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Edlton~
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Petit Echo de 1...
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7. Ru" Lem 19'
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les Seigles
Adapté de l'anglais
par
A. CHEVALIER
EditiOlt du {( Petit ÉcllO J la Mode"
P. Orsoni, Directeur
��A Travers
les Seigles
LES SEMENCES
1
,
Une petite eIoche aigre résonne. C'est la volx du
clocher de Silverbridze, appelant les fiddes à la
maison de Dieu. TOUS sommes si pri.: du cimetière
que, de nos fenêtres, nous pouvons lancer ur. caillou
jusqu'à la grille qui entoure Je monument de nos
ancêtres, prl:s desquels nous reposerons un jour,
s'il y a assez de place, car nous somme bien nombreux 1
Abandonnant la salle d'étude , sans prendre la
nos livres, nous nous pr':cipiton
peine de r~nge
dans les grands corridors et les innombrables escaliers. Le manoir a dû être construit dans le but de
casser le cou et les jambes de ses habitants. Si,
~ràce
à une longue accoutumance, nous nous en
tirons sans encombre, il n'en est pas de mëme des
nouveaux domestiques, qui ne manquent jamais
d'explorer, la tête la premll:re, le sni inconnu. No
chambre larges et ba ses de plafond se commandent d'une façon gênante. Elles ont des fenêtre à
treillages, le long desquels les rose nous saluent
naiment, pas:ant au travers leur' corol1es de toute
nuance, mais de' perce-nrciJJes en profilent au 'j
pour ~e
promener hardiment parmi le~
impIe.
objet " qui garni sent nos tables tle toilette.
Ce derniL're
ont, du re "te, primitive. ; nùus
n'avons ni poudre, ni co mélique, aucun moyen
d'embellir la beaulu, ra" d'autres l'es ourc~s
que Je
nOU8 regarder au miroir, Jaid!.s ou belles, telles qU!
�·6
A l'RA VERS LES
SEIGL~
Dieu nous a faites. Le miroir d'Alice lui renvoie une
i"racieuse image; en face de lui, eHe attache les
rubans bruns de ce chapeau de quakeresse, absolument de la nuance des belles boucles abondantes
i.'t soyeuses qu'il abrite. Je voudrais que vous la
vissiez ainsi, avec cette fraIcheur d'églantine, cette
Oeur de santé dans ses yeux bleus, ce front bas et
blanc, ce COll, ce menton et cette bouche délicate
qui ont la beauté sévi::re d'une Vénus de marbre.
Xous sommes très fiers de notre alnée, notre sœur
de seize ans. On dit qu'en général nous sommes une
I"amille présentable; mais pas un de nous n'approche
d'Alice. Milly, le numéro deux, est belle à sa façon,
d'un modèle carré, robuste, vigoureux, avec de
beaux yeux bleu sombre et unI.! épaisse crinière
blonde héri::.s6e. S'il y a une chose pour laquelle
nous devons de la reconnaissance à notre père, ce
sont ces yeux bleus dont il a dot0 toute sa famille.
En comptant les siens et ceux cie maman, cela en
rait doule pain::s entre nous; d par « bleu" je n'entends pas ce mélange d'ardoise, Je gris et de vert
qu'on décore souvent de ce nom, mais une couleur
aussi vive et pure que la teinte d'une fleur, depuis
le bleu nalf des myosotis ju;;qu'au bleu pourpré du
cœur des violettes. Nous sommes onze garçons et
Glles et j'ai dit douze paires d'yeux; il faut donc une
générale, ce sont les miens .
exception à la r~gle
.\Ies yeux ont été verts depuis le jour de ma nais::.ance, et seront verts jusqu'à ma mort. Maman les
prétend gris; mais quand il s'agit de son physique,
il est plus sûr de croire ses ennemis que ses
amis.
- " Le gouverneur. brosse son chapeau! s'écrie
.Jack, se précipitant dans nos chambres, déjà corn~
tcment coiffé et ganté. Nous le suivons à la hâte.
sont rassemblés maman, Dolly, Alan,
Dans la ~ale
- tous ceux des ~ petits '1 d'age à aller à l'église d papa. Il a son chapo.:au; mais, comme il boule.verse un tiroir pour trouver ses gants, il ne remarque
pas notre arrivée tardive.
Enfin il sc met en marche, maman à côté de lui et
nous nous rangeons dcrrii::re, deux paL' deux, en
proces"ion, pour traverser la pelouse, franchir la
baril:ft~
qui ouvre clans le « Champ de Dieu ",
passer auprès de la double cfngie cie nos ancêtres,
JeolTroy et Joan, qui reposent sur leur tombe, les
rieds droits, les mains l'une contre l'autre. Si les
effigies sont ressemblantes, j'imagine que Jeoffroy a
dû . Ire un bonhomme entêté ct assez désagréable,
tanc!i,> que la pauvre Joan était douce, bonoe ct
lr~ ' s dominée par son seigneur.
�A TRAVERS LES SEIGLES
7
' ''·M; Skipwo rth, notre pasteur , est à sa place,
et le· service comme nce. Papa répond aussi haut que
lé ·clerc, et tous, jusqu'a u plus petit, nous l'imiton s
docilem ent. Mais voici que nous nous établiss ons
le dos contre le banc, les pieds solidem ent plantés
sur nos taboure ts respect ifs, ouvrant nos cœurs et
nos oreilles aux consola tions spiritue lles que va
hous distribu er M. Skipwo rth.
Papa se retourn e et s'accou de au coin du banc,
pour nous avoir tous sous les yeux. Le sermon
s'entam e, et quoiqu e nous prêtion s une profond e
Attention aux paroles de notre pasteur , nous ne
pouvon s en SUIvre le sens, ni même leur en découvrir aucun. Lorqu'u n prédica teur choisit un texte.
c'est pour l'expliq uer; M. Sldpwo rth n'en fait rien;
il tourne autour, se promèn e, le renvoie, le rappell e;
mais jamais il n'en prend l'explic ation corps à
corps, pour la faire pénétre r en vos esprits. Dans
ses phrases décous ues il prononCe le nom de Mathusalem, et je me mets à songer à ce vi eil ancêtre , lui
dClt être Sl fatigué de la vie avant que Dieu lui permit él'en dépose r le fardeau ; Je me demand e à quel
âge on comme nça de le trouver sorti de l'enfanc e,
et si son père le battait encore à cent ans.
Je n'ai pas achevé mes calculs, lorsque
M. Skipwo rtti termine son discour s. Nous sortons .
Nous repreno ns l'étroi~
sentier, bordé de ces tertres
de fl'aiche verdure qUi recouvr ent autant de tombeaux, puis notre jardin, si frais à l'ombre de ses
hêtres sombre s, un vieil enclos irrégulier, tout plein
de détOurs qui nous sont chets, car lis nous ont
souvent permis d'esqui ver le If gouvern eur _, avec
un SuCCus surpren ant. A gauche , le potager , vaste,
bien fourni, gardé avoc soin, dont la seule vue nous
fait venir l'eau à la bouche , paradis fermé pour
nous par un mur avare et détesté , trop élevé pour
l'escalade, trop dangere ux à sauter. Pour le franchir, nous avons success ivemen t ri qué nos exishmcùs; plus d'une bosse, d'une Cui~anle
meUrll'ii'sure, eSl là pour l'atteste r, et le carré de pomme s
de terre, que nous cho!S[SSOI1S de préfére nce · au
carré de groseillier pour nous y laisser choir avèc
l'Illusion que la chute y est moins rude, pourrai t
t'aconLer plu d'une sc/'ne de honte et de désa~trc.
POUl" lé momen t, nous ne songeo ns pas à de semblables équipée s; nous marcl1oo1l d r u:>; par deu." à
la suite de papa, ôcoulan t sèS anathèm es contre le
Jardidie r Dortey qui a laissé deux branche s s~che
è ·un caillou déshon orer le velours de la pelouse .
,\ va·n t que nOus soyons arrivés à 1a maison , Dorley
a ~té.
en paroles . congl!dié sans certitlc at, a passé
�A TRAVERS LES SEIGLES
de chez; nous à l'asile des pauvres, de là en prison,
de la ~rion
à la potence.
- ~ous
nous amuserons aujourd'hui, dit . Alice,
en montant l'escalier. Mme Skipworth dîne ici:
elle avait sa robe rouge à l'église.
.
II
Nous ne sommes peut-être pas une famille extraordinaire, et nous sommes peut-être une belle famille
(sauf exception), mais je défie qu'on nous accuse
d'être une famille sQciable. Nous ne tenons à personne, et personne ne tient à nous. Si nous avons
jamais eu des amis, ce dont je doute très fort, ils !>ont
partis pour la terre étrangère, ils sont fondus comme
neige ou sont morts d'inanition jadis, et comm<!
nous n'aV'lllS pas un parent, ni oncles, ni tantes, ni
cousin~,
nous ne voyons âme gui vive . La vérité l' st
que papa se brouille par princJpe avec tous les gen $
qu'il connait, et qu'ayant épuisé la liste de ses relations, JI est, je crois, sincèrement fàché de ni'avoir
rlus personne à qui faire une impolitesse. Une fois
par an, à peu près, quelque voisine particulièrement
pacitique, qui aime maman et tient à savoir ce
qu'elle de\'i<!nt, franchit nos portes hospitalières et,
pé'nétrée de crainte et de terreur, tire le cordon
moisi d'ulle sonnette, rouillée faute d'usage. Le son
inaccoutumé de cette cloche répand dans nos àmc~
une consternation pareille à celle de la trompette du
jugcment; nous nous assemblons pour voir ce qui
va arriver; des portes s'ouvrent, des tètes s'allongent, le valet Je chambre court çà et là pour s'assu rer de l'endroit où se trouve «monsieur », de peur
d'attirer sur sa tête un congé immédiat, s'il introduit
l'audacieuse visiteuse en sa terrible présence. Dans le
lointain, on aperçoit papa enfoncer avec fureur son
chapeau sur sa tête, et se précipiter hors de la maison rar une porte de Jcrrièl'e, remplissant les airs
c1'e~laf!tion
peu hienveillantes .. Inutile de dire
qu'li hait les VISites encore plus qU'JI ne déteste ses
amis, de celle violente aversion que vous ne trouverCl nulle part que dans lc sein d'un Anglais bien
né, hi en ..::levé, qui n'a aucune raison de rougir dt:
sa nJJ.is(ln et de sa famille, ct qui n'a rien fait dont il
ait lieu d'être honl·~ux.
Pendant ce tl!mps, la cause
du tumulte <!c:mcurc sur le seuil, cl finit par ètrc
admi~l!
cOl1m.~
un être uangercux soupçonné dt!
sortir d'un hèpital de typhiques ou d'avoir d~s
intentions crimmcJl<!s sur l'arpenterie.
Une fois lous 1 s trois 01015. les Skipworth sont
/
�A TRAVERS LES 'SEIGLES
t
9
invités à diner, et là se bornent nos réception s. Nul
autre étranger ne mange notre sel de jam ier à
décembre. Je ne puis 'pas m'expliquer comment
papa ne s'est pas encore querellé avec le r(\'0rend
M. Skipworth; il a bien fait tout son possible rour
cela, mais celui-ci est une de ces bonnes âmes lilcapables de se brouiller avec les dispensateurs de
certains avantages substantiels. Je le vois en ce
moment: un gros homme fait comme une poire, et
dont le corps semble avoir avalé. les 'jambes.
Papa cause avec Mme Skipworth. Le grand soleil
de juin ruisselle sur sa robe rouge et sa bonne
iigure plus rouge encore. Pauvrè femme! elle louche
atrocement! Nous nous sommes bien des fois perJus en conjectures pour savoir si elle voyait de
chaque œil un objet différent. Si laide soit-elle, elle
nous semble quelque chose d'unique et de curieux,
car elle n'a pas d'enfants. Cependant la médaille a
~on
revers: ni elle ni son mari ne sont heureux de
leur maison vide, et je l'ai vue regarder notre bande
avec une envie aml:re. 11 y a, j'en suis sûr, un regret
douloureux dans ce pauvre cœur de femme, sou sa
robe de superbe satin, qu'elle ne posséderait pas si
de petits pieds galopaient autour d'elle, si de petite;;
voix lui demandaient du lait, du pain et du beurre.
Quelle jouissance de savoir qu'aujourd'hui nou~
ne serons pas obligés de causer à table 1 De toue~
les tâches pénibles que ' papa nous impose, celle-là
est la pire. Tout petits, on nous ordonnait de nous
taire et de ne jamais ouvrir nos lèvres ell a présence. Nous n'allions jamais lui pOiter aucune de
nos joies ou de nos peines enfantines; il Ile s'o\.:cupait pas de nous; ct nous, qui l'aurion:; aimé s'il
l'avait permis, nous avions fiIll par n'éprouver à SOIl
égard d'autre sentiment que la peur. Maintenanl ·
que nous grandissons, nous n'avons plus aussi peur
de lui; maIs l'anci enne contrainte subsiste, ct quand
il nous ordonne de parler, la source est tarie. Plu
~
nous faisons d'errnrts, moindre est le résultat! et
c'est le probli.:me journalier de nos existences dl:
trouver quelque chost: à dire, ou de tomber sur
un sujet inoJl'ensif qui nous fournis e quelque"
remarques inédites. Nous n'avons pas peur de lui j
mais, rait humiliant à avouer: si, derrii.:re lui, nou s
sulllmes hardis comme des lions, nous devno~t
en ~a présence, ùoux comme des agneaux, et no"
voix s'obstinent à ne pas sortir de nos gosiers.
Quand nos vies en dépendraient, il nous serait impossible de pousser à son oreille un de ces hourras
qui partent cent fois par jour s'il est à botlne dista~.
�10
A TRAVERS LES SEIGLES
Le maître d'hOtel et le valet se précipitent, exécutant des glissades qui font notre admiration 1 Malheur à eux, si, dans leur hate servile, il leur arrive
de heurter un plat contre l'autre, de ne pas être au
coude d~
papa, présentant sauce ou légumes. au
moment pr~cis
ou il en a besoin. Pour les plats,
si, d::s que l'un disparalt, l'autre n'apparalt pas, sa
physionomie exprime une indignation et un mépris
qu'on chercheraIt en vain à imIter; des regards, du
reste, il passe vite à l'action, et un couvercle devient
entre ses mains un projectile qui sera, à volonté,
lanc~
par la fenêtre ou dans les mollets de James.
Aujourd'hui, à vrai dire, les choses se passent
plus paisiblement, et si M. Skipworth re~oit
par
hasard quelque coup d'œil foudroyant destiné au
domestique, qu'importe 1 Il Y est accoutumé.
III
Aujourd'hui, le déjeuner est fini, la récapitulation
de nos mC:faits, dont papa terrifie quotidiennement
nos oreilles depuis l'amen des prières jusqu'à la
dernière aoutte de café, est finie également. Elle a
été terribTe, mais, en fulminant contre nous, il nous
a dispensés du supplice de la conversation, et nous
sommes des pécheurs si endurcis que nous préférons encore ce déjeuner aux autres repas. Maintenant il est dans le vestibule, il brosse son chapeau;
ce bruit l6ger fait passer en nous un frisson de
délices, nous en savons la signification, quoique
nous l'entendions trop rarement. Le trot d'un cheval
retentit dans l'allée des écuries; c'est le dog-cart qui
va l'emmener à la gare. Simpkins apporte son sac ;
le vieux domestique est aussI content que nous des
vacances qu'il va avoir. Nous passons dans le vestibule pour embrasser le « gouverneur» à tour de
rOle; il scrute nos physionomies afin d'y découvrir
une; joie inconvenantc; mais elles sont muettes et
impassibles; tel est l'affreux degré d'hypocrisie
auquel nous avons déjà habitué nos visages roses et
innocents. Le voilà dans lc dog-cart, il va partir; il
jette un coup d'œil soupçonneux à notre groupe, il
est parti, il tourne le coin de l'avenue. Pourtant le
silence ri.'gne toujours; mais quand le bruit des
roues meurt dans le lointain, la joie qui bouillonnait
en nous s'épanche en exclamations, rires, bonds,
danses, cris d'allégresse 1 Lorsque le bruit s'est un
peu calmé:
- 1\les enfants, fait maman, j'ai quelque chose
à vous dire.
�A TRAVERS LES SEIGLES
Il
- Cc:Ja ne sc gardera pas, mère chérie, pour un
autre jour où nous serons moins contents? dit Alict.:.
Nous avons si peu de plaisirs, ne vaut-il pas mieux
n'en avoir qu'un à la fois?
- Cela se gardera, répond maman souriant, mais
je veux vous le dire aUJourd'hui. Nous allons faire
un voyage.
Un voyage 1 Nous connaissons fort bien le sens de
ce mot appliqué au " gouverneur li, mais, par rapport à nous, 11 prend une saveur étrange, maccoutumée, un parfum romanesque qui fait rêver de
terres lointaines, de cités splendides, de plaisirs
mystérieux et inconnus. Pas un seul de nous,
excepté Jack, n'a quitté le logis de sa vie.
- Où cela, maman?
Cette question n'arrive qu'après une pause. Il
nous a fallu quelque temps pour nous familiariser
avec la seule Idée du départ.
- A la mer.
La réponse nous coupe une seconde fois la
parole.
N'avons-nous pas langui après la vue de la mer?
Ne nous sommes-nous pas éclaboussés de la tête
aux pieds en tâchant de faire des vagues dans nos
mares, avec un bâton?
- Quand cela, maman? quand?
- Au commencement de la semaine prochaine,
votre père a entendu parler d'une maison qui pourrait nous convenir.
Sitôt J Nous ne respirons plus. Je demande timidement:
- Viendra-t-il avec nous?
- Pas d'ici une quinzaine.
Nous poussons un grand soupir de satisfaction.
- Quelles excursions nous allons faire 1 dit Alice,
quelles courses à âne 1 Et les crevettes 1 Et la paix!
~lus
de promenades réglementaires J Plus de punitions!
-:- Personne pour nous appeler imbéciles 1 Nous
oblIgt:r à causer! Nous envoyer coucher 1
- Venez, Dolly, fait le solennel Alan, je vais commencer mes emballages.
Jack et moi, nous allons au jardin et nous discutons nos plans. Quelles bites emmener? Lesquelles
laisser? Le perroquet viendra, cela va sans dire, et
les serins, et Poivre, le chien sans queue. Ces stup0flantes nouvelles nous ont sans doute fait sortir de
la tête les nombreux mau vais tours que nous avions
projetés, car la matinée se passe sans que nous
n'ayoos rien fait de mal, et nous nous contentons
dt DOUI promener, de rirt, dt CIUltr, et d. nOU$
�12
A TRAVERS LES SEIGLES
étendre nonchalamment sur tous les sièges, non seulement de la salle d'études, mais de la maison,
comme si nous ne faisions que cela tous les jours.
Le « gouverneur D revient, un peu radouci. Pour
une fois, ses affaires ne paraissent pàs lui avoir
aigri l'humeur; d'une façon ou d'une autre, quelques
jours se passent, et le matin doré de notre départ
arrive enfin.
L'omnibus est à la porte. Il va nous conduire JUSqu'à destination j nous y soinmes entassés comme
des harengs, heureux comme des rois.
Chaque coin extérieur ou intérieur déborde; là,
où l'on n'a pu introduire une personne, on a placé
nn panier ou un paquet, et la mani:rc dont nous
parviendrons à en sortir reste myst' re. Nous y avons
subrepticement glissé nos propriétés personnelles;
sous mes jupons sont dissimulés les oiseaux et le
perroquet, qui, avec le bon sens d'un être humain,
ne souff1e mot, ne prof: re pas un seul juron. Les petits
étreignent vigoureusement des pelles et des seaux
de bois comme s'ils s'attendaient à trouver la mer
en route. Miss Amberley, notre institutrice, serre
ur son cœur cinq objets différents, paquets, sacs,
balte à chapeau; les babies poussent des gazouillements de satisfaction.
Sur la porte se tient le c gouverneur» auquel nous
·enons de dire adieu avec une amabilité et une
aisance qui l'étonnent, je crois, autant que nousmêmes.Pour une fois nos voix s'él:vent sans crainte
en sa présence; pour une fois nous l'embrassons de
bon cœur; ct moi, du moins, je sens que je l'aime.
Ent1n, la derni:re ombrelle oubliée cst mise dans la
voiture; la demi' re domestique grimpe lourdement
à sa place, sur l'impériale; le cocher fait claquer son
fouet; !'crins, perroquet, chien, s'unissent dans un
harmonieux concert, et nous partons, envoyant des
ignes de tête et de souriants adieux, au monsieur
dè petite taille qui reste seul sur le perron et nous
paralt tout à fait diminué ct malheureux, maintenant
qu'il n'es! plus le centre d'une douzaine de dociles
esclaves blancs.
- Nous voilà partis 1 dit Alice.
- Nous mourons de faim 1 soupirent Alan ct
Dolly, allongeant la tête vers un monstrueux panier
de provisions. Il est huit heures, nous avons déjeuné
à sept, et c'est un peu tôt partir, mais quand tout
le monde est si impatient de se mettre en route,
pl1urquoi un d(;lai inutile? Nous nou faisons l'clret
de p ' lcrins cn route vors une contr<.:c inconnue:
nous ne ~avons
l:iÎ cc qui est devant nous era ou
non agn:able; mais nou sommes certains que cela
�A TM VERS LES SEIGLES
différera de tout ce que nous avons connu dal1s nos
vies, et c'est assez. JacK ridi,::ulise nos transports et
prétend avoir déjà vu tout ce qui attire notre attention : gros mensonge, car je sais qu'il va au coUlgc
par le chemin de fer et dans la direction opposée,
tandis qu'un voyase en omnibijs ~st
tout différent et
beaucoup plus orIginal.
Nos yeux sont fort largement ouverts tout le long
du chemin, nous observons avec intérêt les changements du pays, à mesure qu'on approche de la côte.
Les gens heureux ont toujours de l'appétit; à dix
peures, nous réclamons à grands cris le panier; à
deux, nous mourons de faim et nous achevons les
restes j tJ. quatre, nous attaquons une corbeille de
poires qui, selon DOI'ley, devait nous durer une
semaine, et nous les mangeons jusqu'à la dernière.
r\'~ais,
vers la fin du voyage, nous sommes fa~igués
de ne pouvoir étendre nos membres; les voix se
taisent l'une apr2s l'autre, les babies pleurent,
nous ne ressemblons plus à la famille tapageuse,
bavarde, réjouie, qui s'embarquait, il y a quelques
heures.
Un cri nous tire de notre assoupissement: Il La
Il}er! '1 et nous bondissons pour apercevoir une
vaste étendue d'un bleu sombre, profond, sans
limite, qui nous fait vibrer d'émotion et nous
enchaîne 50\.15 l'empire d'un ravissement haletant et
d'ulle respectueuse terreur. Nos âmes semblent
s'envoler vers elle, qijoiquc nos corps n'aient pas
quitté la voiture 1 Bientôt (je ne sais comment
cela s'est fait) nous sommes debout sur le bord,
contemplant avec délices ses étincelantes magnificences j la premi2re secousse passée, nous étendons
les bras comme si nous voulions l'embrasser d'llne
seule étreinte. Quelle joie de se pencher pour tremfl el' les doigts dans cette eau salée au goût étrange!
Quelle joie de voir les vagues rouler doucement
l'une sur l'autre, sans effort ni hâte, COmme pour
louer, pou:-:'1ées par une force irrésistible, qui, nous
nous en apercevons vite, rend leurs légères ondula.
tions pUissantes comme le destin: jne~orabls
comme la morl. Nous ramassons des tralnées
d'herbes marines et quand nos mains en sont
pleines, nous le jetons pour d'autres; ces richessç .
1"iurabondantes nous rendent fous, chaqu~
pa o.ffre
;\ nos yeu.x quelque chose de nouveau, d'\nlmaglOé,
de mervcilleul\. Dan~
mon cœur pént:tre une sensation sourde, qui n'cst ni plaisir, ni satiété, mais un
regret passionné que mon âme ne soit pas plus
\'q~tc)
plus grande, plus capable de contenir ce Ilot
de delJces qui la balaie comme un torrent. Lorsque
�14
A TRAVERS LES SEIGLES
Amberley vient nous chercher, i1 semble qu'on me
tire d'un rêve, que j'entends de très loin ses excla·
mations sur l'état dans lequel nous sommes, quoique
je sache fort bien qu'il serait impossible de trouver,
dans toute l'Angeterre, une troupe de petits misérables plus sales, plu s trempés, plus boueux, sauf
Alice sur laquelle la boue et la poussière n'ont pas
de prise.
IV
Il est neuf heures, et je fais ma toilette pour la
nuit. En jetant un dernier regard à la fenêtre, avant
de sauter dans mon lit, mon attention est arrêtée
par l'aspect extraordinaire de la haie qui borde la
route. Elle semblerait garnie d'une rangée d'arbres
inégaux se balançant au vent, si, par cette nuit
calme, il y avait le moindre souffle d'air. Il commence
à faire sombre, et le jour incertain ne permet pas de
se prononcer sur ce phénomène. Cependant, J'arrive
à lia conclusion que ces objets mobiles sont des
chapeaux, de vrais chapeaux, qu'on peut raisonnablement soupçonner de reposer sur la tête d'êtres
humains. Des voleurs 1 cette idée me vient aussitôt,
et je descends àîa chambre de Jack qui donne d l.:
l'autre côté de la maison. Il n'est pas encore couché
et remonte avec moi; après aVOIr regardé l'ennemi
avec un certain intérêt, il renverse dédaigneusement
ma théorie par ces seules parol es .; « Des voleurs 1
petite niaise, les voleurs se cachent; ils ne sautent
pas comme des pantins ; d'ailleurs il y en
trop. »
La lumière se fait en moi. J'ai lu en cachette dClu
ou trois romans qui m'ont r évélé quelque chose dro4
inventions ridicuJes que l'amour inspire; de sort,
que je puis arriver à une conclusion tout à fait audessus de l'intelligence du pauvre Jack.
- Je sais 1 je sais 1 Ce sont des amoureux 1
- Des amoureux 1 répéta Jack, fort peu impressiunné et d'une voix pleine de dédain. Comme c'est
bien d'une fille, celte sotie idée-là 1 Pour qui vou s
figurez-vous qu'ils viendraient, mademoiselle? Pour
vous?
- Non, mais il y a Tabitha, vous savez, et l'ân esse
de Balaam. (Ce d erni er surnom a été donné par nou s,
il y a des année s déjà, à notre seconde bonne, dont
l'obstination est incurable.)
- La chose e t fort probable, n'est-ce pas? dit
Jack qui regarde toujours. Pourqui ne pas lai sser
s t pari à la cuisinière?
- C'est peut-être la grosse cuisinière; j'ai entendu ·
�A TRAVERS LES SEIGLES
James l'appeler vieille coqueUe, l'autre jour, et elle
~tai
si contente l
"
,.
- Je le crois, en efTet, que c'est la cuisinière 1 dit
Jack, 'ricanant. Non., il s'agit d'une personne qui est
dans"la salle d'études, car je viens de voir une de
ces brutes envoyer un salut dans cette direction, je
descends m'en assurer.
'
- Att endez-moi (
Je jt:. tI un manteau sur ma robe de nuit et, ainsi
équ;p ,jl! l'acccompagne dans l'escalier. Il n'y a
rien d'''xtra'' rdinaire dans la salle d'études; personne quiAlice et Milly dans leurs toilettes blanches, assises près de la fenêtre. Nous nous retirons et nous montons lentement l'escalier. A moitié
chemin, Jack s'arrête et me regarde:
- Ce n'est pas la cuisinière, ce n'est pas Tabitha,
ni l'ànesse de Balaam ... c'est Alice 1
Alice 1 j'ouvre de grands yeux.
- Etes-vous fou?
- Non, et c'est dégoûtant de penser que ces insolents ...
Le reste de sa phrase s'achève entre ses dents; il
est fort jeune, mais il a en lui le germe de cette
aversion innée chez tous les hommes les Anglai s
surtout, pères, frères ou maris, pour les êtrangers
qui se permettent de regarder d'un peu près, avec
admiration, les femmes qui leur appartiennent à un
litre quelconque.
'
- Cela fera une belle histoire quand papa viendra (
J'accompagne ma phrase d'un profond soupir.
- Ce sera bien fait, dit Jack qui disparalt dans
sa chambre.
Je vais me coucher le cœur gros, 'et résolue à
avertir amicalement ma jolie sœur dès demain matin.
Saisissant l'occasion, je passe mes bras autour de
son cou. Je lui dis:
- Si j'étais vous, 1'6 n'en aurais pas ... autant,
chéri.e; c~ seront.de bel es scènes qua~d
papa arrivera.
Ahce nt, rougit, et elle est sur le pOint de répondre,
lors.que maman sU,rvient, ce qui lui coupe la parole.
Ce lour-là, nous faisons une promenade à ànes, tous,
excepté Jack, trop fier pour cela. Alice a la meilleure monture, et elle s'y tient gracieusement, le
front ombragé par son large chapeau de paille sou:
letluel sa figure n'a pas de reOets jaunes comme 1<1
mienne; maman a insisté pour nou faire emmener
deux ou trois de peûts, gros et vigoureu , ~arçon
qui s'échelonnent apn:s Dolly en nl)mbr
~ Incalculable; aus si faison s-nous une belle cavalcad e, quand
nous partons avec let; gamin qui nous sel' 'en!
.:i'aniers. Malgré quelques mésaventures, la prome-
�lb
A TRAVERS LES SEIGLES
nad e dan s 'les . sent iers verd oya nts
et soli taire s est
d~liceus,
c'es t ~ con tre- cœu
le che min du logIS. Ma!08n ,no~s r que nou.s repr eno ns
accueIlle, en nou s
ann on« ant pou~.
demalO
vée de pap a. Nos
joyeux rire s se tais ent; noul sarn,
ghs son s. de nos mon ture s et nou s rent rons nou~
asseOIr po~r
nou s
rem ettre de cett e seco usse qUl nou
s prodUlt l'effet
d'un e dou che glat ee. Pe~dant
cett
avons oub lié que ces lour s heue quin zain e, nou~
devaient finir, et il nou s sem ble reux de libe rté
que nou s ne les
avons pas asse z rem plis . Le
tem ps s'en fuit : déjà la
nuit est pass ée, la mat inée s'éc
oule et nou s ente ndon s dan s le lointain le galop des
chevaux qui amènen t le « gou vern eur •.
Nous som mes rangés dan s la salle
d'ét ude s, bros "és, frot tés, l'air s()lennel, pas l'om
bre d'un souri~.
Il est dan s le vestibule, il e~bras
mam an; le
voilà devant nou s. Pen dan t qU'Il
nou s pass e en revue de la têtenou s fait 'défiler, il
nouS t:ch app ons sans enc omb re à aux pied s; mais
cett e msp ecti on ...
touS, sa~f
la derni~,
Alice!
Je devtne ce qUi va s~· pas
ser en voyant un œil
"évt!re s'ar rête r sur la tOIlette de
notr e alné e. Le fait
~st
'lu' Alice, dep uis notr e
ur à Péri win kle, suit
de fort prt!s la mode. Pap a,séjo
qui
ven ir des cha rme s de sa mèr e et a conservé le soude sa gran d'm ère,
ne peu t souffrir cela , et cha que fois
d'él égan ce de sa fille dép asse nt que les velléités
fort mod este s, il Y a une scèn e effrcert aine s limi tes
ayante et la mai~on
trem ble jusq ue dan s ses fond eme
nts. Alice sait
parf aite men t ce q~i
lui est
mais la nouveaute et la surep~ris. xcItatIOsou s ce rapo~t,
k\1Ce, à Péri win kle, lui ont fait oubn de notr e eXIl;l'ate rnel s, et elle com para it aujo lier les pr~jugés
de do.sobéissance. Evid emm enturd' hui conV81OCUC
les adm irat eurs
J' ,\lic e lui ont tour né la tête 1...
_ Comme!"!t osez-vous:? dit p!lpa,
la rega rdan t de
la tète aux pIeds. Al~ez
Imm
tement dan s votre
cha mbr e et ne repa raIs sez pasédIa
au feu ces ridi cule s falbalas 1 devant moi ou je jette
.\lic e, sc sauve, renv ersa nt une pile
de livres. Elle
ne le faIt pas expr~s,
no~re
pauvre Alic e; mais le
.. gou vern eur, . croIt Y' VOIr une
ct se préc ipit e à l,a suit e. Heu reusinte ntio n cou pab le
àgée p0l!r recevoIr des soufflets, eteme nt elle est trop
il revient bien tôt
nou s faIre ente ndre pen dan t
dem i-he ure des
mal édic tion s con tre ,\lic c, conune
con tre maman et surt out con tretre mis s Am bcrl ey,
le fatal dest in qui
l'a rend u rère J'un e telle fille.
:\[a i', cc n'cs t qu'u n déb ut. Tout
va de tra': crs. Le
• gOll \'crn ur .. est mal
disp osé, I\\ic c inqu il!\c , Cfa-
�A TRAVERS LES SEIGLES
17
moillie par instants, puis blême. Le désastre prévu
ne' se fait pas attendre. Avant qu'on annon'ce le
diner, le « gouverneur li est à la fent:tre, tout prêt à
se quereller avec quelqu'un, depuis le merle qui
cbante là-bas jusqu'au boulanger quj apporte le
pain lorsque passe lentement un élégant dog-cart,
conduit par deux beaux étudiants d'Oxford, qui ont
l'aplomb de chercher il toutes les fenêtres' s'ils
'n'apercevraient pas le frais visage d'Alice.
Papa se retourne, noir de rage, car il a 'aussitôt
,co,mpris.
.
- Disparaissez, mademoiselle, crie:t-il à Alice.
Voilà comment vous surveillez ma fille ? ..
Et il foudroie miss Amherley du regard.
Pauvre Alice! Pauvre Amberley 1 Pauvre mère
surtout 1 Nous avons une nouvelle scène et des plus
est proviolentes au bout de laquelle le d~cret
noncé : Alil:c ira sur-le-champ en pension. Une
en
main plus ferme que celle d'.\mberley ~cra:;
germes ces vicieux penchants. Papa est hommt!
a'action; avec une promptitude incroyable, il choisit
la pension se lon son cœur. Tous les préliminaires
!>ont réglés; le jour du départ fixé; nous n'avons
plus 'l.u'à pleurer sur notre charmante sœur. Tant
de mOIs vont s'écouler sans que nous revoyions son
doux visage.
v
Il Y a un an, que, de ma fenêtre, je regardais Ic~
admirateurs d'.\lice. Elle a qujt.~
d(:finitlvcmcut la
relJsion. Pendant son séjour, elle a été le souci de
!>cs maitn;SbC::i, la rcine d.c ses comragncs, le ravÎ:;.~emnt
de ~cs
l'rofesseurs eS de tous les yeux masculins qui l'ont aperçue dans sa retraite. Elle nou>
t.;st rt!\'cnu\: plus Jotie, plus coquette, plus ensorcelante que jamais. Nous sommes à Saint-Swithins,
autre bain de mer où papa, n'ayant pas gardé un
tendre souvenir ch; Périwinkle, nous a amenés pour
les vacances ct pour remettre la santé de maman
peu satisfaisan te depuis quelque temps. Saint-Swi:
thins est ~i loin de Silverbridge que la terrible réputalion du " gouverneur" ne s'est pas étendue jusquelà, et l~s
habitants nous font des visites sans la
moindre appréhension .
. Cha ' C p!us éto,n,nante, non <;culement, papa s'ab~
tll:nt d.,' cne,r: I( lout le .m~nde
est sortI », de façon
il .:c qu'on 1 entende, maIs Il permct de re1ldre 11;111',\'
rolitcsscs l.!. quoiqu'il ne sortc jami~
lui-roèm',
c\'a~lter
Il\\,;
0
les in\'itations ,: partlcs U', croquet,
clock 11:<1., cIe" clc. I\hcc accompagne mamatli
�18
A TMVERS LES SEIGLES
elle a, je trauve, bien; de la chance: ~oit
que papa
se sente fatigué ?e vivre comme DlOge~
dan,s ~on
\onneau, s?it qu Il découvre une sensation ne~va,
à
Se voi r traité comme le com~n
c\es mQ.rtel~,
Il y. a
ositv~meh
,u~e
rnét~mophse,
et c'e~t
vraiment
~()nsolat
de VOLr ce mlsant~rope
forcené redevenir
un simple gentleman anglais, ,d'hu~er
~oltire
et
peu sociable. Pas plus t~rd
qu ~Ier"
Je l'al vu échanger des poignées de mam e.t s éloigner côte à cote
/l.vec le vieu"," M. Te.mpest .qui possècle,. parait-!I, une
pro{'riété près d. e SI!verbndge; comme Il ne l'a Jamais
hapltée, de méO\r~
c\'homme, ,papa n'a pas eu
l'occasion de se brOUiller avec lu\. M. Tempest est
un malade qui pass? sa ~ie
~ co~ri
le monde pour
chercher la sante; c est amsi qU'Il est venu à SaintSwithins dont la Fac~lté
c\éclare l'air très salubre.
Il a un fils, grand, m!nce, bl<,Jnd, avec de bon~
et
francs yeux: bleus qUI pourral<'ut ~parteni
à npus
autres Adairs; .un ~on
g~rçon,
à ce qu'il semble,
mais ni Jack, ni mOI ne lUI avons pa/'I~.
Saint-wh.~
est un enuy~x
petit trou; néaDmoins, cette Jolie personne, miss Alice, dans toute
la gloire de ses dix-sept ans el de sa beauté 1'0 e
et blanche, rassemble bien vite, autour d'elle
une armé~
aussi nOI,nbreuse CJu'à ?ériwinJ<le:
Elle n'était alors qu une pensIOnnaire, maintenant elle est une grande personne; aussi n'avonsnous plus d'in,convenants assa\lts derrière les
baies ou de réglment,s à nous s~lvre
sur la grt:ve;
Il s'agit de choses séneuses ... OUI ....de mariage; si
nDUS n'y prenons garde, un de Qes Jours, positivement on nous enlèvr~
notre Alice. En tête d'un'",
d~mi04zane
d'adl?irateurs sans importance, ~w
trouve quelqu'un qUI la suit comme son ombre un~
ombre de .haute téli Ile au be~u
v,is~gc.
bronzé et' que
toutes les Jeunes fil~
de Salnt-~\Vhs
ont, en vain
essayé de s)ppropner ... L~ capl,t~e
Lov,elace a ses
iqées en faIt de beau~é,
et Jus~.a
Jourou, ses yeux
ont rencontré la frulc.hll, m,allcl.euse. et charmante
figure de notre alnée, Il ~c !1 ~st
lar;'~
senti expOS!!
à pdrdre son, ~œur;
maIs aUJourd ~UI
... une, deux,
trois ... le VOICI amoureux. fnu 1 AlIce le suit à distance respectueuse dan~
cette voie, fi y fi eu six O}J
sept rencontres en public, un tête-à-tête sur la plage
une rose donnée et re«uc,. d'nr~tc
paroles pro~
noncée , lj.ne dernande. qUI a r~çu.
~a,
ro.!pon6e; t.:t
I\Jice, avec UQe promplltude qUI lUI lall honneur fi
dteldé qu'~lJe
l'aime, qu'elle l'épousera, el que' i
papa ne VOIt. pas, les chose6 ou. Je mème jour, on
1e me; ttra à.la raU:iO nI
AiÎl 1donc, un beau matin que le • BOU erneur,_,
�A TRAVERS LES SEIGLES
t9
sans se douter de rien, examine en jurant, dans son
cabinet, le::> comptes de la semaine, on annonce le
capitaine Lovelace et celui-ci, avec une admirable
témérité, sollicite l'honneur de la main de miss
Alice Adair. Nous écoutons tous à la porte, Alice
au meilleur poste: le trou de la serrure; les autres
échelonnées derrière, préparés à l'émouvant spectacle que va offrir le hardI prétendant, sortant plus
vite qu'il n'est entré. Nous croyons entendre l'exclamation suffoquée de papa, qui, du milieu de ses
papiers en désordre, lève des regards stupéfaits
sur le jeune homme. En!în, il se remet et refuse
l'honneur demandé, d'une fa~on
nette el bri::ve qui
n'admet pas d'équivoque. MalS pour cette fois, il a
trouvé un adversaire de sa force.
Le capitaine Lovelace l't:coute jusqu'au bout, puis
observe tranquillement, qu'ayant obtenu la parole
de miss Adair, il se résignera à attendre du temps
l'accomplissement de ses désirs, et qu'il est sûr que,
si le colonel Adair lui refuse actuellement son consentement, il le lui donnera à une date peu éloignée.
Nouvelle exclamation de papa; mais je crois qu'un
d'::sagr6ablc souvenir du caracti::re indépendant de
sa fiÙe lui traverse l'esprit.
Tout en repou ssan t bien loin les espérances du
prétendant, sa seconde phrase est plus bruyante et
moin résolue que la première ct, miracle des
miracles 1 il ne met pas l'intru s à la porte. A.près
cela le dl~uge
! Nous ne serions pas t:!onnés de voir
le « gouverneur,. se jeter au cou du jeune homme,
arpe/er A lice, les arroser de larmes, el b'::nir leur
unJon.
Le capitaine reprend la parole. Il d (;marlde les
raison s de ce refus péremptoire. Peut-on trouver à
redire à sa fortune, à sa position, à sa r'::putatioo?
Le colonel Adair a-t-il d'autres vues pour sa fille?
Non, il n'en a aucune, et il ne sait rien au détriment
du capitaine; il est bien forcé d'en convenir, car il
n'a plus affaire à un enfant qu'on peut battre ou à
une femme contrc laquelle on peut tempêter; mai:>
à un homme qui veut ues raisons. Il n'est pas facile
de dire perpétuellement non, quand la question
exige une rt:pon se raisonnable. Papa, pressé do
donner es motifs, 11\.:11 trouve pas d'autres que de
Jire qu'Alice es t une enfant trop jeune pour songer
a Sl~ marier d'ici des anllGes ...
- On m'a dit que Mrs. l\dair n'L:tait pas plus
ag~e
lor,qut: \"ou~
l'a\"cz épou!>ée, mnnsieur! Sa j~u
nesse nc vou::> l'araissait pa s alors un ' objcclio 1·f
- Cc qu'a fait 1\\rs. Allair ne vous regard·; pas,
monsieur, dit papa farouche.
�20
A TRAVERS LES SEIGLES
Pas du tout, si ce n'est pour constituer un préoédent.
.
Une pause. Alioe nous fait une grimace expressive, nous avertissant que la physionomie du • gouverneur • est le contraire d'angélique. Le fait est
qu'il se trouve dans les cornes d'un dilemme. II a
déjà quelque expérience des nombnlllx admirateurs
de sa fille; il sait que si l'un ne l'épouse pas, ce
sera l'autre, et que s'i.l congédie ce Jeune homme,
cinquante autres sortiront de dessous terre et lui
feront la même désagréable question. Il sait aussi
que miss Alice tient de lui quant au caracthe, et
ql,l'il n'a pas grande chance de trouver en elle une
fille docile, qui laissera çhasser et maltraiter ses
prétendants, sans demander pourquoi. Brer, cette
fois, il se v~lt
cG!ltraint de r éfléchir au lieu d'agir.
La conversation aigre-douce !'e prolonge. A maintes
reprises, il nous .sembl~
que notre attente va être
réalisée et que le Visiteur Importun sera précipité au
milieu de notre bande lndiscrète, mais enfin ... oh 1
stupéfaction 1 l'amoureux triomphe et arrache au
" gouverneur. I?- pen.uission de taire sa cour à notre
sœur pendant SIX mOlS . AI1 bout de ce délai si nulle
tacbe n'a été découverte sur sa réputation' aucun
défaut dans sa personne, il pourra se co~sidare
cDmme le fiancé d'Alice pour une période indéfinie
~vec
une vagul; perspective de mariage à l'horizon:
Au fond c'est une ruse; papa se moque d'eux il
veut gagner du temp , et dès qu'ils demanr~t
quelque date positive, il renverra le capitaine Lovelace à ses affaires.
Nos physionomies expriment plus de stupéfactipn
que de ravissement; nou6 nous attendions si bien à
uoe scène tragique, que.,. La porte s'ouvre, et nou,
nous bGusculons pour nous enfuir, au moment où
sort le prétendant victorieux qui ~nlè,:e
Alice dans
ses bras comme un enfantl ensmte, Je ne sais ce
qui arrive, car nous n!"JUs sauvo~
à toutes jambes.
Pendant de longs Jours, la figure de papa esl
aussi sombre que la nuit; il urveillc Alice avec un
singulier . mt:lang~
~e
.dédain, d'iml?at~nce
et d"
fureur. S'il pOUVll1t n.:altser ses souhaits, II contraindrait toutes ses filles à sc J1étl'ir sur leurs tiges soli.
taires, ct quand dies seraient vieilles et aigi'ie par
leur célibat, il Ic:-: accuserait ironiquement d'avoir
~t':
incapables de trouver un mari.
Pour la première f.lis de ma vic, j'ai de fréquentes
ocçasions d'ob crVCf les air, les manières ct la
cQl'lvur.alioo dt; deu. jeunes cl beaux f1ancé5. Ces
,-,ccjJsions seraient moill nombreuses, ei. apr1.·~
avoir essayé patiemmenl et avoc impartialité de tout.
�A TRAVERS LES SEIGLES
21
ses fr;:res et sœurs pour chaperons, Alice n'avait fixé
son choix sur moi comme la plus alertc et celle qui
sait mieux fermer les yeux ct les oreilles.
Une bonne moitié de mon temps se passe dans le
boudoir, le jardin ou la serre, allongeant le cou à
tous les coins pour voir si le c gouverneur» n'apparalt pas.
Charles Lovelace est supposé faire deux ou trois
visites officielles par semaine, et rester dans le
salon, en face d'Alice, à caU Slr de la pluie et du
beau temps avec maman comme dl as.0n. En réalit6 il
vient ici deux fois par jour; mais Il n'est pas trop
fier pour refuser de s'esquiver d'une pi' ce dans
l'autre et, parfois même, se cacher dans un massit
ou dans un placard.
Une ou deux fois, il l'a échappé belle; il a fallu
une faveur toute spéciale du destin pour le sauver
d'une ignominieuse capture. Leurs deux têtes, brune
et blonde, font singuliLrement bien l'une prLs de
l'autre. Je crois que la beauté d'une femme ne SE:
montre jamais avec tant d'avantage qu'auprLs de
celle d'un homme. Ils ne se fatiguent pas de se
faire la cour, de leurs causeries à demi-voix, dont
un mot de temps en temps arrive à mes oreilles (ie
leur tourne scrupuleusement le dos), gracieux,
tendres enfantillages qui me font rire et me remuent
vaguement le cœùr. Si jamais j'ai un fiancé (et
pourquoi pas, pui que c'est un fait a '6r6 que toutes
les femme laides se marient avant les plus jolias r)
j'espLre que Dolly fera un au~si
bienveillant cha.
peron que moi.
Quand Charle fait ses visites officielles, 11
apporte avec lui un petit livre qu'il lit ùiligcmment
chaque fois que 1 apa apparalt dan s le ~alon.
La
contractioll sarcastique du nez et des l,-:vres du
, gouverneur lO, quand il prom :: ne ses regards de
l'un à l'autre, cst quelque chose de curieux. DL s
qu'il a le do tourné, nos deux fiancl:s partcnt dans le
dog-cart de Charle', auquel il attelle en tandem
deux poneys gri Q , tr;;!! vifs, ct l'cnsemble fait un
charmant t:qui/)age; tout hl monde est de cette opinion, cxceptl: Cg l.lcm(,iselles, vieille: et jeunes, de
la ville de Saint-Swithins, qui avaient jeté leur
dévolu sur le beau capitaine.
'1
Nou as igtons fi une fête d'enfants, Dolly ct moi;
Jacl' a ~t:
invitt.:, mais il e~t
au-des. us de CeS plaisirs-là. Malgré la chaleur et le soleil, nous avons
�22
A TRAVERS LES SEIGLES
joué :lune foule de jeux violents . Je ne suis plus
une petite fille, mais une grande, et il n'y a pas là
un seul garçon assez âgé ou de taille suftîsante pour
me battre à la course: courir et sauter étant deux
tal~ns
d'agrément que Jack m'a inculqués dans la
perft.:ction. Je ris aux éclats de l'air triste du dernier
adversaire qui a tenté de me poursuivre et qui vient
de s'allonger à terre au d~trimen
de son pantalon
blanc, lorsque notre hôtesse, Mrs. Floyd, arri\'e dans
le jardin ct, avec elle, notre connaissance aux cheveux
jnu nes, le jeune Tempest. Il n'est pas si jeune après
toul j il doit bien avoir vingt ans, et il a déjà la tournure carrée, les épaules larges d'un homme.
- Je me demande, dis-je en balançant le mouchoir qui sert dans notre jeu de signal de défi, s'il
pourrait m'attraper; nous allons voir 1
Je laic;~e
tout d'un coup tomber le mouchoir derrii:re lui et je pars lC:g<:re. Mais je n'ai pas fait une
Jouninc de m2tres qu'il me rejoint, et je suis prise,
~ans
qu'il m'ait même laissé la chance cl'échapper.
- Maintenant, mon gage, dit-il en se penchant
pour rn'embrasser.
Je réponds par un vigoureux soufflet, sous lequel
<'01 bonne figure joyeuse devient écarlate; pourtant
il ne bouge ni ne sc fâche; il me regarde avec des
,,('ux francs et rieurs, devant lesquels ma col2re
~ u bite fond comll1e la neige au soleil.
- ,J'espère que ... que Je ne vous ai pas fait mal?
.k ne voulais pas frapper si fort, mais vous n'auriez
pas dü être impoli, vous non plu~!
- Lily ne s'cst pas fâchée, fait-il avec un drôle
d~
sourire, quand je l'ai pri e tout à l'heure.
Lily \,;st une l'ctite fille, clk n'a que dix ans.
- Et \ous!
- Je suis tr<:s \'ieille, mais je ne vous dirai pas
mon âge.
- N'êtes-vous l'a" fatiguGe? Voulez-vOllS· vous
<l%eoir?
Je regarde: Le ct.:J'cle des jou~rs.
s'co t rtlll1pll; les
enfants se dlSpel'HLIlt dans le janI!n ; 1\lr . l'11J"d a
Jisparu.
.
- Je veux bien. On nous appellera bientôt pour
1<.: thé.
::"\OU5 nOLIs asseyons sous un hêtre ct nous nous
re!'tardofls.
- .le sai,; qui VOUt; êtes, \OllS êtes le jeune Tempes!.
- Et vous la petite miss Aclair.
- Comment le savez-vous?
- 1\1on pL·re cannait le vOtre, d'ailleurs je suis en
fu.:e de v<J1rc banc il l'église ... Est-ce votre frère alné
qui se met à cOté de vous?
�A TRAVERS LES SEIGLES
-:- Oui 1 dis-je avec fierté. C'est Jackt Il n'y a
personne comme lui!
- Est-il ici? demande le jeune homme, le cherchant du regard.
,- -Non, il n'a pas voulu venir. Il a quinzQ ans,
vous savez, il aime mieux les garçons. Il se conte~
tait de moi, auparavant, malS maintenant ..• (Une
larme glisse le long de ma joue, et je détourne la
tête. Il ya là un point infiniment douloureux .) C'est
une bien mauvaise chance, reprend s-je, me frottant
très fort le nez et les yeux, que je ne sois pas un
garqon. Lui et moi, nous aurions été toujours
ensemble, tandis 9ue ... c'est tri:s dur!
- Très dur, répde mon nouvel ami, qui a l'air de
compre:ndre tout à fait. Qui est cette jolie petite fille
là-bas, qui a l'air d'une rose rose?
- N'est-ce pas 1 c'est Dolly. Mes sœurs sont
toutes jolies, toutes, je suis la seule de la bande qui
ne soit pas présentable. Si vous voyez Alice ...
~
Je l'ai vue, elle est ravissante, mais vous êtes
tout aussi jolie que Dolly ... ou plus gentille encore.
Je me mets à rire.
- Oh 1 non, ce n'est pas la peine de vous croire
obligé à me dire ces choses-là, je suis habituée à être
laide. Ma bonne, pour me consoler, me rép:':te que
les vilains enfants sont les plus beaux quand ils
sont grands: mais je sais bien le contraire.
- Georges, dit Mrs. Floyd, qui descend. vers
nous à travers la pelouse, vous avez promls de
m'aider à servir le thé, venez-vous?
Apr~s
le thé, on commence à danser et Georges
Tempest vient à moi.
- Je ne sais pas, lui dis-je en confidence. Restons
tranquilles à regarder. Si cela ne vous fait rien, j'ai
quelque chose à vous demander. Est-ce que le vieux
Tempest est votre p~re?
- Oui, pourquoi?
- Vous ne IUl ressemblez pas. Il paralt si sec, si
brun; savez-vous, c'est tr~s
impoli, mais Jack et
moi nous l'avons surnommé la Momie.
Le jeune Tempest se met à rire, ce qui me rassure quant à l'inconvenance de ma révélation.
- Ne croyez-vous pas que, somme toute, les pères
sont une chose superflue et qu'on s'arrangerait
beaucoup mieux sans eux (
- Je ne sais pas, mais vous ne pensez sCirement
pas cela des mLres (
- Jamais! Dites-moi, est-cc que votre père vous
oblige à causer, est-cc qu'il exige que vous fassiez
des promenades au pas do course derrière lui, tous,
cxept~
votre m~ro
(
..
�A TRAVERS LES SEIGLES
, - JI.: n'ai pas de mère, fait-il tristement, pas de
frères, ni de sœurs . Non, il ne me force pas à ' me
promener, mais je lui sers de canne, je lui verse
ses H1fdecines, je suis son domestique, qui court le
monde avec lui, et n'apprends rien de bon.
- Apprendre 1 N'avez-vous pas de carrière?
Vous ne faites rien? Yous êtes pourtant assez
vieux 1
- ' Oui (une ombre voile son clair et gai visage).
Je devais entrer dans l'armée, mais, au derni'e r
moment, mon père a refusé de me laisser joindre
mon régiment. Il a dit que j'étais son fils unique,
qu'il ne pouvait vivre longtemps, de sorte que (un
soupir amer et bref lui échappe) je traine par le
monde sans avoir rien à faire. Si seulement la Pro\'iJence m'avait envoyé un ou deux de vos frères 1
- J'en ai six (fi.èrement), il y en a cinq aprù s
Dolly, mais je ne pourrais pas me passer d'un seul,
même pour vous le donner.
« L'ânesse de Balaam » nous réclame, Dolly ct
moi, el Georges Tempest prend de ses mains mon
petit manteau rouge et me l'attache i;jous le menton .
- Bonsoir, petit chaperon rouge. Quand vou s
reverrai-je?
- Nous nous retrouverons un de ces jours. SaintSwithins est très petit ; d'ailleurs, vous avez une
maison à Silverbridge, vous y viendrez certainement.
VII
Ma del'11ii.:re équipée, pour aller cueillir des mlll't.;s
~ix
h"ures du matin, avec Georges 'J'empes!,
Jev.:.nu un de nos grands camarade., celle ('quip6c
me coiltera cher. Non ~t,;ukmcn
t j'ai 6t0 condamnée
il une quinzaine d'empri"lonCIl1ent, mais il a été
décrétb qu'un m'enverrait en pen sion sans dOai.
J'ai tant pleur6 que mes )0U.- ::ion l secs ; je crois
que je Ile pourrai retrouver une seule larme, mênH:
quand je ht:ra i au milieu d'une ff)ule de üétia~rble
taquines, odieuses pensionnaires. 5i c'étaient de
~'art;ons,
cela me serai t égal! mai , n'a mir que ùes
tilles pOlir suci6tC pendant cinq mois, j'cn perdrai
1.2 tête. Tout le monde est ,;;orii cc soir; je n'ai pas
llne âme ù qui parler, rien que notre perroquet. Je
\\c p i mèmc aH! rendre utik cn iouam le chaperon.
Comme je \' i~
manquer à .t\.lice! Cette tOI.\chante pCJl!;~e
amène presque une larme dan"
me!> yeu.\:. Oui, je leur manquerai; pourtant, je le
craIn!!, 1)urs regrets seront purement égvlstes.
\>:1. ~v rcs 1 ncés \ ce sera n~
ù. NQeU Je ne œ'upliq\lo
;'l
�A TRAVERS LES SEIGLES
25
pqs comment la patience du " gouverneur 11 a duré
si'longtemps.
. . .
Je n'ai pas revu Georges depuis le jour fatal, quoIqu'il ait été ici deux ou trois fois. J'ai peine à lui
pardonner,d'avoir été témoin de ma Jisgrace, et aussi
que ce soit son père qui, nous ayant aperçues,
Dolly et moi, nous ait sans malice dénoncées à
papa. Personne n'a jamais eu moins de chance ~ lu 'e
moil Je sais si bien, il est vrai, quand je fais quelque chose de mal, et cependant, à honte, c'est
presque toujours le mal que je choisis. Peut-être
parèe que je me connais trop, moi, la plus gaie, la
plus bruyante de notre bande, j'ai des accès d'abattement profonds et amers. On dit que la faculté de
souffrir est égale à celle de jouir. Si jamais Dieu juge
à propos de m'envoyer une grande joie, j'en goùtefilÎ
la douceur dans toute son étendue; mais si un grand.
malheur tombe sur moi, j'en porterai le poids sans
altêl1ualion, sans pouvoir en faire passer une partie
sur d'autres épaules, ou sayoir le po l'leI' légi: rement ...
En promenant ma tri stesse le long du bosquet ,q ui
sépare notre jardin de la grand'roule, j'entends une
VOLX jeune et claire sifller une ballade connue j le
ton en est si gai qu'il me rend presque mon équilibre moral. J'espère qu'il ne va pas s'éloi~ner
tout
de ,suite, car je déteste tant êlre seule, saris gu'un'e
une
voix rompc le silence autour de moi. D'~PU1S
heure entii:re, je n'ai pas ap crçu Yisa~e
humain;
voir quelqu'un me tiendrait compagl1lcj aussi je
grimpe le talus pour jeter un coup d'œil par-dessus
fa haie. ,\1ème un marchand ambulanl, un Lubin
quelconque attendant sa promi se s.era plus agréable
à regarder que ces rangées d'arbres et cette verdure
ennuyeuse, J'allonge brusquement la tète et je me
trouve face à face avec Geor~s.
Pen lant une minute,
ie le regarde, muette, confondue; puis je làche la
hranche, je disparais, ct je m'en fUI S rapidement à
tra;ers le taillis. J'entends sa \'oi:-( qui m'appelle:
" Nell r Ndl! .. il m'a bientôt attrapée et se met au
travers de mon chemin.
- Vous ne voulez pas me parler, Nell '? demandet-il, tout essoufflé de sa course.
- Je ne peux pas rester, dis-je entre mes dents,
ct d6tournant ma figure ~carJt,
011 m'appelle,
- Personne ne vous appelle. Etes-vous fàchée
contre moi, NeH '?
- Fàchée 1 (et je lui permets de voir mon visage
qui, jc J'cspilrt:, a repns sa teinte Ilurmale), Pour-
quoi :;erai8-jc fach-5e?
- Revcnet un instant dans le bo:;~uet
rentre, ca.s enCllfC 1 \\ n'est q,ue l)e~\
vous ne
heures,
�26
A TRAVERS LES SEIGLES
J'hésite, j'ai honte quand jé le regarde i maiS; je
vais tant m'epnuyer toute seulè dans -la, miliso'n,
là-bas 1 Je fais 'volte-facè et je me mets' à marcher à
èôté de lui.
'
"
, 1. , _
- Savez-vous, me dit-n, que je vous ai cherchée
lous los jours pendAnt la derni0re quinzaine, et que
je n'ai pas pu arriver à vous rencontrer. .
- Pour la ' meilleure de toutes les raisons. Ne
saviet-vous pas que j'étais en pénitence?
~
Non. Quelle horreurl Qui donc avait fa)t cela (
- rI n'y a qu'une personne au monde qui ait le
pouvoir de nous rendre malheureux à plaisir, et
vOUs savez qui.
- Mais vOus n'étiez pas enfermép., car un jour
que j'étais ici avec Jadi, je suis sur de vous avoir
aperçue; je me suis 1nis à votre poursuite, vOus aviez
disparu. En revenant, j'ai demandé à Jack pourquoi vOus vouS étiez saUvée et pourquoi l'on ne vous
"oyait plug, et il m'a dit qu'il n'en savait rien.,
Je me mets à rire:
- Le bon garçon! Il n'a pas voulu trahir mon
secret. Ce n'est pas agréable, dites, quand on commence â être ,grande, d'être en pénitence et ~rison
J\ièrependant quinze jours.
- C'est monstrueuxl s'écrie Georges aveC éhêrgle.
Est- ce vrai, dites - moi, que voUS allez en pension '?
- Trop vrai 1 horriblement vrai 1C'est aujourd'hui
vendredi et je pars mercredi prochaÎll.
11 Ille semblait n;avoit plus de lannes, mals je ne
~a.i!;
comment il s'en est infiltré dans n'la voile. :En
me voyant dt!tourncr la tête, Georges . (.'II'end ma
main aveC une douçeur que Jnc~
nc mla jamaIs
témOignée, Qt la retient dans les 8icnn .5.
- .te voudrais que vous fussiez mon frère, fals 71e
entre deux sanglots, Naturellement, je n'aura s
jamais pu aimer un autre frt:re autan.t que .Jack
mais vous auriez été meilleur pour moi qu'il ne l'cst:
- Si j'avals eu une petite srcul' (Commo sa vnlx
e~t
cares~nt
1 comme Il est bon ct calme! il ne rel's l'oble à personne que ie connais:c 1 Se \1Ctll-il que
ce l;oit parce qu'il Il'a ni fr~cs
ni œurs '?) j1aural!l
voulu qU'cIle fùt tout à fail parc/Ile à vou: ct Je J'au-
rais aimée par-dessus loutef' choses; mais il est tr'op
fard pour pco&cr Il cela maintenant.
- Oui, il est tror lard. (Et ie dégage ma main p ur
e ci.\\ir une r \1\\\ t\'osei\\ à dM" dé n\lH\ o\.ld\.
C8f nl,)]~
finJI111lCS a 'si sl1l' l'herbe chaude' Cl Cill-
,c/n,te l'ur 1:: :;nI.' il.) Mai .J '""s ,. il ,'jet p·'iI ~ . H .
Il d,x êlns par CXL l1JplC!, VOlIS at/riel l'u uemander rl
votre pere de
~e
remarier. Les deml-frèl'e5 et dem\-
�A TRAVERS LES SEIGLES
'37
sœurs ne valent pas les vrais, pourtant; ils s'ent~
dent fort mal quelquefois.
- Nell, dit Georges, inclinant sa blonde tête pour
me regarder bien en face, m'aimez-vous?
- Oui, beaucoup.
La réplique arrive sans ht!sitation.
-- Après mère, Jack, Alice et Dolly, je ne connais personne que j'aime autant que. vous.
Sa figure s'allonnc.
- Je ne puis ml'attendre à ce qu'il me reste dan s
votre cœur une grande place; vous avel tant de personnes pour le remplir, tandis que moi jc n'ai rien.
- Vous avez la Momic.
.
- Oui.
Et il ajoute en riant:
- Mais il y a encore beaucoup de place.
- Dans mon cœur aussi. Je ne m'~tonerais
pas si,
dans un an ou deux, quand je vous connaîtrai
davantage, je ne finissais par vou s aimer beaucoup,
presque autant que Jack; vous 0tes toujours si bon
pour moi 1
- Chère petite Neill Je !'cSI' l: l'C de tout mon
cœur. Nous aurons bien des occasions de faire connaissance plus intime, car mon père parle d'aller
l'ut: prochain à Silverbridge, ct de s'installer chee
nous, à La Chasse.
- Ce sera délicieux 1 dis-je en battant des mains.
Mais pourquoi pas plus tôt?
- Nous recommençons notre migration d'oi es
sauvages autour du contin ent. Cela 'la être amusant.
Je suis la chaine de mes idées sans l'écouter:
- Comme ce sera agréable quand je serai grande
et rentrée pour tout de bon à la maison 1 Vous, Jack
c moi, nous serons si grands amis 1
- Nell, dit Georges en se penchant vers moi, croyczvous ~ue
vous m'aicr~l
jamais autant que Jack?
- Ct.: n'est pas probablç 1
.
Et je sou ri s , en regardant son beau visage joyeux
et tendre.
- Vous n'aes pas mon fr~e,
vous savezl
- Et j'cn su is très conknt 1
- Content! (J'ouvre k s yeux trl.:s grands.) Vous
disict tout à l'heure que vous aimeriez une sœur
comme,moi.
- Comme \'ous peut-être, mais ras vous. Nell,
pl!l1Selr VOUS que vous vous maricrel un jour '?
- Ob \ \e \e suppo')c, tout k mOl\ùc "e marie t6t
ou tard. C'est lamentable d'ëtrc vieillI.! Olle, sans peronne pour s'occuper de vous, n'e~t-c
pas?
- Tout à (ait. Avez-vous quelque id\;c c.le cc que
dcvra ètrc votre mari, Nell?
�28
A TRAVERS LES SEIGLES
- Mon mari 1
Je l'interromps par un éclat de rire.
- Comme ce mot me semble drôle, un vrai mot
pour rire J et pourtant maman a connu une dame
qui s'est mariée à seize ans, sa mère à quinze et sa
grand'mère à quatorze.
- Alors, il est plus que teml?s de vous marier.
Mais vous ne m'avez pas dit à qui 11 devra ressembler J
- Il sera brun.
Je commence lentement, pinçant les lèvres et les
yeux attachés sur le soleil qui descend dans {a mer,
rassemblant autour de lui sa brillante famille de
nuages.
- Très brun, et il faut qu'il ait des yeux noirs ou
très foncés, et une longue moustache noire, pendante, mais pas cirée. Il faudra aussi qU'il soit énergique, ferme et qu'il ne me laisse pas faire ma
volonté, car, quoique j'aime cela, ce n'est pas bon
pour moi; maIs il ne me battra pas, et ne me dira
lamais d'injures .
- Bon Dieu 1 s'écrie Georges, est-ce qu'un gentleman fait des choses pareilles?
- Quelquefois. Et il faudra qu'il aime beaucoup
ma famille, qu'il les invite très souvent à venir nous
voir, et qu'il me laisse aller les voir moi aussi, et
rester avec eux tant que je voudrai .
- Et il faut, vous êtes sûre, qu'il soit très brun"?
- Je crois; mais s'it était très bon et très aimable,
je ne tiendrais pas autant à la couleur de son tei nt.
- Pensez-vous que je ferais votre aiTaire, Nell
demanda le jeune homme d'un ton moitié plaisant:
moitié sérieux, quand vous serez grande, que vous
aurez dix.-huit ans ou à peu près?
- Vous!
Je Je regarde stupéfaite.
- Oh! Georges, ce n'est pas vrai, vous plaisantez?
.vous .ôtes la nlu~
ch~r6,
1!1 plus
- Pas du 10~t,
gentille, la plus ,ohe petite .fille que l'a[e lamaIS vue,
et en grandissant, vous devlc.ndrez encore plus jolie,
plus gentille et mcillel!re, et Je vous aime mieux que
personne sous le soleIl.
Je commence à me remettre du choc que j'ai
éprouvé cn m'entendant dire que j'étais jolie.
- Georges ... vous ne me trouverez pas très impolie ... mai. et-ce ... une vét;tablc demande en
mari~e
que vous venez de me faire j>
- Je (e liuppnse.
Il se met à rira avec moi.
- Pourquoi i'
- Parce que pas une de nOl1s, pas même Mite,
nta eu une aemande à quatorze ana l J. lula certaine
�A TRAVERS LES SEIGLES
29
que personne n'a encore demandé Milly, et je ne
crois Ras que ce soit non plus arrivé à Jack.
- C'est fort probablel Mais vous n'avez pas
enCore répondu à ma question.
- Papa ne pourrait plus m'envoyer coucher, si
j'étais mariée, ni me faire apprendre des chapitres
de la Bible, ni me donner des soufflets?
- CertalOcment non.
- Et vous habiteriez toujours Silverbridge, tout
près du Manoir, de sorte que je pourrais toute la
Journée courir à la maison et en revenir?
- Si vous vouliez.
Alors je lui tends la main:
- Si vous êtes tout à fait sûr que vous serez toujours poli pour Jack, que VOUb ne jurerez jamais
après moi, que vous ne me ferez pas de 5c~nès
pour
les compteS du ménage, que vous ne garderez pàs la
clef du potager dans votre poche, je vous épouserai.
Pas avant bien ... bien des années, quand j'aurai au
moins vingt ans 1
~
Ce serait beaucoup trop tard pour se marier 1
Et d'ailleurs, quel dommage de n\! pas venit .à Là
Chasse pendant que vous êtes enGore assez Jeune
pour que les fruits que vous aimez tant Voùs fassent
plaisir 1 Dix-huit ans est le bon lige.
- Trop tot.
Je secoue ·Ia téte.
- Disons dix-huit et demi; mais bien entendu,
si j~ rencontre quelqu'un qui me ptaisc mieu~
qut.:
vous, \'ous ne vous fâcherez pas si je le prends ùe
préférence.
- Je ne me flicherai pas? Mais je me fâcherai, au
contraire! Enfin, je m'arrangerai pour que l'occasion ne se pr6sente pas.
- N'ayez pas peur, lui dis-je pour le consoler j on
ne v i1 jamais, à Sil verbridge, un homme qui ne soit
marié, ou vieux, ou horriblo 1 D'ailleurs, qui voulez,..
\'ous s,ui ail envie de m'épouser?
- '1out le monde! s'écrie-t-il avec chaleur; on ne
pourra pas s'en empêcherl
Je laisse tomber ce joli compliment; on ne tient
pas à ce que je le reli:ve, il ne me l'a adressé que
pour me faire plaisir.
- J (! trouve plus sage de ptomettre conditionnellement. 1\ e t probable que vous rencontrerez une
personne oU une autre qui vous conviendra tout :,:r
fait, et nlorsj vous vous sentiriez mal à votre aise à
cause tic moi. De mon côté, quoiqu'il 901t invrai·
~(lmbac
que persûnno vouille jamais m'êpouRer j
il se
car à la mal oh nous ne voyons pas \lne àme~
peut. par extraordinaire. que je découvre quelqu'un
�30
A TRAVERS LES SEIGLES
qui me plaise mieux que vous, Peut-être n'aurai-je
pas envie de me marier, du reste, de sorte que nou s
remettons la chose à mes dix-huit ans et demi.
- Et c'est une promesse ? répète-t-il, retenant ma
main dans les siennes, et me regardant avec une
gra nde tendresse.
Comme sa mère l'aurait aimé, si elle avait vécu III
est si affectueu x !
- Vous n'oublierez pas '?
- Non, je tiens toujours mes promesses , demandez à Jack, c'est ,une des raisons pour lesquelles il
dit que j'aurais"dû être un garçon. Voyez comme il
fait sombre! Il faut rentrer, bonsoir.
- Bonsoir, redit-il à son tour, debout dans
l'umbre croissante et me dominant de sa haute
taille, C'est peut-étre la dernière chance que j'aurai
ùc vous voir seule avant votre départ, chérie?
- Je le suppose,
- Alors, Nell, puisque vous serez ma petite
f(·m me un de ces jours, et je n'ai pas de sœu rs, vous
cavcz, personne pour m'aimer, voul ez-vou s m'embrasser, rien qu'une [ois, avant que YOUS partie1, '?
_ Certainemcnt.
Car je suis ,touchée au cœur par sa vie triste,
privée d'affcctlOn,
11 se pen..:hc, je me dresse sur la point.e des pieds
et je l'embrassc ur les deux joues d'aussi bonne
gràce que si c'était Jack.
- Je voudrais que vous fussiez mon fI'~re,
je le
voudrais de tout mon cœur!
VIII
Le matin de mon départ est ariv~,
La voiture est
à la porte; mes malle s sont hi ssées, ct si quelqu e
dlO!.c pouvait me consoler à cc moment douloureux ,
ce serait dc savo ir la quanti~
d e friandises que conticnt un énorme panier de pro"isions, Sans quI.:
cette id{:c domine, j'ai vagu ement con cience d'un
d~Jomagent
qui doit ~urgi
un peu plus tard,
J'ai avalé :i d~jeunr
le quart d'un œuf, aro
~
d'auondantes larme" ; j'ai dit adieu à papa, qu'un t.:
inJio.position f.::ticnt au lit; ct maintenant je sui~
dans le hall, embrassant tllur à tour mes nombrcu ,\
Ir'l'res et sœ ur", les ~t rcignant a\'cc des sanglots à
J'.::ndre les pierres, Enfin'J'I.: rue précipite dans ln
voiture où maman m'allcil déjà, Charles Lovelace
p3f;se sa t(:te à la p or ti ~ r c pour me glisser dan s la
maio un petit paquet, Je ne puis le remercier, car je
n'ai de voix que pour pousser de vrais hurlement s ,
�A TRAVERS LES SEIGLES
31
et la ;I1oiture s'ébranle. Je me redresse (j'avais comm.en.cé par me blottir sur le tapis); j'agite mon mouchoir trempé vers le groupe encora à la porte. C'est
une .consolati6n de voir qu'ils pleurènt tous, tou9,
excepté Charles. La vue de leurs regrets me cause
un nouvel accès de désespoir et je vais recommencer
llne tempête de sanglots, quand la voiture s'arrête,
et Georges apparalt à la portil re à son tour:
- Adieu r dit-il, prenant ma main dans les siennes,
et .regardant tristement ma figure gonflée et désolée.
Adieu 1
Voilà tout ce qu'il dit; et, cependant, il a eX'rriméautant de chagl'ln et de sympathie par ce SImple
mot que s'il avait parlé une heure. Je lui donne donc
sa part de la nouvelle averse qui recommence et
quand nous arrivons à la p,are, le suis à peu pr1:s
noyée dans mes larmes; Jack me repêche, me met
dans la salle d'attente, tache de ranimer mon courage d';fai·llant, en me parlant de tou·!. ce que nous
ferQns aux vacances de Noe!. Mais, par ces JourS de
ca:nicule, NoQI me semble bien, bien loin j d'ailleurs,
pourql\or n'aurais-je pas mes vacances tout de suite,
au lieu de la perspective de cinq mois d'attente? Je
ne devrais pas partir du tout r Au moment où le
trail') S'ébranle, sans m:inquiéter des employés, ni
de sa propre indignation, je me penche à la portière,
je saisis Jack par' le cou avec une force désespérée,
et des pleurs plus abondants que jamais. Grace à
Dieu, j'ai maman avec moi, et au bout d'un certain
temps elle me ram ' ne à un état présentable.
Charteris, l'Institut où ;e vais, est à quatre-vingts
milles de la maison; aussI nous n'y arrivons qu'à la
fin de l'apr, s-midi, les derniers si>. milles faits
en diligence, à travers un pays pittoresque qui me
ravirait si mon cœur n'était pas SI gonflé. Nous nous
arrêtons ùevant un batimenl long et bas, percé de
beaucoup de fenêtres, et que préc'dent un porche
ct une esp"ce de cour. On nous introduit dans une
pi' cc assez grande, garnie de cartes g~orahiques
et dont l'aspcct me glace et prépare mon amc à
toutes sortcs d'habitudes sév' res et rigides. Que ne
dOl')[1erais-je pas pour revoir notre bruyante salle
d'dudes de Silvcrbridge avec son d~sore
et sa
rauvreté! La porte s'ouvre j miss Tyburn entre,
maj es tueuse ct grave; elle m'cxamine de pr:: s, il me
semble qu'elle lit ju~q'a
fond de mon ame. Pendant qu'clic parle à maman, j'étudie sa figure peu
commun e j la fermeté si ; ge sur son fl'oht, l'intelligence ot ' la force ùanssoll regard; l'ardeur et la
volont'l! ont mis leur SCeau sur se lï. vres, èt tout,
dans . ce vi sage, dans cette tètc merveilleusement
�A 1: RA n:RS LES SEIGLES
modelée, indique un bon sens précis, une pénétration ct une détermination remarquableS. ElIc offre à
maman de visiter la maison, et nouS la suivons dans
un corridor vitré ct dans un réfectoire carré, très
Yaste, avec trois larges fenêtres. Aux murs, des
bustes d'Ilomi:rc, de Cicéron el de tous les grandil
ooUes el orateurs; au-dessus de la cheminc':c; un
\ablcau à \'huile: I.e Baptême du Christ. Nous tra'icr"ons d'innombrables classes remplies de pen~jonair
c s qui me regarJent a"ec curiosité; puis les
dortoirs; nous redescendons, et bientôt maman
repart, pour passé:r la nuit chez une amie qui habite
à vingt min cs plus loin. Oh \ mère.'mère \ savcz-vous
quelle enfant désespérée vous 'laissez derrière
vous?
IX
Une nouvclle ère a comen~
dans mon existence.
Toute ma vie, j'ai détesté mon costume Uminln. ct
maintenant une chance me met à même, non seuler)lent de me sentir de cœur un garçon, mais d'en
porter l'habit. A. Charteris, le cricket est une institution, et pour Y loùcr, nous rcvf:tons de i> pantalons
boulfants et des blouses de~cnat
au-dessous du
.... enou, serr(;es à la taille par une ceinture. Les ban~ières
sont plantées, la balle passe de main en main;
nous atlenùons 1\1. Ru ssell, la personne à qui on d0it
l'introduction de ce je.:u masculin à Charl
e ri ~ , où il.
l1eurit depuis de lonflues années. M.. Russell s'avane..:
à travers le gazon a\'cc miss Tyburl1; il cst 8rantl,
dr()it, un peu gri ~(l nalt,
son costume n'cst pas
positi\'ement celui d'un ecd6s ias tique.1l e t membre
du comité directeur de l'Institut, et pos s1:de la seule
belle habitation d e l'endroit. C'e st son grand-p<:re
qui a fondé la mai son d'éùucation. Les camp s se
forment, le jeu commence, ct, pour cette fois, je n'ai
pas l'occasion de me rendre ridicule par ma maladre sse, car je nc fais que.: regard er.
Commeil fait chaud! :\nu s sommes à présent a~ .. i"e,
ou ~tenùu
es
~ ou s les arbn;, j un peu plu!> loin, mi.;~
1'Yburn el M, 1"ri:re, noir\.: pac;\eurj miss 'l\IJurn
m'appelle, je ne [ais gu'un bond pour lui obçir.
- 1\1. Fri:rc connait \'otre p\:re, llélène, il \ eut
causer avec Yous. .
Elle se l\:ye et reprend majestueusement le chemin
de la maison, ce qui lui 'vaut ma rcconnaissance.
Comment pourrais-Je parler devant clic (
- Alors, YOUS ëtes la I111e d'Alan Adait? dit
M. Frère, me tendant amicalement la main; et je
ne m'en suis c.1outé qu'aujourd'hui 1
�A TRAVERS LES SEIGLES
33
Je VOLIS avais reconnu, monsieur; j'ai Vll votre
portrait dans la bibl iothèque.
- Votre père a toujour cette vieille photographie? dernande-t-il en souriant.
- Oh 1 oui, vous et papa, vous étiez très grands
amis, monsieur?
- Pa très intimes (il sourit Je nouveau); qu'est~ qui vous fait pi!l1ser cela?
- C'est qu'il ne garde pas en g';n~ral
de portrails
ni de photographies .
. - Je J'ai connu quand nous étions tOllS deux
jeunes gens à Silvcrbridgc.
- l\. Silverbridgc \ (mes J'eux. rayonnent) vous
connaissez ma vieille maison?
- Oui, mais votre père n'0tait pas marié alors.
Je suppose qu'à présent il a plu ieurs enfants .
- Quelques-uns, monsieur, douze .
- Douze! vous plaisantez?
- Non, c'est très vrai. A la maison il faut toujours
un baby, et ils grandi sent, vous savez.
- Et dire que je n'en ai pas un seuIl fait-il gaiement, mais a gaieté voile un regret.
- Oh! ce n'est pas la peine d'en désirer. (Je
secoue la tête d'un air entendu.) Papa dit que les
enfants sont insupportables, qu'on ne peut )amllis
en venir à bout. Je suis sûre CJue vous n'auriez pas
Il! cœur Je battre ...
- El votre p0re ? questionne-t-il en riant.
- Un peu, demandez aux petits 1 Est-ce que
\'OUS irez bientôt à Silverbridge?
Je rais cette question d'un air inquiet.
- Pas du tout. Pourquoi?
- Vous pourriez dire à papa que je suis méchante
0\1 ... nu quelque cho 'e de semblable .
- .Ie ne fais jamais J'histoires. Mais croyez-vous
que miss Tyburn vous permettrait de venir quelquefui' à mon presbytère me servir le thé?
- D~liceux
1 lais-je en battant des mains. Oh! ce
sera si bon de ne pas rester toujours avec tu utes
ces petites filles t Elles sont très gentilles, monsieur,
mais je pr6fl:re les garçons.
.
- J'attends mon neveu dans quelques JLlurs; malheureusement, ce n'est plus un collbgien !
- .loucra-t-il au cricket avec nous <'
- .le crains que miss Tyburn n'y fasse certaines
nlJjections, dit M. l"rl:re qui recommence ù rire.
(Vraiment! il ne ressemble pas du tout aux vieux
messieun; cn gGn~ral.)
Mon neveu vient pour prulIter d'une chasse qu'un ami a placée à sa dispOSItiOn, tout pr~s
d'ici. Je ne le verrai pas beaucoup.
- Est-il gent il '?
2
�A TRAVERS LES SEIGLES
34
Je trouve que oui.
Adair 1 I~lène
Adair J
Mon nom retentit de tous cOtés. Mon tour est
venu .
- A.dieu, dis-je à M. Frère avec une violente préci pitation, adieu ! Mais avant de m'en aller, il faut
que je vous dise que je vous aime beaucoup, sinc,,rement 1
lI~ène
.. . . . . . . . . . . . . ..
Il est trois heures , une aprl;s-midi de samedi, et.
je fais ma toilette, avant ~e par~i
pour le presbyti.:re;
j'arranoe ma robe, aussI gracieusement que le permettent mes formes anguleuses, et j'essaie de persuader à mes boucles noires de s'aplatir.
- Au revoir, Mary, dis-je en passant la tête à la
porte de la classe. Je pars maintenant.
Je n'ai jamais aimé les petites nlles, ni tenu à me
lier avec elles, mais j'aime Mary Burns .
Le presbytère n'e t qu'à quelques mètres; je l'ai
droit devant mes yeux quand je traverse le bout de
route qui le sépare de l'Institut. En levant le loquet
de la grille el en traversant le vieux jardin parfùm0,
un lonD soupir de contentement m'échappe. Tout est
si pai~ble,
si gracieux, si .plein de silenœ. Il ya
une faible odeur de magnolia dans le vestibule; lC$
roses embaument, au dehors, et lorsque M. Fri:re
lui-même s'avance pour m'accueillir, je me sens
heureuse au delà de toute expression.
- Courez ôter votre chapeau, ma chère .
Et Mrs. Pi m, s a femme de charge, me montre lt:
chemin. Quand je reJescend', M. Frère a disparu;
mais Mrs. Pim pOLisse une porte à gauche et j'entre.
La pièce est vaste et basse comme nos appartements de Silverhridge, minutieusement rang0e
comme un salon de vieille fille, avec Je grands \'a~e.·
Je fleurs, disposés sans grâce, au ha~id,
et un pot
de pois de senteur planté devant le foycr. Le,
fenêtres sont ouvertes ct, qUllique nous soyons en
septembre, des roses tardives y passent leur tête.
Un grand fauteuil profond est tlr0 pr0s de l'un~
dt.!
CO,!S fenêtres; quand je m'approche pour m'y a~e"il'
(car l'usage forcé de chaises à dos raide ml: rail
soupirer après un sii:ge confortable), j'arerçoi. le
sommet J'une tête brune qui dépasse II:! dossier . .le
m'apprête à tourner discr1:temcnt le coin pour mir
qui ce.l eut être, mais l'occupant du fauteuil se li:\'l!,
se détire et ouvre la bouche l'our bailler, loI' qu'il
d~cIlU're
ma présence.
_.: PJI'~on,
Jit-il, rcl:cl'lnant brUlluement se m!\CllI.III'C<>, II:! nt.: V"U :Jlah pa~
enl.::ndlll:! entr~l'.
\' )U~
êk II:! IIC ·cu Je .\1. Fr;;!'e, fais-je t:n
�A TRAVERS LES SEIGLES
3S
m'asseyant sur le bord d'un canapé pour le contempler. Pourquoi ne chassez-vous pas?
- J'ai chassé toute la matinée . Comment savezvous que je suis le neveu de 1\1. Frère?
- Il n'y a personne à Charteris qui vienne ici,
excepté pour voir les élioves, ou miss Tyburn, ou
1\1. Russell.
Etes-vous une des élèves?
- Evidemment.
- La plus grande?
- Oh 1 non, mais il y en a beaucoup de plus
petites que moi. Me trouvez-vous si petite? A la
mai on, à Silverbridge, vous savez, on praenJait
que j'étais toute en jambes.
- Vous vous lancerez un de ces jours, dit-il, passant
la main sur sa moustachei vous serez peut-f:tre une
géante, qui sait? Et vous habitez Silverbridge, vraiment?
- Oui. Je suppose que vous en avez beaucoup
entendu parler à M. Frère.
- J'y suis né moi-même.
- Il Y a longtemps que vous n'y t:tes venu?
- J'y ai habité jusqu'à l'âge de quinze ans. N'avezvous jamais visit6 les Tours?
- Oui, j'y suis allée, dis-je lentement, au souvenir de certaines après-midi d'école buissonnière
passées à l'ombre des chênes, dans le magnilique
parc du vieux château. Et c'est à vous?
- Oui, mail père est mort à Rome l'année dernïère.
- .le crois que Jack et moi, nous n'avons jamais
su à qui étaient les Tours, et nous n'aurions pas été
plus avancés, i on nous avait dit le nom du propriétaire.
- En efTet. Je suis parti avant votre naissance.
- Et cependant vous n'étes pas très vieux? lui
dis-je en levant les yeux vers ce visage brun, fier, un
peu fatigué, qui est aussi loin de la beauté efféminée
que d'un aspect banal et ordinaire:
- Assez vieux comme cela 1 - Il accompagne ces
mots de quelque chose qui ressemble fort à un
soupir. - J 'ai trente ans.
- Plus du double de mon âge. Oh 1 cela parait
énorme; mais vous devez avoir vu tant de choses,
avoir visit6 le monde entier 1 Ce doit être agréable
J'avoir tant d\;xp,~rienc.
- JI.! cl ... nnerais tuut cela. dit-il à la vue de ma
figure anim0e, pour avoir votl'<': jl.!unl.!sst.:, vutr.\! l'r:lIclll;ur JI.! cœur, t.:t votre l'IIi.
1\1a foi 1 A quoi?
- JI: nt;; puis vous le ..ftre, car vous ne cumpren-
�A TRA\'ERS LES SEIGLES
ùrit;z pas, Ne vous attendez-vuus pas à faire de votre
l'ie tout ce que vous voudrez, à rencuntrer panuut
l'héruïsme chez vus semblabh:s, à des haut s et des
bas mais certainement à des récompenses et des
plai'sirs? J'étais ainsi à votre age,
- Et pourquoi pas? (Ces parolessunt puur mni
autant d'6nigmes .) l~st-ce
que le bonh(;ur ne SCL1tt
qu'une illusion? Je d6teste ces idée;;-là 1
dit-il, en haussant
- Cruyez le contraire, al~)rs!
les épaules avec impatience. Venez au jardin. A
])rlll'''s, comment raut-i l vous appeler, petite perSl,Jlt1t.: !'
- Hélène Adair. A la maison, on m'uppelh.: Nell.
- Eb bien 1 je vous nommerai Nd!. Uù pl!ul bien
êtf.C mon onde?
.
11 PUU!;Sl! lIne pnrte qui donne, je SUppOSl!, dans
le cabinet dl!:\L Frère, mais celui-ci ne ~'y trouve l'as.
- Il aura dé dcmand6 par quelque hunne fe1llme,
se prétendant à la mort! On abuse tuujlll1!'::; de sa
canùeur.
Nous allons dans le potager, ouvert à tout venant
au lieu d:2tre clos comf!1e le n.ôtre. Il n'y a pas ici. de
petit!') bngands pour fall'e matn basse ~lIr
le~
frUits,
t;1 les arbres en sont abundamment couverts.
- Avec vous, on n'a pas besoi n d'6chclle, dis-je
en admirant mon compagnon, qui cueille des poires
sur le mur le mieux exposé et me les passe . Si .Jack
était là! Vous nous auriez été bien utile à SilYel'bridge.
- A quui, s'il vous plait"?
- Vous aurie/. pu sauter par-dessus le mur, ct
nuus jeter les fruits. N'avez-\"()us pas un ~ul'e\"b
potager aux Tuu rs ">
- Autrefois , Je crains que les groseilliers et h.~
r\"ambf)i~es
n'aient, cumme moi, pri,; de l'âge.
- .l'aime tant les groseilles! fais-je t.:11 lallçant lin
\"t.!uard tendre aux buis~n
dépollillt::s pr~s
ut.!"lll\els
11l111S pasSlll1s.
,·iendre/.
- Alors, QllU11 d je serai allx Tours, vou.~
lIl'aidt;\" il• f"airt;
la CllL:il1elle de mes nrll'lL:il1icrs .
1 1
,.,
- ~hlt,
l C 11111 Cfl.!ur : Ilai~
j'ai pcur 'Ille, ~i \"llll '
mt.! .Ialssez entre\" dans votrt.! iardin, vous Ile :ill\"/
\IItl)\lurs à cuurt de des , ert.
- .It.: n'en aurai pas L)(,!slIin de IOl1l1lemps; je n'irai
l'as il Sil\"t~rbdgc
a"all{ l\"oi al1~,
'aul' U/1 jour Ilil
.lt:u'\ l'our "oir à mes afJilires.
- 'J're,is ans! Mon Dieu! il! st.:rai \1'''1' vieilll! 1',,\11'
aimer le gru cille:" lor ,que \"l'lI \·IL:llllrel..
- Il Y aura les péc.:hes.
- O~li,
maJs dlcs n'aurunl plus J~ m~J1.:
glll.1
quand J~ seraI grande. Allez-vuus tr~s
loin?
�A TRAVERS LES SEIGLES
37
A.ux Indes, en Amérique, en Sibérie, en Australie, en Chine ... J'oublie les noms.
- C'est dommage, grand dommage! dis-je en
secouant la tête. Vous devriez ne pas tant faire à la
fois. Vous ne pouvez jouir de tout cela d'un même
coup! Quand nous sommes allés à Périwinclde-surMer, nous étions fatigués de voir du nouveau; il
nous semblait presque qU'il yen avait trop.
- Supposez, répond-Il avec un air singulier, que
vous éprouviez précisément le besoin de vous fatiouer, de vous épuiser? alors?
" - Je n'ai jamais éprouvé cela, dis-je d'un ton de
profonde réf1exion, de sorte que je ne puis vous
répondre.
- Vous êtes heureuse d'avoir une mémoire
comme une feuille blanche, petite: je voudrais pouvoir en dire autant 1
- Mon maître vous attend, dit Mrs. Pim, qui
apparaît soudain.
Nous rentrons dlner, un repas tranquille, fort
dirférent de celui auquel j'ai pris part à une heure
de l'après-midi. Je crois que 1\1. Fri.:re aime beaucoup ·on ncveu, Paul, comme il l'appelle j son autre
nom, paralt-il, est Vasher. A sept heures, tant
M. Fri.:re dine dc bonne heure, nous sommes de
nouveau dans le jardin; je me ·ui;; cueilli un bouquet, il la prii.:re de mon vieil ami, et je l'attache
avec un brin d'herbe sèche. Notre promenade nous
a conduits à la grille donnant sur la route.
Tandis que M. Vasher fume son cigare et que
M. Frère dit une parole de tcmps cn temps, nous
regardons défiler les troupeaux de vaches qui rentrent à l'étable, et les rares passants c.Ie ce chemin
désert. M. Fri.:re attache ses yeux sur les portes
lumineuse' par lesquelles le soleil semble avoir disparu il n'y a qu'un instant; son visage est grave,
peut-étre songe-t-il aux bonheurs de sa jeunesse,
mis en réserve là-haut pour lui être rendus par la
main de Dieu, quand sa vie sera écouléc. La ligure
de M. Vasher cst si calme et si indillhente,qu'cn le
voyant appuyé à la grille et lan<;ant dans l'azur clair
s 's boul1ées de flm~e,
je me demande, à part moi,
s'il ne plaisantait pas tout li l'heure, quand il parlait
comme si son pa!!sé avait été plus amer que joyeux.
Lc pa. d'un cheval frappe brusquement mes
on:illes; je regarde et je VOIS une amazone s'approcher lentement, tète penchée, rènes tlottantes· sa
I.i~ur
l!~t
rt.:~qu('
cac!,,!c. Pri."; d .. 111 )i, quel~'n
lait lIll bond et UIle; VOIX rauque, sccouée par j'émotioll, di! tn:-~
!las:
- ~lon
Dieul
�38
A TRAVERS LES SEIGLES
En me retournant, je vois la figure de Paul Vasher
bouleversée par l'amour, la haine, le mépris, le
desir, le dégout. .. Quel est celui de ces sentiments
qui le domine et l'ébranle? Je regarde l'amazone,
elle passe lentement, elle n'a pas relevé la tète, ni
fait le plus lGger geste. Je devine plutôt que j'entends
le soupir de soulagement qui échappe à mon voisin
(surement c'est bien du soulagement 1)... quand elle
l\.:\'e les yeux, le regarde en face; les rênes glissent
de ses mai ns, elle chancelle et tombe. Elle ne touche
pas terre, cependant, car Paul Vasher a sauté pardessus la grille, l'a reçue dans ses bras ct la contemple avec une expression étrange, pendant que le
"room descend de cheval à la hate et saisit la monture de sa maHresse.
- Portez-la dans la maison, dit M. Frère, pale de
frayeur .
Paul la porte jusque-là et la place dans ce grand
fauteuil ou je l'ai trouvé il y a quelques heures. Je
ne la crois pas évanouie, mais ses yeux sont fermés,
elle ne remue pas ... elle ne pousse ni un soupir, ni
une plainte. Je la regarde et l'étonnement me coupe
la respiration. Shakespeare aurait pu dire d'elle:
« Ce pauvre monde grossier n'a pas sa pareille. »
Elle est blanche et dorGe comme un lis, svelte,
car, quoique seS mains et ses pieds c1Glicats soient
ceux c1'un enfant, elle est en rGalité de haute stature
et d'une beauté si suave, si pénétrante dans toutes
les lignes de son visage ct de sa taille, que c'est une
fête pour les yeux. Je regarde une seule fois M. Vasher, puis je reviens à elle; cette figure me fascine.
Ce n'est pas que je l'aime, mais "ai.un grand plaisir
à VOir ce qUI est rare ct extraordmalre.
à lui faire avaler de Peau-de-vie,
M.rs. Pim che~
mais cette admirable bouche ne s'ouvre pas, les
deots sont fortement serrées, et cependant elle ne
me. produit pa.s l'effet d'être. évanouie; je suis en
tram de me faire ~et
réllexlOn, quand elle ouvre
un fnsson, un lo~g
soupir, et reg~d
les yeux ~vec
autour d elle. Elle ne peut vOir Paul placé dernère
Je fauteuil.
- .J'espère que vous allez mieux dit avec bonté
M. Frère en s~avn.çt,
nous avions' peur ....
- .Jc. croyais, dll-elle, ses yeux de saphir largement dllalGs, cherchant toujours, - que j'avais vu ...
Paul sort de l'ombre.
- Je Huis ici ... ici, interrompt-il avec calme. J'espi:re que vous n'avez aucun mal?
.le m'étais f1g~ré
qu'ils s'aimaient, mais c'est impossible. La Vt1\X de 1\1. Vasher est aussi froide cl
Indifférente que s'il parlait à Mrs. Pim. Elle le
�A 'TRAVERS LES SEIGLES
39
regarde, ses lèvres tremblent comme celles d'un
enfant qui quête des caresses et reçoit un coup. Il
ne peut soutenir ce regard et se détourne. Elle est
bien jeune, elle n'a guère que dix-huit ans, j'imagine; et tout au fond de mon cœur, sans trop savoir
pourquoi, j'éprouve de la compassion pour elle.
- l\la chère enfant, dit le bon M. Frère, êtes-vous
slire d'être bien remise?
- Tout à fait, répond-elle en se levant, et elle a
pour lui un sourire si plein de grâce que l'excellent
homme rouait jusqu'aux oreilles, Je plaisir nalf. J'ai dli être 'bien maladroite; jamais Dandy ne m'a
jetée â terre.
_
- C'est heureux que nous nous soyons tr·)Uvés
à la grille, et que mon neveu ait pu venir à votre
aide.
- Votre neveu
Elle le regarde.
- Paul Vasber est votre neveu!
- Vous le connaissez? Mon cher garçon, pourquoi ne me l'avez-vous pas dit?
- Nous nous sommes rencontrés auparavant;
voilà tout, dit l'amazone en regardant Paul.
- Pardon, fait celui-ci, qui s'avance enfin. Permettez-moi, miss Fleming, de vous présenter mon
oncle, M. Frère; mademoiselle, mon oncle, est miss
Fleming.
- La nièce de lady Flytlon ? demanda M. Frère,
à qui la jeune fille tend sa main fine. Alors, nous
sommes proches voisins!
- J'ai entendu ma tante parler de vous souvent,
répond-elle avec déférence, et nous venons demain
vous entendre prêcher.
- Et vous connaissez PaulI comme c'est S1l1gu11er J Vous ne sa\'iez pas, je suppose, qu'il était dans
celle partie du monde?
- Je le croyais en Eco ·se.
- Vous aviez dit que vous alliez à Scarborough!
dit Paul. Vous ave7. changé d'avis?
- Oui, comme vous. Ce n'est pas difficile, n'estce pas, de changer d'avis?
. Leurs regards se croisent. Ces deux êtres se sont
JadiS passionnément aim~s;
mais maintenant?
- Vous avez fait de moi vntre obligée, monsieur
Vasher, dit miss Fleming de sa voix claire ct li~re.
Croyez à ma reconnaissance. Bonsoir, monsieur
}t'rère, et pardonnez-moi, si VOUH pouvez, de vous
aVilir causé une tclle frayeur.
- Bonsoir, honsoir, répète-t-ii.
Elle le quilte av c un,· pnirl1l;e d,. main, et les
deux hommes s'apI [",tent à ln sUivre Jusqu'a la
�40
A TRAVERS LES SEIGLES
grille. Si M. Frère avait l'idée la plus élémentaire dEl
ses devoirs dans une telle occasion, il resterait avec
moi. Mais mon instinct supplée au sien; ma longue
sympathie pour Alice et Charles m'a donné un cœur
très compatissant, de sorte qu'au moment où
M. Frère franchit la porte-fenêtre, je pousse une
exclamation lamentable et je lui crie que je suis
tombée et me suis fait très mal; il se retourne en un
clin d'œil et me découvre assise sur le plancher, me
frottant la cheville.
- Je me suis foulé le pied en heurtant ce tabouret;
voulez-vous m'aider à gagner le canapé?
Il voudrait appeler Mrs. Pim et faire examiner le
dommage; mais je m'y oppose, en exprimant la conviction qu'un peu de repos suff1ra.
- C'est étrange, ditle pauvre homme qui 'm'apporte
un livre et des Journaux Illustrés, étrange que nous
ayons deux accidents le même soir.
Sous un prétexte ou sous un autre, je le retiens au
moins dix minutes; alors, il sort pour retrouver
Paul.
Je me demande, quand je serai grande et que je
me querellerai avec mon fiancé, s'il se trouvera une
bonne àme pour' prendre autant de peine que moi
ces deux personnages qui, là-bas,
en l'honneur ~e
près de la gnlle, se. regarde!lt avec. des figures si
différentes d'e.; presslOn. Car Je les YOIS, ayant couru
lestement à la fenêtre, dès que M. Frère a eu le dos
tourné.
x
- Venez prier! venez rrier! chantent les cloches
mélodieuses dans le silence sacré du sabbat mati nal.
Nous nous levons pour obéir à cet appel et nous
montons aux régions supérieures, nous parer selon
nos lumières et nos capacités inexpérimentées .. k
suis encore en robe courte et, à quelque distance,
on ne v"il de moi que des jambes et un chapeau à
prand burd, qui me donne l'air d'un moulin à venl,
réflexion aimable d'une de mes amies, l'autre jour.
Nous voilà sur la route. Quand nous passons
devant le rresbytère, i\L Vasl1er en sort, ~l":gan,
mis à la dernière moùe, une fleur à la boutonnière,
bref, agréable ct rafraichissant ù contempler l'our
ce régiment de jeunes personnes m\:diocrement
vétues . Il promène ses regards sur notre proce~sin
avec autant d'indiff\:rence que sur une plate-bande
de roses ou d'azalées (non que nous ressemblions ;1
ces jolies Oeurs, il y a dans notre parterre plus dC'
mauvaises herbes que de plantes rares) et il ne me
�A TRAVERS LES SEIGLES
reconnalt pas; apparemment, mon chapeau est un
déguisement suffisant. Ses longues et rapides enjambées nous dépassent bien avant que nous entrions
dans le cimetière . Je me demande pourquoi toute
jaquette noire, sur le dos d'un homme au-dessous
de cinquante ans, cause pareille révolution dans une
pension de jeunes filles. Quelq ues années de plus,
et .ces têtes de pensionnaires ne seront pas surexcitées parla vue de cent individus masculins, comme
elles le sont maintenant par un seul.
Nous arrivons à l'église. M. Frère, déjà à sa place,
commence la lecture du serv ice , lorsqu'un tapage
extraordinaire attire tous les regards vers la porte.
Un bras couvert d'une livrée grise et écarlate vient
<.le l'ouvrir, et une femme majestueuse, grande et
blonde, s'avance bruyamment dans la nef, toutes
voiles dehors 1 Miss Fleming la suit, elle ne fait pas
de froufrou de soie, ni de sonneries m6talliques;
t:lle glisse sans bruit, dans sa fralche robe blanche,
car elle est en blanc de la tète aux pieds. Sa présence
semble éclairer 1'6glise, quand elle s'agenouille
contre les boiseries de chêne. Elle e t aussi candide,
aussi belle, aussi adorable que Marguerite avant
l'arrivée de Faust, et cependant... Cependant... je
me demande pourquoi, lorsqu'il s'agit de ce charmant objet, c'est toujours l'extérieur que je consid.~re,
jamais le caractère et la vie intérieure? Pour
la meilleure de toutes les raisons: malsré son exquise
beauté, sa figure est sans re(]et; si elle possède une
ame, elle la dissimule bien, mais en face d'une telle
j't:rfecti\Jn, qui pourrait demander quelque chose
de plus? Quel dommage de voir' ainsi la mère et la
fille cûte ù côte? I<:st-ct.: que la fraîcheur exquise de
la seconde devienJra la t\:inte couperosée de la premii.:re .~ t.:~,-çe
que ces contours délicats du visage
s'êpai<;siront, disparaHront même avec k temps,
comme chez la mi.:re? Elles sont tellement semblables de traits, de teint et de proportions que ce
doute est naturel.
Paul Vasher est placé dans le chœur, cn face de
moi; les Fleming sont Ull peu plus bas, dans la nef;
un~
seule fois il tourne la tête, leurs yeu. se rencontrent longu ement, avec persistance; c'est un
regard difficile à interpréter; mais, quoique sa figure
à lui n'ait point changé, le sang monte aux joues de
miss Fkming.
'
La bén6diction est prononcée; nous nous levons
ct llOUS suivons notr!! chemin, nous écartant
ur la route pour lai sser passer la voiture de lady
lllylton. Les éli::vcs échangent des bour<.lonncments
t:untinus sur l'étrangère, sa beauté, son chapeau, sa
�A TRAVERS LES SEIGLES
robe: Elle les a ~tonées
au point de leur fair.:
oublier IVl. Vasher. Aprè!s dlner, ù merveille! je suis
entralnée dans la grande classe par les six « premil:res », les têtes de l'Jnstitut, dont Ja puissante
autorité sur leurs compagnes ne le dde qu'à ce Il\:
de miss Tyburn . Ce ne sont pas me mérites qui me
valent cet 'honneur; ,mais Kate Lishaw, leur chef, a
daigné me remarquer et voiJà pourquoi je sii!ge ainsI
parmi elles.
- Mesdemoiselles, dit Kate, appuyant sur ses
deux mains jointes sa mignonne figure de brunette,
j'apporte des n?uvelles; nous allons avoir une soirée.
- Pas pOSSible J
- Je les déteste 1
- Trop de peine pour rien!
- Au moins nous souperons 1
- Et nous aurons pourtant un danseur 1
- On ne l'invitera pas 1
Ces exclamations parlent de tous côtés; seule je
retiens ma langue, car les soirées de Charteris me
sont encore inconnues, quoique j'en aie entendu
parler.
- C'est ainsi, mes sœurs 1 continue Kate; l'édit
vient d'être promulgué; notre grand bal, décolleté,
sans danseurs, sans élément masculin, de chaque
trimestre, aura lieu de jeudi en huit. Mais que Celt\.:
féte qui vous menace ne vous fasse pas perdre courage, chères amies; elle se présenle avec une splendeur inaccoutumée, car probablement, on y verra ...
un monsieur! Pas un vieux recteur décrépit, ni un
collégien de deux sous; un vrai monsieur, présentable, bien habillé 1 Nul ne peut pr~voi
à qui il lui
plaira ~e jeter le mouchoir; donc mon avis général
et particulier e t que chacune buude ses cheveu",
détire ses jupes, se pare de ses sourires les plu~
conquérants et de ses airs les plu aimables ...
ensuite chacune pour soi et Dieu pour toutes!
- Mais il ne pourra danser avec plus d'une sur
quatre, dit Laura l"ielding, une languissante bcauk,
mûre pour la coquelterie, mais condamn6e cncon.:
aux tarti ncs de beu n·t!.
- ,l'l'ai pentit:. Nous ferons une loterie a\"t.!C
quinze num6ro gagnants: toutes cellt! qui en tireI"unt un J'6pingleront sur le devant de leur corsaf-(e,
cl iront tOUI" à tour faire une r6v6rence à 1v1. Vaslh.:r,
en lui disant: " C'c~t
mon quadrille, je crois? >1
- Je me ~lemandt,
cumment il prendrait la. cho,s!.,
dit Belle L\llJen. Il ne m'a nullement l'air d un
homme à sc laiss<;1" mener où il ne lui convient pa,
J'aller.
- Tant mieux 1 fait Dora, Je pense que le coup
�A TRAVERS LES SEIGLES
d'œil de nos charmes assemblés ne fera pas sur lui
le même effet que sur ce petit individu qui, au dernier bal, était venu avec M. Russell, et qui prit la
porte et se sauva, après un seul regard jeté sur nos
rangs afIamés par l'attente d'un danseur!
- M. Vasher ne viendra peut-être pas, reprend
Kate; quand les messieurs appr-,cient les jeunes
filles, c'est, je me figure, en quantité modér<!e. Il ne
me semble pas un adorateur universel du sexe féminin; et il lui faudrait faire un miracle pour se multiplier.
- S'il ne vient pas assister à nos tristes et solitaires entrechats, dit Emma, ceux-ci perdront toute
verve et toute gaieté, notre bal sera de la tarte aux
pommes ... sans pommes. Si seulement il savait que
toutes les toilettes cie l'établissement se feront en
son honneur, il serait bien obligé de venir. Il fautirait n'avoir pas un cœur d'homme pour y rester
i nsensi ble.
- Héll:ne Aclair! petite marmotte 1 vous lui avez
parlé, voyons? Est-il d'humeur facile à attendrir, ou
disposé à se nSvolter contre le joug?
- Je n'en sais rien, dis-je en riant. Voulez-vous
que je le lui demande quand je le verrai?
- Fai\es-le, ordonne Kate o'un ton solennel, en
iTl1posant sa main sur ma tête; tombez à genoux
devant lui et refusez de vous relever jusqu'à ce qu'il
ait déclaré qu'il viendrait. Notre dénümenf sera
lamentable s'il nous manque.
Une cloche, qui sonne au luin, nous rassemble
comme un troupeau de moutons plJur la promenade
r-'glementaire.
XI
Le jeudi soir est arrivé, et huit heures sonnent.
Nous voici toutes rassembl-,es dans le grand
r-,ft::ctoire; à l'espace que nous occupons, on pourrait croire que nous sommes deux cents au lieu de
cinquante.
Chacune a une petite carte (moi seule except6c),
~arlt:
sur laquelle sont ill"crilcs les danseuses
Invitées tI'avance; mais il cst hien entendu que si un
vrai danseur apparall par miracle ct slllIicite cet
llunnl!ur, le pn.:micr engag":l11t':l1t sera annulé du
CI1Up,
i\lalgré cela, nous n'av()ns pas mis l\L Vasher en
]"t .. r}l!; il <cra,lihre li~
cl 10 1 il' gui I,~i
plaira, quoiqu,: le dllutl 11"'5 furt, a part ml)l, lU Il cùnd~t:
Ù fa,ire dal'(~r.
mui~l:
d~s
j~nes
pl!rsunnes qui se
(;\u en, certulOes d't!lre Jnnt..:es par lui. La porte
�44
A TRAVERS LES SEIGLES
s'ouvre et notre petit maitre de musique apparaît
suivi de on fils, purtant un riolon, avec lt:quel il va
bientôt nous exaspérer les nerfs rar de~
gtmissements à r":veiller les morts.
Voici miss Tyburn, en soie mals, 'garnie de dentelle noire, très imposante, lorsqu'elle s'incline pour
répondre aux révérences. qui s'adressent à elle de
tous les coins de la salle. Derrière miss Tyburn, Je
rév&rend Thomas Schrubb, recteur d'une paroisse
voisine; sa femme en robe bleue et coiffure vert et
or; leur fils, un garçon de dix-huit ans, blême et
maladif, qui a l'air cI'un mouton conduit à la boucherie et dont le regard niais, promené autour de lui,
se~bl
dire qU'il est tombé au milieu d'une bande
de voleurs. Nous ne sommes pas fières; tout ce qui
ressemble à un danseuradu prixà nos yeux,mais nous
dédaignons de compter pour tel ce gros collégien.
Sur un geste de miss Tybl!rtl, le violon donne le
signal; le profl!ss<.:ur de mu Jque martl;]l! le piano;
le quadrille commence. M. Schrubb conduit miss
'l'ybum d'un pas mal assuré (à son age!), sa femme
s'enfonce dans un rauteuil, le gros garçon fait Ull
pas, m":ditant apparemment un plungeon dans cet
ucéan Je mouse.IJl~
blancl}e,_ cl!gne des yeux, ra~
semble sa reSpIratIOn, J't.:nechlt ... et se rassied
lourdement. Les pensionnairt.!s qui représentent
les « messieurs» vont chercher leurs danseuses et
les emmènent à leurs places.
- S'il y a quelque chose que je déte te, dit Laura,
en me balayant les pieds dt: sa traine J'use ptllt::,
c't.!st de danser entre jeune lillt.!s.
En cfTet , cela occasiunne bien quelque:' cl/nrusium;, surtout dans la chaine des dames, mais on ne
Il!UI tout al'oil'. Le vieux recteur fait ues aV:1I1tdeu,', des saluts et des entl'l.:chats plus vaillants
que pl!rsonnc. Le quadrille fini, tous Ct.!ux qui
truuvt.!nt un sii:gc s'a~.
eyent ct boil'ent du vin chaud
qui pourrait étrl! plus mauvais.
Le violun ex'::cutc un préludt.! lamentabll!, quand
la porte, s'ouvrant, lai!:isc apparaitre 1\1. IJ'rèrl! et
AL Vashe!'. Pen lant que Ce deJïlil!r parle à mi""
'fyburll, jL h: vIIi, nou,., regarder ù la d'::rob'::e d'un
air malin ... Quand l'orchestre commence, il l'il!llt
Jroit au coin 0(1 je me uissimule dan~
la r"u!t:,
- Ynilà notre l'al J', dit-il en prenant Illa main
SOll· • on hras et 1,;11 rai 'ant la sllurd,' of't:ilk ii ll1es
1111Il'!,lUfeS de d(·lléLutioll. Il 111\:111111:111,; d t,,"s ks
déluu{ de ma tJlie~
Ill(; fe\'il!l1l1ent. J(~
d(l1!rai~
tout pOUl' quI.: l11a robl.: mt moins rougie, l1e~
~I)U.
lit:J's l1Iuin:; n:tourn":s du buut com~
s'ils '::taienl
u à la poulaine ... »
�A TRAVERS LES SEIGLES
4S
M. Vabhcr 1 aSse son bras vi~ourex
autour de ma
taille, et nou~
voilà partis; mais hélas! si un bec de
gal ct une bou.teille prL:tclldaient danser une gigue
ensemble, l'eneL serail à peu près le même. Après
av(')ir l'ail le tou r de la chambre, je m'écrie : (l Arrêtez! il n'y a ras moyen l " 11 s'arrête cn riant et me!
conduit à un bii:ge.
.
- .Je vous l'avals dit d'avancel Vous voyez bien
que je n'arrive qu'un peu au-dessous de votre
coude. Si on pouvait s'allonger à volonté 1
- Voici une jolie petite fille, dit M. Vahl:!' el1
ref;ardant Kate Lishaw qui s'est arrêtéc un instant
près de nou .
. - C'est un bijou 1 invitez-la.
En un clin d'œil, je VaIS la chercher, ct ib partent
cn.~embl
; lui, regardant avec une sinci:re admiration cette ieune figure fraîche ct joyeuse. Je quitte ma
place et le gagne le haut bout de la salle. Miss
Tyburn parlc à Mrs. Schrubb, et comme elle élève la
voix pou r rivaliser avec le violon, j'entcnds forcément tout ce qu'elle dit.
- C'est ul1e beauté remarquable, mais vous en
jugerez vous-même; elle vient cc soir avec sa tante,
lady FlyltOn. IIier, je suis allée leur faire une visite,
j'ai prononcé par hasard le nom de M. Vasher, elle
m'a dit qu'elle le connaissait fort bien, et a paru
désirer le revoi r, de sorte que je l'ai invitée.
Miss 1< leming va venir 1 Je me demande cc que
Paul dira.
La musique cesse après un crescendo efTroyable
qui devrait troubler dans sa tombe l'infortuné
Weber dont on prétend jouer les valses. L'ordre
s'est à peine rétabli dans la salle, que l'on voit entrer
en clopinant une petite vieille, courbC!e, ratatinée,
vétue de satin gris perle à moitié recouvert de dentelle. Derrière elle, sa nièce, mi 'S Fleminq. Plus que
jamais, elle resliemble à un grand Hs blanc et or.
1 ~lIe
s'avance derrière la vieille sOl'cière pour galuer
miss Tyburl1 , tralnant sur le so l ses souples draperies blanches garnies d'une grecque d'or . ])e
pesantes monnaies d'or mut, montées en cnlliers, en bracelets ct en ceinture complètent ~a
toilette . Toute l'a personne est blanche et or, du
~(Il1et
de sa tëte jusqu'à ses s()uli;r~
hrodés. Les
plis sob rl's de la draperie antique dégagent avec une
gràcc eXCJui e d'6blnuissantcs épaules ; les bra~
entièrement nu:; sont admirables. Nous retenons l
11I,lre respiration en contemplant ce chef-d'œuvre,
dont Paul Vasher, à quelques pas de là, détaille
d'un ('(:il froid J'incomparable bCtlulé. l\1r1is il ne
~'aproc h
e pas ; au contraire, il dit Ull mot li Kate,
�46
A TRAVERS LES SEIGLES
qui le conduit vers Mary Burns. La bonne Mary,
prodigieusement flattée, accepte son bras. l\1iss
Fleming, sur une chaise basse, cause avec Mrs.
Schrubb, tout en agitant son grand éventail de plumes
rouges. Le fils du recteur, à sa vue, a failli étrangler
de surprise et n'est pas encore remis; son père, une
main sur chaque genou, contemple aussi avec une
admiration de vieillard, la déesse apparue soudain
parmi nous.
Pourquoi M. Vasher n'est-il pas auprès d'elle?
Pourquoi la laisse-t-on seule? Elle paralt s'en soucier fort peu, mais au fond cette indifférence est
feinte. Il ne doit pas lui arriver souvent d'être mise
de côté pour des pensionnaires.
Cependant Paul finit par aller vers elle quand la
soirée s'avance, et certes, elle n'est pas fière, car
elle prend son bras, et ils valS"ent ensemble de ce
pas long et glissant que tous deux possèdent dans
la perfection.
Je les regarde quelque temps, lui, brun el
superbe, elle, avec sa luxuriante beauté blonde, et
je pense qu'on n'a jamais vu couple plus splendide.
Ils semblent faits l'un pour l'autre. Puis, Ije quitte
ma place et je me glisse dans le corridor éclairé
comme en plein jour flar les pâles et limpides rayons
de la pleine lune de septembre. La porte du hall e t
grande ouverte; c'est bien tentant! Au delà du seuil
s'étend le jardin endormi et baigné de clair de lune,
et tout là-bas - mélodie exquise 1 - tremblent des
notes harmonieuses, les notcs du rossignol.
J'hé ite un moment, il m'est défendu de franchir
ce seuil; mais le bruit des pas de plusieurs personnes se faisant entendre dans le corridor, je saisis
un d~s
manteaux jetés çà et là, et je me plonge dans
la pal.' argentée de la nuit.
Tout à Côté de la 1 orte, il y a un coin sombre,
formé par l'ombre du porche; le m'y blottis de peur
qu'~e
sous-maitresse ou une première» ne passe
raI' la et ne découvre ma désobéissance.
Les fleurs dormcnt, elles ont un a pecl fantas1 iqlJ(!
s~.u
cette lumière nocturne; je me demande si el[,-5
s eveilleront tout à l'heure, comme cell('s du conte
d'Andersen, pour aller danser à leur tour, accot11pannnées par,la mu. ique du rossignol.
1 nous. vl~nt
d'étranges pensées, quand nous
5(lmmeS a1l1S1 parfaitement seuls dans un total
silence et fac.e à face avec le gra~d
mystère de la
nature. Je crol~
que j'ai dû rester longtemps là san
m'en apcrce,,:olr, car je commence à avoir froid. Il
faut ,rentrer.; le g(lrs de ma cache((I', lorsque dans le
corridor, clic 1 clac! l't':"Ol1ne le bnllt de hauts lau~,
(f
�A TRAVERS LES
47
SEIGL~
je rentre précipitamment dans mon trou, au
moment où la nouvelle venue franchit la porte et
apparalt, baignée d'un Ilot de pure lumière argentée.
C'est miss Fleming, parfaitement immobile, les yeux
attachés sur les étoiles. La suavi~
de son visage
s'est évanouie; à sa pla.ce y r~gne
une sévère ct
froide résolution qui contraste presque violemment
avec la jeunesse de ses traits. Lorsqu'elle élève lentement verS le ciel son bras et sa main droite, ses
lèvres se meuvent, et l'on dirait quelque impitoyable
déesse changée en pierre, au moment où elle maudissait ses ennemis.
De nouveaux pas, ceux d'un hommCl cette fois,
de ccndent le corridor et s'approchent, s'arrêtent,
puis arrivent plus près.
- Ne feriez-vous pas mieux de mettre un châle,
miss Fleming? dit la voix de M. Vasher. Vous prendre.: froid.
A ces paroles polies et 'glaciales, elle ne répond
ni par un mot, ni par un mouvement; elle demeure
immobile, les yeux baissés, semblable, dans son
costume et avec sa beauté classique, à une Cl claire,
attendant le bon plaisir du maltre. Il l'examine, la
mesure de la tête auX pieds, sc détourne et S'éloigne.
Ii est déjà rentré dans la maison lorsqu'elle l'appelle;
- Paul?
~
Que me voulez-vous r
Mais elle ne répond pas; il revient lentement êt
s'arrête à quelques pas d'elle.
chose à dire Cntre MUS (
- y a-t-il encore quel~
Tout n'est-il pas flni. .. sans retour?
- Pour vous, peut-être; mai' pas pour mOi,
jamais, tant que ma vie dureraI
- Vous oubliez, dit-il avec uno umC:re et sombre
c:q,rossion, que vous êtes bien jeune.
- Avez-vous oubli6? demande-t-ellc à demi-voix,
Trouvez-vous que ce soit si facile?
- Diou le suit - et son front sc lèvo vors 10
ciel. - Les femmes ne sentent pas comme nOu
autres hommes 1
- Vous le croyez?
L'indignation rend discl)rdante cette voi,· mélodieuse.
- Avez-vous ouhlié que celui qui souffre le plus
cst le courable, non la \"ictime? C!"oycr.-vous que si
i:a:ais perdu mon bo.nheur par ~()tre
faule ou VOlre
lohe, Je le rIeur raIs aussI a1~rcment
que je l~
pleure aujourd'hui, sachant que c'e t mOI qui l'ai
~t
tué?
-
PI"turquoi l'UVel,-VOUfi fait, alor: ? lnt !"f(l"
en la regardant avec une pas~iun
Paul,
inlinie Jans les
�A TRAVE RS LES SEIGLE S
yeux, une angoiss e infinie dans la voix. Nous aurions
pu être si heureux , enfant!
_ Vous avez été trop sévère, murmur e-t-elle avec
un frisson. Un autre m'aurai t pardon née, s'il m'avait
aimée.
_ Et je ne vous aimais pas?
Elle tourne vers lui son beau visage.
-C'estv ou.s qui m:av
e~ repoll;ssée! ce n'e~t
pas mei ...
_ Je n'al )amals aime, )amal s dé.slré d'autre
femme que vous, dit-il lentem ent; je vous avais élue
pour être mienne , vous seule dans le monde entier;
vous auriez été ma plus c~ère
gloire, ma perle sans
prix, et comme nt m'avez-vous récomp ensé?
_ Je ne vous ai pas été infidèle , répond- elle,
découra gée. Si j'ai jamais fait quelque chose de mal,
c'est avant de YOUS connalt re.
_ Et voilà en quoi vous m'avez trompé 1 soupire
amèrem ent Paul. Vous me semblie z si pure, si
franche , si yraie 1
_ Je l'étais pour vous ... Je l'ai toujour s été pour
vous.
- Ciel!
Il rejette la. tête en arrière, avec un geste soudain .
_ Quand )e songe à touL .. par une nuit comme
celle-ci , il Y a trois mois, - trois mois seulem ent, nous étions seuls dans un jardin ... et je yous demandais d'être ma femme, et vous m'aviez répond u oui,
lorsque ... l'homm e qui vous aimait s'appro cha ...
nous vit... nous regarda l'un après l'autre et s'éloign a.
:\Jais YOuS ne me dîtes pas: Cet nomme est mon fiancé,
celui à qui je me suis déjà promise et que j'ai trahi
comme )e vous trahirai , si l'occasi on le demand e .
• Lorsqu e, le lendem ain, il courut ce steeplechase, si folleme nt, si imprud emmen t, que chacun
devina que son but réel ~tai
la mort, lorsqu' un
quart d'heure plus tard, il fut porté expiran t à la
yoiture de sa mère, n'avez-vous ressent i ni remord s
ni regrets ? Vous n'en ave7. rien manifes té 1 Vous
paraiss iez émue, comme s'il s'agissa it d'une
connais sance banale, rien de plus. Après, en examinant les papiers du pauvre garçon, car j'étais
l'ami de sa mère, je trouvai un pàquet de let! res de
vous, et comme vous étiez ma fiancée, je me crus le
droit de les lire.
JI s'arrête .
Toute frissonn ante, - est-ce le froid ou la '
honte? - elle incline le front vers la terre.
- Vous savez celte histoire , ajoute-t-il avec la"~itude,
- et notre séparat ion .•Je vous aimais alors, je
vous aime à présent , mais d'une manière différen te,
et tout est fini.
�A TRAVERS LES SEIGLES
'49
Vous m'aimez! reprend-elle de sa voix basse et
passionnée. Et moi ... Mon Dieu! si je vous aime! Et
il faut que nous vivions séparés'? Il le faut, vous le
voulez!
- Il le faut, répète-t-il avec douceur. Nous ne
pour!"ons jamais être rien l'un pour l'autre.. . plus
JamaIS!
•
Elle redresse la tête, et le clair de lune montre
nettement l'agonie peinte sur son visage .
Pendant qu'ils se regardent, elle si merveilleusement belle, lui de taille si élevée, de sombre visage,
cela semble une chose triste, contre nature, (').u'ils
aient à soufTrir ainsi. Lorsqu'elle veut s'éloigner, il
étend la main pour la retenir.
- Silvia, dit-il d'une voix rauque, j'aurais été au
bout du monde plutôt que de vous re\'oir ce soir.
Quel fatal destin nous a rapprochés si tôt ... si tôt!
Depuis notre séparation, Je me suis efforcé, avec
toutes les puissances de mon corps et de mon ame,
de vous oublier; il me semblait que j'allais réus ir,
quand vous êtes apparue pour m'arracher cette
paix, conquise à grand'peine, et me rendre, à la
place, mes soufTrances et mon désespoir. Si j'étais
faiL difTéremment... si je pouvais tout oublier et vous
aimer comme autrefois, Je le ferais; mais je ne puis
pas. Je vous aime toujours, Iseulement avec la mauvaise partie de mon cœur au lieu de la plus noble.
Vous avez perdu à mes yeux un prestige que vous
ne retrouverez jamais. Si je vous épousais, je ne
pourrais vous respecter; vous ne seriez jamais pour
moi qu'un beau jouet. L'ancien culLe est mort et ne
peut renaltre. Bien que vous croyiez m'aimer il présent,
Ja femme qui a pu trahir un homme en trahira liusieurs , et JI ne me plairait pas de \'oir ma femme
promener ses regards parmi mes amis, en' quête
d'admirateurs.
- Je vous aurais été fidèle, dit-elle très bas.
- Non , vous ne l'auriez pas été ... il n'est pas en
vous d'être fidèle à personne. Vous ne tenez il moi
que parce que je ~uis
hors de vo tre atteinte.
- Et je vous ai tant aimé! tant aimé!
- Dieu nOLIs vienne en aiLle! s'écrie-t-il.
Il prend entre se' deux mains cc beau visage et le
contemple avidement, comme un homme regarde une
dcrni1:re fOIS l'objet adoré sur lequel va se refermer
le cercuei 1.
- Embra sez-moi une rois avant que nous nous
séparions, et priez le Ciel que jamais nOlis ne nous
rencontrions ~u
cette terre.
Ses bras blancs comille le", li s entourent le cou
de Paul, elle approche de sun vi:.age ses b<:,lles
�A TRAVERS LES SEIGLES
li:\Tes décolorées, et l'embrasse ... une fois. El il
l'enveloppe de .son étreinte el la couvre de baie.ers
~al'$
nombre, aVec une force qui semble la bl~iser.
Puis illa repousse brusquement et disparalt à grands
pas dans la .nuit; tandis <;lu'el.le demeure haletante,
la ligure ltvlde, les yeux egares :
- Mon bien;aimé .. . nmrmure-t-elle, mo n bienaimé ...
Elle porle sou~jn
les mains à sa gorge comme s i
un coUteau venaIt de l'y frapper; alors, elle se
détourné el franchit le seuil de la maison .
XII
- C 'est fort extraordinaire 1 dit Laura Fielding,
les coudes sur sot1 pupitre et le menton dans sés
deux mains: il a lai sé SOn chapeau!
- Sait-on ce quo le Chapeau est devenu? demande
Kate.
- Ii a été déposé dans une bolte, répond Dora, et
pOrté au presbytère par une servanto qui l'a remis
avec une révérence et le discours suivant : ~ Je rapporte quelque chose que vous aviez laissé à nos
demoiselles, monsieur. ~
- Que.lle absurdité! Mais j'avoue qu'il m'a désappointée. Après tout, il ne s'est pas montré beaucoup
rlus vaillant que l'ami de M. Russell. Pourtant il ost
fort aimable et danse merveilleusement.
- Il est splendide, rait Belle. Où trollvez-vous
ailleurs cette tournure et cette tête ? Et on style ...
irréprochable. 1
- . La moustache 1... cette longue m~ust.aho
hardIe que vous ne voyez jamais à un IndlV1du
ordinairel Pour ses yeux .. . .
- Bravo! Laura 1
- Nous savons le reste dit Bollo. Mais jo vais
sûre que celte belle
vou dire autre chose; je ~ui!:l
statué blanche ct 0", miss Ji'ieminlol est la cau st de
so~
brusque d6part. .r'afime~
que s'ils no
s'aIment plus actuellement ils se sont aim6s très
fort jadis. Ils onldisparu en~mbl
hier soir. J'aurais
pouss6 une reconnni 'sancc do leur c()té moiA j'étais
I~rie
dan.s un lancier; après quoi, v(Jl1~
10 cavez, il
Nalt partI.
- Je ne s.erai~
pas fâchée ue prcndrt' votre plue,
TI~lùne
Adalr, dit Kate, en me frappant 16F;l.:remcnt
sur l'épaule. Vous (:tes toujours 11 vi .. ites, landi
qll r! nous rcsfon~
au logis.
J'ai mon chapeau cl mon munteau, CHr j'<Jtlend la
l((liture qui va m'emmener chez lady Flytton.
�A TRAVERS LES SEIGLES
- Je ne tiens pas à y aller, je vous assure, leur
réponds-je du fon~
du cœur, et je ne sais pourquoi
lady FlyUon m'a invitée, car elle ne connait pas
beaucoup maman.
- Ce que c'est que d'avoir tant de connaissances!
dit Belle. Je voudrais bie n en posséder quelquesunes. Vous revenez lundi, petite?
- Oui .
- Je me demand e si M. Vasher ira là-bas. Ouvrez
bien les yeux, Hélène, et quand vous reviendrez, vous
nous conterez ce que vous aurez vu. Voici la voiture!
Nous sortons: elle est là en eITet, et les beau:,
chevaux noirs, avec leurs rosettes écarlates, semblent
mieux faits pour une promenade dans Hyde Park
que pour trainer une pensionnaire sur les grandes
routes.
- Adieu! II.dieu 1 disent les « grandes )).
Le valet de pied prend mon porte-manteau, et je
pars, me faisant ci. mbi-m0me l'effet de Cendrillon,
une Cendrillon laide. La journée est délicieuse; je
voudrais avoir une cumpagne de voyage, car ce n'est
pa~
amusant d'être seule, derrière ces deux magni liques personnages en livrée. Les noix qui pendent
aux arbres des haies me tentent au passage; je
!:>erais bien plus heureuse à pied avec .Jack, et libre
de les cueillir, que perchée dans celle voiture et
condamnée à ne rien faire. Si je demandais à l'un
des domestiques de m'en donner. .J'élève timidement la voix, aussitôt il descend du siège et grimpe
le talus; les pans de son habillui hatlentles jambes,
la poudre vole de sa perruque; mais malgré tout, il
m'apporte mes noix avec une figure impassible. Je
croi:; l'entendre ce soir dans la salle des dom esti'iues :
- Ce n'e t pas une demoiselle 1 Elle a mangé des
noix dans la voiture etelle les cassait avec ses clents.
Nous avons franchi la grille, et nous roulons dans
l'a\"enue qui annonce le chateau cie Flytlnn.
C'est une vieille ct belle dem~ur.
Un valet de
chambre me cunduit à tra""fS des corridors et des
salles majestueuses, jusqu'au salon où j'ai quelque
ppine à J0couvrir lady Flyllon, tant elle est petite,
ridée, ratatinée. Enfin je l'aperçois dans un coin; il
me semble qu'elle dort, mais elle ouvre soudain le!:>
yeux, me ,souhaite la bienvenue avec bonté et
ordonne au domestique de m'apporter du vin blanc
et du raisin. Pendant qUI~
je l1an~e,
ellc me parle,
avec la loquacité de la vieillesse, de ma mère,
" une belle leune femme )J; de tout ce que peuvent
lui sug~ére
ses souvenirs. era~ts.
Tout d'un coup,
elle se rel1licJ::iC dans son lauteu!l, ct sans un mot ni
�~2
A TRAVERS LES SEIGLES
.Je suis à. me
un sign 1 s'endort profnd~mel1.
demander ce que je vais faire lorsque la porto vitrée
qui conduit au jardin s'ouvre devant miss FIe·
ming.
Sans rer;lardcr autour d'elle, Silvia s'assied sur une
chaise ba~sc,
me tournant le dos. Ses cheveux sont
rdevés en lourdes masos, elle 1 orto une robe
hlànche fort simple, dont la sévérité fait e~c<H
rer:,sortir sa beauté; 11 y a Jans toute son attltucl e
pas là d.epuis
un abattcment découragé. Elle n'c~t
vingt secondes, qu'on annonce le capitaine qhlche:.•
ter. Grand, nonchalant, l'air blasé, ba 'phy!;lUn(~1\
s'anime et son pas ~'acélère,
dès qu'Il aperçoit la
personne assise sur la chai~e
de velours rou1-\0.
- Comment vous portez-vous i' dit-il, se penchant
"crs elle et lui tendant la main.
1~le
n'y place pas la sienne, elie le regarde nonchalamment. Est-ce une provocation i'
.
- Il fait trop chaud; ne se croirait-on pas au mOIS
d'aoùt?
Le capitaine s'assied, et tous deux se me~tn
.à
causcr à Jemi-voix. Ils semblent ignorer. qu'll y ait
d'autres personnes présentes; comme Je ne pUIS
entendre ce qu'ils se disent, je trouve inulile de
m'avancer, quoique j'aie peu envie de jouer une
seconde fois le r61e humiliant d'espionne.
Celle coquette peut-elle être la femme déser~.c
cl passiollnée à qui, l'autre jour, Paul Vasher disait
adieu? Etait-ce une comédie, son amour et son
desespoir? Car sûrement .. . sûrement, c'est bien son
~Tai
. rôle qu'elle joue en ce moment. Non.. elle. ne
InbJouait pas la comédie, alors; mais elle s'éta.lt u~
tant élevée au-dessus J'elle-même. Paul avait raison:
la 'perversion de sa nature est trop indélé.bile pour
lUI. permettre d'être jamais une femme aimante et
VfOue .. L'admil:ation est Sa pâture. qu?lide~n;
I~
~laten
est l'air même qu'elle respire; Il seratt aussI
Imp?s Ible de la maintenir dans la ligne droite quI.:
de tisser une corde avec du sable. Elle n'aime pas
cel hom~e
auquel elle parle, il ne lui plal! même
pas; mais elle tient à lui tourner la tête. Voilà ce
que je devine en la regardant.
- Petit démon 1 murmure lady Flytton doucement. .J,~ me retourne et j.e m'aperçois que lu vieille
dame s ~st
réveillée aus 1 brusquement qu'eHt: 'e~t
endormie .
. Elle re!,!a.rde ce couple, elle aussi, avec une exprc •
sinon pire.
Sion maIJ~leUS,
- Bonjour, capitaine Chichester, dit-elle sé\'1.
rement.
Le jeune homme lève la tête; son étonnement esl
�A TRAVERS LES SEIGLES
53
visible. Il se précipite vers la maîtresse de maIson.
Je remarq ue. que Silvia ne bouge pas.
- Je ne savais pa qu'il y eût personne ici, dit le
capitaine, olTrant à lady Flyllon une main qu'elle ne
prend pas.
- Je le pense bien, réplique-t-elle d'un ton glacial.
Et il retourne vers sa charmeuse, rougissant et
po itivement décontenancé . On sert le th6, que
nous prenons chacun de no tre côté ; le capitai ne
part, et l'heure du tllner approchant, on me conduit
à ma chambre, où je re\'êts modestement 'mon
unique toilette, Au salon, je retrouve Silvia Fleming,
qui m'accorde quelques paroles, de cet air indil:'
f6rent et d6daigneux qu'elle réserve pour son propre
sexe . La grosse et bonne 1\lrs. Fleming appara1t;
elle me l'lait mieux que sa fille. Enfin lady Flytton
arrive la dernit:re, et nous allons diner.
Pendant le repas, la cooyersation est peu animée,
car notre hôtesse se consacre à son cuuleau et à sa
fourchette, et les deux autres n'aiment pas il
causer.
Ensuite, dans le salon, les deux dames tricotent
ensemble, tandis que Si.lvia parcourt .la ~eras
de
long en large, avec une Jl1fatlgable a~ltOn,
el que
je tourne les feuillets d'un album de phutographie,
compatissant du fond de l'àmt.! à mon propre
Surt.
- C'est trop ridicule, dit Mrs. Flemll1g qui él~\'e
la voix, sans s'en apercevoir, dans son irritation. Et
toutes les demandes en mariage qu'elle a
eue !
- C'est une mauvaise petite créature !riposte lad.
lo'lylton, en secouant sa vieille tête implacable, c.:t
elle ne manquera pas de mal t,)umel' 1 Quant à Paul
Vasher, il ne 1'6pousera jamais : il la connaît trop
j'our cela!
Je m'\!loigne prGcipilamment, avant d'en entenùre
duvantagc, el je me demande une quatn:-vingt-di:Ill.!uvi1:me fois pourquoi l'on m'a inyit6e à venir il
1<'1)'lt0I1.
XIII
Un léger coup à ma porle.
- Ent rez, dis-je, en intt.!rrompant mes errons pour
IlrJuel' mes brides de chapeau d'une façon correct!;,
de laùy Flyll()n.
lui ne .JC:pal'e pas l'~quipage
,il..' '(Ji ... Silvia.
Al'l'un'mment, elle ne va pas à 1'(('li e: quoi uc
nu~
parliulh dans cinq 1Il1llutes, elle est en pd~noir
et en pantoulles.
�54
A TRAVERS LES SEIGLES
Voulez-vous faire quelque chose pour moi")
d emanda-t-elle en s'asseyant.
- Dites-moi ce que c'est d'abord.
, - V ous connaissez 1\1. Vasher. Voulez-vous lui
donner ce billet en sortant de l'tglise 'r
Je regarde l' e n Ye
l op~
qu'elle m~
te.n~,
et j'h~s!t:
Je suis de nature obltgeante, mais J'al de l'arnltle
p ou r Paul Va.sher, je n'~
ai pas. pour Silvia; ne
vai --je pas nUIre au premier, en lUI remettant cela?
Il est de force à se défendre, après tout.
- Oui, je le lui donnerai.
Et je mets le billet dans ma poche.
- Vous êtes une bonne en fant, rlf:pond Silvia qu i
S'tloigne .
Sera-t-il à l'{;glise ? Vingt minutes plus tard, je suis
r enseignée ; car il me jette un regard amie " l, pendant que je remonte la nef derrière Mr~.
FI..:ming.
Les « grandes» me lancent un sourire, et jl.: trouve
l'occasion de faire un signe amical à Mary Burns.
Lorsque l'office est terminé, je rejoins ~,L'
Vasher
sous le porche; c'est une chance favorbl,~.
Si j'avais
ét~
obligée de courir apri:s lui 1
- Quand revenez-vous, petite ?
- Bientôt. Demain peut-être .
Je glisse le billet dans sa main et je me sauve.
- Vous le lui avez donné? demande Silvia, lorsque nOllS nous promenons ensemble aprt:S le lunch.
- Oui.
- Cumme il fait chaud! Il Y aura un orage.
Elle dit vrai : l'air est pesant, le c iel noir, les
oiseaux ont cessé de chantL:r. Subis. ant le même
instinct qui pousse tous les animaux à chercher lin
a bri , Je rentre, laissant Silvia à sa promenade monot one, les mains j'Jintes, la physionomie tendue par
une expression anxieuse . Je n'ai pas honte de le
confesser ... j'ai horribJement peur de l'orage. Lady
Flytton et sa sœur sommeillent paisiblement dans
un angle du salon . Moi, je suis jeune ct n'ai pas
em-ie de dormir, au 'si mon apri:s-l11idi du dimanclll!
me paralt l un~LJl!;
je feuillelk, p"llr la deu\i~nH!
fuis, l'abu~
de lady Flylton qui m'amuse t(Jujour ',
'ràce à la la ideur rare de Ses ami: el connaissances,
~"n
dULlnt m;.;ri 1't.;lllp"rlant la 'lalme sous cc l'apl "rt. Soudail1 je vl)is entrer i\1. Va~her
. Une s'uper(,dt pa" de ma l'r0sence ; il c. t race à face UV!!';
Silvia qui a omert pr0cipitamrnent la porle d'c _
trée.
- V(JUS m'ayez dcmunJ~,
me voici.
- V",nci. dans Ic jardin; r0ponu-t.:lle hriè':cflll.:nt.
Ils longt.:nt la terrasse et uispanlis ent au ll1ili.u
d..:s arbres, UnI..! heure s'écuule ; la IUl'lière ue\ICnl
�A TRAVERS LES SEIGLES
55
ùe plus en plus ~trange.
les nuages sont noirs
comme de l'encre, quelques-uns J'un rouge lil'ide
qui ne présage rien de bon; pas une feuille ne
bouge.
Des pas rapide. gravissent la terrasse, Paul
Vasher arrive seul; je vais courir au-devant de lui
pour lui parler, mais l'expression de sa figure
m'arrête, je recule; un instant aprl:s, il est déjà parti.
La porte, en se refermant, éveille lady Flytton, qui
demande avec aigreur:
- Qui est-ce qui vient de sortir?
- M. Vasher.
- Vasher, ici! Cette petite masque a-t-elle recommencé ses vilains tours? Enfin, il n'est pas resté
longtemps .
Elle se prépare à se rendormir.
Quelques gouttes de pluie, lourdes comme du
plomb, tombent sur les dalles; un gémissement
faible et lugubre se fait entendre. Soudain, Je ciel se
d6chire, les éclairs brillent, des cataractes fondent
sur nous; je cache ma tête dan mes mains pour ne
rien voir, mais au milieu de ce bruit a sourdissant,
j'entends la voix terrifiée de Mrs. Fleming :
- Où est Silvia?
Là-bas, exposée à la fureur de la tempête, l'âme
bouleversée par un orage aussi violent, car Dieu
seul sait dans quels ablmes de dé espoir et de honte
elle se débat! JI n'était pas Jifficile de lire sur la
figure de Paul Vasher. Si enfant que je sois, je
devine qu'elle a joué sa dernil:re partie ... et qu'elle
l'a perdue.
D'aprl:s ce que je sais de son caracll:re, elle est
capable, dans un pareil état moral, d'aller au-devant
Je la mort. Il faut qu'on la trouve et qu'on la
raml:ne; qui fera cela? Moi. Ma vie, n'importe où
j'aille, est entre les mains de Dieu, et quoique je
n'aime pas Silvia, l'en ferais autant pour mon l'lus
grand ennemi .. Je me rell:vc, je saisis un châle et, en
d0pit des exclamations de Mr8. Fleming, je me 1'1'6cipite sur la terrasse.
La pluie est ~i forte que je suis presque renversée,
'ccout:e, assourdie par le tonnerre
mais, 3veu~léc,
cl le vent, JC n\,o cherche pas moins dans les coins,
sans pouvoir rien découvrir.
L'orage crolt toulours;enfin,je l'aperçois,assise sous
un arbre et contemplant cette sc(:ne avec inJifférence.
- Silvia! - J c l'appelle de loin. - Silvia !
.Elle ne bou!:>c pas, dIe ne semble pas entendre
ma voix, tandi'l qu'autour J'ellc, l'ouraoan accumule
les ùi!bns. Je m'approche pour lui parler; tout à
�5b
A TRAVERS LES SEIGLE S
coup, les nuages s'ouvre nt, une grande lueur flamboie devant nous et une ~norme
boule de feu fond
sur nos têtes. Je ferme les yeux, je reste immob ile:
n'est-ce pas la mort? Mais la foudre s'enfon ce à mes
pieds avec un siff1ement ; un souff1e brûlant m'eftleure le visage, une fumée épaisse cache tout à mes
yeux. Je cherche rnpn chemin à tâtons. Je ne suis
pas morte, donc Si!via doi! être ... Non, elle est toujours là, dans la ml!me attitude .
- Sauv~e!
Dieu suit lou~
1 dis-je, en saisissa nt sa
main ~lacte
.
- Si seulem ent cela m'a\'ait tuée! murmu ra-t-elle .
Si j'avais été un peu plus prt:s ...
- Venezl
Elle ne résiste pas, et je l'emmè ne comme un
enfant. Sa fip.ure a la pâleur de la mort: ses beaux
yeu ", un re:;ard fixe, comme s'ils ne voyaien t qu'un
seul objet : ses cheveux trempé s de pluie retomb ent
sur ses épaules . Nous somme s dans un bel état,
lorsque nous atteigno ns la maison ; l'eau ruissell e
de nos vêteme nts. Mrs. Fleming jette des cris en
voyant la llgure de sa fille, si bouleve rsée qu'on
pourrai t la croire frappée de la foudre, mais Silvia
la repouss e avec une sorte de lassitud e.
- Laissez -moi tranqui lle 1
Elle monte lenteme nt l'escali er, et moi derrière ,
nu grand détrime nt des tapis de sa tante. Sur le
palier, elle se retourn e:
- Vous viendre z tout à l'heure dans ma chambr e,
me dit-elle .
.l'ai quitté mes vêteme nts mouillé s, et j'achèl'e ma
toilette , lor~que
1\1.rs. Flemin g m'appo rte un verre
Je vin chaud qu'elle me force à al'aler. C'est tr\:s
bon, mais c'est sûreme nt un peu fort. Je veux linir
de m'habil ler ... je ne me sens plus maltres se de mes
jambes, et j'ai toutes les l'eines possibl es à traverse r
la chambr e. Puis tout d\lI1 coup, je nt.! 111l! sIJul'il!ns
plu~
de rien; je suis profond ément endul'mil!.
La pendull ! sonne ~ept
heures, quand je m'évcil!l!.
l\lrs. Fleming me regarde a\'I!C un peu d'inqui.:tudt.! .
.- Qu'est- ce que cda signi!il! ? ,Jl! n'ai jamais durn1l comme .cela dans la ioulï~!
'? E5t-C~
l'ura~!
'
-, Non, Jl! crois que C'l!st Il! vin: j'y ai mis Jl! l'eaud.;-vle puur vous pr~se1'\c
d'un rhume, et j'ai oublié
que l'ous n'y étiez pas habitué e.
- l\o~
l?ieu 1 que dirait papa, s'il le sa\'ait (
- Il thrall que c'est ma fault.!; Ile vou~
tourme ntez
pas de cela, mun enfant, et allez truuvcr Silvia; ellt:
vous a dl!man~e.
•
Ja;: ft:appc à la porte de Sill'ia; perSunn e ne rt:pundant, Je l'ouvre. Silvia est à la fenêtre, règarJu nt la
�A TRAVERS LES SEIGLES
57
fumëe qui monte encore de l'endroit où est tombëe
la foudre. Elle se parle à elle-même, et semble ni
me voir, ni m'entendre, quoique je sois tout près
d'elle.
- J'avais tort de souhaiter que cela m'eût tuée ...
après tout, c'est stupide de mourir 1 Si j'étais morte
aujourd'hui, les femmes qui me détestent auraient
dit : « Pauvre créature. » Il aurait dit: « Pauvre
Silvia. ,. J'aurais été toujours à ses yeux la pauvre
Silvia, une folle qui avait la faiblesse de l'aimer.
Mais je veux vivre ... vivre pour châtier le mépris et
la froideur dont il a osé payer un amour comme le
mien ... vivre pour lui faire regretter amèrement le.
jour où Silvia Fleming a dû s'abaisser à le prier. A
l'heure où il m'attendra le moins, je serai là; au
moment du bonheur, j'arracherai la coupe à ses
lèvres; dans la nuit du désespoir, je me réjouirai de
ses larmes; et pui que je ne puis avoir on amour, je le
rendrai malheureux... je le jure... et que Dieu
m'aide!
La dernière lueur rougeâtre de l'orage se reOète
ur ses traits rigides, et ses yeux dilatés. Est-ce que
les événements de cet après-midi l'ont rendue tout
à fait foIle 1
- Vous êtes là, petite? dit-elle, se retournant
brusquement. Avez-vous entendu les absurdités que
je viens de débiter?
- En partie.
- Bah! j'ai la mauvaise habitude de penser tout
haut. Vous avez été gentille de venir me chercher
comme cela. Ce n'aurait pas été plaisant de mourir
d'un coup de foudre!
- Non, dis-je en frémissant. Mais nous y avons
échappé de bien peu. L'avez-vous raconté à Mrs. Fleming?
- Non, certes 1 Comme ma vieille tante aurait été
contente, si elle nou avait vues, vous et moi, houches ouvertes, regardant descendre ce globe Je feu ...
Elle part d'un éclat de rire que je trouve assez
déplacé.
- Vous pouvez vous en aller.Envoyez-moi ma mère.
Vraiment, Silvia Fleming a des fac; ns étranges.
Dans le sa lon, je retrouve les deux sœurs qui regardent le jardin ravagé, et, après m'ètre acquittée de
mon mes'age, je raconte à lady Flytlon le éril que
nous avons couru. Elle écoute, levant les yeux au
ciel, avec de nombreuses exclamations .
. - Tout c~la
par la faute Je cette ~rê.atue
? Que
dira v.ntre- m 're, lorsqu'elle saur~
q~e
j'al pris si peu
cl· sOin de vous 1 Quant à cette SdVla, ma conviction
est_ que l'avenir lui réserve quelque chose de pire 1
�S8
A TRAVERS LES SEIGLES
XIV
~ - Je me demande si Paul viendra ce SOir, dit
M. Frère, stimulant vigoureusement le feu, car nous
sommes en octobre, il pleut et les nuit sont gl.acées.
- Je crois qu'il ne viendra pas! Il Y a SI longtemps qu'il est parti, tant de semaines 1
- Paul tient toujours sa parole; il reviendra certainement. D'ailleurs, il a laissé ici tous ses bage~.
Argument concluant, car, si déi:iespéré que SOit
un homme, il en oublie rarement sa valise et tout
ce qui compose ses petites habitudes.
- Les routes sont bonnes pour circuler, à présent, continue M. Frère, et il est allé, j'en suis sûr,
jusqu'en Devonshire.
Oui, les routes sont bonnes; mais je crois que
l'état des routes lui est assez indifférent. Je regarde
vaguement les Ilammes du foyer, et il me semble
VOIr M. Vasher 'en aller à pas rapides pour échapper à ses pensées impitoyable' et s'en'orcer d'étei ndre une flamme rebelle à tous' les eJTorts. Mais ce
que je vois est une illuSion j en ce moment peut-être
il danse ou ...
- Dormez-vous? fait derrière moi une voix amicale.
- Vous êtes revenu! Que je suis contente 1 Nous
commenc.ions à vous croire perdu.
. . .
La lumlere du feu éclaire son vi age pille et vlelll ,
homme qui a sou~e
une bataille
com.me celui ~'un
ternble, ct qUI, bic 'sé dans la lutte Inûgale, a cependant vaincu.
mon oncle?
- Où e~t
- Il était là il n'y a qu'une mmute, mais on cs!
venu le chercher pour la vieille Sally Lane, sans
Cesse m()ur~nt.e
depuis vingt ans. gtre à la mnrl,
pour el~,
slgOifie une houteille de porto que votre
oncle lUI donne chaque rois.
M. Vasher se met à rire:
- Savez-vous, enfant, que vous m'avez manqué
pe!1~ant s
dernières semaines? Souvent j'ai souhal~ç.v{)r
pou.r me distraire votre gai bay~dge!
Qu ~\l!Z()US
faIt rendant tout ce temps-là -:. Rlcn de
partlcu 11er?
-:- Quelque chose de très particulier. 'Cc t 11n
1~lrae
quç vo~s
ne nous ayez pa.; rctrou\'P(", mi 5
Flemmg et mOI, en plLJ~ieurs
morceaux.
- Qu'est-CL! que cela ipnifie? Vou avez CI)Ul"U
un danger, al'cc Silvia .~
- La foudre cst tomb . . e l'autre jour; 11 'l~ étion!>
�A TRAVERS LES SEIGLES
S9
ù. quelques pas l'une de l'autre et elle est tombée
entre nous deux.
- Vous étiez dehors toutes deux, par cet orage!
- J'étais sortie pour aller chercher Silvia.
- N'était-elle pas rentrée après mon départ!
s'écrie-t-il, sc frappant le front. Quelle brute j'al été!
Où est-elle à présent?
- A IIombourg.
- Je voudrais savoir ce qu'elle y fait, murmuret-il, se parlant à lui-même.
- Elle s'amuse à flirter.
J'ai répondu machinalement, ayant la malencontreuse habitude de penser tout baut.
- Qui vous rait croire cela? Quelle opinion avezVous d'elle (J'aime à connaltre l'opinion des enfants,
elle est du moins sincère. Parlez 1
- l\liss Fleming est jeune ... ricbe ... bien n,ée ...
fort belle. Je la plains de tout mon cœur.
- Pourquoi donc? Que lui faut-il de plus?
- Elle n'est pas heureuse 1
Je détourne la tête pour lui cacher ma rougeur.
S'il devinait que je sais toute leur histoire, que j'ai
écouté aux portes 1
- Vous nc m'avez pas dit ce que vous pensiez
d'elle. Je tiens il. le savoir.
- Je ne l'aime pas ... je ne me fierais pa à elle. Sa
nature est cruelle ... mais capable d'aimer ardemment.
- Sans jamais re ter lidi.:lc à ce qu'elle aime. Eh
bien 1petite, un de ces jours vous serez femme. Voulez-vous un conseil ? ... Non, vous ne le suivrez pas,
vous aimerez comme les autres, ct l'amour est fait
de vanité, de folie, d'amertume. C'est le [ruit de la
;\ler morte qui remplit la bouche de cendres.
- Votre délinition est dure. J'ai YU des fiancés <jc
pense à Alice et à Charles) qui n'ont jamais d'idées
pareilles; ils s'admirent mutuellement, ct tout en
se querellant quelquefois, ne songent jamais à
employl.!r ces grands mots que vous dites; ils n'y
Comprendraient rien.
- Peut-ètre sont-ils dignes l'un de l'autre. Là où
la con(iance est mutuelle, l'amour est un joyau précieux. Mail) si un homme aime une femme indigne
de lui, et continue à l'aimer quand mëme, nc pou\ez-vous deviner quelque chosl.! du C!Jmbat qui
déchire l'âme de cet homme, la partie supérieure de
sa nature lui criant: " Renonce )f, quand l'ëtre inrérieur lui dit: « C~de!
" La vololltu ct le respect de
soi luttent contre l'inextinguible désir de ceLLe
beauté linoubliable... La droiture morale est en
guerre contre le cœur qui sc révolte à l'idée d'un tel
sacrifice ... Et la honte suprème de tout cela, c'est
�60
A TRAVERS LES SEIGLES
que, la sachant indigne, on ne peut chasser son
image ... sa grâce caressante ... les ondes de ses cheveux. - Il passe la main sur son front. - Pardon,
mon enfant; je pensais tout haut 1Mes analyses P&Y_
chologiques vous amusent-elles? En(Jn, espérons
que le pauvre diable dont je parle atteindra le .salut ;
une erreur pas ée dont on se repent est la meilleu.re
base d'une sagesse future. Avez-vous des commIssions pour Silverbridge, Nell ?
- Vous y allez 1 Oh 1 si vous pouviez me mettre
dans votre poche! Resterez-vous longte~ps
?
- Une couple de jours. Je pars ensUite pour de
longs voyages; quand je reviendrai, vous serez une
grande personne.
- Malheureusement! Je voudrais garder mes
robes Courtes encore dix ans.
- Quel âge avez-vous? dit Paul, prenant ma
fit;ure entre ses deux mains.
- Quatorze ans.
- Tant que cela! on vous en donnerait douze;
vous .avez un gentil yi aoe. Mais je ne vous dirai pa~
Cjue J'espère vous troJ'ver jolie à mon retour. SI
lamaiS vous faites une prière fervente, mon enfant,
demandez â Dieu qu'il vous épargne d'être belle!
- Il n'y a ras grand danger de cela, dis-je d'un
ton bou.rru, et je crois que mes prières n'y changeraient nen .
. - t:'ourvu q,ùe vous soyez bonne, et vous le serez,
Je crOIS, ce sera bien assez.
- Mais les gens vous aiment beaucoup Inieux si
'ou.s êtes jo.lie que si vous êtes laide. Les laides ont
~olurs
mises de coté. Ne peut-on être bonne et
JolIe?
-:- On le .reut, mais c'est rare. Non, quand je
reviendrai, J'espllre que je vous retrouverai absolument la même.
- Vous !!le permettrez bien de grandir, monsieur.
-:- Grandissez tant qu'il vous plai ra, petite IIéHme;
mais gardez votre candeur d'enrant.
.''1
'oèl est venu aVec son v(;tement de neige, sa COllronne de !1 0 UX c.t de Rlaçons, avec l'a mine joyeU! c
et ,cs main rlellles .. rack ct moi, nous, ommc " Cil
ya<.:ances, ct tout consÎ(h rI!, nOlis ntlrflilli elJ des
\·acn<.:~
rlrngeu. eh. Au-d,' su
d~s
<.:nnlinucls
1l1l':I1U!i dl:S~
tl'CS 'lui trnublcnt for<':cllli'nt lin" féll11ilk
tcnllc aUSSI, cr\ée que la nôtre (<.:ar cha<':lJl1 ~lit
quI'
la nature humaine, refoulée d'un côte, s\:chuppc de
�A TRAVERS LES SF.TGr.ES
l'autre), l'orage longtemps prévu, que devaient amener les affaires matrimoniales d'Alice et de Charle~,
occupe le premier plan. Les six mois d'épreuve
expirés, le capitaine Lovelace a sollicitt: J'une façon
pressante LIn engagement positiL et parlé m~e
de
Jixer le jour du mariage; mais il a 6té hilnteusement
accueilJi, et congédié avec des insulte:; et des moqueries. 11 ne vient plus à présent; et l'expression
rebelle du charmal1t \isage de ma sœur lui attin:
sans cesse des paroles aml:res et de sanglantes railleries paternelles. Ext'::rieurement du moins, elle
accepte son sort et ne dit pas un mllt sur ce ujet.
EIIL: maigril, notre pauvre Alice, il y a de qUl'i
attl.;ndrir un juge impitoyable Je vuir sa figure pàlir
ainsi de jour en jour, ses poignets et sa taille s'eflilL:r
ue plus en plus. Mais papa ne regarde pas, ne YUII
rien ; il impo,;e à ses enfant les plus lourds l'urdeaux et ne les aide pas même du bout du uoigt ù
les porter. Nous serions plus miséricordieux plJllr
lui qu'il ne l'e t pour nous.
Quoique j'aie servi à Alice de chaperon fidUe, elle
ne me parle jamai s Je Charles Lovelace. Souvent je
!t.:s surprends , elle et Milly, en rnystérieusés conf'::rences, et j'0prouye une jalou~ie
L10rai onnable, C<lr,
opri:s tout, l\\illy a seize ans et elle est d'age à c,),nprendre, tanuis que j<: n'en ai que Lluaturze et suis
supposée ne rien savoir sur ces graves sujl!!'
?'amour et de mariage. Elles ne se doutent pas que
J'ai, moi aussi, mun prétendant.
C'est mon secr<:t. J\1ai~
Alic<: me surprend ; je la
crl'yais si brave, prÏ!te à toutes les batailles . Vat-elle donc" céder ct mourir» sans proteRtations r
.le ne tardé pas à être dt:sabusée sur ce sujet, car Je
r~is
un beau Jour une décou\erte telm~n
stu)1~
liante, qu'il me s<:l11ble tout d'aburd r ecevOIr un CllVp
de massu\J sur la tête. En plongeant sous le lit
u'Alice et de Milly, en quête d'une orange Yagabonde, je trouve l'ample espace que recouvre cd
antique monument il quatre colonnes rempli d~
malles faites ct corùées, toutes celles d'Alice, jusqu'ù
sa moindre hr,ite à chapeau .. Va-t-elle donc partir?
(JI! irait-elle ~ Une pensée effrayante me saiSit, el J":
Ill'assieds à terre, tenant encore la frange du lit.
Veut-elle s'enfuir? Elle n a pas d'argent. j\\al
Charles Loyelace en a, cl j'ai lu r'::cemment l'histoire
de ueux fiallc,:s qui, aprl:s avoir Jépéri si. mois lllin
l'un d" l'autre, avaient pris le parti de se mariel'
sans aUlurisation Ul,) leurs farnil~
' ... Leur, pi.:r.: Ile;
l'es emblaJCl1t 1 as au Ilt)!re; Alice ne p<:ul médit..:r
un acte aussi Jéscsp'::r':: 1
J:>cnuant qUI:: jt: rumine ces pensbes, Alice 4:11 '
�62
A TRA VER S LES SEIG LES
mêm e appa raH et s'as sied en face
de moi, c~larmnt
dan s sa robe de serg e bleu so~bre,
avec sun ,blant:
fichu de qua kere sse et son tabl
de mouse~ln.
_ Alic e, lui dis-je, soul evan t ier
1~
tran t les cais ses, qu'allez-vous fairefrange et lUi mon '?
Elle me rega rde et sem ble réf16chir.
'
_ Je voulais que vou s n'en suss ,
iez nen , Nel l;
mai s puis que vou s l'avez déco uve
rt, je ne puis vou s
le cach er. Je vais me mar ier.
_ Vou s mar ier! Oh 1 Alic e!
Elle a l'air si enfa nt pou r avoi
r au doig t une
allia nce, pou r être app elée « mad
ame )) et com man der le dîne r!
_ C'es t sa faute, dit-elle en
loin tain uù nou s p"u vun s aperdé igna nt un cha mp
neu r li C),ui harc::le ses ouv riersce\'o ir le « gou ver. Il n'y a que ce
moy en-l à.
Ses yeu x bleu s sc voilent d'un nuag
- Cha rles dit que cela peu t Jure e de trist esse .
r indé fini men t
et auta nt vaut en linir tout de suit
e que dan s un an
d'ic i. Si cela dura it un peu plus
long tem ps, Nell , j'tn
mou rrai s.
Je me relève d'un bon d et je cou
rs à elle :
- Ch6 rie 1 nutr e vie sera mis érab
le san s vou s,
€:pouvantable.
Des larm es ruis sell ent sur mes joue
s.
- Mai s je ne le regr ette pas,
heu reus e. Seu lem ent, pap a, Alic puis que VOLIS sere z
e, pap a ?...
- Ses fure urs, voulez-vous dire
1
- Il nou s tuer a 1 fais-ïe avec con
vict ion. Ne "ou s
atte nde z ras à jam ais savo ir ce qui
votr e dép art, car pers onn e ne surv se pass era aprè s
ivra puu r \'OUS le
raco nter . Vous pou rrez lire dan
suiv ante : « A Silv erbr idge , son ts le Tim es l'an nun ce
déc édé s la femme
et les onze enfa nts du colo nel A.ùa
d'év énem ents dom esti que s inJé ir, trist e rI: ulla t
pen Jan ts de sa
volo nté. »
- Je vous assu re que je me pri:
je vous tous ; cela me rend très occu pe bea uco up
mal heu reus e,
- ~e
vous tour men tez pas
essu ye asse z d'or age s; pou rquo i trop , nou s avo ns
pas celui-là -, Qua nd
part ez-v ous '?
- Dem ain!
- Oh 1 Alic e 1 Et vous dlne z ce
soir chl.!7. M. Skip wor th?
- Oui , c'es t pou r cda que nou
dem ain; le dom esti que de Char s avo ns cho i i
ll.!s l:mp urte ra \:1.:
soir mes mal les ct Tab itha l'aid era.
- Et vous com ptie z part ir san
Je pass e mes bras auto ur de sonme le Jin.! ?
I:UU et j'arr use
sa johe tête d'un 110t ùe larm es.
'
�A TRAVERS LES SEIGLES
- Je vous aurais dit adieu, ma Nell; mais je ne
voulais pas vous mettre dans le secret, de peur
qu'il ne vous demande ensuite à chacun si vous
saviez quelque chose.
- Milly sait?
- Oui.
- Et maman?
- Grand Dieu 1 non 1 Comment pourrai-je jamais
lui dire adieu 1 Elle verra que vous ayCZ pleur6,
Nell.
- Croyez-vous que vou reviendrez un jour? faisje d'un ton lamentable. Croyez-vous que vous partez
pour ne plu nous revoir 1
- Mais si; nous irons vous voir à votre pension,
Charles et moi, le semestre prochain, et nous nous
établirons assez près d'ici pour voir maman. D'ailleurs, tout s'arrangera tôt ou tard.
- Jamais 1 Il ne vous pardonnera jamais de lui
avoir échappé 1
- Alice 1 appelle maman dans le lointain, et ma
sœur s'lSloigne, aprL:s m'avoir embrass(;e Je tout sun
cœur.
- Vous ête jolie 1 dit Jack, qui me rencontre une
demi-heure plus tanl. Avez- ous mis votre uniq~
robe en pièces?
. - Ce sont les compotes de groseilles, lui répondsJe, déterminée à dissimuler de mon mieux. Elles
c:taient aigres et m'ont fait mal à l'estomac.
- Je ne vous ai jamai vue pleurer pour unt::
parcil\e sottise, réplique-t-il avec dédain .
.It:: voudrais tout lui dire, mais cela m'est défendu.
nui! heures 1 Papa, maman, Alice et Milly sont
partis il y a une ht!ure 1 vraiment partis, quoiL[uc
nous ne puissions nous souvenir d'avoir jamais "u
papa dlner un oir hors de chez lui. Espérons que
le valet de Charles et Tabitha opéreront ans bruit
le déménagement, et ne sc feront pas prendre. Je
me Jemande si Charles lui-même monte la gardt:
parmi les ))Iates-bandes 1 Si demain pouvait n'arriver
Jamais 1 SI je pouvais.m't!ndormir et ne me réveiller
que dans cinq an J Papa aurait oublié alors 1 Mais
\;11 dupil de mes ~ouhaits
el de mes prièrL!s, l'au!"ol"t.:
~.rise
paralt enfin au ciel. Je me Ibe cn gémi~sant
t"t je m'habille pOUf aller à l'échafauu. Comme Jans
lin rl:l'e, j'assistc aux prières, puis à uo dGjeunerora"cux, cl L!nlin me voici près Ll'Alice qui met son
chal cau. Elle e~t
trL:S pale, Irè~
tremblante; mais
dIe nc plcure pas, ct unc fuis habillét! elle ~e rend
dans la chambre Je maman et l't!mbrasse en lui
disant qu'clic l'a Ù l'églisc.
Oui, à l'égi~e,
J'où ce sera "\Ii.:e Lu ·ela.:e qui
�G~
A TRAVERS LES SEIGLES
S(lrllra, et non plus Alice Adair, plus jamaIs
nutre Alice 1 A cette pensée, un bruyant sanglot
m'échappe derrière la porte. Al.iee se retourne avec
crainte, j'enfonce mon mouchOIr dans ma bouche,
et je sanglote intérieurement.
Alor nous l'accompagnons à travers les pelouses
détrempées du jardin nu et triste, jusqu'à la petite
porle où Charles Lovelace attend avec une voiture
de voyacre .
- Adieu ! dIt Alice, qui nous regarde et fond en
larmes. Il n'y a pas de mal à cela, maintenant, plus
d'apparences à garder!
- Adieu 1 répdons-nous, Milly et moi, pleurant
aussi, mais d'une manière différente.
A travers le chagrin d'Alice, l'avenir lui sourit,
brillant et heureux; nous, nous savons ce qui nou s
est réservé 1
- Adieu, dit Cbarles ln embrassant nus joues
humides.
- Adieu! Adieu! répète encore l\lice se jetant
tour à tour à notre cou.
Enfin, elle est en voiture, le valet saute derrière, et
les voilà partis; le cher et pâle visage ct' Alice se
penche à la fenêtre au dernier moment; ils s'éloignent, ils disparaissent dans la froide matinée
(l·hiver. A quelques centaines de ml!ires, papa se
promène, se complaisant dans la persuasion qu'il
tient toutes nos existences dans sa main, et qu'il
peut nous mesurer bonheur ou souffrance selon sa
souveraine volonté. Pourtant une 'de ses esclaves
vient de se révolter: il le saura à midi, et alors ...
- Après tout, dis-je à Milly, comme nous reprenons languissamment le chemin du logis, aprts tout,
on ne peut mourir qu'une fois.
�Cs
A TRAVERS LES SEIGLES
DEUXIÈME PARTIE
L'ÉTÉ
•
l
J'ai dix-huit ans! C'est beaucoup, n'est-ce pas r Il
me semble qu'hier encore j'étais toute petite, courant et grimpant, avec des robes courtes, dont je
lai!'\sais des débris à toutes les haies et les barrière..;,
Maintenant j'ai des robes longues, de longueur limitl'e cependant, mais très utile quand
veux cn
impustr au jardinier ou aux petits: quoiqu'elles Inl.:
g&nent fort, lorsqu'un dernier reste de jeunesse avelltureuse me pousse à escalader les arbres et ù dénicller les nids, SOlTlme toute, je suis Cachée d'avilir
<ttkillt c~
'ommet si facile ù pral'ir, et d'I,l! l'on Ill.:
l'cut l'lus redescendre,
Si trente années nous ':laiLilt allouées l'our graJldir, au lieu de seize, ne resterait-il pas <l' cz JI.:
11.:Jnl's pour t7:tre graves, raisonnables ct triste s, C'est
~\ contre-cœur que je dis adieu Ù Illon enfance
II1soucicusc; j'ai peur de la laisser aller, car je sens
I1~S
tjoûts et mes plaisirs d'autrefois c0ucr ~radle
It:mcnt la place à l1<.: nouvelles id6es ct Je nllul'elll.:s
l'rL'occul'ations, ,le s-uis aujourd'hui l'ainGe du logis,
lIbligl'e dc sur\'eilkr mes 1'31'oks ct lTles actions
avcc lIne attention l:'crupulellsl', car toutes les fau1l.:s
t'l olnissions de mes frères l'I Sll'l1t'S sont mises ù
ilia (;harge ,t soi-disant le frLlit de mes exemple,
NoIre pauvre manoir est dl;VCl1l1 ll1l-\ubre, depuis
que tant de place', y restent "ide'), ,Jack esl il LOlluree:; il \'l~It
011'(; :t\ ()(;al. et j'appellc cela dt;
l'éguI!';lne, car s'il :lI'ait tout silllpkmcnt r'::solll dL'
d,cvt.:llir un l?ol1 gros l'r0l'I:iétairl> j'aurais pu alILr
Vlvru aveC lUI dUlls une }'etltL' maison et j'aurai,; l:ll'
he\lreuc;u .. , Enfin, ll.:s l'rl:rcs n'airnunt jalilai' leurs
~Ieurs
autant que cclll's-ci les ail11l.!nl.
Vuil.i un an I·t dL'lIli Jlle .\lilly "',,t mariée, al'r~)
unI,; (.It.:rnanùc ct une cout' (altes sdon toutes le ~
r
k
3
�66
A TRAVERS LES SEIGLE S
règles, et la famille n'est pas en~or
remise de ce
miracul eux événem ent. Comme nt Il se fit que le consentem ent de papa lui fut arraché malgré lui; comment au lieu d'imite r Alice, Milly se maria en grande
pompe, en superbe robe de sati!1 blanc, condUIte .1?ar
papa lui-mêm e; comme nt, Jusqu'à la dernler e
minute , tout le monde se figura qu'il ne la1sserait
pas accomp lir le mariao e; enfin, comme nt il déçut
notre attente, selon son habitu de; toutes ces choses
ne fisurent -elles pas dans la chroniq ue de la maison
Adalr?
Après s'être ainsi oublié jusqu'à permet tre le bonheur de deu personn es, il a donné à entendr e aux
autres que nen de sembla ble ne se renouve llerait
d'ici un siècle ou deux, et que cette concess ion de
son despoti sme ne devait pas être regardé e comme
un précéde nt, mais traité(; à la façon d'une comète ,
d'une peste, ou de tout i':véoement unique dont la
venue est inexplic able.
Il y a environ deux :ms, Alice obtint officiellement son pardon et fut invitée à venir ici avec son
fils. Sa parfaite liberté de paroles et d'allure s, l'élégance de ses toilette s, l'abond ance de son argent de
poche, toutes ces choses paruren t telleme nt insoutenable s à papa, que le drapeau parlem entaire fut
brusqu ement abattu. Pour n'avoir rien à se reprocher à l'avenir , en ce qui me concern e, il me fait
une triste existen ce. A certains jours, l'envie me
prend de m'enfui r, ou je me dis qu'il vaudrai t mieux
épouse r le premie r venu que de mener la vie que je
mène. Mais le bon sens répond tout bas que les
soucis d'une jeune fille sont passag ers; tandis
qu'une f<;lis mariée, il faut subir ses misères ct les
endure r Jusqu'à la fin de sa vic. Quel momen t sombre et amer ce doit être, quand une femme, levant
les yeux sur son mari, découvr e pour la premiè re
fois qu'elle a commis une sottise.
Un auteur a dit: • Les homme s devraie nt ouvrir
les yeux tr~s
grands avant le mariage ct les ferm!:r
apr0s. )) Les femmes , plus encore, auraien t à meUr..:
cette maxime en pratiqu e.
Pourqu oi .ce.tte idée de mariage m'est-e lle venue
cel apn:s-m ldl Î' Ma promen ade solitair e m'a cond:lilC.à travers le jar~in,
glorieux ùe sa parure. de
g~raOlums
et de vervell1es, à travers le verger ct JUsque dans les v~ste
champs brûlé!!, Il n'y a l l'ombn'
nulle part., m~ls
avec mon chapeau à granùs bord.
rabattu s, Je defie les coups de soleil et l'œil de ma
pensée voit un petit coin frais, verdoya nt, ombra·
geux, dont la voute est faite de branch es entrelac ées,
le tapis de mousse et les muraill es, des truncs ser·
�A TRA \'ERS LES SEIGLES
G-1
r'::s ùes ht!tres et des cht!nes. Ce n'est ras loin J'ici,
mais si bien caché qu'un étranger passerait à côt~
sans le découvrir, même s'il traversait le champ de
seigle qui ondule à gauche dans un océan de lumière
blanche.
- Après tout, me dis-je en passant dans une al~e
fraîche et ombreuse où court un ruisseau, qu'importe si le « gouverneur" nous tourmente, il ne peut
nous priver d'aucun des dons de Dieu, et toute la
mauvaise humeur et les duretés de Ct! monde n'ûteront rien à l'éclat de cette journée d'été, à la couleur
de ce beau ciel, rien, jamais 1
Discourant ainsi à part moi, je m'assieds près du
ruisseau pour me reposer un instant, avant d'entreprendre la traversée ùe ces champs inondés de soleil
et le murmure d e l'eau semble me répondre;
\( Jamais li, en s\:nfuyant sur les cailloux polis, aspirant à se perdre dans les flots du large fleuve, au
lieu Je savoir qu'elle est bien ici. Je remets mon
chapeau, et je me penche sur la barrière qui me
sépare du champ, plus doré et plus splendide de
jour en jour, sous les rayons ardents du soleil. Les
coquelicots écarlates agitent impérieusement leurs
têtes comme pour me dire: « Cueille-nous 1» La
niell e des blés, parure des champs et abomination
du fermier, me crie: « Je suis la plus belle, cu~ile
moi 1 » Le bleuet élève sa fleur orgueilleuse au-dessus des épis, les pensées blotties 'humblement tout
près de terre attirent par leur fraîcheur modeste et
veloutée. Aussi, comme je le s connais et comme je
les aime toutes, je plonge au milieu des sillons et je
cueille à pleines mains. Cela fait un bouquet éclatant et sans parfum. Déjà le mouron rouge, la seule
!leur sauvage qui ose le disputer au coquelicot pour
la couleur, a fermé ses pétales, car il est trois heures.
La chaleur intolérable m'accable, je reviens près
d'un ruisseau, où j'arrange des fleurs en guirlande, en
y mGlant des herbes et du f~uilage,
~égliemnt,
nonchalamment, pour cette seule raIson que mes
mains sont oisives ct que les fleurs !'ont Jl:S jouets
charmants. Ma guirlande finie, je la tourne el la
rc~oun,
ct je Ille deman~
j celle d'Ophél ie pou\',\JI GIrl: plus belle. AvaIt-elle de beaux cheveux,
Ophélie, des cheveux. dorés, blond pale, ou châtains
comme les miens? J'enlève mon grand chapeau,
puisque personne ne me verra, et que les vaches,
là-bas dans le pré, n'iront pas me trahir; je rlaœ la
COuronne sur ma ti:te et je m~
penche vers l'eau pour
t;"lcher d'y découvrir mon image. Tout prl:s du bord,
11 y a une sorte Je petit abreuvoir, fait avec des
h,llllllS ct des pierres; j'y aperçois ma figure, enca-
�68
A TRAVERS LES SEIGLES
ùrCc du sa guirlanùe de coquelicots ct dc ses masses
de t.:hcveux bruns, d6no\1~s.
- Pas trop malI - Cette réflexion m'échappe
tlll1t haut. - Si votre nez t:tait un peu plus long,
\ olre bouchu un peu. moins grande, vous feriez ul~e
jeune personne aUSSl passable qu'une autre; malS
dans l'Ctat actuel de votre phYSIOnomie, vous êteG
prCc;i~":ment
ce que dit votre aimable papa, la ...
- La plus jolie petite fille de l'univers 1 dit derrii.:rc moi une voix ù'homme, me causant un tel 80Ubrusllut, qu'il ne s'en faut de peu que je ne tombe
dans l'tau la tête la première.
- Ne VOllS ai-je pas déclaré, fais-je sans me retourner, que j'étais mortellement lasse de votre vue, et
que je vous défendais de m'approcher avant trois
jours entiers?
- Les trois jours finissent demain, Nell.
- Demain n'est pas aujourd'hui. Je voudrais bien
savoir ce que vous diriez si vous étiez suivi partout
d'une ombro désagr';able, obstinée, qui ne vous
laisserait jamai. tranquille, et qui s'acharnerait apri!s
VUUS, quand vous lui diriez de s'en aller?
- Chacun a Son ombre, moi comme les autres.
- Est-ce que votre ombre vous fait la cour, avec
ou >lans votre gré? dis-je, frappant du pied.
- Con1iu~7.,
Nell, n'ayez pas peur.de.mc blesser!
- PourquoI me tourmentez..vous all1S1 ? Ces <.leu.·
jours ont été pour moi de véritables journées de
con~é;
\:o~s
ne pouviez manquer de reparaltre t.:et
aprl:.s-mldl pour me les gâter. Si seulement vous
vouhez mo parler sen émont comme Jack. ..
- Je ne suis pas Jack, malheur':JUsement pour
mui. Vous m'aimerie7. alors!
- Je ·OUS aime beaucoup 1Apr~s
maman ct toule
ma ramil~e,
je no connais personne que j'aime autant.
PourquoI ne pas VOUS contenter Lle cela?
Il llst debuut devant moi, en pleine lumière, blond,
grand, tllaucé t • e yeux bleus ont une expression
vexée; sc. dOigt q tirent nerveusement sa moustache jaune.
- Nell, que m'a ·.':!l-VOUS promis, il y a (lua.tre an.' ?
. - Que lorsqu..: J'aurais dix-huit ans et SIX IllUI;,
le VO~IS
6pou ,(,l"ais, si personne ne m'avait plu dar.lntage Jusque-là.
- Et vou compte? manquer à votre parole?
. - Non, lui ùis-~,.
levant les yeu" \"l'~
~nl1
toy~l
visage. Ne ·OUS al-)e pas déclaré ulle 1 IS que JI.!
tenaIS loulos mes promesses? l\lais il faut me laisser
du. temps, Georges, ne pas trop me presser 1 .fe ne
SUIS pas encore bien vieille, VOus a'lUi! et ce n'e!;t
pas tacile d'appronùre d'un seul coup ~\ aim r les
�A TRAVERS LES, SEIGLES
gens. Je ne veux rien' YOUS promettre que je ne
puj:sse tenir. Si je vous disais aujourd'hui que je
vous aime et que je veux bien vous épouser, ce serait
mal, car il me semble que je n'ai pas du tout d'amoui"
pour vous; n'est-ce pas votre aYls?
- Oui, répondit-il, avec un sou pir indigné, il n'y
a pas moyen d'en douter.
- En sorte que j'attendrai de vous aimer, avant
de rien décider. Ne trouvez-vous pas que ce sera
infiniment plus agréable?
- Pour vous, peut-être; mais je connais mon
propre cœur.
- Savez-vous? lui dis-je avec un peu d'embarras,
je pense quelquefois que vous ne prenez pas la
bonne manière pour m'apprendre à vous aimer. Si
vous étiez maussade, ou brusque, ou ... je ne sais
pas au juste q~oi;
peut-être, . si vous me rendiez
Jalouse, car les Jeunes filles n'aiment pas qu'on leui
cnlève leurs prétendants, même quand elles n'en
yeulent point..
.Je m'arrête; après tout, il n'est pas facile d'ensei·
gner à un homme la façon de gagner votre cœur;
mais j'ai un si sincère désir d'aimer Georges, j'ai
tant compassion de lui, que je prendrais toutes les
peines possibles pour cultiver en moi de plus tendres
sentiments.
- Je crois que YOUS ne pensez pas ce que v us
dites, répond Georges avec autant de dédain que sa
voix sympathique et franche peut en exprimer, ou
hien alors, il m'est impussible de suivre votre idée .
.Je sais qu'il ya des femmes qui ne tiennent pas le
moins du monde à un homme, tant qu'il leur appar~ient
tout entier, ct qui s'en éprennent ~ol!emnt
du
lour où il ne 'e soucie plus d'c\e~;
malS Il! ne \"ous
~li
jamais crue de ces femmes-là, Nell. Et un homme,
1~ puis l'nus le dire, qui aime sincèrement une jeune
/llle, ne l'aimera pas davantage parce qu'elle cherchera à occu per les autres de sa personne. Elle
perdra toute valeur à ses yeu.', si elle ne lui est pas
fldtle de pensées, de l\ar()I!~
et d'actillns. Ses coquetteries prol'oqueront en lui la rGpubion au lieu de
l'amour, ct il en sera moins piqué qu'humilie ...
- Cc qui dGplall aux hommes! OlTen ez leur
l'anité, ils ne vous pardonneront iamais.
:- Cc n'est pas du la vanité, c'est du fUS\ ect de
Sni-même.
- .Je voudrais que vous n'eussil!/. l'as une nature
ausgj loyale, dl~-jL.
le rl!~ndat,
pensive; ,i vous
(;tiez mOIns parfait, je vous en aimcrai mieux,
l'cut-être ...
