants.
- Je pense que vous ne demandez qn]à marcher,
par ce beau temps sec, dit Mlle de Fynnont 10Is·qu'elles eurent franchi la grille qlli donnait sur la
place .
Ce sera charfnanl, une promenade avec
VOliS. Nous avons tant de choses à vous dire, à
vous demander su l'tout.
- C'est délicieux, l'air du dehors, J'air de la
liber~é!
s]écria Blanche. Il n'y a pIns 'lue cinquantesept Jours avant Pâques!
- Aval:t no~re
dép.art pour Voussages, rectifia
Yvonne; Je SUIS aussI enfant que Blanche tante
Agnès, . tous les soirs, j'efface un jour Slt~·
mon
calendrier.
�92
LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
Moi aussi! avoua Mlle de Fyrmont en souriant.
Elles av:lÏent descendu l'avenue du Trocadéro,
traversé la place de l'Alma et s'engageaient dans
les allées du Cours-la-Reine.
Tout l!n écoutant babiller ses nièces, en se mêlant à leur conversation naïve et décousue, Agnès
les observait, toutes les deux sveltes et élégantes
dans leur costume bleu sombre de pensionnaires.
Blanche était agréable à voir avec sa figure trop
courte, ses yeux cuivrés, la masse de ses cheveux
fauves, la robuste souplesse de son jeune corps
vigoureux, la fraicheur de son teint qu'éc1abous.
s:uent quelques taches de rousseur, la grâce de ses
lèvres un peu épaisses, presque toujours entr'ouvertes par un sourire .
Mais, la beauté d'Yvonne faisait retourner les
passants et, tout à coup, éclairée maintenant par
J'amère clairvoyance de la vieille comtesse de
Montgratien, Agnès crut compreudre le pourquoi
de bien des choses Ci ni jus 1u'ici lui semblaient
inexplicables.
.
Yvonne était plus grande et plus mince que sa
t:ll1Îe. Elancée, souple et distinguée, mettant dans
chacun Lle ses mot~vens
une harmonie délicate,
elle n'aurait pu, même avec un visage quelconque,
passer inaperçue. Sa démarche, sa voix, son por
tle tête, la courbe de 'ses bras, la cambrure de SOI1
buste, la finesse de ses pieds et de ses mains, tout
en elle était une gràce et un charme. Sa tête retile
ct fine, qu'clle portait avec uue inconsciente fierté,
était délicieusement jolie. Son teint, aussi éclatant
que celui de sa sœur, était en outre délicat et pur
comme celui d'un enfant; sa peau nacrétl ct trans··
parente; la bouche petite et bien dessinée, le nez
droit ct fin; les yeux violets, ùoux et profonds,
qu'agtandissaient encore des cils el sourcils noirs,
éclairaient le visage, al1réolé d'une masse légèr>
Je chevcux dorés. C'était une lumineusc el idéale
apparition, « la fillcule des fées n, disat~lmen'
Luc Lie Montgraticn à Agnès, qu'il savml marraine
d'Yvonne.
Oui, en la regardant, Mlle de F yrmonl compre-
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
93
nait que la marquise aimat se parer en public d'une
telle beauté; elle comprenait aussi, défiante et
Soupçonneuse, qu'elle redoutât chez elle, en permanel1l:e, cet attrait éclatant et dangereux.
Agnès, aujourd'hui qu'elle observait, surprenait les regards d'admiration, les hommages muets
rendus à la beauté d'Yvonne. Heureusement, la
pensionnaire ne les remarquait pas, toute à la joie
de cette journée de libert.é; elle aspirait avec délice
les petit.es félicités qui s'offraient à el}e de m!nut.e
en minut.e. Elle jouissait. du grand air, du piaffement des chevaux dans l'allée cavalière, de l'élégance des promeneuses l du glissement sur la Seine
des étroits bateaux pansiens, àe la. course vertigineuse des automobiles. Elle s'amusait, autant que
Blanche, des petites bout.iques en plein vent, des
charretées de légumes et de fleurs. Bien rarement,
les pensionna.ires étaient, comme aujourd'hui,
sorties seules avec Agnès dans les rues de Paris.
Presque toujours, Mme de Saint-Cerneau venait les
chercher en voi ture, et. elles ne connaissaien t guère
les petits plaisirs cie la flànerie. Gen fut un pour
elles de fleurir leurs corsages de bouqle~s
de vi:>Jettes à deux sous, Je s'arrèter sur les quaIs à feUIlleter des gravures de rencontre, plaisi rs peu corrects qui. sé,(~uia.cnt
Agnès e!le-l11ême. Puis,
toutes troIS dt:::Jeunerent à une petite table à l'hôtel
du quai. d'Orsay. Un hôtel sérieux, pui~q'l
est
sur la rIve gauche, pensa Agnès.
Là encore, commc dans les rues, comme une
heure plus tard au parloir de l'école Sainte-Geneviève, le jeune c1wperoll remarqua l'effet produit
par la beauté d'Yvonne.
Guillaume aussi s'en apcrçut, et avec une fierté
légitime, Je fil JiscrUement obscrver à sa tante.
Le, jeune garç~)l1,.
admissible à Saint-Cyr l'été
pré~ednt,
travadlalt. ave~
ardeur Cn vue des prochallls examens. Il voulaIt celte foi::; être reçu cl
en bon r~:lg.
S~ns
se re~cl
comph: de l'étendut
des sa~nhce
cl Agnès, Il comprenait qu'elle s~
dévOU[llt.à lUI et à .ses frères ct dési rait, de tout SOIl
effort, lUI en témOigner sa reconnaissance.
J llssi rlis -uada-t-il sa tante de demander pour lui
�94
LES DEUX AMOURS D'AGNES
la faveur projetée; et, devant tant de sagesse,
Mlle de Fyrmont n'osa insister. Les trois jeunes
filles achevèrent donc seules leur après-midi par
une visite aux petits Jean et Gabriel. Elles arrivèrent, à l'heure du -goûter, chargées des pâtisseries qu'aimaient les enfants. Là aussi, les santés
étaient bonnes, le travail satisfaisant, et Agnès pu t
bénir intérieurement son sacrifice. Qu'importait
après tout que Iv,lme de Saint-Cerueaul'eût afpeJëe
chez elle pour servir un intérêt personnel? N'étaitce pas par intérêt aussi qu'elle-même avait consenti à cet arrangement? Toutes deux avaient
loyalement, généreusement tenu plus qu'elles
n'avaient promis, elles avaient donné de leur cœur
en même temps que leur temps ou leur argent.
Toutes deux avaient atteint leur but. Et devant ce
bien, venu par elle, Agnès sentit se dissiper l'amerlume que, depuis deux jours, elle éprouvait en
songeant à sa tante.
n était près de six heures lorsque Agnès, ayant
reconduit ses nièces, revint à l'hôtel des ChampsElysées. Elle avait franchement demandé à Yvonne
stl lui plairait d'aller à la campagnc. Mais, dès
les premiers mots, la jeune fille avait protesté. La
rensée de s'éloigner de Paris, de se priver des
chèrcs visites qUI faisaient sa joie, lui était insupportable; elle n'avait pas grand appétit, il est vrai,
pas grand entrain, maiS sa santé n'était pas atteinte
cl dans deux mois l'air natal lui rendrait force
d vigueur. Rassurée de ce côté, Agnès se pré!lcnta chez la marquise clans les meilleures dispositions. Elle y fut tendrement accueillie.
- Ah ! ma chérie, je ne sais plus me passer de
lOUS, dil la vieille dame en l'embrassant, vous
IiÎmaginez pas combien celte journée m'a paru
hngue et .fastid!eu~
,
- Vraunent! mais n avez-vous pas eu Mrs. Nee1er pour vuus tenir compagnie '?
- Oui ... Elle est partie à deux heures ... nous
lIe savions plus 'lue nous dire. C'est étonnallll'enhnlillage et la légèreté de celte tête de quarante
;'ns. Bbnche serai t pl us réfléchie et plus ponllérée,
Je vous aSS\1 re.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
95
Elle parlait avec un vis~le.
désappointe,ment,
ennuyée et mécontente. Il etaIt clair que 1 Américaine n'avait pas répondu à, ce qU'01! aUe.ndait
d'elle; mais, du moment qu on 1 avait éloIgnée
pr~cisément
pour cette entrv~,
Agnès ne pouvait se permettre aucune questIOn.
- Oui, une légèreté, une inconséqyence! rél?éta
la marquise, semblant attendre une lllterrogaLlon.
- Elle est très gaie et s'amuse de peu de chose,
dit Agnès, à tout hasard.
- Si ce n'était que ça! Enfin, un exemple entre
mille. Vous savez qu'hier elle nous a présenté ce
jeune Américain, ce M. Godefroy, comme étant
Son ami. Aujourd'hui, il1cdemn:~,
nous e~ p.arlon.s, et j'apprends qu'elle ne sa~t
n~
de lUI: Il y
a SIX semaines elle ne le connaISSait pas. Ils ont
fait la traversée ensemble, c'était son voisin de
table Sur le paquebot, et, depuis un mois qu'ils
sont arrivés, elle le promène dans tous les salons
ge Paris. N'est-ce pas inouï? Cela n'a aucune
lm portance, je l'admets, clans le cas présent, mais
n'est-ce pas symptoma tique? Elle présen te comme
u.n ami quelqu'un dont elle ne sait rien, en somme,
S1110n qu'il se tient bien à table et qu'il danse convenablement. De ses origines, de sa famille, de
son p.assé! R.ien, elle ne sait rien! Elle n'a pas
songe à le lUI demander! Et elle l'introduit dan"
toutes les maisons où elle est reçue. C'est inconceva~l
... ~ncore
une [o.is, cela m'est égal dans ce
cas-Cl; maIs vou.s convIendrez, ma chère petite,
qt~e
l'on n'agit pas de celle façon, et je le lui ai
f:lIt comprendre.
Malgré ses efforts pour rester calme et indiITérente, elle parlait avec une animation, une rancune
qui frappèrent la jeltne fille.
- Vous lui avez dit de ne pas vous rament'
M. Godefroy? demancla-t-elle.
vivem,ent la m'!rquise. il
- Du tout! r~pliqa,
est de la plus éle1nt,a~r
pobtcsse que ce jeune
homme me fasse une VISIte, au contraire.
- C'est vrai! Mais s'il vous clé.plail ?
- Je n'ai pas dit cela, ce 1 st pas à lui qu'
von t mes reproches, c'est à Mrs. Needer. D'ailleui ~
�96
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
c'est sans importance. Racontez-moi comment
vous avez passé votre journée.
Agnès crut l'occasion propice de parler des
vingt ans d'Yvonne, de son existence monotone
dans un couvent où elle ne savait que faire.
- Vingt ans? dit la marquise, elle ne les a pas
encore.
- Vingt-trois, au mois de juillet.
- Déjà? Eh bien, nous verrons alors ce qu'il y
a de mieux à faire. Peut-être, en effet, sera-ce le
cas de la sortir de pension. Nous verrons ensemble ... plus tard ... ce n'est pas pressé.
Elle regarda Agnès qui baissait la tête, n'osant
rien demander.
- Allons, vilaine petite, s'écria-t-elle tout à
coup. Dites-moi donc que vous la voulez ici, votre
nièce? Suis-je donc si terrible? Avec cela, que je
Ile fais pas tout ce que vous voulez?
Agnès se redressa, les yeux brillants de surprise
et de joie:
- Vraiment? Vous voulez bien? Vous permettez que je la prenne avec moi?
La physionomie mobile de la marquise changea
une fois encore.
- Je permettrai tout ce que vous voudrez,
pourvu que vous m'aimiez un peu, dit-elle avec
Hne mélancolie si douce que la jeune fille en fut
émue.
- Mais, je vous aime, vous le savez bien, et
tous les jours je vous aimerai davantage, puisque
sans cesse vous avez pour moi et les miens quelque
honté nOLl velle.
- Cela vous fait donc bien plaisir d'avoir votre
nièce? ùemanda la marquise en tapotant la joue
d'Agnès . Et sans attendre la réponse qu'elle lisait
assez sur la physionomie radieuse de la jeune fille,
clle continua, la voix soudain autoritaire:
- Vous l'aurez donc, mais pas sans condition.
D'abord, nous ne la prendrons qu'au 1 er aoùt, au
moment des vac nces. Blanche viendra avec elle,
pour deux mo' eulement; ensuite elle relltrera
ùans son cou ven .
- Naturellement, acquiesça Agnès, ce sera
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
97
déjà un si grand bonheur pour elle et pour nous
que ces deux mois passés ensemble.
- Qtiant à Yvonne, nOlis la garderons jusqu'à
son mariage. Mais, il est bien entendu que vous
n'en serez pas moins mienne : mon enfant, avant
d'être sa tante, que VOliS ne lui consacrerez que
votre temps disponible, qu'elle ne vous prendra
pas à moi, en un moL
- Oh! ma tante, commerit pouvez-voliS le supposer? protesta Agnès.
- Si si ce serait très naturel, maIS Je ne le
je sais,.ie c~ : )lprends
veux pds. Je suis jaIOl~se;
que vous aimez votre l11èce comme JamaIs vous ne
m'aimerez, moi, mais je ne veux pas le voir; je
veux aveuglément croire que c'est par .tendresse
que vous êtes constamment auprès de mOl, occupée
de moi; l'illusion m'est si douce, chère petite, il
faut me la laisser.
- Ce n'est pas une illusion, ma tante; pourquoi
diteS-VOlis des choses si pénibles pour vous et
pour moi'? faut-il donc vous redire ma sincère et
profonde et reconnaissan te afTec tion.
- Oh! oui, redites-Ia-moi, mais sans parler de
reconnaissance : répétez-moi que vous m'aimez,
vous êtes la seule personne au monde de qui je
pourrais le croire.
Agnès était surprise et attristée. Jamais encore
la marquise ne lui avait parlé ainsi, jamais elle
n'avait montré de cette façon la plaie secrète de
son cœur. Et devant cette douleur un instant
découverte et qu'elle sentait sincère, la jeune fille
restait sans paroles. Si souvent clle avait été
déconcertée par les brusques revirements de la
vieille dame, Ci u'elle craignait toujours, avee elle,
de s'abandonner à l'élan de son cœur.
Elle se contenta donc de baiser sa main sans
ricn dire.
-Jo Sll}S très entourée, et .vous croyez peut-être
que parmI tous ces gens qUI sont sans cesse chez
mo!, j'ai quelques amis: VOllS l'OllS trompez, j~
n'aIme perso~n
et personne ne .m'aime, je vois
trop les mobJies de chacun, et Je ne cache pas
assez ccs découvertes.
�98
LES DEUX AMOURS D'AGNÉS
Ne les exagérez-vous pas? Ne vous faitesvous pas une peine sans motif, chère tante?
demanda tendrement Agnès.
- Non, ma petite . A part le baron d'Haragnes
qui, lui, je crois, a quelque amitié pour moi, parce
qu'il se souvient de m'avoir jadis trouvée jolie, il
n'est personne qui ne cherche ici son intérêt.
- Mrs, Needer? objecta Agnès.
- ElI':! se fait des relations chez moi, et elle en
donne à ses amis; être intime avec la marquise
de Saint-Cerneau, c'est quelque chose pour une
étrangère. Rollin des Bois vient, lui, pour que je
lance sa musique et paie son éditeur; Mme de
Veillegy, pour que je marie son fils ...
Elle s'interrompit par un éclat de rire.
- Vous ne savez pas qu'elle m'a un jour demandé votre main. J'avais eu l'imprudence de lui
dire que vous étiez mon unique héritière.
- Ma tante, murmura Agnès, embarrassée.
- Et elle s'est aussitôt avisée que les quelques
huit cent mille francs de rente que vous aurez un
jour...
'
- Mais, ma tante ! ... protesta tout bas la jeune
fille, de plus en plus gênée, sans que la marquise
parût l'entendre.
, - Redoreraient fort à propos le blason des
Vieillegy. J'ai eu beau lui répéter que vous n'étiez
pas à marier, que vous m'aviez solennellement
promis de ne pas me quiller, elle voulait absolument vous lier à son cher enfant ... un enfant de
trente-huit ans. Elle entrevoyait très bien - avec
des égards auxqu,els j'ai ét~
fort sensible - des
fiançailles de q Uillze ou VJl1gl ans! Pourvu que
votre fortune lui III t assurée, elle n'en demandait
Ai-je mal fail de
pas davantage., Qu'en dites-v.o~lS?
rejeter bien 10111 une proposltlon aUSSI saugrenue?
- Oh! ma tante, j'en suis confuse pou!" elle, et
je vous demanderais presque pardon ...
- Et de quoi) mon enfant? vous n'y êtes pour
rien. Mais 'puisque nouS avons effleuré cette ques,ion d'avenl!", je veux une fois pour toutes vous
dire mes volontés. Je fais - pas beaucoup, mais
q.lClques bonnes œuvres - en dehors des charilés
�99
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
officielles. J'aide à vivre quelques personnesinutile de vous dire leurs noms aujourd'hui. La
liste se trouve dans ce bureau, avec toutes les indications voulues; je ne les ai pas mentionnées
dans mon testament, pour divers motifs: d'abord,
je ne voulais pas leur .léguer un capital, même
modeste; et, ensuite, je désirais éviter certains
froissemel1 ts, cerlaines suscepti bili tés. Vous êtes
donc) Agnès, mon unique et exclusive héritière ...
Laissez-moi parler, mon enfant, et ne vous troublez pas ainsi. Mon testament sur papier timbré,
et parfaitement en règle, se trouve .SO~l
une enveloppe à votre nom dans le second lIrOl r de gauche
du bure~l
Louis XVI qui esl dans mon petit salon.
Vous Fy prendrez, le moment venu; dans le même
tiroir, vous verrez une autre enveloppe cachetée à
mon sceau. Ce sont mes volontés, je sais que vous
les respècterez toutes. Ne me dites rien,.je n'ai
pas besoin de promesses, embrassez-moL seulement et n'en parlons plus ... Maintenant, ma chère,
donnez-moi votre bras pour passer au salol1; il est
bientôt l'heure du diner et sûrement Rollin est
déjà là, at tendan t nos félicitations pour son concert
d'hier.
Agnès eùt voulu la retenir, lui parler, lui traduire le~
sentime,nts c,?nfus le tendre pitié, de
rec~mnals,
cl affectIon que cette longue causene avaIt éveillés en elle, mais déjà la marquise,
calme et souriante, l'emmenait à travers les
g-aleries et les corridors vers les salons où les
ll1vités attendaient.
XIII
A partir de ce jour, l'intimité devint plus cordiale et plus tendre entre les deux femmes. Agnès
ne pouvait oublier ce qu'elle avait entrevu de douloureux sous la superficielle étourderie ct ln.légèl'Clé, voulues peut-être, de sa. tante; elle COmpJ;(fl\T
~
~
••
~!
)
<"..,
TU .~
..
�100
LES DEUX AMOUR S D"AGNÈS
nait mieux mainte nant la portée de certain s mOls,
le sens d'une caresse et y répond ait avec plus
d'élan. De son côté, la marqui se adoucis sait les
aspérit és de son caractè re, les brusqu es sautes
d'hume ur qui lui étaient familiè res. D'elle- même,
elle avait reparlé d'Yvon ne; elle combin ait avec
Agnès l'instal lation de la pension naire. Elle voulait lui prépar er un aPl?art ement comple t, avec
petit salon, cabinet de balll, cabinet de toilette .
- Et pendan t que nous y somme s, nous pourrions prévoir aussi une chamb re pour Blanch e,
dit-elle un jour à Agnès, ravie. Surtou t, mon
enfant, ne parlez de rien à vos nièces. Nou s allons
'leur prépar er un nid charma nt et le jour des prix
nous ferons à nos pension naires la bonne surpris e
de les amener ici. Elles n'y restero nt guère, par
exempl e, nous les emmèn erons bien vite à la
cam pagne ...
Elle s'attard ait compla isamme nt à détaille r
mille projets qui ravissa ient Agnès. II ne se passait
presqu e pas de jour Ol! dans leurs courses elles ne
découv rissent quelqu e objet pour l'appar tement
des petites, comme mainte nant la marqui se, elle
aussi, appelai t Yvonn e et Blanch e. Tanu)t , c'était
une statuet te, un tapis, une g ravure, ta ntôt un
meuble plus sérieu , une table de Gallé, une guiun objet de toilette . Et c'était une
~ ;ti(lue,
pure arli
Fyrmo nt de voir quotidi ennede
joie pour Mlle
ment s'augm enter son trésor.
Agnès n'était pas seule à s'aperc evoir du grand
change ment qui s'opéra it en Mme de SaintCernea u.
- Vous avez donc donné votre suprêm e coup
de baguet te, jeune enchan teresse , deman da le
baron d'lbrag nes un jour qu'il se trouvai t seul
avec la jeune fille. Votre tante est transfo rmée.
Depuis (lue vou s ètes au près d'elle, je l'ai vue pen
à peu se modifie r en bien des points. Mais à pré~
sent, elle marche à pas de géant dans la voie de
perfect ion! QLle s'est-il donc passé? Je l'aimai s
avec ses défauts , je vais l'adore r pour ses qualité s
nouvell es. Vous pouvez l'en préven ir.
Et cessant de badine r, il ajouta :
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
101
- VOUS lui avez apporté ce qui lui manquait,
mademoiselle, une affection constante et dévouée.
Au fond de toutes ses originalités, se cachait surtout de la souffrance. Celte femme a été très malheureuse, et elle est toujours restée digne et irréprochable. Avec sa jeunesse, sa fortune, sa beauté,
son indépendance d'esprit et de caractère, ce n'est
pas un mince mérite. Jamais ses ennemis - et elle
en a eu beaucoup - n'ont pu lui adresser un seul
reproche sérieux. Elle a eu des imprudences et
exc~sabl,
mariée
des légèretés; elle était, ce~t,
à seize ans à un homme qUI 1 epousalt pour sa fortune et l'a rendue fort malheureuse.
- Ils se sont séparés. n'est-ce pas? demanda
Agnès, qui, dans sa croissante affection pour sa
tante, n'était pas fâchée d'entendre la contre-partie
du récit de Mme de Montgratien.
- Oui : son mari jouait, entre autres agréments. Elle l'a laissé faire pendant bien des années,
mais un beau jour, à New-York, elle a dû mettre
le holà! Le marquis est monté sur ses grands chevaux, a prétendu ne plus vouloir rien recevoir de
sa femme, il voulait gagner sa vie ... entrer c1an
~
un bureau à douze cents francs par an ... et s'hab!lIer au dé.cr;>hez-moiç~
. Vous imaginez aussi
bIen que mOI l effet produIt par celte belle résolution. Il y eut des scènes violentes, au cours desquelles, je n'en doute pas, le marC] uis ne [u t pas
seul à dire des mots cruels. Bref, ils se séparèrent
et votre tante revint seule en France.
- Seule? avec sa fille?
- Oui; mais c'était une enfant encore et, en
grandissant, elle ne fut pas pour sa mère la compagne que vous pourriez croire.
- Vraiment? J'en ai entendu faire les plus
grands éloges.
-:- Par les }\'Iontgratien, n:est-ce pas, ou leurs
e~
effet aus~1
~orect,
aussi ponamIs? Elle ~tali
dérée, a~sl
parfaItement ~lsLJnguée
~ue
pouvait
le souhaiter le Faubourg Samt-Germam. Mais elle
était, commcl caractère, aux antipodes de sa
mère. A la vérité, votre tante aimait fortIn princesse Vico MorelU, mais le meilleur de sa ten-
�102
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
dresse, toujours, est allé aux enfants qu'elle avait
perdus.
- Elle a eu d'autres enfants? demanda Agnès
pleine de compassion .
- Oui, oui, fit hâtivement le baron, mais n'en
parlez Jamais . C'est la plaie vive de son cœur. Si
je l'ai découverte, ce n'est pas qu'elle me l'ait
confiée. Surtout, mademoiselle, n'y faites jamais
la moindre allusion. Mais aimez votre tante, elle
en a un si grand besoin, et personne n'est plus
qu'elle dénuée d'aflections vraies .
- Elle me l'a dit, répondit gravement Agnès, et
aussi qu'elle comptait, cependant, sur votre sincère amitié.
- Elle a raison.
Cette conversa tion, na tu relIement, avait accru sinon l'attachement de Mlle de Fyrmont pour la mar·
quise, au moins ses témoignages affectueux. Toute
défiance, presque toute contrainte avait disparu;
aussi, quand arri"ètent les fétes de Pâques, si
impatiemment attendues, Agnès, malgré sa joie,
ne put quitter la marquise sans une réelle émotion.
Elle fut sur le point ù'oITrir à sa tante de rester
au près d'elle, en prenant à l'hôtel collégiens et
pensionnaires. La parole tremblait sur ses lèvres.
Mais, à ses hésitantes et vagues insinuations, la
marC[ uise ne répondi t pas, elle lie paru t pas
comprendre la pensée cl' Agnès, et la voyant ferme
et résolue, la jeune fille osa partager la joie de ses
neveux. Etle soir de Pâques, à la gare de Lyon,
elle monta avec eux dans le compartiment réservé
pour la joyeuse bande par les soins de la mar·
quise. Huit jours à VOllssages, c'était le bonheur
de toute l'année! Pourtant, cette fois-ci, Agnès ne
partai t pas le cœur aussi léger: elle laissai l un
regret ùerrière elle et marchait vers l'inconnu avec
une vague appréhenc;jnn.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
103
XIV
- Alors vraiment, Mademoiselle, je puis prendre
le patron de ces corsages?
- Tout ce que vous voudrez, ma Bonne Marion,
trop contente si cela peut vous être u,tile,
- Ça me sera précieux, Mademoiselle, tout à
fait précieux, assura la vieille fille en épinglant
adroitement un mince papier jaune sur une élégante blouse d'Agnès. A présent. je passe quinze
jours par mois à Bourg chez la femme d'un capitaine, une dame bien aimable et bien comme il
faut, qui me fait faire beaucoup de choses pour
elle et pour ses filles. Elle sera c(;>lltente si je lui
apporte ces jolis modèles . Elle a bien compr~s
que
je tenais à venir ici pendant que ces demOiselles
y étaient et ne m'a pas retenue. C'est une brave
dame.
- Alors vous ne travaillez plus dans les chiteaux environnants? demanda Agnès, qu'intéressait fort la chronique locale .
- Encore un peu. Je vais de temps en temps
chez Mme d'Arcillac, pour les lessives et les raccommodages.
- y a-t-il longtemps que vous ne l'avez vue?
- Oh ! non, quinze jours à peine. Vous la trouverez viei llie, Mademoiselle; cet hiver, elle a eu
une attaque, même que tout le monde était bien
inquiet au châ teau; on a fait venir ses filles, mais
M. Georges est trop loin !
- Oui, il est toujours à Caracas, n'est-cc pas?
- Toujours. On dit qu'il va revenir. Quand
Mme d'Arcillac a été si mal, M. le comte lui a
rcrit pour le,faire rentrer. 1\ ya déjà longtemps.
Il parait qu'Il ne peut pas {;:\lre comme il veut
lui non plus. Mais tout de même, il va bien reve:
nir, quoique Madame soit toul à fait guérie à
présent.
�104
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Tout en parlant, Bonne Marion, toujours active,
ponctuait chaque phrase du cliq uetis de ses ciseaux
agiles.
- Là, dit-elle, je n'ai plus que les manches et le
col i:l. releyer. C'est joli !
Agnès continua à faire parler la vieille fille, s'inq uiétanf des peti ts événements du pays, des mille
détails ~ ui l'intéressaient et dont les rares lettres
reçues pendant l'année ne l'avaient point informée.
Elle aimait aussi entendre sur chacun des enfants
l'opinion de l'humble amie . Avec un tendre
orgueil de mère, elle ne se lassait pas d'écouter
les flatteuses appréciations sur la gentillesse des
garçons, la fière tournure de Guillaume, la fraîcheur éclatante de Blanche, l'idéale beauté
d'Yvonne.
- Un peu maigre, pourtant, un peu pâle, il lui
faudrait l'air de la campagne.
Mlle de Fyrmont le pensait aussi.
Une visite interrompit la conversation.
M. et Mme d'Arcillac, prenant les devants,
cette année, venaient, les premiers, voir les Parisiens.
Après les compliments d'usage sur la bonne
mine des jeunes gens et les condoléances sur la
maladie cie Mme d'Arcillac, le nom de Georges
fut bientôt prononcé.
Plus rien ne subsistait des légères contraintes
d'autrefois, et sans embarras aucun, les parents du
jeune diplomate s'étendaient sur leur espérance de
le revoir bien tôt.
- Sans doute, il est enchanté là-bas, c'est un
pays incomparable, un climat délicieux, une
société charmante, mais c'est trop loin, déclara la
mère. Nous l'avons, lui comme nous, cruellement
constaté cet hiver; aussi a-t-il demandé à revenir.
Ille peut, étant à Caracas depuis plus cie ci nq ans,
et il obtiendra certainement un poste en Europe.
li y a une place vacan te en Belgique; nous vouùrlons bien qu'clic fClI pOlir lui .
.-: A moins qu'il ne puisse se faire attacher au
m~nlstèrc,
à Paris même, cc qui serait encore
mIeux, acheva M. d'Arcillac; mais n'en parlons
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
105
pas, ce sont des projets ou plutôt des désirs si
..
.
.
.•
.
vagues enc~r.
- A Pans? li vIendraIt à Pans? repeta reveusement Agnès.
' , .
- Oh! tant mieux) nous le vernons alors, s ecria Guillaume.
- Certes il vous ferait sortir même, les jours
où votre ta:lle en serait empêchée. Il serait très
heureux de vous revoir tous.
Agnès rougit, il lui semblait que M. d'Arcillé!lc
avai t intentionnellement appuyé sur ce tous. AuraItil par hasard la même idée que Mme de yeill.egy et
chercherait-il, à présent qu'on la savaI.t vlrtu~
lement richissime, à renouer des fiançalile? qu Il
avait au trefois cOl1baj,~ues
de tout son pou vOIr. Elle
voulut chasser cette pensée qui lui était pénible.
Comme elle était devenue ombrageuse et défiante,
prompte à soupçonner un intérêt e.n. ~mbuscade
sous les moindres paroles, les amablhtes les plus
naturelles, après tout! Elle devait se tenir en
garde contre celle fâcheuse tendance; n'avait-elle
pas mal jugé parfois les motifs de Mme de Saint~rneau?
ne pouvait-elle également porter une
Injuste suspicion sur les intentions des d' Arcillac '?
C'était l'efTet, sans doute, de sa vieille rancune
qu'elle croyait effacée.
Elle fit un e1Tort pour reprendre sa place dans la
conversation.
M. d'Arcillac interrogeait Guillaume sur ses
études, les programmes de Saint-Cyr) les examens; Mme d'Arcillac, ses bandeaux gris coquettement gonflés sous la capote fleurie de girotlées
en velours safran, entretenait Yvonne à mi-voix.
- Je trouve qu'Yvonne a encore grandi depuis
j>~née,
dernière, ?it-elle en s'adress.ant à Agnès,
des qu elle surpnt Son regard. MaIntenant elle
1;'.1 plus qU'à se ,f0rtifiel: lin peu, à élargir ses
epaules et à rosIr ses Joues pour cleveni rune
super~
fille. I~ lui faudrait l~ vie ::lU grand air, les
e~rc.ls
phySIque?, comme tI est assurément bien
dIfficIle ùè les pratIquer à Paris.
-:- Yvonne ayant fi~
ses études, rien n'est plus
facIle pour elle llue d aller à 1::l campagne, répon-
�106
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
dit Mlle de Fyrmont. Les religieuses de son couvent possèdent tout près de Paris un très bel établissement où mes nièces passent chaque année
les mois d'aoClt et septembre. Mais dès maintenant
Yvonne peut y aller, si le cccur lui en dit.
- Non, répondit la jeune fille; tant que vous
êtes àParis, je préfère y rester: et puis Champrosay, ce n'est pas Voussages!
- Vous devriez nous la laisser, dit en sourian t
Mme d'ArcilIac, elle a raison, rien ne vaut l'air
natal.
- Aussi en profitons-nous tous avec ravissement, répliq ua Agnès.
Une seconde fois, un soupçon traversa son espri t
ct lui fit accueillir sans empressement celle invitaI ion, légèrement formulée.
La mère de Georges n'insista pas.
Se levant pOUf prendre congé, elle invita Agnès
et ses neveux à venir déjeuner chez elle le jeudi
suivant, le seul du reste qu'ils passassent dans le
pays.
- Vous verrez ma fille Jeanne qui nous arrive
ce soir avec son mariet ses enfants, ce sera plus
;;ai pour vous que la seule société de notre vieux
ménage. Venez de bonne heure, nous vous enverrons chercher; je sais ce que sont les difficultés de
:ransport, quand il faut avoir recours aux chevaux
de ferme. Notre voiture sera ici à dix heures ...
C'est trop tôt? demanda-t-elle, sur un geste
J'Agnès. Dix heu res et demie alors. Vous ne
serez pas à la maison avant onze heures. Nous
avons si rarement le plaisir de votre voisinage,
,[u'au moins faut-il en profiter quand nous le
pouvons.
Tout en parlant, les d'Arcillnc, accompagnés par
leurs hôtes, avaient quitté le salon et traversaient
la cour pour rejoindre leur voiture:
-. Alors, c'est entendu, à nprè -demain, an
revoIr.
Les adieux s'échangèrent, très cordiaux. tandis
qu'ave,c mille précautlons, souvenirs de la récente
maladie, M. d'Arcillac enveloppait S"l femme de
ch:\lcs et de manteaux.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
107
Un dernier geste de la main, et la voiture s'ébranla et s'enfonça dans l'avenue. Alors, les Voussages, à petits pas flâneurs, se dirigèrent vers le
château, mais comme la journée était belle, au
lieu de rentrer, ils contournèrent les vieux murs
lézardés qu'étreignaient le. lierre som?re et. les
pales glycines. Ils ~'at!rclen
à ex';tmlller mlllUtieusement les détails famtllers, à vOir pousser les
bourgeons des arbustes, les peti tes langues vertes
des plantes luttant contre la terre pour se frayer
passage.
. .
. .
Ces humbles JOies de.1a nature ra,vI.sl~nt
Yvonne, elle humait à ple1l1s poumons 1 '-ur VIVIfiant de la plaine et des lo~ntai.s
m~ntage.
Guillaume s'arrêta devant le )ard\1ller gUI sarclaIt
un semis de navets; quelq ues pas plus loin, Gabriel
s'élança à la poursuite d'un premier pail~on,
jaune
pâle, mal dégourdi encore, gue trompait la douceur de celle journée d'avril. Puis Blanche, Jean,
Yvonne, chacun s'égrena à S011 tour dans le jardin
et Agnès acheva seule sa lente promenade. Une impression trouble et contradictoire faisait trembler
50n cœur; l'amour et les espoirs d'autrefois
Jllaient-ils refleurir quand reparaîtrait Georges.
Elle n'était pas libre et ne l'oubliait point. Mais
l'amour sait attendre, ~uancl
il cst profond et forl.
Et Agnès n'osait pas s interroger elle-même. Une
phrase. c10nt .la vulgarité l'avait choquée jadis,
revenait obstlllément à sa mémoire: ({ L'amour
es~
un pla.t q~i
ne .se r~chauiTe
pas.) Elle la repoussait, la rejetait 101ll d elle, et, se promenant toute
seule dons ces allées silencieuses, elle évoquait
les heures tendres et douloureuses qui, cinq ans
auparavant, avaient décidé de sa vie. C'était là
dans I:ombre des sapins, près de ce grand hêtr~
dépouIllé, ~ue
Ge0r.ges lui a.vait f~it.
Son premier
aveu;.I à qn elle avait ressenti la diVine émotion,
trop vite étouffée par l'apre devoir. C'était dans ce
sentier désel;~
ql1)i~
avaient promené leur fugitif
bonheur, qu Ils avaIent souffert de lutter contr"
eux-mêmes, et soufTert davantage de ne se r Oini
comprendre.
Mais en remuant ces cendres du passé, Agnès
�108
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
cherchait en vain à ranimer en elle les émotions
d'autrefois.
- J'aime assez pour souffrir, plus assez pour
espérer, pensa-t-elle tristement, ella phrase odieuse
se présenta de nouveau à son esprit: « L'amour
est un plat qui ne se réchauffe ... )1
- Peut-être, murmura-t-elle, mais un plat sans
lequel on meurt de faim.
xv
Le jour même de son arrivée, Mlle de Fyrmont,
escortée de ses nièces et de ses neveux, avait procédé à la visite domiciliaire du chttteau. Elle avait
constaté à regret la nécessité de quelques réparations urgentes. Dans cette grande demeure constamment fermée, l'humidité, plus que le temps,
avait fait cles dégâts: une légère moisissure duvetait les murs du vestibule, les papiers du petit
salon tombaient en lambeaux, les boiseries segonl1aient dans plusieurs pièces du rez-cie-chaussée.
Chose plus grave, une voie d'eau s'était fait jour
dans les caves, et les toitures, après les vents
d'hiver, demandaient un soigneux examen. De
suite, Guillaume avait fait prévenir maçon, couvreur et charpentier. Mais il n'est pas facile, dans
un villagc perdu, d'avoir sur l'heure dcs ouyriers,
et deux jours s'étaient écoulés aV:lnt qu'Agnès
cOt pu s'entendre avec les divers corps de métiers.
Très zélé, Guillaume avait accompagné pas à pas
les ouvriers; il était monté sur les toits, avait
compté les tuiles à remplacer, s'était livré à
des calculs, avait vérifié des devis. Même en ' ne
faisant que les plus urgentes réparations, il fallait
compter une dizaine de jours de travail au
moins, et la courte semaine de vacances était déjà
à moili6.
:- .C'est bien domm:lge que la rentrée de l'école
SOIt SI proche, je serais resté seul ici à surveiller les
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
109
ouvriers, dit Guillaume; malheureusement les
Cours recommencent mardi matin!
- Mais je n'ai point de cours, moi, hasarda
Yvonne, si vous voulez que je reste?
- Cela ne t'ennuierait pas de rester ici toute
seule? demanda Agnès, sl1rpi~e.
- Je préfère y être en. famille, ~aturelmn;
mais, du moment que mOI ~eul
SUlS lb~-e
de mon
temps, je ne demande pas ml.eux que de 1. employer
dans l'intérêt général, je SUIS süre que Je supporterai très bien quelques jour:; de soli tude. D:ai!leu rs,
à Voussages, i.e.ne po~n-als
pas.me se~tl'Ioé,
notre chère vIeIlle maison est SI peuplee de souvenirs.
Guillaume consulta sa tante du regard.
- Ce serait peut-être ce qu'il y aurait de mieux
à faire; qu'en pensez-vous, tante Agnès?
- Peut-être, en cITet; il n'est pas possible de
'laisser les ouvriers sans aucune surveillance. jacqueline et Joseph sont de bien braves gens, mais
qu'il ne faut pas sortir l'un de son jardin, l'autre
de sa cuisine. Si vraiment) Yvonne, tu ne redoutais pas de passer une semaine seule, je demanderais à Boune Marion de rester au château. Tu
s?rais évidem~nt
fort utile ici, car ces rép,tra110ns ne pourraIent attendre à l'année prochaine
sans de sérieux inconvénients.
- Tu alllais la visite elle secours de Me Brumelin, dit Guillaume, encourageant.
Yvonne paraissait enchantée du projet.
- Vous me donnerez bien exactement tou les
vo~
indications ct je m'y conformerai de 'poinl en
pOInt, cela vaut encore mieux. D'ailleurs, 11 ne me
semble pas que mon rôle soit très difficile à remplir. JI s'a~it
surtout, n'est-cc pas, de ne pas livrer
la maison Inhabitée aux ouvriers.
- .Surtout, ~cquiesç
Mlle de Fyrmont; car jls
ont bIen compfls ce CJu'ds auraient à faire .
. - Alors, comp~ez
sur moi. C'est décidé, je vais
JOller à la Châle.lalne, pendanl huit ou dix jours,
avec Bonne Manon comme soubrette et chaperon
tout à la rois.
Agnès consenlit à cel arrangement avec d':\l1lanl
�rIO
1
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
plus de facil ité qu'elle regardait comme précieux,
pour la santé d'Yvonne, un séjour à la campagne
un peu plus prolongé.
Lorsqu'on apprit aux d'Arcil~
la résolution
prise lis se récrièrent tous à la fOIS.
-'Mais ce n'est pas possible, Yvonne ne peut
rester seule clans ce gr.and chilteau. ~ous
la prendrons, cette chère petite, et, chaque Jour, nous la
conduirons à Voussages.
- J'irai avec elle, et l'aiderai de ma vieille expérience, insista M. cl'Arcillac. C'est beaucoup plus
simple et plus lat~re.
Nous SOlllmes si près. Nous
pourrions, à la rIgueur, aller deux fois par jour
surveiller les ouvriers.
C'était si naturel, en effet, qu'après '1uelques hésitations d'Yvonne, Ctuelques résistances.d'Agnès, il
fut convenu que la Je.une fil.le accepterait l'hospitalité de ses vieux amiS, qUitte à passer la journée
entière à Voussages, où Bonne Marion s'installerait tant que clureai~t
les 1 éparations.
Cette fois, tout él<ut combiné pour le mieux, et
les courtes vacances s'achevèrent paisiblement.
Agnès avait écrit plusieurs fois à Mme de SaintCerneau. Si heureuse qu'elle fùt de se retrouver à
Voussages, la pensée de sa tante l'accompagnai t
fldèlement. Elle s'était, en ces derniers temps surtout, beaucoup attachée à la vieille dame, ct les
regrels du départ, la petite émotion en laissant
ùerrière elle Yvonne, furent sensiblement atténué'
par sa joie sincère de retrouver la marquise.
Mais, il Paris, une surprise l'attenJait. Arrivée il
huil heures du matin, après avoir entrevu sa tante
elle avait employé ses prcmières heures à réinté:
grer ses neveux .e.t sa niècc chacun dans leurs pensionnats respectiis. Quand, à onze heures el demie,
elle s~ retou~a
dans l'aprem~n\
de la marquise,
elle "Il avec ctOllnemenl un trolslcrne couvert sur
le large guériùon de cristal olt elles prenaient toujours leur déjeuner en l~te
il të~e.
- Vous èles surpnse? dll Mme de SnintCerneau, qui avait suivi le regard de ln jeune fille.
NOLIS aurons souvent, j'espère, un convive dorénavant En votre nh~ec,
j'ui vu plusieurs fois
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
III
M. Richard Godefroy, c'est un charmant garçon,
un espri t distingué, rlein de res0t:c~,.
et que je
serai enchantée d'aVOir dans notre mtlmlté. Il m'a
donné de précieux conseils pour nos ~ménage
ments; vous savez, cela n'allai t pas sans dlfficul tés,
il a tout arrangé, car il est à la fois ingénieur,
architecte, médecin, etc. C'est un homme universel, vous dis-je, et en même temps un parfait
gentleman.
La marquise parlait vite, sans regarder Agnès.
On eût dit que sa volubilité cachait quelque embarras et qu'elle voulait éviter toute question. Le
panégyrique fut interrompu par l'arrivée de celuilà même qui en était l'objet.
Au premier coup d'œil, Agn~s
re~qua,
S?US
le correct salut de l'Améncam, l aisance cl un
ha~itué
de la maison. Il ne port~
pas à .se~
lèvres la
mal\l que lui tendait la marqUIse, maiS Il la serra
virilement, et, s'asseyant sur un pouf to~
près de
la chaise longue, il commença tout de sUIte à l'en1retenir cF 0 bl ets précis concernant 1es ré para tions.
Il s'étendit tlvec quelque chaleur sur les avantages
de. l'acier et du fer, employés pour soutenir les
ml\lces parois des cloisons ou des plafonds peu
solides. Mme de Saint-Cerneau s'animait beaucoup
plus que lui, elle le questionnait, le lançait bientôt
pl~s
divers, prenant un évident
sur. l.es sL1jels l~s
plaiSIr à le faire bnller. Agnès, elle, ne parlait
presque pas; elle se demandait ce que signifiait
ce nouveau caprice de la marquise, su rvenu si
inopinément, alors qu'elle semblait définitivement
s~agir.M
Godefroy était intelligenl, certes, distmgué, sympathique même; cerendant, il était
surprenant qu'il eût pris en l1lut jours dans la
maison une place que jamais, sauf elle-même
Ag~ès,
person~
n'avait obtenue. ,En le voyant
aSSIS à ses côtes, mangeant comme elle les œufs
hrouillés et la côtelette, invariable base du déieun~r,
elle Sie demandait ce que serai~
clans sa propre
VIe cet élément nouveau, adversaIre ou ami car
clle ne doutait pas qu'il.ne prit promptement' si ce
n'était déjà fait, une forte Îl1fiuence sur l'~sprit
mobile de la marquise. Jusqu'ici, du moins, cette
�112
LES DEUX AMOURS D'Am-JiŒ
influence ne paraissait pas hostile, puisqu'il n'étrrit
question au contraire, que d'aménager pour le
mieux l';ppartement d'Yvonne .
,
- Vous me disiez qu'elle est restee à Voussages,
cette chère enfant, fit tout il coup la marquise,
s'adressant à Agnès.
- Pas à Voussages, ma tante, du l11?ins pas
complètement. ~le
y passera une partie d.e la
journée pour ,VOIr UI: peu ce que font les OuvI~rs,
ct chaque sOir elle Ir~
coucher ch~z
des VOISIllS,
des amis de notre famille, les J Arcdlac.
- D'Arcillac? dit Godefroy, de sa voix calme.
Yai rencontré, il ya quelques années, un Français
qui portai~
ce nom:
.
.
- Vraiment? ou donc? questIonna Agnès, plus
yi vemen t.
- A Lima; j'y vais quelquefois pour mes
aŒaires, et dans le même hôtel était descendu un
jeune attaché d'ambassade, je crois, ou secrétaire
de consulat ...
- Georges 1
- C'est cel~,
geor~
d' Arcil~
; "il parlait anglais avec mOI, Je )1arlals français avec lui. Nous
avons beaucoup vecu ensemble pendant un mois,
je l'ai même e111,me116 il .notre ~x ploitation.
- Comme c est cuneux! l1lterrompit Mme de
SJ.int-Cerneau. Et c'est chez lui qu'est Yvonne en
ce moment?
- -Oh, non! Chez ses parents, seulement.
Georges est encore il Carc~s,
mais il ~?it
prochainement ,en revenIr. Il y a CI119 ans qu Il e~t
parti,
et sa l~er
supporte avec 1;~le
,-:ne aUSSI longue
séparatIOn. Elle espère qu Il obtiendra Ull poste
assez rapproché, cu Europe, tout au moins.
- Mais alors vous allez renouer connaissance?
Cel'eune h.omJ1~e
viendra il Paris, .naturellement.
A (oublc titre, Il sera reçu chez mOI, comme votre
ami d'enfance, Agnès, et comme votre camarade,
monsieur.
- Merci, ma tante, dit la jeune fille, tandis que
l'Américain s'inclinait.
Cette découverte inattendue d'une relation commune - ct quelle relation! - mit de suite un lien
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
113
entre Dick Godefroy et Mlle de Fyrmont. La
froide correction fit bientôt place à une simplicité
cordiale et sympathique. Du reste, il eùt été mal
aisé d'agir autrement, Mme de Saint-Cerneau trouvant sans cesse quelque prétexte pour attirer et
retenir le jeune homme dans la maison.
- Faites' attention, ma chère, ,on va dire que
vous êtes amoureuse de cet étranger, lui insinua
un jour, avec un aigre sourire, Mme de Veillegy,
qui sui vait d'un œil jaloux cet étr,ar:ge engouement.
- Soyez tranquille, mère VIgIlante, on ne, le
dira ni de moi ni de ma nièce, riposta la marquise.
Faut-il vous répéter une fois de plus qu'Agnès
n'est pas à marier et que je ne compte pas lui
octroyer de si lOt sa li berté et ma fortune. Rassurezvous, M. Godefroy ne songe nullement au savant
calcul cie votre Bohémond.
A la suite de cet incident, un froid très accusé se
glissa entre les vieilles dames, et pendant toute
une semaine, la baronne de Veillegy ne parut pas
à. l'hotel des Champs-Elyé~.
Mais sa ranc~l1e
ne
tmt pas contre une inVItatIOn de la marqtllSe, et
elle redevint comme par le passé une habituée des
plus assidues.
Elle n'était pas seule, cependant, à voir sans
plaisir la faveur du jeune Américain. Il semblait à
chacun des intimes de la maison qu'on avait quelque peu manqué aux égards qui leur étaient dus,
en leur imposant d'autorité ce nouveau venu dont
personne ne sayait rien, que ce qu'il voulait bien
dire lui-mème.
Les Montgratien aussi s'émurent un peu de l'introni sa tion du jeune homme et la vieille comtesse
crut devoir en parler à Mlle de FyrmonL
- Qu'est-cc enfin 'que cct Américain? lui de,
l~and-te,
ct si ce n'est pas un intrigant, à quel
tllre le trouvc-t-on sans cesse chez Mme de SalntCerneau?
Agnès était bien embarrassée de le dire. Mais
elle fe défenùit contre les Soupçons avec une vivacité qui ne lui était pas habituclle vis-à-\ is de sa
vieille parente. Elle était un peu froissée ùe celle
opposition générale et systématique fnite à Gode-
�04
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
tou~,
puisfroy. Ce n'était pas un étranger, ~près
qu'il conais~t
G:eorges ~' ~rcIla
. .M;a;s ,cel~
elle ne pouvait le ~lfe.,un
~tla,:ge
tImldite 1 avaIt
toujours empêchee, 1 em'pechaIt ~ncore
de ,prononcer le nom de son ancien fiance. Devant 1 attitude résolue de la jeune fille, M~ne
.de M~:>ntgraie
n'insista pas; .e.1le se bO,ma à lUI faire mille vagues
recommandatIOns de reserve et de prudence.
- Avec ces Américains on ne peut pas savoir!
ils ont des mœurs si différentes des nôtres, des
allures si entreprenantes. Je ne parle pas pour
vous, ma petite Agnès, qui êtes une personne raisonnable; mais Yvonne, Blanche ..• il faudra bien
le surveiller.
La précaut!on en ·tout cas n'étai~
pas urgente;
les problématIque~
rencont.res des Jours de sortie
n'étaient même pomt à cralUdre pour Yvonne qui
proln~eait
son séj<;ur en Bresse.
AinsI qu'il fallaIt s'y attendre, les ouvriers
qu'intimidai t peu la surve!llance. de la jeune fille;
inexacts ou flaneurs, avalent faIt traîner en lon~
gueur les réparations. De plus il ~'étai
rencontré,
au cours de leurs travaux, plus d une difficulté ou
complication imprévue::>. Bref, ce qui devait se
faire en une dizaine de jours n'était pas achevé au
bout de trois semaines.
Yvonne, du ~est,.n'
plaignait que pour la
forme. Elle était ravled aVOIr un motif qui la retint
loin du co~vent.
Jamais elle ne s'était complètement adaptee comme Blanche à la vie régulière et
impersonnelle du pensionnat. Elle y était entrée
trop tard, lorsque déjà ses goûts ct ses habitudes
ne. pouvaient plus .s'y plier aisémen.l. Aussi jouissaIt-elle avec délice de la tranquIlle liberté de
Voussages ou d'Arcillac. Ce lui était un plaisir délicieux de pouvoir, sans prévenir personne, se lever
.1 l'he II re qU!I ui con venai t, aller au jardin, rentrer
lire ou faire de la musique suivant le désir du mo~
ment. Elle, si calme et di.scrète? trouvait une joie
singulière à chanter à ple.n~
VOIX dans les grands
corridors sonores de la VIeille demeure. Une griserie de printemps et de jeunesse lui montait à la
Il:te, dilatait ses poumons, glaçait de rose SOn teint
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Ils
délicat et Mme d'Arcillac pouvait en toute sincérité proclamer les bons eilets de la campagne
sur la santé de sa pupille .
Au bout d'une quinzaine, Bonne Marion avait
dù, à son vif regret, quitter Voussages pour retourner à ses clientes : Yvonne, alors, n'avait plus
fait que de courtes visites aux ouvriers, sur lesquels, d'ailleurs, elle sentait sa parfaite impuissance. Elle était choyée, admirée, caressée chez les
d'Arcillac et ne se lassait pas, dans ses lettres à sa
tante, de célébrer la bonté de ses hôtes . Mlle de
Fynnont ne pressait donc pas la jeune fille de
revenir. Ce séjour dans l'Ain survenait à point
pour atteindre l'époque fixée par la marquise, où
Agnès pourrait enfin prendre sa nièce auprès
d'elle . Elle céda donc sans difficulté aux instances
des d'Arcillac qui demandaient à garder Yvonne
quelq ues semaines encore. U II confus sentimen t
de regret el d'env ie lui serra pourtant le cœur, le
jour où elle apprit le retour de Georges. Ce grand
événement remplissait les huit pages de la lellre
d'Yvonne. « Il lU'a demandé de vos nouvelle, écrivait-elle, de celles de mes frères et de Blanche,»
C'était tout cc qui la' concernait, elle, Agnès; évidemment, Georges ne pouvait rien dire de plus ct
cep.n~lat
elle souffrait de n'avoir point de part à
ces JOIes fraiches de l'arrivée: n'était-ce pas sa
place qu'Yvonne occupait en ce moment? Toutela
journée, Mlle cie Fyrmont fut triste, lullant contre
des pensées douloureuses qu'elle ne voulait POiEt
accueillir,
.- Etes-vous souffrante, mademoiselle Agnès?
lUI deuulI1da Dick Godefroy, coml1lU elle s'isola't
un peu, ~c soir, après dtner.,
..1,an;'.
- MO!? non, pas du tout, rcpond'ba Jeune fille,
surprise qne l'Américain l'eût rejointe dans son
coin d'ombre,
- Triste, alors? insista-t-il.
- Non, je suis contente, au contraire, de la jo. ~
de mes vieux amis d'Arcillac, qui ont enfin re)1l :;
possession de leur fils, depuis hier, répliCJua-t-el .!
d'un trait, cédant à l'irrésistible besQin de parler
de Georges.
�116
•
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
- Ah! dit gravement l'Américain, il est revenu?
Vous l'avez YU à son passage ~ P.aris .
- Non, répondit Agnès . Salt-ll seulement où je
me trouve?
_ Naturellement, il le sait.
- Pourquoi, naturelleme.nt?
,
- Parce que l'on salt tOUjours ce que 1 on a intérêt à savoir.
- Il n'a peut-être aucun intérêt à connaltre mon '
adresse, répondit la jeune fille avec un vague sourire m ~lancoique
.
- Oue di tes-vouS donc tons deux, à l'ombre cles
palm: crs? interrogea tout à coup la marquise, de
l'autre bou t du salon.
Ce fut Richard qui répondit.
- Je préte~ds!
~adme:
que l'on sait toujours
: )Ir.
,
.
ce que l'on a mteret à sav~
nen n est mOIllS vrai, pro- AL ! par ex~mpl,
testa Mme de Samt-Cerneau.
- Je ne pa~le
pas d~s
iclée~
philosophiques, de
v.érités abstraItes, explIqua I~ Jeune ~10me,
je dis
SImplement que, pour d~s
faItS rrécls ...
- Même pour. des faIts 'préCIS, yous êtes dans
l'erreur absolue, mterromplt,la marquise.
- Vraiment? Je ne le crois pas, continua calmement le jeune étranger. Ignoreriez-\'ouS certains
faits, madame, que vous tiendriez à connaître?
- Hélas! sou rira-t-elle, je crois en cela partager 1 sort commun.
- Voudriez-vous alo~s,
'poursiv~t
Godefroy,
sans s'attarder à la géneraltté, que Je vous aide
dans vos recherches.
- Oh 1 nOJ1., non.
Mais l' C icain insista :
- Je me' ais fort de vous renseigner dans un
délai indéterminé, sur le fait quel qu'il soit, passé
(lU présent. ..
- Non, non, répétait la marq uise.
- ... que vous désirez connallre, S'il s'agit J'un
événement historique, j'ai quelque habitude des
recherches dans les bibliothèques.
- Mais c'est inutile, je vous dis que non! je n'ai
nul besoin de vos hons offices,
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
117
- C'est donc, madame, que vous ne désirez pas
réellement savoir ce que vous ignorez.
La marquise eul un geste de protestation.
- Taisez-vous, dit-elle à mi-voix. Vous ne savez
pas ce dont vous parlez et quelquefois, sans le vouloir, une parole peut faire souffrir.
Si résolument que se ftu engagé le jeune homme
dans cette conversation, il n'osa pas la continuer.
Un regard s'échangea entre lui et la marquise, qui
leur fit à tous deux baisser les yeux.
Personne ne trouvait un mot à dire. Une gêne
subite et mystérieuse avait soudain envahi le salon.
C'est à peine si les témoins de cette petite scène, le
baron d'Haragnes et Mme de Veillegy osaient
échanger entre eux un regard embarrassé . Il semblait, si vives avaient été les répliques entre la
marquise et Godefroy, qu'eux seuls comprissent
Je sens des paroles échangées . Agnès, stupéfaite,
les observai t tour à lour. Debout près d'elle, le
jeune Américain, appuyé contre une console, les
mains croisées derrière le ùos, mordait nerveuser,nent sa forte moustache blonde; très pâle, la tète
baissée, la marquise cherchait une contenance en
maniant une revue qui se trouvait devant elle.
Dans cette attitude imprévue, plus encore que
dans les mots jetés à Richard d'une voix tremblante, Agnès senti t une réelle soufl'rance; une
pitié sincère lui vint pour cette peine inconnue,
sans pourtant qu'elle ressentH nulle colère contre
l'étranger qui en était la cause. Elle comprit que
chaque seconde de silence aggravait la situation et
faisant un eiTort :
- RoUin nous manque aujourd'hui, dit-elle.
Voulez-vous que je le remplace tant bien que
mal, ma tante, et que je vous fasse un peu de
musique?
La marquise leva sur elle un douloureux regard
'
pitoyable et reconnaissant.
- Oui, c'est cela, chère petite, VOliS nous ferez
grand plaisir.
.
Pendant qu'Agnès jouerait ou chanterait, clic
ne .serait pas obligée de parler, elle pourrait au
molUS s'abandonner à l'émotion soudaine el
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LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
inexplicable qui s'était brusquement emparée
d'elle. Il y avait !out cela dans le rapide regard
qu'elle jeta sur la Jeune fi Il e. . .
Le baron d'Haragnes examlI1aJt avec une attenlion un peu affectée le couteau à p~ier
en écaill.e
incrusté d'argent dont 11 se s~rva
lt ~laq.ue
sOir
depuis vingt ans . Mme de Vetllegy etlralt à les
déchirer les barbes de dentelle de son bonnet
noir.
d' .
En voyant Agnès se I.nger vers le piano,
Richard Godefroy parut sortlr d'un rêve: il alluma
vivement les lampes, approcha le tabouret, ouvrit
les cahiers et, s'appuyant à un meuble resta
debou t derrière la jeune fille.
'
Subissmlt ses proe~
,impressions cl~ la journée,
accrues encore par 1 e.trange. ~ngolse
que le
hasard d'une conversa.hon faisait peser Sur la
petite ré.union, Agnè~
J?ua d'ab?rd un nocturne
de ChOPlll.; a~ec
une llltJme émotIOn, e.lle répétait
la phrase Irfltante et douloureuse, qUI traduisait
si bien le trouble de son âme. Personne n'ap_
plaudit quand elle s'arrêta . Mais derrière elle
Richard se redressa et. d'un geste silencieux lui
indiq uant la page, la pn.a de recommencer.
Docilement, elle repnt le chant d'angoisse, sans
que uul autre parùt le remarquer.
- Si vous chantiez maintenant demanda le
jeune homme, à mi-voix. Conn;issez-vous le
Cimetière, de Schumann?
- Oui, c'est superbe.
- Chantez-le.
Il enleva des mains cl' Agnès la lourde pile de
cahiers e~,
d'u.n .geste mpiŒe, c~erha
la mélodie.
- Voilà, dll-If en plaçant le livre devant elle je
tournerai les pages.
'
- Vous m'accompagneriez peut-être? proposa
Agnès qui ne le savait pas musicien.
-=:- Si vous le désirez, répond it-il simplement.
~t,
prenant .la, place de la J~tl1:e
fille,. il préluùa.
Joute la sOIree se passa a~nsl
: les Jeunes gens
faisant ensemble de la mUSique; les vieillards,
à l'autre bout du salon, écoutant, rêveurs ou
a.ssou pis.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
II9
A minuit, lorsqu'on se sépara, toute expression
de contrainte ou de peine s'était effacée sur les
visages de Richard et d'Agnès, et la marquise ellemême, quoique un peu pâle encore, avait repris
son habituel sourire.
XVI
Ce matin-là, comme le premier de chaque mois,
Agnès avait reçu sous pli cacheté la pension que
lui faisait discrètement parvenir la marquise.
Malgré les frais considérables que nécessitait
l'éducation de ses neveux, l'entretien de Voussages et quelques autres charges plus légères, il
restait à Agnès un joli fond de bourse qu'elle
dépensait sans scrupule, car si souvent Mme de
SalUt-Cerneau lui avait promis son hérita!l.c qu'il
eùt été vraiment oiseux de s'inquiéter de 1 avenir.
Aussi, ce matin du let' juillet, Mlle de Fyrmont
sortit avec le projet bien arrêté de faire, pour une
fois, des folies. La chambre d'Yvonne était prête.
Sous la direction intelligente du jeune Amèricain,
peintres et tapissiers mettaient la dernière main à
leur Œuvre. Un souple satin Liberty, bleu pâle,
semé d'anémones blanches et rosées, tendait les
murs, se drapait aux fenêtres et aux portes; les
meubles laqués pour la chambre à coucher, en
bois doré pour le retit salon, étaient d'un gOllt
exquis. Rien ne manquait à ce délicieux aménagement, ni les glaces anciennes, ni le petit bureau
Louis XV, ni les commodes ventrues et contournées, ni le hau t chilfonnier en marqueterie, ni le
Pleyel tout neuf. La marquise avait songé à tout
li bien qu'Agnès, ù chaque acquisition nOllvefle'
était partagée entre la joic ùe voir ainsi fètée s~
c~érie
~t le re~t
de ,n'avoir plu~
rien elle-!llème à
ltll ofTnr. MaiS ces JOurs derniers, une Idée lui
était venue. Puisqu'il n'y avait, dans le nid charluant préparé pOUf Yvonne, place ni pour un
�120
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
meuble de plus ni p.o~r
un bibelot nouveau, il lui
restait au moins la joJe de remplIr les commodes
et les armoires vides . Le simple trousseau ùe la
pensionnaire, n'allait piu~
convenir à la )euue
mondaine qu Yvonne seraIt dans ql~e1s
jours .
à parcourir
Avec une joie enfantIne, A/{nès ~e ~U\l.
les magasins; comme avaIt faIt )aclIs po.ur elle
Mme de Saint-Cerneau, el~
a~hetl,
achetait pêlemêle tout ce qui lui semblaIt JolI ou opportun.
La chaleur était si . accablante depuis une
renonçant à
quinzaine que M.me de Satn-Cer~u,
ses vieilles habItudes, s~ reposait une partie de
l'après-midi cl ne sortaIt plus qu'à cinq heures.
Agnès profita de ces moments de liberté pour
ranger avec amour, d~ns
la cl~ambre
d'Yvonne,
semblait qu'elle
ses emplettes du ;natm. Il lu~
hâtait l'heure de larrtvée en dIsposant tout pour
recevoir la chère attendue . Par un tendre enfantillage, elle plaça ~1le
rose dans un cOl~n1
de cristal,
des touffes d'œtllets dans les vases l!ïsés de Massier. Elle essaya les ampoules électriques des
candélabres d'argent? fit marcher la pendule et,
s'asseyant sur. l~ peltt canap.é rococo, chercha à
s'imaginer la JOie etl~
surpnse de celle pour qui
se faisaient tous ces joyeux préparatifs. Comme
l'avait exigé Mme de Saint-Cerneau, Agnès avait
gardé le secret; pas un mot n'avait révéléà Yvonne
la grande décision prise à son sujet, mais le bienheureux jour. approchai.l mainlenant. Le 19 juillet,
VIngt-trOiS ans ct, pour la décider à
Yvonne aur~lt
quitter ArcIllac, Il faudrait \Jien lui dire que le
couvent ne l'attendait plus. Car, à chaque lettre
elle paraissait plus éloignée de l'idée de relour el
là n'était pas le moindre des soucis d'Agnès.
Depuis l'arrivée de Georges, les cou rriers d'Yvonne
lui étaient unc occasion de trouble ou d'énervement. Tantôt, la jeune fillc lui envoyait des volumes,
ct Agnès s'i rri tai t de ren~
dix fois par page
le nom de Georges: « Jal eté à Voussages avec
Georges. Georges m'apprend à monter à cheval.
J'ai joué au tennis avec Georges et les enfants.
Georges dit... Georges ' trouve... » Tantôt, au
contraire, et cela devenait de plus en plus fré-
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
121
quent, Yvonne écrivait de courts billets où elle ne
nommait personne . Agnès les parcourait d'un œil
~
i donc
déçu, avec l'envie de crier: « Mais parl.\
r à~
de Georges! »
Et dans ses réponses, alors, elle accablait sa
nièce de questions:
« Raconte-moi tout ce que tu fais, ce que tu dis,
ce que tu penses; dis-moi ce que fait chacun
autour de toi; quels sont les projets, les désirs;
Mme de la Tour est-elle encore pour longtemps t,
Arcillac? Ton maître d'équitation est-il content de
tes progrès? Raconte-moi tout, ma petite Yvonne,
tu ne me donneras jamais trop de détails. »
Agnès fqt surprise au milieu de ses réflexions
par Dick Godefroy qui entrait sans frapper .
- Pardon, dit-il en voyant la jeune fille, Je ne
savais pas que yous eussiez déjà pris possession de
l'appartement et je venais voir si l'on avait placé
un cadre ainsi que je l'avais indiq ué.
Il s'approcha d'une très belle gravure représen.
tant le Mariage mystique, du Corrège, et, remuant
doucement le cadre en bois doré, il lui donm
l'inclinaison voulue.
- Oui, c'est à bonne hauteur, cette fois, déclara
t-il en se reculant de quelques pas. Il n'y a point
de petits détails pour l'harmonie d'un aménagement. Je vois que vous l'avez complété, ajouta-t-i l
en jetant lm regard vers les fleurs. Mawtenant,
mademoiselle votre nièce peut venir, tout est prêt
pour la recevoir.
- Et grâce à vous, elle aura un appartement
délicieux, di t la jeune fille.
- Grâce à vous surtout, mademoiselle Agnès;
vous avez passé et tout est transformé ici, vous n'y
avez pourtant que semé q lIelq ues fleurs, mais vous
avez donné la vie à toules ces choses inanimées.
Si j'étais un grand architecte, si je construisais des
ealais, je vous demanderais de les trav erser lorsqu'ils seraienl achevés, mademoiselle Agnès.
Jamais jl ne l'appelait, comme les autres: Made·
moiselle simplement, toujours il ajoutait son nom
Agnès, à l'anglaise; il le répétait souvent avec une
sorte de complaisance, comllle s'il lui était doux à
�122
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
prononcer, La jeune filI~
aimait à s'entendreap,Peler
ainsi plutôt que par cet Impersonnel: MademoLselle,
dont charlfn la revêtait. , .
, .
- Mais je ne construIs nen du tout, repnt-d, et
je n'ai rien à VOLIS deman~lr.
- Cela vaut mieux, J,e vous ~sure,
répondit
Agnès en souriant, car Je ne saIS trop ce que je
pourrais donner.
-- Oh! ce n'est pas la ques tion!
Il s'assit à q~elus
pas de la jeune fille et,
changeant de sUJet, demanda tout à coup:
- Mademoiselle Agn~s,
savez-voUS quelles sont
.es peines de Mme de SalUt-Cerneau?
- Les peines de ma tante? répéta Mlle de
lyrmont, un peu déc<:mcertée par l'imprévu d'une
telle question. ~on,
Je ne les cO~lI1ais
pas. Je ne
en a, du mOInS de bien défisais même pas SI ~le
nies et présentes.
- On n'arrive pas à son âge sans avoir eu au
moins un grand chagrin, observa tranquillement
\'Américain.
- Sans doute, et elle n'échappe pas à celte loi.
Elle a perdu sa fille, la princes~
Vico-More IIi;
",ous l'en avez entendu parler plUSieurs fois. Voilà
sùrement un des grands chagrins auxquels VOLIS
faisiez allusion.
- Elle n'a pas d'autre enfant?
- Non.
- Elle n'a jamais eu que cette fille?
- Elle n'a du moins pu élever que celle-là, mais
Je sais q n'elle a eu la douleur de perdre d'autres
enfants tout jeunes.
- Ah? est-ce qu'elle vous en parle quelquefois?
- Non, jamais, répondit Agnès, étonnée de
d interrogatoire. En quoi cela peut-il vous inté';sser?
- Lorsqu'on entre brusquement dans la vie de
;;ilc\qu'un, il va~t
mieux ètre renseigné, répliqua
. lisiblement le Jeune hOlllf!1e. C'est pourquoi je
l'adresse à vous pour ,SaVOl1' tous les détails posj1 J 'es sur Mme de Sal11t-Cerneau qui veut bien
m'admettre dans son intimité.
- Vous lui êtes très sympathique.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
123
- Vous ne la connaissez que depuis cinq ans?
reprit Richard, sans s'arrêter au compliment.
- Oui, nous sommes un peu parents; à la mort
de ma sœur, chez qui je vivais, elle m'a appelée
ici et. .. j'y suis venue pour diverses !;aisons. Je ne
la connaissais pas alors, mais maintenant je l'aime
beaucou p. Elle est très bonne, très affectueuse
pour moi.
Et comme Richard ne répondait pas, Agnès
ajouta:
- Elle a le cœur très tendre.
Godefroy ne disait toujours rien; d'un mouvement qui lui était familier, il tordait sa moustache,
l'œil fixé sur le mur qui lui faisait face. Ses
9uestions, son attitude intriguèrent Mlle de
Fyrmont.
- Monsieur Godefroy! a ppela-t-elle timidement, voyant se prolonger le silence.
Il tourna la tête vers elle, leurs regards se croisèrent et elle n'osa point lui poser la question qui
ef(leurait ses lèvres. Mais le jeune homme la
devina:
- VOlIS me trouvez indiscret, dit-il en se levant,
et vous me jugez mal. Je vous jure pourtant qu'il
n')' a dans mes questions aucune vulgaire curiosité. Si je cherche à savoir, c'est, je vous l'ai dit,
que j'ai le droit et le devoir de me renseigner, et à
qui m'adresserais-je en toute confiance et sécurité,
mademoiselle Agnès, si ce n'était ft vous?
- Confiance, reprit la jeune fille avec un sourire sceptique, il ne me semble pas que vous en
ayez beaucoup.
- Ce n'est pas la confiance qui manque, c'est
peut-être l'occasion de la témoigner plus entière.
- Vous parlez par énigmes, je ne VOUl> comprends pas, riposta Agnès en se levant à Son tour.
Si vous aver. encore ql,telque, chose à lalre iCI, Je
vous lrusse. Ma tante dOit sortir à cinq heures il
est temps que j'aille m'habiller. Au revoir.
'
Elle tendit la main au jeune Américain.
- A tout à l'heure, je cline avec vous ce soir.
A partir de ce jour, elle osa, puisque Richard sc
gênait si peu pour ['interroger, le questionner à
�124
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
son tour, quoique de façon plu~
vague et plus discrète. Elle apprit ainsi que le Jeune homme, natif
des environs de Lima, avait failloute Son éducation aux Etats-Unis, à Washington, et n'était
rentré qu'à vtngt ans dans son pays natal, pour y
voir mourir sa mère.
11 avait pris dès lors sa part de travail dans l'exploitation considéra?le de Gor?~'s
Lan?, à cinquante lieues de Lima. Là, vlyalt ~n
tnbu toute
sa famille maternelle, sous la dlrechon très effective du vieux ~alter
Gord<:,n, qui, le premier,
avait transplante sur .ce sol pe.ruvlen l'ardeur intelligente de son pratique espnt du Nord. Le père
de. Richard, Albert ~oefry,
apr~s
avo.ir épousé
miss Ellen Gordon, etait deveuu llngénleur de la
petite colonie. ,Ses oncles, Humphr~y
et Ja,?k Gordon, s'occupaIent surtout des bestiaux, dix mille
bœufs et cinq mille chevaux, qui paissaient dans la
plaine immense. Leurs fils, con~me
Richard, voyageaient souvent pour les affaires de la famille.
Dernièrement, une maladie étrange s'était abattue
sur les péons, et il avait élé décidé que le jeune
Godefroy, qui déjà avait certaines notlons 'de médecine, viendrait en France compléter ses études .
., - D,u reste, dit-il un jour à Mlle de F yrmont,
J y serais venu sans cela. Mon {1ère, cn mourant il
,
,
ya cl eux ans, me l'
a expressement recommandé' il
se,promettait toujours de m'y aco~rgn,
et 'c p.
lUi a été un amer regret de mounr avant d'avoir
pu accomplir ce projet.
_ Vous n'avez ni frère, ni sœur?
- Personne; il ne me reste plus que ma famille
maternelle.
- Votre père n'avait-il donc aucun parent?
Le jeune homme hési la une seconde.
- Je ne lui en ai jamais connu, dit-il sauf mon
grand-père, qui vivaIt à Washington,
m'a élevé
plus encore que mes parents.
- Votre grand'mère était morte?
- Je ne l'ai jamais connue, répéta Richard, et ,
se ravisant tout à coup: Mon grand-père n'avai t
pas été heureux en ménage, ajoula-t-il rapidement.
ct
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
125
Ma tante, non plus, murmura pensivement
Agnès, laissant échapper aveu pour m'eu.
La marquise favorisait visiblement ces apartés
des jeunes gens, dont plus tard, par Agnès, il lui
revenait toujours quelque chose. Son intérêt singu lier pour l'Américain semblai t croître tous les
jours, et elle accuejllait avec une étrange avidité
chaque détail insig-nifiant sur sa vie antérieure.
Mais elle préférait les avoir indirectement par
Agnès, et ne posait jamais une question précise au
jeune homme. Si habituée que fClt Mlle de Fyrmont aux originalités de sa protectrice, elle ne
pouvait qu'être frappée de cette bizarre manière
d'agir. Elle en aurait volontiers parlé aux Montgratien, mais elle savait leur sourde hostilité contre Richard et ne voulait pas s'exposer à entendre
des réflexions malveillantes sur celui qu'elle considérait déjà comme un ami.
Dans la seconde semaine de juillet, la chaleur
devint tellement suffocante gue Mme de SaintCerneau, dont la santé s'altérait sensiblement, dut
renoncer à son projet de ne quitter Paris qu'avec
Yvonne et Blanche. Du jour au lendemain, sur
l'ordre de son médecin, eUe se décida à faire um,
petite saison à Mers, où du moins la forle brist
marine la préserverai t des trop cuisan tes chaleurs.
Le petit.voyage au:ait ,été \ln réel :1grénlent pour
Agnès, qUI ne connaissait pas les côtes ùe la Manche et qu'amusait la vie d'hôtel. Mais le lendemain même de son arrivée à Mers, elle reçut une
lettre, renvoyée de Paris et qui lui enleva tout
plaisir.
Cette lettre était de Mme d'Arcillac.
Après avoir fait maints compliments d'Yvonne
elle ajoutait:
'
« Je ne suis pas seule, vous le pensez bien il
apprécier l?s charmantes ,quali.tés de votre chire
l1lèce. Ma hile ùe la Tour 1 admire et l'aime autant
que moi. Aussi elle voudrait nous aicler à lui préparer un heureux avenir. Vous savez qu'elle est
?n garnison à.Nancy où ,el.le connaIt ~eaucop
de
Jeunes ~t bnlla!,ts . offlclers, parmi lesquels il
ne serait pas diffiCile de trouver un mari pour
�126
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Yvonne. Mais, avant toute chose, il lui faudrait
avoir sur sa fortune présente et future quelques
données précises, et c'est; chère enf~t,.
ce que je
viens vous demander. Repondez-mol bIen Vite, je
vous prie, car je parti.rai avec ma fille pour Nancy
dans une huitaine de Jours. Peut-être, au lieu de
vous renvoyer Yvonne, pourrais-je l'emmener
avec nous. Qu'en pensez-vous? Sinon, je l'enibarq uerai pour Paris, sous ~'escort
de B~)fine
!"Ia.rion,
le jour même c~e 1110n cIepart. Dès a.lljourd hl11, ma
chère Agnès, Je veux vous remercIer de m'avoir
confié votre charmante Yvonne, et j'espère bien,
si le mariage ne nous l'enlève pas, que vous voucIrez bien me la donner encore. »
Celle lettre, lourde d'arrière-pensées, ne plu t
COml~.1ent
adme~tr,
.en eITet, que
pas à Agn~s.
Mme d'i\rctllac pùtlgn0.r~
la SituatIon pécuniaire
de ses plus proches VOISInS? De toute évidence
elle connaissai l, el depuis longtemps, la ruine de~
Voussages et l'appui matériel que, grâce à leur
tante, ils trouvaient chez Mme de Salllt-Cerneau.
Aussi, cIans cette affectation d'ignorance, Mlle de
Fxrmont soupçonl;a quelque piège et elle se promIt une extreme reserve.
Mais, plus encore que la lettre adroite et insidieuse, le court post-scriptum assombrit sa villégiature à Mers ..
I( Mon fil?, ajouta
Mm~
d'A~eilac,
va passer
qla.r1te-~:us
à Pa.ns, où Il est appelé pour
arfall"es. SI rapIde que SOIt son voyaO"e, il se promet bien d'aller vous porter des nouv~les
de votre
nièce. )1
Ai llsi, cette .chère visi t.e attend ue, espéréc depuis
longtemps, lUI échappall encore! Georgcs venait
à Paris juste pendant ~a courte abSellL:e,. et Dieu
sait maintcnant quancllis se rencontreraIent! Un
sombrc décou ragemcn( s'empara d'Agnès, et mêmc
la pensée de revoir Yvonne nc parvint pas à
l'adoucir. Il fallait pourtant répondre à Mme d'Arcillac. Elle le fit bnèvement et sans nul désir d'entrer dans les vucs de la vieille dame.
« Yvonne, lui disait-elle, n'a rien hérité Je Son
père. QlIant à la fortune laissée par ma pauvre
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
127
sœur, elle est si mince que, partagée en cinq, elle
ne constituerait pas même pour Yvonne la dot
militaire. Certainement, je ferai pour mes nièces
toul ce que ie pourrai, mais ma situation est telle
qu'il m'est Impossible de prendre aucun engagement. l)
XVII
Le mois d'aoüt s'achevait.
Derrière le mamelon boisé qui bordait le parc
au couchant, le soleil éteignait ses derniers rayons.
De grandes stries lumineuses glissaient encore
entre les branches sombres, nimbant les feuilles
d'une éclatante bordure d'or. Mais une ombre
paisible et fraîche baignait déjà la grande pelouse
~emé
cie massifs fleUriS, les larges allées finement
f.ablécs, la terrasse bordée d'orangers et la haute
façade blanche du château de Messigny.
A présent qu'ils n'avaient plus rien à craindre des
ardeurs du soleil, les jardiniers, munis de longs
iuyaux, dirigeaient sur les arbustes et sur les fleurs
une fine pluie bienfaisante. Plus loin, un ouvrier
retournait du bout de sa fourche le gazon coupé
le matin et l'amassait en petits tas pour le préserver
de l'humidité nocturne.
Yvonne surgit d'une allée, son chapeau de paille
à la main, grande et svelte dans sa robe de flanelle
bl:;ll1che. EIle monta les marches basses gui conduiSaient à la terrasse et s'accouda à la balustrade
ajourée où s'en rou laient des clématites aux larges
fleurs mauve et blanches. Un dernier reDet lumineux caressa une seconde ses cheveux blonds pour
s'éteindre aussitôt.
Depuis que, languissante et pâle, elle avait, au
printemps, quitté Je couvent pourVoussages, un
grand changement était survenu chez la jeune fille.
Sa taille flexible s'était redressée, son buste mince
se développait. Un regard plus vif animait ses
beaux yeux, elle avait atteint en quelques mois le
•
�128
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
magniGq ue épanouissement de sa grâce et de sa
beau té.
Uair salubre de la campagne avait accompli ce
prodige, mais aussi',sans nul doute, !a joie intense
aupres de la maret imprévue de s~ vie nouvel~
quise, avec Agnes, et peut-etre encore quelque
mystérieux bonheur caché au plus profond de son
âme.
,
Yvonne avait un secret et brùlalt de le partager
avec sa tante. Depuis son ret,our ~'Arcila,
elle lui
devait cetle confidence et JamaiS encore n'avait
osé la faire.
Au débu t, durant les q uelq ues jours qu'elle avait,
en juillet, passés encore dans Son couyent, il lui
étai t facile de reculer l'aveu. Peut-on parler d'amour
Jans le salon correct et froid d'une maison religieuse, où elle ne voyait même pas Agnès en tête
à tête. Ces choses-là ne s'écrivent pas non plus, et
elle allendai t, sinon sans trouble, du moins sans
remords.
D'ailleurs, bien vite était :,enu le jour des prix,
jour si triste pour celles ql~
ne connaissent point
l'ivresse des vacances et vOIent avec une mélancolique envie s'envo~r
ga~emnt
leurs compagnes.
Mais cette anné,e-cl l~n
Joyeuse surprise attendait
les del1x orphelllles. rnomphalement, la marquise
les aviit eml:lenées à l'hôtel des Champs-Elysées
et, dans le l1IJ charmant préparé à leur intention,
leur avait annoncé la grande nouvelle, sous l'œil
attendri d'Agnès:
Avec un petIt sourire malicieux, elle avait
demandé aux jeunes filles, qui n'osaient pas Comprendre:
- Eh hien! pensez-volis pouvoir vous acclimater ici, Yvonne? Blanche sera votre hôte pendant les vacances de Noël el cie PD.ques. Mais,
ne ferez que traverser voIre
pOlir ~e momel:l, VOl~S
domalOc ; Pans est ln lolerable en celte saison, el
nous ra:tons toules quatre dem~in
pour Messigny_. Glltllallme sera noIre chevalier.
Une dOllce vie avait commencé, libre ct facile,
Jans ce beau château qu'animait la gaieté de Guil.
:lLlllle et de Blanche. C'était alors, dès les pre..
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
129
mi ers jours de l'intimité retrouvée, qu'Yvonne
aurait dû confier à sa tante le délicieux émoi qui
bouleversait son cœur. Mais elle se sentait défaillir
chaq ne fois que le nom bien aimé cie Georges
revenait sur les lèvres légères de Blanche ou de
Guillaume. Comment aurait-elle pu le prononcer
elle-même?
Et maintenant il allait venir, amené par Dick
Godefroy; chaque minu te de cet te bienheureuse
attente aftolait la jeune fille d'émotion et de joie.
Un léger roulement rappela l'attention d'Yvonne.
Une charrette anglaise conduite par Guillaume
s'arrêtai t devant la terrasse.
- Viens-tu m'accompagner jusqu'à la route?
demanda-t-il, maintenant avec peine le cheval
impatient.
Yvonne, indécise, repondit par une autre question.
- Et Blanche?
- Blanche n'aurait pas demandé mieux. Tu
sais combien ça l'amuse de conduire; mais elle
est en ce moment la proie de Mme de Veillegy,
qui lui apprend un crochet quelconquc, cn lui récitant la _généah'gie de sa famille depuis les Croisades. C'est plutôt long, et Blanche fait une figure 1
Enfin ... tu ne viens pas?
- Non.
- A tout à l'heure!
. Il fit cabrer pour un bru que détour le cheval
Jrémissant, ct partit comme un trait dans la direclion de la gare.
- Maintenant, se dit Yvonne, il faut absolumet;l que je cause franchement avec tan te Agnès.
Elle secoua la torpeur douce qui l'immobilisail
contre la balustrade Renaissance finement découpée, et se mit à la recherche de Mlle de Fynnont.
Elle monta dans Sa chambre et ne l'y trouva point
traversa la galerie, rcdescendi t dans le granJ hall'
parcourut la bibliothèque, le billard, les grands
pctits salons; nulle part elle ne rencontra Agnès.
L'ardeur de sa recherche commcnçait à fléchir
lorsqu'en ouvrant une dernière porte elle tomb~
~ur
Mme de VeiJlcgy.
ct
6
�1:)0
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Ah ! chère mademoiselle Yvonne, s'écria
celle-ci, venez donc nous rejoindre, nous nous
consolerons ensemble de notre abandon: tout le
monde s'est éclipsé cet après-milli, la marquise
s'est retirée dans son appartement où elle a fait
appeler votre tanLe, il.y a plus d'.une he~:r.
Le
baron d'Haragnes a cl!sl?aru dcpu1s le deJeuner,
votre frère vient de partir pour la gare; heureusement qu'il va n~us
ramene: ?u renfort avec
mon fils M. Godefroy et aUSSI 1un de vos amis,
m'a-t-on' dit, un jeune diplomate.
- Georges d'Arcillac, p':écisa Blanche, tandis
qu'une vive rouJje~
couvrait le charmant visage
d'Yvonne. Je SUIS SI con.t~le
de le revoir! Songez,
madame, c'est notre VOISII1 de campaO'ne un ami
d'enfance; il a quillé l~ ~res
il y a c?nq~
ans, pel~
avant nous, et Je ne 1 al .P~s
revu depUIS. AUSSI
son arrivée me cause une JOIe!
La vieille dame sourit de cette naïve exubérance, et s'adressant à Yvonne:
- Et vous, mademoiselle, partagez-vous l'ent! ousiasme de voire sœur pour ce camarade
autrefois? d~ma-el
avec une légère mali<.:e.
- Mais ... Je SUIS ires contente aussi ...
- Oh! toi, ce n'est pas la même chose, tu n'en
cs plus à la scène touchante du grand revoir.
Yvonne a passé tout le mois de juin avec lui ü
Arcillac, maùame, expliqua Blanche. Vous comprenez qu'elle ne peut pas être très émue ... tandis que moi! GuIllaume! même tante Agnès! je
suis sClre qu'elle est tout agitée de joie aujourd'hui.
Vous n'imaginez pas combien Georges est charmnnt.
très bien,
- Mais, au cont,:aire, j'i~agne
répliqua ~m.e
de. Vedlegy, et Je me réjouis nyec
VOLIS de 1anllnntlOn que touie cel1e jeuncsse va
nouS apporter. M. Guillaume est toujours dc bonne
hU~lCur,
et mon fils a.tnnt de galté ct d'esprit. Un
véntable boule-en-trnll1, surtout à la campagne où
cbncull a ses coudées fmnches. Vous ne connaissc!.
pa'; encore Bohémond! Non, je puis dire que vous
nc le connaissez pns, t.el qu:il est, si bon! si simple!
1I1l cœur d'ol' et une l11teliIgcl1ce Sllpé'·lcure. MOI
�LES DEUX A~IOURS
D'AGNÈS
131
sais tout ce qu'il vaut. Pauvre enfant! En
yoilà un dont la femme sera heureuse!
Les jeunes filles échangèrent un regard amusé,
mais la yieille dame ne s'en aperçut pas, lancée
qu'clle était clans le panégyrique de Bohémond.
Comme Yvonne et Blanche le savaient par cœur
pour l'ayoir entendu une quinzaine de fois, elles
cherchèrent à couper court au lyrisme maternel.
- Je crois qu'il est l'heure d'aller nous habiller;
viens, Blanche.
Bien que la marquise prétendit mener à MesGigny la calme et simple vie des champs, elle tenait
pourtant à un certain cérémonial et aimait à voir
chaq ue soir les jeunes filles en fraîches et élégantes
toilettes.
- Vous ayez de jolies épau les, leur disai t-elle,
rourquoi ne pas nous les montrer?
Ce jour-là, dans la grande chambre qu'elles
occupaient en commun, Yvonne et Blanche revètirent des robes de linon rose ajourées de unes
dentelles. Le cou, dégagé, se cerclait d'un fil de
perle, don de bienvenue de la marquise; les bras
nus sortaient d'un nuage léger de tulle et de dentelle. C'était simple et charmant.
- Mon Dieu! que tu es jolie, Yvonne, s'exclama
Blanche,quisecomplaisnitdans la beautéde S3 sœur,
sans l'ombre d'un regrct ou d'une arrière-pensée.
- Tu trouyes, fit Yvonne en se regardant dans
Ulle glace . Je voudrais l'être cent Cois plus!
- Cela te serai t iJl1 possi bLe, insatiable ûmbilieuse . Tu veux donc tourner tontes les tètes?
- Oh ! non, pas toules !
Et cédant brusquoment à l'irrésistible besoin de
murmurer l'aveu qui depuis des heures tremblait
sur ses lèvres, elle confia à Blanche ce qu'clic
n'avait pu dire à Agnè'.
- C'est l~n
cœur se\lI~1?t
que je vondrais
gagner, contlDua-t-elle à ml-VOIX, les yeux adoucis
d'un vague ct mptérieux sourire.
- Bohémond? demanda Blanche avec cfl'r i?
Yvonne secoua la tête:
-- Oh 1 jaIll3is 1
- Georges, alors?
~eul
�132
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
- Oui, Georges,. répéta yYol:ne~
<?h ! n~a
pefite
Blanche si tu sa\'als combien Je 1 allne ! ru n'en
parleras' à personne, n'est-ce pa~,
ni. à Guillaume,
ni à tante Agnès. Je ne youlals meme pas te le
dire, à toi. Et pui~
{li trop (~e. bonl]cur aujourd'hui, je suis à mollie folle de JOIe! C est plus fort
que moi, je ne puis pas l~ C~h1:
à tout le monde.
Ma petite Blanche chérie, je Sl1lS heurcuse, tellement heureuse!
_ Alors, il t'aime aussi, questionna Blanche
timide et surprise, embarrassée et curieuse, devant
ce sentiment troublant auquel elle n'osait pas
encore penser. .
.
.
-Oui, je croIs q~le
.OUl, ):>albutJa Yvonne, il ne
me l'a pas .dit, mats je SUIS trop heureuse pour
n'être pas auuée. Tu ne peux pas comprcnclre toi
tu es encore si jeune: lorsqu'on aime, vois-tu il
semble que les yeux s'ouvrent pour la premibre
fois, que l'on voit, que l'on se,nl, que l'on éprouYl:
tout un mondc nouveau, que 1 on commence seulement à vivre. J~ me s~n
l~gère,
émue, joyeuse, je
ne me reconna's pat;, je SUIS lIne autre Yvonne.
Les J,eux gr~nds
ouverts, Blanche la regardait.
- C est vrai, l1~nu:a·t-'e,
tu es rayonnante,
tu es transformée, JamUis encore je ne t avais vue
COlllme à pr6sen t.
- CC?l que je suis .heureuse ! répétait Yvonne
avec UI1 Inlassable raussement. li va venir il "ient
dans quelL]~5
.iJ~stanfS
je le verrai. J'cd 'peur d~
l11'é\,allol1ir de JOie.
( r;,ve et perplexe, Blanche rélléehissait devanl
le cas étrallge qu'était l'ex1lfatioll dl: ,;a paisi'ble
YV(Jnne.
- Pourtant,. has~rdt-el,
tu ne sais pas s'il
l', IIl1C, lui aUSSI, pUlsqu Il ne te l'a pas dit '!
- Ai-I'e hesoin de mots pOlir le savoir? Ah ! ma
ch :rie, i ya mille moyens de se raire COl11plcndre,
el I,e regard de Georges est plus .éloquent pour
mOI que tout(;S les paroles.
- Alors tu vas l'épouser? demanda Blanche
avec so ùroite logique de pensionnaire.
- Oui ... je l'espère ... Je n'y ai poe; encore beau~
coup songé. je' me conlf'nte d'l\trc heureuse.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
133
-- Pourquoi ne l'as-tu pa' dit ü tante Agnès?
- Je voulais, .. et puis, tu comprends, je n'ose
pas, il n'y a qU'à toi ...
- Oui, je comprends, interrompit Blanche,
flattéc de la confiancc qui lui était témoignée.
Ellc s'approcha d'Y \'onne, l'cntoura de ses bras:
- Eh bien, sois heureuse, ma chérie; et sois
tranquille aussi, va, tu es délicicuse ce soir, il est
bien impossible de ne pas l'adorer, dit-elle en l'embrassant. Mais n'oublie pas, n'oublie jamais
qu'avant tout le monde, qu'avant Georges, ta
Blanchette t'aimait de toute son ùme.
- Certes non, je ne l'oublie pas, ma mignonne,
dit Yvonne en lui rendant se~
caresses, et tu vois,
tu es ma première, ma seule confidente.
Un peu d'émotion se glissait entre les deux
sœurs; toutcs deux, d'un geste vif, essuyèrent
une larme en entendant s'ouvrir leur porte.
Agnès entrait. Elle aussi avait les yeux brillants
et les joues roses, mais elle portait une toilette
aussi discrète et effacée que cclle de ses nièces
étai t élégante et fruiche : une robe en crêpe de
Chine d'un gris très doux que rehaussait à peine
une haute cCll1ture à ref]ets argentés, pas un bijou.
Elle jeta sur les jeunes filles un regard de maternelle approbation,
- Très bien, mcs chéries, vous êtes charmantes,
Ce rosc vous vu à merveille.
- N'est-cc pas? s'écria Blanche, sans prenJr;.:
sa part ùu compliment; Yvonne est délicieusc.
Mais vous, tante Agt1ès, pourquoi ne pas vou.,
faire plus bclle, pourquoi prenez-vous des couleurs ternes dc vieille clame? ajouta-t-elle d'un ton
de cal'cs.,;ant rcproche.
- Mais, répliqua Mlle de Fyrmont avec un rire
un peu forcé, parce que si JC 11(' :,uis pas une yieille
dame, je suis au moins une vieille demoiselle.
- Vous? Ah! par exemple,dit impétueusement
la pensionnaire. Vous êtes la plus jeune, la meilIcure et la plus chérie des petites tantes. Voilà cc
que vous ètr.s, rien que cela, rien que cela!
Elle s'était jetée Jans les. brns cl' Agnès cl l'embrassait avec élan.
�-
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
134
- Je suis votre tante et rien que cela. Tu as raIson, ma Blanchette, murmura très bas la jeune
fille, s'c:!Torçant d'enlever à ces mots toute arrièrepensée d'amertume.
- J'entends la voiture, reprit Blanche vivement.
Descendons vite.
.
Et saisissant d'une mam sa tante, de 'l'autre
Yvol~ne,
elle les entralna en courant dans l'escalier.
XVIII
Yvonne ne s'était pas trompée en proclamant
l'amour de Georges. Dés le premier jour de son
arrivée à Arcillac, dès le premier regard, il avait
été ébloui par la s~diante
b~auté
~e la j~l1
ne fille,
et la retrouvant SI simple, SI cordiale, SI franchement affectueuse comme au~refois,
il n'avait pu
résister bien longtemps a~1 pUISS"lllt aUrait qui l'entrainait vers elle, Il, avait lutte cepenùant. Sans
doute, il ne se cr<;>yalt pl~s
engagé ?l1vers Agnès;
il avai t, les premiers mOlS de chagnn passés, envisagé avec .u~
,m~la1coique
ré:,ig~aton
l'éventuelle pOSSibilite d un autre avenir, il ne protestait
pas Cjuand, dans chacune de ses lettres, sa mère le
;onjurait de trouver quelque ri~he
el charmante
béritit:re, ?ans trop d~ gène, !l aurail pu pré<;enter
à son ancienne Jîancee une Jeune femme amenée
d'Amérique. Mais que Son cœur le ramel1ùl aussi
près d'eJJe, sans pourtant qll'cllc y [üt pour rien,
(l'l'il aimât, sous ses yeux, celle pour qui elle avait
jadis brisé le~r
amou,r,.eela lui paraissailul1e douloureuse irome, une lI1Jure au passé, preslluc une
trahison, Aussi lutta-t-il de toutes ces forces contre
le sentiment tout-puissant qui l'cnvahi%ait. En
vain il sc débattait: chaque jour le souvenir
d'Agnès r~cl1i
vers l'oubli. Comment sa pùle
eût-elle pli
image, 10lntalllc et, dOl1o~res,
triompher de la raclleuse presence d'Yvonne? TIL
1" jcune Jîllt>, dont le cœur s't'ntr'ouyrait. sc faisait
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
135
inconsciemment d'heure en heure plus attirante et
plus douce. Tout ce qu'avait pu la chancelante
volonté de Georges, c'était retenir l'ayeul2rêt à lui
échapper; Yvon~
était partie, sans qu'il lui eCit
murmuré une parole d'amour. Mais il n'avait pu
éteindre l'ardeur de son regard, il n'avait pu dominer l'émotion earessante de sa voix, ni durcir le
lente pression de sa main Ji.évreuse.
Il l'avait laissée partir sans lui parler d'amour;
mais aussitôt, avec toute l'impétuosité de (son
désir, il anit fait tout au monde pour la rejoindre
et il y avait réussi. Depuis le lm' septembre, il était
allaché au ministère des afhlires étrangères. Ce
premier succès avait été bien "ite sui \ i d'un second
moins difficile à remporter. Il s'agissait de se faire
inviter à Messigny, car la pensée d'attendre dpux
mois encore pour re\'oir Yvonne lui était intolérable .
La jeune fille ne pouvait lui écrire, mais n'ét:1Ïenl-elles pas un peu pour lui, les longues lettres
fréquentes qu'elle adressait à Mme d'An:illae. Par
elle, il sul la place que Godefroy tenait cbez la
marquise de Saint-Cerneau; il connut son adresse,
renoua leurs anciennes relations el comme, chaque
~emain,
le jeune Américain allait passer son
dimanche à Messigny, Georgcs se yit un jOllr invité
avec lui. Il soupçonna bien Yvonne d'avoir discrètement travaillé à cc résultat, et se demanùa,
non sans quelque inquiétude, si Agnès elle-même
n'y étai t point pour quclque chose. Mais il cbass:
.:ette pensée importune pour ne s'arrêter qu'à b
première.
L.e samedi, durant le court trajet qui sépan
]>an~
de la Ferlé-Milon, il eut granc.l'pcinc "
d01llll1er son agitation el ù enliser d'ull air Jwlul'u
avec ses deux compag-llons de route, Dick Gode
froy ct Bohémond de Vcillcgv. Celui-ci surtout
-),
'
•
1c gêna.lL.
qu avec l'Américain,
il,
1l 11 ' eu• t ~o)age
se serail sans contralIlte abandonné à ses pensée,
ct Godefroy, avec sa calme indifférence, ne S'C,l
fùt même pas étonné. Mais il n'os8il agir dc
même av cc cc Français encore inconnu, et celte
grande heure de causerie forcée lui parut Lill
sr
�[36
LES DEUX AHOURS D'AGNÈS
supplice interminable. A la .gare, Guillaume les
attendait. La joie ùe le .revOIr, I~ grand air, surtout l'approche de MeSSigny, ranl1~et
George.s .
effort. aux questl<.>ns ?c GUlI[1 répondait s~n
lalllne, évoquait avec lUI les souvenirs cl antan et
rejetait ainsi la troublante pen~é
d'~glès.
Il fai ..;ait jour encore quanc~
la légcre VOltL~'e
s'arrêta
,levant le château. Les Jeunes gens sautercnt lestement à terrc, ils n'avaient que le temps de passer
un smoking avant le diner. Comme ils entraient
Jans le hall et se disposaient à monter dans leurs
chambres, une grande émotion arrêta net Georges
J'Arcillac ; Y \"onne et Agnès se tenant par la main
'-'taient deyant ses veux .
Elles descendaiént l:escalier, entrainées par une
jolie fille fraiche et neuse, Blanche, sans doute
mais c; n'était yas vers elle qu'al~icn
les regad~
troubles de 9"eors-es. Il re\o)<'lJt rv~ne
plus
;ldorable que Jam;:us dans sa grâce roug Issante, il
ret rOllvai t Agnès un peu changée, moins éc latante
'lu'autrefo.is, mais toujr~
elle-même avec son
petit sounre gr~ye
et accuedlant.
Elle desccl1llIt à sa rencontre, la main tendue
tandis que Blanche se précipitait en s'écriant : '
- Oh! Georges, qyel bonheur ùe "ous revoir.
Vous ne me. rec~n.;l1sz
plus avec mes cheveux:
relevés, mais mOI Je vous retrouve tout à fait.
- Mais si, Blanchette, je vous reconnais
bien.
Et, sans prenùre le temps de lui serrer la main
il s'avança vivement "ers Agnès. Q,uelle que fùt s~
Il:1Ie de parler à Yvonne, Il sentait que c'était 1:1
i\llle de Fyrmont d)abord qu'il devait s'adresser.
Que lui dire'? il h,ésitait, cher~ant
ses mots, rejetant tous c.eux qUI se prés.entaIent il Son esprit. Ce
ful elle q 11l parla la premIère.
- Bonjour, Georges, dit-elle simplemcnt sans
lllle rien indiqul\t qu'elle se rappelait le pas~é
. Je
VOliS diS commc Blanche: nous. 01l1mcs hien contentes de v liS revoir.
- Oh! OUI, bien contcntes, naturellement,
.lppUp timidement Yvonne.
- Et moi, jE: ne saurais assez vous rcmercÎt r
�LES DEUX AMOU~S
D'AGNÈS
137
de me donner j'extrême plaisir de venir passer
tout un jour auprès de vous.
Il serrait les mains qui lui éta-ient tendues,
retenant u ne seconde celle d'Yvonne.
Mais déjà Bohémond réclamait. sa part. 11 venait
saluer les jeunes filles et de suite s'emparait
d'Agnès à laquelle, suivant les conseils maternels,
il faisait en toute circonstance une cour aussi
assidue qu'importune.
Richard Godefroy, après un rapide sai u t, était
monté dans sa chambre.
- Viens, Georges, dit Guillaume, tu n'as que
le temps de t'habiller, tu retrouveras mes sœurs
tout à j'heure.
Ainsi cette première entrevue était déjà terminée, et Georges, rasséréné, tout entier à l'amour
nouveau, s'éloigna, suivi du regard par les troi s
jeunes filles, regard naïvement curieux de Blanche,
regard ébloui d'Yvonne, regard attristé et déçu
d'Agnbs.
Près d'elle, Bohémond pouvait déployer son
éloquence, elle ne l'entendait pas.
- Cette courte croisière, mademoiselle, m'a
semblé d'une intolérable 10ngueur.Ne me demandez pas cc que j'ai vu, je n'ai rien YU, ma pensée
était trop loin, ma pensée était ici. Aussi, ne me
demandez rien, non, non, ne me demandez rIen,
protestait-il avec une véhémence bien superl1ue.
Enfin il s'éloigna et, profItant ùes quelques
minutes qui lui restaient avant la réunion générale au salon, Mlle de Fyrmont sortit sur la terrasse. A son tour, elle s'accouda sur la balustrade
et, en face de la large pelouse silencieuse dont les
contours se perdaient dans l'ombre tombante, elle
se demanda, avec une stupeur un peu confuse
comment elle avait pu, si calmement, tendre I~
main à Georges, le revoir, lui parler; comment
en cct instant même, elle n'éprouvait, au lieu d~
bouleversement qll'elleprévoyait, qu'une douce
et fuyante mélancolie. Il se pouvait donc que
l'amour s'effaçat, qu'il naqutt ct qu'il mourùt sans
(lue nous pussions ni le repousser ni le retenir.
Elle s'en voulait de ne pas souffrir, de ne pas
�138
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
J?lcurer de joie e~ de. dése~?ir,
en ret?U\'~n
le
fiancé qu'e\1e avait de tache li elle. Elle Il avait pas
,"oulu pourtant, en tuaDt son bonbeur, tuer aussi
son amour et voilà que l'amour, doucement, s'en
était allé ~i doucement qu'elle le croyait encore
là quand'déjà il s'ét~li
er: fui ., Serai~-c
donc vrai,
un Jour, qu'elle ne
ce que Georges hu avait dl~,
sa,'ait potS aimer? La cloh~
tmta pour rassembler
les hôtes du châlean . Agnes se redressa résolue.
_ Eh bien, cela vaut mieux ainsi, murmurat-elle cela vaut beaucoup mieux, J'e dois être
,
maintenant,
heureuse ct tranqUl'e.1 1 '
Pourtant de vraies lannes montaient à ses yeux.
XIX
Il suffisait, pour aller il l'église, de traverser le
parc dans toule sa longueur. Aussi faisait-on rarement atteler le dimanche mati,:, car la promenade
était charmante. Presque tO~ I Jours
la marquise,
décidément souffrante, restait au château ct sc
bornait il envoyer scs hôtes à la grallcl'messe. Ce
matin-là, elle était si sombre et si fatiguée qu'Agnès
lui offrit de ne pas la quitter.
- Non, non, l1:,a chère enfant, dit-elle, je ne
veux pas ,'ous pnver des ofic~s;
je préférerais
garder M. 9odef~y
pour qlll, celte expédition
hebdomadaire dOIt etre une simple corvée de
pol i les.se.
.
- Et pourqllol donc, Jl13dame? demanda le
jeune homme d,e l'a,utre b~)lt
,du petit salon Oll,
COlllme Agnes, Il était admls des le matin.
- J'imagine q lie ,nos cérémonie religieuses
n'ont pas granù atlraLt pour lin protestant.
- Je ne S'lis pas protestant.
-
Ahl
1011, reprit-il lentement, détachant ses mots
comme à regret. La famille de ma mère est protestante, mais m011 père a tenu à ce que je fusse
-
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
139
baptisé par un prêtre catholique, et mon grandpère, surtou t, a veillé lui-même à mon éducation
religieuse.
- Votre grand-père ... Godefroy? demanda la
marquise d'une voix altérée.
Richard s'inclina.
- Oui, madame, il tenait essentiellement à me
donner les croyances et quelq lIes-uncs des traditions de son pays d'origine, dit-il avec une gravité
quelque peu solennelle, que n'expliquait pas la
simplicité de ses paroles.
Comme une fois déjà, à Paris, Agnès sentit
passer un souffle de mystérieuse angoisse.
La marquise, les yeux bai~sé,
tournait ses
bagues et les changeait de doigt.
- La France, nJest-ce pas} dit-elle d'une voix
indécise ... Mais ... quelle province de France?
L'Américain, lui aussi, hésita une seconde.
- U Angoumois, madame.
- L'Angoumois! balbutia Mme de SaintCerneau, j'ai connu ce pays autrefois, j'y ai même
un peu vécu, il y a bien des années ... quand j'étais
jeune mariée ... Je ... je n'y connaissais pas, même
de nom ... une famille Godefroy.
Elle sJarrêta, attendant une réponse, mais Richard se contenta d'esquisser un geste vague.
- Non, reprit-elle avec un eITort croissant, je
ne connaissais, à porter ce nom, que le marquis
de Saint-Cerneau ... mon mari ... comme nom de
baptême ... traditionnel dans la famille ... il s'appelai! Tancrède Godefroy ... Vous... vous... vous
vous appelez Tancrède aussi, peut-être? achevat-elle d'une voix éteinte et si brisée, que, :;eule,
Agnès, demeurée tout près d'elle, put deviner Je
t rem b 1an t mu rl1111 re.
Elle leva tour à tour s.ur sa vieille amie, sur le
jeune étr~nge,
1l~
regard ~vide
qui comprenait
enfin, qUI, du mOinS, .Croyalt comprendrc. Mais
tous deux, la tête baissée, les doigts machinalement occupés, semblaient avoir oublié sa présence. Ils ne se parlaient pas. lis n'avaient peutêtre plus rien à se dire, et la marquise se trompait sans dou te dans ses tenaces espérances. Non,
�140
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
de com~nu
~mtre
Ta.ncrèd~
il n'y avait rien, ~ien
Godefroy, le bnllant marq.Uls qu el.le avait aime
jadis pour le délaisser enSUite, et Richard Godefroy,' le jeune étranger qu'un hasard seul avait
amené auprès d'elle.
.
e~,
dlscrèt~,
Mlle de Fyrmont se leva ~oucemnt
se dirigea vers la porte. MaiS la marquise surpnt
son lllOuvcmen t.
_ Vous par~ez
t ~'écria
- t-el
avec un accent
qui fit tressailli: la jeune fille:. Oh! non, e !lle
qui tlez pas à present, ma chélle, ma seule JOie!
Emue, A~nès
~e rapprocha. .
_ Oui Je saiS, la messe, dit la marquise en
saisissant'Ia main de I~ jeune fille et s'y cramponnant, mais ilva\1t. l11JCux. enco;~
avoir pitié des
malhcureux. M . Richard Ira à 1 egllse, mais vous,
ma petite fille, ne m'abandonnez pas ... Tenez,
reprit-ellc, plus calme, dès que le jeune h0111me
fut sorti, aseyz-vo~lS
là sur ce .tabouret, tout près
de moi, laissez-mOl votre maJ11, ou posez votre
têtc sur mes ~enox,
enfant chérie, que je vous
sente à moi . Et ~Ta1ltn,.
vous pouvcz prier Olt
rêver; moi als~
Je va.ls ~c faire ... Adieu, ma petite,
pensez à l'aven.lr, mOI, Je songe ~u passé.
Agnes n'osait la regarder, mais elle dcvinait des
larmcs sur le beau visage vieilli, comme dans la
voi x t rcmblallte.
Sile~cu,
tcndre, elle ~l1i
sur la main qui
retenait la SlC!111e un. long baiser plcin de pitié.
- Ah! chere pellte, soyez hcurcusc au moins
en rêve, murmura la vieille dame.
_ Non, répondit tout bas Agnès, je ne 'eux
pas de bonhcur pcndant. que V~lS
souffrez.
Un soupçon, encol:e ll1:précls, éc lairail à préscnt pour ellc la ~cen
etrange dont le hasard
l'avait rendue témOin . Elle devinait une douleu!'
regrets, de navrantes
poignante, dïn~ol1aes
espérancr.s, tOl1)ours deçues, sous les phrases entrecoupées de ln marqu.isc. Qu'étaient auprès (le
cela ses vagues chagnns, à clic? Ses déraisonnables tristesses? Avec presql~
une honte, comme
si à d'autr(;s dOllleurs clic avait l'olé .:es la r mes,
Agi ès sc rappelait qu'ellc avait la veille )[eurt!
n.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
LP
sur elle-même, sur la morne insensihililé de son
cœur, qui ne voulait plus ni sou!lrir ni aimer.
Maintenant Georges, qu'elle yenait de quitter et
qu'elle reycrrait dans deux heures à peine, lui
semblait plus loin certes que lorsqu'il était à Caracas; son amour passé, ses angoisses et ses déchirements lui apparaissaient comme un rêve à
demi eft'acé, comme l'histoire d'une autre, presque
oubliée déjà . Ce qui la bouleversait en cet inslant,
c'était la détresse et la désespérance de la vieille
amie chaque jour plus chère, c'était le silence
cruel ct incompréhensible de Richard.
ITon, s'il tenait vraiment à la marquise par
quelque lien du sang, aurait-il eu le courage de
garder le silence? Pouvait-il demeurer insensible
~I son :lJnitié s'il comprenait toute sa sOlllfrance.
Et pourtant, si la marquise se cramponnait à un
espoir, évident maintenant aux yeux d'Agnès, elle
devait l'avoir appuyé sur quelque indice . Oh! sa\oir, sayoir! jeler aux bras l'un dc J'autre ces deux
ètres faits pour s'aimer, n'était-ce pas le rôle
d'Agnès ... l\lais cOll1mentle rcmplir? Questionner
la marq uise, elle n'y songeait même pas. Jamais,
quelque affectueuse cnnfiance qu'elle ll1i eût témoignée, celle-l:Ï n';nait dit à sa fille adoptivc un
mol de son p:1ssé, jamais clle n'avait ranimé en
lui parlant quelquc lointain souvenir. Elle nommait parfuis la princesse Vico-l\Ion.:lli et toujours
bricvemcnt, sans un détail, sans un Irait. Par les
l\Tontgraticn, par le baron d'Hal':1gncs el quelques
autrcs persl1nncs, Mlle de l"yrmont connaissait à
peu près l'existence passéc de sa tante; jamais
M,Ille de Saint-Cerneau n'avai t, fi scs voyagesJllème,
r~\I1
la moindre allusion. On eCit dit qu'ellc avait
totalemcnt oublié les année" vécues il l'étranger
sans l'extrèl,ne el,silcl:.:ieu,- inl,l;rê.t qu'ellc prell<li;
clHlqUC matll\ à )Jt'c cinq ou SI: Journaux américains. Non, cie ce côté, Agllt:s ne pouvait ricn
tenter.
fntcrroger hardimcnt Ridl~rù
l'eüt moin'.;
effrayée. Mais, n'était-il point indiscret, jusqu'à 1l
trahison, de livrer, sur un simplc soupçon, le
secret jalousement garJé de sa chèrc protectrice '!
�142
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
ard~nt
dés!r d'être utile ~ c,~s
d,eux
\1:algré ~on
êtres qUI souffraIent, la Jeu~l
fille ,devait s 1?~ler
devant d'insurmontables dlfficultes et se reslgner
l attendre du hasard une occasion imprévue et
propice.,
.
_ Ma petite fille, <;ht tout à coup la marqUIse
qui sortait de sa rêverie en entendant Sonner onze
heures vous me remplacerez au déjeuner; je n'ai
pas la 'force de me me~tr
à table au)ourd'hui et
je ne veux pas assombnr tOl~
celle )e,Lll:lCsse par
ma vieille ligure morose. OUI, poursuIVIt-elle en
ca lmant de 'la main Agnès qui protestait, quand
on est la très vieille feml:le que je suis, chaque
semaine, presque ~ha9ue
Jour, est l'anniversaire
douloureux de 101lltaines souffrances. Si vous
saviez, chère petitc, tout ce que me rappelle ce
triste mois de septembre!
- Je resterai près de vous, chère tantc, si vous
;1Vez cie la peine, pros~
timidement Agnès .
- Non, 1110n enfant, le ne le veux pas. D'ail!eu,rs, il fa..ut b.ien fa~re
v.otre apprentissage. du. role
bleutot. Soye~
donc plelllement
l LH vans echolr~
mallresse de maison, chère petltc, et amusez vos
Invités. Je serai contentc de les entendre rire ct
:'égayer, et surtout ne vans attristez pas des peines
'lue votre bon c~ur
m~e
ne saurait ~lIéger.
Ne
l'enez pas me VOll' apres le déjeuner, JC me sens
Iclsse et je me reposerai. Si j'ai bcsoin ou seulement envie de ~ou,
ma peti~Agnès,
je vous ferai
demander. MaiS, Jusque-là, Je préfère être seule.
Soyez donc toute à vos hôtes, sallS aucune arrièrepensée; amusez-les et amusez-vous, chère enfant,
~'est
tout ce que je vous demande pour le moment.
f:n dépit dc ces I:ecommandations et malgré son
effort pour, le~
slllvre, Agnès t~olva
ln journée
longue el dlffictle. El~e
n~
p~lIvat
se distraire de
[a pensée nouvelle.q li aval t fal t naltre en son eSj)ri t
l'incident du matlll, et cherchait Sur le ca me
visage de Godefroy quelque indice qui vlntla confirmer. Mais le jeune étranger, correct cl aimable,
!;u ivanl Sail habitude, ne semblait vraiment ras
ave secret. Il s ingarder jalousement quelque
10rl11a, comme les autres conVIves, de la santé de
w
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
143
Mme de Saint-Cerneau, lorsqu'à table il vit sa place
occupée par Agnès, et se mêla ensuite à la conversation générale sans trouble ni embarras. Mis
à l'aise par l'absence de la marquise, les convives
furent plus gais et pIns animés encore que d'ordinaire. Aussitôt après le repas, la jeunesse, entraînée par Branche, se dirigea vers le tennis.
-- Fais courageusement une partie, souffla-t-el1e
à l'oreille d'Yvonne, et prends Georges pour partenaire. Dans dix minutes, nous prierons M . Godefroy et Guillaume de vous remplacer. Je me
charge de retenir le divin Bohémond.
- Merci, tu es gentille. Mais, tante Agnès?
- Si elle est avec nous, je lui offrirai ma
raquette, mais sans doute elle n'y sera pas. Pauvre
petite tante Agnès, elle se range parmi les parents,
parmi les gens graves, ce ne doit pas toujours être
gai pour elle.
Yvonne n'écoutait plus. Légère, elle courait
vers Georges, dont le regard l'avait appelée.
Curieuse, un peu émue, elle aussi, Blanche s'arrêta, les observant.
- Eh bien! Blanchette, que fais-tu là, immobile
et distraite? demanda Mlle de Fyrmont, en la
rejoignant.
- Je ne fais rien, tante Agnès, répondit la
jeune fille en rougissant.
- Je le vois bien, et c'est ce qui m'étonne de ta
part.
- Je regardais Yvonne; ne trouvez-vous pas
qu'elle est ro.\"issante, aujourd'hui, qu'elle a un
rayollnement de bonheur?
- Lui est-il arrivé quelque chose de particu~
lièn.:n;cn t hcureux? demanda Agnès en souriant.
Je SUIS tellement occupée par mille détails, mes
pauvres petitcs, que je ne puis pas vivre avec vous
autant que je Je voudrais ... C'est vrai qu'Yvonne
a une expression délici(;use aujounl'hui. Pourtant
elle n'a presque pas mangé à déjeuner et n'a pas
Ji 1 un mol.
VOllS savez qu'elle n'est pas havarde en
public. Nous allons jouer au tennis; venez-vous
avec nous?
�144
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Agnès suivit sa nièce; assise en face du jeu, elle
s'établit juge des coups, avec Godefroy et Gui llaume pour assesseurs.
Mais, ainsi que l'avait pr~vu,
!3lanche, cela ne
cl ura pas longtemp~.
La partie Il etai t pa,S achev~
e ,
que déjà l'on ven~lt
chercher l\[ademo
s ~le,
l'mdispensable et unique MademOIselle à qUI chacun
avait recours. Cette f?is! c'é~ait,
M. le curé,qui,
avant les vêpres, désIrait ltu .dlre un mol. Une
demi-heure plus tard elle re~lnt
S~l'
la pelouse,
mais Yvonne et Georges aVaIent dIsparu, cédant
leurs rlaces à Guillaume et à Richard.
_ Où est ta sœur? dcmanda-t-elle à Blanche.
_ Elle se promene avec ~1.
cl' Arcillac dans les
allées ombreuses, répondit vivement Bohémond
de Veillegy, avec un sourire qui fit rougir à la [ois
.
Agnès et Blanche:
L'intonation raIlleu;;e?u Jeune l~omn:.e
s'éteignit
brusquement en un gemlssement etouCle.
Godefroy venait de lui envoyer une balle en
pleine figure..
,
- Oh! oh ! falles attentIOn, monsieur l' Américain! je ne vous croyais pas si maladroit. .. Vou s
auriez pu m'éborgn er.
- ,~ertainm
~dlit'éran
g er ,avec flegme.
AUSSI, Je me reconnais Iilcapabl e de Jouer encore
avec vous .
Sans s'excuser davantage, il laissa tomber sa
raquette et \'Înt ~uprès
d'Agnès.
- Ce jeu est ll1?lpllle à la longue, dit-il. Voulei'.VOllS que nOUS alitons nous asseoir là-bas 50llS les
arbres , ou que nouS marchions un peu.
d'une invoAgnès se leva. Elle n'était pas dup~
lontaire maladresse; son espnt en éveil, plus qu'un
autre jour, prom\)( au soupçon et au doute, voyait
dairement dan s e coup de balle de Richard une
brusque ripl)~te
il j'insinuation de Bohémond. Cc
lui était à la foi s une double el douloureuse révélation. Pourquoi pas, après tout? el comment jamais jusqu'ici cctte pensée ne l'avait-elle efQel1réc'l
,--cries, la jeunc beauté d'Yvonne Gtait digne de
tous les hommages, de toutcs les adoration!:. A se~
YCllX, mnis a HX siens seulement, elle était encore
�LES DEUX A':-'W"CRS D'AGNÈS
J4S
la petite fille, la tendre ct timide Yvonnette que,
dans un grand élan de tendresse et de pitié, Agnès
:l\'ait adoptée, enfant, au chevet d'ulle mourante.
Aujourd'hui, il f~l1ait
bien le voir enfin, Yvonne
était une jeune fille, une femme merveilleusement
belle et infiniment séduisante; elle était celle qui
attire et qui retient. Elle rayonnait comme une
jeune déesse; elle éteignait sans le vouloir toute
autre beauté, toute grùce autour d'elle. L'heure
était donc venue où, pour la ôcconde fois, Agnès
devrait se sacrifier en silence . 11 lui faudrait
donner ce bonheur même, dont quatre ans auparavant elle s'était, pour l'amour d'Yvonne, cruellement détournée, à moins que ce ne fût Richard
qui ... Une douleur aiguë fit tressaillir Agnès.
Hélas! quelle folie, lorsqu'elle pleurait hier sur
son amOllr éteint et son cœur insensible .
xx
Le lendemain matin, Mlle de Fyrmont, les traits
tirés par une nuit d'insomnie, achevait sa toilette
quand Yvonne entra dans sa chambre. Elle non
plus n'avait pas dormi, mais l'éclat de son teint
n'en était point altéré, ses yeux brilhlient d'une
fièvre heu reuse. Ses cheveux, néglige111111en t noués,
retombaient à demi sur ses épaules en lourdes
ondes dorées; sa taille élégante s'assouplissait
cncore sous le Jlollant \'êtement de mousseline
claire et de dentelle. Elle était charmante par b<l
beau té sans dou te, mais [llus encore peu t-ètre p'
son, bon~el1r
nai~st.
Car .Sè~
~raits
purs s'ani
malent cl une douce flamme mteneure, un sourire
radieux et recueilli glissait sur ses lèvres rose'
humanisant cette beauté trop parfaite.
'
- On ne vous voit jamais, dit-elle avec un pcu
d'embarras, en embrassant sa tante. Toute b
journée vous êtes aux autres j alors, je :.;uis bler"
obligée ùe venir VOIlS cherchel de grand matin;
r.
�146
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
presque dans votre lit, tante Agnès, pour causer
un peu, avec ~ous.
,
.,.
Agnes devlDa qu elle venait lUI [aire une confidence et tendrement, encourageant l'aveu :
_ Tu 'as bien raison, ma chérie; moi aussi,
crois-le je voudrais m'occu per da valltage de vous
Jeux S~lI·tou
t de toi, ma grande, pouvoir lire dans
ton c~ur
et voir s'il est heureux.
_ Oh! tante chérie, on dirait que vous devinez
tout. Oui, je suis heureyse, bie~l
heureuse, et ma
joie est si grande que Je ne I(UlS la ga:der pour
moi seule' il me semble que Je vous dOIs de vous
la confier,' pou,r que vous la partagiez avec moi.
- Quel est donc ce grand bonheur? demanda
lentement Mlle de Fyrmont, en attirant Yvonne
tout près d'e~l
sur UJ?- canapé.
La jeune fllle rougit, cherchant ses mots reculanll'ayeu que pourtant elle voulait faire. '
- Je ne sais comment vous le dire, balbutiaI-elle; c'est un épanouissement de joie, une révéque j . ~ I:e ~oul?çnais
pas: j'ai
lation d~ b~lheur
désiré bien des choses, J al fait bleu des rêves dans
mes longues an~es
de cou~enl;
el ils étaient si
beaux, si f~ntaslq
ues .,9 ue Je les croyais irréalique } eprouve, tante Agnès, est
sables. MaiS c~
bien plus magnifique encore. Je ne me reconnais
pas, je l~e
se.ns une autre ~'l1e,
un autre cœur, une
autre vie; Il r.n e sen~bl
que .ie pourrais être
héroïque, .que Je ~lom1e
le monde, 'lue je suis
forte, gloneuse, lnomphanle; el c'est comme un
chant de victoire, comme un enivrement. 011!
tante Agnès, pou vez-vous me comprendre?
Mlle de Fyrmon t inclina gra vement la tète.
- Oui, petite Yvonne, je te comprcnùs.
- J'ai envie de crier ma joie, j'ai envie de
chanter, j'ai envie de m'envoler, jc suis légère; je
lUe scns hors de cc monde, de cette vie étroite et
Jl1isé~·abe.
C'es~
vr~i,
je vous as~ure,
je n'ai plus
JC ne le puis plus .
besolll dc dormir ni de mang~r,
.Te suis prcsqu~
un pur espnt! El pourtant n011,
t:ur par instant J~ sen' tren:bler tOl~
mes l11l:ll1bre:;,
1I10n bonheur III accable, Je I1C pUIS plus 111e lemr
debout. Jc me sens pâlir et rougir lour à lour. ..
�LES DEUX AllIOURS D'AGNÈS
J47
quand il est là, quand il me parle, acheva-t-elle
très bas en cachant sur l'épaule d'Agnès son joli
visage empourpré.
- Il ? .. demanda la jeune tante, anxieuse.
- Oui, vous comprenez, n'est-ce pas'? Je l'aime
tanl, tant! Il est si bon, si beau, si fort., . et si
tendre.
- Mais qui cela? répéta Agnès avec impatience.
- Lui, vous ne devme7. pas ? .. . pas Bohémond,
bien sOr, répondit timidement Yvonne, interdite
par la voix ardente, presque dure, de Mlle de
Fyrmont.
- Georges ou M. Richard'? réponds, reprit
Agnès sur le même ton.
Yvonne la regarda avec surprise,
- Richard Godefroy? Oh! non! Quelle idée!
Il Yeut un long- silence, contraint et angoissé.
- Alors, tu annes Georges, reprit enfin l'vIlle de
l~yrmont.
Pauvre petite! Puisse cet amour te donner le bonheur, je le souhaite du fond de mon
âme.
- Vous .. . vous ne croyez pas que je puisse être
heureuse avec lui? demanda très bas Yvonne,
tremblanle, prêle à pleurer.
- Je ne dis pas cela, ma chérie, répondit Agnès,
très adoucic, je I1C le sais pas, comment veux-tu?
Il faudrait d'abord connallre le cœur de Georges,
et cnsuite .. . t'aime-t-il?
La jeune fille fit signe que oui.
-lllel'adit?
- Oui, hier soir; mais je l'avais senti déjà. Si
\'OUS saviez, tante Agnès, comme il était bon pour
moi à Areillnc, etquclle tendresse je Iis 'lis dans
ses y~liX,
quelle caresse il mett.lit dans une simple
pre,SSlOl1 de main j personnc ne S'Cil dou tui t, mais
mOl!
-
Tu crois l'aimer pour tou te ta vie?
J'en suis sCtre, affirma Yvonne avec fermeté.
- Et lui?
- Lui aussi!
Et, Gère de son amour, clk ajouta:
- Quand on aime c'est pour toujours, C'efjt
pour phil; CJue la vie .
�1<18
LES DEUX A\IOURS D'AG JÈS
Agl1t:s retint un léger soupir. Pourquoi enseigner
à l'heureuse Yvonne son précoce ùésenchantement? Du reste, envisager nettement les choses
lui était un réel, un extraordinaire soulagement.
Dès que le nom de Georges ayuit passé les lèvres
de sa nièce, un calme étrange avait apaisé son
cœur tumultueux. « L'appréhensionest pire que la
soulïrance, se dit Agnès, on a toujours la force
pour supporter un mal précis, on n'en a point
pOUl' lutter contre .des fun1ôm~s.
» A.vec un sangfroid qui l'étol1l::llt, e~l
envl~ag;,
le. mariage
d'y yonne: ce.q UI l?- p}'eoc~u
J?::ut ce !1. etait pas son
court roman VI te e!hce, mais 1 OppOSI tlOn probable,
certaine, des parents de Georges.
Elle comprcnaitmaintenant la petite enquête ùe
Mme ù'Arcillac ct caressant doucement les cheveux d'Yyonne :
_ Alors tu voudrais l'épouser? et lui, t'en a-t-il
parlé?
_ Très peu ... il a peul' que vous ne vouliez
pas.
Agnès se redressa:
Vraiment 7 11 te l'a dit ?
- . 'on, je l'ai compris.
-:- Eh hi~n,
il s~
trompe. Ce n'est pas de
mOI q uc Vlenùra 1obstacle. Je veux: très bie 1
ce mariage, s'il doit te rendre heureuse. Je
souhaite que ses parents y consentent d'aussi bon
CLCur.
Se' parents se~'ont
enchal1t65, je crois, tante
Agnès j oi \ous saviez c:lfumt.: ils m'entouraient,
me gàtaicnl. Nb:1e d' Arctilac m'écrit 'onstall11l1ent
ùes Icttres lluUsl-maternelles, elle me réclame tOIi
jour~
des pages plus longues et plus fréqucntes. Je
vous assure qu'elle me témoiB"ne une extrême.:
ulYl:ction. Pour'1uoi s'opposerait-ci le à mon bonheur qui serait en même temps le bonheur dt;
son .Iils '?
_ Pourqut>i'? Jil Agnès, souriant malgrG elle
du 1l.lÏf ct dwkureu: plaidoyer d'Yvonne. Ah !
ma pau\ 1'c petite, ~'est
bien simple, parce que 111
n':\,; pas de fortune! Mais ne te désole pas, !lOIl
t;i,_hcn>n,; J'arrangcr tou t t:cla.
�LES DEUX A~IOURS
D'AGNÈS
149
- Ce n'est gue cela! s'écria la jeune fille, rassérénée, vous m'aviez Yraiment eŒrayée! Mais nous
n'a\·ons que faire d'ètre riches, puisque nous nous
aimons! NOlis avons des goûts simples, Georges
et moi, je n'ai pas besoin cfe ces jolies toilettes que
vous me donnez ct qui me font tant de plaisir pourtant; tout ce luxe dans lequel je vis, grtlce à vous,
tanle chérie, ne m'est nullement nécessaire, et à
Georges non plus. L'amour remplace tout, tante
Agnès, puisqu'il vaut plus que tout!
Mlle de Pyrmont secouait la tète avec un sourire
indulgent.
- Oui, oui, pense toujours ainsi) chère petite
exaltée, nous ferons en sorte que tu aies raison.
Mais ne va pas trop vite dans tes rêves, laisse-moi
le temps de les rendre réalisables. Et maintenant
rentre chez toi, mon cher oiseau joyeux, tu sais
que je ne m'appartiens pas, j'ai vingt choses à faire
avant le déjeuner.
Mais ce matin-là, « Mademoiselle» n'apporta
pas aux ordres qu'elle donnait, aux décisions qu'on
réclamait d'elle, la claire précision qUI lui était
co.utumière. Elle s'embrouilla dans les menus que
lUI présentait le maître d'hotel, ne répondit que
de vagues paroles aux doléances de Mme de Veillegy qui désirait pour son fils une chambre plus
frnlche et ne sc rappela qu'à la dernière minute
q uc le jeune Rollin des Bois devait arriver par le
train de dix heures.
Lorsque, ses ordres quotidiens donnés, Agnès
entra chcz la marquise, elle s'était résolue à ne pas
lui parler encore du désir d'Yvonne j clic aurait
~ril1t
de paraitre, p<lr unc confidence.p.rématurée,
Jaire. appel à la générosité de la vletlle dame;
aussI prétendait-ellc garder rigoureusement le
s~crel
jusqu'à cc q~l'e
eù~
cl!e-m~
apl~ni
les
difficultés trop facLles à prevoIr. Elle avall déjà
formé son plan. Sans vouloir escom p1er d'a vance
l'immense fort.une si souvent promisc, elle pouvait
cependant pUiser dans les engagcmen ts pris le
droit cie disposer libremcnt de cc qu'elle possédait
déjà. Sa fortunc personnelle) elle n'en avait nul
besoin pour l'éducation de ses neveux, rLlisql.l'ell..:
�150
LES DEUX A;,1QURS D'AGNÈS
recevait régulièrement de sa tante une large subvention' ce serait donc la dot d'Yvonne. Pour
Blanche' rien ne pressait, elle était si jeune encore!
Quand ;on tour arriverait, les études des garçons
ne seraient plus pour Agnès une charge aussi
lourde, elle poun~it,
à déf~t
de dot" co~stiuer
llne pension réguhere.à sa nl~ce;
~lIe.n
avaIt donc
nul scrupule à [;t~onser
alIJourd ,hU! Yvonne et
!j'étonnait de facIlIter sans plus d effort sur ellemême, un mariage qui aurait dù pourtant lui être
si pénible.
Richard G~defroy
e.t Georges d'Arc.illac, pressés
par leurs aftau-es, avlen~
pns un tra111 J~1atinl
et
uuillé le château sans vou- personne, maiS il était
~onveu
qu'ils reviendyaient le samedi suivant. Le
soir même de ce lundI, Agnès reçut une lettre de
Georges:
« J'ai commis hier une petite lâcheté, chère
Agnès, disai t-il, e~ je vien.s m'en. accuser; je ne
vous confier,
,"ous ai pas avoue ce que Je d~v,lIs
et j'ai dIt à l~e
autr~
:e que Je devais lui taire.
Vous allez me Juger severement, mon amie vous
me trouverez [aibl.e, .Iég~r
oublieux; je n'~ublie
rien pourtant, maIs Je n al pas la force de vivre
sans bonheur, sans. amour. Agnès, me . pardonnerez-vous de sacnfier un souvenir à Yvonne
'luand Yo~s-mèe
lu~
ayez immolé notre rèy~
vivant? J'aune votre mèce; que voulez-vous? elle
cst si belle, si douce, si délicieusement charmante
ct bonne, vous lui avez donné un peu de votre
,1me et c'est encore vous être fidèle que d'adorer
qui ~ous
aimez. Je 1!1'étais promis d.e VOllS dire
tout cela avant de lUI parler à elle; le voulais la
tcnir de vous, mon amie toujours chère, avant de
la tenir d'elle- même, el hier les mols se sont
malgré moi, échaP.l1és de m.es lèvres. Les ai-j~
même prononcés? Je n'en saIS plus rien, tout cc
qne je sais, c'est q.ne j~ l'ado,:e et qu'elle veut bien
m'aimer. Ce que le sais aUSSI, c'est que je serais le
pills malheureu}' des hommes si je vous offensais
l t!jj vous pouvIez douter ùe ma profonde, fidèle
,t respectueuse amitié. »
�LES DEUX l~MOURS
D'AGNÈS
151 .
Agnès lui répondit par le courrier suivant;
« Ne craignez pour moi ni peine, ni froissement,
mon cher Georges. Le passé est éteint, il n'y faut
plus revenir. N'oubliez pas que je suis maman et
rien que maman. J'ai autrefois payé ce titre assez
cher pour qu'il m'appartienne pleinement, avec
ses charges, mais aussi avec ses douceurs. Ce
m'en sera une très grande de voir Yvonne
heureuse, car vous la rendrez heureuse, n'cst-ce
pas? vous lui serez bon, indulgent, fidèle à toute
henre de votre vie. Je vous demande cela, mon
ami, il me semble que j'ai plus qtùme autre mère
le droit d'exiger le parfait bonheur de mon enfant.
Yvonne a en vous une foi absolue, elle est si jeune
encore, si ignorante de tout, si peu préparée à la
vie, il vous faudra être tout à la fois sa raison et
son bonheur.
« Vous savez, car il vaut mieux aborder de
suite les questions matérielles, qu'Yvonne n'est
pas un riche parti. Elle aura en se mariant cent
cinquante mille francs) environ six n1.ille francs de
revenu, car Voussages ' ne rapporte pas grand'chose. Ce n'est pas beaucoup, mais si vous l'aviez
entendue me dire ce matin; « Quand on a l'amour,
on se passe de toul! »
« Adieu, Illon cher Georges, croyez qu'ell attendant d'ètre rotre tante, je reste très sincèremenl
votre amie.
« AGNÈS. ))
XXI
Chaque samedi soir ramena désormais Georges
d'Arcillac et Dick Godefroy à Messigny j ce furent
pour Yvonne et le fiancé secret de son cccur des
semaines de joie sans mélange. Mais, chez Agnès,
1l la belle vaillance du prelllier moment avait succédé une insurmontable mélancolie. Etait-el1l:!
jalouse'? elle ne le croyait pas. Sincèrement, elle
�152
LES DEUX A:\IOURS D'AGNES
s'interrogeait sans pou\"oir se compr mire. ~on
elle n'enviait pas .1 YI'onne ~e Georges qu'atre~
fois elle avait aimé. Quand bien même le bonheur
de sa nièce ne lui eüt pas t!~é
sacré, Agnès se rendait compte qU'll aucune rl\'ale elle n'eùt aujourd'hui disputé l'amour de ~on
?ncien fiancé. Et
pourtant son cœur se ~ert'l
affreusement devant
cette joie où elle n'avJlt P01l1t part. ~e
n:était pas
Georges qu'clle regrettall, qu elle allmllt, c'était
l'amour. Parfois, lorsque Yvonne et Georges, assis
côte à cùte, causaient tout bas ou se serraient furtivement la main, Mlle de Fyrmont cherchait le
regard de Ih:hard Godefroy, et quelquefois le
rencontrait. Regard
,
.grave,. profond et réservé ,
regard qui comprenal.t, mal~
voulait ne rien dire.
« Il soulfre, pensa~t
~gnes,
et porte fièrement
son mal, car lUI aussI allne Y\'onne, et peut-être
sail-il mieu \: aimer q lie Georges. )
PM un bizarre revirement, elle en voulait confusément au jeune LI' An:illac, non de l'avoir
oublil3e, mais d'app0,rter à Ylonne un CLCur jadis
rempli d'une autre ImaHe. «( Saura-t-il être lidèle
cette fois? se demandait Agnès, ou nous étionsnous trom pl3s en cro} ant nOliS aimer? II
Jusl(ll'ici, tout en favorisant discrètement les
jeunes gens, clle avait érité de sc trouver seule
eu :\
avec Georges et, par conséllllcllt, n'avait pa~
revenir sur les lettres qu'ils avaient échangées.
Cependant, vers la fin de septembre, elle résolut
Je l'inteIT?gcr sur les inten.tions ,~Ic
S~5
parents
dont le sdcnce ,:ol1n~ept
à IlJ1qUléter. Gn
dimanche donc, au sortir de l'égi~e,
ellc J'ctint le
ieune hommc sous un futile. prétexte; malgré sa
'ontl'aliété d'abanJonn r ): vonne, il obéit de
bonncf:J',\ce au désir de .Mlle d,~
n~lOt.
- \ ous comprenez bien lJU Ji s nglt d'Yvonne
dit- -Ile précipitamment pour prévcnir tout cm:
ha rr:1S en t re cu ... A vcz-vous parlé :\ votre mère?
QUI;. IX n. ~-lt:k
dc cc n~arige?
Vous pou vez me
1 épondrû el1 toutc franchlsc. Je mc doute que vous
renconlrcz des ùifllcultés. Malgré leur alrection
pour mu nièce, vos parents rèvaicnt une autre
bclle-fille,
F,
�LES DEUX A:\IOURS D'AGNÈS
153
Ah! certes, ils n'en pourraient trouver de
plus charmante ni d'aussi belle, s'écria Georges
avec chaleur.
- Je suis de votre avis, mais ils en trouveraient
aisément de plus riche .
- La fortune n'est pas le principal élément dtl
bonheur; d'ailleurs, Yvonne est beaucoup pIns
riche qu'elle ne devrait l'être en réalité . Vous êtes
adorablement bonne et généreuse, Agnès, et je nù
dois pas ...
- Taisez-vous! interrompit vivement la jeune
fille . J'arrange les afTaires ~le ma nièce comme je le
dois et je le puis, cela me regarde uniquement; je
suis sa tutrice, il est naturef que moi seule m'en
occupe.
- Vous ne voulez donc pas même que je vous
remercie? deman la Georges, humblement.
- Non, pourquoi le feriez-yous? S'il me plait
de faire un cadeall , ma nièce, c'est affaire ent"e
l'Ile et moi. Mais, il ne s'agit pas de cela,
rel?rit-elle plus doucement, voyant l'embarras
pemé du jeune homme. Je vous demandais l'opinion de vos parents. S'opposent-ils nettement à
ce ma riaae?
- OhT non, il;, hé itent seulement; vous avez
deviné juste, ils auraient ,"oulu me voir épouser
quelque richissime laideron; ils ont cu à souffrir
d' une existence étroite et ont toujours désiré pour
moi la large ai ' ance qui leur a manqué. Mai!:-,
l:ertes, avec la dot que YOU;, faites à Yvonne, leurs
inquiétuùe,; d'avenir sont écartées; il faut seulement leur laiss(;r le temps de soum r sur leurs
\aines chimères. Au fond, ils sont ra\is, j'en suis
\:ertain, ct c'est vous, chère Agnès, qui a\ez fail
toMber tous les obstacles.
Elle eut un geste de prote-,tation.
- Non, poursuivit-il avec une nuance d'amertume, j'~i
compris et ne VOliS dirai rien quc VOliS
ne vouliez entendre. Je veux seulement VOllS jUrtl
de consacrer tou tes mes forces, tOli te mon :1me
toute ma vic au bonheur d'Yvonne. Je vous la doi;
ùcux fois, Agnès, el je ne l'oublierai pas.
La jeune fille lui tendit "ilcncicuscment là main,
�154
LES DEUX AMOURS V'AGNÈS
ct tous deux, pres<;ant le pas, rejoignirent le
groupe qui les précédait. ~1ai!ten
.qu'elle
5a\·alt que.la dot d'Yvonne sutfira!t aux eXIgences
des d'Arc!llac, - car elle croy:ut à l'exactitude
des paroles de Georges, - Agnès n'avait plus
aucun motif pour cacher à la marquise le pU!.
roman qui.se déroulait. sous son toit.
Mais, dès les premIers mots, Mme de SaintCerneau l'interrompit avec une vivacité extrême:
_ Comment, Yvonne veut se marier? Mais
vous ne lui avez donc pas dit qu'elle ne retour.
vent ue je la
nais avec
�LES DEUX AlvlOURS D'AGNÈS
155
Vous vous êtes trompée, voilà tout, vous
jugez mieux les choses à présen t; vous voyez
comlUe moi que c'est un crime d'étouffer dans la
plus étroite médiocrité, dans les soucis mesquins
d'lin ménage sans fortune, cette ravissante, celle
radieuse Yvonne.
- Je ne puis pas, répéta péniblement Agnès, je
ne puis absolument pas m'opposer à ce mari3ge.
- Pourquoi encore une fois? insista la marCjuise.
- Eh bien! dit tout à coup Mlle de FFll1ont,
parce que Georges autrefois fut mon fiancé et que
si je m'opposais aujourd'hui à son amour pour
Yvonne, il pourrait l'attribuer à un sentiment de
jalousie.
- II a été votre fiancé, dit Mme cie Saint-Cerneau, subitement c3lmée; pourquoi, chère enfant,
ne l'ayez-vous pas épou é?
- C'était au moment de la mort de mH sœur.
D'autres devoirs, pl ilS im périeux, se sont em parés
de moi, .. balbutia la jeune fille.
- Oui ... je comprends, fit lentement la marquise. Mais c'est fini, maintenant? vous ne souffrez pas de le voir en aimer une autre?
Agnès rougi1, [roi sée d'une 1e1le question.
- Je suis une \ icille fille qui ne s'intéresse plus
qu'au bonheur d'autrui, répondit-elle avec un peu
de raideur.
- Bien vrai? fit Mme de Saint-Cerneau avec un
sourire indulgent. Alors, ma chère petite, nOliS
allons arranger cplni de nos amoureux. J ne veux
pas que celle jolie Yvonne soil 1rop mal attifée,
œ serait un crime cie lèse-beaulé, aussi je mettr"j
mOll souvenir dans son contrnt. VOLIS ne m'en
\'oudrez pas, mon héritière, il "ous restera plus de
millions que vous n'en souhaitez! ...
- Ob.! ma t~ne,
ma tante.! prokstaAgnès, q"e
ces alILS!O~
d! rectcs me11<lJen t a 1,1 su l'pliee. Je
\'ous en .rnel ne parlez ras de mOI, cela me gêne
tant qu'! m esl. ImpOSSible de VOliS remercier;
mais je vous SUIS tellement reconnaissante ùe ce
tlue vous voulez faire pour Yvonne!
Em portée par un de ces élans qui la rendaient
�56
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
si séduisante en dépit de tout, la marquise continua :
_ Cela VOliS fait plaisir, chère enfant? Alors
O\lS traiterons
j'en suis bien r~(,ol1pené.
Blanche de même, l)1e~
enten?u, mais j'espère
qu'elle ne sera pas aussI pr.essee de nous quitter,
celle-là! J'y pense, ma pell te Agnès, si nous la
gardions 10\1 t de suite? Etes-vous conten te? oui .
Ob! naturellement, je me charge du trousseau
d'Y Yonne. l'e me remerciez pas, cela m'amusera
énùrmément de m'en occuper avec vous. Maintenant, dites-moi donc, quand vos jeunes neveux
doivent.ils rentrer au collège?
_ Le 7 octobre, ma tante.
�LES DEUX AMOURS D'ACNÈS
157
d'ITaragnes, je supporte 'les Veillegy; j'ai, il dcs
degrés divers, de la pitié ou de la sympathie pour
quelques personnes; je m'intéresse affeciueu3c-ment, à cause de vous, il vos nièces et il vos
neveux ... c'est tout.
. - Et Dick Godefroy? hasarda la jeune fille.
- Ne me parlez pas de lui! je ne sais pas! murmura la vieille dame.
Pourtant elle conl!nua avec agitation:
- Tantôt il m'atüre et tantôlme déplaît: je ne
sais pas ... Oui, sans doute, je l'aime, lui, mais il
ne m'aime pas. Agnès, mon enfant, je suis une
pau l're femme bien malheureuse!
Si habituée que [Ctt la jeune Jille il des conversations de ce genre, contradictoires et passIOnnées,
celle-ci lui fit une réelle impression. Il n'était que
trop évident que la marquise souiTrail. Ses yeu.
creusés, les petites rides qui s'échappaient en
rayons des coins abaissés de sa bouche et
sillonnaient ses joues amaigries, attestaient élol[UCmment le chagrin ou la maladie plus cnol:~
que l'ùge.
Malgré les prières cl' Agnès, la marquise refusait
obstinément de cnosultar un méuecin.
- Oui, je change, je le sais bicn, je connais
mon mal, les médecin" n'y peu 'en t 1 icn. J'ai
soixante-scize ans et d'autres misèn's plus gravcs
et plus douloureuses, disait-elle. Car depuis quelqucs mois, elle avait brusquemcnt rcnonct: à se
rajeunir et supprimé les persistante: ccctuetterics
aux.luelles jusque-là elle restait si lier·le.
Dans les premiers jours d'octobre, Agnè: re~'lt
la demande officielle dc la llwin d') YOl1ne. Si ùisCl"t:tcment quc Georgcs eùt fait pressentir il ses
parents les bienveillantes intcnti011s de la marlJuise, ils avaient compris qu'Yvonne de\cnait lin
beau parti et, Jéjà à demi décidés par la dot qlle
lui constituait Agnès, ib n'avaient plus tardé ;\
ouvrir les bras à la femme choisie par lellr fils.
Aussi, pressé par le dési r des jeuilcs g ns, le
marÎ:lge t-il fixé au commencement de décembre .
ru
�!SS
LES DEUX A.rOtIRS D'AG.
ts
XXII
Depuis son re tour à T\'lr!s, M,m~
dl: aint.~eru
s'occupait avec une ~ctlv
febnle ,des preparatifs
du mariage. Elle, qUi se ùechargealt sur. Agnès dc
la direction de sa propre maison, veIlkut ellemême aux moindres détails du trousseau. Elle
accompagnait Y\'onne chez I~
c?uturières, les
modistes et les fourreur.;; pre Idmt à toutes les
emplettes, dirigeait son choix. Avec les fiancés,
die avait yisité d'innombl'< bIt::; apparIements, elle
avait pris d~s
m,esures pour,le mobilier et fureté
chûz les anICJ,u~lres
. E~,
mall1tenant que le grand
jour approchaI t, e~ l e aval 1de lonfjs pourparlers avec
le curé de ChaIllot, le 11curtstc, le maitre de
chapelle. Ro ll in des Bois, très agité, faisait étuùier
sa grande marche nuptiale inédite, par les cbœur~
de l'Opéra.
,
,
Le. 15, a\'ant-vetlle du m~r!age,
la marqui:se
devaIt donner une gr~nùe
~OIre
de contrat, prélt:dée d'un diner de clllquante couverts. Il fallait
qu'au lunch qui suivrait
;tussi y songer, de ~nème
LI cérémonie. AUSSI, à tout instant, réclamait-elle
le secours d'Agnès: En \ ain, la jeune fille su l'pliait
fo;\ tante de ne pOll1t excéder ses forces; elle était
(efrayée des r~actions
qui suivaient trop souvent
l'CS journées uevreu.ses .
.
_ Rah! répondaIt la marquise, avec de br\lsque~
1 dours de mélancolie,
lllil:lIx \ant agir que
lcnser.
.
_ NIais vous abusez de YOS fur cs, vous vous
rendrez malade.
_ Eh bien! quand je serai au bout de mes
torces, la lutte sera finie, ma 1~litc,
je vous dirai
.. dieu, cl il Ill! faudra pas me p :\Indre.
_
\' OtiS partiriez donc :ians un regret? demanda
1 n jO\lr Agnès.
"
- ()h 110n! je l11ourr, 1, hda ' , LOmln j'ai \'6:\1,
�L.ES DEUX A1IOURS D'AGNÈS
159
avec lin immense, un éternel regret. Mais cc n'est
pas la vie que je regretterai. Je l'ai beaucoup
aimée, autrefois; il présent, et depuis longtemps,
elle m'est une lourùe charge. Sans vous, chère
petite, sans un tenace et impossible espoir, com·mentl'aurais-je supportée?
- Un espoir? murmura timidement Agnès .
~
Oui... vous ne pouvez com prendre, mon
enfant; peut-être un jour. .. plus tard ... vous expliquerai-je. A présent, c'est à Yvonne qu'il faut songer, à ceux qui S011t heureux.. . hl j'ai oublié
d'indiquer le chiffre à graver sur e nécessaire de
voyage. Un chiffre Louis XV très simple, avec la
couronne, n'est-ce pas? c'est ce qu'il y a de mieux.
Vous tenez toujours au grand voile de tulle pour
y"onne'? Elle aussi le préfère à la mantille de dentelle. C'est joli, je suis àe votre avis; mais cela
cachera un peu notre ravissante mariée et c'est
vraiment dommage.
Cette agitation ne laissait pas que d'inquiéter
Agnès. Il devenait évident que la marquise ne sc
soutenait plus que par les nerfs; elle ne mangeait
pas, donnait mal, maigrissait il vue d'œil. el devenait plus mobile et impressionnable que jamais.
- Elle sera déséquilibrée jusqu'à son dernier
soupir, déclarai t le comte de Montgr::ltien, sans
qu'Agnès lui demandât son avis.
Au baron d'Ilaragnes qui aimait sa tante, ou à
Richard Godefroy, la jeune fille eût volontiers
confié ses inquiétudes, mais à eux seulement, car
pour rien au monde elle ~l'eù.t
voulu tro:l~
le
ra vissement des fiancés, 111 la Joyeuse sérenlte cie
Blanche. Par malheur, le baron se trouvait retenu
en province par un parent malade, et les visites
ùu jeune Américain se ~aisjent
rares e~ courtes
depuis le retour de MeSSIgny. La marquIse pourtant insistait pour le retenir; Agnès n'osait le faire,
car elle at1ribuait aux fiançailles d'Yvonne ce
chang"cment d'attitude, et un délicat ·crupulc
d'avoir rénétré le trisle secret de Richard la rendait avec lui d'une extrème réserve . Ainsi la cordin1t~
amicale, presque familière, de leurs rapport. 1 s'étai t peu à peu rerroidie. Et Mlle de
�160
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
Fyrmont, qui en éprouvait une peine réelle, cherchait vainement l'occasion de revenir à la relative
intimité d'autrefois.
Ce soir-là, Dick était invité à dlner. Agnès le
rejoignit à la porte du salon:
- N'entrez pas, voulez-\-ous? lui dit-elle; il
faut être généreux pour nos fiancés; du reste, ils
traitent raisonnablement d'austères questions de
papiers et de formalités. you!e~-vs
que, pour un
quart d'heure, l1<?us entnons ~Cl ? .
- Bien volontIers, répondit le Jeune homme en
la suivant dans un petit salon où brûlait une seule
voud,rais pas,. m.ademoiselle
lam pe ... Mais je l~e
Agnès, VOl:S ret~!1I
~lpres
de mOI SI votre présence est necessaIre ailleurs.
La jeune fille secoua la tête .
- Elle n'est nécessaire nulle part, pas même
utile en ce moment.
- Mais part,~l1_
elle est agréable; jamais cepend::mt autant qu ICI .
Stupéfaite de ce compliment inattendu, Agnès
regarda l'Amé:icain. Son vis~ge
~tai
grave et sur
ses lèvres séneuses ne se Jouait pas le sourire
b~nal
ou aimable qui accompagne une parole gracIeuse.
- Si vraiment vous le pensez, reprit-elle lentement, pourquoi venez-vous si rarement? Oui, je
sais, "ous êtes très occu pé .. . VOliS n'avez pas le
temps.
- Ai-je dit c~Ja?
interrompit le jeune homme,
c'ela m'étonnerait?
l TOll , vous ne l'ayez pas dit, mais je prévenais la facile excuse. VOllS avez d'autres raisons
pour vous él~igner
de no~s;
peut-être même
L prouvCZ-\'OllS ICI que~
frOIssel1:ent ou quelque
l'cine ... Mais, pou.rslV1t-~Ie,
héSitante et. gênée
pu- le silence de Rlchayd, ri ne faut pa~
oublIer quc
\OUS y trOll\ ez aussI. des sympatb les sincère,
des amit~s
même qUI vous attendent et vou",
regretten t.
- Dc qui voulez-vous parler? demanda le Jcune
t: )mme ave-: une yivacité Qui déconcerta Mlle de
l rnnont.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
161
- Mais .. . de Mme de Saint-Cerneau, de moi ...
de tout le monde.
Elle se reprochait maintenant sa maladresse.
Sans le vouloir, elle avait été cruelle, puisque la
~eul
aITectlon qui fùt précieuse à Dick, cclle
d'Yvonne, elle ne pouvait lui en parler. Et encore,
ce n'était pas d'amitié seulement qu'il était avide.
L'attitude de Richard la confirmait dans son
impression. Silencieux et absorbé, le jeune homme
semblait avoir oublié sa présence. Il retournait
machinalement qrllre ses doigts un bibelot pris au
hasard sur la cheminée. Une légère irritation gagnait Agnès; contre elle, contre lui, elle ne savait
pas au juste. Elle s~ leva, prête à sortir.
- Ne partez pas, dit l'Américain: vou~
venez
de me parler de votre amitié, mademoiselle Agnès;
alors, yenez ici et causons comme autrefois, l'été
passé, VOLIS rappelez-vous, quand nous faisions
ensemble de la musique ou que nous nous attardions après le dlner, seuls, à l'ombre des palmiers,
loin de la table des joueurs?
- Je me rappelle, dit gravement Agnès, son
énervement tout à coup dissipé.
- De quoi parlions-nous? Je ne sais plus, je me
souviens moins de nos paroles que de mes pensées.
- Elles n'étaient donc pas d'accord? suggéra
Mlle de Fyrmont, s'e(forçant de mettre une malice
dans sa voix qui s'adoucissait.
Toujours grave, Dick répondit:
- ' Et vou, mademoiselle Agnès, dites-vous
toujours tout ce que vous pensez'? Même à votre
amI?
- Si c'est un reproche, je le mérite; vous avez
raison. Il y a tant de choses que je voudrais, que
peut-être jC devrais l'OUS dire; j'y pense, j'hésite,
décide cfolfi l~ q u~ld
~ous
n'ètes pas
je calcu le, je l~e
là, et dès q lie Je l'O US \'015, Je dIs n'lm porte q Lloi,
mais assurément pas ce qui me préoccupe.
- Dites-le, demanda simplement Richard en se
penchant Yer~
clle .
'
..
Agnè~
sent It pasel~
ell elle un fnsso11 délICieux,
qui n'était point de cIrconstance. SOI1 cœur frémit
comme s'il frôlait l'amour; quelle folie! Le regard
6
�162
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
droit et ferme de Richard cherchait ses yeux; son
beau visage bruni que coupait lu forte moustache
blonde se tendait vers le sien, attentif et sérieux.
_ Dites-le-moi, répéta-t-il en prenant la main
d'Agnès et la serrant fortement, comme pour lui
communiquer sa propre énergie.
__ C'est que, balbutia-t-elle, en vérité, je ne sais
si je dois . I I s'agit d'un secret qui ne m'appartient
pas, d'une idée, peu t-être folle ... sûrement folle .
Oh! sûrement, je le sens à préseni au moment de
la formuler. Non, je suis absurde; mettez que je
n'ai rien dit.. .
_ C'est impossible, répondit le jeune homme
avec une douce fermeté; il faut parler, pour vous
'
pour mOI,. pour... l'auire.
_ Ce n'est pas Yvonne! murmura précipitamment Agnès, songeant tout à coup à quelle méprise
elle prêtai t.
.,
_ Naturellement, fit DIck, c est. .. ?
_ C'est la marquise . Vous n'êtes pas un étranger pour elle, n'est-ce. pas? VOLIS 1L1i tenez par
quelque li~n
. sec~t.
J'al p.el1~é
... c'est une, folie, je
vous le dIsaIS bICn ... maIs 11 faut au motUs vous
l'expliquer, pour que vous me compreniez ...
_ Je V?US, comprends, madem<?isclle Agnès,
interrompIt ~.lcard,
de sa grave VOIX douce, et je
,ous remercIe d aVOIr eu, dans votre doute, cette
confiance en moi.
Mlle de Fyrrnont le regarda, interdite. Sc reprenant biontôt :
_ Cc n'est donc pas le hasard qui vous a conduit dans cette maison? demanda-t-ell e, hésitante '1
_ Le hasard m'a servi, mais je l'ai beaucoup
guidé.
.
.
_ Qui ètes-vous donc, monsIeur RIchard?
_ Je suis un peu votre cousin, Agnès, dit-il
avec tant de tendresse contenue dans sa voix que
I.l jeune Glle n'éprouva qt:'une profonde douceur ~
s'entendre ainsi appeler par SOI1 nom.
_ Je vais vous !'aconIer tout ce que je sais de
mon h istoire, contiuua-t-il, voyant que, trop émue,
c\le ne répondait pas à cc premier avou . C'est mon
�LES DEUX M ..IOURS D'AGNÈS
163
secret, je vous le confie, certain que jamais, à personne, vous n'en direz un seul mot.
- Jamais, conlre votre volonté.
- Pour le moment, il m'importe extrêmement
'l.ue personne n'en sache rien, di t fermemen t
Richard.
Et s'u,:seyant en face de la jeune fille, il commença:
- Vous l'avèl\ deviné, je suis le petit-fils de
Mme de Saint-Cerneau.
.
- Et vous avez le triste courage de le ILli cacher,
s'écria Agnès d'un ton de reproche.
- Oui, reprill'élnmger en la regardant gravement; je ne puis pas, je ne dOl' pas le dire
encore ... Si, depuis quelques mois, je me sui:;
attaché à votre tanle, je n'avais pu j usq ue-Ià songer
à elle avec sympathie ... J'ai aimé mon grand-père
de toutes les forces de mon cœur, et ne pouvais
me défendre d'une rancune contre celle qui l'avait
fait souOrir.
- Vous ne connaissiez peut-être pas toutes les
circonstances? hasarda Agnès.
- Je les connaissais très bien. Mon grand-père
lui-même a tenu à me les apprendre et je vous jure
qu'il ne s'excusait pas pour accabler les autres. Il
était puni, me disait-il, d'a\'oir fait, pour réparer
des folies de jeunesse, un mariage d'argent. C'était
pour sou nom el pour sa couronne qU(; le richissime commerçant qu'était M. Ledrais lui avait
donné sa fille. Mais lui, pourlant, aimait sa jeune
femme pour sa beauté et pour sa grâce j il aimait
jU5qu'à ses défauts, car elle était originale el fantasque. C'est même par celle originalité qu'il a toujours cherché à l'exc user. Ils Yo)'agèrell ta vec leurs
deux enfants: un fils et une fille. Partout olt ils
pa saienl, ils menaient grand train. En voyant ruisseler l'or entre les maint; de sa femme, mon grnndpère fut repris. de ses pasi(~n
de .jeunesse. Il
jouait et perdult beaucoup; Il perdit tellement,
parall-il, qu'un jour sa femme lui fit une scène tl'l'rible: ce n'était sans doute pas la première. 11;
éehangèrenl des mots irréparables. La marquise
coupa les vivres il son mari. Celui-ci, lllortelle-
�LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
164
ment froissé ([1ëtre ainsi traité en enfant, jura de
travailler et de ne rien devoir qU'à lui-même ...
C'était beau et courageux, mais c'était difficile. Il
l'avait épousée pour son argent, elle l'avait épousé
pour son titre; ils durent se ~e rappeler cruellement dans ce moment de vIOlence. Bref, ils se
séparèrent. Le père garda le fils et travailla comme
il l'avait juré. La mère rent~a
en France en emmenant sa tille. Ni les uns, 111 les autres, ne se sont
jam:J.is revus. Pourtant, mon grand-père et mon
père voulaient tous cieux revellir en Europe tentf:'r
un rapprochement sllprèn:e, longtemps après,
quand les colères fu rent apaisées. Ils ont SU pàt' les
journau.' le m,àri~ge
et.l~
mort.de leur fille et de
leur sœur. MaiS Ils avalent à faire leur vie, et ce
ful rude etyénible; mon gra?d-père ?'était point
libre de qUitter, 'pour des mOlS, la maiSOn de commerce où il était employé. Mon père faisait ses
études d'ingénieur. Il se maria très jeune et fut
englobé par la famille de ma mère dans la vaste
exploitation qui c1éj~
coml~nçait
à prosptrer, au
Pérou. Son rêve était de vemr en France avec moi.
n aurait voylu revoir ,sa mère, l'.approcher, la connaitre et, SI le souvenir du fils SI légèrement abandonné n'était pas mort en elle, peu t-ètre lui révéler
son nom ...
_ Oh! faites-vous COlQai~re,
alors, supplia ardemment Agl~S;
elle,vous :lIme, elle vous pleure,
j'en suis sO re, Je le ~als
..
__ Peut~:rc?
cllt Richard. Pourtant, ne me
jugez ni rancunier, ni cruel si je réserve encore
cette révélation; personne au monde ne doit soupçonner qnels liens m'~tachen
à votr~
tante. J'ai
votrc parole, maden:olselle ~gl1ès
~ MaIS raSSl1rezVOliS, je vous gar~n,t.ls
que bICnt(~
Je lui dirai moimême tout ce qUI II11téress?; hlentôt, dans quellues sl!lll,lines, dans un mOlsyeut-étre!
_ Pourquoi pas tout de sUIte! soupira la jeune
fille, n'OSHI1 t donner à sa phrase le sens précis
d'une intcro~a.
,
"
L'AméricaIn, du reste, n y voulaIt pOlllt répondre, car il dit en se levant pour s'adosser ù la cheminée:
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
16S
- Vous savez succinctement toute mon histoire,
mademoiselle Agnès. Suivant le désir de mon
père, je suis venu en Europe, et con1lue j'a 'ais
l'éducation et la fortune nécessaires, je comptais
bicn parvenir plus ou moins vitc, même sous mon
nom cie Godefroy, à pénétrer chez Mme cie SaintCerneau, Sur le paquebot, la chance m'a mis en
rapport avec une de ses connaissances, Mrs, Needer, qui m'a présenté ici.
- Dès le premier soir, ma tanle YOUS a aimé,
vous sou ,'enez-Yous?
- Oui, je me souviens lrès nettement de celtc
première soirée. C'est à vous d'abord, mademoiselle Agnès, que j'ai été nommé, et c'est YOUS qui
m'avez présenté à votre tante.
- Comme je voudrais vous y conduire encore!
- Attendez! Bient6t, vous dis-jc, elle conmitra mon origine. Mais jusqu'à ce que je vous
rende votre liberté, mademoiselle Agnès, mon
secret n'appartient qU'à moi .... Si je vous l'ai dit,
continua-l-il la voix moins fermc, c'esl qu'à "olre
qucstion je ne voulais pas menltr; si gra,'cs que
fussent mes motifs, il m'en coMait cie YOUS tromper, vous, même passiyement. Et puis vous avez
eu confiancc e.l moi, et celte confiancc a dcscc.;\lé
mes lèvres. 'A présent quc YOUS mc cOllnais::.ez
mieux, me l'acordez-yu~;
encore '/
- Oui, dit Agnt:s gravcmcnt.
- Alors, attendez sans impaticll\;c quc je cl'Je
à vos désirs. Ils sont lcs miens aussi, je 'ou:; j'affirme; il y a longtemps que je soupçonne chez
Mme de Saint-Cerneau ...
- Dites donc: ma grand'ml~c,
pria Mlle de
FyJ'J11 ont.
, '
,
- Chez ma grand mere, prononça docilement
Ri 'hard, une pènsée clou[L1re~,
et inqL1~te
toujours tendue vers quelque J11y!>tcncllX espoIr.
- Vers vous, vers votre père ... si "DUS saviez
avec quelle ardeur chaquc jour el[e suit lous les
journaux américains, y cherchant \'ainemel1\
quelque indication ... Et sa trÎ5tesse à L:Crtaines
heures ...
La porte s'ouvrit brusquement, jetanlllll flot de
�r66
LES DEUX AMOURS D'ACNÈS
lumière dans le petit salon faiblement éclairé.
- Ah ! vous êtes là, s'écria la voix joyeuse de
Blanche. Je vous cherchais partout. Il ne manque
plus que vous au salon 1 Mme de Saint-Cerneau a
faÎt dire qu'elle ne viendrait pas à table ce soir;
elle est un peu souITrante.
- EI!e Fest bien souvent depuis quelque temps,
ut observer Agnès en regardant Rich~rd;
je ne
suis pas rassurée sur sa sauté. Elle se fatigue énormément, ne se soutient que par les nerfs et tOlllbera tout à coup ...
- Ces natures-là sont les plus fO.l'tes, dit Richard: il ne faut pas exagérer voscrallltes ...
- Venez vite, appela Blanche,. les précédant
"ers le grand salon, où les attendaient CInq au six
personnes.
XXIT[
- Eh bien! comment la trou vez-vous? demanda
I\llle de Fyrm?llt, .sui\·ant. le médecin hors de
la chambre où flollalt une vIOlente odeur d'éther.
- C'e~t
une angine., comme je vous l'ai dit,
mademOiselle, répondit le docteur Servroux; ce
n'est pas très grave en soi, et j'espère que nous
pourron é\"iter toute complication. L'âge de la
malade exige une extrême prudence dans les
rcmèJcs à employer, mais le fond du tempérament est excellent ...
- Celte fi èHe si fO.l'tc ne vous inq lliète pas?
- La quinine l'apaisera ...
- Ellfin, docteur, vous ne croyez pa à un <.1<1nger imm?JiLlt?
, .
nOI1. D ailleurs, pour vou,
- MaiS non, l1d~
tranquiliscl', je rC\'ielldrni ce soir vers diX heures.
Malgré le calme affecté du médecin, Agnès ne
se sentait nullemcnt rass urée, ct elle lui proposa
une consullation.
•
Oh! si vous 10 voulez, rien n'est plu' facile,
j'~mèner,
i ce soir un de mes confrères ...
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
167
Il cita deux ou trois noms célèbres et guida le
choix de la jeune fille. Dès qu'il se fut éloigné,
avant même de retourner auprès de sa tante,
Agnès courut clans sa chambre et, tout en répondant hâtivement aux anxieuses questions de ses
nièces, écrivit à Richard une carte-télégramme.
« Mon ami, disait-elle, venez tou t de suite, je vous
en prie. Le médecin sort d'ici, je l'ai fait venir
d'autorité, malgré ma tante qui ne voulait pas le
voir. ElIe a une angine, le mot n'est pas efTrayant,
pourtant je me sens oppressée comme à l'approche
d'un grand danger. J'ai peur! Venez vite, vous qui
pouvez, au mOlllS, lui donner la joie. Elle ne se
plaint pas, mais sa fièvre est ardente et, d'heure
en heure, son visage s'altère davantage. Je vous
attends, venez!
« Agnès DE FYRMONT. ))
'- Mais enfin, demanda timidement Yvonne,
confuse de penser, en ce triste moment, à son
bonheur menacé, ce n'est pas très sérieux, ce
n'est qu'une petite maladie de quelques jours,
n'est-ce pas?
- Oui, je l'espère, balbutia Agnès, comprenant l'anxiété de sa nièce.
-'Croyez-vous gue, dans huit jours, elle sera
remise? demanda Blanche plus hardiment, pour
venir en aide à sa sœur.
- Dans huit jours? c'est bien tôl. ..
- El le mariage d'Yvonne? faudra-t-il le retarder '1 i nsista-t-elle encore.
-- Je ne sais pas, mes pauvres petites, je ne puis
ras le savoir, répondit Agnès avec une légère
impatience, en se levant, son petit bleu à la main.
Tiens, Blanche, fais porter de suite cc billet à la
poste, je retourne chez ma tante.
Les yeux fermés, la figure très rouge d'une chaleur brùlante ct sèche, la marquise gisait, accablée,
dans son grantllit somptueux. Elle ne fil pas un
n;ol1veJ11cnt lorsg ue, sur la p~in
t~ des pied:;, Agnès
s approcha d'clic. Une reSpiration courte et sifflante passait comme un gémissement sur ses
�[68
LES DEUX AMOURS D'AGNi"S
lèvres froissées par mille peti ts plis décolorés. En
dépit des rassurantes affimations du médecin,
Agnès ne pouvait la regarder sans que les pires
appréhensions vinssent étouffer son cœur. Avec
une tendresse avivée par l'inquiétude, elle se pencha sur la main, encore chargée de bagues, qui
froissait le drap brodé d'un mouvement régulier
et machinal. Elle la baisa si doucement gue la
malade ne parut pas s'en apercevoir. Alors Agnès
s'assit au pied du lit et, sans quitter des yeux le
cher visage rouge de fièvre, elle laisa couler sa
pensée. De toute la journée, elle n'avait pas encore
eu le loisir de se reprendre. Tant de choses, depuis
quelques jours, sollicitaient ses réüexions. Quelles
8,ue fussent ses préoccupations actuelles, Mlle de
l'yrmont ne pouvait chasser de .son souvenir les
révélations de Richard . Les mOIndres détails de
celte conversation, les gestes et les intonations du
jeune homme, ses regards, autant que ses paroles,
hantaient l'esprit d'Agnès avec une étrange persistance j même en cet Instant, en face de sa tante,
c'était encore à Richard qu'elle pensait, lui qu'elle
appelait de tous ses vœux comme s'il eût pu conjurer le péril. Il lui semblait que, lui présent,
toutes ses alarmes se dissiperaient.
«Pourquoi pas? se disait-elle. Dieu sait quelle
est la part de la douleur morale dans cette maladie de ma tante? Une simple angine n'accable pas
à ce poinl. Cette terrible fièvre est faite des tourments de son cœur, de l'angoissant regret qui la
torture depuis si longtemps. Je voyais venir celle
crise, je la pressentais. Peu importe le Dom médical qu'on lui donne. C'est l'rune surtout qui est
atteinte; en adoucissant sa peine, en la guérissant,
nous guérirons aussi ce pauvre corps malade.
Pourvu qlle Dick (ùans le secret de sa pensée, elle
l'appelait Dick ou Richard tout court), pourvu que
Dick consente ft lui révéler son secret! Quel grave
motif peut donc le retenir? »
Depuis trois jours qu'elle avait reçu ses confidences, Affnès cherchait en vain que! pouvait être
cc mysténeux obstacle. Dick voulait-il encore
étudier la l1~rI.uise?
Non content de ce qu'il avait
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
169
vu et des affirmations d'Agnès, prétendait-il soualettre sa grand'mèrE' à quefque défi ni tive épreuve <?
Cela paraissait bien inutilement cruel. Mille détails, pour celui qui savait, trahissaient les regrets
et l'irréductible espoir de Mme de Saint-Cerneau.
Ce matin encore, déjà frappée par la maladie, elle
avait exigé, avec une obstination qui ayait son
éloq uence, que les journaux américains 1ui (ussent
remis; elle avait tenté de les parcourir et ses forces la trahissant, elle avait voulu du moins les
garder sur son lit, marquant bien qu'elle ne renonçait pas à les lire. Agnès se promettait de faire
remarquer ce détail à Richard. Mais était-ce bien
parce qu'il doutait des sentiments de sa grand'mère qu'il tardait ainsi à se [aire reconnaltre ?Une
autre supposition s'était présentée à l'esprit de la
jeune fille. Les soucis d'argent, les précises questions d'intérêt pécuniaire avaient trop lourdement
pesé sur sa jeune vie, elle avait vu de trop près la
place que tiennent, au fond de presque tout, les
calculs d'ordre matériel pour ne s'être pas demandé si, là encore, il ne fallait pas les chercher.
Certes, il était de l'intérêt du jeune homme de se
faire reconnaltre, d'un intérêt même absolument
contraire à celui d'Agnès. ~Vlais
elle ne ~'oulait
pas
~e
permettre ce retour sur son a venll'; elle se
Jemandait si Richard, en se taisant, n'obéissait pas
à un sentiment de délicate tendresse; il connaissait les généreuses intentions de la marquise pour
Yvonne, il voulait les lui laisser réaliser avant
d'éveiller dUlls le cœur de l'aïeule un légitime el
probablement exclusif amour. Et Agnès s'atlenurissait de reconnaissance pour ce discret témoignage d'un amour malheureux. Elle ne se reconnaissait pas le droit de diminuer le bonheur
d'Yvollue, de le compromettre. Elle connaissait,
hélas, par expérience, les parents de Georges: si
Yvonne leur ~parist
tout à ,coup dépouillée
du caùeau prIncIer de la marqUIse, quel accueil
feraient-ils à la pauvre fiancée? Pourtant un triste
pressentiment lui ùisait que les jours de sa tante
t::taient comptés, que la joie devait se presser, si
die voulait l'atteindre en~or.
�I70
LES DEUX AMOURS D'AGNËS
La malade entr'ouvrit les yeux et, voyant Agnès
à son chevet, s'eftorça de sourire.
- Toujours là, ma petite Agnès? vous devez
vous ennuyer! Enfin ... j'espère que ce ne sera pas
long.
- Quelques jours seulement, chère tante; le
médecin m'a dit que vous n'aviez qu'une angine
bénigne. Vous vous êtes trop fatiguée tous ces
temps-ci, il était inévitable que vous vous en ressentiez ... Mais un peu de repos vous fera le plus
grand bien. Je vais vous donner votre potion.
- Si vous voulez! vous me ferez servir de
l'orangeade; la fièvre m'altère ... Parlez-moi, chère
enfant, vous ne me fatiguez pas. Ayez-vous prévenu Richard que j'étais malade? Il faudra le lui
dire, et vous m'avertirez quand il sera ici. Maintenant, parlez-moi ùes autres.
Agnès obéit, elle raconta les petits événements
de la journée, comme elle le faisait d'habitude,
chaque matin, mais bien vite elle s'aperçut que sa
tante était retombée dans un lourd assoupissement et ne l'entendait plus. Aussi put-elle sans
scrupule céder sa place à la femme de chambre
qu.i, une heure plus tard, vint lui dire que Richard
Godefroy demandait à lui parler.
Après une brt:ve poignée de main, elle conduisit
le jeune homme dans le petit salon où ils avaient
causé trois jours auparavant el lui raconta comment le mal qu'elle redoutait venait de terrasser
brusquement la marquise.
.
- Vous jugerez vous-mème de son état, car elle
désire vous voir. Le docteur est trol) calme, trop
rassurant de parti pris, son visib e optimisme
m'inquiète plus qu'il ne me rassure . .le suis horriblement tourmentée; oh! je vous en prie, monsieur Richard, n'attendez plus, dites-lui les paroles
de joic, ce seront pcut-ètre aussi des paroles de
vie. Le chagrin la tue; ses espérances toujours
déçues el qui ne veulent ras mourir, voilà ce qui
la ronge ct la minc. Quelles que soient vos raisons
lour retarder votre aveu, vous ne devez pas oullier 9u'il s'agit de votre grand'mère et qu'ellc
\OUS aIme!
I
�LES DEUX A:\[01;RS D:AGNES
171
- Je n'oub:ie rien, mademoiselle Agnès, et je
ferai tous mes eITorts pour hater l'heure où je pourrai lui livrer mon secret.
- Cela dépend donc de vous? demanda la jeune
fille.
Mais il ne répondit pas et, changeant de conversation, parla le premier du mariage d'Yvonne.
- Qu'allez-vous fai re? Ajou rner la cérémonie,
c'est s'exposer à un retard indéterminé dont
s'accommoderont fort mal les fiancés; d'autres
part, il est difficile de célébrer un événement de
cette importance pendant que votre tante est
malade, d'autant plus qu'elle doit signer au contrat; rien n'a encore été fait sans doute.
- Evidemment non, répondit Agnès, gênée
d'aborder celte question avec Dick à présent
qu'elle comprenait en quoi cela l'intéressait.
- C'est dommage, si la maladie se prolonge,
ou ne peut pourtant faire attendre votre nièce
indéfiniment.
Le ton ferme et délaché du jeune homme surprit Agnès qui admira sa forcc ll'ùme autant que
sa délicate générosité. Elle oubliait qu'elle-mêmc
a\'ait, cinq ans auparavant, imposé silence à son
cœur et porté sa croix le sourire oux lèvres.
Inconsciemment, elle se plaisait à envelopper
Richard d'une auréole d'héroïsme et éprouvait
une orgueilleuse et mélancolique joie à lui découl'rir, chaque jour, quclque vertu nouvelle.
-Vous avez raison, que faire? dit-elle lenlcment, en chercban t à li re dans les c1rli rs yeux gris
la pensée secrète clu jeune homme. Mais le regard
ricn de l'impression
calme el ferme ne trahis~
intérieure. Je ne puis en ce moment parler à ma
tante llu mariage d'Yvonlle, cc ~erait
non seulement d'un incou\'enont égoïsme, mais encore complètcment inutile . Vous ne savez pas comme clic
e~l
aballuc par 10 fièvrc, je me demande si elle:l
la force ùe diriger sa peuséc. Venez la voir, elle le
désire, ct si vous voulez que je m'éloigne faitesmoi ULl signe.
- Non, je ne lui diroi rien aujourd'hui. D'aprè:i
('c que YOllS mc diles, clic n'esl d'aillcurs pas CH
�172
LES DEUX AIlfOURS D'AGNÈS
état de m'entendre. Toute émotion lui serail mauvaise.
- Croyez-vous que la joie puisse jamais être
nuisible? demanda vivement AgnèS.
- Je ne voudrais pas, en tout cas, en courir le
défiante amie!
risque. Laissez-moi donc faire, m~
Un sou[f1e heureux passa sur Agnl!s, allégeant
pour un instanl son inquiétude. La voix de Richard
s'était singulièrement adoucie pour sa dernière
phrase. II se leva et suivit la jeune fille auprès de
Mme de Saint-Cerneau.
Elle le reconnut et lui tendit la main, mais elle
avait réuni toutes ses forces pour ce simple geste,
et elle retomba dans l'engourdissement dont elle
ne sortait guère depuis le matin ct qui effrayait
Ao-nès.
~ick
s'éloigna du lit.
- A quelle heure reviendra le méclecll1? demanda-l-il il. voix basse.
- A six heures.
- Permettez-moi de rester jusque-là, je VOliJrais lui parler.,
"
. ,
- Vous aUSSI vous êtes 1l1q\lIet ? dl t Agnès, surprenant ponr la première fois de l'émotion sur les
traits de l'Américain. Vous la trouvez très mal?
- Je la trouye bien accablée pour une simple
angine; celle oppression doit la fatiguer horriblement; oui, je vous l'avoue, je ne m'~ltendais
pas à
mademoila trouver aussi souffrante. Garde~-moj,
selle Agnès, je veux la soigner avec vous, c'est
1110n d roi t.
En ell'et, Richard s'inslalla au chevet de la malade. Mme de Veillegy venait deux fois rar jour
jeter un rcg(\t'd compatissant sur sa pauHe amie;
les Montgratien emoyaienl, ainsi que beaucoup
d'autres, prenùre régulièremcnt des nouvelles.
Mrs. L Tceuerétait accourue dès qu'elle avait appris
la maladie. Mais personne n'avait sincèrement
ofTert ses senices. Les médecins, en décl.lrant
enfin la flllxion de poitrine, aV:lient hien parlé dl:
rclilficuses et de garde-malade, mais il répugnai!
à Rlcharu comme à A~n(;s
de mettre une étl':lngêrc dans leur gran; mlimité el, d'un !:01l1Il1UIl
�LES DEUX A~WURS
D'AGNÈS
accord, ils s'étaient chargés de \"eiller à tout, avec
le seul secours des domestiques. Yvonne ct
Blanche avaient bien proposé leur aicle, mais
Agnès les trouvai t trop jeunes toutes deu," pourles
nclmettre longuement dans la lourde atmosphère
d'une chambre de malade. D'ailleurs, sans se
l'avouer, elle trouvait une étrange douceur à ses
longs et silencieux tête-à-tête a\"ec Richard. Durant ces premiers jours de maladie, un accablement presq~l
constant anéantissait la marquise. A
peine' entr'ouvrait-elle les yeux pour boire les
remèdes qu'Agnès glissait entre ses lèvres, pendant
qu'avec une délicatesse de précautions qu'on n'eût
pas attendu de sa virile robustesse, Dick un bras
passé sous l'oreiller, soulevait douccmentla pnttvl'ê
tète fiévreuse. Plus d'une fois, dans ces soins donnés ensemble, les mains des cleu x. jeunes gens
s'étaient jointes, leurs cheveux s'étaient emeurés,
el si l'Américain n'y semblait point prendre garde,
Agnès, elle, en éprouvait une confusion délicieuse.
Dans la journé~,
c'était, malgré la tranquillit6
dont elle s'efforçaIt d'entourer la malade, un discret mais inces~'t
mouvement. Les médecins,
d'abord, venaient à trois reprises, sans ajouter
gl'and'chose à leur diagnostic, ni à leurs ordonnances. Il fallait ériter toute compli(.:ation et 18is~;er
la maladie suivre son cours. Leurs,isitesetles
auscultations fatiguaient la mur-iuise, sans rassurer
ses fidèles gardes-malades. Puis Mme de Veillegy, gui n'admettait pas qu'on lni fcrmdt la porte,
venait aussi quotidiennement s'assurer que son
amie était hors d'état de l'entl!ndre ; car elle ~l\'ai
à
l'entrl!tenir confidl!ntiellcment ct tenait beaucoup
à être ayertic aussitôt que la marquise pourrait
su pporter la fatigue d'une conversation.
Plus all'iieuscJl1ent encore que la mère de Bohémond, Agnès guettait ce moment-là. Il lui tardait
ardemment Cjue Ridlnrd pftt enfin révéler à Mmccle
Saint-Cerneau sa véritable identité. Métis, malgré
son impatience de voir s'accomplir ce qu'clic considérait comme un pressant devoir. elle devait
bien reconnaitre l'impossibilité d'un tel aveu tant
que durerait l'affaissement de la malade.
�17+
LES DEUX A.).[OURS D'AC~ÈS
Dick au;;si surveillait attentivement sa grand'mère. Que de fois, penché sur elle, il a,'ait appelé
un regard de vie dans les yeux ternes et éteints!
Avec une secrète angoisse en face de l'avenir, il se
demandait maintenant s'il n'avait point cruellement outrepassé ses droits, en restant sourd à
l'appel d'une tendresse douloureuse dont il ne
doutait plus. Il sentait l'inquiétude d'Agnès, et
tout bas sa propre inquiétude lui répondait. .:vIais
à présen t qu'au-dessus de leurs volontés planai t
l'i mp lacable maladie, ils ne se comlUuniq uaient pas
cette intime anxiété. I1lelll' arrivait même quelquefois de l'ouhl icr dans les longues heures de veille
où, seuls au coin du feu, leur immobile surveillance s'engourdissait de rêves.