Impossible de comprendre cc qui manque il
�70
A TU VERS LES SEIGLES
Georges et ce qui s'oppose à ce que je le reconné!:isse
pour mon seigneur et maitre. C'est l'homme le mieux
élevé, le plus poli, le plus beau qued"a~
jamais
vu; il est digne d'afTection, honnête, a mlrable d.e
tout poi nt, et s'il n'obtient pas grace à mes yeux, li
est difficile de savoir qui pourra en venir à bout:
Cependant, je me sens capable d'aim er ... OUI, ~t
de toute mon ame, quand je rencontrerai l'élu; mais
il se peut fort bien que mon prince Charmant ne se
trouve jamais sur ma route et que, les années s'écoulant, je finisse par avoir une tranquille et suffisante
affection pour mon fid : le adorateur.
Si nous avions commencé par nous détester. un
peu, il y aurait plus d'espoir; nos con~ersalO
auraient été plus vives et plus animées. J'al t~ulorf
pensé qu'on ne se querelle que si l'on s'aime. Il
ou
faut se sentir quelque puissance l'un sur l'~utr
l'on ne se jetterait pa!:; à la tête tant de paroles Inut.d es .
Il y a longtemps 'lue j'ai ôté ma guirlande; le la
balance au bout de mes doigts, en contemplant
Georges d'un air de profonde réf1exion.
.
:- Georges, avez-vou!:; jamais été un très mauvais
sUJet?
- Pourquoi?
- Pour rien ... cela donne de l'expérience, et
l'expérience est utile en ce monde.
- C~la
dépend de laquelle.
.
- Dites! avez-vous aimé quelqu'un avant mOl?
Une coquette qui sc soit moqu ée de vou~?
Il m~
regal·de.avec une singulière confUSIOn.
- SI cela étan, m'en voudriez-vous?
.-. Je serais ravie. Jevoudrais que mon fl:ltur mar.i
eut eté amoureux plus de cent foi, et que le fusse a
ses yeux la plus charmante et la plus aimée de to~e
s
les lemmes. II y aurait de quoi être fière au mOll1 s.!
.- Vous n'entendel rien à ces choses-là, répond-Il
tnste!l1ent. Si vous m'aimiel, vous voudriez être mon
premier amo~r.
V.ous ne pardonneriez pas à d'autres
femmes de m avoir charmé avant vous.
- Qu'est-cc au fond que l'amour ? diS-Je, passant
les clOI~tS
clans mes longues tre~
se
el regardant
couler l'eau à mes pieds. Si c'est Je vous savoir gré
de to~
mon creu!" lorsque vOus voulez bien ne pas
me faire la Cour, le vous aime vraiment beaucoup.
Georges ne répond rien. Par-dessu s ma tête, il
regarde les collines lointaines ; la soum'ance ref1étée
da,ns ses Xeux, bleu!:; m'attendrit; jamais je n'ai pu
vOir sourfnr meme un insecte.
--: Georges, lui dis-je, en glissant ma main dan s
la Sienne, ne vous faites ras d chagrin' cela viendra
pcut-ètre aVec le temps, vous savez... '
�A TRAVERS LES SEIGLE::>
Avez-vous jamais vu l'homme que vous pourriel aimer? interrompit-il, caressant doucement la
main que je lui abandonne.
- Dans mes rêves pcut-être? fais-je en riant. Où
voulez-vous que je l'aie rencontré?
- Vous n'avez quitté votre famille que pour aller
en pension, et là, vous n'avez pu voir personne.
Mais vous le dirai-je, Nell? j'ai quelquefois pen'; que
si vous ne rn·aimiez pas, c'est que vous a\ iez l'esprit occupé d'un autre. Une sotte idée, n'est-cc pas?
- C'est mon avis, fais-je, en rcti rant ma mai II.
j le sou pçonnez-vous d'un sentiment coupable pour
:\\. SI<ipworth?
- Dieu m'en préserve! Savez-vous, Nell, que vous
êtes, je crois, la petite créature la plus froide qui
ilit jamais e. isté? Rien, ni personne, ne saurait
ullendrir votre cœur.
- Je ne suis l)aS tendre, dis-je avec une grimace,
ce n'est pas dans la famille ... nous avons été déshabitués de ces faiblesses-là dès notre bas age, mais je
~lis
fid1::le à ma parole.
- Bien sù r ? Alors, dans six moi s d'ici ...
- .Je tiendrai ma promesse <je sens le (("ur me
111<1nquer en 11renant ce nouvel engagement). SI' uleI1h.nt ne comptez pas trop sur moi.; six mois sont
lungs, et nous ne savons pas qui je pourrai rencontrer d'ici là.
- .Tc n'ai pas peur, dit eorges en souriant.
Comme il a l'ail· heureux!
- Personne Ile vient à Silverbridge, et vous ne
\OUS absentez jamais; qui donc pourriez-vous voir?
- N'oubliez pas qu'il faudra demander le eonsentrment de pal a.
•
Et pour la première [ois, les petits préjug·l:j de
l't1on cher père cont re le mariage de ses filles m'arl'aris~ent
:-(\u~
un jour [a,·orahle.
- C la ne fait rien 1 Mrs. Lo\' lace s'en est pass\;c.
circonstances exceptioni\lais il v ;!vait là dc~
IHI··, dis-j avec dignité. ])'ailer~,
Il l' t inadmisbIc que ces ~nrtes
cie choses dcyicnn 'nl une habi·
t'Ide dans les familles. 1\ lice el Charlc~
{lnt été offiIl'l!ement fiancés pendant hi Il longtel11l ..
pas.?
- Pourquoi ne le serion-l1~
- Parce que para ne vouc\ra Jamais Cil entendre
1';lrll' r.
L't'ffroi me prend en en\'i~a"l
celle !Nriblc
1 (riode de tendres fiançailles que j'ai jusqu'ici
r{'ussi à e 'lui\' r.
Votre pi.:re et 1<> miel 'r.nllndcnt ul'~riec
ment, l"l'pliqua Genrges d f ul1c voix pleine d'e pé.
ri1I1('I'. r::da y r"ra 1 ie 1 qu 'lque cho'le.
�72
A TRAVERS LES SEIGLES
- Voilà de ces fails auxquels nul ne peut rien
comprendre 1 Mon père connait le vôtre depuis
quatre ans, et ils ne se sont pas encore· querellés 1
Il faut que M. Tempest ait un caractère ang61ique
ou que papa n'ait pas voulu s'attaquer à lui, parce
qu'il le trouvait trop vieux et trop peu robuste pour
se défendre.
- Ce qui fail honneur au colonel Adair, mais j'ai
été souvent étonné qu'il ne s'en prit pas à moi.
- N'ayez pas peur 1 Dès qu'il saura que vous prétendez l'avoir pour beau-père, il rattrapera le temps
perdu! Vous ne m'avez pas suffisamment admirée .
•\près m'être regardée dans l'eau, je me redresse,
ma guirlande coquettement posée sur ma tête.
- Et vous ne savez pas ce que je vais faire? .Jù
vais traverser le champ de blé, puis le champ de
seigle, comm<.: je suis là, et puis après ...
- Après?
- Après, je m'assiérai à l'ombre.
Pour rien au monde je ne voudrais révéler iÏ
G eorges l'exi stence'de certain petit salon de \'erdure. Il y passerait la moitié de ses journées.
- Alors, je vais avec vous, de peur que vous ne
rencontri e.:: que.1qu'un, pendant que vous êtes ain::,i
coiffée.
- Non, vous ne viendrez pas. A quoi me serie!.vous bon, je vous prie, et qui voulez-vous que je
.encontre, !:>auf quelques laboureurs dont je crai n5
autant les regards que ceux de cetty vache là-bas?
J 'i rai seule.
- Très bien, j"attendrai ici que vous reveniez.
Et il s'assied sur la barrière.
S'il y a quelque chose d'exal>pérant, c'est de savoir
9u'une personne vous attend et comple les minutes
Ju squ'à votre relour 1
- J'ai toujours pensé que lorsqu'on 'a il sa préSl nce supern~
, on fait mieux de s'cn aller, di l>-jc
d'un air digne.
- J\terci 1 Vuus n'aurez pas besoin de me répèter
cela deux foi!:>.
E~
leorges s'cn ya il grandes enjambées, la tête
drOIte, tan.dis que je m'eml)are de la place qu'il
VIl:nt de lalsscr vaeant<.:, me fdicilanl ch! ::;\lccè: d<.:
m;~
d~rni,'e
l'ipn~e.
C'est la 1'\,(·ll1il.' l'e fois .'lue je '.e
VUI!:>::; en alkr ~l Ylte. O\l<.:\le bellc tuurnure Il il êlll1"'l,
v~
~le.
do . Commc il marche bi"J1; il aurait du èlrc
mdlt,Jlrc 1 Tl fallt \lU'il soit vraiment fach é, car il Ih!
retourne pas une tois Irl tète.
Maintenant, il s'i1~t
de traver, r à la cnlJl'sc ccl
OCean d'épi::; incendié par 1<.: ::;0 kil. Je vais ~i vile
�A TRAVERS LES SEIGLES
73
que mes picds touchcnt à pcine le sol, ct tout en
courant, je chante un couplet d'une trl:S vieille chan·
son villageoise:
Si on la rencontre à travers les seigles,
Et si on l'embrasse, faudra·!-il pleurer?
Je n'ai jamais su chanter, mais aujourd'hui il n'y
a personne pour m'cntendre, et j'éprouvc au cœur
une joic si VIve, si inexplicable qu'il faut bien la traduire par du bruit. Comme je marche tête baissée
pour éviter d'avoir lcs rayons dans les yeux, je ne
vois pas qui s'approche et je me heurte contre un
objet noir:
- Pardon.
Je me recule précipitamment en portant ma main
à ma ridicule guirlande pour l'arracher.
- Je vous demande pardon.
Alors je lève les yeux et je "ois que l'objet n'est
autre que Paul Vasher! Je reste pétrifiée à le regarder, ma guirlande de coquelicots à la main ... incapable de trouvcr un mot à dire, moi qui ai la langue
la plus déliée de l'univcrs !
ï jc le rcconnais, lui ne me reconnaît pas. Son
regard nc révi:le qu'une assc? vive surprise, mais
grace à Dicu, aucune eT1l'ie de rirc, ce qui, dans les
CII'constances, est vraimcnt méritoire. 1\'1on cœur
crie avcc des bonds pr6ci pités qui m'étonnent: Il
est revenu 1 Il est revenu 1 - el mes ll:vres restent
sccl16es, ma main ne s'étend pas pour scrrer ami.
calcmcnt la sicnne. Si jamais l'cune personne eut
l'air d'une petite rustique, gauc 1l:, niaise et interloq l~ée,
cette jeune personne, c'est moi 1 Pour la pre·
Tnll:re fois cie ma \ic, peut-êtrc, je n'entame pas la
Conyer ation, ct il m'adresse la parole:
- Je chcrchc le chemin du 1\l •.1I1uir, mais je ne
suis pas sùr d'étrc dans la bonne direction, PouvezVous me l'indiquer?
Sa voix romp·tle charme; je recouvre la "ni.,.
- Jc vais de ce cût6 et je \(Jus 1l1(lntrLl'ui le chemin.
Jl,; passe dcvant, car la route est étrc,ilL, me dcmandant s'il va contenter Still enlÏe: dL' l'ire, maintcnant
que je ne le voi~
plus. Ai-je as~ez
l'air d'une folle?
l"aut-ilmc retourner l'uur m'a~slCr
qu'il se moque:
de moi? Lt.: duute SUI' un tcl point est moins désagréable que la certitudc.
- Savcz-\'ollS, me dit-il, lCI'~qua
sortir du cham!,
nou. nous trouvons cùte à CClll:, sa\·CZ-\'l>UH qll\\
'UU'i v<>-ir arriver vers moi en dansant, j'avais peint.:
à croire que yous fussiez une mortclle. Vu us Ille
scmbl~ez
la d6csse ùe la joic, tombée souùain dcs
nues; vous aviez l'air si heureux 1
�74
A TRAVERS LES SEIGLES
- N'est-il pas permis d'être heureux? fai.s-je en
le regardant avec surprise . Chacun ne l'est-Il pas à
son heure?
- Quelquefois, mais modérément, et non d'une
joie débordante comme la vôtre.
mes soucis, vous
- Ah 1 si vous connaissiez tou~
vous étonneriez que je sois encore capable de rire!
Et cependant je riS du matin au soir 1 Je me dis souvent que je finirai ~ar
êtr~
punie d'avoir eu. le c~ur
si léger 1 A propos <Je deVIens très rouge et Je baIsse
la VOIX), vous ne m'avez pas entendue chanter, n'estce pas?
- Mais si; pourquoi cela?
- Et vous n'avez pas ri ?
- Il n'y avait là rien de risible.
- Je vais vous dire un secret. (Je puis bien lui
parler en confidence, puisque je l'ai connu il y a
tant d'années, lorsque j'étais une petite fille.) Je
donnerais tout au monde pour savoir chanter, mais
cela est impossible. Il semble si naturel de chanter
quanJ on est heureux, absolument comme font les
,oiseaux, parce qu'ils sentent que la vie est bonne et
qu'ils l'aiment. J'ai pris des leçons de chant, et le
professeur a fait de son mieux, mais il a fini par y
renoncer. Il faut que mon cas soit bien désespéré
pour qu'un professeur déclare qu'il n'y peut rien.
- C'est vraiment singulier, dit Paul, je connais
votre voix, je suis sûre de l'avoir entendue, et votre
figure m'est familière.
- Tout le monde se ressemble, dis-je évasivement, en dérobant mon visage à son regard scrutateur. Je ne tiens pas à ce qu'il me reconnaisse de
suite. - La nature crée tous les individus par séries,
et mon modèle est assez commun.
- Je ne crois pas, répondit-il lentement, car je
n'ai jamais vu qu'une seule personne vous ressembler quelque peu, et c'était Hélène Adair.
J.e vo.is sa mémoi!" hésiter, prète à tout découvrir,
et Je lUI présente précipitamment ma guirlande.
-=- Regardez 1 n'est-elle pas bizarre, extraordina1re? II Y avait bien là de quoi vou s raire rire!
Il la prend et la retourne.
- EI.le m'a paru tr(;s jolie sur votre tête. L'avezvous falte vous-même, Nell ?
Vous savez qui je suis i' Vous l'avez su tout le
temps?
-: Depuis un instant, répond-il en souriant. Et
ap~es
tant d'a~nées,
vous n'allez pas me faire un
mellleu: accueil que cela i'
Je .lui tends mes deux mlins avec un profond
soup1r:
�A 'IRA VERS LES SEIGLES
75
- Si vous saviez combien je suis contente que
l'ous soyez revenu! Combien j'ai d6sir':: votre retour 1
Vous avez 6té absent pendant quatre ans entiers 1
- Et vous ayez pensé à moi tout ce temps-là? Je.
YOUS ai manqué 1
- Tellement, que j'ai souvent dit à Jack que, si
je savais où vous étiez, je vous écrirais pour vous
rappeler votre promesse à propos des fruits ùu
verger.
...: Et c'étailla seule raison qui vuus faisait désirer
mon rètour?
- Oh 110n 1 J'avais envie de \OUS revoir 1
Il oublie apparemment qu'il tient toujours mes
mains, aussi Je les dégage.
- Etes-vous marié?
,Je fais cette question en regarùant Ra figure ':ner~ique
et brunie, nullement altérée, si ce n'est qu'ù
l't;:xpression lroubl6e a succ6d6 quelque chose de
l'lus noble el de plus 6levé.
- .'on.
- Je suis si çontente, si contente! !\\: vous fàchez
l'as; mais apr"s vol re déparl j'ai tuujlJurs penSl:
que, lursque je vous reverrais, \UUS st:l'iez morié
aveç ...
Je m'arrl:le tout court. J'ai oubli':: 1 Il ne se duute
pas (Jue j'ai su son amour pour Silvia Fleming; et
mes Joues, à cette sottise, deviennent aussi rouges
que mes coquelicots.
- A qui donc? demande Paul.
- Pers()nne en particulier (mes yeux s'abi~cnt
sur le gazon), c''::tait une inventiol1 ah~urùc
tic I!1J
CCI'I'l!lle .
. • 'ous reprenons noIre marche, el il Sl! fait une
Interruption dans notre causerie ani1l1'::e. PeUI-l:tre
cl'anciens souvenirs rCl'iennl!nt-ils il sa 1l10moire, ct
1110i, je me rappelle le serment de Sih'ia ct je me
d\.!lllande si Ile a cherchL: à reconquL:rir Paul Vasher,
"li si un brillant mariage <..le raison lui a fait oublier
SOIl liulcnl amuur.
.
. - 11 'st heureux lJU<.: je snis l'a,sL: par ce champ,
dll 1\1. Vash!.!)', car l'allais au 1\lan"ir e.\pr~s
pOllr
\"1I .
. - Si l'OliS ICllez Ù nH: trnul'cr l'apri: . -midi, VOliS
jcrez mieux de battre la campagne ct de cherch,l'
Il\h Ics arbres et sous h:s haies. L'L:tL:, je vis en
plcin air. Vous veniel. me voir tout de uitl!? C'e~1
tr:· bon il l'Ous .
d.il-il. en. ahaissant un regard
. - Cr?icz-.~,)U
\crs !l101,.car J :u.'I'I\'(; a ]'l!Il11': a SOIl "I)aule, el pourtant Je sUI; de t~I1
'Ir"s rnoyenJ1l!, cinq pieds quatre
l' IJ uccs, - croll'lez-I'ous que l'OU l:tes la premiè'r
�A TRAVE RS LES SEIGLE S
personn e à qui j'ai pensé en rentran t en Anglete rre?
,Tc ne suis arrivé qu'hier aux Tours, . ct vou~
voyez que je me suis mis en route dès aUJou.rd'hui
pour VO~lS
vuir. AP!"ès tou.t, vous me .rése~\"lz
Uil
désappo lflteme nt, ajoute- Hl avec un stngull<.:r sourire . .le m'imag inais, je ne sais pourqu oi, retroul' er
la franche cl joyeuse petite fille que j'avais laissée ...
.le vous retrouve grandie el..,
- Je n:grette que vous ne soyez pas revenu plus
t0t, ùis-je, l'interro mpant, car j'ai passé l'âge où l'on
aime les groseill es ct je puis exister sans pomme s,
Nous traverso ns le verger; plusieu rs des « petits»
sc montre nt dans le lointain , et manifes tent leur
stupéfa ction de voir leur sœur IIélène en telle compagnie, Nous rencont rons papa dans Il! jardin, A
mon grand étonnem ent, au lieu de lui interdir e
ignomi nîeusem ent l'entrée Je ses domain es, papa
accueill e M. Vasher de façon polie, lui parle avec
respect de feu son pèrt.:, enfin l'entral ne en engagea nt
une convers ation de, plus amicale s. Vraime nt, on
,oit de grandes merveil le s en ce bas monde.
II
Un mois s'est écoulé depuis que M. Vasht.:r a fait
cette apparit ion à Silverb ridge et nous voici très
.' rès de ce fameux premie r septem bre, le grand jour
:ie l'année pour tous les Anr;lais, depuis le sportsm an
~:nérite
jusqu'a u maladr olt qui ne porte un fusil
qu'au péril de ses voisins et au sien. Quoiqu e les
perdrix des chasses de M. Vasher aient dû en arriver
à se manger les unes les autres, puisqu' il n'y avait
personn e que les braconn iers pour les détruire ,
.;epend ant lcur maUre ne réunira pas ses amis il
l'occasi on ..le l'ouvert ure. Au contrai re, il s'est engagt:
à être ce jour-là dans le comtl! de S'" et n'appar altra
chez lui que la second e semain e du mois. A cette
époque , il compte s'établi r dans la maison de ses
pè:;s" et devenir comme il dit, un rC5pectubl.e prupnctuir e campag nard, mots qui ne s'applIq uent
guère à sa lersonn e. Il st.:mblait très fàch(; U\! 'en
aller, Paul Vasher ! Papa nou~
a dit qu'II Gtait ab (JJument contrain t de l'arlIrj dt:; alfaires aCl:U11l1 llées, etc., etc. Sa prl!senc e \lou: fJisait unt.: 3"r';::\h'"
Jiversio n j j'csp1:rc qu'il re\'iendr,l \Ji~l1t
Puur l'in tant, jl.: Ille tlirigl! \ers la ch.unhrl! de
hla~n,
al'LI: un buuque t fr:lIch<';l\1t.:nt c\ll.:illi ~lue
je
destlOe à ~l table:, .le la trouve a 'i c l'rès de la fenêtre
ouverte , peignan t ks boucles blo\ldus dl' son derniel'
n~.
Je n'ai J3lUai beauco up l'ail..: le !lw.man d\lllS
�A TRAVERS LES SEIGLES
77
ces pages;. mai~
elle est la vie de ses enfants, à
l'éc;al de l'air qu'IlS respirent.
Tout ce que nous aimons le plus, nous le pJa~ons
invariablement « après maman ». En J'embrassant
lri:s fort, je découYre sur son visage un sourire satisfait qui annonce quelque chose de bon.
- .lad, 1 il va venir!
- Non, cc n'est pas Jack, c'est une imitation Q(
Milly; elle vous demande le 30 pour passer un mois
chez clic.
- Ce serait délicieux; mais je n'aurai jamais
l'autorisation de papa.
- Peut-étre que si, quoiqu'il ail repousse toutes
les invitations que YOUS a faites Alice. Cela vous
ferait plaisir?
- Plaisir? Est-ce que le rat ùes champs n'était
pas content d'aller voir le rat de ville, quoiqu'il s'en
soit mal trouvé à la fin? Mais maman! maman! je
n'ai rien à mettre. Courir dan le champs et troner
à Luttrell sont deux choses très différentes!
- Qu'est-ce que vous possédez? demande maman.
- Une robe de soie noire, rougie, usée et trop
étroite, deu,' robes blanches pré entables et une qui
ne l'est plus; quelque costumes de toile imprimée
qui sont passables à l'ombre des bois, mais ne sont
pas précisément ce qu'il faut pour aller dans le monde.
Reste-t-il quelque chose dans votre garde-robe?
La garde-robe de maman est une sorte de musée
d'antiquités, où elle fouille, chaque fois qu'un de
nous est pris au dépourvu; vingt ans de ce procédé
l'ont réduite au plus grand dénùment. ct. tous les
objets de valeur ayant été enlevés depuis longlemps,
il me reste peu de chances d'y déterrer une toilette
mettable.
- Il yale satin jaune; mais vous n'aimez pas le
satin jaune ...
- Surtout. quand mon arrii:re-grand'm1:re a renversé dessus une assiette de potage, fais-je avec une
gnmace.
- El le damas prune, continua maman, sans
6couter mes réOcxions impertinentes; mais vous
n'en voulez pas!
- Non, certes. Si je ne puis avoIr One ou Jeux
robes convenables, il me faudra rester ~ la mai~(JI1.
- .Tc ne sais ce que dira votre père, répond maman,
sc.upirant..
- Pourvu qu'il dis\! oui! fais-je en l'embrassant.
Je lui pardonnerai tout le reste. Est-ce que cette
kttre-ci est de Dolly'?
- Oui. Elle s'amuse beaucoup à Chartens, maie
elle a un peu le mal du pays.
�78 .
A TRAVERS LES SEIGLE S
Pauvre Dolly! Je voudrai s qu'elle fût ici; elle
me manque tant! :VIère chérie 1 pourqu oi n'avez,
vous pas eu plus de filles que de garçon s?
- Nell, dit Basan, se précipi tant dans la chambr e,
le « gouver neur» vous fait dire de descend re tout de
suite; les Tempes t sont dans le jardin.
Quel ennui 1 Je me sens de tres mauvai se humeur ,
car j'aimera is cent fois mieux rester ici avec maman
à parler toilette , que de trotter avec George s, par
cette chaleur , tout autour de la proprié té, en écoutant ses déclara tions. Je connais si bien ces petites
promen ades matinal es j et quant aux infirmit és de
la Momie, je déclare que ses jambes sont de fer
forgé 1 Je suis à contre- cœur mon robuste frère cadet
que le volume et la puissan ce de sa voix (quand
papa est à distanc e) ont fait gratifie r par nous de c:e
surnom bibliqu e: « le taureau de Basan. »
Ces messieu rs sont sous le porche et je dis au
père:
- Comme nt vous portez- vous? - en abando nnant mes doigts à la vigoure use étreinte du fils.
Après cette cérémo me, nous partons de conser\"!.',
les deux pères devant, les enfants derrière .
- Savez-vous, dis-je, en baissan t prudem ment la
voix, que peut-êt re il va m'arriv er quelqu e chose lle
délicieu x. Il y a des chance s pour que je parte Ull
de ces jours.
- Partir! - et une consler nation profond e palit
le visage de George s. - Est-ce sérieux , 'ell'- Pourqu oi pas? lui réponds -je étonnér , en
tirant mon grand chapea u un peu plus avant, est-cc
donc si incroya ble, je vous prie?
- Cela ne le serait pas pour d'autres , mais je
croyais que vous n'alliez nulle part.
- C'est pourqu oi je suis impatie nte ùe commellc r. Pensez- vous qu'il me laisse partir'? Le pell!'CI,vous?
- .Je nc -ais pa ... Vous en a\'cl, donc hien ellvie'!
- .Je crois que je mourra is de chagrin si je n.:"tai~
Voyez-vous 1 je n'ai jamais été dans le monde; slIngl:1.
à ce lue ce !'erait d'aller peut-èt re ù un hal (pen~z
vous qu'on Jan~er
à Lutlrell ?), d'avoir une \Taie
toilette de bal de vrais ...
.- Admira teurs 1 Interrom pit George s avec un
raie ~nurc.
VOLIS des aus -j sûre des uns que de
l'autre.
- Grand enfant! vous avez toujour s cette ill, .
ridicule en téc·~
Se vouùrai s vous emmen er uvcc
moi; je vous assure que je le vlludrais de tout mon
cœur.
- En êtes-vo us bien certaine i' demande-t-il en
�A TRAVERS LES SEIGLES
79
plongeant dans mes yeux ces bons yeux bleus où
les miens ont toujours trouvé un chaud rayon de
tendresse.
- Très certaine.
J'ai l'àme traversée d'un remords, car, au fond,
ne suis-je pas ravie de la perspective de m'éloigner
de lui? Et quand m'a-t-il quittée sans regret?
- Vous voudriez venir pour me garder, n'est-ce
pas?
- Si vous allez là-bas, Nell, un autre s'éprendra
de vous, et vous ne me reviendrez plus. Je prévois
d'avance Ce qui arrivera. Vous ne voudriez pas rester,
chérie, et tàcher de vous contenter d'un pauvre
garçon qui vous aime?
- Vous n'avez pas besoin de craindre les gens
que je verrai là-bas; d'ailleurs, qui voulez-vous qui
s'éprenne de moi, n'importe où je sois? Je vous
reviendrai, soyez tranquille .
.le me penche pour cueillir une poignée de lierons
dont les coupes rose pàle s'ouvrent au soleil,
exhalant un faible et délicat arome.
- Si seulement j'étais sûr de vous 1 Si ces malheureux mois d'attente étaient passés!
- Pauvre Georges 1
Hélas 1 c'est tout cc que jL puis dire. Quand une
femme prend en pitié l'homme qui l'aime, elle est
bien lOin de l'aimer. Je crois qu'il le senl, car il
secoue les épaules avec impal ience; il prend l'air le
plus malheureux que lui permet ~a belle Ggure fraiche
et bien porlante
Ces blonds n'arrivent jamais à parallre aus'ii tragiques, aussi désolés de leurs malheurs que J 's
héro::. aux cheveux sombres ct aux yeux noirs cl
funèbres 1
Dans ces promenades matinales, nous explorons
tous les coins du jardin ct de la ferme. Comme c'est
triste san,; Jacl, de parcourir ainsi le théalre de 110$
aventures! Il me semble qu'il' a bien un siècle que
nous nous balancions aux cleu. bouts de celt~
planche.
- .le me demande cc que I"ait cc pauvre .Tack
di~-e
tout haut. II se tue de lm\'aill Pourquoi a-t-ti
élé prendre unc carrii:ft.!; il n'en avait pas besoin;
llil fli. aine?
. .Tuck est heureux, rél lilju!..: G\.:orh\.:\; avec un
~IC\";l1t
d'clnic; re~l.!cz-V()LJS
donc qu'il ne suit pas
ICI cl perdre son lemps'~
Il b'\.:st lanc':: dan II.! monde,
jlollr y faire 'la "il; (lU échouer à la titche; il \,sl '1
lI1.me de prfllm.:r s'il ralll quelqlle cho 1 Qu\ t-c"
(1 11 1 a dit que 110).15 avion!;; 1'6ternik Il~)ur
nuus lepo~cr"?
Croyez-moI, Nell, un homme d011 travailler.
�80
A TRA \'ER S LES SEIG LES
Mais que p"u rric t-vu us fair e? lui
dis-je av~c
dou ceur , car je sais à que l poin
oisive et sans but. Je ne vous croit lui pèse sa vIe
joue r un gran d role dan s le Parl s pas cap able de
eme nt, ct vous ne
tenez pas à être past eur ou méd
entr é dan s l'arm ée com me vousecin . Si. v:ous étie z
tem ps aura it été rem pli, mais c'eû le dés mez , votre
t été une occ upa tion
pou r rire , puis qu'i l n'y a plus de
- Il Y a autr e cho se dan s le mongue rre à prés ent.
de que la gue rre!
bien des œuv res utile s à acco
bon parl er de cela ! Lor squ e j'enmpl ir; mai s à quo I
à mon père , il me dem and e si je dis que lque cho se
n'au rai pas le tem ps
de faire tout ce qui me plai ra apr<
.:s sa mor t. C'es t
agré able 1
- En tout cas, Geo rges , vou'
cite r de ne pas être une femme,s pou rrie z vous félil'arr ière -pla n votr e vie en til.:re obli gée de rest er à
Voyez-vous cett e
verv eine ? On prét end que son .parf
um rend gais et
joyeux ceux qui le resp iren t. ~e
bien d'en port er un bou que t à nos feri ons- nou s pas
deu x p<.:res ?
- Je ne croi s pas que vous en ayez
beso in, Nel l;
je n'ai jam ais vu une plus joyeuse
peti te ame . Com me
vous fiez !
- Ne cher chez pas à m'ô
ma pau vre gaie té;
les souc is vien dron t asse z viteter
, ils vien nen t touj ours
aux gen s très heu reux . Ce sont
sade s et sans cess e prét s à se plailes indi vidu s mau stran quil lem ent l'ex iste nce ct fontndre qui trav erse nt
port er leur s fardeau x aux autr es.
- Vou s ne seri ez pas ains i, si vou
s aimiez que lqu'u n; vous ne le pou rrie z pas 1
- Je ris très fort, pres que auss i
fort que Bas an ?
Geo rges ne répo nd pas, il ~emblc
réflé chir , de
sort e que m'a tten dan t à rece voir
mon flre est dou x et harm orii l'a, sura nce que
eux , j'ép rouv e un
désa ppo inte men t.
'
~
Savez-vous que vous ne me
phm ents à prés ent? Pers onn e nefaites plus de comque vous, et j'avais fini par trou verm'en a jam ais fait
cela agré able
-:- ~orsqu'n
aime prof ond éme nt, on ne fait .pa,s
de Jol.les phra~.es,
on ~ent
trop POUl pO\l\'oir J'ex pnm~r;
le ne croIs pas vous avoi r jam" ais
fait de comphm ents .
- Georges, di-oie !out à cou p, apri
:s avoir mar ché
gue lque tem ps en ,I\cn ce ur le
!.!a/On ra ct 1 arfu~é
de I~ prai rie, croyez-vous qu'u ne
femmc ne
~Ulse
avol~
plu" ieur ' cap rice s et un ~eul
cf"C~lr?
Ete~-vous
sur que cs cap rice s et son
cœu r sOIent
toul ours d'a~cor
?
- Qui vous a mis une pareilh:
idée en tête '?
dem and e-t-i l, ouv rant de srand~
yeu x.
�A TRi\. VERS LES SEIGLES
81
Rien ... seulement je conçois qu'un homme et
une femme puissent se quereller d'une façon terrible, s'il croit qu'elle aime quelqu'un davantage que
lui, quand, en réalité, son cœur appartient tout
entier à cet homme, quoiqu'un caprice passager en
ait un instant détourné son regard. Tout cela amènerait des chagrins et des troubles graves, n'est-ce
pas? Pourtant le cœur reste, le caprice s'éteint
comme un souffle de brise d'été.
- Ayez des caprices pour qui vous voudrez,
chérie, mais gardez votre cœur pour moi.
- Si j'ai eu des caprices pour quelqu'un, ce doit
être en rêve ... dis-je, regardant au loin les collines
florissantes. Quelles absurdités nous di ons là r
Sa\(;z-vOUs que j'aurai l'air d'une caricature si je
vais là-bas? Regardez cette robe 1
- Qu'est-ce qu'elle a -,.
- Tout 1 l'étoITe, la façon, l'àge surtout 1
- lIe vuus inquiétez pas de cela, c'est vous qu'on
regardera et non votre robe.
- Au contraire 1 les femmes regardent d'abord
Votre toilette, et ensuite votre figure; les hommes
pr.:.rèrent une femme laide, parfaitement habillée, à
la plus jolie personne du monde, mal chaussée, et
mal gantée, coiffée d'un chapeau démoué.
- Je préférerais le chapeau démodé avec la jolie
figure. i\Iais vous pouvez acheler ce qu'il vous faut
Pour celte \lisite.
- .le le devrais, mais deyoir et pouvoir sont deux.
Les filles de papa sont supposées n'avoir jamais
besoin de ce superflu qui s'appelle se vêtir.
- Si vous vouliez seulement m'épouser, je yous
d?nnerais une robe neuve tous les jours de l'année?
dit ce jeune homme, nalvernent ignorant du prix
d'une toilette.
- Vous ne voulez pas que je vous épouse uniquement pour avoir des robes de soie?
Je fais cetle que s tion d'un air d..: reprocbe; mais
au fond, je suis un peu altirée par la pl..:rspecliYc de
ml! vGtir altl..rnalivl..:nlent chaqu..: jour d..: bleu, LIe
~l)se,
d..: lia~
ou de crl:nle. Pourtant, il..: ne rourrai,
lamais !cs nll..ttre toutes à la foi::;, ct je finirais pcutelre par m'y habituer COlllnle à mes rllbes de CO!IJn,
ct par n'y plu prendr..: aucun plai::;ir r
- Enfin 1 ulle cOll solation, c'cs! que pas une
fCl11me ilL dira Ju mal LlI..: moi par jalou::.ie 1 .Je ne
puis cllmprendre ec::; jalou~i.csù!
QuanLl je vois
(]Uclque Ch05l; J..: beau, une Juill..: rohe OIJ une jolie
ligure, j'aime à le rq':<lrdl..:r; je Ih: nh' la,., -ai jamais
'le r..:garchr A lice ou Silvia Flemin o .
- ·Silvia l"lcmil1S, où l'avet-vous°vuc ?
�82
A TRAVERS LES SEIGLES
,\ Charter is.
Quand Vasher y était?
- Oui.
Georges siffle entre seS doigts.
.
... ..
- Savez-vous qu'ils ont été fiancés, il y a quelqu es
ann.ées ; personn e n'a jamais ~u pourqu oi ce ~arl31ge
avait été rompu. Vashcr dOit comme ncer a n'etre
plus jeune à présent .
- Lui 1 Il ne doit avoir guère plus de trente ans 1
- C'est suffisan t! dit Georges avec l'imper tinence
d'un très jeune homme . Vous n'étiez qu'une petite
fille quand vous l'avez connu, Nell ?
- Oui.
- Je ne puis m'imaa iner comme nt vous vous êtes
souven ue de lui, quan"d vous l'avez rencont ré dans
le champ ?
- Ce n'est pas une figure qu'on puisse oublier ,
dis-je avec un peu d'aigreu r. Paul Vasher est le plus
bel homme que je connais se!
George s me regarde stupéfa it; peu lui importe
que je n'admir e pas son physiqu e, mais il est blc~sé
au cœur que je fasse pa oser quelqu 'un avant lui.
- Vous avez toujour s admiré les homme s bruns,
fait-il, la voix altérée.
- Toujou rs, dis-je en riant. Savez-vous pourqu oi
je ris'? Je songe à ce lour où vous étiez si en colère,
que vous êtes parti comme une bombe, sans daigner
_ous retourn er. J'ai bien sou 'ent pensé, depuis,
que si seulem ent _ous aviez regardé derrière vous,
vous auriez vu comme j'avais l'air déconfi t d'avoir
donné tout droit, en courant , contre 1\1. Vashcr .
Nous somme s dans Je verger, et la Momie fait de
loin signe à Geor"!.!s de \e reÎoi.ndre \"'Iour rcn\rer au
\O'ri\S, car c'e~\
l'heure I.\e son lunch, et il fait passer
son estomac avant tOl1tcautre considé ration terrestr e.
- Adieu, me ,lit Gcorcc ', sc décnUIT 'W!.
Les rayons tamisés Î"lar le feuillage viennen t
caresse r ses beau1\. che\'eu ' dl ri~<;.
- S\ \'ous "ar\el, ce qui n'arrive ra pa . , ie \'espi;re
de tout mon cœur, nous rctroul'eruns bien auparavant l'occasi on J'une IOl~uc
causeri e, n'est·ce pas?
- Certain ement. ..
Je suis aisie de crainte, car je devine qu'ihou dra,
a\'~nt
mon départ, m'arrac her une promes se formell e,
ct Je ne yeux pas la lui donner .
- Adieu, Geor~s
1
Il s'éloign e au milieu des lumil:re ' ct des ombre>i
de l'allée, figur~
vaillante ct chevale re que, que hi en
des femmes SUivraient d'un rc"an.! de tcndr~s
cl
d'orgue il.
- 0 Amour t me dl..,_ à moi-ll\onle en retournant
�A TRAVERS LES SEIGLES
83
vers la maison. Amour 1 les uns se dévorent le cœur
dans leurs efforts pour te conquérir, et d'autres
t'accueillent avec ingratitude. Pourquoi ne vas-tu
pas là où l'on te recevrait les mains tendues, au lieu
de frapper à une orte fermée qui ne s'ouvrira
jamais, Jamais 1
III
C'est le samedi 30 août 1
Je traverse à toute vitesse des champs de froment
doré qu'inonde le soleil, des prés verts nouvellement
fauchés, mais ce ne sont pas mes pieds chaussés de
grosses bottines qui me portent selon 1'0rdinaire.
Je suis dans une \oiture entrainée par un monstre
siff1ant et soumant, Je long de sa voie de fer. Je suis
partie! Vraiment partie! Je doute encore que cc
soit bien ma propre personne qui est assise sur les
durs coussins du wa~on
. .Te me frotte les yeux pour
m'assurer que je suis éveillée, que je ne vais pas
me retrouver dans mon lit, furieuse et désolée qU'un
rêve moqueur sc soit raillé de moi .
.Je me pince très fort, et j'éprouve un soulagement
en découvrant que le train, mon vis-à-vis, et le livre
que je tiens ne se sont ras évanouis.
Depuis une semaine, j'alterne entre une espérance
fiévreuse et un désespoir m0rne; j'ai emballé et
déballé douze fois au moins ma modeste garder0be. Il n'y a pas une heure, je me noyais dans mes
larmes, car le dernier arrét pOrlait: - Elle ne part
pas! - Si maman a uemantlé ma grace il deux
~cnoux,
avec cles san;.;lots et des prii.:res, je l'ignore;
~n
tout cas, la ù'::clsiU\1 a été moùiti.ée ct une calme
certitude a remp\ac\: ces trom\ eurs mirages.
Il y a un quarl tl'heure lJue j'ai quillé Ja station
ùe Sih-erl>g~.'
'lue (ai liil ~dicu
~ m?man cl.y
e nrges. Il amlt la mme naVI"L!e ct Je de~l
,'011'
ü un homme üe~
airs malheureux. 'routes le~ femmes
~e \ümentent plus llU moins; le" hommes l\\.:vraicnt
L!trc au-dessus de ces rai blesses-là. Enfin, j'esrère
(/U'il finira un de ces Î"urs par I"aire snn chemin
dans le monde, ct rien Ile chasse plus SLlremL!nt di.!
,\" \\:tç d'un homme un amour malheureux q\le
d'alllir beaucoup LIe tralail. Cc sont les gen qui
restent immohiles à penser ct repenser à la Illl:me
personne qui prennent lanl il cœur un désappointement.
.J'examine mes compagnons de voyage, je regarde
par la porti~e,
je soulTre de la chale4r, ct je finis
par m'endormir comme les autres.
g
En entendant crier
1 ..
Luttrclll Luttroll l " mot
�Si
A TRAVERS LES SEIGLE S
qui résonne délicieu sement à mes oreil~:;,
je me
redre!:ise avec une animati on prodigi euse, Je marche
sur les pieds de deu.· ou troi~
per~onls,.
trop
pressée pour m'excu ser. Bref, Je UIS sortle du
wagon et j'arrive sur le quai presqu e avant que le
trai n se soit arrété .
Voici Milly dans sa voiture , mais une M.illy plus
ample, plus majestu euse, différen te, je ne ::;ais par
quoi, de ma sœur d'autref ois, avec ses cheveux
courts ct son exubéra nte gaieté.
- Comme nt vous portez- yous? Que je suis content e
de vous voir!
Je me précipi te vers elle, et je l'embra sse à Grands
bras.
- Je suis enchan tée que vous soyez venue, mais
grand Dieu! Nell, où avez-vous priS ce chapea u?
Mon visage et mon accent perden t de leurs tra~s
ports; je sens un léger froid. Je n'ai pas revu Mllly
depuis son mariag e; elle pourrai t me regarde r au
lieu de regarde r mon chapeau . D'ailleu rs, ne s'estelle pas abritée à l'ombre d'une coiffure sembla ble,
tous les jours de sa vie de jeune fille.
Pendan t notre trajet, elle s'inform e assez affectueusem ent de tous les membr es de la famille, mais
je vois déjà que son mari et son enfant remplis sent
son cœur, et que les pompes et les plaisirs de sa
nouvell e existen ce pnmen t le souven ir du passé.
Quand je la re"arde , je me demand e s'il est possible qu'elle ait jamais porté ùes robes courtes ,
cueilli tiu cresson tians les ruissea ux, et couru à
toutes jambes avec nous pour esquive r la rencont re
de. papa. J'ai beau fermer les yeux afin d'é\'oqu er
cette vision, je ne puis y parvem r.
- Où est Alice? Je pensais qu'elle serait venue
avec vous.
-:- Charles l'a emmen ée se promen er en voiture ,
mais elle sera rentrée quand nous arrivero ns au
chateau .
- Je meurs d'envie d~ voir les enfants 1
Je regarde la toilette de J\lilly ct il; me clis que le
". plumag e fail l'oiseau ~. CertalO ement, on pourrai t
tlrer de moi quelque chose de présentabJc...
.
- Le m.len est un cnfant superbe , dit Miily,
»'anlma nt Immédi atemen t· il a le teint ct les che\CUX des Luttrell , cl des y~uX
1·
Les express ions lui manque nt.
- El ceux d'AIÏl:c ~
•
- Le plus jeun!; est gentil.
-. Cor:n m ' C'lS~
dn"le dL' ~c représe nter Alice avec
deux enlat~!
ct )e ne connalS pas le dernier . Avezvous beauco up de monde Cil ce momen t jI
�A TRAVERS LES SEIGLES
- Pas beaucoup, une douzaine de personnes.
Voilà Fane!
Nous sommes dans le parc et à travers le gazon
s'avance un grand jeune homme blond, dont la
physionomie cordiale et gaie vous ~agne
tout de
~uite
le cœur. Je l'ai à peine vu au manage cie Milly;
le suis heureuse d'avoir l'occasion de [aire plus
ample connaissance avec mon beau-frt:re.
- Enchanté de vous voir! me dit-il affectueusement, nous aviuns peur que ...
Un regard de Milly du côt6 des domestiques
COupe sa phrase; il saute dans la voiture et nous
roulons. Est-ce que 10us les gens mariés se cond.uisent l:omme ces deux-là? Les voici face à face, la
mam dans la main, absorbés par une contemplation
mutuelle, à tel point que je ne sais s'il faut en rire
ou les admirer. Je ne suis pas étonnée qu'elle
l'aim e 1 Une minute encore et nous sommes au
chàteau, dans le hall! Par la porte entr'ouye.te du
salon arrive le bruit de voi.· nombreuses, celui de
nombreuses tassC,;s qu'on remue; tout le monde
est là.
- Merci, je vais monter dans ma chambre.
Ceci répond à une question de Milly.
- Votre femme de chambre me montrera le
chemin.
En gravis ant l'esl:alier ù'hUlll1eur, trt:s dou.' .i
monter, et assez large pour laisser passer une
l'ulèche à six chevaux,
pousse un profond soupir
d" Soulagement. J'ai chaud, je sui;; lasse, couverte
de poussit:l'I.!; mais je . uis au bout de mon H ya 'e
~t loin de Silverbridge.
1 l'.la chambre est ':ask (;t fralclll!; dIe donne sur
c.parterre et le parc, dont le ondulations de terr~lns,
co1lines et vul!uns, ilnitent sur une échelle
{""duite les beautés les l'lus rares et les plus I!xquiscs
de la nature. Sur la galH.:he (;t incclk ma vieille ami\.!,
la ml!r splendide, que je n'ai pas l\:nll.! depuis ùe.:
longs jours. J'ai enle\" ma robe de voyage, et je
prends une tasse de tb.-" lors\]ue Alice ~e préCIpite
dan" la chambrl'.
- Comme je suis ra ie!
!ou~
nous embras"nl~
de bon \,;(l'ur. Pui. j.:
Ie.:'ule pour lIlieux la reoarder.
- De sorte que vnu "Ou' ':te olfl!rt un secund
bahyl
, - 1 'es~.cl!
l'as urprcnanll JI.! ne manque 1'\l~
Il ul:Cupallon, à pré cnl, le VO\l aSsure.
- r:t ù qtlJ resc;emble t; dernier', Est-il al! ~i Juli
yUc l'autre"
Plu' )!di 1 fait .lie.: ahe clIll!Jasc.
le
�86
A TRAVE RS LES SEIGLE S
- Et celui de Milly?
- Oh! il n'cst pas mal, mais il n'appro che pas
des miens.
Ces babics promet tent d\,; me divert~.
.'
- Et vous êtes plus en beauté que lamais 1 diS-le!
mon inspect ion achevée . Puis-je vous demand er SI
vous trouvez chez moi quelque amélior ation?
- Mainte nant que je vous regarde ... oui ... Vous
êtes positive ment moins laide que vous n'6tiez. ~l
fut un temps, Nell, où je trembla is puur vous; mais
vous avez des cheveux charma nts, de jolis yeux, des
fossette s ravissan tes. Vous pouvez passer comme
cela.
- l\er~i
1 Autrem ent dit: Elle pourrai t, t:~re
~lus
mal. Eh bien 1 Vous ne le croircz pas, mais Il eXiste
un jeune homme qui me trouve tri!s, tr1:s jolie 1
- Un jeune homme 1 fait A.lice, ouvrant de grands
yeux; ce n'est toujour s pas à Silverb ridge. L'ave~
\uus demand é par la vùie Jcs journau x, uu est-Il
tombé d'un ballon'!,
- Ni l'un, ni l'autre, mais je ne vous dirai rien
lü-dessu s . .Tc sais trop cumme nt les secrets passent
des femmes aux maris, et je n'enten Js pas que la
meilleu re affection de mun cœur Jevicnn c le thème
Je vos méchan tes plai:;an teries. Croyiez -vous que
papa me laissera it venir, Alice r
- Pas le muins du monde 1 Charles el Fane ont
fait des paris à ce sujet. A. pr'::sent, il fauJra que
vous veniez me faire une l'isile à Lovelace Chace.
- .le le vuudrai s bien, mais aflr1:s cetle échapfl 0e,
je m'atten ds à l:tre remi e sou') der jusqu'ù la fin
de mf.:S juurs.
- .\[ariez-\·ous 1 dit notre beaul':, resplen dissant e
de sa jt.:une matern ité; vous pourrez alors faire cc
qui vous plaira. Voyons ! ce jeune humme ...
Je me bouche les oreilles .
- .Je ne vous dirai rien; je suis si content e d'cn
iltrt.: d0barra sséj!. Cc sera pour un autre jour. y
a-t-il, parmi les personn es instal~e
ici, quelqu 'un
d\.!~tin':
à me tourner la ll:te -~
:- Quelle. 'luesl ion -~ Si vu us comptc /' vuu,> la
\,IlS,er tourner , cc n'cst PU!;; la pei nl! J'cn parkr
d'al'anc e .
. - ~l.is
ol~i,
car ~i je n'ai pas trouvé quelqU 'un à
al~'
d ICI clI1q mOIS ...
- Alors'~
- .\lors commt.: alor51 fais-je gaieme nt. Voyons ,
avez-vous quclllut.: prince Charma nt Î'
- Il ya un lort bel homme . sir Geurnc s Ve~tri.
Inai'i ~l ~Sl
ùéjà accapar é. :-\ .. us avons a~S5i
le petit
luri.l Saint-Jo hn, ùont la fortune , sinon la personn e,
�A TRAVERS LES SEIGLES
a beaucoup de charme, mais il est à mes pieds; puis
deux méùlOcres partis en quête d'héritières; enfin
)ln nouvel invité qui est arrivé cet après-midi et que
)e n'ai pas encore vu. Ce qu'il ya de singulier, c'est
qu'il -h abite· près de Silverbridge; impossible de me
rappeler son noml Fane et Milly ont fait sa connaisSance sur le continent. On le dit fort beau.
- Et l'autre, celui que vous avez nommé le premier, à ·qui appartient-il j> La personne est-elle Ici?
Je reprendrais tout naturellement mon rôle de
chaperon.
- C'est la femme la plus ravissante que je connaisse, et son nom est aussi gracieux qu'elle: Silvia
Fleming.
Je bondis sur ma chaise.
- Silvia Fleming? plaisantez-vous?
. - Pourquoi cela? Les Fleming n'habitent qu'à
vingt milles d'ici et il parait que Fleming mère et
Luttrell mère étaient grande5 amies. Fane les invite
tou s les étés.
- Le monde n'est pas vaste, décidément. On ne
peut faire un pas sans rencontrer les mêmes
personnes.
J'accompagne ces mots d'un soupir.
- Mais où l'avez-vous connue, Nell ?
- Je ne vous en ai jamais parlé? A Charteris 1
- Ah 1 Je m'en souviens 1 Enfin.t. c'est une belle
CX!Uvre d'art, mais je ne puis la soullrir.
- Vous êtes jalouse 1
r J~
regarde avec orgueil la « belle" de notre
,amille.
- Oh 1 non, dit Alice en riant, et sa 'voix exprime
Cette admiration franche qu'une très jolie femme
~cordea
toujours à une autre; ce sont les beautés
11SCutables qui ne veulent rien voir de bien chez
eurs voisines. - Mais je ne sais pourquoi elle me
déplalt. Elle a quelque chose de sifencieux, de
mystérieux; on ne 'sait jamais sur quoi compter
avec elle.
- Et elle est fiancée à ce sir Georges Vestris?
A.lice hausse les épaules.
- Ils sont inséparables; ils se conduisent comme
des. fiancés; elle n'a d'yeux que pour lui; je crois
q,u'll cst très sérieux dans tout ccla l mais qu'elle
de lui. l\lilly en est scanùalls6c; Fleming
s ~muse
I11cre hoche la tC:tc cl ne dit rien; la jeune personnè
§arde ses intentions pour elle, et nous restons tous
ans l'inccrtituae.
- Je v.ouclrais bi~n.
qu'elle fCit mariée ..
-. Vraiment 1 PUIs-le demandcr, Nell, SI VOUS avez
Jes Intc!Jl ion,; ~ur
un de ses aJmirateurs?
�8"8
A TRAYERS LES SEIGLE S
Je détourn e la tête pour qu'Alic e ne pl!isse voir à
quel point ma figure est devcnl!e ~ramolse:
- D'inten tions, aucune , mais le la croIs dangereuse, et plus tôt le mariage la mettra sous clef,
mieux cela vaudra.
- Il faut que je m'en aille.
Alice s'est le\'ée précipi tàmmen t, car le son lointain d'une cloche arrive à son oreille.
.
- Entrez dan.s ma chambr e en descen dant, c'est
la seconde à droite, et je vous conduir ai à la nursery
pour vous montre r baby.
- A.ttendez une minute 1
Je cours après elle.
.
- Je n'ai jamais été une personn e à ral~
d~
phrases ; vous me connais sez bien, Alice 1 Mals SI
vous saviez comme je suis heureus e de revoir votre
chère figure 1
Je mets une robe de soie blanche et je tourne un
fil de perles irisées dans mes cheveux bruns; j'attache à mon cou et mes bras la parure de perles de
maman , et quand tout cela est fini, je me rega~
dans le miroir avec une admirat ion secrète Jont le
rougis.
- Petite sotte, dis-je en montra nt le poing à ma
physion omie satisfai te. Vous n'êtes pas trop mal,
lei, toute seule; mais attende z d'être en bas, au
milieu des autres.. . Cela vous guérira de votre
vanité 1
IV
Dans les salons de Luttrell , qui se succèd ent en
enfilade, presque aussi vastes et (:\evés que les nefs
d'une église, avec leurs splende urs enrichi es d~
tableau x .des vieux maltres , et égayées de .fleurs q~l
s'épano Uissent Jans tous les coins, parmi les feUlIlages verts, sont assises une dO".lzaine de person~,
en train de subir ce mauvais quart d'heure qui pn::cède le dlner.
Silvia ne s'est pas encore montré e, mais tous les
autres coO\'ives sont présent s, je crois, et j'ai salué
t,ant de fois que j'en suis fatiguée. Mrs. Flemin g est
ctendue dans un fauteuil, plus grasse, plus blonde,
lus pacifqu~
que jamais. A.grbb le contr~se
ave.:
a dame qUi cause avec elle, maigre, jaune cl
maussa Je,
Elle s'appell e 1\1rs. Lister, ct elle est la mère de
ces deux jeunes personn es !'uaycmr:nt l'rdenti cuses
qui s'ébatte nt là-bas sur cette caUSI!USL', afl'ectant
l'une ~our
l'autre une tendres se qui laisse cntrevoir bIen des querell es dans le t~e-àêc.
Leurs
t
�~net
A TRAVERS LES SEIGLES
8g
minauderies et leurs sourires s'adressent évidemà deux beaux capitaines, leurs voisins, qui
paraissent insensibles à ces avances; ces derniers
sont, je suppose, les médiocres partis dont Alice
me parlait. J'aime beaucoup leur tenue correcte; ils
semblent réaliser le programme de la jeunesse
actuelle: s'habiller dans la perfection, et avoir les
façons les plus élégantes avec le moins d'idées
po sible.
Un petit homme blond, assez laid, cause avec Alice
ct me regarde attentivement à travers son lorgnon.
Charles Lovelace, plus beau que jamais, et plus
raisonnable que le terrible jour où il a enlevé Alice
(nous laissant, pauvres mis6rables 1 payer seuls les
frais 1) s'accoude derrière ma chaise et me raconte
des anecdotes sur tous les personnages présents.
Appuyé à la cheminée, voici un homme de haute
taille, fort brun, parfaitement beau, qui ne me
parait ni très sensé, ni très sage . C'est l'adorateur
de Silvia.
EUe semble avoir gardé sa préférence pour les
hommes bruns; mais celui-ci, à mes yeux, n'approche
~as
de la beauté plus mâle, plus impoijante, de
l'homme qui sut immoler le désir de ijon cœur
plutôt que de d6choirdans sa propre estime. Comme
Il paraissait éne rgique et bon, le jour où il m'a dit
adieu sous le porche du manoir 1 Comme il serait
~U.rpis
s'il savait que Silvia et moi, nous sommes
ICI toutes deux. L'a-t-il revue, je me le demande,
~eruis
ce dimanche passé à Flyllon ? La reverra-t-il
lam <1is?
.Je Il!ve le yeux et j'aperçois Paul Vasher dans
I:embrasure de la porte. Mon c(J.;ur ce se de battre.
~st-ce
que mes yeux me jouent un tour? Est-ce ~ue
le rêve? Non, car il s'approche de moi dl!s que l\ltlly
l'a présenté à Alice (il paralt qu'il ~ vu les autres
cet après-midi), et il me tend la maIn a\'ec un vif
regard de joie.
- Je n'avais pas la moindre idée que je vous
retrouverais ici, !li que vou~
l!tiet .la ~t\!ur
dl.!
Mrs. Lultrcll. Saviez-\'ouS que le devaiS ve,nir? me
demande-l-il ell prenant une chai~e
prl!s dl.! moi.
- Non, certes!
l, Comme ma .voix e,ijt éteinte. En sa présence, ma
angue e~t
toulours !t6e.
- .l'e ~ pl·re
que tous les \ôtre~
Vt)nt bien?
-:-:- Trl!S bien, merci.
S.llvia arriv ·ra-l·elle jamais? li est huil heures
tll()lns une minute .. le commence, un peu lH'l'I'CUsC ...
. -:- Savez-vous que vous allez revoir une ancienne
al1lle. Vous l'avez peut-étre drja vue?
�~o
A TRi\. \'ERS LES SLlGLES
- Parlez-vous ùe miss Fleming?
Que sa voix est calme!
- Non, je ne l'ai pas vue encore.
Une porte s'ouvre et Silvia apparait. A m~5urc
qu'elle avance du fond des vastes ~alons,
Je la
retrouve plus nettement; ses formes sc sont un peu
développées, accentuées; c'e t une femme, ce n'est
rlus une jeune filJe. Le corsage de sa robe d'un
blanc mat est orné de précieuses dentelles, et, dans
les cheveux, elle-a des rose - d'un or pàle, ainsi qu'à
son corsage. Sa beauté me produit la même imp:ession de surprise et d'admiration que la première
[ois.
Sir Georges V cstris "l'aborde avec une déf~renc.
qui frise la servilité; mais elle regarde autour d'elle,
cherchant, je crois, Pau! Vasher. Il sc lève cl ll'approche; ils sont si près de moi que je pourrais les
toucher. Je suis donc bien obligée d'entendre !cs .
l'aroles qu'ils échangent.
- Comment allez-vous, miss Fleming?
- Fort bien_ Mcrci, monsieur Va 11Cr.
- Il Y a des années que nous nous étions rel1c"ntfés.
- II ne mc semble pas qu'il y ail si lont;tcmps.
Le maUre d'hôtcl annonce le dIner.
- Voulez-vous conduire ma Mllur, lllol1:;ieur
Ya~her?
dit i\Iillv.
Et je prends son bras.
C'est donc ainsi qu'ils sc retrouvent, ces deux
liancés que j'ai vus se séparer avec tant de pa:,:;ion
cl de désespoir 1 Si leurs paroles ont été froides cl
indifférentes, leurs rc~ads
l'étaient davantag
encore. Pas une lueur d'émotion ou d'intérêt n'est
apparue sur le vi~age
de M_ Ya~her,
cl Silvia n'est
pas demeurée Cil reste d'impassihilité avec lui. Il
va quelque uanger cachô sous celte froideur si peu
naturelle.
Les couples se sont rOl'm0s; k$ messieurs qui
n'ont 1 as de dam, ,!; ;l cnnduir<.! sorll'nt de leurs
coi!1':> cl J rCtln"nt la rile. .\ (rave~
le hall, nous
,IIT1\'ons a la 'alle;'t milnael" . .Te suis trop jeune pour
i1Uach~r
"rand ' 'n~lIrtace
ù mes rCI as . .Te Illange
pour vivre; ln "Iclili .. -ant, peut-être, je vivrai l'our
manRer, m.ais pa: maintenant, P" . "Il (.; f1rc t
J'alOleruls mieux être dan' 1 jltrdin que lil;
regarder des gens ans appt'Iit consllmmer de s
l'lats recherchés.
D'ai'lleurs, j'ai besoin d'être seule Cl de réfléchir.
C'est (;tonnant quc Sih-ia el Paul Va Ilt~·
~c
IIIt'n\
d.c nllUVCilli rcneolllrc's t l\la (-le t·int"" est-c'II, d'a s1:>1 1- r au dernier n.:! .. dt.: cetle cnmé 1
t il la r.~nl
�A TRAVERS LES SEIGLES
91
filiation des deux anciens fiancés, après tant de
querelles et de malentendus?
- C'est vraiment un hasard des plus singuler~
\lue notre réunion ici? me dit Paul, en s'asseyant
près de moi. Saviez-vous que vous deviez y venir,
lorsque vous m'avez dit adieu à Silverbridne ?
- Je ne le savais pas encore positivement ce
matin à onze heures, réponds-je en riant, et la dernière fois que nous nous sommes vus, je ne me
doutais guère que j'avais ces plaisirs mondains en
perspectlve.
- Vous avez laissé vos joues roses là-bas avec
les coquelicots.
- Ces coquelicots 1 comme vous avez été bon de
ne pas rire.
- Je n'en avais nulle envie j le tableau n'aurait
pas été aussi ioli sans les !leurs .
.Là-dessus, JI se con.sacre à son potage, car il a
faim, apparemment, s'il n'en est pas de même de
moi. De l'autre côté de la table, Silvia et sir Georges
V.estris nous font pendant. Nous les voyons fort
bien, car les domestiques de Milly entendent l'art
de disposer un couvert, et la vue n'est pas bloquée
par d'énormes surtouts, obligeant à ne regarder que
SOn assiette ou ses voisins de droite et de gauche.
Silvia se livre à ses manœuvres coquettes avec Je
même sang-froid que si l'homme placé en face d'elle
ne lui avait jamais été rien de plus que le reste des
Convives. Sir Georges met toute son ame dans ses
rcg~ds
et ses paroles, épiant sur ce beau visage le
mOindre signe de faveur, comme si sa vie en
dépendait.
:- La trouvez-vous changée? dit à mon oreille la
von: de Paul.
,Je me retourne en tressaillant:
- Elle est encore plus belle, je crois; c'est la
seUle différence.
TI l'examine d'un regard glacial, lequel n'a flen de
l~ pa:;sion contenue d'un homme épris malgré lui,
ni de l'admiration franche d'un simple adorateur,
~n
regard tout simplement indifférent. En véritr:,
.'a.mour de l'homme passe vite 1 Cepcndant je fais
l,nJure à Paul Vasher, son amour n'a point pa ssé ; il
1a arraché tout vivant de son cœur .
la jeune fille la plus
. - y ous êtes, ~avez-ous,
SilenCieuse que j'ai jamaie; eue pour voisine Je
table. Je n'ai pas entendu le son de votre voix,
d cpuis ...
- Une minute 1 dis-jc cn riant. J\ la maison on
~?u.s
J,irait .que c'est pour moi un temrs énorme .
. aiS jcals que les hommes déte tçnt parler en
�92
A TRAVERS LES SEIGLES
mangeant. Pouvez-vous me dire qui est à côté de m,
~a!Ur,
monsieur Va her?
- Silvestre de Melton. Comment le trouvez-vous
- Il semble avoir un bon caractère et c'est for.
amusant de l'écouter. N'est-il pas très nonchalant?
- Assez. N'ète -vou s pas un peu moques~
?
- Moqueuse? Où en aurais-je l'ris l'habitude?
Je m'amuse à observer les gens, tout simplement.
- Un de ces jours, vous retournerez mon caractère et vous me le présenterez à l'envers, avec tous
ses défauts.
- Si vous ne pouvez venir à bout de vous
défendre contre une petite villageoise, je vous
plain ! N'est-ce pas drôle que miss Flemi!lg, vous
et moi, nous nous retrouvions ici? Cela fait songer
à la rencontre des sorc ières dans Macbeth, qu'en
dites-vous?
. - J'espère, répondit-il en riant, que notre réuIllon n'aura pas d'aussi désastreuses conséquence .
L~
croiriez-vous? j'étais si pressé de retou:ner à
Slv~rbndge
q.ue j'étai venu ici .avec l'int.entlOn de
partir mercredi; mais à présent, ,e resterai.
Il l'aime encore!
Cette pensée me lait jeter un coup d'œil .à Silvl3;.
- En serez-vous contente ou fâchée? aloute-t-ti
en me regardant.
.-.Te uis heureu -.;e que vous . comptiez rester,
tr<:!~
heureuse! Si vou' voulez même, le vous chaperonnerai tous deux, là!
'
.Ie viens e ncore de dire une sottise. 11 ne sa\'ait
pa ju squ'à ce moment que j'avais connaissance de
son amour pour Silvia. Aprl:s celle remarque
malencotr~
e, je ne vcux pas chercher ft la rattr,~pe.
.J\1enllr eq ~i dif0cile; il fal~
pour cela pl~
d lOtelhgence (lue l'en al, grace il Dieu 1
-: Nous chaperOnnèr? fait-il avec un éclair de
maltce dans ks yeux. Moi ct qui ~
.
,fl! ne répond:; pas, ear le bruit des convcr,altonc,
ces"e; Milly rcmet ses gants.
- Qui dOlc'~
répi.:te avec instance la \'(li. de
Paul.
0\ai~
je détourne la tète a"ec \In ourire moqueur.
Mill' -:her~
\cs yeux des autres dames pour
donner le ~It!nal,
<.:1 Je me Ii.:\'e en même ten111s qllC
tl\lIks le" autn.:s.
VitUS Illc Il; dir 'l., dl:d:lre l'aul qui ti nt la
pO!'te Ou\'C'rte, au 1l1f)Il1l!nt Otl j' 1 asse la d 'rli~I<.,
. III\'ant k tr,tille' majcstllclI c dc' me dovennl'.
. . 'cn "o\' 7. 1',1 tl'I\I' sûr 1
.
SII\la ;t di I.'aill lllllnd j'an'ivi d.111 le ~aloi.
p, r·
sonne ne I1Ult l'lus cot'dial ment la :.odété d
�A TRAVERS LES SEIGLES
93
autres femmes. Je n'ai pas grande envie de lier
~onaisce
intime avec les deux sœurs qui, dans
un coin, s'entretiennent tri!s vivement des progr<:s
Ue leurs conquêtes. Les matrones, assises en cercle,
l:ausent enfants et domestiques. Je ne suis pas
mariée, et je ne possède même pas une femme de
chambre; de sorte que je m'esquive du salon et je
monte dans la nursery, t'our voir les enfants; ils
~esmblnt
Il des chérubms frais et gracieux, leurs
, Joues appuyées sur leurs poings fermés 1Les jeunes
~ères
arrivent avec les autres dames, et toutes se
ln'rent à des transports si exagérés que je m'enfuis
et m'en vatS contempler le clair de lune de ma
fenêtre et me promettre pour lundi une promenade
atl bord de la mer.
Quand nous redescendons, j'aperçois Silvia dans
I~ salon; elle ne m'a pas encore par16, mais l'occaSion lui a manqué; j'irai à elle la première.
- M'avez-vous oubliée, lui dis-je en lui tendant
la main; j'ai passé quelques jours à Flytton, avec
vous, chez votre jante; je suis Hélène Adair.
Elle me regarde un instant comme si elle cherc~ait
li se souveni/', et elle met sa main dans la
rnlenne.
- Vous, H.Jlène Adair! Il me semblait, en elTet,
vous avoir vue quelque parI, mais je ne me doutais
Pas que c'était à Charteris.
, Au moment où nous sommes ainsi j'une pr1!s de
1autre, nous tenant par la main, la porte s'ouvre et
~aul
Vasher entre le premier du groupe masculin.
on regard rapide et scrutateur s'arrête sur nous,
v
Il ost onzo heures et demie du matin. Nous som.tous au temple (e 'cept6 ~ane
e~
JI! capitaine
q~lvCr)
dans un large banc qUI COll lient, outre les
SI~go
et les prie-Dieu, un tapIS, une table, un placard, et est surmontt: de rideaux rougos, qui nous
"Uchont, 10r.sClUC nOLIs sommes assis ou ù genoux,
aux regards ébahis des manants.
A~
~cmp
jadis, le placard ~ontehai
de ~one,;
ovl IOn!'l de l<!ateaux ct de 'In que le sqUire, ,(1
e~m,
sa fille, ct l'invité qui sc trouvnit sous ~Ol
lait, consommaient durant le <:crmon, !'.pectacIe un
eu dur pour le puuvre pasteur qui les voyait d'en
laut, ot qui, la oorl-;e llc;,séch6c, n'avait devant lui
IjUe les troic-: pOints tle son .sl!rmon.
Le orvico achovê, nous voici dehors, nous trn'orSan e cimetÎ\:n;, :l la porte duquel nous aHenrn~
Fr
r
�91
A TRA\'ERS LES SEIGLES
dent les voitures, car Luttrell est à plus de deux.
milles, et je me trouve placée à cût., de M. Vasher,
ayant en face de nous Milly et Mrs. List~r.
.
- Comme vous avez été sage à l'église, me dl~?
Paul; vous n'avez pas souri une fois, même quand!
cette grosse dame a essayé de passer devant ~e gros
monsieur, dans le banc le plus étroit et qU'II leur
a été impossible de se dégager.
J'espère qu'en causant, il oublie de .ren:arquer
l'état piteux de mon chapeau. A l'ave111 r, . je ne I~
mettrai jamais dans ma malle. Le léger édt!lce qUI
Couronne la tête de Milly e t irrépl"Ochable. Comme
on doit être de bonne humeur quand on est bien
habillée 1 Cela me rendrait tout à fait angélique.
Mrs. Lister, raide, guindée comme si elle était ,:êtl1e
de carton, pince les lèvres, tient son livre de pnères
à la façon d'un pistolet, et n'est pas agréable à
contempler.
- Voici Fane 1 dit tout d'un coup Milly, au
moment où nous roulons sans secousse à l'ombre
des arbres géants qui bordent le parc.
.
..
En efTet, dans le lointain, elle aperçoit, timidement dissimulé derrière un chêne, son maître et
seigneur, en nage, tout honteux et les vêtem~s
salis. Ai-je dit que l'ane a quelques années à peille
de plus que Milly, el qu'ils font un très Jeune
Couple? Tous les dimanches al'ec une régulanté de
chronomU re, Milly oblige l~'ane
à s'habiller p~ur
1111er au temple; tous les dimanches, au dernIer
moment, il lui ~chape
et elle est contrainte de
partir san ~l1i.
Ce matin, il a en outre détourné le
caritaine Olivier du sentier du devoir ct tous deux
~'e son.t IiVft!s. sans doute à quelque dil'ertsm~n
lllterdlt, car tl raraissent désireux de soustraire
leurs 'personnes à nos regards. Mais 1\lilly descend
de 1'01lure ~t traverse J'un pas majestueux. le gazon,
du cûté Où ils sc cachent. Où a-t-elle appris cetl~
d'::narche digne ct imposante? Je voudrais bien lUI
1'{Jlr essayer ces air>-Ià Sur le « gouverneur )). Nou"
marchons 1OUS à sa uite. Fane et son comp.agnon
aux abois sortent de leur refuge et sc présentcnt
al'~c
confusion à nos regards. 'Leurs c stumcs ,~c
tOII<: sont couvcrts de taches Yerdàtrc' comme s I~
s'~taie
roulé ~ sur l'herbe; la figure du c~pitan,
les malTI.s de It~ne
sont. déchirées ù'égratlnue~;
une deml-douzalTIe de chlCns qui s'acharnent ~prt;S
u~ arbre du sommet duquel descendent de plteul'
mla~ents,
expliquent quelle a été la distraction
matlDale de ce !TI<: it.;urs.
:- Je suis inditsoée de votre conduite, Fane, dit
Mlily. Quant à vous, capitaine, VOU!; m'étonnezl
�A TM VERS LES SEIGLES
95
Elle s'éloigne, toujours plus maje\>tueuse, entraînànt son mari, et laissa[)t le pauvre capitaine absolument annihilé. Il ignore que Milly a pour habitude
,de rendre les amis de son époux responsables des
1 méfaits de ce dernier; rien rie IU.i fe'r a jamais crQire
que c'est Fane, et non pas eux, qui joue le rôle de
tentateur.
- Pauvre Olivier, dit Paul au mQment où nous le
devançons, l'abandonnant aux consolations de
Mrs. Lister, qui seront très senties, car elle le
désire vivement pour gendre. Comme il a l'air
déconfit! Et il passe pOUl' avoir plus d'aplomb
qU'aucun officier de son régiment 1
de le lui faire p~rde,
- Alors ce n'est pas difÇI~
mais que voulez-vous? On ne peut tenir tête à une
femme sans être impoli .
- Certainement.
- Est-ce que les hommes sont en général polis
dans l'intérieur de leur famille?
- Oui, ou bIen ce ne soni pas des gentlemen ...
Je volldrais savoir, continue M. Vasher, sans paraltre
?marquer mon exclamation étouffée, comment il
aut que je vous appelle. Miss Adair ? .. Impossible.
~l'Iène
ne me plaH pas. Me permettez-vous de aire
41ell ?
.. - Oh! non 1 Que penserait Milly? D'ailleurs,
j'ctais si jeune quand vous m'appeliez ainsi.
- Et maintenant, vous ête vieille?
- Oui, très vieille. Quand nous nous serons vus
Un peu plus longtemps, vous comprenez ...
- C'est vrai, nous serons proches voisins, dit-rI
~\'ec
un accent soudain joyeux. Nous aurons tout le
emps de refaire plus intime connaissance.
:- .Te ne gagne pas à être connue, vous découVrirez que je ~lis
détl.!stable! Si vous me voyiez dans
Une de mes rage, vous ne l'oublieriez plus.
- Qui est-ce qu i vous met en colère?
- Dolly, ou Basan, ou ... une autre personne.
- Et lIu'arrivera-t-il si je vou~
vois ainsi?
- Je vnus ferai peur.
- Je ne manqul.! pas de courage, répond-il en
attachant avec instance sur ma figure rieuse ses yeux
prOfonds, à la fois éncrgi411es, obstinés et tenures.
Suelqu'un a-t-il jamais essayé de vous faire obéir.
4'el1 ?
- Jamaisl
Et je suuris en pensunt il mon I!sclave, à GeofIJes
qUI n"
. c. a)'~
~,
.
. a Jama.ls
de ml! l 1Omlnl.!r, qu~ . ne pourra
JamaIs domJl1cr ma yulonk, mon cspnt ou mon
cœb'~r.
Non, certes, penlOnne jusqu'icI ne m'a fait
o I:lr•..
�96
A TM VERS LES SEIGLES
Nou s a yons remis de l'ordre dans notre
toilette au retour de l'office du dimanche; nous
,.,)ici maintenant rassembl6s dans la salle à
manger bien fraiche, où nous lunchons. Les gargouilles des murailles allongent sur les stores
baissés des ombres grotesque's qui semblent nous
faire des grimaces malveillantes. Tout le mo~de
p.arle à la fois, trl.:s vite, trl.:s gaiement, comme 1 ce
'!Ience de deux heures avait (;té une rude épreuve
et que chacun soit décidé à rattraper le temps
perdu.
-:- J'~i
vu dans l',"glise un inclividu plus p~;H.
qu~
mOl, miSs Adair, me dit lord Saint-John, et Jal éte
enchanté. C'est peut-être un préjugé, car il est
naturel à l'homm e de se trouver bien tel qu'il est:
mai s j'aime ma petite taille. Il ya un charme particulier dans cc contraste: se sentir un des ruis dG la
créati on et cependant l:trc plus petit que la plupart
des femmes. Et c'est Ult fait, que si les femmes ne
peuvent avoir à leurs pieds un gigantesque ct brutal
p~rsonage
capable de les écraser entre le pouce .et
l'llldex, t:llGs pr0fi.:fellt alors un être qu'elles PUISS~l.t
prlltégl:r ct gater. L'amour des femmes. sc
diVi se en deux classes: l'adoration ct la protectIOn ,
et ma parole 1 je crois que les chi.:res ames aiment
l'un e autant que l'autre.
~armi
les folies qui s'échangent ain~
auto~r
.de
mOI, commG on enknd rarement Ja VOIX de Slh,a!
C'est chose cxcl:ptinnnelle et m':'ml: alûrs, die
s'adrl:sse e-xclusiveml:nt ;l l\iillY, à I,'ane ou il sir
(icorges Vestris. Quoiqu'elle \ivl: au milieu d~ nous,
l:1Il: semble Sl: mettre à l'art; sallS sa hl.;aut~
IflCOIl1r~l:abJc,
on 11(; s'apen.:e\Tail pas dt.: sa pr{:sence. JI.!
11 al pas surpns une parole, un regard échanA~
entre
ellc ct PaUl Vasher. S'il l'aime Cl1corl.:, Cllmment
sUppo!'te-t-il Ùl: la voir accaparée par un autre
-~
Apl'l':s le lunch, nous passons au sa!on, l:t nous
nous dl.:lJland'1I1S, Cll1l1111C parll ut le dlillancltc, cc
que 1l.O~
, a~l{)C;
fairl:. Si j':tais de \ingt alJ~
l'lus Vll.:llle, Jl.: Ine retica~
dans ma chambre u
c~)uhl'J"
rnur 1Ill: dillJncr lt.: lu:\c d'une sic II!
ainSI que le flint, j~'1
~uis
JllOralclIlenl certaint.:,
~T.n:cs
Flt.:ll1ing li Li tcr. Ali":l: l:t l\lJily SG sont
'~I!psl:e
a\,'C Icur,; l:l1fants qui ont, natureJl<':Jllcnt,
paru a.u der!. LI's lJIis~
Li ter chu..:h"tcnt; Sihia
~nt:cl1
sir Gl.:ur~cs
dans 1't.:lllbra ure d'ull\.!
!cnet:c. J?l:S hruit flirt i!ais nous p:ln'ie!lllellt du
fumOir; l:\,Jt;l1lflll'I1I,!c hOlnllk" ~a\'t.:l1
mil.:U: 'y
prl.:ndre que It:.S fClI1Tlh.:" pour Sl: d('s\.!nnu)"cr,
.
- 1rl!I.-Vllll· t:l.:t tl! :ll'ri.:<;-mith ù l'~g
i sc i> me dIt
tout :l COl)r' d~nirt.:
mui ln Yui. ùe }laul nsher ,
�A TRA \'ERS LES SEIGLES
97
pendant que je tambourine sur la vitre un air quelConque.
- Il fait trop chaud, et je suis de trop mauvaise
humeur.
- Nous allons à l'église, dit miss Lister, s'approchant. Viendrez-vous, miss Adair?
- Non, merci; n'est-ce pas un peu loin?
Elles ne sont pas de cette opinion et vont mettre
leurs chapeaux, ce qui veut dire faire une demiheure de pénibles études devant le miroir pour
arriver à un résultat satisfaisant.
- Je vais vous révéler un secret; ne le trahissez
pas, me dit Paul. Elles comptent sur Brabazon et
Oli 'ier pour les accompagner, mais ils se cachent.
Quelle lacheté 1 Ont-Ils promis d'y aller?
- Ils ont, je crois, donné une répon e évasive .
. - Tant pis pour l'honneur du drapeau britannique! Est-Le que je ne vois pas l'un des deux
derrière cet arbre? J'ai bonne en ïe de dire aux
deux sœurs où ils . ont; e1Jes ne feront pas de céréInonies, et e1Jes iront les relancer.
- Brabazon et Olivier se sauveraient et il fait trop
chaud pour leur donner la chassel Les voilà!
Elles reparaissent, en efTet, frisées, poudrt:e~.
remises à neuf, le visage enveloppé d'un nuage de
~aze
blanche qui ne tardera pas à s'y coller de la
açon la plus désagréable.
, - Avez-vous vu Je capitaine Brabazon? demande
l une.
, - Avez-vous vu le capitaine Olivier? rt:p~i.!
l autre.
Elle ne reoarJent pas du bon côté, sans cela clic
~ ,
aperce -raient la boite droite d'un de ces mesiur
et la moitié de l'œil gauche du second. Elll!S cherchent <{ueJques instants, pauvres filles 1 Enf1nt Je
respect humain les empêchant d'ôter leurs chapeau}.
et de reter, elles s'en vont à travers le parc, sc
Qàuerellant avec violen~
autant qu'on peut le deviner
leurs G(estes.
Le champ devenu libre, les deux capitaines quitt~n
leur' cachettes, a 'ec précaution, et s'esquivent,
riant comme deu .· cullégien .
. - Quand je voi ' ces' jeunes Cilies, dit Paul Energl uement, je me félicite de n'avoir pas de sœurs.
~l:Je vais au jardin, venez-vous, Nel'~
demande
, Illy qui apparalt a\'ec Fane.
Nou~
sortons en cmble. Le mari et la femllle
~archent
devant. Il a le bras passé autour dc ses
cpaules; ils s'inclinent l'un vers l'autre comme deux
~aules,
un grand et un petit. Marcher derrière eu,'
Illet vraiment notre graVité à trop rude épreuve, et
4
�9'
A TRAVERS LES SEIGLE S
quand je rencont re les yeux de Paul, je pars d'un
rIre fou.
- Sont-ils toujour s comme cela? Je ne les avais
jamais vus ensemb le, excepté pendan t le temps de
leurs fiançailles, et ils avaient alors quelqu e excuse.
- C'était de même durant leur voyage de noces,
du moins quand je les ai rencont rés. Ils faisaien t la
stupéfa ction des spectat eurs,
- J'aimer ais mieux m'arran ger autrem ent que de
faire rire de moi 1 Et vous?
- Certes 1 L'idée des yeux qui vous regarde nt doit
ôter beauco up de charme à ces épanch ements .
.
Nous sommes dans le parc où il y a de fraiS
sentiers ombrag és et de gracieux. vallons , que ce
soleil tyranni que n'arrive pas à envahir . Dans le
I?intain , Silvia et. sir Georg~s
se promi.:nent en tê,te ~
tete; ne se fatiguent-ils Jamais de leur soclélc
mutuell e?
- Voilà les fiancés! dit Pau!, les regarda nt passer.
-; .Jouent-ils la comédi e? croyez-vous"
.
J al parlé étourdi ment suivant ma mauvai se habl"
tude. Pourqu oi la parole nous est-elte donnée , sinon
pour déguise r agréabl ement notre pensée ?
- l!ne comédi e! répète-t-il étonné. Dans quel
but? .Je ne savais pas qu'on s'amusa t à jouer de
comMi es sembla bles.
E.vide·m ment, il ne soupço nne pas qu'clle l'aime
tou)our s; et il est bien plus loin encore de mettre
dans son accent la vivacité d'un cœur épris.
- Nell, fait-il, en abaissa nt les yeux vers moi avec
un singulie r sourire , n'essay ez jamais de trompe :
personn e, car votre figure vous trahit: J~ sais à q~ol
\'OUS pensez en ce momen t. Dites-m oI, je vous pne,
c'était à Silvia et moi que vous vouliez servir de
chapero n?
- Oui, c'est vrai. (Je 11!ve vers lui mon visage fort
rouge.) J'ai toujour s désiré vous l'avoue r; voici
IOlg~emps
que je sais que vous l'avez aimée; je le
savaiS à Charter is.
- Et vous croyez qucde l'aime encore ?
- N'est-cc pas Hal -;. li blicz-vous si 'ite?
- Je n'oublie l'a'; ; mais Ce "ieux rt:\'c est mort cl
r.:nterré, grâcc à üicu 1
Il éten~
Ics lJra!. aVl;C un geste de délivran ce.
- Et II a aussi peu de chance de re 'ivre qu'un
cadv~
C,oll.fié à.la. terre ct déjà réduit en poudre .
- Et Silvia? diS-Je involon taireme nt.
~ - Elle m'a oublié; pourqu oi sc <.;ouvicndl'ait-ellc?
[.. Ile semble .mêmt: m'avoir pris cn aversio n , lie ILe
me re~aJ.
JamaiS ct je ne crois 1 as quI.: nuUS ayons
échallié vingt paroles .
�.\ TR., \'ER:i LES SEIGLES
Oui, me di s-je en moi-même, ct c'est pourquoi
je suis si sûre de ce que j'avance. Si elle vous regardait et vous parlait comme aux indiffli!rents ...
Mais, cn lui, du moins, l'amour est bien mort, car
la jalousie est inhérente à la pas ion, et il n'en ressent point la moindre atteinte.
- Elle n'aime pas sir Georges 1 reprends-je avec
dfcision. J'ai vu des gens qui s'aimaient; ils ne leur
ressemblaient guère. Ceux-ci en font semblant.
Paul reste fidèle à son amour enseveli. Il ne veut
pas dire de Silyia : a Elle est coquettè jusqu'au fond
du cœur; elle ne peut aimer personne sincèrement. » Et je l'honore pour son silence.
L'après-midi est splendide. Chants d'oiseaux,
bourdonnements d'insectes nous environnent; la
terre, dans sa pleine maturité, semble offrir à nos
regards la splendeur de l'année. Trop tôt, hélas 1
cette beauté va se flétrir et se dessécher; car la mort
ne marche-l-elle pas sur les traces de tout ce qui est
beau et charmant? Ce sont les vulgarités et les
laid eurs quotidiennes qui ne nous sont jamais
Ôtée.
- Et demain, à cette heure-ci, dis-je, en reprenant
le chemin du château, toujours derrière les formes
gracieusement élancées de ma sœur et de mon
beau-frère. - Vous serez parfaitement heureux à la
POursuite du gibierl Je me demande si un instinct
~\'erti
ces pauvres oiseaux que c'est leur dernier
Jour su r terre.
- 11 faut espérer que non. Et vous, que ferez-vous?
- Ohl je m'amuserai de mon côté. J'aurai une
longue causerie avec mes sœurs, Je matin; ct, dans
l'après-midi, j'irai me promener au bord de la mer.
Avec un livre'?
N on, j'ai trop à penser.
- A trop de choses ... ou de gens?
- De gens. Mère, Jack, Dolly ... et d'autres.
- Et d'autres ( répète-t-il, se penchant pour
O1leux voir ma figure. Dites-moi, parmi ces autres
personnes, y a-t-Il... un pn!tendu?
VI
A Luttrell, on nous apporte nos lettres, avec notre
a~set
de thé matinale ..Ie n'en ai qu'une ce matin; la
VOilà sur le plateau, en face de moi, comme si elle
me regardait.
r J'aime cette habitude de Lutrcll, de recevoir et de
Ire ses \ettres en 1 articulier.
U doit être désagréable de sentir votre voisi ~i,
�100
Il TRAVERS LES SEIGLES
sur votre visage déconfit une fâcheuse ~ouvcle,
?u
en découvrir une bonne dans votre sounre satisfait.
La physionomie r':vèle parfois ce que contient la
lettre, aussi clairement que si la page elle-même
était ouverte sous les yeux des indiscrets.
Et maintenant, l'épltre de Georges 1 J'ai oui dire
qu~
des paroles de tendresse étal~n.
plus dou~e,
éCrites que pronc~es;
s'il en est amsl, une passlOn
malheureuse doit être plus insupportable encore sur
le papier. Je romps le cachet, et je déploi.e la f~uil
e,
couverte d'une écriture franche et hardlc, qUI resscmb.e à Georges lui-même. Sa Icttre n'est ni très
longue ni très éloquente; mais elle cst ~Iein
de
mâle affection, et, grâce à Dieu , les effUSIOns n.'e~1
sont point c.·cessives au point de paraltre rldl'
cules.
Je crois qu'une bonne . érie de lettres emblabh:s
ferait sur moi une impression trè s fayorable à sa
cause. Si seulement n parvenai1 -1 lui faire CL lT!prendre que je l'apprl:cie bien davant ge quand 11
e~t.
raisolll!able que lorsqu'il m~
dl:bite .des absu~
dlft:s. 11 laut qu'un homme 501 1 t:nerglque, maH;
tendre: assez fort pour gouverner, mai facilem17nt
accc 'SI bic à l'in(lucnce, La fcmme le mGpnse
quand il SI! tral~
à (;s pieds, mais illa ,glace s'i l s~
met au-dcl>sus d'elle. Je lnl: demande, i Je trouven::11
jamais quelqu'un qui 'ache pr':lldre le jU';tc milicu,
Le leI' St,;ptem\)re S't,; t k ,(: pour HOU' ayt,;c u':le
pompe royale, Le dt'juuner a (:t0 avanc':: Cc l1a~,n
pour les c.hascul's, Cl lorsque je Je cenus, Hl a dLJà
commence,
C<:s m"". jeurs mangent av\.!c l'app6til que la perspec!tvc J'un masl:.acn: hcille invariablement dan
un c, t~mac
masculin; il
ont fort anim ',s, ct ur
leurs visages ricgne celle l:. pression ~<li
'rai te qUL
rien sur lerr...:, si Ct,; n\:st l'ollverture de la chasse,
n'y' ~mne
jaJ!luis, La cn\'er~atiVl1
n\:. t pa. particullcl't!ment lnl(:n.:ssante '::maillt:c de termes lUI
\l~t
p~u
Je signilic,ni()O ["uur nus IIl'r.:illcs, lh: cule:
101 " " cs~
\'a~ucl1nt
que 'tiVI1 de' dame: ct ùu
l~:,
O~I,.k
dam\!'! .auj()urd'hui, pa, cnl let; dernlcles. L /d,l'e c;,t hUITIJi1unle, ct !lrHIS alOI1 , tllU1L: ,
plus ou I11UII1s, un ail' accabl', .:t J.:laissl:,
- V"us ne l'oui,,; pas mi,: sllu haitl:1' bonn
d!al Cc (Uum.lnde Paul \'u h.:r, d(;bout dcyant 1110/,
tr", '~al1d
I..l ~lIpc.rb
dan
on co tume gri "
i on,car\'llllsl :tl'lcl.l'uurUl1c\ilailll! nlrcp!'i l ,
: rl' lIS .(Im~
il Iii J'0rl" dl hall où . nI ..:,:,lJI 'Ill
clJa.,scul , ~le:I1,
rI III III' , cl un l'I.lUp t! d Je Ille
femmes. MIlly dil ,lllicu;1 on \:1 'l\!!ur l ur li
journée, avec une ';1l1otion Ji 'ne d'une épuratloll au
�A TRAVERS LES SEIGLES
101
lit de mort. Alice se dresse sur la pointe des pieds
pour embrasser Charles. C'est un joli tableau.
- J'espère, continue M. Vasher, que vous jouirez
de votre après-midi au bord de la mer, et ... Vou
n'avez pas répondu hier à ma question; était-elle
donc impertinente?
.
- Certes, oui. Que diriez-vous si je vous
demandais si vous avez une dulcinée?
Et je Je regarde bien en face, quoique mes joues
soient brûlantes.
- Vous verriez! fait-il avec un regard amusé.
- Venez-vous, Vasher? appelle Fane.
Et il s'éloigne après les autres.
Les infortunées qu'ils abandonnent restent à la
porte et les suivent des yeux; puis, quand la dernière paire de Jambes a disparu, elles se détournent
et se regardent sans beaucoup d'entrain. Huit
femmes laissées à elles-mêmes pour un jour entier!
Nous pouvons bien prendre des air d'ennui! Moi,
cependant, je ne suis pas fachée de Jouir un peu
d'Alice et de Milly, mais les autres 1 Silvia parle la
premil.re. Pas de danger qu'elle endure une matinée
entière, dans la seule compagnie de personnes de
son sexe.
Elle va écrire des lettres dans sa chambre, si
MI' . LuttreH le permet. Mrs. LuUreH n'y fait pas
d'objection, et elle disparaH.
Les misses Lister passero nI leur temps au jardin,
avec la permission de Mrs. LuureH; elles disparaissent à leur tour. Mmes Fleming el Lister sont encore
au lit, leur toilette du mati n étant une aITaire de
quelque importance.
.
Nous voici débarras. ées des importuns et hbre;,
d'agir à notre fantaisie. Après une f.lrande heure
consacrée aux enfants, nous nous relirons dan le
boudoir de Milly .
. - Quand on songe, di -je en ex.écl;t~n
un
pirouette sur mes pointes, que nous VOICl toutes
trois de nouveau réunies et qu'il n'y a personne
pour nous dire tics duretés, nl)US envoyer au lit ou
nous forcer de faire la conversation.
- Est-il toujours le mÏllTIL ;. iOlerog~
Milly.
- Pire que jamili 1 Quand une fOI 011 a rn
l'hahitude de faire 00 propre malheur el celui des
gen qui vous entourent, cda ne s'arrètc pa , mai
va toujours prowcssant. Imaginez c que cc enl
quand il aura soixante ans.
- Mariel-vou~!
dit Alice d'un ton encouragean\.
C'C,1 toul ce qu'une fille pClIlJ,our se d~ren.
- Vous aVCl cu beaucuup C chance, qui vous dit
que j'en <Iurais autan t. D'ailleur"d'où sortirait le milri?
�102
A TRAVERS LES SEIGLES
- Mais vous avez un prétendant; seulement. vous
ne voulez pas en parler 1
- Il n'y a pas grand'chose ~ ~ire
encore, je suppose. f,-,it Milly, prenant un air I~portan
de sœur
ainée. Elle ne le connalt que depuIs deux jOurs.
- De qui par!ez-,:ou~?
Aliœ semble JOtnguee.
- Le prétendant de Nell n'est pas ici, il e&t à
Silverbridge,
- Vraimentl répon.d Milly avec un singulier petit
sourire. Il parait que je me trompe.
- Comme c'est rafraîchissant de voir rougir quelqu'un 1 reprend Alice en manière de réflexion. A
Londres, dans la société, vous ne voyez jamai
l'ombre d'une honnête rougeur sur aUCun visage.
- Mais cet admirateur de Silverbridge, insisl e
1illy avec intérêt, qui est-il? que fait-il? d'où sort-il .
- C'est un colporteur, dis-je trt:s sérieusement
je l'ai rencontré dans les prés, et il vient de Glasgow.
N'en parlons plus. Dites, Mill), donnerez-vous un
bal pendant mon séjour ici?
- Parlez-moi d'abord de ce jeune homme, ct
nous causerons de bal apr;:s.
Voilà ce que je redoutais. ; une longue et grave
conf~re
de femmes manées sur mes perspectives matrimoniales, où le pour et le contre seront
pesés avec sa~g-frojd,
sans que mon cœur y soit
compté pour nen.
Quand il s'agit d'insister pour unir, malgré eux,
deux individus qui ne sont pas absolument faits
l'un pour l'autre, donez-~i
des jeunes femmes
mariées par amour, et parfaitement heureuses. Elles
ignorent ce qu'est un mariage mal assorti, et n'arrivent
pas à en comprendre les souffrances. Un gémissement m'échappe; entre ces deux lOqui iteut·s, j~ sais
que la fuite est mon seul ref\Jge, et je ne veux pas
m'enfuir. A quelque chose d'ind(;fjnIS able dans la
physionomie de Milly, je so~pçne
que non seulement il y aura un bal, maiS que le jour es t fixé ...
Coura~e
donc!
1 lice, i\\illy, je ne nie plus rien ..J'al un pr
~
tendant. SOI1 nom est Tcmpe~t;
il h"bite Silvcri je pui . y
bridr;c; et je n'ai pas cmic du I \;pou~.:r,
échapper; et ju le lui ai it, ct Il esttrl'S bien j ••• el ...
c'est tout.
lei, je m'arrête cssouflléc.
- TClnp t!dit . lllly, jc!>uls urco'avoirentendu
Fane.rarler d'une famillt:; Tempest l'aulre j()ur. Ne
sont-lis P;lS fort rich 's?
- Je le crois.
- Alors, au nom du Ciell que ne l'épousez-vous?
�A TRAVERS LES SEIGLES
103
demande Alice vivement. Vous ne trouverez peronne autre à Silverbridge, et quant à vivre perpétuellement à la maison avec papa ... A propos, que
dit-il de votre prétendant?
- Il n'en salt rien, ou du moins, il n'en dit rien ...
- Quoique tout se passe sous son nez, achève
Milly. Un de ces jours, il ouvrira les yeux tr<::s
qrands, entrera en fureur et vous mettra en pénitence pour une semain e.
- Je m'attends bien à une scène. J'espère seulement qu'il m'cn[amera à clef; aloI' George Tempets ne pourra plus arri"er jusqu'à moi.
'ell, fail Alice d'un air de sé)'ieu~
dUiance,
caché quelque cho e?
nous aV(!Z-\'ou~
- Sur fil. Tempest?
J 'aturdlement. Yous dite~
qu'il est bien; est.il
pl.:lit?
- Il a plu de si. pil.:ds.
- Et pas de bosse?
! on.
- Parle-t-il du nez?
_
T n.
- Est-il ignorant? D'ailour~,
cela ne signifie pas
grand'chosc, les gens de condition m,ldiocre ont
les seuls à avoir de j'instruction; \cs per. onnes bien
nées ne ont jamais sllres de leur orthographe.
- Non, dis-je encore.
- Ya-t-ilul1 cas de rolie hér<.lita~dns
sa ramille?
de rire
- J'on! non! non! (,le par d'un ~dal
immodrL.) Il est bon, charmant, ç'e t un t.!. cellent
rarti il lou" les l'oints dl Yue; mal', ct-ce si diffi·
~ilc
à comprendre Î' Je ne 1 lIi~
1'':I'Ull'ier l'(1rce lue
JI> ne l'aime 1as.
VOU' en aimez un auln;, rail, lice, ticru1 lor~
'rands yeux ~unJ.id
.. ~a.
f1~urC'
tant avl.·c :C~
lroublt.!e, quoique à coup 1\1 ' Il sOIt diffIcile d'lmaginl'r 011 VIlU POUy 1. l'aYI)ir lU.
- .Tc n'aime p 'l~nc!
dis-je, indign':t.:. ,le n'al
jilnwi . aitn ~ pcrSOlll1C J .11.: -,ui" incupable ..le quelque
ho c d'au _j . nI... ct d'all i rIdicule 1 Si j'u\ai C\I
du pcnchant il c~la,.
il .r H IO~lgtemp
s que j'aumi s
Il Stll'erbndgc.
commi. Cette otl~C
- El tlcpui . I,;omhien de t 'mps Ne -vous süre d
Ile pa
limer.M. Tempe·t? depui avant·hi ri>
LI 'l11ande 1\lilly, dont le. yeu' bleu.' s'ob tilwnl ù
rI: tCI' mOI!ucul' .
.
Qu' t-ce
- Il Y Il Ion 'temps que Jr. Je !-ial
q'J';j\'ant.hier l'ient {ulre là 0(.
- Rien.
Et le rI' 'ard de Milly refuse de répond)' Ù cI'lui
d'Alicll. Iv ais je n'y veux pas faire attelltion.
�104
A TRAVERS LES SEIGLES
- Maintenant, le baIl Est-ce bien vrai que vous
allez en donner un?
. . .
- Le 17. Dois-je envoyer une tnvltatlOn à
. ,. .
.
'.
M. Tempest?
- D~liceux
1 Vous savez que Je n al Jamais assiste
il un seul bal de ma vie t...
.
AlIce.
- Quelle toilette mett.rez-vous? ~emand
Et cette question pratique me fait brusquement
descendre des nuages roses où je flottais déjà. Je la
regarde d'un air consterné..
'.
- Je ne songeais pas à cela, Je pensais a danser,
m'amuser el. ..
- N'avez-vous pas une seule toilette de bal?
;nter!.""oge Milly, un peu cruelle.
Car ëlle sait aussi bien que moi à quel point le
de
• Gouverneur» est envers nous avare d'argel~t
poche.
- Une toilette de bal! Vous pouvez vous féliciter
que je sois venue ici avec une robe Sur le dos. C'est
une telle difficulté d'obtenir à Silverbridge l'cs entiel en fait de vêtemenL, que nous serons bientôt,
je crois, obligés de nous en passer.
- Evidemment, il ,·ous faut une toilette, dit
Milly avec calme. Vous ferez bien d'6crire à la mai.
~on
X... , pour en commander une.
Une grande maison! Il est clair que Milly a oublié
les jours de sa jeunesse.
- Je ne me montrerai pas! Je ne pourrai pa,
m'amuser, ayant suspendu au-dessus de ma tête une
énorme note à payer, et sachant ce qu'il en coûte~ait
à maman. Nqn, je serai malade le jour dt:. votre
soin:!c, puisque Je n'ai pour eul él(!ments de ma
toilette qu'un collier de perles et une paire de souliers blancs. Si vous aviezas isté à la dcrnil!re sci:ne
que nou~
avons eue à propo de fourni seurs, la
perspective d'une seconde n" vous ferait pas rire.
- Vnus rarre1ez-\·UUS? ..
E.t nous gli~son
Sur la pente des plaisant souvenirs, SOuven irs trt:S r6els, tr~s
exacts ct tri:, droles
cl nos yeux, tandi s qu'ils embleraient à d'autres
fort tri~(cs
ct fort invraisemblables.
PCl'~-être
Ot! Comprend-on pas commt!nl nou pouvon', nre ~e
CCs chnses-Ià; mais, gracc à Dieu! nous
avr,ns loulou,'s su dt!cou\"rir h; bon côt':: des épreuvcs,
e, il vaut autant rarter ses mau~
en riant, n'c, t-cc
pas, que de . e montrer amer, cyni ue, ai~r,
ct
d'accuscr le cIel!
'
�A TRAVERS LES SEIGLES
105
VII
Devant les fenêtres du salon, Paul Vasher et moi
nous jetons du pain aux poissons d'or du bassin.
- Savez-vous, lui dis-je en lançant adroitement
mon dernier morceau dans la bouche avide à
laquelle il est destiné, savez-vous qu'il va arriver
quelque chose de charmant, de délicieux 1
- Et c'est? demande M. Vasher, me suivant le
long de la terrasse.
- Un bail un vrai! pas un bàl pour rire 1 Oublierez-vous jamais cette soirée à Charteris?
A ces mots, il regarde Silvia qui, par miracle, est
seule assise non loin de nous et semble nous examiner avec une nonchalante indifTérence.
- Je ne l'oublierai jamais, répond-il tranquillement. Et l'idée de ce bal vous fait plaisir?
- Je crois bien. Imaginez-vous que je n'ai eu
dans toute ma vie qu'un seul vrai danseur, et c'est
le jour où j'ai dansé avec vous.
- Est-ce possible? Alors, en souvenir de cela,
vous m'accorderez la première valse, n'est-ce pas?
- Oui, mais vous ne vous facherez pas si Je ne
\'ais pas en mesure; je n'ai jamais pu apprendre à
danser.
- Alors pourquoi la perspective de cette soirée
vous réjouit-elle?
- La musique, le mouvement, les danseurs, tout
cela m'amuse.
- Et vous Gtes sans doute [(wie de choisir \"otr
robe et votre coifTure :
- Ra'ie!
Je le, regarde:, stup",fait\!, ct puis. je dét<;>urue le
yeux; JI ne se doute ,~ui:rc
de l'cf~t
!raglque que
produit une robe neuv,; dans 1I0tre famille:.
- Ce n'e t pas un plaisir, e'e t plutôt un malheur,
di -je enfin, avec un sotlJ'iJ'e qu'il ne comprend pas.
- Vous avez peur qu'elle: vous aille mal? Etesvous décidée?
- .l'y ai à pe:ine songé. l impol'lc.: quoi 1
avec la confiance
- Prenez du blanc 1 con~il-t1
absolue d'un homme dans la supériorité de ces couleurs qui n'en sont pas: blan<.: ou noir, noir et blanc.
- Il valant ùe blQllCS diO'érellts, et tant d'étofl"es:
de la ~OIC
blanche, du satin blanc, du damassé de
lu mousseline dl' oi!.!...
•
'
- Qu'aviez-vous, le jour où je vous ai rencontré
ùans les seigles?
- Une: robe de batiste blanche ... Et j'ajoute men
�lOG
A TRAVERS LES SEIGLES
talement : un vieux chiffon, comme dit Jack, que la
blanchisseuse connalt trop bien.
- Si je vous dis ce qu'il faut. prendre, me pr _
mettez-vous de suivre mon consell?
.
.
- Pourvu que vous ne me condamniez nI au
rouge, ni au jaune.
- Alors vous prendrez une étoffe blanche trans.
parente et soyeuse, et vous relèverez votre rob~
av~c
de orosses oerbes de froment doré et de coquelIcot s,
>:>
<::>
•
b
'1
puis vous aurez un peht ouquet parei au corsage
et une guirlande dans le~
cheveu.'..
.
- Pas de ouirlande, Je vous en pne, monSieur
Vasher! Il n'/a pas longtemp ,mus cheveux étaient
rouges, ct ...
- Vous n'avez pas besoin de redouter les coquelicots, dit-il, regad~t
ma tête ébourifTét, ils faisaient
très joli effet l'autre Jour.
- Je n'avais mis cette guirlande, pour traversel
le champ, que par bravade, parce qu'on me l'avait
défendu.
- Qui vous l'avait défendu? Qui donc en avait k
droit?
- Personne, dis-je en détournant la t'::te, Ull
moins personne en particulier.
Nous suivons en silence le petit sentier escarpé,
qui conduit aux terrasses supérieures. Devant nous
sont nirs. Fleming et M. Silvestre; derrière, Alice
et lord Saint-John. Ces mess ieurs, aujourd'hui, sont
rentr0s de bonne heure de la chasse,
Je calcule mentalement ce q lie coûtera ma toilette,
et me demande si les coquelicots artificiels sont
chers ct aussi jolis que leurs mod~les
vivants. Aprl.:~
tout je suivrai, je crois, l'avis de Milly.
violent pour un petit
L'orage sera telm~
mémoire qU'il ne ,sa~rlt
~'étre
davantage pour lin
gros, .et, à ~out
pnx,.J e SUIS r6so1ue, le 17, pour la
premIère fOIS de ma VIC, à être, non seulement vêtue,
mais habi1l6e.
- J'ai pris mon parti, dis-je Baiemcnt ma robe
sera en gaze blanche. Cc sera joli n'cst-~
pa ... ?
- Tr'::s jolll
'
~l répond. sans ~e regarder, les yeu,' droits dc\'a nt
lUI, la physIOnomIe grave el m6Contenlc.
- Etes-vous fâché? Vous me trouvez bien fl'i\'ole.
et bien d~rouve
de bon sens de tant pcnser à moll
premier bal?
- Non, mon enfant, je me demandais 'il étail
possible dt; rencontrer une jeune fille qui jamai s ...
- Quoi donc i'
- Rien,
Nouveau silence. Nous suivons les allées ::;aLJl'::w",
�A TkA \'ERS U:S SEIGLES
107
Un \3.gU(; parfum de fieur sauvages arrive seul
jusqu'à nous dans la fralcheur de cette apï<:s-midl
d'automne, car nous sommes au sommet dt! la falaise,
et les bnllantes fleurs des plates-bandes sont trop
fières ou trop paresseuses P9ul' monter jusque-là.
Quand retournt:z-vous à Silverbridge·? demande
Paul dont la voix vient de me troubler au milieu
d'un calcul plein d'angoisse sur le nombre de mdres
que r~clame
la façon d'une r~be
de bal.
- Pas avant la fin du mois. (Quinze mt:tres probablemel11. Qu'est-ce que peut coütcr la mousseline
Je sOie?)
pres~
d'v l'entrer?
- Vou' ttes sans doute tr~s
- Pas du tout. Pourquoi cela? Jack est ci Londres,
Dolly en pension; la maison n·e~t
pas gaie, et il n'y
a pas dix jours que je suis ici.
- Mais vous avez de amis à Silverbridge, il y a
d'autres habitants que vous, je suppose?
- Quelques-uns ... (Il me faudra des souliers de
satin blancs, et des gants longs, avec beaI/coup de
boutons, je ne marchanderai pas un ou deux boutons de plus.)
- Dites-moi leurs noms, ce seront bientôt mes
voisins, à moi aussi.
- Nous a\'ons des voisins, mais nous ne les
voyons pas. Ils ne plaisent ra" à mon pi:re. Nous
ne voyon qu'une seule famille dont le nom est
Tempe 1.
Je me baisse pour cueillir une modeste neur, dont
j'efTeuille les pétales bord6 de rouge.
Une famille nombreuse?
- Non, le p~re
et le fils seulement.
Soit que j'aie réellement oublié tout ce qui concerne mon malheureux prétendant, SOit que la
pensée de ma robe neuve ab. orbe mes facultés au
pomt de me rendre incapable de songer à autre
chose, le fait est que je ne rougis pas le moins du
monde, je le dis avec fiaté, ct que Je soutiens le
sans apparence d'embarra ni
regard de M. Va~her
de confusion.
- C'e'>t, jl.! c;uppose, parce que vous connaissez si
pel! de rer",unnes que vou m'avez reconnu tout de
uite dans le champ de seigles?
- Pcut-étre! je n'avais, dans toute ma vie, connu
quI.! deu" hommes ... jeunes, s'entend 1 Il ne m'(:tai,
facile de les oublier.
donc pn~
- J', II ~lIi·,
tr<':5 content.
- PCiurquoi'; Moi, j" ne le 'uis pa!':, On n'e [
capabh: dt: jUI cr dll mérite d'un h"mme que si on
cn connaît bcaucoup d'autres, pour faire la COnlparai on,
�108
A TRAVERS LES SEIGLES
- Les femmes n'ont pas besoin, ~e
connaltre
b 'aucuup d'hommes; cela leur e~t
nUISible.
,
paul
e
Vash(;!r
à tuut le
fOl't, ?e UI
ti~n
trop à ses pnVle~,
et a~
?CSOIn nou en ermet'ai( dans une muraille de,~ol-?a!1t
con\,enance ,
si bien h0risst:e d'épi~es
qu ~l eruIt Impo~:;lbe
d.e I.a
franchir pour aller vOlrceq '..11 se passe de 1a':ltre Cote.
- Vous l:1es bien durl VOliS promenez librement
votre examen critique à trav~s
le :nonde! J!I~ltrc,S
de
ne faire \'otre ch.olx q~'apres
mure th: IIbtr atlOn;
nous il nous est lI1terdlt de regarder autour de nous
et de' chercher à juger par nOlls-mém,es; au ~ontraie,
on nous oblige à accepter le p~'emlr
qUl,nous est
offert, le trouver adorable, parfait, t?mbe,r a ~enou:
devant lui et le contempler avec satJsfactlOn Jusqu'a
la fin de nos jours 1
Ici, je m'arrête pour respirer et pour rire de
bon cœur,
- Etes-vous obligées de prendre toujours le premier? me demande-t-il d'un air inquisiteur.
- Presque toujours! Comme cela doit t::tre dur
pour une femme qui a gàté ainsi sa vie, par Ignorance, de le constater trop tard! Quels tristes mots
que ceux-là: trop tard!
- Savez-vous que \'ous avez quelquefois la plus
m01ancolique physionomie que j'aie Jamais vue, mon
enfant Î"
- Ai-je l'air d'une personne destinée ù avoir une
histoire malheureuse? A mourir )eune? dis-je,
m'arrêtant tout court.
Il prend mes deux mains dans les icnne& et
abai, se un regard d'une douceur infinie "cr" ma
ligure effarée.
- Dieu \OU.C; en prGsen'e, fait-il avec bonté,
-:- ~; !TI e , croyez pa' Iilche, ne Illl.: mépri Cl. pas,
mais J al SI 'peur de la murt; cUc me caUSe un'
!lOrrcur physlqu~,
non Ci,) qui la suit, llIai!': parcl.: qUl:
)e rcdoute ûe quJt,!e: cette bt.:lIe terrc qUt je. conai~,
ct tous ceux que} aIme, .Je ,'ouis tellement Je )a \ il.'
ljuo je ne puis SUpPorter Pit ~c d'y rc Il (JI1 C el'. Croyez..
\ ùus que
J'en seraI punie .. E !-cc une impiété d e
1>cnser
cela?
re;~c,mbl
~ex
- CMre petite amer Vou, punie! Ulle jeun
e
pt!re com~e
la votre! Qu'e_ t-ce que Dieu /'~ erverait aux 1 ch\.:ur~
t(;1 que rnoi ';>
- Vou:; n'êtes )las un pcchaul, di -je énergiquelllent, l:n rcg~dnt
Cc noble vi :\t'e 'lUI Cl11blc f rllTnt:ttrc de bien l'llIs grandes ,ho l: qu'il Il'cn
accomplI dans sa \'IC, YOll êtc bOll!
Je dégar:e une ûe InC main ct nous rcprcnon
notre prOmenade. L(' rire vient \'ite arrêc les larmes
�A TRAVERS LES SEIGLES
109
- Vrai, si nos relations continuent longtcmps, je
deviendrai la petite personne la plus égolstc ct la
plus maussade qui soit au monde! Vous écoutez
mec; jérémiades, cc qu'on ne fait gui;re dans ma
famille! Qui donc a dit qu'il y a deux categories dc
per50nnes dont nous devons nous abstenir de parler:
nous-méme d'abord, et nos ennemis ensuitc.Mais je
ne crois pas avoir d'ennemi!';, et vous?
- Je ne m'en connais pas positivement, quoiqu'il
y ait sans doute bien des gens qui me détestent.
Quand v0l:ls serez revenue à Silyerbridge, Nell, je
vous verraI souvent.
- Si papa ne vous prend pas en aversion.
- Tant que vous ne serez pas mariée ...
n plonge dans mes yeux le regard de ses yeux
noirs splendides.
- N'avez-vous jamais pensé que vous vous marieriez quelque jour?
- Tout le monde se marie, n'est-ce pas? C'est un
plat de digestion difficile auquel chacun doit goûter
à son tour, bon gré, mal gré.
- Votre expérience de mariage ne semble pas
avoir été fort heureu el Qui empêche de s'aimer
aprl:<; comme avant?
- On le devrait. Mais c'est le plus souvent tout le
contraire. Cela commence très chaudement et finit à
la glace. Si bien qu'hier je me demandais si en
épousant quelqu'un qu'on n'aimerait pa5, nos sentiments se réchaufTeraient graduellement à son
égard?
- Tentative dangereuse! Songeriez-vous à la faire?
Je ne répond pas, et comme nous rejoignons Fane
et Milly, il ne peut répéter sa question.
VIII
Neuf heures 1 Je suis devant mon miroir, me comlemplant avec une sincère admiration, qu'il serait
fou d'espérer d'un autre que moi-même. Pour la
première fois de ma vic, je me voi!'; en grande toilette. Avec le courage du désespoir, j'ai mis tk côté
la vl\lgaire question d'arA.cnt. Dans. qU\!lI\! rage
serait Je « gouverneur" "JI me voyait! fi .. ( vrai
que cettc rage sera la mêmc quand il Verra la note
a payer. Des toufTes ùe coqueltcob fleurissent mes
9rap ries, mes ép;tuJes, !1'cs c~vu;
il Y en a
JU que sur mc petits soultcrs, deltclcux, mal~
terrihlement étroit
de Millv parait
On frappe. La femm de ch~lmbro
avec un bouquet et les comI hments de M. Vashcr.
�1 tO
A TRAVERS LES SEIGLES
Le bouquet est composé de roses rouges et de ros~
thé, entourées de fougt!res, et fort peu eI! harmoflle
avec mes fleurs des cna~ps.
Cel?enda?t, Je .le porterai quand même. Il est )mposl~e
d ImaglOer u~e
personne plus heureuse que mOI, lorsque enfin Je
prends mes gants, mon éventail, et m'élance dans
l'escalier.
.
Mon premier bal! Comme bien des oubaits
accomplis, sera-ce un désappointement? J'entre
dans la salle de fêt~,
vaste, ti'alche, de. superbes proportions, et rel!1plle de neUfS ~b lou
S ante~.
L'orchestre est déjà n place, mais on ne VOit personne.
J'ai posé mon bouquet, et je lutte avec les boutons de mes gants longs, quand Milly fait une
entrée majes.tu~
d~ns
une tc;iette sple~di
dont
le prix habillerrut vlOgt femmes ordmalres.
- Bon Dieu! s'écrie-t-elle en m'apercevant, vous
êtes ... mais vous êtes vraiment trt!S bien!
- N'est-ce pas merveilleuxl Je n'avais pas l'idée
de l'influence d'une robe de bal.
- QUllnd on parle du. vilain petit. canard qui
devint un cygne 1. .. du, gaiement, dernère nous, la
voix d'Alice.
Je me retourne, el je vois une idéale apparition,
vêlue d'or pille, avec des saphirs au cou, aux bras
et dans les cheveux. Alice est une de ces personnes
favorisées auxquelles chaque nouvelle Couleur
semble aller mieux que la précédente. Habillez-la en
bleu, elle l'st ravis!tante; en rose, céleste; le blanc
lui sied à la perfection, et je l'ai vue radieuse dan
~,
une robe vert arsenic qui aurait défié toul autre
teint ~uc
le sien.
1 e remettez pas ce vieux conte démodé sur le
tapis, fais-je d'une voix suppliante. Je "ais lue c'est
ma robe el non pas m~i,
mais efforçons-nous de
fermer les yeuY à la réalité. Pour un soi r, nous pouvons nOLIs permettre une innocente illu Ion et llW
déclarer jolJe 1
- ,\-lais je ne su,is pas sûre que ce soit umqucment votre robe, dit Alice, réfléchissant . .Je ous nI
trouvée étol~nam.e
bien une ou Jeux fni , ces
temps d?rOlers .. SI j~ n'avais été habitute à vous
CfOlre laid>, lIéI ne, JI' dirais que vous dcv n.Z Il'~
gentille .
. Quelque admiration que j'aie 'prou ée en m
n'gardant! CcHe Il)uanQe inattendue me rend mode te, ct le detourne vivement la conver~ati.
- A-t-on vu Silvia"? .Jc SUI rI) e que sa toilelt!' \:J
être quelque cbose de mcrveill ux.
- Quand Silvia Fleming a-t-elle jamais prodif'uo
�A TRAVERS LÉS SEIGLES
1Jl
ses charmes dans le désert? dit Alice. Lorsque tout
le monde sera réuni, elle paraltra, pas avant.
- Je voudrais que Fane descendit, déclare Milly,
prenant une pose royale dans un grand fauteuil de
velours rouge gui a de faux airs de trône. Il se conduit toujours ainsi; c'est trop fort!
Comme les autres femmes, Milly tient à être secondée lorsqu'elle reçoit ses invités; mais Fane, si
amoureux et si docile qu'il soit, se refuse positivement à la corvée de rester debout et de dire: « Comment vous portez-vous? » sans interruption, pendant deux heures de suite; et lorsque son devoir
lui imposerait d'être présent, il s'arrange pour dispara1tre. Voici les dames Listerl la mère décolletée,
en velours noir, avec de magnifiques diamants à son
cou maigre et flétri. Ses f-illes ont des robes vert
pomme et des fleurs de pommier, assemblage sans
harmonie qui offusque les yeux.
Un bruit confus annonce de loin l'arrivée d'une
voiture.
- Nell, me dit précipitamment Milly, voulez-vous
allez chercher Fane et me l'amener tout de suite?
Difficile mission 1 Cependant, je pars hardiment,
ne regrettant que de manquer les premières entrées.
En montant l'escalier, d"entends au-dessus de moi
des chuchotements et es rires; j'aperçois Fane et
son complice habituel, le capitaine Olivier, qui du
haut du palier supérieur et tout prêts à décamper,
guettent si un émissaire de Milly ne va pas apparaUre.
- Milly demande ... dis-je avec sévérité.
- Je sais 1 - et Fane m'attire vers lui, d'un geste
trl.s fraternel, mais dangereux pour mes draperies
de gaze. Suivant son exemple, j'allonge la tête et les
épaules au-dessus de la rampe, au risque de me
précipiter, et ni récompensée par la vue d'une
doualri1;re décolletée ju '(lu'au milieu du do, et sui'ie de son tout petit man. Le Oot monte .toujours :
des group s de dix, vingt per o.nnes arnvl.'nt fralchement parée
oudréc , sounantes. Quelle pitié
de , onger que, ans deux heures, 'elle seront en
nage et que leur aspect aura perdu tout Son charme. De grosses mamans, de respectables papas, de
jnlies jeunes fille', de demoJ elle!> montées en
;oraine, de petite; Jcunes gens; dc vieux garçons
des femmes habillées par la bonne fai cuse, d'au~
Ires habil~es
de leurs propres mains; bien coiffées
mal coiffées, trop parées, trop négligées; quelI~
bigarrure 1 ct, de nutre roste d'observation nous
rlllsons nos critiques avec la sévérité de not're jeunesse incons "quente. Pourquoi les jeune, eeu. qui
'd
�II2
A TRAVERS LES SEIGLES
n'ont vu que le beau côté de la vi~,.
sont-ils impitoyables pour les dHauts et les ndlcules du prochain? Seule, la vieillesse e~t
tolérante. ,
- Je crois, dit Fane, ap'res l!n quart d heure d.e
cette contemplation, que Je pUiS ~esndr.
à prt;sent, sans être contraint par MIlly a vlOgt~q
IOVItations obligatoires. Allons, ~el,
I~ pre~l
valse.
la VOIX de Paul.
- Miss Adair me l'a promIse, ~It
Depuis combien de. temps eSH! là? .
- Je vous cherchaIS partout, aJoute-t-ll, pendant
que Fane et son ami descendent. Je commençais à
croire que votre toilette était une affaire terriblement compliquée.
- Vous plait-elle? Vous vo,!s souven~z.d
l'avoir
choisie. Pour VOllS dIre la VérIté, ce SOIr Je ne SUIS
pas Héli:ne Adair, mais un man~equi
de couturier.
- Vous demandez si votre tOIlette me plait, dit-il
m'examinant des pieds à la tête, eh bien 1 non.
- Que je ~uis
fachée IJe .croya}s que ma robe
allait si bien 1 Je me trouvrus SI gentille 1
- J'aime vos coquelicots: <!I ef1u~
du doigt
morl bouquet d"'ipaules.) On Imite merveilleusement
les fleurs.
- De ma vie, je ne vous demanderai plus rien.
Vou!> pourriez toujours essayer de me dire quelque
chose de poli.
Je m'éloigne avec d~gnité,
~ais
il saisit ma main
et je me rappelle que Je ne l'al pas encore remercié
du bouquet.
- Etes-vous fachée? Avez-vous donc une petite
àme si vaine? Nell, Nell, quand je vous ai tant de
fois exhortée à ne pas désirer d'être jolie 1
- Je ne suis pas vainc, dis-je en détournant la
tête, je n'ai jamais cu de quoi le devenir. Mais
quand on a été laide et qu'on se l'est entendu dire
tous lcs jours de sa vie, c'est découragcant, lorsqu'on se trouve passable, qu'un autre vienne vous
n;péter que C'CS.I votrc robe et non pas vous.
- Il Y aura blcn assez dc gens à vous dire le contraire, ~e
air. Q.ue v~s
fait 'mon opinion ")
- RIen. Je 'SUIS dl!Ja honteuse de mon acct.:s de
vanit~.
Vous étiez bien obligé de dire ce que vous
pensiez.
- Si j~ vous di~as
tout ce que je pense, cela
vous feraIt peur et vous ne comprendriet sans doute
pas, c'es~
pro hable. Peut-\:tre me le permcltrel-voUs
quelque Jour!
- Descendons, dis-je intmd~c,
la val e est finie.
En effct, les danReurs :;e prom~l.!nt
dans le hall
riant, causant, flirtant. .Tc n'aperçois parmi eux
aucune figure Je connaissance, mais beaucoup de
�A TRAVERS LES SEIGLES
113
\ personnes saluent Paul Vasher ou s'arrêtent pour
lui parler. Quand nous entrons dans la salle de bal,
des notes suaves et entraînantes nous accueillent.
Paul passe le bras autour de ma taille, et nous partons en tournant. Aprts tout ce n'est pas si difficile,
quand on a un bon danseur; peut-être r igle-t-il son
pas sur le mien; en tout cas, nous allons admirablement. Lorsque la foule devient trop serrée, nous
nous arrêtons pour regarder autour de nous. La
sciène, est vraiment amusante, car tous ceux qui en
ont la possibilité valsent sans aucune consid2ration
d'age et de tournure: de grands hommes avec de
petlles femmes; de tout petits hommes s'accrochant convulsivement à de majestueuses dames;
des jeunes et des vieux; de grosses .personnes et des
Don Quichotte; des Sancho Pança essouflés entrainant de maigres demoiselles. Chacun semble s'être
trompé en choisissant sa danseuse et s'inquiéter
fort peu de cette erreur. Il y a des couples qui se
précipitent à travers la salle, bousculant tous les
obstacles au détriment des gens qu'ils heurtent sur
leur chemin; des couples nonchalants qui suivent
tranquillement la mesure et sont rattrapés et renversés par ceux qui viennent derrière; des couples
Ci ui vont au hasa rd, sans cesse repoussés par les
autres ...
- Regardez Saint-John, dit Paul; quelles que
soient ses sollicitations, ne vous lai ssez pas persuader de danser avec lui; il a le talent de se donner
en spec tacle, lui et sa danseuse.
- .vlais j'ai promis! Il m'a en~agé
pendant le dlner, et j'ai bien été obligée de dIre oui. Ignorez-vous
que n'llnporte guel danseur vaut mieux que de
r':!:itL:!' :,ur sa chal e?
- Vous en aurez très suffisamment. Ne croyez
ras toutes les absurdités qu'ils vous débiteront.
- J'aime les absurdItés; c'est bien plus amusant
li ue le vulpaire bon sens; et puis une causene de
bal nc pel t (;tre sé rieuse.
La mu ,ique a cessé, et nous retraverson la
salle, en l)as~1t
dl!vant de pomreuses ~ouaires
aux yeu, lllCJulslteurs, devant des dcmolselles qui
fonl tal Jssene, d'un air résigné, avec un petit sourire ql J s(;mble d,ire : « Nous restons à nos places,
ccrla' ,ement, maIs parce que nous préférons ne pas
dans .!'. " Et nous arrivons jusqu'à Milly. Elle suit
d'un Œil dc r6clle indignation Ics ébats de son mari
qui n'a pas cessé de danser uvcc beaucoup d'L:n~
train, lcruis qu'il s'cst décidé à descendrc; ct eJk
cause aVl C un pcr~onag
long, maigre el jaune que
,'cntcnJs nommer le vicomte Linley.
'
�1q
A TRAVERS LES SEIGLES
Nous sommes encore groupés, lorsque passe Silvia Flemin o attirant tous les regards. Elle est tout
en blanc ~: ' ec
ues ornements rubis, et sa beaut é
blonue p~rait
plus Gblouissante encore auprès de la
belle figure brune de sir ÇJeorges ':estris. .
- Danserez-vous ce SOIr avec mISS Fleming'?
J'adresse cette question à Paul en nous élOIgnant.
- Vous ferez bIen alors de vous hâter de l'inviter car dans cinq minutes, son carnet sera rempli .
~ Je' ne m~ ha:;arderai pas à solliciter.un si grand
honneur. MaIntenant, Nell, montrez-mal votre carnet à vous.
Il est suspendu à ma ceinture et aussi immaculé
que les soulier~
blancs des demoiselles qui font
tapisserie, ce qUI me rend un peu honteuse.
- Vous allez me garder tOutes vos val ses? dit
M . Vasher, en griffonnant ses imtjales à intervalles
rapprochés.
- Oui, du moins si vous n'avez pas une valseuse
qui danse mieux qu~
l1?-0i. !'ai SOUvent Souhaité
d'être un homme, mais JamaIs Comme ce air. Cc
stupide cOlléaien, adossé là-bas à la porte, e t librr"
de choisir, tandis qu'il me faut attendre que quelqu'un ait la condescendance .de venir .me cbercher.
- Mais vous gardez le drOIt de ulre non.
- Jamais, en face d'un carnet à moitié reml'Ii!
Ne dirait-on pas une réclame, avouez-le. Car il " ctale tout ouvert sur le devant de ma robe.
- Si je vou ' contais quelque chose ? r~it
M. Vasber, ~e.
:eBar~nt
a\'~c
d e ~ yeu:: moitié m écontents, mal le lacht: s. - C e t bI e n absl nie, mai
\0U5 dites que vous aimelle s abs
ur dit é~ .
- Oui.
- Eh bien ! j'~i
entend? quelqu'un dire 10u Ù
l'heur\: à on \'()ISIJ1 : « QUI donc con 1 il ce te joli c
petite fille co;ftce de .I;oquelicot ,~
_ l' 1 l'<lutre d t.:
rérondrc : .. Je ne saIs pas, mai:; je s ui :; déd dé à n
faire présenter à clle a 'anl Ulle d emi _ heure
d'ici. ~
-- Vous . n 'Cnlez! Vous n"urez·.vons ql ,. cela m"
l'ail plai ir ?
v
~
1 'cil, dit près dc moi la voix .
1\ iilv l'
messieurs dt irent vous ôtre r.C: el;tés.
.'
L·:II.e ~num
(,! re une dcmi-douzaine de 111 il ,
,·d~ : l1nc.maJsue
emcnt. J'\:. hib 110 1 ca r "t; il
~ ,.\'
In , cl'nel: l, ailleni ~l
c rl.:l;1'\:I1I .
. .Quand il '?girail de am '1' Illi! P I'orr.: l , J
. lI~
If~arb'c
.J en rCc.!onn Urc 1111
t1! Esp l'On,
qu'ils vlcndr.mt m~
cl clchlr IfJI' (l'il tnu irat jj _j
, vcc un l'Cil d'crfroi.
- Je ne crois on" qu'"
1'0
lbli nl. '.fenez. v
iCI
�A TRAVERS LES SEIGLES
Ils
Saint-John. C'est bien le galop que vous lui avez
promis '?
- A mon tour, je crois, miss Adair, dit le petit
homme, et je prends son bras, jetant à Paul un
regard furieux.
y a-t-il quelque chose de plus impatientant qu'un
mauvais danseur. Lord Saint-John n'attend pas la
mesure, il me saisit par la taille et plonge dans la
mêlée. En vain, je le supplie de s'arrêter. Je suis
d'ailleurs trop absorbée par la difficulté de le suivre et par mes invocations au Ciel ùe me tirer de
cette galère saine et sauve. Je ne parle ~uère,
et
nous continuons notre course au clocher, heurtant
les gens qui sont devant nous, reculant violemment
sur ceux qui sont derrière, marchant sur les pieds
de la galerie... Enfin je crie : « Arrêtez 1 Il au
moment où nous renversons notre quatrième couple, n'évitant de rouler sur lui que par une suite de
bonds qui feraient honneur à des danseurs de ballet. Las de es efforts , lord Saint-John me làche, et
je tombe presque en larmes sur une banquette. Les
spectat eurs sourient, les de moi elles abandonnées
ricanent, odieuses retites créatures qui voudraient
bien être à ma place.
En constatant l'étendue de mes blessures, je me
découHe une bos~e
sur le front, une éraflure au
bras, (>t une forte égratignure au coude gauche.
dont je me suis servi comme bouclier 1
- Pauvre petite!
C'est Paul. A travers les larmes de coli'-re qui
remplissaient mes yeux, je d·~couvre
que sa figur
est assombrie par l'indignation et qu'il jette à
Saint-John des coups d'œil nullement rassurants.
- Vous auriez dù faire attention. Regardez dans
quel état est miss dair?
Infortuné lord Saint-John III s'imagine nalvement
qu'il vient de se distinguer et s'essuie le front, prêt
à recommencer.
- Elle est fatigllée'? demande-t-il avec stupéfaction sincère. Et quand ça allait si bien 1
- Elle est trop fatiguée pour ache\'er ce galop
dit Paul impa,tc~é.
Miss LIster ne danse pas, qu~
n'allez-vous l'invIter ?
Lord Saint-John, d,' nature e sentiellcment dncile
fait toujours ce qu'on lui dit. Il va donc chercher 1;;
jeune demoiselle t rerart avec beaucoup de lUe
sinon de prudence.
'
- .Tc voudrai~
10 corriger, l'imb6cilc! murmure
Paul en rc~aJnt
mon bl'as égrati"lll'; il lui faut
pour dan cuges des laitières el des cuisinières, et
non pas ~e frêles cr/;1tures comme VOliS.
�116
A TRAVERS LES SEIGLES
- Je lui Joi de la reconnaissance, dis-je, portant la main à ma !=oiffure P?ur c~n.staer
~i mes
coquelicots y fieunssent ~oujrs,
II ne m a pas
laissée tomber.
.
- Miss Lister ne sera pas ausSI heureuse, car,
ou je me ~r?mpe
bien, ils vont tomber dans cinq
minutes d'ICI. Tenez, regardez-les .. , .
Et j'assiste à la chute à laquelle J al eu le ?0l.1 heur
d'échapper. Deux c?l!ples son! à tel~r,
mais Ils se
rel\:vent vite, au milIeu du I"lre. gc:néral, excepté
miss Lister restée sur le sol, funeuse, et laissant
voir une énorme cheville qui gate l'efTet de ses
larmes. En vain, son infortuné danseur l'accable
d'excuses; en vain, lui tend-on des mains secourables.
- Si Olivier venait à la rescousse, elle se déciderait p~ut-êre?
dit Paul; et précis~ment
le vaillant
capitaine, atltré par la foule et n aya!1t pas vu la
catastrophe, s'approche ayec un Vif mtérèt. Mais
dès qu'il a vu - disons-le à sa honte 1- il tourne le
dos et court encore .
- Laissez-moi regarder votre carnet, continue
M. Vasher, vous dansez ensuite avec moi mais
cette fois-ci appartient à sir William Aldous . '
- Est-ce celu! qu! a un nez immense et pas de
jambes, ou celUI qUI possède un grand front avec
absence de menton?
- Vous ètes peu respectueuse pour vos admirateurs si l'on considc: re surtout que vos charmes
seuls'les ont rassemblés autour de vous.
- Mes charmes f
Je répète le mot en riant très haut.
- Mes charmes sont alors un fait accompli,
dont il ne faut plu douter? Enfin je suis fh:re de
l'assemblage dû à mes charmes. Youlez-vous me
ramener pr~s
de .1\Iilly, s'il vous plalt, avant que
mon danseur ne Vienne me chercher?
Nous rencontrons Silvia au bras du vicomte Linley dont la fi~lure
jaune est illuminée d'admiration.
Il sLmblc la tromer bien belle, dis-je à mon
escorte.
- Il aime toutes le jolies femmes qu'il voit,
répond Paul avec un singulier SOli rire, qu'elle
SOIent blanches, brunes ou noires. Si l'amour dc la
comme d.it le mOl ,Ouvent cit .... tOUI
femme ~st,
un enseloncmcnt " Il Ile fait pa honneur 1'1 \ 1 trI.:
sexe, car plus jl vieillit, pire il devient.
�A TRAVERS LES SEIGLES
tlï
IX
Le souper es! fini, et j'ai beaucoup dansé, a 'ec des
danseurs excellents, maU\'i~
ou passables: j'ai été
Honnée, amusée, flattée des jolies phra~es
qu'on
m'a faites, ct je me suis effurc<.:e de me com'aincre
qu'elle ne signifiaient rien, quoique, au plus profond de mon ame, je crois que quelques-unes
étaient sérieuses,
Nous sommes sortis des salons 6touffants et
bruyants, et nous voici, Paul et moi, sur la terrasse,
où des couples se promi:nent au pale clair de lune,
comme dans une idylle: Corydun courtisant Phyllis et parfois, hélas! (ce qui n'est pas dans l'ordre)
Phyllis, Corydon. Paul a dcrobé un chille blanc et
épais au dossier d'une chaise, où il ayait été laIssé
par une douairière confiante 1 cela fera incessamment un beau tapage 1 La nuit est délicieuse, on se
croirait en août plutôt qu'en septembre; l'air est si
chaud! et le parfum du myrte fleuri flotte si suave 1
Là-bas, prt:s du ruisseau, de grandes masses de
feuillages sombres immobiles: pas un soufne de
vent n'agite les branches; pas un bruit d'insecte ou
d'oiseau ne trouble ce silence, rien que le clapotement lointain de la mer qui caresse la côte. En
tournant le coin du chàteau, nous arrivon; à un
parapet de pierre qui domine le parterre tout con tellé de fleurs, et se fondant insensiblement ahC les
bois, lesquels à leur tour vont mourir jusqu'à la
mer. D'une plate.bande de r(;s(;da monte vers nous
un parfum frai~
ct pur, qUI me plait davnt~e
que
tous les violents parrums de fleurs de serre que
nous avons lai ssés dans nos appartement.
- Je voudrais savoir s'il y u\"ait du r~ ':d.1 JarlS
le jardin de Juliette, dis-je en cherchant ù l'horlzoJl
la ligne ar cntée de la mer, au dc.:Ja des bois noir .•
- Probablement. Qu'est.-ce qUI vou raft song~r
à elle '?
- Ce balcon t cc partcrre: en bas. il Ille emble
pre lue entendrL la 'OIX de Roméo et Id répon <.:
de Julidtc : • 1\1.1 ra\(,!ur est sans bornes comme la
Iller mon amour uu si profond; plu je té donne,
plu' il mL re te, car tOU 9 deux onl infinis."
- Cf"IIyez-vo\ls lu'une jeune fille de nuire temps
raurail ,WHer ainsi, Tell?
- .Iulictte Il'a-t-dlc flU' ~t(;
un peu Irumpte? 'c
(rou. 7.-H U 1
fn
i r u'ellc l'ait aimé c ,mm'
cela HU or ellli l' coup d'œil i' J
U1<: cont nt
que
tau dcu'x soi nt morts ù iiI fin du drame. Si Rom{:o
�118
A TRAVERS LES SEIGLES
Ct!
él\ait v0cu il en aurait peut-être aimé une :lutr~,
qui gaterah toute l'histoire.
..
.
- Oui. Je crois qu'avec les ann l:."s, Il auraIt p u
oublier et aimer de nouveau, en eflet. Croyez-vous
que le secoI~d
~mour
d'un homme ne pUIsse être
égal au pr-:mler ? .
•
.
- Je ne sais maIs quant aux femmes, le SUIS
s ûre du contr~ie.
Juliette n'~U1:ait
pu aimer personne apr~s
RomC:o . qest pO~ltf.
.
Il se penche pour mIeux ~ ' Ol'
mon VIsage.
- S, vous aviez été JulIette et que Roméo fût
mort, q u'auriez-vou.s fait?
. .
'.
- Je ne me serais pas tuée, mais Je l'au rats aImé
mort aussi passionnément que vivant; et jamais un
mot de tendresse dit à un autre ne serait venu
offenser sa mémoire.
- Je vais vous faire une question, enfant, Une
question que VOliS trouverez sans Ùoute impertinente mais je veux une réponse. Personne ne
vous 'a jamais aimé:e? .
Mon cœur ceSSe de battre. J'hé:site un moment,
puis comme la vérité m'a toujours été plus naturelle
que le mensonge, je réponds, les YCUT.lel'és sur lui:
- Sil
.
Il se détourne.
- Elles sont toute 'les mêmcs, murmure-t-il,
toutes!. .. Et je suppo e qu'il vou s l'a dit?
- Certainement 1 fais-je avec un soupir d'amertume au souvenir de l'inutilité de ces déclarations.
- Et l'aimez-vous?
Sa voix a une expression assurée, un peu ironIque; je détourne ~a tête, me sentant ble Ssée. Vaisamour ùe
je discuter avec lUI l'honnête et sinc~re
Georges?
'ell, m'avez-vous entendu?
- Oui.
- Conressez que Vous n'e Vous souciez pas
de cc ... prétendant de village?
- Croyez-vous?
,Je ~lIis
piquée de Son accent et de ses allu s ions
déda.lgneuses
à Cl:t absent qui m'e s t si fid:' le Ct
que
Je ...
--: Alors, v0.u s v?U trompez; Je l'aime infinime nt;
ar r.:s ma ,famille, I! n'y a personne que ...
-: Aprl!s v?tre famlllei reprend_il avec on énigmatIque SOUrtre. Ne ferez-volis jamais ras er avant
etJe l'homme que vous aimerez'?
- Cela d~pcnrail
lie lui... 'il était élZolste ...
- ~'i.I était? VOLIS n'êtes donc pa~ décidée ",.
.\Tal le ne réponùs P?s, je lui é~hape
ct L ntre
dil1~
le salon, aVant qU'Il ait pu me l'l!jlJinlirc .•vion
�A TRAVERS LES SF;IGLES
119
danseur m'aborde dès mon entrée et je le suis,
assez distraite pendant les figures d'un lancier; heureusement qu'il a le don de la parole et que je ne
suis obligée à dire que oui et non. Il est fort tard,
ou plutOt de très bonne heure, le jour va bientOt
ventr, mais l'animation du bal est à son plus haut
point. Comme les masques tombent des visages,
comme on entend l'accent véritable des voix et
comme Se trahit l'expression réelle du sourire et du
regard 1 Ce n'est pas souvent qu'on peut voir les
gens tels qu'ils oont.
. Dans la salle du :;ouper, beaucoup de personnes,
encore réunies, boi\'ent, rient, causent, s'éventent,
flirtent ou disent du mal du prochain. Des fragments de conversation parviennent à mes oreilles:
- Saint-John dit que Vasher est fou de cette
miss ... <je ne saisis pas le nom). C'est facile à voir.
Je n'entends plus, car Paul lui-même est devant
moi.
- Voici notre valse; êtes-vous trop fatiguée pour
la danser?
- Non.
La salle de bal commence à se désemplir, quelqu'un a pris l'initiative du départ, ct tous les autres
suivent.
Oh 1 cette dernière valse 1 Les lumières, la musique, le parfum des 'fleurs, le rythme lent et harmonieux s'uQissant pour donner une sensation e:quise
qui ne dure qu'un instant avant de s'éteindre.
L'orchestre s'arrête trop tôt 1 Maintenant les
danseuses partent, leurs toilettes froissées, déchirées, ne gardent plus trace de J'élégance savante
heures. C'est triste de voir finir
il y a qu~els
les fêtes: les bougies qu'on éteint, la lumière du
jour sur les visages fatigul:s, le départ génC:rall
Au pied de l'escalier, je dis bonsoir à Paul. Mais
il ne prend pas la main que je lui tends, il monte
a 'ec moi.
- Bonsoir, dis-je une seconde foiS, C:puist:e de
fati~ue,
en arrivant à ma porte. J'ai tant envie de
dormir.
- Bonsoir. - Saisissant mes deux main, il les
porte à ses 11:vres. - Bonsoir, ma petite Nell 1
x
Neuf heures viennent de sonner quand j'ouvre
galment les yeu. , bien éveillée celle loi, t tout ù
fuit reposée. 'En n:garùant par la fen~lI',
je découvre
que la matinée est délicieuse i jamais la nature ne
�120
A TRAVERS LES SEIGLE",
s'est revêtue d'un aspect plus charmant, et je meurs
d'envie d'être dehors assistant à son spectacle matinal mouillant mes pieds dans la rosée des preS,
sou'riant aux Oeurs fralches, aspirant à longs traits
cette abondance de vie saine et vivifiante. J'ai un peu
de peine à obtenir mon déjeuner, qui m'arrive augmenté de deux lettres : une de Jack, une de Georges.
Celle-ci se gardera, je lis la. premii:re. Le; cr garçon viendra pour quelques Jours à la fin d oLtobre;
il se dit fort occuflé et sera très heureux ('e me
revoir.
En descendant, je ne rencontre que des dor e:itiques à moitié endormis, qui ont l'air, pauvres gL '<;,
de ne s'être pas couchés . Lorsque j'ouvre la pOl 'e
vitrée du salon, une brise de mer froide ct salée !IL'
soume faiblement au visage et fait passer un Courant
délicieux dans l'air plus lourd qui s'amasse sur la
terrasse, exposée au midi. Les arbres sont encore
superbes, quoique le doigt de l'automne ait d~ja
marqué par places leur feuillage; les oiseaux chantent à tuc-tête; mais leurs voix ne semblent pas
aussi joyeuses qu'il y a quelques semaines. Sur les
plus hauts plateaux ct dans les coulées où ne pén~tre
pas le soleil! tant I.e ridea.u de feuilles est. épais, on
pourrait crOIre qu'I1.~st
SIX heur~
du matin ..
Cueillant les derm:'res Oeurs d a~tomne,
Je m'cn
fais un bouquet que Je mets à ma ceinture.
Je me demande. pourquoi on se sent pl~s
vivant,
plus fort, plus gal en automne qu'au pnntemps, où
cependant la .\·ie ële la nature s'épa!,!ouit. Ces arbres
qui sc dépouIllent, ces plantes qUI meurent n'éveilknt pas en nou l'idée de notre propre déclin. Au
contraire, nous nous redressons, et nous cherchons
à nous persuader que si tout passe, nous seuls ne
passons pas. Comme nous nous cramponnons à
notre a orne de vie si petit, et cependant si grand.
que, placl: im.édate~n
devant nos yeux, if nous
cache les plames 10~taincs
de l'éternité. Nos yeux.
terrestres les aplrçOIYent eulcment à travers un
brouillard. C'est que cette vie d'ici-bas avec ses
douceurs el ses peines, sc!'! amour!'! et 'ses souf.
frances, est puur nou, l'amie fatnih, 1\.;.
9 uan l'hel.lre de ma morl viendra, _ comme je
sais qu elle. \ïcr~da
quelque jour. _ j'csp~re
que
lous mes blen. a lJl.1és, ccux q~e
je garde dans mOIl
cœur, seront partis a 'atH mOI· alon. la mort ne lOI!
fera plu p~ur:
où ils seront, ià sera ma vie 1
me ~olne
de!> pens~
.Cette bnllante ~atin(:
trIstes: Est-cc que JO devI('ndrals sentimentale, étHt
d'esprIt pour I('quel j'ai le mépri le plus vif!
Je vais au potager cher her des figues ct des
?
�A TRAVERS LES SEIGLES
121
poires. J'ai dévoré trois figues et je pousse mes
Investigations du côté des espaliers, lorsqu'une
voix bien connue me dit bonjour. Je me retourne et
je vois Paul Vasher que je n'ai pas entendu venir.
- Je vous croyais encore endormi, ou bien à la
chasse, dis-je en lui tendant la main.
- Luttrell est paresseux ce matin . Et les autres
ne voulaient pas bouger. Avez-vous d~jeuné?
- Il Y a une heure. C'est un crime de rester
enfermé par une semblable matinée. Je suis sortie
dl:S que j'ai pu.
- J'espère que vous avez bien dormi?
- Je dors toujours bien, excepté quand j'ai quelque préoccupation.
- M.oi, je n'ai pu dormir un instant. Des pensées
me sont venues, et le sommeil a fui.
- Vous pensiez aux mémoi res de vos fournisseurs?
- Non, fait-il en souriant. D'où vous vient une
idée pareille?
- Parce que cela empëche ... ma mère de dormir,
allais-je ajouter, mais je m'arréte à temps. - N'est-ce
pas étrange (nous marchons posément entre deux
rangées de choux) que lcs moindres bagatelles, insignifiantes le jour, prennent de monstrllcUSCti (11'0portions la nuit? Savez-vous que toutes les sotll5es
que j'ai faites et dites, toutes les circonstances où
j'ai été ridicule me reviennent quand je ne dors
pa , ct m'écrasent; tandis que, le jour levé, elles
rapetissent et je retrouve l'estime de moi-méme.
Avez-vous jamais éprouvé cela?
- Trop souvent, dit-il avec tristesse. M.ais les
coups que me portent me fautes sont plus pesants
que vos innocents méfaits. J'ai souvent pensé qu'il
n'y avait pas d'exagération dans ces fantômes de la
nuit, que les choses reprenaient alors leur véritable
aSI ect, et que ces heures silcncieuses nous donnaient de meilleurs conseils que les heures éclatantes du jour, avec leurs mille bruits et leurs images
changeantes placées comme un écran entre nous et
nos ames.
- Consolons-nous en nous disant que nos consciences sont actives et bien portantes 1 C'cst quand
on ne scnt plus ses imperfections qu'on est dans
une mauvaise voie, n'cst-ce pa ? .Je suppo e que les
D1t:chanls n'ont plus du lout de consclCnce.
- Enfant 1 quel rire joyeu.· ct franc "ous avez.
Comme on voit 'lue vous n'avez jamais livré votre
arne à personne!
- Livré mon ame! .Te ne comprends pas '?
- Que vous n'avez jamais aimé 1 repnd-i1ct~
�1') )
A TRAVERS LES SEIGLES
ment avec une hésitation d'autant plus étrange qu'il
est d:ordinaire si froid et si fi~·.
.
.
Je détourne la tête afin qu JI ne ['ulsse VOIr ma
paleur révélatrice. J~ tiens à, ce qu'il me crole to~iur
au-dessus de ces faiblesses. Une femme ne dOIt pa,s
étaler son cœur tout ouvert.
- Ne rit-on plus jaI?ais quand o~
aIme? J'aurai:.
cru que plus on aimait, plus on ~tal
heureux. Mes
sœurs n'avaient pas la mine, longue et maussade
pendant leur p6riode de fiançailles. Ce onlles seuls
exemples que j'ai vus, ~ mOinS qU'o,n ~l clas e Sil\'ia. et sir George parmI les gens qUI s aiment.
- Et ils n'en sont pas?
- Je n'en sais rien.
Mes pensées retournent à Charteris, il y a quatre
ans à cette nuit de clair de luite Où un homme et
une' femme se di aient, face à face, un adieu amer
et éternel. Oui, ceux-là s'aimaient. Une douleui
ai"u,: et brûlante me traverse le cœur, Je ens l'ai"u~IM
de la jalousie.
t::> J" m'arrête tout court, et le sang me monte aux
joul:s et aux temp~,
"
- Monsieur Vasher, l'al quelque Ch05C il yous
dire ... J'aurais dei le faire, depuis,longtemp<,
II ne répond pas, !l1als /e .le VOIS retenir sa respiration et serrer les Icvres; Il Y Cl. dans ses yeux une
attenle anxieu e.
- Cette nuit, à Charter.is. quand \'OUS a\'ez eu
vnlre ~nrevu
avec Silvia, j'étais cachée pres de
\'l'lU • l'al tout vu et toul entendu.
- N'e l-ce quo cela? s'écrie-t-il avec un geste de
soulagement el cel endant une certaine confusion.
Je croyais que YOUS alliez me dire .. , Eh bien! vou
(vez a~si
té à nos adieux; a\ez-\'ou' ét~
attendrie ou
mnqueu e ' .
,
- Il !1'y avl~
pas sUlet de rire; mai ~epl1i
longt~mp,
Je voulaIs VOUS aVOuer cela; ,l'ai Joué un r61e
cl splonne, et pourtant ce n'6falt pas ma faute,
facher en apparai ..:ant au milieu
,J'avais peur de vou~
d,' votl'e con ver atlOn, .J'aurais voulu ~tre
hien loin.
- Pourquoi Î'
- Jusqu'alors, j'avais cru à l'amour et ôi ri duré.
aintcnant, j'ai plu' d'e,'pérjence; je ai qU't1l1
homme peul adorl.:r une femme aujourd'huI -t J'oublier demain t
- Non pas,i elle est dinne d l"()n adoration.
VO:.Jdricl.-Yous qu'il vcrsàt dans la mer tOllS ses
tré ors de tendres, es? Un homme doit être d'abord
fidèle à ses princil es; l'amour ne \jenl
11'''11
seconde ligne.
- ,Je ne comprends pns ces rlistinction , ~I
�A TRAVERS LES SEIGLES
123
j'aimais quelqu'un tlt s'il devenait indigne de moi, je
ne changerais pas pour cela; je continuerais à
J'aimer tout de même.
- Parce que vous êtes pleine de douceur et
d'abnégation, et moi, tout pétri d'égolsme. C'est
lache, n'est-ce pas, de prendre tant de peine pour
ne pas placer son alIection il fonds perdus? Mais J'ai
touJours senti que la femm que j'épouserais transformerait ma vie. Dans mon I?ropre intérêt, je
l'avoue, j'ai étudié la nature fémlOine. Me blamezvous de ne pas sacrifier ma vie, et je n'en ai qu'une!
au caprice d'une femme? Pouvez-vous concevoir un
plus grand malheur que d'être lié à une personne
pour ra~uel
on n'a n1 respect ni confiance? Je fais
passer 1 ame avant la beauté.
- Je ne discute pas, je ne puis que sentir à ma
manii;re, et il me semble que lorsqu'on s'est aimé
une fois, on devrait s'aimer toujours, que la mort
seule devrait séparer.
- Alors, Silvia et moi, nous devrions, à l'heure
actuelle, avoir encore les mêmes sentiments qu'autrefois ?
- Si vous l'aviez réellement aimée, je crois que
vous l'aimeriez toujours, malgré ses défauts.
- Ses défauts r Vous ne comprenez pas 1 Fautil vous donner lé'. clé de l'énigme? Si je yOUS disais
que la beauté de Silvia ne me cause plus la moindre
émotion? Il me serait aussi impossible d'avoir la
plus faible tendresse pour elle qu'il l'est d'insuffler
la vie à un squelette desséché. Voulez-vous écouter
une histoire? Supposez que c'est la mienne ou celle
d'un autre, comme il vous plaira.
Nous sommes arrivés à un vieux banc fait de
racines tordues, d'où l'on découvre le jardin, le
bois et une échappée de mer. Nous nous y
asseyons.
- Il Y avait une fois, commence Paul, se penchant vers moi et suivant tous les changement de
ma physionomie, un homme qui errait à travers le
monde, cherchant partout, dans les jardi ns des
riches t ceux du pau1Te, une Oeur sans tache.
«D'autr 'S l'ont trouvée, p(Jllrquoi ne la découvriraisje pas"? " se disait-il. Enfin, dans une heure bénie, il
la Irouva, l'e. amina longuement ct la cueillit, l'ame
pleine de joie. A peine l'avait-il dans !a main que,
par l'erfet d'un choc lOattendu, l'ébloulssante blancheur sc ddacha comme un voile, 'l soudain, il vit
<lue an 'ur, toujour belle, élail en r0alité marquée
de laches nombr ·uSt.!S. Dieu. cul sait cc <Jue cet
homme éprouva alors 1Il l'avait tant. cherchée, 11 aurait
donné sa vie pour répondre de la pureté de son tré--
�12+
A TRAVERS LES SEIGLES
sor, et il l'aimait toujours ;.pourtant, le c<?=ur brisé,
il la jeta loin de lui et c~ntlu?son che.ml~
Peu de
temps aprè:s, tandis. qU'Il IUttZlt avec IUI-meme pour
arriver il oublier, Il la rencu~a
p.ar hasard .. Sa
beauté l'attira comme une tentation vtOl~ne,
.malS Il
en triompha et passa e.ncore son ch.emm. B.len des
ann,:es ensuite, quand Il ne cherchait plus nen, car
son rêve de perfection s'étai~
efTacé Jans le loinlulI1
passé, il rencontra une petl~
Oeu~
parfum.5e, ftpanouie loin du monde, en ':In cOin p'alslble ... Quoique
son premier amour fût éteiOt depUiS longtemps, cette
nouvelle afTection, saine et torte, chassa de sa
mémoire les derniers souvenirs qui le troublaient
encore; et son cccur redevint aussi libre que s'il
n:avait jamais aiméLni rien .r~geté
I~ é.tait fou, me
dlrez-vous. Sa preml~
expcnenre avait eté pourtant
assez désastreuse!. Eh bi,~n!
il ?é~ira
~elt
petite
l1eur avec une passIOn qu Il n avait Jamais éprouvée
pour l'autre.
Il s'arrête; et au-dessus de nous tombent dans le
silence le::; notes claires d'un oiseau qui semble
chanter à je ne sais quel~
hauteur au-dessus Je nos
têtes, à la porte du paradis 1
- Etait-il bien sûr, cette Cois? dis-je en suivant
du regard une petite. voile. ~lanche
qui traverse le
coin de mer, encadrt! au mllteu des arbres. N'avait?
.
.
il pas peur t!'une secof)de décepti~n
- Il n'avait pas peur de cela, car Il connaissaIt bien
son tr~so;
mais, parfois, il craignait d'arriver trop
tard, et gu'un autre en fût di!jà le possesseur. Enfin
il e déCIda à parler et à savoir la v~rfté.
Un lapin qui saute brusquement des buis<;ons,
derrii!re moi, me cause une telle frayeur que je me I~\"e
d'un bond, et deux: lettres s\~chapent
de ma poche.
Paul se penche, les ramasse et fait le geste de me
les rendre/lorsque ma physionomie troùblée é\'eille
son attentIon, et ses regards vont de ma per onne à
l'écriture hal'die et masculine de Georges.
- Oe. t une lettre de votre prétendant? demandet-il la touchant du doigt.
- Oui.
~
- Il v.ous ,és:r}l ~ Vous lui rl!pondez?
.OUI. (J al ~Crt
à Gcor~e.
trois maig;"es épltr
depUIS mon arnv":e à Lnttrell.)
Il ne répnnd pa immfdiatemcnt, mais selO renard
me frappe comme un ou Illet.. Ah 1 <Jue le'> homme
sonl de dl rs maltres! l fOUS aiment-Ils, nou autre
femme. 'pour a~tre
cho e que pour leur bon rial ir ~
e sont-II. pa Jl1,!pitoyables, qUélnd nous km fui.
sons s~lbr
I~ mOll1drc contrariGIo.: p,1 ag re ? Je
veux lUI expliquer que c'est un malentendu, 'lu si
�A TRAVERS LES SEIGLES
125
Georges m'aime, moi je ne l'aime pas; mais les
mots refusent de venir ...
- Je ne vous ai pas dit la fin de mon histoire,
reprend Paul Vasher, tenez-vous à l'entendre?
- Si vous voulez.
- Je ne sais à propos de quoi je vous l'ai raconté,
sinon pour YOUS conva:ncre que je n'aime I?lus miss
Fleming. Le ù(!nouement est assez simple, II ya des
histoires qui finissent bien, vous savez.
- La vOtre finit bien?
Je fais cette question tout bas; la crainte qui me
serre le cœur depuis quelques minutes hésite et
s'é,'anOllll. .. hélas 1
- Oui, je \OUS montrerai un jour celle que (aime.
Est-ce que l'oiseau a franchi les portes du ciel ou
suis-je devenue sourde, que je ne l'entends plus?
La petite voile blanche a disparu, les perles étincelantes qui bordaient les vagues sont maintenant
ternes et lourdes.
- J'e"p"re, monsieur, dit une ,"oix douce qui ressemble vaguement à la mienne, que YOUS trou 'erez
t:n eHi.: tout ce que YOUS pouvez souhaiter.
Je m'aperçois que me' jolies fleurs gisent sur mes
genoux, d~capitée'.
~les
doigts les ont-ils brisées
sans s'en apercvoi'~
- Il fait froid, dis-je en frissonnant, rentrons.
eât..: à côte nous dL, cenJons en silence l'i~e
vert..:.
- Folle! murmurenl le. arbres quand je passt.:.
- Folle 1 me crient le oi caux de leurs \'oi. pl.!r<;ante" ct railleuses.
- Folle! crit.: plus haut que tout le r<!~tc
mon
cœur bien lourd,
Si je pouvui rire, plaisantl.!r, cau er de chOSes
indiITén:ntes , ..
,\ cinquante pas dt.: là, nou rt.:ncllntrons Alice,
t'ralche et florissante comme l'aurore elle-mL:IlIt.:,
.\Iice est de ce~
l'arc, personnes qui ~ont
aussi bien
h; jour qu'au: lumil:res .
.\prl: les cumpliment' habituels:
- Comme vous Gle' pale! me Jit-cllc, Pourquoi
uus lever de i bonne heure?
- Vous oubliez que j'ai dan .; toute la nuit. - Et
jl! l11e courbe pour relcver mon l'clit 11l!\'I!U, peu ,olidc
ur es jambes, el embarras'; de a lùngllc
l'cliss '.
Comment. a mèl'e l'a amen", iu qu'ici c.st un 111)' l~r
; k l'I.!I11IHener (j'en fais l'exp"ri<.:llcc) I.!st une
...eUHe li, t '!TIpS ct de Jift
t cul~$
.
•\licc ct Paul cau 'ent du bal, clic, uvcc animatio ,
lui, avec une inùil1ï:rence qui allIrl! mon re ard M 'itant ct ~lon,
..
�l:!G
A TRAVERS LES SEIGL:b:S
Pour un homme heurcux cn amour, il n'a {?as l'air
satisfait sa physionomie cst morne, désappointée,
- Il :ne scmble, dit Alice, que vous n'étes pas
gais, tous dcux; vous seriez-vous ,q,uerelléS ?
ab orbe mon
Unc nouvelle chute de sO,n ~éntler
attention, mais j'entends dlstJnctemcnt la réponse
dc Paul.
- [ ous quereller, mistre~
Love!ace! C~rtai,ne
ment non; l'ai raconté à miss Adalr une histOire,
voilà tout.
J'oppose aux regards fraternels et aux apartés
pleins d'instances une physlO,no~ie
impassible et,
après avoir triomphé de l'obsttnatton du chérubin à
aller rejoindre les poissons d'or au fond de leur
bassin, je m'enfuis à ma chambr:e et m'y enfelme,
En m'agenouillant près de mon l,II, en meurtrissant
mes genoux sur le plancher, le ne me dis pas
qU'unè espérance exquise, grandie sans le savoir
dans mon cœur, vient de mourir d'une mort soudaine,
plus miséricordieuse peut-être qu'un lent déclin,
Je n'ai pas la force de penser; je sais seulement
qued'e me croya,is rich,eetque men roya,ume ~pasé
en 'au Ires mains, tn te royaume qUI n'a lamais
existé que da~s
mon i,magination, et qui me semblait
plus beau de Jour en lour",
Il y a de ces malheurs pour lesquels on peut non
seulemt:nt pleurer toules ses larmes, mais encore
recueillir la campa sion de tous, Il y cn a d'autrcs
qui ne cannai sent pas de soulagement, auxquels on
ne peut ~ans
honte donner Ul; soupir, une larme
cui, anle, mais qu'il faut porler avec SOI, comme une
cruix de feu, sur lc cœur à vif et sanglant.
- Le lunch e t servi, me dit A'nnette, entrant
une lkmi-hcure plus tard,
J'ai arrangé mcs chel'cux en désordre, mis des
rubans r~ai,
frolté :igoureUscmenl mes joues avec
.J~
n'al pas l'air autrement défait que
une scr~'!le,
la l'remlt.:re petite cal:npagnarde venue qui, pour ses
d0buts, aurait dansé vingt et une fois au bal de la veille.
XI
Je ,me pr?m~ne
de long un large dans le )ardln,
cou.pt:: de nlles sombre et lumineuses allant, revenant, Comme S'il, s'agissait d'une gae~r,
e~saynt
de luer.ra!" la fatigue la douleur per~lstan
ue mon
ame, aInSI que tant d'autres avant moi l'ont essayé
~ l'~saieront
en v~in.
Dire qu'il 'f. a une emainc,
) etais heureuse, SI heureuse 1 C est agréalJle de
�A TRAVERS LES SEIGLES
127
découvrir que notre cœur nous a échappé et s'est
tromp':: de porte, que nous avons donné libéralement
notre affection à un homme qui n'en n'a que faire et
s'est vu obligé de vous confier son amour pour une
autre.
Mes joues brûlent, mes pieds écrasent les herbes,
à cette pensée qui me couvre de honte; mais siJ'e
suis à blàmer, n'est-il pas un peu responsable e
mon erreur? N'a-t-il- pas contribué à me 'tromper
par ses paroles et ses regards?
Bah 1 ê'est la faute de ma pitoyable vanité; parce
qu'un homme est bon et aimable pour moi, faut-il
supposer qu'il a perdu la tête, et la perdre moimême, comme une folle, comme si je n'avais jamais
entendu un mot d'amour de ma vie et étais avide
de saisir au vol l'ombre d'un caprice do!1t je sois
l'objet.
Je m'arrête soudain, pensant que Georges est bien
vengé, que Je souffre à présent toutes les peines que
je lui ai inlligées. Pauvre garçon! je le comprends
mieux que je ne l'ai jamaIs fait. La pitié est afTalfl:
d'égolsme. Vraiment! considérant notre jeunesse et
le peu d'occasions que nous avons eues, Georges et
moi, nous avons fait une banqueroute précoce en
afTaires de cœur. Nous pourrons mêler nos soupirs
\!\ nos plaintes en un agréable duo, sur le bord dt!
ia rivit:re, car je sais maintenant avec certitude que
si j'ai toujourS trouvé difficile de regarder Geor te.;
comme un futur mari, quand il n'y avait entre nou'
que mes rêves de jeune fille, nous sommes désormais aussi irn:vocablement sépan!s que si l'un de
nous ou tous deux étaient cou~hés
au cercueil. SOIl
instmct l'a trop bien averti lor~qu'i
me suppliait de
ne pas partir. N'aurais-je pas mieux. fait, l.!n réalité,
de rester à Silverbridge ? Peut-être aurais-je iini ar
aimer mon blond camarade, et mon cœur n'auraIt
jamais été éveillt:! par ce prince charmant qui est
venu trop tard. Mon 'cœur se sent bien lourd quand
je onlLe aux paroles que j'aurai à lui dire,
d'af:\[~les
et v0ridiques paroles.
- .Gcorg~;,
je me suis '::pri e Je quelqu'un qui
en alme une .. utre.
C'est clair et precis du moin 1 Je crois que je
l'aimais, lui, sans le savoir, dcpui que je l'a\'ais \'u à
Chartcri . Etai-~c
son souveni r qui me rendait si
sé\'ae à l'égard de Georges '( Est-ce qu'inconsciemment je comparais ~a bonne et fratehe figure à cc
vi age brun ct l:neruique que j'a\',ab ~u s.'allendril' ,:1
pàlir à la vue de la femme qU'Il aimaIt et dont Il
était aim~.
Je me ùcmande si je pourrai toujours consid61'cr
�128
A TRAVERS LES SEIGLES
mes malheurs sous leur côt~
ridicule, si douloureuse
que soit la blessure. Paul compte-t-il " qu.e j'~coute
rai le récit des perfections de celle qu Il aIme? Je ne
comprends pas P?urqu.oi il m'a parlé d'elle j évide~
ment il n'en a nen dIt à personne. Sans doute Il
m'a f~it
cet honneur, parce qu'il me juge une bonne
petite fille créée pour le rôle de,. confidente. Je .cr~i
gnais qu'il ne retombàt sous lOfuen~
de. S.lIvla,
mais Paul Vasher n'a pas une nature faIble nt IOchnée au pardon. J'aime ces â.m~s
fortes et profondes;
les gens faciles, ~out
d'impulsIOn, peuvent être plu "
aimables, maIs Ils sont comme le sable j tout s'y
écrit, tout s'y efTac;, tandIS que. les f~veurs
des
êtres fiers et réserves sont aussI précIeuses que
rares. Je voudrais savoir ce ~ue
dirait Silvia si elle
apprenait? Malgré son indlfTér,ence, j'ai surpris
d'dranges regan.ls lancés à. Pau.l, sans. qu'il s'en
aperçût, et plus récem?1ent, Je l'al surpnse à m'examiner avec une attentIOn oupçonneuse qui tranchait sur sa nonchalance habituelle.
Comme les hommes rient dans la salle à manger 1
Quelles explosi?ns, quels rugis ,;ment~
1 Il Y a
quelque vulgar~té
sur le tapIS, J en SUIS sûre; car
j'ai appris depUIS longtemps que toute grosse plaisanterie exerce. sur l'homme, prince ou paysan, sa\'ant
ou simple gentilhomme campagnard, un empire irrésistible. Dans le salon, les dames lèvent les mains
au ciel, en se racontant les méfaits de leurs domestiques, qui, c'e!';l incroyable 1 sont adonnés aux mêmes vices et aux m0mes faiblesses que leurs maîtres 1
Sil\ia, tout en blanc, traverse le gazon.
?erait-elle ner:us~
comme moi! Si pénibles que
sOient mes pensees, le les préfère à a compagnte'
aus .. i je m'éloigne du Côté de la terrasse; mais el~
m'appelle,
- Hélène Adair ! rWè!1e Adair!
Elle a cette perfection suprême chez la femme:
une \'oix douce et mélodieuse.
- Que me veut-elle? me dis-je en remontant
lentement vers le, banc où elle s'est ae; i e.
~os
cOI.1VersatlOns ont toujour' -,té des plus
~revs,
sIon peut même dire que Silia cau ' e
Jamais avec une ft.:mme.
VOliS m'appelez?
- Oyi j a seyez-vous quelques minutes. C'est
trop tnsle l,le. resler seule. Depuis quand avez-vou
cette rantalsle de promenades au clair Je lunC!?
Jeman~-tcl1,
.renversant sa tèle éléganle contre
It.: dOSSIer de bOIS. Pour ma part, j'ai loujour détesté
!a lune, grande splenùeur froidI.! et vide, qui glaco
Jusqu'à l'àme.
�dl!~
A TRAVE RS LES SEIGLE S
12 9
Elle fri,;sontle et serte son chàle autour d'elle. En
efret, ces nuits de septem bre devienn ent perfide s.
- Comme ces homme s rient 1 Quelqu e histoire
scandal euse 1 le poumon s de Paul Vasher me
semble nt en bon ét::.t. Vous êtes-vo us querell és?
Elle s'est retourn ée pour me regarde r en face.
- J e ne m'en doutais pas.
- Sir George s et moi, nous l'ayons tous deux
deux remarq ué. Jusqu'à la semain e derniè:re, vous
étiez insépar ables; mainten ant, vous vous évitez
d'une façon non moins marqué e.
Une secrde , imperc eptible insolen ce dans l'accent m'averl it qu'elle médite quelque méchan ceté .
•J'aurais dli me douter qu'elle ne prenait pas la
peine de ven ir ici à pareille heure pour causer avec
moi de bagatel les. Pui qu'elle a jeté le gant, je n'ai
pas peur de le relever.
- Vous me faitt.:s tr,)p d'honne ur, ainsi qu'à lui.
Nous ne prendri ons pas la peine de vous surveill er
cie si pri!s, vous et si r George s Vestris .
Et je souris tranqui ll ement, déLlaigneusement,
défiant son rega rd . Elle ne saura pas ce qui p1:s<!
su r mon cœur; je ne veux pas dc 1ia pit ié et j'appelle à mon aiLle la froideu r, le dédain, l'indifTénmce.
.
En la regarda nt, moi C[ui sai" mieux la \érit(·
qu'elle, je vois clairem ent tlu·ellt.: me cruit 1ia rivall'
et qu'elle (:;;1 jalous<.:. Je \Ill'; 'lut.: l'amour que
Paul
crull mort depui" longternr1\.i hrûle toujour s ~u
dedans Ll'ellt.:. En cet in stant nous lisons dans l'âme
l'une de l'autrt.:, nOllt. nOlis \(1)'(,n, tc:lles que nU\[ ,
somme s; désurm ais It.:s suhterf uges seront inutile<;
entre Sill'ia et moi 1 Elle détourn t: Ivs veux.
- Mt: permett ez-mils d<.: VOliS adresse r me1i f':licitaI iOll s .~
eus par"k~
r'::solllh;nt plutt)t cnlllm<.: Ilnt.: menal' l'
que Cf,lllfllt.: lin complilllt:Jlt.
.- Q,lJand ,''us daignt:ruz vous eX/'li tllll:r,
p(ll1rr'al rH: ul-ctrc V(Jus 1"':':)1011 Iru, miss 1,' l;lllln". j<:
COnlll1t: j'ai dù la déleste r ~uns
It: HU\'() ir'" pour
m'cnflnnmlt:r ai nsi au premie r moll
\ ()lI S <l\'c,:7 la l:oll1préhcnsilln IClltu Ct: Hoir
1 .h:
park d" \ III ru lJlariage avec Paul Yashl.:1".
Ufi S"l1 riru cnlr'ouv re mes J(:vrl.:s. CrJl11lTlt.: Ct:
Illoh ~"nt
dr,".':, IJll:lne tians la bOllchc d'unl.: ennclIliC'. ,l'ni
~ 1111 in lanl celte felnme '1l1i attenJ ma
rûpoClSc ; j•. l"olllL:IIlf'lc Hne ima~c
dt:licif"l hf". loinlalfle, qui 11\: , i~te
Cl n'existe ra jarnui qu'ail pa, ,,
t&\,~
...
Ah 1 c'est ainsi 1dit prks de moi une \'Dix I.>asst:
r.
�130
A TRAVERS LES SErG LES
et haletante . Vous souriez, vous osez me railler avec
votre bonheur.
Se paroles se pressent comme si el~
ne pbuv~it
plus les contenir. pour la seconde fOIs .Je sa Vie,
Silvia laisse tomber le masque devant mOI; pour la
seconde fois, je la vois t~J1e
qu:clle est. .
_ Laissez-moi vous thre, Helène Aclalr, que VOus
ne serez jamais, jamais sa femme .
_ Je n'aspire pas à cet honneur. A votre place,
j'en ferais autant.
.
_ Vous êtes donc bien certaine de pouvo ir le
garder? demande-t-elle av~c
insolec~.
_ J'ai beaucoup de fOI dans la pUIssance d'une
femme ai mante .. . De grâce i' ne vous fâchez pas 1
nous n'avons pas besorn de nous quereller au sujet
de Paul Vasher; il n'appartient ni à vous ni à moi.
_ A qui donc i' reprend-elle, me regardant fixement.
Et la stupéfaction chasse brusquement de son
visage le mépris triomphant.
- A une autre 1
- Son nom?
- Je ne le sais pas 1
Alors, il s'est amusé de vous tous ces temps·
ci?
_ App'elez cela de ce nom, si cela vous convient.
_ Et Il vous l'a dit lui-m(;me?
Je ne réponds pas. Elle continue comme méditant profondément.
- Je n'en crois rien. C'est vous qu'il aime ... Je
J'ni assez étudié .. .
.J e détourne la tête pour qu'eJle ne puisse voir ma
paleur. D'autres alors s'y sont trompés, je n'ai pas
étl' la seule.
- C'est la mGme chose 1 reprend-elle, indifférente.
J..: vous ai dit que vous ne serez jamais la f..:mme
d..: Paul, ni vous, ni une autre.
- Et.es-vou fo.I le ? dis-je avec mépris, indignée
d" cet cgolsme enrunté .
. •\-t-t;:lle un..: pensée pour lui? Elle sacrifierait la
'10 de Paul plutôt que de voir une autre femme y
prendre la place qu'clIc a jadis occupée. Cc qu'clIc
appelle de l'amour n'est qu'une honteuse et coul'uble adulation d'elle-mi!m<.;.
- Je suis charmée qlle vous l'aimiez, fait-elle
a\.!c une cruauté malicieuse qui sied mal à sa
beauté blonde et candide, charm0e qu'une autre
su~fre
ce (lue j'ai soufferl, enduré cc que j'ai endur..:,. !a~ul
'e pour lui comme moi.
- Ial!le/.-\'llll 1
Je me levc et lui impo e silence tlu gest..:.
�A THA VERS LES SETGLfo:S
1J
[
- Je vous J':fl:nJ" cl'a.:<.:uupkr rn"n n lm au votre,
ct d'appel er amour votre coupab le pas~iun
pour
Paul Vasher . VOllS qui sacrificfI..:z sa vie mëme pour
gratill erüs pitoyah les désir: 1... .re ne m'l-tonn e
pas que vous n'ayez pu le garder. Grâce à Dien, je
sai s l'aimer mieux que cela . .l'aurai. v0\11u être
bdle ... être bonne ... l'our lui ... Il m'aurai t peul-dr e
aiméC: ... Mais mon cœuI' l'lJt-il reJeven ir libre
comme [\\'anl, je ne le v011drais l'a . , cal' si cet alllour
TIl'a apporté des s ouffran ces, il m'a aussi donné nn
hunheu r infini. Puisqu e YOUS ne l'ave7. lraimen t
jamais aimé comme il le m0ritai t, jl! vous h: d0clare
aujourd 'hui, si bas que vous d.:~<enJiz,
- jamais
10US ne pourrez le reconq uérir; . on âme,
son ûsprit,
son cœur, sont m rIS pour vous.
« Allez, mainten ant, li\fl:7. l'atre bataille ,
faiks
tout 1..: mal que l'OUS pourrez , Silvia, mais si le soul'enir de celle qu'il aime ne suffit pas à le défendr e
contre vos honteus es poursui tes, croyez- moi, Jans
sa droitur e, YOUs trouver ez un ob tacle qui ne yous
c':dera pas. Jamais vous ne pourrez le reprend re
par des moyens honnêt es; que Dieu le protège
contre les autres 1
Je m'éloig ne et la laisse, ayant sur les Ii.:vres ce
pâle, étrange sourire , que j'ai tant de fois essayé
vainem ent de déchiffr er. Comme Je jarJin endorm i,
le ciel strié d'argen t sont beaux et pai ible ! Quel
tumulte d'indign ation dans mon cœur outragé !
C'est Jéjà assez dur de suppor ter vis-ù-li s de
moi-mê me la honte d'airher sans étre aim(:c; cc l'est
hien davanta ge que celle m(:.:han tc Cemme ose me
railler ouverte ment. Car je sais mainten ant qu'elle
eht méchan te et que mon inexpli cable aversio n pOlll'
clk Uait bien fllndée ; elle veut du mal aujourd 'hui
ù <.:clui Clu'elle prétend aimer. L'aime- l-elle, apri:s
[Ollt .~ 11 ya ait plllS de haine que Jl! tendres se dans
sa \ ni:\.. Comme nt pan'icn dra-t-el le ù lui nuire Î' Une
femme est telleme nt liée par les mille lien Je la
société qu'il lui e~t
imposs ible de guetter l'occasi on
pour amen.er , comme rerait \ln homme , la perte de
s n ennemi . Ce ne sont peut-l:tr l! que des ramies en
l'nir. Quand rnl:me elle voudrai t, que ppurrai t-elle?
Elle sembla it r0solue , mais elle e~l
jalouse , je l'ai lu
dans ses yeu.l'; c'et't <.:e 'lu i l'a iet0e hors de ses garJes
ct l'a poussée à déclam er ainsi. 'ous faisions Haiment un joli tableau : deux femmes se querell ant pOUl'
un homme ! Celle situatio n est 1oujoUl'S d'une vulgarit é
inlJUlc, que les acteurs soient hahillés de velours ou
<.le haillons . l'lIaiS durant tous mes rl!vcs de la nuit,
tant0t prl:s, tuntilt tri:s loin, arrivan t à travers un
long intervalle d'année s, ou bien sifflant tout J'un
�T'i2
A TRA\'ERS LES SF.IGLES
coup;\ me,; oreilles, j'entends cette 'ui.' au timbre
d'argent, froide et am1:re :
-~
Vou", ne serez jamais ln femme de Paul Va~her,
jamais!
XII
- Qu'est-cc que cela' Jit }'[illy, ~'ar:tl
au
milieu de l'escalier,
- Le revenant?
Luttrell-Coul't, comme tous 1(;5 manoirs h'::r":dilaires qui se respectent, [1os:;i!de son revenant, li Il
revenant fort désagréable, qUI se comp!ait, au milieu
de la nuit, à soulever au plafond les ltts avec leurs
occupants, il d~charge,
aux portes, des chambrt:~
des tombereaux de vaisselle cas'Sèe, à battre le,;
membres de la famille avec des fouets invisibles et
;\ souffleter dans les coins noirs les valets tremhl:mts, à cc qu'affirment ceux-ci,
- ,le ne crois pas gu'u!,! \e\'enant puisse pousser
u Tl o~misent
parellI dIS-Je.
E~
effet, à mesure que nous montons, \lOU"
sommes saluées par une série de SOUpil'S, de cris
aigus, de r.laintes lamentables, sortant du " salon
jaune~.
MIlly pOUS';e la portu et s'arrête SUl' le seuil.
un malheureux revenant qui <.;\1
Non, ce n'est pa~
plein jour !'ait tout, œ tintamarre!
.
,
Devant 1 harmonIUm ouvert est assIS un InJi\ idu
fort rée! et tangible, se balançant de droit\! et de
gauche, dans l'extase que lui cause sa musique discordante. V';tu de l'élégante livrée gris el argent, S<.::.
ba de soie bien teJldus sur ses mollets, c'est
un de' v~lets
de pie~
llui, aprem~nt,
a le ~uüt
de la musique et croit sa maltresse bien loin, Mais
un Instinct secret lui rait tourner la tète .. , il la .,,11
ùerri1:re lui. ..
demander, interroge l'lIn. Lutt 1'0.:11,
,-:- Pui -j~ vo~s
SI Je vous al ,pns à mon service pour Juuer ~ur
mon
lUlïllllnlllm '
L'infortuné regard\.! alternativement le plnfnnd et
le plancher, CII!I1llle s'il priait le ciel de le fuir!.! diparait re par U\~e
vroie ou l'al' l'autre.
ortie, halbutie-t-il, \"Illl- .le ~rnyals:\dm!.
lanl J\.!~
ycux l:lIarl:fi,
- Une autre rf)i~,
ayl:7 l'I)\i"~ac
li V[)U~
Cil
assurer, Allez,
.
I~ part ay~
la rapidilé d'ull\.! Il"-çhc ..k re.'nr k
. ldly, stupdaltc Je sa modération, loI'. Ille j\.! me
S!'UVWllS
que
I? coupable est dévoué
11er ct le promcne penüant de~
t'lUS Rllr d'être hi en en cour,
au jeune Il 'ri-
heur'" le moyen k
•
�7
A TRAVERS LES SEIGLES
133
Cet homme est un caractè re, me dit Milly, en
s'en allant.
- Il a certain ement uneâm e au-dess us de sa po sition.
Je répliqu e cette phrase en riant et j'entre dans
ma chambr e pour qUitter mon chapea u. Mais pourquoi le quitter ? Il n'est que cinq heures, je pUIS me
passer du thé et des bavarda ges qui l'assais onnent ;
d'ailleu rs, ces · messieu rs sont rentrés de bonne
heure, et je n'ai nulle envie d'occup er mon temps à
éviter Paul Vasher . Dans quel but me recherc he-t-il
avec cette persista nce i' Sans doute pour faire de
moi sa confide nte, mais je ne lui en laisse pas l'occasion, et depuis une semain e j'ai acquis, pour
m'esqui ver, un talent qui me sera fort utile à la
maison , lorsqu'i l faudra échapp er au c gouverneur».
Pendan t que je réfléchis, mes yeux s'arréte nt sur
la glace, et Je suis effrayée de mon propre visage,
si triste, si pàle, si morne! J'avais, disait-o n, une
figure gaie ct malign e; mainten ant il y a des
ombres noires au-dess ous de mes paupiùr es, et ma
bouche prend un pli grave, comme si elle ne savait
plus sourire . Vraime nt! Mon histoire est écrite sur
ma figure; bientôt on en viendra à me plaindr e, et il
faudra le suppor ter.
Au bout du corrido r. II y a une porte donnan t
sur le parc. Je m'enfui s vers les terrasse s. Je voudrais descend re au bord de la mer j mais il est trup
tard pour y aller seule. J'arrive au banc où Paul
Vasher et moi, nous étions assis il ya une semain e.
Une bernai ne seulem ent 111 me semble qu'il y a un "
année 1 En route, j'ai cueilli une toufre d'œillet:. tardifs et quelqu es giroflées que je respire distrait ement, quand un parfum d'un autre genre, celui
d'un cigare, arrive· Jusqu'à moi.
Cc coin est retiré, et l'on munte raremen t ici, ùe
liorle que je ne me dérange pas; je ferme mes yeux
las, ct Je regarde au dcda'm: de moi une perspec tive
de jours sans fin, vides el monoto ne s, quand de ~
pa s, frôlant l'herbe rase, me les font rouvrir bru squ ement, ct je vois Paul Vasher .
,10 regarde un mumen t sans parler. Pui s je mc
Ib·o.
- .Tc cro is qu e j'ai dorml. ,ét ce doit êtrc l'h eur
du thé: il Ctit grand tempf> de rentrer.
li pose la main sur mon bras et m'arrêt e.
- Esl-ce que cc jeu d e cache-c ache doit uur\:r
toujour s? demanJ e,t-il sévèrem ent.
lout il l'heure, ses trait s m'arai ent l'aru &'ilJumi11er soudain ,
�134
A TRAVERS LES SEIGLES
Faut-il que vous m'évitiez ainsi le matin, à
midi, et le soir'? Le thé peut attendre, vous ne vous
en ire!. pas que vou~
ne m'ayez.répondu.
- Vraiment! QUl m'en empechera '?
- Moi.
Je cnntemple une min.ute sa figu~e
résol!.!e et ses
sourcils froncés; alors Je me rassIeds et J'attends
qu'il commence. .
..
.
votre raçon d'aRI!".
- Je veux sal'Olr ce ':lue s,gn~fi
Mes mains sont étrOItement. Jomtes, rtles fii ruilées
r osées sur f!1es genoux ; mes JO~cs
ne l'cuvent pali!"
davantage, Il suffit que me Icvres ct mes yeux
"ardent leu r .-ecret.
b _
De quoi parlel.-vous, mon ieur Va her'~
- Vous ne m'adre sez plus un mot, vous ne me
regardez plus; je ne puis ~rive
à être quelques
instants ~e1
avec vous. quoique Je me sois donné
as ez de peine pour cela . Pourriez-l'ous traiter un
ennemi avec plus de .rroideur ct de dédain? Et il y
a tant d'années que Je UIS votre aml!
Oui j'ai eu torl C0mme toujours ( J'aurais Jù
rester' la méme qu 'avant de savoir son secret. Au
lieu Je cela, je lui ai lais'é deviner l'humiliante
vérité, et maintenant il a pitié .de moi ... Mais je
ne l'ouvais agir autrement, mes torces n'allaient pas
jusque-là!
. .
. .
- V<lUS ave7. toujour etc mon am i, Je le sais
mais ... Vous ne m'en voudrez pas?
'
- Vous en youluir? Jamais!
- Quand vous m'avez dit que vous aimiez quelqu'un, j'~i
pe!lsé que vo!.!s voudriez parler d'elle
toute la J0urnce, comme funt les autres, et que je
serai' ubligée de vous écouter. ,Te ne sais pas bien
écouter, j'aime trop à parler moi-mème, et voilà..,
pourquoi je vous évitais. D'ailleur , vous pou ve1.
toujours penser à cl!c, cela \'a,u',t hi~n
mieux l[Ue
Je m'en parler, à 1111)1 qUl ne l'al Jamais vue.
- Et c'est la vérité, toute la vérité rien que la
\'érité"
'
.Te l~e réponds pas, car son, accent pénétrant me
c(l\a~n
de mensonge au tnbunal Je ma propre
l:onSClelh:e .
que cda vous ennuierait beaucoup
- E~t-ce
d'~çlangcr
de,> Ctl~idencs
? VIlU<; nlt' parlerief. d,;
1111, JC l'UUS 1 arlcral d'elc~
- l"ai~cs-I:'e
tant qu'il l'Ous l'laira, je mus
écouterai, mal~
Je n'ai l'as de contldenccs li vou'
on'rir en échangc.
AUl:unc-'
Aucune.
Vous n'étiez pas si mystérieuse jadis.
�A TRAVERS LES SEIGLES
I:1~
Suis-je tenue de vous rendre des compte s?
Je ne yeux plus suppor ter cetle pénible incertitude,! fait.il brusque ment. Dites-m oi, Nell, ête~
'>ous !lancée avec ce jeune homme ,de Silverb ridge ?
- Cela ne regarde que moi.
- Oui, ou non?
Les veine de. on front se gonllen t comme des
corde~
; lies poings ~e crispen t. Autant tout lui dire;
à quoi hon ce my'F-re , ct quelle différen ce ccl::!
peut-il faire pour lui ou pour per Ol1ne ;- Non. Mais il ya entre nous L'ne sorte d'cnga!~e
menU
- Une sorte d'engag ement? Dites-moi ce que
c'cs!.
- A l'âgo de quatorz e ans, je îui ai dnllné ma
parole ' d'honne ur Je l'épous er quanJ j'aurai di.huit anl' et six mois, si ...
-' SI ? Acheyez ...
- Si je n'avais jamais vu personn e qui 'me plilt
davanta ge que lui.
- Vraime nt! les si}, mois sont-il écouh\s ?
- Non.
11 respire longuem ellt. cl, av cc un visible efforl
pour Re contelir~
il repren d:
- Dites-m oi une cho"c : l'aimez-volis?
- Vous m'en t!emallLll'1. trol' .
.Tc Li "tourne ma figure l'ulie.
- Qu'est- ce que cela vous fuit 'r
J lor , malgré moi, je lèye me
yeux vers le' siens
OlI se r('ni.lc une tendres se ardcntè ct profon de;
quoiqu' il 111e 1 arlt.:, c'est à elle qu'il pense. L'idée
JI" mon abandon ct du honheu r de cetle inL·on!1ul.:
m faH mul; mes I\.:I res tremble nt; de::; larmçs
doulou reuses rt.:m['lis~(,1
1 ntemrn l mes yeux.
- Pauv!' l' 'lit, nC'ur blanche 1 dit-il, S'l!. seyant
'res de moi :->111' if' hanc, l'cil, Nell, eH-Ce le jéune
wmmf'> de :Iil'('rh rid",' qui vou>' Jail plcurer :Il l11e n "nrclt. aH'" une tcntln.:;. e dont je sui:;
Iflu[ l'l'mu .. ", l'" q l''ujo)\lrs il clll' qu'il J l'IlSe, je upl'nse.
- ,le sertli r.li.Illlllahl ,di:;-jl, eten mCme leml s,
leu.' grils 'cs lam!, s tomben t !:i~Jr
mes maill' juint s.
l "av z 1 a<; p"ur, 1 11e 1'1 ureral ! lus . .Tc \(Jus
'COUIl.rni patiemm ent, si l'OUS voule7- parler d\l1c.
- .Je l'errai [oui ù l'heure Ri VOUR 1 nez celle 1 rnl11es e. En nit ndant, vnu, n'avez pas fI'l ondu ù ma
qUt.'stion.
- .Te ne l'eux l'il'i 1
r.llmmc nt o'c-t-Ii me lorture r ainsi?
Alors, laites moi Ulle prnrnes se.
- Laquel le?
l
�136
A TRAVERS LES SEIGLES
Promettez d'abord de faire ce que je vous
demanderai.
.
Il ne me reste rien à confesser. Il salt tout ce
qui concerne Georges .. A quo! bo,: n?us q.uereller
pour une bagatelle. D'atlleurs, Je SUIS Impahente de
m'en aller.
- Je le promets, dis-je avec lassitude.
.'
- Eh bien 1 Quand nous serons tous deux a Silverbridge, là où je vous ai .revue pour la pr~mi\!e
fois dans le ehamp de seIgle, vous me dIrez le
no~
de celui que vous aimez r
J e reste muette. C'est mal, c'est lache de me
prendre ainsi au piège.
. .
- Je reprends ma promesse, dIS-Je enfin d'un
ton ferme, quoique ce soit la première à laquelle il
m'arrive de manquer.
- Il est trop tard; vous êtes liée 1 Vous avez
toujours dit la v.érit6 jusqu'ici, Nell; allez-vous commencer à mentir r
.Tc ne réponds rien.
- Je ne vous ai jamai s dit, je crois , le nom de
ma future femme? Je vous le dirai quand ,·ous
tienurez vous-même voire promes e. Quand nous
nous retrouverons en face l'Ull de l'autre, à l'endroit
où je vous ai re~u
la pre1liè~
fois. Je vous ai rait
hien des lluestlOns. Pourtluoi ne m'en adres~
ez
vous ras une seule?
- Est-elle wande .(
Je regarde les feuilles humide s 'lU I tombent doucement sur le sol, avec un frôlement pareil à celui
de la ~oie.
Puisqu'il "eut causer, je vais lui faire
subir un interrogatoi re, ct, au ha~rJ,
je commence
par la qu~stiol
qu~
laisait la grande Elisab th slir
sa belle rivale ;\fane d'l~ct1se.
- Elle arrive juste à 1110n cœur, r':pond-il, citant
Shal\espeare.
- De quelle couleur 'on t ~es
cheveux 1
.- Brun', avec un. rc;(1et d'or rouge, ondulant ct
fnsant autour de sa Jolie t'::te.
- Et ses yeux ~
:- Des 'l.!L1\" J~u,
malin . , ~ra\·
.... s, tendres, d'un
~rlS
~()mbrc,.
qUI, il tnUle minute, changent d'c . pres~ln,
maIs rel1ètcnt toujours franchement s"s
pens\::s. Son ~iagc
est le miroir de son âme pure.
- r,,[ 1)11 IClI1t ? 'a bouche!'
- Elle a I.e ~cint
le plu;; blanc, l, main" les pJI!
douce'; IU~
l'al\! jamais '11 '~.
Elle l'Inbl,; l'aile \'1)111"
èt r g;itt.:'.. I~t ~on,bl'f
ue CUL"!; • l' "a httllCh,., n' 1
l'as trop p"tit", II1Ul'.i c1WrJII:lIIII', u~ ,; 1I'~
fv r II ù
chaql] C.)IIl.
- E"I-cllc ~'ai\!
�A TRAVE RS LES SEIGLE S
137
Si vous l'entend iez l'ire! l\Iais clIc sail devenir
grave. li m'arriv e d'êtrc inquiet à voir son visage si
triste parfois.
Voilà donc pourqu oi il a rech erché ma société 1
Parce que jc la lui rappela is en laid 1 Mes cheveux
aus. i sont bruns; à la vérité, mes yeux sont verts;
mais j'avais (;~alemnt
dcs fossette s aux joues, il n'y
a pas IOIlf\lemps .
- Vous aime-t- elle?
- Je vous le dirai quand vous .tiendre z votre promcsse.
- Et... l'aimez -vous?
U:1C amère et jalouse souffran ce se glisse
dans
mun cœur et lc perce de mille coups. Ma vie semble
suspend ue, en attenda nt sa réponse .
- Si jc l'aime 1 Dieu sait combie n!
- Vous êtes couraf!c ux ! dis-je avec un pâle sourire. N'aycz-voUs pa:, peur de risquer ainsi le
bonheu r dc votre vie?
- Est-on sagc quand on aime? Mais je ne crains
rien. C'est une nature loyale; elle ne saurait pas
davanta ge me trompe r que son visage candide ne
sait diSSimuler.
- Que Di eu vous rende heureux avec elle!
C es mots murmu rés, je m'éloig ne à travers les
allées silencie uses, ct je le lai sse seul en compag n ie
de se agréabl es pensC:es.
xm
- Au revoir 1 me dit Paul Vashel' , debout sur le
marche pied du \Va~on,
ma main dans la sienne. J e
retourn e chez mOl dans un jour ou deu.\:, et je
réclame rai alors l'accom plissem ent de vo tre promesse .
.le ne lui répond ' ni par un mot, ni par un regard,
q.uoiqu e ses. yeux scruten t ma rhysion()m~.
Le
Signa l du de part est donné, Alice m'cnVllle un
bai~er
de la cali."c he.
- Adieu 1 Aùieu!
Un dernier rl!gard Ù Paul, un signe de main il
Alice et me "oi li! partie. A cinq heùres vingt-ci nq,
mon insignif iante personn e arrivera il la station de
Silverb ridqe, saine ct sauve , à m ins qu'elle ne snit
morte en route.
Trois horrihle s a.:.:idl'n ts de cllcmil1f; de fa Sl..
"ont succédG del'Ili" quelque temp
~, si bien qu'on
ne monte plus dan~
un wagon qu'avec une figurl.'
allongé e et Je ~instre
prc~sentim.
" il m'arriv
malheu r Gl1jour l'hui, il n'y aura ra!. d'autre s VIC)_
�1 .)
,,::;
A TRÀ VERS LES SEIGLES
times, car JC suis seule dans mon co~partin:e
et
je pui me pl"Omener" ~'(;tcndre,
bailler, nrc ou
pleurer, selon ma fant,alsle, "
,
• 'y a-t-il qu'un 1110lS que ,'al passe !e long de ces
champs et de ces haies? Tr~nte
~t l.!11 lours, d'aprl:s
l'almanach; m~is,
lorsque J~ faisais c~, ,voyage en
sens inverse, J'avl~
dIX-h~lt
al~s"
et J ,etais Jeune
rour mon âge; maintenant, en al ble,n cln~uate
ct
je me sens plus "lellie que cela: La JOur~e
s'~van
~ant,
une pensée que f!1a v,olontll a reléguee de lorce
dans un coin de ma memoire surgit lestement et me
cause un désagréable malaise, « Il faudra tout dire à
Georoes. " Je sais bien ce qu'il faut lui dite, mais
cela n'améliore pas la situ~n,
et, de pl,us, l'épreuve
franchie il y aura encore 1 Inevitable, l'mterminable
ap,'ès. J'>ai -plu~
de cOl1pa~sion
p,our lui, pauvre
Georges, que Je ne ~royals
Jamms en, éprouver.
Certàins hommes s~ralent
conter,:t,s que )'aPr,enne
à mon tour ce que c est que souflnr j mais George'
n'est pas de ceux-là; il n'est pas égolste; s'il l'était
Je l'aurais peut-être aimé davantage.
'
Je suis contente de savoir la vérité au sujet de
Paul, de pouv~ir
re!1arder m?n sort en face, sûre
qu'il ne m'arnvera nen de pire! Dans combien de
tt.!mps amènera-t-il s~ fem~
il Si!ve~brdg?
Datls
combien de temps ,exigera-t-Il ~u
Je tienne ma promes~?
Il pourra recla~,
mais. Je ne céderai pas;
il a Juré de ,ne receyolr ,ma reponse que dans le
cbamp de seigle, ct Jamais mes pas ne m'y COIlduiront pour le rencontrer.
Je marche avec agitation dans la \'oiture fortement
secouée, car mon train express en outre du retard
puis je m'assieds ct tIre de ma poche de' letr~
reçues le matin. Celle de ma mère contient des nouvelles qui, il y a un mois, m'auraient cau'(: une vive
excitation, ct il y a quelques années, nous auraient
transportés, Jack et moi, Aujourd'hui elles me
laissent indiff0rentes, je n'y ai plus repel1'sé.
Mon pèr~
pari pOUl' un I~ng
vuyage, il l'a jusqu'en
Au~tl'a(;
j 1,1 sen,l absent Je ne sais cOl1lbien de
mOIs. La rals.o,n, Je ne la comprends pa très bien j
quelque aOalre. d'argent, ou peut-(Hre !'llnnui
df~
rester tranqul,lleml.!nt chez lui; il a été grand
'o~ageur
d~n.·
sa Jeunesse. En tout cas, il part dan~
troIs semailles! Quelle vacances l'ont se donner
II.!S enr~lS!
Pour Jack ct moi, l'occasion vient trop
tard; ~I 11OU. l'aVions eue autr ·fois, nous auriuns
\'oulu Jouer tous les mauvais tours l'n~
ible el ima~inable
ct ne pas garder le remorde; ù'une ~eu".:
Îllalice négli~e,
avant SOI1 retour. A pruscnt que jl.:
n'aurai plus personne pour me harceler, m'obli'·cr
�A THAVERS LES SEIGLE S
ra~.
139
;1 surve ill er les" garçon s» ou à m'acqu itter journelleme nt <.lu dur lab eur <.le la convers ation, j'arborerai sans doute la branch e <.1 saule, les airs lamentables d e la jeune fille qui se meurt d'un amour
malheu reux 'r
Jamais ! Si les roses nt: veulent pas refleuri r sur
mes jue~,
le<, sou rires reviend ront sur mes lèvres,
je semi au~i
bruyan te, gaie et taquin e qu'autre fois,
je défierai per,,(,nn e de lire ce qui se passe dans
Illon cn:!ur, et je ne doute pas que la rai. finisse par
récomp enser mes eftlr~.
Oil est ihia? Que fait-elle ù pré.ent ? Elle e~t
partie le len demain Je notre l:"I1I.::rsalion dan,., le.:
Jardin, el nOlis ne nous SIlJ1)mes l'lus rel'ue,;. Sir
Jcorges Ve tris est resté un jouI' cie plus. Si elle l'a
repou sé, cllmmc elle fait, dit la rennmm 6e, <.le tous
ses adorate ur,;, il a subi tranqui llemen t, a l:onùam nation, ~ans
donner le mr,inùr e signe de d':se poir.
Alice pail demain . lmt: IlI'a invitée ~I pas el' les
fêtes de Nni.'1 ch!' ellc, ,lIa campag ne. Papa ab ent,
il me sera jlt:ut-C:trt: rll '"ihle l'y aller. 1\les sœurs
Ill'ont aCŒbl6 t: de que'-'tiu lls au suj<::t de l'aul, mai s
je suis ral'l'enu e ù leu!' l:achcr la v(:ritt·. 1 ;lIe~
ne corot'rl'nnen t rien ù la situatill n, l:e qui II\: m'étonn e
1\1on voyage 'achi.:l'c, et, ù peu ['l'i.:,; Ù l'heuJ'c dite,
It: train arrlve ù Siherbr idgl:. \' Ilici !lIi.:n:: dan la
petite 'oiturt:, Ua an hur le Cjuai, l'I,~rand
plu~
flIrt, plus l'anralïJ n que jamài ... Et Jt10ln fidèle berger,
"li c,>t-il'r 1l1\i sihlC\ gràce à Di eu 1
.l e haute Ic"teme llt du wagon. J'embra sse vigourt:\ISUl1ent ma lIl<:re et mon frèn: et nous partons
t"us trli~,
Hasan occupa nt t:n tl'c nou, déu.\. une
l'o~itn
humilia ntt: ct peul:on l'ortahl l..
- Comme l',,U''' (;tes pale 1 ~';e
ri\.!-tl
t"ut de suite.
Hl·'..:ardcz-Ia , rni;r\.!!
l;:lk 111';' f<:L\ardc av..:c ct:IIC inqui étude tendre,
qu 1I!l~,
mt:rt: ".cu.I;· a dan ... le; ycu,"
- . (. ·... t \ rai! J ["l' dl' pla~r
ne l''U'' ni ra ... , ma
cli':f'il.!. 'ou,. all"n ... l'''U ...... "igllt:r mainten ant que
"0111 ... '::tt:s J't:\t:r1U,,: .
.Il: d, 1 in\.! ljUl: son Cfcur l11ak!ï1t:l médi'l: un J'':gime
dl: rhum, de lait, de vin de Porto.
- Savez-I 'ous le s noulell es ? dcmand l' Ba"an
l __ qui,,;!nt 11llt: dt:!-o r'::n '" qui la l:lltame r ~,1
Il il dr"it:
.\taillaii !Iodle t ristem( 'nt la tt.;ll.!.
- V"trt: pau\'l·\.! papa 1 il est biell dé ... 1l: dl: IIOU,
qllitkr tous .
.1, la l'cgar le 1 Plaisant t:-t-ellt: ou veut-ell l: dire
'''l'Il:U emt;nt l\u'ill1ouo., aime, qu'il est rae",' de nuu';!
quiller l Bnsan ouvre de "rand. )'t:\Jx.
�14.0
A TRAVERS LES SEIGLE S
Nos langues sont les plus longues de la famille,
mais Cette idée nom, coupe la parole.
- Comme nt vont AlIce, Milly et les bébés?
demand e ma mère, et, pendan t le reste du trajet, les
questio ns et les rt:ponse~
ne cessent plu.s.
A la porte de la maIson sont r?nges tous les
" petits _, qui me 5aluenl p.ar des cns joyeux, ct en
les embras sant à. la rOhde, je me surpren ds à regretter qu'il n'yen ait pas davanta ge, que Jack ne soit
pas là pour metlre 'on bras a';ltour de mon cou, et
ma jolie Dolly encore en pe~SlOn
.. Oh ~'escol
el1
troupe à ma cham,br e, et .Je. SUIS tres entourè e,
jusq'a~
momen.t .~u
notre VIeIlle b?noe apparal t ct
congédI e sans pItie la bande enfantm e. ·
_ Votre voyage ne vous a pas donné bonne mine,
miss Nell! Est-ce que vous avez langui après votr!.!
prétend u?
- Non 1 Non!
Et j'appuie mes lèvres sur sa joue brune et ridée.
- Je me suis amusée !
,
- Si c'est comme ça quand vous vous amusez ,
mon bijou, vous feriez mieux de rester à la maison ,
dit-elle en s'en allant.
J'ui quit~
ma robe couvert e de pous. i~re,
lor que
mon père et George s apparai ssent à cheval dans l'al'enue. Déjà 1 j'espéra i le quart d'heure de grâce pour
resfire r et rassem bler mes forces,
l sait évidem ment que je suis ici, car ses yeux
interrog ent la façade avec uhl.! ardeur exaspér ante.
Quuiqu c j'aie précipi tammen t déména gé de la feniltre
emport ant ma tasse de thé, je croi sentir sotl regard
percer les mun; pour me découv rir, et je pres'.~n
'lue son importu nité m' bligl:ra , bOIl gré mal gré, à
ml.! produir e en sa présenc e.
Les traditio ns de la famille veulent , lorsque papa
apparal t sur la scène, que chacun attende avec
inquiét ude ce qu'il \'a faire. Par la force de l'habitu de,
je :ai en haut de l'os 'alier me pt.:ncher sur la ratnpe,
et )e l'entend s, dans Je hall, s'mform er i je c mpte
pu cr toute la journée ù ma tlJilette. Ra 'urée de 10
tl'lJuver dans son état Ilormal, jl: l'duurn\ ! ù ma cham-.
\)re c.t, une minute plus tar..!, je lUe pré ettt..: ù ct.:
messieu rs dans la l1alle Ù 1l1anf:1cr.
Mc ,lèvres ~nt
bicntot fuit de touclll: t 1::1 joue d\!
Illon pl.!l'e; mat
OOl't'e' Ille ai il la main a\ ec un
l!a~
de joi\!, ~\!Valt
Icq\t 1 tI1.\Hl re"al' 1 e déLOl1rnl.!.
Cepend ant Il e 1:"111 ·nlt.: le lire: "Comm ent vuu
portez-v ous \ • Quand j'ai répol1d u: • Fort bien,
mercI,. Cil UjOlltanl lU\! j'ai l'ail bol1 uya e, nutre
J.talogue tombe, et 1.1 con cr ation BU ('ol1lÎnue c du
!memen t cntrl.! lui et le . llUl'erneUI ., j lai celui-'I
�A TRAVERS LES SEIGLES
J
Il
ne tarde pa~
à disparaitre pour aller infliger sans
doute quelque châtiment promis, ct Georges s'approche vivement de moi. Quelle belle figure franche
ct énergique! Il est mieux que Paul, dirait le publi\,;o
Oh 1 Georges, pouvez-vous m'expliquer pourquoi vous n'avez pas su remplir mon cœur., alors
qu'il était vide? Est-ce votre faute ou la mienne?
- Combien vous m'avez manqué 1 dit-il.
Étudiant avec l'avidité de la tendre sc chaque trait
de mon visage, il ajoute:
- Comme vous êtes pâle, Nell, et jolie, plus jolie,
je crois, qu'avant votre départ 1
Une rougeur pénible monte jusqu'à mon front.
.- Non 1 Jamais je n'ai valu la peine d'être regardée, Georges, vous ête. seul à vous figurer cela.
- J'en suis content, réplique-t-il vivement. Je suis
ialoux de tous les regard d'admiration qu'on vous
Jette. Je voudrais que vous ne fussiez belle qu'à mes
yeux; car alors, personne ne voudrait vous ravir à
moi.
- C'est aimable! Enfin, vos souhaits se réalisent,
personne n'a cherché à me ravir à vous 1
- Dieu soit Joué! dit-il avec un accent solennel
comme une action de grâces. Et vous m'êtes revenue,
ma bien-aimée, pour ne plus me quitter jamais 1
- Taise~vou:
j'entends papa 1
Je suis devenue mortellement pâle.
- Cela m'est égal. .. Nell ...
- Je m'en vais; je ne puis rester. .. Demain, a
quatre heures, je serai près du ruisseau 1
- Demain! dit-il tout bas, avec un ravissement
qui me fait frissonner. J'ai si longtemps attendu, ct
maintenant, chere...
.
Oui, demain, et avant que le soleil snit couchi':,
quelques paroles auront anéanti cette honnête joie,
la ùouceur de on espérance, la récompense de sa
longue fidélité, et Jamais, Je le 5(;I1S, de ce côté ùe la
tombe, le visage ~e
cet ami dévoué ne reprendra
plus celte expressIon de bonheur san' m01ange ... .Tc
ne sais comment je me traine jusqu'à ma chambr\!
e tout c~
déch!rl'.e d'une amère angoisse qui déra~
que J'al encore ~oufTert.
Jusqu'à ce oir, je traitai"
lùgèrement son épreuve, ne pensant qu'à la mienne!
Que nous. somme' égal tes 1 Si j'avai. écolltl.!
suppliait
Georges le Jour. où, sou. le . arbres, 11 ~e
de ne pas partir, ou du molOs, de me her à lui par
une promes~,
il y aurait sur cette terre deu. infortunés de moms !
• Le ouper e t prêt 1,. crie Ba an, sc pr\!~litaJ1
chez moi une heure plus tard. Je ouI \'e ma tète
lassée, que j'appuyai ur le bord de la t'enetre, je
�l 1:':
Al RA VERS LES SEIGLES
li:;:;(' IllC:; ~hevux
et je de~cnJ
prenJre ma pari
ü'un repus silencieux et GontrUIl1l. La table Je~
Lutrell
ct son agréable :;nciabilit0 m'ont J0 ~ habjluée
Je notre
Ii)';;lèmè domc~tique.
Vers la lin ~u
s0I!P~r,
l'ol:"l;:e
éclate car Basan, auquel on a 01 Junne dune \ UIX
ùe ton'nerre de tirer'la sonnelle, aGcroche du. coude,
en se précipitant, un cou.... erde J'argent qUi tombe
avec grand fracas.
..
.
- Maladroit! imbécde 1 cne papa en bondissant
:sur sa chai~e.
Hasan se ra::, ::, ieJ, couvert de honte.
Le souper fini, Hasan va se ~lJuGher
<ie ~'imtcra
s
de bon ~œur
1); maman t~avilJe,
pap.a fume et Je
fais des allumettes de papier, o~cupatlOn
salutair.,
d'après lui, mais pour laquelle je. ,malll[uc pl) ~ it \e
ment de talent. Comme nous le J.."e,tun:; ce~
lwures
d'apri:s sou;per, silencu~
,et int erminable ' 1Je di :;
flOUS: c'étail bon autrefoI s ; Ils son t tou :; parti ' ; k:;
sœur::, mariées, Jack, L\llan, .D olly 1 Autour de la
les \'Ol~
tou
~ , chaque soir,
table ,iJe, il me !;em~l
muets comme des pOIssons, mais Gherchant toujours
une malice à faire, idée de passer le temps .
. Eh
bie'n! . le::, chanGes sunt pour que je' rc ~tc'
lù:
éternellement.. à faire de~,
alumet.~
1D'Ici il ce Clue
;e s,?is une ~ ' I~lc
fille, J en au/'al, Je suppose, tait
l'Juse~:;
mtlllOn:- Papa ne s l~for!1
~ p.as de ~es
tilles, nI Je leurs l!poux. Quand le IUl al dit que tout
le monJe va bien, ct que Lutlrcll-Court est une belle
habitation, me res::,ources ont épuisée. A dix
heures et demie, je s~ubait.e
le bonsoir à m~s
parent,
ct je prends avec satIsfactIOn mon bougeOIr. Mais je
ne dois pas goûter beaucoup de repos celte nuit;
une tàche redoutéee m'attend demain, et dans les
longs jours à venir, ie n'entrevois pas l'ombre d'un
espoir heureux.
XIV
Qua,tre heu,res ont sunné Jepui ' dix mipute ,' ;
maIs le ne ~u \ s pas exacte au rl!ndeZ-Illus . .Je m'cn
,ais Jeltc~
à .Lra1 t.!rs les pr~s
qui m ~' nel
au ruis~cau,
po!>sedt.!c d une forte enVIe Je tÇlurncr sur moim'::me, et l.h! reprendn.: le chemin de la maison aussi
:ile qUI! ~e s jambe '. P?urront me porler. e dernier
l(~r
LIe "cp
le~1hr
dt!T~r
heauc~p
de cette journ0e
d 11 Y a deux mOIS, ou Il! portaIs ma couronne de
Dl!ur!>" .:1 ~e cdk, plus ta,rdi\c, "ù j'ai dilà Georges
d'un .alr tnomphant qut.! II! partais . Le monde alon;
n'était que rayons et ombres dan~tes.
la nature
joycu ' C et bonne, avec son 'ourire d'ét":. A'ujourd'hui:
�A TRAVERS LES SEIGLES
1+3
la lumière, au lieu de tomber par grandes nappes,
plane sur les bois lointains en mille enchevêtrements
délicat de rayons brisés, et dans l'atmosphère limpide, les hêtres lointains étincellent comme des
loyaux de pourpre et d'or.
Partout règne ce silence indéfinissable qu'ignorent
le printeI?ps ct l'été avec leur sura~once
de vic.
Les dernll!reS fleurs semblent mounr tnstement, les
feuilles qui tombent répandent une vague odeur.
Enfin j'arrive à contre-cœur en face du ruisseau et
do celui qui m'attend.
Une impulsion irrésistible de fuir me saisit à nouveau, malS je me souviens que si j'esquive aujourd'hui celte heure mauvaise, elle se retrouvera tôt ou
lard; je m'avance rapidement. Georges m'aperçoit
ct vient au-devant de moi.
- Ma chérie 1 s'écrie-t-il, couvrant mes mains de
baisers .
Je le regarde sans un sourire, sans un mot. Mais
il est aveugle; il ne voit et ne comprend rien.
- Vous venez me dire que vous allez enfin me
rendre heureux?
Je lui retire mes mains ct je cache mon visage en
frissonnant.
- Etes-vous fâchée? A yez-Ious peur? mc demandcI-il doucemell t. Cela Lloit vou· embler étranQe d~
IUUS donner à quelqu'un ... à un étran~e,
vous qui
aimez tant votre famille; mais je prendrai soin de
vous, Nell. Vous savcz bien que je saurai vous rendre
heureuse .~
Comme je ne réponds rien, il continue:
- - J'ai attendu ce jour pendant de :;ii longues
années, croyant qu'il n'arriverait jamni'i! Quand on
dë~ire
quelque cho e de tout son cœur, on l'obtient
rarement, et je n'ai jamUl . eu que vous à aim l' .•• ni
ml're, ni sœur 1 Lorsqu'un homme concentre [ouI
,nn bonheur sur un objet, il e<l sùr de ::;e le loir
t'Illever, c'est ['ourquoi j'ai toujours craint qu'un
uutre "Int "ou: ra,ir à moi. Je redoutais ·otre 'éiolJr
Lnttrell Illier j'ai ':t6ranquil1~é
ut j'ai el'I"nuvè un
hnnhcur :;i parfait que la terre ne pClll m'cil donner
(Ill l lu .' "rand, Il~
me quand vous. erel ma femme
II porterez l1lon ni 111 . .1 croi que j'ai remercié Dieu ...
l':! maintenant, ajllute-t-il, m'attirant à lui ct cariant
doucement le mains ~lc ml n ViSilt-;l!, j'ai ma r6com.
l'en c, n'c (-cc péP;, lIeF'llo i
IIi, il il il réct1mpel1. e! .Tc me déguge, je recul
,t le regarde, une dnulcul" an me ure dan le:.
\ al 'ur mOI:lel!e Uf \ [, "re. LI. joue.
. Il:, \~ne
1 a. cramtc vague qUI empare cl, lUI lUi mcl uu
regard UIJ soupçon terrible 'lui HI b'acCcnluQnl. A
�1 ~+
A TRAVERS LES SEIGLES
pr~sent,
j'aurai moins de peine à lui dir,e l,a ,vérit~
LIlJe tout à l'heure quand sa belle figure <::taIt IllumInée de joie.
" '
- Je ne vous aime pas .. . et pourtant 1aIme quelqu'un...
.
J'ai parlé bien ba~
et Je me cache de nouveau le
\'i~age
entre mes maIns pour ne plus VOIr Georges.
Il ya un moment de sil~nc
ef~raynt.
. ,
- On me l'a volée 1 s'ecne-t-II d'une VOIX VIbrante.
Grand Dieu !.,.
li tombe sur l'herbe comme un nH?rt . Tl ne parle
rlus et ne bouge plus, même qu~nd
Je m'agenuuille
rrès Je lu i clans l'h~rbe,
le suppltant de me rassu rer
par un mot ou un sIgne .
- Georges 1 Georges 1
Son nom revient au milieu cle mes san!llots, et me
disant dans mon ang?is e qu'il e,st peut-0tre m')I\ je
pose la main sur sa tete renversee.
- Ne me touchez pas". Comment osez-vous 1
Oh 1 quel soulagement d'entendre celle voix dure
et rauque 1
- J'aurais supporté cela hier ... mais pas aujourd'hui ... Cette joie que j'ai bercée Jans mon cœur était
un mensonge. C'est sa place à lui que je prenais!
Un frisson le secoue ; il ensevelit plus prof nJément sa tête tians l'herbe.
- La place de qui? Personne ne m'aime que vous,
Georges,
- Personne! répète-t-il, I~"ant
on liage hagarJ,
bouleversé l'ar, le désespOIr. L'homme que vuus
aimez ne vous aime pas?
- Oui .
.Je m'a sieJ' à terre près de lui, honteuse, anéantie
et Jes larmes inonJent mes joues.
'
- Vous m'aimez, Georges, et il en aime une autre,
voilà tout.
- Ne pleurez pas, chéric; je ne pcux pa~
vous
voir pleurer!
l\1C:mc tians c~te
heure de su pr(:me soufTrance,
mon braye et fidt.!feGeorge met de côt.j son cha~rin
pour consoler Il! mien.
- Î.'cst l'our cela que vous èt ':; si l'àle, ~i amaigrie. Nell, \'!lu. étcs ~ùre
de l'aimer ~ Tuut à rait. ..
tout à fait sûre! Cl! n'e~t
pas lin céll,rice'f Y(lUS ne
Chal1f.!l:rel. l'as?
- .\1'aillll:I.-ltlUs? (;roye/-\()lIS que Yr)\lS en ail11c'·Cl. une auln' :
V"\I~
~al.'1
qu' je II/U, aim· t 1 je uis certain
..le Ile iamais :Iiml'r qu" V!'IJ . '
,
Alnr , Gl,.,rcr<, 'G que \'I)U é"\"tllll\!l ['I/ur
ln"', il' JI' Cil l'uur lui, cl. ..
�A TRAVERS LES SEIGLES
qS
Je comprends, je sais ...
Un silence amer, pesant, tombe entre nous.
- Et cet homme? éclate-t-il enfin, avec une fureur
tlUi me con ole un peu. Plutôt voir un homme gonflé
Le rage qu'écrasé par le chagrin. - Qui donc vous
a fait souffrir ainsi? Qui l'a osé?
- Ce n'est pas sa faute ... c'est un malentendu, et
ma vanité est seule coupable.
- Je n'en crois rien 1 Vous, faire des avances à
quelqu'un? laisser aller votre cœur avant qu'on ne
vous le demande? Jamai s ! Je vous connais depuis
longtemps, et je vous connais bien; vous n'auriez
jamais aimé cet homme s'il ne ,vous en avait donné
de bonne raisons ...
- Il m'a dit qu'il en aimait une autre. Peut-on être
plus catégorique?
- Vous a-t-il dit cela tout au commencement?
- NOIl ... mais il ne savait pas, il ne pouvait deviner que je .. .
Une brûlante rougeur de honte sèche mes larmes
cuisantes.
- Par le ciel! il répondra de sa conduite! dit
Georges entre se dents, et , dans ses yeux bleus,
luit u'ne résolution qui me fait trembler. Je le découvrirai bien et ...
- l'v10n pauvre ami 1 dis-je avec un faible ourire.
Est-cc à vou:; de venger mes injures imaginaires? Vous
n'ètes pas mon frère.
- Je voudrais l'être pour une fois, afin de châtier
le misérabl~
qui a osé se jouer de vous. Nell, racontez-moi tout. Nous ne ommes plus que deux ami~,
vuus n'avel pas à craindre que je vous pel' écu te
de mes attentions. Je ne voyais aucune honte à mendier votre cœur, tant gue j'avais un espo! l' de l'obtenir;
maintenant qu'il e t Irrévocablement donné, ju~eant
Je vous par moi, j'accepte mon ort et le supporterai, en homme S'II plal! à Dieu. Vous pouvez avoir
confiance, Nell.
. -:- .J'ai confiance, dis-je très doucemeJ l, car la
pItIé tendre de 'a vnix me hri~e
Il: c(~ur,
mais je ne
pui~
rien \'OUS dire, (Jeorges; je n'en <Ii l'arl6 à àme
qui \ive e:\cl.!pt6 à vous, et je n'cil diraI jamais un
III 01 dl.' plus que cc que jc V/lUS ai dit.
Nous IlOU'; :;ornmes relev'::s, ,t n(Ju~
0111111e5
debout 1 r~s
du ruis . eau.
- Ne cro)"c/. pas que j'ignorc ... (,elrgc~
qu l';
suis inJill'L:l'l.:tll r ".
OUI, "ui 1 l1lai il Ile faut 1 as "Ulh chagriner ù
calI'" d . moi. P ' IlSCl à \))\J '-mêm', ma 1 auvre pelite
.It.·ril' 1 ~i je \".u\ai,> ''''l'ltr ~l'
l'cine li \ .. trI' plac ' ...
La l'IIix lUI man\lU " il 's-;uic 1'11 l'ain d'ach·'v.'\, ct
�1 16
A TRAVERS LES SEIGLES
s'éloigne ~ans
ajouter un mot. Je le R.ui::, ùç me .
yeux brCJ!6b par les larme:;, le cccur trcs. IOUI:d de
remords. Ai-le l'référé à l'or pur un métal Jl1féncur?
Paul et-il capable d'aimer avec autant de purdé,
de loyauté, de désintéressement? Il y a c~le
Paul
un fond plus énergique, plus égo'tst,e a,ussl; II veut
'faire a volonté, et personne ne dOlt, S y. 0l~po
cr;
il veut être le maître et personne ne dOit lUI dire non,
Il asSurera d'abord son propre bonheur, puis celui
de la femmlJ qu'il aime. George' est aux pieds lIe
son idole: Paul la place au-dessous de lui-mèmt.:.
P'un pas ~a?sé,
je vais jusq'~
la. barl"ière q:li
sépare la prame du champ de, seigle, Je m'y apPUH:
distraitement, songeant à celte Journée où j'ai été me
he.urter contre Paul Vasher en courant à travers
les blés mùrs. Aujourd'hui tl n'y El pa de dan~r.
que la rencontre be renouvelle. Paul est à Luttrcll,
autre:;. Je ne m'e.où il cha sc san' doute avec le~
po!:>erai pas dèux ~ois
à ce danger, d'ailleu!':;, car, il
partir de demain, le 11'! mettrai plus les pied" ici .
Il s
•\rrivée à cc pOint de mes réflexion " je I~ve
yeux, ct je voi . Paul Va her qui vÎ"nt il moi il travers
le champ de seigle . .fc ne fais pas un mouvcmcnt.
ITIQn sort. Le cœur
L'heure est arrivée, il faul ~ubir
tout plein de pit~
pour Georges, j'éprouve une sorte
d'indifférence ft mon l'1'0prc endroit,
~tc
dC\'O,llt ma bari~l'c.
Paul 'ar
- .Te viens réclamer l'accompli. 'cmelll de \'n!re
l'lames c.
Mon l'cgarù, lev.: l'ct':. lui, demeurc en~hal1é.
Mon
inciitTérence tombo el Ulle douleur yjve t!lrcinl mon
corps parnly é, Ille voici Je l1n\J\ au (' clu\ C li cc
charme; je n que le monde di 1 arall, que: Jans
In0n P<l· sé, mo l 1 rësent, mon avenir, il n'y a plus
ri n que co' yeux profond ' qui m'inlt..:l"J'l1;.(Gllt.
- VOUli n'u\'Ct jamaio CI)Cllre l1lunqut:: Ù \oll'c
1arol\:, Nell? dit-il, me St'I'/"imt le muin~.
Cedant iL l'iré~stbe
Jomlnation qu'il Il I()ujlr~
cxan:éc sur moi, j'CJuvrc 1 s Ii:vre~
1 ourdirc la \6rité
CUI1l~'
deva.nl Dic,u ... puis bru~qcml1t
je lui arrala tôle.
I;hr. m 'b n\ouls Olle J~I(lu'e
- ,Je ne puis 1 as ... je Ile l'uis l") !
- Est-cc moi Ï' fait-il, 11I'CIlVclllnl'i.lllt d" c 1>1'<1.
J~; 1 ondez, chéri 1
dil' -lIloi
- Dite -mni SOli /11'111, rai -je lout 1 a~,
III .
- N.ell, 01111 reliez-vous maintenuntl
.Tc detourtll \'1 rn nt Iii 1 t'. Pui,.j recevoir lit;
Car ses lJUIIIlt! ,~
P' role~
de ('e'n,;'. ont Il 1 Cille
cos de rcllll1ILr ù mo l'ln die i'
- QU'eel-cc qil cela? dcmu!ld Pal/l, tn"carlunl
�A T.R.AVERS LES SEIGLES
q7
pour scruter ma physionomie. Vous ne m'aimez pas,
enfant, après tout '( J'aurais dû aLtendre une r éponse
à ma question.
- Si je vous aime? Qu'est-ce que l'amour? Laissel-moi aller maintenant, Paul, lais sez-moi 1 Vous ne
savez pas, vous ne comprenez pas ... c'est si vite, si
lol 1
- Si tôt 1 el vous me tenez à distance depuis plus
J'un mois 1 Ah 1 si vous sa.·jez la peine que j'ai eue ù
1 J'ai failli succomber,
Ille ~onteir
- 1\i'aimiez-vous tout ce lemps-là? En êtes-vous
1 ien ~ûl"
.
- .Je crois que je vuus aime Jepuis notre dernière
J'L!l1contre à Charteris ; je vous aime, j'en suis certain,
d puis que je vous ai trouvée dans cc champ de seigle . Jamais un adieu ne m'a autanl coûté que le juur
où nuus nous summes séparés sous le purche du
manoir, et pendant que celte odieuse alfairL! me retenait en ville, j'Gtais dans une perpt·tuelle impatience
Je retourner à Silverbridge, Sans 1\lbsurdité de la
çhose, j'aurai s fait le voyage pour vous apercevoir
une heure, 1\lors, j'ai été obligé d'aller à Lul!rell, ne
Ill e d()utant glll:l'L! que je vous y trouverais, et, all
bllut d'une semaine, j'avais tuut à fait perJu la téte . .IL!
ne tardai pas à découvrir que vous aviez Jéjà un]'!'''::tendant, et jamais homme n'a élé plus exaspéré J'u ne
te lle déc()uverte. Parfois, j'étais sùr que vous commenciez à m'ainlt'r un peu; pui', je me tigurais qUL!
vous pr.::fGriezl'autre ... enfin ...
Vf)U~
m'av!,;/. l'ail un mensonge, dis-je en rianl.
Vous m'avet dGclarG que vous cn aimiez une autn::,
cl qu~
vous me la ll10ntreriez un jour.
e'elit ce que je frai.
- Et votre cOl\duite a été inexcu sable.
- .Je le sais, mai ', petite m6chanle, pourl.tuui
m:a\'cz-vous si complèlement joué, le matin où nous
éllons tou s deux dans le jardin. J'allais vuus faire
ma déclaration, \'ous demander s i vous voulit,;1,
es~ayr
de m'aimer, quand vous lai ssez tomber un,~
1.L!ltyl! de ce fameux prétendant, me Jisunl a\'ec sangInllJ que vous èt·s cn corr..:spondance. POUl' me
Jéfendre, j'in\'cntui unt; fable, ct, malgré cela, \'0110.,
des si obstinée qu'il !lit,; rut impossibie de savoir ~i
vlltre trouble 6wÎt pour lui Oll pour moi.
« C'est alor:; que je vous tendis le piège d'c xi"cr
ecU..: promesse, décidé, quanJ nous nous )'etrou
~'e
rion~
ici, fi \I/IIS poser la quei:!tion et ù obtenir une
rl:p)n~c.
.
..•
- l~t:c
t a .... czclr.lIre.uls-Jeuregrct. Puul, su\'czvous pourqu1li j'ai été mulltcureusc !r)\lte la journ ée '(
POUI\IUui je l'lcuruis ~i am~rel1nt
r
�1
~
A 1 RAVE~S
LES SEIGLES
dit-il, me rcga:dant avec u~ curicu:-..
- Je cro)'ai~,
mélange d'orgueil et de drôlerie, que peut-elre vou~
pensiez un peu à moi.
'"
- Non, ce n'était pas .à vous que j.e pensaIs, ~al
~
à M. Tempest qui venaIt de me qUItter. Il a ~te
q
malheureux! Cela me semble mal que VOUS arriVieZ,
aussitôt après, me parler de votre a~our.
- Il vous préoccupe.tant que .cela : demande Paul,
avec une jalousie Sl!~Jte
don.t je SUIS tOtlt. effrayée.
Vous pouvez avoir pillé de lUI, penser à lUI, dan un
tel moment?
- Je ne serais pas digne de vous, si je pouvaü;
perdre dans. mo~
~onheur
tout souvenir du grand
chagrin que je 1~l
al .causé.
. .
- Avez-vous Jamais éprouvé pour lUI, fut-ce un e
ombre d'amour?
- Jamais. Si cela était, je 5e rai pr0s de lui et non
près de "ous, à présent.
Il me r~ga:de
jusqu'au fond. des yeux. Ce qu'II
voit le sat! faIt san' doute, car JI murmure de foll es
paroles de tendresse au-des us de ma tète inc1
~c,
Il m'appelle sa reine, la joie de son cœur, son idole.
- Qui sait si personne ne va passer par ici, dis-je,
un peu nerveuse. Allons nous asseoir dans mon
salon.
Nou traversons le champ dénudé. Un gros tronc
'd'arbre nous offre un siège dans ma salle verte, nou s
nous v plaçons côte à côte.
- Ét maintenant, dit Paul, je vais vous montrer
ma future femme,
Il sort de a poche un écrin de velour , touche un
ressort, et je vois ... ma propre image couronnée de
coquelicots, et, s.ouriant au .I~av,ers
du voile de ~es
cheveux . .ramais Je n'al été SI Jolie que cela!
- Comment vou l'êtes-vous procurée :- dis-je 'Iupéfaile.
- J'ai demandé à un artiste qui était au bal des
Lutlrell d'étudier votre figure, et de vous peindre les
c~1el'ux,
dén~us.
J'ai Souvent baisé ce portrait,
ajoute-HI, m attIrant doucement à lui. MaIntenant
lI ue l'original m'appartient, me refu
se7. -l'ou~
ct.: droit,
Nell '? Je ~uis
Irop fler pour le prendr!! ; n'avez-vOlls
pas un bUIser pour moi, ma bien-aimce t
Je tremble et j'hésite; c'e t ~i t6tl mai à pré enl,
paul est mon maUre 1 Pourquoi cette image m'apparait-elle: un homme et une femme 6channeant à la
l'ille lueur de la lune.. l;In dernier adieu 1~
iO:lné!
-:- S~\ 'c z-vous
que j'al été parfois content de VOll.
vOir tn le! .le r ~ n ais que vou lanAui sie/': aprè.
l'autre, 1 je 01(' dl ai :" Elle suit quelque chose de
cc que j't.:IH.1urc. "
�A TRAVERS LES SEIGLES
1 ~9
Oui, il aime autrement, moins noblement qUe
Georges, et pourtant j'adore jusqu'à la trace de se!..
pas, tandi que j'estime et j'apr~cie
George' comme
un frère ... mais rien de plu ;-.
Il e fait tard; les heures ont passé avec une rapidité extrême; entre les trous nOirs de' arbres, apparait le bleu Yerdàtre du cicl du soir.
- Il faut que je rentre J dis-je en me levant brusquement. Mai ·Paul! mon père?
'
- Eh bien?
- Il est furieux quand une de ses filles sc ~ermet de songer ù sc marier.
- J'irai Ic voir demain et je III i dirai 'Ille vou . et
moi...
- N'en faites rien J Il vous mettrait ù ln park, du
moins il es nierait. (Je tnesure du regard Jes vigoureUses proportions de mon fiancé.) Pui ,il m'enfermerait SOU Clef, ct comme il V8 partir pour plusietlrS
IllOis, ce serait grave, car persolll1e n' serait m~
Jéliner 1
- Pauvre petite 1 On ne vous traitera pas ainsi
taht que je serai là J
- Si vous vouliez attendre, ne rien dire jusqu'à
'un rel our. 'Ce n.e ~rait
pas ulla grande tl'omperie,
et nou,; pourrions être si heureux pendant son
ab cnce.
- Croyez-vous que je puisse attendre tt.lut ce
temps-là? N'avez-vous pal> peur que ma patience
\'icnne . ,'llser et que je m'~prel1
û'une autre
femme?
- ~ '\ln. Pas du tout 1 Voulez-vous alltI1L1I'e, Paul?
- Il fera bien de ne pa prolongér SOli voyage ou
il ne trouvera plu' a petite. 'cIl quand il rcvièlldra.
POUl' vous que ne ferai '~jc
pa , mu ch~ri
? Je ne lui
1 .trlerai pas de hotre muria\!,l! ,li Ullt SOIl J~part.
-
Notre 1IlarioO'L'.
Quel joli mot 1 t>
,Pen lant que je me le ré!10!c, lu vi de Silvia
rt:: '0 11l1e IUns ma 111 "lllllir.:: jl'l" un un de \.:loches
d'urgcnt:
'
- V U'J lle sereZ jm11lli' In 1 'mmc de Palll Va hel',
jamais 1
Sojl! mais je suis la bicn-al1~
dl! Paul, el voilà
c.; que vous ne serez jamai , 'ilvia J Vo menaces
unt loin ct me semblent puérile, mai ntenant que
j Inl! cns pl' tégée par tnlJl1 lian.: .....
Nous prolongeons no aùiclI. ù notre alon de
\ crd\t re cl ta traversée du champ de sl!igll!; enfin,
Il li "Ii i dan' la prairi , l!1\ "l'ande discli ion: lui
l!lIt me l'econuuirc ju,qu':i Il {'rilll!; moi, J'entend
('"nt rel seule uu rrwlloir, de [leUr de rencontre\'
�) :'0
A TRA YERS LES SEIGLES
quelqu'un. Le lieu où nous sommes esl parfailemenl
de !a moi sretiré, on ne vient guè!r", ici.qu'au tem.r~
son ou des semences; maiS, une fOI'; sortiS de la
prairie, il ya nombrcu es chances l.1t: lombcr su l'
quelque pa sant.
Pendant que nous échangeons ~Ian
le crép~sule
nos plaisanteries tendres, une forme humaine se
dégage de l'ombre grisâtre ct s'approche d'un pas
lent: Georges Tempest. Il mar~he
IrJurdemenl, le;;
yeux baissl:s, la tt:te pencht::e; II ne nous aperçr,it
que lorsqu'il est tout près de nous ... 1\:lon Dieuluil
cri m'échappe Pl'''' ,que devant I~ sO llf1rance d.\.! ,{) II
regard ételllt, la stupeur eml~rt
sur. son vlsaf""
san. le moindre rayun d'e pOIl' ni de l'al. , quanc le
mien est radieux de mon bonheur nouveau.
Au premier moment, il ne semhle pa s nous
l'econnaltre et \a continuer son chemin. l\lais une
lueur d'intelligence ~anime
sa phy
s io~me,
il l'l'prend
son attitude orJlnalre, ses yeux hnllenl.
- Georges! di -je, Illi t'endant in m lontairel11 ent
la main.
Il la prend aussi doucement ljlle .si c'I:lait une
fleur.
- Kt-ce H1US, N'cil? demande-t-il cie sa voix natlltUl'elle.
Puis il regarde Paul, ct, par une s ubtile inillition, il comprend I(/ut: je le sens ù la SCCfJUS 0e
soudaine qlle sa main communique à la mienne.
- Vous ne m'a\'ez pas pr0:-;l;llté à \I,tre ami.
En balhutianl, je m'acquitte de cLlt..: prt:::;lmtati"n
~e l'hon~me
que j'aime ù l'h~rn
e qui m'aime; pui ... ,
Je ne saiS comment ccla oc tait, 1IU~
nous éloignons
et Georges ~'c n la ~cli
en l>e n~ (untraire.
Paul e,1 le premier à parler.
- J,;t loilù mtre prétendu, _'elll dit-il klllement.
L'h?J11'l!e (IUC j'ai lo~rn:
cn ridicule, pris 'n pitit::!
~Ioi
1 Comment 1'(lI-Je 0:;(: ': .\1u bicn-aim':c, t:tesIOUS ~ltrc
~1le
<.:'cst moi que \' liS aimez et que Cl!
n\:st l'a ; Ilii !' li ?s.1 nl~e,
granu, l'Ici Il d'ahn':gat itlll,
t::lé, cornme je IlC pourrai s
Comllle 1"'. ne l'al )i~l1Ias
il n'cst l'a s tr,,1' lard; l'fIUS 1'l:l'cnl'dr<.:. l\;:rntcu~
Ic/- ' OllS dc \.>lrc kdleux man:hé
.
- .le 10US aime!
Et de moi-même je lui jet le l11e ' hras autou!' du
COli.
- Jc vous aime; il n'e °islc pOUl' moi qu'un, cul
homme au monde, et <.:'e" \'()1I~.
- Que sont tout s les femmes de la lerre dit-il
chcr<.:hant à ui ~ tinf.(lIc'
en(llr" mes trait. Jan~
l'oh:
<':lIrité cruissanle, (ompul'ée à cc 'lliC \'011 ~te
mil']
ilJor';c, ma ft.:ffifllC !
'
�A TPAVERS LES SEIGLES
lSl
xv
- Nell! Neill s'écrie Basan, se précipitant dans
mu chambre; descendez vite, le ~ gouverneur" donne
la chas~e
à Lan}".
Je m élance à la suite de Basan, aussi curieuse
que lui de voir ce qui va advenir. Il parait qu'il ya
cinq minutes, le «gouverneur ,1 a découvert le su 'dIt
Larry, âgé de onze ans, fi sis dans la cuisine el mangeaht du pain et du fromage. Il s'est pr6cipité sur
lui, cela vu 'ans dire, mais It! coupable, au lieu de
~e
soumettre au chittimeht mérité, a fLti il toutes
jambe par une porte de derrÎi.:re. Le pi.:re et le fils
e valent si bien sous le rapport de l'agilité et de
l'aôresse qu'il parait également improbable que
Lart·y 'oit pd . oU que le "gouverneut'» lui permette
. de "échapper sain et sauf. :Vlalheureux Larry 1
Qu'e t-ce que le crime de manger du pain et du
[ramage à onze heures du matin, aupri.:s de cette
ollen 'e à l'autorité paternelle? Sans doute, il se
repent de ~a folie, mais réfléchis anl que la vie est
chose précieuse et qU'il vaut autant retarder la mauvaise heure le plus possible, il continue il faire lestement mille tour comme un lièvre pourSUivi.
- Qu'y a-t-il? demande maman qui arrive et promène son regard du \i~age
enllamm6 du chef de
ramil!..: à celui de son malheureux ms, qui montre
a petite tête den'i~r
les vitres avec un plaisant
mélange ue crainte et de bt'avade.
cc démon, madarne? Savez-vous
- Vovez-u~
qu'il me' fait courir, moi, depuis deux heures ?(c'està-uire dix minutes). Je lui briserai tous le os quand
je l'attraperai. Et pa un de ce nigauds (il montre
notre groupe) n'e t capable de l'arrêter au pa ... age 1
Tenez-vous au pied de l'e 'calier et arrêtez-le, entendez-vous?
Pauvre mère 1 Quel dilemme 1 Désobéir 1 livret"
l;nême le pl.us coupable de ses enfants l.eJle en est
egaln:~
Incapable. Elle sc place docilement au
p.oste indIqué, et, quand Larry, lane':: à toutes jambes,
VIent se heurter contre clle. clIc ne cherche pa à le
rdcnir, mai sc lais~e
tranquillement cltoir ur le
tapis, olt le «gouverneur)1 la t l'ouve lorsqu'il al'riye à
son tour.
Je me retire précipitamment à l'élage supérieur
pour chercher Larry qui s'cst sans doute échappé
par quelque fenêtre.
Au milleLl du tapage effroyable qui retentit en bas,
la . nnnette de la porte se fait entendre et le. ouver-
�1 ~2
A TRAVE RS LES SEIGLE S
neUf" se r'::fugie dans la biloth~que
où il d';charg e
sa fureur sur 'le mobilie r.
_ C'est tout bonnem ent Tempes t, Jit Basan qui
m'a sui,'ic,
_ Tout bonnem ent 1 C'est bien assez,
_ Il a un air drole, reprend Basan, allonge ant
encore son cou à la fenêtre. Il a un grand pardess us
gris et sa finure est aussi longue que mon bras .
..-: Est-ce qu'il a l'air de partir pour un voyage et
de venir nou faire ses adieux? Descen dez vite, vous
serez un bon garçon, ~t faites autant de bruit que
vous pourrez pour couvnr le tapage du« gouvern eur» .
On est venu m'appe ler deux fois; enfin me voici à
la porte du salon, la main sur le bouton, redouta nt
de le tourner . Un vacarm e plus fort dans la bibliothèque me pousse à cherche r un refuge au plus tot;
j'entre assez vivement. Çleorges n.le tou~ne
le dos; il
egt pench'; . sur un objet,. que Je deVIne être une
afTreuse petIte photogr aphie due, pour mon éternell e
confusi on, aux eHorts réunis ~u soleil et d'un artiste
local. George s porte en eITet un pardess us de voyage,
et sa personn e a celle raid,eur que l'Angla is se doit
obligé d'en.os~r
qu~nd
Il s'en va. à l'étrang er, et
qu'il dépOUille d<.:s qU'II rentre au logiS. Il se retourn e
en entenda nt mon pas.
- Puis-je avOir ceci, Nell? demand a-t-il en me
montra nt ma pauvre petite ima~e.
- C'est à maman , mais je SUIS sûre qu'elle vous
la donner a volontie rs.
Hier encore papa a déclaré que s'il trou\'ait les
chemin ées encomb rées des portrait s de ses filles il
les mettrai t au feu.
'
George s ne s'associ e pas à mon rire contrai nt.
L'un pr~s
de l'autre, nous contem plons par la fenêtre
les I?lates-~nd.
de dahlias , dont les gelées d'hi\'er
terniron t blentot les couleur s éclatan tes.
Je l'ai regardé une seule fois, et j'ai aussitô t détourn':: les yeux. Jo. ~utrel,
au milieu de mes amertumes les plus CUIsantes, ai-je jamais prévu une
telle heure que celle-ci ?
- Vous ~evin
pourqu oi je suis \'enu, Nell?
POLIr vous dire adIeu momen tanéme nt.
Pa,;; plus tard qu'hier , je souhait ais en é~olste
lll1'il me,déba;r~sàt
de sa personn e et de sa déceptlon; :\ulourd hUi mon souhalt e~t
réalisé ...
- Vous reviendre7. bientôt ? V(1l~
nc rc~tez
pas
trop longtem ps absent ?
- JI! reviend rai. Il faut que je pense à mon p~rc,
vous savez ... Promet tez-moI une chose ajoute-t -il,
détourn ant son visage hagard; vous vo~s
mariere z
avant mon retour 1
�A TRAvv.;J.<S LES SEIGLl::S
153
- Me marier 1 oh Georges 1 et c'est hier que je
vous ai dit ... je n'ai pas seulement pensé à cela.
- Va her y pense, lui! Comment avez-vous pu
supposer gu'il ne vous aimait pas r
- C'étaIt un malentendu .
- Quand je vous ai rencontrée hier soir, je croyais
votre cœur aussi désolé que le mien, lie souhaItais
que mon fardeau fût deux fois plus lourd, si seulement je pouvais enlever quelque chose du poids qui
é..:rasail vos faibles épaules. Tout d'un coup, un obstacle se trouva ùevant moi. Je levai les yeux, et je
vous vis, Nell, transfigurée, tendre, heureuse, avec
une expre -ion que je ~'avi
. jamais pu évoquer. Je
compris ... avant d'avoir regardé l'homme' qui était
près de vous ... Quand je reviendrai, les choses me
' eront 1 eut-être plus faciles. Après tout, conclut-il
avec un effort de galté qui ne peut me tromper, il
" agit de s'y habituer 1 Mais je ne suis pas venu ici
pour gémir sur mes infortunes. Adieu, chi;re 1
1\ me tend la main; j'y mets la. mienne sans un
mot, sans une larme; nous nous regardons un instant, très pâles tous deux.
- Dieu vous protège, dit Georges .
.Je répète:
- DlI~u
vous protège 1
Et il di:iparalt.
Quand la porte s'e t refermée, je tombe assise sur
le plancher, et, oubliant que les larme sont un luxe
trois fois proscrit dans la famille Adair, je pleure
longuement, amèrement. Amertume et douceur ont
été m(:lée~
dans la coure où j'ai bu depuis deux
jour:>, et il ne devrait y avoir que Jou..:eur dans ces
premiers moments, les plus dél icieux des fiançailles.
s'useront sallS
Tes remords à J't:garù de Geor~cs
tll)ute aH:": k temps, mais à préscnt, mes pcnsées
su ivent plutôt l'amI d'enfance qui vient de me quittel'
qu'elles ne vont au fiancé, près duquel je ~era
l dans
quelques heures. Mon poignant chagrin va ju squ'à
Hlluhaiterùe ne voirPaul que demain, pas aujourd'hui.
Les heures s'enfuient, je suis encore devant mon
miroir, contemp lrrI11 vUHuement me' paupières gonIlées ct mon nez rouge. M. Paul va trouver qu'il ri
l~)it
Ulle médiocre acquisition, car il ne me para1t
1'.1 homme à regarda sa fiancée à trave~
des
lunettes couleur de rose. qe ùéfa~
a ses avantages;
quand un homme td que lUI vous fait un compliment,
il dit ce qu'il pense, t Paul nùn a fait plu~ie\
ra;ll11"nt charmant. Lorsque j'arrive cn/iu sur l'e calier, les !:iIJurircb ont rc\'t'llU::i il. met; lèvres, la joi('
.j, mon cœnr. Mon fiuucu m'attend ... O'est vers lui
Il ue je vais.
�'54
A n:.A ,'ERS LES SEIGLES
En quelque . minute".' j'ai a.Helnt le lieu du rend~zvous, où il l'C promene, Impatient, la montre eumaln.
- C"Olme vous ête, en retard 1
Il m'ucarle ûe lui pour mieux m~
rcga~de.
- Quoi! Nell, vous avez pleure! r qUI est-ce qUI
vous a tourmentée :- ajoute-t-II avec unlroncernent de
';rHl r"jL
.
- Personne c'ebt à cause de Georges.
- Georges r 'Mais voici la seconde fois en vincl.larmes sur lùi r
quatre heureb que vous versez de~
"l'lUS l'aimiez vraiment bl'al/coup?
- .r e l'aimai I.r e l'aime t>ncorc, dis-je avec énergio.
C'est le cœur le plus dévoué, le pllls Iidt'le qU'lInc
femme ait jamai rencontré. Se.ulement., .
.Te j'Ile un regard à la IJgure J~losc
de Pall!.
- .Te vous aime mieu.· que ltu 1. ..
- En étes-\'oLl~
sûre? demande-t-il, relevant le s
ourdIs. Connaissez-vous deux mani~
res d'aimer?
- Peut-être.
V(lU~
êtes certaine de m'aimer à
- En tout ca~,
ntre façon.
- Certaine, mon;,ieur Vablier, cel'laine 1
Ici notre conver ation devient légèrement ridicule ...
Lai se-nOliS, lecteur, à notre salon vert, à nos puo·'rilitéS, et rappelle-toi, Jesjours où tu aimais 101même, où ton bonheur était né de la \eille. AlI)!";
mr.me en souriant de notre folie, tu la comprendras .. :
XVI
. No\'cmbrc e .. 1 venu avec ~Ol
\élcment de plUIe ct
de brouillard, on ciel de plomb, son . 01 boneux.
La campagne re semble à un va. te cimet~
l'l', COuvert
de [euille mOl'teb, de lige . de~ltéch,:s.
Mais ces jour!; triste. n'cxer~t
bur mOI aucune
influence, je ne d~ 'ire l'a~
comme autreroi le 1 rintcmp., avec .cctt.n lml. al Il! 11 ce qui me plHlI' Ilivait pendant 1eR mOl' bllencleux dc J'hiver. ,l'ai l'alll il c t
lalll 'que Î<'
pOlir .moi la vic, fa jlli" de foute sli~()n;
l'ai. J'c~
/le Il,1c :llilllq ut'. Le. vents glae ~ ont elllpOrlé
de \'("nlllre, nllll t;
la dernll-rc fClldl,' de 11011\' ~nle
n'y allon' plu .. Olle 1 ou itnl orle 1 Nlllls nmm"
miellx dam la lIlai 011.
(~'e
t ll': jell danJclcl {. li . q Lie Ilt'U j'111on. Palll cf
mOI, depulS lIl\ m(IIS; nOlifi a"ons mal d~blé,
IfnI'
6pris l'un .de !'alltre, ct cel alTlour va l(luj(, Ir crlll _
ll
sa~t,
a~
.1 flllS 1l -nous le CCll1rl,. 1 l'III Illu qu'on
PU)
bC
IInaBI!lOr.
Nou -
VOICI
. .
dan la vlctllc !Jalle œt;llltl
J\.mberley a cessé de régner. Lc~
.
où milln
ridl:allx ! onl bai.
�A TRAVERS LES SEIGLES
155
~é,
el nous somme s près de la cheminée. C'e t notre
refuge favori, car mes frères sont trop bien élevés
pour venir nou déranger. Ils détournent même
leurs figures réjouies de peur d'indi crétion; et nous
ne courons pas ici, comme au salon , le ri sque de voir
entrer toutes les cinq minutes quelque domestique.
- Avez-vous reçu des nou\'elles CIe votre père?
demande Paul.
- Non; je croi \Taiment qu'il a\'ait du regret de
partir.
- Vous ne resterez plus longtemps ici, ma chérie;
li uand il reviendra, vous ne tarderez pas à venir chez
moi, chez vous ...
- Est-ce \Tai -~
Cela me semble trl!s naturel d'avoir Paul pour
fiancé; mai - je ne puis me repré enter le temps où
jeeraisa femme.
- .Te \oudrais vous fair e quelques questions. Me
parlerez-vuus en jurant, quand nous serons mariés?
- Grand Dieu 1 Jamais! Je n'ai pas tr~s
bon
caradl!re, mais j'e ' père savoir me conduire comme
un honnde homme.
- Est-cc que Lous les mari ' ne le font pas? Cela
me charme de J'apprendre, je c.:royais le c.:ontraire ...
l'habitud e, vous savez ! Ne me mettez pas en colère,
car j'ai un répertoire qui vou épouvanterait! Jetczvous des couvercles à la tête de' gens?
- .Tamai ' . A mon tour de t'aire des tluetions .
.\ utant connaître, avant le mariage, nos petites faiblesse ' . Avez-vou ' des attaques de nerf 'r
- Je ne demanderais pas mieux, mais je ne 5ai'
l'~s
.com~ent
on, -,,'y prend. C'e:;t un luxe que papa
n a Jamais autorisé chez nous.
- Etes-vous boudeuse?
- Je méprise les femmes boudeuses. Non, Paul,
.fe me mettrai dan' une belle rage, et puis c.:e sera fini,
- A la bonne heure. Une derillicre c<ln[e sion.
Etc>i-vOUS Coquelle ? Je vous pas~eri
beaucoup de
c.:boses, enfant, mais jamais c.:elle-Ià .
dis-je fi èrement. .\urit.:l.-v(Jus
. -. Le cra.it~nez-v()us?
SI tfistC 0[11111011 ùe moi'~
- Il n'y a qu'un seul homme d"I1L jc l't.:doull:rai"
l'inllucnc.:c sur YIlUS ... Vuus 'av,,/, qui c.:'\.!'-t. Qu\.!lque
jllllr pcut-ètl'\.!, \'t)lIS me c.:1l111[1al'l'r\.!1. à lui, à l110n
dé~a\
alltage, et ...
~ ~lJte
fulie, Pauli. ):alll! n'y a-t-il pas
- I~nc.:or
lIne vaste ddTcrencl' entre la pltllJ et l'al11t)ur ?
- Certes, mais je hais la pensée qu'un autre vous
ail dit des paroles tendre. Avouez-le, continue-t-il,
I1witi':: rlai~ntc\.!,
moiti':: prii:re, vous trouvet. que
je ne le vaux pas?
�IS6
A TRAVERS LES SEIGLES
Vous nc me fèrez pas dire le contraire, car vous
que c'est vrai. Vo'-!s êtes. trop absolu, trop
autoritaire, vous voulez faire toujours votre volonté,
égolste, eL ..
vous êtes un peu, beauco~
- Ridiculement jaloux, dit-1I, achevant ma phra se
autrement que. je n'aur.~is
fait: Oui, ,vous n:'avez
inculqué un \'Ice que j IgnoraIs, et c es t la jalo usie.
- Est-ce un \'ice? .Te crois que l'essence même
de l'amour s'est évanouie quand nous devenon '
indifférents mutuellement à nos affections et nos
aversions . Paul, cro):ez-vous q!!'il vous serait impo ssible, quelles qu.e ?olent les Circonstances, de redevenir épris de S1IvIa?
- Peut-on aimer deux femmes à la fous?
- Je suppose que non; mais vous l'avez aimée
la premii::re j m'aimez-\'Ous, du Moins, autant?
- Qu'en pensez-vous?
- Davantage, je crois.
- Je sui,' aus i du même avis. D'abord, j'ai du
respect pour \'ous.
- En aviez-vou pour Silvia?
- Oui, avant de la bien connaItre.
Je ne sui pa jalouse de celte premi~c
flamme
de Paul. .Te le serais peut-être, si je la voyais là, dans
toute sa beauté, mais on oublie ce qui est loin des
yeux, et, au milieu de mon bonheur vi\'anl, clle
m'apparaît comme une o~bre
à d~mi
effacée. L e~
pensées de ~a1
!il~t
le m~enl
' j II l'a ~Ioi,'lt:ée
~e
son !'ouvenlr; IC laiS de meme . .re ne lUI al lamaIS
répété se folles menaces; la chose m'a semblé
inutile, et déshonorante dan une certaine mesure.
Elle a perdu, j'ai ganné, ~'y.
aurait-il pas u ne sorte
de lâcheté à exposer au ndlcule ses déclamations
impui5santes?
- Que dirait-elle si elle le salait
rat~-jl'
tout
haut.
- Cel.a ne l'intéresserait pas, dit l aul; ~e
pro.
pre.s aflalres ':iO~t
sans doute trop absornle
~. Dile s.
mOI: quant l'onen! vOlre père?
- En mars.
- Tt:oi~
m~is
et d~mi.
Si Vous \'ou~
ill1af.,inez q' e
ma pallence tiendra JU~que-là,
vous êtes dan 1'1 '1'reur . .Te vous obli~era
à m'épou er a\'ant son l'et n ul',
l'our m'as~urc
de votre personne.
save~
- Non, vou~
I~'en
ferez rien. SOlgc~
à ma paU\TC
maman.! e.lle.a c!~
un ange,lIe h'lntt:: 1'0111' l10U deu\!
Que dtrult-I! Il n;.\cnalt ct m trouvait rarti c'
Swppo C~ qu elle n'eut. l'as vuulu cllll'ndr parler uc
notre cn~agmel,
111 de \'OU~
lai 'CI' venir ici
qu'arion~fnit, je \'ous priei'
'
�A
tES SEIGLES
TRAVE~
lSÎ
L'excdhmte f.:mml!! Si toules les bcl1s-m~re
lui rcs'lemblaient.
ttendez qu'elle snit la vôtre 1 Vous ne semblez
pa' vous douter lie tous Ic~
obstacles que nous
aurons à surmonter.
- S'il nous tourmente trop, nous ferons comme
.\Iice, je \'ous enlè\'e 1
- Oui, mais les Tours ne " nt pas assez loin.
- JI! voudrais, continua-t-il, m'en aller avec vous
un matin à l't!glise sans public curieux, sans ridit.:u!t.;s enfants ù nous jetcr des fleurs qui rendent les
dalles gli ·santes. On nous marierait tranquillement,
nous rentrerions raire un b ln J':jeuner et nous part irions pour Paris, nou' passant fort bien qu'on
nous asperge de sd symbulique et qu'on lance ou
non derrj'·rc nous les \'iL:uX suuliers J'heureux
augure .
.:... Vuus m'emmènerez ù Paris ....
Pourquoi pa.,;? Vous n'a\ eZ jamais vuyagé?
Jamais J
'
Je voudrais pouvoir V\lUol emmelh:r Ù Rome It:
mois prochain.
- A Rome, la moi. prochain! Vous partez, P,HlI
- Oui, Nell, J-lvur qudlJ~'
jours. Il faut l\lt!
j'arrange les affaires de mon l'am re ami Lennox, ct
ct.: sont de celles dont on ne sort pus. J'ai nnni ..
mon dt!part tant que j'ai pu; je serai ,le rdour ~ llur
• 021.
.vle" lèvres tremblent.
-
,1 e vous ai depuis si peu d..: lemf' " ct vous allez
quitkrl
- .\la Oeurl <111-11 en me rrt.:nant dan. sc ... hlJ",
edtt! séparation est plus dm..: l'l,ur moi que pour
\'!lUS. Ne l'aggravez pa' encore, car jlfaut que je parte.
Mais je f'1:is onne en me serrant contrt.: lui, Un
dOigt "lacé semblt.: s'~tre
posé "ur mon Cleur. et
tran 'rUl'JlI r mon heureuse confiance en mi~o!rablt
fi~\'I"
d'incertitude .
. - L'aulI fais,je il voh ha t.:, quand LIeu, l'trt.:
:\1111;1n\ s'allnel11 au-des ilS de 1(1\11 11(: t.:r.,y, l.'VIIU
l'a qu'il 1 \Ir 31TI\è IIIlI/uur !ll'I P'I\! cl , \!
- [(. t.: rIl'lrièlll.
- Nllllll'ull i.!..:-; dèu.' meurt, 1111 il,; .. nI ~1\ar
!III ... t!nllJ1, lin lJ1alheur!
- Qui donc pourrait 110US ~,"Ial'
'r? di!-il, prt.! lut!
1~I"':lcn,
n':t~<;-VI,Ug
pa .urt.: dt.: vou " N(:lI '?
,/, pt.:lbais Ù VOU!;; OUS ,,,rreZ tant Ut! lllol1lk ...
le jugc7.-vnu. d'apl:~
voLre prui rI.! cœli l'! l': te' qll'èll 'oyant beaucuup de m011 le, VOU!; pourriez
llJ'oul>1it.:l'un in<;Lallt
.1 Il 1'- .n t pa 1 je lutt(! ~Onlr:
1,;; Jérai ûnnalll
111'
r
�158
A 'l'HA \' ERS LES SEre LES
sentiment de crainte Cl~J
~e
ca~,
l'id,"è de ce~t
CourIe absence. Paul ht, le crOIS, su r m~
physlOnomi<.", car il me pr('nd la t€:t.: ~ cleu; . maIns et me
renarde a\'ec une tendresse pa . IOnnc<.".
~ La Jù mi on nL! yaudra-t-elle pas, chérie, la
peine de la sépara tidl1l Ne nnlh en aimerons-nolis
l'as davantage?
- ~ L'abse nce, dit le proverbe, "end les cœur.
plus tendre s .» . .
Je fais cette citatIOn d'un ton de fort mau\ai se
humeur.
- Mai s nou s n'avons pas besoin de nou s aimer
clavant age qu'à pré, ent et quant à cet alTreux m ot
d'aiel,
~ je donnerais beaucoup pour n'avoir jamai s
Ù vou~
le dire.
- Quan d je rcviendrai, je ne vous quitterai plus,
jllsqu'à ce qu.: vous soyez ma femm e, CommL: l'UUS
allez me manquer, petite Neill
Sa v,)ix faihlit.
- Vou s manqu erai-je autant?
Mon regard plonge dans ses yeux dangereux,
ardents, ces yeux, qui, dès le début, ont eu s ur
moi tant d'empire, et, q,ui m'attire rai e nl ù tra ve r l'eau,
la flamme, le:, préc)plces, san s que le SUsse même
ce qui serail SIJU~
me, pieds.
- Je vou s aime, diS-le avec un long soupir tremblant. Savez-vou s ce qu e cela veul dire ?
- Ne m'abandonnez jamai . 1 m on ange.
JI me regard e avec une adoration presque farouche.
- Si vous de\'iez le faire, il vaudrait mieux que
je fusse mort ayant de yous avoir re ncontréel
XVII
Mal,gr~
tou s mes erTul'~s,
je ne ruis m'habitu er il
celte Idée : que )e SU IS llhre cie couri r tlans les e ~
caliers, de parler, d e rire, d~
chantèl' ù tue-tête.: par
tout e la mal
~() n, d~ mc blottir dans la c hemin é(; , s i
cela me plalt, au li e u de regard t! r le l'cu de loin, le s
joue s yinkttes ct le nez rou ge de froid de donner
mon opinion .a\:ec .l'agr~b
c Cerlitudc ~IU'dlt;
sera
prise en co n . mlt.:ra t IOn.
J'OIlI est bien chang~.
La mai son retentit dll
matin au so ir,. d e jeun.cs voix bruyant!.!s ; les r(;rte s
hattent, les ch,lens abolL:nt, le .perroquet sc prornènL:;
!iL: pOlir ' ulvent avec entrain; les
les c()n\'er~atlOs
rcpas nc . ont plu s seni et dévorés à la vapeur.
Et Paul Va ~ her
va ct vient comme il lui plat!. Deux
fiancés n'ont jamais été plus favoriSés 1 Mère est le
�A TRAVERS LE'S SEIGLES
1~9
plus indulgent des chapcTons, les enfants sont invisibles; nous avons le jarùin et la salle d'études pour
nous·' seuls, et nous savons ne pas être ingrats!
Si ces heures dorées pouyaient se prolonger davantage 1 Mais le temps ne s'arrtHe jamais . Il faut marcher, marcher en avant, la vie ne nous permet, ni de
nous attarder en route, ni de rester immobi les .
Marcher jusqu'au tombeau!
Mes pensées prennent un tour lugubre; c'est que,
pour la premii;re foi, j'attend Paul. 11 est retenu,
Je suppose, par ces ennuyeux voisins, qu i, le un
elles autres, l'accablent de visites, depuis qu'on le
sait de retour. Il en a reçu quelques-uns, esquivl!
le plus grand nombre, mais ce matin, j'imagine, il
anra été capturé, autant à son mécontentement
qu'au mien. Je n'ai pas encore YU son château; maman ne veut pas me permettre d'y aller, et il n'y
lient pas d'ailleurs; il me prépare une surprise.
Je n'ai pas écrit un mot de notre mariage à Alice,
ni à l\lilly, maman préférant le tenir secret jusqu'au
rdour de mon père, et je n'ai I?as davantage prononCl! le nom de Paul à Jack qtIL n'est pas venu en
octobre et c10it pa sel' les fl:tes de NOt:! che? le,
Lovelace. Alict.: compte bien que je l'y accompagnerai, mais je n'en ferai rien. Paul sera ici, et là où
11 est, je reste.
- Il ne va pas venir avant ues heures, dis-je tout
haut en manière de monologue, alors ce sera le
lunch, maman et Simpkin seront là, je nc pourrais
pa~
lui parler ...
Ma force d'âme est à bpu!; les larme partent
maigri! moi.
- Chaque minute loin de lui me semble perdlle!
- Elles semblent à Paul bien pire que perdues [
dit sa voix derrière moi.
Quand Il a essuyé mes larmes, ce qui demande
u n certain temps, nous descendons au jardin ct
nom; errons dans les allécs sahlées.
Le monde, 'au dire de mes cours alnl:cs, truuvc
Paul Vasher hautain froid, ré <'l'Il!. Si on le voyait
:'t pr~<\ent,
f~isant
dcs'plans pour notre vie commun.:,
.l'CC l'entra111 u'un coll6p,ien en vacances!
Il l'cut m'apprendre à mon 1er à chcval.
- Vou ne serez pas trl!S en coll!I'e, si Je couronne
vo chevaux i' Oc t cette fraveur-Ià qui me rendait i
nCfI'Cll c quand je sortais avt.:c papa. Un accident
arrivl: à ma personna auroit ell lIluin d'importaneu.
- Pauvre potin!, je ne lien pns pr'ci ument à
aVllil' une écuric plcllle ,lé t.:he\uu. endommagés,
�160
A TRAVERS LES SEIGLES
mais j'aimcrais mieux Cju:il I~ur
~rivât
malheur à
tous qu'à v us la plus légL:re cgratlgnure.
- Savez-vous, Paul? li ya une chose, une seu le,
qui me déplaira aux Tours.
- Laquelle?
. .
.
- Les visites. Ne "Vaudrait-II pas mlCUX nous
brouiller avec tous nos "Voisins comme papa? NOLI s
n'aurions jamais eu toutes ces bonnes journées, ~ i
des visites nous avaient dérangés perpétuellement.
Si le oens venaient seulement quand on les iOl'it e,
(lU qulÎnd ils ont quelque chose d'agrébl~
~ VOUs
dire ou sachant qU'on le . recevra al'cc plai sir, à la
bon~c
heure! MaiS quand il se font une obli!2 ati on
de venir, ne tenant pas plus à vous que vous ne tenez
à eux, n'e t-ce pas une grandc perte de tcmp s et de
peines?
- .Ie cruis difficile de e hrtluil"'r avec t(lu t le
m!l nde, répond Paul, en riant, mai s nous le s 6\iteron autant que nou pourron s . 'ous ne seron pas
toujours ici. Au moi s dc mai or.us iron s à Londr
c~ ,
l'our que vous soyez présentée à la Cour,
- Présentée!
Je m'arrête et le regarde, s tupHait e,
- Ce n'est pas érieux Ï'
- Certainement si, Pourquoi pas?
- Pourquoi! Mai rien que celte idl'e ...
.le pars d'un sonore éclat de rire,
- L,a rei!le me rja~t
au nez! Moi! al'cc une quelle
dt: troIS metres ! MoJ! dL:s l'iumes bla n chcs!1\l(1Ï!
re,h:~cnd
tout un salon à r e~\lons
! ,le /le manquerai l'as de me jeter par ter!'I:!,
Une seconde explnsicin de rire plus bl'uyante que
la l'l'emil:!'e,
- ~ap
n~ s 'en rel1 ~t'ai
pa~!
Ti lll'ayJtllenî.
apl'elee • petit paon! ~ SI l'allai s a la C(.III', Je ne ~e
rais l'a élutre chos(;:, la qUellC, les plumes, la
délllardH!, t,llIt y se rait!
- • 'ell! j'ai hi cn pCllr qlle Mn;, Va her ne man411c
dl: tliFnitél
. - ~l c trllu,V?I.-VII.lI s t l'op (apuqt.:lI~c
1 di _j..:, au i II/t
Inquiet e, M aI01el'l (;z-Yr,us 1 , lu~
Rrtll"" ,le ~ \Ji~
~ I
helrc
~C ct le bonht,ut' m't.l IrJltjollr, a'lil"'C, Si UIiIS
t'n(;1 l'cdleflleflt a Cl! que Je ~nlS
l'l'l' "III(t.:, Paul. ..
,l' rcfoille un n"Uveau l'ire,
- .le v~'lI:;
)'l"III[I(,' ts de Ile l'a lIll Ille ~"lIric,
dL:
ne l'a 1<1Ire dl! c.lll1tc .. , 'II 1111 IIH,', le sL:rai !-",,"Il11I:lle ('''I1HI1C UIlIU!!l!.
, - V.raimcnt! .1,: !ll' l'C(,'ofllJaltrais plu Ilia l'I,!!itc
• ell, q elll marclilui I(:/ltem",nt (:1 parl,lit r cu.
Vou " étiez-vou lamais rcpt'é cntC: \Otr!! futurt:
femme dans mon genre, Paul?
�A TRAVE RS LES SEIGLE S
161
- Vous étiez-vous jamais figuré que votre mari
me ressemb lerait, Nell?
- Non, çar j'avais toujour s cru que je finirais par
épouse r Qeorge s,
- Ne rOpélez pas cela, dit-il, le sourcil franc';', on
dirait à vous entendr e qu'il vous importa it peu de
prendro lui Ou moi, et Je suppos e que si je n'avais
pas paru sur la scène, YOUS l'auriez accepté .
- Probab lement, tôt ou tard l
~
VO\.lS diies ceia avec bien du sang-fro id l Je
suis persuad é qu'au bout d'un certain temps, \'0\1"
auriez éprouvé pour lui une afTection très passabl e,
sans jamais découl' rir que vous étiez suscept ible
d'un sentime nt tout difTérent.
- C'est positifl Et quand vous seriez revenu par
la suite aux Tours, nous l'OUS aurions regardé comme
un bienvei llant voisin, d'àge déjà mûr, auquel nous
aurions confié la tàche d'mterc éder ~ près du gouverneur » dans nos discord es de famille, et vous seriez devenu notre meilleu r ami l
- Vraime nt l Laissez-moi vous dire, Nell, que si,
à mon retour, je vous avais trouvée ou fiancée ou mariée, le résultat eût été le même; nous nous serions
aimés, vous et moi .. , fatalem ent.
- Vous m'aurie z aimée? dis-je lenteme nt.
- Oui, certes l Et votre cœur serait venu à moi
comme Je mien serait allé à YOUS, par-des su s tou '
le. obstacl es.
- Non, Paul, \'ou .' YLIUS lrompe z. Si j'avais
apparte nu à George s, ct si je vous avais rencont ré ct
almC: trop tard, vous ne l'auriez jamais su. Vous
m'avez fait une fois le grand compli ment de me dire
que j'étais loyale.
- Loyale 'ct tendre, charma nte et fidèle 1 Avezvous jamais eu votre égale, ma bien-ai mée? Remercions Dieu que nul n'aIt sur vous l'ombre d'un droit l
~xi"t,e-l
dan.; le monde rien ni per onne qui puisse
Jaml~
sc placer entre nous ct faire de notre amOUr
un CfiffiC?
Et le glacial vent d'hiver qui gC:mit entre les branches dépouil lées ùonne à ces dernier s mots un écho
moque ur:
- Un crimel
�1(i2
A TRA 'i,'ERS LES SEIÇ-LE::i
TROISIÈME
LA
P,A,RTI
.\lOJS~
1
Le 1 er décemQre, jour sombre e! amer du déparJ
de Paul est arriv(: et nou nou, falsOl1s no' adieu}',
non dal;s la .:alle d'étuçle., mai en plein air. par le
froid mordant, le ,'ent nous souff1ant violemment au
\'Î~aoc
les feuille. mortes tour1;lillonnant autolll" dl.!
no pi~ds,
ct la campagne désolée s'.!tendan\ au loin
devant nous. Nous somme, 1 r!.:5 de la vieille barri!.:!"..:, fjui a YU notre premiL:re rencontre; no ' ,i~age!-.
sont cette fois pilles ct glacés; le sien !émoigne de
la tri~les
e qu'épro~e
un homme à .qultter Cc qu'il
a de plus cher; le mIen, du dé espoir el. de l'appréhen::.ion que connall ~eL1l
le cœur de la femme lor,qu'il redoute de se YO.lr cnlever :on tré 'or.
Cctteab 'ence ne ÙOlt pas CIrc bien longue, - quinf,c
jours en lout. P?urq~i
donc sui. -je ~crasée
'par un
si lourd pressentiment ~ PourquoI tenIr a mall1 dai1~
les miennes ct le regarder comme si je youlais na:
ra "asier de sa vue ayant d'en être privée pOlir de:-;
ann(:e, !' Pourquoi l'embra ser avec Ullt.: tendre'-se
pa.; ionnée, que j'ai ignorée jusqu'à ce jour, comme
i je !I.: tenai .' ~lOr
da~s
me bras? Ah 1 pourquoi o!
,l'at eu un reve, malS cc n'est nen ;." Ullt.: ~orle
d'instinet." cc ll'cst rien encore ... Quelqu'.! chu 1.:
de l'lu: me dit lue nlJtrl.: s~partion
est d'un mauvais présageo 11 y a dc~
larme~
dans l'air, lies
frayeurs \ague , dan~
II.: frôlement des feuilles SL:cht.:s,
une angoisse mortelle dans les sanglo t s du vent, ct
une ombre lugubre e place comme Ulle menace
t.:ntre mon fiancl' ct mlJi.
- Ma bien-aimée! dit Pau t, que vou , i:te" piti e 1
Je n'aurais t as dû vous laisser .orllr par ~'cte
température.
- Vous l'aviez promi,1 Vous reViendrez, Pal.:;
bien silr, vous reviendrez ":
�A1.RA \'ERS LES SEIGLE S
163
- Reveni r près de vous 1 Certes 1 Vous n'êtes pas
vous-mt7:me aujourd 'hui; vous t7:tes malade , sauf·
frante, je ne pUlS vous quitter ainsi; laissez-moi vou
recondu ire.
- Non, non 1 II faut absolum ent que vous partiez '
- Absolu ment, chère enfant. Si J'avais pu me d':gager, croyez que je l'aurais fait. Mais mon voyage
sera si court 1 je serai revenu avant que vous ayel
eu le temps de vous apercev oir de mon départ, et
alors, Nell ...
'o us serons tr::s heureux , s i vous revenez , disje comme en rêvant. Prenez bien soin de vous, Paul;
songez que tout malheu r qui pourrai t vous arriver
me frapper ait égalem ent, ct qu'à toute heure je ne
cessera I de languir après votre retour. Que personn e
ne me chasse de votre pensée ; ne m'oubli ez pas 1
- Vous oublier 1 s'écrie- t-il, couvran t de baiser
~
mes joue pales. Qui dOllc pourrai t vous oublier 1
Chéne, écrivez-moi deux ou frais fois, cela me fera
passer les jours plus vite, et je vous répond rai, quoique je n'aie jamais été pI:odiguc de lettres; aussi
n'attende7. pas Irop de mOl.
" Je vous emen-a i en tout cas quelqu es lignes de
.i\larseille. RI ne flirtez pas avec George s pendan t
que je ,-uis au Join. Les occac;ions ne vous manque ront pas!
- Pauvre George s 1 il n'y a pas grand danger 1
- Décidé ment, je renonce à prendre ce train et je
vous recondu is au manoir.
- Non, Paul, à quoi bon? Si vous manqui ez
celui-ci , vous criez toujour s obligt.: de l'rendre le
suivant . Je "ous dirais adieu à la maison , ct vou ..
m'aviez promis que nos adieux se feraient ici.
- Je l'a\'ais promis , mai je ne puis partir ainSI,
vou') laissant seu le.
- 11 le faut 1Embras sez-mo i encore une foi~,
Pau,
et partez .
. 11 me prend dans ses bras, m'embr as e à plu'Hems r~pise<;,
en répétan t:
-:- Adieu, ma petite fiancée ; adieu 1 - ct s'doign e
cnllll.
r~vicnt.
r'~f.(adc
A moitit.: du. champ, il se retourn e pour me
. .Je lUI tend s inconsc iemmen t les bras. 11
- N'oubli ez I?as, dis-je à voix basse, que nous
a\'on<; échangé Ici notre premie r et notre dernier
haiser.
Cette fois, il est pUlti; l'e le regarde s'éloign er, le!>
YCUX brCllants ct le cœur ourd. Pourqu oi donc
cette
d6 olante certitud e qu'il me quitte cl jamais? Il se
retourn e souven t, jusqu'à ce qu'il ait dépassé le
�1 G+
A TRAVERS LES SEIGLES
sommet de la colline. Alors je m'en vais à traver" la
prairie d'un pa' chancelant, et je tombe sur Georges,
'uivi de tous es chiens.
- Est-ce vous, Nell?
Machinalement, je mets ma main dans la sienne
et je le regarde, le visage morne.
- Vous êt\!s malade, vous ferez bien de rentrer
tout de suite.
- Je m'en vais. Il est parti, dis-je avec un sourire
glacé, et je crois q';le j'ai le cœur brisé,
.
- Il reviendra bientôt. Ne pouvez-vous Vivre quelquesjuurs sans)ui?
- II ne reviendra jamais 1 Il ne sera plus à moi l
Je le vois ... le r~yel
Je frissonne de la ti!te aux picds et je chancelle,
Georges me : outient un instant; mais je secoue
presque aussitôt cette faIble Re :
- Ecoutez 1. .. c'est son pas 1. .•
• TOU' n'entendons rien. Je cours au tournant
de la prairie ... personne 1 tout est désert et froid.
- On aurait dit son pas ... serait-il revenu? Georges, vous me ~r?'yez
.folle? Non ... mais je suis étourdie com!TIc SI j a~ls
reçu u!"! coup. Croyez-vu~
qu'on pUisse mounren qULnze jour' ou qu'un ennemi
puisse en si peu de temps vous tendre un piège?
- Quelles idées? qui donc aurait le pouvoir de se
placer entre vous deux?
- Une femme ... se menaces m'ont semblé vaines sur le moment... Aujourd'hui, c'est autre cho,e.
- Mais quel mal pourrait-elle vous faire, si tau
deux vou~
vous comprenez parfaitement?
- Je vais d'abord vou raconter mon rC:ve . .le
croyais être dan. une égli 'C pleine de monde; il Y avait
parmi cettc foule ma mi.:re, Jack, Ali~e,
vous, polly,
beaucoup d'autre~
pcr-;onnes que Je conals~.
Devant l'autel se tenai<:nt un homme et une femme
qui échangeai\!nt des anneaux de mariage. Il me
:emblait les cllnnaltre, mais je ne pouyal' les "oir
distinctement et personne ne faisait attention à moi.
La cérémonie nchev0e, les marié8 se retournèrent
pour descendre le.' marches dL; l'autel' je les yis en
face. de mpi : Silv~
Flemin.g me rel'a~1t
avec œ
deml-sounre que je connaiS si bien; rès d'die,
Paul Va her'"do!ll la figure exprimait l~ honte ct
l'horreur. Il s ecna : "Ndll " el me t\!I1Jlt le~
bras
olt je voulus me jcter; mais une furce Illy térieusc
nous empêchait de nous rejoindre. Tout di parut:
je reyi le champ de sei(1lc, et Paul venant au-devant
de moi; cette vi ion Je mariage Il'~tai
qu'un arrreu.cauch\!mar. Il s'approchait touiour , d'uil air joyeux,
quand une femme, fralchl. comme Ulle ru c,l"allllcali
�A TRAVERS LES SEIGLES
165
au doigt, ~'avnç
entre nouo;. Nou nous cherchions
vainement -ans pouvoir nous rejoindre; elle était
toujours entre nous, souriant de ce même sourire ...
et en criant follement son nom, je m'éveillai.
- Et voilà ce qui vou inquiète, Nell! comment
pouvez-vous croire à un réve J absurde? une raisonnable petite per 'onne comme vous! .Je sais que
Vasher a dù autrefois épouser mi s Fleming, mai
c'est de la folie de supposer que, vous aimant aussi
passionnément, il puisse retomber sous son inl1uence. Etes-vous assez enfant pour vous imaginer
qu'il va l'épouser?
- Non .. . Une femme ne peut forcer un homme à
l'épou er malgré lui ... n'est-ce pas? .Te ne sais de
quoi j'ai peur. N'avez-vous jamais fait de mauvais
rêves? •
- Les réalités de la vie me suffisent, dit Georges
avec un tremblement dans la voix, qui pén1:tre au
travers de mon chagrin é;rolste, et me rappelle qu'il
s'oublie pour me consoler. Ce temps de son
absence qui, pour moi, a passé si joyeusement, a
creusé ses marques sur son visage. Il n'a l'air ni
lamentable, ni préoccupé j mais il est changé, quoiqu'il upporte son sort en homme, et ne parle jamai~
du passé, ne semble même plus s'en souvenir,
sauf quand la voix trahit son émotion intérieure.
- Georges 1 si vous saviez comme vous m'avez
tranq uillis'ée 1 J'étais si malheureuse!
- Chaque foi' que vous aurez quelque souci,
ell, utilisez mon afTection. Tachez de vous tîgurer
que je suis Jack.
VOliS valez mieux que Jack, car il ne m'a
jamais montré grande sympathie. Il ne comprendrait
pas ...
.- Sœur Nell, en comf'agnie de M. Tempest fils,
fait Larry, alon~et
la tête par la fenêtre de la salle
d'études . Que dirait l'autre, s'il les voyait?
Les heures passent tr0 lentement, ct apr~
s le départ de eorges, mes pressentiments renais ent
plus forts que lamai .. Ils me poursuivent dan~
mes
rêves et mes in~omes
de la nuit, mais au mutin il.
c~)ment
à ~'cn·aer.
Ih jà ces impres!:iions dcviennent pour moi cc que sllnt les chose' de la
veiIIf!. Je dépéche hittivement mon déjeuner, car j'ai
pour cc !natJO la plus déliceu~
des occupation ' cl
le ne pUI S coml~1er
trop tot:
. ~ .." ; c.~n
o.11plr Je bonheur, le prcnd~
mon f'upitre
,'t )~ m.dabl! il I" ..table de la aile d'.étl~
. , lour
lUI ecnrc ma preml 're lettre. Palll a bien n, l'autre
jou.r, de mon papier, cc qui n'cst pa!; ét nnanl. ta
couleur cn est d'un jaune bilieux, ut le mongra~
,
�166
A TRAVERS LES SEIGLES
un énorme A et un tout petit H, est entouré d'arabesques folles qui ressemblent à une nichée de serpents. On voit que le tout vient de Pimpemel. Enfin,
Je commence, entrecoupant ma lettre de sourires et
de pauses nombreuses.
Je ne vous dirai pas ce que j'écris, c'est un secret
entre Paul et moi. Il ne me semble plus si loin, je
lui parle: je crois qu'il m'écoute et me répond. Cc
n'est pas une très longue lettre, mais tendre et gaie,
ans aucune trace de mes doutes et de mes crainte;.,
qui semble raient plus ridicules encore, si je le s
mettais SHr le papier.
Je laisse la lettre à l'intérieur de mon pupitre, et
le descends dans le jardin, car je veux lui envoyer
un petit bouquet, je sais que cela lui fera plaisir.
~la
récolte est maigre : une ou deux violettes parrumées, un brin de gé ranium, quelques feuilles Joliment teintées, et c'est tout.
En rentrant dans la salle d'études, j'en vois sortir
.bne, la seconde femme de chambre, une jeune pcr~()ne
pâle, mal~dve,
à la physionomie déplaisante,
pour laquelle J'al conC(u la plus forte aver ion,
depuic; qu'elle nou . et arrivée, il ya deux mois, sur
la recommandation de Milly. J'attache me~
fleurs
d'un fil rouge, je les place dans ma lettre en faisant
mille enfantillages, et je cherche le bâton de circ et
mon cachet. Ce dernier, qui porte mon nom « Nell »
gravé en vieux caractères anqlais sur une plaque
assez larne, ne se retrouve nulle part, maman l'aura
l'ris sans doute.
Je ferme Jonc mon enveloppe a\'cc un petit cachet
banal, je voudrai aller moi-même à la po te, mai s
la pluie tombe à torrent, et Siml?kins, gui semblc
~avoir
aussi bien que moi de quoI il s'agIt, me tend
1" sac aux misve~.
Je lui remet la mienne avec
un soupir, regrettant de m'ètre prt.!sl!c à l'écrire;
que faIre de moi pendant celte interminable et
t:nnuyeuseJ' ouroée?
- Quan ferai-jc à demain? dis-je en regardant
Ic~
carreaux, tout brlJié~
rar la pluie ct le ver!:!1as
qui tombent 1 Pourvu que demain m'apporte ·un\.!
lettre de ... nnu savon.,; qui 1
fI
l~ Y a,u~
demain quinze. Jours que Paul ('~t
parti,
t le n al 1'.1'; rc",u de lUI un\: seule lettre aucune
nouvelle, bannc ou mauvai c . .Tl! '.lis ;\ ré~ûnt
CJ.u·
mes craint s ne me trompaient pR' : il lui e~l
arrivé
quelque chose. Si je pou\"au:i croire à une negli-
�A TRAVERS LES SEIGLE S
ltl7
gence, à une lettre perdue, je ne m'Inqu iéterais pas;
c'e t cette intime certitud e de malheu r qui me bouIc\·crse. Serait-i l mort? Il m'a dit qu'il m'écrir ait, et
il ne m'a jamais encore manqué de parolc ; il sait
avec quelle impatie nce j'attend s ses lettres, el il a de
tout temps cherché à m'éparg ner le plus petit chagrin.
.
La lettre de Mar. eille a pu s'égarer , mais non
celle de Ro.me; d'ailleu rs, les lettres he se perden t
pas ordinai rement ... enfin je ne l'accu se pas, avant
de savoir si c'est sa faute ; mais qu'il revienn e seulement et je le gronder ai... je le gronder a!. .•
- C'e st la premièr e fois que vous riez depuis huit
jour ' , miss Nell, me dit ma vieille bonne; j'avais le
cœur tout tri te de vous voir si chagrin e,
- Je pensais à bien taquine r M. Vasher , quand
il sera revenu. Il reviend ra bien sûr, n'est-ce pas?
- Bien sûr, mi ss NeIL Jamai je n'ai vu un
monsie ur tenir à une jeune demois elle comme il
tient à vous.
- Mais je n'ai pas reçu de ses nouvell es encore 1
dis-je, la regarda nt raccom moder Je ' chausse ttes des
« garçons •. Vous rappele z-vous, Nurse, vous me
disiez autrefo i que j'aurais plus tard de gros chagrins, parce que j'étais trop gaie et que je riais toujours.
- E (-ce vrai"( répond- elle, me lançant un coup
d'œil l ar-desu~
es lunettes . Je ne m'en souvien s
pas, miss Nell. Pourqu oI auriez-v ous plus mauvai se
chance que les autre~?
La pluie et le soleil sont les
mêmes pour tout le monde, et vous avez tant de courage, qu'il faudrait bien des ml . ères pour en venir à
bout. Vou s aimez terrible ment ce i\L Va her! ajoutet-elle 'ccouan t la tête, mai tout ira bien, n'ayez
pa peur, car il vou aime comme la prunell e de
ses yeu.' .
- Et-ce que l'amour préscn' e du malheu r 1 Il me
s mble que ceux qui aiment le moins sont ouvent
le5 plus hcureu ..
Mon anitatio n m'éloÎu ne de la chambr e des
cnfa~
, o, comme elle m'y t'a conduit e. Toute la journée, j erre du haut en bas de la mai on, ne pouvan t
me mettre à rien, ne . nngcr qu'à Paul. Je de cends
lire, d'un bout à l'autre, It;S journau . de la emaine
pa st:!e, ce alTreuo' journau x qui arriven t ponctue llement chaque jour, tandis que ma lettre, ardemment dG iréc, n'arrive pas.
Je redoute l' coup de sonnett e du racteuI', je
tremble quand impkin place ur III table le sac
du courl'lcl' et je vois <1 on air qu'il ait au'si
bien qULo moi cc que J'attend s ... en vain.
0
�]68
A TRAVERS LES SEIGLES
Dans le journal d'aujourd'hui, je tombe sur le récit
de l'assassinat d'un Anglais à Florence. Peut-être
une femme attendait-elle aussi des nouvelles de lui;
peut-être son âme était-elle rongée de craIntes
comme la mienne? Dieu me préserve d'un réveil
semblable l
Je m'en vais au jardin;. nu, détr~mp,
ce jardin
presque agréable encore Il y a hUIt Jours, quand
nous nous y promenions, Paul et .moi. J'en fais vingt
fois le tour, cherchant un souveOlr dans chaque recoin. Où c~t-il
à présent? Quelle affreuse solitude.
Si seulrunent Jack ou Dolly apparaissaient pour animer ce mortel silence. J'en viens à regretter le s
échos terribles de la voix de papa, ou les accents
larmoyants dAmberley. Un d es enfants a la variole,
maman le oigne et ne peut s'occuper de moi. Je
serais d'ailleurs embarrassée pour lui raconter tou'tes
mes folies au sui~t
de P~ul.
.
Des pas derncre mOI sur le gravIer 1 Je devine
Georges Tempes!.
- Vous avez une lettre? demande-t-il vivement.
Je secoue la tête.
- .\lor5, C'L!~t
qu'il revient. Sans doute se affaires se sont conclues plu. vite qu'il. n'espérait, ct
il aura trouvé que ce n'étaIt pas la pewe d'écrire.
- Ce n'est pas cela, Georges, car, co tout cas, il
m'avait promis li ne lettre de Marseille.
- Savez-vous, N~lI,
dit-il, jetant .un rCllard à ma
figure have et défaIte, que vou faItes des mOntagnes d'une taupinière. ~0.ur
un rêve, l;Ine lettre perdue, vous croyez à un evenen:ent tl!rnble. Que dira
Vasher ~uand,
à son retour, 11 vous trouvcra réduit c
à l'état d ombre?
A son rCl.our!.Q.uel mot d'heureux augurel Mon
moral est Ime~la.tn
remonte, ce qui arriv c
toujours lorsque J'al à qUI rarler.
- Je tâcherai de ne ras être absurde, mais celle
semaine a été tror lemble t Une autre comme c<lla
( 1 je deviendrais I"olle ..l'ai appris par cœur le "en"
de cu \ilain 1110t "en lurer_.
Braye cœur 1 Il n~ répon~
pa : ~ MOI aus~i
1• OUI 1
étrange ~asrl
ran, de ,lUI. mon con~Ola'LJr
j lrnr
souvent) oubhe qu '! ln a <lImé,,, cl Je di à prop(J ...
de Paul un mol qUI le touchc au VIf. Mon noblt.
Gr.orgesl .J(' n(' connais pa,> tI" r mme qUI oit mOI
ti~
a;,vez: bonn pour lui.
TOII . voici à N tÏ 1 Je \ois lus hOIl . couv:1"I cJl
kur~
baies 6carlte~.
Dirr que le 2;' c.l dl' d"111,' i Il
en huit 1 Il em revenu, n'est-cI' r!1 s , J 'oq;es ?
- C"rlt.Jln"llI"nt 1 Il 1'Pllt al nv r J'llll l' Ul ,
l'autre.
�A TRAVERS LES SEIGLE S
169
- Nous voulions avoir une veillée de Not:! si
gaie ... des jeux avec les enfa~ts
et... George s, que
ferez-vous? Vous vous ennUlerez tout seul à la
Chasse . Venez passer les fêtes avec nous.
J'accen tue ma pri;:re, en posant la main sur son
bras.
- Noq, non, cht:re Nell, dit-il sans la moindr e
amertum e. Vous n'aurez pas besoin de moi. Après
tout, aJoute-t-il, en regarda nt le ciel maussa de, j'ai
bien peur que nous n'ayons pas un .de ces Noels
blancs que vous aimez tant.
Les prophé ties de George s, comme beauco up
d'autr~s
ne se réali~ent
pas. La neige tombe durant
la nUlt, couvran t silencIe usemen t la terre de son
mantea u étincela nt.
Le facteur vient; dans l'avenu e, il marche lentement, et laisse de vilaines traces boueus es sur ce
tapis d'une intacte blanche ur. Il n'éveille pas mon
intérêt : ce n'est plus une lettre que j'attend s, mais
un pas dans le hall, une voix connue 1 J'ai repouss é
loin de moi toutes mes crainte s folles, les sourire s
sont revenus à mes lèvres, l'élastic ité à mon pas.
Georges a dit qu'il pouvait revenir d'un jour à l'autre, et il serait désapp ointé de me trouver pâle et
enlaidie .
Pour la premiè re fois depuis son départ, j'ai soigné ma toilette , et je me souris doucem ent à moimême, quand Simpki ns entre, apporta nt mon déjeuner, le courrie r et les journau x.
Deux lettres pour maman : une d'Alice , une de
Dolly. Je les lui envoie, et comme nce à déjeune r,
mes repas solitair es m'ayan t donné de mauvai ses
habitud es. Je déplie en même temps le Times et je
parcou rs des yeux les colonne s des naissan ces, morts
et mariage s, sans m'atten dre à y trouver un nom
de connais sance, mais parce que cela m'intér esse.
Pourqu oi un nom familIer vous saute-t-il aux yeux,
dans un journal ? Ceux <.le Silvcrb ridge, et du Hévérend Thoma s Skipwo rth, quoiqu e imprim és commt:
le reste, semble nt se détache r de la page en plus
oros caractè res. Qui donc a pu se marier ù Silverhridge sans que j'en sache rien, et croire cet événement assez importa nt pour le faire imprim er?
Un bruit dans la cour. Je tourne la tête, Larry et
Walter se bombar dent de boules de neige avec un\;
vigueur et une adresse admira bles. Je les contem ple
avec un vif intérêt, me rappela nt l'époqu e où Jack
t!f moi nous nous livrions au même exercic e. Ils disparaiss ent enfin dan~
un t~urbilon
de neige, avec
de grands éclat.s de nre, et Je ramass e mon Journal.
Voyons ce manage .
�170
A TRA\'ERS LES SEIGLES
" Le 10 courant, en l'église paroissiale de Silverbnd"e comt6 de'" a été c616bré par le R6vér"md
Tho~;s
Skipworth l~ mariage de Georges Dalrymple
Tempest, fils unique de Laure~c
Ten:p~st,
esquire,
Château de la Chasse, el Hékne, trolSll.!me fille du
colonel AdaIr, au manoir de Silverbridge. Pas de
lettres de fai re part. »
•
OUI, c'est imprimé, mot pour mot ~ Je reste une
minute, les yeux attachés sur la feu !Ile. Mon cerveau ne saisit pas la signification de ce qu'il vient
de lire, quoique je le répUe tout haut comme si le
son de ma voix pouvait me ras urer et me com'aincre . Je suis mari6e, mariée! Et je hoche la tète, ce
qui signifie : « Vous êtes une pauvre créature, IIélime Adair, et vous paraissez hor" de votre bon
sens, mais il y a un fait poistif, c'est que vous ète,'
mariée .• Je suis bien chez mes parents, san, le
moindre anneau de mariage au doigt, et pourtant
je suis la f~me
de Georges Te~pt.
Qu'y a-Hl là-Jes. ous? Ma main paralysée lai~
e
échapper les fl.!uille ; j'en .?étourne le yeux, et je
regarde tout autour Je la plece . La table, le~
~erin",
le vieux livre Je prière' sur son pupitre, le chat
endormi sur le tapis, cet ensemble familier est une
réalité palpable. Je ne dors pas, je ne fais pas un
rlhe et cependant le journal e<:t là, lui aussi.
Chose asez singulière 1 La pro.:ll1ière idée est l:dkci: « Que dira papa?» On lit k 7'imes à la 'ouvelle-Zélande, je suppose, el en me représentant sa
figure confonduc, je ne puis m'empécher de rire.
J'avais ent"ndu parkr de semblables mv. tification
mais je n'y l:royai., pa~.
Dans quel but? Pour ~'a
muser? la plaisanterie est as!>e/' pitoyable. Pour
faire du torl? quel tort?
Je me scns incapable de suivre une id~c
... Paul
rirait s'il liait cela, il saurait bien que c'eslun mensonge, cela sc voit de suite. 11 serait furieux. ~ans
doute de lire mon nom associ6 à œlui de Gt:urge ,
mais croire que c'est vrai'r Impo;;sibkl Qui donc a
pu faire cela ( 'ous n'avons pa:; d',lllli ,IlOllS autres
AJair., .capble~
d'ulll.: tdle plaiant 'rie, et pa
d'enllcllll , qu ' jl: sad1t:, qui IIlIUS Jl:t~e
a ez
cordialement pour ~hl:rce
à IlOlls nuire.
Une pell él: subit.; Ille rrapl e : « Sylvin! H 1\lal
pourquoi? Quel profil tirerait-elle Je cette absurJI.!
rust; Î'
J\lo~
marjg~
a ·cc Genrnes, m~e
'il était vrai.
ne lUI rcndr.llt p.t-. Paul. Et d'aillcul' COlIltll nt
~erait-c
Sylvia, ~IU
Il'a jamai . mi le pied':! ici, 'l\Ji
Ignort; le !lom de CJeorgc , de .\1. Shpworlh ct le
reste ( Le traître doit être parmi nous.
�A TRAVERS LES SEIGLE S
171
Il faut que j'aille raconte r cela à maman . Comme
je vais sortir, George s paralt.J e lui fais une révéren ce.
- Bonjou rl Savez-v ous que vous êtes mon mari'~
Il ne sourit pas, il est fort grave. Cette sotte histoire se présent e à lui sous un jour dilTérent.
- Nell, c'est trè~
sérieux 1 Pouvez -vous deviner
ce qu'il y a au fond de cette histoire i' Vasher verra
sans doute l'annon ce el ...
- Je croyais , fais-je avec indigna tion, gu'il était,
disiez-v ous, en rout· pour revenir , qU'lI pouvait
arriver d'un momen t à J'aulre. Probab lement , il ne
verra ce journal que ~i jl: le lui montre .
- Ce que j'ai dit, je le pense encore, mais s'il a
été retenu là-bas, qu'il voie cela, il le croira.
- Vous prétend ez qu'il peut croire sérieus ement
que nous nous somme s mariés, 'IOUS et moi, dè:'
qu'il a eu le doc: tourné ?
- Je n'en sais rjen. Dite", Tell, asher s'est-il
jamais montré jaloux de moi? Dieu sait s'il avait lieu
Je l't:tre 1 ajoute-t -il tout bas.
- 011i, ct je me suis toujour s muqu2e de lui!
Une pau~l
' , pendan t laquelle mes pressen timents ,
mes doutes et me~
craint es sc r2Y illen t et m'environnen t comme autant de fantume s cruel s ; les faits,
hélas 1 leur donnen t raison. Quelle trahiso n a donc
'té à l'œuITc entre !lOU' ~ ... .le le ,ois rnainten afl
c'est la main de Silvia.
r u" rapelz-h)I~?
J ... vous ai dit qu'il nl.! "
rcyiend rait jamais 1
Un tremble ment violent me "(:cou" tuut cnti~re.
- Quellc flic 1 11 est certaine ment cl. l'Onk,
mai '. l~aS
l'hypot~se
qu'il ail ftl.: retenll, je \ai"
part i r pour Romt-,
.
- You ' allez faire cela? dis-jl:! en prenant sa main
dal " le " miennl! s. Oh 1 George . , \'Oue; arrin:re , trop
lurJ. Qllclqu\.! choc m'a:~lre
quI.: tout t.:q fini. :--1
IOU Il: r":I1L',lDt r<.:z el ,,'il \'ou~
dcmand !! qud c t lt:
lr:\1trc, dik~-Iu
• Silvia ),!
- 111J1'" .. "ibk . ,,'écriL Je()I'!.\t:~
tres aillant. Il
raudr,li t llu'diL' fut une mi <.rabk!
- 1',1IL' l'aill1 t.:. LI!" kl11lTll.! .. ollt capahll ' d.· tl'ut
1 nur LOllqul l'ir l'huml11t.: lJ'I.!],~
aimt.:nt, Il',: t-
No~l,
l,a . .
- Olli, mai~
de~
remmt.:s d'lInt.: antrl' natllre \111 •
"',lI , .Id!. Dnnncl. -moi l'adrc~"e
Je \';1--11 .. r. S'j]
ani,'\.! avant trois jour; dî.;i, '0\1 m'..'nvl,;lT<.1. UII •
d01'0..:i1c.
- l·:t c;j \,liiS revenez tu' deu. ' ensem It:, ùan
,,:otl1biell d<.' temps"
- .1.:: ne puis vous le dir\! au jU9te, le matin JI!
probule~t.
�17 2
Jume~tiq
A 'l'RA,'ERS LES SEIGLES
Xe revènez pas sans lui 1 s'écrie lTIun égiJlSIne.
,'lai" s'il e 1 mOrl 1
- II n'est pas ml.rt! Cha~"l
cc cauchemar Je
\'Qlre tête. Quant à Sil\ ia, il est au,>sÎ disposé" ue
moi à 1'0pouf'<'r.
L'in~ta
d'aprl:s, il est parli, et. je Je regard.: S\':II
aller à !-\rands pas à travers la nelge. Que sera SUII
retour"
J
Cumme dan:; un rêve, je vais trouver maman,
j'écouté ses exclamat.ions ind!.g~0es,
je. lis la lettre
qu'elle adresse ~ 1'6dlteu.r du J lI~es,
l~
demandant
il rroro:; de quoI a été faite cette JI1sertlOn.
Comme dans un réve, je prends mun chapeau ct
Je m'en \'ais par .les ch~mp",
march~nt
al'ec peine
dans la neige épalse, lai 'sant mes pieds me porter
où ils veulent.
Pourquoi ne l'avais-je pas averti i' Pourquoi avoir
été a 'sez folle pour ne pa le prévenir des menaCes
de Sihia?
Tant qu'il était prl:s de moi, je ne ongcais pas à
les craindre, mais que n'ai-je eu l'in''riratiun de
parkr au n1lm~t
des adieux -: Si Paul a quitt0
Rome al'ant l'arnvée de Georges! 1\1on cœur me dil
que tout s~ra
inutile 1 C'e:;t une r~ain
sûre et hanjie
qui a frapp0 le coup; cette maln a tic! atteindre
Paul là-bas, je n'en puis douter .
.le tral'er:;e notre champ de seigle, et je rCI'ien"
épuisée de corps, mais l'âme
",nfin ù la mai~un,
torturée d'une souITrance au. i l'ive qu'avant Cette
marche de plu~iers
heu)'~.
Je trou"e ma ml:r~
dans le salon ct, de\'ant elle, Simpkn~.
la ph}' io.
nomie tl'llubI0e.
- Vou;, auri,,1. dû me dire cela plu tllt, dit
maman avec ulle s0\'érité inaccoutumée.
Quelle maldrt;'~se
a donc comi~e
notre vieux
-
'~
Je le sai", madame, balbutia-t-il. Quand je pris
celte fi!le à toucher à la boite aux ktr~".
dk m'af-
firma qu'elle l'oulait seulement en retirer une': clilL
l'ar clic. Jc cru" que c'était l'rai.
- Qu'est-cc que cela "ignifie? Qui est-cc qui a
tUllch0 il la bulte aux kttl"'" ~
- Jane, la fille ~c chambl'l·.' dit ma mèrt,;, Il 1 nrait
lu'elle s'l;st <!nfule Cc matll1 sans pr01'enil' per.. nne .:1 ...
- Elk a d,l-1 ~' tOlc~\)r
pl~
d'Ilne roi', di -je,
l'0rtant la main a mon front. .\Ii:l't·! 1I1èrc! Je corn.
l'rends tou.!. Il n'a pa- reÇu m,·~
ll'1tl'e_; je n'ai l'areçu le~
sl"'nne ..... Cette fcmmt, 6tait l'cc;rion de
ï"'ia 1
- Ma pauvre petite fille 1 dit ma mèrl:, qui m'a
�A TRAVERS LES SEIGLES
I73
prise dan~
es brac:. inondant de pleurs mon vi age.
Si je pouvais pleura 1 5i eeU étreint.;: de fer qui me
broie le cœur ~e des errait J
- M. Skipworth J annonCe SîmpldflS en tremblant, une demi-heure plus tard,
.r e m'échappe par la porte opposée. 11 vient parler
de cette annonce du Times et, dans mon état actuel,
le son de sa voix suffirait pour me rendre folle.
Toute la nuit, je demeure éveillée, croyant entendre des pas mystérieux dans le jardin, des mains
mystérieuses frapper à mes vitre~,
des voix murmurer à me oreilles, qui s'efforcent de saisir le plus
faible bruit. Vais-je l'entendre, vers le malin, arriver
à pas léger sur la neige. Je sais qu'il n'est pas
mort, car dan cette suprême séparation de l'ame
ct du corps, son âme aurait volé tout droit à moi,
comme la mienne irait à lui, si je mourais demain!
Le j ur gris et Croie! sc li:ve.
Comment vivre tant de jours et tant de nuits
jusqu'à ce matin de Noël 1
III
C'est NOèl, et je me penche à la fenêtre ouverte d
la salle à manger. L'aIr est frOid et limpide; la terre
a, pendant la nuit, revêtu une nouvelle blancheur,
pour se présenter pure ct ans tache à la grande
fête solen ne Il .
Derrière moi, toute la maison est anim.:e de hruit
et de paieté. Mes frères el sœur , sauf Jach. sont
tous au logi ct ils ont décol'~
le vieu.' manoir de
houx et de gui, mettant une noIe rouge ct vert
sombre à chaquc recoin. Dans une heure, l'office
commencera, mais je n'irai pas a\l!C les autre. Je
l'esterais ici, je crois, \111 an et un jour, 'il le fallait,
ù at! ndre le r 'tour de Palll.
. Quel tapage font ceS garçons 1 je n'entendrai
IHmai les roue~
dl' la voilure ~ur
la neige. Ecou10n:-.1 mon cœur cc, ~e
de battre, puis hondit follt:ment. Un bruit étoull{', amorti, m'arrive de très loin.
Est-cc une voiture 1 La Ilf'ig m'aveugle tant que j'
ne puis .voir .. , SOUtÜ in je vois.: Georges est seul.
.Je ne fal:; pas un mouvemcnt Jusqu'à cc qu'il soit
tout pr~R
de moi.
- Il e t mort Ï' dis-je doucement, sans Ic regard 'r
l 'S yeu.' fi. "s ur 111 (li cau qui chante au hOlli
d'un'c h .1'ICi, ,qlli chante, quoiqu'il souffre du froid
d de h faim.
- Il n'e t pas lI1ort.
Un cri m'cchappe, je recule, les lèvre ent,.'ou-
�174
A TRAVERS LES SEIGLES
'Vertes, les yeux dilatés. Le sang ci:~uI7
de nouvea~
dans mes veines; tout à l'heure, J'ctals morte mOI
aussi, maintenant je revis.
.
- Dieu :;oit loué! Mai;; pourquoI ne l'avez-vous
pas amené? Rien ne devait l'empêcher de veniï?
- Il est ici, dit Georges lentement, comme avec
difficulté. Il vous attend au même endroit qu'autrefois; il faut y aller de suite.
- Il attendra.
Un rire joyeux monte de mon cœur à mes lèvres.
- Oh! il m'a fait attendre assez longtemps. Je ne
comprends pas bien, mais je suis sure qu'avant peu,
je serai parfaitement heureuse. Comme vous êtes pale
et fatigué, q..,orges 1 Puis:je assez v~us
rem.ci~
de m e l'avoIr ramené? Nous n'oubherons lamaiS
que nous vous devons notre bonheur, Paul et moi
car, si yous n'étiez pas allé à Rome...
'
- Je sai, dit-il, frissonnant. Vasher vous attend,
Ncll...
- Vous êtes bien pressé 1
Je noue les rubans de mon manteau.
- Savez-vous que je compte le gronder? Il en
avait peur ~a.ns
dout~,
c'est p<?urquoi il n'est pas
venu Jusqu'IcI. Enfin, je le verrat tant que je voudrai
à présent; il ne reparttra plus. Etes-vous malade ~
Je mets mon chapeau devant la glace.
- Il faut que je sois aussi jolie que pos iblc
maintenant que Paul est revenu l
'
Georges ne ~·p.onù
ri"n. TI me tourne le Jas el
regardtl par la lent.:trc.
- Et je me uü, renJue ~j malbeureuse 1 Vous
aviez bien raison de dire que les pre-,!'entimenh nt.:
sjgnifï~l
rie,n. Apr~s
_ tout, v~us
nt.: m'avet pa~
souhaIte un loyeux NOI.!I, mon~leur?
J e vous pardonnt.:; vous m'a'icl. apporté le plus beau dt.::;
prést:!nts. Au revoir!
Dans le hall, Dolly et les enfants m'entourent
mais je leur dis qU? Pa~1
c:;t revenu et je me déga8 e :
cl\'oya~t
un dernier signe à Georges, du jardill.
,\Ior~
JC pars en courant, en dansant sur la neinl .
Ou\!! heau malin de • 'oCI ! Exj~tc-iJ
au mundc ~1l
cœur aussi hcurem ql~C
Je mi;:ll? Je n'ai pa
dcmandl,; à. Georgc"- la l'al 'on du stlence de Paul' il
mr Je lira lui-meme, ct je h: grondl,;rai tant, le par~L
!- 'u'!
.\u coin de la prairie, je l'apcrçoib, dGjù, Illl! lournant/c dos, s'al'pu\'ant il Ja barrière . .Tc m'arr(·te : la
joic de le revoir· cn cc lieu e 't ~i
\ ive que je
Jl·~I)rouV!
l'lus la m':1l1\'; inipalience d,' lollchC'r su
ma 0 et d'entendre !la \'CJix.
Puis, je m'avanco rapidement. Sans doute, la
�A TRAVERS LES SEIGLES
neiQe amortit mes pas. Je suis tout prl:s de lui
quand il sc retourne .
- Vou voilà reyenu 1 dis-je, lui tendant vivement
les mains. J'ai été si .tourmentée, ~i malheureuse ...
[J ne répond pas, m'enveloppe de ses bras, et serre
ma tète sur sa poitrine avec une tendre' e passionn'::e qui remplit jusqu'aux bords mon cœur a,ide.
Comme il est silencieux ... de bonheur, je suppose!
ct comme sa respiration est haletante t On dirait
qu'il a marc hi! trop vite.
- Vous ne parlez pa' ? Je ne vous demande pas
de parler, du reste, c'est assez pow' moi de savoir
que je yous ai retrouvé. Qui donc pourrait nous
. éparer maintenant que nous sommes ensemble :11 po~e
ma main sur ses li:,res brillantes et que jc
sen - trembler. Le son des c oches nous arrive à
tn:\\ers champs, en vol'::es joyeuses et bruyante".
Qu'y a-t-il de plus doux que'les cloches de Noël,
lorsq u'on est heureux?
- Paul, avez-vous vu cet affreux journal? J'aurai::.
dü savoir que YOU . n'y croiriez pas.
- Il fait froid ici, dit-il enfin .
.Je reli:\c la tète el je le regarde. Est-ce mon Paul,
amaigri, ci "fait, les yeux creux et luisants, la figure
pâle tomme s'il relevait d'une longue maladie. - Vous avez été malade! C'est pour cela que
yous n'a\'ez pas écrit cl que vous êtes re l,~ ab 'cnl
si lon"temp~
?
- Non, je n'ai pas '::t':: malade. l OUS ne pouvons
causer ici. Retournons à notre ancien endroit.
J'ai peine à retrouver en lui l'homme qui m'a
quillée il y a un mois. En traversanl le champ, je
glisse su r le terrain inégal, cl je ténds les mains à
Paul pour qu'il me soutiennt:; il ne semble pas le
voir et marche de ant moi.
Dan~
notre salon de neigt., je m'm;sieds sur le
rneme Irone d'arbre; il cache sa tête sur mon cpaule,
et ne rai! plus un momcJnent. Est-il las? souffre(-il r Je n'avais jamais remarqué que ses che 'cUx
L!risonnaien!; c'est un !WU tôt; 11 n'a gui:re dépasse
la trentaine.
Je passe m~s
doigt dans leur" courtes m0l:he ,et
il fris onne. Oui, il e t malade, c'est une folie de res1er dehors par cc froid.
- Paul. vcnez, rentl'ons au manoir.
JI ](;vo un instanl le yeux vers moi. d'un ail' égar':,
,!lors sa tète retombe,
- Ne pouvez-vous attendre un peu? répond-il
d'une voix dure ct étrange.
- Oui, jc puis atl6nL!re, di -jl: doucement. Mai
tout cela e, '1 lncx(llcablc.
�176
A TRAVERS LES SEIGLES
Les cloches sonnent toujours, tantôt bruyantes,
tantôt apaisées.
- Entendez-vous, ces cloches! Je me demande
si elles sonneront aussi gaiement le jour de notre
• mariage . Et dire que j'ai r~vé
'Lue vous ë,tiez marié
à une autre, PaulI A-t-on lamais vu pareille absurdité 1
Il sc redresse brusquement et se place debout
devant moi . Il parle enfin ... Avant que la cloche ait
achevé de sonnei, tout ce qu'il y avait pour moi en
ce monde de joie ct d'espoir meur.t du même
coup ... Le voilà, mon Noël blanc, mon laveux i'\oël !
Nous nous re~adons,
la mort sur le \:isagc longuement, sans rIen dire. Quand. s~
~èvres
s'?u~rent,
c'est pour proférer une maledlctlOn terl'1ble. Je
l'écoute sans frémir, sans comprendre; la "ie me
revient lentement.
- Pourquoi êtes-\'ouS ici? dis-je de ma voix ordinaire, peut-être un peu plus lente. Pourquoi a"oir
quitté votre remme?
..
,
- Ma femme 1 s'ccne-t-Il, les pOlOgs crispés,
Pourqu<?i ne pas m'a,voir avert~?
Savie<:-vous que
nous aVions une pareille ennemie, que, depuis des
années, j'ai été espio~né,
suivi ras à pas, et qu'ici
méme, sous votre tOit, elle avait placé un de ses
instruments pour lui rapporter tous nos actes ct
nos paroles?
- Je savais que nous avions une ennemie, mais
je ne croyais pas qu'elle eût le pouvoir de nou s nuire.
:Vies main:; sont croisées l'une s \lr l'autre' mes
}ClIX ne quittent pas le blanc tapis de neige, '
- Et voilà ce qui nous a perdus 1 Si Yoùs m'aVlt:;l
averti le matin de mon départ. .. Dieu Olt.: pardonnc
de vous accuser, quand ma maudite folie eo.t liJ
cause de tout 1 Apri: vous avoir quitté cc jour-là jL:
me reprochai r.resql}e aussitôt de vous !al~scr
r~n
trer seule, et Je rcvlns sur mes pa ' ... 1:'11 toUrt1iJl11
le coin de la prairie, je vous aperçus appllY\.:e au bra,>
de Georges Tempest, et, sous l'empire d~ je ne sais
quelle impulsion, a~ I~e.u
d'aller à vou, je m'éloignai
hrusquernent. J'arnval lu<;tea temps pour mon train.
De ,larseille, je vous écrivis; ma premiè,re coll r.:
(;tait apaisée; vos parole d'adicu, si tri!;tes ct 1
tendrcs, avaient trop l'accent de la sinc6rit/\ et san
comp~ndre
ce que, j'avai:; vu, t'étais sûr que \'011"
pourne;: me l'explIquer. Quoique mécontent, j'
n'étais pas jaloux, alors; je ne doutais pa de vou'
mais je VOliS demandais cette explicatinn,
'
« A mon arrivl!c à Rome, j'atcndi~
(Il vain la
lettro 'lue vr)us m'avit~l
promis de m'écrire, dès le
rndcmain Je mon départ. Vou 'tOI1Jlf'rC7.-vous
�A TRAVERS LES SEIGLES
177
qu'une crainte atroce, un doute maladif se soient
glissés dans mon cœur. Pourtant, même si j'avais
pu repartir, je ne l'aurais pas fait, je ne voulais pas
raffermir par une seule parole votre fidélité chancelante .. . si elle l'était, ce que je ne pouvais croire,
quand vos derniers mots vibraient encore à mon
oreille. Mais je me rappelais que d'autres femmes
en avaient dit de semblables à des hommes qu'elles
avaient ensuite trahis ...
- N'avez-vous pas reçu une seule lettre de moi ~
dis-je, me souvenant elu pauvre petit bouquet si tendrement cueilli et couvert de baiser .
- J'en ai reçu une, plus tarel. Mes affaires me
retinrent au delà de l'époque fixée pour mon retour.
Un jour, on m'apporta une lettre et un journal. Je
reconnus votre écriture, votre cachet, mes doute'
s enfuirent et je baisai comme un fou votre nom,
Nell, empreint sur la circ. De l'enveloppe tomba,
quand je l'ouvris, un petit bouquet de Oeurs si:che:,.,
dont le parfum était évaporé depuis longtemps, mais
que je touchai aussi de mes lèvres pour l'amour de
vous. Puis, je pris votre lettre, doucement, tendreml'nt, en pensant que vos mains avaient touché
cette feuille, et je tressaillis en lisant les prelnic~
mots: l' Cher Monsieur Vasher. " Ce début me se111hlnit incompréhensible . Pourtant, l'épitre était as"ez
claire. Vous me disiez qu'après mûre considération,
vous aviez fini par conclure que vou,; seriez p11l!> heureuse avec Georges qu'avec moi, que votr.: mariag"
avait été immédiatement célébrl:, ct que vous 1 artit.:7.
rour un long voyage avec son père et lui. Pour confirmer cette nouvelle, vous m'envoyiez lin journal,
vous me demandiez pardon du dé appointemellt que
j' pourrais éprouver etvous signiez IIéll.-ne TelOr'''''1.
- Avez-vous cette lettre 'r
11 la tire de son f ortefeuilk. Je la regarde, l'adn" t'
est écrit.: de ma main; la lettre ne l'e~t
pas; mil~
l'ecrit ure c~t
:-i hien imité..:, que s'il s'aaissait d'une
copie, je ne la t.Iitin!.juerai pas de l'onginal. .ft' 1t
mot dire.
r nds il Paul, ~alS
- La vu' d(' 'olr(' écriture avait ~i bien mi rn
luile It.!s démnn jalnu.· qui m,~
tourmenfai 'nt depui
dl' jours, 'l.IJC cett ...lettr!.: Ill' ull'crrel d'un chuc violent. Je reVII);I a mOl pour Ille mettre forl cn colèrt ,
et trouycr q1le ,·ous ln': rai~ez
une rlaisanterie d.:
trè' mauvi~
goüt, suchant qu.: la jalousie était mon
.' tt', faible .. le repoussai la lettre cl le~
flcur~,
et
de pliai machinlt~'
le Tl/Iles, ~ans
m'attendre
;1 y trouver l'annoncL dont vous Ille parliez .
• Ce fut alors qUI! je lu ,dümel1l lI11prim'::c, l'ait 'iI,ition fomlelle de votre manage. J'(;tais encore \1.:.
�17 8
A TRAVERS LES SEIGLES
yeux attachés sur la page, incapable d'une idée raisonnable, quand mon valet de chambre vint prendre
me ordres. Je lui demandai si, depuis notre départ,
il avait reçu des nouyelles de Silverbridge. Il hésita
un peu, tira une lettre de sa poche, la posa sur la
table et s'en alla.
« Comme tous les domestiques, il savait fort bien
notre situation réciproque, à YOUS et à moi. Celte
lettre lui était adressée par une de l'OS femmes de
chambre; elle racontait votre mariage aYèc le jeune
Tempest, qui avait fort sùrpris tout le monue. Le
public disait même que cela ressemblait il un
mariage secret, quoique votre ~t:re
vous cùt accompannée à l'':glise et que M. SI<Ip ~orth
eût célebré
la ~érmonie.
Nell, j'al'ais traité '\'otre lettre de mauvaise plaisanterie, j'avai douté du journal, car une
erreur était possible; je ne pus r';cuser ce troisil:me
témoi~nage.
La grossière improbabilité de Ct.:tte
histoire, de cette hilte indécente à vou", jeter dans
les bras d'un autre, aussitôt mon départ, l'invraisemblance que l'otre mère, après aVOir sanctionné
vos fiançai Ile, , eût approuYé une telle action
l'absence ~Ie
votre père et la désobéic:qance taci~
d'un. mariage accompli sans l'en avertir, tout cela
disparut devant ce fai~
: qu.e vous. étiez mariée .
Comment, où, pourquoI, peu Importait : Vous étiez
la femme de Tempest.. .
« Alors, je devins fou, plus fou ()u'un malheuréux
qu'on .enferme, iyre de chagrin,. Incapable de me
condUire et de raIsonner mes actIOns. J'errai tnulle
jour; le soir, je me rctrouyai dans mon apP!1rlement.. .
.Mon d2st:spIJ/r se transf()rma ell folle luneu e' mon
amour pour \'ous serhbla s'évanouir plus co~p!t
tcment encore 'lue jadi', en dècou Ta', son men~onge,
celui que j'a\'ais ~prouvé
pour Silvia. Ule
n'avait pa été.i coupable que vous ...
" Srlllduin, de bras caressant m'entoUrl:renl ma
tete brulanlc sentil un appui; une voix tendre co~me
celle d'une m"re, murmura à mon oreille de; ptIroles
de con. olation . .Je ne fi' vais ri us si j vèilbi· nu si
j' tai endormi. Peu à l'cu, cc contact, celte vuix
douce ml; 1't.I~
r~nl
qlIe la femme qui ~'olbiat
cllc-mt.:mt.: pour \cnir à moi dans mfll1 cprcuvé, Uait
cette, ill ia durel\1ent traitéc, cetle SihLj qui m'.hait
I<HIjour .lim., en d 'pit de l(lut, tandi 'lu vnu,
adbree cellt lni dava lia 'C, 1'1)' m\,; rci 'liez froidement..1 ne lui dcmancldi p.l C0ntm Ilt dIt.: savait
m, n hi lnlrt:, ni 1 nurquI" êll
t"it \enué. Sail
:ImollJ' l'dvolit pou s~e
ver m!)!! dl. t: poil', brilv.tnt
tout, acrifiant a I·~pl.tion
... VtJilà cc lit.: ie Cl'U ,
mon Di li 1
�A TRAVERS LES SEIGLES
179
« La nuit s'écoula. Sa beauté séduisante, sa tendresse, sa passion agirent sur moi comme une
magie ... Rappelez-vous que j'étais fou, compli..tement
fou! La meilleure partie de moi-même était comme
morte au-dedans de moi; je n'avais plus la force de
réfléchir, de penser. .. Dieu sait le reste 1 Les ruses
savantes de cette femme, la rage qui remplissait mon
cœur à votre souvenir ... Le matin nous trouva tous
les deux devant un prêtre, et un peu plus tard, à
l'ambassade britannique. Nous fûmes mariés 1
« Ma folie se prolongeait. Je ne savais pas ce que
j'avais fait, mes yeux étaient tou jours fermés. Silvia
était toujours pour moi la femme qui m'était restée
fidèle, vous celle qui m'avait trahi. Mes pensées
n'allaient pas plus loin; je ne l'aimais pas; Je ne la
haIssais pas. Elle m'était indifTérente.
.
« Nous partlmes pour Florence. Tempest était
déjà à Rome. Si je l'avais su 1 La fatalité, qui
s'acharne parfois à nous poursuivre, avait voulu
qu'il n'eût pas moin de trois accidents en route.
J'appris ensuite qu'il était arrivé chez moi une demiheure après mon départ; mais nous n'avions laissé
derrière nous aucune indication; il eut quelque
peine il. retrouver nos traces. Pendant ce temps, je
ne pensais à rien, je n'avais pas songé à m'étonner
que Silvia se fùt trouvée seule à Rome; je ne lui
avais pas demandé comment elle savait votre
mariage, ni comment elle avait pu m'épouser, en
voyant l'efTet que cette nouvelle produisait sur moi.
J'étais comme un homme sous l'influence d'un anesthésique, qui ne l'a endormi qu'à moitié.
« Le lendemain de notre arrivée à Florence, je
repris possession de moi. J'envi ageai l'action que
j'avais faite; je sentis que, mariée ou non, je vous
aimais aU::isi follement que jamai :. ; que cette femme
qui était la mienne m'était moin s prél:ieuse qu'une
~eul
parole de vou, le moindre serrement de
main 1 Par une impression étrange, c'était mon
mariage et non pas le vôtre gui me semblait nous
séparer. De fort bonne heure Je sortis. La première
reJ'sonne que je rencontrai fut Georges Tempest.
Je le re.r;ardai sans doute d'un air bien terrible, car
il me Jlt ~ur-Iechamp
:
« C'est un malentendu 1
Une heure
« .Tc ne sais plus ce qui arriva en~uit.
apl'l:s, nous partions, lui ct moi, pour l'Angleterre.
Vous savcz le reste.
Oui, je sais le reste, cal' il n'est plus <tue l'ombre
dé lUl-mème. Voilà bien . c Irait " maIS, où bont
l'élnima.tion, la flammc, la ,ie qu'ils rcn6taicnt, il y a
un mois ... seulement.
�180
A TRAVERS LES SEIGLES
Et ll0US restons là, nous regardant longuement,
les yeux attachés sur nos visages hagards, et n'osant
même pas emeurer le bout de nos doigts,
Entre lui et moi, il y a maintenant un grand
qoufTre. Serai-je toujours muette, insensible comme
une pierre?
- Si je devais mourir en cet instant ou revivre
l'heure qui vient de s'écouler, j'aimerais mieux
mourir, reprend-il avec lenteur, J'ai assez souffert, Dieu le sait, depuis que vous et moi, nous
:lommes là, mais le moment le plus terrible a été
::elui où j'ai entendu vos pas sur la neige, sans oser
me retourner pour vous regarder, où vous m'avez
:'alué avec des paroles de tendresse ....
« Quand je songe à l'avenir; quand je me dis que
plus jami~
je ~e, vou~
attendrai, plus .iamai je ne
"OU vera~
vemr a ,moI à tra\',e~s
les seIgles, que je
n'écouteraI plus aVIdement SI J'entends vos pa ou
~otre
douce voix .. , que les jours seront vides et
tristes, que nous nous appellerons mutuellement de
loin, dans ce silence où les appels n'ont point
l'~cho
...
Ses paroles entrent dans mes oreilles, mais ne
remuent rien dans mon cœur; plus tard, elles mc
reviendront peut-être . .J'aurai le temps de me les
rappeler, lorsqu'il sera parti ... oui, toul le reste de
ma vie ...
- Paul, dis-je en frissonnant, quand retournez_
'nus près de votre femme?
-- Retournerprès d'elle 1Et-ce 'lue j'entends bien?
- Oui, il le faut, vous êtes obligé 1
- Je ne crois pa , fait-II, entre se dents.
- Elle ne pouvait 'ous contraindre à l'~pouser
vous l'avez fait de votre plein gré. QUdie raiso~
donneriez-voue; au monde de cet abandon 'f
- Quclle rai~on
? Elle n'est pas m., reml~
et je me
charge de lé prouver.
- Elle Vl)lIS Ilime.
- Elle m'aime 1 Elle m'aurait donné une mE'Ïleurc
prc\I\'e d'amour en m' >nfonçant un couteau dat g le
cœur, El vous voule7, me renvoyer à Ile ~ .T'irai ...
pour la tuer 1
1 on, vous ne c ~'r
'7, as. Cctte ft.;rnrnf' 'IlUpable n'a pas le pou'ioir de plonger \' trû ûme dans
le crime, Elle a ruiné votr' vic, elle Ill: pcut faire
davantage, Vou. ne l'a\'cz pa. r ri c pour lin jour
ffitlic; pour la bannI.! et la mauvai c f"rtulle; il faut bie~
upporter les cons~que
de Vott e nclion prt: ipitée, Le déShonneur que Vou jdtcri"/, ur cl!
retomberait sur vous, car elle est otre f mm
1
porte votre nom.
�A TRAVER::; LE::; SEIGLES
ISl
- Devant Dieu, elle ne l'C!)t IX1"! N'avez- 'ou" Jamais
.lim6'? demande-t-il ami;rt;:mE:nt. Vous ne savez ce
que c'est que l'amour :;i yous me ren 'oyez à cette
kmmc. Croyez-\'ous que si vous &tiez à ma pla~e,
je
à un autre? Je vou;; gardei~,
je
vou )ai~ser'
mus prutegerais, personne ne YOUS arracht:rait à
moi ...
Il se cache le visage, tout trembl<tnt de cdte
<LIlToi!'se des fort::>, et Je Je re8arde, je ne ,;en rieu,
ab,olument rien ...
ne voulez pas porter vutre fardeau
- Puisque vou~
comme un homme, il faudra que je le porte poL!r
'ous ? Je ne Yeu,' pa qu'on me montre au doigt, el
disant: " Voilà une jeune fille qui allne un hommt:
mari& 1 C'est à cau e d'elle que Paul Vasher ne ,il
pas avec sa femme. »Je ne le supporterai pas . ;:)1
vou ne voulez pas retourner près d'elle, je quitterai
Silverbridge, et je m'en irai si loin que la méùisan~e
ne pourra plus m'atteindre,
- Mais pourquoi? Qui saura notre histoire?
- Tout le monde, Croyez-vuus qu'elle gardera 1",
ilence ?
- Nul ne peut rien you:; reprocher .
- Rien, SI vous êtes avec elle . Tout, si vous la
quittez . Le monde a peu de pitié pour celle qui :;t:
place entre un mari ct sa femme.
- Demandez-moi quelque chose de moins dur.
dit-il.
Et les veines de son front sc gonflent comme de
cordes.
~
- l\lême pour vOus, je ne puis faire cela. Donnezmoi quelque tache à laquelle ne se refu,ent pa<
également mon corp <.!t mon ame, De quoi donc mt:
croyez-vous fait, si vous vous imagincz que ju puis la
voir preridru votre place, usurper votre nom, Yo~
droits, à mon cOt':: ... Je pourrais supporter tout
cela, ct vivre, pense7.-vous ? Tot ou tard, je succomberais, et. ..
- Paul. ..
'l\1a voix est si basse que je puis à peine m'entendre.
- Ne voyez-vous pas qu'il n'y a de s'::clll'it6 ni
pour vouc::, ni pour moi, si vous ne vivez pas aupr~s
.le votre femme. Par l'amour que vous me portez,
au nom de toutes les souffrances que vous m'avez
acrifice.
Cilllsées, je vous demande cct uniqu
'i\'ez avec elle, comme un étranger. i YOUS voulez,
m'li, a. 't:U du mondu, ne oyez pas SUj1Urus .
1\lu joues se colorent d'une rougeur dc lOnto en
adlC\ant ces mllt . Alor ,je bai su la tête, j'attends,
ct un. terrible doute me tra 'erse l'e prit. Fai -je
�J 82
A TRAVERS LES SEIGLES
bien ou mal en demandant cette immolation suprême
de toute une vie. Le silence dure si longtemps qu'on
dirait que les minutes ont cessé de s'envoler.
Quand Paul reprend la parole, sa voix semble
m'arriver de très loin. Je Iè:ve le s yeux; dans les
.. iens, je lis cette expres;;ion de défaite et d'anéantissement d'un homme dont le dernier espoir est
perdu.
- Vous avez triomphé 1 Je ferai cela pour l'amolil'
ùe vous. Peut-on faire davantage? Il faut que \OU'l
me donniez quelque temps pour m'accoutumer à
cette idée, pour me Llébarras ser LIe quelques-un ,;
de mes préjugés, ajoute-t-il avec un rire amer.
Alors je lui offrirai une place dans ma maison pour
en être la maltresse, et je la traiterai comme une
. étrangère habitant sous mon toit. Si elle refuse,
elle pourra vivre seule.
Une vague et douloureuse jalousie, la première
. ensation de mon cœur engourdi, s'évej1!e cbez moi.
S'il recommençait à l'aimer ? Elle est bien belle ...
la rancune des homme ne dure pas toujours, et
c'est moi qui le lui renvoie 1
Encore un silence plein d'amertume. Paul s'agenouille dans la neige et me contemple; je n'ose pas
le regarder, mon cœur s'éveille de sa torpeur. Hier,
il était mon fiancé; aujourd'hui, c'est le mari d e
Silvia; je ne puis passer en un moment de notr\:
afrection familière à cette étrange et opuvelle situation
que nous occupons l'un vis-à-vis de l'autre.
- Yous ayez fixé mon sort, enfa nt; que sera le
vôtre ~
- Je vivrai.
- Quelqu'uo prendra-t-il ma l,lace?
- Personne.
- J'ai toujours été un égoJs1<! hrUlJl; j.: ;uL~
encore égolste et je vous dis qu e j'aimerais mieu. '
YOU'l voir couchée au cercueil. avec des "iole1tes
dans VIlS main s pâles, que de vous, avoir la femme
J'uo autre. Tel est mon amoul' l'our vous, Telll J e
veux que vous m'aimiez jusq u'au dernier battelllent
dt: "JIn! C(LU r j je veux la dernière pensée de 'ntre
âme, le ùcrnie!' appel de vos I.l:\'re:, Ctl~nr'
"!trc
llom St: ra sur le,. miennes quand Je monrral, fila bJenaiméel .Je vou~
aimerai jusClu'au jour dt! ma m ort, (',
apro::s ... Et quand nou" nous rencontrerons dan
cel nutre monde ()u il n'y a plu" de mariagtl ,
\ icnJrcz-vou: à m"i avec Je J<:\'re " au<;si purc
qu'aujourd'hui, des Ihrcs qut:: mOI seul aurai eflleurées, de même Clue nul baiser de femme nc tou('her;j
les miennes désormai i' ...
simplement.
- J'trtlÎ à vous r dis-~e
�A TRAVERS LES SEIGLES
183
L'apathie qui m'engourdissait, pe~ant
comme la
Ih;ige sur la terre, s'est dissi pée, et une fiLvre d'angoisse me pos~de,
un d(jsir insensé de toucher sa
main, de lui dire une parole d'amour et de con. 0lation ... et je ne puis pas j je n'ose pas, quoique
nous soyons à quelques pas l'un de l'autre et que
nous nous aimions. Nous sommes s~par
non pour
un jour ou une an~e,
mais pour toute la vie. Depuis
qu'il a relevé sa tête de mon épaule, au moment où
sonnaient toutes les cloches de No[:l, il y a un
ablme entre nous .. . la morl même ne pouvait davantage nous séparer. II faut que je m'en aille ... bien
vite ... ou je vais défaillir. J\ e voici debout.!
- Adieu 1 dis-je tout bas. Je m'en vais ...
-r Si tOt 1 - Sa voix est presque aussi faible que
la mienne. - Ne serons-nous pas séparés tout le
reste de notre existence!
.
- Des paroles nous rendront-eJles notre bonheur
perdu, Paul? Nos joies d'hier peul'ent-elles ranimer
notre avenir mort? Nous ne serons jamais l'un pour
l'autre plus que nous ne sommes à 'pr~_ent;
nous
ne pouvons nous aimer moins. Laissez··moi aller,
tanl que j'en ai la force.
- La force, répète-t.il d'une voix rauque en examinant de plus en plus près mon visage. Est-ce à
cela que je vous ai rédUIte, ma pauvre petite" neur
blanche? C'e t ma folie coupable qui a chassé la
fraîcheur de \'os joue:, la gaieté de votre doux recard .
• Tell 1 Neill j~ nc puiti vou lai sel' partir; vou' Nes
ma vraie femme, ma vie, mon lis 1
Serai-je votre li', aprè. ( dis-je, toute tremhlanlt.: .
me toucher, d~1 UI qu'il m'a
•\1ais lui qui n'o~ail
annoncé ces lataleti nouvelle-, s'.q procht.: le bras
'llly!!r!::;. je lui t:chappe.
- Laissez-moi, PaulI Vous comrnetlne/. cette
trahison?
- Envers elle.1 s'écrie-t-il nIée un gc lc de mépris.
- Enver::; mOI 1
- \'ou,;1
lu!' >oes traits, ses
Une puleur dé ccnun:. ~'(:tel
brns retombent, cl Cil face l'un le l'autre, nou::;
contt.:mplon no figurco boult.:verséc .
- Adieul Ji -jt.: eOlllme Ull faible murmure.
Il ne parait pas cnl(;ndrc, Je m'éloigne suns bruit;
mai, un pell plu loin, je m'arrt.:le en frissonnant,
cal', ~ur
les champ' désolé', pusse le cri, amer et
<.:uu\'age d'un homme qui 'oum c.
- Mon Dieu 1 ~lon
Dieu 1
�18+
A TRAVERS LES SEIGLES
IV
. . . . . . . . ..
. ...
. . . Le printemps! l'hôte aimable et charmant,
est venu cette année de bonne heure nous surprendre, balayant les derniers brouillards, de ses
robes changeantes et embaumées, touchant les haies
de sa baguette de fée. Oui, le printemps amène avec
soi une sainte et adoucissante influence, il réveille
dans la mémoire des hommes de meilleurs souvenirs et de meilu~s
espoirs. Pour moi seule, il
n'apporte ni plus ni motOs que des feuilles verte ,
des fleurs et le ciel bleu. Souvent je ferme les y~ux
pour ne pas voir les fleurs sur leurs tiges. Elles y
étaient l'été d ernier ; elles y seront l'an prochain.
Ce sont de pauvres objets périssables, et pourtant
elles reparaissent chaque année, quand nous ne
revoyons jamais les fleurs humaines, que nous avons
vues périr avec tant de larmes et de sanglots.
Nous savons que nos morts ressuscitent, immortels
et incorruptibles, P?ur r~f1eui
à jamais dans le
jardin du Grand RoI. MaiS n'est-ce pas bien loin,
bien vague pour nos yeux de chair qui voudraient
voir et savoir? Où sont-ils? Et nous croisons no
bras vides sur nos cœurs inapaisés, gue rien ne
satisfera jamais de ce côté de la tombe, Jamais 1
Pourquoi mes pensées s'en vont-elles si tristement
aujourd'hui à ces pauvres morts sans regards et
sans voix? J'ai les miens, il est vrai, mais ils ne sont
pas sous le ga40n; c'est dans mon cœur qu'ils ont
leurs tombes. Di~u.
n'a pas encore appelé le
noms de ceux que J'aime.
l! y a un homme qui est n:'0rt pour moi, quoique
je le sache au nombre des vivant . C'est seulement
ainsi que j'empêche la haute muraille entre nous
de s'écrouler, anéantissant mon indifl'érence de
glace, 'péniblement conquise. Si je me le représentais Vivant, respirant, heureux ou triste, je ne
pourrais supporter mon sort; la moindre impulsion
lancerait ma pensée vers lui, ct puisque je ne puis
oublier, je ne veux plus penser.
Une volée de cloches m'arrive à travers les champs,
et je porte le ,> main s ~ mcs orcilIes, tr~mblan
de
tout mon corps. lh:plli-; un certain matin de No':::l,
il ya trois ans ct plu ,le on tIL doches a été pour
moi comme le contact J'une main grossière sur une
blc5!',ure à vif. Et il me faut les entendre si souvent!
Tout le temps de celle fièvre cérébrale dont j'ai cru
mourir, elles résonnaient dans ma tête : de~
�A TRAVERS LES SEIGLES
(85
cloches, des cloches, toujours des cloches qui ont
failli me faire fuir de ce monde dans l'autre.
Mes mains se détachent de mon visage. Il faudra
bien me résigner à entendre ce bruit tout le long de
ma vie J On dirait un carillon de noces, vif, rapide
comme si la joie lui coupait la parole, mais personne
ne se marie à quatre heures de l'après-midi.
Mes pensées remontent à ce jour, il y a trois an s,
où je me regardai pour la première fOlS au miroir.
Mes cheveux coupés commençaient à peine à fris er
en petires boucles autour de mon front . Maintenant,
ils sont presque repous sés , mais moins longs qu'autrefois. Quand je pus reprendre ma vie habituelle,
je me fis un chignon de tout ce qu'on m'avait coupé,
pour cacher ma tête rasée, mai s je le ~erdais
sans
cesse ; finalement un de nos chiens le mit en pièces;
tel fut le sort de mon unique « ornement emprunté ».
Ai-je la physionomie proverbialement ridicule de
la personne qui a eu « un amour malheureux »,
aujourd'hui que je suis assise sous le s chênes, avec
ma jolie robe de toile, des fleurs tout autour de moi,
et ce ciel rayonnant au-dessus de ma tête ? Je relève
ma manche et je regarde mon bras; il n'est pas
maigre, mes mains ont encore des fo s~et:"
décidément le chagrin ne m'a pas réduite à l'état de
ruine. Voilà ce qu'on gagne à n'avoir jamais été
une beauté, la différence est moins sensible.
Dolly prétend que, si j'avais plus de couleurs,je
~e rai
s absolument la même qu'tl y a troi~
ans.
MAman et elle s'imaginent, je crois, que je commence à prendre le dessus. En elTet J Je vis, je dors,
je manse, je bois, je ris même, à peu près comme
autrefoIS, mai s je suis pareille à un corps à moitié
paralysé.
Le coté inévitable de l'existence quotidienne a
repris toute l>a vigueur; l'autre ... Dieu et mon propre
cœur savent seuls ce qu'il en est 1 Je n'ai jamais été
d'humeur à me plaindre; joyeuse ou d é~o
lée,
j'ai
toujour' mené grand bruit autour de ma joie ou de
ma contrariété, et, ensilite, il n'en était plus que'lion. De même, pendunt la quinzaine qui précéda
ma maladie, j'épuisai ~an;,
doute tout cc qu'il yavait
pn moi de forces acti\'~
['our la souffrance.
D'i ci la fin de ma ,il', jl' ne c:aura l l'lus qU'rndurer passiwment.
,fe ne l'roi., rn<; 'lu'lIn homme ou Lille femme eo
bonne sant\.. plJi!>~
nt mOIJrir d',lI1lOur, à moins ci~
. c suie/der.
11 faut 6trc bien criminel ou bien faible pOur 1,
faire. et traiter la vit) comme un don san v 1eul
parce qu'une seule c hO ~t' vous est l'l'f\lsée, T,a honl'"
�186
A TRAVERS LES SEIGLES
et le dé. honneur peuvent tuer; la seule souffranc c,
jamais, Celu passe pour une chose tr~s
poétique d··
mourir d'amour, on devrait pourtant savoir qUI:
c'e~t
infiniment moins dur que de yivre ,
Chacun a sa tache en ce monde; le temps du
repos arrivera trop û rement pour nous tous, Et
c'est pourquoi j'ai cherché, dès le début, à ne pa~
faire de mon malheur celui de mon entourage,
Je ne r~clame
nulle piti,;, et, ce qui vaut mieux,
personne ne m'en offre,
•
Je me précipite comme autrefois, le matin, pour
la prii.:re; j'aime encore ces dix minutes de paresse ,
dans mon lit, apr;:s qu'on m'a éveillée, quoique dans
mainte occasion elle aient failli me coûter cher;
avec une habilet,; due à un long exercice, je mets en
mouvement la lourde machine de la conversation,
à notre table de famille,
Je me sens indignée et froiss6e quand le «g(luverneur » m'inflige l'épithL:te d'imbécile, Je voi~
toudes choses aus i vite que leur
JOu:" l~ côté ~bsurde
côte tnste, d autant I?l~s
que l'un suggère l'aut re ,
De temps en temps, l'Ilprouve une aversion désespér6e ,pour fll:es robes c~ires
ct mes babitudes
111 oucl,eus,es i Je rc\'e Je CIlice et de cendre"
et je
pourraIs gèmlr plus haut que les autres r mais tout
ce luxe m'étant rerusé, je m'habille comme mes cmblables, et je n'élève guère la voix quo pour h6lcr, à
travers les champs, l'un ou l'autre" des garçon ",
Quelles sottes idées me bont venue" 1 Je rel'urde
à ma montre, Il est grand temps de rentè~,
.Je
ramasse mon chapeau, un chapeau au i fal~
ct
aussi peu seyant que celui que je portais le jour
m~orable
de notre rencontre, en co lieu où jo ne
suis jamais retournée, que je n'ai pas rovu depuis œ
matin de Noell Dan nos promenade au pas de
cour e, ur les talons te papa, s'il pa 0 par cc
chemin, je re te derri<;rc et je prends un autre entier à travers ~hamp
, Pour rentrer aujourd'hui, il me
fauL pa ser trls pr\.:.s d'un 6~hal,ier
d'où je i ourrai
l' ~ en: 'VOIr, maIs Je ne le dé Ire pa~,
Je voudrai
qu un tremul ment dc tcrr,e englout~
cc liell . ~ plein
LI doux et :tmcri SOllVCl11r', .Jo qUItte 10 bOl , mû
dic;ant qu'il e t dans toute <;(1 boauté et qu . li main
j'y am"nerai lJolly; jo prend l'étroite route qui nl\:
rdm"ne au loci, ct, alTi\ ~e à l'en Iroit d'Olt l'on
cmbra 0 le cll'tmp de ci"l!.: et a 'ieillc barri' re,
IIIlC irré i tibl
impuJ ion m'a~ne
ù grimper gUI'
le talu ' J',:carte le branche .. , et je vois debout,
1E:f; 1)1" s croi
,appuyé à Id mllll1C 1 lace, Plul
Va 11 'l', (lUi con! mpl'l! le champ et les br ir;, lall
leur fraie leur 1 rint.lOièrc,
�A TRAVERS LES SEIGLES
18 7
v
- Vous savez? me glisse Dolly, les deux mains
appuyées s ur mes épaules et les yeux dans mes yeux.
- Oui, je sai s .
Et je remonte dans ma chambre rose et blanche,
envahie par un doux crépuscule de printemps.
- Quand les cloches ont sonné, contmue ma
sœur avec une certaine h és itation, personne ne comprenait pourquoi, Larry courut à l'église s'en informer. Les sonneurs r é pondirent que M. et Mrs. Vasher
revenaient le jour même. Dix minute s aprt:s, ils
fai saient leur entrée en voiture. Neill Neill en êtesvou s très contrariée?
- Contrari ée! di s-je, en r egardant la figure fraîche
ct r onde de ma cad ette dan s la fl eur d e ses dix-huit
ans . Je ne crois pas . Je l'ai vu, Dolly.
- Et vou s lui avez parlé ?
on, il ne m'a pas vue.
- Il ya longtemps?
- Une heure à peu prt: .
- N'ayez pas de chagrin, ch érie, dit-elle, mettant
es bras autour de mon cou. Sans doute, il repartira
bientôt, et vous n'êtes pas obligée de le rencontrer.
Non, je n'y suis point obligée; mai ' il res pirera
le même air, verra les m êmes personnes que moi.
I! est là, bien vivant, non plu s une ombre vague se
mouvant je ne sais où, en dehors de mon horizon.
Je savais que, tôt ou tard, Paul reviendrait dans
la demeure de ses pères, mai s pas ain si, pas sans
avertis ement. Il aurait dù me donner au moins le
temps de m'éloigner. Ce n'était pas trop entre nous
du monde entier, et maintenant nou s ne sommes
plus séparés que par un tapi s de gazon. Et cette
femme est avec lui, celle qui a pris ma vie et l'a foulée aux pieds, ct leur enfant, leur fils à elle et à PaulI
Oui ! elle a triomphé de moi en vérit é. Elle n'est
pas seulement la femmt: de Paul Vasher, mais la
ffi t:re de son enfant. Quelle belle famill e ils doivent
faire : le père, brun, éncr;ûque; la ravi 'sante famme,
Je gracieux petit garçon. J'en jugerai sam; doute un
de .:es jou r, .
Il d oit l'a im er à 1 résent. N'e s t-elle pas unie à lui
par un lien b it: n l'1 ~ls étroit et plu ' tendre qu'il ne Je
p, mait, quand il jurait de ne plu s la revoir ce matin
d t Xocl ? L I; t.' ml ' , l'incon stance humaine, et cette
beauté enhrallt .: ont dù !.!u( ril' ce,; blessures ~ i lar"..:mcnt ouve rt es , il y a trois an s . Troi s an s 1 Peu de
.:ho
~ e pour un..: femme Jont l'exi
~ tcn
e c t vide et
�188
A TRAVERS LES SEIGLES
uniforme, l'éternité pour un homme qui m1:ne une
active et pleine d'événements. Il m'a oubliée;
ans cela il n'aurait eu le courage de revenir en ce
lieu qui, à chaque pas, devait lui rappeler le passé.
Et cependant l'homme que j'ai vu, il ya deux heure,
dans le champ de seigle ne semblait pas avoir le
cœur en repos. Si, seulement, il voulait promptement
repartir, et me laisser à ma paix reconquise, ou
plutôt à cette apathie vague que j'appelle à tort ma
tranquillité .
.Ma mt:re entre et vient s'asseoir près de moi, dans
le crépuscule.
- Vous savez qu'il est revenu, chérie '?
- Oui, m<:re.
- Il aurait bien pu rester où il était, dit-elle avec
un mouvement de col1;rej il devait comprendre l'impossibilité de son retour.
Elle ne lui pardonne pa - ! Pau\'l'e mère 1il e~l
pour
elle l'homme qui a brisé la vie de sa fille. Elle le
croit faible et coupable, comme tous ceux qui ne le
connaissent pa et ignorent les tentations qui l'ont
assailli.
- Son absence a été longue, mère? Elle ne pou\ait durer toujr~.
Vous ne songez pas qu'il a ici
des propriétés. Il fallait san doute qu'il revint.
- Soit 1 dit ma mère en soupirant. Nous avons
subi le malheur, nous allons maintenant am'onter
les d0sa~rment
. Je ne sais que faire . Aller chez
eux, recèvolr cette femme, je m'y refuse.
Quelle indignation doit éprouver ma bonne mère
pour appeler quelqu'un ~ cette femme li.
- Et si je refuse, votre p1;re insistera pour en
savoir la raison. Vous m'avez fait promettre de ne
jamais lui dire ce qui s'dait passé entre vous et
M. Vasher ...
~
Certes 1 Ditec;-le à tout le monde, mais pas à
\ je
lUI.
- TreS bien 1 fait ma m1:re, en soupirant. Alors,
nous serons forc0ment exposées à la rencontrer.
RappeleZ-VOlis, 'ell, que VOLIS m'imposez lin lourd
farJcau, non eulement la dissimulation en\"r~
votre
p' rc, JI1ui l'obli ation fnrt 1 0nible dt! touche!' la main
.l'une rt;rnrne qll \ ~ 1 a fait cette horrihle injur.! !
- LIle n' \i 'n dr l 1 cl i 'i , 111 re ch rie, di -j<;,
Ill' , 'lOlllllclll t ,\ t;lIt
l' -Il " cl \,.)U "ou
~ conl 'Ill .. ·/,
ù mettre l hez e 1 ue carl '1.
lucl omma e q u voIr r re ai! touiou!'
uu mi lIX <1,\ C 1 Vd ber. i
ait blololll 1 cC
cu ," HIlOl a\cc tout le 1TI1l1I le, l1011 n'aUIïOIl p.Js
\.:c ollci. VUli serez forcée de le vuir. j'en ai peur,
contil,l1C 1l1a m/;rc, cares:>unt doucement mes chc-
�A TRAVERS LES SEIGLES
189
\ eux. E~t-ce
bien dur, ma ch6rie ? Après tant d'années, cela ne devrait plus l'être.
Maman ne me connait pas tout à fait. Mon histoire
lui semble une chose déjà lointaine.
- N'ayez pas peur, mi!re 1 Si nous nous rencon·
trons face à face, je crois que je saurai me conduire.
- Le souper attend, annonce précipitamment
Dolly.
Et nous descendons à la hàte, fort effrayées d'êtnt
en retard.
Le voyage du q gouverneur» à la Nouvelle-Zélando
ne l'a modifilj en rien, et les années écoulées n'ont
rien changé à sa personne. Ce soir, il est d'hume~
agréable, et il n'y a pas de pauses désastreuses dan .,
la conversation.
- Eh bien! Vasher est revenu 1 dit-il après avoi,·.
allumé sa pipe, soufflant de longues bouffées qui
nous font tous~er
et cligner des yeux.
- Oui.
ses terres auraient fini
- Il était grand temp~,
par se trouver dans un bel état 1 11 a ramené sa
femme et son fils. De drôles d'histoires courent,
paraît-il, sur ses rapports avec sa femme.
Ici, le «gouverneur» s'arrête et jette un regard
embarrassé sur Dolly ct sur moi.
- Que raconte-t-on ? demande ma mère a\'ec une
certaine curiosité.
Bonne comme elle est, je suis 5üre pourtant qu'ellc
lie !'erait pas afl1igée d'entendre médire de Silvia
Va-.11er.
- Un tas Je mensonges, sans doute. On en fait
toujours sur les jolies femme s, et il parait qu'elle esl
superbe. On dit qU'il l'a quittée dell,' jOllr- après
leur mariage et n'e . t rC\'enu ~u'al
bout d'un an. Je
n'en crois pas un mot. Les \ asher n'ont jamais été
des casse-cou; ils ont toujours r60'::chi ayant de sauter; aucun ne s'est marié au-dessous de son rang,
ce gu'on ne saurait dire de la rlupart des bunnes
ülmilles, aujourd'hui . .\1r5. Vasher est LIlle Fleming,
du comté de X.
,le n'ai jamais entenùu le "gouverneur. faire un
ct si pacifique. E 'idl!mmcnt, ce
di cour . i IO1'~
hujet exe\'l:c une influence calmante sur son ebprit.
- S'il court tant de bruit .. , dit ma mère, ne pr6f(;reZ-VOU pas que je m'abstienne d'une visite, à cause
des enfants r
~elc
manœuvre diplomatique est inutile.
- Va her n'e'\ pa· un homme auquel nous puissions faire cet aITront. Vous irez, ct vous emèncr~
vos filles.
comme un dindon, et pince 1er
hoUy devient rou~c
�J90
A TRA'i'ET<S LES SEIGLES
lèvres d'une façon qui s ignifie ~ jamais ~. :i\1ama n
ne r~pond
pas; il est oifficile de discuter avec le
"gouverneur. ; contester un de ses arrêts est r~duit:
la conversation à l'état de monologue trop anim~.
- Les Tempest reviennent la semaine prochaine,
reprend papa, changeant heureusement de sujet. A
quoi pense ce bonh~me
de courir ainsi le monde Ï'
(La pau!:>e e·t expressive.)
- Entendez-vous, Dolly 1 dis-je, Georges reyient,
n'êtes-vous pas contenle?
Son joli isa&e en fleur m'in,.,pire une id~e
heureuse. PourquoI ne pas la marier à George" 1 ElIe :J
toujours eu de l'affection pour lui, el lui c.:omiendra
beaucoup mieux que moi. Qu'a-t-il fait depuis deu.'
ans?
• L'heure de se dire bonsoir sonne entin. Jeui "
dans ma chambre, seule, porte close; j'ouvre ma
fenêtre à deux battants; l'air doux et humide arriYt:
av.ec ce! te vague odeu: de terre humide des premières Journées de pnntemps. Il n'y a pas de lune,
l'obscurité m'enveloppe et semble me cacher, cor~
et âme, pensées latentes el sentiments consiet~,
craintes anxieu"es el joie tremblante.
Joie 1 Qu'ai-je à faire avec la joie? Comme s i c'.!tail
un démon, il me faut chasser la céleste \'isiteuse
qui m'a fuie si lonotemps. Est-cc un p'::cht:! d'avoir
béni l'heure OLI je l'ai revu Ï' Est-ce un crime dl'
désirer jusqu'à la souffrance un :crrement de main,
d't:couter avidement si j'entend& le ~on
de sa voix'
El voilà ma l'orce 1 voilà cc calme édin~
lentement
avec peine, pour se fondre comme la neige au soleil,
dès que je l'ai entrevu de loin 1 .\la pens'::e voit-elle
en lUI le mari d'une autre, ou l'homme 'lui m'a aimée,
ql1i me re ste lié à traver ' le temp s ct l'espace, et qui
est à moi comme je suis à lui ? J''::l'rClUve moins de
frayeur que de ra\'Î
s~Cl1en,
je l'a\oue, à IL ~a\'oir
pri.:s de moi, à savoir que je l'ai vu, lui-m'::mc, au
li~u
d'un f:ant0me vag~e,
..s'::pa.ré Je moi, I?ar un
fleuve que le ne frandllral Jamais. l\Ion espnt envisa"e c.:ctte Jifticile et humiliante situation. Je vais
rt.:~ui
mon ennemie, n<.:t:ul'ant ma p lace, usurpant
mes druits. Mon (;{J.:ur chasse toute les considérations vulgaires, ct, regardant la véril~
cn lace, s'avoue
en tremblant que l'heure es t dangereu se .
Puisque je t:onnai, le Jal1!.(er, ct que je l'affronte
au lieu de Ill' 'n dGtnurner comme d'un ,"pouvantail ,
en déclarant IU'il n'existe pa , je montre plus dt:
courage que ..:clllÏ qlli, ~lJna
dan - ~n l']()pr~
force,
111ar..:he au combat ;;al1;; mIre cr une pri,;re au Ciel.
o nuit, tes Il 'ures SlIut IlIngut.: ct ~i1cnt:u-e,
Cl
l'aurore tarJc bien ù \t~nir.
�A TRAVERS LE
SEIGLES
191
VI'
Dimunche matin. Tous les habitants valide. de
Silverbriùge sont à l'~gi.
e, 6c.outant la voil.. ton'nante
de 1\1. Skip\\orth l qui suppl6e par le bruit à ce qui
lui manque en fait d'éloquence.
La porte du chœur e~t
ouverte •. et mes yeux :,'égar<!nt souvent du visage Je rnÇlll pa~t
, eur
à cette échap.
pée sur la verdure, où trClmb~
. mille rayons.
Un 'oiseau s'abat UI' le seuil, envoya'nt son cri
joyeux et vibrant à travers J'6glise. La partie champ6tre de l'assistance sommeille dans se" banc . Sou ..·
la chaire, à la place f6servl!c aux propri6taires des
Tours, est assise Silvia, la femme de Paul Vasher.
,Je. ais qu'elle est là, quoique je n'aie pas regarde de
cc cÎ)~l:
.•'viais, au moment où M. Skipv.;orth ferme
;;on livre et où tout le monde se lève, nos :eux '\.:
rc'ncontrent et nous nous trouvons pour la prell1ii:re fois face à tàce. Son regard de trinmphe ~t:
bai 'se devant mon m6pri alacial. Oui, ilvia, WJUS
0tes sa remme, el je suis seule, abandonnée; \'OUS
uyez rJalisé vos menace et obtenu ce que désirait
'Illre cccur, et pourtant c'est mui qui ai vaincu, VOU"
n'êtes qu'une usurpatrice, vous m'a\'ez vol':: Paul, sa
per on ne et son num du moins, mais son amour, sa
\ ie m'appartiennent, cl vous le savez, li ne \ eut pas
mC!me e montre r à votre eût'::, le premier jour où
\OUS pnrais:;ez au mili(!u de nou~,
:\le,' yeux lui disent tout cda, avant Je m'm2'"
nouiller, .\ la porte attend la voiture de j lr~,
-asher,
un luxueu: équipage; Silvia cnnsc.:l'\'e son f!nlit pour
le luxe, j\lai ' je Jl1c'lii 'qu'en Jépit de c~
~lcndeur,
je me . entirai" bien humiliée d'y montcr 'cule,
- La plus belle femme que J'aie jamais HLe! dit
la \'oix de mon Pl·re, pendant que nou traver ons le
cimdlèl'e, asberest dansol1tol't, il tIcHait l'accoJ11pagl1t.:J',
Je souri: en 1'0cnulanL hst-cl: <{Ile tous les hl 1Jlmes qlli \'erront la beauté de Silvia CuntIumnerullt
aussi l'indifl'érence de Paul ct UI1 ,11'1'<11' 111 éoo!srne •
a plu, d't'xpn! ,iUIi.
Ellt; f,; 1 ch,tngcc; 'on Vi~;l!e
Elle a bcaucoùp soufli.:rt, je croi ,dcl'ui, cette nuit
a Lutrell.
Cc qu'elle voulait 'e t réulis '.; roui, i sc yeu
disent vrai, elle n'y a pa {!al'né ln ~ ai .
En ùtant Illon chapeau, Je 11\"11'1' -, • lnur me rc~
"enter COlllment nou auri{Jn , Pa Il tll moi, pas C CI!
matJll tic :;ahbat, i nllU a i,)n éte mari':' . l'oU'
crions alles ù pied à 1'0gh c, ! lra\\:rs le, l'an: et le .
�192
A TRAVERS LES SEIGLES
champs Yert~,
nou~
arrêtant de temps à autre pour
cucill1r une fleur au bord du chemin ... J'aperçois
mon visage dans la glace et j'0prouve une secousse.
Que fals-je donç là, quand j'ai juré de ne plus
regarder en ari~c,
de ten ir ma pengée fixée sur la
routine mont6~
po ma vie présente.
Le dimanche, je ne sais pour quelle raison,
le «gouyerneur ~ trouve le chiffre de sa nombreuse
famiiIe plus irritànt qu'un a\ltre jO\lr. II ne nous
regarde pas comme des êtres re. ponsables, mais
comme autant de bouches à nourrir, et pour ma part
j't:prouve une telle honte d'être obligée de manner
que je souhaiterais de tout mon cœur pou\'oir ~e
pac;ser Je ces choses matérielles; il m'en estimerait
bien dayantage 1
Pendant qu'il fulmine contre le rôti, le boucher,
le couteau, l'univers entier et tout ce qui s'y trouve,
je me demande s'il ne ferait pas mieux de chercher
un individu auquel il pourrait passer la charge d'entretenir sa famille, se réservant le droit de gouverner
nog corps, nos âmes, nos paroles et nos actions. Mais
on ne trouve pas tous les Jours une personne disposée à adopter dix enfants.
Enfin, lorsque son assiette est vide,la paix recommence à régner au milieu de nous. Le plus terrible
des tyrans 'l'est moins apr;;c; un bon diner, et, si je
de\'ais tenir un ménage, je n'oublieraic; pas que le
chemin le plus direct au cœur d'un homme passe
par son estomac.
Je donnerai là-J.esc;us d'excellents conseils à Dolly
quand elle se manera.
Au dessert, une phrase de mon père m'atteint
comme un gouffJ.et.
- Vasher yient cet aprèc;-midi; je l'ai vu hier et
j'ai insisté pour avoir !:>a \'Ïsite.
- Il ne voulait donc pas venir? demanda ma mère,
. - Pas préc,ic;ément,. ma!s il. hésitait d'une singuh::l'c façon, dl!'ant qu'II n allait nulle part. Il ,>'cst
infurmé de vous, tont 1nue le ~ gouverneur ", m'adrec;f'ant un signe de tête.
- Vraiment 1 dis-jl?, ne quittant pas des yl!U,' la
pumme que je pLie.
- \' uus irez mir sa femme demain, d0clare-t-il à
ma mère.
- Jl! n'irai pa , me glis l! Dully, indignée. Quand
on m'attacherait sur une charrette comme les animaux qu'on mt'ne au marché 1
.le n'ai plus qu'une pens"'l!: s'il arrivait avant qUl!
j'aie pli m'enfuir 1 .J'attends avec une inquiétude ùouJ()urc~
que n<iU~
recevions le signal de quitter la
table.
�A TRAVERS LES SEIGLES
193
Dès que nous sommes ùans le salon:
- Mère, je m'en vais tout de suite, je ne reviendrai que lorsqu'il sera parti.
- Puis-je aller avec vous? demande Dolly.
- Non, chérie.
Je baise cette joue fralche que le chagrin n'a
jamais fait rougir ni pâlir.
- Demain, nous sortirons ensemble.
En traversant le jardin, j'appuie fortement mes
deux mains sur mon cœur, et un brouillard monte
devant mes yeux. Il va revenir, ici, où ses pas ont
partout marqué leurs traces à côté des miens, où
nous avons eu notre jour de bonheur parfait; mais
il ne vient pas pour moi ... Il va de nouveau s'asseoir
dans ce salon où nous avons passé tant d'heures
ensemble, et je serai seule, dans le iardin désert.
Nous nous retrouvons dans le même lieu, rien n'est
changé, mais, entre nous, il y a un simple anneau de
mariage, mis au doigt d'une autre femme.
Je m'enfuis dans; le verger et je m'assieds sous
le même arbre où Jack et moi nous passions jadi s
nos récréations avec tous nos oiseaux et nos bt:tes
autour de nous. Le temps lui semble-t-il aussi long
qu'à moi? J'aurai vingt-deux ans â mon prochain
anniversaire; c'est beaucoup déjà; mais, si j'étais
heureuse, peut-être me sentirais-je plus jeune ... Je
quitte ma place pour m'en aller jusqu'à une rangée
d'arbres, entourant une pièce d'eau noire, encombrée
de roseaux et de plantes à l'aspect malfaisant, tont
au fond du verger. Je ne viens pas souvent ici, car je
déteste cette marc. Puurtant elle me fascine ct je
m'arrête pour fo·u iller du regard ses profondeurs
boueuses. Une Oèche d'or perce la voûte serrée des
arbres, et vient se briser sur les eaux sombres ; cette
illumination mumentanée me montre des cho es
informes, répugnante s, qui se tordent dans des coin
obscurs.
Un bruit de pas me fait lever les yeux, ct delTil:re
le mur qui borde le verger, j'aperçois Paul Vu!>her.
J'avais juré, s i nous nous rencontrion ,de lui tendre
paisiblement la main d'une façon tnut aimable ct de
lui dire couramment: «Comment vous portez-vous?"
Pourquoi donc suiS-le là, silencieuse, le regard
attaché sur lui? C'est la douleur, la surpri ·c, cc n'e q
pas l'amour qui me rend muelle. Qu'ont ùonc ét
ces années écoulées pour produire en lui cc chan~(;
ment efTrayant ? Les cheveux gri~,
l'air hagard: la
fiflure amaIgrie! Qui sc douterait, à le voir ainsi, qu'il
altJ·amais ét.é ficr, il!lpéricux, pa sionné?
nc souOrancc algue: traverse mon cœur, cn me
rappelant le visage que j'ai vu, il y a trois heures,
7
�J9 t
A TRAVERS LES SEIGLES
dans mun mir"ir. VisafJe pâle, un peu défait, mai,
ne portant pas trace de pareils ravages.
Apri!s tout, c'est lui tlui parle le premier. Autrcf'lis, mes paroles arrivaient bien plus vives et plus
abondantes que les siennes .•.
- J'allai s au manoir.
Il cst maintenant tu ut pri!s de mui. Nous n'échangeons aucune formule de p(Jlito.:~
e banale.
- Laissez-moi vuus regarder, Il ya trois ans que
je ne vous ai vue, sou 'enèz-v\Jus ...
Tl étudie penJant une minute m.ln visage, trait par
trait, puis il se détourne.
- Vous n'avez pas autant soufrert que moi Illl \'ous
ne seriez pas ce que vous ête' encorc aujuurd'hui .
.Je m'écarte bru quetnent.
- Taisez-vous! ~lUS
nous sommes dit adieu, nous
nous !'ommes parlé pour la dernii!re fois, ce matin
de Noe;). Dé,;ormais nous ne sommes plu rien l'un
pour l'autre, rien .. ,
- Et le S0U 'Unir?