Chaque soir, après la dernière \'isile du médecin, Dick, d'un ton impératif, exigeait qu'Agnè~,
dont les grands yeux bistrés trahissaien t la fatigue,
allât se reposer. Elle protestait toujours, ne fùt-cc
que pour entendre la ,'oix doucemcnt autoritaire
Je Riehard lui répéter : « Je le veux, mon amie,
et vous m'obéirez . » Elle trouvait une étrange joieà
s'incliner sous cette volonté forte ct tendre, et, lu i
tendant la mai n comme pour lluelll ue long adieu,
clic se ret irait après mille recommandations:
- Si YOUS avez besoin de moi, si ma tante e ' t
plus souffrante,ou si elle me demande, vous m'appcllerel . En tont cas, vous me promettez de vous
reposer à votre tour lorsque je reviendrai , Voilà
lant de nuits que vous ne vous couche.l pas. Vous
me promettez '? iu.,istait-elle, en mettant dLll1S sa
,·oix et dans sou sourire une inconsciente coquetterie.
- Oui, oui, je prendrai !outle repos néce saire;
uonuez paisiblement, répondait Dick,
Mais lorsque, vers les t rois ou quatre heu re du
matin, Agnès, rentrant dans la chambre, le sommait de tcnir ses engagements, il af{[rmait, d'un
ton péremptoire, ,qu'il n'épr~)Llvai
, t pas le moindre
besoin de sommed, et ne qUitterait pas la malade.
- Vous êtes plus fatiguée que moi, étenclczVOliS sur la chaise lougue, VOliS ,'oyez qu'il n'}' a
rien à faire ponr le moment.
�LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
175
Il forçait doucement la Jeune fille à s'allonger,
mettait un coussin sous sa tète, jetait sur ses genoux une couverture de fourrure.
- Etes-vous bien, demandait-il avec un indéfinissable regard, qu'Agnès jalousement emportait
dans ses rêves. Dormez, je vous réveillerai au
moindre geste de votre tante.
Lui-mème alors s'asseyait an coin de la chemi,
née, dans un vaste fauteuil, d'où il pouvait à la fois
surveiller la jeune fille et la malade. Et souvent
son regard se détachait du lit pour s'attarder sur
le fin profil noyé d'ombre d'Agnès endormie.
XXIV
- Agnès!
La jeune fille ouvrit les yeux, se redressa encore
engourdie de sommeil, sur la chaise longue où
elle reposait.
Il lui fallut quelques instants pour découvrir
dans l'obscurité de la chambre, traversée seulement par la faible lueur d'une veilleuse ou les
flammes fugitives et mobiles de la cheminée, les
objets qui l'entouraient.
Elle chercba d'abord des yeux la malade, mais
ne put, dans l'ombre des rideaux, distinguer ses
traits. Alors elle releva son regard vers. Richard
'lui, penché sur elle, la regardaIt en sounant.
- Jo me reproche de vous avoir réveillée, dit-il
tout bas, vous dormiez si bien.
- Non, VOllS avez bien fait, au contraire;
CJu'est-il arrivé?
- Notre malade a repris connaissance; elle
vous a demandée, expliqua le jeune homme.
Agnès hondit sur ses pieds ct courul vers la
marquise. La fièvre était tombée; les yeux, très
Joux, s'ouvraient lumineux dans le visage apaisé
ct pali. Elle essaya de tendre la main.
- Ma petite Agnès! murmura-t-elle à la jeune
fille qui, pr6venal1t son geste, mettait un long
�(76
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
baiser sur les doigts amaigris. Et vous aussi,
Richard, vous avez voulu me soigner? Vous êtes
bons, tous deux, vous voulez me donner l'illusion
du bonhel1r, vous me remplacez ceux que je n'ai
plus ... Ah! chers enfants!
AgnèS leva sur Dick un regard suppliant. Les
yeux fixés sur la malade, le jeune homme devina
sans doute celle mueHe prière, car il tressaillit
légèrement.
- Vous êtes mieux, n'est-ce pas? demanda-t-il
très doucement à la marquise; il ne faudrait pas
que les visites vous fatiguent en ce momenL.
- Ah! je n'ai pas besoin des médecins, en tout
cas; dites-leur de ne plus revenir, ils ne peuvent
rien pour moi.
- Ils guideront votre convalescence, repri t
calmement Richard; mais à présent, rien ne vaut
pour vous la tranquillité. L'un de nous va interdire votre porte.
- J'y \'ais, dit vivement Agnès, en dégageant sa
main que tenait toujours la marquise.
- Allez, chère petite, mais ne tardez pas trop,
ie suis avare de mes joies ...
Dick ne fit rien pour la retenir. Agnès compriL
que l'heure était venue, enfin, olt il allait pader, el.
le cœur secoué d'émotion et cie crainte, elle sortit
de la chambre.
Elle resta d'abord prête à rentrer au premier
appel, attendant un cri, un mouvcmcnt, redoutant
surtout qu'en l'état de faiblesse où se trouvait la
marquise, la joie même, violente et imprévue, nc
lui fut mauvaise, ainsi quc l'avait redouté Richard.
Mais nul bruit ne sortait de la chambre
close.
Il était beaucoup pins tard qu'elle ne l'avait
cru. Un jour blafard et terne de décembre glissait
à travers les haules fenêtres, des domestiques circulaicnt dans les couloirs el les antichambres.
L'altcnlC inerte parut insu l'portable à la jeune
fille. Elle appela une femme de chambre cl la mi t
en faction à sa place.
- Jc vais chez mcs nièces, dit-elle. Au prcmier
appel, vous m'avertirez j mais n'entre!. pas che!.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
177
Mme la marqui se avant d'y être appelée . Elle va
un peu mieux et deman de à n'être dérang ée sous
(lucun prétext e.
Puis elle monta au second étage, dans le frais
apparte ment préparé avec tant de soins quelqu es
mois au paraval lt.
Elle y trouva les jeunes filles en train d'achev er
leur toilette .
- Enfin! elle a repris connai ssance! s'écria
Yvonne dès qu'Agn ès, répond ant aux anxieus es
questio ns qui l'accue illirent , eut signalé la précieuse détente qui se manife stait chez la malade .
Comm e j'en suis heureu se! George s était si tourmenté!
Mlle de Fyrmo nt eul un geste vif de surpris e.
- Je compre nds) dit-elle , que George s s'assoc ie
à nos inquiét udes et à notre peine de voir soufTrir
ma tante; cepend ant je m'éton ne qu'il s'en alarme
à ce point.
- Ah! tante Agnès, répond it chaleur euseme nt
la fiancée, son angoiss e dépass e la mienne , il est
si bon! Et ses parents ! Vous n'imagi nez pas à
quel point cette maladi e les a boulev ersés; ils ont
pourta nt bien compri s que notre mariag e était
lorcém ent retardé ; ce qui les préocc upe surtout ,
c'est Mme de Saint-C erneau . Ils savent quelle
alfectio n reconn aissant e j'ai pour elle, et sans la
connaî tre, s'assoc ient déjà à tous mes sentime nts.
Voyel., j'ai rcçu dépêch e sur dépêch e, me deman clant des nouvell es.
- Yraime nt? dit froidem ent Agnès en prènan t
des mains d'Yvon ne les petits papiers bleu:;.
- Je suis bien touchée de leur cœur et de leur
délicate sse, poursu ivit la jeune fille, sans remarquer l'air soucieu x et fermé cIe sa tante. Euxmêmes, quoiqu 'ils eussent rait déjà tous leurs
prépara tifs pour le mariar:;e, ont écrit il George s
que, par égard pour Mille de Saint-C erneau , il
de\'ait absolum ent ajourne r même les formali tés
prélimi naires jusqu'il son comple t rélabli:;sc1l1cn(.
George s ne voulait pas, vous com prenez, tante
Agnè ' , il trouvai t que cela repouss ait trop loin
notre bouheu r. Mais se' parents l'ont absolum ent
�178
LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
exigé et je crois qu'au fond ils ont raison. C'est
plus délicat.
Agnès ne put réprimer un léger haussement
d'épaule, devant une telle ingénuité. Mais elle ne
voulu t pas souffler sur cette lU vénile confiance.
- Je tacherai de voir Georges, se borna-t-elle à
dire. Si, comme je l'espère, le mieux ùe ma tante
persiste, je serai un peu plus libre; quand ton
fiancé viendra, tu me feras appeler.
- Oh! merci, tante Agnès, c'est cela, ras~
sl1rez-le vous-mè.n:e; dites-~l1
que nous pouvons
reprendre notre JOIe, reveUlr à nos rêves.
- Tu sais bien, ma chérie, que je ferai tout au
monde pour ton bonheur, répondit Mlle de Fyrmont en réprimant un soupir.
Elle caressa tendrement la jeune fille, s'efforça
de sourire à son amour heureux et confiant; mais,
à part elle, méfiante et irritée, elle se demandait
avec angoisse ce qu'allait devenir ce fragile
bonheur. N'avait-elle pas sapé l'étai qui le soutenait; n'avait:·elle pas, par son insistance à rendre
à la marquise le fils inconnu qu'elle pleurait
toulours, enlevé des mains d'Yvonne celle fortuue
indispensable à la sécurité de son amour.
Car, elle n'en doutait pas, avec son exaltation
coutumière ct plus explicable cette fois, la marquise oublierait, pour son petit-fils, toutes ses
promesses antérieures. Avec une générosité volontairement imprévoyante, Agnès se refusait à
songer à elle-même. Mais les mots inconsciemment révélateurs d'Yvonne venaient éclairer avec
une effrayante précision sa sourde inquiétude sur
l'avenir Jes enfants qu'elle aimait. Hélas! le sacrifice du bonheur de sa propre vie ne suffisait-il
donc pas il assurer le leur; un flot d'amertume et
de découragement monta au cœur tl' Agnès; clle
entrevit avec effroi les luttes llollvel1es contre la
misère, pire' encore CJue les anciennes, à présent
qu'elle les avait pu croire à jamais écartées.
Elle voyait clair maintenant, elle con~reait
les résistances et les retards de Richard. Georges
lui-mC:me, peut-être, lui avait innoccmment confié
les exigences de sa famille, et en tou t cas célébré
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
179
de\ilnt lui la générosité de la marquise qui aplanissait d'in::.urmonlables difficultés. Généreux et
bon, lui aussi, DIck voulait, avant de se faire
connallre, laisser sa grand'mère assurer irrévocablement le bonheur des fiancés. Et c'était elle,
Agnès, qui l'a\'uit pressé de ne plus calculer, de
ne plus allendre ...
- Pourtant, je n'avais pas le choix, réponditelle à ses pensée::.; je n'ai fait que mon strict
dcvoir. Dieu me viendra en aide.
Elle embrassa ses nièces et se leya, incapable de
se prèter plus longtcmps à leurs joyeux bavaI'dages. déjà tout pleins de projels et de rêves.
- Il ne faut pourtant pas encore considérer ma
lan le comme guérie, leur dit-elle, voulant les prémunir doucement contre Ulle fausse joie; elle v~
un peu mieux, mais son état est tOlL)ours très
grare.
-- Du moment qu'elle va mieux, c'e~t
bOll
signe, répliqua Yvonne aye-: l'optimisme résolu de
~on
amour 'lui voulait être heureux.
- Dieu le yeuille! soupira Agnès en s'éloignant.
Elle ne voulait certes pas interrompre l'entretien présumé de Richard avec sa grand'mère;
mais les minu les lui semblaient d'une intolérable
longueur, el dan::; un Yague espoir d'être appelée,
elle descendit jusqu'à l'appartement cie la marquise. La femme de chambre qu'elle avait placée
à la porte était toujours là, causant lout bas avec
un domestique. Elle s'arança vivement à la rencontre de Mauemoisellc.
<[ue Mm~
la n1arl~ise
d,o~·t
dit-ellc
- Je peJ~s
prévenant toute questIOn, car Je 11 al entendu
auclln bruit dans la chambre et un n'a pas sonné.
- Bien, dit Agnès un peu déçue, alors je n'entre
pas encore. Je vais chez moi, vous lU'avertirez au
moindre appel.
Lentement, a\ec le regret de s'éloigner encore.
elle gagna sa chambre, s'occupa de sa toilette
matinale. Mais ses pensées la poursui vaien t, des
pensées douloureuses et inlluiètes, tanlOt pratiques et précises à l'excès, t,tnt6t e.·allées et chimérique ; de brllsques ro1lgeurs Illi mon laient an
�ISO
LES DEUX A~IOURS
D'AGNÈS
visage; elle s'en "oulai 1 de n'être pas davantage
maîtresse de ses impressions, de ne pouvoir régler
les battements de son cœur, d'avoir laissé dans son
ime de vieille fille sc glisser encore furtivement
lin rève. Car enfin, au milieu même des tourments causés par la san lé de sa tan te ct ]'aveni r
incertain de ses neveux, Agn 's venait de découvrir qu'elle trouvait à l'amicale intimité de Dick
une étrange douceur. Certes, elle protestait
'ncore contre toute possibilit0 d'amour, mais elle
s'avouait qu'il serait bon d'être chérie par un tel
homme, elle avait peine à comprendre qu'Yvonne
eùt pu, dans son aveuglement, luidlréférer qu~l
llue autre, fùt-ce Georges, surtout eorges, étaltelle bien près dc penser; car, si elle avait confiance en sa bonté ct sa loyau té, elle ne le croyai {
pas capable de la force ct de l'énergie nécessaires
pour soutenir les inévitables luttes de h vie.
- Jamais ses parents n'accepteront Yvonnc
sans fortune, pensait-elle tristement. Georges
plcurera, sc désolera, mais il cédcra à la forte
volonté de sa mère, il abandonnera ma petite
Yvonne. Se relèvera-t-elle, cQmme moi, de
l'épreuve?
Agnès ne le croyait pas. Elle ne reconnaissait
pns son nmour éteint dnns l'nrdeur en thollsiaste
Je la jeune fiancée. Non, jnmais elle ne s'étni t si
complètement donnée, jamais elle n'avait, avec
cette confiance pnssionnée, remis sa vie entre
les mains de Georges. Pourtant elle compl·cnait,
avec un regret, ln douceur d'ull si tel1l1re abandon.
Comme ellc ncheyait sa toilette, ln femme de
chambre vint la chercher.
- Mme ln marquisc ne dormait pas el NI. Godefroy demande Mademoiselle.
Elle sc hl1ta de dc,;cendre, an. icuse de cc q u'e lIe
allait voir.
Lorsclu'elle pénétra chel. Mme de Saint-Cernenn,
illlli sembla que le pille soleil ù'hi\'\!t' illuminait
la chombre, tellemcnt le visage 1 :Illien. de la ma..!
Inde resplendissait dc joie.
- Ah ! ma petite, ma chère petite, s'é~ria-tel
d'une voi: entrecoupce, el1 al cl'œ"ant la jeune
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
181
fille. Oui, il m'a tout dit! C'est vous qui avez
vaincu son obstination, c'est un peu ù vous que je
le dois; venez ici, Agnes, Dick, mes enfants.
Dans sa fébrile pression des mains, elle unissait
les doigts des jeunes gens et, les serrant sur son
cœur, répétait, haletante et heureuse:
- Mes enfants, ma suprême joie, je savais bien
que mon amour n'était pas un leurre, que mon
tenace espoir triompherait un jour. Comme vous
avez tardé, mon fils; depuis tant d'années, je vous
cherche et vous appelle. Penchez-yous encore sur
moi. Oui, je ne me trompais pas, vous ayez le sourire de votre père, j'en avais été frappée la première [ois que je vous ai vu ...
Epuisée, elle laissa retomher les mains d'Agnès
ct de Richard, et de ses yeux brusquement fermés,
de lentes larmes coulèrent sur son visage.
Longtem ps, respectueux et llluets, les jeunes
gens demeurèrent immobiles à son chevet, sans
oser échanger un mot ni un regard.
Mais lorsque enfin le soufne oppressé s'apaisn,
quanclles traits du visage se détendirent et qu'une
respiration faihle mais régulière indiqua le sommeil, Richard, prenant le bras de la jeune fi Ile, l'elltralna doucement à l'autre bout de la pièce.
- Grelce à vous, elle est heureuse, et moi aussi,
ma cousine Agnès, dit-il avec celte voix profonde
qui émouvait la jeune fille. Lui seul avnit celle
façon de prononcer son nom. Il s'attarùait sur le:
courtes et graves syllabes comme pour en savourer la caressante douceur, il y faisait passer une
grâce tendre; ct recueillie.
- Elle a supporté mieux. que je ne l'espérais
cette émotion, continua-t-il en s'asseyant à (.;ùté
ùe la jeune fille. Aux premiers mots, alors CJlll: je
cherchais à la préparer, elle a corn pris et voulai t
se jeter dans mes bras. Hélas! bien vÎte il m'a
rallu troubler sa joie en répondant à ses questions
Sllr Illon père. Mais elle aété très forte, très cuuragcuse. Vous aviez raison en me poussant ù tOlltlui
dire sans tarder davantage.
- Oh! oui, il ne faut pas faire attendre lc bonhcur.
�[02
LE~
DEUX A~IOvRS
D'AGNÈS
- C'est vrai, répondit Richard.
Et sOl1fjeallt lout à coup à Yvonne, bien que
Mlle de 1· yrtnollt u'eû t mis dans sa phrase aucune
allusion volontaire, il ajouta:
- A présent que noIre malade a repris conscience et que ma situation envers elle est nettement établie, je trou\'e qu'il serait à pr0l'0s cie
ne pas ajourner indéfiniment le mariage de votre
nièce.
Agnès fit un gesle vague.
- Mais si, il faut s'en occuper; ma gralld'mère
comprendra certainement que l'on ne peut faire
attendre ainsi des fiancés aussi amoureux, car· il
est impossible, mêmc en mellant tout au mieux,
d'envisager une datc quelconque où elle soit à
même d'assister à la cérémonie.
- C'est égal, protesta la jeune fille, il n'est pas
possible non plus Je s'occuper en ee moment de
mariage et de fètes.
- Nous supprimerions les fêles, elles sont un
bien futile acces:oire en la eirc0nstance. L'essentiel, e'est qu'ils se marient, et cela ne peut plus
tarder.
- Vous êtes bien pressé, murmura Agnès, vaguement interrog.llive.
Dick nc répondit pas et revint près de la malade.
La journée [ut relativement bOllne. Après la
visite dei; médccins qui rcfusaient dc se prononcer,
ct de Mme de Veillc/{y qui, entenuant la malade
parler de son petit-ftls, crut au délire el courut
partollt colportcr la nouvelle, Mme de Saint-Cerneau demanda d'ellc-ll1èmc Ull prêtrc, au grand
!)oula~emcnt
d'Agnès.
PUI:, en règle avec Dieu, elle voulul cneore
écrire quel~cs.
mots a~1
crayO!l avant dc rapreler auprcs <.1 elle Agnc> ct DIck, qu'elle avait
(Jloign.é '.
"
La Jeunc fille ne revlIlt <[U LIll pcu pills t.ml à
son chevct. La marquise, très fatiguée pur cc,'
eirorls successif', ét,lÎt retombée dans une lourde
prostration; mais, par 1I1l ressort <.l'énergie, clic
Jl1urmlll'n pénihlement :
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
183
- La note est pour vous aussi ... VOllS la lirez .. ,
après ... tous deux ensemble ... ensem bIc... je le
veux. La plume était si lourde ... Ma main tombe,
n'est-ce pas ... tenez-la ... vous verrez ... je n'oublie
pas ... Dick l'a emportée ... il revienùra ... laissezn 'dormir. .. il)' a si longtemps ...
t elle retomba dans un sommeil lourd et agité.
xxv
Tout est terminé.
Avec d'infinies précautions, Richard fit glisser
sur l'oreiller la pauvre tête qui s'était renversée
lIlel>{e entre ses bras.
Debout à ses cotés, ses yeux, ou ne montaient
pas encore les larmes, agrandis rar l'eflroi de la
catastrophe soudaine, Agnès n osait pas comprendre. La mort était venue si vite. La nuit avait
été plutôt calme 8U début. Une demi-heure auparavant la malade reposait paisible, si paisible
même que Richard insistait pour que la jeune
fille allat se coucher. Et tout à coup un cri
rauque, e[rayant, les avait appelés frémissants,
près cl u li t.
Redressée et sufl'ocante, la marquise, le visage
inondé de sueur, s'était cramponnée aux mains
tendues vers elle.
Tandis que Richard l'inondait d'éther, Agnès
avait voulu s'élancer vers la sonnette, mais la malade l'en avait empêchée.
- Non, 11on, n'appelez pas ... je ne veux personne ... personne ... que VOliS, mes enfants, .. mes
bien-aimés ... vous et Dieu!
Puis, comme une tendre litanie, revinrent une
dernière fois sur ses lèvres tous les n01115 chers de
son lointain passé: « Godefroy, Tancrède, Isabelle, mes bien-aimés ... Richard ... Agnès! II
Et desserrant soudain l'étreinte qui retenait,
entre les siennes, les maiAs de ses enfants, elle
�18..,.
LES DEUX AMOURS n'AGNÈS
s'était tout à coup rejetée, ~n'ec
un grand soupir,
:;ur le cœur de son petit-fils.
Se pouvait-il que la mort fflt si prompte. Agnè'
n'y pouvait croire.
Ce ne ful qu'en \'oyant Richard abaisser pieusement les paupières qui ne s'ouvriraient jan 's
plus sur les choses de ce monde, que la cru
réalité la pénétra enfin. Elle s'abattit au pied cIu
lit et enfouit sa figJlre cIans les draps, en sanglotant.
Richard aussi s'agenouilla et, durant quelques
inslants, leur commune douleur resta silencieuse.
- Courage, ma pauvre amie, murmura bientôt
Je jeune homme, en passant son bras autour cIes
épaules tremblantes d'Agnès.
Tout haut, il prononça Ulle courte prière, puis
il se releva.
D'autres devoirs s'imposaient encore en ce
cruel moment. La jeune fille, avec sa triste et
précoce expérience, le comprit et, se relevant
aussi, mit un long baiser sur le f'ront de celle qui
n'était plus.
- Je vais sonner, n'est-ce pas? demanda-t-elle
;) Dick, d'une voix étouflèe de larmes.
Il acquiesça d'un geste et, tandis que dans
l'hcilel se répandait une agitation inquiète, il
demeura debout, les yeux fixés sur les traits rigides qui prenaient dans la mort une au tère grandeur.
Agnè. s'étai t de nou veau agulOuillée; elle
s'cfl'orçait de prier à tr.:\\"ers ses pleurs.
Bien tôl des pas pré~i
pi tés cou ru l'en t le long des
corridors; des domestiquc.;~
311xicu:\. cl ell'rayés
entrèrent dans la dwmhre.
A u nom d' Arnè~
toujours cIrondréc au pied cil!
lit, H.iehard lcu7· donna les premiers ordres, puis,
Ltlalt:ré sa résist:lI1cc, il cntralna la jeulle fille tl ':l11S
la pièce voisine.
- Non, vous nt; pouvez pas rester en cc ll1Oment, ma pauvre amie, l'lIe-même ne le \'oudrait
pas; cl'ailleurs, nOlis aV(}I~
l'un ct l'autre 1111 ordre
t,ressaut à c\l:..:ulr:r.
n r"'ir:1 dtt relit bureau, donl depuis longtemp '
�LES DEUX AMOURS D~AGNÈS
185
Agnès aussi connaissait le secret, le billet écrit
quelques heures auparavant. Sur l'enveloppe fermée, leurs deux noms étaient tracés d'une écriture
irrégulière: Richard, Agnès.
Le jeune homme la tendit à sa compagne. Mais
elle la repoussa doucement.
- Ouvrez, dit-elle.
Alor , debout auprès d'elle pOUl' qu'ensemble
ils pussent lire d'un même coup d'œil les volontés
suprèmes de la morte, Richard déchira l'enveloppe.
Avec un religieux respect, il en retira un mince
papier et l'ouvrit sous le regard d'Agnès.
Trois lignes y étaient tracées, trois lignes que
tous deux parcoururent avec une viole~1t
émotion.
« Je bisse tout ce qued'e possède à 1110n petitfils, Richard Godefroy e Saint-Cerneau, en le
priant d'épouser Agnès de Fyrmont.
« Marquise DE
lB décembre
SAINT-CERNEAU. »
Ig12,
D'un irrésistible mouvement de contrariété et
d'impatience, Dick déchira le papier ...
- Oh! s'écria-t-il, sans regarder la jeune fille,
elle avait déjà perdu connaissance! On n'impose
pas de telles choses! D'ailleurs, ceci est contraire
à ses engagements antérieurs, et ceux-là seuls sont
l'expression de sa volonté.
- Mais non, riposta la jeune fille, bouleversée:
si ceci n'exprime que sa pensée troublée par la
maladie, son précédenl testamcnt a moins encore
de valeur: c'e$llui qu'il faul détruire.
Elle courut à son tour vers le petit bureau et
s'el)1para avec une ~làe
~ébril.e
~le
J'épaisse ~nvc
lopp'e que la marquIse lUI avaIt SI souventdéslgnée
comme gage cie sa rortune.
Une douleur irritée et poignante la dominait en
cct instant: plus que le deuil qui l'accablait, plus
que le souci de l'avenir, plus que l't\pre misère se
�186
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
dressant devant elle, Je cri de Richard, la véhémence de sa protestation entrait dans son cœur
..:omme une l1èche aiguë.
Une indicible confusion la faisait pâlir et rougir
tour à tour.
Lui était-elle donc à ce point antipathique qu'il
ne pût, mème à celte heure, lui toujours St maUre
le lui, accueillir qu'avec colère J'idée cie 1'6pouser?
Certes, la marquise, dans sa bienveillance, était
encore maladroite et despotique. Agnès aussi
souffrait de la voir ainsi disposer à son gré de
leurs plus intimes sentimen1s; pourtant elle ne se
[ùt pas révoltée avec celte violence; peut-être
mème se fùt-elle soumise avec douceur si Dick
l'en eût priée ...
Avant que le jeune homme eClt pu l'en empêcher,
d'un brusque mouvement elle jeta dans la ch~
minée le testament de la mar']uise.
- Mais que faites-vous? C'est inse~é!
s'écria
Dick, s'élançant, et retirant le papier d'cntre les
flammes.
Cette fois, leurs regards se rencontrèrent,
regards brillants et irrités, qui se mesurèrent un
ins1an 1.
Le premier, Richard baissa les yeux.
- Vous n'avez l'us le droit de faire cela, dit-il,
plus calme. Songez qu'en voulant vous dépouiller,
VOllS en dépouillez d'autres. Vous Il'avcz jamais lu
cc testament? Il contient sans doute bien des legs
el des recommandations. Non, vous ne pouvez pas
le délruire.
- Vous a vez bien déchiré l'au tre, répondit-elle,
toujours raidie.
- Ce n'est pas b mème chose. L'autre ne cooccrn"it que moi ... gue nous, reprit-il plus bas,
avec Ilne Jégère hésitation. Il n'est digne ni de
vous Agnès, ni de moi, gue per onne au montle,
fùt-ce une mourante, ose di poser de notre vic.
As,;cyez-vous dO!lC, mo~
amie, et lais~z-mo
vous
p:1rlcr, ajouta-t-d en lUI prenant la mam avec UIle.;
si tendre douceur, qu'Agnès se sentit à demi
c:dmée.
hIle se laissa tomber sur un fauteuil.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
187
Excusez-moi, reprit Richard, j'ai été brutal
toul à l'heure, j'aurais dù pour elle, pour vous,
me dominer dayantagc. Que vou leZ-VOlis? Il m'a
été insupportable de vous voir, vous, vous! associée à celle misérable question d'argent.
- Moi aussi, je le regrette, croyez-le hien, dit
amèrement la jeune fille. Nous n'avons qu'à rayer
celle ligne malencontreuse, le reste au moins
mérite tOLtS nos respects.
- Oh! mon amie, pourquoi ne voulez··youS pas
me comprendre? murmura-t-il d'un ton de
reproche; puis, comme elle fuyait Son regard, il
reprit sur un au tre ton:
- Cette fortune ne m'appartient pas, je ne la
veux pas ...
- Moi non plus, je ne la yeux pas.
- Aussi n'est-ce pas pour YOllS que YOUS l'accepterez j mais vos neveux, vos nièces, toutes les
jeunes vies que vous tenez entre vos mains.
- /1. h! laissez-moi, s'écria-t-elle en se redressant, incapable de mallriser son angoisse, toutes
ces questions d'argent en un pareil moment! Mai
c'est odieux, c'est au-dessus de mes forces!
- ParJollnez-moi, Agnès, chère amie tant
ai mée.
Mais ces douces paroles, loin d'apaiser la jeune
fille, irritèrent sa souffrance; pourquoi la berçaitil de ces fades et trompeuses flatteries d'amitié,
quand, au fond, il ne l'aimait pas? Une iJl1ll1cnsl,;
détresse, un désespoir sans borne s'cmp:lraient
d'elle, noyan t ses dernières énergies.
Elle cacha sa tête en tre ses mains cl pleura
amèremen 1.
Comprenant gue pour Je momcnt toute consolation serait importune ct "aine, RidlanJ "oulut
s'éloigner.
Mais au bruit ùe 1" porte, Agnès se redressa.
- Rcndez-moi le tcstamcn t! demanùa- -elle,
impérieuse.
- Qu'cn ferez-\'ous? questionna Did: ;cn rc':elIallt vers elle.
grand'tnèrc
- Il m'appartient. Cent fois \'olr~
m'a dit OLt jt; le trouverais.
�188
LES DEUX AMOURS D!AGNÈS
- II faut le remettre à sa place, dit Richard
avec autorité, oule produire officiellement. Sérieusement, Agnès, vous n'avez pas le droit d'en disposer.
- Mais l'on peut toujours refuser ce qu'on vous
donne, enfi n! s'écria la jeune fille avec désespoir.
Si je ne la veux pas, encore une fois, cette fortune
qui vous appartient! Vous avez bien repoussé les
dons de votre aïeule, vous! Laissez-moi au moins
le droit d'être malheureuse et misérable.
- Non, je ne vous le laisserai pas, Agnès, je ne
puis vous le laisser! Comment ne voyez-vous pas,
1110n unique amour, que je donnerais ma vie pour
vous procurer une heure de joie. Pardon, Agnès,
ce n'est pas le moment, je le sais, de laisser échapper un aveu si longtemps réprimé; elle me paruonne, celle qui vient de nous quitter! Elle avait
lu dans mon cœur! Mais dans le vôtre, Agnès,
quel regard a pu pénétrer? Si je vous ofrense, pardonnez-moi, je suis coupable, moi, qui tout ~l
l'heure soullrais si fort à la seule pensée qu'on pût
violenter voIre âme. Vous ne me répondez pas,
vos yeu.' fuient les miens, vous pleurez. Je vais
sortir, si vous le voulez, si ma présence vous est
pénible ... J'ai manqué de courage! Lorsque j'ai vu
vos larmes, je n'ai plus pu mc taire, mais je n61
veux pas vous blesser davantage ... pardonnez-moi .
Lentement, il se dirigea de nouveau vers la
porle.
Agnès sembla soudain sortir d'un rêve. Un
éclair de joie inGnie traversa ses yeux plcin~
ùe
(annes:
- Richard 1 appe1a-t-elle.
�LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
189
XXVI
A présent qu'il se savait aimé d'Agnès, nul
motif n'empèchait plus le petit-fils de la marquise
de porter hautement son nom tout entier. La
préoccupation de l'avenir matériel de son amie
qui si 10Iigterbpi;, en dépit du propre élan de son
cœur, comme plus 1ard des instances de la jeune
fille, en avait retenu l'aveu sur ses 1èvrcs, n'existait plus. Les larmes d'Agnès, l'amertume qu'il
avait devinée dans sa brusque raiJeul' avaient
vaincu toutes ses résolutions et triomphé de ses
délicats scrupules. Il n'avait pu en cet instant lui
cacher sa tendresse, et Agnès lui avait répondu.
Aussi, dès les premières lucurs du jour, les
habitants de l'hôtel, et bient6t après tout Paris,
apprirent en même temps la mort de la marquise
de Saint-Cerneau et l'existence de son pctit-fils.
Cette seconde nom'clle causa une telle surprise
que l'émotion causée par la première en (ut bien
vite atténuée.
Trop cie gens avaient ou croyaient avoir un
intérêt à ce que nul héritier dired ne recueillit la
succession de la marquise, pour gue la soudaine
révé lation de Dick Godefroy fù t accueillie a"ec
enthousiasme. Elle rencontra même au premier
moment une certaine incrédulité. Les Montgratien, déçus dans leur aO'ection pour Agnès, les
Veillegy et les d'Arcillac, pour des motifs plus
personnels, sc refusaient obstinément à recon\Jaure dans ccl étranger le légitime descendant et
héritier de Mme de Saint-Cerneau.
Mais Hichard avait entre les mains d'irréfutables preuves, plus de papiers qu'il ne fallait pour
convaincre les plus sceptiques. On dut s'incliner
devant l'évidence.
Cependant, il était un secret encore, le plu'
cher et le plus intime, qu'il gardait jalousement.
�Igo
LES DEUX AMOURS D'AGNÈS
D'un tacite accord, ni lui, ni Agnès, n'avaient dit
à personne l'espoir de bonbeul" qui chantait dans
leur àme. Par respect filial, ils ne s'étaient même,
en ces premiers jours de deuil, permis entre eux
aucune allusion à la scène douloureuse el douce
qui avait suivi lclmort de la marquise. Mais à Ioule
heure, au milieu du désarroi afIairé qui suit les
catastrophes, Mlle de Fyrmont s'était sentie soutenue dans sa peine par la réconfortante douceur
d'un"regard qui, de loin ou de près, veillait sur
elle. Dans son chagrin sincère, elle n'éprouvait
pl~
"et~
çl~tr)$e
9. ui , si S01I"\'ont, l'avait f?-it
presque défaillir en des heures d'apparente prospérité. Elle s'abandonnait avec un ineffable senliment de délirrance à la forte tendresse qu'elle
comprenait enfin, dont elle remonlait pas à 1 as le
cours; éclairée maintenant par l'ayeu de Richard,
elle s'étonnait d'avoir pu se méprendre si longtemps sur les sentiments Ju jeune homme.
- Je l'aimais trop, s'avoua-t-elle, je l'aimais
depuis les premiers jours, el c'est peut-être pour
m'interdire toute trompeuse espérance que je voulais aveuglément le croire amoureux d'Y,·ollne.
Elle pleurait sa chère bienfaitrice, mais ses
larmes étaient sans amertume, puisque Dick était
là, pui que leur chagrin les unis ait davantage;
les dOllleu rs partagées on t enCOre leur mélancolique douceur. Elle attendait sans impatience, avec
un recueillement attendri, que son ami revInt à
elle, qu'il lui redIt les paroles bienheureuses qui
avi~t
fait la lumière dans SOI1 ame . Elle savait
que, bientôt, il la serrerait sur SOIl cœur, comme i
l'autre soir, qu'il mettrait de nouveau sur SOIl Crolll
ce long baiser qui lie les âmes et, confiante, elle
allendaill'heure fixée par lui.
La triste ct rom peuse cérémonie étai t achevée.
Dick, re5pcta~1
l.?s (10Clts de sa grand'nJère, avait
voulu que les tuncraJ!lcs fuscn~
magntl1llues. Les
artistes que la pauvre marql1ise avait retenus
pour le mariage d'Yvonne vinrent chanter l'office
funèbre. Une foule énorme assista aux obsèques,
attirée par la curiosité autant que l'ar la sympathie, car l'on arai t hùte, dans la société parisienne,
�LES DEUX A 1WURS D'AGNÈS
191
de connaitre le jeune marquis de Saint-Cerneau, et
les témoignages d'empressement et de bon accueil
lui furent prodigués.
Mais il déçut un peu l'attente générale par sa
froideur ct son extrême réserve.
Les voitures de deuil ramenèrent enfin à l'hôtel
Agnès et ses nièces. Dick avait tenu, et cela avait
été fort remarqué, à s'entourer des jeunes Voussages comme s'ils eussent été de sa famille, et il
avait également prié Agnès d~ prendre Yvonne et
Blanche avec elle, clans le deUlI.
- Laissez-moi, mes chéries, dit Mlle de Fyrmont aux jeunes filles qui voulaient j'accompagner
dans sa chambre, je préfère rester seule un instant; d'ailleurs, vos frères vont vous rejoindre,
M. Richard leur a demandé de passer toute la
journée avec nous.
- Et après, tante Agnès, que ferons-nous tous?
demanda Blanche, qu'avait inquiétée à plaisir
Mme de Veillegy. Nous irons à Voussages, n'estce pas? Nous ne pouvons plus rester ici?
- Evidemment, murmura pensivement Yvonne;
je comprends bien que tout est changé maintenant. Mais au moins vous, nous vous garderons
toujours, tante Agnès, vous êtes notre protec.rice, notre force, notre consolntion.
- Pauvres petites, répondit Mlle de Fyrmont,
ne vous tourmentez donc pas. J'ignore encore ce
que nous ferons les uns el les autres; mais
n'écoutez pas les personnes qui ne savent rien de
votre avenir, et ayez confiance en Dieu.
- En Dieu et en vous, tante Agnès, répondit
Yvonne avec un triste sourire, car depuis q nelques jours S011 naïf optimisme avait été cruellement atteint.
- Allez, mes enfants, allez rejoindre vos frères.
Je vous suis au salon.
Mais à peine avait-elle enre.,ré son voile que
Dick frappait à sa porte.
- Agnès, dit-il avec celte gravité caressante
qn'ellc aimait tant, je viens de dire à Georges
lf'Arcillac que ma grand'mèrc a laissé les instructions que vous Savez pour la dot de vos nièces.
�t9~
LES DEUX A~[oURS
D'AGNÈS
Est-ce bien sûr? demanda la jeune fille en
ro.ugissant; avez-vous les paier~
en main?
- J'ai tout remis au notaIre, tout est en règle;
le sorl de vos enfants adoptifs est assuré, répondit
hâtivement le jeune homme. El maintenant, ô
mon amie, voudrez-vous enfin songer à vous? à
nous? Agnès, ma bien-aimée, voulez-vous être ma
femme '! Voulez-vous pour toujours vous confier à
moi?
Avec une indicible joie, elle lui tendit ses deux
mains dans un grand geste d'abandon.
- Richard, je vous aime! affirma-t-elle avec la
gravité profonde d'un serment.
FIN
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
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Description
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Les deux amours d'Agnès
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Humilly de Chevilly, Marie d' (18..-19..)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 52
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
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Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_52_C92572_1109748
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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17. A Travers lcs Seigles, par Hélèno MATHERS.
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23. Bonsoir Madame la Lune. par Marie THIERY,
24. Veuvage Blnnc, par Morie Anne de BOVET.
25. Illusion Masculine, par JeaD do la BR ETE.
26. L'hnpossibl", Lien, par Jeanne d. COULOMB.
27. Che2Tlin Secret, par Lionel d. MOVET.
28. Le Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC.
29. Printemps Perdu, par T. TRILBY.
30. Le Rêve d'Antoinette, par Eveline le MAIRE.
31. Le Médecin de Lochrist, par SALVA du BEAL.
32. Lequel l'ain'lait ? par Mary FLORAN.
33. COlTlme une Plume~.
par Autoine ALHIX.
34. Un Réveil, par J•• n de la BRETE.
35. Trop Jolie, par Louis d·ARVERS.
36. La Petiote, par T. TRILBY.
37. Derniers Rameaux, par M. de HARCOET.
38. Au delà des Monts, par Marie THIERY.
39. L'Idole, par Andréo VERTIOL.
40. Chemin Montant, par Antain., ALHIX.
41. Deux Amours, par H.nri ARDEL.
42. Odette de Lymaille, Femme d. LotlrtJ, por T. TRILBY.
43. La Roche-aux-Algues, par L. de KERANY.
44. La Tartane alnarrée-t, par A. VERTIOL.
45. Intègre, par Pierre Le RuHU.
46. Victimes, par Joon TI-IIERY.
47. Pardonner, par Jacque. GRANDCHAMP.
48. Le Chevalier clairvoyant, par Jo.nne do COULOMB.
49. Maryla, par laabulle SANDY.
50. Le Mauvais Amour, par T. TRILBY.
51. Mirage d'Or, par Antoine ALHIX.
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55. La Roman do 10. vin~tèm"
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56. Monette, par Mnth.ld. ALANIC.
57. Rêve et Réalité, par M.... ie THIERY.
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En face de ce papier) la plume à la main, me
voici bien contrainte de commencel'-mon histoire.
Ce matin, ma cht:re maman se força à prendre un
air sévt:re, elle entra dans ma chambre et je cachai
vivement ma dernière pou.(>t!e au fond de son tJroir;
puis, maman, prenant un slt:~e,
me dit avec solennité:
- Phyllis, tu viens d'avoir dix-sept ans; te voici
une jeune fille. Jusqu'à ce J'our, j'ai le regret de
constater que tu ne nous as onné aucune satisfaction. Alors que ton frère ainé réussit dans ses études, compensant ainsi les lourds sacrifices que nous
nous imposons pour son éducation, que ta sœur
Dora fait l'admiration de toute la famille autant par
son naturel aimable que par sa beauté, toi, ma pll1s
Jeune fille, tu es une source continuelle de trouble
dans la maison ...
- Ohl maman ...
...... Regarde-toi datis la stace. Où as-tu l?u aller
poul' tre- faite ainsi, à hUit heures du matlO j> Tes
che't'eux décoiffês, ta robe en désordre, un accroc à
ta jupe ... Vraiment, Phyllis ...
- Maman, c'est que, ce matin, j'ai joué dans la
cour avec Billy, nous avons lutté, et Black m'a tirée
par ma jupe.
•
- Voilà bien ce que je disais 1 Phyllis, ces façons
ne sont pas acceptables pour une fille de on âge.
Nous en ayons discuté avec ton père, et voici ce
qu'il t'ordonne: Chaque jour, pendant une heure,
tu écriras un cahier concernant tes faits et gestes
de la journée. Ce sera un excellent exrci~
pour
ton esprit; tu y gagneras, je l'espère, en écriture, en
orthographe et en style, et quand cela ne to servirait qU'à te tenir une heure tranqull1e, sans courir
�PHYLLIS
comme une folle, grimper aux arbres ou taquiner
ton frè:re .. .
- Nous ne nous disputons pas, mère, nous nous
aimons trop pour cela 1 m'écriai-j e dans un 01an
sincère.
- Oui, je sais que VOWl vous entendez tous deux
comme larrons en foire pour jouer des tours pendables. Mais ces jeux de garçons seront finis pour
toi, ma fille. Voici un cahier neuf, en te relIsant
chaque jour, tu f<.!l1échiras sur ta conduite et j'espère qu'avec de la bonne volonté, tu arriveras à réformer ta nature rebelle à toute direction .
1\I1e laissant sur ces mots, maman traversa la
chambre avec une grande di~nté.
Cependant, arrivée
à la porte, elle se retourna ct me dit de son ton
naturel :
- Ah 1 i'oubliais de te dire: nous attendons
auiourd'hUl la visite de M. Carrington, notre propnétaire. Il est revenu de ses voyages et il s'est ftli t
annoncer. Mon Dieu, je puis bien te dire ce secret,
j'espère que tu sauras le garder. ..
- Oui, maman. fis-je, les yeux brillants de curiosité, même pour Billy.
- Cette première visite est fort importante, ma
petite !Ille, reprit maman en baissant la voix, car
.!lIe décidera peut-être du sort de ta sœur. M. Carrington est encore un jeune homme, je veux dire
u'il ~l
n'est pas marié, et Dora est une fille délicieuse.
Où pourrait-il en trouver une plus charmante et
meilleure?
- Oh 1 certainement, dis-je, un peu froidement.
L'or~ueil
de ma chère ml!re pour sa fille ainée est
me chose bien excusable, étant donné qu'en com)araison avec sa fille cadette, Dora est une perection.
- Si je te mets dans la confidence de notre espoir,
t l et~,
dit encore maman, c'est parce que je d.ésire
IU'auJourd'hui tu te montres sous ton meJlleur
.ispect. Enfin , tu tacheras J'être convenable.
- Oui, maman. J'essaierai.
.
Sur cette vague promesse, maman sortit et me
'aissa seule avec mes r(:flexions.
11 est six heures du soir et me voici pour la preîlière fois face à face avec mon cahier neuf et...
:omment dire aussi ? ... avec moi-même. II faut don.:
ne rappeler et réfléchir. C'est une drôle de senation que je n'ai jamais éprouvée. Je ne saislitt6.alemen t par où commencer.
Eh bien 1 débrouillons-nous un peu.
Pour illustrer mon ~ Journal" je vais d'abord faire
~on
portrait. Quand je serai une vieille femme bran-
�7
lanle ct éùentée, j'aurai peut-(;tre un certain plal:>ir à
relire ccci.
Voici Phyllis: dix··sept ans, ni brune, ni blonde,
ni grande, ni petite. En vérité, rien ne la distingue
du commun des mortels.
Et cela peut me parallre d'autant plus pénible que,
pour une raison ou pour une autre, mes fri;res et
ma sœur ont tous quelque droit à la beauté.
Ain"i Roland, notre alné, est de belle taille, il a
l'air di"tingu(: ct plalt infiniment.
Dora, la cadette, est délideusement jolie, c'est une
mignonne statuette de Saxe, rose, blonde ct languissante.
Mon cher Billy, le dCJ.l;cr-n~
de la famille, est un
charmant garçon ùe quinze ans, au. " grand yeux
bruns, limpide" et souriants, qui trompent bien les
gens sur son cart,~e.
Quant à Illon humble personne, hl:~
1 plutôt
harçon 9ue fille, cHu e!:'t entii:rement d'::pour\"ue de
charme ,éminin, de ces jolies façons calines qui fonl
de ma sœur un..: cré<llure Irrésistible.
A 1 exemple de mon cher Billy, j'adore les jeux de
garçon et je n'<lÎ peur de rien .. Ie puis bien m'avouer
à moi-même 'lu,,:, telle que me voilà fJ.ite, je n'ai pas
grande chance de plaire. NIais je m'en console très
~.isément
Püur citer lIne phrase de mon pLre, je suis « une
triste bévue»; il faut bien que j'en pr~nl1":
mon
parti.
M<lman, la meilleure et la plus douce des ml:res,
me gronde et m'cnl:ourage alternativement, cherchant
sans cesse à pallier ou excuser mes sottises aux
yeu.' Je notre terrible pl:re,
l\Iais je me perds dans des consiJ6rations morales
et j'interromp!l le tableau que j'essaie de trac..:r de
ma petite !W 1":1O Il Il e.
Petite, oui, plutôt; cheveux brun::; toujours embroussaillé , r..:bclks à la brosse ct au meilleur cosmétique de Roland, yl:IJX bleus ou gris suivant le
temps ct mon humeur. Extr0mités lines ... mai~,
comme depuis diX-Cler! an' je proresse une sainte
horreur pour les gant', la peau ùe mes mains, à
1~")J'ce
de hale, e t devenue brun fonc':'.
Ma taille, ,i l'on veut en croire ,non frère a\l1é, a
un~
étonnante a.nnlogie avec une ca~,n
à pêche,
mais mon ne7, lUI, est présentable, ct J ..:n SUIS passablement fil re.
1\. vee ce visa~e,
avec ces manitres désordonnl!cs,
je forme l:videmml.!nt contraste a\"~c
I1CJtn: exquise
Dora, qui ne s'anime jami~,
ne .e met jamais 'en
col\:l"c; elle est, i rragile! Elle craint tant, aussi, d.'
�PHYLLIS
l'h.armol!ie de ses fraiches toilettes, bien
simples, mais touJours seyantes.
Pourtant, dois-je le dire? il lui arrive quelquefois
de ... bouder. .. oh [ r.arementl ~ar
elle possè.de un
vrai .talent pour esqUlver les sUJe.t~
d~slgréabe
qui
seraient de nature à lroub~
la qUletude de son eSI rit.
Nous avons tous une samle terreur de noIre pi:re.
De maman, l'as autant, et, par conséquent, c'est elle
que nous préférons.
Papa est extrêmement calme et bien élevé, d eux
qualités que nous n'apprécions guère, car, lorsque
sa diswâce tombe sur Blll)' et moi, ce qui nous arrIve
fréquemment, ce sang-froid el cette btlnne éducation
devIennent si krriblès qu'il n'a qu'à froncer les sourcils pour nous faire trembler.
Moi, surtout, je suis sa bêle noire .
a~cent
ses nerfs sensibles, aussi je
.l\Ies mali.~res
m'entends sans ce ' se comparer ddavorablement à
la douce ct belle Dora.
Il déteste les expansions ct j'ai le malheur de posséder une nature affectueuse ... surtout à l'endroit de
maman et de Billy.
Nous sommes fails de lonsue date à la plus stricte
économie. Une toilette neuve est chose rare chez
nous et loutes les distractions qui se doivent payer,
l'argent à la main, sont considérées comme un luxe
ÎnouL
CepC'ndant, comme il faut" soutenir son rang»
suivant l'expression paternelle, il n'est pas l'arc de
voir ma chère maman escortée de Dora, en toilette
daire, mlJnter dans l'équipage antédiluvien qui est
notre seul moyen de locomotion. Elles vont faire
des visites dans les châteaux environnants. Cet
équipage nous lient d'héritage et a dù coûter dans
les tenlps anciens une somme fabuleuse; mai~,
aujourd'hui, la calèche antiq.ue. et. démodée, attelée au
gros cheval de la ferme, (aIt SI pIteuse figur,e, gue ma
sœur ne ce~s
de soupirer quand elle s y 1I1stalle
avec des mines dégoÜtée:; .
.Je ne suis jamais emmenée dans les tournées de
visites. Je ferais sans doute trop peu d'honneur à la
famille et, pour être franche, je n'en suis pas fâchée.
Et puis, il faut bien que l'une de nous reste à la
maison pour veiller aux soins du ménage.
Dois·je l'écrire? Olfi, dans ce petit cahier je yeux
être sincère avec mOl-même el mère m'a promis de
ne pas chercher à me lire ... Je ne puis me dissimuler que l'on me traite ici en petite Cendrillon.
Et cela le pl us nalurellement du monde 1
Que dc fois, au moment de montcr en voiture,
maman m'a-l-eHe recommandé:
d~range
�PHYLLIS
9
PhiIlis, tu feras le thé de ton père à cinq heures
et tu le lui portera,-.
Phillis, tu surveilleras " la lessive» ou « tu
étendras le linge ~.
..
Résultat: un coup de solt:lll Mais, moi, cela n'a
aucune importance 1
Et encore:
Phillis, tu raccommoderas le linge de tes frères
et tu mettras des boutons aux chemises.
Phillis, tu porteras les poin::s au fruitier avec
l'aide de Billy et tu n'en mangeras pas.
AI'ec l'aide de Billy r ... Oh 1 oh 1
Ensuite tu mettras le couvert ou tu aideras Kate
à laire le pudding.... ou tu arroseras les plate~
bandes, etc., etc., etc ...
- Oui maman ... oui maman ... oui maman 1
l'lIais à peine la calèche a-t-ellt! tourn( le coin de
l'avenue que je pousse mon cri dl,; guerre qui a pour
effet de faire jeter cahiers et livres en l'air à Billy et
de le faire accourir à la rescou~.
Nous tenant par la main, nous nous élançons dans
le petit bois qu! fait partie. Je notre domaine, ou
même dans celuI de M. Carnngton sans aucune permission, et nous lançons des l;ris de défi aux InJlCns
Hurons ou aux Mohicans que notre ardente imagination nous fait voir dans les recoins les plus my 'tt:rieux des futaies où nous délogeons les lapins dans
leurs terriers.
Heureux jours l. .. mais tristes retours 1
Papa attend son thé jusqu'à six heures passé, le
linge se morfond dans la lessiveuse, les poires ... 1lon
Dieu, il en reste si peu" avec l'aide de Billy Il que
œ n'est pas la peine d'en parlerl Le couvert est mis
à la diable et Kate a rat~
le pudding.
Et tout le monde est d'accord pour déclarer que
je suis le {léau de la maison.
Quand on a suffisamment parlé de mes horribles
méfaits, maman raconte les vi ... ites de la journée.
Alors, la physionomie de notre pi:rc, si terrible que
nous n'osons le regarder, Billy et moi, s'épanouit au
récit des succès de sa fille ainée.
Dora a été trouvée ravissante chez les Desmond et
ft idéale li chez Mrs. Cuppardge; elle a chanté, elle a
promené sur le piano ses jolies petites mains, deu.>
bijoux précieux qui, du reste, ne servent guère qu'à
cela.
Dora est la men'eille de la création. Dora est un
ange. Aussi, est-il bien naturel que notre chère
mère, soucie~
de ~ui.
faire un mariage digne de
tant de perfectIOns, ait Jet.: son d':\"olu sur M. Carri'lgton, notre: n()UH:au propri.:taire. Il y a Jéjà cinq
�10
PHYLLIS
années que l'ancien n:t0urut, le laissant son héritier.
Aprt:s un long séjour à l'é~range,
notre voisin
revient à s~n
pays natal a;ec l'm'lention de s'y fix.l:r.
M. Carnngton n'a gucre plus d'une trentaIne
d. 'an~es
; wand, blond, distngu~!
in~t
ru it,
c'est un
parti su perDe, et toutes les cleJ?OlSelles à marier du
cnmt\! ont les yeux fixés sur llll .
Mais mè:re a décrété qu'il serait à miss Dora
Yernon ct à nulle autre . C'est une affaire décidée.
Et cela me fait penser à la visite d'aujourd'hui.
Quelle visite! et quels apprêts 1
M. Carrington, arril'ant plus tôt qu'il n'était
attendu, entra par la p<lrte-fenêtre du salon en
homme parfaitement au courant des altres de la
maison.
Maman n'ayant pas terminé sa toilette, nous y
étions seules, Dora et moi, et, circonstance de bon
:lU~ure,
à peine entré, notre hôte attira une chaise et
s'assit tout prt:s de Dora.
Dora s'était composé une attitude digne de tenter
le pinceau d'un militre. Ses jolies boucles d'or retombant sur son cou, ses yeux modestement baissés,
elle fai--ait du crochet! - Je crois bien avoir vu
celte denlelle traIner dans un tiroir depuis le dernier
voyage de notre vieille tante Pricilla.
Quoi de plus gracieux: et qui convienne mieux à
ses doigts bl?-ncs que le vif petit crochet qui glisse
entre les maIlles 1
Chose bizarre 1 Bien que M. Carrington fût aUprl:5
Je ma sœur, il m'était impossible de lover les yeu ~
sans rencontrer les siens, fixés sur moi. J'eus ain::;i
le loisir de les examiner: ils sont grands, bleus cl
profondément bons. Ce sont de ces yeux qui montrent le fond du cccur.
~on
visage, d'ailleurs, .est fort plaisant avec se.s
traits ré"ullCl's et sa petite moustache blonde qu'Il
porle ra~ée
au bonI de ses lè:vres fines. Pourtant le
ba, de sa figure ne manque pas de fermet\!.
- Savez-vous, dit-il à ma sœur pendant que je me
thrc à l'inventaire de sa personne, que ,'éprouve
une véritable afTediol1 pour cette maison. J'y suis
né ct l'ai habitée jusqu'à la mort Je mon pè:re.
- Oui, je sais cela, dit Dora avec un doux: regard,
et je me demande si vous ne voyez pas sans tris'Lesse
des étrangers vivre sous votre toit .~
- Quand il s'agit do vous, miss Vernon, quel
regret pourrais-je' conserver? dit notre hOte fort
t;afammcnt.
Décidément, cela commence bien.
- .'\.h 1 continue M. Carrington, d'lin air sentimental, combien j'ai eu tort de l'ester si longtemps
�PHYLLIS
11
tloigné de mon pays natal e! comme il est doux
d'entendre à son retour d'aussI charmantes paroles.
J'ai mené une vie si errante, si peu civilisée, que je ne
puis plus croire à la sympathie de mes semblables.
Il dit tout cela à mi-voix et en regardant ma sœur
d'un air pénétré.
Dora ne laisse pas échapper une <;j belle occasion
de rougir du plus bel incarnat, pUÎ~,
toule confu~,
elle laisse retomber ses re!.!ards sur son crochf.:t.
- Quel joli ouvrage vous faites là, dit ..\1. Carrington, examinant lè bout de denlLlk - l'Cl;uHe
de tante Pricilla 1 - avec un grand intérêt. J'aÎm<; à
\IIir travailler les femme,; qùand Jeur~
mains sont
douces et blanches ... Mon Dit:u, c(.mme ce doit t-tre
difficile 1
- Oh non 1 C'est très simple. N'importe qui est
capable d'apprendre sn s'y appliquant un pl::u.
- Laissez-moi regarder d\.! plus pri.:s ... Quelle
mémoire il faut avoir pour r('tenir tous ces méandres
compliqués 1
Leurs yeux se rencontrent et It:!urs têtes rapprochées se penchent sur la dentdle, il~
sourient ... ct
enfin Dora baisse ses paupières satinée~
d'un 1 (;lit
air confus.
Pour moi, témoin muet de ce man~gc,
je tüurne la
tête d'un air vexé. Suis-je donc un petit chien ou unt:!
enfant de quatre ans pour être ainsi comptée pour rien~
- Où donc, reprend Dora, revenant à la charge,
avez-vous été en quittant cette maison?
- A Strangemore, chez mon oncle. A ce moment
ma sœur Ada se maria avec lord lIancock t:t j'ullrai
dans les Guards. Vous voyez, ajouta-t-il en plai~n
tant, combien j'ai le désir de t1c::\'cnir l'un ùe YI)S
amis, pour que je vous parle ain .. i dt.! moi ...
- Je suis heureuse que vous le désiriez, dit Dora
en relevant ses beaux yeux clair~,
mais je crains lluC
vous ne nous trom iez des gens bit.:n <::nnuyeuJi.
Vous qui avez tant vu le monùe, vous vous contenteriez difficilement de la soci~t
de campagnan!!;
tels que nous ...
Là-dessus, un sourire à faire tourner la tt7:te à u TL
sai n t.
- Si j'en luge d'après ce que ,'en connais Jt;jà,
rtlponJ M. Carrington, je crois que je serais non
seulement sati~f,
mais tout à fait hcurt.:ux dan~,
mon nouveau foyer.
Me sentant lasse d'être laissée en dt.:hors de la
conversation, je demandai bru~qcmnt
:
- Pourquoi avez-vous quitté votre réJ.\iment ")
Dora soupira et ccprit son croch!::t .•\1. Carrin ,t(;11
::C tourna ,"crs m(,i:
.
�12
PHYLLIS
- Parce que, dit-il, j'étais fatigllt! de ce genre de
vic. La monotonie m'est in~lprtabc.
Aussi.
lorsque mon oncle en mourant me fit son héritier,
je quittai l'Angleterre et me mis à voyager.
- J'aurais voulu être un homme puur être mili·
taire, repris-je vivement. Comment ne pas aimer la
vie de soldat ? ... D'ailleurs, tout vaut mieux que de
rester un oisif.
J'étais occupée à démêler un grand écheveau de
laine rouge. avec lequel mon fox-terrier avait joué
dans la matll1ée. Dora me lança un regard d'horreur
puis tourna des yeux suppliants vèrs notre hôte:
M. Carrington eut un rire bref.
- Permettez-moi de déclarer que je ne suis pas
un oisif. Il y a des choses utiles à faire en ce monde
outre le métier militaire. Je vous en prie, miss ...
Phyllis, je crois ? ... N'ajoutez ras à mes nombreux
défauts celui de paresse dont je suis innucent.
- Mon Dieu, que VOLIS deve,: me trouver impolie 1
dis-je pour m'excuser. J'avais promis d'être conve~
nable et je venais de commettre une gaffe formiJable ... J'en rougis jusqu'au.x or:e~lc
et ne fus pa.s
peu dépitée de voir que notre l'OISI11 prenaIt un plaIsir visible à constater mon embal'l'as.
- C'est que, conlinua-t-il Sllr un ton d'odieuse
plaisanterie, si vous aviez mauvaise opinion de moi,
miss Phyllis, j'en serais au dése
~ poir
1
Une petite pause suivit durant laquelle je me
rendis compte que ses yeux !ltaient fi. é5 sur mon
visage devenu écarlate ... Tout au fond, je ..:ommençai
à le hatr.
- Avez-vous revu les jardins ( s'enquit Dora avec
à-propos. Une petite p!'omcnade vous ferait plaisir.
Les alllOes et les massl[s vOUt> rappelleront le temps
d'autrefois.
- Je serai enchanté de les revoir avec vous, miss
Vcmon, répondit M. ~aringto
en sc l~vat.
Il sc tourna l'ers mOI comme pout' nl'1nl'lter à les
suivre. Mais j'étais loin d'avoir retrouvé mon égalité
d'humeur. Je Lis ~emblant
de m'absorber dans le
débrouillage de mon peloton Je hine ct lui tournai
le dos sans façon 1
Il
Nous sommeS au plus Joux des mois ue ('ann.!c.
en .septembre;. un ~cptembr
murissant el glorieux,
qUl ne nOliS a Jamals paru plus beau.
Billy cl moi, bravant toutes les_défenses, en profitons pour multiplier nos randonnées à travers boÎs ...
�PHYLLIS
Non seulement dans le nôtre dont nous apercevons
bien vite la limite, mais clans les bois de Strangemore dont les propriétés: champs, prairies et forêt,
s'étendent sur pl.llsieufs kil.omètres à la ronde.
Cet apri;s-mldl nous aVlOns résolu d'aller à la
cueillette des noisettes qui doivent être mûres à
souhait.
En sortant de table Billy m'avait prévenue.
- Maman et Dora vont en ville, pi.:re va chasser
chez sir Collins, nous serons libres jusqu'au soir.
Prends un panier et va m'attendre à la petite porte
du potager.
C'est pourquoi, une heure plus tard, nous nous
trou vions tous deux marchant sous les grands arbres
lu bois de Strangemore, heureux comme des pierrots grisés d'air et de lumii.:re, et nous faisions
retentir les bois cles airs les plus variés, moi, de ma
voix la plus éclatante, Billy de son fausset aclolescent.
Parfois la chanson s'arrêtait faute cie mémoire et
finissait en éclats de rire.
- Voyons, dit Billy avec un soupir de délice, par
quel arbre allons-nous commencer?
Tous les arbres ployaient sous le poids des bouquets de noisettes si grosses, si belles, qu'il était
difficile de faire un choix.
•
- Eh bien 1 dis-je d'un ton décidé, ncus allons
prendre chacun un noisetier. Au premier arrivé 1
Et je m'élançai dans l'arbre le plus proche. Je dis
bien: dans l'arbre. 1\1on Dieu 1 il n'y avait là personne
puur m'en empêcher, et la meilleure manière de
laire tomber des noisettes, n'est-ce point de grimper
su r le Il oisetier?
Celui que j'avais choisi se tl'Ouvait, par malheur,
dépnun'll de branches jusqu'à un m~tre
cinquante du
sol enviroll. C'Gtait le plu:; haut et le plus charg'::. J'y
tenais 1 C'ost pourquoi je m'acharnais à grimper ...
Mais la tâche était malaisée. Après le quatri(;me
essai je m'écriai impatiemment:
- Billy, que fais-tu à me regarder et à rire comme
un sot 1 Pousse-moi! Aide-moi 1
11 m'administya un vigoureux élan qui m'envoya
d'un seul coup Jusqu'à la branche convoitée.
Bientôt, je me trouvai confortablement installt!e au
milieu de " mon arbre» et faisant craquer les noisettes sous mes dents.
Billy en faisait autant à peu dc distance, nous
nous amusions à nous jeter Je:> coquilles à la figure
en riant de bon cœur quand, tout à coup, le rire
mourut sur mes l1!vres.
Je Os chut 1 à mon frère, et Jui désignai du doigt
un chasseur qui s'avançait tranquillement dans le
�PHYLLIS
s~ntier
... Je I.e voyais d~ ~ace.
Pourquoi, au l?Om du
ciel, M. Carnngton avait-Il eu la détestable Idee de
venir chasser ses liè,:res, ce jour-là, au lieu d'aller se
promener à cheval JUSq\l'~
la ville où il aurait fait
la renco~
de notre déhcleuse SŒur'? Mais non, il
est là, et II va passer devant nous avec une certitude
fatale 1
- Billy, fis-je d'une voix basse et tremblante, estce qu'on voit mes jambes?
- Pas plus de cinguante c~ntim;res
au-d
e~s u
s de
la jarreti1:re, rtpondlt le malIn garçon.
D'un effort désespéré j'abaissai ma jupe de toutes
mes forces. La branche craqua." la fatalité!
M. Carin~to
était à dix pas .. , je le vis sourire ...
M'avait-il déJà découverte? Il contInua d'avancer de
son pas tra?q uille et ce fut seulement quand il se
trouva tout a Jalt devant mOI! arbre qu'il leva la tête,
puis, sou.levant sa casquette d'un geste resl?ectueux:
- BonJour, mademoiselle PhyllIS, la cueillette estelle bonne?
- Monsieur ... monsieur, balbutiai-je, 'je suis désolée que nous soyons tombés sur vos noisettes, nous
avons dépassé notre bois sans nous en apercevoir et .. ,
- iVles noisettes sont faites pour être mangées,
miss Phyllis, et je suis enchanté que VOliS les trouviez
bonnes. Mais SI vous voulez bien me suivre, je vous
indiquerai un endroit où elles sont cl'une qualité
~upéJ'ier.
Il y a aussi une haie avec des mùre:::; ...
- Des mûres 1 oh 1 Je viens. Billy, criai-je du plus
haut de ma voix, viens m'aider ~ de.scendre. ~dly!
Aucune rtponse .. , Hélas 1 le malin s1l1ge me l.alssait
dans mon embar~s
1 Com~ent
sauter ~e
SI haut,
et sous les yeux railleurs qUI ne me perdaient pas cie
vue?
. t'f
Je m'écriai tout à coup d" un ton Imper.a
1 :
_ Monsieur Carrinbrton, tournez-moI l~
clos et
surtout ne regardez pas 1... J\ttendez .. , un Instant...
Je vous envoie mes .. , vos ~OJset,
'"
Puis, faisant suivr~
l'actIOn à la parole,. Je vidai le
contenu de mon ta~l1er
sur la ~gur.e
sounante levt:e
une
vers moi, c'est-à-dire que .M, Carnnqton. re~ut
volée de petites boules brunes en pleIn vlsagc. 11 sc
bah.sa en riant de tout son cccur....
,
_ Pardon, lui dis-je, pardon! MaiS aUSSI, qUC::llc
idée avcz-mus eue de vous mettre s~}u
l'~rbc
1...
.Maintenant, tournez-volis e~ ne. bougez ~!u.s,
.
_ Mon Dieu hasarda-t-I!, SI yous n etiez pas ~I
farou~h(;,
je po~rais
peut-être yous aid~r
~
_ Non, non, je vuus remercie 1. .. ~als
Je pense;
Où diable Billy a-t-il pu p.asser? Oh! Il me revuudr'
cela. C'e' t un tour de sa taçon.
�PHYLLIS
- J'y suis, dit M. Carrington du ton dont les
enfants font cou-cou, quand ils jouent à cache-cache.
n s'était éloigné de plusieurs pas ct il paraissait
prendre un grand intérët au paysage qu'il avait sous
les yeux.
Je me tournai avec précaution . Certainement, ma
robe de mousseline mettait de la malice à s'accrocher à toutes les branches, des paquets de noisettes
tombaient de l'arbre secoué violemment.
- Quel bonheur que je ne sois plus dessous 1 me
dit ~.
Carrington sans se retourner. Quelle avalanche 1
Trouvant cette réflexion déplacée en un moment
aussi critique, je pinçai la bouche sans répondre,
mon bras passé autour d\.! tronc rugueux, j'allais me
laisser glisser quand ...
Je ne pus embrasser le tronc assez vite avec mes
deux genoux et je tombai lourdement à terre en
poussant ~n
cri.
l'v~ .. ~arngto
sc précipita à genoux aupr;'s de
mOt, II souleva ma 12:te ct passa son bras autour dt!
ma taille pour me relever.
Je ne m'étais presque pas [ait de mal et je crois
bien que c'est pour me rendre un peu intéressante
que je poussai deux ou trois faibles gémissements.
D'autant plus que Billy s'était dccidé à reparallre
>ubitement, cl me regardait d'un air consterné'. Je
n'étais pas fachée, en l'inquiétant, cie le punir de son
• Jachage ».
M. Carrington s'écria tout à coup comme s'il
~'agist
d'un grand malheur.
- Mais vous êtes blessCc ! Votre bras saigne!
En effet, une tache de sang t;toilait la mousseline
de ma manche, un peu au-dessus du coude.
- Voilà cc que c'est, dis-je à Billy, si tu m'avais
aidée!
Re,lcv~nt
ma manche. avec d'infinies. précautions,
M. Carnngton découvnt mon bras où 11 y avait une
longue égratignure rouge.
- Oh 1 c'e:,t aO'rcux 1 s'écria .. t-il. Le pauvre petit
bras ...
« J'ai.étu il la guerre, je suis un peu infirmier, laisseü-mol v6\J~
faire un bandar.e.
Se servant de bOll moucbè;il', il arrêta le sang J,
ma blessure, puis la banùa avec la plus extrêm;,:
dél icatesse.
Que n'eCit pas donné Dora pour se lrouver à nn
place!
- Pourquoi n'as-tu pas v0!llu .que M. Carringtoll
que cela
te descende dans ses bras, dit 1311ly, c~t-o
n'cüt paB mieux valu?
�PHYLLIS
- Certainement, appuya 11. Carrington en interrompant sa besogne de chirurgien pour me sourire,
mais il y a des petites filles qui ne sont pas rai sonnables.
- ~'ai
eu dix-sept ans au mois de mai, fis-je avec
orgueil.
- Oh! miss PhylIis, excusez-moi 1 si vieille déjà 1
vraiment je ne l'aurais pas cru.
_ Oui, vous dites cela parce que que vous m'avez
trouv~e
perchée sur un arbre, mais je vous assure
bien, ajoutai-je avec la dernière énergie, que, quand
je suis sortie de la maison, je ne pensais pas plus à
faire cela qu'à ... m'envoler. N'est-ce pas, Billy 'r
- Bien sûr, fit Billy. Qu'est-ce qui a bien pu te
donner cette drôle d'idée? Voilà au moins deux
ans que ç.a ne t'était pas arrivé!
C'était. un impudent mensonge, mais j'aurais
embrasse le cher garç.on pour sa bonne intention.
- Seulem.ent, monsieur, fis-je d'un ton beaucoup
moins fier, SI mes parents le savaient ils me gronderaient, mon père surtout, ce serait 'at1'reux, Vous
ne me trahirez pas?
- J'endurerais plutôt mille tortures, me répondit-il très sérieusement. Vous n'entendrez jamais
reparler de cette terrible aventure. Vous sentez-vous
mieux, miss Phyllis?
- C'est à peine si je I.e sens, maintenant. Mais
comment vais-je faire pour vous renJre votre
mouchoir?
_ Ne pourrai -je venir demain. prendr? de vos
nouvelles? Voilà une grande semaIne que Je ne suis
allé il. Summerleas. Cela vous ennuierait-il de me
revoir si tôt '?
_ Oh 1 pas du tout! répondis~je
chal~uresmnt
en pensant à Dora, vous nous faites touJOUl'S plaisir.
_ Vraimcgt! Vous êtes contente de me revoir
quelquefois 'il
Il me regardait fixen:ent e~ p~sant
~et
que stion.
Surprise de ses mamères, Je r",ponchs polIment:
_ Mais oui n'en doutez pas.
_ Depuis ~ombien
de temps nous connaisso ns _
nouS maintenant?
.
_ Je le sais, fis-je vi~m.ent,
11 y a eu e~actmn
trois
mois hier. C'est le 25 Jum que vous etes ~cnu
pour
la première fois à la maison. Je m'en souviens bien.
_ Vraiment?
M. Carrington en avait l'air surp ris et heurslUl...
_ Qu'est-ce qui a pu graver dans votre meOIf/~
cette date i peu intéressante?
"
_ Oh 1 c'est bien simple. C'est .ce lour-la que
Billy m'a donn": mes deux beaux pigeons blancs.
�PHYLLIS
L'un d'eux est mort depuis. Vous voyez bien que je
ne pouvais oublier cette dat~.
.
. .
- Il n'y a donc que troIS mOIs à peIne que )'al
fait "otre connaissance? A moi, il me semble qu'Il y
a un siècle.
- Ah! vous voyez 1 fis-je d'un ton triomphant . .Te
vous l'avais dit dès le premier jour que vous seriez
vite fatigué de n~us.
Et ce n'était pas.n:alin à deviner,
car la vIe est 10111 d'ètre amusante ICI. Quand on a
sur les voisins, qu'on a parlé
rait des com~rages
chel'aux, bétail, ou ...
- ... Ou cueilli des noisettes au risque de se
rompre le cou, acheva 1\1. Carrington, avec son hon
sourire.
- Oui, fis-je en riant, et, ce qui est plus grave,
dans le bois du voisin!
- ~Veuilz,
je vous prie, dit-il en me regardant
avec un grand sérieux, vous con idérer ici comme
chez vous et y venir aussi souvent que vous le voudrez. Mais, je reviens à ce que YOUS disiez et je vous
affirme que je ne suis encore fatigué ni de votre
société, ni de mon cher pays.
- Cependant, vous venez de dire que le temps
passe lentement pour vous?
- Quand je suis à Slr.angemore, peut-ëtre, mais
auprès de vous, à Summerleas ... jamais 1
Je commence à croire, décidément, que Dora
pr,urrait bien avoir des chances de réussite.
Nous étions arrivés en cau~nt
à la lisii.:re de nos
hois. Je tenui:; ma main.
- Il faut que nous retournions à la maison, car il
sc fait tard. Adieu, mon~ieur,
et encore tous mes
remerciements pour vos bon:; soins.
- Permettez-moi donc, me dit-il, de vous accompUflner un peu sur votre domaine ? ...
.:.-. Venez si vous le désirez, répondis-je, assez
surprise qy'un homme tel que .M. Carrington exprimat le déSir de partager plus longtemps mon insignilia nte soci~té.
Et nous cl)ntinuâmes à causer de ce ton plaisant
<:( léger qui lui est naturel, jusqu'à ce que nou~
arrivâmes cn vue de Summerkas. Enfin, il nous
quitta avec des sourires et des gestes d'adieu.
III
Ce u\!licieux automne est encore 50i Joux que les
feuilles refusent de lui aband,mner leur tribut
habitucl et qu'dies brui~Lnt
ot tremblent !our I~urs
�PHYLLIS
branches, dans leurs vf:tements de velours fauve et
Je satin doré.
Prise de mélancolie, je suis allée aujourd'hui
flàner au bord de la rivière, sous les arbres touffus.
Depuis mO~l
aY~nture
du bois, il s'est écoulé !Jn'~
semaine, et ClI1q lours seulement depuIs la derl11èrc:
visite de notre vOisin. N'ayant pli trouver un instant
de solitude pour lui parler en particulier, son
mouchoir est resté en ma possessIOn. Il m'a fait
toute la semaine, l'effet d'un cadavre dissimulé c1an~
mon armoire.
Aussi, dal.ls la crainte d'une découverte, je le portais sur mOI en sortant et le cachais, le suir, sous
mon oreiller.
M,:lgré le beau soleil, l'air d<:venait plus frais et
j'allaiS me. ~etr
à ma~cher
r~pldemnt
lorsque, du
champ VOI~,
J'en~dl
la VOIX de M. Carrington.
Il franc!llt. la hale q~1
n~)Us
séparait et sauta sur
notre terntolre, un terner Irlandais à ses talons.
- Est-ce là votre retraite favorite? me demandat-il après m'avoir saluée .
.
- Oui, i:y viens assez souvent. Oh 1 Je ne puis
dire combien je suis heureuse de vous voir aujourcl'hui 1
- Vraiment 1 Voilà la meilleure nouvelle que vou"
puissiez J!l'apr~nde
.
Je continuai vivement:
- Parce que je vais pouvoir enfin vous rendre
votre mOLlchoir; il me tarde tant de m'en débarrasser 1 Le voilà, dis-je en tirant de ma poche l'objet
en question. Il ser!l.lt plus pr~e
si j'av~is
pu le
donner à la\'er, malS comme Je ne voulaiS mettre
personne dans la conûdence, j'ai bien été oblig~e
de
le faire moi-mëme ..
Honteuse, je lui tendis le fameu.~
.mouchoir. Ah 1
comme il paraissait malpropre et lnpé à la lumii!lc:
du jour.
.
POUl' un homme élégant. c<.>mme M. Carnngton,
c'était vraiment un mouchoir ll1avouable 1
Pourtant, il le p!"it de J~1eS,
mains presque. avec
respect. II nt: sou nt pas, il n y eu.t pas. la mOll1dr .
moquerie au fonJ de ~es
yeux et Je lUI en fus 1 rofondément obligée.
- Est-il pos~iblc
que \'OUS ayez pris autant cie
peine, dit~l
ave~.
un dou.x regard ,qui commence ~l
me cle\'enlr familier. Malg, ma chLre enfant , POUIquoi me l'a >'oir rendu? Vous auriel. dû le jetcr au feu.
Ain<:i, pOUl' mOl, vous avez la\'é ceci cie vos proprc,
mains (
- On peut bien s'en àpercevoir en le regardant,
fis~jc
cn nalll pour cacher 111011 embun'u-:;. Pourt'lnl,
�PHYLLIS
)9
il ne ferait pas si piteuse mine, si je ne l'avais pas
porté dans ma poche le jour, et la nuit, caché sous
mon oreiller, de peur que quelqu'un ne l'aperçoive.
' 11 jetait des cailloux dans la rivii;:re qui coulait à
nos pieds.
- Pourquoi êtes-vous sortie seule? me demandat-il. Comment se fait-il que l'indispensable Billy ne
soit pas avec vous?
.
- li a un professeur qui lui donne des leçons
trois fois par semaine; c'est pour cela que je suis
seule ces Jours-là.
« J'étais venue ici pour passer le temps. Je crois
qu'il ne mord pas beaucoup au grec et au latin, car
il ne regarde ses liYres que cinq minutes avant sa
leçon. C'est pour cette raison que le professeur le
retient si longtemps.
- Et que vous vous en allez seule et inconsolable.
!"lad~mo)se
votre sœur ne se promène-t-elle
Jamais avec vous?
Enfin 1 Voici qu'il en vient à Dora 1
- Dora 1 Oh, jamais 1 La promenade ne convient
pas à sa nature. Elle es~
si mignonne, si fragile!
Nuus nous ressemblons bien peu 1
- Vous dirfdrez absolument.
- Oui, tout le monde le dit; ma sœur est si jolie!
Ne le trouvez-vous pas?
- Oui. Elle est même plus que jolie. Son teint,
par exemple, est sans nval. Elle est absolument
d':li.:ieusc ... à sa façon.
Je repartis sur un ton enthousiaste:
- Cela me fait grand plaisir que vous admiriez
Dora. Avec ses cheveux d'or ct ses beaux yeux bleu$,
elle a l'air d'un pastel d'autrefois. Je n'a'i jamais vu
de personne plus jolie, et vous?
- Si ... Moi j'en connais une qui, à mon avis, a
beaucoup plus de charmes.
Il regardait devant lui d'un air absent.
Je me sentis mal à mon aise. Le son de sa voix
contenait une menace cach6e pour le brillant avenir
de ma sœur.
ous avez .beaucoup voyagé, repris-je un peu
dcpltt=e et certalDement, à Londres, à Paris, dans
toutes les grandes villes, vous avez dû rencontrer
de très belles femmes. Evidemment, hors cie notre
petit village, Dora serait perdue dans la foule.
- Ce n'est pourtant ni à Londres, ni à Paris, ni
dans une grande ville que j'ai rencontré celle dont je
"ous parle .
• C'est une petite provinciale, une petite enfant
qui ne connait rien du monde, et n'est lamais sortie
de son village.
,-. y
�l'HYLLlS
~ Cependant, je n'ai jamais r~nCOl1t5
rien de plu s
expressif, ni de plus st:duisant.
Je respirai plus à l'aise. S'il ne s'agissait que d'une
enfant le dan!..;er n'était pas sérieux. Comment pOll
,"ait-elle soutènir la comparaison avec Dura?
- Oh 1 dites-moi comment elle était, dis-je curieusement.
- Commen,t elle est encore, voulez-vous dire, car
elle vit toujours dans le pays où elle est née.
\( La décnre me semble impossible . A mon avis
la vraie beauté ne réside ni dans la taille ni dan~
la chevelure , n i dans les traits.
'
« Elle existe, sans qu'on sache bien où elle se
révèle dans un regard, un sourire, une ex!)ressiol1
qui vous charment et VOliS enchaînent.
.
- yous parlez d'~le
comme d'une femme, dis-je
en faisant la moue, Je doute beaucoup que ce soit
une enfant.
- C'est la p.lus grande enfant que j'aie jamais
rencontrée. MaiS à propos, me dit-il en me regardant
tout à coup'. comment dois-je vous appeler? Miss
Vernon '%t bIen c.érémonieux, et miss Phyllis ne me
pla'lt guère.
Je me s ui s mise à rire:
- Moi. nOI1 p'l~s
. Il me semble que j'entends Kelly.
PourquoI ne dlnez-vous pas PhvlI is, tout court?
- Merci, Cela me plait iniiniment. Mais, ditesmoi, Phyllis, n'avez-vous jamais fait faire votre phutographle?
.
.
Je ré:11 undlS gaiement :
- 01 si 1 Deux fois 1 Une fois par un artiste ambulant qui nous a tous pris en groupe pour cinquante
centimes p~r.
tête, ~utan
qU',11 m'~n
s.ouvi~nc;
et
unc autre fOlS. à Carston. J en al faIt faire une
douzaine mais, apri~s
cn avoir distribué à tous les
membres' de la famille ct donné une à Ketly, jc n'ai
plus su que faire des autr~s
.. Peut;-ê.tre, ajoutai-je
timidement, cda vous fenl.1t-Il plaiSir d'en avoir
une?
..,
,., M
- Si cela me f~rnt
plas~'?
S et.:fla
. Carrington
avec un entbolsam~
qUI me parut surprenant.
COll s entil îet-volls vrall1H.:nt à 111\:n dono.:r une,
Phyllis?
- Oh 1. .. Pourquoi pas? ~(:PH1dis-je.
Elles ne
servent qu'à encom!m.;r mon ~1'OIl
d~puis
~ilt
mois.
Je vous en dOI1UeraI une de Calston, le croIs que cc
<;ont les meilleures. quand on cache les yell.'t, la
ressemb lance est parl.t~
_ Qu'cst-i1 donc arnvu aUl( yeux?
_ L"œil droit regarde un peu de travers. Le photographe a aS51r~
que c'était mon expression habi-
�PHYLLIS
21
tuelle. Est-ce que vous trouvez que je 1 uche, dites,
monsieur Carnngton?
J'ouvris mes yeux tout grands el il les regarda de
rès près.
- Je ne trouve pas, dit-il en riant.
Et je ris aussi pour ne pas en perdre l'occasion.
Elles sont si rares 1
- Quelle heure est-il? dis-je enfin, il doit être
temps ùe rentrer, je pense que Billy uoltm'altelldre.
M'ayant dit l'heure, il ajouta:
- Avez-vous une montre, Phyllis j>
- Non.
- Seriez-yous contente d'en avoir une? Cela doit
vou:; gt:ner de ne pas savoir l'heure.
- Pas trop 1 Mais je serais i heureuse d'avoir
une montre 1 Rien au monde ne pourrait me faire
plus de plaisir. Je l'ai tant désirée 1
- Phyllis ... si j'osais me permettre de yous en
offrir une?
Je lui dis en soupirant ayec un vif regret:
- Non, merci mille fois, mai, je n·~ puis accepter
un pareil cadeau ... Là-bas - je tournai la tête du
côté de Summerlcas - on Ile me le permt.:ltrait pas.
- Comment! Qui vous le défùJclrait?
- Papa, maman, tous 1 et... et surtout Dora.
- Ah! Pourquoi?
• - Elle n'en a qu'une vieille, ,·ou. comprenez ? ..
L'ancienne montre de jeune fille de tante Pricilla qui
est sa marraine, elle pousserait le.; hauts cri~
si j'en
a'rais une plus bclle que la sienne cl papa prendrail
son parti, naturelleml!nt.
- Ah 1 S'il cn e;,l ainsi 1.., ~ 1ais, que pourrais-je
donc vous ofTrir qui vous fasse plaü.ir, Phyllis'? el
qu'on vous permette de gal'der?
- Rien du tout. J~
n'ai qu'à attendre. Mère a
promis de Ille donner sa Illontre h: jour dt.: mon
lnari~c.
Vous paris~ez
oièn certaine de vous marier,
1\1. Can lnpton en riant. Vous êlL:s-\CJlIS jamais
demandu, pcti~
Phylli" comment serait le mari
qne vous all11Cnez?
Je répondis d'un ton un peu aigre:
- Mon Dieu, nonl ,fe ne pensc aux choses désagréahles lJue lluànJ il m'est impossible de faire
autrement.
0. J ,es m~ris
sont tot.ls)lu, ~!lyux
les u~s
que les
autres, VOilà Illon OpIllIOO. SI J'etHls une nche héritière l pCJuv~nt
vivre à
gui c, je nc me marierais
Jama!!;, malS, comllle JC Ile pu, sèdc rien, il hudl Ll
bien ln faire un juur ou l'autn:.
M. Carrington tit: mil ù rire.
-
(it
'.na
�22
PHYLLIS
entre. ces paroles pru- Quel contraste,. dit~l,
dentes et les lèvres SI fralches qUI les prononcent.
On croirait entendre une vieille fille désabusée,
quand vous êtes, au .c<?ntrai~e,
une nalve petite
enfant 1 Comme vous recttez bien votre leçon 1 Où
si vous ne
avez-vouS appris cela? Qui sait, Ph~ls,
vous éprendrez pas <.l'un pauHe mlOlstre sans fortune?
..
Je répondis avec dé~lsOn.:
"
..
_ Cela, jamais 1 Meme SI Je 1 adoraiS, Je ne veux
pas être la femme d'un homme pauvre. Je ne ..·eux
épouser qu'un homme très riche ou je ne me
marierai pas 1
_ Je n'aime guère vous entendre parler ainsi, dit
gravement mon compag.n0n, .vous n~
pens~
pas u.n
mot de ce que vous dites, J'en SUIS certall1, malS
i'ai de la peine à vous l'entendl:e d!re.
- Je pense touJours. ce que Je diS, monsieur, mais
puisque J?a conversatIOn vous ennuie, je ne ,"<ms
l'injger~1
pas plus longtemps ... Adieu.
- Allie':!, enfant perverse. Vous êtes donc fâchée
contre mOl?
Il retenait ma main récalcitrante el me souriait de
très près.
- AJI~ns.'
fait~-mo
un joli sourire qui me tienne
compagOle Jusqu a notre prochaine rencontre?
•
Je ne pus J?'empêcher de rire et laissai plus voluntiers mes dOigts dans les siens.
- Les paysans rentrent des champs, fis-je, adieu
je me sauve 1
'
n'e~t-c
pas? me
- A demai!1. ou après-c!em~in,
cria notre VOISIO c0m.me le m en allaiS en COurant.
Il était tard ~t
déjà, à la. m~is().n,
~il1y
jurait
comme un possl!dé parce que je 1 a\'alS fait attendre.
IV
A mon retour à la ,?ais?n,. à ma grande joie, je
trouvai Roland, mon frae am\!.
Il était arrivé en mon !lbsence, sans être attendu.
Nos distractions sont SI rar<:s,. que nous l'accueillîmes avec des transports de jOle.
Maman elle-même, dont Je caractère est resté
(;tonnamment jeune étant ùonné le nombre d'années
vécues sous la férule de papa, maman était rayonnante de plaisir.
- Je vous dirai, expliqua Roland, que j'ai he,1'reur d'écrire. C'est pourquoi je YOllS ai mt.'nagé e(lte
petite surprice.
�PHYLLIS
Comment as-tu pu r<.;,;c.111 si lôt? c!<.!manùai-je
à mon frl:re.
- Permission de faveur, petite sœur. l\lnn colonel a un faible pour moi, et je l'en remercie en
ayant à mon tour un faible pour sa fille. Mais, - il
se tourna vers maman, - je ne prendrai aucun
engagement avant J'uvoir votre consentement.
- Vilain hypocrite 1 murmura maman avec tendresse, comme si je pouvais. refuser à mon mauvais
sujet mon consentement à un si beau mariage.
- Hé 1 hé 1 pas mauvais 1 La petite est une jolie
enfant et elle est richement doti.!e. Enfin, nous en
reparleI'Ol1S à ma prochaine permission.
- Roly, fis-je avec ma grace habituelle, pourquoi
es-tu venu cette fois-ci ?
- Mais, pour vous voir tous, trop aimable Phyl,
et surtout pour voir l'amoureux de Dora.
Dora se mil à rire en rOUt~isan.
Je continuai innocemmerit :
- Je viens justement de le rencontrer au bord cie
la ri\'ière. C'e~t
malheureux que je n'aie pas eu
l'id~e
de le ramener avec moi.
- l\lère, Ht Roly en plaisantant, trouvez-vous
qu'il soit convenable que Phyl donne des rendezvous à son beau-frère? Est-il po.,sible, Dora, que tu
n'aies pas senti la trahison dans l'air? Une aussi
dt:licieuse pers'mne que Phyl, aux attraits bien
connus 1
- Que faisait-il au bord de la rivière? me
demanda Dora ~ourianl
toujours. Elle est bien trop
slire du pouvoir de sa beaut':: pour craindre quoi que
ce soit.
- Rien. Il promenait son cbien. Nous avons un
peu causi.! ct il m'a avertie qu'il viendrait vendnxli.
- C'est aprl:s-dernain. Don, je lui demanderai
quelles sont ses intentions, dit Roland en prenant
un air imporlant des plus comique'. C'est trè:s
heureux que je sois là, où ne dnit jamais lai,;ser
traIner ce genre de choses . .Tc me sens une res[.>onsabililé d'ain': qui m'obli"e à soutenir I<:s int~rês
de
ces pauvn.!s tilll.!s. li fauj~'
amener ce galant à fair<:
Sa déclaration.
'
- Eh bj<';l1 1 moi, fit Billy brusquement, je suis
sùr que Mark Carrington Ill.! sc soucie pas plus
de Dora que de s,t'première pantoullc. 11 aime bien
mieux causer aVeC Phyl.
Dora haussa sc,; charmunt..:s épaules,' ct Rolanc1
fit entendre un petit siftlotcl11ent qui exprimait le
méprÎ'i.
iliUy dc\'eJ1an f !' ydIOloS11e ... C\Hait à rire!
�PHYLLIS
v
Jamais notre propriétaire ne se montra aussi
aimàblc que ce vendredi où il causa longuement
avec mon frère Roland. Il fut surtout question de
c.hasse, de pêche, de ~l1evaux
et autres sujets l;porIIfs. Roly s'en montrait enchapté.
Dora se conduisait avec une modestie et des
mani1:res parfai.tes. Notre vis.iteur l'écoutait avec
admiration tandis qu'elle parlait.
Me trouvant, à un c:ertai~
mo~ent,
seule auprès
de lui dans la serrre, J.e IUl remis la photo promise
qu'il reçut a.... ec un air content et serra vivement
dans sa poche.
La présence de Roland augmentait encore notr.:!
entrain naturel. Jamais nous n'avions été aus$i
ga.is. ni libres ~e loute contrainte qu'en cel aprè~
midi et M. Carnngton parut s'arracher avec peine à
notre société.
Au moment du départ, Billy, surmontantloutc timidité, d~man
à notre hôte s'il ne \Coudrait pas, un
de ces Jours, nous emmener en promenade dans son
mail.
- Avec le plus vif plaisir, répondit-il. Je suis
impardonnable de n'a VOl r pas songé à vous l'cATrir
pius tot 1 Préférez-vous deux ou quatre chevaux?
11 parlait à Bill)', mais nous regardait, Dora et moi.
Je sautai de joie:
- Quatre 1 Oh 1 quel plaisir de conduire à quatre 1
Et il Y aura une .trompette et nous pa~.scron
dans
les villages en falsant beaucoup de bruI~.
- Cha,mant programme 1 fit M .. qarnngton, Souriant. Nous inviterons quel~
'iOISIllS : les misses
Hastings, par exemple.
A celte annonce, mon frère alné, occupt! à friser
son soupçon de mousta~h.e,
déclara. qu'il serai~
de la
partie avec un réel plaiSir. Je crol~
que la hlle de
son colonel lui laisse l'esprit assez libre,
C'était aujourd'hui le grand jour, il faut que je
raconle cette merveilleuse journée,
Notre propriétaire arriva de bon matin, et un l':ger
coup de trompe nous avertit que le mail avec st::,
quatre ba~
brun était à notre p~rte,
"
.
Dora, aidée de maman, mettait la dcrnlLre malO à
sa jolie toilette bleue, une robe neuve pour cette
circonstance,
Pour moi, j'étais prête depuis longtemps, n'ay;'.nl
YOUS
�PHYLLIS
eu qu'à passer l'ancienne vieille robe de Dora, un
peu longue pour ma taille, et à brosser mes cheveux
rebelles pour essayer de me rendre présentable.
M. Carrington, en nous voyant paraUre toutes
deux, s'épanouit; il installa soigneusement Dora sur
le siège -et grimpa à côté d'elle.
Bi!ly et moi nous I?erch~ms
côte à côt~,
Rol~n.d
dernère nous, avec l'mtentlOn de changer a l'arn vee
de Jenny Hastings que nous devions prendre un peu
plus loin.
Le fouet claqua, les chevaux secouèrent gourmettes
ct welots. Nous partons 1 Du plus loin que j~ pus la
restte
\,Hr j'envoyai mille baisers à maman qui ~tal
sur le seuil, et des gestes à Martha et à Ketty,
bouche bée sur la porte de la cuisine et d6\'orant
des yeux notre superb~
équipage.
Pour elles, cela ne falt pas un doute que Dora sera
la maîtresse de toutes ces richesses avant trois mois
d'ici .
. A. Rysland, nous enle -àmes misses Anna et Jenny
Hastings accompagnées de leur fr"re, gros garçon
infatué de lui-méme, mais assez bien élevé, qui vint
s'asseoir sur mon banc et s'essaya à des plaisanteries sans beaucoup de sel.
Peu m'importait.
J'avais un superflu de gaîté que je pouvais aussi
bien déverser sur lui que sur tout autre. Âussi je me
mis à rire, à babiller et à caqueter comme une pie
un peu grise ... grise d'air et de joie!
Après le déjeuner, animé de la gaité la plus vive:
petits jeux, promenade dans les bois où chacun se
groupa suivant sa fantaisie.
M. Carrington ne quittait guère le sillage de
la robe bleue portée par ma charmante sœur qui
n'avait jamais t!té si jolie. Plusieurs fois, je surpris
ses yeux graves f:ixés sur moi, tandis que je flirtais
avec Henry Hastll1gs, m'amusant follement de ses
gràces un peu lourdes.
Inutile de dire que Roland, (lurfaitement oublieux
de la nUe du colonel, s'<.:tait fait le chevalier servant
ùe miss Jenny, et lui tenait les propos les plus galants.
Un jour comme celui-ci devrait avoir plus de
vingt-quatre heures; mais, à la fin, le soir tombe et
voici venue l'heure du d~part.
Je mar.:hais en avant avec mon adorateur qui succombait sous le poids des chàles et couvertures dont
nous l'avions chargé. M. Carrington hata le pas pour
nous rejoindre et me dit d'un air un peu embarrassé:
- Miss Phyllis, il me semble vous avoir entendll
dire que vous n'étiez jamais montée sur le siège d'un
coach. Voulez-vous y monter au retour?
�PHYLLIS
Comme c'était gentil à lui de m'offrir ceJa, alors
u'il devait tant rM~e
la société de ma sœur 1 .
q - Oh 1 je vous remercie 1 répondis-je en
sant mais Dora doit être très contenle ùe vous Wllr
conduire, je serais d~sole
de prendre sa place; du
reste j'ai été tr~s
sattsfalte à l'ailer de la place que
j'avi~
et je me suis énorm~et
al~1usée.
- Ohl en cc cas ... réplLqua frOlùement M. CarrÎnnton.
Il sc détournait déjà.
- Cela me plairait pourtant beaucoup, clis-je il
mi-voix, regrettant déjà mon refus.
- Vraiment! fit-il vivement, d'un air ravi, alors,
venez ...
Et bient6t, au grand désespoir de mon gros amoure.ux, je me trouvai à la place convoitée, l'vI. Carri n~to
auprès de moi.
I;e::; chevaux, Jas de stationner, étaient fort énervé
et pendant plusieurs milles ils réclamèrent tout\!
l'attention de leur cocher qui ne put prononcer une
parole.
Enfin, se tournant vers moi, il serra plus étroitement la couverture autour de ma taille et murmura
avec un sourire:
- Etes-y()U~
bien Sûre de vous trou ver mieux ici
qu'à côté J<: c~'.l()urd
et btupide garçon?
- Oh oUII Ils-)e, en ponctuant ma réponse d'un
hochement de tl:ie, je suis enchantée; seulement, je
craignais que V'lUS ne préfl;riez ... que vous ne rL'~(;[
tiez ... enfin (Jue cel:! ne vous nt p]ai~r
de re\\:nic
comme vous êtes venu.
n me regarUet curicu:;ement pendant une bonne
minute, muis il ne me fut gU:Te pos~ible,
Jans
l'obscllritG ull\"ahiqsunte, de dGchiffrer sa pensGe.
croye:t.-le, je n'ai rien à regretter,
- En cc m()~nel,
fit-il d'une VOIX égale ct ferme. Et vous, p ctit 9
Phyllis, pouvez-vous en dire :lutant? Votre cléllciellx COll1pagnon 11e va-I-i1 pas vous manquer
beaucoup Ï'
- Ne vou::> n1('quez pas ùe lui, il a dt": si complaisant! Il a porlé toute' les Couvertures cl les chale!-;.
ct j'ai remarqué que vous ne portiez rien du tCHIt.
- Je suis tin affreux égllhte, c'est entendul mais
j'avoue <lue. j'ai tUlIjours eu horreur de rien port!::l' ...
saufun fusd,
cc Il ya télllt de fardeau:' dans la vie que l',,n e,\
obligd d'accepter, hélas] que je trouvc Inutilc dc
s'cncombrtr pOlir de petites misères. Ne me gronde~
plus, Phyllis, laissez-moi jouir en paix jusqu'au buut
de cette exquise soirée, et Ile nou~
querellons pl\IS
au sujet de co pauvre Ha~tings,
Enlevez ce vrlaln
rOlg~
�PHYLLIS
petit pli de votre front et dites-moi si YOUS vous êtes
bien amusée aujourd'hui.
- Oh 1 oui, dis-je avec un soupir de regret, se
trouver perchée à une si grande bauteur derrière ces
quatre magnifiques bêtes, c'est une joie enivrante.J e
voudrais toujours rouler ain si 1
- Puis-je prendre ces paroles pour un compliment personnel?
- Un compliment? Que voulez-vous dire?
- Oui, j'espérais que vous vouliez dire que, dans
"otre promenade san5 fin, vous consentiriez à m'accepter pour conducteur. Vous le voyez, c'est toujours mon affreux t:golsme! Je ne peux pas arriver à
oublier certain ind~
' idu
du nom de MarkCarrington,
Puis il reprit à brûle-pourpoint :
~
- Phyllis, vous n'aurez qu'à demander le malicoach chaque fois que cela vous fera plaisir. Ne
l'oubliez pas! Vous choisirez le Ijour, celui qui vous
plaira, et je serai trop heureux de vous conduire!
- quel délicieux beau-frère j'aurai là! pen sai-je
toute Joyeuse.
J'ai éprouvé, toute une ~rande
minute, un désir
fou d'aller embrasser furieu se ment Billy pour en
exr.rimer ~
joie, mai~
Billy n'était pas à ma portée
et Je tradUiSIS ma gratitude en adressant un sourire
d'extase aux yeux tr~s
doux qui cherchaient les
miens.
Mon Dieu, pensai-je, pour être aussi aimable avec
toute la famille, comme il doit aimer Dora 1
- Vous n'imaginez pas, dis-je tout haut, c(mme
vous allez me rendre heureuse! Nous avons été si
peu gàtés 1 Mais .. , il vaudra peut-ëtre mieux ne pas
recommencer trop souvent, Mon père a des idées
très arrêtées ... et c'est bien possible l,u'il nous défendrait ces partie!), du moins à moi, s'li s'apercevait
que j'y prends tror d'agrément.
- Est-il donc bien sévère?
- Oh 1 oui ... avec moi surtout.. , Je suis la moins
bien de ses enfants, vous savez, je ne lui fais pas
honneur comme Roly et Dora 1
- Ah 1 dit simplement M. Carrington. Et il allongea un grand coup de fouet sur les chevaux de front
qui n'en avaient aucun besoin.
Un instant plus tard, il me demanda:
- Voulez-vous que nous recommencions dans
une quinzaine? N'est-ce poiot trop tôt?
Et puis, sans transition:
- Phyllis, dit-il d'un ton bas et rapide, sa tête
penchée vers moi, vous ne voulez donc pas comprendre à quel point je désire être en votre compagnie?
J'en conclus qu'il faisait allusion à ma jolie 'sœur
�PHYLLIS·
qui assise derrière notre dos, babillait gentiment
M. Hastings et sa sœur alnée.
- Et moi, savez-vous , lui dis-je avec abandon,
que je suis enchan}ée que :V,?US soyez Ye~u
hab iter
dans nos parages .. . Vos VIsItes sont t ou Jours u ne
di ~ tra
c tion,
et puis, aujourd'hui , cette idéale promenade .. . Vraiment, j'espère que vous resterez ici
.
lon gte mps.
- Pensez-vous bwn ce que · vous dites, Phyllis?
Re~ardz-moi
.
J e levai 1a tête.
- Et maintenant;dites-moi si un autre monsieu r,
à peu près dans m on genre, vous emmenait "promener en voiture, auriez-vous autant de plai s ir à le
voir que YOU S e n avez quand je viens chez vous?
Il me regardait sérieu sement, attendant sans doute
que je ré pondisse qu elque chose ... J'étais horriblement émue et embarrassée.
- Mais ... Je ne sais pas ... Je n'ai jamais pensé à
cela, di s-Je, mais aus si quelle drôle de question 1
.M on Di e u, si ce monsieur t!tait venu à votre pla~e
.. .
et qu'il eût été aussi bon que vous l'êtes, malS .. .
oui, j'aurais eu pour lui autant d'amitié que j'en ai
pour vous .. .
Ah 1 Naturellement, je venais de dire tout le contraire cie ce qu'il fallait dire ct je m'en aperçus bien
quand j' c u~ fini de parl er.
.
.
M . Carnogton détourna ses yeux d'un aIr pe1l1é
et ne dit plus rien .
Cinq ou six minutes s'écoulèrent. J'étais très
vexée cie l'avoir contrarié et, enfin, n'y tenant plus,
je lui demandai J'une vllix contrite :
- Ob 1... êtes-vous fil -: hé contre moi?
- Non, non, répondit-il à la hilte. Son bon sourire
r~paut
tout à coup ..Je suis parfois tl'l:S irritable ct,
d 6 cid~ment,
ce s oir, " ULIS dGcouvrircz tous mes
défauts, Phyllis . Pourtant, l'absolue s incüité est
une vertu rare e~ je devrais l'<.:.n estimer davantage:
Il appuya un I\1stant sa malO s ur la mienne qUi
reposaLl toute petite et brun\! au bord de la couverture .
- Vous m'avez déjà trouvé grognoJl et égolste
'
\ dit-il e ncore, bi e ntôt vous allez me d~tesr.
- Oh! non, bien Sltf 1 m'écriai-je, touchée par ses
mani1:rcs empreintes de tristesse et de douceur
jamais personne n'a été aussi bon pou r moi qu~
vous l'ètes ...
- Je serais encore bien meilleur si je l'o ;lais,
la voix.
fit-il en bai ~ ;sant
Tan~is
q~e
je. ré.ncl~is:Jaj
à cc que ces m ot o;
pollva/Cl1t bien slgmfler, et qu'une singulière pensé e
ave~
�PHYLLIS
réné:traÎL en mon esprit au sujet des sentiments d..:
mon compagnon de route, nous arrivions à Rysland
L.t nous arrêtions pour faire descendre les Hastings
avec qui nous échal~gems
des adieu x prolongés.
Le reste du cbemlll se passa dans le silence elllbarrassé tombé entre nous et nous vimes enfin se
dessiner dans l'obscurité croissante le portail de
Summerleas.
M. Carrington sauta de voiture le premier en un
instant, il se retourna pour m'aider à descendre ct,
déjà, je lui lcndais la main, m'apprêtant à sauter,
moi aussi, mais sans façon il me prit entre ses bras
et me déposa doucement à terre. Apr1:s, il revint:!
Dora, qui attendait son retour en pinçant un peu les
lèvres et il lui offrit sa main en grande cérémonie.
Et maintenant que me voilà seule, repassant dans
ma mémoire toute cette belle journée, la conversation de M. Carrington me semble étrange!. ..
étrange 1
VI
Le lundi suivant (hier soir), comme j'étais en
train de lire dans le pdit salon, la brusque entrée
de ma sœur me fit tretis3illir.
Elle Ctait encore en chapeau et je fus soudain
frappée de ses yeux cernés, de ses traits crispés et
de sa paleur.
Plus de roses sur ses joues, elle avait l'ail' d6fail,
lamentable. Je me levai, tout alarmée, et me précipitai vers ell e.
- Dora, que t'est-il arrivé?
- Oh! ril.!n, rëpliqua-t-elle avec Ull ton d'amertl;1me qui youlait paraltrc insouciant ... ou presque
1'Ienl
~ CCC! seulcm..:nt : c'est que Billy avait raison. ,re
SUIS m.alnte~1
œ.rtaine .qu'il ~e s'est jamais soucié
Je mOI ct. n a Ja~nl.:i
cu l'llItcntlOn de m'épouser 1
- Quot? QUI?
- Qui? ftt-clle, impatientée, quel autre dans ce
troll aurait pu m\:pouser, si ce n'est M. Cal'rin~to
';>
omment sais-tu cela r Qu'as-tu donc entenclu;- Entendu? H.ien Mais j'ai vu de mes propres
yeux. Il y a une heure environ j'avais mis mon chapeau ct étais allée me proml::ner au 1J0rll dl! la
l'i"i1:\'o, là où une rois tu l'avais rencontré ... Mail
Dieu ... je l'avoue, je me disais que, par chance , je
pouvais le l'en(;0111rcr, moi aussi. gn eITet, il y était,
son aITreux chien à côté de lui. Etant encore cachée
par les arbres, j'hé"itai un moment à poursul\'l'<.:
�3°
.t'tiY LL1::'
.
mon chemin, me demandant si cela n'aurait point
trop l'air de rechercher un tête-à-tête, et tanùis que
j'étais là, ~e
sachant qu.e dé.ci~ler,
il... (la voix de
Dora se il1lt à trembler) Il a tIre de sa veste un méùaillon en or que je lui ai vu ouvrir et ... (le tremblement se termina en sanglot) et il l'a regardé
longuement et de tout près comme s'il voulait le
dévorer ... (Ici, je crus que ma pauvre sœur allait
défaillir.) Enon, il s'est penché tout à coup et il l'a ...
embrassé! Et c'était un odieux portrait de femme 1
s'écria Dora, à demi suffoquée, en se laissant
choir sur un fauteuil sans déployer ses gràces habituelles .
Un soupçon absurde, mais terrible, s'empara de
moï ...
Un portrait 1 Ne serait-ce point ma photographie?
La photo de Carston avec son œil de travers?
L'instant d'aprt!s, intérieurement, je me moquai
de cette idée.
Etait-il vraisemblable qu'un homme intelligent,
tel que M. Carnngton, trouvat du plaisir regarder,
à embrasser la photographie d'une insignifiante
petite fille?
Cette réflexion me procura un immense soulagement.
Pendant ce temps, Dora offrait tous les symptômes
<lu plus violent désespoir, et je la contemplais, embarrassée, me demandant quelle consolation lui
donner.
Le nez et les yeux de Dora étaient légèrement
rougis, je vis bien qu'elle retenait ses larmes de
peur d'abîmer son précieux teint ; sa tête inclinée
sur son épaule et tout(!S ses boucles éparses, elle
(jtait toujours jolie.
A sa place, j'eusse été affreuse à VOIr.
Moi, quand je pleure, c'est une avalanche 1
Mes larmes tombent comme le déluge, je me
mouche à grand bruit, mes yeux se gonOent et mon
nez rougit affreusement et puis, quand j'ai pleuré de
tout mon cœur, je m'arrête tout à coup, et me sens,
après mon explosion, aussi rafrakhic que l'herbe
tendre après la pluie.
Mais Dora ne saurait C:tre que charmante et distinguée en toute circonstance .
. En dépit du trouble de ma conscience, je me surpris à compter les larmes qui roulaient lentement,
tour à tour, sur ses joues, l'une attendant poliment
que l'autre lui eût cédé sa place.
Au moment où j'en arrivais au numt:ro quarantcneuf, Dora repri t d'une voix chevrotante:
- S'il est réellement épris d'une autre, - ct c. m-
a
�PHYLLIS
,,1
ment pourrais-je en douter après ce que j'ai vu • je trouve qu'il s'est conduit abominablement enYr~
moi.
- Comment cela? balbutiai-je.
- Comment? dit-elle d'un air indigné, alors,
pourquoi est-il venu ici tous les jours 110US faire des
visites interminables?
« Pourquoi nous faisait-il envoyer des fleurs et
des fruits de ses serres? des lièvres de sa chasse r
s'jln'avait pas d'intentions à mon égard?
« Si tu n'étais pas aussi bornée que tu l'es, ma
pauvre Phyllis, cela te sauterait aux yeux ... C'est
une action abominable 1
- Evidemment, cela me semble étrange. Mais 51
tu te trompais? Qui sait si ce n'était pas des cheveux.
de sa sœur qu'il embrassait par affection?
- Ah 1 quelle sottise 1 fit ami.:rement Dora. Croistu que Roland ou Billy mettraient de nos cheveux
dans un médaillon pour les embrasser à la dérobée?
Non, te dis-je, cette personne, il la dévorait des
yeux, ou il la regardait avec un sourire vague ... un
souri re idiot 1
f( Ah 1 c'dait bien la peine de ... de ...
Elle eut un gros sanglot et la cinquantiè1l1e larme
s'écrasa sur son corsage.
- Je vais tout dire à papa, reprit-elle avec plus
d'énergie.
« Il ne faut pas que nous continuions à faire bonne
figure à ce monsieur. .. Un individu sans cœur qui ...
qui ...
« Oh 1 s'il poùvait quitter ce pays et ne jamais y
revenir 1 s'écria Dora, ses petits poings serrés, je le
délest..!! je le hais 1
«Je souhaite guïl n'épouse jamais l'horrible femme
du médaillon.
- Moi au si ! me hàlai-je de répondre. Mais je
demeure inquii.:tc.
VI[
Quelle mauvaise journée nou,; uvon-; eue Iller.
Comme tout était maussade et agaçant!
.Je lravaillais au petit salon avec maman el'Dora,
celle-ci encore toute douloureuse, pondllanl chaque
point d'un petit soupir, et je (rouvais le temps bien
long lorsq ue, soudain, nous cntcndlmcs sur le sable
le pas d'un cheval.
Nous relevâmes la tête, nous Interrogeant du reg' rd, mais la voix de .M. Carringl.on demandant à
parler à l'apa, dissipa nos doutes.
�PHYLLIS
Maman regarda furtivement Dora qui ne bougea
point, mais accentua l'expression douloureuse de
son visagc.
Une horrible pensée me traversa l'esprit:
Supposons qu'au. COUTS de la conversll:tion, M: Car:
rinaton fasse allusIOn a la photographie que Je lut
ai donnée?
Que penseraient maf!1a!1 et Dor~
?
.
A coup sûr la même Idee leur nendralt, et la conc1u~ion
serait facile à trouver.
Cette pensée me gla«a ... il fallait à tout prix prévenir une pareille catastrophe J
Sans hésiter davantage je m'esquivai, traversai
l'antichambre en courant et me trouvai devant la
porte du cabinet paternel au moment où le chatclain
de Strangemore allait en tourner le bouton.
Je l'attrapai par sa veste et lui chu.::hotait à la hâle:
- :;:-{e Llites pas un mot de mon portrait, pas un
mot, à personne, comprenez-vous?
Dans mon inquiétude d'être surprise je lui parlais
tout bas, de très pr1:s, et le secouais pour accentuer
mes paroles.
- Je vous le promets, vous pouvez compter sur
moi, répondit-il sur le même ton en retenant ma
main qui s'appuyait sur sa poitrine. l\'lais, dites-moi
pourquoi ...
- Pour rien. Allez, je vous dirai tout une autre fois J
- Phyllis, dit-il très vite et cette fois si bas que
je dus tendre l'oreille, voulez-vous venir me retrOl! \'cr
au bord de l'cau demain dans l'apr1:s-miùi, à quatre
heures?
Je cherchai â m'échapper et retirai ma main brusquement. Tout en fuyant, je lui soufflai au visage:
- Oui, demain, à cinq heures J Car je savais qu'â
ce moment-là père ne serait pas encore rentré,
maman et Dora seraient en visite", et Billy prendrait
~a
le«on.
- Enfin, vous voilà donc, me dit-il le lendemain,
comme VOLIS arrivez tard J Je vous accusais déjà Lie
m'avoir oublié.
Et pourtant j'avais tant couru depuis la maison,
que j'en avais les joues enfiammtes.
- J'ai fait un tour de force pour m'échapper,
répondis-je c~
m'éYen~a!
av~c
mon chapea';!, mais,
aprës ce que Je vous al dIt hier, vous m'auTlez crue
folle si je n'étais pas venue; je vous dois une cxpli~ation.
- Certainement. Je vous ai trouvé un air trabique.
Voyons, de quoi s'agit-il?
.
Devant ~eS
bons yeux dirigés droit dans.les mIens,
�PHYLLIS
33
il me vint tout à coup à l'idée que j'avais une chose
désagréable à lui dire.
- Avant-hier, commençai-je lentement, à cette
même place où nous sommes, quelqu'un vous a surpris en train de regarder un portraIt renfermé dan s
un médaillon ... voilà 1 Alors , vous comprenez, j'avais
peur. .. qu'on pui sse croire ... si vous aviez parlé de
mon portrait, que c'était. ..
- L e vôtre 'r Comment aurait-on pu imaginer une
chose a uss i invra isemblab le (
- Ah 1 fis-je vi\'ement, je sais bien que ce n'était
pas le mien, mais enfin, il ne fallait pas le donner à
supposer 1 D'ailleurs, deux: ou trois fois d éjà, d epuis
ce moment-là, j'ai pen sé ... j'ai senti que j'avais eu
tort de vous donner celte photo ... sans aucune autorisation. 'Qu'en pen sez-vous?
-:- Ma chère enlant, c'est une question bien difficile à résoudre par moi .. . Moi qui suis si heure uX"
d e !a posséder ! J e suis pour vous déjà un tri.:s vi eil
am!. .. un ami sincère, ct qu'es t-cc qui 'vou s prouve
que ce n'était pas justement voire portrait que l' on
m'a surpris à admirer?
Je Yis que 1\1. Carrington r éprimait un sourire, et
il me sembla qu'i l sc moquait de moi .
J e répliquai J'un ton fach é :
- Ah 1 quell e so tti se 1 Pour quelle raison m'auriet-you s mise dan s un médaillon quand vou s pou va
voir l'original tous le s jours? 1\1ai s vou s me racontez
cela pour vous moqu er de mui et voir si je vous
croirai 1 Eh bien ! non , monsieur, je ne suis pas une
vanite use, ni une coquette, et,.. el.., 1\1on Dieu 1
que je suis donc sotte de vous avuir parlé de tout
cela 1
- Pardonnez-mo i, Phyllis , dit-i l doucement, je
n'ai jamais cu l'intt:ntion de vous offenser ... Mais je
pense à la figure grotesque que je devais faire hier
quanJ j'ai Gté ain si surpri s .
'
'~ I?it~s-mo,
vou s n' ètes pas curieu se d'apprcndn:
qUI etaIt la pel' onn c du médaillon?
- Oh! je m'en doutc 1 fi~-j
e en hochant la tête.
Ce d oit être cctte petite !ille dont VOLIS me parlic7.
l'autrc jour, cette petite provinciale que vous aimer.
tant 1 I-,st-ce vrai Of
- Vuus êtes Ul1C petite sorcière 1 Eh bien 1 oui,
vous l'a\'ez devin': .
- Pui s-j e la \·"ir? demandai-jc d'un ton 5uppliant
lai ss<.: z-moi y jeter un petit coup d'œil?
'
- Vous sere7. déçue, je le crain s bien. Je V,HIS
avertI s que jc ne pourrais supporter un nHit d i;
raillerie au sujet dc ma beauté.
- Non, je ne ' s erai pas déçue, Vous a\ cl. ta l,t
C ;-H,
�34
PHYLLIS
voyagé et vu de jolies fef!1mes, vous devez. vous y
connaltre ... Je vous en pne ... montrez-la-mal?
_ Vous me promettez absolument de ne pas vous
moquer de la personne que je vais vous montrer?
- Mais non, je vous promets 1
Il enleva de sa chaine de montre un médaillon d'or
très sim rie; je me penchai curieusement al:l moment où 11 fit Jouer le ressort. Comment pouvalt-elk
être cette rivale de la pauvre Dora?
Et je restai saisie, pétrifiée, en reconnaissant les
traits de 1I1arian-Phyllis Vernon.
. . . . . . . . . .
. . . ..
Je relevai lentement la tête et regardai mon compagnon. Il avait pris un air grave; je dirai même
anxieux.
- Ainsi, fis-je à voix contenue, vous m'avez mise
dans un médaillon, moi aussi?
- Ne dites pas « aussi », Phyllis, vous n'avez pas
de rivale. Je ne possède aucun portrait de femme,
sauf le vôtre r
- Alors, ce n'était pas vrai cc que vous m'avez dlt
de cette jeune fille de village?
- C'était parfaitement vrai . Vous ne voulez dllllC
pas comprendre:? Cette petite fille, c'est vous? Et c'est
votre llnage que j'embrassais l'autre jour, ici m'::mc.
11 n'y a aucun visage au monde que j'aime autant que
le vôtre.
- Mais je ne vous ai pas donn': le droit Je l'embrasser 1 lui crai-je avec Il1dignation. Je ne vous ai
pas donné ma photo pour que vous la mettiez dans
lin médaillon et la traitie/. de cettl! façon... D'ailleurs ... je rétracte ce que je di:;ais tout à l'heure.
Vous n'y connaissez ril!n du tout... el personne ne
me trou\'e jolie.
- Sauf moi, cependant, dit-il très doucl!ment en
regardant le portrait e~ m/)n visage comme pour les
comparer ... L~
~hylJs
qui est i~,
ajoutu-t-il en
montrant le ml!dalllon, ll(: ~c (ache jamai s ... elle n'a
pas l'air de trouver li u~
je sois un paresseux, un
méchant, un égolste ...
Impressionnée par ses reproches, Je regardai,
comme lui, ['innocente cau~e
ùe lout cc troubJe.
_ C'e st vrai, dis-je apri:s un moment, je suis tr',s
à mun avanlage sur celle phot~rail!
. .Je suis
même à peu pr\:s ... passable. Cela doit venir de.cl:
cadre en ur.
_ Souvenez-vous de votre promesse, dit M. Carriugton d'un ton impassible; ne pas prononcer Il 1
mo't de critique.
_ Ah 1 vous m'avez tendu un pi0ge, li b-je en SOtlrilnl malgré mol.
�PHYLLIS
35
Appuyée contre le tronc d'un vieux chêne et les
mains croisées devant moi , je réfléchissais à tous
ces événements quand je m'aperçus que mon compagnon me considérait fixement. Mon chapeau gisait
sur le sol et la brise éparpillait sur mo n front mes
boucles folles .. . Je lus dans le regard posé sur moi
si profondéme nt une expression nouvelle que je ne
connaissais pas et qui fit battre mon cœur d'une
crainte irraisonnée.
- Phyllis, m urmura-t-il enfin , voulez-vous m'épouser?
Un long silence suivit. J'étais si stupéfaite que je
m'attendàis à voir le ciel me tomber sur la tête.
U ne demande en mariage 1 à moi?
Avais-je bien entendu ? ...
Et si tout cela était réel, que deviendrait Dora?
Il répéta , un peu déconcerté par l'expression
en'rayée de mon regard :
- Phyllis, chère enfa nt, dites q ue vous voulez
bien m'accepter pour mari?
Il ]?rit mes deux mains glacées entre les siennes.
J'é talS t rop frappée de stupeur pour pouvoir articuler un mot.
- Pourquoi ne me répondez-vous pas? insistat-il. Sûremen t, depuis des semaines, vous avez dû
cOl1p~endr
que le finirais par vous poser cette
questLOn. Quand même j'eusse attendu des années,
il m'eût été impossible de vous aimer plus tendrement qu'aujourd'hui. 0 Phyllis, dites que vous vouIez bIen devenir ma femme?
Je finis par balbutie r:
- Je ne puis vraiment vous r~ponde
comme cela.
Jamais l'idée ne m'était venue que vous faisiez attention à moi. J 'avais toujours pensé ... nous croyions
tous ... que vous .. .
- Eh bien?
- Que vous prMéri':!z une autre que moi. lIhis
jamais, à personne, l'idée n'aurait pu venir que
c'était moi que vous aimiez.
- Qui donc a10rs? Votre sœur?
- Oui, Dora . Para ct maman en étaient convaincu , et moi aussi.
- Quelle erreur absurde 1 Mille Dora ne Yaudraient pas une Phyllis. J e vous ai aimée, depuis
ce jour Où. je VOl!S. ai' rencontrée dans le bois , dans
une sItuatIOn cnt lquc, vous souvenez-vous?
- Oui ...
Je ne pus m'empêcher de rougir furieusement.
- C'est ce jour-là que mon grand amour m'est
venu, et j'ai essayé de garder mon secret jusqu'à ce
que ct!la me fût devenu impossible.
�PHYLLIS
« Mais vous vous taisez, Phyllis. Pourquoi? Je
veux oublier ce que vous m'avez dit tout à l'heure.
« Je n'accepte pas de refus. Ma chérie, mon
aimée, sûrement vous devez m'aimer un peu?
Les yeux baissés et les joùes en feu, je répondis:
- Non, je ne vous aime pas ... pas comme cela.
- Comment l'entendez-vous?
- Je veux dire : pas comme il faudrait pour
aimer mon mari.
Un silence tomba s,:!r ces c~uels
paroles.
La main qui pressait la mIenne relâcha un peu
son étreinte, mais me retint cependant.
Relevant furtivement mon regard vers ce bon
visage que je connaissais si bien, je fus frappée de
son changement.
Immobile, pâle, ses lèvres tremblaient sous sa
moustache blonde. Un grand chagrin as~ombrit
ses yeux.
Sachant que j'étais la cause unique d'un pareil
.:hangement, un remords aigu me traversa le cœur.
Je serrai ses mains de toutes mes forces et me
hâtai de conti nuer:
- Mais j'ai beaucoup d'amitié pour vous ... beaucoup l
• A part Roland et Billy je vous préfère à tOllS
ceux que j'ai connus.
.
Ces pauvres protestations n'étaient gUt!re encourageantes, pourtant elles ramenèrent le sang à ses
joues, et la vie dans ses ye~.lX
- Est-ce bien, bien vrai? Vous ne me préférez
personne? demanda-t-il ardemment.
- Oh non 1 j'en suis sûre. Seulement, à rart
~1.
Brown le docteur, M. Johnston le notaire et
Bn.:wster notre jardinier, je ne connais au'cun
homme. Je ne compte pas non plus notre curé ni
,vI. lIastings qui n'est. pas un aigle.
'
Je souris à ce dernIer et ce sourire agit plus que
je n'aurais cru.
- Alors, s'écria-t-il, l'espoir lui revenant tout il
coup, vous m'épouserez, Phyllis. Si , comme vous me
le dItes, vous avez de l'affection pour moi, je gagnerai votre amour quand vous serez mienne.
" Phyllis, continua-t-il sur un ton qui devait être
de la passion, dites que vous croyez â mon amour?
1)11! mon trésor, .m.a chéri.e, comme je vous ai
désirée 1 Comme J'al sou halté ce moment qui me
rapproche de vous 1 Comme j'ai détestG ks jours qui
nous séparaient 1
Tl avait l'air si pressant, que je me s('!1tais presque
entralnée par la force tle son amour... Mais I.c
visage de Dura surgissant dans mon souven1l·
�PHYLLIS
37
arr:ta les paroles sur mes ll:\'re et me fit reculer.
PhyllIS .. . .1 Te voule"'-I"ous ras me consoler?
reprit-il d'un ton suppliant.
Que lui dire?
.Je commençais à trotl\'er la situation waiment difficile et j'aurais bien voulu m'en alJer.
- Je cruis que je ne veux pas me marier encore,
dis-je en hésitant, car je craignais Jt: le blesser.
«' A la maison, tout le monde me traite en <;;nfant
et... vous êtes bien plus âgé que moi . . .
..
Voyant son regard changer encore, J'ajouta! VIYement :
- Je ne veux pas dire que vous soyez vieux, vous
êtes el/core un homme trl:s ... tre:s bien ... Mais enfin,
pour moi, une gamine ... vous me faites l'effet d'un ...
d'un grand frère, un vieil ami ... qui me ferait un
peu peur si je devais toujours vivre avec lui .
- Au contraire, Phyllis, je vous gâterais tan!. ..
- Oh! on dit cela! Et puis, un jour, vous vous
apercevriez que je ne sais ni causer avec vous, ni
vous faire honneur dans le monde. Et \"( us regretteriez de n'avoir pas épou é une femme plus r,tÎsonnable ou plus posée que moi.
Je m'arrêtai, fort étonn0c de ma propre Gloq uence.
11 ne m'était jamais arrivé tle prononcer un discours aussi rGf1'::chi, aU!:isi :,ensG.
- PhylJis, l1e parlez pas ainsi, el tâchez de me
donner une autre réponse; je n<.: vous laisserai pas
partir ~ans
cela, insista l'IL Carrinqton avec; forct.!.
Quand je pense à tout k bonheul:' dont je pourrai
vous combler, si vous voulez seulement me II:! p<.:rmettre! Vous n'aurez pas un JJsir qui nt.! soit satis·
fait. Vous n'gnerez à Strangclllore ai nsi qU'Ul1\:
bl:!lle l'ci ne dans ses Etats.
Tout en parlant, il regardait sur mon visage l'effet
produit par SLS paroles.
- l/a~tre
jour, conti~ua-l,
je m'en souviens,
vous dltileZ que vous seJïC7. lleur<.:us<.: d<.: vovu"er il
l'étranger. Je vous I;l1llHl'nerai et nous irë)~
du
N n,nl au Sud. et de l'O~c
s t à l'Est aus~i
lOl1 h temps
'lu Il vous plaJl·a. Je crOIS que cela \OUS enchantl:rait, Phyllis, Il<.: dites pas I1U11 ?
Comment dire le contrair<.:? Oui, sans duut<.:, tout
cela me comblerait de bonheur: pllsséderul1 si beau
chateau rempli de mcrveill<.:s, f"airl:! tous 111<':5 caprices,
\,(,yagcr avec un train d..: prin.:..:;,st.: ...
Je fermai les yt.:ux, '::bluuit.!.
Mon Dicu, comme la f<.:mme est faible 1
.1<.: mc sentis prêt<.: ù c.:Gtler.
Si je refusais tI,::unitivell1<.:nt d'épouser IH. Carrinhlun, ccla le rapprocherait-il lit: ])')!"a'r
�PHYLLIS
Non au contraire! D'ailleurs, je comprenais d'mstin.:t qu'elle n'Gtait pas la femme qui lui convenait. ..
et cependant, j'hésitais encore.
- Me permettriez-vC!us de re~voi
tr~s
. s.ou~·eIt
Billy, maman ct ... aussI Dora? lU! demandaI-Je tImIdement.
Aussitôt, un éclair de joie passa dans ses yeux.
- Ne vous ai-je pas dit que vous seriez ma reine
à Strangemore et que \'os désirs y seraient ma douce
loi?
Il profita du p~ti
sourire qui fut ma réronse pour
me baiser la mam avec ardeur.
Mais, soudain, une affreuse pensée me traversa
l'esprit.
Un in stinct secret m'avertissait de m'arrêter et de
réfléchir avant de me donner irrémédiablement à un
homme pour lequel je n'éprouvais pas d'amour. Et
si, plus tard ...
Mais il fallait que je m'exprimasse à haute voix.
- Supposons, lui dis-je tout à coup, que, plus
tard, quand je \'ous aura.is épous.é, il m'arri'.'e dl!
rencontrer un homme qUI me plaIse, et que Je me
mette à l'aàmer u pour de bon ». Alors, q u'arrivera-t-il ?
Il frémit et son \'isage devint effrayant, il semblait
défier son i l1visible rival.
- Qui donc vous a mis en tête une si horribk
idée? murmura-t-il. Quelle pensée diabolique 1 Mais
je défie pareille catastrophe. - Il sourit cl haussa les
~paules
comme un homme sûr de lui. - Quand vous
serez mienne, quand vous m'appartiendrez tout à
rait, je vous défendrai contre le monde enlier 1 Oh 1
Phyllis, petite enfant chérie, dites, dites que vous
voulez ? ..
Il~ertain,
tr~ublée
par sa propre émptl0n, je
sentis que J allats f0!ldre en larmes, et ma lête s'appuya sur sa forte pol!nne. 11 baisa douct.:ment ct tendrement mes yeux.
.
- I1:h bien, chérie, dites-le, maintenant ce « OUI»
que j'attends?
'
Tri:s bas, tr~s
bas, je le lui dis enfin ...
Sa l'010nt6 a~dent
l'c?,!portait. Il me semblait qlJC
ce baIser venaIt de décIder de mon sort en m'cnlt!vant le pouvoir de dire non.
- Maintenant, re[;ardez-moi, fit Mar!'; avcc un
accent (h.: tenuresse infinie. Il releva doucell1cnt 1111111
visage en pleurs que j'avais cacht.! f:iur son épau\..:.
- Ne Youlcz-volls pas me permettre de contcJ11l't ..!r
les yeux de ma f1anct.!e ?
Je leyai timidement vers lui mes yeux en':llrc
rouge~
et gon6~.
CeI'laincrncnt, je ne dCI'ais l'a~
�PHYLLIS
39
être en beauté, mais mon sin~uler
amoureux ne
parut pas être de cel avis , car' je lus sur ses traits
une exrression de triomphe et de ravissement.
- Hélas 1 soupirai-je pour le faire revenir sur la
t erre. Que dira-t-on à la maison? E t qui osera le
leu r dire?
- Ce sera moi, ul-il avec fermeté. Voulez-vous que
je vous accompagne à l'instant et que je parll:! à votre
pl:!re?
- Oh 1 non, non, fis-je, effrayée .
Je frissonnai rien qu'à l'idée de la scène qui s'ensuivrait.
- l\1aintenant, il est trop tard. Venez demain, vers
q ua tre he ures . J'aurai eu Je temps ùe m'y préparer,
et n ous en finirons. Monsieur. .. voudrez-vous dire à
mes parents que je ne me doutais pas ... mais pas du
tout, de .. . ce que vous alliez me demander aujol1rd'hui?
- De mon amour profond, voulez-vous dire? Eh
b ien 1 c'est entendu. Ce sera pour demain . Mais
laissez-moi, en att.:ndant, vous reconduire un peu
sur la ruute de peur que quelque lutin jaloux ne
m'enlève mon bonheur.
Ensemb le nous traversàmes le bois et gagnames
la rou te.
Et moi? Comment analyser mes sentiments?
Je n'étais ni contente ni fachée cie ce que j'a\'an; f~1it.
Je craignais surtout les conséquences qui Jevraient
su ivre la publication de nos fiançailles , si inattendues de ma famille.
Mon mariage était, à mes yeux, un événement
encore trè:s éloigné dan~
un bruffit:ux avenir et je nt.!
m'en in(lui.::tais gul:re.
l li~,
il faudra que nous fixions
- l'I'laln tenanl , Phy
Ll date, me dit-il tout à cou p, el que cc soit bio.:ntùt.
- Oh ! fis-je, trè:s décidée, nOLIs avons bien le
temps ! Je n'a l pas l'inlt:ntinn de me marier si tôt.
La physionomie de mon fiancé ~c rt:mbrunit.
- Quelles sont vos intentions, alors?
- Eh bien! mettons dans ... deux ou trois ans.
- Deux ou trois ans 1 s'écria-t-il, 1% yell)\ subitement assombris
- Pensez donc que je n'ai que dix-sept ails J
- Oui, et mo i vingt-neuf, cda fait compensation.
Voyons, voulel-vOlls que nous disions six mois?
- Non, non, non J m'écriai-je, plutôt que de me
soumettre à une tyrannio.: quelconque SUl" cc puint jo.:
prt::férerais aller me noyer 1
- Supposo.:z-vous, s'écria Mark, que je vous contra·
rierais en quoi que ce soit? Vous ne f..:rez jamais
Llue cc qui vous plaira. Mais Phyllis , ma ch.:ri .. ,
�PHYLLIS
j'espère que vous aurez un peu pitié de moi. Chaque
JOur passé loin de vous me sera une soufi'rance. Oh!
ma bien-aimée, vous ne comprenez pas encore a
quel point mon amour est profond et tendre 1
parlait avec tant de llamme que je sentis
.Il ~e
falbhr ma résolutIOn.
Voyant son avantage, il poursuivit:
- Phyllis, essayez dOllC de croire que mon insistance a rour but votre bonheur comme le mien. Un
jour viendra, j'en ai la certitude, où vous aurez
appris à m'aimer, vous aussi.
« Le don absolu qu'un homme fail ùe son cœur et
de sa vie doit mériter quelque retour, et je jure que
ce ne sera point ma faute SI chaque heure que vous
vivrez ne renferme pas. plus cle bonheur que la précédente. Parlez, Phyllis, et dites que vous serez il
n'foi dans ...
- Un an, fis-je précipitamment.
- Cette année ne passera jamais 1 s'écria Mark
d'un air désolé .
VIII
Juste au moment où l'horloge du vestibule frappait
ses quatre coups, M. Carrington, monté sur son
plus beau cheval, s'arrêtait devant la grille.
J'étais à ce moment, comme sœur Anne clans sa
tour, tout au haut de l'escalier, et, perchée sur une
chaise, passant ma tête par un œil-de-bœuf, en train
de surveiller les alentours depuis une heure, afin
d'épier son arrivée.
Je pus voir son visage de face; il avait l'air insolemment heureux 1 Je crois même qu'il sifflait 1
Quant à moi, j'éprouvais une sensation bizarre:
un grand vide dans la tête et, au bout des doigts,
des 'fourmillements, comme si mon sang s'arrêtait.
Je descendis en hale de ma position périlleuse et
courus à ma chambre, où je me barricadai.
J'avais bien trop peur pour pleurer 1 Mes oreilles
tintaient, mes yeux voyaient trouble. Assise au bord
d'une chaise, Je n'étalS qu'une petite chose à demi
morle.
En cet instant, • il» était dans l'anlre du li,)n-Ie
(abinct de papa - el 1110n sort, le 501'1 ùe la pauvre,
laide et désagréable Phyllis Vernon, se décidait.
Si papa allait refuser l1et ... a "CC de ces façons qui
vous glacent ct qui font qu'il n'y a plus il. y revcnir :- ...
S'Il allait ofTrir Dora à la place et si ... !'i ... rel'cnant à la raison, M. Carringtol1 allait accepter?
J'cn étais lù de mes réflexions baroqu..:s quanJ
�PHYLLIS
j'entendis le pas de 'mère qui traversait le couloir.
Elle frappa deux ou trois foi à la porte avant que
je trouvasse la force de me leyer.
Aussitôt entrée, elle m'examina en .silence pe«dant quelques instants, puis, d'un son de voix
attristé:
- Phyllis, me dit-elle, je savais que tu avais des
défauts; mais je ne t'aurais jamais crue fau:>se.
Ses yeux si bons contenaient un tel reproche que
j'en eus le cœur bris':.
- Oh 1 maman, m'écriai-je, ne me regardez pas
ainsi 1 Non, je ne suis pas fausse 1 Quand il m'a
demandé de l'épouser, j'ignorais ce qu'il pensait de
moi et j'étai~
encore bien plus étonnée que vous.
« Me croyez-vous, mère?
- Mais avant de te demander ta main, il a dû te
voir souvent, très souvent, en dehors d'ici, et tu n'en
as rien dit 1
- Je ne m'en cachais pas, m1.:re. Cela me paraissait si naturel. Billy et moi, vous savez, n(IUS allons
souvent courir dans les bois et, lui, il allait à la
~hase
... Et puis, il m'a parlé d'une façon bizarre le
à m ots couJour de la promenade en voiture, c'~tai
verts et j~ croyai~
encor~
qu'il s'agissait de Dora.
- Vraiment, dIt-elle, le trouve que 1\1. Carrington
s'est très mal conduit.
Je murmurai fébrilement:
- 1\1on Dieu, quelle méprise!
- Oui. Et des plus malheureuses 1 Qu'allons-nous
fa\re de Dora, maintenant? Elle prétend que tu le
lUI as enlevé de propos délibéré, et ton père est de
son ' avis.
Je m'écriai avec amertume:
- Oh 1 cela va sans dire 1 JI n'y a qu'une chose
dont j'aie à me blàmer, m1.:re, c'est de 11I1 avoir donné
ma photo quand il me l'a demandée, sans votre
autorisation.
- C'était donc elle qu'il embrassait auprès de la
ririère 1 Là, Phyllis, si tll ne veux pas qlle l'on t'ac~use
de duplicité, avoue au moins que tu as été très
Imprudente .
.r e baissai la tête.
- Cette impruden..:e te fait parallre bien plus coupable encore, lu le comprends? Réclleml.:nt, je \'ois
que ces fiançailles qui devraient être une cause
de joie ne sont qu'une source Je peines et d'ennuis 1
- Eh bien 1 je ne l'épouserai pas, voilà toutl Si je
lui disais demain que je le déteste, il renoncerait à
moi, je le crois. Si vous voulez, nou~
le lui écrirons
loul de suite; une lettre ira encore plus ,ile.
Maman se montra épouvantée par mon audacieuse
�PHYLLIS
proposition. S'il ne voulait pas de Dora et se trompait d'adresse, ce n'était pas u ne raison pour qu'elle
perdit son gendre.
.
- Tu es folle 1 Laissons les choses comme elles
sont. En somme, c'est un bon parti ct, méme si tu
lui rends sa liberté, Dora n'en sera pas plus avancée.
Mais, grand Dieu! combien je regrette que les
choses aient tourné de cette façon 1
A ce moment, je me sentis vraiment coupable ct
j'ér:latai en sanglots.
- Oh 1 maman - voyant qu'elle partait - vous
n'allez pas me laisser ainsi! Quand une jeune fille
e~t
fiancée, tout le monde est gentil avec elle et on
lui fait des compliments .
« Mais ici ... personne ne se soucie de moi 1Je n'entends que des paroles dures ou des soupçons encore
plus pénibles.
Les sanglots me suffoquaient et je me cachai le
visage entre les mains.
A 'j'instant, mère me prit dans ses bras et m'appuya
contre elle; elle- baisa mes cheveux, me câlina comme
elle le faisait quand j'étais enfant.
- Ma petite fille chérie 1 murmura-t-elle j ai-Je
Jamais été dure pour toi? Seulement... je viens
d'être si bouleversée par tout ce que j'ai entendu!
- Mais vous ne croyez plus que Je suis fausse,
maman?
- Non, plus maintenant !. .. ni, je crois, jamais.
Le chagrin de ma pauvre Dora m'avait navrl:c .
"Quoi qu'il en soit, j'ai pu voir que notre fiancé:
apprécie toutes les qualités de ma chi.:re petite fille,
"Il t'aim\.! beaucoup, Phyllis. Es-tu bien sùre que
tu lui rends son amour?
- Et vous, mi;re chérie, aimiez-vous beaucoJp
papa quand vnus l'avez épousé?
- Mais ... oui, ma mignonne.
Oh 1 est-cc rossible J Et j'ajoutai en soupirant:
« A ec compte-là, je suis contente de ne pas
aimer d'amour M. Carl'in~o.
•
- Phyllis! que Llis-tu iù, c'e~t
le premier devoir
d'une femme d'aimer son mari cl tu dois déjà Je
considérer comme tel.
- J'ai de: l'affection pour lui; cela vaut mieu ..
Ainsi je ne serai pas aveugle sur ses d~fauts
j ct j'espi.:lc qu'il s'en corrigera pour ll1oi.
- Ma pauvre enfant, essaie c1'aimer M. l\lark de
tout t<ln c<cur. Crois-moi, J'amour est le premier
bien de l'existence, c'est si facile de pardonner
quand on aime (
«Quand je pens\.! qtl , si jeune, tu vas nous quitter
pOUf aller courir le vaste monde 1. .. Vraiment, je me
�PHYLLIS
43
serais séparée plus facilement de Dora que de ma
sauvage Phyllisl
Maman me laissa toute réconfortée et retourna
avec un soupir aux difficultés qui l'attendaient en
bas .
Billy reçut l'ordre de rester confiné dan's sa salle
d'étude , parce qu'en apprenant la grande nouvelle,
il s'écria d'un air triomphant:
- Ah 1 je l'avais bien dit que ce n'était pas Don?
qu'il aimait!
Roland avait aussitôt pris mon parti . Il monta
jusqu'à ma chambre pour me féliciter.
- Cette petite finaude, cette sorcière de Phyl, ditil, comme elle sait s'y prendre! Dora était trop languissante pour un type comme Carrington. Enfin,
nous aurons toujours une noce, et j'es pere bien être
garçon d'honneur.
- Non, ce sera Billy, répondis-je.
- L'un n'empêche pas l'autre . Il éclata de rire.
Ah 1 si tu voyais la tête de Dora 1 Elle était si sûre
de l'épouser 1 Elle reconstruisait ou bouleversait
StranBemore 1... Elle faisait de Carrington ce qU'elle
\'oulalt. Ah! ah! ah 1
Je l'entendis rire, quand il partit, tout le long de
l'escalier.
Lorsque, le soir, à table, je me retrouvai en face
de mon père, il avait son air glacial que je connais
si bien, mais il ne me dit rien. Je sentIs qu'aux yeux
de la famille la terrible Phyllis, le fléau de la matson,
a\'ait gagnç en dignité et considération .
Dora n'assistait pas au diner; mère nous dit
li u'eile avait la migraine; cependant, apri::s le repas,
elle entra au salon où toute la famille était assemblée.
Elle avait les yeux rouges, vraiment, et ses joues
délicates étaient privées cie leur habituelle teinte
rosée. Le désespoir le plus profond se lisait dans
son attitude abandonnée.
Papa se leva ostensiblement et poussa un fauteuil
pour die au coin du feu, car les suirées d'o.;tobre
commencent à être fralches.
Maman lui versa un petit verre de cassis et le lui
porta elle-même. Et Billy, en ~igne
de trl;\'C mnmentanée, lui avança un tabourct sous les pieds.
Pour moi, je restai as~ie
à part, gelant aur~s
de
la fenC:tre sans oser m'approcher; je me faisais
l'eO'et d'une paria, Je ne vis pas Roland qui s'appro.;hait de moi sournoisement. Il me dit:
- Hum! hum 1 avec un clin d'œil ct un sourire
Ji1alicicux du cOté de Dora, puis il me pinça le bras,
.;e qui me nt fit pousser un oh! Je surprise.
�44
PHYLLIS
Cheekie, mon petit fox-terrier, accompagna mon
cri d'aboiements bruyants et sympathiques, tandis
que Roland s'esquivait en pourTant de rire.
Papa prit sa voix la plus réfrigérante:
- Je sais bien que je perdrais mon temps en faisant appel à vos bons sentiments, Phyllis, car vous
n'en avez aucun . Mais, quoique vous soyez dépourvue de toute espèce de délicatesse, vous devriez
comprendre que le moment est mal choisi pour vous
laisser aller à une gaîté indécente. Vous ne voyez
pas que votre sœur est souffrante? Votre manque de
cœur est révoltant 1 Sortez 1
Je n'attendis pas longtemps pour profiter de la
permission et gagnai la porte avec un soupir de soulagemenL.
IX
Bien qu'il ne l'eût donné qu'à contre-cœur, nos
fiançailles ayant reçu l'assentiment de mon père.
:'11. Carriogton prend l'habitude de yeoir chaque
apr~smid
à la maison où il est gracieusement accueilli par tous, Dora exceptée.
Non pas qu'elle lui témoi~ne
une aversion oLiverte .
Si elle se trouve au salon au moment Ol! il Y entre,
elle est aussi polie qu'avec n'importe quel visiteur,
mais elle profite de la prLmière occasion venue pour
disparaitre et ne revient plus de la soirée.
Nos rapports avec Mark deviennent plus intimes
à mesure que le temps s'écoule ... Pourtant, je n'ai
pas le rayonnement de bonheur des très heur~s
fiancées.
Parfois, un doute a/Treux me traverse l'esprit.
C'est que je vais peut-être faire un mariage d'art'ent.
Oui, je me réjOUIS en y pensant â l'avance de tr)ut
~e
que je pourrai faire pour ceux que j'aime: maman,
Billy, Roland ... même Dora <je lui dois bil;n de ne
pas l'oublier) .
.J'essaie souvent de me répéter que j'adore mon
fiancé, qu'il est beau, qu'il est bon, distingué, Cilarmant, et puis mes pensét.!s prennent un autre chemin et jl; rêve maintenant au magnifique château
dans lequel je vivrai désormais, où je serai rei ne, éi
la longue robe de velours bleu avec laq Llellc je
balaierai lcs allées de Strangemore ...
En attendant, je continue mes petits services de
(:codrillon. Qui donc, quand je n'y serai plus, aidera
Maria, Kelty ct maman? Pi:re est si difficile 1 l<:'t
Dora n'a pas J'habitude ...
Je ne puis m'cp~her
d'être fière de la superbe
�PHYLLIS
45
de fian~les
que Mark m'a donnée, elle
brille et jette mille feux quand j~ la fais miroiter au
soleil.
Je possède aussi un beau médaillon orné de brillants sur lequel !;ont tracées les initiales P. M. V. Il
contient une miniature très joliment faite de mon
fiancé.
- Je crains, me dit-il en riant au moment où il me
l'ofirit, que vous fil. teniez davantage au médaillon
qu'au portrait.
- Mais si, protestai-je, je tiens beaucoup aussi
au portrait, bien qu'à la vérité il m'arrive plus souvent de contempler l'extérieur que l'intérieur.
C'est ainsi que, peu à peu, je me trouve comblée
de cadeaux pour la plupart extrêmement coûteux et,
comme chez nous les belles choses et les bijoux unt
toujou rs été fort rare s, je sens croltre autour de moi
la considération qui s'attache à ma nouvel~
situatiun
SOCiale.
Le temps s'écoule cependant.
NoC;1 est passé et le printemps montre déjà des
signes précurseurs. Les primevères à cœur d'or
étoilent l'herbe nouvelle; elles sont entourc..:cs de
myriades de sœurs: les violettes bleues ct poufJ~res,
les pâquerettes candides et les jaunes crocus.
- C'est le dernier pri ntemps . que je passe à
Summerleas, dis-je l'autre jour à Bill)', en me promenant avec lui dans notre jardin. J'étaiS dans un accès
d'humeur mélancoi~ue.
- Oui, me répondit-il, l'année prochaine, à pareille
épo.que, tu tienùras cour plénii:re à Slrangemorc. Tu
devlendras vite une femme à la mod e; cl tu bouleverseras le comté de fonu en comble .
auj0urd'hui ? N'es-tu
• Pourquui as-tu l'air tri~e
pas contente?
- Non, pas tout à fait. Je suis inquiZ!te. Tout sera
là-bas si nouveau, ~i grand, si étranger! Et !:rurtoul,
tu n'y seras pas!
.
1/. Oh! Billy ajoutai-je en jetant mes bras autour de
~on
cou, c'est C~ que je trOUI'c de plus affreux 1 Je
t'aime trop pour te quitter.
- Et moi je t'aime aussi rudement, fit-il en m'embrassant avec brusquerie. 1\la toilette en fut un pcu
d6rangée. J'avais fait toilette, attendant la 1 isile de
1\\.lrl - mais cela n'a pas d'imrortancc, ni pour
llilly ni pour moi.
- Quelle urùle d'idée, n';l'rit mon frère en s'élcndant tout ùe son long sur l'herbe. Nous étions
arrivés sur ~1
pc.ti.t tcrlre situé .au fond du jar lin
ÙOl1t nous aVions laIt notre cndroll favori.
de le marier! Si c'était
- ... Qu elle drùlt.; ùï I~e
ba~ue
�PHYLLIS
Dora, je m'en réjouirais et cela paralt ra it tout naturel,
mais toi, toi!
«Tu avais bien.besoin de t'am ourach er de ce !jarçnl1 !
- Mais c'est lui qui s'est amouraché de moi!
Jamais je n 'au rais imaginé une chose parei lle!
« Enfin, inutil e de d isc ut er ce su je t-là puisque c'es t
une chose entendue . Mais ne te p lains pas ; tu
verras, Bi lly, ce que je ferai pour toi q ua nd je serai
mariée .
- Ah ! quoi donc? fi t-il avec un vif inturèt.
- Nous en avons déjà parlé ensemble, Mark et
moi. Il te trouve in telligent .. .
- Il pourra it bien ne pas se tromper, in terrompit
mon cher frère sans fausse m odestie.
- Laisse-mo i fin ir. E t il a j'intent ion de t'envoyer
à Eton pour fini r tes ét udes . Hein? Que penses-tu
de cela?
- Oh! chic, s'écria Billy . ..
- Et ce n'est pas tout . Quand tu viendras en
vi:iite à St rangemore , il y aura un fusi l et un chien
pour toi, je le lui ai demandé.
- Pas possible !
- Si , à la condition que tu apprennes à tirer et
que tu ne t ues personne .
- Je tire admirablement à la cible, dit mon jeune
tr<: rc avec une superbe assurance. Mais tu m'en di s
trop. Je ne crois plus aux contes de rées .
- Eh bien! tu verras 1 Quant à Roland il aura de:
l'argent tant qu'il voudra pour payer ses clelle s, il
n'aura p lus besoin d'avoir peur de papa .. .
- Et ù Dora, que lui donneras-tu? Ta bénédiction-:
- Non . Des robes nelll'es tant qu'e lle en voudra.
« Pour maman'J'e lu i achi.:terai une écharpe de dentelle, un lorgnon 'écaille ct un de ces beaux: fautcuih
à ba:cule comme il y en a à Carslon. Je l..:s regard..:
chaque fois que je passe dans la qrand'ruc. Elle sera
si bien, là, pour travaille r .
« Oh! Billy, que cc s era b"n d'étre riche, et de n..:
plus tm\ailler à la cuisine, de ne plus être gronJ<;)c
par papa, dû me payer toutes mcs fan taisies !
« Oh ! je crois que je me résignerais à ép<luscr
laid qu'un s in~e!
M. Carrington même s'i l était aus~i
Dans un vif transport d'enthou siasme, je salÎtai
sur mes pied s et je restai horrifiée, car à d eux mi;(r.:.;
Ù l'cine du petit tertre se tenait :\1. Carringt'lll
aJI
:;s ~ à Uil arbre .
.Je lus sur son visage une expre:!sion bizarre qui
me donna à penser qu'i l a\'ait tout entendu.
On ne peut pourtan t pas l'accuser de nous uvuir
épiés, car si nous avions seulement pris la peinc J.:
rc!l!\"o.!l' la ti:t..: , nos yeux auraient rCnt)jl~
ks icn s.
�PHYLLIS
Jè restai devant lui ~ans
voix et sans muuvement.
BiJJy, toujours aJJongé sur le gazon, regardait
autour de lui pour découvrir la cause de mon
mutisme, il finit par l'apercevoir; aussitôt, sautant
sur ses pieds, il se sauva. honteusement, me laissant
seule en face de l'ennemI.
M. Carrington s'avança doucement.
- Oui, me elit-il d'un ton calme, quoique ses
yeux fussent briJlants de colère, oui, Phyllis, j'ai
tout entendu.
Je ne répliquai rien, étant bien incapable de proférer un son.
.
- Ainsi, continua-t-il avec amertume, vous ne
~'t.!rousez
que pour mon argent 1 Ainsi, au bout cie
SIX mois, je n'ai pas réussi davantage à toucher votre
cœur 1 Alors qu'il est plein d'une prévoyante tendresse pour chacun des vôtres, il n'y a aucun sentiment d'affection pour celui à qui vous avez engagé
votre foi 1
- Eh bien 1 renoncez à moi, si vous me jugez
ainsi, lui dis-je avec un sentiment de défi. Je vous
renclrai votre parole.
- Non, jl:: ne renoncerai . pas à vous. Je vous
é~0!Js.erai
'!lalgl:é votre indifférence, j'y suis plus
declde que JamaI s .
- Si c'est pour me rendre horriblement malheureu s e ...
. - Vous, malheureuse, par moi? Ah 1 Phyllis, ditIl d'un ton douloureux qUI m'émut de pitié, vous ne
p.uu vez dune pas comprendre à quel point je vous
aIme 1
. Je sentis que j'allais me mettre à pleurer, mais je
fiS un effurt pour retenir mes larmes et demeurai
tète bai~sé(;
ll<.:vant lui.
- Ph yl1is, dites-moi bien sincèrement si vous
désirez m'épouser? me demunua-t-il bru~qcment.
11 ne !;erait pas trop tard pour vous raviser; l't:pon•
liez-moi uvec franchi s e.
Je lui r0pondis très duucement:
- Oui, je le d0 sire . .Tc serai plus heureuse avec
\OU5 qui êtes si bon pour moi, si inJulgent, que je
Ile le serais alec n'importe qui. Mais il \'a sans dire
ljU0, si c'est vous qui n'y tenez plus ...
Mark prit ma main.
- P()Ur gagner votre cœur, Phyllis, je donnerais
avec joie tout ce que je possède. Peut-être, fit-il
avec un trisle sourire, avec le temps, un jour vienlira-t-il, où "Ous me jugerez digne d'ètre placé dans
vos affections au même rang que Billy, Roland et
les autres r
Je Ile pus encore reten il' mes sanglots, de contrl-
�PHYLLIS
tion cette fois, et je fouillai dans ma poche pour
prenJre mon mouchoir.
Inutile de dire qu'il n'y était pas, ce que voyant,
mon liancé sortit le sien et essuya lui-même mes
larmes amères.
- Pourquoi ne me détestez-vous pas? m'écriai-je
au milieu de mon désespoir. Monsieur Carrington,
oubliez ce que vous ayez entendu et pardonnez-moi.
- Comment pourrai-je vous pardonner si vous
m'appelez monsieur Carrington ?
- l\lark, alors, mon cher Mark, pardonnez-moi,
implorai-je en frottant ma joue humide contre le
drap de son habit de cheval.
«Je vous jure que je ne pensais pas à ce que je
disais, car SI VOUS ressembliez seulement à M. lIastings, seriez-vous cousu d'or ... je ne vous épouserais
pas. Dites, Mark, vous me pardonnez?
- Oui, ma chère petite tille. Seulement, je trou l'e
que vous me devez une réparation pour le chagrin
que vous m'avez fait.
- Oui, peut.être ... Eh bien 1 quelle pénitence
allez-vous m'inOiger?
- C'est que vous m'embrassie7. la premit:re. Je
ne crois pa~,
Phyllis, que vous m'ayez Jamais donné
un baiser que je n'aie été obligé de menJier.
Je réf.1liquai de grand cœur:
- 01! oui, tout de suite.
Et je me jetai dans ses bras.
Si J'avais été une coquette accomplie, ménageant
ses ellets, je n'aurais pas obtenu, par mes artiflces,
de SLlCCl:.:; plus complet Cl Lie n'en eut cet innocent
baiser.
Il sourit d'un air ravi, mais, me retenant, et d'un
air très s':rÎt:ux, il ajuuta :
- Ceci ne sera pas tout comme ·pénitence .
venu dans l'lntc::ntion de vous demander
.l'~tais
d'abréger mon supplice.
« Et Ci.!tle petite scène me prouve que je n'avais pa,>
tort. Si réellement vou n'avez pas de répugnance à
m'épuus,,]". ..
- Mais non, vous pas plus qu'un autre, je vous
a::;sure!
13un! je l'avais encore blcssG, je m'en aperçus il
l'air chagrin qui assombrit ses traits.
Passant mes bras autour de son cou, je murmurai:
- Ne soyez pas trop malheureux ... Quelque
chose me dit que je finirai par vous aimer; mai~
il
faut être très patient avee moi. Je vous jure qllJ
j'aime mieux vous suivre rlut6t que de rester à la
maison ... !'urtout apri::. ce qui s'est passé ee matin.
- Qu\:st·il donc aITil'~?
�PHYLLIS
49
Hier, papa a reçu une lettre de ses sœurs ... ma
tante Pricilla demandait que Dora viot passer un
mois auprès d'elle.
- Oui. Eh bien?
- Dora répondit que cela l'ennuyait et q1!e je de~ais
y aller à sa place ... et naturellement papa fut aussItôt
de son avis .. . et alors, l\lark, je me suis rebif1êe .
- Comment dites-vous, chérie?
- Rebiffée, révoltée:. Papa est entré dans une
violente col{;re et ... il m'a tiré l'oreille.
Je fis cette dernière confidence à voix basse, mon
front enfoui sur son épaule .
Mark caressa doucement mon oreille.
- C ette petite oreille, si jolie, si rose, si petite?
La l'cr! oh 1
. - Mais, fis-je en relevant la tête d'un air décidé,
le n'irai pas à Quamsly, cet horrible pays où l'on
ne voit personne sauf mes tantes 1 Je ne me laisserai pas devenir une victime 1
- Non, certainement. Je ne le permettrai pas
non plus 1
- Si YOUS connaissiez ces vilaines vieilles filles,
vous comprendriez l'horreur qu'elles m'inspirent. Cc
sont les sœurs de papa; tante Martha a des verrues
et ~ante
Pri~la
des yeux qui louchent et le menton
p011ltu .. . p01l1tu 1 comme son caractère.
« J'aimerai s mieux mourir que d'y aller 1 Oui. Je
préfi.: re encore YOU ,. épouser tout de suite!
Je ne compris la portée de ma sottise qu'en
voyant mon fiancé paIir et reculer.
- Phyllis, me dIt-il à demi-voix, il est bien triste
pour moi que la pensée de notre mariage vous
déplaise aut8.nt.
- Non, non, ne croyez pas cela 1 m'écriai-je
toute repentante. Pensez combIen j'ai été énervée
depuis hier soir ... Il me tardait de vous voir pour
tout vous raconter ... Je pensais bien que vous seriez
mon refuge.
- Vou's êtes mon enfant chérie, dit-il en care sant les boucl es folles de mon front, mon bien le
plus précieux. Je Ile veux pas qu'on vous maltraite.
Phyllis, voulez-Y.CJus fixer notre mariage à deux mois?
Deux mois seu1cmenll
Je tressaillis.
Il ajouta:
- Nous serons au mois de septembre et vous
aurez dix-huit ans. Si vous voulez, ce sera le jour
anniver:;aire de celui ou je vous découvris perchée
dans le noisetier?
Cette idée me sourit et, sans dire ni oui ni non,
jL: lui répondis:
�PIELLIS
Allez p arler à pap a .
Venez-y avcc moi, Ph yllis , j'aurai plus de
courage .
La ma in dans la main, n ous nous dirigcâmes vc r ,;
l'antre du dragon .
. . . . . . . . . .
. . . ..
Ce fut donc, ainsi que nOU5 la~ ' jons
décidé, au
jour anniversaire cie la cueillette des noisette5
qu'eut lieu notre mariage.
J'écris ceci au soir de la cérémonie, au moment
de quitter la maison paternelle.
l\le voici devenue réellement P hylli s Carrington,
laissant la P hyllis Vernon des an cie ns jours fUll' t:t
disparaitre pour toujours dans les ombres
u
passé.
Tous les événements de ces dernières semainc~
me [ont l'efTet d'un tourbillon dans lequel j'ai
peJOc à mc reconnaltre.
P our commence" m,è re m'emmena à Londres où
elle me remit entre les mains d'une couturiLre célè'bre, grande femme aux yeux perçants, qui me
gronda, m'étira, me serra, me tapota ct enfin me
mesùra à tel point que j'en oubliai ma propre idenlité pour ne plus vOir en moi qu'un nombre incalculable de cenlimi,; lres et de mètres!
Cendrillon sc transformait, elle allait Jevenir
princesse.
Transportée de joie, j'essayai s uccessivement
toutes mes robes neuves devant le grand miroir de
maman.
l\la robe de mariée, satin b lanc ct dentelles d e
Bruges, est, selon le cliché habituel, U1)C Olerl'eilh:
de grâce et de légi: reté.
Roland a été garç on J'honn e ur aVl!C Jenn y Ila-tings, tout en rose, et je puis affirmer qu'il n'a pa 'i
trouvé la journée longue .
l\[on Billy m'apporta, avec des larmes plein le s
yeux , un ravissant lapin blanc qu'il soignait avec
amour depuis six mois, en vue de notre séparat ion .
- Il partira aussi pour Strung.:Jnol'c, m \! dit-il, la
\'üix chevrotante, bien qu'il ne \oulùt avoir l'air de
r ien. En le rCtiardanl t ous les jours, lu pensera ;
à moi .
.Je me jetai tians les bras de mon frère chl!ri, au
le lapin pressé entre nous ct, penri sque d'ùtouf~r
dant quelques minutes, nous pleuràm es tous Il' ~
deux san5 rien dire.
Dora accepta assel froidemûl1t, comlne une 1 ~J'
~one
qui ne lient plus à rien, d''::tr..: mu pJ'c.Oli ' re
dcmoi:;elle d'honneur.
Les aulr~
étaient : les deux mis ses JTastin '~, lu
�PHYLLIS
sœur de M. de Vere et des cousines de Mark.
Un grand ami de mon mari, sir FrancIs Garlyle,
agissait comme grand maître des cérémonies.
A l'aurore de cette mémorable journée, je me
kvai et fis seule la plus grande partie de ma toilette.
A. huit heures, Ketty frappa à ma porte. Elle me
remit up lourd paquet cacheté sur lequel je lu:; ces
mots, écrits par mon fiancé:« Avec ma profonde
tendresse ».
Je l'ouvris.
C'étaient tous les diamants des Carin~to
remon.t~s
à neuf et mis à ma mesure: colliers,
bagues, bracelets et diadème, plus beaux et brillants
que jamais.
Enfin, nous parti mes pour l'église, moi parée
cumme une chàsse, tout mon cortège derrière moi,
et, en ce jour de septembre plein de soleil resplendissant de fleurs, de chants d'uis<!aux, al'ec les
claires toilettes passant au milieu des haies fleuries,
l'on cùt dit vraiment le cortège d'une reine.
Une heure plus tard, les paroles définitives étaient
prononcées et l'anneau emblématique brillait à mon
doigt.
p.u~
la d~rnièe
fois, je signai: Phyllis Vernon.
Sir l' rancIs Garlyle venant au-devant de moi, dans
la ~acriste,
baisa ma main et, en attachant il mon
pOignet .un bracelet serti cie brillants, il me dit:
- Daignez accepter mes hommages et tous mes
vœux de bonheur, mi stress Carrington.
Je tressailli en entendant résonner à mes oreilles
mon nouveau titre. Dans mon trouble, je pus il peine
le remercier.
Mariée, moi, Phyllis, qui hier encore jouais il la
pU\Jpéel
Me voici devenue une dame, j'irai habiter le beau
chateau ... Mes robes de velours et de soie tralneroht
dans les alléès du parc 1
IIlais, cp sortant de l'église, appuyée au bras de
ll1'!11 man .pale de bonheur et d'~motin,
je ne pou\'aI5 le croIre encore.
El, lorsque, avec lui seul, je montai en voiture, j<! .
nc pus m'empC:cl1er de lui demander:
- Est-il possible, Mark, que nou~
suyons mariés?
11 me dit al'ec son tendre sourire:
- Mais oui, je le crois. Et passant son hras autour de ma taille, il m'embrassa doucement.
(\ Maintenant, chère aimée, murmura-t-il nou,;
allons êtn: heu J'eux, la l"Îe enti/;re 1
'
Déjeunl.!l', toasts, discours, tout cela passa Jeva:lt
me~
yeux comme en un rève.
Le~
invités nous ont quittés, mon mari e~t
en has
�PHYLLIS
qui m'attend en compagnie des membres les plus
proches de la famille, et je griffonne ces lignes sur
mon petit cahier, en toilette de mariée, attendant
que Kettyvienne m'aider à passer ma robe de voyage.
Ce sont les dernières de ma vie de jeune fille, le~
dernières aussi du petit cahier. J'ai pris goût à sa
société. Ainsi que l'espérait mère, il m'a aidée à
réfléchir, il m'a appris à raisonner, mais son temps
est fini.
Tout à l'heure, Phyllis Cal'ringlon quittera sa
maison, ses amis, les lieux qui ont vu son enfance.
pour s'en aller vers l'inconnu .
Adieu, cher petit cahier 1
/
�PHYLLIS
53
DEUXIÈJY.[E PARTIE
1
Paris. Novembre
19'"
Je croyais bien, il: Sumerl~as,
~voir
dit adiey
pour touJours à mon Journal, m'Imaglfiant que la vie
d'une femme était trop remplie pour qu'elle se
permlt une telle occupation. Manée depuis deux
mois, trois bientôt, je m'aperçois qu'un Jeune ménage qui voyage peut avoir beaucoup de loisirs; le
cher mari n'est pas toujours présent et, si allégée
que soit la besogne d'une maîtresse de maison, la vie
d'hôtel la laisse complètement déchargée du temps
qu'cHe y consacrerait.
C'~st
peut-être pour toutes ces raisons que j'ai été
reP:lse dernièrement de la nostalgie de mon petit
call1er ...
Quoi qu'il en soit, un beau matin, je m'en allal
seule rue de Rivoli et achetai chez un grand papetier
un magnifique album qui n'a qu'une parenté fort
éloignée avec mon modeste petit cahier de Carston,
commela pauvre Phyllis Vernon avec 1\1rs. Carrington.
~ark
est sorti pour la matinée, le moment est propice et c'est avec joie que je vais me retrouver en
tête à tête avec ... moi-méme ...
Ainsi, voici donc deux mois que nous sommes
mariés, et notre lune de miel dure toujours!
Notre bonheur est sans défaut comme le miroir de
Ces beaux lacs que nous vlmes en Suisse cet été.
Mark est encore plus épris qu'il ne l'était avant
not~'e
mariage. Cependant, il me semble qu'il e5t
mOinS mon esclave.
11 peut, maintenant, s'absorber dans la lecture: du
Times au petit dl:jeuner, sans lever les yeux entre
chaque ligne pour s'assurer que je ne me suis pas
évaporée dans l'air ou pour me demander tendrement, à tout propos, si je désire faire ceci ou cela.
_ Et! cc qui est plus yilisfa! sant encor~,
il a appris
a gouter quel~
plaiSir, me me quand Il n'est point
en ma compagnie.
11 ost allé, ce malin, voir un de ses amis de jeunesse, avec qui il a vûyag0 cn Anll:riquc pendant
�54
PHYLLIS
ces derOll::reS années; l'ami est marié maintenant
arec une Française et fixé à Paris dans une villa
d'une certaine avenue de Passy.
J'ai insisté pour y aller avec mon mari, mais il a
refusé avec un doux entêtement, c'est pourquoi, ce
matin, jc me trouve seule, pensive, devant ces feuillets.
Oui, au fait, pourquoi .Mark a-t-il refusé de m'emmener avec lui ..:hez son ami marié?
Il ne voulait, m'a-t-il dit, que revoir en passant
son vieux camarade et reparler de leur bon temps cie
jadis ...
Ce temps où je n'existais pas dans l'esprit de mon
mari excite quelque peu ma curiosité.
Riche ct bcau garçon, il a dù être recherché, adulé
par les femmes . Combien de jcunes filles à maricl'
lui ont fait les yeux doux ? .. Combien d'autres ...
Mais le suis folle de chercher à plongel' mun regard dans un passé qui ne m'appartient pas et dont
le dirai même que l'acc(;s m'est défendu ...
La moindre allusion à sa vie passée, à ses voyages,
a le don Je l'embrunir les traits de mon cher époux
et d'assombrir son humeur. Sujet défendu! Chasse
gardée 1
Et quand il voit que je m'étonne et suis prête à
pleurer de contrariété, il me càline comme une enlant, puis me dit en m'embrassant;
- Petite Phyl, je vous jure qu'avant de vous avoir
rencontrée je n'avais jamais vraiment su ce que
c'Gtait qu'aimer.
« Vous êtes la premii:re, la seule, l'unique ...
Quelle femme ne serait satisfaite avec une pareille
réponse!
C'est égal, pourquoi n'a-t-il pas voulu que j'aille,
moi aussi, chez son ami, pour entendre parler de
leur 'ouvenirs d'Amériquel
Quelques jours après notre mariage, nous étions
alors en Suisse, au bord du lac de Genève, je lui
demandai à brùlc-pourpoint :
- Mark, n'avez-vous jamais aimé d'autre femme
avant moi?
I.1esp~c
d'un éclair, il me sembla que sa flgllrl>
changeait.
- Tous les hommes ont eu des fantaisies, me r":rondit-il évasivement.
Quelque chose me fit p).mr.ren?re qu'il esquivait
une réponse nette; aussI l'Insistai:
- Je ne parle pas d'une toquade, mais d'un réel
attachement.
« N'avez-vous jamais, avant moi, demandé à un ...
femme de l'épouser?
- Quoi? fit-il en essayant de rire, sans y réussir,
�PHYLLIS
55
du reste, m'eussiez-vous refusé, si je l'avais fait?
En posant cette question, il me regardait d'un air
interrogateur tout à fait curieux.
- Non, bien sûr. Mais cela ne m'empêcherait pas
de penser que vous auriez pu m'en informer plus tôt.
« JusCJ.u'ici vous aviez prétendu n'avoir jamais aimé
que mOl, et maintenant faudra-t-il donc apprendre
que déjà une douzaine de femmes vous ont bnsé le
cœur?
Il haussa les épaules ... Mais je le vis distinctement changer de couleur.
Mark répondit en détournant son re~ad
:
- Je n'ai jamais dit cela. Vous dénaturez mes
paroles.
- Cependant, avec vos fantaisit.;s, vùus me l'avez
fait entendre.
- Vraiment, Phyllis, je trouve fort impoli que
vous donniez aussi iacilement des déme;ntis. Je vous
assure que c'est blessant.
- Eh bien 1 vous en avez follement aimé une, en
tout cas dis-je malicieusement, bien plu,; pour m'amuser à 'le taquiner que pour chercher à savoir.
La réponse qu'il me fit, d'un ton très sérieux,
m'étonna:
-:- .Si un homme a commis une folie dans sa vie,
dOIt-il, pour cela, être condamné sans pitié?
- Je n'ai jamais dit, repris-je vlvcment, ql.e
c'était une folie d'être amoureux. Je clis slulement
que vous auriez pu avoir la franchise de m'en parler
plus tôt.
u Je déteste les mystères 1
Mark souffrait viSIblement. J'eus pitié de lui.
Allais-je troubler la paix de notre si heureuse; union?
- Là, lui dis-je pour le rassurer, ne vous inquiétez
pas. Je n'ai aucune cu rio5it0 sur votre vie pa!:> '~e.
Admettons que je n'ai f1t.!n dit.
Nous gartlàmes quelque ternIs un silence emban·assé.
- EkS-voUS fachét.;, Phyllis? me tkmanda-t-il
timidement.
- Oh 1 mon Dieu, non! Pourquoi uric chose de si
peu d'importance me toucherait-dIe?
. Je ~hcl:ai;
â prendre un air dégagé, mais y réusS15sal s tre;s mal.
- Ma chérie, fit-il désolé. 'N'allcz pas vous rnl)nter
la tête pou rUile vieille pa:;~iùn
morte et t.;ntcn':c
pour t~)Uiours
1
•
•
«DoIs-je être amolndn à vos yeux parl:e que jl.! me
suis jmag~né,
un jour, dans un coup dc folie, qlle je
ne m'explJque pa' encore, quc mon c(eur était ri~:'
- C'est bien, dis-jc st!chenwl1t, n'en parlons l'lus ...
�PHYLLIS
Un silence . Pui;;, tout à coup :
- Etait-el le brune ou blonlfc ? demand ai-je .
- Brune, al1reusem..:nt brune 1
- Grande ?
un e
- AfTreus ement grande aussi .. . Ah 1 c'~tai
aberrat ion de ma part ... un caprice de jeune homme ,
oublion s cela, Phyllis , n'en parlons plus ... ce sujet
m'est odieux.
Et je me tus ... Mais pourqu oi faut-il qu'aujo urd'hu i cette visite - la premii.:re action qui, depuis
notre mariage , ne nous est pas commu ne, - pourquoi faut-il qu'elle me remémo re notre convers ation
J'alors, le seul nuage gris dans notre horizon bleu?
Alardi matin.
C'était hier soir; nous roulion s en auto revenan t
\'ers minuit de .l'Op0ra , quand je m'aperç us que,
depuis le matin, je n'avais pu causer seul un ll1stant
avec Mark.
Ni seuls à déjeune r, ni dans l'apri.:s -midi où nous
a\"Ons cu des visites, ni à diner en grand appara t
Jans l'immen se salle Je l'hôtel.
je me souvien s
~s ant,
Et mainten ant, en y rGn0chi
j'ai trouvé l\lark songeu r, les
qu'à plusieu rs rcpi~e:;
yeux fixés dans le nde, comme perJu dans des sou\·enirs.
Souven irs pénible s, san,s doute, car il y avait sur
son front une barre que Je comme nce seulem ent à
connaît re.
- Qu'avez -vous cu aujourd 'hui,'mo n ami, dis-je en
dans la sienne , Vous n'..;tiez
ma main gant~e
gli~sant
pas aussi en train q n'à l'ordina ire?
- Une pointe de migrain e.
- Vous ne m'avez pas parlé de votre visite de ce
matin, Avez-vous trouvél \l. Brewst er?
- Oui.
- Eh bien 1 avez-vous causé longuem ent de votre
ch1:re Amériq ue?
Je sentis un léger fr0mi"s ement de ses doigts.
- Oh 1 tri.:s peu. Je déteste l'Amér ique.
- Vous y étes resté bien longtem ps, cepend ant.
- N'ous ne somme s pas allés seulem ent en Am0rique. Nou s avons beauco up voyagé ensemb le,
votr.e dernier voyage.
- .'\lais l'Améri que a é~.
n'est-ce pas? Vous en arl'1\'lez dIrecte ment quan d
vuus êtes revenu à Stran!;e mon:?
Il retira brusqu ement sa main ct me dit tout a
coup :
- Comme nt a\'(!z-VOUS trouvé le balkt? \'uu,
n'aviez jamais vu de bal kt, je crois?
c'était clair.
chitln~,
11 rompai t lt.:~
�PHYLLIS
57
Il se mit à me parler ayec animation de tous les
ballets auxquels il avait assisté en Russie, en Norvl.:ge et ailleurs, et jusqu'à l'h6tel il me fut impossible
de placer un mot. Oh 1 j'en suis certaine maintenant,
la lemme qu'il a aimée était une Am6ricaine, c'est
pourquoi il.n.e veut plus entendre parler de ce pays.
Mai s, n'al-Je pas le droit de savoir?
Pourquoi toute une longue phase de la vie de
mon mari me demeurerait-elle inconnue?
Cette femme il l'a aimée, aimée pas sionnément.
Son souvenir n'est pas mort puisqu'il éprouve le
besoin de parla encore d'elle, et moi ... moi, sa
f.~me,
je n'en connaîtrai rien i'
Je sais ce qu je vé.iS faire.
.. .
Je connais l'a~,r
esse de M. llrewster et J'Irai le
trouver. Peut-être voudra-t-il parler. .. ou du moins ...
dans ses réticences je comprendrai ...
Je m'arrête et je r.:fl~chis
- comme mè:re. me disai'
souvent de le Jaire - ayant de prendre une grave
décision.
Si Mark, connaissait ma démarche - et il . l'apprendrait sün~met
par son ami - il 111\:n voudrait
horriblement. La paix de notre ménage serait troublé~,
ma suspicion lui serait odieuse et il en vièndralt peut-être à me détester. Je ne serais plus son
enfant gatée tant, tant aimée 1
Oh 1 non, ce serait folie, ce serait agir en enfant
qui casse sa poupée pour voir cc qu'il ya dedans.
Garùez votre secret, mon cher man, c'est un e
vieille affaire du passé qu'il ne faut pas r6veiller,
vous ayez raison.
Le passé est dans les choses mortes ct le beau
présent m'appartient. Je ne veux plus qu'il ait ce
regard troublé et cette barre au front. Nous partiron 5... c'est décidé.
Ce matin, à peine réveillée, je regardais le jardin
des Tuileries tout enveloppé de brumes, qui s'Glendait sous mes fenêtres. Une petite pluie d'automne"
fine et pénétrante tombait. Et souJain j'eus la vision
de Summcrleas dans ce beau jour de septembre , IL
jour où nous l'avions quitté.
La nostalgiG me sa isit avec une force qui devint ut,
désir Impérieux de rartir ...
Il me sembla qu'en fuyant yers notre «home» s'
aimé, Mark lai sserait derrière lui ses mamais sou
yenirs, ct cette force int érieure me poussa à lui dire:
- Que Strangemore doit être beau en cc moment,
paré des feuilles d'automne. Il me semble 6tre al
milieu du grand bois, vous savez, là où le s arbe~
sont si serr'::s que l'on ne sent même pas la pluit
tomber.
�PHYILLIS
A ma vive surpris e, il répond it avec énergie :
- Oh 1 combie n vous avez raison, ma chérie. Ce
n'est jamais plus beau CLu'à cette époque de l'annt:e.
- L'époq ue de la cueIllet te des noisette s, 1\1ark ...
Ce fut irrésist ible.
Il vint auprès de moi et, me prenan t contre lui, il
me dit en baisant mes cheveu x fous:
- Voulez-vous que nous rentrion s, mon aimée?
Pas immédi atemen t, nous avons des engage ments
pour cette semain e. Un diner mercre di soir, vendredi encore l'Opéra et mardi prochai n la Coméd ieFrançai se. Nous pourrio ns attendr e ...
- Oh! non, n'attend ons rien, m'écria i-je. Partons
tout de suite. C'est ce soir que je veux partir. II me
tarde de revoir maman , Billy et les autres, et puis,
vous savez, fis-je d'un ton caressa nt, que je connais
à peine, encore, notre « home ».
Je lui souriais en parlant et je constat ai avec plaisir qu'il écoutai t avec joie ma proposi tion.
- Eh bien! ma chérie, c'est facile à arrange r. Quelques coups de télépho ne ...
« En somme , si cela vous fait plaisir, l'année prochaine nous ferons un second voyage de noce et
nous reviend rons visiter ce que nous n'avon" pu
voir cette fois-ci. Et puis, ajouta-t -il pour lui-mêm e,
c'est l'époqu e de la chasse, oui, je crois qu'il est
temps de rentrer.
Et il me quitta pour s'occup er du d~part.
Strange more, 2 1/OJ1elllbl'e.
album que j'avais quitté à
mon
ici
e
Je retrouv
Paris au matin de notre départ préCIpité.
Cepend ant, malgré notre hâte de rentrer clans nos
foyers, nous nous arn!tâm es une quinzai ne à Londres, où mon mari désirait me présent er ù quelqu es
anciens amis de la famille, et à des parents plu::;
ou moins proches .
Nous n'avons pu voir ma belle-sœ ur et son mari,
sir James, ils revienn ent uu Canada où ils ont fait
un long séjour et on les attend u'un momen t ù
['autre.
Cou')in s, tantes, oncles et amis étaient nombre ux
cl, pour la plupart , si simples et agrGables 'lut.: ie
fus Iri;s vite al'privo is':c et trouvai ma nou\'clll!
famille bien moins intimid ante que je ne le craignais.
Cepend ant: une épine au milieu de toutes ces
roses.
Lady Dlanche Going chez qui nou,:; avons passG
une semain e est, parmi les cousine s de mon mari,
celle qui m'intGr esse le plus, bien qu'à franch" ml!nt
�PHYLLIS
5~1
parler, elle produisait sur mes nerfs une sourcle irritation.
Veuve et riche, elle possède une belle installation
dans un grand hôtel des Park~Lne
et elle est lu
~)lus
aimable des hôtesses,
Ses manières sont e,'trêmement séduisantes, elle
est be:lle, accomplie, mais .. , avec elle seule j'~prou
vai une sensation de gène et de malaise,
Elle parait vingt-cinq ans à peine, bien qu'à certains jours elle en accuse sept ou huit de plus.
Par instants, lorsqu'un regard de ses grands yeux
langoureux ct fendus en a111ande, répondait à celui
de mon mari, j'y voyais passer un éclair et ce vif ct
soudain éclat me paraissait suspect, venant d'unt
femme qu'il considérait presque comme une SŒur,
Un soir, le rire de Mark ,,'arrêta net sur une
phrase de lady Blanche. '
- Eh bien 1 beau cousin, dit-elle, quel soul'enir
avez-vous rapport6 de vos conquêtes d' Âml:rique'~
"Vous êtes, sur ce sujet, aussi muet qu'un poisson de
l'Atlantique,
~
Mes souvenirs sont vagues, ma cousine, pensez
qu'il y a déjà plus d'une année, Mais dites-moi, ces
magnifiq ues poires viennent-elles de votre terre de
Chelsea? Quelle belle pr(li~té
l'OUS al'iel. là!
Quand votre cher p~re
yiValt, quels heureux moments
nous y ayons passés 1 Vous souvenez-vous ?
J'admirai intérieurement le talent qu'avait mon
mari'J1our dl:tourner la con\'er;:ation, et je lui vin,'
en al e en réclamant à mon lour des détails,
Ce que je l'us le moins panlLlnner à lady Blanche,
ce fut de mettre en éviden.:e, chaque fois qu'elle il
I:ou~'ait,
mon inexpérience t,;\ ,ma nal\'t.!lé, A,u::;si,
(US-le enchat~
quand nous lUI fimes I1US adieux ,
Oh 1 les dice~,
J'enchantement du premier re\'llir
quand l'arrivai <.:n voiture, à Summerleas 1
Je me jdai dans ks bra~
de maman qui ne pu'dit
pas une si belle occasion tle fondre en la('me~
et,
pourquoi le dissimulerais-je? moi aussi.
Bill V exprima son bonbeur par une série Je
gamhades fanta tiques et des hurrah" aS~I)urdis
'ants,
Dura elle-même oublia sa Jignt~
et ses griefs
POUl" me donner une cClrJiale ~lrcinte,
Chacun s'l:xtasiail,
Et Clll11llle j'avais bonne minel Que j'al'ais l'ail'
heun:L1 \,1 Comme j'étais changée et llue ma robe
m'allait donc bien 1 C'est une robe en soie cl1inlt! de
cliùleul' bku-I~'t.
.l'ai lu un lei dé$ir Jans ks \,":UX de ])l1ra que je
la lui donnerai d'ici peu de kIÙI''',.,
�60
PHYLLIS
C'est bIen à son tour maintenant de porter mes
robes!
El l'on m'apprit la grande nouvelle.
Roland est réellement [Jancé à la fille du colonel
et celui-ci a écrit il papa pour l'assurer du plai~r
qu'il en a ...
La journée s'envola trop vite à mon gré, et lorsque,
le soir, ~lark
arriva pour me réclamer, l'étrange
sensation de parfait bonheur, de joie complète, qui
m'avait envahie en revenant dans la vieille maison,
me rendit presque honteuse, et me donna du remords.
Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je ressentir pour
Mark cet amour exclusif el romanesque qui fait que
certaines jeunes femmes peuvent quitter leur
famille - même celles qui y ont été très heureuses
- sans éprouver une ombre de regret? Certes, je
l'aime de tout mon cœur, il est le plus charmant, le
plus attentionné des maris, bon jusqu'à la faiblcsse,
ct je dcvrais l'adorer, mais je ne puis y parvenir.
Et cependant je suis heureusc autant que je puis
l'être. Je n'ai ni chagrins ni soucis ...
Tous mes désirs sont comblés avant que d'être
exprimés ct ma crainte d'être ingrate en l'crs nH,n
mari pour toutes ses bontés, ct mon inquiétude
concernant les souvenirs du passé, s'évnnuuissent
quand je constate à quel point je suflis à son
bonheur.