- Le f'(luvenir? dis-je en palissan1. Ne sentez-vous
pas que c'est Jil l'ern.:ur cl la faute? N\Ju ne de 'on
l'as nl'u sUll\enir. l\ .. us aHlns tout oubli0,
- Parle/' pour vous, enfant.' Je suis trop vieu,'
pour apprenJre la signiflcation de cc mol" oublier ".
L'auriez- 'ous al prise? s'écrie-t-il, avec cct accent
jalou' d'autref"is, que je reconnais si bien.
Tant de ou\'enir, m'arrivent il flot ([ue j'en éprouvc
du vcrti"e .
- p(lurqufJi 0tes- '"US revenu? di '-je en me i\lrdant les mains. Puurquui i'
- Parce qu'autrement je serais'de\'enu l'ou, ou je
serais m'lrt du d0sir d'entendre \'utl'l: voix, de rev(lir
votr!.! cher vi 'age.
- .\Iul"_, \'olJ~
ne l'aimez pas '?
Ces parole' coupables muntent malgr':: mui de mon
l:1I.!ur à me li: Tes.
- L'aimer? Voici ma vic avec celle femme 1 (II
d': inne du gele le, caux noires et impures qui ~(Jnl
à D(IS pied '.) Et vuilù mon amour pour \'UllS 1 (Cil
dusi l1 llunl le ciel). Dite '-mo i 1 COI11Il1\.!nt aveZ-VOllS
passé c\.!s I()n glc~
ann0\.!s ?
mai- ,Je lie SUIS pas morte, et je n'ai mi:me pu~
-gri, di -je avcc un rire fOfCU.
p(lurquui le\'<.:r mes yeu' dusnlGs ct ,ans larm!.! ver:;
ces ycu. !:>ombres et d6cllurugé , tuut reml'Ii d'ull\.!
tendresse qui n<.: l'cul, Ile doit pa 0tre puur moi? II
rc pire longucTr
~nt
el devi\.!Jlt pale clImmtJ Ult mllrt.
Bru queTilent, j\.! pu e de l'ombre dan. l'ail':: . Cil uleill'::!.!, et il ln\.! uit. A muiti':: du verre!", je f!.!iJrclid
la parole:
�A TRAVE RS LES SEIGLE S
195
- Paul, vous êtes revenu; ce que vous ne deviez
pas faire sans m'avert ir, et nous nous somme s rencontrés , autrem ênt que nous ne le devions . Mais c'est
notre dernièr e convers ation : désorm ais, nous ne
somme s plus que de simples connais sances. Si
jamais nous nous laisson s encore aller à nous parler
comme aujourd 'hui, je partirai et ne reviend rai plus,
tant que vous serez ici. Vous ne voulez pas me chasser? Paul, Paul, vous êtes plus fort que moi; aidezmoi à être vaillanl e.
11 semble que ma lonf.,>ue nuit de comhat et de lutle
aVl:C mon CCCUI" indomp té n'a pas, après tout, servi à
grand'c hose.
- Suis-je le plus fort? Que cela soit ou non, vous
n'aurez pas en vain invoqué mon appui. Ne craigne z
rien: je ne vous chasser ai pa .
Une minute plus tard, il est dans le salon, et moi,
seule dans ma chambr e.
VII
Voici une semain e que ma mt:re, fort à contre·
cœur, s'est fait traîner aux Tours par ses gros poneys
gris, et a laissé des cartes pour M. et Mr . Vasher .
Depuis , nous somme ' sorties chaque jour, aussitù (
après dlner, de peur qu'elle n'eClt l'audac e de nou.·
rendre n tre visite. Nous aurions pu nous épargne r
celle peine; sa voiture n'a pas franchi notre grille,
et, j'en conclu , à ma grande surpris e, que, pour une
rois dans Ina vic, son orgueill euse nature ressent
quelque confusi on.
Je m'en vai~
aujourd 'hui il mon juli bois, seule
comme toujour s. Maman etau \'illagl:. Dolly invi·
sihle, et je suis en qUl:te d'ull panier pnur rapport er
des neurs. L'idée Ille vient de prendre c<.!lui où maman met ses laines; j'enl re au salon pOli r l'y cherche r.
Vuel tapagé.! f"nt It: s garçons 1 On voit que.: pal':! est
absent 1 Je me dis avec un soupir que leur tirer les
or oilles ne sen irait ù rien; il .. Y sont 1roI' hahituL:s.
Les laincs se sont clllm(;lé es aulour de l'ansc du
ranier ... Quel esl ce hruit ? Un ctJul' de sonnet te?
La porte s'Oll\Te prcsquc aussitê1t, et Simpki ngs
annnnc e: Mn;. Vashcr.
Le salon est tJ'ès vaste; pendan l Cju'dlc s'avancé.!
jl1~(U'Ù
moi, je reste immohi le, lui f:u. ant face.
Arriv0c tout près, -Ile 1111.: tend la main; jé.! ne
li)\I~C
pas; mes yeux vont Je celte main traîtres se à
cc visage menteu r.
- Quoi 1 dis-je très bas, vous osez tendre ù llne
honnête femme la main d'une faussai re'( Votre vaste
�196
ft TRA YERS LES SEIGU,~
qucl gouffre
expérie nce ne vous a-t-elle pas ensig~
il y a entre nous deux r Vous faites trop d'honne ur
mais puisque
à la maison Je mon père, mad~,
de me
vous voilà, je vous demand e la permis~on
retirer.
EIlt! m'arrêt e par ma robe, en disant tranqui lkment:
- Vous ne vous en irel, pas; je suis venue pour
\ ')lIS parler, d je vous parlerai .
Je ne puis me battre avec cette femme, je reste
Jonc, par force, muette et dêdaign euse; elle scrute
mon visage d'un regard dont je sèns la brûlure .
- Vous êtes très changê e! Vous n'êtes plus joli\.!
.Iu tout 1 Je n'ai jamais pu compre ndre ce que mun
mari voyait en vou s .
En dépit de ma colère, je pars d'un sincère éclat
de rire.
- C'est singulie r, n'est-ce pas? Vous ê.tes beauco \lp
plus belle, et cepend ant c'e ' t moi qu'Il a j1 r6fér6c.
Je ne . ais quel dêmon malin me souffle les parole '
ks mieux faites pour irriter Silvia. Ses yeux s'assom brissen t et luisent comme ceux d'un animal féroc\.!,
Je n'ai jamais vu un si beau visage refléter tant dl!
\ilaines pa~sion.
i vous avez quekJu e chose à me dire, fail'-jc
,l\e-: mépri:, làchez-m ol et dites-le , cela m'est ,fort
("al.
Elit.: n.:spirù consuL iv.!men t, me regarde sou" ~c "
ourcils froncé: ct laisse ma robe.
- Vuu . .::te. peut-êt re 6to11n6e de me vnir ici '"
continu e-t-elle , tomban t Jans un fauteuil .
Quelle aud,lce a celle femme 1
- Ce rte .
pour que je vin!-lse. Il
- Votre pèrc a in~té
ignore les relation s qui (lnt eXI"tè aut rcrois entre \'ou~
ct mon mari, je pré 'um,) ?
- Et le rôle que "OUS avez jouè J Sans cela, VOUS
n'auri /. pas franchi le seuil dl! sa porte. Nou sommes d'honnê tes gen , nous autl\' .\clairs. Nou ' ne
l:llnnaÎ on ras ces talents qu'on nomme espionn.I'1l!, \'01, fabricat ion de faux. Dans notre coin du
monde, les femmes ne traqucn t pas un homme pl!l1dant Je annt::es, pour l't::[louser au pn.:mie r momen t
dl! folie.
i sévi:rem ent Je, moyens que
,TC traitl!ï: pas
j'ai COll loyé, pour parveni r à mon but, tJ,~clan:
Silvia, noncha lantl!; il n'étaien t pas mauvai '.
- Et il Vuus ont rapporl é un bl!au pl'Orit !
- Oui, dit- Ile <IVl'C on V<I°ue ourirl! d'uutrcf nl ,
le ourire quc je lui ai YU Cil révl!, le profit que jl:
Qul.li • J'ai èté on 1 remier amour, je ui il femm "
�• 11. TRAVERS LES SEIGLES
lC)'j
la mère de ~on
fils, et vous n'avez jamais été pour
lui ... qu'une liancée d'un jour.
- Vous avez été, on premier amour? Soit, ct il
\!lUS a jetée de côté comme un gant sali, dès qu'il a
connu votre véritable nature. Vous n'avez pu le
reconquérir, mème en vous humiliant jusqu'à terre.
« VOliS êtes sa femme; l'êtes·vou
devenue d'une
façon honorable? Vous 'tes la mi!re de son enfant,
aime-t-il cet enfant? Le regarde-t-il jamais ans se
rappeler votre parjure, votre fraude, votre conduite
honteuse? Croyez-moi, Silvia, cet enfant innocent
ne sera jamais entre vous deux un lien, mai plutôt
une chaîne que vous traînez péniblement, en ivous
éloignant de plus en plus de l'homme que vous appelez votre man.
- Oui, dit-elle mortellement pàle. (Ai-je enlin
trouvé le défaut de l'armure ?) MalS après tout j'ai
vaincu, je suis la femme de Pau! Vasher, et vous
n'êtes qu'Hélène Adair.
- Oui ... lIélène AJair ; mais ellC'.a le cœur pur,
la conscience en paix, la réputation intacte, et elle
possède le cœur de Paul Vasher, dans le passé, le
présent et l'avenir.
Une sati fation profonde vibre dans ma voi,', mon
regard serein va chercher le ciel bleu.
- Je n'ai ni mari, ni enfant, je suis seule, croyezvous que je voudrai' changer de destinée avec yous ?
- Prenez garde 1 (Un rire bas et méchant altère
sa voix harmonieuse.) Votre n:(Jutation intacte! Vous
êtes bien 11ère et bien sûre de vous, mai prenez
garde de ne pas la perdre quelque jour. Tout vient
à point à qui sait attendre, vous le savez, ct je scrais
capable d'attendre longtemps le plai!':ir d'humilier
votre orgueil.
- Vou jugez des autres par vous-mémc . .le . aib
que l'honneur compte à vos yeux pour peu de chose.
Ici, nnu,- y attachons un certain prix.
Ce
j 'e craignez-vous 11as dc rel'oir mon mari:
d,dt être trè pénihle l'our vOll deu., pau\Tes infortuné!. !
- Nous ne sommes pa. !<i faibles, madame.
- Vous l'avez vu 1 s'6aie-l-ellt.;, jetée h()f~
<.le se
"urdes .
extraordinaire'
. - Certainement. Est-cc une cho~e
- 'j',·)t ou tard, vous V()u~
brûlere;: le,; doigt , dit
Silvia, . e levant.
- Merci de votre bon conseil, mais il me semhle
que vous n <Ive;: hC.oil1 pour vou -même. li cs!
impo ihle qUf': vous nous compr 'niez, ni moi ... ni
Paul. ..
-
A propos, dit-elle, contemplant dans la glac
�198
A TRAVERS LES SEIGLES •
son exquise beauté, comment avez-vous su que mon
mari n'adorait pas mon fils? Des histoires de domestiques, sans doute 1
- Je vous laisse 'ce 'monopole. rAvez-vous amené
aux Tours votre espionne, Jane?
- Oui. C'est une excellente créature. Eh bien 1 je
m'en vais. Je voulais vous voir, je vous ai vue.
Enchantée que vos malheurs ne vous aient pas brisée davantage 1Dites à votre père ,\ue je suis venue ,
à moins que vous ne préfériez lUI raconter toute
l'histoire.
- A-t-on idée d'une femme pareille? dis-je en me
rasseyant. Ni honte, ni crainte, ni conscience 1
Est-ce étonnant que Paul et moi, nous ayons été de
cire entre ses mains? Ses paroles tranchenf comme
des rasoirs. Ai-je Oéchi sous la torture? Je crois
qu'en retour, mes coups ont porté une fois ou deux,
j'ai fait ce que j'ai pu.
Je ramasse le panier, cause innocente de ce qui
vient de se passer, et je passe dans le jardin; mon
cœur bat, j'ai fa fièvre. Comme ce beau visage à
l'expression méchante m'a rappelé cette nuit de
Luttrell, où j'ava is, sans le savOIr, tant de bonheur
en perspective. La prophétie s'est accomplie à
présent, mon sort est fixé.
.
VIII
Un mois s'est écoulé depuis la visite de SilvIa.
Nous sommes en mai, un mai embaumé et Oeuri, et
la terre est parée de bouquets blancs comme une
mariée. Au-dessus de ma tête pendent les grappes
de Oeurs de pommier, d'un blanc rosé, d'un rose
perlé, des Oeurs si exquises, que je meurs d'envie
de i:iaisir une branche dans mes bras et d'ensevelir
mon visage dans i:ia neige parfumée.
Un merle, en train Je se balancer, 's'envole, me
cou\'rant d'une a\'er e de pétales. Quelle fète pour
les yeux, le c(.Cur et tous les sens ! Autrefois, voilà
j'aurais pcr~sé.;
m~itena,
si j'adm.ire, je ne
ce qu~
connais plus cette Intime JOie, ct cependant Je ne VOIIdrais pas, ·i je le pou\'ai', revenir aux jours où Ja
nature me tenait lieu de tout. Quand l'oubli devrait
m'apporter ulle paix honteu<:e ct lac he, je ne voudrais
pas renoncer au ~nuve
nir.
Si mon malheur m'doit
\'cnu par ma fallt e, je croi" que je n'aurais pu ysurvivre. C'est pour cela que Paul souffre tont; de lui11léme, il nous a perdus. Paul! Paul! et je nc puis
vnus dire une l'arole de consolat ion, ni souloger VilS
é(lauc~
du fardeau 'lui les ècra,c.
Je l'ai "u dell.\ rois, devant l ut le monde. IIeurcll-
�A TRAVERS LES SEIGLES
199
<;ement, mon père n'est pas mordu de la rage de
l'hospit alité au point d'invite r Mrs. Vasher à dlner,
ct comme elle nous a fait sa visite, il ne , oupçon ne
l'a combie n la situatio n est comple xe! PUl sse-t-il
rester longtem ps dan cette ignoran ce? J. ou avons
été invités à aller aux Tour ; mais, par bonheu r,
papa étant brouillé avec tous ses voi sIns, il ne saurait comme nt conduir e à table la femme d'un ennemi
mortel. Il a donc décliné l'invitat ion. Mrs. Vasller
a reçu et rendu seule les visites gu'on lui a faites.
Dans le pays, tous les homme s, Jusqu'a u dernier ,
jettent la pIerre à Paul; toutes les femmes , jusqu'à
la dernièr e, avec un sûr instinct né du d~pit,
prennent le parti du mari contre la femme .
.Te me dis parfois que j'ai commis la plus grande
erreur de ma vie, en obligea nt Paul à retourn er pr\.:~
de Silvia. Je lui ai imposé la plus lamenta ble des
existen ce ; sa figure uffit à le prouver , et ce sacrifice n'a pas empêch é la médisa nce d'aller on train,
quoiCJue mon nom n'ait pas encore figuré dans cette
histoJl·e. Paul aurait, loin d'elle, fini par surmon ter
son chagrin . Comme nt l'oublie r, quand il a sans
ces e devant lui Silvia, vivant témoin du passé?
Que Dieu me pardon ne si j'ai eu tortl J'ai fait de
mon mieux.
Des pas s'appro chent san bruit sur le gazon.
Simpl<ins apparaî t d'une façon inattend ue. Le bonhomme trahit une agitatio n que la rré sence de papa
peut seule motiver , et je regarde si ,'aperço is le« gouverneur » sur ses talons.
- On vous demand e, miss Nell. M. Vasher est là.
- Qu'est- ce que cela me fait? dis-je en rougi~anl
au souven ir des nombre uses occasio ns où Simpl\i n
nous a vus ensemb le, Paul et moi.
- Mrs. Vasher est mouran te, miss Nell.
Que le ciel lui pardon ne 1 Notre vieux domest ique
m'appr end cette nouvell e avec un air de satisfac tIon
!'o JlI.e.
-
Qu'est- cc quc cela me fait?
hl rien, mi s Jell, rit;n.
- .Te n'en crois pas lIn mot. De quoi sc meurt-c lle ?
- q~el!
ch.? e c.n dcdans , miss Nd!.
- 1n:. bIen, 1y,al .
.le n'en crois pas un mot, me di -jc en moi-mê me,
ui\"ant Simplo n s dan s la maison . C'est en ore
lin dt; ses tours 1 D'ailleu r • quand elle th:vrait mourir, qu'a-t-e lle he (Jin de mc voir, moi?
.le trouve Palll , cul dans le salon.
. 'Oll
<Ilc~
ycnir, dit-il, s'avanç ant vivcm nt.
Qlllliqu 'cilc vous ait fait bien du mal, vous ne pouvez
lui refuser cela.
-
�.2UU
A TRAVERS LES SEIGLES
Sa voix a un accent étrange el tout nouveau. Estcc le remords?
- Qu'a-t-elle?
- Une maladie de cœur. Sa mère est morte d'une
crise toute pareille à celle-ci. Le docteur dit qu'elle
peut expirer d'un moment à l'autre.
- En êtes-vous bien sür? On garde une maladie
ue cccur fort longtemps avant de mourir. Je ne puis
comprendre pourquoi elle tient à me voir. .
- Peut-être \·eut-elle vous demander pardon, ditil à demi-voix.
Je 1"011'::chis péniblement quelques seconLlcs.
- Ne vous fàchez pas ... c'est impossible. Je ne
lui ferais aucun bien, ct j'ai le pres entiment, la conviction, qu'elle n'est pas aus s i malaue que vous l'imaginez. Rappelez-vous son talent pour jouer la comédie. Si j'y vais, cela tournera mal; et je ne puis lui
dire que je lui pardonne, car je ne lui pardonne pas.
- Depuis une heure, dit Paul lentement, j'ai commencé à ressentir pour elle ce qu'elle ne m'avait
jamais inspiré encore, LIe la pitié. Si vous l'aviez vue,
quand elle m'a fait appeler.
- J'y vais .
.\laman et Dolly sonL introuvables. Je m'empare
de notre vieille bonne, je l'oblige il s'habiller et le
monte avec elle dans la voiture qui nous aUenLl il la
porte. Quelle étrange entrée dans cette maison où
Je Il'ai jamais mis le pied,. où j~ devais êtr.e reçue en
reine eL maltresse ? J'y valS ma1l1tenant VOIr la femme
LIe Paul, mon ennemie acharnée.
La stupéfaction de ma bonne m.e di s trait de ce~
pensées, penuant les quelques mll1utes LIu traje!.
Paul est il la porte, allendant pour m'introLluire. fi
nous rait traverser des ve!:>tibules, des halls, et nous
quitte dans un salon octogone, Jonnant ur un brillant parterre; on dirait plutôt un boudoir LIe femme
que le cabinet d'un homme.
- Eh 1 s'éaie ma bonneen montrant la cheminée.
Regardez, mi :; Neill
je tressaille violemment. Le tableau qui surmon te
la haute table Lle marbre repé~nt
une jeune fille,
dans toute la fraîcheur ue sa Jeunesse à peine épanouie, souriant gaiement à travers le voile de ses
cheveux brun~,
couronnt:!s d'ulle guirland e de coquelicots et d'herbes f"lle ... sa robe cst blanche ... en
un mol, c'est IIdène I\dair, telle qu clic était ;adi~.
- Personne ne ~e douterait que <;a vous représente, me dit impartialement mon chaperon; vous
rc st'illblJez il ça dans le Lemps, mais quand c'est
peint, c'esL bien plils beau.
Mon regarLl
promène autour dc la pièce; les
�A TRAVERS LES SEIGLES
201
murs sont tendus de soie or pâle, avec une haute
et riche bordure de coquelicots et de bluets, les
rideaux de damas ont une guirlande analogue; ces
fleurs, par bouquets délicats, jonchent le fond blanc
des taris. Je sais maintenant pourquoi il s'est in~
tallé dans celle pièce, c'est la chambre qu'il m'avait
préparée. L'écritoire massive, le fouet et les gant::;,
le cigare entamé sur la table, tout trahit le désordre
voulu d'un appartement occupé par un homme. C'e!:>t
l'Eden où je ne su i jamais entrée, où je viens
aujourd'hui en étrangère, pour voir sa femme.
J'aperçois Paul arrêté à la porte ; je me lève et je
le SUlS, seule. Au seuil de la chambre de Silvia, il
me quitte et j'entre seule. Celte chambre e t tellement sombre, surtout en arrivant du grand jour, que
je distingue à peine la figure de la malade sur ses
oreillers blancs. Quand )e m'approche, une femme
âgée se lève et s'éloigne.
- Vous m'avez rait demander? Me voici.
A mesure que mes yeux s'accoutument à l'obscurité, je vois qu'elle est mortellement pâle, sa respiration est courte et convulsive.
- Savez-vous que je suis mourante? dit-elle, levant
sur moi ses beaux yeux hagards. Je suis sûre que
vous en êtes satisfaite.
Je vois bien qu'elle est fort gravement malade,
mais le timbre de sa voix me dit qu'elle n'est ni mourante, ni en danger imminent.
- Est-ce pour me demander cela, que vous m'avez
envoyé chercher? Alors je ferai mieux de vous laisser.
- Avez-vous donc l'âme si dure? dit-elle, entre
ses spasmes. Touchez ici!
Elle saisit ma main et l'appuie sur son cœur, dont
chaque battement violent semble briser la frêle
enveloppe.
- Vous imaginez-vous que ceci soit une comédie?
Cela me tuera t6t ou tard, peut-être pas aujourd'hui
ou demain, mais quelque jour.
Elle e met sur son séant, soutenue par se!> on:il1er ' ; ~on
abondante chevelure inonde de flots d'or
~e"
épaules et la couverture.
- Si j'étais morte, vous me pardonneriez?
- Je tâcherais.
- Si vous saviez que je n'ai pas lomgtemps à
viYre, vous me pardonneriez?
- Peut-être.
- AJor!> 1 rnurmure-t-elle fiévreusement, les mains
jointes sur sur ccx:ur pour le contenir, dites maintenant que vous me pardonnez.
- Je ne puis pas ... c'est trop soudain ... je ne vous
�202
A TRAVERS LES SEIGLES
panJonnc l'as; voulez-vous que je fasse un mensonge't On Jirait que vous avez oubli~
tout ce qui
nous sépare ... quelle ombre J'amitié peut-il exister
entre nou,., ?
dit-elle,
- Je ne vous demande pas d'amit~,
retombant an.}antie.
Comme elle est pâle, épuisée, belle pourtant! Je
ne m'éhlllne plu:> que Paul ait fini par avoir pitié
J'elle. Elle rouvre les yeux:
- Ce serait à vous de me demander pardon, Paul
m'appartenait en premier lieu, ne l'oubliez pas, et
j'aurais pu le reconquérir, si vous ne l'aviez pas ensorcelé. yous me l'aviez. l'olé, j'ai pris ma. reva~ch
.e .
Qu'aviez-vous Jonc fait pour qu'll vou aimât a1l1S1 ?
De loin ou de près, vous re~tz
son idole. Les hommes ne sont pas d'ordinaire i fidl.:les aux absentes,
IIi ~i froids envers une belle femme qui les aime.
"Depuis tant d'années que je porte son nom, il
ne m'a pas adress.} une fois la parole, sauf devant les
dumestlques, il n'a jamais touché ma main. Une fois,
Je me glissai dS!rrière lui, et je lui mis mes bras autour
du cou; il tressauta, sa figure me fit peu r, on l'eüt
dit capable de me tuer, mais il me quitta sans mot
dire. Voilà ce que je vou doi., lIé lène A.dair ! C'est
bien doux, n'est-ce pas? Je se !-!lisser dans sa chambre comme une voleuse, au milieu de la nuit, pour
l'entendre crier Ndl! Nell! et dresser ses bras avec
dl:sespuir, dans son sommeil!
" J'ai bien Je fois veillé et écouté, je ne l'ai jamais
entendu murmurer: «Silvia . »
Une profonde pitié gllnl1e mon cc.cur en écoutant
celte femme pas IOl1n':e et coupable sur les lèvres de
la ]uelle le fruit du péché s'e~t
chanel: en cendres
amères. Dieu ne l'a-t-il pa' aSSl:Z punie, puur que je
l'ui sc renoncer il ma rancune impus~alte
?
- Si j'avais su, jamais je ne lui aurai lt:ndu un
pièlJc pour l'él ouser, j.llnais 1 Je croyais, une fois :,:a
ft:Jl1me, re!-!agller vite 111011 ancien empire, ['crSLl!lne
!le 1I1'uyant encore résisté.
" Le' seul dGsir Je mun àmt! Gtait dl.: Ille sCl1tir dc
l1l)l1\eaU aimGe dc lui; alors j'aurnis I.:ntill collnu le:
bonheur. Le: Ih)l)heurl Grand Dicu! qu"ique j'aie
t\lujOlurs rcdllut': le Ilum seul de la ln"lt, jl~ l'ac,,:ul:ilkrai avec joie, quand elle icn.!ra 1\1e 1 relldre ...
Sculement, cette tombe étroite, nlacél.: et Il.: , \.!r.
111i allt sur moi ... 11Iluah 1 [)"llllCZ-lnoi dOl1c ma 1'0tioll ..J'ai r ...nvIJV': lc dllctelll', c'e tUI1 i 110rant; je
"ai les remède lU'il ml! l'aul. lerci! J'J\ai dil
d'arm:lIer IflIJI1 fil •
- J\1amUI1! fait UI1C petitc voix douce.
La potte s'ouvn: lentement, el sur le scuill'ura1t
�A TRAVERS LES SEIGLES
203
l'enfant de Paul et de Silvia. Une émotion étrange
me paralyse et me coupe la respiration: il 'arrête,
hésite, puis s'avance tout droit vers moi, chancelant
sur ses jambes encore peu solides ; il attache ur moi
se' beaux yeux bruns, fiers, obstin(;s, les yeux de
Paul. Je continue à rester immobile; enfin tout perplexe, il glisse dans ma main sa petite. men.ote potelée, et ces doigts d'enfant semblent faire Vibrer audedan . de moi quelque corde inconnue. Jefrissonne,
une tempête de regrets violents, de douleur amère
me secoue comme un roseau, et j'incline ma tête
sur ce \isage innocent. Ah 1 Silvia, c'est bien vou
qui avez vaincu 1 C'est vous, la mère de ce pur trésor!
])urant toutes mes années de misères, jamais je n'ai
au si amèrement sent i ce que j'ai perdu, qu'en ce
moment où je tiens son fils dans mes bras.
- Vous aimez les enfants? Je n'ai jamais pu les
so uffrir, dit Silvia, pendant que le petit garçon , m'échappant, cherche à grimper sur son lit.
- .Jolie maman 1 répète le petit en touchant ses
cheveux épar, mais il ne l'embrasse pas; elle ne lui
tend pas h:s bras. Silvia dit vrai, elle n'a aucun instincl maternel.
- Vous n'aimez pas celui-ci?
- Non. C'eût élé différent peut-être, s'i l élait
devr.:nu un lien entre son père et moi, mai" il a été
le méfait slll))"ême, que mon mari ne m'ajamais pardonné. On m'a dit qu'il s'élait condu it ~tJm!.
un
l'ou en apprenant cet événement. Je n'ai ue ma vic
aimé qu'une: seule personne, c'est Paul.
- Quelle ell"rontéel me dis-je: en la regardant.
La l'àleur efrrayante, le [on bleuatre des lèvres
ont dl paru, la rc 'piration est plus calme. Je contCIHl'k l'!.!nfant, pn::squt.: aussi heau qu'elle, llllOiquc
lIle ra!'l'clant son père. Pè:r..: dlils 1 mon Cll' ur slIufrn.: 1'"lIr Illus ueu. , à la l'ens~c
des cunsolatiuns el
de la tendresse qu'ils pflurraÎ!.!nt Iroul'er l'un chez
l'aulre . Ces l'elitt.:s mains, cn Ille touchant, ont fail
~val1"uir
le resst.:ntill1l!nt cl la haine . Quand je Je
vOlldrai". jt.: ne l'ourra is l'lus adress!.!r à sa m(;re 1<.:5
1110n](:0.; !,aroles qut.: t'lut à l'heurt.:.
()lIi, jt.: l'OUS pardonnt.:i - potl r l'amotl l' ùe l'enfant, ajllllll: l110n C(('lIr.
- Vrai! s'~(
ril.:-Id<
Cil st.: redressant. Vuus ête~
~ il cl:r.
r
- POllrqll"i l'as'r L'0k S-l'ou ?
- Sans doull;, fait-cil<.:, haissant lcs 'yeux; mai jt.:
ne l'royais pas tl'lJlIYt.:r alliant dt.: Il .. hle t.: da:! IUIC
f'~1Il.:
El vou, 1111.: parkrt.:z qllalld nOlis !lOU!>
rCll(Ontrc['nll ,', 1'''11. l'iendre!. 1Ilt.: voir qllldqu,J.,j ·, '?
- Nous nt.: noLiS rencontrerons pas, et je Ile \'ÎI.!n-
�:W~
A TRAVERS LES SEIGLES
ùrai pa" vous voir. Nous ne pouvons être ni des
amies ni m'::me'de simples connaissances.
- Alors votre pardon est une formule vaine; je
n'avais pas besoin de tant l'admirer. Faut-il vou,
dire pourquoi 'ous ne voulez pas me pardonnel
réellement, pourquoi vous refusez ùe venir ici? C'est
que vous avez peur de votre propre cœur.
- Vous VOliS trompez, mistress Va her, je ne
puis oublier que Paul est votre mari; il ne peut davantage oublier ce qui m'est dû. Non, je n'ai pas
peur de me trouver avec lui.
- Alors vous viendrez, rarement, mais quelquefois? Vous n'afficherez pas une inimitié ouverte?
- Quelquefois, soit! di -je contre 'mes instincts
les plus sages. Puis j'ajoute soudain: - Silvia, ~tes
vous bien certaine, quels qu'aient été dans le passé
\'os fautes et vos subterfuges, qu'à présent vos intentions ont loyales et honnêtes, à mon égard et à
l'égard de votre mari? Ne dis imulez-vous pas quelque nou\'elle manœuvre?
- Est-ce qu'une mourante peut comploter? PuisJe vous faire plus de mal que je n'en al déjà fait, à
vous, à lui, et à moi-même? Vous avez le cc.curdul',
IIéli.:ne Adair.
Je réOéchis un instant; l'enfant me tire par ma
robe; il est fatigué de cette chambre sombre etyeut
'en aller.
.
- Wal ie est habitué à vous déjà, quoiqu'il n'aime
pas les étrangers.
Le changernent de son accent me rami.:ne au présent.
- Est-ce ain i qu'il s'appelle? Je m'en vais. Adieu.
Elle éll.:.nd sa main longue et fine. qu'elle. glisse
dans la m)(,;l1ne. J'éprouve une sensation pél1lole el
singulière en la touchant, celte main habile qui a su
tisser le malheur ùe ma vie.
- Vou avez prumis : n'oubliez pas! Vou: avez
promis de venir I1(lU~
\'oirquclquefuHi, moi ct Wattie.
- ,Je Il'uublierai pa .
Elle ferme .Ius yeu. ,je lui jClle un dernier regard
J\'ant de <;nJ'tlr; t,;lIc ressemble moins à ulle \i\'untc
qu'à ulle morte. Plu<;icurs domestiques sont dans k
orridur.
- C'est miss Allair, dit l'un d'eux très bas.
POUVOIl -noLIs cacher un "ecrct il ces espi()n~
intime qui lIlan"cnt notre ~cl,
reçoi\'t!nt no galTcs
et no orJre.? Wattie trolle pri: du moi; li bOl1ll'
le uit .•\u ha de l'ecalicl, nou rCllcuntron Paul.
�A TRAVERS LES SEIGLES
20':'
IX
•
Quatre heures; scène: une pelouse unie comme
du velours vert, deqnt la façade de~
Tours. Une
soixantaine de personnes, de (oute ~al.e,
d.e tout
une et de toute apparence, y sont dlSSCmlQees, ct
p~rmj
elles, en lpilelles. de fête, Dolly cl moi, de
chaque Colé de Ml's. Sklpworth.
En l'honneur de la lempérature brCtlante, la bonne
dame parle une robe de soie cramoisie! qui donne
chaud rirn qu'à lu regarder.
- Vous ici! '~crie
un jeune homme qui l·u~ai
Cil !limant, et s'arrête tout court pour nous rega~
der, Nell! Dolly!
- Ne nous avez,vous jamais \ue~?
Nou~
prenel'
V(lll.' pour des revenant::; ~
- Pas précisémellt, mais je ne m'attendais guère
il \ "us t !'nU\'er là.
JI serre la main de Mr>. Skipworth, et cherche
une chaise, mais sans SUCl;~.
- Ne prél'éreiH'IlUs pas marcher un peu, Nell?
- Je crois que oui .
- Et \'(lUS, Dolly?
Mais Dolly, respe..:tantle vieu. pruverbe: t( Deux
c'e"t hien, troü;, c'est trop ", d'~clne
cet honneur,
el nous parlons ~ans
clic.
- Puis-je vous demander ptlurquoi vous avez eu
l'air i stupéfait Jenousvoir? Ql1'eSI-cequenotrepré"Cllce ici a d' xtraordinairc?
- J ien! seulement VallS ne m'aviez [las dit que
voU" Jeyjez venir.
pu vous le dlre'~
Je n~ vous ai
- Ouand auris~je
l'as ',li Jepui' trois jours. Voulez-vous la vérit0;' disJe en baissant la voix. Je suis ici à éontre-cœur, mais
j'ai dü me wumeltre. Mrs. Vasller, sans que j'en
fusse prévenue, a conjurépapa de nous laisservenir;
il a consenti ct nous a dit el~uit
qu'il avait accepté
l'invitation. Dolly déclara qu'die n'irait pa q ; elle a
la ral1l:une su lide. Maman a trouvé moyen J'e~qui
ver l'obligation; mai:; nos manLeuvres à nous ont
~té
inutiles; nous voilà!
- 11 est malheureux que votre püre n'ait jamais
~l
la v~rité.
C'est vraiment révoltant que vou oyez
l'inyitét' d'une femme qui a ani d'une façon au' i
indi"nc à votre égan.l.
Il (;Ii;\'c la \oix malgr6 lui, et je lui impose silence,
I:ar nous sommes au milieu de la foule.
- !\lr., Barc~
res~
.embl
à un chat qui boit
ùu lait. Encan; une réputation démolie! Ces vieille
�206
A TRAVERS LES SEIGLES
femmes sont de vrais magasins de scandales et de
médisances, où l'on peut puiser à volonté une histoire fâcheuse sur chacune des personnes présentes .
. - Je voudrais bien entendre la mienne, dis-je en
rIant.
- Dieu veuille qu'elles n'aient jamais l'occasion
de vous mettre sur le tapis 1répond Georges, si grave,
que je le regarde, toute surprise. Sa philosophie s'est
teintée d'amertume depuis trois ans.
Deux personnes abandonnent leurs chaises dont
nous nous hâtons de nous emparer. Alors nous regardons autour de nous. Au-dessus du bourdonnement des conversations, du battement des éventails
monte, douce et sonore, la musique de l'orchestre
caché parmi les arbres.
- Dolly parait s'amuser de tout cœur, dit Georges.
Je cherche ma sœur, gracieus~
potelée, fraiche
comme les roses roses qui Oeurissent son chapeau.
Dolly a des yeux bleus ravissants, moitié timides,
moitié rieurs.
- Quel est donc ce grand jeune homme qui lui
parle? C'est un géant 1
- Pas tout à fait; il n'a que six pieds quatre
pouces. C'est Molineux, des Gardes.
- Je voudrais les voir debout, côte à côte; Dolly
a été mesurée hier, elle a quatre pieds onze.
- Et elle le ferait tourner comme une toupie. Ces
petites femmes ensorcellent toujours les hommes
grands.
- J'espère bien qu'il ne s'imaginera pas de
s'éprendre d'elle: j'ai choisi un mari pour Dolly.
- Qui cela? Je ne sache pas qu'elle ait vu personne.
- Georges, voulez-vous me promettre de ne ra~
vous fâcher?
- Ne me mettez pas trop à l'épreuve.
- N'est-ce pas que Dolly me ressemble?
- Pas du tout. On ne se douterait jamais que
vous êtes sœurs.
Je suis désappointée.
- Mais ne croyez-vous pas que les yeux bleus
sont plus jolis que les verts, et les teints roses que
les tell1ts pâles?
- Cela dépend des goûts r Vous ne m'al'ez pas
encore dit ce qui me doit fâcher.
- Je ne peux pas vous le dire ... Si, pourtant. ..
)e pensais, Georges ... elle est très bonne, très douce,
vous le savez, ct cent fois r lu s jolie que je n'ai ja~is
été ... 1 cut-être, au bout de quelljuc temps, arrlleriez..vou s à l'aimer autant que mOI jadi~.
- Jadis 1 Mon amour pOUf vous est-il devenu une
�A TRAVERS LES SEIGLES
207
chose du passé? Vous me rappelez, Nell, continuet-il, me regardant avec des yeux moitiG tri tes, moitié mécontents, l'histoire de cet individu, qui, demandant une jeune fille en mariage, et le père, lui
répondant qU'elle était déjà fiancée; ajouta qu'il
n'était pas difficile et qu'une de ses sœurs ferait
aussi bien son affaire.
« Me croyez-vous donc également accommodant?
Je n'ai jamais dé~ir
qu'~e
(emme en ce monde, ct
puisque je ne pUiS l'obtenu·, Je n'en veux pas d'autre.
- Dolly ne me pardonnerait jamais SI elle savait
cc que j'ai fait, dis-je, les joues cramoisies; et je
vous ai blessé, en outre! Je vous demande pardon,
Georges.
J'oublie tout ce monde qui nous entoure, je mets
ma main pâle et jaunie dans la sienne et la serre
amicalement. Il retient celte main une seconde;
quand je la retire, j'aperçois Paul Vasber â quelques
pas.
- J'espère que vous ne vous ennuyez pas trop,
mis Adair?
Nos regards, les, ~s
paroles que nous Gchangeons, lUI et moi, sont bien froids et cér':;monieux
d'ordinaire, mai' cette phrase tombe sur moi comme
une douche d'eau glacée.
- Nullement, merci, monsieur Vasher.
Il se perd au milieu de ses invités; Georges et moi,
nous le suivons du regard, en silence. Le nom de
Paul n'est jamais prononcé entre nous. Dolly passe
avec son grand cavalier, me jetant un malin rer>ard
de triomj')he; clic lui arrive juste au coude. Des ~()lI
rires les suivent, mais ils sont tellement absorbés
l'un par l'autre qu'ils ne voient rien. Pendant que la
foule circule, des fragments de conversation parviennent à nos oreilles.
- Quel dommage qu'Adair Se brouille avec tout
le monde! Il a Jes plus jolies filles que j'aie jamais
vlIes.
Une minute plus tard, une voix de femme s'écrie:
- Celle-là, I~lène
ALlair? imp05sible 1 comme
L'Ile est changée, la pauvre créatur0!
Georges me regarde ct je ~ouris.
- Les sorcières! dit-il furieux; je broierais volontiers leur laides ct méchantes tètes d'un bon coup
de 1 (Jin~.
-:- Sui~-je.
do~c
si .changée, Genrf1es? ~e Il ai jamais été Joli '; sion dltcela,c'cst quejcsuisdevl!nuc
positivement laide.
- Vous Ctos changée, répond-il, crutanl mes
trails Je son regard honnéte et tendre; mais vou
r0 tez toujours aussi cbarmante à me yeux. Sans
�208
A TRAVERS LES SEIGLES
tloute \'ous êtes maintenant fort pàle, vous ne souriez plus comme autrefois, néanmoins, vous n'ave7.
pas à craindre d'enlaidir ...
- Je ne vois pas comment je m'y prendrais, disje en riant; cela suppose qu'on avait quelque chose
à perdre, et personne n'a jamais découvert
en moi la moindre beauté, excepté vous et...
- Avez-vous vu mes roses? demantle Silvia qui
\'ient à nous, Silvia, belle comme une reine dans une
toilette vieil or, avec des nœuds rouges semés au
milieu de ses dentelles. Pas e'ncore? Voulez-vous
venir avec M. Tempest?
- J'en serai charmé, répond celui-ci d'un ton rogue.
Silvia est la femme de son voisin. [1 ne peut reru. er d'être son hôte sans que le public se demanùe
pourquoi; mais il y a entre eux l'aversion la plus
forte et la plus invincible.
- Avez-vous vu Waltie? me demanda-t-elle en
marchant, je l'ai entendu vous réclamer tout à l'heure.
Silvia et moi, noue; échangeons rarement une parule sauf sur ce sujet ; l'enfant c . un lien entre nous
et clic le sait , mais je crois qu'elle s'étonne avec une
pitié dédaigneuse de mon affection pour lui .•J'ai bien
rarement franchi la porte de sa demeure, toujours
malgré moi, et liée par la promesse que je lui ai f~ite,
le jour où Paul m'a amenée près d'elle, quanù JI 1'1
croya it mourante. Aujourd'hu i elle parait fort robusll.:;
je me demande parfois si tout cela n'a pas été unt.:
cométlie, et cependant celle crise ne pouvait être
feinte.
- ~ous
aJionsaux ro iers, dit-elle, touchant légi:r":I11,;nt l'épaule Je ~Ol
mari en passant derrière lui,
muiez-vous ofTrir votre bras à miss Adair:
Il me rejoint, le visage très sombre; ~a remme et
Geor;.;es marchent tlevant nous. Ni lui, ni moi nous
ne parlons d'abortl, puis le !'ilcnce étant l'lus dangt.:n.:ux que la conversation, je dis, un l'eu gauchement: Il que la fête est fDrt jolie. »
- Ou plulill que vous aver. joui d'une !'ociétC' Ir',s
unréabk, rél'nntl-il avec un éclair jaloux dan" ses
\''':IJ \ so111 bres .
. :\!es joues de\ienncnt encore plus l'ale . .Te ne
rél'liq\I' rien, cl qlJeuc~
Il;inlJles dt.: marche nlliiS
dIHl:llent au r arlcrrc de Sdvl'l.
C'est le I1l'Jis des l'OS s, ct l:e coin du pan.: ... el1lble
..: "brl'r kur f'::Il'. DCJ lIis le hlanc de li jlJ~q'a
tri 111 ' l'l à l'ambre l 'S plus di,tical ,.Ill jlourpre l'l
dll cral1loi i au rol.lC chuir cl au r')"t.: pille, la gamllle
des 10l1s c,,1 cOlllpli'le et cxqlli!;e ,
- .l'ai touJour:. talll aÎI1I'; il;::> rose~,
JI:.-j ',LIli l' 'li
�A TRAVERS LES SEIGLES
209
nerveuse, en relevant ma tête penchée sur une grande
corolle au I?arfum uave. D'autres préfèrent les lis,
mais ceux-cI n'ont qu'un parfijm, qu'un aspect, et les
roses sont la variété même.
- De queUes fleurs voudriez-vous qu'on couvrit
votre cercueil, si vous deviez mou,[ir?
- De roses 1 j'aimerais à être ensevelie sous les
roses. Mais d'Olt vous vient cette idée? Vous oubliez
que ,ai toujours été trop poltronne pour envisager
la mort de sang-froid.
- .Je n'ai pas oublié ...
,Te regarde autour de moi; Silvia et Georges ont
disparû, nous sommes seuls.
- Vous me permettez de vous offrir un bouquet
de vos neurs favorites?
- Une autre fois. Rejoignons les autres.
- ,Te vais le cueillir imméùiatement.
Et il me compose en quelques minutes un merveilloux bouquet, dont il enlève les épines et qu'il
me présente; alors il. 'éloigne et reVient avec une
rose sans tache, dont nen ne tern it l'<':clat immaculé.
- Acceptez-vous de porter celle-ci"
Je l'allacbe avec ma brocbe, tout en haut de mon
corsage.
- (~es
roses sont ravissante, allons les montrer
à Dolly.
- Nell! Nell! est-ce (lue vous commenceriez à
aimer votre blond prétenL ant d'autrc!"oi '?
- Chllt!
.Tc lui imJlose silence du geste et j'écoute, puis je
souris en reconnaissant un bruit familicr: de petits
pas qui accourent, un rire frais, vibrant Je gallé
maligne ... et Wauie al'I'arail, les joues roui,les, les
cheveux en désordre, la robe pll:ine de pÏlquerette,.
- Lallie 1 Lallie!
C'est Jlloi qu'il ul'l'elle, ct !lOUS nous asscY'lJlS
cflte/à côte sur le gazoll pour tresser une guirlande
Ce n'cstl as la première rois que nous en fai 'ons
ensemble. La bt)lllle, le voyant avec moi, s'en va. Le
père, au lieu d'Cil I~lin:
autant, (oublierais-je jamais
l'expression Je son visage, l,)rsqu'il nous apcrçut
lin jour,sun fils et moi, et Jispurut au~sitü
t'ails mot
dire), Il: pl:rc nOlls contemple: l'enfant grave, ab~flrhé,
Ille tendant les fleurs cl moi )ccu(1é à les
cnlikr.
1.'(' traorJinaire re 'selllblailce entre PUIlI ct ~un
fils Jl1' frappl' l'lu LJll' jUnlilis.
VOliS l'aimc/. ~ dit Paul.
- Oill.
\) \'il)('-[ il '1IlC j'nime (;,t 'ilfailt pills que IrHlt au
1lUd~
.
�210
A TRAVERS LES SEIGLES
Si VOU!:i aviez été sa mère, dit-il avec jalousie,
vous l'auriez préféré à votre mari 1
- Peut-être.
J'incline mon front sur l'enfant, afin que Paul ne
puisse voir mon visage. Ne sait-Il pas pourquoi
J'aime si passionnament son fils, moi qui, toute ma
vie, ai été impatiente et insouciante à l'égard des
enfants . La chalne de pâquerettes est autour du cou
de Wattie, et il m'étouffe presque de ses baisers ct
de son étreinte déjà vigoureuse. Je le pose doucement à terre en lui disant un mot tout bas. Il hésite,
cet enfant de trois ans à peine, plus abandonné
qu'un orphelin; enfin, aussi brave qu'il est beau, il
s'en va vers son père, chancelant sur ses petites
jambes.
•
- Papa 1 Papa! dit cette douce voix enfantine, ct
comme on ne lui tend pas la main, il entoure les genoux de Paul de se bras. Celui-ci le repousse, sans
dureté ni brusquerie, mais d'un geste inexorable.
Les lèvres et le front de l'enfant se plissent, Wattie
se croit en disgràce; il est trop jeune pour raisonner,
mais son cœur sent qu'on le rejette. Il court à moi
et se blouit sur ma poitrine. Pauvre petit être! Que
de fois ton père a dù te repous er pour que tu aies
si peur de lui.
- Dieu vous pardonne 1 dis-je à Paul, avec une
violente indignation.
J'enlève Wattie dans mes bras, j'appuie :;a joue
sur la mienne, ct je l'emporte à travers les allées
Oeuries, laissant Paul seul au milieu de ses rosiers.
x
- Georges 1 di -je d'une voix étouffée.
- Eh bien! Nell! répond-il de meme.
- Je voudrais que nous ne nous fussions pas
laissé [aire. Quand Dolly et Basan viendront-ils
nous ddivrer? ct s'ils nous oublient?
- Nou' deviendrons la proie de fourches!
ous avons con eryé, de toutes nos facultés, le
seul usage de nos oreilles. Quoique nous oyons en
plein jour au milieu d'un champ, nous ne pouvons
rien voir, ct ['on ne peut voir de nous que deux ta
de foin supné~
nous représenter. Dolly ct Hasan
Iluus ont ensl:velis ",OUS les meules parfum6es ct
nous somm·!-' maintenus au~i
snlidl!ment que si
nous a\ ion au-dessus de nous une pyramide. Imposibll.l ue buuner!
Pou.r ne pa nou tucr cependant, ils ont rccouYcrt très Iég~rcment
no vi age, de orte que nous
�A TRAVERS LES SEIGLES
211
pouvons encore respirer et nous faire entendre. De
loin nous parviennent faiblement les appels des faneurs, et les voix des servantes, pour qui faire les
foins semble une partie de plaisir.
- Nous ne sommes pas très à notre aise, Jit
Georges, mais je me félicite de notre emprisonnement, parce que je vais pouvoir vous parler.
- S1 vous prenez avantage de ce que je ne puis
m'enfuir pour me dire des choses que je ne veux
pas entendre, c'~st
une indignité.
Celte déclaratIOn solennelle est coupée par un
vio lent éternument.
- Je ne vous ai guère tourmentée, depuis longtemps.
Au travers du foin, je distingue que sa voix est
attristée.
- C'est très vrai, dis-je avec remords.
En efTet, depuis que j'ai répondu à certaines questions qu'il m'a faites, il ya un an, après blen des hésitations, il ne m'a plus importunée; il n'a été pour
moi qu'un ami dévoué.
- Mais vous avez pris ces derniers jours une mine
si grave, Georges, que je m'attendais à un sermon.
- Servirait-il à quelque chose?
- Je l'ignore. Ce que je puis vous dire, c'est que
vous n'aurez jamais une meilleure chance d'être
écouté.
- Neill
Je devine qu'il va décharger son cœur du fardeau
qui l'oppresse.
- Je voudrais que vous n'ayez plus aucune relation
avec Mrs. Vasher.
- Je n'y puis rien. C'est promis, vous le savez.
~
Vous avez eu tort.
- Je suis de votre avi . Supposez-vous cn face
d'un ennemi que VOliS croyez mourant? Si alors, désespéré, rejetc, puni par Dieu, il sollicite votre pardon, le lui refuserez-vous?
- Non, peut-être, si j'étais sür qu'il va mourir;
~is
je prend~ais
mc.s information.s. Ain i quc Dolly,
,'al dcs aversIOns vIgoureuses. SI un homme s'élait
conJuit envers moi commc cette fcmme l'a fait cnvers
vou~,
je l'aurais hal tant que j'aurais gardé la force
dc renLlrc coup pour coup. D'aillcurs, ellc n'a nulle
envie de mourir, clle se porte fort bien.
- Vous vous trompcz, clic pe~
su~co.mber
d'un
moment à l'autrc; votlà J1.()url~
Je lUI al pardonné
(ct pour l'amour de Watllc! Jlti-Jeen aparté).
- Il n'yn ricn de tel qu'unc bonne malaJic chronl_Jlle \,ollr vous faire vivre l~crnJe1t.
l"':llc nOLIs
enterrera tous.
�212
A TRAVERS LES SEIGLES
- Vi\Tons-nous longtemps, vous et moi, croyezvous? Que ce serait drôle de nous voir, vous, vieux
garçon habitant la Chasse, moi, vieille fille vivant au
Manoir, Vous viendriez passer toutes vos soirées
avec moi; nous jouerions au whist avec deux mort "
ou aux dames, si nous avions le cerveau trop faible.
Quand nous serons tous cieux aux alentours de
soixante-dix an ,on ne pourrait plus jaser de vos visites. Nous porterons des lunettes, et nous irons tous
les dimanches à l'église clans des fauteuils roulants,
mais au lieu de rouler lentement côte à côte, nous
ferons des courses au clocher, Oui sait si nous
n'arriverons pas ainsi jusq u'à cent ans?
- J'espère que non, dit Georges, et son tas de
foin s'agite comme :-.'il fri ·sonnait. on, nOlls ne
jouerons pas au ",hi t ensemble, Nell! Je n'ai pas
l'intention de gâcher toute mon existence ici; je veux
faire quelque chose, être quelqu'un!
- Eh bien! si vous réussissez, il faudra ven il' à
Silverbridge me le racnnter, car je ne m'amu 'e rai
t!uère toute seul..'.
pareil au vÏltre.
, - Je n'ai jamais vu un c(Jura~e
Vous voilà, à vingt-deux an , décidée de sang-froid
à passer votre vie dans ce misérable village, sans
autre événement pour en varier la monotonie, que
l"s morts et les mariages de votre famille. Cct
monstrueux, e't cela ne sera pas.
- .Je ne sais cc que font les jeune'. personnes qui
ont éprou\é une déception et ne ~o nt pas assez heureues pour mourir de la fi~vre,
nu se faire écraser
par une lllcomllt[ve! Il faut pourtant qu'elles achèvent leur vie quelque part. Autant un endroit
qu'un autre! D'ailleurs j'ai de la m ~ moire,
si je n'espère plus, je me souviens; cl puis Waltie grandit
tOliS les jours.
- Grand Di":lI! Voila l" . i"tence qlle \'OU vou!'>
promettez.
Il s'interrompt, et ~es
murmures indistincts ne
parviennent l'lus jusqu'à moi. l~1(in
il reprend:
- Nell!
- Eh bien?
- Nous ne parlons jamais de Paul Va 'her; mais
je veux vous en parler aujourd'hui, permeltez-\'I)us?
,J'hésite un instant. Parler d, llti il quelqu'un qui
sait, c'e~t
fouiller dans une hles.,ure en(;lJr..: vive;
mais Gl'urges a été si bon pOlir moi au moment de
ma terrible épreuve!
-- Oui, vou le p'JUvel.! seulement diles aU " i vite
que r()~
1!J!t; ce que Y/lUS "lJul!.!!. dire.
- Alor ', 'l.:II,polirquoi est-il rc~nu?
- Il en a\ait bl\:n le Jroil,
�A TRAVERS LES SEIGLES
2T3
- Je tfLluve qu'il n'aurait pas dû le faire.
- Si je ne m'en plains pas, pourquoi l'accuse7.vous? dis-je !l~remn.
Un homme comme lui sait se
conduire.
Je me repens de cette phraseaussitût lancée. Si nous
pouvions apprendre à réfléchir d'abord, à parler ensuite.
- Je ne pensais pas ce que je disais, Georges;
je sais que vous agü;sez pour mon bien. Mais quel
inconvénient voyez-vous à son retour?
- Vous vous aimez tr p! dit Georges tristement.
Vous n'auriez jamais dû vous revoir, Jamais 1
- Avez-vous peur pour moi?
J'ai parlé si bas qu'il a dû m'entendre à peine, le
sang monte à mes joues.
- Pas précisément, Nell, mais vous et lui, vous
portez ~ur
vos épaules un fardeau qui dépasse les
forces ordinaires. Fâchez-vous contre mOI, si vous
voulez, je vous dois la vérité; c'est dangereux.
S'il m'est amer de l'entendre, il ne lui est pas
moins amer de parler.
- Croyez-vous, dis-je toute tremblante, que nous
soyons S1 coupables, si faibles, si lâches? Croyezvous que je puisse jamais oublier qu'il est le mari
d'une autre?
- Je sais que vous ne l'oubliez pas; votre conduite a été parfaite. Mais pouvez-vous me jurer, du
fond du cœur, que le seul son de sa voix, le moindre regard que vous lui jetez, ne ont pas pour
vous le' plus grands biens qu'il y ait en ce monde?
Vous n'avez jamais oublié qu'il était marié; mais ne
vo'us souvenez-vous pas qu'il vous a aimée, qu'il
vous aime encore? Peut-on s'empt:cher de voir que
vous êtes son idole, que ses yeux suivent chacun de
vos mouvement, que ses oreilles boivent vos moindres paroles, qu'il s'interrompt si vous parlez et
n'entend plus que vous?
- Et vous, savez-vous que, depuis son retour, il
y a trois ans, nos mains même ne se sont pas
effleurées.
- Il vaudrait bien mieux qu'elles pussent sc serrer franchement, dit Georges avec un soul ir d'impatience. C'est dangereux, Nell, vous marchez sur
la glace, elle se rompra un beau jour, et alors ...
- Arrêtez! Savez-vous cc que vous dites? SavezVOlJ~
cDmment il m'aime? Vous ne connaissez lli
Paul, ni moi. Nous pourrions nous voir ainsi pendant ùes annGes, contents de nous al ercevoir de
temps il autre; je ne nie pas que ma plu grandc
juie ur terre, Joie coupable 1 l'on veut, soit dl!
le voir, d'enten re su voix . .lamai" nou ne demandc-
�214
A TRAVERS LES SEIGLES
rons , nous ne rêverons d'être rapprochés davantage.
Et si cette consolation m'était retirée, si je ne le r!;voyais plus, je ne pourrais supporter ma vie 1 Voi là
pourquoi j'aime si cordialement son enfant. Je ne
puis témoigner l'amour que je porte au pi:re; il n'y
a pa de crime à adorer l'enfant. Quand il revint,
Gt:orges, j'avais peur, comme vous à présent; je
Yovais tous les dangers d'une rencontre entre nous
et Je m'efforçais de devenir froide, indifférente. Mais
le premier moment passé, je m'aperçus que nous
revoir était bien plus facile que je ne le craignais.
Peu à peu, je sentis que le danger n'existait pas et,
à présent que je n'ai plus peur de le revoir, je suis
par moment presque heureuse.
- Heureuse 1 s'écrie Georges, avec un accent
d'autorité, oui, comme un homme qui s'endort dans
la neige et qui finit par y périr mi sérablement .
• Vos craintes, votre conscience du danger
étaient autrement salutaires que cette fatale sécurité.
- Georges, que signifient ces paroles? De quoi
avez-vous peur?
Un ilence de quelques secondes: l'homme courageux, l'ami fidèle s'a rrête avant de dire ce qui
peut-âtre ne lui sera jamai s pardonné.
- J'ai peur, fit-il lentement, qu'un jour cette exi tence ne lui devienne intolérable, que son amour
pour vous ne brise toutes le s barrières ... et qu'il ne
vous demande de fuir avec lui.
Nouveau silence.
- Vou osez avoir pareille opinion de l'homme
que j'aime 1 Croyez-vous que je le suivrais, je vous
prie?
Il ne répond pas. Un sanglot m'échappe.
- Grand Dieu, suis-je tnmbC:e asse;: bas pour que
vous me jugiez ain il
- L'ai-je jamais pensC: 1 Dieu ait qu'à mes yeux,
vous êtes la plus innocente des créatures; mais
Nell. .. Nell. .. êtes-vous tous deux, lui et vous, si
flirts que vous échappiez au danger auquu l ont succombé tant dl.! fummes aussi pu reH et aussi fi<:res?
J!; mus dis cela, pour vous avertir; je Ile suis l'lus
que \'(lIre fr<:re; j'ai d!;l'uis 10l~temrs
veillé sur
yous, ct si jamais Ulle parole de moi pellt vou '
pré~ev
du mal, je la pronce~i,
quand 10llS
devriez me hall' cn~uite.
N"JUS nous laisol1s encol'e ...
(,corgc!l, je y"US re1111:I'cic ...
,\1a chérie, VIIU" ête. aussi vaillante 'Ille !1nnne.
Pa IIne fUll1me ur millu n'aurait accepté ain i 1111
pareil avurli/'IT1l'llt
-
.Je
IIC
c/"Ili
l'ao; qu'il Y ,lit dl! danql!r ...
!1Iai~
�A TRAVE RS LES SEIGLE S
215
lamais je n'avais pensé à cela, et, si cette terrible circonstan ce s'était réeUem ent présent ée ... j'aurais été
si confond ue, que je pouvais perdre la tête, et faire
quelqu e chose de ma.!, Enfin, il n'y a plus de danger. Passere z-vous votre vie à me faire du bien,
mon ami, sans que je vous le rende?
- Vous m'avez faIt du bien toute votre vie; vous
avez été la seule neur de mon triste jardin.
Une angoiss e amère me traverse le cœur. N'est-c e
pas dur pou r lui? Il est là, jeune, libre, il m'aime ;
et moi, j'en aime un autre qui n'est pas libre. Oh!
pourqu oi ne puis-je arrache r cetamo urdemo n cœur,
mettre ma main dans celle de George s, et transfo rmer sa vie incomp lète et sacrifié e, en une existen ce
utile et heureu se? Mais je ne puis pas .
- Nell, reprend -il, vouS rappele z-vous que je
vous ai déjàave rtieden e pas vous lier à Mrs. Vasher ,
depuis qu'elle a prétend u se réconci lier avec vous?
- E" effet.
- Eh bien'! elle a récemm ent cherché à vous faire
plus de mal encore, et c'est beauco up dire.
- Comme nt le pourrai t-elle? Quels malheu rs
lui restent- il à attirer sur moi (
- EUe l'a essayé, Nell. Si jamais ~fem
en a
poussé une autre dans la voie de la tentatio n. Mrs.
Vasher l'a fail à votre égard. Elle n'a pas manqué
une occasio n de vous rapproc her de son man; l'ai
surveill é toutes ses manœu vres pour vous laisser
seuls, ct souri de l'incons ciente honnête té avec laquelle vous avez déjoué ses ruses. Elle agit avec
noirceu r envers vous deux sans que vous vou Cil
doutiez .
- Laissez -moi réfléchi rl Oui, c'est vrai. Dans les
rares vi iles que j'ai faiteg aux Tuurs, elle a chaque
roi" invente LIlle excuse puur nous renvoye r em;cnlble. Mais dans que! but ? POlm~uoi'(
- Qui le sait·~
Pour vous raVIr votre réputat iun,
sans dou!c?
- Oui, dis··je, en me rappela nt sa menace tI'il y
n 1roi moi. Mai>: je no.: pui. le croire, George s 1 Uni.:
femme no.: saurait (!trl: tlutisi pervers e 1
.
Vnus rappl:!ez-vllu le jour de la fête, quand
elle 11011 ellllnen a voir 'cs ro~iel"s?
Elle m'entra lna,
VI/US lai sant aVec Va511\.:r, pui,; ~l:
dL:bar\S~1I
Je
1I1tli ,1 Cl. .:avaliè:ret1h!I1t, l!l je la perdi~
de vue,
.f'aval envie dt; retourn er vou;; cherche r; mai j'eus
l'ellr d'0tre indi cre!. .Ie me cOlltenlnÎ de me pl'Omener autour du bo~C]uet,
,::pUI"L: de VOliS par un
"pais taillis. Une personn e rachûe parmi les arbc~
pouvait \'OMS apercev oir, mais vou ûtiez invisibl es
tic l'endroi t Il li je ml! trouvais . En faisant le' cent
�!1l6
A TRAVERS LES SEIGLES
pas, je vis un pan de soie vieil or étinceler parmi
Jesfeuilles. Ainsi me fut r';vl~e
la présence de
Mme Silvia, qui s'était blottie en cet endroit pour
vous épier.
- Dans de mauvaises intentions? Lesquelles?
- J'en suis s()r. Faut-il vous le dire ?... Elle veut
vous conùuire au mal, vous et son mari, pour vous
humilier et vous perdre par le scandale. Elle vous
pardonnerait presque l'amour que Paul vous a si
longtemp~,
si fidl:lement gardé , si elle parvenait à
vous rabaisser à ses yeux et aux vôtres.
- Et c'est la femme à laquelle j'ai pardonné, la
mère de mon petit Wattie? Vous aviez raison,
George , j'étais comme l'homme endormi dans la
neige ... Mais me voic i réveillée! Quand partent les
Vasher?
- Au milieu de juillet.
- A leur retour, j'irai près de Jack et d'Alice ...
Je ne reverrai jamais Paul de mon plein gré ...
Georges 1 Georges 1 Comment pourrais-je vivre sans
le revoir quelquefois?
Il ne répond rien; que me dirait-il? Il n'a aucune
consolation véritable à m'offrir, et il dédaigne les
phrases banales.
- Vous allez être bien seule en août, Nell. Tout
le monde part, excepté vous.
- Cela m'est égal. Quelle singuilère chose que
papa vous accompagne en Ecosse III n'est allé nulle
part depuis son retour de la Nouvelle-Zélande.
- Dolly et votre mère vont chez les Lovelace?
- Oui, et je dois tenir le ménage 1Ce sera brillant!
Jack devrait venir en août au lieu de septembre.
- Ahl vous n'aurez plus un mot à me dire quand
il sera ici.
- Attendez et vous verrez J
- Ils ne sont pas morts, dit la voix de Basan, auprès dutas de foin qui me recouvre, car je les entenùs
parler.
- Nous vous avions oublié J s'écrie le timbre
frais et un peu consterné dc Dolly. Nous avons été
manger des frai cs, et le temps passe si vite.
Quand nous sortons enfin Je notre captivité, altérés, égratignés, échevelés, les vêtements couverts
de brins de paille, nous constatons en effet que
Dolly et Basan, avec une gloutonnerie sans exemple,
n'ont songé qu'à manger leurs fraise~,
et n'en .ont
pas apportC: une seule pour rafralchlf nos gosiers
desséchés.
�A TRAVERS LES SEIGLE5
;.!
17
XI
Nou s sommes dans le verger, Wattie et moi, sous
,es pommiers dont les fruit s commencent à rougir.
Tous deux, nous avons jou 0 à nous lancer le s pommes vertes tombées sous l'arbre, et maint enant, il
dort dans mes bras, du profond sommeil de l'enfan ce.
Rien de plus charmant que ces petits anges endormi s, et le visage de WaUie est un de ceux qui
reste[it dan s la mémoire, même lorsq u'on n'y cherche pas un e ressemblance que je vois toujours.
II ya quatre se maines que Paul est parti, quatre
se maine s qu'il a pris ma main dan s les siennes et
que je l'ai lai ssé faire, sachant ma r éso lution de ne
plus le revoir jamai s ... Quand nos yeux se son t rencontrés, quel d0 ses l oir j'ai lu dans son regard 1 J'ai
tremblé, reconais~t
que Georges ne m'avait pas
avertie trop tôt. fi m'a dit: Adieu! pas un mot de
plus, car nuus n'étions pas seuls; mai s j'ai senti
trembler sur ses lèvres dt! s paroles ardentes et folles,
Je remercie Dieu de n'avoir pas eu à les entendre.
Silvia est aussi ven ue me dire adieu; füu sse ju qu'à la fin, eJle m'a serr0 la main ct je n'ai rien dit,
je lui ai lai ssé croire que je Ile savai s ri en de es
honteux cumplots. Si j'a vai~
parlé de mon indignation, je n'aurais pu revoir Waltie, qu'en mère indirférente et mundaine elle abandonnait aux soins des
dOll1es tiques pendant su n absence. IWe a donné
l'ordre qu'on me l'amenàt tluand je le demanderai s,
cl il est ven u 1 re sque chaque jour. M. et Mmo Vasher
sont pani s cnse mblè, mai s elle allait faire une tournée de visites, ct lui devait rejoi ndre les Tempes t et
papa en Ecosse. La chasse est oUI'erte, je suppose
qu'il y est à pr'::sent. Quand il reviendra, je serai
chez Alice et ne repuraltrai pas d'ici longtemps.
Là-bas, au beau pays de France, le sang arro se
le sol, ct les morts Jonchent la campagne. Je n'ai [las
le courage d'ouvrir le journal qui est pr\:s de moi.
A f~)rce
de lire ces, s al~gn.ts
récit s, je ne peux plus
avoir d'autre pensee; le VOIS sans cesse les vaillants
Français , aidés des nôtres, défendant leur patrie
contre l'Allemand.
Quoique dans notre modeste village lui-même les
lan~ue
s , du matin au so ir, ne [larlent que de «la
guèrre ", un ennemi non moin s terrible que les
balles s'est glissé au milieu de nou s. Il a marqué
ses victimes ; son nom est. la fi\:vre ». Depuis une
quinzaine, quatre enfants, deux jeunes filles, une
�218
A TRAVERS LES SEIGLES
m1:re Je famille ont succombé rapidement et mystérieusement. Maman ignorait en partant qu'une
maladie contagieuse régnât au Village . Sans cela,
elle tremblerait pour ses enfahts et serait capable
de revcnir. Aussi ne lui ai-je l'ien écrit: ~es
vacance
sont si rares. Notrevieitle bonne dit qu'il vaul mieux
rester où l'on est; Silverbridge étant ilué en pleine
campagne, nous ne sommes pas sous l'influence
directe de la contagion. Une frayeur mortelle me
saisit en regardant l'innocente figure de Wattie . La
main de la mort s'étend-elle sur lui, mon ange consolateur? Je touche son front et sa joue qui sont
frais et calmes . Cet enfant est la joie de ma vie ;
je retrouve en lui ce que j'ai perdu. C'est Paul qui
me regarde avec ses magnifiques yeux bruns, Paul
qui me sourit de son ancien et irré istible sourire;
mais joints à cela, c'est le cœur · et les paroles
candides, la tendresse vive et l'enfantine confiance,
surtout cette Innocence des (r1:s jeunes enfants.
Je regarde ma montre, six heures, et l'on devait
venir cnercher Wattie à cinq.
Que peut être devenue la bonne? Notre vieux
Simpkins parait et je lis sur sa ' physionomie qu'il
s'agIt d'un événement grave.
- Qu'y a-t-il?
- La bonne a la fièvre, miss Nell. Elle a été prise
à peine rentrée aux Tours; le docteur dit que li.: cas
est mauvais .
La bonne de Wattiel Et il a été avec elle toute la
matinée 1
- Trouvez-vous qu'il a l'air malade? Comment
e~t-on
quand la fièvre commence?
:'lIa voix est dure, sèche, je ne la reconnais pas
moi-même.
- Vou~
n'allez pas le renvoyer aux Tours, miss
Ncll? dit Simpkins en h6sitant. Il v aurait du danger, mais il faut penser à nos jeune; me.."$sieurs.
Je porte la mam à mon front.
- Il faut qu'il reste ici. Ne pourrait-on le tenir à
l'écart, de peur de la contagi'~
.
- Il Y a la chambre à ct'lté de la salle d'études;
elle est tout au bout de la mai "on, qu'en pcnsezvou<;, miss Nell ?
- Oui, c'cst cela. Faites pr6parer le lit tout d,
suite, je viendrai dès que cc !'era pré!. Ohl Walticl
Vai.'-je te perdre? Que deviendrais-je?
Son vi~aue
ne me répond rien; il semble respirer
la santé comme toujours, cl pourtant, je <;ens la morl
'lui le ml.!nace . .Je 1;.; "rre ~i ~troicmen
"ur mon
Cleu!' qu'il
'';vc:illc ct nl'enlhras 0, .Je !-:ui~
la ~cule
1 t;rsonne que Wallie ait jamais embra S~è
sponta-
�A TRAVERS LES SEIGLES
219
nément. Nous nous dirigeons vers la maison, causant dans un jargon étrange, car Wattie est en
retard sous ce rapport et parle un langage à lui,
que je comprends fort bien. Le manOIr est très
silencieux, l'enfant, un peu intimidé, serre mes
mai ns plus fort. La vieille salle d'études, fort délabrée, et la petite chambre attenante ont l'une et
l'autre des portes-fenêtres ouvrant sur la cour.
Pendant que je déshabille Wattie, notre vieille
bonne apparaît.
- Est-ce à vous de vous donner tout ce mal, mis s
Nell? dit-elle avec son franc parler ordinaire. Cet
enfant devrait être avec sa mère .
- Sa mère n'est pas là! Vou s savez?
- Oui, et j'ai peur que le pauvre être ne coure
de gros ri ques.
- Taisez-vous 1 On ne sait jamais, vous le disiez
vous-même avant-hier? Une personne prend la
fièvre, une autre ne la prend pas.
Je la battrais pour la punir de ne pas me dire un
mot de réconfort.
Watti e est prêt à se coucher, mais Wattie ne veut
pas dormir, il m'a échappé et dan e sur le tal'i
~,
ses petits pied ro se son t pareils à deux neurs. Oh !
Wattie r Toute ma vic, je vous reverrai ainsi, mutin,
capricieux, ravi! Quand le so leil a tout à fait di~
paru, le sommeil le prend enfin, et je l'emporte
dans mes bras, au milieu de ses éclats de rire.
Puis, à ma granue surprise, il sc calme tout d'un
coup, s'agenouille sur Je lit, joint ses petites mains
et commence a prière UU sOir : f( Mon Dieu, bénissez papa, maman, Lallie; faites de .Wattie un bon
garçon. Amen! »
Ce s mots balbutiés à sa façon enfantine, il attire
ma tête près de lui s ur l'oreiller, ses petits bras
nuués autour de mon cou, et, dans l'e space ue quelques minutes, il dort à roings fermés. Je le quitte
alors pour al1er m'entendre avec notre bonne, car il
y a beaucoup de choses à régler. Si un nouveau cas
de fièvre 'e d~clare
dans le voisinag!.!, si Wattie (mes
lè\"f~S
blanchJs~t
~n
p:n~
' lOn~at
cc nom) e!'t dcjà
attclnt, elle partira Immediat ement avec mc s petits
frèreg. Elle affirme qu'elle m't.!mmènera als~i,
mais
cette idée me rait rire. Lai sser mon Wattie cl des
mercenaires 1
- Cc s ra une jolie surprise pour votre maman,
quanu elle re\'il~nda
ct vous trou vera morte ct
enterrée, miss Nell!
- Les gens las de la vie meurent loujours dl'
vieil lesse 1 Cc sont les heureux, C\;II. ljtll 0111 beau';(Jul' ,) regretter, llUi partcut jeuncs.
�:.!::!o
A TRAVERS LES
~EIGLS
.TI' veilie tard prl!s de Wallie cette nuit-là, mai!' sa
peau est fralehe, son sommeIl calme; je fin i' par me
coucher et m'endormir.
. ..
. . . ..
Aux premil!res lueurs de l'aube, une petite vllix
enrouée m'éveille en me demandant: « De l'cau! "
C'est un des rares mots que j'aie appris aux lèvres
enfantines de Wallie à prononcer nettement. Un
instant, je reste immobile; je suis comme une créature frappée d'un glaive à double tranchant. Ce en,
je sais trop ce qu'il veut dire ... la mort va m'enlv~r
mon ange ...
Enfin je me lève toute paralysée; je lui apporte de
l'cau, qu'il a déjà peine à avaler. Je replace sa t~e
sur l'oreiller; je ne l'embrasse pas, ne lui parle pac;;
mais je tombe à genoux. Wallie! Wallie! Dieu m'a
ôté t.,ut ce que j'avais sur terre, et maintenant il ya
t'enlever à moi ... cher petit être aimé 1
Une heure plus tard, le docteur e t venu ct reparti.
Il ne peut rien de plus pour le 1ils de Paul Vasher
que pour celui du plu' pauvre paysan: quelques
heures décideront de la fin.
Un domestique emporte mon télégramme aux
parents ... En réalité, que viendraient-ils faire ici?
Ils ne s'occupaient pas de l'enfant vivant, pourquoi
tiendraient-ils à le revoir avant sa mort? Il est à moi,
à moi seule, et n'a besoin que de moi.
Je renvoie tout le monde de la chambre <je crois
que je deviens folle) et, seuk, je lui prodigue mes
soins, guellantle moindre changement de son visage,
comptant les ballements de son pouls. Ses beaux
,'cux plaintf~
cherchent les miens; il ne compr..,nd
ricn à celle soun'rancc inconnue ... lui qui n'a jamais
:,ouffert... il est étonné, il a peur, et si je le quitte
une secondc, sa petite voi.· me rappelle: • Lallie r
Lallie! .. al'ec un son tout nouveau, aigre, rauque,
qui m't.:treint le cœur d'une indicible ang()i~
e.
Le doctuur 'revient; la moitié de sun temps se passe
a disputer au terrible ennemi ce petit corps {lui
résiste. Il espi.:re encore; il convoque une célébnté
médicale ... tous deux e consultent; mal') je ~ai
que c'e:,t inutile. Dieu rappelle Wattie ... je l'ai toujours prél'ul Si sa vic ou sa mort n'avaient impllrté
il pasonnl', il aurait v<.:cu, mais, comm" il est pour
moi plus que ma vie même, il.v.a mourir et.la mort
approche à grands pas r Sc. lalhil', halbutlements
fini:;l'ient par s'éteindre. Les docteurs se regardent
en silence. Tout leur 5avoir ne peut ram 11er la vie
clan œ beau petit coq . Ils s'en vllnt, di ant qu'il
r vi ndrunt !>iento!. C'est inutile. Watlic n'aura plu:;
jamais besoin d'cu'.
�A TRAVERS LES SEIGLES
22 l
Il m'a toujours reconnue, et ses lèvres desséchées
me sourient encore, lorsque je lui donne une boisson
rafralchissante. Il n'a jamais été colère ni maussade
comme tant d'enfants malades. Si seulement il montrait quelq ues-uns de ses caprices habituels, je ne
serais pas sûre ... mais il est là, sur mes genoux,
. 'afTaiblissant J'heure en héure, s'en allant sous mes
yeux, et ce cri surt Je mon cœur déchiré:
- S'il faut qu'il meure, que je meure avec lui!
Ma prière n'est. pa écoutée . Je suis forte, je ne
suis malade qu'à force de pleurer, de veiller, sans
pouvoir prendre aucune nourriture, abîmée dans
mon désespoir. Et la troisième nuit (il s'en va bien
vite, mon Wattie, lui toujours si désolé de me quitter
fût-cc pour ulle heure 1) je vois ses beaux yeux brun~
s'ouvrir, sa main trembler un peu dans la mienne.
Je me penche sur lui, sai ie d'ert'roi:
- Au revoir, Lallie 1 murmure-t-il avec un doux
sourire tendre ... ct puis, c'est fini!
XII
Mon petit ange est couché ur le grand lit blanc,
les mains pleines de roses, et des cierges tout autOur
de lui. On ne se douterait pas qu'il a été malade:
la chambre est si calme, si fra1che ; toute les traces
de maladie ont disparu, la lune verse ses rayons
par la fenêtre ouverte sur le plancher, le lit, le visage
de cire Je l'enfant... Je ne suis plus auprès de lui,
je ne pouvais pleurer en contemplant ce petit visage,
qui, quatre heures avant, me souriait avec tendresse,
ces Ii:vres qui m'ont murmuré un adieu, avec leur
dernier souffle, ces mains que la mort seule a pu
détacher des miennes 1 Quand j'ai peigné ces beau,'
cheveux d'or qui s'enroulaient autour de mes Joigts
comme des choses vivantcs, aucun souvenir ne s'cst
r6\'ci116 en moi ... je suis restée in cnsible, sil encie e, calme comme lui ... On voulait partager ma
veille j je m'y sui, refusée; personne autre que moi
ne fera rien pour Wattie. Je sui' seule dans la salle
d'6tudes et l'horluge de J'église, sonnant dix heures,
retentit à travers le silence 1. ..
Je Yai~
Ù la porte et je regarde la nuit. Peut-être
et-il tout prl:s de moi an, que je le sache? Il ne
peLlt pas être encore bien loin. As-tu cu peur, mon
Watlic, quand tu t'cs vu partir ainsi tout _cul?
As-tu cherché ma main dans l'étrangeté terrible de
cc passage'? Y a-t-il quclyu'un là-haut qui prenne
(lin de Ini, cumm!.! moi iCI-bas?
,k TnUl'l1Iun;: ,. Wattie 1 Wattic 1 parle-moi! " lv1ai'
�:.122
A TRAVERS LES SEIGLES
nulle réponse ne m'arrive; nulle feuille ne bouge; le
son de ma propre voix m'effraie.
Qu'est-ce que cela? Des pas précipités broient le
sable de l'allée? Qui donc peut arriver à pareille
heure? Et il me semble un peu plus loin percevoir
des pas plus légers qui suivent les autres. Le p1:re
et la mère sont-ils revenus ... trop tard? Mon cœur
paralysé fait un bond de joie à cette idée, que Silvia
·arrive trop tard: Wattie est mort dans mes bras,
elle n'a pu me l'ôter. Les pas s'ar~ten,
puis se rapprochent, et un homme émerge dans le flot de rayons
qui éclaire la porte: c'est Paul. Quel air ~garé,
étrange 1 Aimait-il donc tant son fils, quoique son
orgueil lui ait toujours interdit de le montrer?
- Je pensais que vous viendriez plus vite, lui
dis-je. Voici bien des heures que je vous allend .
- Et me voilà, répond-il aus i lentement que moi.
Son ,'isage est pâle et r~solu:
ses yeux sumbres
flamboient sous ses épais sourcils.
- Ma bien-aimée, reprend-il avec un calme dont
la force me glace, je ne puis vivre sans vous, je suis
revenu vous chercher. .. Voulez-vous en finir ave~
cette vie misérable et rartir avec moi?
Je ne réponds rien, je recule, les yeux dilatés, les
l1:vres entr'ouvertes.
- Avez-vous peur, chérie? Vnus imaginez-vous
que vous seriez davantage ma (".:111me 1 aree qu'un,;
vaine cérémonie nous aurait uni!:;? L'homme et la
femme crt::és l'un pour l'autre et décidés à s'allacher
l'un à l'autre, à travers le temps, la mort et l'éternité,
sont-ils moins mariés que deux malheureux liés par
fraude, rar intérêt, par amour de l'or?
Je le reou~s
du ge~t,
mais je resle muetle,
mut:!lle comme l't:nfanl inllocl;nt qui ft!pfJSC hl-a~,
muelte comme lès cailluux il 1110:5 pieds.
- Ma hien-aimée t ma feml11e 1 ~'éClie-t,
<;c rappfllchant d'un pas.
Son regard a retrouvé la flamme d'autr~()i,;
!-.(I
voix, son accent dominatcur.
- Je mus Yeux, je J1(: puis vivre sans V(lU • DC!,lIi .
ce malin de NoGI, je lutll; n"cc moi-mC·me, comfl1e
jamais homme, abandonné de Dieu cl tcOll: <lU clelù
de ses forces, n'a combattu ... mais en vain . .le l'ai
compri l'autre jour, en louchanl vntre main, ail
départ, rour laJ'rcmi1.:re fois, der~is
l'l,US dc 11'ois
ans. Arnvé en l',cos~e
un hasard 111 apprit qlle 'Oll
étiez "eule ici; je suis Ycnu ... Vous me slli'TC7. celle
nuil, Nell, celle nuit m"·rnel Tnul C 1 préparé; pel'
sonne ne sail que je SUIS à Silvcr)f\d~e.
Demalll
matin, nous sel'llflS loin ... et ensemhle 1... J'ai hien
douté de vou, mon adorée, ajoute-t-il avec un
�A TRAVERS LES SEIGLES
223
acccnt triolt1phan1. Je ne croyais pas votre amour
assez fort pour résister à celte épreuve ... mais, quand
vous m'avez dit 'lue vous m'a\tendiez .. . que j'aurais
dC! venir plu<; tût, alqrs j'ai su, Nell, que votre amour
était aussi fort que le mien.
Une ombre noire tra\'erse le rayon de lune; une
main s'abat, comme un flocon de neige, sur le bras
de PaLlI; il se détuurne ct v"it deri~
lui Silvia,
siluriante. Elh; rranchit le seuil ct nous voici tous
trois dans cet espace L:clain~
où no.:: I1gures sont
visibles comme en pl(;in j'lIlr: lui, sa femme et moi.
Paul parle le premier.
- C'est vuus, madame! continuez-vous avec k
mL:me succès vutre métil!r d'espionne?
- Oui, répond-elle tranquillement, si c'e·t espionner que suine son mari, car je vous ai suivi. J'ai
lrlujours prénl que, tt,t ou tanl. vous lui re\'icndricz,
Ù l'Ile, et qUe \'OllS lui demanderiez de partir avec
\'vus. J'ai toujours su que, malgré 8es airs de vertu
dédaigneuse, elle consentirait au premier mot. Ne
croyez pas que je ""uille m'opposer à votre fuite.
Au' contraire, ~i "!lUS ne l'artez pas, je me charge Je
faire publier, d.ans tout le pays, comment j'ai tr,m\'':
mon mari ct 111ISS I61~ne
Aclair en tete ù tete ù onze
heures du soir, ùans une maison d'::serle, arn~t
un enll.:vement. Lequel de nous deux, vous ou moi,
<:cra alors resl'unsable Je nutre mésintelligence
cl'J1ljugale? Je ne veux pas vuus retenir, je ne suis
\'cllu(tki quI,) puur lui jekr sa honte au vlsage. AllI
ab! sui~-je
en/Ill yengé(;, 11611.:ne Adair?
Paul ne dit rien, ses mains se crispent , sa poitril1l,)
se s"ul~ve,
haletante,
- Vous m'avcz bravl:e, vous vantant ,le votre
rCputation inattaquable, continue Silvia de sa vuix
musicale ct railleuse; la ~r()yez-\'ous
toujours si
pure et si inta~e?
l'I1a main s'étend avec un gestl,) machinal.
- A prl:sent, vous allez venir avec moi.
Entral11l:e malgré elle, Silvia m'obéit; je fais siO'ne
à Paul: li son tour, il l11e "uit lentement, semblable
<i U11 homme qui l1ar~he
en rl:\'e ...
.le tra\'erse le cOl-ridor, ct j'entre dans la chambre
nwrluaire. Pr~
Ju lit, je Ill\.: retourne; ils ;;e sont
arr(';t'::s à la port\.:, jl! les appelle encore du geste.
Le. voÎt:i devant le lit, le man el la femme ... en face
du corps de leur li~,
de cet \.:nfant qui n'a jamais cu
ni Pl;) e ni l111.:re, durant ~a Court\.: vic.
à ix beures, dis-jtl d'l1l1\.:
- Il est mort ~c ~;oir
voi, m011otone.
J\lon CUJ'Vl:au I.:mblt.: éclater, et je tombe comme
Ulle masse, leb bras autour ù(,l l'enfant mort.
�A TRAVERS LES SEIGLES
22+
. .
~
..
.......... .
Sous la voûte du ciel, un homme étreint ma main
pour la dernii!re fois dans les siennes, et me demande,
comme si j'étais son juge, de lui pardonner le crime
auquel l'ont poussé son amour et son désespoir 1 Je
lui pardonne du fond du cœur et je lui diS adieu
pour toujours.
Aussi sûrement que je sais mon Wattie à jamais
couché sous ce tertre à mes pieds, de même, je
sais que je ne reverrai plus en ce monde le visage de
son père ... Nous nous disons adieu avec tendresse,
avec respect, sentant que c'est un adieu suprême .. .
et il part. .. il va rejoi ndre en France l'armée anglai:;e.
Une nuit, au début de septembre, à J'heure où le
jour commence à poindre, Il m'apparaH en rhe, le
front resplendissant d'une paix immortelle, et je me
réveille sachant qu'il est mort. Un mois plus tard,
une lettre me parvient, l'adresse est d'une main
étrangi!re; sans hâte, je l'emporte dans ma chambre.
Je SalS ce qu'elle contient. Elle est écrite par un
infirmier.
" Mademoiselle, j'ai un devoir sacré à remplir.
Pardonnez-moi s'il e t bien douloureux . .M. Vasher
est tombé mortellement blessé durant la bataille de
la Marne. Par bonheur, on a pu l'emporter du champ
de bataille et trouver une ambulance de secours,
mais il n'y avait rien à faire. Il m'a donné votre
adresse, et m'a demand6 de vous écrire comment il
a ·ait fini. Sa bravoure avait 6té au-dessus de tout
6loge. Toute la dernii.:re nuit, il fut tri!s agité, quoique
sans se plaindre; vers le matin, il se dres a, s'écriant d'une voix forte: « - A travers les seigles ...
les champs de Dieu ... Jelll» et tomba mort.
" Nous l'enterrâmes au cuucher du ~olei,
avec
une miniature qu'il portait toujours sur sa poitrine.
Quelques heures après arriva une dame fort belle,
presque folle dc chagrin, qui nous dit qu'elle était
<;a femme •...
. . . .
. ......... .
Sc sont-ils rdrnuvés lù-haut, mon !lancé perdu,
mon ange perdu·' J'irai, r cu À, mais ils ne n,:\'Il'!1dlont plus à moi, Aus~1
JC languis, j'aspire ù l'heure
où la mort, duuce COI1lJ11e l'appel lointain J'un ami,
pronuncera mon nom ct me !2uidera par la mall1,
Jusqu'à ces 'plaines qui entourent la céleste cit6.
y revemlJ-je mes bien-aimés, venant au-devant de
moi, à travers la splenJeur éternelle, incorruptible,
des champs de Dieu i'
FIN
�
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
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A name given to the resource
A travers les seigles
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Mathers, Helen (1853-1920)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1920?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
224 p.
18 cm
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Collection Stella ; 17
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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fre
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BCU_Bastaire_Stella_17_C92541_1109569
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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Ioule' leurs dépt:ns." de toilette. D ans cc l alb um.
\'ous ne trouVeZ Que cl s modèleS sImples ct don t la C.oQ uettene ne réclame
pas d e gar nitures compl iq u ~es . Tou tes ,Ics paru res nouvcJJcs, q u'i J s'a~lEc
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pour donner il Id S lhout llC une
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le plus riche. Vou.,
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Sa vo ir : A lbum pour Dame., 15 Cé vrie •• 1 5 aoùl
E n fa nt •• ) 5 mar I'. 1 5 Ic pte mbrc.
O n pCu t ,'nhonner jnd.rt~('m
ou OUX d t'uX A UJU m. pou r
Abonne m e n ts.
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la ft! ode; leur p la ce ( st chez tout C!I lcs couturière. e t tOU Il les
commerçantll qui emploient les journaux de Moc/es, car ils e n s on t
les plu s o vantageux ct les p lu. "ratiqu e3 .
Chaqut· Album t~ n vente pa r tou t : 3 fran ce.
g L'Album des Patrons français
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conft.ctiolln.Jnl le un tOIlettes ct celles do! leurs I.:nranls anurt>nt qu lis L ur ./
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b l(:1 parce q u'. Is conliennen t le plus g r d~ choix de loi leu 'oc
no uve ll e!!, si mplet, éléuan les c t p r" tiqu('s
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- Et puis ? .. dis-mo i encore, mon petit •••
- Ma pauvre maman !
"(1 n sourire attristé pas a sur les lèvres de Pierre
d'Au nis, et, dans ses yeux d'un bleu gris, très
doux, monta une pitié tendre.
Tl reprit :
- Que vouleL-vous que je vous dise? Cette
morl a jeté le désarro i dans l'esprit de mon père.
Il m'a paru surtout étonné de ce deuil imprév u qui
fondait sur lui; cepend ant, je crois qu'il a lout de
même un peu de chagrin .
- Et. .. les ... ses enfants ?
- Dame! ils sonl li vrés aux domest iques. Si
Elia n'était pas là pour y veiller, je les plaindr ais,
les petits frères!
- Ton père ne t'a pas parlé de moi, quand vous
\'ous étes qui ttés? interrogea. Lau rcnce hési tante.
- Tl a pronon cé votre nom la premiè re année,
je YOll$ ai dit à quel fropos : c'est la seule foi.
- La seule fois .... I~isa
tomher la pauvre
felUme avec tille inexpri mahle amertu me.
Pierre inclina la tète en un geste affirmatif. 11
avait deviné la pensée de sa mère el trembla it de
l'encou rager.
Nature énergiq ue, un peu violent e même par
atavism e, âme enthou siaste et tendre, il avail partagé ses peines, il en avait souffert de toute sa tendresse filiale si ardente , si profon de! Celte rude
initiatio n de la vie l'avait singuli èremen t trempé .
Sa raison devanç ait de beauco up son àge, - dixhuit ans. - C'était vraime nt un appui d'homm e
que ponvait offrir son cœur dévoué .
1'andis qu'un lourd silenc planait clans la pièce,
point éclairée enéore , où la mère et le fils, à ce
déclin de jour, s'étaien t retirés afin de s'entre tenir
�COMME UNE ÉPAVE
6
librement de ch?ses. grave~,
Pi~r'e,
à part h~i,
remontait les annees, evoqualllcs I,:il~
les scrutait,
leur demandait le sec~t
~
~eah?r.
ce que
souhaitait sa m~re,
ce qu tI de.slr~t
1lI-n~em
sans
trop oser Y croire : I~ reco~stJuln
d~
foyer ..
Le jeune ho~me
Ignorait quels gnefs a':LllCl1t
jadis amené le divorce de ses parents, un senllluent
de délicate réserve. ayant rete!lU L,~urenc
.de S'?11
expliquer avec lUI. ToutefOIS, ~ il 11 ;'l\'alt 1'.001lt
pénétré le ropt!. même. du cO;lfltt,. en sa lo.gHJuc
impeccable d enlant, "PlCue d AUniS en avaIt tort
bien déduit les causes apparentes.
Un événement heureux en lui-même, une grosse
fortune, léguée au baron d'Aunis par un cousin
éloigné, avait été la genèse du drame de famtllc
llui devait se dénouer plus tard par une rupture.
Celle forlune, portant d'un bond Sosthènc
J'Aunis de la médiocrité il l'opulence, sonna le
réveil à tOllS les appétits de luxe et de pJoÎsir qui
sommeillaient en lui.
Néanmoins il n'en fut pas conscient sur l'hC\1~·r.
L'habitude d'une vie sérieuse ct occupée, - i l
régissait lui-mëme se terres, - n'avait PriS cessé
de le dominer, lorsqu'jl partil pOlir Paris afin de
prendre pos ession de l'héri Lage de son cousin. Et
si c'dant à ses instances, .Mme d'Allois l'cul
a~conlpgJ1é,
.pcllt-èlre S011 inlluellec, p"is ante
encore, l'aurait-elle emrnrté sur 1'"lIr<1il cl1I1l1iliril
malsain où se jeta trte haissée So:thène, dès ql!'il
eul approché la coupe de ses lèvres.
Tais 1111 l'cu par crainte d'avoir il confier Pierre
à son grand. père Lortet, que l'enfant redoutait
fort ct aITec.tionnail médiocrem(,llt, heaucoup
parce que, nvéc à ses devoirs jOllrnaliers, clic
n'aimai t l'Qin l·ù Cl niLler sa mai~on,
Mme d'A unis
déclina la proposition cie son mari, allant ainsi
au-devant de l'irréparable.
L'absence,dl!. haron d'J\nnis se prolongea hien
au delà des ltmltes prévues.
Depuis cieux mois, il avait l'ri' possc sion de
l'hôte\ de l'avenue Montaigne, des terres de Normandie et des val urs en portefeuille qui venaient
de lui échoir, et il n'annonçait point son retour.
Sa femme eut, à ce moment, l'intuition qu'elle
avait manqué de prudence.
Les d'Allnis résidaient, l'hiver, dans le vicil
hôtel familial qu'ils possédaient à Dijon, et pas-
�COMME UNE ÉPAVE
7
saient la beHe saison dans la terre de Lyré,située en
cette région pittoresque et boisée aboutissant aux
gorges sauvages autant que superbes du Val-Suzon.
L'habitation, un joli castel moderne sans prétentions architecturales, mais vaste et commode, se
dressait au bord de l'éperon qui domine Etaules.
Des .a rbres encore jeunes lui composaient une
demi-ceinture d'ombre . Devant la façade principale,
un vaste terre-plein, encadré de murs bas revêtus
de lierre, permettait aux voitures d'évoluer. Le
parc, dont le prolongement s'étendait à droite et
à gauche, couvra it en avant du château toute la
pente jusqu'au chemin d'Etaules. Du côté opposé,
des prairies reliaient le plateau à un ressaut de la
colline, dont les futaies faisaient à la grâce souriante
et jeune du castel un cadre de second plan) un peu
sombre, du plus merveilleux effet.
Les communs du château avaient été aménagés
dans les bâtiments primitifs, restes d'un ancIen
prieuré, disait-on; ce que les plafonds voûtés et
les dispositions intérieures permettaient d'admettre, et que confirmait la présence du beffroi
décapité qui se dressait sous un manteau de lierre
à l'extrémité sud de l'éperon, dominant ainsi la
contrée dont il avait jadis la garde.
Si, à l'agrément de l'habitation et de ses entours,
on ajoute la beauté des sites, la proximité de
forêts giboyeuses, le voisinage de vieux amis, il
apparalt qu'une telle résidence possède tout ce qui
attache et retient d'ordinaire.
Cet~
iIt).pression avait été jusqu'alors celle de
Sosthene d'Aunis.
Il ne la retrouva point en lui, après sa longue
absence. Un ablme s'était creusé entre les joies
calmes que Lyré pouvait lui offrir et la nouvelle
existence entrevue. Il promenait partout un visage
ennuyé. Pierre avait encore dans l'oreille les mots
désenchantés que laissait parfois échapper son
père à cette époque:
,( Ces murs SUlfitent l'ennui! Le cerveau s'atrophie à mener cetle vie de cloporte!. .. »)
Lyré, suinter l'ennui! un hlasph me!
L'enfant se vit mieu .. d'accord avec le baron
d'Aunis, lorsque celui-ci qualifia le vieil hotel de
Dijon « un nid à rats )1.
\! n'aimait pas beaucoup l'antique demeure,
malgré qu'elle eût grand air. Située dans une rue
�COMME UNE ÉPAVE
étroite et peu passante des vieux quartiers, ne possédant qu'un jardin tout petit et sans horizon, elle
l'attristait. Il se réjouit en apprenant que l'on habiterait désormais Paris tout l'hiver.
Sa joie fu t brève.
C'est à peinc s'il entrevoyait sa chère maman,
lui accoutumé à marcher dans son ombre. Lorsque
Mmc d'Aunis ne recevait pas, il lui fallait passer
ses après-midi à rendre des visites. Lc soir, elle
accompagnait son mari dans · le monde ou au
théâtre.
Cela ne devait pas beaucoup l'amuser. Pierre
avait gardé la mémoire du pli qui se creu ait entre
les fins sourcils de sa mère, dès (lu'elle était seule ...
seule avec son petit garçon, un ob~ervatu
dont
elle ne se méfiait point.
Celle vic agitée dura quatre ans. Puis, un mat.in,
M. Lortet débarqua chez son gendre, à Paris, sans
s'être annoncé. Le baron se trouvait absent.
Le père de Laurcnce cl' Auni.s fi t beaucoup de
bruit, cria trè~
fort ~s.
cl~ose
IJ1compréhensiblcs
à Pierre. Apres quoI Il ll1l!ma à sa fille l'ordre de
faire ses malles, de le suivre à Dijon avec son fils
et de s'installer chez lui.
'
Il h~bit.a,
à l'e?-~ré
~e
l'~ven:
du parc, une
villa sItuee au mlheu d un )ardm. De la serre
établie au premier étage, au-dessus du péristyle
on dominait l'avenue, fa place Saint-Pierre et le~
rues fuyan~es
gui s'~nfOce!l
au cœur üe la \ille.
Pi~rc.
a~fec.tIOl1
ce COll1 en tou t lem ps fleuri,
que 1 actlVlté InqUIete du mallre ele céans ne disputait jamai:.à ses hôtes. C'était son refuge préféré
chez son redoutable. wanel-père.
durant. ses s~J.our,
Il auraIt plaISIr à s y retrouver, songeaIt-Il au cours
du voyage. Et pUIS, ~onheur
presque oublié, sa
mère, n'étant plus oblIgée cie faire des visites le
garderait a~t prè~
d'elle sans cesse, com~e
autref~is.
Sur ce pomt Pterrene fut pas déçu, maIS les événementsextérieurs commencèrent ù'assombrirsa vie.
A dater de l'installation chez M. Lortet, la crise
entra dans sa périodc aiguë. Les domestiques se
premier
racontaient devant Pierre que, depui s ~;on
voyage à Paris, M. d'Aunis menait « une vie de
baton de chaise II.
Oh! celte déJlni lion mystérieuse, combien souvent Pierre, q ni n'osai l rien demi! ncler, l'avait
creusée sans {,larvcnir ;\ lui donner un sensl
�COMME UNE ÉPAVE
1
{
Les gem: approuvaient leur maJtre d'avoir
ramené chez lui sa fille et son pettt-iils. Seulement,
la loi qualifiait ce dG part « abandon du domicile
conjugal... 1) Indigné des frasques de son gendre,
M. Lortet avait passé outre: fort bien. Mais, ~
présent, M. d'Aunis demandai t le divorce.
Et il l'obtiendrait! affirmait l::t cuisinière.
Combien Pierre avait surpris de ces bribes de
phrases qui, 'assemblées, l'avaient conduit;1 rendre
son grand-pt:re responsable de tout!
Celui-ci apportUit 4uelquefois des papiers que
Mme cl' Aunis St: refusait à siguer. C'était alors un
débordement de violences, de cris, d'invectÎYes.
1"t, jusqu':l ce qu'il eùt obtenu la signature Je sa
lille, il allait cri:mt :
- J'::m r:lÎ le dernier! J'apprendrai à ce galopin
d'Aunis que Cyprien Lortet n'est pas de ceux dont
on se gausse. 11 était bien aise, en t'épousant, de
palper les quatre cent mille francs ùe ta dot! Il n~
faisait pas fi lIe toi, dans ce temps-là, le chenapan!
Un jour, Laurence dut accompagner son pt:re
chez le juge.
Les gens disaient entre eux que M. et
Mme d'Aunis étaient appelés en conciliation, et
que souvent cette entrevue aboutissait à un r:.lCommode ment. Espérant qu'il en serait ainsi, Pierre
alla se poster :l côté de la grille d'entrée et guetta
le retour des absents.
Quand il vit Mme d'Aunis revenir sans 5011 marI,
il cumprit le néant de son espoir. Et cependant
l'~tiuJe
ue son wanù-pt:re était faite pour le lui
garder. Le vieillard étranglait de fureur. 11 repous~;a
la grille avec ulle telle violence, que b clef
sauta d,ms le sable, chassée de la serrure par le
chuc. Et, sans aller plus loin, sans s'assurer
lju'.aucun p~sal
n'était;) porlée d'entendre, il
artH:ula d'une \oix rauque:
Me le dil as-tu en!in! Comment vous tlesvous quittés '!
- V Us y tenez, pJj1J. Eh bien l voici le J~é5umG
de notre entrevue: R0so111 ~l reprenùre sa liberté,
Soslhlile s'est accusG de lout ce que vous lui reprochez; je peux même dire qu'il s'en est vanté, se
déd<1rant indi{{ne de reprendre la vie commune ..•
Pour moi, il se vengeait de vos atla4ues, de
votre immixtion dans nos afbires de ménage. Et
c'est ùien pourquoi je l'excuse.
�.0
COMME UNE ÉPAVE
Péronnelle! sans cœur! sans fierté! Si je te
ressemblais, nous seri,ons jolis [ 11 nous mettrait
sous ses pieds, le gredm !
, ,
- Voici ma réponse, pourSUIvIt froidement
Laurence.
- Inutile! je la devine.
- N'importe! vous .1'entex:drez: elle VO~S
fixera. J'ai dit à mon man: « DIvorcée ou non, Je
suis votre lemme devant Dieu. Je n'ai pas cru
commettre un acte répréhensible en suivant mon
père dont je ne prévoyais pas les desseins. Je vous
dem~n
pardon pour lui de tout ce qu'il a dit
d'offensant à votre égard. Je ne veux me Souvenir
que de n<?s années ,heureuses. Quo,i qu'il, ad'Yien~,
je resteraI fidèle à 1 engagement qUI me lIe vIs-à-VIS
de vous jusqu'à la mort. li
Ces paroles prononcées, sachant qu'elles allaient
achever d'exaspérer l'irascible vieillard, Laurence
hâta le pas vers la maison.
M. Lortet suivit sa fille, la canne levée, ne se
possédant plus; ce que voyant, Pierre Courut se
jeter dans ses jambes, lui cr~ant
bravement:
- Laissez mamat;l tranqUIlle, grand-père; elle
a besoin qu'on la laIsse en repos. Je vous défends
de l'insulter, d'abord!
Pierre ne se rape~it
jamais san~
orgueil les
coups de can~e
que ~UI avaIt ~alus
son mten'ention.
Il lui semblaIt aVOIr endure le martyre pour sa
chère maman, ce joar-là!
Sa maman !... Il ayait longtemps porté en lui b
crainte d'en être sépa~.
,Les domestiques de son
grand-p~e
se cham::l!l1àlent souvent en sa présen.ce, ~ ce PTopoS ; l'un sou~enat
que les garçon!>
étalent Jn'v:.ll'1ablement confies au père l'autre qUI::
c'était le juge qui en décidait.
'
- Ah ! grand-père! gémissait Pierre tout bas
sans vous ils m'~uraient
tous les deux ! KOlI:,
yivrions encore rGunis Cl Paris ou à Ln~.
En cela, il se trompait: Sosthènt: J'Auni -, éLlit
à jamais détaché du foyer. Sa femme ne l'eClt point
re~onquis:
elle avait laissé pa ser l'heure. Ses
instincts, qui, sous l'influence d'une affection inteljigent~
et sUre, lta~1ie
à ,~calter
le d~lIgcr,
seraient
peut-etre lkmeures;) 1 etat latent JusqU'à ce que
JCI> ~nle<;
leur ~u s el~ t donné le COll p de grCtce,
ses msttneb êt:.n~
Ylte devenus ses maUres, au
\:onlact du monde o ù il frGQUen1ait.
�COMME UNE I!P AVE
Si un coup d'œil jeté en ari~e
faisait un instant
surgir le passé, il considérait, stupéfait, cette
longue suite d'années paisibles, se croyant transporté en un monde antédiluvien, où, un inst:lnt,
un cauchemar l'aurait introduit.
Jeune encore, - il avail trenle-sept ans lorsqu'il
divorça, - de caractère léger, un peu faible, bon à
la surface, égoïste au fond, d'intel~Jc
moyenne,
mais l'esprit prompt à la riposte, beaucoup d'entrain, Sosthène avait pris pied avec l'aisance d'un
vétéran de haute noce.
El nulle amertume pour lui au fond de la coupe.
La vie au grand air, les travaux lagricoles auxquels toul gentilhomme fermier met la main, les
sports J'avaient gardé robuste et jeune. Sa tête
brune, au profil napoléonien, ne présentait aucune
trace de fatigue. Sa conscience? Peu gên:lnte! Elle
l'écoutait sans broncher se ftliciter de s'être
cc échappé du bagne ») .
Il rendai t justice il L:lUrence, toulefois. La reconnaissant plus capable que lui de bien élever leur
fils, il ne le lui avait point disputé. II lui suffit de
voir l'enlant deux fois par mois, en son hôtel de
Dijon, q uelq ues heures.
L'ennui d'avoir à se déplacer chaque quinzaine
lui inspira même, au bout de la première année,
le d~sir
de voir ces visites périodiques transformées en un séjoLtr à Lyré.
~l ~cr.ivt
à Pierre que, si rien ne s'y opposait, il
pre~al
le rece\'oir aux vacances, à la campagne.
Pierre se revoyait, le cœur anxieux, présentant
à sa mère cette lettre où il n'étai t pas q ues tion d'elle •
. Ca.r, s'il l'aimait, elle, jusqu'à l'adoration, il
~lIma
aussi son père, si indulgent, et qui le traitait
en camarade.
Laurence consentit à ce que demandait le baron
d'Aunis.
Assez ternes dan' la mémoire de Pierre, ces
premières vacances. Le château n'hébergeait que
(les hôtes d'ùges sérieux, tous célibataires, et qui
avaient l'air d'âmes ·en reine. On les sentait hors
d~
leur é~ment
habi t l!e ; leurs regards ennuyés,
ou flottait un peu d hébétude, semhlaient sans
ces~
à la recherche de quelque chose qu'ils
devaient être accoutumés de rencontrer autour
d'eux, et qui faisait défaut à Lyré.
"Ou'est-ce oui "ent hien ]Pllr mrJnrl\1er? ~,.
�12
CO'lI'IMF. UNE ÊP AVE
demandait ingénument Pierre .. Ils ont il lel1,r disd~len,
d~s
,bOI~
lu
position des che.vaux, ùe~
gibier; il la m::uson, le blll;llù, la blbllotht!que,
res jeu,' dt: toule sortt: 1... » •
•.
.
Lui se sootait heureux. Ne il Lyre, Il a\'all voué
:>.1a chère demeure une afr~ctiol
~e.
choix. Non
seulement il ne s'ennuya pomt, maiS Il p:1ssa deux
mois channar ts.
Quanù il le dit à son père, il l'heure des adieux,
celui-ci se mit il rire et protesta:
- Ca n'a pourtant pas éte folichon! Mais je
devais"'cela il ta mère; elle t'élève trop bien pour
qne je rràte son ou vrage .
Ce s~nt
ces paroles aux'l~Ies
Pierre venait de
Laurence, il
faire allusion, dans son entretien ave~
son retour deLyré, qu'il avait q uitlé le malin même.
Une période de cinq années séparait cette visite
Je la première.
graves événements ~'etain
~complis
da!lS lI:ter;.a~
: Laur~;lce
avait perdu
son père et cl AlIlllS s etait remane.
Trois années de célibat avaient épuisé pour lui
le charme d'une liberté sans limite. Ressaisi par la
nostalgie du !'oyer, il s'était de",ide subitement il
reprendre le Joug.
Une impression fugitive d'attrait suffit il déterminer son choix; la chose était cie si mince importance! Si ça ne marchait pas, la loi délierait ce
qu'elle allait unir. Il aurait toujours le bénéfice de
la lune de miel.
Pour cynique qU,e puisse paraitre cette l1lanicre
d'e~visagr
le manage, ~e,
nos jours, qu'on ne la
crOIe pomt rare. Ce qUI 1 est, c'est l'amour :lssez
noble pour ~emur
fidèle jusque dans l'erreur.
Sosthènc ét~l1
de son temps, et pensait ainsi que
la plupart des gens dans son cas.
il qui il offrit son nOm et sec; quatreLa pC~'sol1e
vingt mIlle hv~es
de rentes se faisait passer pour
veuve. En réalIté, Augusta Claord etait la femme
divorcée d'Emilio Parelli, un musicien de talent
mais terriblement ,b~hèle.
Une fois marié et rè~
J'une fille, PareIl! s était efforcé de se tenir à la
.lauteur de ses devoirs nouveaux. Tou terois, le
vieil h?mme sommeillait à peine. Les exigences
de sa 1cmme, en le lassant, réveillèrent ses goüls
de vic indépendante et libre.
Un matin, au cours d'une discussion orageuse il
prit son violon et quitta le logis.
'
,pe
�COMME UNE ÉPAVE
13
Après avoir attendu son mari quelques mois,
Mme Parelli s'informa de lui au maire du petit
village proche de Nice où Emilio était né, et où il
possédait encore quelques bribes de l'héritage
paternel. On lui répondi t qu'aprè ' avoir vendu ses
pinèdes, PareJlj était passé en Italie, où, assuré
d'une situation, il avait décidé de se fixer.
Devant la certi tude d'un abandon défini tif,
Augusta demanda le divorce et l'obtint.
Elle était depuis quatre ans à l'affot d'un nouvel époux - son souci de reconquérir la liberté
n'avait pas eu d'autre but-lorsque d'Aunis, l'ayant
rencontrée chez des amis communs, s'éprit d'elle.
11 vendit il l'heure !. ..
Elià, la fille de Parelli, allait avoir treize ans.
Les frais de son édl1cation devenaient un problèrrte
insoluble. C'était à peine si le talent de minia,
turisle d'Augusta leur assurait à toutes les deux
une partie de l'indispensahle.
Le mariage cu! lieu en juin.
Lor:;qu'aux vacances suivantes, Pierre, qui
venait d'avoir seize ans, se vit présenté par son
père ~. Ilne nou\·elle baronne d'Aunis, il demeura
~,tlpide
cl'élonnement el de colère. Tout de :;uitc,
la pensée de sn mère, ahan donnée à jamais celle
lois, lui traversa l'esprit. Il faillit repartir snr-Icchamp. Laurence, consullée, ne le rappela point;
clle reculait il hriser tout lien entre I1n père, même
égaré, el lin fils.
.
Et Pierre demeura cleu mO;I-i;l Lyré, ainsi CJuc
les années précédentes.
La seconde femme du haron d'Aunis possédait
celle beauté Oou qui a Ic privilège de garder longtemps au visage un faux air de jeuncl-isc. Ame frivole, espril !'Jllpcrticicl, elle emplissàit le chàleau
de sa per:-ionnalité tapageuse. Mais sa gaieté
hruyanle, SOIl intm'issable bagou plai 'aient ~
Alillis; c'est par Iii, anlant que par sa superhe
l'a rnation de hlonde, qu'elle J'avait pn .
II. vÎv<lient isolés; les voisins, tous {( ,ieux jeu»
houclant it ces n1fJ:ur: nouvelles. L s promenad~
en <lnt(J, l'équitation, la chas~e
constituaient à Lyré
ICllr;.., seilles di!ilraclions.
Les pl'em;Ns jours, d'Aunis proposa à son fils
cl les .Iccompagncr.
Etourdiment, Pierre accepta. Mais il ne tarda
110int à !le sentir de ltrop ,entre les deux ~pOUK.
�14
COMME UNE ÉP AVE.
Et puis, le soir, il retrouvait E!i~,
1,: fille de
l'artü,te assise au bas du perron, 1aIr desœuvré,
et qui ;'informait, en relevant vers lui son petit
,
,
,
visage énigmatique : ,
- Vous vous êtes bien amuse, monsieur Pierre?
Combien elle lui faisait pitié!
Personne ne semb lait se rappeler qu'elle existât.
On ne lui proposait point d'assister aux chasses ou
d'être de la promenade. J amais enfant ne fut plus
délai ssée.
Pierre supposait, toute1ois, cet oubli transitoire.
Il se disait que la futile cigale qu'était.Mme d'Aunis,
grisée par son nouveau genre d'ex,lstence, négligeait sans doute un peu se~
~evol.rs
u:aternels;
mais que, le ,courant de s~ vIe etabh, Ella ,reprendrait ses drOIts. Il compnt son erreur le Jour où
celle-ci lui confia sou histoire.
Ils étaient montés passer l'après-midi sur le
beffroi, ct, assis sur deux pliants que Pierre avait
apportés, ils faisen~
«, ~n tou~'
d'horizon n. Splendide! le paysage qUI s etendalt sous leurs yeux.
Au nord et à l'est, la vue était bornée par le bois
de Moloué et celui des Roches; mais, vers le sudest, rien ne la limitait jusqu'aux premiers contreforts du .Jura. En avant de cetle li gne devinée
plutôt qu'en trevue, c'était la plaine avec ses vi liages
aux murs blancs, aux toits de lave grise. Pins
proche, fermant le sud, la masse imposante du
mont Afrique se dressait, très somhre, sous le
manteau de verdure qui recollyr;lit ses flancs et
derrière lui, en un moutonnement continu de [;'(Jn~
daÎsons entremèlées, les bois de Lantenay de
l~ sq.ue,
de .Prenois b.arraient J'ouest. Tout ~rès,
c et;11 t la loret de DarOIS, au-dessus de laqu ellr on
distinguait nettement les lignes géométriques du
fort d'Hauteville. Enfin, au premier plan sur le
coteau voisin, E.!aules, dominé par son ~locher
pointu, groupait ses maisons grises.
Au!our d'Elia ct ~le
Pierre, .les oiseaux 'lui
Illchalent en celte solttude volelalent, effarés. Un
lierre immense, monté depuis Irl hase ct qui escaI~dail
Je mur d'appui .en mninl endroit, coulait SC")
hanes :,ouples parmI les plantes écloses dilllS
l'humu s formé des mOls~e
entassées, des feuille ',
mortes apportées pélr le vent, de cc travilil inrr.,.
~,i1nt
dr h terre qlll cherche partont une place (111
dépo:,er le germe de:> tré[,ors que ses nanc5 recèlent.
�COMME UNE
ltp AVE
Coquelicots, bluets, folles avoines, pâquerettes,
saxlfrag-es, j!'squ'à un coudrier s'étaient implantés
en ce heu.
- Je crois que je viendrai souvent, si on me le
permet, déclara Elia dont le regard émerveillé ne
se détachait. point du paysage de féerie qui se
développait devant elle.
- Vous avez constaté, en montant, que la tour
du beffroi ne sert à autre chose qu'à entreposer le
grain de la réserve? Personne ne vous dérangera;
ce lieu n'est guère fréquenté. Vous paraissez aimer
à être seule
- On m'y a ùe bonne heure accoutumée, repartit Elia avec une petite moue triste. J'ai été envoyée
en nourrice très loin, en pleine Auvergne, sans que
l'on eilt même pensé à me faire baptIser.
- Vous ne l'êtes pas? s'exclama Pierre ahuri.
- Heureusement, si! Aussitôt revenue à
Murols, son village, ma nourrice m'a portée à un
prêtre de sa religIOn. C'est ce qui fait que, au lieu
d'appartenir, comme maman, au culte réformé, je
suis, comme vous, catholique. Mes parents m'ont
laissée jusqu'à cinq ans chez ma nourrice. Oh 1 j'y
serais bien restée toujours; je l'aimais tant! Elle
est morte, sans cela ...
- Vous ne serez pas malheureuse à Lyré; mon
père est très bon.
- Je ne lui suis rien, bien qu'on exige que je
l'appelle papa.
- C'est vrai ... Tout ceci est très triste.
- Ill. a longtemps que vous avez perdu votre
mère"? s informa Elia, qui ajouta, un peu d'étonne~ent
dans le regard: Moi, je ne sais même pas où
nI quand est mort mon père.
- Ma mère! Mais elle vit, Dieu merci!
- Elle vit! Alors, comment se fait-il que
maman ait pu devenir Mme d'Aunis?
Pierre dit ce qu'il avait appris, au cours des
douloureux événements· traversés, de la loi néfaste
du divorce et de ses conséquences sur la stabilité
de stupeur.
de la famille: Elia l'écoutait d'un ~ir
- Alors, Interrogea-t-elle, la mine perple."e si
maman déplatt à M. cl' Al11'l.i6 pl us tard, il faudra
nous en aller?
Pierre esquissa un geste de doute.
Tout lui semblait possible dans cet ordre d'idées,
après ce qu'il avait vu se produire.
r
�COMME UNE ÉPAVE
16
_ J'espèr e qu'ils s'enten dront, reprit Elia.
Maman est si gaie! Et puis elle a beauco up de
goût. Vous verrez combie n le chàteau va s'embellir, rien qU'à mieux tirer parti des meuble s
qu'il renferm e.
- Avez-vous une jolie chamb re?
- Très jolie. Les meuble s sont lagués, les tentures sont blanche s avec de grands oiseaux roses.
Jusqu'à tout de suite, je l'aimais bien; mais depuis
ce que vous venez. ~e m~
dire: ...
- Que vous al-Je clit qUi ait pu vous rendre
votre cÏ1ambre moins chère?
- Que les person nes qui ~e mariaie nt avaient
à présent , le droit de se ... de se « démari er n •• :
Je me croyais venue à Lyré pour toujour s. Il me
serait égal d~
n'avoir à n;oi qu'une tou!e petite
maison , parellIe à celle qu habite le conCleme du
chateau , à l'entrée du parc, pourvu que j~ sois
certain e qu'on ne me la prendr a pas.
Et Blia soulign a sa confide nce d'un hochem ent
de tète énergiq ue.
Elle avait sur les choses des idées bien person nelles. A la profon deur de son regard noir
toujour s sérieux et parfois absent, on devinai t
qu'elle devait heauco up observe r, beauco up réfléchir surtout . A l'ordina ire, c'était une silencieuse.
Sa bouche , aux lèvres bien closes, sembla it se
cadena sser sur des pensées gardée s jalouse ment.
Elle avait un profil hautain , dont l'arête d'un
nez droit, mince et un peu long, accentu ait les
lignes pures, mais sévères. .
Et tout, en elle, son attitude , ses manièr es
posées, sa démarc he, mettait en relief ce type
d'enfan t rendue trop grave par une expérie nce
prémat urée de la vie; tout, hors sa chevelu re
splendi de, d'un châtain foncé, qui lui tombai t
jusqu'à la taille et nimbai t son délicat visage de
boucles envolées, toujour s à folatrer hors de
l'étrein te du ruhan. C'était par là seulem ent qu'elle
avait son âge et par le rire qui lui montai t au:
lèvres, soudain , presque sans cause, lorsqu'e lle se
sentait en un milieu ami.
Soit qu'elle fût reconna issante à Pierre d'avoir
renoncé au plaisir de la promen ade pour ne la point
laisser seule, soit qu'elle eûl pris spontan émentc oofiance eh lui, Elia ne fit nulle façon pour répond re
lorsqu'il l'interr ogea de nouvea u. deman dant:
�COMME UNE ÉP AVE
- Où habitiez-vous avant le second mariage de
votre mère?
- A Paris. Nous n'avons jamais quitté Paris,
maman et moi; mais nous changions d'appartement à chaque terme, parce que nous ne pouvions
pas payer. On nous prenait nos meubles. Maman
en achetait d'autres quand elle avait de l'argent.
Elle peint très bien; eUe faisàit des portraits.
Et puis, de Suisse, on nous en envoyait aussi un
peu, depuis la mort de mon grand-père.
- Vous avez des parents en Suisse?
- Je ne sais pas. Quand maman a voulu
épouser papa qui était professeur de violon et
n'avait pas beaucoup de fortune, elle s'est
brouillée avec sa famille; je l'ai entendue le dire
plusieurs fois. Depuis un an, on ne nous envoyait
plus rien. Nous étions très pauvres. Il ne faudra
pas le répéter, ajouta Elia, regardant Pierre d'un
air inquiet. Maman me gronderait, si elle savait
que je vous ai parlé de cela.
Et vous? demanda-t-elle à son tour, avez-vous
encore vos grands-parents?
- Non. Je ,n'ai pas connu mon aïeul paternel,
non plus que mes grand'mères. Et le père de
maman est mort il y a dix-huit mois.
Je ne l'aimais pas beaucoup, lui, avoua Pierre.
J'ai toujours pensé que, s'il ne s'en était pas mêlé,
mes parents vivraient maintenant en bon accord,
comme autrefois. C'est la villa de grand-père
Lortet que nous habitons. Elle est très agréable,
surtout à présent. Tant ct u'il a vécu, maman a laissé
dans les caisses les meubles que papa lui a rendus au
moment de leur divorce; mais, depuis un an, nous
les avons déballés, et les tableaux, et les livres, et
tout! Aussi je m'y « retrouve )l. Ma chambre cl Je
petit salon, notamment, sont tels qu'ils étaient ici.
- Ce doit être bon cie vivre en compagnie de
meubles qu'on connaît. Il doit semhler que cc sont
des êtres. Moi, je n'ai rien, pas même une épingle
qui me rappelle quelqu'un. Quand j'étais chet ma
nourrice, j'avais une poupée et un petit cadre
renfermant le portrait de saint Elie, mon patron.
C'est celte bonne nounou qui m'en avait fait
ré~ent.
Maman n'a pas 11ermis que j'emporte à
Pan ces rauvreschose . ~ue
sont-elles deV'Cl111es?
J'avais blen recommandé qu'on me les garde,
mais ...
�18
COMME UNE tPAVE
Ils sc tt rent, songeant chacun de son côté.
Soudain, Elia releva la tête, et souriant il Pierre:
- Pensez-vous que nous soyons parents, vous
ct moi, à présent que ma mère est la femme de
' .
M. d'Aunis?
- Il me semble que OUI ••• Et PUIS, fit·il en ri.tnt,
C')u'importc: conl-enons gue nous le sommes . .Je
vcux vous considérer comme ma sœur; j'en ai ~i
longtemps d~siré
une 1 El je d;ma~eri
dès .ce
soir à mon pere, el il ... Mme cl AunIs, la permIssion de nous tutoyer, comme je vois faire à ceux
de mes camarades qui ont ùes sœurs.
Elia avait repris sa mine gmve.
- Il faut, avant, que jc vous dise ... Je préférerais n'être ricn il personnc, si ce devait être seulement pourquelque temps.J'aimecequi dure. Jeyeux
bien être votre sœur SI ce doit être pour toujours.
- Que y?ulez-Yr:>~
qui rompe un/ien fraternel?
Elia conSIdéra PIerre avee attention:
- Ce n'est pas pour rire, au moins 1 Ce serait
si mal de vous moquer de moi.
Elle se rapetissa, ramassa Son corps menu,
commc pour l'isoler du reste du monde en reprenant :
- Je" suis si seule, et si petite pour l'être!
Maman me trairloe à sa suite comme on s'embarrasse d'un chien que l'on n'ose pas abandonner.
- Oh ! protesta Pierre surpris de tant d'amerlume, vous devez être injuste. Votre mère, étant
sans cesse accablée de SOucis matériels, n'avait pas
le temr. s de s'occuper de vous. Ici, ce sera différent:
laissez-la prendre pied.
Elia eu t son sourire triste, qui se nuança cette
fois d'ironie.
.redescendions, petite sœur, proposa
- Si ~lOUs
Pierre; 11 doit être l'heure du thé. On ne nous le
montera pas, par la bonne raison qu'on ne sait pas
où nous somines.
- Ne m'appelez pas encore votre sœur, défendi t-elle presque impérieusement. J'aurais trop de
chagrin si on ne nous le permettait pas.
Bien loin de s'opposer au désir de son fils,
M. d'Aunis en parut très heureu.-. Et, à dater de
ce jour, Pierre et Elia se traitèrent comme s'ils
eussent été du même sang. Elia fut mise en
pension, il Paris, sous le nom de Mademoiselle
d'Aunis. Cette particularité l'aida à accréditet· la
�COMME UNE ÉPAVE
19
croyan ce qu'elle ·avait un frère, ce qu'elle avait
annonc é dès son arrivée à ses maîtres ses et à ses
co 111 pagnes .
Les deux jeunes Eens eurent ainsi toute liberté
de corresp ondre. ~uand
vint le mois de juillet,
Elia reçut un petit mot de Pierre lui souhait ant
sa fête et lui annonç ant qu'il lui portera it luil11ème son p;-ésent à Lyr6.
quel prés.ent? Elle en rêva! Quelqu e c~os
qUI· serait blCn à elle, que personn e n'aüral
t le
droit de lui prendre et qu'eJ\e p_ol1rrait garder
toute sa vic! Mais que serait-c e? Elle l'appri t en
arrivan t, car Pierre, qui l'avait devanc ée de vingtquatre heures, l'entrai na aussitô t descen due de
voiture , sur le beITroi oll) la veille, un jardini er et
lui avaient travaill é tout le jour. Sans rien lui
enlever de son charme sauvag e, Pierre ct son aide
avaient ou vert des sentiers , imprim é au lierre, qui
s'in fil tr"i t partout ) une orienta tion moins gênante .
Enl-io, ils avaient monté, sous Je coudrie r poussé
dans une fente du mur, une tente à auvent. A l'intérieu r de la tente, Pierre avai t suspen du un cadre;
puis, dam; un hamac tout petit, accroch é dans un
an~le,
il avait couché une très vieille poupée , les
cheres relique s laissées en Auverg ne par « sa
sœur» ct qu'il avait retrouv ées à Murob , chez la
fille ainée de la nourric e.
Mise cn possess ion de ses trésors, Elia tendit la
main à Pierre, ct, sail - cris, sans joie appare nte,
eJ1e lui dit ce~
mots, étrange s dans une bouche de
quatorz e ans:
.
- A présent , j'aime vivre ...
Les vacanc es passère nt comme nn jour. Le mois
d'avril suivant vit naltre Jeux jumeau x au château
de Lyré. Bien que cette paterni té nouvell e le comI:!làt de joie et d'orgue il, Sostbè ne ne se désaffection na point de son fils alné. Et, en lui annOJ1çan t la naissan ce de ses frères, il l'in vi ta comme
de coutum e pont" le mois d'août. Mais, au cours
des vacanc es, Mme d'Auni s prit froid cn suivill1t
lIne chasse en voiture découv erte, par IIne matin(('
de brouill ard. Une rneumo nie se déclara , qui
l'empor ta en six jours.
D'Auni s manife sta une douleu r modéré e. Ce qui
sembla it surtout le préocc uper, c'étaien t ses jumeaux.
- Que faire des petits? disait-il à Pierre, te
�20
COMME UNE ÉrAVE
surJclldemàin des flnétDi~es,
en sc pn?tncllèlnt
i1yCç lui clans le parc; Je n'entends non HIIX
~nrats.
Augusta <lyait déjà de la peine à obtcnir
que l11es fils reçussent. les soins nécessaires de leurs
il li pportal los nournces.
A qui mc lier?
- A 111.1 sœur. Elle s' 11 titera, d'alltêll1t micllx
q tl'clle adore ses j rères.
- Et toi, les aimcs-tu? demanda M. c1'A11l1is
d'un ton 1 rusqu ..
- Oui, pli~qu'1s
sonl à VOlis. Et puis, c'est 1111
lien de plus cntre hlia ct moi. Enfin, je les aime
pour eu. , .ce sont dCL~X
si adombl.es .hébét..
,
- Et SI beaux! ajouta orguellle\1semcll t Sostbène. J\ lors, ln crois qu'ElÎ<I ...
- S'.n tirer:l? Certcs. Je l'observe dcptlis /e
j01l1 011 Mlllc d'Aynis ~st
de'Cl111e n1al,lclc; cllee:,l
pour ell . lIne vraIe petlle mère.
PlCrre hé:,ita Un instant, puis il sc décida il
reprend re :
.
- TI cst heur!'lIx pOl1r 111il S'l'ur <jll'elle pillsse
rester i1uprès de VOliS. Oue deviendrait-clic, seule
au ll10nd ?
.
- Seule ... En cs·tn certain '?
- El [e-menH' me ['u dit. Sail [lèr~
1110rt, il ne Ini
restait qllc ',Oll gral1C{-pi:re maternel; elle 1';1 perdu
de\l~
illlS ;lI:\I1 t ... aVdnl q Ile VOliS épol1sicl. sa mère.
- Cela, je I~ !';\,~is
répondit So:,thènc; I11c1ÎS •••
, son ((>111', 11 !teslta.
Un sOllrIre indécis flottait SUl" scs lèvres) fait
d'égoïsme ct de pitié. Que résoudrp,?
" n'avait ,llInll1C donnée réci~,
slIr les t)roÎls
'lItC 1;1 l()i.rcI1\~;
~ln père dan'! lil situalion Olt
s'é(;I;1 mIs Pilrcllt VIS-:I-vis li sa lille. Toutefois, la logi'jllC.1 l1i d~suil
qlIC, dans le cas présenl,
la loi n'clre~1
en Jeu que si un tiers provoCJuait
:,011 intervenllon: Cc tiers Ile pouvail être Elia,
pui:'CjIl'elle croyflll son père morl. Cc ne serait pas
Illi : il avait trop hesoin d'elle! Il sc renfcrl11er;lit
d;l1~
IIlle ignoralh'c non feinte, ayant tel111 ;\ n"
rKl!1 sav0ir de ~on
prédécesseur, au lllnmcnl d'accepter « sa survi\'<Ince )J. Oue lui importait,
puisq ~e,
en a~lcun
cas, . sr>l1 .s~cold
manaf!e ne
P011V;JIl ~ecvOlr
la SU~lctOn
~Ivlne
! Le l11:1gl s 1rat
ayitnt ;\ ,; 0C.l1r~
?c.~
()rrhehne ~hercaI!
peulèire l'arelh ... C etall son deVOIr... Peut-etre le
retrouverait-il? Un artiste, même de second rang,
�COMMR UNR f~PAVE
!!i
n'es1 ~1l:is
tout :l fait ignoré ùu monJe où il se
ratt:l-:he. RestaiL\ savoir si Ollue se verrait pas en
face d'un buhl:me déchl1, et bien peu digne du
rôle ù'13ùucateurL.
Pauvre petite Elia! Non, Vr:lllnent, toute pensée
persollndlc Ulist: tL part, rit.:!1 ne pressait de In
rendre :l son père. Et d'autant muins que celui·ci
ne s'Gtait jamais informé J'elle. Sa femme, il est
vrai, lui en :lvaitenlevé la possibilit13, ayant changé
de quartier, de relations, brisé :lvec le passé,
aussitôt divorcée. Bah! 'et le question Parelli,
c'était l'avenir: pOlllt Ct la scruter encore. Dalls
le présent, la mesure qui s'imposait, c'était de
constituer il Elia un conseil LIe lamille.
En deux minutes, ces pensées tr.1versant l'esprit
ÙU baron d'Aunis eurent dicté sa conùuite: Piene,
pas plus qu'Elia, ne saurait Parelli vivant. Il reprit
donc, paraissant conclure à propos d'une iJt:!e un
instant discutée en lui-\1l\!me :
- Le conseil de famille me nommera probublementie tuteur d'Elia, j'accepterai. Je dois cela ~
b mémoire de sa mère ... Il est donc naturel qu'elle
continue à vivre sous mon toit.
Le regard de Pierre resplendit.
- Ah! c'est bien, cela! Quelle joie vous me
donnez, papa! s'éclia-t-il ave-: feu.
Seulement, poursuivit-il d'un ton redevenu perplexe, vous aure7 à investir Elia, :lUX yeux. de
tous, de l'autorité indispensable à une maîtresse
de maison, elle ne serait pas obéie sans cela .
- Je le ferai, sois tranquille. Je lien' à ce que
mes fils ne sou tTren t pas de mon absence.
- Vous songez à quitter Lyré? s'Informa Pierre
avec stupéfaction.
- Oh! pour quelques semaines! Mon régisseur de Normandie réclame ma présence.
- Emmenez votre monde . On voyage si commodément, aujourd'hui!
- C'est qu'il dit cela sans rire! s'exclama Sosthène, riant lui-même du conseil de son fils aîné.
Non, non. Me vois-tu' avec deux nourrices et
une gamine de qu inze ans m'embollant le pa~?
Ah !bien, lu en as; toi, des idées!
En rapportant ces paroles ù sa mère, le soir de
Son retour, quand ils reprirent l'entretien un R.10ment interrompu, Pierre lui avoua:
- J'ai ouver.t la bouche l'our proposer à mon
�.22
COMME UNR ÉPAVE
père de me c~>nfier
ce;; malheureux mioc~les
... ~e
vous les aurais amenes et ma chère petlle ' Eha
aussi. Je voudrais tant que vous la connaissiez et
qu'elle vous conllaisse! Vt'.liment, il n'est pas
bien sérieux, mon père. Je le soupçonne de
méditer ql1elque villégiature. Il a reçu des masses
de lettres. Etlles ouvrant, il me Llisait, sans pouvoir s'empt:cher de sourire: « Encore un qui
m'invite!» II a dû accepter l'une ùe ces invitations : la visite de ses propriétés de Normandie,
ulle frime! Tenez! ce n'est qu'un grand enranl.
Dieu savait bien ce qu'il faisait en VOllS ùonnant à
lui. Peut-on ainsi, de gaieté Lie cœur, gâter sa vie"?
Laurence écoutait, indulgente.
Elle ne jugea point les laits, se bornant à prononcer:
.
- Je me demande cc q n'il aurait r~pondu,
si
iu lui avais proposé ùe m'amener ces petits.
- Je le vois très bien acceptant. Ce qui m'a
retenu, c'esl. ..
- Aurais-tu éprouvé la crainte ql1'ils ne fussent mal accueillis par moi'? Comme s'ils étaient
responsables, les pall vres anges!
- Vous êtes d'une telle bonté! Non ... Ce qui
m'a retenu, c'est le monde. Qu'eüt-on pensé '? ...
J'ai redouté les potinages ... Et puis ...
Pierre ?long~a
SOl~
rega~d
,anxieux dans les yeux
de sa meIe. L expnmerall-ll, celle pensée qu'il
sentait flstter autour d'eux. depuis le début de l'entretien. Subitement, il se décida et dit:
- Si mon père vous revient, ce ùoit être dans
un élan sponta!lé de repentir et d'affection, sans y
être sollicité par rien qui ressemble à une avance
de votre part: Vous êtes l'oITensée.
- C'est bien pour cela 1••• repartit Laurence
vivement.
Mais, s'interrompant SOl1chin, elle laissa tomber
J'une voix morne:
- Il ni reviendra pas ...
n
Mme d'Aunis -
Mme Lortet maintenant pour
là monde "- avait un jugement trop droit, une
tlatnre trop sincère, pour ne se point attribuer
une part "-'tn~
1u r:.lpture qui avait brisé sa vie.
�COMME UNE
n:pAVE
23
Oh ! la moindre! Et si involontaire! Mais la réflexion l'avait néanmoins amenée à reconnaître
qu'avec un peu plus d'habileté au déhut, une force
de résistance plus grande au d mier moment visà-vis de son père, elle eùl évité la crise.
Laurence Lortet avait du charme, .le la distinction, de la grâce. Mais ses traits sans relief, ne
s'imposant point par la beauté des lignes, réclamaient un cadre qui la fI( valoir. Or, en sa prime
jeunesse, elle ignorait l'art de la parure; bien
mieux, elle le dédaignait. Disposant à la diable ses
lourds cheveux. noirs trop lisses, elle ne s'inquiétait pas davantage d'harmoniser la nuance de ses
toilettes, et leur coupe, avec son teint mat de brune
et sa gracilité de sainte de vitrail.
Que de fois, au moment de la conduire à quelque fête, son mari lui avait adressé, d'un ai. humilié, ce reproche:
- Tu te fagotes, ma pauvre petite!
- Tu verras que je serai aussi bien mise que
les autres! répondait Laurence sans s'émouvoir.
Sa oonscience délicate redoutait à l'extrême les
succès mondains: son unique souci était de passer
inaperçue. D'Aunis, au contraire, eù t souhaité
pour celle qui portait son nom toutes les suprématies. Les blessures d'amour-propre que lui
infligeait inconsciemment sa femme devinrent, au
moment de la crise, sa meilleure excuse _à ses
propres yeux. A vrai dire, il eût été fort empêché
d'invoquer d'autres griefs. Si Laurence ne possédait point l'art de Griller, elle excelL1it dans 1:1
science du ménage. Rien ne lui restait étranger de
ce qui pouvait concourir au bien-être des siens.
Cette qualité avait néanmoins son rt'''ers. Les
menus soins d'intérieur avaient fini par absorber
le plus clair de son temps. Toujours quelque
occupation s'interposait entre elle et la partie de
chasse, la promenade, - les déplacements pro~
posés par son mari.
Au moment d'aller prendre possession de 1'hEritage de son cousin, c'est en vain que Sosthène
a ait insisté:
.- Vif'ns avec moi.
- Et les corbeilles des parterres! Et les confitures dont la saison approche! El les pales de
fruits que Pierre et toi appréciez tant! (Jlti Jonc
surveillerait tout cela? Et puis. tu S3i )e n'aime
1
�COMME UNE ÉPAVE
guère Paris, et Lyré est si beau, en cette saison!
Non, déci~met,
cela ne me tente pas.
Elle était restee.
Combi en souvent, depuis Gon divorce, elle s'était
amèrem ent reproch é d'avoir mal compri s ses devoirs ! Nos préférences nous les montre nt parfoi!':
où ils ne sont point en réalité. Lauren ce s'avoua it,
aujourd 'hui, qu'il lui eût été facile d'accom pagner
parlout d'Aunis , ans pour cela négliger sa maison ;
comme aussi de lui donner des satisfactions
d'amou r-propr e qu'il souhaitait d'elle, sans compromet tre sa dignité de femme irrépro chable ... A
constat er ses propres torts, elle excusait ceux de
son mari et gardait à celui-ci une tendresse indulgente, toujour s prête au pardon . Et pour que, si
l'avenir le lui ramenait, il retrouv:lt en elle la compag?-e rêvée, elle s'était aPI:liquée il m<:lLlilier ses
habitud es, à orner son espnt, à embelh r sa personne et jusqu'a u cadre où elle vivait. Bien qu'elle
oe parût jamais dans le rnonJe, elle se mettait avec
• une élég,-ance impeccable.
Détail toucha nt; c'était Pierre qui avait ét~ l'éducateur de sa mère sur ce chal?itre si féminin
pourtan t de la toilette. Ils ùiscut:lIent ensemble de
chiffons av~c
le séri~ux
appliqué qu'ils apl;OI:taient à tral~
les s~let
les plus graves. C'et:llt
t!galement PlelTe qUi, après la mort ùe M. Lortet,
avait disposé la maison de manit:re à rappele r le
logis déserté . ,L~
petit sal~n
où l'on se te!lait !e
SOir, 1'1 Lyré, elall reprodUit exactement. Rien 11 y
manqu ait; 1;'as même le beau portrai t de Sosthèn e
d'Auni s à \'Ingt ans, que Pierre avait ohtenu Je
son père il sa premit:~
,,!site. Il occupait le panneau du fonu, comme Fldls au chàteau .
Toutefu is, 4 uel qucs objets nouvea ux s'ajouta ient
auX meubles \"en~t
de Lyré: une liseuse chargée
de revues el d~ Itvres; une table suppor tant l'outillage néCéssatre il e. écuter les délicats travaux
d'art, si fort à la mo<;ie d'aujou rd'hui. A côté du
piano, un .haut. pupitre ,avait pris place. Pierre
commenç:ut 1'1 Jouer agreabl ement du violon. Ln.
mère et le fils passaient des soirées délicieuses il
lire des œuvres modern es, ou il jouer leurs airs
préféré s, quand les études du jeune homme lui
laissaient quel~
loisi.r. ~arfois
. lorsque.. après
une heure de musiqu e, Ils s asseyaient en face l'un
de l'autre devant la table il thG, et que Pierre COJl~
'
�COMME UNE ÉP AVE
templa it sa mère, fier d'elle, de son él~ance
qui
était un peu son œuvre aussi, il lui échapp ait de dire:
- Si mon père vous voyait aujourd 'hui 1. .•
L'éloge de l'heure présente renferm ait une incansciente critique du passé. En y songea nt,
Louren ce sentait son cccllr étreint par un sllrcroH
de tristesse. Mais, tout en s'avoua nt que Pierre
avait raison, elle défend ait vaillamment son sourire. Sa peine était à elle, à elle seule ... H ne fallait
pas que son fils en sOllITrit. Le second mariag e du
baron d'Aunis avai t soufllé su r le fragile espoir
gardé involontairement par Lauren ce, et que, sans
s'en ètre jamais ouvert à el Le, Pierre avait cares 'é,
lui aussi, au début; sc disant que ce serait sa tâche
de réunir ses parents , quand le désacco rd apparaitrait lointai n, ayant perdu de son acuité SOU!:i le
recul clu lemps. Le dénoue ment imprévu qui
venai t de rend re à Sosthèn e sa liherté remetta it
tout en question. Pierre avait trop étudié son père,
en ces dernièr es années, pour s'illusio nner beaucoup, toutefois. La rancun e, c'est encore la vie.
On pense à ceux que l'on hait. L'indifférence est
un ensevelissement. Or, on eût dit que Lauren ce
n'avait jamais traversé l'existence de celui qui
avait été son mari, lant l'oubli s'était fait comple t
en lui à son égard. Et cepend ant, au regret que
décelai tla voix de sa mère, tout à l'heure , en affirmant: l( Il ne reviendra pas, » le jeune homme avait
compri s que cc retour, elle y a~tchi
son bonheu r.
Que faire ? .. Que tenter? ..
Ces pensées, qui assaillaient Pierre, le rendaient distrait à ce point que, sur la fin de la
soirée, il finissait par ne plus même percevo ir les
questions de sa mère.
- Quelle est l'idée qui a pris possession de toi
jusqu'à t'empêc her de m'ente ndre? finit par s'exclamer Lauren ce.
Au lieu de répond re, Pierre, ayant consult é la
pendule, fit remarq uer à sa mère qu'elle marqua it
onze heures.
- J'ai somme il, dit-il, nous causero ns demain .
Il l'embra ssa longue ment et gagna sa chamb re.
Lauren ce demeur a encore un momen t au salon,
à songer devant le feu qui achevait de mourir .
Que~ls
pensées rappor tait son fils de ses vacances
1raglque s? Il lui paraissai t avoir un peu évolué,
depuis deux ans. A celte époque , le mariag e, dans
�26
COMME UNE ÉPAVE
les conditions de fragilité que lui crée la loi no~
yelle semblait inspirer à Pierre Un invincible
éloig~emnt.
Il ne s'y déciderait point, assurait-il.
Et de confidence en confidence, il en était venu à
de~anr
à Laurence si elle consentirait à vivre
lui t~ujol1rs,
ftH-ce dans une pauvre
auprès d~
cure de village, aJoutant:
-Il y a. des jo.urs où je me sens attiré; oui, je
crois que Je serrll prêtre ...
Il restait le chr?tien ardent qu'elle en avait fait,
plu~
d'orien~
sa vie vers le
mais il ne~ar1lt.
sacerdoce. C'est Elia qUI OccupaIt sa pensée exclusivement. Cette enfant intéressait Pierre d'une
manière qu'en elle-même Mme Lortet qualifiait
d'inquiétante. Elle s'était, malgré cela, prêtée à la
fantaisie de son fils, lorsque celui-ci avait exprimé
le désir d'aller à la recherche des enfantines épayes
restées du passage d'Elia cn Auvergne, touchée
du dénueme.nt de cette petite âme si pauvre en
tout! Et vodà que, par surcrolt, Elia avait perdu
sa mère! Si ce Il'~tai
pas pour elle une aŒec1ion
bien tendre, c'étaIt Ulle protection. Qu'allait-elle
devenir?
Le lendemain, au déjeuner, elle, qui habituellement évitait .ce sujet d'entretien, fut la première
d'EI.la. ~a tâche qui incombait à l'orpheà par1~
line lUI paraIssaIt au-dessus de l'âge et de la force
morale d'une enfant de quinze ans; elle le dit à
son fils.
- Ce n'est pas l'énergie, c'est plutôt la direction
qui lui fera défaut, repartit Pierre. En allant dir:e,
adieu à M. le curé d'Etaules, je lui ai recommandé
ma sœur ...
Tiens! vous venez de sourire comme lui lorsque
pauv,re petite Elia: Il faut
j'ai qualifié ainsi m~
bien, cependant, qu elle SOIt quelque chose à quelqu'un! Nous nous .soI?me~
promis que cette fraternité ne cesserait !amals: ce n'est pas le bon
démentIra, n'est-il pas vrai, maman '?
Dieu qui n~us
Alors, ne nez pas.
Je l'ai donc recommandée à l'abbé Dorigny ;
mais il s'est, tout naturellement tenu à l' écart
depuis le second mariage de mon pèl!e. Pou r peu que
cc dernier s'y prête, cela pourra changer, à présent.
Que j'aimerais à le voir sous cette bonne intluence !
Laurence hocha la tête e11 un geste de doute. Et
elle reprit:
�COMME UNE ÉPAVE
- Elia l'a promis de te donner des nouvelles de
vos frères? ..
Vos frères ... répéta-l-clle lentement, s'écoutanl
articuler ces mols dont le sens la retint, pensive.
Ceux gui ont inlroduit le divorce dans la législation ont-ils prévu des situalions analogues à celleci ? Demander à une loi votée par des libres
penseurs, cles incroyants, des athées, de s'accorder
au dogme serail LIlle amère plaisanterie. Mais ils
son t père'; ; ils ,1lI raien 1 pli penser aux enfants.
- l~ia
Ile serait pas l1loins orpheline! fitobserver Pierre.
- Mais s i 1.1 sfp<JJ'alioll avait réglé le sorl de sei
p;Jlenls ,Sal11'ïe U'<Lu1l1il pas Cl! Je droit cie se
remarier, son père non plus! L'impossihilité de
sc créer une autre fami1l eùt rattaché cc dernier
il SOI1 enfanl ct l'eût pellt-ètr ramené à son foyer.
En 10111 Ç,lS, il serail Ji) aujourd'hlli pour la recueillir.
- Mais, maman, te père cf'E1ia est mort!
- Le croit-elle vraiJllent ?
- Sa mère le lui a dit ct lui a fait prcndre le
deuil; commcnt ne le croirait-elle pas?
- Mme 1 arelli a agi ainsi parce 'lu'elle jugeait
avoir intérèl à sc taire passer pour veuve; mais
cci doil rIre [aux. En sc remarinllt, dans les notes
fournies ('Il vue de la puhlicatinn exigée par la loi,
cU sc fùl rait inscrire COl11me ( vellve en premières
noces d'Emilio Parelli », si cil avait élé à mèmc
de prou ver celle quai i lé. La publication portail
« ép?u?e divorcée» j j'en d ~ luis
'lu"elle savait son
man vIvant.
- Vous <.love7. ètre dans le vrai. Pensez-vous
CJue je doive parler dc ccci à Elia?
- Je Ile sais trop que te conseiller ... Quel emploi a [ail son père de la liberté que lui a, civilement, restituée le divorce? Qu'est pour lui le colé
religieux du mariage? N'a-t-il paq aRi commc sa
femJ11e? Et, dans cc cas, en quel milieu risquerait
de tomber cetle jeune fille? Enfin, 011 peut se
demander COll1ment M. Parclli accueillerait son
enfant, - une charge, à l'heure actuelle, - après
!'indifférence dont il a fait preuve à son égard
Jusqu'ici? Oh! cette loi néfaste qui foule aux pieds
Lous les devoirs ct favorise en nous tout e qu'il y
a d'appétits mauvais 1 elie sème le malheur paI:tout f
�~OME
UNE ÉPAVE
Cnmme chaque fois que sa pels~
évoluait de
cc cM<" Laurence tomba dans un silence 1110rne.
Pierre tenta de l'y arracher en lui proposant de
fairc de la musiquc.
- J'cn ai la nostalgie, ajouta-til en souriant;
cleux grands mois q uc 110US n'avons joué ensemble! Ensuite nous irons faire une longue
promcnade. Je suis sùr que vous êtes 1l'ès peu
i:lortic, en mon absence.
- C'est yrai.
- Et, à la veillée, nous lirons, si vous voulez,
le heau livre de BaZ i !l: De toule son âme. Cela
nous remettra l'esprit d'aplomb. Nous ne pouvons
rien contre cette loi maudite; mais le mal s'use.
La France a déjà vu des temps pareils; ils ont
passé. Les lois .se f~nt
e.t sc d.éfont... C'est l'esprit
d'un peuple ql1lles I11splre, affirment CCliX qui ont
philosophé sur l'histoire. Que les Français redcviennent chrétiens, et. ..
- Oui, interrompit Mme Lortet d'un ton amer,
on relèvera les ruines ... Mais ceux qui sont dessous comme moi, comme tant d'antres ? ...
- Allons, laissez cela, Vivez sans penser au
len~maj
.. Ce conseil est dans l'Evangile. N'y
est-JI l'os dit pOl' le Maitre que « à chaque jour
suffit sa peine ))? Ne souffrez pas de l'avenir avant
qu'il soit ùevellu le présent. L'avenir ... prononça
doucement le jeune homme en baisant la main de
sa mère, qui sait si ,ons ne le calomniez p' s?
- Tiens! Tu es plus sage (iue moi! répondit
Laurence.
Et, sc levant, elle alla sc meUre au piano ...
La semaine suivante, Pierre d'Aunis reçnt une
longue lettre d'Elia. Il l'ouvrit )'oycusement . mais
"
à la lecture, sa p11yslOnonl1e
s'assombrit. "Allant
retrollver ~a mère dan~
la serre d~
premier étage
où Mme Lortet pas~lt
ses mattnées, le jeune
homme s'assit ù ses pICcls sur un tabouret rustique
et lui annonça:
- Je vais VO\1S lire la lettre de me. sœur. 11 s'en
faut que tout marche b~:n.
.
Voici en effet, ce qu ecnvalt ElIa:
« Mo~
bon Pierre, tu m'as laissée aUlllilieu d'un
mond~
. gou,:,erner; t~ do~s
te, dem.an~
COl~
ment Je l'en tire. Eh bien, Je m en tire tres mal.
Il n'y a pas hait jours ~ue
r.apa nous a quittés, et
je ne peux 1'llus obtenir obeissance de pei't)onue!
�COMME UNE ÉPAVE
« Tu me connais; je ne suis pas très douce;
encore moins patiente. Je m'applIque tant que je
peux; mais le résultat n'est guère meilleur. Chacun en fait à sa tete, sans s'inq uiéter de la part de
travail qui lui revient. Tu as c1ü me recommander
à la femme de charge. C'est grâce à cette bonne
Mme Thomas que je conserve encore quelque
prestige. Elle m'appelle t( Mlle d'Aunis )), révérencieusement; cela en impose un peu à la bande.
Mais, à çertains détails, il est aisé cie prédire que
ça ne durera pas. Les deux nourrices surtout me
font endêver. Et, avec elles, pas moyen de sévir;
on ne sèvre pas des enfants de six mois; nos chéris
avant tout, n'est-ce pas, Pierre?
(( Et puis, papa reviendra; lui présent, tout rentrera dans l'ordre.
« Je voudrais que tu me fasses la liste des livres
que je peux lire. Il en est beaucoll p dont le titre
me plalt; seulement, je crains que tu ne critiques
mon choix. Depuis le jour où lu m'en as enlevé
un des mains, je me méfie de mes prétérences. Je
n'ai que toi pour guide, mon frère aimé, tu le sais.
El j'ai une tel le confiance en toi ! Oh! tu peux
compter être obéi!
« A présent que je suis sans cesse occupée des
petits et que j'ai le temps de les étudier à loisir, je
découvre chaque jour entre eux el toi quelque
nouveau trait de ressemblance. Ce sont les mêmes
yeux gris-bleu, le même menton creusé d'une
fossette, le même front large, oh! absolument!
Ils ont déjà, par instants, ton bon sourire et ce
mouvement des narines gui s'accuse chez toi quand
tu vas lancer une malice. C'est lorsque quelque
chose les étonne ou les amuse que je constate chez
eux ce jeu de physionomie. Et je crois que leurs
petits cheveux prendront, à la longue, la nuance ·
pas très blonde des liens, bien qu'à cette heure
leurs têtes semblent coiffées d'une perruque emprunlée il la quenouille de la bergère. El sais-tu il
qui vous ressemblez tous les trois'? A l'oncle dont
le portrait est dans la tour du Nord; celui qui n'a
que celle très fine moustache rousse et porte l'uniforme de capitaine de cuirassiers. )1
- C'est réel, du moins pour toi, interrompit
Laurence; nous avons constaté sou vent, ton père
et moi, que tu avais les trails de son frère Edou:l.nl
qui, lui, personnifiait le type blonel des g'Aunis.
�COMME UNE ÉPAVE
Sosthène au contraire, tient du cüté maternel,
ajouta-t-elle, empl,?yant sans y songer l'appellat'ion
familière d'autrefOIs.
Voyons ce que dit encore cette pauvre petite.
Elle ne parle pas de sa mère?
- Si .. . à la fin.
Et Pierre poursuivit:
« Les deux chéris ont l'air d'être toi, vus par le
petit bout d'une lunette d'approche; en sorte
que, avec le portrait de ton oncle et les bébés, je
t'ai toujours sous les yeux. Il faut bien la pensée
de ta sûre affection pour que je ne perde pas courage . Je sais si peu où je vais. Moi qui redoute
par-dessus tout l'incertain, me voilà pareille à un
oiseau perché sur une branche ... La branche d'un
arbre qui n'est pas à lui, et d'où on le chassera
peut-être. J'ai le sentiment très net que le personnel ne me prend pas au sérieux. - J'y reviens.
- Dans les regards sournois qu'on me lance quand
je fais une observation, je. lis l'in~oec
prête il
jaillir des lèvres. Elle partlra un Jour ou l'autre.
En un tel cas, que devrai-je faire? Conseille-moi,
mon frère chéri.
« Je me suis renque hier au cimetière. Combien
je m'abusais en croyant aimer très peu maman et
en être peu aimée. A présent qu'elle est morte,
je sens ce que j'ai perdu, et je me rends compte de
mon affection pour elle, rauvre maman! Cela m'a
fait apercevoir que je suis' mauvaise, sans indulgence, et très exigeante avec cela dans les choses
au cœur. Je suis humiliée et navrée de valoir si
peL:. Mais c:.?mment .m'y ,Prendre pour devenir
mellleure? SI tu le saiS, tOI, mon bon Pierre, d1sle-moi.
« Reçois l'assurance de toute mon afi'ection et,
si tu juges que je puisse me le permettre, offre il
ta chère maman l'expression de mon profond
respect.
(l Ta sœur pour toujours,
« ELIA. li
- C'est u~e
nature attirante, laissa échapper
Laurence; athrante surtout par sa confiance naïve.
Et, cependant, se reprit-elle après avoir un moment étudié l'écriture, elle doit réfléchir et peser
ses paroles et ses actes.
- C'est réel. Je suis le seul (ltre au monde qui
�COMME UNE ItPAVE
3'
possède sa confiance. Elle sait pouvoir compter
absolument sur moi, il e, t vrai.
Mme Lortet ne' releva point cette affirmation.
Son inquiétude la ressaisi sai(, lui fai ait pressentir,
dans cette fraternité ilIusoir , un germe ù'amou't
que le temps développerait... Uue épouvante
l'étr ignil, à penser glle SOIl Pierre ~c
ùonnerait
tout ù cette enfant. Que ~uYHit-ol
d'elle et des
siens'? Quels instincts avait-elle re~us
en héritage'!
Ce legs atavique dormait, laIent. comuuttu par ses
penehan ts personnels: soi l. Mais Clue d'événement.·
pouvaient surgir, qui t'u sollidteraient l'éveil!
• Non, Elia n'était point la femme qu'elle souhuitait :pour son !ils. Et comment le délourner ~l'ce
'1
Avait-elle même le droit de le détuc1lt:r Je cette
pauvre petite, dont la situation lui apparaissait,
dans \1l1 avenir prochain, si iIH.:el'taine? Toute sa
bonté se levait pour com battre ses craintes muternelles d lui commander, au moins, la nlllltralittE.
Re elli.lnt au dtt: prutiql~
ùt! la lettre d'Elii.l,
elle reprit:
- (Jue cet te jellne fille consulte ùonc M.le curt
Sur ses lectures; c'est un ~tlid
plus averti que toi.
- Je vai' le lui conseiller de votre part; le permettez-Valls, maman'? Elle verra oinsi li ut! vou';
vous intéressez :l elle.
- Si lu veux! ... li.lissu tomber Mme Lortet avec
une inditTérence calculée.
Et, tout de suite:
- Donne-moi ton avis sur cette teinte pourpre.
Je t'ai utlt!ndu pour la poser; je Il't:1l sui~
LjU';\
demi satisfaite, expliqua-t-elle en attirant Piene
auprès de la table sur laquelle reposuit un superbe
panneau de cuir repoussé en cours d'exécution.
Pierre étudia l'etret de 1:1 teinte pourpre, et, la
jugeant lui aussi trop dure, essaya sur lu p:.11ette
divers Dl'::langes. Tout en se lLuant :l ce petit
travail, il interrogeait furtivement le visage ùe sa
mère, se demandant quel motif l'ayait (~lit
se d~ro
bel' :l la suite de l'entretien. Devai t-ll Il! reprendre '/
Ce qu'il lllt sur les traits asombri~
,de ~:urenc
l'en détourna. 11 eut, à ce moment, !'mttlltlon 4lH.!
le cœur de sa mère était et restemi t fermé à Sa
sœur d'élection. Il en souffrit, mais il ne se révolta
poinl, ot n'essaya' pas de combattre . cette in~
consciente antipathie. Elle s'e.'pli,,!unit, en somme:
Elia était la fille ùe la seconde Mme d'Aunis. Et,
�COMME UNE :f;PAVE
dans .leur existence journalière, très occupée, ]e
souvenir d'Elia plana, jamais évoqué.
La jeune fille ne tarda guêl'e 0. pénétrer cet état
Je choses. Pierre parlait peu Je sa mère, dans ses
lettres' et, trop fnmc pour pr':ter à celle.ci un
ll;lpgage (lui n'était pus le sien, il n'envoyait jurn3ii;
;) sa Sœu l', do la Earl ùe Lalrenc~
un mot récol~
iortant, une p\lrole sympathique. fout se bornait
ù une vague formtlJe ùe remerciements nécessitée
par le salu! respectueux qui terminait chacune des
lettres d'Elia. Ce fut pour la pauvre petite une
amère déception. A ses yeux, ce mutisme impliquait un blàme. Sans doute, Mme Lortet désapprouvait Pierre de l'avoir aùoptée pour sa sœur et
elle tenait il le leur faire senlir il tous les Jeux..
N'étant point pour elle, il était logique qu'elle fût
con tre, concluait Elia. Le secret de cette disposition d'esprit lui échappait; mais la crainte de
devenir une source de conOits entre ces deux
cœurs, qui avaient tant besoin de leur mutuelle
tendresse, suffi t il la faire se repller Sur elle-même.
Elle avait espéré que, ùans les cas sérieu x, le
conseil so llicité de Pierre, ce serait, comme pour
ses lectures, sa mère qui Je dicterait. Loin de la
g&ner tout d'abord, la pensée que sa correspondance passait sous les yeux de Mme Lortet lui
avait été une joie. Peu à peu, celle-ci s'accoutumerait ù la guider, ainsi qu'un autre enfant; et le
jour où elles se rencontreraient enfin, au lieu de
s'aborder comme deux inconnues, elles se tendraient les bras, presqllecommeunemèreet uneGlle.
I ~que
l 10. ~'éalit
avait déjà soufl1é.
Rêve L .• su~
Cette <:Ollvlchon e~tr,
dans Son esprit, ses
lettres pnrent, en depll d elle-même, une allure
contrainte. A chaque instant, elle interrompait la
phrase cO,m~née
allégu,ant: « Ce serait trop
long à écnre; Je te conteraI ça aux vacances. ))
Mais, en attendant ces deux mois entrevus dans
le lointain comme une joie de paradis, à qui se
confier? ..
A qui? A .une pauvr~
feuille de papier qui ne
lui répondrait pas, maIs ne la trahirai t pas 110n
plus ..• Elle écrirait, désormais, chaque soir, ses
impres~n
du jour. EIlles lisant, plus,tard?Pi~e
la SuivraIt heure par heure. Il ressaISIraIt amSl
tout ce qui, forcément, lu} échappait ùe son llme
durant leur séparation. L'Idée d'écrire son journal
�33
COMME UNI<: Él'AVE
sourit tellement :t Elia, qu'elle b mil ~ eltéc.llioll
le même soir. A peine ses petits frt:res enJormis,
regagnant sa chambre, elle :,'installa Jevant son
bureau et noua d'une faveur blanche un épais
cahier de papier écolier. Puis elle mit l'en-tête.
La journée avait été particulièrement difficile.
Elia en était à se Jemander si elle devait en supporter davantage, ou rendre compte au baron
d'Aunis de l'insolence des domestiques, en le
priant de l'autoriser à rempl::lcer les plus mauvaises têtes, quand la réception d'un télégramme
annonçant le retour du maître avait tout remis à
l'ordre en un clin d'œil. La métnmorphose avait
été si subite et si complète, qu'Elia était :t peine
revenue de sa surprise.
Elle en conclut que M. d'Aunis présent, tout
marcherait:t souhait. Et, au lieu de détendre les
nerfs en donnant libre cours à son irritation, elle
consigna ainsi les faits:
18 déc.embre 18g8.
J'ai décidé de commencer un journal. Et me
voici intimidée devant ma feuille blanche, autant
que je le suis en présence d'une personne que je
ne connais pas.
( Quel émoi inexplicable! Il est ma chose, ce
papier. Quand je le voudtai, il me renc~a
ce que
je lui confie. Peut-être me deviendra-t-il un ami, à
la longue ... Mais qu'ai-je besoin d'un ami, puisque
Pierre est tout ensemble pour moi un ami et un
frère. C'est pour lui plus encore que pour moi,
parce que, à cause de sa mère, je n'ose pas lui
écrire comme j'ai l'habitude de lui parler, à cœur
ouvert! que je me mets à résumer mes impressions.
Je lui donnerai ce cahier aux vacances. D'un
regard, il embrassera l'arriéré et saura où j'en suis.
I( Papa rentre demain. Me voici déchargée du
souci de commander, Dieu merci! Je ne suis pas
sans inquiétude, malgré tout. S'il allait blâmer
quelqu'une des disposItions que j'ai prises? Trouver il redire, par exemple, il ce que j'ai installé les
nourrices dans la belle chambre qui touche à la
mienne? Il aime tant les petits! Lorsque je lui
aurai dit à quel 'point la surveillance m'était difficile, séparée que l'étais de mes frères par la galerie
et un étage, j'espère qu'il m'approuvera .
., ~( Je ne lui rendrai pas. compte des ennuis que
1 al eus avec les_ domestiques, puisque les voilà.
«
2
�34
COMME UNE :ÉPAVE
redevenus polis. Pourquoi le tourm~ne
de c~s
détails! II a bien assez de son chagrill. Je crOlS
qu'il aimait beaucoup ma pauvre maI?an. Ils s'el\~
tendaient si bien! Il sera sûrement Inconsolable.
Maman! ... C'est quelque chose pour moi d'incompréhensible. Plus les jo~rs,
s.'éc~ulnt,
Elus je la
regrette, plus je ~ens
que je 1 aimaiS ble? Com~ent
s'abuse-t-on ainsI sur ses propres senliments ? )
19 décembre.
« Là! Ça y est' Je n'avais pas tort d'être inquiète.
Ai- je subi assez d'affronts l
<1 Papa descend d'automobile; je me précipite
à SQ rencontre, un bébé sur chaque bras. 11 couvre
mes frères de baisers, tant et si bien qu'il oublie
d'en garder un pour moi: Il Bonjour, petite 1);
voilà quelle a été ma parl de caresses 1 El cela,
sous les regards narquoi.s du personnel accouru
salu er le maître el recevOIr ses orùres.
Il Nous enlrons.
<1 Papa m'avait pris les enfants et me prect':duit.
Il pénétra dans la galerie.
« - Nous ne sommes plus là-haut, monsieur le
baron, » se h~te
d'annoncer Francine en me regardant. Je m'avance el, ne voulant pas donner les
raisons de ce changement devaut ces femmes, je
me borne à dire gue j'avais jugé pr6férable d'avoir
mes frères tout près de moi.
a - L'idée était bonne, ma chère enfant, dé.
clara papa; elle pèche par l'exécution, voilà tout.
Je destine la chambre dont tu as disposé à des
amis qui m'ont promis leur visite. Comme ils
petite ~le
et Son institutrice, j'aurai
amènent le~r
même beSOIn de la pièce que tu habites. Les nounous vont remonter chez eUes, et tu t'installeras
dans b chambre rouge, celle qu'occupait autrefois
b gouvern~
an~Ilse
de Pierre.
« - PUIs-Je y Jaire transporter mes meubles '?
ai-je demandé les larmes aux yeux.
« - Tes meubles !. ..
« Papa :tIerga~di'u,nlmspq
je me sentl~
r?uglT j~;gu
~ la racine des cheveux ...
« Je devmals que, avaiS émis une énormité, en
paraissant ~e ~roi:e
propriétaire d'un ameublement
sur lequel je navals l?as plus de droitsqu'unhôtede
passage. Je JUe serais battue, d'avoir été si sotte!
« Papa Qut comprendre qu'il venait de me
�COMME UNE tPAVE
35
blesser cruellement, car, rendant les petits à leurs
nourrices, il les expédia chez elles. Demeuré seul
avec moi, il me dit:
« - Entrons dans ta chambre, nous allons v<lir.
« Je me tins sur le seuil, raide, le visage fermé.
Lui passa l'inspection d'un coup d'œil.
« - Il n'y a rien de trop, murmura-t-il. On
devra même apporter un lit d'enfant.
« Il ajouta, revenant à moi, et me caressant les
cheveux:
« - Je suis désolé de te causer cette contrariété, ma chère Elia) mais je ne puis faire autrement. Accepte cela pour l'amour de tes petits
frères. Ce me sera une telle sécurité de te savoir
auprès d'eux! Je les trouve bien mieux qu'à mon
départ.
« Je ne fus point touchée. Nous étions seuls.
Ceux devant qui son indifférence et son blâme
m'avaient humiliée devaient rester sur leur
impression de triomphe; ce triomphe que j'avais
lu dans leurs yeux méchants.
« Je ne répliquai rien.
I( Allons voir la chambre rouge, proposa papa.
I( Je le suivis, toujours au si raide, sans un mot.
Il ouvrit lui-meme les persiennes ue la pi~c.:e
qu'il
avoir considéré les tentures
me destinait) et apr~s
à grands ramages vert pâle sur fond cramoisi, les
meubles d'acaJou, il conclut:
« - Tu ne seras pas mal, ici. Dis à la femme
de chambre d'y apporter tes affaires.
\( Il alla vers une petite porte que je n'avais
point aperçue, l'ouvrit, et me montrant un grand
cabinet très clair et garni d'armoires:
I( Tu auras là de quoi serrer le trousseau de
ta mère, ses robes, ses vêtements, ses fourrure:>,
ses delltelles : toul c.:eb t'appartient.
( - El i\ mes fl'tres aussi ! ripostai-je J'un (on sec.
\( - Non) non. J'ai promis à la mtre, à ~ es
derniers moments, que (ouI ce qu'elle posséd.lit,
y compris ses bijoux, te serai 1 réservé. Vien:>,
nous aHons ranger cela ensemble; nous uvons le
temps jusqu'au dlner. Il me serait extrêmement
pénible Je voir ces choses autour de moi.
« - J'aurais pensé, toul au contraire, que de
tels souve.irs devaient vou s êlre précieux!
1 Sans doute ... sans doute ... Mai s, vois-tu,
Elia, j'ai horreur de ce "lui m'attriste.
�COMME UNE ÉPAVE
« Et puis, j'ai pr.~jeté
di~er
s change~ts
dans
l'appartement que J occupais av~c
ta mere.
« Il m'emmena sans s'expliquer davantage.
Mme Thomas fut mandée et reçut la mission de
surveiller elle-même le transport et l'installation
de tout dans ma nouvelle chambre. Puis papa me
fit entr~
dans la sienne, ouvrit le co(fre-[orlscellé
dans son cabinet de toilette, en tira des écrins,
beaucoup d'écrins el·, sans émotion, mais avec une
bonté qui me rendit un peu de courage, il me dit:
« - Nous avons pensé, ta pauvre\nère el moi,
que tout ceci pourrait te, constituer une petite do. t.
Choisis ce que tu déSires garder en souvenir
d'elle, distrais-en quelque objet que tes frères
puissent porler plus ~ard,
bague ou épingle, afin
qu'ils aient un souveJ1lr de leur maman, et, si tu
m'approuves, nous vendrons le reste afin d'en
placer le produit. Cela te. fera un .petit revenu
indépendant donl tu seras libre de disposer pour
ta toilette et tes .me~lUs
.p!a!si.rs. Qu'en I?enses-tu ?
Il Je ne pensais rien. J aVaJs un chagrin horrible
ù manier ces bijoux donl j'avais vu maman parée.
J'étouffais.
« Papa s'en aperçut, m'attira à lui et m'embrassa silencieusement.
I( Puis
il referma les écrins destinés à être
vendus, insistant:
« - Dis-moi si tu approuves ce que ta mère a
décidé?
« - Oui, oui, je veux ce qu'elle a voulu.
\( J'éclat~
en . sa?glots el je m'enfuis, emportan. ce que Je devaiS garder. })
III
Eli:t ne persévéra pas régulièrement dans la
rédaction de son journal. Pierre, aux vacances
suivantes, y constata bien des lacunes.
Lorsqu'il s'informa:
- Petite SŒur, il n'est donc rien survenu
durant l'été '?
- Si ... Mais je me suis lassée d'écrire des
choses ennuyeuses. J'ai pensé que cela t'arise~
rait de les lire.
- Raison de plus: je veux tout savoir!
Raconte-moi ce que tu n'as pas écrit.
�COMME UNE !tPAVE
37
Ils promenaient alors, dans leur J,letite voiture,
les deux jumeaux déjà alertes, mais qui se fatiguaient vite. Et, tout en poussant de concert le
féger véhicule Oll Bernard et Louis venaient de
s'endormir, ils reprenaienlle cours des intermi
nables confidences.
Pierre s'était transformé en celte dernière année;
un duvet couleur d'or bruni estompait maintenant
sa lèvre ct donnait un aspect déjà viril à sa phYJ
sionomie. Il avait pris à Dijon ses premières
inscriptions de droit. Terminerait-il ses études en
province? La question avait été agitée entre sa
mère et lui, mais elle n'avait point été résolue.
Avant de rien décider, Pierre tenait à savoir où
Elia passerait son hiver. Toutefois, il n'avait point
lais -6 entrevoir à Mme Lortet Ye motif de son
hésitation, certain que c'eüt été compromettre sa
cause. Laurence, en effet, redoutait Elia de plus
en plus; elle la redoutait à ce point, qu'elle avait
proposé à son fils d'excursionner ensemble sur
les côtes bretonnes, durant toutes les vacances.
- Vous y pensez trop tard, maman, avait
répondu Pierre. Que ne m'en avez-vous parlé
aussitôt la fermeture des cours? Il nous faut
remettre ce voyage à l'année prochaine. Je tiens à
ne pas négliger mon père.
Il avait ajouté, soucieux:
- Ce n'est guère le moment .••
- Peut·être as·tu raison! avait approuvé
Laurence ramenée à elle par ces mots.
Et le jeune homme s'était rendu à Lyré à l'époque accoutumée.
Il était arrivé de la veille.
- Mon père ne t'a pa parlé de ses projets
pour cet blver? s'informa-t-il à Elia, tout en
imprimant à la petite voiture une orientation qui
l'engag-ea dans une allée couverte allant rejoindre
les bOIS.
- Il ne m'entretient jamais d'aucun projet.
Notre seul sujet de conversation, ce sont les
bébés. Oh ! sur eux, nous ne tarissons pas. Il en
raffole, lui aussi. Ce doit être la pensée de mon
affection pour les petits qui lui a donné l'énergie
de résister à certain conseil...
- Quel conseil ? s'informa Pierre viemnt~
ant . surpris. sur le visage d'Elia une nuance
d lrOl11e mauvaise.
J
•
ar
�COMME UNE ÉPAVE
Celui ùe se débarrasser de moi.
- Se dé-bar-ras-ser de toi! scanda violemment Pierre. Nomme-moi celui qui n cu l'impudcncc de ...
- C'est une jeune fille: celle à qui j'ai dû céder
ma jolie chambre blanche el rose.
- L'institutrice?
- Non, nOI1 ••• On avait laissé l'institutrice et
l'enfant au logis. A leur place, on avait amené
une nièce. Les Charlèves ont passé près ù' un
mois ici. Il y en avait à peine trois lue ma
pauvrc l1a.mn,~ti:Or
Sous préte~
qne papa
avait beso\l1 d etre dlstrall, Mlle Sabllle l'accompagnai l partont.
Oh ! elle est superbe! D'une beauté que
j'admire tout ell la détestant, elle! Papa était
contcnt li u'clJe s'OCCUptlt de lui ainsi. Les prcmiers
jours, il me commandait ùe prendre à table la
place dc maman, en.faee de lU!. 11 m'a présentée
comme sa fille. ~als
une fois qu'ils se promenaient, Mlle SabIne et lui, sous mes fehètres,
MlJe Sabine s~et
m.ise à parler
m'ayaI?t ape~·çu!
de mOl à VOIX tres haute, avec 1'1l1tentlon éVIdente
d'èlre entendue. J'avais quitté la fenêtre, mais je
nc m'étais pas éloignée, puisque 'c'était pour moi
qu'ellc parlait, ajouta Elia avec ironie:
« Comment! s'exclama-t-elle, cette petite
n'est pa~
votre fille e~ vous l'alltorisez à vous
aplleler papa? Quelle slUgulière idée!
Papa a rép~ndu
que, l'ayant exigé autrefois, il
lui était malaIsé aUJourd'hui de Ille l'inlenlire;
que, du reste,. il me considérait un peu comme
une fi Ile adoptIve.
« - Vous Vous exagérez vos devoirs! a pro lesté
Mlle Chartèves. La 1110rt de sa mère rl rompu le
semhlant de lien qui vous unissait il. Elia. Je me
demande même pourquoi vous VOllS croyez
obligé de la garder chez vous!»
- Elle a eu celte audace! interrompit Pierre
les dents serrées. El qu'a répondu mon père?
- Rien ... il n'a rien répondu . .Je m'étais penchée ulle seconde à la renëtre, ramenée par la
colpre ... M'avait-il aperçue?
Tout de suite, .il a emmené Mlle Sabine.
- Il a revu cette famille?
- Je le crois . II se rend Souvent à Saint-Germain-au-Monl-ù'Or, un petil village :;iilue dans
�COMME UNE ÉPAVE
39
le Rhône, que les Chartèves habitent toute l'année.
- Pas des gens riches, alors?
- Il est facile de deviner que non. Leur luxe
sent... tiens, il sent notre misère à maman et à
moi, quand nous allions, lestées d'un petit pain
de deux sous, mais habillées comme des princesses, nouS promener où vont les gens chics.
M. Chartèves doit faire valoir lui-même ses
propriétés. Papa et lui parlaient tout le temps
d'agriculture. Mais Mlle Sabine a beaucoup d'esp'ril. Elle m'amusait; en dépit de mon antipathie,
l'aTais du plaisir à rester auprès d'elle. Ça ne
devait pas être réciproque! Un matin, papa m'a
prise à part pour me dire:
(1 -Je crois qu'il vaudrait mieux que tu te fisses
servir chez toi. Ta mère n'eùt pas aimé à te laisser
écouter ce qui se dit parfois à table, et•.• dans le
monde, c'est ainsi, nous ne pouvons pas le
changer.
,
- Joli, leur monde! gronda Pierre.
Il était tout à la fois exaspéré et inquiet.
Etait-elle redoutable, cette jeune fille dont la
personnalité semblait lui barrer la route! A quoi
tendait-elle, en cherchant à circonvenir son père?
Il n'osait formuler la réponse qui se précisait
malgré lui en sa pensée. Car il était venu, cette
année, à Lyré, armé pour la bataille. Son plan
consistait à éveiller peu à peu, chez le baron
d'Aunis, le désir de revoir sa femme. Pierre avait
apporté une photographie de date récente. Laurence était si bien, elle paraissait si jeune, sa toilette et l'arrangement ùe ses cheveux l'embellissaient à ce point, que son mari serait surpris, à
coup sùr, et .::harmé, si cette photographie lui
tombait sous les yeux. Peut-être, ensuite, ne
re!)ousserai t-il Ras l'idée d'une rencontre ...
Et voilà qu avant même d'engager la lutte,
Pierre se heurtait à un obstacle inattendu.
- Alors, reprit-il, on t'a tenue à l'écart jusqu'au départ des Chartèves?
- Absolument.
- Et après?
- Après ...
Elia parut hésiter.
- Eh bien? insista Pierre.
--: Papa a dù se rappeler q.ue j'avais l'habitude
de vIvre à sa table. Il m'a fait redescendre. Mais
�40
COMME UNE ÉPAVE
je n'ai plus occuré la place de maman. Mon couvert avait été mIS, sur ~on
ord~e!
au bout de, la
table comme tu l'as vu hier. Je n al pas paru m ell
apercevoir, ajouta Elia. M ..~' Aunis a été bon
pour moi en me donnant les biJOUX et le trousseau
de maman . .l'ai aujourd'hui neuf cents francs de
renIe. Je ne les dépense pas; je ne dépense
presque rien. P~us
la.rd, cela me permtl~a
d'acheter une petite maIson. Oh! être cbez; mOI!
mon rêve! Je le désire tant, vois-tu, Pierre, que
j'aurais acheté tout .de suite la petite maison, s'il
n'avilit pas fallu qUIller Bernard et Louis pour
aller l'hahiter !
- Toute seule! s'exclama Pierre en riant.
- Bien sùr, toute seule! Qui veux-tu qui
vienne hahiter chez moi 7· J'ai peut-être des
parents du côté de maman; mais, puisqu'ils ne
voulaient plus la connaltre, ils Ille renieraient sans
dou le aussi. Quant à mon père ... il vit, tu sais,
maman m'avait menti, prononça Elia d'un ton
angoissé, scrutant le regard de Pierre afin de surprendre sa pensée; mais qu'importe, l'eprit-elle
après.quel~
second,es d~ silence, il m'a bien
pour )'Hnals abandon nee, Ill! !
~ Quand ct par qui as-tu appris que M. Parelli
n'était pas mort?
- Clémence, la femme de chambre qui est
part i.e le mois ~lerni,
y a [ai t allusi0!l devant l?oi,
en dlsall! : I( C est pas, trop tôt que Je m'en aille!
on patauge dans le divorce jusqu'au cou, ici, ct
dans le mensonge! V'là une pauvre gosse à qui on
fail accroire qu'elle est orpheline, et Son père se
balaùe je ne sais où !. .. ))
Mme Thomas m'a alo~s
appris ce qu'elle savail:
bien peu de chose! elle Ignore même la résidence
de mon pè;.e. Mai?, quand je la connailrais,
qu'est-ce qu II y aurait de changé? M'en aimeraitil mieux?
Une d~tres
pa~s
da.ns ses yeux, qui. de
nouveau, lllterrogeaient PIerre.
Celui-ci ne pouvait que l'assurer de sa fidèle
affection: il le fit.
- Tu ne seras jamais ni seule, ni abandonnée,
pUisque je suis là. Quand j.e t'ai adoptée pour ma
sœur, j'ai engagé. toute ~a VI~ et avec Joie. Je, saurai
te prouver que Pierre d AUlllS e-st Un cœur slllcère.
- On te disputera peut-être à moi, un jour?
�COMME UNE f:PAVE
- (IOn II ·f .•. Une femme, hein? c'est là ta
pensée'? Me marier! Bannis cette crainte, je ne
me marierai pas. L'exemple de mes parents m'a
donné l'effrui du mal iage. Le foyer est trop peu
solide aujourd'hui. Jt: suis omme toi, petite sœur,
j'aime ce ljui dure.
Elia avait cessé de regarder Pierre. Une angoisse
flottait dans ses yeux sombres 4ui semblaient
scruter l'inconnu. lis s'étaient, depuis un moment,
engagés sous bois, ayan t projeté de monter jus4'~
un point d'olll'onentrevoyait l'entréedu Val-Suzon.
La chaleur était atténuée par l'ombre du taillis. L:\
hri~e,
en erlleurant le~
plantes agrestes, se Iparfumait d'aromes forts et sains, des [l'OU ·j'rous
d'ailes passaient dans l'ail comme des caresses;
point d'horizon, mnis de temps ~ nutre quelque
jolie échappée: sentier qui fuyait dans un rais ùe
soleil; mare sertie de joncs que ln lumière moirait
d'argent... Elia ressentait vivement la beauté des
choses. Pierre n'y était pas moins sensible; mais,
ce matin, trop de préoccupations l'étreignaient.
11 avait oublié même le but de la promenade.
- Rentrons, proposa-t-il soudain.
- Nous devions monter jusque là-haut! protesta Elia surprise.
- Nous reviendrons.
11 fit tourner la voiture dans laquelle, à présent,
les bébés gazouillaient, et ils reprirent en causant
la route du ch:1teau.
- Raconte-moi tout ce gue tu as observé
concernant Mlle Sabine, demanda Pierre. Pour la
démolir dans l'esprit de papa, il est important
que je sois bien documenté.
- La démolir! A quoi cela aboutira-t-il?
- A ramener mon père à son devoir, qui est
de faire la paix avec maman et de reprendre avec
elle la vie commune. La loi prétend briser le premier mariage; elle n'en a pas le pouvoir. Ceux
qui ont reçu le sacrement uu mariage sont unis
jusqu'à la mort; je le rappellerai à papa. Si je
pouvais obtenir d'abord qu'il revit ma mère! LUe
est si charmante, si parfaite!
- Parfaite! protesta durement Elia, non. Elle
manque de bonté.
- Maman! Elle al1langué de bonté! Envers qui '/
- Envers moi 1 laissa tomber la jeune fil~
d'un ton bref.
�COMME UNE ÉPAVE
_ Oh! Elia! ne l'accuse pas sans savoir. Elle
a au contraire, manifesté beaucoup 'de sympathie
à' ton égard. N'a-t-elle pas consenti à faire le
voyage cl' Auyergn.e POUl" me permettre de. recueillir
les objets qUI t'étalent chers f Qu'attendms-tu donc
d'elle?
- L'expression ùe celle sympathie.
- Elle ne pouvait guère l'écrire chez son mari~
à toi, la fille de celle qui avait usurpé sa place!
- Tu lui as dit que tu m'appelais ta sœur?
- Nous lisons ensemble toutes tes lettres.
- Je m'en doutais. C'est pour cela que je ne
pouvais plus causer. Vois-tu, il y a en moi un
mstinct qui m'avertit quand on ne m'aime pas. Ta
mère ne m'aime pas; elle ne pourra jamais
m'aimer, quoi que je fasse pour tacher de gagner
son affection; et si elle revient ici, j'en serai
heureux pour toi ; mais, pour moi, les choses
n'iront pas mieux.
- Tl: me fai~
beau~op
de peine, Elia! prononça Pierre. Dieu vel1111e que j'atteigne mon but.
Tu verras alors combien tu t'es trompée.
Pierre était sincère; mais, tandis qu'il parlait,
au dedans de lui-même, une lumière soudaine
mettait en relief certains mots, certains faits, .qui
l'amenaient à se déjuger. C'était réel, sa mère
.n'aimait pas sa chère petite Elia ; et par-ùessus
son inrJuence. Ce voyage ùe
tout, elle re~outai
Bretagne qUI e(l1 absorbé toutes les vacances,
Mme Lortet ne l'avait proposé que pour le tenir
~loigné
de la jeune fille.
Tiré en deùans par sa pensée intime, il ne
renoua {las l'entretien. Elia devait être, elle aussi,
peu déSireuse de le reprendl'e, car elle ne rompit
point le silence. La promenaùe s'acheva sans que
l'un ou l'autre eClt parlé.
La fin de cette matinée s'écoula, :l faire jouer
Bernard et Louis.
M. d'Aunis, qui était sorti en automobile,
ren tra juste au moment de passer dans la ~;ale
~
manger. Au desser t, il annonça, s'adressant ~
Pierre:
- Je viens de louer une chasse du cOté de
Châtillon. Demain, nouS irons éttldier le pays et
l'e(;onllaîlre le gibier. Tu as passé l'âge de te contenter des moiut:aux et. des grives du pa.rc. Tu
fats l'ouverture avec mOl. cette année.
.
�COMME UNE ÉPAVE
43
- A ma grande joie.
Pierre ajouta avec un sourire timide:
- Ma mère était sur le point de me faire
présent d'un équipement complet, lorsqu'elle a
réfléchi que vous étiez plus compétent qu'elle et
moi, et sauriez mieux choisir j'arme qui convient
à un débutant.
- Tu la remercieras de ma part de m'avoir
cédé ce plaisir, repartit courtoisement d'Aunis.
Le cœur de Pierre se mit à battre à coups précipités : sa première escarmouche avait réussi.
Il jeta un coup d'œil à Elia. Mais cel\e-ci
paraissait en quelque sorte ab ente. Ou elle
n'avait pas entendu, ou la portée de l'incident lui
échappait.
M. d'Aunis reprit, gai, plein d'entrain:
- Si personne ne me manque de parol~,
nous
ferons une joyeuse ouverture !
Pierre s'informa:
- Vous attendez du monde?
- Une douzaine de personnes, sur lesquelles
trois bons fusils... Je pourrais dire quatre :
Mlle Chartèves abat sa pièce de gibier aussi bien
que nous.
Les Chartèves allaient revenir... Le jeune
homme s'assombrit.
Mais un instant de réfiexion suffit à lui faire
apercevoir les bons côtés de cet arrangement.
Combien ses critiques auraient plus d'autorité,
basées sur des observations per onnel\es !
Il se promit de tenir sa franchise en bride et
d'endormir la défiance de Mlle Sabine à Lorce de
prévenances et d'amabilités. Et, pour entrer tOUI
de suite dans son rôle, il demanda à son père
force détails sur les hôtes attendus.
Un instant coupé par l'installation dans le hall
où le café était servi, l'entretien reprit sur le
mGme sujet. Elia ne s'y mêla point. Elle gardait
son air absent. El\e se glissa hors du ch3.teau sans
que les deux causeurs s'en aperçussent.
Pierre racontait à son père:
- Nous avons fait établir une cible au fond du
jardin, je me suis beaucoup exercé, ces temps-ci.
J'ai eu des cartons dont vous auriez été satisfait.
Mais l'adresse de ma mère vous surprendrait bien
davantage encore!
- Toa mère! Elle tire à ]a cible!
�COMME UNE ÉPAVE
- Elle est habile en tout! A la carabine, elle
met duns le noir deux fois sur trois. Elle ne fail
pas d'tquitution il Dijon - elle juge devoir vivre
si retirGe ! - mais en Auvergne, il y a trois ans,
elle montait àchevallous les jou l's. Elleest int rGpide.
:- l?Jle n'avait jumai~
le temps, autrefois! fi t
raIlleusement observer d'Aunis.
- Je sais ... elle me l'a dit en m'avouant se
l'être souvent reproché. Mais, justement, à cause
des cOls~qen
de Son apathie, el~
l'a seCOllte
tout il fUll. Oh! ce n'est plus la mênie lemme; plus
du tout. VallS ne la reconnallriez pas. Elle est
plus jolie et paraît plus jeune qu'il y a sept uns. Lu
photographie que j'ai ici uate du mois dernier;
~oulez-vs
la voir '?
M. d'Aunis fit de la main un signe de refus.
Sans .parl~
comprendre 11intent!on de ce
ges.te, PIerre pnt dans sa poche un mlllce portefeLllUe, l'ouvrit et le lui tendit.
A se voir en vis··à-vis avec sa première femme,
Sosthène laissa échapper une légère grimace;
mais, en dépit de sa volonté, son regard iut retenu
par le charme de ce fin visage qui gardait dans le
sourire un reflet de tristesse, et dont les yeux
bruns, spirituels et bons, semblaient interroger
les siens comme jadis, lorsqu'elle lui delT~anit,
à
propos d'un fait, d'une idée, d'un projet quelconque: « Qu'en penses-tu, Sosthène ·1 ... »
Le passé, une seconde, se dressa, vivant!
Une seconde ... La nuit se refit tout de suite;
tr~
de cendres sur J'étincelle 1. ..
Renclan t le portefeuille il Pierre, il prononça
d'un ton indifférent:
- Les femmes se coiffent et s'habillent avec
beaucoup d'art, aujourd'hui!
Pierre ne discuta point. Il dit doucement, un
peu ému, en refermant son carnet:
- C'est ma joie de vous avoir là lous les deux.
Rien ne peut briser certains liens. Même séparés,
n'êtes-vous pas mon père et ma mère, mes deux
tendresses d'enfant, toujours égales?
.
- Tu ne nieras pas avoir une préférence, ble~
justifiée d'ailleurs, pour celui de nous deux qUI
s'est dévoué à toi?
r- J'ai pour ma mère une infinie reconnaissance; maIs cela se compense pour vous par une
_sollicitude dont elle n'a pd besoin •. ·
�COMME UNE ÉP Ava
45
La lueur qui flamba dans les yeux de son père
relintle jeune homme de poursUIvre:
- ... Parce qu'elle e 't dans la vérité ...
Sentant qu'il allait cesser d'être maltre de lui,
parler trop làt, tout compromettre, craignant d'cn
avoir trop dit déjà, il se leva:
- Je vaie; voir ce qu'est ùevcnue ma SŒur,
an nonça-t-i 1.
Intentionnellement, Pierre désignait toujou!'. '
ainsI Elia avec son père, comme il ne manquait
point à la qualifier Mlle d'Aunis, lorsqu'il s'adressait à l'un des domestiques.
Elia demeura introuvable. Ce fut en vain que
Pierre s'enquit d'elle; aucun ne l'avait aperçue.
11 alla frapper ft la porte de sa chambre.
La nourrice de Bernard, restée comme bonne,
flânait sur le seuil de l'appartement des petits;
elle lui apprit que, contre 5011 habitude, la jeune
fille n'étaIt pas remontée après le cléjeuner.
Soudain, il pensa au beffroi. En escalader les
degrés, fouiller du regard les recoins du jardin
suspendu ne lui prit que quelques minutes. La
tente était presque invisible; le lierre l'avait
envahie; l'auvent ployait sous les 'lianes.
Pierre se courba à l'entrée. 11 entrevit, repliée
sur elle-même, une forme svelte que des cheveux
hruns dénoués enveloppaiént toute. Il mit un
genou en terre, força la jeune fille à relever la tête
et, la voyant en larmes, supplia:
- Dis-moi qui t'a fait de la peine, chérie?
- C'est moi qui m'en suis fait; moi seule ...
Laisse-moi. Il m'est insupportable de sentir
quelqu'un auprès de moi, en ce moment, même
toi, Pierre 1
- Nous sommes loin de la confiance promise t
fit observer le jeune homme attristé.
Elia ne répondit rien. Il ne put lui arracher une
parole de plus, et du redescendre sans avoir
obtenu la confidence sollicitée.
Le soir, aussitôt remontée chez elle, Elia ouvrit
son journal.
Elle hésita longtemps devant la page blanche.
Soudain, jetant sa plume en un geste violent, elle
referma le cahier.
~on
! Non! « cela l). cette révélation qui lui était
une si grande douleur, elle ne saurait l'écrire .••
caT. alors ... plus jamais Pierre d'Aucis ne pourrait
�COMI\/I É UNE ÉPAVE
lire son journal. Et comment le lui refuser, après
lui avoir dit qu'elle l'écrivait pour lui? ..
Allons ... elle réappre ndrait à se taire ... comme
au temps où elle n'avait personne à qui ouvrir son
âme.
IV
Non, les Chartèves n'étaient pas riches, Elia
avait raison de le penser.
Camara des de collège de Sosthè ne d'Aunis,
Alban et Just Cbartèves avaient hérité de leur
père une habitation confortable et de beaux
vignobles. Mais leurs propriétés avaient subi le
sort commun. Démunis de capüau x, il:; n'avaient
pu reconstituer que lentement leurs vignes, surtout .Just, le père de Sabine, qui, d'avance, avait
g~splé
une bonne partie de son patrimo ine. A
vlOgt ans, la jeune fille s'était trouvée orpheline et
pauvre, ayant dù partage r encore le peu que
laissait son père avec deux frères plus jeunes
qu'e:lle. Jugear,tl que sa beauté valait une d?t,
S~bme
ne s~ laIssa point abattre par la pe~'sctlv
d une quasI-pauvreté. Elevée dans les Idees du
jour, esprit éminemment pratique, incapable de
céder à un entraln emenl du cœur, elle posa ainsi
elle-même les termes de son avenir :
Rester honnête parce qu'il fallait pouvoir entrer
partout la tête haute, et, une fois mariée, ne pas
tendre le flanc au divorc e; mais tout met! re cn
œuvre pour conqué rir la fortune. Etre riche, vivre
dal?-s u~ milieu élégant et mo~dain,
parer sa b~auté,
satisfaIre ses caprice s; Sabme n'entrevoyait pas
d'idéal plus noble. C'est de ces principes qu'elle
s'inspir a dans la pêche au mari qui devint sa préoccupatio n exclusive dès son entrée dans Je monde.
Attirés par sa beauté, les prétend ants afLuèr~nt.
Certain s avaient de l'aveni r; d'autre s offralclll
dans le présen lla sécurité d'une position modestc,
mais sûre.
Sabine n'en agréa aucun; elle attendait ... la vic
lui devait mieux, jugeait-elle. Toutefois, voyant
poindre ses vingt-cinq ans, elle commençait de se
sentir inquiète, lorsque son oncle l'amen a chez
Sosthène d'Aunis_
A quaran te-quat re ans, celui-ci était encore très
beau. Son veuvage donnait à sa situation une
�COMME UNE EPAVE
47
apparence correcte. Il possédait une superbe fortune au soleil...
Estimant en bloc, d'un coup d'œil, le château
et son propriétaire, Sabine se confia dès la première heure:
« Baronne ... quatre-vingt mille livres de rentes,
résidences variées, puisque M. d'Aunis possède
encore deux habitations en Normandie, un hôtel
à Dijon, un autre à Paris •.. Cela ferait joliment
mon afIaire ! l)
Restaient les enfants.
Les deux jumeaux ne l'embarrassaient point.
Cela s'élève tout seul, à la campagne, les mioches!
Elle ne s'amuserait pas à les tratner à Paris ou
ailleurs. Une bonne gouvernante en prendrait
soin; pas à s'en préoccuper. Elia serait infiniment
plus gênante; d'autant qu'elle promettait d'être
jolie, et se révélait intelligente et clouée d'un
redoutable esprit d'observation.
Et voilà qu'en interr0s-eant une femme de
chambre sur le point de qUItter la maison, Sabine
découvrit le véritable état civil de la jeune fille.
Elle considéra dès lors celle-ci comme écartée de
sa route. L'heure venue, la chose irait toute seule:
un jeu d'enfant.
Quant à Pierre, elle ne soupçonnait point S011
existence, nul n'en ayant parlé devant elle; pas
même le baron d'Aunis, lequel, du reste, évitait
tout sujet d'entretien se rapportant à son premier
mariage. Le &ouvenir de sa seconde femme s'était
aussi rapidement effacé que celui des amours
fugaces cueillies en cours de route. Dan sa conscience dévoyée, plus rien n'entrait en ligne de
compte que le souci de son propre bonheur.
Voyait-il ce bonheur dans un mariage avec Sabine
Chartèves '! A dire vrai, celle-ci l'inquiétait. Trop
belle, cette blonde superbe aux yeux d'enfant; un
trésor trop fragile à garder! Trop jeune aussi, à
peine vingt-cinq ans: l'écart était énorme.
Et cependant l'ensorceleuse manœuvrait avec
une telle adresse qu'il se laissait prendre peu
à peu, arrivait à croire à l'attirance qu'elle semblait subir, dont elle feignait habilement de se
défer\dre...
'
.~ haque rencontre, - et, durant l'année qui
venait de s'écouler, faisant le jeu de Sabine, les
Chartèves s'6taient aJ)pliqués à los rendre {r6.
�COMME UNE ÉPAVE
quentes, - à chayne rencontre, l'ambilicu::ie jeune
fille gagnait du terrain.
Néanmoins, au momcnt olt Pierre ouvrit le feu,
ra bataille pouvait eneorc être livrée avec quelque
chance de succès. Lc fib de Laurence était :>UI" la
brèche sans cc:>se; toujours prèt à saisir l'occasion
ù'évoq uer un souvenir de. a peti te enfance; et, sans
nommer Sil mère, lui rendait en quelque sorte sa
place au foyer par ce retour vcr:> le passé lointai 11.
- Papa! vous souvenez-vou:>?
Et le récit suivait Je quelque épisode amusant.
Parfois Sosthène y trouvait malgré lui du
charme, Pierre le devinait à sa réplique pleine de
honne humeur. D'autres jours, il hochait la tete,
l'air de dire: « il. 'luoi bon ramcner cela? »
11 n'était roint sur :>es gardes, l1e Soupçollnant
rien dcs intentions secrètes cIe :>on fils. Ponr lui,
SOI1 prcmicr mariage était unc affaire lic[uidéc,
défllnte : on ne ressusci te pas les 1110rts.
Un soir, dcux jours avant l'ouverture ùe la
chasse, au dincr, M. d'Aunis annonça:
- Nous irons ensemble demain à la gare.
- Ma SŒur aussi? interrogea Pierre sur le ton
de l'arR rmative .
.- Si cela lui est agréa hIe.
- Non! laissJ. tomher Elia froidement, MlIc
Charlèves 11 '<1 pas de plaisir il me vnir; mieux
vaut ne rointlui impos~r
111J. présence.
- Où as-tu pris cela, peti te fille '? protestn
M. d'Aunis.
EJ1e le regarda bien en fa'e el repartit:
- Allons!vousle savez aussi bienquemoi,papa!
li parut gêné.
Mais Pierre intervint, conciliant:
- Son âge et le lien ne concordent pas; voilà
d'où part l'absence de sympathie.
- Oui, fit malicieusement Elia, eHe peut
entendre des choses qui ne doivent pas être dites
en ma présence. C'est tout de même singulier que
cc qui n'est pas convenable lorsqu'on a seize ans
lc devienne quand on en a v;ngt-cinq! Je ne
m'explique pas bien ça.
- Père, celte année, rien ne sera changé à nos
babitudes de famille, n'est:-ce pas? reprit Pierre,
le répondant à la ré!1exlOn d'Elia que par un
;ourire et un léger hausseI?ent d'épaules désapDrobat'êur. Nous sommes bien ainsi, à vos côtés;
1
�COMME UNE l!.raVE
49
mais demain, quand la table sera entourée de
com'ives, Elia reprendra sa place de mallresse de
maison. Puisqu'elle en remplit les devoir ' en
veillant sur nos chéris, celte place lui revient.
Et sans attendre la réponse:
- II fauclra tr taire helle, petite sccur. Mets
une robe blanche en l'honneur de ces dame •. Et,
~urto,
soyons tous les deux très aimables. Pour
ma pa l't, je me fais une fête de chasser en compagnie d'une jeune tille.
- Ne va pas te 111 ntrer trop empressé, ce
:erait de très mauvais goùt! se h<lta de protester
So~th'
ne chez (lui une subi te jalousie s'éveilla.
Pirrre éclata cl rire.
- Rassure/-volis, ma ~eli
prétention est de
vous <lider à rendre le séjour Lie la maison agréable
à vos amis.
Elia considéra le jrunr llOI1111le avec 'tonne111ent, se demandanl s'il él"lit sincère, en ayant la
terreur ...
Mais non! Ne l'avait-il pas prévenue qu'il tenait
à o~serv
M Ile Sabine, el ferai t tou t pour s'en
oflnr 1occaion: n'importe, le jeu lui déplaisait? il
l'éloignait d'elle. On le lui prendrait trop ... Son
seul ami ... Son Pierre ...
Voilà qu'elle ne lui donnait plus le titre de fière,
dans l'intimité de son creur; bien mieux, ce titre
gènait l'élan de sa tendresse; il lui 0pp0!:iait une
sorte.de; harrièr.e, sa~1
consi~ae
puisq'el1.éta~
tout Ideale; malS qUI, du cote de PICrre, subSistait
et demeurait entre eux, le rivant, lui, à leur primitif contrat ... Son journal n'en recevrait poilltla
confidence, Pierre non plus ... s'il ne le devinait
pas ...
Quel rêve pour l'esseulée, l'enfant sans foyer ! ...
plus qu'orpheline, puisque, vivant, son père l'avait
rejetée de sa vie. Elle avai 1 mis tOllte son âme en
cet amour subitement éclos, fleur men'eilleuse sur
l'enfantine amitié. Lorsqu'elle le vivail, ce rève
vieux de quelques jours ?t peine, Elia ~e sentait
des ailes, tant il la soulevait de terre, l'arrachait
au présent, traversait aisément l'espace q ni la séparait du temps où il se ferait réalité ... La fiancée de
Pierre ... sa femme .
... Pierre demandait à son père ses dernières
instructions, s'informait de la tenue prescrite aux
cHfférentes heures du jour.
�COMME UNE ÉPAVE
- Prévolant bien q'ue vous auriez du monde,
ma mère m a accablé de recommandations; elle
tient si fort à ce que vous me trouviez à votre gré,
en tout!
Et, méthodiquement, semblant s'y comr.laire, le
jeune homme passait en revue les détails d'éti~
quelle, interrogeant de temps à autre d'Aunis, qui
ne pouvait s'empêcher d'approuver, avec un demi~
sourire, tant tout était bien réglé. :
A la fin, il lui échappa de dire:
- Elle a fait des progrès, ta mère, depuis moi!
- J'ignore si elle en a fait. Ce que je sais, c'est
que c'est vous, - elle me l'a dit, - qui l'avez formée'aux usages mondains; elle me transmet vos
leçons. Mon éducation sur ce point est votre
œuvre par rico~het.
Juge:rvous que je vous fasse
honneurà'tous les deux? Je n'en serais pas peu fier.
- Tu as l'air de plaisanter,
- Il est certain gue ce côté de l'éducation me
laisse indifférent. Je n'allache qu'une médiocre
importance à ces prescriptions puériles. Je ne
jugerai' jamais un homme sur la façon dont il
salue, noue sa cravate et rompt son pain. Je me
soumets à ce code bizarre pour être agréable à ma
mère et à vous, Si j'y réussis, mon but est atteint.
, Sans transi tion, Pierre, se levant, proposa:
- Faisons un peu de musique, petite sœur,
veux-tu?
Elia inclina la tête et alla se mettre au piano.
Pierre prit son violon, l'accorda et, durant une
heure, ils jouèrent des menuets, des gavottes; rien
que de la musique gaie, ceIle que préférait le
baron d'Aunis.
En disant bonsoir à Elia, au bas de l'escalier,
Pierreluidemanda, unesupplicationdans les yeux:
- Tu viendras demain à la rencontre des Charlèves?
- Si tu y tiens.
- J'y tiens absolument!
- J'Irai donc, répondit Elia. Comme tu seras
près de ta mère, foursuivit la jeune fille, résisteras-tu au désir d aller l'embrasser?
- Maman n'est pas à Dijon. J'ai obtenu qu'elle
passe le mois d'août et une partie de septembre
aux eaux de Saint-Honoré qu'on lui ordonne
depuis longtemps, à cause d'un peu de délicatesee
du larynx.
,,'
�COMME UNE ÉPAVE
51
d'être gentille avec Mlle Chartèves, insista Pierre. Ce n'est qu'une mauvaise
quinzaine à passer. Oh! ma chérie, si je parvenais
à te donner ma mère pour seconde maman, tu ne
soupçonnes pas combien ta vie se verrait transformée. Aide-moi de tout ton pouvoir, je t'en prie.
C'est notre avenir à tous qui est en jeu.
- Commande. Ce que tu me diras de faire, je .
l'accomplirai à la lettre.
- Merci. A demain. Sois prête de bonne heure.
Le lendemain, dès huit heures, d'Aunis et les
deux jeunes gens montaient en automobile pour se
reudre à la gare de Dijon où les voyageurs descendaient. Le baron d'Aunis n'était pas sans
appréhension. Plus à reculel1. .. Il lui fallait présenter à Sabine ce grand garçon de dix-neuf ans!..
Lui apprendre autre chose encore ... Eh bien, ce
serait la pierre de touche.
Tout ce qui ti'insurgeait en lui coutre l'influence
env';lhissante cie Mlle Chart~ves
se groupa pour
fortifier sa volonté tii molle, et déjà plus qu'à demi
as~ervi.
Ull peu de malice, de l'anxiété aussi, flolt<l,lt dans son regard, lorsqu'il aborda Sabine descendue la première du train quI venait de stopper.
- Vous allez faire, cette fois, connaissance
avec le propriétaire du château, mademoiselle,
annonça-t-il d'un ton délibéré, après avoir baisé la
petite main dégantée qu'on lui abandonnait. Et,
la laissant creuser cette énigme, il 'alla saluer
Mme Chartèves, empêtrée dans un nombre incalculable de menus colis.
Tandis que le baron aidait son ami à extraire
du filet les paquets encombrants de tia femme, Sabine regardait autour d'ellc, soucieuse, désenchantée. Comment! le château, et par conséquent
la terre de LJ'ré n'appartenaient pOint à l'époux de
son choix? Mystifiée par d'Aunis! Elle!. ..
Ne se croyant pas observée, elle avait lâché la
bride à sa physionomie: ses prunelles bleues lançaient tles éclairs.
Pierre se tenait à l'écart, attendant que son père
le présé'lltùt, assez proche cie l'un des groupes disséminés sur le quai d'arrivée pour paraitre en faire
partie.
Elia s'avança et salua Mlle Sabine gentiment.
Celle-ci reprit son sourire et répondit aux
paroles aimables J;!e la jeune fille par tlll compli~romets-i
�COMME UNE ÉPAVE
ment bien tourné, sur la transrormation qu'avaient
apportées ces quelques mois en sa personn8.
Elia fut contente de s'entendre louer. D'un coup
d'œil furtif ~lIe
chercha Pierre: cet éloge était-il
parvenu jusqu'à lui?
Le voyant demeu rer immobile il sa place, elle
alla le prendre par la main et l'amena auprès de
Mlle Sabine, disan! :
- .Je VOLIS présente mon frère, mademoiselle.
Au même instant, Sosthène revenait vers eux.
-On vOllsa présenté mon filsainé? demanda-t-il.
- Votrefils! monsieur est votre fils! Incroyable!
tout à fait incroyable!
L'exclamation voulait être une flatterie, mais le
ton manquait de sincérité. Sabine enrageait, au
fond. D'où sortait celui-!;).? Quelque nouveau
déboire la guettai t-il encore?
Elia riait sous cape, à l'observer.
- Oui. mademoiselle, prononça le baron, qui,
déjà sous le cha me, n'avait point saisi ces
nuances; je vous présente Pierre d'Aunis, lequel
revendique sa part de l'honneur et de la joie que
nOlis apporte votre visi te.: Lyré étant son fiel.
- Vraiment! laissa échapper Sabine, Lyré
n'est pas à VOLlS! Je croyais que vous plaisanlJez,
tout à l'heure.
- Non. J'en ai, il est vrai, la jouissance.
Sabine avait une autre question sur les lèvres;
mais elle la jugea inopportune: il serait temps
plus tard de la poser. Tendant ses doigts fuselés
au jeune homme, elle lui dit d'une voix enveloppante, aux intonations souples, câlines:
- C'est une surprise pour moi, Ulle bonne surprise, d'avoir à faire votre connaissance. Monsieur
voIre père tenail à g-raduer ses efTets, sans doute;
il ne nous avait pomt annoncé encore qu'il eût le
bonheur de se voir revivre en un fils tel que vous.
Pierre protesta en rianl :
- Attendez de me connaître avant de féliciter
mon 'père, mademoiselle.
(( ~uel
âge peut-il avoir? » se demandait à elle- .
même Sabine, qui dissimulait mal son dépit.
- Pierre aura dix-neuf ans dans un mois,
déclara Elia, l'air Ull peu railleur.
Sabine eut un brusque recul. Est-ce que cette
petite lirai t dans la pensée des gens? C'étai t pos,ible; ces latins du Sud sont si merveilleuseme.nt
�COMMR UNE ÉPAVE
53
doués! Petite peste! Il était heureux que le hasara
lui eût fourni Jes armes contre elle. Et un scrupule Je s'en servir lui était venu, ces derniers
temps! Duperie !...
... Lorsqu'on se fut mis en route, Sosthène et
ses hûtes dan s l'automobile, Pierre et Elia dans le
panier ament: en vue du retour, le jeune homme
s'informa, curieux:
- Pourquoi as-tu dit mon âgeà Mlle Chartèves'?
- Parce que j'ai lu dans ses yeux qu'elle l1tsirait le connaître. Comment la trouves-tu 1
- Trop ùdle, murmura-t-il, hochant la t8te;
inquiétante!
- Pas encore autant qu'inquiète, repartit Elia
en riant. Elle est en peine depuis l'instant où papa
a parlé ùe présenter le propriétaire du château. Le
savais-tu, que tu étais chez toi, à Lyré,?
- Non. Et je me demallde quel motif a pu
déterminer mon père à choisir cet te occasion pour
m'en instruire. L'idée est bizarre.
- Je suis contente de l'avoir appris; je m'y
sentirai moins étrangère.
- Comment ceci va-t-il finir? Je tremble que
mon père ne se laisseentortiller parces gens. Dois-je
attendre leur départ 'pour livrer l'assaut 'final ? ...
- Cela vaudrait mieux, à la condition que rien
ne se conclue d'ici là.
- Je 'aurai l'empêcher, repartit Pierre d'un
ton violent, les traits envahis par cette montée de
sang qui était le prodrome de la colère chez les
cl'Aunis, sujets, tous, à l'emportement.
- Démolis plutôt Mlle Sabine en détail. La
façon dont ton père t'a présenté devait être préméditée; il semblait réciter une leçon. Il a même
pataugé un peu, entre nous. Je me figure que
c'était un piège tendu par lui au désintéressement
de Sabine. Le malheur, c'est qu'il a omis de l'observer. C'estdommage! Il saurait à quoi s'en tenir.
- Elle est sur ses gardes, à présent; il ne la
pre.ndra plus en défaut. Quand arrive le reste des
mVltés'l
- Seulement après-demain, m'a dit papa, en me
faisant transmettre sesinstructions à Mme Thomas.
- Tu connais ces messieurs?
- Oui, tous. Ce sont de vrais chasseurs, el!..x.
Et ils ne restent jamais plus d'une semaine. De
sont venus en novembre, l'année: dernière.
�S4
COMME UNE ÉPAVE
- Leur présence gênera peut-être les manœuvres de Mlle Sabine. Une trêve de huit jours me
servirait joliment!
- Si tu penses qu'elle s'embarrassera pour si
peu L .. Elle ira son train, comme l'année dernière ..•
- Alors je brusquerai les choses.
- Auras-tu rai son? Je n'ose pas te conseiller;
mais je crois que je ne m'y prendrais pas comme
toi. Je tâcherais de gagner la confiance de papa,
et, elevenue sa confidente, je lui conseillerais, avant
de prendre une déci sion, de feindre la ruine.
- Peut-être es-tu dans le vrai; j'y vais rél1échir.
Je suis résolu il lutter par tous les moyens. Je
sauverai mon père, malgré lui, s'il le faut!
A tout prix, insista Pierre avec une énergie
passionnée, il faut que je l'arrache à cette intrigante! Elle achèverait de perdre sa vie ... et son
âme ... ajouta--t-il so urdement.
Ils entraient dans le parc. Pierre mit le cheval
au pas, afin de donner il sa physionomie le temps
de se rasséréner.
- Ne parais il la salle à mooger qu'après le
second coup de cloche, recommanda-t-il à Elia.
Tu t'excuseras sur l'obligation qui t'incombe ùe
surveiller le déjeuner des petits; la vérité, somme
toute!
- Tu pré.mds m'imposer. Si mon couvert
n'était pas mis en face de celui de ton père, tu
réclamerais? Pas ça, Pierre, je ne le veux ,Pas.
- Moi, je le veux! II faut que, du premier jour,
Mlle Sabine apprenne qu'elle ne réussira pas à te
transformer en une cendrillon!
Et d'un!
Lyré est il moi, nul espoir pour elle de se le
faire donner plus tard.
Et de deuxl
- Enfin je lutte pour reconquérir à ma mère la
place dont elle n'aurait jamais dû être dépossédée.
Est-il une cause plus juste? Comment douter que
Dieu m'aide!
- Et le proverbe: cc Aide-toi, le ciel t'aiùera ... »
qu'en fais-tu? Tu as à compter avec la volonté de
ton père. S'il vend son âme au diab!e ... au joli
diable qu'est Mlle Sabine, le bon Dieu ne s'en
mêlera pas. M. le curé m'a dit, bien des fois, _que
Dieu mettait le salut il notre portée, mais sans
,am ais forcer notre volonté libre. en ajoutant:
�COMME UNE ÉPAVE
55
« C'est logiqu e: si le droit d'exerc er notre vouloir
nous était dénié, nous ne serions plus respons ables
de nos actes, et nous le somme s. »
Papa est faible de caructè re, ajouta Elia. C'est
un grand danger , dans le cas présent .
- Tu es surpren ante! Sans paraltr e y songer ,
tu étudies les gens à fond. Tu n'as pas seize ans,
petite sœur, tu en as trente!
- Vois-tu , quand on se sent ce que je suis dans
le monùe, une é.rave, on vieillit en dedans , à force
de penser. Ah! SI je t'avais auprès de moi toujour s!
Mais, une fois loin l'un de l'au tre, nous ne somme s
{'as séparés seulem ent par la distanc e ...
- Un temps viendra , je l'espère , où nous n"e
serons t'lus séparés far nen.
- Dieu le veuille . pronon ça lentem ent Elia.
Ils avaient échang é ces dernièr es phrases à mivoix, debout au bas du perron, dont ils paraiss aient
ne point songer à franchi r les degrés.
J\u premie r étage, .une fenêtre s'ouvri t s.ans
brUIt, et la tête de Sa bIDe s'y encadr a, attentiv e.
Elle se retira dès qu'elle vit Pierre lever les yeux
de, Son côté, Un sourire énigma tique souleva it le
com de sa lèvre.
Elle murmu ra:
- De mieux en mieux ... La petite ne fera plus
1ong feu ici. Quant à lui .. .
I.:qi ... c'était Pierre .. .
Il ne s'agissa it pas de s'en faire un ennemi .
Peut-êt re même serait-i l pruden t ùe le laisser
reparti r avant d'agir contre Elia.
.
Il était bien charma nt. Elle l'eût de beauco up
préféré à son père, s'il avait eu dix ans de plus. Et
le château , et cette }Jropriété superb e, tout cela
apparte nait à Pierre. Quelle était donc la demeur e
famili::t1e ùes d'Aunis '? Le vieil hôtel de Dijon,
sans doute.
C'est là ce llu'elle avait été sur le point de
deman der à Sosthè ne sur le quai ùe la gare. Une
/amenst.! «( gafre J', pareille 4uestio n I:.mcée au
déboU é: préOL'l'llpatioll de créanci er qui e(11 sûre.
ment donné l't\t;il :Ill baron, el gâté ses aftàires .
A )' bien regarJt::J', l'entrée en sctme ùe Pierre les
avait plutôt avancée s.
Son double veu\:J.ge devait ten iblemtn t g-:ner
ce pauvre d'Au ni', pour ~u'il
erll remis si lon~
temps à exhibe r le fils né d une !lremi~'
unir," r f'
�COMME UNE ÉPAVE
fait est qu'une femme superstitieuse eüi pu llési·
ter ... Sabine rit: elle avait foi en son étoile.
Quatre-vingt mille livres de rentes étaient, après
tout, une belle et bonne réalité. Que la plus grosse
parI lui échapptl.t à la mort du mari: soit ... elle
en au rai 1 toujours usé en al1endan t.
- Il ne faut pas regarder l'avenir avec une
jumelle marine; assurons d'abord le présent, conclut-elle. Et, mettant la dernière l11:.lin il sa toilelle, elle descendit au salon.
D'Aunis s'y trouvait déjà. 11 était seul; Pierre et
Elia venaient à peine de renlrer.
- Pourquoi ne m'avoir jamais parlé de votre
fi.ls alné? gronda doucement Sabin~.
J'en suis
blessée comme d'un manque de conhance. Avezvous craint de vous vieillir'? Il paraît votre frère
cadet. Il est bien charmant, du reste.
- Merci cie me le dire. C'est, en effet, un gentil
garçon.
- Oll Llit-il ses éludes? A Paris, sans doute.
- A Dijon, auprès de sa mère. Votre oncle
aurait-il omis de vous prévenir que j'avais divorcé
avec ma première femme'? demanda J'Aunis,
lisant une extrême i:iurprise dans les yeux de
Mlle Chartèves.
- Je suppose qu'il l'ignore. Votre histoire
commence pour lui il votre second mariage qu'il
croyait le premier.
- On n'aime pas il remonter les années douloureuses. Quand le hasard m'a mis en présence
d' ~lban,
après tant d'années passées sans nouvelles l'un de l'autre, je n'ai pas poussé plus loin
les confidences, en effet. Mais le hon public, qui
n'oublie rien, aurait pu le renseigner.
- Oh! l'épisode est si lointain et votre situation
est celle de tant d'autres!
- Alors vous n'y attachez pas une grande
importance?
- Je n'yen attache aucune, bien que, person·
nellement, je redoute fort de m'engager clans une
union pouvant aboutir à cette impasse. J'exigerai
d'un mari ce que je suis résolue il donner moimême: un amour fidèle jusqu'à la mort.
- Vous pouvez l'exiger. Qui, plus que vous,
peut aspirer à fixer un cœur d'homme?
Pierre entra comme, son père achevait de p'ro. noncer ces mow>, S'it ne les entendit l'oint, Il en
�COMME UNE ÉP AVE
57
devina quelque chose à l'attitud e des deux interlocuteurs , debout en face l'un de l'autre, dans l'embra sure d' une fenêtre close, ct j'air égalem ent troublé .
« Déjà ! songea le fils de Lauren ce. Mlle Sahine conna1l1a valeur du temps! ... ))
v
Ce matin-là, M. d'Auni s et Pierre étaient sortis
seuls pour chasser au chi en d'arrêt. Depuis une
semain e, la plup art de leurs hôtes les avaient
quittés ; M. Chartèves é tait allé passer guaran tehuit heures chez lui, afin de s'assur er du degré de
maturit é du raisin, et fixer l'époqu e de la vendange; sa femm e n'aimai t pas la marche et Sabine
s'était hlessée au talon l'avant-veille, ce qui l'obligeait à se éhauss er de pantou fles d'appa rtement.
Les deux chasseu rs battaie nt le terrain sans
échang er d'autre s paroles que celles nécessitées
par les ~rts
des chiens, la remise du gibier, les
menus InCidents de la chasse. Leurs pensées
étaient loin, cepend ant, de s'absor ber dans leur
occupa tion présent e.
Chacu n portait en so i un très lourd fardeau
d'anxié té: Sosthèn e, parce qu'il était sur le point
de s'aba ndonne r à l'ini1u ence J e la charme use qui
av~it
entrepr is sa conquê te: Pierre, parce que,
SUivant depui s quinze jours les progrè s de ce flirt,
sans être parve nu à entame r d'une ligne le mutisme
i!l1pa: ient où se retranc hait son p ~re.'
dès qu'il sol!Icltalt sa confiance par quelqu e timide ouvertu re,
Il sentait son interve ntion comma ndée et ne se
résolvait point à agir. Non par faibless e: devant
un devoir bien défini, Pierre marcha it comme au
eu . C'était un sentim ent tout autre qui l'avait,
Jusqu'ici, retenu de parler.
L'actio n seraiL déci sive.
Devant la question telle qu'il était résolu à la
poser, son père n'aurai t aucun moyen de se
dérobe r à une répon se préci"se .
Or, la vie de deux êtres qu'il chérissait à pl ein
cœur était en jeu ... Et, s'il voyait le bonh eur de sa
mère dans le retour du mari toujour s aimé, il y
voyait pour celui-ci la dignité de l'existence, le
salut de l'âme; et, des cIeux, c'était peut-èt re pour
r
�COMME UNE
~PAVE
lui, le péril étant plus grand, qu'il souhaitait par
dessus tout de réussir.
Il avait suivi jour par jour, presque heure par
heure, l'habile manœuvre de la jolie fille qui avait
résolu de se faire épouser.
A force de courtoisie, de gaieté, il avait si bien
endormi sa défiance, qu'à certains moments, elle
s'imaginait avoir un allié de lui. Et, constatant
d'autre part la vive affection du jeune homme pour
Elia, bien qu'elle eCü presque tout de suite pénétré
l'âme pourtant si fermée de la jeune fille, Sabine
jugeait prudent de faire trêve et de garder secrète
l'arme qui était sa force contre l'enfant étrangère.
Celte conduite, dictée par son seul intérêt, avait
amené une détente dans ses relations avec Elia.
Celle-ci ne se méfiait presque plus, et le château
de Lyré semblait n'abriter que des gens heureux
d'être rassemblés sous son toit.
Pierre avait pu, néanmoins, grouper quelques
observations. Encore la veille de ce jour où son
père et lui chassaient ensemble, il avait surpris
Sabine jetant à Bernard et à Louis, qui allaient
chercher auprès d'elle une caresse, un ,e vous
m'embêtez, sales gosses ... 1) vite suivi de bras
tendus et d'appels très tendres, parce que le grand
frère apparaissait au tournant de l'allée.
Pierre n'avait pas bronché, du reste, - toujours
en garde et préparé à tout.
En ce moment, il étudiait furtivement son père,
cherchait à démêler sur sa physionomie les dISpositions secrètes de son espnt.
La matinée s'avançait. Laisserait-il échapper
cette occasion, unique peut-être, de j'entretenir
seul à seul, loin de tou te oreille indiscrète?
Ils venaient d'atteindre le bas du parc, leurs
carnassières étaient pleines, ils étaient un peu las;
chacun s'adossa à un arbre pour reprendre respirat ion un instant avant de monter l'avenue qui,
par une pente douce, entre deux rangées d'ormes
alternant avec des chênes, allait rejoindre le lerreplein où s'appuyait le château.
_. Voilà une bonne matinée, prononça Pierre.
Nous allons émerveiller ces dames: Dix-sept pièces It nous deux, en quatre heures de chasse, et
dans une région médiocrement giboyeuse!
Elles seront encore vos hôtes quelques jours?
poursuivit-il.
-
�COMME UNE ÉP AVE
59
- Jusqu'à la fin du mois, je l'espère
- Alors M. Chartè ves va reveni r?
- Demain .
- Ah 1. ..
- Comm e tu discela !
Pierre eut un geste indifférent.
- Comm e je le pense. Certes, ce sont des gens
aimabl es; Mlle Sabine est très drôle, bien de son
époque ... presque trop dans le train ... Sa tante
parait bonne femme ; mais j'aime tant j'intimi té de
la famille, que leur départ ne me causera aucun
regret, je vous le conlIe .
. - A ton empres sement auprès Je Mlle Sabine
J'aurais pensé le contrai re!
- Vous vous abusiez . .Je n'ai fail qu'acco mplir
un devoir d'hospi talité. E\';t-ce que Mlle Sabine
t'ous amuse, père? Cela m'éton nerait! Von ' êtes
Irop pen;pic ace pOlir n'avoir pa ' fait déjà. le tour
ùe son esprit toul Je surface , du « toc 1).
- Peste! tu es Jifflcile.
- Parce que je suis galé. Quand on vit auprès
d'u~e
[elUme telle que ma mère, oui, c'est vrai, on
deVient difficile.
- Je ne lui ai jamais connu un esprit très brillant .
- Peut-èt re en est-il de nous comme des plantes CJ lie la doulou reuse opérati on Je la taille fait
f1e~ri.
~Ia
mère a beauco up sou liert. Vous n'en
~oupçnez
rien, ou presqu e; mais moi, qui ne l'ai
Jamais quittée , j'en suis bon juge.
- Bon juge! lit Sosthè ne haussa nt les épaules :
un enfant!
- Un enfant qui voi·t pleurer sa mère enregis tre
tout. Ce qu'il ne compre nd pas sur l'heure , le
temps le lui exp lique ...
J'ai assi té à des scènes entre maman et grandpère Lortet! Que n'étiez- vous là! Quels que lussent
alors vos griefs mutuc ls, avec votrc àme chevale resque, vous l'auriez défcnd ue. Moi ... je pouvais
seulem ent détourn er la colère de grand- père en
l11'0[rant à ses coups.
- TI a fr~1 rpé sa fj Ile!
- Non, oh! 11011! Et il a bien rail; le le lui
aurais rendu. Mais il est d'autre s moyen s de hic 'ser
Une femme.
Tell 7., 11<1 pa, pllisqlle nous venons à en parler,
laisscl.-J1l01 VOIlS dire que grand~pèe
Lortet a été
votre mauvai s génie à tous les deux. Ma mère vous
�60
.
COMME UNE ÉPAVE
aimait. El1e vous conserve, en dépit de tout, une
profonde tendresse.
Sosthènc fit un geste cI'ironiq LIe dénégation.
_ Si vous passiez L1ne heure à la maison, vous
en auriez la preuve. Elle s'entoure de tout ce qui
lui rappelle ses premières années de jeune femme.
Elle a restitué à ce logis quelconque l'aspect des
pièces )ll vous ct elle vous teniez de préférence
à Lyré. C'est elle qui m'a inspiré la pensée cie vous
demander votre beau portrait en pied. Elle a voulu
qu'il [ùt placé ùans le salon où elle se tient habituellement. Il y occupe, comme ici, le panneau
du fond.
Eh ! mon Dieu! avez-vou ' gardé la mémoire des
dernières paroles qu'elle vous a dites chez le juge,
quand vous avez été appelés en conciliation '?
Le baron d'> Aunis répondit par un signe de tête
négatif.
_ Je vais vous les rappeler.
_. Comment les sais-tu '?
- Comment'? Voici: il peine dans le jardin où
j'étais venu attend re, espérant que vous reviendriez
avec ma mère, grand-père Lortet a fait une scène
terrible. Il a voulu apprendre ce qui s'était dit en
la seule présence du Ju~e.
Maman n'a pas refusé
de le satisfaire; maIS, auparavant, elle lui a
raconté qu'elle s'était excusée auprès de vous de sa
conduite à votre égard. Elle a ajouté qu'en refusant de reprendre la vie commune, vous aviez
entendu vous venger de ses procédés insultants;
qu'il était responsable de la situation, qu'elle n'en
accusait que lui, et vous pardonnait tout.
Alors, grand-père, se doutant bien de ce qui
allait suivre, ne voulait plus entendre les paroles
d'adieu de maman.
- Pourquoi revenir sur ces choses lointaines?
interrompit d'Aunis avec un commencement d'impatience; c'est le passé: il est mort; laissons-le
dans l'oubli!
- Ma mère ne vous a-t-elle pas assuré, en vou'
quittant, qu'elle ne se souviendrait que des années
heureuses, et resterait fidèle à l'engagement qui la
fait votre? Comment pouvez-vous dire que le passé
est mort? II n'attend plus qu'un geste de vous
pour revivre. Vous su~portez
mal l'isolement,
puisque vous vous êtes laIssé entraîner à un second
mariage que votre foi eùt dù vous interdire.
�COMME UNE ÉPAVR
61
- Des sermons, à présent! fit Sosthène, rejetant son fusil sur son épaule et faisant un pas pour
s'éloigner.
- Non! non! ne croyez pas cela! Je vous rappelle ce fait, afin de vous faire constater à VOllSmême combien vous souffrez d'être seul, puisque
VOus avez pu passer par-dessus cet obstacle sacré:
le dogme! Vous, un croyant! Mais Dieu me garde
de prétendre vous sermonner. Ce que je tiens à
vous dire, c'est que si vous reveniez à ma mère,
elle VOllS rendrait toute sa tendresse.
Elle VOllS a bien longtemps attendu ... C'est pour
vous qu'elle s'est transformée; que, à force de
volonté, elle est devenue tout ce que jadis vous lui
rep:ochiez de ne pas être! C'est vous, ce sont vos
cnltq ues q lli ont été son guide, sans cesse consul té.
- Qui a provoqué le divorce, de nous deux?
- Ni l'un ni l'autre. VOliS avez été tous les
deux victimes de l'orgueil brutal de grand-père
~oret.
Et c'est justement ce qui rend la situation
SI sImple entre vous. Oh! père! père! reveneznous! Nous serons si heureux!
Et puis, ajouta le pauvre garçon, croyant appuyer d'un argument irrésistible sa supplication
angoissée, vous vous serez pour jamais fermé les
:1:,entures, puisque la loi interdit un nOuveau
dIvorce aux époux réconciliés.
Une expression effarée traversa le regard du
baron d'Aunis.
Pierre, qui était parvenu à l'émouvoir, qui allait
peut-être gagner la bataille, Pierre venait de reperdre tout le terrain conquis. Ce qui apparaissait à
SOn père, ce qui reul le touchait à cette minute,
c'était la vision du collier rivé à son cou, de l'imPossible mis entre lui et sa fantaisie ... Une soif de
liberté l'envahit soudain, lui fit secouer les épaules
comme pour rejeter le fardeau dont on prétendait
le charger.
- Mon cher ami, prononça-t-.il d'un ton tranchant, tu vas t'engager à ne plus aborder ce sujet
Uvec moi, ou bien ...
Il hésita.
Pierre tint à connattre sa pensée toute entière.
- Ou bien ? ... insista-t-il d'une voix étranglée.
- Ou bien, je préfère que nous ne nous revoyons
pas, tant que celle lubie d'impossible ((rabistocage»
ne t'aura point passé 1
�COMME UNE ÉP AVE
_ Si je prends l'engagement de ne plus aborde r
ce SU)· et me ferez-vous à votre tour une promes se?
,
- Laquel le.'>
_ Jurez seulement de ne plus vous remarie r,
et moi je vous jure de me taire!
D'Aunis fronça les sourcils.
Ce gamin allait-il prétend re s'ingér er dans ses
affaires de conscie nce?
- Mon cher, tu te mêles de choses qui ne regardent que moi, répondit-il sèchement. Ma vie m'appartien t, que diable!
- Vous la tenez de Dieu qui vous en demandera compte . Et c'est bien ce qui m'épouvante
pour vous! scanùa Pierre, les mains tendues vers
son père comme pour le retenir.
Sosthène fit un pas de plus.
- Tu viens? prononça·t-il J'un ton sec.
Mais son dédain à peine déguisé pour Lauren ce
avait exaspéré le jeune homme . Il n'était en état
de mesure r ni ses paroles, ni ses actes. Allant ~ son
père, il lui posa une main sur le bras et insista :
- Mon père, il faut écouter ce que j'ai à vous
dire, puisque cette explication doit être la dernièr e.
Votre refus de revenir à ma mère a une cause que
j'ai devinée. Vous vous êtes laissé prendr e aux
coquetteries intéressées de Mlle Clwrtèves, eL ..
- Ah 1 pas un mot de plus!
fi s'était recul6 de deux pas, afin d'échap per à
l'étrein te de son fils, et arrêtait sur lul ùes yeux
pleins de menaces.
- Je parlerai, déclara Pierre : je Je dois! Vous
entendrez tout ce que j'ai à vous dire. Ensuite, si
vous en décidez ainsi, nous nous s6parerons. J'ai
accepté de vivre sous le mf:me toit que votre
seconde femme ; je J'ai accepté parce que ma mère
a jugé qu'il le fallait, afin que vousne vous sentiez
pas abando nné par votre fils, alors votre unique
enfant. Mais je me trouvai s, sans l'avoir prévu, en
face du fait accompli ...
Tout autre est la situation.
Je vous le déclare, mon père, je ne couvrirai
pas de ma présence chez vous un second défi jeté
à la loi divine. Non 1 non! c'est une responsabilité
que je n'assumerai pas. C'est à vous de choisir
entre cette intrigante et moi!
- Va-t'en 1 cria d'Auni s hors de lui, sois parti
ce soir t
�COMME UNE ÉP AV!!.
63
-:- Je le serai dans une heure. Adieu, mon père!
Puis, entrevoyant dalls le lointain Sabine qui
poussait la voiture des bébés, babillant et riant
avec eux en compagnie d'Elia:
- Ellie cajole mes frères, parce qu'elle vous a
sans doute aperçu et vous croit à portée de la voir
et de l'entendre. Hier, elle les appelait « sales
gosses 1) et les repoussait en leur déclarant « qu'iJ:.s
l'embêtaient J) !
- Tu mens! jeta violemment Sosthène il son fils.
Pierre serra les poings. Chez lui aussi la colère
montait. Il se souvmt à temps que celui qui venait
de lui lancer cette insulte était son père ...
Il s'enfuit.
En passant à la hauteur du, petit groupe, il dit
il Elia d'un ton bref, sans ralentir le pas:
- Viens ..• Nous avons il causer!
"Sa,bine, qu'il avait à peine saluée, les regarda
5 elolgner, cherchant il comprendre.
Sosthène l'eut tôt rejointe. Les traits bouleversés
du baron d'Aunis firent pressentir il la jeune tille
qu'un conflit venait d'éclater entre Pierre et lui.
- QU'avez-vous'? que se passe-t-il ? deman~
t-elle en lui tendant les mains. Que vous a-t-on fait'?
- Pierre a tent6 de me détacher de vous en
vous calomniant: je l'ai chass6 !
- Votre lils! à cause de moi! Vous l'avez
chassé !. ..
-:... Croirez-vous maintenant que je vous aime!
Refuserez-vous de devenir ma femme!
-Non! dit-elle d'une voix basse où l'orgueil dut
triomphe mettait un frémissement . .•
... Pierre racontait en mots hachés il Elia, toul
en faisant sa malle, la scène qui venait d'avoir lieu.
- Et moi! gémit-elle, que deviendrai-je, ne
t'ayant plus? Je sens qu'il se trame quelque chose
Contre moi, ici; quoi? je n'en ai pas idée. Mais le
regard de Mlle Sabine a, quand je le surprends
arrêtG surmoi, une expression mauvaise et contente
y'ui m'avertit.
- Quoi qu'il advienne, enùure tout pour l'amoui
des petits et de moi, ma chérie. Ils n'ont que toi,
les pauvres mignons, et leur âge réclame tant th
soins! Continue il m'écrire. Si on t'interdit d~
recevoir mes lettres, je te les fer~i.
p;J.sser par l'in
termédiaire de Mme Thomas; je valS l'en prévenii
- Ah J qui m'eUt dit, ce matin J•••
�COMME UNE :!tPAVE
- Je vais faire me aùieux à l'abbé Dorigny; je
te recommanùerai à lui. Prenùs patience; rien de
ce qui se passe n'est long: à vingt et un ans, tu
seras libre.
- J'en ai seize! Cinq ::ms 1... As-tu compté ce
que cel:1 dure·?
.
- lis sont déjà raccourcis d'une demi-heure
depuis que nous causons. Adieu, petite SŒUr.
Ecris-moi bientôt.
Pierre confia à Mme Thomas le soin de lui
envoyer ses malles par un domestique de la ferme;
lui ferait la route à bicyclette.
Après :woir accablé de recomandti,~s
].n
femme de charge, qui, l'ayant vu naHre, 1 almalt
comme Son enfant, ct lui avoir fait promettre
qu'elle lui servir::tit d'intermédiaire pOlir sa correspondance avec « sa sœur )II il partit sans avoir
pu embrasser Bernard et Louis, toujours SOl .S la
garde de Sabine.
Quand l'abbé Dorigny eut reçu de Pierre la
confidence de la rupture survenue entre son père
et lui, et en cut apprécié les causes, il se montra
consterné.
- Tu as manqué d'adresse, tu as manqué de
respect! Tu n'as fait que des sottises, mon pauvre
à s~n
anc!en élève .. Ce gue tL~
garçon ! décl~ra-ti
as dit à ton pere est vrai; maiS ce n'était pas à tOI
de le lui dire. L'homme qui n'écoute pas sa propre
conscience n'e t pas mûr pour entendre un conseil,
surtout aussi sévèrement donné!
Tu t'es emballé. Ah! le sang chaud des
d'Aunis 1. .• Il t'en a fait faire de belles!
Et tu parlais jadis d'être prêtre! Tu voudrais
convertir les pécheurs à coups de matraque, ce
qui n'est pas le bon moyen, puisque Notre-Seigneur ne l'a pas employé.
- Accablez-moi, monsieur le curé, mais ditesmoi ce que j'ai à faire.
- D'abord, des excuses à M. d'Aunis, pour tes
propos des dernières minutes.
- Je suis prêt. Vous vous chargez de les lui
faire tenir?
- Oui, oui. Ecris.
Pierre s'assit à la table du prêtre, qUI venait de
poser devant lui une feuille de papier, et traça,
sans une hésitation, tant elles Gtaient sincères, les
lignes qui suivent:
�\
COMME UNE ~p
AVE
« Mon père,
« Au moment de m'éloigner de vous, je sens
combien j'ai été un fils irrespectueux, danrs la façon
dont j'ai plaidé la cause qui m'est si chère, et je
vous en demande pardol1.
« De tout ce que je vous ai dit, ne retenez qu'une
chose: rien jamais ne me fera cesser de vous aimer.
( Encore pardon, et, en pleurant, adieu. »
« Pierre D'AuNIS. )
- Faut-il parler d'Elia, monsieur le curé?
- Garde-t'en bien. Qu'elle se fasse toute petite,
qu'on puisse oublier sa présence. Je le lui recommanderai sans tarder.
- Vous n'allez plus à Lyré ?
- Depuis le veuvage de ton père, j'y stli~
retourné quelquefois ...
- Vous pourriez peut-être lui parler, vous,
monsieur le curé, vous sauriez le convaincre.
- Plus rien à faire, mon J2auvre ami. Tu QS
« mis les pieds dans le plai Il. fon père a les sursauts de volonté des natures faibles. En ce
moment, sa rancune contre toi décuple son obstination. Ton petit mot ne le touchera pas.
- A quoi bon l'envoyer, alors '?
.:..-. Cette démarche est commandée par le respect
filial. El puis, ce sera malgré loul un lien dans
l'avenir. Telle circonstance peutse présenleroù tu te
réjouiras d'avoir accomp'li ce devoir qui te coûte.
- Il p.e me coûte pas. Yaime toujours mon père.
Je sens que j'ai manqué de mesure ... Je n'en veux
qU'à moi de mon échec.
\( Toi, songea le prêtre, tu as une âme d'apôtre.
Puisses-tu ne pas hésiter quanù Dieu t'appellera. Il
Et, comme si ces deux pensées étaient dépendantes l'une de l'autre, il s'informa:
- Elia a promis de t'écrire '?
- Souvent.
Le bon curé ferma les yeux à ùemi, ainsi que
pour découvrir un lointain horizon. Sur son front,
deux rides se creu èrent, lui donnant l'air soucieux de l'officier de quart qui voit venir un grain.
VI
Aptt:s le départ de Pierre, Elia s'enferma chez
elle, se jeta ~ genoux auprès d'un fauteuil et s'y
s
�COMME UNE f;PAVE
tint la tete appu) ée, les yeux clos, dans une immo.
bilité farouche. Les deux coups du déjeuner reteI?-tirent sans l'arracher à sa prostration; elle oublia
le repas d,es bé~,
elle ~:)Ublia
,tou t" ho~s
que Pierre
Gtait partI et qu'Ils étalent à Jamais separés.
'
Que serait sa vie sans lui,? Et elle l'aimait tant!
Lui avait d'autres affections: sa mèl'c, son père
occupaient ùans son cœur une pluet.: prépondérante. Sa tenllresse pour ('Ile, semhlable à c,ell e
qu'il portait à leurs deux petits rl'èJt.:~,
ne venaient
qu' en second: ligne. La puissance d~aimer,
si,l?rt,e
en cc cœur gl;:néreux détaché cie lUi-meme, bisait
encore de celle humble part un trésor. Mai~
qu'était-ce à côté d~ Son amour à elle? Pierre lm
6tait tout. Ces petits, qu'elle ch6rissail pourtant,
comptaient à peine, C0l11p1rtSs à leu r rrt:re alné!
Et elle ne le verrait plus !.. ,
Pourrait-elle rnème recevoir des lettres dt.: lui '?
- Mon Dieu, qu'il fait noir en moi, gémit-elle
sortant enfin de Son immobilité, Et c'est si soudain ! Pourquoi m'avoir séparée de mon unique
ami. 11 ('allait le forcer au silence, plutôt que de
pennetlre cette brouille entre son père et lui.
Vous n'avez dOIlC pas pensé à moi '!
Ce re~och
adressé à Dieu Oril!llta vers Lui
l\lme d'Elia. Mais, tant que dure la tempête, notre
cœur se fuît sourd aux austères consolations d'EnIhut. Il faut déjà avoir reconquis un peu de calme
pour les sentir p61~t:re
CI; soi. La jeune GUe
retomba dans SOIl silence desolé! Elle ne se rendait pas compte de l'heure; elle n'm'ait pas faim;
e1k ne pe~salt
à a~lcun
de ses devoirs journaliers ;
ello n'avait conSCience que d'une chose : Pierre
utait parti ...
Vers deux ~leurs,
un,coup discret, frnppé ~ sa
porte, la, I:emlt sur ses pieds.
- Ql11 frappe? que me veut-on? s'informu-t-elle
r~solic
à défenùre sa solitude.
'
- C'est moi, mademoiselle, prononça la voix
compatissante de Mme Thomas.
La fc,nulle de charge ~vait
vu Pierre après elle
doute, lUI parler de sa part: Elia
et venait, s~n
courut ouvnr.
Mme Thomas élait e~argé
d'un plateau supportant une tranche de Jambon, une aile de perdreau, un petit pain et des fruit:::. Elle commença
pal' refermer ln porte à clef, puis elle posa le pla-
�COMME UNE f.;PA VF.
teau sur une table et invita la jeune fille il
déjeuner.
- Nous causerons mieux quand vous aurez
mangé, mademoiselle, insista la brave femme, se
laissant tomber sur une chaise qui craqua sous le
poids de sa rondelette personne; vous de\lez mourir de faim!
- Si je mourais en ce moment, ce serail de tout
autre chose!
- Je comprends que le départ de voIre frère
vous ait bouleversée; j'en ai, moi au ssi, le cœur
sens Jessus dessous. Mais que VOI1S a-t-il recommandé en partant?
- Le courage, 13 patience ... Je manque Je tous
les deux.
- Tâchez que cela vienne. Je prévois que vous
en aurez besoin. Nous allons assister à de drôles
Je choses, ici, j'en ai peur. Je ne suis pas du tout
certaine de finir l'année à Lyré.
- Ah·1 bien! Il ne manquerait plus que cela!
Moi qui n'ai que vou s pour me protép:er contre
l'insolence des domestiques!
'"
- Je ne suis gu~re
au-dessus d'eux et ils ne me
craignent pas ... Enfin je fais ce que je peu •. J'ai
bien promis à M. Pierre de vous servir de mon
mieux, mademoiselle; je tiendrai ma promesse.
Pour commencer, voici un billet que le sacristain
m'a remis pour vous, de la parl de M. le curé!
Vivement, jetantlà sa fourchelte et son couleau,
Elia fendit l'enveloppe.
« Ma chère enfant, écrivait l'ahbé Dorigny,
n'oubliez pas que je suis à votre disposition pour
vous donner tous les conseils dont vous aurez
besoin. Pierre m'a prié de vous répéter encore que
vous aviez en lui le plus dévoué des· frères. Nous
nous unissons pour vous recommander la prudence. Appliquez-vous à une seule chose: passer
inaperçue. Faile1>-vous oublier, s'il se peul. Enfermez-vous dans le devoir de veiller sur vos jeunes
frères, et n'oubliez 'Jas que Dieu n'abandonne
jamais ceux qui meHent leur confiance en lui. II
Elia avait lu à haute voix.
- Vous voyez, mademoiselle, vous n'êtes pas
si seule que vous vous le figuriez.
- M. le cure est très bon, c'est vrai, répontdll
la jeune fille.
�68
COMME UNE ÉPAVE
En elle-même, eUe songeait:
« J'aurais autour de moi, veillant sur moi, le
monde enlier; je me sentirais seule, parce que
Pierre n'est plus, ne sera plus jamais auprès de
moi ... n
Mme Thomas possédait de grandes qualités,
mais elle était un brin curieuse. Son empressement à monter à Elia la lettre de l'abbé Dorigny,
et à servir elle-même le déjeuner de la jeune fille,
avait sa source dans Son désir de se renseigner sur
la scène du malin. Elia n'avait aucune raison de le
taire. Elle répéta ce que Pierre lui avait dit.
Mme Thomas, attentive, recueillait les moindres
mots, manifestant ses impressions par de petits
hochements de tête ou une exclamation désolée.
- Ça devait arriver! prononça-t-clle quand Elia
eul achevé de la mettre au courant. Il y a un an
que je vois poindre ça!
Pauvre madame! Nous ne la reverrons jamais à
Lyré!
Elle poursuivit ses lamentations, étant d'un
naturel prolixe.
Et, tout en ressassant les mêmes idées, elle
regardait, un sourire-aux lèvres, Elia qui, malgré
son chagrin) dévorait.
- Dites-moi, madame Thomas, me conseilJezvous, à présent, de descendre,matin et soir,à la salle
à manger '1 demanda soudain la jeune fille, cou pant
court à J'interminable kyrielle de prédictions pessimistes dont la bonne dame assaisonnait &on tardif
repas.
- Oui, mademoiselle.
- Mais agir ain.;i ne serait pas me faire oublier.
- On ne vous recommande pas non plus de
vOUô cacher.
- Papa ne'm'a pas réclamée, ce matin?
- Ob ! ce matin! le déjeuner a été toul de travers; personne ne paraissait avoir sa tête ù soi.
M. le baron n'a presque pas parlé, m'a rapporté
Germain. On n'est pas resté plus d'une demiheure à table. M. ~h:rlves
vient d'envoyer u~e
dépêche. Je ne saIs SI c est pour s'annoncer; Je
n'ai pas reçu d'ordres.
- Si ~e demandais à papa ce qn'il convient que
je fasse.
- Pas nécessaire, mademoiselle, il vous le dira
bien.
�COMME UN.!" ÉPAVJ:;
Vous savez, madame Thoma:;, je ne voudrais
pa:; m'attirer un affront uc\'unt ces dames. Je préfère aller le trollver. Pourvu <Iu'il ne me clumandc
pas comment Pierre m'a explil( Lié son départ!
-S'il lefait, lemiellxserait peut-êlredefeindrenc
rien savoir, insinua timidemelltla femme de charge.
- Vous avez vu les bébés!
-Ils dorment.
- El ;;apa, O{I pensez-volis que jc le rencontre?
Mme fhomas Ollvl"ait la bouche pOUf répondre,
lorsque son nom, prononcé dans le couloir voisin,
la fit sursauter.
- M. le baron ' m'appelle! On a dû lui dire
que j'étais venue de ce côté; Germain m'a vue
traverser la galerie avec mon plateau. Quelle
guigne! Il va croire que nous complotons.
Elle se hâta d'ouYri r la porte cl de sc mon trer.
M. d'Aunis n'était plus qu'à quelq\les pas. 11
semblait avoir recouvré son calme habituel.
- Vous voici enfin 1 Je vous fais chercher dans
tous les coins du chateau, ma bonne madame ThoJUas. Je vais avoir hesoin de VOllS. Mademoiselle
est chez elle?
- Oui, monsienr le baron. J'étais venue lui
apporter un petit lunch, vu que sa migraine l'a
empêchée de descendre déjeuner_
- Elle est au lil ?
- Oh non, monsieur le baron.
- Annoncez-moi.
Mais Elia vint jusqu'au seuil, pour accueillir
M. d'Aunis, et le fit entrer.
~a
jeune tille, qui s'attendait à un interrogatOire, s'armait déjà pour la défense, lorsque
M.. cl' Aunis prononça:
- Ta migraine ... c'est le départ de cet étourneau de Pierre, n'est-il pas vrai? Je n'y peux rien.
Prenons-en tous les deux notre parti; le temps
arrange bien des choses ...
Il survient des complications; me voilà obligé
de m'absenler. Char lèves me télégraphie qu'il a
fait une chute, ce malin; il s'est luxé le genou
droit, ct me demande de lui envoyer ces dames.
Pour, éviter tout retard, je les lui reconduis en
auto. Veux-iu t'assurer, demain, que l'on fait
partir les bagages? Fais-toi remettre le récépissé
et envoie-Je-moi, avec des nouvelles des petits, à
Saint-Germain-au-Mont-d'or.
�70
COMME UNE
tp A VE
.Tc compte sur toi pour veiller sur mes fils. J'y
peux compter, n'est-ce pas?
- Absolument, papa.
- Il serait convenable que tu descendisses,
nous partons dans une heure.
- Vous reviendrez sans doute bientôt?
- Je ne sais pas ... je ne sais pas du tout. Ce~a
dépendra de l'état de Chartèves, répondit d'Aunis
avec une nuance d'embarras.
« Madame Thomas! » appela-t-il.
Mme Thomas n'était pas allée loin ... Elle fut là
tou t de sui te.
- Monsieur le baron désire?
- Venez avec moi; je vous donnerai mes instructions sur place . Tu descends, Elia?
- Oui, papa, dans cinq minutes; le temps de
me recoiller.
- C'est pour mes malles que j'ai besoin de
vous, expliqua Sosthène il la femme de charge eu
s'éloignant. Il s'agit de ne rien oublier.
- Ses malles! répéta Elia. Il compte .donc
rester longtemps a~sel1t
! San~
doute, i~ a du chagrin dc s'ètre brouillé avec PIerre, et Il veut s'en
distraire un peu. Qu' il aille ... qu'il reste ... Pourvu
ct u'i1 ne nous l::t ramène pas, elle!
Elia monologuait en renouant ses cheveux, en
remettant de l'ordre dans sa toilette. Lorsqu'elle
descendit, Sabine et Mme Alban Chartèves achevaient d'empiler leurs effets dans des malles d'osier
dépourvu.es d'env~loIJps.
Mme Chartèves pleurail; sa nIèce la raIllail de son émoi, assurant 'lue
son oncle devait exagérer son l11al.
Elia exprima, non sans eŒort, ses regrets de ce
brusq ue départ.
- Bah! repartit philosophiquement Sabine,
nous reviendrons. Alors, vous voilà passée petite
maman?
- Jo le suis depuis la mort de :na mère.
Sabine se redressa lentement, un jupon à demi
plié sur le bras.
Ses yeux à l'expression complexe, candides
pour les observat~u
superficiels, mais qu'un
psychologue averll eût déclarés inquiétants, ses
beaux ye~Ix,
d'un bleu ~i Pli: qu'ils appelaient la
comparaison du reflet d un CIel d'été, s'arrêtèrent
pénétrants Sur sa jeune voisine. Elle parut rétléchir, hésiter ... et, soudain, se résoudre à poser la
�COMME UL!
EP AVE
question discutée en son for intérieur, comme s'il
lui en eftt coCtté d'aborder ce sujet:
- Vous vous nommez bien Parelli? prononçat-elle.
- Je me nomme ParelIi, en effet, repartit Elia,
laissant voir quelque surprise; vous êtes parfaitement renseignée, mademoiselle.
Au lieu de relever cette constatation laneée d'un
ton railleur, Sabine poursuivit:
- Votre père est bien un artiste, un très grand
artiste?
- Un grand artiste ? .. Je ne sais pas; je l'ai à
peine connu. A Paris, il jouait dans les concerts
ct donnait des leçons de vIOlon.
- Son talent a pu grandir. Ce qui est certain,
c'est qu'il faisait courir tout Florence, au printemps dernier. Je me proposais de vous parler de
lui, ces temps-ci; avec la chasse qui nous dispersait tous, l'occasion ne s'est pas présentée.
Cela ne paraH pas beaucoup vous émouvoir,
d'apprendre que votre père vit, et, qu'il vous
regrette? ajouta-t-elle.
- Il me regrette! Vous en êtes sftre? articula
Elia d'un ton IUcrédllle.
- On l'a raconté devant moi.
Elia garda le silence,. préoccupée surtout de
démêler les intentions de Mlle Chartèves.
Celle-ci reprit, sans se laisser décourager par le
mutisme de la jeune fille:
- A présent que M. Parelli est riche, il essaie,
parait-il, de retrouver vos traces: vous comprenez
pourquoi il n'y réussit pas!
« Depuis quand saIt-elle mon nom ... cie gui
l'a-t-el1e appris? se demandait à eJle-même Elia,
~ois
émue qu'inquiète. Voilà clone c~ que me
disait d'avance son méchant regard. Ou veut-el1e
aboutir? si elle pense que j'abandonnerai Bernard
et Louis pou r alk,r rejoindre mon père! ... »
Un sourire vaillant glissa sur ses lèvres murées,
Souligné par son regarcl qui défiait Sabine.
- Je cons tale que la voix du sang ne parle pas
bien haut, chez vous 1 fit observer Mlle Chartèves
que ce silence obstiné exaspérait.
- Je suis tellement surprise... se décida' à
répondre Elia. Je m'attendais si peu à ce que vous
venez de m'apprendre ... Je savais mon père vivant:
c'est tout.
�.cOM ME tTNE ÉPA VE
_ Vous le saviez viva nt! Et vou
tent é pou r vou s rapp roch er de lui! s n'av ez rien
stupéfie, moi qui ai le cult e de la fam Voilà qui me
a
Sab inc . alla nt, dan s un bel élan ille! s'~xclam
dram atIq ue, se
jete r a~ cou de Mm~
Cha rtèv es.
ahu rie de cett e explosIOn de tend Cel le-c i p~rut
ress e ; cc qUl nc
la reti nt pas d'ap pro uve r:
_ Oui ... oui ... c'es t rée!. .. Les lien
s de famille,
il n'y a enc ore que cela, allez, mad
emo isel le.
_ Mo n père peu t se pass er de mo
i; mes peti ts
frèr es: non ! repa rtit Elia froi dem
ent.
Sab ine, reve nue à ses emb alla
ges, par ut sc
rang er à cct ~vis.
.
,
•
.
- Je n'avaIs pas pense aux beb
qu'e n ce mom ent vous leur êteses. Il est cert alll
Lor squ e vou s dési rere z vous meU indi spen sabl e.
avec M. Pare lli, il me sera peu t-être en rap por t
re possible de
vous pro cure r son adre sse.
- Vou s la con nais sez?
_ Non : mai s mon onc le a un ami
à Flo ren ce;
au beso in, on l'au rait par lui .
- Je vous rem erci e, mad emo i selle
.
Elia pron onç a ces 1110tS d'un ton
circ ons pec t,
sans rien "jou ter, ct,; qui laiss ait ~
on
le vague. Et, aprè s que lque s mot inte ntio n dan s
s
reti ra sou s prét exte que Ber nard d'ad ieu, cUe sc
et Loui s dev aien t
être réveillés .
Sab ine n'in sista pas pou r la rete nir:
le prem ier
acte étai t jou é; il n'av ait pas ame
né tout de suit e
Je dén oue men t sou hait é; mai s le
tem ps fera it son
œuv re ...
... Les malles étai ent fermées. Au
l'au tom obil e atte nda it, déjà sou s bas du perr on,
pres sion . Sab ine
des cen dit, pass a, hau tain e, entr e
la haie des serv iteur s emP.ressés à salu er le nou vea
se cou rbai ent très bas ... peu t-êt re u règn e, ct qui
l'iro nie de leur s sou rire s mal aisépou r diss imu ler
men t con tenu s.
Cet te fallacieuse man ifes tatio n de
resp ect mon ta
:\\1 cerv eau de la futu re
baro nne .
« Qua nd j~ revi end rai, ce sero
nt «me s gens)). Je
com man dera i, et tous m'o béir ont.
..
dit' elle, glis sant un rega rd vers d' Aunmêm e lui 1» sc
is,q ui pass ait,
avec un soin mét icul eux , l'ins pêc
tion de lil ··oit urc .
• L'éq uipa ge s'ét ait à peine eng agé
dan s le che min
qui, par Eta ules et Dar ois, dev ait
lui perm ettr e de
gag ner la rou te, qu'Elia met tait
son chapeau et
quit tait Lyr é 1·
�COMME UNE ÉP AVE
73
Nul ne s'inquiétant de ses faits et gestes depuis
la mort de sa rpère, la jeune fille avaIt pris l'habitude de sortir sans être accompagnée. Presque
toujours, elle se rendait droit au cimetière, entrait
ensuite à l'église; puis, sa prière achevée, allait
faire une visite il l'abbé Dorigny, curé d'Eta ules ;
~e5
promenades hors du parc se bornaient à ce
programme.
- Je viens me faire gronder, annonçait-elle en
abordant le bon curé.
Si bien que, dès qu'il la voyait 'paraltre, maintenant, ce dernier se mettait à rire et s'écriait:
- Voici une de mes paroissiennes qui vient au
sermon!
Cet après-midi, Eli:l se proposait de se rendre
droit au presbytère, pressée qu'elle était de soumettre il l'abbé Dorigny le problème qui la tracassait. L'ombre cessait avec les derniers arbres du
parc. La jeune fille marchait vite, dans la poussière
du chemin, livrée à toutes les ardeurs du soleil.
A cette course rapide, son visage, à l'ordinaire
Un peu pale, gagna des couleurs de coquelicot qui,
soulignant l'éclat fulgurant de ·ses yeux noirs,
donnaient à l'ensemble de sa physionomie une
expression violente, dont le bon curé fut frappé à
l'entrée d'Elia dans le petit enclos où il occupait
les trop nombreux loisirs que lui laissait l'exiguïté
de sa paroisse.
. Se reposant sur la bêche qu'il tenait à la main,
Il considéra gaiement sa visiteuse.
- Est-ce que j'aurais mérité, à mon tour, que
tna paroissienne me gronde?
Prenant à peine le temps d'esquisser une inclination de tête qui, s'adressant à un ministre de
Dieu, aurait peut-être réclamé un peU moins de
hûte et plus de déférence, Elia lança d'un trait:
- Monsieur le curé, Mlle Chartèves vient de
m'annoncer qu'elle a rencontré mon père il Flo~
rence. Elle prétend qu'il me regrette ... que Sa vie
est empoisonnée par mon absence; qu'il gagne
assez d'argen t pour m'asstl renme existence facile ..•
Dans quel but pensez-vous qu'elle m'ait servi ces
étonnantes nouvelles'! Si c'était par intérêt pourmoi,
j'en serai bien sursprise, allez, monsieur le curé.
- Pourquoi préjuger mal des intentions de
Mlle Charlèves, puisque vous avouez ne pas les
définir?
�COMME UNE l~P
AVE
- Parce que je la définis, elle. Une bonne
intention, Mlle Chartèves ! On voit bien que vous
ne 1.6t connaissez pas. Mais, moi, je la connais et,
par conséquent, je me méfie! Elle vient de s'arran·
ger pour emmener papa.
Elia raconta le dél?urt et sa cause.
- Vous voyez bIen! Le fond de cet arrangement, c'est un accident qui ne saurait être prémédité. Ne précipitons jamais notre jugement, ma
li Ile; il survient presque toujours que nous some~
amenés à le regretter.
Elia ne répondit rien. Elle vénérait beaucoup
le vieux curé, tant parce qu'il avait été le premier
professeur de Pierre, que parce qu'il excellait ù la
réconforter.
- Vous n'avez jamais beaucoup pensé à votre
père, je crois? reprit-il.
- Non, monsieur le curé •.. c'esl vrai ... Pour·
quoi y aurais-je pensé? poursuivit-elle, l'air de
~'interog
eUe-même, tout en s'asseyant sur la
brouette rangée au bord du carré que travaillait
l'abbé Dorigny,
Toute petite, je devais lui être indifférente,
puisqu'il a pu consentir à me laisser cinq ans en
nourrice. Une fois à Paris, il m'a bien accueillie:
mon langage auvergnat le divertissait. Et même,
comme je me plantais devant lui, extasiée dès qu'il
pren:lit son viQlon, il lui est arrivé de m'enlever
!:lur ses bras et de m'embrasser. Mais savez-vous,
monsieur le curé, j'ai pensé depuis que, à ces
moments-là, son amour-propre d'artiste était flatté
de mon admiration. Il ne prenait pas garde à moi
le reste du temps, si ce n'est pour me dire, quand
p:tr hasard je me trouvais sur son chemin: « Otetoi de là, petite. »
El.;. il est I?al'ti pour toujours ~als
,m'avoir
donne un dermer b:user. Il est Vl":tl qu'li a dû
quitter la maison brusquement, au cours d'une dispu te... Il n'apportait presque jamais d'argent,
mam:m lui en faisait le reproche, à chaque instant
cela soulevait des orages entre eux, dont j'étais
témoin. N'importe; là, sincèrement, je n'ai aucun
d6sir de revoir mon père.
-.. S'il av:~
besoin de vous, cepl1dan~,
s'il étai t
malheureux "?
- Que voulez-vous que j'y fasse!
Elle réfléchit un instant et prononç:t :
�COMME UNE ÉPAVE
-
75
Pour consoler les gens, il fautles aimer. Je
ne saurais pas le consoler. Il m'est impossible de
feindre.
L'abbé Dorigny écoutait parler la jeune fille sans
la regarder, occupé uniquement à séruter l'âme
par ce qu'il en apparaissai t dans ces paroles. '
- Vous considérez les choses à un point de
vue faux, ma chère enfant, répondit-il enfin. Votre
préférence ne doit pas compter en face d'un devoir
il remplir. Ce qui plaIt à Dieu, par-dessus tout, en
nous, c'est que notre cœur soit pour au trui tout
pitié, bonté, dévouement; vous ne paraissez pas
vous en douter.
- Oh! moi, monsieur le curé, j'aime très peu
de, gens ... J'aime Pier~,
Be~nrd
et Loyis ... et
plllS un peu papa ... M. d AUt1ls, Je veux dire, et. ..
vous aussi, monsieur le curé, parce que vous me
recevez toujours avec lJonté. J'aime encore, mais
moins, Mme Thomas, qui me défend contre l'insolence des domestiques. Le reste du monde se partage pour moi en deux groupes: les gens que je
hais et ceux qui me sont mdif1érents.
- 11 ne faut point haïr. La haine est un dissolvant: elle dessècbe notre cœur. Il suffit d'un sentiment de haine vivant en nous pour nous rendre
incapable de réelle aflèction.
- Cela, protesta Elia en riant, j'en doute,
monsieur le curé. J'aime Pierre d'Aunis ... et mes
autres frères, ajouta-t-elle, rougissant un peu, l'e
les aime à l'adoration! Et je hais cependant a
aletaille insolente de Lyré, qui m'humilie sans
cesse, refuse de m'obéir, me ,nargue! Et je hais
plus encore Mlle Chartèves, qUI est cause du dépat1
de Pierre, au fond. Oh! elle !. ..
Mon père, lui, - j'entends mon vrai père,
- il m'est indifféren t.
- Voilà don..: notre bilan 6tabli, fit l'abbé d'un
tOIl de bonne humeur. Eh bien, primo: il nous
faut refréner nos peti t~s :.u:tipathies ; ne pas traiter,
même en notre partJculter, les domestiques de
« valetaille Il. S'il·; :;l! mOltr~n
impolis, dites-vous
'-lue, là où ['éducation première fait défaut la
mesure manque, Une bonté patiente aura raisoll
J'eux. Je les conn,lÎs tOl1~
; ils ne sont pas m'uuvais
diables; la tête un peu montée, seulement par le
'
vent de révolte qui souffle de partout
Elia hocha ]a tête.
�COMME UNE ÉPAVE
Je n'entenùs rien il commander, c'est certainMais si vous les aviez vus recevant mes ordres,
vous perdriez quelques illusions, j'en ai peur.
- Admettons-le. Et, comme il faut toujours
conclure, prenez le parti de faire transmettre les
ordres par cette excellente Mme Thomas; cela
supprimera bien des heurts.
~
Venons maintenant au devoir par excellence:
la charité. Quand vous y aurez accoutumé votre
cœur, vous serez toute surprise de pouvoir, presque
sans effort, vous montrer indulgente il ceux gui
VallS blessent. Mais ce ne sont pas seulement ceuxlà qui doivent en bénéficier. Tous nos frères, même
les plus inconnus, ceux qui vivront et mourront
sans que nous nous soyons rencontrés, ont droit il
notre sollicitude. Nous devons nous intéresser à
leur âme, leur donner l'appui de notre prière,
souhaiter qu'ils accomplissent leur voyage terrestre
selon les vues de Dieu sur eux.
- Ah! bien! On n'aurait jamais le temps de
penser à soi!
- Et ce serait pour nous la meilleure des
choses. Moins on pense à soi, plus on vau!. Pour
nous résumer, accoutumez-vous à ne point vous
considérer comme un être isolé en ce monde.
Dans le pauvre rencontré, voyez un frère, et, si
vous ne pouvez davantage, faites-lui l'aumône d'un
bonjour cordial. Etencfez votre charité à tous.
Plaignez les méchants, au lieu de les ha1r: ils ont
tant de droits à ce qu'on les plaigne!
- Ah ! non! non! Monsieur Te curé, je ne peux
passer ma vie à plaindre Mlle Chartèves et ceux
qui lui ressemblent; j'ai mieux à faire.
- Qui vous demande de dépenser à ce grand
devoir fraternel une part de votre temps? La
pensée accompagne notre labeur ...
- Et alors, pour mon père? interrompit Elia
qui trouvait le sermon ennuyeux.
- Attendez. Vos jeunes frères ont, en ce
moment, un impérieux beiOin de votre présence;
d'autre part, laissant a~ir
Mlle Chartèves, nous
démêlerons mieux ses m~entios
à votre égard.
- Eh bien, monsieur le curé, nous nous rencontrons sur ce point. Je m'étais déjà dit ça; mais je
tenais à avoir votre avis . Merci de tout Illon cœur.
- Je vous ai un peu {'I!:êchée! fit en souriant le
vieillard.
�COMME UNE ÉPAVE
77
- Ça ne fait rien, repartit Elia d'un ton indulgent; je reviendrai tout de même vous voir.
« Aimer tout le monde, songeait Elia en reprenant à pas lents le chemin du château ... Aimer
tout le monde ... les prêtres le font, et cela se COmprend, puisqu'ils se sor:t vo.ués a~ se~vic
d~
tous.
Moi ... mon cœur est plell1, nen qu à aImer PIerre ...
« Mais. s'il suffit de souhaiter le bonheur à nos
frères inconnus, après tout, ce n'est pas très difficile ; ça l'eSl.nloins que d~ supporter l'insolence
des domestiques et de pner pour ceux qu'on a
toute raison de haïr. »
A peine rentrée, Elia vit accollrir la femme de
charge.
- M. le baron m'a fait ranger dans ses malles
Son habit de cérémonie, e~ une provision de linge
devant suffire pour un mOlS. Il m'a, de plus, laissé
des instructions par écrit pour faire mettre en état
Son apparIement, y compris la chambre et le petit
solon de ... de votre pauvre maman.
Elia prit connaissance ~es
c~agemnts
décidés
par le maHre ct, les. sourcIls plisses en une expression de colère angoIssée:
_. C'esl significatif, mllrl1111I'a-t-elle. Qu'en pen.
seZ-VOIIS, Mme Thomas?
- Je pense qll'il y aura bientôt IIne baroulle
d'Aunis il Lyré.
.
- Pour le malheur de tous 1
- J'ai pris m~Jl1.parti
M: Pierre m'a dil que,
si on me renvoyaI l, )e pouvaIS aller chez sa mère.
J'aurai la charge de garder lenr maison de Dijon.
- Où donc résideront-ils, eux? A Paris?
- Peu l-être bien. Votre frère vous écrira, sallS
doute, lorsqu)il y aura quelque chose de décidé.
Sans cloule 1. .. répéta Elia pensive.
Puis, brllsC] llement, sans transilion :
- Je vais voir les bébés. Je préfère prendre
désormais mes repas avec eu~.
l~ ~l'en
,coûtera pas
heaucoltp plus de me serVIr ICI qu en bas, je
sllppose?
NOliS aurons des plaintes à cause cles étages
à 1110nler. Le l1jeu~
est de ne rien changer à vos
croyez-moi . .Je veillerai
habi Ludes, maden1OJ~l.
à cc gue la .table SC))t ornée et le service fait avec
autant de SOIR que lorsque M. le baron est ici.
- Ouand celle pour qui vous allez arranger
l'appartement Ùll premier sera dame et m'W.r.esset
�COMME UNE ÉPAVE
(
011 m'y reléguera, chez les petits. Je préfère en
avoir Ylris l'initiative. La valetaille criera si elle
veut, repartit Elia, qui avait déjà oublié la leçon
de l'abbé Dorigny.
Et elle alla rejondre ses frères.
En voyant paraître la grande sœur, ceux-ci
jetèrent des cris de joie.
- Nous avons encore une heure de soleil; vite,
Francine, dépêchons-nous de leur faire faire une
promenade.
•
- Ils sont aussi bien là, mademoiselle, j' ai à
repasser.
- Repasser! Je vous ai déjà dit que ce n'était
pas votre affaire. Portez à la lingerie ce qui doit
être prêt pour demain. Je tiens à cé que les bébés
ach èvent leur journée au grand air. Vous étiez là,
lorsque papa me les confiés.
- Pas pour longtemps ... grommela en aparté
Francine.
Toutefois,elleobéitsansoserprotesterdavantage.
Elia avait feint de ne pas entendre la réflexion
de la bonne, mais elle l'avait fort bien saisie. Les
coq uetteries de Sabine et leur succès n'avaient pas
dû échapper aux domestiques. Le départ. de
M. d'Aunis, les ordres qu'il avait laissés autorisaient toutes les suppositions. « Pas pour longtemps ... D Est-ce que la future baronne aurait.
donné à entendre que, sous son règne, elle, Elia
serait écartée du soin des enfants! Ah ! non! non!
pour le coup, elle lutterait!
Bernard et Louis étaient les fils de sa mère, ses
frères par le sang. Elle avait le droit, c'était son
devoir, même, de veiller sur eux. On verrait bien!
La guerre lui i~nporta
aussi peu que possible.
Elle y trouveraIt peut-être même de l'agrément.
Pas cIeux ans! les pauvres anges! Et se voir
confiés à cette femme qui les appelait I( sales
gosses» ! Notre bon curé qui voudrait que je prie
pour elle!
Soudain, elle rit et, levant les yeux vers les profondeurs de l'azur; tout en câlinant les deux petits
qui, après avoir joué un moment sur les pelouses,
venaient se blottir sur ses genoux, elle fit cette
prière nl.::ntaJe:
« Mon Dieu, envoyez donc la petite vérole à
Mlle Sabine; cela la convertira peul-être. En tout
cas, cela nous en débarrassera, je l'espère! D
�COMME UNE ÉPAVE
79
Qu'adviendrait-il, si ce vœu allait se voir exaucé!
Les portes de Lyré s'ouvriraient-elles pour Pierre?
M. d'Aunis retournerait-il à sa première femme?
Et, dans ce cas même, I.e sort d'Elia serait-il plus
heureux? Elle en doutait. De quel côté qu'elle se
tournât, l'horizon lui apparaissait ou menaçant pu
obscur ... Quand d'autres vies étaient établies sur
des fondements si sûrs, s'annonçaient si pleines
de promesses heureuses, pourquoi done la sienne
étalt-elle de tous cOtés menacée clans sa stabilité?
Cette stabilité, son père ... son vrai père, la lui
donneraityeut-être, après tout!
Oui ... (Jlland les chéris pourraient se passer
d'elle) peut-être irait-elle chercher auprès de lui
ce foyer qui lui manquait.
VII
« M. et Mme Alban Chartèves ont l'honneur de
vous faire part du mariage de Mlle Sabine
Chartèves, leur nièce, avec le baron Sosthè,ne
d'Aunis. »
Pierre gardait les yeux. at~ch.és
.sur ces lignes
CJue sa mam tremblante faisait mirOiter.
La lettre de part lui était adressée personnelle_
ment. La suscription était d'une écriture de femme:
cene de Sabine à n'en pas douter.
à .l'événement
Bien q lle sa n:ère fÛ,t 'pr~aée
~ui
survenait, Pierre hesltalt à le !UI confirmer.
Elle en serait toujours trop tôt avertie. La dernière
lettre d'Elia datait d'une semaine; elle ne tarderait
pas à écrire de nouveau, ne fût-ce que pour
annoncer ce mal ;age. Il y avait nne si insolente
ironie dans l'envOI du faire-part, c'était si manifestement un défi de la part de Sabine que, après
avoir balancé un instant sur le parti à prendre le
jeune homme se rés~lt
à garder le silence, et j~ta
la lettre au feu.
Ainsi qu'il l'avait prévu, Elia écrivait quelques
jours plus tard:
(t Mon frère chéri, les obstacles s'amoncellent
entre nous. Papa est remarié, nous le savons depuis
quelques jours. Il voyage en Italie avec sa femme
Il parait qu'à leur retour, ils se rendront dire~:
ment à Paris. Ce doit être Mme Sabine qui a bouleversé les projets primitifs. Quant aux bébés et à
�80
COMME UNE ÉPAVE
moi, mon pauvre ami, on nous relègue cet hiver à
Lyré avec Mme Thomas, - heureu sement ! Francin e, et ceux des domestiques dont Mme la
baronn e d'Auni s n'aura pas l'emplo i: il en restera
toujours trop!
( Oh 1 la petite maison de mes rêves, où j'aurais
ilOS chéris dans ma chamb re et une seule bonne
pour nous servir!
« Ainsi s'évanouit notre espoir de nous 'rencontrer il Paris. Je ne m'étend s pas sur la déception
que cela m'appo rte ... A quoi bon?
« Dès que tu seras i l1stallé, mets à exécuti on ton
projet de m'abon ner à un cours par corresp ondance. Cela devient indispe nsable: je sais si peu
de chose! Je travaille mon piano trois heures par
jOl1r, ainsi que je te l'ai promis : je crois g_e je fais
des progrès. En tout cas, je lis la musIque avec
une grande facilité, à présent. Mais j'ai cela dans
le sang. Le château ne me parait pas triste, comme
tu sembles le craindr e. Les petits suffiraient à
l'égayer. , Ce qu'ils deviennent intéres sants! Ils te
connaiss.-:nl très bien sur mon album . .le les appelle
« mes pe'tits Pierrot s », tant, de plus en plus, ils
sont ta miniatu re. Ils commencent à se faire trè
bien compr endre; nous tenons mainte nant de
longues conversations tous les trois. Pourvu qu'on
me les laisse !...
« J'ai fait démon ter ma tente; nous voici il la
fin de novembre, les pluies vont comme ncer. Elle
aurait pu s'abîme r sur le beITroi ; et j'y tiens tant!
Plus eucore qu'à ma vieille poupée et à l'image de
mon saint patron.
« J'ai de la peine, mon bon Pierre, une grande
peine du mariage de ton père~
à cause de ta peine
à toi.
« La nouvelle Mme d'Auni s! Oh! elle !... ,le la
déteste autant que je la redoute , ce qui n~est
pas
peu dire!
« Ne montre jamais celte lettre à M. le curé
d'Etaul es. Il dirait que je profîte bien mal de scs
e~signmt,
el quc rien ne me sert d'aller me
faIre gronde r.
« Présen te à ta mère l'expre ssion de mon profond respect.
« ECfls-moi bientôt ,
u Ta sœurl'our toujours.
( ELIA.
J)
�COMME UNE EPAVE
81
«( Ta sœur pour louÏ9urs ... » Ayant d'abord
employé cette formule, Elia ne pouvait songer à la
modifier, mais tout en elle s'insurgeait, lors9u'il
lui fallait écrire. Sa lettre fermée, ene se sentaIt le
cœur serré, comme si elle venait de river une fois
de plus son amour à une limite infranchissable.
Après avoir lu et relu la lettre d'Elia, Pierre
monta retrouver sa mère: il le fallait. A quoi bon
retarder plus longtemps l'inévitable!
Laurence était Installée dans la serre où les fleurs
délicates du jardin, déjà rentrées ct groupées
avec art au pied des grands palmiers qui masquaient les angles, donaie~
à cc joli coin un
aspect joyeux, semblant deVOIr écarter toute idée
de tristesse.
Pierre, un instant arrêté sur le seuil, embrassa
d'un regard ce décor charmant. Un mélancolique
sourire lui vint aux lèvres.
{( Quelle ironie revêtent bien souvent les choses
autour de tlOU S ! » songea-t-iI...
Sa mère lisait.
Elle ne se retourna pas tout de suite.
Reconnaissant enfin son pas, 'qui se fai sait à
dessein plus lent, plus silencieux que de coutume, •
ell e prononça de sa voi~
un peu c~1ante
:
- C'est toi, mon petIt?VJensvlte m embrasser.
Comment ne t'ai-je pas encore vu, cc matIn?
Pierre se pencha, embrassa sa mère longuement,
et, pour toute réponse, déposa sur ses geuoux la
lettre d'Elia.
En reconnaissant l'écriture, ~au.rcl:
pâlit un
peu. Pourquoi son fil s ne la lUI lI saIt-II pas luimême comme de coutume?
Tout cie suite la vérité lui apparut.
- Ton père est remarié, n'est-ce pas? dit-elle.
- Oui.
Elle demcura quelques minutes dans une immobilité de statue. Et, soudain, d'un geste las, rendan t la lettre à son fils:
- Qu'importe !c rest~!
prononça-t-elle. Que
sont les mellUS faits de 1 eXistence journalière à
côté de cett<: douleur: savoir ton père eng;gé
clans celte VOie •••
- Il nous faut bien prier pour lui, maman:
:- P~!er
... oui .•. Mais qye ~emandr?
Il n'est
P<?lUt d Issue à une EcHe SituatIOn. Qu'est~c
'lue
Dieu peut pour un separé, un révolté!
�COMME UNE ÉPAVE
- L'atten dre! répond it Pierre d'un ton grave.
Voulez-vous que nous ha.tions notre départ,
mère? Cela nons sera bon de change r de mIlieu.
Et puis (e souci de notre installation nous sortira
un peu de nos tristesses. Je continu erai mon droit
jusqu'à l'époque de mon service militaire. Je ne
prendr ai une déterminat,ion qu'en quittan t l'uniforme, cela me donne le temps de réfléchir.
Lauren ce plongea S011 regard triste dans les
yeux de son fils.
Il lui sourit.
- Qu'imp orte ce que sera celte détermination,
puisque ~ous
nous sommes promis de ne nous
JamaIs gl1ltter.
Mme Lortet esquissa un geste de doute. Puis se
levant:
- Je te laisse. Je remonterai tout à l'heure .
Elle ne voulait pas pleurer devant lui, il le comprit et respect a son désir de solitude.
Sa mère sortie, il prit sa place à coté de la vaste
haie qui dominait l'entrée de l'avenue. Lni aussi
ressentait le besoin d'être seul. Pour la troisième
fois, il relut la lettre d'Elia. Puis, tout en suivant
• d'un œil distrait les rares promen eurs, cavaliers
ou cyclistès, qui, à cette heure matinale, se rendaient au parc, il essaya d'envisager l'avenir.
Il était un côté de la situation qui échapp ait 11
sa mère, dont elle se désintéressait volonta iremen t,
à mieux dire ... Mais lui, pouvait-il s'en désintéresser? Plus gue jamais, au contrai re, le sort de
celle qu'il nomma it sa sœur, qLl'il avait adopté e
comme telle, lui apparaissait précair e. C'était 11
présent cjue la pauvre petite serait un oiseau sur la
branch e. Un caprice de Sabine disposerait d'elle,
la rejetterait, ou la suppor terait dans des conditions telles, que Pierre he savait auquel des deux
partis donner la préférence.
Et, soudain, un désir lui vint de revoir la jeune
fille avant son départ pour Paris. Dix lettres
échangées ne remplaceraient pas une conversation
d'une heure. Il y avait tant de choses encore à
appren dre d'elle; tant de recomm andatio ns à lui
faire! Enfin, ce leur serait une joie, que cette réunion inespérée. Et, dans leur existence à tous les
deux, si rares étaient les minutes joyeuses, qu'ils
avaient bien le droit de saisir au vol ce fugitif
bonheur.
�COMME UNE ÉPAVE
Il ne franchirait pas le seuil du château; mais, à
la ferme, tout le monde lui était dévoué. On ne
serait point surpris qu'il eüt dési·ré embrasser ses
petits frères, et pas davantage que la sœur alnée
les lui amenât. A bicyclette, il franchirait la distance en une heure. Même en comptant la visite
~oigny,
l'après-midi
d'adieu qu'il devait à .1'ab~
suffirait. Seulement, 11 était lOdlspensable qu'Elia
flH prévenue.
Sur~le-champ,
il lui écrivit et alla jeter sa lettre
à la poste. Il s'an~oçit,
p<;>ur le !endemain. Lorsqu'il entra, le déjeuner etaIt servI.
La femme de chambre l'aborda en lui demandant si Madame était souffrante. A deux reprises,
sa~
obtenir d~ réponse.
elle avait frappé.à sa port~
- Elle n'étaIt pas tres bIen ce matIn, Je vais
voir, dit Pierre.
11 alla heurter à son Mur à la porte de sa mère,
annonçant en même temps:
- Maman, c'est moi!
Un bruit de pas, une clef tournée dans la serrure
d'une main nerveuse, et la porte s'ouvrit.
- Ma pauvre maman! murmura Pierre, navré
à constater des traces de larmes sur le visage
défait de Laurence.
Il la ramena à l'intérieur de la pièce, la fi t
asseoir, s'agenouilla devant elle et baisa ses mains
brCllantes.
~ ~·eston
seuls tous les deux, pour
- Oui. .. nou
toujours, cette fOlS; et par ma faute. C'est mon
manque d~habil.eté,
mon emportement qui ont tout
comJ?rOll1ls. Dites que vous me pardonnez. J'ai
besoll1 de l'entendre. Je ne me pardonne pas, moi.
- Tu as agi et parlé avec l'honnête confiance
de ton âge, mon.en fant ! Je. n'ai rien à te pardonner. J'ai un profond chagrm, c'est réel. J'ai tant
espér~,
dep~i
dix-huit m<;>is, voir ton père me
revelllr! MaIs Je sou{fre molUS encore du bonheur
qui m'échappe, que àu sentiment c:le ma responsabilité. J'avais charge d'àme. Je n'ai pas su remplir
mon devoir.
- Vous n'allez pas vous accuser, alors que le
seul coupable, c'est mon père?
Elle eut un geste de dénégation.
- Grand-père Lortet, dans les derniers temps
de sa vie, m'a édifié tout au long. Ra':!Surez-vous
il n'est pas parvenu à diminuer l'affection qu~
�COMME UNE ltp AVE
j'avais pour mon père: je vous ni mieux aimée,
voilà tont. Allons, mère chérie, courag e! Nous
somme s en présenc e de l'irrém édiable ; arrange ons
notre vie en dehors de celui qui nous a rejetés
tous les deux. Ce mariag e ef1 un malheu r pOUf
d'autre s qui sont peut-êt re plus à plaindr e que
nous.
Nous avons un foyer; nous SOUlmes libres de
l'établi r ici ou là; rien n'esl à prévoir Cjui puisse
110US !:iéparer.
- Rien ? .. sait-on ! Que lu te maries ... que ta
femme ne se plaise pas auprès de moi ...
- Me marier !
Il cut un sourire plein de doulou reuse ironie.
El, après un court silence , il repri1 :
- Elia m'a exprim é un jour la même crainte .
- A quel propos ? interro gea Lauren ce surprise.
- La pauvre petite a cxactem enlles aspiral ions
opposé es il son des1 in aCluel. Elle a l'erfroi de
l'mcert ain. La pensée qu'un mariag e pourra it lui
prendre une rart de mon a1feclion j'inquié tai!. Je
l'ai rassuré e. S'ïJ esl un amour qui soit à J'ahri de
tout, c'esl bien l'amou r fraterne l. .. el1'am our filial,
ajouta le jellne homme , baisant de nouvea u le&
mains de sa mère.
Puis, sc rclev<.1ut cl la forçant de quitler son
fautcu ï :
-- Allons, venez. Bai~1ez
vos yeux Cl dcsl1~
dons . .Je VOLlS raconte rai, 10uL en déjeun ant, ce
que j'ni projelé pOUf après-d emain, ajollla-l-il
arrès quelqu es instant s d'hésit ation; se disant que
lui taire s?- visite il Lyré serait peul-êt re ajouter à
son chagrin .
Lauren ce, en l'appre nant, resla pensive. L'accen t
de Pierre, C!1wnd il parlait d'Elia, rassura it ses
appréh ellsion s, cl cepend ant, n'était- ce pas surtOllt pour elle qu'il irait là-has !
- Vous me désapp rouvez ? deman da Pierre
il1quie1 de,v.:1;ll !c silence prolong é de sa mère.
- Je. l'cil 'chl!:i. Je pense que mieux vaudra it
t'abstellll'. Il y a reul-êt re un manqu e de dignité il
10urne r aulour d'un seuil qu'on l'a in1cnlit. Pèse
biC'1l tout.
Si lu passes outre, agis :lll grand jonr. Fais porter ta carte il Elia par une serV:ll1[c de la rermo.
Qu'on sache bien que tu n'entend- p~s garder cel~
�COMME UNE !tPAVE
secrète. Il t'est facile de l'expliquer, du
reste, par l'obligation, très réelle, daller Jaire tes
adieux à l'abbé DOl'igny. Qu'étant à Etaules, tu
tiennes à embrasser ta sœur et tes frères, personne
ne saurait s'en étonner.
- Je suivrai votre conseil. Que vous seriez
bonne, ajout-~il
avec un regard suppliant, si
vous me chargiez pour Elia d'un mot de tendresse'?
Elle est tellement abandonnée!
Laurence se troubla. Il lui fallut faire llll violent
effort pour prononcer; .
- Dis-lui que je la r1ams de tout mon cœur.
- Non ... pas cela .. Elle n'aime pas qu'on la
plaigne. Elle n'a besom que de tendresse. Si je
pouvais lui dire qu'étan~
ma sœur.. v<;>us la considérez comme votre enfant, le lm dll'e de votre
part, voilà qui la rendrait he~lrs.
- Que veux-tu, cette petIte mconnue ne pellt
pas m'être chère. Sa destinée m'intéresse ...
- Mais vous ne voulez y etre mêlée à aucun
degré, avouez-le!
- Je ne m'y sens pos portée, c'est vrai. Cela ne
veut pos dire que, ~ans
un. cas urgent, je ne serais
pas désireuse de hu être utile.
- Voilà une bonne parole, que je retiens. Il
est singulier que nous ayons tant de peine à nous
accorder au sujet de ma petite amie.
« Il ne l'appelle plus sa sœur, remarqua en
elle-même Laurence. Combien j'ai raison de
craindre ... »
joie à lire la lettre de
Elia ressentit tant ~e
Pierre, qu'elle éprou~a
le désir de consigner ses
impressions dans son Journal.
Le soir de ce jour, elle écrivit .:
dêcn~l'he
« 20
Novembre
1899.
« Pierre vient demain. Je suis seule à le savoir'
mais il me semble que l'expression de ma physio:
nomie doit l'appremlre à tout le monde. Je ne
veux pas penser qu'il vient me fnire ses adieux
cela me gàterait à l'avance ces heures inespérées:
J'aumis désiré annoncer sa visite à Mme Thomas
une am ie pour moi, et de plus en plus; je l'ai
cherchée en vain. Où a-t-elle passé son après~mid
el sa soirée? Personne n'a su me le dire.
il. Elle jugera sans dOlllte devoir nous accompagner demain, les bébés et moi, à la ferme.
�86
COMME UNE ÉPAVE
« Que le proprié taire du château soit réduit à
descendre chez son fermier, c'est tout de même
raide! A qui la faute? Pas à Pierre. Il a eu raison
de parler à son père ainsi qu'il l'a fait. Je l'aime
courag eux à ce point. Je l'aime ... Ah ! s'il se doutait des rêves que je vois passer au fond de moimême! Des r.êves ? •. Lui n'en fait pas, je le sens.
Qu'atte nd-il de la vie? Comm ent envisage-t-il l'avenir? C'est curieux , il n'a pas l'air d'y penser. Il
vit dans le présent. Moi, j'aime à regarde r loin.
Je voudrais pouvoir prépar er les événements futurs comme on bâtit une demeur e, de façon immuable. Quelle douceu r ce serait de vivre!
« En ce momen t, je ne vis pas; je re~ad
velfir
demain ... tous les demains ... Quand j aurai vingt
et un ans, y aura-t-il quelque chose de changé
entre Pierre et moi? Est-ce qu'il ne me portera
toujours que cette fraternelle tendresse, bien
bonne, bien sûre, oui ... mais qui nous laisse encore
trop loin l'un de l'autre !
" Je voudrais nos deux âmes fondues en une
seule; nos existences liées par un enga~ml
sacré ... Je ne divorcerai pas,mo i! Si Pierre, Jamais,
ne songe à m'épouser, je resterai ce que je suis.
« Que suis-je, au fait? une épave du passage de
maman dans cette maison ; une pauvre chose qu'on
relègue d'un coin dans un autre. Person ne ne se
préocc upe des enfants dans ma situation, il faut le
croire.
« Bernar d et Louis ont un père qui les aime.
Pierre a une mère donL il est l'idole.
« Malgré ce que prétenù Mme Sabine, je ne
crois pas ~lue
mon père pense à moi; elle a dît
invente r ça . Quel nouveau mensonge va·t-elle
rappor ter de son voyage d' Italie? Elle peut dire ce
qu'elle voudra . Depuis dix ans mon père se passe
de moi; il peut s'en passer encore. Mes petits
frères ne le peuvent pas, eux.
« Mon Dieu, ne permettez pas qu'ils soient livrés
si petits aux mains indifférentes d'une belle-mère
comme la leur! »
Elia s'interr ompit d'écr-ire parce que Bernar .l
pleurait. Elle courut dans la chamb re ùes enfants,
séparée de la sienne seulement par la largeur ùu
corrido r, et fut bien surpris e, en constat ant que
leur bonne n'était pas auprès d'eux. Après avoir
clanné un bonbon au bébé, réveillé en sursaut dans
�COMME UNE ÉPAVE
l'efiroi d'Ull rêve, elle lui chanta à mi-voix une
berceuse qui le fit sourire et le rendormit.
La bonne remonta une heure après. On devinait
un événement imprévu dans ses yeux animés, sur
ses lèvres bavardes.
.
. Sans donner attention à sa physionomie, Elia
l'apostropha avec vivacité", lui reprochant de quitter les enfants confiés à ses soins.
Le visage de Francine se renfrogn::\ Ullssitùt, ses
lèvres se pincèrent.
.
:
Elle repartit ?'un. ton mausd~
- Si nous éhoR$ deux pour sOigner les enfants,
ça n'arriverait pas!
- Vous s~wez
fort bien que les femmes de
chambre sont à votre disposition .
.:.- Avec ça qu'elles se dérangent quand je les
appelle! Madem~isl
avait bi~n
b..,esoin de. [aire
renvoyer la nourrIce de M. LoUIS 1 Faut que J'ailh:
où i'<u affaire!
.
.
Et ~uivanl
d'l1ll regard sournoIs Elia qui ren~
lr~dt
'chez elle en haussant les épaules:
- La remplaçante de S~bast.ien
doit toujoUl'S
arriver ... en attendant, je tnme. Quand on ne
s'entend pas à gouverner une maison, on ne (s'en
mêle pas! maugréa-t-:.elle entre ses dents. l:"'aut ft
chaque instant qu'elle vous I( attrape» J Aussi ...
que Mme Thomas fasse ses commissions ell!;!.
même; je ne soufile mot. Quelle faiseuse d'embarras que cètte Mlle Parel1i! On J'a sans cesse
Rur le dos 1 Si ça pou\'ait donc S~ gâter avel.!
Mme la baronne!
Eu entrant chez ses frères ers huit heures, le
lendemain, Elia fut surprise de voir lflurs costumes
ue velours bla!lc et leurs beaux cols en point de
Venise ét::!.lés SUI' des sièges. Mais, rien ne pouvant
lui laisser soupçonner que la bonne eM agi de SOIl
chef, elle crut avoir commandé elle-même, lu
veille, ùe mettre Bernard et Louis en toilette dès
le matin, et n'arrêta point son esprit if ce détail. ,
De son côté, en constatant que 10. jeune fille
élait en costume de ville et déjà chaussée pour la
promenade, Francine parut déconcertée.
Elle s'informa, insinuante:
- Mademoiselle a sans doute vu Mme Thomas
ce matin?
'
- Je ne s~i
p~IS
descendue encore. Serait-elle
souffran te ?
�88
COMME UNE ÉP AVE
- Je ne crois pas.
- Alors, pourqu oi vous informez-vous si je l'ai
vue?
- Oh 1. .. pour rien, Mademoiselle.
Elle ajouta, riant bêteme nt:
- Pour causer ...
Et, comme Elia s'envel oppait de l'ample tablier
dont elle protége ait sa robe lorsqu' elle aidait à
faire la toilette des bébés, Francin e protest a,
empres sée:
- Je leur donnerai bien le tub sans Madem oiselle. Si Mademoiselle allait mouille r sa robe! Le
drap gris clair est si délicat !
.
Les enfants, réveillés tous les deux, gazouillaient
dans leurs berceau x. Ils tendire nt les bras à la
grande sœur.
- Oui, oui, on va vous lever et vous faire superbes, mes petits pierrots, dit Elia penché e sur
eux et en les couvra nt tour à tour de baisers. On
ne pleurer a pas dans le tub, et on boira son lait
bien vite. Et puis, « Iaia» prendr a ses bébés
chéris dans sa chamb re pour les faire jouer jusqu'au déjeune r. Et après ... devinez qui on ira
voir, à b ferme?
Elle s'interr ompit l?our comma nder à Franci ne:
- Veuillez préven ir à la cuisine que je désire
être servie à diX heures et demie, ce matin.
Pour le coup, Francin e, déjà surpris e de ne pas
entend re Elia lui deman der pourqu oi elle avait
sorti la grande toilette des Jumeaux, Francin e
demeu ra bouche bée: elle ne compre nait plus.
Elia reprit, s'adres sant de nouveau aux enfants :
- Qui on ira voir) chéris? le grand frère!
- Bonbo ns? s'excla mèrent d'une seule voix
Bernar d et Louis.
- Bien silr, il vous aura apporté des bonbon s;
oh! les petits gourm ands!
Ça se corsait. .. Ah ! Mademoiselle avait rendezvous à la ferme avec M. Pierre? Ce que ça tombait à pic!
Francin e, en disant cela, se miL à rire mécham ment en aparté.
- Tâchez de joindre Mme Thoma s et de me
l'envoy er, recomm anda Elia, lorsque , la toilette des
bébés terminée, la bonne descen dit aux cuisines.
- Oui, Maùemoiselle ... Compt e ~-\lesu,
ma
~tie,
se dit-elle in petto. Mme Thoma s 1. •• Elle
�COMME UNE ÉPAVE
doit avoir assez d'œuvre à sa quenQJuille pour ne
pas songer à s'.en~uéri
de toi ... Et elle croit sa
commission faIte - Ah! c'est trop drôle! Va y
avoir du grabuge. Pristi, que les choses s'arrangent à mon idée!
A dix heures et demie précises, Corentin, le
valet de chambre chargé du service d'Elia et des
enfants, monta le déjeuner. Il apporta en même
temps une carte de Pierre, annonçant gue, venu
dire adieu à .1'~b
DoriS,ny, il était allé Jusqu'à la
ferme, et priaIt Eila de s y rendre avec leurs petits
frères. Cette carte parut étonner Elia. De fait, elle
n'en comprenait aucunement l'opportunité, étant
prévenuc par la lettre de la veille. Mais Pierre
avait sans doute une raison pour agir ainsi.
Francine, effrontément, sous prétexte de nouer
la serviette de Bernard, s'était penchée, tandis que
la jeune fille lisait, ct avait jeté un COli p d'œil sur
la carte.
Elle regarda Corentin en haussant les épaules,
narq noise.
La rencontre était arrangée d'avance, puisque
Mademoiselle en avait parlé aux petits. La carte ...
c'était pour en faire accroire aIL personnel; mais
ça ne preuai t pas!
- Mme Thomas est-clle à la lingerie? s'informa
Elia an valet de chambre, en train de découper.
- Non, Mademoiselle.
- C'est étonnant! Elle s'y tient la matinée,
d'ordinaire. Veuillez la chercher. Vous lui direz
ljue je vais avec les enfants voi r 1110n frère à la
ferme, et que je clé~ire
qu'elle m'accompagne.
Vivement, Francme a1la se planter derrière Elia
afin d'être à l'abri d'une surprise.
- C'est que, Mademoiselle, répondit Corentin,
Mme Thomas est sur le _point" de partir. Elle
léjeune avec le chauffeur. Elle va avec lui.
- Où cela? demanda Elia.
D'un geste impérieux, Francinc posa un doigt
sur ses lèvres.
La méchanceté du coup J'œil qui souligna le
geste édifia Corentin.
Il répondit, affectant de prendre un ton respeCe
tueux:
- Elle ne me l'a pas dit, Mademoiselle.
Elia eut un mouvement de contrariété. Puis)
prenant S011 parti, elle comD1"nda :
�go
COMME UNE ÉPAVE
- Préparez la voiture des enfants, Coren lin,
Francine servira. Vous m'accompagnerez, dit-elle
à celte dernière.
- Sans avoir déjeuné?
- Vous serez juste à point pour vous mettre
à table là-bas, où vous savez qu'on vous fait toujours fête. Mon frère ne doit aVQir que-- peu de
temps à lui, je tiens à ne pas le retarder.
- Comme Mademoiselle voudra, repartit Francine un peu déroutée par cetté absence de mystère.
Vingt minutes plus tard, Elia prenait avec la
bonne et les enfants le chemin de la ferme.
Pierre, venu à leur rencontre, les attendait à la
limite du parc. Il embrassa Elia, ainsi qu'il le faisait
toujours en l'abordant, prit un de ses frères sur
chaque bras, mangeant de baisers leurs frimousses
rougies par l'air un peu froid; puis, saluant Francine ~n
signe de tête, il lui dit gaiement:
- Mme Frangon prétend que vous n'avez pas
dû avoir le temps de déjeuner: elle a mis votre
couvert. f",
Francine remercia. Elle avait perdu son air
pincé. Pierre d'Aunis trouvait grâce, lui, aux yeux
des serviteurs de son père. Aucun n'eüt osé lui
manquer de respect.
Un grand feu était allumé dans la chambre
d'amis qui tenait lieu de salon. Et, justement, le
lit immense et douillet' servirait à la sieste des
deux petits, pensa tout de suite Elia, sans cesse
préoccupée de leur bien-être.
Quand Bernard et Louis eurent joué une demiheure avec leurs atnés et croqué quelques-uns des
bonbons qu'avait aPl?ortés Pierre, ils commencèrent à donner des signes de lassitude.
Elia les étendit sur le lit, les couvrit chaudement, puis revenant prendre sa place en face de
Pierre, au coin du feu:
- Enfin! nous allons pouvoir caùser, s'écriat-elle, un rayonnement dans ses yeux noirs.
-- Petite sœur, se hâta de prononcer Pierre,
maman m'a dit, avant-hier, ce que je vais te
répéter: elle craint pour toi les conséquences de
ln situation actuelle, et m'a assuré que, le cas
()chéant, elle serait heureuse de te prêter son appui.
e' étaient, à peu près, les paroles de Mmo Lortet;
mais la légère modification introdu~e
par PielTf:
en étendait singulièrement le sellll.
�COMME UNE ÉPAVE
9J
Elia interrogea le regard du jeune homme si
surprise qu'elle laissa échapper:
'
- Est-ce possible! quel changement!
- , T'en plains-tu?
- Non! oh! non! Je J'ai tant désiré! Je l'ai
souvent demandé à Dieu, que ta mère s'atfectionne
à moi. Je ne l'espérais plus; voilà pourquoi Son
message m'a d'abord trouvée incrédule.
Dis-lui que je lui suis bien, bien reconnaissante.
Peut-être tout se passera-t-il mieux que nous ne
le pensons.
- De quand datenrIes dernières nouvelles de
mon père.
-II a écrit à Mme Thomas il ya huit jours.
Mme Thomas part lundi procham pour Paris
avec une partie des dom~stique,
afin de metr~
l'hôtel en état de recevOIr les maitres. Je crois
qu'el1e nous reviendra ensuite.
- Je ne m'explique pas que mon père se prive du
bonheur de revoir mes frères, lui ~ui
les aime tant!
- Penses-tu qu'il commande. Tu n'as donc
jamais observé sa nouvelle femme? Ses yeux ont
beau être d'un bleu céleste, ils sont durs et volontaires, à certaines minutes. Et je crois que c'est à
ces instants-là qu'on doit entrevoir sa vraie nature.
- J'ai étudié sa physionomie; je pense comme
toi. Je n'aurais pas cru, cependant, que sa passion
de dominer les autres pùt aller jusqu'à éloigner
Un père de ~es
enf~ts.
. .
.
Aussitôt lI1stalle à Pans, JC te donneraI mon
adresse. Tiens-moi au courant de tout et n'oublie
tou~
partager avec toi,
pas que ton frère ent~
même sa maman, ma petIte Ella. Compte sur moi
sur mon affection, sur mon dévouement, ce m'est
une joie de le servi r, insisla-t-it.
Tout en parlant, Pierre regardait \( sa sœur ».
Celle-ci l'écoutait, la tête un peu inclinée, tournéc
vcrs la namme dansante du joyeux feu de souchcs.
de la transformation
Lc jeune homme fut frap~
survenue en clle, ces dernIers tem ps. Elle avait
beaucoup grandi et fort embelli. Quand la nouvelle baronne d'Aunis verrait s'épanouir à cô~é
d'elle celte beauté différente de la sienne, mai s
incontestable, elle prendrait Elia tout à fait cn
haine: Qu'inventera!t-elle contre l'<;>rpheline qu'un
seul hen, sa parente avec les deux Jumeaux, rattachait à la famille d'Aunis?
�gz
COMME UNE ÉPAVE
Le désir d'aider sa sœur à CC1l1qu(l'ir l'indépendance, si les événements le rendaient nécessaire, fit
soudain jaillir l'inspiration. Souria nt à la pensée de
la joie qu'il allait dunner , Pierre rompit le silence :
- J'ai découvert le moyen de réaliser ton rêve,
annonça-t-il. Tu auras un nid à toi, chérie. Je
possède en propre un pavillon tout petit - quatre
pièces - que grand- père Lortet a acquis l'année
de sa mort, en mon nom, afin d'éviter des droits.
Ce pavillon est voisin de notre villa. Grand- père
estimait que cela donnerait de la valeur à l'ensemble, à cause de la bande de terre dont s'agrandirait notre jardin, si on fondait les deux lots en
un seul.
Ma mère sera heureuse de me voir t'offrir cette
minuscule propriété - une vraie maison de
poupée, mais on peut l'ag-randir; - ce n'est pas
mon père, chargé de tes IJ1térèts en sa qualité de
tuteur, qui s'y oppose ra: donc nul obstacle.
Si l'on le rend l'existence trop dure et que tu
doives t'y réfugier, Mme Thoma s te suivra, j'en
suis cerlain. C'est un chaper on respectable et une
si bonne créature 1 Tu seras près de ma mère et
ùe moi, tout en conservant ta complète indépendance. Ton petit revenu t'assure ra une par.lie du
nécessaire; le reste, tu le gagneras aisément en
ouvran t un cours de piano.
Les yeux d'Elia s'etaient éclairés d'une lueur
plus intense, à mesure que Pierre parlait.
La perspective de gagner elle-même sa vie
souriait à sa fierté. Quant à la petite maison tant
de fois désirée, il n'en coûtait nullement à son
amour- propre de la tenir de Pierre.
Dans l'élan de sa reconnaissance, elle lui tendit
les deux mains. Ils étaient encore penchés l'un
vers l'autre, la main dans la main, quand la porle
s'ouvril d'une poussée brusque.
- Vous avais-je menti? prononça une voix
railleuse.
Pierre et Elia, debout en une seconde et les
mains dénouées, se tournèr ent vers les arrivan ts;
Sabine et M. d'Aunis étaient sur le seuil.
Leur attitude était bien dilTére111e. L'air arrogant, le rega"rd maùvais, Sabine posait ses prunelles bleues alternativement sur Elia et sur Pierre,
scrutan t leurs physionomies:M. d'Aunis avait sur
le~
lèvres un sourire indulgent et las.
�COMME UNE ÉPAVE
93
Ce fit lui qui, tout de suite, aperçut les deux
bébés endormis sur le lit.
HIes montra du geste à sa femme, Celle-ci jeta
il son mari un regard de commisération: en voilà
des témoins gênants!
,
Et, pénélrant dans la pièce, elle demanda à Elia
avec un peu d'ironie:
- Notre présen~
paraIt vous surprendre; pero
sonne ne vous avait donc prévenue 1
- Non, madame.
Et allant à d'Aunis:
-- J'espère que vous n'êtes pas souffrant, papa?
- Je le suis fort, au contraire; c'est ce qui a
interrompu notre voyage. J'ai été pris, à Rome,
d'une crise rhumatismale qui m'a enlevé, durant
quelques jours, l'usage du bras gauche.
- Vous vous en ressentiez déjà autrefois, fit
observer Pierre gue l~ mauvaise mine cie son père
avait frappé, lui aUSSI.
Puis avec sa droiture accoutumée:
- J~ ne me serais pas permis de ren rer à Lyré
sans y être autorisé ,par V(;>us, et je ne voulais pas
gu itter Dijon sans dJre adJeu à ma sœur et à mes
frères. J'csl?ère que vous ne me bhllnerez pas de
les avoir fait vemr ici.
- Nullement, ré!}ondit M. d'Aunis d'un ton
presque affectueux. Où vas-tu donc?
- A Paris, faire mon droit.
Puis, se tournant vers Mme d'Aunis, gui atten.
dait, les sourcils .froncés, la fin de ce colloque, il
la salua cérémomeusement, sans un mot.
Elle répondit par un sourire hautain, semblant
dire : «lI est heureux q uevous vous décidiez à vous
apercevoir de ma présence. »
Elia alla rejoindre Sosthène qui, incliné sur le
lit regardait dormir ses fils.
~ N'est-ce pas qu' ils sont beaux 1 murmurat-elle. Oh! vous pouvez les embrasser, papa' un
baiser ne les réveille pas, j'en fais l'épreuve tous
les soirs.
. - Vous ne tenez pas ~ m'ap~ler
maman, je
Sabme à Eh.:l , debout entre
suppose? fit ?bser~
elle et d'Aullls, maintenant.
- Cela ne saurait me venir à l'esprit, en effet,
madame.
'
- Alors, il serait peut-être convenable de nous
traiter, mon mari et moi, d'une façon uniforme.
�94
COMME UNE ÉPAVE
Elia interro gea silencieusement d'Auni s, un peu
d'angoisse dans les yeux.
Celui-ci protest a mollement, se bornan t à dire:
- Un mot ne signifie pas grand'c hose.
- Non, intervint Pierre ; mais une habitud e
imposée devient un droit!
- Trouvez bon, monsie ur, CJue nous réglions
cette questio n entre nous, nposta sèchem ent
Sabine.
- C'est juste ... Je vous fais toutes mes excuses,
madame. Je ne me serais pas permis d'interv enir,
s'il ne se fût agi de ma sœur.
Pierre passa devant la jeune baronn e, alla mettre
un baiser sur le front des deux bébés toujour s
endorm is, embras sa Elia, salua son père et sortit
de la pièce, puis bientôt de la maison .
M. d'Auni s le suivit d'un regard attristé , nui s
il ne le rappela point.
VIII
Ce matin de janvier, le petit salon du chateau
de Lyré servait de cadre à un table:lll famili:ll
exquIs de fraîcheur et de grace.
Dans celle pièce orienté e au midi, qu'elle affectionnait, la jeune baronn e avait groupé ce que
l'habita tion renferm ait de plus précieu x: meubles
du XVIIIe siècle, fragiles et coquets en leurs formes
contou rnées, bibelots rares, guelq ues bons tableau x
rapport és du vieil Mtel de Dijon ... Des fleurs
de serre peu odoran tes, des orchidé es surtout ,
tStranges de couleu r et de forme, amusai ent le
regard. Les tenture s claires qui drapaie nt les
fenêtres lai saient pénétre r 1.:lrgement le soleil.
Un sourire lumineux passait sur les choses, qui
chassait les papillons noirs, envelo ppait Parne
de loie . .
Encore sous ]'inOuence ùe la crise rhumat ismale
qui avait hâté son retour, Sosthè ne d'Auni s se
tenait, ce matin- là, enfoui dans une bergèrc
Louis XVI, capitonnée de moelleux coussins de
plume, au coin de la cheminée où flambait un
grand feu de Mtre.
A genoux sur le tapis, entre ses deux beaux-fils
occupé s à mettre en équilibre les animau x d'une
bergeri e, Sabine jouait avec eux, gaieme nt. Elle
�COMME UNE f;PAVF.
95
avai l entrepris leur conqu~te,
et, en dépit du flair
si sOr des enfants, tout de suite mis en défiance
presque contre ceux qui nelesaiment pas, dIe avait.
ré~s!.:q'
Aunis oubliait les d?uleurs lancinantes que
IU.l falsâlt endurer ·son ,bras malade, à les contempler jouant tous les trois, à écouter le babil des
petits 'et le rire si jeune de Sabine. L'ombre légère
projetée sur ses illusions, par la Jureté dont èelleci avait fait preuve en abordant Elia et Pierre le
jour de J'arrivée, s'était dissipée peu à peu.
Saris partaerer Jes craintes manifestées par sa
femme, laquefle prétendait avoir la certitude que
les jeunes gens s'aimaient, il en était venu ù se
consoler de la rupture qui tenait son fils aine:
éloigné de lui; se disant que, peut-être, à vivre
chaque année deux mois auprès de la jeune fille,
Pierre aurait pu s'en éprendre sérieusement et
vouloir l'épouser. Ce sujet de tristesse écarté, plus
rien ne troubla sa quiétude. Goûtant, à Lyré, le
repos que sa santé ébranlée rédamait, fas du
monde, ne souhaitant rien en dehors des joies que
lui donnait son nouvel intérieur, il eiH volontiers
prolongé son séjou r ù la cam pagne jnsqu'en avril.
II n'en allait poin t aiasi de la nouvelle baronne.
Elle était impatiente de teni r sa place Jan!; le
monde :lristocratiq ue, ùevenu « son milieu» par
son mariage avec Sosthène ù' Aunis, baron :luthen.
tique, allié aux plus nobles familles du faubourg.
Cousiner avec des comtes et des ducs, être admise
dans l'intimité des douairières, voir son n0111, sa
beauté, ses toiletles cités dans Jes échos mondains! Une griser ie, q ni lui Illon tait parfois il la
t€:te et lui faisait perd l'e de vue, un instant, S011
habit uelle prudence.
Dès la fi II cie décem,bre, elle avai t envoyé
Mme Thomas et une partie. du per~onl
préparer
l'hôtel ùe l'avenue Montmgne, atm que rien ne
retard<ll le départ, le jour où il deviendrait possible. Elia tenait, dans l'existence de M. et de
Mme d'Aunis, une place de plus en plus restreinte.
Tout servait de prétexte à Sabine pour l'écarter.
Le médecin ayant recommandé au malade de
vivre dans. une temyérature toujçml's égale, et le
château, ,sll1'l:ple r~sldenc
d'été, ne ,possédant pu:;
de calonfère, la Jeune baronne clecréta qtle les
repas seraient servis dans Je petit Salon. AUt0ur
de la table, for.c€meht exigui.:, trois personnes
�COMME UNE ÉPAVE
n'eussent pas trouvé place. Elia fut prévenue que
cette disposition, nécessitée par la santé de son
tuteur, l'obligerait doréna vant à vivre à part.
- Je peux prendr e mes repas avec mes frères,
ainsi que j'en avais l'habitu de, propos a la jeune fille
lorsque Mme d'Aunis lui annonç a, l'air ennuyé , la
décision « que lui dictaient les circons tances ».
- C'est que ... les petits mange ront désorm ais
plus tôt, afin d'être prêts à descen dre au momen t
du dessert. Je crains que leur père ne s'ennu ie:
ils l'égaieront.
On ne peut prépar er deux déjeuners à une
demi-h eure d'interv alle: vous serez servie chez
vous, comme nous, en même teml?s que nous,
insista-t-elle d'un ton trancha nt qUl ne souffrait
pas d'objection.
Elia le compr it; elle se tut.
Ces dispositions dont il bénéficiait, M. d'Auni s
les avait approuvées sans songer à s'enqué rir
auprès d'Elia si elle n'en souffrait point.
- Elle est servie comme nous, lui avait dit
Sabine ; elle se plalt chez elle où rien ne lui
manqu e; croyez-moi, tout est bien ainsi.
Tout était bien ... Comm ent Sosthène en eClt-il
douté, puisque la charme use à qui il avait livré
sa volonté l'affirm ait!
Cepend ant, le jot;r des rois, la vue du gâteau
traditionnel éveilla en son esprit le souvenir de
sa }?,upille.
.
S'adres sant à ses fils qu'on venait d'amen er, et
qui tendaient leurs menottes impatientes vers la
brioche dorée, il s'infor ma;
- Que devient donc la grande sœur? On ne la
voit plus, même aux jours de fête!
- Elle est dans sa çambre ! répondit Bernar d.
- Sabine, voulez-vous faire prier cette pauvre
enfant de descen dre? En nous serrant , nous lui
ferons bien une petite place!
- Vous avez entend u, Francin e. Montez dire
il mademoiselle qu'on l'attend .
Elia parut quelques minutes plus tard. Si elle
avait pleuré, il n'y paraissait point. Ses yeux noirs
étincelaient, résolus et fiers.
- Vous m'avez fait deman der, monsie ur '/ dit.
elle après avoir salué cérémonieusement.
- Pourq uoi tu l'appelles plus papa? T'es fâchée·}
s'informa Bernar d, qui remarquait tout.
�COMME UNE ÉPAVE
97
Elia reg-arda Sabine avec un sourire où pointait
une ironie mal réprimée, l'air de l'engager à
répondre. La jeune femme s'y empressa.
- Parce qu'il n'est p~s
son papa et qu'elle est
trop grande pour continuer de l'appeler ainsi;
mais c'est votre sœur tout de même, et, ajouta.
t-elle, tendant la main à la jeune fille, c'est notre
amie à tous.
- Tu nous délaisses, ma petite Elia, dit à son
tour Sosthène ; on ne le voit plus!
Les traits d'Elia revêtirent une expression d'ahurissement. Elle repartit :
- Je ne fais que me conformer aux ordres de
Mme d'Aunis, monsieur.
Sosthène interrogea sa femme du regard.
- C'est vrai ... Mais j'avais mes raisons. Si Elia
eût été en tiers, je ne serais jamais venue à bout
de me faire aimer de mes fils. Aujourd'hui, la.
connaissance est faite, nous voilà bons amis, les
petits et moi, je ne crains plus la concurrence.
Elia pourra, si cela l~i est aWéable, amener ellemême les enfants matm et SOif.
Et comme si. ur~e
idée, su?i~ment,
eût surgi
en elle tout en mdlquant à Bita sa place et en lui
offrant' une part du gâteau des rois, elle prononça
d'tm too de regret:
- Quel dommage que vous ne parIiez ni l'allemand ni l'anglais! Vous auriez pu continuer
d'élever ces enfants qui vous sont si chers.
Elia mordit à son gâteau avant de répondre:
cela lui donnait le temps de réfléchir. Quant à
parer le coup 1. .. A quoi bon essayer? 11 était
porté de main de maître. Impossible de lui mieux
faire sentir qu'elle ne pouvait songer à s'occuper
plus longtemps de ses frères. Cela équivalait à lui
conseiller de céder la place à d'autres.
S'en aller ... La pauvre petite avait compté Sur
deux ou trdis années encore. En fallait-il moins
pour que ses chéris fussent à même de se passer
de sa constante protection! Qui donc surveillerait
leur bonne, quand elle ne serait plus là !...
Et puis, elle eût mis ce temps à profit pour
perfectionner son jeu et se familiariser avec les
méthodes nouvelles d'enseignement.
S'en aller !...
Hypnotisée par cette vision de départ menaçante et proche, elle oubliait de répondre.
4
�g8
Enfin, sentant fixés sur elle les yeu:x. imptSrieusa.
ment questionneurs de Sabine, ene finit par dire.:
- Oui, il est faclleux lue j'ignore ces deux
bngues; j'aurais pu servir de gou"ernante à mes
frères: c'eüt été une situation comme une autre.
Elle avait articulé cette phrase d'un ton morne.
D'Aunis l'observait, assombri, visiblement gêné;
mais. ne sachant comment intervenir sans pataltre
Lldmer sa femme, il se taisait •
. Celle-ci remarqua ce changement de physionomie; 6volu:mt avec son habileté coutumière, elle
reprit:
- Une si luation! Quelle nécessilé y a· t·il de
vous faire une situation; je ne la vois pa~.
Elia s'était déjà ressaisie. Secouant lu tête en Uu
geste de protestation, elle repartit:
- Du jour oll je ne serai plus utile t\ Ines fl'ères,
J'hospitalité que je reçois ici ne se compensant
par rien ...
- Que voilà un singulier débat, inlerr01l1pil le
baron, tout t\ fait mécontent, celle fois. Laissol1S
cela, je vous prie! Et::uH chez ton tuteur, tu es
chez toi; que ce ·soit bien entendu, petite fille,
ajouta-t-il, semblant mettre Sabine h01'5 de cause.
Elia lui sourit. II y était vraiment, à ses yeux,
lui, hors cie cause. N'empêche que « l'autre .)
l'emporterait. ...
- Tiensl j'ai la fève! s'écria~t-el
soudain) J'3ir
ravi, comme SI celte royauté fugitive eût dû ::tS9U l'er
son bonheur.
- Choisis ton roi, fit d'Aunis, essayanl de mettre dans sa voix un peu de gaieté.
-Le roi que je choisis est absent.., C'est Pierre.
Elle glissa la fève dans sa poche et annonça:
- Je la lui enverrai comme insigne de sa
royaut€:. Il -est convenu avec lui, poursuivit-elle,
regardant Sosthène, que, dès qu'il aura pris pied
à Paris, il me mettra en relation avec l::! directrice
d'un COUTS par correspondance. Je suppose que
vous n'y verreil aucun inconvénient, monsieur?
- C'est même une excellente idée que j'approuve. Qui l'a eue?
- Pierre. Il veut aussi que je travaille beaucoup
mon piano. Il pense quej dans quelques annéesj je
pourrai ouvrir un cours à Dijon. Ce que je gagnerai,
joint à ce que vous m'avez remis venant de llla
mère, me fera vivre largement, assure-t-il.
�COMME UNE ~PAVE
99
- Petite jnù~peat!
prononça d'Aunis en
souriant.
-Vous m'approuvez, n'est-il pas vrai, madame '?
interrogea Elia.
- Je vous c.:omprends : oui ..•
L'humble avenir que préparait à Elia la pré~routai!
Sabine. Quel. était
voyance de Pier~'
donc son but à hu? Ella seraIL-elle seule à ~lme'
'?
« Cela suffit, conclut-eUe :.lprt:s avoir un instant
réfléchi. Avec sa volonté, sa beauté, elle parviendra
aisément à transformer l'a{l'ection ùe Pierre en un
amour t!~pl
au. sien.
pl~is
... <le toute façon,
cette pellte deVIendra vIte genante. Quel rang lui
asi~ner?
On ne peut toujours l'admettre dans
l'intimité; pas davantage la reléguer avec les gouvernantes des enfants: il n'y a vraiment pas de
pb.ce ici pour elle ..• » .
•
Tandis qu'elle pens:ul ces t:hoses, son vIsage
riail aux genti.Il
s ,s~
des ?eux petits. Le CO~lVe't
enlevé, eUe pna Ella de faIre un peu de musIque,
Puis avisant des morceaux à quatre mains, elle
vOl~t
en essayer un avec la jeune fille. Sosthène pri 1
ses GIs sur ses genoux,où, bientôt, ils s'endormirent.
Elia avait beaucoup de mesure; elle interprttait
b. pensée de l'auteur avec un sentiment trt:s juste.
Sabine, qui était elle-même bonne musicienne, prit
plaisir à celle étude.
- Nous pourrons rccommencer, dit.elle.
madame, reparti 1
- Je ne demanùe pas m~e,ux
Elia tout en cherchant ses ireres des yeux.
Et les aperçev:mt syl' les genoux <le lent' père:
- Ils vont vous fatIguer, papa ...
Elle rougil violemment et se mordit les lèvres
d'a.voil~
lais~
tchap~;
furieuse :ont.re el1~-mên;
l'appellatIon lIltenllte. D AUl1Is n y aVait pas prIS
garde; cela ne l'offu?quait pas, ~u reste.
- Attendez, repnt·elle, JC vaIs vous en débarrasser.
Adroitement, sans l'éveiller, elle souleva Louis
ct le prit sur ses bras.
Sabine avait sonné.
- C'est 1?0ur Francine? Je prtfère les monter
moi-même. Francine manque de douceur dans les
mouvements; elle les réveillerait.
- 'Tu vas te faire mal: ils sont trop lourd s ! flt
observer J'Aunis.
- Ob 1 je les ai ainsi rapportts du parc PIU ~é;ïi"',\
J?t
,
~au
~
l)
\~
~
' l,
�100
COMME UNE ~PAVE
d' une fois, repartit Elia, caressant de son regard
profond le petit corps niché contre sa poitrine.
- Voyons si je m'y entends! murmura Sabine.
Et, venant prendre Bernard avec précaution,
elle suivit Elia, emportant 16 bébé. Elle fut très
longtemps avant de redescendre.
- Qu'avez-vous donc fait là-haut? s'informa
Sosthène quand elle reparut.
- Beaucoup de choses. Nous avons inspecté
l'étage, Elia et moi, afin de voir où elle pourrait
transporter son installation lorsque nous aurons
des gouvernantes étrangères pour nos enfants.
- Rien ne presse.
- Ce n'est pas mon avis. Francine ne poUt'rait
que leur enseigner le patois du Morvan; ils le
parlent déjà. Avec leurs gouvernantes, ils appren. dront l'allemand et l'anglais en se jouant.
- Alors il va falloir déménager une seconde
fois cette pauvre petite Elia.
-C'est inéyitable. Elle l'a si bien compris qu'elle
s'y est prêtée volontiers. Sa chambre lui déplait;
elle ne la regrette pas, m'a-t-ellc dit.
- Où la mettrez-vous?
- Je compte lui donner les deux petites pièces
qui touchent à l'appartement de Mme Thomas.
- Elle sera à l'autre extrémité du château.
- C'est vrai; mais tout près de la femme de
chargt::.
-Elle prendra ses repas avec ses frères ou avec
nous, bien entendu?
- J'avais pensé que ce pourrait être avec
Mme Thomas, qui est toujours servie à part.
- Vous avez cru cela possible 1 Oh! Sabine! sa
mère a été Mme d'Aunis. Vous l'avez un peu perdu
de vue.
- Sincèrement, cher, puisque nous nous en
expliquons, je vous dirai ma manière de voir: Il
y aurait des inconvénients de toute sorte à ce
qu'Elia [Ut élevée comme une fille riche, elle qui
ne possède rien ou presq ue. Votre fils ainG me
paraît l'avoir compris, - j'en suis même surprise,
- puisqu'ililli conseille de se préparer à l'ingrat
métier de professeur de piano. Nous rendrions un
très mauvais service à cette petite, qui promet
d'être remal~qubJnt
jolie ...
- Je vous arrête là, fit Sosthène en riant. Dès
Ee début, j'ai devIné qu'il y avait de votre part un
�COMME UNE ~PAV:E
rOI
peu de rivali lé féminine dans votre ardeur à persécuter Elia.
- Je la persécute!
- Un peu ...
11 s'était levé. Il prit la m(ün de Sa femme, la
conduisit devant la gla.ce ~t, l'envopa~
~e
son
bras, la contempla IUI-meme dans le mll'Olr qui
reflétait ses traits.
- Mais regarde-toi donc, ma chère beauté'
regarde-toi comme s'il s'agissait d'une autre, t~
reconnaIlras que nulle femme ne peut t'être COmparée. Tu redoutes, si je continuais à traiter Elia
comme ma fille, d'avoir à la présenter dans le
monde. Tu crains q lie cela ne te vieillisse ...
avoue-le!
- Quoi qu'il ell soit, répondit Sabine, ramenant
son mari vers un tête-à-tête où elle le nt asseoir et
Ott ellc prit place elle-mëme, je juge que cette
enfant serait entre nous un constant sujet de discussions. Voulez-vous me laisser agir?
- Que comptez-~us
faire? ,.
.
- La rendre au sl~nor
Parelu tout sImplement.
C'est sa fille: qu'il s en arrange. Vous auriez dû
prendre ce parti aussitôt après la mort de sa mère:
elle ne vous est rien, somme toute?
- Et mes fils? Qui e(U-veillé sur eux? Elia leur
est absolument dévouée. Je n'avais qu'elle à qui
les confier. J'ai, au contraire, agi de façon à la
garder auprès de moi.
« Les quelques démarclles failes pour retrouver
Son père, à cet~
époque, n'ont pas abouti parce
que je ne m'y SUIS prêté en ~ucne
façon, dans mon
propre i~1térê
... dans le sIen aussi, 'p~r
le fait. Je
répugnaIs à confier une en~at
SI jet.;ne à un
bohème n'ayant pas su asseOIr SOI1 eXIstence et
qui, moralement, etH été au-dessous de sa ülche.
Je 11e J'ai guère mieux remplie, il est vrai, ajouta
Sosthène; je me reproche de n'avoir pas donné une
institutrice à Elia; mais, du jour OLT vous êtes
entrée dans ma vie, ensorceleuse, je n'ai plus pensé
qU'à vous. Sabine répondit par un baiser. J'outefois, elle était trop pratique pour s'attarder à faire
d~
sentiment. Inqui~te
des scrupules qui s'éveil_
laient chez son man, elle protesta avec vivacité:
- Vous avez rempli votre devoir au delà en
défrayant Elia de tout. La loi ne vous en demandait
pas tant.
�102
COMME UNE EPAVE
- Pardon ... Je n'ai été nommé tuteur provisoire qu'à la ..•
- Proviso ire? interro mpit Mme d'Auni s,
étonnée.
- C'est le titre dont est investi celui qui remplace le père, dans le cas où se trouvai t Elia.
N'ayan t pas la certitud e qu'il est mort, mais ne
connai ssant pas sa résiden ce, la loi le déclare
« absent ».
.~
- Alors, s'il vient à reparaî tre, l'enfan t lui est
rendue ?
- A moins d'indig nité notoire , oui.
- C'est au mieux.
Sosthè ne protest a, l'air contra rié:
- Je vous avoue, mon aimée, que j'éprouverais
un vrai remord s à me séparer de ma pupille dans
ces conditi ons; d'autan t plus qu'elle ne partira it
pas sans chagri n; elle aime tant ses petits frères.
- Elle aime surtout le grand 1 reparti t railleusement Sabine .
- Pas dans le sens que vous entendez, je ne le
crois pas. Nous discuto ns du parti à prendr e, du
reste, fit-il observ er, comme s'il était en notre
pouvoi r de retrouv er Parelli du jour au lendemain.
- Parelli ! Je sais où il est. Je m'étais égarée sur
une fausse piste, l'année dernièr e, avoua-t-elle
étourd iment; mais je suis sCtre de mon fait, cette
fois 1
- Comm ent vous y êtes-vous prise? demand a
Sosthè ne stupéfait et troublé de cette sourno ise
prévoyance.
- Comm ent! J'ai envoyé une note aux journau x
italiens les plus répand us, et à quelques revueS
théâtra les.
- Par qui saviez·vous Parelli en Italie?
- Je l'ai appris à son lieu de naissance. Je
m'éton ne que le juge de paix chargé de régler le
sort d'Elia n'ait pas usé du même moyen.
Et sans laisser à Soslhè ne le temps de lui poser
d'autre s questio ns:
- Je vous promet s, insista-t-elle, que votre
pupille nous quitter a sans heurts. Je saurai me
montre r son amie. Mais ce départ est . indispensable pour plusieu rs raisons. Il en est une que
vous n'avez point encore envisag ée: Nous sommes
convenus, n'est-ce pas, que mon frère Arman d
deviendrait votre régisseur dès sa sortie de Gri-
�COMME UNE ÉPAVE
gnon, et que vou~
lui don.eri~z
Ly~é
comme
résidence. Tel que Je le connaIS, Il seraIt capable
de s'éprendre d'Elia.
d'A.unis avec une
- Il l'épouserait, repa~ti
vivacité enjouée: ce seratt la meJllenre solution.
- Elle refuserait Armand.
- Pour quel mot!f? Votre frère est charmant,
bien élevé; je le croIs bOh .. :
- Bon! Il l'est, ~n effet; I~ l'esl trop, selon moi.
Cela n'empêcheraIt. pas ,EIta de le refuser. Le
motif c'est qu'elle aIme PIerre.
So;thène fil un geste de dénégation; il ne pouvait l'admettre.
-Je vous en fournirai la preuve. Vous me croirez peu t-être !
.
".
- Je me rendraI à 1 eVldence; cela va de soi.
Ah! je ne veux pas que Pierre épouse une jeune fille
pauvre. Il n'aura ~s
une f<;>rlune sufiant~
pour
soutenir son rang, s Il se m~ne
dans ces condl tlOns.
- Pensez-vous que la Jeunesse calcule? Si je
vous prouve ce que j'avance, me laisserez-vous
agir comme bon me semblera?
-Oui. '
- C'est tout ce que je désire, répondit Sabine.
Pendant que nons y sommes, traitons également
du renvoi de Mme Thomas, vonlez-vous? Cette
vénérable dame personnifie_pour moi une somme
de souvenirs désagréables. Elle a rempli ses fonctions sous les « règnes » précédents. Elle s'y
reporte à tout propos avec un manque absolu de
tact.
'
Je veux oublier, s'il se peut, que, avant moi.
d'autres ont occupé une place dans votre cœur.
C'est bien parce, q ue.i~
v~u,s
aimais déjà, que, dès
mon premIer séjour ICI, j al pensé à écarter cette
petite étrangère: .elle me rappelait trop le passé.
- Il restera tOUjOUrS mes fils ... Vous ne Comptez
pas les écarter, eux, falou.se!
En posant cette questIOn, Sosthène souriait.
mais une s~)l1rde
anxiété per~ait,
dans son regard:
- Vos hls! leur sœur partIe, Ils ne nous quitteront plus. Vous ne vous apercevez donc pas qu'ils
me deviennent chaque jour plus chers. J'en :arriverai à oublier que Je ne les ai pas mis au monde
tant jo:me sens pour eux un cœur de vraie maman:
Et, revenant à sa hantise, Sabine insista de
nouveau:
�CO~ME
UNE tp AVE
_ Ne craignez point que je précipit
e le dép~rt
d'Elia et celui de la fe:nme de c~a.rge
Mon frere
ne sort de Grignon q';1 en ao~t;
1 al t~u
le \emps.
Lorsque vous serez bien remis! nou
s
lr~ns
passer
à Pat:15 quelques bonnes. ~e!l1ans.
PUIS v~us
me
conduirez dans vos pronet~
de
e
l
~
,
a
m
r
?
N
.
s
~
o
N
ne serons guère de reto ur qu en IUID
. D ICI là, Ella
et la: femme de charge nous s~ront
cause des petits, que nous laissero fort utiles .à
sous leur surveillance. Donnez-moins cette fOlS
blanche, mon ami, je vous promets donc carle
que vous vous
en aoplaudirez.
D'Aunis finit par céder, comme l<?u
dant une ombre resta sur ses trai jours. Cepents que
res~
de la jeune baronne ne dissipèrent les capoint.
104·
IX
_ Hâtez-vous de lire, che r; Elia ne
sera guère
absente que ~eux
heure:;; je vien d'e~
perdre une
partie à ouv nr ce maudit bureaus et
11 me faut le
temps de remettre tout en place.
Sabine avait articulé cette chose
sans sourciller, la jugeant uatnrelle monstrueuse
, presque un
droit.
_ Qu'elle ne se doute de rien,
Soslhène, hon.teux du moycn ima recommanda
fcmme pou r lUI mettre sous les yeu giné par sa
x la preuve de
cet 3mour auquel il refusait de croi
re.
_ Où est allée l'eufant? s'informa-ldans cette appellation une nuance de il mettant
_ A l'église ... ou au presbytère ... tendresse.
Je la soupçonne de servir d'espion à votrc curé
.
_ Allo.us donc! L'abbé Dorigny est
nu honnëtc
homme, Incapa?le d:user. d~ proc
édé
s
vous forgez de slnguhères Idees, repa vils ; vous
sans s'apercevoir quc, dans la circrtit Sosthène,
onstance sa
réplique était cinplantc.
'
- Lisez! lisez. Nous discuterons plus
ta.rd
.
Ce que le haron d'Aunis avait cntre
les mains,
c'était le journal d'Elia.
Ell;trée à ~'improvte
~bcz.la
c fille, Sahine
l'aVait surp nse cn tram déc rire .jellu
Ellc
demandé, mais son regard avait suiv n'avait ricn
ments d'Elia, entrevu Je cabier ... Ellei les mouvepou r y avoir cédé, à une époque de connaissait,
sa vic, la ten-
�COMME UNE ÉPAVE
1°5
dance c;u'ont les jeunes filles à prendre une feuille
de papIer c<tmme confidente de leurs secrets intimes. Persu'adée que le journal d'Elia lui donnerait la preuve qu'elle s'était engagée à fournir, elle
avait à plusieurs reprises tenté d'y jeter les yeux.
Mais l'honnête bureau qui en avait la garde ne
s'était point laissé forcer. La veille seulement,
outillée comme un cambrioleur de profession,
Sabine avait eu raison de ses serrures, durant la
promenade des e.nfat~
qu'EI!a accompagnait touJOurs. Il suftirall, desormals, qu'une occasion
s'offrit ... Aucun scrupule n'avait retenu sa main
tout à l'heure, quand la sortie d'Elia lui avait
promis deux heures de liberté.
Elle appartenai t à l'école qui s'inspire du cynique adage: « Qui veut la fin, veut les moyens. »
Dans sa hl te d'apporter le journal à d'Aunis,
elle y avait à peine jeté l~s
yeux; mais le hasard
l'avait bien servie: les lIgnes parcourues étaient
un aveu sans détour. Sû:re. d'e}le, triomphant
d'avance, la jeune baronne mSlstaJt pour que son
mari lût le cahier d'un bout il. l'autre.
Sosthène, tout de suite) alla aux dernières pages,
pressé d'en finir, et se croyant cert~in
que là seulement il avait chance de découvnr les traces de
l'évolution subie par la fraternelle tendresse de
son fils et d'Elia. Et ce qu'il rencontra entre les
derniers leuillets, ce fut une lettre de Pierre datant
de la semaine précédente. 11 ne résista point au
désir de connaître la pensée de son fils.
« Chère petite sœur, écrivait Pierre, j'ai fait du
chemin depuis ma dernière lettre.
« Je t'ai dit ce qu'était cette œuvre admirable
La Prance de demain, destinée à combler le fossé,
- on pourrait dire .J'abîme, - qui, malgré tant
d'évolutions succeSSives, sépare encore la classe
des travailleurs de la bourgeoisie et de la noblesse.
« Il faut faire ses preuves. Etre tOlljours maUre
de soi, même dans la manifestation de l'énergie
physique' nécessaire, voilà notre mot d'ordre.
Nous sommes soumis à une discipline militaire.
Mais, à côté du chef laïque chargé de nous exercer
aux sports développant la force musculaire, - il
est parfois très malaisé de transporter un perturbateur dehors sans lui faire le moindre mal, - un
aumônier nouS dirige. Tout comme les anciens
chevaliers, nous avons notre veillée des armes.
�loG
COMME UNE ~p
A VE
« Elle s'accomplit à Montmartre. Des pensées
de tout ordre m'ont traversé l'esprit, durant ces
heures rapides. J'aipris des résolutions fortes que
j'espère bien tenir. L'avenir s'est levé si lumineux,
que j'y pourrai marcher, je crois, sans défaillance.
« Et maintenant, si l'on te raconte qu'on a vu
Pierre d'Aunis à la porte d'une église, criant les
numéros d'une revue, ne va pas crolt'e qu'on ment:
c'est l'un de mes emplois. Je suis pourvu, s'il te
plall, d'un permis de la préfecture de police, tout
comme un simple camelot.
« La première fois que j'ai lancé mon boniment
de ce cher ::tccent bourguignon qui ne se perd point,
j'ai obtenu un succès de fou rire dont je n'ai pas
été très fier. Un vilain relent de respect humain m'a
un instant fermé la bouche. Oh! rien qu'un instant!
J'ai eu vite surmonté cette petite lâcheté. Les
rieurs se sont mis de mon côté, en m'entendant
crier de plus belle, et ils m'ont acheté ma revue.
« Je m'aperçois que mon enthousiasme m'entraîne à ne te parler que de moi. Ne va pas supposer que je t'oublie! J'ai eu une pensée pour toi,
pour tous les miens, pour mon pauvre père surtout, dans ma nuit de veille il MOl1tm::trtre. Je vous
ai tous nommés à Notre-Seigneur, (ous confiés ù
son amour de frère, d'ami.
« Les questions matérielles non plus n'ont pas
laissé de me préoccupe)' ces derniers 1emps. Mail
projet prend corps. J'ai l'assentiment de ma mère,
celui de mon père aussi. Je n'ai pas osé lui écrire
moi-même; c'est notre notaire qui s'en est ch::trg6.
Le ton ùe la réponse m'a pral! \'é que je 1':l1lrais
pu ... cela m'a JounG un regn:1.
« Tout sera bienlûl en règle. Ne poulnis-tu,
sous prétexte de Cjuelq ue arrangement ùe toilette,
le faire conduire à Dijon avec Mme Thom::ts '? Vous
iriez ensemble visiter ton immeuble, dont les clefs
seront dGposées chez notre not::tire, M. R::tbourdin.
C'est un excellent homme à qui tu peux te fier
absolmuent. Il est au cour::tnt de ta situation el
s'intéresse vivement à toi. Prends donc courage.
Qu'importeut les petites souffrances du présent.
End\lre tout pour l'amour de nos deux chéris, je
t'len <;upplie encore.
t< Et compte sur mon iBaltérable affection.
« Ton frère tout dévou6,
« Pierre D'AUNIS,
)
�COMME UNE ÉPAVE
1°7
Sosthène s'éternisait à cette lecture, si bien que
Sabine; perdant patience, finit par lui dire:
- Vous n'aurez pas le temps de prendre connaissance du reste.
Et elle lui indiqua les passages donnant raison à
ce qu'elle avait avancé.
Sosthène ressentait tant de honte à violer les
seérets de l'ame candide révélée dans ces pages
'
q n'il referma bientôt le cahier, disant:
- Elle aime Pierre, qui; mais dans la lettre de
mon fils, nulle trace d'amour. Il pense et agit en
frère ainé; voilà tont. Je ne peux le blâmer d'avoir
pris son rôle au sérieux.
- Elle m'arrange bien! murmura entre ses
dents Sabine, qui venait de tomber sur un passage
la concernant; petite peste! Je te revaudrai ça!
Et au lieu d'insister pour q LIe son mari reprit lu
lecture du journal, elle l'emporta, disant:
- Que je n'aille pas me faire surprendre là-haut
par Elia!
Sosthène resta le front dans ses mains, immobile il songer, en attendant Je retour de sa femme.
ses aspirations,
Cette échal?rée, sur la ~ie de Pi~n'e,
tout ce qU.'1 decoUITalt. en lUi de noblesse, d'ardeur au bien, le troublait profondément. Et quelle
nature droite! II dompterait la violence du sang des
d'Aunis, il romprait sa volonté, il serait quelqu'un!
tard? Pauvre petite! elle
Aimerait-il Elia ~lus
l'aimait déjà, elle ... l our'quoi lui en faire un crime '?
Le cœur ne subit pas le choix de ses amours: il
l'impose. Il.Elst pa:fo~s
ave~gl
ou fOl;1' il e~t vrai ..•
mais pOuvait-on mns,l qualifier le fatt d'aimer un
être d'élite tel que Pierre?
M. d'Aunis se sentait d'autant plus porté à l'indulgence, que la calme affection de son fils ne Ini
laissait entrevoir aucun péril. Cependant, Sabine
avait Sa parole; elle ne lu lui rendrait point, il le
savait. ..
Après tout, elle avait raison sur bien des {'oints.
Le départ de Mme Thomas, qui le contranait nn
peu, s'imposait également pour les motifs que s~
temme lUi avait donnés. Elle voulait déblayer leun
vie des témoins du passé; devait-il s'en pIai.ndre?
N'était-ce pas une preuve d'amour? Leur vie ...
Sosthène essaya, lui aussi, comme l'avait fait
son fils en sa nuit de prière, d'entrevoir l'avenir. Il
n'y parvint pas. Son âme était obscure et !.ourde.
�lOS
COMME UNE ÉPAVE
AUCUllelueur intime ne le g.uid~l}
r;e s.lvaitmême
ou s Il etaIt heureu.'.
pas recOllnaltre s'il soufr~lt
l'union qu'il s'était laissé entraîner à conclure
ne "'lui donnait, jusqu'ici, qU'L:ne impression. de
surprise. Tout au fond . de lUI-même, 1:11 Vieux
anciennes se révoltait CO~lt:e
reste ùes croya~les
cette transgressJOllllouvelle au dogme. Il se faisait
l'elfet d'un homme ayant mis le pied dans un de
ces marais perJides où, le pas premier franchi, on
s'enlise .. . on descend ... on sombre!
Un sourire, une caresse de Sabine dissiperaient
cet énervant malaise. Il le savait; il l'avait si souvent expérimenté. Où donc était-elle? Il quitta le
petit salon .et la c~lerha
à travers le chateau. Un
rire argentm le gUida.
- Ne me laisse pas ainsi, supplia-t-il avec l'àcjcent plaintif d'un enfant mal~e
. Ne sai.s-tu pas que
e ne vis plus dès que tu es lom de mOl!
- Tout est remis en place; Elia n'est pas de
retour encore; je passais devant la chambre des
petits; je suis entrée et j'ai joué.L111 instant.
Tout était remis en place, mals.à l'œil attentif
d'Elia bien des détails devaient révéler l'indiscrétion c~mise
..La let~
de Pie.rre avait été glissée
entre les premiers [eudlets du Journal, alors qu'elle
l'avait placée à la page OLI elle avait écrit ta veille '
un porte-pl:u:le. avait roulé dans .le tiroir! et, en
glissant preCipitamment te cahier, SabIne avait
repoussé au fond tout un paquet de lettres.
La jeune Olle eut une révolte, lorsqu'elJe s'aperçut que l'on avait ouvert ses tiroir, touché à son
jour~al.
Pui; le souveni!' des réflexions aussi dures
que Justes, echappé;s a .sa plume à propos de ta
nouvelle baron~.
d ~lnJS,
- la coupable, à n'en
pas douter, - renexJOns que celle-ci avait dü lire
la divertit quelques instants .
'
Mais, soudain, unc rougeur envahit Son front
ses joues, jusqu'à SOIl cou. Sabine avait dû tout
lire . .. elle était maintenant instruite de cet amour
qlle Pierre ne partageai1 pas ...
. Celte pensée lui fut un intolérable supplice . Son
mdignatton ?e~int
de la col.ère. Elle prononça des
mots de mepns ct de haine; elle menaça elle
maudit la volcl1s.e de secrets ... Puis sc!' ne;fs sc
détendirent; elle put, après un moment, se reprendre et envisager de sang-froid la situation.
Ainsi elle n'avait pas mêm.e à espérer qtte ses
y
�COMME UNE ÉPAVE
ser~icJ1t
res..rectées.l Et Pierre q~li
la supplIait de patienter! (,!uand Il apprendrait de quoi
était capable la nouvelle femme de son père, et
aussi qu'on allait l'éloigner, elle, de leur) deux
chéris, pour les confier à une Allemande et à une
Anglaise, que penserait-il? Que lui conseillerait-il?
Quel étai t, d'un autre côté, le but de Mme d'Aunis?
L'amener à partir de sa propre initiative, en la
poussant à boul.
« Partir, je Je devrais, s'avoua EHa. C'est une
vie sans dignité q lie la mienne, ici, à dater de cette
heure. II est des choses qu'on ne doit pas subir. ,)
Elle se fixa ulle époque, eelle où les gouvernantes étrangères prendraient leur service. Elle
les étudierait quelques semaines, ct, une fois assurée llue Bel"llllrd et Louis seraient doucement
traités, elle s'en irait.
Rejoindrait-elle son père, ou bien sc réfugieraitelle clans la chère maison, présent fraternel de
Pierre? Tout la portait vers ce dernier parti. Si
Pierre el sa mère résidaient à Paris le reste de
l'année, les VaCaIleeS les ramèneraient à Dijon.
Peut-êlre, quand elle la connattrail, Mme Lortet
verrait-elle tomber ses préventions. Car. .. elle en
avait encore, Elia le devitlail. Mme Thomas prendl'ailla direction de son ménage; elle-même gagneraille nécessaire en donnant des leçons.
Etant pourvue de linge, de toileltes, ltabitant. sa
propre maison, elle dépenserait peu. Peu ... Corn.
bien?
L'expérience lui manquait pour conclure par
des chiffres; toutefois, elle s~ rendait compte que
neuf cents francs - son revenu n'allait guère
au delà - seraient loi Il de suffire.
Son père ne l'~tira.
pas. Elle ne croyait point
à ce que prétendaIt Sabme. Le souvemr très vague
qui lui restait du pauvre bohème étail celui d'un
indifférent, uniquement épris d'~l.
El, puis elle
avait la terreur de tomber au mIlIeu cl une autre
famille où elle ne serait guète moins étrangère qu'à
Lyré. Avec cette extraordinaire loi du divorce,
quoi de sl1rprenaJ?-l?
.•
.
Si son père était remarie, elle se trouveraIt en
contact avec quelque étrangère gui lui serait hostile au m(lme titre que Mme cl' Aunis ... Pas tout à
fait ... Parelli étai t S011 père.
Quel appui attendre a'un père qui a délaissé son
sc~r.ue
�no
COMME UNE EPAVE
enfant, s'en est dé~int,res.
du:a.nt tant d'années,
il est vrai! Les traIts d ElIa rcvehrent une expres. .
sion sévère.
- Ce sont les enfants qUI sont sacnfiés dans le
conclut:elle .. Est-ce assez
nouvel état de chose~,
injuste! Combien il dOIt yen aVOIr qUI. s~nt,
comme
moi sans foyer! Et encore, ne dOIs-Je pas me
plai;,dre. Je pos~de
le strict nécesair~,
j'ai en
Pierre une affection non pas telIc que je la souhaite, mais absolument sûre . J'ai la tendresse des
deux petits...,
..
.
En pensant qu une fo~s
fart~e,
ceux-CI l'oublieraient la jeune fille, qUI n avaIt pas pleuré tout à
l'hcur~
quand la colère la dominait, éclata en
saf!glots.
Elle les. ch.éris~!t
tant! Et voil.à que leur petite
âme s'évetllalt, qu tls commençaIent de la comprendre. Da~s
les quelc;l.ues mot~
d~ prière qu'elle
leur faisait dIre, le matlll et le SOIr, Ils mettaient un
accent câlin d'enfants qui savent parler à Un père ...
Et leurs « pour;t,uo} »! ;L~s
inte:minables ques'jons auxquelJe.s c etaIt sa JOle.de repondre! Et ces
beaux yeux qUI la contemplaIent avec un étonnement si joli et s'ouvraient plus grands, comme
pour faire pénétrer en eux la difGcile compréhen_
sion de ses réponses à elle!. ..
Tout son bonheur, ces deux petits! Assise devant
son bureau, la tête enfouie dans ses bras repliés
elle continuait de pleurer en se disant ces choses:
Il ne 1~i semblai t pas que .ses lar!Ues dussent jamais
se tanr, tant son cœur debordalt de peine.
Soud~in,
elle releva la tête d'un geste im patient;
on venaIt de frapper.
.
- Est-ce que je ne vais plus même pouvoir
pleurer librement? murmura-t-elle.
Mais l'appel qui accompagna le heurt la fit se
dresser et bondir vers la porte.
- C'est moi, mademoiselle; j'arrivc à l'instant
'
venait de prononcer la femme de charge.
-- Ma bonne madame Thomas!
Elia sauta au cou de sa visiteuse, s'écriant:
- Vous apparaissez toujours dans les moments
Un vrai baume,
où je me. sens le p.lus d~selparé!
votre presence aUJourd hUI r
- Et d'autant plus que j'ai vu M. Pierre,
annoll ça. la voyageuse, tout en cmbrassant maternellement Elia. Mais venez; asseyons-nous. J'en
�COMME UNE ÉPAVE
III
ai tant à vous dire! Et du bon! rien que du bon!
Il est bien vrai que vous pleuriez, se reprit-elle
avec consternation. Qu'est-ce qu'ou vous a encore
f~it?
Ah! tenez, pour vous conlI~e
.pour moi, la
vie ne sera bientôt plus tenable ICI. Heureusemen t! ... La physionomie de la bonne dame s'était
f,l! te pleine de mystère.
_ Figurez-vous, mademoiselle, que dimanche,
en sortant ' de Saint-Thomas-d'Aquin, j'ai rencontré M. Pierre.
Elle se mit il rire, tout en essuyant des larmes
qui perlaient à ses cils!
- II criait sa revue, n'est·ce pas?
_ Vous le saviez! Je ne m'en doutais pas, moi,
qu'il allai t vendre des journaux à la porte des
églises. Je croyais blen reconnaHre la voix ct
l'accen t; mais ce garçon, en costume de tennis,
ou quelque chose d'approchant, offrant des revues!
non! non! je me disais que ça ne pouvait être
M. Pierre d'Aunis, le maUre de Lyré. Car, il tout
prendre, nous sommes ici chez lUi, mademoiselle;
encore qu'on l'en ait chassé. Je n'en croyais pas
mes yeux!
Eh bien, si, c'était lui. II m'avait tout de suite
reconnue, le cher enfant! et il s'amusait de tout
son cœur à me voir .plantée comme un cierge, sur
les degrés, à l'examlller.
Il m'a offert un numéro de sa revue, et il m'a
invitée à passer chez sa mère. J'ai eu la Joie de
pouvoir saluer mon ancienne maîtresse. Elle m'a
fait parler sur votre compte tant ct plus!
J'ai bien vu qu'elle supposait son fils trop
attaché à vous pour être bon juge. « Vraiment
madame Thomas, celte jeune fille est ceci? .. Elle est
cela? ... » J'ai répondu oui, et j'ai encore renchéri
sur le bien que M. Pierre avait dit de vous. Alors
Mme d'Aunis ... - Que voulez-vous, mademoiselle'
s'écria la femme de charge, interrompant son récit'
je ne peux pas m'empêcher dc lui donner le no~
qui reste le sien devant le bon Dieu, en dépit de
leur loi diabolique; un nom. qu'elle a porté quatorze ans, et avec honneur! on peut le dire'
- Mme cl' Aunis donc m'a chargée de vous em~
brasser pour elle, « comme si elle était la vraie
S<eur de mon Pierre, )) voilà ses propres. paroles.
« Et dites-lui bien, ma bonne madame Thomas
que je serai heureuse d~ la voir, ainsi que .ous;
�1I2
COMME UNE ÉP ~ VE
devenir notre voisine à Dijon; nous allons faire
le nécessa ire pour cela. )1
Nous voilà donc assurée s d'avoir un toit, le
votre; c'est déjà ça. J'ai des économ ies, je ne
vous coù terai rien. Vous me logerez , ça paiera
largem ent ma peine, vu qu'il faudrai t bien toujours que je cuisine mes repas, si j'étais seule.
A présent , nous pouvon s voir venir.
- Si j'avais le droit d'emm ener Bernar d et
Louis, je vous dirais : partons tout de suite.
Mais les laisser... cela me coûte tant!
Mme Thoma s eut un geste résigné .
- Il faut savoir se faire une raison. Mme la
baronn e vous les donner ait bien, elle, et sans sè
faire prier; mais M. le baron n'enten drait pas de
cette oreille; surtout à présent qu'il est brouillé
avec son fils ainé.
L'acte, pour votre maison , a' dû être signé hier.
M. Pierre et madam e ont fait le voyage de Dijon
exprès pOlir tout régular iser. Nous n'auron s qU'à
prendr e les clefs chez le notaire . C'est petit, mais
tout plein joli, à ce qu'il parall. Et il y a un jardin!
Quand votre frère sera à Dijon, jl fera percer
une porte dans le mur, de façon que nous puissions aller chez sa mère san's passer par l'avenu e,
Le paradis , tenez, après l'enfer qu'on nous fait
endure r ici depuis quelqu e temps.
- Je n'irai peut-èt re pas l'habite r encore ; mais,
si on supprim e votre emploi , - ce que je crains ,vous vous y rendrez tout droit.
Moi.... v,c;>u~
VOllS ?('ma~lcz
ce gu~
je compte
devel1lr. J Irai peut-et re faire Ulle VISIte à mon
père avant. de m'insfa ller, chez moi . .Je crois que
l'abbé Dongn y me consed lera celle démare hc_
- Et Mme la baronn c aussi; Mme la baronn e
surtout ! Pourqu oi elle tient à vous expédi er si
loin? ... je me ledm~,;
mais il.y a bien longtem ps
qu'ene a cela dans 1 Idee; depUIS sa second e viSIte
ici; enfin, dès qn'elle a connu votrc histoire .
Je me sauve! annonç a Mme Thoma s. J'ai
cent choses à faire. Et d'abord , à rendre compte
de l'état de l'hôtel : tout est prèt; on peut partir
quand on voudra .
.
- M. d'Au ois est encore bien souffra nl.
- Ah 1. •• tant pis ! ... Vous verrez si, malgré
cela, ellc ne s'arran ge J'as pour l'emme ner bientôt .
Ce n'est pas le man qu'elle a épousé , c'est la
�COMME UNE tPAVE
113
situation. Elle n'est pas f"mme à lui faire longtemps crédit des plaisirs que Paris promet. Je
me connais en physionomie; M. le baron n'est
pasau bout de ses peines! Après tout,ill'a voulu .••
je ne le plains pas.
Au moment de sortir, Mme Thomas s'arrêta, ct
indiquant le bureau d'un signe de tète:
- N'écrivez donc plus sur votre cahier, conscilla-t-elle; ce n'est pas prudent. Aux dernières
vacances, j'ai sllrpris une fois Mme la baronne,
qui était encore ce qu'elle aurait dû rester,
Mlle Chartèves, sortant de .chez vous, où j'étais
sûre gue vous ne vouS"trouvlez pas. Son trousseau
d~ns
sa p;:>c1;e; el}e venait de l'y
de clefs tin~a
<l:volr es~y
d ouvnr vos serrures;
glisser, apre~
voilà ce que j'al supo~.
.
J'allais vous averlJr, lorsque l'accident de
M. Chartèves nous a débarrassées de ces dames.
Je m'étais pro~is
de vous .mettre en gard.e.
et, pur cralQte de la
Elia remercia d'un s~)Unre
contrister, laissa partir la, bonne dame sans lui
confier que le conseil venait un peu tard.
Aussitôt seule, elle creusa une idée qui avait
surgi tout à coup, tandis qu'elle écoutait les
réflexions et les confidences de Mme Thomas.
Oui, elle irait faire une visite à son père; mais,
au lieu de rester auprès de lui, ou de Je laisser seul
de nouveau, s'il ne s'était ras créé d'autre famille
elle s'efforcerait de Je décider à revenir habiter ]~
France. Dijon est déjà un centre important: con.
cerfs, leçons devaient faire vivre un professeur de
mérite. On se serrerait un peu, pour faire place
au nouveau venu dans la petJle maison voisine de
celle de Pierre ...
Elle reprenait courage, à édifier ce projet
fragile.
x
Sabine avait des raisons de toul ordre pour
désirer quitter Lyré. Elle tenait à la considération; elle y tenait par-dessus tout. Or, personne
dans leur entourage n'ignorait la situation de
Sosthène d'Aunis. Par feur attitude, à. chaque
rencontre fortuite, leurs voisins de terre, très
rigoristes, laissaient comprendre q u'iJ etH été
inutile de risquer une visite.
�114
COMME UNE ÉPAVE
Il n'en irait point ainsi en Normandie,où
M. d'Aunis n'avait jamais séjourné en famille. Il
suffirait de renouveler le personnel pour que ses
deux premiers mariages demeurassent ignorés et
que nu lue fût in~trLl
t que par la force des choses;
le troisième consistait en une simple formalité
civile, tare imI,'ardonnée de « certains esprits
hérissés de préjugés qui onl la naïveté de s'en
tenir au dogme pour régler leur vie ».
La façon d'opérer un « chambardement général l) ne laissait pas de préoccuper Sabine, touLefois. Par qui commencer? Et, point d'une importance extrême, comment ne pas se faire des
ennemis de chacun des serviteurs congédiés?
Elle résolut de passer la mai n à son frère pour
cette délicate exécution. Et, comme il lui tardait
d'en avoir fini, elle amena celui-ci à quitter Grignon à Pâques.
.
Il n'avait que faire d'un diplôme, puisque sa
po si tion se trouvai t assurée dans sa propre famille.
Armand Chartèves se laissa convaincre. Au
milieu d'avril, Elia vit arriver le jeune homme en
même temps que M. et Mme d'Aunis, lesquels
rentraient de Paris, où ils venaient de séjourner
quelques semaines. Et, tout de suite, le nouveau
régisseur entra en fonctions.
En présentant son frère il Elia, la jeune baronne
ajouta:
- Lyré devient la résidence d'Armand. Nous
comptons, mon mari et moi, passer nos étés en
Normandie, et ne revenir ici que pour l'ouverture
de la chasse.
EUe ne dit rien de plus, ce jour-là. Pas un instant, Elia ne supposa qu'on la laisserait sous la
garde de ce jeune homme; cela ne se discutait
pas. Alors, qu'allait-il en advenir d'elle? Quels
étaient les projets de Mme d'Aunis?
Après avoir attendu quelques jours une explicaI?~s,
ne 'pouvant supP?rter une
tion qui ne ~int
plus longue indéCISIOn, la Jeune fille pnt le parli
d'aborder ce sujet la première.
- Nous rentrons à Paris dans le courant de
mai et nous vous emmenons, ma chère Elia, répendit Mme d'Aunis. Je me proposais de vous l'annoncer demain.
- Mes frères sont du voyage'~
- Naturellement; mais je ne tiens l'as à m.tem-
�COMME UNE ÉPAVE
liS
barrasser de Francine. A nous deux, nous suffirons à veiller sur nos bonshommes jusqu'à Paris:
le trajet est si court : six heures! Qu'en pensezvous?
Elia inclina la tête affirmativement.
- Nous trouverons la gouvernante anglaise à
hl maison. L'Allemande me sera envoyée en juin.
J 'ai renouvelé mes gens au complet. Puis-je
compter sur votre discrétion vis-~:
d,' eux ~
- A quel prop<?s, mad.ame? s !uforma Elia qui
comprenait fort bien, mais voulait forcer Sabine
à s'expliquer.
- A propos des enfaut~,
que)e. dOl1?era} pour
les miens, et de mon man dont Je Juge mutile que
l'on connaisse le passé matrimonial.
- Je ne saurais cependant me donner pour
votre fille. Quelle sera ma situation aux yeux de
vos domestiques?
Mme d'Aunis hésita. Son regard perplexe étudia
un insta'nt le visage fermé de son interlocutrice.
Enfin, prenant brusquement son parti:
- Nous n'avons plus reparlé de votre père ..•
Je me suis procuré son adresse. J'avais fait erreur;
ce n'est poiut à Florence que je J'ai entendu. Il
étai t chef d'orchestre dans un théatre de peti te
ville. Je l'avais confondu avec un autre artiste du
nom de Perretli, je crois. Mais, cette fois, je suis
sûre de mon affaire; j'ai écrit à M. Parelli; il m'a
répondu ... et répondu de Florence qu'il habite
depuis quelques mois.
- Vous avez celte lettre, madame? interrompit Elia viv.emeut.. .
.
- Je l'al à Pans; Je vous la commumquerai, si
vous le désirez. Votre père consent à vous recevoir; je crois que votre place est auprès de lui.
C'est également l'opinion de M. d'Aunis.
- Merci de me l'apprendre, riposta Elia.
Son père CI. consentait» à lui ouvrir sa maison ...
Il y avait loin de ce consentement contraint aux
regrets si éloquemment rendus par Sabine!
Un sourire de mépris lui vint aux lèvres ; mais
elle ne releva pas l'indéniable mensonge. Rompant
le sileuce, où, un instant, la surprise l'avait plongée, elle reprit:
- Vous pouvez compter sur ma discrétion,
Illadame. Seulement. .• les petits m'appelleront
leur sœur; vous n'empêcherez PrS cela. Je crois
�u6
COMME UNE ÉPAVE
"1 serait préférablc de nous séparcr aussitôt à
Moi partie, vous direz ce qui servira le
mieux vos intérêts.,
,
.
Elia avait parlc avec calme. So: physlOuollllC
demeurait impénétrable dans sa rcserve un peu
hantaine.
,
,- NOl1s regl~on
ùe nOl~s
separer de vous,
chère petite, repn~
.Sabme, malS les clrcOnstanccs
.
le rendent nécessau e . .
M. d'Aunis m'a app'rlS que PIerre vOus avait
fai t présent dJune mal;.oonette. Vous 'j Pourriez
Caire transporter ce qu il ne vous convIendra pas
de trainer avec vous.
Il y a aussi q uelq lIes meu bles" achetés rar
votre mèrc pour son usage, ~t que !e n'ai aUl'un
plaitiir à voil~
autour de m?~;
tandIs que, pour
VOltS, cc sera~nt
d~s
souvcn,n s. ~e
me croye~
pas
votre ennemIe., .E\Ja? la, VIC 11 est p.as toujours
facilc; je n'avaIs J~mals
pre;u quc la I1lC~e
aurait
à s'embarrasser d un passe comme CelUI de Illon
mari; jc voudrai:=-; éc~rte
to~.
ce g,ui 111c le rappelle. M. d'Aul'tls ln a dit qu 1\ ~eraIt
heureux de
VOliS offrir l'aJ1eub.n~t
dont Je parle, vous me
[cri CI. un grand plaISIr ~n
acceptant. Plus tard,
quand VOUf, rcntrcref en France, car vous y reviendrez ', ...
- .Tc l'e:;père.
.
- Eh bien, vous ne senez pas entourée seuJemen t cl 'objets banaux; yot~'e
mère revivrait pour
vous d,ms ces choses qUI lm ont appartenu.
- Je veux bien emporter ce que vous Ill'offrez
madame, puisque cela vient d'elle, répondit I~
jeune fille.
Tout e11 éco;rtant Sa.bine, elle avait réfléchi.
Comment revOIr ses Freres, plus tard, si elle se
brouillait ayec Mme d'Aun.ls? 1,1 fallait entrer dans
son jeu, femdr~
de la croIre slUcère ... Elle l'était
peut-être à cet 1llstant, ,après tou~.
.. Et puis, vraiment, ces meubles" déjà relégues dans une pièce
inhabitée, elle serait heureuse de les pOsséder.
Plus elle s'éloig~at
~u temp~
où sa mère vivait,
plus son souvemr 1~
devenalt cher. Ainsi qu'il
survient presque touJours, les ombres Pâlissaient
ne laissan t en vigueur que les heures heureuses .. :
un baiser un peu tendre; une sollicitude inattendue ...
Elia était par-dessus tout reconnai'lsante à 19
~Iis.
�COMME UNE ÉPAVE
morte d'avoir pensé à son avenir, d'avoir r';gl~
elle-marne l'emploi de ces bijoux futiles, qui,
transformés en un petit capital, lui a::;suraient au
moins l'indispensable.
- Si vous aviez un peu confiance en moi, insinua Sabine, je pourrais vous guider dans le choix
des toilettes qui vous seront utiles, en ce climat
d'Italie plus chaud que le nôtre.