Seule, sa jalousie envers les mien" trahit quelquefois son désir passionné de posséder [lus complètement mon cœur.
II
Qui voulez-vous inviter pour les chasses? me
demanda MarI< un mati n à déjeuner. 11 est temps
J'y penser, n'est-ée pas?
Jc fus consternée. Vraiment, ne puuvions-nous
\'ivre ainsi tranquilles, tu us deux . .
- Oh 1 Mark, m'écriai-je, est-cc bien nécessain: ?
Quand ils seront là, faudra-t-il que je m'oc cu ["le de
trHl1 cc monde?
- Mais, je le suppose, l'épliqua-t-il en riant, bien
t}u'il nc soit pas impossible que nos invités se suf.
flsent à eu:-m(:mes.
~ Souvenez-vous, petite femme, que plu s \'uus en
imiterez et plus ils vous laisserunt la pui.'!'; aussi,
nous allons remplir la maison.
- J'ai vu si 1 cu dc monde dans I1l'l 'ie, lis-je d'un
�PHYLLIS
ton désespéré, et du grand monde surtout ... c'est à
en mourir de peur!
- Rassurez-vous, ma chérie, je serai pr1:s de
vous pour vous aider. Je suis sûr que vous vous en
tirere;: parfaitement.
....
.
- fout cela est très )011, dIS-)e, séneusement
alarmée, mais vous serez à la chasse du matin au
soir et ce sera moi qui devrai m'occuper des dames
et les divertir. Je sens que je serai morte avant la
fin du premier jour! Non ... Mark, si vous m'aimiez
vous ne voudriez pas me rendre si malheureuse.
Mon accent pathétique le fit rire aux larmes.
- Ma petite fille chérie, dit-il enfin, malheureuse,
parce que vous recevrez des visites d'amis'? Mais ...
Phyllis, si ce projet vous déplaît tant, n'en parlons
plus . Nous resterons seuls ici, tous les deux, quoique - avec un soupir de regret - cela me paraiss,;
un crime de laisser perdre tout ce gibier. Maintenant, souriez, êtes-vous contente?
Mais je ne suis pas contente du tout et je ne veux
pas sourire.
Cette crainte stupide des étrangers est-elle digne
d'une femme mariée?
Honteuse de ma sotte timidité, je résolus de supporter la terrible épreuve sans faiblir.
Et prenant un parti hérolque :
. ~ l'1 ark , commençons tout de suite la liste des
Il1VltatlOns. Qui sait'? Peut-être que parmi nos invit6s
quelques-uns voudront bien me témoigner de
l'amitié.
- Je n'en doute pas, petite fée. Je souhaite seulement que les hommes s'en tiennent à rami[i':.
yoyons, qui allons-nous i nvîter? ajuuta Mark en
tirant un crayon et un carnet de sa poche.
Je me levai el allai regarder par-dessus son épaule.
- Ma sœur lIarriett d'abord et son mari. Ils
seront libres la semaine prochaine. Elle vous COllnalt à peine cl je désire que YOUS dt!venîez bonnes
amies.
- Mon Dieu, que deviendrai-je si je sens que je
dé! lais à votre sœur?
- Eh bien 1 fit Mark d'un ton provocant, ~i Harriett désapprouve mon choix, je demande le divorce.
Une chIquenaude sur son oreille fut ~a
punition.
Je me penchai sur le bras de son fautl!uil.
- Vous ressemble-t-elle un peu, au moi\ls?
- Vous nc pomel pas imaginer plus grand conlras(û. Son caractère est très déo.:iJl!, elle tient ~()n
mari en laisse tandis que moi, pallYre misérable
tyrannisé du malin au soir, je suis un Ctr" faible ei
d':'pourvu de volonté.
�PHYLLIS
Votre sœur doit étre une femme teribl~.
Au contrai re, I-iarriett est charma nte et plalt à
lout le monde. Quant à James, il est son esclave .
J'espèr e qu'elle nous am1!nera Lilian.
- Qui est Lilian '?
- Lilian Beatou n. C'est la nièce d'Hand cock.
Ensuite nous imitero ns Blanch e.
- Celle-c i ne me plal! pas avec ses airs hautain s.
Si vous saviez comme elle me toise du haut de sa
grandeu r 1 Absolu ment comme si j'étais une petite
fille indigne de sa considé ration.
- Soyez tranqui lle! Elle ne serait pas fàchée d.:
vous passer quelqu es-unes de ses années, si elle le
pouvait . Elle m'a fait beauco up de compli ments de
"ous et je suis sûre qu'elle est trop bonne pour avoir
voulu vous humilie r.
- Mon Dieu, comme ce doit être agréabl e d'être
une femme du monde ct de sal'oir se compos er une
attituùe pour chaque circons tance de la vie. M'auriez-vous aimée davanta ge '?
- Fi l'horreu r 1 s'écria mon mari avec une terreur
affectée. Si j'avais épousé une" femme du monde »,
pour employ er votre express ion, j'aurais déjà pris la
fuite ou Je me serais suicidé .
- Alors, vous trouvez donc que je suis ...
- Une délicieu se petite oie ... non, non, une vraie
perfect ion, et c'est pour cela que vous m'avez conquis. J'ayais été saturé de grands airs ...
- Où cela, fis-je viveme nt. En Amériq ue '?
Une crispati on nen'eus e passa sur le visage tout
proche de mon mari. Puis, souùain m'entou rant de
ses deux: bras, il murmu ra à mon oreille:
- Ne voyez-vous pas à toute heure que je vous
adore pour ce que yous êtes'? Faut-il vous le répéter
encore ? Et vous, Phyllis , clites-moi, petite fille,
m'aimez ...
brusqu ement, me regarda au f!"lncl des
Il s'art~[
}'eu\:, pUIS me repouss a avec un nre contralO t :
- Quelles inVitations ferons- nous encore, dit-il,
sir Francis ? Voulez -vous?
- II me plaît pour le pcu que j'en connais . Invitons-le. Et Dora aussi, Mark?
- Dora, certaine ment. Si notre ch1:re sœur veut
bien nous faire l'honne ur d'accep ter. Mais il nous
faut quelqu 'un pour lui faire la COUL •• Disons ...
brillant , mais c'est
George Ashurs t 1 Il n'est pas [r~s
un si bon garçon, ct il a le titre de baronn et. .. plus
une WnSSI) fortunc , toutes <.:hoses qui ne sunt point
li dt!daign er 1
aussi,
- JI) voudrai s bien avoir Bill\'... el m~re
pour m'aider à flire les honneu rs.
�PHYLLIS
Nous tàcherons d'avoir Bill y toute une semaine
aux environs de NOël. Votre chère mère sera
la bienvenue et votre père peut se joindre à elle ...
- Papa ne va jamais nulle part parce qu'il est
incapable de rester de bonne humeur deux heures
de suite. Mais il me semble qu'en voilà suffisamment
avec c~ux
que nous avons nommés.
.
.
.
- Blen . Je crois qu'avec deux ou troIS céltbatalres
en plus nous pourrons clore la li:,te.
- Dans tout cela, je ne vois pas des gens très
amusants.
- Mais si, Blanche est tr0s gaie quand elle le veut,
et. Lili, - c'est le petit nom habituel de Lilian, LIlI vous plaira. Elle est brillante et aimable. Toul
le monde l'aime.
- Quel àge a-t-elle?
- Dix-neuf ou vingt ans, peut-étre, mais elle ne
paralt guère plus àgée que vous. La scule chose
que l'on puisse lui reprocher, c'est d'être un peu
c?quette. J'espère qu'elle ne vous apprendra pas à
nu·ter, ma Phyllis.
-: Ah! si cela arrive, vous l'aurez voulu! Que
deVIendrez-vous si l'un de vos « célibataires» s'éprend de moi?
-Cela n'aurait d'importance que si vous le payiez
de retour .
- Ah 1 grand Dieu! c'est bien assez d'un homme
pour vous tourmenter, dis-je en riant. Enfin, si dans
tout cela pora pe~t
p0chcr l~n
mari, je ne regretterai
pas la pe1l1e que Jé ValS avoIr.
Jeudi soir.
Enfin, Je puis m'l!chapper un moment pour
prendre une heure de repos avant de changer de
robe pour k dlner.
La maison est pleine dLpuis hier; presque tous
nos invités sont arri\·és!
Quelle journée fatigante!
D'abord, le matin, ce fut maman et Dora que j'envoyai prendre à Summerleas avec la petite auto.
Je fus enchantée d~ le~
revoir. .. inutile de dire que
c'l:tait récipn)que. Dora paraissait ravie de la distraction qu'elle allait trouver ici; plus aucun souvenir des mauvais jours d'autrefois.
Mi.:re m'apportait d'excellentes nouvelles de Bilh
entré à Eton à la rentr':e d'octobre. Il se distngu~
par son intelligence ct son travail, pi.:re ne dé sesp1:œ
plus, maintenant, d'en faire quelque chose.
Dora apporte tleu~
jolies toilettes neuves. Maie.;
deux seulement et qUI ne sont même pas tles robe:
du soir!
�PHYLLIS
Déci.Jm,~nt
j'ai remis ce matin à Anna, ma femme
de chambre, ma robe de soie bleu-vert avec l'ordre
de la recouvrir au plus vite d'un voilage de tul1e,
pailleté que j'ai rapporté de Parls ... Et Dora aura
une jolie toilette de soirée que personne ne reconna1lra.
1\1on beau-frère et ma belle-sœur n'arnvèrent
qu'apri!s le déjeuner, gris de poussière: ils avaient
voyagé depuis Londres dans leur auto; ils amenaient
avec' eux leur nièce Lilian Beatoun, un valet, un
chauffeur et deux femmes de chambre .
Moi qui redoutais tant ma première entrevue a~ec
la sœur de mon mari 1
C'est une femme délicieuse, aimable et sans façon.
Blonde, grande, forte, eUe me dépasse de la tête el
des épaules. Je la trouvai d'abord très imposante ct
m'approchai, rouge et intimidée, pour lui adresser
mon compliment de biemenue :
'
- Croyez, lady IIandcock, que je suis très heureuse de .. .
Elle m'interrompit en me prenant par les épaules
~'()ur
m'embrasser, puis, m'ayant regardée de très
près - Sa Seigneurie est myope - elle s'écria:
- Mais ~Iark
1 ce n'est qu'une enfant, une enfant
mignonne et jolie, dont les yeux pétillent d'esprit,
ma'is cnfin une enfant 1
« Je vHis a\'oir l'air d'être sa grand'mère . D'abord,
Phylli ,je vous défends de m'appeler lady lIandcock,
mon petit nom est IIa\Tiett et c'est celui que vous
me dllnnerez puis(}ue nous sommes sœurs: James,
Yenl!Z "al uer cette Jolie petite fèmme et ne la lorgnez
pas trop, car je d..,\"ine que Mark vous arracherait les
yeux 1
Sir James s'avança, salua, tendit la main, et je Cl LIS
yoir LIn automate dont lès ressorts se déclanchent.
l\Iàis son bon sourire me n.:ndit confiance et je lui
donnai un<! cordiale poignée de main.
l\lark avait rais! n 1.:11 ml.: vantant la gentillesse et
la beauté de Lilian lkaloun.
,l'';p/"('llvai, rien qu'en la regardant, une soudaine
~ympatbje
pnur elle el je cruis bien que cc fut r6ciprnque .
.le la c,)nduisiq à!'a chambre pour l'aider à s'installer. (;inq minutt.:s après nous bavardions comme
deu:\ pi..,,,.
Voilà pOlit" la famille.
Yer~
l'heure du dîner, arrivèrent deux grands
chasscurs : 1\1. l,'rands Oarlyle et sir beoq.~,
l\.shuf"st, pt.:tit jeune homme extr(;mcment blond, qui
po"sède un nez aquilin, des joues soufflées de chérubin, des yeux bleu clair au regard vague ct des
�PHYLLIS
moustaches longues et pâles, d'un blond si argenté
qu'on les croirait blanches.
Ce matin, le capitaine Jenkins et M. Powell firent
lem apparition, arrivant des casernes de Chillington;
ils furent suivis de près par un tout jeune homme
dont on m'a bien dit le nom, mais je l'ai oublié, on
ne l'entend appeler gue Chip. 11 est dans les hussards et possède un visage de s~raphin.
Comme mon mari le plaisantait devant moi sur les
nombreuses conquêtes qll'on lui attribue, il nous
confia avec un grand soupir que depuis sa dernière
saison à Londres il avait le cœur pns par une ravissante beauté.
- Vous la connaissez, Carrington, elle est toujours
avec votre sœur, lady Handcock.
- Miss Lilian Beatoun ?
- Ah 1 ah 1 vous l'avez dit.
- Eh bien 1 vous avez de la chance. dit Mark en
riant, miss Beatoun est arrivée aujourd'hui.
- Où cela? Ici?
- Ici même 1Le même toit vous abrite et vous aurez
l'honneur de dîner avec elle.
- Non 1 s'écria Chip, transporté de bonheur.
Vous en êtes sûr?
- Tout à l'heure ouvrez bien vos yeux en entrant
dans le salon. Mais, si vous perdez les dix minutes
qu'il vous reste pour vous habiller, vous ne dinerez
pas et vous ne contemplerez pas votre idole .
.l!n quart d'heure plus tard, Chip offrait son bras à
Lili et la conduisait triomphalement à table.
J'avais à ma droite mon beau-frère Handcock,
galant, mais taciturne, à ma gauche sir Garlyle, le
meilleur ami de mon mari, - sauf M. Brewster probablement.
En face de nous, Dora faisait des grâces à sir George
Ashul'st placé à côté d'elle. Jamais, je crois, je ne
l'avais vue aussi candidement jolie, lorsqu'clic levait
ses yeux innocents sur son vis-à-vis et lui souPiait de
ses lèvres roses.
Sir Francis surprit mon regard fixé sur elle et je
vis un fin sourire glisser sur son visage.
- Mademoiselle votre sœur a encore embelli, me
dit-il; je ne sais pourquoi, mais le mot ~ ingénue li
vient naturellement à l'esprit en la voyant. Si j'Hais
peintre, je voudrais faire son portrait telle qu'elie est
ce soir, a~ec
cette robe blan~hc,
t,?ute simple, une
gerbe de hs dans les bras et, a s\:s pIeds, un ruisseau
murmurant.
~ On pourrait intituler la composition: le Clair de
lune. Je n'ai jamais vu plus de grâce dans le mainlien ni de physiboomie plus caJ:ldide. Comment pourOO·JII.
�iti
PHYLLIS
rait-on imaginer quelque noir dessein sous ces traits
innocents?
Je pensai aux vues secrètes de notre t: Clair de
lune » sur celui qui, en ce moment, buvait ses
paroles. Je pensai à son petit caractère pointilleux
et jaloux, à ses querelles fréquentes avec mes deux
frères, mais j'acquiesçai d'un air enchanté.
- Qu'il y a longtemps que je ne vous avais vue,
reprit-il.
- Longtemps 1 Mais non, c'était le jour de mon
mariage.
- Peut-on appeler cela: vous voir'? Je pensais à
la visite que je fis il y a deux ans chez les Leslie, à
Carston . Vous souvenez.-vous de votre petite aventure, un jour que vous passiez à âne avec des amis
dans la grand'rue?
- Oh oui 1 Sans vous, sans votre prompt secours,
je frémis de penser à ce qui serait arrivé. J'étais justement en face des fenêtres de la banque quand ma
sel,le a tourné, et je voyais disséminées aux fenêtres
des figures rieuses de feunes gens qui attendaient
ma chute ignominieuse. Mais vous passiez, heureusement pour moi, vous vous êtes avancé .. .
- OUI, Mrs. Leslie venait de me dire en vous
montrant: Voici les misses Vernon , avec leurs ânes,
je crois bien que la plus jeune va tomber ...
- Et je parie que vous étiez justement en train de
regarder ma sœur que vous trouviez jolie.
- Non, je ne vis que vous, je vous le jure. Et savezvous que, penùant plusieurs jours, j'attendis chez
Mrs. Leslic un petit mot de \OUS, juste un mot d1!
remerciemenL .. Cl.ui ne vint pas.
- Ecrire à un Jeune homme 1 Vou ne connaissez
pas mon père: une pareille cho e l'eût fait bondir.
Je n'ai méme pas eu l'idée de lui en demander la
permission.
- El vous n'auriez pas pensé à m'écrire sans ...
non , évitlemment.
A ce moment lady Handcock me fit un léger signe.
Le moment était venu pour les dames de qUitter
la salle à manger.
Je me levai et traversai la salit! avec beaucoup de
dignité, satisfaite de ma première épreuve; en passant, je me tournai légèrement clu côté ue Mark.
n souriait, l'air content et fier, et je lui rendis son
sourire.
..
....
... .....
Quelq ues jours ont pas
s~ ; nous commençons
maintenant il nouS connaltre tout à fait, mes hôtes
c moi.
A la fin tic la semaine, "rivé~
Je lady Blancho
�PHYLLIS
Going suivie de son cheval, son chien et une femme
de chambre française qui révolutionne l'office.
Sir Francis Carlyle et notre belle cousine sont de
très anciens amis, à ce que je vois .
ici, dit-elle ,à
. - Je ne pensais guère vous trouve~
sIr Francis. Dans sa lettre Mrs. Carnngton m'avaIt
parlé de ses autres invités, mais de vous pas un
motl
- Oh J mistress Carrington, s'écria-t-il, combien
c'est cruel à vous de me bannir si complètement de
vos pensées? Quoi J Même pas mentionné mon nom J
Quel affront!
- Vous n'avez pourtant pas 13: prHent.ion d'être
dans mon esprit à toute heure du JOur, fiS-Je galment
avec un air malicieux .
. A travers ses lourdes paupières Sa Seigneurie nous
Jeta un regard <:igu, puis elle eut un peti~
,rire, traversa le salon et alla s'asseoir. à côté de LIlian.
III
Je constate avec plaisir que tous mes hôtes - lady
Blanche exceptée - sont charmants avec moi, car je
ne gêne aucun de leurs flirts pour aussi apparents
qU'Ils soient.
Cependant, je me permis l'autre jour, me trouvant
seule avec Lilian, de faire allusion â sa coquetterie,
amusante tant elle est natve et ouverte.
Elle me répondit, avec cet air de franchise qui la
renù sympathique:
- Que voulez-vous 1Coquette je suis née, coquette
je mourrai.
~ Je vous scandalise, n'est-ce pas?
- Pas trop. Croiriez-vous que moi, je n'ai Î"èmais
flirté?
- Est-il possible? C'est sans doute pour cela que
vous étes une si étrange et gentille petite femme.
Mals je crois que, si cela vous chante, vous pourriez
vous en donner le plaisir, car cela ne fait de doute
pour personne que sirFrancis est très épris de vous.
Je nc pus m'empêcher de rougir en répondant:
- Quelle sottise, Lilian J Sir Francis est un tl'ès
ancien ami, il m'a con~ue
quand je portais cncore
des robes courtes, ainsi ...
- Nalve Phyllis 1 Quand je serai mariée je vous
prendrai pour modèle, sage petite matrone .
- Quand vous marierez-vous, Lili?
Unc of!lbre d~
tristesse passa dans ses grands
yeux. MaIS aussItôt clic secoua la tête et dit cn riant:
�68
PHYLLIS
- Jamais, probablement. Oh 1 c'est toute une histOlre que je vous conterai un autre jour.
Là-dessus, elle fit une pirouette et s'en alla tourmenter le malheureux Chlp.
.
Pendant ce temps, Dora profite de son mieux de
l'occasion.
Elle va vite en besogne, ma chère sœur, elle court
presque, et ce sont les marches de l'autel qu'elle a
prises pour but de sa course. Sa victime, le pauvre
Ashurst, n'a plus d'yeux, d'oreilles, et de souffle
que pour elle.
Venu à Strangemore pour chasser, il refuse de
suivre ces messIeurs pour s'attacher au sillage de
ma sœur.
Le désir de plaire, l'excitation de cette luite,
prêtent au visage de Dora une animation inusitée
qui la rendent encore plus charmante.
De son fauteuil, maman suit avec satisfaction le
petit manège innocent de sa fille. Marier richement
Dora a toujours été son vif désir, et qui sait si ...
cette fois-ci ... (
Toutes ces idées me tournant dans la tète, à moi
aussi, je voulus en parler un peu jibrement avec
Mark et allai le chercher en son repaire, c'est-à-dire
dans sa salle d'armes qui contient une collection
complète de fusils, épées, fouets, éperons, etc., etc.
Lorsque j'y entrai, je le trouvai penché sur son
meilleur fusil, un fusil neuf qu'il ne permet à personne do toucher. A l'aide de la plus grosse épingle
que j'aie jamais vue, il essayait d'enlever quelques
grains de poussière logés dans les fentes.
Il était encore rouge d'animation, et, en me voyant,
il s'écria d'un ton irrité:
- Phyllis, avez-vous une toute petite épingle?
« Je ne peux pas comprendre, fit-il en jetant rageusement la sienne, pourquoi on en fabrique de cette
taille.
" Elles ne peuvent être de la moindre utilité pour
nettoyer un fusil.
- Peut-être, dis-je, ne les a-t-on pas faites spécialement pour cet usage.
Je détachai de ma cein.t~r
une épi.ngle de taille'
raisonnable, Mark s'en salslt avec aVldlté et retourna
aU$sitM à sa tache.
Assise auprè!t de lui, je me contentai, durant
quelques ffilllutes, d'ètre le témoin muet de se!!
eflorts.
- Mark, fis-je enfin, je ne trouve pas George
Ashul"lt aussi stupide que cela.
Que quoi, ma chérie?
Que VOU'3 l'aviez dit.
�PHYLLIS
69
- Je vous l'avais dit ? Ah !...
Il parle, mais je VOLS que toute la pensée de mon
mari est concentrée sur cc bienheureux fusil.
- Oui, vous me l'avez dit. Rappelez-vous 1 Vou~
disiez qu'il n'était pas brillant, ce qui signifie la
même chose.
- La même chose que quoi ? ... Ah 1 oui, oui, OU!,
j'y suis 1 Eh bien 1 qu'en pensez-vous? Le trouvezvous brillant?
- Non, mais il sait causer assez gentiment, et, en
somme, il est aussi agréable qu'un autre.
- Je suis enchanté qu'il vous ait donné si bonne
opinion de lui. Ashurst est un de mes bons amis ...
Et après tout, est-ce si important qu'un garçon n'ait
jamais rien pu connaltre au grec ou au latin, et qu'il
ait écboué à tous ses examens?
- Mais, je suis convaincue que, s'il l'avait bien
v<?ulu, il aurait réussi. Et, tenez - je baissai la voix,
b.len qu.e nous fussions seuls - je crois qu'il convlendratt on ne peut mieux à Dora.
- Ah 1 ah 1 Je suis de votre avis: d'autant que
Dora n'a pas inventé la poudre non plus.
- Vous vous trompez, Dora est très intelligente:
elle sait lire des romans, broder au petit point, faire
du crochet el un tas d'autres choses beaucoup
mieux que moi.
- Vrai? Mais alors, c'est peut-être vous qui
n'êtes pas très intelligente.
Je me levai et, me dirigeant vers la porte av.:c
dignité:
- Mark, dis-je, vous êtes grossier, je ne reste pas
avec vous.
- Si vous voyez Ashurst, me cria-t-i1, dites-lui
que je v<?udr~is
l~i
parler. .
'.
- OUI, et Je Lm rt:péteral que vous avez dit qU'II
était un cancre au collège.
- Dora et George sont les deux personnes les
plus spirituelles, les plus intelligentes que j'aie
Jamais vues, dit-il en riant. Etes-vous contente?
Votre Majesté est-elle apaisée?
- Personne ne vous demande de mentir, monsieur.
- Mais je ne mens gut:re, je vous L'affirme, en
disant gue Dora est inteJliBente, car je connais au
moins vlngt jeunes filles qUI se sont donnt: un mal
inoul dans l'espoir de devenir lady Ashurst et aucune n'en a jamais été aussi près que \'otre sœur
l'est aujourd'hui.
- Il ne lui a pas encore demandé de l'épouser.
- Cela viendra. Tout le monde peul VOIr qu'il
n'a qu'elle Cil tête, et je ne crois pas ... (je vous en
demande bien humblement pardon), je ne crois pJS
�PHYLLIS
que sa tête résiste à une forte pression. Je jurerais
qu'avant la fin de son séjour ici il sera à ses pieds.
- Que je suis contente! Et que maman le sera
aussi! Mark, je vous pardonne, mais, à l'avenir, e
vous défends de vous moquer de moi.
- Me moquez de vous 1... petite aimée! Vous
voyiez bien que je plaisantais. J'avais tant env.ie de
vOIr la jolie moue que vous fait es quand vous étes
en colère 1 Mais vous êtes la petite femme la plus
spirituelle, la plus stiduisante, la plus ... elc.
Je me sentis enfin apaisée. Le fait que Mark partageait mon espoir me fit tant de plaisir que je l'embrassai de tout cœur et, me rasseyant, je consentis
à prendre sur mes genoux l'extrémité du fusil ct à
le tenir ferme tandis qu'il frottait le canon de haut
en bas avec un morceau de flanelle rouge horriblement graisseux.
.Après dix bonne s minutes de ce monoton e exercice, ne pouvant me flatter que mon mari en aurait
bientôt fini et commençant à perdre patience, je me
permis de hasarder:
- Croyez-vous qu'il devienne jamais plus brillant
qu'en ce moment? Cela me parait impos sible.
- Oh 1à la rigueur, cela peut sutfire! Merci.
n reprit le fusil, et il le regardait avec tendresse
avant de le remettre dans son étui.
- Ah 1 Phyllis, je voulais vous dire: j'ai reçu ce
matin un mot d'un de mes amis qui m'annonce son
retour en Angleterre. Je lui ai écrit pour le prier de
venir.
- Vous avez bien fait. Qui est-ce?
- Lord Chandos.
- Quoi 1 m'écriai-je, effrayt? e, un lord véritable?
Un vieux monsieur intimidant! Oh 1 c'est fini de
rire et de nous amuser... Est-il bien vieux et bien
ennuyeux?
- Extrêmement. Il a un an de plus que n'loi ct
vous m'avez dit un jour que vous me trouviez très,
très vieux 1
" Non, Chandos n'est pas intimidant: c'est un très
Aentil garçon. Je vous dirai, du reste, qu'il sc trouve
dans les honneurs depuis peu de temps.
K L'automne dernier, il n'était encore que le capitaine Everett et po ssédait une fortune insignifiante,
quand la Providence, sous la forme d'un yacht mal
construit, fit naviBuer, sombrer et engloutir un
vieillard et deux Jeunes gens. Voilà grâce il quoi
le lieutenant Everett, petit cadet sans fortune, c~t
devenu le richissime lord Chandos.
- Quel roman 1 Je devrais plaindre ces pauvres
jeunes gens noy~s,
mais je sui enchantée pour votre
�PHYLLIS
ami. Avec une histoire pareille à son actif, s'il est
beau et agréable ...
- Je ne sais pas, cela dépend des goûts. Vous
pourriez encore vous facher ... puisque vous trouvez
Ashurst séduisant. Tout ce que je puis dire, c'e~t
que Chandos plait beaucoup aux femmes. Que
diriez-vous, petite fée, si je vous proposais de donner
un bal? Nous devons plusieurs politesses aux gen~
du Comté ...
- Un ball Oh 1 quelle bonne idée J Je n'y suis
jamais allée de ma vie . Enfin, je verrai un bal et ce
sera chez moi J Mark 1 que je suis contente de vous
avoir épousé J
Il se mit à rire de l'air un peu contraint qu'il
p~·en.d
quand je lui dis quelque sottise ... Et je me
hatal d'aJouter:
- Je serais si ingrate, Mark, de ne pas vous être
reconnaissante pour toute les bontés que vous avez
envers moi 1
- Reconnaissante ... seulement?
Je lus un doux reproche dans son regard.
- Mais aussi, je vous aime, beaucoup, beaucoul) 1
~ Oh 1 ~ites,
Mark, serait-il possible que Bi Iy
pUIsse veOlr pour ce bal?
- Nous·essaierons. Allons, courez vite demander
à Blanche de vous aider à dresser une liste d'invi!ali,ons. Elle connait tout l~ monde. que je souhaite
inViter, elle vous sera une aide précieuse.
- C'est en tout et toujours que Blanche doit m'être
une aide précieuse, sauf cependant quand il s'agit
de m'être agréable. A chaque instant, vous dites:
Blanche sait faire ceci, Blanche saurait dire cela ...
A vos yeux, elle est la perfection.
« Non, je ne lui demanderai pas de m'aider ... je la
déteste 1
- Mon Dieu 1 qu'a-t-elle fait pOUl' mériter un
pareil mâlhcur?
- Rien, mais je la déteste quand même.
« Quand je suis à côté d'elle et qu'elle me parle, j'al
l'impression d'être un petit chat que l'on caress..:
à rebrousse-poil. Voilà J
Je youlus me sauver pour aller annoncer à Lilian
la Arande nouvelle.
Dans le mouvement que je fis, le précieux fusil,
accroché, faillit rouler à terre. Mark se pencha brusquement pour le saisir et une lettre, qui devait
f:lre dans la poche de sa vareuse, glissa, lomba sur
le parquet.
Il était si. occupé à remettre s~n
fusil dans sa gaine,
i)U àl'examlOer en tous sens, qu'tIne s'en aperçut pas
J'ai des yeux de lynx.
�PHYLLIS
Sans bouger de place, je pus lire la première li~e
qui s'étalait en grosse écriture masculine sur la femlle
entr'om·erte:
II JO décembre 19 .•
" Cher ami. Je viens enfin de recevoir les nouvelles
d'Amérique que vous ... l>
Je me sentis pâlir. Cependant je réussis â dire
d'une voix calme:
- Mark, vous avez perdu un papier ... voyez donc.
Il se baissa très vite, regarda, poussa la lettre du
pied et dit d'un ton indifférent:
- Ce n'est rien, une vieille lettre sans importance.
Je faillis lui crier:
- Ce n'est pas vrai 1 Elle est datée de la semaini
dernière ... Ne la trouvant peut-être pas assez loin de
moi, il en fit une boule qu'il envoya au bout :de la
pièce.
.
Puis il se remit nerveusement à frotter son fusiL..
J'ouvris la bouche pour parler ... Je n'osai pas ...
Troublée, chagrine, Je sortis sans ajouter un mot.
. . . . . .............. .
Toute la soirée d'hier et la longue journée d'aujourd'hui je ne pus trouver un instant de solitude pour
me recueillir et mettre un peu d'ordre dans mes
pensées.
En sortant du cabinet de Mark, j'avais la téte en
feu, je sentais mes jambes flageoler et, la main posée
sur la poignée de la porte, je restai là, figée, hésitant
à rentrer pour me jeter dans ses bras, pour lui crier:
- Montrez-moi cette lettre, je veux la voir, j'en ai
le droit, tout doit nous être commun ... Pourquoi me
mentez-volls , ce n'est pas une vieille lettre et j'ai vu
trembler vos mains comme vous repreniez votre
fusil. Vous avez détourné la tête, évité mes yeux ...
si je dois en soufTrir.
Oh 1 Mark, donnez-la-moi, m~e
Je préfère cela à ce doute affreux ...
Oui, j'aurais dû rentrer, lui dire tout cela d'une
haleine ct peut-être que ...
Non 1 Il m'aurait prise dans ses bras comme on
tient un enfant. Il m'aurait caressée, cajolée, m'aurait appelée sa petite fille aimée, m'aurait suppliée
de rcvenir à la raison, de ne pas me monter la tête
pour des riens ct il ne m'aurait pas montré sa lettre ...
. ~lor
je suis partie tçut à coup, me sauvant comme
!il J'avaIs commIs un cnme.
J'aurais voulu être seule, tranquille en rentrant
dans ma chambre; mais Anna m'attendait déjà pour
me passcr ma toilette de dIner.
Peo,dant qu'elle m'habillait, une idée me vint soudain: si cet (; IC'ttre (;lait réellement' sans aucune
�PHYLLIS
73
importance, Mark la laisserait où elle était, c'est-àdire dans le coin de la fenêtre, à demi cachée par le
rideau.
fôt trouvée,
S'il y avait du danger à ce q~'eJ1
aussitôt après mon départ il l'auraIt ramassée.
Mais comment retourner à la salle d'armes sans
qu'il s'e'n aperçût i' Comment le faire, surtou.t, avant
qu'aucun des domestiques n'entrat dans la pIèce?
Le valet de chambre de Mark pouvait la relever
par habitude d'ordre ...
Anna finissait de me recoiffer lorsque j'entendis,
de l'autre côté de la cloison, la voix de mon mari.
JI changeait de vêtements pour le dlner.
Aussitôt, me retournant:
- Assez, Anna, dis-je, ma toilette est finie.
Et je m'échappai très vite, laissant cette fille ébahie.
J'eus la malchance de rencontrer Lili en descendant l'escalier; elle remontait à sa chambre.
-Où allez-vous, Phyllis? vous courez comme si le
feu était à la maison ... Et vous êtes a moitié coiffée,
petite folle, vos mèches pendent de tous côtés.
J'essayai de sourire.
- C'est une nouvelle coiffure que j'inaugure ce
soir. Allez vite vous habiller, Lilian, vous êtes en
retard.
- Alors, dit-elle en me saisissant par le bras,
venez m'aider, cela ira plus vite. Nous bavarderons
un peu.
- Impossible, Lilian, pardonnez-moi, j'ai un ordre
à donner et c'est très pressé.
- Vous le donnerez plus tard.
- Non, c'est de la part de Mark, cela ne peut
attendre.
Je m'échappai enfin, toute honteuse de mon mensonge, et courus à la salle d'armes.
Je craignis une seconde qu'il n'eût fermé la porte
à clef.
Elle était ouverte.
Je tournai la poignée et y pénétrai comme une
\'()leuse.
La pi~ce
était toute noire.
•
Je tournai le bouton de l'~ectrié
et me précipitai
dans le coin ...
#'
Elle n'y était plus 1
Je cherchai de tous côtés, espérant que peul-être
le bouchon de papier aurait pu rouler ailleurs ... SO\JS
les meubles même; sans égard pour ma robe de soie
el de dentelles je ml; mis à senoux pour mieux voir.
Rien 1 riefl\1
Il rayait ramassée.
Je rest<Ws là, anéantie, quand la cloche ljou c11ner
�74
PHYLLIS
saUna. Et, le cœur oppressé, je sortis de la salle,
ayant presque des larmes dans les yeux.
Dans le couloir, je rencontrai Walter, le valet de
mon mari, qui descendait de l'étage supérieur, son
service termmé.
- Monsieur est-il descendu au salon? lui demandai-je.
- Oui, madame, à l'instant.
J'hésitai, puis me décidant à parler:
- Ah 1 à propos, Walter, j'ai perdu une lettre
froissée cet après-midi dàns la salle d'armes. L'avezl'OUS ramassée?
- Non, madame. Je ne suis pas entré dans la
salle depuis hier soir ... Mais, si Madame le désire,
je vais voir...
- Non, non, dis-je vivement. C'est inutile, elle n'y
cst pas.
J'entrai au salon où tout le monde était déjà rassemblé.
D1:s l'entrée, je vis le regard de Mark qui semblait
me reprocher mon retard.
Je détournai la tête et pris le bras de Francis
Garlyle qui s'inclinait devant moi.
n me lut impossible, pendant tout le ctiner, de
chasser tout à fait les pensées qui m'assiégeaient;
cependant, sir Francis redoublait d'amaoilité el
d'esprit. Tous mes hôtes, enchantés de la perspective du bal, en causaient et donnaient leur avis sur
une grave question qui, surtout, passionnait les
jeunes filles.
Etait-il convenable de donner un bal costumé aux
environs de Noel ?
Ce serait tellement plus joli et plus amusant r
- Phyllis, donnez votre avis, me dit Lilian à travers la table. Vous savez que votre époux ne peut
rien YOUS refuser, si vous le lui demandez avec vos
petites façons iré~stble.
- Phyllis sait, dit mon mari, que je serai trop
heureux de satisfaire son désir.
Il me souriait, cherchant mon regard.
Mais je me tournai subitement du côté de maman.
- Vous, mère, décidez, lui dis-je, puisque c'est
une question de convenances.
« Peut-og donner un bal costumé en cette saison?
Mère regarda Dora qui lui fil un léger signe de tête
et elle répondit:
- MaiS pourquoi pas? Un bal costumé amuse
toujours la jeunesse. Du reste, laissez vos invté~
libres d'être costumé~
ou non.
La question 6tait tranchée, bientôt l'on ne ('aria
plu s que déguisements; Arlequins et Arleq Ull1eS,
�PHYLLIS
75
bouquetières et marquis Louis XV, sylphides, fées,
déesses ou pantins.
Et pendant ce temps , je me répétais avec insistance:
- Pourquoi m' a-t-il menti r ...
« Pourquoi a-t-il ramassé cette lettre r
... Sans pouvoir trouver d'autre réponse à ces
questions que la preuve évidente de la volonté ferme
qu'avait mon man de me cacher Je mystère de sa vie
en Amérique.
A la fin du dîner, je surpris les yeux de Mark
fixés sur moi, il m'examinait depuis un moment.
- Phyllis, fit-il à mi-voix en se penchant, êtesvous soufTrante ?
Je ré{>ondis par un signe négatif.
•
AUSSItôt, LilIan, qui avait entendu, s'écria étourdiment:
- Souffrante, Phyllis? Si vous aviez vu ayec
quelle vivacité elle courait ce soir dans l'escalier,
vous ne l'auriez pas trouvée maJ~de.
..
- Ah 1 ah 1 fit Mark, où couraIt-elle SI vIte?
:- Il s'agissait d'une commission que vous lui
aVIez donnée.
- Uné commission .. . moi 1 A vous Phyllis?
~e ~réf.ai
éviter son regard, et,. parlant. à Lili, je
lUI dis VIvement, tout en rougIssant Jusqu'aux
oreilles:
- Qui vous a parlé de commission? vous perdez
la tête, Lili.
•
Puis, me Souvenant tout à coup du système de
mon mari.
- Oh 1 dites-moi donc, petite amie, quel costume
Vou" choisirez?
« Ne croyez-vons pas qu'en Folie', ros.e et. bleue,
avec des grelots partout, partout, ce seratt ravIssant?
Un peu plus tard, dans la soirée, Lilian s'approcha
de moi comme je passais sur la terrasse pour baigner
mon front brûlant dans la fralcheur nocturne.
- Etes-vous folle, Phyllis, en plein décembre,
sortir ainsi, les bras nus?
- Je voulais rentrer dans la serre par l'autre
porte, mais à cause de vous qui avez une robe de
tulle, passons par le hall.
- Ah ! qu'importe 1 fit-elle avec un joli haussement d'épaules qu'elle a quelq uerois, il y a des
moments où je v~us
jure G.ue. je suis las~e
de la vie.
Attraper une flUXIOn de poltnne et mounr, ce serait
vraiment la meilleure :!Solution.
- Pour parler comme vous le faites il faut avoir
des raisons sérieuses d'être dégoûtée de l'existence.
- Qui vous dit que ce n'est pas mon cas? Vous
�PHYLLIS
qui êtes une femme adorée, qui possédez le mei:l1eur
des maris et qui, à dix-huit ans, avez trouvé le
Prince charmant, vous ne pouvez même imaginer les
peines qui ...
Un gros soupir termina sa phrase.
L'énumération des bonheurs qui co.m posaient ma
félicité présente amena aussi un soupir sur mes lèvres.
Un SIlence puis, tout à coul?:
- Phyllis, me dit mon amie, j'ai commis ce soir
une horrible galle et j'ai mille excuses à vous
faire ...
- Ne parlons pas de cela, dis-je, gênée au souvenir de mon mensonge. J'avais réellement quelque
èhose de très pressé à faire avant le dîner et... ,'ai
pris le premier prétexte qui m'est venu à l'esprit
pour m'échapper plus vite. C'est plutôt à moi de
m'excuser ...
- Votre mari est si bon qu'il vous excusera aussi,
dit Lilian. Mais parlons de votre bal et des apprêts
que nous aUons faire. Il faudra décorer la grande
salle ...
Nous parlâmes longuement sur ce sujet, ensuite
nous exprimâmes des opinions aussi malicieuses
que piquantes sur tous les membres de notre petite
société et, juste au moment où nous reprenions
haleine pour taper sur un nouvel infortuné, la porte
de la serre donnant sur le jardin s'ou vrit doucement,
rui~,
un homme jeune, élégant, mince et élancé se
dirigea droit vers nous.
La serre était dans une demi-obscurité, seuls les
rayons d'une lune brillante passant au 1ravers des
vitrines y filtrait des teintes bleues .
En voyant paraître cet homme, nous nous étions
levées. Dans mon saisissement, je pris la main de
ma compagne, ne me sentant pas trop rassurée.
On y voyait assez pour distinguer les traits de
l'inconnu.
Soudain, je sentis frémir la main qui serrait la
mienne et Lilian murmura:
- Lord Chandos ... lui 1
Je m'avançai, rassérénée, au-devant du nouvedu
venu.
- Lord Chandos,Pje crois? Nous ne vous attendions pas aujourd'hui, votre arrivée est une agréable
surprise. Mon mari, M. Carrington - il me fit un
grand salut - m'a dit qu'il vous avait écrit il y a
quelques jours ...
- .J'ai reçu sa lettre, en elTot, et, me trouvant
libre, par hasard, j'ai sauté dans le premier train
venu ..J'ai diné à Carston et suis arrivé Jusqu'ici à
pied, n'ayan1. pas trouvé Je v':hkulc il cette lH!ure
�PHYLLIS
77
avancée. J'arrive ici comme un revenant, madame,
et 'fOUS en fais mille excuses.
- Tous les amis de mon mari sont les bienvenus ...
Mais permettez-moi de vous présenter ...
Je m'étais retournée au froufrou du tulle et de la
soie. Lilian m'avait rejointe.
- Non, Phyllis, me dit-elle, puis, tendant l~ main:
« Comment allez-vous, lord Chandos? J espère
que vous ne m'avez pas tout à fait oubliée?
Pendant une seconde leurs yeux se rencontrèrent.
Une seconde seulement ... Lili souriait.
Etai.t-ce la lueur incertaine des rayons de lun~
qui
l'e.ndalt son beau visage si pâle? Ses yeux. étmcela~nt,
grands et sombres, mais sa VOIX <)l.1:l. résoo:
nalt gal ment dans le silence de la serre etait aussI
ferme qu'à l'ordinaire.
Le grand jeune homme recula un peu et s'inclina
p,ofondément.
- .Je ne me d0!1t.ais pas que j'auri~
l'.honneur de
vous rencontrer ICI, mademoiselle, ctlt-ll avec une
pOlitesse étudiée.
Lili laissa échapper son rire harmonieux.
- Vraiment? Alors nous sommes aussi cltonnés
l'un que l'autre. Je yous croyais encore à l'étranger,
en France ou en Italie.
- J'en suis revenu la semaine dernière. Se tournant vers moi, lord Chandos demanda vivement:
- Carrington se porte bien, je l'espère?
-:- Tri::s bien, je vous remercie. Voulez-vous me
SUI\Te ? Nous allons aller à sa recherche.
Je le fis passer par le hall brillamment illuminé.
Par les portes ouvertes du grand salon, il aperçut
mon mari qui, apparemment, me cherchait et vint à
notre rencontre, tout épanoui.
- Ah 1 Chandos s'écria-t-il, que je suis heureux
de vous voir 1 Quel bon vent vous amène si vite?
Il l'entralna, tandis que je m'esquivais au bras de
Lilian.
En entrant dans le petit salon, j'aperçus lady
Blanche, presque allongée sur un fauteuil bas, qui
parlait vivement à sir Francis, debout devant elle.
En me voyant, elle s'arrêta de parler ct me dl!visagea, tandis que j'approchais ... Je sentis, en frôlant
ses jupes étal':es, les effluves d'un exquis parfum .
.Se.s doigts blancs, chargés de ~agues,
jouaient
ne~hgmt
avec un granù évent,!)l de plumes.
Chacun de ses mouvements était une essence ...
une grâce. Longuement, son regard me suivit il
me donnait une gène indéfinissable el je fus hcure~s
ù'arr:i"cr .dani:l le coin de la jeuns~,
pOUl' m'en
sentu' déh vrée.
�PHYLLIS
Là, trônait Dora.
Son doux sourire tenait en esclavage NI. Powell et
sir George.
A la grande stupéfaction de ce dernier, c'était à
son autre soupirant qu'elle accordait j ce soir, ses
plus aimables attentions. Aussi, le pauvre garçon
Jetait-il à son rival des regards chargés de haine ...
Ou bien, il jouait à l'indifférence et tachait de se
persuader, que, pour cette fois, les attentions de
Dora se trompaient d'adre sse.
Rassurez-vou s, sir George, et ne vous torturez plus
l'esprit a ce sujet.
Quand le moment sera venu, votre bien-aimée ne
se trompera pas d'adresse et c'est dans votre main
que l'astucieuse Dora, à l'air si innocent, posera ses
doigts effilés.
Lllian alla s'asseoir sur un canapé, tout pr~s
de
son amoureux Chip.
Elle n'était plus pàle, bien au contraire.
Les vives couleurs de ses joues faisaient paraitre
ses yeux plus brillants ... Jamais je ne l'avais vue si
jolie.
Lord Chandos vint peu après saluer les personnes
qu'il connaissait.
Il passa rapidement devant Lilian et ne vit pas
seulement la main que lui tendait le pauvre Chip.
Je remarquai que, de toute la sOIrée, mon amie
évita de se trouver auprès du jeune homme et causa
avec une gaîté un peu forcée avec son jeune amoureux, étourdi de tant de bonheur.
Vers onze heures et demie, les chasseurs réclamèrent leurs lits et les adieux commencèrent avec
les souhaits de bonne nuit.
J'allais tirer mon album de son tiroir à clef quand
j'entendis doucement gratter à ma porte.
J'allai ouvrir et me trouvai en présence de Lilian
déjà en toilette de nuit, se s beaux cheveux ondulés
no,-!és seulement par un ruban, elle me prit les
malDs et me dit d'une voix basse et précipitée:
- Oh 1 Phyllis, pourquoi ne m'avez-vous pas dit
que vous l'aviez invité r
- Lord Chandos, naturellement'? Ma chère Lili
Mark ne m'a appris gU'aujourd'hui qu'il lui avait
demandé de venir. J'al été aussi surprise que vous
de le voir. Du re te, pourquoi aurais-je attaché la
moindre importance à cc que vous le sachiez ou
non? Je ne p.ouva.is p~s
deviner que vous l'aviez
~onu
autrefoIs nI qU'Il vous était pénible de le
revoir.
Lilian prit une chaise bas ' e, elle s'assit devant le
feu, tisonna un in stant les braises du bout ,de la
�PHYLLIS
79
pincette, ses grands yeux fixes regardant les hautes
flammes, enfin, elle se tourna vers moi.
- Phyllis, fit-elle doucement, je vous ai promis
une confidence, je pense qu'il est temps de vous la
faire.
Je pris place dans le fauteuil, à l'autre coin de la
cheminée. '
- Voyons, Lili, dites-moi votre histoire.
- Ob ( eUe est courte, et finit mal.
({ C'est il y a près de deux ans que je rencontrai
lord Chandos dans le monde. Il s'éprit de moi.
« L'année dernière, il m'a demandé de l'épouser.
Je l'ai refusé ... c'est tout.
u Vous devez comprendre pourquoi nous n'avions
pas envie de nous revoir ...
- Vous' l'avez refusé, ce beau garçon?
. - Oui, ma chère. Souvenez-vous qu'à ce moment
11 n'était encore que le petit lieutenant Everett, cadet
sans fortune et sans espérances, réduit à sa solde, et
moi, Phyllis, je suis loin d'étre une héritière. En
mourant, mon père ne m'a lai ssé qu'une médiocre
fortune. ma mère s'est remariée et ne se soucie
guère de moi. Mon oncle James et ma tante sont
très bons pour moi, il est vrai, mais je ne suis pas
leur fille et si une partie de leur héritage me revient
un jour, j'espère que ce sera dans des vingtaines
d'années.
u. Si j'avais consenti à devenir sa femme, nous
aUflons connu presque la misère (elle frissonna
d'horreur). Pouah ( la misère même avec un homme
aimé ...
- Vous l'aimiez?
Elle ne répondit que par un haussement d'épaules
et un soupir éloquents en fermant une minute ses
beaux yeux, comme pour y enfermer la vision des
jours heureux.
.
- Il a été vraiment gentil à cette époque, repritelle au bout d'un moment et, pourtant, je ne le méritais guère, car il faut que je vous l'avoue Phyllis
j'avaIs flirté avec lui sans pitié.
'
,
~ Je savais fort bien que, lorsqu'il en viendrait à
demander ma main, je dirais non.
(, .Pourtant.. je l'aimais ... mais je ne pouvais me
décldel' ù lUI déclarer bravement mes intentions ct
à. le. renvoyer. Que de souffrances nous aurais-je
alllSI épargnées à tous deux 1
- C~ment
ce.la s'est-il passé? dis-je, en posant
ma matn sur la sIenne .
un matin qu'il vint me faire sa proposi. - C'es~
tlOO, contmua-t-elle de sa voix rêveuse en s'arrêtant
de temps à autre, oui, un matin de bo~ne
heure.
•
�80
PHYLLIS
" Rien, autour de nous, de sentimental ou de poétique: ni clair de lune, ni fleurs, ni musique. Il était
venu me voir parce que nous partions le lendemain
pour la campagne ...
~ C'était en juillet, et nous ne devions pas nous
revoir de longtemps. Je me souviens qu'il pleuvait,
je crois encore entendre le bruit si triste d~s
gouttes
d'eau sur les vitres, il était ému et ne parla.lt guère....
Je faisais à moi seule toute la conversatIOn, pUiS,
sans aucune préparation, il me dit ce qui l'amenait
et je lui rérondis ... ce que je vous ai déjà dit.
Je lui serrai tendrement la main.
- Et ensuite?
- Eh bien! c'est alo=s qu'il a jugé à sa valeur la
jeune fille qu'il aimait. Je lui dis que, méme si je
l'adorais, la pauvreté de sa situatIon serait entre
nous une barrière insurmontable.
~ Et, tout en parl~nt,
je me compriI!lais le cœ~r
pour ne pas lui déVOIler le trouble que Je resntal~.
« Oh! ce qui est bien certain, c'est que quand Il
me quitta, il connaissait à fond et il méprisait celle
qu'il avait cru aimer.
« Il me déclara qu'il s'attendait d'ailleurs à un refus
et savait bien qu'il n'aurait pas dû aspirer à ma main.
« Il ne me blàmait pas, et ne me demanderait jamais
de revenir Sur ma parole. Mais, en parlant, ses
lèvres tremblaient; il était pàle comme la mort 1 Je
me raidis, j'avais résolu de ne pas céder.
~ Mon Dleu,.fit-elle avec agitation en se levant pour
marcher dans la chambre, qu'auriez-vous fait à ma
place?
- Je crois que j'aurais cédé... Quoique, il est
bien difc~e
g,uelqf~is
de se. J!lettre à la place des
autres ... Amsl, l'autre Jour ... LIli, vous m'écoutez'r
- Oui, oui, parlez. Vous disiez: "l'autre jour ... ,.
Que vous est-il arrivé?
. ~ Non, pas à moi, dis-je en rougissant, c'était \me
Jeune femme dont on me contait l'histoire.
" Mariée à peine depuis quelques moi!', elle tlécouvre que son mari a eu une liaison avant son
mariage, il lui en fait un mystère, lui interdit d'y
faire la moindre allusion, et cependant il continue à
recevoir des nouvelles de ...
- De l'autre femme?
- Oui, par un de ses amis. Elle est... intriRu(:c
indignée, elle ne sait à quoi se résoudre ... VOliS:
Lili, que feriez-vous '(
- Mais, ma chérie, cela dépend des ~(ntimls
de la jeune femme envers ce mari volage
- IL n'est pas volage, il l'adore, c' t ) mLÎlleur
tles maris, et cependant ...
�PHYLLIS
81
Lilian me regardait si fixement que je baissai les
yeux.
- Cependant, il ne peut éloigner l'ancien souvenir, finit-elle, à moins que ce ne soit l'ancien souvenir qui ne se cramponne à lui. Il y a des femmes,
vous savez, qui n'admettent pas qu'on les oublie.
Eh bien 1 ce que j'en pense?
« Si j'avais aimé mon mari ... d'amour, j'aurais été
jalouse comme une tigresse, j'aurais recherché
l'autre pour lui arracher les yeux ... ou du moins je
lui aurais demandé poliment de me rendre « ses»
lettres et l'aurais priée avec beaucoup de douceur
de lai ser mon mari tranquille, si elle tenait tant
oit peu à l'existence. Voilà 1
« Maintenant, si je n'avais éprouvé pour mon époux
qu'une afTection raisonnable (elle me regarda encore
curieusement, je ne sais pourquoi), puisque vous
dites qu'il est le meilleur des maris, je me serais
contentée de mon sort, sans rien chercher à savoir,
fermant les yeux, même, de ~eur
d'apprendre de
trop pénibles choses ... Je crOIS vraiment que c'est
là le parti le plus sage ... savoir se contenter de son
~ort
tel qu'il est!... Ah 1 si j'avais su accepter sans
tant de raisonnements celui qui s'om'ait à moi il ya
deux ans, tout pauvre qu'il me parût ...
Elle haussa encore les épaules comme pour
prendre en pitié sa sottise.
- Vous ne l'aviez jamais revu jusqu'à ce soir?
- Non, jamais. Un mois aprl!s il partait pour
l'Inde, ayant demandé à permuter avec un camarade.
Je n'avais plus reçu aucune nouvelle de lui. Et tout
à coup on apprit la chance inoule qui lui arrivait: le
titre et cet héritage fabuleux. Il donna sa démission,
puis, au liel!! de rentrer en Angleterre, il partit pour
l'Italie. Aussi, vous pouvez imaginer le choc que je
reçus en le voyant paraltre ainSI brusquement sou~
Votre toit.
- Je me demande, fis-je rêveuse, comment il se
fait qu'après son changement de fortune il ne soit
pas revenu vous demander de nouveau.
- C'est parce qu'il savait trop bien comment J'e
l'aurais reçu, me dit Lili en redressant fièrement a
tête ... J'ai fait contre mauvaise fortune bon cœur et
je me suis. distraite autant que j'ai pu, pour noyer
mes cha(;fJns.
« Et lUI, il ne parait pas avoir trop soufrert n'est-cc
pas J Il n'a jamais eu une mine si floris ant'e ... Bah J
fit-elle en secouant tous ses cheveux bouclés, les
hommes ne valent pas qu'on se fasse tant de ~ouci
pour eux ...
Et e tournant vers moi tout d'une [iitcc :
�PHYLLIS
- Dites bien cela, Phyllis, à votre petite amie qui
est aùorée de son mari, c'est elle qui a la meilleure
part, et dites-lui aussi que je l'envie.
Là-dessus, elle m'embrassa de bon cœur et me
quitta.
.
Il est très tard, cependant je ne puis me décider à
me coucher. Cette histoire d'amour me trouble et
me laisse pensive. S'ils 120uvaien~
<:>ublie~
~out
ce qui
les sépare pendant qU'lis sont iCI, et St Je pouvaiS,
moi, contribuer à leur rapprochement.
Je cherchai longtemps quels moye~
employer,
puis l'idée me revint des conseils de LilIan .. :
a-t-elle dit...
u Si je l'avais aimé d'amour ~,
Est-ce mon cas? L'aimé-je ainsi?
Je m'interroge et suis forcée de me répondre que
ce grand amour n'est pas encore venu. Peut-être ne
suis-je pas faite pour aimer ainsi. .. Est-ce égolsme,
dureté de cœur?
Cependant il y a des personnes que j'aime passionnément. Maman, Billy, le compagnon chén de
toute mon enfance.
Je ne pourrais supporter la pensée qu'il leur arrivât malheur. El s'il fallait choisir entre l'un d'eux ou
Mark ... je n'oserais dire qui je sacrifierais.
Je l'aime de cette affection raisonnable dont parle
Lila~;
c'est plutOt de la gratitude pour la tendresse
dont Il m'enveloppe et pour ses mille attentions où
je retrouve son amour passionné.
Elle dit vrai, j'ai le meilleur lot, je dois fermer le~
yeux, éviter de savoir, c'est à ce prix gue je garderai
mon bonheur et j'en prends la résolution très ferme.
Plus jamais, jamais, je ne m'occuperai de cette vieille
histoire ...
Mais pourtant ... comme il sait bien mentir!
IV
Enfin, le VOICi arrivé ce suir tant désiré de mon
premier bal.
de ce grand événeAucune début.an,te à ,la v~ile
ment ne ressentIt JamaiS fnsson d'attente plus délicieux que Mrs. Phyllis Carrington, malgré toute la
dignité que doit lui conférer le mariage.
Tous les bonheurs me sont venus à la fois .
. Billy, que Mark avait pu fairesortiru'Eton quelques
Jours avant les vacances de Noêl, arriva le soir même
du bal.
Au moment où le dog-car s'arrêta ùevant la purtc
pour recevoir quelques ordres avant d'aller a 1"
�PHYLLIS
station, car il était près de cinq heures, je saisis
mon mari par le bras:
- Mark, lui dis-je, William va-t-il chercher Billy?
Je voudrais bien y aller moi-même l Ne croyez-vous
pas qu'il s'attend à? ....J'hésitai à continuer .. " •
Mark lut sur ma figure levée vers lui pendant un
court instant, puis il me dit:
- Vous craignez qu'il soit désappointé de n'être
accueilli que par un domestique? Eh bien' Phyllis,
ôtez ce petit pli de votre front, c'est moi qui vais
vous ramener votre Billy.
Et grimpant dans le dog-car, il se dirit;ea vers la
station sans ajouter un mot.
Juste au moment où mon imagination désordonn(;e
me représentait les boucles orunes de mon Billy
éclaboussées de son sang, un bruit de roues arriva
à mon oreille. J'aplatis mon nez contre la vitre, et,
ùans le crépuscule envahissant, j'écarquillai tout
grands mes yeux pour mieux voir.
Je ne m'étais pas trompé..:! ils sont là qui &J'rivent!
Un instant plus tard, le dog-car décrivait une courbe
devant le perron, et j'aperçus mon frère en pardessus
boutonné jusqu'au menton en po session des rênes.
A côté de lui, sur un siège plus bas, comme un seigneur de moindre importance, était assis Mark to!!1
souriant.
Un instant plus tard, Billy était dans mes bras.
- Oh' Billy l Billy' et je m'accrochai à lui, des
larmes dans les yeux et un sourire de bonheur sur
les lèvres, - est-ce bien toi? Il me semble qu'il ya
des années que je ne t'ai vu, Comme tu as grandil
Et que tu as bonne mine l
- Mais oui, J'e vais très bien, merci, répliqua
Billy en me ren ant mes baisers avec chaleur, il est
vrai, mais rapidement Quant à avoir tant changé
depuis un mOlS que nous ne nous sommes vus, cela
ne me parait guère possible' Ah l quelle Course
épatante nous venons de faire' Pas une fois, tu entends. bien, je n'ai eu besoin du fouet tout le lona du
chemin'
'"
- Es-tu content de me voir, Billy? T'ai-je beaucoup manqué? Allons, viens dans ta chambre, et je
te ,raconterai tout ce qui s'est passé depuis que je ne
t'al vu.
Au moment où je le tirais vers ~escaljr,
me disposant à l'entralner, mes yeux \dfnbèrent sur mon
muet ùe ce.ttc petite scène, tout
mar! resté. le témoj~
il faIt oublIé par mol. L'expressIOn de son vi~agc
me
toucha de remords. Je courus à lui et posai la 'main
~ ur son bras.
- Mcrci,de m'avoir :amené Dm}" dis-je vivemenl,
�PHYLLIS
et de l'avoir laissé conduire, car je l'ai bien remarqué.
Vous m'avez rendue très heureuse aujourd'hui.
_ Vraiment? Cela m'a été bien facile. Je suis enchanté de vous avoir donné un peu de joie, ne seraitce qu'upe courte journée.
Il me souriait, mais, tout en parlant, il dégagea
doucement son bras de ma main et je compris au
pli qui lui traversait le front que quelque pénible
pensée lui était venue.
Immédiatement, je me sentis coupable et désolée,
et je restais là, indécise, quand la voix de Billy vint
me rappeler aux joies de l'heure présente.
- Venez-vous? criait impatiemment le jeune
autocrate qui avait déjà le pied posé sur la première
marche de l'escalier. Il était chargé de cinq. ou six
gros pa'l.uets de papier brun qui encombraient ses
bras. EVidemment, aucune force humaine n'avait eu
le pouvoir de les faire entrer dans sa valise.
- Allons, Phyllis 1 dit-il encore.
Et oublieuse de tout, sauf de sa chère présence, je
courus après lui et le conduisis dans la chambre que
mes propres mains ont embellie pour lui, pendant
que l'élégant Thomas et la valise suivaient dans
notre sillage.
- Billy, dis-je à peine entrée, tu sais que c'est un
bal travesti, as-tu apporté un costume '?
- Bien sûr que non. Où l'aurais-je péché?
- As-tu un smoking, au moins '?
- Pas davantage. SI tu crois que le pape me paie
des smokings.
- Mon Dieu! fis-je désolée, qu'allons-nous devenir 1
- Ne t'inquiète pas, me r6pondit Billy tranquillement, puisque ton bal est cvslumé, je serai déguisé
en collégien. Hein'? C'est une bonne idée?
Je l'embrassai pour la peine.
- Lan{?ley dit que ie suis très chic avec l'uniforme d'Eton - c'étaitnai - et tu verras si je n'ai
pas de succès.
Je vis ql!e l'excellente opinion que mon cher
fr1.:re a touJr~
eut! de lui-même n'avait pas diminué. Je le quittai rassurée.
Après de lOllgues discussions et hésitations, je me
suis décidée pour un costume de Bohémienne. Il a
l'avantage de mettre en valeur me s Cllt:VCUX bouclés
d'un brUI! doré, e~ le petit fichu rouge qui me scr~
la t~e
falt ressortir l'éclat de mes yeux.. Des ~equins
d'or retombent jusqu'à me sourcib la vesle brodée
d'or sur la ch,cmisette de. soie bla;lche, et la jupe
courIe cn satll1 rayé de jaune ct de l'ouge complètent mon Cllslume.
Quand ma loil elle ful achevée, entendant remuer
�PHYLLIS
85
dans le cabinet voisin et sifl10ter mon mari, j'ouvris
sans bruit.
Il n'avait pas encore passé son costume de seigneur orientaL
- Mark, fis-je de loin, sans bouger, comment me
trouvez-vous?
- Oh 1 la ravissante Esméralda 1 s'écria-t-il avec
enthousiasme.
Et, me prenant délicatement par la main pour ne pas
abîmer ma toilette, il me conduisit devant son miroir.
- Regardez, dit-il, avez-vous jamais rien vu de si
jolil
Je lui obéis et je dois avouer que ce ne fut pas
• ans une certaine vanité que je contemplai mon image.
Les couleurs vives du costume s'harmonisaient à
mon teint et à la nuance de mes cheveux floltant
librement jusqu'à ma taille. Je paraissais encore
plus mince et plus petite avec mes pieds nus dans
des sandales.
Je tenais à la main le tambourin d'Esméralda et
devais m'en servir comme d'un éventaiL
- Je ferai faire votre portrait dans ce costume,
déclara Mark avec chaleur, et vous éclipserez toutes
ces antiques dames qui trônent dans la galerie des
tableaux.
- Suis-je aussi ... aussi jolie que Dora?
- Vous êtes mille fois plus jolie, c'est-à-dire que
ce soir tout le monde va vous faire la COUI'. Je vois
bien qu'il faut que je m'y résigne. Voilà ce que c'est
que d'avoir une femme trop jolie.
- Suis-je, fis-je, enhardie par la chaleur de son
accent, plus belle qu'aucune des femmes que vous
avez connues?
Je le regardais droit dans les yeux, et je crois
qu'il lut dans les miens le fond de ma pensée, car il
répondit en me souriant gravement:
- Vous êtes la plus belle comme vous êtes la
seule femme que j'aie réellement aimée, Phyllis, il ne
faut jamais en douter 1
- Eh bien 1 alors, voilà un baiser pour vous.
Je me haussai sur la pointe de mes sandales
pour le lui donner. Au fond du cœur je lui pardonnai sa lettre et son mensonge; tout était ellacé.
Comme Mark, à cet instant, parut dangereusement enclin il me presser sur son cœur au grand
détriment de mon costume, je battis en retraite et
allai m'exhiber à Lilian qui se présenta en « rose li
aux pétales brillants de rosée.
En:;emble nou~
desccn<.llmes le grand escalier
jalonné par une haie tle valets en grand costume et
brillamment illuminé .. •
�86
PHYLLIS
Un murmu re flatteur accueil lit notre entrée dans
les salons où déjâ la plupart des . hôtes de St rangemore étaient réunis.
Au dehors, les voiture s comme nçaient à roulir
sur le gravier de l'avenu e, et les portière s claquai ent
devant le perron, déversa nt chaque fois de nouveaux arrivan ts.
Que de jolis costum es 1 de couleur s bariolé es 1
Dès le seuil, c'était un éblouis sement 1
Voici ma belle-sœ ur Harriet t en « Marie Stuart »,
sévère robe de velours noir et colleret te de fine dentelle; mère, en Mainte non; lord Chando s en Espagnol ou toréado r, doré sur toutes les couture s; Dora
qui descend it un peu plus tard, ravissa nte en bouquetièr e Louis XV : soie vert d'eau à bouque ts,
fichu de dentelle s et couron ne de roses dans ses
cheveux poudré s.
La robe est à moi, ainsi que les dentelle s et,
comme je ne les mettais pas, elle m'avait emprun té
mon collier et mes bracele ts de perles, ainsi qu'un
beau diaman t monté sur épingle qui brillait au
milieu de sa coiffure comme une fantasti que goutte
d'eau dans un buisson de roses.
Telle, avec ses petits pieds chaussé s de satin vert
et grandes boucles de diaman ts, ma sœur ressemblait à une délicieu se miniatu re... guère plus
animée , du reste 1
Lady Blanch e arriva la derniêr e, et l'on ne s'en
étonna point à la vue de son brillant costum e d'odalisque.
Elle me jeta en passant - sir Francis était justement occupé à rattach er l'un de mes bracele ts de
sequins - un regard indéfin issable et ne me dit pas
un mot.
Un peu plus tard, je <wmandai ~ Lilian en dé~i
gnant la belle odalisq ue:
- Pouvez -vous compre ndre ce que je lui ai fail ?
Je crois qu'elle ne m'aime guère.
- Ah 1 Phyllis , fit-elle en riant, vous êtes nalvc 1
Elle ne vous aime pas et c'est clair pour tout le
monde, parce que vous êtes jeune, jolie, et que vous
lui prenez tous ses amoure ux 1
.
- Moi? Desque ls voulez-vous parler ? ..
- Mait; sir Francis d'abord , qui était son esclave
avant de vous connaH re, et puis ... votre mari 1
Avec un regard malicie ux, Lilian disparu t pO\lr
la premièr e danse, enlevée parun gracieu x Arlequ in.
S.a Grâce, le duc ùe Chilling ton et lady Allicia
arrivère nt de bonne heure. Inutile de dire qu'ils
n'6taien t pas costum és, mais la toilette somptu eu se
de Sa Seigneu rie parée des plus magnifiq\leS ùia-
�PHYLLIS
li'"1
mants de l'Inde pouvait passer pour un costume de
cour du temps de la reine Elisabeth.
Mark dansa avec lady Chillington.
En ,'egardant mon mari qui me faisait vis-à-vis, je
me dis avec satisfaction qu'aucun de ceux qui dansaient avec nous n'était aussi beau ni aussI distin' F rancIs
' Gal'1yle vmt
'
gué,
Le qua d'Il
fi e fi'
m, su',
me
réclamer pour la valse sUIvante.
Comme nous commencions à tourner. il me glissa
à l'oreille:
- Vous êtes une ravissante Esméralda. On ne
peut s'empêcher de vous admirer. Qui donc vous a
conseillé ce costume?
- Personne. Je n'ai consulté que Irion goût.
N'est-ce pas que c'est une bonne Idée? Trouvez.vous que ma coiffure me sied?
- Vous avez des cheveux admirables. Si je vous
disais tout ce que je pense ... vous me gronderiez peut-être 1
- Oh non 1 Je suis bien trop gaie pour cela. Le
plaisir du bal me grise, rien que la musique de l'orchestre me fait frémir de joie.
- Vous me faites songer àla (1 petite lady» de
Browning:
Il cita:
C'était la plu. petite femmo du: monde,
Etr. d. ~gràce
et de joio, tout. blondo,
Quo la Natur. en un jour d. folio,
Fit trop petite pour l'exc~s
d. la ,'ie
Qui la comblait.
- Suis-je vraiment si petite que cela? Voyez,
j'atteins presque à votre épaule. Vous m'insultez,
sir Francis 1 Dansons vite ou je me fâchel
ce soir, je me le
Avais-jej'amais dansé av~nt
demande. 'éprouvais une sensation inconnue; c'est
à peine si je to~cais
l,e soI" tous les battements
de mon cœur etaient a l'ul11sson de l'enivrante
musique.
Quand l'orchestre s'arrêta, j'étais un peu rouge,
essoufflée, mais radieuse. Je regardai mon danseur .
.~ e le trouvai plutôt pâle, il avait un air sérieu
qUi m'étonna.
- Vous ne paraissez pas enchanté, lui dis-je .
Vous êtes bien difficile. Que vous faut-il donc?
Un sourire étrange passa sur le visage de sir Francis. Je continuai, un peu piquée:
- Vous trouvez sans doute que je danse mal
C'est vrai, il ne manque pas ici de meilleures danseuses, que moi.
�PHYLLIS
Permettez-moi d'en douter. Tout ce que je
puis vous ?ire, c'est que je vous préfère à !outes 1 .
Je ne SUIS pas à l'épreuve de la flattene, aussI
un sourire. épanouit-il mon visage. .
.
- Eh bIen 1 si vous êtes content, Il faut en aVOIr
l'air, repris-je. Quand je le suis, moi, tout le monde
peut s'en apercevoir à ma figure.
- Je le sais. Mais ,·o us avez affaire à un ingrat,
que voulez-vous 1 Plus j'obtiens, plus je désire.
Quand un homme est affamé, lui donner une bouchée de pain ne fait qu'augmenter ses soulfrances.
Je lui ris en pleine figure, tandis qU'il m'entraînait dans le mouvement de la danse.
Après quelques tours, nous nous arrêtâmes pour
souffler.
me
- Etes-vous toujours en pleine béati~de?
demanda mon cavalier. Votre bonheur est-Il encore
sans nuages?
- Oh 1 quelle question inutile 1 Ne vous ai-je pas
dit que rien, ce soir, n'aurait le pouvoir de diminuer ma joie? Pourtant, parfois, je me sens troublée
par une grosse inquiétude.
- Et c'est?
- Que cette soirée aura une fin. N'est-ce point
navrant?
Et j'éclatai de rire, sans souci de ma dignité de
ma1tresse de maison .
- J'ai pourtant d'autres bals en perspective. Mark
m'a promiS de me conduire à Londres au printemps .•
- Et vous y perdrez bien vite le sentiment de
plaisir que vous ressentez ce soir. Ecoutez mon conseil : n'essayez pas d'une seasoll à Londres, vous
en arriverez à regarder la danse comme une corvée
ennuyeuse; vous vous souviendrez alors que je vous
l'ai prédit.
- Je ne veux me souvenir de riin, fis-je d'un ton
espiègle, sauf qu'en ce momcnt je n'ai pas un souci
au monde 1 Ven ez, entrons dans la serre; je s01.1pire
apr~s
un fauteuil et un peu de fralcheur.
SIr Francis parut hésiter â satisfaire mon envie ...
Il. avait l'air contrarié, gêné, puis enfin, il sc
déCIda et nous entrâmes.
Lentement, nous marchions à petits pas parmi les
bosquets de fleurs jusqu'à une petite retraite, coin
d:~)mbre
ct de verdure où je savais trouver des
sieges .
. Une senteur exquise parfumait l'air, un mince
re t d'eau égrenait ses gouttelettes brillantes dans llnc
vasque pf(~que
à nos pieds.
Q,ue.lquE!!; gr~nds
arbustes, d;spersés çà et lù,
abritaIent des SIèges rustiquls.
�PHYLLIS
89
L'orchestre lointain enveloppait d'harmonie ce
tableau de rêve.
Nous allions tourner le coin d'une petite allée ...
une voix connue frappa mon oreille; sir Francis fit
un léger mouvement et, tout à coup, nous nous
trouvâmes face à face avec lady Blanche et mon
mari.
Aucune raison ne pouvait les empêcher d'être là,
seuls, tous deux. Cependant, lorsque mes. yeux
tombèrent sur eux, un étrange sentiment fait de
colère et de tristesse m'assaillit.
Toute ma folle gaîté tomba brusq~ment.
En considérant Mark de plus près, je m'aperçus
aussi d'un changement dans l'expression de sa
phy nomie.
Il serrait les.èvres fortement et ses narines palpitaient comme s'il avait eu peine à réprimer une
émotion quelconque.
Sa Seigneurie, admir~le
d.ans s~
splendi.des
atours et chargée de pl?rrenes .qUl renvoyaient
mille feux dans l'obscunte, ne daigna pas bouger
à notre approche. . '
.
Ses longs yeux nOlrs agrandIS au crayon paraissaient langoureux et doux, un sourire figé sur ses
lèvres peintes découvrait ses dents étel11celantes.
Il m'était difficile sans une grave impolitesse de
me détourner et de partir.
Interdite, toute mince et petite comme si j'eusse
~té
vraiment une pauvre enfant des grands chemins,
Je restais debout devant la belle odalisque qui daigna enfin me parler la première.
- Vous amusez-vous beaucoup? me demandat-elle d'une voi x suave.
Je répondis d'un ton glacial:
- Oui, madame, beaucoup.
- Vous en a,vez. l'air, en erret, mais les ombrages
où l'on peut Jouir d'un agréable tête-à-tête me
paraissent aussi avoir des charmes pour vous.
- :te pourrais en dire autant de vous, chère cou!>in~.
Cependant je préfère danser. J'ai encore devant
mOI p.as mal d'années avant de me passer de cct
exercice.
- Oui. Vous voulez dire que vous vous reposerez quand vous serez devenue une vieille femme
comme moi ... D'ailleurs, ajouta-t-elle en dardant sur
sir Francis un regard aigu, vous avez un danseur
hors liRne. On se l'arrachait jadis.
Sir l·rancis ébaucha un léger salut.
- Alors, répondis-je affectant une amabilité cugér~e,
il est doublement aimable de perdre on
temps avec une novice telle que moi 1
�PHYLLIS
Puis, je fis à lady Blanch e un 'impert inent petit
salut de la tête -et reprena nt le bras de mon cavalie r:
- A tout à l'heure 1 Vous le voyez, aux tête-atête, je préfère encore la salle de danse, Rentro ns,
sir Francis , j'entend s le prélude d'un boston.
Je rentrai dans la salle de bal, riant et bavarda nt,
décidée à m'étour dir et à m'amus er malgré tout .
. Je voulais éloigne r de. mon espri~
la .vi~on
du
vIsage irrité de mon man. Quel droit avait-il de me
regarde r de la sorte? Et lui, que faisait-il dans
la serre '?
Est-ce que je me tourmen~
de. ses assidl!i tés
auprès de sa cousine ? Ce seraIt vraImen t puénl de
ma partI
. .
J'allais refuser la danse que me demanc:J,Wt sIr
Francis , lasse tout à coup et sans ~train,
lorsque
la voix de Mark, tout près de mon oreille, me fit
tressail lir.
- Si vous n'êtes pas engagée, voulez-vous
m'acco rder ce boston ? me demanda-toi! cérémo nieusement.
- Si vous voulez. Mals êtes-vo us à ce point
dépourv u de danseu se r Danser avec sa femme, cela
manque d'a~rément.
Il ne répllqu a rien, mais il m'entra lna dans le
flot des danseu rs. Vraime nt, sir l·'rant:is, lui-même,
ne danse pas mieux que mon mari. Après plusieu rs
tours du salon, il me conduis it jusqu'à un canapé,
placé dans une profond e embras ure.
Reposez-vous. Je ne veux. pas vous infliger
davanta ge ma société. Voulez-vous que j'aille vous
cherche r un autre danseu r?
- Mon Dieu, Mark, m'6criai-je vivemcn t, pourqu oi
me parlez-vous sur ce ton maussa de? Dites tout de
suite ce que vous avcz sur le cœur, au lieu de me
regarde r avec cet air farouch e. Il' va vraimen t bien
avec votre costum e orienta l. Je me demand e, fis-je
en riant, si vous n'avez pas un poignar d caché dans
vos vêteme nts, dont vous avez le noir dessein de me
percer le cœur. Enfin, qu'ai-je fait'? De quoi m'accusez-vous '?
- Je ne vous reproch e rien, Phyllis .
- Non .. , J'en étais sûre. C'est votre manil:re habituelle. Vous préférez prenure un air furieux et nc
me rien dire. C'est agaçan tl Je voudrai s au moins
savoir pourqu oi?
- Alors, je v.ais vous Je ùire, r~pliqua-t1
l'roidcmenl . Est-il conven able à une jeune femme de
danser une soirée enti1!re avec le même danseu r?
- Lequel' ? fis-je d'un ton négligent.
- Garlylc , bien entenùu . Toul le monde vous a
�PHYLLIS
remarqués. Vraiment, Phyllis, vous devriez avoir
plus de tenue et éviter de vous livrer aux commentaires malveillants.
- Les come~tairs
malveillants de qui? De
votre chère cousme? Et croyez-vous, v01.)s-même,
qu'il était convenable de l'écouter débiter ses mensonges empoisonnés? Dites-moi?
Je m'étais levée, toute pâle de colère.
Nous nous regardions dans les yeux, puis mon
regJrd dévia et je vis sir Francis qui s'avançait de
notre cOté de son pas nonchalant. Mon mari tourna
la tête et l'aperçut.
- Lui avez-vou S promis cette danse? me demanda-t-il à voix basse.
- Oui, je le crois.
- Ne dansez pas avec lui, dit Mark d'un ton à
demi suppliant, à demi menaçant. Refusez... ne
serait-cc que pour moi.
- Pourquoi? Quelle excuse tromer ? Ce serait de
l'impolitesse.
- Ainsi, malgré ce que je vous dis, vous avez
l'intention de danser avec lui?
- Mais certainement.
- 1'r1.:6 bien. Faites donc ce qu'il v us plaira 1
Et, tournant sur ses taluns, Mari- s'éloigna
rapidement.
Sir Francis me rejoignit en disant:
- Je crains d'avoir été importun, mais je n'ai pu
f"sigter au désir de vous rappeler que vous m'avez
promis cette danse.
- C'est vrai, dis-je, mais je manquerai à ma promesse, si vou le permettet, car je suis tr1.:5 fatiguée.
Vou~
n'y perdl t:Z pas beaucoup, je ferais une pauvre
danseu::ie.
- Est-ce Mark qui, (.us a dicté votre réponse?
dit-il avec un léger ton d'irunie. 11 craint sans doute
que vous n'.abusiez ... d,e vos force!> ?
.
Je ne daignai pas repundre d, apres quelques
propos à bàtons rompus, sir Francis, trouvant sans
Joute ma société peu divertissante, s'éloigna ùu cOté
d la salle de jeu.
Je crois, d'après Ce que m'ont dit plusicuni personnes, qu'il rrdère la sCJclUé de s cartes il celle
des femmes.
Je demeurai longtemps dan s mnn coin obscur,
regardant à travers les ndeaux les danseur~
ct leurs
cO'ltumcs.
Ah 1 voici une rose épanouie avec un torllador d
belle prestance ... C'est lord Chandos 1
avec lui";>
- Comment 1 Elle a accepté de da~cr
Les scr\«pulcil de Lilian ~c ~ <.rai«:nt-ls
fondus ;)
�92
PHYLLIS
la chaleur de la,fête ,r Peut:êt re le saurai-je demain ...
. Là-bas, ie VOIS Billy qUI danse comme un perdu
avec la jolie Jenny Hastings. Il cherche peut-être à
détrône r Roland.
Ahl voièi Dora, la charma nte bouque tière qui à
retrouvé' son chevalier servant un superb e mous~uetair
au grand feutre emplumé.
Il s'en sert du reste, comme d'un éventail, et fait
de visibles efforts pour souteni r une conversation
des plus ardues.
Et Blanche, où est-elle '?
Blanche a disparu . Lasse peut-être, elle est allée
réparer ses forces et ~onserv
ses charme s dans le
sommeil d'une conscience pure 1 .
Bah 1 ma légère jalousie contre Blanche ne pèse
rien en comparaison de mes autres ennuis.
Enfin, ce bal que j'avais tant désiré et qui, en
somme, ne me laisse que tristess e et lassitud e, a
pris fin.
.
.'
.
Les dernier s inVItés partiS, nous regagnâmes nos
chambres avec une certaine hâte, car l'aurore allait
bientÔt paraltre.
Fidèle jusqu'a u bout à ses devoirs de ma1tre de
maison, mon mari resta l'un des dernier s au fumoir
en compagnie des hommes.
Je l'attend is, espéran t bien qu'il passera it dans .
ma chambr e pour me souhait er un bon repos et
faire la paix avec moi.
J'étais prête à lui pardon ner tous les griefs que
j'avais contre lui...
1
J'enten dis des voix masculines, des pas qui se
dir~eant
de plusieu rs cOtés.
Ahl voici celui de Mark!
Il entra, marcha vers ma table de tOilette, y alluma
une bougie et, sans même me regarde r, retourn a
vers la porte.
Mais je bondis en criant:
- Mark!
Il s'arrêta et me re~ad
froidement 1
- Avez-vous besolR ~e
moi'? Votre femme de
chambr e dort-clle '?
- Oh! m'écriai-je, prête à fondre en larmes,
comment pouvez-vous être si méchant, si rancunier,
si cruel envers moi r Ainsi, vous alliez partir sans
me dire un seul mot 1
- A quoi me servirait de vous parler? La dernière fois que je vous ai adre ssé la parole, c'!tait
pour vous demand er une chose qu'il vous était facile
Je m'acco rder ct vous m'avez refusé.
- Oui r c'est vrai, mais je l'ai bien regretté apr~9
;
voUS aunez dfi le voir.
�PHYLLIS
93
Je n'ai rien vu. Je suis sorti de la salle de bal,
ne voulant pas vouS voir de nouveau danser avec ...
Un geste du côté de la chambre de sir Francis
termina ~a phras.e.
.
...
- Mals Je n'al pas dansé avec lUI 1 cnal-Je avec
un accent de sincérité qui le toucha. Je lui dis ... je
lui dis que j'étais fatiguée, et il finit même par me
laisser seule quand je lui eus donné son congé.
- Est-cc vrai? Vous n'avez pas dansé ensemble?
- Non, Mark ... J'ai été méchante avec vous. Mais
je ne vous aurais pas fait cette peine, vous le savez
bien ...
Je fis, à part moi, la réflexion qu'en fait de pardo.n,
c'était moi plutôt qui implorais le sien.
- Oh 1 Phyllis! ma chérie 1 s'écria-t-il, rayonnant
de joie. C'est à mon tour de me faire pardonner.
Voici notre première querelle, que ce soit la dernière à tout jamais! Mals, Phyllis, je vous aime tant.
folle enfant, que je souffre en pensant qu'on pourrait mal interpréter votre conduite.
- Oh! fiS-Je en haussant les épaules, si ce n'est
que lady Blanche, cela m'est égal. Je sais qu'elle me
déteste. Eh bien' Mark, vous ne serez plus en colère
contre moi?
- Non, non, jamais 1
- Et vous êtes désolé d'avoir été si méchant
pour moi?
- D~solé,
nané 1
- Et. .. vous m'avez trouvée jolie ce soir?
- La plus belle d'entre les belles.
- Et ...:est-ce que je danse bien?
- Comme une féel. .. Est-ce tout?
Nous nous mimes à rire joyeusement, et dan cc
tout fut oublié 1
rire, tristesse , soupçons, col~res,
Je relis ce que je viens d'écrire le matin suivant
notre bal et, tout à coup, voici qu'une pensée me vient.
Il m'a dit : ~ La plus belle entre les belles •. Si
elle avait été là celle q,pe je ne peux nommer, auraitil pu me [aire la. même réponse? A combien de fêtes
a-~il
~té
aupr~
ùe la femme qu'il aimait dans la
JowlalOe Aménque? Bon! à quoi vais-je penser
encore? C'est fou 1 Voici que j'oublie la prome sc
que je me Ruis faite. Je vouurais savoir seulement
quel genre de beaut~
...
v
Nuus desccnuimes tous assez en retarJ pour le
dl:jeuner, ce matin, avec des mines plus ou m ins
fatiglJées j ccp..:ndant c.e premier repas ne manqua
�PHYLL IS
pas de gaité, il y avai tant à dire sur notre belle
soirée.
_ Moi, dit Chips en dévoran t sa neuviêm e tartine de pain beurré, je trouve qu'un bal à la campagne c'est très amusan t, mais cela vous éreinte et
vous coupe littérale ment l'app';ti t.
- Un peu de p';ldding, Chips, dit ,mon mari en
présent ant une aSSIette.
- Ah oui! fit Lilian avec un gros soupir, l'appéti t
ce ne serait rien, mais cela vous laisse des tas de
regrets ... on se dit: c'est déjà fini 1 Et on voudra it
recomm encer le soir même.
- Ah 1 combie n vous avez raison, miss Lilian,
s'écria Chips en englout issant sa troisièm e tranche
de pudding , avec sa huitièm e tasse de thé (comm ent
ce garçon peut7il être aussi maigre 1) Je recomm encerais aussi, bien volonti ers, rien que pour retrouver certaine s minute s inoubli ables.
« JI y a c.ertaines personn es ayec qui on, voudrai t
danser touJour s.
Lord Chando s, qui n'a pas dit grand'c hose ce
matin, leva la tête et jeta au sémilla nt Chips un
regard de mépris.
- Il fait aujourd 'hui un kmps merveil leux, dit
Lili sans paraltre rien remarq uer. Voyons , il faut
faire quelqu e chose de réveilla nt 1 Mark, vos chevau x
doivent s'ennuy er dans leur écurie: que diriez- vou,
tous, d'une grande promen ade cn voiture ?
- Ou en auto, proposa mon mari. Nous pourrio ns
aller plus loin et ce serait plus vite fait ...
- Oui, dis-je, prenant feu tout de suite, nous
prendri ons en passant les Hasting s et les Leslie,
cela ferait comme un pique-n ique. Choi sissons un
but, où irons-n ous r
- Oh 1 un pique-n ique, reprit sir Francis - il
avait l'air pl\W; frais et di pns qu'aucu n de nou , et
!:lon œil brillait de content ement. Je parie qu'il avait
gagné au jeu 1 - c'est la cht)s~
là plus d6 9agl'6ab le 1
Cela signIfie des gateaux 'alés, des volailk s sucr6es ,
la moutar de dans la crème ct la crème dans la
salade. .. c'est les genoux au menton , les coudes
verdis ct des mouchel> dans tout ce qu'on boit ...
- Mainte nant, en plein hiver, fi -Je d'un ton t16Iib6ré, nous éviteron s toujour s les mouche s. Trouvo ns
un endroit où il y ait un hon hôtel. On comma nd ra
'e déjeune r.
- De quoi s'agit-il r demand a lady Blanch e en apparaiss ant dans l~ plus s6dUlsa nt des dé~habils
:
taffetas mauve VOile de JaunI.. pale. Rh bIen J beau
cousin, peut-~n
connalt rc vo projets ? acheva-t-ell.!,;
a\cc un 'lounrc can' . ~ant
. J'adrcs~
de mon man.
94
/
�PHYLLIS
95
Quoique je fusse Il ma pla~
habituelle devant la
table et qu'elle le sût fort bien, elle ne fit aucune attention à moi et ne prit même pas la peine de me
dire bonjour.
Elle regardait Mark et attendait sa réponse comme
s'il fût le seul digne d'être consulté. Dans son opinion, la maltresse de maison n'a aucune importance ... c'est une nullité [
Mark lui répondit p.oliment :
- Nous avons décidé de faire un pique-nique
aujourd'hui.
- Un pique-nique en hiver?
- Avec déjeuner dans une auberge quelconque.
- Ah 1 bravo [ Excel1~nt
idée, repartit Sa Seigneurie avec enthousiasme, continuant toujours à
m'ignorer bien que je fisse de mon mieux pour me
faire remarquer en faisant grand bruit avec les
tasses et soucoupes placées à ma portêe.
« Eh bien 1 où irons-nous? dcmanda-t-elle.
- Nous Irons où il vous plaira 1 Ordonnez, belle
cousine, nous obéirons.
- Réellement? Alors, ce qui me ferait le plus de
plaisir ce serait d'aller à la fontaine de Saint-Seabird.
Voici des années que je n'ai fait ce pèlerinage.
Elle soupira d'\.IJl air mélancolique comme si un
tendre souvcnir était attaché à cette évocation du
passé.
- A la fontaine des Souhaits? reprit Marle La
course est longue. Mais en auto, c'est l'afTaire d'une
heure et demie. Qu'en pensez-vous, Phyllis?
- Vous avcz demandé l'avis de lady Blanche et
vous savez que nous lui. obéirons _, fis-je d'un ton
quelque peu acerbe. Pour moi, je n'y vois aucun
obstacle.
- Alors, ch;;re cousine, dit Blanche d'un air
léger, si cela vous convient aussi, ainsi qu'à ces
dames, c'est entendu.
A ce moment, je relevai la tête ct tournai lentement
les yeux de son cOté.
- Bonjour, ma cousine', dis-je doucement d'un
ton extrêmement poli ... et je me· pinçai la bouche
pour ne pas rire, car je venais d'apercevoir du coin
de l'œil celte folle de Lilian qui était prête à éclater.
Une seconde Sa Seigneurie parut déconcertée.
- Ah J bunjour, dit-elle, j'Mais persuadée, chère
petite, que je vous avais déjà vue ce matin.
- Vraiment? Vous prenez du café, sir George?
Dora, veux-tu verser du café à ton voisin r
Le pique-nique étant décidé, la partie fut rapidement oq.~anisée
En trois coups de téléphone mon mari prévint les
�96
.
PHYLLIS
Hastings et les Lesli'qui acceptèrent avec epthousiasme et il commanda un déJe~nr
po~r
dlx·neuf
personnes ~ Aux Armes de la Reine Mane ~.
A une heure de l'après.midi exactement, nous
nous mettions â table dans une belle salle grande et
claire d'où l'on pouvait apercevoir la jolie fontaine
entourée de sapins, lieu de pèlerinage connu dans la
contrée.
.
.
- Quel souhait, me demanda sir FranCIS, qUI, je
ne sais comment, trouve toujours le moyen d'être
mon voisin de table, quel souhait allez-vous former
tantôt â la fontaine? Vous savez que si on le fait de
bon cœur et en y concentrant sa pensée, il est
exaucé dans l'année.
- Mais, en vérité, rél?ondis-je en riant, je me
demande ce que je pourrais bien souhaiter? A peine
ai-je formulé un désir devant Mark qu'il est déjà
comblé ... Mon Dieu, jl me semble qu'il s'est écoulé
des années depuis le printemps dernier.
« Quels changements pour moi 1 Et il y a à peine
quelques mois 1
- D'heureux changements?
- Oh 1 sans doute 1 Quand VOus avez fait ma connaissance autrefois ...
- Le jour cie la promenade à âne?
- Oui, il y. a des siècles de cela ... Phyllis Vernon
était une petite ~le
pas trop ~eurs,
très insignifiante, la Cendnllon de la maison, et maintenant...
Sir Francis sourit:
- Jamais, d,it.-i!, jusqu'à, ce jour, je n'avais entendu
personne se fellclter ainsI de son sort. Je ne vois
guère de quel usage sera pnur vous la Fontaine des
souhaits,
- Peut-être, dis-je, en y ré~chisant,
y aurait-il
certaines choses que Je ne seraIS pas fâchée d'écarter
de ma route.
- Des choses seulement?
Ensembl~
nos. regards se port(;rent sur lady
Blanche et JI sount.
- Pou~:
moi, c?nlinua-t-il, ce sont des gens que
je voudraI? supprImer, A votre place, chère petite
madame, Je tremblerais, m'attendant à chaque instant à voir s'écrouler ce bonheur merveilleux.
Je répliquai d'un ton 16ger :
- N'antIcipons pas Sur les malheurs à venir 1 Et
vous, sir Francis, qu'allez-vous souhaiter r
- Oh 1 moi". - il baissa la tête ct rcgarJa tristement Jans le fond de son assiette, - cela ne me Hcrvirait à rien, je suis certain Je ne pas avoir cc quc je
désire.
- Ah 1 fis-je, plaisantant, je comprends ,' C que
�PHYLLIS
97
c'est. Se peut-il qu'une belle soil cruelle pour vous
à ce point?
- Elle ne se doute même pas, fit-il avec, à ce
qu'il me sembla, une gaîté forcée, de la passion
/ qu'elle m'inspire.
- C'est une sotte ou une ingénue ... Tenez, je vais
vous la décrire: elle est assise sur un banc rustique
enguirlandé de roses et de chèvrefeuille, ses mains
mollement abandonnces sur se s genoux, ses yeux
noirs et rêveurs remplis de regret, elte est désolée
d'avoir refusé vos avances, le remords la déchire.
Qu'elle vous voie approcher ... elle est prête à voler
dans vos bras 1
- Parlez-vous sérieusement, mistress Carrington?
me dit-il en me regardant en plein dans les yeux,
d'un air étrange.
- Je ne plaisante pas, dis-je.
Et j'éclatai de rire.
It se détourna brusquement.
- Je n'ai pas envie de rire fi. ce sujet, je vous l'assure, fit-il entre ses dents ...
Tt resta maussade tout le long du repas, mais je
m'en consolai en riant et bavardant avec mes autres
voisins.
Certes, ' le vieil ermite qui choisit ce délicieux
endroit pour en faire sa retraite el y vivre le reste
de ses Jours dans une parfaite solitude, savait ce
qu'il fai sait.
En été, c'est un nid de verdure frais et riant.
- Je suis déjà venue ici l'année dernière, dit la
voix attristée de Jenny Hastings, j'ai fait un vœu et
la fontaine ne m'a pas exaucée.
- Faut-il donc attendre une année entière avant
de connaltre le résultat'? demanda sir Francis. Alors
mesdemoiselles, je vous conseille d'écrire vos sou:
haits clans votre carnet, Je peur de les oublier.
- Oh 1 moi, il me serait impossible d'oublier le
mien, s'écria Chip li qui personne ne demandait
rien. Seulement, si nous sommes forcés d'avouer
tout haut nos souhaits, que vai s-je devenir? Je suis
tell ement timide. Je vous confes se, miss Lilian, que
la timidité est mon défaut dominant. Pour rien au
monclc.:, je n'oscrais vous révéler le souhait que je
vais formcr ...
- Eh bien 1 gardez-le pOUl' vous, dit-elle galmenl.
Pendant ceSd'laisantcries dites à tr~s
haute voix,
j'entendis sil' eorge chuchoter à l'oreille de Dora:
- Ah 1 si vous vouliez faire le même souhait que
moi 1 Je serais l'h?mme le plus heu/'(;ux de la terre.
- Comment, dit la candIde Dora, comment pourrais-je le deviner!
(lü-IV.
�98
PHYLLIS
- Vraiment'? Vous ne pouvez pas l'imaginer?
- Mais non, je ne vois pas ... du tout, du tout. _
Ses paupières abaissées avec ses longs cils battant
sur ses Joues roses étaient d'un efTet ravissant. - Je
ne connais pas le moyen de deviner vos pensées.
On peut désirer tant de choses!
- Je n'en désire qu'une seule.
- Une seulement'? ... Oh! laissez-moi chercher ...
voyons ...
Ma sœur prit un petit air méditatif qui était à
peindre.
- Faut-il vous le dire?
- Oh! non, non 1 Si vous parlez de votre souhait,
le charme sera rompu. Peut-ëtre ... qui sait? Peutëtre vais-je faire le mëme ... sans le savoir?
Un regard coulé entre les cils bruns acheva de fasciner le pauvre garçon.
- Pour ma part, s'écria Lili, je vais demander une
chose impossible, ne serait-ce que pour vous prouver que cette superstition est absurde.
- De temps à autre, dit Jord Chandos de son ton
tranquill e, chacun fait cette expérience; nous soupirons apr(:s l'impossible.Je commence à craindre de
n'avoir jamais cc que mon cœur désire.
Il jeta un regard à l'insensible Lilian.
- Phyllis, appela ma belle-sœur, c'est votre tour!
Allons, venez tenter la fortune.
- C'est vraiment dommage, dit sir Francis, de
déranger 1\1rs. Carrington, clic m'a avoué tout à
l'heure que ses moinares désirs <ltaient comblés.
Mark leva la tête vers moi et me sourit d'un air
heureux.
- MaigrI! tout, j'y vai~,
dis-je en courant à la fontaine.
• Je demanderai la continuation de mon bonheur
et cela comprend tout 1
- Oh r Phyllis, cria Lili, pourquoi le dites-vous
tuut haut j> VOLIS venez de détruire votre chance 1
- Que c.'cst donc cnntrariantl Tant pis, alors r Je
vais souhaiter autre chose.
Et tout en buvant, selon les rites, un peu de l'cau
de la s()urce que Chip me tendait dan s un gobelet,
avec une mine solennelle, je ~ouhait
int6rieurcment de voir s'éclaircir tou s mes doutes au sujet de
l'ancien amOl'r de mon mari.
Puis, pensant à mon amie Lilian'd' e li le vecu
qtl'e~
finisc par ';(lI1scntir li a<;cor el sa m:lin Ù
son triste amoureux
Nou ne rq-lag[1ame St ra gcmore qu'à la nuit
clo .
j>\';ndant le dineT, nou:. (:ti'ill 10\1 d'une ~tlIé
�PHYLLIS
99
folle, sauf ma sœur et sir George qui échangeaient
souvent des regards pleins de promesses.
Quelque chose m'avertit que le sort de Dora était
fixé.
La Fontaine aux Souhaits avait déjà exaucé son
désir. Nous nous trouvâmes seules un moment avant
le coucher, dans mon petit salon.
- Eh bien 1 Dora, lui dis-je, est-ce fait?
Elle inclina gracieusement la tête en rougissant.
- Oui? Oh 1 raconte-moi comment c'est arrivé?
J'étais assise en face d'elle, mes mains embrassant mes genoux dans ma position favorite, la tête
penchée en avant pour boire ses paroles.
- J'imagine, dit-elle presque bas, de peur d'être
entendue, que c'est grâce à la Fontaine aux Souhaits. Ce qui est certain, c'est qu'elle a donné à
George l'occasion de se déclarer, occasion qu'il
cherchait depuis longtemps, acheva Dora très satisfaite.
- Etait-il vraiment ému i'
- Oui. Trés ému. Mes manières sont si réservées,
fit ma sœur d'un ton modeste, qu'il n'était pas certain, m'a-l-il dit, de se voir favorablement accueilli.
- Cc bon sir George 1 Il est la sincérité même 1
- Oh 1 J'ai dù presque dcviner où il voulait en
venir. Sa déclaration était un peu incohérente. En
somme, cela n'a aucune importance puisque j'ai parfaitement compris ce qU'II voulait dire.
Oh 1 Dora, m'écriai-je, quel malheur que
maman soit déjà repartie avec Billy, elle aurait été si
contcnte de connaîtrc l'événement.
- Elle I~ sait ùl.!jà. Hier, pcnc\antle bal,. sir George
m'avait fait quelqucs allUSions assez claIres; alors,
ce matin, avant le départ de maman ct de Billy, je
lui ai dit: « M1:re va partir, si VOUs désirez la saluer
et si ... si vous avez à lui parler, allez vite ùans la
bibliothèque, elle y est
- Comment le savais-tu?
- J'avais dit à maman de l'atenùr~
qu'il a\'ait à
'
lui parler.
- Ah 1 elle était prLivenue?
- J'avais arrangé cela dans ma tète pendant la
nuit et c'cst arriv'; comme je le désirais ... Ainsi,
après avoir parlé à m1:re, George était engagé, tu
comprend!:! 1
Je fis un geste affirmatif.
Oh 1 oui, je comprenais. Jc comprenais surtout
que ma chère sœur était la plus fine mouche que la
terre eCit jamais portée ct que le bon Ashurst n'était
pa~
de force à lutter avec elle: d'avance il était (\81
ùans le filet.
,;
<
Ul
-'v
'l
>
1
.J
�100
- Et maintenant, Dora, dis-je tout à coup en
posant ma main sur la sienne, me pardonnes-tu?
- Te pardonner? Quoi donc?
- Eh bien 1 chérie, d'avoir épousé Mark. Je
croyais que tu en étais restée un peu fachée, et souvent j'ai pensé que tu m'avais donné tort.
- Ma pauvre Phyllis 1 Que tu as des idées extraordinaires 1 Te pardonner? Comme si ce n'était pas
fait depuis lon!rtemps 1 Certainement tu ne peux pas
me croire as~z
vindicative, assez peu chrétienne
pour penser que je t'en veux encore depuis tout ce
temps-là 1
Ce fut moi 'lui restai honteuse et gên~e
en face de
tant de céleste verlu.
Elle reprit un instant après:
- D'ailleurs, la Providence a tout arrangé pour le
mieux. Il m'a été facile de voir, depuis gue nous
nous connaissons mieux, que Mark et mal n'étions
pas faits pour vivre ensemble. Il est trop exigeant,
trop autoritaire ...
• Sir George est doux et facile, il a le caractère
maniable, je crois qu'avec le temps j'arriverai à en
faire ce que je voudrai.
- Oh 1 je n'en doute pas, Dora 1 avec autant de
facilité que tu enroulais en parlant ton ruban bleu
autour de ton doigt si menu 1
- Trouves-tu flU'il ait l'air de m'aimer beaucoup ';>
me demanda-t-elle.
- Bien mieux: je trouye qu'il a l'air de t'adorer.
- Oui, c'est aussi mon aVIS, llit-elle languissamment.
- Et toi, l'aime!'-tu?
- Cela va de ~oi 1 L'épouserais-je si je ne l'aimais
Pas? Suis-je donc de ces personnps qui se vendent
pour de l'an~et?
Sa voix était rempli e d'une indignation aussi sincère que vertueuse.
- N(Il1.1 acheva-t-elle en me regardant droit ùans
le s yeux, Je n'épouserais pas un homme sans l'aimer,
caqc ne trouve rien d'aussi vil qu'un mariage d'argt;nll
Ces nobles sentiments m'(;taienl directement
adressés, je le sentis bien, et comme, à mon avis, il
eût été dang\!rcux de pOusser les choscs plu. loin, j
répliquai d'un~
voi~
un peu faiule ;
- fi h 1 'lU\! le SUIS donc heureuse pour toi 1
Non, Dora ne m'a point pard()n~1
- Je n'irai pas j~Jsql'à
dll'C, reprit- Ile de sa v',Îx
la plus uàvc, que Je regrette que GeaI ge !loir ~l bIen
pourvu ...
u Ca ~I)ir,
L'n revenant, il me di ail que son TCVClIU
éluit de quaI' nt(; ulIllc livres r nr an. C' st un peu
�PHYLLIS
101
plus que ce que vous avez, n'est-ce pas, ma chérie?
- Beaucoup plus 1 répondis-je avec chaleur. Je ne
sais pas au juste le chilTre de nos revenus parce que
je ne l'ai jamais demandé à mon mari, mais je suis
sûre que nous ne sommes pas aussi nches. D'ailleurs,
je trouve tr;:s naturel que, de nous deux, ,ce soit toi
qui fasses le plus beau mariage ...
Elle m'adressa un sourire satisfait en se levant
pour passer dans le grand salon, car ces messieurs
revenaient du fumoir.
VI
Il fait très froid. Brusquement, sans transition,
l'hiver redouble ses rigueurs, on parle de rivières e:
d'étangs glacés; si le froid persiste, demain on pourre
patiner.
.
Un incident es! venu aUJourd'hUI rompre mon heureuse quiétude.
Mon Dieu 1 La Fontaine aux Souhaits exauceraitclle déjà mon dé~ir?
J'ai demandé à connaltre le myst~re
de l'ancienne
liaison de mon mari, et l'on dirait d'::jà qu'une porte
~'entrouvc
devant moi.
Après le lunch, nous étions tous réunis autour du
feu de la bibliothèque, du moins ceux qui ~talen
restés; Chir, sir Francis, lord Chandos et sir James
étant allés chasser non loin de Cars ton, chez les
Leslie.
Mon mari, souffrant d'un gros rhume, avait pr~fét?
nous tenir comEagnie.
Tout à coup, ilian entra en coup de ven! et Murk
lui cria de fermer la porte, tout en éternuant.
- Ne me grondez pas, lui dit-elle, je vous appor te
des Ilouvel,le.s : ~spéron
qu'clics seront satisfaisantcs. VOICI IrolS lettres pour vous ... Tiens 1 U'1
timbre d'Amérique 1 Une carte rourlady Blanche cl
une lettre de ma mère pour moi.
« Rien pOlir vous, tante IIarriett. Phyllis, un mol de
Summcrleas qu'un a fait porter d la rart de votre
chere maman.
Chacun ouvrit ses lettres cn ~ilenc.
l\Iais en lisant le petit hillet de ml:Jc je m'aperçus
hientôt que le lettre dn~ai
nt devant mes yeux,
ccp 'ndant lU'Ù. m M"ill:l tintHlen! ces syllabes;
• Un tÎlllbrc d'Am'ri<.)lIc. Il v Un timhre J'Am(·.
riquc. "
C'était obsédant 1 Je n'.\l1ral cu q l'UIl ffiOllVclIl Il,
�!O2
PHYLLIS
à faire pou r regarder Mark, la bouche à ouvrir pour
dire avec mon air le plus négligent:
« Quelle est donc cette lettre que vous avez reçue
d'Amérique? •
Mais la peur, la timidité, l'inquiétude aussi me
retinrent.
Et je restai là, figée sur ma chaise, le cœur et
l'esprit bouillonnant de mille pensées confuses ...
sans oser parler.
Pourtant, je glissai un regard vers lui.
n lisait son journal, tranquillement.
D'un geste nonchalant il avait posé le paquet des
lettres sur Son genou et n'en avait. ou.vert aucun.e
pour ne pas être obligé, je le compns bIen, d'ouvnr
celle-ci devant moi.
La grande enveloppe cr<':me dépassait les. deux
autres, elles se tenaient en équilibre sur sa Iambe
croisée, je voyais la suscription de la première, mais
ce n'était pas celle qui m'intéressait.
.
Oh! voir seulement l'écriture! Si je reconnaissaiS
une maIn d'homme, il me semble que je serais imm édiatement calmée.
.
Il pouvait avoir laissé des amis en Amérique ...
Depuis la défense qu'il m'avait faite de jamai s lui
reparler de ce sujet odieux, je me l'étais tenu pou r
dit; j'étais donc tout à fait dans l'ignorance de relations qu'il avait faites aux Etats-Unis.
Commen.t m'y prendre? Que faire pour la voir?
En examll1ant mon mari à la dérobée, je remarquai
qu'il était extrêmement pâle. Il me parut que ses
yeux fixes ne suivaient point le!> lignes; il ne lisait
pas, c'était certain.
Comme moi, il roulait des idées dans sa tête, il
devait se dire: « Quel prétexte trouver pour sort ir et
aller lire ma lettre ailleurs? A-t-elle compris quel.
que Chose? Va-t-elle me faire une questlon'~
Que
n:pondraî-je i' Il faut attendre un peu; une sortie
trop brusque l'inquiéterait, etc., etc ... ,.
Oh l une idée l
Etant assise tout près de Mark, je lai~s
tomber,
en le poussant un peu, le billet de maman qui glissa
dans les cendres au bord des chenêts. Je m'écriai:
- Oh 1 mon billet 1
El, me penchapt poude ramasse r, j'appuyai innocemment ma mall1 sur le genou de mon mari qui fit
un vif mouvement. Les lettres tombLrent ...
yeux, s'étala la
Et là, dans les cendres, sous me~
grande enveloppe carrée avec son timbre américain
';1 je dévorai du regard l'adresse de : « M. Mark Carrington, Esq., Strangemore, par Curston, Comt6 dc
!(,'nt, Anglelern: •.
�PHYLLIS
L'écriture était longue, fine, élégante et ferme à la
fois ... Une écriture féminine, j'en jurerais.
D'ailleurs, rien que le mouvement de Mark, son
geste bref, violent presque, en relevant la lettre,
celle-ci la première, les autres ensuite, puis le regard
inquisite ur, craintif, qui croisa le mien comme nos
deux têtes se touch aient, rien que celle action
étrange, sa précipitation , son trouble, m'eussent
donné l'éveil si je n'avais déjà été prévenue.
Ayant rassembl0 ses papiers, il marmotta des
paroles confuses : il s'excusait, étant fatigué, tic
nous fau sser compagni e, et allait se reposer dans sa
chambre ...
Comme il allait ve rs la porte :
- Eh bien 1 Phylli s, me dit lady Blanche, vous
n'accompagnez pa s votre mari? Il est souffrant, très
pille, il a bèsoin de soins ...
- Non non, merci, rcpliqua Mark très vite. Ne
vous dérangez p as , Phyllis, vous risqueriez d'attraper mon rhume.
n sortit... et je oupirai de soulagement ... pOUl' lui 1
Il est onze heures du soir, les chas seurs sont
rentrés, Mark n'a pas reparu cie la journée, ni dans
J'aprè -miJi , ni au diner.
Il s'est fait excuser s ou s le prétexte de sa santé.
Walter, que j'ai vu dans le couloir au sortir de sa
chambre, m'a dit que son maltre avait pris le lit, il
avait un peu de fièvre et un grand mal de tête, il
défendait sa porte absolument.
- Même ... même à moi (fis-je, un peu décontenancée sous le regard de cet homme.
- Surtout à Madame, a recommandé Monsieur,
parce que Madame pourrait prendre son mal.
Ce soir je suis rcntré", dans ma chambre, seule, ct
j'ai rcgad~
en soupirant la porte de la pièce vùisinc
ni\ mon mari malaJc est seul aussi.
Seul? Oh 1 non 1 Il '.i est avec le souvenir de l'Américaine, avec sa lettre, qu'il a Mns doute plac~e
sous
!-on orciller hr(II a nt.. . C'est à ell e qu'il pense c'est
(l'elle qU'II rè\c, • cli c " lui lient compagnie', une
douce (om pap,nie qui lui remémore tout un passé
<l'amour, tandi s que je sui ici, Il vinJ.lt pas de lui,
dévorée de chagrin, dt; triRtcs c, de ... eh bien, oui,
de jalou ie 1
.Je la hais, cette kmme qui a po séùé avant moi
le cet r cIe dark... lh 1 si je la voyais ... je ...
Je r c ti ~ , troi s jout's plu tard, ce s li gne s que j'~cri
vi s l'au r soit' s ou le COl Il te ma &urprise ct de ma
cot1:rc, et je m'ttonnc 'lu e ia vic puis e r 'prendre
on cours apr1.:s les viol e nte ' mot Îc,ns des humains,
('omm" i ri e n n e ~ ' é tail
pa H (.
�PHYLLIS
Je fus vivemen.t sur~ie
en ?ntrant dans la ~ale
à
manger, le matIn SUIvant, d entendre la VOIX de
MarK qui causait galm~nt
av.ec .nos hôtes.
.
Sir Francis lui donnait la rephque, et ce fut enSUIte
auquel de ces messieurs raconterait les plus belles
prouesses de chasse.
.
Jamais bien que son rhume ne [ùt pas tout à faIt
guéri, m~n
mari n'avait .sté aus~i
brillant.:. Sa verve
animait toute la table et son nre couvraIt tous les
autres.
. d"[
,
- Bonjour, Phyl~s,
It-I en me voyant entrer,
avez-vous bien dormi? .
- Très bien, répon.dls-Je, adoptant son ton dégagé,
votre rhume va-t-II mIeux?
- Un peu mieux, merci. Je n'ai plus de fièvre j
mais je crois plus prudent de ne pas sortir encore.
Voici une chaise, le thé est très chaud, ne vous
brCtlez pas.
.
Pendant tout le repas, Il ne fut que sourires et
amabilités.
Mon Dieu 1 que les hommes savent donc bien dissimuler 1
Durant ces trois longs jours, pas un moment je
t1'aperçus un rega~
absent, une attitude rêveuse de
la part de mon man.
Il est vrai qu'on le voit pen.
U se confine des. heures d~ns
son appartement,
sous prétexte de sOlgl?-er son !ameux rhume, que je
crois, pOUl' ma part, bien guérI.
Il est resté pali, ses traits sont altérés, ne serait-cc
.
point pour une autre caus~?
[[ ne tousse plus, maiS Je l'entends, la nuit,
marcher ?es heures da~s
sa chambre, son pas
saccad.s resonne dans le sdence.
Hélas 1 moi, sa femme, hier si Chérie je n'ose
entrer et lui dire:
'
« Mon ami, soufTrez-vous ? »
J'aJ peUl: de son regard froid et lointain, peur
aussI de vOir apparaltre cette barre: la ride profonde
marquée. dans son front que j'ai appl'Ïs depuis peu
à conna1tre et à redouter.
CepenJant, la nuit dernière, n'y tenant plus je
me levai doucement et, les pieds nus dans ~1e
babouches, un sif!1p le kimono jeté sur meS épaules,
inquiète de l'avoIr entendu ouvrir et refermer des
meubles, j'ouvris sans bruit la porte de Son cabinet
cl! toil<:!te, qui c()m~nilue
avec ma chambre.
Là, l'Ien ... obscurite, SI ence 1
Mais la lumière filtrait sous la porte suivante, je
Il 'avançai à tout petits pas ...
Plusieurs longut;ls, éternelles minutes se passèrent
�PHYLLIS
1°5
sans que j'osasse faire un mouvement. Mon cœur
battait la charge dans ma poitrine ...
Je me décidai tout à coup.
•
Ouvrant tr\:s doucement, je soulevai la portière et
pénétrai dans la chambre.
Une brève exclamation, et mon. mari se leva de
devant la table-bureau placée devant l'une dc~
fenêtres.
Un buvard était sous sa main ... dessus, une lettre
commencée sans doute depuis longiemps : plusieurs
feuillets étaient noirs d'écriture,
Il écrivait rapidement. Au l'::ger bruit que je fis en
entrant il saisit n'importe quelle feuille à sa portée
et la jeta sur sa lettre, puis vint à ma rencontre d'un
air surpris et inquiet.
- Phyllis, êtes-vous malade?
- Non, c'est vous ... je vous ai entendu r.:::muer ...
Je craignais ...
- J'avais un peu d'insomnie, dit-il en détournant
ses yeux du regard suppliant que je levais sur lui.
J'en profite, comme vous voyez, pour mettre mon
courner à jour ... On a toujours des lettres en retard
et quanJ la maison est remplie d'invités, je no.:
trouve pas un moment, surtout av.:c nos parties de
chas e qui absorbent tout le temps, pour rl!pondre
aux choses les plus pressanles.
Il débita cette longue tirade Comme pour se donner
du courage et reprendre pied après la surprise que
je venais de lui causer:
A la I1n, ramenant ses yeux sur moi, il suivit la
direction de mon regard invinciblement attiré vers
la table à écrire. Je me sentis pàlir davantage, me
doiRts se crispèrent dans la soie du kimono; je
venai' d'apercev()ir la large o.:nvelo)'pe carri!e au
timbre amtlricain, l'écriture haute, fine .:t élégante
dont le souvenir me hantait.
C'était a elle qu'il l'..!ponuait uans II! silence de la
nuit, c'était cela ses aITaires prcs~ant
1
Je n'avais .qu'à faire trois pas pour poser ma main
dessus et lUi demanJer, comme j'en avais le droit, à
quelle femme il écrivait. ..
.Je le rcgaruai, prête à agir.
Lut-il sur mon visage la question que j'allais lUI
poser.
Il me prévillt ct, s'approchant vivement de moi, il
me dit d'une voix bas~e
ct tendre dan laquelle je
disccrnai cependant une inqui(:tudc voil~e:
- Petite femme chérie - il me serra dan ses
bras mulgré ma faible résistanct:l - vou, avez froid,
mus êtc, glacée et c'cst ù cau. e de moi, Je moi 'lui
nt! mérite pas lU vou pl' 'illel tant de souci. Al C7.
�J06
PHYLLIS
vous recouch er, petite 'aimée, vous tremble z, allezl
Il couvrit mon front et mes cheveux de baisers fous,
Je le repouss ai brusqu ement en criant d'un ton
indigné :
- Comme nt osez-vo us 1 Oh 1 laissez- moi 1
Je rentrai dans.m a chambr e en courant et barricadai ma porte, puis je me glissai dans mon lit, toute
glacée, en effet, et trembla nle,
A quelle profond eur de cynism e en est-il arrivé?
Envoye r des épltres enflamm ées à une lemme
tandis qu'il prétend en aimer une autre 1... Quelle
horreur 1
Tout le reste de la nuit, il me fut imRoss ible de
trouver le sommei l. Mark vint deux fois tenter
d'ouvri r ma porte et m'appe ler. Je ne répond is rien.
Oh 1 si celte porte avait été tout cc qui nous
sépare 1
.
La colère et mon orgueil outragé me rendaie nt
folle 1
Que cette femme ose écrire à mon mari dans ma
propre maison , qu'il reçoive ses lettres , les garde
précieu sement et s'enferm e pendan t des heures
p~)Ur
s'en dé!ecte r et y répond re, n'est-ce pas la
pire des trahIso ns?
A for~e
?e rcto~Hne
ces pensée. s dans. ma tete
endolon e, Il me Vint à l'espnt que Je devaiS à mon
tour lui rendre blessur e pour blessur e.
Si l'amour que mon mari prétend ait 6prouv er pour
moi est mort, je puis du moins le toucher dans son
honneu r.
Au matin, je froltai mes joues blanche s pour y
ramene r un peu de couleur cl mordis mes levres
pre~qu
ju squ'au sang, puis je descend is au !jalo n.
Tous nos hûtes étaient déjà réunis, on discuta it
sur l'emplo i du temps pour la jour,née .
"
En me voyant, Marl< Jeta sur mOI un regard Indefiniss?-ble, il s'~valç
pour me parler.
.
MaiS, !--ans lut laIsser Je temps d'appro cher, Je traversai toule la pièce vivemel ll cime mis à plaisan ter
avec sir Francis , d'un Ion animé.
Pour la l ,l'cmière fois de ma vic, je laissai le démon
de la C'hlucll cric s'empa rer de moi ct ml! lançai
à corps perdu d~ns
un !lirt extrava gant.
Pourtan t, par Instant s, dans les lares minute s ou
ic reprena is possess ion de ml)i-~('
cùmbie n je
tr,e Rentais malheu rl:usc l
'
Je m'aperç us bic,n vil~
du change ment d'expre s<,on de Mark tan.dls qU'Il observa it mûn manège ct
que, la figuI'(: anImée ct les yeux brillant:.!, j'encou ra .cais sir Francis dans ks l'olies qu'il mc <l6bitait
cn lui dulmant gaîmen t la r6pliqu e.
�PHYLLIS
1°7
- Voyons, dis-je enfin, en posant le bout de mes
doigts sur sa manche, trêve de plaisanteries 1 Parlons
de choses sérieuses. Que ferons-nous aujourd'hui?
- Une idée m'était venue que je vais vous soumettre, si toutefois votre mari consent à ...
- Laissez mon mari tranquille. Qu'il consente ou
non, cela n'a aucune importance, puisque dans les
deux cas je ferai ce qu'il me plaira.
- Oh 1 oh 1 c'est de la rêvolte, fil sir Francis en
riant.
- ~pelz
cela comme vous voudrez, et dites-moi
votre Idée.
- Voici: l'autre jour, en revenant de chasser chez
lesLeslie,je m'arrêtaiàl'hôtel dela cBranchedegui ».
- A Carston, au bout de la grand'rue.
. - Oui. Non loin de l'endroit fatal où vous faillites
un jour ....
- A cheval sur un âne? Je sais. Ne réveillez pas
cet aO'reux souvenir. Et d'abord, pourquoi vous
arrêtiez-vous à l'hôtel au lieu de rentrer tranquillement ici'? Je parie que vous aviez rendez-vous avec
quelque belle.
n baissa la voix et dit rapidement:
- Non, puisque la dame de mes pensées était ici.
Je partis d'un éclat de rire.
- Ah 1 j'y suis, dis-je.
Et je lançai un regard malicieux du côté de lady
Blanche, occupée au même moment à parler à mon
mari en nous regardant.
- Comme vous pouvez vous tromper 1 reprit-il.
Si vous \'ouliez comprendre que la vraie cause de
mes tourments ...
- Celle qui fait blanchir vos cheveux, ajoutai-je
en désignant les fils d'argent qui se dissimulent de
leur mieux dans sa chevelure brune et fournie. Je
\"<lis vous dire son nom: la seule, la vraie, l'irrésistible, c'eRt la dame de pique 1
.J~éc!ati
encore de rire, très 8:mu~ée
de la grimace
qU'Il fit e~ cOl1statal.1t ,ma perspicacité.
-:- Eh bien 1 rcpl'lt-tl, prenant le parti d'avouer
Chlp et moi, fatigués d'avoir erré tout le jour ans fair~
wand mal au gibier, étions entrés dans la salle réserfait apporter un paquet de cartes,
\'(:e ct noug éti()n~
tandi que le palefr\!nier sellait nos chevaux. J'eus
l'idée de demander al: garçon qui nous servait quelle
fantaisie burlesque avait eue k patron de l'hôtel en
f-lisant r6pandre de l'eau sur la wande prairie qui
t\1'oisine l'(:tablissemenl. Les villageois ùu pays ne
parlaient que de cela. Avec le gel, la prairie cst deI"c nue unie comme un miroir. Devine!. ce qu'il me
t,,':pondit ?
�108
PHYLLIS
- Que c'était pour patiner. JI a fait cela d'autres
années et son idée lui attire beaucoup de monde.
On vient de loin pour patiner sans danger ... Mi.Te
nous a permis d'y aller, Billy et moi, autrefois ...
quand nous étions Jeunes 1
Sir Francis rit en me regardant.
- Et maintenant, dit-il, croyez-vous que vous
aurez oublié?
- Si J'ai oublié, lui répondis-je avec le plus charmant de mes sourires, c'est vous qui me réapprendrez. Oh! que ce sera amusant 1 Je veux absolument y aller 1
- Alors, si vous en avez la fantaisie, il faudra vous
dépêcher, car le dégel. pourrait bien se produire
demain, ou apri!s-demam.
• Ce soir, justement, il y aura une fête, des concours
de patinage sont organisés. Le tambour de ville l'a
tambouriné ce matin à tous les coins de Carston; la
petite ville est en ébullition 1
- J'irai! j'irai 1 m'écriai-je. N'y aurait-il que des
villageois .. .
- Mais ... il y aura vous et nous tous, cela suffira
pour que la fête soit des plus selecl. Il y aura aussi,
sans doute, une belle étrangère que je vis descendre
de voiture devant l'hôtel au moment où Chip et moi
nous mettions en selle ...
- Si belle que cela 1 J e vous l'avais bien dit qu'il
y avait une femme dans votre histoire 1
- Elle me parut jeune et belle, du moins, car je
l'aperçus l'espace d'un éclair, et je pen :ai : 0( Voilà
une fanatique du pa.tin. »
savez-vous que c'était une étrangère?
- Come~t
- J'entendIS quelques muts qu'elle aclrtlssa à son
cocher, la voix était claire et d'un joli timbre, mais
il est bien dommage qu'ellc ait eu un si fort accent
américain.
Je fis un mouve~nt
,involontaire et, m'avanç;;ml
de quelques pa~,
) a11a.1 coller mon nez à la vitre,
lournant le dos a mon lDterlocutcur de la manière
la plus impolie.
Derri1:rc moi, j'entendis la voix de Lilian.
- Phyllis, disait-elle, avez-vous envie d'aller il
Carston cct apri!s-midiÎ' Tachczde décider votre lnal i.
Il prétend qu'il est encore enrhumé cl il nt: veut pas
Gorlir auiourd'hui.
•
Je me retournai lenlem.;nt.
- Comme vous cl e. blul.che, chél ie, (pIe vous
avez une c1r(,I" de mine, ajoui -t-clle telldn::1Jlcnl.
Pctlt-Nrc Cùmml!llc z-vous au si une grippe? Dans
ce ca::;, il crn prude, t de l'C!itcr ici.
- Non, (h~-Jc,
fai~lt
un clrol! pnur parler aVl'C
�PHYLLIS
log
calme. Je ne suis pas malade du tout, je ne demande
qu'à aller là-bas.
- Malade? Qui est malade? dit vivement mon
mari qui a\'ait entendu.
- Mais vous, probablement, fis-je d'un ton peu
aimable, puisque vous vous obstinez à vous calfeutrer à la maison.
- Je ne suis pas encore très bien ...
- Alors, pourquoi passez-vous une partie de vos
nuits à écrire et vos journées caché dans votre
chambre? On dirait, depuis deux jours, que vous
avez « peur" de vous montrer dehors."
- Phyllis 1 Quel accent vous prenez 1 Je ne vous
reconnaIs plus 1
- Moi non plus 1 Alors, c'est entendu? Vous ne
sortirez pas aujourd'hui Î'
- Je vous l'ai dit - d'un ton sec - je ne changerai pas d'avis.
- Vous avez raison, dis-je en ricanant, les rues de
Carston sont peu sûres. Vous pourriez y rencontrer
un spectre ...
11 tressaillit visiblement, m'env~opa
encore dé
ce regard chercheur, curieux et inqUIet, qu'il avait
eu la veilIe, mais il me répondit avec calme:
- PhyHis, je désire que vous restiez ici. N'allez
pas à ce skating.
- Pourquoi n'irais-je pas? repris-je d'un air de
défi.
- Parce que ... je vous en prie.
- Ce n'est pas une raison suffisante. Si vous ne
pouvez m'en donner d'autre, rien, alors, ne peut
m'empêcher de suivre nos amis.
- Puisque le désir exprimé par votre mari ne
vous suffit pas, fit-il d'une voix basse ct attristée, je
vous donnerai une raison, oui. C'est qU'il n'est pas
trop convenable qu'une jeune femme de votre age
aille- dans un endroit public et dans un endroit où
la société sera très mélangée, sans son mari, son
protecteur naturel.
- Vcnez-y donc, fis-je en tapant du pied .
pas.
. .l e vous répète que vous ne m'obljger~
sortIr.
- Eh bien 1 je vous répète que je me passerai de
vous 1 fis-je en hochant la tête, votre sœur me servira
de chaperon puisque vous jugez que j ne saurais
m'cn passer .. , et sir FranCIS sera mon protecteur.
Il me sarde ra bien, vous pouvez vou en fier à lui 1
Sur ces méchantes paroles que me dicta ma
colère et le ouvenir de l'étrans 'rt.:: dt.:: Carston, je
m'approchai de la cheminée ct sonnai. Mark me
8uivit sans rien dire.
�1[0
PHYLLIS
La femme de chambre parut.
- Anna, lui dis-je, vous m'apporterez. ici mon
orand manteau de loutre ct ma toque pareille ... des
t>
gants, une VOl'1 ette.
Nos invités étaient remontés dans leurs chambres,
afin de s'apprêter pour le départ.
"
.
J'entendis le roulement des autos qUi s avançaient
devant le perron.
Appuyée à la c~eminé,.
je regardais v~guemnt
le feu de bois pétillant et le me demandais ce que
pouvait bien penser mon mari adossé au marbre,
tout près de moi, sombre ct silencieux:.
Levant les yeux sur lui, je fus frappée de l'altération de ses traits; la fameuse barre sillonnait son
front, son teint plombé disait les nuits sans sommeil.
Sentant mon regard fixé sur lui, il tourna le \Oien
vers moi. Et il me demànda très doucement:
- Encore une fois, Phyllis, je vous prie de renoncer
à cet amusement parce que je le crois dangereux
pour vous.
.
- Ah 1 encore une autre raison 1 fis-je d'un ton
impétueux.
Tout à 1 'heure, son expression chagrine m'avait
remuée ct j'allais être sur le point de c6der, mais la
pensée me traversa l'esprit que, s'il était ainsi transformé, la cause en était cette femme étrangère
puisque cela datait de la rt:<:eption de sa lettre.
.
- N'essayez pas de me tUlre changer J'avis, mOI
non plus, j'irai! et je ne vois pas en quoi cela pourrait vous gêner 1
TI resta silencieux une minute, pui reprit en baissant la tète, comme se parlant à lui-même:
- Puisqu'il m'a plu d'épouser une enfant ct
un~
enlant qui n'a., pas une parcelle d'~fection
rouI'
mOl, Il faut que) apprenne à en subir les consé.
quences ...
Anna apportant mes v\:tements fit cesser toute
conversation cntre nous . .Tc m'habillai avec une
rech~1
de coqu.ctteric qui ne m'était pas habituelle.
Nos lflVltés rentraient tout emmitouf(l(:s de foure~
et j'an'ectai une grande ga1t.:: jusqu'au moment du
départ.
Le dernier regard que je portai à la dérobée sur
mon mari, après avo!r grimpé sur le si1:Ae de devant,
à côté de SIr FranCIS, me le montra llebOUl sur le
penon, froid, i.mp~sble
ct sombre.
- Mark, lUI cl'la sa srour de la seconde auto,
rentrez donc, vous restez dans le courant d'air. ..
J'entendis qu'il disait à mi-voix à lady Harrielt:
c Je vous la confie, • comme notre voiture ~c
mettait en marche.
�PHYLLIS
1) 1
Nous étions presque au bout de l'avenue quand je
le vis seulement qui franchissait le seuil de la maison.
Malgré mes grands airs d'indépendance et ma volonté
de me venger de mon mari, la pensée de Mark me
poursuivit tout le long du chemin. Aussi, je répondi s
à peine, du bout des lèvres, aux remarques de mon
compagnon de voyage.
L'arnvée de troIs automobiles chargées de monde
élégant fit sensation dans la grand'rue de Carston.
Bientôt, nous entrions au slmting après avoir pris
nos tickets à l'entrée. Dès cc moment je ne m'appartins plus J'étonnement et d'admiration.
Je n'avais jamais rien vu de si gai ni de si joliment
arrangé que ce skating rustique. Le patron de la
B,·allclze de gui s'était surpassé et, certes, s'il avait
une affluence de clients, il te méritait bien 1
De place en place, aux abords de la piste, de grands
braseros rutilants répandaient leur chaleur, des
chaises disposées autour attendaient le bon plaisir
des patineurs.
Il y avait déjà beaucoup de monJe lorsque nous
I1mcs notre entrée sensatIOnnelle.
- Oh 1sir Francis, m'écriai-je, haletante d'émotion
et de joie, vite, vite, allez me chercher des pâti ns 1
- Oui, dit-il, si je puis en trouver dans leur collection d'assez petits pour vous.
Je riais el frappaIS du pied, toute au plai~r
présent,
impatiente de m'élancer sur la piste brillante, ayallt
délà oublié mes coll'res, mes rancunes et Ja lellre dl'
l'Américaine ct l'Américain e elle-même.
Du reste, quelle apparence que 1'6trangère dont
sir Francis m'avait rarlé il Strangemo~
eut lemoindre
rapport avec la lettre de Mark ·r
Lilian, qui avait arporté ses patins, courait déjà sur
la glace, en compagnie de l'heureux Chi p.
- Phyllis, PhyllIS, me cria-t-clle, dépêchez-vous 1
Là-bas, au bout de l~ piste, une longue table. décorée
de verdures soutenaIt l'orchestre des trOIS mu~i
cient! (!),yn terrible violon, un cm·ayant trombone et
une f.\lups~antc
clarinettc(je reconnu le pctitcommi
à cheveux roux de l'épicier Barker).
Qu'importe 1 A mes oreilles charmées c'(:tait la
O1l1si'luy la l'lus enivrante, Ob 1 i Billy était là COJ1,mt.:
aulrelols 1
Mais sir Franci' était nn pl11S dlr appui, il avai!
rai i'ln de craindre: lue j'cus!';e olll,1iO. A peine debout
IIr J"1l mince!' lames d'acier vacillantes, je POliS ·ai
rI.~
l' ef CI i ct m'i1cere,chai au. rcv rs de l'rlabit tic
mon cavaliel ,
Comme flOUS portion' (ahin-cab::!, ma bclle-l:iIL'lIr
<lui:, dWlIff, il aupr~s
d'un br _cra me cria:
�112
PHYLLIS
- Phyllis, je réponds de vous devant votre mari,
n'allez pas trop vite, ne vous cassez pas les membres
et soyez raisonnable.
Je répondis en riant:
- Non, Harriett, j'ai l'intention d'aller comme le
vent, de m'amuser beaucoup et d'être très déraisonnable 1
Malgré mes intentions audacieuses, je piétinai
piteusement pendant le premier tour de piste, mais
peu à peu je me raffermis sur mes patins, nous accéléràmes la vitesse, et je me déclarai enchantée.
- Je vais me reposer tout de même un peu, fis-je
en me laissant tomber tout essoufflée sur une chaise.
Je ne me souvenais pas à quel point c'était difficile.
«Continuez, sir Francis, faites un tour tout seul ou
invitez une autre dame. Quand vous en aurez assez
de flirter, nous recommencerons.
Il partit.
- Ah 1 voilà sir Francis; il a déniché une patineuse, dit IIarriett, et elle va joliment bien 1 Qui cela
peut-il être? je connais tout le Comté et une femme
~usi
belle et d'un~
telle élégance n'aurait pu passer
maperçüe ... Ce doit être une étrangère ...
~ne
sourd~
~prhensio
s'empara de Il!-0i. Je
SUl.VIS d'un .cell Inquiet les évo.lutions de la pat1l1euse
qUi élalt éVidemment ùe première force.
Tout en glissant avec la pluit grande aisance, elle
causait d'un ton fort animé avec mon ex-patineur.
. - Ma chère, me dit Blanche en les désignant du
bout du menton, je crois que votre adorateur habi luel
vous fait infidélité.
- Mais qui est-ce? repris-je, quelqu'un la connalt-
il?
- Sir Francis vous le dira. Le voici.
Il revenait vers notre groupe al?rès avoir salué la
jeune femme qui lui tendit sa mall1 et lui donna un
vigoureux shake-hand, en le gratifiant d'un sourire de
toules ses dents éblouissantes.
J:allais le questionner sur sa nouvelle conquête,
mais avant qu'il pùt !l1e rejoind~,
sir Garlyle était
happé par les demOlselles Hastings et leur amie
Lucy: L~slj
qui entraient e.n bande au skating. Sur
~ne
mVlta~iOn
de mon ancien arryoureux, Hastings,
Je me levai de nouveau et repartis, cette fois bien
d'aplomb.
Nous commencions notre second tour de piste et
la c~)l1versation
suiva~t
son train. Cependant J~ cherchaiS auLour de mOL, absorbée par l'içlée fixe de
revoir une grande femme brune, à la magnifique
prestance, à la belle tête altière, glissant comme lIll
oiseau sur ses unes lames d'acier.
�PHYLLIS
113
Et tout à coup je la vis qui arrivait de loin, très
vite, comme si ellc allait fondre sur moi, elle me
frôla de si près, en vérité, que je fis, pour éviter un
choc, un petit pas de côté.
Mon cavalier, malgré sa pesanteur, en perdit une
seconde son équilibre et nous failllmes bien nous
donner en spectacle par la plus belle chute à deux ...
heureusement cela ne dura qu'une seconde ...
Me retrouvant saine et sauve, assurée de mon
éql~ibre,
je me retournai pour jeter un regard en
arnère.
La patineuse revenait sur nous.
Pour la seconde fois elle me frôla au passage et je
vis de très près deux yeux noirs, ardents comme des
charbons, qui scrutaient mon visage, comme pour
en prendre l'empreinte.
- Quelle belle créature, s'exclama Hastings, mais
que cette personne est donc mal élevée. Voyez-vous
ça? Culbuter des gens ... des gens paisibles qui font
tranquillement leur petit tour sans faire de mal à
personne.
- Avez-vous jamais vu cette dame, mister Hastings?
- ~on.
E~le
n'e~t
suren:ent pas clu pays. C'est la
première fOIs que Je la VOIS ... Ah 1 qu'a-t-elle après
nous, je vous le demanue? La voyez-vous qui
tourne, sans cesser cie nous regarder. Je crois que
c'est moi qu'elle fixe, ma parole, avec ses yeux d'oiseau de proie ...
Non, ce n'était pas l'innocent Hastings que les
beaux yeux de feu semblaient vouloir fasciner.
Appuyée de côté sur un seul patin, ne frap~nt
que de temps à autre un léger coup cIe l'autre plecl
pour se donner de l'élan, elle s'amusait à tracer des
cercles autour du ring à l'endroit où justement,
nous avancions plutôt péniblement.
Chaque tour, plus étroit que le précédent, ramenait la Jeune femme plus près de nous. En revoyant
ce regard fixe chercher mon visage, je ne pus m'empêcher de penser aussi aux mille tours que décrivent dans les airs les aigles et les vautours avant de
fondre sur une innocente proie.
Je me demandais si la patineuse arriverait jusqu'à
me toucher au cercle suivant lorsque, soudain, la
voix joyeuse de sir Francis cria derrière moi:
- Bon courage, mistress Carrington 1... Cela va
bien, très bien 1 .
"
.
<1. Hastings, mon cher, Je vous vote des félIcitations.
A votre école Mrs. Carrington va devenir une patineuse hors ligne.
- Et vous, que devenez-vous i' lui demandai-je,
�rassurée je ne savais pourquoi, du vague sentiment
d'inquiétude que j'avais éprouvé l'instant d'avant.
M. Hastings doit être fatigué de me trainer. Je crois
qu'il ne sera ras filché de me tirer sa révérence. A
moins que vous ne soyez déjà pris?
- Mais non, je venais justement vous chercher ...
Ah 1 pardon, un instant. ..
Pendant nos dernières paroles, l'étrangère s'était
rapprochée au point de nous entendre, et soudain,
tendant ses mains gantées à mon interlocuteur, au
moment où je faisais le même geste, elle saisit celles
qU'il ne touc]lât.les miennes ...
de si.r Garlyle ~vant
PUlS, avec un mdéfimssable sounre a mon adresse:
- Venez, dit-elle ...
Entralné, fasciné à son tour, sir Francis se laissa
enlever ... me laissant interdite à ma place.
Il retourna la tête une seconde et me fit une drôle
de petite grimace qui signifiait:
« Vous le voyez; j'ëtals venu pour vous ... on m'enlève, je n'y puis rien. »
- By Jove 1 s'écria le gros Hastings avec pJu~
d'énergie que de distinction, c'est ce que j'appellerai
un aplomb pharamineux 1 Ce n'est pas que je sois
fitcM de vous garder, mistrcss Carrington - ap'puyezvOus bien sur moi, vous n'avez pas l'air solide, et
puis, permettez-moi de vous dire que vous ne faites
plus du tout attention à vos pieds - là ... droite 1
gauche 1... penchez-vous ... Elle vous l'a enlevé,
soumé. A mon nez et à ma barbe! C'est trop fort 1
Nous finissions d'arriver devant le groupe de nos
amis. Ces dames ayant prié mon compagnon de leur
dire la cause de son indignation, il le fit en y mêlant
des ré!lexions personnelles sur la patineuse en
question et chacun dit son mot au sujet de l'incident.
- Ce doit être une Am~ricane,
dit ma bel1c.~
sœur, pour être capable d'un tel sans-gêne.
Bla~1che
réserva son opinion. Elle épiait mes impre::;slOos SUl' mon visage, tandi~
que je suivais k
couple des yeux, et je compris à son sourire ironique qu'elle sc réjouissait au fond de ma déconvenue.
Ah! que la jalousie était loin de moi cependanl.
Sir Francis aurait pu patiner ou valser avec cette
femme tout le jour et toute la nuit sans me donner
une seconde d'émoi. Non 1 Je me répétais à moimême: Qui est-elle? Pourquoi m'a-t-elle reoardée
ainsi? Qu'est venue faire cette étrangère dans'" notf\.!
pays? Et cha<{ue fois que celle-ci repassai1 devant
nous, j~ sentais son regard (\'oiseau de proie qUI
me fixmt, me scrulait, m'\lnnihilait... Pour échàpper
au malaise de cel le fascination, je me prétendis
�PHYLLIS
fatiguée et annonçai que j'allais regagner l'hOtel pour
me faire servir une tasse de thé.
- Mais nous alions tous y aller avcc vous, ma
chérie, s'écria ma belle-sœur. Mon Dieu r Pourvu
que vous n'~yc
pas pris froid. Vous êtes glacée ...
Je vous avalS dit d'être prudente ... Qucls reproches
Mark va me faire si vous êtes malade 1...
Lorsque je fus assise devant une ta~se
de liquide
brülant, qui me fut servie par les mains amicales de
lady Ilarnetl, et que je me vis entourée de visage')
familiers, écoutant des voix: amies, je me remis de la
sotte impression qui m'avait fait partir du skating.
Reprenant possession de mes moyens, je me mêlai
à la conversation, toute joyeuse et montrant, pour
rassurer ma belle-sœur, un efTrayant appétit.
Au milieu du bruit des voix qui se croisaient, sir
'Francis parut. Il réclama une place auprt!s de la
table.
On se serra un peu.
r' Avant de s'asseoir il vint à moi et me dit à mivoix:
- Combien j'ai d'excuses à vous faire, chère
madame ... Mais vous avez vu comme il m'a été
impossible de repousser la personne qui s'est littéralement emparée de moi. Si je l'avais [ait j'aurais
été d'une grossièreté.
- Et vous avez préféré, dis-je, essayant de plaisanter bien que ma gorge [Ctt serrée à me faire mal,
vous avez pr6féré être Impoli envers moi? Ah 1 le~
hommes sont tous les mêmes: inconstants et vaniteux ...
- Madame... Phyllis, fit-il plus bas, comment
pouvez-vous su pposer. ..
- Ne parlons pas de suppositions, dites-moi de ...
faits 1 Asseyez-vous là et en buvant votre thé donnez·moi des détails.
- Oui, oui, des 9étB;ils? réel.amèrent Lilian, Chip
et lord Chandos IUI-meme. QUI est-ce? D'où vientelle?
Une figure nouvelle est un événement dans notrè
!?~lit
ce.rcle et celle-ci était assez remarquable pour
taire parler d'elle.
- Très volontiers. Je vais satisfaire votre cu rio.sité, répondit lord Garlyle, très fier évidemment
d'être le seul à connaltre la belle étrangère. Il me
sera plus facile de répondre à votre seconde question qu'à la première, car si je sais d'où elle vient.
j'ignore totalement qui elle est. Ma ... conquête - il
s'inclina en souriant - si. ces ~ames
me permettent
ce mot, est d'une totale discrétIOn quant à son identité.
�1
6
?HVl..Ll::>
« En la voyant on ne peut nier qu'elle soit belle,
.
mais d'un genre de beauté...
_ Genre Yankee, genre Junon ... laissa tomber
lady .Blanche de ses ll!vres minces, avec un pli de
dédaIn.
..
- C'est ce que j'allais dIre, asqulesça sir Francis.
Et, en l'entendant, on ne peut douter de sa nationalité. Du reste, chère madame, vous l'avez deviné,
,
elle est Américaine.
_ Oui dit Harriett, moi aussi je l'avais compris à
cs faço\{s cavalières ..Ne .vous.l'a.i-je pas dit, Phyllis '?
Du bout de mon dOIgt Je ' UlVa!S le tracé du dessin
n;rroduit sur l~ n.appe à thé, snns rien voir. Une
guestion me brulalt les lèvres.
Je demandai, presque bas:
- Savez-vous ce que cette personne vient faire ici.
Une conversation générale s'était établie autour de
la table an sujet ~e
beautés comparées des diIJérents pays, l'non VOISIn put me répondre sans qu'on
l'entendit:
- Non. Je n'~i
pu .le lui faire dire. A la plus
f{oère menace d'lntruslUI,l sur son domaine privé,
conversat~
O~l ne répond que par
elfe change ~
un regard q U\ vous enlève 1 en:V1e de poursuivre .
avec ~ne
habl.leté ~nachivélque,
en
. « En ~'evalch,
cJl~q
ml,!utes elle avaIt ré~IS.
à tirer de moi qui je
SUIS, qUI n0!ls sommes, d ou no~
venions, quand
nous repartIOns ... et comme d aIlleurs je n'avais
aucune raison pour me cac?er de ~e que le premier
"'arçon venu de l'hôtel auraIt pu lUI apprendre si elle
~'étai
donné la peine de le demander ...
- Vous avez parlé de moi aussi?
- Oh 1 de VOliS surtout. Vous l'intéressiez par je
ne sais quel charme, m'a-t-elle dit, qui émane de vous.
- Elle .Il!'a assez regardée pour me connaltre,
murmurai-Je.
- Je fus saisi de l'entendre prononcer votre nom
comme une chose toute naturelle.
- Comment! Mon nom?
- Mon Dieu, je le lui avais appris sans le 'vouloir. Vous souvenez-vous qu'au moment où elle s'esf
approchée de moi pour ...
- ... Vous enlever à moi, interrompis-je d'un ton
vexé.
- Oh 1 dit sir Francis, bai sant "meore la voix si
je pouvais croire que cela ne vous a pas été to~
à
fait indifférent ...
- Mais non, p~s
du !out~
repartis-je viem~l.
Parce que vous patinez tres bIen, ct que vous savle:t
me tenir, tandis que j'en étais réduite à la société de
M. Ha:;(ings, cc qui n'a rien de réjouissant.
�J~ons
PHYLLIS
... Mais revenez à ce que vous disiez: au moment
où cette personne s'est approchée de nous ...
- Oui. J'ai prononcé votre nom, il n'y avait donc
rien d'étonnant à ce qu'elle le répétat, mais, j'avoue
qu'en l'entendant sortIr de sa bouche avec son accent
étranger, je fus surpris et décontenancé un instant ...
- Mats elle, en pronoJ)çant mon nom, qu'a-t-elle
dit ensuite?
- Laissez-moi me rappeler ... Ah J c'est celaI Elle
medit:
- Cette jeune femme se nomme Mrs. Carrington ?
Est-elle parente des Carrington du château de
Strangemore?
- Elle a dit cela 1 Comment connaissait-elle ce
nom'?
- Oh 1 rien d'étonnant à ce qu'elle l'ait entendu
mentionner par quelque habitant de Carston, votre
mari y est assez connu ... el ensuite elle n'a pas tari
sur vous ...
- Et vous, très fier d'étaler vos connaissances,
naturellement, vous avez bavardé.
- Pas tant que vous croyez. Je me suis rappelé
son système et j'ai changé de conversation.
- Moi aussi, pensais-Je en moi-méme, je connais
ce système ... et Mark aussi. Où l'avait-il appris?
Pendant que les conversations se poursuivaient
autour de la table, les yeux baissés sur la nappe, je
rûfléchissais.
Une curiosité insurmontable me prenait de revoir
cette femme et, puisqu'elle savait qui j'étais, d'aller
à elle, de lui parler. Peut-être qu'ensuite cette inquiétude déraisonnable que je ressentais en pensant
à elle s'évanouirait d'elle-même.
Il y avait au monde plus d'une Américaine; si je
pouvais me convaincre qu'avant ce jour, celle-ci
n'avait jamais entendl\ mon nom - celui de mon
mari - je partirais plus rassurée.
- Quel dommage gue nous soyons obligés de
rentrer si vite, m'écrim-je au milieu d'un silence. Le
skat!ng va rouvrir à sept hl!ures et demie, Si nous ne
partions pas avant onze heures, Harriett, nous poury retoun~
unc heure, après le diner? C'est
SI amusant l'fis-Jc avec une galté exagérée.
- A cette heure-là, dit lady BlanChe, il n'y a plus
que des boutiquiers et des gens du commun.
- Mais, enfant, y pensez-vous? s'écria Ilariett,
mon fri:re ne me pardonnerait pas de vous ramener
si tard. On nous attendait à S(rangemore pour dinl:!r.
- Eh bien J dis-je, nous enverrons un exrri:s à
Strangemore pour avertir que nous din erons à l'hôtel;
si Mar1< a envie de nous rejoindre, il en aura le temps
�H8
PHYLLIS
et il pourra assister à la s oir~e
de patinage. Oh 1
Harriett, je vous en supplie, ajoutai-je de ma voix la
plus câline, dites oui, vous savez bien qu'au fond,
Mark ne demande qu'une chose: c'est que je sois
contente ... et ce doit être si joli de voir cette salle
aux lumières r
- Allons r Gt ma belle-sœur avec un soupir,
faites cc que vous voulez, Phyllis, vous le prenez sur
vous. On va envoyer un exprès.
- Oh 1 merci ... J'embrassai ma belle-sœur de
tout mon cœur.
- Oui, oui, dit-elle, me rendant ma caresse, mais
si vous avez envie de retourner à ce skating, pour
moi je vous déclare que j'en suis fatiguée et que je
ne vous y suivrai pas 1
- Je n'irai pas non plus, dit sèchement lady
Blanche. Je prends une auto el me fais reconduire
de suite.
Ce disant elle se leva et, se di.sposa à sortir ..
- B?n né barras r me ghssa LllIan dans l'or~te.
- SI tout le monde vous abandonne, ml stress
Carrington, je ne vous abandonnerai pas. Vous me
permettrez, cc soir, de vous servir d'escorte? me
proposa galamment sir Francis.
Et j'acceptai avec le plus aimable sour\re.
.
.Je ne saIS comment se passa le diner III ce que J'y
pus dire. Je n'étais pas à la conversation, l'esprit
absorbé par mon idée fixe; quelque peu efTrayée
aussi de mon audacieux projet.
J'allais revoir cette femme toul à l'heure ... Je lui
parlerais la t:rel?jè~.
'"
.
Et Je tâchal d'Imaginer ce que J'allaiS lUI dire .
• Après le dlner, comme pour contrecarrer mon
caprice, Dora se plaignit de grande fatigue. Cette
poussière et ce bruit étaient insupportables, elle
préférait restpr au coin du feu, et, bien entendu, sir
Georl3e y restait avec elle.
LilIan, qui souffrait, depuis son violent exercice,
d'un fort mal de tète, se laissa facilement persuader
de passer la soirée en leur compagnie. Naturellement, aussitôt après, lord Chandos et Chip déclarèrent d'un commun accord qu'ils avaient assez du
skating et n'y reviendraient à aucun prix.
Quant à moi, ayant décidé d'y aller, je n'avais
pas la moindre envie de me dédire.
Ma colère contre mon mari, ma violente curiosité
concernant l'étrangère, m'aidaient à m'affermir dans
ma résolution.
- Couvrez-vous bien en sortant, Phyllis, me dit
ma belle-sœur, et soyez ici dang une demi-heure. Les
autos seront à l~ porte à.dix heures.
�PHYLLIS
Sir Francis m'aida à passer mon manteau de fourrure, nous sortlmes et nous nous mèlames à la foule
qui se rendait au rinl< éclatant de lumiLre.
Pour la première fois, me trouvant ainsi dans la
nuit, seule avec mon compagnon, je commençai à
comprendre la signification du mot « crainte li.
Quelle folle éqùipée allais-je donc faire là ?
Mon obstination et la honte de me laisser voir si
impressionnable m'empêchèrent seules de retourner
en arrii;re.
Cc fut avec une vive palpitation de cœur que je
pénétrai dans le skating.
Sir Francis, peut-être inquiet des suites de notre
escapade, ne faisait pas de grands frais de conversatIOn.
Mais, aussitôt entrée, ce ring si gai et remuant, la
musique qui s'évertuait de son mieux â produire un
effet entrainant, les cordons d'électricité disposés en
guirlandes qui répandaient une vive clarté, tout cet
ensemble attrayant m'enleva mes sombres appréhensions.
Mon compagnon s'empressa d'alle{ me chercher
des patins, Il me tendit la main, et je m'élançai.
Un simple tour sur la piste m'apprit que l'Américaine n'y était pas.
Mais Il n'était encore que neuf heures et demie,
elle pouvait venir plus tard.
Entrainée par sir Francis qui stimulait mon
ardeur, je fis en un quart d'heure de réels erogrès.
Ga~née
par l'entrain, la gaieté ambiante, J'oubliai
mes soucis et me mis à flre joyeusement aux plaisanteries de mon compagnon.
Tout en lui répondant avec animation, je ne cessais de surveiller l'entrée ou de scruter du regard,
au passage, les groupes qui nous croisaient.
- Qui cherchez-vous donc ainsi? me demanda sir
Francis.
- Je cherche une robe de velours noir bordée
d'ast.r akan gris. Je cherche une toque d'astrakan
garnie d'un extravagant oiseau de paradis.
- Goût bien américain, sourit ::lir Francis.
. - Et je cherche enfin une belle femme brune,
grande, mince, qui m'a fait un aITront aujourà'hui.
- J'espère, mistress Carrington, fit-il, très inquiet
soudain, que vous n'avez pas l'intention de lui
adresser la parole f
- J'en ai au contraire la ftrme intention, cher
monsieur, et je serai très aimable avec elle. Mais je
veuJ\. simplemellt savoir pourquoi elle m'a tant
regardée, comml?nt elle a appris mon nom Cl l' n-
•
�120
PHYLLIS
droit où je demeure et ce qu'elle trouve en moi de si
intéressant.
- Je vous demande seulement d'être prudente?
Que dirait Mark s'il savait que vous liez conversation
avec une inconnue, une étrangère, aux yeux de tout
le Comté.
- Le Comté en pensera ce qu'il voudraI
- Ce qui me rassure c'est qu'il est presque dix
heures et qu'elle n'est pas encore là ... Elle ne vi.endra pas, ajouta-t-il avec beaucoup de flegme, ot J'on
suis enchanté. Comment aurais-je expliqué aux
yeux de votre mari ...
- Oh 1 laissez mon mari tranquille, criai-je avec
impatience. Je ne veux pas en entendre parler 1
Il aH.ait répliquer, malS .au même insta.nt, lev~nt
les
yeux, Je m'arrêtai stupéfaite ... Mark étaIt à troIS pas
de moi.
Son regard fixe avait uno expression nouvelle, u~e
expression qui éveilla en moi la terreur quand Je
l'aperçus.
. .
- Mark, balbutiai-je, oubliant que Je me c~nsl:
dérais comme oO'cnsée par lui, n'ayez pas l'all' SI
furieux. Jerne suis bien amusée aujourd'hui et ... j'ai
voulu recommencer ce soir.
« Nous devions repartir à dix heures. Je pense
que nous avons le temps.
Ilpe me répondit rien et fit quelques pas vers la
sortIe.
Sir Francis lui adressa la parole en s'arrètant
pour enlever ses patins.
- Vous voyez ce que c'cst que de se lancer dans
la dissipation, Carnngton; faute d'un sport plus
intéressant, nous nous sommes livrés aux Joies
foJatres de ce ring villageois. C'était peut-être une
folie de ma part cre décider Mrs. Carrington à m'accompagner, mais vraiment il n'y avait pas de
cra~nte
qu'elle prlt mal: nous n'avons pas cessé de
patmer.
Il ajouta ces paroles comme si mon mari n'avait
eu, en me voyant au skating à cette heure tardive,
., seule en sa compagnie, que l'unique crainte de me
voir attraper un rhume.
- En avez-vous assez maintenant? daigna dire
Mark avec le plus grand calme.
m~e,
ses Y?Ux lançaient tou. Trop de calm~,
Jours des lueurs InqUiétantes et Je me demandai ce
qui viendrait ensuite.
- Il se fait tard, dit-il cncore, en regardant sa
montre, les autos sont devant la porte il ne serait
pas séant que Mrs. Carrington fit atten&e ses invités.
- J'ai besoin d'un domestique pour enlever mes
�l'HYLL1:5
121
patins, et ils ne sont jamais là quand c'est nécessaire, fis-je avec impatience.
- Garlyle, pour une fois, je suis certain que vous
voudrez bien rendre à Mrs. Carrington le service de
lui ôter ses patins, dit Mark d'un ton bizarre.
- J'en serai charmé, répondit courtoisement sil'
Francis en s'inclinan t devant moi.
.J'étais prête â pleurer d'énervement.
- Suivez-moi aussitôt que vous le pourrez, reprit
Maol'lc
Et il s'éloIgna rapidement.
- J'ai bien peur de vous avoir attiré des désagréments, dit sir Francis en baissant la voix, comme,
incliné sur mon pied gauche, il luttait avec une courroie récalcitrante. Je voyais à peine son visage penché,
mais je crus y discerner une expression malicieuse.
- Que voulez-vous dire? fis-Je d'un ton hautain.
- Mais, je crains gue Carrington ne vous en
veuille pour être venue Ici ... seule avec moi.
- Oh! avec vous ou avec un autre, cela n'avait
aucune importance! rétorquai-je avec violence.
Je fis un brusque mouvement qui envoya rouler
mon patin à deux mètres et sir Francis manqua
tomber à la renverse.
- C'est tout simplement qu'il n'aime pas attendre ... et si vous ne m'aviez pas entrainée dans
cctte sotte aventure ... ajoutai-je avec le mépris le
plus impudent de la vénté. Ne pourriez-vous vous
dépêcher un peu plus ? ...
La parole s'arrêta sur mes lèvres.
Mark revenait â nous presque en courant.
Son visage était bouleversé, je ne l'avais jamais vu
aussi pâle, une émotion extraordinaire faisait trembler sa voix.
- Allons, Phyllis, me dit-il avant même d'être
auprès de moi, je vous ai dit de vous presser, vous
n'êtes pas prête?
- C'est c.e maudit patin t fis-je en levant la tête
pour l'exam1l1er .
surprise de voir qu'il ne me regardait plus;
. J; f~s
Il. s était arrêté à deux pas de nous et il fouillait la
piste d'un œil scrutateur. Qui cherchait-il, puisque
l'étais à cOté de lui?
Tout à coup, il ramena ses yeux sur moi, et vit sir
Garlyle qui n'arrivait point à détacher mon patin.
il poussa ~égèremn!
son ami et! pre ..
SaisI de col~re,
nant mon pied sans SOUCI de me faire du mal, Il tira
violemment le patin, le jeta au loin, puis, me saisissant par les épaules, il me mit debout.
- Habilleü-vous 1 murmura-t-il d'une voix rauque.
Je vous ai apporté vos affaires.
�122
l'HYLLI::;
En efTet, illes avait sur son bras comme uil valet
de pied, lui qui ne voulait même pas porter son pardessus dans les rues, en été 1
Avant d'avoir pu dire un seul mot, j'6tais enfouie
sous la capote d'une auto - elle attenJait à la porte
de skating - et lui, sautant sur le siège du chauJTeur,
prenait le volant et démarrait à toute vitesse.
- Et sir Garlyle, el tOliS les autres? m'écriai-je.
- Les autres sont déjà partis 1 til-il brièvement,
Garlyle reviendra comme il pourra.
Malgré la rapidit6 avec laquelle nous traversions
Carslon et filions ensuite sur la route au-dessous
.l'un dôme ~hargé
de scintillantes étoiles, jamais de
de ma vie, course ne me parut plus longue.
Quand j'osai diriger mes yeux vers Mark à un
moment où la lune 6mergeant ùes nuages éclairait la
route sombre, je vis une nuque immobile qui, pas
une fois pendant le trajet, ne daigna se tourner vers
moi.
C:est ainsi que, dans un silence de mort, nous
attelgnlmes l'avenue du chateau.
Il se fit un silence quand on nous vit paraltre j
lui, très maltre de soi, se força à sourire puis,
s'adressant à tous:
- Pourquoi n'êtes-vous pas entrés au salon,
lit-il, entrez, je vous cn prie, IIarriétt, et vous,
On va vous
Blanche, Dora, Lilian, prenez des si~gc.
apporter quelque chose de chaud. William, vous
porterez du punch et des grogs clans le petit salon.
Pendant qu'on passait au salon, j'étais restée en
arri1:re dans le hall, trop effarée encore des fa~ons
de mon mari pour m'en remettre tout de suite.
Harrielt me saisit les mains.
- Ne prenez pas cet air épouvanté, mon enfant,
me- dit-clle tendrement.
- Quel affreux crime ai-je donc commis? dis-je
avec un effort pour reprenùre mes idées, je n'ai fait
que retourner au skating avec mon patineur. Je
voulais me distraire, m'amuser un peu pendant que
nous y étions et maintenant. Mark est si fachê qu'il
ne veut même plus me regarder. Oh 1 si vous saviez
sur quel Ion il m'.a parlé là-bas et comment il m'a
enlevée pour partir 1
«C'est sir Francis qui a dû trouver la plaisantefle
mauvaise 1
A la pensée de la figure qu'il avait dû faire après
notre départ, je laissai '~chaper
un petit rire auquel
Harriett.
se jo~nit
MalS elle reprit bientôt sérieusement:
- Allons, calmez-vous, fillette, ct venez boire un
peu de punch, car vraiment vous Ote gelée.
�PHYLLIS
12 3
Nos hôtes étant tous fatigués d'une journée mou·
vementée, nous ne tardâmes point à regagner nos
chambres respectives.
Ma toilette de nuit est finie. Anna est partie tout
à l'heure après m'avoir passé mon long kimono de
soie chinoise brod0e de chrysanthèmes jaunes et
roses. Mes cheveux tombent librement sur mes
épaules. Je me suis faite belle, car j'espère que Mark
vIendra s'expliquer avec moi avant de passer dans
sa chambre, et mon cœur soupire après la paix.
C'est la vue de ce kimono qui m'a inclinée vers des
pen sée s plus douces. Nous l'avions acheté ensemble
à Paris pendant notre voyage de noces. Mark lui"même me l'avait choisi. Oh! qu'il m'aimait alors ...
Je ne puis m'empêcher de regretter ce temps si
heureux. Je l'entends qui monte l'escalier. Le voici.
Je n'ai que le temps de refermer mon album.
VII
Mark marchait depuis un certain temps dans sa
chambre, il ne semblait avoir aucune velléité de sc
rapprocher de la mienne.
Allait-il se coucher et s'endormir ainsi sans un
mot d'affection?
Oh! ce serait la première fois depuis notre
~ri.
.
Il est vrai aussi que je lui avais donné dans la
journée bien des sujets de facherie.
Et si je m'étais trompée? Si cette lettre d'Amérique ne signifiait rien pour moi?
Oh! vraiment, j'étais folle 1 Je lui demanderai
pardon, tout sera oublié et mes mauvais soupçons,
et ma rancune et sa colère ... Mark! Mark! Comme
vous me manquez, mon chéri, et que je me sens
seule séparée de vous par cette mince cloison ... Ohr
ne désunissons pas nos vies 1 Que cet affreux
malentendu soit effacé une fois pour toutes.
Remplie de ces résolutions conciliantes, je me
levai et m'approchai de la porte.
Je venais d'entendre crier les lames du parquet,
i16tait dans son cabinet de toilette, tout près de cette
porte aussi; il n'osait l'ouvrir, sans doute, honteu.x
d'avoir été si dur avec moi, il ne savait quelles
paroles me dire pour m'apaiser.
Eh bien 1 je ferais les premiers pas. Ce serait la
punition de mes injustes soupçons.
Je frappai d'abord doucement à la porte, et
attendis un in'ltant. Aucune répon"e. Les pa "
•
�PHYLLIS
4
s'étaien t arrêtés ... « on » écoutai t, • on » hésitait ...
puis il me sembla qu' « on li approch ait.
Je toussai très fort et frappaI sur la porte, armée
d'une brosse.
- Mark 1 Mark, ouvrez.-moi.
- Que désirez -vous? demand a mon mari d'une
voix si sèche que je me sentis le cœur défaillir .
Mais je répond is avec autant de douceu r qU'il est
permis de le faire quand on force sa voix Jusqu'à
son diapaso n le plus aigu:
- Laissez -moi entrer, je vous prie?
.- Imposs ible mainten ant. Je suis occupé .
- Il le faut absolum ent. Mark, ouvrez, j'ai une
chüse de la plus haute importa nce à vous dire.
Je l'entend Is tourner lentem ent la clef comme à
regret j la porte entr'ou verte, il resta sur le seuil
dans une attitude qui me montra it clairem ent son
opposit ion à me laisser pénétre r chez lui.
- Voulez- vous me laisser entrer, lui dis-je doucement. II faut que je vous parle.
- Vous pouvez me parler ici.
- Non 1 fis· je d'un ton décidé.
Et d'un mouvem ent preste je glissai sous le bras
qu'il avait appuyé contre le chambr anle en guise de
pruden te barrica de ... et me trouvai dans la place.
Ayant ainsi manœu vré avec succès, je m'arrêt ai
pour le regarde r timidem ent.
Il avait enlevé son habit et son gilet et venait de se
brosser les cheveux , car ils étaient lisses et brillant s.
- Vous pourrie z aller dans le monde tout de
suite, lui dis-je. Que vous êtes donc bien coiffé 1
Est-ce que vous avez l'intent ion de sortir?
J'essay ais de plaisan ter pour dissimu ler mon
émotion .
- Est-ce pour me dire cela que vous êtes presqu e
venue enfonce r ma porte? me dit-il sans tlne ombre
de sourire .
Je baissai les yeux, très effrayée .
Toute ma galté affectée m'aban donnait .
Jamais, auparav ant, sa voix. n'avait Né aussi dure
en s'adres sant à mui.
Je n'lis mes mains derrière mon dos et fourrag eai
nerveus ement dans le torrent de mes cheveux
dénoué s.
J~
restais sans bouger devant lui, comme une
pellte {jl.le prise en faute.
Combie n je devais avoir l'air jeune, avcc cc I<imono
de. pOupée , ces mignon nes babouc hes qui me faisaIent toute pe1ite, et mes boucles ébourj(Tée.
comme celles d'un enfant.
- No fis-je clans un chucho temen1 . Je suis venue
12
�}>IlYLL)ti
pour vous demander de me pardonner. Pour vous
dire que je regrette beaucoup ce qui s'est passé.
- Vraiment 1 J'en suis heureux. A mon avis vous
ne sauriez trop regretter votre légèreté.
- Oh 1 Mark 1 ne soyez pas SI dur pour moi! Je
n'avais pas en allant là-bas l'intention de VOliS fâcher.
- Pourquoi donc alors êtes-vous retournée seule
avec FrancIs, le soir, au skating. Pouvez-vous me le
dire r
J'allais parler et peut-être bien me serais-je décidée
à tout avouer: et la fascination que cette femme
avait exercée sur moi, et ma curiosité à son endroit,
mais ie rencontrai le regard de mon mari et le
trouvai si étrange, mysténeux et eirrayant que j'eus
peur et je halbutiai :
- Je voulais m'amuser ... el je ne savais pas qu'il
y avait tant de mal à faire ce que j'ai fait.
Je ne sais pourquoi Mark parut soulagé de mon
aveu.
Il reprit d'un ton moins sévère:
- Pas tant de mal! Vraiment ... A flirter outrageusement tout un après-midi comme vous l'avez
fait 1 Au point de vous faire critiquer par tous no~
amis. Pas de mal! Cent fois, depuis ces dernières
heures, j'ai eu toutes les peines du monde à me COlltenir 1
- Je ne croyais pas qu'on pût remarquer rien
ct'extraordinaire dans mes fal1ons.
- Allons donc 1 Croyez-vous que les gens soien,
aveugles 1
«Blanche, du moins, a eu l'obligeance de m'éclairer
sur votre conduite.
Je pris feu immédiatement et criai avec colère:
- Ah 1 cela ne m'étonne pas 1 Blanche a des raisons personnelles pour me desservir aux yeux de
mon mari. C'est une méchante femme 1 Si j'étais
seulement coupable de la moitié de ce qu'elle a fait ,
je n'oserais pas vous regarder en [ace!
« Je la hais 1 Et je sais que vous la croyez, elle
plutôt que moi. Aussi, il est inutile que j'essaie d~
me défendre.
- Je ne crois que ce que je vois, répliqua-t-il, et
à l'avenir - ici, il s'arrêta court, ses yeux bleus
lançant des flammes, tout près de moi - â l'avenir,
j"~xlp,e
qUt: vou,> vous conduisiez comme ma femme
dQit se conduire. Seriez-vous encore plus jeune que
vous n'êtes, vous devriez avoir appns à distinguer
)e bien du mal.
Mark debout devant moi, une main levée pour
donner plus oe force à ses paroles, me parut d'um
taille impressionnante.
�•
126
PHYLLIS
Il dominait de très haut fa pauvre petite créature,
que j'étais. Je faillis reculer de peur, mais, la seconde
d'après, la colère reprenant le dess us, me souleva à
sa hauteur.
- Comment osez-vous me tenir un. pareil langage ?
A moi qui étais venue pour me faire pardonner ...
pour vous dire ... vous dire ...
Je n'y tins plus ct éclatai en sanglots.
Au milieu de mes larmes, je trouvai, pourtant, le
moyen de m'écrier:
.
- Et Blanche ? .. Et Blancho?.. Vous ne lui faites
pas la cour?
- Phyllis! Oh! quelle folie 1 Moi, me soucier cie
cette mondaine quanu je vous ai, Vous 1... Vous, ma
bIen-aimée ... mon e.nfant chérie 1...
Ses bras autour de moi, ma tétc appuyée à sa poitrine, je pleurai de toutes mes force s, soulagée to~
d'uH coup de ma longue contrainte, et, comme Il
murmuraIt des paroles de tendres se pour me consoler, je faillis bien encore ouvrir tout mon cœur ...
Mais je me trollvai ridicule, j'eus peur de me faire
moquer de moi, je ne sus comment m'expliquer.
J'étais trop beureuse du retour de notre affection
mutuelle ct sans nuages, pour risquer de la troubler
en ouvrant de nouvelles discussions.
- Maintenant tout est fUl i, disait Marken tapotant
mes joues, j'avoue me:me que je suis assez flatté de
votre jalousie à l'égard de cette pauvre Blanche, cela
prouve que vous commencer. à avoir un peu d'amitié
pour mol.
- qh! am~tié
est u.n mot I~eaucop
trop faible 1
Je crOIS que Je vous aIme mall1tenant plus que personne, excepté ...
- Billv et maman 1 fit-il en imitant ma voix, c'est
votre vieüx refrain!
- Vous vous trompez! J'allais dire mère seulement! Vous avcz dépassé Billy!
- Quel triomphe! Billy m'avait toujours paru mon
rival le plus formidable! Nous progressons 1 Peutêtre même qu'avec le temps j'arriverai à vaincre mère.
- Que i'e suis contente, dis-je en riant, d'avoir
battu la c large sur votre porte avec ma brosse.
Vous étiez pourtant bien décidé il ne pas me laisser
~ntre!
Que c'est bon d'être amis de nouveau! La
Jalousie n'es~-l
pas .une horrible peine... .
- Oh! ou l, répondIt Mark doucement. MalS vous
n'ave7.. pas lieu d'l\tre jamais jalouse, ma chérie.
CombIen de fois vous ai-je dit que je n'avais aimé
personne avant vous?
- Cela, dis-je d'un air aussi profond quc je pus le
prendre, c'est une autre question. On croit toujours
�PHYLLIS
12 7
aimer pour la première fois, parce qu'on imagine
que l'amour d'avant n'était pas aussi fort que celui
que l'on ressent. Ce que j'aimerais savoir, c'est
combien de propositions de mariages vous avez faites
dans votre vie?
J'avais dit ceci en plaisantant, sans penser à rien.
Immédiatement je vis le visage de Mark chanfSer
d'expression et de couleur. Il me laissa et se mit à
marcher dans la pilce avec un air affaissé, chagrin,
qui me toucha au cœur.
- Nous avons convenu, dit-il, que nous nc reparlerions plus jamais du passé ...
Puis, très vite, revenant à moi avec son sourire et
sa voix ordinaire, afTectueuse et enjouée:
- J'imagine la tète de Francis Garlyle en se trouvant à Carston sans véhicule, obligé de rentrer à
pied. C'est le meilleur tour que je lui aie jamais joué.
Je ris avec lui et nous nous quittâmes les meilleurs
amis du monde ... cependant, je sens qu'une mince
couche de glace s'est glissée entre nous et qu'il suffirait. .. de rien, pour la briser 1
Tous nos inVités parlent de nous quitter, l'un
après l'autre. Mon beau-frl:re ct ma belle-sœur partent dans deux jours, ils sont heureux des bons
rapports qu'ils voient rétablis entre Mark et moi;
bien qu'ils ne m'cn aient rien dit, jl':. le vois à leur
sourire quand ils nous regardent.
Sir Francis GarlyJe est déjà rayé de notre vie j il a
envoyé un mot pour s'excuser, a fait prendre sa
valise et est allé chasser chez les Leslie où il était
invité.
Trois jours plus tard, c'est le tour de cette chère
Blanche. La vue de notre bonne entente lui est sans
doute fort pénible à contempler.
Je poussai un soupir cie soulagement en entendant
claquer la portière de son auto et une pensée se fit
jour dans mon esprit: c'est que jamais, sous aucun
prétexte, cette femme ne remettrait le pied sous mon
toit.
Le soir qui précéda le départ d'HarrieH et de sir
James, une étrange aventure arriva à Lilian.
Il était neuf heures du soir. Le dlncr venait de
finir ct ces messieurs, fatigués de parler politique,
nous avaient déjà rejointes au saJon. Nous causion~
tous tranquillement lorsque, soudain, la portefenêtre du Jardin fut vivement poussée et Lili, qui était
sortie depuis quclques minutes, rentra en couranl
avec une telle brusquerie que nous cessames de
parler pour la regarder avec stupéfaction.
- Oh 1 Mark, s'écria-t-ellc cn saisissant le bras
de mon mari, j'ai YU un revenant!
�PHYLLIS
I2!)
Un quoi? demanJa-t-il.
- Un revenant, un vrai 1 Tout ce qu'il y a de plus
vrai et épouvantable. Ne vous moquez pas de moi, je
parle très sérieusement 1
« De ma vie je n'ai eu si peur 1Je vous dis que je l'ai
vu, de mes yeuK vu ... et de très près. Oh 1 que j'ai
couru 1
Elle posa une main sur sa poitrine, toute haletante.
Lilian était devenue le point de mire de tous les
regards. Nous étions tous profondément intéressés.
Un sj::ectre n'est pas un spectacle ordinaire.
Pour moi ce que j'éprou vai était plus que de l'intérêt.
J'étais absolument terrifiée, et dis à Mark avec
une vive anxiété:
- Vous ne m'aviez jamais parlé de revenants. Estee que la maison serait hantée? Oh 1 Mark, vous ne
me l'aviez pas dit! Et moi qui courais partout le jour
ct la nuit, quelquefois même salis lumièrel
Mon épouvante devait étre '1uelque peu ~omique,
car mon mari, Chip et lord Chandos partirent ensemble d'un éclat de rire.
- y a-t-il un revenant dans votre famille? deman?ai-je, séyèrement, un peu blessée de leur joie
Il1tempestL ve,
- Hélas! non. Je dois l'avouer. Nous n'avons rien
chez nous de si distingué. Tous nos ancêtres sont
morts de façon très avouable, soit dans leur lit, soit
sur les champs de bataille: .
«N ous n'avons à notre aCtlf 111 meurtre sensationnel,
ni crime, ni suicide. Décidément, notre Lignée est
une race terne et prosalque, Lili, je crains que votre
imagination ne vous ait joué un de ses tours.
- Mais je vous dis que je l'ai vu, affirma Lilian
indignée. Je revenais de ma chambre par la galerie
des tableaux très tranquillement, ayant dans 1a tête
bien autre chose que des sujets surnaturels ...
- Pourrait-on savoir? insinua lord Chandos.
- Le sujet de mes pensées ne regarde que moi
~t ne concerne personne, de présent. Quand, en passant près de l'une des fenêtres, j'ai aperçu un visage
'!fTrayant, à moitié masq ué par quelque chose de noir,
qui me regardait du balcon, dehors.
- Oh Lili 1 J'avais poussé ce cri d'une voix faible
en regardant en arrière, et je me rapprochai de lord
Chandos qui se trouvait près de moi.
- C0!llment était-il? demandai-je, la gorge serrée.
- J'al vu deux yeux de feu ... si brillants) si éclatants qu'on aurait dit qu'ils sortaient de l'enfer.
-
Ohl
Oui, ils étaient vraiment surnaturels 1 Si grands,
�PHYLLIS
si noirs, et pleins de haine 1 Pourtant, je ne pensai
pas tout de suite à un revenant, je crus que quelqu'un
d'étranger voulait entrer par là et je courus à la portefenêtre ... Je m'élançai dehors.
- Oh 1 Lili! m'écriai-je encore, haletante.
- On se croirait à un mélodrame; mes cheveux
se dressent sur ma tête, murmura cet horrible Chip.
- Et alors, reprit Lilian sans rien écouter, toute à
son récit, à peine arrivée sur le balcon, je n'aperçus
qu'une grande forme noire qui fuyait... fuyait vers
le fond au parc.
- Les revenants ne s'enfuient pas, miss Lilian,
dit lord Chandos réprimant une forte envie de rire,
ils di sparaissent, ils s'évaporent.
- Je me demande vraiment, comment il se fait
que nous ayons l'indicible bonheur de vous voir
encore en Vie, ajouta Chip. Je VOUS en prie, continuez, c'est palpitant 1 Décrivez-nous le revenant: ses
yeux lançaient-ils du feu?
- Oh 1 le ne puis vous en dire davantage 1 J'ai
lâché les livres que ie portais 'et me suis mise à
courir comme si le diable me poursuivait. Je n'oublierai jamais la peur que j'ai eue 1
- C'était probablement un pauvre vagabond qui
s'6tait fourvoyé dans le parc et qui cherchait l'entrée
des cuisines, fit Mark, voyant que j'étais prète à
fondre en larmes.
- C'était un vrai fantôme 1 redit Lilian avec une
convictiou si forte que mon sang se glaça dans mes
veines.
- Lili, que vous êtes enfant' gronda Mark. Allons,
si vous voulez, allons tous dans la galerie pour faire
la chasse à ce Jameux revenant. Il est peut-être
encore sur le balcon.
- Ce n'est guère probable, répondit Chip, car il
aura pu se rendre compte que la galerie des tableaux
n'est pas l'endroit où on serre les cuillers d'argent
- Eh bien 1 si nous échouons dans nos recherches'
je donnerai ~ deux domestiques l'ordre de fouiller l~
parc. A m01l1S que votre fantôme n'ait eu le temps
de sauter par-dessus la grille, ils l'appréhenderont
ct... ce qu'Ils trouveront, ils le porteront droit à
Llllan.
- Ils ne trouveront rien 1 fit Lilian d'un ton tragique.
Je me précipitai vers Mark en lui saisissant le bras.
Il me regarda tendrement.
- Pourquoi tremblez-vous ainsi, petite poltronne? Peut-être vaut-il mieux que vous restiez ici.
- Quoi 1 Toute seule, criai-je épouvantée, jamais!
Vous me trouveriez morte en reyenant. Je vous suivrai.
6S-V.
�PHYLL IS
Et nous march,âmes solenI~?t
en process ion
le long de l'escalie r, ar!ués d,e IUffilt;reS" ahn de cher~
cher clans les plus petits COIOS et aussI - pourqu oI
Ile pas le dire? - pour.as~e
un peu le courage
défailla nt cie l'éléme nt fel1umn.
Toute cette scène amusai 1énorm~et
les homme s,
et même Harriet l, à ma vive désapp robatio n.
A un momen t, a,u tournan t de l'escalie r, qbip, qui
marcha it le premier , pou ssa un affreux Cf! de détresse; il s'arrêta court et nous Himes tous cognés
lea uns contre les autres.
Ce n'était qu'une fausse al~rte,
Je le supplia i les
larmes aux yeux de ne pas recomm encer celte sotte
plaisan terie.
A. la fin, nous gagnâm es l'endro it redouté .
Là, Chip, après avoir chucho té quelqu es mots à
sir James, et avec ce qui me parut être le càmble
du courage , disparu t seul dans les t6nèbre s de la
nuit.
_ Sans ,aucun doute, i,l fait des recherc hes approfondies, dit gravement S1l' James.
Tout à coup quelque chose de surnatu rel, immense, noir et raide, surmon té d'un panach e blanc
s'agitan t sur sa tête altière, arriva vers nous lentement, sortant de l'obscu rité.
Je restai paralys ée de frayeur, bien qu'un instinct secret m'avert it que ce n'était pas cela.
- Qui êtes-vouS pour venir ainsi trouble r mes
promen ades nocturn es? dit une voix caverne use ...
-- Ah 1 ah 1 ah 1 C'est vous, Chip! cria ma bellesœur qui, depuis dix second es, me serrait la main à
me faire mal.
Et, la lumière aidant, nous vimes devant nous
M. Chip allongé par une tête de loup qu'il avait recouverte d'un long vêteme nt noir et qu'il brandis sait au-dess us de sa tète.
Eclat de rire général.
- Ah 1 Chip, vous êtes incorrig ible 1 s'écria Mark
quand il put parler, et vous, James, qui l'avez encouragé , j'avais meilleu re opinion de vous.
J'avais été tout près d'une attaque de nerfs, mais un
pinçon adminstr~
par Lilian me remit prompt ement.
- Mon mantea u de velours noir, tout neuf!
s'écria Harriet t! mon plus beau chapea u! Je proteste! Ah! voIlà ce que c'est que d'avoir une
chambr e qui donne sur un balcon! Monstr e! Vous
avez dCl bouleve rser toutes mes armoire s. Qui vous
a donné, monsie ur, la permiss ion d'entre r dans ma
chamb re?
- Sir James, répliqu a Chip sans se trouble r.
Il a\'ait émergé de son déguise ment et essayai t
�PHYLLIS
13 1
vivement de remettre sa chevelure en ordre.
- Oh 1 James, dit ma belle-sœur en riant, faut-il
que j'aie assez vécu pour vous voir faire une plaisanterie 1
.
J'aventurai tout doucement:
- Mais alors, où est passé le vrai revenant?
- Demandez-le à miss Lilian, répondit Chip. J'ai
fait vaillamment mon devoir, personne ne peut dire
que j'ai reculé.
Je n'ai pas fait allusion à Dora ni à son fiancé
pendant les aventures de celte soirée, car clle était
repartie le jour même podr Summerleas afin de
faire les apprêts de son mariage qui aura lieu très
prochainement.
Sir Ashurst était aussi par,ti pour Londres dans
l'intention d'annoncer la grande nouvelle à sa famille et de faire ses invitatIOns.
Mais cette soirée fertile e~ événements n'était pas
terminée.
De retour à nos places nous nous groupâmes
tous autour du feu, avec de petits frissons, essayant
- moi, du moins - de rire de bon cœur de nos
terreurs passées.
Cette soirée était t rop lugubre, il fallait absolument tàcher de l'égayer.
- Phyllis, mettez-vous au piano, me dit mon
mari, cela changera l'atmosphère.
Je laissai mes doigts errer sur les touches en
chantant à mi-voix des vieux airs de ballades.
- Lili, venez nous chanter quelque chose, dis-je
de ma voix la plus caressante en me retournant sur
mon tabouret.
- Je ne suis guère en train ce soir, ne me demandez rien, après ces émotions ...
Je persistai dans ma demande:
- Au contraire, cela vous remettra et nous fera le
plus grand plaisir à tous . Allons, venez ici. Si votre
voix est moins ferme qu'à l'ordinaire, on vous
excusera.
vous supplions de chanter, dit quelqu'un.
--; .N~us
C etait Chandos. 11 se tenait dans l'embrasure de
la fenêtre et ne perdait pas des yeux mon amie .
Son intonation et sa voix me parurent bizarres .
Refuserait-elle cie faire drOit à une requête si
inattendue?
Lilian tri.:s Fâle - sans doute sa récente émotion
- leva sur lUi ses yeux souriants.
- Oui. Je vais vous chanter quelque chose.
Prenant ma place au piano, cUe frappa quelques
accords.
- Je n'ai pas ma musique ici, continua-t-elle,
�132
PHYLLIS
aussi il faudra se cont~r
de la pl"ornière chanson
qui me viendra à l'espnt.
Puis elle commença à chanter de sa voix 'vibrante
aux accents doux et profonds une romance française dont le refrain revenait comme un cri de douleur:
« Chers sO!l~'ei,·
de mes beaux j010"S pe"dus
Je l'aimais tllnt 1 lvfe se,·a·l-ll "endu ? ... »
Comme résonnaient les dernières notes, ne tristesse navrante rendit sa voix pathétique à nous serrer le (;œur.