- Je vous remercie, madame. J'ai füil arranger
tout ce dont je pouvais tirer parti en ce moment.
Je vous le montrerai, si cela vous est agréable.
Les robes de grande toilette sont enfermées chacune dans son étui. Je ne compte pas les emporter, non plus que la lingerie ùe luxe et les fourrures. Mme Thomas en prèndra soin, je pense, si
je le lui demande.
Elia avait un but en parlant ai\1si. Elie tenait à
être fixée sur le sort réservé ù la femme de charge.
Sabine tomba dans Je piège.
- Mme Thomas nous quitte.
- Bientôt?
- Quand elle voudra. La voici à l'age de prendre
sa retraite; je ne suppose pas qu'elle se replace.
- Je m'entendrai avec eIle pour .::e que je laisserai en France, dit Elia, sans exprimer son opinion sur ce point. Voulez-volls voi r mes toileltes,
madame?
Elles quittèrent le haU où avait lieu cet entretien, et monlèrent chez la jeune fille .
En pasn~
à côté du secrétaire Empire, pour
gagner Je cabmet servant de vestiaire, Sabine sourit.
Elia, qui l'avait précédée, se retournait juste à
cet instant aGn de l'inviter à la sui vre; elle surprit
ce sourire. Une colère flamba dans ses yeux, ses
lèvres pâlirent. On eût pu croire que son indignation o.lIait éclater en paroles amères. 11 n'en fut
rien. Deux secondes ... et sa volonté domptait sa
colère; ses traits recouvraient leur impassibilité.
L'inspection eut lieu sans amener d]incident.
Sabine donna quelque conseils approuva, critiqua, suivant le cas, mais toujours sur un aimable
ton de camaraderie.
- Serait-ce trop vous demander, ma chère
enfant, dit-elle au moment de redescendre, que de
'Vous prier de m'abandonner Bernard et Louis. ces
derniers jours? Si ces petits ne se désaccoutument
pas de vous peu à peu, ils auront beaucoup de
�i 18
COMME UNE ÉPAVE
chagrin. Je les ré i nstaler~i
da~s
la ~hambre
qu'il.s
et Je veillerai sur eux mOIon t occupée un temps
.
même, avec Francme.
.
- C'est me demander beaucoup, smOn trop .
Que penseront-ils, les pauvres anges, en me voyant
les délaisser!
.
- .Te crois les enfants fort mgrats, en général.
- Mes frères ne le sont pas . Je le regrette
presque 120UI' eux.
- Entm, promettez-vous?
- Don~z-l10i
~os
ol'd~,
ma~!l,
je m'y
conformerai. Je sais fort bien qu ICI Je n'ai de
droits sur rien ni sur personne. Louis et Bernant
sont les fils de ma mère, il est vrai ... mais elle n'est
plus là ... Et ils sont les fils de M., d'Aunis. Je n'ai
qu'à m'incl.~r
devant. c~ que lUI et VOltS déciderez. Où dOlS-Je me temr .
- Où bon vou~
semblera. Ne fl'ég~entz
pas
trop la nursery, VOilà tout. Vous nous ferez l'ami.
tié de prendre vos r~pas
avec nous, au lieu de les
prendre avec vos petits frères. Nous passerons nos
soirées ensemble; le reste du temps, vous aurez
assez à faire de vous occuper à préparer votre:
départ; quinz.e jours sont vite pas~.
- Quinze Jours!. •. murmura ElIa.
Se sentant en prése,nce d~ l'inévitable, elle eü t
souhaité brusquer la separatIOn.
- Il faut cela, pour que mon mari mette mon
frère au courant. M. Renard, furieux d'être ùép0Ssédé de la régie de Lyr~.
a rendu ses comptes
hier, sans voulOir rester ·vm~-qutre
heures de
plus ici. Vous descendez deJeuner avec nOliS
petite Elia, c'est entendu! ajouta la jeune baront;~
en s'en allant.
Enfiévrée . p~r
la. contrainte qu'ell e venait de
s'imposer, Ella qlutta sa chambre peu .après
Mme d'Aunis, et se rendit dans lè parc ... Mai~;
en pénétrant sous les couverts, elle entrevit remontant l'avenue, M. d'Aunis accompagné d'Armand et des deu~
bébés.
Où être bien seule ?...
Sur le b,efTroi. P~rsone
ne s~mgerait
~ l'y relancer. DepUIS un .mols, elle y aV~lt
remonté sa tente;
elle emporterait deux sandWiches et déjeunerait
là-haut. En avertissant à ~'ofice,
Elia était Ctrtaine qU'Oll- ne la d.érang~U1t
pas.
, La matmée était dé1lcleuse; le lierre drapait
�COMME UNE ÉPAVE
119
royalement les vieux murs; le coudrier dominait
'0. tente et la couvrait de son ombre légère; quelq ues violettes nichées dans les trous a Valent fleuri;
les oiseaux, que la présence d'Elia n'effrayait plus,
s'occupaient, l'air affairé, de leurs jeunes couvées.
Les toits gris d'Etaules, la flèche aiguë de son clocher s'enlevaient en lumière sur l'horizon, dont les
moindres détails étaient familiers à Elia.
Elle contempla longuement le petit village tout
proche, puis chaque coin du paysage aimé.
C'était Pierre qui le lui avait révélé en l'amenant
sur le beffroi. C'étai t là, dans,leurs premiers el1tr~
tiens, qu'ils avaient jeté les fondements de cette
amitié devenue sa joie, sa force ..• son espoir de
bonheur ... et qu'elle allait laisser en a1'fière.
Quand reverrait-elle Pierre d'Aunis'? Leur
serait-il permis de se rencontrer à Paris, ne fût-ce
que le temps de se dire adieu'? Si Mme Thomas
n'était pas du voyage, comment l'espérer?
Ce long trajet, en un pays dont elle ne connaissait pas ln langue, et qu'il lui faudrait accomplir
seule, l'eITrayait un peu; mais combien davantage
illais$erait son frère inquiet, lui qui se préoccupail
si forl de ses moindres ennuis!
Une seule note joyeuse dans l'ensemble: la
visite à sa maisonnette. Mme Thomas l'accompag:ner~it
à Dijon. Elles régleraient ensemble la des~
tl1~OJ,
de chaque pièce et son agencement.
q~lIze
Jours les séparaient du départ pour Paris;
c etait plus que sufhsant pour que les meubles fusà Dijon el Ulis en place.
sent t , ranspot~
Dans son ex!.l, ce lui serait un réconfortant, une
souret: d'énerglt:: capable de faire triompher son
la vision du cher refuge, dlt
désir de retour, qu~
~rai
foyer, ,( sa maison JI prête à les recevoir, elle
et son pl:re.
Assise sur un pliant à l'entrée de sa tente, Elia
s'etforçait de tou l combiner il J'avance. De ce jour,
elle se considérait comme déjà hors de la vie
sédentaire l[ ui :Ivait été la sienne jusqu'ici. Elle ne
regrettait rien ... rien q~e
}es visites de Pierre el ,
la préSCllCl: des deux bebes; m::us retomber dans
l'incertain, aller vers l'inconnu, heurtait violemment ses tendances. Il lui' fallait réagir pour ne
point se décourager avant d'entrer dans cette voie
!lollvelle.
Les ùeux coups du déjeuner sonnèrent. BUe vit
�120
COMME UNE J1;pAVE
passer ~'Aunis
~t A;IDaDcl e?cortés des petits qui
les abords du ch~
trottinaient à coté cl eux; P~I
teau se dépeuplèrent, 1 ac.tlVl:é des do~estiql
eStant à cette heure, apphquee au service de la
des appartements.
table' et il la mise en ord~
Il s'écoula près de troIs heures sans qu'Elia vit
araître quelqu'un/dans les Cours.
p A quoi étaient donc o~cupé
le ,:ale.t de chambre
et le cocher, eux qUI, à l.ordm:l1re, flan aient
l'après-midi devant les remises en fumant des
cigarettes?
.
.
,
Se rappelant les ~roJet
de Sabme? ~a jeune fille
devina que celle-cI avait dû mobiliser tout le
monde pour)a nouvelle installation des bébés. En
redescendant, elle trouverait leur appartement
vide. On commençait de les lui prendre.
(j Mes deux trésors! Mes petits pierrots chéris .. ,
à m'aimer! Plus
comme on va vous dés~pren
'amais on ne pron~cea
mon nom devant vous ...
te seul qui pourrait vous par!er de moi, vous ne
le verrez plus ... Vous nous oublierez tous les deux !»
Elle enfouit son front dans. se,s mains, comme
pour ÎsC)!er ses larmes de l~ g~let.
de cette jo~rnée
d'avril. Et el.le demeyra all1SI, n evoquant plus de
pensées précises, .mals souffrant de tout, telle une
personne meurtne par des chocs successifs se
sent mal dans tout son être.
jllsgu'à la n~it,
perdue
Elia fût peut-être resté~
en sa douloureuse songene, SI un brUit de voix
montant !'usq~à
elle, ne l'en efl~
tirée brusquement:
Et q lie le VOIX! celle de Sabme.
Que venait-elle faire au beffroi? qui l'accompa_
gnait?,
,
pas la peine de
Les VOIX, que 1 on ne pren~!l
baisser, portées par la, sononté des voCttes vibraient, à l'étage inférieur, claires et distn~e.
Soit .q~e
la port~
de la salle fût ouverte, soit que
les vIsiteurs se tmssent proches de l'escalier à la
faveur aus~i
pe.ut-être de qu.elque fente, les p~roles
arrivaient à Eha sans la momdre lacune.
- Ces grandes salles .sont commodes, n'est-ce
pas, pour serrer les grams, avec celte épaisseur
de murailles et ces moyens d'aération?
-- Oui, mais je ne serais pas surpris qu'il y eo.t
des fissures sur les côtés de la vOfite; rie Constate
des traces d'humidité. La toiture a peut-être
besoin d'être réparée.
�COMME UNE ÉPAVE
121
- La toiture! Tu n'as donc pas pris garde
qu'elle n'existe plus! Je suis montée pour la première fois hier jusqu'à la plate-forme; c'est l'ermitage d'Elia; elle ya dressé sa tente.
- Pauvre petite! prononça Armand. Elle m'a
paru tout à fait charmante. Quel âge peut-elle avoir?
- Pas tout à fait dix-huit ans, je crois.
- Et tu médites de l'expédier toute seule en
Italie! Tu n'es pas tendre, tu saisl
- Je voudrais bien t'y voir, mon cher. Puis-je
traîner cette épave d'!.lU autre mariage à ma suite?
Elle ne nous est rien, après tout. Je veux que ma
situation soit établie, vis-à-vis du monde, sur des
bases respectables; je n'y ferai figure qu'à ce prix.
J'écarte ce qui me gêne; tu ne vas pas le trouver
mauvais?
- Qu'est le père de Mlle Parelli ?
- Oh! un pallvre diable d'artiste chez qui les
neuf cents francs de rente que possède Elia seront
les bienvenus, j~ crois. Sa première objection,
lorsque je lui ai insinué que son devoir était de
réclamer sa fille, a été justement que sa :;ituation
précaire ne le lui permettait pas. C'est seulement
en apprenant qu'clIc était pourvue d'un petit
revenu personnel qu'il m'a répondu: Si Elia n'a
pa~
d'autre asile, envoyez-la-moi.
- Donne-la-moi plutôt pour femme. Elle a
tl.ne physionomie qui me plait. Je la regardais hier
de ses petits frères ...
s (1cupe~
-. OUI, elle les. aime beaucoup.
,
,ElIa te refuseraIt ~out
net, mon ami, si j'avais la
faiblesse de consentIr pour toi à ce sot mariage.
- Tu n'en sais rien.
- Veux-tu que, dans quelques jours, lorsqu'eUe
aura u Je temps de te connattre un peu, nous
tentions l'épreuve?
- Tu es donc bien sûre d'échouer?
- Absolument ùre. Elia a fait son choix; j'en
ai eu la preuve écrite :;ous les yeux. Elle vise plus
haut que toi, mon cher; elle aIme Pierre d'Aunis.
Depuis quelques minutes, Elia s'était rapprochée
cie l'escalier, afin de guetter l'instant où il lui
deviendrait possible de fuir sans être aperçue.
Aux dermers mots de Sabine, un cri indigné
iaillit de ses lèvres. Se précipitant par les degrés,
au risque de croiser les deux interlocuteurs, elle
descendit en courant. Elle ne se dominait plus.
�122
COMME UNE tp AVE
Comment! cette f~me)
qu} lui. avait volé son
mfàme,
'11 .nf avait
d . pas. même la
secre t par U n moyen'E
udeur de le garder. t 1 lU au. rait Vivre quinze
P o
s à côté
J
u d'elle,
r . à côté de ce Jeune homme
.
. qui
emblait valoir mieux que sa sœur, maiS qUI, par
fe seul fait d'avoir reçu ses confidences, lui devenait insupportable!
"
.
Non! non! elle part!rali le lend~ma.
A présent il ne lui en coûtait plus: Une Immense pitié
savait Son
lui étreignait le cœur, deplUS qu'el1~
père dans une telle détresse. Elle. serait donc utile
à quelqu'un! Elle ne se souvenaIt plus de sa longue indifférence. ,.Pe~t-êr
cet aPl?arent oubli
venait-il de ce qu Il n avait pas de palU à lui donner. Elle se sentait l')ai.mer ~n peu. Et, sans doute,
en le revoyant, .elle 1 aImerait davantage.
Elia était mamtenant dans le couloIr sur lequel
donnaient sa chambre et celle de ses frères . La
Tue de la nursery grande ouv.erte et des deux
petits lits lui confi~ma
que ~abme
avait déjà mis
à exécution lél: pre.mlère partie de son programme.
« Vite, se dit Elta, emballons. et allons-no us-en ! »
Mais, ?eule, elle ne pouvait pas &rand'chose,
elle se 1111t à la recherche de sa prOVIdence ordinaire. Et dès qu'elle fut parvenue à joindre la
femme de charge:
- Je vais en Italie rendre visite à mon père
annonça-t-elle. Vous .savez que l'on se dispose ~
se passer de vos servIces?
- J'ai pris les ~evants.
~e
matin, j'ai annoncé
à M. le baron que Je comptais me retirer .
. - Est-ce que cela vous ennuierait beaucoup de
veiller à l'emballage des meubles qui me viennent
de ma mère, et de tout ce 9ue je laisse là-haut?
Je n'emporte que ce qlU m'est nécessaire pour
un séjour d'une .an~e
. Je ne pense pas rester
davantage. Demam, SI vous le voulez bien vous
m'accompagnerez à Dijon, nous irons en~mhl
chez le notaire, pui? chez. moi. Je tiens à connaltre ma chère petite maISon. Je verrai s'il est
possible d'y réserver une pièce pour mon père. Je
ferai tous mes efforts pour le ramener en France.
- Demain ?.. . Pourquoi tant vous presser
,
mademoiselle Elia?
- Et pourquoi attendrais-je? On m'a repris
Louis et Bernard. lime serait très cruel d'assister
aux conséquences de cette reprise. Ne pOuvant
�COMME UNE ÉP AVE
123
plus rien pour eux, je ne suis utile à personne.
Pour tout dire, je ne me supporte plus ici.
- Nous passerons la nUit à emballer, puisque
c'est comme ça, J'aurai le temps de me reposer
ensuite.
- Tandis que vous ferez apporter des caisses,
je cours dire adieu à M. le curé.
Elle s'interrompit et, crispant ses mains jointes
en un geste d'angoisse:
- Je ne pourrai pas dire adieu à Pierre 1•••
murmura-t-elle.
- Envoyez-lui une dépêche; il viendra passer
une demi-journée' à Dijon. Nous serons au moins
tous les deux pour vous mettre dans le train,
- Une dépêche ... peut-être ...
Elle réfléchit un moment, rédigeant mentalement le télégramme.
Mais soudain elle déclara, résolue:
- Non) décidément, je n'enverrai rien.
Elle venait de songer à Sabine. Si celte dernière
apprenait qu'elle avait fait venir le jeune homme,
elle l'accuserait sans doute encore de viser à un
mariage avec « le propriétaire de Lyré et autres
lieux. » Elle n'était pas femme à admettre l'amour
désintéressé. Son ~auvre
amour ravalé au niveau
des basses ambitIOns de la nouvelle baronne
d'Aunis 1. •• Non, non; quoi qu'il lui en coûtât de
quitte.r la France sans le revoir, elle n'appellerait
pas ~Ier.
Ils se rev~aint,
cependant ...
PUlsqu Il ne venaIt plus chez son père aux
vacances, rien ne l'empêcherait de faire le voyage
d'Italie, en septembre.
Tout bien pesé, elle ne l'instruirait de son
départ qu'une fois à destination. Cela éviterait au
jeune homme J'anxiété de la savoir seule par les
grands chemins.
- Je sors, madame Thomas, <.lit-elle. Je ne serai
qu'une heure absente. Si on vous demande où je
suis, répondez que vous n'en savez ~jen.
- Et voire dépêche, mademOIselle, vous y
renoncez, bien vrai? M. Pierre aura beaucoup de
chagrin.
~
Il, n'en. s en~
que plus el?pressé à venir me
VOIr! repondlt la Jeune fille gaIement.
_ Au fait! il est bien libre. Sa mère u'a d'autres
volont 's que les siennes. Vous pouvez y compter
qu'ils iront tous les deux vous relancer là-bas. Ils.
�124
COMIvrE UNE ÉPAVE
vous ramèneront, peut-êtrc, articula !clliement
l' e.'cellente Mme 1 homas" devenue p~l1SIV.
- Occupez-vous des CaiSSeti, sUl?P!Ia Ella; VOliS
verrez que nous n'aurons pas tcrml~e
à tcmps!
Elle passa dans SOIl ~ablnet
de tOI~el,
changea
de costume et descendit par uu escalIer de service,
afin de ne point s'exposer à rencontrer M. d'Aunis
ou Sabine.
.'
A présent, elle Ctéllt clans l? parc. ~ar
une allée
peu fréquentée, elle gagna, Je chemin d'Etaules.
Après UDC courte descellt,e, 11 lravers.e le ereux du
vallon, puis monte sans ~ltiO1IUer
Jusqu'au som.
met du coteau, où. le pelIt ,:Jllage e~t
c~mré,
dominant lout aux envIrons. ~ha,
passa Il vIte entre les
haies ou les 1l1nrs bas qUi ret~nf
lcs terres. De
temps à autre, elle se retournall, en ullchalte rapide,
el jelait UI~
regarù s,ur.Je chàte<~l
el sur le parc.
Quelles IlluSIOIlS. ~talenf.s
slenl1es, en mettant
pour la prcmiè~.
lOIS le pie? dans la, seigneuriale
demeure!, Cc, 11 et,all pas, I~ e~t
vrai, le capricc
d'un man qUI avall ~ompl1t!On
à la,!uelle Elia
devait d'être venue vIvre à Lyre. On ne peut rien
contre la mort. U 1.1 relour ~ers
le passé l'amenait
cependant à ~e dire que, SI ses parents n'avaient
pas divorcé, jamais son existence n'aurait Conllll
ces l1uctuations cruelles, clJab~r?
la pauvreté: unc
pauvreté pins. dure qu~
la ll1Jsere IJhre de ne pas
feindre; ensUIte l~C
~Ie
somptueuse, mais que 1<.1
loi nouvelle ren~:l.t,
Ul~era1;
Cl, à présent. .•
oh! à pr6;enl! c etaIt plrc que loul: l'état de la
leuille que IC,vel~t
roui: au gré de ~on
caprice ...
Les yeux d EIJa se detournè~.
Elle ne voulait
plus con,templer ce qu'elle aurait <]uiUé demain
pour tOlJour~.
,
,
-- Et y laisser ~e
deux pelits pierrots! murmura-,t-elle,. la VOIX .e~rangl
par une émotion
soudame qllJ se tradllJslt en un court sanglot
D'un coup d'œil, la,ieune fille embrassa l~ chemin, trem~)lan,d
VOir apparaltr,e quelqu'un qu'il
,crol~e
re?dre témolll de ses larmes.
lui faudr~t
Elle se raidit, s Il1lerdlt tout regard en arrière et
prés.iyila sa c~)Urse,
lut~n
pour ne plus pen;er.
Eha se ren~lt
tout cl)"?lt au presbytère. L'ahbé
DorignY,:-'vea)~
~Jaler
dIre son bréviaire à l'église,
lui, él;ppnl la VIeille servante; elle l'y rejoignit. Il
pnalt à sa, place ac~utl!ée.
En attendant q \l'il
eût fini, Ella, elle aUSSI, pTla. Puis, comllle le bon
�COM'vIE UNE ÉPAVE
125
curé s'éternisait dans sa méditation, elle sortit
pour se rendre au cimetière.
La tombe de sa mère allait être si abandonnée!
Déjà, ce coin réservé aux prolestants était un peu
délaissé, ne comptant pas d'autre dépouille. A qui
la recommander? A M. le curé lui-même, se ditelle. Oui, sa charité irait jusqu'à veiller à ce que
celle qu'il n'avait point comptée au nombre de ses
ouailles eût une tombe bien entretenue.
Elle baisa la pierre, pria un instant et remonta
jusqu'à l'église. L'abbé Dorigny en sortait. Ils causèrent sous le porche. Elle annonça son départ.
- Ce qui m'a décidée, dit-elle, c'est ce que j'ai
appris fortuitement. Mon père est pauvre, il vit
seul... son talent est peut-être méconnu ... J'espère
que nous nous entendrons et que je pourrai mettre
un peu de joie dans sa vie. J'aurai enfin un foyer,
monsieur le curé!
Le pyêtre écoutait, songeur.
- Vous ne reverrez pas Pierre d'Aunis avant
votre départ? demanda-t-il.
Le visage d'Elia se rosa un peu. EUe fronça se!;
fins sourcIls, ses lèvres se serrèrent comme si elles
se refusaient à répondre. Brièvement elle dit:
- Non, cela ne se peut pas. Je n'ai pu l'avertir
il temps. Mais j'espère que rien ne s'opposera à ce
qu'il nous rende vIsite aux vacances.
« Ah! ah! pensa l'abbé Dorigny, j'admirais sa
force de caractère, en voilà le secret. »
II n'objecta .rien, toutefois. Elia lui inspirait une
telle compassIOn! Et puis, c'était ;J. Dieu de tout
disposer. Que peut l'homme? choisir sa voie au
travers des événements qui s'accomplissent en dehors de son vouloir. C'est ainsi qu'il fail lui-même
sa destinée ... Elia allait au-devant d'une tache qui
semblait bien la sienne; mais elle l'abordait dans
des conditions si particulièrement difficiles, que le
vieux prêtre en était troublé.
_ Mettez-voLls à genoux, ma fille, lui dit-il,
quand, après lui avoir recommandé la tombe de Sa
mère Elia prit congé de lui; je vais vous bénir.
Il fi t ~ur
elle le signe de la croix et pria, le regard en
haut\ Puis, relevanlla jeune fille paternellement:
_ Gardez bien votre confiance en Dieu, lui ditil. Vous avez déjà soufferl, vous pourrez souffrir
encore; mais celui qui s'appuie sur Dien porle
ais~mel1t
ses peines, vous en ferez l'éprellVe.
�126
COMME UNE :ÉPAVE
Avez-vous appris il p~rdne,
à ne plus haïr?
Non, n'est-ce pas? ~h
bien, il faut lut.ter et vaincre.
Ne laissez pas derrière vous un sentiment de rancune. Ceux qui fo~t
le mal sont plus à plaindre
que ceux qui le subIssent. Un.bon coup de plumeau
dans les coins de notre. petite a~,
mon enfant,
n'est-ce pas, avant de qUItter Lyre.
- La poussière colle, dans ces cas-là.
- Lavez, alors, lavez à granJe eau! mais n'embarrassez pas votr~
~me
~
pensées haine.uses; ce
serait la gâter à plaISIr. Defendez à tou~
pnx la paix
de votre cœur. Soyez bonne quand meme! bonne
;) l'égard de tous: là est la vérité, croyez-moi, Elia.
- Je tâcherai ... ne fût-ce que par reconnaissance
pour votre constante bonté à mOTl égard, monsieur
~cu!
.
Lorsque la jeune fille franc111t le seuil du château, Je second étage: retentissai.t, de coups sonores
appliqués sur du bOlS •• A la r.ne.re de Mme Thomas deux des domestIques s etaIent joints l elle'
et
attendant tle savoir
qu'elles contiendraient',
' ce ..•
ils, consolidaient l
es caIsses
e;l
Elia se mit à emballer ftevrellsement. Encore
sous l'influence des conseils üe l'abbé Dorign)') elle
descendit à l'heure du dlner armée de résolutions
p3cjfiqle~.
Aprts s~être
exc~lsé
.de n'a'loir pas
Iii! de (ollette, regalJanl Sabme bIen en face, elle
prononça:
- ~'ai
ré()chi.q~e
tout s'ar~ngeit
mieux si je
partOl~
tout t~e sUIte pour ,FJo~
e~c.
Pourg uoi ne
etaIt pauvre et seul"?
m'avOIr p3S da qlle rr:,on p~re
11 Ya longt~r:ps
qU,e ) 3t1l:I1S u,emanuG. i:\ M. d'Aunis 1:1 permlssl.on:1 :111(;;1" auprt!S ùe lUI.
Sabine rougIt vloemn~.
S?n frt:re lui lança un
regard de reproche ..11 ne s. étUI! d.onc pas trompé
en s upposant qne la Jeune fille etaIt Sl1r le beffrOI
tandis <.ju'ils in s p~ctaien
les étages inférieurs.
'
Elia parut nc nen remarquer.
Allant i:\ M. ù' Aunis, ellc lui passa ses 1>1'0.5
:mlollr dll COll et lui tendit son front.
- Comme :lll temps Olr je vous appelai,; pnp.l,
c.lit-elle doucement, voulez.vous, monsieur? Je
vous u?is ~eal1.
oup. De 10ut !llon cœt~r
e vous
remercIe Ü aVOIr lJlcn v?ulu cire provIsoIrement
mon tuteur et de m'avol!' gardée chez vous. Où
serais-je allée à la mort de Ina mèrt:? J'étais incaDable de me débrouiller seule.
i
�COMME UNE ÉPAVE
12 7
Je voudrais que vous me perm,ettiez ùe vous
demander quelquefois des nouvelles de mes frères •
...;... Je vous en donnerai volontiers, moi, intervint
Sabine.
Elia laissa tom ber sur lu jeune femme un regard dans lequel le curé d'Etaules eût vainement cherché la trace de ce qu'il prêchait lout il l'heure, et,
sans lui répondre, elle poursuivit:
- Je désirerais aussi leur laisser mon portrait.
Me le permettez-Volis, monsieur ~
- Donne-le-moi, je le leur montreni de temps
il autre, et, lorsqu'ils seront il l'olge de le garder,
je le leur remettrai.
.
- Encore men.:i, monsicur.
- Quand veux-tu do he partir?
- Demain dans la journée. Je m'arrêterai à
Dijon quelques heures, puis je prendrai le train
de nuit. Je tGlégraphierai il mon père de venir
m'attendre il la frontière.
- Il peul n'avoir pas la possibilitt: de [aire cette
dépense, fit observer Sabine.
- J'y ai pensé! Je joindrai un mandat télégraphiq ue à ma dépêche.
~ Dînons d'abord; nous causerons ensuIte de
ton départ, prononça M. d'Aunis gui s'élait fort
assombri.
On passa l lable. Mais loul l'entrain de Sabine
ne parvint pas à dérider son mari et son frère. Une
fois ue retour au salon, d'Auni . emmena Elia dans
la hibliothèque qui lui servait de bureau.
- J'avais mis en réserve nne petite somme qui
n'esl pas placée avec le reste de ton avoir, commença-t-il.
Elia J'interrompit:
_ Vous me croyez démunie d'argent? Je n'ai
Il me reste
presque rien dépersé depuis tro.is ~ns.
dix-neuf cents francs sur les mterêls que vous
m'avez remÎs. Je crois quc cela suffira. Sans doute
mon père gagne un peu d'argent. Quand je liendrai son m6nage •..
Soslhène se sentit navré.
- Je l'en prie, Elia, insista-t-il, accepte ce que
je voulais l'olTrir. Et puis, je n'entends pas que
tu t'embargues seule. Je ,n',ai jamais ,comp,ris.les
choses {lin J. Ma femme a ete élevée à 1 améncame.
Taule jeune fille, elle 'Voyageait sans çhaperon; il
lui paratt naturel que tu agisses de même. Je n~
�128
COMME UNE ÉPAVE
saurais partgec~nièdvo.
Mme :r~omas
t'accompagnera jusqu à ce que vous ayez re)oIntton
père, et j'irai vous mettre en wagon t?U tes les deux.
A présent, mon enfant, donne-:mol cette preu ve
d'affection: accepte. ces deux _mIl~
fran.cs. Ils le
la VIe là-bas.
seront bien nécessaIres pour .~tabhr
Tandis que nouS serons à DIJon, nous passerons
ensemble à la Banque de France, où est déposé ton
titre de rente, et je donnerai des i?-structions pour
~ue
le montant des coupons te soit adressé régulièrement. Où désires-tu que l'on entrepose les
meubles qui ont .appartenu ~ ta mèl;e? .
- Dans la malson dont Pierre m a fait présent,
et où j'espère ramener plus tard mon père.
Mme Thomas J'habitera et prendra soin de ce que
j'y laisserai.
- Mme Thomas .... oui .•• e.lle nous quitte, prononça d'Aunis soucieux. Rien que des figures
nouvelles autour de soi! Enfin 1. ..
Il remit à Elia un pelit portefeuille fermant à
clef avec la recommandation d'y serrer la plus
gra~de
partie de son argent.
- Et les frais de mon voyage?
- Tu ne voudrais pas m'enlever la consolation
Jt; ~ens
que je t.e regretterai, pede m'en charg~?
tite Elia. On n apprecle que ce qUi vous échappe ...
Mais, devant ce que tu c<;>nsldères comme un
devoir, je n'ose pas te retemr.
faite amère, en articulant ce qui .
Sa voix s'~tai
ému.;. .
précède. Il aJol1t~
- C'est avec tOi que J aImaIs à parler des bébés:
nous nous comprenions si bien!
- Mme d'Aunis paral! désireuse de s'en occuper, je c~ois.
.
.
- OUI ... Olll.... sans doute. MaIS toi, tu les a
connus tout petIts.
- Oh! si petits 1••• Je les vois encore tous les
deux dans le même berceau, Je jour Oll ils sont
nés ...
Elle éclata soudain en sanglois. Mais se raidissant :
- Voulez-vous que nous allions les voir? proposa-t-elle. Je leur dirai adieu pendant qu'ils
dorment. Si, demain, j'allais pleurer en les embrassantl ... Que je n'emporte pas comme dernier
souvenir d'eux des hu-mes qu'ils ne manqueraient
pas de verser en voyant les miennes 1
�COMME UNE ÉP AVE
12 9
D' l\unis se leva; ils qu: tèrent la bibliothèque.
- Si nouS pouvions partir dans la matinée?
sUggéra Elia; mes malles seront prêtes. Mme Thomas s'occupera ùe ~e qui doit tester à Dijon, une
fois de retour.
- Comme tu voudras, mon enfant.
Elia entra chez ses frères sur la pointe du pied,
les baisa doucement, et le regard arrêté sur eux:
- Je vous prie de faire mes adieux à
Mme d'Aunis et à M. Chartèves, dit-elle. Je préfère
remonter chez moi sans revoir personne.
XI
Journal d'EHa.
1" mai 1900.
« Déjà dix jours que je suis ici! Je crois que je
m'assieds pour la première fois devant une table,
:.tvec la perspective de deux heures de repos et
::Issez de liberté d'esprit pour en profiter. En
remontant à ma première entrevue avec mon pi:re,
je retrouve le mouvement de recul instinctif qui
m'éloigna de lui.
« Mme Thomas m'aida, sans y songer, à v::Iincre
cette incompréhensible impression.
Ah! il ne peut pas vous renier! s'exclamat-elle, lui ressemblez-vou s assez!
« ~e
considérai plus attentivement la figure
ra~gce
.du personnage mal mis, il. peine propre,
qUI venait de m'abordel'. C'est vrai, nous avons
les mêmes yeux, la même bouche, et sans doute
beaucoup d'autres rapports de physionomie qui
m'échapp'ent.
« - Vous êtes bien maJemoiselle Pm'elli, Elia
Parelli? me demanda-t-il d'une voix ùouce aux
intonations presque timides.
« J'inclinai la tête affirmati"ement. 1 m'enveloppa d'un bon regard et me tendilla main.
« Puis il ajouta:
i( Je me suis muni d'une photogrnphie de
votre mère, certain que son portrait serai t la
meilleure introduction aupn':" de 'ous. J'ai également le vôtre à six ans. Je suis même surpris
que tout cela ne se soit pas perdu au cours de mes
pt':régrinations; j'ai déménagé tant de foi !
« Il me présenta les photographies. On ne
devait pas les avoir sorties souvent de l'envop~
I(
-
ft
�13°
COMlYIE UNE ÉPAVE
l .déjà quelque
11 'taient inaltérées; mais c'~t:li
e h es ee que mon "ere
" ne s en fou t pOlO tsepare.
'
'Je
c os
r. l ' d'
'.
remerciai et Je Ul IS en sounant, smcère ~
l'
' e t 'Je n,.
Jeenreconnais votre iI~. . b
re d
e VOIX,
al pas
oublié non plus la JOie qye YQllS me doumez,
uand vous preni~
yotre vlOlo11.
q « - Tu es musIcIenne? ,. .
,( - Je le suis surtout ct lus 1mcL Je joue ù peu
près du piano:.
. '
CI. Je te ieral tr~val])e1";
nous passerons avec
ton piano et mon vIOlon des heures agréables.
qu~.
nous al~ions
dYner '?
Voulez-vous, ~esdam,.
« Je n'avais cert~
Fll11aJS songe .ù quelque
chose de plus attendn que c~te
premIère entrevue" n'étiOlls--nous pas devenus presque des étranger; l'un pour l'autre?,.
"
« J'eus une grosse ~t:sl1uSI?n,
quan.d jt: vis mon
père li table. Il buvait son V111 pur? Il s'était fait
servir avant toutes choses, ce qu'Il qualifie «un
npéridf 1). Et, tout l~ temps du repas, il remplit et
vida 'ion verre. PUIS ce fut.le cognac dans son
caff, et il voulut encore ensl1l1e absol'l)er'un verre
de liqueur.
.
« Mme Thomas, qu~,
n:-0!nen!, avait paru
presque contente, .rne legal d:lIt u present a"ec des
yeux gros de SO~Cl"
.
fJ.~ou
de bou'e .me répu« Je lui souns. _Celt~
gnait un peu; mais 10lSqu un ho.m me VIt seul, il
doit Qlus ai~éme'?-t
prendl:~
ceTtatnes habitudes ...
« C'~st
$1 vrai q~e,
deJà, il ne p.r0teste plus,
quand Je ver~
~!e
1_ eau dan~
~o.u
VITI, ce pauvre
vieux papa! Est-Il vleux~
au f::ll ! Ses cheveux et
Sa barbe sont presque gl'lS, malS son regard et son
rare sourire ont beaucoup de jeunesse. Et, à pr~
sent que nolre appartement a subi une complète
transformation, el que mon p~re
Consent ;l
m'abandonner la surV{~ilaoce
de se~:
'-t:1ements et
de so n linge, tout va bien.
« Mais je n'oublierai j:unais ma première impression, en entrant dans l'llOlTil.>le budi" où il
m'a d'abord ~rne.
Il n~avit
pas el! le tCITI ps de
s'installer, m exphqu:l-t-il, ayant chanat: dt: résidence depuis peu de mois.
n
« En effet, nous habitons Florence, - Fit"enze
- comme ~ls disent ic~,
- .où ~me
d'Aunis prt:~
tendait avoIr rencontre le VIOI01l1ste Parelli.
« Le plus amusant, c'est qu'elle est t 11 peu caus
ru:
�•
COMME UNE ÉPAVE
de ce qui est survenu. Voulant à tout prix décou.
vrir mon père, el~
s'adressa au directeur de l'un
des deux grands théâtres d'opéra de Florence,
Pagliano) donnant Parelli comme un violoniste
remarquable, qui avait eu jadis en France beaucoup de succès. Ledit impresario manquait justement de violons. Il fit passer une note aux journaux.
I( Mon
père la lut et se rendit à l'appel du_
directeur, qui, après une courte audition, le bombarda second violon d'emblée; cela lui assure deux
cents francs par mois. Il parait se croire riche!
« En dernier lieu, Mme d'Aunis employa pour
découvrir l'adresse de mon père le même moyeu
que le directeur; mais au lieu d'offrir une place,
elle annonça ayoir à faire il M. Parelli une com~
munication importante.
\( En me contant ces choses, deux ou trois jours
après mon arrivée, mon pauvre papa riait.
« - Moi qui mourais de faim à Asti, je ne
compris rien il un pareil coup de veine. Tu m'as
porté bonheur, ma petite Elia!
\( Il m'a demandé de le tutoyer. Et maintenant,
matin et soir, en l'abordant et en le quittant, je
l'embrasse.
« Je le crois d'un caractère faible, mais sans
aucune méchanceté. Comment ma mère et lui
n'ont-ils pas pu s'entendre 'l.Avec un peu de bonne
\'ol?I1té, il me semble que cela leur aurait été si
faclle , Com bien notre existence il tous les trois
eüt été différente!
pè,re 'parut, encha~é
ql~and
je lui dis
« ~01l
que Je possedais environ troIs mJ!le cinq cents
francs. Il voulut les VOil', les palper, faire sauter
1'01' ùans sa main. Ensuite, il me rendit le tout;
p'u is, sortant de sa poche son vieux porte-monnaie,
li le renversa SUl' la table.
« Il contenait troi louis.
« - Voici donc notre fortune! Garde-la. Elle
sera pl us en sûreté dans ton tiroir que dans le
mien. Mes mains n'ont jamais su se refermer sur
une poignée d'or. Donne-moi chaque matin une
lire pour mes apélitifs: je n'ai pas besoin de plus.»
« Je secouai la tête. J'avais bien envie d'insinuer que rien n'était moins née aire; mais je
sentais que c'était trop tôt.
« Une grosse difficulté que nous n'avions pas
prévue, c'est ma complète ignorance de la languf.J
�13-
COlvrME UNE ~PA
VE
jtalienne. J'ai bien ~chetG
un ~l1ide
avec un,e iF.acluction fn~çaic
en re~ad,
z.n~'s
la p.:on~Ulti
m'échappe, et la petite vOI,~me
qU! l~ ~i1de
au
q u. u grundpctne. H~u
m6nage ne me cO~'l.re1
reusement, elle S:lJIt hre, Je lUI lllontre Sur le .grude
la phrase que je l'l'étends prononcer; nous finissons
tOLlt de même par nous entendre. Et puis, c113.q;ue
jour mon bagage s'al1.g~et
de. quelques rnots.
(( Je n'ai pas enoore eCrit à PH.~rl'e
Mme Thomas lLû a apporté une longue lettre de moi, le
mettant :lll courant de tout. Il ne penl me rél'0ndr~
n':l}:lnt pas mon adresse. Je la lui enverrai.
demain.
7 mui.
« Ce soir, mon père est rentré ivre. Peut-être
en est-il ainsi chaque fois qu'il y a thétltre ... Hnbicouchée quand jl retuellemen;t, je suis ~oljs
lettre de Pierre,
vient. Mais, ce matm, J'al reçn ~Ine
une longue. l~t.re
SI ?,o~ne.
'S1 ten.dre, si alarmée
de me sa VO.l l' ICI, que) al tenu à lU! répondre sans
un jour de retard . Et mon père est rentré aVtl,l1t
que j'aie fini.
Il titubait. Il a pal'u honteux de se montrer à
moi en cet état, et n'a pas osé m'embrasser.
« -Je me s~i
attardé avec des allais, jugea-t-il
bon de m'explq~Hr.
« - Tu n'~s
pas souf!'rant ?Veux-tu ll11 peu de thé?
(1 Mercl, ne te derange pas. A qUi écris-tu?
II-A Pierre d'Aunis. Nous Saturnes accoutumés à nous considérer comme le frère et la sœur'
et c'est vraim.en~
une affection .fraterneUe que l~
sienne. Je te lIra! sa lettre demaIn.
(1 Oui, oui,. c'est cela, demain ... oe soir je
n'ai pas la tête solIde.
« JI ne fit Cj,ue traverser la pièce et passa clans le
cabinet où il couche. Ce penchant m'effraie et me
désole Si ce n'était cela, je ne désespérerais pas
du tout de l'avenir. Il a :,-n magrw,fique talent. Il
joue parfois des choses q~1
ne sont d'aucun 1Ualtre
et où passe un s~lfe
p'lusa~1t.
II composerait des
chefs-d'œuvre, sil et,lIt doue de persévérance. En
aura-t-il ?...
•
l(l
mai.
Hier, dimanche, Je fis une jolie toilette en
l'honneur du bon Dieu, el j'attendis. Vers nCiIlf
heures, mon père, qui se lève wrujours tard, parut
en négligé.
l!
�COMIIIE UNE ÉPAVE
133
L'autre dimanche, tu m'as promis que tu
ne me laisserais J11us aller seule à la messe, père,
tu te le rappelles ?
u _ Non ... je l'avais oublié.
I( 11 est. encore .temps. Nous irons 1): celle de
onze heures, et nous déjeunerons dehors, si tu
veux.. Tu dois hien connaHre quelque restaurant
pas cher, comme il yen a tant à Paris? Et ensuite,
tu me feras visiter un petit coin de Florence; je
n'en ai guère ent.rent en.core que notre sombre
quartier.
I( Il réfléchissait ... .T'insistai ~
I( . J'ai fait repasser u ne de tes chel11i;,;es
nCllves et je t'ai <1.::hcté une jolie cravate. Avec ton
gilet blanc, ta jaquette qui rr'a 'plus. une tache, et
ton pantalon nellf, tu seras magmuque.
Il Allons, soit! dit-il g;llement, après avoir
hésité quelques secondes.
Il 11 mlt un soi.n particulier à peigner ses che·
veux, à lustrer sa barbe, si bien que, une fois
11abillé, il était méconnaissable.
« - AbsolLunenl correcl! superbeL m'écriai-je.
u Il se mil à rirc.
(. - Tu fLniras par me transformer. Pourquoi
ta pauvrc mère n'était-ellc pas douée d'une dose
de patience égale à la tienne! C1.r il en faut avec
moi., je m'en rcnds comptc!
I( .le n'ai vas ùe patience, J'ai seulemcnt un
trè~
grand dé:?il' que tu sois ce que tu peux être :
un homme distingué! Si, un jour, je .te décide à
retourner en France ...
« - On n'y mange ni polenta ni cressines ' on
ne sait pas nlème cuire le macaroni vieux d~ six
mois dont les Français se contentent. Il y fail à
peine clair...
.,
•
u - Notre CIel Il est pas sr bleu gue celui
d'Italie, c'est vrai; mais ..• oh! papa! habiter uue
petite maison à nous, dans une ville où tu trouverai' comme professeur l'emploi de ton talent! Cela
nc te sourit pas?
Il Je ne sais trop •.. NOlls en reparlerons.
« .Je n'insistai point. Je ne suis pas pressée. li
me faut d'abord réformer ses habitudes. Que penserait Pierre de ce pauvre homme qui s'enivre
chaque fois qu'il passe la soirée hors de chez lui.
Guérit-o~
de ce vice?
I( Nous étion:; dansJu rue. marchant côte à côte,
CI -
�134
COMME UNE ÉPAVE
Notre appartement est situé via dell Anguillara,
une sombre rue de l'ancienne Florence où les
pauvres gens qui l'habitent sardent la singulière
coutume d'étendre leur lesSIve sur des cordes,
allant d'une maison à l'autre ~ar-desu
la chaussée; en sorte que, au lieu d un coin de ciel, en
levant les yeux, on entrevoit de pittoresques loques
en train de sécher ...
I( Dans cette rue, cependant si courte, personne
ne ~embl
connaître mon père; il ne parle à personne, on ne le salue pas ... Cela lui est indifférent,
je crois. Moi, je souffre un peu de cet isolement
moral. A Etaules, tout le monde me disait bonjour.
Je pouvais saluer chacun en le nommant; tous les
visages m'étaient amis.
\! Je ne suis guère sortie encore que pour me
rendre à l'église ou faire des achats nécessaires, je
ne suis pas allée jusqu'au bord de l'Arno, et je ne
saurais cependant compter les I?alais que j'ai vus.
\! Florence est vraiment la VIlle des palais, des
musées, des tours. Des monuments surgissent à
chaque tournant de rue. On croit se promener au
travers des siècles reculés; on se sent vivre dans
l'histoire. Chacune de ces nobles demeures porte
la sienne écrite sur la façade patinée par le temps.
Méa, ma petite aide, les cannait toutes; elle me les
nomme fièrement. Et elle me répète ce que les
habitants disent de leur cité avec orgueil, - un
orgueil qui se conçoit : - Firenze est la ville
unlelue au monde!
(( Il est certain que les étrangers affluent. J'en
~ouclie
de toules les nationalités chaque fois que
Je sors. Il en e~t
de Français: el ce m'est un ravissement d'cntl ndre r:lrfois quelque mot prononcé
dans la chère langue de mon 'pays ... celui de Pierre
(( Mon père me conduisIt à la cathédrale del
Duolllo, dédiée à Santa Maria-del-Fiore... La
fleur, c'est le lis Florentin ...
(( La hasili'lue, toute en marbre, passe pour une
merveille architecturale; mais on aura mis le temps
pour I:J construire! La première pierre a été posée
'lU XlllC siècle; la boule de bronze qui surmonte
l~ lanterne du dôme fut posée au xv c, et Passaglia,
l auteur d,c la porte de bronze qui est en place, un chef-cl œuvre, - travaille encore à la porte cent.rale! ~'église
me parut vide. 11 y avait cependant
foule; le m'en rendis compte à la sortie. Cette
�COMME UNE ÉPAVE
135
erreur de ma part tient aux proportions immenses
de l'édifice.
\
I(
J'en étais un peu écrasée. Je chercherai,
proche de notre maison, quelque chapelle de
couvent bien sombre, où je me s.entirai plus près
du bon Dieu. J'ai prié, malgré tout, dans la superbe
cathédrale. J'avais entraîné mon père un peu à
l'écart, dans la nef où se trouve la statue du pape
Boniface VIII, celle de droite .
I( Tous les conseils de l'abbé DOI'igny me revinrent à la mémoire. De loin, séparée par la distance
des gens que jen'aime pas, les avis du bon curé me
parurent moins malaisés à suivre. Je sentis s'amoindrir mes antipathies. Mais l'avenir, que sera-t-il?
I( Tout dépendra de mon père. Si je parviens à
l'arracher l!llt vice où il se dégrade, la vie peut
m'être douce. Mais s'il reste le pauvre être sans
volonté, sans dignité qu'il est aujourd'hui,comment
oser le présenter à Pierre? Et, d'autre part, puisje songer à l'abandonner? ..
I(
Quelle sotte inspiration j'ai eue de vouloir
déjeuner hors de la maison! Papa m'a conduite
dans un café-restaurant où les gens de théâtre ont
coutume de se réunir. Quand on nous vil entrer,
Lles exclamations partirent de toutes les tables.
Cinq ou ix messieurs se firent présenter dès que
nous eûmes choisi nos places; des acteurs, des
musicel~
de l'orchestre; les collègues de mon
père qUI, tous, le tutoient. .. Puis uu autre, un
Jeune h?mme .très élégan t, très joli garçon, qui
double 1emplOI de ténor léger à Pagliano.
Il Je ne mets pas en doute que ce ne soient de
braves gens, mais je me serais volontiers passée
de les connaître. J'ai répondu froidement à leurs
politesses. Mon ignorance de ln langue italienne
m'a servi d'excusc .
« Sur mes instances, nous avons quitté le restaurant aussitüt après avoir p ris le café. Et j'ai
demandé à terminer l'après-midi dans un musée.
Mon père a fait la grimace. Je n'ai roint insisté .
.l'attendrai Pierre pour visiter la galerie des Ufizi,
le palais Pitti ,el les aUlr?S mu~ée
.. ,C<: sera un
délice de l'aVOir pour gUide, lUI SI eprts de tout
cc qui IOllche à l'art.
« Mon père s'est spécialisé dans le sien. En
dehors de son théàtre, lle son violon, peu de questions d'art lui sont familières.
�136
COMME UNE ÉPAVE
« Il me proposa une promenade au jardin Boboli.
« - "li Y a trop ~e. statues, il est t.rop peigné,
tiré au cordeau, mais Il p~sède
de vleltL cyprès
qui me rappellent mes pmèd~s,
- ce? pauvres
Pans. Quand
bois que j'ai dû vendre en q~l1ta.
la brise secoue les cyprès, Je croIs entendre la
musique du vent .dans mes r~iz:s
... ce q~i
a bercé
mon enfance. VOIlà pourquoI Je me plais dans ce
parc dont les FI~ren.tis
raffolen.t. . .
« De rait, le Jardm de Boboli Justifie de cette
préférence.
« Ce sont les Médicis qui l'ont créé à la suite
du palais Pitti. Il ,oc~lpe
toute la colline Boboli :
de là son nom. J.y ~I rencontr.é les statues qui
laissent mon père mdIfférent, et Je les ai admirées,
moi; j'ai admiré aussi les. arbres de la fameuse
allée de cyprès. Sous le ciel d'un bleu intense,
leur verdure sombre, baignée dans la lumière,
perd son as!,ect triste. Je ne p~)Uvais
plus emmener papa. Comme les Souvellirs d'enfance nous
dominent!
«( Du jardin deI cavaliere, établi Sur un ancien
bastion, où nous sommes montés en quittant l'allée
des cyprès, j'ai pu con.templer la ville da s son
ensemble, avec son demi-cercle de collines outes
peuplées de palais d'été, de villas, de couvents et
ses lointains, - les montagnes du val d'Arno' _
bleuis par la distance.
'
« Cet après-mi.di.. ~ù
tout avait été joie pour
les ye.~x,une JOI~
à ~aqlte,.
d'avance, j'avais
associe Pierre, - m avait ensoleillé le cœur. Mais,
le soir, il nous est venu du monde ...
« Notre logis se compose de trois pièces: une
sorte de salon qui nous sert également de salle à
manger, un cabinet pour mon père, une chambre
un peu plus grande .ponr moi ~ puis, en dehors,
mais sur le même palier, une CUlsme assez sombre
et toute peti te..
..
a. Dans la pIèce pnnclpale, un piano loué au
mois, une grande table de milieu, où, entre le
repas, j'entrepose mon. ouvrage? mes livres, ma
musique; quelques chaises, un vIeux fauteuil quc
mon père semble trouver très confortable composent tout l'ameltblement, avec un bahut où je
serre la vaisselle.
« Méa, ma petite aide, - ni bonne ni femme
de ménage, mais toujours à ma disposition pour
�COMME UNE ÉPAVE
137
quelques sous, - Méa m'a, porte des fleurs dont
je remplis des pots de grès. La pièce n'a point de
cheminée. Elle est éc[airée par de très hautes
fenêtres qui donent sur la rue. Nous habitons au
second étage.
son déla bre« Cette maison a grand air, mal~ré
ment. A certains détails, aux caissons des plafonds où des traces de dorure subsistent encore,
aux proportions de l'escalier de marbre, au merveilleux travail de la rampe en fer forgé, on devine
qu'elle a dû appartenir jadis à quelque famille
opulente.
« Mais elle est divisée en je ne sais combien de
logis exigus comme le nôtre, et le quartier où elle
est située est aujourd'hui délaissé des gens riches.
{( Notre appartement est propre, les dalles de
marbre sont nettes, mes fleurs mettent de la saieté
sur les boiseries noires et les fresques à demi effacées de:; panneaux: on peut presque s'y trouver
bien.
« Nos visiteurs s'extasièrent dès le seuil, et
m'accablèrent de louanges. Quelques-unes allaient
à l'ingéniosité de mes arrangement:;; l'un d'eux
s'extasia surtout devant une gerbe de roses qui
remplaçait, sur un socle oublié, la statue absente;
mais la plupart s'adressaient à ma propre personne.: je le de ri nai à la pantomime expressive
(~Olt
Ils soulignèrent leurs exclamations admiratIves.
« Ils C:taient venus trois: deux. vieux bonshomul;es commull.s d'allure, et négligés de tenué,
et le Jeune premier qui s'était fait présenter le
matin.
« Quanù on eut pris place au tonr de la table,
eux, les coudes dessus, moi li n peu il l'ticart hors
du cercle de lumière qUé projetait la lampe, ce
fut à qui accablerait mon père ùe questions.
« Oui ~tai
...··je? Dèpuis quanù habitais-je Florence ? Qu'Hais-je venue y fùire ?
« 11 réponùit, d'un air glorieux, que j'étais s~
fille enfin l'é'tI'OuH=e, SUlI unique enfant; que je
po~Gdais
venant ùc ma mère, unc jolie fortune,
t qut- j'avais reçu une édUC<l tion distinguée.
i< .J e sai~$,
par-ci par-là, quelque bribe de
phra e llui m'aidait à compreudre le reste.
« Mou père exhiba ma photographie d'enfant
et le portrait de ma mère.
�COMME UNE ÉP AVE
« Dès lors, les trois llOmmes me tr:lilèrent avec
un tel respect, multipliant les qualificatifs cérémonieux dès qu'ils m'adressaient la parole, que je me
sentis à la fin saisie du fou rire.
« Pour détourner l'attention de ma personnalité, je parlai de faire un peu de musique. Mais
nos visiteurs se récrièrent.
cc -- Ah! non! non! merci, signorina! Grtlce
pour nos méninges! s'exclama le bon palxl Reno,
levant les bras au ciel. De ]a musique! Nous en
ferons demain de neu f à onze et de deux à cinq
heures 1 II Y a répétition; c'est ce que nous étions
venus te dire, Parelli.
« Je proposai à mon père ùe faire du thé.
(1 On en servait toujours à Lyré! le soir,
ajoutai-je.
« Il eut un drôle de sourire en me répondant:
c( - Essaie, ils s'accoutumeront peut-être.
« J'allai appeler Méa. Tandis que l'eau chauffait
sur ma lampe à alcool, elle courut acheter quelques friandises; et bient~)l
tout se trouva disposé
Sur un napperon étalé à un des bouts de la table.
« Mes quatre convives suivaient mes moindre~
mouvements avec une curiosité extrême.
« Lorsque je versai le thé dans les tasses, papa
Reno s'écria, la mine déconfite:
(1 Mais c'est brülant, ce que vous nous
offre7., signorina!
« Cependant les g:1teaux étaient bien choisis,
le rhum dont j'additionnai le thé le leur fit trouver Supf'ortable.
« - Pas mauvais 1 pas mauvais du tout, convint
papa Reno dans un fronçais aussi correct que
mon italien.
(1_ En nous quittant,
ils annoncèrent qu'ils
reViendraient bientôtmedemanderune tasse de thG.
« Une fois seule a,-ec mon père, j'interrogeai
Son regnrd. Il y passait une nuance de mécontentement.
« - D~s
indiscl:els, hein, Elia, ces .gtmS-là!
Nous SOl1lrons apres notre diner; ou bleu nous
fenneron;: notre porte, s'ils te dl.!paiscn~
« Comme nous ne saurions veiller sanc:;
~t1mi(;re,
Y~yant
ùu dehors nos fenêtres éclairées,
!ls seront \ lit: rcnseign';s. Le plus simple sera que
Je r-ent\e chez moi dès qu'ils fr:lpperont à la
porte. 1 u les recevras seul.
�COMME UNE ÉPAVE
139
« Il se mit à rire.
« - Bonne idée J bonne idée! COlllme ce n'est
pas pour moi qu'ils yiennent, ils ne s'obstineront
pas) c'est probable.
15 jUin.
« Mail idée pouvait être bonne, mais elle eut
des conséq uences désastreuses.
« Ma présence a dû exciter la curiosité, dans le
monde où fréq uellte mon père; ce sont à chaq ue
instant de nouveaux amis, qui, avec un sans-gêne
dont je commence à m'irriter, envahissent notre
logis.
« Certains ont même la prétention d'être reçus
par moi, en l'absence de mon père.
« Je m'en suis expliquée avec celui-ci, et l'ai
prié de dire à ses nombreuses conn:Jissances que,
élevée en France, je jugeais devoir me conformer
aux usages de mon pays, lesquels n'autorisent pas
une jeune fille à recevoir .des visites.
l'e~cair,
G juillet.
« A présent, dès que j'entends des pas dans
le soir, je cours m'enfermer chez moi.
J'évite ainsi les gens qui me déplaisent; et surtout
j'échappe aux assiduités du ténor Taddéo Nelsi.
« Ne s'est-il pas mis en tête de m'épouser! Mon
père l'encourage. J'en ai eu la preuve. Mais ils
sont fixés tous les deux.
« Jeudi soir, Nelsi, ne me voyant pas au salon
eu.t l'audace de venir frapper à ma porte . .Je n'ou:
vns pas .
.« Qu'advint:iI? C'est que mail père se joignit à
lUi pour me pner de paraître.
« Le coude appuyé sur la table, _papa Reno les
re~adit
en souriant, moqueur. Ce fut lui que
mes yeux interrogèrent tau t d'abord. Il haussa
les épaules en me montrant Nelsi du geste.
Je lui répondis ù'un signe ùe tëte résolu et
sévère; car, s'il dêsapprouvait Nelsi, comme sa
mimique semblait le dire, cependant il avait consenti à le soutenir de sa présence; puis, s'aclJ'essant à mail père, je demand3i froidement:
« - Qu'y a-l-11 ?
« - Nelsi désire te parler de son ... de ses intentions à ton é~ard,
me répondit-il Do\1ec embarras.
« Je feigniS la surprise.
« Sans attendre mon asentim~,
Nelsi me
�COMJ\TE
UNI~
itPAVE
d6bitn en français - et qu~1
français! - dwx
phrases alambiquées m'exprimant son :llUQl1l e l
son désir de m'avoir pom: !emn:.e.
« ~
Eh bien, ma petIle Elin, prononça nl Olt
père d'un ton enco ur.1geant, me "o)'.1nl Jemcl1rl!r
muelle.
• .
J
l]l1'il
« Ses yeux me s.upphalen.t. ,e con~pris
jugeait Nelsi un parh lIlespére pour mal.
«( Tenant ~
couper court ' ([ne bonne fois am~
propositions de ce genr~,
je l'ep~rtis
d'un ton
malgré mOl un peu hautam :
« - Je S'tris fort honOl'ée lIe votre recherche,
monsieur; m[li~,
élevée en France, aimant b
France comme ma vraie patrie, je n'épouserai
qu'un Fralç.1i~
Tous .mes regrets pOlIT ln déceptio11 iu~olt[re
que Je vou;; cause.
«( Sur ce beau discours, j"e saluai et je rdel'l11:U
ma porte.
« Mon Dieu que tout cela est désagréable! « Je
n'épouserai jamais qu',,:n Françi~
!. .. )l J'aul'ëli '
pu ajouter: «( .~t
parmi tous ~es
l:'rançais, il n'en
est qu'uu à 'lm Je ne re~usn
pas 111.1 main ..• Il
«( Me la clel!-landera-t-ll un Jour, celui-là'? Si je
pouvais le crOll'e!
,
15 septembre,
Je suis pan'enue ;l dGcourager les curieux et
les importuns, ,Jelsi lui-même! Seulement le
'
rr.
,
pere
en SQUare.
S.1 SÜl1ati
n
revers, c'est q lle n~o
devient illten:l. hle, rI me le déclara ce soir en dinant.
« Ce mil !eu Il:est p~s
~e tien, je le comprends, ma petite Eha, a-t-Il aJOllté, me cherch;mt
aes exct1s s.'
« 011 ! non! protestai-je.
I( Ce doit être pour te tenir il l'fcart d'etlx
tous que lu :1S constamment , l'efust! <le "cnir ~lU
(C
théâtre?
« C'es.l vrni. ,Les ge~s
que tu m'as pl'8;entés
ont avec mOI une !Iberié d allures, une familiaritG
qui me choqne à 1 extrême.
(( - Ils sont ainsi avec toutes les femmes. Au
tl1éàtre, tu sais, eu ltalie surtout, 011 se tr.1ite sur
un pied de c~marei
qui excl~t
toute gêne.
« Je m en SUIS aperçue, bien que je ne sois
pas, Dieu merci, de leur monde.
« - Orgueilleuse!
l'air fa.ché! .le ~,e m'excusai point. Je
« Il. p~it
ne mepnse pe:sonne, el Je reconnais volontiers
�COMME UNE ÉPAVE
que le talent est une noblesse .. . maî:-; à la condition qu)il soit doublé cl/une bonne éducation,
,( Jc repris, conciliante;
« _. Tu peux inviter papa Reno lant qLl'il te
de voir les
plaira, r:nais j~ refltse· a.~solument
autres desol"mal:3, M. l elsl SUJ'toul.
,( - 11 a pot1rlant de l'avenir!
'I l'~y
revenons pas, père, cc serail me cha['riner inutilement. La situation ne me lente pas,
l~in
de là, ct l'homme me déplaît.
« - Il est heureux que Reno lrouve gràce
devant toi, et non un ,tnll'e, - j'excepte Nelsi,
prèt à revenir au moindre sigl1c - ; il est foUemenl am.onreux de toi, reprit lllon père, car Reno
seul me reste fid~le.
Tu n'imagines pas. les mauvais tOUFS qu'on me joue ll. l'orchest 'e, depuis que
lu ne parais plus ü mes réceptions. »
(1
.:c propo·, pOllfsuivit-il, l'air IUl peu embarrassé, j'ai fait quelques petites dettes, ces derniers
i<:>mps. II a bien falht kur olfrif des glaces et d'autres rafraîdüssements auxquels ils sont accoulUl11és. Je suppose q LLe Lll le comprends?
( - Certes. Mais je l).on 'uis ...
({ Je n'ajoutai rien. Mon père oubliait. depuis
dom.. m<ilis, de m'appo.rter ses appointements;
I,CUS vivions sur ma r(Lcv~
J'avais cru qu'il paierai t au moins, sur ses fond· personnels, ce dont il
rég.tlail ses amis .. Mais de Je hu avoued ... je ne
. pas 1e courage.
m , cn sen t aiS
u La note du glacier s.'éLcvai.t il dCllJ< cents
frar cs. Je l'acquittai.
(j Puis, je mis mon livre de comptes sous les
yeux d.c 11.1011 père. Il paru t tellement conf~ls,
que
je ne diS nen. Même, je l'embrassai le pauvre Vieil
enfant, pour le consoler de me dOW1er du souci.
18 octobre.
«.Je n'ai pas invité Pierre à venir en ltalic,
duran!. les vacances. Je n'ai pas fail, dans mes
lettres, une.l~ioUàt
la ptossibilité de cedvoyage,
don1 l'espOir m UYai sen soutenue, ces erniers
mois. Je soufTre trop il l.a pensée qu'il pourrail
assister à J'une « des réceptions» de mon pauvre
pél,pa.
. lres
'
' . D ans
« D'uIl autre co. t"e, Je SUIS
an é
ml~c.
notre quartier ;nal ~sain,
Ie~
lièvres sévisent ell
[if"rmanence. J en al eu plUSIeurs acc s, au cours
t:le l'été. Pierre sc serait inq uiété en m rclrOllvant
�142
COMME UNE ÉPAVE
1ale et un peu amaigrie; je lui parle, tout au co~
traire, d'aller plus tard passer un ou deux mOlS
en France.
dL'
cl B
el ,e ernard
« Je suis sans nouve!les e OUI~
de uis longtemps. SOIt que M. d AuniS voyage,
sa coresp~dan,
una
soft que l'on inte:c~
seule lettre de lUi m ,est ,parve~u.
J auraiS peulêtre un moyen de lUi [aire teUlr les miennes, ~e
serait de les envoyer à M. Armand Chartèves : JC
ne peux m'y résoudre.
14
novembre,
« Je me sui décidée, tout à l'heure, à aborder
la question. du 101er.
• ", . _.
« Mon pere m a reg~d,
1ail st~efai.
.
« - Comment! déjà le terme! SIX mOIS que
nous sommes dans cet appartement! Ce que le
temps r.asse vilc !
{( - Tu as mis de côté la somme nécessaire '?
{( - Je n'ai rien mis de coté. J'ai eu ù solder
.. Il ne me resle
divers achats ... d'anciens c~mples,
pas grancl'cho?e. ,Je v~lUas
Justement ~e prier ...
(C Quand Je ~l. aur~1
plus !leu, de quoI VIVrOl1:;nous? demandai-Je d un ton bref.. , trop brer•••
trop sec...
'.
.
cc Il me conSidera longuement, mit les mains
derrière le dos, et, nar~uois,
articula:
c( - Ah ! a,h ! v~ic
le côté maternel 'lui parait!
Il Je me mis à nre pour cacher m'ln envie de
pleurer, et je repartis:
IC Nous sommes pauvres, donc nous sommes
tenus d'être raisonnables. Je lossède encore dixhuil cents franc . .l'en mets cinq à part pour mon
voyage en France.
« - Tu songes déjà à L'en a 11er'?
« - Pour un ou de~x
mois, si, lu me le permets.
Oh ! ... flas l~
de slute ; au pnntemps prochain,
ou plutol à 1 ~poque.ds
grandes chaleurs. Tu as
dû l'apercevOir que Je les supporte assez mal. Il
« Non". il ne s'en élait pas aperçu ! ...
cc Il me considéra de nouveau.
« - TU,es lin peu pâlo~e,
c'ef.t vrai, ,IVoua t-il;
'e n'y avais pas encore PriS /larde. Va donc pour
e voyage de France, quand il te plaira!
« - Merci" Je repre?cls n:-a démonstration: cinq
,~ents
francs olés de dix-hUI t cents, re:;tent treize.
Si Ij'en emploie trois pour notre demi-année de
l
�COMME UNE ÉPAVE
loyer, nous n'a\'ons plu~
qu'une provision d~
mille francs.
« - Et ton revenu?
I( Neuf cents francs! cela nous mènera loin!
« - Rogne sur la nourriture. J'étais accoutumé
à me contenter de bien moins que nous n'avons sur
notre table, depuis que tu es ici.
« Moi qui croyais faire des prodiges d'économie!
Je me sentis déconcertée.
.
I( Je repris, presque sévère:
« - Il faut aussi que tu m'apportes tes appointements, ainsi que tu l'as fait les premiers mois.
Voyons, père, n'en comprends-tu pas toi-même la
nécessité! A quoi peux-tu employer tout cet argent?
II eut un haussement d'épaules ennuyé 'et murmura:
« - Est-ce que je sais ... On se laisse aller•.•
J'ai eu la bêtise de dire que tu avais une petite fortune, ils nous croient riches. Si je refuse d'aider
un camarade, ou que je me dérobe devant un
souper à offrir, ils me traitent de pingre.
« - Combien je préférerais pour toi le professorat! Point d'occasions de dépenses, toutes les
soirées à toi ... une bonne vie de famille ... Allons
hab~ter
Dijon pendant que nous avons ,encore de
qUOI_payer le voyage. Il
(( Un instant, il parut tenté. Mais un motif
impérieux nous oblIge tout au moins à ajourner
cette détermination. La saison d'hiver va comd~.
théâtre Pagliano compte
mencer, le direct~l
sur mon père; JI serait déloyal de rompre cel
engagement.
«-Nous en reparlerons au printemps prochain,
a conclu papa.
«( Au printemps, ,:os ressources nous le permettront-elles? Je croIs que je Je sauyerais, si je
pouvais l'emmener d'ici . Pauvre vieux papa!
.le m'y attache, malgré tout. Il me fait lant pitié!
Je crois accomplir un peu la tâche devant laquelle
maman s'est trop tot découragée. Il me semble que
le bon Dieu le lui comptera, car je le fais en souvenir d'elle, autant que par affection pour le cher
vieil enfant que je ne .veux plus laisser aller à la
dérive.
20 novembre.
«( Pierre m'annonce, dans sa lettre d'aujourd'hui,
qu'il fait cette a..IJ.lJk SOI1 service militaire. Il sera
�COMME UNE ÉPAVE
144
tout pr~jet
libéré dans un an ..• J~ remets j~sql.e-à
de voyage ... plus ne~
ne m attlle là-b~s
... SI ..•
Louis et Bernard." maIs eux non plus, Je ne les
reverrai pas, sans doute ••• »
XII
Les l'révisions pessimistes d'Elia se virent de
beaucoup dépassées. La bon~t,
la faiblesse de
Parelli furent complices de ses travers. Le désir
de ramener l~s ca!Ur~des.'
dout la rés~v;
un peu
hautaine d'ElIa hu avaIt falt des ennemIs, 1 entraîna
au delà de ses ressources.
'
Après avoir grossi démesur~nt
ce qu'il
appelait ( la fortu,ne de sa, ~le
», Il n'osa point
donner un démentI à sa vanIte.
Et l'argent gli~sa
de sa main f~cile,
jusqu'à ce
qu'un soir ~e mal, un an après son .mstallation chez
lui Elia lUI annonçât:
~ Il me reste les cinq cents francs mis en réserve pour mon voyage, c'est tO~l
!.
Parelli tomba de son haut. Il Lnsmua :
, - Tu as dû gaspiller un peu,.mon enfant.
sous les yeux de
Elle mit son livre de ~énage,
son ère et le força de lIre, a~tlce
par article, le
détaIl de leurs dépenses: les troIS quarts de l'argent
avaient été absorbés par les notes du liq uor'i ste
du glacier et du confiseur.
'
Le musicien baissa la ,tète, accablé, un peu
honteux.
- Comment faire! gémit-il.
Soudain, son reg:arcf s'i1\umina sous la poussée
d'une inspiration libératrice.
- Nous sommes sauvés! Ton capital t'appartient, n'est-ce pas? Demande des fonds à ton
banquier: rien de plus simple.
- C'ec;t, moins,simple que tu ne le supposes.
M. d'Aunis a PrIS ses mesures pour que je ne
puisse p,as y toucher avant ~s
vingt et un ans
accompl,ls. Et, cela me, seraIt-II possible, je m'y
refuseraIs! prononça la Jeune fille résolu ment.
- Diavolo ... diavolo ... diavolo ... C'est ma faute
ma pauvre petite, avoua-t-i1 avec humilité. J~
resterai toute ~a
v,ie un i~1prévoyant.
- Si tu travaIllaiS? Ecm les choses que tu joues
péII"fois, le soir, quand nous sommes seuls.
'
r.
�COMME UNE ÉPAVE
145
- Se faire éditer! un pauvre musicien comme
moi! C'est essayer de décrocher la lune avec les
dents. Nous sommes condamnés à végéter, nous
autres, fussions-nous doués comme Rossini.
- Je crois que tu t'effraies à tort. Mais le moment ~est
mal choisi pour en cliscu ter. Dois-je
renoncer d'aller en France, ou bien te charges-tu
de faire face à nos dépenses courantes?
- Je m'en charge ... oui ... Je ne voudrais pas te
priver d'une satisfaction qui parait te tenir si fort
au cœur, d'autant plus que ta santé se trouverait
peut-être bien d'un changement de climat.
Elia eut un sourire un peu amer. L'hiver ne
l'avait pas remise. Et, depuis quelques semaines,
les accès reparaissaient de plus en plus violents.
Elle ne s'était pas plainte, le jugeant inutile, du
moment que son père semblait ne point s'apercevoir qu'elle fût malade.
Il l'observait altenli vement pour la première fois.
Cet examen le laissa soucieux.
- Oui ... oui ... l'air de France te devient nécessaire, prononça-t-il, la fièvre te tient; tu ne t'en
débarrasseras pas facilement, ici.
Elia secoua la tête.
Ce voyage ne la tentait plus autant. Le souci de
son .p~re
livré à lui-même la hanterait, lui gâterait
ses JOIes.
E,t pt:is, ~ier
ne serait libéré qU'à l'automne,
et c é laJl PIerre qu'elle voulait revOIr.
Mme Thomas lui avait donné récemment des nouvelles de Louis et de Bernard. Ils étaient, à cette
date, auprès d'Armand Charlèves. On les disail fort
mal élevés, mais ils avaient des mines superbes.
A l'automne, que reslerait-il dans la bourse de
voyage? Elia n~ se faisait plus d'illusions. La misère
père. ne réagissait pas. ~on
les guettait, SI so~
pelit revenu assurait tout Juste le loyer et le palll ...
Elle tenta de le lui démontrer. Elle le gronda, le
câlina, lui arracha les promesses les plus sages.
- Je suis bien heureux de t'avoir, lUI répéta·t-il
à plusieu;s reprises, s.ur la fin de c~t
entri~.
Sans toi je retomberaIs dans ma mlsèr.... passee.
Comme._ ~I\ite
de ses engagements, 11 dpporta
quelques jours plus lard le total de ses appointements à sa fille. Mais, en même temps, il lUI avoua
une série de petites delles qui en absorbèrent
une partie.
�COMME UNE ÉPAVE
Les cinq cents francs furent entamés. Elîa ne
revenu annuel,
luttait plus. Lorsqu'elle toucha so~
elle n'essaya même pas de reconstituer sa réserve.
• C'est du moment où tout serait épuisé qu'elle se
.. .
,
préoccupait.
Un matin que Rex:-0' ~n a,leu~
un ho~me,
pose,
de bon conseil, à qUI Ella s éta!t ~fiectlOn
à la
longue un matin que Reno etait entré prendre
Parelli 'pour s~ rendre à la rép,til~)U.
tandis que
en reta~d.'
s ha?lllatt à la hàte,
ce dernier, tOUJl'~
la jeune fille entretmt son y!ell .ur;u de ses soucis.
sa véritable
Elle l'avait dès longtemps e;Ialre s~r
situation de fortune. Ce qu elle lUI demanda, ce
jour-là, ce fut de l'aider à découvrir le. moyen
d'augmenter ses ressources par un travatl quelconque.
',.
- Je chercheraI, repondIl Reno . Vous pourriez
donner des leçons de français . Quant. à ~otre
père,
avanj'aurai peul-:être sous peu une ~omblQasn
tao-euse à lUI proposer. Il y a bien des années que
je b le connais; nous avons fait plusieurs saisons
à Gênes, ensemble, à son retour de France. Il
n'était pas tel qu'aujourd'hui. Toujours la main
ouverte, toujours à rê,,:er aux étoiles, mais sobre
SI tous c.eux qu'il a. obligés,
comme un cbam(;!~u.
à cette époque, lUI re~bousalCnt
ce qu'Il leur a
prêté, vous ne connaitnez pas vos embarras actuels .
C'est sa brouille avec sa femme qui a fait le mal.
Il paraît qu'elle était dépensière elle tourmentait
par:ce qu'il L"!-e gag-nait pas assez .d:argent. El avec
ça tlllll fallall toujours ètre en vlsIle chez ceux-ci
ou chez ceux-.là 1... Ce n:est pas le moyen qu'un
homme traVaille. Ma chere femme et moi nous
avons vécu bien unis jusqu'à Sa mort et notre fils
unique. fai t également 1:>on ménage, 'Dieu merci!
Votre 1l1fiuence aura raiSon des petits défauts de
Parelli. N'allez pas l'abandonner, surtout!
- Si j'avais. pu en av?ir la pensée, ce que vous
venez de me dire suffirrut à m'ell détourner. Mais
je n'ai jamais songé à le laisser seul de nouveau
Parelli sortait de sa chambre.
.
- Patientez, murmura le vieux musicien j'ai
idée que je décou~ria
ce qu'il VOliS 'qut.
'
Le surlendemaIn, dans la matinée, il reparut en
effet po~ler
de deux bonnes nouvelles: une troupe
s'orgal1l;;alt pO,ur done~
des représentation' dans
les st.atJons d été du littoral. et Parelli ser<J.it
�COMME UNE ÉPAVE
147
engagé, si cela lui agréait; quant à Elia, le fils de
Reno lui avait découvert une place d'institutrice
dans une famille qui passait l'été à la campagne.
La jeune fille consulta son père du regard.
- Je crois que je peux accepter, dit-elle.
Il inclina la tête, affirmatif.
- J'irai, cet après-midi, me présenter; tu m'ae.
compagneras, papa?
- Très volontiers. Alors, mon vieux Reno,
~los.
de .n0uve~
courir le
poursuivit-il, ~ous.
monde? J'auraIs heslté SI J'avaIs dù laisser ma fille
seule; mais du moment qu'elle est casée., soit!
soit! fit-il d'un ton joyenx.
- Casée? pas encore! fit observer Elia.
-- C'est tout comme! Lorsqu'on t'aura vue •••
Et Parelli se frotta les mains, plein d'entrain.
Changer de place était pour cet éternel enfant
la plus agréable des perspectives. Il promit d'être
sobre, de travailler, de ménager son argent; il promil tout ce qu'on voulut. La famille indiquée par le
fils de Reno aprartenait au commerce. Enrichis
depuis peu, les Albertini avaient toute la morgue
des parvellus. Leur préoccupation du moment
était ùe donner à leur progéniture une éducation
qui roll lenrs filles à même d'entrer plus tard dans
la noblesse par un mariage, et qui rendilleurs garçons capables de frayer avee de tels beaux-frères.
Elin l("ur plut de prime abord. Les enfants
auraient beaucoup à gagner en la société d'une
person ne aussi distinguée, jugèrent-ill;.
1-<:t ils laissèrent entrevoir à la jeune fillc la
possibili té ~le lui. cons~rve
son cmplo} une fois de
retour en vtlle, SI ses elèves progressaIent.
- Vous n'aurez 11. leur enseigner que le français,
la musique elles helles manières, énonça Mme AIbertini.
- J'esp re pouvoir les faire Iravailleravee fruit,
,;ux mil nièrcs .. : c la s'aPr:~l1d
répondit E,liu. Q~lan
tOlll scul, je croIS: c est un ' ql1csllon de mIlIeu.
Et, poliment, elle ;ljoula :
- Vo ' enfants me parais 'e nl très bien élevés,
ffiilclame. Je pourrai joindre ;Ill français ct à. 1
musique un peu de dessin, propo?a-t-clle ensui~.
Elle demanda cent cinquante Iranes par mOIs.
M. lbertini marchanda comme s'il sc fùt agi d'un
coupon de drap' ; mais, avec sa fermeté Iranquille,
Elia finit par 1 emporter.
�14-8
COMME UNE Él' AVU;
Les Albertini ne rent~il
il., FJore!,!cc qu'en
llQl,:embre. C'6tait pUI~la J'-'uue ~1
pres ~e
~ el't
m.ois de tra .. ail assure, cl un llldilel' de franc!> ;
elle reprit cQurage..
.
•
Parelli l1Jllnifesla !lU rcel cb<1 i'TUl en sc separanl
cic sa fille. Il s'était habitué à. s'appuyer-sur. ellc
comme SUI: un mct;tor;, menlor cl autant mle~x
aimé qll'iI ne gro~dalt
gucre. SQ1l?-U'J.0 toute, l'~nec
qui venait de. s'ecouier comptal~
dans J~
' le du
bohème parmt les plus ex~lpy;:
, de SOU CI -_
li pleura au llloment delaulcll.
L'appa.rtement avait été aba.vdo,:né, III C P lite
pièce sous les combles devanl suŒrc il loger les
meubles.
- Ne le l'cgrctlez pas, dit Rello qui était venu
.ückr al! dém&nageu1ent. Nous trouveron, lUi lt . ,
dans un quartie~
plus saiu, l'hiver prochain. Et,
coUt: rois, Pat-cIll t:1c11e'a de ne pas do ner son.
adresse ~ loui le théâtre. Je me charge~
pour ma
part dt.! dépi -ter les importuns.
Bien que le départ ponl' la campagne ne düb
avoir li"u qu-'j. la fin de mai, il avait été convenu
avec les Albertiui qu'Elia enlrerait en fonctions
allssiWj après le départ de son père. Cm lui ful une
ioia d<: se rctrOl;lvev- entOllréc d'ètL'CS jeunes. Les
Irois fillettes 6tol('nl charmantes : quant aû delt"
l'arçons bien qu'ils fussent aussi brun." Cj ue Bernard
èl
Louis d'Aunis étaient blonds, Elia on raffola
dt! :>llite, parce que leurs "entillesses el leur
langage enfantin lui rappelaien ses pelils frères.
Ce long été fut pour la jeun fille un temps
d'ncc.tlmie don1 elle goùia fort la douceut'.
séjour àla cnm~
Sasallté se. trouva moins .bien~u
p.Jgnc. LD vtlla des Albertuu, sttuée sur la pente
d'unc colline. dominait le poti t lac aux. abords
marécageux q 11 i dormai 1. D;ll fonu de la vallée.
Dans ~e d~nge!-ux.
VOIStnage, la fièvre reparut.
GUc. revlOl blCnlot à Intervalles rér;uliers. Elia eut
de'; accès terribl s.
Mme Allwrtini appréciait fort son institutrice.
EU, s'était yit aperçue de sa science du monde
dc .sa ,col1n!isa~
des moit:ldr~s
détail" d'étiquol~
qUI rcgl~nt,
cn l' rail 'e. le ~er:
' I<'C de table. Elle la
consultait il. propo" d l(111, ct ne se onlrait P0"
peu fièrc) lorsque ses nombreux invités s'ébahis":lient dev,tnt 1'61égancc du COuvert ct ia correction
lC.LÜ
des valets.
�COMhlE UNE
ru>AV~
1}9
Ces pH-Ïles ~itjsfacon
d'amour-propre avaient
:1tt ché Mme Albertini ~ la jeune fille. Elle b
soigna :lvec un réel dévouement; mais pas une fois
b pensée ne lui vial de l'éloigner du lac perfide
dans le yojsinnge duquel ses enfants s'~levajn1
robustes. Et, b cause ne cessant point d' xis1er,
le mal poursuivit ses rav~ges
dans cet organi me
frèle, encore en plein développement.
Elia se pn~ocC1lai!t
peine desa salalé. L'hiv r
ln remettrait... Et puis, for e imincible, elle rapporterait de quoi eITect leT e voyage Je France:
là-bas la guérison ne !'le fen.ill guère atlenÙl'e.
Elle s'était enfin cl' idée à confier à Pierre d'Aunis toutes les misères de son e istence .:J.ctuelle.
Le jeune homme, il est V!':lÏ, j'~vnt
pres9ée de
questions, faic;ant appel à leur affection fraternelle,
lui reprochrrnt de manquer ou pacte de confi:ll1ce.
Elle u.,ld cédé ...
Et, tl'Ue fois sur b. route des confidellces, la
pauvre p.;tit y a 'oit trouvé 1ant de douceur,
qu'elle n'avait rien omis, pas même l'amusClule
demande en mariage du ténor léger.
« Je Ile te laisserai pas là-bas, avait ~ai
l Pien'·',
de
à I.t S1.tile de cet1e leUre. T.1 place est ici :tuprè~
ma ml'l"e et de moi. J'irai te chercllt:r au cours
de l'Il ...·e ... Ton père se laissera nv incrè, quand
je lui au:·ni dit qu'ici, à Dijon, il au!" , aussitôt
installé, uue dizaine d'élèves. Je me ch Ige e It:s
lui procurer. Je serai le premier. Ce ~Itle
tu me
dic; de son talent lne donne un vif d6"ir de tl'l,'ailler
sous s..'1 direction, A nons deux, )etit' sœur, nous
~veilrons
en lui le grand arti. te gui ort sous
un peu d'apathie.
« Ne t'étonne pas de me voir p'\ller C01l1me· 'i
je redev nais un habitant à demeUl e de no re
vieille Bourgogne. 1 en sera a~nsi,
cela est ~ peu
pr~
certain . .Je reme1s à cet ht\"er de causer "il cc
toi de me'" projets ,l'avenir. Quels qu'ils soi Ill,
rien n'amoindrira ma profonde tendresse pour toi,
petite sœur ch6rie, d'autant plus chérie qlle je t·
sem; plus malheu! çllse, plus seule ... Un vieil
enfant :-t gOtrvetner Ile saurJ.it être un appui 111ral; c'est bien plntOt un perpétuel sou i.
ais
pr(;ld~
cour~ge,
ce [. j'er qui t'a manqué et te
manque encore aujourd'hui, c'est ici, allpri:s de
nous, dans lu petite maison qui t'appartient, que
tu l'établiras ... Et cela, s:;ms t:mier longtemps.
�COMME UNE ÉPAVE
« Mme Thomas fait des prodiges, Il n'est pas de
mois où elle n'ajoute quelque embellissement il
ton logis.
« Je n'ai pas revu mon père. Il m'est revenu de
plusieurs côtés.qu'il n'est pas heureux ... Les petits
1rères sont toujours confiés à la garde de M. Armand Chartèves, un gentil garçon, lui, assure
l'abbé Dorigny, J'ai pu voir nos chéris chez ce
dernier, à une récente visite. Je leur ai parlé de toi.
Ils se sont regardés; puis, comme on confie un
secret, ils sont venus me dire à l'oreille:
<1 C'est papa qui a le portrait de « Iaia »).
« Ille fait vOIr rien qU'à nous.
« - Pas à maman, oh ! non 1 a insisté Bernard.
Elle, quand nous demandons « laia», elle nous
donne une calotte bien fort!
« Pauvres petits!... Mais tu vois que, malgré
tout, ils ne t'ont pas oubliée. Nous nous arrangerons pour les rencontrer, quand tu seras ici.
« Mille bonnes tendresses, et le bien affectueux
souvenir de ma mère. Je t'envoie aussi « les
respectueux compliments» de j'excellente
Mme Thomas.
« Ton frère tout dé\'oué,
« PIERRE 1)' AUNIS. »)
En lisant et relisant cette lettre, Elia tendait les
mains vers l'avenir entrevu. Sa pensée la devançait
là-bas, où elle établirait enfin son. foyer.
Pierre était un vaillant; sa volonté: ne se Iaissail
abattre par rien; l'autorité qui lui manquait, il ellet
pour aider son père à remonter le courant, i,
l'aurait, lui. En ce moment, son cœur ne souhaitait rien de plus. Un besoin extrême de repos
dominait jusqu'à son amour l'endormait.
la secouer de perElle sentait à peine la fiè~re
pétuels frissons; elle était J' o)'euse clic riait avec
'
alrC
ses
..., et leur
. e'l'eves,
. commc si elle avait eu leur
inSOUCIance.
La voyant redevenir gaie, Mme Albertini se ùit,
rassurée:
« Elle ne doit pas être tres malaùe. Sa maigreur
ne signifie rien, du moment qu'elle a recouvré
sa gaIeté. »
Les enfants, dont la santé demeurait parfaite,
entralnaient chaque matin leur institutrice à l'extrémité de la vallée, dans un site enchanteur où les
sujets de croquis abondaient.
�COMME UNE ÉPAVE
L'atnée, surtout, montrait pour le dessin des
dispositions et un goût passionné qui encourageaint
Elia à s'occuper d'elle.
Et elle se laissait aller au charme de cette nature
superbe, contemplait la brume diaphane, au lever
du soleil, sur le petit lac, sans prendre garde que,
au-dessus des herbes des bords, des moustiques
tourbillonnaient, dont la morsure laissait sous
l'épiderme des germes morbides qui accroissaient
~a violence de la fièvre.
La vue de cette c~mpagne
la r:.avissait, Le voisinage du lac gardait à ra vallee une fraîcheur
d'oasis. Les vaflonnemenls des lointains rappelaient
à Elia l'horizon qu'elle avait sous les yeux à Lyré.
du haut du beffroi. Après une année entière passée
dans un étroit appartement, elle avait soif d'espace,
d'arbres, de lumIère.
Et puis, comment eût-elle pu attribuer la recrudescence des accès paludéens à son séjonr dans un
lieu qui n'avait sur ln santé de ses élèves, pas plus
que sur celle de leurs parents et des sen·itenrs.
aucune influence défavorable?
Lorsq ue les Alberiini rentrèrent en ville, Elia
était si affaiblie qu'elle s'évanouit plusieurs fois
au cours du voyage.
On ne pouvait songer à garder une institutrice
en un tel état de santé. Aussitôt à Florence,
Mme Albertini annonça à la jeune fille qu'elle ne
la conserverait pas, ayant décidé que ses tilles rentreraient à leur couvent.
On lui rendait sa liberté !... Où s'installer?
Que faire? Son père lui avait ~crit,
le mois précédent, que la tournée se prolongerait peut-être
encore. La troupe avait du succès. On remoniait en
ce moment vers les stations hivernales françaises.
Quand rentrerait-il à Florence?
Et si Pierre effectuait son projet avant qu'il fCtt
de retour, quelle opinion prendrnit-il de ee père
assez insouciant pour laisser sa fille seule en cette
ville où elle ne comptait ni un parent, ni un ami?
Il la croyait pourvue d'une situation durable, il est
vrai ... Autre sujet d'angoisse.
Si Parelli ne se résolvait pas à aller se fixer
à Dijon, - il Y paraissait si peu disposé qu'on
pouvait le craindre, - son absence dépassant de
beaucoup les limites de son congé, il perdmit su
position ... son théâtre et serait de nouveau livré ~
�15 2
COMME UNE ÉPAVE
l'incertain qui avait trop longtemps gouverné sa vie.
La jeune filJ~
décida de consul~e,r
le fils de Re~o,
à qui elle devait, du reste, une vIsite de remerClement pour le lo,ng été p~isble
que lui avait assuré
son obligeante mterventton.
A sa profonde surpi~,
elle apprit que ,« papa
Reno ) était rentré depUIS quelques semames et
avait repris sa place à l'orchestre, Il n'avait pu
ramener Parelli, Quoi donc retenait ce dernier?
Saisis de pitié devant l'isolement de la jeune
lui proposèrent
fille, Ippolito Reno e~ sa !em~
de la garder en pensIOn Jusqu au retour de son
père. Elia accepta; et, sur les instances affectueuses de ses hôtes, se décida à prendre sur-le-champ
possession de sa chambre. Elle était encore occupée à son installation lorsque, sur la fin de l'aprèsmidi papa Reno entra voir ses enfants.
_' Enfin! s'écria Elia courant à lui la main
tendue, je vais apprendre toute la vérité; je sens
que votre fils n'o~e,
pas me la d,ire,!
Le vieux musIcien ne la !tu dit pas non plus
tout de suite: le coup eût été trop rude.
Parelli s'était épris de l'une des chanteuses de
la troupe, ayant quelque talent, mais chargée de
trois enfants que lui avait laissés son premier
mari j il songeait il l'épouser. Pour sa position à
son théâtre de Florence, elle était perdue il peu
près sûrement, ~on
congé régulier se trouvant dépassé de tren,te Jours. Le ,désastre ét~i
complet.
Aux questions dont ElIa le pressUlt, papa Reno
répondit avec ~n emba~Ts
voulu et des réticences,
dont le but était ùe preparer la pauvre petite aux
l'évation~
iné\ ilables.
Il Elle n'y résistera pas, elle est trop atteinte
songeai t le vieillarù. Avant de lui tout dire, je \'ai~
encore écrire à Parelli. ),
Mais une lettre ùe celui-ci arriva le lendemain
annonçant à Elia Cju'illui J'nmenait une belle-111t:re:
,c Tout ira hien désol'mais, ajoutait Je pauvre
a, quelques économies. Tu
boht1/lc. Ma J~1e
pourras rester In stll lllllCC, ou vivre avec 110US, :1
ton grE. Tu vas me tl' >uver méiamorphosG, ma
petite Elia. J'ai tenu toutes mes promesses. NOliS
:dlons t:lrt hi en IH::ureux. »
Sinctremt.lll, il le cro 'ait. La prGsencc d'btia
auprès dt: lui avait fiG ulle r~vlaio.
t; qui lui
avait WIlINué, jusqu'ici, 4:'Qluit une mu in de ft.:UlIll
�COMME UNE ÉPAVE
153
qui le dirigeât. La première Mme Parelli n'avait
rien de ce qu'il fallait pour bien remplir cette
tâche malaisée; la seconde était une artiste: ils
s'entendraient. Elle saurait le gouverner, le pousser au travail.
Le présent, la nécessité d'assurer l'existence
journalière, tous les côtés pratiques de la vie lui
échappaient. Oui, il avait tenu sa promesse de ne
point gaspiller ses appointements. Mais la petite
som~
amassée avait passé en cadeaux et en frais
de tout genre à l'occasion de son mariage.
La lettre de son père laissa Elia écrasée. Elle
leva sur ses hôtes et sur papa Reno, qui la considéraient tous les trois avec une anxiété visible, nn
regard hébété.
Le courrier avait été distribué à l'heure du
dîner. Sur les instances du vieux musicien, Elia
avait ouvert le pli aussitôt reçu. Elle se tenait
maintenant silencieuse, clans une pose affaisséc
qui révélait sa détresse morale. Ses mains se crispèrent un instant, nouées en un gcste d'angoisse.
Mais une image traversa soudain sapensée .•.
vision d'apaisement, pîcsque de joie : Pierre!. ..
Commeil allailsehâterde venir, qu and il saurait!
Forte, à présent, elle redressa son buste frèle,
releva ses yeux sombrcs sur papa Reno cl prononça, compatissante:
- Enlizé à fond, celle foi s, mon pauvre vieux
papa!
- Pas si à plaindre, releva le musicien. Bianca
est une femme énergique. Elle a une excellente
réputation. Je n'ai jamais entendu la critique s'attaquer à elle. On la voit toujours fbnqu6e de sc.s
trois mioches. C'est une bonne mère. Ce qu'a été
sa première jeunessc? .. je n'en sais rien. Elle est
arrivée ici mariée à lin pauvre diable qui n'avait
déjà plus" que le sourrJe. Elle a travaillé, peiné pour
deux; elle l'a soigné eom me un CJua trième enfant. Il n'y a pas bien longtemps qu'elle ne porte
plus son deuil. Si elle pouvait sc payer de beaux
costumes, on lui donnerait des rôles plus en vue.
11 y a des braves gens au théù tre comme ailleurs,
mademoiselle Elia.
Avec clIo, il faudra cJue votre père secoue ses
habitudes de paresse. 1\ y a ph\5 d'url avantage
pOllr lui à celle union. Je l'ai longtemps poussé à
sc remarier, l'ayant toujours cru veuf. C'est s e lJc~
�154
COMME UNE ÉPAVE
ment depuis votre arrivée que, lui voyant une
brave enfant si raisonnable, je ne lui en parlais
plus. Et voilà qu'il s'y décide il y a trois mois! J 'en
ai d'abord été en colère à cause de vous, car
Bianca ne vous concédera aucUne autorité dans la
maison: je la connais. Après cela •. . ,qui sait, vous
vous entendrez peut-être àvec elle. SI ça ne va pas,
une fois débarrassée de vos accès de fièvre, vous
vous replacel'ez. Il's'agit, maintenan4 de dénicher
un appartement aSsez grand et pas cher; votre
père m'en charge,: voye~.
'
Le vieillard fit lIre à Eha un mot de Parelli reçu le
matindece jour,et lui confiant en effet cette mission.
Il avait ajouté en post-scriptum:
(t puisque Elia est libre, q.u'elle nous prépare
pour notre retour un bon peilt diner, et copieux!
les enfants ont des appétits de loups! )1
_ Préparer à dîner! pour quand? objecte Elia.
~
Votre père vous enverra sans doute une
dépêche.
Le télégramme attendu parvint à Elia huit jours
plus t a r d : .
"
Le logIS ,é~al
prêt. U.n.G amie, ,de Blanca, qui
avait recueLll1 son mobilier à 1epoque de son
départ, préve~u
pa; e.lle, y avait (ait transporter
ce qu'elle avait en depot.
Parmi les meubles dt: l':.ll.:trice se trouvait un
piano; cela constituai t déjà l'économie d'une location.
La pièce prin:~ale,
orn~e
de ce que possédaient les deux .epoux, avait un aspect presque
élégant. Les troIs c.hambres à coucher n'ét.aient
pourvues qu.e d~ stnct nécessaire, mais tout était
propre et sOigne.
Elia fut frappée des précautions avec lesquelles
tout, jusqu'aux jouets des enfant;" avail été em1 allé. Cet ordre plut iila jeune iillc. Elle prépara
lc repas, ainsi qu'il ltli était enjoint par Son pèrc.
,HCC l'aide de Méa e~ LItt bon papa Reno, qui s'était
im'ité, ct elle attendit, presque réconciliée avec le
nouvel état de choses.
Le timbre d'une voix grave, Ull peu autoritaire
résonna enfin dans j'escalier.
'
Elle :tll:l jusqu'à la. portr, l'OUHit eL, toul en la
considér;ll1t, salua la personne 'lui venail de poser
un pied. SUI le palier.
- Mademoiselle Parclli, je suppose, prononça
�COMME UNE ÉPAVE
155
Bianca, en répondant, souriante, au salut de la
fille de son mari.
Celle-ci inclina la tête.
- Vous n'êtes pas trop fatiguée du voyage,
madame? mon père non plus?
- Non, non, merci; tout s'est bien passé.
Elle inventoria la pièce d'un coup d'œil.
- Ah! je vois que Mme Edini vous a remis
mes meubles. Vous avez fait des miracles avec si
peu! Que de goùt dans cet arrangement!
- Oh! je n'étais pas seule; M. Reno m'a-bien
aidée.
- Où se cache-t-i1, ce vieux diable? Je parie
qu'il a pris la fuite. Il m'a accablée d'injures,
quand j'ai consenti à épouser votre père; il a
même refusé d'être l'un de mes témoins. Mais il
peu t se montrer; je lui pardonne. Vous ne m'en
voulez pas trop, vous, signorina?
Elia sourit et fit signe que non.
- Papa n'est pas avec vous, madame? s'informa-t-elle.
- Il est resté avec les petits pour veiller aux
bagages. J'ai tenu à précéder mon monde, à cause
du diner.
Papa Reno venait d'apparattre.
Il échangea quelques mots avec Mme Parelli,
qui le plaisanta de son attitude compassée.
- Allez donc à la rencontre de mon mari, hein ! Et
surtout, pas d'arrêts dans les cafés. Ah! mais non!
Je suis en train de le dresser, votre cher papa,
poursuivit-elle quand Reno fut sorti. Il s'est confessé à moi; j'ai compris qu'il vous en faisait voir
de dures ...
- Il s'est calomnié! Il est au contraire très bon.
- Oui ... je sais ... C'est bien son excellent caractère qui m'a décidée. Je n'aurais pas voulu que
mes enfants fussent maltraités. C'est au point de
vue de la dépense que je parle.
Elia eut un geste indulgent.
Tout en continuant à causer, la nouvelle venue
allai t d'une pièce à l'autre.
- Comment 1 VOllS avez pris la peine de faire
les litsl
Elle revint à la jeune fille les mains tendues,
pour la remercier. Les deux petites mains diaphanes qui se posèrent dans les siennes étaient
si brùlantcs, que Bianca eut un haut-le-corps.
�156
co.!
lE UNE ÉP, VT~
- Il i Vot1i;.f:vez la ~èvr!
Voyons cette mine!
Elle amena Elia aupres dune len Str , la fit :lC
placer bien an jour et l'examin '.
ou' ètes dans un pauvre ét,lt! 11 va falloir
YOUS soigner sérieusement. lT OUS -errOllS cl_ma.in
un médec.it. Ah! j'arrive à temps! Per"onne ne
s est donc aperçu que vous étiez malade!
Elia eut nn geste indifierent.
- Oni •.• vous ne vous plaigniez 1a
Entin, ça
va bien; je vous soignerai, moi!
Parelli e:1lra à cc moment. Il (l'Ii f flan lué de
trois garçons bruns comme leur mère ct joufflus
c mme des amours de Bouch r.
- Regardez-moi si ça se pnrlc hien.! Je \'eux
que dais ::;i,' mois v li' aVCl une mine p Ireille, TJl
n'as ri n oublié, Emilio
Elia ,. garda son père, tonte sl1rpri,;", Elle
entendait son prénom pour la premÎere fis,
ùepuis le temps de sa petile enfance.
Parelli l'a\' il attirée à lui et l'embra~si,
l'air
humble, inccrtain de l'aceuei'l qui lui était réservé.
Sc:; eu, demandaient gr;lcc ...
- Je commen'c il croire que tu as bien fait, lui
glissa-t-ellc à l'oreille..
Accoutumés à obéir, les petit: n'étaient pas
encombran ts.
Quand ils se virent cn face d'Wl potage aux
raviolis et d'une montagne de macaroni fumants
accompagnés d'une mortadelle, ils se regardèrent
en clignant de l'œil, satisfaits. Et ils n'ouvrirent pins
]a bouche que pour manger. Le lendemain, Bianca
les envoya A l'école qu'ËIci avaient coutume de fréquenter, et se mit en devoir de défaire ses malles.
Entrée "crs sept heures dans la cha.mbre d'Elia,
elle avait trouvé celle-ci endormie, et s'était arrêtée
an instant à la considérer. Puis. ayant appelé son
mari et lui m?nlrant le: visage d'une paleur ivoirine, les paupières bleutes:
_ Elle n'en a pas pour trois mois, si on ne
earvicllt pas à: lui couper la fièvre. Va chercher le
ilocteur Bartholdi. Je l'ai vu à }'œDvre; il la
J •••
t
sauvera, lui 1
XUI
Le doctenr Bartholdi était là.
illl.e1Togea longuement la m' ade p voulut
�COMME UNE 1i;PAVE
157
s voir où elle a:-qnjt été éle ée;;, 'quel "tait son genre
Je \ ie avant d'habit er Florence., mill':;) détails.
Tous n'avez plus de fam;lle en France ?
demanda-toi!.
- J'y ai mes frères d'Auni s, mais deux sont
de je'unes enfants, ei je 'ai ave-c l'ail1é qu'une
parenté d'amit ié; il n'est pas le:: fils de ma mère.
Seulement, je po,;sède I1ne maiso>l toujour s pr~te
à me recevoir.
- Dans un bon climat?
- En pleine B~urgone,
~
ijon, un ':'leU en
dehors de la ville.
- Voilà noire aff ire. Eh bien, ma chère
enfant, nou s allons vous remettIre sur pied et 'Vous
expédi er en France . Compt ons cle'..ll:. mOlS pour
vous rendre les forces nécessaires à accomplir le
voyage; cela 110US mènera en fé\Tier~
L'hh'er est-il
clément en Bourgogue ?
- Je ne suis pas frileuse, "écria Elia presque
de la joie dans les yeux.
Le médecin prescri vit un traitemen1 que Bianca
se chargea d'exécu ter. Et pour débute r dans ses
fonctions d'infrmèe~
elle força la jeune fille à
garder le lit toute la ,matinée.
- Je laisserai votre porte ouverte, nous causerons quand même.
'
Elle lui apporta du café brù]anl, très sucré, et
s'assit pour le lui regarde r boire.
La seconde Mme Parelli était une belle person ne,
l'embo npoint la guettai t; mais ses traits, d'une
pureté classique, n'étaien t point empatés encore.
Le regard était bon, et le casqtle de cheveux noirs
qui lui couvrait le front à demi ne pa.rvenait pas
à durcir l'expression de la physionomie.
- Je suis née couveuse, disat~el
à Elia.
J'adore les enfants, la vie de fumille ct tout ce qui
s'en suit. J'aurai s mien,' aimé être professeur et
chante r dans des concerts, des salons particuliers,
que de mOl1ter sur la ~cène
... Du moins, se reprÏtelle, ceite situation Cl aujourd 'hui mes préférences.
Quand j'ai débuté, il dix-hu it ans ... ?
Elle fit claquer ses doigts en un cliquetis de
castagnettes et sourit, le 'regard loin et un peu
changé, plein de choses surgies ùu passé tout à
coup, ct qu'on eiH dit la surpren dre.
Elle songea quelques instants, puis eHe laissa
tomber avec une philosophie insouc iante:
�COMME UNE ÉPAVE
11 faut bien vivre 1. .. Pour être professeur Ott
parattre dans un salon, on est tenu d'avoir des
toilettes fraîches; la rampe s'interpose entre les
misères d'une robe usée et le public: l'illusion est
possible.
Voulez-vous voir mes robes de théa tre? J'étais
en train tout à l'heure de les passer en revue.
Bien qu'Elia eût préféré le calme de sa chambre
close, elle accepta, s'efforçant de parailre s'intéresser à cette exhibition .
. Tout en regarùant défiler ces toilettes fatiguées
par l'usage, elle songeait à celles qui dormaient,
inutiles, chez elle, dans leurs étuis, et qu'elle
n'aurait jamais l'occasion de porter.
- Mes pauvres robes! disait Bianca d'un ton
mélancolique, en constatant leur état lamentable,
cette saison les a finies. Je ne les croyais pas si
malades.
- Je vous aiderai à les réparer, promit Elia.
Etpuis ...
Elle s'interrompit, hésita un instant, et n'ajouta
rien.
Elle voulait réfléchir encore avant cie donner
suite à l'iùée qui lui était venue.
Il suffit à Bianca de la journée pour terminer
son installation. Dès le lendemain, elle se mit à la
recherche d'un engagement pour son mari; car
elle était en règle avec le théatre Nil;olini auquel
elle appartenait, et continuerait à tenir les rôles
qu'elle était accoutumée de doubler.
Les c~10se
s:arngè~t
mieux que papa Reno
ne l'av~1t
prédit: Parelh put rentrer à l'orchestre
du thé~rc
Pagliano.
Elia assista dès lors à des séances d'étude qui
l'ébahirent. Cinq heures par jour, en deux ou trois
fois, Parelli travaillait ou faisait chanter sa femme.
Cette dernière aimait passionnément son art et
mettait une application de commençante à exécuter
'es vocalises, les sons filés et autres exercices
-iu'impose le soin ~e la voi~.
Le dimanche SUivant, Eha se prépara, comme
de coutume, pour se rendre à la messe.
Ses idées sur le monde auquel appartenait la
seconde femme de son père ne lui permettait pas
de penser que celle-ci accom pla ses devoi rs de
chrétienne. Elle fut très surprise en vOY 'lnt Bianca
vêtue d'une robe sombre, la t~e
voilée d'une
�COMME UNE ÉPAVE
159
mantille de dentelle noire, et ses trois garçon s
pompo nnés comme pour la promen ade.
- Vous venez à Yéglise! s'excla ma la jeune fille
sur le ton du plus e):trême étonnem ent.
- Certes, j'y vais. Quand on est mère de
famille on a grand besoin d'avoir le bOll Dieu pour
soi. Mais je me présent e toujour s de,ant lui en
mantille, par craiJlie qu'il ne me reconn aisse!
ajouta en rianila comédi,enlle.
En sortant de l'église dell' Annun ziata où ils
s'étaien t rendus , ils rencon trèrent les Alberti ni
qui se monira ient parfaits pour Eli:.l depuis qu'ils
ne redouta ient plus de la yoir mourir chez eu..'C.
M. Alberti ni avait souyent applaud i Bianca,
dont la voix de contral to, bicu que d'un timbre un
peu dur, était assez appréc iée du publiC'. L'ancie n
marcha nd se propos ait de donner une fête, pour
inaugu rer le palais dont il venait de se rendre
acquér eur. Il plopos a un cachet de cinq cents
lires à Mme Parelli, pour trois morcea ux de son
réperto ire.
Cette aubaine inespérée ne parut point satisfaire
Bianca autant qu'Elia l'aurait pensé.
El1e rappor ta au logis une physion omie sou~
cieuse, et, il peine sortie de table, se mit à passer
]a re" LIe ue ses toilettes.
Cet examen la laissa plus soucieuse encore .
- Il va me fa1Joir consac rer la moitié de mon
cachet il l'achat d'une robe, soupira -t-elle. Et ces
cinq cents lires nous seraien t si utiles, en ce
momen t!
- Ne vous préoccupez pas, répond it sa jeune
belle-fille, je me charge de votre toilette, et il ne
m'en coütera que le port.
La semain e suivante une immcn se c:.lisse Gtail
apporté e che? le Parclli .,
Elle coniena it une robe Je satin cerise, um
autre en crêpe de Chine bleu pC'lJe, et une troisièm"
l'Il \elours noir devant 1aquelle Bi::mca demeu
ra
en ex-tase.
Elia avait pensé qu'elle pou 'ait bien faire prg..
st:nl de ces toilettes il cette pauvre comédi enne
dont person ne ne disait de mal, et qui .lvai1, pa.ùessus tout, le souci de hi en élever ses enfants.
Mais, en appren ant de Mme Thoma s ce qu'elle
s'occup ait d'emba ller, Pierre d'Auni s crut qu'Elia
se faisait envoye r ces robes pour son usage.
,
�160
cmIME UNE ÉPAVE
Il s'alarma.
Parelli prétendrait-il introduire sa fille dans le
Le jeune
milieu où il fréquentait lui~mèe?
homme prenait aU sérieux son role de frère atné;
là façon dont Parelli avait gaspillé sa vie et son
talent ne lui donnait pas confiance. Il lui déniait la
sage se nécessaire à diriger Elia.
.
- Mère, dit·il Je soir â Laurence, allons chercher ma sœur, voulez-vous?
- Attends! Elia t'apptendra sCtrement te motif
qui l'a déterminée à demander quelques-unes des
toilettes de sa mère.
La première leUre d'Elia éclaircit tout, en effet;
mais, en même temps que le second mariage de
Parelli, la jeune fille apprit à Pierre que sa santé
n'était pas, en ce moment, assez remise encore
pour qu'elle. pût supp<;>rter les fatigues d'u~
voyage.
Elle espérait aller mieux et se mettre bientôt en
route, disait-elle en terminant. Pierre manifesta un
tel chagrin, que sa mère s'engagea à se rendre avec
lui à la rencontre de la jeune fille.
. - Singulier emploi pour ces toilettes, tout tie
même! fil observer Laurence, quand ils eurent
longuement étudié la guestj~n
du voyage.
- Entre la mondame ~l1
cherche à s'embellir
pour se. faire aclmir~,
et 1 a~trice
qui se pare afin
de plaire au puhlic, la différence m'échappe
repartit Pierre ironiquement.
'
Tant mieux que M. PareW soit tomM aux
mains de cette bonne créature. ":ela rend il Elia
50n indépendance: son père n'a plus be.Join d'elle.
Nous la garderons ici, nous l'aiderons à se faire
une situation. Promettez-moi d'être un peu sa
mère, voulez-vous, maman?
Mme Lortet considéra longuement son fils
avant de répondre.
Il s'animait.si vite, dès qu'il s'agissait d'Elia!
Aucune queshol~
la c~onerat
ne lui pnraissait
d'ordre secondaire. Et cependant, nul trouble,
nulle émotion ne transparai s<:a it sur Sa physonomie, 100'qu'il parlait tic la jeune fille.
JI la nommait presque toujours « mn sœuI »;
mais il y (n'ait dans ces mots prononc!Es par lui
comme une prise de possession morale. On de\'inait que, à ses yeux, 'les droits, remplaçant eeu '
de la mère disparue, devaient également primel'
ceux du père qui avait jadis abandonné sa fille.
�COMME UNE ÉPAVE
161
Cette affection si vive gardait Laurence perplexe.
Renonçant à la tàche impossible de la combattre,
elle en Gtait venue à dGsirer voir Elia P.t Pierre en
Rrésence. S'ils s'aimaient, elle ne lutterait pas.
Elia l'avait conquise par 1:1 façon très noble dont
elle avait accepté l'existence étroite et précaire
qui était son lot auprès de Parelli. Le récit tout
simple, sans rticriminations, de sa vie misér.1ble
avaIt forcé tou t d'abord son estime et sa sympathie.
Aujourd'hui, elle se sentait l'aimer, cette petite
inconnue tant ballottée par le destin.
- Sa mère! finit par répondre Laurence en
riant, tu lui en tiens lieu! Et de père, et de frère!...
Tout au plus rcste-t-il à prendre une place
d'aïeule; mais je l'occuperai très volontiers auprès
de cette pauvre enfant.
Réponds-lui d'abord que, dès que son médecin
la jugera à même de faire le voyage, nous irons la
chercher.
- J nsq n'à Florence '?
- Je favoue que j'aimerais autant pas'.
- Moi aussi; mais la santé de ma sœur doit
tout primer.
- Bien entendu.
- Pauvre chérie! Elle ne verra donc jamais la
fin de ses épreuves! La vie lui est-eUe assez dure!
prononça Pierre assombri.
Puis après un instant de silence :
- Je vais, provisoirement, continuer mon
droit ici, mère; j'ajourne tout à l'époque où ma
sœur nous sera rendue.
« Qu'ajourne-t-il? .. ' » se demanda Laurence,
qui, déjà, avai l été surprise de voir son fils exprimer le désir de rester à Dijon, une fois son service
militaire accompli .
Mais elle ne s'en informa point, certaine que,
ses hésitations vaincues, Pierre parlerait sans
qu'il fnt nécessaire de l'interroger.
XIV
Pour Mier la date du vOy:1ge de France, Elia
t;'était SOumise à tout ce qu'on avait exigé d'elle:
repos prolongé, promenades dispendieuses en
voiture, remèdes nau:léabonds; eHe avait tout
accepté. Puis, voyant persister son état de fai6
�CON!~IE
UNE ÉPAVE
blesse, elle l'avait combattu avec du café, du thé
pris à haute dose.
Enfin elle tenait debout!
On était au 18 février. Les journaux annonçaient
en France une température exceptionnellement
douce; le médecin autorisa le départ.
- Nous allons essayer vos forces, dit alors Mme
Albertini, montée prendre des nouvelles d'Elia
pendant la. visite du docteur Bartholdi. J'ai fait
atteler le landau ù votre intention; je vous
emmène.
Elle avait choisi, comme but de prome}1ade,
l'allée ombreuse longue de cinq kilomètres qui va
de la porte San-Nicolo à la porte Romana, en
suivant la crête des collines a.u pied desquelles
Florence se déploie sur les deux rives ~e l'Arno.
La transparence de l'atmosI?hère mettaIt en relief
chaque détail. Tout s'enlevait en lumière; les rues
étroites du vieux quartier habité d'abord par Elia,
vues de cette hauteur, semblaient elles-mêmes
ensoleillées.
- Je veux que le regret de si peu connaltre les
splendeurs de notre Firenze vous y ramène, dit
Mme Albertini à sa jeune compagne.
Votre Paris ne possède pas autant de palais
que la cité des Médicis: comptez les nôtres 1
Documentée comme un cicérone de profession,
el.le .désigna~t
l~s
pal~i,
les couvents, les églises,
dls:l1tleur histoire, Clt:ut ce que chacun renfermait
de précieux.
- Je reviendrai, assurait Elia; bien sûr, je
reviendrai.
Et, tout en promenant son regard un peu las
sur la cité superbe dont on lui détaillait les
richesses artistiques, elle se disait à elle-même:
\1 Ce sera Pierre gui me ramt:nera. Avec lui, je
saurai mieux goûter la poésie de ce que j'ai sous
les yeux. En visitant la maison du Dante, il me
p'arlera de lui ... Tous les grands hommes qui ont
Illustré Florence, il connalt leur hi stoire ... 11 me
fera comprendre le gtinie des mallres dont j'ai i)
peine entrevu quelques-unes Ul!S œuvres ... Tanuis
que mon pauvre papa J••• »
Un sourire lui monta aux lèvres, ~ se rappeler
son unique visite au palais Pitti. Son l'cre s'était
montré ravi des appartements royaux; il avait
contemplé longuement !o. dGlicleu:>e fantaisie
�COMME UNE ÉPAVE
qu'est le secrétaire en porcelaine vieux saxe de la
reine, il s'était éternisé dans le salon de musique;
mais, une fois en présence des tableaux de Rubens,
du Titien, de Raphaël, cl' André dei Sarto, du
Tintoret, de tant d'autres, il avait regardé avec
l'indifférence de l'enfant qui, ne sachant pas lire,
feuillette un livre; et, à la fin, voyant Elia s'immobiliser extasiée devant ( la Madone dei Viaggo n,
l'une des plus idéales créations de Raphaël, il était
allé s'asseoir et. .. s'était endormi!
La promenade de Mme Albertini et d'Elia prit
fin vers six heures. Parelli attendait sa fille devant
la maison; ce fut lui qui Yaida à descendre de
voiture.
En quittant la jeune institutrice de ses enfants.
Mme Albertini lui répéta encore :
- Je vous dis au revoir, non adieu.
- Oui, oui, chère madame. Merci de ce délicieux après-midi qui m'a fait vraiment du bien, el
au revoir ... probablement à l'automne prochain,
assura Elia.
- C'est bien vrai, au moins, que tu nous revien- .
dras; que tu nous reviendras pour toujours!
supplia à son tour Parelli, en qui la tendresse
paternelle s'augmentait du remords d'avoir si mal
veillé sur la santé de sa fille.
Séparée de ce retour par la halte à laquelle
toute son âme teudait, Elia sourit à la supplication
de son père, et tout en gravissant à son bras, avec
un peu d'effort, l'escalier cependant très doux,
elle réitéra la promesse que Florence la reverrait ...
mais ... d'abord partir... partir bien vite, tandis
qu'elle en avait la force .. .
- Autant demander à une princesse d'habiter
uu grenier, protesta Bianca lorsqu'elle se trouva
seule avec son mari.-Vois-tu, Emilio, elle est
dépaysée de toutes manières, avec nous, celte
enfant. Qu'elle revienne nous voir, je le souhaite;
mais, pour son bonheur, je désire, si elle recouvre
la santé, qu'elle puisse s'établir dans son pays,
selon l'éducation qu'on lui a donnée.
- Si elle recouvre la santé! releva Parelli, t li
en doutes'! On ne meurt pas des fièvres.
- On n'en meurl pas ... nOIl ... pas souvent, ùu
moins. Mais quand les fièvres s'acharnent sur un
être aussi fragile gu'Elia, une pauvre enfant dont
personne n'a surveJllé le développement physique t
�rG,~
COMME UNE ~:PAVE
j'en jurerais! la fièvre porte partout ses ravages.
Si bien qu'il suffit parfois ll'un rien pour déter.
miner une crise redoutable; le docteur me le
répétlit encore l'autre jour. Je ne te dis pas ca
pour ('alarmer à l'avance, mais bien pour te con.
soler de voir partir ta fille, puisque sa meilleure
chance de guérison gît dans son retour au pu ys
nata!. .•
La joie de rentrer en Frnnee gah':misait à ce
point Elia, qu'elle prépara StS malles prtpyuc
sans aide. Au jour fixé. elle fut debout la première. Son impatience ne lui permit pas tl'attendre
l'heure ÙU train pOUl' se rendr il III gare; elle
voulut la de\allCer, et ne parut tranquille qu'une
fois installee ùans son compartiment.
Elle ne \opgea pas seule. 1) fltlit çonvenu que
MIne Lortet ct Pierre l'altendraien t il. Modalle;
pour lJu'ils ne vinssent
elle-même avait in~sté
pas plus loin. Mais, secrètamtlll, l'ierre avait
envoyé mille frnncs ;l Parclli, afin yu'il lui fCtt
permis d'accompagner sa fille jusque-là san,> COllJ'
'promettre l'~quibre
instable ùe son 1II:1igre
budget ... Le train entrait en gare de Moù;llle.
yeux
Elia se pencha à la portière, cherchant de~
ceu,X qui devaient l'attendre.
Souùain, Pierre passa, jeta un regarJ vers l::lle,
et poursuivit ses recherches ùans Je~
compartiments voisins; il ne l'aV:.lit pas reconnue •
...- Pierre!
Elle jeta ce n0111 dane; un cri :lllgoi';:;G qui fit:>
retourner le jeune homme.
- Oh 1 Pierre! lu ne me recollnais p:Hl?
Il resta quelq lies .se~ond:;
~tuplde
d'~lounem
nt
d b011<.ht, onvrit b portière
et ùe douleur. P~J5
violemment, tendn les bras el reçut Eli,l "ur sa
poitrille en :llticulanlù'nQe voix etranglt:t::
- Ma iiI ·ur! Mon enfant chérie! ma p~uvre
p lite Elia 1. .•
Il ne donna pas un regarù au personnage qui
descenùit à Jaiuite de lil jeune fille.
La porlant presque, il traver'ia le quai, p€nétf:l
dan~
104 salle d'attente, cl, posant, avec une supplile cher fardeau ~ cOté Qe sa
cation dan les yeu~1
mère:
- Void celle que nous attenùons! dit·il.
- Ah! mon Dieu J pauvre enfant!
edle e.I(c}:lm:llion, Gchappt'ie?l L;'\l1rence, nchevtl
�COMME UNE ÉPAVE
d'ébranler les nerfs d'Elia, déjà tendus à l'excès.
Se renversant contre le dossier du canapé, elle
éclata en sanglots.
- Je suis donc bien changée!
Pierre ne pouvait parler. Attirant un siège, il
s'assit tout près des deux femmes, ramena d'un
ge'ite protecteur la tête d'Elia sur son épaule, prit
ses deux mains dans l'une des siennes, et lui dit
avec une voix de caresse, berçante, sans s'occuper
des gens qui allaient et venaient autour d'eux:
- Oui, tu es bien changée ... Mais à dix-neut
ans cela se répare vite. Et nous allons tant te soigner! tant te gâter! Dans quelques mois il n'y
paraîtra plus.
Laurence dominait à grand'peine son émotion.
C'était une mourante qu'on leur rendait. Il n'y
avait plus ni ressort ni vie, dans ce corps émacié.
Où avait-elle puisé la force de faire la première
partie du voyage?
L'embrassant avec bonté, elle lui demanda si elle
pensait pouvoir se remettre en route, sans prendre
un jour de repos.
- Oui .•. oui ... avec du café, du thé, j'irai jusqu'au bout. D'abord, arriver !. .. prononça-t-elle
avec toute l'énergie d'une volonté rivée au but.
Après ... .
Parelli, qui les avait rejoints, se tenait debout
devant eux. Au moment de voir Elia se séparer de
lui, il avait le pressentiment qu'elle ne lui serait
plus rendue, et il en ressentait une peine sincère
qui se manifestait par des larmes.
Pierre aurait souhaité brusquer les adieux.
- Vous viend rez voir Elia, monsieu r, dit-il,
quand celle-ci eut présenté son père.
- Oui, j'espère que cela se pourra. Elle aussi
reviendra nous voir, n'est-ce pas, mon enfant?
Elle inclina la tète et lui reft 1 pour la dixième fois
-:elte promesse.
On apportait lIn consommé commandé par Laurence dès sa descente du train. Elia le prit avec
plaisir et se sentil mieux ensuite.
- Fais-moi donner du café, à présent, demanda-t-elle à Pierre.
- Le médecin l'a ordonné?
- Il en a permis un peu et j'en prends beaucoup. Ne me gronde pas, je n'aurais jamais pu me
mettre en route si je n'avais pas forcé III dose.
�166
COMME U E ÉPAVE
C'est à peine si elle s'appuyait surIe bras de son
père, qui, de plus cn plus sombre, avait voulu la
soutenir lui-même.
Elle se laissa étendre, envelopper; elle s'abandonna aux oreillers de plume à peine creusés par
le poids léger de sa tête, puis elle regarda Pierre
et sourit.
- Je suis bien, dit-elle. Qu'il y a donc longtemps, mou frère chéri, que je n'al été aussi bien!
Comment as-tu pensé que j'aurais besoin de cette
fourrure?
- Lui! s'exclama Mme Lortet. VOliS ne le prendrez pas en défaut, lorsqu'il s'agit de veiller sur
ceux qu'il aime! Il pense à tout, il prévoit tou1. ..
- C'est la joie, cela! protesta Pierre.
- Je voudrais embrasser mon père encore uue
fois, dit Elia; où donc est-il allé?
- Au buffet. Ah! le voici qui accourt les mains
pleines.
Pierre descendit à la rencoutre de Parelli, et
voulut le décharger des oranges et des bonbons
qui J'encombraient.
- Laissez, laissez, c'est pour eIle. En les mangeant, elJe pensera encore un peu à moi. Je nc le
mérite guère. J'ai mal vécu, monsieur d'Aunis ...
J'ai déserté ma maison aux premières querelles
avec la mère d'Elia; et tout a été de travers ensui te
pour celte pauvre eoran 1.
- Oui, repartit Pierre d'une voix malgré lui un
peu dure, ce ::.<?nt les enfants qui patissent, clans
ces cas-là ... t01l)ours 1. ••
- Vous n'avel point pâti, vous, a1l moins,
monsieur, comme ma. fille!
- Qu'en savez-vous? V?ici notre compartiment.
De gr:lce, ne vou~
attendnsscz pas, et r nlrCl chez
VOliS bien tr;1nqudle: tout ::.era tenté pour rendrc
la s;lnté à ma SŒur.
Pillclli jet,! sur lcs genoux de la jcune lille cc
qu'il venait d'clchcter pOlir ellc, puis il se pencha,
ct, tandis Cju'ellc lui entourait Je cou dc sc '; bras cl
posait slIr sa joue scs lèvrc:> hniJ,lnlcs, il Illi dit il
voix J,asse :
- .Je te dcmanùc pardon pour la mèrc et pour
moi. Tu lle nOlis Cil veux ra~,
dis,
t'avoir fail
une vie si triste'?
« Et •.• si courte, peul-êtrc 1» pcnsa Elia.
Mais eUe ne le dit point. Rcs.;erralll l'étreinte:
oc
�COMME UNE ÉPAVE
- Non, je ne vous en veux pas. SOÎs bien l,eureux. Tu vois que je ne manquerai ni de soins'ni
d'affection.
- Oui, oui, c'est Pierre d'Aunis ta vraie famille ... Et c'est trop juste, articula péniblement le
pauvre homme en se redressant.
.
Un instant, il prit et garda les deux mains de son
enfant dans les siennes. Mais le train sif!1ait ..• on
fermait les portières. II mit sur le front d'Elia un
dernier baiser, sauta sur le quai et s'éloigna sans
se retourner.
- Il pleure, se dit Pierre; c'est bien temps!
Son cœur était en ce moment inaccessible à la
pitié. Une colère montait en lui; il se sentait sur
le point de maudire ceux qui, de près ou de loin,
avaient été les auteurs d'un tel mal: les parents
cPElia; son père, celle Cjui avait chassé l'orpheline ... C'est tout juste si sa mère à lui, cette mère
~i profondément aimée cependant, trouvait grâce.
Laurence avait le sentiment de la crise dont
1':1me de son fils subissait J'assaut. Elle s'était
assise à l'extrémi té opposée du cou 1"6, laissant
Pierre occuper le strapontin, en [ace d'Elia, et
elle qarc\aitle silence. Le train roulait. Bercée p'ar
le g;'ondemenl monolone el le léger roulis, Elia
ferma les yeux. Pierre regarda sa mère, posa un
doigt sur ses lèvres; puis, sc détou mant, s'absorba
ùan::. la contemplation de sa chère malade avec lIne
sollicilude que Mme Lortel élait bien dans le vrai
en la quali liant de maternelle.
A la gare de Dijon, un landau attendait les
voyageurs. Mme Thomas était venue il la rencan tre
de ccux-ci; mais, dès qu'elle cul embrassé Elia, sc
penchant vers Pierre:
- Je cours devant pour hassiner son lit. Elle sc
couchera aussi tdl. ù la maison, la pallvre 1
Et, à part elle, l'ancienne relll me de cltargo
son~ea.
: « POl1rvu qu'elle:>e relève t... ))
Elia se releva, cepenùant, ct dès le lendemain.
If ~emblait
que les forces lui fussenl subitement
revenues.
Mme Lortet ~xigea
qu'clic prit tous ses repas
avec clic ct Pierre, cl s'ingénia pour découvrir les
mets capables de provOtjuer le retour de J'appétit.
A toul instllnt, elle questionnait son Ais à cc
!;ujel, ::;'il1[ormait si jadis, à Lyré, Elia manifestait
quelque pr~féenc.
�COMME UNE ]tPAVE
Une consultation de trois médecins eut lieu dès
que quelques jours de repos permirent de supposer
la malade ramenée au point où elle se trouvait
avant cet exténuant voyage.
Tous trois s'accordèrent à dire que l'état général
était aussi mauvais que possible. Le séjour à Dijon
ne devait être que transitoire. Aussitôt le printemps bien étahli, il faudrait conduire Elia à la
montagne, dans un air très pur, et, semaine après
semaine, passer d'une altitude moyenne à huit
cents mètres, puis à mille, ct plus, SI elle pouvait
le supporter.
Les soins, le repo d'esprit, et enfin le travail de
la nature, portée à se réparer elle-même, dans un
corps jeune surtout, achèveraient peut-être la cure.
« Peut-être ... » Oh! ce dou te, cette re triction
obstinée que, malgré ses instances, ni l'un ni
l'autre des praticiens n'avait consenti à transformer
en une affirmation précise!... Que souvent Pierre
y songeai t!
.
'
« Peut-être! » à dix-neuf aos, apres sa VIe de
tristesse, au moment où elle a llait enfio goflter la
sécurité à laquelle elle aspirait depuis qu'elle savait
penser, Elia, sa sœur d'élection, sa seule amie,
Elia pou vai t mou ri r!. ..
Etait-ce donc une loi inéluctable que les enfanls
acquittassent la dette des parents? Et devaient-ils,
elle ~lui,
payer ct~e
lourùe det~
dont le compte
n'était poml arrète encore, pUisque Sostllènc
d'Aunis vivait toujours en ùehors de la loi divine.
Le jeune homme avait .interrompu tout travail,
afin de se consacrer ul1Iquement à son rôle de
garde-malade.
Aux environs de ne,uf !lCur~s,
il allait frapper il
la porte du chal~t
cl Elia, s III formait auprès de
Mme Thomas, qUI couchait dans une pièce voisine
de la .:hambre de ,la jeune fille, de quelle façon
s'était passée la nLllt.
Puis c'étaient entre eux des conciliabules à perte
de vue, sur le mieux ou le moins bien de celle
santé précieuse, sur les distractions à proposer
pour l'après-midi, sur le menu des repas ...
l)ès que la fièvre semblait décrollre, le jeune
homme pensait tout sauvé.
De fait, Elia se transformait durant ces courts
répits. La gaieté lui revenait. Elle faisait de la
musique avec Mme Lorlet et Pierre, ct déclarait
�COMME UNE f:p AVE
169
qu'il :.tI1:.tit ttre temps de lui chercher des Glè:ves.
Elle prétendait même jardiner!
Sa maison la ravissait. Avec ce que M. d'Aunis
avait envoyé de meubles, de tentures, Mme Thom:1S, sous la direction de Pierré, avait :lccompli
ùes merveilles.
Le jeune homme qui, un moment, avait dü prévoir une installation plus complète, puisque
Parelli pouvait venir habiter chez sa fille, le jeune
homme avait fait construire une petite cuisine
derriè:re la salle à manger; ce qui avait permis de
conserver au l'ez-de-ch:1l1ssée un salon il. côté de
b chambre ~l coucher d'Elia. La salle à manger
~tan
inutilisée par les disposirions prises,
Mme Thoma<; s'y était installée. Les jours Ott il
n'était pas possible à Elia de franchir la courte
distance qui la séparait de b vilb Lortet, on servait chez elle, au salon. Les deux pièces occupées
. par Elia étaient séparées seulement par une vaste
baie dont on laissait, la nuit, les tentures relevées,
afin d':.lUgmenter la provision d'air. Quand la
fièvre lui enlevait 1::1 force de se mouvoir, kt jeune
fille s'étendait SUI' !oa chaise longue placée devant
une feni':.tre donnant sur l'avenue du pure.
Pierre et Mme Lortet lui tenaient fidè:le compagnie. Pierre apportait un livre, Laurence son
ouvrage. Ou bien on causait, on jouait à quelque
jeu tranquille: dames Olt ~ches.
Pourvu que Pierre fllt au près d'elle, Elia trouvait toute chose bien, se prêtait ~l tout, s'amusait
d'un rien. Quand lui la voyait, dane; sa p~leur
inquiétante, demeurer blottie sous les fourrures et
les édredons qui ne parvenaient pas à ramener la
chaleur, il lui demandait, tout de suite inquiet:
- Tu so u ffres ?
_ Non ... Je suis bien.
C'était réel... Elle était bien ... Son cor s,
quoique malade, était hi(;tl parce que on CŒur
était joyeux. AV;1it-ellc eon<;eienee de son état?
Oni ... Quand Pierre était absent, à ces heures
tristes el enténébrée c , elle étudiait de sang-froid
le combat terrible que livrait la mort à la vie; elle
observait les phases de la lutt e, et fri'>Sonnait parfois à sentir la vie se retirer d'elle. vaincue.
Une lassitude immense la sai~t,
qui lui relldait impossible tout mouvement, tout efi'ort de
penstSe. Son corps Gtuit brisé comme s'il venait de
�COMME UNE EPAVE
prendre une part effective au comba~
dont il était
lui-même le charnr de bataille ...
Pierre entrait-i soudain? Elia retrouvait son
sourire, le cœur battant plus vite réveillait tout
l'organisme. A l'interrogatioll anxieuse du jeune
homme, elle pouvait répondre, sincère:
- Je suis bien ...
Pierre la questionnait souvent sur les derniers
mois de son séjour à Lyré, dont il connaissait peu
de chose, et sur ses impressions d'Italie.
- Mais tu dois avoir continué ton journal? lui
dit-il un jour qu'ils parlaient de l'été néfaste passé
à la campagne, chez les Albertini.
- Mon Journal •.. ?
Elle se troubla. Est-ce qu'il allait, maintenant,
lui demander à lire son journal '/
Cet après-midi, Mme Lortet, ayant eu à sortir
pour une course indispensable, avait installé Elia
chez elle dans la serre du premier étage.
La musique devait se faIre entendre au parc; Je
. soleil printanier invitait à la promenade; l'avenue
était envahie par une foule sans cesse renouvelée.
Sous les yeux d'Elia passaient par groupes des
femmes, des jeunes filles en toilette claire, des
enfants bercés dans leurs voitures aux souples ressorts, qu'entouraient d'autres enfants plus agés, si
pressés de jouer, ceux-là, qu'ils lançaient leurs
ballons et faisaient rouler leurs cerceaux sans
prendre garde aux appels des mamans et des
bonnes; des hommes araves, de ceux qui n'abandonnent qu'à regret le bureau sombre ou le cabinet
ùe travail tapissé de livres, des femmes du peuple
entourées, elles aussi, de marmots, des étudiants;
des officiers se succédaient; attirés par la tiédeur
(; 11(; Ore nouvelle de cette riante journée, so dirige.mt tOllS vers le parc dont les beaux ombra~es,
l:ollp6es d'allées dessinées en étoile, s'entrevoyaient
de l'avenue.
- Ils ont l'air heureux de vivre, remarqua Elin.
Certes, ils doivent avoir leurs soucis et leurs
peines, eux aussi, tous ces promeneurs qui pas'en t; muis le soleil les égaie, je pense; ils savent
est bonne et qu'ils vont passer une
qu la l1u~iqe
hellre ugn:·tble ... Regarde, Pierre, on n'aperçoit
qu e dc. ph)' ionomies souriantes.
- Veu ·tu venir l'écouter, toi aussi, notre
musique militaire 1 proposa vivement le jeune
�COMME UNE ÉPAVE
homme. J'aurai une victoria dans quelques instants. Elle hésita, tentée. Elle se souleva, pr~le
à
quitter son fallteuil de malade pour aller cherch er
Ju soleil. Puis ... elle y renonça, craignant une
défaillance qui eût alarmé Pierre. Etse pelotonnant
de nouveau parmi les coussins entassés autour
d'elle.
- Je préfère ne pas sortir, répond it-elle; on est
si bien là!
- Alors, relisons donc ensemble ton journal.
J'en suis resté à la seconde année. Il s'est passé
tant de choses depuis, que je tiens à connaître, et
que cela te fatiguerait peut-êt re de me racont er;
puisqu'il m'était destiné ...
- Ai-je dit cela?
- C'est écrit à la première page!
Elia réfléchit un instant, puis elle finit par
prome ttre:
- Je le chercherai, mais pas aujourd 'hui, veuxtu, mon Pierre?
Il n'insista pas. Il avait cru discerner une ombre
dans le regard de (( sa sœur ». Mais cela lui donna
un désir plus grand de lire ce confident des heures
désolées. Sans dou te, elle avait eu des ennuis plus
encore qu'elle n'en convenait, et aujourd 'hui
qu'ils étaient 'dispar us, elle craignait de l'attrist er
en les lui révélant ...
Lui 'Voulait les connaître tous.
- Sais-tu à quoi je pense depuis ces guelques
jours où je vais mieux, reprit Ella; à qUOI je pensais tOU! à l'heure en regarda nt passer ces bébés:
à Louis et à Bernar d. Je les voudrais, pas rien
qu'un moment en visite; je les voudrais chez moi
pour longtemps, les pauvres chéris 1 Rêve ...
n'est-ce pas! Irréalisable comme la plupar t des
rêves !
- J'espèr e que non. Ton désir est si naturel.
Mon père le compre ndra. As-tu [ait beaucoup de
rêves gui ne se soient pas réalisés? demanda-t-il en
riant.
Elle le regarda. Ses yeux profonds étaient devenus mystérieux comme le silence de ses lèvres.
Au lieu de répond re à la question posée, elle dit:
- Celui qui s'est réalisé, c'est mon rêve d'enfant. El c'est toi, mon Pierre, qui le réalises.
J'aime ce qui dure, je te l'ai combien de fois
répété! Je rêvais d'une maison d'où on ne po.t pas
�COMIIIE UNE ÉPAVE
me chasser: tu me l'as donnée; je rêvais d'une
affection que la mort même ne romprait pas ... iu
es, tu seras cette affection.
.
Ses yeux resplendissaient de foi et de tendresse,
ses joues s'étaient rosées, e1le souriait d'un sourire
d'extase.
- Tu auras été toute ma joie! prononça-t-elle
doucement.
- Alors, ne parle pas comme si cette joie devait
finir, protesta Pierre. Il faut vouloir vivre, Elia.
Ne te laisse pas abattre par le mal: il cédera. Toi
aussi, tu es ma joie. Tu es, avec ma mère, ma
constante pensée. J'ose à peine compter les petits;
on les tiendra éloignés de nous par la force des
choses.
- Lorsqu'ils seront plus grands, il faudra les
disputer un peu à Mme d'Aunis. Je redoute pOlir
eux son influence.
.
- Nous essaierons, certes! repartit Pierre,
mettant Elia de moitié dans ce projet lointain,
comme si l'avenir lui était sûrement promis.
Elle hocha la tête:
- Nous !. .. murmura-t-elle.
Puis sa jeunesse protesta soudain, affirma sou
désir de vivre. Elle sourit:
- Après tout. .. pourquoi pas 1...
Pierre avait observé d'un regard furtif cette lutte
intérieure. Le sourire d'Elia lui causa de la joie.
Espérer, c'est croire ... et croire li la possibilité de
guérir, c'est ID:lrcher 1\ ]0. gl\érison, dans certain.
~as.
- En dttenù:mt qn'ils aient l\lW' de nous revenir d'eux-mêlllt:s, je vais j;klter dt> les obtenirpot1r
quelque temps.
La grille du jardin l'Culait ~;ul'
ses gonds lundi'"
qu'il parlait.
- Voici ma Jnt:re, prononça-toi!, relevant la tête
el jetaut un coup d'Ü'il Sur le parterre afin de:
s'assurer qu'il ne se trompait pas. Nt! l'orlons pus
ùe nos frères devant ell!;!. Mieux vaut lju'elle ne
!;oit pas instruite il l'avance de leul" séjour chez toi.
Je la connais ..• Une fois ici, &l'l1al'd et Lon is
auront tOt fait sa cOllqutHe••
Quelques jours plus tard Jllièvre ayallt repanl
ï.!! la température s'étant ~rusql.emn
refroidie,
la jeune fille ét:tit restt:e 'chez elle et avait fait
pllum"r dn fel1.
�COMME UNE :ÉPAVE
173
Avant de s'étendre sur sa chaise longue, auprès
de la cheminée, elle alla prendre son journal.dans
son bureau, oÙ elle n'eut pas à le cherch er longtemps,quoi qu'elle eût di l 11. Pierre. Et elle le relut.
Pauvre amour si naïvement exprimé, pauvre
rêve L •. Dans un instant le feu aurait tout dévoré.
Elle tounai t les pages .•. Deux fois sa main se
souleva pour jeter le cahier dans les flammes.
Encore ••. encore un peu ... quelques minute s;
puis ... plus jamais ..•
Une défaillance la prit. Elle en avait quelquefois: cela ne durait pas. Elle n'appela point la
vieille amie qu'elle entendait aller et venir dans la
pièce -voisine; l'eût-elle voulu, elle n'en aurait pas
eu la force.
Au vertige succéda une torpeu r si profonde,
que la jeune fille semblait plongée clans Je sommeil.
Pierre entra précédé de Mme Thomas, avant
que le malaise eût cessé.
- Elle dort! dit-il à voix basse.
Elia perçut ses mots comme dans un rêve, sans
pomoi r parler ni se mouvoir. Elle demeura les
yeux clos, à demi consciente, oubliant le journal
posé sur ses genoux, heureuse parce que la voix
de Pierre venait de frapper son oreille.
Le jeune homme aperçut le cahier. Sans doute,
Elia l'avait cherché dans l'intention de le lui
remettre.
Tandis que Mme Thoma s retournait arrange r
les jardinières de l'antichambre et changeait les
fleurs du salon, doucement, dég-ageant les feuillets
de la pression des petites malfiS qui, instinctivement, les retenaient, il s'en empara , s'assit auprès
de la table plaGée à gauche de la chaise longue, el
commença de lire.
Un cri sourd, qu'on etH dit arraché par une
étreinte brutale, tira Elia de sa torpeur.
Elle entrou vrit ses paupières abaissées et regarda Pierre.
Il pleurait. .•
Elia referma les yeux sans manifester son retour
à l'état de veille par un geste ou par un appel.
Son âme suivait Pierre, lisait avec lui...
A écouter ses larmes tomber sur les pages, avec
un bruit très doux de plainte, elle s>attendrissait
elle aussi jusqu'aux pleurs. Quand Pierre d'Aunis
�COMME UNE ÉPAVE
eut tourné le dernier feuillet, il replaça avec précaution le journal entre les mains d'Elia, la comtempla un instant, les bras croisés, le visage
ravagé, dans les yeux une lueur de folie, il se
pencha, prêt à l'appeler tout bas, à lui dire ..•
Puis, soudain, son front se barra d'un pli dur,
il se redressa et s'enfuit.
Elle demeura encore un peu de temps inerte.
Enfin, faisant un effort, elle se souleva à demi et,
le regard tourné vers la porte derrière laquelle
avait disparu Pierre, elle se prit à songer.
Pourquoi s'était-il enfui? Est-ce qu'elle ne serait
plus seule à aimer? Oh ! ce serait un tel bonheur!
- Mon rêve ... Non! non! s'il m'eût aimée, il
ne serait pas parti, murmura-t-elle. Il m'eiH dit
son amour tout simplement. Sa tendresse s'est
émue; il a pleuré sur moi, voilà la véri té. Et il est
sorti afin de n'avoir pas à m'expliquer ses larmes ...
xv
- Monsieur le curé, prononça Pierre en serrant la main de l'abbé Dorigny, dans la chambre
de qui il pénétrait haletant d'une course rapide à
bicyclette, je viens vous confier ce que personne
ne sait encore ... non ... Ma mère elle-même ...
- Ni Elia? iuterrompit en souriant l'ahbé.
- 11 s'en est fallu de bien peu que je me confie
;1 clic ... Cc crime m'a été épargné, Dieu merci,
Mais je ne vois plus clair en moi, mon viei l ami;
ma rOl\te s'est soudain barrée ... Je viens de passer
trois jOllrs,-trois nuits, devrais-je dire - Te jour
je I1C m'accorde pas la liberté de penser, je m'occupe d'Elia, - olli, trois nuits dans un état de
demi-folie ... Si vous ne parvenez pas à me montrer
ma voie, je sens que je deviendrai fou tout à fait.
ssieds-toi d'abord ct calme-toi ,
- Non, non, laissez-moi parler debout el1 all ant
ct venant; l'immobilité m'est intolérable. Je dois
remonler loin: à ma veillée des armes, à Montmartre .
.Je reçus, cn cette nuit, d'étranges Jumiêres.
Voir la vic sous un certain jour en change bien
l'orientation. Nous autres, les enfants des divorcés,
noU!; avons une situation à part. J'en connais pas
mal, - cette aberr;:llion sc propage tellement 1 aucun n'est heureux.
�COMME UNE ÉPAVE
175
Tous portent en eux cette détresse d'àme,
dont Elia a tant souffert qu'elle s'en est un moment découragée de vivre, et que la tendresse de
ma mère, sa vie {'lei ne de dignité n'a qu'à peine
atténuée pour mOl.
Nous ne trouvons plus notre chemin daus le
groupement naturel de la famiBe: est-ce à celuici, est-ce à celui-là que nous devons aller pour
reconquérir le foyer dispersé?
Et la génération qui sortira de nous portera
plus durement encore le poids de cette détresse.
Dans la société disloquée, chaque indi,'idu se sentira seul. Le foyer sera devenu l'auberge banale
où l'on passe. Eparpillés, les aïeux dont l'exemple
était une force, bien souvent une gloire. Plus de
ces lignées si droites qu'on pouvait embrasser des
siècles d'un regard J
Et plus l'homme s'en ira loin de la vérité, du
droit, de la justice, plus il sera malheureux.
Voilà ce qui me fut montré durant cette
longue nuit de prière. Je saisissais la marche de
cette démoralisation croissante, sa portée, ses
conséquences redoutables, comme si une intelligence supérieure, une expérience ql1e le chagrin
n'avait pu malgré tout me donner encore, eussent
illuminé et instmit soudain mon I?ropre esprit.
Le sentiment de cette solidanté, qui incite le
fils à payer les dettes du père, m'appamt plus
rigoureux encore dans l'ordre moral.lJ me sembla
qu'une main invisible gravait en moi cette loi
d'expiation. Je me sentais sollicité d'acquitter la
dette des miens par l'immolation de moi-même.
Je crus vraiment répondre à un appel, quand je
dis au Christ : « Assignez-moi le poste où VOlls
me voulez. Je vous fais à jamais l'hommage de ma
volonlé: disposez-en; tout est à vous. Je suj~
votre ouvrier. »
Depuis cette heure, je marchais appuyé sur
cette {oree qu'est le libre don de soi. Je me gardais comme un être à Dieu.
L'exemple de mes parents m'avait depuis
longtemps détourné du mariage; mon cœur se
sentaiL comblé :par la tendresse de ma mère et la
fraLcrnelle amil1é d'Elia. Il ne m'en contait point
d'envisager la voie austère qui est la vôtre...
Pierre s'interrompit. Un sanglot refoulé dans sa
,:rorge 11' sltffoqnait.
�COMME UNE ÉPAVE
L'abbé s'était assis, lui. Le coude sur sa table
de travail, le menton dans sa main, il observait
d'un regard douloureusement inquiet son ancien
élève. Il n'était pas toujours maniable, jadis, en
dépit de ses qualités maltresses. Qu'en avaient fait
les années ? .. Physiquement, elles avaient ajouté
au charme de l'enfant, emporté, mais três bon,
une visible énergie. Les traits, virilisés, gardaient
leur finesse de race; mais le caractère de Pierre,
en s'affirmant, leur avait imprimé le sceau d'une
volonté malaisée à dompter. Et il fallait encore
compter avec la violence du sang des d'Aunis ...
Quel drame torturait ce cœur d'homme? contre
quoi luttait-il? Pourquoi, maintenant, Pierre semblait-il hésiter à poursuivre?.. L'abbé Dorigny
tremblait de le comprendre.
Entrant dans le vif tout net, il demanda:
- Qu'cst-il Sl1rvenu ? Dis-le-moi en deux Illats?
- Elia avait jadis commencé un journal destiné
à me tenir au courant des moindres faits de sa vie
quotidienne; à lui servir de confidcnt aussi. Ces
derniers temps, je lui exprimai le désir de le jire.
Je comprends aujourd'hui pourquoi elle se déroha.
Il y a trois jours, entrant chez elle, el la 11'011vant assoupie sur sa chaise longue, SOD journal
sur les genoux, je erus qu'cHe l'avait sorti de SOtl
bureau afin de lue le donner.
Je le pris et je me mis à Je parcourir en at1eudant son réveil.
J'y lus l'histoire de no. deux cœurs.
PIerre vint s'arrêter devant l'abbé Dorigny ct
reprit avec un emportement dont la nécessité de
modérer les éclats, dans celte chambre de presbytère ouvrant sur L1ne place, accentuait la sourde
vIOlence:
- Je me suis offert à Dieu; je lui appartiens. Il
le sait. Pourquoi nùl-L-il infligé cette torture de
descendre dans mon propre eœur cl d'y lire ee
que venait de me rév~le
le j.ournal d'Elia! J'aurais été un bourreau inCOnScient, du moins, si je
n'avais connu ni son amour ni le mien.
Le mien L.. oui ... .Je l'aime! je l'aime! Ma
tendresse fraternelle! bandeau de convention que
l'habitude m'a gardé sur les yeux. Je l'aime !. .. Sc
sachant aimée, elle vivrait peut-être; le bonheur
fait de ces miracles. Et, pour tenir la parole donnée
au Maitre. je dois la lai~c;er
mourir.
�COMME UNE ÉPAVE
6erais-ie moins à lui, parce qu'elle serait
mienne? Lui qui jit en moi sai t le contraire. Je le
servirais autrement. Nous serions deux cœurs unis
pour l'aimer el apprendre à,1 d'autres à, l'aimer ...
Oh! c'est vraiment une douleur surhumaine
gue j'endure. Je ne peux pas !... Je ne veux pas 1. ..
Et je le dois pourtant.
- Qu'en sais-tu 1.•. prononça l'abbé Dori~ny
avec une lenteur pensive. Oui ... gu'en sais-tu ....
Passe-moi donc ce livre du J'.ère Gratry, tiens, là,
sur ce rayon, le troisième.C est l'Oratorien savant
en ces questions qui va te répondre.
El, prenant Le volume des mains de Pierre, il le
feuilleta un instant.
- Voici: A l'histoire des vocations religieuses,
dans sa Philosophie du Credo, il écrit ceci:
( Connaissez-vous ces moments sacrés dont
l'Ecriture dit: 10ut à coup. il se fit dans le ciel un
silence d'ulle demi-heure. S'est-il fait quelquefois
dans le dei de votre àme un silence d'une demiheure? Alors, sous la tranquille et pénétrante
lumière, qu'avez-vous vu dans tout vous-même'!»
Tu m'as confié, tout à l'heure, ce qui t'a été
montré des réalités décevantes de ce monde: la
tristesse, tu l'as ressentie; le sentiment du devoir,
tu l'as eu ... L'appel de Dieu, tu l'as compris; tu y as
répondu. Mais que dit à ce propos le Père Gratry:
« Si votre cœur n'est ras encore capable de
J'amour plein, absolu, surnaturel et infini, c'est-àdire de l'amour de Dieu, lui, Père, ne s'irrite pas ;
il vous repose dans votre sommeil avec sa toute
divine r;atJence, et vous laisse encore à vos rèves
pour un temps, peut-ètre jusqu'au dernier réveil,
si vous n'êtes jamais prêt ... »
Je te lirai plus tard la 6n du chapitre, annonça
J'abbé Dorigny, reprenant son expression songeuse. Dieu vient de te reposer sur la terre, de te
rendre à ton rève, et Son rêve paternel n'est pas
irrité.
Sais-tu que] a été Son rôle dans ta vie et dans
celle de cette pauvre petite Elia? Qui te dit qu'en
créant vos deux ames, il n'a pas fait le même rève
que vous, pour vous? Vous avez des caractères
dissemblables, mais vos deux natures s'assortis·
sent, je l'ai constaté souvent.
En la ramenant vers tt>i, seule, sans autre
appui que le tien, sans autre joie que ton affection.
�COMME UNE ÉPAVE
il me parait que Dieu s'efface devant la nécessité
de donner à cette petite ame la force de marcher...
vers la vie, peur-êlre •.. peut-être vers la mort ..•
savons-nous?
Aime-la, mon enfant, aime-la sans lutter davantage : Dieu ne s'en offensera pas, j'en ai la
conviction. Celle enfant t'est cannée par la Providence, tu ne dois pas l'abandonner.
Pierre avait écouté avec stupeur d'abord, avec
crainte, puis avec la joie extasiée du malheureux
deyant qui le ciel s·ouvre.
- Venez ... venez demain. Ah! mon cher vieil
ami, il y aura du nouveau! Je me sauve! Elia ne
comprendrai t rien à une si longue absence. El
j'accourais vers vous en désespéré! cria Pierre,
tout en ramassant sa casquelle de cycliste roulée
sous la table.
C'était un étrange spectacle, que celui de cette
physionomie ravagée sur laquelle passait maintenant l'expression a'un bonheur fou.
L'abbé Dorigny le considéra un instant avec un
sourire qui voulait être gai, mais ne parvenait à
traduire autre chose qu'une infinie pitié.
Il lui serra la main et se leva afin d'aller jusqu'à
la fenêtre pour le regarder partir.
Revenu auprès de sa table, il ouvrît un tiroir, y
prit une lettre reçue le matin même et la relut:
« ... Je suis navrée d'avoir à vous donner des
nouvelles si peu rassurantes de notre chère
malade », disait Mme Lortct, dans la lettre écrite
la veille, en réponse à celle par laquelle l'abbé
Dorigny s'était informé Je la santé d'Elia. « Le
foie, le cœur, tout se prend 1 Le médecin n'ose
plus conseiller la montagne, par crainte que la
chère petite ne puisse supporter le ,'oyage. J e
laisse à Pierre ses illusions. Elles l'aideront à remplir jusqu'au bont s~
mission de dévouement.
Puissc-t-il nc pas vOir trop tôt clair dans son
cœur! Nous allons au-dcvant de bien des peines,
je Ic crains. Jc nouS recommande lotiS les trois à
vos bonncs prièrcs ... )
(c Que Dieu m'aide ù le guider, le cher enfant!
pensait ~n lui-mëme l'abbé Dorigny; qu'il l'aide,
L li, il supporter l'éprcuYc, s'il doilla subir ... Qui
sait'! Peut-ëtre lui sera-t-elle épargnée, ..
« En toul cas, m'appuyant sur le Père Gratry
pOl1r conc;eiller Pirrrr, l'Cc;rèm n'avr'ir r;1<; (dt
�COMME UNE ÉPAVE
179
fausse route. Et puis, quand Dieu a taut pitié du
pauvre cœur humain, comment n'en aurai-je pas
pitié moi-mêlue? .. »
XVI
Il était près de onze heures lorsque Pierre rentra
à la villa couvert de poussière, mais rayonnant.
Elia guettait de chez elle, inquiète de cette absence
dont elle n'avait point été avertie. Le jeune homme
ne vint pas la rejoindre tout de suite. Un long
moment passa avant qu'elle ne le vil paraître.
- Où es-tu donc allé? s'écria-t-elle. Je t'ai vu
arriver tout poudreux, en costume de cycliste, tout
à J'heure.
- A l'instant, j'entretenais ma mère de Ce que
je vais te confier, petite amie. C~ matin, j'étais allé
dire bonjour à l'abbé Dorigny. Je me sentais un
peu souffrant; cetlecourse au grand air m'a remIs.
- Souffrant! lu l'es depuis quelques jours, et il
n'y a rien là qui me surprenne. Tu t'exténues à me
soigner.
Il sourit.
- C'est ma vie de m'occuper de loi, tu le sais
bien.
- Comment vont DOS chéris? poursuivit-clic,
convaincue que, si Pierre n'avait pu les voir, il
s'était du IOOIOS longuement informé d'eux.
- .Je n'en sais rieu ... Nous n'cn avons pas parlé.
- Oh! Pierre! gronda-t-elle.
Mais il continuait de sourire. Dans ses prunelles
bleues passait une lueur étrange qui se posait sllr
Elia, enveloppante comme une caresse et qui la
lroubla soudain.
Pierre prononça très bas, emprisonnant les
mains d'Elia dans les siennes:
- Mes yeux se sont ouverts ... En lisant ton
journal, j'ai lu dans mon propre cœur. J'ai compris
la raison de la colère folle où je suis entré, quand
tu m'écrivis que ce Nelsi avait eu l'audace d'oser
prétendre à ta main ... D'étape en étape, je suis
remonté si loin, que cela m'a conduit à nos premières vacances de Lyré.
Je t'aime, Elia, non pas senlement comme mon
unique amie, ma sœur, mon enfant, je t'aime
d'amour... Je t'aime, enfin! Veux-tu devenir
mienne?
�180
COM IE UNE ÉPAVE
- Mon rêve 1... murmura Elia; mon Dieu,
est-ce 'lue je verrais se réaliser mon rêve 1. ••
Elle appuya son front sur la poitrine de Pierret
si faible devant le bonheur qu'il dut la soutenir e,
presquc la porter jusqu'au siège Je plus proche.
Il sc mit à ses genoux, baisa ses mains, les noya
de ses larmes, larmes inexplicables pour elle, où
le pauvre garçon répandait, avec le trop-plein de
SOIl cœur, le flot d'angoisse qui le torturait au
milieu de son bonheur même.
Car, en l'autorisant à parler à Elia de son amour,
en consentant à leurs 1iançailles, sa mère 1ui a vai t di t:
- J'ai deviné depuis longtemps que tu l'aimes ..•
Mais ... penses·tu qu'elle vive? Je tremble toujours
devant cette faiblesse contre laquelle tout échoue.
- Je parlerai, j'agirai comme si elle devait
vivre. Heureuse, elle vivra peut-être. Je veux le
croire, mère, avait-il répondu.
Mais, tandis qu'il baisait les mains brûlantes de
l'aimée, la question redoutable se posail en lui:
Il Penses-tu qu'elle vive? » Elle vivrait: l'amour
est fort comme la mort 1. ..
... Devant ce merveilleux spectacle de deux
cœurs sur l'amitié desquels s'était greffé l'amour,
devant cette pure idylle rayonnante de foi, le mal
fléchit en effet, la mort s'etfaça, lointaine.
Ils eurent des jours radieux.
M. d'Aunis et parelli avaient acquiescé à leurs
fiançailles. Le père de Pierre avait également promis d'amener Louis et Bernard à Elia.
Au moment de tenir cette dernière promesse,
toutefois, Sosthène s'était dérobé. Mme Thomas
avait été mandée à l'hOtel d'Aunis par son ancien
mailre et avait reçu de lui la mission d'emmener
les enrants.
Elle rapporta à Pierre que son père était très
changé. Ses cheveux étaient gris. Il .p araissait
accablé de lassitude.
Lorsqu'elle s'était informée s'il séjournerait
quelque temps au vieil hôtel de famille, il avait
répondu, confia·t-elle au jeune homme: « - Ma
pauvre madame Thomas! Je ne .is plus ce que
c'est que le repos. Mme d'Aunis compte sur moi
demain pour l'accompagner au concours hippique,
etnousavons en Eerspectivedes distractions 'Vanées
pour tout l'été. Je repars dans une heure. J'irai à
mon retour embrasser Elia. Il
�COMME UNE ÉPAVE
181
La présence des deux en fants mit dans la maison
une note gaie qui lui faisait un peu défaut.
Pierre s'obstinait à espérer, malgré les démentis
de la science; sa mère s'efforçait de s'abuser, afin
de garder il sa physionomie le calme souriant, qui,
elle le sentait, rassurait Elia; mais toujours quelque ombre surgissait du foyer de tristesse que
chacun portait en soi.
La jeune fille avait des heures de lucidité absolue,
durant lesquelles son âme, touchant déjà presque
à l'au-delà, mesurait son court avenir.
Si grand était son bonheur que la durée n'y pouvait ajouter. .. Peut-être n'était-il pas trop de leurs
joies d'amour, des délices du foyer peuplé d'enfants,
pour acquitter les dettes des autres; ces dettes
que Pierre lui avait dit tant de fois, jadis, assumer
comme une charge imposée par le strict devoir.
Telles étaient parfois ses pensées. Elles lui
venaient surtout les jours où, en grand s cret et à
l'insu de Pierre, elle communiait à l'aube. Elle se
sentait alors une force surhumaine. S'étant préparée à mourir, elle regardait le présent avec un
courage d'autanl plus résigné que la consolation
était en elle.
Puis... elle retombait... tremblait de quitter
Pierre. Que ferait-il sans elle, dans la vie!
Un jour, elle lui dit:
- Si je partais, je ne sais que Dieu à gui je
vouùrais Le léguer...
Il ne suffisait plus ùu sourire encourageant de
Mme Lortet pour écarter ces visions, ce doute ...
L'appoint de gaieté qu'aport~en
les deux jeunes
fils de ,;on mari lui parut providentiel.
Bernard et Louis manifestaient une joie délirante J. se retrouver utlpl'ès de leur chère \( Iai~
1)
et de leur grand rrère.
<1 Ils n'ont pas Ùlt être beaucoup g:1t~s!
II pens3it en elle· mGme Laurence.
Son impression:.1\·aitétécomplè een lesvoyanl."
plutôt péuible. Puis elle s'était m1se il les C~l·esr.
A présent, elle jouait avec eux à l'aïeule.
Pit;1T~
les comblait tle jouets. Elia leur contait
dcs histoÎl'cs COmme autrefois. On s'oceup:1it d'eu
san<; cesse. Unsoir, trois semJ ines après leurarrivée,
vers huit heures, on sonna il. ln porte d'Elia.
Mme l'bornas courut ouvrir: elle se vit en présence du baron d'Aunis.
�COMME UNE tPAVE
-: Elia peut-elle me recevoir, madame Thomas?
s'informa celui-ci.
- Pas tout de suite, monsieur le baron. Elle
est ... elle est à côté, repartit la bonne dame, toute
saisie ü l'idée d'avoir à annoncer que les petits
Gtaient chez la première Mme d'Aunis.
- A côté ! ... chez ... Pierre?
- Oui, monsieur le baron, si monsieur le baron
veut prendre la peine d'entrer, j'irai appeler mademoiselle el ces mesiur~.
Sosthène entra. Il semblait hésitant.
- Ils y dînent, sans doute.
- OUI, monsieur le baron.
- Ne dérangez personne. Je vais faire un tour
de jardin en attendant qu'Elia revienne. Je ne suis
pas pressé.
Il descendit dans le parterre. Une porle ouverte,
donnant accès dans la propriété voisine, l'arrêta
soudain. Un désir insurmontable lui vint de la
franchir. Il faisait nuit, mais les persiennes n'étaient
point closes encore chez Laurence.
Sosthène marcha droit aux fenêtres écl::tirées.
C'étaient celles du salon: on était sorti de table.
Le rez-de-chaussée, surélevé à peine, permettait au
rési.sta point.
regard de plonger à l'intérieur. II ~'y
Aucun étranger, seulement Ella et Pierre, ses
deux jeunes fils et Laurence.
JI voyait celle-ci de profil. Elle était assise sur un
siège un peu élevé, et penchée en avant, les bras
tendus, semblant appeler quelqu'un: Louis et
Bernard, sans cloute; ils accoururent soudain et
se hissèrent tous les deux sur ses genoux.
Elle entoura de ses bras les deux tèles blondes
tout proche de la sienne, et elle se ,nil à les baiser
doucement. Pierre, debout contre le piano, Elia enfouie dans un fau leuil à côté du [cu, souriaien t en
regarùanlles bébés.
Voilà que ceux-ci se glissaient à terre. Leurs
mains étaient jointes, leurs beaux yeux clairs se
levaient vers le ciel dont on leur parlait, sans doute.
A présent, ils pria!ent.
Aussitôt relevés, ils ,allèrent à leur frère aIné
qui puisa dans une bonbonnière la récompcnse de
leur sagesse, puis ils calinèrent un moment Elia el
firent quelques gambades sur le tapis.
Ce devait être l'heure du coucher; une femme
de chamoce entra.
II
�COMME UNE ]tPAVE
Ils revinrent àMme Lortet pour le baiser d'adieu.
Alors Sosthène vii celle-ci tourner les deux têtes
blondes vers le panneau du fond.
A qui Laurence leur faisait-elle envoyer des
baisers, et pourquoi elle-même attachait-elle si
longuement son regard sur le même point?
Allant à l'autre fenêtre, Sosthène regarda:
c'était son p.o rtrait, qui occupait le fond de la
pièce ... Il était resté pour sa première femme celui
qui ne doit pas ê.tre oublié: elle avait tenu parole.
Encore un baiser sur les cheveux blonds cle ~
enfan ts, et Laurence les laissai t partir accompagnés
üe Pierre. Au premier étage une fenêtre s'éclair:J..
Ils couchaient donc auprès de leur grand frère?
Il s'écoula quelques minu tes . .Pierre revint, prit
son violon, Laurence se mit au piano et tous les
deux exécutèNlnt une sonate de Mozart.
Elia dut demander ensuite quelque morceau
préféré; Laurence joua seule la gavotte de Rameau.
Tout en écoutant, Sosthtme inventoriait ln pièce.
Rien ù reprendre ù son élégance sobre. Tentures,
tableaux, meubles, fleurs, tout était disposé sanf'.
une erreur de gOlll.
Lorsqu'on servit le thé, Laurence quitta le piano>
Pierre roula le fauteuil d'Elia auprès de ln table,
et s'assit lui-même à côté ùe la jeune fill e. Ils eurent
un sourire heureux en se regardant: ils goûtaient
pleinement la joie de l'heure présente.
Sosthène avait main.tenant Laurence en face de
lui. Son fils nc lui avait point menti, en lui disant
qu'il la retrouverait plus charmante encore qu'autrefois. Tout chez elle était harmonie; la toilette,
la coiffure, l'e . ·pression sereine, bien qu'un peu
triste du visage ...
La sérénité était, du reste, ]a caractéristique des
trois êtres réunis là. Leurs traits en étaient égaIement re\·êtus. Et cependant la clouleUI' avait passé
sur eux. Elle les guettait, dans la vie si menacée
d'Elia. A q lIelle source puisaient-ils donc la paix
que reflétaient leurs physionomies ?
Lui sentait son âme ravagée par le spectacle
qu'il avait sous les yeux. Sa place eùt été là, entre
eux, s'il l'avait voulu .•. Pierre l'avail-il a osez ardemment supplié de venir la reprendre?
Orgu il ou perversion d esprit, il avait résisté.
A pr6sent, ce calme bonheur, cette paix qu'il avait
\'!léâ.~ps
n~
~rient
plus jamais à portée de r.a
�COMME UNE t 'P AVE
main. Sa part 6tait là-bas, dans cette agitation
stérile qui l'avait séduit quelques armc;es et qu'il
haïssait maintenant.
A quoi bon aviver ses regrets par la vue des
joies intimes qui lui étaien1 désorm3is interdites.
Il aV3it pensé réclamer ses fils ..• Pauvres petits!
Qu'ils demeurent longtemps en cette atmosphère
de bonté, de tendresse ..• Qu'ils 3pprennent de
nouveau à prier ... 11 le savait, à cette heurc:,
Laurence ne les laisserait pas oublier leur père.
D'Auni s en était là de son 311ler retour sur luimême, lorsque la femme de chambre vint chercher
le plateau du thé; mais avant de se retirer, sur un
ordre desa maîtresse, elle se dirigea vers la fenêtré
devant laquelle se tenait M. d'Aunis.
Suppoc;ant qu'elle allait fermer les persiennes,
celui-ci s'éloigna d'un pas rapide. .
- Nedites pas 'lue je su is venu, mad3meThomas,
ne le dites à personne, recommand3-t-il à son
:mcienne femme de charge, en traversant la petite
maison d'Elia. J'3i entrevu les enlants : ils emblent
si heureux 1. .• Je vais me reposer quelques jours à
Lyré; je les prendrai 101'5'1 ue je rentrerai à Paris.
Elia e t hi en po.le, bien défaite, à ce qu'il m'a
paru! ajouta le baron 3vec pitié.
- On :t en..;ore appelG hier un grand médecin
de Paris qui a dit comme les 3utres ... M. PielTe
ne veut pas voir qu'elle s'en va. II fait préparer le
trouc;seau, la robe de noce; il comble madem iselle de présents; il fai t des projets pour l'année
procl13ine.
- Et elle?
- Elle ... on ne sait pas. Il y ri dee; jours où elle
croit \iHe; d'~l1tre;
où le hon Dieu doit lui dire
tout hns la véritG, où elle voit clair. .. Et avec ça
elle est si J'ésign~e
! Monsieur le baron sn i t-il quelle
est sa fl':l)'eur? C'est que M. Pierre la devine, la
vérité. Elle veut le voir heureux j LlsqU';\ son dernier souffle.
Aprl'<; 1. .. Ah! nprts 1. .. Je l'entendais dire
l'autre jour: « Si 011 ne s'aimait que pendant cette
vie, on aurait raison de craindre: ce serait un bOIlheur "i conn! Mais lil-haut, ça ne change pas. Le
premirr qui part sert d'ange gardien à J'autre. »
Elle a une volonté! Elle mourra debout! J'en ai
le cœur retourné, allez, monsieur le baron. Je me
suis attachGe à elle COJlllXle si elle était ma fille.
�ÇOMME 'UNE ÉPAVE
D'Auni s esquissa un geste de compa ssion; il
murmu ra, le cœur étreint par un remord s:
- Pauvre petite!. .. Pauvre s, pauvres enfants! •••
En longeant l'habita tion de Lauren ce, il vit q~
la façade tout entière était sombre . II lui semb1a
que, entre lui et le paradis entrevu, un abîme de
ténèbres venait soudain de se creuser.
A l'hôtel, une lettre de Sabine l'attend ait,
apporté e par un domestique de Lyré, où la baronne l'avait adressée.
Cette lettre rappelait cl'Aunis à Paris, toutes
affaires cessantes.
Depuis six mois, Mme d'Aunis tournai t autour
du clan très fermé, austère de principes. où le
mariage réduit à un acte civil est jugé ce qu'il est ...
L'orgue il, la soif de considération qui dominaient
la jeune baronne souifraient inexprimablemellt de
cet ostracisme. Intrigu es, intervention d'amis,
diplomatie habile, elle avait tout mis en œuvre.
Mais la noblesse de Bourgogne a de nombreuses
ramifications dans le faubourg, et parmi les femmes de la vieille aristocratie dijonnaise, Lauren ce
compta it quelques amies demeurées fidèles. En
dépit du soin qu'avait pris la nouvelle baronne
d'Allnis d'écart er les témoins de la vie passée de
son mari, sa situation n'était ignorée de person ne;
et si « le monde où l'on s'amus e » ne demandait
qu'à l'accueiIIir, le vrai, celui où elle ambitionnait
par-dessus tout d'ètre admise, lui tenait obstiné~
ment rigueur .
Déçue dans Son espoir de figurer parmi les
invités de la princesse de B ... , Sabine annonçait à
son mari ct u'elIe voulait partir, alIer faire un grand
voyage en Ecosse.
Sosthène se laissa tomber sur un siège, déconcerté par celle exigence nouvelle. Un peu de solitude dans son château de Lyré lui etH été si
bienfaisant! C'est bon, quelquefois, de pouvoir
être triste à loisir.
- Mon Dieu, gémit-il, je demande grâce. Prenez
ma vie, délivrez-moi! Arrachez-mOl du gouffre!
Livré à mes seules forces, je ne vois pas d'issue ...
Prière infirme, où le remord s avait moins de
part que le sentiment de sa propre souffrance, et
qui, à cause de cela, ne le réconforta point.
Sombr e comme les damnés du Dante, aCCOm
pliilOant leur éternel labeur, désesp érant comm\
�186
COMME UNE ÉP AVE
eux de s'y soustraire, il télégraphia à Sabine :
« Je serai à Paris cette nuit. »
Une heure plus tard, il montait en automobile,
et, se grisant de vitesse afin d'engourdir sa pensée,
sa mémoirE., SOn cœur, tout ce qui le faisait souf·
frir, il alla se mettre sous le joug.
XVII
Elia reposait depuis trois mois dans le petit
cimetière d'Etaules. Elle était morte en plein rêve.
Dieu, la sachant il lui, avait mis dans son dernier
soir un dernier sourire.
Depuis ce jour, Pierre d'Aunis n}avait pas prié.
II cn voulait il Dieu, l'accusait de sévérité trop
rude. Il ne se confiait à personne, parlait à peine
à sa mère, vivait seul, sur les grands chemins la
~lupart
du temps. Bien qu'il se rendu souvent à
Etaules pour fleurir la tombe d'Elia, pas une seule
fOlS il n'était entré chez l'abbé DOl'igny.
Il passait en vue de Lyré sans y jeter un regard,
détaché de la demeure natale parce qu'Elia n'y
aurait pas sa place auprès de lui.
« 11 marche à la folie, II se disait sa mère.
Mais que tenter'? Ali premier mot il se dérobait.
Ce matin de décembre. le jeune homme était
venu apporter sur la tombe d'Elia une gerbe de
roses blanches; des roses du Midi, belles et
fragiles, qui, clans cette atmosphère inclémente, se
flétrissaient déjà.
Autour de Ini tout était tristesse comme el1 lui.
Pas ' é la Toussaint, les jardins n'ont plus de
fleurs; les paysans n'en achètent pas; n'ayant rien
à porler, ils ne vont plus au cimetière.
Les Lombes avuienl presque loutes un aspect
lamentable de chose abandonnée.
« Les pauvres morts, ,comme on les oublie vite,
songeait Pierre ... Certall1s morts ... J lIsqn'au jour
olt j'in1i Le rejoindre., ta pensée dçmeurera en moi,
vivante, ma bicn-aimée ... tu le sais 1... tu m'entends '/ »
Il avait enleY'é les chrysanthèmes de la semaine
précédente, essuyé la dalle de marbre blanc d'une
caresse de sa main dégantée.
Il se releva secoué rar un frisson: lièvre d'âme;
l'lllpression extérieurc au si : J'mr était glacé.
�COMME UNE ÉPAVE
Toute la nuit, le vent du nord avait chassé devant
lui des nuages moutonneux, opaques, lourds de
neige. Et maintenant les masses accumulées se
désagrégeaient.
Quelques aocons avant-coureurs ùescendirent
en tourbillonnant. Puis, soudain, comme si une
déchirure profonde eùt lacéré l'énonne couche, la
neige tomba rapide, serrée. En quelques minutes,
le sol disparut sous l'idéale blancheur, ensevelissëlnt les détresses des tombes, couvrant les
chelllil'ls, les toits, revêtant d'une somptuosité nouvelle l'armature des arbres.
.
Bien que sa pelisse fflt, elle aussi, toule blanche,
Pierre ne s'inquiélait point de chercher nn abri.
Farouche et muet, il regardait monter la neige,
s'cnlitcr les roses peu.à peu submergées ...
Tout à coup, il tressaillit. Une main venait de
se poser sur son bras, ct la voix de l'abbé DOl"igny
prononçait, impérative:
- Viens chez moi, Pierre. Il n'est pas raisonnable de rester dehors par cc temps affreux. Ta
mère serait inquiète ct à bon droit, si elle te savait là.
Le vieillard était sans manteau. Une heure auparavant, il avait vu passer Pierre. Depuis, il songeait à lui, priait pour lui, sollicitait l'inspiration
d'En-haut.
Dans sa hâle d'accourir lorsque la neige avait
commencé à tomber, il était sorti en soutane, sans
même jeter sou camail tiur ties éI'aules. Son bou
visage plein ct coloré de solide Bourguignon se
violaçait; ses mains nues étaient transies.
Pierre sc retourna vers son ancien professeur,
tl n reflls aux lèvres; mais, à le voir ainsi grelottant,
il s'émut.
- J'irai, dit-il, à la condition que VOliS enfiliez
ma peli~sc
pOli r regagner le presbytère.
Et, sans attendre d'y être autorisé, s'en dévêtant
rapidement, le je\lne homme fi t endosser au prêtre
]a lourde fOlllTure.
M. Dorigny ne protesta point: le trajet était
cou rt; Pierre ' 0 sécherait il la cure; cc qui importait, c'était de l'emmener.
Ils étaient à présent assis dans la chambre de
l'abhé, devant un (Cil de menu hois qui ensoleillait
la pièce. Ils ne sc disaient rien.
L'abbé Dorigny cherchait un début qui lui
permit de frapper fort à cc cœur fermé.
�188
.cOMME UNE ÉPAVE
Pierre contemplait une chaise basse, une simple
chaise de paille, qui avait sa place à l'autre coin
de la cheminée. Ses yeux ne s'en détachaient foi nt.
Cédant à la fin à l'irrésistible attraction qu exerçait sur lui le souvenir évoqué par cette petite
chaise de paille, tm souvenir auquel le curé
d'Etaules était mêlé, il dit, un peu penché vers
celui-ci:
- Elle était assise là, vous le rappelez-vous,
monsieur le curé, ce matin où nous avions été
surpris par une averse. Des goutlelettes perlaient
à ses cheveux; son peli t corsage de linon était
toul mouillé. Vous m'avez fait jeter un fagot entier
dans l'âtre. Quelle flambée!
La voix de Pierre redevenait chaude, caressante;
ses traits perdaient leur rigidité. Il poursuivit lentement, savourant l'exquise vision:
- Elle se mit à genoux devant le feu, et dénoua
ses cheveux pour les sécher... Je la vois encore ...
si menue ... si jolie! ... Elle riait de notre aventure.
Quoi qu'il lui advInt, du reste, dès que nous étions
ensemble, elle s'égayait vite. Moi aussi ... laissa-t-il
tomber d'tme voix redevenue morne.
- Elle est au port. Les pauvres rares bonheurs
de la terre qui lui ont échappé ne comptent plus à
ses yeux. Elle a ton âme, elle le sait. .. elte t'attend ...
Pierre interrompit l'abbé d'un geste violent el
bref.
Et il articula, les dents serrées:
- Dieu devait la laisser vivre! En me la reprenant, après l'avoir ramenée vers moi, il s'est
montré sévère jusqu'à la cruauté. Je ne peux pas
me soumettre. Je ne lui parle plus .•. Je ne ressens
plus sa présence ... La nuit est en moi: c'est une
situation affreuse.
L'abbé Dorigny rc»pira. Enfin! on allait pouvoir discuter.
11 repartit vivement:
- Rends à chacun ce qui lui revient, Pierre:
ne calomnie pas Dieu. Ton malheur est l'œuvre
des hommes; non son œuvre. Qui donc a jeté Elia
à travers le monde comme une épave? Dieu ne
lui avait-il pas donné un père et une mère? S'ils
étaient restés unis, Elia se serait élevée entre eux
,Ians des conditions norm~les
qui eussent favorisé
le dé"eloppement de sa structure délicate. Pensestu que ce soit Dieu qui ait autorisé le divorce des
�COM.~
UNE ÉPAVE
l'ai! conParelIi? Supposes-tu que Mme Pan~lIi
sulté aU moment d'épOllser ton père?
Elia a été l'une deI> victimes des mceursactuelles,
1i11e en a souffert phu; que d'autres, parce que ~n
nature aspirait 1l1'opp,Q:lçS du désarroi où les événements l'ont jetée. Elle ;1 61é imprudenlè l ~1"Si7
en ne luttant pas contre la ijt';:vre dès Je début. La
conviction que la déchéance de son père m(!tlrait
obstucle il VQS projets de réunion l'a, un moment,
trop détat.:hée de la vie. Elle a ici une pari ùe respOl1Rabili lé .•• oh! bien pt1tite 1. .• comp(lrée au mal
qui lui efi( venu d~s
autres.
hommes, mon enf~lt;
ceux
N'accuse que le~
qui ont édicté une loi impie; ceux qui en ont us6:
voil~
Je. coupables!
Dieu! Sais-tu ce qu'a fail Dieu pour toi? Non,
tu n'en sais rien". tes l)entimenls actueb me le
prouvent... O~l
l,luttit tu l'as oubli6.
Ce qu'il a fait, le voiçi :
Lorsqu'il t'a appelé, il savait qnelles épreuves
se préparaient pour toi. Lui, qui cOlmaH l'avenir
qije IjOUS ]lOUR forgeons oe nQs maius, avait lu
avant loi Qanslol1 CD:ur; )l}aÎH il fiavait que,au$sit01
le foyer de ses parents f..IélruÎt, Eli;!. serait en b\lttc
à 1"lInbi1ion
à l'hldifrérence ùet; uns, il l'~goïsme,
perverse ùes autres, Perverse, OU), insista 1';lbb6
répondant an regard de Pierre; je suis forcé ùe le
constater, la nouvelle baronne d' ,Auni" a jou2 un
nile nMa<;te dan'! votre avenir ft tous.
- Von') dite') vrai; c'est sous ce flot d'intrigues
allant jusqu'à 1,. ch~sl>erd
la maison de mon père,
que !Ua pauvre petile Elia a sllccombé!
-- Ne hais pas! ne mauùis personne! &'c::crb
1':lbbé cll"rayG du sursaut de colère qui ven;lil ùe
pa!;ser Sl])" les trnits du jeunp homme. LAisse ~
Dieu 10 e;oin de punir ... D~eu
... revenons il. tes rApporte; o\'ec lui. Dès longtemps, il t'a préparé la
consolation çles jQurs que tu traverses, en t Qffrant
Ulle tndIC c;lpable de tenter un C(('11r généreux
qu'il est toujr~
comme le tien. Sans cet, ap~l
prGt à ren01lveler, tu n auraIS, ~ celle heure, III
voile, ni boussole; tu l'en irais il. la dérive, tel que
je te conn(1is.
tiens-lll sa bonté? Comprends-tu S;l prévoyance?
As-tu le sentiment de son infinie mal1su6tudc !...
pjerre s'ét:ljt ;lCCOlld6 depuis un instant sur la
table pJ:1c~e
à sa droite. Le front ùans ses mains,
�19°
COMME UNE ÉPAVE
isolé des impressions extérieures, il se sentait en
contact plus intime avec les paroles de sagesse qui
tombaient des lèvres du prêtre. Les ténèbres de
son esprit se dissipaient à écouter celui-ci rétablir
avec justice les responsabilités et définir l'intervention'''''divine dans sa destinée. Il commençait de
reconnaître son erreur... il avait conscience de
son ingratitude ...
Son cœur troublé résistait encore, toutefois.
Il eut un soupir accablé.
Vivre ... marcher parmi les hommes; se mêler à
eux de nouveau ... porter partout sa peine sans la
laisser soupçonner: le monde n'a que des railleries
pour les cœurs fidèles à un seul amour...
Il avait relevé la tête et son regard où' floUait
l'anxiété, le doute, une peur de la vie, son regard
interrogeait les témoins muets de cet entretien;
pauvres vieux meubles qui l'avaient vu, enfant,
réciter ses leçons, et qui maintenant assistaient il
sa douleur d'homme.
Un instant vint où ses yeux rencontrèrent le
crucifix appendu au mur, au-dessus de l'austère
prie-Dieu en bois sur lequel, jadis, devant un emportement trop vif ou une obstinée résistance, son
professeur, en ses jours de grande sévérité, l'envoyait passer à genoux quelques minutes.