Que cette musique était déchirante et remplie
d'accents passionnés 1
Chandos, fasciné, s'était lentement rapproché ou
piano.
.
.
Quand ce fut fini, nous restamcs tous silencieux.
- PourquoI chantez-vous des choses si tristes?
fit Mark avec un peu d'impatience.
- Parce que, répondit Lili, lllgèrement je suis
sans doute L~n
n~ture
~élancoiqu.
'
Elle se mlt a l'1re, pm s, traversant le salon elle
'
vint à moi.
La lu ne. s'était dtEgagée ~es
nuag<.:s. De splendides
• rayons, gltssant, par les vitres, éclipsaient presque
l'éclat des lUli\leres.
Tout bas, chacun répétait en
Un nouveau ~i1nce.
soi-même le l'elraln de la chanson .
.Je s~nti
deu~
larmes tomber sur ma main que
pressait mon amie.
Ouvrant tout à coup la porte de la serre contre
laquelle il s'appuyait, Chandos dit d'une voix émue,
mais décidée:
- Voulez-vous faire un tour de serre au clair de
lune i'
Il ne s'adre~it
à personne en particulier, mais
son regard restait fixé sur Lilian. J'écoutai sans oser
respirer la réponse qu'elle allait lui donner, car je
me doutais bien que c'était là le troisième et dernier
appel de son a~ou:ex.
.
.
Si elle le 1'e)<.:talt ce sOlr, elle auratt perdu à
jamais cc cœur qui lui a été si fidèle 1
Je retrouvai des forces pour lui soumer tout
bas:
- Allez, Lili 1 Allez 1
Alors, elle retira le1)tement ses doigts de ma main
et se leva.
- Oui, dit-elle avec une étrange douceur. Je
viens.
Elle le rejoignit. Ensemble, ils descendirent les
trois marches et disparurent.
�PHYLLIS
133
- Ah 1 que je f,ui~
conten te, s'écria Harriett.
quand ils se furent éloignés . J'esp<.:re qu'ils vont enfin
s'entendre et donner un heureux dénouement à leur
petit roman. Vous avouerez avec moi que voici
assez longtemps L}tle cela dure 1
. . . . . . . . . . . . . ... . .
- Oui, j'ai fail exprès de choisir celle romance,
peu m'Importe de vous Je dire, Phyllis, s'écria
Lilian, une heure plus tard, en jetant ses bras autour
de mon COli, et en cachant son visage ému sur mon
epalilc.
Il
N'ai-je pas eu une bonne idée, dites?
« Oh 1 ma chérie, j'ai chant.:! bravement... Je l~em
bIais de crainte et d'émotion. Je voulais et ne voulais pas qu'il le sClt... Comprenez-vous? J'avais peur
qu'il ne devinât trop clairement le fond de ma pen~ée
... pourtant, c'était ma dernière chance.
- Ma Lili chérie ... Je suis si contente 1
A ppuyée s ur moi, elle laissa couler des larmes de
honheur.
- Ah 1 Phyllis, me dit-elle, ne confondez jamais
J'obstination avec l'orgueil. J'en ai élé trop punie.
1
�PHYLLIS
TROISIÈME PA.RTIE
VIII
Un orand mois s'est écoulé et je n'ai pas cu le
courage d'ou'Tir, cet. album pour reprendre une
occupation qUI m étaIt devenue une douce et précieuse habitude.
Mère m'y a encouragée de toutes ses forces, je lui
ai promis de l'essayer. .Je vais relater point par
point les. pénibles a~golse
~ans
lesquelles j'ai
vécu - SI cela peut s appeler vivre - et tâcher de
conter aussi fidèlement que ma pauvre mémoire de
.me le permettra, la crise épouces affreux ~nsta
mon foyer.
vantable qUi a detr~lI
C'était quelques Jours après le mariage de Dora:
cérémonie simple et tranquille à laquelle n'assis':
taient que les parents.
JI n'y eul rien de remarquable dans cette journée
sauf le fail que, pendant les inévitables toasts d~
déjeuner, mon père fit plusieurs fois le geste de
s'essuyer les yeux avec son mouchoir.
L'heureux couple partit le soir même pour le continent.
La mariée, lout sourires, en yelours mordoré et
le marié, ému et triomphant,
dentelles de V~nise,
firent leurs adIeux à la ronde, à toute la famille
réunie sur le seuil de notre vieille maison.
Puis, nous. reparllmes pour Strangemore, moi
désolée de laIsser mère dans un tel iso lement.
Roland au .régime~t,
Doya à l'ét~anger,
Billy au collège et mOl près. delle, .11. est vrai, mais quand même
absente de sa vie quotidienne.
Hélas 1 Je ne savais pas que sitôl. ..
Mais je veux procéder par ordre afin de démêler
des souvenirs aujourd'hui aussi douloureu x que
co nfus.
Mon mari et moi ay~mt
décidé de n'accepter aucune
invitation pour ce pnntemps, nous désirions rester
cette saison, la première ensemble, chez nous, dans
notre chère demeure, très heureux de mener pendant cette période une existence de châtelains
.
ca mpagnards.
J'ai vécu vraiment, durant une quinzaine, des Jours
�PHYLLIS
135
de félicité, confiants et paisibles, auprès d'un époux
qui me devenait plus cher de jour en jour, s'attachant à moi par la profonde tendresse que je sentais ...
ou croyais sentir ... en lui.
Quinze jo'urs de vrai bonheur et d'aveuglement...
Oui. Ce dernier mot n'est pas trop fort, car, en
réfléchissant à la lumière éclatante du dernier événement, je me rappelle ses fréquentes absences: il
chassait, il avait à surveiller ses terres, à contrôler
les comptes Je son intendant et il m'arrivait souvent
de trouver le temps long en l'attendant.
Je me souviens maintenant qu'un jour, lui si exact,
si attentif à m'éviter une contrariété, rentra après
l'h'e ure du lunch.
Je ne voulus pas me mettre à table sans lui ct
l'attendis, dans la serre, OCCll pée à regarder de nouveaux plants de géraniums roses,
Je l'aperçus de très loin. Il revenait sans se pressel',
d'un air las, absorbé, les yeux à terre, son chien
derrière lui.
Quand il fut plus près, cachée derrière un laurier,
je l'observai sans qu'il me vît. La terrible barre
rayait son front, une expression morne de tristesse
profonde était répandue sur toute sa personne.
En se rapprochant de la maison, il leva ses yeux
sur les fenêtres de mon petit salon et aussitôt une
physionomie toute nouvelle m'apparut, ses yeux
redevinrent brillants et expressifs, son visage gai et
animé. Je compris qu'il me croyait là, derrière le
rideau, qu'il me cherchait.
Vite je courus au salon et refermai la porte de la
serre.
Il entra par le hall; aussitôt après je le vis paraltre.
-- Ah 1 vous voilà, lui dis-je. Et en retard pour
le lunch 1
- Excusez-moi, ma chérie, fit-il en m'embrassant
je vous ai fait attendre, bien malgré moi.
'
-'. Je ne ~uis
r~as
Louis XIV,. toi de France, dis-je
(;~
,fiant, et Je pUIS pren.dre patIence. ~ais
je ne sais
SI vO\ls {erez un bon déjeuner. Venez VIte. Je meurs
de faim.
- Comme cela? sans enlever ma tenue de
chasseur ?
- Vous êtes très bien. Laissez-moi vous examiner. ..
Il était très propre, en effet. A peine une légère
trace de poussitre sur ses gros souliers de cuir fauve
cl sur le bas de ses guêtres.
Cependant, je l'avais vu partir et revenir à pied ...
Où avait-il pu aller, pour être, après quatre heures
de chasse à travers bois et champs, aussi soigné
qu'au sortir de sa chambre?
�PHYLLIS
Où avez-vous chassé, ce matin? demandai-je
en passant dans la salle à manger.
_ Je SUIS allé à Green-Lodge, chez mon fermier
Brown, j'ai battu, en passan.t, les bois de Hill-Side,
et suis revenu bredoullie.
_ Quoi, vous avez travel;sé !o.u.s ces bois, sans
plus salir vos chaussures 1 m éCnal-)e en le regardant.
Il me sembla qu'il rougissait, et se troublait une
seconde.
_ J'ai pris d' abord par la gr,!-nd'route ct le temps
est tl'l!S sec, vous savez, répond~t-.
Et vous, Phyllis,
avez-vous passé une bonne mat1l1ée?
_ Oh 1 excellente. J'ai fait une foule de choses.
Les plants de géraniums sont arrivés. J'espère qu'il s
se ront jolis et nous fero nt cet été une belle garniture de fenêtres. Et vous, vous ne me dites rien de
votre chasse?
- J'ai rencontré Jenkins qui revenait dans sa
petite auto sur la rou\e de Car
stOI~.
.
.
- Sur la route de Carston 1 MaiS alors VOli S tourniez le dos à Green-Lodge.
- C'est que - une très légère hé sitation - j'ai
fait .un grand crochet par la route de Carston, j'avais
affaire par là.
C'était di.t sur le ton bref qU'il prend quand il
s'agit d'affaire s p~rsonlIe
auxquelles il ne veut
pas me mêler, et Id n'll1Slstal point.
ie
~ies
de· ft~i1éb
il: l~nge1t.:
d~ul;·e
ment, la tête ent re mes mall1S, pour me remémorer
les incidents de cette scène avant laquelle, il me
semble, je n'avais rien connu de la vie.
C'est comme si nne porte se fût soudain ouverte à
mes yeux sur une foule d'idées et de sentiments où
mon .cœur, aussi bien q~le
mon esprit, ont beaucoup
appris ... beaucoup souffert ...
De cet instant, je le crois, je suis devenue femme
moralement.
;
Puisque mùre me dit que ce sera peut-être un
baume à mon chagrin, je vais essayer de fixer ici cet
~véncme
t.
C'etait le vingt-htIit mars, vers trois heures de
l'aprè s-midi.
J'étais seule dans ma chambre, en train de lire,
quand le valet de chambre 1'ynon frappa et me
parla sur le ton mystérieux qu'il prend habituellement.
- Il Y a, en bas, une personne qui désirerait
parler à Madame.
Quelques minutes plus tard, je pénétrai dans mon
bouJoir.
�PHYLLIS
137
La personne en question, la figure levée sur un
portrait de mon mari, tout jeune homme, qui orne
l'un des panneaux, me tournait le dos et je ne vis
d'abord qu'un très joli et original costume de lainage rouge foncé, une magnifique fourrure de zibeline jetée sur ses épaules, et le panache noir d'une
aigrette fixée à un petit cbapeau, noir également.
Elle se retourna tout à coup et je poussai un
léger cri.
C'était l'Américaine du skating.
Tr{"s grande, très belle, elle fixait ses immenses
yeux noirs sur moi, petite et toute mince, en face
J'elle.
Ce regard était si ardent, si aipu, qu'un souvenir
me traversa l'esprit; avec un malaise croissant, je
pensai au fantôme de Lilian.
Je restai là, comme fascinée ... J'avais très peur.
Mark était absent, les domestiques éloignés;
qu'est-ce que cette étrangère était venue faire
t:hez moi?
- Voulez-vous vous asseoir, madame, dis-je enfin,
en dissimulant mon émotion de mon mieux.
- Merci. "Non. Quand vous saurez pourquoi je
suis venue vous serez moins accueillante, je le
crains. Ainsi voilà donc sa femme ... une enfant ...
même pas belle, une simple enfant!
Son attitude était si étrange que je pensai que cette
personnt: ne jouissait pas de toutes ses facultés. Je
me rapprochai du bouton électrique pour sonner.
Elle devina mon intention et retint ma main d'un
simple geste.
- Ne sonnez pas. Ce que j'ai à vous dire doit se
pas~er
entre nous.
« Votre mari, du reste, est sorti ... J'ai attendu de
l'avoir vu francbir la grille pour entrer moi-même, ct
j'espère que vous n'auriez pas l'audace de me faire
jeter dehors par vos domestiques.
« Vous n'avez pas autre chose à faire qu'à m'écoumislress Carrington.
ter, cr?yez~moi,
• J'~las
SI effrayée que je ne trouvai rien à
réphquer.
A chaque minute, je me sentais plus terrifiée. Je
réussis à dire:
- Eh bien! parlez, madame, et lui indiquai une
chai$e. Mais elle ne s'assit pas: elle s'acccouda à la
cheminée sans cesser de me regarder.
L'inconnue se présenta avec un petit salut narquois à mon adresse:
- Miss Fanny Dilkes ... Ce nom ne vous dit rien?
Vous ne l'avez jamais entendu? Nonl Le beau Mark
. sait garder ses secrets.
�PHYLLIS
« Vous a-t·1I dit aussi que, depuis quinze jours, il
était venu me voir tous les jours?
Je fis un brusque mouvement en avant et je
m'écriai, sentant la colère me monter à la tête:
_ Ce n'est pas vrai, vous mentez! Mon mari ne
vous connalt pas. Et j'ignore quel est votre mobile
en voulant me faire crolre...
- Il ne me connait pas 1 vraiment 1 interrompitelle avec cet air de persiflage qui me mettait hors
de moi.
« Quand on a donné une bague de fiançailles à
une femme, on ne la connalt pas? Quand, pendant
trois mois, on lui a juré chaque jour qu'on l'adore,
on ne la connait pas 1 Quand on a tout mis à ses
pieds : fortun~,
nom., honneLlrs, on ne la connait
pas?C
. .
e que vous d"!tes est Impossl'bl e, murmurai-Je,
i! m'en aurait parlé. Il doit y avoir là une erreur de
personne ...
. - N'êtes-vous pas Mrs Carrington, de Strangemore? La petite villageoise de Carston, la poupée
anglaise que Mark Carrington, esquire, a épousée
au inépris de toutes ses promesses ...
- Mais c'est impossible, impossible, répétai-je en
cachant mon visage dans mes deux mains, tremblante de la tête aux pieds.
- Ce qui me semble impossible, à moi, fit-elle
d'une voix changée, âpre et violente, ce qui me
parait un acte insensé de la part d'un homme tel
que lui, c'est qu'il ait encombré sa vie d'une petite
fille comme vous, incapable de le comprendre, à
peine bonne à montrer, sans beauté, sans argent J'ai pris mes renseignements - et que, dans un
coup de folie que je ne m'explique pas encore, il ait
abandonné celle qu'il aimait...
- Non, criai-je en relevant la tête pour la regarder en face, c'est moi qu'il aime, moi sa femme ...
- Sa femme ... Ah! oui, pauvre poupée, vous ne
le serez plus longtemps ...
Elle fit .trois pas vers moi, saisit mes poignets, les
serrant à me faire mal, me 'regarda dans les yeux
avec ses yeux immenses d'une expression terrifiante
et me siffla à la figure:
- Non, vous ne l'aurez plus longtemps, parce
que je suis venue vous le reprendre. Vous
l'avez ép:msé par intérêt parce qu'il était riche et
que vous n'aviez pas le sou. Vous n'êtes qu'une
misérable enfant, pour qui il a eu un caprice passager. Il est fatigué àe VOllS, fatigué à en mourir,
vous m'entendez ? .. Et YOUS me le rendrez 1 Le
divorce est fait pour le~
cas comme le nôtre.
�PHYLLIS
139
Laissez-moi, dis-je enfin en retirant mes poignets, vous me faites mal.
Elle resta devant moi, parlant avec véhémence;
tandis que je reculais de plusieurs pas ...
- Je vous fais mal! Ah! ah! C'est vrai, vous êtes
si fragile 1 Je pourrais vous briser enfre mes mains
et Mark m'en remercierait, sans doute.
- Mais, m'écriai-je en reprenant un peu courage,
ce ne serait pas une raison pour qU'il vous épousato Mon mari ne divorcera jamais! Il a trop le respect de son nom, de sa religion. Pour lui le mariage
est sacré, indissoluble, il...
- Et n'était-ce pas une promesse sacrée que
celle qu'il m'a faite le jour de nos fiançailles? Ah!
vous gémissez, vous pleurez ? .. Et moi, n'ai-je pas
pleuré quand il est parti honteusement, presque à
la veille de notre mariage, en me rendant la risée de
mes parents et amis? Il n'y a eu qu'une voix dans
New-York pour le flétrir. Je n'étais pas allée le chercher, c'était de son plein. gré qu'il était venu à moi,
.. il était fou d'amour, vous dis-je, il se mettait à mes
genoux, et moi ... et moi (sa voix eut une altération
et elle ferma les yeux une seconde) s'il me l'avait
demandé, je l'aurais suivi au bout du monde.
L'aimez-vous ainsi? Qu'avez-vous donc fait pour lui
tourner la tête? Quelle aberration stupide, quelle
absurdité! Mais il est assez jeune pour refaire sa
vie, je saurai l'en convaincre ...
- Vous êtes folle, lui criai-je, vous êtes folle ou
tout ceci est une histoire inventée à plaisir.
- Vous ne me croyez pas? Eh bien 1 regardez
cela: connaissez-vous cette écriture?
Elle tira de son corsage un paquet de lettres et
les jeta sur le fauteuil auquel te m'appuyais. .
_
- Lisez-les, lisez ... vous pouvez les garder. .. mal
j'aurai votre mari ... ct je le tiens déjà ...
- Je vous en défie bien 1 criai-je les poings serrés
de colère.
- Oh 1 ne criez pas si fort, petite madame. Vous
savez bien que SI je le voulais je vous briserais
comme je fais de ce vase.
Elle s'empara d'une des potiches du Japon qui se
trouvait surla cheminée et la jeta sur le parquet où
elle se brisa avec un bruit terrible.
Je restai pétrifiée, car, à ce moment, les yeux de
l'étrangère lançaient des éclairs; son visage, .que je
ne pouvais m'empêcher de trouver beau, était contracté par Ulle passion horrible, la colère le défigurait, et je crus qu'elle allait s'élancer sur moi ...
Dans le silence qui suivit, un pas d'homme résonna
sur les dalles du vestibule.
�PHYLLIS
011i :li cela avait pu être 1\1ark, il m'eût ùélivrée
de cet abominable cauchemar 1. ..
On gratta tr1;s doucement à la porte et la voix de
Tynon demanda:
- Madame ... puis-je entrer?
MISS Dilkcs se ressaisit en un in::;tant, elle me dit
tout bas:
- Vous ne voulez pas de scandale, je pense?
Répondez que oui, et si vous tenez à votre vie, pas
un mot devant cet homme 1
Je criai faiblement:
~
Entrez.
Le domestïque parut. Il eut un geste d'étonnement
à la vue du vase brisé.
- Oui, Tynon, dis-je en forçant ma voix à rester
calme, fasc1l1ée que j'étais par le regard impérieux
de l'étrangère, oui, c'est un accident qui vient d'arriver. Enlevez ces morceaux et... laissez-nous.
En silence, à nos places respectives, nous regardames le valet de chambre ramasser les morceaux
du vase.
Il sortit et, malgré ma frayeur, je lui jetai un regard
d'avertissement. Intrigué, cet homme leva ses sourcils, avec une légère inclination de tête, et, quand il
eut refermé la porte, je n'entendis point ses pas
résonner dans le hall.
Un peu réconfortée par la pensée que quelqu'un
pouvait, en cas de danger, me prêter main-forte, je
repris la premi1;re :
- Vous le voyez, mademoiselle, j'aurais pu vous
faire chasser par ce domestique, si je l'avais voulu ...
- Ah 1 s'il avait essayé 1 fit-elle en ricanant.
- ... Et je ne l'ai pas fait, bien qu'après toutes les
injures que vous m'avez dites ...
- Des vérités 1 cria-t-elle.
- ... Bien que j'en eusse tous les droits. Mais la
patience humaine a des bornes. Je suis ici chez moi,
et je vous prie d'en sortir.
D~
doigt, je lui montrais la porte, non celle qui
s'étall ouverte tout à l'h<!ure, mais la porte-fenêtre
donnant sur le balcon.
Voyant qu'elle ne bougeaIt pas, je me levai el
l'ouvris.
- Allez! Voulez-vous donc attendre le retour de
mon mari et que ce soit lui qui vous fasse sortir?
De\'ant moi, de très près, clIc dit avec une nuance
d'étonnement:
- A.h 1 ah 1 la petite poup ,' e s'anime! Je ne croyai.;
pas que le sang anglaiS pouvait s'échaufferl Gardez
votre énergie pour d'autres occasions, ma petit..:.
vous en aurez encore besoin, croyez-moi l... A.u
�PHYLLIS
revoir, belle enfant. Je ferai compliment à Mark
quand je le verrai demain ...
- Sortez 1 répétai-je encore.
- Je sors parce que je le veux bien, fit-elle d'un
ton superbe, ct parce que je sais que je rentrerai ici
en maîtresse. Mon tour viendra ...
Elle descendit lentement les degrés du perron et
j'entendis ses talons sonner sur la pierre; je portai
la main à ma poitrine.
Il me semblait que chaque pas m'écrasait le cœur ...
Je voulus me retourner, appeler, je ne le pus pas;
avec lln faible cri je battis des bra~
ct tombai à la
renverse.
IX
Quand je rouvris les yeux aprl:s '..ln temps assez
long, parait-il, j'étais couchée dans ma chambre et
Anna me bassinait les temp~s
avec de l'eau
froide.
Bien que l'atmosphère fût douce, je frissonnai,
ramenant à mon cou mon corsage onlr'ouvert.
- Madame se sent-elle mieux?
Anna parlait de tout près, mais sa voix me fit l'effet
d'un son tr~s
lointain.
J'cus un léger signe d'assentiment, tout en faisant
un grand effort de m{;moire.
- Qu'est-il donc arrivé? Pourquoi suis-je couchée? demandai-je. Où est monsieur? 11 n't'st pas
dans la maison?
- Hélas 1 110n, madame. On le cherche partout.
Quelqu'un entra dans la chambre.
C'était le mc!dccin de Carstun que le domestique
avait rencontré sur son chemin.
Il y eut un long chuchotement enlre lui el mes
femmes, puis il s'approcha du lit, prit ma main, tata
mon front brûlant et je baissai les yeux sous son
regard scrutateur.
J c n'éprouvais qu'un vague désir: rester tranquille
ct que personne ne me demanclat rien.
avoir
Il partit, parlant de secousse nerveuse, apr~s
prescrit une potion calmante .. . du repos, de la solitude.
Ohl ouil surtout de la solitude.
Je voulais essayer de penser, de me rappeler.
Quelque chose de lourd était dans mon esprit, me
pesait sur le cœur. Je voulais être seule pour rassembler mes idées.
Je murmurai plajntiv~me.
- Je crois que je vais essayer de dormir. Anna,
�PHYLLIS
laissez-moi. Je me sens mieux, si j'ai besoin de vous
je sonnerai. Que personne n'entre.
- Pas même monsieur s'il rentrait?
J'hésitai une seconde:
- I~on.
J'ai malà la tête, jene veux pas parler. Je
le ferai demander quand cela ira mieux. Allez, ma
fille, merci.
Anna partie sur la pointe du pied, je fis un effort
douloureux et m'assis sur mon lit, ma tête entre les
mains.
Tout y était confusion. Il me semblait qu'il y avait
un grand trou entre cette minute et les premières
heures du jour.
La lumi0re se fit en moi tout à coup.
Je me levai Je mon lit, pour courir à une glace où
je contemplai avec stupeur mes trait s défaIts, mes
yeux hagards ... Je tremblais de tous mes membres.
Une étrangère, une femme ... Je l'ai sentie rOder
autour de ma maison avant qu'elle eût eu l'audace
d'y pénétrer.
Toute l'afTreu se scène passa devant mes yeux: son
air, son visage, sa toilette, et cet orgueil superbe
empreint sur ses traits, et sa voix moqueuse ou stridente dont j'ai encore l'écho dans les oreilles.
Qu'avait-elle dit qui m'avait fait tant de mal?
Qu'il l'aimait, elle, passionnément, qu'il était
à ses pieds naguère et qu'il était fatigué de moi,
fatigué à mourir 1... n'ayant pu l'oublier, sans doute,
J'aimant touj ours. Mon Dieu!
Je laissai tomber ma tête trop lourde sur mes
deux mains, et je gémis comme une enfant!
Jamais, comme en celte minute de révélation, je
ne sentis combien mon cœur s'était attaché à mon
mari.
Cette femme, qui avait la première possédé son
amour, était venue me le reprendre ... Ainsi, sans
m'en rien dire, en inventant sans cesse de nouveaux
prétextes, il était allé la voir chaque jour 1 Quel pouvoir elle a pris sur lui! •
Et il me mentait à moi 1. .. Il osait reparallre à mes
yeux avec un air serein, il parlait de choses et
d'autres, il m'embrassait avec des démonstrations
dc tendre sse, tandis qu'au fOl}d il ne pcnsait qu'à
l'autre avec qui il venait, sans doute, de combiner
les moyens de rompre notre mariage.
Pourquoi toute celte comédie?
. Parce. qu'il avait pitié de .moi. Il !'l'avait pr~5e
s~
leU?e, 51 confiante; il sentaIt qu'auJourd'hUI Je lm
6tals attachée, et il voulait par avance adoucir le
coup qu'il allai! me porter.
Je me rappelai mes soupçons du début de notre
�PHYLLJS
143
union, pendant même notre voyage de noces, sa
visite à Paris, puis plus tard les renseignements
d'Amérique qu'il avait demandés et reçu s ... en
cachette bien entendu ...
Elle avait dit vrai, l'odieuse créature 1 Quel que tüt
le sentiment par lequel elle le tlnt, elle le tenait bien 1
Même marié â une autre qu'il avaIt librement choisie,
il n'avait pu se défendre d'être hanté par les souvenirs de leur amour; c'était dans sa ;vie un vif
intérêt qu'il avait' essayé de me dissimuler soigneusement.
Et en pensant qu'il était maintenant repris à tout
jamais par sa folle passion, je ne doutai plus qu'il
[Clt dégoClté, «fatigué à mourir» de ma chétive
personne.
« Pas de beauté, pas d'argent, même pas bonne
à montrer." Je jeta! un long regard de désespoir
sur mon miroir; je comparai mentalement mes faibles
attraits â ceux dont j'avai cu la triom phale vi sion.
Pauvres petits trait chifronnés, comm en t auraient··
ils pu lutter avec les lignes sculpturales de cette
fl~re
beauté, quand toutefois une atroce expression
dt.J colère ne les déforme point, et mts yeux d'un
gris bleu, doux ou vifs tour à tour, mais sans éclat,
pourraient-ils se comparer aux yeux magnifiques
dont la puissance a conquis le cœur de Mark?
Non, rien en moi, surtout ma petite taille, gracieuse, il est vrai, mais sans noblesse, ne se pouvait
comparer à la haute et élégante stature de cette
femme en qui tout dit qu'elle est faite pour séduire
et pour commander.
Que j'étais donc peu de chose vis-à-vis d'elle et
comme je comprenais qu'elle l'eClt repris dl:s le
premier regard 1
Cependant cet homme est mon mari, nos vies
sont liées, comment oserait-il maintenant les
. .
,
sép'are: ?
Serait-li posslble qu'll en vint là ou voulait le
conduire l'étrangère ? Bien que je lui aie affirmé que
1Y!ark ne divorc~at
point, je n'en suis plus aussi
sure qu'au premier moment.
Quand la passion s'empare d'un homm e, il est bien
capable d'oublier ce qu'il doit à son monde, ù sa
famille et à sa religion.
Quoi 1 cette femme aurait le droit dt; prendre ma
place à Strangemure et moL .. moi ...
Il me sembla qu'un grand vide se faisait en moi
autour de moi; Je comprimai ma poitrine où mOI~
cœur me faisait mal, je mordis mes lèvres à les
faire saigner en Ole jetant SUl' mon lit où je sanglotai
convulsivement.
.
�144
PHYLLIS
Longtemps, longtemps, je pleurai ainsi, éperdue
de chagrin, sentant tout s'effondrer de ce qui était
ma vie, ne pouvant même plus penser dans l'excès
de ma douleur.
Une porte claqua en bas, un pas résonna dans le
hall. Mon cœur s'arrêta de battre .
Lui, Mark, le voir en un pareil moment 1
Oh 1 non ... Rencontrer ces yeux pleins de mensonge, ayant encore la vision de ma rivale, entendre
la voix trompeuse qui venait de lui parler 1
C'était plus que je ne pouvais en supporter. Je me
précipitai sur la porte et tournai la clé, sans bruit.
Je ne me sentais pas de force à le voir de sangfroid.
Je ne pourrais m'empêcher de lui crier ma colère
et mon mépris. Dans l'état où je me trouvais, je comprenais que ce serait une scène épouvantable qui
me laisserait brisée; mieux valait l'éviter.
Mais ce soir, demain, inévitablement, nous nous
retrouverions. Rien que cette pensée me fit frissonner. Où aller, où me cacher pour fuir? Comment
lui défendre ma porte?
Oh 1 Une pensée surgit dans mon esprit surexcité
et, avec ma vivacité de décision habituelle, je la mis
aussitôt à exécution. Ce fut irraisonné, irréfléchi,
mais prompt.
Je pris au hasard, dans ma garde-robe, un vêtement de drap sombre et une écharpe de dentelle.
Je jetai la mante sur mes épaules, par-dessus le
léger :déshabillé de taffetas et mousseline de soie
mauve que je portais encore. Au moment de m'envelopper la tête de l'écharpe, je m'aperçus que mon
peigne avait roulé à terre et que mes cheveux pendaient en désordre, brune nappe soyeuse à reflets
d'or. Je les regardai à la glace en relaisant mon lourd
chignon. Comme Mark les avait aimés au Jébut de
notre mariage 1 Alors, sans doute qu'il avait réussi à
chasser de son esprit tout souvenir antérieur.
- Laissez-les en liberté, me disait-il, que j'aie le
plaisir de les admirer.
Je pensai avec quelque orgueil à cette minute 1
- Du moins, je la surpasse en cela. Je voudrais
savoir comment sont ses cheveux, à elle?
Puis je ré(1échis que je n'avais jamais vu l'Américaine tête nue, rien ne prouvait qu'elle n'eût pas
aussi une chevelure opulente.
même
- Même pas cela ... me dis-je désepr~,
pas cela 1
J'étais prête. Jetant un coup d'œil autour de ma
chambre, je lui dis un muet adieu; la vue du tiroir
où je tenais mon album enfermé me fit penser à
�PHYLLIS
145
l'emporter; l'ayant mis sous ma mante, j'ouvris la
porte avec des précautions infinies, car, si Mark
était en bas, Anna pouvait être restée dans la galerie
et guetter mon réveil.
Un coup d'œil au dehors ... Personne.
Evitant le grand escalier, où j'aurais pu rencontrer
celui que je voulais éviter à tout prix, je fis quelques
pas dans le corridor, pour aller retrouver un petit
escalier tournant qui facilitait le service et aboutissait. à une antichambre sur laquelle ouvraient d'un
côté les portes de nos appartements, de l'autre
celles des domestiques.
Le difficile serait de traverser ce passage fréquenté
sans rencontrer perso nne.
Evitant de faire craquer les marches, je descendis
pas à pas, retenant mon souff1e pour mieux entendre:
les VOIX des gens m'arrivaient de l'office à gauche. A
droite, c'était le silence. Le cabinet de Mark était
là; celte pièce retirée qu'il avait choisie dans une
aile du chateau pour être plus seul avait une sortie
de ce côté.
.
y était-il ?
Le bouton de la porte était sous ma main, je
n'avais .qu'à oser en trer, et, tout de suite, lui jeter au
visage ces mots cruels qui me bridaient les li;vres.
Je levai lentement la main. J'hésitai ...
Puis, je la laissai retomber et traversai le vestibule
en courant ... J'avais honte pour lui, une pudeur me
retint de dire à cet homme que jusqu'alors j'avais
respecté:
- Vous m'avez trompée par votre silence qui
était une lacheté et par vos actes qui me sont une
cuisante oflense ... Vous aviez gagné mon affection,
ma tendresse, ct maintenant je vous hais parce que
vous voulez détruire ma vie. C'est à cause de votre conduite que je pars, m'enfuyant comme une malheureuse, alors que celle que vous me préférez rentrera
peut-être ici en souveraine.
Cet~
pepsée me fut to~
à coup si pénible que je
compnmal un sa~glot
qUl me m~ntai
à la gorge.
Vlte, d'une mal11 tremblante, J'ouvris la porte du
fond, c'était celle de la serre qui s'étend sur tout ce
côté de la maison. De là, me glissant sous les
branches et tressaillant au plus léger bruit, je pén6trai dans les salons; je voulais gagner ainsi la
grande porte du hall, croyant que J'a~is
plus de
chances de passer inaperçue, qu'en traversant la
terrasse au dehors. Il devait déjà être tard. Un demijour atténu.é filtrait dans le.s gr<l;ndes .pièces :vides.
En un raplde regard en arnère, Je reV1S la bnllante
société réunie naguère dans ces murs, notre bal si
�PHYLLIS
plein d'ent rain, souvenir inou blia?le, et nos ag~'bles
soirées égayées par la :v~re
des Jeunes gens, Jusqu'à
la dernière, celle où LJllane avait cru rencontrer un
spectre 1
Ah 1 encore cette femme ... J~ fr~mig
~e
~égoût
...
Le petit salon, !TI0n dOI:!a1l1e partJc.ulter, est le
dernier' je soulevai la porll.:re, toute fnssonnanle à
la pensée de la scène de l'après-midi. J'allais traverser la pièce sans m'arrêter quand me s yeux tombèrent sur un petit, paquet de feuillets blancs gisant
auprès li Lin fauteud.
Les lettres! les lettres que l'étrangère m'a jetées
comme preuve irrécusable d,e l'amour ~e, mon mari ...
MaUrisanl mon hùrreur, Je m'en saiSIS avidement
et les enfouis au fond de ma poche, puis je collai
mon oreille à la fente de la porte ouvrant sur le hall.
Aucun bruit de voix; les domestiques devaient
être réunis à l'office pou!, le thé de cinq heures
qu'ils prolongent,lusqu à SIX,
Le moment était favorable,
Petite ombre noire, et menue, je franchis en une
seconde l'espa~
qUI me. :,épanllt de la sortie toujours ouverte, Je descendiS le pe:-ron en trois bonds
et, me fa,ufilant l~ l~ng
cle~
murs, atteignis la grande
al~e
où Je me mis a counr sous l'ombre des hauts
chênes,
Enfin, voi ci,la grille fermé,e, tout auprès le cottage
où vit le l'ortler avec sa famille ,
Je me rapprochai en criant:
- Bridge, Bridge 1 c'est vous? Faites donc taire
les chiens.
- Dieu me pardonne, c'est Madame 1 exclama le
brave portier d'un air content, mais aus -i fort
étonné, Notre d~me
va ,se promener à celte heure?
Je me permt['a~
de lUI faire remarquer qu'il corn.
mence à pleuvoll·. Madame a-t-elle l'intention de
passer la gril!e ?" ,
- Oui, fiS-Je, J al une course à faire sur la route
de Carston, ouvrez-moi la petite porte, je vous prie.
- La petite porte pour Madame 1
- La petite, mon bon Bridge, c'est tout ce qu'il
me faut.
- Si Madame l'ordonne ... Mais voilà qu'il pleut
- diable de temps 1 Sauf respect - et Madame s'en
va comme ça les mains vides ...
- Je me n!ettrai à couvert sous les arbres. Ouvrez
vile.
Et sans se douter que c'était pour la de1'llière foi . ,
le bon Bridge ouvnt la petite porte à la pauvre
Phyllis qui s'en alla les mains vides, en eRet..,
comme elle était venue 1
�PHYLLIS
147
Quand je.me crus perdue dans l'obscurité crois·
sante, qUIttant la route de Carston, j'obliquai brus·
quement à gauche et pénétrai sous le couvert des
bois.
J'étais déjà trempée par la pluie lente et lourde
qui se mettait à tomber.
Les gouttes coulant ane à une sur les feuilles me
faisaient l'effet de larmes pleurant sur mon malheur.
Insensible au froid qui me gagnait, à l'humidité
qui collait me~
cheveux à mes tempes ct mes légers
souliers à la terre gluante, j'allais, j'allais, sans autre
souci que celui d'arriver.
De temps à autre je me répétais pour me donner
du courage:
- Maman 1 Je vais voir maman.
C'était cela mon but.
Aller me jeter dans les bras maternels. Là, j'étais
sûre de trouver la consolation ct les caresses et les
douces paroles dont J·'avais tant besoin 1
L'interminable et ur chemin 1
Jusqu'à la fin de mes. tristes jo~rs,
je ne pourrai y
penser sans une sensatIOn d'angoIsse.
Je me souviens que, dans ma course éperdue, à
un tournant de chemins, un buisson de ronces
accrocha les plis flottants de ma tunique de mousse· •
line, je crus qu'une main me tirait fortement en arrière et je poussai un cri strident puis me mis à
courir, laissant des lambeaux d'étoffe semés sur mon
chemin.
Un peu plus loin, m'arrêtant haletante pour respirer et calmer ma frayeur, . je regardai autour de
moi, cherchant à m'orienter .. . Alors une angoisse
encore plus terrible me serra le cœur.
Où étais-je?
Je ne me rec.onnaissais. plus ... Faisant quelques
pas au hasard, Je cherchai ma route ... sans succès 1
Hélas 1 devrais-je passer toute la nuit à grelotter
dans ces bois?
Je croyais si bien les connaltre 1 Mais dans l'obscurité él?aisse, t.ous les arbres étaient pareils, en
c0l!rant Je m'étaIS enfoncée au plus épais du taillis
et Je ne retrouvais plus trace de sentier .. .
La pluie qui trempait lentement mes habits me
glaçait jusqu'aux os. Comme une enfant perdue, je
me mis à pleurer tout haut en gémissant;
- Maman 1. .. Maman 1. ..
Découragée, abattue, je me traînais d'arbre en
arbre, arrachant à chaque pas mes pauvres souliers,
détrempés par la boue.
Jamais plus misérable créature, ni plus désespérée, n'erra dans la nuit, loin de tout secours humam f
�PHYLLIS
.l'allais me laisser tomber épuisée au pied d'un
arbre lorsqu'une petile lueur brilant~
que j'aperçus
au loin me fit reprendre ~ourge
et Je me ùmgeal,
trûbuchantc, Jan' cette dlre~tOn.
Une exclamation, qui était presque de la joie,
s'~chap
de I?t:s li.:vres .: c'~tai
~a
rivièr.e 1 Notre
jolie nvi t!rc qUI forme la hgne de demarcatlOn entre
Strangemore ct Summerleas.
En!1n, 1 lu!> que <;ludques. pas. et j'allais être
« chez nou S •. Alors,.J e l~e
cr~l1aS
plus de m'0garel'. Encore un demi-mille a faire. .. l'vIes souliers
iraient .. ils jusque-là?
.
.
N'en pOLnant plt: s de fal1gue, J~ !:l'adossai.contre
l'un des arbres qUI bO~'dent
la lïv~re.
J'étaiS trop
assommée par le chagnn et la laSSitude pour avoir
une idée j cependant, à l~ vue de ce paysage familier,
témoin des serments a amour de mon mari mon
cœur se serra ct mes larmes se remirent à ~ouler.
J'étais venue, sans. y. pr~nde
garde, me rdu gie;'
sOUoS l'arbre même .ou Il m aVaIt proposé de l'épouser. .. et je me SOUVInS de. 1110n ét<;>nnement, de me,
hésitations, et comment tl m'avait éblouie par de
magnifiques proJ~es"
,
qertes, à. cct ll1stant, Je crOIS qu'il fut sinci.:re,
maiS, à quoI servent les promesseti? Qui est aSSl!Z
fort pour répondre de l'avenir, surtout quand il
s'aoirdc sentiments 1
fa réponse que je lui fis alors, à cet1e place, me
revint à l'es[lrit :
- Non, je ne vous aime pas ... comme on doit
aimer son mari.
Aujourd'hui, pensai-jc, r,épo~dais-je
de même?
 ma hontc, à ma confUSIOn, Je sentis à la douleur
inexprimable qui. me déc,hirait le cœur, que cet
amour tant conVOIté par lU! naguère était né de ma
douleur même. Au mo~?t,
de tout perdre, je com·
pris la vale~r
de ce gue ) al possédé: l'amour d'un
homme vraiment épns,
Et je n'avais pas su le conserver 1
Comme une enfant j'ai joué avec ses sentiments
lassé sa patience par mes imprudences et me~
caprices, je l'ai d~taché
de moi, éloigné peu à pe~l,
« fati gué à mOUf!r » Ju~q'à
c~
que son ancienne
passion, mal éteinte, ait repns tout son empire
sur lui 1
Ah 1 quels cuisants regrets de mon impardonnablû folie! Ablmée Je repentir et de désespoir je
me laissai tomber sur l'herbe mouillée et sanglotai
amLrement.
- Mark. .. oh 1 Mark! Si j'avais su 1
Combien, alors (lue toute!> ks chances étaient
�PHYLLIS
149
enire mes mains, j'aurais dû lutter, au contraire,
pOUl" le conserver ... Je me rappelai son inépuisable
l'uticncc, sa IJüntL-, sa douceur envers moi, el touJours seS bras ouverts pour me recevoir ...
Ah 1 pourquoi celle maudite femme est-elle revenue,
juste au mome, t où j'étais si heureuse, où je me
sentais prfJte, Ù,' :; '1otre intimité à deux, à aimer
mon mari de toute ll11J1l âme 1
Un son de cloche me lit relever péniblement.
Huit hl!urcs, déjà 1 C'0tait la cloche du dlner à Summerleas. Je repris ma course. Bientôt des lumi(:res
apparurent. Jamais elles ne m'avaient été si agréables
à voir. Celle du petit salon où mère travaillait
J'habitude en attendant le dlner m'attira, avec une
force invincible. Pauvre maman, quel coup pour elle!
Voici le jarJin ... A bout de forces, je me tralnai
jusqu'à la porle-fenêtre el, talonnanl dans l'obscurité, j'en tournai la poignée ...
Oui, elle y était 1
1\11.:re jeta un cri et vint à moi.
- Phyllis, mon enfant, gue t'est-il arriv'::?
Sans répondre, je me laissai aller dans ses bras,
et ml! cramponnai à son cou convulsivement cornme
si je venais d'échapt;er à un danger morLel.
- Ma pauvre petite, dans quel état cs-lu? Grand
Dieu! Il a dû t'arriver un malheur? Parle, parI.:: ...
- Oui, fis-je d'une voix saccadée; un grand
lIIalheur ... Mark ne m'aime plus ... Il veut prendre ...
UI '-' autre femme ...
- Mais tu es folle, ma pauvre enfant, tu dùraisonneS 1
- Non, c'est vrai,je l'ai vue ... elle est ... à Carsfon ...
il la voit tous les Jours ... il ·l'aime 1 Oh 1 maman 1
Inaman, gardez-moi. Je ne veux plus retourner là-bas.
-- Ph):Uis 1 Mon Dieu 1 Que dira ton père? Non, je
ne puis cr<?ire ce que tu dis: M. Carrington, un
homme sérieux ...
- J'ai ses lettres ... ses lettres, murmurai-je faiblement. Car mcs oreillcs bourdonnaient, un voile
pa~s
de\'a~t
Ines yeux et, pOUl' la seconde fois de
la journée, jC tombai sans connaissance ...
Mère me souleva tendrement, elle m'emporta jusqu'à mon ancienne chambre où elle me déposa sur
Inon lit de jeune fille : Pauvre petite épave trop
failJle pOUl' résister aux coups du sort! Je demeurai
longtemps dans un état in ensible.
La con~ie
ne me rcvi nt que plusieurs jours
plus tard, ma course à travers bois sous la pluie
avait provoqué unc congestion pulmonaire. Je fus
pendant trois jours entre la vie et la mort.
�PHYLLIS
mon lit, j'o.uvris le.s
Un JOUi, je m'éveillai dan~
yeux languissamment. Quelqu un se penchait sur mOl.
Je découvris que c'était mGre.
- Est-ce vous, maman? demandai-je.
- Oui, ma chérie .
..
.
- Je ne savais J as que vous devlCz Ventr aUJourd'hui à Strangemore.
Il me sembla ~u'ne
hésitation passait sur le visage
de mGre, puis elle me re~oda
dOl!cement, en disant:
- Je suis près de tOI, ma petite Glle, cela suffit.
- J'ai donc été malade?
_ Oui. Et tu l'es encore , tu as pris froid ... l'autre
jour. C'cst une congestion .aux pOUI~S.
Il te faut
de la chaleur. Reste tranquille. Ce sOir JC te mettrai
d'autres ventouses.
Je ne demandai pas autre chose, c'était trop
fatigant..
.".,.
Toute la Journée, Je pretall orelile aux bruits· de la
maison, ainsi qt.J'au~
chul~otemns
des bonnes
quand elles paralssaLCnt. un lJ1stant sur la porte.
Une fois, ce fut la VOIX de Ketty qui me croyait
endormie .
.-: Madame, il est là. Il insiste pour monter.
- Répondez que. mad~e
est ].111 peu mieux ... et
• qu~
je ne le rec evrai pas, dit mère d'un ton très bas,
malS fel·me.
Qui donc était là ? Je ne cherchai pas longtemps
tout était confusion dans ma pauvre tète.
'
Vers le soir, une cloche sonna Jans le lointain. Je
me soulevai sur un coude, regardai autour de la
chambre et dis tranquillement:
- C'est l'église Je Carst<;>n qui s.onne, on ne peut
pas l'ent~d.r
de chez mOI,' Je SUIS à Summerleas,
dans ma VIeIlle cl~mbre.
:r-: est-ce pas, mère?
- Oui, ma chéne, Gt mere en me regardant d'un
air inquiet. .
..
- PourquoI sUIs-Je à Summerleas? demandai-je
une minute après.
- Parce que ... c'était plus facile Je te soigner ici.
- Ah!. ..
Une somnolence s'empara de moi pendant que
j'essayais de me rap~le
les cir~onste
d~
mon
transport, sans pouvoir y parvcmr, et Je cessai mes
questions.
Le lendemain matin, je n'avais plus de fièvre et me
tenais sagel?~t
dans mon lit les yeux grands ouverts,
Mère éCrivait près de la fenêtre.
Quelqu'un frappa doucement. Aussitôt Ketty
passa sa t êle, je la reconnus dans la glace qui la
réfléchissait en face de moi. Son air my térieux me
frappa.
�PHYLLIS
- Madame, dit-elle il. mi-voix, il est encore en bas.
Cette fois, il insiste pour monter, il dit que c'est son
droit et ...
Je vis le geste d'avertissement de mrre, puis je
surpris le regard de Kelly, rouge de confusion.
Elle referma vivement la porte, alors, m'asseyant
sur mon lit, les mains croisées sur ma couverture,
je demandai d'un ton curieux:
- Maman, qui eSllà, en bas, ct demande toujours
de mes nouvelles r
Mère n'a jamais été habile à dissimuler; elle
rougit, pâlit, toussa et vint vers moi, en balbutiant:
- Ma petite Phyllis, ne fais pas de questions. Tu
es encore trop soufTrante ... Bientôt. ..
- Mais si 1 fis-je en tapant sur la couverture avec
un geste de col1:re , je veux faire des questions, je ne
suis pas une enfant, je veux savoir flourquoi on
renvoie mes visites sans me le dire 1 Ob 1 pardon,
mère, je suis mtcbante, je vous fais pleurer, m'écriaije à la fin en voyant des larmes dans ses yeux.
- .Te suis contente que tu sois méchant..:, me ditclle, lU fais un caprice comme quand tu étais petite,
cela prouve que lu vas micux.
- Qui était là r réellem<.;nt, m,lman. Pour~i
me
le cachez-vous? Ce n'est pas papa, il entrerai!.
Mt:re fit signe que non.
- ... Ni Roly, ni Billy ... alors ...
Mère me força à me recoucher, elle m'<.;mbrassa
ct je sentis que ses larmes coulaient.
- Ah 1 je sais 1 m'écriai-je, tout à coup. C'c~t
M.ark .. l\larkl
Je m'étais assise de nouveau sur mon lit et j'avais
un tel air que maman me regardait .sans oser dire
un mot.
'fout à coup, je m'écriai en portant m<.;s mains à
ma tête:
- Ah 1 Je me souviens 1 Je sais tout, maintl.nant.
Je revois cette femme ... elle a dit. .. Et lui, lui ... Ce
n'est pas vrai, maman. Oh 1maman, dilcs ct ue ce
n'est pas vrai?
- Ma pauvre petite, fit mère désespérée.
Elle me prit dans ses bras, me berçant doucement et nous pleurâmes ainsi longtemps, longtemps.
Aucun bruit ne troublait le silence de la maison,
sau f celui des sabots d'un cheval qui s'éloignait à
pas lents.
Je prêtai l'oreille une minute, \?uis, repoussant
mère des de~x
b.ras, je m'écriai, pnse d'une dangereuse surexcltal10n :
- C'était lui 1 lui 1 Il a l'audace de venir ici. El
vous ...
�PHYLLIS
_ J'ai refusé de le voir chaque fois, dit maman
d'un air digne. Il a supplié qu'on le laissât entrer
dans ta chambre et je lui en ai interdit la porte.
Non! ajouta-t-elle en hochant .la tête avec énergie,
un homme qui a l'aploml? d'll1staller sa maîtresse
à cinq kilomètres de la maIson Je ma fille et d'aller
la voir tous les jours, au vu et au su de tout le pays,
n'est pas digne d'entrer chez d'honnêtes gens !
" Avant que tu arrives, l'autre soir, pauvre chérie
dans un état â faire pitié, on avait déjà fail ici de~
comm érages, mais j'avais une foi si solide dans
l'honneur dc M. Carrington que je n'avais pas voulu
y croire ... jusqu'au jour de la, catast!'ophe: .. Ah! ma
petite fille! Quand Je pense a ce qUI auraIt pu t'aITiver! Les gens du chât~au
disent que cette femme
est venue pour t'asSaSSll1eL
elle était venue pour
- Non, dis-je en sanglot~,
me dire qu'elle me pren?ralt mon mari, qu'il divorcerait et qu'elle prendraIt ma place dans la maison.
- L'horrible créature 1 s'écria mère, hors d'elle.
- J'ai essayé d'être brave, et c'est moi qui l'ai
narguer, criai-je avec
chass6e ... MaiS elle.a b.eau ~
un s.ursaut d'énergie, Je lU! al .c6dé. la place parce
que JC ne voulaiS pas les reVOir, 111 l'un ni l'autre.
encor~
cédé mon nom! Il faul
Mais je ne lui ai p~s
des motifs pour divorcer, 11 n'en a pas contre moi.
Et je ne donnerai pas m~n
consentement. Jamais!
- D'abord ce ne serait pas chrétien, dit mère en
me recouchant. Le mariage est indissoluble.
A force de me calmer et de me consoler mt:re
e'lle me
parvint. â me remettre sur .mes oreil1~s;
défendit de parler, me suppita de dormir et pour lui
faire plaisir, je fermai les yeux, vaincue pal? la fièvre
que je senta!s battre da~s
mes .,veines.
Vers le SOlI', le médecm me ltt sa visite habituelle. '
Il me dit d'une voix qu'il fit aussi douce que poss ible:
- Allons, allons, ma petite dame, cela passera ...
C'est un moment de crise, tâchons de rester calme!
Rien ne dure ... Vous verrez ... Après la pluie le
beau tempsl
Je hochai la tête pour affirmer que mon chagrin
t0:-tte ma vie et qu'il n'y aurait plus
à moi dureai~
jamais ni solet! III beau temps dans ma pauvre existence.
Je retombai sur mon lit épuisée, mais bientôt, un
nom prononcé au dehors me fit dresser l'oreille.
Mère avait reconduit le docteur, elle avait cru
refe rmer la porte ou peut-être l'avait-elle laissée tout
contre à dessein pour être à portée de m'entendre
si j'appelais.
�PHYLLIS
C'était elle qui venait de dire le nom de M. Carrington.
M. Car.ington, pensai-je, est encore mon mari,
j'ai le drd'it d'écouter ce qu'on dit de lui.
Bien des mots se perdaient à cause de l'éloignement, cependant j'entendis la grosse voix du docteur
. qui répondit:
- C'est une déplorable affaire, mi stress Vernon ...
déplorable, surtout pour cette pauvre enfant 1 Ne lui
parlez de rien, lâchez de la distraire pour qu'elle
oublie un peu, qu'elle se calme. Le calme lui est
absolument nécessaire, sans cela, nous ne parviendrions pas à la guérir.
- Docteur, vous me désespérez 1 dit la voix de
maman que je sentis prète à fondre en larmes
~ Eh!
comment voulez-vou s qu'elle reste calme quand elle
entend venir chaque jour ce Monsieur qui s'arrête
à la porte, ct il qui nous sommes fatigués de refuser
l'entrée de la maison. Il est bien temps d'avoir des
remords quand on est cause de tout le malI
- Ma chère mistress Vernon, je pense qu'il vaudrait
mieux que M. Carrington cessat ses visites, puisque
son approche seule cause à notre malade un réel
malaise.
- Docteur, vous le connaissez. Vous m'obligeriez
tant si vous aviez la bonté de lui dire, comme
médecin, que vous défendez toute visite il votre
malade.
- :-rIais ... mais, ch(:re dame, vous n'oubliez qu'une
chose: c'est que ce visteu~'
est en même temp s Je
mari de ma malade, c'est la seule personne il qui ;e
n'ai pas le droit de défendre l'entrée de sa chambre,
- Alors, il faudra que ma pauvre Phyllis meure,
fit maman d'une voix chevrotante, parce qu'elle a
épousé un homm e indigne d'elle, qui l'a odieusement trompée 1
J'entendis qu~les
sanglots étouffés, puis le
bruit de la tabatière du docteur qu'il devait manier
d'un air perplexe.
Il dit enfin, après un silence :
-:- Ceci n'est pas prouvé, mistress Vernon. Depuis
la tuite de votre fille, M. Carrington n'a pas remis les
pieds à Carston.
- Soyez sûr qu'il lui donne des rendez-vous
ailleurs, dit maman, poussée par une animosité de
belle-mère qui n'était guère dans son caractère.
Vous verrez que cette aDominable créature ne débarrassera pas le pays 1
- Le fait est, reprit le docteur, que sa présence
seule et ses fréquentes entrevues avec M. Carrington, homme s6rieux et marié, constituent un
�154
PHYLLIS
scandale ... Mais, je vous le répde, depuis le départ
de sa fémme, il parait désolé, et la belle Américaine
de l'hôtel de la Brallche de gui se morfond à
l'atl(.;ndce.
1 uus ne savons pas tout, docteur 1 l\Iais \Taiment, nc voulez-vous pas nous rendre le réel scrvicé
de prévenir ,'dOllsieur ... Carrin{?toll d'avoir à cesser
scs importunes visites? ,Te SUIS bien décidée à ne
lui laisser voir ma fille sous aucun prétexte 1 Rien
que par ~'é.ta
dans lequel, la met la se~Jl.
pe.nsée de
son man, Jugez. de ce qu elle ressentirait SI clle le
voyait. Ce seratt sa mort.
_ Mun Dieu, pour vous obliger et aussi par affection pour cetle lmfant que j'ai connue pas plus haute
que ça, je pourrais peut-être en toucher un mot...
Cependant, il me semble que 1\1. Vcrnon sr. rait
mil:ux qualifié...
.
Mère prit un ton clfrayé :
_ Mon mari? Oh 1 non! C'est à peine si j'ose lui
parlcr dé CeS cho~es.
yous sa 'cz, docteur, que ma
petite Phyllis n'a Jamais été sa prM'::rée. Duni nattait
duvantahc SDn amour-propre paternel j il a blamé
'ivcmt:I"lt la Cuite Je la pauvre enfant, disant qU'élie
était partie sur un coup l~e
tê~e
9ue, du reste, cela
ne l'étunne pas, qu't! n'a Jamais nen présagé de bon
du caractèrc Je cetle enfant, et que, si elle gachait
sa vie et perdait son mari, ce serait sa faute. Elle
aurait dû rc!>ter à Strangcmore pour y subir tous les
afrronts 1 .!\la pauvre migno~e,
je su.is heureuse de
l'avoir ici, malgré tout. l\1~IS
vous Jugez, ~octeur,
combien M. Vernon est 10111 de "oulolr dire quoi
qu~
ce soit de désagréable à son gendre.
_ Eh bien! chère madame, le tâcherai de rencontrer M. Carrington ct de lui faire comprendre ...
ce que vous désirez.
« Bon! bl.n 1 fit-il en cummençant à descendre l'escalier, ne me rel?~ciz p~s,
c'est une commission
désagréable, maIs Je la feraI pour vous ... et pour elle.
Qua.nd mère rentl:a ~lans.
m.a c.hambre, ie tenais mes
yeux fermés. Demain Je lUldlrals ceque J'ai entendu.
Pour l'instant ie n'étaiS pas en élat de parler. Trop
d'idées tournaient dans ma tète ct me causaient un
malaise intolérable. Je passai une nuit agitée.
,
x
La jeunesse possède des ressources infinies. Une
huita1l1e envi ron après les derniers incidents que
j'ai transcrits sur mon album, je commençai à me
�PHYLLIS
1~5
lever sans garder aucune autre trace de ma conges
tion qu'une grande faiblesse et un extrême bes~jn
de paresse et de solitude. Trois jours plus tard, je
descendais appuyée au bras de mère qui suivait
chacun de mes pas avec l'inquiétude qu'elle eut
autrefois pour les premiers que je fis en ce monde.
Malgré l'orage passé sur ma frêle personne de
convalescente, J'éprouvai du plaisir à rester sur une
chaise longue, étendue devant la maison, avec la vue
des massif's et des allées bordées de Oeurs du printemps. Depuis trois semaines déjà que la maison
paternclle m'a reçue, la saison s'est fOr! avancée. On
sent dans l'air plus chaud'les émanations sorties de s
plantes nouvelles, de la terre humide et des arbres
où les bourgeon s éclatent, laissant entrevoir leurs
feuilles vertes minuscules.
- Bruwler a soigné le jardin pour que tu sois
contente, me dit mi.:re. Il a dit que l'vIlle Phyllis était
la seule pers onne de la maison qui f: li~ ait
cas de son
Iravail quand elle était ici .. . Il y a là de s crocus, ici
ce seront des roses et, dans le massif du milieu,
les b(!aux lis que tu vois ...
- Oui, je les sens surtout, dis-je en aspirant l'air
saturé de leur parfum, mais, ne tJ'ouv<.:z-\'ous pas
que nous sommes bien cn vue ici? - Je jetai un
regard du côté de l'avenue qui nous faisait face. - Si
quelqu'un venait...
- Sois tranquille, interrompit mère, avec une
expression satisfaite, «il » ne viendra pas. Le docleur lui a parlé.. . Il a mis ta santé en avant pour
t'interdire toute émotion et ... c'est fini, il n'est Olus
revenu.
J'eus un profond soupir.
De soulagement, ou de regret? Je ne sais.
Je crois qu'il y avait de l'un et de l'autre.
- Il n'a pas écrit non plus? dis-je, faiblement.
Maman s'agita sur son fauteuil de rotin, toussa
cassa son aiguillée de laine et elle allait prendre so~
mouchoir, dont elle n'avait aucun besoin, quand je
repns posément:
- VOU$ ne voulez pas mentir en me disant' non,
mère chérie, je le VOIS bien. li a Gcrit. Je le lis sur
votre figure, mais vous craignez que la lecture de
cette lettre ne me fasse du mal. Vous vous trompez:
te suis forte maintenant et je puis SUppol"ter cela.
Du reste, rien ne presse, vous me la donnerez quand
il vous plaira.
.
- Puisque tu es devenue si raisonnable, se décida
à avouer mère, je puis bien te dire qu'il est arrivé
une lettre à ton adresse, il ya deux jours, et que je
n'ai pas osé te la donner. Personne n'y a touché, elle
�PHYLLIS
est dans m·)fl armoire, je te la donnerai ce soir quallu
noVs rentr\! rons, mais tu me promets que tu resteras
calme et que, quoi que puisse te dire ce monsieur,
lu te souviendras de son odieuse conduite.
Je ne répondis rien. J'avais les yeux perdus dans
le vague.
Par instants, une seule chose me rappelle que je
fais encore partie du monde des vivant" : c'est un
point douloureux du côté du cœur et il suffit d'un
mot, de rien, pour le rendre sensible.
Ce soir-là, après m'avoir couchée, mère m'embrassa comme de coutume. Je lui dis à l'oreille:
- Vous m'aviez promis une lettre?
- C'est vrai, je l'avais oubliée. Je veux bien te la
donner. Tu me promets de ne pas pleurer?
- Vous savez bien que je ne pleure plus, fis-je en
la regardant avec un pauvre sourire qui devait êtr\!
plus triste à voir que des larmes.
Un instant après, mère rentra avec une enveloppe
qu'elle posa sur la table auprès de mon lit, puis clle
redescendit au salon où mon père fini ssait de fumer
SOI1 cigare en l'attendant.
Je regardai d'abord cette lettre de loin, sans y
toucber.
L'adresse, écrite de la main ferme de M. CalTington, attirait mes yeux: " Mrs. Carrington, ù Summerleas ».
C'était tout. Pas cie timbre. Elle avait dl! être
portée par un domestique.
Et enfin, avec uI1e sensation de crainte mêlée de
curiosité, j'allais la prendre pour l'ouvrir, lorsque,
par une association d'idées qui se Iit d'elle-même
dans mon esprit, je me souvins tout à coup de certaines autres lettres de la même écriture que je n'avais jamais lues.
Celles que ma rivale m'avait jet6es au visage, pendant notre unique entrevue.
Ob 1 celles-ci éveillèrent soudain en moi un violent
désir de les lire.
L'espèce d'apathie dans laquelle ma maladie m'avait plongée, m'avait seule empêchée d'y penser
plug tOt, mais maintenant, avant de rien savoir de ce
j'allais
que contenait .la lettre de M. C~ringto,
prendre connaIssance de SOI1 ancienne corresponJance al'cc miss Fanny Dilkes.
J'aurais ainsi l'esprit plus éclairé pour juger de la
valeur des excuses - ou des menaces - qu'il m'adressait.
Je desct.!ndis de mon lit avec précaution, 'puis,
ayant glissé mes pieds dans des pantoufles, ,'allai
{uuiller le grand placard qui a été durant de longues
�PHYLLIS
1•
~I
~
années notre unique garde-robes à Dora comme ii
moi: Fiévreusement, je .plongeai mes mains dans nos
anCICnnes défroques ..
Enfin, parmi la laine ou la mousseline, je sentis un
bruissement de soie.
J'attirai une jupe à moi ... C'était la robe d.:
tatTetas 1
Je cherchai la roche, elle était gonflée et j'y plon('cai la main, le cœur tout palpitant .
., Tout y était tel que je l'y avais enfoui. J'emportai
mon butin sur mon lit où Je repris ma place. La maison ~tai
tranquille; en bas mes parents cauSaient
011 lisaient au salon.
Bien que j'cusse horreur de ce que j'allais faire,
car, :si t:es lettres m'avaient 6té données par celle à
qui elles appartenaient, elles ne m'étaient pas destinées - je me hâtai, poussée par une irrésistible
impulsion, de lire la première qui me tomba sous la
main .
.Cela eût été trop fatigant et trop long - trop
[l'Iste aussI - de transcnre sur mon album toue~
les Juttres J'amour cl? M. Carrington. Je n'en copie
que les passage.s qU! .m'ol!t le plus frappée, afin de
ne pas les oubl~er,
SI Jamais quelque Jour l'envie me
pr~n
de: revenir Sur celte phase J6s01ée <.le ma vie.
VOICI ces passages, suivant l'ordre des dates:
« NeJ/J-York, 2 Q)Jri{ 19 ...
"Je. ne puis, chère Fanny, au lendemain de nos
fiançailles, attendre à ce soir pour vous dire tout
l'eJ..ci:s de mon bonheur. Vous m'avez défendu votre
pork aujourd'hui et je respecte votre volant.::
puisq ue le repos compl<::t vous e~t
n6l:es.saire pou...
r'::parer "OS 10rt:es après une SOirée vraiment fatIgante.
.
« Quelle cohue 1 Que de monde et d'Importuns,
autour de nous . Vous m'avez dit d'un air heureux
al'ant mon départ: « La belle réception, n'est-ce pas?
TO~lte
l~ société de Ne~v-York
était ici ce soir. et je
n'al p01l1t osé vous dU'e toute ma pensée. Ce que
j'aurais préféré, ma bien-aimée, ç'eût été des fiançailles paisibles o~
vos parents les plus proches
auraient seuls assisté. J'eusse voulu trouver seulement un instant pour vous dire quelle ardente passion vous avez allumée .dans mon cœur et cela depuis
le premier moment où Je vous, :l'IS entrer à la soirée
de l'ambassade d'Angletr~.
lous .les reg~ds
se
sont tournés vers vous, mais. parmi ceux-~
aucun
n'était plus ~iUcèremnt
aclmll:atlf que le mien. ~e
t:etle Ilunute Je vous appartenais et, quand M. Iarn~
me présenta à vous el que vouS m'adressâtes votre
�PHYLLIS
premier sourire, je sentis que j'étais votre esclave à
Jamais. Votre beauté altière, votre air dominateur,
l'air de reine qui vous convierit si bien, m'ont d'abord
intimidé, je l'avoue, puis, au bout d'un quart d'heure,
je découvris sous yotre aspect hautain la jeune fille
charmante et spirituelle que vous êtes . Avec quelle
gaîté ct quel entrain vous vous êtes moquée de ce
pauvre Brewster qui ne savait, à la lettre, quelle
contenance tenir! Epargnez-le à l'avenir, chère Fanny.
Brewster est un timide ct un sensible, c'est un peu
pour cela qu'il est un de mes meilleurs amis .
• Vous avez bien voulu être satisfaite de votre
bague de fiançailles et vous m'en avez remerciée avec
un sourire pour lequel j'eusse voulu me prosterner
à vos pieds.
« Vous m'avez dit en rougissant d'une façon adorable:
« - C'est vraiment une très belle bague, ni Jane
Hoggs, ni Lucy Barley, n'en ont eu d'une~tl
valeur,
elles en mourront de jalousie III Puis vous avez ri et
votre rire musical est la plus douce harmonie C!,ui
puisse tinter à mes oreilles.
« Plus tard, chère bien-aimée, je ferai remonter
tous les diamants des Carrington pour en parer YOS
épaules et vos bras incomparables ...
« Mais, en attendant, ne croyez-vous pas, Fanny,
que le don absolu d'un cœur a aussi sa petite valeur?))
« 4 al/ri!.
" Je suis rentré assez fatigué de notre tournée de
visites. Que de monde vous connaissez à New- York,
c'est insensé! mais cependant je tiens à vous faire
porter ce mot avant le diner où je dois vous retrouver
chez Mrs. Harris ...
« Oh! Quand passerons-nous une petite soirée
tout seuls chez vous, très seuls, délicieusement?
" J'ai soif d'être près de vous, mon amour, et ce
n'est point vous avoir à moi que de partager ce
bonheur avec vingt-cinq ou trente personnes chaque
jour 1 De grâce, Fanny, réservez-moi une soirée, je
vous en supplie r Le besoin que j'éprouve d'être
auprès de vous, seule, est si fort que - je fais effort
sur moi pour vous le dire, je sais que vous en rirez r
- que le matin à l'aube, quand vous dormez, je
viens me promener à cheval sous vos fenl:tres, Je
regarde vos persiennes fermées et je pense: « Maintenant elle est seule, elle dort, elle ne soupçonne
même pas ma présence, mais per onne ne lUI parle,
personne ne la regarde, et. je suis peut-être le seul
<;n ce moment à penser à elle. »
• C'est de l'outre<.;uidance, de la folie, ne me raillez
�PHYLLIS
pas trop, ma belle fiancée, je l'OUS sals trop intelligente pour ne pas saisir le sens profond de mes
paroles; je vous aime 1 je vous aime 1 0 bien-aimée,
quand serez-vous à moi? Quand pourrai-je vous
emporter dans ma campagne anglaise, loin de tous?
11 me semblera. m'y troùvant seul auprès de vous,
avoir trouv~
le Paradis terrestre. Mais je m'éloigne
du sujet précis de cette ~etr
qui es.t de \"Ous.supplier
de m'accorder une SOIl'<!e de tête-a-tête. Rcpondezmoi ce soir, voulez-vous?
« Mille baisers sur vos blan.:hes mains,
« Votre sincère M. J. C. ».
u 8 avn"/.
L'autre soir, au diner, 'vus n'av~z
pas voulu me
donner de réponse directe, vous m'avez même raillé
de mon insistance si wacicusement, avec yotre charmante franchise, ·malS vous m'avez laisSI~
dans un
élût de tristesse d'~couragée.
« Cependant, en y réOéchis;,ant, je comprends vos
raisons: vous n'avez plus que peu de temp~
à donner
à vos amis, puisque notre mariage aura lieu dans
six semaines - le temps nécessaire pour faire venir
mes paier~
et préa~
le plus magnifique mariage
de la seaSOll - vous ne pouvez refuser certaines i[1\"itations, car accepter chez les uns serait blesser les
autres. Mais je vous assure, mon amour, qu'il me
faut laire appel à toute ma fermeté d'homme pour
accepter tranquillement la situation. Moi, votre
fiancé, je me fais parfois l'effet d'un simple accessoire dans votre vie mondaine. Vous deviez vous
mariQ.l", c'était dans le prob'famme, vous avez daigné
distinguer un hOIf.1m~
~ntrc
cent, e~ vo~s
lui av:cl
donné le bonheur 1l1dll':lble de se crOIre aImé ... PUIS,
tout à coup, la vic sentimentale est interrompue
entre nous ct la vie mondaine reprcnd ses droits,
furieusement ... Fanny, je vous le dis avec tristesse,
quand m'aimerez-vous comme je vous aime?
u Votre dévoué corps ct ame.
{( M. J.C. D
« P.-S. - C'est sur ma prii:re que Brewster vous
avait aussi parlé sur ce sujet, et vous lui avez répondu
« vert..:mcnt », c'est son expression, en le priant de
s'occuper cie ses propres affaires. Il le fera désormais, n'en doutez pas, ma douce aimée, il vous
envoie ses excuses par mon entremise et je les
dépose à ,1!OS pieds. Mille baisers. 11
«
~
9 avril.
« J'étais désespéré et, ce matin, votre petit mot
me rend fou de bonheur. IIurrah ! trois fois hurrah 1
�160
PHYLLIS
« Mme Campbell s'est cassé un bras en descen·
dant son escalier et la soirée de demain est décommandée ...
« Vous voulez bien me la consacrer. Vous m'accordez cef\te insigne faveur, je me demande comment
les heures passeront. d'!ci de.main 1 L'il1!patience me
donne la fièvre. Mais Je dOIS vous vOir cet aprèsmidi au thé de Mrs. Fawn et, ce soir, chez vous avec
vos vingt personnes â diner. C'est égal! Je tâcherai
de d6couvrir un moment favorable pour vous dire
ma reconnaissance passionnée.
« P.-S. - Je tacherai de passer vers deux heures
chezMrs. Campbell pour demander des nouvelles de
son bras. Cette amie à vous que l'e ne connais pas
m'est devenue extrêmement sympat lique, et j'éprou ve
pour son regrettabÏl\ accident la plus vive compassion. »
~ la aJJri /, JO heures du soir.
« Chère Fanny,
~ Pour la première fois, je vous manquerai de
parole et vous ne me trouverez pas au bal de
Mrs, Sharp où nous devions nous rencontrer, car j'ai
à vous parler sérieusement. J'espère que le porteur
du billet que je vous ai envoyé pour m'excuser vous
aura trouvée afin que vous ayez été prévenue à temps,
Je n'ai pu prendre sur mOl de vous suivre dans Je
monde, comme chaque soir, pour aller contempler
vos succès. En restant dans ma chambre solitaire
installé devant cette feuilJe qui vous est destinée, je
serai plus près de vous, plus près de votre cœur et
de votre esprit, si vous consentez à me lire jusqu'au
bout, que je ne l'ai jamais été,
« Je m'étais fait une telle joie de notre soirée
d'hier 1
« Ah 1 Fanny, comment aurais-je pu supp0 ser
qu'elle s'achèverait de si lamentable façon 1
" Après la première heure, si douce, de notre
entrevue, quand votre mère nous quitta pour aller
au concert, et que, bien seuls tous deux, !vous me
ser'viles une tasse de thé, de vos mains, avec votre
grâce adorable, ct ce sourire qui me ravit, n'était-il
pas naturel cie vous parler de nos projets d'avenir,
puisqu'ils sont maintenant indissolublement liés?
" Très doucement, je commençai à développer
devant vous les plans de notre vie future que j'lmaginais tranquille et agr~ble,
non solitaire, certes,
:lI1im6e parfois de la visite des bons amis, mais
sans abus, sans que notre intimité, qui allait me
devenir un bien SI précieux, en fût troublée. Vous
m'écoutiez en silence, le front baissé, pensive. Sans
�PHYLLIS
161
transition, je vous vis soudain changer de visage.
II La tête rejetée en arrière, vos
narines frémissantes, vos It:vres serrées, ne laissa nt échapper que
des paroles coupantes, vous vous êtes retournée
vers moi avec une telle violence que j'en demeurai
confondu.
« Ainsi vous formez le projet de m'enfermer
dans un trou ou de me garder prisonnière dans
votre chàteau '? N'y comptez pas, mon cher 1
« J'essayai vaguement de protester.
« Mais vous continuiez, pàle de colère et les yeux
enflammés:
II Si c'est la jolie vie que vous me préparez,
vous auriez mieux fait de me le dire plus tôt r Je
vous avertis que j'ai l'intention de m'amuser à outrance, de mener la vie qu'il me plaira et, si vous
êtes vieux ou cacochyme avant l'age, pour pourrez
rester dans votre chateau pour y teUlr compagnie
aux hiboux r
« - Fa~ny
1 m'écriai-je vous ne pensez pas ce
que vous dites.
« - Et ~'ous
ne savez pas ce que vous faites en
me contranant, - dites-vous avec un accent de rage
c~netré.
Non, jamais i.e n'aurais c~u
que la colère
put déformer à ce pomt des traits admirables r
- .Si v.ous essa'yez ~e me plier à vos volontés c'est
~Ol
qUI vous bnseral comme je fais de ceci. Et, saiSissant une coupe placée sous votre main, vous l'envoyates rouler au bout do! l'appartement.
~( Là-dessus je pris mon chapeau et je partis, l'espnt .trop boulevr~é
pour pouvOIr dire un mnt,
tandiS que vous gnnclez des dents et frappiez les
meubles.
II A peine étais-je dans l'antichambre que j'entendis un long éclat de rire: votre rire si doux, si musical, et je vous vis paraltre à une portière, la t.::te
coquettement penchée pour me dire:
« - A demain, Mark, n'oubliez pas que nous
allons au bal de Mrs. Sharp ...
« Je saluai en silence et sortis.
« Si je relate ici cette scèn.e pén.ible -: pour moi
du mOinS - c'est dans l'unique mtentlOn, chère
Fanny, de vous permettre, en la retrouvant pour
ainsi dire vivante sous \'os yeux, de réfléchir à vos
paroles inconsidérées, si dures et si crucl1es.
« Ob 1 comprenez-moi bien, chère amie, je n'ai
point la sottise de vouloir me poser en moraliste.
Mais ce que je veux espérer, et de tout cœur, c'est
que vous rétracterez ces mots abominables et que
yous allez bien ~!tc
me rassurer en .m'e.xpl,iq uant .quel
Incident - que l'Ignore- vous avait fait 111er sortIr de
65~VI.
�J02
l-'HYLLIS
votre naturel. Je ne vous retrouvais plus! J'av:.lis
devant moi une personne inconnue, je VOU!:':;; parI,,!"
et ce fut en vain. Du reste, cela valait mieux amsi,
j'en aurais dit trop ou pas assez ... J'eus peur de
vous. Cependant, il faut que vous sachiez ceci: je
veux être certain de pouvoir faire votre bonheur
comme j'espère que; vous ferez le mien. Et pour cela
vous conviendrez que, dans la vie commune, illaut
au moins quelques similitudes de goùts. Si vos
plans d'avenir sont tels que vous me les avez
décrit:> ... l'viais non! Je ne le crois pas 1 Hier, vou
n'éliez plus vous-même 1... Ou bien, par ma sottise,
c'est moi qui vous ai exaspérée au delà du possible.
Pardonnez-moi, Fanny mon aimée, la.part que j'ai
pu avoir dans cette affreuse scène. Ecrivez, répondez-moi que vous m'aimez toujours et ne doutcz
jamais de l'amour dc votre
Il M. J. C.»
Je ff\f1échis longtemps sur cette longue missive.
Certes, je ne croyais pas M. Carrington si éloquent! Il ne m'en avàlt jamais envoyé, à moi, de
semblables. Si je n'avais pas lu sur l'adresse le nom
de Miss Dilkes, rien que le récit de la scène
que mun mari avait essuyée - je m'en réjouis
quand êmme au fond - aurait suffi à m'y fairc
penser.
Avec son vase brisé, son rire insolent, sa figure
convulsée, l'Américaine avait signé la sci.!ne de son
nom.
Et la pensée s'insinua en moi que cette violence
sans frein, chez une femme qui avait dû être gatée à
outrance, avait caus,! chez :Vlark, que je connaissais
Joux et pondéré, les premiers sentimen ts de répulsion CJui l'avaient éloigné d'elle.
.
n.~las!
Pour un temps seu lement... car malOtenanl, il est bien repris 1
Suivait un court billet qui montre jusqu'où allait
J'exaltf.ltioll de sa passion.
" I:J
avril.
" Dois-j<: croire que le billet que je re«ois à l'instant est un congé d,~Hnitf?
Fanny,je vous cn HUP'
plie, ne reprenez paH votre parole 1 Un mois à peine
avant notre mariage, non, ce n'est pas possible! Le
Jésespoir s'empare de moi cn y pensant. Recevez..
'oai seulement lInc fois, que je vou', voie, que je
luisse vous cflilvaincre que je suis et serai toujours
.. ()tro~
csclave soumis ct tendre ... Fanny, VO~IS
tenez
ma Vie entre vos main" 1. .. Cc soir, je sone~m
à yotl:e
porte, d~t;s.:m(Ji
CJlIC vous l'acceptel et JamaIS, le
vous le Jure, un r~poche
ne <;ortira cie.; me.., lèvr~.
�PHYLLIS
Ayez quelque pitié pour celui qui se dit pour la vie :
« Votre toujours aimant et respectueux:
«M. J. C.)t
Que s'est-il passé ensuite?
Le rapprochement eut lieu certainement et ils
durent être pendant un certain temps des fiancés
modèles: ils se voyaient trop souvent pour s'écrire,
car je constate un grand vide d'une dizaine de jours
entre les dates.
28 am·il.
« Je suis allé chez vous sans vous trouver, c'est
pourquoi je vous écris ces lignes. Je voulais simplement vous faire observer, ma'..:hi.re amie, et cela par
souci de votre précieuse santé, combien l'événement
qui se rapproche vous rend nerveuse. Je suis vraiment peiné d'être témoin de scènes comme celle qui
eut lieu hier chez la couturière, où vous m'aviez
permis de vous accompagner. Il s'agissait de me
montrer ce modèle de robe dont vous avez esquissé
vous-même le dessin avec le goût exquis que vous
possédez. La couturit:re a mal compris vos intentions, vous vous en êtes aperçue de suite quand la
l'office de mannequin se préjeune fille qui ~aist
senta. Cette tOilette manquait de grace ct je comprends l'otre contrariété en constatant que vos instrucion~
n'étaien,t pas sui l'ies, mais je ne crois pas
que ce fùt une r~lson
sufCtsante pour vous précipiter
sur le mannequlI1, lacérer la robe, la mettre en lambeaux, terrifier, enfin, tout l'établissement. Je vous
assure que je ne me sentais ras très fier en retournant à notre auto, Que serais-je dev~nu
si pareille
chose s'était passée à Londres? Fanny.,. ne craignez-vous pas de lasser ceux qui sont autoUl' de
vous? »
«M. J. C .•
" 2 /liai,
« Qu'avez-vous donc fait ci Brewster pour qu'il me
rev1nt en cet état? Je n'ai obtenu de lui que des
renseignements tr1:s confus, car il était extrêmement
monté contre vous.
« Il a, paralt-il, voulu vous faire part de certaines
idées à lui, concernant la bonne entente des époux
dans le mariage et les concessions mutuelles qu'Ils se
doivent l'un à l'autre. J'avoue que c'était- maladroit
mais le pauvre ga:çon a une grand~
af1ection pou;
moi, et il a la faiblesse de vouloir s'occuper du
bonheur des autres.
.,
'
« Je crois que cette fOIS, JI se souviendra de garder
pour lui ses réflex.ions personnelles. La cicatrice
�PHYLLIS
qu'il portera longtemps au-dessous de l'œil gauche
le lui rappellera.
« Si la can ne que vous avez bris~e
et lui avez jetée
ensuite à la figure avait frappé un demi-centimètre
plus haut...
~ J'ai eu de la chance, me dit Brewster en
,( riant, comme il lavait à l'eau frai che sa petite bles« sure L:nl1amm ~e;
ce sera un souvenir dt! votre char'( mante femme. Aussi, ajouta-t-il, ne comptez pas
trop sur moi, comme témoin à votre mariage. Je nL:
" sais si cette fois j'cn rapporterais ma tête . »
« Puis, il dit encore, nant toujours: « Bah 1 c'est
m'a fuute! Qu'allais-je faire en celte gaF re ? "
« Vous présenterez mes hommages à Miss Dilkes
~ avec tous mes compliments sur son adresse.
" La commission est faite,. chère amie, mais je
.;rois que je vais être oblif;':: de me chercher un autre
témoin. Brewster prend .le bateau dans trois jours,
0(
«
M.J. C.»
Cette lettre était la dernière du paquet.
Sans doute, M. Carrington se demanda-t-il, lui
aussi, «ce qu'il était allé faire clans celte galère ». Et,
désespéré Je jamais arriver à convertir miss Fanny
à de meilleurs sentiments, se laissa-t-il persuader
par son ami, qui l'enle\'a par le premit!r bateau ...
Ainsi l'histoire était f1l11e ... Il le croyait, du moins,
miss Dilkes s'<:sl chargee de nous rappeler son existence.
De la lecture de ces lettres je ne rehens que les
phrases enflammées par lesqudles mon mari expri'
mail a folle passion.
Combien cela fait contraste avec nos paisible9
liançailles où j'allais à ses rendez-vous avec Billy
pour habituel compagnon 1
Qu'a-l-i1 donc pu trouver en moi à aimer?
Car il m'aimait. Il m'aimait alors, j'en suis certaine,
Et j'ai été assez enfant, assez stupide, pour n'avoit
pas su garder son cœur ...
Je pleurai une grande partie de la nuit. Le lendemain matin, je brCllai ces papiers dont la vue seule
me donnait des crispations dc nerfs.
Quant à la dernii:rc lettre de M. Carringlon, celk
'lui était venue à mon adr.:sse, elle ulait toujours SU!
111:1 tilble, attendant son tour.
Mais, aprè(j ce que je venais de lire, je n'cu .
. •Jcune envie de ~a\'oir
ce qu'dIe C0l11enalt. II nc
1 l'aimait plus, il était retourné à son l'l'CI icI' amour,
, Icune explication ne pourrait changer ces flit"
1/IJn geste las ct in lifférent, je pri..; ),1 lellre ct la
) tai au fond d'un lÎruir où clic sc trouve encore.
�PHYLLIS
XI
Plusieurs j' ours o~t
pas~,
Mes forces revien,nel?t
lentement. e contlOul! à me Ièver tard, mais le
pUIS aller et v~ni.r
dans la l"!laison et led'ardin.
Là est ma limite. Pour nen au mon e Je nc franchirais la petite po!"te qui donne acct:s au bois, de
peur de fa<:h~usc
r.encon.tres.
Mèred mOI a\'ons IOterdlt notre porte formellement.
La vie suit son cours, paisible en apparence.
Vers le soir, quand ma peine a été trop lourde à
porter je. passe un vëtcmcnt et mets mon chapeau:
_ Mère, ne vous inquiétez pas, je vais à l'église.
- Ne te fatigue pas, va doucement. Ne reste pas
trop tard.
- Non, mère chérie.
Je l'embrasse, lui souris et m'en vais,
Ces moments à l'église sont les meilleurs,
A certains jours j'entre au lieu ~aint
avec un cœur
douloureux plein de rb'olte, Je souffre trop pOUl'
pleurer, ct c'est en vain que j'essaie. de prier. Les
prières apprises dans mon enfance vÎennent bien à
mes lèvres, mais je les prononce sans conviction,
Peu à peu, la divine influence
insensible et ~Iace.
du lieu saint opère sur mon cœur meurtri, les paroles
prennent un sens plus profond, les larmes me
montent aux ~eux
et je me sens délivrée en partie
du fardeau qUi m'oppresse,
Plusieurs fois, sortant presque à la nuit, je rencontrai notre vieux curé.
Avec beaucoup de lact et de finesse, l'excellent
homme me fit un petit sermon sur la résignation gui
nous fait soumettre nos volontl?s à celle de la divme
Providence, puis, aux voies infinies de Dieu qui se sert
des épreuves rour purifier nos ames et les ramener
ensuite au bonheur - même au bonheur terrestre par le chemin de la foi et de l'espérance.
- Tl ya dl!s souffrances trop fortes pour lesquelles
il n'est pas d'espérance, monsieur le curé, répondis-je.
amène le pardon, ma fille, et du
- La r~signato
pardon à "espérance ...
- Non, non, dis-je en secouant la tête, certaines
offenses ne se peuvent pardonner, sans vous faire
manquer à la dignité,
- Les appal'e'nces sont parfoi trompeuses, ùit le
bon prêtre hésitant à parler, il faudrait pouvuir
expliquer ...
�166
PHYLLIS
- Oh J pardon, mon bon père, fis-je de mon ton
impétueux, aucune explication ne saurait ramener
un cœur dont l'amour est perdu.
- Ah r si c'est ainsi. Et l'excellent homme jeta
sur moi un long et profond regard. A-t-il compris
que c'était à mon propre cœur que jc faisais allusion?
L'espérance n'cst pas faite pour moi r Seule
quoiquc mariée, ni jeune fille, ni femme, quelle vie
désolée s'ouvre ùevant moi r Je sens mon cœur se
serrer à la pensée des longues années - car je n'ai
pas encore vingt ans - qui devront s'écouler ainsi
dans une morne solitude ... Combien de fois ai-je
désiré mourir pour en voir arriver le terme r
. . . . . . . . . . . . . . . . .. .
J'ai reçu aujourd'hui une étrange visite. J'étais en
train de lire pour la seconde fois une lettre de Dora,
une lettre si bonne et si tendre, que j'avais pei ne à
croire qu'eUe me vlnt d'elle; elle était accompagnée
d'un post-scriptum de sir George plein de chaleureuse affection. J'en étais profondément touchée.
La parle entrebâillée livra passage à Ketty qui
me dit:
- Madame, il y a là un monsieur qui désire vous
parler.
- Vous savez bien, Kelty, que je ne reçois personne.
- Madame, il a tellement insisté que ...
A ce moment la porte fut poussée <.Iu dehors et
un homme de haute stature pénétra dans la pièce.
C'était sir Francis Garlyle.
Kelly referma la porte; nous étions seuls.
Nous rcstàmes tous deux immobiles, deboul, à
nous regarder.
Pour rna part, le temps était aboli, je me rappelais,
comme si ç'eùt été d'hier, notre dernière séparation
et toute ma vie heureuse de Slrangemore passa
devant mes yeux.
Quant à lui, il m'examinait avec étonnement, constatant sans doute les changements opér":s en
moi.
- Je regrette de voir que vous avez été si souffrante, mistress Carrington, dit-il d'un ton ému. Si je
l'avais appris plus tôt. ..
- Vous qui savez combien ce nom de Carrington
me rappelle de cruels souvenirs, interrompis-je, ne
me le faites pas entendre trop souvent. Ici je suis
redevenue Phyllis Vernon.
- Combien vous avez I:aison r répondit-il ~n reprenant son ton léger. AIOSI VallS pouvez vous Imaginer
que vous êtes encore une jeune fille et ou blier que
�PHYLLIS
vous ayez jamais été mariée; c'est bien le parti le
plus sage. Eh bien 1 chl re Phyllis, qu'êtes-vous
devenue j> - il prit un si. ge sans façon. - Sauf vos
yeux vous êtes méconnaissable; si palie, si maigrie,
si chanr,:ée .
• La réclusion où vous VOtlS cloîtrez est en train
de vous tuer.
- .J'aimt; mon petit coin tranquille. Et puis, je
vous dirai que tout me f"tigue LI m'ennuie. Est-ce
pour me faire ces jolis compliments que you" avez
forcé ma porte, sir Francis?
- Je n'ai pa~
à vous faire de compliments, me
dit-il avec une franchise brutale. Au fond, vous savez
cc que le rense de vous. Son regaI:d avait une cxpression si hardie à cet in stant que Je dtétournai la tête
ct regrettai que ma mUt.! ne fùt pas 'lI·cc moi.
- Qu'êtes-vous "enu. faire dans le .pays? dis-je
pour détourn er de mOl la coo"er:,atlol). Je vous
croyais parti en Ecosse.
- Celtaines nouvellt:s que j'ai apprises chez mes
amis Leslie m\!n ont fait re"enir, dit-il avec intention.
Du reste, je me doutais bien, ajouta sir Francis d'une
voix plus bassc, qu'un jour, tou t .::ela finirait mal. ..
pour Carrington.
« Oh 1 par~lon
1 j'oublie que VOLlS m'avez défl!ndu
de prononcer son nom. Disons: lui.
-: Ainsi, vous ne. plaignez ~u
lui dans cette
aflaJre? Je le regardais en face, IOdlAnée .
. Mai.s il ne se troubla point et reprit avec un soul'1re bizarre:
- .Je le plain d'avoir perdu la femme que vous
êtt.!s pour retomber entre les mains de celle ... Il
hésita.
- De celle qui veut me le reprendre, n'est-ce pas?
Puis, avec un lie ces mouvements impétueux qui me
font souvent parler malgré moi:
- Vous Pavel. vu, il vous a parlé? Dites, dites ce
que vous savez (
Sir Garlyle eut encore une hésitatioll, pourtant
dans St;S yeux.gui ne me .qu}tt.aient point,. je voyai~
une lueur mquit.:tante. Qu'etall-ll venu me dn e'( Pourquoi était-il ici? 11 fallait tirer cela au clair, et avec
un homme aussi habile, cc n'était pas une t<lche aisée.
Il affectait un air embarra sc:.
- Mnn Dieu, mi trcss Car ... Madame, si je vou"
disai s l'impression que m'a laissée ma visite ù StranAcmorc, je craind:l~
qlle vous ... n'ét· nt pau ~ncore
assez forte - que vous n'ayez une émotion.
- Oh 1 i~tIToml
s~jt.!
vi~eml;nt,
ar~';
celles par
lesquelles J'al pa<,st.:, le pUIS tUlit ellh:n 11'(; 1 ht que
me direi'rVOUS Je plu que CC que jl! sai ? Ji. \;ar-
�168
PHYLLIS
rington a été repris de son violent amour pour son
ex-fiancée, il continue à la voir chaque jour, et il doit
consulter des hommes de loi pour savoir de quelle
façon, et la plus expéditive, il pourra se débarrasser
de ses chalnes: c'est-à-dire divorcer?
Sir Francis m'écoutait parler avec satisfaction; il
dit après une minute, en voilant l'éclat de ses prunelles :
- Je ne sais si vous avez raison sur le premièr
point, car votre ... mari ne m'a point fait le confident
de ses sentiments les plus intimes, bien que je sois
l'un de ses plus anciens amis ... mais sur les deux
dernières questions je me permets de vous dire que
vous vous méprenez compF~ten.
« Mark n'a pas mis les pieds hOTS de Strangemore
depuis le jour où vous en êtes partie, et aucun
homme de loi n'est allé le trouver. Non ... je crois
que ... il attendra que ce soit vous qui fassiez les
premiers pas.
I! dit cette dernière phrase en accentuant chaque
mot et, ayant relevé mes paupières, je rencontrai son
regard. al~u
, 'prêt ~ saiSir m3: première impression.
Intl'lguee, )'0Ievul les sourctls en demandant:
- Les premiers pas, dans quelle voie?
- Mais ... ne comprenez-vous pas ? ... Dans la voie
du divorce.
,
- Est-ce cela qu'il vous a chargé de me dire?
m'écriai-je en me levant 1. .. Jamais je n'y consentirai 1
L'efrort avait brisé mes nerfs, je retombai sur mon
siège en pleurant, la tête entre mes mains.
Francis Garlyle rapprocha sa chaise de la mienne
et, d'une voix basse et adoucie à des s ein:
.
- Pauvre petite femme, pourquoi vous mettre en
cet état 1 La violence n'a jamais servi de rien, croye7.moi 1 Voyons. tachons de réfléchir un peu? Que demanùe-t-il, ce pauvre Mark? Que vous lui laissiez la
libert':: de ... de ...
- D'épouser cette femme 6hontée 1
- Ohl ([uel mot! petite madame. Miss Dilkes n'est
pas une créature éhontée; elle appartient à une
excellente famille de New-York, elle sera pourvue
d'une dot considérable el. ..
_ Elle ferait tr(:s bien votre aITaire, à vous, sir
Francis, lui dis-je en essuyant mes Iannes, je vous ai
entendu dire une fois que vous voudriez épousl:r
une femme riche pour réparer les brèches que le jeu
a faites ù votre fortune.
« Si je l'appelle créature éhontée, c'est parce que,
la raçon dont elle a agi en venant jusqu'ici arracher
un mari à sa femme, est une chose honteuse.
- La femme y tenait-elle beaucoup r me dit-il
�PHYLLIS
169
d'une voix changée. Miss Dilkes ignorait qu'il fût
l'Am?déjà marié quand elle prit le parti de quitl~r
rique, reprit-il un instant apri::s, voyant que Je n'avais
rien répondu à son insinuation.
Il ne me plaisait pas de découvrir mes sentiments
les plus intimes aux yeux de cet homme. Je sentais
toujours qu'il y avait une pensée cachée qu'il ne me
disait pas.
. . . .
Je cherchais à découvnr où II voulait en ventr ...
- Eh bien 1 fis-je tout à coup, comme prcnant mon
parti d'une situatIOn devenue in6vitable, supposons
que je consente à un e séparation légale ... Que ferait
M. Carrington ? Croyez-vous que, lUI, consentirait, si
vite, à bnser ma vie pour satisfaire sa passion? L'en
croyez-vous carable?
Un éclair de Joie venait de passer sur le visage de
mon interlocuteur quand je prononçai le mot de
séparation.
Il répondit avec son air aisé:
- Oui, je le crois. Il divorcera pour vous rendre
votre liberté autant que pour lui-même.
- Me rendre ma liberté ?... Pourquoi? Je n'en
ferais rien.
Sir Francis s'était imprudemment avancé. Je le
regardais dans les yeux. Il fut obligé de répondre:
Parce qu'il croit que vous ne l'aimez pas ... que
vous ne l'avez jamais aimé et qu'aujourd'hui vous
avez de l'aversion pour lui ...
- Qui donc, repris-je d'un ton soupçonneux, lui
a persuadé que je ne l'aimais pas L. Ah 1 je sais, sa
cousine Blanche le lui disait sans cesse ... Mais elle
~l'est
pa~
prl;s d'e I~i.
Et qui. a ru lui dire que
J'éprouvais de l'aversIOn pour lUI, stnon ...
Je regardais toujours. sir Fra!"cis; je I.e vis se
troubler légèrement, pUIS, soudain, son tetnt se colora, et il fIt un brusque mouvement vers moi:
- Oui, Phyllis, fit-il d'une voix précipitée, c'est
moi 1 Et je n'ai cru dire que la vérité. N'avcz-vous
pas prouvé par votre fuite l'horreur qu'il vous inspire?
Quand vous m'avez accompagné au skating malgré
sa défense, n'était-ce pas dire franchement que vous
préfériez être en ma compagnie plutôt qu'en la
sicnne? Quand, au bal masqué, vous avez voulu
re ~ lcr
auprès de moi le temps de cette val se qu'il
vo~s
a interdit de d.an.ser, .ne montriez-vous pas
clairement que vous aimiez mieux passer cette dcmiheure avec moi p~utO!
qu'~près
d.e. n'importe quel
autre? Ah 1 Phyllts, SI le divorce dclte votre mariage
mal assorti, comprenez-vous l'espoir qui fait battre
mon cœur en cette minute? Vous me parliez ùe mariage d'argent r Mais mi ss Dilkes ou quelque autre
�PHYLLIS
serait-elle plus riche cent fois qu'elle ne l'est, que
rien ne pourrait ébranler mon plus cher désir. C'est
vous seule que je veux pour femme et puisque vous
ne l'aim ez pas ...
- Mais je l'aime 1 Je l'aime! m'écriai-je enfin, rctrouvant subitement la parole. Ne me parlez pas de
divorce ou de séparation. Je suis sa femme et le resterail
- Quoi 1 fit··i1 en se levant avec un mouvement de
colère:
« Cet homme qui vous a grossièrement trompée 1
- Il n'était pas obligé de me parler d'anciennes
fiançailles, et s'il ne l'a pas fait, c'était de peur de me
faire de la peine.
- Et quand elle est arriv(:e, qu'ils ont cu tant de
rendez-vous, était-ce aussi pour éviter de vous
peiner qu'il vous a tout caché?
-. Oui, oui, ~ri-je,
il n'a elf que de bonnes inlenllons. Il esperalt qu'elle partirait sans que J'eu sse
appris qui elle était; il voulait éviter d'éveiller d'injustes soupçons. Nous étions si heureux et tranlluilles à cc moment! Il me témoignait tant d'amour 1
Et il sentait bien que moi aussi je ...
Je m'arrêtai tout à coup en m'aperce vant que
j'étais en train de défendre mon man, que je répétais tout haut les raisons que mon cœur me murmurait tout bas - et combien de fois 1 - durant ces
derni;; rcs semaines.
Stupéfait d'une telle explosion, sir Francis, debout
au milieu du salon, me regardait sans m'interrompre,
pâle ct nerveux.
11 était venu pour jouer son propre jeu, son plus
grand atout éta lt l'horreur supposée que je <.Icvais
aVOlr pour mon mari et il d é couvrait soudain que sa
meilleure carte n'était qu'une carte faussc! Il fit une
grimace de dépit. La déception lui était dure.
Mais il ne se tint pas pour battu.
- Vous avez vraiment la foi solide 1 me dit-il avec
un mau vais sourire qui me fit peur.
Je répondis, toute frémis~ante
:
- Vou s étc· venu vour flle per::.uader, VOliS aussi,
que i'vlark est fatigué de moi ct qu'il d éteste le lien
qui nous attache. Mais, mon cher, vos insinuations
produiselJt plutôt l'eth.:t cuntraire, je vous en préviens! .Je ne suis plus aussi sûre qu'hier que mon
mari soit amoureux d'une <lutre.
• Pourquoi a-t-il cessé ses visites à Carst,)l1 et ne
veut il plus voir celle femme Ï'
.Mais ... parce qU'lI est un homme bien
élevé et qu'il ne lili plall pas, sans doute, d'afficher
sa ... liaboll, SUl toul à cinq kilom'::tres de ~a femme
�PHYLLIS
légitimel Simple question de prudence et de savoirvivre 1
- Suivant vous, M. Carrington aurait une liaison
avec miss Dilkes? Et vous me disiez tout à l'heure
qu'elle est une fille respectable. Vos opinions
varient d'une minute à l'autre. Mais je comprends
votre jeu. Ce que vous faites est d'un làche !
Il palit davantage, et j; me détournai de lui avec
dégoût.
L'emotion de ces dernières minutes était trop
forte pour mes forces affaiblies. Je me sentis prise
de vertige et je me laissai retomber sur ma chaise
la tête appuyée sur mes bras, accouùés à une table.
Sir Francis me crut évanouie. Il se rapprocha de
moi, mais la seule pensée que cet homme pouvait
me toucher me rendit du courage ct je relevai lentement la tête.
Je me rendis compte qu'il parlait.
- Si je suis un lache, dit-il avec aplomb, je l'ai
peut-être été moins qu'un autre. Malgré tout, Mark
,ous a fait un tort irrémédiable. Qu'ètes-vous
devenue grace à lui Ï'
« üne malheureuse femme sans foyer, exposée aux
moqueries du monde. Il vous a amenée à venir vous
enterrer dans ce coin perdu au lieu ùe tenir la place
et le rang auxquels vous aviez droit. Il a détruit
votre jeunesse et ruiné votre santé, voilà ce dont
vou aVe7. à le remercier 1
- L'indéniable vérité de vos paroles les rend
plus agréables à entendre, lui dis-je avec amertume.
Mais le tout serait de savoir si ce n'est pas par ma
propre faute, en fuyant toute explication, que j'ai
appelé ces malheurs sur ma tète .. .
- Aujourd'hui, continua-l-il, vous voulez vous
leurrer en cherchant à l'innocenter ou m'en imposer
à moi. Mais je sais que vous ne l'aimez pas ...
.le fis un mouvement pour parler, il ne m'en laissa
pas le temps.
- Je le sais parce qu'à Strangemore j'ai étudié
de près vos manières d 'ètr.c avec votre mari, et j'ai
constaté plus de cent fOlS que VOUS n'éprouviez
pour Carrington qu'une aflection très modérée.
L'amour, tel que je le conçois, s'exprime d'autre
façon, ct vous méritez de connaltre la passion dans
ce qu'clle a de plus ardent. Alors seulement vous
saurez ce que c'est que de vivre. Et vous n'avez pas
vi ngt ans 1
- Monsieur 1
- Puisque, continua-t-il à voix basse sans remarquer mon interruption, puisque vOlr~
mari luinlél11t.: accepterait le divorce, proposeü-le-lui, renLlez-
�PHYLLIS
vous libre, cherchez votre intérêt réel. Je vous
offre mon nom, mon rang, tout ce que je possède. Je
vous conduir<li dans l'endroit du monde que vou~
choisirez, à mon foyer ou à l'étranger. Je serai plus
fier et plus heureux que je ne peux l'exprimer SI un
jour vous consentez à mettre cette petite main dans
la mienne.
Il essaya de prendre ma main pendante à mon
côté, malS je la retirai avec horreur et lui dis, me:>
joues brûlantes de fureur, et les yeux flambants:
- Avez-vous enfin fini de m'insulter? N'avez-vous
plus rien à ajoute!"? Non 1 Eh bien 1 écoutez. Même
si les circonstances s'y prêtaient jamais, si j'étais
libre de mes actes, si vous étiez le dernier homme
vivant sur la terre, je ne vous épouserais pas 1 Que
j'aime ou non mon mari d'amour, c'est une question
qui ne concerne que moi. Quoi qu'il en soit, je suis
sa femme et le resterai jusqu'à ce que la mort nous
sépare. Mais quant à vous aimer, vous? Je vous
considère comme le plus vil et le plus lâche de tous
les hommesl
Il eut un mouvement de colère concentrée.
J'insistai, les yeux dans ses yeux:
- Oui, pour être venu ici, en l'absence de votre
ami, trahissant, sans doute, sa confiance, insinuer
des mensonges à son sujet pOUf le rabaisser à mes
yeux, vous ne méritez qu'horreur et mépris J
Je parlais avec tant d'énergie et de passion que je
tremblais littéralement des pieds à la tête. Je me
sentais humiliée et insultée au delà de tout.
- Merci, me dit-il tranquillement. Mais, je vous
en prie, ne vous arrêtez pas en si beau chemm. Des
insultes de la bouche d'une jolie femme sont des
fleurs pour moi. Vous reconnaîtrez, plus tilrd, que
vous vous êtes trompée dans la conduite de votre
vie, ma chère enfant. Une chance s'offre à vous, le
destin vous tend la main et vous la repoussez ...
Libre â vous 1 Allons, fit-il de son air léger en me
saluant avec sa grâce h,ibituelle, le jeu ne m'a pas
été favorable aujourd'hui : j'ai une revanche à
prendre. Au revoir, belle dame, je porterai votre
réponse à qui de droit.
Tl allait revoir Mark, ce soir peut..être. Qu'était-il
capahle de lui dire (
Je répondis vivement:
- .Je ni) vous charge d'aucun mes~agc
pour
M. Cal rington. Je croi ' qu'une ex\lication ~st
d~
venue nécessaire entre !Jou s. Je me chargera! mOIrn(~me
de cc que j'ai à lui dire.
Il laissu éch.aPl?el· Uil r~ca.nemt
qui m.c ~t .frissonner. Jc le fixai avec efirol pendant qu'il tirait sa
�PHYLLIS
montre de son gousset ct la regardait tranquillement.
- 11 faud rait vous dépêcher si vous voulez le rattraper. Mark Carrington faisait ses ma lles quand je
l'ai vu. C'était ... hier soir. Aujourd'hu i, )1 est à
13ouloRne ct cc soir il sera à Calais. Si vous a,.ez
l'intention de courir apl'lS ce ch"r mari ...
Je sentis le :sang se retirer de mon cœur et ne pus
que balbutier en montrant la porte :
- Sortez, monsieur, sortez ...
Et je tombai comme une masse appuyée <lIa table,
Parti 1 Il était parti!
.
..
.
.
.
.
1\1ère me retrouva à la même place un long temps
apr~s.
Je n'avais pas de larmes, j'étais inbcnsible ct
me laissai emmener dans ma chambre sans rien
dire,
Vers le milie:.I de la nuit seulement, je recouvi~
comp\: temen! la conscience des chos"s, avec k
souvenir de ce qui s'~tai
pass0.
Et je compris puurquoi je me répétais inlassablement :
- Une explication .. , une explication.
C'est qU'il me t,lIlait une explication à tout prix,
Je vou la iS savoir si Francis Garlyle m'a,'ait menti,
s'il avait vu l\lark ct cc que cl'lui-c i pensait rédlemcnt.
Le souvenir de sa lettre me revint tout à coup .
•le me drcsi'ai, fis la lumiere ct fouillai dans le
tiroir proche de mon lit. Elle y était toujours.
Voici t:e qu'il me disait au lendemain du jour où
mtrc lui fit défendre sa porte ,
• Stratlgemore .
• Pour la dixième fois je reviens de Summerleas
Oll l'on me défend de vous voir. Phyllis, e::;I-t:e vous
qui He au ':i cruelle de votre plelll Arè nu e:st-ce
madame votre m~re
qui impose sa "ûlnnté devant
laquelle je me vois forcé de m'incliner. i\tlis pense!.,
ma Phyllis aimée, que vou s savoir malade ct rcst.:f
loin d.: vou s me rendra fou dc douleur!
« Sc croyais avoir souffert tout ce qu'un bomme
peut endurer sans mourir, l'autre (lI l', quand je
rentrai à la mai<lln et \(Just~oU'ai
partie. Jc pensai
d'abord que '<lU uv;el l't; voir votre mèr.: et v liS
étic7.attardée, puis l'inquiétude Ille !1ugna, je questionnai les dOI1lestiquc s et J'appris ce qui était
arri vé.
e Ah 1 croylz-~,
j" le jure sur l'amoUI' rrofond el
inalt é rable que )I! VOll' 1 {Ju ~ , mn blen-aimée l
,'CUS S I! donné vingt ans d ' ma vi c pour a\ oil" r~us.
1
à l:cartcl' de vous la p.:rso nnc \lue vou, UVCI 'Je et
�174
..
PHYLLIS
à éloigner de votre esprit la connaissance de ces
choses.
ft C'est justement mon ardent désir de vous épargner inquiétudes et soupçons qui ont causé ma
perle.
« J'aurais peul-être dû parler dès le début ... Mais
vous étiez si jeune, si impressionnable, je aaignais
que vous ne gardiez une fausse impression de ce
qu'ont été, en réalité, mes premières fiançailles, je
préférai les passer sous silence pensant que nous
n'aurions jamais à y revenir.
ft Hélas 1
IL Veuillez m'écouter, Phyllis, et après vous jugerez si je mérite votre pardon ... le pardon de ces
mystères dont votre bien était le seul mobile .
• Quand je partis à vingt-sept ans pour les EtatsUnis avec mon camarade de collège Brewster, un
peu plus agé que moi, je n'avais aucune expérience
ùu monde ni des femmes, ayanL toujours vécu au
coll ège ou il la campagne, où les sports étaient mes
seuls plaisirs.
« Au point de vue moral: un enfant.
a Quand je vis m'apparaltre miss Dilkes, la plus
belle entre les belles de New-York, je fus ébloui, je
l'avoue, e t de là à être subjugué, il n'y avait qu'un
pas.
ft Trois semaines apr1::s l'avoir vue pour la première fois, je la demandai en mariage et fus agréé.
ft C'est alors que commença pour moi l'e x'istence
la plus misérable. Ce bonheur du temps des fiançailles ct ue j'avais escompté me fut gâché par la vie
mondaine la plus effrénée.
IL 'l'rainé dans les bals, les concerts, théâtres, garden-parties, visites, il ne me fut jamais possible de
jouir d'un seul instant d'intimité avec ma fiancée.
Elle était une « belle ~ de New-York, elle avait lin
rôle à soutenir, et j'étais le fantoche qu'elle exhibait
dans les réceptions mondaines. Fantoche las,
inquiet, ennuyé, parmi un monde qui parlait à peine
sa langue, train6 à la remorque d'une belle fille dont
toutes les grâces et les sourires étaient pour les
autres ... el les rebuffades, les volontés impérieuses,
les caprices violents pour moi.
u A mesure que le temps du mariage approcha,
elle se contraignit de moins en moins et me rendit
plusieurs fois le témoin de sl:ènes affreuses, en
public aussi bien qu'en particulier, de ces SCl:nes
qui sont de nature à faire réfléchir un homme sur le
bonheur de sa future vie conjuoale.
u Cependant, les préparati?s du mariage avançaient. Ce devait être une des solennités de la saison.
�PHYLLIS
J75
• Avant de prononcer tes paroles définitives, ayant
essayé de chapitrer ma fiancée, du reste sans succès,
je priai mon fidèle Brewster de glisser quelques
bons conseils à l'oreille de miss Falmy.
• Poussé par sa sindre afTection pour moi, le
cher garçon s'y prit de telle façon qu'il n'eut plus
jamais envie de recommencer. Sa propre canne
brisée en morceaux par deux belles mains, puis
lancée en plein visage, faillit l'éborgner pour la vie.
C'est alors qu'cflrayé du sort qui m'attendait, j'allai
chez miss Dilkes pour lui reprocher ses façon~
envers mon ami et entendis la plus grossière bordée
d'injures qui soit jamais sortie des lèvres d'une
femme. Au tableau ; un éventail en lambeaux, une
statuette brisée.
• Phyllis, je "ous jure qu'à cet instant, la f assion
que j'al'ais éprouvée pour cette ftmme que jl! ne
voyais plus autrement que sous les traits d'une
furie, ma passion s'écroula et s'éparpilla en morceaux comme les lambeaux de l'éventail et les fragments de la statuette.
• Le lendemain, miss Dilkes attendit "ainement
mon retour, signal ordinaire de l'un de ces raccommodements où elle se montrait si habile et auxquels
je me laissais reprendre.
c Cette fois tout était à jamais brisé. Je lui en
expliquai les raisons dans une lettre qu'elle reçut
apri:s mon dépali.
• Et puis, Brewster était là, il y mit beaucoup du sien
et sut calmer mes scrupules. A la It.!tlre, il m'enleva.
• Deux jours après, nous embarquions et, quand
le foulai de nouveau le sol de la Vieille Angleterre,
J'eus l'impression que je venais d'échapper à un
mortel danger.
« Quelques mois à peine s'étaient écoulés, quand
je fis votre rencontre, chi.:re petite aimée, et ce
furent justement les qualités opposées au caractère
de miss Dilkes qui me plureflt en vous: franchise,
loyauté, gràce modeste, ingénuité charmante.
• Tout en vous me pJut : jusqu'à vos natvetés de
petite yillageoise, vos boutades d'enfant si yjte
apai5ées dans les larmes. Il m'était agréable de
renscr q~'ares
a~0.ir
été. ac~pté.
c()m~
par grâce
par une (i1Ie de mJ1liardallc,J'aIlals ouvnr aux yeux
étonnés d'une enfant ignorante de la "ie, les portes
féer~qucs
dt;s palais des l\lilJe et une Nuits.
« Et ic vous aimai de loute mon 'me .. ,
«Voilà, Phy}lis, J:hi~t()lc
v':riJ lque de ma malheureuse passion SI VIl e
" 1 • e élt.!intc ... cal'
l'éprcuvc a été conclua nt· J J 1 \! Vll mi s :; Dilke" cl
la seule impression qu'!.: le .11t faite sur mon csprit a
�PHYLLIS
été celle d'une répulsion invincible. Elle me rappelait le temps le plus malheureux de ma vie.
« Mais Je connais trop sa nature vindicative et
violente pour ne pas tout craindre de son voisinage
de S trangcmore.
« C'est pourq uoi, lorsque j'appris l'arrivée d'une
Américaine à l'hotel de Cars ton, d'apr;:s la description que l'on m'en fit, je crus la reconnaltre, et je
volai vers vous, craignant déjà qu'un malheur ne fùt
arrivé. Je m'excuse, ma chérie, de la façon tr;:s peu
gracieuse dont je vous en! evai du skating ce jour-là;
Il me semblait que mon bien le plus précieux était
en grand p.3ril.
« Et c'est aussi pour vous mettre à l'abri de ses
emportements que je consentis à la voir en cachette,
cherchant toujours à la décider à partir, et espérant
y réussir.
« Ah! j'aurais dû écouter ma premi ère impulsion
qui était de vous emmener au loin, de nous cacher
tous deux jusqu'à ce que le pays fût débarrassé de
cette présence odieuse.
</. Mais pendant les derniers jours de notre vie
commune vous aviez l'air si confiante, si heureuse ...
Je reculais de jour en jour craignant de toucher à
notre bonheur lorsque ... vous savez la suite! Je crois
que si j'étais rentr": à cet instant, pendant qu'elle
vous affolait de frayeur, je n'aurais pu m'empêcher
de l'étrangler...
' .
« Pauvre, pauvre chérie! Combien il a fallu que
vous fussiez arrivée au dern ier degré de la terreur
pour que vous vous soyez sauvée ain si, toute seule
et d~ seré
rée
dans la nuit 1
.. Phyllis, si en tout ceci j'ai mal agi, si j'ai manqué
de confiance envers vôus et si vous m'en voulez
encore, chère ame, j'implore votre pardon?
«Mais, pour l'amour du cit:l, ne me rejetez pas
loin de vous. Laissez-moi le droit d'entrer et de vous
soigner.
" Je vous aimerai tant que vous guérirez tout de
suite, puis je vous enlèverai et nous partirons pour
le continent .
.. Je vous fais porter cette lettre par Tynon. A
partir de ce soir je m·~
confine pour un mois entre
les murs de Stran gelTlu!'c dont le s ga rdes ont
reçu une consigne sévl.re. Ici , j'attendrai votre
réponse.
a Si elle ne vient jamais ce que je ne puis me
résigner à croire - dans un mOIS je fuis ce pays
ainsi que la femme qui me l'a fait prendre en horreur, et je pars pour de longs voyages, vous débarrassant de ma présence ...
�PHYLLIS
Ainsi, Phyllis, décidez, mon sort est entre vos
mains.
« A bientôt, je veux l'espérer, toutes mes tendresses et mon cœur meurtri à vos pieds.
Il
"MARK. ,.
Au dernier mot je laissai retomber mon front sur
la lettre, puis je baisai longuement la signature.
Il m'aimait toujours 1 Enfin, j'étais convaincue de
son amour inaltérable, et cette horrible femme
n'était plus rien pour lui.
Oh 1 Mark 1 J'ai été insensée de douter de vous 1
Quelles an~oise
s je nous aurais épargnées, à vous
et à moi, si' j'avais eu moi-même un peu plus de
co nfiance et SI je n'avais pas laissé une sotte Jalousie
m'aveugler au point de me faire commettre la sottise
de vous fuir ...
Soudain, un flot de larmes vint me soulager.
Mais celles-ci n'avaient pas l'amertume des premiLres que j'avais versées; malgré tout je me répétais:
« Il m'aime 1 il m'aime 1 »
Et la joie de posséder son amour tempérait ma
douleur d'être séparée de lui.
La mauvaise chance s'en était mêlée, aussi 1
Penser que cette lettre avait dormi tout un long
mois dans ce tiroir, que je n'aurais eu que la main
à étendre, un r;este à faire pour la décacheter et ne
l'avais point [,lit 1
Et sir Garlyle avait attendu pour venir me trouver
que mon mari se trouvat dans le train qui l'emportait. Il était sür alors que nous ne pourrions avoir
d'explication. Le tmitre 1
Ce matin, m'étant expliquée avec mère et lui ayant
montré la lettre de Mark, je pleurai encore, doucement, appuyée à son épaule.
Elle caressa mes cheveux qui sont sa gloire ct me
dit :
- Ton p ère et le docteur avaient raison, après
tout, il n'était pas si coupable que nous le croyions.
Vois-tu, ma petite fille, qu'il est toujours dangereux
de juger hàtivcme nt. Mon Dieu, il y a bien un peu
de ma faute là-dedans, j'aurais dü le recevoir, mais
tu m'étais a!Tivée dans un tel état que je craignais
tout pour tOI. Le docteur m'a fait peur, et tu ne voulais mème pas entendre son nom.
- Oh 1 m ère, ne vous accusez pas 1 Vous avez agi
pour le mieux; s i je n'étais pas partie comme une
folle et une enfant que je suis, Mark ct moi nous
~e rions
expliqués ct tout cüt été fini. Maintenant,
il est parti 1
�17 8
PHYLLl::i
Oh 1 pas pour toujours 1 s'écria mère, et qui
sait? peut-étre qu'à Strangemore il a laissé une
adresse, tu écrirais ...
- Oh 1 oui, fis-je, sautant sur mes pieds, et
essuyant mes larmes, mère, je vais y aller avant le
déjeuner.
- Sois pl:udenle, Phyllis, si tu allais rencontrer
cette autre personne: l'horrible créature.
- Ce n'est pas une horrible créature, elle est très
belle, répondls-je, épinglant mon chapeau en hâte,
mais maintenant, je ne la crains plus: je la dédaigne 1
El là-dessus, avec un petit rire, - le premier
depuis si longtemps, - je partis ayant embrass é
mère de toutes mes forces.
cannait la vic, pensai-je,
« Comme mou bon cur~
en foulant les feuilles du bois de mon pas vif, les
voies de Dieu sont vraiment impé nétrables. Ainsi je
n'ai pas eu besoin de passer par la réslgnation pour
en venir à l'espérance. Maintenant je crois, j'espère,
ma vie n'est plus un trou affreux, une suite de Jours
mornes, le beau temps reviendra, le soleil de « son»
regard réchauriera mon cœur ... il reviendra 1 »
Et-ie courais presque, le long de la rivi ère.
Jamais les bois de Strangemore ne m'ont paru
plus beaux, plus solitaires, plus parfumés de l'odeur
de la terre, des fleurs, des mousses et des feuilles .. _
Mai commence, le mois joli du renouveau et tout
chante aussi le renouveau en moi-même.
Il m'aime 1 il reviendra 1
Mes pas ailés me conduisirent cn moins d'une
heure à la grille du château.
Elle était verrouillée. La bâtisse immense, que
j'aperçus de loin, me fit l'effet d'être aveugle avec
toutes ses fenêtres fermées. Pas de fleurs aux balcons, portes closes.
A mon coup de sonneHe, Bridge ne sortit même
point du cottage, il se contenta de crier d'une voix
bourrue:
- C'est fermé, on n'entre pas.
Je criai très fort:
- Bridge, Bridge, ouv~ez-mi
1_
l~
parut presque aussitôt et Je l'entendis marmonner:
- Dil;;u me pardonne 1On dirait la voix de Madame .
Quand il m'aperçut à travers les barreaux, le brave
homme Ota :;on bonnet et resta bouche bée, sans un
mot.
- Eh bien 1 dis-je en secouant la petite porte,
ouvrez vite, Bridge, ne me reconnai s sez-vous pas?
- Si, Madame, bien sûr 1 Mais pas la petite porlo,
Madame. La grande porte, la grande porte 1
�PHYLLIS
179
Bien que ce fût un retard de cinq minutes, je ne
voulus pas le priver du plaisir d'ouvrir l'immense
gri ll e devant ma fluette personne et je la passai
triomphalement, tandis que le bonhomme, incliné
très bas, saluait.
J'allai trouver l'entrée du vestibule par lequel
j'étais partie.
C'était ouvert, j'y entrai sans bruit.
Du côt!;! de l'office et des cuisines me parvinrent
des voix animées, les gros rires des cochers et valets
ct les accents plus aigus des femmes, mêlés à des
cliquetis de verres.
On fêtait agréablement le départ des maîtres. Je
sonnai.
Un temps assez long sc passa, puis Anna parut,
rouge, embars~,
et visiblement ahurie de me voir:
- Madame a sonné?
- Oui, dis-je d'un ton très naturel. Je désirerais
voir Tynon.
- Tynon n'est plus ici, madame, dit cette fille en
me dévisageant avec un air d'insolence, il n'y est
plus puur lon gtemps, il est parti al'ec Monsieur.
Je la regardai tranquillement, sans me démonter.
- Bien. Faites venir 1\1rs. IIedgins.
La femme de charge entra peu après.
Mrs. IIedgins fit une grande révérence qui cassa
aux plis son tablier de soie noire.
- Enfin, ma chère dame, s'écria-t-elle en joignant
les main , vous voici reren ue 1 Un jour trop tard 1
- Oui, un jour trop tard, répétai-je. l\'1ais vous
saurez peut-être où il est allé?
- Hélas 1 Madame, personne ne le sait. Monsieur
était tombé dans la neurasthénie depuis le dérart de
Madame; personne ne pouvait lui parler, saufTynon,
et encore 1... Nous savons que Monsieur est allé sur
le continent, c'est tout... Il a dû s'embarquer hier.
Et il a donné des ordres comme s'il ne devait pas
revenir.
Je poussai un soupir que l'excellente femme interpri.:ta à sa manière, car, en relevant les yeux, je VIS
les siens fixés sur moi avec une sincère sympathie.
Personne n'est venu en mon absence? demandai-je avec hésitation.
- Pardon. Sir Garlylc est venu hier et il a causé
longuement avec Monsieur.
- Je le savais. Mais ... personne d'autre?
La vieille femme lut sur mon visage le sens de ffil:S
paroles.
- Non, Madame, dit-clle baissant un peu la voix
la « personne» n'a pas pu revenir ici. Cc n'est pa~
qu'eUe ne l'ait point essayé; on l'a encore vue rOdor
�PHYLLIS
180
âutour du parc, mais Bridge et ses chiens ont fait
bonne garde. Bridge, comme moi, est tout dévoué ù
Madame ... et la « person ne )) n'a pas pu entrer.
J'eus un sourire content, tandis que Mrs. Hedgins
frottait lentement ses main~
si.:ches l'une contre
l'autre.
- Eh bien, que se passe-t-il ici depuis mon
départ? demandai-je un moment après.
- Oh 1Madame, c'es t une pitié quand la maHresse
de maison n'y est pas 1 J\lalgré tous mes efforts, je
n'arrive pas à les gouverner! Anna est une mauvaise
langue qui monte la tête à Thomas et à la cuisini:re,
je n'en pui s yenir à bout, et puis il y a un coulage ...
Ce serait bon, vraiment, SI Madame se montrait
quelq uerois.
- Oui, je viendrai de temps en temps. Et pour
comm encer, mistres s Jalle, vous ferezleul' compte à
Anna et à Thomas. Ils partiront.
- Bien, Madame.
- Gardez la cui s inière, parce que sa cuisine est
bonne. Elle se calmera après le départ des autres.
Ne cherchez pas d'autre femme de chambre, ni
d'autre valet de pieu pour le moment. Nous verrons
plus tard. Est-ce que M. Carrington a donné des
mstructions à l'intendant, M. Foster?
- Non, Madame, presqul: rien. Il a dit avant de
)artir que s'il rentrait Ul: l'argent des fermages, on
'envoie au banquier, à Londres. C'est tout.
- Vous direz à M. Fosier qu'il vienne chaque
semaine ici, le lundi matin, comme par le passé. Je
le recevrai dans le cabinet, à la place de mon mari.
Je me levai avec un grand air de dignité et je
m'aperçus que la femme de charge me regardait
d'un ail' ému, sans pouvoir prononcer un mo1.
- Vous direz aussi au jardinier qu'il apporte ses
compte:>. Je le reccvrai apr\:s M. Fo~ter.
S'il y a
quelque chose à faire au sujet des chevaux, le premier coch<lr pourra ml;! parler également. Au revoir,
ch::re mistress IIedgins, soignez-vous bien J Vuulezl'OUS avoir l'obligeai\cc de sonner pOUl' qu'on attelll:'
mes puneys?
'
Quelques minutes plus tard, je descendais l'avenue
au trot de mes puneys. Ils avaient été fort « privés
d'exercice et ils tiraient sur ks guides. Derrière
moi se tenait le petit gro()1TI Jack que j'avais l'intention de garder à Summerkas avec l'attelaFc .
.l'arrivais à la jonction des chemins de Carston et
de Summerleas quand je vis arriler Cil face de moi,
venant de Carston, un\,. automobile qu'une femme
condui sait clic-même.
Elle m'avait r eCOJlnu~
avant que je ne la visse:
!
•
�PHYLLIS
c''l!tait miss Dilkes, accompagnée seulement d'un
domestique de l'hôtel.
Au lieu de poursuivre son chemin sur le c6té de
la route, comprenant que j'altuis m'engager sur Summerleas dont je me trouvais à peine à cinquante
mi:tres , elle me « coupa ", c'est-à-dire qu'un brusque coup de volant amena l'auto presque sous le
nez des poneys.
Ils se cabn:rent, effrayés dt:jà par les appels du
groom qui criait à l'auto de sc garer.
Malgré le danger pressant, Je levai les yeux ct
rencontrai le regard efl"rayant de l' Am~ricane.
Elle
s'écria:
- Ah 1 ah 1 C'est la petite poup ée anglaise. La
poupée que j'ai bris ée !
Elle se rapprochait toujours. Je levai mon fouet,
folle de colère.
Jack, sautant à terre, se jeta aux naseaux des bêtes.
Frémissante sous l'insulte, j'allais frapper mon
ennemie, quand ...
L'automobile fit demi-tour, j'entendis un rire insolent èt tout disparut dans un nuage de poussière
sur la route de la station. Au loin un train siffla.
J'eus le temps d'apercevoir une énorme malle
at1achée à l'arriè:re Je l'auto avec des courroies :
clle partait 1
Miss Dilkes me disait son dernier adieu.
11 fallut un bon moment pour raire entendre raison aux poneys, allolés de frayeur. Quand je les
crus assez calmés, je les fis galoper un mille ou deux
sur la grand'route puis les ramenai haletants, mais
assagis, et tournai sans encumbre dans l'avenue de
la maison.
- Quelles nouvelles? me demanda mère avec
anxiété.
- Personne ne sait où il est aUl:, mère? fis-je
tristement.
- Nous l'apprendron quck]uc jour, ma chérie,
en attendant tu n'cs pas malheureuse auprès de moi.
Maintenant que tous nos enfants sont partis, tu
seras ma consolation.
- Nous nOtlS consolerons l'une l'autre, m{;l'C
chéri.:, dis-jo en l'embras~nt,
mai s vraiment... vous
ne croyezd)as que ce sera éternel '? Et puis ... oh 1
j'oubliai s l; \'OllS dire: 1 li~s
Dili es est partie 1 Partie pour tout à fait.
.Je racontai l'incident de la route ùan s tou s ses
d~t
·!il s.
- Dieu soit loué 1 s't:cria maman aveC ferveur.
Nous allon s pouvoir r 's pirer à l'ai se . Tu ne pumai s
m'apprendre de meilleure nouvel le.
�PHYLLIS
XII
25 juin.
Les derniers jours de juin tirent à leu r fin. Juillet
s'annonce ùans toute sa gloire.
Bien que je sois toujours sans nouvelle de celui
qui ne quitte jamais ma pensée, le temps et la jeunesse aidant, je suis presque rede,\enue la Phyllis
d'autrefois.
Mes joues ont retrouvé leur couleur et leur rondeur enfantine; mes yeux clairs et brillants ont
perdu leur aspect maladif; mon corps a recouvré
toute son élasticité; mais une ombre triste' vole
habituelle!l1ent mon regard, mes éclats de rire ne
résonnent plus comme autrefo"is dans les bois de
Summerleas et, à mesure que le temps s' éco ule
sans m'apporter ce que je désire, un peu de courage me quitte chaque jour.
Cependant, je secoue ma torp eur et ne veux pas
me laisser endormir dans une attente épuisante et
vaine.
Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour remplacer le maltre absent dans nos domaines.
Mise au courant par Foster, l'intendant, des
besoins de nos paysans, de leurs maladies ou de
leurs soucis, j'ai pris un vif intérêt au sort de ces
gens.
On voit partout mon léger tonneau, tralné par les
poneys infatigables.
En outre, au château, l' ordre et la régularité
r~p;net
sous mon ferme contrôle.
Anna et Thomas mi s à la porte, le «coulage ~ a
cessé comme par enchantement. Mrs. IIcdgins dort
des nuits paisibles et bénit les jours que ji~ passe à
Strangemore. La cuisinii.:re est devt!nue un ange de
ùou ceur.
Mais, malgré ces journées comblées de salubres
travaux, malgré tout, le souvenir du bien-aimé
obscurcit pour moi la joie cie vivre, et s i je n'appelais SOllve nt à mon aide la résignation et l'aide de
Dieu, je me lai sserais aller à ùn affreux décourage ment.
T 0 juillet.
Depuis deux jours, Roland est parmi nous, en congé.
Mon frère alné m'a toujours témoillné une grande
sympathie. Quoique nous ayons eu rarement l'occa-
�EHYLLIS
sion de passer assez de temps l'un avec l'autre pour
nous apprécier mutuellement.
Ce sOIr nous nous 1rouvions seuls après le d1ncr.
Quand nous eûmes longuement parlé de mes tristes
afTaires :
- r:t toi, Roly, lui dis-je, Oll en es-tu avec la fille
du colonel?
Ah 1 fit-il d'un air ennuy':, cela ne ya pas
comme je le voudrais. Miss Helen est fantasque.
Tantôt ce sont des sourires à vous tourner la tête
et, d'autres fois, c'est à peine si elle daigne \'ous connalt rI:!. A plusieurs reprises elle m'a offert de me
r.::ndre 50 parole.
- Tu croyais êlre si sûr de son amour?
- Oui. Il y a six moi s. Depuis Not::l nous avons
un nouveau capitaine, laid, vulç;aire, idi ot.. . Seulement il a cinquante mille " livres» de rente et
Je cœur de ma Dulcinée n'est ras à 1'0preuv..: de
1ant de millions. J'ai soufT..:rt Je mar1yre, acheva
Roly en laissant parailre sur son visa ge rayonnant
de. ~ anté
et dc jeunes e une expression de déses-
pOir.
- Tu l'oublieras, dis-je doucement.
- Parbleu oui 1 s'6cria-t-il. C'est ce que j'ai de
mieux à faire. Ah 1 où trouver jamais une Lille à
l'esprit sain et droit contente dc sun sort, qui soit
disposée à faire le bonh..:ur ,]un homme sans en
chercher si long.
- Peut-etre pas très loin, fis -je en souriant. Tu
ne sais donc rien yoir?
- Qui veux-tu dire r
- A veugll.: 1... a \'euglc 1
Je le regardai dans les yeux ... il rougit jusqu'aux
oreilles et je compris à qui il pensait.
- Tu crois qu'clic pense toujours à moi r
- J'en suis ccrtainl:. Sais-tu quel vœu ell..: a fait
Cét hiver"? Mon Dieu, il n'y a ~ui.
re que trois ou
quatre mois, à la Fontaine aux Souhaits r Celui de
devenir la femme de certain officier ...
Roland réOéchit profondément; enfin il dit d'un
ton sérieux:
- Les Ha~lings
n'onl presque pas de fortune ct il
y a tro!s enfants. Sais-tu ce qu'est la vie d'un ménag~
d'offiCier san~
argcnt ?
- S'ils s'aiment l'ull l'autre et sont heureux, ils
seront toujours <ISSel riches, répondis-je.
Mon frère me regarda avee étonne:mcnt; puis, il se
lev" ct parla d'autre cho$c. Dans Ic cours de la
soirée: il fut plusicllrs fois thstrait. Quand mi. rc lui
cl manda, à l'heure dll couchcr, cc qu'il ferait
d,:main:
�PHYLLIS
- J'irai parler à Hastings, dit-il sans hésiter. J'ai
une commission pour lui, de quelqu'un du régiment.
35 juillet.
La douce Jenny n'a pas fait en vain son vœu
d'amour à la Fontaine . Elle est si heureuse maintenant qu'elle ne peut croire à son bonheur.
- Phyllis, me dit-elle hier en m'embrassant,
- c'était le jour de leurs fiançailles - je souhaite le
retour de votre bonheur aussi ardemment que je
suis sûre d'être une heurc:use femme.
- Ah 1 ma chérie, murmurai-je en la serrant dans
mes bras, que Dieu vous entende; et moi, je souhaite
que votre bonheur à vous, soit à l'abri de tous les
orages.
- Sait-on jamais 1 dit-elle en soupirant.
Mais son regard brillant d'amour et de confiance
fixé SUl' Roly démentait son exclamation.
Mon frère, en garçon expéditif, a prié sa fiancée
de fixer leur mariage à une date rapprochée: au
mois d'octobre, par exemple, et Jenny, trouvant probablement qu'elle l'avait assez attendu, y a consenti
sans se faire prier.
Brighton, 12 août.
La décision du départ à la mer s'est prise si rapidement et le temps s'est trouvé si rempli avec nos
préparatifs de voyage et l'installation, que j'ai dû
délaiss er mon album depuis plus de quinze jours.
La famille Has tings devait, comme chaque année,
aller passer les mois d'août et de septembre à la
mer.
Les fiançailles de Jenny n'ont rien changé à ses
projets, sauf que mon frère fut invité à profiter des
derniers jours de I>on mois de permission pour les
accompagner.
Et ce bon Roly, me voyant si délaissée, n'a pas
voulu partir sans moi.
Mère a insisté aussi, car je refusais de toutes mes
forces, sen tant que ma tristesse n'était vraiment
pas faite pour aller avec l'entrain d'une bande
Joyeuse.
"Une promesse m'enleva mon seul regret.
- J'lrai à Stran gemore de temps à autre, me dit
mère, s'il ya la moindre apparence de son retour,
tu seras prévenue par ù6pêche.
Mais je n'ai accepté que pour un mois l'invitation
de nos amis. Je veux être de retour en septembre;
c'est le mois anniversaire de notre mariage et, s'il y
pense, peut-être ... peut-être que ... Je ne veux pas
me leurrer d'un esroir qui sera déçu.
�PHYLLIS
15 aotÎt.
Le rayonnement du bonheur de certaines personnes est tel qu'il met de la joie dans toute une
maison; c'est ce qui arrive ici dans la villa que les
Hastings ont louée en vue de la mer.
Roland loge Jans un hôtel voisin, mais, dès huit
heures du matin, sa forte voix retentit dans le hall,
et à minuit il faut absolument le mettre à la porte.
Pareil débordement d'amour heureux que je n'ai
jamais connu m'étonne et, par instants, m'attriste
encore plus.
Non point que le moindre sep.timent de jalousie
crfleure mon esprit, mais s'il est vrai, comme le dit
Dante, que le plus granJ tourment des damnés soit
le souvenir de leur bonhet r passé, je crois que je
fais (;n ce moment mon purgatoire sur terre.
lIier, dans l'aprt:s-midi, ils se croyaient seuls dans
le petit jardinet de la villa. Roly tenait la taille de sa
fiancéc, ils se parlaient cœur à cœur et souvent un
baiser achevait leurs phraseS.
Il y avait tant d'hr,rmonie dans leurs pas, leurs
gcs~e,
Ic.urs regards ét~ien
si empreints d'amour
vraI que le ne pus y temr .
Une uriITe me serra le cœur.
Malgi·é moi, la pensée dc ma situation désolée me
fit vCOlr les larmes aux yeux et je montai rapidement
à ma chambre pour y cacher mon chagrin.
Oh 1 Mark, mon mari, mon aimé, quand rcviendrez-vous?
17 août.
Ma santé devient meilleure tous les jours, bien que
le moral ne soit pas très brillant et qu'il suffise de
pre:;que rien pour bouleverser mon système nerveux.
lIier soir, les IIastings avaient invit!! des amis de
passage,lc;s de V~re
.. à dlner: J'aurais bien préf~
ne pas y C:tre, maIs Je pe~sal
q~e
me fai:e serv~
dans ma chambre compltqucralt le servll;e et le
m'attache, autant que pOSSIble, à ne pas mc singulariser. Je passai donc une robe du soir - J'ai
emporté une grande partie de celles que j'ai à Strangemore, - et me rendi;; au salon.
Pendant le repas, je tressaillis soudain en entendant prononcer mon nom.
M. de Vere disait:
- Nous avons beaucoup \·oyagé en Suisse et dans
la partie de la France qui avoisine la frontil:re.
JIilda, - il s'adressait à sa fernme,- n'était-ce pas à
Chamonix que nous nous arrèlames plusieurs Jours
en revenant sur Paris?
• Vous jugez de notre 6tonnement en rctrouvant
�186
PHYLLIS
là-bas l'un de vos compatriotes. J'avais entendu prononcer son nom par votre voisin, mon cousin
Henry de Vere ct, du reste, je le reconnus pour l'avoir
rencontré à Londres. Voyons, il s'appelle .. ,
• Ah! Carringtol1 1... C'est bien cela.
Au nom de mon mari - car ce ne pouvait être un
autre que lui - je devins mortellement pale. Tous
mes amis avaient les yeux fixé s sur moi.
Je me raidis, aus~
blanche que la nappe, et
essayai de [aire bonne figure, tandis que M. de Vere,
incon scient de l'~moi
qu'il provoquait, continuait:
- C'est, je crùis, un original, ce Mark Carrington,
on m'a conté à son sujet une hi stoire assez étrange.
Il avait,paralt-il, une jeunefemme charmante et ... Vous
êtes enrhumé, cher ami?
Ici, M. de Vere s'aperçut enfin des signaux que
lui faisait son Mt e,.il s'arrêta, balbutiant:
- Ah ! pardon 1
Et vite quelqu'un voulut parler d'au!re chose.
Mais je relevai la tête, les yeux brillants d'espoir,
je les fixai sur l'invité.
- Monsieur, dis-je, essayant d'assurer ma voix, à
'luelle époque avez-vous rencontré M. Carrington ...
mon mari?
Mrs. de Vere vint au secours de son époux qui,
pour le moment, restait muet d'étonnement et de
c:onsternation.
- C'était vers le 15 mai, madame, dit-elle. Du reste,
'10US ne lImes que l'apercevoir. Le lendemain matin,
M. Carrington avait quitté l'h6tel avant notre r~veiI.
- SaveZ-vous où il s'est dirigé ensuite?
. - Nous ne l'avons ras demandé, madame. Du
reste, beaucoup de voyageurs s'en vont sans donner
d'adresse.
- Merci. Je baissai les yeux sur mon assictte,
encore péniblement ébranlée et déçue.
Malgré toutes mes recherches et celles de mes
amis, Il reste introuvable 1
Mark, jusqu'à quand durera ce supplice?
Revenez, mon amour, ou, quand il vous plaira de
.If.>nir, vous me trouverez morte 1
22 août.
Aujourd'hui, aprl's une nuit cruclle d'insomnie,
j'éprouvai un be soin intense de grand air.
Je sortis l'.ar. la peti e porte dù. jard.lIlct, afin d'évi(cr une soclt!le quel conque, et J'allaI errer au bord
de la mer.
A certains jouri> où ma peine e t plu::; poignante,
j'alllle sa mélancolie proCollde.
l-'lus loin, beaucoup l,lus loin que la plage cncom-
�PHYLLIS
brée de baigneurs éléga nts, se trouve une hautl"
falaise de sable et rochers, recouverts d'une herbl
rare; elle se termine en précipice à pic sur l'océan
Arrivée là, je m'assieds ct, d'autres fois, achevan\
de gravir la côte, lorsque je suis au sommet, je con·
temple l'Infini et m'amuse à compter les vagues qui
vil!nnent mou rir sur la grL ,e, au-dessous de moi.
Assise dans cet endroit so li taire, je m'abandonne
à mes rêveries, et je puis gémir ou pleurer à mon
aise.
Quel peu de temps écoulé depuis celui où j('
n'étais qu'une enfant au cœur gai et léger 1
Je sens maintenant, par la force du contraste
combien j'étais heureuse .
.Tc ne savais pas, alors, ce que c'était qu'un cha (
f:!rin, un soupçon de jalousie, une amertume ou un
cette sensation plus pénible que
afTront. J'ign~ras
toutes : la solitude 1
o tri stes jours 1 et nuits plus tristes encore quand
l'oubli du sommeil qui serait le bienvenu ne peut me
venir en aide 1
L'autre soir, en revenant de la falaise, je suis
entrée à l'église. J'ai pu prier longtemps. Réconfortée, mais non consolée, je suis revenue les yeux
secs, ct dans la soirée j'ai réussi à rire comme les
autres.
SU/J/lIlel'leas,
1 er
septembre.
J'ai été heureuse quand méme de revoir mon cher
nid.
Apr1:s l'agitation de la plaAe mondaine, c'est un
doux repos qUl! la solitude des champs ou des bois.
D1:s le lendemain de mon arrivée, je suis accourue.:
à Strangemore, le cœur palpitant d'apprendre du
nouveau.
Non, rien ... toujours rien 1
Je n~e
suis remise de bon cœur à la tâche que
j'aime: celle de veiller de mon mieux sur nos propriétés en l'absence de mon mari.
Depuis mon absence et celle de Mark, les mauvais
bruits qu'avait suscités la présence de l'Ame-ricainc
se sont éteints d'eux-mêmes j tout le monde me Ruit
quand je passe, d'un regard sympathique.
'
10
septembre.
L'arrivée de ma sœur ct de son mari a amené à
Summerleas un grand mouvement de visites qui me
fatiF:ucnt, aussi je les esquive autant que cela sc
peut.
Dora qu'une précieuse espérance parc d'une grâce
nouvcll'o, est aussi jolie !linon plus qu'autrefois.
�188
PHYLLIS
A demi allongée sur la bergère dans des poses
alanguies, environnée de coussins, elle reçoit ses
visites et babille gentiment, comme il convient à une
jeune baronne, avec des manières pleines de distinction.
Dimanche dernier, dans le milieu de la journée, on
annonça lord et lady Chandos.
Je bondis du coio où je m'étais cachée volontairement et j'allai me jeter au cou de mon amie.
Quel tendre baiser elle me rendit!
Aussitôt que ce fut possible, je l'entrainai dans
ma chambre pour une longue causene.
Tous mes souvenirs me revinrent à mesure que je
parlais, ils rouvrirent la source de mes larmes,
mais la chaude sympathie que me témoigna Lilian
adoucit leur amertume.
- Et vom, ma chérie, demandai-je, êtes-vous
heureuse?
Elle rougit ... je vis qu'elle allait parler et n'osait le
raire.
- Parlez, Lilian, dites? Je n'ai pas l'esprit assez
mesquin pour être jalouse du bonheur des autres ...
'-:t, du reste, ajoutai-je avec un sourire triste, pensant
à mon {l'ère et à ma sœur, n'y suiS-Je pas habituée;
Je ne vois que des gens heureux autour de moi.
Dites, petite amie? Est-il bon avec vous? Avez-vous
trouvé le bonheur gue vous méritez tous deux?
- C'est le parfait bonheur, Phyllis 1 dit la petite
mariée en laissant la joie rayonner dans ses beaux
yeux .
. - Et lui, que dit-il?
- Il dit, répondit-elle en riant, que si je l'ai fait
attendre si longtemps, c'était afin que la récompense
soil meilleure. Oui, nous sommes bien heureux,
mais si vous voulez être ratiente, Phyllis, et ne pas
user ces jolis yeux à pleurer, vous aussi sere;: récomr-:-nsée. Il ne raut pas que Mark vous retrouve
maigre et laide à laire peur, car il reviendra et
bientat, j'en ai l'intime conviction.
Aprt!s avoir parlé de choses el d'autres, Cl de
beaucoup de gens que nous connaissons:
- Avez-vous entendu rerarler de laLly Dlanche?
- Non ... Seigneur, je n'en avais pas la moinLlre
envie, mais quehtu'un m'a dit que sir Garly1c ... Oh 1
Ilt Lilian en me voyant changer de couleur, qu'y
a-t-il?
- Rien, continuez. Vous disiez que sir Garlylc ?
:- Alla}t partir ou était parti pour l'Amérique:.Je
!tl! s,JUhaltc un b(1n vc)yage 1 Vrallllent, notre sOClCté
n'y rerdra !ru'·rc l
'
Je ne répnndis rien, mais je me demandai in pelto,
�PHYLLIS
si, d'après le conseil que je lui avais donné, il ne
suivail pas le sillage de certaine Américaine?
Eh blen, bon voyage 1 comme dit Lilian.
:J 8
septembre au soir.
Cette journée m6morable, anniver::.aire de mon
mariage, m'a laissé des impre~son
si confuses que
je ne saurais m'y d6brouillcr pour les fixer 'ur mon
album une dernii:re fois, si je ne commence par le
commencement.
Donc, ttant allée cc matin à Strangemore au trot
dt: mes poneys, j'en re\'ins vers midi assez faliguée.
Ma tête tournait un peu et surtout mon cccur me
faisait mal, car, au jour de notre anniversaire,
j'avais espéré peut-être un mot, un rappel de lui ...
Et il n'ya\'ait rien 1
- P:-'yllis, tu n'cs pas bien, me dit mère en sortant de table, veux-tu alkr te reposer su~
Ion lit?
- Non, merci. J'ai mal à la tête. Je vais sortir, je
crois que cela me fera du bien.
- Ah 1 s'écria Billy en saulant sur sa casquette,
jl.: vais avl.:c toi, Phyl. Nous irons voir si les nOisettes
sont müre:s dans le bois de Strangemore 1 Tu te rappelles ...
- Billy 1 cria maman, tais-loi.
J'étais dl.:venue toute blanche et je .crus dHaillir.
Je fis un geste pour écarter Billy et di~
d'une voix
qui me sembla résonner étrangement:
- Non .•Je n'irai l'as avec 101. J'irai seule.
Mi:re et Billy - mes deu.· Wandes ampurs après
• lui" - me régarùi:rent partir Je la porte, p~ti!
silhouette mince, triste ct noire.
J'uyab choisi en m'habillallt une robe noire en
sianc de deuil.
'Cc jelur de septembre était le rlus doux qu'on
puisse r(;ver. Je traversai nos bois san::. presque v
Ider un re{-iard. J'étais press{;c tl'arriver lIeyant CCI:Iain noisetl(!r que je savais rcconnallrc tntrc tous!
N'était-cc point là, perchée dans ccl arbre, que
Mark avait Irouv6 son enfant, sa petite fille, cumme
il lui rlai~t
de m'appeler?
.
Ayant trouv~
la place, le m'uccupal assez lun:.;temps à me faire un lit de feuilles s~che.
J'en ramassai ct en apporlai une grande quantité pour arri\cr à mt! faire une couche conf(lrlable.
Le mal dc t(;!e dont je soufrai~
depuis le malin
avait empiré du fait tll.: la chale.ur,,il me lard,ut de
m'6tendrc à l'ombre de mon nOls (II!!' pour y cherdll'r le sommeil.
.
Une "rande paix ct une douce fr:lichl'llr r~gnaic\
'nus les al bres touffu:;. Aucun autre bruit que Cdlli
�· 19°
PHYLLIS
de la rivière qui bondissait plus loin sur les cailloux
où clapotait le long de ses nves.
Ou encore le frémissement des feu illes et le froufrou de soie des ailes de lib ellules et de papillons.
Ce coin délicieux était fait à plaisir pour procurer
l'apais ement à toute créature humaine.
Hélas! il n'en pouvait être ainsi pour mon pauvre
cœurl
A peine mes paupières se furent-elles fermées
que la pensée de nos heureux jours d'autrefois me
revint, passant dans mon esprit comme une vision
radieuse, puis, aussitôt, ce fut le contraste des der.
niers mois, toute la succession des jours tern es ct
sombres où ma vie de femme heureu se s'est effondrée comme en un trou sans fond.
J'avais tant espéré un mot de lui ce matin L .. Mon
cœur battait à se rompre quand j'ai franchi la grille
de Strangemore et je m'attendais presque à le revoir
debout sur le seuil, m'attendant avec son bon sourire de jadis .
Et puis rien 1. .. Pourtant, il n'avait pu oublier l'anniversaire de ce jour.
En quelque endroit perdu de la terre qU'il fût en
ce moment, le souvenir de cc temps délicIeux devait
le hanter.
Markl Marck chéri 1 Quel horrible sorl nous séparaIt 1 Les années pas seraient-elles ainsi, sans que
je vous revoie, mon cher amour'?
Etiez-vous enterré dans une Thébalde, pleurant
toujours votre femme qui vous aime et vous tendait
les bras 1
Dans dix ans, pensai-je, si mon supplice doit
durer cette éternité, je serai presque une vieille
f.::mme, la douleur aura f1étri mon visage et blanchi
mes cheveux ... Vous ne me reconnallrez plus 1
Oh 1 être près de vous au jourd'hui comme il y a un
an, sous vos regards caressants, et rentrer la main
dans la main dans notre ch~re
demeure, l'lin à
l'autre pour toujours 1 Cela, c'était le rêve ... l\lals
quelle atroce rl:alité 1
Pour la centi::me foi s, peut-êlre, quand j'étais sûre
de ne pas êlre épiée, je sorlis de mon corsage où je
la porlais sans cesse la derni ère letlre de mon mari.
Et, comme d'habitude, je la couvris de larmes et
de baisers. Lui aussi il soufTrait, il m'appelait, sans
cloute. La pensée de sa douleur ajoutée à la mienne
me déscp~ra
davantage encore.
Je pleurai lon gtemps jusqu'à cc qu'enfin le sommeil ct la chaleur vinssent m'apporter l'oubli de
tout.
Je m'endormis la joue appuyée au papièr Iremp0
1
�.ldYLLIS
J91
de mes pleurs et tombai dans un complet an~tis
sement.
Vers la fin de mon somme qui fut long. car le
soleil commençait à descendre quand je me réveillai,
je crus faire un songe singulier.
Un homme m'apparaissait de loin dont les traits
étaient environnés d'une brume si épaisse qu'il ne
m'~tai
pas possible de les distinguer. Cependant sa
tournure, sa démarche, ne m'étaient pas IOconnues.
Il se rapprochait lentement dans ma direction et peu
à peu son visage se précisait. IIaletante d'émotion, je
le regardais venir, il fit soudain un mouvement
brusque qui le mi! à genoux devant moi, je crus
~cntir
une main très douce toucher mon front, mes
chcyeux, je m'agitai dans mon sommeil, murmurant:
- Mark 1Mark 1
Et en ouvrant les yeux, je vis l'homme de mon
rève, celui dont je venais de prononcer le nom,
debout à quelques pas de moi.
Les bras crols~,
adossé à un arbre, il me regardait de ses yeux profonds, si tristes que mon cœur
en fut pénétré .
.Je me levai les bras étendus en courant à lui.
- Mark 1 c'est vous 1 Ne me reconnaissez-vous
pas?
Et je ml; mis à pleurer convulsivement, appuyée à
son épaule. Il releva lentement mon visage pour
l'exposer à la lumière qui filtrait d'en haut au travers des feuilles.
- Ainsi, je vous retrouve ici, dit-il d'une "oi.
changée, cl vous nc me fuyez pas.
- Oh J Mark J Si j'avais su J Si j'avais compris
comme vous m'aimiell Mais vous êtes ici, près de
moi, vous ne partirez plus. Oh 1 dites, dites que
vous ne partirez plus?
- Il faudrait, pour cela, que je fusse bien sùr que
vous m'aimez un peu.
Jt! lui emprisonnai le cou de mes deux bras.
- Mark, je vous aime ... Je vous aime de toute mon
àmc. Oh 1 croyez-lc, mai ntenant. J'ai tant souffert!
- Et moi 1 fit-il d'un ton sourd .
Il plongea son regard dans mes yeux pour lire
ju"qll'au Jond de mon C(Cur.
- C'esl elle c'est bien clic, dil-il lentement,
comme s'il ne l;ouvait y croire ... Voi!à ses yeux que
j'aime, voilà ses eheveux e~ ses pe,tl~
boucles, ct
III qu'au sigM brl~
au c()m Jc 1 urellle ... elle a
pleuré ... comIne mol. .
..
«Phylli 1 oh 1 Ph}:1I~,
~'écna-tIl
tout li coup, en
me serrant contre lUI. Nous ne nous 'éparerons plu ..
iamais, dites, c'est trop affrcuxl
�PHYLLIS
Pendant un temps assez long, les libe1u~,
les
papillons et les fauvettes s'en donnèrent à cœur
Joie autour de nous; nous ne parlions plus: je crois
que les grands bonheurs comme les grandes douleurs sont muets.
Une immense joie, une quiétude parfaite nous
avaient complHement envahis l'un et l'autre. Des
paroles eussent été insuffisantes pour exprimer
tout cela.
- Rentrons, lui dis-je enfin, ils seront si heureux
là-bas.
Nous commençâmes à marcher lentement sous
les arbres. Tl me tenait serrée dans son bras comme
s'il eût ét l ~ décidé à ne plus me lacher.
Au moment de q uilter l'allée des noisetiers, nous
nous retournames d'un commun accord.
Il me dit à voix basse, bien que nous fussions
seuls:
- Il faudra revenir ici de temps en temps et si
jamais nous sentions notre amour en danger ...
- Alors, ce sera jamais, lui dis-je en riant; nous
aurons assez de confiance désormais pour tout nous
dire.
- Je ferai élever un petit kiosque à cet endroit
en souvenir, dit-il d'un air rêveur. J'ai trouvé mon
bonheur, un jour, sous un noisetier, ct je l'y ai
retrouvé aujourd'hui alors que je désespé.rais ...
Phyllis, plus lard, nous y conduirons nos eMants.
Je me lUS. Mais j'appuyai ma joue rougissante
sur son cœur et le baiser que je lui donnaI fut la
meilleure réponse.
FIN
�~}
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Phyllis
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Pujo, Alice (1869-1953)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 65
Type
The nature or genre of the resource
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Language
A language of the resource
fre
Rights
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Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_65_C92577_1109770
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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3. Rêver et Vivre, pnr Jenn de ln BRETE.
4. Les Espérances, pnr Mathilde ALANle.
5. La Conquête d'un Cœur, par Rén" ST AR.
6. Madame Victoire, par Mnrie THIERY,
7. Tante Gertrude. par B. NEULLIES.
8. ComJ'Xle une Epave, l'or Pierro PERRAULT.
9. Riche ou Aim.ée ? pnr Mary FLORAN.
10. La DaJ'Xle aux Genêts, par L. d. KERANY.
II. Cyranette, par, Norbert SEVESTRE.
12. Un Mariage' in extremis ", pnr Claire GENIAUX.
13. Intruse, plU' Clnud. NISSON.
14. La Maison des Troubadours, par André. VERTIOL.
15. Le Mariage de Lord Loveland, por Loui. d'ARVERS
16. Le Sentier du Bonheur, par L. de KERANY.
.
17. A Travers les Seigles, par Hélène MATHERS
18. Trop Petite, par SALVA du BEAL.
.
19. Mirage d'AJ'Xlour, par CHAM POL.
20. Mon Mariage, par Julie BORIUS
21. Rêve d'AJ'Xlour, par T. TRILBY.'
22. Aimé pour Lui-mêtne, par Mnrc HELYS. ,
23. Bonsoir Madatne la Lune. pnr Marie TIIIERY.
24. Veuvage Blanc, par Morio Anne do BOVET.
25. Illusion Masculine, par Joan d. la BRETE.
26. L'In'lposoible Lien, p.lr Jeanne de COULOMB.
27. Chemin Secret, par Lionel de MOVET.
28. Le Devoir du Fils, pl\l' Mathilde ALANIC.
29. Printemps Perdu, par T. TRILBY.
30. Le Rêve d'Antoinette. pnr Eveline le MAIRE.
31. Le Médecin de Lochrist, pnr SALVA du BEAL.
32. Lequel l'aimait? par Mnry FLORAN.
33. Comme une Plume... l'or Antoine ALHIX.
34. Un Réveil, pnr Jean de ln BRETE.
35. Trop Jolie, par Loui. d'ARVERS.
36. La Petiote, par T. TRILBY.
37. Derniers Rameaux, pnr M. do HARCOET.
38. Au delà t#es Monts, pnr Mari. THIERY
39. L'Idole, por Andrée VERTIOL.
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40. Chemin Montant, par Antoino ALHIX.
41. Deux AJ'Xlours, par Henri ARDEL.
42. Odette de Lyxnaille, Fem ... d. Lottre., par T. TRILBY.
43. La Roche-auxAlg~s,
par L. d. KERANY.
44. La Tartane amarree.t par A. VERTIOL.
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pnr Pierre Le RuHU.
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,.
��,
ï
Roman d'une
P olollaise
l
1
A quinze ans, Maryla Jagmin avait la maigreur,
les longues jambes et la pétulance ues cherreaux:.
Elle n'était pas gaie, mais elle s'agitait beau.coup, par amour de la liberté ct par excès de
santé. Vêtue le plus som'ent des robes de sa mère
morte, qu'une servante inglSnue ajustait à sa façou,
elle jetait le soir sur ses épaules l'un ùe ces châle-,
au"" vives couleurs que les paysannes polonaises
se lèguent de mère en fille ct qu'elle empruntait tl
sa nourrice.
Deux nattes d'Ull blond très clair pendaient le
long de son visage qui était plus triangulaiœ
llu'ovale, à cause des pommeltes proéminentes et
ùu menton volontaire.
De fortes et belles lèvres rouges cachaient des
dents éclatantes, carrées, el qui chevauchaient un
peu, comme des grains de raisin sauvage,
Elle les montrait, non dans ces larges éclats de
rire que l'adolescence lance comme un défi il
l'avenir, mais quand elle buvait le yent libre des
steppes, en courant, haule el menue, dans son
chàle aux couleurs \'ives, dans le balancement de
' ses tresses d'or.
�~rARYL
Les gens de Pratoline la saluaient avec un afru:tueux respect: n'était-elle pas la petite-fille de
Sdnl<.:h Kowal, dont les Russes avaient fait l,n
n{al tyr au moment de la persécution des uniates?
Il n'était pas de famille, en Podlésie, où ne ~l '
~oit
racontée, ft b veillée, la tragique histoire de
Sy!\uch 1\.0\\'<11.
11 était, comme tous ses compatriotes de ral" ~
polonaise asservis par la Rus oie, Ull chrétien grec
l'cl'onnaissant la su préma tic dc Rome: un U niatt'.
Vers 1872, le gouvernement du Tsar, qui avait
jusllue-Ià traité avec quelques ménagements les
Polonais de Podlésie, résolut de les rattacher par
la persuasion ou la force à l'Eglise russe. Syh-uch
Ko\\"al, riche propriétaire de Pratoline, alors dans
la force de l'ùge, habilement sollicité par un haut
fonctionnaire rus~e,
repoussa avec indignation
l'offre qui lui était faite de prêcher la soumission;1
ses compatriotes.
- Je préfère la mort à cette lâcheté! répondit-il.
Quelques jours plus tard, le sang polonais coulait en Podlésie. Encadrés de soldats, les popes
pénétraient dans les églises et communiaient de
force les fidèles dont le poignard des cosaques
desserrait les dents. Des feux de salves étaient
tirés sur les foules plaintives qui gardaient l'approche tics sanctuaires.
Pratoline connut de véritables massacres. l'n
jour, Sylvuch Kowal, maintenu par des soldat~,
reçut sur son front, des mains du pope, l'huile
sacrée.
Puis, on le Jtleha sous les quolibets. Pëlle et
silencieux, il s'éloigna. Mais, le soir, tandis èJ.ue le
nakhelnik et ses cosaques pénétraient dans la
meilleure auberge du village, Sylvuch Kowa! se
présentait à eux. Sa démarche était peu sùre; sa
maIn tremblait en brandissant un informe Iamheau rouge •••
�MARYLA
1
f
9
C01l1me J'homme; se taisait, les soldats inquiet·;
élevl:l'ent des flambeaux, et ils retinrent un cri
J'horreur: le Polonais avait arraché la peau de
son front touchée par le pope ...
Son visage pU le et émacié, surmonté J'ulle horrible plaie, ressemblait à une stèle t1eurie J'une
rose rouge.
- Qu'as-tu lai t ? s'éc ria le préfet.
Sans répondre, Sylvuch jeta Ie lambeau de chair
dans Je fen et se perdit Jans la foule accourue (1).
Un Illurmure J'admiration el d'amour s'élevait
sur son passage; des femmes agenouillées haisaicnl
dc;votement ses vètemenls; le peuple eùt suivi
Kowal jusqu'au martyre!
Inquiet, le gOllvemement russe décida del'exiler
en Sibérie. Il y [ut oublié jusqu'en 1892 ..•
Lorsque, vieux et la santé ruinée, il revint li
Pratoline, il trouva de grands changements à son
foyer: le gouvernemen t fusse a vai t conflsqué la
plu part de ses terres; sa fille unit] ue, mariée à un
noble lithuanien, était morte peu après son mari,
de l'une de ces terribles épidémies qui rav:lgLlll
c:es con trées marécageuses.
11 n'y avait plus, sous le vieux toit des Kowal,
que la femme de Sylvu~b
et sa petite-fille, Jgée de
trois ans, Maryla Jagmin.
Le vieillard l'aima d'une tendresse profonde et
jalouse. Il entendit bçonner seul cet te Ume d'en fanl,
qui se révélait déjà intense et inquiète. Non point
qu'il tentât de lui communiquer l'amère expérience
llu'il avait pu [aire des hommes en son long marlyre, au contraire, il cultivait l'enthousiasme naturel de Maryla, comme une t1eur dont le parfum
devient un jour le plus granù charme de la vie.
Mais il s'attac:hait à trier les sujets de cet en thou(1)
Ces l1'1:tails sont empruntes à la Perséclltion des
IlILiales, par Otlunawa, traùuction p:!!' Il. C. (Lcthielleux).
�Ile
MARYLA
siasme, il l'en trainer jusqu'à ces pures reglons
qu'habitent la foi religieuse ct patriotiqae, J'amour
du beau et du vrai.
Il ùisait souvent:
- 0 petite fille l L'i.'lme 'lue je l'ois dans les
yeux grandira-t-elle a\'ec loi?
A la mort de son grand-père, l\laryla .lagmin,
Jgée de quatorze ans, possédait une instruction
très étenùue ct sans avoir subi de surmenage .
Comme la plupart des Polonaises, elle était merveilleusement douée et montrait une application
plus passionnée gue soutenue.
Elle aimait courir le pays en tous sens et pendant des journées entières.
Les deux vieux serviteurs, qui étaient maintenant toute sa famille, lui laissaient unc liberté
entière. Qui ellt osé d'ailleurs causer le moindre
ennui 11. la petite-fille de Sylvuch Kowal?
Le pays était sûr. Un livre aux doigts, l'aùolescente pouvait errer sans crainte.
Des marais brumeux que sUrvolent des cigognes
s'étendent il l'infini sur la plaine podlésienne, entre
des prairies pâles et des forèts chétives, dont
l'hiver qui glace les marais interdit l'accès aux
bûcherons.
Çà et là émergenl des coteaux surmontés de
moulins à vent infatigables. Une lourde tristesse
pèse sur ces paysages. Une race mystique et longtemps persécutée a dressé à profusion des croix,
par groupes de trois, à chaque tournant de route et
sur 1:.1 moindre éminence.
Et lorsque la fraicheur du soir agglomère les
brumes des marais, dans un halo de lune, un
monde fantastique apparaît, fait de blancheurs
cotonneuses que trouent, innombrables, les moulins aux grandes ailes et les croix de bois sombre .•.
A l'aube, une rumeur étrange s'élève: caquetage des cigognes blotties dans les roseaux, halè-
�].IARYLA
t
,
" k
l.
Il
temellt des moulins à vent plus vivants que les
hommes j mais il esl rare Ci ue tralnen t dans les
venelles ces chansons du terroir qui sont le doux
parfum des campagncs de France.
L'amour lui-même a pris un inquiet et dolent
visage.
Lorsq ue Maryla Jagmin, adolescente, le rencontra dans Ull sentier bordé de haies fleuries, clIc
ne le reconnut pas, parce qu'il riait ct que ses
yeux brillaLen t de plaisir ...
Surprise et troublée, elle détourna la tète. Mai:.
quand elle se vit à distance respectueuse du merveilleux passant, elle s'arrêta, monta sur le socle
moussu que s'était [aitull chêne, et là, retenant sa
respiration, les bras noués autour du tronc rugueux, elle regarda ...
Casimir Szawklis s'éloignait au pas de son
cheval en mordillant Ulle fleur. Il surgissai t comme
un fabuleux centaure du sentier creux et il paraissait glisser sur les églantines de la haie.
Il était blond comme MaryJa était blonde;
comme elle il avnit seize nns, et il était le fils d'ull
chàtelain des environs tlui avait eu l'habileté de
rester en bons lcrmes a l'CC le gou vernemenl russe,
sans que ses C0111 patriotes pussen t rien 1ui reprocher.
La fortune cles Szawklis était plus considérable
encore que celle des Kowal avant la confiscation
de leurs biens. Maryla JagmiLl s'émerveillait que
cc jeune homme l'eCt l regardée au passage.
Sans doute était-elle un peu ridicule dans son
chale paysan, avec ses tresses au vent'! Pourquoi
avail-il souri et remarqué le bouquet d'ancolies
qu'elle venait de cueillir?
L'inquiétude de l'adolescente grandit encore
lorsque le lendemain elle découvrit sur sa fenêtre
une gerbe d'ancolies toutes fralches. Qui les avait
apportées? Serait-ce lui?
�12
MARYLA
Dans Je doute, elle résolut de fuir le plus possible ce bel inconnu qu'eUe n'osait t'emen;ier par
peur d'une méprise! Celte résolution la rendit
gauche et sauvage; au lieu de suivre les sentiers.
elle s'enfonça dans les bois. Ses rêves y prenaient
d'angéliques et passionnés, isages.
Couchée sur la mousse, ses doigts pétrissant la
terre odorante el ses lèvres collées à l'écorce
argentée d'un bouleau, aussi près de la :nature
qu'un être végétal, aussi près de Dieu que les
anges, clle fermait les yeux pour mieux voir la
ronde enchantée de ses pensées.
SOI1 clair visage de femme-enfant demeurait
grave; aucune chanson ne sortait ùe ses lèvres;
elle sentait confusément que la moindre manifes·
tation cie la vie, chez elle, romprait l'enchantement.
La certitude d'être seule avec la forêtl'ellivrait.
Mais un jour, elle apprit avec stupeur que ses
longues rêveries avaient un témoin.
Au creux d'un buisson, près d'un nid de roitelets qu'elle allait observer souvent, à peux pas de
sa l'etl'aite favorite, elle découvrit un bouquet
d'ancolies ...
Des lanl1es lui échappèrent: larmes de colère?
cie bonheur'? Elle l'ignorait. Troublée jusqu)au
fond de l'âme d'avoir été surprise et observée par
Casimir Szawklis tandis qu'elle rêvait, elle illterr:ompit ses promenades dans la forêt. Ce fut pendant celle période de réclusion qu'elle apprit par
sa nourrice le départ du jeune homme: accompagné d'uu précepteur, il allait voyager en Europe,
Maryla ne manifesta aucune émotion. Elle avail
en elle un stoïcisme héréditaire que SOli grandpère s'était a.ttaché à développer,
Mais elle s'enveloppa. de son châle fleuri et couru t s'enfoncer Jans le bois; les sources}' sanglotaient doucement et les dryades illq uièles regar-
�1IARYLA
,
i
,,
"l
•
13
daient passer cette adolescente qui venait de
découv'rir l'amour et qui pleurait. ..
Celle a venture changea un peu le caractère de
.i\laryla Jagmill. Jusque-là exubérante avrc ceux
qu'elle aimait, elle restait faroucbe ct secrète ~l\'ec
les étrangers, comparable il ces maisons sans issue
sur la route, mais dont la façade riante regarde
un invisible jardin.
Après le départ de Casimir Szawklis, elle
s'efl'orça de vaincre cette sauvagerie, cette lÎmiditt: ombrageuse qui lui avaient coüté si cher. Elle
ne pouvait penser au bel adolescent sans de
secrètes déliccs ct un poignant remords.
SOI1 amour pour lui, ellc l'avait découvert en
apprenant le départ du jeu~l
h0111me. Amour
ingénu, timide et sans espoir, mais qui devint son
plus cher compagnon quand elle errait entre les
moulins à vent et les croix, au bord des marais
brumeux, saturée de leur nostalgie, liée il l'ùllle
mélancolique de son pays et accablée par elle.
Peu faite pour le bonheur, elle s'était raidie
de\':mt lui comme devant un piège .
Mais, contraste singulier, celte sauvage adolescenle avait une foi entière en la générosité, en la
loyauté humaines. Elle étai.t timide et gauche, mais
non méfiante. Cette timidité YUincue, elle deyait
n'ètre qu'enthousiasme, foi et rayonnement.
C'est pourquoi, lorsque, obéissant au dernier
vecu de SylvLtch Kowal, elle alla s'établir à VarsoYle pour commencer ses études de médecine, elle
del'inl rapidement le centre d'une petite société
studieuse et passionnément polonaise, c'est-à-dire
fermée à tout élément étranger.
(j'n parent éloigné de son père lui ayant laissé
une petite fortune, elle put s'installer commodément dam; une maison fort décente de la rue
Mamalkowsa; el tous les dimanches soirs ses
amis étaient sûrs de la trouver chez elle, recevant
�14
une aisance et une générosité que n'aurait pas
désavouées le noble SylvllCh.
Travailleuse acharnée, elle avait, en plus de ses
éludes médicales, entrepris d'apprendre, avec la
singulière facilité des Slaves, le français, l'italien
et J'allemand: elle possédai 1 à la perfection la
première de ces langues.
Adonnée également à l'étude de la musigue, elle
acquit en trois ans un véritable talent de violoniste.
Sur ces riches, troubles et mystiques natures
slaves, la musique s'épandait apaisante et souve~
raine, comme de J'huile sur une chair vive.
L'accord que ces sensibi lités frémissantes trouvaieul malaisément sur le terrain patriotique
même - car chacun entrevoyait difl'éremment le
salut de la patrie - ils le réalisaient avec bonheur
dans leurs concerts .
Les discussions apaisées, ils se trOuvaient
emportés par le rythme dans des régions sereines
qui figuraien t à leurs yeux l'avenir de la patrie
délivrée.
Maryla Jagmin goütait la musique 'avec une
v~olenc
qui lout'.ü tout' rougissait ou palissail son
VIsage.
Lorsque les anges el les démons de la musique
iaillis des violons tournoyaient aulour d'elle clans
le cerc le des oncles sonores, elle paraissait les voir,
une expression de tendresse el d'orgueil flambail
dans ses yeux.
Quand l'un cles jeunes hOlllmes qui l'écoutaient,
entrainés par elle dans ce royaume du songe et de
l'exaltation qui est pour beaucoup celui de l'art et
ùe l'amour, q uancl, témoin du don passionné qu'elle
pouvait faire d'eIJe à sou art un homme en ima~inat
un autre et tentait de lui exprimer son désir,
Maryla Jagmin se dérobait avec lIne grâce désarmante .
:1VCC
•
MARYLA
�lVfARYLA
Que souhaitait-elle'! Elle l'ignorait elle-mème.
Peut-être sentait-elle bouillonner en elle ces
grandes et héroïques verlus qui restent assoupies
Jans la vie quotidienne et qui attendent leur heurc.
Un confus pressentiment lui disait qu'elle devait
rC::iter libre de tous liens afin ù'être portée un jour
l'al' la tempête à la place que lui inlliquerait son
uestill.
Ce besoin presque mystique qu'elle avait d'une
lib rté complète devant l',l\'cni l', lui fit trancher
!'uniquelicnquila rattaehaità la lie quotidienne.
Elle venait Je jouer une sonate de Beethoven,
lorsq ue l'un de ses camarade::;, le plus fruste, le plus
étrange de tOtlS, ycnu du peuple, saturé des philosophies dont il faisait sa quotillienne lecture, et
llui ,nait pour n0111 Jan Bosak, s'approcha d'elle,
frappa d'ull doigt dédaigneux son yiuloll et dit
en tre ses dents:
- Celui-ci est l'ennemi de Maryla Jagmin. Par
lui, elle ne sera qu'une artiste et pas autre chose!
« Avec ton archet, Mar)'la, tu n'ell'rayeras p3S
les moineaux! .Et tu sais, ils sont gros, les moineau x
qui mangent nos blés! Moi je ne suis qu'un simple,
le plus bète de vous tous. C'est S311S doute pour
cela que je te dis ceci: ce ne sont pas les ,iolons
ct ui sam'erout la Pologne, mais les fusils! Les
fusils et ta mitrai!le ... Mais je ne suis qu'un simplc,
sans ùoute ...
Il ricana et s'éloigna en sifllotanl. Les autres,
groupés autour du samovar fuman t, n'avaient rien
enlenuu. La jeune fille eut le temps dè se comp()ser un visage souriant. Mais une émotion intense
b ravageait. Les paroles de Bosak avaient allumé
ell elle une lumière qui éclairait souùain ses pensées les plus secrètes, ses désirs les plus confus.
Etre une artiste! N'être qu'une artiste! Oui ...
Elle avait osé rêver cela ... Toule frme et ceneau,
brûlée par L1ne passion qui dépass3it la chair, elle
�16
MARYLA
avait imagme avec volupté le clon total qu'elle
ferait d'elle aux foules frémissantes.
<c On ne sert pas deux maitres! li lui disait une
voix sévère tanJis qu'elle tendait les mains à ses
derniers visiteurs. Puis elle fut seule, et la Patrie,
un instant oubliée, parla par la voix des morts,
par celle de l'aïeul au fronl sanglant:
« L'hcure approche Oll le sorl de la Pologne va
ùe nouveau se jouer. Les plus clairvoyants de scs
enfants doivent s'appliquer à réveiller le sentiment
national, afin que le peuple polonais soit uni
de\'ant l'Gpreuve, ùans 10. lulle et surtout devant Je
Iriom l'he.
« Une révol~.:tne
peut êt~'e
envisagée pOlir
le Jlloment, m:\Is L1ne t(tclle secrde peut être entreprise, une société peut être fondée qui, sous le
COll vert de b bienfaisance, s'attacherai t à exalter
le sentiment national et à propager l'étude de la
langlle polonaise interdite par l'oppresseur. Il
A ~e point ~e
s,es. méditations, Mary.la Jagmin
sentalt sa pensee devler vers la fameuse Illstitution
des Salw/s, l'un des grands facteurs de la résurrection polon.:tise.
Les Sohols - c'est-à-dire les faucons - sont
tille vaste société de gymn.:tstique.,LJui rayonne
depuis des années sur la POIgl~
e~tJr
et qui, au
temps de l'esdavage, pourslIlvmt secrètement
l'instrlldion militaire de la jeunesse polonaise.
De ces So/cols, trop peu connus chez nous, Sont
iortis les fameux chasseurs de Pildsllski ...
Et les non initiés demandent encore comment le
grand chef militaire a pu rassembler, dès la libéra!ion de la Pologne, une armée invincible, qui,
seule, a pu tenir tête à la redoutable armée
rouge.
Maryla Jagmin fil part de son projet encore
vague à ql~ues-n
de ses amis: Jan Bosak,
Lengnieh, Pilinski.
�MARYL A
Celui-c i répliqu a après avoir médité un instant :
- Ce projet est réalisab le. Nous savons tous
qu'une sembla ble tâche fut entrepr ise, soit par les
Philom athes de 1830, soit par la Société des vingt
tl un, la Société des amis du peuple, la Société
patrioti que de Kasper Moszko wski et quelqu es
outres. Notre groupe ment aurait ceci de particu lier, qu'étan t formé dans un milieu médÎl;al, les
roints de contact avec le peuple seraien t nombreux, et la façade aiséme nt préserv ée.
- Nous nous engage rions tous, repri t Mary la
Jagmin avec enthou siasme , à ne jamais quiller un
malade et son entoura ge, sans a voir parlé de la
résurre ction certain e de la Pologn e et, par !:luite,
de la nécessi té, de l'avanta ge même qu'il y a pour
tous à bien posséd er la langue polonai se!
- Allons surtout au peuple ! s'écria Jan Bosak,
Illi seul est riche d'âme et possèd e des COIl\"Îctions!
Lengni ch lui jeta un coup d'œil ironiqu e.
- Tu exagère s toujour s, mon pauvre Bosak!
(Juand auras-t u du bon sens? Un Polona is est un
Polona is, quel que soit son habit.
- Je ne dis pas ... gromm ela Bosak, mais ...
- Je vous en supplie ! interro mpit Maryb Jagmin. Reston s sur le terrain patriot ique! La Pol\lgne doit-ell e ressusc iter? Oui. Eh bien, travaillons!
Bosak et Lengni ch partire nt dès que la date
d'une nouvell e réunion eut été fixée.
Mais Thadée Pilinsk i, enfoncé dans son fauteuil,
fumant et les yeux mi-clos , paraiss ait oublier
l'heure déjà avancé e de la nuit.
C'était un grand garçoll de vingt-c inq ans dont
la longue ur des jambes et la la1:~'uer
des épaules
grandis sait encore la stature . Il se voütai l un peu
et ses yeux étaient gris et myopes .
Sa bon che aux lèvres minces et son long nez
étaient si rappro chés que la mousta che blonde ,
�18
l\1ARYLA
coupée IreS court, sembbit à l'étroit daus ce petit
espace,
Il portail de:; habits dc beau drap el de bOllne
coupe, mais nuxq uels la négl ig':llce et ! a pou '"ièrc
donnaient un air de pauy['eté.
Thadée Pilinski possécbitl1l1e jnlie fortune, dont
il dépcnsailles revenus en charités pills ou moins
j Llstitlées el cn achats de li n'es rares.
Comme Maryla Jagmin avançait dcyant lui lllie
petite table portant le tht! ct le,; gàteulIx, Pilll1ski
sortit un objet de !:iU poche en disant:
_ J'avais onblié, l\'I.aryla! Tu u,; parlé l'autre
jour avec Cil thousiasme de Slo\Yth': ki. Or j'ai
L1écollvert ce pt;\itlivre relië en chagrin, eest'« Le
Songe d'argent de Salomé)" de ton cher poète.
Laisse-moi te l'otl'rir! D'~ileurs,
j'ai fait graver les
initiales au dos! condul-II en souriant.
La jeune li Ile ~ut
un j?~ ' eux,
cri de su rprise el
serra les deux. malllS de Pilll1skf.
__ Que je suis heureuse et clllC tu es bon, cher
ami! s'écria-t-cIle.
Sc~
yeux étaient humides. L:un sentait (lue pOUl'
cettc tendre, ferventc et ::,entllnentale nature la
pensée d'amitié qui <\yait suggéré cette offrand; en
lIon blai tic prix .
. _, Est-il, beau, Pilinski! ,Quel che,r compagnon
Je \'alS a \'OU' pour mes \'etlles! MaiS que ferai-je
pour toi, toujours si bon, si généreux?.,
11 fuma quelques instants sans répondre ct dit
d'une voix un peu voilée:
'
_ Rien, va ... Verse le tbé, \t:ux-tu'? Puis je
. partirai) il vaut mieux,
Les longues paupières de :Mm"yla se soul vèrent,
ct la clarté bleue Je son regard illumina celui du
jeune homme.
_ Tu cs mon ami préféré, mon frère 1 dil-elle
dOl1~emnt.
Un bruit oiscret se faisait entendre à la fenètr0i
�MA RYLA
l'on eùt dit qu'un entant s'amusait ù gratter la vitre
avec une plume de fer.
.,
- Il Y a des revenants chez foi, Maryla? demanda le jeune homme en souriant.
- Chut! dit-elle en mettant un doigt sur ses
lèvres. C'est bien un visiteur mystérieux qui m'annonce son arrivée . Ne bouge pas, fais le mort si tll
veux le voir!
Fort intrigué, Thadée Pilinski s'immobilisa et
fixa la fenètre.
La jeune fille l'ouvrit avec pré~aution
et une
forme noire et vclue bondit dans la pièce.
- Bonjour! Bonjour Cosaque! dit-elle en Je
prenant dans ses bïas. Non, n'aie pas penr, c'est
un ami! Quelle frayeut'! C'est qu'il me griffe, l'ingrat! Sors, va-t'en, tu reviendras quand Pilinsky
sera parti!
Le !chat sauta sur la fenêtre, mais il resta là,
hé~itan,
ses yeux jaunes fixés sur l'intrus.
- Mais d'olt sort-il? s'écria Pilinski.
- Vous avez 6té si sage que je vais vous le dire l
repartit gaiement Maryla. Cosaque est un chal de
gouttière que j'ai apprivoisé peu à peu, et qui, au
régime qu'il suit chez moi, est devenu obèse.
Mais quel pauvre être au trefois! Et comme il avait
peur des hommes! Dès qu'il comprend que mes
hôtes sont partis, il gratte à ma vitre, il vient
manger et, la plupart du temps, il repart snI' les
toits. Tenez! le yoilà qui renlre! C'est un SllCCè::;
pour vous, Pilinski !
Rassuré, Cosaque s'avançai t, la démarche féline,
il avisait un rideau et longuement y aiguisait ses
griffes.
- Mais il l'abime! remarqua le jeune homme.
- Oh! il a si peu ùe plaisirs que je n'ose lui
enlever celui-Il ... repartit Maryla Jagmin un peu
confuse.
- Vous èles bonne et vous .:omprenez bien
�20
MARYLA
['àmc des bètes! remarqua Pilinski avec douceur
et ironie, en s e,"ant.
Elle rougit un peu et rép1illua :
- J'essaye aussi de comprendre le creur des
hommes el je leur donne LOl1 L Je mien, Thadée!
Mais je l'avoue, la Pologne a toules mes pensées"
C'est en ellc que je l'aime, que je rOllS aim e tOllS,
mes amis! El je vous aime arec tant de feneur!
Si tu savais quelle confiance j'oi en lot el comme
tu )n'es cher, Tlwdée, pnrti ulièremenl cher! El
comme je compte sur toi pour m'aider à réaliser
ce cher projet! Penses-}' hien, n'est-ce pas'? Sonue
quel bien nous pourrons faire!
- Je ferai toul ce que tu voudras, tu le sais bien!
Jit simplemenlle jeune hom111e en baisant la main
de Nlaryla.
Jusqu'à ce qu'il :eût atteint le seuil de la porte,
en bas, elle resta au bout de ['escalier, une lampe
,lUX doigts ct jusqu'au bout Pilinski put voir le halo
de ses cheveux blonds sous la lumière rose.
Pendant les jours qui suivirent, il lit maintes
démarches, é\"eilla le zèle de nombreux camarade~,
tandis que, de son côté, Jan ~osak
entreprenait une active proag~lJe.
Une joie farouche
et silencieuse l'animai t.
Petit commis de librairie faufilé dans le groupe
de Pilill!:>ki, il arait pu se faire des amitiés fidèles
et llombreu::.es, par sa générosité, sa confiance
ingénue, son enlhou3iasme latent. Il recruta à lui
seùl prè' d'une centaine de membres.'
"
Après cinq mois d'eŒorts, la Société des Nouveaux Philomathes était fondée.
Maryla Jagmin, qui avait passé sa thèse avec
succès cl dont la répu talion allait grandissant,
rC:.tait l'nme du comité.
Acabl~e
Je besogne, la petile-fille de Silvuch
Kowal délais::.ail tIe plus t.:ll plus la musique. Elle
jouail l'a!"ement, et snl" la prière de ses camrJ~s.
�1IARYLA
21
Un soir où son succès avait été très vif et comme
elle voyailla tentatrice lui ouvrir de nomeau ses
bras, elle (prit u ne résolu t ion exaltée :q li' elle tint
dès le lendemain: elle alla vendre pour lIll peu d'or
son violon à un JUIf qui habitait dans Ull quartier
éloigné, pllis elle jeta cet 01' sur les genoux d'ulle
pauYl"csse qu'clle soignait et s't:nfuit en pleurant.
Le vieillard sanglant pouva'il tressaillir de joie
Jans sa tombe. L'ame de la petile-fille ayait grandi
avec elle.
Depuis ce jour, Maryla ne [ut plus qu'une apôtre.
Elle se donna complètement à sa tth.:he palriotiq ue,
multiplia ses conférences.
Un certain: Lengnich, ~dont
le crayon élait cé·
lèbre, s'était amu:;é à caricaturer Maryla pendant
qu'elle exposait à son audiloire ses raisons de
croire ct d'espérer.
Il en avail fait Ull êlre singulier, preS'lLle transparent, déjelé sur le côté droil comllle si lé bras
tenùu en lIll 'geste familier \'ers le haut .horizon
l'eùl tiré tout entier vers le ciel.
Cc bras qui monlrait la lumière naissante avaÎlà
lui seul 'autant Je valcur que lI:: corps tout entice
Le ,ü,age n'existait pas~
à peine indiqué; mais '
deux ye'ux fixes, dilatés par l'imlllensité du rêve
entrevu, nageaient dans sa blancheur.
Une che\'elul'e lourde el sans ordre é\:rasail la
lète fantôme comme ce bras clominait le corps
fantôme et transparent.
- Le geste l'ers l'étoile! annonça gravement
l'artiste en présenlant S011 crayon à l'issuc de lu
séance. Ou rit beaucoup autour de Maryla amusée.
Seul Jan Bosak grommela:
- Quanù ces niais se lasseront-ils de prel1dreen
riant les cho es sérieuses?
El sans plus de façon il s'empara de la caricaturc, la glissa dans sa poche c,l s'éloigna. On sourit
sallS oser protester. L'ori~nalté
de Bosak était
�22
MARYLA
aussi connue que son dévouement était passionné
fi la cause.
La grande guerre éclata bicnt6t, désorganisant
la jeune Société.
Ses memhres les plus actifs devaient panir.
Maryla Jagmin les réunit cbel elle, et leur dit:
- La plus cruelle épreu ve s'abat sur vous;
vous allez vous battre, non pas, hélas! à l'ombre
de nos drapeaux, mais sous les ordres de l'oppresseur; ce viatiq ue du soldat: la certit ucle Ci u'il
lutte pour la liberté de son pays vous manquera
toujours. Vous êtes trai tés, ô mes :l1nis, comme de
vils merèenaires, vous, les meilleurs de notre
hérOïque Pologne!
,( Mais vos sou ITrances, sachez-le bien, vont
grossir le trésor mystique de notre patrie, el peutêtre la liberté est-elle au bout de vos eITorts ...
I(
En vous attendant, nous travaillerons, car
notre"société ne doit pas se dissoudre.
- Elle doit redoubler d'activité! s'écria l'un des
partants, qui avait nom Lengnich. Que de misères
à secourir et quelle propagande à raire! Que de
volontés faibles à soutenir! Un peuple ne se sauve
pas sans une foi invincible!
- Nous ;travaillerons dans ce sens, promit la
jeune Polonaise, en serrU'ntles mains tendues.
Son activité fut tcIle f qu'en deux années, c'està-dire à la date de 1916, la Société des Nouveaux
Philomathes comprenait, en plus d'un comité Ide
dix membJ-es, quatre mille huit cents adhérents
répartis dans les principales villes Je la Pologne
russe: Varsovie, Lublin, Kielce, l{adow, Kalisz,
Plock; en Lithuanie) à Kowno, Vilna et Grodno.
L'eHort principal du comité tendait à cette
époque à rayonner jusqu'à Gdansk (Dantzig), où
l'activité de la police allemande rendait l'entreprise rérilleuse.
Elle devinait que cette vaste Société de bienfai·
�nŒARYLA
sauce, compo sée d'arden ts p~trioes
polonais,
n'avait pas que le but de soulage r les misères cau~
sées p:lt' la guerre !
Jan Bosale, gravem ent blcssé et trépané , était
rcvcnu définitivement à Varso vie et montra it un
zèle infatigable.
Memhr e du comité , il avait fait élire trois de ses
amis qui entraie nl souvcn t en ~ conlit
avec Maryla
Jagmin elles autres dirigea nts de ln Société .
Selon eux, la questio n polonaise dc\'enait secondaire; ils prétend aient s'éleve r jus lu'à des idées
d'un ordre plus général , discute r du droit des
l'cu pIes, des revend ication s ouvrièr es, et se diriger
à la lumière du foyer qui s'allum ait à l'Es1. ..
- Eh quoi! s'écriai t Maryla Jagmin , c'est dans
une ,Pologne esclave et démem brée que vous prétendez vous occupe r du droit dcs peuple s el de
l'aveni r de !'huma ni té? Un prisonn ier peu l-i1
libérer qui que cc soit avant de se libérer luimême?
Elle conclu ait avec une violence qu'elle ne pouvait plus matlns er:
- Allez donc porler \05 utopies aillcurs cl
laissez-nous travailler en paix! Unc geôle ne peul
être une arène! La liberté d'abord , puis nous causerons! Mais, sachez-le bien, notre progra mme se
résume ra toujour s en un seul mol: celui de patrie!
Ces paroles énergiq ues et enflam mées n'étonnaient pas un auditoi re polonais.
En Pologn e, la fè111l11e occupe , dans la sotiété ,
une place prépon dérante que lui ont value sa vive
intelligence sa culture et son indomp table patriotisme,
Les mères polonaises ont créé des généra tions de
héros glorieu x ou obscur s, parce qu'elles se sont
attaché es à entrete nir chez leurs enfants la flamme
du patriot isme. L'élém ent féminin est une grande
force agissante de la Pologn e,
�l\rARYLA
C'est pourquoi l'attitude de Maryla Jagmin exaspéra Jan Bosak et son groupe. Par leurs sourde"
manœuvres, ils obtinrent la majorité au comité. La
voix de Meu"yla Jagmin lU t désormais couverte par
des interruptions ct LIes injures.
Après quelques mois d'ellorts désespérés, peulèlr e conseillée par ceux de ses n1llis qui élaient au
flont, elle abandonna la partie et dispnl'ut.
Les membres de la Société s'émurent. De
sourdes ru meurs accusnien 1 Bosak el ses amis.
La police enquêta; el il ful établi que Maryla
Jagmin avait réussi il franchir la frontière, et le
<;i lence se fi t.
Environ deux ans après ces événements,
Szawklis, amputé d'un bras, rel'int délinitivement
à Varsovie, groupa ses amis et déclara ouvertement la guerre à Jan Bosak et il son groupe, tandis qu'à l'Ouest le rayonnement des victoires françaises revêtait pour la Pologne esclave les couleurs
d'une aurore.
"
II
Un pro:fi.l dans la nuit.
_ Qui est dOllc ce monsieur? demanda une
jeune femme en désignant un promeneur qui se
dirigeait vers le phare.
_ Vous voulez parler, chère madame, de ce
mon~ieur
en veston bleu, i\gé de .quarante-cinq
ans '!
_ Il n'a pas cel Jge-El! répliqua la jeune
femme. Quarante ans au plus. Mais qudle mélancolie :;ur tous ses traits! Et tluel besoin Lie soli-
�MARYLA
tutie parait avoir cet homme qtü ne parle jamais à
person ne!
- C'est un origina l, un distrait . Il n'a même pas
répond u à mon salut! déclara un nouvea u venu.
Plusieu rs voix s'élevè rent ensemb le.
- Vous le connais sez donc?
- Qui est-i l ?
- Parlez vite, cher monsie ur!
Voix féminin es et curieus es dont le bel ensemb le
lit sourire les homme s clu groupe .
Ils étaient là une quinzai ne de baigneu rs réunis
j1ar l'oisive té et le désir de jouir ensemb le, comme
'Hl théàtre , en se toucha nt les coudes , du spectac
le
de l'orage proche . Pauvre s habitan ts des villes
fumeus es qui ne respire nt avec délice le rude parrUIl1 de la mer que s'il se mêle à un relent de
foule
humain e, et pour qui 1:1 nature est rapetis sée au
rôle de décor de q llel-l ue banale intrigu e.
L'allen te des baigneu rs ne fu t pas déçue: les
tt'ois coups furent frappés par une soudain e ruée
du vent qui dispers a sur la jetée des flocons
d'écum e comme un vol cie PD pillons blancs.
Et les princip aux person nages du drame apparurcnt.
- 11 se nomme y,'e ' Lauthi er, disait une voix
ù;:tns le ven l.
\
- , .. A perdu sa fcmme il y a deux ans ... lncon~olabe
... riche ... philant hrope ... retiré du pro/essora!. .. grande science ...
La tempêt e se jouait des bruits divers que faisait
la foule massée snr la jetée j elle hachait les
paroles , les émietta it, établiss ait le silence et forçait l'attent ion.
La mer présent ait un étrange aspec!. Une heure
aupara vant elle étaifpl nte, grise, et ses houles, en
venant mourir sur la plage furieus e, rendaie nt la
surface de l'eau sembla ble à un toit d'ardoi ses.
Le "Soleil jaune projeta it sur elle l'ombre des
�l\IARYLA
premie rs nuages et l'on (;ùt dit des ronds de moisissure ou de mousse .
Le vent étail faible, tiède et tourme nté comme
un souffle de malade .
Et toul à coup les mains fébriles de la tempêt e
avaient rassem blé les nuages épars.
- Vilain temps pour les hOlllmes 1 dit une
femme de pêcheu r qui marcha it vers le pbnre, Ull
filin aux doigts.
Bientô t eUes furent là une dizaine , droites ,
sculpté es par le venl dans leu!' robe noire, leurs
cheveu x collés au visage comme de la peintur e,
la main sur leurs yeux aveuglé s par l'eau ùe mer.
Solitair es, échelonnée:>, elles sembla ient les
strophe s yiv:lntes ùu grand poème de la mer et de
l'inq niét ude humain e .
Parfois l'une d'elles disait avec un geste sobre:
- Là ! le Jean-Marie!
Les étrange rs ne voyaien t rien qu'un mur gris
el solide succéd ant à la danse endiabl ée des flots;
puis, longtem ps après les Trépor taises, ils distinguaien t les voiles noires dll Jea/l-Marie, petit et
confus comme une mouch e vue derrièr e une vitre
enfumé e.
Peu à peu les bateaux rentrai ent au porl en
bondiss ant comme des béliers, aidés par le'
femmes attelées aux filins qu'elles Jeur avaient
lancés. Chaque bateau portait à l'avant un homme
roux, soliùe et si droit qu'il paraiss ait rem'ers é eu
arrière , et qui, la pipe uu coin de la bouche , surveillait la dernièr e manœu vre.
- Un blessé! Un blessé sur le Jean-Marie!
La nouvell e courut le long du porl; Yves Lauthier se laissa porter par la foule el il se trou va.
placé à quelqu es mètres du Jeall-Ma1'ie au momen t
où une jeune femme , saisissa nt la main teudue
d'ull matelo t, montai t sur le voilier. Il ne put tout
d'abord dIsting uer que la svelte silhoue tte active,
�MARYLA
le fond de la robe claire qui dépassait le manteau
brun.
- C'est la Polonaise! chuchotait la foule. C'est
la doctoresse Maryla .. .
Curieux, Yves Lauthier s'approcha davantage.
Il vit la jeune femme enjamber les agrès CJ ui encombraient le pont, puis s'immobiliser devant un
homme couché à l'arrière sur un paquet de cordages.
La I1nit était venue; chaque màt s'ornait d'une
étoile et le long du port, les cafés illuminés soufflaient au visage des prom ene urs des relents de
tabac et d'alcool.
Comme les soins donnés par l'étrangère au bras
du ma telot paraissaient devoir êt re longs, la plupart des curieux s'éloignaient. Mais Yves Lauthier
ne pouvait détacher ses regards du délicat profil
sur le fond sombre
éclairé par un fanal qui dan~it
de l'eau.
- Ces cheveux si clairs, celle forme si particulière de la bouche tombante ... Où donc ai-je vu
cela? se demandait-il. On la dit Polonaise, je ne
suis jamais allé en Pologne et je viens au Tréport
pour la première fois ... L'aurais-je vue à Paris?
Y aurJit-elle suivi mes cours? Mais non ... Je me
rappellerais ... La voici!
D'un mouvement irréfléchi il s'avança, tendit sa
main à l'inconnue pour J'aider à sauter sur le qua i.
Les yeux de la jeune femme, jusque-là baissés, se
levèrent et s'immobilisèrent avec stupeur ur le
visage de Lauthier, tandis qu'elle rougissait viol emment.
- Merci! dit-elle d'une voix brève en s'éloignant.
Yves Lauthier demeura confondu. Sans plus
s'occuper du blessé que ses camarades emportaient,
obsédé par sa rêverie, il se dirigea vers le phare, ce
petit phare blanc du Tréport, qui avec ses longs
�1.rAR'lLA
bras de lumière ressemble il. un paon qui fer.:JÎt la
roue devant la mer.
La l'ollIe épaisse d(' ~
l1ua;jcs s'étaillll1 peu élcléü
au-dessus de l'cau; .:;'étJit pout' hientôt la fin Je
ccl o!'i1ge manqué; ! droite ct à gauche la respiration l\lmineuse des phares allnmail des étoiles dans
lamer.
La grande rai" chantante
Ùt;S
nuits marines
allait succéder à l'inquiétude ùu gros temps . Assis
sur le banc circulaire qui entoure le phare, Yves
Lauthier méditait tristement. Il n'était venu au
Tréport que pour r relrotn"er devant un bel horizon le soun~ir
de sa jeune femme qui y avait vécu
tout un été al'ec leur enfant.
Lui, pendant cel été-là, avait dû aller soigner
dan un sanatorium suisse les suites d'ulle grave
pleurésie .
1\omhreuscs, mais pas assez à son gré, les leUres
de Jacqueline aJh1ientle trlJllyer, "ivantes, pleines
4'entrain, plus joyeuses 'lue tendrcs peut-être .. ,
Profondémcnt épris de sa femmc, il s'en attristait sans se plaindre; J'ailleurs la séparation de\':lit
être courte. A la
de l\!té il retrouva Jacqueline
embellie, mais un peu mél:lI\colique ct telle qu'clic
était loin dc se peindre dans scs lettres.
Il s'étonna, emmena la jcune femme à Nice où
le dodcur exigeait qu'il passât l'hiver:
C'était 1,\ que, foudroyée par la pneumonie,
Jacqueline Lautbicr était morte en Illurmurant uue
prière P,ls;;Îol1uée : que son mari reste seul avec
5011 sou l'euir! que seu l il élève leur enfant! Que
jamais il ne lui donne Ulle autre mère l
Jalousie de femme ou de mère? Y"es Lauthicr,
lerrJssé par la ùouleu!', ne se le demanùa pas. Il
promit) puis il ferma les bl;aux yeux verts de la
morte, coufia sa fille à sa belle-mère el voyagea.
Rentré depuis cinq mois en France , plt1~
calme .
capable de regarder en face sa solitude, il visitait
nn
�MARYLA
comme en pèlerinage les lieux qu'm'ait aimés sa
fCl11m •
Cho5e étrange, Je souvenir de kt morte s'associail ayec celui de la jeune Polonaise. Il ne pouvait
dé-;ormais évoq ne . l'un ùe ces ùeu x yisages, Sal1';
,'oir l'autre se dessiner prt:s de lui. Pendant quelques jours il fut obsédé par celte re:llnrque jusqu'au moment oll la vérité lui apparut.
Sa surprise fut telle qu'il retint Ull cri et il sc
mil cn devoir de feuilleter l'album où il avait rassemblé toutes les photographies qu't! possédait Jo..:
Jacqueline.
,
Sur l'une des pages se lisait cetle indication:
Pholgr.1p~(Js
prises ail 11'éport.
Quelques groupes étaient là, qu'il avait retrou\'és épars dans les papiers de sa femme: la plupart
m~nlraie
auprès J'elle l'image de la jeune 1>010n:llse ...
Elles s'étaient donc connues? L'étrangère po,;sédJit des souvenirs qu'il n'avait pas, qu'elle pourl'.lil lui /j\'rer comme des fleurs fanées conservées
entre les feuillets d'un li vre?
Yves Lauthier n'eut plu::; qu'une pensée: retronYtr l'inconnue, se présenter à elle, mendier le
triste bonheur de se ressou venir.
Le hasard, qui parut d'ahord le serYir, sembl.l
mellre un malin plaisir à l'égarer.
Il relevj un jour sur la route d'Eu, aux dernières maisons du Tréport, un jeune enfant tombé,
et il le rapporta chez lui. A la ,'ue du ::;ang 'tui
\.:oulait du frOllt et des genoux de l'enfant, la mère
poussa de tels cris, que Lauthier ::;'employa il h
COli mer en lui représentant le peu de gravité de
ces blessures.
- Esl-ce que vous seriez docteur, mon bon
monsieur? demanda la mère.
- Un peu ... répliqua Lauthier eo bandant le,;
plaies ..
�UARYL A
- Alors ... vous connais sez peut-êt re la doctoresse Ivb l'y la ?
Yves Laulbi er réprim a un tressail lement, ct
prudem ment il répond it:
- Je la connais Je vue.
- Excu::,ez-moi, monsie ur, si je vous demand e
cela, c'est à cause d 11 peti t qu'elle a si bien soigné
il y a deux ans. Elle ma l'a sau vé, oui monsie ur!
Sans elle, il sentit avec ses frères au cimetiè re!
Mais le petit est de nouvea u malade , c'est pour ça
qu'il tombe s i SOllven t. Il n'a pas de force, pas
d'appét it. Je voudra is voir la doctore sse MaryJa .
Savez-v olis olt elle habite?
Mais au Trépor t, je pense.. . répliqu a
Lautbi cr qui avait peine à paraitr e indilTé renl.
- Elle n'y est plus, 111011sieur, depuis que
l'hôpita l a fermé. Et l'on dirait llla foi qu'elle se
cache! Elle ne donne plus de consult ations, dit-on,
et vit à la campag ne. Les uns disent dans les
environ s d'Eu; les autres, près de let CroLv-auxBaillis ... Je voudra is tant lui écrire! Elle est si
bonne qu'elle viendra it voir le petit. Si des fois
vous la rencon trez, monsie ur, voulez- vous lui dire
que le petit Roger Malo n'est pas bien et que sa
mère la réclam e? Elle viendra , elle esl si bonne,
Mlle Maryla !
Ce nom harmon ieux, qui rappela à Yves
Lauthi cr celui de la liancée de Mickie wicz,
résonna ü ses oreilles longtem ps après qu'il eut
quitté la bonne femme. Au lieu de rentrer au
Trépor t, il se rendit i Eu el questio nna vainem ent
quelqu es habitan ts des raubou rgs. On ne connais sait que de nom la doctore sse Maryla .
Déçu, Lauthi er visita la vieille el élégant e pelite
\'illc qui groupe autour de sa magnif ique église
norman de, dernier asile de maints comtes d'Artoi s
el d'Eu, des maison s modern es d'un goùt délicat,
et q uelq ues monum ents anciens respect és par le
�I11ARYLA
temps au point qu'ils n'ont ni ndes ni usure.
L'attention du promenellr était II la fois sollicitée par l'histoire et par la nature llui couronne
amoureusement les coteallx \'oisins de forêt>
fraiches comme la mer. Elles déferlent jusqu'i'I
quelques centaines de 1110tr05 d'Eu, et de la ville
fl el\es s'étalent des prairies J'Ull "crt si profond
que non seulell1cn t les regad~
mais les pensées
s'y rafraîchissent comme les cl r} ades dans les
sources s)'h'estres.
1\'e5 Lauthier demanda le chemin de la Croi:-;aux-Baillis.
Sur le plateau le vent l'assaillit an'-: traitrise. Il
lulla et se sentit rasséréné. La YÎc[oirc de l'homme
sur les éléments éyeille en lui LI barbare allégresse
de l'hol11me primitif assailli par ellX.
Pour la première fois depuis son deuil Lauthier
goûtait le plaisir de Yil'l"e. Peut-être sc doublait-il
ùu confus attrait que lui inspirait la poursuite
d'une blonde inconnue dans de beaux paysages.
Cho -e singulière, le yisage de MaryJa lui apparaissait de plus en plus di::;tinctemcnt, non plus
près de celui de Jacqueline, llIais sur le fond
trouble de la mer.
Il revoyait Je front carré, plus noble que joli,
les yeux yerts un peu rapprochés du nez droit,
les lèrres ~lues,
rouges et plissées, comme
pour permettre uu large rire sur les dents un peu
lourdes et brillantes.
Il revoyait enfin la double lumière du teint el
des che\'eux dorés comme la barbe des jeunes
maïs, que des nattes massaient sur la nuque, si
lourdes qu'elles semblaient, tclle une main, youloir
ren\'erser la tête en arrière pour un baiser.
Jac'lueline! Jacqueline! soupirait le cccur de
Lautier. Mais une autre \oix répétait alls:;itôt le
doux nom de J'étrangère.
Parfois décou ragé de courir en vain le pays, il
�MARYLA
se mettait au travail et essayait d'oublier sa préoccupation.
Retiré de l'enseignement, il pouvait donner
plus de temps encore à ce qui était depuis
quelques années déjà sa pensée constante: resserrer les liens d'amitié qui unissent la Pologne à la
Prance, ou, plus exactement, le peuple français
ail peuple polonais.
Yves Lauthier ignora la Pologne jusqu'au jour
où iJ la découvrit dans ses poètes.
A travers l'éblouissant lyrisme de Mickiewicz,
de Slowacki et de Krasinski (r), il avait vu ce
peuple singulier dressé depuis le quinzième siècle
aux avancées de la civilisation, ce peuple à la fois
héroïque, idéaliste et réalisateur, qui a trois fois
snuvé l'Europe de l'invasion étrangère pour recevoir en récompense l'esclavage et l~ mort.
Le granclleUré qu'était Yves Lauthier ne pou l'ait
résister à la séduction de la poésie polonaise. Il
lui livra toute son <lJlle parce qu'il en comprit la
grandeur et la missio/L.
Ainsi que l'écrivait éloquemment, en 1862,
Julian Klaczko : I( Dans un pays olt la foi est tracassée, les Universités et les Eco les nationales
supprimées, où la langue cst remplacée par une
langue étrangère, olt toute parole, toute pensée
est surveillée et châtiée, où les meilleul's enfin sont
Jes. plus persécutés, la vie morale qui n'est autre
que la vie nationale ne trouve cie refuge que dans
la religion el dans la poésie . En Pologne, la poésie
partage la direction des âmes avec le catholicisme.
Les œuvres d'imagination n'y constituent pas
comme en Occident le charme de l'esprit; on ne
les lit pas dans les salons et on ne les discute pas
en toute liberté de parole . Ces poèmes ont été
(1) Yoir Je benll livre d'inspiré qu'est: Les Grands R.ollla"tiqu($
polollais, par Gabriel Sarr •• in (Garnier, édit.).
�MARYLA
33
composés à l'étranger par des exilés. Ils sont
importés du dehors et dévorés dans le mystère,
dans la nuit. »
Au cours de ses lectures, Yves Lauthicr
reconnut qu'il existait un va1'dis/I!c polonais, cl
que seuls deux peuples avaient reçu une éducation
exclusivement poétique: la Grèce des temps anciens cl la Pologne du dix-neuvième siècle.
Toute la douleur, toute la déception des grands
patriotes de 1830 dressés contre les bourreaux de
la pat rie, et vaincus, il Ics entendait dans ce cri
sublime jeté par Mickiewicz vers ces libéraux
russes en qui il avait eu confiance:
« Maintenant je déverse sur le monde cette coupe
de poison ... L'amertume de ma pnrole est corrosive et brùlante; c'est une amerlume distillée du
sang et des larmes de ma patrie. Qu'elle corrode
et Consume non pas vous mais vos fers.
« Quiconque d'entre vous élèvera contre ceci
une plainte, sa plainte sera pour moi comme
l'aboiement du chien qui s'habitue au collier qu'il
a longtemps ct patiemment porté, à tel point qu'il
finil par être pr"êl à Illorcfre la main qu i le détache.)'
La noblesse persistante, la grandeur indomptée
de la race polonaise éclatent dans les œuvres de
ses poètes dont le lyrisme n'a pas été dépassé,
Yves Laulhier émerveillé se disait que la véritable inspiration du génie étant la douleur, les
poètes polonais avaient trouvé dans l'atmosphère
mème de la patrie leur plus substantielle nourriture .
11 ~e
disa it encore que le peuple asservi qui
entend de telles voix sur son lombeau ne peut
que ressusciter un jour dans la gloire reconquise.
C'est pourquoi il voulait rapprocher la France ct
la Pologne afin que l'héroïque patrie de Sobieski
et de Kosciuszko püt un jour nous aider à contenir
le prussiani:;rne inassou vi.
2
�MARY LA
34
Même, iJ publia nne notice conten ant un abrégé
de l'histoi re polonaise considérée surtou t au point
de vue europé en et français.
Il y montra it la Pologn e dès le douzième siècle,
se levant pour la défense de la civilisation occidentale et sauvant l'Europ e du joug asiatique.
Il retraça it la lutte épique de la Pologn e contre
les Turcs co 1444, lutte qui ne s'achèv era qu'en
)683, lorsque Jean Sobieski, accour ant au secours
ùe Vienne menacée, brise définitivement la puissance turque . .
Qu'un peuple qui a derrièr e soi un tel passé de
gloire et. une épopée millénaire ait ru un jour se
Jaisser asservir par trois nations voisines, demeu re
lm mystèr e pour qui n'a pas étudié d'un peu près
Je caractè re de la race polonaise dont les qualités
servent l'Europ e et dont les défauts ne nuisent
qU'à elle-même.
Tirée à vingt mille exempl aires, la brochu re
d'Yves Lauthi er fut répand ue clans les écoles,
dans les salles de lecture s popula ires, réveillant
l'amou r de la Pologn e dans le cœur des adultes,
le semant dans l'tlme des enfants .
Instrui t par le comité des résultats obtenu s, le
professeur sentait en lui cette douce et discrète
satisfaction que donne la certitude d'avoir servi
avec désinté ressem ent une jusle cause, et les iuté-,
rôts de la patrie.
Dans cette satisfaction seule, Yves Lauthi er
puisait le courag e de vivre. Et depuis quelques
mois, il s'6tait (emis au travail au point de se faIre
inscrire parmi les confércncien. que le Comité
franco- polona is envOIe chaque année à Varsovie.
L'on voit que, par un hasard singulier, la
nature de ses occupations, loîn de le dispute r à la
pensée de la jeune Polonaise, l'y ramena it Sans
cesse.
- Sa conver sation ne pourrm t qtle m'éclai rer
�MARYLA
35
sur l'état d'esprit de l'élite intellectuelle polonaise,
songeait-il. II faut que je la retrouve à tout prix!
Lorsque 1.1 mer était mauvaise et le ciel gris, il
s'asseyait auprès de sa fenêtre qui ouvrait sur la
plaRe. Le vent tournait sans qu'il s'cn aperçùtles
fCllIllets de son livre; le plus souvent 11 ne lisait
pas mais il contemplait la photographie qui lui
5ervail à marquer la dernière page lue. Jacqueline
et Maryla y souriaient doucement, enlacées.
L'énigme féminine revêtait pour lui deux visages.
Il se croyait inquiet, irrité et malheureux alors que
sa guérison morale approchait à grands pas. Celte
énigme était pour lui comme un condiment qui
excitait son appétit de vivre. Dès que le temps
redevenait beau, il repartait et visitait avec soin
tous les environs du Tréport. Son obstination
devait être récompensée.
III
L'étl~.ngère
Son hôtesse lui désigna un jour, comme but
d'excursion, un site charmant appelé le Bois-de-
,
Cise.
Perdu dans les champs et campé devant la mer,
ce bois pousse jusqu'au sommet des falaises la
marée verte de son feuillage; une :route le sépare
en deux nappes qui remontent vers le haut des
coteaux. Celte route semble s'achever sur la mer
qu'elle Jésigne de son doigt blanc comme un
joyau sans prix.
C'est Ult enchantement pour le regard que de
�MARYLA
s'insinu er dans J'om brc vcrte de ]a forêt après
';'être balancé sans but sur l'imme nse horizon
marin, de se poser sur une violette sauvag e après
avoir caressé la premiè re étoile éclose sur la mer,
et de surpren dre les sautille ments menus d'un
roitelet dans un auhépi n après avoir suivi, de la .
vague au zénith, le jaillisse ment splendi de des
moueLtes,
Le Bois-de -Cise n'est ni très vaste ni cen1en aire;
il est un sourire de la nature au bord de l'austèr e
mer norman de. Au-des sus des jeunes tronc,s
pressés comme des pilotis ct immerg és ùans l'cau
',erte de l'ombre , s'échaf aude h cité de fcuillag e
où la
:LUA blasons de lumière où le moinea u pépie,
..:orneille coasse, tanùis que le pic frappe à petits
coups la dure écorce.
Des fragme nts d'azur doré brillen t entre les
fcuillcs comme déS émaux et, çà ct là, tics coulées
,le lumière désigne nt au rêveut' solitair e la chair
délic::lte d'une églanti ne, la dentell e d'une fougère
ou, simple ment, cet univers secret qu'est un bloc
de mousse prisonn ier du rocher.
Assez sensibl e à la beauté de la nature, quoiqu e
l'lus ému par les œuvres du génie humain , Yves
Lauthie r errai t avec une satisfac tion complè te le
t.mg dt:s sentier s qui travers ent le bois.
Au hasard ùe sa promen ade, il découv rait de
IOdes tes vilbs blotties dans le feuillag e et sc
1 :aisai t à imagin er à J'une de leurs fcnètre s la
!ilholle ttc de Maryla Jagmill .
Soudai n, tout au fond du sentier roux ocellé
d'or commc une peau de panthè re, apparu t une
reine d'Orien t, vètuc d'une tunique byzanti ne
blanche aux broder ies multico lores.
La lourùe étolTe dessina it à chaque pas ses
formes parfaite s, La tète petite, plus étrange ct
charma nte que réguliè rement belle, serrée (bns
,les rameau x de laurier s qui étaient peut-êt re de::;
"
�MARYLA
37
tresses blondes, apris~t
rayonnante Olt som bre
selon les jeux de la lumière et -de l'ombre: l'on elH
dit d'une icone sOl1ptue~c
devant laquelle des
n1:.ins ferventes auraient promené des flambeau:_
- Mar)1a Jagmin ... balbutia Yves Lauthier.
Comme elle baissait sa tèle pensive, elle n'aperçut
le promeneur que quand clic fut près ck lui.
Une rougeur violente se répandit sur ses trails
cn même temps qu':.:ne expression de contrariété.
Elle passa en détournant un peu la tète.
Une timidité singulière paralysait Yves Lallthier.
Son cœur battait plus vite, ct tout en se reprochant avec amertume sa faiblesse, il s'éloigna à
pas lents.
S'il se retourna, ce fut par un mOl1yement instinctif, et parce que les taillis allaient lui cacher
Maryla Jagmin.
Il la vit retournée aussi vers lui, immobile.
Alors il n'hésita plus, marcha vers elle qui parais,ait l'attendre avec un mélallf! d'inquiétude ct de
.mélancolie.
- Mademoiselle ... dit-il.
- Monsiepr Laulhier? repligua-t-elle avec la
brusquerie de ceux qui prennent une ,résolution
s udaine.
- Vous l'avez donc connue? ..
- Un peu .. . Mais moins peut-être que vous ne
le croyez, précisa la jeune fille en se mettant en
marche, les yeux distraits.
- Oserai-je "ous demander' comment YOUS
avez deviné mon nom, mademoisel1e?
- Il Y avait sur la cheminée de sa chambre un
'très vivant portrait de VOllS, monsie\lr ...
- Ah! Elle avait mon portrait sur sa cheminée?
I II s'nHendrit et contempla a\'ec une sorte de
reconnaissance émue celle qui lui apportait ccl
hommage de la tendresse morte.
Comme ils atteignaient la partie la pll1s ombreuse
�MARYLA
du bois, la lumière ne se jouait plus sur les cheveux
dorés de l'étrangère; une sorte de clarté verte
pâlissait ses traits; mais le plaisir les animait,
entr'ouvrait les lèvres, agitait les narines transparentes.
- La bonne nature! dit-elle comme à ellemême. La forêt me protège comme elle protégea
pendant des siècles mes ancêtres lithuaniens. Au
cours des invasions qui ont dévasté la Lithuanie,
continua-t-elle en regardant Lauthier, tandis que
les hommes valides couraient se grouper autour
de nos rois, vieillards, femmes et enfants se ré fugiaient dans des forêts impénétrables où des prêtresses païennes perpétuaient le culte de Milda, déesse
de la concorde, de l'amour et du plaisir.
« La forêt les protégeait, les nourrissait et les
abreuvait; elle soufllait sur ses sources une si
fraie he haleine que les paysans superstitieux les
disaient miraculeuses et parfumées.
« Je suis allée comme en pèlerinage dans la
forêt qui contient encore les ru ines du chateau
des Jagmin. Quelques allées, que chaque printemps rétrécit, se glissent entre les hêtres et les
bouleaux et se prêtent aux ébats des biches et des
daims que nul ne chasse plus .
« Des lis sauvages croissent en si grand nombre
qu'ils éclairent le sous-bois comme le ferait la
clarté de la lune. Çà et là, au-dessus d'une source
égarée qui s'étale sur le sable de l'allée comme un
émail d'or vert, des nuées de moucherons flottent
en fumées blondes; et je songeais à la fumée des
sacrifices que mes frères faisaient à Milda.
« Dans cette forêt immense dont la solitude
aurait effrayé les habitants des villes, je me trouvais en sécurité, comme dans ma maison
iermée.
( N'est-ce pas, monsieur, conclut Maryla avec
nue interrogation passionnée dans la voix et dans
�MARYLA
le regard, n'esf-ce pas qne la forêt protège? Qu'elle
cache à tous les yeux '?
- Je vous ai bien retrouvée ici! répliqua YvC&
Lauthier en souriant.
- C'est vrai ... murmura-t-elle. Mais comment
êtes-vous venu ici? Qui vous a indiqué le Bois-deCise? Vous a-t-on dit que j'habitais ici?
U ne telle angoisse vibrait dans le ton de la jeune
fille que Lauthier devina qu'un mystère planait
sur la vie de l'étrangère. Se réservant de l'éclaircir
de rassurer Maryla.
plus tard, il sc h~l.ta
- A vrai dire, je vous cherchais, avoua-t-il.
Mais le hasard seul m'a fail vous reucontrer ici. Je
sais d'ailleurs quelqu'uo qui vous cherche aussi ct
9ui serait enchanté de ...
La pâleur qui couvrit aussitôt les traits de
Maryla lui signala le danger de joner avec cette
sensibilité développée à l'excès par quelque t.ourment secret.
- Quelqu'un qui me cherche? Au Tréport?
murmura la jeune fille.
- Oui, une brave mère de famille dont vous
avez SOIgné le petit garçon il y a deux ans. Le
jeune Roger Malo qui habite ...
- Ah! je vois! répliqua en souriant la Polonaise. L'enfant est donc encore malade '! J'lfai le
voir. Qnoique je me sois condamnée à un repos ,
absolu, pendant quelq ues mois encore ... Regardez
donc, monsieur, combien ce peliL sentier q\1i
s'ouvre à not.re droite est joli, avec ces larges
pierres plates qui lui font comme un escalier rust.ique t El ces jeux d'ombre, et ce soleil sur le gazon
qui le borde! Que ce bois est charmnnt!
Yves Lauthier ne put que sourire de .ce naïf
enthousiasme et il répliqua:
- Oserai-je vous avouer que je suis plus à mon
aise dans les jardins de Versailles? Dans la beauté,
je chçrche l'homme!
�MARYLA
Et ici vous ne trouvez que Dieu, n'est-ce
pas?
La vivacité de cette réplique laissait intacte la
grâce mutine du ton et du regard.
Dans une au Ire bouche cc mot eCt{ peul-être
irrité Lauthier en ce qu'il condamnait brutalement
et sans examen une esthétique fort défendable. 11
lui parut charmant prononcé par la jeune étrangère dont l'a me fervente se révélait peu à peu à lui.
- Qui donc passe là-bas? uemal1Lla Maryla.
C'est un étranger ... Je connais tous les habitants
du bois ... ils sont d'ailleurs peu nombreux ... où
va-t-il1...
Son inquiétude était si grande qu'elle s'éloigna
afin de mieux observer le nouveau venu.
- Quelle étrange fille! murmura Lauthier. On
dirait qu'elle est chargée de la police du bois!
Aurait-elle peur? Vit-elle seule ici?
Maryb Jagmin revint aussitôt avec Un visage
souriant.
- C'est un brave homme de promeneur! ditelle. Monsieur, permettez-moi de vous quitter,
voici la lisière du bois, je la franchis rarement.
- Je vous ai cependant vue au Tréport? répliqua
Lauthier déçu .
- Oui, une fois, à la nuit. J'avais une course
urgente à faire. Mon repos est ici el nOlllà-bas.
- Vous reposez-vous vraiment dans la solitude?
ùemanda Lau 1hier en hochant la tête.
« Je m'explique! N'est-elle pas votre ennemie
comme elle est celle de tous les imaginati fs?
- Mais je n'ai peut-être pas beaucoup d'imagination! se récria la jeune Polonaise amusée. Voilà
un jugement bien hâtif! Ce dont je suis certaine,
c'est que cette cure de silence me fait le plus grand
bien. Je suis presque aussi seule ici que dans les
steppes de Pratoline!
- Pratoline? dit-il.
�MARYLA
Oui ... C'est une ville de Podlésie. Je suis de
là-bas. J'y habitais la campagne, aux environs, et
mon grand-père, qui était Sylvuch Kowa1, y était
vénéré.
- Sylvuck Kowal! s'écria Lauthier. Mais je
connais son histoire!
- C'était un saint et un grand patriote, repartit
la Polonaise avec ferveur.
Elle se pencha soudain pour cueillir dcs pervenches.
Yves Lauthier l'observait avec un plaisir non
dissimulé.
Son étrange beau té libérai t en lui ces sources de
poésie et d'émotion qu'il avait crues taries depuis
son deuil crucl. Pour la première fois depuis deux
ans, il pouvait observer une femme sans songer à
la disparue, et il en éprouvait celle impression de
renouvellement, de rajeunissement que lui avait
déjà donné quelques jours auparavant sa lutte
contre le vent, sur le plateau.
Une émotion discrète se mêlait à cette impression. Il eCll soubaité que les pervenches fussent
inépuisables el que Maryla Jagmill restàt longtemps agenouillée dans l'ombre verle, au milieu
des neurs.
Quand elle se releva, illui dit:
- Je ne vous ai pas aidée, mademoiselle, parce
que je sais que cueillir des fleurs est un plaisir
pour uue jeune femme. Mais pourquoi laissez-vous
ces belles lourres de pervenches? Votre bouq uel
n'est pas gros!
- Je n'aime pas ravager les bois ni les jardins,
répliqua la jeune fille. Si mon rosier possède trois
belles roses, je lui en demande une et lui en laisse
deux. C'est chez moi une vieille habitude, un
scrupule ... Il me semble que tout vit, que je peux
réjouir ou contrister la nature ...
« J'essaye de ne pas la contrister!
�MARYLA
« Tout cela doit vous paraHre IlU peu ridicule,
monsieur? dit-elle eu nouant autour de son bouquet une 10ligue tige d'herbe.
Yves Lauthier remarqua le ton indifférent de la
question. La lisière du bois était proche. Maryla
Jagmin ne devait pas vouloir la franchir.
Elle ralcntissait le pas, mais sans manifester Ic
désir de retourner en arrière. Sans doute songeaitelle à prendre congé de son compagnon.
Sc rencontreraient-ils encore? Cunsentirait-elle
~ revoir Luuthier?
Le souvenir de sa femme lui revint, et il s'étonna
de l'avoir égaré si longtemps.
- Est-cc que vous habitiez ici quand .Jacqueline
était au Tréport? demanda-t-il doucement.
Elle eut de nouveau une légère rougeur sur ses
joues et répliqua:
- J'habitais comme elle au Tréport, ct nOLIs
étions entrées en relations à cause de votre petite
fille que j'avais soignée.
- Je l'ignorais ... dit-il surpris.
- C'était une indisposition sans importance, sc
hâta de répliquer la Polonaise: Mme Laulhier
exagérait par délicatesse la gratitude qu'elle
croyait me devoir. Mais je vous quitte, monsieur.
Voici la lisière du bois ct le plein soleil. Bon courage!... ajouta-t-elle, comme pour aùoucir par ce
mot de sympathie la brusquerie de son adieu.
Déconcerté, pris au d6ponrvu, Yves Lauthier
ne sut que s'incliner devant elle el regarùa dé~rote
au fond du sentier sa robe claire.
L<l; mer grise a jeté sur les galets des étoiles de
mer roses comme les roses. Molles, nerveuses et
icndres, ellcs ont souflert de la violenco ùu flot au
point de demeurer inertes sous le pied cruel des
(ufants joueurs.
Aux appels à la pitié des passants, ils répondent
�MARYLA
43
par 'des regards d'auges étonnés. L'instinct de
détruire se manifeste dès ln. plus tendre enfance,
remarque Yves Lauthier en observant les enfants.
Il va sans bu t, du commencement de la plage au
pied de la falaise blanche surlaquelle se découpent
des vols d'oiseaux noirs. Sur un habile tableau
auquel un artiste travaille depuis quelques jours,
il voit, mieux que sur le sujet lui-même, le violent
contraste gui existe entre la musse crayeuse, la
nappe de terre ocrée qui la courOllne et le bleu
profond du ciel.
Il est de ces civilisés qui recherchent la nature
dans Corot et Millet et qui ne la trouvent pas aux
champs ou sur la plage.
Si le souvenir d'un bois épais le hante, c'est qu'il
encadra le mystérieux visage de Maryla Jagmin,
sa beauté, ses émois et sa ferveur. Revoir la jeune
fille devenait une idée fixe. Mais sous quel prétexte se présenter chez elle? Son adieu ne signifiait-il pas un congé défini tif?
Il s'était logé dans l'hôtel qu'avait habité Jacqueline et il aurait voulu poursuivre son souvenir
jusque dans la chambre qu'elle avait habitée.
Mais les propriétaires de l'hôtel avaient changé.
Pourquoi les questionner? Il se serait vainement
blessé au rosier épineux du souvenir.
Nul ne se rappelait Jacqueline ... Cependant des
jeunes femmes belles et joyeuses comme elle
chautonnaient dans les couloirs de l'hôtel; des
enfants trottinaient près de leurs robes claires ...
Ce spectacle paraissait inhumain à l'isolé. Un
soir, sa détresse fut telle qu'il eut l'idée de questionner la domestique :qui rangeait sa chambre.
C'était une femme d'une trentaine d'années
dont l'alliance et les vêtements noirs disaient le
veuvage probable; elle était active et silencieuse;
une morne peine écrite dans ses yeux gris semblait démentie par le sourire servile des lèvres.
�MARYLA
Dès qu'on cessait de la regarder, ]a domestique
abandonnait son sourire comme un fardeau. Cela
lui donnait ùes changements de phpionomie si
brusques que Lauthier, les surprenant dans une
glace, en fu t frappé.
_ Vous avez perdu votre mari? lui dit-il.
Mais,
_ Non. C'est mon enfant, r~liqa-tec.
je suis séparée d'avec mon mari. Je suis seule.
En disant ces derniers mots, elle lui lança un
regard qui signifiait: vous aussi, n'est-cc pas?
_ Etiez-vous ici, il y a trois ans'? demanda
Yves Lauthier ému.
_ Oui. Je l'ai méme servie ... C'était une bien
jolie dame! Et si gaie 1 Et si gracieuse! Ah! je
vous ai ùeviné, allez, monsieur, quand j'ai su votre
nom! J'ai bien compris que vous veniez ici il cause
d'elle?
Troublé, Yves Lallthier détourna son regard.
Cette divination de femme lni était douce, il se
sentait moins seul.
_ Et .. , l'enfant aussi'! ... murmura. la domestiq ue sans oser achever sa pensée.
_ Non, l'enfant vit ... répliqua-t-il avec compassion, en regardant la mère.
- Alors, faut pas trop vous plaindre, soupirat-elle, en se dirigcant vers la porte.
_ Louise! Encore un mol! elit-il en. l'arrêtant
du geste , Vous rappelez-vous une amie de
Mme Lauthier, qui s'appelait Maryla Jagmin '!
_ Si je me la rappelle! Mais tout le monde ici
la connaIt! Elle venait souvent voir Madame
depuis qu'elle avait soigné la petite fille. Parce qU(;
c'est une doctoresse, monsieur, et une bonne! Elle
a été à l'hôpital anglais sur la fabise. On l'aimait
beaucoup! Il parait mème que tous en étaient
aillOli r eux!
« C'est qu'elle est une jolie fille! Pas comme
la pauvre Madame, mais plus .•. je ne sais com-
�MARYLA
45
ment dire ... On m'appelle, monsieul', excuscz-
moil
Une voix impatiente retentiscait, en efTet, dans le
couloir. Seul de nouveau, Yves L<luthicr sentit
crollre sa mélancolie et il décida de sortir.
Comme il atteignait, en lisant son journal, le
seuil de l'hotel, il se heurta à une clame qui entrait,
et il s'excusa.
L'étrangère le gratifia aussitôt du plus aimable
des son ri l'es.
- Je vous prie, monsieur, dit-nlle, c'est ma
faute! Mais, n'ai-je pas l'honneur de parler à
M. Yves Lauthier?
- Parfaitement, madame, répondit-il, moins
contrarié qu'il ne l'eùt été en celle circonstance
quelques jours auparavant.
Maryla Jagmin, en occupant son imagination,
lui avait rendu le goùt c.Ic la vie Cil mème temps
qu'une inquiétuùe comparable à ceHl' qu'éprouverait un prisonnier rendu à la ltberté après denx
ans (k captivité.
Prü;onllier de sa douleur, il avait rompu toute
attache avec le monde. Son en fant, élevé par sa
belle-mère, l'avait fort peu occupé, et illl'avait
pas d'amIS trl.;S intimes.
Son amour pour Jacqueline avait suffi anx
exigencu; de :;:1 vic sentimcnldk. Et il éprouvait
ce dépouillement total qu'enlraine la disparition
du .seul être aimé.
Dans J'ombre qui l'enveJoppait, la blondeur de
Maryla Jagmin avait allumé une pitIe lumière.
Inquiet, il tâtonnait, poussé par une force incunnue à sortir de son inertie.
C'est pourquoi il ne lui déplaisait plus autant
de reprendre contact ave.; le mdnJe. La réserve
llll peu distante de son attitude faisait place à Ulle
courtoisie souriante qui parut enchanter son interlocutrice.
�:MARYLA
Elle continua, en désignant une jeune personne
qui l'accompagnait:
- Ma jeune amie, que voici, a été une fidèle
auditrice de vos cours, lOllt un hiver. VOLIS éllldiiez, je crois, Corneille .. .
- Racine! rectifia la jeune fille, en ell\'eloppant
le maître d'Ull regard dérot.
Elle avait un agréable visage de brune au teint
clair et des yeux vifs voilés de modestie. Sa robe
était de grosse toile jaune d'or ct ses bras, petits et
ronds, étaien t presq ne nus.
Yves Lau thier la considérait en souriant. Il la
classait parmi ces jeunes personnes d'intelligence
moyenne et de bonne volonté, snobs jusqu'au
point de s'adonner à de sérieuses études quand la
mode le demande, et qui, au demeurant, font
d'excellentes mères de famille quand elles ont
découvert que le bas-blel1isme n'est la plupart du
temps que le stage d'une femme d'espl'il avant son
mariage.
TOUl en sa jeune auditrice lraclLtisait l'inconscient désir de plaire; une tendre servitude adQu~
cissai t l'éclat de ses yeux noirs quand elle regar,
dait Yves Lauthier.
Il ne put que la juger charmante, tout en la
comparant à la secrète et hautaine Maryla Jagmin.
- Ma petite Gilberte, reprenait la dame ih1pa~
tientée par le silence de sa jeune amie, dites donc
votre admiration à M . Lauthier. M'avez-vous assez
parlé de 1ui !
- Savez-vous que je suis très flatté, mademoiselle? dit Lallthier avec une aimable ironie.
En causant, ils s'étaient mis en marche vers la
plage. Quelques clients de l'hôtel, étonnés de voir
Yves Lautbier, ordinairement solitaire, accompagné de deux dames,.le regardaient et chucholaient.
�MARYLA
47
Mme Loustelot, c'était le nom de l'amie de Gilberte, lançait à tous des regards triomphan ts.
Peu dupe de cette petite olTensive matrimoniale,
YvesLauthier, par lassituùe et désœuvrement, se
laissait aller au fil de l'aventure.
En causant, il apprit que Mme Loustelot était
l'heureuse mère de trois filles qu'elle avait fort
bien mariées, et il deviL1a que l'excellente femme,
lancée comme lin bolide, ne s'arrêterait plus .
.J usqu'ù la fi n de ses jours, clIc marierai t, elle
marierait à tour de bras, rapprochant, d'un bout à
l'au Ire de la France, des conjoill ts possibles, vantant les charmes de la vie simple au monsieur
riche à qui elle destine une fille sans clot, et les
agréments de la fortune à la jolie fille sans dot à
qui elle veut présenter le luiuquagénaire apoplectilllle et millionnaire; active et bourdonnante
comme l'abeille, encombrante et bienfaisante, providence des mères, et terreur des célibataires!
Après un quart d'heure de promenade sur la
plage, Mme Loustelot avait obtenu d'Yves Lauihier la promesse qu'il prendrait part à Ulle excursion projetGe pour un jour prochain.
JI cru t d'ailleurs faire remurq uer à l'aimable
ùame que cette promenade était pour lui une
xception qui ne se renouvellerait plus, un travail
à achever et ses préférences mèmcs lui défendant
Ile longues sorties.
Dans la joie de la victoire, Mme Loustelot négligea ù'observer la signification véritable de celte
réserve.
Quelques jours plus tnrd, elle présidait à un
repas champêtre auquel prenaient part dix à douze
convives, triés uvec soin.
Gilberte, en robe rose, et deux autres jeunes
personnes protégées par Mme Loustelot J'aidaient
avec beaucoup de grtlce.
Ils avaient choisi pour but de lcur promenade
�MARYLA
la ferme du Parc, dépendance du l:hàteau d'Eu et
dont le bois charmant est ouvert généreusement
le dimanche aux promeneurs.
Ce n'est pas le bois capril:iellx, échevelé, varié,
tantôt aéré de clairières failes seloll le bon plaisir
du bûcheron, tantôt impénétrable et sombre
comme une grotte d'émeraude.
C'est le bois ordonnl5, nettoyé, classique, page
d'écriture sylvestre tracée avec soin pour des
regards royaux.
Les allées larges et droites attendent le'
carrosses; de très loin, entre les arbres espacés, so
devait apercevoir l'importun ou le qllélllandeuL
Une perspective à la Le Nôtre a été ménagée au
sommet du bois qui couvre Ull coteau: suivant
la ligne d'une petite dépression, les arbres s'écartent pour encadrer d'or vert une ville d'argent ct
un lambeau d'azur: le Tréport et la mer.
.
Après le déjeuner, les promeneurs parcoururent
le bois frais comme une crypte dans la chaleu!' du
jour J'été. Puis ils se groupèrent suivant leurs
~ympathies
dans une clairière où croissaient quelques muguets, que les jeunes filles ramassèrent.
La recherche des; Geurs les fit s'éloigner. Quand
,Iles revinrent, eJlc~
parlaient avec tant d'animalion que Mme Loustelot s'écria:
- Que vous est-il arrivé, mes chères petites?
Voyon , parlez, Gilberte, et avouez qu'un faulle
a voulu embrasser votre joli minois.
- Ce n'était pas un faune, mais une fée, chère
madame!
- Une fée, répétèrent plusieurs voix.
- Une fée très méJal).colique et très belle, n'estce pas, Marie-Louise?
- Plus que belle! répondit la jeune fille. Ses
chel'cux sont si blonds, si p:11es, son teint cst si
nacré, qu'on croirait la voir sous un rayon de
lune.
�MARYLA
49
Où l'avez-vous rencontrée, cette fée? de·
mand~l
Yves Lauthier fort ému.
- Au bord d'une fontaine, comme il convient!
Penchée vers son miroir, elle buvait dans le creux
de sa main et elle a tressailli à notre approche.
puis elle s'est enfuie: c'est une fée bien peureuse!
- N'a-t-elle pas un chignon en tresses, trè!;
has sur le cou? N'est-elle pas mince ct de taille
moyennc ? demanda une jeune femme qui était
clu Tréport.
- C'est cela, s'écrièrent Gilberte et ses amies.
- Eh bien! ce doit être Ulle Polonaise du nom
dG Mar)'la Jugmin, qui a été longlemps il l'hôpital
anglais où sa beauté a incendié bien ùes cœurs ~
Qlle d'histoires n'a-l-on pas racon tées su r clic!
Yves Luuthier écoutait ct souffrait. Il lui semblait que cette jeune étrangère, qui avait connu
sa femme et qu'il avait miraculeusement décou·
verte, lui appartenait un peu. JI lui déplaisait
qu'elle eùt un passé, connu de tous. La crainte
qu'une médisance fût proférée contre elle lui
causait un véritable malaise.
Il eùt voulu interrompre cette conversation, en
même temps qu'une vive curiosité lui faisait souhaiter de l'entendre encore.
Mais elle déviait. Un monsieur d'un certain Llgc,
fort docte et qui s'écoulait parler, expliquait à se~
auditeurs la situation actuelle de la Pologne.
- Cette race polonaise est courageuse, disait-il,
mais querelleuse et dépourvue d'esprit d'organisatiOn . Jamais elle ne conuaitra la paix.
d Au 1ieu de s'attacher ù: réparer les désutre~,
de la guerre et les ruines accumulées par un siècle
et demi de servage, que font les Polonais? Ils sc'
ballent! Aussi quel désordre dans ce pauvre pays'
Yve Lauthier ne put s'empêcher de répliquer:
- Ils se battent, c'est vrai, mais pour reconquérir toute leur pa trie, comme pour élever une
-
�MARYLA
digue entre eux et l'esprit moscovite qui menace
d'envah ir l'Europ e. Les Polona is, fils de Sobiesk i,
se battent encore pour une idée!
( Quant au désord re de leur admini stration , il
cst fort exagér é chez nous.
« Ce peuple, soudain libéré par notre victoire,
a dù tout improv iser: ses cadres de fonctio nnaires
ct d'officiers. La langue polonaise n'était même
pas enseignée dans les écoles: il a fallu trouver
des maîtres pour rempla cer les maUres russes et
allema nds! Le gouver nemen t polona is fait des
miracles, et vous savez comme nt le général
Pilsudski a pu organis er une armée aujourd 'hui
victori euse!
On l'écout ait avec une grande attenti on; d'instinct, le França is aime la Pologn e. Le « Vive la
Pôlogn e, monsie ur!» de Floque t a traduit avec
audace et ingénu ité cet instinc t popula ire.
Yves Lauthi er sentait scs auditeu rs satisfai ts;
seul, le vieux monsie ur résistai t à ses argume nts:
il devait être de ceux qui consid èrent comme une
critique personn elle celle de leurs idées. Aussi
répligu a-t-il sèchem ent:
- Vous ne nierez pas, monsie ur, que la dis··
corde ne règne li l'état endémi que chez les Polonais. Causez avec trois Polona is, trois opinion s
lliverses seront émises, même sur le sujet qui
devrait les réunir: la grande ur de leur patrie!
La robe rose de Gilbert e avait dans la verdure llne immobilité de fleur, le regard dévot de
la jeune fille ne quittait pas Lauthi er. Mme Louslclot l'observ ait avec des yeux humide s: n'allaitclic:: pas rempor ter une nouvel le victoire contre le
célibat ?
- Monsie ur, répliqu a Lauthi er, il y a du vrai
dans ce que vous dites: les Polona is aiment la discussion. Toutefois veuillez consid érer que lorsqu'il s'agit de voter une loi, qui doit être bicnfai-
�MARYL A
SI
sante, dût-elle léser bien des intérêts , il y a, à la
Diète, unanimité.
« Ainsi fut votée la loi agraire qui dépossédait
pourtan t les gros proprié taires terrien s repré
sentés ft la Diète! Quelqu es extrém istes qui voulaient la dépossession sans indemnisation ne furent
pas écol! tés; ct la loi fut votée dans cet esprit
à la fois audacie ux et traditio naliste qui caracté rise la race polonaise.
« Je crois, conclu t Yves Lautl!i er, que la
Pologlle peu t jouer un grand role dans l'avenir .•.
n éprouvait une satisfaction secrète à louer la
patrie de Maryla Jagmin .
L'espo ir de la rencon trer dans le bois le poussa
à le parcou rir en tous sens, mais ce fut en vain.
- Ma petite Gilbert e, disait Mme Louste lol,
n!pétez donc à M. Lauthi er tout ce que vouS m'avez
dit hier de charma nt sur son livre de Racine ...
Mais Lauthi er était distrai t; il écoutai t à peine
le babil de Gilbert e.
Il se compa rait à un homme qui, ayant atteint
le somme t d'une colline, en embras se du regard
les deux pentes. Sur celle qu'il venait de gravir,
l'ombre de la morte errait comme une brume du
50ir; sur l'autre, qu'il n'osait descen dre pour ne
pas perdre de vue son passé, rég~ait
la blonde ur
de Maryla Jagmin .
Pendan t quelqu es jours encore il rêva dans le
vide et comme dans l'attent e. Son attitude désespéra Mme Louste lot, qui entrepr it le siège d'un
autre célibat aire auquel Gilbert e monlra it avec autant de grâce qU'à lui-même ses yeux humide s el
ses jolis bras ronds.
Il sortit lm soir seul et erra sur le port. Le
tumulte ùu travail s'élevait an bord de la mer
bruissa nte. Sur L'eau noire et dorée, de hautes
masses confuses glissaient dans la sérénité d'un
heureu x effort. Pas de menaces d'orage pour la
J
�MARY LA
nuit et peu d'étoiles au ciel. Mais à l'est, unc
p~le1
rosée annonçait le lever de la lune.
D'instinct, Lauthier marcha vers cette lumière
cl il se trou va bientèt SUl' la rou te d'Eu.
- Me voilà tout prb; de la maison du petit
Malo! songea-t-il frappé d'une idée subite. Si
j'allais prendre de ses nou velles?
Il sc bâta. La chétive demeure apparut bientôt,
la del'lllère d'une rangée misérable. Dcs filet~
!;échaicnl devant les portes. Les caves, que les
Trérortais ont l'habitude d'habiter pendant la
S;lison afin de pouvoir louer la maison à des baigneurs modestes, bâillaient pal' leur unique ouverture à l'air frais de la nuit. Tout au fonù, Lauthier apercevait des lits de bois luisant, des berceaux, une table recou verte de toile cirée, d'assiettes grossières et de litres de cidre clair.
- Eh bien! madame Malo! Comment va votre
enfant'? demanda-t-il.
- Pas bien, monsieur! repartit la mère en
monlant rapidement le raide scalier de sa cave.
Il est couché depuis quelques jours, et avec la
lièvrc! Lc docteur n)y comprend rien! Ah! !>i
M1I0 Maryla était ici!
- Je l'ai vue! dit Lauthier, ct je lui ai parlé du
petit...
- Pas possible! s'écria la mère. Elle est donc
tians Je pays? On m)avait dit qu'clic était partie!
- Ce n'cst pas vrai! Mais ... Quand VOltS a-l-on
Jit cela? demanda-t-il avec inquiétude.
- Pas plus tard qu'hier, mon cher monsieur!
Mais les gens ne savent pas ce qu'ils disent! Ils
parlcnt pour parler! Ah ! clic est ici et elle va
venir, monsieur?
- Elle me l'a promis. En tout cas je la verrai
demain ct, si elle n'est pas partie, je vous l'envoie,
madame Mulo, soyez-en sûre! conclut-il en soulevan t SOI1 chapeau.
�MARYLA
53
Il ne se-sentait plus le courage de soutenir une
conversation avec celle étrangère. Partie, Maryla,
partie ... Celle qui détenait un lambeau de son
passé d'amour était partie ...
Comment n'avait-il pas pressenti ce départ et
dès leur première rencontre déchargé Muryla de
tout son fardeau de souvenirs?
Lauthier songeait que Jacqueline, ressuscitée
par son espérance, mourait IIne seconde fois ..•
Mais soudain un parfum d'héliotrope venu d'un
jardin lui rappela celui cie Maryla et la rapprochâ
de lui.
II eut, très nette, ]a certitude qu'il allait la
revoir et que le destin lui réservait une pl;'ce de
choix dans sa vie. Aussi fut-il heureux mais sans
surprise le lendemain de rencan! n.1" la jeune
Polonaise sur la plage du Bois-de-Cise. Assise sur
un rocher. elle écrivait et ne le vit pas s'approcher.
- Mademoiselle ... dit-il, en inclinant sa tète nue.
Elle cu t un léger cri cie frayeur et leva les
yeux.
- Ah! c'est vous, ul0nsieur? répondit-elle
avec froideur.
- Excusez mon indiscrétion, ellc a un motif
charitable : le petit Malo est plus malade, j'ai
promis à sa mère de vons avertir.
- Vous n'avez pas donné mon adresse? dit-elle
avec vivacité.
- Je m'en suis bien gardé, mademoiselle,
puisque vous désirez prendre un repos ahsolu.
- En efTct. .. Cela m'est absolument nécessaire.
Mais j'irai voir le petit Malo demain à la nuit.
Veuillez le dire à sa mère! ajouta-t-elle en inclinant légèrement la tête eomme pour donner congé
il son visiteur.
Il n'eut garde d'obéir mais chercha un bon prétexte afin de renouer la conversation. Le tome 11
de la traduction des œuvres de J. Slowflcki par
�MARYLA
54
T. Gasztowt reposait à côté de la Polonaise. Ille
montra du doigt.
- Vous lisez donc vos grands poètes en français? demanda-t-il en souriaut.
- On m'a beaucoup vanté cette traduction,
j'ai voulu m'assurer de sa valeur, répondit-elle
avec plus de douceur en feuilletant son livre.
_ Quel admirable poète! reprit Yves Lautbier.
Quel lyrisme! Quelle fraîcheur et quelle audace
dans l'imagc ...
- Vous connaissez toutes ses œuvres, monsieur?
- Je possède assez bien la littérature polonaise, répondit-il avec un peu d'ironie, bien que
que je n'aie professé que la littérature française.
Mais j'aime votre noble patrie. Depuis quelques
années je fais partie du Comité franco-polonais ..•
- Eh quoi! interrompit la Polonaise avec vivacité, c'est votre nom que j'ai lu parmi ceux des
conférenciers français envoyés à Varsovie?
- C'est bien mon nom, en effet. Mais ma
femme, vous sachant Polonaise, avait dû vous
dire ces détails?
Une expression de contrariété passa sur les
traits mobiles de la jeune fille.
- J'avais peu de causeries intimes avec
Mme Lauthier, répliqua-t-elle J'une voix hésitante. Elle était fort entourée, moi très occupée ...
Je nc la voyais guère que le dimanche, et je sortais alors avec elle ... De là les photographies que
vous possédez ... Mme Lauthier me montrait une
sympathie qui m'était clouce, acheva-t-elle sur un
lon diU'érent. Elle croyait me devoir quelque gralitude parce que j'avais soigné sa fille ... Mais en
réalité j'eus fort peu de mal à remettre sur pieds
me enfant aussi bien constituée ... Comment vat-ellc, monsieur? Est-elle avec vous au Tréport?
Moins distrait ou moins occupé à admirer la
�MARYLA
55
beauté blonde de l'étrangère, Yves Lauthier eût
remarqué qu'elle éprouvait quelque satisfaction à
changer le sujet de leur causerie.
Il répliqua sans arrière-pensée:
- J'ai confié ma fille à sa grand-mère, que la
mort de notre chère Jacqueline a si cruellement
frappée ... L'enfant est belle et sage, ou, du moins,
sa grand'mère l'aflirme!
- C'est fort probable! répondit Maryla en
souriant. Ah! vous connaissez l'histoire de mon
pays, monsieur, et vous l'aimez ma chère Pologne!
C'est si naturel, n'est-ce pas? quand on la eonnait
bien! Mais hélas! ils son t rares en France ceux
qui la connaissent!
- Ce n'est que trop vrai! avança Lauthier.
- On nuus accuse de ne pas sa\oir nous
entendre, reprit avec vivacité Maryla Jagmin, de
nous affaiblir par nos dissensions. Mais dans quel
pays s'entend-on, monsieur? N'avons-nous pas
derrière nous huit siècles d'union ct de grandeur?
({ Notre race est inquiète et nerveuse, c'est vrai.
Mais songez à son long martyre! Les peuples
ont des nerfs, comme les individus! Des nerfs qui
s'usent à trop souŒrir! Les pendaisons, les
noyades, les massacres en masse, les déportalions
en Sibérie furent pendant cent quarante ans toute
. notre histoire!
« Persécution nationale, persécution religieuse!
Des cosaques desserrent avee un poignard les
dents des fidèles qui refusent cie communier de la
main des papes schismatiques! Après avoir pendu
le martyr polonais, on le ranime pour le noyer ... (1)
I( Vous
frémissez, monsieur, vous ignoriez
peut-être ces atroces détails ? •. Ils ont bercé mon
enfance, dit-elle avec plus Je révolte farouche que
(J) Voir Sur les chemins de l'dme polonaise, par Marie
Zabojecka.
�MARYLA
de mélancolie. Les Fral1çai:; I1C nous connaissent
pas ... Sinon ils ne nous reprocheraient pas ce
qu'ils appellent notre lenteur à nous réorganiser!
« Nous réorganiser après cent cinq uante ans de
domination étrangère, c'est-à-dire improviser 110S
cadres de fonctionnaires ct d'offic.iers, créer de
fond en comble l'armature sociale! Grouper des
professeurs capables d'enseigner notre langue
bannie des écoles.
« Avec les tronçons mutilés cie l'ancienne
Pologne, refaire la Pologne moderne, renouer le
dix-huitième siècle au vingtième siècle!
« Un rien, en vérité! Jamais nation ne se vit
placée devant une pareille tâche, dont l'accomplissement tiendra du miracle!
« Eh bien! monsieur, Je miracle est en voie
d'exécution! L'armature du nouvel Etat s'échafaude, nous passons avec certaines puissances
européennes des traités économiques que vous
pourriez nous euvier, le 'polonais est parlé dans
toutes les écoles, P!1sudski nous faitul1e armée la
Pologne ressuscite, mais beaucoup l'ignorent l'En
France surtout! Dans cette France bien-aimée
vers qui nouS criions pendant notre martyre, ct
qui accueillit toujours maternellement nos émigrés!
u Pourquoi cette incompréhension chez la
masse française d'aujourd'hui? Excusez-moi, mon·
sieur, j'ai sur le cœur quelques moLs maladroits ...
murmura-t-elle en essuyanL ses longs cils. J'aime
tant mon pays ... Je ne puis parler calmement de
lui ...
Sans répondre, Yves Lauthier contemplait le
fin profil penché sous l'ombre du chapeau de
paille claire, puis tout ce corps robuste et charmant dans lequel semblait S't'tre incarnée l'ame de
la Pologne. Son silence déplul à Maryla, qui
releva la Lête. Il se hâta de parler:
�:MARYLA
57
- Est-ce que tous les Polonais sont aussI
patriotes que vous l'êtes, mademoiselle '1
- Tous, oui! C'est-à-dire tous les vrais 1....A
côté d'eux il y a, hélas! J'élément étranger dont
l'occupation enuemie a favorisé l'installation. Il
s'e:;t adapté, mais il n'aime pas comme nOliS
aimons; là est le danger ... Le danger contre lequel
nous devons tous luller ... Vous, Français, vous ne
poU\'ez pas comprendre ce que ce mot ét ranger veut
dire. Je n'ai la haine de personne, j'aime l'humauité, mais que le voisin laisse ma maison tranqutlle.
(( Qll'on nous laisse eutre nous, eOlllme Lazare
avec ses amis ... Si vous saviez comment le Polonais de vieille race aime sa patrie! Ah! que
n'avez-vous assisté au pèlerinage d'Iasna-Gora,
au temps de not re esclavage!
« J'y fus moi-même, à l'âge de sept ans, avec
1110n grand-père, qui était un martyr de la foi
catholique et polonaise. Il pensait - et combien il
avait raison - que je n'oublierais plus les scènes
d'Iasua-Gora.
(( Iasna-Gora signifie montagne lumineuse. Le
l11on,astère de Paulinow, bâti au douzième siècle
et restauré par Wladislas Jagellon, s'élève sur
l'unique colline qui domine la plaine.
(( Chaque année, le 8 septembre, toute la Pologne croyante va supplier l'icone noire, l'Egide
suprême de la race, de délivrer la Patrie.
« 0 Pani! 0 Pani! » crie la foule qui déferle
comme la mer Slll' la vaste plaine.
(( Au temps de notre esclavage cc cri vers NotreDame était comme un sanglot déchirant sorti de
ceIlt mille poitrines ...
« Beaucoup de pèlerins montent à genoux la
COle de trois kilomèlres qui accède au monastère;
le sang des croyants rougit les pierres du chemin
commc celui des martyrs rougit les roules sibériennes ...
�58
MARYLA
_ Quel {anatismp.! murmura Yves Luuthier,
plus troublé qu'il ne voulait le paraitre devant la
transliguration qui s'opérait dans Maryla Jagmin.
Elle s'était levée, comme si une semblable narration ne pouvait se faire uans une pose nonchalante et, debout sur les rudes galets, elle fixait
l'horizon d'un regard élargi par le souvenir.
Sans entendre l'interru ption de Lauthicr elle
continua:
_ Mon grand-père, qui avait commencé dc
monter la côte à genoux, dut se relever ponr me
porter dans ses bras parce que la fOllle, dans sa
poussée irrésistible et aveugle, m'aurait écrasée.
« Alors je vis un peu mieux. Mais comment
décrire ces choses! murmura la Polonaise en fermant les yeux comme pour mieux évoquer IasnaGora.
«( Cet océan humain déferlait par houles successives sur la sainte colline avec un bruit de hante
marée.
Cl Le soleil ajoutait sa magie à celle des couleurs éclatantes répandues sur les costumes.
Cl Car la Pologne obstinée ne vient pas à IasnaGora en habits de deuil, mais revètue du costume
n;-tlional.
I( Le rouge, le bleu, le vert, l'or, le violet se
r.1arient heureusement comme dans un j3rdin.
I( Quelques femmes même <lvaient des diadèmes
de [Jeurs autourcle leurs nattes blondes; de lourds
colliers à plusieurs rangs brillaient sur leur poitrine. Elles priaient avec des ycux pleins de
l.t1mes.
« Violemment jeté contrc Je mur du monastère,
mon grand-père m'assit sur son épaule ot ferma
les yeux.
\( Il respirait avec peine tant la foule s'écrasait
sur sa poitrine. Voyant sa pâleur j'éclatai en sanglots.
�MARYLA
59
« Il souleva alors ses paupières el me dit simplement: « Ecoule! La Pologne prie! )1
({ J'écoulai. D'abord les cris des femmes piétinés, les plain les et les appels des enfants égarés
couvrirent pour moi loute autre rumeur.
\( Puis je distinguai une voix i1l1mense qui mon··
tait de la plaine ... De proche en proche le chant
gagnait la foule tassée sur la colline, les cris et les
plaintes se taisaient, près de moi une femme dont
le visage était en sang entonna aussi l'hymne
d'Iasna-Gora ...
- Le savez-vous? demanda Yves Lauthierému.
- Quelles lèvres polonaises l'ignorent! répliqua Maryla. Le voici.
Et elle dit, sans joindre les mains, la voix basse,
comme si le chant sacré de la Patrie ne pouvait
se déployer sur la terre élrangère :
I( Mère sainte, bénissez-nous!
I( Bénissez le soleil qui éclaire le monde divin l
u Bénissez nos champs, nos ,fleurs, nos herbes,
le gazouillemen t des oiseaux et les chants sacrés
des humains 1
I( Bénissez nos larmes, nos plaintes, nos souffrances, nos deuils!
« Bénissez les lombes de nos frères morls pour
la patrie et toule la grande famille humaine!
I( Bénissez la terre sur laquelle nous marchons;
bénissez nos palais, nos maisons, 110S chaumières;
bénissez le 1l1onde entier!
« Mère sainte, écoutez-nous, exaucez-nous! 0
Dieu! qui pendanl tant de siècles as entouré ce
pays de force el de gloire, toi qui l'as abrité sous
ton égide pour le défendre de tous maux, nous
l'implorons, rends-nous notre patrie!
I( Rends-nous notre pays et son ancienne grandeur; que nos champs redevielment fertiles; que
le bonheur et la paix refleurissent; ô Dieu vengeur,
cesse tes châtiments 1
�60
MARYLA
« Toi, dont la justice sait briser' les sceptres des
puissants, détruis les mauvais desseins de nos ennemis; évei Ile l'espoir dans chaq ue àme polonaise!
f,\ Eloigne de noUS toutes les misères, unis les
pen pies libres sous les ailes de la paix; nOlis t'implorons, ô Dieu! rends-nous noll"e patrie! )l
En achevant l'hymne sacré, les lèvres dc la Polonaise tremblaient commc un volubilis sous la mor~ure
de l'abeille. En' ain, elle avait, par nne sorte
de pudeur" délicate, commandé à son attitude el
assourdi sa voiK. Une émotion plus intense naissait de son effort, et elle était, devant le souvenir
de la Patrie évoquée, comme une chaste amoureuse, tremblante el vaincue par la force de son
amOUI".
D'un mouvement irréGéchi, Yves Laulhier s'empora de sa main et la baisa,
_ Merci! elit-il. Cctte prièr est belle entre
toutes, ct la vierge d'lasna-Gora J'a entendue.
_ Oui, oh! oui! rér1iqua-t-elle fcrvemment, le
sang de nos martyrs n'a pas coulé en vain ...
Elle cheminait sans h<lte près cie son compagnon, p0nétrait avec lui sous le bois, ct elle hl!
disait. en lui montrant un modeste chalet mi-cachf
p:1r les arbres:
- Ma maison!
Elle ajouta, comme pour s'excuser de ne pas
l'inviter à en franchir le ,euil :
_ J'y vis seule.
_ Et sans peur? demanda-t-il. Ce chalet est
bien solitaire!
_ La forêt me protège .•• répliq\H\-t-c1le avec
douceur. Et les gens du pays n0 ml.! montrent que
ùe la sympathie...
.
Elle prit congé de lut, comme elle l'avait dèjà
{nit, à la lisière du bois, mnis non sans lui dirc, en
souriant:
_ Je serai toujours heureuse de vous voir,
�MARYLA
monsieur, lorsque le Bois-Je-Cise aura votrevisitc.
Vous me rencontrerez toujours vers cinq heures
sur la plage, ou, avant, dans le bois ..•
Elle donnait ce rendez-vous avec une candeur
du regard, une simplicité de l'attItude qui révévélaient ct son honnêté el l'habitude des fréquentations masculines sur un autre plan que cclui de
la ga lanterie mondaine. Yves Laulhier en fut
charmé ct dépité.
Dès qu'il eut perdu de vue sa jeune compagne,
il remarqua qu'il n'avait pas parlé avec elle de
Jacqueline ...
Mais n'a\'aÎt-il pas obéi au désir de lVIaryla?
Comme elle paraissait plus à son aise dans n'importe '-Ille! autre sujet. .. Ponrquoi?
11 ne pu t sc résoudre à rentrer encore au Tréport.
Il faisait gr':llld jour; Je plateau herbcux qui succédai! an bois otfrait à la vue ce ver! tendre des
frais piltllrnges que frappe le soleil cOllclwut.
Les granùes et len tes ombres des troupeaux
paissan ts étaient bleues et annonçaient le cr6puscule prochain. Un berger, assis, les yeux tournés
vers l'occident, contemplait rèvellsement l'ablme
argenté clu ciel dans lequel la mer invisible semblail jongler avec les mouettes.
Après un instant de repos, pendant lequel il
détendit son corps et ses pensées, Yves Lanthier
prit le chcmin du Tréport.
Au.' portes de la ville, il rencon\ra Gilberte,
accompagnée du dernier célibataire découvert
par Mme LOllsteJoL
Elle s'animait, riait, mais avec un peu de contrainte. Il semblait gue, fort catéchisée par sa
vieille amie, clle accomplissait, avec le plus de
grtlce possible, un impérieux devoir.
Tête nue, vètue de rose, el s{'s jolis bras orné'
de bracelets noirs, elte présentait au regard le
plus agréable tableau.
�62
:MARYLA
Y"es Lauthier salua avec un sourire.
Comme il se sentait l'esprit libre et qu'il lui
était indifférent de voir cette charmante fille
s'éloigner de lui!
Désormais, Maryla Jagmin s'interposait entre
son regard et la vie comme une gerbe de lis placée
sur sa fenêtre; il ne voyait que sa blancheur, SUI'
un lambeau d'azur; il ne respirait que son
parfum.
.
Au lieu de rentrer à l'hôtel, et pour mieux jouir
du spectacle de la nuiL s'établissant sur la mer, il
monta à la ville haute par l'escalier qui donne
accès à l'église; et longtemps il médita, appuyé
sur la balustrade.
Au-dessus de lui, la vieille église, rebâtie au
XVIO siècle, mon lait audacieusement vers le ciel
comme un vaisseau soulevé par la vague; sous ses
yeux s'étendait le port où la mer basse avait laissé
les bateaux de pêche couchés sur Je Hanc comme
un troupeau fatigué. · Au large, de gros vapeurs
attendaient, immobiles, que la marée leur permît
l'accès du port.
A côté du gran? calme de la mer sommeillante,
l'agitation de la ville n'avait pa~
!1lus de relief que
celle d'une ronùe d'enfants; en vain, le nasillement des phonographes se mêlait-il au ronflement
,;onstant des voitures et des au to-cars : le silence
,lu large triomphait et l'apaisement de la nuit
envahissaille cœur du solitaire.
Il évoquait Jacqueline avec une résignation que
n'avait pas jusque-là connue sa douleur.
La pensée que la belle compagne de sa jeunesse
n'était plus qu'un peu de cendre sous des fleurs
entrelenues par de pieuses mains ne le révoltall
plus.
Le seul rythme éternel de la mer que le redressement insensible des bateaux dans le port rendait en quelque sorte palpable lui révélait la force
�MARY LA
des lois inconnues qui régissent ta nature el
l'humanité.
Devant elles, l'acceptation courageuse n'étaitelle pas la seule attitude possible?
Yves Lauthier ignorait lui-l11ême dans quelle
mesure la rencontre de Maryla Jagmin l'avait
aidé à prendre cette attitude ...
- Monsieur Lauthier? .. dit tout il. coup une
voix timide.
Il se retourna, surpris. Gilberte était devant lui,
toute rose d'émotion, un livre au'X doigts.
- C'esl vous, mademoiselle GiJ berte" répondit-il en se découvranl. Venez-vous aussi admirer
la mer?
- ... Non, avoua-l-elle, en hésitant. Je vous ai
vu, d'en bas, et Je suis montée pour vous demandes quelque chose ...
- C'est accordé d'avance! dit-il en souriant.
Et, il. part lui, il allmiraitla grace ingénue de la
jeune fille, l'honnêleté de son regard, la .timidité
charmanle de son altitude.
- Vrai? Vous voulez bien, maUre? s'écri;J
Gilberte.
- De grâce! mademoiselle! Epargnez-moi! Ne
dites jamais ee « maltre », qui me vieillit terriblement!
Gilberte eut un rire amusé el repri'i :
-- Eh bien! monsÎeur, voici. Je voudrnis avoir
un aulographe cie vous, là, il. la première page de
ce livre, qui est le vôtre, sur Racine ... J'ai un
stylo ... ajouta-t-elle en ouvrant son sac à main.
- Voilà qui est facile! remarqua Lauthier. Il
ne faut pas être si intimidée pour cela, mademoi·
selle Gilberte! dit-il amicalement.
- C'est que ... }e ... je vous ... connais si peu!
balbu lia-t-elle.
Ii eut l'impression qu'elle achevait sa phrase au
lwsard ct non selon sa pensée secrète •. Emu, i\
�MARYLA
traça quelques mots en s'appuyant sur te mur.
Derrière lui, la jeune fille essuyait en hâte des
yeux humides.
- Voilà!
- Oh! merci] merci! murmura Gilberte en
lisant avidement la dédicace. MOllsieur. .. Vous me
comblez ... C'e5t vraiment trop gentil. .. trop indulgent... Je ne suis rien devant vous, et vous
êtes si ...
- Vous êtes une courageuse, honnête et jolie
petite Française! dit-il en serrant sa main tremblante. Votre Vieille amie m'a dit bien des choses
sur vous, de belles choses! Et lenez, je vais faire
le prophète 1 La récompense de votre courage et
de votre honnêteté est peu t-ètre proche! Ne bOlldez pas le bonheur quand il passe, mademoiselle
Gilberte, même si son visage n'est pas celui de
votre rêve ...
- Ah! vous avez deviné? murmura-t-elle.
- J'ai deviné, dit-il doucement, qu'un brave
cœur désintéressé est près de vous aimer si ce n'est
déjà fait, et qu'il esl votre vérité.
- Peul-êlre] répondil-elle. Il a parlé ce soir à
Mme Louslelot. .. Adieu, adieu et mcrci !
de pierre,
Elle descendi t en couran 1 l'e~cair
mais elle se retourna avant de dlsparaitre el fil de
la main un geste d'adieu qui se confondit avec
le vol des m.ouelles sur la mer.
�MARYLA
IV
Jan Bosak.
De fréquents orages retinre nt Yves Lauthi er au
Trépor t pendan t une dizaine de jours qu'il vécut
sans ennui. La compagnie d'un rêve d'amou r suffi t
aux délicats.
Ils le promèn ent comme un ami bien-aimé
devant leurs horizons préféré s; s'ils ont des goûts
champ êtres, ils l'installent au bord d'une source
claire ou de la mer, d'autre s iront étudier à son
rayonnement les chels-d 'œuvre humain s .
Sous la pluie ou la hourras que même, à toute
heure du jour, Yves Lauthi er quittait l'asile trop
étroit de sa chamb re et le coudoiement des étrangers. Avec une vigueur qui l'étonnait lui-mème, il
gravissait j'escalier de la falaise el, assis all pied de
la croix qui la domine, il jetait sur l'immense mer,
comme un fardeau, son regard fatigué de rencontrer les hommes.
Qui donc parmi eux l'avait compri s et secour u?
La mère de Jacqueline elle-même, qu'il aimait
fdialemenl, n'avait-elle pas, trouvé dans l'amou r
passionné de l'orphe line un réconfo rt qu'il n'avait
pas connu?
Il regarda it la mer complaisante avec les yeux
de sa peine ancienne de son naissant amour, c'està-dire avec une ame singulièrement riche, sorte de
prisme qui embellissait jusqu'à la lumière.
Parfois le ciel el la mer, sous le mystère d'une
hrume dorée, se joignaient comme deux bouche s
amoureuses, ou bien, nettement séparés par la
3
�66
MARYLA
ligne dorée du soleil couchant, ils se superposaient
à un parterre de sauge, une effeuillaison cie roses
vermeilles.
Ces soirs-là, qui succédaient à l'orage, avaient
la splendeur des victoires humaines. Plus que tout
autre, par la violence de leurs coloris, ils arrachaient à ses pensées ce rêveur que la nature avait
jusque-là laissé assez indifférent.
Il devenait un autre homme, plus vivant, plus
vibrant, plus sensible même que par le passé, et
cela au seuil de l'âge mûr et en un temps où, par
la douleur, il s'était entièrement renoncé ...
Quel miracle !... La magicienne avait passé,
mais que deviendrait-il après sail départ, avec le
double fardeau de sa douleur- ancienne et de sa
désillusion présente?
Il se défendait d'y songer. Rentré dans sa chambre, il essayait de lire ou bien, muni d'une loupe
qu'il avait apportée pour étuùier la flore du Tréport, il contemplait Ja~queli1
et Maryla.
Absorbé de la sorte, il ne vit pas un jour que la
domestique l'observait avec curiosité.
Habituée à ses distractions, elle rangeait S:l
chambre bien qu'il n'eût pas répondu à sa question, lorsqu'elle lui avait demandé si elle pouvait
le faire.
- Ah! vous êtes là, Louise '? dit-il tout à coup.
Approchez-vous : est-ce que YOUS les reconnaissez?
- Il faudrait être aveugle pour ne pas les reeonnallre, elle et le monsieur ...
. ')....
- Que1 monsieur
La domestique rougit et s'éloigna pour continuer son rangement. Ayant parlé sans réflexion,
elle paraissait inquiète.
- Quel monsieur, Louise? répéta Lauthier.
- Celui qui est là, près d'elles, tiens ... Je
veux dire que je reconnais cette tête-là.
�MARYL A
Pour la premiè re fois, Yves Lauthi er remarq ua
le beau garçon élégant et joyeux qni paraiss ait
toujour s près de sa femmc et de la Polona ise,
quclquefois en des poses familières, offrant la
main ou portan t les vêteme nts des deux amies.
- Savez-vous le nom de ce monsie ur, Louise ?
deman da Lauthi er en rcgard ant la domcst ique qui
gagnai t déjà la porte.
- Le nom de Ce monsie ur! s'écria- l-elle avec un
rire gêné. Ça scrait vraime nt un miracle que jc me
rappell e le nom de tous les clients de l'hôtel depuis
trois ans! C'était un étrange r, peut-êt re un Polonais comme Mlle Maryla . Je ne sais plus. Mes
yeux ont vu tant de choses tristes depuis ... murmura-t -elle en s'enfuy ant.
Cette al! usion à la mort de son enfan t émut
Lauthi er. Il n'osa poursu ivre son interro gatoire et
s'efforça d'oubli er cet inciden t.
Il guettai t l'éclosi on du soleil comme celle d'une
fleur mervei lleuse qui attirera it Maryla dans la
l:>rêt. Un soir oll le phare heurtai t ses bras de
lumière à un ciel gris et bas, et où le ciel et l'eau .
sc confon daient en lin immen se et morne bâillement, il se dirigea vers la maison du jeunc Malo,
dans l'espoir d'y trollver des nouvellcs dc Mar)'la
Jagmiu .
Comm e la porte de la cave était fermée , il
frappa et attendi t.
Un bruit discret cle:voix féminines cessa aussitô t
et un pas gravit l'escali er.
- Ah! c'est vous, monsie ur! Vous êtes bien
bon! Le petit va mieux. Mlle Maryla cst venuc
quatre fois tant ça allait mal cetle semain e! Je
vous remerc ie bien pour la commi ssion, mOIl bon
monsie ur! Sans vous, je ne sais pas ce que je serais
devenu e . Je n'ose pas vous dire d'entre r, cOl1clutelle plus bas, ça pourra it la dérang er ...
Lallthi er s'empr essa de quitter la brave femme
�68
MARYLA
après avoir laissé dans sa main un billet dont la
vue l'enchanta. Tandis qu'elle redescendait son
escalier en courant, il s'asseyait à peu de distance
sur le talus et surveillait la porte . Son cœur battait
plus vite. Il goûtait déjà la joie qu'il aurait à voir la
silhouette de Maryla s'encadrer dans la porte,
un fond de lumière, avec le halo .des
sombre ~sur
cheveux dorés.
.
Il ~'avncerit,
il dirait quelque chose, mais il ne
savait quoi. La vie était une musique pour lui; b
merveilleux appétit de vivre qui lui venait en
pleine convalescence de la douleur lui disait la
force de cet amour naissant.
Quel en serait hélas! l'avenir? Malgré sa chanson, le solitaire entendait en lui, obstinée, telle
une pLainte d'oiseau pendant les nuits d'été, b .
voix mourante de Jacqueline exigeant un serment
de solitude ...
Ne devait-il pas renoncer à son rêve, s'éloigner
avant ...
- La voici !.. . murmura-t-il.
Dès qu'elle eut [ait ses adieux à Mme Malo et
qu'il 1:1 vil en marche il se leva et se plaça devant
elle.
ELIe jeta un cri d'effroi.
- Pardon! Pardon! implora-t-il en 's'emparant
des mains glacées de Maryla.
Il la viL très Pâle, son souffle était court el
saccadé.
- C'esL à moi de m'excuser, dit-elle enfin, pour
cette nervosité excessive ... Vous voyez, cher monsieur, que j'ai raison de rechercher la solitude! Je
ne suis plus bonne à vivre parmi Le genre humain!
Les bôtes des forêts font bien mieux mon aD:aire !
Merci monsieur! je puis marcher seuie ! reprit-elle
en essayant ùe retirer son bras droiL dont .Lauthier s'était emparé.
- Laissez! snpplia·t-il. Que craignez-vous
�MARY LA
69
donc? Même aux yeux de ces braves Tréportais,
ne puis-je pas passer pour votre père ?...
Elle eut un rire :clair et discret en posant sur
Yves Lauthier un regard qui lui renvoya son image
auréolée de jeunesse ...
Il frémit de plaisir. Jamais, par Jacqueline 'qui
l'avait aimé guancl il n'avait pas encore trente ans
et près de qui il avait vieilli, jamais jln'avait cu
cette joie merveilleuse: retrouver :sa jeunes 'e
fuyante dans le naïf regard d'une femme aimée!
Etre rejeté par elle dans la ronde des grands
vivants, des amoureux et des poètes [à l'instant où
la vieillessi tend ses bras décharnés pour 'redescendre la côte! Voir ses pauvres mains vides se
rcmplir de fleurs et de fruits, ressusciter, ressusciter par la magie d'un doux et complaisant sourire de l'amour, posséder tout après avoir envisagé le dépouillement suprême, quel rêve pour ce
solitaire!
Des impressions tumultueuses l'assaillaient. Il
tenta de leur résister et chercha un sujet de con,
versation.
Soudain, une question vint à ses lèvres sans qu'il
songeât à la retenir.
- Vous souvenez-vous, mademoiselle Maryla,
du nom de ce grand jeune homme blond qlU est ~j
souvent photographié avec vous et Jacq ueline?
-- Un jeune homme blond? répliqua-t-elle, J.
voix peu sûre. Je ,.. je ne saurais vous dire ... Aprè,;
deux ans .. .'
' - On m'a dit qu'il était Polonais ? ...
- Quel mcnsonge! s'écria Maryla avec véhémence.
Et comme il la r~adit
'ù'un regard qui signiGait clairement: ({ Vous savez donc de qui je veu,'
parler? )1 elle se h<1ta d'expliquer:
- Je veux dire qu'il n'y avait pas de Polonai.,
dans notre groupe; peut-être quelques Anglais 1••.
�MARY LA
Mais qui donc a pa vous parler de ces choses,
monsieur? de ces choses passées, sans importance
pour la foule, mais qui vous rappellent volre douleur ...
- J'ai entendu dire cela, par hasard, dans
l'hôtel que. j'habite et qu'elle habita aussi ...
- Ah 1. •. murmura-t-elle. Monsieur Lauthier, il
ne faut pas se faire souiTrir inutilement, continuat-clle avec une ferveur suppliante. Oh! la musique!
Entendez 1. .. Cet air, mon Dieu! cet air oublié et
qui revienl ce soir. ..
Ils venaient d'a tleindre le ponl de la Bresle et de
l'une des fenêtres voisines coulait comme une eau
fraîche une m610die, populaire vingt ans auparavant, et dans laquelle semblait se complaire un
habile violon.
Toujours encline à dissimuler les jeux de la
passion sur son visage, q uanc! la violence de ses
sensations le lui permettait, Maryla baissa le front
ct continua de marcher. Mais son pas était plus
lent, plus lourù, et son souffle saccadé.
- Qu'est-ce qu'il y a ... Maryla? demanùa son
ompagnon avec douceur.
- Illn'y a rien ... rien que le passé! répliqua. clle. La mu sique le ressuscite, le soleil de l'en':.nce se rallume et quelque chose renaIt en nous
pour 'mourir aussitôt sous le poids de cette certilude: jamais, jamais plus !...
« Je revois les prairies grises qui entourent ma
vieille maison ... les marais brumeux, les cigognes
ct les croix à ['infini ... Puis un jeune étranger qui
~l C souriait au-dessus des haies ... Tout cela parce
Ille ccl air naïf fut joué sur la placc cIe 'notre vil;lge par un violoneux el'!. haillons, jadis.:. La mu,Ique! Qucl adversaire j'ai en elle depuis ...
--.. Depuis quoi, Maryla? demanda-l-il comme
~ lIc
s'arrêtait.
- Depuis que je l'ai trahie.
�MARYLA
71
- Pourquoi l'avez-vous trahie?
- Pour mieux aimer, pour mieux servir .••
« Partez, monsieur Lauthier, voyez, le pout
fournant s'ouvre, uu bateau va passer, vous attendriez trop longtemps. Et puis voici la foule des
curieux qui s'approche.
- Que m'importe? dit-il. Nous allons voir
ensemble passer le bateau! A moins que je ne sois
indiscret. ..
- Oh! répondit-elle en souriant. A moi aussi,
que m'importe? Si je fuis la foule, ce n'est pas à
cause de son manque d'indulgence ... Voilà le
bateau. Comme il paratl grand dans la nui t ...
Déjà la haute proue s'engageait dans l'écluse si
étroite que Lauthier ne put s'empêcher d'admirer
l'habileté du pilote tréportais. Le pont était silencieux. Beaucoup plus élevé que la foule, il ne laissait apercevoir que le buste des matelots qui, penchés vers la mer, une longue corde terminée par un
bloc d'étoupe aux mains, paraient aux abordages
possibles.
Très haut, la lumière ùu mât ajoutait une étoile
rougeàtre au ciel étoilé.
Tout cela glissait sans bruit, comme sur un
écran, et seuls les plus imaginatifs des spectateurs
évoquaient à la vue de ce paisible géant les sauvages batailles qu'il avait dû soutenir contre la
mer.
Dès que le pont tournant eut rétabli la liaison
entre Le Tréport et Mers, une foule assez considérable l'envahit.
- Le train vient d'arriver, remarqua Yves Lauthier en frayant un chemin à sa jeune compagne
qui, distraite, se faisait heurter au passage.
- Le train? répliqua Maryla. En eITet, j'avais
oubl ié ... Vous plairail-il que nouS laissions passer
la foule en nous accoudant un instant à ce parapet?.. Cette vue me fatigue, expliq ua-t-elle.
�MARYLA
Il s'empressa de lui obéir sans être ~upe.
de,~on
explication. De toute évidence elle craignait d etre
reconnue. Mais par qui? La jalousie est pour certains cœurs l'aiguillon de l'amonr; l?our ~'atres
elle est comme une main brülante qUI en fletnt les
plus belles fleurs.
.
.
Triste et froissé, Yves Laulhler ne parlait plus.
Trop de faits concouraient à le rendre circonspect
vis-à-vis de la belle étrangère. ~e
dfwai t-il pas
!::'éloigner avant qu'il ne soit trop lard?
Il leva les yeux vers sa compagne et reçut jus-·
qu'au fond de son âme pacifiée soudain, le loyal et
Joux regard de Maryla Jagmin.
- Chère enfant. .. dit-il, sur un ton de grati··
tude.
Le pont redevenait solitaire. Un petit groupe de
retardataires s'y engageait; le venl agitait les
amples pardessus de voyage, enlevait des chapeaux
après lesquels couraient leurs propriétaires inquiets. L'un de ces voyageurs offrait au regard un
corps si malingre, dominé par une tête si forte et
!li étrange, que Lauthier remarqua:
- Le drôle de bonhomme!
Maryli1, sans entendre, continuait de regardel
ta mer. Lorsque le silence s'établit derrière elle,
elle se remit en m . a~che
el renv?ya Son compagnon
dès qu'elle eut reJomt le chemll1 du Bois-de-Cise.
L'un et j'autre se promirent un revoir prochain.
La nuit était belle et semblait préparer le retour
du soleil. L'homme c\ontla singularité avait [ri1ppé
X\ es Lauthier cheminait allégrement.
Quoique le pays lui panH étranger il ne demanda qu'une fois un bref renseigncm;llt et laissa
son interlocuteur aussi étonné que l'avait parn le
compagnon de Maryla.
Lc nouveau venu était petit, large d'épaules,
avec des bras trop longs.
La [ace plate, aux fortes mâchoires et au front
�MARYLA
73
étroit, était couturée d'une cicatrice encore épaisse
qui allait du sourcil droit au max.illaire gauche en
intéressant le cartilage du nez déformé. l:J'ne
moustache d'un brun fallve, étroite et taillée très
court, pointait sur la lèvre proéminente.
Au repos, cette face plate et balafrée ressemblait
à un dessin vu derrière une vitre fendue.
Mais quels yeux inoubliables! Tapis sous l'arcade sourcilière, comme des topazes sombres dans
un écrin, ils ne quillaient la contemplation d'un
frénétique rêve intérieur que pOUl" se saisir comme
d'une proie d'un objet ou d'uIl autre regard qu'ils
ne lâchaient plus. On ne pouvait sentir ces yeuxlà attachés sur soi sans en éprouver du malaise et
une révolle qu'on n'osait exprimer: j'homme fai··
sait peur malgré son air avenant.
Ses mains étaient d'un travailleur, courtes aux
doigts carrés. Il les ouvrait et les refermait souvent
quand il était seul, selon le rythme de sa pensée
tumultueuse. Un ongle écrasé par un marteau
manquait à l'index gauche.
Il lui arrivait d'inquiéter les passants par l'habi·tude qu'il avait de rire à ses rèves, d'un large rire
silencieux q ni montrai t entre ses fortes lèvres
des dents courtes, massives, irrégulières et
blanches.
Ces rires solitaires le faisaient ressembler à un
faune condamné au déguisemen t bourgeois par la
malice des dieux.
Lorsqu'il lisait l'un des livres qui encombrai nt
son chétif bagage, il riait aussi ou il pleurait en
tendant ses bras simiesques vers des fantômes
douloureux.
Tel était le singulier locataire que Je hasard
dirigeait ce soir-là vers la maison de Louise Sau··
vent.
Son travail d'hôtel terminé, la domestique rentrait il. son foyer, dontIa tristesse lui pesait chaque
�).[ARYLA
jour davantage. Des voisines lui conseillèrent de
louer sa chambre à quelque étranger qui prendrait
ses repas au dehors. Elle suivit ces conseils,
dressa pour elle un lit de fer dans la cuisine et
attendit.
Dirigé par un habitant du Tréport qu i connaissait le projet de Louise Sauvent, l'étranger frapPtl
à sa porte et demanda à êtrc logé.
Son aspecl, son accent effrayèrent d'abonJ.
Louise Sauvent. Puis son regard magnétique l'innuença. Elle introduisit l'inconnu en se promettant
de l'observer et de 'vcrroui lier avec soin la porte
de sa cuisine.
- Comment s'appelle monsieur? ùemandal-elle. C'est à cause de la déclaration à la police ...
- Je m'appelle Jan Bosak! répondit-il en souriant, et je suis Polonais . Bonsoir madame! Ah!
j'oublie! Quels sont vos prix? On m'a parlé de
cent vingt francs par mois. Est-ce cela?
- Oui, monsieur! Et monsieur ne trouvera pas
à moins! Il n'y a plus de chambre à louer! La saison est excellente, le monde afflue, je ...
- Bien! conclut le Polonais, cela suffit! Bonsoi r madame! Je vous payerai demain matin!
Il ferma sa porte et examina sa chambrc,
meublée d'un lit :de fer entouré de pieuses images
encadrées, d'une table de toiletle fort étroite, à h
cuvette minuscule, enfin d'une armoire fermée à
clef. ..
Des 'portraits de la famille Sauvent étaient
épinglés çà et là sur les murs: premiers communiants raides et attentifs, mariés souriants et
guindés, vieux couples d'aïeuls entourés d'cnfants .
11 y avait même une photographie représentant
une religieusc sur son lit de 1110rt , que Jan Bosak
e.'amina Ics sourcils froncés, avec l'attention d'un
enfanl.
Puis, tout à coup, d'un geste presque .irrénéchi,
�MARYLA
75
il la tourna contre le mur et s'assit devant une
petite table placée près de la fenêtre.
Dans son portefeuille, il pri t une lettre au triple
cachet de cire; il ouvrit l'enveloppe et parut tout
oublier dans une passionnante lecture.
Lecture lente et pénible, L'avide regard de
J'homme, comme un chien de chasse lancé dans
les halliers, s'embarrassait dans la fine broussaille
de l'écri ture; peut-être était-il assez peu lettré?
Selon son habitude, il riait ou serrait nerveusement son poing. Mais soudain, il eut un cri sourd,
et sur la pâleur mortelle de son visage sa cicatrice
se marqua comme un cordon rose. Debout devant
la table Ott le vent marin agitait 'comme une chose
vivante la lettre abandonnée, il semblait fixer sur
le ciel étoilé une figure d'épouvante.
- Ils sont fous! ... Ils m'ont trompé! balbutiaitil. Jamais, je ne serais venu ... jamais ... J'ai juré,
mais je ne pouvais soupçonner... Ils m'ont
trompé !... Je vais leur écrire ... leur dire ...
Un violent souff1e d'air enleva la lettre vers
laquelle il se jeta avidement. IlIa relut et se calma
par degrés.
- Nous verrons bien! conclu ai I-il en haussant
les épaules. Je peux réussir ... C'est même probable! ...
Il s'accouda, en si f[J 0lan1 à sa fenêtre d'où la
mer n'était pas visible; mais les bateaux amarrés
dans J'arrière- port dressaient au-dessus des maiSons qui descendaient en pente douce vers la
Bresle le sommet étoilé des mâts.
Au troisième plan, une vague blancheur signalait la falaise de Mers. L'œil de Bosak ne pouvait
.lIler aII delà.
Il paraissait d'ailleurs peu curieux du spectacle.
Ses lourdes paupières mi-baissées, il conversaiL
avec sa pensée inquiète et murmurait:
- Maryla Jagmin ... Maryla ... Maryla.
�WLARYLA
Il tendait les bras à la nuit étoilée comme s'il eût
voulu étreindre un fantôme adoré, ou bien, les
poings serrés, il faisait le geste d'écraser un adversaire .
Sa voix solitaire s'éle\uit parfois. si haut que
Louise Sauvent effrayée alla chercher une petite
voisine qui partagea avec elle son lit.
Et tard dans la nuit, elles écoulèrent parler et
marcher celni qu'elles appelaient le fou.
v
Un chaut polonais.
L'été pesant et blond semait des soucis d'or dans
la fraîche pelouse de la mer. A certaines heures,
aux approches de midi, l'œil ne la pouvait fixer à
cause de cette floraison solaire, et l'on ne respirait
pas sans malaise l'haleine surchauITée qu'elle
soufflait au visage.
Les voiliers avaient à l'horizon la grâce et la
nonchalance des papillons blancs endormis sur les
pervenches, et leur sillage semblait une tralnée de
pollen.
Avec une volupté tout animale, Jan Bosak s'étendai t sur les falaises, inacti f, sans même feuilleter
le livre apporté.
Une indolence native l'empêchait de poursuivre,
les jours de grande chaleur, les longues promenades qu'il avait entreprises aux environs. Depuis
deux semaines il paressait ainsi, lorsque la réception d'une lettre urgente le força à secouer sa
torpeur.
�MARYLA
77
- Vous comprenez, disait-il à son hôtesse,
dont il avait su conquérir la sympathie, l'exercice
m'est ordonné, mais il me fatigue; c'est pourquoi
je vouùrais voir un médeciu ici. Où donc babite
cette jeune Polonaise dont Oll m'avait parlé à
Varsovie, Maryla Jagmin, je crois ? ..
- Vous aussi! s'écria l'hôtesse. Tout le monde
la cherche cet été!
- Qui la cherche 1... interrogea Bosak avec un
regard aigu .
Normande.
- Des gens, :répliqua la ~prudent
Des clients sans doute! Mais je ne peux pas vous
renseigner. Demandez par là, aux environs, on
dit qu'elle y habite ...
Il courait le pays, un havresac au dos, et le
hasard seul l'empêcha de rencontrer Maryla dont
la prudence s'était relâchée. Sentait-elle obscurément que l'aITection de Lauthier lui serait un
refuge à l'heure du danger?
Elle disait:
- Je le connais à peine et je ne suis bien que
près de lui ou dans sa pensée. Le sentiment qui
m'en traille vers lui est irrésistible mais non
aveugle ni violent; je suis comme s ur une pente
douce et je ferme les yeux.
\( Lorsque je suis tout près de lui, peRchée sur
le même livre, je ne suis pas sans remarquer la
meurtrissure que l'âge inflige à ses traits. Mais
une voix répond en moi: malgré cela 1
( Je vois ses cheveux blanchissants, et ses
mains un peu sèches aux veines saillantes; et ses
épaules lIU peu lourdes, tous ces avant-coureurs
de la vieillesse qui pourraient assombrir mon rêve:
malgré cela, malgré cela! répond la voix. Quelques jeunes hommes m'ont aimée; mais qu'auraisje ajouté à leur propre jeunesse qu'une autre
n'aurait aussi ajouté'?
« Ici le peu que je suis devient une magnifique
�73
MARYLA
offrande, j'en éprouve une volupté singulière. La
certitude que je ne pouvais donner assez me rendait rebelle à l'amour. Et voici que pour cet
homme j'incarne le miracle, la jeunesse revient à
tire-d'aile, et sa ferveur et sa foi ...
« Ai-je plus pour lui de tendresse que d'amour?
Qu'importe! Je suis bien auprès de lui, je Ime
détends, je voudrais chanter. C'est bien là le
signe de l'allégresse du cœur. Et le cœur n'est
joyeux que par l'amour.
Mais lorsqu'elle était seule, MaryJa s'enhardissait à chanter. Sa voix étaU fraiche, un peu
grave. Elle chantait un soir de:, chants du pays
en pénétrant dans le bois.
- Gdyby ortem bye ..•
u Eire aigle ou faucon . - Sur l'aile de l'aigle
ou du faucon. - Planer au-dessus de ma terre
natale. - Respirer son air, jouir de sa vie! - 0
aimée! - Mon cœur le connall! "- 'Là
ma ~ter
fut mon premier bonheur. - Là fut ma première
douleur. - El ma première larme. - Là, de jour
ct de nuit, je voudrais, ombre errante, - Planer
comme le souvenir, - Faire ren.aître mon âme,
-- Fortifier mon cœur. - Etre aigle, ô mon
Dieu! »)
Or, au revers d'un talus, contre la route, un
voyageur dormait profondément, comme unenfant.
Ni le passage Lles au to-cars, ni celui des charrettes
aux essieux grinçant n'avaient pu l'arracher à son
sommeil. Mais ce chant polonais le fitlse dresser,
hagard, la tête tournée vers le bois.
- Serait-ce possible, balbu tia-t-il, Maryla 1...
La chanteuse avait dû s'arrêter, car sa chanson
ne décroissait plus dans la nuit. Puis e11e reprit:
« - Les feuilles tombent de J'arbre qui grandit
en liberté: - Sur la tombe 'chante un oiseau des
champs. - Il n'y a pas de b'o nheur pour toi, ma
Pologne. - Les villes sont brCilées et les champs
�MARYLA
79
dévastés. - Les femmes se lamentent dans la
campagne déserte. - Point de secours du ciel,
point de secours des hommes! )l
- Point de secours du ciel, point de secours
des hommes! répéta le voyageur avec .une amère
ironie.
A la vision comme embrouillée du paysage, il
s'aperçut qu'il pleurait et il essuya ses larmes avec
im patience.
- Va-t-elle se taire! grommela-t-iL
- Que puis-je faire quand je l'entends chanter
avec cel te voix d'ange les chants du pays?,
- Encore 1. ..
Mais comme cette fois le chant décroissait, Jan
Bosak s'élança à la poursuite de la jeune fille. IlIa
vit pénétrer dans un modeste chalet et il s'accroupit contre le mur; les mains nouées autour de ses
jambes et le menton dans ses genoux.il offrait
l'image d'une gargouille tombée d'un toit de
cathédrale.
( - Dans la crèche il repose, allons lui chanter
Noël. A Jésus, au cher enfant qui par Dieu nous
fut donné - Venez jouer de la flûte, tpetits bergers, courez vite célébrer notre Seigneur.
c( Pourquoi dans une crèche sur du foin et non
sur un beau petit lit - Reposes-tu, petit Enfant?
- Pourquoi, près des bestiaux'? - Et non auprès
ùes enfants des rois as-tu trouvé ton abri?
(1 Pour que le pauvre homme pareil au foin,
- Le pécheur, appelé du nom des bestiaux, Puisse être sauvé par mon amour. )l
- Elle chan le Noël. .. hale la Bosak. Mais où
mangera-t-elle I( l'oplatek
celte année '! ... Et
moi, moi, maudit? ... Où serons-nous tous deux,
hélas!
Une souffrance aiguë bouleversait les trails de
l'étranger, tandis qu'il évoquait la douce coutume
de u l'oplatek)) ou pain d'amour, que l'Eglise
)l,
�80
MARYLA
distribue dans toutes les maisons polonaises, et
que J'exilé même reçoit en terre étrangère.
Bosak revivait-il en imagination quelques veillées
de Noël? Voyait-il la table familiale, toute blanche
avec son halo d'enfants blonds, la soupe au lait
d'amandcs, les Il 1l1iakielki » de graines de :pavols
et de miel, les grasses carpes à la juive cuites au
miel et aux raisins de Corinthe, enfin la joie naïve
du peu pIe opprimé, sacrifiant aux traditions les
plus pures de sa race?
La voix s'était tue que le Polonais rêvait encore.
Soudain, le bruit d'un volet tiré le réveilla. Il fut
debout en un instant, brossa de la main ses vêtements souillés de terre, alluma un cigare, assujettit
son chapeau et frappa à la porte de Maryla
Jagmin.
Rien ne répondit. Alors Bosak frappa avec
violence. Il entendit un pas léger, puis une voix
tremblante qui disait:
- Qui est là?
Il sourit amèrement sans parler, car il sentait sa
gorge battre à coups redoublés. Maryla prononça
alors deux mots en polonais.
- Tu as deviné! s'écria-t-il avec ironie.
- On devine toujours ces choses-là ... répliquat-elle en oLtvrantla porte.
Et il la vit très pn.le sous ses cheveux clairs.
- Oh! oh! dit-il, l'air de la mer ne le réussit
pas! Peut-être fais-tu trop d'excrcice?
Sans répondre, elle l'introduisit clans la peti te
pièce qui lui servait de salon ~t de bureau.
.
Un canapé, deux fauteuils et deux chaises de
style moderne, en acajou et velours côtelé, une
table grise de faux Louis XVI le :neublaient asscz
pauvremcnt. Sur une statue sallS beauté qui ornait
la cheminée, la jeune fille avait jeté un fichu de
paysan polonais d'une incroyable richesse de tons.
Des livres tralnaient sur la table parmi les pétales
1
�MARYLA
de roses trop müres qui mouraient doucement
dans un vase de grès.
Sans lâcher son cigare, Jan Bosale s'installa dans
un fauteuil, jeta son chapeau sur la table et r6péta
d'un ton plein de sous-entendus:
- Tu fais peut-être trop d'exercice?
- Que veux-tu dire? répondi t-e1\e en s'adossant à la cheminée.'
- Tu le sais fort bien, ma chère enfant! A
courir les routes par tous les temps en compagnie
d'un amoureux ... Diable! comme tu rougis! C'est
donc vrai? ilpheva-t-il sur un ton cie violence contenue.
- Tu as déjà ramassé des ragots! dit-elle
méprisante. Tu es bien toujours le même!
Il rit avec bonne humeur.
- Ma chère enfant, on ne se décrasse pas en
une courte existence d'homme des tendances de
sa famille: mon père, débardeur à Dantzig, un
bien excellent homme enlre parenthèses, mon
grand-père, colporteur, el qui mourut pendu par
les Russes je ne sais pour quelle peccadille, ne
m'ont pas appris ce q1\e tu appelles « les bonnes
manières ». La vérité est toujours bonne à ramasser, fût-ce clans la boue, ma petite! Ainsi, c'est
donc vrai ce q ne l'on m'a di t de toi?
Elle dédaigna de mentir et répliqua en haussant
les épaules:
- Qu'est-ce que cela vous fait? Ne deve7.-vous
pas au contraire VOllS r6jollir tous? Maryla Jagmin
enchaînée par un rêve d'amour est-elle à redouter?
Rien ne saurait rendre la mélancolie, l'ironie, la
douceur et l'amertume de ces paroles. Le Polonais
parut frappé d'étonnement; il se leva, marcha
avec agitation. Le problème qu'il était venu résoudre se compliquait étrangement. Pris au dépourvu,
il se démasquait avec l'ingénuité d'un barbare.
- C'est donc vrai, hein? Tu as un <,moureux,
�MARYLA
toi, MaryJa? Ah! te voilà prise sur le fait, toi,
l'apôtre, le porte-drapeau, Notre-Dame du patriotisme, comme t'appelaient tes dévots!
Il jeta son cigare, déplaça quelques livres, dispersa les pétales tombés et reprit grossièrement:
- Ah! tn es pincée! Ceux que tu as désespérés par ton attitude inexplicable vont bien rire!
Où est-il le grand rêve patriotique qui .t'inspirait
des paroles enflammées? Veux-tu que je te le dise '?
Tu n'es qu'une :amoureuse, comme toutes les
fel1lmes ! Voilà.
- Peut-être ... dit-elle humblement.
- Seulement, jusqu'ici, tu as eu pour amant le
public, un public qui t'adorait! Il te manque, tu
tombes clans l'amour pur et simple, comme les
autres, Maryla Jagmin, comme les autres!
Sans se défendre, orgueilleusement redressée
l1laintenant, elle dit:
- Eh bien? N'est-ce pas affaire entre ma Conscience ct moi'? Ne dirait-on pas que tu me fais une
scène de jalousie, Bosak?
Il eut un mouvement brusque de la tête vers elle,
comme pour regarder jusqu'au fond de sa pensée.
- Tu sais bien, lui dit-il avec ironie, que je suis
le seul qui ait toujours résisté à tes sortilèges, ma
belle Maryla ! C'est pourquoi j'ai été choisi, d'ailleurs... Bien d'autres seraient venus à 111a place
bien volontiers. Et Bayemski et Kalicz, et Lucien
Roubak\ne surtout! gouailla-t-il. Mais ils se seraient
couchés à tes pieds au tieu de ...
- Au lieu de quoi, Bosak? dit-elle haletante.
- Au lieu d'obéir!
Cette réplique tomba avec la lourdeur d'une
pierre. L'accalmie de vent qui régnait à ce moment
là lui laissa toute sa valeur. Dans les yeux dilatés
de la Polonaise, l'épouvante, l'indignation, la révolte) la colère allumèrent leurs livides ou violente
lueurs.
�MARYLA
- Vous êtes des misérables et des traîtres! lui
cri a-t-elle.
Puis, faible comme un enfant, elle pleura,
accoudée à la cheminée, le front dans ses mains.
Un lourd silence régnait dans la pièce. Mais au
dehors le vent faisai t chanter la forêt; tout près de
un jeune cerisier sauvage grinçait en
la fenêtr~,
s'inclinant, et les contrevents mal joints s'agitaient
su r leurs gonds.
Les yeux fixés tantôt sur le plancher, tantôt sur
les lourdes larmes qu'il voyait tomber, lumineuses,
sur le marbre de la cheminée, Bosak paraissait
frappé de stupeur.
Quand un sanglot échappait à la jeune fille, ses
trai ts se contractaient _comme s'il eC! t physiquement souffert.
Il dit enfin, gauchement, en se levant:
- Tu es une enfant, je le comprends maintenan t 'que je te vois dépouillée de ton auréole, tu
n'es que cela et il vaut mieux. Nous finirons par
nous entendre, ne pleure plus, voyons! S'ils le
voyaient ainsi, ils ne te craindraient pas tant, ma
pa uvre fille!
Elle tressaillit et, ses yeux brillants de larmes
po sés sur ceux de Bosak, elle dit:
- Ah? ..
Elle se redressait, hautaine, devant lui.
- Tu m'as vue faible, c'est la première fois,
mais aussi la dernière, Bosak ! Je ne suis, en efTet,
qu'une humble femme, mais Ja foi qui m'anime est
invincible, elle, et vous n'en aurez pas raison!
« Ecris-leur ce que tu voudras, dis-leur que j'ai
déserté le prapeau, je saurai bien leur prou ver le
contraire par mes actes!
- Tu veux donc la guerre? dit-il froidement.
- Jc ne J'ai pas cherchée.
- Tu seras vaincue!
- Pcut-être!
�MARY LA
- Alors? ..
- Mes souffrances porteront leurs fruits!
- Tu es folle!
- L'amour qui n'est pas un peu fou n'est pae;
de l'amour. J'aime ma patrie plus que moi-même,
Bosak!
- Tout être humain aime sa patrie! dit-il en
haussant les épaules.
- On ne trahit pas ce que l'on aime! Ah! taistoi! tais-toi, Bosak ! Ne me clis pas que tu l'aimes,
toi qui nous as quittés pour t'entourer d'étrangers!
Jamais, entends-tu, jamais je ne vous suivrai! Et
maintenant, fais de moi ce que tu voudras.
Elle avait retrouv6 tout son calme en atteignant
de nouveau les pures régions dont son naissant
amour l'avait un peu éloignée. Elle redevenait,
après un moment de passagère faiblesse, l'adversaire résolu avec lequel il faut compter. Un air de
résolution farouche clurcitles traits de Bosak.
- Je ne te quitte pas! dit-il.
- Tu restes au Tréport?
- Pour quelques jours encore, jusqu'à la fin du
mois. Puis, je m'installerai près de toi.
- Près de moi? s'écria-t-elle révoltée.
- J'ai des ordres, ma chère enfant. Tu penses
à ton amoureux, n'est-ce pas? Tu crains ue lc
scandaliser, de l'effrayer et de le [aire douter de ta
vertu? Mais quand il aura vu mon visage d'Apollon, cette idée lui passera. En outre, je consens à
passer pour ton frère, lon demi-·frère ou ton quart
de frèr6, comme tu voudras, ct je jouerai n10n
rôle sans défaillance, crois-le bien! conclut-il avec
une insultante ironie. Bonsoir! A bientôt! C'est-àdire il demain, nous causerons, il le faut.
Comme le bruit de ses pas s'éteignait dans le
sentier, la Polonaise murmura, les yeux perdus
sur la masse mouvante des fronJaisons babncées
par le venl:
�MARYLA
85
La forêt m'a trahie", Que sera demain L.
Fuir, fuir, dès ce soir ..• pcut-être! Mais lui?
Comment partir sans lui dire mon secret'? N'est-ce
pas le trahir '!
«( Ne vaut-il pas mieux que j'attende les événemcnts? Ou un conseil de Pilinsl i '! Que faire?
EpLtisée de fatigue, minée par son tourment
secret, la Polonaise ne s'endormit qu'à l'aurore,
comme les oiseaux s'éveillaient clans la forêt.
(1
VI
L'amour chante.
Thadée Pilinski à Marylcr,Jagmin .
••• 11 Non, il ne faut pas rentrer encore, chère
amie. Ni Haliez, ni Bojeniski, ni Roubakine ne
sont réduits. Mais le comité va être renouvelé au
mois de novembre; tous ces éléments de.désordre
vont être balayés.
« Débarrassés d'eux, nons reprendrons notre
tâche. Nos conférenciers n'ont pas chômé. Au
dernier recensement, les Nouveaux-Philomathes
comptent près de vingt 'mille membres. Nous travaillons au grand jour. Nous formons des instituteurs bénévoles d'une part, de l'autre nous
envoyons des équipes ùe médecins et d'infirmières
ùans les contrées ravagées, hélas! par ]e typhus.
« D'heureux résultats ont été atteints, mais je
t'avoue, ct je ne l'avoue qu'à toi, que l'aveuglement et l'obstination ùes extrémistes me découJ
ragent parfois.
�MARYLA
Il Tes lettres me soutiennent, eUes nous soutiennenttous; je ne sais si, sans cela, nous aurions
persévéré.
\! La propagande que Kalicz et Roubakine font
sous notre drapeau, hélas 1 porte ses fruits dans
œrtaines régions; la paresse y croIl dans la mesure
où le patriotisme décroil. J'espère que le gouverncment unira par mettre à la raison ccs insensés
gue, pour notre part, nous allons mettre à la porte
de la Société.
Il Ils n'y sont que trop restés.
« Je t'ai annoncé, il y a quelques mois, la disparition de Bosak. J'ai tout lieu de croire qu'il te
cherche, 'et j'ai dû te le dire. J'ai soigneusement
gardé le secret de ta retraite, mais n'y a-t-il pas eu
quelCJ..ucs indiscrétions?
(1 I~licz
el son groupe comprennent parfaitement ce quc tu es pour les Nouvcaux-Philomathes,
et quel idéal très pur tu incarnes à leurs yeux.
Tes lettres lucs en pu blic réveillent tous les courages, suscitent l'enho~sia1.
Il Ceux-mêmes qUI ne te connaissent pas, les
derniers venus, ~oient
en toi leur porte-drapeau.
« Tu as parmI .e~lx
ta légendc, ils ont pour toi
un cult.e sl1perslItIeux . Je comprends que nos
advers:llres cherchent à te réduire.
« Méfie-toi dc Bosak, c'est un fou capable de
toul. Change s'il le faul de retraite. En somme, tu
n'as plus que trois mois d'exil à subir.
\! Si un danger te menace, avertis-nous, nous
scrons vite là.
Il La guerre va recommencer pour la Pologne.
Je partirai sans 'doute, mais Lengnich qui restera
à cause de sa mutilation me remplacera. Le Dieu
des années sera avec nous. La grande Pologne va
rcssusciter.
\! Crois, ma chère amie, à tous nos affectueux
respects, »
�MARYLA
MarylaJagmin à Thadée Pilinsky.
« Ecoute, Pilinski, la leçon de la mer.
Comme j'étais debout, sur une roche basse, le flot
a jeté sur mes pieds nus des galets qui les meurtrirent. Mais, je suis restée.
« Et la houle suivante a déposé sur eux une
algue fleurie .
« Comprends-tu, comprends-tu, mon frère'?
\( Soyez confiants, l'heure de l'algue fleurie va
sonner.
l( Ne t'inquiète pas, en lisantles)ignes qui vont
suivre; la première stm peur passée, je me sens plus
calme; il me semble que tout finira bien.
(( Tu le devines, Jan Bosak est ici. Il m'a retrouvée, par hasard. J'ai été surprise, j'ai eu peur
d'abord.
l( Nous avons échangé quelques paroles assel
vives. Il a ordre, m'a-t-il avoué, de ne pas me
quiller! Je me suis révoltée; il a été comme à son
ord inaire.
« Puis, il est revenu plus calme, désireux,
semble-t-il, de voir s'établir entre nous des relations amicales.
l( Son but doit être de tenter de me convertir il
leurs idées.
lJ Tu vois que je ne risque pas gl'and'chose, et
que je peux attendre encore.
« Est-ce votre avis?
l( Bosak est un fou assez peu dangereux, surtout s'il est loin des autres, qui le mènent comme
un enfant.
l( Je t'assure que je crains moins les violences
des extrémistes que leurs doctrines.
\( Exposez bien, clans votre prochaine conférence
de Varsovie, qu'il convient de répéter en province
�MARYLA
que la question polonaise n'a rien à voir avec le
slavisme.
« La question polonaise n'est pas ethnique, mais
historique dans le passé, historique et politique dans
l'avenir.
« Fais toi-mëme cette conférence, ou Lengnich;
envoie-la-moi ensuite.
« Jusqu'à nouvel ordre, soyez clonc sans inquié•
lude à mon sujet.
« T'avouerai-je que, depuis que le danger a pris
le visage de ce pauvre Bosak, je le crains beaucoup moins?
« Réjouis-toi! Il me paraît qu'en France la
cause polonaise fait de réels progrès. Il se fait une
active propagande en faveur de l'amitié francopolonaise. La vérité paraît s'imposer au plus
grand nombre.
« Ci-joint quelques articles de journaux et une
brochure de propagande écrite par un mallre
de l'Université qui est au Tréport en ce moment.
,( Je suis de cœur près de vous tous et vous clis
à bienlôt.
I( Maryla JAGMIN. »
~enc
Quelque souffrance gue pùt lui causer la préconstante de Bosak et sa prochaine installation sous son toit, la jeune Polonaise ne pouvait se
résoudre à quitter le pays.
Elle aUl"ail pu, peut"ëtre, tromper la surveillance
de Rosale et gagner Paris. Mais elle Gprouvait pour
Yyes Lauthier un attachement de plus en plus
profond.
'
Courageuse, comme toutes les femmes le sont
quand leur amour est en jeu, elle résolut de s'ha-.
bit lier à sa llouvelle vie.
Elle s'étonna de voir Yves Lauthier admettre
assez facilement la présence de Bosak. Au vrai,
M<Jryla Jagmin était pour lui une telle énigme
�MARYLA
89
qu'une singularité de plus ne le pouvait sur~
prendre.
Il n'était pas possible que Maryla eût ce Polonais pour demi-frère. Quelles que soient la laideur
de l'un et la beauté de l'autre, la race leur conférait certaines ressemblances plus fugitives que
stables, mais assez troublantes.
Quoique Jan Bosak se refusât de parti pris à
exprimer une opinion, ill ui arrivai t de parler avec
passion de certains hommes ou de certains livres.
Alors toute la séduction slave flottait en sourires et clartés sur son visage ingrat comme sur
celui de Maryla.
Ils avaient tous deux l'habitude d'exprimer leurs
sentiments de ferveur ou d'amour avec des yeux:
mi-clos et un frémissement volu ptueux: des narines
qui les rendaient, à cet instant, semblables.
Lauthier s'inquiétait moins de l'arrivée de Bosak
que du motif de cette arrivée. Il ne put il ce sujet
obtenir de Maryla que des réponses évasives.
Le polonais était-il venu cbercher la jeune fille
et la ramener en Pologne? N'était-ce pas le parti
le plus sage, d'ailleurs, et pour Maryla et pour
lllÎ-même?
L'idée ne l'effleurait même pas, tant son re spect
pour la jeune fille était grand, qu'il la pttt faire
sienne hors du mariage; mais le mariage ne lui
étmt-il pas interdit par la volonté de la morte?
Lui, l'honnête homme par excellence, il ne pouvait sortir de cette aventure amoureuse que par
une trahison: trahir Jacqueline en ne tel~
pas
son serment, ou trahir Maryla en s'éloignant maintenant, c'est-à-dire trop taret ..
Il se sentait emporté par son rêve en plcin azur,
110n pas libre et joyeux comme l'oiseau, mais
comme la feuille d'automne qu'un caprice du vent
a soulevée et qu'un nouveau caprice fail prison·
nièrc à jamais du buisson épineux.
�MARY LA
Il souffrait, mais sans lassitude, car la seule vue
de Maryla le réconfortait.
.
Elle était à la fois l'instrument de son supphce
et la main qui guérit. Il la voyait presque chaque
jour, la présence de Bosak lui rpennettait d'être
plus assidu sans compromettre la jeune fine.
Le gllome' n'était pas encombrant.
Il fumait et rêvait, les yeux mi-clos, assis près
d'eux qui causaient librement. Le bois aux heures
chaudes de la journée, la plage à l'approche du
soir les attiraient. Ils s'avançaient, causant, et les
peu nombreux baigneurs de la petite plage remarquaient leur parfaite concorde. Un jour Maryla,
sur la prière de Lauthier, récita devant la mcr
dorée du crépuscule l'inoubliable 'poème de Mickiewicz : « A la mère polonaise. »
Sur le ton d'émotion violente mais contenue
avec laquelle elle exprimait ses chants les plus
aimés, elle commença:
« 0 mère polonaise, 101 sque l'œil de ton fils
brille de l'éclat du génie el que, sur son front
d'enfant, se reflètent la fierté et la noblesse des
anciens Polonais;
« S'il quitte le groupe de ses camarades pour
courir vers le vieillard qui lui redit les chants d'autrefois; s'il écoute, la tête penchée quanu. on lui
raconte les fai ts et gestes de ses pères;
« 0 :mère polonaise, ton fils se livre à de périlleux amusements ... Agenouille-toi devant l'image
de la mère u.es douleurs et regarde le s-bive qui lui
ensanglante le cœur: d'un coup pareil, l'ennemi
percera ton sein!
« Car, que le monde entier jouisse ùe la paix et
q~e
s'uni~t
/fou vernements, peuples et opilllons, tOll hls ~l en sera pas moins exposé à uu
combat sans glolre, à un martyre sans résurrection.
{( Hâte-toi ùe l'envoyer dans un antre solitaire,
y méditer ... et, élendu sur la dure, y respirer un
�MARYLA
air humide et vicié, y partager sa couche avec le
reptile venimeux!
« Il y apprendra à rentrer sous terre avec sa
colère; à rendre sa pensée insondable comme
l'abîme et à empoisonner doucement sa parole
comme une exhalaison putride, à se composer
l'humble maintien d'un serpent transi.
« Notre Rédempteur, enfant à Nazareth, jouait
avec la croix avec laquelle il sauva le monde: ô
mère polonaise, ton fils, je l'amuserai avec ses
jouets à venir.
« De bonne heure mets-lui des chaînes aux
mains, fais-le s'atteler à la brouette afin qu'il ne
pnlisse pas devant la hache du bourreau, ni ne
rougisse à la vue de la corde.
« Car il n'ira pas comme les anciens chevaliers
planter la croix triomphante sur Jérusalem ou,
comme les soldats du monde moderne, labourer le
champ de la liberté et de son sang arroser la terre.
\( C'est d'un espion inconnu que lui viendra le
défi; c'est un tribunal parjure qu'il devra combattre; pour champ de bataille il aura un cachot
sous terre, et sa sentence, un ennemi puissant la
prononcera.
« Vaincu, pour monument funéraire il lui restera le bois desséché de la potence; pour toute
gloire quelques pleurs de femmes et les longs entretiens nocturnes de ses compatriotes. »
Vers la fin du poème, se sen tant faiblir et se
fondre dans les larmes contenues, obéissant il un
ordre violent de la volonté, la voix s'était durcie et
résonnait métallique, comme portant un défi.
Pendant le court récit de ce poème, Maryla
Jagmin avait incarné tour à tour la Pologne plaintive et la Pologne héroïque, qui se grise comme
,l'absinthe du sang de ses martyrs, et qui, lasse de
mourir, cherche la vie frénétique des batailles 011
de j'insurrection.
�92
MARYLA
Cette âme qui pouvait être si féminincment
faible montrait tout à coup sa dureté de diamant.
Maryla Jagmin acheva son poème dans ce calme
dont les grandes àmes se font une ambiance aux
heures passionnées'comme pour mieux. entendre la
voix ùe ln Patrie, du devoir ou Je l'humanité.
Mais une transformation contraire s'était opérée
dans Bosale.
Il avait d'abord résisté de toute sa volonté brutale à l'émotion qu'éveillait en lui le poème de
Mickiewicz. Le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux,
un sourire supérieur aux lèvres, il tenait en laisse
sa sensibilité.
Mais la chaine cassa soudain. Peu d'instants
après l'achèvement du poème il s'écria, comme
!J'il eût été seul:
- Quand donc auronS-110US écrasé tous les
tyrans de l'humanité?
L'étonnement qu'il lut sur le visage de Lauthier,
l'inq uiétucle qui bouleversa celui de Maryla le rendirent à lui-même.
- Cela doit vous surprenùre, monsieur Lauthier, dit-il, que la poésie m'émeuve à ce point?
Bah! cela me passe vite! Mais il faut avouer que
ce Mickiewicz a des accents qu'on ne trouve pas
ailleurs! Qu'en pemez-vous '1
- Je suis tout à fait de votre avis, monsieur
Bosak, repartit Lauthier. Le lyrisme presque inégalé de Mickiewicz s'est alimenté à une Source intarissable et généreuse: la douleur patriotique.
et l:eureuse, cc ~grand
Dans une POl?gne lib~e
poète eût certalllement eté mOll1S grand.'"
,
- Je le crois ... murmura la jeune Pol~naise
qui
regarJait Bosak avec inqllliétucle.
Par son regard parlant il lui lança !un rire moqueur et parut désireux de continuer celte conversation.
Yvcs Lauthier n'eut garde ùe se ùérober, il
�MARYLA
93
espérait surprendre le secret de Bosak"si longtemps
silencieux devant lui.
- En outre, continua-t-il, le patriotisme ardent
de Mickiewicz lui donna l'occasion ùe montrer
qu'il n'était pas qu'un poète et un spéculatif, :mais
un homme d'action.
( Si je ne me trompe, il fut l'un des membres les
plus , actifs de l'association secrète ùes Philomathes qui « s'engageaient à travailler toute leur
vie au bien de leur pays, à cultiver la science et la
vertu, à entralner par leur exemple les autres
jeunes gens ».
- Œuvre assez vaine dans ses résullats! remarqua Bosak.
- Pas tant que vous le croyez, :cher monsieur!
Le recul du temps nouS permet d'embrasser autour
des Philomathes un plus large horizon que leurs
contemporains. Mickiewicz et ses amis fomentèrent l'insurrection de 1830, qui tint en haleine le
patriotisme polonais, et du bouillonnement créé
par eux sortit l'esprit romantique polonais auquel
nous devons de si belles Œuvres.
A quelque distance des deux h0111mes, Maryla,
distraite, s'amusait à détacher des moules du
rocher ou à les chercher dans le sable d'où elles
surgissaient on grappes noires.
Sa tète si blonde, blonde comme celle des très
jeunes enfants, était vue dans l'oblique lumière.
Posée en perspective sur le soleil couchant,
Commo une abeille sur une rose rouge, eJ\e paraissait en butiner la lumière, et Lauthier observait
avec émotion ce délicat chef-d'œuvre divin qu'il
eùt voulu appuyer sur son CŒur ...
Quelle tendre et persuasive voix possède l'amour,
devant une molle mer crépusculaire, que presse
la lèvre pourpre du ciel, tandis que des cygnes
argentés dont le rêveur oublie qu'ils sont l'œuvre
de l'homme, se balancent surdes moires de lumière!
�94
MARYLA
Une douceur infinie envahi:;sait le cœur d'Yves
Lauthier; et plus que le désir, un besoin d'ineffable tendresse le fit se rapprocher de Maryla.
- Allons pêcher des moules! dit-il joyeux.
- Allez! allez! répliqua IBosak d'un ton bonhomme en s'étendant sur les galets.
Tête nue comme Maryla, Lauthier s'avançait
vers elle d'un pas si souple qu'une fois de plus les
yeux de la jeune fille lui renvoyèrent l'image ùe sa
Jeunesse.
Cette sorte de déférence inconsciente par quoi
elle marquait sans le vouloir la différence d'âge qui
existait entre eux avait disparu au point qu'elle dit
en riant à son compagnon:
- !Montons sur ce rocher, on verra plus loin!
IlIa suivit et murmura doucement:
- Chère petite fille 1. ..
- Oh ! di t-elle saisie, et d'une 'Voix émuc,
depuis mon enfance, depuis la mort de mon grandpère, nul ne m'avait appelée ainsi ...
Elle se tut, regarda la mer, le soleil qui n'émer~cait
que par son sommet, puis elle reprit, [car
Yves Lau thier l'interrogeait des yeux:
- Vous me rappelez ,tout mon passé, mélancolique et doux, et surtout un fail qui émerge tout à
coup de l'ombre ...
<\ Un jour d'été, mes grands-parents m'amcnèrent au cœur d'une forêt de trembles, proche de
Pratoline, afin que j'y aie la joie de cueillir des
pervenches. Nous déjeunâmes sur Je gazon au bord
d'une fontaine; puis je m'éloignai un peu pour
faire ma cueillette, me retournant tous les cinq pas
pour sourire à mes grands-panmts qui souriaient
aussi.
\( Lorsque, ma robe pliine de fleurs, je revins à
leur côté, ils dormaient tOllS deux, accablés par
l'Lige et par la chaleur de l'été ... Mon grand-père
nortait sa tête un ,peu renversée contre le tronc
�MARYLA
95
d'un tremble, ma grand'mère penchait la sienne
sur sa poitrine, mais tous les deux avaient la même
expression de lassitude et de souffrance résignée ...
\1 Devant moi, ils mettaient un masque de gaieté
qui rassurait mon enfance; grâce au sommeil, Ije
surprenais leur vie véritable et cet élan Fsecret
qu'ils avaient en leur corps fatigué vers l'éternel
repos ...
I( J'eus peur, car je me sentais seule avec eux,
tels que je les découvrais, et je pleurais doucement
en appelant mon grand-père. Il tressaillit, rouvrit
les yeux et me tendit les bras en me disant comme
vous: « Chère petite fille! »
- Savez-vous, Maryla, que, pour connallre
l'avenir, je donnerais beaucoup? dit Lauthier avcc
mélancolie.
- Oh! 'pas moi! Pas moi! s'écria-t-elle. J'aurais trop peur de savoir!
- De savoir quoi, Maryla?
- Ce qui m'attend .. . Que Dieu s'arrange avec
mon destin! Bosak dort, dirait-on ...
La remarque passa inaperçue de Lauthier qui
reprit :
- On m'a dit, chère enfant, que .vous donniez
de nouveau quelques consultations. Vous vous
sentez donc tout à fait bien '?
Elle rougit. Chaque fois que son étrange destinée l'oblJgeait hmcntir, tout son sang lui montait
au visage en une protestation véhémente. Lautilier l'observait avec attention.
- Je mc sens mieux, en efi'et, répondit-elle, je
puis t ravailler. Voici la mer violette! continuat-elle en souriant. La mer homérique! Un invisible
Polyphème garde ce troupeau infini que composent
ces roches rondes à la toison d'algues! Les marais
de Pratoline se couvrent à cetle heure <.l'une vapeur légère ... Un vent libre chevauche la plaine ..•
Dans toutes les écoles de Pok)gne la prière du soir
�96
MARYLA
s'élève dans la langue de nos pères ... Qu'ai.je fait
pour mériter le bonheur inouï de voir cette résur~ection,
et qu'importe ma propre destinée?
- Maryla, reprit Lauthier après avoir un instant
médité, vous n'étiez pas 'née pour faire une doctoresse! Qui donc vous dirigea vers la Faculté?
- Mon grand-père ... Je lui ai obéi, mais non
sans quelques révolte~
intér€:u~·es.
'!'out cela est
du passé d'ailleurs, et Je persevereraI.
- Où ? ... En Pologne? dell1anda-t-il. Je lis un
oui dans vos yeux... Eh bien! j'irai vous voir
bientôt, à l'époque où je ferai ma conférence ...
- Dort-il vraiment? murmura ~ MaryJ
en regardant Bosak dont ils s'étaient rapprochés.
- ... J'aurai recours à vous, Maryla, pOllr
mieux connaître l'état d'esprit de la Pologne.
L'accusation d'impérialisme lancée contre vous
m'inq l1iète ...
- Vous a vez tort de vous en inquiéter, il ne
l;'agit là que d'une calomnie indigne! s'écria la
Polonaise.
- Je le crois. Vos compatriotes doivent com~
prendre que le panslavisme n'est guère plus légitime que le pangermanisme!
- Ils le comprennent, croyez-le! Mais nous
S0111mes en droit de reconstituer intégralement
notre patrie dépecée par l'arbitraire! dit la Polonaise avec feu.
- C'est votre droit et c'est le désir des Français
éclairés, car nous aurons peul-être besoin un jour
de ce peuple de paladins et de serviteurs de l'idéal
qu'est le peuple polonais! L'avenir se dessine déjà
dans les brumes du présent. .. Tiens 1M. Bosak ne
dort pas! Ses paupières s'agitent 1
Bosak se redressa aussitôt.
- Je me réveille à l'instant! dit-il. Quelle heure
est-il donc? Sept heures? Il est bien tard pour
vous,monsieur Lauthier 1 Reslez donc dîner avec
�MARY LA
97
nous ! Nous prenons nos repas dans ce petit
hôtel perché à mi-côte ùe la falaise, la table n'y
est pas mauvaise. Restez donc! N'est-ce pas,
Maryla? Entendu! Voici le facteur. Je vais audevant de lui ...
- J'y vais aussi! déclara Maryla, en regardant
Bosak.
Yves Lauthier, qui les obserrait, eut plus forte
que jamais l'impression qu'un drame secret se
jouait entre eux. Il yit la jeune fille s'emparer,
avec une précipitation qui trahissait de la crainte,
du courrier que lui tendait le facteur; il vit aussi
le regard aigu que Bosak tentait de :dissimuler
sous ses paupières mi-fermées.
Le Polonais rit tout à coup bruyamment.
- Quelle correspondance a ma sœur ! Elle
grille d'envie de la lire! Monsieur Lauthier, permettez-lui donc de le faire! Ah! que les jeunes
filles sont donc romanesques! Va donc, Maryla,
tu nous rejoindras à l'hôtel.
Il était pâle et sa voix sonnait faux. Une angoisse
irraisollnée étreignit le cœur de Lauthier.. La mé·
lancolique douceur de Maryla, les longs regards
qu'elle attacha pendant le cliner SLU" Bosak, la
féhrilIté de celui-ci lui firent pressentir qu'un
danger menaçait la jeune fille. Comment la sauver
::iuns l'épouser, et comment l'épouser sans manquer il sa parole?
Il ne se reprochait plus, comme au début de son
amonr, d'oublier Jacqueline. Elle régnait sur sou
passé ct sa jeunesse, quoi qu'il fit, et il chérissait
::ion souvenir en aimant Mary!a ...
Car le cœur humain est plus complexe qu'on ne.
pense. Le vouloir-vivre le domine comme il domine le corps, el ce n'est qu'en enfermant leur èœul'
dans la cage de fer d'une volonté obstinée, orgueilleuse ct touchante, que certams inconsolés l'empêchent de bondir vers la vie, une seconde fois .••
"
�98
MARYLA
Yves Lauthier s'ann/ysait froidement.
Son amour fait de chnir et d'âme le laissait
lucide. Il eût obtenu de lui de renoncer à Mal-yla
heureuse, quitte à fermer avec elle le cycle de sn
vie sentimentale; il ne pouvait renoncer à Maryla
inquiète, isolée et menacée par quelque mystérieux dangcr.
vu
L'énigme.
Ii reçut deux jours plus tard lIne longue lettre
de la mère de Jacqueline en qui il avait une grande
confiance.
'
C'était l'une de ces femmes encore jeunes et
plaisantes qui, mariées très lot, semblent les
grondes sœurs de leur~
filles et deviennent souvent
leurs meilleures amies. Dons ses rappOlis avec son
gendre elle apportait beaucoup de grâce, un dé.
licat bon sens et une bonne humeur, qu'il appréciait pnrticulièrement pendant les houderies de
Jac(ll1clllle ...
Il correspondait fré'lucU1mcnt avcc elle en tout
temps, ct surtout depUIS q n'elle élevait sa fillc. Sa
,:on1iancc en elle était grande.
Emrorté par ce sentiment, avait-il parlé avec
(Iuelqne chaleur de Mal'yla Jagmin? Il ne Je
croyait pas. La dIvination de la mère de jacqueline étaIt singulière. Elle écrivaIt, en terminant sn
longue lettre:
« Mon cher amI, je sens en vous une détente
'lui me réjouit. Seule lme mère pent supporter la
pl,us cruelle douleur ct continuer de vivre. Vous,
�lIrARYLA
99
à souffrir comme aux premiers temps de votre
veu l'age, vous auriez succombé. J'entends que
vous vous seriez passivement abandonné au fil des
jours. C'eût été déserter.
« Mon affection pour vous est si grande, je vous
ai tanl de gratitude pour le bonheur donné à ma
pauvre enfant jusqu'à son dernier soupir, que si
un jour un remède s'offre à votre cœur douloureux, quel que soit ce remède, Yves, j'y sous-crirai.
« Je suis encore assez jeune pour élever notre
petite Laure. Elle vous chérit, elle chérit sa
maman disparue. Je m'efforce de lui en parler
sans tristesse, pOUf que son enfance soit heureuse.
J'ai pris pour elle un masque sinon de gaité, du
moins de sérénité, qui trompe mon entourage.
On a dit de moi: « Comme elle est vite consolée! II
Le monde a de ces mots mensongers el atroces,
etui lapideraient ceux qui seraient restés à son
niveau ... Vous savez que ma douleur m'a entrainée
bien loin de lui.
« Ecrivez-moi, Yves, et croyez à l'affection
inaltérable de votre vieille amie. )1
La lecture de cette let tre bouleversa Lauthier.
Le haut mur élevé devant lui révélait soudain
une porte qu'il pouvait ouvrir. Que la mère de
Jacqueline elle-même l'absolve par avance Je S011
manque de parole et lui dêsigne les régions enchantées de l'amour, n'était-ce pas un signe du
uestin?
Si le temps l'eût permis, il eût couru au Boisde-Cise; mais il crut à l'imminence de l'orage, et
sortit sur la plage; poussé par l'aiguillon de ses
pensées nouvelles, il n'eUl pu supporler l'immobilité clans sa chambre.
La mer verte est plissée autour des falaises
blanches comme une harmonieuse tunique. Des
bateaux montés par ùes hommes volontaires ~ ,~\ I '~<_
~
~ .
,
oeIL,
. ,-
t1
lo
�uoo
MARVLA
taciturnes vont partir vers le large, ouvrir et décl,l Irer la robe glauque aux mille plis.
Oh! le viol millénaire de la mer par les enfants
des hommes! D'abord fascinée, asservie, comme
eHe va se reprendre, griffer, frapper, mordre.
ensanglanter, disperser ...
Puis, sous la blancheur d'un rayon de lune,
célébrer sa virginité reconquise 1
La mer a pour Lauthier le lyrisme et la ferveur
passionnée de ses pensées. La plage étant submergée, il va sur la Jetée et regarde éclore et se
multiplier les grand lis d'écume.
La mer est d'abord comme un jardin sauva-ge
que le vent fait mouvant, dont il soulève les larges
iCuillages el les herbages échevelés, dans un vol
de pétales légers. Puis, svelte) nerveuse, modelée
comme une feuille d'acanthe, Hne vague se dresse
en volule glauque.
D'aulres l'imitent, l'assaut commence. Il semble
que du plus lointain de j'horizon la mer glisse vers
cet obstacle pour le détruire. Il y a contre lui une
coalition de forces obscures que Lauthier observe
d~Yanl
ce grand
avec curiosité. Calme, et hl~ie
spectacle, trop sature de CIVIlIsation pour ~enlir
battre sur SOI1 cœur le cœur inquiet de la mer, il
songe malgré lui à l'émotion qU'éprouverait
Maryla.
La justesse d'une remarque qu'elle avait faite un
jour lui apparut clairement:
,( Vous croyez al1ner la nature, et vous ne
pouvez pas l'aimer, parce que vos souvenirs d'enfance ne VOliS aident pas à la comprendre.
I( Quand vous arrivez devant
elle, le miroir de
yotre sensibilité est déjà tCfl1l, el son nnage vous
y apparait si confuse que vous allez en rechercher
la représentation dans la peinture, la littérature
ou la musique...
.
\1 Je crOis que tous les enfants, lous, du riche ail
�MARYLA
101
pauvre, devraient vivre aux champs: l'Humanité
serait plus équilibrée et elle aurait dans la nature
tin havre aux heures de souITrance ... »
Ainsi, tout était prétexte à Lauthier pour revenir à la pensée de Maryla.
Dès le lendemain, il se mit en route pour le Boisde-Cise et l'alleignit après une heure de promenade. Des enfants y chantaient avec des voix
aiguës en recherchant au pied des chtltaigniers les
champignons nés de la dernière averse.. Une odeur
lourde, fraiche et généreuse, montait du sol remué,
des mousses archée~
par les mains impatientes;
çà et là, des feuilles mortes tombaient une à une,
comme le sable d'uIl sablier, et elles mesuraient le
temps à l'été déjà meurtri.
Sur le sol hlUve des allées, des pies, au plumage
noir et bbnc, sautillaient, saluaient et riaient lourdement comme des commères. Plus haut, des
oiseaux silencieux heurtaient à petits coups l'écorce des "ieux arbres; et J'œil apercevait déjà la
lourde et froide floraison des ,.,/luis entre les feuillages moins épais.
Plus haut encore, un ciel de perle aux nuages
comme un
légers glissait sur le front de la fon~t
large vaisseau camouflé de taches gnses et ble'ucs.
- Quelle pai~!
murmura Yves Lauthier, en
souriant au toit de Maryla.
- Bonjour, monsieur Lauthier! dil une voix
ironique.
Le promeneur se troubla, porta ses regards en
tou 1 sens et ne yit pas B05ak.
Un grand éclat de rij'c faunesque tomba alors
du ciel, el, après lui, la forme SImiesque du Polonais.
- Je cueillais du gui, cher monsieur, dit-il, afin
de parer la maison pour le retour de Maryla, qui
ne saurait tarde!'.
Avec stupeur, Lauthier regarda Bosak.
�102
MARYLA
- Partie? Maryla est partie? s'écria-t-il.
- Vous l'ignorez donc? demanda le Polonais en
l'observant.
- Certes? Mlle Maryla n'a jamais fait allusion
devant moi à ce voyage ...
- Son départ a été !iubit. Mais elle aurait pu
vous écrire ... Justement, j'attends le facteur. C'est
son heure.
Un soupçon traversa la pensée de Lauthier:
Bosak n'était-il pas monté sur l'arbre qui était très
élevé pour apercevoir de plus loin le facteur?
Dans ce cas, quelle anxiété trahissait cette attitude!
Il reprit:
- Si vous espérez avoir des l1Gmvelles de
Mlle Maryla, vouiez-vOlis me permettre d'attendre
lluelques instants près de vous?
Certainement, cher monsieur, répliqua
Bosak en dissimulant mal sa contrariété.
« Marylaadû s'ellIuir, songeaLauthierangoissé.
Pour échapper à quel danger? Je l'ignore. Ce mystère a assez duré, j'entends l'éclaircir. Bosak ignore
l'adresse de Maryla. S'il est venu à moi, c'est dans
l'espoir d'apprendre quelque chose ... Voici le facteur ... Bosak va au-devant de lui ... Il reçoit une
leure... Comme il la décachette fébrilement ...
Est-elle de Maryla? Va-t-il parler? ... 1)
Son inquiétude allait grandissant. Désireux de
marcher, il du t, par discrétion, s'éloigner de Bosak.
Il marcha lentement, attendant un appel, puis au
moment de prendre le tournant du sentier, il se
retouma ct retint un cri. Bosak était étendu sans
vic surle sol. ..
Il courut; du sang coulait du front blessé; la
lettre était encore dans les doigts crispés.
Crime'! Suicide? Mais comment l1~auririen
entendu?
Frissonnant, fou d'angoisse, car il pressentait
une corrélation étroite entre cette étrange scène et
�MARYLA
1°3
ta fuite de Maryla , il souleva Je Polona is et examin a
:;a blessur e.
Elle· était peu grave: Bosak s'était évanou i en
lisant la lettre et son front avait heurté une
pierre.
Mais pourqu oi cette faiblesse sondain e? La
lettre était-el le de Maryla ?
Une curiosi té passion née h.~ poussa Ct jeter un
regard sur les feuillet s couver ts d'ulle écritur e
étrangè re; renvelo ppe portait un timbre polona is
oblitér é à Dantzig ...
Maryla n'avait donc pu écrire celle lettre, antérieure à son départ!
Alors? Alors? Que se tramail -il contre la jeune
Polona ise? Quel regret déchira nt pour ,Lauthi er
que de ne pouvoi r lire le poloQais!
Bosak, dont il avait appuyé le buste contre un
rocher moussu , s'agita. Un gémiss ement sourd
s'échap pa de ses lèvres, les lourùes paupil: res
battire nt sur un regard d'agon ie.
- Bosak! Je suis là! Vou!ez -vous essayer de
aVOliS lever? deman da Lal1thi er. Je VOliS accomp
vous.
gnerai chez
Le jeune homme le regarda sans compre ndre.
Puis il aperçu t ses mains ensang lantées par le
geste qu'il avaiteu vers son front, et il balbuli :l:
- Du sang? Du sang? Du sang de qui ?... Sur
mes ma ins? Du sang? .. De qui est cc sang? Aidez-moi clone! cria-t-i l d'une voix blanche eo se
red ressa 0 1.
(~ Pardon 1... Ah! Ah! Elle est bonne! .le rêvais,
Vous voilà tout pâle, cher monsie ur! Cela, c'est
urôle! Je rêvais, je VOliS Jis! Je suis sujet, depuis
la blessur e que j'ai reçue à la guerre, à ùes accès
de somme il catalep tique, qui me terrass ent tout
d'un coup, n'impo rte où!
rencon trer un soir
«( Ainsi il m'arriv a à Paris de
m'éveillaj le nez
je
et
tète,
ma
nne poubel le sous
�1
IO~
\
1:
MARYLA
dans les ordure s. Beau cadre, n'est-ce pas, pour
ma beauté grecqu e?
u Tiens? .• Une leUre ..• Ah! oui, je l'avais
oubliée! Je ne l'ai même pas lue! Ce doit être sans
import ance. Rien de Maryla aujourd 'hui. Tous
mes regrets . cher monsie ur, je vous laisse pour
aller me change r, Maryla vous fera signe dès S011
retour! A bientôt !
Il s'éloigna, laissan t Yves Lauthi er plus calme.
- Peut-êt re dit-il vrai, songeait-il. Je ne crois
pas cet être fruste capable de jouer si bien la
comédie!
Il s'éloign ait à pas lents, écouta nt le martèle ment
sourd du sol par les pas rapides de Bosak, et les
rumeur s dont ce bruit s'accom pagnai t: craque ment d'une branch e morte, crissem ent des feuilles
. foulées, fuite à tire-d'a ile d'un oiseau craintif.
Il avait eu si peur qu'il avait l'impre ssion
d'être en convale scence; la nature lui paraissait
maternelle et douce.
La certitu de l'envahissait que Bosak disait vrai
et que Son imagin ation l'avait égaré. Lauthi er était
de ces homme s qui ont eu du bon sens toute leur
vie, quj s'en sont fort bien trouvés, et qui, par
suite, se méfient extrêm ement de l'extrao rdinair e.
Il avait une aversion profon de pour le rare et le
merveilleux. Hors du domain e de la vie journalière, et s'il avait eu l'esprit moins grand, cette
tendance l'aurait singuli èremen t appauv ri.
Le cas n'est pas isolé. Un excès de connaissances philoso phique s rétrécit parfois ce champ
de la pensée que le savant véritable voit grandi r
dans son micros cope.
Le jour viendra où la science n'aura plus d'hathées, la philosophie en aura toujour s.
Le robuste bon sens d'Yves Lauthi er pouvait,
en celte aventu re, l'égare r, ma~
il lui était d'un
précieux concou rs. Toutefo is la tranquillité d'espri t
�lARYLA
1°5
qui lui était rendue eut ULl résultat funeste pour
Maryla: n'étant plus inquiet sur son sort, il l'accusa de caprice, de légèreté et essaya de l'oublier.
Presque chaque jour il prit place sur l'un des
bateaux qui, chargés de touristes, allaient en mer,
et ses regards fuyaient la terre qui ne contenait
pour lui qu'un mensonge et qu'un tombeau.
Le souvenir de Jacqueline le harcelait de nouveau; l'on eût di tg ue la morte avait guetté la fuite
de sa rivale pour réapparaitre, belle cie celle pure
beauté que nos larmes et nos regrets con[èren t
aux disparus.
- D'elle, je savais tout, songeait Yves Lauthier.
Sa vie s'étalait au grand jour; elle était claire
comme son regard ... Se peut-il que celui de
Maryla m'ait mentj? Et d'ailleurs ne dois-je pas
renoncer à elle? Où me mènerait cet amour?
Son cœur était une arène où la vivante et la
morte, voilées de silence et de mystère, combat··
laient sans relâche.
Un jour il rencontra Bosale sur le port et lui
demanda brusquement:
- Toujours sans nouvelles, monsieur Bosak?
- Toujours ... répondit-il sans songer à dissimuler sou angoisse.
-- Mais où est-elle donc? s'écria Laulhier.
- Si je le savais je ne serais pas là! aVOua
Bo~ak,
en haussant les épaules. Il s'éloigna aus-·
sitôl pour éviter d'autres questions.
Frappé de stupeur, Yves Laulhier regardait
dauser dans le port ce bateau sur lequel lui était
apparu, dans la nuit, le mystérieux visage de
Maryla Jag-mill .
•
�106
MARYLA
VIH
Journal de Maryla.
••• Il Les squares sont aux jardins solitaires ce
qu'est à une volière le chant nocturne du ros~ignol.
..
.
Cependant, les derllleres Journées. chaudes de
l'été, je les vis dans ce square de~
BatIgnolles, qui
ost, dit-on, le plus grand de Pans et près duquel
j'habite.
.
' .
Ce Ci uartIer populeux est celUI de l'émIgration
polonaise. Le petit a17partement qu'un Je mes
compatriotes absent m'a prêté, a été occupé trentecinq ans par un émigré) lm héros de l'insurrection
de 48. Il Y a autour de moi une ambiance qui
m'est douce el familière.
Mais, dès ma porte franchie, je me heurte à
n;o.ins, de .tout mon corps, de
Par is, du front, ~os
toute mon âme: Je m effare et Je souffre.
Ce pauvre square, que les jeux des enfants en.
nuagent de poussière, m'aide à me ressaisir un
peu.
Je suis effrayée de la disproportion qui existe
entre la grandeur de mon rêve patriotique et ma
chétive personnalité, que Paris me révèle; je suis
une unité dans un nombre immense, un atome!
Celte certitude peul faire des saints, mais failclic des créateurs, des poètes et des hommes
d'action "
.Je doute autant de moi ici que j'y croyais
dans la solitude du Bois-de-Cise. L'haleine des
�MARYLA
107
foules ternil mon àme comme un miroir, et je n'y
saisis plus que de troubles et fuyantes images.
On peut être tout à coup aussi différent de soi
qu'un passant d'un autre passant .
. J'ai été tour à tour une enfant mélancolique et
sauvage, seulement éprise de liberté; puis une
artiste qui aurait tout sacrifié à son art; puis
l'apôtre qui rêve de mourir pour sa foi; puis,
comme le dit Bosak, une femme, une humble
femme, une amoureuse.
El voici que, dans la cohue parisienne, je me
sens devenir un être falot, craintif et fatigué de
tout, même d'aimer.
Sans doute, n'aimé-je plus. Je ne pense plus
beaucoup à lui. Je ne pense à rien. Je me repose.
J'ai dû, ces dernières semaines, dépenser mon
capital de force nerveuse. Un animal blessé, qui
l'uille chasseur et s'affaisse dans un taillis, est mon
image. Il doit, comme moi, éprouver une grande
inquiétude à cause du bruit qui s'élève sur la
route. Le silence lui est plus nécessaire qu'une
nourriture.
La rue que j'habite est montante et pavée de
grosses pierres. Les halles sont toutes proches,
ainsi que la gare. C'est pourquoi de lourdes voitures passent sans cesse: quand elles descendent,
les chevaux mènent un infernal galop et le frein
gémit. Quand elles montent, ce ne sont que cris
el coups de fouet, car les bêtes, trop lourdement
chargées, ne peuvent pas repartir quand on les a
fait arrêter.
Je sens si bien leur fatigue et leur effroi que,
ne pouvant les aider, je bouche mes oreilles.
On a tanl pitié de tout et de tous, quand on a
souffert .
Si je savais qu'Yves Lauthier souffre de mon
départ ! ...
Mais il ne souffre pas. Il s'inq uièle un peu, c'est
�108
1iARYLA
très supportable. Le souvenir de Jacqueline
domine toujours sa vie sentimentale. II ne faut pas
lutter contre les morts.
Il ne faut pas surtout soumer sur l'auréole
que l'amour dévot a allumé autour de leur frolll
pâli ...
Dormez en paix, Jacqueline, pauvre aveugle qui
n'aviez pas su l'aimer!
Votre secret est bien gardé par moi!
Jamais il ne saura par moi! Et d'ailleurs, si
graves LJue soient mes soupçons, ils ne sont que
des soupçons.
Régnez sur lui, allez! Je ne sais pas luHer
pour moi!
J'ai laissé mon journal trois jours parce qu'une
idée fixe s'était emparée de moi: écrire à Yves,
un seul mol pour le rassurer, sans même lui donner mon adresse ...
J'ai écrit, mais la lettre est toujours là, sur ma
table. Je devrais la déchirer, je n'ose pas. Demain
la nécessité de l'envoyer peut m'apparaitre!
Si par hasard j'apprenais qu'il soufrre 1. .. Si
j'avais besoin de lui! N'est-il pas mon seul ami en
France?
Si Bosale me rejoignait] qui donc me défendrait
contre lui?
Pauvre êtrc! Il n'est pas coupahle, lui! Seul le
fanatisme fait de Illi un criminel. Mais les autres,
les autres! Ceux qui ne croient à rien, pas même
à leurs doctrines, ceux dont l'or étranger alimente
l'ativité, ceux qui joueraient avec un sourire la vie
de ma patrie autour d'une table de jeu, les autres
arment son bras el se dérobent.
Sans j'avertissement affolé de Pilinski je serais
peut-être ... Mais je ne puis écrire ce mol! Bosak
a raison: je ne suis qu'une femme, une humble
femme faite pour rester il la maison et filcr de la
laine 1 Mais les morts parlent, de grandfl soufQe.~
�MARYLA
109
pa~ionés
passent dans le roseau qu'est mon
âme, et jc marche malgré moi, emportée par des
forces invisibles.
Le calme destin d'une femme, je l'envie, avec la
certitude que je ne saurais m'en contenter. La succession monotone des jours sans risques me pèse
ricn qU'à l'imaginer. Si les ailes de l'enthousiasme
s'arrêtent un instant de battre, je retombe el ne
sais plus même marcher.
Je ne suis que misère ou royauté. Hors de
l'exaltation, je ne vaux rien; elle est mon air respirable; à travers cette atmosphère, ma vie m'apparait comme un chemin de lumière, la tombe
même est un arc triomphal. •.
Ces heures cxaltées me trouvent forte contre
l'amour: Je possède le tout, pourquoi déSirer le
fragment?
Mais il est des heures inquiètes où je voudrais
reposer ma tête pesante sur une épaule; des hcures
troubles où ma jèu nesse, isolée dans la froide et
éclatante clarté du rêve, souhaite la tiède pénombre propice aux caresses.
Point n'est besoin pour moi que le chant d'un
poète ou la plainte d'un violon soulignent la volupté
éparse dans les nuits d'été. Elle est un fleuve silencieux el rapide qui charrie des étoiles et dans
lequel je sombrerai, comme Ophélie, le front ceint
de fleurs.
Comment se fait-il, Yves, que j'éprouve près de
vous de l'apaisement et que je vous craigne moins
que les délires de ma pensée '!
N'est-cc pas parce que tout être ou tout événement que j'ai déjà observés en moi-même se rétrécissent à mes yeux dès qu'ils deviennent une
réalité '1
L'acte criminel de Bosak, ne l'ai-je pas grossi?
Ne l'aurais-je pas empêché par un mot ou un
regard? Quelle atroce tragédie ai-je imaginée sur
�1(0
MARYLA
la foi d'une leUrel Ne devrais-je pas rentrer el
m'entretenir avec '.b0sak ?...
Se peul-il que depuis mon départ j'aie si peu
pensé ~ lui que j'aie cru ne plus l'aimer? Mon
amour était-il comme un voyageur si fatigué qu'il
s'arrête à un aride tournanl de route sans avoir le
courage d'atleindre l'ombrage ou le bord fleuri de
la fontaine? Se peut-il qu'il se repose dans le
navrement et non dans l'espérance?
Car il se repose, il n'est pas mort comme je l'ai
cru. Il vient de se dresser devant moi ... J'étais assise
au jardin; la musique militaire jouait cet air si
populaire en France, et qui se chante: la Ma4e .
Ion.
Autour de moi, tandis que les enrants et que les
oiseaux s'ébattaient, de grandes personnes fredonnaient l'air fameux, et de vieilles gens dodelinaient de la tête à mesure.
Visiblement la foule était heureuse: celte musique lui l'appelait le grand orage qui avait failli
faire périr la France, el une nalve allégresse
nationale brillait dans les regards.
Je me sens si près de ce grand et généreux peuple français que l'étalage de celte allégresse me ut
du bien. J'avais l'impression qu'une famille alliée à
la mienne me rappelait sa noblesse el cela me
remplissait de fierté.
Soudain, je le vis, le front penché Sur un livre;
son profil pensif à la longue moustache gauloise
se détachait sur la verdure.
Etranger à la foule, à la musique, el surlou t ù
lui-même, il lisait.
Mon erreur ne dura qu'une seconde, mais pendant ce temps, grâce à cette hypersensibilité que
l'émotion violente nous donne, je photographiai
en q uelq u e sorte en moi cette silhouette évoca-
�MARYLA
1I1
trice et cc qui l'entourait: un lambeau d'allée
ombreuse aux larges coulées de lumière traversée
par lIn ruisseau entouré d'enfants, un demi-cercle
de fraîche prairie festonnée d'arceaux de fer, plus
loin, un assez vaste horizon que la fumée des
trains ennuage.
Mon erreur n'a duré qu'une seconde! mais je
sais que désormais j'évoquerai son souvenir à cette
place; que, désormais, cet air français ramènera
ma pensée vers lui.
Certalllc, hélas! de ne pas être aimée de lui et
de ne pas lutter pour l'être, n'étant pas de celles
qui obsèdent et qui mendient - la coquetterie
n'est-elle pas la mendicité de l'amour? - cerlaine
de ne jamais connaître ses caresses, je me prends
à l'aimer sans troubles. S'il le voulait je serais sa
sœur d'élection el nous travaillerions ensemble
pour la Pologne.
Chère patrie! L'Europe sanglallte se repose à
l'Ouest, mes 1e~
fils meurent encore! Sur le front
moscovite tes jeunes hommes tombent ainsi que
tombent du verger secoué par la tempête les fruits
à peine mûrs!
Comment te resle-t-il encore du sang et des
larmes? A p8ine sorti de l'esclavage, avec tes bras
meurtris par la chaine, tu dois lutter etH.. ore, Ô mon
pays!
Comme je suis sculc avec mon inquiélude! L'on
parali ignorer ici que la Pologne se bat. La France
J'aime ct la connait mal. Mais con nuit-ou mieux la
France, chez nous?
Hier, à une fenêtre voisine de la micnne, un
jeune écolier récitait 5<\ leçon à sa mère. J'entendais la voix menue narrer la merveillcuse hisloire de Jcanne d'Arc, et je l'écot! tais uvee recnil~
Icmcnt.
- ... Alors, dans la grande pitié du royaume de
France, une humble bergère se leva ...
�I12
MARYLA
Ecoutez bien, Polonais, mes frères, car cette
histoire ennoblit l'Humanité!
- ... Elle avait entendu des voix qui lui disaient:
« Jeanne! va au secours de la France! »
Dcs voix, oui! Les saintes de France, et puis
les ancêtres, et toute cette race vaillante, joyeuse
et immortelle, dont le royaume créé en mille ans
d'efforts continus dessine sur l'Océan la proue
aventureuse de la vieille Europe 1
- ... Alors Jeanne partit pour Vaucouleurs, et
le capitaine sire de Baudricourt consentit à la conduire à Chinon ..•
- Continue, mon cher petit, dit doucement la
mère. Ne regarde pas les oiseaux qui passent. Que
fit Jeanne à Chinon?
- Elle reconnut le roi Charles, qu'on appelait
par déris;on le petit roi de Bourges, bien qu'il fût
habillé comme les gentilshommes de son entourage. Elle lui exposa sa mission, qui était de chasser les Anglais avec l'aide de Dien.
Le roi lui confia une peti te arméc. Alors, Jeanne
monta à cheval, dirigea ses soldats comme un
grand capitaine, força les Anglais à lever le siège
d'Orléans, elle les vainquit à Patay et fit sacrer
Charles VII à Reims. La France était sauvée.
- Mais que devint Jeanne d'Arc? Est-ce qu'on
lui donna des trésors pour la récompenser?
- Oh! non! s'écria, frémissante, la voix
enfantine. Les Bourguignons la vendirent aux
Anglais qui la firent juger et condamner à morl
par un tribunal ecclésiastique, comme hérétique,
bien qu'elle se soit défendue avec Ull bOll sens
admirable.
Elle ful brülée vive, en 1431, sur la place du
Vieux-Marché, à Roucn, et le bourreau quilta,
désespéré, Je lieu du supplice, en disant: « Nous
sommes perdus, nous avons brûlé une sainte! »)
J'entendis la mère embrasser son enfant, qui
�MARYLA
avait si bien su sa leçon. Puis, avec l'insouciance
de son âge, le petit écolier se mit à jouer. Mais sa
mémoire est comme un reliquaire, dont la merveilleuse histoire de Jeanne est la relique sacrée.
Le père de ce jeune Français, qui avait, il ya
trente ans, récité la même histoire, a gagné la
Marne et il est mort à Verdun.
Et ainsi, dans la suit~
des âges, de jeunes héros de
Lorraine et de Bretagne, des Flandres, de Languedoc et de Provence auront leur Marne et leur
Verdun, si l'ennemi entend poursuivre le terrible
jeu de la guerre.
Le « Miracle français au cours des ages)J, voilà
bien le titre et le programme de la conférence
qu'Yves Lauthier devrait faire à Varsovie cet
hiver!
Si je lui écrivais ?..
Quelle tâche belle entre tou tes pour un Français
que de donner de solides raisons à l'amour instinctif qu'une grande nation a pour sa patrie, de
resserrer les liens qui les unissent?
Un jour viendra où, forte et reconstituée, la
Pologne se dressera pour aider la France 1
Oui, pareille à ces courageux oiseaux qui
essayent d'attirer sur eux l'attention du chasseur
pour sauver le nid, elle lancera un si clair appel
de clairon que les envahisseurs de la France devront diviser leurs forces entre elle et nous, et
s'aŒaiblir.
Je vois si clairement ces choses avec mon humble cœur de femme! L'amour ne donne-t-i1 pas de
ces divinations? Et aime-t-on vraiment sans un
peu de miraculeuse claivoyance?
Je vais écrire ces choses au Tréport •
... La mère du petit écolier, ma voisine, travaille
tard dans la nuit. J'entends sa machine à coudre
trépider dans le silence ùc la maison.
Elle n'a pour vivre que sa pension de veuve de
�MARYLA
guerre et son travail. Avec ces petites rèssources
elle s'entretient fort décemment et entretient son
enfant et sa belle-mère qui devient aveugle.
L'enLmt est rose et joufflu, aIl le devine bien
nourri. Il y a des neurs à la fenêtre; le dimanche,
la grand'mère, la mère et le petit garçon sortent
ensemble. Ils sont si Gien vêtus que nul ne songe.
rait à les plaindre!
Et, à chag ue fenêtre de ces maisons modestes et
très peuplées, je vois apparaHre des familles
semblables, souriantes, unies, entre des cages
d'oiseaux et des pots de fleurs. Voilà la vraie
France, celle que quelque romancier de talent
devrait• révéler à l'étranfYer,
à la place de l'autre ...
0
qu'ils 1l1ventent!
... Il m'a répondu... J'attendais cette lettre.
Pourquoi ai-je donc ressenti une telle émotion en
reconnaissant son écriture '?
Il répond d'abord à ce que je lui disais. Puis i\
ajoute: « l\Iaryla, pourquoi ètes-vous part ie? Que
se passe-t-il'? Qu'y a-t-il entre BO!>ak et vous? Il
m'a dit avoir reçu de vos nouvelles, et que vous
alliez rentrer. Est-ce vrai? Je sens que non, ct
que Bosak ignore jusqu'à votre adresse. Vous
l'avez donc fui, Mary la ? MaiS on ne fUIt pas un
frère 1 Il vous est donc étranger'! Alors?.. Se
peut-il qn'un élranger vive sous votre toit? Quelle
est celte Gnigme?
\( Ne pouvez-volis vous confier à moi, ehère
enfant? Qu'est-ce qui vous effraye et vOllsmenucc7
« Votre pensée ne me quitte pas. Je souffre
avec vous, en vous. Ne puis-je aller VOLIS rejoindre?
Dites, voulez-vous, Maryla? Si vous saviez quelle
tendre amitié j'ai pour vous. )l
Ne lui dois-je pas la vérité entière?
Il souffre ... Oue veut-il dire? .Je ne puis croire
qu'il m'aime. J'ai à la fois tant d'orgueil ùevallt la
�MARYLA
Ils
vie el tant d'humili té devant l'amour!. .. Je ne
puis croire que j'aurais un jour le pouvoir presque
divin de créer du bonheur, de prendre à deux
mains la destinée d'un autre et de la repélrir dans
la lumière pour en sortir ce chef-d'œuvre : le
bonheur!
Il me semble que j'aurais des ge -tes hésitants et
gauches comme ceux d'un enfant.
Bien des regards m'onl dit: « Vous êtes belle! ,\
Mais qu'est cela sans la science de la vie?
Ah 1 les brouillards de Pratoline m'ont trop tôt
caché la lumière! Un jour est venu où, pour la
voir, je suis montée sur le calvaire de ma patrie.
Je n'en suis plus redescendue. Qui m'y rejoindra?
Une grande paix est descendue en moi parce
que je lui ai tout révélé. Je le devais. Et cela me
donne un étrange sentiment de sécuri lé... Je ne
sais pourquoi. Il me semble que je me suis
déchargée de mon destin dans ses mains ...
L'esprit plus libre, je suis sortie dans Paris ce:;
deux dernières journées. Il ya deux ans, j'y ai déjà
l'ail un assez long séjour, je connais le Louvre el
Notre-Dame, j'ai admiré ces deux grands poèmes
de pierre qui chantent les deux puissances de la
France ancienne: la royauté et la foi.
J'ai vu, sous l'Etoile, l'ombre obsédante de
Napoléon, je connais de Paris ce qu'un étranger
, doit en connaltre. C'est pourquoi j'ai voulu, pendant ces dernières journées, découvrir son âme
dans son peuple.
Mêlée à la foule dLl boulevard, du métro el du
cinéma, j'ai regardé, écouté, nolé. Et il me parait
que les trails caractéristiques de ce peuple sont
l'activité, la bonne humeur et l'impressionnabilité
nerveuse des surmenés. Il possède aussi une douceur, une sentimentalité latentes qu'il révèle dans
SOn culte pour les fleurs et pour les animaux.
�no
MARY LA
Les fleurs brillent sur de bien humbles vêtements; les chiens, les chats, 1es chevaux même
sont l'objet de soins touchants. Il n'est pas rare de
voir les passants aider un cheval trop chargé, en
se joignant à son conducleur pour pousser la
rOllC.
Un cheval tombé n'est jamais battu mais secouru;
des mains apitoyées le caressent au passage; des
mots d'amitié lui sont prodigués.
Drôle de peuple! tout à l'heure il houspillera
rort injustement un agent gui exécute des ordres
légitimes!
Ce peuple de Paris est un enfant lerrible dont
le cœur seul a raison et qui n'écoute que la raison
uu cœur! Il aime le panache sans trop regarder sa
couleur. Il se chamaille sans méchanceté, et s'unit
avec entholsia~
quand la palrie est en danger.
Hors du danger Il doit être assez difficile à gouverner; le peuple berlinois, si discipliné, si défércnt devant le moindre représentant de l'autorité,
m'a donné une impression toute contraire.
El cependant, lequel des àeux a vaincu?
C'est que toute force vient du cœur: la certitude
ct l'amour font des miracles. Le peuple français
peut blaguer les plus nobles sentiments: il croit
comme à un dogme à l'immortalité de sa patric.
L'AlIcmand ne blague jamais, mais il peut douter,
il a douté. Ce journal ne m>jntércsse plus: j'attends sa lettre à chaque courrier ...
�MARYl-A
IX
Retour...
Comme il pénétrait dans sa chambre, Yves
Lauthier 'Y trouva la domestic; lie. Elle s'excusa,
croyant « monsieur Lauthler )) parti pour la plage.
Elle pourrait revenir après, si « monsieur )) le
préférait.
Il y consentit et s'assit· devant sa table. Une
lettre commencée y était étalGe.
- Quelle imprudence! murmura Lauthier.
« Cette femme ne l'aura-t-elJe pas lue? Sans
uoute, je n'ai pas encore écrit l'adresse, mais ce
nom si particulier de Maryla que j'ai dû placer
dans le corps de la lettre ...
11 se relut, hocha la tête et se remémora certains
détails qui révélaient chez Louise une hypocrite
curiosité. Puis il s'apaisa drlns la pensée que cette
femme ne pouvait connaitre Bosak, et il acheva sa
let! re .
.•. « Dites oui, Maryla, soyez ma femme, acceptez mon amour et m<1 protection, ma chérie 1Qui
donc oserait vous faire du mal désormais?
« Je vous aime, avec humilité, avec adoration.
J'ai souffert ct je ne suis plus très jeune.
« Demain je serai vieux. Acceptez-vous de cheminer alors aux côtés d'un vieil homme, dont vous
serez tOllte la joie?
« Ne vous attristez pas, chérie, je dois vous dire
ces choses. Je ne puis, sans malhonnêteté, passer
sous silence cet avenir auquel vous na songeriez
peut-être pas
(
�if8
!lIARYLA
I{ Dites, Maryla, voulez-vous de ma pauvre vie?
Croyez-vous en ma fervente tendresse? Puis-je
aller vous rejoindre, maintenant?
« Répondez par courrier, ma chérie, et laissezmoi baiser longuement vos petites mains . »
Le surlendemain au soir, Maryla Jagmin arrivait au Tréport, elle se présentait à l'hôtel et
demandait à voir Yves Lauthier.
- Il n'est pas là! Il est sorti 1 lui fut-il répondu.
Son désappointement éteignit la lumière que le
bonheur faisait flotter sur son clair visage. Quelqu'un le remarqua et dit, complaisamment:
- M. Lauthier doit être sur la falaise. A cette
heure, il y monte chaque jour.
- Merci 1 répliqua la jeune fille déjà rassérénée.
Arrivée depuis quelques instants à peine, en habit
de voyage, sans apprêts et sans coquetterie, déjà
tyrannisée par l'amour, elle entreprit de gravir
aussitôt l'escalier de la falaise. Trop obsédée pour
regarder le paysage, elle marchait les yeux mibaissés, mais avec l'impression que l'horizon
s'élargissait à chaque marche et l'éc1airaitjusqu'au
fond de son âme.
Arrivée à la première plate-forme, la fatigue
l'obligea à s'arrêter et elle regarda le large éblouissant qui balançait doucoment et maternellemenlle
soleil.
Les émeraudes de la mer normande semblaient,
à l'ouest, supporter une nappe de perles roses qui
était le reflet d'un couchant assez pâle; les larmes
de la prochaine averse tremblaient déjà dans la
fine résille des brumes et le vent tiède parlait
d'orage.
D'un regard, Maryla avait parcouru la 'pl::\ge, à
l'endroit que fréquentait Yves Lauthier, puis,
joyeuse, ailée, elle avait repris son ascension.
Au sommet de la falaise, le vent fut si brusque,
�MARYLA
119
qu'i1 enleva son chapeau, et qu'elle dut courir
pour le rattraper.
Un instant elle redevint la sauvage adolescente
de Pratoline, et têle nue, les cheveux fous, rose et
animée, elle se trouva par hasard devant Yves
Laulhier, qu'un repli du sol lui av ai t caché.
Pensif, son livre feuilleté par le vent, il reg,lrdait
la mer.
- Vous! vous! s'écria-l-elle les mains tendues.
Mais elle s'arrêta, les yeux agrandis par J'épouvante: Yves Lautbier n'avait pasrépondl1 à son geste
ct, très pâle, il la regardait comme une étrangère.
- Qu'y a-t-il? demanda-I-elle brièvement. Elle
avait accoutumé cie cacher sous une grande sécheresse de ton le délire de sa pensée.
Cela lui donnait le temps de se ressaisir. Ainsi,
en un instant, la faible femme qu'elle avouait être
faisait place à unc créature volontaire, disciplinée,
calme, passionnée, et elle était pareille à un marin
qui, réveillé en plein rève, trouve sur-le-champ
l'autorité et les mots que réclame la lutte.
- Qu'y a-t- il? répéta-t-clle.
- Rien ... Rien que la souffrance ... et le mensonge! dit-il avec lassitude.
Ses yeux étaient moins sévères. Il observait
avec surprise celle qui, mortellement bles~c,
demeurait calme et fière, dans l'attitude d'lln juge
ct non d'une coupable.
- Le mensonge! s'écria-t-elle, qui donc vous a
mentï!
- Vous le savez, Maryla!
- Comment h; saurais-je? Si quelqu'un ment
ici, n'est-ce pas vous qui, après celte lettre, osez .•.
Sa voix devenan t peu sùre, elle s'arrêta un instant ct voulut continuer.
- Asseyez-vons, Maryla! ordonna Lauthicr.
Vous savez bien que je ne voas ai pas menti.
- Moi non plus!
�MARY LA
- De grâce, laissez-moi parler. Depuis hier je
vis un atroce cauchemar. Je croyais avoir souffert,
j'avais souffert sans doute, mais entre cette souffrance-là et celle que je ressens ... il Y a la différence qui sépare une plaie vive d'une morsure
venimeuse ... La jalousie, la délation, la méchanceté, tou tes ces pauvres choses huma ines, toule
celle ordure ...
- Bosak vous a di 1 quelque chose? di t Maryla
avec slu peur.
- Qu'importe le nom, Maryla! Ecoutez-moi!
Un soir de septembre, en 1917, un Anglais du
nom de James Perry ... Vous rougissez, Maryla? ..
Vous baissez les yeux? C'est donc vrai? Mais
répondez donc 1 cri a-t-il en saisissant ses poignets.
Sa pûleur était devenue grise; toules les violences héréditaires de l'homme s'étalaient sur ses
trails bouleversés. Avec calme, le regardant bien
en face, Maryla répliqua :
- Continuez!
- MaiS elites-moi tout de suile que ce n'est pas
vrai! cria-l-il.
- Pourquoi? Vous ne me croiriez pas! ou, si
"ous me croyiez, ce serait pour peu de temps.
Continuez! continuez! je veux tout savoirl
Avec effort) il reprit:
- Cet Anglais sortit de l'hôtel accompagné de
deux jeunes femmes vètues de blanc et de la petite
lille ... Ils montèrent tous sur la falaise et en se
promenant ils attendirent la nui 1. Puis ils s'assirent,
là où nous sommes, Maryla! est-ce vrai?
- Ce peul èlre vrai, avoua-t-elle.
Une curiosité intense luisait dans ses yeux. D6
toule évidence, la fin de cette narrationl'intéressait passionnément.
- Nous sommes monté::. ensemble sur la falaise,
le soir, quelcluefois! Mais continuez donc! Que
voue; a-t-on dit?
�MARYLA
121
- Que l'une des deux jeunes femmes s'est
levée pour suivre la petite fille qui voulait courir
sur la prairie ... L'autre est restée ... Quelqu'un la
vit, quelques instants plus tard, clans les bras de
ce Perry, acceptant ses baisers ... Mais laquelle de
vous deux? On n'a pas vu SOIl visage ... Je sounre ..•
Je ne veux pas ... Ayez pitié, Maryla!
Il l'implorait maintenant du geste et du regard,
de ses yeux qu'elle avait rèvé de baiser doucement
aux heures de tendresse.
Et, le cœur déchiré, elle comprit qu'il l'implorait pour la morte, pour son passé de confiance el
d'amour, pour Jacqueline, dont il voulait qu'elle
proclamàll'innocence à tout prix!
Frappé dans le culte qu'il lui avait voué et
dans son orgueil d'homme, il voulait arracher
ce trait morlel, fùt-ce en déchirant à jamais son
cœur.
Silencieuse, Mar)'b Jagmin contemplait SOli
amour avec Je détachement navré et la douceur
poignante des agonisants devant leur dernière
aurore.
Près de lui se dressait, gigantesque, dans les plis
de son suaire, cette morte qui voulait vi vre ...
Soudain, Maryla aperçu t ses mains vi vantes
abandonnées sur ses genoux et, comme clans un
miroir, tout son jeune corps qui voulait vivre aussi,
qui avait, à la vie, des droits autrement sacrés
que cc fantôme!
Son passé mélancolique, fait d'abnégation ct de
sacrifices, lui pesa comme une stèle; elle sentit
grandir en elle une furieuse révolte, et la vie, toujours comprimée en elle, choisit celle minute pour
entonner son chaut le plus passionné ...