La tête inclinée de Jésus avait l'air de se pencher
exprès pour dire il l'écolier des choses ... le gronder un peu ... mais surtout l'attendrir sur lui ...
Ce fut cette impression de pitié pour la souffrance du Christ en croix, que Pierre, soudain,
retrouva en son âme.
Craintif, repentant, humble, il entra en communication avec Dieu par cette pauvre image qui
avait subitement reconquis l'ascendant d'autrefois.
Et les paroles de délivrance montèrent enfin de
son cœur torturé.
- Vous m'aviez confié la mission de vons conduire l'Ume qui m'est si chère ... Je me suis laissé
prendre à la douceur d'aimer ... d'aimer pour moi
plus que pour vous ... Pardon ... Je me soumets ...
Me revoici, ô mon Sauveur! Je:: veux comme voue;
voulez ... J'aurai peut-être encore des heures terribles, mais je vous promets de les passel' à vos
pieds ...
L'abbé Doris-ny avait suivi le regard du jeune
IlOmme; il avaJl observé la lutte, aeviné sur les
�COMME UNE EPAVE
lèvres muettes les paroles montées du cœur. II
comprit que cette âme en révolte venait de se rejeter
entre les bras de Dieu.
- Eh bien, mon en fant ?demanda-t-il,appuyant
sa main sur l'épaule de Pierre, afin de le for.::er à
se tourner vers lui.
Et lorsqu'il eut cédé à cette affectueuse pression,
interrogeant ses yeux bleus apaisés,le prêtre répéta :
- Eh bien, Pierre?
- Je tâcherai d'être courageux. Vous m'avez
réconforté ... éclairé. Merci.
- A présent, je crois que tu peux entendre la
fin du chapitre, prononça l'abbé d'une voix que
J'émotion rendait tremblante .•
Allant chercher lui-même le livre du Père Gratry,
il vint se rasseoir, l'ouvrit à la pàge marquée, et
reprenant où il en était resté quelques mois auparavant, il lut:
(( ... Mais si votre cœur est assez fort, il s'élance
vers son Père au moment du ùivin appel, alors le
Père vous donne comme une seconde naissance, et
un nouveau caractère d'homme par un divin embrassement qui est la grâce de la céleste vocation.
Pui~
il vous replace sur la terre, mais éveillé.
debout, et l'œil ouverl.
« On voit alors le fond du monde, et non plus
seulement sa surface. On voit que le monde est un
champ ensemencé de germes endormis que le
souffle de Dieu réveille peu à peu, et que les fils
aînés déjà vivants peuvent évetller aussi au n0111
du Père. A cette vue, pleins d'un immense amour
pour 110S frèresqui dorment, nous, ouvriers, placés
dans la moisson 12ar le Père de famille, nous commençons Je travml sacré de la culture du globe. )
L'abbé D01'igny ferma le livre et regarda son
ancien élève.
Aux premiers mots, Pierre d'Aunis avait tressailli. Penché en av:tnt, les yeux rivés aux lèvres
du lecteur, il avait écouté haletant l'ardente définition de l'Oratorien.
Ji était debout, maintenant. .. Son regard Oll
passait une namme, semblait répondre au mystérieux et doux appel ùu MaUre; son cœur était
dompté, sa volon lé soumise : la moisson du Père
de fam ille complait un ouvrier de plus.
FIN
�•
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Comme une épave
Creator
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Perrault, Pierre (1842-1929)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1920?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
191 p.
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Collection Stella ; 8
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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BCU_Bastaire_Stella_8_C92535_1109540
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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12. Un Mariage" in extremis ", par Claire GENIAUX.
13. Intruse, par Claude NISSON.
14. La Maison des Troubadours, par Andr •• VERTIOl..
15. Le Mariage de Lord Loveland, par Loui. d'ARVER:S.
16. Le Sentier du Bonheur, par L. d. KERANY.
17. A Travers les Seigle8, pu Hélène MATH ERS.
18. Trop Petite, par SALVA du BEAL.
19. Mirage d'Amour, par CHAM POL.
20. Mon Mariage, par Julie BORIUS.
21. Rêve d'Amour, par T. TRILBY.
22. Aimé pour Lui-même, par Marc H EL YS.
23. Bonsoir Madame la Lune. par Mori. THIÉRY.
2... Veuvalo!e Blanc, par Mari. Anne d. BOVET.
25. IIlu8ion Masculine, par Jean de la BRETE.
26. L'Imp08sibie Lien, par Jeann. de COULOMB.
27. Chemin Secret, por Lion.1 de MOVET.
28. Le Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC.
29. Printemp8 Perdu, par T. TRILBY.
30. Le Rêve d'Antoinette, par Ev.line le MAIRE.
31. Le Médecin de Lochrist, par SALVA du BEAL.
32. Lequel l'aimait? par M"", FLORAN .
33, Comme une Plume." par Antoiae ALHIX.
3... Un Réveil, pat Jean d. la BRETE.
35. Trop Jolie, par Louu D'ARVERS.
36. La Petiote, par T. TRILBY.
37. Derniers Rameaux, par M. de HARCOET.
38. Au delà des Monts.!.par Mari. THIERY,
39. L'Idole, par Andrée VEKTIOL .
.. O. Chemin Montant, par Antoine ALHIX.
41. Deux .\moura, par Henn ARDEL .
.. 2. Odette de Lymaille, F........ L.ttrll, par T . TRILBY.
O . La Roche.aux-Aicues, par L. de KERANY .
..... La Tartane amarrée, par A. VERTIOL.
..S. Intè.re, par Pi.rre Le ROHU.
46. VlctJmes, par J.an THIERY .
..1. Pardonner, par Ja. Que. GRANDCHAMP.
~S . Le Chavalier <:Jalrvoyant, p.r J.ann. d. COULOMB.
49. MaryJa, par I.abell. SANDY .
.~O . L. Mauyrt.la Amour, pa, T. TRILBY.
11 ·1
2. Pour Lui! par
�V olu~es
parus dans la Collection
(Sul/,).
51. Mlra,-", d'Or, oar Antoioe ALHIX.
52. Le. de~
Alnours d'Agnès, oar CI.ude NISSON.
53. La Filleule de la Mer. pu H. d. COPPEL.
~ ... ROlnaneaque, par Maf7 FLORAN.
55. Le Roman d. la .,in,ti"me annoe. "or J.CQu .. d.. CACHONS.
'6. Monette, pu Matbilde AlANIC.
51. Rêve et Réalité, par Marie THIERY.
58. Le Cœur n'oublie pail, par Jacque. GRANDCHAMP.
59. 1.0 Hainan d'un Vieux Ga... ·on .,ar J.an THIERY.
60. L'Algue d'Or, par JeonM de COULOMB.
fil . l.'lnutJlo Saodtlc:e, par T. TRILflY.
62. Le Chaperon, Dar Loui. D'ARVERS,
6). Carmenc ita. par Mar!' FLORAN.
6+. La Colline ensoleillée, par Mar ... A LBANE!!.
6,5. PhyJlis, par AU.. PUJO.
66, Choc en Retour. par Jean THIERY.
67. Noille. par CHAMPOL.
68. Kitty Aubrey, r;>U TYNAN.
69, Le Mari do Viviane, par Y~onM
SCHULTZ.
70. Le VoUe déc hiré, por Edmood COZ,
71. Maria-Sylva. par lUGUET·FRICHET.
72. L'Etoile du Lac, par André. VERTIOL.
73. Les Sources claires, par Marlluerit. d·ESCOlA.
74. L'Abbaye, par SALVA du BEAL.
75. Le Tournant, par Pierre VllLETARD.
76. Tante Babiole, par Mathild. ALANlC.
77. MOD Ami le Chauffeur, adaplé de raolll.i, par Loui.d'ARVERS.
78. De l'Amour et de la Pitié, par JacQu., GRANL>CHAMP.
79. La Belle Hiatoire d. Muuelonu... par Je&llDodo COULOMB.
80. ~
Transfuge, per T. TRILBY.
81. Monsieur et Madalne Fernel, par Loui. ULBACIi.
82. Le Maria"e de Gratienne, p.or M. d.. ARNEAUX.
83. Meurtrie par la Vie, pa, Maf7 FLORAN.
84. Un Serment, par 1. BaroM. ORCZY.
85. L'Autre Route, par Claude NISSON.
86. La Lettre rose. pa' H .•S. MERRIMAN.
87. L'Amour attend .., par René STAR.
88. Sous leurs pas, par Jean THIERY.
89. Ailnez Nicole, par Pi ...r. GOURDON.
90. Le Secret de Marouttia, par l, Co.'ul. 4. ClSTILLUI ICQUl1Ill.
91. La Branche de romarin, par BRADA.
<)2. Une beUe-mère,
Raoul MALTRAVERS.
93. Cœur de Princesse. par Agnè. el Eg.rton CASTI.E,
94. La Fleur d'Alnour, par And,é. VERTIOI..
95. Mariages d'Aujourd'hui, Pat Mm. LESCOT.
96. Dans l'ombre de mes jours, par JacQu •• d.. GACHONS.
97. Arlette, jeune fille modo..... par T. TRILBY.
98. L'Obstacle, par RHODA BROUGHTON.
99. La Forêt d'Argent, par A du PRADEl X.
100. Dernier Atout, par MarF FLORAN.
lOI. Le Double Jeu. par G. de VAILLY,
102. Le coup de volant, par Mari. THIERY.
103 Idylle Nuptiale, par Madlmo E. CARO,
104: Contre le Flot, plr LE. ROHU. ,
105. L'Arnoul' le plu. tort. par Reoa LA BRUYÈRE
106. Cœur tendre et lier, par la Baronne BOUARD.
107 Laquelle? Par J.... D AN IN.
108, Tout il moi 1 Pit J ..n THIERY.
109. Sous le Soleil ardent, par J••n JEGO.
110. Les Trônes .'écl'Ol!lent, por Jacque. GRANDCHAMP.
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CY
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A
ma
jà)/}Il~
N . .').
PREMIÊRE PARTIE
1
,
1
Dans la salle à manger, où vient de l'introduire
tout à trac celte petite folle de Juliette - «( LieHe)l,
comme on dit familièrement -l'abbé Divoire ne
peut réprimer un léger mouvement à la vue de la
table desservie et sur laquelle il n'y a que quatre
tasses fumantes.
- Déjà au café? s'effare-t-il, avec sa rondeu!" de
vieux commensal de la maison.
M. et Mme Daliot, et leur autre Glle, l'aInée,
Denise - qu'on appelle ( ise)l tout court - se
sont levés avec le plus aimable empressement, et
c'est à qui le débarrassera de son chapeau, qu'il a
oublié d'accrocher clans le vestibule et que LieHe
n'a pas songé davantage à lui prendre des mains,
quand elle est allée lui ouvrir ln porte du palier.
_. Excusez-nous, mOI1!ieur le curé, répond
Mme Dalio!. Nous n'osiom; pas compter sur vous
t:e soir ...
- .le m'en aperçois t
- Puis il va être l'heure d'aller ~l la gare, ajoute
ingénument LieHe, pendant Llue M. Daliot
é 'lJauge une vigou relise poignée Je main avec h:
pl'elrc t:t llue Denise, retenne par une c1i-:aétioll
n.aturelle bien ùifféren te de la spon tanéi It pl li tôl
t'xlIbérLlnte Je sa caJt-Ite, attend 1:.1 petile 1'1(1(' \ilil'
�Lt joue Junl M. le cu!"'::, elll'areilll: o-:-:urn:nce.
lié
manque jamais de la gratifier :Jffeclueusement.
\fais ('t'lui-ci, Ulle t'ois de pll1s, rar:JÎt penaud.
- A la gare'?
,\1ais OI1;! dil Lielte. Ikvine/' ce "!IIi 110Us j
allire, l11ol1sieur le curé '? ... .Je VOliS Je dOline (;11
mille.
Mme Daliot, d'un signe, fait comprendre il. la
bavarde qu'elle aussi voudrait bien pOu\'oir placer
un mot.
- Ne cherchez pas, monsieur le curé. Il s'agit
d'un passage de soldats anglais. Un détac'hemenl
J'artillerie lou rde à destination de l'Italie .
- Première nouvelle! concède l'abhé Di\'oire ...
Eh bien, mes coquines, dit-il aux jeunes filles, en
J'air de
voilà une aJTaire l. .. Et moi Ljui n'avais pa~
m'ell douter! Allons, bonsoir! Je me sauve! .Je
m'en voudrais trop de vous raire manquer une si
hene occasion.
- Permettez! intervient M. Duliot. Rien ne
presse ct je ne sais olt ma femme avait la 1t!le de
nous faire mettre il. table si tôt.
- Mais, papa, murmure Juliette, leur Irain
ilrri ve il. dix heures!
- Il n'en est que neuf, huit au soleil, ct je parie
Ljue M. le curé n'a pas dlné.
- Je vous demande parùoJJ, mon ami.
- Bien vrai, monsieur le curé'? insisl l '
Mme Daliol.
- Puisque je vous l'assure ... J'ai uiné SUI' k
pOlIce dans l'idée ue VOIlS su l'prendre ail desscl'I.
Erreur n'est pas compte et j'arrive comme h."
carahiniers ... Ai-je droit à une lasse?
- Oui, monsieur le curé, acquiesce Liette.
l)arcc que c'est vous ...
l~1
die court ~l la cuisine cherchcr 1<.1 verseuS(;
'lui n'a g-u~J'e
dt! refroidir, lanl il I~li
chaud t'II
cette beIJe soirée de juin 19T7.
Sl>ufllanl, \j'épongeant, M. le cllrG \)UlIllt' It:
lillltenU 'LIIC Illi pl'l 1,l)s~'
,\1. J),tliot.
�1
1
\
CYRANETTE
7
- Pas de fauteuil, llon, merci. Une chai::.e
cannée, comme lout le monde.
Et ce n'est pas humilité chrétienne, l11:1is bien
plutôt poinl d'honneur de chanoil1e hOlJoraircel. ..
quinquagéuail", qui n'enlend [aire aucune COllces~ion.
à sou léger emhonpoinl, "Plu~
Illaigre QIl pins
douillet, il Il~
s génerait pa · pour occupe'- C .
~ ; ,ge cl
~ ybarite.
Chez les IDaliol. : n'es t-il pa~ ,
t' he! lui? Mie"
que cher, 1111 \)Ù, de 'i ()11
plopre aveu, il doit lcompter ;JVCç If' despoIl ';II1C ancillaire d'ul1e vieille gOlln.rnullle quilllC'llse ef tatillonlle.
r/abbé DivoÎrc, curé ùe Sainl-Pierre ue M<Jché,
;'1 Chambér), cousine avec Mme Daliol. A le:, voir,
grisollnant, l'autre si [l'aiche encore, on
J'un déj~1
ne dirait pas qu'ils sont ùu mème àgc, à quelques
années près. Quand ils ,staient jeuD~,
leurs
parents logeaient porle à porte, rue de Derrièreles-Murs, une antique venelle, tout ce qu'il ya de
plus l).onnête, mais d'assez pauvre aspect, drangléc entre de maussades hàtisses larchiséculaires
et les lourds conlre(orts du <.:hàteau. Leur amitié a
pu évoluer; elle n'est pas moi ns con.liale et sûre
qu'co ce bon temps-là. Et, si Mmc Daliol marquc
aujourd'hui tant de défércnee à l'abbé, si elle lui
dit « monsieur le curé» comme son mari Cl ses
fillcs,lc'est par respect l'OUI l'hahit qu'il porle ct
qui évoque nécessairel11en t son ministère. Lili, au
contraire, ne continue à voir cn elle quc la cOllsille
et il l'appelle par son prénom comme autrefois.
M. Daliot n'a garde de S'CH formaliser. Se formaliser, mon Dieu, cl pourquoi? Lc prêlre qui a béni
son mariage, puis t[lli a baplisl! cl l'ail -:ommunier
scs enfants, cc hon pn\lrl'-Iil n'esl-il pas doublemcnt de la famille'? QU'OIl l'nccueille ft hr;)s
ouvert·, c c~t
loul natllrd. On csl d'ailleurs thn ...
l'hospitalière traditioll L1·s S. voisil'ns, Imlll" qui
fout vi"itt.<ur e~t
l ' üllll1lL IUll1JvdL.
'.:J:trJ LIn: dOlljll l, j';,hh Di\OJlt Il'CI! . !llUt p ... .
Illoin, ,,'S
;1\ ,,' S .
l'asli 'lIl'd'III1I'llI'llId\'II,e p;trtll"l',
�CYRANETTE
toule en vieilles échoppes, en vieilles croix, en
vieilles fontaines, il ne lui déplatt pas de niche,
sur l'éminence qui la domine. Le docher de SOIl
église s'y perd dans les magnifiques frondaisons
du Grand-Jardin, et l'ancien presbytère, lamenlabJem.::nt délabré, y menace ruine. Mais l'abbé S'y
est fai 1 construire, dans un pelit terrain à Jui, 1~
logis agréable et commode. 'N'empêche qu'il est
hien seul là-haut et, quand sa gouvernante ~( .
muntre tror acariùtre ou qu'il désire passer Il ,li'
honDe [mirée, il descend chet. les Daliot. qlli
habitent rue Nézin, à l'aulre boni d l' la ville. dans
IWC maj
~ ol'
moderne, dont leut" appartement
Il'OCCUPA que le second étage'. Le site esl joli, moins
retiré, plus vivanl, q Lloique presque aussi agreste
que les haliis cl superbes parages de Saint-Pierre.
Et l'abbé, en leur compagnie, savoure cette douce
intimité de famille que l'ecclésiastique ne )1eut
qu'envier aux laïques.
Ils sont si simples, les baliot! Ils sont si charmants, si affables! La bonhomie du père, l'égalité
d'humeur de la mère ct de Denise, la gaHé amusante de Liette composent une atmosphère où
l'abbé Divoire peut redevenir lui-même et s'épanouir avec délices, après ses exercices religieux,
ses visiles aux indigents, toutes les charges d'un
sacerdoce renclu nécessairement plus lourcl par la
mobilisation de ses vicaires. Il aime tant cet intérieur coquet et très suffisamment confortable cie
provinciaux ayant du goût.
Car les Daliot ont du goût, témoin cette spacieuse salle à manger, dont les fenêtres, larges
ouvertes sur le parc Lémenc, en aspirent tout l'air,
toute la lumière, cl que décorent, sans prétention,
mais 11011 sans un certain cachet, quelques toiles
plaisantes à Fœ!l, quelques beaux grès flammés
comme on en fait à Chambéry ct quelques-unes
cie ce!! 7ieilleries de bOll aloi L{U(' ron clénÎl:hail
;-ba~ets
des m.ontognar:ds.
jadis daus les. rusti~
La guerre, Jl1 squ 'CI, n a rien change aux peilles
"
�1
\
h:.lbi t ude., des Daliot.lls n'cn ont tiré aucun profi f,
mail, ùs n'en ont pomt souffert.. L'orage les :)
épouvantés d'abord. Leur ·émotlOn pcu à peu s'est
,:.almée, parce qu'ils n'ont personne au front ct
que, Dieu merci, le front est loin, très loin de leur
chère Savoie, vrai pays de cocagne où, en 1917, on
peut encore vivre de la même "ie qu'avant 1914,
sans trop se ressentir de la raréfaction ni de la
cherté croissante de toutes choses. Bref, ces heureuses gens sont si bieh ~1 l'abri de la tourmen te
que Mme Daliot - qui fut gentiment dotée en
son temps: de q lloi clou bler les revenus de son
mari, appointé comme archiviste municipal u'a guère que le souci d'établir ses filles. Encore
n'est-6e pas là un souci particulièrement pressant_
Denise n'a pas vingt ans; J ulietle n'en aura dixneuf qu'à Fautomne; ces chères petites peuvent
donc attendre, J ulietle surtout. Car, pour Denise,
21 vrai dire, peut-être ne la mariera-t-on pas racilement.
Non qu'elle sail uisgraciée cie quelque manière,
Denise. Loin de là, et elle a de qui tenir, gracieuse et svelte comme un lis, jolie comme on
l'est en Savoie, comme l'était et l'est encore sa
mère. Intelligente avec cela, très observatrice el
très fine, capable de se faire une opinion ct de s'y
tenir en son for, inexpugnable citadelle de celle
faible. Mais, par où elle pécherait peu t-être. c'est
par un excès de douceur, de bonté et de modestie.
Elle aimerait mieux souffrir millc morts que
de peiner autrui et elle :;'cnfonœrait sous terre
plutôt que de chercher il se faire valoir. Et
c'est bien par là aussi qu'elle diITère tant de Liette
- que l'une est il l'au 1rc cc li ue le jour est à la
nuit.
Denise est l'etTacement même! Depuis qu'elle a
terminé sas études, qui ne l'ont pas conduite très
loin, arrêtées avant le baccalauréat, son adolescence s'écoule, calme et discrète, entre de menus
travaux d'intérienr et les furtifs j pteSCJlle Taintifs
�10
rYRANETTE
regard;; lju'elle risque par-dessus cct étroil
11Orizo)1, vers les magiqucs, mais un pell troublante;; pcrspective C!U mariage. Au lieu LJue
.Jl\liette ne doute de rien. Enfant gàtée de la
maison, elle en est auslii l'enfant terrihle et elle ne
cacht:: pas son Î!llention de s'y « morfondre» It::
moins longtemps possible.
Il n'y a pas, du reste, l'ombre de méchanceté
dans son cas, du moins de méchanceté foncière, et,
;;i elle réfléchissait toujours avant d'agir, si elle
n'agissait jamais qu'à bon escient, elle ne ferait
pas de mal à une mouche. Mais il ya chez elle un
fonds d'égoïsme qui s'ignore et un caractère à la
fois mutin, fantasque et autoritaire qui lui composent une nature singulièrement complexe, où le
romanesque et le frivole le disputent i un sens
très positif et très pratique de la vie.
Cœur et cervelle de linotte corrigés par une
sorte d'instinct qui lui tienl Ï1eù de bon sens et qui
la rend assez forte pour vouloir ce qu'elle veut et
assez clairvoyante pour discerner son lntérèt:
telle est cette étrange petite LieUe, qui, nonob tant ses petits caprices, ses petits traver et ses
petiles infériorités morales, se charge de réussir
là où Denise, si vertueuse et si bien douée soitelle, risque c1'échouer par trop de timidité ou de
sentiment. Quand LieHe se mariera, il y a gros à
parier que son inclination s'accom moderade solides
espérances. Nise, elle, sera toujours à la merci de
SOIl cœur. Et Mme Daliot, qui sans doute le comprend, ne respirera vraiment que le jour où
Denise aura le bon époux qu'elle mérite ...
l\1.ais revenons à M. le curé. Epanoui, guilleret,
il hu Ole son moka par peti tes gorgées, puis fouille
dans la poche de sa soutane et, tranquillement, en
lire une pipe de bruyère, au court tuyau d'ambre et
au \oyer artistement I( culotté »). De tout/> évidence,
pris au charme du milieu, il ne pense plus à la
promenade que ses hôtes doivent faire du côté de Ja
!Cu l'e. I.i( \te :'1'11 n vhœ et, ri(\(I"(·. 1(> ttl 1H1I'(" d Il tloigl :
�CYRANETTE
,
1.
1J
Et nus lommies, monsieur le -:uL'é?
Aïe!
Comiquemen1, l'abhé rengaine sa pipe, ainsi
4u-'un collégien pris en défau!. Tout de même, iLt
privation lui est pénible et il ajoute d'lin ton
piteux:
ALI moins, s'il me faut renoncer au tabac,
l;lÎsse-moi souffler Ull peu, Lielte !. ..
- '1';;111 [ CJue yons vOlldrez, lUllll:;icllr le curé, Jit
Mme DaJiol. Et filme/. don~,
je VOlIS prie. Si VOliS
(~C:')l1te/.
Liellr, malntenanl. ..
- Dame, Il'a-L-elle pas raisoll dl' lUe rappeler
;', l'ordre? Mai'" jl' lui demande en gr;:\ce de ne pa!-.
)1lC meLt re à la porte avant CJ ue j'aie pu t::changc,
un mot avec son p\;re.
- Pourqnoi Ile nous accompagneriez-vous pas'?
dit l':lrchivisle. NOLIS aurions tout le temps de
causer chemin faisant.
- C'est ça! Vive le plein air el tant pis pour [a
pipe! s'écrie LieUe.
- Permcllcz, mes enfants. .. A quelle l1eure
dites-vous, ce train?
- Vers dix heures, répond M. Daliot.
- Vers L .. TIeu ! lIeu! e'esl bien élastique, ces
vers-là. Et si je me laisse induire en tentation, que
Jira ma gouvernante? Agathe me règle comme un
chronomètre, vous savez. De plus, et ceci est tout
~ rait sérieux, quand je me couche tard, je m'éveille
tard. Or, je n'ai personne pour dire la messe basse
i\ ma place demain matin.
- Sept heures de sommeil ne vous suffisenl
pl us! persifle Liette.
- Tu peux te moquer, toi! N'as-tu pas honte
de me reprocher ma paresse? Combien d'heures
durent tes nuits?
- Oh! cela dépend, dit Mme Daliot.
~
Dui, convient l'abbé. S'agit-il d'a11er à la
gare II! soir on Je partir en cxcursioll dês le matin.
mademoiselle- tenonœ volontiers :llt doJo. Mais
!'(l111 le rc~l
! ...
�T2
rVRANETTJ..:
~
.\.11 faIt, diL l'archiviste en s'interposant, il y
a bwn longtemps que nous n'y sommes allés, en
excursion, qu'en pensez-vous, monsieur le curé?
- Mon Dieu, oui, bien longtemps.
- Et s'illlous faut attendre la fin de la guerre!..,
- Ce serait désolant! diL Liette. J'ai un tel
désir de retourner ~l Aiguebelette! Vous n'imagineriez pas comme je raffole d'Aiguebelette, monsieur le curé. Aller par chemin de fer, déjeuner
sur l'herbe, relour à pied par le col du Crucifix,
voilà mon programme. Qui m'aime me suive !
- Ça va ? faiL M. Daliot.
- Ça va, dit l'abbé.
- Mais quand'? demande Mme Daliot, accoutumée à bien faire les choses et pour qui ces
sorLes de parties équivalent à de vraies expédiliuns.
- Oh! pas demain, bien sftr, répond l'abbé.
LJ Il de l'es dimanches et sous réserve que j'aie
trouvé un remplaçan1. Mes paroissiens d'abord,
\'()llS comprenez,
LieUe déchante à ces muts el ne peut s'empêcher de faire la moue. Faire la moue lui réussit
Irès bien, d'ailleurs. La moue peut n'être qu'une
grimace, mais elle peut être aussi uue séduction.
- Bien la peine de prétendre que ça va, quand
ça va si peu qu'autant dire pas du tout! Vous nous
mettez l'eau il la bouche, monsieur le curé. 1.<;1
puis après, c'est la poire d'angoisse. Vraiment, cr
u'e:;l pas très charitable.
- Liette! murmure Mme Daliol. .. Ne répon
clet pas, monsieur le curé. Votre café va refroidir.
- Par cette chaleur! ... Anormale, cette chaleur, insiste l'abbé à dessein; et, jetant un coup
d'œil par la grande baie qui lui fait face: M)est
avis que nous pourrions bien avoir de l'orage
ayant ta nuit.
Tout alarm"e de cette innocente taquinerie,
Liette ne fait qt'un bond jusqu'à la fenêtre.
Un peu de vent c;ouffle ùu sud, par illtennit-
�CYRANETTE
1
\
•
tellces, el n'apporte que cles bouJTées de chaleur,
car il est brùlant et chargé de poussière comme le
siroco. Dans le parc, les ramures jouent languissamment de l'éventail, puis s'immobilisent com~
piètement, comme accablées par la lourdeur de
['air. Symptôme plus inquiétant ' encore: de
grosses nuées basses et sombres roulent sur la
campagne, vers le Nivolet, donl le cône semble si
proche qu'on croirait y atteindre en allongeant la
main. Mais le ciel n'est qu'une opale et la cime du
mont s'y détache neltement, avec sa croix lilliputienne.
- Eh bien? interroge l'abbé. Ce vieux Nivolet
a-t-il son bonnet?
LieUe se retourne en battant des mains. 1
- Nenni, monsieur le curé, et c'est un excellent signe, ne vous en déplaise.
- Oui, convient-il. Je me trompais, allons!
L'orage n'est pas encore pour ce soir.
Lentement, comme à regret, il achève son café,
en discutant de choses et d'autres avec l'archiviste
qui a la manie du paradoxe et qu'il prend plaisir
à tag uiner.
Les deux hommes sont aussi érudits et aussi
bons causeurs l'un que l'autre el ['on a fort à faire
pour mettre fin à leurs controverses politiques,
scicntifiques ou historiques. Mais ICllr marotte,
c'~t
le Granier et son catlc!ysme légendaire.
Celte célèbre montagne des environs de Chamhéry se feudit en deux ver~
le milieu 'du dou 'l..ièl11c
siècle, pour des causes encore mal définies, cl il
Cil résulta Ull énorme glissement de terres. Il y
avail, au pied .du colosse, IIllC [vallée profonde el
vaste, peuplée de gros houqjs ct de nombreux
hameaux. Tous furent englùulis par la prodigieUSE! :I.\-alanche. Et, depuis vingt ans, M. le curé
et M. Daliot, aux prises sur ce problème, font les
recherches et les études les plus savantes s~n
que
ni l'un ni l'autn: ait r~usi
il dlicouvrir l':lrgumt:nt
uc:cisi[ qui lui pt:J'mctlrait dt: pt:n;u:lder enfin l,·
�CYRANETTE
conlraui-:teur. Pour J'abbé, la catastropile serait
attribuable ;'( une fonte brusque des neiges, succédantà un hiver particulièrement rigoureux. Tandis
yue Nt. f)aliot soutient mordicus qu'elle n'a pli
résulter que J'une sc ousse sismique. Désagrégation des roches'! Tremblement de terre? Le Granier {Tarde son secret.
A
f~lVeur
d'une reprise d~ celle docte discussion entre les deux hommes, Mme Daliol s'est
arrangée pour suivre Lielle ct Îse qui sont <Jl1ées
mettre leurs chapeaux. Elles reparaissent bientôt,
raI issantes IColl\tes trois dans leurs robes claires.
Ainsi (( habi liée lI, Mille Dai iot rait l'efret d'une jeuJ\e'
femme, Jont elle;J encore la gràce et la rraicheur.
QlIilnu 011 parle d'elie à M. Je ctlré: (( Gennaine '?
dit-il, Mais c'est le printemps perpétue!!» Et c'esl
mieux qu'un compliment. Les quarante ct quelques années de Mme Daliot lui pèsent si peu qu'on
ne lui en donnerait guère plus de trente.
- En route, papa! articule Lieite avec aplomb,
Il e~t
l'heurt:.
M, le curé se lève brusquement.
- Je t'en prie, ma fille! dit Mme Daliot. Prenez votre temps, monsieur ,le curé, et ne vous
occupez pas de nous,., LicUe est insupportable,
Néanmoins, l'abM rait mine de se piquer,
- Du tout! On me chasse, ad ieu!
- Restez, monsieur le curé! s'écrie la cou pable,
Je ne recommencerai plus.
- Je file, mademoiselle.
Serait-ce sérieux? LieUe t'observe <lv('c émoi,
surprend un battement de paupières cl se met il
rire,
\'OllS n'èles pas fâché?
_
Moi? Pas le moins du monde.
Alors on sort ensemble?
OUI, dit Mme Dalio1, mais de grflce, lais-toi.
Tu nOlli; fais mal ü la tè1e.
'la
•
�(·YR.\ 'l ETrE
'5
Il
L'abbé, dont c'est le chemm, ne peut se dispenser de faire un bout de Conduite à ses amis sur le
quai Nézin. De vieux platanes y forment un long
el bas portique de verdure soutenu par leurs
troncs noueux et quasi humains qui donnent l'illusion de monstrueuses cariatides blanchâlres et
-:hevelues.
Ce quai borde la Leysse, torrent tantôt fougueux, gonflé de Ioules les eaux de la montagne;
tanlôt réduit à un mince chapelet de naques qui
se dessèchent dans son lit de béton, voûté çà et là
en tunnel sous les pelouses el les corbeilles de
jolis squares. En ce moment, ce n'est qu'un filet
d'eau et elle ne dispense pas plus de fraîcheur que
le feuillage terreux el étiolé des arbres, sous
l'arche desquels la poussière se rabat en trombes
et en remous.
Incommodé par la chaleur 'lue le coucher du
soleil ne tempère mème pas, M. le curé ne cesse
de passer sur son front moi te le large mouchoir 'à
carreaux dont il s'éponge. Des groupes qui nânent
le saluent respectueusement. Parfois d'autres promeneurs, qui se dirigent eux aussi à tout petits
pas vers la gare, lui clisent bonsoir. On cause un
petl et tout cela retarde encore l'allure des Daliol,
déjà trop lente au gré de LieHe, qui s'impatiente.
Ali coin de la rue Sommeiller, M. le curé prend
~n.
.
- Bien du plaisir, mes enrants! souhaite-I-il
uo brin ironiquement. Je regagne mes cimes. On
nc respire plus dans vos bas-fonds.
Pendant qu'il tourne par le pont du Reclus,
ùevant Notre-Dame, les Daliot conlinuent lqul
. liroit, s:lf1S 'le presser.
�,::;
rr hom( n.:uJe ne denwlIrer<l i 1 ~ 1 r place) lige
sa contemplation. Lietle, au (,;l)lltrain', viendrail à rencontrer un prince charmant, le prince.
il coup sür, ne manquerait .ras de la distin&"uer.
Du moins elle en est eonvalileue. Au reste, 11 ne
faudrait pas lui manquer et elle a horreur des
impertinents. Qu'un [a~
s'avise de lui décocher.
une œillade trop audaCieuse, elle le regarde SI
fi xement et de si hau t, avec tant de pudeur tranquille et de souverain mépris qu'il ne s'y frotte
pas deux fois. C'est ce qu'elle appelle « l'art de
(Tarder ses distances ». Et sous ce rapport, chape~onée
par elle, Nise ne craint rien.
- Nous en avons un succès, Nise! constate-t.elle.
Nise, Ull peu rouge, détourne les yeux, sans
relever la réflexion.
~n
'
) '111 \
- Il Y a un soldat qui nous salue, reprend
Lietle. C'est le sergent Lugon. Tu sais, le fils du
percepteur. Réponds-lui donc, Nise. Il est très
bien, le fils Lugon, et il a la croix de guerre ...
Tiens, le voici qui parle à papa.
Les jeunes filles s'arrêtent, reviennent sur
leurs pas, mais M. et Mme Daliot, au soulagemen t de Nise, ne cherchent pas à retenir le sergent qui, de Son côté, a la délicatesse de les laisser
poursuivre leur route.
Tout le monde n'est pas admis sur le quai de la
gare, mais LieUe n'a de cesse que M. Daliol,
lisant de toule Son influence et de toute son éloq uence" n'ai 1 forcé la consigne au profit des siens.
Cela fait, autre rencontre, plus mouvementée
t.:elle-ci. Une dame de la Croix-Rouge, personne
d'un certain âge, rondelette el sémillante, ~e
précipite vers Mme Daliol:
- Vous, ma chère Germaine! C'est le ciel qUI
\'ou~·
envoie! Nous voulons offrir le lhé fi ces
braves tommies et voyez notre embarras! 011 nous
;1 prévenues au dernier moment, rien n'est prêl,
cl c'est à ne plus savoir nit donner ùe I:J 1('le ... Ji.'
r~qlje"
VO'l sel'vil'PS,
1
�rYHANETTE
Le crépuscule, QOUCemelll, descend dans le
beau cirque que les montagnes dessinent autour
de la vieille ville. N'était cette température sénégalienne, l'heure serait divine. Pourpre encore au
couchant, le ciel s'irise merveilleusement derrière
la chaine, naguère violette, maintenant bleu sombre, presque noire, de l'Epine. Et voici qu'au sudest un dernier reUet de l'astre naufragé, une sorte
de rayon cramoisi qui fait t1èche, ensanglante le
chef tragique du Granier, cependant qu'en face le
Nivolet et son voisin le Revard se drapent fantômalement dans des brumes grisàtres où palpite
parfois la sourde réverbération d'un éclair.
,
- Eh! mais, il a l'air de se coiffer, le Nivolet!
remarque M. Daliot. L'orage pourrait bien éclater
tout de même!
Liette ne s'émeut pas outre mesure du pronostic.
On approche du chemin de fer. Si l'orage éclate,
on s'abritera sous le hall, voilà tout.
Cette sorte de philosophie a pour eüet habituel
ùe désarmer l'archiviste qui a eu soin, d'ailleurs,
d'emporter son parapluie. Aussi bien, ne s'aventure-t-on pas plus que les nombreux concitoyens
qui affluent du côté de la gare.
Toute la ville semble dehors et l'incroyable est
que M. le curé n'ait 'pas entendu parler plus tôt de
ce passage d'Anglais. Lui seul devait ignorer la
nouvelle, si l'on en juge par cette animation insolite qui rappelle celle des beaux dimanches du
temps de paix où, jusqu'à une heure avancée, le
bon peuple chambérien envahissait ses jardins et
ses magnifiques allées de platanes, illuminées a
giorno par les globes des lampes à arc. Mais ce
soir, ce peuple est mieux qu'un troupeau moutonnant derrière un autre troupeau. C'est une foule
silencieuse et recueillie, une foule qui ne rit pas,
crie pas, qui va dignement, gravement, .
qui
comme à une cérémonie. On est en guerrP. et on
va voir des soldats alliés, de braves troupiers britanniques. Les saluer. leur souhaiter bonne
ne
�rYR/!'NETTE
chance, c'est sans doule un plaisir, mais aussi
t'est un devoir. Ils ne s'arrêteront pas IOllgtemp&
- à peine quelques minutes. RaisQll de plus
poor les fêter un peu, ces garçons.
Bras dessus, bras dessous, couple charmant qui
attire tous les regards et les retient invinciblement.
les petites Daliot précèdent leurs parents, mi-amusés, mi-ennuyés de ces marques d'intérêt qu'elles
reçoivent au passage. Pas un jeune homme qui ne
les suive d'un œil langoureux. Elles sont si jolies!
Mais, comme toujours, c'est Liette qui l'emporte,
parce que, tout en ne faisant rien pour forcer
l'attention, elle ne fait rien non plus dans le sens
contraire. Elle se sait séduisante, ne le montre pas,
mais en est flattée. Au lieu que Nise, pour peu
qu'on la fixe, a vite perdu toute assurance. Outre
une invincible timidité, n'y a-t-il pas chez elle un
fonds de réserve, dont l'ombre estompe sa grâce?
Et cette grâce, celle plus vive et plus attrayante de
sa sœur ne tend·elle pas à l'éclipser? Fine peau mate
et rose; grands yeux bruns, arqués de sourcils fin s
et veloutés de longs cils; lèvres pourpres comme
un œillet frais éclos; petites dents éblouissantes
qui font étinceler ses sourires: LieHe est si belle
en effet. Trop belle peut-être. Non point sans
doute de ce que les mauvaises langues appellent
\( la beauté du diable ». On dirait plutôt la beauté
des anges. Encore ne faudrait-il pas trop s'y fier.
Liette, à vrai dire, n'est ni un ange ni un diable.
Elle est ce qu'elle est: un type intermédiaire entre
la coquette et l'innocente, entre la femme et l'enfant. Aussi n'a-t-elle pas une piètre idée d'ellemême et ce soupçon de vanité, qui transparaît
à la façon dont elle porte la tête, contraste avec la
chaste réserve de son aînée.
Si Nise était seule, elle ferait bien en sorte de
passer inaperçue. Sa figure calme, un peu mélansoliqul>, et sa modestie, si prompte à s'effaroucher,
ne lui vaudraient pas un sourire. Personne ne se
retournerait pour la voir' encore une fois; aucun
�CYR
A
~ET
r:
- \ 'olontitl's , répond Mme Da lio t.
- Puis-je vous être utile à quelque chose? demanùe J'archivi ste.
- Vou s , non. Un ho 111 me !.. , Mais les petites ,
parfaitement, co mme leur mère, et je ne les consulte même n as ,
LieUe se penche à l'oreille de sa sœur.
- Crois-tu ?, .. Gageons que c'es t pour nous
rai 1'('; rincer scs tasses !
'
- S o tt e ! dit 1 isc. Des I<l SSCS pOUl' des suld a ls l
- Ces Ang lais Il e sont pas ùes l7ru nçai s , El il s
(l!ll IID e !dk ha hitude du co nfo rt!
- f:h{' /. èux pe ul-é trc . En l' <l IUp J.glll: , ~' c s l
différent, e t je pl'l;su m e que le ur ( l[lI arl ») ùoill e ur
s uffire. Et pui s , quand o n devrait me tlre la m a in à
la [hUe, te croirais-lu déshonol'éc, Li e Ue ?
Liette pl'Otes le pou r la forme:
- Pas ~e moins du monde. A la Croix-Ru~c,
il n'est pas de vile besogne, lu sais . Ce yui
m'effraie, c'est une relégation dans le fond de
leur cantine ...
- Vous venez, mes petites ? hèle l'amie de
Mme Daliot.
- Oui, madame, crie Lietle sans grand enthousiasme.
Elle relient Nise qui va pour s'élancer.
- Ne t'emhalle clonc pas! Je te disais ... Ah!
oui, voilà ... Ce que je crain s, c'est d'être laissée à
l'arrière. alor'i gue je suis laite pour le front.
Quand on a des armes, on doit s'en servir. Or,
nous parlons anglais, nous. N,o us pouvons briller
comme interprèLes. Good evening, sir ! ... floui do
yOIL dO? .il cu,p of tea ? (1)
- bllle ! dit Ni se en riant malgr6 cIte.
Les larmes aux yeux à force de rire aussi, LieUe
enfin se laisse entraiDer vers l'ann exe du buffet,
aménngé en cantine el 011 Mme Daliot , 'occ uy>C:
d€j~,
{II
IXtll 10ir.
Jlhl llSie .
r Commt ul .. Ilt l.
vou,
'J
( Hl e tf(~·;
t
d, thé"'
.
�20
CY.RAN ETTn:
Son ilmie n'exagé rait pas. Rien n'est prêt, ni le
thé, ni les sand"wiches destinés aux guerrie rs
kakis. Heureu sement , M. le curé est bon prophè te.
Selon ses prévisions, le train des Anglais a du
retard. Une demi-h eure se passe sans qu'il soit
même signalé. Tant et si bien que le pauvre
M. Daliot, qui ne sait plus comme nt trompe r
l'attent e, finit par s'agiter nerveu sement sur le
quai, où il se voit réduit à faire les cent pas. ,
. Liette s'en aperço it,' au cours de ses propre s
allées et venues. Elle bourdo nne en effet de-ci delà, import ante et affairée, très fière du rôle qui lui
est dévolu et qui vaut infiniment mieux qu'elle ne
craigna it tout d'abord .
- Comme tu te tourme ntes, mon pauvre papa!
dit-elle à l'impat ient. Une chance , ce retard. Nous
autres de la Croix-R ouge, on le bénit. Il nous
sallve d'un beau fiasco!
Puisqu 'il faut en prendre son parti, M. Daliot
allume une cigaret te. En somme , il n'est pas seu 1
dans son cas. Et, rejoint par M. Noblet , le mari
de la grosse dame, homme bavard et renseigné, il
achève de se dérider ell s'entret enant avec lui des
événements de la guerre.
Tout arrive. même un train en retard. A On7:e
heures cinq, le fameux. convoi brûle les disques et
vient stopper à quai. Premiè re satisfaction, qui se
uouble d'un petit rait tont il J'honne ur de,>
tommies. Il y a UI1 momen t, ceux-ci s'accordaÎ('nt
encore tOllte licence, enguirl andant de leurs torses
puissants et de leurs faces hilares les portièr es des
'wagons, sur les toits desquels les plus turbillents,
téméra iremen t juchés, faisaient de la voltige. Et,
tous, en bras de chemis e, lc col échanc ré il cause
de la chaleur , de pousse r des cris sauvages qui ne
sonnaient qu'à demi comme des hourras . Mais,
subitem ent, un curieux phénom ène de bienséi1nce
collective et spontan éc leur a rendu leur Ilegrne et
leur correct ion c),.cmplaire dt: troupie rs hrilannillllcs. L<t raille roule encore que ct:s grands
�21
diables hurleurs et tapageurs ont repi~
lute tenue
impeccable. C'est que quelqu'un leur a crié:
4! Attention, les gars l TI )' :l des dames! » On est
galant ou on ne'l'est pas.
Sans précipitation, dans un silence, un orel rc
qui font honneur à leur discipline comme à leurs
vertus chevaleresq ues, ils descendent du train et se
rangent devant la rame, sur le quai. Ainsi la tâche
des dames de la Croix-Rouge et de leurs
auxiliaires se trouve bien simplifiée et, chargées
qui d'un broc fumant, qui d'unc corbeille de pain,
elles peuvent procéder en toute quiétude à une
distribution diligente et équitable du thé et des
sandwiches. Cette belle ordonnance ne nuit en
rien à la cordialité de la réception. Bu le thé,
chacun recouvre d'ailleurs ses franches coudées ...
dans les limites de la gare et du peu ùe temps dont
on dispo5e. Des groupes sympathiques :;e forment
autour d'interprètes occasionnels et plus zélés que
compétents. On cause comme on peut et l'on
s'entend de mème. Le détachement vient en droite
ligne d'Angleterre. Il se rend sur le rront des
Dolomites et comprend cinq cents gaillards rompus
à la pratique de leurs pièces avec lesquelles ils se
promettent de faire des hécatombes d'ennemis.
Liette rayonne. Elle est :t la fète ; elle s'en donne
il cœur joie. Après s'êtrc surpassée pour le servicç
- de.1J'- brocs de thé, plus trois corbeilles de
sandNl~he
en dix minutes; un record! - ne
rient-elle pas d'accaparer un jeune et beau lieutenant?
• Grand, distingué, plutôt sérieux, quoique d'une
amabilité charmante, cet officier a tout du
gentleman et doit ètre lord ou fils de lord. Quand
ellc s'est approchée. il parlait à Denise, restée
modestement à l'écart de la foule des soldats. Fort
en peine de se donner une contenance, Nise devait
souhaiter la fin de ce tête-à-ti!te, passablement
tlUbarrassaw.t pow' elJe. Telle fut ùu moin~
l'impression
Lil.!ttt:, qui jugea bon cle voler::t
ue
�22
C'YRANETTE
son se~our,
quoique le beau lieule11ant ne
l'assiégeât guère à vrai dire. Et Lielte s'y emploie
si hicn, y apporte tant de dévouement que
l'oflleier n'a plus d'yeux et d'oreilles que pour elle.
Ainsi couverte, masqllée, complètement évincée, Nise se yoit l'éuuite à écouter le babif
puéril de sa cadette. Chose curieuse, au lieu de
lui en savoir gré, elle lui en veul un pen. Avait-elle
lant besoin d'être prot<~géc
'! Pour Illle fois, clic sc
le demande. Ce beau grand garçon, ::;i simple et si
l'ourlais. l'intimidait-il bicn Lant CJu' cela? Elle en
doute. EL - IOle!. sa prfsn1l1ptio1J ! - ellt'
s'imaginc presq li ' qu'clic ;111 rail pli se tirer d'<, (raire
conmll' un
sans Lieite, dont lïnitiati,'(' Illi ~ause
\'ague sentimeLll de regret cl d'humiliation .
Pcu en clwl1t à Liellc, (lui ('sl loin de soupçonner l'étal d'esprit de son aillée. L'officier
p:1rI:111\. assel. bien français, l'enlrctien ne languit
pas et, avee elle, il n'y a pas de J1egme qui lienne,
la glace a lôt fait de fondre . Pour discret ql1'il
soi t, le beau lieu tenant ne peul que se mettre au
diapason. Questions ct réponses se croisent dOllc,
tous deux mêlant le français à l'anglais et riant de
leur accent ou de leurs pataquès. Au bout de
quelques minutes, on dirait qu'ils se connaissent
de longue Jale. C'est là, proprement, prérogative
de mondains. L'hahitude des sa lons n'est-elle pas
une seconde nature? Et si Liet le ne fréq uen,!': pas
encore dans le monde, la nature ehez elle supplée
;) l'habitude.
Bref, elle est ù son affaire.
Mais la halle est courte; l'heure s'avance el il va
l'allair se dire adieu. L'ofjicier s'cn avise et, avec
unc belle franchise gui n'exclut pas celte parfaite
délicatesse que 1'00 appelle le tact, il exprime à
LicHe le plai ir qu'il a eu de faire connaissance
nvcc elle et sn dGsolation de la qui1ter si vile. Mais
pCl\t-~n;
.oudrait-eJk hien lui faire l'honnelJr de
l'ngrécl' comme correspondant?
,Comment? minuudc-t-cllc, ravie :Ill lond,
�CYRANF:TTE
ql1oiljl1C perplexe. VOliS n';tle:r. p:1S de ll1arnlil1<'
'lui \ollsécrive? '
- Ni marraine, ni s1/fcetlw(.11'l, affirme-t-il d'un
accent convai ncanl.
- Oh! alors, je ne demande pas mieux, moi!. ..
VOLIS m'enverrez des cartes, dites? ... Des cartes
illustrées, en noir ou en couleur, peu importe,
C'e~t
pour un album. J'en fais collection.
- Promis, dit l'officier, Mais y aura-t-il un
accusé de réception?
Certainement.
- Merci, mademoiselle.
- De rien, monsieur.
Il lui tend un élégant carré de bristol dont elle
voudrai t bien déchiITrer tout de sui~e
la suscription,
mais qu'il lui paraH plus convenable de glis 'et
négligemment dans son réticule. Et, à son tour,
sans emb~ras,
tout naturellement, elle lui donne
son nom, son prénom, l'adresse de ses parents,
toutes indications qu'il s'empresse de noter sur
Uil calepin. Nise S'Cil montre légèrement scandalisée. A son sens, LieUe exagère. Elle ne devrait
pas. C'est aller trop loin.
- LieUe, murmure-t-elle, voici maman!
LieUe se retourne:
- Et papa!. .. Comme ça tombe! Juste le
temps de faire les présentations. Mon père, ma
mère, annonce-t-elle avec désinvolture.
D'abord, M . et Mme Daliol ne comprennen:
rien à ce qui se !Jasse. Les tommies se rembarquant, ils étaient en quète de leurs filles. Que
l'ont-elles avec cet officier et pourquoi celui-ci les
salue-t-il eux-mêmes si ostensiblement et si révérencieusement?
Plutôt interdits, ils lui rendent sa politesse. Un
coup de sifflet rait diversion. Le lieutenant saute
dans son compartiment et se met à la portière.
LieUe, sans façon, lui tend la mam. Le train
dém:lrre et la poignée de main se prolonge.
- LieUe 1 dil Mme ))aliot,
�Lil:t~
troltine le long <..lu yuai, tOllt prè'; lill
wagon qui rou.le. L'officier lui a. enfin lâchfi, k ,
doigts, mais continue de causer avec cUc.
- Liette! répète vivement Mme Daliot. Pl"end~
garde! Veux-tu bien faire attentioll à toi?
L'imprudente s'arrête, rose de plaisir.
- Oui, mère ... Farewell, sir! Good luek! (Au
revoir, monsieur! Bonne chance!)
- Au revoir, au revoir! répond le lieutenant en
agitant son mouchoir.
Il est déjà loin et LieUe aussi agite frénétique.
ment le sien.
- Vous tiendrezvotl"e promesse ? .. Vous m'enverrez des cartes?
A cette distance, il faut rugir pour se faire
entendre. Elle crie si fort 'que Je fracas même du
train et les hourras des hommes ne peuvent étouf. .
fer sa voix ... Il a compris. Il incline la tête.
- Juliette, tu me désoles, dit simplement
Mme Daliot avec l'indulgence des mères.
- Mais, maman, il n'y a pas de mal, voyons,
a11irme Liette. C'est mon filleul!
Et elle lui montre le bristol, après y avoir jeté
un rapide coup d'ccii qui lui a permis de lire, sous
la clarté d'une lampe à arc:
LIEUTENANT ROBERT vVELLSTONE
J 5·
Ré~
:ment du Royal Artillel'Y Corps
�CYRAN .n T!::
2J
ITI
Dans l'esprit de Lieue se font parfois de curieuses classifications qui relèvent d'une hiérarchie
h elle. Ainsi elle donne le pas aux militaires sur les
civils , notamment quand ils sont jeu nes et qu'ils
0nt un grade. Et, encort' qu'elle se défende d
mésestimer le moins du monde ses compatriotec;,
elle a comme qui dirait un faible pour les alliés,
parce qu'ils viennent de loin el qu'elle sc les
représente sous des couleurs plus romanesques.
A ce point de vue, les Anglai s ont toujours eu sa
sl' mpathie ct elle leur accorde une ceri aine prédilection.
Aussi, les jours suivants, toute à la pensée de sa
t'encontre de la gare, ne tarit-elle pas sur le
compte de son « filleul l' . Elle parle de lui en
toute assurance et en toute sérénité, comme d'un
excellent garçon, d'une vieille connaissance, d'un
ami de toujour , fidèl e, solide, éprolll'é . Elle se
complait à le décrire, à le prôner, à le porter aux
nues. Si aimable, si co rrect, si élégant, n'est-ce
pas une perle, un phénix, le plus racé et le plus
chic officier de l'année britannique?
Elle en prend :Nise à témoin, qui se récuse sans
se récuser, tout en sc récusant. Car Nise est de
l'avis de Marmontel. Peut-être a-t-elle ses prédilections, elle aussi_ Mais, âme délicate, ell e s'arrange pour les concilier avec les bieméances,
c'est-à-dire qu'elle les tient secrètes. Assez peu
rompue à cet arl, Lietle prenclle change et s'étonnc
que le beau Robert vVellstone n'intéresse pas
davantage SOit ainée.
garçon '!
- M:1is C'n{in, quc lui reproches-tu, le~
!tll dC'manclc-I-clle.
- Mni? Ahso ll ll1lelll rien.
�CYRANETTE
-
Il ne le plait pas?
Qui a dit cela?
- On le croirail, ma foi.
- Eh bien, on se tromperail, dil Ni'ie, llllsrrieuse, mi-moqueuse.
_. Jo. 1<1 bOl1lw bcun :! .l'ai pleine couti<lllCf' eJi
IOH jugement tll saÎ~,
el je serais navr ·e s'i l lui
r:'ait défavorabl . Ml". I{nberl p.,/ si bi en! .j l'omm/'
il faut!
Bref, il n'esl pas c.\.agér f dG dire qUè le b 'ail
lieutenant oc~upe
dans les p e n ~êcs
de Lietle 1'1 c-,'lue autant de place ' lue 1.t l1ouvellf' robe l IU C·
Mme Daliot, slir scs in s lallc .::;, "ient de lui ,'(ljl)mander pour !LI (èle de cbarité qui "a c Irc donne:,·
prochainement en yilk, au bénéfice des orphelins
de la guerre, cl où elh; clai 1 tenir rallg de chanteuse
et de quêteuse. Car il y aura cOllcerl et 1'011 dira
toutes sortes de chansons de soldats, anciennes el
modernes. Liette a fait choix d'un air qui date un
peu, mais qui, de l'avis unanime, n'en a que plus
de saveur. El elle le fredonne ,complaisamment, en
attendant, sans trop d'émoi, ia redoutable épreuve
de la scène:
J'ai pour amoureux dans la ligne
Un aimable petit solùat;
.l'puis vous a~5urc
qu'il est dign!:
n'faire battre un cœur délicat.. .
Ou'i1 e~t
gentil,
'Ion p'lit pioupiou!
C'e~t
mon chéri,
C'est mon bijou.
Bien astiqué,
l'ropr' comme Ul1 sou,
(,lu'i1 est gentil,
~\on
p'tit pioupiuu 1...
Une semaine se passe ainsi, puis L1ne autre, en
cssayagC's et ell répétitions. Mais au furet il mesure
r que le grand jour approche, il n'y a pas ;·1 dire, le
·,ouvenir de Ml'. Robert 'VellstÙJle recule d,
plu
~ t:=tl plus, à l 'b !l.:ière
~p la1J
des pléo,:,cu pJ.tlOtJ :"
�(\'P .. NETTT:
dL: Lietle. IJ" laLite cn est à sa nouveJle nJhL:. Elle
en surveille la confection avec tant d'a~siuté
Iju'elle ne peut vraiment pa,; S'O\XU pel" d'n ut I"c
,·llù<le. Cetl~
robe, d'Hl 1 lv style Illi ~I (ot.:: slIgg'::ré
P:I)" un modèle de la \ 'raie Mo,le de h11·i.-;, l'st Cil
ll10usselinc de soie blanche el toule simple, m;lis
d'une ligne, d'une élégance, d'un cachel bors pair.
Encore faul-il la réussir, la rendre tout à fail
seyante, el, snr cc chapitre, Licite ne transige pas.
La couturière le comprend el sc. voue [\ sa lùche
avec une conscience, un amour-propre, un arl,
bien faits pour apaiser les craintes de sa pratiquc.
hncore quelques peti tes relouehes, un peu plus de
« fronces )) aux: hanches, et de « vague )1 à la ceinlure, el cette robe-là liendra positivement du chef·
d'œuvre. Telle quelle déjà, l'lise la trouve ravissanIe. Mais Nise a loujoul"' peur d'ennuyer son
moncle el de sc rendre importune en exigeant de
lui un petil effort. S'il lui rial! d'êlre « fagotée),
libre à elle. Liette entend « s'habiller j'.
Faut-il convenir qu'effectivement Denise n'est
guère coquette'? En tout cas, mème à la vcille de
celle fameuse fêle de charité, où elle ne doit, il est
vrai, ni chanter ni même quèter, elle n'a pas
l'esprit à la toilette.
Que se passe-t-il en elle? Quelqlle.chose d'insolite ct que, toute la première, elle ne s'explique
rns très bien. Rêveuse au delà de l'ordinaire, bien
qu'elle le soit souvent, elle songe moins à demain
llll'à hier, moins au théiltrc municipal Oll Liette
compte éblouir la « galerie j) qu'à certaine g,lre
olt, certain soir, passa certain officier britannique.
Eh hien, oui, voilà. Nise songe à MI'. Rohert
\ Vellstonc ct, au rehours de Lîelte, pl LIS elle
va, plus cette songerie l'ahsorbe. En même
temps, clans le fond jusCjue-là un peu hrul11ClI:'\
de son âme, elle sen t éclore une ch:>sp pu I"t:
et ,Jouee comme un rayon de soleil printanier.
POLIr pal'ier .:Llir, le heau lic·t1tenant :1 [,Iii 1I1lt'
profonde imprcs,.iou ~lIr
~lt')
li C!1Ic.: .'Lll'Jl' ~1
�\
souvenir nostalgique dc leur urève cn lrC"j )(',
'I,tÏs d'autres èlémenl:; I) 'e ntr~
!i i e nt -i l ~ pa6 .-1 ;\11 '
le sentimelJt \.'omplexe ' lui la trouble mystéri<.:u'ement '!
Les façons cie sa sœur l'ont quelque peu peinée
el cette peine, qui de\'rait s'apaiser, s'aggr:l\ e
plutôt à la longue. Evidemment, J ulielte n\;s t 1':.l S,
.:omme elle, une pauvre brebis sentimentale, condamnée à laisser cie sa laine à toutes les ronces de
la route. Avec la bonne opinion qu'elle a d'ellemême, elle ne se gêne pas pour se mettre en
avant. Oh! sans penser à mal, car, s'il y a quelque vanité, il n'y a pas l'ombre de méchanceté
dans ses prétentions. Tout de même, il lui arrive
d'exagérer.
De quel droit a-t-elle si lestement évincé Nise
l'autre soir? Outre qu'e11e est la plus jeune, on ne
lui demandait rien. La discrétion lui était donc
commandée en l'espèce; elle n'avait pas à se mêler
de ce qui ne la regardait pas, ni à accaparer
:vII', Robert Wellstone qui, bientôt, ne s'étai t plus
occupé que cie son encombrante petite personn e.
Mais àqui la faute aussi? Nise elle-même n'a-t-elle
pas sa part de responsabilité dans J'affaire? Anraitelle dCt tolérer le procédé pal' trop désinvolte de
Liette? Il est nai qu'il lui était difficile de la
ra brouer devant cc gentleman. Par surcroît, ri en
ne prouve que LieUe eût accepté la leçon, Un sang
rebelle gronde parfois dans ses veines et alors elle
n'en fait qu'à sa tête. M. et Mme Daliot en savent
quelque chose, qui ferment peut-être un peu trop
les yeux sur ses peccadilles. Sans lui sacrifier précisément Denise, ne sont-ils pas persuadés, eux
aussi, de la supériorité de leut' benjamine? Il Y a
un peu d'orgueil paternel et maternel dans leur
aveuglement volontaire.
Voilà pour le passé et Nisc ne II'ouverail gui.:rc
de réconfort à s'y appesantir, car elle pourrait se
remémorer d'autres petits griefs contre l'innocent
égoïsme de sa SITur, Quanl à l'(l\l'nir, il rrc-nd la
�fol'1.11 Cd'Uti immense point d'inl l'rogalion. Mt. Ro·
bel-t \VeUstone s'est eng>3g(' à t'Cl-ire à l.il"tlr. Tiendra-toi! sa promesse?
Lei> premiers jours, quand Nisl: se posait la
question, c'était pour y répondre par l'affirmative,
et cette assurance n'était pas exempte d'une légère
amertume. Puis, rien ne venant, pas une carte,
pas un mot, le doute s'en est mêlé el dans son bon
petit cœur, craintif et tendre, l'appréhension fait
place à une espèce d'anxiété qui s'avive de plus en
plus. Il n'y a là, du reste, rien de contradictoire.
Après avoir vaguement redouté un flirt entre sa .
sœur et Mr. Robert Wellstone à la faveur de leur
correspondance de filleul et de marraine, maintenant c'est le silence ambigu de l'officier qui lui fait
peur. Que signifie-t-il et comment J'interpréter?
Mr. Robert Wellstone n'a pu se moquer. Nise ne
le connalt guère, mais elle ne lui ferait pas l'injure
d'un tel soupçon. Alors? ..
L'imagination de ln jeune fille s"enfièvre et
hli représente toutes les calamités susceptibles de
s'abattre sur un combattant. C'est bien toujours le
même état d'âme, puisql1e c'est hien toujours yers
l'officier que se tend sa pensée. Mais d'Olt vient
qu'elle porte un si vif inlérèt à cet étranger avec
qui elle n'a pas échangé dix phrases el qui, en ce
qui la concerne, ne s'est mis en frais d'aucun
engagement? Que ne prend-elle exemple sur
LieHe, chez qui un clou chasse si bien l'autre que
le nom même de ML Robert Wellstone ne revient
plus dans ses cOllYersations? Jusqu'à quel poin1 il
est déjà oublié d'elle, on ne le soupçonnerait pas!
Les Daliot ont lel1rbolle à lettres dans Je couloir
commun du rez-de-chal.lssée et c'est généralement
Nise qui se charge d'aller y prendre le courrier
après 10 Qassage du facteur, Or, un matin, elle en
J'dira un pli dont l'adresse, le 1imbre, l'écriture lui
causent une émotion qui n'est pas encore clissipée
quand, ayant regrimpé "escalier quatre à (qu:llre,
elle hèle sa sœur;
�( '':RI NF:TTF
.'0
.>
Lil:llt.:! ... Vite! Une lettre!
Lielle esl en train d'achever ~ toi let k, llpératloll
délic3teq n'elle fait souvent durer plul'\.jue ùe raison.
- Pour II1nï! demanùe-I-elk t'Il jetant lin çoup
d'q~il
criti'ille d,lOS son miroir.
- Dame!
- De qui donc '?
- Devine.
- Ma langue au chat.
- Ça vient d'Italie.
- Ah! dit tranquillement LieUe. Ce doit étre
de Mr. \Vcllstone.
Elle décachette le pli, cl'oLI elle extrait une carte
illustrée, Ulle vue sauvage des Doldmites.
- Oui, c'est bien de lui ... Tout de même, il se
décide! 11 y aura mis le temps! Enfin, mieux vaut
tard que jamais.
La « vue)) ne paraît pas l'enchanter ou tre mesure.
Des cimes neigeuses, aux arêtes vives; un paysage
<l lpestre et hivernal, on connait cela en Savoie.
Elle aurait mieux aimé clue lqu e chose d'inédit.
Au verso de la carte, huit ou dix lignes d'une
écriture ferme, aux grands jaJlbge~
aristocratiqucs. Liette IiI à mi-wi., devanl Nise, ql1l
l'écoule en s'agitant un peu:
« Mauemoiselle et honorée petite marraine, votrc
fIlleul s'excuse en toute sincérité de n'avoir pu st'
rappeler plus t6t à votre bon souvenir. N'en accl1sez que ses tribulations el les exigences d'un service qui ne le laisse pour ainsi dire pas respirer,
el ne lui refusez pas l'absolution qu'il sollicite de
vojre bienveillance.
«( Comptantrecevoiràson lourdevosnollvelles,
il VOllS prie d'agréer, mademoiselle el honorée
petite marraine, l'hol11mage dt' "'011 souvenir le
plus respcl~x.
Il
P.!:J. - Se" re'1pecls égall:'ll1enl L4Hn VOU", s'il
,"OllS
plal1.
1)
•
�CYRANETTE
.'"1
Liette lance un pelit éclat de rire sa rcastiLluc.
- Eh bien, 11011, franchement, ça ne me riait
pas, rtl':
~ l 1. .. Est-elle assez baroque, sa c<u·te, di ,.:
dOIlC, l ~i se ? .. Honorée petite marraine? .. Pourquui pélS C( gente princesse » ou « hall te ct três gr;l~ ,
ci('usc demoiselle )1, pendant 'lll'il y es t'!... Et pli
l:e lte ra.ÇOil impersonnelle cl' '"GUS raire ses c omplirI1p.nts, est-c asset l'raid, asse,: 'nrred, ;)SS"'/,
english 1 ...
Denise s'enferme daus tilt silence plein d'agil;Jlion, tandis que Juliette, d'ull geste distrait , Iai s:c
choir la carle dans un casier, sur le guéridon de Srt
chambre, 1\ ne délicieuse cha mh re tte de jenlle (illc;1
lits jllmealt"X ct il tentures blanc hes et roses, que se
partagent les deux sœurs ct olt lies sc retirent en
grand ll1ys tère chaq ue rois qu'elles ont quelque
chose à se confier.
Cinq minutes sc passent. Lielle, retournée
devant l'armoire il glace, se reprend il minauder en
fredonnant son cher refrain:
Qu'il est gentil,
Mon p'lil pioupiuu 1
C'esl mon chéri!
C'esl mon bijou 1. •.
-
Tu ne lui réponds pas?
l)f'ni:-;e.
-
ri ~ que
timidement
A qui?
- Mais à Mr. 'YVeUsto!ll:, ~a n ' doule.
Lielle sc récuse d'un mouvement plein de
'liignité qui ferait sourire Denise en d'aulres circonsta
~ ,
- Comment veux-tu? [\ Y a répétition générale cet après-midi, il faut hien gue je m'apprête ...
.Tc sais: notre comité et toi, ça rait deu '{. Tu es si
drôle! Qu'est-cc qui t'empèche d'ell ètre?
Kenol1çant à justifier son ab-;tcntion, Deni se se
l'enfonce dans une de ,'cs rèveries qui, dcpuj·,
'Juim.e jOl1r
~, rOll! (lIre à ':èS farmliel's qu'elle esl
1.' '1jlllll " d , IIl S
1;\
111IH',
El
1;1
jO\lll1(oC "'(' I1:1S"(, pntl!'
�CYRANEl'Tt
elle, à la maison. en menus travaux d'intérieur,
comme d'habitude, alors que LieHe, qui s'esl
joyeusemen t échap pée a près déj euner, ne ren tre q ue
vers sept heures du soir, peu donc avant que l'on
se mette à table.
Cependant, le lendemain, Nise essaie de revenir à la charge:
- Voyons, Liette, quel temps te faut-if pour lui
mettre un mot, à Mr. Wellstone?
Mal lui en prend. Liette a sel; nerfs en effe t. U1:'"'
anicroche imprévue. Elle <J cru découvrir. après
livraison, un léger défaut à sa robe neuve. D'après
elle, la jupe ne tombe pas I01lt à fa.it bien encore
f't elle voudrait la reporter chez la couturière.
Mme Daliot es t d'un avis contraire, et Denise .
prise comme arbitre, s'est prononcée dans le
même sens.
Agacée de l'insistance cie son al née, Liette la
rembarre donc sans façon.
- Flûte, là!. .. ES-,' a contente? .. Ma parole,
on n'a pas idée 1... Ne t'ai-je pas dit, mille et
mille fois, que je n'ai pas Lill instant il moï?
Réponds-lui si tu \'eux, à ce brave Mr. Wellstone, mais de grâce, ne me demande pas l'impossible, rends-toi compte que je suis débordée ...
Dé-bor·dée!
- Ne te fUche pas, répond doucement Denise,
Mais ce n'est pas à moi qu'il écrit, tu vois bien.
- Qu'est-ce que ça fait? L'une ou l'autre, c'est
blanc ct noir, noir et blanc. Et dès lors que je te
passe la main ...
Tant de logique ne peut que désarçonner Denise
qui n'a garde d'envenimer la discussion. D'antre
part, il lui parall peu charitable, pour ne pas dire
cruel, de refuser à Ml'. Wetlstone les nouvelles
qu'il sollicite si cOl1rtoi!'ement. Comment trancher
la diŒcullé?
Après mûre réflexion et bien des Msit:l[ions,
profitant cl'un moment de solitude, Denise C'nfin sc
décide:
�CY~ANET
"")
,).)
\
'( V(lU" ,~tes
fout ex,;u:;é , ..:her monsieur Wellslune. Si ("ourte Ci Ue' soit votre carte, elle a été la
bienvenue, car nous commencions à craindre que
les trop brefs instants qu'il nous a été donné de
p:l ssel' :lve..: vous .n e fussent sortis d e votre
rn6moire. Quand on est so ldat, 011 dl)it avoir tant
de ..:hoses à faire, taIlt de 11'<1..:as, [:Int de sou..:is !
« Merci donc d'une attention à laquelle nous
sommes infiniment sensibles, mes parents et moi, '
et croyez bien que notre pensée vous accompagne,
cher monsieur Weil stone, ainsi que tous nos
vœux ... »
Mais au moment de signer, sa timidité reprend
le dessus, elle laisse tomber la plume avec découragement.
- Non, de moi à lui, pas moyen décidément.
Que penserait-il? Il n'y comprendrait rien ou
serait capable de croire que je le joue. Dieu sait
pourtant... !
.
Elle soupire et saisit la feuille comme pour la
déchirer. A ce moment, elle se ravise:
- A moins ... Et pourquoi pas, somme toute?
Liette m'a chargée de répondre poureHe ... Ma foi,
tant pis, je la prends au mot.
Et bravement, elle achève ;
1(
Votre peli le marraine,
.. Juliette DALIOT. »
�TV
Il n'y a rien d'inéga l, dans leur durée mhthématiquem ent égale} comme les heures et les journées,
suivant qu'elles sont heureu ses ou malheu reuses,
vouées :au plaisir ou au chagrin , au travail ou au
désœuv remenl ,làla tranquilli té d'espri t ou àl'atten le
fébrile d'un événement.
Denise el Juliette , pour des motifs différents,
en font le constat . L'une dans l'expec tative d'une
nouvelle lettre de Mr. Robert Wellsl one, l'autre
dans la joyeuse impatience de son fameux concer t
de charité , trouven t le temps si .long qu'il leur
parait li ttéralcm en 1 ; nlermin able.
Enfin, pour sa part, Liette va touche r la
récomp ense de ses peines. La fète effectivement
tient ses promesses et lui procur e un franc succès,
tant comme chanteu se que comme quêteuse.
Le théâtre regorge de monde quand vient son
tour de paraHre en scène. Aux fauteuils ue balcon,
M. et Mme Daliot, très émus, osent à peine regarùer le rideau qui se lève. Quant à Denise, rouge et
pâle tour à tour, le sang lui manIe à la figure ou
se glace dans ses reines.
AIn. place de LieHe elle mourra it de peur. Jamais
elle n'aurai t le courag e d'affron ter tous ces regards !
Pensez qU'lI y a là M. le préret et Madam e,
M. le général de division comma ndant la place et
Madam e, toute:> les notabilités chambé riennes el
tous les officiers de la garniso n, sans compte r la
colonie étrangè re, ùes [taliens, des Belges, des
Anglais 1 Et tout ce monde tient les yeux fixés sur
Liette, légèrem ent inquiète au fond, mais qui
paie d'assur ance et ne cède pas au facbeux ( trac
deI> planches ».
1
Jolie
Ù
A·avil dans s. l'obc de mousseline, le
�CYRANETTE
35
(l'int frais comme une rose sans le secours du
crayon, elle sourît de toutes ses dents éblouissantes, quand, d'une voix claire, bien timbr':e,
lUusicale - peul-être uu tantinet tremblante pour
débuter, mais si peu! - elle chante avec accompagnement de piano:
."!l.i pour amoureux dans
13 ligne
!Jn aimable petit soldat
.l'puis vous lIssurer qu'il est di{;ue
n'felre bjltlre un c(eur rtélic t.
T~a
salle, ch' rmée, couquisp., écoute eu $Ilene ,
pllÎ6 éclat!' en bra\·os. Les applaudissements
redoublent guand LieHe s'incline avel~
gnh:e et,
.si M. le curé était là, il serait le premier' à convenir
{(Ile ceHè jolie chanson, qu'à part soi il jugeait
peut-être un peu leste, ainsi chantée ingélUJ1~t
ct artistement, valait bien d'être admise au programme. Par le fai t, elle em porte les honnel1 rs de
la journée, C'est de l'enthousiasme, de la frénésie,
de l'emballement. On bat des mains ft tant rompre; on crie ({ bis! H à tue-tète; bref, on fait une
telle o\'<ltion à LieUe qu'il lui faut reprendre le
dernier couplet et le refrain.
- nn triomphe! se réjouit-elle en quittant la
scène.
Oui, et ce triomphe, après la fète, se Iraduit
cm:ore par une pluie de compliment· 01 de félicitations q ni font se rengorger l'heureuse interpriltc.
Celle-ci les accepte sans fausse modestie. ElJe est
aux anges.
,
- Vraill1ent, vous avez été merveillel\se, ma
petite, lui dit Mme Noblet qui a chanté aussi ...
Radieuse, LieUe rentre au bras de 60n père.
- Hein, papa, lui dit-clle fièrement. J'en ai cu,
Ju succès! Au moins autant que Mlllc • 'ohlet,
n'c!>t-ce pas?
- Au moins, couvient san:> pei no M. Daliot.
- Elle chante poun'!nt bien, MWf Noblet!
lllllrUlure LICIIt:. Même, 011 1It: lt.l dirait l'a hl.,
�~tI
CYRANETTE
voir car elle est un peu forte et poussive. Quand
i'au;ai son âge, j'espère bien être plus minc~
.. Et,
entre nous, je crois que mon talent sera supeneur
au sien.
- Tu ne comptes pas te vouer entièrement à
la musique? dit M. Duliol, avec un soupçon
d]inquiétude.
- , Oh! non ... Il faut savoir varier ses plaisirs.
L'ennui ne naît-il pas ùe l'uniformité? Mais, vrai,
je suis bien contente de ma journée, papa. Juge
donc! C'est moi qui ai fait la plus belle recette à la
fjuête. Deux cent cinquante-sept francs. Il n'y il
que Mlle Yvonne Meris gui m'ait approchée.
Encore est-il qu'elle n'y a pas grand mérite. Une
fille de préfet, tu comprends; les ( officiels II sont
obligés de la favoriser ... C'est égal, termine Liette,
je connais un petit père qui ne dira pas que ses
filles ne lui font pas honneur!
Cependant, Nise, qui suit avec sa maman, médite sur les lenteurs de la poste par ce temps de
guerre el suppute le temps approximatif qu'il
faut à une lettre pour voyager de France en Italie
et vice versa. Cinq ou six jours au bas mot et
huit peut-être, sinon davantage, à cause des formalités mititaires. Or, il n'yen a pas quatre qu'elle
a écrit à Mr. Rober t vVellstone, sous le couvert
de Lielte. En admettant même qu'il réponde
tout de suite, sa réponse peuL donc se faire
désirer pendant quelques jours encore. Et c'est
long!
Si long, ell vérité, que Denise a l'impression
d'avoir attendu une éternité quand arrivent enfin
les nouvelles qu'elle souhaite ardemment. Bien
entendu, elles. sont destinées non pas à elle en
personne, maIs à Mlle Juliette Daliot, puisque
c'est Mlle Juliette qui a, soi-disant, accusé réception cie la carte. Et non moins logiquement, c'est
Liette qui décachette la <if;'conde missive de
Mr. Roberl vVell"tone. Elle Il1i parait d'ailleurs
moins <1 haroque » que la prelllière. El Nise n'y
�contredit ras qui lit
sœur:
ra~c1estl
l'épaule de sa
(1 Madcmoiselle ct chèrc petite marraine.
« Votre gentil message m'a très touché ct j'ien
remonté. Car je dois vous dire que toute la beauté
tlll ôel piémontais et,du pays qui m'environne ne
m'empêche pas de faire du spJrClt depuis que je
suit> sur 1(' front iîalien. La guet re n'aurait-elle
plus d'aUrait pour moi? Naguère, je Ini trouvais
nne sorte de chélnne qui, joint il j'idée que j'ai de
notre canse, m'aidait il en accepter philosophiqueIllent les lenteurs ct les ennuis. Voici maintenant
que je la trouve fade et que ma pensée se retourne
1l'Op souyenl vers tout cc que j'ai laissé de bonel dl'
cberderrière moi. J Téanmoins,eten dépitde toutes
le!'> vicissitudes cie la campagne, j'en reviendrais vite
;t mes heaux enthousiasmes du début si une svmpathie mutuelle et durable pouvait découle): de
l'inoubliable rencontre qu'if m'a été donné de
raire, un soir, sur le quai d'une gare, dans une
ville étrangère que je ne connais encore que de
nom.
« Puissiez-vous donc continuer à m'écrire de
temp en temps, chère petite marraine! Ne vous
désintéressez pas du triste Robinson que je suis
forcément ici, perelu avec mes pièces et quelques
pauvres tommies, parmi des glaces et des neiges
assurément admirahles, mais bien insipides en
somme dans leur immuable splendeur .•• Il
Delllse, palpitante, dit en s'efforçant de mesurer
sa voix :
- Cc.tte fois, j'espère' Ci lIr lu ne le plaindras pas)
Lielle. ct que tu ne le feras plus tirer l'oreille pour
dOllner la réplique à ton correspondant.
LieUe veut hi en cOI1Ycnir que cette lettre lui
p1atl assez. 11 y a progrès "lIr la carle, c'cst inrontestnble. cnçore ClIlC: le too. n'en soit pHS très ga i.
- Mais, 'ljo\lte-t-elle en riant, le moyen cie me
�"~
.)
CYl{ANETTE
rendre à ton invite, ma chérie'! Rélléchis, mon
écriture ne ressemble en rien à la tienne. A moins
de la contrefaire - ce dont 'je suis incapable,
lu as UllC si belle main! - j'ahurirais ML Robert.
Après avoir admiré ta cursi,'c, l[uel nez ne fer~it-l
pas, le pauvrB, deVôl1l1mcs palles cie i11011che !
- Alon;?, ..
Eh bieu, l'oJ1tiulJe !
- Tu a.,; çOl11/11enL:é, ma li~.
Denisc proteste pour la forme:, Sans grandr
COJlvictiou, ellç: se plaint d~l
rôle '11,1C llli ip1Pos r
sa sœl)r, Ce l'ole, jlU fond, ellc ne d~1al4c
pa~
l1ie~
qlle ùe le remplir. La preuve Cil est que, le
jonr mème J ayant capitulé Sllr toule la ligne, ellc
sC substitue une fois de plus à LieUe comme
correspondante ùu beau lieutenant;
,( Ma !:lympathie vous est tout
a~quise,
monsieur Robcrt. Vous l'avez eue spontanémcnt.
Il ne déppnd q lIC de \ DUS de l<l COl1seTYer . .le veux
dire qu'elle ne demeurera pas en restc avec l'amitjé
ylie vous voudrez bien avoir pour ll1oi.
(' 'Tous q li i faites la guerre, vous la trouve/.
faùe. Moi lilli ne la rain pas, je la trOllve horrible et
je me demande comment elle ;t jamais pu revêtir
quelque attrait à, \'05 yeu\.. li est vrai ctlle rien
nJarrête ceux ljlil on[ le cœur bien plac6 et il me
semble II lie, si j'étais lin hOlUme, je nç me consolerais pas d'èlre il l'arrière tanlque nous ne serops
pas venus à bout de ces affreux Allemands.
:;r'i Illrorle ! Quand je songe où VOLIS êtes, - et,
depuis qUe le plus fortuit des hasunls a fait se
croiser nos chem~ns,
jJy songe sou ven t, croyezmoi, cher monsIeur Robert, - je ne suis pas
tranquille. On parle dJune nouvelle ofTem;ive
Italienne. ()ue d'inconnu cl de dan~er
encore!
I~t-c
c ~der
au pefisi l\i~nH:,
ellt.œ mnnq uer ùe
confiance en 1101 re ,'au'>C, que d'aspirer COllljlK
VOII", plus .1I·d(!1/1 Ilwnt '[lI' ~n\lb,
dt [ouI\.: w<m
:'\l(Jt
~I la 1111 .tli calldltllfliq "'" .hTllhh ""l,,,
11\;,II'WIII,,·IIt;(· 1l11111;1I1ill.:'?
�<. VR\ ,l
l ~' ITE
I( J'igJl(JI(' v{Jlre religion, cher JllOllSicUl' R(,!J<.; I'1.
!Vlais, ou je Ille trompe fort, ou vous en a\'e,.t.'ulH,
et moi, catholique, c'est du fond de mon cœllr
\.fue je prie Dieu d'étendre sur vous sa proteclioll.
,( Bien aiTeclueusemenl.
« JUI.1ETTE,
)l
Le lieutenant semble prendre goflt aux exercices
épistolaires. 11 répond, poste pour poste:
I(
Chère mademoiselle Julietle,
,( Je suis anglican, mais Dieu est Dieu, el, quand
je serais athée, commenl n'agréerait-il pas les
prières auxquelles votre hon petit cœur veut bien
'''1'associer ?
« Mais, puisque vous êtes croyante, chère macle·
moiselle Juliette, pourquoi .parler ùe hasard '1
Le hasard n'est rien, s'il n'est la Providence, Nos
vies sont dans les mains du Lord et rien n'arrive
que par sa volonté, ettoul ce yn'il rail est juste el
bien. Si donc nous nous sommes rencontrés el
s'il en est résulté entre nous un courant de sympathie, c'est que cette rencontre et ceUe sympathie
étaient dans l'ordre divin des choses.
« Je ne me permets pasde conclure, chère made1110iselle Juliette, mais j'espère beaucoup dl'
l'aŒeclion dont vous voulez bien m'honore!". ElitIlle comhle de joie ct ne clou tel pas de b ferme
volonté qlle j'3i de 111' en monlrer digne.
« Votre reconnfJissanl t:l lid~t'
({ H,OHERT.
li
�v
Le 7 juillet de ce lragil1ue été 1917, les Daliol
dînèrent au presbytère. Il faisait si beau que l'ou
avait dressé la table dans le jardinet curial, sous
un pêcher taillé en tonnelle et dont les branch"s,
alourdies de fruits presque mùrs, retombaient
autour des convives sans trop voiler la doucc
lumière du jour finissant.
Tout en savourant les petits plats d'Agathe,
gouvernante bougonne ~ais
excellent cordon-bleu,
on ne laissa pas de babIller beaucoup d'un bout à
l'autre du repas. Liette plus que tout le monde,
comme chaque fois qu]il n]était question ni
d]histoire régionale ou locale, ni d]archéologie ou
de géologie, thèmes ingrats qui l'inspiraient
médiocrement et qu'elle écoutait sans aucune
espèce d'indulgence. Que la catastrophe du
Granier ait été causée, comme y tient son père, par
des infiltrations souterraines, consécutives aux
fontes des neiges ou par une forte secousse sismique, comme l'assure avec .llltant de conviction
M. le curé, qu'est-ce que cela pcut bicn lui faire
en vérité? Et il lui est nOn moins indifférent que Je
crochet de fer ~Ie l'antique rue LI LI Sénat soit ou ne
soit pas le même où le guet, au bon vieux lemps,
fixait la chaIne qui barrait chaq lIC soir la. rue J ui"crie. Parlez-nous d'une excursion à Aiguebelette!
Cda, oui, à la honne heure! SlI\·toul si le programlllt: -:omportc Ulle heure de callotage sur le
lac, avant d'aborder I)escalade du Crucifix,
par la vieille voie rou.laine - Via TOlHt.LUa, comme
dit l)archiviste - qm serpente jusqu'au col si haut
perché. M. Je curé sait ramer, père aussi, et leur
prudence rGpond de la sécurité générale. Avec
�CYI\AN ET'l'E
p:
~ux
pas d'inquiét.ude fl u\'oir; un1 danger de
prendr e un bain intempestif.
Ainsi discour t la bavarde, à batons rompus . En
revanche, Denise se montre si rêveuse, si distraite,
que l'abhé Divoire ne serait pas l'abbé Divoire s'il
n'en profitait pas pour la taquine r un tantinet.
- Eh bien, m;:tdemoiselle Uranie 1 Toujou rs
dans la lune?
Liette saisit la balle au bond.
- Dans la lune? Je vous crois, monsie ur le
curé! Elle n'en redescend plus. Voilà un mois
qu'elle y plane comme une âme essorée !
- Oh! alors, tâchons de la ramene r sur notre
pauvre plfnète ... Répond s, Nise, peut-on compte r
sur toi pour l'excur sion de demain ?
- Oui ... :pardon ••• quelle excursi on, monsie ur
le curé?
- Là! Elle n'y est pas, mais pas du tout!
triomphe Liette en battant des mains.
L'abbé , patiem ment, s'expli que:
. - Nous allons il. Aiguebelette. Train de 6 h. 32.
Juste le temps de dire ma messe avant de l'attraper. J'ai mis la main sur un prêtre séculier, un
hrave garçon , convalescent de Salonique, et qui se
dévoue à l'une de nos fondations sanitaires en
attenda nt de retourn er au front. Il se charge de la
~rand'mes.
- C'est que j'aimerais autant rester à la maison,
bégaie Denise. Je ... je ne me sens pas três dispose
en cc moment.
Le saint hOll1me ne cache pas sa déception.
- Allez donc arrangel' une partie 1
- Mais, monsie ur le curé, mon abstention ne
doit pas vons empêc her! Il ne faut pas s'occup er
de moi.
Est-ce bien l'avis de M. et !Mme Daliot ? L'abbé
les consul te:
- Qu'en dites-v ous? Ce serait domma ge de ne
pas emmen er cette petite.
- Baste! répond le père, si elle préfère rester,
�~'
,,'
CYRAl'iETT.I!:
llll't;lk reste! Elle ne s'ennui era pas l:hel nous,
Elle aime tant lire!
- Et écrire! ajoute perfide ment Lictle. Ima){inez, monsie ur le l:uré, que mon fllleui et elle
en rt:gle.
entretie nnent une ~orespl1\.bnc
le el baisse les
coupab
eune
Denise rougit comJU
retourn e vers
se
curé
le
M.
,
sement
Heureu
yeux.
Liette.
- Ton filleul '? '. Qu'est- ce à dire? Tu es clone
marrain e aussi, toi '?
Mais oui! VOLIS \'OUS rappele z hien. Cel
oflicier anglais que j'ai présent é à papa cl à
maman , sous le hall de la gare, le soir des
Tommi es. Un gentlem an, Mr. Robert WclJstOIlC,
du Roycû Artillery. Il m'a envoyé des caries
d'Italie . Je n'avais pas le temps de lui répond re;l
de notre fète de charité . Nise m'a servi de
~ause
secréta ire, n'est-ce pas, Nise '?
L'interp ellée demeu re lèvres closes. De nou\eau, elle se sent rougir jusqu'à la racine des
cheveu x.
- Tien,;! tiens! tlit ironiqu ement l'abbé. Et
ça contin ue?
- Il faut bien.
- Tu m'en diras tant! Si l'on joue aux Sévign é,
à Dieu ne plaise que j'insiste .
Et au soulp.g ement de Denise , gui est sur ies
épines, on change de conver sation.
Le lendem ainmat ill, dès l'auhe, grand bran\chas, rue Néziu. Debout la premiè re, LieHe s'el11presse de jeter Ull coup d'œil par la fenêtre ct
laisse échapp er l1n peti l cri désenc hanté. Le ciel,
si pur la veille, est nuageu x; l'air, frais; la montagne, nimbée de vapeur s.
t Le Nivolet a son boonet t
- Fl(~e
En saut-de -lit, ses deux longues nattes ramené es
sur sa gorge comme lin I( tour de cou Il, la jeune
hile va frapper ~ la pori!! de ses parents qui
L'()ttchent dans une chamh re l:otltigut:: il. \.1 chamhr c
,l('s dellx SŒU r5.
�C"YRM\ETTE
1.",
Père! Mère! On se lève "?
V Ollà! Quel temps fait·il? i1J leI logé M. Dabo!.
- Comme ci, comme ça.
- En ce cas, il n'y Cl plu q L1'à Y renoncer.
Mais LieUe n'a pas dit son dernier mol,
- EtM.lecllré?
C'est ce qui m'ennuie. Je vais courir lui
donner contre-ordre.
Dérangement pour dérangement, si on
essayait de partir tout de même? insinue Liette.
- Il ne pleut pas? demande Mme Daliot.
- Non, mère, et ça paraît se remettre.
- Soit! ESS3.yOlls, on verra bien.
M. Daliot n'a plus qU'à s'incliner. Folle de joie,
Liette bal des mains, gambade, valse, fail le diable
à quatre et entreprend le siège de Nise, gui ne Se
rend pas d'ailleurs et 90urit à la dérobée. Etre
un peu seule, ne pas avoir cetle folle de Juliette
sur le dos toute la journée, quel bonheur! Elle a
hesoin de se recueillir, de se consulter, Denise, et
non moins 'Ille sa SŒur elle appréhendait une :1l1Îcroche :lU dernier moment.
Le départ même des excursionniste::; ne la ras'iure qu'à moitié. Anxieusement, elle scrute
l'horizon. Quoi qu'en ait pu assurer LieUe, il ne St"
dégage gllere. Le soleil ne perce que pour repasser derrière de lourds nuoges qui dérivent I,.;n(ement du sud-ouest el qui menacent de crever.
Denise allonge le bras par-dessus la rampe du
balcon. Uue goutte d'cau s'écra e dans le creux
de sa main. Elle gémit:
- Ils sonl capables de raire demi-touf l
Une sonnerie en ville la rassure: les sepl ,,;oups
de l'heure. Il y a longtemps que le train doit ~In'
parti. Allons, bon voyage!
Sa toilette raite, la jeune Hile va entendre unl'
m,.;sse basse à la cathédrale ct revient s'installel
devanl la fellNre, à sa tahle à ét:rire. 11 n'y .1 pas
~'I dire, pont" elle, c'est une détente qui l'allège
ph rsi4lu.:men 1
el
mOfnlemen t. l)('s ~ C)ltr~es
du
�('YI~ANET
brise lui apportenl la fraîcheur exquise ù'uue
ondée bIenfaisante, les parfums de la ,ampagne et
de la montagne, ct les cris joyeu). d'une troupe
d'enfants qui, l'averse passée, vont s'ébattre au
parc. Un long moment, elle Je,meure, immobile,
regardant vers le pont du chemlll de ler.ol," plus
haut, plus loin, vers les penles ensolc~
du
.:"Iivolel, encore empanaché de nuages à sa cIme.
Puis, sa pensée vagabonde se calme ct se précise:
elle ouvre un tiroir el en lire ulle liasse de carlt:,
t;l Je leUres.
Ce tiroir est sa cachette; cette liasse, Son trésor,
car taules ces lettres sonl de Rober!. Progressivement, il s'y est départi de sa réserve. Dans les
deux dernières en date, ce n'est plus le gentleman
qui parle, mais l'homme. Cesonl celles-là' surtout
que Denise tient à relire, celles-là qui l'ont
incitée hier à décliner l'invite de M, le curé el, ce
matin, à se déroher aux suprêmes instances Lle son
petit tyran de sœur. L'une est arrivée il ya trois
jours. Elle 11 'est pas très longue, mais contient un
aveu qui est très net. Elle Jit :
Chère LieHe,
I( Permette!., je vous prie, que je vous appelle,
moi aussi, Je ce délicieux diminutif. De filleul à
11arrainL', la familiarité pourrait voUs choquer.
Mais moi, elle m'enhardit à vous ouvrir un cœur
qu'il ne m'appartient plus de VOliS fermer Jav;;l1«
tage.
If
Chère ,LieHe, dès notre première et unique
entrevue, SI courte, hélas, j'ai éprouvé une joie
comme une crainte, une crainte qui était
qui ~Iait
L'omme une joie. Comment vous dirc '! Vous m'atliriel el vous me faisiez l'CUl' lout ensemble. Ne
voyais-je pa:; en VOllS je ne sais quelle jolie petite
chose frivole el fantasque? Excusez ma franchise.
Je ne devrais pas appuyer et je serais au Jéscspoir
Je vous causer une peinc mème rétrospective.
mais il est de fait qu'i'! ce moment-là je.: doutais lin
�CYRA:-JETTE
peu 4ue vous pussiez être l'âme tendre et\sfrre à
qui je rêvais déjà obscur ément.
« Combi en ce doute était injuste ! Et combie n
eussé-je perdu de m'en tenir à cette sotte impres sion! Vos lellres sont venues, toutes imprégnées
de votre esprit, de vutre âme et de votre cœur.
Au travers d'elles, vous m'ète,. apparu e très différente du jugement que j'avais d'abord porté sur
vous. Je vous ai devinée et je vous ai compri se en
les lisant. Et le doute s'est dissipé, et l'impre ssion
est devenue si favorable qu'il n'y a plus eu que de la
joieet de l'amou r en moi. Et mainte nant, ô Lielle,
vous ne me faites plus peur du tout. Je vous connais, je "ous apprécie et je suis heureu x et fier de
vous aimer comme je vous aime, ardemm ent, passionném ent, de toutes mes forces, pour la vie.
Il
ROBERT .
»
« P. S. - Voulez-vous mettre le comble i:l ma
félicité? De grâce, faites-moi l'envoi de votre phot(.graphie en échange de celle qu'au risquc de
passer pour un fat je prends la liberté de vous
dédien ;i-inclu s. Je ne sais, mais j'ai idée qu'elle
me portera it bonheu r. »
Le post-sc riptum fait pousse r un gros soupir à
Denise, qui déplie la dernièr e lellre. Arrivée de la
veille seulem ent, celle-ci confirme la précédcnte
et n'est pas moins toucha nte, avec son pur parfum
de spiritua lité ct de nostalgie.
« Avant hier, LicHe, je vous ai fait, en tau te
simplicité, l'aveu Je mon amour. Aujour d'hui,
Jans l'attent e de votre réponse , voulez-vOlis sou!:'
frir les réflexions Ci ue me suggèr e notre cas '!
Voulez,volls me laisser philoso pher un peu à mOn
aise? J'y suis enclin parfois. D'un Anglo-Saxon
cette prédisp osition vous étonne peut-êt re. Raison
de plus pour m'expl iquer. Je vous connais. Conll;lissez-moi à. votre tour, chère petite 3.me.
Jt;; pentle !l la
1( Ce à quoi je pense est grave.
�CYRA
guetn' ou plu'ot à. ses c on
N ET~
_ équenc
e~ el il :,es répe 1 ,
cussions possibles. Fécond en biens .:omme en
maux, je pense qu'elle ne ti endrait pas taules ses
promesses comme elle a tenu malheureusement
ses pires menaces, si, entre autres compensations,
elle ne vous valait pas, à vous Fra nçais, et à nous,
Anglais, une plus subtile et plus saine compréhension de nos natures respectives. Une glorieuse
« Entente », trempée dans le sang ct au feu de
tant cie batailles, fait déjà commlmier les deux
peuples par le CŒur. Mais il en est des nation s
l!oTîune des ménages: pour gue leurs alin~
ces soient viables, il faut que le sentiment
Cfuî les a inspirées s'appuie sur une estime réciproque. El comment s'estimer, même en s'aimant, si l'on ne se connaît pas? Et comment se ,
connattre, si l'on ne se voit pas, non commè nous
monlrent les apparences, mais comme nous
sommes uu fond? Et comment aller au delà des
app.arences sans dissiper d'abord les nuées qui
s'interposent enlro l'œil et l'objectif'l Ces nuées.
;) 'nollceléeH \.:omll1e il plaisir entre deux grands et
Iwbles peuples, la tempête qui souffle fmr l'Europe
les déchire sans doute Ull peu plus chaque jour et
les emporte lambeau par lambeau. Aux clartés
CrLlCS du grand drame, les ilgures se silhouettent
autrement qu'aux douteuses lumières d'écrivains
sophistiques ou sarcagtiques. Voyez Stendhall
Qu'a-t-il voulu retenir de la joyeuse et loyale
Angleterre étudiéeobjectivomcnt? Cant et bashjulncss! IYro~
, risc
de moralité; timidilé orgueill~use
cl sOL1lr~ne,
voilà tout! Notre pudeur'? Un
VIce! Ettlne fausse honte notre discrétion! J'es
~
père que I~s
Français ont UIlO meilleure opinion
de I:\)US maintenant ct que de telles billevesées ne
sufltscnt plus il. leur édiflcotiol1 COn1tbc du Icmp"
de Stel~L,Ia.
Mais leurs }ÙtlX sc Sont-ils ouvert s
tout il. JOli? En sont-ils venu ' il. nous bien voir et II
nous bien comprendre'? NOl1s-mi'l11cs, est-cc ' \lIe
.mu; VOliS Compl'fllons bit 11 'l
�( ' ) RANETTE
\( Considérez, chère Lielte, en quelle lourde
méprise m'induisaient naguère, à rotre endroit,
mes préventions britanniques! La jeune fille française, que savais-je d'elle ayan t notre rencontre'!
Qu'était-elle pour moi, quelle falote petite chose,
quelle poupée mécanique! Et de nons, Anp;lais, si
positifs en aü'aires, si égoïstes même qnand sont.
en jeu nos intérêts privés ou notre grandeur
nationale, quelle singulière idée se font probablement encore la moyenne cie vos compalriotes?
Parce que vous aimez à rire en Frant:e, que VOliS
êtes liants et empressés, voilà nos puritains en
émoi et qui vans tournent en marionnette::.! Parce
\fue, au rebours de vous, nous sommes rorl pen
communicatifs, ct toujours sur nos gardes ave,;
l'étranger, c'est tout juste si l'Olll1e nous ignorait
ras autant que des Indiens on cles Chinois. L'An~rais
du home, combien de profanes pénètrent jus'-IU'à lui? Et, après tout, si nous avons trop le respect de notre vie priYée pour y introduire d'emblée tous venants, est-il bien sC1r que les vôlres ne
défendent pas aussi jalousement leur vraie inti milé?
« Ne vous lassez dont: pas de m'eut! clenir de
vous et de vos proches, peti te sweelheart. Je vous
en prie, parlez-moi longuement de volre bienaimée famille, de yOS amis, de votre bnn M. le
curé, en un mot de tout ce qui vous entoure et qui
vous tient. au cccllr el donl je ne sais rien encore.
E pliquez-moi comment on peut chez VOLIS être à
la fois si versatile et si constant, si timide et si
rtudacieu " si faible et si fort. Dites-woi bien tout,
ô mOn âme, que je comprenne toul et mieux 1 Je
n'ai presque rien Vil dc votre Savoie, traversée de
IJuit, à toute vapeur. A peine en saÎs-j qu'elle a
de belles montagnes el de beaux bois 'que Lamar.
t ine chanta. Dites! Avez-vous de verts pacages,
avec des saules qui bai~nel
dans une ca 1 claire,
('t de f!rands bCCllfs indolents, et d'agiles et hennisS:lllh\ ]rOllCYs? Voit-c)\1 luire, entre le:-. longuet.
herbes de vos l'uisSC:l lX, l';m.:-en-clcl ,.. rlif des
�•
cmANE TTE
truites? Vos arhrcs tlcllren l-ils la resll1c, el ,"os
landes Ic thym el la brllyèr c? Les soirs d'.hiver ,
quand le vcnt pleure et h urie, ou que la pluie bat
les tuiles sonores du toit, ave7.-VOUS de ces douces
réunion s qui rassem blent tour à tour le voisin ehez
le voisin, dans le sitting- room, où le thé fume sur
la grande table nappée de fraiS, avan t q ne la veillée
ne comme nce aux chants et aux jcux des jeunes et
aux soupirs attendr is des vieux? E.t le ~ilUnche,
après le sermon , dans la détente bIenfai sante des
âmes et des corps, entcnd- on l'allègr e carillon des
cloches paroiss iales? Et, q ualld tevienn ellt les
beaux jours, à la' brune, par les sentes discrète s,
entre les hai~s
de chèvref euilles et d'églan tiers, les
fiancés s'en vont-ils amoure usemen t vers le petit
oratoir e qui se cache sous la charmi lle Comr~
un
nid dn bon Dieu?
Il Si YOUS saviez, ô LieUe, si vous
pouviez seulement s,woir comme elle est pure et simple e\
belle, notre vie de gentlem en-fann ers, là-bas, dans
les Il South-IIal11s » du Devons hire! J'ai passé pJ.r
le collège d'Exete r, nolre chef-lie u de comté et qUI
est une très viei.lle ville, fameus e par le grand
nombre ~t
l'ancJ~eé
de ses églises, quoiqu e
tout à [ait « fashlon ahle )J. Mais ni Exeter, ni
Devonp ort, ni Darmo lllh, ni Plymou th mël11e, ni
en vérité quelque autre ville que ce soit du comté,
- qui est bien le plus pittores que et le plus savoureux de tous les comtés anglais - ne vaut !) .... ~re
cher petil Sidmou th, et son cie] si clémen t, el ses
env.irons si charl~nts,
où le myrte pousse en
pleIne terre et ou les champs rejoign ent les
gr(-\,e.::. C'est là que je me promet s de vou,> conclnin', ô J110n ;ime! Là que prient pour moi 111011
p<-n", 111<i mère, mes ::;œurs, dont VOIlS beret 'out
de suit aimée.. .
.
, u A demain , LieUe, je suis obligé cie VOIlS
qllltter. L'enne mi s'agite. On m'appe lle à la batterie, où nous devons toujour s être prêts pour \a
ri poste comme pour l'attacLUe.
�CYRAtŒTTI':
,( l\j'oubliez pas que j'attends un accusé de
réception à ma lettre d'avant-hier. Et surtout, surtout, par retour, votre chère photographie ... »
Sa lecture achevée, Denise prend le portrait de
l'officier et]e contemple longuement. Et voici que
ùeux larmes glissent le long de ses joues. Car
il est dans son cœur comme devant ses yeux,
et un remords lui vient du rôle qu'elle n'a pa~
craint d'assumer. A quel étrange, à quel fatal
malentendu aboutit l'innocent subterfuge des deux
sœurs, se substituant J'une à l'autre pour écrire à
Robert et Je laissant ensuite dans l'erreur? Denise
se voit prise à son piège. Quelqu'un l'aime, qu'elle
ni me aussi. Mais cet amour qu'ellc a fait naître ou
lJui du moins, sans elle, ne se [cü pas déclaré, ce
grand amour si probe et si confiant, il ne va pas à
ellc, mais à J ulietlv. Et il demande réponse! Celle
r6rtollse, peut-elle prendre sur elle de la faire, une
fois de plus, au nom de sa cadette! Le moment
n'est-il pas venu de s'expliquer? Mais, s'expliquer,
est-cc possible? N'est-il pas trop tard? Quel efl'et
une telle révélation produira-t-elle sur Robert?
Que pensera-t-il d'uu tel expédient? El que lui
dire, mou Dieu, que lui dire? Ceci, peut-être, pour
I:ommencer:
« Comme vous, mon cher Robert, j'ai un gros
aveu à faire, un aveu que je suis bien coupable de
ne pas avoir fait l,lus tôt. Vous croyez correspoudre avec ma sœur Juliette. Or, en réalité, c'est
moi, Denise, qui voue; ai toujours écrit. C'est donc
moi également qui ... Il
Mais non! Elle ne voif plS de suite acceptable à
cct exorde déjà baroque. Elle Imagine la ~lrpisc,
Iii douleur, le courroux de Robert, se croyant
joué, renonçant à lire le reste et hrisant là. Dame!
quel rourrait être l'état d'esprit d'lin garçon quise
'ieJ'ail per,;u:lJé qu'il :lime une jeune fille et ~ qui
�(YRAI ETTB
une autre jeune lille viendrait dire toui à trac:
Il Pardon, pardon, c'est moi qui vous ai écrit, c'est
donc moi que vous connaissez et que vous aimez. »
L'imbroglio, si étourdiment noué, il ne dépend
plus d'elle à présent de le dénouer. II lui apparalt
tel qu'il est, inextricable . Sous l'affligeante conviction de son impuissance, Denise songe à demander conseil aux militres de la liUérature qui ont
bien dCl imaginer une situation analogue à la
sienne et y apporter remède. La bibliothèque de
M. Daliol hospitalise les meilleurs romanciers el
les lI1eillellrs dramaturges. C'eslle momenl de la
mçttre à contri!?lltion . Avidement, la jeune fille
feu,illette dix volumes, vingt volumes, lant de
volumes qu'elle} gagne llne violente migraine.
Mais c'est tout ce qu'elle y gagne. Il ya bien unepièce de lhéâtre dont un des personnages se trou l'e
à peu près dans son cas: Cyrano de Bergerac.
Seulem ent Cyrano ne lui peut suggérer qne l'héroïque et fatal recours du silence:
Ah 1 que pour ton bonheur JC donnerais 1c utien ...
Quand même tu devrais n'cn Savoir jamais rien.
Mélancoliquement, elle répète les vers sublimes
el elle se demande avec désolation:
- Est-ce ùonc cela qui m'attend? Devrai-je me
sacrifier, moi aussi, et n'(:tre yu'nne malheureuse
Cyranctte
.~
�CYRANETTE
VI
Cette question n'est pas faite pour calmer la
fièvre de la jeune fille, ni pour lui remettre les
idées en place. Accablée, elle songe qu'il lui faut,
comme d'habitude, emprunter le nom de Liette
pour répondre à l'officier et, de plus, lui envo)er
le portrait qu'il demande et qui n'est pas le sien. 11
le faut, mais comment s'y résoudre? Enfin, après
un long débat, sa décision est prise: Robert aura
satisfaction, elle en passera par là.
. • . . . . • . Eh bien 1 écrivons·la,
Cette lettre d'amour qu'cn moi-meme j'ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu'ellc est prete
Et que, mettant mon âme à côté du papier,
Je n'al tout simplement qu'a la recopier.
Reste à savoir si elle t,'ouvent le temps de l'écrire
en toute quiétude. Elle Il trop hésité, eHe s'est trop
attardée à ses investigations littéraires, d'où elle
espérait le salut et qui ne lui onl servi à rien. La
journée s'avance et il pleut, de sorte qu'elle doit
compter avec un prompt retour des siens. Elle
essaie pourtant. Mais, tout à coup, ellc entend du
bruit sur le palier. On frappe, on sonne, on
l'appelle à tue-tête. Précipitamment, elle fait cfisparul1l'c dans son tirbir la lettre inacIlevée et va
ouvrir la porte du vestihule, qu'elle a eu soin de
\'crrouille,' en rentrant de la messe.
LicUe, crottée comme un barbet, lui saute au
cou:
- Ouf' je suis éreintce, ma pauvre chérie! Au
moins vingt kilomètres dans les jambes depuis ce
matin. Juge un peu. Mais quelle bonne journée'
Comme tu us penlu de ne pas venir avec nous r
-. I\ssliie les pieds,.r Il J1el1e 1 g~i ni Mme Daliot.
�CYRA~ET
Mon parquet! Tu l'~ranp:es
bier~
! Et ~Ol
para"
pluie, si tu le mettais à 1egouttOlr au heu de k
laisser faire une mare?
L'excursion s'est terminée sous une pluie bal.
tante. Néanmoins, à l'exception peut-être de
Mme Daliot, 011 rentre gais et contents.
- Eh quoi! Nise, pas même « mis» la tablt: '/
s'exclame M. Dàliot. J'ai une faim d'ogre, moi!
- Serais-tu plus souffrante, ma petite? interroge
la mère.
- Un peu mal à la tête.
Au fait, la pauvre enfant a totalement oublié que
l'on dlnerait, comme elle a totalement oublié de
déjeuner elle-même, la femme de ménage, qui
aurait pu lui rafralchir la mémoire, ne vel!,anl
jamais le dimanche. Il n'y a que demi-mal d'aIl.
leurs. Comme bien souvent, le soir, on en sera
quitte pour s'accommoder d'un repas froid. Et le
couvert ne tarde pas à l'tre dressé. Pendant que
Denise se charge de ce soin, LieUe va se changer.
Ce n'est pas trop long, car elle a hâte de rcjl.)indre
sa sœur, moins , pour lui donner lin coup de main,
;\ vrai dire, que pour lui narrer les mém.)rables
péripéties de la promenade.
Et d'abord, peu s'en est fallu que l'on manque
le 1rain. Même, on l'aurait manqué pour de bon s'il
n'élait pas parti avec quelques minutes de retard,
juste ce qu'il fallait pour qu'on saute en queue du
convoi, dans un compartiment de seconde classe,
à la portière duquel M. le curé, déjà installé, ges1iculait désespérément.
- J'ai vu le moment où il allait flOUS semer
malgré lui, ce pauvre M. le curé! Pense s'il se
tourmentait! Il avait bien envie de descendre.
Mais n'étions-nous pas dans un autre wagon'? Il
n'en était pas plus sCtr que ça et il ne vI. Jl1lait pas se
meUrt: dans Je cas de nous laisser part:r sans lui.
Le pis est que la pluie tombait déjà. Moi, je m'en
moque, de la pluie. Ce n'est pas comme mère. Si
on l'avait écoutée. on serait encore à l'auberge
�C.YHA.\ETTE
..
,
2'."'1
(!'Aiguebelette. Un drole de boucho!l, lu sab, tvut
J.u bord du laI'. On ::,'y et.llt cugouftrés, bien aise:,
d'y être au :'l'( . Et puis il y avait un petit vin blan'
ùont M. le curé a redemandé. Moi, je ne l'aime pas
beaucoup, le vin blanc. Ça ne vaut pas une bonne
orangeade. N'cmpèche que j'cn ai bu deux doigts.
Denisc sourit malgré elle. Quand elle s'y met,
cette LieHe, elle dériderait Ull convoi ü'enterreIllent.
- Tu parles d'une saucée! Ça piquait le lac.
110c ! 110c ! pas moyen de canoter. Une seule yole
à l'eau et, dedans, un 1 etit monsieur a\cc sa petite
ùame, tous deux en waterproof... Mon Dicu, que
i'ai ri! lis barbottaient, ils s'ébrouaient, plouf!
plouf! de vrais canards. Finalement, ils y ont
renoncé. Leurs têtes en cherchant refuge au boul:ho!1, non, tu n'as pas idée! Ils se sont fourrés
dans un coi n et ils ont feuilleté u 11 vénéra hIe album
d'images. C'était d'ull comique !...
. - A tablcLintcrromptM. Daliol.La mùntagne,
l'len de tcl pour vous mettre Cil appétit!
- Oui, pèce, je raconte nos aVt.:nure~
~l )lise.
M. Daliot hnusse les épaules.
- Veu.-tu l'intéresser'! Park-lui plutôt Je
ce~
te belle eau dormante, si floue parfois, à p inc
gns perle, ct parfois si vive, si miroitante, si ril.:hement nuant:éc de turquoise ct de héryl. ..
Sur quoi, en verve lui aussi, J'archiviste entreI?renù de décrire le tableau qui lui est apparu à la
laveur d'une éclaircie.
C'étnit de tout là-haut, près clu col, avant de
dévaler l'autre versant Je la chaIne. Une bourrasque
vennit Je nettoyer le ciel; elle rabattait vers les
montagnes de l6gers charrois de nuées et, dans
l'air redevenu transparent, ces pâles dragons de la
tempètc fuyaien t il \ la débandade, puis s'engOUffraient, horde après horde, entre les tours et
Ic.>-' ...locht.:tons Je l'Epine. Le soleil triomphait ,.il
ùorait le bc; il régnait sur les collines et les bois; il
révélait la splendeur jnsou.)~ée
Je mel''Veilleu.
�rv RA N r:TT I~
lQintains, fouillés, ciselés comm e dpc; fonds de vj~u'
rétables ...
Maistoutce beau ly'rislUt:: de M. Daliot n'aguen;
de succès près de ses filles, dont l'une pense toujours i't Robert et dont l'autre ~ tant de choses i't
dire encore.
Dans leur chambre commune, après dîner,
J ulietle s'en paie à cœu r joie:
- Et toi, chérie, qu'as-tu fait de beau, seule,
ici, toute la sainte journée? As-tu écril à mon
filleul, au moins?
Deni,;~
ne peut que secouer la tète.
- Tiens ! 1iens 1... serions-nous en froid '?
insiste curieusement LieUe.
Quelque peu agacée, Nise a la riposte plus vive
que d'habitude:
- Pourquoi veux-tu?
- All right! Mais remontre-moi sa photo. Je
ne sai5 pas, elle ne m'a pas paru lrès réussie, A
mon avis, il est bien mieux au naturel.
Denise :s'exécute bon gré mal gr6. Juliette ex a,
mine le portrait de Mr. "\Vellstone, auquel, faute de
temps, ell e n'a accordé ql1'un coup d'œil assez distrait. Celte fois, l'examen ~st
plus posé, moins
'iuperficiel. Et le jugement y gagne.
- Mais si, c'est bien lui! se ravise-t-elle. Les
traits, l'expression, le regard m~e
et jusqu'à cet
air dc distinction Ci ui me plait tan t chez lui, tou t y
cs!. .. Ne trouves-lu pas, Nlse '?
Nise, décidément, est muette ce soi r. Elle s'en
lire par un gesle vague, aussi pel! 'exp licite que
peu compromettant. Lictte l'i1to"pr~e
J'ailleurs
~0I1e
un assentiment et continue:
- Une riche idée qu'il a CLIC 11'1, cc cher Robert.
D'un autre, ça pourrait parallre prétentieux, cet
envoi spontané Je photo. M.li" lui, il est si simple,
si droit, si bon Cl1t~n
! Il n'aura songé qu'à m'èfl"(.;
agréable.
~I\e
se recueille un instant, puis déclare:
'- Tiens! si jnU1ais k me! marie, - c l jl' l'JI.; vois
�CYRA)\ETTE
pa:; pourquoi JC lin irais "ici Ile fille, - je. pre 11l1ru 1
quelqu'un comme lui. C'est tout à fait le genre
d'homme qu'il me faut. JI enlrc dans mes idées,
quoi! Il répond à mon rêvc.
Elle dil cela très sérieusement, tout badinage à
part; mais Denise en souffre plus que si elle per:;iflait.
_ A propos, reprend-elle, que Llevienl notre
commerce, belle épistolière? .. Dire q1ic je ne
décachelle même plus les leltrcs lj u'il m'envoie!
_ Parce que tu le veux hiell, répond un peu
sèchement Denise.
_ TYac.:corJ, et je Ile tc reproche rien, chérie.
plus que ça !
_ Il ne mantl~ri
Du COllp, Lietle se rebiffe :
_ Quel Ion est-ce tü '1 •.• V ra:, Denise, lU C~
d'une humeur. ce :;oir.
La pauvre enfant lulle avec elle·même. Su
bonne nalure l'emporte el elle embrasse sa sœur:
_ Ne fais pas attention, LieUe.
Lielle se montre magnanime:
_ Bon! Je nc demande pas mieux, moi ..Mais
,(u'as-tu? Voilà ce que c'est de sC claquemurer il
la maison. On s'y eunuie, on broic du noir cl on
devient grincheuse commc une vieille chipie.
Denise est bien près de pleurer.
_ Je suis si ennuyée!. .. Lis, tiens!
Sans trop s'y appesantir, LieLle parcourt del1x
ou trois lettres. Les suivantes rclicn!1ent davant<lge son attcntion. Elle s'attache mèmc aux dernières, riant parfois, de son Tire si gai, purrob
(rès grave el dodelina Il ( clignemen t de la t~c
:
_ Veux-tu ma façon de penser? .. Il esl déliLICUX, noire filleul! Mais. ~e
reprend-elle tout à
(OUP, qu'est-ce que je dIS. notre tilleul! C'esl
notTe amoureux qu'il faut dire.
_ Hélas! pense Nise.
_ Et moi qui, sottement, croynis ~ une amu~ct,
:i. lin flirt sans constquence'l Mais, Ni<,c,
('CSl llone ,>l!riCllX '?
�.... 1;
Ci."RA1\·E"r JE
- Trop sérieu \, Lieuc. Je ne sais plus comment
l;lirc . 'Ill dois comprendre mon emharras.
LicUc réfléchil. Elle ne réfléchit pas Souvent,
mai" ses médita1ions lui réussissent presque
loujours.
-
Oui, convient-elle. Peut-être n'aurais-je pas
gl~and
temps
d'aviser.
dn te passer la main. 11 est temps,
Ce préambule ne rassure pas précisément
Denise, mais LieUe, elle, est pleine de confiance
en soi.
- Ne te tourmente pas, va! dit-elle, d'un petit
ton protecteur. Tout s'arrangera: ,je vais}' mettre
bon ordre. Une réponse tapée. Sur brouillon,
s'entend, à cause de l'écriture. Tu recopieras. Et,
puisqu'il réclame mon portrait, à cor et à cri, eh
bien, soit, je le lui bombarde! Que veux-tu? Il
m'envoie le sien. Donnant, donnant, c'est bien
SOn droit. Justement, j'ai une assez bonne épreuve
qui a été prise le jour de notre fête de chari té. Il
ne s'en plaindra pas ou alors c'est qu'il est bien
difficile. Tu mettras, en manière d'hommage :
ft
A mon cher Robert. -
Lovingly".
Voilà bien ce que craignait Denise. Avec Lielte,
c'est tout l'un ou tout l'autre, l'indifférence ou
l'emballement: il n'y a pas de m;lieu.
- Ne crains-tu pas ... ?
- Quoi?
- Mais ... que ce soit excessif?
- Excessif! quelle idée, Nise? Je lui plais, il
me plaît, il s'est déclaré: pourquoi tant de façons
entre nous? Si lu crois que papa et maman seront
fàchés 1 Notr~
dot n'est 'pas si lourde : vingt
malheureux btllcts de mille! Et c'est un richr
parti. qui s'ofr~
lil, un. pil rti inespér<.'. Song(,
.:béne, ces offiCIers unglul<, mais cc ~onl
tous fils
de famille et cousus de bank-nOIes! Et quelle
éducation! Quelle. di~tnclo
1 Quelle él~gance!
Robert surtout. PUIS, Il sait le français et il l'ér.rit
presque aussi bien que llloi. I111'a PlS de mal, du
�( Yl<.\ . El fE
L es le ttres n ' VIII joITlais ~t é 111') 11 ff)lt , dit
Lie tlf. f'u .:h<\nt ée dc son leu de m o : ~ .
Denise, ell e , ne rit )1:1: . Elle ~olre
du puénl
ycrbiage de sa cadette, qui batit déjà for.:c
.:hàteaux de cartes :
- Quand nou s seron
~ mariés, ln sais, je compte
hil!11 nt: pas prendre racine en Angletern:. TH
viendras nous voir el nous retournerons souvent
cn France. J'aime tant les voyage~!
Surtout par
eau! La mer ! Tu te rappelles l'été que papa nous
a emmenées à Nice? Cette Méditerranée, c'est s i
hean! Enfoncé, Aiguebelette!... J'attendrai la fiu
J e la guerre, par exemple. Nous vois-tu torpillés
loin de la côte? Sans doute, il y a les canots et les
ceintures de sauvetage. Tout .de même, je ne m'y
fi erais qu'à moitié.
•
Sur cette réflexion judicieuse, LieUe se décide à
prendre la plume. Pendant quelques minutes, elle
la laisse courir el 1'011 n'entend plus que son léger
grincement sur le p apier. ?'lise allend, mal à l'aise,
pleine d'inquiétude. Que sera-cc quand LieUe,
trt:s fière de son improvisation, lui en donnera
lecture "!
J"" t.G.
:~i )l "
rnel
({ Très cher Robert,
« Merci, mille el mille fois, pour votre portrait,
qui est on ne peut mieux réussi. Denise l'admire
l' omme moi el est d'a vis qu'il ne pourrait être plus
ressemblant, ni plus vivant. Aussi vais-je m'empresser de lui donner un joli cadre pour le mettre
slir ma cheminée, avec ceux de papa el de maman .
,( Votre aveu ne m'a pas fail moins plaisir. Je
s ui ~ ravic de la honne opinion que VOLIS avez d e
l1loi cl du ;,cntiment que je vous inspire. Senlimelll
r é ~iproque,
rassureZ-VOliS, trt:s ..:her H.llber!. S i
j'i)cI:Upt: ulle pelite pla~c
dans votrt:: ~Q'lIr,
cru Yez
Il li e VUII S en ()~cupt:z
IInt: bien grande dans le miel!.
Il Il Y 3, il eat vrai, nos familles . Mais je ne crois
pas que nOliS ayons à. craindre qu'elles contrarient
1O~
priljd s. Ou je me trompe forl ou Ill es r a re nh
�Irr0111 bUll J\~ciel
i:l votre demande, quand ·... 11·;
jugerez convenable de leur écrire. Et cc que VOliS
me dite~
des votres me fait bien augurer de leur
sympathie. Il me . cmble que je m'entendr;li r~lci
lement uvee eux, et mon seul regret e t de ne
pas les connaître encore. Mais, comme \' OUS le
dites, très cher Robert, patience! cela viendra!
Nous en reparlerons, n'est-ce pas? Car je serais
bien dupe et bien Llchéc, si je ne vous revoyais
pas avant peu ct, de toute façon, bien avant la fin
de la guerre. Il faut vous arranger pour revenir à
Chambéry le plus tôt possible. Je vous montrerai
la ville et les environs, et VOLIS ver~
que notre
Savoie n'est pas indigne de \' otre Devonshire.
« C'est entenùu? A bientôt donc, très cher
Rohert, el le meilleur, le plus tendre souvenir
de votre
•
« LŒTTE. )1
L'auteur commente d'un ton satisfait:
- Tl! vois? Pas plus sorcier que ça 1. .. Toi, je
~ais
bien, :'-!ise. Ce n'est pas la même chose. Ton
mtérêt n'est pas en jeu. Alors, ces réponses-là te
donnent trop de tintouin.
Une phalène entre pur la fenèt re et stupidement
tourhillonne Ulltour de l'ampoule électrique. Lictte
se lève avcc tant d'impétuosité pour la chaSSEr
qu'die renverse sa chaise. Fracas! Eelals de l'irl' !
Et lin!, voix sévère crie de lot l'hambre :1 côté:
- LieUe'? Est~ce
fini, tOltt ce bruit? Fais-moi
le plJi'iir d'éteinùre la lllmière et de nous laisser
reposer.
J
- Allons bOI1! J\lllrmUI\.! LiellL:. Et, pCIlt'h6~
l'oreille de ?t:nisc : ce <Jlll' j';Ji hille d'ètl't lJri~t'
pour pOllVolrme L:IHtc1!Cl':C mon helll' , !. .. Enfill,
je J1e :-euli.. pa~
la l'ontran '\', cetlL' j1i.111VIt; mère ...
Bonson • .:héne. Tu pen 'eta i.I mun uff:l.În=, di,!
Al'nt~:
((.li, il
faut "lue J;) lellre parte. ave..:
rn;1 , photo. p"r le l retnit.:r l")LIITit l' d l)l.lÏn
III tlf\.
.
�CY.RANET~
VII
Depuis tiue1yuc le1l1p , Denise ne dort guère.
la fièvre, je ne sal~
k ~hagril,
Cette nuit ~lrLout,
la tiennen t ilupla"
e
physiqu
et
moral
'luel tOUfrpent
entrf:! Sf:!S drap~,
tourne
se
Elle
.
éveillée
enl
l'ilblem
dan ...
ck compte r jusqu'à mille', de fi~er,
clle ~fi!';ac
ÏhvpnoL
arri\'er
nez, pour
le noir, le hOllt tir ~on
qui
,
Robert
de
pensée
La
il.
\1.ueI116nl an '5omme
l'aime en C1'oyant aimer Juliette , mais qu'elle ne
d
peut lirer cie so n erreur, ne lui rermet pa~
les
s,
éloigné
moins
repos . A interva lles plus ou
tjuarts, les demies , les coups de l'heure lui par\ iennen t Je diverse s horloge s de la ville. Elle rève
parfois tout éveillée ; et c'est comme un délire:
- Rohert ! Robert ! ne me \ iendrez -vous pas en
Dès votre premiè re entrevu e avec Juliette ,
aide'~
\ OliS l'onc/. jugée. Vous m'avet. découv crle ensuite
~l (ravcrs mc!> lettres. Si intellig ent, si clairvo yanl,
,'omme ot ne .:ompre ncz-vol ls pas (lue nos deux
natl1l'c ' sont in.:omp alibles et que vous :1t1ribuet.
il j'une çe 'lui revient ü l'autre? Devine/.-ll1oi!
qui Cil appelle fi votre cœur.
Ecoute z mon cœ~lr
.k sui'i l'ùme quc vous aimez. N'aime z plus que
Illon ùmc !...
El ses lannes conlen t, cl ses soupirs finiraient
par réveille r LicHe, si LieUe ne dormai t il poingb
l'crm6s.
Le matin, râle, les yeux battus, Denise sc fait
peur Cjuilncl clIc sc regarde dam; la glace. Il 1111
fallt, rour f(\pn'n drc figure, ~e haigner les tempes
;, l'cali fJ'oide, puis ;) l'air vif qui descen d dt> lot
\1lfll1tngnc. Cola lui ,ôus ... it si hien qu'elle trouve le
,oum!;;/: dt, teuir la PIOllWS &( l'lIit!, ;) ' 0) ;0 ur. S, ,
ur',
1 (les t dfliH· l'II ~<m'
" ,n 'l n;.H,1 qu'il
.1
'1Ilt'
''lIl
1'
:1I11"I,I'S
d
Il';dli 'Hl'i, t'lit:: s'aI'l ,1!lW'I':'
�CYRANETTl;;
copie ne respecte t{ue jusqu'à un certain poin t
l'original, dor:t I? fon ct la. tournure ne lui plaisent
pas ct ne plaIraient cert~I1Cln
pas non,plus à
Robert. Ces phrases fn"oles, ce ton Icgcr el
suffisant contrasteraient trop avec les belles lettres
"raves ct a(fectllellscs de l'orticier et avec celles,
~i simples ct si touchantes, où Denise n'a jamais
mis que ce qu'elle a de meilIeur. Et ce n'est pas ce
qui lui coQte le plus, niais d'avoir à joindre à
l'envoi le portrait de Lielte. Encore a-t-elle eu soin
également d'en modifier la dédicace au préalable.
L'inconscience de sa sœur torture la pauvre
enfant qui se voi t prise dans un engrenage où il
...VIais qui soupçonne
lui faudra passer tou~enièr
son mal! Qui donc y compatit? A qui confier son
cas ':!t demander aide et conseil? A M. le curé?
Oui) peut-être, car il est bon et compatissant.
Pourquoi ne s'y résout-elle pas? Craindrait-elle
qu'il ne prît pas la. chose au sérieux?
Quoi qu'il en soit, les jours suivants, alors que
son chagrin va empirant ct qu'elle n'est plus
toujours en mesure de le cacher, au point que
M. et Mme Daliot commencent il s'inquiéter de sa
mauvaise mine, de SOn peu d'appétit et de ses
silences, LieUe continuera de ne s'apercevoir de
rien. Et comment s'apercevrait_el le de quelque
chose? Tout lui sourit, il elle; tout Iut réussit, et
elle est tout il la joie de SOn triomphe. Elle a fait
voir à ses parents la photo du lieutenant ct, maintenant, elle se complnil ;\ la montrer il ses amies
et connaissances. On l'en complimente tellement.
De l'avis .unanime, l'orrki cr est beau g-arçon ct
marque blCll • .M. le cu ré, lui-même, appelé il se
prononcer, convient de la chose et que Mr. Robert
Wellstone pourra Caire lin excellent mari.
- A quand vos noces? dem:tntle-t-il il l'intéressée. Pour après la guerre, je présnme?
- Pourquoi pas anx calendes? dit Licite.
- 1'11 es hi en press(>e rie nous quitter, ma
petite, fait oh<;enf>1" Mme 1)aliot.
�CYRANETTl!:
,JI
Mais non, maman, puisque, tant que Robert
ne sera pas libéré de ses obligations militaires, je
~ompte
rester à la maison.
- Ma is, est-ce bien le moment de te marier?
Songes-y, ma petite: un combattant.
Liette semble contrariée :
- J e t'en prie, mère!
- Que veux-tu, Juliette. il faut penser à tout.
- Oui, sauf à ça .. . D'ailleurs, lous les soldats
ne meurent pas â la gue rre.
M. Daliot juge bon d'intervenir dans le débat:
- Et puis nous ne sommes pas si avancés.
Avant de bâtir des chateaux en Espagne, ma fille,
il sied d'attendre que ce jeune homme ait demandé
officiellement ta main.
- Pouvait-II la demander sans m'avoir consultée
d'abord? rétorque Lielte. Patience, va! ce ne sera
pas long.
De fait, à quelque temps de là, M. Daliot reçoit
une lettre de l'officier. Et si ce n'est pas encore la
« demande» annoncée par Liette avec tant d'assurance, c'en est é\'idemment le prologue, car
Ml'. Rober~
Weil stone explique qu'il compte obtenir une permission, qu'il doit passer par Chambéry
pour se rendre en Angleterre, et qu'il serait
heu reux, à cette occasion, de présenter ses ci \'ilités à M . et à Mme Daliot . L'archiviste, se rendant
à l'évidence, admet qu'il ne s'agit plus de temporiser et en confère avec sa femme:
- Se fiancer en pleine guerre, drô le d'idée!
Mais qu'y faire '1 Si ce garçon aime Liette et qu'elle
l'estime capahle de la rendre heureuse, autant lui
qu'un autre, après tout.
Tel est bien au fond l'avis de Mme Daliot et, la
voyant à court d'objections, Liette exulte .
- Rohert va venir! Rohert va venir! s'exclamet-elle en sc précipitant au-devant de sa sœur qui
rentre d'une cOllrc;e.
1.:1 nouvelle br ltlc\(;l'sC Denise. Elle ell reçoit un
�CY1{ANETTE
lei choc llu'il lui esl impossible de ne pas accuser
le coup.
- Qu'as~l?
lui demande Lietle surprise de
cc désarroi.
- Mon rôle a été si ridicule! dit la pauvre
enfant. Jamais je n'oserai reparaitre devanl lui.
Lielle se met à. rire:
-. Grande niaise! Ecoute! J'ai réfléchi, moi, et
j'ai trouvé une explication qui a.rrange tout. On
lui dira que tu écrivais à ma place parce que je
me voyais empêchée de tenir la plume. Ce ne sera
qlJe demi-mensonge puisyue, Comme par LlU fail
exprès, je me suis coupé le pouce hier, cc qui me
prive <.le l'usage de mu main. C'est mêm,e bien
gênant pour me débarbouiller et me coiITer.
Denise ne trouve rien à répondre el va s'enfermer dans sa chambre. Elle n'en veut plus il celte
écervelée de Lietle - à quoi bon'! _ mais elle ne
peut s'empêcher de comparer leur sort respectif.
Si chacune était servie seloll Son mérite, les rôles
ne seraient-ils pas tout différenls? Quelle est la
cont ribu tion réelle de Lielte au sentiment de
Ro bert'? Sans doute est-ce elle CIu i a fai t le premier
pas, et sa grâce ingénument prO\Qcante n'a pas
été sans effet sur l'officier., Mais cet 'elfet même
était-il si favorable? Rober( d'instinct, ne s'in terdisait-il pas d'y céder? Il sc déll>lit <.le ln sirene.
Bien mieux: elle Ile répondait nullement ù ~on
idéal. Les quinze premiers jours, n'hésitait-il pas ;1
lui écrire et sa première carte n'était-elle pas
comme un cou r de sonde dans une flme énig-matil[lle, troublante, où il cherchait le reflet de l'âme
I"èvée'! Pour le rassurer, il a fallu les leUres de
:'\ise. Suns elle, qui s'cst si bien acquittée de sa
mission épistolaire, llui l'a tellement prise à cœur,
que serait-il <1dvenu d'un nirt vOl1é, dès le début,
:1 la méfiance et j'l l'indifférence'! Etait-il viable,Ulcloenl? Après en avoir fail LIlle amuselle,
./ulictt ';'011 ùésintélc '~;lt
El 'l\I;m~1
elle ~é fUl
lilI/III r e 1110111 . k:gère, l jl!illltl ellt Se LCloI i f al tachée
�[ \ I{,\ ' 1 1 1 1:
Robert , qu,llld Il lui eCll inspil L' dt l'atfecti on,
comme nt, réduite à ses seuls moyens , eût-elle fait
qui
éclore l'amou r dans le cœur d'un hom~ue
I1ltme,
ent
sévèrem
si
appréci ait si franche ment,
son insignif iance et sa fri,'olit é?
« Vos:let tres sont venues, toutesi mpr6g néesde
votre esprit, de votre âme et de votre cœur. Au
travers d'elles, vous m'êtes apparu e très différen te
du jugeme nt que j'avais d'ahord porté sur vous ... »
Qu'est- ce à dire, sinon que celle qu'il aimait n'était
pas LieUe, mais sa corresp ondant e, sa vraie
marrain e, Nise, Nise qui ne lui écrivai t rien qui
ne vInt du cœur.? C'est si clair, telleme nt probant qu'il faut toute la suffisan ce, toute la cécité
morale de Lieite pour ne pas s'en aviser et faire
cesser le quiproq uo.
Hélas, mainte nant, il est trop tard! Loin de
rendre à lise ce qui revient à Nise et Je renonc er
à Robert , LieUe tient un langage nouvea u et se
montre posiü,: cment jalouse de ses « droits ». Elle
exige lIes lettres de J'ofjjcie r comme si c'était sa
proprié té exclusi ve. Elle les lit avant sa sœur, au
lieu de lui laisser la mélanc olique consola tion d'en
respire r le premie r parfum . Et, sans rancun e,
sans colère, sans basse enyie, Denise ne s'en
ressent pas moins de ce bonheu r qui s'épano uit ù
ses dépens .
Elle aime! Et, qui mieux esl, elle a réussi à St!
laire aimer. Mais l'aimt:, mai:; l'<lllloureu x, lout
Lomme LieUe, .:ontil1ue d'avoir un handea u sur
les yeux. Malheurcl1'l(' Denise ! Elle n'est bien
qn'une Cyrane lle. Et elle l'est il <;on corps
défend ant. Cal' l'ahnGg:Jtion est involon taire dans
clic- ne S~
."Hl ca.." gllt. I\/'C rt:\olte pas, mai
, c'est
sacrifie
se
davanta ge. Si elle
rt:signe ~l('
comme
est
Elle
ent.
:lUlrem
tIll'dlt: \lt: peut faire
filles gui prennen 1 le voile et à qui il
,'C':> pauvre
manque fa vocatio n •••
j
�VIII
Sans précis/Ho autrement ,la date .de ~a vel~.
ML Robert Wellstonc a parle de la ml-aoû 1. DepUIS
{ors deux semaines ont passé. Le 15 aoû t approche: On y touche J?resque
Lietle,
tience grandit de JOu~
en JOur, ne salt que faire
Je Son importante petite pe.rsonne. Pour tromper
l'attente, elle échafaude projets sur projets.
Robert, suppute-t-elle, ne pourra faire autrement que de lui consacrer la moitié de son congé.
parties que l'on fera!
Les bonnes, les déliceu~s
~'est-c
pa~,
Nise? On Ira aux Charmettes, pèlede~
fian~és
chambériens. On
rinage obliga~re
ira aussi à Alx-Jes-Bums, II va sans dire et au
Bourget, et plus loin, si c'est posibl~,
à la
Grande-Chartreuse, aux gorges clu Fier tout au
moins jusqu'au Granier. Des amoureux' rien ne
les arrête. fis ont des ailes.
'
Des ailes! Liette est sûre qu'il lui en pOusse, cl
elle ne doute pas davantage d'avoir quand il It:
faudra, le don d'ubiquité.
'
~l
~ont
l'im~a.
Qu'i! Cst gentil,
Mon P'Ut piOUPiou
C'est mOn Cheri.
C'cst mon bijou ...
Tou t cela est joli, en erre!. Mais, avant dt: volel'
par monts et par vaux., dans le plus merveilleuA
pays du monde (nprès le Devonshire), ..tve..: le
~I /<0)'(1'. trtillcry, il importe Ut;
beau lie1~na\t
laisser venIr' t:eltll-Cl. Or, Il ne vient pas vite, Et
]lllis M. le curé s'en mèlc, tallUlIlallt Lielte, tjui,
il est vrai, ne s'en émeut pas beaucoup, Uu
anglican '! flem l A en croire l'abbé [);\,oire, ça ne
l'enchante guère. ~es
fiançaillcb_là.
�CY1{A~ET'l
E
Si Mr. W cllstone se l:ollvertiL, parfai t! On
s'cntendra sans peine. Sinon, dame, ce sera ri us
difficile .. .
- Bien, monsieur Je curé, répond tranquiUe
ment J'imperturbable Liette, j'en fais mon al1'aire.
- Oui, oui ... nous nc sommes plus en temps
de paix. Il faut être « large ). Mais si FUll de vous
deux doit faire des l:oLH:essions su r ce chapitre,
autant que ce ne soi t pas toi .
En réalité, le brave hOlllme n'est pas sans inquié·
tude. SlIrson conseil, avant tille les jeuncs gens ne
se soient formelJemcn L engagés, M. Daliot. en
répoudant à l'officier, a rait allusion à leurs
confessions respectives. S'y serait-il pris maladroitement el MI'. \lVelbtone, blessé ail vif de ses
sllsceptibilités religicuses, lui en garderait-il l'an,
cIlIle? Mr. \Vellstone n'a plus récrit en tout cas.
Et le temps passe, et LieUe se mct à bouder aussi
de son côté. Piq uée, elle entend demeurer sur ses
posi tions et ne yeu t pas que Nise fasse des avances.
La correspondance chcîme donc de part el d'autre,
ct M. le curé en tire d'asse], f.lcheux augures . II
n", a pas que lui. Que dire de 'ise?
Tous les matins, :\ l'heure du courrier, dès que
le facteur 'engage dans le couloir du rez·dc·chausont leur,; boites à lettres, la
sée olt les I()catir~
pau\'l'e enfant dégringoleLluutrc à quatre les deu:\.
étages de l'escalier. Et, challue fois IU'u n sou rd
grondement signale un train venant de Modane,
c'est un nouvelle émotion, clic se précipite li.
1;1 fenêtre. Le train rranchit le j1<1ssage il ni\ eau de
1,1 rlle Nél.in avant d'enfiler la prolonde tranchée
dll parc. Pressés allxporlières pOllr nc rien perdre
dl' l'admirable point de vue lju'oll're l'entrée de la
ville, les \"()\'agcurs entrevoienl la silhouettc quusin(oril:lllH' dl: celte jeunc fille qui Sl: penche :\ son
halcoJl, Et il } l'Tl :t ljui IHi sourit'nt L'Il agitant
gala III 111l: Il 1 la m:Jin. 1>111' n'l:Jl :1 cure, le regard
.!J"lu vers ces figures inconnues qni déliknt rapi~
del11cnt dnns SOI1 chnmr dl' visiol1, cherchanl,
"
"
�66
CYRAi\;ETTE
un espoir loujours déçu, toujours renaissanl,
le ..:her visage qu'elle ne distingue pas. Le lrain
prend la courbe proche de la gare, et on ne le \'oi l
plus, on ne l'enlend plus, que Denise, l'œil fixe cl
le cerveau vide, reste là, immobile, lournée vers
l'es l, "ers l'Alpe dont la barrière, celle Cois
encore, ne s'esl pas ouverte devant celui qu'elle
,1 ttend. Que devient-il dans la si procbe et si loinlaine Italie, qui pOlir lui n'esl pas le royaume dll
',oleil el de l'arrlOur, mais le pays des nelges et de
la morf '? Lc revoir OLl avoi r de -.;es nou\elles csl
son l1niq Ile pensée. Cetle ohsc:i~l
la laisse indiflërenle ~ lout le reste. La vic sans lui n'est pas lIoe
vic. Petits calculs, petiles occupations, peti!!;
:-;ollcis - loul r est si pelit!
- Le revoir, ne serail-ce llll'lIne hellre!
Après .. , elJ bien r c'esl vrai, tout serai 1 li ui. Mais
est-ce Ci LIe je serais plus à plaindre CJ Lle mainlenant?
El j'aurais été heureuse une heure!
<Juelquclois, elle a maille à partir avec Lietle,
qui peut d'autanl moins sc p8Sser d'elle qu'clic
mCIi rt eJi-tl1~
d'ennui.
- Enfin, Nise, qu'est-cc 'lue tu o.s '1 Comme lu
Cl> étrange ! ... Si lrislc, si fuyante, on ne dirait
plus loi!
- Mais non, je n'ai rien, prétend invariablo_
III en t Nise.
- Mais si, insisle non moins invariablemenl
LieUe.
Et Lielle 011 n:lêre à M. cl il MnlC ])aliol, '1 11 ';1lallllcill de plu!> cn plus les longues reverios dl'
Icur Glle ainlic, sc;; distractions continuelles ct
"urloull'espikc de bngllcllr qui s'en melc cl qui
les persuade CJ Ile sa santé n'est pas cc llu'cllc devrail
(;11'0. Dans leur sollicitude inquièfe, ils insislent
pOlir la conuuire au médecin. Ell e résisll', puio;
,'ède. J ollrcombledc malchance, l'homme de 1':1I't,
pren:lIll k· ~hauc
J'on tOlll pilrle Ut' ('11101'11
,1I1':Tllil' (l III é,:OIW,I' lUIt III ( Ih Till d
'1 lilllol
1~ hlll l ' ,III l',111 dl' I, Il,III1'he, ni, , 11r- ,,'111 l' d,Iii
a\"e~
�( \"I~
\1\1 I.T'I 1:
leur" ubslinénl"lll d'aller suhir le:; si" semaine' d\l
traitement.
Et li n jour enfin elle n'y tient plus. C'en (''il lrop,
cl puisque Lietle, par orgueil, s'entête dans son
veto, Nise passera oulre, prendra sur elle de
griffonner clandestinement ct uelq ues lignes à eelu i
dont sa sœur, décidément fi'oissée, en vient à ne
plus vouloir enlendre parler. Ah ! ce n'est pas long
et elle n'a pas hesoin de sc met! rc en frais de
style.
Elle est seule dans tia chambre. EUe peul y
exh:1ler lihrement le cri de détresse qu'elle retient
etl[u i l'étouffe. Personne, sauf Robert, ne l'entendra :
« Mon cher RoberL,
Que devenez-Ious ?
(( Pourquoi mes dernières lettres sont-elles
demeurées sans réponse el 01'1 en est votre projel
de VOLIS arrêter ~I Chal1l hér l en allant en Anglelerre'?
'
li .le Iremhle llLl'il ne VOLl'" soi,t nrri\'é <llIclqul'
accident.
•
<C De gn1cc, rassur<::/-mol!
r~endcz-m()i
la 1 ie !
li Votre pauvre relitt;
c(
LIETl'E,
C(
, l\~ais
d~s
sanglols la seco~lt
e~
el~
~?il
II
,s'en-
loulr le vIsage d:111s .;;es 1ll:1lllS. Lletll, lou)oltrs
Livllc! TOlljollrs cc n()m d'emprunl, celle !:lIlSSL
sigl1atllre qni lui Coll le comille UIlC. ;1j1os1asie! ~l\'
Ill; donncrall-elle pas pour' pOll\Olr lllelln: le Slell
'Ill h'lS dr' cette p;lge loute baigl~ée
de ses larl1les!
1 ~lk:1
dc pll1s noirs prcssenllll)('llls quc M. le
';1),(~.
Son imagination cnfié\rée l'el1lporte vcrs lc.:
11'011\ auslro-il'aliell, vcrs ccs cimes farolll:hcs des
Dololl1iles qlle l'of(jcier d6.:rivâil encore réœlll III n\ el qu'elle se r~pésentc,
telles qu'clips sonl,
"VI'I' leul's glaces ri I('urs nr.igcs jadis \':ergcs,
lLljrllll'r1'hlli Ir,\lIll'!> [~cl1h()J
~6cs
d'lin "':Ing .. én:-
�rYRANJ.:TTE
reux. Dire: ql1C Roberl Ll (!uitlé :ion ria ul cl ckmeut petit Sidmoutb pour ces mornes ct l) s tile~
solitudes! En reviendra-t-il jamai:-.? A l'heurv
'lu'il est, n'expire-l-il pas à J'abandon, sur quelq Ile
Icefield ou au fond cie quelque crevasse? Elle n
Ï>can fai!'e, d'affreuses hallucinations Je lui 11,1011tl'enl mourant de mille morts, lantùl surpris cl
massacré par d'implacables ennemis, lant6t balay'
par une avalanche avec ses hommes el ses pièces.
Et, chaq [Je fois, c'est vers elle qu'il se retourne
pour l'invoquer in extremis, pour lu i demander
pardon de s'être trompé, de n'avoir pas su deviner
à temps son amour et son su bterfllge.
Dieu grand! Serait-ce qu'elle ne]e devait gagner
que pour mieux le perdre, elle qui donnerait tout
ce g u'ellt:: peul donner, sa \'ie, son bonheur, si, il
ce prix, elle le pouvait sauver? Et, il genoux, elle
supplie avec égarement:
- On ! non, pas cela, pas cela, mon Dien!
\
�( ' YI{"L ' ETTE
IX
- r Deni!:le ...
- Monsieur le curé?
- Tu as les yeux rouges, mon enfanl, constate
un matin l'abbé Divoire qui vienl J'arriver, ~l l'im_
proviste, rue Nézil1, en l'abseoce de Lieue et de
M. el Mme Daliot. On dirail que tu as pleuré.
- Vous aussi, monsieur le curé.
En proie ~l une émotion qu'il dissimule mul, le
prêtre n'a plus, en efTet, sa figure épanouie el joviale
des hons jours. Il est grave, soucieux, el il toussole, el il se mouche, comme en peine d'une contenance.
- Non, murmure-t-il, pas moi, car je n'ai plus
de larmes il répandre depuis la morl cie ma pauvre
mère. Pourtanl, je l'ossule que j'ai le Cccur gros
.wjol1l'd'hui ... Mais parlons de toi. Qui est-ce qui
t'a l'ail Je la peine, ma petite?
- Persolllle, monsieur le curé.
l. e te dérohe pas. Je ne suis pas aveugle.
TlI as quelque chose, lv'est cerlain.
- ~on,
1 ien, je ne !:lais pas.
'J'LI Ille rassures ... Mais, dis-moi, reprend le
pr\::ll'(,: au hout d'un temps, ta sc.cur n'est pas l~ '?
- Elle vieut de sortir avec maman.
Seront-elles longues ft rentrer '?
- .Je ill' crois pas. Lietle s'élail commandé un
le décommande.
l'hnpeau. 1~le
Ton père Ilon plus n'est p:lS i'l la maison?
~
;\Ion, monsieur le curé, il n'y a que moi.
- .le v:lis ;I!tendre, décide J'ohbé.
F~hriJel1t,
il arpcnle Je tapis du houdoir, pui-:
il se met au hal~oJ1.
C'est sameùi, jour de mar~h(·.
P: ... 1.1 l'OllIe Je Lémcnc, en longue file hiératique,
pl'!1(~sione
de IOllrds l'hars pa\' S<ll1 S : les
�hUlIIlllCS, dt:s vien» !1IHII' la plupart, ellgun.;('
dans leu!":;, courles "1"lIsc'> bielles f:lil ' un pi'il
comnH.: d<.;s é(olt:s, marchent !c;n[ell1enl, solennellement, d'Ull ras quasi rituel, devant leurs bœufs
accouplés. Com hien de ces patriarches pIeu renl
en secret un fils ou un petit-Gis tué à l'ennemi? Le
chagrin ne les abat pas cel1endanl. Ils fonl
front à l'adycrsité, continuenl cou rage li semen t
leu rs labours, leu rs semailles, leurs récoltes,
après comme avant ces tueries. LeUt" vie simple
et tenace, modèle de patience et de dignité,
rait mieux que de résister ;1 la morl : elle la
domine.
Le prètre, plus calme, comme réconforté luil1lt!me, s'atlarde sur le balcon. Derril?:re lui, au
paroxysme de l'anxiété, Denise aitend qu'il se
relourne el qu'il s'expli'iue. Ce lJu'il peut avoir it
lui dire, elle le pressent trop bIen. Et c'est elle qui
prend les devants qllnlld il rentre s'asscnir dans le
petil salon: '
- Une Inallvaise nOl\velle, monsieur le curê '1
11 aCJu iesce de la tête. .
.
- ()ui nOLIS concerne? balhnlltH-elIe.
- QUI con.:<:rne ta sœur.
:"lise se raidit .:onlre la peul' ql1i lui bat la
gorge.
, _ ')
- Ah ! ... LI !talle - Précisémelll. Vois ce qui m'arrive!
i)'IlIlC main,_ si tremhlante qU:Oll dirail un gest<:
de vi<:illc, DCIlIse prcl1l1 la f(,llIlle <]Ul' lui t\:!l1tll<:
pldre - ulle It'lln: ;'\ en-tl!te dl' 1,1 Croi.-H.rlllgtil;tlicnn - .\Il. le CIl\"(, sOIlg"cur, It, IlOnl Il'n~,
lit"
l':Jil pilis hivll alll'Illltln ;1 ellc:. Il dil, et cll<;llToil
~1Ildn'
llllC vui" dl c:Ilu.:helll;tr :
- Je cOll1ple ',ur loi, Je eornplL- :->UI vou;., Illu'
pOlil- m'aider;t pre-paru Liettc ~l cc coup 1:'1.
ElIc Ile répond Ill' Il .. _ Elit.: lit: COtnl11cul p. 111_
cil ? (JlIet
~ for e b soutient, pelldunt que, dl!Valll
'e S y IIX Gl:trgis po']r l'hnrreur 1. 1 ~tr()c>!l'I
';ecs,
It:~
li14nes dansclli el va"illenl:
�CYRAl\;ETTE
71
., Mont.ieur le curé,
'( ;\"ous avions ici un officier anglais, Mr. Rohert
\Vellstone, lieutenant au IS° R. A. C., de qui je
l11'occupais tout spécialement. Il j' a Cjllinzc jours,
pendanluD violenl bombardement, un éclat d'olnl'1\lvaif atleinl ell pleine poitrine, cl son état n<.:
1;1 issuil gnère d'espoi r.
Nohle enfant! Je m'élais attachéc il lui comme
:/ 1111 fils d'éjection, el il J))';l\êlil prise pOUl" confidente, m'enlrelem1l11 sans cesse tic son pays, de S<1
b1l1ille et de sa liéllll'éc, Mlle Juliette I)<lliot, de
Chamhéry , L1ne de vos paroissiennes, m'a-l-il dil,
cl qLle vous èles prié, en son nom, de hien \"Ouloir
;1Iorlir . .J'aurais dù vous écrire plus tôt. Pourquoi
complais-je sur je ne sais quclmiracle? Ce miracle,
la scicnce ni Dieu ne l'onl produit. Depui~
Ct"
matin, tout est lini; le lieulenant \Vellstone n'est
plus. NIais je ne connais rien de plus beau et de
plus serein que sa mort.
« Magnifique officier, il a\ait fait supérieuremcnt
son del"oir. l feureux de s'\' ëlrc sacriliG dc Ioule
"on ,lme el de tOl! [ son s~ng,
le soki:11 repa%ai 1
derrière l'homl11e. Et l'ho11111 e était :lussi épris de
I"cve que le soldat J'étail d'aclion. C'était un nostalgique, cll(uand \'inl son heure, clic ne pouvait
0trc celle du commulJ. Celle lie qui lui écharpail,
illa ressnisiss,lil mysliquemenl cl. jusqu'au bOUI,
le mirage de son p"ys et de ses amours allait faire
sour ire ses claires et graves pr\lnclll.!·; pll\ti qU'il
demi <.:ll'lnle5, mais qui di'icl'rnnienl des choses ct
('omme des présence" <j LIe nous ne \ oyions pas.
Dans notre Irisle ~1l hl1lancc, cnl re nos mon ts
p_lles ef froids, si 10il1 de s;\ pclill' \"ill(' l1"talc CI
des siens, il sv l'rol,lil en \ngll'terrc, devallt 1('..,
"ais horizons des South-Hams, Jans le hume dH'r
'1 son ('ccnr el 011,
hil'nheurellx visionnnirl', il
'Imaginail l'en Ire')' ;lVCC une clouet' compagnl' qui
1(
l:t
étt" lIIl
\(~ti
, En
.• Il III
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Il ",I1lIlt('
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,wOlllll .Iill
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butin.
i Il't,,,ll'ï -'
Il Il '
l'il Jli'"
l(I'ililil •
l'
.. il
1)1111
�CYRA~ET'r:
{'allons pieUStm1ellt ensevelir, Robert "Vellslone
gardem l'illu"ion de la patrie lointaine et poursuivra éternellement son beau rêve mystique.
« Dites-le à sa fiancée, puisse-l-ell e en retIrer
quelque con:;olation et daigncz agréer, Monsieur
le curé, l'hommage de mes plus respectueux sentiments,
« Bianca BELLOVICI,
[n{]rmii:re bént:vole,
Croix·Rouge d'Italie, ambulance n'
«(
f>.-S. -
Je pré\iclls
1;1
f:tmille ...
Ij.
II
Voila C(' ljltc Iii Dcnise. Etill'iluant Cilie 1;1 fè'uill,Irf'lllhlc- \1;1110., S;I Illain, que Il(: re~sJl-(·c
pa~.
'11l,-.J!c s"llffralll'" .Iigll':, quel déc hin.: 1J1l' Il 1 J<JJJS
sOli paU\Tl' pl'lil (CUI' "l"i, COJlIIlH; celui de M. lel'lin:, n'il plus liL: l;ll'111eS à donner '!
LI IUJllière d'or dont le soleil inonde le b"ko!l
lui parait s'assombrir tout ~ coup cl ses }CllX qui
se lèvent tragiquement au cIC I le voicnl noir, tout
Iloir, comme en pleine nuit. Dans le même instant,
1:1 lettre lui l'chappe des doigts. Elle veut sc soutenir au dossier d'un fauteuil. mais ses forces la
[ra hj~scn
t et clic s'alfaisse sans connaissancl; .
- Là ! lit! î\10\1 Dieu ... Denise! ça ne va pas,
ma petite?
Et, pri..; de courl par .:elfe complication, M. Ic
curé a très peul'. Tout pan toi:;, il ne sait à qnel
sainl se voucr jusqu'au retour du père el de la
!lll:rc Ci lIi, pOlir COlll hic d'i n fortune, n'en finissen t
P;\S ,k l'l'ntrer.
�CYR1\Nl':'I"f
}~
DEUXIÈME PARTlh
l
- Le facteur est passé, Agathe?
Agathe continuant de vaguer rageusement à son
ménage, M. le curé, rompu de longue date à ses
lubies, répète la questiolJ avec cette patience angélique qui fait ~a force.
_ Agathe, je vous demande s'il n'y aV;1it rien
au courrier du soir pour moi?
La gouvernante, ..:elte roi~,
daigne répondre ...
Sur quel (on, Seigneur!
Si fail, il y avait qudque dlOse au courrier: une
JeUre. NIais cette lettre-là, I( on )1 a bien failli la
jeter au feu quand on » a vu d'olt « ça venait n.
Point n'est besoin, cn cnet, ù., la dtcacheter p011r
deviner de qui clic émane, pnisql1c l'enveloppe,
estampillée :lU chiffre de b Croix~R1\gc
ù'ltalie,
porte Jans un coin Ct nom et l'{'11t; adresse:
r(.
BW.CA ggU ,OV1Cl,
InfirmiL:fC hi:I1CV()h:,
amhulilflCC n' 1/ - ~. l'. ~ 1:\.
El tout s'explique en somll1e : l'humeur maSSacrante; J'Agathe, comme ses n:tle"iolls acriml)~
niellscs et ses gestes saccadés.
La s(~maine
dcrniçre d{:j:l, une Icttr ~ identillue
n'a~t-cl1
pas trouhlé la p:li' relativl! dll presbytère '!\u recu de .:eHl! prcmii'rc lettre, ::-'1. le curé
ne s'est-i l pas mangé les (i>Î s ~t tOllrné les sangs,
plus pcut-ètr{; lllle si on lui nvait nnnonct' le Jugement dernier'? Cela. Agathe Ile relit II rnrdonncr
�1
('YR.\NETI~
;', la signora Bellovici. IIi l11éme .1 j>il\fortUlll!
:\11'. \Vel!stonc. Un él! anget quI' j'Ol' llP c.onnalSsail cl'Evc ni cl' clam, étall ce pCJ'JJli , de iC mettre
dans des étal:; pareib à son sljc~
?,
- Je l' DUS en prie, Agathe, disait M. le curé.
Une fois lancée, la vieille ne s'arrêtait pas en SI
heau chemin.
- Oui, je sais bien, marmonllait-elle. II était
Jans les papiers de l11ill:1'zelle Juliette, ce garçon,
El puis après? C'est-II une raIson pour vous
rendre plus malade qu'elle '! 011 les connait, ces
jeunesses, Allez, allez, ne vous tOllrmcntâ poillt,
elle au ra tôt r:.tit de sécher ses) Cil x.
Bref, pendant quelques jours, le 'ainl hOl11llle a
essuyé de tels ,lssauts qu'il ne tient pas à S')
rerrotler.
- Bien! bien! ma nlle, dil·il, remettt:z-l1loi
L'elle lettre ct ne nous tâchons pas.
Afin de se déroher à la redoutable so llicitude de
la \ irago, il sc h:He d,e s'e.nfermer dans son cahinet
Je travail. Cci dn 1~0:S,
11 sera tl'anljuillc. Agathe
dle·même n'oserait 1)' rdancer, tant es! i1l1pl'( 'sil la Jois sGVl!rc et relisiollnanle l'()rdOI~a1ce
"jeUS\! dc cette pièce, où les ohjets de piélG voisi.
~cnl
:lVCC d'antiques bouCjuins, n:nérablemclll
reli(, el qlli sc;mhlcnl rccGlcr, SOIIS leurs heau\
ft;J'moirs de cuivre et d'argent IOllll' la sagesse
hUIn:!iIH;. Ailleurs, il sc peut qu'dIe mène Son
llHlItrc tambour hallant. Mais céans, c'est Contml.:
~ l'église: le prèln' recouvre loute son <Illtorité, ct
elle Ile s'y fie point.
()Ul' veut la signoru Be\lovici ct pourquoi prendL:lle h peine de récrire ;11\1. l'ohht! I>ivoire'! C'esl
l'C que AI. l'"hht', i)j\'oire Sl' delllande ail il'U'il'Illent. Peut-ct!'!! :lvait·elle Ù Illi f:lire part dl
j('<.:lqUl!S délails il1~dts
sur h fill ~ditaJ1l(;
dL'
1\11', \V'cJJstoIlC. j\~ais
l'cu t-êt re aussi s'agit-il d'UIK
pl:llibk coltlmission dont il va èfr' ch<ll'gé :tu nom
1Il
i
IIh'
JI) I~rl
hC:ro,.
111. il n
nll'l' de
'111'1
Ir'!ol n,t/iol. Cefi
�t YRt 1\ETTE
IvU l':,-CI, il.} est allé
les soi l':', ali n tle remonler
parl lui, il
doit convenir qu'en ce qui concerne Juliette il n'y
a pas trop mal réussi et ùonc qu'Agnthe n'avait pas
lout à fait tort.
C'est curieux ..;omme elle rebondit, celle pelite,
comme ellc passe I"acilement d'un état d'<1me à
l'autre, comme le sourire il vite fait de percer à
trn\ers ses lai mes! Na.guère aballue, on la sent
déjà résignée à l'inéluctable. Tandis que 1Jise, Je
coup l'a hel et hien frappée au cœur, el M. le curé
craint fort qu'elle ne s'en remette jamais.
Lui se reproche SOI1 aveuglemenl. Dire qu'au
reçu de l'all'reuse nouvelle, il songeait il Nise lour
\' préparer Lielle! Dire qu'en b ~o.}ant
tomber
comme une masse, il n'entendait encore rien à son
cas! Mais. lout d'un coup, ses yeux se sont dessillés. Il a Hlli par deviner le cher ct cruel secrel
de ln pauvrette. Il a lu ù livre ouvert dans ce petil
cccur meurtri, tlont la plaie continue de saigner
lllrocemcnl. Moins avertis, M. el Mille Daliot s'en
tiennent aux e'lll,' de la Hauch '. Comment soupçonneraient-ils la véritè et 'llI'llll él ranger \cn li de
si loin, et loul aussitôt disparu de leur ciel comme
ces rapides oiseaux. migrateurs qui Je traversent
au printemps, .1 emporté l',)me et la pensée de
Nisc '!
LieUe, oui, on comprend qu'elle ne soit pas
cl 'llIcurée indifrércllte au trépas de Hobert, qu'elle
Cil nit ('proIlV~
hcaucoup d'élllotiol1, ncaucollp dl'
regret, bf'aucoup de chagrin. Meme il eCll été
malséant qu'clic en accueillit tror légèrement 1,1
nOllvc!le cl qu'on ne la vtt pas, pendant quelques
jOlln:i, dolente et morne, comme une fiancée qui il
pt'I'du sni fiancé.
n quoi vou- concerne-t-il, ce
Mais YOII'. ~isc.
",dud nalhe Ir'! Robert. qu'était-il pour vous?
I·:tiet-volls sa swcethearl? Vous etH-il emmenée en
Angleterre, chns ses paisihles S()uth-Hams d Il
D'voll.1 il"e. (Ill il ruit SI bon v. l'cele ln vil'J ure 1
lùU~
lln peu le moral de leu rs filles. Et, ~l
�f' \'RANF.TTE
sil1lf'I" dt:s b<';1l1klllen-fal'mers ct uù prient pOlir
lui un jJl:rc, Ill1e mère, des sœurs dont sa COmpagne eftt été tout de suite aimée?
Eussiez-vous, lj Cyranette, battu à son bras les
l'as tes pacages ombragés de saules qui baignent
dans une eau claire, et les landes qui fleurent le
Ihym et la bruyère, et b. sente discrète, bordée cie
chèvrefeuilles ct d'églantiers, qui mène au petit
oratoire caché duns la charmille comme un nid du
bon Dieu?
i aD, non, rien tie tout cela ne \OUS était destiné! Tout ce bonheur revenait de 'droit à Lielte,
et c'est elle, elle seule, qui est à plaindre et à qlti
est dù le viatique des bonnes paroles,
Pourtant, ce yiatique, M, le curé s'est efl'orcé
dc l'administrer aussi à Nisc. C'était avant-hier
soir. A/in de distraire leurs filles, M. et Mme Daliot les avaient cmmenées au parc . L'abbé Divoire
accompagnait ses amis, Après un bout de chemin,
on prit place, VCrs le haut ùu jardin, sur deux
bi/ncs l'ustiques, Par ce )calt clair d'éloiles, Ics
cimcs fantomales des grandes Alpes sc devinaicnt
dans la lIuit velolltée, au delfl el ail-dessus df's
ÎCIlIlCS frC)n(klis~
\fui s'abaiss,lient ,1\ec Ic (CIr,lin, Le banc 011 LieHe Gtait assisc entre 'it.s
l'dl'Cll(S 'iL', trouva,il quelquc peu t! l'écart dc celui
et l'ahbé. A celte <.1i~talce,
'lu'ocCUP<IlCllt ~Ise
,OIlS l'nlllbl'C dt's ilrhres, on pOII\.tit C;tU9Cr inlime-
Ill' '(11.
p'lr.!"hd~,;
iVl. k curt:; en proliUl pour dire ;'1 la jeilne fillr :
Denise, Illa chi:re enfant, pnrt!ontll'-moÎ dc
1111 11101 de Ct' paune Hnbcrl, miJis JI
-
(/fIl IJkll f;lil bien ~'e
ql/'il bil CL'It,c <T1lC?nr
'
....
" t 1111(' lnJlllClIse c.)j ,lmité Elle UC(Ul.IIU!, lf':.
1 UIll" .• 11- deuil, Ic, IlIforlull '. ElIe hrisc )r-,
.',>1, rili
d!'s 1I1prt:s, des /emlJsctd;~
fiancées. M,lis
maux ne 1I0US eo épargnent-ils pas de
funostes encore?
L,Tnl.,
rlu~
tnus
ce~
,1 .. , .le prGehe, ncnise ?... Peut-aIre. POllrl,Jllt,
.;onsidt:rc ton l'as. Tu .Ii mais _ ne ùis pJS qoU,
�/
("YRA TET"I"P;
77
sai:; - tu aimais Mr. \Vcllslone. Que fM-il
arrivé et Cju'eusses-tu l'ail s'il avait vécu?
Dans la paix du parc doucement enténébré.
M . Je curé recueillit un soupir qui n'alla pas l lus
loin que Nise et lui.
- Oui, reprit.il, tu n'aurais rien dit. Tu aurais,
parton silence et ton effacement, essayé d'assurer le
bonheur de LieHe et de Robert, comme Cyrano
celui de Roxelane et de Christian. Mais cc bon~
heur, 111011 enfant, il ne dépendai t p~s
que de toi,
Il dépendait pour le 1110ins autant de lui et d'ellc,
Franchement, crois-tu gue deux jeunes gens donl
l'union procède d'une telle équivoq ue puissen t êlre
lout à fait sûrs de' leur avenir ? ...
Mais M. Je curé se tut.
A côté de lui, jugulée par un mouchoir, rùlaitla
plainte sourde d'une gorge battue de sanglots. El
ce soir-là encore on s'est quittés bien tristement.
Seule LieUe, par intermittences, se reprenait ù
rire et à caqueter sans rime ni raison. Un perpéLUel besoin de joie et de distraction la possèdc. S'il
lui fallait vivre dans Ic recueillement d'un c1oltl'c,
clle n'y résisterait pas, Et on l'étonnerait bien en
lui dis(lnl 'lue son babil, plutôt fatigant il la longue,
avive la peine de ~isc
qui, pour sa pari, n'aspire
tj Il'',111 silence et à la solitude,
M. le curé remonte sa lampe el clwrcbc ~OI1
hi lIoele pour li re la lellre de la signora Bcllovici,
Or) dès les prcmières phrases, il a lIl1 lei haut-Itcorps 'Ille la feuille llli échappe: des doigts l't qll'il
l'<;quisse le gesle machinal de l'homme qui sc
dUllancic s'il est hien Cveilk. Mais non, il Ile IC\('
pas. Il a beau S" l'roll ries yCIlX, GssU)'cr rcbl'il. ~
Illl'lll se, verre, 'iltJllr1 t1I,lpproche lu leltr dt' L.
l.lll1re, il lui faut biw sc rcndre ù l'évidence:
Je
1\3
(( Monsieur le curé,
(( U Il mol cn M,te,
( Contrairemcnt ~l ce que je vOLIS mandais hier,
1\111'. H.oh'rl \Vellstone n'a pas succomhé il il bit',
�i'
( \'IZANE l' rL
SI rl,; .•\1011 erreur s'expliq ue par celle des médecins.
Trompés aux apparences, JÙ\\'aient-ils pas cru
pouvoir délivrer Je permis d'inhumer, alors que le
l'atlvre garçon, pris d'une syncope, n'était que dans
l'état cataleptique? A la mise en bière, la position
jnsolite des membres nous inquiétant, les infirmiers
el moi, nous primes sur nOlis de surseoir ù l'enterrcment et de signifier nos doutes au major dont
l'intervention énergique eut lesplus heureux clTCts .
.TL! m'empresse d'ajouter li lie, d'après lui, celle crise,
qui aurail plI entrailler de si épouvantables conséqIlC'lIce:;, dnil ètrl' considérée comme salutaire ('1
ql1'il es/inle:\ll r. \V cllslone tOl1l ù fai / hors de danger,
{( Mais moi, quoiqul' je n'aie à me n:prochcr
CjIl'1I1l excès de zèle, rien n'égale ma confusion dl'
\OUS avoir écrit dans les termes oli je l'ai fail hier,
,i cc n'est ['lIllll1eIlSe allégresse donl mon CŒur
déborde ;1 la pensée de pouvoir IOUS rassun'l' plei
nCIllCnt sur le sort dl! fiancé de Ml/cJulielte Daliot.
.J"lurais voulu vous lélégraphier de ne tenil' aUCun
compte Je ma dernière lettre. 1[élas, nos bureau'
Je la zone des armées n'acceptenl que les dépêches
officielles. Mais comme celle Ieltre lit; date que dl'
vingt-lllLltre lwufes et que, dil-on, le contrôle
llIililairc arr':te SOUI'en( le courrier il la Irontière,
j';li bon espoir que ceci puisse vous loucher à
lemps pour épargner (oute émotion à Mlle Dalio/.
« Ouoi 'IU'il Cil sc)it, soufl'rc/. que je VOLIS réitèrl'
Illes plus si/lcl:l"es excuses, monsieur le- curé, VOliS
pouvez dire <1 cette jeune Iilj" que SOn fiancé Ill'
l'oublie pns, qu'il va mieux ct que, bientôt, il
1"Cl:0Il111WIlCera sans doute à lui envoycl' dircctcnll'n t de scs nouvelles ... ).
l\llIll'i, ct Dien sait llll'on It srrait à moills, l''!l,hl'
Divoire reprend cinq Oll six foi~
de suitp 'U I~cl\n'
.ll'unl d'Cil croirt' scs ynl\;. Pour c1,lires llllC sOlt'nl
les e;o.;plicatioI1s dc sn corn.:spondante, il s'y L'Ill.
hroullle. Selon elle, qui dil \rai, les cachels de /;1
po,le CJl fl'llll roi, ce 111(11 Il't.' 1 1 :trll qu'lIlI jl)11I
�CYRANETTE
après l'aulre, Par quelle fatalité est-il parvenu à
destination huit jours plufi lard? La faute en es1
probablement à la censure qui aura laissé passer
la première missive el retenu la seconde.
- Eh bien! eh bien! ne peut que répéter
M. le curé. Ce n'est plu", aux Sévigné que nou
jouons, c'est aux Balzac!
Nouveau Lazare, Robert y..r ellstone n'est-il pas
ressuscité d'entre les morts, comOl(; cet inrortuné
colonel Chabert dont l'auteur de la r'omé.liL'
humaille évoqua si puissamment ['atroce ()dys~é"'!
En pi'oie à une agitation qui ne se calme pa~ ; . !t.
prêtre arpente son cabinet. S'il s'écoutait, il retuu 1'nerait rue Nézin, sonnerait chez les Daliot, n'at_
tendrait pas une minute de plus pour leur faire
part de la miraculeuse nouveli'e. Mais il rét1échil
q Lie les trop grandes joies, tou t comme les trop
grandes peines, peuvellt ètre l'alales aux CŒurs
sensibills. Et, puisquc le mal est !':lit, il reste il ne
pas l'aggrn ver inconsidérémen t.
la réflexion, il dé"idc donc de ne riell entre]1r('n ln: aV<lnt demain. La soirée s'avance, d'aill:Ir~,
cl, s'il s'avisait ue ressortir sans y ètre
absolument contraint par les charges de son minisIt:re, Agathe aurait de nouveau" grids à faire
\aloir COli tre la Croix-Rougc italiellne, coupable dt.:
provoquer dl..! tels dérèglemcnts. Aussi bien fa nu il
portc-t-clle conseil. Et quand, tombé à genoux,
M. le curé a dit avec [cneur ses prières, déjà il
entrevoit la main de Dif li c1HIlS l'aventure inollïe
()ll il sc trollve mêlé.
Il Que serail-il arrivé si Mr. Wcllstone avait
véclI"» cl 'J11andait-il naguère il Nise. La qucstion
va sc poser dans toute son acuité. Muis ne peul-ol!
pas sc deJn,tnder également C(, qui serait arrivé si
l'of(jcier n',lvait pas eu cette cns~
de catalt-psit· ct
SI l'on Il'avait pas dru à sa mort .~ La réponse e~t
simple. Lui, M. le curé, n'cCii point surpris Il'
"l'enl de Ni.;e. Parlant, il n'tfll point rempli Sl>11
1(' f)Îr d ' di,' 'clell!' cll' (!nllSCII n,es. \\ lieu '1~: ... ,
�(VRA
]!:'!''J'E
fixé SUI' le réel degré J'affection que lcb dei!:
,;œurs portent à ce jeune homme, il Va pouvoir
lenter d'arranger tout cehl de son mieux. Il faut
'lite LicHe ait 1111 hon mou\cment, qu'elle se refuse
;'\ bùtir son a l'en i r sllr le sacrifice de sa sœur, qu'elle
s'explique sincèrement avec Ml'. \Vellstone et lui
expose tout net la situation. Cela ü\it, le reste ira
lout seul. Pleinement édiGé, comment ne verrait-il
pas cn Nise ln pltrc incarnation de SOn idéal
d'amoureux?
c( Allons, tout s'arrangera, murmure le prêtre.
La 'lie se Illunl rera moins i ncxorablc quo b
navrante fiction du dramaturgc. Cyrano cs! 11101'1
de Son amour. Sl'igllt'lIr. Seigneur, ayez pitié de
Cyraneflc! Secourez-la! Faites-illi miséricorde'!
Oaignez exaucer ses vmu.' ! )
�CVH..\NLTTE
II
A quelque temps de là, l'occasion que cherchait
l'abbé Divoirc lui est enfin oilerte d'avoir un tèteà-tète avec LieUe. L'autre jour, cléjb, chez ses
parents, il a pu lui glisser en 'Ol1rdinc:
- .le voudrais te dire quelq\1e chosc, mon
t'nfant. Tâche de monter une de ces ::tprès-midi ft
Maché.
C'est personnel?
- Et confidentiel.
- Il Y a urgence?
Mon Dieu oui.
- Vous ne pouvez me par er ici?
-
Non.
.
- Entendu! a dit Liette, considérablement
iJltriguée.
Elle ell! bien insisté pour savoir au moins de quoi
il serait question, mais M. Daliot <;'est mis à interpeller les conspirateurs:
- I1ep là! qu'est-ce lille vous complotez, vous
deux, dans volrt: coin .?
_ Oh! ril'lI, a r~ponJlI
Liette avec son aplomb
orùin~c,
pendant ql1t: M. le curé, gêné, r.:ramoisi,
toussait, se mouchait, pour éluder toute llllcstioll
indis.:rète.
Elle comptait grimper au presbytère dès le 1(;11demain. Seulement, depuis que Mr. Robert WeIlstone est ressuscité, elle ne fait plus tout ce qu'ellc
veut.
L'histoire, d'ahord, n fait le tour dc ta ville. 11
e'it incroyable comme celi sorh's dt· nouvelles se
propagent rapidement lorsqu'on n'.\ aUCun intérêt
li les garder pour soi. Ll feu, an long d'une !ralnée
dl! pOl1dr(;, ne court pus plus vitt!. En un clio d'œil
�CYRANETTS
' hacul!
Cil
d'Il
esl informé cl 10ul le monde en ,parle-
l -"f!nement sensationnel
DaI] · l'lnfortullc, LieUe goutait une sorte dl'
plaisir amer aux condoléances Jes lins et de.;
autres; il lui paraissait preslJue doux d'èlre consiJérée elle-mème comme une victim8, d'être plaintl' .
en, conséquence, cie deviner que l'on disait enlrt'
'01lm~
SOI :
- Juliette Daliot n'a vraiment pas de chance,
- Croyez-vousA ma chère? Au momen 1 d'épouser Ull ge~l1an,
le perdre à la guerre, c1le doit
Cil ayoir le creur fendu,
:vbis si toute celle mélancolie avait son channt!,
,'C chal'lne même
n'était yu'ullc compensation
Ilégative el que l'Oll ne ::;anrait comparer aux avalllages substantiels d'une situation rétnblie com01C
par enc1wntement, il la suile d'une aventul'l
l'ornanesllnc,
01', 'luoi de pIns If>JlHlDC's\lue Lille l'aventure de
[,iette ?
Pleurer i\ dwudes larmes un fiallce; que tOtlt Il'
IlHlIlde L'I'oyaillrépao.;sé; puis, un h(;<lU mutin, <llnr..;
'11It! 1")11 t:ol1J(~nce
il réagir COlltre ~a douleur _
pour Ill! ]las I.tire comme Tise, cn train de tourJler
.Ill hOllnet Je nuit, - apprendre de huI en hlLIlle
llu'il j' Il maldonne, 'lue le prétendu mort sc porlt'
-;illon comme un charme, du moins assez hien pOUl'
que son entourage répn/1de de lui, assurément
voilà qui sort de l'ordinaire!
Que dis-je! Rien de tcl pOur vOus mettre en
Icdelle et vous donner li, l'importance ~ 11/1 dcgrtIlll: le plus franc succès, nu mieux réussi des l'OllcI'rH de chnrilé, Ile pouvait surfil" à \'(lIiS l'onll'/'l'r,
Ct! n'est plus Sl'tilement de h sVl1lpathÎl' (11It' 1 s
,Jll1ics cl connai ssanees de Li 'tIc Illi t~nlOig'I,
Elle est partllut l'objet d'lin accu ,il ' Upr0nll'1I1t!1l1
n.1l leur. On s'engoue pn'iitivemcnl LI 't:! IL Jans les
~:1lon.;
challlbéricn) où l'on ne conçoit plus tll'
ré'cpti ( 1) possihl' snno.; Sil pl'- Cille, POlir III, p c u
nll ,l'III 'l1ch,,' tit. Il Illi fnllt l'lÎl"lI1 11'('; (l'illn 111-
�r\'fü\
LTTE
hrable~
invitatioll!'>, se prodigut:r, rt:dirc nulle '1
mille fois les fabuleuses circonstànces du draoll'
qui la pose en héroïne , Et le plus curieux, c'e:i(
'Iu'en dépil du surmenage qui en ré, llhe pour dIe.
elle ne se fatigue pas de celte vogue extraordinaire,
Sa maman, qui la chal eronllC, en cr les iambes
rompue:i et la tête cassée, Et Nise, loul en nc se
r(~j)uisant
pas peu de l'hel1reuse nouvell e, s'nrr.lIIgl' l'oUI' rester il la maison ntl il y ;1 healicolll'
:1 l'ain, Mais Licite, elle, n'a qll'Iln regret: c'est
cI\;trt: l:n peine dt' troU\'er le temps d';tller '\oir
\\. le l:uré, Di 'u sait pOuI'tant LJut:llc· \'Ill'iosité il
('\'C'illél' chel clic avec tOIl ( son mystèJ:c!
- Qut: pellt-il hien ,1\ oir ,'1 me li i re en part iCIIlier'! Ill' cesse-t-elle de !lC demander,
I·:nlin. n'y tenant plus, cl'" décidt: dl' prélevcr
.1
Ill\l'
heure sur ses obligations pUJ't:menl mon-
d'lines. Il lui reste ùc nOlllhrellst:s \'isites il fairt:
en elfet eL Mmc Daliot, com plètellleo 1 1'011 l'bue,
dOit renoncer ;\ l'm;compagnt:J', C'esl Il' 11l0menl
de s'échapper, Rose, e:ü:itét:, elle l'scal.llk la hU11\.'
de Maché el SOllile à la grille du jardin t curi,lI,
Agathe, pill. rl!\ èche et bougonne lJlle jamai:;,
la reçoit sans aménité, lmpavide, la future
1\1 l'S, "\V('llslonl: lie sc laisSt: pd: désarçonner pour
si peu,
• I-il I:I? IIlSlstc- Olli (lll 11011, .vL le CI1t~'
1-t'IIt',
.le
Ile
VOLIS
I,iette, et
Id vieille
silis pas,
devricz sa\'oir.
:t\CC
IlW h01l1ll', r0(1 lir111 \'
tanl d"lssural1c' el dt' Ilt'lIv\l: (l'Il'
St' Ir. ticilt pOlll' dit.
Perd.lI1t pi ,cl. Ag-:lthe pataugl! pllt'l\SCIllC lt :
- .le \:b voir, ma petite dCl1loisl'lJe. Enlr '/
Joujour, ,t prenel lu peine dl' \OU.., d . lOoir r'lI
,1 t 1endanl.
I,iette sC' 11101' 1 les l '\ï'l' P,lU,]I po 111'1' .III,
éd Ils cl 1:1 déçonlitllJ" dl S:I 1 ~d()lIt.he
,hil ('1'.tire. PIUf> (:In!. quan 1 clle su 1 lU lire, dl! maiOll,lii cliC' 1 J" m,tlllt'l11 d'l\flH dc", dorne.li'llleS
�:;-1.
( \' kA.t\ETn:
aussi mal éduqués, elle se chargera de les mellre
au pas.
M. le curé, qui étudiait dans son cabinet, évitc
il dessein de descendre.
- Vous pouvez monter, ma petite demoiselle,
;,é)ùescend dire Agathe de son ton le plus aimable.
Magnanimement, la jeune fille remercie d'un
petit mouvement de tête. Enfin, elle va donc savoir? Cette pensée achhe de la rasséréner et
c'est o-aîmelit, en lui secouant très fort la main, à
l'ang~ise,
qu'elle s'écrie d'emblée:
- Ah ! monsieur le curé, quelles cachotteries
.vous me faites faire!
- Je me le reprocherais vivement, s'il n'y allait
ùe 10n bonheur comme de celui de Nise, mon
enfant.
LieHe ouvre ses. gta.nds yeux candides, qui
reHètent une vague ll1qUlétl1cle.
- Comme vous dites ccla, monsieur le curé!
Savez-volis que VOliS me faites peur '?
- .T'ai lorI en ce cas. Mais ce lJue j'ai à te dire
csl si délical que je ne sais Irop comment m'y
prendre, ni par quel bout commencer.