- Yves ... vous croyez ... vous doutez ... Que
voulez-vous que je dise? balbutia-t-elle pencbée
vers lui.
Et, avec sa tête dorée, fraiche et nue comme une
�1""
MARYLA
fëte d'enfant, elle offrait son humble amour, sa
douleur et sa supplication.
La dernière clarté du couchant se jouait dans
les larmes contenues de ses yeux verts qui apparaissaient comme un tendre gazon sous la rosée
matinale.
de ses
Avec la nacre de sa chair, les pO~lres
lèvres et la blonJeur végétale de ses cheveux
tressés, elle était comme la nature fai te chair el
séduction au près de cet homme en délire.
Il tressaillit, dégagea ses mains emprisonnées
dans les mains suppliantes de la jeune fille et
répéta:
- Ayez pitié! Tout ce passé d'amour ... cette
confiance ... et ma fille ... Elle a ses traits et son
âme ... Tout serait un mensonge ... Je n'aurais plus
rien ... Pas même mon passé ...
Pâle, les yeux fixes, Marylu Jagmin l'écoutait
mendier pour son passé, supplier pour qu'elle rendit son honneur à la morte en lui sacrifiant le
sien! Il paraissait l'avoir ouhliée, elle qu'il prétendait aimer, elle qui vivait, qui était son radieux
avenir ... Comme illa sacrifiait à l'autre, sans hési1er, poussé par son orgueil d'homme et par le souvenir de son culte pour la morte!!
Un travail brutal, comparable à un déchirement,
se faisait dans l'tlme de Maryla.
Le devoir lui apparaissait, non doux à accomplir, mais inévitable comme un ablme dans lequel
elle devait se jeter pour fuir le déshonneur. Elle
croyait voir le geste suppliant de Jacqueline, les
yeux innocents de son enfant, ct les lèvres de son
grand-père Sylvuch qui murmuraient: l( Sa:; rifice!
l1onneur! 'l'clic est notre devise! Va! Il
- Ayez pitié, de moi! Quclle est celle de vous
de\1x qlli était ici ... à ceU' plaet' ... avec ccl
homme? supplia une dernière fois Lauthier.
« Je ne croyais pas qu'un tel problème pût l:tre
�123
MARYLA
posé ... Quoi qlle vous disiez, Maryla ..• je vai~
souRdr ... L'une ou l'liutre ... Vous n'avez pas
nié ... L'une ou l'autre est coupable!
D'abord silencieuse, Maryla enveloppa Lauthiero
d'un regard profond qui se perdit sur la mer pour
revenir vers lui, meurtri, halluciné, comme un
oiseau d'orage qui a failli sombrer dans la tempête. Puis elle dit, d'une voix étrangère à ses
lèvres, une voix qui raillait pour mieux contenir ses
sanglots:
- La coupable? Il n'y a pas de coupable ... Ol!
votre imagination va-t-elle s'égarer? N'étais-je pa"
libre de me plaire en la compagnie de cet homme,
de ressentir et de lui inspirer quelque attachement?
de ... de songer à l'épouser ... Enfin n'étais-je pa~
libre?
- C'était vous? C'était donc vous, Maryla 'l
murmura-t-il.
- C'était moi 1 répondit-elle en se redressant.
- Vous, à mes yeux si haut placée ... Vous ...
- Taisez-vous, Yves! ordonna-t-elle avec une
gravité passionnée. Nous allons HOUS quitter pour
lôujours, car je vous connais bien ... Mais quittonsnous sur un adieu sans amertume, sallS reproche.
Adieu ... Yves ...
La lu tte était [inie pour elle. L'amputation était
faite, elle souffrait à peine.
Demain sans doute elle sentirait son mal, elle
crierait de douleur, elle maudirait son sacrifice.
elle tendrait ses bras vers lui, et elle les refermerait vides sur son cœur déchiré.
Demain ...
Elle était calme. Debout elle asslljellissait son
chapeau et regardailla roule inconnue qui rede cendait vers la ville ...
- Maryla! supplia Lauthier, ùepui s hier j'avai;,
�124
MARYTJA
imaginé cela ... Ne partez pas ... Je n'ai pas cessé
ùe vous aimer ... Ne partez pas ainsi, donne;:-moi
lin peu de temps ...
Elle répondit, déjà mi-retournée vers la ville,
tout offerte au vent d'orage qui gonflait SOI1
manteau:
- Un homme comme vous n'aime pas longl( mps une femme qu'il n'estime pas! Restez seul,
Yves, vous êtes assez tendre pour servir de mère
:'1 ;,otre fille, adieu, adieu ...
Quelle étral~ge
attitude a cette coupablel
_ Maryla! Maryla!. ..
Comme le vent répète cet appel! Il résonne
;.11'(. oreilles de Maryla Jagmin tandis qu'elle descend l'escalier nouveau pour elle qui est accroché
<Ill flanc de la falaise. Et la ville lui est aussi inconnue; et la mer est une immense chose vide de pensée, qui s'agite en vain, comme les frondaisons
mortes des forêts sous le vent. ..
Des êtres passent gui n'ont rien de commun avec
cc douloureux néant qu'est Maryla Jagmin; les
pet its onl dans les yeux de l'allégresse, et les grands
de l'cnnui ; elle n'éprouve ni allégresse ni ennui;
elle est très occu pée à prendrc possession d'un
moi nouveau qui doit s'établir définilivement dans
la prison de son corps ...
L'autre moi doit lui faire place. Il est mort, mais
il est là, si lourd, el l'autre si exigeant. .. Se peut-il
'tue dans l'espace de quelques minutes elle se voie
imposer une tâche aussi difficile? ...
Comme elle est accu pée! A ce point que ce n'est
pas elle qui répond aux saluts des passants, elle ne
ks voit pas; mais c'est sa tête, d'instinct, c'est un
(~orps
asservi ... le somnambulisme de la dou leur l'a
envahie. Comment a-t-elle pn s'ocr.l1pcr à la gare
de son bagage, et retrouver le chemin du Bois-deCif,c?".
Elle l'ignorera toujours 1
�MARYLA
Une heure auparavant, quelques personnes
avaient remarqué l'allure extravagante d'un
homme qui se dirigeait aussi vers le Bois-de-Cise,
tant6t courant, tant6t s'arrêtant pour gesticuler
comme au cours d'une discussion violente.
Il avait perclu son chapeau et l'étrangeté de son
visage effraya deux enfants qui s'enfuirent la main
dans la main. Ils l'avaient entendu crier:
- Elle va rentrer ... Où irait-elle 1. .• Je n'avais
pas songé à cela .•• Je ne voulais pas ce mariage ...
Heureusement que Louise a vu .•. Mais la revoir,
vivre près d'elle, obéir aux autres ...
L'homme courait contre le ven1, courhé,
ramassé comme un bélier qui bondit. Son soufl1c
était court; il serrait les dents entre ses lèvl'es
contractées au point que ses maxillaices saillaient;
sa cicatrice, tirée par le désordre des traits, avait
J'air d'une cassure et des Iaflnes en suivaient le
sillon.
Comme il allait, halluciné, les yellx mi-clos, 1.\
buta contre une pierre et tomba sans paraitre s'en
apercevoir. Mais il resta mi-couché sur l'herbe et
dit à voix basse, comme s'il craignait d'l:lre
entendu:
- Ce soir, tu seras là peut-être ... je vais fleurir
la maison ...
Il jeta un regard inquiet sur le plateau encore
vert, mais sans !leurs, et il aVIsa, à la lisière du
bois qui était proche, deux grosses touffes ùe tjui
purtées par un acacia.
Counr vers lui, grimper le long du Ironc avec
lIne agilité simiesqne fut l'aflaice d'un instant pour
Bosak. Un large rire satisfüit détendait sa j~lC
plate. En franchissant le seuil de la maison il siJHait joyeusement. ..
Puis il s'affaira et dit à voix: haute ~
- 11 faut ouvrir la fcnètre de sa chambre!
Epousseter 1 Comme cette glace est terne 1 On s'y
�MARYLA
voit COllllue au fond des temps ... avec des figures
de noyés ... Elle ne veut pas briller! Est-ce qu'elle
ilera contente? Ce n'est pas ma faute!. .. Et puis sa
blondeur l'éclairera! Maryla! Maryla 1...
\( Sa lampe est-ellc pleine? Tiens! Il Y a un
papillon mort clans l'abat-jour. .. Voilà qui est bien!
Et son lit? Qu'est-ce qui manque àsonlit? Comme
il est pauvre ... Ce gui coupé en menues branches
rait bien sur la couverture ... Les vieilles femmes
et les amoureux disent qu'il porte bonheur! Tu
vois, Maryla? C'est moi qui t'offre du bonheur 1Tu
n'en croiras pas tes yeux!
(1 Il pleut. .. Elle va être mouillée ... Il fauch-ail
ùu feu, du bois, vite!
Quelques instants plus tard, agenouillé devant la
cheminée bien garnie, il souWait bruyamment
ùans le feu, gonflant ses joues a vec une application
ù'enfant.
Il souffla si longtemps que la suellr perla Sur ses
tempes el autour de ses lèvres.
Il s'en aperçut, l'essuya avec soin, lissa ses cheveux et bourra sa pipe.
- La voilà ... murmura-t-il. Qu'elle entre, la
porte est ouverte.
,
- Bonsoir, Bosak! Tu as donc pensé à moi? dit
une douce voix.
Et Maryla, toute blanche, ses blonds cheveux
scintillant de pluie, apparut dans l'encadrernent
de la porte.
- Et ce gui! Ce beau gui ...
Bosak, qui l'examinait entre ses cils mi-clos,
répliqua:
- Ma chère amie, les belles manières et moi, ça
fait deux! Je me suis installé ici parce gue ta che...
minée est celle qui tire le mieux, et j'ai jeté au
hasard sur ton lit une touffe de gui cueillie dans les
bois. D'ailleurs, comment aurais-je su que tu re11trais ce soir?
�7JARYLA
- Je l'ignore, dit-elle en ôtant son manteau.
Mais tu le savais 1
Elle s'approcba de Bosak, plaça ses mains sur
ses épaules et lui demanda d'une voix tremblante:
- C'est toi, n'est-ce pas, qui lui as dit ces
choses?
Il haussa les épaules.
- Cel imbécile voulait t'épouser, je ne le voulais pas 1 Mais je ne souhaitais pas que lu reviennes,
Maryla! Pourquoi es-tu rcyenue?
- Je n'ai pins que toi, murmura-t-elle, toi gui
me veux du maIl Vois comme je sais pauvre! Je
n'ai plus que toi qui me hais ..•
Elle parut attendre quelques instants une protestation de Bosak. Mais il se taisait en suivant du
regard les volutes de la fumée.
Elle reprit pensivemcnt:
- A trop souffrir, on ne sent plus sa souffrance.
C'est commc un membre violemment arraché ...
Il me semble que j'assiste à l'agonie d'une étrangère dont j'ai pitié!
« Mais cette pitié ne ya pas m'empêcher d'agir
ce soir comme tous les soirs de ma vie; je vais
ranger mes effets, chercher le sommeil, peut-être
dormir, et me réveiller demain comme tous 10s
matins.
« El c'est là J'un des mystères de la douleur,
qu'elle nous ravage sans que nous cessions d'être
l'homme de tous les jours ... Sans mème que BOUG
nous rendions bien compte cie ce ravnge.
« NOlis sommes tous de pauvres ètrcs. La vérité
est la pitié. La pllié de tous les hommes.
\( Toi, lu n'as amais pitié, Bosak ; tu es comme
une force de la nature, tu ne raisonnes pas, lu vas
de l'avant, tu fais le mal sans même Je vOIr.
« Tu sais, insista-t-elle en posant sa rn31n sur le
bras de Bosak, Je J'al sauvée!
Il tressaillit.
�MARYLA
- Tu t'es accusée? s'écria-t-il.
_ Comment l'innocenter sans cela'? rry a eu
rfellement bien des médisances chuchotées sur
Mme Lanthier. .. Elle était si frivole, si inconséquente ... Nier la réalité de ces ragots que tu as si
élégamment recueillis, ajouta-t-elle avec ironie,
c'était sou tenir l'invraisemblable.
I( Une seule chose était possible, me charger de
tout, je l'ai fait.
_ Et .. il t'a crue? demanda-t-il avec un étonle~
ment d'enfant. Réponds-moi, Marylal Tout de
suite, sans que tu inste~,
il g cru que c'était toi?
il n'a pas eu un soupçon!
_ Non ... soupira Maryla.
Bosak se leva et se promena avec agitation.
_ C'est incroyable' dit-il.
Puis il s'arrêta de;.{nt Maryla qui, adossée à la
cheminée, baissait tristement sa lête pensive.
_ Alors ... c'est qu'il ne t'aime pas!
_ Ah! tais-toi! implora-t-elle. Ce n'est pas
vrai! Tu veux donc tout me prendre, même le
souvenir d'un rêve! Tais-loi 1 répéta-t-elle avec
colère cette fois. Tu m'as fait trop de mal! Par
moments il me semble que Je pardon que je t'ai
accordé 'du fond du cœur fait place ...
_ N'hésite pas va! dit Bosale d'une voix sourde.
Tu me hais, n'est-ce pas, et tn aimes cet homme ...
C'e t bien d'une femme, cela... Tu me hais,
Maryla.,. C'est si naturel. ..
- Bosalt! murmura-t-elle. Tu es pâlel Tu
soutfres?
Il éclata de rire.
- Je souffre, tu soutIres, il sou{fre, nous' souffrons, avec ce verbe-là, chère amie, on résume
l'histoire des hommes. Un mot suffit. Il y a bien
encore le verbe · haïr et Je verbe aimer, mais c'est
comme qui dirait les parents de l'autrel Tu aitres
cet imbécile, tu me hais, ie souffre et tu souffres.
�MARYLA
J29
Et voilà. Notre histoire ne ferait pas un roman
bien long.!
- Je n'en suis pas sûre ... dit-elle pensivement,
en regardant Bosak.
- Tant pis, car tu te trompes, ma belle enfant;
toi, tu as une ,Ime compliquée. Pas moi. Je n'ai
qu'une passion au cœur-: l'Idée. Tout.le reste m'est
indifférent. Je suis comme Ull homme qui chemine
sans bagages; toi, tu t'es im prudemment chargée
de plusieurs fardeaux.
« Résultat: je te distancerai, je te vaincrai!
Elle eut Ull geste de bssitude et songea enfin à
ôter son chapeau et son1l1anteau mouillé par ]a
pluie.
Elle apparut en jupe grise el jersey de soie
blanche, ses formes parfaites moulées 1,ar ces
simples vêtements.
Bosak s'empara de son manteau et alla le suspendre dans le corridor; puis il revint et voulut
prendre le chapeau.
Maryla le regarda avec étonnement:
- Laisse donc! dit-elle. Je suis habituée 1\ me
servir seule!
- Ah! ah! répliqua-t-il en riant avec amertume. Pour la première fois que je m'essaye à faire
Je gentilhomme, tu me traites bien! Mais, tu as
raison! Ce rôle me va mal. J'ai la tète d'un boufion,
ou, mieux, je ressemble à l'Homme qui rit, de ce
Victor Hugo tant aimé des Français! Regardemoi dans la glace, près de toi! De quoi ai-je
l'air? Le monstre el la fée! Conte pour les petits
r:nfants! Es-tu belle ... murmura-t-il d'une voix
étouffée.
Elle le regarda avec une pi tié profonde, ct dit
avec douceur:
- Je ne sais ce que tu as ce soir, mais tu
soufi'rcs! Va! laisse-moi! Va essayer de dormir,
pa,uvre enfant. ..
6
�130
MARYLA
Il la contempla longuement ct sortit sans
répondre.
Elle s'eITondra alors sur un fauteuil, et l'our
arrêter les sanglots qui nouaient sa gorge, elle
serra les dents, tendit sa pensée vers son pays, vers
la tàche qu'elle a vai t il rempli r: renlrer il Varsode sans attendre même l'appel de Pilinski et le
renouvellement du comité, nider ses amis à expulser les extrémistes et donner un nouvel essor aux
NoU\eaux-Philomathes dans le cadre de la paix
glorieuse .
Sa volonté était si forte CJu'e1le arrivail il ne plus
penser qu'à ses projets, mais comme on l'eus\! au
son d'une obsédante rumeur.
Pas une seconde elle ne perdait contact avec Sa
douleur ravivée par un mot cruel. Il ne l'~i1at
pas .. .
Etait-ce vrai? Comme il l'avait délihéréluent
sacrifiée an passé! Comme il avait souhaité sans
hésiter que Jacqueline restôt triomphante Sur
t'au tel cl u souveni r !
Maryla Jagmin oll\1'it sa fenêtre pOlir rafralchir
:;a tête brûlante.
La pluie avait cessé, mais le yent, par rafales,
faisait pleuvoir de larges gou! tes arrachées aux
arbres ct qui tombaient sur les feuilles mortes
Lfans lin bruit de
gravier. Le bois était noir et
luisant, i't cause d'une blanche clarté d'étoiles qui
gainai! ,les branches mouillées.
Cela faisait un univers d'encre ct d'argent che\ auché par un vent frais qui sentait la terre et les
pourritures de l'auton~e;
un univers que l'on
"entait immense et qUI se résumait en C}uelques
lignes liyjdes tracées but' de l'ombre.
Quel cadre pour l'agonie de l'amour ... Accablée
par sa détresse, la jeune Polonaise joignit les
mains et, comme les fonles croyantes d'!asnaGora, elle l1mŒ1l1ra pl3intivelllent :
un
�MARYLA
- 0 Pani! ô Pani!
El un secours lui vint aussitôt, car le visage de
Sylvuch Kowal lui apparut au fond de son souvenir, avec cel énergique et doux regard qui commandait l'effort et versait le courage.
x
La lumière est morte_
Le lendemain, à l'aube, Yves Laulhier s'agita
en gémissant sur son lit. Le sommeil serrait encore
ses tempes dans son étau.
li entendait des rumeurs confuses sans s'en
expliguer la cause: coups de marteau d'un artisan,
roulement d'une voiture, volets qui claquent. ..
Quel artisan est déjà il l'ouvrage? Sl1rquelle route
court cette voi tu re? Quel horizon décou vren tees
volets en s'ouvrant?
Il l'ignorait, et le peu de conscience qu'il
recueillait insensiblement au fonù des songes
lui conseillait de l'ignorer le plus longtemps
possible.
Il sentait qu'au réveil il allait cruellement soufrrir, et sa sensibilité se blottissait dans le sommei l
comme un chien dans sa niche.
n tendait sa volonté contre elle-même: ne pas
se réveiller, rester entre ses draps un certain
volume de chair et de sang inerte, insensible, sur
quoi viennent "e briser sans écho les vagues de la
"ie et la chanson ùes h0111mes!
Retarder l'échéanl;e du réveil journalier, tricher
avec l'existence, sen tir longtem ps la ciguë avant
�MARYLA
de la boire, être lâche, lâche à souhait, comme un
pauvre homme 'épouvanté ...
Yves Lauthier sommeillait ainsi quand la femmc
de chambre qui avait l'ordre de lui porter son
déjeuner à sept heures entra. Moins que le bruit
ùe ses pas feutrés le choc des porcelaines ne
réveilla le dormeur. Aussitôtul1e atroce sensation
de souffrance le saisit à la gorge.
Il éprouva une furieuse col0re contre celte
étrangère, tourna le dos à la lumière qu'elle faisait
entrer à flols et dit d'une voix brèye :
- Apportez-moi un indicateur!
Cet ordre donné, il se trouvn. plus calme .
Partir! il allait parlir! Se rejeter dans la vic fiévreuse de Paris! Essayer d'oublier, gr.lee au lrovail
ct ;\ son enfant, la troublante el mensongère beauté
de Mary1a Jagmin!
L'indicateur lui révéla qu'il pouvait partir ~l
midi et dîner Je soir à Paris.
En hâte, il fil ses bagages, régla sa note et se
dirigea vers la gare salls se retourner vers la mer. .
,\'avait-il pn.sécrit sur sa page magnifique J'histoire
lIe son malheureux amour? Et ne savait-il pas que
de ses sirènes s'y mêle toujours à celle
la chan~o
des flots?
B étGit arrivé, el par la même roule, ~l ce
stade de souffrance atteint pal' :'\laryla; la stupeur,
la désafTectiol1 de tout, le dég<Jùt de l'effort, la cerlitude amère dc l'irréparable se disputaient sa
!'el1sée.
n sentait en lui une j11aic llon pas saine, mais
enfiévrée rar le venin du mépris : li1l;pris de
Maryla, mépris de lui-mème gui s'était si lOllcdement trompé, mépri:.: des autres ...
Quel vinti ll10 pour sa vieillesse! Par ce 111 ~pris,
d'ailleurs, son état d'àme différait de celui de
Maryla qui ne pouvait qu'avoir pitié de lui ct de
Bosak. Elle n'osait plus fuir son étrange compa-
�:MARYLA
gnon. II souffrait si visiblement qu'elle ne pouvait,
sans le livrer il la folie, l'abandonner à ses pensées
morbiùes.
Chaque jour elle fixait sa fuite à une date qlt'elle
renvoyait le lendemain.
La douceur de cet automne fut telle que le rude
Bosak lui-même parut influencé par elle. Insensiblement, ses manières changeaient. JJ respectait la
solitude de Maryla et, lorsque le hasard les faisait
se rencontrer dans la campagne, il lui demandait
l'autorisation de cheminer ou de s'asseoir près
d'elle.
Un obscur trasail se faisait en cet être 'fruste et
sincère. Moins aveuglé par son énorme et puéril
orgueil, il observait MaryJa ct paraissait frappé
par sa douceur ct l'élévation. constante de son
caractère.
IlIa rejoignit un soir sur la plage, à l'heure où
le soleil sc pose sur les eaux vermeilles, léger
cornille un oiseau su r un buisson de roses. Tout
riambait dans l'ultime lumière. Cet état particulier
de l'atmosphère annonçait un changement de
temps.
- Tu as de belles couleurs Maryla! remarqua
Bosak en souriant.
- C'est le soleil! répliqua-t-ellc. Veux-tu
l'asseolI' près de moi?
11 s'assit sans répondre, et après avoirméditê les
yeux baissés, comme s'il avait contemplé en luimême l'image de Maryla, il reprit:
- Je comprends que ce Lauthier t'ait aimée,
ne t'Ctt-ce qu'un moment. Mais toi? Je ne te comprends plus!
li lui arrivai 1 souvent de revenir sur ce pénible
::iujet, non par cruauté, mais avec l'obstination
d'lin enfant questionneur.
�134
MARYLA
Vois-tu, Bosak, répondit Maryla, il y a
autant d'amours que d'êtres divers, et, dans un
un être donné autant d'amours que d'objets de
l'amour. Car on n'aime pas qu'une fois, mais plusÎeurs fois, et jamais de la même façon.
Comme il l'interrogeait du regard, elle expliqua
avec simplicité:
- A quinze ans, j'ai aimé de toute la force de
mon rêve un adolescenl CI ui ne l'a jamais su et qui
m'aimait aussi . Plus lard, à Varsovie ...
- Tn as aimé Lel1gnich? ... demanda vivement
Bosale.
Elle secoua pensivement la tète:
- J'ai aimé la beauté cie BrullllOw ... Parfois,
quand nous parlions ensemble, ma pensée
m'échappait parce qu'une expression nouvelle ou
qu'un jeu de lumière éclairait son visage .
« Alors, je fermais un instant les yeux pour
poursuivre ma pensée ...
« Ilmedisait surpris: « Qu'est-ce, Maryla? ») Je
lui répondais: « La faligue ... C'est passé! » Et il
croyait à ma faligue, car il était sans fatuité.
- Il t'aurait aimée si tu avais voulu, Maryla!
- Peut-être ... Mais j'ai beaucoup de timidité et
de gaucherie devant l'amour, peut-être aussi une
fierté un peu :ombrngeuse... En outre, je pensais
que nous nous devions toul à notre tâche, luj
et moi! J'ai essayé d'ou blier el j'y suis parvenue.
« El je l'ai placé sur l'au tel inaccessible cie mes
divinités humaines!
- Mais celui-ci, Maryla! Qu'a-t-il donc pour
que tu l'aies aimé?
- Peut-on savoir! répliqua-t-elle rêveusement.
Il est "enu pendant une période de solitude et
d'attente... Tu sais, les plus profondes amours
n'ont pas de motifs 1
- Mais il a vingt ans cie plus que toi!
- Tu exagères un peu, Bosak! El puis qu'im-
�MARYLA
porte! Est-ce q ne le CŒur marche avec le calendrier? Est-ce qu'il raisonne?
- Il me semble que le mien raisonne! répliqua Bosale avec ironie.
- Bosak, aimcs-tu quelqu'un ou quelque chose?
foi qui n'aimes même pas ta patrie L ..
- Qu'est-ce donc que la patrie? Peux-tu me le
dire?
\
- C'est la maison. Pourquoi chercher tant de
définitions compliquées et savantes? C'est la mai~Jon,
voilà! A vcc tous ses souvcnirs de famille,
avec ses portraits d'ancêtres, son foyer qui ne s'est
jamais refroidi, sa façadc que c!la(iue génération
embellit. La maison! cOlllprends-tu, Yanouch? (1)
insista-I-elle, penchéc vcrs lui, avec 5011 charme
profond de séductrice d'dmes.
« ... Nous ne sommes plus des nomades, donlla
\'uine paIrie a pour frontière non l'infini, mais
J'étroit horizon qu'ils peuvent embrasscr lorsqu'ils
s'arrêtent pour lc repos du soir, t:ct horizon inquiel
où peut-être l'ennemi rampe, et qui ne les défendra
pas. Nous sommes des ci\,jlisés, Yanouch, et nous
avons besoin de sécurité pour édifier l'œuvre
délicate et inachevée de la civilisatioll_
u Ah! comme toi, je veux croire à l'universel
amour! mais Crois-tll que ses apotres peu .cm
avoir les mains teintes ùe sang'! Est-ce quc Celui
qui prêcha cet amour dans les plaine:;, de Galilée
vit coult.:r d'autre sang que le sien? Lorsque tous
les hommes seront sages et cloux, je les appellerai
mes frères et je les saluerai fraternellement de ma
fenêtre!
(c Et
lorsqu'ils auront 6té plus que sages el
doux, je venx dire justes ct bienfaisants, je jetterai
pieusement sou s leurs nas des fleurs de mOi! jardin! Com prends-tu? Comprencls-tll, Bosak? Si je
(1) DIminutif de Jan
cn polonais,
�MARYLA
n'avais pIns rien, que pourrais-je donner? Et que
vaudrais-je, dans le concert humain, si je n'ai pas
plus d'autorité que le miséreux qui passe?
(( Je crois à la beauté de l'avenir des hommes,
passionnément, mystiquement; nous marchons
vers l'étoile, tous, tous, et son rayonnement est
visible sur lc front de quelques inspirés, qui nous
devancent.
« Par le livre, par la parole ou par l'exemple,
ils entraînent la pauvre humanité, à son insu peutêtre. Pourg uoi remplacer ces inspirés par des
agitateurs? Ah! Bosak ! Comme ils l'ont trompé !...
Toi, si simple, si vrai, si bon ...
- Si bon? .. balbutia-t-il. Que Ycux-tu dire?
Tu ne sais donc pas ce que ... ce qu'ils ... Celte
chose que je ...
- ... Que tu ne fais pas, Yanotlch! Tu résistes
et tu souffres 1 Et moi qui voulais partir, je reste.
Il hocha la tête, sans répondre j ses yeux fuyaiellt
obstinément les yeux lumineux ùe Maryla.
C'était le soir, mais la mer était hlonde comme à
l'aurore. La jeune Polonaise y promena scs regards
apaisés. Upe pensée nouvelle éclosait dans leur
azur comme une fleur dans une cau limpide: arracher Bosak à l'errcur, puis rcpa!·tir avec lui pour
Varsovie, Intter ensemble et triompher!
Elle reprit:
- Tu souffrcs, parce quc tu hésites entre deux
voies. Bientôt la vérité t'apparaltra. Tu seras
heurcux ...
IlIa regarda avcc stupcur.
- Le souhaites-tu vraiment, Maryla? Tu m'as
donc parùollné d'avoir brisé ton amour? Est-ce
possible?
- Mon amour viL toujours, murmura-t-elle. Tu
u'as brisé que mon bonheu r, ce n'est pas la même
chose. Ce malheur-là me trouve forte. Je garde en
moi une radieuse image ... C'est l'cssentiel, va!
�MARYLA
137
Je ne dois pas être née pour le bonheur, continua-t-elle pensivement. Je suis étonnée et gauche
devant lui. Et puis ... il me prend toute! C'est mal,
n'est-ce pas? Quand sa Icttre m'est arrivée, je n'ai
plus pensé llU'à le rejoindre ... Rêve, devoir, tâche
1). accomplir, tout était loin, si loin! Quel piège
que le bonheur! Depuis j'ai tant pensé à cei
choses! Je me suis reprise, mais mon amour est
intact. .. Ne mets pas de fleurs sur ma tombe,
Bosak! Celle Ci ui es t dans mon cœur me suffira.. _
« Rentrons, veux-tu? Il fait presque froid 1
- L'hiver sera bientôt là, répondit-il en se
levant. Vois la coulenr cl u bois! Il est roux comme
un renard; le moindre vent fait bruisser les feuilles
sèches ... Sais-tu que notre hôtel va fermer ses
portes? Peu t-être pourrais-tu prendre une domestique, une femme du pays, au cas où nous devrions
passer encore q uclq ue temps ici '?
Maryla le remercia par un serrement de main.
Cohabiter avec ce fruste enfant du peuple qu'elle
traitait fraternellement depuis des années ne lui
étai t pas une grande gêne; mais elle était heureuse
qu'un tiers rût entre eux. Elle pouvait être malade
~
et la santé de Bosal.. ) surtout, l'inquiétait.
Il paraissait souffrir souvent cie la tête. Ses idées
manquaient de suite et de clarté, et sa mémoire
était sujette il. de singulières défaillances.
Insensiblement le geôlier faisait place il. un corn
pagnon distrait que Maryla aurait pu fuir avec
facilité.
Lorsque celle pensée l'efJleurail, elle la repoussait comme une lâcheté: comment abanùonner
dans celle solitude et loin de tout secours ce
pauvre être dont son œil exercé voyait le destin se
dessiner?
Il lui apporta un jour avec précaution une jeunc
hirondelle qui n'avait pu suivre ses compagnes.
Elle était lombée dans le bois sur la mousse, mais
«(
�~IARYL:
son aile, heurtée par quelque branche, était brisée
et s'éployait comme un éventail.
- Pauvre petite! s'écria Maryla. Je crains bien
que nous n'arrivions pas à la faire vivre 1
L'exilée refusa, en effet, tonte nourriture. Ail
hont de deux jours elle était exténuée, sa tête
inerte remuait sous les doigts comme un petit
balancier cL les yeux étaient deux perles noires
ternies.
Après avoir médité longuement, Bosak emporta
l'agonisante dans le bois et il la déposa doucement
sur la mousse.
- Il faut, se dit-il, qu'elle meure contente!
Le lendemain, il découvrit à la place qu'elle
avait occupée quelques plumes sanglantes: la
fouine avait mangé l'hirondelle!
Bosak en eut un chagrin d'enfant.
- Tu es étrange, remarqua Maryla, tu pleures
hl mort d'un oiseau et froidemenL tu tuerais I1n
homme.
- An nom de l'Idée, oui! avoua-l-il.
- Et qui t'affirme que celte idée est juste,
Bosak'? Qui te dit que Lu ne la renieras pas
llemain? Ouhlie ces choses, repose-toi, accepte
l'humble vie de lous les hommes!
- Mais il faut des audacieux! s'écria-l-il. Sans
lUX, l'humanité s'enliserait dans la routine!
- Sans doute! Mais toi ct moi nous sommes
peul-être trop petits ... Vois comme ces luites te
hrisent, ct comme j'ai déserté au premier signe de
J'amour!
- Que veux-tu dire? dcmullda-t-i] avec un
j'llérèt passionné.
Elle hocha pensivement la lète sans répondre.
A LI-dessus d'eux, la fragile el blonde dentelle
<:es fcuilles lnbsait couler le soleil e1arg~
nappes
·~t\r
le sentier roux Ille par.;ouraient les pj~s
Sautillantes. L'on etH Jit llue Je sentier jonait d'ùlles
�1JARYLA
139
comme une l'aquette de ses volants, jusqu'au
moment où il les lançait vigoureusement sur la
cime des acacias (leuris de guis. Quelques feuilles
tombaient alors avec un petit bruit métallique . Le
pas des promeneurs les faisait crier comme des
soies épaisses qu'auraient froissées des moins
impatientes.
.
La route était devenue visible, et la mer glissait
son lumineux regard dans le bois dépouillé.
Un univers doux ct doré, fragile et tendre, avait
remplacé le paysage d'été, actif, ardent, mystérieux et frais. Il y avnil peul-être plus de lumière
à cause de la couleur des feuillages.
Il semble que la nature, voyant l'élé finir,
veuille revêtir la livrée blonde du soleil, et que,
l'hiver, elle ne se couvre cie neige que pour mieux
réfléchir ses moindres rayons.
A-t-on jamais pensé à la terrible chose que
serait la terre, J'hiver, si la neige était noire?
- Maryla, supplia Bosak, lu ne m'as pas répondu!
Que m'as-lu demandé? dil-elle en tressail-
1a.11 1.
Comment as-tu déserté quand l'amour est
venu?
- Ah! Bosak! Il a suffi qu'il fasse Ull signe
pour que j'accoure sans même me demander si je
pourrais épouser l'homme que j'aimais et continuer ma tâche ... Il se peut que cela soit possible!
Mais je ne me l'étais mème pas demandé ... Il n'y
al"ait plus rien que lui ... Et maintenant ... dit-elle
angoissée, tu m'as rai t tan t de mal q lie parfois ta
vue m'est pénible! ... Pardonne-moi! C'est comme
une furieuse colère qui s'alluUle en moi! Je crois
que je ...
- Que tu me hais'? demancla-l-il d'une voix
sourde. Je le sais.
- Cela passe! j'ai tant pitié de toi ct de moi ...
�:MARYLA
- Tais-toi, dit-il, avec agitation. Je liC veux pas
de ta pitié! Et pui~,
ce n'est pas moi qui te l'ai
pris! C'est une morle! Tu as voulu sauver une
morte! Quelle folie! Elle dormait si bieu! Tu as
ùes idécs extraonli naires ! C'est à l'autre qu'il [au t
cn vouloir! Pas à moi! Maryla! Quel est donc
cet homme qui est allé au pôle Sud? Je ne peu'\.
pas me rapreler ...
Angoissée, elle répliqua:
- Tu te fatigues. Que vas-tu chercher Ij '?
Viens! rentrons, il est déjà quatre heures.
- Eh! que m'importe l'hcure, Maryla? dismoi ce n0111, cela me fera du bien.
« Tu YaS plus loin? Alors, je te laisse, je me
sens ratigu~
.. ,
Elle quitta Bosak, qui pomissalt s'absorber lan
~>
la lecture d'un journal, pour gravir la falaise.
C'étai 1 cher. elle un besoin physi'l ue de marcher,
de lutter contre le vent ou la pluie lorsq\l'une
inquiétude quelconque entrainait une sorte d\.!
stagnation de sa vie in tensc; UI1 ralentissemen 1
dans l'ordre des idées ou des sentiments lui causait
lIll malaise llu'elle comhaltail par le mouvement.
Une fois de plus celte méthode lui fut salutaire.
Elle eut du plaisir à march(;l' contre le \ent, front
.:ontrc front, COlllme si elle eût poussé \ ers lu mer
lin obstacle de transparent cristal.
Par instant,
Ct;:
obstacle cédait, puis il s\.! l<.lssail,
sc durcissait comme Ull solide. Il lui arrivait al.s~i
de chang(!1' son plan d'attaq ue : il tOll mai t brusqucment Maryla et il la frappait sur la nuque <.:omllle
nne main ta~line;
ou bien, se faisant lout petit, il
gambadait il ses côtés comme un chien familier et
tuute la prai] ie frissonnait.
La mer était une immense chose grise, striée de
hlanc, plus balancée qll'agitée: unc grande poitrine
cespiranle. Il faisait doux près d'clic comm\.! <turrès
lI'une m0re endormie.
�MARYLA
14 l
:Maryla songeait :
- Quel étrange destin m'est imposé! Naguère,
je fuyais Bosak; maintenant que toul parait s'arranger à Varsovie par la défaite de nos adversaires
(;[ que je peux songer à rentrer en Pologne, le
devoir me retient près de Bosak. Sa vie est peutètre menacée; une jeunesse sans fre in a ruiné S011
corps; il me parait être à la l~ériode
d'éré th isme
qui précède la méningite aiguë. Comment obtenir
de lui qu'il s'alite el se soigne '!
1/. Pauvre être! 11 m'aura fait bien ùu mal! Ce
rève brisé!. .. Mais l'amour demeure! Je "ieillirai
avec ce souvenir ! Mon foyer solitaire aura sa
1•.l1l1pe, il y aura Ulle belle Heur dans mOll jardin
~ecrl.
\( Un amour malheureux ùe\ ient plus précieux,
jour, qu'u n amour usé par la satiété. Il est la
:-,our.:e fraîche mais pure où se re[1010 k front
mélancolique d'Ull passé ob"tiné .
« 11 res c inac.::essible, mais comme l'étoill: que
la fuit..: du jour rend plus belle! La jeunesse des
déposscdés de l'amour est éternelle! Elle s'assied
sur leur lombeau, un doigt ~l'
kslèvrcs el voilée ...
I( Les
plus b\!uux cris de l'Humanité, c'est
l'amour blessé qui les jelte.
« Sans la douleur d'amour, que Oe ellallsOlls
manqueraient aux: amants Lu/-mêmes lorsque,
fatigués de l'éclat ùu bonheur, ils recherdlenl le
doux voile de la méla:1colie! 0 mon ami! J'eusse
certes préféré au." tristes richesses du souvenir la
triomphante joie de vos caresses! mais le choi," ne
m'en fut pas uonné .
« Le nombre des élus du bonheur est si restreint que je n'ai pas pu m'y glisser ! Ils sont prisonnil!rs d'une ile merveilleuse dont une morle
JIl'a défendu l'approche ... Il
Ainsi songeait l\laryla JagIuil1) experte à bercer
sa douleur.
IlIl
�MARYLA
Le lend emain tomba une neige si légêre, qu'elle
ressemblait à un fin duvet.
Sur les arbres ct les buissons, elle avait la grJce
des clématites sauvages; le vol d'un oiseau la
faisait choir en gros et rares flocons qui se fondaient en touchant la terre encore tiède.
Comme le soleil brilla aussitôt, l'on eût dit que
des pétales de roses blanches étaient tombés du
ciel pour une fête. La pIn part des arbres, nus
comme au début du printemps, paraissaient en
fleurs, tandis que les chênes aux feuilles obstinées
soutenaient clans la coupe d'or "icilli de leurs
feuilles une perle éblouissante.
Cette blancheur délicate et morcelée allégea
quelque temps le paysage des lourdes teintes de
l'autolllne; puis il redevint roux et violent j les
grands troupeaux gris ct dorés '(ni, lentement,
tra \'ersaient le bois' sc voyaien t à pei Ile .
Mai!:>, çà et là, surgissaient la nerveuse silhouette
d'un chien de chasse et l'éclair d'un fusil. C'é!::til
l'automne, elfroi des forêts.
Malgré les avis de Muryla, Bosak voulut prendre
son repas comme à l'ordinaire et sortir. Mais ses
forces le trahirent. Il dut rentrer et s'alita.
- Qu'est-ce que j'aï! dem:lllda-t-il brusque-·
ment.
- Peu de chose, va! répondit-elle en écrivant
une ordonnance que la domestique attendait.
- On dit toujours ça! répliqua-t-il, ell ha\1Ssant les épaules. Et puis, qu'importe! Guéris ma
tête, c'esltout ce que je te demande! C'est l'idée
qui lu brise! l'Idée qui remue COlUme un bnltant
de cloche!
- Calme-toi, Ynnollch! supp lia Maryla. Sois
raisonnable, tout s'arrangera.
- Un vrai battant de cloche, lVInryIa! Il va de
loi;) eux, d'eux à toi, sans s'arrêter!. .. Tu avais
raison, l'autre jour: les grandes idées ne sont pas
�l\IARYLA
pour des simples comme moi, mais pour des cerveaux puissants, invulnérables. lis ne se donnent
pas, eux, on se donne à eux! Ils dirigent, froidement. .. Ceux qui se donnent, les vrais croyants,
les illuminés, comme dit la foule, en crèvent!
« Seulement, ils ont fait marcher la machine 1
le charbon, grace à eux, n'a pas manqué .•. En
vérité, ma tête brùlc . Je yeux dormir. Laisse-.
moi.
Elle veilla près de lui une partie de la nuit, puis
!a domestique la remplaça. Pendant trois jours
encore, l'état du malade resta stationnaire.
Maryla put aller respirer un peu l'air de la forêt.
Elle rencontra le facteur, dont l'arrivée était le
seul événement de sa journée monotone.
- Il n'yen a qu'une aujourd'hui! dit l'homme
d'un ton de regret, en fouillant dans son sac. Mais
j'ai plusieurs journaux. Voilà le paq net! Bonjour,
mademoiselle Jagmin!
- Bonjour, mOI1 bon Mayeux! répondit-elle
a ve~
effort.
Cette lettre de Paris ... Cette écriture .. ,
Quand elle pénétra, une heure plus tard, dans
la chambre de Bosak, ses traits reflétaient si bien
l'intense émotion qu'elle venait de ressentir, que
le malade dit plaintivement:
- Qu'y a-t-il encore?
Et il ajouta, avec le ton railleur de jadis:
- Aurais-tu lu, dans le marc de café ou dans
Ics cartes, que j'allais bientôt te débarrasser de
moi 'Z
- Tais-toi! dit-elle avec effort.
- Mais, j'y pense! Ça cofLte cher un enterrement, Mar)'la! 11 faudra peul-être m'avancer un
peu d'argent, les .. ,
- Tu te fais du mal! supplia-t-elle, et tu me
peines! Mieux que toi, sans doute, je sais ce qu'est
IOQ mal, et comment il faul le comhattre! Un
�144
MARYLA
repos absolu le sortirà de là! Sois docile, Yanollch ;
j'ai déjà tant de peine ... soupira-t-elle.
Il parut n'avoir pas entendu et gémit doucement.
La nuit s'annonçait mauvaise. Maryla s'installa
au chevet du malade, un livre aux doigts, afin de
mieux combattre le sommeil. Elle avait avancé
près d'elle une petite table, supportant la potion à
donner à Bosak, puis un samovar; enfin un SOllSmain, du papier à lettres et un encrier.
Vers onze heures, elle vit le malade endormi et
déplia la lettre reçue q uelq ues heures auparavant.
Des pensées inquiètes et passionnées passaient
sur S011 visage pâle, comme sur le rivage l'ombre
de l'oiseau des tempêtes. Parfois une larme l'aveuglait, qu'elle essuyait avec impatience. Afin d'y
mieux voir elle poussa son fauteuil dans la zone de
lymière rose que la lampe déversai t sur la moi tié
de la chambre. L'autre moitié qui contenait le lit
était protégée de la lumière par une écharpe violette que la jeune fille avait épinglée sur l'abat-jour.
Cltla faisait comme deux mondes différents, l'un
abandonné à la mort, l'autre où la vie s'était réfugiée avec MaryJa.
« J'ai lutté contre VOliS) je suis vaincu! écTivait
Lautlzier. Je vous ai fuie et en réalité vous m'mie::
suivi, plus telldré et plus belle, plus grande aussi,
Malyla! Car VOltS aurie:;; pu vous inllocenter par
UI! mensonge) accuser Jacqueli1ze! IVous l'ave::
dédaigl/é- ..
« Et cel amour que VallS venie:: m'apporter d'ul!
si bel élan, vous l'ave:: sacr iflé au devoir d'être
vraie, à ce respect que les grandes âmes Ollt de la
2lérité, même quand les morts seuls ell sont les té~
moi/ls!
« D'abord obsédé par la pensée de cette révélation,
je ne Temarquai pas la 1lObiesse de votre attitude.
lei) dans ce Pa'ris qui met si bien à leur place
les choses de l'âme à cause des poillts cie 1'epère qu'il
«(
�MARYLA
145
offre, je vous ai vue plus grande, Marylal Et plus
noble que toutes les femmes!
« VOiliez-vous oublier que je fu , si séllère?
De quel droit vous jugeai-je? Que suis-je 1/loimême et que sais-je de votre vie? Combien de fois
ave.:r-volls dû lulter victorieusement contre l'amour
avant de succomber? Ma vie fut donc si exemplaire
que j'ose vous condamner? Et cela au moment où
votre éclatante loyauté s'affirme?
I(
Quel plus sar garant aUfais-je de volre fidélité
que cette loyauté-là?
,
« Je vous aime, Maryla! Le seul {ait de vous
écrire ce mot allume comme une lumière dans ma
nuit. VallS êtes ma vie, la fraîcheur et la chanson
de 11la vie!
\! Si vous le voule::: bien, je serai votre gralld
ami, compréhensif et tendre! J'irai à votre pas!
j'aurai viJlgt ans si vous m'aime:::! Nous travaillerons ensemble pour 110S deux patries, 1lotre vie se
pm'tagera e/ltre elles. Je vous p1'otégerai, je vous
déliJ'rerai, cflère petite âme d'ap6tre!
,( A la puissallce de votre foi, vous joind1-e::: celle
de l'argent, puisque len ai un peu .. ,
\! Pa1'donnez-moi de 110US dire cela.
« Mais Ile faut-il pas que VOltS voyie::: claü'elllent,
comme je le vois, l'hori:::on de 110tre vie?
Notre vie 7... Dites, Ma1'yla, voulez-vous?»
I(
«(
Et comme si elle répondait à l'absent, Maryb
Jagmill murmura:
- Non 1 Oh non! Pas ainsi! Pas avec cet atroce
malentendu! Vous vous donnez des raisons à VOllSmême! Vous cherchez des excuses à vot re amour,
Yves! Pas un instant, la pensée ne vous a efOeuJ'é
que je vous avais menti, que c'était elle, la cou
pable 1Vous me mépriseriez un jour! Votre jalousie
s'él'cillerait au moindre 111ot, au moindre geste!
(1 La liberté d'allures que m'a donnée ma vie de
travailleuse, vous la condamneriez, vous mc com-
�Lj.6
11ARYLA
pareriez à Jacqueline ... el c'est moi qui aurais tort!
« Notre union serait vite douloureuse, votre
, cœur est si ombrageux, Yves! Il donne lout, mais
il demande (ou (!
D'un geste brusque la jeune fille se penchait
sur sa feuille blanche, traçai t deux mots et
s'arrêtait.
Elle luttait contre elle-même avec tille violence
qui lui meurtrissait le visage comme une insommie
ou nne fièvre.
-Je dois répondre! Mais quoi? Où est la vérité? Si je dis oui, suis-je sCtre de garder toujours
mon secret? N'accuserai-je pas un jour Jacqueline, misérablement, pour me défcndre contre un
soupçon injuste?
« Porler à la fois Je passé et l'avenir d'un être
;limé, avoir lc pouvoir de le dépouiller entièrement, toute ma vic maintenir au prix de mon repos
ma rivale snI' un piédestaL .. le pourrai-je '!
(l Si j'hésite à répondre dans le calme el loin de
lui, que sera-ce au cours de ces discussions passionnées ct cruelles qui peuvent s'élever enlre
nous,')
« Heureuses les femmes qui ont des rivales de
chair qu'elles peuvent combattre!
Il Si je la frappe un jour, ne sera-t-il par trop
tard el Yves me croira-t-il ?Mais non ... .Je ne parIerai pas! Toute ma vie je la jalouserai, ellc ùont
il garde le culte intact. ..
I( Je ne peux pas, je DC peux pas ...
« Bosak l'a dit: je ne suis qU'lI1H' femme qui
aime et non unc héroïne. Mon sacri lice me remplit de révolte .. . La jalousie tord mon CŒur dans
"es mains sèches ... Son amour scra un jour con! Ç% ~d
2 ~1 1! .1s ne vcux pas!
« c s o me~
on t pour les iCmilld 46 ug lM
croicnt pas irréprochables un mépris souriant
devant lequel je ne m'inclinerai pas!
�MARYLA
147
( Alors? .. La vérité ... Jacqueline ... la falaise ...
la faute de la morte ... »
Terrassée par la fatigue, Maryla s'endormit.
Renverséc sur son fauteuil] la tête penchée sur
l'épaule, les sourcils froncés, et les cils emperlés
de pleurs, elle dormait comme un enl:1111 après un
chagrin, et si profondément que la voix plaintive
du malade ne la réveilla pas.
Alors, la bloncheur du lit s'agita et Bosale leva
la tête en gémissant.
- Elle dort ... murmura-t-il.
Ses yeux brillants et vagues contemplaient
Maryla, dont les cheveux tressés tombaient sur la
poitrine doucement soulevée.
- Elle dort!. .. répéta Bosak. J'ai soif. .. Je vais
essayer d'atteindre ma tasse ...
Il rejeta ses couvertures ct, les dents serrées, il
contempla avec hébétude l'abime qu'était pour lui
l'espace qui le séparait du plancher.
Son corps ne lui pesait pas, au contraire! Il
paraissait de molle laine et surmonté par une tête
de plomb, dont l'énorme poids menaçait de tout
entraiLler.
Et puis, il y uyait ce tournoiemcnt intermittent...
celle malice des choses familières et grimaçantes . . .
ce grand vaisseau terrestre qui tangue et roule .. .
Comment dans ce tourbillon saisir un objet? ..
Bosale parvint près de la table et son regan.l
tomba snI' la lettre d'Yves Lauthier.
- Lui ... lui qui écrit. .. balbutia-t-il.
Vacillant comme un homme ivre, il parvint,
après des 'difficultés iuoules, à lire les trois premières lignes.
- Je comprends ... Il l'aime encore! dit-il en
claquant des dents. Il te demande d'être sienne,
quand même ... Mais tu ne veux pas, puisque tu as
pleuré ... Et tu as l'air si triste, Maryla, ma chérie,
mon amour ... Qu'a-t-il fait pour te mériter? Que
�NARYL A
je souffre ! ... Ce tournoi ement ùes choses me tue ...
Encore un instant . .. Que je baise l'ourlet de ta
robe ... ou une boucle de tes cheveu x ..• Que tu es
belle, ma bien-ar mée ... Ce que je sou[re n'est
rien ... La vie vaut qu'on la vive ... à cause de
l'amou r ... Ma bien-ai mée .. . Ils m'avaie nt dit de te
rejoind re pour te surveil ler ... Oh ! ces meuble s
qui dansen t L .. Puis ils m'ont écrit de te faire disparaltr e ... J'étais fou d'épou vante ... Te tuer, moi!
'moi ...
,( Ces cloches qui sonnen t me renden t fou! Ma
chérie! j'ai voulu obéir malgré l'horre ur, puis mc
Iner aprè$ .. .
\( Un jour, comme tu étais assise au somme t de la
falaise ... je me su is approc hé sans bruit ... pour te
pousse r dans l'ablme .. .
u Ange!. .. Est-ce cr Lle tes ailes se seraien t ouvertes? Je sentais en moi la tenaille de l'épouvante .. . Je serrais les dcnts . .. Mes tempes battaient. .. J'ai ouvert les bras pour te saisir ... Et j'ai
perdu la notion des choses. Je suis Jevenll aveugle
ct sourd à celte vie misérab le ... Je suis tombé près
de toi, fOlldro}é ...
« Tu m'as relevé, tu m'as soigné, ma bien-ai mée ...
moi, moi ton assassi n! Et cepend ant tn avais compris 1 Oh 1 Lon regard 1 ton regard de folie, d'effroi
!cl de pitié .. .
u Maryla , mon amour ...
« Je veux répart..r ... Répare r! Encore Ull insLnt !. .. Nul ne t':. aimée comme l'loi ... Où est le
l' apier à lettres ? .. . Je v\...ux te sa voir heureu se ... Jl:
j',li tant aimée !. .. Dès toujour s!. .. Je suis venu
clltlyan t le haïr... te .chùtic r ... C'était pOUl" te
Là! J'adress e
1 cvoir ... Je me mourai s "ans lui ...
mais on lit
.
..
d
descen
et
l'st mise 1 Ça monte
bien .. .
« Dieu! je meurs ••. Si quelqu 'un pouvai t soutenir ma tête ••• arrater ces choses qui tournen t...
�MARYLA
« Quelques lignes ..• Que je trace quelques
lignes seulement. .. Avant de mourir ...
« Là! J'achève ...
« Maryla! Secours-moi, aide-moi !. .. Je suis
anges ponr nider
dans mon lit ? .. Il Y a donc c1l'~
les agonisants? ..
« Maryla !
Une doulenr plus aiguë lui arracha un cri qu'il
étottŒa sous ses couvertures. La lucidité qu'il gardait enco~'
tenait du miracle. Il songeait conf1.1s6ment à la fatigue de Maryla et il l1e "olilait pas
l'éveil ler; mais il lui parlait encore CI1 un murmure
plaintif:
- Tu ne salu'as pas mon secret! Celui auquel je
te rends ne t'aime pas comme moi!. .. Moi seul,
moi seul ai su ... avec adora tion.. . avec épouvante .. . Comme 'Si de moi ft toi .. . J'amour était
sacrilège ... La vie pourrait être bdle dans ce
vaste monde, si les cœurs étaient si mp les et purs ...
Dieu!. .. Quand sera-ce fini 1. .. Vite l. .. MarvIa !
La jeulle fille se redressa soudain, effrayée . - J'ai dormi! El tu souffres davantage, mon
pauvre enrant! di t-elle Cil sou levant la tète fiévreuse qu'elle appuya sur sa poitrine.
Il ferma les yeux et cessa de gémir. Une my~té
rieuse lumière passait sur son visage ingrat.
- Tu es mieux? demanda-t-elle .
- Oui ... dit-i l faiblemen t. Mais je veux que tu
me laisses Ull peu ... C'est au tour cie Marie-Jeanne
;\ veiller ... va dormir.
- Jamais ! répondi t-elle.
- Je vais donc mourir? . . Non? .. Eh bil.:n!
prouve-le ... va-t'en ... je Je veux ... lu me fatigues ...
Va ...
La jeune fille n'Oha plus résister et alla réveiller
la domestique il Ljui ellc donna quelques iu!>lructions et l'ordrc ùe J'appeler à la première
:derle,
�MARYLA
Puis elle rangea la table et partit, la tête retou r·
née vers Bosak, qui paraissait plus calme.
Mais, dès qu'il se vit seul avee la domestique, il
l'appela.
- Prenez cette lettre ... là ... sous mon oreiller ...
Vite ... Ma pensée m'échappe ... Vous l'enverrez
sans le lui dire ... C'est pour son bonheur ... Jurezmoi ... Il ne faut pas tromper un mourant. .. ,Cela
porte malheur ... .Jurez!
- Je le jure! répliqua la paysanne effrayée.
Alors Bosak retomba sur son oreiller; et lente et
régulière s'éleva dans la nuit cette plainte par quoi
certains agonisants signalent les brouillards <.le la
mort, eomme les navires inquiets égarés dans les
brumes jettent la plainte des si rènes.
Lorsque le prêtre eut vist~
Bosale, le Polonais
eut eneore quelques instants ùe lucidité et sourit
faiblement à Maryla.
- Je tiens pour le plus beau de la terre, dit-il,
certain petit village tout rempli de ruisseaux.
« TouL rempli de prés brillants, tout émaillé tle
la fleur humide du muguet, tout verdoyant de
sapins, de framboisiers, de pins, où la rose des
champs s'épanouit solitaire, où les bouleaux sont les
amants des sources brillantes ... (1) »
- Oui, oh oui! murmura. Mat'yla en pressant
sur son sein la tête brillante. Ton village est le plus
beau! Ta patrie la plu bellc 1
Il Y eu t un silence troublé parfois par la plainte
du mourant. C'était l'aurore; une écume rose
flottait sur les chênes roux qu'encadrai t la fenêtre;
eL le vent dl! matin mariait au large murmure de
la mer la chanson d'un berger et le rire dcs
clochettes.
- Quelle est celte musique? JUurmura l'agoni.
( t)
J.
Slowucl<i : n...joll'ski, chont XX!lf. Traduction W. G~5ztO\'.
�hIARYLA
sant. Maryla! quand mes yeux ... ne te verront
plus ... veux-tu les fermer ... sous les lèvres.
Sans répondre, car toute sa peine écrasait sa
voix, elle baisa Je frout jauni comprimé par les
tempes creuses. La poignante douceur de celte
mort la bouleversait, et ses regards navrés erraient
du mourant à lu fenêtre où triomphait le jour.
-Maryla! reprit Bosak, croirais-tu ... quepour
la première fois de ma vie ... je suis heureux? ...
c'est un pen tard ... mais c'esl déjà beaucoup,
n'est-ce pas ... que de finir dans ln. lumière'? ..
- Ne parle pas! ne parle .pas, 1110n ami! supplia la jeune fille.
Elle essuyait doucement le front moite du mourant ct le tour de ses lèvres gui bleuissaient.
- Je suis heureux, repétait Bosak) et je ne
\oudrais pas mOllrir... ttl comprends? c'est si
dur ... Heureux pour la première fois .. Et partir ...
Et te laisser seule! Je vais te donner tant de soucis, Maryla ... Et l'argent ? .. Mon Dieu, 1110n
Dieu ... Je n)y avais pas pensé ... L'argent! En
auras-tu assez? C'est si cher cet enterrement...
Je ne voudrais pas te coùter cher ... ,
« Fais toul bien simplement: du bois de sapin
L;I la terre ... la terre ... c'est doux et frais ... Vai
quelque argent dans ma valise ... Y en aura-t-il
assez.? insista-t-il, obsédé par cc nouveau tourment.
- Tais-toi! gémit-elle cn pleurant. Pour que
tu vives, je mendierais plutôt. Yanouch ! mon seul
ami ... mon ami ... Toul m'cst enlevé ...
Ses faibles nerfs de' fcmme triomphaient d'une
volonté trop longtemps en alerle. A genoux au
pied du lit, dIe en mordait les couvertures pour
étou/l'cr ses sanglots, et son front roulait, p.1UllTC
épave, dans la main creuse de Bosak.
- Si je tentais une nouvelle piqürc? songl,;,.-t-elle soudain en se levant.
�MARYLA
L'immobilité du mourant l'épouvantait. Elle vit
soudain, sUr l'immense horizon de ces yeux qui
allaient se fermer, monter, grave et majestueuse,
l'aube grise de la mort.
- Yanouch! cria-t-elle en étreignanl ses épaules, si lourdes .. .
- Ecoute ... MaryIa ... La Pologne est immortelle; n'est-ce pas?
- Elle est immortelle, répondil avec ferveur
la Polonaise.
Les dents serrées, ùu fonù de la mort, sonrde. ment, il mâcha q uelq nes mots mystérieux; et ses
traits se détendirent dans un définitif sourire.
Ainsi mourut Jean Bosak. L'ùme tle l'enfant
prodigue allait rejoindre les bataillons sacrés des
croyants disparus qui avaient assisté la Pologne
esclave et couronné la Pologne libre.
Xl
Lorsque la terre eut jeté sur Bosak son rideau
sombre fleuri de chrysanthèmes, Maryla ferma
les yeux pour revoir cet ingrat yisage; et il lui fut
restitué non dans son primitif désordre, mais
revêtu de la beauté qu'il eut à sa dernière heure,
sous la lumière de la foi recouvrée. Une joie poignante gonl1ait le :cœur de la Polonaise. L'enfant
prodigue étai t rentré dans le sein de la patrie; ce
qu'elle avail obtf.l1u là, rien ne lui défendait d'espérer l'obtenir avec les masses, dont l'impulsif,
crédule et généreux Bosak était comme un symbole.
La t:1che qu'elle rêvait d'accomplir n'était dOllc
pas une chimère! Un vaste groupement qui tendrait a maintenir ici, i\ ressusciter là, l':1me de
�MARYLA
153
l'ancienne Pologne verrait ses efforts couronnés
de succès ...
Elle et ses amis travailleraient dans le seul
ordre patriotique et moral, laissant à d'autres le
soin de veiller, dans un sincère alUour de b paix,
au réveil politique et économique de la Pologne.
MaryJa quitta Je cimetière sans déchirement,
tanl Bosak vivait désormais en elle, el elle reprit
avec courage le chemin de sa maison.
Il se livrait au ciel une bataille acharnée entre
l'azur el des hordes de nuages noirs qui essayaienl
de se rejoint! re pou r cacher la lumière. L'inslant
était proche où, agglomérés comme les moellons
d'une voûte gothique, ils allaient séparer la terre
du soleil, et remplacerle paysage doré par la lividité naturelle des choses.
Mais la mer vivante s'en mêla. Elle souffla un
vent violenl qui décima les nuages; et ce fut le
ciel libre, avec son clair pollen qui coule sur le
monde. Ce ful une victoire inattendue que Maryla
regarda comme un heureux présage.
Sur le côté de la l'OU te, q uelq ues petits jardins
très propres montraient derrière leur grille des
familles de chrysanthèmes, donl la tête lourde
s'inclinait vers le sol comme un fronl pensif.
Maryla les caressait du regard, quand un obscur
instinct lui fit tourner la tête: sa domestique courai t vers le Tréport.
- Anno! appela la jenne fille. OLt allez· vous
donc?
- Ah !... c'est mademoiselle!. .. Je ne l'avais
pas Yue ... affirma la bonne femme que son men·
songe faisait rougir.
- Mais où allez-vous dOllC si vite? J'ai tant
besoin de vous pour tout remettre en ordre avanl
mon départ.
- Je vais revenir, mademoiselle. J'arrive jus-.
qu'à la poste geulement, jeter une letlre_ ..
�MARYLA
Mais vous auriez pu la donner demain au
facteur! répliqua Maryla étonnée.
- Demain? Je n'ai déjà que trop allendu ! balbutia la domestique cn s'enfuyant. Je l'av ai:.;
oubliée dans ma poche. J'espère qu'il no m'ell
voudra pas ...
Le soir, Maryla tenta, mais en vain, d'obtenir.
' luelquc éclaircissement.
- J'ai juré 1 j'ai juré! répébit l'obstinée pay- ,
-;un ne en sc signant quand un meu ble crag uai t.
Renonçant à comprenùre, la jeune fille s'assit
deyant son bureau et écrivit à LauLhier :
Il <)uand vous recevrez cette lettre, mon. ami,
j'aurai déjà quitté te Bois-de-Cise. J'ai, hier, fermé
les yeu."C de ce pauvre cher Bosale, et je pars triste,
Joulourellse, mais non découragée, prête à 1"epl'e1ldl'e
eu Pologn.e la vie active de jadis~
« En m'écrivallt, Yves, vous m'avez secourue,
.le 1i OUS en Temel'cie du fond du cœur; et si je
n'accepte pas le don gélléreux de votre amour, c'est
,i cause même de la générosité de ce don.
~ I../amoU1'lle doit être IIi généreux, ni illdulgent)
il doit être l'amour, comme le soleil est le soleil.
\( Or, ce qui s'est passé entre 1lOUS comPliqua
singulièrement notre cas: d'un c6té, pardon, indul{Jeu ce, bonté; de l'autre, humilité, gratitude) cl
peut-être révolte ...
Il Cat" vous me connaissez mal, mon ami; U/l
Jour, je sentira is le joug du pa:>sé SOltS les flettr.,
i:t je me réJJolterais.
Il Adieu, Je VOLtS ai âimé, et je ne demande plus
(ll'avenir que l'apaisement,
\!
l'otre Maryla
JAG~lIN.
)
Elle complail partir le lendemain an soir, mJi:,
à cause d'un retard clans l'enlèvement de ses bagn,
�MARYLA
155
ges, elle dut fixer son départ au surlendemain, au
matin.
Levée dès l'aurore, elle fut accueillie dans le
bois par un froid vif et brillant qui avait durci la
terre et éclaboussé les arbres de gi vre. Des pies
jasaient, noires et criardes, dans les branchages
qui craquaient.
Pas de vent. Au travers des arbres, la mer apparaissait si paisiblc que l'œil la confondait avec le
ensemble dans
cicl; ils voisinaient do~cel1nt
l'haleine ùe l'aurore.
- A quoi me sert ce dernier pèlerinage, songea
tout à coup Maryla, sinon à m'enlever tout cou·
rage? Il n'est pas bon de toujours souffrir. Une
mélancolique enfance, une adolescence don t tou t le
but [ul le travail, un amour que la calomnie '
m'enlève, un avenir de solilude et de luttes, voilà
ma vie. J'envie le 50 mmeil de Bosak. Seigneur,
que yous ai-je donc fail ?
Le bruit d'un moteur interrompit sa méditation. La voiture qu'elle avait commandée venail
donc la prendre avec une demi-heure d'avance?
Un peu élonnée, la jeune fille rentra chez elle pour
les derniers préparatifs.
Porte et fenêtres ouvertes, la maison se vidait;
elle semblait perdre jusqu'à l'âme intense et secrète que deux êtres très purs lui avaient donnée.
Debout devant la glace du salon, Mary fixait
un voile autour de son chapeau quand un faible
cri lui échappa.
o puissance du rêve! Hallucination cruelle!
Yves Lau thicr se reflétait derrière ejJe, souriant,
tête nue.
Elle inclina son front, ferma les yeux pour égarer sa vision. Mais une tendre étreinte paralysa
ses mains jointes.
- C'est bien moi, Maryla, MarJla! Moi qui
vous aime et me repens!
�MARYLA
- Vous ... vous! murmurait la jeune fille. Mais
ne vous ai-je pas écril ma volonté !. ..
- J'ai bien reçu votre lettre! dit-il en sonrian1.
- Et vous n'en tenez pas comple!
- Non!
Il souriait toujours, Sans parallre ohserver
l'orage qui s'amassail clans le CfCur de MaryJa.
- Vous ne comprenez donc pas, YI'CS !.Je lU'
,'C:Il.:\: l'as de votre pi 1ié, je l1e veux pas de rotre
pardon. C'en cst trop à la fin! Si vous aviez.
comme moi, le respect de l'amour, vous COI11··
prenJriel. ... vous n'i~ster7.
pas!
Adossée à la cheminée, les bras croisés, les
}cnx pleins de déli et de Iarmcs, elle s'accl"Ol:hail
désespérément à 5011 orgueil pour De pas céder.
- Ecoutez, lVlaryla ! La vérité finit par triompher. Les morts parlent. .. di 1 gravement Laulhier.
Et, par pitié pour cette scnsibilité torl(-~,
il
s,~
hâta d'expliqucr.
- Bosak, momant, m'a écrit la 1'<3rité.
Elle pâlit au point qu'il la prit clans ses hr,l~
rOllr la secourir.
- Laissez-moi, laissez -llloi... 1131et.1-1 - clic.
Alors? Il vous a lonl dit ? .. Il a osé'!...
- Osé? murmura Yyes Lauthier qlli p.llit :1
son 10ur.
Rivés l'un à l'autre, leurs rcp-ards é 'hangeaicl\(
lent' trouble, leur angoi~se.
- Osé? répéta le mari dl! ,he'1 u. line, en b
'uynut son Iront moill'.
Puis il parut prendre 1111l' hn.l~qe
d:lcrmi
n:;jion.
- Tenez, Maryla, dit-il. \ uil:i ce lille Bosa].;
m'a écril. .. Lisez: Tout est bien ainsi, fit·il d'un
;l~cent
changé. Nous ne parlerons plus de ... ces
(hQses!
POllr lire ce message d'oulre-tombe qui accusait
1 he morte, mais qui la disculpait, Maryla dut s'ns-
�157
seoir. Elle se sentait â bout de forces. Son pieux
mensonge était donc inutile, cl, sans le vouloir,
clic dépouillait cet homme de tout son passé, elle
l'humiliait, elle lui arrachait jusqu'à l'ombre de
son bonheur et salissait une tombe!
- Ah! Bosak! qu'as-tu fait! songeait-clIc en
portant son regard snr la lettre:
MA"!1YLA
( Monsieur Lau/hier, je VOltS ai menti pottr emVOllS érOl18ie~
Mar)'la. Elle est ÏllIloceute, l'autre aussi . .l'avais inventé tout cela) par-
rêc/ler que
clor.1eZ~0i
(1
Jan BOSAI;. ))
Un faible cri échappa à Maryla qui se redressa,
les traits détendus.
- J'avais craint... qu'il ait mal rapporté le!;
faits! murmura-t-elle. Tout est bit:n. Tout est
bien ilmsi ...
Malgré elle, et comme s)il n) eût que ces mots
\agues pour conclure, elle les répétait après L.1.uthier en l'implor.lllt du regard .
- Oui, répondit-il, en l'attirant vers lui. Tout
est bien. Paix aux morts, Maryla! Aulant que
l'avenir, le passé est à Dieu. Mais si la pitié nous
défenù parfois de soulever le voile ùu passé ...
- Rien ne nOlis défend, eontil1ua-t-ellc, de
soulever le voile de l'avenir. Comme nous allon&
travailler ensemble pour nos deux patries!
- Et comme nous allons nons aimer ... mur·
mura-t-il, la voix sourde.
On eût dit q L1'i! suppliait. qu'il sous-e,ltendait.
- Toi en qui j'ai foi, guéris-m()I, sa11ve-llloi
tlu souvenÎl.:, berce mon cœur désabusé dans t(S
fraic,hes mains d'enfant! Que ta blondeur soit b
lumière de ma route! (.)ue mon front blanchissant trouve toujours l'appui de ton épaule! 11 est
�MARYLA
si seul, l'homme qui ne ful pas aimé ..• A mon
profond amour, ton jeune cœur répondra-t-il
toujours?
En vérité, l'on eût dit que Maryla avait entendu
son âme.
_ Toujours, répondit-elle en offrant son visage
en pleurs.
Et sa voix avait le son de l'amour parfait: de
celui qui, poussé par la douleur vers les régions
spirituelles du sacrifice, y a pris l'éclat voilé des
choses immortelles.
FIN
1
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Maryla
roman d'une Polonaise
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Sandy, Isabelle (1884-1975)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
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158 p.
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Collection Stella ; 49
Type
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Language
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Le nUlTléro : 0 Ir. 20
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spécialement pour tenir facilement dans
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on imagine nécessairement que la main qui
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La Collection "STELLA"
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2. Pour Lui! par Alic. PUJO.
3. Rêver et Vivre, p.r J.an do la BRETE.
4. Les Espéra nces, par Mathilde ALANIC .
5. La Conqu ête d'un Cœur, par René
AR.
6. Madarn e Victoir e, par Marie THIERYST
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7. Tante Gertru de, par B. NEULLIE S.
6. Cornrn e une Epave, par Pierre PERRAU
9. Riche ou Airnée ? par Mary FLORAN . LT.
10. La Darne aux Genêts , par L. de KERANY .
II. Cyrane tte, par Norbert SEVEST RE.
12. Un Mariag e" in extrern is", p.r Claire GENIAU X.
13. Intruse , par Claude NISSON.
14. La Maison des Trouba dours, par Andrée VERTIO L.
15. Le Mariag e de Lord Lovela nd, par Louis d·ARVER
S.
16. Le Sentier du Bonheu r, par L. de KERANY
17. A Traver s les Seigles par Hélène MATH ERS..
1
18. Trop Petite, par SAL VA du BEAL.
19. Mirage d'Arnou l', par CHAMP OL.
20. Mon Mariag e, par Julie BORIUS.
21. Rêve d'AJno ur, par T. TRILBY.
22. Aimé pour Lui-rnê me, par Marc HELYS. •
23. Bonsoi r Madam e la Lune. par Mari. THIERY .
24. Veuvag e Blanc, par Marie Anne do BOVET.
25. Illusion Mascul ine, p.r Jean de 1. BRETE.
26. L'Impo ssible Lien, par Jeanne de COULOM B.
27. CheJnÎ n Secret, pat Lionel de MOVET.
26. Le Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC .
29. Printem ps Perdu, par T. TRILBY.
3D. Le Rêve d'Anto inette, par Eveline 1. MAIRE.
31. Le Médeci n de Lochris t, par SAL VA
32. Lequel l'aima it? par Mary FLORAN . du BEAI..
33. Cornrn e une Plume... par Anteine ALHIX.
34. Un Réveil, par Joan de la BRETE.
35. Trop Jolie, pat Louis d·ARVER S.
36. La Petiote , par T. TRILBY.
37. Dernie rs Ramea ux, par M. de HARCO ET.
36. Au delà des Monts, Pat Marie THIERY.
39. L'Idole , par André. VERTIO L.
40. ChenlÎ n Montan t. par Antoin. ALHIX.
41. Deux AJnour s, par Henri ARDEL.
42. Odette de Lymail le. Femme de Lettres, 1'"' T. TRILBY.
43. La Roche· aux-Al gues, par L. d. KERANY
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44. La Tartan e amarré e, par A. VERTIO L.
45. Intègre , par Pierre L. ROHU.
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Le Mauvais
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Éditions du "Petit Echo Je la Mode"
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�Le Mauvais Amour
1
Le premier jour d'une nouvelle année, Paris se
réveilla tout blanc; il faisait froid depui s une
semaine et, sur le sol glacé, les légers flocons s'amoncelaient, formant une couche épaisse. Les voitures à
che\'aux ne circulaient pas, et les autos, peu nombreux, marchaient prudemment. Paris désert, Paris
silencieux, semblait maussade.
Dans une des avenues qui aboutissent à l'Etoile,
devant une maison de tr1:s belle apparence, un concierge regardait la neige tomber; c'était bien du travail en perspective, mai s malgré cela son vi sage
re s tait souriant. Le 1 CI' janvier, les concierge sont
toujours de bonne humeur, et celui-là, lettres à la
main, attendait qu'il fût neuf heures pour monter le
courrier à ses locataires.
Après avoir refermé h. porte cochère, afin d'empêcher la neige de pénétrer sous la volite, le WI1cierge prit l'ascenseur,
Au premier étage, il sonna et, avec un sourire
obséquieux, il confia les lettres à un domestique Cil
lui faisant remarquer qu'une missive rose cl parfumée, adressée à Mlle Colette Darny, portaill'indication soulignée: « Très urgent ».
Neuf heures 1 Mlle Colette était à peine réveillée;
pourtant le domestique s'empressa (le I CI' janvier
tous les domestiques s'empressent) de remettre la
lettre à la femme de chambre. Celle-ci la posa sur
le plateau à déjeuner qu'un coujJ de sonnette impérieux réclamait, et comme Mlle Colette n'aimait pas
à attendre, la femme Je chambre se dépêcha.
Dans une pièce presque sombre la domes tique
pénétra; elle posa le plateau sur une table, puis
ouvrit volets et fenêtres. Alors, dans le lit qu'encadraient des rideaux de mousseline garnis de dentelles
blanches, une forme s'agita et une voix dolente,
endormie, dit en bâillant:
�6
LE MAUVAIS AMOUR
- Il neige ...
- Oui, mademoiselle, depuis plusieurs heures, il
fait très froid.
Colette Darny se blottit sous ses couvertures et, ne
laissant dépasser que ses cheveux châtains aux
reflets roux et ses yeux clairs, elle commanda:
- !,-lIumez-m<;>i du fe!-l, je me lèverai tard, puis
vous Irez prévenll' MonsIeur et Madame que je suis
réveillée.
La femme de chambre s'empressa d'obéir et, tout
en mettant de l'ordre dans la pIèce, fit remarquer à
Mademoiselle que sur le plateau il y avait une lettre
urgente.
Avec une hâte frileuse Colette sortit un bras de
son ht et regarda l'enveloppe; reconnaIssant l'écriture, vite elle la décacheta.
« Ma chérie,
Le lac cst enfin pris, on a patiné hier. Plaque
les visites de famille et viens me retrouver devant
l'lle, à dix heures et demie; 0.11 étonnera la foule par
nos grâces. Ne manque pas, le t'embrasse.
« LouTE. »
«
D'un mouvement brusque et joyeux, Colette rejeta
ses couvertu l'es et bondit hors de son lit:
- Vite, dit-elle à la femme de chambre, préparez
mes affaires, mon bonnet de fourrure, mes bottines
lacées, je vais patiner; puis, réfléchissant une
seconde, elle ajouta: mais avant tout, allez vitc chercher Madame.
Colette s'enveloppa dans un peignoir et s'approcha
de la fenêtre. La neige avait cessé de tomber, mais
devant elle tout était blanc, aucun balayeur dans
l'avenue, ct sur les branches des arbres les flocons
cachaIent le bois noir; le ciel était gris, malS derrière les nuages on devinait le soleil proche.
Le Bois, poudré à frimas l serait joli et sur le lac
Colette et Loute patineralCnt dans un décor de
rêve. Pour un amusen~
si rare à Paris, on pouvait bien « plaquer» les Visites de famille, visites du
rCl' janvlCr touJours ennuyeuses.
Certainement M. Darny le voudrait; Colette
savait bien que, du moment qu'Ji s'agissait de son
plaisir, ses parents ne lui refusaient jamais rien et,
tranquille, elle commença sa tollette.
Elle était en tram de se COIffer lorsque sa mère
entra dans sa chambre.
- Maman, s'écria-t-elle, tu vas être gentille et
�LE MAUVAIS AMOUR
1
1
t
1
...,
m'accorder tout de suite ce que je vais te demander.
Mme Damy sourit et, indulgente, répondit:
- D'abord, dis-moi bonjour. Ma petite fille, c'est
aujourd'hui le ICI' janvier et tu n'as pas l'air de t'en
souvenir.
Colette embrassa tendrement sa mère, et, très vite,
lui expliqua ce qu'elle voulatt. Loute avait écrn
qu'on patinait au Bois, Loute l'attendait à dix heures
et demie.
Mme Damy parla des visites de famille; grandpère, les tantes!
Colette irait cet après-midi, à Paris on patine si
rarement! Mme Damy fit encore quelques objections,
mais Colette se mit à nre, comprenant que la permission était accordée.
- Voyons, maman, dis oui tout de suite, ne te
fais pas prier, c'est si fatigant 1
- Ton père?
- Permettra du moment que cela m'amuse!
Mme Darny ne discuta plus. Colette était une filk
uniq ue, gâr'ée et choyée. Ses parents l'aimaient d'ur,
amour aveugle, ne savaient guère lui résister; pour
que leur fille s'amusât et lût contente, ils étaient
prêts à tout.
Mme Damy trouvait bien que ce n'était guère
gentil de ne pas aller embrasser, ce matin du nouvel
an, les vieux parents; mais pour absoudre Colette.
clle pensait que sa Cille avait dix-neuf ans et que les
obligations traditionnelles n'étaient pas amusantes,
Et il fut convenu que l'auto condUIrait Colette all
lac, que rltaman et papa iraient faire les visite:;
ennuyeuses et que vers midi ils reviendraient chercher leur fille.
Une avalanche de baisers tomba sur les joues de
Mme Dam)'. Colette, cheveux sur le dos, sauta
comme une gamme.
- Maman, tu souhaiteras à tous nos parents l:l
bonne année, tu les embrasseras pour mOl, tu lem
diras que je les aime, mais que ce matin il faisait
trop beau pour s'enfermer, tu leur montreras 10
neige, les arbres et cet amour Je soleil qui essart!
de dissiper les nuages. Ils comprendront, tu verras:
n'aie pas Je regrets. ta fille est contente, ta fille y~
s'amuser!
Souriante, Mme Darny s'en alla, apr1:s avoir recommandé à Colette Je ne pas partir sans passer ch.: ,;
son pl!re.
Aidée par la femme de chambre, Colette fut
bientôt prête, et à dix heures, après avoir cm ·
�LE lIAUVAIS AMOUR
brassé maman et papa, l'auto l'emmenait vers le lac.
Les rues étaient déjà l~et.oys
j le sel, Jcté par
les. balayeurs, com,mençalt ?- f~l1re
fondre la neIge,
malS dès que la vOiture atteignIt le BOIS, Colette fut
éblouie. Les trottoIrs, la chaussée, les arbres, étaient
recouverts de flocons, quelques voitures passaient
doucement, roulant sur l'épais tapis sans l'ablmer.
Colette regarda sa montre, elle était en avance;
vite, elle donna au chauffeur l'ordre de la condUire
dans une allée où personne ne seraIt passé.
Discuter un ordre de Mademoiselle, c'était chose
inutile. Tout en maugréant, le mécanIcien obéit et,
dans un chemlll de traverse, sur un tapis immaculé,
il s'engagea. Colette avait baissé la glace de la portière et, penchée vers ce bois blanc, elle regardait
émerveillée. Le soleil avait enfin percé les nuages;
brillant, il faIsait étinceler la neige, égayait ce paysage
d'hiver et le parait d'une beauté préCIeuse mais
éphémère.
Devant une clairière, tout entourée d'arbustes,
l'auto s'arrêta, et Colette crul voir un miraculeux
verger, si fleuri, que les pétales des fleurs tombées
des branches cachaient entièrement le sol.
Le rendez-vous, Loute qui l'attendait, la jeune fille
n'y pensait plus. Devant cc coin merveilleux, elle
oubliaIt tout. De ce paysage se dégageait une poésH.!
intense; le monde, si près pourtant, semblait très
loin.
Colette songeait à des choses étranges : petits
enfants vêtus de blanc ayant sur les lèvres de clairs
sourires et dans les yeux des regards très purs, premières c~muniates,
ce n'était pourtant pas la saison, manées passant au bras de l'époux ... Colette
rêvait...
La co~ne
d'un auto troubla le silence impressionnant, la Jeune fllle tressaillit; Loute, le patinage, que
:aisait-elle là? Se moquant d'elle-même , de cc rêve
Je quelques secondes, elle donna l'ordre de la con.juire bien vite au lac.
Il y avait déjà be~ucop'
de n:o~de.
En vraie Pa!'i,ienne, Colet.te sc dcbroul~a
et a diX heures etdemle,
",)atins aux pIeds? ellc filait sur le lac, cherchant son
tmie. Tout cie SUIte, elle aperçut un bonnet roux sous
equel deux petits yeux noirs pétillaient de malicc.
Colette 1
- Loute r
- Tu as plaqué les visites?
- Comme tu vois. Et, regardant tout autour
i'elle, Colette ajouta: Je ne sUIS pas la seule.
�LE MA UV AIS AMOUR
9
- Certes, celp m'étonne, mais enfin, je constate
avec plaisir que l'humanité est moins bête que je ne
le pensaIs. Perdre cette matinée de neige, de lumière,
c'est preuve de sot!Jse. Tant pis pour les absents 1
Les deux jeunes filles se prirent les mains, et commencèrent à patiner. Heureuses de détendre leurs
jeunes muscles, de respirer l'air pur, elles furent
sIlencIeuses pendant assez longtemps, puis, peu à
peu, elles parlèrent.
D'abord, des ré(lexions sur les passants. Celui-là
patmait bIen ... celle-là était ridIcule ... et la débutante mül'e que ce vieux monsieur soutenait. A cet
àge-là on devrait se tenir tranquille; s'ils tombaient,
ils seraient grotesques. PhIlémon et Baucis.
Louis XIV et Mme de Maintenon! Et, pour des
choses qui n'en valaient guère la peine, les deux
amies riaient. C'était bon de rire par ce beau temps,
et comme de jeunes oIseaux qui chantent sans
savoir pourquoi, simplement pour essayer leur voix
et se griser de leur propre chanson, les jeunes filles
riaIent à perdre haleine.
PUIS Loute ralentit l'allure vertigineuse qui les
étourdissait un peu, et sérieuse, tout à coup, s'écria:
Colette, il faut que je te parle.
- De quoi, cMrie?
- De choses graves.
- Vraiment, tu n'en as pas l'air, et puis tu sais,
les choses graves m'ennuient toujours. Il fait beau,
regarde le soleil qui donne à la neige des reflets
l'oses, regarde les gens qui passent, regarde tout ce
que tu voudras, maIs ne pense à rien. Sois heureuse,
sois gaie, suis-mol.
Colette lâcha les mains de Loute ct fila sur la glace
unie; elle passa sous le petit pont qui relie les deux
îles, admira les guirlandes de lierre qui tombaient
lourdes de neige, et se retourna pour voir si son
amie la poursuivait.
Tranquillement, sans se presser, Loute venait;
son visage était sérieux, ses petits yeux ne riaient
plus et Colette comprit qu'Il lui faudrait entendre
les choses graves que son amie voulait lui dire.
Alors, comme elle était entourée de patineurs, elle
fit un demi-cercle très élégant pour se rapprocher
ùe Loute; elle évita un couple imprudent, un traîneau
encombré d'enfants; puis, tout doucement, ralentit
son ail ure et, résignée, repritles mains de son amie.
- Eh bien, dis-les tes choses graves, puisque tu
ne veux plus rire.
Un peu vexée, Loute répondit :
�10
LE MAUVAIS AMOUR
- Tu as raison de vouloir les connaltre, il s'agit
de ta personne, ma chérie.
Colette devint cuneuse. Sa personne, c'était ell
effet une chose très intéressante.
- Voyons, Loute, raconte, ne te fais pas prier, de
quoi s'agit-Il?
- D'un mariage, tout simplement 1
Manage 1 Colette entrevit : bague. de fiancée,
cadeaux, robe blanche, messe en musique, fêtes et
plaisirs .
.,. - Ah! dit-elle un peu surprise, qui donc veut me
maner?
- Mme Dausmond, tu sais, cette vieille dame que
nous trouvons un peu folle, elle a toujours des candidats au mariage. Le tien est un veuf.
- Le mien, tu vas vite, Loute, et puis un veuf, ça
ne me dit rien.
- Oh! mais, c'est un veuf épatant: fondé de pouvoirs, prochainement agent de change, trente ans,
une fortune superbe, auto, château, chasse, tout y
est!
Colette réfléchit. Trente ans, c'était bien; une fortune superbe, mieux encore! Elle avait été élevée
dans le luxe, ne savait rien faire par elle-même et la
médiocrité lui faisait peur. Auto, château, chasse,
complétaient le parti.
Oui, mais veuf, ce mot classait un homme; Colette
serait ennuyée de dire à ses amies qu'elle épousait
un veuf. Pourtant, elle questionna:
- Tu connais ce monsieur?
- Non, mais je suis très renseignée, j'ai lu les
lettres échangées, maman laisse tout tralner.
- Eh bien! ton veuf?
- Non, ce n'est pas le mien.
Colette s'impatienta.
- Le veuf, enfin, a-t-il été marié longtemps?
- Non, deuK ans, il a une petite fille, très gentille, paraît-il.
Une petite fille! Colette ne pensait pas à cela. Ce
mariage la ferait belle-mère. li faudrait s'occuper de
cette petite ... avoir dès le début des gouvernantes,
des institutrices, et supporter tous les ennuis que
ces femJ;TIes amènent avec elles. Et cela pour l'enfant d'une autre! Non, n011, à dix-neuf ans, on ne
fait pas de ces bêtises-là. Mme Dausmond pouvait
garder son veuf, ce sl!lperbe parti, elle n'en voulait pas.
- Un veuf avec enfant ne me dit rien! s'écriat-eIJe. Je refuse; c'est inutile de m'en parler ·plus
longtemps.
�LE MAUVAIS AMOUR
1
II
Les yeux de Loute pétillèrent, elle reprit en riant:
- Tu ne refuseras pas, et ce mariagè se fera. Cent
mille francs de rente, joli garçon, tu oublieras, d0s
que tu l'auras vu, que c'est un veuf, et tu l'épouseras
sans penser à la mioche.
- Non, non, je te dis que non.
- Eh bien, nous verrons, fit Loute conciliante,
mais je te préviens que, vu les excellents renseignements, tes parents sont ravis, et la première entrevue
est très proche. Si cela t'intéresse, je te dirai le jour
et l'heure.
En entendant ces mots, le fin visage de Colette
changea, ses sourcils se froncèrent, une expressIOn
dure vieillit sa jeune physionomie. Furieuse de n'avoir pas été consultée, elle s'écria:
- Oui, renseigne-moI, et, pour apprendre à mes
parents à ne pas faire les choses en cachette, je
serai désagréaole avec leur prétendant.
Loute regarda son amie, et elle s'étonna de la voir
aussi fàchée.
- Mais, ma chère, on ne prévient jamais les
jeunes filles de ces choses-là.
Colette redressa la tête et affirma:
- Autrefois peut-être, mais aUJourd'hui ...
- C'est tout pareil, nous croyons « rouler» nos
parents et ce sont eux qui nous roulent. Ils nous
aiment, ils nous gâtent, avouons-le, ridiculement;
nos fantaisies, nos caprices sont pour eux des
ordres, ils nous obéissent presque, et nous laissent
faire tout ce que nous voulons. Mais, dès qu'il s'agit
mariage, ils reprennent leurs droits et nous servent,
sans que nous nous en doutions, le mari de leur
choix. Première qualité, il est riche, un beau
mariage fait toujours plaisir aux parents. Santé,
idées, famille, relations, tout ça vient après; ce sont
les accessoires inévitables, accessoires plus ou
moins beaux, comme dans les cotillons.
« Va, Colette, ne te fâche pas, cela n'en vaut
guère la peine; les mariages d'amour, le coup Je
foudre, VOls-tu, ce sont des choses qui ne sont pas
pour les jeunes filles de notre monde. Nos toilettes,
nos allures bizarres, notre luxe surtout effraient les
jeunes gens. Ceux que nous connaissons, ceux qui
nous plaisent, rient, s'amusent avec nous, mais nous
approchant de tr0s près, ils ne nous épousent pas,
nous leur coûterions Irop cher 1 Non, nous ne pouvons nous marter que par relations, présentations,
toutes choses bien pesées, arrêtées d'avance. Tu as
une grosse dot, lui est un beau parti, c'est le mariage
�12
LE MAUVAIS AMOUR
celui qui comp~·te
le m~ins
d'aléa,
celuI qUI te permettra de continuer la vie que nous
aimons. Crois mon expérience. J'ai vingt-trois ans.
Colette, et n'ayant pas encore rencontré le mari
l?'aSSUrera le l':lxe auquel je suis habitué~,
riche 9~i
)'al prefere attendre. Mais, ne fais pas comme mOI
saisis l'occasion, elle I?eut ne pas revenir.
'
Les deux amies ghssaient trl!s lentement sur le
grand lac uni, l'heure s'avançait, les patineurs se
dispersaient, Colette n'avait plus envie de rire.
- Mais, fit-elle, pourquoi Mme Dausmond n'at-elle pas pensé à toi? Ce veuf aurait parfaitement
pu te plaire?
- Oui, fit Loule nerveusement, mais tu oublies,
ma chère, que nous ne nous ressemblons guère, je
suis laide, tu es jolie.
Colette protesta.
- Laide, ce n'est pa! vrai.
- Merci de me le dire, mais je me connais, les
miroirs sont là et je ne suis Eas aveugle. J'ai une
figure amusante, c'est tout. foi, tu as une beauté
qui piait, et Mme Dausmond le sait. Tu n'auras qu'à
paraltl:e et son veuf, qui veut une jolie femme, sera
conqUIs.
- Rien ne le prouve, fit Colette, et puis je suis
très difficile... J'ai le droit de voulOir que mon
futur mari soit ...
Loule l'interrompit en riant:
- Tu es une gamine qui ne sait pas du tout ce
qU'elle veut. Aujourd'hui, tu as les idées d'une amie
vue hier, demain tu auras celles d'un conférencier
qui l'emballera. Ecoute-moi, sameLii prochain, au
bal des Ballot, vers onze heures, Mme Dausmond
amènera son candidat; par hasard vous vous rellcontrerez. Sois jolie, cela ne t'est pas difficile, sois
aimable, ne parle pas trop, et dans deux mois tu
seras Madame.
Colette ne répondit pas. Elle avait écouté son
amie avec srande attention; les vingt-trois ans de
Loute, son mtelligence remarquable 1'influe~at.
Les yeux fixés sur l'horizon blanc, elle revoyait le
merveilleux verger aperçu tout à l'heure et pensait à
ses rêves si peu précis.
Au printemJ;>s prochain elle pourrait être mariée,
avec un monsieur qu'elle ne connaissait pas encore,
et celle idée l'effrayait un peu. Dans sa vie si remplie de choses amusantes et inutiles, aucune pensée
I-!raye ne s't!tait encore glissée. Depuis son enfance,
~es
parents n'avaient eU qu'un but, son bonheur, et
rais~nle,
Y.
?
l
�LE MAUVAIS AMOUR
•
ils avaient écarté toute peine de son chemin. Colette
ignorait la souffrance, la douleur. Colette, toute
charmante qu'elle fût, était une égolste affectueuse
qui pensait toujours à elle avant de penser aux autres.
Elle ne savait pas que c'était mal, son père et sa
mère ne le lui avaient jamais appris j dans la maison
paternelle son bon plaisir faisait loi. Sérieuse, à côté
de son amie, elle oubliait le merveilleux verger, les
rêves qu'à dix-neuf ans un cœur peut faire et elle
pensait aux avantages que ce mariage projeté lui
apporterait.
L'enfant, la petite fille, c'était le point noir; mais
elle ne s'en embarrasserait pas. Une gouvernante âgée, sérieuse, c'est facile â trouver, et à dixneuf ans on ne peut être une belle-ml:re 1
Etonnée de ce silence qui se prolongeait, Loute
interrogea son amie:
- Tu penses au veuf'?
- Oui.
- Et peut-on connaltre ta décision?
- J'irai chez les Ballot et j'examinerai le candidat.
- Et, ajouta Loute en riant un peu nerveusement,
dans deux mois tu seras Madame. Cent mille francs
de rente, auto, château, chasse, c'est un parti qu'on
ne refuse pas 1
Cette précision agaça Colette.
- Rien n'est fait, s'écria-t-eHe, tu conclus sans
savoir.
- Mais, petite fille, rappelle-toi donc qu'il y a 'six
ans que j'ai fait mes débuts dans le monde j j'en
connais toutes ses farces et celle du mariage très
particulièrement.
Enel"vée, Colette frissonna.
- J'ai froid, ne causons plus, partons. Il doit être
très tard, mes parents ne vont pas tarder.
- Patinons, fit Loute, mais avant, remercie ta
vieille amie qui t'a révélé des secrets d'Etat.
- Merci, merci, mais je ne veux plus y penser.
Et, légères, enlacées, les deux jeunes filles prirent
leur élan. Sur le lac désert elles firent des courbes
savantes: souples toutes deux, leurs jeunes corps se
pliaient, obéissant à leurs fantaisies j peu à peu, COllfiantes en leur adresse, elles augmentèrent la vitesse
de leur course et, toutes roses, haletantes, s'arrêtèrent devant M. et Mme Darny qui marchaient
autour du lac tout en cherchant Colette.
- Les foÜ'es, les imprudentes 1 s'écrièrent les
parents; mais leurs sourires et leurs yeux aimalltr
�LE MAUVAIS AHOUR
faisaient cO,inprendre qu'ils étaient heureux du plaisir que les Jeunes filles avaient pri ,
- Vous êtes-vous bien amusées? demanda
M, Darny,
- Follement 1
- Et n?us avons été sages, répondit Loute, nous
avons patiné ensemble toutes les deux, aucun flirt
pas le moindre ùanseur sur le lac.
'
- C'est le le,' janvier, fit M. Darny.'
- Oui, la corvée des cartes, des fleurs et des bouquets. Une vilaine journée pour tout le monde;
nous, nous l'avons bien commencée .
Sur cette affirmation de Loute, patins enlevés, les
deux jeunes filles remontèrent dans l'auto. Avenue
des Champs-Elysées, Loute descendit, puis la
famille Darny s'en alla déjeuner chez une to vieille
tante, qui habitait place Mazarine.
II
Dans le petit salon, proche de la chambre de sa
mère, Colelle lisait tranquillement. Il était neuf
heures, c'était le soir du bal Ballot. Très agitée,
Mme Darny allait et venait de sa chambre au salon,
recommandant à chaque instant à sa fille de ne pas
se mettre en retard.
Un moment, énervée par l'attitude de Colelte,
Mme Darny s'écria:
- Voyons, ma chérie, quitte ton livre ct va commencer ta toilette.
Sans lever les yeux, ayant sur les lèvres un sourire malicieux, la jeune fille répondit:
- Il est neuf heures, maman, et nous avons pris
l'habitude de n'arriver au bal qu'à minuit. C'est
beaucoup plus agréable! nous évitons. ainsi la grande
cohue. Pourq U01, ce SOir, veux-tu faire autrement?
Mme Darny se troubla et, d'un air qu'elle voulait indifférent, mais qui était plein d'anxiété, expliqua:
- Nous connaissons beaucoup les Ballot... arriver
en retard ne serait pas poli ... et puis ton 'père me
disait justement ce matin que si nous voulions partir
de bonne heure il nous accompagnerait. ..
Colette se mit à rire.
- Papa nous accompagne 1 cela est extraordinaire ... Mais il va s'ennuyer ... pourquoi lui imposer
t
1
�LE 1IAUVAIS AMOlJR
'5
cetle corvée? Partons tard, il ne viendra pas.
Celte fois Mme Darny s'impatienta.
- Colette, tu es insupportable, tout est arrangé,
ton père est contlmt de venir, ne le contrarie pas.
La jeune fille posa son line et, se levant d'un
bond, alla embrasser sa mi;re.
- Ma petite maman, je ferai ce que tu voudras ...
je vais m'habiller; dans dix minutes je serai prête,
et nous partirons.
Ce n'était pas encore ce que Mme Darny désirait.
- Dix minutes pour t'habiller, mais tu es folle 1
Regarde-toi, tu es très mal coiffée ... il faut recommencer, tes cheveux ne sont pas bien ainsi ... ce soir,
tu n'es pas du tout à ton avantage.
Inquii;te, la jeune fille s'approcha de la glace qui
était au-dessus de la cheminée, et :ses grands yeux
clairs examinèrent son visage. Après quelques minutes d'attention, se trouvant jolie, elle sourit à son
image.
- Suis-je mal coiffée, je ne sais; mais, poUl' te
faire plaisir, maman, je ,'ais recommencer. - Aprl:s
un silence, tout en regardant Mme Darny, taquine,
elle ajouta: - La question robe doit t'être indifférente, j'ai envie de mettre ma toilette blanche.
- Mais non, j'ai fait préparer ta robe neuve.
- Pour ce bal-là! Voyons, c'est bien inutile.
Mme Darny s'énerva.
- Ce soir, Colette, tu as pris le parti de me contrarier ... Je ne sais pas ce que tu as, mais tu me
parais bien nerveuse.
La jeune fille rit doucement.
- Ne renverse pas les rôles, ma petite maman,
c'est toi qui es très nerveuse. Tu as l'air d'une débutante qui va pour la première fois affronter le public,
- et en s'en allant Colette ajouta: - Débutes-tu cc
soir dans un rôle que j'ignore?
Cette dernière phrase inquiéta Mme Darny; la
jeune fille se douterait-elle de q uelq ue chose? Mais
non, Mme Dausmond et la mère de Loute connaissaient seules les projets de mariage.
Dans sa chambre, Colette n'était plus indifférente;
devant un miroir à trois glaces qui lui permettait de
se voir de tous les côtés, elle essaya plusicurs coiffures et s'arréta à l'une d'elles qui dégageait complètement son front. Cela fait, elle poudra d'une poudre
invisible son visage, puis elle se fit habiller.
La robe neuve était préparée. Colette la mit avec
un sourire en pensant à l'anxiété de sa mère, ct,
pendant que la femmc de chambre l'agrafait, elle Sc
�16
LE MAUVAIS AMOUR
rappela les recommandations de Loute : « Sois jolie,
cela ne t'est pa5 difficile. »
Et elle était jolie, cette robe rose s'adaptait à son
corps presque trop bien; cette coiffure, une trouvaille, complétait sa toilette. Elle soupira. Elle était
triste et gaie, elle ne savait au juste ... Elle plairait au veuf, c'était certain ... et dans deux mois,
comme disait Loute, elle serait « Madame ».
Madame! Ce mot l'étonnait. Ellc porterait des
fourrures somptueuses, des bijoux superbes, elle
recevrait, donnerait des dîners, des fêtes, ce serait
très amusant 1
Madame! Ce titre imposait Jes devoirs nouveaux,
mais personne ne le lui avait jamais dit. De sa premii::re communion il lui était resté une piété douce cl
accommodante. Elle allait chaque dimanche à la
messe de onze heures pour retrouver des amies et
prier Dieu; mais elle priait sans élan, lisant sa
messe en petite fille bien sage qui a des distractions.
Elle communiait aux grandes fêtes de l'année, suivait
des retraites mondairies, prêchées par des prédicateurs célèbres, dont elle admirait le talent. Les
devoirs que le mariage impose, les pensées sérieuses
que toute jeune fille devrait avoir au moment de
fonder un foyer, elle les ignorait, et, malgré son
intelligence, n'envisageait un changement ue vie que
comme une nouvelle fête.
1
Après un dernier regard à sa glace, Colette alla
rejomdre sa mère, qui, après l'avoir examinée avec
soin, ne trouva aucune critique à faire. M. Darny, lui
aussi, admira, mais sa fille prit un malin plaisir à le
taquiner.
- Pourquoi ce soir sortait-il? croyait-il donc beaucoup s'amuser cbez lcs Ballot? sûrement il n'yaurait pas de table de bridge, que ferait-il toute la
soirée?
Mme Darny répondit pour son mari; très vite,
avec volubilité, elle expliqua à Colette que les
Ballot étaient de vieux amis, que partout on remarquait que M. Darny ne se dérangeait jamais ... que
cela finissait par ètre ridicule d'arriver toujours avec.:
un mensonge aux lèvres pour excuser un homme
bien portant. .. Enfin ... enfin ... c'6tait elle qui avait
voulu que M. Darny les accompagnât.
Colette écouta ce beau discours avec un sourire
moqueur, puis, posant sur ses épaules le manteau
que la femme de chambre lui apportait, elle s'~cria
:
- Eh bien 1 partons, il est déjà tard, et il faut que
nous soyons arrivés avant onze heures.
t
,1
t
�LE MAUVAIS AMOU R
Cette simple phrase immob ilisa Mmt; Darny.
- Pourqu oi onze heures? demand a-t-elle , tu n'as,
je suppos e, aucun rendez- vous?
- Moi, aucun ... fit Colette malicie usemen t, mais
d'autres peuven t en avoir, et, après un silence pendant lequel Mme Darny regarda son mari, ellc
ajouta: - je sais que Loute en a Iplusieu rs. Deux
nirts et un ami d'enfan ce doivent se dispute r son
premie r tango. Je voudra is voir cette dispute .
Rieuse, elle s'en alla, suivie de ses parents qui
comme nçaient à se demand er si Colette ne soupço nnait pas la v(;rité .
Dans l'auto qui les emmen ait très vite, Colette fut
silencie use; elle pensait à la présent ation et se promettait d'obser ver le candida t sans aucune indulgence. Après tout, elle n'avait que dix-neu f ans, et
d'autres partis aussi beaux pouvaie nt se rencont rer.
Veuf, et une petite fille: deux points noi rs!. ..
Boulev ard Saint-G ermain, dans un vieil hôtel que
les Ballot, des industr iels ayant fait fortune , avaient
acheté, l'auto s'arrêta et la famille Darny descend it.
Sous une haut0vo LIte fleurie et brillam ment éclairée, les invités attenda ient leur tour pour passer au
vestiair e; à gauche , les messie urs, à droite, un
petit boudoi r orné de glaces permet tait aux dames
de se reoarde r une derni(;r e fois.
Mme ])arny ne leva pas les yeux vers le miroir,
mais elle observa Colette avec soin.
- Tu as une petite mèche au-dess us de l'oreille
qui ne fait pas bien ... tu me semble s pale, n'as-tu
pas trop de poudre ?
- Mais non, maman , fit la jeune ([Ile avec impatience ... je t'assure que je suis tri:s bien ainsi ... Cc
soir, tu m'exam ines comme si tu allais me présent er
à un jury tri:s dif(]cile . Ma petite maman , il n'y a
pas de Jury à ce bal, et ta IIlle ne concou rt pour
aucun prix.
Mme Darny ne répond it pas et suivit Colette .
Après avoir montE:: un escalier que de merveil leuses tapisse ries d'Aubu sson décorai ent, la famille
Darnya rriva aux salons de récepti on. A l'entrée ,
M. et Mme Ballot recevai ent trl:S aimable ment.
M. Ballot montra le fumoir où il y avait dE::jà plusieurs tables de bridge; Mme Darny s'instal la prl:s
d'une amie et CoJette fut enlevée par Loute ct emmenée par elle clans le coin cles jeunes filles.
On l'y 'reçut avec des exclam ations admira tives:
- Comme tu as une jolie robe 1
- Ta coiffL1re est onginal e, mais seyante .
�(8
LE IIIAUVAfS
A~WUR
- Cela le change.
- Tu sais, ce soir on va s'amuser, il est défendu
d'étre s6rieuse, une seconde.
Colette remercia des compliments, sourit et
accepta de ne pas être sérieuse.
Massé dans le fond du grand salon, caché par des
plantes vertes, l'orchestre jouait une .musique lente
et ennuyeuse; gravement, avec des VIsages sévères,
des couples allaient et venaient, se courbaient, se
déhanchaient sans aucune grâce.
- Loute, l'aînée de toutes les jeunes filles qui
étaienl là, s'6cria :
- M<.;s petites amies, il faut nous d6cider à
danser ces danses grotesques, Mme Ballot le désire;
seulement il est bien convenu qu'aucune de nous ne
raillera sa voisine .. et que toutes nous admirerons
ces distractions funèbres. Pourtant, je fais une restriction, Colette et moi nous ne danserons pas tout
de suite.
- Pourquoi cela? demanda une gamine qui
paraissait a l'oi r à peine seize ans.
- Parce que, petite enfant, répondit Loule tri;s
gravement, nos beaux princes charmants ne sont
pas encore arriv6s.
- Vos princes charmants, rép6ta la fillette qui se
souvenait encore des contes de fée,;.
- Mais oui, petite fille, nous appelons ainsi nos
11irls qui ont appris avec nous toules ces danses
sauvages qui font fureur dans les salons. Nous ne
dansons qu'avec eux.
- Mais moi, je danse avec toul le monde.
- Oui, parce que vous avez seize ans 1
Les jeunes filles qui entouraient Colette et Loute
furent invitées, et dans le pelit coin si gai, si animé
quelques minutes auparavant, les deux amies restèrent seul~.
- Il est tout près ue onze heures, dit Loute
vivement, surveille l'entrée ct lu verras arriver la
meryeillû des merveilles, ton fulur maHre.
- 1\1on maître, répéta Col elle en fronçant les
sourcils, je n'aime pas cetle expression.
- Bah, lu Ile sais pas ce que c'est, ni moi non
plus. Depuis bien des années nos parents ne font
que cc que nous voulons. As-tu jamais été contranée, t'a-t-on jamais fait obéir? Aie donc le couraAe
d'avouer que cc sont tes caprices qui dirigent la
famille Darny.
Colelte haussa les épaules.
- Je suis insupportable arec mes v~rilés.
�LE 1IAUVA1S AlIOUR
19
reprit Loute. Mais ne parlons pas du passé ... Ma
chérie, si tu veux ce soir t'amuser, regarde ta mère.
Elle non plus ne quitte pas la porte des yeux. Je ne
sais ce que la dame qui est à cOté d'elle peut lui
raconter, mais je crois que toute conversatIon l'ennuie profondément. Ah 1 elle regarde la grande pendule qui est sur la cheminée, onze heures sonnent,
notre veuf est en retard, un mauvais point 120ur ,lui.
- Loute, tu es agaçante, ct pour te fuir J'ai envie
d'aller danser.
- Quel beau mensonge 1 Et ta coiffure sensationnelle qui ne doit: pas t:tre très solide, et ta robe
de mousseline, si fralche 1 Non, n'ablme rien, tout
est bien ainsi, je me tais, puisque tu le veux.
Les petits yeux malicieux de l.oute fixèrent
Colette. Enervée, celle-ci se détourna un peu et
feigni t d'observer les danseurs qui passaient devant
elles. Mais Loule ne la laissa pas tranquille.
- Ah! ta mère s'agite, elle se lève, se rassied, est
émue, je devine l'ennemi proche; en elTet, voilà
Mme Dausmond et le beau Jacques Ternot.
- Colette ne daigna pas jeter un regard vers les
arrivants. Loute l'agaçait et elle ne voulait pas montrer à son amie sa première impression. Elle continua à regarder les danseurs, mais Loute la renseigna.
- Ah lIa comédie commence. Au bras de Jacques
Ternot, Mme Dausmond fait le tour du salon; par
hasard, quel merveilleux hasard 1 Mme Dausmond
rencontre ta mère, où donc se cache la mienne?
Présentation, salutations, comme par miracle, ton
père parait. Coup d'œil échangé, les deux hommes
ont l'air de se plaire el se serrent la main. Ils
causent de quoi, grand Dieu 1
« Mme Dausmond prend son face-à-main, elle te
cher~
parmi les danseuses. Désillusion! dans
notre petit coin, nous sommes presque invisibles ...
Ah 1 elle reprend le bras du beau Jacques, le tour
du salon recommence, il faut bien te trouyer. La
musique esl lente et voluptueuse, petite Colette,
ils approchent et, avec sa bonne grâce habituelle,
Ion amie Loute va te servir de repoussoir.
Ennuyée, Colette se lcya, mais elle ne put échapper à la présentation annoncée. Devant elle, madame
Dausmond, montrant des fausses dents admirables,
souriait. A côté d'elle, Jacques Ternot d6visageait
les deux jeunes filles.
.
- Ma petite Colette, fit Mme Dausmond, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis,
�20
LE MAUVAIS AMOUR
M. Jacques Ternot; il ne connait presque personne
ici et j'ai pensé que vous seriez assez gentille pour
causer un peu avec lui.
Colette s'inclina et, intimidée, ne trouva pas un
mot à répondre; Loute, que Mme Dausmond avait
complètement oubliée, s'écria:
- Tenez, monsieur, prenez ma place, on est bien
dans ce petit coin pour débiter des bêti es; les
choses sérieuses, dans un bal, vous savez, n'ont
pas cours.
Et sans que Mme Dausmond l'en eût priée, Loute
prit le bras de la vieille dame et l'entraîna loin des
Jeunes gens.
Jacques Ternot eut une légère hésitation, mais
supposant que Colette était prévenue, il s'assit sur
la chaise de Loute tout en demandant :
- Vous m'autorisez, mademoiselle?
- Oui, monsieur, dit Colette décidée à observer
le candidat.
Il y eut un court silence. Colette ne savait comment commencer la conversation; les phrases
banales sur la fête, la décoration fleurie des salles,
lui semblaient ridicules. Tous les deux étaient là
pour s'examiner, parler de leurs goùts, do leurs idées,
de leurs pensées; mais Colette devinait qu'elle allait
jouer une comédie où elle ne livrerait rien de sa
personnalité. Elle était trop jeune pour comprendre
que l'homme, qui sc trouvait près d'elle, prétendait,
lui aussi, cacher les plis secrets de son cœur. Il
avait vingt-neuf ans, il se croyait très perspicace, ct
ne voulait épouser qu'une jeune fille pouvant ramener à son foyer désert le bonheur qui l'ava.it fui.
La toute petite, qui était sans maman, avait besoin
de I;>ras maternels, et avant une femme il cherchait une mère pour son enfant. Mais cléjà Jacques
Ternot était séduit, la beauté de Colette, Loute avait
raison, était une de celles qui troublaient. Les yeux
clairs, frangés de grands cils, se tournèrent ,'crs lui
ct lorsque, avec un sourire, Colette dit :
- De quoi pourrais-je bien parler pour vous distraire, monsieur? ..
Jacques Ternot était conquis.
- De tout ce que vous voudrez, répondit-il.
Et c'était lui qui se troublait, lui qui venait avec
l'idée d'interroger, t!e scruter le ~œur
de la jeune fille.
- Danser, repnt Colette, Je devine que vous
n'aimez pas danser,
- C'est-à-dire, répondit-il, que je ne sais pas, et
que je n'approuve guère toutes ces danses,
r
�LE MAUVAIS AMOUR
21
Avec un sourire et de la candeur plein les yeux,
Colette fit son premier mensonge.
- Moi non plus, seulement, ajouta-t-elle avec un
soupir, nous, les jeunes filles du monde, sommes
forcées de les danser.
Elle étail presque sincère, elle voulait plaire et
elle oubliait avec quelle passion elle avait travaillé
tous ces pas difficiles.
Si Loute avait été là, elle eût raillé; Colette était
bien heureuse de l'absence de son amie.
- En effet, reprit Jacques Ternot, les jeunes
filles sont obligées de suivre la mode; mais, ajoutat-il avec un regard admiratif pour la toilelte de
Colette, il y en a heureusement quelques-unes qui
ont assez de goût pour la modifier.
Colette sourit] ce compliment lui plaisait. Une
femme est touJours contente qu'on remarque sa
robe. Elle voulut remercier, ne sut que dire, et se
rappelant une recommandation de Loute : « Ne
parle pas trop », elle se contenta de sourire; elle
ia\'ait que son sourire était charmant.
Jacques Ternot fut de cet avis et, rapprochant un
peu sa chaise, brusquement il entama la conversation.
- Vous êtes très liGe avec Mme Dausmond je
crois. mademoiselle?
- Oui, je la connai,; depuis longtemps, c'est une
parente de la mère de Loute.
Loute, Jacgues Ternot iglwrait; Colette expliqua:
- Loute, c est une amie de toujours, nous avons
été élevées ensemble, nous ne nous quittons jamais.
Elle était près de moi, tout à l'heure, lorsque vous
êtes venu.
- Je ne l'ai pas vue.
Colette sourit encore; décio~ment,
ce candidat
savait faire comprendre, très délicatement, ce qu'il
pensait. Il n'avait pas vu Loute parce que Colette
éclipsait son atme. Pauvre Loute!
Désirant continuer la conversation, elle demanda:
- Vous êtes un grand ami de Mme Dausmond?
- Oui, répondit-Il presque timidement, elle est
la marraine de ma petile fille.
La petite fille! c'est le point noir; mais Loute
avait raison, Jacques Ternot semblait charmant. Il
fallait accepter« le point noir ».
Grave, avec dans ses yeux clairs un peu de tendresse, sans se rendre compte qu'elle continuait à
jouer la comédie, Colette demanda:
- Comment s'appelle votre petite fille, et quel
âge a-t-elle?
�22
LE MAUVAIS AMOUR
_ Simone, elle va avoir six ans. Elle est blonde
toute menue et déjà bonne.
'
Cette réponse fut fa,ite avec une voix qui priait
une voix qui imploralt pou: la toute petite j il n~
faIJait pas que c.ette ~nfat
fut.un obstacle. Colette
le comprit, et bien vite répondit:
_ J'aime tous les bébés, mais je préfère les
fillettes j à six ans, elles sont déjà très mignonnes.
_ Oui, et j'espère que lorsque vous connaîtrez
Simone vous l'aimerez. Voudrez-vous me permettre
mademoiselle, de vous la présenter?
'
Cette question demandait une réponse qui serait
presque un engagement. La musique s'était tue
quelq ues jeunes fiUes allaient venir reprendre leu;
place j Colette se lev? ct, e.n songeant. à tous les
avantages que ce manage ~U1
al?porreralt, en regardant ce jeune homme 9 uI avait belle allure sous
J'habit noir, eUe répondJt :
_ Oui, je ferai avec plaisir la connaissance de
votre petite Simone.
Jacques Ternot lui offrit son, bras et tous deux.
traversèrent le salon . La .salle a n~ager,
où était
installé le buffet, ne les retint pas j Il s allèrent vers
la serre.
.
Là, sous de grands palmIers, dans des rocl<inose .reposaient j pr~s
chair, quelques jeunes. fi~les
d'elles des Jeunes gens etaient assIS. Ils causaient à
voix basse, et Colette et J acque.s curent l'impression que leur venue les dérangeait. .
Sur le seu il de la ser.re, Ils regardaient, cherchant
des chaises libres, déSirant contll1uer leur conversation, et comprenant que cet endroit tranquille était
propice aux confidences.
Tout à coup, devant.eux, se. dressa Loute. D'où
venait-elle, de quel CO.1I1 sortail-eIJe., mystère 1
Rieuse, les yeux pétillants de malice, elle apostropha les jeunes gens : .
.
_ Beau couple, sur le seUlI de ce palaiS, que cherchez-vous?
Méfiante, craignant les railleries de son amie,
Colette s'écria:
_ Loute, je t'en. prie!
Mais Loute contll1ua :
_ Des fleurs, des fruits, un cœur ?... ou simplement une bonne place, près du muguet qui
embaume ...
« J'ai là, m'appartenant, deux fauteuils; un flirt
inept.e les garde; je vais vous les offrir avec grand
plaiSir.
�LE nlAUVAIS AMOUR
Très femme du monde, Colette présenta:
- l\1ademoiselle Simarois, une petite cousine de
Mme Dausmondj monsieur Jacques Ternot.
Et comme le jeune homme s'inclinait, Loutt!'s'écria:
- Je vous connais, monsieur, sans vous connaltre ... depuis longtemps Mme Dausmond nous
parle de vous; \'os goûts, vos qualités, voire même
vos défauts ... je sais tout.
- J'espère qu'elle n'a pas été trop inùulgente 1
- Ternblement 1 mais nous ayons l'habitude de
ses exagérations. Venez par ici, je vais vous installer.
Et, les précédant dans une petite allée bordée de
cyclamens et de primevères, elle s'arrêta devant un
tout jeune homme qui, assis dans un fauteuil, atten~
dait philosophiquement.
- Mon cher, lui dit-elle, nous allons donner cette
excellente place à deux personnes qui déSirent
causer sérieusement; nous, nous avons essayé de
nous distraire, mais nous n'y sommes guère arrivés.
Allons danser, boire du champagne, voilà notre
affaire. Je suis trop vieille et vous trop jeune pour
pouvoir comprendre le charme de ce petit coin.
Colette, le muguet embaume ; monsieur Ternot,
vous entendrez à peine la musique ct de loin eUe
est charmante. Mes enfants, aJouta-t-elle avec un,
sourire moqueur, je vous permets de vous raconter
de jolis secrets.
Et, riant d'un rire qui sonna faux, Loute s'en alla
avec son flirt « inepte ».
Elle dansa, voulant oublier que là-bas, près du
muguet qui embaumait, Colette examinait le candidat de Mme Dausmond j sans aucun doute, ce candidat lui plaisait ... Allons, c'était certain, encore
une amie qui se marierait ... Loute serait l'inévitable demOiselle d'honneur. Elle ùevrait sourirc,
quêter pour les pàuvres, dire avec tout le mondt:
que la manée étaIt ravissante ct qu'elle se réjouissait de son bonheur.
Elle connaissait les phases de la cérémonie: Oançailles j elle serait la conOdentc, l'amie à qui on peut
tout dire, celle qu'on em~n
choisir le trousseau
de la mariée, les meubles du jeune ménage ... Colcte;
étalerait de\'ant elle ses joies, ne lui cacherait rien
de son nouveau bonheur, et elle, fille laide, delTait
sourire et se réjouir avec son amie. Il fallait danser
pour oublier les jours qui l'attendaient, il fallait rire.
Après la danse, le cl:ampagne; coupe cn main,
ento.urée de quelques Jeunes gens, elle se moqua
de tous et de toutes.
�LE MAUVAIS AMOUR
24
Dans un coin du grand salon, Nlme Dausmond,
Mme Darny et la mère de Loute, causaient, et
comme ce trIO de mamans avaient vu Colette et
Jacques se dlflger vers la serre, déjà ouvertement,
elles parlaient de l'avenir et Mme Darny, radieuse,
trouvait naturels t?US les .compiiments qu'on lU!
faisait. Sa fille était JolIe, mtelltgente, elle n'avait
aveugle, mi;re
pas un défaut; ,mère vol~taremn
qui ne saYaIt CJu aimer et ga~er,
Mme. Darny approuvait qu'on louat Colette, et 1 admiratIOn exagérée de
Mme Dausmond ne la surprenait pas.
Ce mariage serai~
un beau mariage, mais Colette
ne devait pas ~
faire un a.u tre , aucune Jeune fille
ne pouvant lUI etr,e comparee!
Elle seule poss,:dalt toutes les qualités, elle seule
avait toutes les graces, elle seule pouvait prétendre
aux plus hautes alltances. PrInce, duc, mllliardaire,
rien n'eût étonné Mme Darny,
Et penda,nt. ce temps-là! ?ans la serre, Colette
continuait a Jouer la comedie; elle dissimulait ses
goûts et ses idées, se souvenant tout le temps de la
recoJ?mandatl?n de J;-oute : « N"~ parle pas trop et,
souriante elle ecoutaIt Jacques Iernot. Lui, cachait
aussi ses p~ores
pc.:l!s~e,
de sa petite fille Il n'était
plus question . DéJa Il soupçonnait que Simone
pourrait être un obstacle et. il voulait pour femme
cette jolie Colette qUI serait à sa place dans son
salon d'homme riche et qu'il était capable Il le
comprenait, .d'aImer comme un fou. A tout prix il
voulait séduI.re ~l,
pour ~ela,
la nature humaine est
ainsi faite, Ii dlss.lmulmt sa p.ersonnalité, mentait
sans s'en apercevoIr. Se~
yeux Imploraient, lout son
être se donnait à cette. Jeune fille qui ne devinait
pas que l'amour venait au-de.v~t
d.'elle. Inconsciemment égo'lste, ~olet
se 'éjOUlSsalt que ce candidat fût riChe el bIen de sa \)ersonne, et elle était
heureuse de lui plaire. Sa coquettene s'était vite
aperçue de ce gue son cœur ne soupçonnait même,
pas.
)l,
III
Les fiançailles de Colette Darny el de Jacques
Ternot furent courtes; deux mois pendant lesq uels,
fêtes et ré~etjons
se succédant, les fiancés n'eurent guère le loi.sir de se ~onalre
.. Ils. se. voyaient
chaque jour, mais ne causaient Jamais IOllmement,
�LE MAUVAIS AMOUR
il Y avait toujours près d'eux des amis, des parents
'llll empêchaient toute conversation sérieuse. Et
puis cause-t-on jamais séneusement dans un dlner,
Jans une soirée ou à quelque concert où l'on est
obltgé d'écouter et d'applaudIr.
Très épns, Jacques Ternut combla sa fiancée:
biJoux splendides, vieilles dentelles, fourrures de
prix; la corbeille était une mervctlle. Colette reçut
ces cadeaux avec un sourire satisfait.
Trouvant cela naturel, Mme Darny diSaIt à sa fille
qu'un mari doit avant tout vous gater et YOUS aimer;
des deyoirs de la femme elle n'en parlait JamaIs. Et
Colette pensaIt que le manage ne seraIt qu'une
suite à sa vIe de jeune fille, et que toujours, autour
d'elle, il y auraIt des êtres empressée à lui plaire,
prêts à satisfaire tous ses caprices. Manée, elle continuerait à s'amuser.
Le pOInt noir, la petite fille, jusqu'à présent ne
l'avaIt guère embarrassée. Elle l'avaIt vue une fois,
le lour de ses fiançatlles.
Simone était un frêle petit être, blonde, avec de
grands yeux nOIrs, elle paraissait très raisonnable.
Elle avait regardé longuement Colette, pUIS comme
son papa lui disait tout bas d'être gentille, elle
s'était approchée de la Jeune fille pour l'embrasser.
Mais Colette n'avait pas compns le geste et machinalement, tout en carres sant les cheveux de l'enfant,
elle avait dit:
- Elle a cie jolies boucles, j'aime cette couleur;
puis, pensant a autre chose, elle avait demandé
à Jacques Ternot si, ce SOIr-là, il Irait à l'Opéra.
Et Simone, toute raide dans sa belle robe de broderie blanche que son AnglaIse lui avait bien recommandé de ne pas chIffonner, se sentit dans ce salon
des Darny SI malheureuse, si seule (son papa s'occu palt de la belle demoiselle et Miss n'était l'as là)
que, sans bouger du grand fauteuLl où M. Ternot
l'avait assise, elle se mit à pleurer.
Chagrin silencieux d'une enfant qUI n'avait pas
de maman et qui savait bIen que ses larmes n'attendriraient personne.
Ses petItes mains croisées sur sa robe blanche,
bien sage, elle resta là et ce fut Mme Darny qui s'aperçut la première que la fillette pleurait. Alors,
pour que Colette ne vit pas de larmes le jour de ses
fiançailles, pour que la mOll1dre chose ne l'attristat
pas, elle emporta Simone et la consola loin des
fiancés. Elle y réussil assez vite. Gentille et souriante, la fillette assista au déjeuner, et, ni son père
�LE MAUVAIS A),!OUR
ni Colette ne soupçonnèrent que l'enfant avait eu
du chagrin.
Depuis, Colette n'avait pas revu Simone. Tri:s
prise par les courses inévitables qui précèdent un
mariage, la jeune fiancée n'avait pas le temps de
s'occuper d'une enfant.
Pour voir Loute, dont elle ne pouvait se passer,
elle emmenait son amie dans les magasins et la
consultait pour bien des choses. Et Loute choisissait le satin broché qui devait tendre les murs de la
chambre de la jeune femme, et Loute, aimant le
style Louis XVI, les vieux meubles et les tapis
d'Orient, imposait ses goüts aux fiancés.
- Vous ètes incapables, leur disait-elle, de voir
clair, de voir juste; sur vos yeux l'amour a mis un
voile qui ne se déchirera que Jans quelques mOIs.
Si je n'.;tais pas là, les marchands, qui abusent
toujours d'une situation de ce genre, vous fourraient
n'importe quelle horreur que vous trouvenez merveilleuse. Mais quel ternble réveil vous auriez en
l'apercevant chez vous 1 Heureusement que Loute,
l'alUle à tout faire, est là, et comme hélas! rien ne
l'aveugle, elle regarde pour vous, les amoureux 1
Et les iiancés riaient, et ils ne choisissaient rien
sans Loute ...
Les deux mois passèrent vite, la veille du mariage
arriva. Mariée civilement le matin, Colette avait
déclaré à son fiancé que, voulant être belle pour la
cérémonie du lendemain, elle se reposerait tout
l'après-midI. Prévenues depuis longtemps, Loute et
quelques amies devaient venir goûter et enterrer la
vie de jeune fille de Colette.
Vers quatre heures, Loute en tête, la bande
arriva.
La bande se. composait des intimes de Colette.
Jeannc et Mane Je Lionard : l'alnée, bachelière
depuis un an, la cadette, violoniste de talent; Marguerite Rambaud, grandc jeune fille poussée trop
vite et qu'une, santé délicate forçait à faire de longs
séjours en SUisse; Suzette, l'enfant gâtée et terrible
â qui ses amies permella.lcnt tout.
lndulgente, le cœur bien gros CIl pensant au tendemail~
Mme Darny abandoll.na le petit salon aux
amies de sa fille, et les domestiques reçurent l'ordre
d'y senlr le succulent goûter que Colette avait
commandé.
Mme Darny partie, les jeunes filles s'illstalli:rent
autour de la nouvelle « Madame Il et les conversalions commencèrent.
�LE MA UV AIS AMOUR
Eh bien, comment cela s'est-il passé ce matin?
fut leur première question .
.
- Très simplement, répondit Colette, cette cérémonie est presque ridicule. Le maire a bafouillé son
discours, la salle n'est pas belle, et la statue de la
République, pleine de poussière, nullement imposante. J'ai dit oui sans aucune émotion. Jacques
m'a imité, et voilà.
- Et, fit Suzette, c'était fini ... finÎ. .. Mon Dieu,
comme le mariage est une chose grotesque. Après
deux petits « oui D, M. Ternat avait le droit d'emmener notre amie au bout du monde. Etait-il ému,
Colette, ce beau mari?
- Je ne crois pas.
- Mes enfants, s'écria Loute, ne vous y fiez pas!
Je suis certaine que Jacques Ternot doit savoir
très bien dissimuler ses impressions; depuis
plusieurs semaines je l'al vu fréquemment et Je
pense le connaltre un peu.
Intéressée, Colette demanda:
- Et que crois-tu aVOJl" découvert?
Loute se fit prier.
- Je ne sais si ie dois .. . après tout, je puis me
tromper ... je ne SUIS pas une voyante extra-lucide.
Ensemble, toutes les jeunes filles s'écrièrent:
- Loute, soyez gentille ... Loute, expliquez-vous.
Loute se cala dans son fauteuil et, les yeux bnlJants, elle parla.
- Eh bien, mes petites filles, en ce moment,
avant toute autre chose, Jacques Ternot est un
amoureux. .. Ceci, vous allez me répondre, vous le
savez aussi bien que mOI ct la chose ne vous étonne
guère; Colette est la plus jolie de nous toutes, et sa
oelle dot rendait tout amour facile .
« Pour Jacques Ternat, la question pécuniaire si
importante, n'existait pas; donc JI est, je le répète,
pour le moment nen qu'un amoureux. Mais, derrière cet amoureux qUI ne sait dire actuellement que
des mensonf.les, se cache l'homme avec ses défauts
et ses qualités, et c'est celui-là que Je croIs avoir
deviné.
Elle s'arrêta un moment et regarda son jeune
auditoire ...
\:., Tous les visages étaient tournés vers elle, même la
nouvelle mariée semblait anxieuse; contente de cette
attention, elle continua:
- Eh bien, cet homme doit avoir de grandes
qualités. 11 est intelligent, je l'ai deviné bon, et je le
crois loyal ...
�LE MAUVAIS
A~IOUR
Loyal, s'écria Suzette, loyal, yous êtes comme
M. le maire, Loute, vous bafouillez 1. .. Tout à l'heure,
vous prétendiez qu'il ne sayait dire que des mensonges.
_ Petite gamine, reprit Loute, comprenez donc
que l'amo';1r l'y force .. Il veut 'que Colette l'aime, il
veut être aIme. Alors Il se pare de toutes les \'erlus
conventionnelles. li est empressé, il est aimable,
il est gai, il est charmant, et il cache ce qu'il croit
être des défauts. li est un père très, tendre, il
dissimule sa tendresse; seulement, lorsqu'il parle
de son enfant, sa voix change et, lorsqu'il la resarde,
il a sur le visage une expression de douceur inhnie ..•
de Lionard, la bache- ExagératIOn, fit J ea.n~
lière maIs la phrase est lohe 1
_ 'Parle-nous d'autre chose, dit Colette avec un
peu d'impatience, l'enfant c'est un thème que l'on
connaît.
- Eh bien, ton mari, reprit Loute, ma belle amie,
sera jaloux.
- Bien amusant 1
- Pronostic délicieux 1
- Je te souhaite de l'agrément 1
Toutes ces interruptions firent sourire Loute; elle
allait y répondre, lorsque Colette, un peu inquiète,
J'interrogea.
_ Crois-tu vraiment ce que tu dis? un mari jaloux,
c'est insupportable 1
- Oui et non, il y a deux thèses, mais sois tranquille, je ne vais pas les soutenir. Je me suis
aperçue, la se~ain
dernière! à l'~péra,
9!le Ja~ques
Ternot ne seraIL pas un man patlent. .. Iu étaIS, ce
soir-là, particulièrement jolie, décolletée audacieusement, tu attirais tous les regards ... Un fiancé
vaniteux ou imbécile en eût élé ravi, mais Jacques
Ternot trouva, j'en suis sûre, que certains regards
dépassaient la mesure du savoir-vive. D'un geste
très tendre, maill qui était un geste de maltre, if prit
la dentelle qui était sur le dOSSIer de ta chaise, et en
couvrit tes épaules nues. Tes yeux l'interrogèrent.
Alors, avec un sourire il expliqua: « J'ai peur que
vous ayez froid,. Colet.te, ta. salle est. très. mal
chauffée. » On etouffalt, m~ls
lu sentis qU'li ne
fallait rien dire. Ose donc Iller que tu as compris
immédiatement que ta robe lui paraissait trop
décolletée.
Colette ne chercha pas à. se déf.eJ?c1re.
.
- Mais c'est maman qUI a ChOISI cette tOilette, Je
n'y suis pour rien.
�LE MAUVAIS A110UR
- Maman, s'écria Suzette, l'enfant terrible, c'est
gentil de t'entendre invoquer ce nom comme excuse.
l'lIais combien y a-t-il d'années que cette pauvre
maman ne fait que cc que tu veux. Colette, toute
petite, tes parents t'adoraient à mains jointes; tu
étais la fille unique; jamais de réprimandes, ni
d'observations 1 Autour de toi un concert de louanges. Tout ce que tu faisais était bien ... Ah 1 ce que
Je t'ai enviée, tu ne peux le savoir L .. Moi, je suis la
s ixième fille, alors mes parents n'ont plus aucune
patience pour ce demier rejeton qui a, paralt-il,
ramassé tous les défauts de la famille.
- Pauvre victime! fit Loute.
- Non, je ne suis pas une victime, j'ai pris la vie
du bon côté, j'accepte les observations avec un sourire, tout m'amuse.
- Vous avez de la chance, fit Marguerite Rambaud, moi aussi je voudrais que tout m'amuse ...
mais ma santé m'empêche d'être gaie.
- Ne soyons pas tristes aujourd'hui, s'écria Marie
de Lionard. Marguerite, vous avez très bonne mine
et je vous crois guérie. C'est l'OUS que nous marierons après Colette.
- Mais non, reprit Suzette, ce sera Loute, notre
doyenne [
Le mot était cruel, la gamine l'avait dit sans réfléchir, Loute le releva en femme d'esprit.
- Oui, je suin votre doyenne, mais ,une doyenne
qui restera pour compte, mes amies. Je suis très
difficile à caser.
~
Pourquoi? interrogea Suzette.
- Trois raisons: mon visage, mon intelligence (je
suis modeste), mes prétentions.
- DGveloppe, fit Colette, c'est assez incompréhensible.
- Mon visage, ne m'obligez pas à vous répéter
que je suis laide.
Les jeunes filles protestèrent et Suzette s'écria:
- Eh bien [ moi, Loute, j'aime votre laideur; si
j'étais un homme, je serais très capable de me
toquer de vous . Voyons, la bachelière, rappeleznous Mme de Meterlinck et dites à Loute que cette
laide fit des passions.
- Merci, petite Suzette, mais malheureusement
vous n'êtes pas un homme et je ne suis pas l'vlme de
Meterlinck. La seconde raison, je \"ous l'ai dit sans
aucune modestie, c'est mon intelligence. Que vouIez-vous, je me rends compte que je ne suis pas bête,
et je me sens incapable d'épouser quelqu'un qui le
�LE MAUVAIS AMOUR
sera. Avoir devant SOI, matin et soir, un mari qu'on
juge un sot, c'est une épreuve qui peut être longue
et qui doit être bien pénible. Mes prétcntions 1 Je
veux épouscr un homme ayant de la fortune, car je
ne saurais me passer du luxe dans lequel je vis. Un
homme distingué, int clligent et riche, c'est un oiseau
rare qu'on ne rencontre pas souvent.
Lcntemcnt, Margucritc Rambaud dit de sa voix
calme:
- Jacques Tcrnot possède toutes ces qualités?
- Oui, fit Loute en riant nerveusement, mais
Jacq ues Ternot voulait une jolie femme, et il a bien
choisi.
En disant ces mots elle se leva, et comme on
apportait le goüter, la conversation cessa pendant
quelques instants.
Autour d'une table ronde les jeunes 'filles s'installèrent et firent honneur aux nombreux gâteaux ct
sandwiches, puis, quand leur faim fut apaisée, un
domestique apporta du champagne et le servit. Dès
qu'il fut parti, Suzette saisit une coupe pleine de
vin mousseux et, montant sur un pouf, annonça
qu'elle allait porter un toast à la nouvellc mariée.
- Collette, dit-elle, tu vis avec nous tes dernières
heures de jeu'ne fille; demain tu ne seras plus des
nôtres, puisque tu entres dans la phalange sacrée des
nobles épouses ... Sois une bonne fcmme si tu veux,
cela m'est indifférent, mais reste toujours notre
amie. Que les nouveaux plaisirs .. . que tes importants
devoirs de maltresse de maison ne te fassent pas
oublier tes compagnes. Elles n'ont rien de neuf à
aimer, aussi clles seront tristes si tu les abandonnes. Jure, sur l'autel de l'amitié, que tu nous verras
toujours avec plaisir et buvons à ton bonheur.
Coupe vidée, Suzette sauta de son pouf.
- Maintenant, ajouta-t-elle, terminons la fête.
Marie a apporté son violon, elle va nous jouer
quelques danses langoureuses, moi je l'accompagnerai et les au t res tourneront.
L'idée parut excellente; en quelques minutcs la
table à thé fut e~lvé,
le tapis de Smyrne roulé, .
chaises et fauteUIls rangés contre le mur, ct Marie
de Lionard, violon en main, commença à joucr.
Pour surprendre ses amies! elle débuta l:a: l'aria
de Bach, sévère, d'une beaute pre~qu
l'ehglcuse ;
la musique immobilisa toutcs ce.s Jambes de vingt
ans ... Mais ce n'était pas l'affaIre de Suzette, ct
Loute, elle-même, trouvait qu'aujourd'hui toute
chose grave était importune. On enterrait, c'est vrai,
�LE MAUVAIS
A~lOUR
la vie de jeune fiUe de Colette, mais il fallait l'entr~
rer gaiement; et bien que ces deux mots allassent
très mal ensemble, Loute voulait rire ... rire ...
Suzette attaqua avec un entrain endiablé un
schimmy, danse bizarre qui consiste à sc secouer
autant que possible. Colette et Loute firent un
couple. Marguerite Rambaud et Jeanne de Lionard
en Grent un autre, et, en riant, comme des folles,
les jeunes filles sc secouèrent en mesure. Quelques
pas extraordinaires furent essayés, et Suzette dansa
une gigue qui lui valut les bravos de ses amies.
Décoiffée, rouge, haletante, elle terminait par un
saut excentrique, lorsque la porte du petit salon
s'ounit doucement, ct, très intimidée, s'arrêtant sur
le seuil, Simone Ternot parut.
Sauf Lou te, personne ne connaissait la future
bel~fi
de Colette; aussi, l'apparition de cette
enfant les surprit, ct excitée, prête à railler, Suzette
s'écria:
- Tiens, une mioche, qu'est-ce qu'elle vient raire?
Mais par un simple mot, Loute la fit taire.
- C'est Simone Teroot.
- Simone Teroot. Ce nom suffit à changer
l'atmosphère du salon, les rires s'arrêtèrent et,
curiellses, toutes les jeunes filles regarùèrent cette
petite qui n'osait avancer.
Colette se décida à aller au-devant d'elie, sans
grâce j Simone était un trouble-fêle, elie la prit par
la main.
- Petite fille, lui dit-elle en lui donnant un baiser
très sec, je ne t'attendais pas aujourd'hui.
Troublée, Simone n'osait répondre, et ses grands
yeux regardaient ces visages qui l'entouraient. Mai;;
Simone était raisonnable, elle avait promis à son
papa t!'ètre gentille et elle voulait tenir sa promesse.
A toutes les jeunes filles elle tenùit sa petite main
el dit: « Bonjour, mademoiselle» j puis, cela fait,
elle se réfugia près de Colette. Et comme la mariée
de demain lui demandait la raison de sa visile, elle
essaya de l'expliquer:
- Papa m'a raconté que, maintenant, j'avais une
maman ... ~a
me faisait plaisir d'être pareille aux
autres petites filles ... alors ... alors ... papa m'a permis de \'eni1' YOUS voir ... et il m'a dit aussi que je
pouvais VOllS appeler maman ... Vous voulez bien,
mademoiselle?
Suzette ne laissa pas le temps à Colette de répond.re, clic se précipita sur Simone et l'embrassa pluSleurs fois.
�LE MA UVAIS AMOUR
- Ce qu'elle est gentille et raisonnable, un amour
cette mioche; et vous avez quel âge, petite fille?
- Six ans.
- Six ans, fit Loute, et elle sait d é jà parler
comme une femme, et elle vous raconte des choses
charmantes. Allons, Colette, embrasse ce bijou et
dis-lui que tu es contente d'être sa maman.
Colette embrassa, mais avec indifférence .
. - Avez-vous goûté, petite fille? demanda Marguerite Rambaud.
- Oui, mademoiselle, merci.
- Voulez-vous danser? interrogea Marie de Lionard.
- Je ne sais pas.
Les jeunes filles se regardèrent, se demandant ce
qu'on allait faire de cette enfant. Colette l'assit sur
un fauteuil, comprenant que maintenant c'était fini
de "rire et de s'amuser.
Il fallait être séneuse et s'occuper de la petite
fiJ1e, et elle lui en voulait un peu d'avoir troublé la
fête, sa dernière fête chez ses parents.
Gentille, sachant encore ce qui plaisait aux bébés,
Suzette parla poupées avec Simone.
- Avez-vous beaucoup d'enfants? lui demandat-elle très sérieusement.
Et la petite fille, de son ton raisonnable, répondit:
- Quatre, mademoiselle, trois garçons et une
fille.
- Vous préf0rez les oarçon s ?
ug petit frère .
- Oui, je v~udrais
Pourquol?
- On ne s'amuse pas bien toute seule.
, - Vous n'avez pas d'amies?
- Si, mais elles ne sont pas toujours là ... j'aimerais mieux un petit frère .
- En effet, reprit .Loute en riant, ch bien, il se
peut que. l'an prochaln Noël vous en apporte un ; il
faut le lUi demander.
Les ye':lx s.om.bres de Si mone fixèrent la jeune fille
qui parlalt ainSI, ces yeyx d'e~rant
étaient étrangement graves, presque tnstes. Elevée par des gouvernantes, cette fillette n'avait jamais eu près d'elle de
vraie tendresse; son père l'aimait beaucoup, mais
veuf à vingt-quatre ans sa Jeunesse n'avait pas su ce
qu'il fallait à une toute petite. N'ayant plus de
parents, il avait confié à des domestiques, souvent
peu consciencieux, son enfant. Près de Simone les
~ouvernats
s'étai ent succédé, et, toute jeune, la
iillelte avait compris qu'il ne fallait s'attacher à
�LE MAUVAiS AMOUR
33
aucune. En dehors de son père et de ses poupées
elle n'aimaiL personne, ct c'cst pour cela qu'elle
souhaitait si vivement la présence d'un petit fr1:re.
Cette demoiselle lui disalt que Noel pouvait lui en
apporter un. C'était un beau cadeau, S1 beau, qu'elle
n'y croyait pas.
- Alors, fit-elle d'une voix qui tremblait, c'est
vrai, le petit Jésus vous envoie des fr1:res ? ..
Et Lou te, devi nant l'anxiété de l'enfant et ne voulant pas lui mentir, répondit:
- Il faut beaucoup prier.
Croisant ses mains, Simone avoua tout bas:
- Dans ma prière, quand je suis couchée et que
Miss n'est plus là, tous les soirs je demande au Bon
Dieu une maman ct un petit frère.
En entendant ces paroles, les jeunes fliles furent
émues j mal élevées, gâtées outrageusement par des
parents trop faibles, malgré leur apparence frivole,
leur égo'lsme, leur personnalité encombrante, elles
étaient bonnes et susceptibles d'éprouver une émotion vraie. Toutes comprenaient que l'enfant qui
parlait ainsi, à un âge où d'habitude on ne sait que
rire, avait dû, malgré tout le luxe qui l'entourait, être
parfois très malheureuse. Et, se rappelant leur
enfance si choyée, elles éprouvaient pour cette petite
plus que cie la sympathie.
Colette quitta sa chaise et, se meHant à genoux
pri;s du grand fauteuil où la fillette était assise, elle
lui dit tendrement:
- Simone, aujourd'hui le Bon Di~u
t'a envoyé une
maman.
L'enfant ne répondit pas, elle regarda Colette et
doucement, gravement comme elle faisait toute
chose, glissa 'du fauteuil où on l'avait assise, ct lorsqu'elle fut debout, tout contre Colette qui était
restée à genoux, elle mit ses petits bras autour du
cou de ta jeune fille, et se serrant très fort contre
ell"" murmura timidement:
- Ma maman ... ma maman à moi. ..
Dans Jes yeux des jcunes filles il y eut quclques
larmes. LOLlte, énerY~,
s~
détourna; Marguerite Rambaud, de sa main longue ct fine, carcssa doucement
les boucles blonJes j .1 canne, la bachelière, pensa
que l'amour maternel était le plus bel amour j Marie
la musicienne. songea à quelque romance trè~
tendre, jouée le matin mê~.
~uzet
haussa les
t.lpaules et, blague~,
:;'é~ria
.
- Mes enfants, Je CroIS, ma parole, que cette
gamine m'a émut:!. Elle a une façon de vous regarder,
2
�34
LE MAUVAIS AMOUR
de parler qui vous chavire l'ame. Colette, tu vas
être une belle-mère ridicule. Les amies 1. .• ce sera
un passé dont demain tu ne te souviendras plus.
Demain évoquait pour Colette une fète mondaine.
Demain, c'était la parade, la robe blanche, l'église
pleine d'amies, les compliments, les jalousies ...
demain ce serait peut-être le plus beau jour de sa
vie .
Elle se releva, rieuse, oublia la petite fille, l'émo~
tion qui venait de la transformer, et répondit:
- Vilaine, as-lu fini de me railler 1 Elle est très
gentille, Simone; puis, bien vite, elle ajouta: Vous
savez, les demoiselles d'honneur, ne soyez pas en
retard. A cause de Monseigneur qui vient me marier,
je veux faire mon entrée à une heure, nous n,ate~
drons pas les retardataires.
Et elles continuèrent à parler de la cérémonie de
demain, du voyage que Colette allait faire, des
cadeaux que le jeune ménage avait reçus, des fêtes
que Colette donnerait dans l'hôtel qu'elle allait
habiter boulevard Lannes.
Dès leur retour, Colette le voulait, on pendrait la
crémaillère, et il fallait la pendre d'une façon originale, comme jusqu'ici personne ne l'avait Ltit. Concert bizarre, fète travestie, dlner paysan, soirée
nègre, qu'importe 1 il fallait rendre inoubliable cette
premIère fête. Toutes les amies de Colette donnèrent
leurs idées, elles discutèrent, avec passion, heureuses en pensant au plaisir cn perspective. .
Et pendant qu'elles bavardaient ainsi, ne songeant
plus guère.à la peti~
qui tout à l'heure le~
avait
émues, assise aux pIeds de Colette tranqUIlle et
heureuse, Simone répétait de temps en temps, tout
bas: _ Ma maman, ma maman à moi. » Et la jolie
tête blonde cherchait à se nicher dans un pli de la
jupe, et les grands yeux sombres s'éclairaient et le
petit visage resplendissait .
IV
Dans la chambre de Colette, depuis le matin, les
fournisseurs sc succédaient: lingère, manucure,
coifTeur et cOl1turi~·e.
Dans un coin, parfaitement inutile, tant elle était
émue, Mme Darny restait assise; clic ne voyait plu~
juste et se rendait compte que ses yeux, qui à
�LE MAUVAIS AMOUR
35
chaque instant s'emplissaient de larmes, étaient incarables d'apercevoir si la toilette de la mariée avait
un défaut.
Debout, devant une grande glace, Colette, très
calme, observait avec soin toutes les transformations
qu'on faisait subir à sa charmante personne.
La lingère reçut des compliments, la manucure
des observations, et le coiffeur apprit qu'on n'avait
besoin de lui que pour le voile.
Maintenant la couturière, première de grande maison, une princesse qui se dérangeait tr\.:s rarement,
passait la robe, un nuage de tulle blanc, Colette
n'avait pas voulu d'étoffes lourdes et riches. Le
satin imposant, la moire antique, le cachemire de
soie, bon pour les vieilles manées; mais à dix-neuf
ans, il fallait que tout fût jeune, frais, léger. Et,
malgré Mme Darny et la couturière, le tulle avait été
choisi, imposé et aujourd'hui on pouvait féliciter la
jeune fille de son goùt si parfait. Cette robe, d'une
simplicÎté voulue, s'harmonisait avec la beauté de
Colette; le tulle blanc, rendait plus éclatant le teinl
de la jeune fille, faisant paraitrc plus claires les
larges prunelles, et leur donnait une expression pure
ct candide qui ne leur était pas habituelle.
Pendant que mademoiselle la première attachait
la robe, Colette se détaillait avec une attention scrupuleuse.
Là, un point faisait mal. .. le tout petit bouquet de
flL:ur d'oranger, beaucoup trop apparent. Ces fleurs
étaient raides, vilaines, ridicules 1... La femme de
chambre reçut l'ordre de découdre le bouquet.
M:me Darny protesta; pour elle, une mariée sans
Oeur d'oranger n'était plus une mariée. Sa fille la
traita d'aleule, se moqua cie ses idées arriérées, et
lui déclara qu'elle ne l'écouterait pas.
Suffisante, ridicule, Mademoiselle la première fut
de l'avis de Colette, et comme elle supposait que sa
jeune cliente ne voudrait pas de ce bouquet, une
horreur! elle avait apporté un lys et du myrte.
Colette prit le myrthe, le lys était encore un
symbule qui ne lui plaisait pas.
On dernier point à la jupe, le fichu Marie-Antoin.etl~
qu'elle croisa un peu plus h.aut pour faire plaiSll· a .!\tme Darny, et MademOiselle la Première
déclara (l u'clle n'avait jamais habillé plus belle
mariée.
Le coifTcur fut appelé pour poser Je voile Colette
lui indiqua ce qu'elle voulait, le tulle devait l'entour..:!" dcrant ct derriGre.
�LE :MAUVAIS AMOUR
Lorsque ce fut fini, les fournisseurs se dépechèrent de s'en aller, voulant avoir des places à l'église,
et sachant d'avance que ce serait di rticile; le mariage Darny Mant un événement mondain.
Dans la chambre de la jeune fille, SI bruyante
toute la matinée, Mme Darny et Colette se trouvt:rent quelques instants seules; la mariée, contente
d'être belle, souriait à son image et ne devinait
guère, que, tout près d'elle, il y avait une femme
malheureuse, qui cherchait à dissimuler son cha·
grin. Trè!s élégante, dans une robe de dentelle noire,
Mme Darny èssayait depuis ce matin de se persuader qu'elle était heureuse et que ce mariage comblait tous ses vœux. Mais cette toilette blanche, le
sac de voyage dissimulé dans un coin, lui rappelaient
~t
que tout à l'heure son
que le voyage. était pr~che
enfant ne lU! aprartJendralt plus. Elle eût voulu
prendre sa fille dans ses bras, comme lorsqu'elle
était petite; elle eût voulu lui murmurer d'abord des
tendresses, puis des conseils. Aujourd'hui, au moment de la séparation, elle avait peur, il lui semblait que Colette était encore une toute petite fille,
qui ne savait ~uère
que rire et s'amuser. Et voilà
que déjà elle avait des devoirs à remplir ...
Mme Darny se leva et, tout émue, se rapprocha
de sa fille. Elle ne savait que dire, ct pourtant elle
devait parler, faire entrevoir à Colette que la vie
n'était pas une éternelle fête.
- Ma chérie, commença·t-elle.
La belle mariée se retourna, et examina sa mère ...
Elle ne remarqua pas les yeux pleins de larmes, les
pauvres lèvres qUI tremblaient, elle n'entendIt pas
qu'il y avait un sanglot dans la voix.
- Avance un peu, maman, viens en pleine lumière
que je vOIe si ta toilette est bien ... Ne bouge pa~,
tu es superbe, mais tu n'as pas l'air contente?
- Je suis triste, avoua Mme Darny.
Triste, Culette ne voulait pas. La charmante égolste
désirait qu'autour d'elle, tout le monde fût gai,
quand elle était gaie. Avec un peu d'impatience, elle
répondit:
- Ma petite maman, tl;l n'es pas raisonnable; !li tu
rais aujourd'hui pareil vIsage, Je ne saurai pas être
heureuse. Est-ce cela que tu veux?
Ce reproche bouleversa la pauvre mère. Colette
avalt raison, il ne fallait pas l'attrister. Immédiate·
de Mme Darny changea. elle sc
ment le Vlsa~e
redressa, essàya de sourire:
- Tu as raison, ma chérie, il faut être gaie et je le
�LE .MAUVAiS AMOUR
37
suis. Mais, Colette, ajouta-elle avec crainte, tu es
certaine d'être heureuse ... tu aimes beaucoup ton
mari, tu l'aimeras toujours?
Colette ne comprit pas l'anxiété de sa m1:re, elle
se mit à rire.
- Ma petite maman, pour me poser celte question il est trop tard; depuis hier, Je suis civilement
Madame et tout à l'heure la bénédiction de Monseigneur me permettra de porter mon nouveau nom:
Madame Jacques Ternot! Mon Dieu 1 que ceJa me
semble drôle. J'ai si peu l'air d'une dame 1
La porte de la chambre de Colette s'ouvrit.
M. Darny, sachant sa fille prête, venait la chercher
pour la conduire aux salons où déjà beaucoup de
monde l'attendait. En voyant Colette si belle dans
sa toilette blanche, il se redressa plein d'orgueil, ce
fut son premier sentiment. Un second, moins joli, se
glissa Jans son cœur. Il en voulut à cet hommt:
qui allait lui prendre sa fille et qui l'emmènerait
pour toujours loin de son foyer.
Calme, sc dominant, il offrit le bras à Colette, et
celle-ci, coquette, lui demanda:
- Me trouves-tu belle?
- Tu le sais bien, et je crois qu'aujourd'hui l'avis
de ton papa t'importe peu.
- Méchant 1 Tu es aussi de mauvais humeur, vous
n'ètes pas gentils tous les deux.
M. et Mme Darny se regardèrent et ils eurent
honte de n'avoir pas su cacher leur cl1agrin. Attrister Colette en un pareil jour, c'était vilain 1 Ils se
jugèrent très égolstes.
Lorsque Corette entra dans le salon, ce fut un
concert de louanges : part.!nts, amis, déclarèrent
que la jeune fille n'avait jamais été aussi jolie.
Jacques Ternot s'approcha, prit la main de Colette
et la porta à ses lèvres en murmurant un compliment que seule la mariée entendit.
Simone, qui était parmi les demoiselles d'honneur, s'approtha avec une vivacité qui ne lui était
pas habit utile, et, levant vers la mariée sun visage
Joyeux, d'une voix pleine de bonheur elle s'écria:
- Bonjour, ma maman, - puis croisant 5e5
petites mains, elle ajouta:
- Oh 1 que vous C!tes belle 1
Colet~
sourit, cel hommage nalf l'amusait j mais,
n~
pensant qu'à elle, elle ne s'aperçut pas que la
fillette attendUit un baiser.
- Va, Simone, lui dit-elle, n'approche pas, t
chilfonnerais ma robe.
�38
1.E MAUVAIS AMOUR
Les grands yeux sombres s'assombrirent davantage, mais, raisonnable, la petite fille s'en alla
rejoindre le groupe des demoiRelles d'honneur.
Puis ce fut le départ, le salon si animé peu à peu
devint désert, et Colette et son père restèrent seuls
quelques instants. Elle ne pensait qu'à l'entrée
qu'elle allait faire dans l'église pleine d'amis, et sans
cesse elle consultait la glace qui était au-dessus de
la cheminée. M. Darny regardait sa fille et ne pouvait s'empêcher de songer que dans quelques heures
elle serait partie.
L'un derrière l'autre ils descendirent l'escalier.
Colette sourit au concierge, aux domestiques de la
maison qui la regardè:rent passer, puis elle monta
dans l'auto, et son père s'assit près d'elle.
Il faisait très beau, le trajet fut court. Colette
remarqua le soleil et le ciel bleu.
Devant l'église un monde fou faisait la haie de
chaque côté du tapis, Colette descendit; un petit
trottll1, que Mademoiselle la Première avait posé là,
se précipita. En quelques secondes elle tira la jupe,
arrangea la traine, drapa le voile, et Colette, sentant qu'elle ne prêtait pas à la critique, monta lentement les marches de l'église.
Un autel fleuri et étincelant de lumières, des têtes
qui se penchaient curieusement; c'est tout ce que
Colette vit. Elle marchait sans penser, étreinte par
une émotion nouvelle. La musique religieuse emplissait de mystère cette él'llise ct lui enlevait son caractère de réunion mondallle.
Colette s'agenouilla avec le grand désir de prier;
près d'elle, debout, les bras croisés, Jacques Ternot
semblait se recueillir.
Monseigneur, évêq ue in partibus, fit un discours
charmant; Colette avait toutes les qualités: bonne
et tendre fille, elle serait une épouse dévouée. Orphelin de bonne heure, Jacques n'avait jamais connu
les douceurs de la vie familiale, les parents de sa
femme deviendraient les siens. Et Monseigneur parla
en dernier, de la petite fille qui aujourd'hui retrou:
vait une maman.
Il maria lui-~êmc
les j~unes
gens et Colette s'engagea pour la vie en sounant.
La messe commença, les voix d'enfants chantaient
« Alleluia ».
Pendant le discours de Monseigneur, les invités
s'étaient lu, mais maintenant les langues marchaient,
il fallait bien critiquer. Certains trouvaient Colette
charmante, d'autres déclaraient la jeune mie moins
�LE MAUVAIS AMOUR
39
bien que d'habitude ... La robe, une trouvaille ...
mais il fallait être Colette pour se permettre cette
simplicité ... Simplicité 1 Lorsqu'on porte au cou un
collier de perles qui représente une petite fortune,
est-on jamais simple r ... Qui avait donné ce collier ? ...
Le mari ? ... Un bijou de famille r... Ah 1 alors la première femme l'avait déjà porté ... La première femme,
c'était un souvenir désagréable.
Après tout, on avait beau dire, ce n'est jamais
très plaisant d'épouser un veuf... et puis, il y avait
Simone... Belle-mère, en se mariant, ce n'est pas
amusant ...
Et sous toutes ces conversations la jalousie perçait. Les jeunes filles et surtout leurs mcres
enviaie.nt le beau parti qu'était Jacques Ternot, et
en voulaIent un peu à cette Colette qui n'avait eu
qu'à paraitre pour plaire à ce monsieur si difficile
et que tout le monde voulait marier.
La messe achevée, les invités se précipitèrent à
la sacristie: bousculades honteuses, chaises empilées les unes sur les autres, tous voulaient pasSt!r
en premier, et n'hésitaient pas à pousser violemment
ceux qui les précédaient.
Souriante, Colette serrait les mains qui se tendaient vers elle et essayait de répondre gracieusement aux compliments qu'on lui faisait.
Elle était aimable, charmante, mais lorsqu'une
relation. provinciale» cherchait à l'embrasser, elle
de se reculer qui faisait comavait une mani~re
prendre qu'elle ne permettait pas une pareille familiarité. Colette soignait sa beauté et les baisers font
rougir les peaux fines.
La sortie de l'église fut un triomphe pour la jeune
femme; elle et son mari faisaient un si beau couple
que les critiques s'arrêtaient et que les plus malveillants ne pouvaient s'empêcher d'admirer.
Ces mariés étaient jeunes, beaux, riches, et un
avenir merveilleux semblait leur être réservé.
Dans l'auto qui les l'amenait à la maison, les nouveaux époux ne parlèrent guère, ils étaient intimidés.
Jacques demanda à sa femme si eIJe ne se sentait
pas fatiguée, le défilé avait été très long. Colette
répondit qu'il y avait un monde fou.
Quand ils arrivèrent dans l'appartement fleuri et
?ù pendant leur absence on avait dressé un buflel,
11 y avait déjà du moncle et Colette fut enlevée à son
mari, entourée par ses amies.
Pendant une heure les salons ne désemplironl
pas, et la nouvelle mariée dut causer avec tous ...
�4°
LE MAUVAIS AMOUR
Pu.is, presque ensemble, les Invités s'en allèrent, et
il ne l'esta plus que les personnes du cortège et les
demoiselles d'honneur.
Alors Loute déclara qu'elle avait grand'faim et
que Mme Ternot dissimulait depuis longtemps d'indiscrets bâillements.
Madame Ternot 1 Colette se mit â rire tant ce nouveau nom lui semblait dr6le.
En quelques instants, dans la salle à manger, on
dressa une table ronde et les jeunes époux et les
demoiselles d'honneur s'installèrent; dans la galerie,
les parents en firent autant. Sans Loule, ce déjeuner
eût été trisle, mais la verve de la jeune fille l'anima.
C'était bon pour les parents d'être silencieux et
solennels, eux devaient leur donner l'exemple et
.-appeler â tous que ce jour-là était un jour de joie.
Et elle railla la pompe de l'église catholique et le
discours de Monseigneur. Elle l'avait écouté d'un
bout â l'autre, c'était un beau morceau d'éloquence,
mais heureusement pour elle Colette ne possédait
pas toutes les qualités énumér6es par le prélat ...
- Une femme parfaite, s'écna-t-elle, Jacques
Ternot, je supprime monsieur, avouez que vous n'en
voudriez pas, rien n'est plus ennuyeux 1Je suis certaine que vous espérez que Colette possède un tas
de petits défauts et vous vous réjouissez de les
découvrir.
Jacques Ternot ne protesta pas, mais il regarda sa
femme avec des yeux qui disaient tout son amour.
Puis Loute se moqua de certaines toilettes, personne ne fut épargné, et elle raconta que sa quête
faite à des gens riches et élégants n'avait pas été fructueuse. Quelques pièces blanches et le reste de
vilains sous. Vraiment, maintenant, on ne savait
plus donner ...
Elle tag,uina les jeunes époux. L'heure du départ
approchait où allaient-ils cachet leur bonheur ? ...
Jacques était un mystérieux, et ne voulait rien dire,
mais elle avait tout deviné, et elle savait quel train
les emporterait ce soir. Elle espérait que ce voyage
ne serait pas l.ong; ~ Paris M. e,t Mme Ternot laiSsaient des amIS qUi seralCnt tres malheureux. Les
jeunes époux devaient promettre que dans un moi~
ils seraient là.
Départ. Ce mot-là faisait sourire Colette, elle
aimait voyager et elle devinait que le voyageur qui
partait avec elle serait un compagnon délicieux.
Pendant leurs courtes fiançailles, il avait ét6 un
flanc"; trùs épris, ne discutant jamais, voulant cc que
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette voulait, et ta jeune femme supposait que
toute la vie ce serait ainsi.
Autour de la table, assise entre un monsieu,
qu'elle ne connaissait pas et Loute, Simone avai :
déjeuné en petite fille bIen sage; sans les compren
dre, elle avait écoulé les railleries de Loute et, pou
être polie, avait souri quand tous les autres riaIent
Mais maintenant la conversation devenait pour elle
int6ressante, Loute parlait de départ, qui donc
allait partir?' Elle devenait attentive, elle voulai
~
savoir.
Les grands yeux fixaient Colette. Son papr
s'absentait quelquefois, mais il le lui disait longmaintenant que sa maman
temps ?'?-vance, et I~uis
étaIt la, Il ne pouvaIt plus s'en aller.
Sa maman! Celle-là ne s'en irait jamais, Simone
savait bien que les mamans ne quittent pas leur
petite fille. Elle, quand elle s'en allait à la campapagne ou au bord de la mer, emmenait toujours se~
enfants el pou rIant elle avait trois garçons insuppor.
tables, madame, et seulement une fille!
Mais, maintenant, en parlant à Colette, Loute
disait qu'il se faisait tard et que le train n'attendait
jamais les amoureux.
Alors, pendant que Loute continuait à railler, le
petite mam de Simone s'appuya sur celle du monsieur qui était près d'elle et qu'elle ne connaissait pas.
Croyant que l'enfant désirait quelque chose,
empressé, ce garçon d'honne.ur, ami d'enfance d"
Colette, se pencha vers la petite.
- Que voulez-vous?
Tout bas, s'efforçant d'être compréhensible,
Simone inquiète demanda:
- MonsIeur, qui donc s'en va tout à l'heure?
Lui ne réfléchit pas que peut-être l'enfant ne
savait rien et, insouciant, r()pondit très vite:
- Mais votre papa et sa femme; puis une boutade
de Loute le fit nre, et il ne pensa plus à la fillette.
Simone ne montra pas son chagrin, seulement elle
devint très pâle, el ses mains sous la table se cris·
pèrent. Ses paupières trop lourdes cachèrent se!:
yeux sombres, et elle pencha la tête pour ne plu "
rai.l donc jamai:
voir personne .. C'ulait fini, elle n'~u
de maman, pUisque celle qu'on lUI avaIt donnée hie
partait, la laissant là.
sa
Dal;S
ëh;mbre: C'olette 'eniv~l
. sa' r~be'
bian
che. Mme Darny et Loute l'aidaient. Sur le lit 1.
�LE MAUVAIS AMOUR
blouse de linon, la robe de ,:oyagc étaitent préparées et, fermé, Je sac attendait à côté.
Les mains tremblantes, Mme Darny dévêtait sa
tille; elle avait renvoyé la femme de chambre, ne
voulant personne près de Colette; elle supportait
Loute parce que Colette la désirait... Et puis celte
Loute empêchait toute émotion, sa voix de gavroche
résonnait dans la chambre, le moindre mot dit par
cette voix avait une allure plaisante; tant que Loute
serait là, Mme Darny était sûre de ne pas pleurer 1
- Allons, quille ta parure virginale, enflle ta robe
faite pour la poussière, et ne te regarde pas ainsi,
en blanc ou en gris, tu seras toujours jolie 1
- Loute, tu es ridicule 1
- Je sais, c'est le refrain. Depuis que nous
sommes amies, il ya très longtemps de cela, tu m'as
servi tous les jours des compliments de la sorte, et
comme je suis très bonne fille, je ne m'en froisse
jamais. Mme Darny, avouez que, malgré votre aveuglement, vous vous êtes quelquefois aperçue que
l'étais une amie parfaite.
- Mon aveuglement? répéta Mme Darny surprise.
- Dame, je ne trouve pas d'autre mot. Vos yeux
depuis de longues années n'ont jamais su :voir une
autre personne que votre fille, elle seule avaIt toutes
les qualités ct, lorsque nous étions ensemble, il
'allait que je m'unisse au concert de louanges que
fOUS chantiez près d'elle.
- Vous êtes folle, balbutia Mme Darny un peu
LlOnteu se de comprendre que Loute disait la vérité.
,- Folle 1 Folle! Me voilà classée, cataloguée; mais
::omme SUI' terre chacun est un peu fou, cela ne
m'attriste pas. Madame Darny, permettez-moi de
vous dire, très respectueu sement. que je connais
'Iotre folie. Colette, quelle sera ' la tienne? Cela
m'inquiète un peu pour ton mari. Tu es le papillon
g~i
quitte la t1e~r
o~
il est né~
tu t'en vas vers
l'lllconnu. Je SUIS vraiment poétique, une âme de
poète rôde par ici.
Colette daigna sourire.
- Loute, tu es insupportable, tais-toi et passe-moi
mon chapeau et mes épingles.
Loute obéit. Imitant une femme de chambre bien
stylée, silencieuse elle passa chapeau, épingles :
ses mains adroites mirent la voilt![le, puis, prenant
le sac, elle le tendit à la jeune femme.
- Voilà, madame, êtes-vous contente ain si?
Colette ne répondit pas. Au moment de quitter sa
�LE MAUVAIS AMOUR
43
chambre de jeune fille, elle était un peu émue; elle
avait vécu là des années heureuses, jamais le moindre chagrin ne l'avait effleurée. Cette émotion fut
courte, Colette allait vers une nouvelle vie qui serait
aussI bonne que celle qu'elle quittait.
Elle se tourna vers sa mère et lui sourit affectueusement.
- Maman, voyons, ne sois pas triste, nous ne
partons pas pour bien longtemps.
Ce «nous que Colette disait si naturellement, fit
souffrir Mme Darny; ce « nous annonçait la nouvelle vie de Colette; ce « nous
mettait entre l'enfant et les parents une barrière.
Madame Darny regarda sa fille, et grosses et
lourdes des larmes jaillirent de ses yeux. Elle se rapprocha de Colette j tendres, caressantes, ses mains
arrangè,ent le chapeau, la voilette, la chemisette de
la jeune femme. Elle était pourtant impeccable,
mais la mêre retardait ainsi le départ j dans celte
chambre, Colette était encore sa petite fille; clans le
salon elle ne serait plus que Mme Ternot, que son
mari allait emmener.
Colette ne partageait pas ce chagrin, elle répétait:
{( Maman! voyons, maman» et, désespérée, regardait son amie, lui demandant secours.
Blagueuse, tout de même un peu émue, Loute
s'écria.
- Allons, madame Jacques Ternot, l'auto en bas
gronde, le train chauffe, tl faut suivre votre mari,
Monseigneur l'a dit et Sa Grandeur doit être
écoutée.
Comme réponse aux paroles cie Loute, la porte de
la chambre s'ouvrit et M. Daruy parut ...
En homme qui a du chagrin et qUI veut brusquer
les choses il agit.
Vite, il entraîna sa fille, l'embrassa entre deux
portes. Dans la gal~rie,
Jacques attendait en costume de voyage. Après avoir serré énergiquement la
main de son gendre, M. Darny ouvrit lui-même la
porte du palier et fit signe aux jeunes époux de s'en
aller. Colette eut un sourire, sa main envoya un baiser ... puis, ce fut fini.
Trb pàle, mais parfaitement maUre de lui-même,
M. Darny rentra dans le salon où quelques perSonnes de la famille causaient encore et, sans le
moindre trouble apparent, il se mêla à la conversation.
Lorsque les derniers' invités furent partis, il poussa
un soupir de soulagement; après les avoir reconduits.
)l,
)1
)1
�LE MAUVAIS AMOUR
44
il retourna dans le salon plein de gerbes blanches
qui commençaient déjà à se faner et donna l'ordre
d'enlever tous ces bouquets. La galerie, la salle à
manger étaient envahies par des domestiques; dans
son appartement, ~l n'~tai
,Plus chez lui, et ~e soir
de fête lui parut tnste mfinlOlcnt. Il songea a aller
à son cercle pour fuir cette tristesse, mais il pensa
à sa femme qui, dans quelque coin, devait pleurer.
Il la chercha dans son boucloir, dans sa chambre
et tout à coup, devina qu'elle était chez Colette.
obucement, il ouvrit la porte cie cette pièce, vide à
Darny qui, assise sur une
présent, et aperçut l\~me
chaise basse, semblaIt étrangère à tout bruit. Sur le
lit s'étalait la robe blanche, par terre, les petits souliers cie sat in, et sur un fauteuil, le voile de tulle.
l'vI. Darny s'approcha de la pauvre maman et, lui
prenant la mai~l,
.cli.t avec une. grande aITection :
- Moi aUSSI, l'al clu chagnn.
Et Mme Darny répondit :
- Pourvu qu'elle soit heureusel
Le bonheur de Colette, C'était son unique
préoccupation.
Après un silence, MmeDarny demanda:
- A-t-elle eu du chagrin quand elle est partie,
pleurai t-elle ?
- Je ne lui ~n .ai pa~
laissé le temps, avoua
M. Durny, et pUIS Je crOIS qu'elle n'était pas très
émue. Elle est si jeune!
- Je me. suis mariée à son âge, mais je n'étais
pas fille unique, et mes parents ne m'avaient gUt.ft:
gatée.
- Tandis que nous ...
M. Darnr n'acheva .pas sa phrase.
- Nous, Interrompit sa femme, nous l'ayons aimée.
- Presque trop.
Mme Dam)' se r~desa
et, inqui1:te, interrogea:
- Que veux-tu dIre?
- Oh J ce sont des !dées vagues ... qui, après IOUl,
ne sont peut '11
être pas . Jllstes; l'avenir , Je l'espère , me
prouvera qu e es é-talent
fausses.
Mme Darny s'impat.ienta.
- Mais enfin, explique-toi.
- Voilà. Il y a des jours où je me demande si ce
n'est pas très Imprudent de gater une enfant comme
nous avons gaté Colette. Toi, comme moi, nous ne
lui refusions jamais rien, et nous nous sommes errorCl:S de lui faire la vie aussi douce que possible. Estcc que nous avons eu raison, tout est là,
- Je ne te comprends pas.
4
�LE MAUVAIS AMOUR
Voyons, tu admettras bien que Jacques ne s'inclinera pas, comme nous le faisions, devant tous les
caprices de Colette.
- Pourquoi pas?
- Mais, parce qu'un mari a autre chose à faire.
- Colette est tri::s raisonnable.
- Je le suppose, nous, nous ne lui avons jamais
demandé d'être raisonnable.
Mme Darny se fâ.cha.
- Enfin, ciue veux-tu dire, qu'as-tu cc soir contre
ta fille? Toi qui l'aimes tant, tu me sembles injuste.
Que t'a-t-elle fai t, la pauvre 'petite?
Cette exclamation fit sourire M. Darny.
- Ne la plaignons pas, je t'assure qu'en ce moment
elle ne pense gui!re à nous.
Mme Darny se leva brusquement et s'écria:
- Jaloux, tu es jaloux, voilà la vérité. Tu aurais
voulu que ta fille en nous quittant manifestât son
chagrin, tu aurais voulu la voir pleurer, la voir
souffrir.
M. Darny réfléchit et tout bas, avoua:
- Peut-être, et je crois qu'à toi aussi les larmes de
Colette t'eussent fait plaisIr ... Il Y a des larmes qui
consolent mieux que n'importe quelle rarole.
Mme Darny ne répondit pas et se rapprocha de
son mari.
La chambre s'emplissait d'ombre; l'un près de
l'autre, les deux époux regardaient le lit où ce soir
l'enfant ne reposerait pas, le nid était vide, l'oi"eau
était parti pour toujours.
Toujours! C'est un mot qui fait peur, un mot sans
fin, sans suite, sans espoir.
Ce soir il effrayait Mme Darny, et elle n'osait le
prononcer. Ses mains se tendaient vers la robe
blanche abandonnée ...
La chambre, les meubles, toutes ces choses parlaient de Colette, dans cette pièce, elle était e ncore
présente, et pourtant, elle n'y reviendrait plus jamais.
Tout à ses pensées, M. Darny murmura:
- Nous sommes de pauvres vieux qu'elle oubliera
très vite.
Résignée, la mère répondit :
- Q'u'importe si elle est heureuse 1
Et, malgré lui, M. Darny ajouta:
- Dis-moi que nous avons su l'aimer et qUt'
l'amour dont nous l'avons entourée ne lui as pas lait
de mal. Dis-moi qU'elle sera une aussi bonne épOUSL
que sa mère.
La chambre devenait sombre; Eur le lit, 13 robe
�LE MAUVAIS AMOUR
faisait une gran.de lach~
claire. Mme Darny ne
r ::pondit l'as, n:als ses n~as.
tremblantes sc lev~rnt
\'e rs l'imanc pieuse qUI etait au-dess us du lit de
Colette et,bsubitcment inquiète, elle demanda à Dieu
le bonheur de son enfant.
v
Dans un petit salon contigu à sa chambre, étendue
sur une chaise longue, Colette lisait. Revenue depuis
quelques jours, un d)eu fatiguée par le voyage, elle
se reposait en atten a!1t son amIe Loute.
Elle lisait un mauvais livre, maintenant elle pouvait tout lire ct, sans réfléchir, sans demander conseil, elle achetait n'importe quoi. Mais chose bizarre,
en général, ces mauvais livres ne l'amu saient pas.
Celui qu'elle feuilletait vraiment l'ennuyait; aussi
elle finit par le poser Sur sa chaise longue, et là, les
yeux ouverts, elle r~va.
D'abord, elle s'aperç~t
qu'un calendrier posé sur
son secrétaire ma~'qult
la date du jour, 3 mai, il y
avait juste deux mOlS qu'elle était mariée. Deux mois 1
Jacques n'~vait
p~s
pensé à. cet anniversaire, elle
le gronderait ce SOIf, bouderait un peu, pour lui faire
comprendre q.ue.les d.ates avaient une importance.
Jacques,. c'ctalt vraiment un compagnon charmant, tOUjours .de. bonne. humeur et qui l'aimait
follement, elle etait certaine de cela. Elle ne s'interrogea pas pour savoir si elle lui rendait son
amour. Colette continuait à sc laisser aimer.
Leur voyage avait été un voyage délicieux; partout, en France, comme en Italie, un ciel bleu et du
soleil. Jacques pré~endait
que tout souriait à Colette
et Colette le croyait.
Au relour l'hôtel, fini d.'installer, avait plu à la
jcune femme; SimOI?e, s.a petite belle-fille, n'était pas
gênante et ne paraIssaIt qu'aux heures des repas.
A son sujct, Jacques avait cu avec Colette 1.1ne
conversation sérieuse. En sc servant de mots
tendres il lui avait demandé de s'occuper de Simone,
de sur~eil1
la gouyernante q1.1'il ne croyait pas
irréprochable.
- En aimant ma fille, Colette, c'est moi que You",
aimerez et je n'oublierai jamais ce que VOLIS fcr..:!.
pour mon cnfant.
Colette n'avait pas compris quelle pri ère il ya"ait
�LE MAUVAIS AMOUR
47
dans cette voix d'homme, et elle avait répondll
qu'elle trouvait la gouvernante parfaite.
Jacques avait insisté.
Agacée, Colette s'était dite jalouse, et Jacques
n'avait plus osé parler de la fillette.
Simone continuait à adorer sa maman, mais cette
adoration était craintive; elle s'efforçait d'être plus
sage qu'ellc ne l'avait jamais été. Pas ùe cris, pas de
rires, elle jouait silencieusement et ne voulait même
plus que ses petites amies vinssent; on ne pouvait
les empêcher d'être bruyantes et sûrement sa
maman n'aimerait pas cela.
Colette s'apercevait bien que Simone était une
enfant « modèle» et elle s'en réjouissait.
En dehors du baiser qu'elle lui donnait matin et
soir, elle n'avait pour la fillette aucun geste de tendresse: oubli, Indifférence. Toujours très aimée,
trés choyée, Colette ne devinait pas qu'il y a des
loutes petites qui, pendant des jours et des jours;
désirent une caresse, et Simone pensait au baiser de
Colette bien longtemps d'avancc. Si, trop pressëe
ou distraite, la jeune femme ne le lui donnait pas,
le soir, lorsqu'elle était couchée, Simone pleurait.
Depuis leur retour, les jeunes époux n'étaient
guère restés chez eux: un dJncr de famille par
semaine et les autres soirs théâtre généralement,
Jacques y rctrouvait des amis et, après les présentations faites, .ils allaient tous ensemble souper dans
quelque restaurant très en vue.
Ce soir, le ménage Ternot et de vieux mariés d'un
an, cousins de Jacques, devaient se retrouver aux
Variétés, et dès lc théâtre fini tous les quatre
s'étaient promis d'aller dans un cabaret de Montmartrc voir danser. Colette se rëjouis~at
de cette
soirée ct, pour être belle, prolongeait son repos.
Sur sa chaise longue, dans ce petit salon très joliment meublé, qu'une gerbe de roses égayait, Colette
trouvait qu'il était doux de vivre, et elle pensait à
tous les plaisirs qui l'attendaient. Elle avaIt eu rai~on
d'épouser Jacques Ternot, Loute ne se trompait
pas en lui disant que c'6tait pour ellc Je bonheur.
.Jeune fille, elle s'eft'rayait dc ce titre ùe vcuf, qu'il"
avait donc pcu d'importance 1 Le point noir, comme
cl~
dis~l
au.trcfoi.s, c'était. Simone, ma}s. que ce
pl)lnt nOIl' étaIt petit; et vralmcnt pourrdlt-ll Jamais
l'ennuyert
Trois heures 1 Loute tardait, mais Colette n'était
pas pressée de la voir arriver; elle' était bien l, chez
cHe» ct trouvait très agréable d'y rêver.
�18
LE l\IAUVAIS AMOUR
Chez elle, ces mots la faisaient sourire, elle
n'avait pas encore l'habitude de les dire.
Elle quitta la chaise longue et alla sc regarder
dans une glace. Elle ne voul.ail pas être indulgeI?-te
pour el-m~!
~le
voulait sc trouver mauvaise
mine ou mOll1s )ohe que de coutume, elle ne put y
parvenir et constata avec plaisir ·que cette robe J'intérieur de soie paille lui allait à ravir.
Tout à l'heure Jacque.s a:vait el?- raison lorsqu'il
lui avait dit: « Ma ch êne, Je croIS que tu deviens
tous les jours plus jolie, est-ce l'amour qui rait ce
miracle? li
Le timbre annonçant Ulle visit.: retentit.
Colette s'allongea.de nouveau sur sa chals~
longue,
prit une. pose gl:acleuse, puis at~p
le mauvais
livre, qUl affirmait ses droits. Il était temps; sans se
{"aire annoncer, Loute grimpait l'escalier et pénétrait
en coup de vent dans le salon de son amie.
- Bonjour, madame, je suis en retard ... ne dis
rien ... Que tu es belle 1 Mais tiens donc ton livre à
['endroit, je pense que tu ne dois pas pou voir lire
ainsi.
Colette rougit et, furieuse, jeta l'ennuyeux roman
sur la chaise longue; .l es deux amies échangel" ...nt un
baiser, puis Lout.:: pnt un fauteuil.
- Ouf, tu ne devineras jamais qui je quitte.
- Un amoureux.
- Non, ma chère, ils sont en grève 1
- Une amie ... mon mari ...
- Non.
- Je ne sais pas.
- Ta mère, ma chère, Mme Darny en personne.
Colette se redressa brusquement.
- Tu ne lui as pas dit que tu venais ici ni que
flOUS sortions ensemble.
'
- Mais nOIl! j'ai bafouillé ... ellc n'a rien compri s.
Colet (e respira soulagéc et, vite, expliqua:
- Tu comprends, j'aime beaucoup maman, je
suis très contente de la voir, mais elle voudrait sortir
av..:c moi tous les jours; alors, comme me l'a dit une
cousine de Jacques, c'est une très maL1vi~e
habitude on ne sait plus comment s'en dC:barrasscr.
Sc' débarrasser de sa m1:re ou de l'habitude, Loute
ne comprit pas, m.ais el~
~rol'a
inutile d'insister.
- Voyons, habille-tOI Ylte, Ji est temps de partir.
Le deux amics allèrent dan!< la chambre d..:
Colette dix minutes arrès la jeune femme était prête.
Au t~omen
où elles descendaient l'escalier, la
gouvernante de Simone parut.
�LE MAUVAIS A1roUR
49
La présence de Miss à celte heure étonna Colette,
elle l'interrogea:
- Vous n'êtes donc pas sortie avec MademoisL!lle?
Miss expliqua que la petite fille était enrhumée et
ayait très mal à la tête.
- Eh bien, laissez-la à la maison, j'irai la voir
dès que je rentrerai.
Cela dit, Colelte prit le bras de son amie et, sallS
plus penser à Simone, monla dans l'auto qui les
emmena très vite à une exposition de peinture. Là,
ellcs ne firent qu'entrer el sortir, juste le temps de
regarder quelques tableaux de maitrL!S indiscutables;
puis elles s'en allèrent goi1ter chez un pâtissier où
elles étaient certaines de rencontrer des amies ...
Quand elles entrèrent, les salons qui tiennent à la
boutique étaient plei ns; le11te111en t, en dévisageant
tous ceux qui étaient là, Loute en fit le tour.
Dans un coin ellc découvrit une table et Jeux
amies : Jeanne et Marie de Lionard. Heureuses de
sc retrouver, eUes s'installèrent et Colette, la personne intéres~a,
tout en déyorant des gâteaux,
raconta son voyage, et la vic très agréable qu'elle
menait depuis son retour à Paris. Du mari elle parla
peu, mais avec complaisance s'étendit SUl' les pièces
de théâtre qu'elle voyait et qui n'étaient pas pour
les jeunes filles. Elle dit aussI ce qu'elle allait faire
ce soir et ses amies lui firent promettre de leur
raconter en détail tout cc qu'clic l'cITait; lcs danses,
surtout, lcs danses inquiétaient les sœurs de Lionard. Un ami de Icur frère prétendail qu'à Montmartre, ct tant d'autres endroits semblables, les
danseuses de profession dansaient plus convenablement que certaines jeunes lille;; du monde.
L'opinion d'un homme ne compte pas, mais tout de
même elles seraient heureuses de pouvoir donner
un démenti formel à ce monsiclI1' qui osait faire
pm'aille comparaison.
Colette allait bien regarder tous les pas, et dès
demain clic téléphonerait ses impression .
Elles bavardèrent longtemps, les salons peu à
peu se vidèrent ct il était tard lorsque les quatre
amies sortirent de chez le pàtis~er.
Il faisait beau
devant elles s'l'Iendaient la place de la Con~rde'
le;; Cllamp$-Elysécs, t::t dans le lointain l'Arc d~
triomphe se détachait sombre sur un cid que le
suleil couchant empourprait.
J'ai envie de marcher, dit Coletlè.
- l\larcholls, répondit Loule .
.kanlle o.:t MariL! de LioJlnrd les quitti:rcnt, elles
�5°
LE MAUVAIS AMOUR
habitaient boulevard Saint-Germain et étaient
attenùues.
D'un pas alerte, les deux amies s'en allèrent.
Dans les Champs-Elysées, malgré les voitures, le
monde le bruit, le pnntemps continuait son œuvre:
il avait transformé les marronniers, en avait fait de
gros bouquets blancs. Au milieu des massifs, les
i ulipes se dressaient éclatantes et les plus petits
arbustes portaient ~es
fleurs. S';lr les pelouses, dans
les allées s'attardaient les mOineaux, becquetant,
jasant, insupporta.bles et .adorables. Colette et
Loute, sans se le dIre, ralentirent leur marche; elIes
se taisaient, regardant les arbres, les fleurs, les moineaux j le printemps était là, elles se redressaient
vibrantes, prêtes à comprendre tout ce qu'il murmurait. Colette pensa à Jacques si amoureux, elle y
pensa plus t.endrement que. d'habitude et. souhaita
l'entendre dll'e de . ce~t
VOIX chaude qUi était la
5ienne : « Ma chéne, I.e vous aime ... je t'adore ... "
Triste, Loute songeait que le fiancé tardait à venir
ct pourtant il eût été b?n de s? promener ce soir,
pri!s de quelqu'un qUI n'auraIt rien blagué. En
remontant les Champs-Elysées, elle se découvrait
Hne ame de grisette i tout c?mme les autres, elle
portait en elle le déSir merveIlleux. d'aimer et d'être
aimée.
1\ u rond-point, Loute, énerv~,
rai l1a; elle avait
hesoin de rire ou de pleurer et le rire est toujours
fri!s près dc~
I.arm~
s .
.
'..
- Ma chene, fit-elle , Je nc saI!; a gUI tu rêves,
roais je croi s que tu oublies complètement l'heure.
Colette tressaillit.
- C'est wai, il doit être tard, et il faut que je
m'habilk
Le charme était rompu, le printemps ne les troublait plus.
.
Elles rcmontt; rent dan s l'aLlto. Colette déposa
Loute chez elle, ~t, C] uelg LIes minute~
npr\!s, la jeune
femme descendaIt devant l'hôtel.
Elle grimpa rapidement. l'escalier, craignant de ne
pouvoir con sacrer à sa tOIl<.:tk a:;sl.!z dt.: temps.
La ft.:mme de chambre, le codTeur, l'attendaient;
elle sc lit déshabiIler par l'une ct onduler par l'autre.
Elle mettait sa robe lorsque son mari entra.
Le coup d'œil discret, mais a~mirtf
de J~cques
lui fit comprcndre quc sa tUOIque ver~,
tres collante, lui allai! \)jen; contente, elle soun!.. .
_ Je craignaIS d'être en retard, fit-eUe, J'al été me
promener <l\' CC Loute, Dieu qu'il faisait bon 1
�LE MAUVAIS AMOUR
51
- Oui, une jolie journée de printemps, j'espère
que Simone en a1.1ra bien profité.
Simone r Colette l'avait oubliée. L'exposition, le
thé, les amies, la promenade. Allez donc se souvenir après tout cela qu'une petite fille a mal à la
tête.
- Simone est enrhumée, fit-elle, Miss n'a pa. ~
voulu la sortir.
Jacques se tourna brusquement vers sa femme.
- Ce n'est pas grave? demanda-t-il.
- Non, certainement, ce matin elle paraissai\
très bien.
La physionomie de Jacques changea et, si Colette
n'eùt pas été très occupée à regarder l'efret d'une
rose blanche sur sa robe verte, elle eM remarqué
que Je visage de son mari était différent. Les sourcils froncés, le regard sévère, Jacques observait sa
jOlie femme.
- Vous ne l'avez pas vue ce soir? demanda-t-il
d'une voix presque dure.
- Non, fit Colette en attachant sa rose, pas
encore. Je suis rentrée pour m'habiller.
Jacques n'interrogea plus, mais il quitta le cabinet
de toilette, et referma la porte un peu bruyamment.
Colette continua à se regarder dans la glace, rectifiant avec la femme de chambre un pli qui ne faisait
pas bien et admirant comme cette robe mettait en
valeur son collier. Elle était prête et très satisfaite de
sa toilette lorsque son mari entra.
D'un air qui était plein de reproches, il dit:
- Je ne trou\'e pas Simone bien, j'ai dit à Miss
de téléphoner au docteur.
- C'est toujours plus prudent, fit Colette, puis
elle ajouta avec un sourire: pourtant il me semble
que Miss pourrait soigner un rhume.
- Je n'y connais rien, reprit Jacques, Simone a
mal à la tête, Miss prétend qu'elle a de la fièvre,
j'aime mieux avoir un avis.
- Vous avez peut-être raison, dit Co Id te conciliante, mais vous fcrez bien de vous habiller, nous
al lons être en retard.
Jacques regarda sa femme si jolie dans sa robe
ver~.l
De cette soirée. Colette se prOJ'!le~tai
grand
plaiSir, ses yeux bnJlalcnt, elle semblait llnpatientc
de partir.
- Mais, fit-il en hésitant un peu, jc voudmis voir
le docteur.
D'un ton qui voulait clorc touteùisctlssion Colette
répondit:
'
�LE :MAUVAIS AMOUR
- Vous n'y pensez pas, les Gérard nous atten·
dent à huit heures chez Pommier.
Craignant de contrarier la jeune femme, Jacques
dit tllnidement :
- On pourrait peut-être leur téléphoner, et nous
irons les rejoIndre après le dlner.
Cette fOIs Colette se fâcha. Les sourcils froncés,
elle reprit:
- Mais où voulez-vous diner, pas ici, je pense,
rien n'est prêt; et pUIS vraiment, pour un rhume, ce
serait ridicule. Et, tout bas, ayant presque honte de
ce qu'elle allait dire, elle ajouta: Si chaque fois
que votre fille est enrhumée, il faut rester à la maison, ce sera bien amusant 1
Jacques était très amoureux, Jacques aimait, il ne
répondit pas et alla s'habiller.
Une demi-heure après cette discussion, la premIère, le jeune ménage Ternot avait retrouvé les
Gérard et tous les quatre dinaient eaiement dans
une salle fleurie. Cuisine excellente; vins de premier choix, la petite Simone fut momentanément
oubliée.
La pièce des Variétés était un peu leste, mais très
amusante, Colette rit beaucoup. Elle remarqua bien
que son mari semblait soucieux et ne partageait pas
la gaieté générale, mais habituée à s'occuper avant
tout de SOft plaisir, elle ne s'en inqtliéta pas.
Pendant un entr'aete, Jacques Ternot fut assez
longtemps absent.
Quand il revint, ses amis voulurent le taquiner.
Il les arrêta par ces mots:
- Je viens de téléphoner chez moi, le docteur
n'a pas trouvé ma fille bien; - et, se tournant vers
sa femme, il ajouta avec un peu de rancune: c'est plus qu'un simple rhume, Simone a beaucoup
de fii.:vre. Le docteur reviendra demain matin.
Colette ne répondit pas, mais le troisi0me acte,
le meilleur dç la pil!ce, lui parut moins drôle que
les autres et, fon",ièrement injuste, elle en voulut
à cette petite qui gâtait son plaisir. Si sa belle-fille
~tai
tout le temps malade, ce serail bien amusant.
Ah 1 le point noir grossissait terriblement. Et les
yeux clairs ne bnllèrent plus et le joli sounre
disparut.
Colette bouda pour bien faire comprendre à son
mari qu'elle ne voulait pas qu'on lUI troublât son
plaisir avec un rhume de petite 11lIe.
A la sortie, elle se laissa mettre son paletot par
Jacques, puis, sans même le remercier, suivit Gérard.
�LE M"ÜJVAIS AMOUR
Dehors, l'air vif ct surtout le souper en perspective
lui changèrent les idées; devant l'auto, regardant
le ciel plein d'étoiles, elle dit:
- Qu'il fait bon ce soir, ne trouvez-yous pas,
Jacques, Montmartre va nous paraitre merveilleux.
La main sur la poignée de la voiture, sèchement,
Jacques répondit;
- Nous n'irons pas ce soir, - et se tournant
vers ses cousins, fI ajouta: - Vous nous excuserez, mes amis, mais je suis pressé de rentrer.
Miss m'a paru inquiète, je youdrais voir moi-même
Simone.
Rentrer 1 Colette n'en revenait pas ... Alors ils ne
souperaient pas à Montmartre, demain elle ne pourrait téléphoner à ses amies les danses extraordinaires qu'elle y avait vu danser. Et tout cela à cause
d'une petite Glle qui n'avait rien du tout ...
Ne voulant pas montrer sa déception, elle dit rapidement bonsoir aux Gérard et, furieuse, monta
dans la voiture. Elle se blottit dans son coin, bien
résolue à ne pas dire un mot à son mari!
La décision prise, la chose faite, Jacques, cumme
tous les amoureux, était lin peu inquiet; il craignait
que Colette fClt très dé~ue.
C'était encore une
enfant qui se promettait grand plaisir de ce souper
à Montmartre.
Elle n'avait que dix-neuf ans! il fallait être indulgent.
.
- Cette pièce vous a-t-elle amusce, Colette j- demanda-t-il.
- Oui.
- Bons acteurs, jolies femmes, cette troupe est
la meilleure de Paris.
Colette se tut, aiiectant de s'intéresser au spectacle de la rue.
- Ne trouvez-vous pas r reprit Jacques.
- Oui.
Ces deux laconiques réponses firent comprendre
au mari que décidément sa femme était fàchl:e. Cette
bouderie d'enfant l'amusa. Il se l'appro.;ha de
Colette, qui dans son coin se faisait toute petite.
- Voyons, dit-il d'une voix tendre, qu'avez-vous r
je
- Mais, je n'ai rien, répondit-elle, s~ulemnt
trouve que nous n'avons pas été polIs avec les
~érad
... Depuis huit jours cette soirée était organIsée, et au dernier moment nous les lâchons. Ce
n'est pas gentil.
- Les Gérard ont fort bien compris la chose, ne
vous inqui6tez pas, nous irons avec eux un autre Eoir.
�54·
LE l\IAUVAIS AMOUR
Oh, fit Colette méchamment, il y aura encore
un empêchement.
Jacques n'insista pas et les deux époux ne se
parlèrent plus.
Arriv6s chez eux, Coletle alla dans sa chambre,
Jacques monta yoir Simone. Miss l'attendait. La
\1etite fille dormait, mais elle avait une forte fièvre,
le médecin craignant une maladie éruptive oe se
prononcera it que demain. Jacques regarda quelque
temps sa fille; ce visage rouge, c.e souflle court l'inquiétaient. Au bout d'une demi-heure, voyant que
Colette ne montait pas, il s'en alla, non sans aV01r
recommandé à Miss de bien surveiller la malade.
Au premier étage il s'aperçut que tout était
éteint dans le cabll1ct de toilette, dans la chambre
de Colette aucun bruit ... Sans monter voir Simone,
sans dire bonsoir à son mari, la jeune femme s'6tait
couchée: décidément la brouille C:tait sérieuse.
Tout triste, péniblement impressionné, Jacques
alla dans sa chambre ~t lut toute la nuit. Inquiet de
Simone, Il ne poul'alt dormir et puis l'avenir lUI
faisait peur, Colette semblait ne pas s'attacher à sa
fille, elle paraissait ne pas aimer son enfant.
Vl
Colette s'était réveillée de fort bonne humeur de
sa déception de la veille il n'était plus questio~.
ft
faisait un temps merveilleux, le soleil entrait à nats
dans sa chambre, de son lit elle apercevait le bois
vert et le ciel bleu.
Que ferait-elle aujourd'hui? Le matin une petite
visite â ses parents, puis cet après-midi goûter au
Pré-Catelan. Loute était libre, tout à l'heure elle
téléphonerait aux de Lionard pour leur demander
de venir; la journée serait très agréable.
La femme de ch~mbre
apporta le courrier: lettres
de fournisseurs, Journaux; Colette ne les regarda
pas elle jeta le tout sur son lit ct se leva.
U'n coup d'œi~
à sa glace pour regarder que, décoiffée, elle étaIt charmante, s'.envelopP?r d'un
peionoir de laine blanche fut l'arralre d'un Instant;
pui~,
rieuse, toute prête à pardOn!ler à ce méchant
mari qui n'avait pas voulu la condUire à Montmartre,
elle alla dans son boudoir où tous les matins on
~ ervait
le premier déjeuner du jeune ménage.
�LE MAUVAlS AMOUR
55
Le déjeuner était là, mais Jacques absent. Pas
encore prêt, quel paresseux 1
Colette sonna; au valet de chambre qui accourut
elle donna l'ordre de prévenir Monsieur que Madame
"attendait.
Le domestique répondit que Monsieur était chez
Mademoiselle.
La bonne humeur de Colette disparut, la petite
fille était malade, il fallait aller la voir. Vite, pOUf
s'en débarrasser, elle monta.
Lorsque Colette entra, Jacques, assis près du
lit, causait avec Simone qui, très rouge, un peu
haletante, lui disait de sa petite voix douce:
- Ma tête me fait moins mal... ça tape encore un
peu ... demain je serai guérie.
Tout à coup la fillette aperçut Colette, alors sa
figure se transforma, elle tendit vers elle ses petites
mains et S'écria, joyeuse:
- Bonjour, ma maman, - puis elle ajouta: - Je
ne suis pas malade, ça va très bien maintenant.
Simone tendait ses mains, mais elle tendait aussi
son visage, désirant un baiser ... Colette ne le comprit pas, elle regarda la petite fille avec attention et,
au lieu de s'approcher du lit, elle recula. Cette face
était là, tout bas,
rouge et enJ1ée l'efTrayait. Mi~s
d'une voix tremblante, elle l'interrogea:
- Mais qu'à donc Simone sur la figure"(
- Ce doit être la rougeole, madame, hier soir, le
médecin la craignait.
'
La rougeole 1 Colette recula encore 1
Toute petite, Mmc Damy avait habitué sa fille li
woir peur des enfants malades. Di.: qu'une de ses
amics étaient enrhumée, toussait le moins du monde,
Colette avait ordqe de la fuir, jamais Mme Dam}'
~'alit
prendre des ~ouvels
.dans une maison ou
JI y avait une maladie contagieuse, tant elle craignait de contaminer sa fille; aujourd'hui Colette
avait peur.
Tout près de la porte elle dit à son mari :
- Le déjeuner est servi, vencz-ou~,
Jacques.
Simone regarda l;a belle-mère, nc cnmrrenanl
pas, mais elle devina que Colette désirait emmener
son père. Bonne, voulant avant tout faire plaisir à
sa maman, elle dit gentiment :
- Va déjeuner, papa, et se tournant vers Colette
Suppliante, elle ajouta : Vous reviendrez tous les
deux. C'est promis.
Puis retombant sur ses or.::illcrs, ellc ferma les
yeux en murmurant:
�56
LE MAUVAIS AMOUR
J'ai bien mal à la tête ...
Jacques crut qu'elle voulait dormir, et suivit
Colette.
En descendant l'escalier, ils ne se parlèrent pas,
mais dès qu'ils furent dans le boudoir, Jacques dit:
_ C'est la rougeole 1
_ Evidemment, répondit Colette .
De chaque côté de la petite table où était préparé
leur déjeuner .ils s'assirent, les toasts froids furent
jugés par la Jeune femme détestables, et le th6,
beaucoup trop fort, ne lui plut pas davantage. Jacques, préoccupé, mangea les toasts froids, but le thé
noir sans dire un mol.
C~let
s'impatienta.
_ Vous n'êtes pas bavard, ce matin.
C'était presque un reproche, Jacques $'excusa.
_ C'est vrai, ma chérie, mais je suis préoccupé.
J'attends le médecin avec impatience.
Colette regarda son mari, puis dit d'un ton dégagé :
- Si c'est vraiment la rougeole, qu'allons-nous
faire?
Jacques se tourna vers elle, ne comprenant pas.
_ Ce que nous allons faire? répéta-t-il, interrogeant à son tour.
- Oui, expliqua-t-elle, qui va soigner Simone ? ..
La rougeole, c'est une maladie ... contagieuse ... Miss
voudra-t-elle s'exposer?
Jac:ques n'e';lt 'pas l~ temps de répondre, le domeslique venait 1 avertir que le médeCin était là.
, Dès que son mari fut parti, Colette se précipita
au téléphone. Avec une hâte fébrile, elle décrocha
le récepteur et demanda un numéro. La communication ne se fit pas attendre.
- Qu'est~c
qui est au téléphone?
- Germame ... Prévenez Madame que je VeU1\: lui
parler de sui~e
. Oui, Madame Ternot. ..
Elle attendit quelques secondes, pUIS reprit:
C'est toi, maman ... oui. .. pour le moment je
n'ai pas le ~emps
de. t'écouter... Viens vite, j'ai
besoln de tOl. .. Une tUile ... Ne t'afTole pas Sîmone
contraa la rougeole ... Tu as raison.. c'est plus qu~
riant. .. Alors tu viens de sUite.
Colette raccrocha le récepteur et, calme, alla commencer sa toilette, son ennui allait prendre !in puisque sa mère arrivait. Elle ne savait pas ce que
Mme Darny ferait, mais elle était certaine qu'elle
arn~eit
tout pour le mieux.
La Jeune ft.:mme se dépêcha et elle était prête lor-s-
�LE 1IAUVAIS AMOUR
57
que le domestique vint la prévenir que le médecin
quittait la chambre de Mademoiselle.
Colette le retrouva dans le bureau de son mari.
Jacques lui présenta le docteur qui tout de suite lui
donna des explications. Il ne croyait pas à la rougeole, une mauvâise roséole, mais comme l'enfant
avait une très forte fièvre, il reviendrait ce soir,
maintenant il fallait laisser la petite malade tranquille, une potion, un peu de tisane, et c'était tout.
Ordonnance écrite, il s'en alla, et ses dernières
paroles furent très rassurantes. Malgré son apparence frêle, Simone avait un bon tempérament, Il ne
fallait pas s'inquiéter, c'était une indisposition, une
simple indisposition.
Lorsque les deux époux furent seuls, Colette
affecta d'être très gaie, elle ne voulait pas parler de
la malade, sa mère s'en chargerait.
Ce qu'elle désirait, elle n'en savait rien, mais
elle se rendait compte qu'ayant peur, elle ne voulait
plus pénétrer dans la chambre de Simone. Avouer
ce sentiment à son mari, ce n'était pas chose facile,
Mme Darny ferait comprendre à son gendre, mieux
que n'importe qui, quelles précautions sa fille devait
prendre.
- Jacques, maintenant que vous voilà rassuré,
pensez un peu à votre femme: depuis hier, monsieur,
vous l'avez bien négligée.
Le mari fut sensible à ce reproche.
- Petite Colette, il ne faut pas m'en vouloir.
- Bien entendu, à la condltion que vous réparerez.
- Comment le puis-je?
- Il est onze heures, n'allez pas à votre bureau,
et consacrez-moi la fin de votre matinée.
- Avec plaisir. Voulez-vous sortir?
Sortir 1 Colette ne le désirait pas; elle se décida à
dire une partie de la vérité.
- Non, fit-elle, j'ai téléphoné à maman que Simone était soufirante, elle m'a annoncé qu'elle viendrait cc matin prendre des nouvelles. Ce serait peu
gentil de ne pas être là.
- En eITet, eh bien 1 attendon votre mère. Je
veux, vous le savez, être un gendre modèle, je veux
qu'elle finisse par m'aimer.
- Mais elle vous aime.
- Non, Je viens de lui prendre sa fille elle ne
m:a pas encore pardonné. Plus tard, nou's serons
1111eux ensemble, v~)Us
verrez. Et puis, ajouta Jacques tendrement, Je m'entendrai toujours très bien
�58
LE MAUVAIS AMOUR
avec votre mère, je désire, ~a
chérie, vous éviter la
plus petite peine. Je voudrais vous rendre très heureuse.
Colette avait entendu sonner, elle entendait monter. La porte s'ouvrit et la jeune femme se précipita.
vers sa mère.
_ Maman ... bonjour ... que tu es gentille d'être
venue si vite; il me semble qu'il y a très longtemps
que je ne t'ai vue.
Tout en embrassant sa fille, Mme Darny répondit:
_ C'est vrai, mais je n'ose venir te voir ... je crain"
de vous ennuyer. Une maman est toujours de trop
chez un jeune n:énag e ..
Jacques tendIt la mam et protesta gaiement.
_ Ne dites pas cela, nous causions de vous à
l'in stanL
Mme Darny s'assit sur le fauteuil que lui avn~it
son gendre, e~,
tout de suite, parla de la questlOl1
qui l'JOtére::isalt ..
_ Eh bien, dIt-elle, vous avez un ennui, Simon€'
a la rougeole?
_ Roséole plutôt, répondit Jacques le médecin
n'est pas encore tr\:s fixé. "
'
_ Roséole, rougeole, repflt vivement Mme Darny,
de vous dire que ces malapermettez ~ une m~an
dies sont bIen parellies. Dans les deux cas c'est une
fièvre éruptive et contagieuse.
_ En effet, fil Jacques en riant, nous voilà en
quarantaine.
_ yous riez, s'écrÎa M.me Damy un peu vexée,
mais Je vous av~)U.e
que Je ne trouve pas la chose
drôle, ct m~e.
J'ao~te
que j~ suis un peu inquii!te.
_ C'est lOutlle, SI vous aViez entenùule médecin
vous ~eriz
l.out à fait r.assu:ée! n'est-cc pas, Colette?
La Jeune lemme, qUI devmalt de quelle inquiétude
pariaIt sa m~re,
trouva plus simple de ne pas
répondre. Jacques ct Mme Darny ne se comprenalCll t pas.
_ Il nouS a dit, continuait Jacques, que ce n'était
qu'une indisposition, Simone est très solide.
_ J'en suis bien heureuse pOllr elle, fit
Mme Darnv. En effet une ruugeole chez les enfants
est une maladie rarement grave, seulement elle
pre5que dangereuse, lorsque
devient mauvi~e,
des personnes, d'un age différent, en sont atteinte!>.
_ Oh 1 reprit Jacques avec in~oucae,
on
n'attrapc jamais rien d'un ~trc
plu!> Jeune que boi;
je vous assure que cela ne nous tourmente pas.
Nous 1 II croyait que Colette partageait se~
idées;
�LE MAUVAIS AMOUR
59
et il eut été heureux de le lui entendre dire. Mais la
Jeune femmc se taisait; son visage ne la trahissait
pas, elle semblait tr1.:s loin de ce débat.
- Avez-vous pensé, s'écria Mme Darny, que
Colette pouvait attraper celle maladie! Elle l'a eue
fort bénigne autre~ois,
et comme elle ~st
en ~e
moment un peu fatiguée par son voyage, Je la crOiS
plus susceptible qu'aucune autre .
.Jacq ues regarda sa belle-mère et Colette, non
vraiment il n'avait pas songé que sa femme pût être
contaminée. Il fallait éviter cela.
- En effet, vous avez raison. Colette fera mieux
de ne plus monter chez Simone, Miss la soignera et
je vais dire au médecin de nous envoyer une garde.
Mme Darny reprit, avec embarras:
- C'est unc solution ... mais vous savez, je ne
sais si elle est parfaite .. . Une maison où il ya une
rougeole est considérée comme infectée. Les
microbes y sont partout et je crains bien que la
précaution de ne pas monter chez Simone ne suffise pas . Colette peut attraper cette maladie. Je vous
avoue que je suis très tourmentée.
EnnuyG, Jacques ne savait que dire, il trouvait
que sa belle-mère o::xagérait à plaisir la situation,
mais il n'osait pas le lUI faire remarquer; et puis le
silence de Colette l'agaçait, elle semblait penser
comme sa mère, lui donner raison.
- Que voulez-vous faire? reprit-il, énervé, dans
toutes les maisons où il ya des enfants, ces choseslà se produisent.
- Naturellement, répondit Mme Darny vexée de
voir que son gendre ne la comprenait guère, mais ...
ne pourriez-vous pas pendant le temps de la maladie
vous absenter quelques jours. Fontainebleau est
charmant à celte époque et ce petit voyage vous
ferait grand bien à tous les deux.
Jacques se leva el, indigné, s'écria:
- M'en aller, quiller ma fille lorsqu'elle est
malade, vous n'y pensez pas. Plus doucement, il
ajouta: - Si Coletle a peur, si vraiment vous craignez
pOUl' c:11e, elle peul aller passer quelques jours chez
vous, le ne m'y oppose nullement. Que voulez-vous
faire, Col elle ?
Cette fOlS la jeune femme élalt obligée de répondre
son mari l'interrogeait.
'
- Je ferai ce que vous vou<;lI'e?, Jacques; si yraiment vous avez pe~r
pour mOl, SI vous trouve/!: plus
p!,u.dent ~e nous separer pour quelques jours, je me
l'eSlgneral.
�60
LE MAUVAlS AMOUR
Malgré sa jeuness e et son inexpér ience, Colette
compre nait qu'il fallait persuad er son mari que •
.;'était lui qui désiralt ce départ.
Jacque s' ne répond it pas; laisser partir Colette
c'était la joie, l'amour qui s'en allaient de son foyer,
la suivre lui sembla it imposs ible; la petIte maiade
le réclama it. .. Non, il n'a1ait pas le droit d'expos er
sa femme, il ne pouvait lui dire de rester dans cette
maison qu'on prétend ait contam inée. Colette devait
partir, et il se trouvai t ridicule d'en éprouv er une si
grande tristess e; quelqu es jours sont bien vite passés. Pourqu oi lui semblait-il qu'une main m6chan tc
venait de toucher à son bonheu r, poul'quoi hésitait -il
à pronon cer les mots qui autoris eraient sa femme à
partir? C'est qu'il espérai t toujour s qu'elle allait se
révolter contre la décisio n qu'on lui demand erait de
prendre . L'air raisonn able de la jeune femme, son
attente résigné e ne laissaie nt aucun espoir, alors
Jacque s finit par dire à sa belle-m<:re:
- Vous al'ez raison, il faut mieux que Colette s'en
aille pour quelqu es jours.
. . . . . . . . . . . . . . ....
Le soir, Colette et Jacque s dlnaien t chez .M. et
Mme Darn)'.
La jeune femme était très gaie, cela l'amusa it de
reprend re pour quelqu es Jours sa chambr e de
jeune fille; c'était drôle d'ètre Madam e et d'habit er
chez ses parents .
du repas, Jacque s sembla it soucieu x, àe
Au d~but
mauvaise humeur , mais l'atmos phère cordiale ,
l'amabi lité de ses beaux-p arents, les rires de Colette
eurent raison de ses pensée s grises, ct lorsqu'i l
quitta la table il était aussi joyeux que les autres.
Dans le salon, Colette s'assit tout pr<:s de lui, et
coquett e, jolie à faire perdre la tC:te, elle taquina son
man.
- Voyons , mon ami, faites-moi la cour; je suis
une jeune fille à marier. Dites-moi des choses gentilles et conven ables, des choses que papa ct maman
rougir.
puissen t entendr e san~
Jacque s mur!llura tl'<:5 ba's:
- Je VOU5 atme.
- Ce n'ctit pas cela, monsie ur, que vous devez
dire, il faut me parler de ma personn e,. de me:;
charme s, ne soyez pas un amoure ux tranSI, trouvez
le s paroles qUI renden t folles les petites jeunc~
filles.
- Je t'adore.
C'est toujour s le même refrain, la même ritour-
�LE MAUVAIS AMOUR
nelle, n'en connaissez-vous pas une autre, celle-là
me plait mais je suis coqu eUe, changeante, fI;vole,
il faut m'amuser, sans cela ...
- Sans cela? répéta Jacques gravement, cherchant le regard de Colette.
- Sans cela, s'écria la jeune femme en quittant SOIl.
siège, ma mi::re ne vous accordera pas ma maIn ..
Elle courut vers Mme Daruy et, neuse, conllDU'l
la plaisanterie.
- N'est-ce pas, maman, que tu me conseilles de
refuser cet amoureux qui n'a pas su me plaire. Les
amoureux, voyez-vous, monSieur, le n'en manque
pas; aujourd'nui, j'en ai rencontré trois ... Le premier, un danseur de l'an passé. Nous nous prome..
nIOns au BOIs avec Loute lorsqu'Il a paru. Avec de~
mots discrets ql1l voulaient dire beaucoup de choses ..
il m'a demandé la permission de venir me voir.
Jacques, ne soyez pas jaloux, j'ai refusé. Le second,
un gamin de quinze ans, m'a lancé une balle dans
les jambes, et Il a rougi lorsque je la lui ai rendue
Loute.a prétendu qU'Il nous avait suivies une parti(.
de la l.ournée. Le troisi<.:me enfin est le plus char..
mant, Il n'est pas aussi jeune que vous, mais Il a une
allure d'homme sage qui me plait. Cet amoureux-là,
voyez-vous, n'a jamais su me contraner et comme ce
SOir Il est tout heureux de m'avoir chez lui, il a
empli ma chambre d'autrefois de /leurs délicieuses.
Cet amoureux-là, c'est mon papa.
En disant cela elle embrassa affectueusement
M. Darnv.
La SOirée s'acheva gaiement, deux amis de
M. Daruy vinrent faire un bridge auquel Jacques
prit part, il était tard lorsqu'il songea à retourner
chez lui. Dans l'antichambre, seule Colette l'accompagna, ct là, avec tendresse, satisfaite d'être 10111 de
la maison contaminée, elle lui dit bonsoir et lui
l't:commanda de venir bien vite le lendemain lui
donner des nouvelles de Simone . Elle pensait beaucoup à la petite, elle était désolée de n'avoir pu la
soigner; maintenant qu'elle était loin de la malade,
elle pouvait bien faire ce mensonge.
Ce mensonge rendit Jacques heureux, il aimait
Colette et voulait lui trouyer toutes les qualités.
- Je viendrai demain, de très bonne heure ma
chérie, dormez bIen, pensez un peu à votre mar; qui
vous adore.
Un baiser, ~ne
étreinte passionnée qUI fit rir.::
Colette, ces dIx-neuf ans ne comprenaient pa~
encore l'amour, et la porte sc referma.
�LE MAUVAIS AMOUR
Duns la galerie elle était seule, une ampoule électrique éclairait à peine la grande pièce sombre; un
peu triste, le départ de Jacques l'avait impressionnée, la jeune femme alla vers sa chambre.
C'était ridicule d'être triste, mais il lui semblait que
quelque chose venait de finir ct que jamais plus
Jacques ne serait aussi aimant, aussi bon. Le
remords l'effleura, elle regretta d'avoir quitté sa
maison, la fille de son mari; c'était peut-être son
devoir de la soigner.
Lentement, comme à regret, elle pénétra dans sa
chambre et, surprise, y trouva Mme Darny. Et les
mots tendres, les baisers, les compliments ridicules
firent envoler bien vite les pensées sages; elle
redevint l'enfant gatée ct futile que cette mère trop
aimante avait élevée .
Jacques était parti avec un cœur plein de bonheur. Ce soir Colette avait été plus tendre que
d'habitude, et il s'était bien rendu compte, au moment du départ, de l'émotion de la jeune femme.
Leur première séparation 1 C'était un peu triste,
mais demain ce serait bon de se retrouver. Colette lui
avait demandé avec insistance de venir de grand
matin, il viendrait, certainement.
Ce fut avec ces pensées-là qu'il rentra chez lui; il
ne se dépêcha pas, la nuit était merveilleuse, les
fliCS désertes, le ciel plein d'étoiles, un temps dl:licieux: pour se promener à deux.
A l'hôtel, personne ne l'attendait, tout était étt!int;
seul, l'escalier restait allumé . Il allait monter chez
Simone, écouter à la porte, puis il se coucherait afin
que demain vint bien vite 1
li grimpa les marches deux par deux, il était
jeune, heureux, il avait presque une chanson sur les
li.:vres.
Sur le palier il s'arrêta brusquement, Simone
pleurait, criait. Inquiet, Jacques ouvrit la porte.
Maintenue par la garde et Miss, Simone était dans
un bain ct se plaignait.
Avec autorité la garde expliqua à M. Darny que,
voyant la fii.:vre monter, le médecin avait ordonné un
bain au milieu de la nuit. La petite fille délirait, il
il ne fallait pas faire attention à ses cris.
Ne pas faire attention à ses cris 1 Pour une garde
qui voit souffrir tous les jours c'est chose facile,
mais demander à Ull papa de ne pas al'oir le cœur
déchiré par les cris de son enfant, c'est impossible.
Jacques s'ass it au pied du lit et, désolé, regarda la
fillette .
�LE MAUVAlS AMOUR
6j'
Le corps de Simone était couvert de plaques, son
petit visage n'avait plus ni forme, ni contours; les
paupièrcs, les lèvres étaient enflées et de se1pauvres yeux déformés coulaient de grosses larmes.
La petite fille ne criait plus, mais elle pleurait.
Jacques aurait voulu pouvoir consoler ce chagrin,
arrêter ses larmes, mais il ne savait que faire.
Dans son lit Simone se calma, elJe sembla s'assoupir; la garde s'approcha, tâta le pouls .
- La fièvre ne baisse pas, fit-elle, la nuit sera
mauvaise.
Elle dit à Miss d'al1er se coucher ct s'in~taJ
dan
un fauteuil.
Simone ne bougeait presque pa:;, mais son souffle
était court et baletant ; ell! murmurait des mot:;
qu'on ne comprenait pas. Tout à coup, elle ~uvrit
ses paupières gonflées et au pied de son ht elle
aperçut Jacques. Elle le reconnut, essaya de sourIre, mais ne le put pas.
doucement, pui~
elle chercha à 5e
- Papa 1 fit~el
lever et poussa un grand cri. Maman, ma maman 1
Cet appel resta sans réponse; alors !es petits
y:eux se refermèrent et de nouveau les larmes jaillirent. Simone pleura en murmurant: « Maman, ma
maman 1 »
Cette plainte était si douloureuse que la garde qui
ne savait rien, elle venait d'arriver ct Mi5s n'avait pa::;
eu le temps de la mettre au courant, dit à Jacques:
- Je crois qu'on ferait bien de prévenir sa mère,
elle l'a déjà réclaméc tout à l'heure e4. je ne l'ai
calmée qu'en lui prometf.ant qu'ellc vicndrait bientôt. En ce moment elle a toute sa tète et rleure
parce qU'ellc veut sa maman. Voulez-vous aller la
chercher, monsieur, l'enfant s'en trouvera mieux,
c'est une idée de malade.
Jacques se leva, s'approcha de Simone ct J'UllC
voix sourde où il y avait de la douleur
dc la
cOlère, il répondit:
- Sa mère est morte ...
Puis, les poings crispés, l~s
yeux durs, il se
l'assit sur la chaise, près du lit, el toute la nuit il
~esta
là à regarder pleurer et sounrir son enfant.
ct
�Gt·
LE MAUVAIS AMOUR
VIt
La rougeole de Simone avait été l1l::l..lvaise; pendant deux jours le médecin s'était montré inquiet.
mais sous son apparence frêle, l'enfant était robuste,
et la vilaine maladie n'avait laissé aucune trace.
A.près trois semaines d'absence, Colette élait
rentrée chez elle, tout heureuse de retrouver son
mari ct sa maison; mais Jacques l'avait accueillie
avec un visage sévère, un visage qu'elle ne connaissait pas. A. cause de la contagion, des fameux microbes qu'il poul'ait apporter, Jacques n'~tai
pas
retourné chez Mme Darny; pendant toute la maladie
de Simone, il avait conversé avec sa femme par téléphone. Tous les matins ColeUl: demandait des nouvelles; puis, ce devoir accompli, elle disait à son
mari ce qu'elle complait faire dans la journée; le
soir, longuement, elle lui racontait où elle avait été,
qui elle avait vu et toujours, se jugeant fort gentille,
elle ajoutait qU'elle désirait vivement rentrer chez clle.
Simone guérie, l'hOtel désinfecté, Colc:lte s'était
hâtée de revenir, mais seule l'enfant l'avait accueillie
avec joie. Colette s'imaginait que son retour. crait
pour son mari un jour de f&te, qu'il emplirait de
tleurs toute la maison et que peut-être qul!lque joli
cadeau attendrait la Ijeune épouse. Mais l(rsCJu\~e
était UITi,'ée, Jacqul:s n'était pas là; puurtant la
de lui Jire
veille, par téléphone, elle avait eu ~uin
l'heure exacte de son retour.
Froissée, déçue de ne pas êl re trailée comme une
souveraine, elle était montée directement à sa
chambre; tout était en ordre, mais rien in'inJiquait
que le mari, l'amoureux. était passé par là. Pourtant,
la chambre d'une fl:mme aill1él:, c'ust un peu d'ellemême, et en la Ocurissant, c'est elle llu'UIl !1c;urit.
De mauvaise humeur, Colette avaIt reIlI'oyé sa
femme de chambrl:, désirant rester seule; déshabillée, elle avait été à son boudoir, la pi1;ce llue
Jacqul:s aillait tant, et là non plus elle n'avait ncn
trouvé::l Uil orJre parfait, pas lu moindre grain Je
poussière, impossible Je gronder les dOllwsliquus,
et pourtant dIe ellt voulu pouvuir se mettre en
c(,J1;fe.
Se jet..:r dans un fauleuil, fl!uilldcr de~
n;\ue~,
parciiunr les juurnau.\, pl:l1s..:r qu'dk fc:ra Cul1l-
�LE MAUVAIS AMOUR
65
prendre à Jacques son mécontentement, tout cen.
fut pour elle l'affé;.ire d'un instant; puis el~
eut
envie de ressortir, mais il était tout près de midi,
cela semblerait ridicule aux domestiques. Colette
s'était résignée à attendre.
Des petits pas pressés, un heurt discret, et Simone
était entrée chez elle. La joie de l'enfant fut si grande
que ses yeux s'emplirent de larmes et, oublrant sa
réserve habituelle, elle avait jeté ses bras autour du
cou de Colette.
- Maman, ma maman, c'est vous, dites, promettez-le à votre petite fille, vous ne partirez plus.
Colette s'était laissé embrasser, puis elle avaIt interrooé la fillette.
- Te voilà grande, Simone, et guérie. Ton papa
est parti de bo'nne heure, ce matin?
.
..
- Mais non; papa m'a condUIte au BOIS, pUIS Il a
été voir un ami.
Colette n'avait plus rien demandé, comprenant
que son mari avaIt voulu ne pas ~tre
là poùr son
retour.
Quelques minutes avant le déjeuner, Jacqu.es était
rentré; avec sa femme il avait été correct, aimable,
mais Colette ne reconnaissait plus le mari épris qui
ne pensait qu'à satisfaire ses plus petits caprices.
D.evant el~
il y avait un homme c~ar-?1nt,
causeur
ag\~ble,
maIs qui très nettement faIsaIt compren~
qu Il entendait s'occuper de sa fille. La petite
Simone ne devait plus être reléguée au second avec
sa gouvernante.
Avant sa rougeole, la petite fille prenait ses repas
seule dans u ne salIe à manger avec Miss. DésormaIs,
Jacques voulait avoir sa fille aux repas.
Il avait expliqué cela à Colette avec un sourire, il
avait dit : « Je désire, » mais la jeune femme 'avait
bien compris que cela signifiait: " Je veux. ~ Et,
profondément Illjuste, elle en voulut à Simone de
cette préférence que son père lui marquait.
Et la vie avait repris, Colette boudait un peu, mais
Jacques feignait de ne pas s'en apercevoir. Il restait
le mari très aimable, sortant volontiers, cherchant à
amuser sa femme, fler de sa beauté, de ses succès,
mais ce n'était .plus qu:un .mari. L'amoureux aveugle,
l'amoureux qUI trou\'aIt bien tout ce que Colette faisait et qUi ne se remtl~i
jamais la plus légère critique, avait disparu. 'La leune femme, aimant à être
adul~e,
était furieuse de cette disparition.
Un jour où elle se sentait fatigu6e, un jour où
elle n'avait rien d'amusant en perspective, elle télé8
�66
LE MAUVAIS AMOUR
phona à sa mère pour lui demander de venir passer
avec elle quelques heures. Bien vite, Mme Darny
accourut.
Dans son boudoir ensoleillé, Colette était sur sa
chaise longue; elle avait mauvaise mine et paraissait
triste, la pauvre maman s'inquiéta.
Alors, sans sourire, la jeune femme expliqua. La
mine, la fatigue, l'ennui, c'étaient choses naturelles.
dans quelques moi s elle serait maman.
D'abord cette nouvelle réjouit Mme Darny, puis
elle pensa à Colette, et, craignant pour sa fille la
soufTrance, finalement, elle la plaignit:
- Ma pauvre chérie, tu vas être raisonnable, te
laisser soigner, dorloter, aimer ... Tu seras pi·udente ...
tu passeras un été bien tranquille, tu songeras à ta
santé, avant tout.
Colette fit la moue. L'été tranquille, la prudence,
toutes ces choses étaient ennuyeuses. Elle avait rêvé
d'aller à H()ulgate ou à Cabourg, là où elle serait certame de s.'amuser ... Maintenant, il ne fallait pas y
penser. C'étaient des mois perdus, qu'allait-elle
faire?
- Que dit Jacques? questionna Mme Darny.
De m,lUvaise humeur, Colette rGpondlt :
- Jacques, il ne s'inquiè:te pas de ma fatigue, ni
de ma mine; pourvu que Simone aille bien, que
Simone grandisse, que Simone soit rose, le reste ne
compte pas.
'
- Tu exagères, ma chérie; Jacques, c'est vrai, est
un pi.!re trL:S tendre, mais cela ne l'empêche pas de
t'adorer, et , en ce moment plus que jamais, il doit
te gater.
Boudeuse, Colet! e protesta:
- Tu te trompes, ce matin, à déjeuner, il n'a
même pas remarqué que je ne pouvais rien manger.
Mme Darny trouva cela extraordinaire.
- C'est iml'OS51 ble, fil-elle.
- C'est pourtant la véritG . Tu ne me crois pas,
ajouta Colette avec rage, l:nais je t'assure q~'ic,
Il
n'y a qu'une personne qUI compte: c'est Simone r
Depuis un mClis nous avons renvoyé trois gouvernantes, Jacques ne les troUYC jamais asscZ bien.
L'une n'cst pas soigneuse, l'autre pas comme il faut,
la troisi"me n'a\'ait pas l'alf d'aimer les enfants et
Jacques veut qu'on aime Simone et qu'on l'Glè!vc
avec tendresse. Il m'a même dit un jour qu'il désirait
que Si fille Ile s'aperçût pas qu'elle n'avait plus de
maman.
Cette phrase étonna Mme Darny.
�LE MAUVAIS AMOUR
Et toi? s'écria-t-elle.
Moi, fit Colette, d'abord je ne suis pas sa
maman et je ne veux pas la remplacer. Au début de
mon mariage, j'étais toute prête à aimer Simone; elle
est gentille, cette petite, mais J8:cques m'a empêchée
de le faire. Il adore sa fille ndlcuJcment, et cela
m'exaspère.
Furieuse contre son gendre, mais ne voulant pas
le montrer, Mme Darny essaya de calmer Colette.
- Voyons, ma chérie, ne sois pas aussi nerveuse,
en ce moment tu attaches de l'importance aux plus
petites choses, je suis süre que si tu parlais àJacques,
gentiment, si tu lui disais que tu es un peu jalouse ...
- Je ne suis pas jalouse, protesta Colette.
- Enfin, tu pourrais lui faire comprendre que ces
attentions exagérées pour Simone et ses gouvernantes te contrarient ... que cela est ennuyeux de
changer si souvent de physionomie. Tu ajouterais
que tu as besoin plus que lamais d'être gatée, aimée.
Crois-moi. Jacques te reviendrait bien vite, un mari
a toutes les indulgences pour une jeune maman.
Voyons, il doit être content, ce méchant mari.
Colette détourna les yeux, et tout bas, un peu
honteuse, avoua:
- Il ne sait pas encore, je ne lui ai rien dit.
- Comment, fit Mme Darny, tu as gardé ce
secret pour toi seule; sais-tu que ce n'est pas gentil?
Un reproche, un blâme de sa mère, Colette ne
l'a~meti
pas. Elle fronça les sourcils, et d'une
VOIX sèche répondit:
- Cela me re~ad.
Désolée d'aVOir pu contrarier sa fille, bien vite
Mme Darny reprit:
- Au début peut-être as-tu raison, mais je crois,
ma chérie, que maintenant il faudrait le lui dire ...
p'abord votre été va être dilTérent ... Il ne peul plus
ctre question de voyager.
- C'est bien amusant 1
- Nous nous arrangerons pour que lu ne t'ennuies
pas. VeUX-lu aller à la campagne r
- On ordonne à Simone la mer, Jacques voudra
l'y conduire.
.
- Eh bien, nous irons où tu iras, nous ferons
tout ce que lu voudras et tu verras que les j'ours
O}I tu. ser~
un peu patraque, cela te fera p aisir
ù avoir pres de toi ta maman.
- Certainement, fit Colette sans aucune amabilité,
mais Jacques voudra aller à la Rouillère, inviter des
amis, une maison à organiser.
�68
LE MAUVAIS AMOUR
Mme Darny se révolta.
- Cela, c'est impossible, Jacques n'est pas égolste,
il comprendra que cet été il ne doit t'imposer aucune.
fatigue; je le lui dirai moi-même.
- Il t'écoute r,. très poliment, et n'en fera qu'à sa
tête.
- Nous verrons bien.
Il y'eut un silence, Colette arrangea ses coussins,
puis s'étendit, bailla en murmurant:
- Je suis fatiguée.
- Repose-toi, dit Mme Darny, j'ai mon ouvrage,
je vais travailler. Essaie de dormir un peu, ne t'occupe pas de moi.
La jeune femme lerma les yeux, puis les rouvrit,
bâilla dé nouveau et constata qu'elle s'ennuyait.
Elle se sentait trop fatiguée pour sortir, et malUtenant qu'elle s'était plainte de Jacques, elle n'avait
plus rien à dire à sa m~re.
Mme Darny s'installa près de la fenêtre et se mit
à broder, de temps à autre elle regardait sa fille et,
navrée, constatait qu'elle paraissait triste.
L'ennui de Colette, pour cette mère aveugle, devenait tristesse, et elle s'imaginait que la jeune femme
sourfrait vraiment. Malatse physique ou moral,
Mme Darny ne savait pas, la pensée que sa fille pût
être malheureuse l'empêchait d'être clairvoyante. Et,
profondément injuste, elle en voulait à Simone, cette
mnocente!
La porte s'ouvrit brusquement, et la voix de Loute
se fit entendre.
- Toute la maison dort décidément, en bas les
toi, Codomestiques m'OlJt laissée à la porte et ~hez
lette, ça sent l'enn ui!
Apercevant Mme Daruy, Loute s'excusa:
- Bonjour, madame, Je vous demande pardon, je
c:;.e vous avais pas vue.
Le visage joyem:, Colette s'était levée.
- Que tu cs gentille d'être venue, je ne t'espérais
pas et je m'ennuyais beaucoup.
- C'esl poli pour ta mi!re, fil Loute sérieusement.
Avec ur sourire qui demandait pardon, ColeHo
expliqua.
- Maman ne compte pas, elle partageait mon
ennui.
- Ma petite fille, reprit Loute en s'asseyant, j'al
beaucoup de choses à te dire; d'abord de's tas de
nouvelles à t'apprendre, puis, on arrangera notre élé.
Mme Darny A.t un geste pour arrêter Loute, pour
11. prévenir qu'il ne fallait plus parler de certaines
�LE MA UVAIS AMOUR
choses; mais mettre un frein à la langue de Loute,
c'était chose impossible.
Résignée, elle reprit sa broderie et lais.sa les deux
amies causer.
- D'abord, ma chère, je t'annonce le mariage de
Marie de Lionard; la cadette passe sur le dos de
l'amée gui n'en est pas ravie.
- Qm épouse-t-elle? demanda Colette.
- Un. musicien, .un l:omme qui a une grande
mèche fnsée, des pieds Immenses et des ma1l1S de
singe; mais ces malDs-là, vois-tu Colette, lorsqu'elles
touchent un piano, deviennent des mall1s d'ange,
si les anges ont des ma1l1S 1 Je l'ai rencontré hIer
soir; tout de suite, tu me reconnais bien là, je me
suis mise à rallier l'extérieur de cet homme; depuis
la mçche frisée jusqu'aux pieds immenses, rien ne
m'échappa. J'~tais
en verve, je fus très méchante.
Marie ne m'arrêta pas, entre deux plaisanteries elle
me rut simplement:« Pour le juger, attendez de
l'avoir entendu, il jouera tout à l'heure. » Vers la fin
de la soirée il se mit au piano, j'eus envie de m'en
~ler.
En général, tout « morceau • travaillé pour
Jo~er
dans le monde m'ennme profondément; je rescar je com~eçais
à
tais pour faire plaisir à ~la.rie,
comprendre qu'elle portait Illtérèt à ce mUSICien. Ma
chère, dès les premîères mesures je fus emballée,
les mains de sll1ge étaient devenl,les des mal ns. d'amoureux, tour à tour elles caressaient ou frappaient:
douceur, tendresse, force, cet homme avec des
touches d'ivoire et des cordes rendait tous les sentiments humains. Quand il eut fini, j'étais émue, oui,
ta vieille Loute, l'éternelle blagueuse, 8\'ait été
remuée par la mélodie d'un incunnu. Marie s'eo
aperçut et en fut si fii::re qu'elle me dit lout son
roman en me faisant promettre de n'en pas parler
avant quelques jours. Tu vois comme je tiens ma
promesse.
- C'est gentil, s'écria Colette amusée, mais
raconte-moi le roman, la cachottii::re ne m'en a pas
parlé.
- I l est très banal. Un jour son professeur de violon lui a donné un concerto à débrouiller d'un musicien qu'il ne connaissait pas Marie a trouvé cc
concerto merveilleux, l'a travaillé avec passion:
C'était déjà l'amour qui rôdait autour d'elle. L~
professeur, emballé lui aussi, a voulu connaHrc
l'auteur. Marie a insisté pour être présentée à cc
m1;lSicien qui l'avait char~ée.
Et VOilà toute l'histolre. Lenancé n'est pas nche, travaille pour vivre;
�LE MAUVAIS AMOUR
concert, leçons; mais la dot de Marie, sans être
très grosse, leur permettra de vivre médiocrement et
Marie ne désire plus une autre vie.
- Ils se man~ret,
termina Colette, et eurent
beaucoup d'enfants.
- Voilà la conclusion et le roman moral pouvant
être entendu par toutes les jeunes filles. Ma petite
Colette, je t'assure que je n'envie pas notre amie.
Un mari laid, qu'on ne peut aimer que lorsqu'il joue
du piano, et la médiocrité pour base d'un ménage,
tout cela m'épouvanterait. Marie est une cou'rageuse 1...
- Oui, fit Colette 'gravement.
Loute reprit.
- J'ai vu Jeanne Rambaud, les Viotte, les Marly,
tous vont à Cabourg; alors, naturellement, j'ai
décidé mes parents à louer une villa; c'est fait
depuis hier. Nous habiterons les uns près des autr~s
et nous nous amuserons. Et toi, as-tu parlé à
Jacques de tes projets? Tu sais que nous comptons
absolument sur vous. On a déjà organisé des
matches de tennis sensationnels où toutes les vedettes doivent venir, et puis, il parait qu'il y aura
des concours de danse et d'avance nous connaissons tous la lauréate. Personne ne pouvait danser
mieux que Mlle Darny, Mme Jacques Ternot doit
s'en souvenir.
Sur sa chaise, Mme Darny s'agitait, Loute était
vraiment maladroite; anxieuse elle regarda sa fille.
Assise en race de son amie, les deux mains
croisées, Colette se taisait, mais son visage parlait
pour elle.
- Eh bien, repritLoute, tu n'as pas l'air emballée, tu
as une figure de carême; qu'y a-t-il, ma petite Colette?
- Il Y a, fit la jeune femme avec un soupir, que
cet été je ne pourrai pas jouer au tennis, ni danser;
alors, je préfère, ne pas aller à Cabourg.
Loute regarda Mme Darny, qui paraissait triste,
et Colette qui avait un air ennuyé, ridicule.
- Eh bi en, s'écria-t-clle, si c'est avec ces figures-là
que vous recevez l'héritier, pauvre gosse, il aurait
mieux fait de rester dans le paradiS cres enfànts.
Mme Darny protesta vivement.
- Mais nous sommes très contentes.
- Peut-être, vous n'en avez pas l'air. Voyons,
Golctte, ne fais pas cette moue. Un cnfant, VOis-tu,
t.:'est tout de même tr~s
gentil, et ça vaut mieux que
des parties de tennis ou de danses exotiques. Un
cnfant. .. Je ne sais pas, mais ça doit amener dans
�LE MAUVAIS AMOUR
71
une maison un tas de choses nouvelles. Un enfant,
c'est de la joie qui Vient, et puis ça nous rend enfin
utiles. Nous autres Jeunes filles du monde, vraiment,
à quoI servons-nous'? A rien Lie précIs, sorties des
salons, nous n'avons aucune raison d'être. La materlllté, c'est un devoir, le premier qUi nous incombe;
cela peut nous sembler ennuyeux, mais tout de
même, li faut être fi<:re de pouvoir le remplir. Voistu, Colette, Je croIs que Je ne me marierai pas, Je le
regrette, les enfants m'eussent transformée. Quand
Je SUIS séneuse, ce qUI ne m'arnve pas souvent, le
me dis qu'élever des mioches et les aimer, c'est
peut-être encore ce qu'li y a de meJ lieur sur la
terre. Petite Colette, ,e SUIS prête à adorer monsieur
ton fils, car ce sera un fils.
La Jeune femme sount à son amie.
- Tu es gentille, fit-elle.
- Cela dépend des Jours et des heures; en ce
moment je SUIS bonne, tout à l'heure Je serai mauvaise. AUJourJ'hul, Je te parle sagement, demam, Je
te conseillerai des folIes. Je viens de te dlstrau'e, en
sortant d'Ici, j'ennuierai quelqu'un. Maman, qui
pourtant m'adore, m'a déclaré ce matin que je devenais méchante, et c'est la vénté. Je suis Jalouse de
to.u t , et de tous; je me découvre une âme prête à
faire le mal. .. Après cette confession je me sauve.
Mme Darny me regarde, effrayée. Soyez tranquille,
Chl:re mâdame, je ne toucherai pas à votre fille,
celle-là, je l'aime encore ... Ma petite Colette, Je te
recommande d'être t l'ès insupportable, de désirer
les choses les plus folles et de bien savoir les réclamer. Un mari, pendant ces moments-là, ne vous
r~fuse
jamais rien; profites-en. Demande l'impossible, le beau Jacques sera trop heureux de te sahs-fau·e. SOIS cal?ncleuse, taquine, coli':!re, ennuie tout
le monde, mais ne te laisse pas ennuyer.
Un baiser à son amte, une poignée de main correcte à Mme Darny et voilà Loute partie.
Dans le boudoIr d'où le soletl avait fui, madame Darny et Colette étaient de nouveau seules;
assise sur une cha1se longue, les malOS croisées
La Jeune femme semblait réfléchir. Loute, avec s~
vc:rve endiablée, avait remué beaucoup d'idées qui
t~oublaien
Colet~.
Un enfant,. c'est de la jOie qui
Vient. Loute avaIt peul-être raison, et si madame
Darny le disait aussi, elle .était toute prête à le croire.
Mme Darny ne compnt pas sa fille, elle crut que
Colette pensait il Cabourg et que ses réflexions
étaient tl'lstes.
�LE MAUVAIS AMOUR
_ M.a pauvre chérie, fit-elle, un été est bien vite
passé et l'hiver prochain tu t'amuseras, nous donnerons une grande fête: bal, comédie; tu choisiras ...
Nous fetous tout ce que tu voudras .
Colette soupira et pensa que décidément elle
était à plaindre.
Il se faisait tard, Mme Darny quitta sa fille, non
sans lui en a'fOir fait mille recommandations que
Colette écouta d'une oreille distraite; elle fit attention à la dernière qui concernait son mari. madame Darny recommandait d'avertir dès ce soir
Jacques, car un plus long silence pouvait le froisser.
Mme Darny partie, Colette quitta sa chaise longue,
elle n'était plus fatiguée; cette journée à la maison
lui avair paru vraiment longue, heureusement que
Jacques allait rentrer.
Jacques, ce. nom lU,i rappela toutes .Ies c?que~t
ries. Elle aVait mauvaise mine, elle était mOInS bIen
que d'habitude, il fallait soigner davantage sa toilette, Elle aimait que son mari la trouvat jolie.
Elle mit une. robe d'intérieur de crêpe paille et
modifia sa COiffure. Quand elle eut fini, il était près
de sept heures, Jacques ne tarderait pas. Elle s'approcha de la fenêtre e~ regarda le Bois. Juin le faisait
somptueux et le solell mettait au-dessus ùes arbres
un léger nuage rose qui estompait l'horizon, Colette
pens~
que la campg~e
d.evait être belle; si Jacques
voulait, elle s'y réfugierait tout l'été, et, ma foi, s'il
faisait beau, les mois passeraient vite avec un mari
amoureux?
L'orgueil de Colette n'admettait pas qu'il ne le
[lIt pltls, mais son intelligence lui faisait comprendre
à mille petites choses que, depuis leur séparation,
causée par la maladie de Simone, Jacques n'était
plus le même ... Qu'aurait-il donc voulu?
Un jour, en plaisantant, Loute avait dit : « Ma
chère, une rouge?le ce n'est rien, si tu l'avais attrapée, tu n'en serais pas morte, et tu aurais eu droit à
la reconnaissance de ton mari. Soigner Simone, se
dévouer, faire en un mot la sœur de charité; c'était
un joli geste, qui t'assurait à tout jamais la suprémalie dans le ménage. Tu avais un rôle à jouer épatant,
Bartet aurait fait pleurer toute une salle; tu as jugé
plus prudent de partir, l'avenir nous dira si tu as eu
consultée, je
raison. Ma petite Colett.e, tu ~'auri.s
t'aurais dit : reste. Si Pans valait une messe,
Jacques Ternot valait bien une rougeole. »
Colette s'était fachée et toute une semaine avait
boudé Loute, mais aujourd'hui elle se souvenait des
�LE MAUVAIS AMOU,R
73
aroles de son amie. Colette en voulait à Simone de
f,'avoir
mise dans le cas de mal agir. Si Simone
n'avait pas été malade, tout cela ne serait jamais
arrivé; et Jacques eût continué à adorer sa femme.
Simone ... Simone ... Colette commençait à croire
que cette petite fille dans leur ménage était de
trop ..
Une porte qui se fermait apprit à la jeune femme
que Jacques venait de rentrer; décidée à reconquérir son mari (elle serait plus forte qu'une petite
fille de six ans), elle quitta la fenêtre et alla attendre
Jacques sur le palier du premier étage.
Un peu fatigué par la chaleur, Jacques montait
lentement, ne se doutant guère que sa femme l'attendait, Colette ne l'avait pasnabitué à ces prévenanceslà!. .. II fut très surpris de l'apercevoir.
- Déjà rentrée? fit-il.
- Je ne suis pas sortie.
- Vous avez eu raison, il faisait très chaud.
La conversation s'arrêta. Jacques embrassa sa
femme avec un peu d'indifférence, puis, après avoir
pO,sé s,a serviette sur une table, il annonça qu'il allait
VOir Simone. Cela, Colette ne le voulait pas.
- Avant de monter au second étage, reprit-elle
très, gentiment, je vous demande un moment d'entretien.
Etonné, Jacques s'écria:
- Qu'y a-t-Il? La gouvernante s'en va, Simone
n'a pas été sage, les domestiques font grève?
.répondit Colette en l'entralnant vers son
- ~on,
boudOir, nen de tout cela. Vous avez parlé de la
gouvernante, de Simone, des domestiques, il ya une
autre personne dans la maison, Jacques, â laquelle
vous n'avez pas pensé.
- Vous, Colette?
-:- Oui, moi, est-ce que vous ne cr,oyez pas que je
plllsse avoir quelque chose à vous dire?
.Jacq ues regarda Colette; ce soir, elle lui semblait
étrange, son visage était différent et son sourire
presque tendre ,
La jeune femme s'assit sur sa chaise longue ct fit
signe à son mari de venir se mettre près d'elle' il
obéit, étonné de ces manières arfectueuses.
'
qu'avez-vous à
- .Eh bien, Colette., dem~na-til,
me dIre. Savez-vou, aJouat-t-I1, que me voilà inquiet j>
- Ob, je vais bien vite vous rassurer car c'est
une bonne nouvelle.que je vais vous apr~nde.
- Alors, dites VIte, les bonnes nouvelles sont
choses rares.
�74
LE MAUVAIS. AMOUR
- Essayez de deviner, reprit la Jeune femme en
se rapprochant de Jacque~
et en posant sa tête sur
son épaule.
- Je ne sais pas jouer à ce jeu-là, et si vous ne
m'aidez pas je ne devinerai jamais.
Jacques était encore amoureux. Colette était toujours jolie et se montrait plus tendre qu'elle ne l'avait lamaIs été. Les bras de Jacques entourèrent le
buste de la Jeune femme.
- Eh bien, fit-Il, vous ne voulez pas m'aider?
- C'est si facile.
- Je n'ose comprendre.
- Eh bien, cela est pourtant, me voilà laide pour
plusieurs mois.
'
Très heureux de cette nouvelle, Jacques parla avec
tendresse.
- Laide, ma chérie, mais vous n'y pensez pas; ce
soir vous êtes plus jolie que vous ne l'avez jamais été
et je crOIS, v!lame coquette, que vous le savez bien.
Tout à l'heure, lorsque )e vous ai vue en haut de
l'escalier, vous étiez déliCieuse, cette robe jaune fait
paraltre plus chaud vo re teint, plus brillants vos
cheveux; Colette, j'ai lùée que vous avez mIs cette
jolie robe pour m'annoncer l'heureuse nouvelle.
Merci, ma chérie,
Colette retrouvait son mari, l'amoureux des premiers jours. Souriante, les yeux mi-clos, elle demanda:
- Vous m'aimez bien?
- Je vous adore.
- Vous me gaterez beaucoup?
- Autant que je le pourrai.
- Vous ne serez jamais méchant, vous ne me
trouverez pas parfois trop exigeante.
- J'aimeraI vos exigeances.
- Si, d·:s ce SOIr, J'aI un caprice, vous voudrez
bien le satisfaire?
- Dites, afin que tout de suite j'obéisse.
- Je voudrais dJner , avec vous, en amoureux. Je
voudrais d'm er iCI seuls tous les deux, les domestiques ne viendraient que pour l'indispensable, je
voudrais enfin vous aVOir à moi ce soir.
Jacques hésita une seconde, mais Colette était
devant lui et ses yeux clairs priaient.
Enlrevoyant une vie nouvelle, pleine de tendresse,
gaiement Ji s'écria:
- ' Nous dlnerons ici, nous causerons, nous
bavarderons, nous rirons comme des enfants.
�LE MAUVAIS AMOUR
75
Une demi-h eure apr1:s cette convers ation, dans la
grande salle à manger , Simone dînait avec sa gouvernant e. Jusqu'à huit heures elle avait attendu son
papa et sa maman , puis le domest ique était venu
dire que Madam e étant fatiguée ne descend rait pas
et que Monsie ur dînerai t près d'elle. Sageme nt,
Simone s'était mise à table, mais sa décepti on lui
enleva tout appétit .
Bien tranqui lle sur sa chaise à haut dossier , elle
essaya de manger ce qu'on lui servait, mais elle ne
put y arriver, et le dîner fut triste et long. Pour elle,
tout finissai t ainsi, dès qu'elle avait une joie, une
peine suivait. La semain e dernièr e son père avait
voulu l'avoir au repas, l'enfant s'en étaIt réjouie.
Aujour d'hui, ses parents dînaien t là-haut, sans elle;
pourqu oi?
Résigné e, en quittan t la saIle à manger , Simone
murmu ra:
- C'était trop beau pour que ça dure.
La gouvern ante entendi t et interrog ea, mais la
petite fille ne dit jamais ce qui était trop beau.
VIII
Tous les courts de tennis de Cabour g étaient ocdans le grand jardin où sont rassem blés les
Jeux. on ne voyait que robes blanche s et pantalo ns
bl~ncs;
des mots anglais nets et précis fendaie nt
l'ail' presqu e en même temps que les balles, parfois
une voix. mascul ine ou féminin e annonç ait une ,·ictoire. A ce momen t-là, les joueurs change aient: deux
robes blanche s et deux pantalo ns blancs allaient
Sur le court que les autres loueurs abando nnaient .
Sous une grosse tente de coutil, un certain
!,!ombre de jeunes gens, de jeunes femmes et de
leunes filles goûtaie nt tout en critiqua nt ceux qui
Jouaient. Un coup était applaud i, un autre discuté ,
puis des rires s'envola ient.
Potins de la veille, scandal e à l'horizo n, flirt qui
comme nce, ces dames, ces demois elles, ces messi~ur
causaie nt de tout, et comme rien n'est plus
amusan t que de parler de son voisin, que l'esprit
qui critique est un esprit facile, personn e n'était
épargné .
. Quatre joueurs prena!e nt place sur un court, immédlatcme nt on se moquai t d'eux.
~upés;
�LE MAUVAIS AMOU R
Ah 1 Colette ne joue pas bien aujourd 'hui... on
la dirait préoccu pée.
- Pour elle, ma chère, il n'y a pas assez de
monde, si on ne s'écrase pas pour l'admir er, elle ne
fait attentio n à rien.
pas
~ - Elle est moins jolie, la matern ité ne l'a
embelli e.
Et sur Colette et sur d'autre s les langues s'exerçaient.
Loule, parfois, disait avec son sans-gê ne habitue l.
- Faut-il que nous n'ayons rien à faire pour être
aussi bêtes et aussi méchan ts.
Rien à faire! L'expre ssion ne sembla it pas juste,
car du matin au soi l' tous ces gens qui étaient réunis
sur cette plage n'avaie nt aux lèvres que cette expression: qu'allon s-nous faire aujourd 'hui? Que feronsnous demain ? Que pouvon s-nous faire d'amusant?
En général les journée s se ressem blaient toutes.
Le bam le matin, si la marée le permet tait, causeri e
sur la digue en écoutan t des nègres racler les danses
à la mode, déjeune r tardif qUi faisait l'après- mi.di
moins long. Réunio n au tennis vers quatre heures ;
là, le sport diminu ant les distanc es, gens de tous
les mondes se retrou\' aient.
Les femmes très comme il faut jouaien t avec celles
les homme s, de ré\?Ulation
qui ne l'étaien t gu~re;
intacte, accepta ient n'impo rte quel partena Ire, une
bonne raquett e, voilà ce dont on s'occcu pait. .
Au milieu de ce monde mélan gé , des Jeunes filles
charma ntes et de très bonne famille circulai ent,
elles venaien t là simplem ent pour s'amuse r et pour
voir de belles parties. La fin de l'après- midi s'achevait au casino; les uns étaient attirés par le baccarat ou les petils chevaux , lE:s autres par la danse ...
Toutes les joumée s se ressem blaient , parfois
qudque s excursi ons dans ce merveil leux pays gu'esl
la Norman die en coupaie nt la monoto nie; malS ces
gens étalent blasés sur les plaisirs de l'auto, et ne
s'en servaie nt plus que pour aller voir des amis dans
le s envi l'on s .
Maman depuis six mois, Colette menait cette viclà, la matern ité ne l'avait pas changé e; dans sOll
existen ce son fils avait été un aCCident agréabl e
dont elle n'enten dait pas s'ennuy er. Une bonne
nourric e en qui on pouvait avoir toute confian ce,
Mme Darny avait trouvé une perle, et Colette sans
inquiét ude, sans scrupul e, sans remord s lui avait
abando nné son fils complè tement. El puis avait-on
�LE MAUVAIS AMOUR
77
le temps d'être maman quand on était une jolie
femme très à la mode et qu'on tenait à garder le titre
de la Il belle Mme Ternot ».
Pour cela, il fallait être toujours élégante et se
m~ntre
un peu partout. Une bande d'ami~
entou!"aIent Colette, elle était riche, Jacques venait d'être
nommé agent de change, les hommages, les adulalations allaient au jeune ménage.
Très occupé par sa nouvelle charge, Jacques passait à Cabourg quelques heures par semaine. Colette
n'en éprouvait aucune tristesse, son mari ne lui
manquait pas, maintenant qu'elle l'avait reconquis.
Elle ne pensait qu'à s'amuser.
L'été dernier, dans le grand château sévère, elle
s'était très fort ennuyée, et Jacques, pour la consoler,. avait dû promettre plusieurs étés en N01:mandle; dès cette année il s'était exécuté. Il avaIt
l~ué
pour Colette et les enfants une jolie villa sur la
dlguc et travaillait, content de voir les petits bien
portants et sa femme s'amuser. Colette venait d'avoir
vi~gt
ans, il ne fallait pas lui demander d'être trop
raisonnable et il était tout naturel qu'elle aimaI
louer au tennis, et danser comme ses amies. Pour
sa ~em
qui lui avait donné un Gis, Jacq,ucs avait
matntenant toutes les indulgences, il était fiel de
Colette, de sa beauté, de son élégance, enfll1 il
l'aimait...
.
Loute, qui jouait avec un Parisien, très bonne raquette, quitta le court de fort mauvaise humeur;
av~c
une facilité surprenante Co)elle et son partenan'c, un insignifiant venaient de Ics battre hontcusement et Loute ~oulait
bien être battue, mais
pas de cette façon-là.
Peu polie, elle rejetait toute la faute sur son camarade.
- Vous avez joué indignement, monsieur, et sans
vous donner de mal. Nous sommes prcsque ridicules ... Vous avez passé votre temps à regardcr
Mme Ternot, et je crois que pour lui faire plaisir
vous avez raté plusieurs balles. Si vous êtes amoureux, monsieur, faut le dire, moi je ne joue jamais
avec des gens attei nts de cette maladie-là. Et puis
vous savez, vous n'êtes pas le seul, ils sont iCI une
àizaine d'imbéciles qui tournent autour d'elle.
Pour obtenir de nager, de danser ou ùe jouer avec
elle, ils supplient pendant des heures; si vous vouIez faire le onzième vous êtes libre, seulement à
l'a~enir.
cherchez pOUl' le tennis une autre pa;tc.
nal[C,
�LE MA UV AIS AMOUR
Cela dit, Loute tourna les talons, laissant le jeune
homme stupéfait, et alla rejoindre Colette qui s'installait dans un grand fauteuil d'osier et qui déclarait
que ce soir elle ne jouerait plus.
- Moi je t'imite, ut-elle en s'asseyant en face de
son amie, aujourd'hui, j'ai assez du tennis, les terrains sont mauvais et les joueurs assommants.
Des protestations s'élevèrent du côté masculin.
- Tenez, continua Loute imperturbablement, il y
a deux courts libres, faites des jeux d'hommes, vous
nous distrairez et vous nous débarrasserez. On
étouffe sous cette tente, elle est immense, mais vous
encombrez toujours le même coin; c'est à qui sera
le plus près de Mme Ternot. Lorsqu'elle veut un
fauteuil, vous êtes dix à lui en apporter un; si elle
a soif, les dix se précipitent à la cuisine; si elle
bâille, les dix cherchent quelque chose d'intelligent
pour la distraire, mais, hélas 1 ils ne trouvent jamais
rien. Allons, les dix, laissez-nous un peu tranquilles 1
Lorsque Loute commençait à railler, elle ne respectait rien; les jeunes gens jugèrent plus prudent
ùe s'en aller, et comme il y avait en effet deux courts
libres ils se mirent à jouer.
- Oufl fit Loute quand ils furent partis, nous
voilà débarrassées. - Mais comme Colette ne réponJait pas, elle ajouta: Ça ne t'a pas contrariée, ma
chêne, que je renvoie ta cour.
Non, tu sais, pourtant, qu'ils ne m'ennuient pas 1
1 Mais MalÎe Bauval doit
- Tu as de la chal~e
venir nous voir, il faut mi eux ql,e nous soyons
seu les pour causer.
- Marie Bauval, reprit Colett .. , c'est un bien
vilain nom quand on s'est appelé Marie de Lionard.
- Elle ne le trouve pas vilain 1 Tu ne l'as pas
revue depuis son mariage, elle est transformée. Elle
élait ni laide, ni jolie, l'amour en a fait une femme
ravissante.
- Et moi, demanda Colette, est-ce que le mariage
m'a ainsi changée?
.
Loute r ega rda son amie et, sérieuse, répondit:
- Non, 'tu es toujours la même, tu as encore tes
yeux, ton sourire de jeune fille. Vois-tu, je crois
qu'aucun amour nc t'a jamai s cfOeurée. On t'aime,
mais il me semble que tu n'aimes pas encore. Tu eg
une enfant qui joue avec deux amours sans les comprendre.
- Deux amours, répéta Colette (!tonnée.
- Mais oui, ton mari et ton fils.
Colette ne répondit pas, Loute venait d'apercevoir
0-
�LE MAUVAIS AMOU R
79
Mme Bauval, et vers elle les deux amies se précipi tèrent.
Après les premiè res effusion s, le thé servi, Loute
interrog ea la jeune femme.
- En bien, a-t-il joué divinem ent, le maître?
Mme Bauval eut un sourire heureux , et posant ta
tartine qu'elie al~it
mange~,
croisan t les malOS avec
une grande émotIOn, elle dit:
- Il a cOl1quis la salle; dès les premiè res mesure s
on a entendu un frémiss ement, les ~ens
se redressaient, s'appuy aient sur leurs fauteUils pour mieux
écouter , tous étaient attentif s, quelqu e chose de
très grand secouai t leur habitue lle apathie . Il a loué
du Ghop 111 , du Beethov en, pUIS il a terminé par une
fantaisi e qu'il a compos ée le mois dernier . C'est un
rythme sauvage , le chant est triste, déchira nt parfois, mais si prenan t, si passion né qu'on ne peut
l'entend re sans frémir. Eh bien, 10us ceux qui
étaient là ont compri s, la foule n'est pas bête, et ils
ont crié d'admir ation. Ahl voyez-\'ous, mes amies,
ces minute s-là sont si belles qu'on voudra it mourir
après les avoir vécues.
Etonne e, Colette regarda it son amie, Loute avait
raison: Mane de Lionard était transfo rmée; l'amour
avait fait un miracle .
- Mourir , railla Loule, quand on s'aime comme
vous voùs aimez, Marie, le désirer , c'est folie.
- Vous ayez raison, mais lorsqu' on est si heureux, l'avenir vous fait toujour s peur.
- Alors, reprit Colette , vous ëtes très heureu se?
- Plus que je ne l'espéra is. C'est un bonheu r si
grand qu'il veus semble trop beau pour la terre.
- Oh 1 il est évident , fit Loute, que vous voyagez
en ple1l1 ciel, je vous souhait e de n'en jamais descendre, les choses de la terre ne sont pas belles.
- Mais, reprit Colette , pardonn ez-moi, Marie, si
je suis ll1discrè te, ce change ment de vie ne vous est
pas un peu pénible ?
- Non, il me semble que je comme nce à vivre. La
médioc rité, voyez-vous, ne vous faÎt peur que quand
on ne la connait pas. Je me passe, avec une facilité
dont vou~
n'avez pas idée, des robes sortant des
prcmi~es
maison s, l'auto ne me manque gUl re, les
tramwa ys me le rempla cent. Nous voyageo ns en
second e classe avec les ouvrier s, j'ai découv ert que
ces gens-là valaien t beauco up mieux que je ne te
croyais . Nous descen dons dans des hôtels simples
et parfois la cuisine y est meilleu re que dans les
somptu euK palaces . Toutes ces choses doivent
�80
LE MAUVAIS AMOUR
sembler un peu ridicules à Mme Jacques Ternot, la
femme de l'agent de. change, mais voyez-,:ous,
Colette, elles font parhe de mon amour. J'aI été
heureuse de tout sacrifier à mon mari, et il y a des
jours Oll je regrette que ces petits sacrifices ne
m'aient pas coûté plus. J'eus voulu lui en faire de
très grands, de très pénibles qui m'eussent fait
soufTrir vraiment.
Loute était émue, Loute trouvait que son amie
.
était sublime, elle se moqua.
- Oh 1 tennis, toi qui entends chaque jour de si
futiles paroles, toi qui vois le commencement de
bien de vilains flirts, tu dOlS être fier, cette amoureuse vient de prononcer des paroles inoubliables
qui t'ont purifié. Désormais, lorsque des couples
b'assiéront sous cette tente, la grande figure de
Marie Bauval les protégera et les renverra vers le
chemin du devoir et du sacrifice ...
- Loute, vous êtes insupportable!
- Loute, vas-tu te taire, on n'entend que toi.
- Ma petite Colette, j'étais emballée, pardonnezmoi Mane, et donnez-nous des nouvelles de votre
sœur, elle n'écrit plus, la vilaine paressseuse; vat-elle enfin nous arriver i'
- Oui, la semaine prochaine, mais je puis vous
apprendre qu'elle vous arrivera fiancée.
- Ah J elle aussi, fit Loute avec un peu d'amerlume. Et quel est le bien-aimé?
Tout en buvant son thé, très vite, Marie répondit:
- Arthur Lévy.
Loute regarda Colette, puis, en riant, s'écria:
- Oh! que ce nom me paralt juif, il évoque des
nez crochus, et des mains sales 1
Très [ouse, contrariée d'être obligée d'avouer la
vérité, Mane répondit:
- La famille de mon futur beau-frère est juive,
lui n'a aucune religion, mais sa femme sera libre de
suivre la sienne ct les enfants seront catholiques.
- C'est tout de même ennuyeux, fit Loute, mais
je pense que le futur doit être très riche.
- Naturellement, ma sœur n'admettait pas un
autre mariage.
- Et il fàut bien passer sur quelque chose, reprit
Colette concilliante, elle sera, nous l'espérons toutes,
très heureuse.
- Oui, fit Marie, elle et moi nous ne désirions
pas le même bonheur.
Il y eut un court moment de silence, pendant
lequel les trois amies regardi;rent les joueurs, puis
�LE MAUVAIS AMOUR
Mme Bauval se leva; son mari l'attendait, elle voulait
rentrer.
- Qu'allez-vous faire ce soir? demanda Colette.
- Une promenade sur la digue, du côté où personne ne va, et où la musique des nègres ne trouble
pas la chanson de la mer.
- Ah 1 Marie, s'écria Loute, que vous voilà
devenue poétique; décidément l'amour vous a transformée. Vous fuyez le monde, vous n'aimez plus
que la solitude, l'an passé vous n'étiez pas ainsI.
- Je vous ai déjà dit, Loute, que je commençais
seulement à vivre ... Jusqu'à mon mariage je n'avais
guère compris la vie, je ne savais pas que l'amour
est un sentiment divin qui fait de la terre un paradis.
- Et comme conclusion il faut vous imiter 1
Colette, que dirais-tu d'une balade à Deauville.
Cette Mane m'a troublée, allons nous emplir les
yeux d'élégance.
Colette approuva, elles prirent congé des joueurs,
ramenèrent Marie Bauval jusqu'au très modeste hôtel
où elle était descendue, puis partirent à Deauville.
. A cette heure, la plage fleurie était à peu près
vide, mais au casino on s'écrasait. Colette et Loute
retrouvèrent des amis, et jusqu'à huit heures elles
restèrent dans ces salles, prenant plaisir à bavarder
et à regarder jouer.
Lorsqu'elles sortirent du casino, déjà la nuit venait;
Colette et Loute s'en étonnèrent.
Il était tard, le temps passait vite à Deauville,
heureusement que Loute avait décidé ses parents à
ne dlner qu'à huit heures. Le chauffeur reçut
l'ordre de faire de la vitesse, les deux amies ne pensaient guère aux accidents possibles.
Pour rentrer à Cabourg la routl! est ravissante,
c'est la belle campagne normande, avec des prairies
vertes et des échappées sur la mer. L'auto allait
vite, il était impossible de jouir de la paix du soir.
En voyant passer comme. des .flèche~
res arbres et
les fermes, Loute regrettait qU'li fût SI tard et qu'on
n'eût pas le temps d'aller doucement. Elle pensa à
Marie Bauval; avec un homme qu'elle aimait profondément, ce soir, loin de tous elle se prom\;nerait, et
la musique des nègres ne troublerait pas la chanson
de la mer. Et Loute n'avait plus envie de railler
.;ommencer
l'amie qui prétendait, à vingt ans p~sé,
seulement à vivre.
ëol~t
r~nta
de ~auv'is
h~lmu
... il étai!. l~ri
elle avait juste le temps de dlner et de s'haIJHler~
,
�LE MAUVAIS AMOUR
Loute et ses parents devant passer la prendre dans
la soirée pour aller au casino.
D~s
le vestibule, eUe se rendit compte que chez
eUe il se passait quelque chose d'inaccoutumé ..•
L'antichambre n'était ras cclairée, dans la salle à
manger le couvert n'était pas mIs, et aucun domestique ne se montrait. Funeuse d'un pareil désordre,
elle sonna. Très occupé à bavarder à la cuisine, le
valet de chambre n'ayalt pas entendu l'auto rentrer.
Il s'excusa et avertit Maùame qU'Il revenait à l'mstant de la gare oLI il avaIt accompagné la nourrice.
La nournce 1 Coletle ne comprenait pas. Alors le
domestique expliqua que vers quatre heures Nounou avait reçu une dépêche la demanJant au pays;
son mari était très malade.
On avait cherché Madame au tennis, au casino,
chez tous ses amis, on ne l'avait trouvée nulle part;
alors 1'\ ounou était partie.
Le mari malade, toutes ces explicatIOns, Colette
ne retint qu'une chose, c'est que la nourrice n'élatt
plus là.
Quel ennui 1 une véritable tuile, aurait dit Loute.
Nerveuse, elle interrogea:
- Qui est près de Bébé, à qui la nourrice a-t-elle
expliqué ce qu'il fallait faire?
- Mlle Simone el la femme de chambre sont làhaut, elles diront tout cela à Madame.
De pl us en plus agacée, CoieHe monta chez SOli
fils et brusquement ouvrit la porte de sa chambre.
La pièce à peine éclairée ne permettait pas de
reconnaître les gens qui entraient; près du berceau
Simone se dressa ct sa petite voix fachée murmura:
. - Ne faites pas de bruit, Bébé dort.
Colette obéit à la voix enfantine, et sur le seuil
s'arrêta.
Alors Simonc vint vers sa belle-mère, mais clic
ne tendit pas sa jouc commc elle le faisait autrefois,
gentiment eUe S'cxcuf,a :
.
- Pardon, maman, je ne savais pas que c'était vous.
Et à cette petite fille qui n'avait que sept ans
Coletle demanda des e.KplicatlOns.
Bébé dormait, mais que fallait-il lui donner à son
réveil? La nou rrice avait-cite tOut expliqué, enfin cc
départ était ridIcule 1
Simone allait répondre quand un petit cri sc fit
Clltcndrc. Bébé était réveillé, Colette entra.
Assise près de la fenNre oU\'crtc, la femme de
chambre, une princesse, avait l'air de très mauvaise
humeur. Elle donna ù Madame les renseignements
�LE MAUVAIS AMOUR
qu'elle demandait, mais son attitude fit comprendre
à Colette qu'elle ne consentirait à garder l'enfant
que quelques heures; même elle prévint Madame
que pour la nuit il ne fallait pas compter sur elle,
elle était incapable de se réveiller.
Debout, au milieu de la chambre, très perplexe,
Colette réfléchissait . Elle regardait tour à tour
Simone, son fils et la femme de chambre, et ne
savait que décider. Assis dans son berceau, M. Jean
Ternat, qui causait à sa maman tant de soucis, jouait
avec sa sœur. Un polichinelle dansait, sautait et ce
gros garçon, très bien portant, riait de ce petit rire
doux ct charmant qui n'appartient qu'aux bébés.
Enfin Colette parla, à sa femme de chambre elle
donna des ordres:
.
- Vous allez envoyer une dépêche à Mme Darny,
vous lui direz que Nounou est partie, et g,ue Bébé a
besoin d'une autre nourrice dès demain ... Vous
ajouterez aussi que je voudrais bien que Mme Darny
vint passer quelques jours à Cabourg.
Cela dit, Colette ajouta avec un soupir:
- Pour cette nuit vous passerez le berceau dans
ma chambre.
Une heure' après Bébé était installé dans la
chambre de sa maman et Colette, qui pour cc soir
re.nonçait au casino, essayait, aidée par Simone, de
faire la toilette de nuit du petit garçon. Elle était
maladroite, Bébé s'impatientait. La femme de
chambre donnait des conseils et déclarait à chaque
instant que lorsqu'elle entendait les enfants crier,
elle perdait la tête; seule, Simone aidait Colette
intelligemment. Elle étai.t t,!ujours avec Nounou, elle
savait ce que Nounou faisait.
Enfin B6bé fut lavé, emmailloté, tout prêt à être
couché. Fière de son œuvre, Colette Je regarda avec
admiration.
Dans le berceau ce fut une autre aCfaire, il fullait
faire accepter à ce monsieur, pas commode, le bie~
ron. D'abord le petit garçon refusa; très en colère,
il poussait des cris perçants qui affolaient sa maman.
Agacée, Colette s'éloigna du berceau en mur~
rant:
- Cct enfant est insupportable, qu'alons~
en
faire?
La femme de chambre regardait Madame avec
piti6 et pensait que si une nourrice n'arrivait pas dès
demain, la maison .serai~
intenable) et pendant ce
temps M. Jean, qUI avait grand'falm, continuait â
crier.
�LE MAUVAIS AMOUR
Alors, au milieu de ce désarroi général, près du
berceau, une petite voix s'éleva. Simone chantait
pour essayer de calmer la colt:re de ce gros garçon.
D'abord cela ne réussit pas, Bébé était furieux, mais
comme Simone berçait en chantant, il finit par se
calmer i la petite fill.e fit un signe à Colette qUl comprit et rapporta le bIberon. Et comme Bébé s'endormait et qu'il avait grand'faim, les yeux mi-clos, il
consentit à prendre la nourriture qu'on lui offrait.
C'était Simone qui avait calmé le petit garçon,
Colette lui en fut reconnaissante et l'embrassa affectueusement.
- Va te coucher, ma petite, il est tard, et merci.
Simone rendit le baiser.
- Si Jean est méchant cette nuit, dit-elle, maman,
vous pouvez m'appeler, Nounou me le confiait bien
souvent, je sais le consoler.
La femme de chambre et la fillette s'en allèrent et
Colette, pour la première fois, resta seule avec son
fils.
Tout doucement, marchant sur la pointe des
pieds, elle commença sa toilette pour la nuit. Lorsqu'elle fut prête, elle s'aperçut qu'il n'était que dix:
heures, vraIment elle ne pouvait sc coucher à cette
heure-là. Ne sachant que faire, un peu désemparée,
elle s'approcha du berceau ct regarda son fils. La
figure calme et reposée du bébé, les petits cheveux
blonds qui commençaient à friser, les grands cils
foncés qui faisaient une ombre, tout était beau. A
qui ressemblait-il ce bonhomme-là? A elle? à
Jacques? A tous les deux à la fois. Les petites
mains, si mignonnes, reposaient sur la couverture,
Colette les admira, quelle merveille que des mains
d'enfant 1 et elle se pencha pour les embrasser. Son
baiser fut si doux que Bébé ne bougea pas, mais cet
effleurement le fit sourire en dormant, ct Colette vit
ce sourire.
Unc 6motion très douce, toute nouvelle, s'empara
de la jeune femme; plus près de son enfant elle se
pencha, écoutant le soune léger el régulier, heureuse de voi r son fils si joli et si fort.
- Mon fils ...
Tout bas elle prononça ces deux mots, s'étonnant de les trouver si beaux. Jusqu'à présent cc
bébé-là avait été si peu à elle i dès les premiers
jours de sa naissance, la garde, la grand'mère,
tout le monde s'en était emparé, sauf la maman.
Mme Darny avait dit: « Un enfant est très fatigant
à élever, je t'ai trouvé une nourrice parfaite, tu dois
�LE MAUVAIS AMOUR
85
t'en rapporter à elle, JO et Colette avait écouté sa
mère, et comme Jean poussait tout seul, aucune
inquiétude ne l'avait troublée.
Ce soir, près de ce berceau, elle avait des pensées
nouvelles qui l'étonnaient: le casino, Loute, les
flirts, comme tout cela était loin.
Elle étaIt prête, elle aussi, à comprendre la vie ...
Elle se coucha, tout heureuse d'avoIr près d'elle son
enfant, d'entendre le petit soume léger et régulier;
cl~
n'avait plus peur des cris, ni des colères de
Jean, elle était certaine de pouvoir le consoler.
SImone avait chanté, Simone avait bercé, Colette
savait beaucoup de vieilles chansons.
« Do, do, do, l'enfant do, l'enfant dormira tantôt.
Do ... do ... do ... do.
Colette chantonnait tout doucement, lorsqu'on
frappa à sa porte. Elle se dressa comme Simone
l'avclit fait quelques heures auparavant et sa voix
mécontente répéta les mêmes paroles:
- Faites donc attention, Bébé dort.
Sur le seuil de la chambre, le domestique dit à
voix basse que Mme Darny venait de téléphoner.
Ell e arriverait demain avec une nourrice, elle était
trl:S contranée, et clle recommandait bien à Madame
de ne pas se fatiguer.
Le domestique parti, Colette essaya de reprendre
sa chanson, mais ses pensées n'étaient plus les
mêmes; demain sa mère serait là, demain sa mère
n'aurait qu'un but, lui éviter la l'lus petite contrariété, la plus lég:':re fatigue, et Colette était pourtant tout près de comprendre qu'il y a des contrariétés et des fatigues que l'on aime.
Elle regretta un moment d'avoir appelé sa mère,
mais elle pensa qu'elle ne pouvait se passer de
nourrice et qu'après tout elle ne connaIssait rien
aux enfants. Mme Darn.y s'occuperait pendant quelques Jours de son petIt-fils, et Colette reprendrait
~a
vie. '~Olt
,é tait bien ainsi,. et apr~s
avoir regardé
Jean qUI vralf!1ent ressemblait à un ange, tranquille
elle s'endormit.
)1
_
IX
J?ans le petit boudoir de Colette, Loute était seule;
phllosophlquement, tout en attendant son amie ell'
lisait un livre d'un auteur femme, fort à la m'ode
qui employait son talent d'écrivain, très réel, ~
1
�86
LE MAUVAIS AMOUR
écrire des livres malsains. Loute s'intitulait vieille
fille, Loute pouvait tout lire, et rien ne la choquait.
Novembre avait ramené à Paris les ParisIens;
rentrée la veille, Loute venait dès ce matin voir son
amie, mais la jeune femme était sortie et Loute,
résignée, l'attendait.
Le livre n'était pas ennuyeux, le boudoir fleuri,
le fauteuil bon, Loute, sans ennui, patienta une heure.
Vers midi Jacques arriva, il tut très aimable et,
pour excuser sa femme, expliqua qu'ils étaient
rentrés depuis peu et qu'elle avait beaucoup de
courses à faire; puis il demanda à Loute de rester
déjeuner avec eux; ainsi ell'e était certaine de voir
son amie. Loute accepta et téléphona chez elle pour
prévenir de son absence.
En attendant Colette, elle taquina Jacques qui
tout le temps regardait la pendule.
- Quel amoureux vous faites, dix minutes de
retard et vous vous inquiétez 1
- Je ne m'inquiète pas 1
- Non, mais alors pourquoi avez-vous si vilaine
figure?
Jacques était bien élevé, il fut sensible à ce reproche.
- Pardonnez-moi, dit-il, je suis pressé, cela
m'agace d'attendre et Colette est terrible, elle ignore
l'exactitude.
- Elle a toujours été ainsi; quand elle était
petite, elle prétendait que tout le monde devait
l'attendre, et nous, les amies, nous l'attendions
sans murmurer.
- Elle n'a pas changé, reprit Jacques, mais moi
je murmure, ajouta-t-il en riant.
- Vous êtes moins commode que les amies,
nous, nous l'adorions.
- Moi aussi je l'adore 1
Loute remarqua que Jacques avait prononcé ces
mots presque tnstement, mais ne voulant recevoir
aucune confidence, elle changea de conversation.
- Et Simone et Jean, vont-ils bien?
- Oui, à peu p'rès; pour J ~an,
ces ch.angements
de nourrice ne lUI ont pas toujours réussI.
Vous avez eu bien des ennuis '?
- Qu'il eût été facile d'éviter.
- Comment cela?
- En n'ayant pas de nourrice. Colette était
bien portante et pouvait nournr son enfant; mais
Mme Darny n'a pas voulu.
Loute trouva que cette fois encore la conversation
�LE MAUVAIS AMOUR
devenait difficIle, elle comprit que dans le ménage
Ternot il y avait de légers nuages. Elle regretta
presque d'être restée. Colette était insupportable
de le faire attendre ainsi.
De fort bonne humeur, à midi et demi, la leune
femme arriva et se montra enchantée de retrouver
Loute, sa vieille Loute ; eUe ne fit nulle attentIOn au
visage sévère de Jacques et ne remarqua pas que
son man, ostensiblement, regardait la pendule.
Elle s'excusa, sans s'excuser... Ces couturières
étalent assommantes, un ,e ssayage l'avait retenue
une beure.
A table, Colette et Loute firent tous les frais de la
conversation, Jacques s'y mêla par pohtesse, mais
son attitude disait son mécontentement. A peine
le déjeuner fini, il s'excusa près de Loute, mais
il était déjà en retard, et avait des rendez-vous importants; puis, avec ulle voix tendre, il rappela à sa
femme qu'elle devait aujourd'hui aller voir la directnce d'un cours pour Simone; la petite fille avait
sept ans passés, il était temps de songer à son
éducation.
Colette s'en souvenait, elle irait sfirement à la
:fin de l'après-midi.
Ravies d'être seules, les deux amies bavardèrent.
Il 'f avait bien longtemps qu'elles ne s'étaient vues,
prl:s de six semaines, elles avaient bien des choses
il se dire.
D'abord Loute parla 1
bêtise.
- Colette, j'ai failli faire une gr~se
- Cela ne m'étonne pas, tu fimras mal.
- Je me suis amourachée, pt::ndant deux jours,
d'un homme charmant, pauvre comme Job, qui
partaIt tenter fortune au Canada.
- Heureusement que ~ela
n'a Juré que deux joursl
- Oui, mais faut-il dtre heureusement'? Il était
charmant, jeune, sincère et plein d'enthousiasme 1. ••
Près de lui j'ai rêvé d'amour éternel, je me suis vue
au Canada luttant avec cet homme que J'aurais aimé
infiniment. Un soir, par un beau clair de lune, j'ai
pensé au départ, à la vie que je mènerais là-bas.
J'étais folle, presque amoureuse. Sais-tu ce qui m'a
arrêtée?
- Je ne m'en doute Ras.
- J'ai songé qu'au Canada dans la très modeste
mai son où nous serions obligés de vivre - je disais
déjà nous - il me faudrait faire mes robes moimême. Loute couturière et modistet .•. Je me suis
mise à rire, c'était fini, le rêve s'est terminé avec le
�88
LE MAUVAIS AMOUR
clair de lune et le lendemain l'homme pauvre, mais
charmant, est parti en pensant que je m'étais moquée
de lui. Voilà l'histoire, tu vois que j'ai failli très mal
tourner.
Sérieuse, Colette répondit:
- Oui, très mal.
- Aussi, reprit Loute en se levant brusquement,
je reviens avec le désir de m'amuser, comme jamais
Je ne l'ai fait. J'a:lr~i
vingt-~q
ans dans un mo.i?,
me voilà classée vieille fille, Je pense donc tout VOIr
et tout entendre ... Colette, il me faut des robes très
élégantes. Je te propose de faire aujourd'hui la
« tournée» des couturières, cela me corrigera à tout
jamais de mes rêves de vie pauvre. Une chaumière
et un cœur, bon pour les romances, ma petite
Colette ta Loute n'en veut pas.
Un q~art
d'heure après cette conversation, l'auto
de Mme Ternot conduisait les deux amies rue de la
Paix.
Elles commencèrent par le plus grand couturier,
celui qui mod1:re la mode et dont le goût est toujours
indiscutable. Colette et Loute étaient de bonnes
clientes, près d'elles, les vendeuses s'empressèrent.
Dans un salon elles s'assirent et devant elles on fit
déflIer « les mannequins '.
Les femmes étaient jolies et pOftaient bien la toilette; les deux amies se trouvèrent fort embarrassées
pour choisir, et après être restées à discuter avec la
vendeuse près d'une heure, elles s'en allèrent sans
avoir rien commandé.
Elles firent quelques pas dans la rue de la Paix
regardant les étalages des bijoutiers, s'enthouia~
mant pour une bague,un collier. Loute adorait les
perles, Colette p~éfralt
le~
émeraudes.
Mod iste, fleunste, parfumeur, elles s'arrêtèrent
partout, tr0':lvaI1t un p!ai~r
à regarder ces devantures
qui conten.aI.cnt de SI Jolles cho~es,
et où tOute l'élégance pa:Islenne sc ret~O?Val.
Place Vendôme,
elles entrerent dans un vletl hôtel où s'est installé
un couturier. Là, il Y avait foule, Parisiennes
étrangères, se côtoyaient. !--es unes attendaient pou;
essayer, les autres venment commander ou voir.
Colette et Loute expliquèrent à une vendeuse ce
qu'elles voulaient. Des robes du soir, très à la mode,
ct devant les deux amies de nOuveau les mannequins
défilèrent.
La mode s'ano~it
particulièrement grotesque
ct arrivait à enlaidir les jolies filles qui la présentaient.
�LE MAUVAIS AMOUR
1
89
Colette et Loute n'osaient pas se communiquer
leurs impressions, ces robes étaient à la mode et,
pour les jeunes Parisiennes, ce mot-là résume tant
de choses. Pourtant, elles n'osaient commander ces
toilettes bizarres et de mauvais goût. Elles regardaient les mannequins, les dames qui les entouraient,
elles entendaient les vendeuses réclamer les essayages des femmes les plus en vue de Paris. La
duchesse de M ... attendait à côté de Mlle D ... , du
Vaudevillc; Madame C ... , la plus jolie danseuse,
commandait une de ces robes que, dans leur for intérieur, Colette et Loute trouvaient si laides. Brusqucm~nt,
~Iles
se décidèrent. Colette prit une robe
du sOIr cense, et Loute choisit un manteau vert, très
criard, facile à porter, disait la vendeuse, avec toutes
les nuances. Mesures prises, rendez-vous arrété,
elles s'en allèrent furieuses d'avoir commandé de si
vilaines choses.
Dehors, Colette proposa de traverser ct de monter
chez une couturière, mais Loute ne voulut pas; pour
voir de pareilles horreurs elle n'avait pas besoin de
se déranger.
Il était cinq heures, elles échouèrent à un thé. En
entrant, Colette prévint son amie qu'elle ne pourrait
rester tard, devant aller voir la directrice d'un cours
pour Simon
~ .
- Quelle corvée 1 s'écria Loute, et puis c'est ridicule à ton age de s'occuper de ces choses-là 1
Installées autour d'unc petite table, elles oublièrent bien vite la " corvée lt. Elles avaient faim, un
orchestre faisait entendre unc musique médiocre
mais amusante, elles goûtèr~n
et écoutl.!rent.
Comme Colette se servaIt une scconde tasse de
thé un mouvement brusque de Loutc la fit s'arrêter
et ~cgard.
Devl!-nt leur table, I.e visage souri~nt,
un
jeunc homme s'lOc!lDalt. C'étaIt u~
dcs «dIx Il de
Cabourg, un. des J!:mcurs de tennIS les plus empressés, un Ihrt patient.
La jeune femme sourit et tendit la main.
- Vous voilà de retour, monsieur de Grandjac, ct
ces chasses en Ecosse, ont-clics été belles?
En s'asseyant devant Colette, il répondit avec un
sourire:
- Non, après Cabourg, rien ne m'a semblé beau.
Un petit rire satisfait fit comprendre au jeune
homme que le compliment plaisait.
- Eh bien, reprit Loute taquine, vous n'êtes vrai~ent
pas difficile, car, entre nous, nous pouvons
bIen avouer que Cabourg n'est guère joli. Pas de
�90
LE MAUVAIS AMOUR
plage, une digue où l'on s'écrase, un mélange de
monde dont on n'a pas Idée, un casino et un hôtel
qui bouchent tout horizon. Ah! pour trouver
Cabourg beau, mon cher, il faut que vous y ayez été
amoureux.
- Peut-être 1 fit M. de Grandjac, en regardant
Colette ostensiblement.
- Je crois, s'écria Loute gaiement, que vous êtes
en train de vous tromper. Un fltrt avec une Joüe
femme n'est pas de l'amour, c'est une distractIOn,
voilà tout.
Vexé, M. de Grandjac regarda la jeune fille qui
parlait ains.l, il ~'av,lt.
plus cet air aimable et souriant qui lUi allait SI bien.
- Je pense, mademoiselle, fit-il d'une voix cinglante, que vous parlez d'une chose que vous ne
connaissez pas.
- Encore une fois, vous vous trompez. Nous
autres jeunes filles, nous apprenons le flirt en même
temps que l'histoire de France, et, en général, nous
n'oubltons pas les règles de ce jeu. N'est-ce pas,
Colette?
- Tu es insup~rtable
1 s'écria la jeune femme,
monsieur de GrandJac, ne l'écoutez pas, elle est si
taquine.
M. de Grandjac dissimula sa mauvaise humeur.
- Vous avez raison, madame, et puis Mlle Loute
étant votre amie a droit à toutes les Indulgences.
- MadrIgal" romance, ~'écria
Loute en riant, vous
fa~t
des mlrac~s.
finirez par m'alI!ler 1 Le ~Jrt
M. de GrandJac ne repondlt pas. La discussion
avec Loute étaIt t0':ljours ,chose périlleuse, dt!Jà bien
des fois cet été JI avait dû se taire ne pouvant
jamais trouver la réplique qui terminerait la joute à
son avantage. Il se rapprocha de Colette et feignit
d'Ignorer la présence de' son amie.
D'abord Loute n'y fit pas attention; occupée à
finir de goûter" elle rega!'dait les départs et les
arrivées, écoutait la musIque et surveillait deux
fiancés qui, non loi,n d'elle, sou~
l'œil d'une maman
attentive, se cont~le
des petites choses niaises,
très gentilles. MaiS L.oute s,e retourna, Colette et
M. de Grand)ac causaIent, trcs bas, cela ne lui plut
pas elle I11terpella son amie .
....: Colette, l'heure s'avance, j'ai envie de m'en aller.
TranqUillement, en femme qUi a l'habitude de ne
sc gêner p.our personne" Mf!l~
Ternot répondit :
- Moi, Je me 1rouve bien ICI, malS Sl tu cs pressée
de rentrer, tu peux prendre l'auto.
�LE MAUVAIS AMOUR
91
Froissée, elle était de trop, son amie le lui faisait
comprendre, Loute se leva.
- Au revoir, s'écria-t-eIle, et puisque tu trouves
du plaisir à causer avec M. de Grandjac, je te laisse.
Colette ne s'inquiéta guère, la boutade de Loute
n'était pas sérieuse, un coup de téléphone ce soir
en aurait raison. Elle se retourna vers M. de Grandjac, souriante:
- Eh bien, vous rêviez de pouvoir causer avec
moi sans témoins, vous voilà satisfait, je pense.
M. de Grandjac remercia avec chaleur; fit des
protestations de dévouement, parla d'amitié éternelle, et dit son grand désir de pouvoir rencontrer
souvent Colette.
Dans cette atmosphère tr~s
surchauffée de salon
de thé, en écoutant cette musique malsaine, Colette
ne trouvait pas extraordinaire les propos de M. de
Grandjac, en tout autre lieu ils l'eussent blessée.
Elle s'apercevait bien que ce «flirt », un des « dix ,.,
se posait en amoureux, et qu'il avait complètement
l'air d'oublier qu'elle était une honnête femme à qui
l'on ne pouvait faire qu'une cour très discrète, mais
cette audace nouvelle l'amusait.
Enfin, il fallut penser au retour, et il était tard
lorsque la jeune femme quitta le salon de thé ... Elle
avait promis des choses folles, qu'elle était bien
décidée à ne pas tenir; elle avait promis que bientôt elle reviendrait avec Loute goûter dans ce même
~alon,
et qu'elle y. rencontrerait encore .M. de Grandlac, puis, qu'un Jour, elle y viendrait seule.
Dans l'auto qui la ramenait chez elle, elle pensait
à l'empressement de son flirt. Lui plaisait-il, ce flirt?
Pas plus que les autres. II n'était ni bien, ni mal,
physiquement il ressemblait à beaucoup d'hommes,
et son intelligence était très moyenne. Loute ne
l'aimait pas, c'était certain, Loute était partie
fachée. Dès son retour Colette téléphonerait, et
pour bien lui montrer qu'elle ne lui cachait rien,
raconterait toute sa conversation avec M. de Grandjaco Loute rirait, et ce serait fini.
Colette rentra chez elle de très bonne humeur.
Pendant qu'elle se déshabillait, sa femme de
chambre lui apprit que Monsieur était là depuis
une heure et que les domestiques avaient reçu
l'ordre de ne le déranger pour personne.
,
Etant. certaine que cette défense ne la regardait
pas, la Jeune femme, des qu:elle .f~t .prête, se dirigea
vers le bureau de son man. DehCICusement jeune
dans une robe de mousseline de soie blanche, ellc
�92
LE MAUVAIS AMOUR
entra le sourire aux lèvres; elle attendait des compliments, des mots d'amour: les yeux bruns de
Jacques la regad~nt
presque sévèrement. Il ne se
leva pas comme il le faisait de coutume, il ne s'empressa pas pr~s
de cette jolie femme si sùre de son
pouvoir, de suite il l'interrogea :
- Eh bien 1 Colette, que vous a dit la directrice?
La directrice 1 la jeune femme sursauta. Les couturières, le thé, M. de Grandjac, tout cela lui avait
fall oublier le rendez-vous.
Un peu ennuyée, mais ne voulant pas le montrer,
elle dit d'un ton indifférent:
- Je n'ai pas été libre de bonne heure et je n'ai
pu aller voir la directrice ... j'irai demain.
Furieux, Jacques se leva.
- Qu'aviez-vous donc à faire de si urgent, qui
vous a empêché de vous rendre à un rendez-vous
pris depuis plusieurs jours?
En pensant aux couturières, au thé, àM. de Grandjac, la jeune femme rougit, et ne voulant donner
aucune explication, répondit:
- Mon Dieu 1 la visite à cette directrice n'était
pas une chose tr1;s importante, et en pensant à la
réf1exion de Loute elle ajouta: du reste, je ne suis
pas d'âge à m'occuper de ces choses-là.
Cette réponse ne plut pas à Jacques; les sourcils
froncés, presque en colère, il s'écria:
- Vous avez l'âge d'être maman, et vous ne vous
en souvenez gu1;re.
- .Jean a un an, je pense que je n'ai pas à m'occuper de son instruction.
- Simone a sept ans.
- Elle n'est pas ma fille.
En entendant ces paroles, Jacques devint très
pàle, ses mains tremblèrent lég1;rement, et il héSIta
avant de répondre. D'une voix sourde, où il y avait
de la douleur, presque des larmes, il dit:
- C'est vrai, Simone n'est pas votre {-ille, mais en
vous mariant vous aviez promis de remplacer la
maman qu'elle n'a plus.
Colette s'aperçut bien de l'émotion de son mari,
elle pensa qu'elle avait crié une bêtise un peu
méchante, mais ses parents ne l'avaient pas habituée
à s'occuper de la peine des autres. Elle songea à
son propre mécontentement,. à sa colère, jamais personne ne lui avait parlé aussI durement.
Elle en vouhat à Simone, cause de cette discussion.
parlons de votre flUe, vous me
- Dès que nou~
�LE lVLAUVAIS AMOUR
93
dites des choses désagréables. Ce n'est pourtant pas
amusant d'être belle-mère à vingt et un ans, et vous
devriez bien ne pas me rappeler sans cesse ce titre
qu'en me mariant je n'ambitionnais pas.
Cette fois Jacques se Facha.
- Ne dites pas de bêtises, Colette, à n'importe
quel age il faut faire son devoir. Or, envers ma fille,
vous en avez un. Vous ne prétendez pas laisser cette
enfant toute sa vie entre les mams d'une gouvernante '?
Le ton de Jacques plus encore que ses paroles
exaspéra Colette; jusqu'a présent personne ne lui
avait jamais résisté: parents, amis, tout le monde
s'inclinait devant ses caprices, et son mari, cet
homme qu'elle avait bien voulu épouser, cet homme à
qui elle avait donné un fils, lui faisait des observations comme à une gamine. De sa jolie bouche faite
pour des paroles de tendresse et d'amour sortirent
ces mots:
- Si les gouvernantes ne vous plaisent plus pour
garder votre fille, il y a des pensioi1S, des couvents
où les enfants sont très bien élevées.
A peine avait-elle prononcé cette phrase qu'elle la
regretta, et si Jacques n'avait pas été en col1:re il eùt
remarqué le geste de Colette. Ses mains quittèrent
sa robe de mousseline et se crois~ent
pour demander pardon d'avoir été si méchante, mais Jacques,
atteint dans le plus profond de son être, humilié
dans sa tendresse de père, froissé dans sa ùignité
d'époux, répondit sans regarder le joli visage qui
s'attendrissait:
- Ma fille, tout comme vous, Colette, est ici chez
elle et jamais elle ne quittera la maison. J'entends,
vous comprenez, j'entends que vous vous occupiez
de nos enfants; cetle vie mondaine ne vous vaut
rien; désormais, vous aurez l'obligeance de vous
c~nforme
à. mes ~ésir,
et ~ie vous souvenir. qu'il y
a ICI des pellts qUi ont bes01l1 de vous. DepUIS deux
ans j'ai mis bien des choses sur le compte de votre
jeunesse, je pensais: elle s'amuse, tout cela ne
durera pas, lorsqu'elle aura un enfant à elle, elle
comprendra ce qu'elle doit faife pour l'enfant d'une
autre. Jean est venu; votre mère, crai~nt
pour
votre santé, vous a persuadée qu'il fallait le confier
à une nourrice et vous ne vous êtes pas plus inquiétée de votre fils que vous ne vous inquiétiez d~
Simone; votre mère se chargeait de toutes les corces coyvées-Ià, je veux que VOU
t~
vées, disiez-vo.us. Or~
vous en occupiez; desormals, c'eSL vous qui réglerez
�94
LE MAUVAIS AMOUR
les sorties de vos enfants, c'est vous qui les soignerez quand ils seront malades, c'est vous qui surveillerez leur éducation. Il faut comprendre que la
maternité a des charges et des devoirs dont vous ne
vous doutez pas. Colette, ajouta-t-il plus doucement,
soyez pour Jean ... et pour Simone une bonne maman.
La Jeune femme n'écouta même pas la dernière
phrase, à ses oreilles résonnaient les mots qui
l'avaient particulièrement froissée. Je veux ... J'entends 1... Avait-on idée de parler à sa femm!:! sur ce
10n ? .. Non, non, elle ne céderait pas ... En se
mariant elle avait pris un camarade, un compagnon.
Jacques voulait se poser en maltre et commander,
clic n'obéirait pas.
En colère, co.mme une petite fille, ses deux poings
crispés, elle cnf!- :
..
..
- Après mOI, vous critiquez ma m<.:re, Je ne
m'attendais pas à cela. Mais 1'0LlS comprendrez aisément qu'après cette discussion pénible je m'abs1 ienne de descendre, ce soir je n'aurais pas le
courage de dlner à côté de votre fille.
Jacques ne répondit pas, comprenant enfin que
Colette, en proie à une colère folle, ne savait plus ce
(lu'elle crimt.
Il la laissa partir sans 1u i dire un mot; avec des
yeux désespérés il regarda ce corps charmant si
Joliment vêtu qui allait disparaitre; il eut la tentation
folle de l'arrêter par un cn d'amour qui aurait effacé
les vilaines paroles. Quand elle ouvrit la porte, il eut
(;ovie de courir vers elle et de lui demander pardon.
Mais Jacques, bien qu'il fût un homme très amoureux, était un caractère; pou r être sûr de ne pas
céder à la tentation, ses mains serrèrent les cuivres
de son bureau.
Très lentement la jeune femme s'en alla; malgré sa
colère elle regrettait ses paroles, son intelligence et
son cœur lui disaient que Jacques avait raison et
Ilu'clle devait l'écouler, mais, dëpuis son enfance,
clle n'écoulait que son rlai~.
Au moment où dans un dernier accès de rage elle
:>'apprêtait à c1aqucr la porte, durc, sa voix s'~leva
:
VOLlS pourrez aller voir la directrice du cours,
je vous jure, Jacques, que je n'irai jamais.
Fii!re d'avoir trouvé celte dernière méchanceté,
clic rel1agna son boudoir et, prt5tcxtant pour les
domestiques une migraine, elle donna l'ordre à sa
fcmmë de chambre de servir son dl ner dans la petite
pièce close et intime que Jacques avait meublée pour
eUe avec tant d'amour.
�LE MAUVAIS AMOUR
95
x
Et le~
jours passèrent divisant les deux époux,
augmentant leur désaccord. Colette, se jugeant
l'o)Tansée, ne fit ricn pour se rapprocher de Jacques,
et \'ls-à-vis ,de sa belle-fille adopta une attitude qui
blessa son man.
Déjà elle ne s'occupait qu'à peine de Simone, elle
affecta de ne plus s'en occuper du tout; elle n'alla
pas chez la dl rectrice du cours et, lorsque la gouvernante demandaIt un ordre, elle répondait: " Adressez-vous à Monsieur, cela ne me regarde pas. »
Les premiers temps, Jacques avait pensé que
Colette boudait et quc cette bouderie ne durerait
gu~re,
mais les semaInes pass1!rent et Colette cooserva la même altitude. Elle ne regardait plus Simone
et répondait à peine aux paroles alTectueuses de l'eofant. La petite fille ne s'expliquait pas cette indilTérence; son jeune cœur comprit seulement que
Colette ne voulait plus être sa maman, et, peu à peu,
sans que personne ne lui ait nen dit, elle évita de
parler à la jeune femme et même de la rencontrer.
Un matin, pendant que Colette dormait encore,
elle arriva plus tOt que
dans le bureau de son p~re
de coutume et trl:S calme explLqua:
- Papa, Je voudraIS te demander quelque chose.
Jacques était triste, il sentait que son bonheur
s'en allait; il regarda sa fille, cette toute petlle bonne
femme que Colette n'avait pas voulu aimer, et lui
répondit avec un souri re rresque douloureux:
- Que veux-tu, ma chérie?
Les petites mall1s de Simone serrèrent bIen fort
sa robe de pIqué blanc, et ses grands yeux presque
clos elle repnt:
- Voilà ... Matntenant j'ai beaucoup à travailler,
mon cours, l'anglais, le piano, alors ...
Là, eHe s'arrêia. ne sachant comment terminer son
petlt. d,sc<?urs qu'elle avalt pourtant pr6paré depuis
plUSIeurs Jours.
- Alors, ma chérie) fit son père tendrement.
- Alors, dIt la fillette bien VIte, je voudrais bie
ne plus d6jeuner, ni L~lnr
....à table .. avec vou~.
Si
tu veux, on nous serVlrmt, MISS ct moi, là-haut dans
la [Iettte salle à manger, comme autrefois, avant. __
avant ... Enfin, tu comprends, papa, ajouta-t-eUe en
�96
LE MAUVAIS AMOUR
ouvrant ses yeux, ça serait bien mieux comme ça.
M. Ternot ne répondit pas, il observait sa fille,
cette enfant de sept ans devinait déjà ce qu'il aurait
voulu lui cacher, et sa rancune contre Colette s'en
accrut ... Simone, il s'en rendait compte, avait des
larmes dans les yeux.
Pressée de s'en aller, surprise du silence de sbn
père, elle insista:
- Dis, papa, tu veux bien ? ..
Jacques reprit sa plume et se remit à écrire, il
voulait avoir l'air de n'attacher aucune importance à
ce désir d'enfant. Il cëdait à un caprice, voilà tout.
- Si cela peut te faire plaisir, Simone, fit-il, c'est
entendu, je préviendrai les domestiques.
La petite fille, de sa même voix calme, répondit:
" Merci, papa, JI puis doucement, tranqutllement
-:omme eIle était arrivée, elle partit, mais elle n'embrassa pas son. père, car dans ses yeux les larmes se
multipliaient et peut-être que J'une d'elles serait
tombée, révélant ainsi toute sa peine.
Le soir, dans la grande salle à manger, il n'y avait
rlus que deux couverts; Colette ne demanda rien,
mais en dépliant sa serviette, Jacques la renseigna:
- Simone, fit-il, préfère prendre ses repas avec
l\iiss.
- Caprice, s'écria Colette, auquel vous avez cédé,
naturellement.
Le domestique servait, Jacques ne répondit pas,
la jeune femme en profita pour conclure:
- Je trouve cela bien peu poli pour vous et pour
moi.
Jacques regarda sa femme fixement, Colette n'insista pas et, depuis ce jour, SImone prit ses repas
avec Miss.
Pour bien montrer à Jacques qu'elle n'entendait
pas changer sa vie, Colette continua à sortir chaque
Jour, courant les expositions, les th'::s, les couturières. Loute, voulant oublier son rève d'un soir,
était une compagne fidèle qui l'entrainait au lieu de
la retenir.
A celle amie de toujours, Colette racontait ses
~ricfs
el, bien entendu, donnait tous les torts à son
man. Loutc ne jugeait pa~,
mais elle avait une façon
il elle de consoler SOI1 amie.
- Quand on a des ennuis, ma petite Colette, jl
fallt les oublier, alors on cherche dcs choses bêtes
à faire, on cause é1 vec des gcns idiots, ec n'est pas
.Iil1ieite à trouver, et la bNise entralnant la gaieté,
on. rit et c'est fini. Ami.:nc à Jacques un de tes dix
�LE MAUVAIS AMOUR
97
flirts, par exemple cc M. de Granjac dont tu sembl~
entichée, écoutez-le tous les deux une soirée entière
et je vous réponds que vous vous amuserez, car
vous aurez devant vous le type le plus ridicule qu'on
puisse voir . Béte? certes, mais rou.é cOf!1me potence
et capable, Je crOIS, de rouler plus IntellIgent que lui.
C'est une distraction que d'étudier cet homme-là.
Colette, pour oublier il faut s'amuser, vouloir rire à
tout prix de soi et des autre~.
Regar~-moi,
je ne
fais que des choses bêtes, Il y a hUit ans que je
tralne de soiré.e. en soirée.. bal en bal, d'exposition en expOSitIOn, et VOilà que cette année je
recommence. Ma petite Colette, il faut nous amuser;
toi, tu ne penseras plus à ta belle-fille, et moi j'oublierai tous les rêves idiots que les clairs de lune
vous inspirent.
Et Colette, écoutant Loute, continua à mécontenter son mari.
S'apercevant de l'attitude de son gendre,
Mme Damy essaya bien de faire à sa fil1e quelques
sages remontrances, qui ne furent pas écoutées. La
jeune femme embrassa sa mère et lui répondit:
- Ma petite maman, toi, au moins, tu l1e m'as
jamais ennuyée, aussi ne commence pas, j'ai assez
des discours de mon mari, il m'en réserve un par
Jour, cela me suffit. Reste ce que tu as toujou rs été,
une maman qui m'aime beaucoup et qui nc cherche
qu'à me faire plaisir,
Incapable de résister à de si gentilles paroles,
Mme Darny dit en souriant:
- Mais ton mari n'a pas l'air content.
Alors en éclatant de l'Ire, Colette avait répondu:
- Nd t'occupe pas de son air, m~an,
je suis en
train de lui faire comprendre que Je ne SUIS plus
une petIte fille et que j'ai moi aussi une volonté.
C'est l'affaire de quclques mois et après tout ira
bien ...
Le printemps arriva multipliant tous les plaisirs
mondains; Colette ct Loute ne posèrent plus chez
elles ct dès que le Concours hippique eut ouvert
ses portes elles y allèrent chaque jour.
Un après-midi, après le déjeuner, Colette comme
d'habitude monta s'habiller. Elle étrennait robe et
chapeau neufs qul devaient faire sensation au Concours hippique. Prête, elle se regarJa avec complaisa.ncc; sa robe !a désha~ilt
superbement, la
!fil nec étoffe de s~le
desla~t
le ~orps
élép.ant de la
Icune femme; la Jupe laIssait val!' les jambes, et le
corsage, largement échancré, s'ouvrait sur sa gorge.
4.
�LE MAUVAIS AMOUR
Une fourrure, jetée sur ses épaules, ne dissimulait
r;en.
Contente de se trouver belle, elle souriait à son
ima<Te lorsque Jacques entra.
D~ bonne humeur, une toilette réuss1e influence
le caractère des femmes, elle dit à son mari :
- Je vous croyais parti.
Jacques ne répondit pas; arrêté à quelques pasde
Colette, il la re:'ardait.
Pensant qu'il l'admirait elle lui demanda soudante:
- Ma robe est bien, n'est-ce pas? C'est une
nouvelle coutlfriè:re qui me l'a faite, elle a un goût
uarfait ses cbenles sont toutes des actrices .
• - J~ m'en rends compte, dit Jacques d'une voix
"noqueuse, elle vous a habillée comme si vous en
aiez une.
mais, s'efT~rçant
de ne pas comColette rou~it,.
prendre la ralJlene, voulut vOir là un compbment.
- Mais il n'y a que ces femmes-là qL1l s'habillent
bien!
Jacques fronça les sourcils, il eut un geste bref
qui renvoyait la femn: e de chambre, puis, nerveux,
s'assit dans un fauteuIl.
- Vous n'allez pas sortir ainsi? demanda-t-il.
D'abord la jeune femme ne comprit pas que cette
phrase était un blame, elle crut que son mari craignait pour sa san lé.
- Oh 1 fit-elle, je n'aurai pas froid, ma fourrure
est très chaude, et puis il fait beau aujourd'hui.
- Vous ne m'avez pas compris, je n'ose croire
que vous ayez .la prdention de. sorti~
ainsi dévêtue;
celle robe est Inconvenan te, et Je désJre qu'avant de
la porter, vous la fassiez arranger.
'
Critiquer la robe d'une femme, c'e!;t presque toujours la mettre en col~re,
Colette rougit et s'emporta:
- Ah, fit-elle, vous n'allez pas vouloir maintenant
vous occuper de ma toilette, cela ne regarde pas lcs
hommes ... d'abord il n'y connaissent rien et ont
presque toujours mauvais goût.
- Mes aptitud.es en pareille matj~re
n'ont aucune
importance, repnt Jacqu~s
avec calme, le fait est là,
vous portez une robe qUI vous déshabille et je n'admels pas que vous vous promeniez ainsi. Croyczmoi cette mode que vous trouvez jolie a été créée
par' des fem~
peu .comme il fauI; vous, vo~s
ne
devez pas vous laisser Influencer par des coutuni'res,
f>t tolérer qu'elles vous fassent des robes pareilles
Q celle que vous portez aujourd'hui, Colette, je
�LE J\IAUVAIS A1l0UR
99
vous demande de ne pas sortir avec cette toilette.
La jeune femme eut un éclat de rire strident, décidément son mari cherchait toujours à la contrarier.
- Vous vous moquez, Jacques, Loute m'attend à
la porte du Bois, nou~
de~on.s
nous pr<:>mener
ensemble et arrès :.:lIer a l'Hippique. Je n'al pas le
temps de me déshabiller et, du reste, me trouvant
bien ainsi, je ne le faai pas.
Jacques se leva et, s:approchant de sa femme, il
lui prit le bras.
- Colette, lui dit-il, puisque vous n'avez pas
voulu céder à 1~0
~ésir,.
maintenant j'exige, je
veux que vous qUIttiez Immediatement cette robe· si
vous refusez encore, j'aurai le regret de vous p~ier
de ne pas sortir.
J'exige, je veux, des mots que Colette ne pouvait
supporter. D'un mouvement brusque, elle S'éloigna
de son mari.
- Vous radez une langue que je ne comprends
pas, je n'aclmettrai jamais que mon mari me dise
« je veux", ct, se dirigeant vivement vers la porte,
elle ajouta: A cc soir, J'espère que vous serez plus
calme et plus raisonnable.
Avant que son mari ail eu le temps de s'y
Opposer, Colette était partie.
Seul, le cœur effroyablement lourd, Jacques sc
dirigea vers son bureau comprenant que, s'il ne
prenait une décision immédiate, la paix et l'honneur
de son foyer étaient compromis.
Dans l'auto qui l'emmenait très vite, Colette n'eut
pas le loisir de réfléchir; à quelques secondes de
chez elle, elle trouva Loute qui l'attendait. ..
Il Caisait beau; Loute qui engraissait voulut marcher, les deux amies prirent une petite allée déserte
que le printemps faisait charmante.
Tout de suite, très en colère, Colette demanda à
son amie:
- Loute, sincèrement, comment trouves-tu ma
robe?
.
Loute (it quelques pas en avant et regarda.
- Parfaite, dit-elle, mais terriblement osée.
Colette fronça les sourcils, cette réponse lui plaisait à moitié.
- Enfin, reprit-elle, suis··je ridicule?
- Non certes, tu es assez jolie pour lancer la
mode.
- Eh bic~1,
ma chère,. s'écria Colette, crois-tu qU(~
Jacques avait la prétention de m'empêcher de sortir
avec cette robe; et sans que Loute l'en priât , f'"\
:~
.\-
,.'
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.
�100
LE MAUVAIS AMOUR
jeune femme raconta toute la scène que son mari
venait de lui faire. Naturellement elle l'exagéra et
Loute fut forcée de conclure que Jacques, avec ses
idées d'un autre siècle, devenait odieux.
Tout en parlant, les deux amies avaient fait du
chemin;" arrivées au bout de la petite allée, elles
débouch:'rent sur une pelouse où jouaient plusieurs
groupes d\!nfar:ts. Pr~s
ù:une voiture, assise sur un
pliant, Loute decollvnt Simone.
- Voilà ta belle-fille, elit-elle à Colette, elle doit
garder ta 1 /lIs pendant que la gouvernante et la
nourrice causent; allons les voir.
Simone vit veni r sa belle-m::re ct 50n amie j polie,
elle se leva. Jean dormait, il avait maintenant dixhuit mois, c'était un superbe enfant. 11 ressemblait à
son p:'re et à sa mè:re,des boucles blondes entouraient
son yisa"c, et de grands cils noirs faisaient une
ombre sil'r sa peau (lne.
- Qu'il est beau, fit Loute, il te ressemble, Colette!
Et la maman, très ~"re,
voulant affirmer son cirait,
arrangea le couvre-pied et se pencha vers le visa;.;e
de son fils. Elle l'embrassa trl!S doucement, mais
Jean, qui dormait depuis assez longtemps, se réveilla
ct sourit en tendéplt ses petits bras.
Colette oublia la ,robe ne,uve. E ll e jeta ù son amie
en-cas et sac! et pn! le pettt garçon. Sur les bras de
sa maman, 11 ouvnt plus grands ses yeux clairs;
pour mieux voir il les trotta énergiquement avec son
petit poing fermé! puis regarda tout autour de lui. Il
aperçut sa !1ourrrce" la .g()~vernat,
Il s~ détourna;
tout pr~s
de Loute, Il Ylt Simone; alors Il tendit de
nou\'eau ses a !',. remu? énergiquement les jambes
en criant: « S1581, SISSI. »
Colette !e, mit p~:
terre et, aussi vite qu'il put, il
courut rejOindre Sllllone. Cette arrection déplut il
Mme Tcrt1ot, elle reprit sac ct en-cas ct, aprl!s avoir
dit quelques parole;,; à la nourrice et à la gOllvernante, elle partit. LOLlle la suivit.
'
Il était près de quaI re heure'l lorsque les deux
amies entrèrent au. ConcoUl:s hippique; c'était la
journée cotée parmI les plus IDtércssantes, il y avait
foule. L'arrivée de Colette fit sensation; sa beauté,
sa l'ob!.: 1( terriblement osée ", comme d isait
Loute, at!iraient toUs les r~gas.
Arrivées dans
l'cncclOte réservée aux soclétalres, elle:; renC(Jntri:rent des amies gui s'pmparèrent d'cllc.!s. Mal~
l'l'\.! clic LOule dut s'lOstaller entre deux cOllsine!l de
I;rovinc~,
ct Çolette, ~yaIt
retrouvé M. de qrancljac,
l'inévitable [l1rt, partit falrc un 'tour avec lUI.
br
�LE MAUVAIS AMOUR
101
M. de Grandjac, « roué comme potence ». s'aperçut
que la belle Aime Ternot n'avait pas son visaoe
habituel, ct comme on. lui ava!t raConté la v.eille q~e
le ménage ne marchait pas, Il conclut qu'll y avait
cu dispute entre les dlUX époux. AIOI"s Il redoubla
d'amabilités ct, sachant comment plaire, il fit à
Colette coml'liment de sa robe.
VOLIS ayez là une merveille, chl:re madame ct
je crois que je ne suis pas le seul à le trouver 'car
partout où vous passez japerçois dl:s regards
admiratifs.
- Je suis heureuse de vous entendre dire cela
. répondit Colette vivement, car, tout a l'lll.: ure, qud~
qu'un m'a prétendu que cette robe était inconvenante.
- Ce quelqu'un ne s'y connalt guère.
- C'est ce que je pensais.
M. de Grand]ac devina que ce quelqu'un était le
mari, mais il n'insista pas.
Derfl~
une foule de spectateurs dont la plupart
tournaient le dos à la piste, Colette et M. de Grandjac regardèrent quelques instants un officier cnrriger
Son cheval qui refusait de sauter, luis, le clH;val
ayant cédé, ils reprirent leur promenade.
Au haut des marches qui dominent Je palkloc ils
restèrent assez longtemps, observant les gens qui
passaient. M. LIe 'Grandjac connaissait presque
tout le monde, et n.ommai,t les [en:mes ~n
peu
en vue; sur chacune JI savait de petites histOIres
scandaleuses ct les racontait d'une manière très
amusante. Colette riaIt, oubliait la discussion qui
l'avait mise i fort en colère et trouvait M. de Grandjac charmant.
Comme ils regagnaient la tribune des sociétaires,
ils croisèrent une très jol ie femme accompagnée
J'un of(]cicr ct que 1\'1. de Grandjac salua. Colette
demanda son nom.
- Elle s'appelait autrcfnis Mme Verlat, clans huit
jours elle sera baronne Pi6rar.
- C'est une veuye?
- Non, elle a divorcé l'an passé. Son mari la
rendait Ir1.:s malheureuse, il n'avait aucun des mêmes
gouts; elle n'a pas \'oulu vivre une existence entihe
avec un homme qui ne cessait LIe lui Llire des
choses désar;réablcs. Elle se remarie avec cet ofllcier
qui l'accompagne, le baron Pié:-ar.
- Et dans l'armée on admeltra, on recevra une
femme divorcée? questionna Colette.
- Certes, reprit M. de Graucljac avec chaleur,
�102
LE ::yrAUVAIS AMOUR
nous sommes au xxO siècle, ne l'oubliez pas, madame,
et les \'ieux préjugés qui forçaient un homme ou
une femme à être malheureux n'existent plus. Que
voulez-vous, quand on s'est trompé on doit chercher à sortir de cette erreur le plus tôt possible,
et, lorsqu'on en est sorti, il faut vouloir refaire sa
vie.
- Elle n'avait pas d'enfant?
- Si, une petite fille, mais tout s'est très bien
arrangé.
M. de Grandjac n'insista pas; du reste, à mesure
qu'ils approchaient de là tribune des sociétaires, la
foule devenait plus dense, et il était impossible de
causer. Loute trouvant moyen de làcher ses cousines de province, M. de Grandjac dut s'éloigner.
- Je suis éreintée moralement! s'écria-t-elle; une
heure de conversation convenable, c'est afTreux. On
m'a donné des nouvelles d'un tas de parents dont
je ne me souvien? méme pas .. Le petit dernier de
Rose, une cousJOe, a eu bien du mal à percer
ses dents; Jean, un autre cousin, a une facilité
inoule pour le travail. Marie, encore une cousine,
a eu deux jumeaux, l'un est laid, l'autre beau ...
Enfin je n'en puis plus et j'ai besoin de voir, d'entendre des choses amusantes.
- Regarde les chevaux, dit Colette.
- C'est tout ce que tu me proposes 'pour m'amuser ( Mais tu sais bien que cela ne m'mtéresse pas
du tout, du reste je ne suis pas la seule. Autour de
nous, sauf dans la tribune des oJ;ficiers où quelques
petites jeunes filles consciencieusement pointent le
programme, personne I~e s'occupe de la piste ..
- Alors, pourquoI Vient-on? demanda une Jeune
femme récemment mariée.
- On vient, chère madame, rérondit Loute, pour
plusieurs rai~o;ts:
D'abord beaucoup de gens de
~poq':1e.
pour venir à
province chOISIssent ~et
Paris; c'est une occasIOn qU'lI saIsIssent avec empressement; ils retrouvent ici des amis, des camaNous, les Parisiennes, nous y
. alles, tles par~nts.
notre temps, pour
venons par habitude, pour pa~ser
montrer lies robes. sensatIOnnelles - regarJez
Mme Ternot - ct pUIS nous y venons encore pour
une autre raison. Au Concours hippique, les jeunes
filles ct les jeunes femmes qui ont des flirts peuvent
leur donner rendez-vous sans se compromettre ;
tout le monde vient à l'Hippique, ct personne ne
s'étonne de vous y rencontrer avec un ami. C'est
très commode, madame, das endroits comme ceux-
�LE MAUVAIS AMOUR
1°3
ci ct, lorsque j'y suis, je regrette toujOUl'S de n'avoir
pas de fli rt.
r.eprit la jeune fl!mme,
- Mais je vous as~re,
qu'il y a des gens qm ne VIennent que pour les
chevaux.
- Je veux bien vous croire, fit Loute, mais cela
me fait de la peine de penser qu'une personne
intelligente peut regarder pendant ~:ois
heures le
même spectacle: les hales, les. barnLl'es blanches,
la rivi"re, la banquette écossaise, et le cheval qui
accomplit bien gentiment son petit parcours, tout
cela me semble terriblement monotone; mais enfin'
je suis pl!ut-ëtre la seule à penser toutes les bêtises
que Je vous débite. Conclusion, Colette, je crois
que nous ferions bien de nous en aller.
Colette fut de l'avis de Loute et ks deux amies se
dirigè:rent vers la sortie. Mme Ternot, trè:s regardée,
entenJit des compliments qui, pour une femme du
monde, sont presque des offenses et, pour la premiè:re fois, elle pensa que Jacques ayait eu peut-être
raison, mais elle lui en voulut et lUI reprocha de
l'avoir exaspérée. Elle était partie sans sc regarder
une derniè:re fois!
Dans l'auto, les deux amies furent silencieuses.
Loute pensait à ses parents de province si différents
d'elle, ceux-là sa\'aient vivre modestement ct dans
leur chateau pt;rdu au fond de la BretaQne, ils étaient
heureux. Le bonheur, c'est donc pour certains chose
facile ... Le bonheur, Loute, malgré sa gaieté, en
étalt tr08 loi 11.
Colette songeait à son mari, comment ce. soir
l'aborderait-elle? Pour le dîner, elle qUltt<.:ralt sa
robe, cause de la discussion. EIle rcgrdtait de
l'ayoir commandée, portée, c'était pour une Parisien ne élégante presque une faute de goùL Elle
songea aussi à M. de Grandjac et à toutes les histOires
qu'il lu i ayait contées, celle cie la jolie femme qui
avait diyorcé pour refaire sa vie était h ~s présente
à sa pensée.
XI
En rentrant chez elle, Colette n'était plus aussi
arrogant e qu'à son départ; sans bruit, elle monta
dans sa chambre et bien vite enleva la robe qUI, à
présent, ne lui plaisait plus. Elle revêtit une (ollctte
que Jacques aimait partlculii::remcnt, elle sc rccoûf"
�LE MAUVAIS AMOUR
avec soi n et, se trouvant très jolie, pensa que son
mari ne bouderait pas.
Pour une discussion sans importance, jugeait-elle,
il était inutile d'échanger de nouveau des choses
désagréables, elle était résolue à ne plus parler de
la malencontreuse robe.
Elle alla dans son boudoir, et là, en attendant le
retour Lle Jacques, écrivit à Jeanne Rambaud, retenue en Suisse pour sa santé. Sans penser qu'on ne
dOit pas parler à ~ne
ma.lade des plaisirs qui lui sont
momentanément Interdits, elle conta tout ce qu'ellc
faisait avec ~?ue,
et dit, à l'exilée, que Paris n'avait
jamais été SI JolI. Lettre achevée, elle pnt un livre
et, blottie ~ans
une bergère, elle ~n
commença la
lecture. MaiS le roman ne fut pas Jugé amusant; à
chaq ue inst<,lnt les yeux de Colette se dirigeaient
vers une petite pen.dule de marbre blanc, elle trouvait que le ~emps
etait long. Au bout d'une demiheure elle Jeta son hvre sur une table et sonna. La
fem~
de chambre arriva presque aussitôt.
Monsieur est-il rentré? demanda Colette.
- Oui, Madame, il y a longtemps.
- Alors, pourquoI ne sert-on pas?
-- IVlonsieur a donné l'ordre de ne servir qu'à
huit heures.
Renseignée, l\In:e Ternot congédia la (emme de
chambre ct, pens~
l'e, reVll1t s'asseoir dans la bergère. Jacques étaIt n:ntré, Jacques ne venait pas
chez elle, elle n'Irait certes pas le trou\'er dans ~on
bureau. Ils se rencontreraient dans la !:ialle à manger
et là, à ca.use cles. clo1e~tiqus,
il ne pourrait phls
être l1ue5tlOll de.dlscusslon, cela valait mieux ain~l.
Le Jour halssalt, d~ns
le boudoir de Colette il faisait sombre; par la fenêtre ouverte, c Ile apercevait
la grande m<l;sse nOIre ~u
Bois, et dernère, l'cllvoclel l.le feu; ~uelqs
autos
10ppa!1t, un. Im~1ens
passalCnt trc~
vlt.e, leurs petites lU1l1lères dansaient,
puis disparl(;~t
au t?urnallt ~'une
rue; un peu
de fum0e venant d un tram montait doucement vers
le CiCL embrasé ct faisait un léger nuage très blanc.
Tnste, sans cause, ~olet
l'?gardait la nuit venir.
Huit heures sonnCl'ent, la Jeune femme tressaillit,
dans son boudol)' l'obscurité était grande; \ite, clic
tourna un commutateur. La IU1l1:ère jaillit, alors
Colette soupira d'aise, et s'approchant Je la glace, se '
re~ad
encore avec attcntion. Satisfaite de cet
c.\.amen, elle descendit.
Dans la salle à manger, parlant au valet de cham~
bre, elle trouva son mari; ~c jU4eant l'offensé, Jac-
�LE :MAUVAIS AMOUR
10 5
ques n'était pas venu dans son boudoir; elle se mit
à table son mari l'imita, et le premier service se
passa 'sans que les .deux épC!ux s'adressassent la
parole. Trouvant ce sdence nclIcule pour les domestilJues, Colette essaya de commencer une COnversation, mais les réponses sèches de Jacques l'empêcbèrent de continuer. Le dîner s'acheva comme il
avait commencé. Furieuse, à peine le repas terminé,
Colette se leva, Jacqu~s
en fit de même et, s'approchant de sa femme, dit cl'un ton de maltre :
- Voulez-vous venir dans mon bureau, j'ai à vous
parler.
Elle inclina la tête, consentante, et monta l'escalier. Dans le bureau, elle aperçut sur une chaise,
bien en vue, le sac de voyage de son mari; sans
questionner, elle s'installa dans un fauteuil et là,
moqueuse, tout en regardant Jacques, elle dit;
- Je vous écoute, seulement tachez de ne pas
être long, car j'ai commencé un livre qui m'amuse
follement.
Elle mentait, en souriant, mais pendant le dlner
son mari avait boudé, c'était à son tour à présent.
Jacques ne répondit pas. Trl:s calme, il s'assit
devant son bureau, rangea quelques papiers, croisa
les mains, puis, sans regarder sa femme, il parla;
- Colette, je pars dans un instant pour la Belgique, je rentrerai probablement demain soir ou
après-demain matin; pendant mon absence, je
désire - et il appuya sur ce mot - que vous prépariez tout pour notre départ. 1.1 fait très beau, la
campagne à cette époque est raVissante, les enfants
Of,t besoin de changer d'air. Nous nous installerons
au château d1!s mon retour.
- pour les vacances de Paques, répondit-elle,
mais c'est chose convenue depuis fort longtemps,
seulement nous ne partirons que la semaine prochaine, LOllte ne peut pas venir avant.
Toujours de cc lT.'ême ton qui impressionnait
Colette, Jacques repnt :
- Non, cc n'est pas seulement pour les vacances de
Pâques, nous partIrons apr1!s-demain, comme je
.vous j'ai dit, et nous ne revie.ndrons à Paris que
l'automne prochain. De plus, le vous uemanderai
de bien vouloir faire comprendre à votre amie
Loute. que pendant quelque temps nous désirons
être seuls; puisqu'elle ne peut pas partir maintenant, la chose sera facile.
En entendant ces paroles, Colette se redressa toute
vibrante de colère, s'écria:
�106
LE MA UV AIS AMOUR
- Vous ne pensez pas s6rieusement que je vais
partir à la campagne en a\'ril pour ne revenir qu'en
novembre; si les enfants ont besoin de changer
d'air nous n'avons qu'à les y envoyer.
- 'Désormais, répondit Jacques sans se départir
de son calme, Je ne confierai plus mes enfants à des
gouvernantes ou à des nourrices.
Conciliante, Colette fit :
- Eh bien, la chose est arrangeable, maman ne
demandera pas mieux que de les prendre, elle part
la semaine prochaine.
- Je ne Jout? pas qu~
votre m"re ne s'offre à
vous rendre serVice, mais Je trouve que vous devez
vous occuper de vos enfants, c'est votre devoir.
Cette fOIs la jeune femme sc facha, elle se leva et
déllant son mari, répondit:
'
- Je vous a\'crtis que je nc partirai pas, la campagne à celle époq.ue me ~one
~e
la neurasthénie,
et c'est une malaJle que JC ne tlens pas du tout à
avoir.
Jacques regarda sa femme, ses yeux fixèrent ce
joli visage que la coli:re transformait, et, sèchement,
répondit:
- Vous partirez, parce que je le veux, je vous
l'ne de nc pas discuter cette décision, ce serait par(alternent inutile. Vous êtes encore une enfant, Vous
me l'avez prouvé cet aprl:s-midi, aussi mon devoir
est de vous diriger.
- POlir unc robe, s'écria CoJette en riant nerveusement, c'est bien la peille de faire tant d'histOll'es 1
La robe n'est. qu'un petit fai.! joint à beaucoup
d'autres; maigre mes ob~ervals
rêp6t6es, vous
continuez à mener une Vie que Je dépl l'e. On ne
voit que vou~
clans les salons de thé vous passez
vos journées à l'.llippique et vous y r~nco(ez
des
gens qui me plaisent plus ou moins.Vous avcz une
lllsouciance qui m'étonne, vOus ne pensez pas que
vous portez mo,: !1 0m i pourtant je vous préviens
que je n'admetlr~1
Ja:n~ls
qu'on parle d~ ma femme.
J'ai été cet apres-mlC.lI au Concours hippique, ct je
me suis rendu compte que beaucoup d'hommes
vous prenaient p~JUr
ce que ,:,ous n''::tiez pas; de plu~,
ce M. de GrandJac avec qUI vous vous êtes promenée si longtemps ne me plaît guère, il a c1es allures
avec vous que JC ne tolérerai pas. Pour que tout cela
·lit une fin, lc mcilleur moyen, croyez-moi, Colette,
~st
de vous en aller; là-bas, loin de ces plaisirs malsains, vous reprendrez conscience de vous-m~e,
�LE MAUVAIS AMOUR
1°7
vous comprendrez qu'une femme et une maman se
doit avant tout à son mari et à son enfant. Votre
amie Loute est en ce moment pour vous une très
mauvaise amie ... C'est convenu, n'est-ce pas, Colette,
.
nous partirons dans deux. jours..
Sans l'interrompre, la. Jeune lemme avait écouté
son mari; lorsqu'Il eut fini, elle le regarda avec un
sourire presque méchant.
- Votre discours est terminé, je pense, demandat-elle, alors, laissez-moi parler à mon tour. D'abord
permettez-moi de vous dire, que vous m'avez beal1~
coup ennuyée; le mot devoir, répété si souvent
devient fa stidieux. J'ai vingt et un ans, je vis m~
jeunesse, j'entends la vivre joyeusement et je ne
vous ai pas épousé pour que vous m'enterriez à la
campagne. Je porte votre nom, c'est v rai, mais ne
comptez pas qu'à cause de ce nom je refuserai tout
hommage masculin. Maintenant, soyez bien certain
que je continuerai à mener la vie qui me plait, jamais
je ne romprai avec Loute et dans deux jours je ne
partirai pas. Bonsoir et bon voyage.
Ce ton railleur, ce sourire exaspérèrent Jacques,
son poing frappa le bureau.
- Vous partirez, Colette, les ordres sont donnés
et dans deux joursd'e vous emmènerai.
Les grands cils e la jeune femme cachèrent ses
yeux clairs et, moqueuse, elle répéta :
- Dans deux jours! puis sans regarder son mari
elle s'en alla.
La porte fermée, Jacques n'eut pas le loisir de
penser, il était l'heure de partir; son voyage, voyage
d'affaires, important, ne pouvait se remettre; il prit
sa valise et quitta son bureau. Sur le palier il
s'arrêta un court instant, espérant que Colette allait
revenir, ma is la porte du boudoir resta close et il
descendit seul le grand escalier. En bas, il trOllva
Simone qui, assise sur une chaise dans l'antichanbre, li sait bien sagement.
- Que fais-tu là, petite fille'? lui uemanda-t-il.
- .1e t'attendais pour te dire adieu.
- Pourquoi n'es-tu pas venue dans mon bureau?
Les grands yeux se détournèrent et l'enfant répondit avec tri stesse :
- Maman était avec toi.
Jacques serra très fort la petile fille contre lui, il
l'.embrassa longuem~t,
tendremenl, ct Simone senht que dans son petit cou tombait une larme. Son
papa avait du chagrin et elle savait bien qu'elle ne
Pouvait le consoler.
�108
LE MAUVAIS AMOUR
Elle essaya pourtant.'
- Nous serons bien sages, papa, fit-elie. Jean est
trl:s gentil, il ne fait plus de col're; cet apr~s-mldi,
quan'd maman est venue nous voir, il a dit bonjour à
contente.
Mlle Loute maman était tr~s
Maman .. .' maman ... Simone savait bien que ce
mot-là consolait son père.
Jacq ues sourit à la fillette et partit le cœur moins
lourd.
Colette était entrée dans son cabinet de loilelte
en proie à une. col~re
fu!le ; elle y trouva sa femme
de chambre qUI preparait tout pour la nuit. Sans
s'apercevoir que sa maltresse paraissait de très
mauvaise humeur, la domestique llll demanda
quelles toilettes ~1.adme
désirait e.mporter à la campagne ct, contranee de qUllter ~>ans,
el~
aJouta que
I"aire loutes les malles en deux JOurs, c'etaIt presque
impossible.
Cette demande su.rprit Colette, elle comprit que
.facques avl~
donne des .ordres. Alors elle perdit
fout sang-froId. La volonte de son mari s'affirmait,
même lui absent; cela l'épouvanta, elle comrrit
qu'elle serait obligée de céder ... Alors, d'un mouvement nerveux, elle qUItta sa r?be et donna l'ordre à
sa femme de chambre de lUI apporter immédiatement un costume tailleur. Tremblante, elle se laissa
habiller, demanda son chapeau et ordonna de préprer dans son sa~
de voyage tout ce qu'il fallaIt
pour passer une nUit. .'
La domesllque obeIt,. ne comprenant pas, et
:;'imagina que madame, Jalouse, allait rejoiJldre son
mari. Quand Colette fut prèle, elle regarda autour
ti'elle, puis, nel:v~us,
s'approcha de son bureau;
debout, elle ~CIï'Jt
~uelqs
lignes sur une l'cuille
dc papier, quo elle gltssa dans une enveloppe, clic la
cacheta, féhnIl!ment, y traça le nom de son mari,
puis alla porter cette lettre sur Je bureau de Jacques.
Cela fait, elle n:vint dans sa chambre, prit son sac el
dit d'un ton qu'elle s'erforça de rendre cJlme:
- Marie, lkmam YO~s
m'apporterez chez ma mè re
des robes et du linge, Je ne pars pas à la caml'agne.
Ces paroles ét?nnl:renlla/ernme de chambre,' elle
n'osa pas questlllnnt.:r, malS clic regarda Madame
:;'en alkr, cOI11j1n:nant que cc départ à pareille
heure était une chose grave.
Sac à la main, Colette descendit vivement l'escalier, clic ouvril la porte de l'hOlel ct la referma avec
J'fuit...
A dix heures du
.
SOir,
.
le boulevard Flandl'll1 est
�LE MAUVAIS AMOUR
log
désert; elle frissonna, mais au coin d'une rue trouva
un auto, quelques mètres la séparaient de la maison de ses parents, la voiture l'y conduisit très
vite.
L'ascenseur étant en réparation, elle monta les
deux étages en pens~t
à ce qu'~lIe
allait dire.
Elle leur raconterait tout: la violence de Jacques,
la façon dont il avait osé lui parler, elle dirait qu'il
lui avait donnL: (ks ordres! Elle connaissait son
p"re et sa mère, e1Je était certaine IU'ils approuveraiel,t sa dl:cision de rompre avec un mari qui ne la
comprenait pas.
Elle sonna d'une main tremblante, il était tard
elle eut la crainte qu'on ne l'entendit pas .
'
Devant elle la porte s'ouvrit, le valet de chambre
s'étonna de la voir venir à pareille heure, mais sans
rien dire il l'introduisit dans le petit salon où son
pi::re fumait tout en lisant et où sa mère brodait.
Ensemble M. ct Mme Darny levl rcnt les yeux et le
même cri s'échappa de leurs lèvres:
- Colette, qu'y a-t-il?
Pour ne pas les émouvoir, la jeune femme avait
laissé son sac dans l'antichambre, elle répondit
d'une voix claire:
- Mais je viens vous voir, - puis elle ajouta d'un
ton indilTérent : - mon mari est en voyage.
Elle s'assit en face de son p' re, tout près de sa
ml're, et riant, pour dissimuler son émotion, elle
expliqua:
. - Voilà, je m'ennuyais chez mOI, a10r3 je suis
venu passer la soirée avec vous ... ct même ... si vous
voulez, vous me garderez cette, nuit, cela m'amusera
ùe reprendre ma chambre de Jeune fil!l.!.
Mme Darny se pencha vers Colette et lui répondit
avec tend resse :
- Si nous voulons 1 Mais, ma chérie, ici tu es
toujours chez toi.
M. Darny regarda sa fille attentivemcnt, ct lui
demanda:
- Ton mari approuve cette fantaisie r
- P1:rc, je t'ai d.::jâ dit qu'il était en voyage.
M. Ternot, ajouta-t-elle avec un petit rire sarcastique, est un agent de change très occupé.
- Quand Jacques est-il parti? insista M. Darny.
Cct~
foiR~
Col~te
fut obligée de répondre, la
questIOn étal! prcclse.
- A neuf heures cc soir.
- Et avant son départ, lui as-tu parlé de cette
fugue?
�no
LE MAUVAIS AMOUR
Le joli visage de la jeu1}e f~me
s'~t;lpoura,
elle
comprit que son père eXlg~.t
lé!- vénte.
Elle se leva, et ~lervus,
s ecr~a:
.
.
.
- Je ne voulaIs pas vous prev.enlr .ce sOIr, maIs
puisque père n~'y
fo.rce,~man
Je vaIs t'ap~endr
une nouvelle." )e SUIS tr.es malheureuse ... la vIe avec
Jacques devient impossIble .. : mon mari est odieux ...
et je suis résolue à ne plus nen supporter.
M. Darny protesta.
- Colette tu es en colère, donc tu exagères.
Ce mot e),aspéra la jeune femme.
~u
vas en juger. Ce
- J'exagère, s'~cria-tel,
soir avant de partl~,
mon mal'! m'a déclaré que les
enfa'nts ayant b~sol1
,de changer d'air nOLIs partirions dans ~eux
Jours a l~ campagne, et que comme
il me trouvait trop mondalD.e, trop gaie, trop coquelt~,
tout l'été je rest.erals enfermée dans son horrible
chateau, sans VOII' ~es
parents, ni mes amis. Il a
ajouté qu'il entendaIt être obéi, qu'il n'admettait pas
les dis.:ussions et que dans deux jours il m'emmènerait. Voilà mon exagération 1
M. Darny se leva à Son tour et face à sa Glle il
discuta:
- C'est impossible, Jacques n'a pas pu te parler
ainsi, Jacques est avant tout un galant homme 1
- C'est trop fort, cna Colette hors d'elle, tu ne
me crois pas. Jacques n'a pas pu me parler ainsi
Jacques est un galant homme 1 On voit bien que t~
ne le connais pas 1 Quand Jacques veut quelque
chose il faut que tout le monde lui cède ... Simone a
mauv~ise
mine, il s'imagine qu'elle a besoin de la
campagne, il. ~au?r
que no~s
y allions; il m'a
toujours ~acnfie
a s~ fille 1 Et Je ne peux pas la voir
cette petIte, son.obélssan.ce, sa douceur, sa bonté
m'exaspèrenl. .. Je la crol~
fausse ... c'est elle qui
monte son père contre mOI.
- Tu. ne sais 'pl~s
ce que tu dis, celte ~nfat
a sept
ans, ct Je la C~OIS
lI1~apbe
d'un mauv~ls
sentiment.
- A celle-la aUSSI, tu vas donner raIson, certes je
ne croyais pas en vena~
ici m'entend.re. traiter de
la sorte. Avant mon manage vous m'aImIez, maintenant je ne compte plus pour vous.
Ces mots, qui étalent ceux d'une enfant, furent
dits avec une voix pleine de larmes; Mme Durny
s'approcha de sa fille.
- Ma chérie, voyons, n.e ~e fais pa~
de chagrin, tu
sais bien que lu resteras ICI autant de temps que tu
le voudras, mais écoute ton père, tu as un mari, des
enfants.
�LE MA UVAIS Al_mUR
H·I
- Maman, fe t'ai déjà dit que j'étais malheureuse.
Je me suis trompée, je croyais à Jacques un tout
autre caractère; sans cela sois bief! certaine que je
ne l'aurais pas épousé ... Nous di/orcerons, voilà
tout.
Divorcer! La piété de Mme Darny s'effraya.
- Ma chérie, tu ne parles pas du divorce sérieusement, tu es catholique et croyante.
- Je t'avoue, maman, que cela ne m'arrêtera pas.
- Et ton devoir, s'écria Mme Darny, est-cc ton
devoir de quitter pour une discussion tes enfants.
Jean, c'est ton fils, celui-là, tu as envers lui des
obligations que tu ne soupçonnes pas. Que de\'iendra-t-il si vous vous séparez?
- Le divorce me le donnera.
Devant l'entêtement de sa fiIle. 1\1. Daruy s'empOlia.
- Le divorce, le divorce, vous autreS jeunes
femmes d'aujourd'hui vous n'avez que ce mot-là à la
bouche, ct je crois qu'en vous mariant vou : > y [ll..nsez
déjà. Maintenant une femme essaie de vivre avec son
mari, ut elle ne fait aucune concession parce qu'elle
sait que la loi odieuse, lui donne toute facilité pour
reprendre sa liberté. Eh bien, Colette, tll es d'une
famille où le divorce n'a pas cours.
- Je regrette, reprit sLchemcnt la jeune femme,
mais je ne me sacrifierai pas pour ma famille, et
personne ne pourra me fain.: revenir sur une décision que j'ai prise et que je considère comme définitive.
Mme Darny essaya d'intervenir.
- Mais ton devoir, ma chérie, dit-elle tendrement, est de rester près de ton mari et de ton fils.
Sa mère se permettant de la critiquer, cela stupélia Colette.
- Mon devoir, s'écria-t-elle, vous lie m'en avez
jamais autant parlé qu'aujourd'hui, et je vous avoue,
ujoLlta-t-clle en riant nerveusement, que cela m'ennuie. Je ne m'imaginais pas en venant ici être reçue
de la sorte, sans cela, j'aurais été chez (ks amis qui
m'cussent accueillie aimablement.
Mme Darny fut sensible à ce reproche.
- Ma chérie, nous n'avons pas à t'accueillir, tu
es ici chez toi, seulement, nous de"ions te dire
qu'on ne brise pas'ainsi avec sun mari.
- Mais, maman, tu n'as pas l'air dc comprendre
l}\I'aVeC Jacques je suis très m<Jlhcurcuse.
Malheureuse 1 Colette malheureuse, c'était un mot
que Mme Darny ne pouvait supporter; son cœur
�!l2
LE .MAUVAIS AMOUR
s'emplit de griefs contre ce J~cques
qui n'~vait
pas
su comprendre sa fille, et qUl se permettait de IUl
donner des ordres..
'.
- Ma chérie, repnt-elle, tu sais bien que ton
père et moi avons toujours fait l'impossible pour que
tu sois heureuse, cela a été et c'est encore notre
plus granJ désir, et, se t0!-lrnant ve'rs soI! mari qui
paraissait de très mauvaise humeur, tunldement
Mme Damy ajouta: - Puisque tu veux vivre pendant
quelque temps avec nous, ta chambre d'aL~trefois
est prête à te recevoir; quand Jacques reviendra,
tout cela peut-être s'arrangera mieux que tu ne le
penses.
"
Colette trouva mutIle de discuter.
- Garde c,et espoi:, maman, si cela peut te faire
plaisir, mais Je con~l1sJaque,
il ne cèdera pas, ni
moi non plus. La Vle a la campagne ayec un mari
n'est pas faite pour une femme
jaloux ct désag,r~le
qui vient d'avoir vlOgt et un ans.
M. Dam)' regarda sa fille ct, tr~s
triste, conclut:
- J'ai bien peur que tu sois en train de gacher
toute ton existence. Tu n'es encore qu'une enfant, ct
tu crois que la vie est une éternelle partie de plaisir, mais tu apprendras à tes dépens qu'il faut savoir
suppùrter certaines contrariétés,
Colette fit la moue.
- Tu ne m'as jamais parlé ainsi.
- C'est vrai, nous t'avons trop aimée trop gâtée,
lu nous punis aujourd'hui.
'
Colette ~ail,;
ce sermon l'ennuyait.
- Je SUIS fatiguée, dit-elle.
. Mme Da~·ny.
~e pr6cipita vers la porte.
- Je vais lUire préparer ta chambre, ma chérie.
La jeune femme :esta seule avec son père.
M. Darny repnl son Journal et affecta de ne faire
aucune attention à sa fille. Il était contrarié il trouvait que ni lui ni Mm.e Darny n'eUSsent dù jiacCLleiJlir: d~s
son arnvée Il eùt fallu la reconduire chez
elle ... Mais Colette avait raison, le mot devoir était
pOUl' elle un mot nouveau, ses parents pendant dixneuf ans ne le lui avaient jamais rait entendre et
maintenant qu'il fallait lui faire comprendre la
grandeur de cc 1110t, elle ne voulait rien écouter,
Pour Colette, son pt:re et s~ mi;re avaient été penùant des années d~s
fournl.sseurs de plaisirs, ils
devaient le rester s'Ils voulaient encore être aimés 1
M. Darny avait l'air de lire son jejul'l1al, mais pardessus la feuille ses yeux regardaient cetle fille tart
ch6ric, el il se disait qu · ~ del'rii;rll cc joli vi~agt.;
sc
�LE MAUVAIS AMOUR
II3
cachait une ame égolste et que cette ame, c'étaient
eux qui l'avaient faite ainsi. Pendant dix-neuf ans,
Mme Darny et lui avaient cherché à éviter à leur
enfant tout spectacle triste: ~al!die,.
misère, enterrement larmes, Colette n'avait Jamais vu toutes les
réalités' de la vie. Sa mère disait: « Je ne sais ce que
l'avenir réserve à ma fille, je veux lui fai re une
enfance heureuse. • Le père approuvait et tous
deux, aveuglés par leur amour, ne se rendaient pas
compte qu:ils préparaient I~ malheur de leur enfant.
QuelquefOIS, M. Darny disait: « Nous la gàtons
trop, nous l'élevons mal, » mais tout de sUite sa
femme répondait: « Elle est heureuse, » et ce mot-là
faisait taire sa conscience paternell'.!.
. Mariée, Colette avait voulu continuer cette existence, la maternité ne l'avait pas changée et M. Darny
comprenait maintenant qlle Jacques voulût l'emmener pour quelque temps loin de ce Paris où les tentations pour une jolie femme de son àge étaient
multiples.
Il approuvait son gendre, mais il savait gue le
dire à Colette était chose inutile. Il n'avait jamais
été gu'un papa très aimant, qu'un papa qui ne grondait jamais, sa fille ne comprendrait pas son nouveau
langage, elle le lui avait dit très sèchement. Il fallait
donc consentir à ce que Colette voulait. M. Darny
ne pouvait admettre cela. Il allait parler, discuter
encore, su pplier même, mais sa fille ne lui en laissa
pas le temps. Trouvant son père peu aimable et
de:,inant qU'il la blàmait, sans lui dire un mot, elle
qUitta la pièce.
Dans sa chambre elle retrouva sa mère qui s'erforçait de rendre agréable cette pièce inhabitée
depuis deux ans; avec une gaieté exagérée, Colette
S'écria:
- Comme je vais être bien, tu ne peux savoir
avec quelle joil! je retrouve ma chambre. Ici, ajoutat-elle avec un soupir, j'ai toujours été heureuse.
Colette se disait joyeuse, mais ses mains trembla~cnt
en sc dévêtant et, doucement, avec beaucoup
tic baisers, elle renvoya sa mère.
Je suis très lasse, j'ai besoin d'être seule, bonsoir, maman.
La femme de chambre ~eçut
aussi son congé; la
P~rte
rermte! Colette re~pla.
Elle se répéta, tout en
[alsant sa tOilette: « Je SUIS contente, je suis contente, • mais elle s'étonna de voir dans la glace que
ses yeux clairs étaient sombres. Au moment Je se
Coucher, au pied de son lit, elle s'uITêta; Jevant elle,
�114
LE MAUVAIS AMOUR
accrochées !'lUX murs, il y avait deux gravures pieuses
.ùevant lesq LIeUes, enfant,. elle s'a[.\enouillait. Jeune
tille elle priait encore, mal~.ec
pnalt en pensant à
beaucoll" de choses; malï<.:C, un I!atel" et un Alle
rapidement dits 3:va~t
de s'c.n~orml
et c'était ~out.
PourquoI c.e ~Ols.agenouil-t~,
pourq';lol ses
pas les wavul'es pieuses,
yeux ne qUl<.:re~t-s
pourquoi se S~uviOt-el
des p.I.'!' l'es. d'autrefois.
C'est que ce SOir, pour l~ prcmh:rc [~IS
~le
sa vic,
elle avait quelque chose a dem.ander a Dieu: elle
voulait qu'il protégeat SO,O enlal!t, so.n petit Jean,
ùont elle ne s'occupait gu, rc, mais qUI était tout de
m(me son fils, ce SOif elle le sentait sien j et pour la
nremlè're fois Co.lette éprouva .celle angoisse de
toutes les mères ~lImantes
:.Ia cralOte que pendant la
!~uit
une malaclte mauvaise s'approchat de son
enfant.
de ses craintes
lWc 'se releva .émue, se moq~a
('llles, 'puis se .gllssa dans son ht ~n
pensant à son
lits qUi dormait ùans une autre maison,
XI
Le soir du départ ~e
son père,. Simono s'était
couchée très tard; aussI le .lendemam matin, il était
huit heures lorsqu'elle ouvnt les yeux.
Le ~rand
sO,leil qui ,~ntl'ai
clans sa .chambre la
sUf[)fJt, et, craignant ct etre en. reta~d,
blCn vite, elle
!le leva ... La pendule consulte.e lUI fit comprendre
que Miss avail oublié. la consIgne ... Simone devait
être ré.veillée 10us les Jours à sept heures. La fillette
passa un peignoir et se dirigea vers la chambre de
sa gouvernante. Elle toqu'.l à la porte et, ne recevant
aucune 1'6ponse, se dcclela à ouvrir. Le lit était
défait, la pil:ce en désordre, mai~
Miss n'était pas là.
Etonnée de cet1e absence, SImone alla vers la
chambre de Jean. La porte était ouverte mais
ridc:aux et per~ins
closes montrai.ent que ie petit
gar,"on dormait encore. Sur la pomte ùes pieds
Simone s'avança vers le berceau j elle entendit des
rires, des gazouilemnt~,
Jean était réveillé. EHe
s'approcha,. le bébé tendit s~
~ras
ct, ~lans
son jargon que Slmon(; comprenait a merveille, réclama
Nounou ct sa soupe. Simone tira les rideaux, poussa
les volcts ct Noullou ne parut pas.
Jean s'impatientait, allX rires avaient succédé des
�LE MAUVAIS AMOUR
115
cris, Simone le consola et lui donna son polichin elle.
« Nounou avait été cherche r la soupe, il fallait être
bien sage. »La fillette alla sur le palier, ct doucement, pour ne pas réveille r maman , appela, plusieu rs
fois: « Nounou ! Nounou 1 » !vlais personn e ne
répondi t. Simone n'y compre nait rien. Elle revint
vers Jean, qUl s'occup ait à déchire r le bel habit de
son polichin elle, le voyant tranqui lle et sachant bien
que le gros garçon ne serait pas sage longtem ps, la
petite fille ~e décida à aller cherche r la nourric e.
Vêtue d'un peignoi r de laine blanche , toute menue
ous la grosse étoffe, les pieds nus dans des sandales, Simone descend it. Au premie r étage tout était
silencie ux, elle pensa que Colette dormai t encore,
et ses pas se firent plus légers. En bas, dans la salle
à manger , dans l'antich ambre, aucun domest ique.
La cuisi ne, l'office 6taient en sous-so l, l'escali er mauvais pour des petites jambes de sept ans; résolument, Simone ouvrit la porte de commu nication .
Des rires, des convers ations très an imées parvinr ent
à ses oreilles , tous les domest iques étaient là.
L'escal ier noir, elle ne savait comme nt on l'éclairait, lui fit peur; alors, de nouvea u, elle appela :
« Nounou , Nounou . " Mais sa voix était frêle, les
domest iques causaie nt très fort, personn e ne l'entendit. Alors Simone compri t qu'il fallait descend re.
Ses petites mains s'aggrip èrent à la rampe de bOIS,
et ses pieds cherchè rent les marche s; elle trembla il,
l'obscu rité l'errraya it.
Pendan t qu'elle accomp lissait cette descent e
périlleu se, des phrases incom préhens ibles venaien t
Jusqu'à çlle. « Il va faire une tête, ~uand
il rentrera .
- Mes enfants , je me trotte. - Sion lui envoyai t
une dépêch e? - Tu es fou. - lIistoir e de rire .• Et
des rires lourds, des rires grossie rs, des rires qui
faisaien l frisson ner l'enfant succéd èrent aux phrases
qu'elle ne comj1renait pas. Enfin Simone arriva à fa
dernièr e marc le et, derrière la porte vitrée, elle
aperçut les domest iques. Lentem ent, presque sans
bruil, elle entra.
La petite silhoue tte blanche parut en pleine
lumière ; immédi atemen t les rires, les convers ations
cessère nt; tous les domest iques se sentaie nt en
faute, cl muets, gênés, attenda ient que l'enfant
parlât.
- Noullou , dit Simone de sa voix douce, il est
tard, Jean réclame sa soupe.
Le dGjeuner des enfants , personn e n'y avait pensél
La cuisiniè re s'appro cha de son fournea u qUI n'était
�HG
LE MAUVAIS AMOUR
pas allumé, et Nounou. s'avanc;a vers ~a petite fille.
_ Maciemoiselle Simone, balbutla-t-elle pour
s'excuser, c'est justement ce que j'~tais
venue chercher.
fi
é
1·
l'
1·
Et, précédant la lllette,. c aIrant ~sca
Icr sombre,
elle remonta pr~s
du pcllt garc;on. SImone la suivit,
devinant qu'il se passaIt quelque chose d'anormal
dans la maison.
Pr~s
du lit de son frl:rc qui s'amusait toujours
avec son polich.inelle, elle dt.!m~na
à la nourrice:
_ Miss n'était pas en bas, ou donc est-elle?
_ Ah! j'oubliais de vous dire, mademoiselle
Simone, sa sœur arrive aujourd'hui,. elle .doit passer
la journ~e
avec elle ... l\ladame lUI avait donné la
permission.
.
_ Bien, répondit la fillette, et seule clle alla faire
sa toilette.
.
Elle y arriva tant bien que mal, mais elle ne put
:urangcr ses bou~les,
et comme Nounou ne savait
Das, la perspectIve de rester toute la journée
~lcuifée
l'ennuyait. Un p.eu. C.oquet1e, elle ne pouvait se 1"6sigller à rester ainSi Jusqu'au soir. Sa maman sayait' faire les boucles; si Simone osait lui
demander, le désordre de sa coifrurc serait bien vite
réparé.
Prête, la fillette se glissa hors de sa chambre il
était neuf hew-es, elle savait qu'à cette heur~-Ià
Colette, venant de se lever, lisait ses journaux daos
son boudoir.
Avec un cœur qui battait de crain~e
et d'espoir,
elle alla frapper à l~ porte du bouLiolr. Elle frappa
plusieurs {OIS de SUIte et, eomme ?n ne lui répontlait pas, se déCida à entl:er. La pl~ce
vide ne l'inqui6ta gub·e. Colette. dev.alt Mre ellCore dans son lit.
ml~
toussa po~r
prevenir ~l'e
était là, puis, à
petits ras .cralntlfs, :;e . dlflgea vers la chJmbre
qu'une ,portlère ·séparalt. Elle la souleva, la trouvant
[oUl·Je.
Dans la chambre il faisait sombre, rideaux et persiennes fermées étonnl:rcnt l'enfant. Colette Jormait
donc encore. Mais les yeux de Simone, s'habituant
.\ l'obscurité, s'aperc;urent que Je lit était vide. Elle
cmt d'abortl qu'elle ne voyait pas bien et, le cœur
étreint par u.ne anf.!oisse affreuse, comprit que sa
maman n'avait pas couché la.
Ce qui se passa dans cette petite tête (l'.;nfant en
quelques minutes f~t effrayant. Se raprdant tous les
contes lus, les terrIbles Barbe-B!eue, les ogres, les
méchantes fées, elle eut peur efiroyablement, mais
�LE MAUVAIS AMOUR
depuis cet hiver elle allait au catéchisme et savait
bien '1ue toules ces choses n'étaient pas vraies.
Alors ... Ol! se cachaJt sa maman, cellc de son
petit frè:re ... disparue ... morte peut-être ! ... La mort,
pour une petite ame de sept ans, c'est siml:>lement la
disparitIOn de quelqu'un; la mort, c'est ne plus
vOir les gens, et puisque Colette n'était pas là,
puisque sun lit indiquait qu'elle n'avait pas dormi
là, c'est qu'elle élal! morte comme la premii.:re
maman de Simone.
Cl!tte certJlude jeta la fillette éperdue au pied
du lit
Elle resta là longtemps, tête blonde enfouie; dans
les draps, se plaignant comme un petit enfant, parlant à celte maman qui n'avait pas voulu l'aimer et
qu'elle avait tant aimée.
La femme de chambre, venant chercher des affaires
que Madame fdisalt réclamer, la trou'-a ainsi.
Les rersicnnes ouvertes, elle aperçut le visagt::
bouleversé de l'enfant.
- 7I1ademoiselle, fit-cite comratlssante, faut pas
vous faIre du chaf!rin, Madame reviendra, c'est des
histoires qui ne durent pmais.
Madame reviendra, Simone n'entendit que ces
deux mots. Colette était donc partie.
Faisant un effort pour arrêter ses larmes, eUe
intl-rro;lea ;
- Mais Ol! est-elle donc, ma maman .~
La f"mme de chambre ne demandait qu'à parler,
elle raconta:
- Chez Mme Darn)', Madame est partie hier soir,
après Monsieur. Ils ont cu une dlscu;;sion rapport à
la campagne, je ne SaiS l'as Iror pourquoi; enf1n,
j'ai entenclu J\ladame qUI disait tout en s'habIllant:
« J'en ai assez des enrants, J'en ai assezl ~ Puis elle
a écrit à .Monsieur et elle s'en est a110e.
Simone se redressa. Les veux secs, elle écoutaIt
la femme de chambre. Elle -ne pleurait l'Jus maintenant, elle savait que Colt::ttc etait partÎe à cause des
enfants. Les enfants, Ce n'était pas Jean, c'était elle!
SImone avait beaucoup Je peine, il présent; c'était
fini, clic comprcnait qu'il ne fallait plus aimer sa
maman.
Elle remonta che7. elle et, pour ne pas montrer
Son chagrin, alla (hn5 la salle d'~tuc;
elle prit ses
cahiers et, comme tous les autres Jours, se mIt à travaIller.
Elle ayait pour son cours de demain à conJuguer
le verbe aimer, à analyser grammaticalement celle
�118
LE MAUVAIS AMOUR
phrase: li( Mam.an nous a recomand~
d'être bien
sages. ~ Elle pr~t
sa plume et ,so.f} cahier et voulut
s'appliquer, maiS, devant elle, eCllt en gros caractères, il y avait l~ mot « m?man n et ce mot lUI !'a~
pelait à chaque lI1stant qu en bas la chambre etait
vide.
.
.
Maman!... Maman 1... .sa petite VOIX prononça
plusieurs fois le nom SI cloux, elle l'écrivit sur
une page blanche, f!lais elle n'eut pas le courage
de continuer à travatller. Elle rangea ses cahiers,
puis alla ~'etrouv
Jean..
.
Le petit g~ron
~ta
habdl~,
No~nu
encore
absente, auSsI le bébe en profitait pOU l'jouer avec de
['eau, chose défendue.
.
.
Simone le gronda, Jean se facha et nt.
r! La chambre était ~out
~n
désordre, que faisait
donc Nounou ce mattn? SIlTIOne devina qu'elle était
repartie à l'office, ~auser
du départ de Madame avec
les autres domesttql:les. Et les phrases entendues
tout à l'h.eure devenaJent po~r
elle compréhensibles.
« Il va faire une tête quand Il rentrera 1 n C'était de
son pèr.e dont .on p~rlait
ainsi, de s?n père qui ne
savait flen. LUI aUI ait autant de chagrtn que sa petite
fille. Et Simone souhaita éperdument son retour:
pleurer avec lui, pleurer dans ses .bras, .ne plus se
senllr seule dans cette grande. maison silencieuse.
La fillette emmena sor: petit frère dans la salle
d'étude, et toute la matlllée les deux enfants restèrent seuls, P<l:s de maUre .à la maison, les domestiques en prenawnt à leur aise, les gosses POuvaient
bien se garder tout seuls.1
.
De temps en temps, Simone Interrompait les jeux
de Jean et l'appelait près d'elle j . elle l'embrassait
avec tendresse, et, en le .serrant bien fort dans ses
bras, disait: «Mon p.elit [l'ère, mon petit frère 1 ))
Bien vite, pour être .llbre, Jean rendait le baiser
puis, in~ouca1t,
malS ras content, Sissi. ne vou:
lait pas Jouer, Il reprenait son. fou,et et tapait Sur son
cheval. Et Simone le I:egardalt, aimant ses cris, ses
rires j près du bébé loyeux, elle se sentait moins
abandonnée.
, èol~t
s'6ta·it. ~év'eil,
. tal:d j • pl~siu
[oi; déjà;
Mme Darny avaIt en.tr ouvert .la porte de sa .chambre
et toujours dans le lit blanc rIen ne bougeait. Enfin.
vers neuf heures, elle ouvnt les yeux et, apercevant
sa mère qui passait la tête, l'appela:
- Maman, j'ai bien dormi ct, ajouta-t-elle immôdialemenl, je suis très contente d'être ici.
�LE MAUVAIS AMOU R
119
Mme Darny embras sa plusieu rs fois sa fille.
Certes, Colette avait tort, elle la blamait de vouloir
rompre ayec son mari, mais elle était hcureus e de
l'avoir à ellù toute seule, comme autrefo Is. Et puis
Mme Darny pen~ait
que cc départ du dOITIlcile
conju.nal n'était qu'une fugue d'enfan t ga~";e,
et que
ce SOIr, le man, tr; s amoure ux, l'l.!vlendr;lIt cherche r
sa femme. Avec des bai ' ers, ,tout 'arrang\.:, aussi
Mme Dam)' ne voulait l'as parler rai ' on, désiran t
jouir de la présenc e de sa tille.
- Ma chérie, il fait un temps superbe , que dil'aistu d'une promen ade matinal e au Bois?
Colette fit la moue, puis répond it:
- Avec Loute j>
Mme Dailly ne montra pas d"entho usiasm e.
- Je crois qu'il vaudrai t mi\.:ux ne pas préveni r
ton am ie de ce qUI s'est passé hier. Loule est un peu
bavarde .
Colette fronça les sourcil s et, désagré able, répondit:
- Loute saura et doit savoir, c'est ma meilleu re
amie, je veux la préveni r moi-mê me, Et pUIS, si elle
est bavarde , cela n'a aucune importa nce, je ne
cachera i à per, onne que nous aHons tbvorce r.
Divorce r 1 l'lime Darny, tr~s
croyant e, ne pouvait
entendr e sa fille pronon cer ce mot-là; mais, ne voulant pas contrar ier Colette , elle ne discuta gu ' re.
- Ma chérie, rél'~chis,
on ne dit ces choses- là
que lorsqu'c lics sont irrévoc ables, et heureu sement
tu n'en es pas là.
Le visage de Colette restant boudeu r, Mme Darny
ajouta:
- Mais enfin, si tu "cux voir Loute, tu peux lui
télépho ner.
Colette sourit de nouvea u.
Ellc mît beauco up de temps à faire sa toilette , et
comllle dans sa chambr e de jeune fille elle se trouvait
un peu désorie ntée, elk garda sa ml:re rrl:s d'clle,
Elle lui rac,HlIa, dans les plus petits détails, IGs exagérant à plaisir, ses discuss ions conjuga les, elle prétendit avoir été dcpuis deux ans l'éterne lle sacflfié e 1
Chez son man, ellc ne disait plus chez clIc, on ne
pcn:;ait qu'ù SImone ; Jacque s n'avait des atkntio ns
et des tendres es que pour sa fille; pour Culette , il
n'avait jamai eu que des mots durs et méchan ts.
- Et ton fils, ton beau petit Jean, demand a
Mme Darny, avec une tendres se de grand'm "re.
T(lut en brossan t ses cheveu. chataill s aux ondes
souples ct caprici euses, Colette répond it:
�120
...
LE MAUVAIS AMOUR
Son père n'y fait guère att<!ntlon.
Jean; cc nom-là avait éve.illé c1;e~
elle. un regret,
elle se souvint de son angoIsse d hIer sOIr et eut le
désir d'avou' cc matin. des nouvelles de son enfant.
Justement, elle v(:ulalt n:etr~
un paletot qu'elle
n'avait pas, sa nll.:re serait trcs bonne de l'envoyer
chercher.
Mme Darny consentit et, u,ne demi-heure après, La
femme cie chambre rapportait le l'aletot.
Sans avoir L'air, Colette la questionna, et elle eut
bien vite la certiud~
que ch~z
elle tout allait bien:
La domestique n'av~lt
pas os\.! parler du désespoir de
Mlle Simone, et.ùlre que :ous les gens là-bas [llaionaient celte pelLte fille qu on avaIt trouvée pLeurant
~u
pied du lit de sa maman.
.
Vers onze heures, Colette sortit de sa chambre
elle n'avait rien dit à Lout\.!, mais lui avait donn6
rendez-vous au Bois.
de son pè:re et hésita
Elle passa dev<l:nt le ~urea
avant d'entrer. Iller. SOir M. Darny n'avait guère été
aimable, Colette Il~1
e~
voulait un peu, mais c'était
son père, elle devait faire une concession. Se jugeant
très bonne, elle entra.
M. Darny écrivait, ilev~
à peine la tête, ct répondit très froIdement au bonjour de sa !HIe.
CoLette ne sc troubla pas.
_ Tu m'en veux touJours, papa, tu as bien tort
moi je me sens gaie, heureuse comme je ne l'ai pa~
été depuis Longtemps.
_ Tu as de I.a cl:ance, je t'avoue que Sur ce terrain je ne te SUivraI pas.
_ Tu y viendras, papa, et tu finiras par approuver ma décision.
- Jamais.
_ C'est une idée à laquelle il faut que tu t'habitues.
M. Dai'ny jugea inutile de dis~L1ler.
_ Tu déraisonnes, conclut-II, ct il sc remit à
écrire.
Peu poLiment Colette h~usa
~es
épaules et s'en
alla mécontente de son p\.!re. SI lous les jours il
était aussi désagréable, cc ne serait pas tr\:s amusant 1
beau, elil! oublia ses préoccupa. Dehors il ~isél:t
tIons ct se rCloult de retrouver Loule. Avec elle on
ne s'ennuyait jamais.
Dans le Il Sentier de la Vertu " qui borùe l'allée
des Acacias, elle retrouva son amie assise un peu il
l'écart.
�LE MAUVAIS A110UR
121
Bonjour, fit Loute, je suis mélancolique, mon
état d'ume est mau\'ais ce matin. Le printemps, les
petites Oeurs qui naissent, tout cela est déplorable
pour une ex-amoureuse.
Loute triste, Loute occupée d'elle-même, cela nc
plaisait pas à Colette qui venait retrouver son amie
surtout pour parler d'elle; elle avait une si belle
aventure à conter!
- Moi, je suis très gaie, dit-elle, le beau temps, le
soleil, les jolies toilettes, tout cela me ravit, et puis
je me sens libre comme je ne l'al pas été depuis
deux ans.
Loute regarda son amie qui s'était assise près
d'elle ct trouva que le printemps la rendait bien
jolie.
- C'est vrai, fit-elle avec indirférence, ton mari est
absent.
- Oui, il rentre ce soir, mais chez lui une surprise l'attend.
- Une surpri$e? questionna Loutc.
- Oui, ma chère, il trouvera le logiS vide; hier
soir, ajouta-t-elle avec une emphase de jeune débutanle, j'ai quitté le domicile conjugal.
Cette nouvelle si peu attendue secoua Loute, elle
se redressa, saisit les mains de son amie, ct lui
demanda:
- Que diS-lu là, ce n'est pas possible, pourquoi
t'en aller ... où donc as-tu été?
- Chez mes parents. Jacques m'a fait une scène
trop longue à te raconter, il prétendait m'enfermer
tout l'été dans son chàteau, alors, après son départ,
l'oiseau a ouvert sa ca~
et s'est envolé.
En c.li~ant
ces mots 'Culette se mit à rire.
Loute ne part~e
pas sa gaieté; stupéfaite, ell!:
regardait SOI1 amie.
~
Toi , Colette, lu as fait cela?
- Mais uui, j'en avais assez c.l''::tre malheureuse.
Malheureuse 1 Ce mot amusa Loute, mais elle ne
sourit pus ct très grave demanda:
- Et les enfants?
Cette questlun déplut à la jeune femme. Les
enfants, les enfants, tout le monde y pensait. Elle
avait Svullert, elle aql.Ît presque pleuré, mais ses
souffrances et ses larl1le:>, personne ne s'en inqui6tait.
Coletlè ne r':pondit pas ct comme il y avait du
monde dans II.! «Sentier de la Vertu », clle demanda
à Loute de sc rapprocher afin de puuvoir admirer les
tuilettes qui passaient.
�122
LE MAUVAIS AMOUR
Loute comprit qu'elle avait dé~lu
à son amie, mais
cela ne l'intimida pas; elle repnt la conversation:
_ Colette vraiment que comptes-tu faire?
_ Divorc~,
afrirma la jeune femme avec fierté.
- Et puis apr<':s ?
.
Apr<':s, Col~te
n'y ~vlt
pas. e,~cor
pensé. Son
d0part, son dIvorce, valla ce qUIlll1llUleta!t pour le
moment. Cette questIOn de Loute r'::vedlail une
pensée !nauvaise qui dorm~it
en elle: U~
jour, avec
un sounre charmant, un 011 t lUI, avait dit: « Quand
on s'est trompé, on refaIt sa \'Ie. » Eh bien, puisqu'elle s',était trompée, lorsqu'elle serait libre, elle
essayerait, tout comme les autres, de trou\'er le vrai
chemin du bonl~eur.
Se~
croya.l~s
s'opposaient à
une seconde union, mats. sa pIete mondaine, très
sUI'erficielle, ne l'arrêterait pas; elle consid~rat
la
reli~()n
un peu comme un brevet d'~Igance
dont
parfois on pouvait ~e. pas.e~
Sa .ml.:re ne lui avait
enseigné qu'une reltgLOn Jolie, falle de pri<':res, de
messes et de sermons enten,dus dans une églIse à la
mode. La misi.:re, .les ~ouflrances"
les larmes, eUe
I~norait
tout cela,.1ama.ls ?n ne lUI avait appris que
èllaque être hUI}1a1l1.doil 5 el~poyr
à soulager ceux
qui soulIrent, JamaIs. elle n avatt compris ce que
~ignf1e
le !not ~ Chanté ». Pour, elle les malheureux
appartenalCnt a une cl~se
~Ifern
qui suivait un
autre chemin qye le. ~Ien.
,Colette Ignorait donc la
religion. du Çlmst; sl.l11tel!tge?te qu'elle fLlt, elle ne
l'avait JamaIs compnse; ne 1 ayant pas comprise
elle n'y élait pas attaché:e. .
'
_ Je songerai à l'avenIr, fit-elle avec bravade
lorsque je serai libre.
.
'
Loute ne la questIOnna plus, à quoI bon, ce matin
elles pensaient dirré:remment. Loute élait mélanClllique, au printemps tout- parle d'amour, et Loute
trouvait ndicule de gacher un bonheur. Jacques TerIlot était .un r:tari charm~nt,
et elle ne croirait
jamais qU'Il av~t
re!,!du saJcmme malheureuse.
Les deux amies echangc,rent des propos indifffrents; les Jupes. s'~largicnt,
les ,ch~peau)(
se pr)rlaient plus petits, les couleurs etaIent violentes
puis toutes deux, trouvant le lemps long, jugi'rent
lu'il était l'heure de renll:er. Lasses d~
n'avulr rien
'ait, ni rien dit, elles repnl'ent le chcmtn du l'cio ur.
eolelle en v?ulait. à. L~ute
d~
ne pas l'avoir approuv~e;
depUIS, sa JOie s en étaIt allce.
Loute reprochait à Colette son égolsme. La jeune
femme ne s'était pas aperçue qu'elle était triste
tristesse sans cause, c'est vrai, mais par Cc matin d~
�LE MAUVAIS AMOUR
12 3
printem ps Loute eût aimé parler un peu d'eIlemême. Ce qu'elle eût dit, elle n'en savait rien, mais
aujourd 'hui elle eût voulu causer d'amou r, et Colelte
était arrivée avec des mols qui raillaie nt loute sentimenta lité. La liberté, la liberté, voilà cc que la
jeune femme trouvai t admira ble, et Loute cc matin
était tout près de compre ndre qu'il y a des chalnes
qu'on aime. Pour éviter le monde, les deux amies
prirent un petit sentier que le printem ps faisait joli,
les buisson s comme nçaient à verdir, le "oleil dorait
les troncs d'arbre s el faisait sur la terre des taches
claires. L'air sentait bon, tout pri:s du chemin de~
petiles violette s pâles Oeuriss aient, et Loule eû~
aimé s'arrête r pour en cueillir quelque s-unes. Cettr
idée «de midine tte ", jugea-t-elle, la fit sourire et, Sl:
trouvan t ridicule , elle eut le désir de quitter au plus
vite ce sentier fail pour les amoure ux.
- Colette , prenon s l'avenu e, elle est encomb rée
et poussié reuse, mais toujour s amusan te.
- Non, fil la jeune femme boudeu se, je préfère
renlrer.
- Alors je vais te quitter, j'ai besoin de côtoyer
des éléganc es.
- Au revoir.
- Au revoir.
Une poignée de main rapide et Colette , sans rien
ajouter , lourna le dos à son amie. Loute la regard<l
s'en aller, puis haussa les épaules , et partit se mêlel
à la foule qui encomb rait l'avenu e du Bois. Toul lk
suite, elle y retrouv a des amis, et fut avec eux gaie
et amusan te.
Elle cul un esprit endiabl é qui dérida les visages
les plus morose s, mais qui n'arriva pas à distrair e
celle qui le faisait. Loule riait, ses yeux pétillaie nt,
ses denls de loup surgiss aIent à chaque in , tanl
entre ses lèvres rouges, Loule avait l'air de beaucoup s'amuse r, mais dans les pelits yeux brillanlS,
les larmes étaienl proches , et le rire striùen l était
presque un sanglot . Loule était joyeuse , disaien t les
amies.. . el Loule pensait qu'elle étail triste ,j
pleurer .
èol~t
r~nta
de fort m'auvaise hU~ler,
'le d~ieu
ner qui réunit les pal:ents, et la fil~e
manqua de
gaieté. M, Darny cont!l1Ualt, à « faire la tête ,,;
Mme Darny mal à so n, aise, pnse entre sa fille et son
mari, ne savait que dire.
Apr~s
le déjeune r, la jeune femme sc demand a ce
qu'elle allait faire; Loute avait été désagré able et
�12
4
LE MAUVAIS AMOUR
Colette, se jugeant l'of!"ensée, n:avait aucune envie
de demander à son amie d? yenl: av.ec e~l,
et. puis
Loule n'al'ait pas approuve sa declslol1, a quOI bon
la V01l' en ce moment:. Colette, .ne sachant où aller,
résolut de ne pas sortIr. ElJe ~'lIsaJ
dans le retit
salon avec un ouvrage et un hvre; sa m' re, obligée
d'aller ft une ~'éunl()
de chanté ?unt elle. était la présiJent~,
serait absente une p.lrtle de la jOurl11:e.
D'Ins l'arpartcm.cnt silencieux, d'.abord la Jeune
femme se trouva bien, son livre paraissait amusant.
c'dait l'histOire d'un divorce, et Colette S'identIfiai!
au personnage rinc~pal,
U17e tr~s
jo.lie femme pers~cutée
par son man !. .. IvhllS, au mllieu du roman,
l'h~r()ne
pardonnait et aV(l~t
a\:olr eu des torls;
Culette aba.nJonna le livre. blle pnt s~n
Ouvrage, un
carn~
de fdet su~
lequel elle Y<lulalt broder une
sir"ne, Son de~stn
cle\:ant elle, .elle. s'a['pliqua,
comptant .les P(!tnts, maIs elle éy\lt dIstraite, et la
siri.:ne a"alt le vIsage de tral'ers, Elle reg1rcla l'heure
et constata avec s.ur~ne,
que .q~latr
hcures n'avaient
laS encore sunne; l ap'.'"s-mldl lUI scmblait I\.>ngue.
pensa à son man, a sun retour.
\~Jle
Qui lui annoncerait la nouvelle, les domestiques
ou Simonc?
Ellè cut la curiosité de voir à quel!e heure il pouvait arriver! ct alla dans le burea~1
de son p<:re
consulter 1'lJ1dlcateur, JJcques, sCI:alt chez lui vcrs
cinq hcures; sans ,aucun doute Il \'Ie~drait
Ici immédIatement la SUPrlter?e rcntrer. .. MalS elle ~tai
hi en
dl~ciée
à ne pas cedr~.
elle te!lttlt au divorce à
moins gue ... pourtant..; s Il.voulalt faIre dc grandes
concessions ... ne plus lamaIS parler de campunne ...
CO~lI':nt.
. : alors ... al0rs, peu't-(:tre
m tire Simone ~u
qu'elle consentlratt a 1enli er CiJ~l
elle, mais elle
était résolue à nc plus sllp['0.r ter aucune observation.
Elle rct()u~a
Jan~
\e petIt s,alon.et essaya de reprend rc son Il vre, decldement il (!taIt trl:S enn uyeux'
clic demanda le thé.
'
Le th~
lui semL?la mauvais, elle n'avait 1 as faim.
Elle bailla, se d6tlra, Coleue dans la maison de ses
parents ne sc tr()~I'al
ras b!en, Elle cllcrcha a comprendre quel était cc r~al
e moral, qUI !'envahissai!. .. Autrefois, elle aImaIt c.c petIt salon, elle y
avait passé des heures très agreablcs, seule ou avec
ses amies; pourquoi donc, aUJourd'hui, tl'ouvait-clle
11 pi: ce triste, pourquoi ne sc sentait-elle plus chez
elle dans cet appartement?
Deux ans la séparaient de sa vic de jeune fille,
mais deux ans avall;nl suffi pour changer son cœur.
�LE MAUVAIS AMOUR
]25
Ce cœur avai1 des aspirati ons, il était hésitan t,
éperdu , ce cœur voulait être heureu x, mais il ne
savait plus oü trouver le bonheu r. N'aime r que soi,
c'est le vide à certain es heures, et Colette , seule
dans cc petit salon, était prête à se trouver très
malheu reuse. Injuste, ne voulant pas compre ndre
qu'elle était la coupab le, elle reproch ait il. son mari
les heure' grises qu'elle vivait, ct sa rancun e la faisait méchan te.
Cinq heures ... Jacque s arrivait à l'h6tel, près de
lui les domest iques s'cm[J1 'aient, mais aucun
n'osait l'avertir du départ de J\ladam c. Et, enfoncé e
dans un fauteuil , les yeux. mi-clos , ayant sur les
lèvres un sourire ironiqu e, Colette suivait la scène
qui sc déroula it, là-bas, chez elle.
Le petit boudoi r était vide; Jacque s, ne se doutan t
guère qu'il était vide pour toujour s, allait dans son
oUl'eau. Sur la chemin 0e, bien en vue, une lettre
était là; sa concisi on la faisait précise , quelqu es
li gnes tr1:s sèches appren aient au mari que sa ['emme,
n'enten dant pas obéir à un maitre, avait repris sa
liberlé.
Jacque s palissai t, froissai t le papier, man.:hait de
long en large, comme lorsqu'i l était soucieu x ou
fàch ,,;, puis l'exerci ce le calman t, il fé{1écbis<iail. Sa
femme n'était plus une enCant, il avait eu tort de iI,ti
parler comme il l'avait fait... Alol'<i, lenteme nt, un
peu honteux , Jacque s quittait l'hôtel, ct amoure ux,
repenta nt, venait chez ses beaux-p arents.
Cinq heures ct demie, il ne tardera it pas ...
Colette quitta son fauteuil et s'appro cha de la
fen0tre. Elle revarda dans la rue pour s'amuse r, se
distrair e, il ne 1i1l1ait pas croire qu'elle guettait J'arrivée de son mari.
Passan ts, autos, c10fil~rent
nombre ux, Colette ne
quittait pas des yeux le trottoir devant lequel s'arrêtai ent les \oitures , elle regarda it les gens descend re,
ct quand une silhoue tte mascul ine surgiss ait par la
portil!r e, Colette sentait son cccur but~l'<:
plus vite.
Dans le wand immeub le beauco up de gens rentrèrent, maIs Jacque s Ternot ne parut r-B.
Un peu étonnée cie cette absenc e, Colette songea
que le train avait ~u
sa\ls dOl~te
d~
rc~ad
et que
mainten ant son man ne Viendra it qu apr~s
le dlner.
Contrar iée d'avoir été si longtem ps absente ,
Mme Darny rentra et acbl~
sa fille de tendres ses.
Cette journ ée, pour elle avait dl! être longue; à la
réunion , Mme Darny, préoccu pée, ne savait ce
qu'elle disait, elle ne pensait qu'à Colette , elle aurait
�LE MAUVAIS AMOUR
voulu être prGs d'elle pour l<l; consoler. Le. aemier
mot ne plut pas à la Jeune ~em,
ellc affirma en
riant qu'elle n'avait pas besoll1 d'être c~nsolée.
Elle
mentit et prétendit que le temps avait passé très
vite.
à
.
A table, 1\1. Darny parla pell1e, et Mme Darny,
craignant touj~rs
qu~
s~ fille ne s'ent~uyà,
raconta
avec force détatis la rcunJon .de chante.
Neuf heures les. trouva lllstall.és dans le petit
salon; Colette avait repns so~
livre, Mme Darny
SOll ouvrage et M; . •·ny. sa pipe. Çolette ne lisait
guère, elle écoutmtles mO!1dr~s
brUlls.
Tout à coup, M .. Darny, qUI sans doute avait les
mêmes préoccupatIOns que sa fille, demanda:
_ Colette, à quelle hc~r?
ton mari arrive-l-il ?
La jeune femme tressalllLt et, désagréable, répondit:
. '
_ Je n'en sais nen, et Je t'avoue que cela ne
m'intéresse guère.
prit son journal et
M. Darny haussa les. ~paules,
s'abor~
èla.lls la politique. Mme Darn} regarda
son man, pUIS Colette; elle eut un SOUpll", l'avenir
.
lui faisait peur. .
pourtant il
Colette semblmt ne pas vouloll" c~der,
était impossible qu'.el.le en vlnt au divorce t
El, longue, la SOiree passa. La Jeune femme ne
lou rnait pas souvent les I;'ages de son livre ses
mains s'agitaient ~ chaque !1~tan
e~ son joli visage
avail une expressIOn dure qUI ne l.uI était ras habituelle. Comme onze heures son~alet,
Colelle jeta
son roman sur la table et, na nt nerveusement
s'écria:
'
_ C'est perdre. son temps qu.e ~e lire des choses
aussi bêtes. Vraiment, les é.cnvall1s. d'aujourd'hui
n'ont plus aucun tô: lent ;. pUIS el1~
aJouta: je suis
fatiouée de n'avOir nen fait, bonSOir.
Un baiser indillérent à son père et à sa mère el
Colctte partit.
Un long silence suivit le départ l~e la jeune femme.
puis Mme Darny regarda son man, ~t sans rien dirc
les deux époux se com~l"rent.
~l
av.ment de la peine;
tremblantes, leurs mall1s se Jo~gn!ret,
mais ils ne
parlèrent pas, les mots leur fals.~
peur, les mots
eussent dépassé leur pensée. Nil un ni l'autre ne
voulaient juger Colette.
•
�LE MAUVAIS AMOUR
12 7
XlI
Trois jours passère nt, trois jours pendan t lesquel s
Colette attendi t en vain son mari: colLre, amourpropre froissé, orgueil, révolte, puis rancune , elle
connut tous ces sentime nts. Ses parents essayi.r ent
en vain de lui faire faire une 'démar che concilia nte,
elle refusa; c'était Jacque s qui devait venir Implore r
son pardon ; mais Jacque s ne vint pas et n'écrivi t
pas.
Colette aurait bien voulu savoir ce qui se passait
chez elle, quelle décisio n son mari allait prendr e;
mais, ne voulant pas envoye r questio nner les domestiques, elle se résigna à attendr e.
.
A ses parents chaque Jour elle parlait d'avoué , de
séparat ion, mais elle n'avait cncore fait aucune
démarc he, les mots la content aient, ct luis pour
agir, il fallait savoir ce gèle sor. mari décid,\it. Cette
attente l'énerva it, elle ne savait comme nt employ er
~on
temps.
Loute sc faisait rare, et Coktte , se sentant dans
une position fausse, ne chercha it pas à rencon trer
ses autres amies.
Mme Darny se désespé rait, le bonheu r de sa fille
lui sembla it compro mis, mais pour lui parler raison
<:lle n'avait aucune autorité . Elle se content ait d'entourer Colette de tendres se et de soins.
Un matin, M. Darny avertit sa fille qu'en sortant
du bureau , il Irait voir son mari.
Colette s'empo rta, fut presque malhon nête,
d~c1ar
qu'elle ne voulait pas, que son p1:re n'avait
pas le droit de faire cette démarc he.
•
Sur un ton qui termina la discuss ion, M. Dm ny
répond it que, désiran t avoir des nouvell es de son
retit-fil s, il allait en cherche r lui-mêm e.
Colette devint rouge, puis palit, mais elle ne discuta plus.
Le soir, pour bien montre r qu'elle n'était pas
pressée de savoir le résultat de la démarc he de son
pl:re, elle rentra fo:t tard, afleclan t u.ne g1ieté qui
ne lui était pas habitue lle, M. Darny 1'll1terrompit et
lui apprit sans ménage ment la nouvelle.
- L'bôtel bouleva rd Flandri n était fermé, tout le
morlcle était parti depuis deux jours.
Colette fut atterré e; ainsi, sans la consult e",
�LE iVIAUVAIS AMOUR
Jacques avait emmené son fils;. il n'en ava!t pas le
droit demain ks tnbunaux le lUI apprendraient .
M.' Darn y ne discuta pas, ce départ l'avait bouleversé, il avait peur que S~lO
f!endre., sous l'empire
de la col~re,
ne prit une resolutlon lrrévocable.
Deux Jours pas~rent
encore! Colette lisait le code,
écrivait des lettres qu'elle dechll·all aussit6t. Elle
alla chez un avoué, mais l'attente dans l'antichambre
l'auaça et elle parllt, mal renseignée par un clerc.
D~sorienté,
fLirteuse Je ne savoir que faire un sOir
Colette dit. à sa m0re son ennui et avou~
qu'elle
aimerait qUltter Pans. Ses parents avaient loué un
chateau en Normandie, elle d6sirait y aller passer
quelque temps.
Un déSir de Colette, c'était un ordre pour
Mme Darny, quarante-huit heures après les domestiques faisaient lc~
m?lles.
,
Par un :n~l1
d aynl ensoleillé, ,les Darny et leur
fille qUlttl:rent Pans. Dans le train, prétextant une
migraine, Colette ferma les yeux. Elle était contente
et vexée de s'en al~:.
C~nte.d
changer d'atmosphùre, d,e f:~lr
p~[
IS ~
depuls L1.n~
semaine elle
s',en~lUyat
tll:S f~I t, vex;e, .de parhr a.la campagne,
a1l1S1 elle avait pt esque 1 ail de Cétler a son mari.
Il y a dix Jours, la campagne, c'était pour elle un
affreux cauchemar, qUitter Pans en avril alors que
la Ville ~st
jolie et que tout ,le mon~e
s'y amuse,
c'étatt folle 1 La campagne aUJo~rd'hul
devenait le
refuge. Colette tuyalt les regards Ironiques des amis
rencontrés au hasard des courses: Jacques parti,
Colette à Pans, les pohns CouraHmt les salons
chacun voulait savoir, et les questions Il1diser\;t~
se multiplialCnt. Raconter à. tous l'histoire banale
si dépourvue de fal.ts I~t;rsan,
c'était tr1;~
ennuyeux, C?le~t
avatl. prefere partl~·.
Mais loin de
Paris elle agll·att, avoue, avocat seraient consultés,
par l,eltres, c'est chose t:a ctle , et dans quelques
semaines on forcerait M. 1 eroot à ramener son fils
ce beau bébé que tout le monde admirait et qui
appartenait à sa maman.
Gaillon ... 11 [allait descendre, Colette rouvrit les
yeux. A la gare l'al:lto les .attendait et en quelques
minutes les conJulsl t au Vieux-Moulin.
La jeune femme ~e
connaissait pas I~ propriété
que ses parc.nts av~ent
lou~e,
tout de SUite ce vieux
chateau LOlils XIfr entoure de vergers en fleurs
lui pl ut.
Elle refusa d'entrer dans la maison, voulant faire
le tour du parc. Elle partit, regarJant le ciel bleu,
�LE MAUVAIS AMOUR
129
le soleil qui resplendissait et s'arrêtant à chaque
instant pour admirer les flews que le printemps
faisait éclore.
Colette était tout étonnée de découvrir que la
campagne au mois d'avril est déjà jolie. Elle suivit
d'abord une allée entourée d'arbres dépourvus de
feuilles, quelques cerisiers sauvages Jleurissaient;
par terre, tout le long de l'allée, les violettes, les
primevères, les coucous, les anémones surgissaient
blanches, jaunes, rouges,. faisant des taches différentes et embaumant la bnse.
Cette journée d'avril était aussi douce qu'un jour
d'été; Colette trouva qu'elle marchait trop vite, il
faisait bon, elle voulait que sa promenade flit longue.
Un petit bois tout proche du chàteau l'enchaI1ta,
elle marcha sur de la mousse, près d'elle, les oiseaux
s'appelaien t ...
Au bout du bois, elle découvrit un verger, entièrement fleuri. De loin, les arbres semblaient tout
près l'un de l'autre, mais ils conservaient leur forme
et chaque arbre avait l'air d'un immense bouquet. ..
Les branches souples pliaient parfois j.usqu'à terre,
dissimulant le tronc qui portait la merveilleuse gerbe,
Colette s'arrêta ...
Ce verger en fleurs la surrrenait, c'était quelque
chose de très beau, mais toute beauté amène des
pensées graves et elle regardait avec ldes yeux
tristes cet horizon blanc.
Le printemps appelle l'amour, les oiseaux font
leurs nids. il y a des mariages de fleurs, tous les
cœurs se cherchent, la solitude fait souffrir ... Colette
se trouva subitement lasse ...
Lentement elle contourna le grand verger; tout
au bout du champ elle aperçut une charrue tralnée
par deux chevaux et qu'un homme, vêtu d'une blouse
bleue, conduisait ... Les chevaux marci1aient doucement, la charrue creusait un large sillon, l'homme
suivait les bêtes en siftlant. .. Tout était calme, paix,
silence ...
Colette marcha plus vite, ces arbres en fleurs qui
parfumaient la brise, ce ciel bleu, cc soleil d'été
troublaient son ume de Parisienne; elle était loin de
ces salons tle thé où de médiocres musiciens font
entendre une mu ique malsaine, elle était loin des
visites chez les couturiGres, des rendez-vous donnés
à des flirts stupid~,
elle était loin de Paris, tle sa
vie bête et inutile ...
Elle passa devant un Gtang entouré de barri1:rcs
blanches, au milieu de l'herbe verte des coucous
5
�LE MAUVAIS AMOUR
fleurissaient, guclques touffes ~e ro.seaux se miraient
dans l'eau claire. Colette ne s an'eta pas, elle voufaçon
lait rentrer, cette atm?sphère. la grisait ~'une
étrange, elle voulut fUir ce pnntemps qUI se glissait
partout...
.
Dans une allée elle croisa une femme qui portait
un enfant. Cette fem.~
en p~sant.l
salua, l'enfant
lui sourit. Colette lm reponclIt, mais son sourire fut
triste ... Arrivée au chàteau, elle visita de bas en haut
les ch.ambres claIres, le salon aux
la grande m~ison,
tentures cense, l~ salle a manger aux vastes proportions donnant directement ~ur
le parc, tout l'enthousiasma, et nerveus 7, gale, d'une gaieté factice,
dlle déclara qu'elle serait heureuse de passer l'été au
Vieux-Mllulin. Jusqu'au soÏl·.elle s'occupa, aidant
les domestiques, se mulliplJant, inutile souvent,
mais refusant de se reposer.
Le soir, lorsqu.'elle tut dans la ~hambre
nouvelle
qu'elle allait habiter p~ndat
plUSieurs mois, elle se
sentit perdue, et .le sleJ~c
de la grande maison
l'erIi·aya. Elle ouvnt .sa fe~tr,;
devant elle s'étendait
le parc sombre et 10111, tres 10ll1, derrière les champs
elle apercevait d~ p:tit,es lu~ières.nqat
les mai:
sons, là-haut le Ciel etait clal,r, d~s
utolles y brillaient.
II faisait doux! dans le 10intaJl1 un chien aboyait,
~olet
resta la un long ,momer:t, regardant la
silhouelle sombre des arbles, finIssant par aimer
ce grand calme de~a
~ampgne.
Elle pensait à beaucoup de choses et a. nen, ~u ;erger fleuri, au bois où
les oiseaux chantaient" ,a 1 cau, claire de l'étang
mais tout à coup ,une VISIOn surgIt devant elle, s'im:
posa. Elle rev<?yalt la f?mme qUI 'portail son enfant,
elle se rappelait le sourire du petlt. .. Colette S'éloigna de la fenêtre, l~ ferma brusquement et pour
s'endormir, prit un hvre.
'
~àciue
1 Le .Vi~u-Moln·
n'ét~i
plus' ~Ie
gra~d
maison stlencleuse, Colette avaIt v~ul
ll1Viter ùe ~;
a~is,
trouvant que les chambres VIdes étaient trop
trIstes.
,
Marie Beauval et S011 musicien, Jeanne Rambaud
et ses parents, Loute et Sa mère, tout le monde
avait accepté et Colette, deduis l'arrivée de ses invités, ne s'ennuyait plus:
Pâques 1 dès le matl~
les cloches sonnèrent et
réveilli:rent tous les habItants du chateau j en causant
ils descendirent vers la petite église de Gaillon.
Colette et Loute furent en retard; lorsqu'elles arrivèrent, la messe était commencée. Un peu honteuses,
�LE MAUVAIS AMOUR
toutes les têtes se tournaient vers elles, elles regagnèrent le banc où deux places leur étaient réservées.
Colette s'agenouilla, Loute l'imita ... D'abord Colette
ne pria pas, elle regarda .l'église, les gens qui l'entouraient . Cette chapelle simple, presque pauvre,
l'étonna; mais ce qui l'étonna plus encore, c'est que
tout le monde chantait avec le prêtre les prières de
la messe. La messe à Paris, c'était chose bien différente, une demi-heure passée dans une église
encombrée, les prières lues sans penser! quelques
secondes de recueillement élégant, puis la sortie
où 'l'on retrouve les amis. Gaillon n'était qu'à deux
heures de Paris, mais dans cette chapelle on se sentait loin, très loin de la ville fiévreuse.
Le sermon. Colette soupira, prévoyant qu'il serait
ennuyeux. Le curé commenta une page de l'Evangile, ce fut bien dit et court. Colette eut pour Loute
qui bâillait discrètement un regard désapprobateur.
Aujourd'hui pour elle les mots divins avaient un sens .
L'office terminé, toute la jeune bande remonta au
château, le court de tennis attendait les joueurs. Les
parties s'organisèrent et le hasard ayant mis Colette
et Loute ensemble, entre deux balles Loute parla
à son amie.
Tu sais que cet après-midi tu auras une visite Sur
laquelle tu ne comptes pas.
- Qui donc? demanda Colette pendant un court
répit.
- Un ancien flirt, lança Loute tout en rattrapant
une balle de volée.
Mais la partie devenait passionnante; les deux
plus. E~
cinq
amies, voulant gagner, ne parl.èe~t
balles elles enlevèrent le dernier Jeu et, fatIguées,
cédèrent la place à d'autres.
Elles s'étendirent sur de grands pliants, à l'ombre
des sapins, et là, Colette questionna:
- Tu as parlé d'une visite, Loute, cela m'étonne,
peu de personnes nous savent ici. Comment s'appelle cet ancien flirt qui doit venir me voir.
.
- Ancien, c'est une manière de parler, flirt
actuel plutôt...
Colette rougit et ne demanda plus rien.
je l'ai rencontré
- Tu comprends, reprit L0l!t~,
la veille de mondé part, Il te saVaIt ICI, et m'a annoncé
immédiatement, afin que je te le répète, que le
jour de Pâques il allait excursionner en auto dans les
environs de Vernol1. Il cherche une propriété pour
ses parents qui désirent passer l'été en Normandie,
ce sont des parents vraiment très complaisants.
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette eut un sourire satisfait qui agaca Loute.
_ C'est un monsieur très fort, ion !lirt ;'une femme
séparée de son mari est une femme à survéiller, surtout quand elle est riche.
_ Loute tu déraisonnes.
_ Je l~ voudra is, mais j'a.i peur de voir clair.
Colette, tu avais le bonheur, Je crains que tu aies
bien du mal à le retrouver. ..
Le déjeuner dans la salle à manger pleine de
soleil 'lut très gal. Colette et Lo~te
eurent un esprit
endiablé; Je,anne Rambaud, bien [portante, leur
donna la réphque et Mane Beauval, assise aux côtés
de son mari (il ne fallait pas séparer les amoureux
disait Colette) rit avec les autres.
'
Après le repas, le~
ye~x
pleins de malice, Loute
annonça qu'elle allait faire une proposition intelligente . Il faisait un temps ,Idéa l, il, y avai,t deux ~ quarante chevaux» dans les ecu l'les, Il fallait les utiliser.
Une petite promenade à Rouen plairait à tout le
monde.
La pro~sitn
~t
ac~eil
avec joie; seule,
Colette, qUi attendait la visIte annoncée par Loute,
protesta.
'
Le jour de Pâques, les. routes ,serai~t
encombrées
il n'avait pas plu depUl~,
pluser~
Jours, la pous:
sière, etc ... maIs Loute Imterrompll :
- Nous n'avons pas cent ,?ns, nous pouvons
affronter le mo~de
et la poussll.:re, et puis, sur ces
routes encombrees, nous rencontrerons sûrement
des amis, et cc sera très amusant.
Colette ne di~cuta
pl,us, seul~mnt
elle fut très
l~ngue
à s'ha~ler,
lalssa,nt ,ainsI à la personne
qu'elle attendalt le temps d arnver,
Elle ne sc trompa ras ct, com~
les autos sortaient
du parc, une limousllle qUI venalt en sens contraire
s'arréta ct Colette reconnut M. de Grandi'ac.
Des bonjours s'6~hangèet,
puis il ut décidé
qu~
le , vislt~ur
feraIt sa vlslle ~n
route, et même,
pUl~qu'
était. seul dans sa VO ilure, on allait lui
lenlr compagnie,
Colette se .leva avec empressement, et demanda à
Loute de ven Il' avec elle; Loute grogna un peu mais
suivit.
'
Empressé, M, de Grandjac in s,talla l~s
deux amies,
et laissa son chauf1eur condUire, afm de pouvoir
bavarder, Avant d'aller à Rouen, la bande vou lait
visiter les ruines du château Gaillard; M. de Grandjac, pour montrer son érudito~!
parla de la célèbre
forteresse. Il raconta que Philippe le Bel y faisait
�LE MAUVAIS AMOUR
133
enfermer les femmes accusées d'avoir manqué de
fidélité à leurs maris.
Loute trouva que M. de Grandjac avait une conversation maladroite; une toux discri.:le et un sourire railleur rappelèrent au flirt de Colette qu'il y a
des COllyersations qu'il ne faut pas avoir lorsqu'on
est près d'une femme séparée de son mari et qu'on
courti e .
Au pied des ruines, les autos s'arrêtèrent;
Loule descendit la première et courut rejoindre
Jeanne Rambaud . Sans s'attendre, les uns derrière
les autres, tous s'engagèrent dans le sentier qui
conduit aux terrasses gazonnées sur lesquelles
s'élève la forteresse.
Colette et 1\1. de Grandjac montaient les derniers.
Pendant le trajet ils ne parlèrent pas, l'ascension
6tait rude, les cœurs battaient, les souffles étaient
courts; mais, arrivés sur la plate-forme, M. de
Grandjac sc mit tout près de la jeune femme et
Colette accepta son compagnon.
Devant eux, s'6tendait un paysage splendide. La
Seine passait au milieu des prairies, formaut de
petites îles; au loin, des clochers, et tout près une
tlèche s'dançait vers le ciel, et un dôme semblait
cacher un cœul'.
- Les églises, dit Colette à mi-voix, comme elles
font bien dans l'horizon ...
M. de Grandjac sc rapprocha de la jeune femme,
et tout bas répondit:
- Ce qui lait bien surtout, c'est vous, près de ces
ruines. Ce donjon serait triste si vous n'y étiez pas.
Madame, je ne suis venu que pour ,·ous, je veux
que vous le sachiez, voulez-vous me permettre de
YOUs dire que Paris est très vide uepuis que VOllS
n'y êtes plus '?
Colette se troubla, rougit, chercha Loute, mais
L.oute était loin. Elle se penchait très imprudemment I~our
voir le souterrain OLI l'on avait assassin6
l\1arQuerite de Bourgogne. Pr~s
d'elle, Jeanne RambauJ ct à l'aLt~
boùt de la forteresse, Marie Beauval ct Hon mari.
Colette se 5el11i1 seule pri:s de cet homme, el elle
comprit que la r6po11se qu'elle allait faire autoriserait cc flirt à se poser en pr6tendant. Un jour, il lui
avait dit: « Quanu on s'est trompu, il faut vouloir
refaire sa vif:!. ») Aujourd'hui elle voulait, avec
toute la volonté dont elle 6tait capable, C:tre heureuse.
Loute et les autres avaient disparu uerri1:re un
�134
LE MAUVAIS AMOUR
fossé; M. de . Gr~ndjac
s'était rapproché, il devenait
pressant et disai t:
.
- Madame, vous savez bIen que Je vous aime
depuis longtemps? il Y a. u~
m~IS
enco~
je n'eus
pas osé vous le dire,. maIs Je saIs que blenti?t vous
serez libre. Je voudrais que vous me permettlCz de
vous aimer. Ne rép0J?-dez pas aujourd'hui à cette
question SI grave, mais simplement. autorisez-moi à
essayer de VO\JS plaire, autonsez-mol à Vivre près de
vous ...
Colette se taisait, hésitante; elle voulait bien ne
plus avoir le cœur vide, mais pouvait-on aimer
M. de Grandjac. Les yeux quittèrent l'horizon clair
et nraves regardèrent l'homme qui parlait d'amour.
L~ ~iLhoute
lui parut peu élégante; à côté la nar"uant, sc dressait celle de Jacques Ternot. '
:-> Une silhouette ne comp~e
pas, n'a aucune importance une silhouette ne fait pas un bonheur. Mais
de C?lette, qui . découvr~ient
.si bien Les
les y~ux
ri,licules, scrute~n
,le vl~age
qUI était .tout près
d'elle. Sous le ra~ ~ heux
.so.Lell M., de Grandlac paraissait vieux. So~
[l'ont eta it barre pa~
trois rides profondes ct, pres des .temres, à l~ naissance des cheveux, il avait de peutes ll gn,e s, Imp?rceptibles dans
.Ies salons de Paris mal é~la
lr .és,
I?-~S
.que la lumière
blonde de cette Journée d ~v'Ll
preCisait cruellement.
La bouche sounante devait <;:tre, au repos, maussade
et les yeux bleus. trop clau's semblaient déteints.
Colette se souvenait d un autre. Cet autre avait un
nrand front sans ndes, des yeux bruns lumin eux
~n peu railleurs. Les lèvres très rouges s'ouvraie~t
sur des dents presque trop blat~ches.
Ce visage-là
pouvait supporter les grands soleils d'été, ce visagelà n'était pas fané, des cheveux abondants le couron!lalent.
.
Et voilà que Colette eut une Idée étrange ' à ces
paroles d'amour que cet hom.me avait mur~ées,
à ces promesses gU'11 demandait, el.le allait répondre
Ilar une. pl~rase
IdlOt,e, Elle v?ulalt, c'était la seu le
Idée qUI s'Imrosalt a. son cel veau, el!c vouLait lui
demand er qu'Il enlevat son chapeau. hUe était cerle s cheveux étaient
taine que saLIS ce CO~lvre-chf
rares. Elle était certall:c que nu-tète il paraissait
encore plus vieux. La l.e~1sc
e~t
cruelle. CoLette
nuvrait la bouche pour lau'c cette etrange demande,
lorsque, au-dessus cI'ell.e, perchée sur l'extr0mité
d'une pierre, Loute surgit,
.
- Eh bicn, mes en fant s, cna-t-elle de sa voix railleuse, vous avez une étrallae façon de visiter les
�LE MAUVAIS ATl10UR
135
ruines. Allons, Colette, un peu de courage, viens
nous rejoindre, d'ici le paysage est sensationnel.
Et Colette, oubliant M. de Grandjac et ses discours, se mit à courir pour rejoindre son amie .
• R~un'
d~vit
ê'tr~
~i;té
très 'viÏe; ~n'
c~up
;;i'œii
général, dit Colette, le temps d'apprécier la merveilleuse floraison gothique. Loute, le nez en l'air,
admira les flèches nombreuses qui pointent vers le
ciel, et les rues aux vieilles demeures.
Le Palais de Justice, la Grosse Horloge, SaintMaclou, l'église Saint-Ouen, la Cathédrale, tous ces'
merveilleux spécimens de l'art gothique où la pierre
est ajourée ct fouillée à l'infini, enthousiasmèrent les
Parisiens, et il fallut parler plusieurs fois de départ
pour que toute cette jeunesse consentît à quitter la
ville. 11 était tard lorsque les autos furent mises en
marche. Invitée par Colette, M. de Grandjac dlnait au
Vieux-Moulin, et la jeune femme avait consenti à
rentrer dans sa voiture. Loute et Jeanne Rambaud
étaient dans le fond; M. de Grandjac avait pris le
volant et Colette, défiant le blàme qu'elle lisait dans
les yeux de ses amies, s'était mise à côté de lui.
Pour sortir de la ville, M. de Graodjac conduisait
vite, mais dès qu'on cu t franchi l'octroi, il ralentit.
IlIétait tard, le soleil se couchait et faisait le ciel rose;
la Seine, que la voiture côtoyait, avait des reflets
d'opale. L'eau coulait calme et tranquille au milieu
des prairies vertes pleines de pommiers en fleurs.
Les mains sur le volant, regardant la route, très
bas, M. de Grandjac parlait à Colette. Il comprenait
que l'heure était favorable, que cette brise parfumée
qui fouettait les visages devait émouvoir un cœur de
vingt ans. C'était un professionnel en amour, et il
devinait que la jeune femme pouvait devenir ce soir
une proie facile. Le mari était loin, la brouille compli.:te; à Paris déjà 00 parlait de divorce.
- Madame, disait-il, d'une voix qu'il s'efforçait
de faire tendre, madame, il faut me répondre, il faut
me dire que V01)S me permettez de vous ·aimer ...
ne
L',lmour est un 7ompaBnon indspe~bl,vo
devez pas voulOIr l'doIgner de votre VIe... ~alsez
moi vivre près de vous, lalssez-moi vous dire mes
pensées, mes idées, vous verrez que nous sommes
faits pour nous entendre ... Un mot de réponse,
j'implore un mot.
Et Colette, les yeux fixés sur le paysage rose ct
sur les cullines blondes, répondit à voix basse:
« Parlez encore. "
�LE MAUVAIS AMOUR
Et M. de Grandjac continua, il dit ses rêves, ses
désirs il eut des mots heureux, des paroles douces
il gris~
cc cœur que le. printemps troublait. Mai~
les yeux Je Colet~
éta.lent. presque dos, elle ne
regardait pas celUi qUi lUi parIait d'amour. Elle
l'écoutait seulement à tous ces mots tendres, elle
ne trouv~i
rien à répondre et, étonnée, furieuse
contre elle-même, contre son cœur qui se souvenait
elle murmura à voix bas~e
:. « Jacques 1 Jacques 1. .. ":
Ce nom la réveIl.la, dl~SI
pa le trouble qui l'envahiss'ait, trouble qUI venait de ce paysage trop ro e,
. de ces pétales de fle~rs
que le vent apportait. Elle
se redressa, eu~
un nre pers~nt
et répondit, voulant
défier celui qUI ne se soucIait pas d'elle et qui prétendait s'imposer à son souvenir :
_ Je vous perm~ts,
mon cher ami, de me faire la
cour. Mais soyez dl.scret et peu .compromettant, je
suis une femme. en lstan~e
de divorce ...
M. de <!randl~
compnt que c'était tout ce qu'il
obtiendrait ce SO ir .
.L'auto re.partit à une vive allure, et jusqu'au
Vleux-Moultn Colet~
ne regarda plus les collines
blondes et les pom~ers
en fleu:s. Elle parla de tout
et de rien, de Pans et des amis, de l'été et de ses
distractions. A Verpon, M. ~e.
Gra~djc
trouverait
sûrement une propnété, ~n VOlsmeralt fréquemment,
à la campagne on .pouvalt .encore s'amuser. S'amuser 1 M. de Grandlac saval! qu~
cc. m?t-là était la
devise de Colette et que pOl!r.lllL Elaire LI fallait s'occuper avant ~out
de ses. plaiSirs . Et cette journée de
pnntcmps. SI douce à v\vre pour ~es
CCCurs aimants,
s'acheva pour Colette d.une manll.!re étrange.
Après le diner, elle m.Lt Jeanne Rambaud au piano,
ct, avec M. ~e
Gra!1 d lac , el~
dans.a une de ces
danses malsall1es qUl s.e sont IntrodUites depuis peu
dans les salons français et que les mères ont la faiblesse de laisser danser à leurs filles.
M. Darny, trouvant que Colette n'avait pas une
attitude convenable pour une femme Séparée de son
mari, quitta le salon t:1:s fâché; Mme I?arny laissa
raire, Colette s'amusait, .Ia pauvre petite avait en
perspective tant de c!1agn n 1
•
Assise clans un com, Loute regardait danser son
amie. Tout à coup cette danse lui parut si grotesque
et si inconvenante, qu'elle cul honte de l'avoir dansée. Colette, rieuse, éner.vée, se dél!anchant avec
des souplesses de profess!onnelle, lUi parut m(!prisable elle pensa au man, à l'enfant de Colette cl
trouv~
qu'il était impossible de respecter une femme
�LE MAUVAIS AMOUR
137
qui avait des allures semblables... Loute sentit
qu'une tristesse insurmontable envahissait son
âme, car elle se rappelait que, pour s'amuser, elle
aussi consentait à faire toutes ces excentricités ...
Loute quitta son fauteuil et le salon.
Le parc sombre et silencieux entourait le château,
elle s'en cloppa dans une écharpe et s'en alla dans
la nuit ... Mais une nuit de printemps murmure aux
oreilles des jeunes filles des choses folles et sages,
Loute tout à coup pensa à celui qui était parti au
Canada pour tenter fortune; Loute pensa que si
elle l'avait suivi, c'eût été presque raisonnable,
Loute savait maintenant que les plaisirs ne remplissent pas un cœur ...
Les nuits de printem ps murmurent aux oreilles
des jeunes filles des choses folles et sages.
XIII
Avril, mai ont· passé, juin trouva les Darny encore
au Vieux-Moulin. Colette se plaisait et ne désirait
pas rentrer à Paris. Ne voulant rien entendre, elle
avait constitué avoué et avocat et par lettres, par
téléphone, correspondait avec eux. De son divorce
elle ne parlait jamais à ses parents, elle savait qu'ils
blâmaient toute séparation définitive.
Un matin, la jeune femme reçut une lettre de son
avoué qui la demandait à Paris, une conversation
avec sa cliente lui paraissait indispensable. Colette
sc rangea à cet avis ct partit.
A Paris, il faisait très chaud, elle trouva la ville
poussiéreuse ct laide, l'avoué habitait près de
l'Opéra, elle s'y rendit en auto. Une vieille maison
grise ct triste, un appartement sombre entre deux
cours, une étude encombrée de papiers et de clercs,
l'attente au mil ieu de gens qui la dévisageaient, tout
impressionna défavorablement Colette.
L'avoué était un honnête homme, il parla sagement à cette femmc dc vingt ans qui voulaIt divorcer,
mais elle l'interrompit, sa décision étai t irrévocable ...
Le ton, le visage, l'attitude firent comprendre à
l'avoué que Mme Tern?t le priait de ne voir en elle
qu'une cliente, alors. il se contenta de lui parler
affaires. Pour poursUIvre sa demande, des papiers
faisaient défaut: contrat, acte de naissance, tout le
grimoire officiel.
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette promit de les envoyer, puis elle insista
pour que son divorce allât aussi vite que possible,
maintenant elle était pressée de mettre entre elle et
Jacques l'irréparable. Ce qu'elle désirait, c'est que
de temps a autre M. Ternot lui envoyât son enfant.
elle voulait
Elle ne parlait plus déjà de le rep~nd,
" refaire sa vie », et M. de Grand)ac était arrivé à lui
faire comprendre que son fils serait pour eux presque un embar~.
.
M. de Grand)ac voyait Colette chaque JOur, il
s'était emparé de cette âme en déroute, ct, sans en
la jeune femme.
avoir l'air, dirigeait ~?mplèten
Sans fortune! ce pIlle: de s~lon
voyait le beau
mariage ~ faire: DepUIS p.lusleurs a?nées il cherchait l'alliance nc~e
; dédaIgnant les Jeunes filles, il
était empressé prèS des nouvelles mariées et dès
qu'un ménage semblait moin~
uni, il devenait l'hôte
habituel, le consolateur, l'ami aux mall\'ais conseils.
Bien des fois déjà il avait été tout prêt d'atteindre
son but, mais au dernier moment la proie lui échappait, un raccommodement, survenait ct le ménage,
uni de nouve~,
se. sépa~l
d,e l'ami. des jours de
disputes. MaiS à present Il etait certam que Colette
Jacques Ternot, le beau
ne lui échapperaIt p~s,
Jacq ues se renfm~Jt
dans un silence plein d'orgueil, silence q u'hablemn~
il exploit.ait.. .
La rancune est m~uvalse
conseillère, Colette
écoutait M. dl.: Grand)ac et ne faisait plus que ce
; ,bien qu'élevée ch~étienm,
elle
qu'il vo~lait
e~
comprenait qu'à son âge on
aclmettall le c~lvore
devait « refaire sa VIC ». Un nouveau mariage ne
l'etIrayi~
pas, M;. de Grandjac,.lui, aLimellrait que sa
femme almat à s amuser. Ce simple mot renfermait
pour elle tout un programme; s'amuser, était-on
pour aut re c~O,se
s.ur la te.r~?
Colette, élevée par
une mère qUI 1 avaIt n:t al almce, n'avait pas encore
découvert que toute vie a un but.
En sorlant de chez l'avoué, elle se lrouva très
embarrassée; contrat, acte de naissance tous ces
papiers étaient à l'hôtel, el~
les avait pro~is
cl ne
savait comment elle pourrall se les procurer. Dans
un petit bureau de sa. ~hambrc,
JaC:llues lui a~i.t
fait serrer ces actes CIvIls, « Ma chene, lUI avait-IL
Liit Lie sa voix tendre, mettez tout cela au fond d'un
tiroir nous n'en aurons besoin quc lorsqu'un de
nous 'Licux s'en ira dans l'autre monde et je souhaite
que cela soit le plus tard possihle. J'espère que
nous vivrons ensemble très vieux. »
/ Et Colette, de sa \'oix moqueuse, lui avait répondu'
�LE MAUVAIS AMOUR
139
et Baucis li. Quand on est vieux, l'amour
« Phil~mon
me semble ridicule.
Mals Jacques n'avait pas permis aux jolies lèvres
de blasphémer plus longtemps, et il avait expliqué
combien l'amour des vieux est un amour joli ...
Colette, en pensant à ces papiers qu'il fallait
aVQir, pensait aussi à Jacques.
Elle monta l'avenue de l'Opéra, elle marchait lentement, irrésolue. Allait-elle repartir pour le VieuxMoulin et de là écrire à un domestique en expliquant où se trouvaient les actes dont elle avait
besoin ... était-ce une solution ? ... n'yen avait-il pas
une autre ? ...
Place du Théâtre-Français, elle entra chez un
pâtissier et déjeuna d'une tasse de thé accompagnée
de sandwiches, elle resta là une demi-heure et en
sortit tout aussi indécise. Elle savait les heures des
trains pour Gaillon, maintenant il lui fallait attendre
ju squ'à cinq heures pour repartir. Il était une heure,
l'attente serait longue, aller chez les couturières,
courir les m!lgasins, tout cela aujourd'hui l'ennuyait,
elle préféraIt essayer de rencontrer Loute.
Une auto la conduisit dans le qUaI'lier de l'Etoile;
elle trouva son amie sous la porte cochère de sa
maison. Tout de suite Loute remarqua le visage
soucieux, l'air ennuyé de Colette; comprenant que
la jeune femme ne s'expliquerait pas dans la rue,
Loute remonta avec elle. Lâ, dans un petit salon,
bizarrement meublé, le coin de Loute, elle installa
son amie. Colette dut s'asseoir sur une vieille bergère, bourrée de coussins, un petit banc renaissance,
délicieusement sculpté, fut avancé pour ses pieds,
puis Loute expliqua :
- Tu vois, ce petit salon devient un vrai maga~in,
on se croirait dans une arrière-boutique de brocanteur. Je mélange tous les styles, le Louis XVI se
dispute avec l'Empire. DIS, Colette, comment
t rouves-tu mon coin?
La jeune femme regarda autour d'elle et sourit.
Loute avait raison, ce petit salon encombré de vieilles choses avait l'air d'un véritable magasin. Sur
une table de bois sculpté un bassin de cuivre où
s'épanouissait un hortensia voisinait avec un délicieux groupe en Saxe; sur la cheminée une pendule
Empire, surmontée d'un groupe de femmes, écrasait
par sa somptuosité deux petits flambeaux Louis XVI
en amarante. Les sièges étaient de tous les styles;
les meubles, bureau, bibliothèque, vitrine appartenaient à des époques dirférentes; sur un magnifique
�Lt°
LE MAUVAIS AMOUR
tapis d'Aubusson, s'étalaient Je petits tapis de
Smyrne, et les bie~ots
venaient de tous les pays.
- Ton coin est blzarre, dit Colette, mais tu as de
belles choses.
_ Oui, fit Loute en s'asseyant en face de son
amie, mais je sup'o~e
,que tout cela aujourd'hui
t'est parfaitement Il1dlfferent. Colette, tu as l'air
d'une femme très ennuyée, raconte ton ennui ' je
t'écoute avec une indu1gence de vieille dame.
'
di~
son souci, Des papiers
Colette soupira, ~uis
dont son avou6 avalt besolJ1, et ces papiers étaient
chez Jacques.
Loute r6f1échit.
... chez Jacques... mais c'est
- Chez Jac ~ 1ues
encore chez tOI.
_ Oui, mais enfi~
... je ne puis les aller chercher.
- Tu peux, repnt Loute en regardant son amie
bien en face, I1?-als tu ne veux pas.
Colette rougit e~ avoua.
_ Cela m'ennUIerait.
. -: Pourquoi? L'h,otel est vide. et le concierge
1l1dlfT6rent; le plus sImple, ma petIte Colette serait
d'y aller toi-I!1ême. Ecrire" demander servic~
à un
domestique, Je ne te copsellie }?as de te mettre dans
les mains de ces gens-la et, p~lsque
tu ne veux pas
correspondre av~c
Jacques, Je ne sais guère comment tu t'en sortiras.
La jeune femme ne répondit pas; pendant quelques instants, eUe contempla la basS1l1e de CUlvre
l'horten sia rose et le groupe de Saxe. Tout à COU!;
elle se tourna vers Loute ct d'une voix décidée
s'écria:
- Tu as raison, je vai~
aller. chercher ces papiers
mais si tu veux être gentllle, viens avec moi.
'
Loute avait encore son chapeau sur la tête
Collette était toute prête, les deux amies q uiltèrent
l'appartement. Dans la , rue el~s
parlèrent de toutt.!
autre chose. Colette ne ,:oulD;lt attacher aucune importance à ce qu'eUe allait faire, poul'lant l'idée de
rentrer chez Jacqu~s,
chez elle, la troublait profondément· elle parlait pour cacher son émotion.
ce qu'elle comptait faire cet été
Elle r~contai
le Vieux-Moulin la garderait toute la belle saison'
en septembre elle irait à Biarritz avec sa mère. El
Loute, était-ce encore Cabourg qui la verrait celte
année?
Cabourg 1 Loute en avait assez, ce borü de mer
sans plage, celte digue encombrée, tout lui semblail Jésagréable. Non, elle désirait aller tians un
�LE MAUVAIS AMOUR
coin de Bretagne, sauvage, où aucun casino n'attirerait la foule désœuvrée. Loute avouait avoir besoin
d'émotions saines, d'horizons larges. Se raillant
elle-même, elle expliqua à son amie:
- Vois-tu, Colette, malgré mes vingt-cinq ans, je
me sens très vieille et comme il y a l'ort longtemps
que je vais dans le monde,
suis lasse de toutes
les comédies qui s'y jouent. 'ai besoin, ma chère,
ne ris pas du grand mot dont je vais me servir, j'ai
besoin de communier avec la nature. Depuis plusieurs mois j'ai une âme toute troublée, mon cœur
s'épouvante de vivre séul, et hélas, aucun monsieur
ne se prGsente pour recueilltr cet abandonné.
Colette, Je suis une vieille mIe, je rêve de béguinage,
de coin charmant ct tranquille, où je tinirai ma vie
sans pensées, sans tristesses.
- Tu deviens misanthrope, s'écria Colette en
riant.
- Peut-être .... dit Loute gravement. ..
Deyant l'hôtel elles s'arrêtèrent. Les fenêtres fermées, la maison hermétiq uemen t close rassurèren t
la jeune femme. Loute allait sonner, Colette l'arrêta.
- Attends, tit-elle, toute pâle.
- Alt\.!l1dre quoi, T'imagl11es-tu que Jacques est
derrière la porte?
- Non, mais ... ma clé est restée dans mon sac,
nous pourrions entrer sans déranger personne.
- Entendu, il ne nous manque plus que le manuel
du parfait cambrioleur ...
D'une main qui tremblait, Colette glissa la clé
clan la serrure, une toute pelite clé, vrai bijou d'orfi;;\'re que Jacques avait fait faire spécialement pour
elle.
La porte ouverte, Loute, s'apercevant de l'émoti ()[l
de son amie, passa la première.
- J'entre, dit-elle, si Je maître se cache dans
cette maison sombre cela m'étonnera.
Colette suivit son amie.
Loute monta directement au premier. La jeune
femme gravit l'escalier lentement; cc retour dan~
cette maison, tout empaquetée pour l'Glé, lui semblait lugubre. Les premiers temps de sa séparation,
elle avait songé quelquefois à sa rentrée dans cet
hôtel; son mari ayant fait toutes les concessions.
Elle serait revenue avec un visage sévère et SOli
âme, encore enfantine, se plaisait à imaginer tout Ct;
que Jacques ferait c? jour-là pour fêter son relour
L'hôtd serait remplJ de fleurs ct dans Je petit boudoir, sur la cheminée, près d'un beau bouquet, un
j'e
�LE MAUVAIS AMOUR
nouveau bijou attendrait Colette. Et voilà que la
jeune femme rentrait seule, presque en se cachant.
L'hôtel était sombre, les tapis enlevés, et dans le
boudoir les housses recouvraient tous les meubles.
L'hôtel était triste, il semblalt que quelqu'un en fût
parti pour toujours. ..
Nerveuse, elle se dmgea vers le petit secrétaire
en bois de rose oû elle avait serré les papiers que
l'avoué réclamait, elle l'ouvrit et, da.ns le tiroir où
Jacques les avait serrés, elle les trouva.
Elle prit la chemise de papier fort sur laquelle en
l.es dates et les noms.
gros caract.ères se d~tachien
Elle tenait ces feUIlles de papier et machinalement
en les feuilletant, se rappelait qu'un soir dans le
salon de ses pa~ents,
un monsieur grave et' solennel
avait lu ce dOSSier. Jacques était à côté d'elle elle
avait une jolie rob.e rose qui lui al~
très bie~,
un
gros bouquet de lllas blanc parfumait toute la pièce
et elle écoutait d'une oreille indifférente cette prose
qui lui semblait triste : régime, exclusion des
dettes ..: app0.rt du f':ltur époux, de la fut ure épouse,
remplOI, repnses ... a tout ce~a
elle ne comprenait
rien ... Vite, elle ferma ce dOSSier et, le mettant sous
son bras, dit à Loute :
- Allons-nOlis-en.
Loute se dirigea vers la pç>rte. ~olet
regarda
encore une fOIS son boud~r,
.mal.s cette pièce
sombre, tout empaquetée, étaIt SI tnste, si dissemblable de celle qu'elle avait laissé.e, que bien vite
le p~l!er
e!le eut une
elle rejoignit son amie. Su~
hésitation et regarda l'escah~r
qUI menait au second
étage mais Loute descendaIl, elle la sui vit.
En 'bas les deux amies s'arrêtèrent.
- Tu ne parles ras au concierge, dit Loute.
- A quoi bon, Il loge au-dessus de la remise il
ne nous a sûrement pas vues.
'
- Alors, allons-nous-en mystérieusement.
Au moment de quitter l'hôtel, Colette se retourna
elle regardait l'escalier sombr~
qui conduisait au~
appartements ... Dehors, elle .dlt à son amie:
_ Tu vas m'accompagner Jusqu'à la gare.
- C est entendu ...
Loute, poussée par
Elles arrêtèrent un a~l.to;
Colette, monta la premwre .e~
au moment où la
jeune femme sc disposait à n!)oll1dre son amie, eJle
s'écria fébrilement:
- J'ai oublié mon ombrelle, là-haut, attends-moi
je reviens. l
'
Et sans que Loute eùt le temps de r6pùndre,
�LE MAUVAIS AMOUR
143
Colette avait ouvert la porte de l'hôtel et était
disparue.
Loute haussa les épaules ji!t, résignée, attendit.
Colette ne trouverait pas son ombrelle, car elle n'en
avait pas.
Dans l'hôtel, la jeune femme n'hésita plus, en
courant elle gravit les deux étages; sur le palier du
second elle respira profondément, puis se dirige;,>.
vers la porte qui était en face d'elle. Elle l'ouvrit
d'une main qUI ne tremblait pas, et pénétra dan s
une autre pièce aux murs tendus de papier bleu, et
où un petit lit, entouré de mousseline, disait quel
en était l'hôte habituel.
La chambre de Jean. Colette la regarda avec des
yeux qui la voyaient pour la première fois.
Une chambre d'enfant est my térieuse, c'est là
qu'une intelligence s'éveille, qu'une âme commence
à vivre, là que des yeux s'ouvrent et cherchent à
comprendre le pourquoi de chaque chose .
Une chambre d'enfant est mystérieuse . Colette
regardait le petit lit blanc, l'armoire de même
coulour et la minuscule toilette de M. Jean . Elle
avait acheté tout cela en riant, c'était pour une
poupée ces objets-là. La poupée était venue, chaqu e
Jour la faisait plus jolie, elle était blonde avec de
grands yeux noirs, elle ressemblait à sa maman ct
déjà avait des colères de petit garçon. La poupé e
s'en était allée, ct voilà que la jeune maman qui
riait de tout sentiment exagéré se disait qu'aujourd'hui elle eClt voulu trouver dans ce nid vide le petit
oiseau rieur et tapageur qui l'égayait si bien. Mais
le lit était entouré de mousselines blanches, de
grosses épingles les reliaient entre elles ct en
laisaient un paquet informe; la petite armoire que
Colette ouvrit était vide, le trousseau du bébé
l'avait suivi ...
La chambre sans rideaux était presque claire, les
persiennes laissaient filtrer les rayons du soleil.
Colette ne se décidait pas à s'en aller.
Loute, la voiture, le train à prendre, qu'elle était
loin de tout cela. Une seule pensée s'imposait ù clic
ct la domi nait, cette pensée-là avait chassé impérieusement toutes les autres, et dans le cerveau ~e
cette ft; mme dgotste s'imposait souveraine. Jean,
son enfant ... Et elle regardait la c.hambre, le petit
lit OLI le bdbé dormaIt ct vers cc 11t elle se pencha.
Au pied, tout pri.!s du mur, elle aperçut une chaussure blanche, oubliée là. Elle sc baissa vivement, la
ramassa ct la cacha dans le petit sac q lI'elle portait
�144
LE MAUVAIS AMOUR
à la main. Cela fait, elle pensa enfin à Loute, au
train à prendre, et s'enfuit de chez elle comme une
voleuse ...
'ne' fil:ent i. éol~t
Le 'soir, ·M.· ct' l'vime Dar~y
aucune question, ils se. désintéressaient de son
divorce et espéraie!1t toujours qu'un .incident quelconque empêcbralt~I'
fille de contInuer la procédure. La journée aVait été chaude, mais la nuit
s'annonçait fralche ct merveilleuse. Après le dîner,
Colette alla dans le jardin. Autour d'une corbeille
de roses il y avait des fauteuils; sur l'un d'eux,
lasse, elle s'assit. Les roses exhalaient un parfum
délicieux, autour d'elle tout était calme. Elle aimait
le silence qui l'entourait.; ce soir, elle voulait réflécbir ... Mais sa mère, craignant qu'elle ne s'ennuyât,
vint la rejoindre.
A peine était-elle assise, au lieu de respecter la
rêvene de sa fille, Mme Darny parla:
- Ma chérie, tu as l'air soucieux, rien ne t'a
particulièrement ennuyée à Paris?
- Non.
- Devant ton père ,'e ne puis te questionner,
mais si lu as quelque c lagrin il faut me le confier,
je t'aime tant, ma petite fille.
- Je n'ai pas plus de chagrin que d'habitutle.
La voix était lasse et découragée, Mme Darny
s'affola 1
- Colette, tu t'ennuies, j'en suis certaine .
- Mais non.
- Si, ne me trompe pas.
- Je m'ennuie, sans m'ennuyer, il y a des jours
où j'ai assez de tout, mais cela passe ...
- Enfin, tu ne peux continuer à vivre ain si, tu es
tror jeune, il faut vouloir ...
Là, Mme Darny h(lsita, craignant dc fâcher sa
011(;.
- Vouloir quoi? demanda Colette sans faire un
mouvement.
Alors avec courage, Mme Darny acheva très vite:
- Te' réconcilier avec ton mari, oublier ses torts,
pardonner ct tâcher de vivre avec Simone ...
- Non, dit la jeune femme, non, cela est impossible ...
Mme Darny protesta.
"
.
.
Pourq uoi ? Jacques est bon, 11 t aime ... faiS quelques concessions, sois patiente, tous les maris ont
des défauts. Ma chérie, sur terre aucun de nous
n'est parfait, toi-même, tu as peut-être q llclqucs
�LE MAUVAIS AMOUR
petits travers qui le contrarient ... Il les supportera
comme tu supporteras les siens. Il faut être indulgente et bonne, et vouloir faire ton devoir, sans
cela, il n'y a pas de bonheur possible.
ImmobIle, les yeux levés vers le ciel, Colette
répondit:
- Ce n'est pas aujourd'hui qu'il fallait me dire
tout cela.
La nuit claire permettait à Mme Darny de voir le
visage de sa fille, elle en fut toute troublée.
- Comment 1 balbutia-t-elle, je ne comprends pas.
Alors les yeux de Colette quittèrent le ciel plein
d'étoiles.
- Je vais t'expliquer, maman, et tu comprendras.
Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue, lorsque le me
suis mariée, que pou r être heureuse les concessions étaient nécessaires. M'as-tu jamais parlé de
devoir, de sacrifices, non; tu ne t'occupais que de
mes plaisirs ... Je m'amusais, tu ne savais pas ce
que l'avenir me ré servait, alors tu écartais de moi
toutes les tristesses ... , mais tu ne te rendais pas
compte qu'en m'amusant tu préparais mon maJheur. .. Si, aujourd'hui, je suis malheureuse, je
crois que c'est un peu de ta faute, maman.
En entendant sa fille parler ainsi, cette fille qu'elle
idolatrait, Mme Darny éprouva une douleur affreuse,
elle eut froid partout, froid jusqu'au fond du cœur ...
- Colette, dit-elle, avec une voix pleme de sanglots, je t'ai élevée chrétiennement.
La jeune femme eut un rire méprisant:
- Ah oui, jolie chose que la religion des jeunes
. filles du monde, religion de convenances, qu'on
aime parce que c'est une élégance de plus. Oui,
j'allai.s à I.a messe, ~ous
s~ivon
quel~s
vagues
retraites, le communiais troIs ou quatre fOIS par an,
mais dès que les loi s religieuses ne me convenaient
pas, j'avai s bien vite fait cie les laisser de côté, et
toi, maman, tu ne disais rien. Je m'amusais J
Mme Darny eut une révolte.
- Colette, tu déraisonnes.
- Non, maman, reprit la jeune femme avec calme,
écoute-moi et souviens-toi. La nuit de No'::l, la nuit
olt tous les catholiques devraient être en prières,
comment la passions-nous depuis plusieurs années?
Nous allions au théàtre, nous choisissions une pièce
gaie, si eHe était un peu leste j'affectais de ne pas
comprendre, ct de là nous allions réveillonner dans
un restaurant à la mode où, à deux l1eures du matin,
tout Je monde était à moitié gris. Vous étiez bien un
�LE MAUVAIS AMOUR
peu choqués, ce n'était pas du tout mà place, mais
comme je m'amusais vous finissiez par être contents ...
Les danses inconvenantes sont arrivées, tu as payé
des prix fous pour me les faire apprendre, tu voulais
que ta fille dansât mieux que n'importe qui et je
travaillais des heures entières ces danses excentriques ... Mais le Pape, le chef de l'Église les a interdites; nous avons cherché ensemble des danses
presque pareilles et tu m'as laissée danser, tu étais
contente parce que je m'amusais 1 Trouves-tu vraiment que la religlOn que tu m'as apprise m'ait jamais
gênée?
- Colette 1 Colette! s'écria Mme Darny, tout en
larmes.
- Maman, laisse-moi dire, cette nuit autour de
moi tout s'illumine ... Avec Jacques j'aurais pu être
heureuse, tu as raison, mais il n'est plus temps
maintenant. .. je suis une orgueilleuse que tu as
habituée à ne s'occu pel' que de son propre bonheur ...
Aussi, je veux essayer de me refaire une vie, je suis
trop jeune pour vivre seule, tu as encore raison.
Près de moi est un homme ni jeune, ni vieux, ni
beau, ni laid, ni intelligent, ni bête, une de ces nullités comme le monde en e~t
rempli. Il épo\lsera
très fac11ement une femme riche, dIvorcée, et 11 me
laissera faire tout ce que je voudrai. Avec lui je
pourrai conti nuer à mener l'existence joyeuse à
laquelle tu m'as habituée, je m'amuserai sans penser
à personne, sans penser surtout que de par le
monde il y a un enfant qui est mien, ct que j'aurai"
du aimer plus que n'importe qui.
Mme Darny voulut sc défendre, elle balbutia:
- CoMte, mais je t'ai donné l'exemple, j'ai été
mère moi par-dessus tout.
Plus doucement, la jeune femme reprit:
- C'est vrai, mais tu as été une grand'mère trop
empressée, trop dévouée, tu m'as empêchée cie
m'attacher à mon enfant; les fatiAues, les soucis, tu
les as pris pour toi et je crois que l'amour maternel
grandit avec tous les ennuis que tu m'as épargnés.
Maman, ma pauvre maman, tu m'as trop aimée, tu
m'as trop gâtée, je ne sais que m'amuser, je ne suis
plus bonne à autre chose, ne t'étonne dune pas que
Je veuille continuer. Il me faut un compagnon pour
mener cette vie de plaisir, M. de Grandjac sera le
mari présentable, le danseur excellent, l'homme que
Tout Paris connalt ct qU'il faut à Colette Damy,
femme divorcée de Jacques Ternot. Le divorce sera
prononcé pour incompatibilité d'humeur, m'a dit
�LE MAUVAIS AMOUR
147
l'avoué, la vraie raison tu la connais, mon mari ne
permet pas que je m'amuse ... Et moi je veux rire, je
veux jouir de la vie, autant que je le pourrai ...
M'amuser, m'amuser, ah, maman, c'est tout ce que
je sais {aire.
Colette eut un éclat de rire strident, elle se leva
brusquement et sans regarder sa m1.:re s'enfuit dans
la nuit.
Mme Darny la laissa partir, elle ne fit pas un
mouvement pour retenir sa fille; sur son fauteuil
d'osier, le visage plein de larmes, elle resta là,
anéantie, un long moment.
Ce soir, pour elle aussi, tout s'éclairait et elle
comprenait que l'amour maternel peut être quelquefois un amour qui fait du mal, un mauvais amour ...
Tard, . très tard les deux femmes rentrèrent au
château, Mme Darny alla retrouver son mari qui
faisait dans le salon des parties d'échec avec son
secrétaire et elle reprit son tricot, mais ses mains
tremblaient et elle ne put continuer l'ouvrage commencé.
Colette remonta dans sa chambre et s'y enferma
pour ne pas être dérangée. Après s'être déshabillée,
elle s'approcha d'une table sur laquelle elle avait
posé le petit sac emporté à Paris; elle l'ouvrit lentement, puis, avec des gestes respectueux, elle en
tira le petit soulier blanc, un peu sali, trouvé dans
la chambre de son fils. Elle le garda dans ses mains.
Je contempla longuement, s'extasiant sur sa petitesse, pUIS, sans qu'elle s'en aperçût, ses genoux
fléchirent et elle se trouva à genoux au pied de son
lit. La tête toujours très droite, elle continua à
regarder la petite chaussure blanche que Jean avait
port é, puis son front s'inclina, ses mains se levèrent, et le soulier de l'enfant se trouva tout près de
ses l1.:vres. Alors, tenant contre son visage la petite
chaussure, elle courba la tête et fébrilement, plusieurs fois de suite, embrassa cette chose inerte, ce
morceau de peau blanche, qui avait préservé le pied
mignon aux ongles roses. Puis les baisers cessèrent,
cie grosses larmes y succédèrent et Colette pleura
longtemps. La nuit était fraiche et merveilleuse, les
roses exhalaient un parfum délicieux, mais dans le
ciel lentement les étoiles commençaient à dispara1tre.
�•
LE MAUVAIS AMOUR
XIV
Août ... Tout le monde est en vacancés; avoués
he!lreux de ~uir
les affaires ~
avocats, quittent ~aris,
pendant deux mOIs le PalaIs de Justice est vide les
robes noires ne circulent plus dans la grande ~ale
des Pas Perdus et les chambres de justice ne
voient ni juges, ni accusés, tout est suspendu.
Le divorce Te.fIlot n'en était. qu'aux pourparlers,
les vacances arnvant le retardaient au orand chaorin
de M. de Graudjac. Mari de demain~
llancé sans
l'être il se trouvait dans une situation très. fausse
ne pourr?-it pas êtr~
et étdit furieux. de p.enser. qu'i~
marié avant dix-hUIt mOlS. DIx-hUIt mOIs de cour
dix-huit moi~
cl~ambité
pendant lesquels il serait
obligé de dissimuler. son caractère, de jouer la
comédie de l'amour victorieux, dix-huit mois où il
faudrait cacher les c~ntraios
d'un estomac fatigué
par de trop bOI~s
dl1er~,
et les. douleurs qui de
teml?s il autre lUI rappelaient sa vIe de fête ( Mais ce
manage représentait pour I.ui ,tan~
de choses que,
malaré cette perspectIve qUi n était pas très agréable,"'il continuait il se montrer empressé et amoureux.
Colette avait voulu rester au Vieux-Moulin, elle
aimait le château, le part:: aux arbres centenaires
les v\:rgers qu'elle avait vus blancs, elle aimait tou<.:~
les beautés de l'été: les grand~
champs d'avoine ct
de blé, les ciels bleus, les soleils ardents, les nuits
claires.
Au château il y avait tO\ljours des amis, maintenant Mme Darny ne voulaIt plus rester seule avec
sa fille. Depuis le soir où qolettc lui avait dit des
choses si pénibles elle n'ét~l
plus la méme; vis-à-vis
de son enfant elle se sentaIt coupable, ct son amour
se faisait humble ~t sembl?-it, implorer un pardon
dont elle avait be sOll1. Des Idees Jolies traversaient
le cerveau de cette pauvre m~an,
elle révait de
s'enfuir un soir du VlCux-Moulln, et d'aller trouver
Jacques Ternot. Elle lui aurait avoué sa faiblesse,
elle lui aUI'ail dit qu'elle seule était coupable, et
qu'il ne fallait ras en vouloir à Colette de ses défauts
qui venaient d'une éducation mauvaise. hile supplierait Jacques d'avoir de la patience, elle lui demanderait de refuser le div()l'cC ct d'essayer de rcpr.:ndre
�LE MAUVAIS A.MOUR
'49
la vie commune, mais Colette le voudrait-elle ? ...
Mme Darny ne savait plus, Colette semblait gaie et
M. de Grandjac ne la quittait guère. Les journées
passaient, promenades en auto, tennis, VIsites, et
l'été s'en allai t.
Au Vieux-Moulin il y avait en ce moment les deux
de Lionard; l'aînée, mariée depuis un an àM. Arthur
Lévy, semblait supporter avec peine ce mari d'origine
juive ... 11 était venu avec sa femme pour la conduire,
disait-il, des afTaires d'intérêt l'appelant en Allemagne, mais dt.:pu~s
huit jours qu'il était là, il ne
parlait pas encore de départ. Eclaboussant tout le
monde de sa fortune, il donnait chaque jour aux
domestiques des pourboires princiers, faisant venir
de Paris les primeurs les plus rares., les fruits les
plus beaux et les offrant à Colette pour obtenir un
sourire. Il était galant avec ostentation, parvenu
dans toute l'acception du mot et, lorsqu'il faisait un
cadeau, n'oubliait jamais d'en dire le prix. A côté
de .Iui sa femme, fine et distinguée, semblait être un
objet de luxe qu'il avait acheté très cher et dont il
se parait avec orgueil.
Un an de mariage avec un homme si dissemblable
d'elle avait fait comprendre à Jeanne de Lionard
que la rout~
dans laquel.le elle s'étaIl e~1gaé
était
une mauvaIse route, malS elle y trouvait toutes les
compensati()~
qu'une grosse fortune donne. Elle
avait voulu se marier ricl1ement, toute union modeste
lui semblait ridicule, donc elle devait se contenter
du mari qui était Je siell, mais elle était surtout heurt.:U5e lorsque cc mari s'absentait. Sa sœur Marie était
arrivée depuis peu avec « son mu~icen
», comme
disait Lou te; mais ce musiciL!Il, homme de talent,
cccur simplL! cl aimant, rendait sa femme heureuse,
ct Marie avait un visage qui resplendissait de joie
il1téreu~.
Lout? prétendait qU'en la regardant on
se senlalt deven1l' bonne.
Un matin, M. Arthur Lévy reçut de Berlin une
dl:[lêche qlli IL! mandait en toute hate; en une demiheure il fut habill..!, sa valise faite ct descendit pOUl
prl!nd~
congé de ses hÏ>l(,!s.
Chacun lui dit au revoir joyeusement, personne
ne le rt.!grettait. Seule, sa beile-sœur eut un mot
gentil, le bonheur la J'(,!ndait indulgente, sa femme
i't.:mbrassa avec un sourire qu'elle dissimula ses
vraies vacances commt.!nçaient.
'
Quand l'auto eut disparu emportanll'hôte encomhrant, toute la jeune bande qui lisait sans grand
inlérC;l les nouvelles de Paris sembla se réveiller.
�LE MAUVAIS AMOUR
Jeanne proposa, avec une gaieté qui ne lui était plus
habituelle, une promenade avant le déjeuner.
_ Nous irons à travers champs, dit-elle, nous
cueillerons des fleurs comme les petites filles, J'ai
envie d'oublier que je suis une dame.
Loute et Colette se l~vèrent
avec empressement,
Marie tourna vers le chateau ses grands yeux clairs.
_ Mon mari travaille, fit-elle.
_ Oui, reprit Loute, mais il a bien recommandé
de le laisser travailler, venez avec nous.
Marie ne protesta plus, et les quatre amies se
mirent en route.
allée qui descendait à la grille,
Dans la grat~de
elles se donnerent toutes le bras, s'amusant à
marcher au pas, comme des troupiers, puis sorties
du parc, elles se séparèren.t. Colette et Jea~n
causèrent ensemble. Loute pnt le bras de Marie. Elles
traversèrent le village de Gaillon, passèrent devant
la caserne, l'ancien chateau du cardinal d'Amboise
et s'arrêtèrent pour re~ad
l'admirable point d~
vue qu'on découvre du haut des remparts.
_ C'est sensatlOnnellement beau, dit Colette.
_ Merveilleux 1 épatant 1 s'écria Jeanne.
Marie et Loute admirèrent en silence.
Elles reprirent leur promenade ct se trouvèrent
dans les champs. Une immense plaine jaune les
entourait les blés étalent mùrs, le soleil . dorait
magnifq~et
cette moisson. prête à être fauchée
le ciel était clair et vers l'honzon sans limites le~
oiseaux s'enfuyaient à tire-d'aile. Il faisait beau.
à leur pro~end,
Col~te
avait proComme b~t
posé d'aller jusqu'à l'éghse .d Aubevole, petite chapelle du xv 6 siècle, à peIne restaurée et qu'un
cimetière entoure.
A travers la campagne elles marchaient, presque
silencieuses; au début de la. promenade, Jeanne et
Colette avalent parlé d'avenIr, de Paris; cet hiver
elles sortiraient ensemble, toutes deux voulaient
s'amuser, sc distraire. Arthur Lévy aimait beaucoup
à recevoir; dans l'hOtel somptueux ue la rue de la
Faisanderie les fêtes succéderaient aux fêtes, elles
inventeraient des choses nouvelles, elles joueraient
la comédie, l'opérette; elles n'auraient pas le
temps de s'ennuyer. L'une et l'autre chercheraient dans les plaisirs à oublier leurs rêves
déçus ... Mais voilà qu'cr: longeant les champs de
semblèrent ridiblé, tous ces beaux prol.ets le~r
cules. Avait-on idée d'avoll' pareille conversation en
pleine campagne, ici on étaIt loin de tout, le calme
�LE :MAUVAlS AMOUR
s'imposait, et aussi les pensées plus hautes ... Et
Colette se tut. Elle parlait de comédie, avait des
expressions d'actrice, s'amusait à émailler ses
réponses de mots d'argot; tout à coup elle eut
honte de s'exprimer ainsi, et elle se sentit triste;
toutes ces fêtes, tous ces plaisirs ne lui apporteraient pas le bonheur. Et elle en voulait à cette
nature en fête gui lui faisait comprendre qu'il existait une autre Vie, ct que cette vie-là, faite de devoirs
et de sacrifices, devait donner un ·cœur calme ct
content. Le chemin était ét roit, elle passa devant
son amie et marcha entre deux champs d'or OLI les
coquelicots faisaient des taches somptueuses. Les
champs étaient pleins de nids et Colette entendait
les cris effarouchés des petits. l;:lle admirait la
nature, l'ordre merveilleux de chaque chose, l'ép i
de blé produit par un grain qui germe, l'oiseau faisant son nid, et son admiration la fit penser au
Créateur. Machinalement elle leva les yeux; alors
dominant la vallée, se dressant droite et fine, elle
aperçut la petite église d'Aubevoie et elle pensa
que dans cette simple chapelle elle prierait bien,
et avec un visage moins tri ste elle continua à
monter.
Jeanne la suivait, s'emplissant les yeux de la
lumi ère merveilleuse de ce matin d'été, et elle pensait avec joie que son mari serait absent pendant
une quinzaine et que cet éloignement lui donnerait
du courage pour reprendre la vi.e commune qui
parfoi~
lui semblait si dure! Les t6te-à-tête avec
M. Arthur Lévy, iils de Salomon Lévy ct de madame
née Kahn, manquaient d'agrément.
Marie marchait pri.:s de Lou te, toutes deux se
donnaient le bras, ces natures diflérentes commençaient à se comprendre ct à s'aimer. Marie était
toute tendresse, toute bonté, son grand bonheur la
rendait indulgente, elle plaignait surtout les cœurs
qui cheminent seuls, ct clIc avait deviné que Loule,
malgré son esprit moqueur, ses théories ridicules,
était susceptible de s'émouvoir. Et, pour parler à
Loule, sa voix se faisait tendre, elle disail une
impression ressentie, expliquait à voix basse, conliant un secrel, que le cher mari lui avait fail
comprendre que de chaque bruit de la campagne
naissait une harmonie, ct que cette harmonie étail
plus belle que toules celles que les musiciens ont
cré~s,
parce que cette harmonie-là est d'essence
divine.
Et Loute écoutait religieusement , ct Loute n'avait
�LE MAUVAIS AMOUR
pas envie de se moquer, la voix douce, la voix
tendre allait jusqu'à son cœur.
Au haut de la colline, un mur bas, couronné de
lierre, et deux vieux sapins sombres indiquaient
l'entrée du cimetière. Cimetière 1 Ce mot-là évoque
pour des Parisiennes un grand terrain où, derrière
des murs sombres, sont entassés des monuments
funéraires plus ridicule,s les uns que les autres. La
pierre, le granit, le marbre sont réuni, les riches
ensevelissent leurs morts dans ces chapelles somptueuses ou dans des sépultures écrasantes de luxe,
l'orgueil subsiste encore.
Le petit cimetière de campagne d'Aubevoie était
tout simple, il n'y avait ni grands murs sombres, ni
monuments somptueux, des croix de bois ou de
pierre, marquaient les tombes, presque toutes
f1euries. Les géraniums aux teintes vives, les asters
blanches et mauve, les sauges éclatantes égayaient
ce cimetière que de vieux tilleuls ombrageaient. Au
milieu des tombes, les îeunes femmes passèrent, et
sans s'arrêter sous le vieux porche de bois, entrèrent
dans l'église. Elles se mirent à genoux l'une loin de
l'autre, et dans cette chapelle simple chacune pria.
Colette d'abord mur~
une prière apprise, puis
elle s'interrogea, pour qUI devait-elle prier? Egolste,
clle pensa d'abord à elle ct demanda à ce Dieu qui
n'avait su qu'aimer les autres de lui donner le
bonheur, mais dans cette chapelle silcncieuse les
,ilains sentiments s'enfuyaient et Colette pria pour
son fils, celui-là, Dieu devait le prûserver de tout
malheur.
Les deux mains jointes, les regards levés vers la
croix Marie remerciait Dieu, Loute ne priait pas
Lout~
se contentait d'écouter son cœur, et ce cœu;
lu i disait des choses qu'elle ne trouvait plus folles ni
déraisonnables.
Jeanne murmurait les pnères habituelles, elle ne
"oulait pas se recueillir, elle priait sans conviction
~ans
émotion vraie, ct ~e fut elle qui donna le signai
du départ. Devant l'église, sou~
le porche de bOIS, il
Y avait un banc, Colette conseilla à s~
amies de se
reposer avant de prendre le chemin du retour .
.\ssises, l'une pr0s de .l'autl'c, comme à l'l:coh:,
clics éprouvèrent le besoll1 de parler, ce calme, ce
si len ce leur donnait des pensées trop graves qu'clles
voulaient oublier.
- C'est la vraie campagne, fit Jeanne, l'été
c'est bien joli, mais l'hiver je ne voudrais pas y
vivre.
�LE MAUVAIS AMOUR
153
- Moi,.répondit Marie de sa voix claire, cela me
serait bien égal, si mon mari s'y plaisait.
- Une chaumière et un cœur, s'écria Colette,
l'éternelle romance 1 Ma chère, vous devez être
fatiguée, il y a pri.:s de deux ans que vous la
chantez.
Marie ne se fâcha pas et repr it gentiment:
- Nous espérons bien la chanter toujours.
Colette se mit â rire.
- Loute, que dis-tu de cet amour, croyais-tu
qu'un sentiment pareil existat sur terre autre part
que dans les romans '?
- J'avoue que je n'y croyais pas, mais ...
Loute s'arrêta, regardant ses amies.
- Achevez, Loute, s'écria Jeanne, je suis süre que
vous avez envie de vous moquer, Marie a très bon
caractère, ne craignez rien.
- Je suis certaine maintenant, reprit Loute gravement, que Marie a été de nous quatre la plus sage.
Elle s'est mariée selon son cœur, elle n'a pas pesé
avantages et fortune, el~
aimait, l'homme choisi était
un honnête homme, ils sont heureux. Elle a bien
fait, malheureusement nous n'avons pas su l'imiter.
Colette, tu es en instance de divorce, et le divorce
t'apportera-t-il le bonheur? Jeanne, aurez-vous
l'aplomb de nous dire que vous êtes satisfaite de
votre vie? Moi, je vous avoue que je suis lasse de la
mi enne et je crois que je n'aurai pas le courage de
continuer à vivre ainsi. Que vais-je faire, je n'en sais
rien, mais maman ne me tra1nera plus dans le
monde, à vingt-cinq ans avec ma figure je n'ai pas
chance d'y rencontrer un mari. Alors je vais tâcher
de m'occuper intelligemment, je vais créer une
œuvre pour vieilles fdles incasables, nous aurons
un comptoir de laissés pour compte tout à fait étonnant. Les vieux garçons malades, qui cherchent à se
marier pour se taire oigner, n'auront qulà choisir.
Dès aujourd'hui J'ouvre une souscription ct je reçois
les offrandes, mesdames, approchez-vous.
Loute sc mit à rire, mais son rire sonna faux, et
ses amies en éprouvi.:rent un malaise. Colette se
leva, il fallait rentrer....
.
Elles traversèrent de nouveau le cimetière, mais
elles le traversèrent vite. Colette et Jeanne étaient
tristes, ct elles voulaient fuir ce coin charmant où
la voix railleuse de Loute leur avait dit des vérités
cruelles. Marie désirait retrouver le musicien qui
devait avoir fini cie travailler, Loute pensait que
M. de Grandjac attendait au château et que ce
�154
LE MAUVAIS AMOUR
serait très amusant de lui faire comprendre qu'elles
avaient fait une promenade délicieuse parce qu'il
n'était pas là.
Et elles longèrent de nouveau les champs d'or
qu'aucune brise n'agitait plus. Midi approchait et
rendait l'atmosphère lourde, les neurs se penchaient
vers la terre, les oiseaux demandaient aux arbres
un ~bri.
Il faisait chaud .... Et le retour fut long
et sllencleux ....
Le premier coup du déjeuner sonnait lorsqu'elles
entr~
dans le parc, elles se hâtèrent. Sous les
sapins elles trouv~en
les hôtes du château et
M. de Grandjac. Dès qu'il aperçut Colette il s'élança,
et avec cles paroles tendres qu'il croyait avoir le
droit de dire, il reprocha à la jeune femme d'avoir
été se promener par une chaleur pareille. Mais
Colette n'était pas de bonne humeur, elle répondit
à M. de Gl'an~jc
que c.ela n~ .le regardait pas, et
que son âge lUI permettaIt de lau'e toutes les Imprudences, puis elle lui tourna le dos et s'en alla vers
la maison. Elle monta dans sa chambre, pour se
refaire une beauté, comme disait Loute, mais dès
qu'elle entra elle aperçut, posée sur son bureau, une
le11.re. C'était une gr~nde
enveloppe blanche, une
mall1 peu exerçée avait tracé son adresse ... la poste
avait mis beaucoup de bonne volonté pour en lire
la suscription.
Colette jeta son chapeau sur son lit, puis vivement prit l'enveloppe, cette grosse écriture, si irrégulii.:re, l'intriguait. Elle regarda le timbre de la
poste et lut Paramé; elle savait par l'avoué que
Jacq lies devait y conduire ses enfants. Elle ouvrit
la lettre et lut ce qui suit:
u Ma chi.:re maman,
J?apa m'a donm:, parce que je s~i
bie.n sage et
que Je ne pleure plus, une boIte nOlre qlll fait des
l'holographies. J'ai \)ris Jean, mon petit frère et je
VOLIS l'envoie en cac lette, ma nouvelle miss o;t très
sé\ :: 1'0.
« Je vous aime, i.e voudrais que vous guérissiez
bien vile, volre petite Olle vous ombrasse et vous
demande de lui pardonner sa lettre mal écrite.
</. SIMONE. ,.
c
L'orthographe élait bizarre, mais Colette lut fa
lettre sans diff1culté. Dans l'enveloppe elle trouva
une mauvaise photographie toute noire, au milieu
une petite tache blanche se détachait, Jean, Sur un
�LE :MAUVAIS AMOUR
155
ane, riait à une personne que Colette ne connaissait
pas.
Elle relut la leUre, la trouva gentille. Cette photo~raphie
lui fai~t
très grand pla,isir,. et elle
contempla son {lis lon~uemt.
QU'Il était beau,
comme il souriait gentiment, aucun enfant de son
àge n'avait cet air lfécidé ct crüne. Un bébé qui n'a
pas deu .· an ' pourrait avoir peur seul sur un ane,
ct lui riait ... Assise dans un fauteuil, photographie
en mains, elle relut la leUre. « Je ne pleure plus ",
disait Simone, la petite fille avait donc beaucoup
pleuré ct Colette devinait que son départ en aValt
dé la cause. « Ma nouvelle miss est très s<.!vère ».
Colette espérait bien qu'elle ne s'occupait pas de
.Jean. Un petit bonhomme de son age ne devait pas
être grondé ...
Le - second coup avait sonné annonçant le
déjeuner, la jeune femme n'avait rien entendu, un
heurt discret à sa porte lui Jit cacher lettre ct photographie.
Le valet de chambre venait pr<.!venir Mme Ternot
qu'on l'attendait l'our déjeuner.
- J'ai la migraine, je ne descendrai pas.
Sans l'<.!néchir, Colette cria cette réponse, elle
désirait rester seule ct n'était pas disl'osée à
écouter les phrases tendres de M. de Grandjac.
Elle s'appelait encore Mme Ternot, il l'oubliait
vraiment trop et tout il l'heure son attitude, devant
ses amies, l'avait cho(l uée.
Elle reprit la lettrc, unc des dernières phrases
l'intrigua: « Je voudrais Llue vous guérissiez bien
vite 1I~ Pour expliquer son absence, Jacques avait
sans doute dit il la petite fille gue sa maman êtait
malade. Et Colette fut recunnalssante il son mari
d'avoir fait cc mensonge. Simone n'avait pas besoin
de savoir la vérité. Plus tard, lor~qe
le divorce
serait prononcé, son père la lui apprendrait.. . La
fillette aurait beaucuup de chagrin.
Apr~s
le déjeuner, laissant ses hôtes lluclques
instants, Mme .Darny vint. voir sa Hile, Çolelle la
rassura; sa mIgraine allaIt heaucoup mlCllx, elle
avait faim, d';jcunerait avec plaisir, maIs elle détiirait
déjeuner dans sa chambre .
.Mme ])arny s'étonna de celle fantaisie, et timidement in~eroga
.sa lille. Cnl,clte expliqua qu'aujourd'huI ses amies l'ennuyaient, surtout M. de
Grandjac.
.
Mme Darny eut un sounre heureux, et sans l'lus
rien demander s'ell alla.
�LE MAUVAIS AMOUR
Lorsque sa mère fut partie, Colette prit la lettre
ct la photographie et serra les deux choses dans un
tiroir de son bureau où il y avait déjà le petit
soulier blanc.
xv
Septembre, l'ouverture de la chasse avait fait fuir
les hôtes du Vieux-Moulin et Colette, fantasque et
~ap'riceus,
avait supplié ses parents de ne plus
ll1Vlter personne.
Maintenant elle n'ayait qu'un désir, être seule.
Dè:s le mati 11, elle ;;'en allait avec un livre et un
ouvrage s'asseoir dans un c.oin du parc et restait là
jusqu'au déjeuner, travaillant peu, lisant moins
encore, mais réfléchissant beaucoup ... Les aprèsmidi, dIe monlait Jans sa chambre et écrivait des
lettres interminables à Loute qui faisait un tour en
auto du côt<.! de la Bretagne. Elle avait une carle
routiè:re et suivait avec un intérêt passionnant le
voyage de SDn amie. La semaine dernière, Loute
était à Saint-Pair; le Mont-Saint-Michel l'avait
garJ~e
deux jours, maintenant elle se dirigeait "cr;;
la Rance, Dinan, puis Dinard et Saint-Malo. SaintMalo était tout prè's de Paramé, Colette Gcrivait à
sun amie de (;hercher su r la plage Jean et Simone.
Et el1e donnait des détails dont à présent elle se
sou lenait. Jean devai t p()rter des robes de piquG
blanc, garnies de broderies, elle les avait achetées
au printemps dernier pour l'étG. Elle disait encore
à Loute d'observer si l'Anglaise et la nourrice surveillaient bien le s enfants; les plages sont dangereu ses, les petits ont la manie Je patauger ct la mCr
vient plus vile qu'on ne pense. Et Colette, en écri.ces ~bose,
,s'étonnait; jusqu'à pr~sent
vant t,ou~s
elle n avait Jamais $u nge au uanger, pourquoi Jon.:
ll1ainknant s'effrayait-elle? A cette questjell1 elle
ne pouvait faire aucune réponse, elle-même ne
savait pas pourquoi elle était si différente.
Elle 6crivait aussi à so n avoué, d6sirant savoir ù
quelle époque les vacances de la magistrature finissaient, elle trouvait que c'était ridicule d'ajuurner
ainsi les affaires. Elle voulait que, dès la rentrée,
son divorce [ùt jugé en quelques semaines. Souvent
elle recommençait ces lettre s qui ne lui semblaient
jnmai · claires, aussi, parfoi s, elle ne ll.!s envoyait pas.
Chaqul! soi r, vers la fin de la journée, M. dl!
�LE MAUVAIS AMOUR
157
Grandjac arrivait; il était reçu très froidement par
11. et Mme Darny, Colette l'accueillait selon son
humeur. Un jour, elle raillait et s'amusait à dire à ce
flanc':: provisoire des choses désagréables; le lendemain, dle était charmante et lui affirmait, avec un
sourire délicieux, que sa visite quotidienne lui faisait
grand plaisir.
M. de Grandjac restait toujours le même, il
supportait les mauvaises humeurs, les railleries, et,
lorsque Colette était aimable, il expliquait que son
amour était de ceux qui ne se découragent pas ... Et
Colette finissait par le croire, elle admirait sa
patience, il serait vraiment un mari commode, un
compagnon pas gênant et, puisqu'il en fallait un,
mieux valait prendre celui-là qu'un autre ...
Et les jours passaient, long et monotones. L'été
s'achevait, chaque soir avait un coucher de soleil
somptueux ct magnifique; Colette voulait être seule
pour l'admirer. Elle allait prè de l'étang ct, s'asseyant
au borJ, regardait les reflets du ciel dans l'eau;
jusqu'à cc que la nuit fût venue, elle restait là. Quelquefois, non loin d'elle, ses parents passaient;
c'était l'heure où M. ct Mme Darny aimaient à se
promener, c'était l'heure où ils se confiaient leurs
chagrins présents, !o.:urs inquiétudes pour l'avenir.
Leurs chagrins présents, c'était Colette et son
existence manquée, Jacques qui se renfermait dans
un siknce plein d'orgueil et qui ne voulait corres,ondre que pal' son avou'::; c'était le petit-fils aux
[)oucles blondes, loin de ce grand parc que sa gaieté
eùt animé. Leurs inquiétudes pour l'avenir, c'était
Colette divorcée, dévoyée, Colette seule dans la vic,
raible devant ses tentations. Que pouvaient-ils faire,
les pauvre' parents? Ils se sentaient coupables, ils
étaient certains maintenant qu'ilS avaient mal aimé
leur enfant. Les conseils qu'ils pouvaicnt donner,
les obse('\'ations qu'ils auraient diJ faire, ils savaient
bien que Colette ne tes écuuterait pas. Alors, désespér'::s, ils voyaient le temps s'enfuir, le temps qui
augmentait k malentendu ct qui finirait par creuser
entre les deux époux un fossé infranchIssable. Un
jour, Colette remarqua le visaBe triste de ses
parents, elle s'étonna et les questIOnna:
- Qu'uviez-\"ous donc cc soir, vous paraissiez bien
SOUdt.!llX?
M. Darny regarda sa fille cl, grave, répondit:
- Nous le sommes.
Colette devinait les soucis de ses parents, mais
elle railla.
�LE MAUVAIS AMOUR
- La cause de ces visages sombres? demandat-elle.
Alors Mme Damy répondit d'une voix douce:
- Toi, ma petite fille.
Colette se mit à rire, il ne [allait pas se tourmenter, c'était bien inutile, la vic était courte, on
devait la vivre bonne. Elle parla ainsi, répétant des
phrases lues un peu partout, se sérvant des idées
des autres, ne voulant livrer aucune de ses pensées
personnelles; puis, comme il était tard, elle se dit
fatiguée, mais, avant de quitter ses parents, elle les
embrassa avec une tendresse qui ne lui était pas
habituelle.
Le lendemain, elle était encore couchée lorsque
Il femme de chambre lUI apporta son courrier. Il se
' composait de deux lettres et de cartes postales,
l'une des lettres venait de M. de Grandjac, Colette
ne la lut pas, l'autre était de Loute.
Vite la jeune femme ouvrit l'enveloppe, quelques
lignes sur une grand~
page blanche, c'était tout,
Colette fut déçue. Funeuse contre son amie, elle lut
ce qui suit:
« Ma vieille,
Impossible de trouver sur la grande plage de
Paramé le petit bonhomme qui t'intéresse, je vais
me renseigner près d'amis, j'interrogerai les fournisseurs et, dès que je saurai où 11 se cache, je
t'écrirai. Baisers.
Il LouTE .»
«
De mauvaise humeur, Colette jeta la lettre pal'
terre, Loute était une maladroite, une sotte, Jean ne
pouvait être autre part que sur la plage, tout simplement elle ne l'avait pas reconnu.
Ennuyée, elle se leva, il faisait gris, le ciel plein
de nuages annonçait la pluie, Colette pensa que la
;ournée serait longue. Elle resta un moment devant
sa fenêtre à regarder le paysage que le ciel faisait
nuage~
que le vent c~asit;
puis
triste, à suivre l~s
clic se mit à faire sa tOllette. Elle élalt en train de
sc coiffer quand la femme de chambre vint lui
apporter un télégramme.
Ce petit papier bleu annonce souvent de mauvaises
nouvelles, Colette tremblait un peu en le recevant.
« J'ai trouvé, télégraphiait Loute, lettre suit. »
~Ja
jeune femme haussa les épaules.. Loute ~e faisait nen comme les autres, pourquoI envoyait-elle
cette d6pêche, qui ne signifiait rien? Supposait-elle
�LE MAUVAIS AMOUR
159
pal' hasard que Colette était inquiète? Inquiète
pourquoi? Inquiète sans QEluse ? Ce serait vraiment
ridicule! On aurait cru que Loute ne connaissait pas
son amie .
Mais cette dépêche fut tout de même agréable à
Colette; elle fit sa toilette avec plus d'entrain et,
lorsqu'elle fut prête, malgré le mauvais temps, elle
descendit à la poste, à Gaillon, pour demander à
quelle heure les lettres, venant de Bretagne, arrivaient.
Vers cinq heures il y avait un courrier. Colette,
en sortant du bureau, ne savait pas si elle reviendrait. Elle était venue demander ce renseignement
pour occuper une matinée qui s'annonçait longue.
Elle remonta lentement au château, le ciel était
moins sombre, le soleil paraissait derrière les
nuages et en changeait la couleur; ils n'étaient plus
gris, ni tristes, et tout à coup les rayons merveilleux
parurent et le ciel devint bleu. Colette soupira <l'aise,
le beau temps revenait, la journée serail moins
longue.
Dans le parc elle se promena, prit une allée couverte où l'on marchait sur un tapis de mousse et
d'herbe, les oiseaux cbantaient très doucement.
Colette trouva que ce coin de bois était joli, et elle
pensa qU'elle aurait quelque regret de le quitter.
Septembre, c'est l'automne, bientôt il faudrait
rentrer à Paris; ces six mois de campagne avaient
passé très vite.
1
Six mois de campagne. Ce fut presque à haute
voix que Colette redit ces mots. Six mois de campagne ... Elle avait quitté son mari, son enfant, parce
qu'elle ne voulait pas se passer dl! Paris pendant un
si long temps ... La sincérité de Colette fut courte,
elle devait encore mentir tant elle avait peur de sc
mépriser. Alors elle chercha à se rappeler les mots
de son mari, sa colère, s.a violence. Il avait dit : « .Je
veux, j'exige, j'entends. » Il avait parlé en maltre
despote, donné des ordres, commandé. Colette ne
pouvait supporter cela ct, si elle avait cédé pour c~
six mois de campagne, les exigences de M. Ternot
sc seraient multipliées. Il avait été pourtant un mail
tendre el faible et amoureux, et elle trouvait naturelle
celte tendresse, cette faiblesse, cet amou r ... Elle sc
'aissait aimer, n'aimant pas, ne sachant pas, habituée à ne s'occuper que d'elle-même ... MalS l'amour
s'tHait enfui et Colette avait souffert ... Elle ne voulait
pas se l'avouer, mais quanLl elle comparait l'amoureux d'aujourd'hui avec l'amoureux d'hier, elle av:lÎt
le re~ct
[ou des jours passés. La vie conjugale avec
1
�160
LE MAUVAIS AMOUR
M. de Grandjac ne serait pas à toute heure agréable ..•
Et Colette soupirait et marchait plus lentement sur
le tapis de mousse et d'herbe verte, et le cœur lourd,
elle écoutait chanter les oiseaux qui bientôt ne
chanteraient plus ... L'hiver, tous les chanteurs des
bois se taisent...
Et ce fut le déjeuner dans la salle à manger où la
table paraissait bien grande pour trois convives. Le
temps était tout à fait beau, les grandes portes-fenêtres ouvertes sur le perron laissaient pénétrer toutes
les odeurs du jardin. Les héliotropes et la vervcine
mélangeaient leur parfum, la brise était douce et
légère, ce matin on croyait l'automne proche, midi
affirmait que l'été n'était pas achevé ct midi était
merveillcux. L'après-midi fut long, Colette se réfugia
dans la salle de billard avec son livre, mais le livre
était ennuyeux. Elle prit son ouvrage et alla s'asseoir
près de sa mère qui brodait dans le jardin, mais lc
soleil fatigua ses ycux. Elle alla à la ferme pour voir
Ics animaux, dans le poulailler la poule attentive
était près de ses poussins, dans la prairie le petit
cheval gambadait autour de la jument, et à Côté la
vache léchait son veau ... Elle gagna le potager, elle
y trouva la jardinil!rc qui écossait des haricots;
nichée dans ses jupon s, une toute petite fille de trois
ans à peine cherchait à aider sa mère. Colette s'enfuit près de l'étang ... sur un tronc d'arbre elle s'assit,
regardant l'eau tranquille, l'cau qui ne disait rien.
Au bord, tout au bord, imprudents et fous, elle aperçu t une nichée de petits oiseaux. Ils savaient à peine
"oler; autour d'eux la mère allait, venait, s'effarant
pour ces petits, les derniers venus. Elle poussait des
cris craintifs, signalant le danger, montrant l'cau, la
touchant avec ses ailes, s'cfTor~ant
de faire comprendre à sa petite famille qu'il ne fallaIt pas s'approcher.
Colette quitta Pétana, vite, vite elle rentra dans la
maison ... Elle voulaÎt fuir la ferme el le jardin, ell e
voulait fuir les animaux, les oiseaux, elle voulait ne
pas comprendre la grande leçon qbe la nature lui
donnait... Dans sa chambre elle ferma les fenêtres
afin de ne plus sentir !e parfum dcs Oeurs, et pour
ne plus entendre les oIseaux chanter ...
La fenêtre fermée, Colette resta un long moment
debout au milieu de sa chambre, puis, à pas lents,
elle se dirigea vers son bureau. Elle prit son buvard,
sa plume et ouvrit un petit tiroir, tout près, à portée
de sa main, il y avait la photograrhie de Jean envoyée
par Simone. Elle hésita, puis vIvement prit cc petit
bout de papier et le contempla longuement. .. longue-
�LE MAUVAIS AMOUR
ment ... Et voilà que, bien qu'eHe fût dans sa chambre close, eHe revit la poule avec ses poussins, le
jeune cheval gambadant près de .la jumen~,
la vache
léchant le veau maladroit et l'OLS eau s'eflorçant de
montrer à ses petits le danger du miroir entouré
d'herbes. Et Colette sentit que de grosses larmes
tombaient de ses yeux et que ses larmes étaient
des larr1Les bénies qui faisaient d'elle une autre
femme.
Alors, tenant toujours la ~elit
phot~graie,
elle
quitta son bureau, courut a la cl1emmée regarder
l'heure. Quatre heures et demie, l'heure clu thé.
Elle s'en moquait pas malI Vite son chapeau 1 Elle
descendit l'escalier en se hàtant, courut dans le
parc, évita le coin oû étalent sa mère et l'inévitable
M. de Grandjac. Elle prit des petits sentiers sous
bois gu; raccourcissaient; ses pieds se prirent dans
des lianes, glissèrent sur les aiguilles de pin, qu'import~
1 ~Ile
cou,rait, elle n'avait plus qu'un désir,
savoly s'11 y a\'l~
une lettre pour elle, une lettre gui
venaIt de Parame. Cette dép~che
de ce matin tout à
coup l'inquiéta. Loute l'avaIt envoy0e pour une raison qu'elle ne devinait pas. A la grille du parc elle
repnt une allure convenable, sourit à la petite fille
qUI lui ouvrit la gnlle ct jusqu'à la poste marcha vite.
Elle passa devant l'église, murmura une prière; s'il
l'avait une lettre elle irait remercier Dieu ... Son
cœur battait quanJ elle ouvrit la porte du bureau.
Elle se pencha vers le guichet et ce fut d'une VOIX
gui tremblait qu'elle demanda s'il y avait quelque
chose pour le chàteau. On lui remit tout un paquet.
Elle cul bien vite fait de reconnallre la grande ~cri
ture de Loutc. Alors elle se sauva ct, pOUl' ne pas
décacheter la leUre dan~
la rue, alla à l'église; là elle
y serait seule ct tranqUille.
Colette s'assit sur un vieux banc de bois, et après
un signe de croix, elle décacheta la lettre.
Loutc écrivait:
« Ma pauvre vieille, je n'ai pas vu ton bonhomme,
il est malade depuis plusieurs jours. Les nouvelles
ce soir n'6taient pas mauvaises, mais, comme chez
tous les enfants, il a beaU<.:oup dc fièvre, alors le
médecin ne sc prononce pas encore. Insolation dit
l'Anglaise que j'ai interrogée; ent~l'i,
prétend la
!10Urrü:e, mais ne te tourme~
p~s
Je reste à Paramé
Jusqu'à Cc que ton Je~n
SOit Euen et Je t'enverrai
des nouvelles chaque Jour. Baisers.
« LouTE. "
6
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette relut deux fois de suite la lettre, puis elle
la laissa tomber sur ses genoux. Jean malade, Jean
en danger peut-être, car elle devinait bien que Loute
n'avait pas écrit la vérité ... Si Jean allait mourir 1. ..
I! sembla à Colette que son cœur s'arrêtait de battre,
un senttment inconnu la fit trembler toute, une
sueur froide mouilla ses tempes, une .angoisse
aITreuse l'étouffa, Colette connaissait la douleur.
Ses mains sc croisèrent, elle leva les yeux vers le
maltre autel, des têtes d'ange en marbre blanc souriaient autour d'une Vierge, Colette pria, implora la
mère du Christ pour son enfant. Jean ne devait pas
mourir, Jean ne devait pas souffrir, il n'était pas
Juste qu'un innocent payât pour les coupables.
Les coupables! Colette mentait encore ... les coupables, ce n'était pas cette gouvernante qui avait
peut-être laissé jouer l'enfant trop longtemps au
:,oleil, ce n'était pas la nourrice qui n'avait peuL-être
pas fait attention aux repas du bébé; la coupable,
détait la mèn.! absente, la mère qui, par orgueil, rancune méchante, avait quitté le foyer, la maison de
Llmille, sans penser au tout petit qU'elle y (Iaisait.
A pas lents, Colette rentra au château. Dans le
l'arc, assis sous les sapins, admirant un coucher de
·,)leil magnifique, elle trouva ses parents ct M. de
Orandjac. Elle n!pondit avec indifférence au bonsoir
JG cc voisin encombrant et, sans faire attention aux
l'hrases charmantes qu'il débitait sur sa jongul!
l bsence, ell e s'assit aux côtés de sa m(;n:, facl! au
~(l lei
couchant. Le ciel était couleur tic sang, au loin
J _s collines paraissaient roses, et des hirondelles
attardées traversaient l'espace, se hâtant, car la nuit
était proche. Les feuilles des arbres ne bougeaient
pilS, ks in sectes s'endormaient et les cris des oiseaux
devenaient rares; tout était calme ct beauté ... 1\1. de
Grandjac, voyant CJue Colette ne l'écoutait pas, finit
'1:15 se taire; tout le monde en hlt heureux. Et, sans
>ouger, sa ns que ses ye~x
q~itasen
l~
globe d'ur,
.1 jeune femme d'une VOIX .tn:s calme, dit:
- Maman, il faut que Je vous prévienne, jl.! pars
demain matin.
- Tu pars ? ..
- Où vas-tu ? ..
- Vous partez?
Ces trois questions furent faites sur des tons
diITérents. Mme Darny s'étonnait, ne comprenant
l'as; M. Darny voulait savoir où sa fille comptait
nller, si c'était encore une folie, il s'y opposerait;
�LE MAUVAIS AMOUR
M. de Grandja c était inquiet ... Sa fiancée de demain ,
la jolie proie, allait-elle donc lui échapp er?
Colette ne regarda aucun de ceux qUI l'entour aient ;
d'une voix toujour s aussi calme, elle répond it:
- Mon fils est souffra nt, les nouvell es de ce soir
ne sont pas très précise s, je préfère aller en cherche r
moi-mê me.
- Mais, fit Mme Darny bouleve rsée.
Brusqu ement, M . Darny interrom pit sa femme.
- Tu as rai~on,
Cole~t,
dit-il, et je t'appro uve.
Les yeux clall'S de la Jeune femme se tournèr ent
vers son père; ces yeux étaient pleins d'affect ion.
Mais M. de GrandJac ne put conteni r son émoi, il
se leva, s'appro cha de Colette , et, à voix basse, cc
qui était fort peu poli, lui dit:
- Vous ne pensez pas à partir ... ce n'est pas
possibl e, c'est votre divorce ajourné ... votre mari
sera sûreme nt là-bas ... Mon affection doit s'oppos er
à cette folie ... je ne le permet trai pas ...
Alors Colette se dressa et hautain e, pleine cie
mépris pour cet homme qu'elle n'aimai t pas, qu'elle
n'avait J'amais aimé, elle répond it:
- C 1er monsie ur, de quel droit me parlez-v ous
ainsi? Cette questio n de départ ne regarde que mes
parents ct moi, nous la discute rons lorsque nous
serons seuls. Excuse z-moi, j'ai beauco up à faire.
Et, sans tendre la main à M. de Grandja c, elle s'en
alla.
XVI
Le lendem ain, six heures du matlll trouva tout le
monde debout au Vieux-M oulin.
Devinant l'inquié tude de sa fille qujelle dissimu lait
par orgueil, M. Damy lui a.vi~
c,?nseill.é cie faire la
route en auto, elle gagnera it a1l1S1 plUSieurs heures.
Mme Darny voulait partÏl: aussi, mais son mari s'y
était opposé . Colette devaI1 seule prendre toutes les
respolls abilités , elle allait connall re les angoiss es,
les inquiét udes des mères, el.le all.ait appren dre à
sourrrir. M. Damy compre nait mall1tenant que la
soull'rance est une école nécessa ire.
Et Colette , par un clair matin, partit; elle embras sa
ses parents h.àtjv:me~,
puis cO~lme
Mme Dam)',
près de la vOiture, lUI demand ait, les larmes au.
yeux, d'envoy er bien vite une dép6ch e, Colette attira
sa m~re
v"rs l:llc, et la serrant tr~s
fort murmu ra:
�AMOUR
le bon Dieu me le
que
« Prie pour Jean, prie r our
garde, » et l'auto s'en alla.
La campag ne norman de était belle, les prés verts,
tes pommi ers chargés de fruits; il avait plu la veille,
aucune poussiè re ne gênait la marche , les routes
::taient déserte s et le chauffe ur conduis ait vite.
Colette trouvai t qu'il allait encore trop lenteme nt.
Jlle avait si grand'h âte d'arrive r ... Hier, elle avait
à ses parents son inquiét ude, à dlner elle
..I~simulé
affectaIt de causer de tout, sauf de son départ et de
Jean; mais, seule dans sa chambr e, elle n'avait guère
?u dormir et s'était penché e longtem ps sur la carte
routière , trouvan t que la distanc e qui la séparai t de
30n enfant était immens e. Deux jours seraien t passés
Jepuis que Loute avait écrit sa lettre, en deux jours
1 peut arriver tant de choses ; mais Colette n'osait
penser à ces choses ... Levée avec le jour, fatiguée
:lar une nuit d'insom nie, elle regarda it la route, heureuse lorsqu'e lle apercev ait les grosses bornes kilométriqu es annonç ant qu'on s'éloign ait du Vieux.\1:oulin.
A Caen, il fallut déjeune r. Colette n'avait pas faim,
mais le cnauffe ur réclama it un repos. Caen est une
"ieille ville qui a conserv é encore quelqu es vestige s
\ \) ses ancienn es fortifica tions. Caen a des églises
';Ul sont des merveil les d'éléga nce, de grâce ct de
richess e, mais Colette passa sans rien regarde r. Elle
puis attendi t le départ, essayan t de lire
1. , ~jeuna,
l '·e s journau x, voulant s'occup er, mais n'y parvena nt
; 'as .
. Enfin, le chauffe ur fut prêt, et elle lui donna
l'ordre imprud ent d'aller aussi vite que possibl e.
L'auto repartit . La voiture sembla it avoir des ailes,
'ur la route droite qui menait en Bretagn e, elle allait,
die allait; le chauffe ur se grisait de vitesse ; ses
n,
mains crispée s au volant, ses yeux rouillan t l'horizode
il passait , laissan t dcrrière lui un tourbill on
pOUSSIère. Et Colette étourdi e disait tout bas:
•• Allons plus vite ... encorc ... plus vite. » Le temps
passait, trois heures ... quatre heures ... Tout à coup,
au détour d'une route, une ville apparu t
'lr~isant
âhe sur un rocher qui domine la mer. Des fortifi'ations l'enser raient; au-dess us des toitures inéune flèche d'église d'une élûganc c merveil leuse.
~; al!s,
devina que cette ville close était Saint-M alo.
'~olet
J ans quelqu es minute s, clic serait près ùt: son
fils.
Le chauffe ur ralentit la voiture et se tourna vers
tUle Ternot. Où devait-il aller mainte nant?
"LE
~JAUVIS
�LE :MAUVAIS A:\IOUR
Colette hésita, l'avoué lui avait donné l'adresse de
son mari « villa des Marguerites », à Rochebonne,
mais voilà que, tout à coup, il lui semblait impossible
d'arriver ainsi, chez lui' Son orgueil le lui défendait,
son orgueIl lui rappelait qu'elle était partie en se
promettant de ne revenir que lorsque Jacques lui
auraIt demandé pardon ...
Le chauffeur attendait les ordres, Colette devait se
décider. Elle cria avec impatience:« Au Grand
Hôtel. » Lou te était là, Loute donnerait des nouvelles ...
En quelques minutes elle fut arrivée ct, étourdie,
clle (]ultta la voiture. Maître d'hôtel, domestiques
s'empressèrent, elle réclama Loute et retint une
chambre.
Loute n'étall pas là, mais elle devait revenir pour
le thé. Lasse, Colette s'assit dans un fauteuil, devant
la mer, et attendit son amie. Elle l'attendit près
d'une demi-heure, et cette attente lui sembla atroce.
Etre si près de son fils, et ne pas oser, ne pas vouloir aller jusqu'à la maison où il était malade. Tout
craindre et ne rien savoir, tout espérer et défaillir
di.:s qu'une silhouette parait, et que cette silhouette
peut être celle de l'amlC qui donnera les nouvelles.
Colette ne pensait pas qu'on pùt souffrir ainsi.
Enfin Loute arriva, elle sc dn.:ssa, puis retomba
sans forces sur son fauteuil, en tendant vers son
amie une main qui tremblait.
["oute s'élança vers ellt.;.
- Colette, tu es là, on t'a appelée, ça ne va donc
pas là-bas?
Là-bas, la Jeune femme devina tout de suite que
Loute parlait de la maison où Jean était malade,
Loute croyait qu'une d<.!pêche l'avait demandée.
- Je ne sais nen, balbutia-t-elle, ne cherchant
l'hls à cacher son émotion, ta lcttre m'a inquiét<.!c,
le :suis venuc ... voilà. Comment va-t-il? demandaH:lle à voix basse en baissant la tête.
Loute rp.garda son amie, et comprit que Colette
l'of~ueics
était vaincuc.
- Ce matin, fit-elk tristement, Jean n'allait pas
hien, on lui donne des bams froids la nuit el le jour,
maIs la fii;vre ne descend pas ... Le médecin s'Inquiète ... Ce soir, il y a une consultation avec un
docteur de Paris spécialiste pour enfants.
- Mais qu'a-t-il, que cramt-on i' s'écria Colette.
Loute détourna la tête, elle n'avait pas le courage
dc dire à son amie ce qu'on craignait.
- Je ne sais pas, fit-elle, à tOI on te dira ... moi
�166
LE MAUVAIS AMOUR
j'ai les nouvelles par le valet de chambre, un nouveau qui ne me connait pas.
A toi on te dira ... Colette n'entendit que cette
phrase-là j elle se leva, regarda son amie et lui
demanda, en rougissant un 'peu.
- Veux-tu venIr avec moIl ... là-bas ...
- Oui, répondit Loute, allons-nous-en vite, de
bonnes nouvelles, peut-être, nous attendent. Il fait si
beau, ce temps-là doit guérir les malades; espère,
ma petite Colette ...
Et les deux amies s'en allèrent sur la digue, parlant à voix basse. Comme elles étaient loin de leurs
conversations d'autrefois 1 Les flirts, les bals, les
thés, les méchancetés, les médisances dites entre
deux rires, ne leur avaient jamais fait comprendre
que l'amitié est un sentiment presque divin. Aimer,
souffrir avec celui qui souffre, compatir au malheur
qui le frappe, essayer de consoler, pleurer avec
celui qui pleure, c'est purifier un cœur, c'est l'élever au-dessus de la misère humaine, c'est le rapprocher de son Créateur.
Loute et Colette sentaient qu'elles n'oublieraient
jamais ce chemin parcouru ensemble sur la digue,
nu bord de la mer qui, lente et calme, murmLlrail
son éternelle chanson ...
TOUL au bout de Rochebonne, ù l'extrémité de la
digue, Loute designa une villa:
- C'est-là, fit-elle.
Dans cette maison, derrière les persiennes fermées,
Jean souffrait. Les bains froids, quand on a de la
fièvre, son t pour les petits très douloureux.
Colette s'assit sur lin banc, tout contre le mur du
jardin de la villa, ct dit à Loute :
- Va demander des nouyelles ... moi, j'ai peur. ..
El Loute sonna à la grille qui donnait sur la digue.
Le mur cachait Colette, mais elle pouvait entendre
la réponse qui serait faite à son amie.
Un domestique vint ouvrir.
- Comme nt va bébé? demanda Loute.
Le valet avait une figure triste, Loute fut sur le
point de lui crier qu'il ne fallait rien dire. Mais une
main nerveuse serra la sienne, Cu lette voulait
savoir.
- Ça ne va pas, mauemoisclle, les méuecins sont
bien inquiets j si cette nuit la fièvre ne tombe pas ...
ch bien, ils disent qu'il ne faudra plus espère!".
Un cri d'angoisse se fil entendre. Loute fut bousculée, le domeslique étonne se recula pour laisser
passer une dame qu'il ne connaissait pas.
�LE MAUVAIS AMOUR
Toute pâle, mais affreusement calme, Colette
ordonna:
- Conduisez-moi â la chambre de Bébé.
Le domestique, intimidé, n'osait pas obéir . .
- Mais, Madame, je n'ai pas d'ordres, Monsieur,
les médecins ont défendu ...
Alors Colette se retourna vers Loute qui était
restée sur le seuil de la porte et, dans un sanglot, cria:
- Dis-lui clone que je suis sa mamanl
Le domestique ne demanda plus rien, il traversa
le jardin suivi par Colette, monta au premier étage;
là, sur le palier, il s'arrêta et désigna une l'0rll!. ~
- C'est là, Madame.
Et Colette, d'une main tremblante, mais qui n'hési.
tait plus, tourna le bouton.
La pièce était sombre; près des volets qui laissaient pénétrer peu de jour, une femme lisait; en
voyant entrer une dame qu'cHe ne connaissait pas,
elle ~e leva, prête à interroger. Mais Colette ne lui
en las~
pas le temps, elle s'était approchée du lit,
du petit lit où Jean, terrassé par la fièvre:, dormait
d'un sommeil agité, et d'une voix brève, qui était
pleine de larmes, elle questionna:
- A quelle heure doit-il prendre Ull bain? Le
médecin revient-il ce soir?
- Oui, Madame ... à neur heures ... le docteur
préfère lui donner lui-même le bain. Mais, ajouta la
gouvernante, Madame a-t-elle vu Monsieur ... c'l:st
que personne ne doit entrer ici.
Colette ne répondit pas. Tranquillement elle enleva
son chapeau et son manteau dc voyage, tendit ces
deux objets à l'Anglaise, en lui disant:
- Mettez cela dans la chambre de Mlle Simone,
et ne vous inquiétez pas, je suis Mme Ternot...
La gouvernante obéit sans discuter.
Seule dans la chambre, Colette sc rapprocha de
Jean et regarda son enfant. Comme il était changé,
son beau petit garçon 1 Les joues creuses, le nez
pincé, Jean était pàle uniformément; ses 11:vres brüJ6es, entr'ouvertes par lin soulle court et haletant,
avaient l'airde fleurs malades. Colette se pencha vers
son fils, et sur les petits poings crispés ct brûlants
elle mil un baiser, et de ses yeux une larme tomba.
Elle sc redressa, il ne fallait pas pleurer. Jean
n'était pas perdu, Jean n'allait pas mourir, Dieu ne
permettrait pas cela.
Au pied <lu lit elle mit une chaise ct, les yeuxIixés
sur le visage de SlIn enfant, elle attenJit. Ses mains
instinctivclllent sc croisèrent, ct elle se mit à mur·
�168
LE MAUVAIS AMOUR
murer des prières, comprenant que le secours ne
pouvait vel11r que de là-haut et qu'il fallait implorer
Celle qui, sur terre, avait été mère.
Après avoir été à l'office raconter l'arrivée de
Madame, la gouvernante revint, empressée et obséquieuse . Elle expliqua qu'après la consultation
Monsieur était sorti pour promener Mlle Simone
qUI ne voulait pas quitter la chambre de son frère ...
Elle ne pouvait guère s'occuper de la fillette; la
nourrice, dès le début de la maladie de bébé était
partie, elle était seule pour les deux enfants ... et on
ne pouvait quitter le petit malade.
Comme Colette ne répondait pas et n'interrogeait
pas, la gouvernante se tut; elle reprit son livre et
sa place près de la fenêtre. Et ce fut Colette qui
changea la compresse glacée qu'on mettait sur la
tête de Jean, ce fut Colette qui lui donna à bOire,
ce fut Colette qui humecta les pauvres petites lèvres
que la fièvre desséchait. Elle n'avait jamais soigné,
elle n'avait jamais vu de malade, mais d'instinct son
cœur de mère devinait ce qu'il fallait faire. Et puis
l'ordonnance était posée sur la table, elle l'avait déjà
bien des fois lue.
Elle était debout près du lit de son fils, lorsque
derrière elle la porte s'ouvnt. Elle ne bou~ea
pas,
mais ses mains qUi tenaient une compresse se
mirent à trembler, et elle eut le sentiment très net
que Jacques était derrière elle. Elle posa sur le front
la compresse glacée, arrangea les boucles blondes,
puis elle entendit qu'on s'approchait, et tout à coup
deux bras entourèrent sa taille et une bouche fralche
déposa des baisers sur les mains qui venaient de
mettre la compresse; Simone était là. Colette se
pencha vers la petite fille, l'embrassa avec tendresse
en murmurant le nom que Jean lui donnait tOUJours,
Sisi, ma petiteSisi, et la fillette répondit en pleurant:
- Maman, maman, c'est bien toi?
Derrière elles la porte se referma doucement,
Colelte se retourna, il n'y avait plus personne ...
Alors, <..le sa VOIX douce, Simone expliqua:
- Papa a trop de chagrin, il ne peut plus entrer
ici, mais toi ... vous ... maman ... tu guériras Jean.
Colette murmura: « Le: Bon Dieu, ma chéne 1 »
Et Simone se blottit dans les jupes de la jeune
feml11":, ct toutes los deux fixant le petit malade, elles
restèrent là, pnant sans s'en douter .
. Èt l~ ~uit
I~t.:V
Col·et~
btin~
qu~
S·im~n
a·lIal
se coucher, elle avall dit: « Une petite fille ne doit
�LE MAUVAIS AMOUR
169
jamais désobéir à sa maman, » et Simone, résignée,
avait quitté la chambre.
En embrassant Colette elle demanda:
- Tu es guérie pour toujours, maman r
Et Colette répondit sans hésiter:
- Oui, pour toujours ...
A neuf heures le médecin arriva, Jacques l'accompagnait. Il salua sa femme très correctement, la
présenta au docteur, puis le médecin se pencha sur
le lit de l'enfant et ni Colette, ni Jacques ne pensèrent plus à autre chose ... La fièvre était très forte,
aucune amélioration; il fallait donner ce bain
sinapisé que le docteur, appelé en consultation,
conseillait.
La baignoire fut apportée. Un peu maladroite,
Colette déshabilla le pellt malade, puis, aidée par le
médecin, elle plongea l'en fant dans l'cau presque
froide ... Le bébé se révellla, se mit à crier, à se
débattre; de ses grands yeux clairs, si pareils à ceux
de sa maman, de grosses larmes coulèrent, Colette
en avait l'àme déchirée, elle n'aurait jamais cru que
des cris d'enfant fussent si douloureux à entendre.
Mais ces cris-là la faisaient tressaillir toute; ces
cris-là rendaient son cœur haletant et, à genoux près
de cette baIgnoire, les sentiments maternels qui font
de la femme un être respectable entre tous naissaient
en elle. Elle était mère absolument, complètement;
que lui importaient ses rancunes, son orgue,l
froissé, qu'était-cc que tout cela? Pour elle, maintenant, rien ne comptait plus: son fils, sa guérison,
elle était prête à tout pour l'obtenir de Celui qui,
seulement, pouvait le guérir.
Et. penuant que Jean criait, pendant que son petit
corps se couvrait de taches rouges, Co Id te fit un
vœu. Si son fils guérissaIt, elle pardonnerait, elle
croyait encore avoir quelque chose à pardonner, et
pour toujours elle adopteraIt Simone, cette enfant
d'une autre.
Roulé dans une couverture de laine, le bébé fut
remis dans son lit, puis le docteur s'en alla. Si l'enfant transpirait, si la réaction se faisait bien, il fallait
espérer.
Le docteur reconduit, .Jacques revint dans la
chambre, Miss fut congédIée, et les deux époux
rt.!stèrent seuls.
Assise près du lit, Colette n.e quillall pus des
yeux le petit malade; Jacques pnt une chaIse et se
mit do l'autre côté. Et lenle, une heure passa, heure
pendant laquelle ni Colette, ni Jacques ne sc parlè-
�LE MAUVAIS AMOUR
rent, ni ne se regardèrent ... Vers minuit, Jean, dont
le souffle court semblait marquer les secondes,
parut se réveiller; il ouvrit ses paupières, regarda
tout autour de lui. Le visage de sa maman, qu'il ne
reconnut pas (cinq mois pour un bébé de deux ans,
c'est très 10I,1g), l'effraya; il fit la moue et se mit à
pleurer; malS Colette parla, Colette chanta, et le
petit garçon se rendormit ... Alors le sommeil parut
différent, le souffle devint plus lent, ses petites
mains qu'il tenait toujours fermées se rouvrirent, et
son visage changea, ses lèvres se rapprochèrent, il
sembla ne plus respirer. Colette eut peur, elle se
dressa près du lit, ct se tourna vers Jacques ... mais
lui non plus ne savait rien ... Il balbutia ... ne sachant
ce qu'il disait :
- Je crois qu'il n'est pas bien ...
Alors, il se pencha sur le lit, épia le souffle du
bébé ... ce souroe qui déjà lui semblait lointain ct
prit la petite main ouverte, pour chercher le pouls.
Il poussa un cri sourd, se redressa ct un éclair de
joie Illumina son visage que Colette ne quittait pas
des yeux.
- La réaction, dit-il d'une voix rauque, il (allt
espérer ...
Colette n'eut pas la force de répondre, elle tomba
à genoux, et sur ses mains qui se croisaient pour
une prière des larmes reconnaissantes coulèrent.
Et la nuit passa ... nuit silencieuse et lon~uc.:,
les
deux époux ne se parlèrent pas. Le silence, 'le bruit
Je la mer, tout les troublait; l'un près de l'autre,
séparés par ce lit où était leur enfant, ils avaient
des pensées nouvelles. Ils comprenaient que le
divorce, toutes ces lois faites par les hommes, ne
!louvaient les désunir; le lien qui les tenait attachés
l'un à l'autre, c'était 1.::ur enfant et ce lien-là seul
Dieu pouvait le rompre, mais ils espéraient que
Dieu ne le voudrait pas.
Vers le matin Jean se réveilla; il eut encore un
peu peur dl! cet~
dame qu'il ne conna!ssa.it .pas,
mais accepta la ttmbale d'eau qu'elle lUI offrait, et
comme un grand garçon qui se Sent mieux, voulut
faihle, ses petites mains
boire seul. Il était tr~s
furent maladroites, ct la timbale faillit , inonder le
lit, mais maman attentive empêcha le désastre.
Quand le jtlur fut venu, .Jacques quitta la chambre;
en passant devant sa femme, Il eut pitié de cc visaAe
défait qui trahissait la fatigue du long voyage et les
nngoisses de la nuit.
- Colett", lui dit-il d'une voix qu'il s'dlor,a de
�LE MAUVAIS AMOUR
rendre douce, voulez-vous aller vous reposer, pendant que je resterai ici.
- Non, fit-elle, j'attends le docteur, et puis,
ajouta-t-elle en regardant tout autour d'elle après,
si tout va bien ... je partirai ... Je suis descendue au
Grand-HOtel... Loute m'attend... elle doit être
inquiète.
Jacques s'inclina et sortit.
Dès que son mari eut quitté la chambre, Colette
regretta sa réponse ... Pourquoi avait-elle parlé de
départ, elle n'en avait nullement l'idée ... Mais voilà,
son orgueil lui avait encore fait commettre une sottise. A huit heures, Simone arriva, elle savait par
son papa que Jean allait mieux, maintenant il fallait
penser à maman. Et les petits bras se nouèrent
autour du cou de Colette, ct d'une voix douce lui
dit:
- Maman, il faul déjeuner. .. lu n'as pas faim ...
cela ne fait rien, forcez-vous un peu, Jean n'est pas
guéri, nous avons besoin de loi.
Simone mêlait le vous et le tu, elle voulait être
tendre, elle voulait garder cette maman qui lui était
revenue, mais il ne rallait pas lui manquer de respecl
el puis elle sc souvenait du passé, elle était encore
craintive... Gentille, avec cles gestes de petite
femme raisonnable, elle servit Colette, s'inqUiétant
de la voir si pâle ct si cJéfaite.
Dans la matinée, le docteur vint et confirma le
pronostic Lies parents; la fibre était tombée, le
bébé avait faim, la terrible maladie qu'on craignait
s'éloignait, mais il fallait encore prendre bien des
précautions. Une alimentation très surveillée penuant des jours ct des jours, puis] dès que le petit
malade serait assez bien, Il faudrait l'emmener à la
campagne, loin de la mer, mauvaise pour un enfant
si nerveux. Il s'en alla non sans avoir recommandé
à Jacques de Caire reposer Mme Ternot qui semblait
bien lasse.
Après le départ du médecin, Jacques insista pour
que Colette quittàt la chambre.
- Vous êtes fatigu6e, dit-il, je vous assure qu'il
est raisonnable que vous allier. VOLIS reposer.
Simone tenait la main de Colette, la jeune femme
balbutia:
- Mais il faudrait prévenir l'auto ... Vous êtes
loin du Grand-rIOte!.
Prévenir l'auto... le Grand-IlOte!... Simone ne
comprit pas, mais elle eut peur.
- Maman, fit-elle venez dans ma chambre ... mon
�17 2
LE MAUVAIS AMOUR
lit est très grand ... vous verrez la mer, c'est la plus
belle pièce de la maIson.
Colette regarda Jacques dont le visage restait
impassible j elle attendait un mot, ses yetlx imploraient, mais Jacques ne parla pas. Alors la jeune
femme se redressa, elle quitta la main de Simone, et
marcha vers la porte, bien décidée à aller se reposer
au Grand-II6tel, puisque son mari ne voulait pas
condescendre à lui dire une parole aimable ... Mais,
près de la porte il y avaIt le lit de Jean. Très pâle,
le bébé souriait à ceux qui l'entouraient, il appelait
papa, Sisl, Nounou; pUIS, comme Colette s'approchait de lui pour l'embrasser avant de partir, Jean
fixa sur elle ses yeux clairs, il n'avait plus peur de
celle dame qu'il avait vue toute la nuit, il la regardait longuement ayaht l'air de chercher.
Tout à coup ses petits bras se tenJirent, ses lèvres
s'entr'ouvrirent, et tout bas, hésitant encore, n't.!tanl
pas bien certai 11, il prononça: " l\laman ... maman. n
Colette s'arrêta, saisit les barreaux de fl:r du petit
lit, embrassa Jean pour cacher son émotion; puis,
craignant de pleurer devant son mari, elle prit
Simone par la main ct lui dit tout bas:
- Conduis-moi à ta chambre.
XVII
Huit jours après la nuit terrible, Jean était en
pleine convalescence; il recommençait à manger, on
le levait plusieurs heures chaque après-midi, tians
peu de temps il pourrait partir. Colette était toulours là, ne quittant pas son fils, surveillant elll!même ses repas ... ayant peur pour lui de la moindre
chose .. La nourrice n'avait pas été remplacée. Un
soir, Jacques parla d'écrire à un bureau de placement, d'aller voir ù Sai nI-Malo si (luclque Brelonne
serait libre, mais Colette avait répundu qlle pour le
moment la nourrice était inutilc, Miss sullisait pour
les deux enfants ... Jacques n'al'ait plus. rien
demanué ... m les jours avaient passé, r6tabl~sn
le petit malade; maintenant il fallai! prendrc une
décision, le médecin conseillait la campagne, mais
IIi Jacques ni Colette n'osaient parler du d~pal't
...
l.a campaane 1 Jacqle~
al'aitlln <:LHltcau en Lorraine
�LE MAUVAIS AMOUR
173
où l'enfant serait bien, Colette rêvait de l'emmcnc:
au Vieux-Moulin, dans cette Normandie où l'automne est si beau.
Un jour, après le déjeuner, pendant que Jean
dormaIt, Simone partit se promener avec Miss.
Depuis son arrivée, Colette s'était toujours arrangée
pour ne pas rester seule avec son man; les premiers
temps elle ne quittait pas la chambre de Jean,
prenant ses repas dans une pièce contiguë, et depuis
que le bébé allait mieux, lorsqu'elle venait à la salk
à manger, elle amenait toujours Simone avec elle,
ct c'était la petite fille qui faisait tous les frais de la
conversation . Jacques parlait à Colette, il avait à sa
table une invitée et il s'en souvenait,
Simone partie, seuls, les deux époux se troUYèrent
gênés.
Pour se donner une contenance, Colette s'approcha de la grande baie qui ouvrait sur la mer, cl,
appuyée contre un montant de la fenêtre, elle regarda
l'horizon. Le ciel était gris, la mer de même couleur,
dans le lointain les bateaux passaient comme des
ombres, leurs voiles les enveloppaient de rêves ...
Colette était triste infiniment ...
Jacques s'approcha de la baie et, s'appuyant de
l'autre côté de la fenêtre, faisant face à la jeune
femme, il dit:
- L'automne est tout proche, aujourd'hui il f,'it
presque froid.
L'automne 1 Colette comprit que son mari al!a!t
parler de départ.
- Oui, fit-elle, la mer est triste, cette plage sa'1S
soleil fait frissonner.
- Il est temps de partir, reprit Jacques, et comme
Colette détournait la tête et ne répondait pas, il
ajouta:
- ,jean' peut voyager. Le docteur, que j'ai ren··
contré ce matin, m'a dit que pOUl' lui nous n'avion3
plus rien à cramdre.
- Oui, Jean peut voyager.
Colette était émue, Jacques avait dit nous, Jacques
pensait clonc que Colette ne s'cn irait plu5.
- Alors, fit-il, il faudrait fixer aujourd'hui la date
du départ ... On m'attend à Paris, je voudrais voir .. .
les enfants installés ... avant ... avant de les quitter .. .
- Oll voulez-vous les installer'? demanda Colette.
La jeune femme tremblait, mais comme elle voulait
c;\cher son émotion, son ton, malgré elle, fut cas
sant, alors Jacques répondit sèchement:
- l\i .. il; (;:1 !.,r rraine, où voulez-vous qu'ils aillent '?
�LE MAUVAIS AMOUR
L'air est excellent et les enfants heureusement ne
craignent pas de s'y ennuyer.
Cette réponse, qui rappelait les discussions,
agaça la jeune femme; elle quitta la fenêtre, alla
s'asseoir dans un fauteuil, et s'écria:
- Il n'y a pas que la Lorraine en France, et dans
une autre province l'air y est tout aussi bon.
- Peut-être, mais comme j'ai là-bas une maison
toute prête, je trouve inutile d'en louer une autre .
Jacques parlait en maltre et paraissait décidé à ne
pas céder.
- Mais, reprit Colette avec un peu d'impatience,
en Normandie mes parents ont une maison très bien
installée et Jean y serait fort bien pour achever sa
convalescence.
M. Ternot se méprit sur la pensée de Colette, il
crut que la jeune femme voulait emmener Jean seul.
- C'est possible, reprit-il d'un ton cassant, mais
je n'ai pas qu'lin enfant, et je ne permettrai jamais
qu'on les sépare.
Le ton, plus encore que les paroles, blessa la
jeune femme, elle répondit sans réfléchir:
- La loi vous y forcera peut-être un jour 1
Jacques se tourna brusquement vers Colette, illa
regarda, puis quitta la pièce sans lui dire un mot.
Et Colette resta seule, désolée de ce qu'elle venait
cie répondre. Le divorce 1 cette pensée lui était
devenue si lointaine, qu'elle s'étonna d'en avoir parlé.
Blessée par le ton de Jacques, peu habituée à
s'entendre parler ainsi, elle n'avait pu se dominer;
n'ayant jamais été contrariée elle ne savait pas
prendre sur elle, et avait crié n'importe quoi. Et
voilà que ce n'importe quoi, ces mots dits au hasard
augmentaient le malentendu, agrandissaient le fossé
qui séparait les deux époux ... Et pourtant Colette
savait bien maintenant qu'elle ne pourrait plus
vivre loin de son fils ... A présent elle aurait toujours
peur que quelque maladie ne s'abattU sur son
enfant. Et puis ... ct puis pendant les heures qu'eUe
avait passées seule dans la <.:hambre du petit malade,
ell,,: avait beaucoup réfléchi... Lorsque la mort a
frôlé un berceau, elle laisse autour de ce nid qu'on
a craint de voir vide, des pensées graves, des pensées qui s'impri.!gnent dans les cerveaux It.:s plus
légers ...
Plusieurs fois par jour Jacques venait dans la
chambre de Jean. Col,,:ttc reconnaissait s n pas
uans le couloir, il avait une façon à lui d'ouvrir la
porte. Elle affectait de ne pas le regarder, mais ellc
�LE MAUVAIS AMOUR
175
le voyait tout de même; quand il se penchait audessus du petit lit, elle admIrait les cheveux épais et
briUants etle teint mat et le front large ... Lorsqu'il
se redressait, elle le trouvait grand et mince et bien
proportionné. Elle se rappelaIt les cheveux rares de
M. de Grandjac, son teint de blond fatigué, un peu
couperosé aux pommettes, et son commencement
d'embonpoint que toutes les gymnastiques suédoises n'arrivaient pas à faire disparaltre.
Mal~ré
elle Col elle faisait des comparaisons et
pensalt qu'elle avait été loUe de songer à M. de
Grandjac comme successeur de Jacques Terno!.
Non, Jacques Ternot n'était pas de ceux qu'on
remplace. Alors elle avait conclu qU'elle était revenue pour toujours. Maintenant elle était certaine
d'aimer Simone, qui avait été bonne pour son enfan!. .. Et voilà qu'aujourd'hui son orgueil indomptable lui avait fait reparler d'une chose qu'elle ne
voulait pas. Et Jacques trl:S filché s'en était allé, et
Colette comprenait maintenant que Jacques était un
mari difficile à reconquérir.
Le ciel était gris et triste ... Colette sentit que ses
yeux s'emplissaient de larmes. L'horizon, elle voulait le crOIre, en était la cause puisque Jean allait
mieux.
Dans ce salon de villa louée, elle se sentait perdue, dans celte maison personne ne l'aimait. Elle
pensa à ses parents, à leur affecl10n dont elle ne
s'était jamais souciée ju squ'ici, elle se rappela leur
tendresse, leur bonté, leur faiblesse... eux, au
moins, l'aimaient. Lorsqu'elle était en colère et
qu'elle leur disait des choses peu gentilles, ils pardùnnaienttout de suite, un baiser et tout était oublié.
Aveé Jacques, ce mari sévl:re, ce n'était plus pareil,
un baisa n'effacerait rien. Un baiser ... Colette rougit,
un baiser 1 Ils n'en avaient pas échangé le plus petit
depuis son arrivée ... Il faut s'aimer pour penser à
s'embrasser ct Jacques n'aimait plus Colette. Une
poign6e de main ,correcte, matin et soir, bOI}jour,
bonsoir ... ct c'était tout. .. Et il y avait eu des jours,
des heures, où Colette désirait être étreinte par des
bras aimants; elle eût voulu qu'on lui murmurat des
paroles r6confortantes, elle eût voulu qu'on lui affirmat la guérison de Jean. Mais Jacques, même pendant la nuit angoissante, n'avait pas cu un geste de
tendresse. il avait souffert seul, ct sa douleur ne
l'avait pas rendu pitoyable
Aujourd'hlli, Colet te comprenait qu'au foyer, qu'elle
avait déscrlé, l'amour s'était l.:nful. .. Alors ... qu'al-
�176
LE MAUVAIS AMOUR
lait-elle faire ? .. divorcer, puisque Jacques le voulait... Elle finissait par conclure que c'était le désir
de son mari .
Une porte s'ouvrant brusquement fit tressaillir
Colette; dans le salon, Loute, en costume de
voyage, apparut.
- Bonjour, madame, dit-elle en serrant la main de
son amie, je viens te dire au revoir; ton bonhomme
est guéri, te VOilà tranquille, les oiseaux s'envolent.
Colette avança un fauteuil et ferma la fenêtre, puis
pour répondre quelque chose demanda:
- Et où allez-vous?
- Nous partons directement pour Rémy, en Seineet-~1:arn,
la chasse appelle mon père, et j'adore le
chateau de ma tante. Il y a des ombrages épatants,
des bois unill ues et, pour rêver au clair de lune,
une petite rivI~e,
ma chère, qui vous murmure des
choses folles et aclorables.
- Tu deviens romanesque, fit Colette en souriant.
- Mais oui, la vicilksse vous apporte des idées
nouvelles. A seize ans je raillais les émois des jeunes
cœurs, à vingt-cinq ans je regrette de ne pas les
uyoir éprouvés. Que dirais-je, quand j'aurai des
chcl'eux blancs.
- Tu diras des folies comme tu en as toujours
dit.
- Oui, hélas 1 jl;: n'ai fait qu'en dire, j'avais l'air
d'une toquée, liiô.is cette toquée était raisonnable, je
ne me console pas de cela.
- Qu'aurais-tu donc voulu faire?
- Tout ce que je n'ai pas fait.
- Mais encore? insista la Jcune femme.
Se rapprochant de son amlC, d'une VOIX pre~qu
triste, Loutt:: rél~ondit
:
- Dans notre monde, ce que nous appelons folie
est dans un autre sagesse. Si, très jeunc, je m'0tals
éprise d'un homme sans fortune, si j'avais voulu
l'épouser, mes parents, mes amis eussent tout fait
pour me détourner de ce pro\'et, ils m'auraient
affirmù qu'il n'y a pas de bon leur possible sans
argent, et élcvée comme je l'ai été, Je les eusse crus ...
Alors, toute Jeune fille, dès t}ue je trouvais un
homme à qui J'avais l'air de plaire, la toquée que Je
paraissais être s'Inquiétait adroitement de sa fortune;
elle t:tait m<!dillcre, elle ne pOllvait m'assurer le luxe
dans lequel je vivais, j'avais bien vitc fait de déçoura~e
cet hommc qUI trouvait ma laideur sympathique. Le résultat est qlle je suis devenue une vi cille
lille, et que Jans la vic je m'ennuie à mourir. Vois-lu,
�LE MAUVAIS AMOUR
177
les voyages, la musique, les expositions, les conférences ne remplacent pas un mari et des enfants . On
va, on vient, on rit, on a l'air de s'amuser, mais on
a dans le cœur un vide que rien ne comble, qui
s'agrandit tous les jours, et qui finit par faire souffrir
plus que tu ne peux l'imaginer. .. Ma petite Colette,
J'aurais voulu ne jamais connaître cette souffrance .
Etonnée, Mme Ternot regardait son amie; l'idée
que Loute pût être malheureuse nc lui était
jamais venue; Loute, la gaieté, la raillerie, Loute
« l'amuseuse» devenue triste, cela paraissait ridicule. Autrefois Colette se fût moquée, son égolsme
eût trouvé Loute ennuyeuse; compatissante maintenant, elle l'écoutait.
- Loute, fit-elle, à vingt-cinq ans, on n'est pas
une vieille fille, tu te marieras peut-être plus tôt
que tu ne le crois.
... Ce
- Je me marierai, c'est très probl~matique
luxe qui m'entoure effraie les prétendants ... et puis
en vieillissant je n'embellis pas, et mon espnt qui
pouvait plaire, auquel on reconnaissait un certai!:
charme, del'ient m<.!chant. J'en veux à tout le monde,
et surtout à mes parents .•Te leur reproche mon
éducation, et je me dis qu'élevée sévèrement et plus
simplement, j'eus été meilleure. Colette, j'ai raté ma
vie.
- Ne dis pas cela, tu es jeune encore, tu dois
vouloir être heureuse. Ne cherche plus la fortune,
Loule, elle n'apporle pas toujours le bonheur.
Regarde Jeanne de Lionard, crois-tu que son mari
ne la fait pas souffrir?
- Alors, reprit Loute très timidement en s'approchant de son amie, si je retrouvais mon amoureux
de l'an passé, tu saiS, celui qlli est parti tenter
[orlu ne au Canada, tu me conseillerais de l'écouter 7
Colette sourit.
- S'il est au Canada, cela me semble assez difficile.
- Sois sérieuse, reprit Loute, en ce moment nous
discutons en riant mon avenir .. Mon amoureux
va rc\'cnir passer quinze jours en France, je le
retroL1v.:rai chez ma tante.
_ Ah 1 el que comptes-tu lui dire?
Loute réfléchit, puis après quelques secondes de
silence, joyeuse, cl !e. ~'éria
:
- Que l'an passe! J'daiS folle, et que maintenant
je SUIS tri.:s raisonnable.
Apl"L:s?
A pr~s,
ch bien, que, s'il veut toujours, je suis
�LE MAUVAIS AMOUR
prête à m'expatrier. C'est un vrai roman, tu vois,
amour, mariage, départ, tout à fait comme dans les
livres pour jeunes filles ... Eh bien, Colette, tu ne me
félicites pas?
- Si, reprit la jeune femme, mais j'ai peur pour
loi.
- Tu as peur de quoi? Je suis certaine de mon
amour, j'ai lutté un an contre lui, il est le plus fort
et j'en suis très heureuse. Est-ce que tu crois que je
peux encore changer?
. - Non, fit Colètte .
- Alors .. . voyons, explique-toi, dit Loute un
peu inquiète.
- J'ai tort, répondit la jeune femme en hésitant,
j'en suis certaine, mais vois-tu ... les cœurs des
h(.mmes sont si différents des nôtres ... ils oublient
vite, quelques mois suffisent pour cela. Un an, c'est
tr;,s long ... Si ton amoureux te revenait avec un cœur
changé, si tu offrais ta vie à quelqu'un qui n'en
voudrait plus, tu aurais beaucoup de chagnn ...
Les deux amies e regardl:rent tristement, Loufe
comprenait ce que Colette ne voulait pas dire, elle
tkvinait que Colette avait retrouvé un mari qui n'aimait plus.
- Si cela était, si tu devinais ju::;te, reprit-elle,
ta'lt pis pour moi, j'aurais fait mon malheur l'an
p<lssé et je mériterais cette punition. Mais vois-tu,
Il va. me. re~ouY
trè.s
Cr)!ctte, j'espère malgré t.ou~
dllll:rente de ce que J'étaiS, 11 m'aimait, je veux s'Il
m'a oubliée le reconquérir, les souvenirs sont des
dlO'ies qui ne meurent qu'avec vous et nous en
avons quelques-uns de jolis. L'orgueil, en amour,
c~t
une bêtise, il ne faut pas être orgueilleuse quand
on aime ... Je lui demanderai pardon s'il le faut de
mes railleries de l'an rassé ct, comme il est bon,
il pardonnera.
Colette se leva brusquement.
- Loute, fit-elle nerveuse, en effd, tu es tr<:s
différente, mes compliments, tu as une àme nouvelle
que je découvre ct cela m'amuse t.!normément ...
Mais quelles inOuenccs subis-tu, qui donc t'a
changée ainsi?
- Je vais te r~onde
une chose ridicule, el dont
tu vas rire.
- Dis t(Jut de même.
- C'est l'amour, ma petite Cnlctl9. l'amour m'a
transformt:e. Tu v()is, le roman conti lIue, tu me
Irouves stupide, j'en suis certaine, ct lu as très envie
dc te moquer de ton amie qui pr~tendai
faire sn vie à
�LE MAUVAIS AMOUR
179
elle seule, sans l'encombrer de sentiments inutiles
et démodt.:s.
- L'amour, murmura Colette lentement, - puis
elle ajouta railleuse: - En effet, je ne te reconnais
plus. L'amour, mais Loute, c'est un rêve pour jeunes
!Ïlles, un mari vous aime quelques semaines, quelques mois et c'est fini ... crois-en mon expérience.
C'était presque un aveu, Loute osa questionner.
Elle prit la main de son amie qui tremblait un peu,
et demanda:
- Jacques ne t'aime donc plus?
- Non, fit Colette en s'éloignant, il y a longtemps
que cette histoire-là est terminée et ni l'un ni l'autre
nous n'avons le désir de nous en souvenir.
- Ni l'un, ni l'autre, reprit Loute, en es-tu bien
certaine, Colette?
- Mais oui, et puis vois-tu, je suis un peu comme
toi, j'ai manqué ma vie ...
- A notre âge, tu me le disais tout à l'heure, on
peut la refaire.
- Avec qui? fit Colette tristement.
- Mais avec Jacques, reprit Loute, Jacques est
ton mari, le père de ton petit Jean, il t'a aimée
beaucoup, il l'aime encore, j'en suis sûre, il n'y a
entre vous qu'une suite de malentendus. Colette, ne
sois pas orgueilleuse, humilie-toi si cela est nécessaire, prononce les paroles que sa dignité d'homme
attend.
- Jamais.
- C'est toi qui as été la coupable, tu es partie ...
rappelle-toi. Tu ne voudrais pas, j'en suis sûre, que
ce fût Jacques qui te demandât pardon d'une faute
que tu as commise?
Colette eut un sourire, mais ses yeux s'emplirent
de larmes.
- Pourtant, il doit prononcer certaines paroles,
jamais je ne reconnaltrai mes torts, lu sa is, maman
ne m'a pas habituée à cela. A la maison, c'étai1
ridicule, mais j'avais toujours raison.
Loute eut un soupir.
- Ah 1 Colette, nous avons été bien mal élevées 1
- Peut-être, mais ne me parle plus de toutes ces
choses tristes. Avant ton arrivée, Loute, j'ai pleuré
sans raison, c'est ridicule, je t'en prie, raconte-moi
des folies, amuso-l11oi, fais-moi rire.
- Je ne sais plus ... ct puis il faut que je m'en
aille, nous partons à quatre heures.
- AI()rs, au revoir, lu m'~airs
si ton roman
s'achève bien et si Je bel amuureux l'enlève.
�180
LE MAUVAIS AMOUR
- Je t'écrirai, fit Loute en embrassant son amie,
mais où faudra-t-il adresser ma missive?
- Je ne sais pas encore, Jacques veut emmener
!es enfants en Lorraine, moi je voudrais les avoir au
Vieux-Moulin, je ne céderai pas, Jean ne me
quitlera plus.
- Et Simone?
- Je voudrais la 'garder aussi, elle est bonne, ct
puis Jean l'adore.
- Pauvre petite, te rappelles-tu llu'autrcfo is je
l'appelais le point noir. J'étais bête.
- Ne f'accuse pas de bêtise, tu serais injuste, dis
plutôt que nous étions deux enfants gatés qui
croyaient que tout le monde plierait devant nous.
Loute dressa ses poings ct, de sa voix de gavroche,
s'écria;
- Et c'est nous qui plions! J'enrage, car je devine
que cela continuera.
Un baiser à son amie, un mot de tendresse, puis
Loute s'en alla.
La pluie commençait à tomber, le salon était
triste, Colette pensa que Jean devait être réveillé.
Près du bébé, Insupportable comme tous les petits
convalescents, Colette ne s'ennuyait jamais, et
lorsque l'heure du dîner arriva, elle était tranquille
et apaisée comme après une journée bien remplie.
Le ~oi
tic ~e ·mê~
j~ur:
à· table: c"olette· ar;i v~
en retan.!, cela l'ennuyait de revoir .Jacgues. Sa
méchante phrase de l'après-midi les séparait davantage. Elle avait pensé invoquer une migraine, afin de
rdarder toute explication, mais demain il faudrait
l'rendre une décision, alors mieux valait en finir
lout de suite.
Le ll1ner sc passa bien; Jacques parla du mauvais
temps, de la nécessité de quitter au plus vite la
pla;.\l! qui devenait froide ct humide.
En entendant ces paroles, Simone regarda Colette
puis son père, et un peu inquiète, demanda:
- Où allon s-nous aller, papa j>
gt comme Jacques ne r6pondait pas tout de suite,
la petite fille saisit la main de Colette ct, la serrant
bien fort entre les siennes, ell..: ajouta de plus en
rlus inquii.:te :
-- Maman, dis-moi olt nous allons?
Colette regarda son mari qui fixait Simone ct une
l'hrase de Loute lui revint à la m6mnire : « Il n'y a
j'as d'orgueil quand 011 aime, » et comme elle aimait
" an et Simone, pour ell". ri"'n que pour Cl1'~,
0
�LE MAUVAIS AMOUR
181
en se penchant vers la petite tille elle répondit :
- Je voudrais vous emmener tous les deux au
Vieux-Moulin, maIs je ne sais pas si ton papa le
permettra ...
Pour dissimuler son émotion, Colette déposa un
baiser sur les boucles blondes de la fillette, alors
Simone sc tourna vers son père qui, silencieux,
regardait sa fille et elle dit de sa voix douce:
- Tu permets, papa?
Et Jacques fut faible; Jacques, en entendant cette
prière d'enfant, en voyant ce visage qui rayonnait,
n'eut pas le courage de se montrer sévère; Simone
adorait Colet te, et Colette semblait maintenant vouloir l'aimer. Il ne sc reconnut pas le droit de les
séparer.
- Je permets, petite fille, r0pon •.!Jl-11.
Le domestique avait fini le service, Simone sauta
de ::;a chaise et VlOt se suspendre au cou de son père.
- Tu es gentil, papa, nous serons sages, nous
n'ennuierons personne, nous t'aimons bien, tu sais.
- Mais tu es ravie de me quitter, fit Jacques un
peu tristement
Tu viendras nous voir ..
J'ai des affaires ... les vacances sont finies ...
Eh bien, conclut Simone qui ne voulait pas
s'attrister, nous irons te voir et puis, quand Jean
sera guéri, nous revJCndrons tous.
Jacques se leva, chaque soir il allait faire un tOtH"
sur la plage. Après avoir embrassé encore une fois
sa fiU.::, correct, il s'approcha de Colette.
Celle-ci le regarda bien en face, et tout en lui
tendant la main, dIt d'une voix claire:
- Merci, Jacques, je suis contente d'emmener
mes enfants au Vieux-Moulin.
Jacques s'inclina sans répondre, mais pendant
qu'il s'en allait dans la nuJt .sombr~,
tlU~
en marchant
sur la digue Ol! la mer vcn,ut se bl"lser, Il n'entendait
pas le rdrain monotone de l'cali, i.1 e.l\t~ndai
scul~
ment la voix. claire de Coldte qUI disait: « Je SUIS
contente d'emmener" mes 1l enfants ), Et Jacques
était moins triste que d'habjtude ct Jacques ... pour
Simone, était l)reSl[Ue heureux .
•
�LE MAUVAIS AMOUR
XVIII
Au Vieux-Moulin, Jean, installé depuis quinze
jours, y était insupportable. De cette maladie qui
avait failli l'emporter il ne lui restait rien, du matin
au soir, il criait, chantait, ne se reposait qu'à l'heure
des repas, trottant dans les grandes pièces du vieux
château, gambadant dans les allées du parc, s'arrêtant, extasié, devant les poussins, cueillant les
fleurs les plus belles, se moquant des épines, des
chutes et des observations. Miss, préposée à sa
garde, souvent n'en pouvait plus, ct quelq uerois
M. Darny venait chercher son petit-fils pour faire
une promenade, mais la promenade presque toujours finissait mal. Jean voulait courir, grand-père
ne voulait pas, et le bonhomme se fâchait. Colette
arrivait, Colette punissait, au grand scandale de
Mme Darny. Un enfant de deux ans, ne comprend
pas encore, mais Colette avait arrêté tout blâme sur
les lèvres de sa mère en lui disant d'une voix grave :
u Je serai une maman très sévère, les enfants trop
gâtés ne sont pas heureux et 10nt du mal sans s'en
douter. »
Et Mme Darny n'avait plus rien dit.
Simone ne quittait guère Colette; cette petite fille,
qui n'avait pas encore neuf ans avait pour la jeune
femme des tendresses exquises. Sa petite âme d'enfant ne savait pas ce qui séparait ses parents mais
elle avait compris qu'il y avait quelque chose, et que
ce quelque chose faisait parfois pleurer maman.
Tous les deux jours régulièrement, Colette le voulait ainsi, Simone écrivatl à son père; les premiers
temps, elle montrait à la jeune femme les letlres
qu'elle envoyait, puis dIe ne les montra pJus et un
jour elle osa dire à son papa que quand sllui écrivait, il fallait mettre un petit mot pour sa maman qui
était si gel1tille pour elle.
Avec impatience, Simone at1endit la répunse.
Elle vint, mais elle apporta à la petite fille une
déception. Jaeques disait qu'il était heureux des
bonnes nouvelles, ct qu'il embrassait tendrement
ses deux enfants. En Po,,(-scriptun1 il aj'lutait: • Que
Simone devait ~tre
bien !:lage, afin de ne pas ennuyer,
sa maman qui se donnait beaucoup de peine [lour
elle.»
�LE MAUVAIS AMOUR
Colette lut la lettre, le post-scriptum la fit sourire,
mais cela ne suffisait pas à Simone, elle voulait que
sa maman redevint gale, gaie, comme autrefois.
L'automne était beau et chaud, l'automne permettait les longues promenades dans le parc, Colette en
faisait chaque jour avec les enfants. Elle les conduisait à la ferme, passait avec un certain orgueil près
de la poule et des poussins, regardait, méprisante,
les animaux et leurs petits s'ébattre dans la prairie
et trouvait un grand plaisir à faire admirer à la jardinière la taille de son fils. Jean était plus grand, plus
fort que les bébés de son âge et Colette aimait à
l'entendre dire .
Apprenant le retour de Mme Ternot, M. de Grandjac, espérant encore, s'était précipité pour lui faire
visite. D'abord Colette n'avait pas voulu le recevoir,
mais, après avoir réfléchi, elle était descendue avec
ses deux enfants M. de Grandjac avait souri et, pour
cacher son d~pit,
s'était penché vers Jean; mais, ce
jour-là le petit garçon, n'étant pas de bonne humeur,
avait refusé de dire bonjour à ce monsieur qu'il ne
connaissait pas. Une scène s'en était suivie, ct
Jean, grondé, avait pleuré. Colette, laissant sa mère
aveC M. de Grandjac, avait dû emmener Je bébé qui
refusait de se taire. Le prétendan t était parti, furieux, comprenant que Colette lui échappait. Les
enfants gardent une femme mieux qu'un mari, M. de
Grandjac, flirteur attitré des belles madames, consolateur des épouses déçues, le savait mieux que nul
autre. JI avait eu déjà bien des échecs dans sa carrière amoureuse, malS celui-là lui étaIt particulièrement rénible; à son âge, des mois perdus en une
cour inutile, représentaient des années. Chaque mai~ s'apercetin, lorsqu.'il se :egardait dan.s la glac~,
vait que bIentôt Il ne pourraIt plus diSSimuler ses
quarante fans et les ravages qU~L1ne
vie de fête avait
produits dans tout son organl.sme. Alors qu'il se
croyait si près du but, tout étaIt à recommencer, il
fallait chercher autre part.
Et il en voulait à la jeune femme de ces mois perdus, de la maisnn louée, cie tout cet été passé à
subir les caprices de Colette. Il eCIt aimé sc venger,
mais la vengea!1ce c'était encore perdre du temps, et
il l'allait bien vIte se remettre en campagne. Le lenpo~r
Biarritz, retro.uver un jeune
demain il part~i
pour ne pas blCJ1 s'entendre.
ménage ami qUi pas~lt
Et les jours s'enfLllrent, septembre s'achevait, les
après-midi étaient encore chauds et beaux, le soleil
semblait prodiguer ses rayons aux feuilles ct aux
�LE MAUVAIS AMOUR
fleurs qui allaient bientôt mourir. La nature recueillie attendait, l'hiver guettait, prêt a endormir la campagne ... Les soirées étaient longues, Colette les
passait avec ses parents et Simone, dans le grand
salon du chateau; autour de la cheminée où un feu
brCllait, elle lisait ou travaillai t, silencieuse la plupart du temps. A quoi pensait-elle, pourguoi avaitelle pariais SI triste visage. Mme Darny s'Inquiétait,
mais elle n'osait questionner, l'absence de Jacques
lui prouvait que les deux époux ne s'étalent pas réconciliés, et elle en voulait à son gendre de son incroyable rancune. Son amour maternel, aveugle
jusqu'au bout, qualifiait le départ de Colette,
l'abandon du foyer, de légèreté, regrettée par la
jeune femme; sa conduite d'à présent le prouvait ...
PourquoI Jacques ne venait-il pas voir sa femme et
ses enfants, pourquoi restait-il à Paris, pourquoi
Colette ne parlait-elle pas de départ?
Un soir, Mme Darny demanda à Colette quand
elle comptait rentrer, M. Darny, ayant dl;S les premiers jours d'octobre, des conseIls d'administration
à présider, ce serait bien fatigant pour lui de revenu' tous les soirs à Gaillon.
Colette lisait; cette question la troubla et, après
une hésitation de quelques secondes, elle répondit:
- Maman, dis-moi quand tu désires partir, et le
m'arrangerai ...
- Mais ... reprit l\lme Darny embarrassée, consulte ton mari d'abord, rien ne presse ...
- Maman, fit Colette av!.:c impaltence, il faut toujours nous en aller; fixons une date, dl:s ce sOir ...
- Eh bien, disons la fin de la semaine prochaine,
veux-tu?
- C'est entendu.
Colette reprit son livre, elle tourna les pages,
mais elle ne savait plus ce qu'elle lisait. La fln tic la
semaine, c'était tout proche, il fallait prévenir
Jacques du départ de ses enfants. Elle, qu'allait-elle
faire?
Rentrer chez elle, c'était son désir, mais son
orgueil ne pouvait pas céder ainsi. Elle voulait que
Jal:ques lui demandât de revenir, sa dignité de
femme, croyait-elle, la forçait â exiger cette démarchc ... Mais lui, la ferait-il ? ...
IWe avait pcur qu'il refusât. .. et pourtant 11 aurait
dü deviner avec quellc JOI!.: die accepterait de reprendre sa plul:c au foyer déserté. Ses enfants, elle
ne saurait plus s'en passer, et lorsqu'elle était sincère, elle s'avouait que son mari lUI manquait aussI;
�LE MAUVAIS AMOUR
maintenant que Jacques ne l'aimait plus elle s'était
mise à l'aImer avec un cœur qui, dépouillé de son
égoïsme, savait aimer tout comme les autres . Ah!
pouquoi ne voulait-il pas faire une toute petite concession, elle était prête, elle, à en faire de si grandes!
Simone, rentrant de GaIllon, interrompit les
réflexions de Colette; la petite fille avait été chercher les lettres à la poste, il y en avait une pour
tout le monde .
Grand-père, grand'mère, maman, et elle en avait
u ne de son papa.
Chacun se rapprocha de la lampe j M. Damy
alluma sa pipe pour lire les ennuyeux papiers
ù'af1aires. Mme Damy regarda les cartes postales
qu'une amie lui envoyait et Colette décacheta lentement l'elweloppe que Simone venait de lui donner.
Elle avaIt reconnu l'écriture de Loute, et Loute
était si loin de sa pensée. Elle lut, sans aucune
curiosité:
«
Ma chérie,
« Tout est fini. J'ai retrouvé mon amoureux fidèle,
et toujours charmant, et sans hésitation je lui ai
demandé sa main. Il me l'a accordée avec un sourin
et me voilà fiancée. Dans six semaines nous seron~
mariés et quelques jours après nous nous embarquerons. C'est fou, mes parents sont atterrés, mais j~
suis heureuse. Je plaque avec un bonheur san<
pareil les thés, les tangos, les expositions et les
çonférences, enfJn tout ce qui remplissait si mal ma
vie, et je suis contente de penser que dans le pays
tout neuf où nous allons habiter, mon ame, que le,',
salons de Paris ont faite si vieille, \'a rajeunIr.
« Ma petite Colette le vide de mon cœur est rempli et le souhaite qu'il en soit de méme pour toi. .le
veux crOlre que ma lettre te trouvera aussi heureuse que je suis. Etre aimée, Colette, c'est très bon
mais aImer c'est encore meilleur. Tun amIe a décou
vert cette vérité qui, je crois, est aussi vieille que 1
monde.
« .Je t'embrasse ainsi que ton bon 11Omme.
« LOül'E . •
Colette posa la lel1re sur la tahle, puis elle 1<
reprit et la relut. ~oute
fiancée, cela ne l'étonnai'
pas; apr~s
ses co.nftJcnces ellc atte.ndalt cette not!
velle, maIs ce qUI l~ suq?renal!, c'dalt, une pelitt
phrase que son amIe avaIt écnte : « J~tre
aime
c'est très bon, mais aimer c'~t
cncore mcilleur ...
�186
LE MAUVAIS AMOUR
Aimer ... comme ce mot pour Colette avait mainteenant de l'importance. Aimer ... c'est se dévouer,
,;'cst vivre pour un être... Aimer... c'est tout
; omprendre... tout permettre... tout pardonner. ..
.\imer, comme ce mot remplissait une Vie, que toute
c hose à côté semblait futile, Colette avait quitté son
ruari, son enfant, pour ne pas partir à la campagne L ..
A cette époque-là, il y aVait seulement quelques
mois de cela, elle n'aimait personne qu'elle-même,
maintenant elle aimait Jean, Simone, ses parents et
oeut-être son mari, mais elle ne voulaIt pas Se
j'avouer.
Une petite main qui se posait sur les siennes, des
boucles blondes tout près de ses lèvres, une voix
douce rappelèrent à Colette que Simone était là.
- Maman, je vais écrire à papa, tu permets?
- Mais oui, ma petite Olle.
Simone se rapprocha encore el, mettant ses deu ).'
petits bras autour du cou de la jeune femme, cIl<.:
murmura:
- Faut-il te laisser un peu de place dans ma
.etLre?
Colette rougit ct, taule troublée par cette question
d'en-fant, elle dit:
- Mais ... mais ... l?ourquoi faire?
Alors toul bas, SI bas que Colette devina les
mots pIuS qu'elle ne les entendit, Simone
répondit:
- Si tu écrivais à papa de venir nous voir ... je
~uis
bien sûre qu'il viendrait. .. il y a longtemps que
nous ne l'avons pas vu ...
Colette repoussa la petite Olle, clic eut un geste
brusque qui effraya l'enfant.
- Maman ... maman, je t'ai fàchée, fit-elle les yeux
ph.ins de larmes,
- Mais non .. , mais non ... et puis, ajouta-t-elle
avec effort, si cela te fait plaisir ... j'écrirai.
Simone donna un baiser ct partit, Colette reprit
,on livre. Pour les enfants, pour eux seulement, elle
h~manderit
à .Jacques de venir dimanchl.!.
.
. . . . . . . . . . . . . ....
Le dimanche suivant, Colette et Simone allèrent à
la messe de bonne heure. Papa n'avait pas r6pondu,
1111 ne savait pas s'il allait venir, mais la Iilll.!tle ct
la jeune femme l'esp6raient. Elles partirent à
l'église, Tout était gris, et la campagne semblait
revêtue d'un voile de deuil; Colette ct Simone frisonnèrent. Dans l'églIse, où les fidèles 6taient rares
toutes deux rrii.'fenl. Colette.; Il.! fit ave c rcrvclII',
�LE MAUVAIS AMOUR
demandant à Dieu de protéger son enfant et de lui
ramener son mari. Simone lisait avec attention les
prières de la messe et ajoutait à chaque fin de page:
« Jésus, je serai bien sage, mais envoyez-nous papa. »
L'office terminé, en sortant de l'église sombre,
elles trouvèrent un ciel éblouissant, le brouillard
s'était dissipé, il n'en restait qu'un peu sur le haut
des collines. Colctte et Simone furent heureuses de
ce beau temps.
Rentrées au château, elles allèrent voir Jean. Miss
reçut l'ordre de lui mettre une de ses plus jolie"
robes, ce qu'elle déplora; Colette voulut ellemême coiffer les cheveux rebelles qui frisaient
dans tous les sens. Quand M. Jean fut prêt,
il était éblouissant, lui-même se regarda dans la
glace ct daigna sourire à son image.
Après le déjeuner, Colette ct Simone l'emmenèrent
se promener dans le parc ct, sans se rien dire, se
dirigèrent vers la vieille allée de tilleuls qui conduisait à la grille d'entrée.
Cette allée, que Colette aimait infiniment, était
bordée de chaque cOté par des arbres centenaires
dont les br.anches se rejoignaient tout en haut, formant une voûte verte ct sombre j Colette appelait
cette allée l'allée de la prière, et elle s'imaginait
qu'autrefois, quand tout Gaillon appartenait au cardinal d'A mboise, maints prélats y étaient venus lire
leurs bréviaires. Arrivés près de la grande prairie
qui faisait face à la gnlle, Colette proposa de
s'asseoir sous un pommier; Jean pourrait s'amuser
à cueillir des fleurs. D'aborù le petit garçon refusa
net, il voulait aller à la ferme et tapait du pied pour
faire cétil!r maman et Sisi; mais un papillon parut et
l'enfant courut après.
Colette et Simone attendirent, guettant chaque
auto qui passait sur la route.
Onze heures sonnèrent à l'église. Colette se leva,
elle en avait assez d'attendre et Jean, le papillon disparu, l'6c1amait impéreus~nt
les poussins ...
Simone implora quelques m1l1utes encore, pour
faire prenùre patience au petit garçon j elle lui dit
que papa allait arriver bientôt, et qu'il ne serait pas
con10nt si Jean n'était pas là.
Papa 1 Le hébé daigna se souvenir, Il parla de voi ..
ture, dit des choses incompréhensibles, mais il
fallait qLle papa vlnt vlte; ...
Une corne d'auto se (11 entendre.
- Voilà, dit-il en levant son petit doigt et en
tirant la jllpe de sa mère.
1
�188
LE MAUVAIS AMOUR
Et l'enfant eut raison, l'auto s'arrêta devant la
G!'ille, que la concierge ouvrit précipitamment et
t..;olette reconnut son mari .
Elle s'avança, tenant Jean par la main. Jacques
descendit de voiture, et Colette eut pour lUI un
sourire de bienvenue qui le fit hésiter, 11 ne savait
plus comment aborder sa femme. Mais Jean était là.
Jean criait, Jean voulait embrasser papa, ct les baisers de Jacques allèrent à son fils. I! baisa passionnément les yeux clairs, les joues rose s, les cheveux
d'or, puis il pensa à Simone qui, sérieuse et grave,
sc tenait tout près de Colette, ne comprenant pas
pourquoi papa d'abord n'embrassait pas maman.
~le
reçut les baisers de son père en petite fille
bien sage et répondit à ses questions avec une retenue qui étonna Colette, puis Jeun s'empara de la
main de son père l'our le conduire voir les bète~.
Ils quittèrent la prairie; dans l'allée, Jacques se
trouva près de Colette, et comme Jean daignait se
taire, il lui demanda de ses nouvelles ct si les enfants
C·taient sages. Colette, en détournant un peu la tête,
i épondlt qu'elle allait bien ct que les enfants étaient
trl:S gentils .
I! y eut un silence, puis Jacques le trouvant pénible regarda autour de lui; à droite il y avait des bois
touf1"us ct verts , des allées tapissées de mousses; à
gauche, de grands chamlls et, les dominan t, le chateau qui sc profilait nettement sur un Ciel sans nuage.
- C'est Joli, fit-il, et je comprends, Colette, (iue
vous vous y plaisiez.
- Oul, j'aime beaucoup cette propri61é, aussi
j'espère que mes parents vont l'acheter ...
Jacques, ne trouvant plus rien à dire, se pencha
vers son fils. Il était ému, troublé; Colette IllJ semblait si difTurente qu'il avait peur quc son ancien
amour ne flit pas bien mort et que cet amOUI" l".:naissant le nt souffrir encore ... Il avait aimé Colctte pasSiOnnément, il avait tant souffert de lUI découvrir une
vilaine âme, qu'il craignait tout cc qui lui rappelait
sa soufTrance. Le départ de laJ·eune femme avait
crucllement mcur~i
s0r1; cœur 'homme épris. Le
retour dans la maison VIde, les larmes de Simon.:,
c'était des douleurs qu'il ne voulait pas oublier. Si
Colette désirait revenir, il ne l'en emp6cherait pa s ,
pour les enfants cela valait mieux, mais il était bIen
décidé à ne jamaiS se souvenir qu'il l'avait aimée.
Son amour était mort pour toujours, sa volonté Je
voulait ainsi. Et avec énergie il chassa cette émotion
qui l'avait troublé.
�LE MAUVAIS AMOUR
189
Jean accaparait son père, il voulait lui faire voir
ce qu'il aimait. M . .Ternot dut aller à la ferme et
s'arrêter devant tous les animaux.
Le déjeuner se passa bien; aimables, M. et
Mme Darny causèrent avec leur gendre de mille
choses et de rien, puis comme il faisait très beau, le
café fut servi dehors sous les sapins.
Mais, au bout de peu de temps, M. Darny, attendu
par l'architecte, dut s'en aller j la fermière vint chercher Mme Darny, et les enfants partirent avec leur
grand'mère; Jacques et Colette restèrent seuls.
Ce tête-à-tête auquel elle ne pouvait se dérober
contraria la jeune femme, mais elle le savait nécessaire, il fallait bien parler de l'avenir. Assise dans
un large fauteuil d'osier, les yeux fixant les bois,
clle attendit. Jacques se recueillait, cette journée de
septembre si lumineusement claire était douce à
vivre. Le jardin avec ses fleurs écloses avait des
grâces tendres et des sourires charmants. Dans ce
parc, sous ces ombrages, flottait une atmosphère
de tendresse. Jacques se sentait bon, il lui semblait
impossible de prononcer de méchantes paroles. Son
ame était claire, il la sentait allégée d'un poids très
lourd, il était prêt à pardonner.
- Colette, fit-il d'une voix douce, vous m'avez
écrit que vous seriez heureuse de me voir, car nous
avions des choses graves à discuter ensemble;
voulez-vous me dire ces choses?
La jeune femme baissa la tête, et seS yeux fixant
les mille petits brins d'herbe qU'elle avait à ses
pieds, elle répondit :
- Mais ... vous les devinez, je pense.
Jacques se tourna vers Colette, ann de voir son
visage, mais il n'aperçut que la nuque blanche.
- Peut-être ... mais je crains de me tromper, je
préfère que vous me les disiez vous-même.
Colette hésita, elle crut comprendre que Jacques
cherchait à l'humilier et voulait jouir de son triomphe. Il attendait des paroles repentântes, eh bitm 1
elle ne les dirait pas.
Relevant la tête, d'une voix qu'elle s'efforçait de
rendre sèche, elle reprit:
- C'est au sujet des enfants, mes parents vont
rentrer la semaine prochaine . Jean est tout à fait
r<!mis, Simone doit reprendre ses cours ... alors ...
alors ...
Là, elle s'arrêta, ne sachant comment achever sa
phrase.
- Alors? questionna Jacqut!s.
�190
LE MAUVAIS AMOUR
- Eh bien 1 fit Colette en détournant la tête, il
faudrait fixer aujourd'hui leur retour.
Jacques mit son fauteuil en face de celui de sa
femme, il voulait voir ce visage qui se dérobait.
Sous ses yeux sombres qui la fixaient, cherchant à
deviner sa pensée, Colette rougit.
- Leur retour... reprit M. Ternot d'une voix
grave, cOlncidera-t-il avec le vôtre, Colette?
Fâchée de ne pouvoir dissimuler son trouble, la
jeune femme répondit très vite:
- Mais je ne sais ... cela dépend de vous, Jacques ...
- De moi, fit-il tristement, vous vous trompez.
- Pourtant ... dit Colette à voix basse, si vous ne
désirez pas ce retour ... je ne veux pas vous imposer
ma présence.
Jacques ne regarda plus le joli visage, il avait
espéré un mot de tendresse, un mot de regret, et sa
dernière phrase lui semblait une phrase de coquette.
Il était un peu injuste et ne pensait pas que la jeune
femme, très émue , parlait sans réfléchir.
- Les enfants désirent ce retour, fit-il en se
levant, nous, nous ne devons penser qu'à eux.
Colette espérait une tout autre réponse; décrue,
elle se leva et comme les deux époux ne savaient
plus que se dire, puisque la question importante
était réglée, elle demanda avec un sourire de femme
du monde:
- Voulez-vous, pour passer le temps, faire l'inévitable tour du propriétaire. Il est joli et vaut la peine
d'être fait.
Jacques acquiesça d'un signe de tête et les deux
époux, quittant les sapins, se dirigi.:rent vers les
bois.
Là, les branches épaisses rendaient les chemins
sombres, quelques petits rayons de soleil passaient
à travers la futaie et faisaient sur l'herbe ou sur la
mousse des taches claires ct Aaies.
La forêt, les bois, quand il 'rait beau, sont entourés
d'une atmosphère pure, saine, heureuse. Jacques et
Colette s'en aperçurent ct, comme le chemin qu'ils
suivaient était étroit, ils se rapprochèrent l'un de
l'autre. Et, malgré lui, les ywx ùe Jacques se tournèrent vers Colette, et il admira le fin prof1l de la
jeune femme. Elle était toujours jolie, même plus
jolie qu'autrefois, mais sa beaut6 était tlirféro.;nte; les
lèvres n'avaient plus ce sourire orgueilleux qui leur
allait si bien. Ils marchèrent longtemps sans parler,
mais ce silence les rapprochait plus que n'impurte
�LE MAUVAIS AMOUR
quelle parole. Ils écoutaient la chanson des bois, les
appels des oiseaux, les cris des insectes et le bourdonnement grave des abeilles, qui butinaient sur
toutes les fleurs. Ils se laissaient griser par la brise
douce et parfumée, ils étaient jeunes, ils devenaient
bons, et sans savoir quelle main chercha l'autre,
leurs doigts se joignirent e t restèrent unis. Et ils
continuèrent leur promenade, n'osant encore parler,
ayant peur de l'importance des mots, ayant peur de
faire fuir ce sentiment divin qui les accompagnait et
qui leur faisait trouver les bois du Vieux-Moulin si
beaux 1
L'amour était là, il renaissait chez Jacques plus
fort qu'autrefois; depuis plusieurs mois, il s'était
glissé dans le cœur de Colette, et aujourd'hui il se
révélait maître absolu. La jeune femme se sentait
prête à dire les paroles de repentir que son mari
avait le droit d'exiger.
Au haut d'une allée que Jacques avait prise sans
savoir où elle allait, ils trouvèrent l'étang, et Colette
voulut s'arrêter.
- Asseyons-nous, dit-elle d'une voix qui tremblait, je suis lasse ...
Un arbre tombé était un banc solide, ils se mirent
tout près l'un de l'autre ... puis le bras de Jacques
entoura la taille de Colettc et la jeune femme appuya
sa tête sur l'épaule de son mari. ,
- Vous m'aimcz encore, Jacques? murmurat-elle.
Et lui, bien vite, répondit:
- Je vous aime toujours.
Craintive, elle demanda:
- Vous n'aurez plus jamais vos yeux sévères,
vous me sourirez comme autrefois?
- Je vous aimerai davantage ...
- Moi, fit-elle en J16sitant, je V(Jus promets ...
Simone ...
- Ne promettez rien ... j'ai de;i~é
q.uc maintenant
vous aviez pour ma fille un peu d aflectlOn.
Et en rougissant beaucoup, Colette dit très bas,
a vec ferveur:
- Je l'adore ... parce que ... parce que ...
- Achevez, dit Jacques en se penchant vers le
joli visage.
- Parce qu'cHe est votre filk, avoua Colette et
'
ct que son papa m'cst devenu très chcr.
Un baiser long ct tcndre fut la récompense de cct
aveu. Alors Colette, très aimante, désira s'humilier,
ellc ajouta:
�LE MAUVAIS AMOUR
Jacques, il faut pardonner, il faut oublier que
vous aviez épousé une enfant gâtée qui ne savait
obéir qU'à ses caprices .
-. J'ai pardonné, j'ai oublié ... ne parlons plus de
cela; pensons au bonheur qui nous attend j Colelle,
maintenant nous allons être très heureux.
La jeune femme releva la tête, et, avec une énergie
qui fit sourire son mari, elle s'écna :
- Oui, je crois que l'avenir sera beau .. . mais,
Jacques, il faut que nous ayons beaucoup d'enfants.
Une fille unique est toujours mal élevée,- et, rieuse,
elle ajouta: - Colette Darny en fut un exemple que
personne ne doit suivre .
- Et Loute ? dit Jacques en riant.
Colette devint grave.
- Ne touchez plus à Loute, Loute épouse par
amour un homme sans fortune, et elle s'expatrie avec
lui, Loute est la plus grande de nous toutes.
Ensemble, ils quittèrent l'arbre où ils s'étalent
reposés, s'approchèrent de l'étang ct regardèrent le
peuplier aux feuilles d'argent que la moindre brise
agitait. L'heure s'avançait, le ciel devenait rose,
blond, (:blouissant comme une aurore de pnntemps.
Dien serrés l'un contre l'autre, Jacques ct Colette
regardèrent ce soleil couchant et doucement ils se
diriBèrent du côté du chateau. Illeul" semblait qu'ils
all::l1ent vers une vie radieuse, l'avenir était clair, ils
marchaient avec des rêves et des espoirs; une allégresse inattendue ct si belle qu'ils en étaient étourdis, pénétrait leurs cœurs et leurs âmes, leur amour
se spiritualisait, ils étaient prêts l'un pour l'autre à
se dévouer jusqu'à la mort. Avant d'cntrer dans la
maison, Jacques ct Colette se retournèrent pour
regarder une fois encore les bois que l'automne teintall de tous les ors, ces bois dont ils avaient écouté
la chanson. Chanson adorable et tcndrc, chanson
Jure qUI avait ouvert leurs cœurs à toules les joies
1umaines, chanson qu'ils voulaient ne jamais ou blier.
I
FIN
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et le conscll ler
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des jeuncs filles
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" Elégance " et (( E conol1u.c "
est
telle est sa devise.
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Le mauvais amour
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Trilby, T. (1875-1962)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 50
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_50_C92571_1109745
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44757/BCU_Bastaire_Stella_50_C92571_1109745.jpg