Voyanl 'lue la chose est d'irnporlance el très
flalll't: 'Ille M. le curé en, ienne à Iruiler avec elle
dt: puissilncc :1 puissance, la jeune fille prend lin
;tir grave cl se ùéganlc avec componction.
- Puis-je VOllS ,cnir en aide? inlet'rog~-c
ingénllment. De quoi s'agit-il?
- Dc ton projet de mu riagl:.
Un émoi s'l'lIIparc: cil' !,iel(c, (l'li a saisi la
• llllan.:.c. M. le cllré n'a pas dil: I(.dl' lo lll1Wlïagc)l.
Il,1 (lit: I( de Ion projet de nWl Jilgc \l. El. cc 0'('<:1
"ilS pré~·j"l1(:J
- Mon
lil
l11eJn(
J1!.J,iJgc? ...
AlIri./'-VOJHcft:1g(~vj;
chose.
L(· cl0<;approu vcriCI.-VOUfi ?
.
_r... e silcnce du prclre ~chèv
de h rend re llC 1'ycuse. 11 est mul à l'aise al~si
et Ill! lient pas ell
plal'l:. L'aŒ1Îl'e, il en a convenu, (',1 dtlicale cl il ;1
l'illll're';sion 'lu't'ile n'est pa, bien elJr~!c.:t
"':llll.
�f\:RAt\ETTE
~5
il rompre le IcI' ou l'engager:t fllurl '! Il h1l1ternc.
tergiY~
et tâtonne, sans se décider, LieUe est
comme lui, sur ùes charbons ardents, mais elle
réagit. Elle s'était levée, Elle se rassied. Elle était
sérieuse. Elle se fait cüline et persuasive.
- Non, n'est-ce pas. ce n'est pas possible?
Votre petite Licite, yons ne voudriez pa lui causer un tel chagrin,
-; Entendons-nous, mon enfant, dit le prêtre.
Et d'abord es-tu süre que ce parti te convienne ?
Liette évite de répondre directement.
- Alors, c'est vrai? fait-elle d'lin ùoux ton de
reproche . MI'. Wellstone a cessé de vous plaire?
- Qui te parle de ça?
- Mais ,'ous, je suppose, monsieur le curé. Si
Robert gardait toute votre estiml', est-cc que
"ous m'inf1igeriez une question pareille '?.. Et
qu'a-t-il fait pour encourir cette disgrâce'/ SOllpire-t-elle sans s'arrêter au geste de protestalioll
du prêtre. Que lui reprochez-vous '? Ce n'est pas,
j'espère, de ne pas être 1110rt pout' de bon "
L'abbé a tiré son sempiternel mouchoir à carreallX, dont il s'éponge frénétiquement. Il ouvrc
la houche, mais LieUe ne le laisse pas parler.
Non, poursllit-elle, et je ne dl:vrais pas dire
ça, l:e n'est pas bien. N'avez-vous pas été le premier à faiJ'p son éloge C[lIaud nous pensions IlC
jaruai5 le reyoir'? Vous le l.:ol1sidériC'z comme IInc
nalll!"e d'ëlik, un nohl' cn'ul', Ull C':-,ccl1cnl garçon . .le VOliS aV<1is fait lire S(;S lettres, rappclcl.VOLIS. Son .1me, ;, chaque ligne, ) Ir'lllspirail; le
Inol Il'e~t
pas cl· moi, mais de vous.
l~
jç 11\,! me cl(~dis
pa >, Lie III •
• Tnl~
Hly ./' bien!. .. \II! JUou,Îc.lLr k liB f,
(,'~cri
1 il h ;f\qucmcllt l,) Jeune hUe, cluand 011 C 1
cCllulllcnl Ile lui renclrol;l-
jll ... lc cnJnIllC \OIlS l'etes,
on pas j lI~ic·t
N'ayallt pas changé d'opinion sur sol?compte, 111011 jugcllH.:nl lui est tOlljnurs aussi
favorJhle. Je dirai 1Il01lle que !t.: d.lI1g!:1 ~lu'i
a
�86
CYPANEfTE
v01trll ct ~on
espèce de résurr..:clion Ille le rendent
encore pIns sympathique.
.
,
- Eh bien l mais, pourquoI douter d un tel
parti?
M. le curé se résout à démasquer ses balleries.
- Écoule-moi bien, mon enfant. Tu m'as fail
lire ses leU res ? P récisément et c'est pourquoi, à
t;J place, il mc viendrait 1I~
scrupule. J e voudrais
raire mOIl C,<llllOll tic conSClünce avant de prendre
Ilne déci~()n
irrév0cable et me demander, en toulc
Sincérité, ~i "mon cocu!" vibre bien à l'unisson dll
SICII.
- .Je Il'y suis plus, balbutie LieUe. IIm'a;me ...
- [~n
\!s-lll sùrc i'
- DrlJnt.:!
- Qui lui écrivait?
- Mais, monsiour le curé .. .
- Oui lui é":l i\ait? répète gravcment le prèlre.
Si je ;lC m';:tbus(', .::c n'était pas loi.
CC COl1p droit, LieUe se dresse Pl\!sque agI es1
si rCl11en 1.
-
qui
Pardon, monsieur le curé. Es't-ce ma sœur
a prié de me faire la leçon?
VOliS
- Ni clic, ni qui que ce soit.
- Alors?
- Tu le demandes de lluoi ie me mêle, hein?
- Une tclle impertinence, 11011, je ne Ille per111 ct li :lis p~lS,
affirlllt:! Lietlr.:.
- Snn'j le Jin.:, on pCUI le pel1ser. Eh bien!
l"i~sC-10
le répétel' l.ll1C jl' Il'ai en vue qm: 1(111
honl! 'IIr ct Ccliii de Nlsc::. Jc l'ai prh'Cl1l1l' qlll ,'t'
'Ille j\l.\'uis il le dire était déli~a.
Ce n'est ras ln'~
.JgC:<lblc 11011 pills, j'en Con, iClIs, ("1 encor.' moins
P,"I-être ponl' moi 'Ille pOllr loi . .\lai., )C veu
IIlII hi711. mon .enfant. Mun ;Ige, 1ll01l car.lcl ft.
1,t1rt.:chon que Je h' po rie '1 qlli ne ~c ùémentiI,1
Jolmais, quoi qu'il arrive, me donllent le droit t'I
I~m
me font un devoir de Ic p'lder comme je le
I)arl , .Je 1'(11 .lIpplie, Lietle, dit le prelre avel'
':111111;1111. renlre (,~l
loi-même. 1 e Ni: e (III de 1('1,
�rYRANETTE
~st
qUI a:,u gagner le cœur Je Mr. '\ TdlstOllC ') Tel
le cas de conscience que 1'1 dOl~
resoudre.
"Émue aussi, mais pas assez profondément puu!'
Elire bon marché de SOI1 dépit, Lidte ne cède pn~
au généreux élan qu'espérait le prêtre.
- Mais il est tout résolu, monsieur le curé,
répond-elle J'une voix qui s'altèrc insurfisamlllcn t
h son gré et en versant des larmes un peu réti les,
~{ohert
nOliS a vues toutes les deux. II a fai t son
L"llOi'\. Ce I.l'est pas ma faute, à moi, s'il m'a dOllné
la préférence slIr ise.
l~1e
a tiré son Illoll..:]wir, el!t.: aussi, l!t elle s'y
l'nlouil la figure. Paternellemellt, l'abb(: Dil'oirè
lui tapote la joue.
- Allons, allons, remets-loi, mon enfant. 11 l'a
préférée, dis-tu?
- Mais oui. N'est-cc pas moi qu'il n :.tgréée
comme marraine dès le premier jour'!
- Cesl
isc qui lui Cil H seni eITecti"emenl.
- 1~l
mon nom. b:{ quel porlra;1 lui a-t-on
l'Il voyé '! Le mien!
Oui, {oui cela est bien complillué, COlll:èc.lc le
]'l'\:.tr('. Vlllls ;1\C/, 'Ise cl lOI, COlllrihné tOliles
deux au st.;ntillH'lIt lll- volrt.: chlr Rohert. Toi, p_Ir
la jolic frimousse espiègk el la gr;h:l' pnmesnnlièrc - suis-jc USSCI franc, hein'! jt- ne te l'envoie
pas c.Iirt~,
- die, par la tendresse lju'elle a Sli
meUre dans ses rapports érislolnires avec lui. S'il
s'agissait d'ull coup de fOlldrl', je Il'hésiterais pas
:'1 t'en attrihuel tOlit le mérite. Mais, mon c:nfanl.
,"èst peu à peu quc l'amolll'a t:dos, plIi,' gralldi
dans ce Cll'llr d'holJ1mc, cl Sl'lIlclllCllt dalls he
IIH':SlIrl' où MI'. \Vl'Il·tolle .c péllétrait dl.! l'ès
llagl.!S CJlll' t<1 slellt' pl'\1sait inltll'>lll1 'III avant dl'
b.; écrin:. C,tl', s'il Ile lui ,lIall 1 iCIl illspiré :1 t'IIt'IIIClne, aurait-cllt: pli lui faire Ùt' si belles lei Ires ..'
- Pel'lIlcttcl., l1o~icur
le curé, objèctc Lil!tte.
ail trop ~e
soucier J'être toul à l'ni 1 'inct:l'c (1
véridique. Ces helles lettres-là, je le. lu', dil·I.lIs
(III 'lqllcfoi ' El, l'II I.)II! ('(1. i 1 i
tÎnli' I{CI" 1'1
�eYRA
' }(f
n:
cc qui Ille surpr,end, en~r
nuus, -;- je ~r,
lui
reconnais pas ,le drol t de pretendre q Il eUe 1 aune
mieux '1ue mOl,
,
- Ne la metlons pas en cause, la pauvre pel lte.
E lle souffre déjà assez, sans que nous lui fassions
encore du I.'hagrin.
.
- On m'en fait bien, à mOI! gémit désespérémen 1 LieUe. El croyet:-vous que je n'ai pas sou [_
fert aussi CJua.nd VOLIS m';lVC7. montré la première
[eltre de Mme Belloyici ?
- Nise a failli en mourir.
- EL moi donc? sanglote Lietle , J'ai eu une
mi~rane
atroce qui m'a torturée toute la nuit et,
le 'lendemain mntlll, il a fallu taire yenil' le dOLteur.
l'vI. le curé, en d'autres circonstallces, ne pourrait réprimer 1111 sourire légèrement scepti lue,
Mais l'échec de sa tentative lui coûte trop pour
qu'il se laisse dérider aux enfanti!Jages de Lielte.
- N'en parlons plus, répond-il tristement. Je
t'ai dit ce que je croyais avoir;) te dire, 1 Je n1l'
suis trompé et si je t'ai rait de 1<1 peint::, je l'en
delllande pardon. Si, par L"mtre, "'csf toi qui,
COlUmt! jf' le crain,;, es dalls
l'erreur, Dien
l'assiste, Illon enfant, -:Olllllle nous t'assis terolls
IOIlS, ~IU
besoin.
- /<:t VOlJ" priercl. pOur ml,i '! dt 'IIl<llld e I,Hllt .
'illi cesst: enfin de sangloter.
- l'eux-lU en dOIl tcr '!
- Et vous bénirez mOIl IIldfJag/; '!
- Je ferai tons mes V(('IIX pOli l' lJu'il réalise Jes
tiens.
- Sans arlil:re-penséc '!
Le hOIl prr' (re, spontanément, la StOne contre sa
pOItrine.
.
~ Chèn.: pclite, nul pilis que moi ne désire 'Ille
la vie te soit foujours facile cl douce. Puisse aUCun
regret, anCll1l remords n'assombrir cet avenir
inconnu vers lequel tu t'élances avec une si helle
insouciance. Je plains
j"c. PI:lins-b :1l1s-;i, maj.,
�CYRANETTt:
puisqu'elle doit boire Je calice j lIsq u'à la lie, ne lui
parle de rien. Et surtout promets-moi d'être honnc
pou r elle comme elle ]'e t pour toi.
- Je VOLIS le iure, dit Liette, réellement attend ric cette fois.
Pendant qu'elle s'éponge soigneusf'mentle yeux,
puis regarde dans son miroir de sac s'ils ne ont
pas trop rouges, M. Je curé, levant les siens au ciel,
en invoque la protection pour cette jeune tUlle qui
manque de sagesse. Licite surprend le mouve1I1(,llt cl plaillt Cl' paUHe M. le l'l1ré de se Illettre
,lillSi 1Ilartel '11 tète. Mais clic Ile TCIlI 1';1 ' laisser
\(Jjl' cette dcrnière laibles e qui, si plie" SUCCOIll"ait, risqllcr<tit dl' b mcner trop l'lin. Et afin cl ....
1 ('prendre tlil crall ct d'en rendre ;J1l<.:si <Ill saint
h011111.1e lll1l semhle n'êtr plus 'ui-llIcJl1e depuis
lluclql\es jours, ellc lUI 'onûe d'ull tOll cnjollé:
- J'oubliais de VoltS dire, monsieur le curé.
Vous savez, Agathe'? Eh hien, je l'ai l'emh.c à sa
place. Ça lui apprendra à ,ouloir brliler vos JeUres
d'Italie. Un bcau coup qu'elle aurait fait là, ma
foi!
�CYlülNETTE
m
1elld,1Il1 que Liette maintienl ses positions cuntrel'attaque à revers de J'abbé l)iyoirt' et réfléchit <lU'
Illoven de les rendre inexpugnabJ' s, qu' st-Cl que
Denise peut bien penser du fait nOllVeau ùont p'lrlc
tout Ch<1mbéry '!
b:n apprenant la résurredioll de l~()bert
cl tjllL'
son rétablissement n'est plus qu'affaire de patience
de dirc qu'ellc a été hcureuse.
ct de soins, c'est pe~
Telle COnd,ll11né qui obtient sa grD-ce, ell e a passé
instantanément d'une morhe désespérance à une
joie assez profiJl1de, assez intense, assez divine
pour la payel' de toutes ses souffrances el de toute:>
'cs larmes.
Le souhait ,lrdent 1.1'1'elle a\'ait forll1ulé dans lin
.dfreu:\ mOIllC11 t de détresse; cc cri tragique Je
on instinct d',Illl.lnlej cette pncrc presq ue farouche
lue lui arrachait la doulcur el qu'ell e élcvnit éperdUlllent vers le Très-Il:1ut, le Très-Hau t l'a en te11due ct e, :Jucée.
Elle lui de1llandait d\:p.l1j.(ner .vll". \\ clislollt:,
Il l'" l!j1<1l'gné. I~n
échange <.1e son o,;lIul il lui, Lllt'
1:110,111 l'offr<l!1de J'clle-I11t:1I1c, ct son holocatlstc :1
cc 1l1onwnt-I:'1 11(' lui eùl rien cotît!". 1\lIssi, depUIS
'iu'clle sait l'officier sauf, sinon tout :'1 fait saill
l'IH:orc, n'est-il pills '1Ul'stion de' ln conduil'e
,1 1:1 Hauche. IJ.I cure s'cst 0l1l"I'(ot' lotlicellle,
IU:I.,I 1I1IracnlcllsemL'nt, C01l1nw !ln ns le cas JI'
I{(lh~r,
Mai." p:11' lin dl' ,'cs revircmenls (1I1 l'tin' tin CP
détaillunes dont nos pau\res l'tt'lIrs .,0 Il 1 COlttllruit r ,Ut a·f, He l, 1 Iprès Cpl irnlJlJ Il t: ~tfl\
• dc'
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~)
1
()!ltes les épreu\t:'; 'lui 1';l.\1tnu('nl cil':Uj't' , ('011:; Tel."a-t-elle intacte cetle Jorce Il'JU \el le q lIJ l'a' 1
efficacement r~lI1imée
et qui continu\:! \.iL; l'e'"altel"!
On verra bien.
En attendant, sa félicité plane assez haut pOUl'
qu'aucun chagrin ne l'y pu isse alteindre . Et c'est
heureux, car, ayant j'intervention de M . le curé,
Lielte ne l'a guère ménagée, allallt jusqu'à lni
reprocher d'avoir cessé trop yite d'écrire à Robert,
dont le silence, alors incompréhensible, s'expliquc
très bien mai ntellant.
- Mais n'cst-ce pas toi gui t'irritais de ne plus
rien recevoir d'Italie'? a rait ohserver Nise. 'l'II ne
voulais plus entendre parler de lui.
- Moi? s'est mise à protester LieHe, dont la
mémoire offn:: de ceg sortes de laclInes à l'occasion.
Peux-lu bien dire?
- La preuve en est, a rétorqué malicieusement
~ise,
que je lui ai écrit tout de IlH\me.
- Comment] A Illon insu?
- Eh oui, puisque tu le boudais.
- Oh ! mais, je ne veu. pas de cela, a déclaré
LieUe. A partir d'aujourd'hui, du reste, je ferai
ma correspondance moi-mème. Il n'en est que
temps. Et puis Illon doigt est ~uéri
.
Son entretien avc~
l'abbé Divoil'c, sanS aboutir
précisément ;lU résultat lllle celui-l:i cn espérai l, a l'li
dll moins pOlir eflt'l d'ellgager Lil'tlc .1 renure 11lSlice:1 Sail ainéc. Obligée <l!.: re~ol\aî
t re Cil s()n fol'
'1u'elll' lUI doit he;!l1coup ct l]lll' la pllllvnttt' C'I
hieu ~ pl,lÏndl'l'. t'lit- H'ut tenil S~I prolllesse d'(;lr,'
bOllne ]10111' 01i"e. 1~lk
1':1 jUI'l- li Nl, lt· (.un:, el 1111
crlllent. e'e,,1 ,,;11'1'(0. Mnis Ù" IWlIl'L'IlSL'S displlsilil)lI Ill' 11clll'ûni 1't:lllpl:ch 1 dl' \lli/' cc ljlli ('<;1 cl
,Ti'il', pOlir dll', ('s t lin!: rivak. Oh ! lllll' ri\:!I(' /lil'II
dtlCél', bien lI1odeste, hien peu ;/ cl'aimlre S,Ill
li ute. Ulle rivale lui esi t<lut II.' contl'.dn' d'ull,'
intrigante et yui l'a surubonùamment pl'Oll\é. M· i
"fin 11lH' 1'Ï\':Jlc tOl/1 de mè1l~
.. 1 '1111 l "l\fr~
dl" Cllil' t:lIIgl'!"l'II"t' litai, rl' ~ ('lIe, i Hoi cri appl'l"
�ÎYH.\~ETJ
nait la ,l'litt;. Il n'y ;1 pas à l'é"Îlll;' 1. Elle ,,'t'SI
désistée dl' son chef. TI n.'en c~t
Pd" motOs prudeul,
utile l:llll'(cssaire de ne pll1s lui abandonner cxdusivemcn t, .:omme autrefois, le soin de correspondre
avec MI'. YVellstone.
C'est à quoi songe la fine mouche en s'en reve
nant du presb)'lè~
et .elle acor~le
tanl d'impor~
tance à la chose l{u au beu cie contmuer sa tournée,
elle renonce ~t toute autre vtsite pOlir rentrer plus
(ot rue ~ézil.
- Ma chérie, dit-elle à Nise, avec une tendresse
insolite je crois t'avoir fait de la peine.
,
? .
r
- Quand ça. Ll1terr.oge • Ise, agréablement
surprise de tant de gentillesse.
- Hier ou avant-hier.
- A quel sujet'? Je n'y suis pàs du tou!, vois-tu.
- A propos cie ma corre pondance intime.
Cette fois, lise « y est ». Et Son silence l11ème
ne manque pas d'éloquence.
- ,J'ai été méchan.te, n'cst-ce pas? dit LieUe.
-Mon Dien, je ne prétendrais pas quc les
reproches m'ont [ait plaisir, mais tu étais un peu
nern:use et je n'y ai pas ajouté plus d'importance
'lu'ilnc convenait.
1
Lietle sc suspend au cou de son aînée cl la
mange ue baisers et de caresses.
- Chérie, chérie, III cs Ull ilmour <.le sœurette,
tiens! Je ne t'an'ive pas à la che, i lie.
- Oh! si, dit gaîment l fisc, enchantée <.le St!
découvrir IIne cadette si nflcctuellse ct qui lui lienl
lI11 IJngage si touchant. Perchée sur tes L'othlln1l's.
III es 111t:111\.: rlusgrande LIlle Illoi.
- Je parle au figuré, chérit', ('1 toul i'l fail sérieusement. '1'11 as des qualités!. .. des Lfualités! ...
- Encore un compliment cl je me sauve.
Hon! Tcnons-nous-el1 là pOlir celle rois. Mais
sache, 'i~,
'llW je déplore mes vivaoilés ct les
paroles illconsidért:'es llui m't:\.:happent pnrfok .Te
l\1'en veux que lu aies .\ ('n souft'rir.
- C'esl hiell ;) loi, Litlle, répond Nise, en
�r"H.\;,\ETTE
tour. i\imOllS-1l01h birl1, 111,1
l" lite, Non.;; nous elltenclulns cl\; 11l"'111C.
- Jc sai::., va, je sais ! .. . Dou.:, .:onsidi;:IL' 'llll ' jl'
ne t'ai rien dit, l'autre jour, ou plutùl que je ne t'ai
ricn di l que de très raisonnable et qui puis e rallier
ton approbation. Car, pour en rcvenir ü ce cher
Robert, il faut bien, n'est-ce pas, en arriver
enlin il lui expliquer commenl el pourquoi tu
lui écrivais il ma place.. . Le moment est mal
dlOisi? Mais non, je t'assure, il me paraît assez propice, à moi. M . le curé, en répondant il Mme Bellol'ici, lui a demandé de bien vouloir m'écrire dire.:tement à l'avenir. Je ne veux pas attendre la prochaine lettre de cette dame pour la remercier Je
l'intérêt qu'elle nous porte et de tout ce Cl u'elle a fail
pour nous . Ces remerciements, j'ai ellYie de ks lui
écrire de ma maih. et, du mème coup, je la prierai de
dire à Robert ce 'lue je complais lui dire moi-même,
de viœ vuix, sur JUon hobo et sur J'impossibilitl:
matérielle olt je Ille trouvais de tenir une plume.
- Comme tu voudras, soupire Nise.
- Ça ne t'ennuie pas trop, ma chatIe ?.. . BIen
entendu, lu ..:ontinlleras de m'aider de tes conseils
d même de tes ( tournures ») . On il beau prétenùre
lJUC ce que l'on conçoit bien s'exprime facilement.
tcl n'est pas toujours mon cas. Tl! es une admirahlL
l~pistoèrc,
suréricuremcnl doul!e pour le style.
Tandis que moi, l Ja pension, je n'ai jamais brillt
en compusition française. Tc rappelleS-lu commenl
mes deVOirs Glaielll annlltés par Mlle Acléluïue.: '?
H i'llédiocre.:. Pas de l'onu. -Iuées supedicielles
t.:xpriml!es dans une forme tr"s rd;lchée.:.,. .l'e.:n
passe.: e.:l dcs meilleurs! Ainsi, quand tu me serv:lis
de cnpisle, nous n'étions pus dans nos rôles. 'l'li
s\!ras beaucoup miell.' dal1s le tien ct moi dans le
Illien si J e.:cris SOli" Iii dictél', Ell'vc .Juliel!e, pro.
I<!s-;('l!r Dl'lIist! : cc.:lu te \ ;[-{ .. il '!
.- Ille.: j'.lUt hien, répond Deni'ic.
1~lsrct,;èOmpoiq
r.litlecomptcdeLiclle,
les delt . st,Curs ,'imilallcl1l lkrrièrc leur écritoire.
''l ' ll1braSSanl ;'l SOli
�1 YI!,\ . 1>1'1'1
IV
Lettres d'amants, purs et chers reuillets que
j't'une détache du cœur quand clle s'élève aux cil11L:s
([u'il sait attcindre, \'(~s
accents, pl~S
\ariés et plus
nouveaux Jans leurs eternelles redites que tous les
sons qu'Orphée tÎrait de sa lyre, tiennent en Uil
mot: «( Je t'aime! )1 Mais .:e mot sacro-saint c'>t CI
doit ètre 1,1 rançon J'une destinée, et qui je profau{;
ou, grisé par sa magie, le pronl~e
~l la légt'rl.!, sc'
rail ie plus sùr arlisan de son inrortune,
C'est cc lJue Lieue se dirait si clle en voulait
croire M, le curé, dont l'e, pl~'ienc<.!
du cœur
humain vaut bien la sienne, 110Ia ... ! lluanu clle 1
Jécidé de n'cil faire qu'à S:I I~tl'
, (ous les curés du
Jllonde ct leurs meilleurs ullls .... i 1... n'y pourra iUII 1
rien! El Il; s'est (mharlj ué\.! iq ycllS()11Il'n t pOli r
Cythère, 'oglll: la harque contm v 'nts ct J1Wn',(,,> ,
t'l fuin du trop prudent pilotetlui la voutlrlit n'Ienir au
rive..;!
Aimer l'édkment, l.!lk Ile sait pas cc Llue ('e'>\.
.\his elle cl,'oi t le savoir et c~h
Sil eli t ;) sa pn:sol11 p_
tll\.!lISc' pl tlte personne, qUI ne doute d,' riCIl vi
d'clic lllOins que de tout.
pas de jour l'Il jl)lIr meilSOli rolll,lll ne pl'~j-"
1t:1IJ'(; IOlllllurc '? I~l !o)es 1L'llres, l)()I1lIllL' ci'lIl' " dl '
I{(lb '1'1, JI(' sonl-t'lIc-; P(\', dl' InlÎe!'; !l·tire.; d':1TlHlllr'i
(;'11' I~'
It! rn,l,lIpll ;1 ~!l:_r(.'IHA
hOlii dt· '1 1l\:I'Iul,; ,
' alL't
ph, ,1 Ille ahsolue, IWlllhll!
'-;C 1Il;11 nt:, LI I~
I(llcllt.: 1:1 ... 'gl()~.I
, BclJol'lci éCl'il'nil pOlir lui, Jc'
Jl'llli 'lJ(llllllle, c"trt: francltel11cntl'n con\"le~èL
ne:'
Il jlll 'llfill r0-rir' I"i-m ml'.
.
L,
Il ;t rcpri.; sOli proj\.!t de s'nrt~l
:'1 Cftal1h~'\
'
L II .tllan.t ll1 l\lIgJctel'l'c, plOjl't yui {ol. il " lll'Ie !loin!
d ',I!Jnll Ill' '1 u ;lnd un I1wkll 'ontn'u' l- ht 1.1'01111 <;
·~t \ (; IIU IIl"t bOlll, "crser. Lic. ll c pnrtn 'cs 1 10gitiUI
!l'
�('YIz':L'ETTI::
95
impatienœ et le presserait de falS~e'
compagnie
à ~Ol
médecin et à sa garde, Sil I-;C n'y mettait Je
holà. Faut-il gue MI'. \Vellstonc, par trop de précipitation, s'expose à une rechutc? Les majors ont
mille fOls nlison de le retenir i\ l'hôpital jusqll';t
guérison complète,
- Mais, 1ï ,e, il est guéri!
- C.>st lui '[ui le prét nel ct foUs l ,~ bJessp"
lienncl'1lle méllle langage dès (t'l'ils peuvC'nt meHl't'
1111 pied devan f J'atttre.
Fidèle au pacte '1 lit. 1'011 s<lit, Licite Il ' veul l';J~
C'ngager IIne? discllssion tn'l' vi"e avec sa ~Il III.
l11:Jis au rond clip. pen ... c que M. le curt a dll
s'exagérer ljllelque peu 1.· péril. Si . ~i"'e
<llIl.IÎI
Koberl COllll1Je il es aimé par 1I1le e quise jeunc
fillL lille Liclle connaît bien, adoptcrait-elle tOIljour::. le point de vue des majors contre cdui de:,
fiancés? 11 est vrai qu'elle n'est ]1:1S fiancée, clle
riel1 ne la presse,
Nise, et que, dans ces condil1~,
Lc mois d'octobrc s'avance, ,lVec son cortège de
rrimils qui grillent les dernicr: fClIilhges du parl'
ct qui cha~senl
les Iroupe:lll. lie Icul' pacge~
,d pestres, quand cn li Il MI'. \ \'~ 1J.., tOIlC :lIll1Ol1ce son
arrivée.
Au jour dit, 0'1 l'Il 1If'(' dil '. Lielle el ses parellts
sc rcndenf .1 b g" re, <lll-UI'\ an t de lui. il/isc sc défil'nlit-dle dc s s rOl'C~
',' hn vain J'a-I-OI1 <Id jurée
d'êlre d la pilrlic_
- La m:lisOI1 ne peul l'I .;lel' vide, arguai t-ellL' ,
- Puisque Jo fcmll1" de ménage est là , rélorq lI:1 i 1 Licue:.
- 1 aison de plus, il faut quclqu'nn pOUl' la survl'illcr. 011:111 1 on s'est promis de hi('1l /;Jil'(' Ics
,'l!fJ t..' ,0/1 Ill' les lail pa. :1 d 'mi, n1:l pctite.
/)OJlC Deni e S'OCCllP' activcm nI de dernici S
.Ipprl!ts. [1'. \Vcil. (olle cOllch 1':1 :1 l'illite 1. où
. T. n, lint lui a r lel1u UIlC chal1lhre, mui" on rrel1JI'. le:> n:,,:.! Cil f'a III i1J. , 'oul Il';Cl it~ dol'. (1
r tnl'tlU, .1' lit 1 l 'i"e. t: Olr, 1 1 1..11l'é e 1
l "Il ·if. III
·i.
�CYRA.'ETTE
Encore quelques re<':olUlllanclatioIlS, quelques
suggestions à la femme de ménage plongée dans
la frénésie culinaire, devant le foul'Ileau où s'élaborent des plats fins; un dernier coup d'œil à la
salle à maoger dont la table .est dressée, parée,
tleurie avec cet art, ce goùt qUI font de Nise la fée
du logis, puis la jeune fille I:'asse dan~
~a chambre,
afin de retaper un peu sa totle.tte . COIOée, habillée,
un hennissement de locomolive dans la frallchée
ùu chemin de fer J'attire précipitammen Lau b,1!c0n,
L'express de Modane! Son train!
Seconde émoll\ante. D'ills1Înct, cOl11llle,IÎmélufé
lc regard de Nisc plonge dt:oif ,ur bnl. A celt~
portière, celle pâle et helh' hgllre d'oHicier hritilnniqnc, Ô Lor~l,
c'est lui! Et d:llls snn trol1f-,ie
ilit! icible, elle dOit se comrrt 111er la gorge ponl' ne
pas sc lr<lhir par ce cri ùu cœur:
- Rohert!. ..
Le mème magnétisme qui rascine Nise opère
sur Je jeunc homme. R~poncla.
à la suggestion
cn quelque sorte hypnotlliue qlll les y attire ses
y~ux.
se lèyent inyinciblement sur celle fe~êlr
qu'il ne sail pas encore être celle des Daliot.
Rccollnall-il Denise, comme elle l'a reconnu
d'emhlée? Lors de leur unique rencontre, il n'a
~lère
fail que l'en(rv~i
et ùepllÎc; ~lc
nc lui a pas
envoyé sa pholograplue, comme Llcllc la siennc.
Cependant le \'agl~
-;ol"en~r
,qu'il pouvail garder
J'elle para!l sOllùam se precIser el, avant qlle le
tra~n
ne s'engouITre SOl~s
le ponl roulier, avant 'Ille
la fl1mée Je la locomotive ne sc r:thalle entre l'Ile
cl llli, la jCln~
,fille recueille son grnvc souri,,(',
l'lire courtOISIe, peut-être, mais qu'clic ;li1 (;16 la
prcmièrc à le revoir el que ce soit cl Je '1 11 ';1\';1111
loute aulre il ail s,tluée, l'incidenl à son sens rck\'(:
ùu merveilleux. La supcrstition de l'amollI' \' veut
IrOllver son cOlllple et comme unc ;,orle de
rl'\ ,1111'11(, 'iur le de:-;l1n.
A III gan:, cependant, Ljel~
It ~pigl\!
c 1J11\ll' "i
,'Ile :Ivuil le diable au COI ps. Les vI SCI ",Ilions
�CYRANETTE
aigres-douces de sa mère n'y peuycnt mais. Il ne
passe pas un employé qu'elle ne le hèle pour savoir
;t quelle heure exacte arrive le train. Et quant au
chef et au sous-chef, ils n'osent sortir de leur cage
de verre jusqu'où elle les relance impitoyablement.
- Eh bien! est-il enfin signalé, ce malheureux
\!xpress?
Qu'est-ce donc, lorsqu'il s'arrEte à quai et qu'en
descend le beau lieutenant du Royal Artille1')"?
Tout protocole est mis de côté, nonobstant un
suprême tentative de Mme Daliot pour sauver
l'étiquette.
- Ah 1 dear, dear! roucoule élégiaquemel'tt
LieUe, les mains dans celles de l'officier. Est-CL
bien vous, dea1-, en chair ct en os, ou n'est-ce que
votre ombre?
Lui 0. déposé son sac de voyage à terre et mis
sa. canne d'invalide sous son bras. Une prompte
intervention de M. et Mme Daliot le dégage, mais
il s'incline devant eux avec moins d'aisance que SI
l'étourdissant accueil de leur fille ne l'avait légèrement interloqué.
- Madame ... Monsieur ... Mad ...
- Appelez-moi donc LieHe ! coupe l'intéressée
ou bien je vous appelle Mister WeIl stone, gros
comme le bras, you, naughty boy!
11 rit, mais sans beaucoup d'entrain, comme
gêné de tant d'C'xubérance, comme s'il avait perdu
le souvenir de la petit folle qui, sur ce mème quai,
six mois plus tOt, lui faisait de si bruyants adieux.
M. Daliot s'est baiss6 pour prendre la sacoche.
L'orficier le prie en vain de n'en rien faire.
- \ TOUS êtes ;1 peine convalescent, mon ami,
dit pnternellement l'archivisle. Laissez-moi vous
alléger Je ce sa..:. ous n'habitons pas loin, d'ail·
\eurs, ct si V'JUS \'oldez faire la route en voiture ...
Oh! je puis trt:s bien la faire il pied, assura
Ml'. \\'cll"tonc. Mais il n'est pas convenable que
je vous Jais<;c vou<; rntiguer pour moi.
A la faveur de cet aSSaut d'amahilités,
4'
�li,
1
vRANr.l 1 l'
Mme Daliot gronde Liette, qui n 1'.1 .:erte pa'
,olé.
_ ~\'la
fille, tu manques de tenue à un . degré
incro} able.
non, maman. Seulement, (l\CC loi, il
_ ~Tai",
ùuJrait toujours étre empruntée ... Vous enez,
dear?
_ Attends un peu, dit M. Daliot. MI', ' V-cll stone;) sa cantine <lUX bagarFE's. Je vois m'occupel
Je l'en retirer et de la f.Jire porter tout de suite à
l'hôtel.
_ Merci, mais c'est inutile, d ~clare
le lieutela 13i !'el
la (JI sivne, [j me
nant : .Mieux ~atl
but repartir demain .
Ses trait un peu tin:' , Ill, i qui t'mhlaient,;c
détendre, s'assombrissent ü nouvea , t nn grand
froie! s'abat sur les épaul 'de i\L et de .VIl1lc DalioL
LieHe ·!le-ll1cme. tOllte saisie des dernier' mols
de l'olficier. ne snil ({u'imaginer.
- Demain! s'effare-l-clk, Comment! Déjà?
- Jc sui si inquiet pOUl' la santé de Illa 11<:1'\.: !
répond tristement le jeunc homme.
Allons bon! li nc manqunil plus ljll' 'cla ! El.
,(lui dérange
navrée. de celte nou\·e1le. comp,li~atn
lInc fOh de plus ses petite atlaJl'es, Lletle écoute,
la m011 dan., l'flme, cc pauvre 1 ohert don! lu
IIHIIll'\l1 \ n si l1Ial.
C'est l'émotion qui a été l'une te'l M,'s. Wells1011C. Elle n'a pu suppol'Icr impunément 1 uoubl('
COUD qu'Ile a reçu e 1 apprenallt, il quelques jOlll..
d'inlervalle, le II ~pa
t r umé, pui
l'ino pérée
résun cction Je SOll (il. Li, Ht·, !jl)lTltllU IOllte , n'cil
est 1 : trop Ul'pllse., ( ~Il uOlle, miel! qu'elle,
pourrnlt comprendre 1 Il t de c terrible émo.
lion -l, ? • ·'en a-t-el! pa<, p. ti cil -m'IU au point
lie 1(' ùocteur Illllllen'el1ll' 1 l'obli rel' penu lit
luarant -huit heures' g.m.l J' la c lamhre?
..
1 imen!, cil
li 1 pl inc, Li lie. Elle plulIIl
tte t-onne c.le-llle V, ell tone elle pl inl on çhel
Robert e lE' f'lit pa oir, (ntr r 1(. que 111I
��100
CYRANETTE
_ Je ne le suis pas moins de vous voir parmi
nous, rétabli, répond le prêtre en lui rendant avec
usure son vigoureux shake-hand.
_ Ma fille alnée, Dfl,nise, reprend rituellement
M. Daliot.
L'officier s'incline:
_ Je connais mademoiselle. Et, ajouta-t-il en
retrouvant son grave sourire, j'ai déjà eu l' honneur de la saluer aujourd'hui .
Lielte ne saurait tenir sa langue indéfiniment.
_ Aujourd'hui, dear? Par quel sortilège?
_ Le train passait sous vos fenètrcs.
_ Et j'étais au bakon, avoue r'ise en toute
sim plicité.
.
Si Liette ne se mordait les lèvres, elle laisserait
échapper une s?ttise: Une s,ottise ct, qui pis est,
une méchancete. MalS ce n est pas pt.:rdu et CC:
qu'elle n'ose dire tout haut, elle le pense 10111
bas.
_ Voilà donc pourquui lu tenais tant à surveiller la femme de ménage, . l'lise ? Ail 1"ight) ma
coquine! Nous t'allons survellier <lUSSJ, loi!
�CYRANETTE
101
v
Licite n'a jamais su apprécier, comme son père
ou sa S(cur, la sULtvuge et gramliose poésie des
hivers savoisiens. Quand les monts d'alentour
s'ensl:\'disscn t da ns les brumes ùe novembre;
'lll'aH'l" déccl1I bre sc succèdenl les lourdes tombées de llI.ige lpti ouatcll f les toits et les rues de lé!.
ville et [ont de scs environs un paysage arctique;
r:l qu'il semble que toute gulté sc soit réfugiée au
Ir/gis, dalls l'a tre qui IOn!1e et pétille: aloni
comml,; dés,\l11t;e, elle 11' sait plus que faire, ni que
devenir.
Cet hi\er de 1917-19[:), si rigoureux encore,
lluoique lin peu moins hyperboréen que le précéJenl, de glaciale mémoire, lui parall si long et si
exécrable 4u'ellc craindrait dt: n'en \oir jamais la
fin, n'étaiel1~
les distractions qu'elle se donne el
qlli J'aident à ( tuer le temps »).
Actuellement, sa marotte - elle a toujours une
l11aroUe, qui dure autant que peut durer lin
caprice - c'est le patinage, 1 our se perfectionner
dans la langul' de Shakcspeare el de Byron, qu'il
lui raudra parler correctement lIl\e fois mariée,
sous poin • d'litre ridicull', elle fréquente quelques
jellnes misses de ln colollie anglaise, ct depuis que
la saison Il't'sl pills propice au tennis, au rowing,
,III golf, :1 l'alpinisme, férue de sports 'Il plein
,Ii!', cllL' S'l'st mise;) l'école de ses 1I0lt\ellcs amies
<Jlli s';JClol1ncnl avec ardeur au\. joies du skating .
Joies rL'l,llivl:s d',lillcurs, pour 1I1H' 1111\ ieu lui a
"1:lt~
slIr Il' tard et qui Il'e..;1 P;IS CJ1l'Ol't' dl'S pllls
l', J Cl'I(:' d,tll ,1',111 d\;!~,gli.at:
irnpt:c ',lhl,'·, ."1 d,'
Ill'ul,' It:lrrnùoi "1 cs, <-htdquc,; " billel:; d(' P,\l'~
1/'1"1'(' )' qll'tll/' Ill' 11<'111 '1'111 1'1'(." hl rd,' r,II11:1<; ,'rel
��( \ 1: \, 1'.1 1'1
~ a~
app".. J h; h ""n ·éCI·atiOIl qltici('lI, .le s,'s fiancailles?
C'est dans les (ormes en effet, II uuiy ne . an .
( tralala »), que MI', \Vellstone a rait sa demande .
le soir même de son arri"ée, en présence de l'ahl>0
Divoirc. Les jeunes filles s'étaient retirées, mais LILleur chambre, en prêtant lin peu l'oreille, un
entend ce gui se dit au saloll, où M . cl Mme Daliot
I"l:uaient ùe passer avcc leurs invités.
l Tul besoin au demeurant d'0tre m,lgicit.:Ill1é
pour deviner de quoi il s'agissait , Et quand l~ohei
quitta la maison, en compagnie de.M . le ell!'': C)l1i
s'était obligeamment offert ü Je conduire; ;'1 l'hôtel ,
Lietle était fixée sur le résultat de celte grave dC-libGration, dont ses parents ne lui fnurnirenl le
compte rendu que Je lendcmain matin.
M,.. "Vdlstone avait hel et hien sollicitê l'honneur d'ohtenir sa main . 11 étrlit ;lgréé comme rUlUr
gendre par l'heureux pere ct l'heureuse JIlère, l~1
tout avait élé prénl ct rég-lé pour le miell , s:tuf
ta date précise du m'lI'iage ql1i, comme dl: juste,
ne pouvuil etrc céll;hré [out dl' ~l1ih.:
..M. cl Mme
Duliot tenaien t a ce jll 'il CUI lieu il Cham hé!"},
mais par cela 111 'mu Robert allait a, oil' plus Lie
formalités fi rl:JJlplir qu'iln\;n :llIrnit cu en Angle-
terre, où l'on
Sl.'
lllnrie ave
une fticJ!ité dont
\)11
n'a l'ilS idée en France. Les fiancés s' . rrésentl'Ilt
LI '\"ant Ull clergyman quclconque, le IUt.:! leul' IiI
1111 bout dc papierC1t Il'UI' rClllclUll cerlifical, apr0
1111 geste de bénédictÎ(lI1. C'esi t0111. \',1' dl' hallS,
1 \)~!
pas de PltlIIÎ l .ltiol1, pas d 1('1I10;1l, pa Je
Iliec s d'idcntilt! L'lrYlIlt'n fi 1:1 \IIPCIII" d lil ix·,uatrc.drll 1 Et II \ oilà I(")ul li, mCtn\;! l'our
I,t dl: 1
.\l:il l'Il 1001'.1/11'C 1111 ail)l" ù taire le. l,;hu t· plu ...
pu (Ill 'nI. Dc pin, [{ohln IlIi·1I 1 III étnll d',l\ 1.
l'Jl! Il Il ch <; jouI. Illoins tllsl 's. I;~tu
de sarlie:
Je 5.1 Illl'!' 1 uu il 'lliléliolcr el 1 InilittJiJ't" ljll'il
cl
it
11 11lt:, ' " t(Jul
dénOllCmt:n 1. Il Ill: le
lIité t'I
lJ i t
1 IH! pl
hrlll;4 t1l
pa,. r tOlllllet
l,'
II fronl,
�sa blessure quoique cicatrisée ne lui permettant
I)lus de braver les fatigues de la campagne. Mai:>
.'Ivant d'être radié des cadres, il allai t avoir a subir
d'autres visites et contre-visites qui le pouvaient
mener assez loin .
. - Eh bien, avait dit M. Daliot, si vous voulez,
Illon ami, ce sera pour le printemps. Vous aure:~
le temps de vous retourner, n?us aussi. Et j'es..
père qu'alors madame votre mere pourra etre' des
nôtres.
Un point délicat avait été également abordé:
.:elui de la dot de LieHe. Effleuré plutôt, Robel1
n 'attachant aucune espèce d'importance à ceUt'
question, comme le montrait assel son sourire.
Néanmoins, M. Daliot avait tenu à faire obsen'cr
que, sous le rapport de ~a fortune, .les deux jeunes
gens auraient pu être mIeux assortI·.
- Monsieur, avait répondu Mr. Wellstollc,
,"ous me peineriez d'insister. Ce n'est pas ma faute
si ma famille est riche et il y a quelque chose qui
me parait int~me
plus précicu· que l'argent:
c'est une affectIOn mutuelle. Or, nous nous aimons.
Mlle Juliette et moi.
- Une grosse dot n'exclut pas nécessairement
l'affection, mon ami.
- Sans doute et je suis. heureux de savolJ ~le
ma compagne aura ltne VIe large ct facile. Mail;
tjue pourrais-je attendre d'une « héritière » CJui nt'
m'apporterait que la \·anité d'une ,\mc vénale Olt
mondaine? Ce genre de femme m'inspire une telle
fraycur, dit t'n riant Robert, que jl' \1' 'Il \ouùrais
pOllr tout l'or du monde.
- Quel digne et bon jeune. homme! s'était
\:tissé <Iller ~l dire l'archi,istc, en rapportnnt eel
('n trctien i) sa fille cadette.
- Une perlc, papa, une vraie pedc! avait r(;l1(;héri Liette. 011 nic {Jue la pCl'fettion soit de (;(;
l'1oude. On a tort. Lu i est parfait.
~ntrc
I(.'s fiancés, la COlTCSrOndollec avait rcpri '
dès le .. premiers jOli rs d(' Irll r llol1vrllc < ~'pu
t"<J lioll,
�CYRANETTE
Ijui n'avait pas permis au jeune homme de \oir en
Liette la petite chose frivole et fantasq ue dont il
se méfiait . Ses légères incarta des de la gare ne
tiraient pas, en somme , à conséq uence. Ce n'était
là, pensait -il, que le faible de cette délicieu se
enfant, aux spont:m éités un peu parado xales, mais
non inquiét antes pour qui connais sait ses vertus
foncièr es.
En ces vingt-q uatre heures passées dans son
intimité , la gràce de Lielte - d'une Liette que les
cir-:ons tunces obligea ient de s'obser ver - n'avait
pas dément i l'opinio n qu'il s'était faite d'ell e à travers des puges sublim isées par un grand et pur
amour. Et il J'avait quittée , plus épris peut-êt re
CJ u'il ne l'étai t en arrivan t.
Nise s'en était rendu compte . Avec elle, il s'était
compo rté comme un frère qui en viendra it à se
découv rôr une sœur longtem ps ignorée ct pleine
de gràce aussi. JI lui avnit témoig né toute l'atten:ion qu'il lui pouvai t accord er en l'espèc e et que
son éducati on raffinée savait nuance r il mervei lle.
Mais clIc n'avait pas d'illusi ons il sc faire. Elle
voyait bien que ce frère ne l'aimer ait jamais que
comme une sœur, alors qu'il aimait LieUe tout
autrem ent. Et, quoiqu e le contrai re ne fùt ni
possibl e, ni m\:.J11e désirab le, mainte nant que le :,ort
en était jeté, c'était comme s'il avait retourn é le fer
.Iano; la plaic. Mais si la sontfru ncc étai t aiguë,
lancina nte comme aux plus mauvai jours d'avant
Il- dmme, l'antido te, :l présent , sc trouvai t près du
poison.
- 11 yil! se disait-c lle.
Et qu'il ,,!Jcut, lui dont dlu avait crll pleurer la
mort, cctte hellrellse: réalité faisait coutrep oids ü
l't~ToukJ1e
définiti f de son n~vl'.
Ver:; le mois dr janvier , h.
nouvpll e'
Ju Mrs. \Vellst ool s'étaien t bitL" de plus e]) plus
alarma ntes. Quand son fils l'nvait rejointe , UJle
rt,linc :Il1l-:JionliolJ ,Ivait paru , e l'roc\ui n d,Ill
__ ')Il
,: 1I f, ! ' ,Clrtt' qU'OH '-;rérait pres JIll" 1111
��CYRJ\NETTE
hôlel pari culier, auto de nWllre. ~roJl:;
et laquais
grande livrée, La fut.ure 1\11' , \\ dbl01l jUOlor
nt! donnera Jamais dans ç Il'al t'I":,-1.1 , Elle a bien
trop peur ùu ridicull
- Tes bijoux. mOn l'nfanl? dit Mil1\: Daliot.
Laisse-les dans lcur -.:ohn,l. Tu peux t'cn passer.
Denisl.:, pendanl (C tehlps, r.:lit la triste missivt!
èn
où Robert
ct
épanché SOI1 afflie li ou filiale:
Chère petite LicHe,
plus de mère, Ma
dépêche ,'ous l'ri appris. mais YOUS, d01l1 les
lntn:nts sont si alerles et:-i JCUIlCS, (outlllenl ima~inerc/-l'OUS
toute 1'l:lI.:ndue d'une lelle pertc'!
«( Elle
n'est plus, l:1 honlll mère (lui s'esl
pcnèhée tan t de fois sur 111()11 hl 1(cau de hahy, q li i
Ill';! ,tppris mes premiers mots el mes pn':ll1iers
P"", consolé de mes prcl11 ier" (hagri ns t'I (IL- mes
pl' mins d(oboire ! ,T OltS ~1\OIlS
pVl'JU la g~lrdi(;Jn'
du home. l'admirable édlleatric'l" ll\li s'in,4'(:lliail ;t
l1IoJell'J" IlH'S s(t;urs sur ~on
ill10g1 l.:t ;1 111l' IGirl
dlglll d(' mon j1L're, h01ll1t t.: d'"horJ lin pl'II rigiùl
lot fluiJ, Ill'Iis hOIl Ù:tIlS l'oInH", jus le l"O Il 1III l' III)
tint C" il 'lui !'aIUl'h"ieot dl'S li( ilS -"UI' IC..;qUl'ls Il.:
temps ,,'a jal1uis II lk pris', I)all\ le père! AI l'ès
.Ivoir trf'l1lblC- pour elle, je ais Irembler pour lui,
lJili n'est pllls ll"'un corps snllh DII1C,
Il Chère petite Little, vons Il)(' (lilrdOIlI1Cn.:z de
VOII mOlltrer Illon l'ft'UI :1 dl. ()1I'il \OIlS appar
lienlle, yOlt>; n'l'Il ;11 riez dnulel", lll:1i,., 111011 amOUI
!l0lll l'OUS s\ sliperposait. sail" l'e clllre, ;l IllOIl
allleJlJr ('cJIlr mimer" cl "OU" aUI"l.:1 hl'nucoup a
':lire pour \ l'olllhlt,[' un si f.{I';Jl1d "id\'.
l' lelid
( 0 111.1 1 iCfl-a i Ill(:e. tOlt tl: ma pen t:~
I(
« Plaignei',-moi! Je n'ai
l'
'I~
1 ()lr 1 mit' 'S c.
(omm'
V('r',
le Sllll
ilal11herlll
qui t 'I.tir ilia lluit! \'ou, tf! Il (JI] éloik', \ 011"
et l' 1ll0l1 <.: 1'c!I"ln'CI' ~l ml! lOI! i\il1l 'i-moi da\':1I11.lgl' ellcor' i plls"ihk, ' ':C.I ,'C IU(' J.IIl'lId LI.
VIIII
1 c'C'il Il: ll'1oln qll( \ lis voud! / \ 'l' Cl
111 Il (II 'fi III' )l1i t cl: hire".)
�Et llualld :\ise a lini Jt; la relire, ceHe triste
lcttrc qui Cil évoque d'autres dont elle pensait
mourir comme en est morte Mrs, Wellstoue, son
ahattement contraste avec le sang-froid de <;;\
cadette, o-:cupée clc détails pratiques.
[) faut répondre pourtant ct la collaboration des
deux "cents aboutit une fois cie rlus à ['une de
ces pages que Robert sai t si b~en,
apprécier.
- Souffle-moi, veux-tu, NIsc? a supplié LieUe.
Et Nise, d'un jet, lui a dicté ces 'luel<'j1\cs lignes:
« Je souifre avec vous ct pleure avec Yous,
mon Robert, mais je vous crie courage:, parce qu,'
tout en moi s'insurge contre l'idée impie CJuc 1"
mort puisse èlrc la lin de tout. S'il en ét~li
ainsi,
il vaudrait mieux ne jamais nailrc, puis lue, trop
souvent, vivre c'est souffrir. Dans sa justice, Dicli
a ,"oulu la souffrance. Dans sa bonté il a voulu le
bonheur. Nos joies hu.maine~
,sont trop fugitives
pour compenser nos mfi rJ11ltes. Cette compensation, il nous faut l'attendre ù'un munde meilleur
el, bien souvent, ceux qui parlent sont moins il
plaindre yue ':ClIX qui l'l'sIen!.
I( SOFt \ aillant d:.illS cellC épreuve .:omUll j'ai
essayé de l'cn~
ùans la mienlle, t'1 t::tchez d,.
1 cmonter
monsieur voIre pl:fC, dont 1I0U~
concevons ici toutc la douleur. Vue ne sui '-je prt:'7
dl vous pour vous y aider de III un mieux! Comml
je l'aimerais aussi, cc pau\ 1\: et hOIl père, COmlll('
je m'appliq lierais il lui plnirc cl à lui changer les
idées 1... Il
LicH(; cesse un instant d'écrire.
- Parfait 1 approll\'c-t-elle en connaisséusl:.
C'es., simple et bie.n sent.i. Mais, en nous y <lppesantlssant, nOl\s rlsquertons de rater notre eflet.
, isc. ,"cs-tn pas de mOn avis? Moi je trouve 'Ille.
pour nOlis chang-er ks idGcs, il sl-rait hon de pad r
d':lUtr l'!Jn"'c. Hobcr' rEchme sans l'(; sc de no<;
Dou\('lles Il r:IOük dt· détail" in('dit. ('cordon
�CY1<Ar ET'fE
109
lui satisfaction. Ça lui sera tout aussi salutaire et
agréable que nos larmes et nos soupirs, voire qu<,
nos évocations des félicités posthumes. Je suis
croyante, moi aussi . Ne le serais-je pas que M. le
curé, qui est une façon d'apôtre, aurait tôt fait de
me convertir. Mais, soit dit entre nous, si je ne
doute pas de l'immortalité de l'àme, ni d'une
seconde existence, l'au delà ne m'attire guère en
ce moment-ci, je m'accommode des faibles satisfactions que l'on peut trouver dans cette vallée de
larmes et, sans m'écrier, comme je ne sais quel
roi : le Après nous le déluge! » ou : « Après nous
la fin du monde » - je ne me rappelle plus bien,il me semble sage de profiter un peu des biens terrestres. Plus tard, quand je serai toute ridée et
ratatinée, peUL-être ne raisonnerai-je pas ainsi.
Peut-être aurai-je hàte de dépouiller ma guenille.
Mais ...
Mais Nise l'écoute-t-elle seu lement?
Elles ont beau se faire des concessions mutuelles
- Nise surtout, - jamais leurs idées ne concordent étroitement el vient toujours un moment où
tout ce que peut dire l'une n'a plus d'intérêt pour
l'autre, quand pour cette autre tout cela ne détonne
ras étrangement.
·;:' e5t ce qui navre Nise et lui inspire tant d'inquiétude ponr l'avenir. Sachant à Ci uel point Robert
communie avec elle, elle se Glemande comment il
pourra s'entendre avet: LieUe, qui n'a ni son tour
d'esprit, ni ses penchants, 111 ses aspit'ations proCondes. Et la réponse est si désespérante que, pour
ceci comme pour le reste, elle n'a d'autre re,-ours
que de s'en rem('lIre à Dieu.
��CYRANETTE
li
Je ne dis pas, mais et toi, mère, ne vet"~-u
pas lui être agréable? Nous ayons decidé de ne
rien faire. Vais-je reyenir sur nos conventions?
Et puib .:e rien faire, ce n'est pas ù la portée de
tout le monde, et ce sera hien plus original
comme cela.
Le 1110t est lâché. Ètre originale, poltr Liette.
c'est le comble de l'Ht en matière de mondanités,
comme en peinture ou en littérature. li rte faut
jamais sc mettre à la remorque des fou es, de leurs
.;onvenllol1s et de leurs préjugés. Un prëjugé, la
mbè hlanche. Un autr préj"gé, les dèmoisel~;
c!'honllcur. Et quant ., l'étalage de la corbeille,
'Juant au Iner, quant VU bal, Liette y voit autant
ll'archaïsmes.
- Et nos 'uui:., qu'en' ais-tu? dit Mme Daliot,
comme suprème 4lrgument.
- Oh! ils pourronl assister à la bénéJiction
nuptiale si le cccur leu r ']1 Jit. Mais il n'} aura pas
de « faire p:lrt ".
Mme Dalio! n'est lullement con ertie. j fèllle ',,1
(ontrariété n. rait guère de doute. Mais pOlir les
mères t ce n'e51 pas la moindre épreuve dt
leur \ ie toute d clé OI1t'Dlcnt - l'heure Je l'abdication sonne tût ou lard et elle ~en
( bien qUe sa
fi Il 'lui ·chappe. Dans un mois, Liette :sera femme.
Comment, d'ores et déFI, ne ,'essaierait-elle pa.'.1
voler de ses propres ailes'
- Toul de même, pl!Tl l! Mme Dalio!, j'ai toujonrs ménagé m'lIn,ll1, n1oi. Aussi flle \'crS.::lit-el1e
Il:5 trésors de son r. penenc et de sa tend S5c.
Une m6lancolie la gagne, \j' i ln reporte de Ilngt
'ct quelques années en ,trrièrc. Un qual·t de slède,
ponr qui a.nticil e ,;UI' l'avenir, c'est commé l'éternité. Pour qui St: retourne v 's 1 pas è, c'est bien
ments qui y
peu de chose t il semble Clue les ~vén
fan! t!poquc affluent nu,' premier,:> plans de la
mémoire à tne '11". ql'i~
reculent cinn J'ordr'
hronologiq ue.
~1
n',) ql1'lI clnre, dem 1
ngi
�TI2
( YRANETTI.
-:0rébrale opère, revÎyjfiant intensément les moinùres souvenirs de ses propres fiançailles. Comme
tout y avait été bien préparé, calculé et réglé,
depuis la savante ordonnance de la première renI:ontre jusqu'à la minutieuse composition de son
trou seau! Et quel sage et harinonieux acheminement de son inexpérience l'ers le sacrement qui
de la vierge fait une épouse!
On n'était riche ni d'un coté, ni de l'autre, mais
on appartenait à de bonnes familles, respectueuses
des saines traditions . Et, dans la fleur de ses dixsept ans, quand, sous l'égide de sa mère, Germaine avait fait son entrée dans le monde où elle
:lilait conuailre M. Georges Daliot, alors tout
jeune fonctionnaire, bien qu'une inclination secrète
ne dCtt pas tarder à le lui rendre très sympathique,
clic ne se fùt pas permis de contrarier ses parents
"ncorc moins de l:ul" tenir t~e,
si,. dans leu r prl~
dcnce cl leu r 1 reyoyance, Ils av;:uent cru dcyoi r
choisir pour elle un autre parti . Mais lluel :luIre
parti lili eùt pu mieux convenir'? George' l'aimait.
Il avait J'excellentes manièrcs, des qualités que le.
rrcmier venu n'a pa~,
.tout. ce qu'il fnut pOllr
,r arriver li ùans l'a ù1l11l1lstrallOl1. On IlC pouvai 1
donc Il' voil d'ull tla\'i~
œil, ni faire cn sorte
qu'il n'approchüt point Germaine. S'il cherchait
les. occasions ùe la IC~lcot:er,
il y apport'lit
d'a!lleurs beaucoup de dtscretton, savait s'effacer
:lll besoin r.t :Jltcndre stoïctltcl11elll de pouvoir
0dH1I1gcr quclliues mots H\'CC clic sans qu'en 501lfr"issent Ics convenances.
"v1l1lc
Daliot .revoit
,.. . la honnc
. figure du vieil
.
amI COl~UIn
qUI s.eti'lt cntrCl11l: comme négocin- '
[C\l~'
pre,; cl, son pere. Elle rC\"C)lt i\1. Daliot père,
r;n jaquette. halll de forme et gants chamois, sc
présenter ,1 15011 tour pour la clCOloll1de 1'11 l1arÏ:g~.
1~I(,
n'a..;sislait pas :1. ~etc
cntrevue, il va sans clin.
\rai~
rue de Derrière-les-Mur,;, quand un visiteur
lirait la sonnette, on n~garlit
par une pCI' iennc
pnur savoil';'l Cjlll on .I\',lit atlair-: ... Et pui~,.
,1\:Jnl
�CYRANETTB
l T.)
"'
la première vIsite officielle de Georges agree
.:ümme fiancé, ç'avait été son ,premier envoi de
de muguets dont Gc'\"t1enrs blanches, une ~rbe
maine, en toilette rose, avait détaché un brin pour
le piquer à son corsage. Ce soir-là, pour la première fois, elle lui tendait la main en le remerciant
de son bouquet et il prof! tai t Je la circonstance
pour lui remettre une bague toute sim pie, ornée
seulement de quelques perles. On dînait entre
intimes, les fiancés réunis au bout de la table, et,
huit jours plus tard, l'invitation était rendue, dans
les règles, par la famille du fiancé, Germaine prenait place entre son lutur beau-père, côté gauche,
et Georges, coté droit.
A partir de ce moment, lui, Georges, pouvait et
L1elr ait la venir voir chaque jour, en présence de la
maman de Germaine qui dirigeait la conversation,
s'associait aux projets d'avenir des jeunes gens et,
al"ec une délicatesse \nfiuie, SOllS ombre d'un
ordre à donner, de quelque détail domestique à
régler, s'arrangeait pour leur ménager un instant
de tête-à-tête au salon, dont la porte restait entr'ouverte, L'intimité, ainsi, s'établissait progressivement, sans heurts ni à-coups, On s'était dit d'abord:
<1 monsieur ,. ct l( mademoiselle lJ. Puis: « monsieur Georges l) cL I( mademoiseIle Germaine )'.
Maintenant, on se di-;ait : « Georges II ct I( Germaine II tOllt court et l'on n'avait pas l'impression
(lue ce füt osé ou déplacé, taut c'était venu naturellement. Le fiancé ne se départait pas encore
de toute réserve d'ailleun;, loin de là. Bien que
son couvert fut toujours mis chez sa nouvelle
fanlille, il n'abusait pas de cc privilège ct se conJuisait en garçon bien élevé ct non en pique
as~,iet.
Vers le milieu des fiançailles, obligé de
s','bsenter Je Chambery 1'0\11' quelque temps, il
,lvaJl )ollicitê et obteuu l'autorisation d'écrire il
Germaine, mais Germaine montrait ses lettre à sa
llIcre et n' , faisait jamais réponse qu'elle ne l'eût
(onsultée au préalable.
�('YRAI ET TE
Par la suite, sou~
le même chaperonnuge bienvt;il1;:ont encore que vigilant, ils étaient allés au
concert, au théàtTe et même au bal, où ils ne dansai 'nt qu'ensemble - Les im'itait-on dans une tierce
Illuison? lb évitaient de ~}y
rend~
de compagnie .
•\11 surplus, jamais ils ne ru sent sortis seuls en
\-ille.
Le l'es e il l'.lven:Ul t. lien Cf ue de conforme iHL
hiellséat ces el ù la tradition, les invitations pOUl." l,
mariage rédigél:.s ~\'c
soin c~ réparties illdicicn.
"Lment entrl': la famille, les a111IS et celles des notahilités sus 'f'ptiblcs d'honorer la cérémonie de le!]r
pr'sen e :
Memi.ur Leu" (7J{1r.ltJ(D.
v.:t.,,1' du /1fu.ù de la 'ViI/"
Itcro"4iu cie la Soci,li J'j7rchio10Kic 4.1" S".,oi., of/kirr de /'1",Ir"cI,on Il/lbli'1uc,ellIf.:da",c lOlli,
G~lr)U(D
onl'h~Ir
d, vou.
(."r~
p.:rl cllI mariage df /lfade",o"el1e Germ,une G7V'VJl1{D.
1",1' fillr, a.,eC )/fo,... i"ur Georgel
(O'UC'
DJlL107.
Mons,eul' Philip;, il 'iLlOr.
n'-greffiu du 7,';b./1.:1 ",uil d,'
Chambéry tn '·tlrf:i~,
mtmb,
r
honor,:irr J., l'Auoci.:I~,
bi ;
I,ch'''qlle, ch,ulllic,. .i.' l'Ordre d"
.;'/férUe agricole, cl .;;i.td.'nre Philippe DJlllOT enl l'hMllellr 1
'UOIII faire pari cl" "htnage ,le
';"Olureur G,org.: DJ\1.10T. leur
fir.. "DIIC M.tdcllloi"116 Germaine
G}(1'V.ltJ(D.
cl UOUI pritn/ d'au;,/,r à la Héntaiclion Iluplia/t
'1"i Iclll ..ra dom,il le jeudi 29 avril 1897. à ",idi l'rédl
en /If CalbiJrale,
•
Et Iucd'alltresdi positions, Cjucd'autresapprèts
IV. III 1 gland jour ()ù tOlite III mai 'nn a1l1Gnagt
puur l'Cl! voir le:; invi1és regorgeait th.: monde!
Enfin, Ilahilléc .I"ec amour par Ses suivantes, la
mariée prenait pJac(' t1an~
le landall rangé bien :(
l'avil\1cc clev<Jnt la porte. El le ClJrlcge s'orgatJi~1.
l~n
tête, elle et cs pèr e et mère; dans la second
cal che, Georges el ses parent ; et dan les autre ...
t le invité. Et quand, sortis de la
r all'i , 011 arrivait a l'église, la mariée y entrait
olennellcment au bras de M. Grivard, entre deux
haie de curieux. Alors, éclatait une 11larche allè-
l.t bmillc
gre et l'OJ'gue accompagnait Germaine qui, le"
}'Ill
ch.\ lemenl b liS és, gag nit on fauteuil .. ,
�("vrtA
1.'1 '1'1,:
Mme Daliot lai~se
échap~J'
un soupi;·.
Que tOlJt :a .\3t loin e+ que les temr~
30nt dont
changés!
Dépourvu de la mise en 'ct!l~e
inJ~pesabl
à
son éclat, que va èlre le marwgl Je Liette? Ce
'l'tl'auront été es fi:lJlpilles, qu'_ig ue dlOse d'incoli
lestablemenl original, mais aussi, hélas, de lrt!s
choquant pOlir qui a le respect inné des convenances. Outre-Manche, on agi t comme on l'entend
ct il se peut qu'il soit normal de s'y Gancer sur le
quai d'une gare ('t de s\ marier en mackintosh.
:\llis Chambérr est en S,woie ('t la France n'ec;1
pa~
l'AngletcITl'.
EnGn, il faut se résigner Cl Mme DaliOI essaie
d'en prendre son p,~rti
mais 'Vraiment c'est dur.
Si cncore toute 1.1 vie conjugale de LieHe et de
Robert ne de\'ail 1 a~ se ressenti!' de cette absurde
dérogatioll aux principes!
Mi-indulgence, mi-prudence, M. Daliol a pré~
féft! ne se mêler ùe rien, Pl • ilôe obsel'\'e la l11êm
retenue. Peu lui en chaut de savoir ~ornmet
Juliette se mal iera. Ce qui l'~poU\ante,
c'e t ll'
J'nit en lui-ll1ême : Li( He c; 1l~ 1 ie et !oie rnal ie m'e~
Roher! !
l'~e
jculw h0ll1l11e n'appal'lient plus i\ l'armée.
Toutefois il n'a recouvré tpl'une libertlt relative,
son p~re
lui ayant pa 'sé la main pour l'exploitalio/l dll ~aste
domaine rural d'oil les ""cIISlollC
tirent le gros de leurs reveI1U';. Alll'si ne passeIa-
(-il pas cn Fr:1nl~e
(out le temps qu'il dé!oiircrait. "
.\ITi"cra huit on di,' j()urs r1\"alllle mari'lge, clJ1l11è1\('1". ~;l jeuJle femme pour huit ou dix 'Illtrr. jours
(II Ullcourt 10', g ,de I,OCl' d,m leMidi, et l"t
Il'
tlr:1 fil'ct: ,1] Llil
SIS adil.Jll. h M.l,t MIIlC Dali( t
;!~.1I\
de l' 'pren Ile le chchlin du home, )'al' Pari!>.
,j,
Boulogne, Foll, , ln le, Londros c PlynH lIth.
],jetto C prom t lie s'arr t '1' lin peu pal·tout,
liO(nTl1lllenl 1) P;Jri~,
,)11 clic désire répol1dre h j'illl'il tion d'une amie IIldrié
,IV III elle d'lui)
n!si le. ~i dOliC mllintendlll lé lemps.: 'ou J Il <Ir>
�vite au gré de 0:ise, il traine jolimcnt au gré dc S<l
sœur qui, comme les soldat!; à la caserne, compte
les Jours sur le calendrier.
. 1.. .. P1us que .SIX
. ,••• • P1us que
- - Plus que 11Ult
quatre!., . songe l'une en frissonnant malgré elle.
- Encoresept!. .. encore cinq!. .. encore trois !.. .
geinll'autre qui bout d'énen'emenl.
Et avec ;on égoïsme qui s'ignore, t:ette incon5cience qui lui est habituelle, ce peu de mémoire
l\l'elle a dès lors que son,illté,rèl Ol~ son plaisir est
en jeu et que, sans mtv~lIse
mtentlOns, par étourderie, elle fait abstractIOn de ce que peut penser
et endurer l ise, dont après tout elle n'est pas
censée savoir le secret, Lietle déclare:
- Je m'explique à présent pourquoi les tommies chantent" Tippe-rary". Dieu que c'est long,
:'-1 ise ! Dieu li ue c'est long!
Elle jettc un coup d'œil par la fenêtre, constate
que Je ciel est clair, que le Nivolet n'a pas son
bonnet, et reprend:
- Tiens! je voudrais être plus viei ll e de trois
jours et même cie dix. ;:-.rous nous amuserons bien
pendant le séjour de Robert à Chambéry. Nous
retournerons à Aiguebelette m'ec lui et tll nous
a.:compagneras cette fois, Nise, ainsi qu'à Aix lesBains, au Bourget, au Granier, aux Gorges du
b'icr, bref. partout Ol! je le conduirai. Mais tll COnnais les idées de maman. Elle ne nous h\chera la
le cou que Jorsqu'el~
ne pourra plus
bride Stl~
nOlis tenll'.' et no~s
nc serons vrallnent tranquilles
{Ill'une fOIS manés. A lors mon seul chagrin sera
de VOLIS quitter, papa" elle et toi, peut-Ctre pour
tn\s longtemps. Pas Je Jour de mes noces, puisllue
je vous reverrai après notre petit tour dans le
Midi. Quand noue; filerons sur Paris, veux-je dirc.
Car il parait qu'il est extrCmement difficile d'obtcnir des passeports entre la France ct l'Angleterre
ct, si la guerre ne iinit pas bientôt, ce qui est neu
probable dll train dont vont les chose~
- ceg
Ilollvell,., olfensÎ\'C's boches, qu'en dis-tu. hein? ~
�CYRAXETTE
TT'j'
je ne serai p.:..s près de refranchir l'ean nue fois dl'
l'autre côté du détroit. .. Mais qui sait '? Tont. s'al
rangera peut-être, Nise . On dit qU(' Foch prepar\'
un coup . S'il culbute Ludendorff cOlllme le pèrL'
.loffre a culbuté von K luk, sur la Marne, la pai.\
ne tardera guère. Et alors les autorités française'>
IO!t britanniques ne nous raseront plus avec leurs
formalités. Les trains remarcheront comme aupara\'ant, les paquebots reprendront leur serviœ
réguliel' et, si je ne ,iens pas la première, vous ell
serez quittes, mère, père et toi, pour aller me voir
dans le Devonshire , En tout cas, ma chérie, promet solennellement LicHe, compte ,;Ul" moi pour
t'écrire. Je te mettrai un mot de Paris et t'eLlYerDi
des vlles de partout olt nous passerons, et aussi de
longues leltres olL tu trouveras mes impressions
d'Angleterre ... Es-tu contente '? ... ~on
L . Tu ne
réponds pas L. Tu te détournes?.. Ah! Nise,
1 ïse, ce n'est pas bien, ça. Pleurer parce lll1e je
ris! Te rendre llullwurel1se cIe mon bonheur!
).l'ise a ULl geste de protestation violente, mais
elle nI peut dissimulel' les larmes 'lui lui jaillissent
des yeux. Liette lui passe les bras autoul du COli.
- M~
chérie, pardol1 !.. . EIDbr~se-moj!
Je
,'aimt; bien, tu sais ... Oui, va, je m'explique t;1
pcine.,. Mais, puisque jl..! te n~viel1dmj
bienlOt!
Pui"l{ue tu iras me voir I;)-bas! Allon':, laisons
risette ;\ votre jeune slCur, gramll vilaine, cl
cmbl'assons-la, embrassons-la \'ite, llIieu . que cela.
'\ lIln:ment, damc. je crou'ais ... Non, cc n'est pas
vrai. Je ne crois rien. Mais embrasse-moi, Nisc, cl
lie pleure plus. Ul, c'est lini! Tu es la meilJeul"l
lies' Iles, 111a .:hérie. Et rappelle-toi ce que je te
dis: avant Jongtemps, lu feras un hon mariage, loi
aussi, ct lu riras bien en pensant tllle lu avais du
chagrin, parœ que, moi, la cadette, j'ai trouvé à
me C:lser :lvnnt loi,
�l .) '.
II
,El']
E
VII
Et maintenant tOul est consommé. L'irrépat" hlt·
est accom pli et _Tise a bu la lie de son cabee,
Del'ant Dieu <"t devant les hommes, Liet1e: est unie
pour la yj(;; a Robert!
S'il nous t'allait tirer la morale de ce Jllariage ,
en tallt que ('Grémonie, tenant compte de ln
dGcom cnue de i\lme Daliot, mais dussi de l'GI<11
J'esprit de sa fille aînée, HOUS ne salrion~
1'iell
t.tire de mieu, que de "cprcndre à notre compte
l'humaine cl profonde sagesse du \ ieil adage:
'l' q uelq lit' chose malheur est bOIl. "
Cette mer il pu .oulll:il dans SOlI légitil11e
.lInour-propre de hourg;()~st:.
Ce ~n ... ri<lge a pli
lJ1anqucf' dl' grandelJr. I!..t Il est \ rai qu'il cn eCiI
Gté totalement dépourvu, sal1S le curactere d'élén{.
tion chrétielll1 qll'en officiant l'abbC Divoirc a Sil
donner 1'l 1.1 cérénlàni . l'lais, ell -;OlJlJllt', .lll point
de Yu de, i.,l!, ne "L!lait-il pas illiCH 'lu\' tout e
pass.1t 111rt: illtillle' et en tOlite illlplicité'?
. pn:s la torl11l1lc sal.'ralll\!llfclle cie l'E" 'C(JI1~
jllngu )'O.~
ill 11I11/'imollilllll .l la pl'~sntaj()
rituelle ch- l '<1 11 Ih';[11 , ljualld M. le llll'l\ faisant le
siglle dt: Id cn,i slIr IC5 épollX dg '1IOuill(O..;, b; n
:-;olenllelll'IIlLlli hé\ll', i/l /lol/Ilile /) lll'is, el J.'ilii cl
I,}Jirit/ls .') IIlcti, puis, d'ulle voi CJll'il s'cllim;a:'
d'affermir. ,1 psalmodié un PIllOllv;lI1t 1\\ l'il!, cid
S/)I,l'i~
lcJ.\h:e~
OU', S.t erni dg'l\1i,cllcllus i
- S ignclIr, .1 'CI riti;! ( i1ri l, .1\ l. pitié!
l'l.li
Sd
Toi
" l'cllt-l·lI· p.1 CC!'.I e(', e!J· l'ill-
omri i c, 1., 101110111\ u ',1.1 sacrifi e, i cil 1\ Iii
dil la porter lout Ull j01l1 de pOlllp' '1 le !Jcss ,
p; nlli les n'urs, l'Cil Cil S cl 1.1 11111 iq tiC, t 1 J
ItJ Cl! ho IIIll!> d'Ulll: loul d'ill\ it( '! CI 111 Il i
t't. I/lUI P ri 1 ('Il 1\1 l.i( I l , 0111
�Ill]
« tralala )J; cette cérémonie dépouillée dt: Loute
mise en scène d comme escamotée, quelles souffrances ne lui ont-ils pas épargnées? Si clone, en
les voulanl tels quels, Lieu' ne songeait pas seulement ù se singulariser, si une pensée compatis- ,
:-.anle l'engageait à rendre moins cruelle supplice
de Nisc, il se peL1LlLue, 1':1r ailleurs, elle ail heau,
l:OUP péch0, cette bonne' pensée, on d0vra lui en
I{'nir C01l1plt" et ililli ,er;1 beallcoup pardonné.
IléL,~
pourquoj ses meilleurs élans s'an'ètenl.ils Collrt '? J ( mqlloi est-/!lIc si étollrdie, si sujette
;lll
réJl', iO!ls inco 1sidére~?
<lri"t:l' par ::'<1 forIlllW,I'0!lrqulli, nI' le point dl parti, 1 n voyag de
Iloe ';l, <1+ 'II lait 'Ileore dt; h 1 eint;" ) Ti<:t; Il bis'.ll'I &~h'IPr
-
Cu Illol lU lheul'eu
:
l'e trol \ s' 'P IS. chéri " que cela l'es'-emble
,1 Ul t'llIèvCllIcnl
'!
Avant leul' 111.1 rl,lgc , Jurant les huit jours que
I~oberl
(1 passés a Chamhéry , Ie:. ii ..1I1cés <l\ aient
di·jù. pu prendre com:nc un avant-goù! dl! !cnr l,une
dl' miel. Le matin, il n'était plu..; hesoin Je secouer
Licite pOtt l' qu'elle S<lul:lt Ju lit. Debout la
prl'llIière, C'él,\it elle qui se c.;hargeait li SOllnel' le
hrnnle-b .. s d~s
qu'ull rayon de :;oleil, liltrant de
hiais à travers les jolou ·jes, faisait dil1~e
... 1l1 coin
dt; la chambre J'agile corpuscuks d'or. Car le
moi de llIai
'ioleil se Il\onlrait hon prince: iam'l~
1J'.lvnit plOdi rut.! pilis de tiédelll' prc~Col'
à la lelT',
d(~
;tp lé i t(,l d It:llr" l;apllchl Je neige le \{ 'vard
t'I l 'ivol l, l1lét:llIlOl'pho-,é si dIe la vnlléc en lin
ill1111e/1 { hOllquet d I1lCrio;iCl'S '1 l' lcacins ('n
I1cI\I , Et telle ét,lil l'dtlit', Ile\' d cc lw:lll temps el
dc cott 1)'111' ,lmpagnc, qu'il r,i11:lit partir dal't'
clare. ~ 'C 011 ans M, et Mme Daliot, mais tonjonr.
a.v'c 1i , dont 1.1 m re joignait se in lances à celle
d s fianl.-é pOlir qu'elle les accom pagno.t :1' Ih
1 ur rand nné s cl' xcursionnistes inl:\ligab! ,
Rohf1l l, r'lde' fl'était une IIllo 1\I'il c()I\c\lIi
. il Ini.rn me t ùont Lielt , qu Ind 011 cl. il I"il!
,1 h il! t r"tend " 'lppr ndl
1 nir le \,,) ni
�I:lÙ
CYRANETTE
- ~Ial
, LieLte, tu vas nous jeter dans un ravin!
sc récriait Mme Daliot, peu disposée à courir le
risque d'un capotage.
- N'nie pas peur, maman, répondait Liette, entre
deux inquiétantes embardées que la poigne experte
de Ml'. \Vellstone s'arrangeait heureusement pour
rcndreinoff'ensives. Je t'assure)l n'y aaueundanger.
- Tu en disais autant du patinage.
- Oui, mais Robert n'était pas là. N'est-ce pas,
darling'! N'est-ce pas que, si vous aviez été là, vous
ne m'auriez pas laissé bousculer par ce stupide
lycéen?
D'autres fois, on se contentait de prendre le
1rain, puis d'aller à pied par les chemins de la
montagne. Mais, :w bout d.e trois ou quatre jours,
iVlme Daliot et M. Daliot lUI-même, qu'exténuaient
ces marches forcées" avie~t
dl~
demander grâce,
et les jeunes gens ne s en plaIgnaIent pas.
- On esl bien plus tranquille comme cela,
urinait Liette.
Robert pcnsail peut-être de même et il n'était
pas jUSqLI'à Nise qui ne s'accomlllodàt assez bien
dl' ces sorties à trois.
Ml'. 'YVellstone, en effet, ne sc croyait plus tenll
cie ne lui mdrquel qu'une courtoisie banale. DOlll:cment, IJ glJ.cc londait entre eux, COrnille cliC'
s'était hrisée tout de suite entre LieUe ct lni.
L'lwrmonie llni régn;1it dans leurs idées et leurs
sentiments les engaguait à de longs entretiens ou
œrtaine étournette de fiancée ne trouvait rruèrc il
se mèlt!r, car ils portaient exclUSi v e1llent ~lr
des
~uiets
intellectuels qui n'étaient pas de son ressort
comme les caquetages où elle excellait. Elle Cil
éprouvait hien quelque agacement, mais sanS le
L1ire voir, parce 'lue ce', édlange~
de vues SUI l'arl,
1<1 science' 011 la religIon n tirJicn 1 pas à con:,e'1uence cl 'lu'il Il'ttilit pas l11<luvni que Hobert
se fH une haute opinion de la culture de la famille.
Cependant, Ml'. \VelHone s\ compl:Ji~t
peUl
èt n' Ul! p li trnp, à ces nt l'l't l'ri 1:1 nt ~Jns
llégll.
�CYRiL·ETH.
121
gel le moins du monde sa chère petite LieHe, si
vive, si enjouée, si spirituelle même quand elle s'y
mettait; tout en continuant d'être pOUl' elle le plus
empressé et le plus galant des fiancés, il 'lui arrivait de s'étonner des paradoxes et des imperfec.
tions qu'il constatait chez elle, comme il s'émerveillait de la pondération ct de l'équilibre de S3
sœur. Aussi le danger de ces dialogues, que LieUe
é.:outait distraitement, quand elle ne les coupail
pas d'un éclat de rire ou d'une réflexion baroque,
était·il plus réel qu'elle ne l'imaginait. Et, moins
indifférente à sa menace, elle se serait félicitée que
ses affaires fussent si avancées.
Nise ne s'y trompait pas, elle, et ne laissait pas
de s'effrayer un peu d'une sympathie qui lui était
infiniment précieuse, mais qui ne pouvait se déve·
lopper qu'au dam de Lielte. Là était le péril, et un
péril capable de ruiner d'autres vies que la sienne.
Mais comment se soustraire au charme subtil et
inespéré du curieux revirement qui s'opérait chez
Mr. \Vellstoneet qui prouvait q n'en somme,dansson
cas à elle, Denise, tout provenait d'un malentendu?
Le courage lui en manquait. Et puis tout 11<;
conspirait-elle pas contre elle? Songeant (lue le
jeune homme ne s'appartenait plus et que ni la religion, ni l'opinion, ni la conscience n'absolvent le
parjure, elle sc reprochait son intimité croissante
.lVCC lui, première ombre sur h.: soleil conjugal de
Liette. Et elle aurait "oulu pouvoir l'éviter. Mai~
on la poussait en quelque sorte vers lui,
Mme Daliot ayeuglément, parce qu'il n'cid pas été
convenable que les fiancés sortissen t seuls; Lietle
elle-même, sans réfléchir suffisamment, quoique
par calcul, pour garder prè.; d'elle la sage conseilfière qui lui :\vait été si utile dans sa con'llll'tt!
de Ml'. Welston(~
,ker, il était temps de sc séparc!', du propn'
aveu de i<;e, qui, d'ailleurs, ressent cruellemeT1t
lt: vide de ce départ des jeunes mariés. La maison,
ans LieUe, n'est pins la maison. C 'Ile pC'litC' follt
�1 \ ,.' \ ",-: 1 1 l,
y lellail
(.lUi dt: place! El qui occupera lamaI., celle
que Robert, en quelques soirées, a su s'r faire '!
Lorsqu'on 'i')' retrouvait réunis, npl'ès les longue
et sentimentnles promenades de la journée el
qu'elle bruissait des fredo,ns el des ,cLiquets dt:
LicHe, c'était comme un corn de pnradl8 terrestre.
A I)ré 'ent , c'est comme
, un désert Olt 1\ise erre a
l'abandon, quêtant tnstement des souvenirs qui
n'allègent pas sa pei~.
1
•
Ici, dans ce fauteuIl, Robert gofttmt 1.1 poesie dt:
l'heure quand clle s'était mise al! piano pOUl
accomragner ,LicHe qui lui wHllait chnnter le
Temps des censes,
luant! nou. l:hanll!rol1S 'c temps des l'en c'
el merle moqueur
.,
Seront [OU" l:n fCte 1
IH "<li rosi~n()l,
[{élas, le poète a raison. Les j10l:1t'., onl toujour';
raisoll qui nous l'appellent que loutv
\Î(',
'()Il)I1I('
toute gloin.:, passe et lombe, éphémère,
.\Iuis il est bien court. h; kmp.· des l'fri~c
,
OiJ l'on s'en YiI dc\l:'c' cudllir en ri! anl
D<. p<.:ndanls u"Jrcillc"",
l:c1'l51; d',lmlJur :lU. rOSl!. p:lrl:llil ,
rumb.lnt ,011" la feuille c:n goUlt s de ~n"
...
\\ 1 il L t bien court, Il.: t IIlp d<.'i <'\;1' S' •
l'cnd:lOi!l dc (;Ilrilll qu'on clIlIllc <:11 n'v nt
�CYRANETTE
:\Ioins emballé, son flegme nalJOnal le lui interdit, 1\:11'. vVellstoue parait un peu déçu. Oh! très
peu, si peu même que es be3U':-parents ne s'aperçoivent de rien. iY1a~
llue1quc aiguë lue puisse
ülre la clairvo) ance J'un père ct d'une mère, ellc
d~
ùon ùe diyi;le sattrait se comp;lrer i) l'esrè,~/
llation qui est propre aus C/'P.ur' en mal d'amour.
Et celte imperceptible nuance n'échappe pas à i Tise
comme a M. et Mme Daliot.
- Mon Dieu, déjà! se dit-elle.
lais Ilon. Elle veu t s'êt'e trompée. Robert ur:
peut brûler si vite ce lll'il ",dore et, à défaut de
..·unstallce, Si' loyan té ,P.'11t lui in ferdirai 1 de ~e
détacher de Licite amnl d'avoir (out. faif pour la
,:urnprcndre d lui mettre lin grain de sagesse dan,
la lèlt.. Cependant, si ce n'esl pa,., .;\,:Ia, c'est <l,ulre
chose. Car il )' n que1llue chose, quelque chose
qu'il el difficile J'analyser, eIlCOl\: plus de définir,
'[qui rcssL:l1lblc Ù Uil premier ci vague désenchn,nlement. En cc cas, le dt:voir d,a Tise est tout indiqué.
Il ne faul P"" 'lue Hobert puisse r ~'lirc
certaines
cOll1pclraion qui, l' 'ut-l·tre, n'ont pus lourné ;t
1';l\anlag-e de Lielte. Hnc faul P,IS, dt' tonte m~ces
silé, (lue ;'Jisc ait Ù 0 reprocher d'ayoir Glé cause
d'unG lllé intelligence slIsl'eptihlc de d6unir Il'
jl'Ilne l11élwge. Et, j11'(.tl tllntulH' violente rnigraine,
,·lIe g,lIdu 1.1 challlr'l'e afin dn Il plu' l:changcr
.nec ~I ... ~ cil IUIH qU'lin mot hall.1l au moment
d S ldieu •
Cda r.lil, ellc Il'est pas Ilès ru~sl'tie
encore cl
la premiè,'c prièn' qui du C<CUI' lui monte UlI·
lèvres qunnd cil s' gCllouille, le oir, 'ur 50n pricDieu, c 1 pOlit' app 1 l' 1 s grllCI's J'en hallt slIr sa
( III' ct '(l11 hl llI-lrl:l', :
S(l~'1
t0111 .1 Lit Ill,
Il H,)herl! El toi, l ,it Ill'.
i'i 1011[( il lui! V, III Il\U tr lIt 1.1 \il poU \OU"
l'Iudicl. "nu CQllPl'CIl Ire, \(lU ailtl ·r. Pui
10 S y réufI t et
'u . Cl; 1 itu
ide; l
.mIe le&-y!
r
�l.:q
CYRA~'ET
1
VIII
Dans lt;: Midi, Liette n'a pas tenu sa promesse
J'écrire à Nise. Mais il ne s'agit plus d'un fau\..
Jépart, celte lois. Robert et e!le se sont mis en
route pour de bon et quand reVIendront-ils? Bien
téméraire qui prétendrait répondre à cette que:;tion
par le kmps qui court. Elle l'a dit: toul dépend
du ma, -,chal Foch et de ses armées. S'il boute le
Roche au delà du Rhin ct qu'un Dieu de c!émencr
ramène enfin la paix parmi les hommes de bonnl'
volonté, il ne sera sans do~te
plus besoin de pas~e
port pou!" se rendre de F rance en Angleterre et
vice versa. Par malheur, on n'en est pas enc()re 1ft,
fin de mai 1918.
Où va-t-on? Chacun se le demande, Lielte
comme tOltt le monde, quoiq lie en toute sérénité.
Car si ljuelqu'un ne (( s'en fait pas)), c'est bien
l,Ile. Et elle a raison. Qu'arriverait-il s'il n'y a"ail
'Ille de ce'i bro~eus
dc noir qui, 1'00'eille tentlue au
grondement sourd du canon et l'cl!il hypnotisé par
les carIes où des épingles jalonnent l'avance alkI1WI1t1e, ne s:\\'(,ll1 plus à quel saint se vouer cl
doutent de toul, l11l!Il1C d'un miracle renouvelé de
celui de la prel11il:le Marne? On ne l110urrait peutèt rc pas sous la botte ennemie, mais à coup sflr 011
. l l' appre'1 lellSlon.
.
1'1
fllOllrr:lIl
~
ee 11 ' est pas la peine
vraiment! ~l'
v<lul-il pas mil'lIx avoir confiance l'II
ulll'her (Olllll1e Fod\ l'l en des hOl1lllles l'O!1lm ':-l~
I,oilus?
Donc Lielte se garde bien tIe sc laisser Glier au
t!{ost'spoir, El \oici 1<1 pn;mièrc lettre 'lue liSl
11 ...·011
d'eUl', U'W longut~
kltr!'
dal~t·
d~
P:lri, . 1
h,lclét· :. 1.1 di:thl<:, p:II\.. l! '1l1t lrt vie d'ulle jl:\111 '
11I11'iée n't'st (IU'lIlll li "v 1'(' t'I .lll s si l'al'. t' qu'Cllll'l
�CYRANET'l'E
sœurs on n'est pa s tenu comme entre fiancés de
ne Ras dirc tout ce qui nous passe par Ja tête.
« Ma chérie,
Dieu que j'ai eu peur!
« Pigl1re-toi ...
c[ Mais n'anticipons pas, comme disait la sagace
Mlle Adélaïde, à la pension. Tu te rappelles, et
quelle drôle de bouche elle faisait en articulant
cela?
([ le commence donc par le commencement, Et
d'abord un mot de notre voyage. Il s'est bien passé,
malgré l'encombrement des gares, la fréq lIellCe des
arrêts et les formidables retards des trains sur tes
lignes du P.-L.-M. Dans notre express à nous, il
n'y avait pas trop de monde. On ne va guère ;)
Paris en ce moment-ci. On le quitterait plutôt
comme tant de paniquards - vilaine engeance 'lue
J'abhorre - et comme tant de familles auxquelles
je ne saurais rG$1rocher d e vouloir meU re leur progéniture à l'abri. Les enfants, Nise, c'est l'espoir
de la race, c'es t la France de demain. II ne devrait
pas en rester lin seul clans la zone où sévissent les
grosses berthas et les ignoblcs gothas. Mais les
vieu" froussanls qui ne songent qu'à ,se défiler, si
j'étais du gOl! verncmenl, je les ferais houcler dans
les catacombes et les}' laisserais :tu pain et à l'eau
JusqU'à la lin des hostilités. De celle (lçon, ils
n'iraient pas démoraliser la provincu.
I( .Je l'avais dil
notre intention de uescendre
cher. Yvollnu '1'ui5sic1' - aujourd'hui Mme Le Bail.
A la bonne ben re! Elle est fidèle (Ill poste, elle,
:tu woius, ct nons J'avons trouvt!e qlli nOliS Ittcndait il la garc.
r( L'avenue [~cilt.:,
où dit.: hahite (Ill cinyuiclllL
étage d'une grande m.lison du rapport, longu le
has du parc de Montsouris - un joli parc, tu sais,
dans le genre du parc de LemcJlc - ct se coudt! i\
,1Ilgl<.: obtu. ' en.. lil rue d'Alésia, 'lue prolongt: 1,1
Ill e if: 'l'nlhi:ll·. L',lpp,lrtCItlL'l\t, hielJ dbposG, c1.lir.
c[
�eYRA. ETTf::
spat;ieu dOllue <lia fois par JeHlnt ur la parti,·
de J'avenue bord€e d'acaci s qui est txposée ù
l'est et, p; r derrière, sur des jardins, de basses
.:on~lructi=,
d'usines et l'imll1cn ·c q uadrilalère de
l'asile Sainte-l nnc, lO'll planl6 de beau." f,rand"
111arrollnicrs. l'ulle rart, la \ Ill' Il'e~1
url'ètée. D('
l'il, dt) l't!~pac.
On ~ urQirllit p t~ 'que cl Chamhél • i ce n'~
( qu'il y fl plus ie loi~s
que dt'
lnUntaO"lles aUN enviroi1 , et que ces montagne>.,
même ~el
de Sainte-Geneviève, que 1'011 découvre
d'ici, comme on découHe la bullfl Montmartre.
p
ienl de simples taupinières prè~
du (vard ni!
111 "volet.
I(
C t'étonue p, ~ [l'Op, Illil chérie, de ces détails
l()p~gr,hiq1e
dont .1'!mp o rt.?tl1cc l'apparaltr.1
Jaus lu slIile' dc 111 ( 1) ree1l, 1 r'''e pa~
d'histoice.
s'il (, pIaf!. Une page in(dile, 1l1l!I1lC, et <.jui, Ît'
['t t'p're, ne tombera p;.\~
sous l'tcil d'Anustasil',
Sail;; qlwi, dame, j pOllrt\li'l passel' un mauI'His
qu.rt d'heure. i\'h{ foi tanl PIl-', .Je ~l1i',
pour la sin,'ri té, moi, Pa:. de clér, iliblllC, 111alS pas de bourl,tg\: d
'l,<lne,; non plus. Il raut l'oir 1 ;; cha,
II s sont, I,,'en pl:IlS s-tu, l Tise? Or il n';'
est rev.nl\ sur ln
C Il) "\ell !' : l' 'ltH~i
Ialllt: ',à 1 heul't: qu'il est, ,1"Cl! tou' e \"- l.
vit'nt de lJïp~S,
nou' ig l !o1"Onf> 11C\ I t'C 1 It()\
l' }url'oll pd '1; '1' Il.: t: llI,d.
,( On "ùlï',1 hi Il. Situ:lti"!1 l'itllill
signili'
p;l~
partie per,lm:, Les Alli ~ri
lins 1\1 ivent
1
foule. Llo) 1 <reorg c nOliS en \ lIll' ,Hl 'si du rellfort. nl' 1 ur o)té, nos hrul'e poilll Ile tï CIlIl'll[
Pl' pus :"1 pa lt. .. chuli taï '01\ -IHIlIS, ll1t:lioll _
1101\<, 111 lis Sd he qu'il c 1" ép i ' 1 r,liment li
J"llldl
chll ('1;. \101' pourquoi dés p~rl?.J'
1 11 10 IÎ) Il (lit lUt' 1)lIlIS ,'rion \.Iillqu( lI!'s LI 1.1
f l ,1 ,J' If6nl\ à (11)11 1'( ,Ill. !<:t pl
llllllt, h,
l', rce (lUe j'ai cl "ri li J lotiJ. dl Il
abert est clDIlI
oi. 11 l !-ll.lf",u 1
p travaille :lllr nou ,q 0 ç tI
l'Pin Inll
1;1 ·r1p.mnt pa
��CYRA. ETTE
une cave où, sous ses six étage~,
il n"y a pas
grand'chose à craindre.
Il Elle appelle la bonne, une brave Lannionaise,
pas très dégourdie, et lente à s'émouvoir comme
;) se mouvoir.
Il Fermez le compteur, Francine. Puis, ous
prendrez la lampe Pigeon pour conduire mon"ieul'
et madame à la cave.
\( _ Et toi, Yvonne? Tu ne descends pas?
« - Mon Dieu non.
( _ Pourquoi, chère madame? lui demande
Robert.
Il Oh! une idée à moi ct comme une SUpcl'~
tition. Mon mari se bat, je .. eux prendre ma part
de risques.
.
le - Mais, madame, nposte Robert, quand
votre mari peut se mettre à couvert, il le fait
assurément, comme je le faisais moi-meme, sans
fausse honte.
I(
_Peut-èr~,
muis.'jc.vo.usen prie, n'insistez pas.
( - Au mOInS, lUI diS-Je, as-tu une Néneltc ct
nn Rin tinti Il?
" - Oui, me r~pond-el
sans rire el elle nOlis
montre un médaillon contenant deux miniatures:
le portrait de son mari et celui de sa mère.
Il Cependant, l'aert~
se propage rapidement,
houleversant le quartIer dont tous les chien ...
gémissent ou hurlent. Les locataires du sixlèmc
dégringolent déjà l'escalier. El Francine, qui
nOUS a plongés dans les ténèbres en éteignant lu
gaz, tarde à rcparaltre avec sa lampe Pif{ on
yu/elle est alléc chercher J. la cuisine. Yvonne \ ' <1
l') relancer. J'Cil profite pour clirc à Robert:
Il E~h:C
que nous allons descendre sans
clle, darling'!
1 II m'a pris dans ses bra~,
car je tremblais un
pcu. Et c'était trl-s dou\. dJt"·trc enlacés ainsi, Cil
pleine obscurité, tandis que ln sirène ululait diaholiquement et que l'afrJlemenl régnait dans ln
maÏ'wn.
�CYRANETTE
129
Vous avez peur, chère âme, murmure-t-il.
Po., du toul.
e,(
Si fait, et il n'est pas bOll que vos nerfs
soient trop secoués.
« - Oh! dis-je, je ne suis pas une femmelette.
J'ai escaladé deux fois la dent du Nivolet et une
fois l'accore du Granier.
« - Ce n'est pas la mè1l1\.! chose.
,( - Mais Yvollue, darling'!
,( Alors, il m'a donné
baiser el je le lui ai rendu
avec usure. Même que, venant à rentrer sur ces
entrefaites, la lampe Pigeon il 1... main, Yvonne a
dù s'apercevoir de quelque chose, car ellt: a eu lin
léger sourire qui signifiait ; tl Eh bien, ne vous
gènez pa::" mes petits! Faites "omme cbez; VOU'i! ,.
<f Bref, nous sommes restés, malgré les objurgations de notre amie, dont c'était le tour de nous
precher la prudence. Cc que voyant, Francine a
fait comm' nous et nous voilà tous les Ci uutre,
attendant les é"énements L\-haut. autour d'une
lampe Pigeon, dC1Tii're les volets hermétiquement
tirés d'lIne des fenètres donnant sur l'avenue.
L'allcnte ne dura guère. Tout à coup, boum! crac!
pan! cl reholllll! boum!
t(
Des hombes, [{obert! des bomhes!
1( Pas encnre, c\.pli'lu\' Yvollne (lui s'y COll'
nall. L-.bis Il ils Il arrivent ct la défem'c lé.:lanchc
Son Ill' de harragl"
" - Si près de che!. loi '!
..
Oh! les forts de i\lalakoll, de lVlolltl'Ouge
cl Je Bicl:tre ne sont pa, très loin, ct nombre
d',lutos-canons tirent de P'lris m"'me.
t( Quand vous en aure/. .Issez, chère {tJlH.',
me dit Robert il l'oreille, prévenez-moi.
tI ' Merci, pas en.:orc.
,( <'>u!:'i(llleS minutes S'~clLmt.
L, can()l1 1.lil
~(lg"
t lu maison en tremble, d clOif'\; qu'il titt,
~ur
neu • M.us malgré ma fIeus~
- CI, )1:: peu
bIen te l'a\ ouer, à toi, j'avaIs une trousse tel
nhl('
'~Iilt
il 1111<; qu'une r()n~
envi· me prend
te -
« -
un
60
�.,
1"0
CYRANETTE
de mettre le nez à la fenêtre? Les feux J'arllut;es,
tu sais, ç'a toujours été mon fort et, avant la
guerre, à Chambéry, je n'en ratais pas un.
(f _
Yvonne, dis-je, est-ce qu'on ne pourrait
pas entr'ouvrir les yolets! Ç,a doit èl re si curieux à
-:ontempler, un ciel de bataIlle! ,
Il y aurait danger à le f~lre.
(f _
" _ Pas plus qu'à nous tC1lIf clans ton salon.
~ _ Si, pnrce que les balteri~s
contr~
a\ ions
tirent .1 shrapnells oll-dessus Je Paris 111 l; me, l'I
'1 ue les édah retombent Il n peu partou l. La llerIlière fois, j'cn ai n.llllass6 un sur le halcon .
je n'y lenais plus, ct Robcil a cu "C ..IU
•f ~hlis
,,'en 11101el' et déclarer que c'Gt.lit parfaitement
insensé - r(J/ject/y Joolish, ùldced!
il a dl!
mellre les pouces.
l( _
Soumons la lampe, alors! a soupiré
Yvonne.
l( Aussitôt dit, aussJtut fait. Puis Robert pOLIS e
un peu les volets e,l regarue. le premier. Que se
P:.ls?~t-i
l?our.~1
ne me Imssc.-t-il pas regarder
aussI? Je SUIS obligee ue Je sllpplter.
" _ Laissez-moi \'oir, darling! Juste Uil coup
d'cciI.
«( II
y consent enfin ct, enlacés, nous nOLIs
penchons sur le bakon, dnl1s l'enlrehtlillcmcnl
Lies vol~s.
Que c'était heau, lïse! ne la Cene-1re
oÎl nOLIS nOliS tenions, on cOl11mande toulle secteur
l'st dl' la ville, du norJ ,!LI suu. Et des l'cnètres
qui s'ouvrenl p"r derrière ct où, après, nOlis
sommes alJçs voir nllssi, c'cst l'aulre moitié tic
Paris que l'on C'mhrasse, depuis h.: Sacré-Cœur
Jusqu'nu docher de Snint-Pierre de Montroug-c.
Or, on tir.îit de partont il la fois cl le ciel f,,'urmillait de jolis édatcl11enls qui s'Illlumaient,
p.J!pitaicnl cl s'élelgnaient comme des étoiles.
Pui , soudain, les projecteurs se dél11:1'i litèrent.
Leu!". :,q,lUJt lent.t.ule ligidt"', grlJIl pé\" Cil
,. ire! .. Ll. 1 s'é... ll.liCIII 1.;1 ~t'
1:'1 1)( och~jl
III IH Il
'1 lll 'llIl'nt l "lIr ('""ill,'\' la 1I1H', "IIi 1~li[
.1'1111
�l''f
"
~ombartlcn
"ris :1'.. ', • fOlie'; el pOl1ln1l'Ife Je petits 1 U lte''',
blancs.
t( Lielte, je yous en prie, assez! me di ';,1 i 1 cc
pauvre Rohert. Vou' etes une désobéissante pt:lile
femme.
cc Oh! non, darling, mais laissez-moi regarder encore Ull peu!
t( Une vraie féerie,
cc spectacle, ma chérie, et
je ne pouvais m'en rassasier. Des fusé es s'élevaient,
bleues, jaunes, yerles ou l'ouges. El puis il y eul
des étoiles li Jantes et ùes espèces dc chenilles
volantes, tout comme chez Ruggieri. Des signaux
d'avions, m'expliquait Hobert. Les es ... adri lles de
la défense é\'oluaien t au-dessus de nOliS, lt::s golhas
aussi probablement el les torpilles :lllaienl pleuvoir.
\( - Rentrez, Lielte! il faut tirer Ics volels! Oll
entend des moteurs.
If Oui, lout de suite . Pins ql1'l1n pelit COllp
J'cciI, le dernier.
cc Je parlais encore, qUétlHt 1111 [ra 'as t:POll\;\lltable me coupe le soufl1e. Rubert m'al raCIH' de la
fenêtre, la j'crenue et me lient tlans ses l)r:1S.
« - IJs nous bombardent, <ladin!)! Ils nous
!
Oui, mon âme, mai~
ne criez pas, ce n'e<;\
rien.
" N'cmpèehe 'lue Ja lorpillc l!'lnÏl tomhée IOllt
pl'l:'" de l'hl'/. 1I0US, l'Ile de Toli>i;lc, slir une Ill,ti-;ol1
'lU' ,JI, d0trlli..,it aux trois <jltarts, comme jl: m'l'II
~; lIis
f'l'Ildll l'om pte cc l1l:tlin. Cl:rlailltIlWllt, ;\ 1CIl
d'c)i,e:lll, Li di 'taflct' \l'e,Xcèùe pas cinq cnl~
1~trL'
'.
Dan<; le jour, l)uan [ (out est rClI~
en ol'drl', cl
{IUC 1'011 sC 11';111 ',porl<.: à pied d'un point à l'ilulre,
ça 1;111 1't.:f1i.:t d't!lrc a-;sel loin, l'intI Ctnts ll1l:trl:s.
Mais la nllil, ;lVC,' la \'itesse des avions ct IJ
pl1is <Inn: dc l'es l'l1gins-l", on n J'illlprc 'sion de
lout rCl.cyoir ~l1r
J,I Il~(',
qU3nd ils t\:lalt'nt Jons le
CI
-
\'oi!-.ill.lg ,
IC
-
JlIlic.,ttl', III
V.IS
tt: !'elldlï' 111.d."I,·.\ "nloir
�CYRANE'l'TE
rester en haut, m'a. dit gravement Y,·onnc. Il faut
descendre, ma petite.
Il Pas sans toi!
<1 _
Tu y tiens! Allons, soit, pour te [aire
plaisir!
.
I( Et nous sommes descendus tous, moi dans
les bras de Robert, trop secouée pour pouvoir
mettre un pied devant J'autre san.s rouler du haut
cn bas des marche~.
Yvonne, qUI a un cran Haiment étonnant, om-rait la marche al'ec la lampe
Pigeon, rallumée en h~te:
~t
Francine formail
l'arrière-garde, ce qUI cléllt assez dans son
rôle.
Il Les torpilles, 'pendant ce temps, succédaient
aux torpilles. Crac! crac! crac! Et chaque fois,
croyant notre dernière henre venue, je serrms le
cou de Robert, à l'étrangler. Enfin, nous arrivons
au rez-de-chaussée. Et comme il )' avait une
accalmie, avant de nouS enfoncer dans la cave,
j'ai pri6 mon cher porteur dl' se déharrasser cie
son fardeau.
,1 Ça va micux, darllllg, laissez-moi marcher.
Il ne faut pas que les troglodytes d'en bas se
moqllent de \otre petite fcmme.
Il Et je suis ùeseendllt: sur mes jamhes, toute
eule, bravement, en riant de ma frwellr.
Il JI n') a pas d' <[liai rire, alle1.! m'a même
dit la conil.r~e,
ljlli était el1 train de prophétiser'
(l'S pires c:1l;lmités, quclqucs-ull'i dl' ses locat;\ire~,
group(:s ;Iltlo\lr d'ellc, dnns 1111 C:1\ca\1 ;'\
l harl'ol .
Ah! 1 r:1il11cnl" ai-je répondu. Mnis qu'y
fairc si l'est pills fort que moï?
'
,e - Pens z aux vidimes t :1 gmmmelé tlll('
vieille ùnlllc en peignoir ct mantille.
(lm a-t-il beaucoup'! me slIi<;-je l'I1(Pi~
I(
-
Innocemment.
,Mais un "iell. monsieur en bonnct cl loutre
robe de chambre - son ~rol.
, je crois - m'~1
remhnrréc cle helle façl,n :
'1
et
�YRA. ·ETTE
133
«
l' \ - Cl aurjt-~il
qu'une, Inadctnlc., cela
cJC''fait \"QU5 suffire.
Rubert m'a eTnpechéc Je continuer la dlS<..ussion 'lui menaçait de s'aigrir et Yvonne a tout
arrangé en expliquant au monsieur que j'étais une
jeune lad} peu au courant des raids, bien que mon
mari, ici pl'\;senl, eùt fait campagne jusqu'en lC:J 1 7
et rapporté de la guerre, en sus d'une grave
blessure, trois ou quatre citations ct la Victoria
Cross.
« Aussitôt, changement à vue. Le I-ieux monsieur a serré énergiquement la main de Robert,
la vieille dame est devenue on ne peut plus
aimable avec moi et la concierge m'a déniché un
tonnelet sur lequel j'ai pu m'asseoir. Au fond,
vois-lu, nous étions enlre braves gens cl je me suis
richement amusée, car c'étaient des types, tu sais.
Une aulre dame, très lianle el empressée -- ln
voisine du dessous d'Yvonne - avail ,uucné son
petil chien, un amour de King's Charles, laid ft
rari , Ilargneu. de même et répondanl au nom
distinvué de 1 ép(:. Deu - antiques demoiselles, les
sQ'lIr~
Plulllel, hien déplumées d'ailleurs dans
k:llr loilclte de nuit, étaient a<.:cnmpagnées de leur
chal Kiki, de leur serin Fifi ct de leur j'oisson
rouge Coco. Citons encore Ull gros honhomml'
rondo-uillnrd el grassc',ll1t, très f rrG snI" la ljllC,tioll dts points de chilI '; une jeune lelllll1e distlllgUl't ljui sc ticllt lrl's hil'Tl ,,\ la carc; une <lulr('
jl'UIll' f,'n1I11(' moins distJl1guGc ci 'lui s'y lient lrl:s
mal; un 1 i illard SoupçOllncu: qui ne lache pas
OJ1 sac de cuir bOllrrCo, dit-on, dl' hijou.- el ci .11"gent; 1 l'as de l'équipe, un beau petit jcune
hrlTJlIIH' pille ct mince, cn pallloutle ct redinguc,
r'!I,rml- III) .:!, je crois, pOUl' faihlessl! de l'onsli
lulion, IIwis orateur de pl" 'IIJÎt\n' fi)rCl', Ires
informé des des ous de l:t gucrn' ct lilli, par des
lrgument<; saisissants, réussil ;,\ mO"ermir les COl1rUO-l:S quc Icc; sombre prédictions dc fa concierge
.( la 1()T1gllt'T1 r i IHlsi llo(, dc' 1"llt rIe .1 l'n il'll t il uclquc
I(
�1.: 1
( \' I{.A. '
'I·:TTE
peu éIJr'1I1Iés. Et 'luant! la herl0'lu\' .1 -;"llllt\ \'GI .
Jeux heur~
du matin, j'ai presqne n:gl'(;ltl' 'lue Cl'
raid n'eftt pas duré une heure de plus, car le
digne jeune homme était en train de Il!)lL' révéler
de' secrets milit:lires el politiques donl je ne le dis
y,uc ça . .\l:\is il bllail hien raire comme Yvonne,
Francine, Pépé, Kiki, le;; demoiselles Plumet, ln
inmpe Pigeon, etc., el nous sommes remontés,
Robert cl moi.
« Voilà, Illa chérie! Juge si je commence bien
et si l'on a tort d'assurer que les l'oyages forment
la jeunesse.
'1 Mille el mille haiscrs ;\ père ct mère, avec
notre plus atredueu.· "ol1venir pour vous troi" et
aus'i pour M. le curé.
,1 Ta sccur (lui t'aime,
" Juliette
\YEI.LSTONF.
ft
cc P.-S. - J'espère que celte copiellse tartine
;lpaisel'<l Ull peu la fring:lle de Iloll\'clles, grande
gourmande, cl que {lU nr me reprocheras plu<; ma
pa rcs<;e pOli r écri re. ~
�CYRANET'I'E
[35'
lX
Il Y il Cl~orc
passablt:l1len t de légèreté Jans les
("lucubrations épistolaires ue la jeulle Mrs . \tVellsIUlle, passablement d'infatuation ct d' inconscience.
Et, à la lire, Nise éprollve parfois celte crispation
illl'o loJllaire el œUe souffralJl:C aiguë qu'il lui a
fallu si soul'enl subir depuis les Gançailles de sa
Sf\.~ur
Mais son parti est pris. Elle n'oubliera
jamais el, n'ayant pu êlre ü Robert, jamais elle ne
sera à lin autre : seulement, la résignation est
I·enlle. E l, si son cœur est un peu plus torturé
li uand Lletle 1ui pa rl e de Robert en termes dithyrall1 hiq ues, son ,1me all contraire éprou l'e comme
ulle ùouce détente ù b pensée que les jeunes époux
font bon ménage. Après tout, Le n'est peul-être
'Iu'une affaire de concessions réciproques. Si
Lieue se montre aSSez aimante et pas Iror l::tntasque, si Robert, de SOIl côlé, renonce à s'exr li ' Iller l'inexplicable, pourquoi l'entente ne régnerait-cllt: pas cntre cu . eomme elle finit par s'établir
dll'!. des COli pics assli rémen t moins bien p,ll'tagés'l
Ik Londf"(;
~ , Lictte il écrit ce 'lui suit:
( Ma Ni:,c,
(Ive/, du, père. 111ère et toi. - sans
receVOir les VlIes quc
Je VOliS ai envo}ées dl' Boulogne ct de Fol kestone.
C)uc ICfllCS détails toutcloi . SUI' la tra\crsée ct l"
reste ne vous parailroll t prohablemcn t pas:'11 per11 liS, car je n') ai lait qu'allusion dans Illes dernières C:lrtes,
" La J\i1 IIlClw 11(; r\ ~s sel1
bic p:! du lOti t :1 1"
, \r~d4;1
ail ~(> , 111.1 dlél ie. Blt:1l qll'Oll , ,);t :(11 III"i ,
d" jilill, il ~ · cl1t . 1Ï ,j d(~I1
' ,)( ' r Ir', J,:1I'l1' le , '1 II ,lIId
Il
~ ()Ilptcr
VOliS
M. le curé, -
�CYRAKE'ITE
notre PilL! uebot a pris la mer. C'est te dire si elle
était méchante, la mer! Une furie! Les Boches ne
sont 'lue des agneaux fI côlé d'elle. Ajoute que
c'cst de nuit que noUS nous SOll1JllCS embarqués,
le sen'ice de jour étant suspendu ~l cause des sous·
marins dun! j'avais et ai t!nco~
une peur bleue .
Cc n'c:,l pas loyal, .::elle arme-là. On ne lieHail
pas en tolérer l'usage. Il est vrai qu'avant de s'en
servir messil!urs les Allemands n'ont pas songé ;1
nous cunsulter et qu'ils en usent el abusent avec
un parlait mépris de l'opinion yue je peu.' professer sur !curs méthodes dt' ,,;ol1loat.
,( Aussi, s'H.:Il<tnt ce qui m'alielJd"it en C;J~
d'atliJL!ue, aVdi:,.je pris mes précaution~
et m'êta' "
je pourvue de queklues vessies dl' porc que je
comptai:, gonfler daus
ca~ine.
C~est
\tu vieu:
matp/ot de Boulogne lt 1l1 111 a pas. c la recelle. Il
parait 'lut: !.:C1.1 \'uut mieux que tontes les ceintures
de liège pour vous tenir il. Ilot lorsqu'on vient ;1
raire nalllr;tge. Et puis, c'est heau, les .:eintures
de Ijl~gc,
mais on n'en a pas toujours une sous la
nuin au 1ll1)!l1enl psydlOlogique, tandis que mon
~lparei
nal,ltoire, on penl le disposer d'a\;ul!.:e
~u r sui. Le hrave hOll1me nÙII'ai t III 0 Il 1ré la r,II,:On
de m'cI senir. Rien lh:: plu.; simple. LI t'aut llualre
vessies (on ell trollve chu, lotis Il!s Lh.lI·cutiel's).
Bi 'n 1 s gonfler, cn serrant filt'1 la li.:t:lle pour
lU\ Iles Ile Sl! JC'go!lflent pas l'Ilstlilt' peu 1\ peu,
Hiis 5l! les att;ll'her autonr dn bllstt.:: un point,
lU':
'est IDUt. !l;lr e.\l!fllplc, ,nDir <,,,in de les rell10nter
tHiS les aissdll's. A la taille., Cl' ~l'"it
plutt')t d;1l1:{el'l!ll', car il pourrait y .Ivoir rupture d'équilibrl!,
lors de l'illlllll'l'siol1, entre It:s jall1llt! et le hant du
corps, el l'on l'loUerait biell, mais la tcte Cil ha~
cl
,cs pieds en l',,ir, ce Cjui l1l: !-ocrait pas UIll! soludon idéale. Tu !lIe \ois d'îl·j da!ls cetk p()~tnre
il congru!;, l!l gigut_ull Jan' le \ iJt:, ct l'l'nO Iallt
~ùuf,
l'onde alUère comme uu jeunt: C' ch o! qui
10:;8 C.I 'Ct\Ulll cl 1" Iucllt: ' • Jercl! pil. d Q<1,
rtrol
�CYRANETTE
.( Aussitôt gréer - comme disull les marins_
mOIl lOte nt ion ~tai
de r'!mOI\Ler ~ur
le pont, en
disr.ilflulant mes vessies sous ma p~lcrin
de bord.
Tu comprends, je ne von lais pas me tenir en has,
Lorsq u'on est torpillé, l'eau peut envahir la cale
avant que J'on ne s'en échappe et l'on risque d'y
être noyé comme une souris dans un baquet. Mois
la t('mpête était si violente lille d'énormes raqut;ts
ùe mer balayaient jusqu'à la dunette ct que, pOlir
nI.: pas ètre enlevée, j'ai dù me hlottir ùans l''entrepont, entre deux grandes caisses ::ISSCZ bien arrimées .
•( Robert ne me sav,!-it pas 1.1. Sur l'CS maudits
pa4ucbots qui piaffel' 1 ct se ..:ahrenl à la lame
comme des chevaux-marin", les messil'urs ont
leurs cOllchetlcs :1 part des dames d il me croyait
dans la mienne. i\1ais, au hout d'un quart d'heure,
0tant vcnu \'oir comment j'étais installée, Cl' 'Iui
I~tai[
'on droit, el si je ne soulTrais pa<; trop du ma!
le me!; œ qui était son devoir, voili'l.-t-il pas qu'il
const:1tt: ma disparition. Gros émoi, d':l.l1tant qw'
1.1 .'tewardess dl' .;ervict' n'aait ,lU courant de rieu.
Trè', iuquict, il I1lt': dlt'rche partout (,[ finit pal' lOt:
d~cf)u"ri,
t,-anit' ct mourallte, cntrc Illes cai St"',
.,nus ma f'l'I( rine (oLlte In~l/pé:;
aVll.; mon ~,lC
;1
main él ma l'cillturc Je vessie ' .
•( - U .. ,J()lIe, (IUC failt:s-vous Iii, Lietle'! . 'ctr,lrl'-I-il .
.( M.oi, j'avaic; J peine 1.1 ti'l'ce dl' pMI 'l',
., Vons \O)'l'Z, darLillf.f, jl' ~l1i
Cil train dl'
l'cml,- , l'. I1ll 1',11' amour rouI' vou . .le Ille suis ('11.ragé tl VClU.' sui\ .. , t'omm!' \'(llre oll1bre. Je \.011<;
,,"ivl'ai . .i\tLli " de gr:icc, ne JIll: 1,.Il'k~
plus dt, 1,1
111er. .Je la )lais.
1\
V 'nez, mon cnti1l1t. Il 1:1111 VOU:-- l1cl1rc tl
l' Ihr; n bas, ,
.( - .10n! lion! Oll r ('st trop mal, en J ne.;. Ct·la
,,{'nt trop l'huile, Il.: .:amhouis et k '-L'lIlÏ,'I'U1(:.
I( J I"rs il (' ,t 111l{o
her II('I" dl" or -iller ct d
\' .11 l 'Iltr 1 fllll' 11', '1 Il 1 111 11id J \u dt lnl
�CYRANF.TTF.:
où li est re::ité ;') sc morfondre
,IVCI' lU'll
JUS/lu';'1
notre arrivée dalls les jetées de Folkestone, C't:st
IIll si bon garçon, Robert! Et qu'i l m'est doux de
l'cntendre m'appeler « ln)' ehilll », Son enfant, des
ti)is, ise, il me semble que je le suis plus que sa
femme, bien qu'il ne soil pas d'age à être m0l1
père, tanl s'en raut. Il est si sérieux, lui, si posé,
si réfléchi l Et moi je suis si turbulente, si évaporée, si petite Ii.lle!
C( Londre..;, Otl nous sommes arrivés hier, un
peu rat ig-ués, ne m'a pas. pl u, de prime abord,
~'oml1c
Paris. On me dIt bIen que sa physionomie
a changé depuis la guerre et qu'il a passablement
sCllll1'crt des raids de gothas et de zeppelins , Possible. M ais Paris aussi a souffert et s'il n'oITre pas
plus d'animation lJue Londres, surtout en ce
!1loment-ci, il garde, même dans le danger ct l'an.crùnc ct de pimpant
goisse. Ull je ne sais ~tl?i.de
que je chon.:be en vam ICI, 011 Ics gens me déconcertcnt par leur f:{ravité morose. On dirait lille
toute joie est bannIe du royaullle ct c'est, dans les
rues, C0l1111W un défi lé (Fall ta 111 <1 tes pensifs cl
silcndcu ' qui, le nez dans Icur gazette, semblent
,i,' r e. l'xclusivcment cles nouvellcs de 1.. guern'.
I~
ruis, avec Ics Anglais, il l'au! constamment
s'ohsl!l'ver, Au Clariug'l!, 011 nOtls sommcs descendus, ce Il'cst P;IS commc d,lit nos braves petits
htltcls du Nlidi, Ol! je me sentai ... toujours fI l'aise.
11 )' st:vit un règlelllent drllconiCIl hien plus :1
l'us:lg'e des vieilles Illlsses et ues alllhassaùeurs
qlle des jeulll's lllari(Os, Ain si on n'y dl ne qu'l'Il
habit ct t'Il toilette de soirét'. Et cc qu'il y ,1 dC'
lIlieux, l'e,> t que Hohert trouve cela toul Ila!url'! .
.le IL' Il' dis elltre nous. Ne va pas le répéter :1
111 a III a Il , elle Ill! manquerait pas d'en tirer argulIIent ~ ' ()ntre
moi \jui, naïvemt:nt, croynis à l'absellcc de préjugés et de cOllventions che!. !lOs
voisin" ct qui I1U': suis mariée toui bonnelllenr
('Il l'ohe dt! ville, J \~;l
'onsnlatioll , c'eL:I ,[ue Lon
~I'
ot l'llÎ Sidlt QII(h. CIl t'dl (1 Il • 1• • bl\~.
!Iltl
�crRA.'ETTE
..:héric,
f39
que l'esprit e::>t mOlns étroil,
c~pérons
Llioins rigide" ,
l)
Cet espoir de Liette, 'i Nisc en juge par la suite
dt: sa correspondance, ne parait guère devoir se
réaliser. lIcurellscmclll, œ n'est là sans doute
qu'un petit mé..:ompte et qui ne donne que plus de
piquant à sa verve cndiablée :
(1
Oak Gropt' , Sidmoulh, le 25 Juin 1918.
« Ellfin, ma honne cbérie, nous wilà donc à
dcslilwtion l Si Ic~
\ o\'age" J'orment la jeunesse,
ils contribllcnt ég'<llcmcnt ;\ lUI ôler tluelqlll:s illll~ions
el je \·iens J'al'prcndre à mes dépens (Ju'~l
n'va pas que sur le P.-L .-::\Jl. ou sur la compagnie
du Nord que les Irail~
lullenl Je lt:nlellr avec les
lortues el partent ou arrivent yllallu il leur plail.
ru peux franchir Je délroit. Sous ce rapport, lu
ne seras pas trop dépa) sée.
t( En rc\anche, méfie-toi de certaines descllplions imagées dont le lyrisme s'ex.cuse d'ailleurs
chez Ull soldat (lui a une ;lme de poète et qui, dans
son exil, n'entrevoit la patrie qu'à travers le prisme
de Sil 1()~talgie
(ça, c'est une phrae Je compo!'.ilion fl"anc;aisc lue je J't'pèche Jans le répertoirc de
ùllic Adélaïde). Je ne veux pas dire par fü lille It:
Ik\"on snit de la gnognotte en tant que pays. El,
\l'après ce gll . j'.li pu voir all cours llt.:S quelque::>
1 rom 'l1adcs que nOllS avons déj~l
fUites à droite ct
11 gauche, mon mari et moi, le cudrc est bien td
llll'iI110ll!'.1 peignait dans ses Icltr 's u'ltali ... Tu
y l'clrollvcrais !C,., vert:-. p'1CUg 's qu'il 'éléhrult, 1
grèvc~,
cl sc's
scs be,llIx cha/llp:, (lui rcjolgne1t~
joli chemins bordé: de dl~·vr
nille.., et d'églanticl's, M: is, il! n' sais pourquui, il me :.cmblc qlll'
ur le rarier ça faisait l1lieux qu'nu nalurel et, te
rappelant notre Savoie, !-itt couronne de nciljcs ct
la s, tu 1\('
li ' rIUl'(' ;; , ses g<)rges, :.es '·lllt'es t.!1 ~Cs
1 (Ill 1 r ai ,'cru pr- ·!Jer dl.! pt'nser q S l'II \ irllll de
SldTlll)lIth : Il Eh) quoi, n'(' t·e '1 Ill' l la'?"
�CYRANETTi:
I( Ce n'est llue cela, ma chùic, cf. je t'avoue que
chez nous c'est autrement grandiose, autrement
impressionnant. Oui, c'est beaucoup moins plat, la
Savoie, beaucoup moins pot-au-feu, à mon avis,
'i ue le Devonshire, et quelques arpents de landes,
quelques carrés de myrtes n'y feront rien. Il me
faudrait autre chose pour me faire oublier nos
vergers, nos rochers et nos sapinières, et je reconnais que papa n'avait pas tort de s'emballer ur
des sites comme ceu. de l'Aiguille ct d'Aiguebelette, \ us du col du Crucifix, qlLand Il.: solejl révèle
({ la splendeur insou pçonnGe Je llIel"yeilleux lointains ». Robert a beau dire, ils n'ont pas ça à SidlUouth . Je ne veux pas le peiner, bien entendu, et
je m'extasie cOlllme il sied avec lui sur « l'éclair
fllrtif des truites entre les longues herbes Je ses
ruisseaux JI, sur ses saules ( qui baignent dans Lille
cau elaire JI, sur ses « grands bœuls indolents» et
~es
«( agiles et hennissants poneys lI.
Après toul,
(:e n'est pas mal. Seulemenl, il y a l11ieux.
( Mais si, au lieu de le Jécrirc à Illon tour le
cadre, jc te parlnb plutôt de mon nOtlVC:lll domaine
et de mon entourage immé liat ?
Il 0,11 Grovc)) esl une bçon d'ancien 111' noir
:-.itué c . ..:entriquement par rapport a l'agglomératlClll prorrement dite do SiJmouth. Son !lOm n'c!>t
l'a~
trompeur. LI' 'orr s de logiS cl ses dérendalh:e!> sC IruuYent en end au rOI1J. d'ulle ehènaic
arclliccnll:?airc et si, t?uffue C[U:OIl s', perdr.lil
san!'> l'admirable s 'mclne des allt,('", C'est ntdcment cilic, eette \ ieillc demeure dl.! w'ntil'ihol11ll1cs
campagnards ct je m'y [lIai rai énormément, p<Jll\'\'lI
qu'on ne Ill'" tienne pas enrl:rJ1\é<.: (oute l'année,
I( CC 'Iu<.: je lui reproche 1I11 peu, l:'c 1 d',lhol'd
son isolelllellt 't, ensuite, s 'S dinlCl1'iioll' l':CCS.
ives. 'J'II ne l'imaginerai pas la g-randellr des
pièl,;es, ni la h ulcur Je plafonds. ,l'V doi faire
('dfel d'une mouche emprisonnée sou. tille cloche
il t'roroag . Encore est·il qU'UllO mouche, ça vOltigt·,
Inodi<; que moi je n'li pm; d'aih.
1'1\)\11
rot: doun. 1
�CYRANETTE
�q2
CYRA1·ETTE
incline il croire qu'eu voulant alléger sa peine je
risque de l'aggraver. Comme nous sommes destinés à reposer sous le même toit et il manger à la
même lable, il faut bien faire en sorte de nous
regarder autrement qu'en chiens Je falcnce, lui et
moi, n'e~t-c
pas, chérie? Mais, jusqu'ici, je
confesse llue mes ,l\'ances n'~t3uère
eu de succès.
J'ai beau raire, il ne se dénde pas , Non qu'i! so it
préc isément renfrogné, II est trop gellLleman pour
me manguer J'égards en quoi que ce soiL SCille.
ment, ses silences penJant.les repas, ses longues
distant
rèn:ries ensuitc, font de lUI un hôte a~scl.
llUÎ me bIrJa;;e ct m)empèclw d'être nllli-lIlème
q lland nOLIS sommes en tète il tête.
" 'l'li n'ignores pas que mes d~ux
belles-slellrs,
Gertr el Gladys, ~e SOllt manées de Icur côté
dcpu-is que Robert est revenu du front. Si e'est
heureux pOLir cle~,
c'est regrellable pour n1oOi, car
k:ur compagnie m'cCLt cmpêchée de trouver le
temps long en I)absence de mon l1lari, 11 Ile m'a
pas encore quittée. Mais il ne sera pas toujours
lIn:c moi, je \eux dire toute la journée.
« llier encore, il m'a dit:
\1 Chère üll1e, je vais être obfig~
de reprendre
cont<lct an:c nos gens. Ce qui nous dirrGrcncic des
lallJlorJs, des grands propri(!laircs foneiers, nOliS
gen lIell1en fanners, c 'cst Ci ue nOlis n'avons pas
d'intendants, pas lllèll1t: de mét.tycrs. '\Jous exploitons direl'teillent nos h.:rrcs.
Oh ! Hohel't, JC ne VOllS vois pas très bien
eonduisiLnt une ch.lrrlle ou ulle herse.
« Ce n'est pas de mOlll'esSor[ llOI! plu~,
quoique j'y sois as'>el. habile il l'occil!;iol1 . Mais nos
J.:~ns
ne .,auraient êtrl' livl'l(s pll1' longtemps.1 ('11,.,_
mêmes. Le maUre doit toujours pa el' dl; sa persnnne ct Inon p~re,
û,i-je besoin Ul! VOliS le dire, ne
s'occupe plu" ue rien.
d,ll'« - Ac,-ordt'z-!I1oj Cl1cnn.: qlldqu 'S j()lIr~
Illlg! Le t( IIIpS de Ille. r(lIÎia~e'
un l'Cil :l\tc le '
.\lIrc~
I( -
�CYRANETTE
'43
Soit! a-t-il consenti.
Mais ce surgis ne durera pas éternellement et
je me demande avec quelque inquiétude ce que je
vais devenir lorsqu'il partira le"matin pour ne rentrer que le soir. Je l'accompagnerais bien dans ses
tournées, mais il assure que c'est impossible, que
ça me fatiguerait trop. Et puis ça ne se fait pas.
Une lady - et je suis une lady, Nise - ne doit pas
se commettre avec les gens de ferme. N'en souffle
mot à maman, I.}ui rirait bien ùe me voir si attrapée, mais, plus je vais, plus je m'aperçois qu'en
rait de conventions et de préjugés mondains,
sociaux et autres, les Anglais ct les Anglaises n'ont
rien à envier aux plus collets montés de nos compatriotes. Chez eux, c'est jusqu'au bout des ongles
que l'on est aristocrate ou bourgeois. Et moi qui
admirais de bonne foi la simplicité de Robert,
je m'aperçois qu'au fond iJ est raffiné comme un
dandy, quoiqu'il n'ait pas cru déchoir en s'alliant
avec moi.
1.( Very weill
ous avons un rang à tenir, nous
le tienùrons. Mais tu sais, ise, j'aurai quelque
peine à m'y (aire et il me faudra ouvrir joliment
l'œil pour pouvoir toujours répondre de moi ••• »
(1 t(
�CYRANKTTE
x
Telles sOIlt les premières impressions de la nouvelle Mrs. Wel15tone. Hl.-bn .... dans le home cher à
Robert.
Rue Nézin, t1n ne s'lm émeut pas outre mesur",
Seule, Nise, experte à lire entre le" lignes, craint
'lue Liette ne soit pas rait/) pour s'adapter ail
sévère milieu d'Oak Grove, r.ertes, If' deuil de Son,
mari et Je m'lriage de scs belles-sU'urs tombent
mal rour dl . Elle va Sl' trou 'cr bien esseulée
cJans (,;1' vieux manoir perdu atl fond de sa chènaie, et il est <'1 redonter qu'elle ne s'y aceolllmode
guère de l'ausl0rc compagnie d'lin vieillard que le
~hagrin
consume et quc fatiguent son habil, SOIl
rire trop gai, JU$qu'ti son désir de lui etre agréa
ble. Si jamais beau-père pt belle-fiIJe furent pell
l, Ils pour s'entendre, ce sont hien eu:\..
\ cc yieillard désoltn(\ qui riPoU re sa femme et a
d':ji'l un pied Jans la tombe, il !:lUdrait lInc tout
;Jutre hru, tlllt: de Cl'S douces CI'l:alllres 'Il1\! leur
patience, leur bonté, leurs verlus filiales ct domt:siiques désignent pour les grands dévouements. 11
faudrait unl' sainie et non tin diablotin, une attentive et non ulle étournette. l/uelqU'lIll donl la
réserve répondrait ~l ses sil nces, Jont les attentions
préviendraient sc désirs et qui, ù force de soins
di 'crets, par la lente persuasion d'une constance
que rit~n
Ile rehu(e, arriverait il le réconcilier avec
la \'ie ou tont .1lJ moins à Ini rendre If' COtll'age d'en
porter le faix, Et si, dans la situali')Jl de 'LieUe,
Denise eû( pu remrlir ce n'ilc de sœur de charité
et y trouver satisfaction gnlce ;'1 1;1 reconnaissance
dt' 'Rohert, LieUe, pour dis~:oéc
qu'elle .,·oit rl
hien faire, l'est-elle suffisamment l)réparée?
�(\'l'ANET1 E
:VIais yui s penl anter d'être à sn place ici-bal) ':
. 'on plus qne Liette, Denise n'est faite pour le r61,.
<luq~1
~lIe
r,e condnmne et, en fie vouant au célihat, ne ,'a-tol(~
pas anéantirl' rurtn:sord'amo\ll'
qui gil '11 llle'! Est-il hien v'"'li, d'ailleurs, (1\I'On
ne puisse aimer qu'une foi-; cl ll\l'Cn aucun cas le
cœur qui s'c,,[ donnl: Ile puisse se reprendre '!
Dans l'ignorance Oïl ils sonl du secret dc leur
fille, M, ct Mme Daliot ne songl'nl même pa. ;\ se
poser la 'lul'stion, Quand UI1 parti s' présenter;)
pour clic, le parti a\lql1el sa SŒur a fait allusion,
sn mèrt~
ne s'étonnera donc pas pcu dl' son obstination à n\'n pas vouloirt'ntondre parler.
Le pis est que .\1nll' I)aliot, qui ,'onnalt de long-ul'
date ta ramille du jeunc homme ct qui le tienf
en haute estime, croynit avoir supéricurelllenf
matH~uvr(-,
~e
voulant pas forcer Denise, clle
s't:tail ingéniée à préparer le terrain avnnt de se
décider à lui demander:
- Eh bien, ma petite. que pellses-tu de Bernarù
Lugon?
Bernard Lugon? L'e -sergC'nl Lugon? Le fils
Ju percepteur, ce hrave gar:on de qui, d~s
l'an
Jernier, Juliette disait tant dl' hien et qui, depuis
lors. est rentrG dans ( ses foyen; » comme « inapte
définitif), ? Mon Dieu, Denise l'estime à sa valeur.
~éanmois,
sous le coup de celte questioll au sens
duquel il ne lui est pas permis de se méprendre,
elle a eu un in 'tinctif mouvement <le surprise et
de révolte_
Voilà donc pourquoi, depuis quelque temps, on
Ile.illr,e plus que par h:s ~_ugon?
P1lu,rlluoi on les
\'Olt SI souvent, pourquOi on les rcltent à ùiner
san: façon, à la fortune du pol, comlJ1e i\i. le curé?
Pourquoi, enfin. Bernanl est si attentif, si empressé, lui qui passerait rlutôt pour un sauvage?
Ju'que-Ià, elle ne s'était aperçue de rien, ~ise,
Tout ce manège lui avait complètement échappé.
Bernard lui adressait-il la parole? Elle répondait,
mais si di<;traitement! En vérité, s'il ayait conclu.
•
�C'YRi\NlnTE
dei\.:S tlislra'::lions que c'est lui llui b lruublail CI
la l'endait j"veuse, II était enCQte plus .l eugh
qu'eIJe !
- HCl'Ilard Lugon? Mais je ne S:1is pas, moi!
n·l-c ll c bal hu tié.
- C'est que ... je vais tl'ùire, Denise, il cst toul
disposé à demander la main.
- Qu'il s'en garùe bien! s'esl-ellc réCI'i6e avec
une vivacité une agilaliol1 e:-.1 r:lOrdinaires.
- AUI':lis'-tu un' nutre parli en l'UC, ll1a fille'!
a in terrogé, d'li n Ion légèn:nwn [ causl iq lie,
M l11e Daliot.
- Aucull.
-
Tu m'étonnes ... Voyons! Bernard ne peut
antipathique?
- Il m'est indi tTércn t.
Mme Daliol, du coup, a jugé bon de jeter du lest.
- Soit! C'est qu'il ne f,llira pas bien fait sa
cour, ce garçon. 11 esl limide et donc asse7_
emprunlé_ Dans J'ordin:lirc de la vie, tous les
héros
front sont de nH~Il1C
: une gaucherie
incroyable. Ai-je besoin de te dire 'lue cc n'est
pas là un signe d'infériorité morale'! Timide, qui
l'est plus que toi?
- Je t'en prie) maman, a supplié la )etme fille.
N'insiste pas.
t'~lre
uu
-
Pourtant...
- Je n'ai pas enlie de me marier. Ne Suis-ie
pas bien avec papa t:l toi?
- Mais, mon enfant, il fuut songer à ton avcnir !.. Je ne prèche pus pour nous. La maison n'est
Jéjà plus ce qu'elle. était
du temps de Liette et ,
,
quand tll seras partie a ton tour, nous y pousserons bien des sou pirs, ton ptTe et moi. Mais si les
purents peuvent ressentir leur ahandon, cct abandon est trop naturel pour Cju'ils songent à s'y soustraire. C'est là un genre d'égoïsme qu'on ne leur
con'''lil guère, Nise. Ne nous accorde donc pas
plus que nous te demandons. Poun\! qlle tl1 '>ois
j)iep ~1hlje.
le l'Il:;te importo 1 cu -
\
�CYUNETfC
�I·IR
CYRANETTE.
-- ()ue vas-tu chercher là, ma pauvre CTernwine!
Denise ;limL'r? Allons donc!
- Eh bien, explique-moi son cas, t01, gros
malin!
-11 s'explique assez de lui-meme. Tu te places
dans l'absolu. Je m'en tiens, moi, au relatif. Autrement dit, elle n'est pas bien fixée, celte enfant.
Aujourd'hui elle ne veut pas se marier. Demain,
cesera une autre chanson, j'espère. Souvent fcmme
varie.
- Je n'ai jamais varié quant à moi, proteste
assez vi veillent Mme Daliot. Et tu n'as pas été si
rou de t'y fier.
- L'exception, ma fcmU1l!, n'infirme jamais la
règle, répond l'archiviste en l'em brassant. Ce que
j'en disais ne s'applique pas à 10i_
- Tu as dc telles boutades aussi!
- Bon!
, - hnwrc, Sl tu m'aidaiS à déchitli'er celte
énigme! se lamente Mme Daliot, qui y tient.
- Denise a été très soutfranle l'été dernier.
As-tu oublié la peur qu'elle nous a faite le jour où,
en notre absence, elle a eu ce long évanouissement
qui durait encore à notre retour?
La lumière que Mme Duliot réclamait COlune~('
à se faire dans son esprit, quoique tout autrement
q ne J'imagine J'archiviste. Et tandis que celui-cI
lui rappelle l'espèce de langueur dont :;oLtfrrait
:'ilise, :;es périodes de dépression et de surexcitation,
SOIl refus incompréhensible d'aller se soigner li la
13auc.:he, les dernières écailles tombent des yeux
de cette mère qui se remémore elJe- même mille
petits faits paradoxaux, dont l'explication lui ava;t
toujours échappé, et qui, se souvenant notamment
que sa fille lisait la lettre de Mme Bianca Bellovici
quand celte effrayante syncope l'a terrassëe, se dit,
avec autant d'horreur que de consternation:
- C'était donc cela, mon Dieu?
Elle ne fait part de rien à M. Daliot, 'lui n'y
,:r(')i~t
pas. y croÎt..eIJe hien elle..même? C'est
si
�149
invrai::;cu.blable, cette explication-là, si gra\ e, si
inadmissible pour la femme, la mère et la chrétienne
qu'elle est!
ise aimerait. Et qui, grand Dieu? Le mari de
sa sœur, son propre beau-frère 1
Epouvantée, Mme Daliot se ha te de quitter 5011
mari afin qu'il ne lui demande pas la cause de son
désarroi. Mais l'archiviste pense sans doute à toute
autre chose, car cette brusque sortie de sa femme
n'a mème pas le don de l'intriguer.
u Je vais voir M.le curé! » s'c t dit Mme Daliol.
Et elle monte à Maché comme y était montée
Juliette quelques mois plus tôt, un après-midi,
clandestinement. Dieu soit loué 1 Agathe n'est pas
là et c'est l'abbé Divoirc en personne qui reçoit la
pauvre femme.
Comme il fait chaud et que la gouvernante.
partie en courses, ne doit pas rentrer tout de suite,
on s'assied dans le jardin, sous le pécher taillé en
tonnelle. On y est un peu comme au confessionnal.
et l'agitation de sa visiteuse avertit M. le curé
qu'elle vient trouver le prêtre autant que l'ami.
- Qu'y a-t-il, Germaine? Rien de facheux,
J'espère?
Mme Daliot se contient depuis trop longtemp .
C'est plus fort qu'elle, il faut qu'elle donne cours
à ses larmes:
- Ah 1monsieur le curé !... monsieur le curé!...
- Voyons, voyons, répète-t-i1, très inquiet.
Liette va bien?
-Il ne s'agit pas de LieUe ... C'est Denise qui ...
- j'étouffe, monsieur le curé, quelle honte! Je crois, je ne suis pas sCtre, mais j'ai tout lieu de
croire qu'elle aime Mr. Wellstone.
- Eh! je le savais, répond l'abbé.
Mme Daliot n'en revient pas.
- Vous le saviez 1... Denise 1... car j'ai dit
Denise, monsieur le curé, Denise, pas Liette !
- Oui, murmura le pretre, .t c'est un malheur,
ma paun-c Germaine, mais qu'V faire?
CYRANETTE
�l~()
CVRANETn;
AVl:c 'lccablcmClll, ,\-lmc Daliot ~c
pCllche su,'
son sii:ge le front entre les mains. Elle espéraIt du
secours Cl \oiei Lille ce qu'elle enlend achève dc la
Jésem parcr.
~
Alors, c'est vrai'! .Je ne IllC trompais pas?
J'ai deriné j l1sk '1 .•• Mon Diel1 ! IllOl! Dicl1! Et vous
le saviez, ct vous Il(': m'aviez l'ien dil"lll1oi,sa mère?
El, mainlenant encore, Inus VOLIS COlllcntc,. Je me
dire: ql1'V f'ljre '!
Germaine, il faut vous calmer, 111011 enfant.
NC)l1s sommes ici pOlir '1l'Clir Ilne cxrlicatÎoll.
;\ y011s-la de sang-froid, si pénible soi t-elle . .1(' ne
VOliS .Ii rien dit parce (Ille j'ai le rcsrl'ct Je n' <Jlli
est respcclahle ct que je Ile sache l'as que Iknise
ail rien ~l sc reprocher el1 l'e!>pe(;C.
- COll1lllent, rien à sc reprocber'! Unl: telle
passion! Vous l'excuser.? Mais c'esl monstrueux!
N'exagérons L'as, Germaine. Et perillettezmoi de VOliS dire 'Ille vous n'y êtes pas. Est-cc
Dellisc(jui vousalivr6snn secret?
\
11 n'aurait plus milllql1é que cela!
- C'esf donc fortuitement que VOliS l'avc!.
découvert?
- Oui, toul à l'ail fortuitemcnt. Pouvai~-jc
supposer ...
M. le curé l'arrète.
- Vous avez eu raiSon de venir llle trOll ver,
Germainc. Le mal n'est pas où vous le vOyez.
Le mal c'est que Mr. W cllstone ai l épousé LicIte au
lieu d'épouser Nise. Et la ~olpabc
- si coupable
il y a) car nous SOlllmes hllhles ct nos défaillances
Ile doivent pas êlre jugées avec trop de rigueur_
la coupable, Germaine, ce n'est pas Nise, cc n'est
mème pas LicHe.
(}ui serait-cc alors '?
Mais VOU~.
Moi? sc récrie la pauvre femme.
Si coupabl\.! il)' a, vous ai-je dit. Parcequ"C? ••
l'al\'C (lUt; VOUs ave!. été trop mère dans un Cas et
11 ;1"; assez d :lll<; l'autre, Trop mt'n' Lll'n: Julietle.
�(YR ,\
ET'! E
t re avec: Tise ... \ : \ Oll S '_'c itel p'I::'.
1 j pour IIOU t I1t t Ildr
dir
~ 1U1'.
\'érit
~ . Et, Cil von s cli:-ant les vôtres, je n'ai pu~
l'intentiun dL' VOli S blesser, IllOil enfant, mais ùe
\(HIS montrer d'où est vt'nu le mal lllli a déjà { ~ ti
une \ ictimcellJui, hélas, risque d'en l'aire d'autres ,
malgré l'ardeur de nos Vlt' UX pour le conjurer. Le
mal, Germaine, est venu de votre extrêmc indulf.{ence pour votre henjamine ct , d'autre part, d'un
défaut de pénétration qui ne vous :1 pas permis Lle
lire dans le cœur de Nise , COlllme j'y ai lu 1110illIl!m , trop t:1rdivCffiellt.
Toute bonne chréti enn e qu'es t Mme Daliot, il
f"ut que ce soit l'ahbé Divoire qui lui parle ainsi
pour qu'elle l'écoute sans sc f;1cher, tant elle cst con vaincuc d'Ctre ulle mère juste cl qui Ile fait aucune
ditrérence entrc ses l'llCants. Mais, le premier mouvement d'orgu eil passé, il } a trop dl' bonne foi cn
elle, et elle a trop conscience de cc qu'il cn coi'lte
:1 'c c vicil ami de lui dire si Cranchl'ment sa façon
de pe nser, pOlir llu'ell e ne l'l'connaisse pas cc qui
est. Et, s i elle n'a pas pt!dH
~ s-:ieU1J1l ent, n'a- t-dle
pu pécher par inac\ vertance? 11 nc l'ac c use pas
d'avoir sacrifié délibérément l'une de ses (jll es ~\
l'autre. Cc serait inique parce qu'excessif. 11 ne
prétend mèllll' pas qu'elle aur:1it pu agir autre ment
qu't' Il e Il l' " ,\ hil. Il sait llu e 1,\ perfection n'l'st pa s
lk cc llIond e . 11 constat(,) s implement que, s'il y
a un e coupahle, la coui ahle n'est pas Denise.
Denise, coup'lhle'! Et lk quoi donc, Seigneur?
ne s'être cfbcée? D'avoir la iss( Lielle circonvenir
cc cccu r d'h0111 me qui, ail f()nd, ne ballait que pou l'
die, comme le sien ne battait que pour lui?
- Et est-ce sa faute, () celle chère petite, si
sa chair n'a pas toujours été aussi stoïque qu e son
,1me? pbid t: éloquemment le bOIl rrêtre. E s t-cc
sa faute si cel amour qu'cHe a refoulé tout au rond
J'elle lui an-1che encorc parfois un soupir ou une
lanne?
~
Non. con vient ;\'T 111P. Dali o t. {mu e ait dela do
';1S~
I{; r. l' l' II t-t'
TOU"
OUlm "
Pa
l
�CYRA 'ETTE
' e qui !:ie peut exprimer, mais d'une touf autn~
émotion que précédemment .•. Ma pauvre petite 1
\Iton enfant, mon enfant! Je ne t'ai pas comprise
non plus, moi Ül mère, qui te chéris pourtant ;1
l'égal cie LieUe. Mais je vais t'en demander pardon .
Et je ferai si bien ...
- Vous ferez si hien, l'interrompt l'abbé
I)ivoire, avec sa rude bonhomie, VOllS ferez si
bien que, si vous ne voulez pas m'en croire, VOllS
la rendrez dix fois plus malheureuse qu'ene n'est.
Croyez-moi donc, Germ:tinc. Tenez-vous lran<Juille. Ne Illi bissez pas voir que vous <lvel.
'il1rpri!:i son secret. La rçsignation, je le sais, est
venue pour elle. Ne rouvrez pas sa plaie. Laissez
plutôt opérer le temps. Cesl un grand médecin
I.'t, s'il n'est pas tout-puissant, nos prières aidanl.
Dieu fera le rest~
�CYRANETTE
153
XI
Deu." mois S'é~Oldcnt.
Régulièrement, chaque
semaine, Licite éait à Nise qui lui répond poste
pour poste. Faut-il que la jeune Mrs. Wellstone
ait des loisirs pour qu'elle se montre si assidue!
Elle en u, en effet, et plus qu' lie n'en souhaite.
Elle ne le cache pas, ni qu'elle s'ennuie à Oal
(.Jl"Ove. Elle s'y ennuie beaucoup. EUe s'y ennuif'
tellement que Nise, de plus en plus, a peur qu'il
ne lui ait servi à rien de s'immoler et q n'au lieu de
faire le bonheur de Robert et ue U~lte
elle n'ait
contribué qu'à faire leur infortune •. ~m lIle la sienne.
Au si respire-t-elle en recevant ce ' pages moins
déprimantes où sc retrouve la verve gamine d'une
~adetl
qu'elle connalt :
" Brighton, le 18 septembre 1918.
\( Hip! hip! hurrah!
I( Je
t'ai laissé entendre, ma chérie, que je
manœuvrais de manière à envelopper Robert et à
l'enlever de S011 poste de commandement, sur
notre insipide front du Devonshire. Victoire!
L'opération, préparée avec soin, exécutée avec
brio, il réussi
ment, comme dit le commua: on
Oak <lro
la
�('Y f:{A"J'E fTE
\( Je ne dis pas llLle je m'y amuse -:0111me une
petite l'olle, oh! non. Les conventions. chérie!
Toujours ces assommantes conventions! Il n'est pas
d'lisage ... II n'est pas convenable ... Il n'est pas cle
hon ton ... Voilà ce que j'entenùs sans cesse ici
comme. ailleurs. Croirais-tn ljll'aux bains les
(Tentlemcn n'onl pas le droil de harboter avec les
1'>
.
'1
léldies? Dans les plages f nmç'lISCS,
1 y a des bains
ll1i'l(les, ail moins, et s'il VOliS prend une crampl'
on si tille lame vons roule, voll',' mari est Iii pour
vnus porlersecours. T;lndi~
qll'i) Brighlon on ne
peut compter qne slIr SOlon sur les l11:!llrpsna~et1rs,
des IllcJ'l'enaires qui, "pJ'l's tnnt, no sont
pas obligés de hoire un coup cn l'bonneur d'unc
pauvre petite femme l[ui sc noie.
« Mais ne déblatérons pas. Vérité Cil deçà de
la Mancbe, Cl'reul," au delà, comme dirait
Mlle Adélaïde. Et si je ne suis pas précisément à
la fète, je ne m'em bête pas com me à Oak Grave,
Dieu mcrci! Ces derniers temps surtout, ce n'était
plus tcnahle . Je ne sais ce que Illon pauvre beaupère peut bicn avoir coutre moi, mais il me saute
de moins en moins au ~ou,
et l'on croiraitljue
tout ce que je dis et tout ce lJuc je rais pour I\lJuadouer n'aboutit qu'à le rendre plus coriace . Tl esl
hien à plaindre d'avoir perdu Mrs. VvelJstone
111ère. Moi anssi, la! Car j'en supporte les cQnséli I1cnces ct ce n'est pas l'ni ichon !
( Il n'a pas voulu ROUS accompagner aux bains.
En revanche, Gert y ct Gladys nous y onl rejoint,
a vec leu rs maris, deux ~[(icers
hors cad l'es qui De
relourneront pl us au j ranI. Ils sonl bien gentils
tOtiS les quatre. Gladys me plait. Elle a de beaux
yeux, de belles dents, Ull trt:s beuuteinl aux lransparences de nacre, cl clle serait tout à fait réussie,
si elle n'avail les aUaches un peu fortes. J'aime
moins "a sc'Cur, qui est plale ct comme gui diraif
ht)ma~C;f'.
Ct; n't.;sl pas qu'elle soif pimbêche,
Geny, m!l1S Hec elle si l'OTl nt; fij t pas eX3ctement
L'C qne ron doit l'aire, c:ommc il fau( le faire el au
�(','1' ,\
IlHJfll III
IllC\' i t>
UII
Il;
1. 1 Il :
:t lIel1
d' Il'
Lti
l~,
l, II,
C I i~'
.\
1.\ lésolO1llOll, .l '01, Ir Il':11 Il \,
été élevée LInn s Il nc nursery, Les us l'I cOlltum\.'..,
d'Angh.:lcIT' lW IlW snnl pa s en.:orc très lamiL'r~.
Alors ' C sont L1 ~s (l })Oll'{ S.1\" . ~() ») el LI ':; C( /)(J/t ' t
,tu il )) ~ l1'en plus finir, cl llcs c( SIIOc/,in;.:! )', el
Lies Ct nc correct, /Je ca/'cful, /)jiolll iette l), (Gert y III
pourra jamais dire ,( .Juliette » .:omme toi ct moi).
l( Son mari, le capitaillc Sir Franl 'l'C)\I l1shriùg-c,
magnilillut: échnnlilJol1 de port~la,
tOl1t cn
muscles t en os, cst Ull grand champion de
cricket. Il sc proposait de m':lppr>ndre les règles
du jeu, mais Gert \" prétend que j'ai passé l'ùgl' de
m'" mettre. Elle a pourtallt deux ans ft; plllS que
moi, COlllme je le lui ai rail polim enl 01 sel'\·cr. Au
fait, c'esl 1110i lui déli 'ns le record dt' la jU\'énililé,
Gladys mème élant mon ainée de trois mois et six
jours, Et trois mois el <;ix jours, c'est qul'llJue
chose dan:> la vie d'ul1 felllmC': jl' m'en sui s
aperçue ~ Sidmolilh. ()unl11 au lieuteuant Simpsoll,
,( Dick" com111e Oll l'appL' lle famili\r menl, ~()n
gcnre me conviendra i 1;IS'lCI (cn g-énéral les Anglais
sont mieux ql1 le ... l l~ais
e s) , san s la coupe de sa
moustach coupée h('i.!u,,;uup Ir)p ra~.
Cela Ini fail
.,ous le nez une espèce de brosse à dents qui ne lui
va pas du tout. \1 serait mieux frandle11lenl barhu
ou complètement rasé. C'est ce que je dis:li ... , pas
plus tard que ce malin, à sa femll1L', quand Gert)'
- de quoi sc mèle-t-e1le'? - l1)'n hellement renlharréc :
'l Aultl sllOchillMl f)O/l', sa l' sn, j>jioulicllt', il's
1', lbOlllllld tlO JI
J~
I/ul !a.l)"li/,ü!
I( Elltin, :'t IllCln ,ll'is, il n'y :t encore lJue Rohert.
11 a scs idées, lui aussi, cl mème ses marottes,
mais il n'en fait pas un plat. II vous souf!1c hahilement votre l'ole, vous reprend sans acrimonie,
dlcl'che à l' OUS expliqllcr pourquoi on doit faire
ain~
el 110n d'aulre façon. Si je l'ayai's toujours
pl' s de ll1ni , c nlllll1 l' cn ~'e
moment, je n ' nl1rnis
jalllai:o le C:l hrd. Lu i nOll plus. nit Illo;n<;, je le
�CVR,\ . ' ETTE
t::. t . . 'près Ir
mariage, ce n'est pas tout à fait cornIUr- ""ant.
·on, pas tout h fait, on 5""11 rend compte pen à
peu, ;\ des riens . Le fi ancé sc je([erait carrément
au feu pour sa fianc{oe. Il se pn':L:ipit c rait sans
hGsiter dans n'import e quel ab!01 c. II sc [L:rait
couper en quatr" :-,ur un signe d'clIc . Elle n'aurait
qu'à lc\e1' Jc. petit doigt pour qu'il nille au pùle
Hon!, à Z:mzibar on en Patagonie, qu'il escalade
l'lIimalaya, qu'il vol~
de Sid1l0u.t~
il Pékin Cil
:ll'ion cl de Pékin il Slclmouth Cil dtrlgeahle. POUl'
un peu, il décrocherait la lune. Du moins, il
j'affirme ct l'on sent qu'il cst de bonne foi. Le
lllari, c'est différent. Quand on lui sUè)gère de
\ous emmen e r à Brigh ton, il ne dit pas « no! li,
mais Dieu sait ce qu'il faut user de diplomatie
pour le décider à dire « yes! li Pourtant, cc n'est
pas la lune, Brighton, cc n'est même pas le pôle
nord, et l'on s'y J'ase bien moins tille dans le Devon.
C( Mais
ne récriminons pas, encore une fois.
]) ail leurs, notre deui l a pris {in d je m'en félicite.
A n01re retour à Oak Grave, il est entendu que
Robert m'intr~du
clans .les salons de la gentry
locale, ct .que J au rai mon Jour. Je me propose, en
outre, de me rendre utile à mon nouy~a
pays,
c'est-à-dire à l'Entente tont entit-rc. eu m'occupallt
d'œuvres charitables, A 1111 moment donné, je
songeais à m'enrciler dans le Womcll's Royal
NCl1'al Sel'llÎ.Ce, le « Servi ce na\" ,11 f0minin», où l'on
reut remplir les lonctions de cuisinière ou de
c b:.1U{Ieuse, de secrét"Îre ou de téléphoniste (ce
qui est plus rel evé) on même d'officier (ce 'lui est
réellement smart). El j'aurais été Gèr n de porter
1'1I111forme et de me soum ettre à la discipline
générale. Mais, primo: je n'ai pas Je pied marin et,
même dans les bureaux, il paraît qu'il faut l'avoir;
secundo, Robert n'a. pas approuvé mon projei,
parce que j'aurais dù vine à Plymouth, où l'on est
logé dans des baraques. aux frais de j'Etat. Donc,
i';1j décidé de me f:1hattre sur le Chlb local de
SUppO:'.ll , cal .le ~ .; hommes, V' oi ~· t u .
�\. YRANETTF.
l'y'
'vV. C, /\.,
("fOt/nf!
Women's ChnstLa'tf Asso-
,·;a,twn). en bon français l' A~sociltÎOT
chr6tiennl"
des jctlTles femmes. Dalls cc domaine. je serai 011
Ill' peut mieux (\ mon affaire. 11 se prépare déjà de
grandes « festivitics») pour Christmas. J', chanterai le NoN d' \ugusta Ilo1~s.
Tu te rappelles
quand nous l'aprcion~
an pensiont1:1t, l Tise, el
comhien l'air cl les ]lamies nous l'Il plnic;(1jpnt ')
Trois anges snnt veJlUs Cl.! soir
,\l'apporter cie bicn hcltes chos.:s.
l'un d'cll.· avait un enc<:n<;oir.
].'autn: avait lin chapc:.1l1 cie J'lises.
~;l
le troisii:nlc avait en mnin
Unc robc toute l1eurie
Ile pcrtes fincs ct de jusmi n,
("omme en a Jl1:1ll:\Jl1C .\\ar1c ...
« N'est-·c pas délicicux, ma chl:rie? 1;:\ le l'drain.
dis? Qu'il l'S! Lion~'
joli, musÏl'al, quasi séraphiquc 1
"oUll "loGII
Nous venons du Ciu]
T'apporter ce Ljue tu
E~t
cl6~irs
Car le bon nieu.
Au fond du cicl bleu,
chagrin lorsquc tu ~ol1pircs.
« Sur cc, gnod bye, ma bon ne chérir! Il ier, un
tennis, j'ai été pri. c sous une <lyerse. Mais, avant
espoir de ligurer daJ1s la fil1aiL' du championnat
donblc-mixte (ladies cl gentlemen), je n'ai pas
\oulu déclarer forfait ct j suis restée lit, $ans
prendre le temps dc retourner me changer, bien
que je fusse trempée comme une soupe. Il ne
faisait pas chaud avec cela et, aujourd'hui, je
tousse un pe!l' Cc n'est rien. L'essentiel, c'est
d'(1~oir
pu tenir assez bien ma raquette pour battre
lcs Townsbridgc que nous avion:; comme adversaires. Robert et moi. Gert y enrageait, mais moi
j'ai bien ri. Et ce matin, comme le temp~
paratt
remis, je ne tiens pas il manquer mon hain dont
\'oici l'heure. Les bains. j'en ratfole. Cela ne me
�"OJllflll' l, pa ~luG(J.
El, pre,;s~
la l11i1rée nl! 'ous attendra pas, ynu
(iIIOJl', [)jiouletlt'.' je termine Cil 1't'mhrl1ssnnl
hi en tendrement, ainsi que papa, maman el M. le
curé.
J
'nt! pil~
Jllai:Jd,'
paJ' (jelt y
,( Ta
LIETTE.
( Ecris-moi vite ici, au Victoria Ilô/c!. »
Par malheur, la lettre suivante, qui se fait
passahlement attendre, détl'llil lout J'cael de ces
lignes cnc.liahlées. Jall1nis la jl~une
Mr5. '\Veilstone
n'a cn d'accents si tristes. Le rirc, çà ct là, YOUdrnil rcparallre pnnni les hOlltades mélancolillUCS
de la déracinée. fi sonne faux comme certums airs
Je bravoure.
« O:\k Clrovc. le .( octobre Ifl18.
« Ne l'étonne pas du retard qlle je Illels à le
répondre, ma palll're Denise. La l'aute en est à cet
affreux guignon qui s'achurne contre nous ct qui
vicnt encore de bouleverser tOIlS lues proJets. Le
lendemai Il même du jour 011 je pren,lis plaisi r à le
les ex roser, ne recevions-nous pas li ne àépêche
qu i, toute villégiature cessante, nOlis obligeail de
rallier immédialement Siumouth avec les Simpson
el les TOlI'llshridge? C'était le méùecin de l.l
f'dlllille lilli [JOllS télégraphiait. l\110n heau-père
;1\'<Iit ('li lIoe attaquc. El nous somme:; ilrrivés
jllsll' à temps pour recueillir son demie," soupir.
I( .l'ai
he:llIcollp, benlll'oup de chagrin de 911
fllort, 111.1 I.:ltérie. Il ~lYait
rC!'l'is connaissance il
Ilotre l'l'tOI'" et il m'a reconnue quand, tout cn
lalllles, je suis tombée à genoux, la I~tc
I.:ontre
son lit.
« Vous êtes une bonne petite fille, Juliette,
m'a-t-il dit de sa voix éteinte, en me caressant
les cheveux de ~es
longs doigts jaunes et
dhharnés.
\1 Lei;; sa l1~k)ti;
m'étranglaien 1 tctkn1e1l1 'lue ie
�1 j~1
n'ai rien r 1 rlponJre \;tlue la bonne Glau)', lI1'a
emmenéc pour que Gert} ne me fasse pas je IlC : ai!'>
qllcls reproches absllrdcs sur ma trop grande
sl'nsibilité.
I( l 'OUS savions bien quc le pauvrc homme n\:n
,1 ni t pl us pOLI r très longt cl11 ps II vir<~
el li Il'il sou ha ilait ardell11l1cn t rcjoinù re M l's. \V cllstone. '1'0111
de mêmc, ça m'a prise J l'imprév u, cct te fin prcsq lit'
subite, ct je 1l11' d"llwnde si j'ai bien rait t01l1 Cl'
' Ille je dt'\'ais pour gagner son :Jfrection. Oui, S , IIlS
lhllllc,p"isllu'il m'a ditlJlw j'étais UIlL bOlllle l'c tile
fillt:. i\laisj \; Ill' aoyais l'ilS Illi ètre si s)'Jl1pathiqlll'
cl je n'ai pas 010 1ll;lItrcssc de Illes nel'fs l'Il Il'
retrouvant d.ms cet état. 11 f:\ut dirc ;llIssi que
j'ét;lis et suis encore tout , p;ltraquc, ma l'auHl'
l:hC-rie. L'émotion et la J~ligue
venant après Cl'
maudit rhume que j'ai pincé au tennis m'ont mise
hien bas moi-mèll1e. J'ai tenu hon jusllu'i\ l'cnterrement, mais aussllùt après la flè\ re m'alitait et cc
pauvre Robert, si cruC'lIement frappé dans ce qu'il
a ùe plus ch\;r, a Jù tout quiller, SŒurs ct bC<luxfrères, pour s'installer 21 mon clH.!\'et.
'\ Gerty n'a pas été très gentille, lu sni.... Je \'eux
bien être bonne ct je le suis toujours quanu on l'cst
pOlir moi. Mais je n'admets pas qu'on s'immisce
dnns mes afl~ires,
ni qu'on me mal' 'he sur les
pieJs. Or, pendant les tristes jours que nous
\'('nions de passer ensemhle, clic m'avait UC-j:1 bien
éncn'ée, Gert y, el j'a\ais dü me gendarmer contre
sa prétention de tout régenter à Oak Groye, maison
ct personnel. Elle est lllon ainée, c'est vrai. Mais
elle est la cade Ile Je Rohert ct, en Angleterre,
c'est toujours le fils qui relllplace le père ct 'lui
recueille la majeure partie de sn SUl:CC'';SiOIl , Ici, je
suis dOllC bien chez moi, S'il)" a UIlC mailre~sc,
cc
n'es[ pas Gert}, l1ai~
:\lrs,"\Yclistoll e junior. Je Ille
~lIis
trouvée dJl1s ln pénible llt- 'essité de Il' lui dire
et je le lui ai dit tout nd, l1a:~rCses I( ~hud.in'
, ! "
r;I '" 3" Don' t sn ' " , Djiouli tt ! ,.
Que <:\'\1;1: - 111, Deni, ',' .l':li {'li ' I., SC/, ,,\ f"i, ~ l'our
�lflo
CYRANETTE
établir mon autorité sur des domestiques qui ne
m'ont pas vue, d'no très hou œil, succéder à la
vieille Mn;. \V cllstol1e. N'ai-je pas dù en menaCCl'
nn ou deux cie renvoi avant de leur faire comprendre que je ne badinerais pas sur ce chapitre,
ct ljlle la foreigller 1'« étrangère )1, comme ils
m':lppclaicnt entre eux, avait drnil ù leur respect?
Ils sont très tiers de Jeur uationalil(>, ces domesliques anglais, très i1ll1m,.; de Jeur importance
sociale, j rl:s persuadés (Ill 'cn dehors du RoyaumeUni, il n'cst ricl1 ql1i v<lillc ici-has.Gerty, dans son
gcnrc, a Uil peu Llc cette mentalité-là. Pour ellc
comme pour ('ux, il n'vaque J'Angleterre qui
compte. Il n'y ,1 qll'unc Anglaise' qui soit capable
de tenir un home ct dl' comnwnùer aux gens.
POllvab-je, par ma sOllmission, li1 confirmer dans
<.:ettc erreur? Je nc l'ai pas cru.
\. Française j'étais, Française je reste. El je n'ai
pas à rougir de mon extraction, Robert sc charge
de j';lpprendre à ceux qui l'ignoreraient. Je ne lui
ai parlé Lle rien, parce LJlle je ne suis pas une
cafarde ct, de son côté, cette vilaine Gert y s'est
bien garùée de le prendre puur arbitre. Mai~
ellG
aurait mérité Ilnc petite leçon cl llu'iJ la remil
vertement à sa place. Elle nc ~erait
pas "enue
ensuite me gronder pour l'imprudence tlU'il parait
que j'ai faite en continuant de prcndrc des bail~
au lieu cie soigner mou rhume. Des bains! Toujours
ses exagérations! Car je n'ell ai pris qu'un après
avoir cu froid ~l
icnnis ct ct: n'cst sûrement pas
ça qui il pli 111e faire mal. Si mil Laux ~'est
aggravée
l'l si la fièHe s'en est mêlée, c'est bien plutôt à
cause dn voyage, du chagrin et du mécontentement.
I( Le médecin, Llui revient me voir cha'lue jour,
Ill' ll1'n pas dit l't.: llUt· j'a, ais. JI Ill! l'a dit liu'à
J{ob~rt,
devant moi il (;Sl \rai, mai::. en anglais (et,
",n anglais, les termes ùe médecine, Je n'y entends
goutte). Mais si, d'après mOIl cher mari, ce n'es1
p:tS gn1Vc, ç'flul'oit pu l'être d).1pr~!';
Gert) l[lli a
�YRANETTE
1air de penser que je ne l'ai pas volE et qu'une
autre fois je ne recommencerai plus. En ce cas,
elle s'abuse étrangement, Gerty. Je recommencerai
si je "eux et ce n'est ni elle, ni ses rappels à l'ordre
qui m'en retiendront. L'ennui est que la saison des
bains est passée et que, même moins souffrante,
je ne retournerai pas à Brighton, clouée ici par
notre nouveau deuil et par le temp qui est affreux.
« h, Nise, nous qui, en Savoie, avons de si
beaux automnes, si clairs, si ensoleillés; dont les
hivers mêmes, une fois les neiges tomhées, sont si
secs et si propices au skating ou au toboggan,
quel changement quand, de ma chambre où je
suis encore consignée pour je ne sais combien de
jours. de semaines ou de mois, j'entrevois, li travers des baies sinistres - nos fenêtres sont à
guillotine et jouent comme des couperets - ce
pan de ciel morne ouvert sur nos têtes comme
une écluse?
ct La pluie ne cesse de jour ni de nuit. Elle "!
commencé aU lendemain de l'enterrement et dure
encore à l'heure que je t'écris. Eh bien, ils doivent
être jolis, les ruisseaux de Robert! EUes peuvent
s'en payer, des cabrioles, ses truiles! Et ce serait
tout à fail le moment de nous rendre bras dessus,
bras dessous, lui et moi, par les sentes discrètes,
au petit oratoire caché sous la charmille comme un
nid du bon Dieu !
. « Au moins, chez nous, ma Nise, quand il pleut,
on en est quitte pour une bonne averse, comme la
fois oô. nous étions allés sans toi à Aiguebelette et
au col du Crucifix. L'oroage arrive. Gare là-dessous! On se met à l'abri dans un bouchon quelconque. Le vent se lève. Les nuages déguerpissent.
Coucou 1 c'est fini. Tandis que dans le Devon
quand on croit que c'est fini, ça recommence et
quand ça recommence, àh t ma chère, ce 'est pas
fini 1
« ,Mais, Tas-tu dire, ça doit avoir SOJ1 chilrme l
ta Teillée. Oui, à condition d'être biet1 portante et
•
�et agréable 0 i6té. Alor 1 diiw
l'intervalle des chant et der; jeux, entre les <;0\ pir ~
attendris des yieu .· , il e peut que l'on aime preter
l'oreille aux hnrlemenls de l'Illlrag<l11 et 1\ la lillll bourinade sonore des cataractt" céle~('s
sc dévers.ml généreusement sur le (nit. li s(" petlt. .. li ~e
peut ... Et je ne conteste pas qu'à l'occasion j\
serais sensible, à cc dràlc de charme-là. Mais les
grandes eau: du matin nu soit cl du soir au matin·
~n cicl funèbre ct pleurard q1li ne s(· lasse pns d~
doucher vos ardoises et \i0"; "itres, de !"ctire gargouiller vos gouttières et sangloter \ os citernes;
les gibou lées succédant aux hourrast[ues ct les
; cl n'avoir devant soi,
h lurrasques aux gib(,t1ée~
pour tout reposoir, eD premier plan, que les
pelouses ct les corbeilles d'un jardin à l'anglaise
(qui tourne il l'aquarium) et, d,ms le recul, CJu'une
immense "liée où s'égotlU"tll les tütes échevelées
de vieu. cbênes qui, telles les S<Cllrs Plu md, sc
déplument un peu plus chnquc jour, avouo, mil
pauvre chGrie, 'lue cet cn~elhi
'Ùl rien de
!"u!ütre lorsqu'on quinte comme lin asthm, tique el
t]u'afCaissée sur une immense hergère, dcvant les
immenses haies d'une des plus immenses chambres
d'un vieil et grand manoir, on évoqlle malgré soi
les harmonieux horizons
puys natal, ses ciels
~i purs, ses monts si pittoresques, ses lacs qui ne
débordent pas; ct que, d'alllre part, on sonac
qu'il va falloir renoncer aux petites distraco~
que l'bn s'était promises cl à ces festivities de
Christmas où l'on devait chanter un si gentil
t( Noël ))!
« Que n'e -tu près de moi! C'est t!goïste, le cri
qui m'échappe là 1 Mais toi, Nise, lu te plais partout. Un rien t'occupe et le distrait. Et tu me serais
J'un autre recours que Gert;- et même queGladvs
pour me changer les idées. Au reste Gert} et Gladys sont sur le point de partir. Le c~lpitan
Townsbridge et le lieutene.nt Simpson ayant étt.
rappelés à leurs postes respectifs, il leur tarde de
eu uomblt,;U~I"
uu
�eYRA! ETTE
les r joinùre. Tout le monde s'ennuie il Oak Grave.
Il n'} a que Robert pour ~'y
plaire. Mais, lui, il
n'est pas ':01111110 tout le monde. II s'occupe.
d'abord. Puis, tout comme toi, il adore la lecturl;.
Enfin, il est poète pour de han ct fait Jes vers à
ses moments pt:rJus, cc que je ne s:l\ais pas.
Depuis que je le sais, il m'en ré -ite quelquefois.
Seulement, ce sont des vers anglais et il n'y a rien
Je plus difficile à comprendre que ces vers-Ià,
quand ils ont ce que tu appellerais une certaine
tenuto littéraire. Moi je ne
connais pas 6nor
�CYRANETTE
XII
- Licite, j'ai à sortir, mon enfant. J'espère
qu'en mOIl absence vous serez bicn sage. Le
méùecin ...
La jeune femme fait la moue :
- Oh! le médecin ... Il est comme Gert y : si on
l'écoutait ! ... D'ailleurs, pour yenir à hout de cette
vilaine tou: qui mt: déchire la poitrine, je sais bien
ce qu'il me faudrait, darling. LI me faudrait changcr d'air, aller un peu là olt il y a du soleil. Que l
malheur que la Savoie soit si loin! Et puis, traverser l'cau en ce moment, je lI'en aurais pas le
courage. Ça vous secoue trop, la Iller. Mais quand
je serai mieux, nous irons à Chambéry, n'est-ce
pas?
- Certainement. Je ne veux pas vous voir t'Ou1er à la neurasthénie, chère petite. Et, puisque
'{ous vous ennuyez tellement ici, j'ai décidé de
vendre mes terres. TOUS garderons le manoir
qui est le patrimoine J'u'ne longue lignée d~
Wcllstone et que je voudrais pouvoir transmellre
à mOIl fils (si le Lord nous t:n donne un) comme
je l'ai reçu de mon père. Mais nous n'y viendrons
lju'en été et n'y séjournerons qu'autant qu' il vous
plaira. Le reste du tem rs, nous serons en Savoie,
~l Brighton ou ailleurs.
Lielle tend l'es bras au brave garçon qui, depuis
cinq mois, s'ti.ppliLJue patiemment à déchifirer son
(]trange petite nature qlli, pOlir lui, tient de 1.1
';phynge.
, - Ça, c'est mi);l1on, darling ! Je ne sais si nous
<lurons Ull fils, mais assurément vous êtes !lU
amour de mari .. .
ns soU à l'étage d'Oak I...rrc;ve, dans la gwndt:
�CYRAN ET1E
.:hamb n: du devant réservée à la malade et dOllt
les fenêtres s'ouvre nt sur le pelouses du jardin et
l'allée matlresse de la chênaie.
Liette va mieux. Toutefois Jes pré~aution
s'imposent si l'on veut éviter une rechute qui,
d'aprc!'i le doclt:ul', serait très grave. Elle comIl1Clh':C à se leyer el m me Ü lIuitter sa bergère, et
dIe pourrai t des \.:Illlre une heure ou deu.· chaque
jour dans le parc, au hras de son mari, si les
hrumes et les nuées du DC'\01l laissaient percer le
p:lle soleil d'automlle. Mais l'humidité persist e;
1111 cra~hi\l
tcna~
pOÎSSl: 1'.lir, enveloppe le rus~
liquc château d'une fiue poussière d'embr uns qui
f n detrempCll1 les lestons de lierre.
Aussi Robert
"est-i1 rendu au CUlI cil Je son médecin, lequel,
comme la jeun lemme elle-meme, estime que cc
dimat, si tempér é soit-il, nt' lui convient pas.
Encore faut-il pouvuir l'emmener. Et Mr. \-V c1lstone, qui a des dispositions ü prendr e, préfère
attendr e llu'elle ait recouvré ses forces.
- Quand parton s-nous ? ibterro ge LieUe, au
bout d'un temps.
Il s'est assis à côté d'elle, car déjà elle ne tient
plus en place.
- Dès que po sible, mOIl enfant. Patientez
encore quelques jours. A la premiè re éclaird e,
nous filerons.
Le sein de Lielte se gonfle.
- Quelques jours et quelques jours, cela fait
bien des jours, darling ! Et si la pluie ne ces e
pas? Pleut-il toujours comme ça, chez vous?
- En cette saison-ci seulement. Vous avez VI.
la douceu r de nos étés. Nos printem ps sont égale'
ment fort -agréables. Mais en automn e et ell hiver,
il arrive qu'il tombe beauco up d'eau.
- Oui, beauco up, murmu re Liette.
Robert lui tient compag nie encore un momen t,
causant de cho es et d'autre avec elle, notamm ent
de l'Jl'Tivée possible des siens, à qui elle a deman dé
de enir la Oil. S'il viennent. comment fera-t-on?
�IGG
CYRANETTE
Qu'il cli! Ile 1Îen ne. M r. '" ell,.;lonc ~Ol1pLe
louer
toltl u n l~otagc
là où l'on ira. On ' 'al'1'a ngera pour
les )' reccvoir ,lUssi hospitalièrel11l'nt qu'à Oak
Gra\·c.
Allom;, Jit le jeunL hOlllme, an revoir, chère
petite chose. J',li a/li.tire, \OIlS "lIve/.. Il me fau1
harceler l'avoué qui s'eslchargG dc ln liquidation
de mes hiens.
J)'ordinaire, ljll:Jnù il 1.1 'juill,: 'Iln:-;i, cc n\'sl
j llllais qU',IP'l:S lJllt' 1 dite ~(l ; ne
\Iii, avec "ct
1\ ['anuie d'l'nf,HlI I11n 1,\1.1(' , Ile lui rcprlldH de 1,1
I"i~s('r
:\ l'.lbamll111. ;\lnis Il'Ik t.sl 'j:J juil: Jf! Id
dlkisiun qu'il .\ l'ris\.: de Yl!lltln: scs lelTe,.; qUl',
l'die fois, elle ne cllerc\w p.IS:1 1<.: l'ct nir.
_ Good byt', darling.:. Dites ;\ Mary de mon
ter, I"OUlt:Z-H)IlS'? (Juand Jl' la sonne, elle n'en finil
pOIS de répondrc il mcs appels, ct c'esl aguçanl. Jl'
vnud rais Pat :tllssi.
_ Bon. dil Robert, COlllpll:Z snr moi.
l'nr IL- rail, deu: minutes :llwès, hOliSCUlill1t ln
Il aid pOlir clllr;.;r plus \ tic, Patrick, un jeune fou
dc cocker irlandais, hrun SIIl' le Jos, blanc sous le
'! entre. ;lVCC 1111 poil cr"pu comm une laine, de
larges oreilles lomhantes, des yeu: d'lIltelligcllce
aux rdlets presque humains, sc précil)ilC vers le
fautcuil de sa maltre~s.
aulou!' dc qui il gambade.
saulc el jappe, cn 1LI i léclwnl les mains ct lui {;\isanl
millc :lmiliés, mille caresses,
_ Doucement, Pal!. .. Vous mc salissez, my
boy! Ob ! l'amoul" de loulou!
_ l'\'lal1umc désire? inll'rroge la maid.
- Le courrier n'est pas arrivé?
- Non, madame.
_ Dieu élue c'esl long L . . 11 esl souyent en
l'elard le COllrrier. I~
trOll\c/-\OUS pas, Mary'?
_ Oui. lIladamc, répond impassiblemcllt ' 1.1
mail.!. lui a 1'<111" d'une ordollnance plutôl que
d'lHlt: chambrii:l'l', um' ordonnann: trop roulpue
,111"
dnll"
' l.lU lègJl;lhtnt
SOli 1in' , j:111I li J
! .•
mlli\aue,
fJOlli
lamai:..
,l'; PII (il d'lIlIl' ltlitl1t1c m,IIII 'tl r ,
�1 \'1'.
1 1 Il,
m'l OJ III 1
I·ou h, 1 Illt IUOII III Illi ,il
,-in:: sè lu parok, ct Ile n pOlldnnl, d'adlelll "1"1
par mono.;\ IInlws.
\ ou d, \Tic.:z Il' f.lire okervCI' :IU i'act 111.
- Bi!.!ll, llIdd,llll!.!.
l lais Cl' n'esl pcul-0In.: pas sa (;llll', j ,'C
hr'n'l' hOllllllC. C'!.!!it sansdoulc la poste 'Ini llJ:ln:hL
111:11, ()u' n l'l'Il ,,l'Z-\ OIIS, i\b rl'?
- .k Ill' 'ais pas, nl.ld,lIn '.
- \ llloins L[lIe l'l'Ill snil 1" pluie 'lUI l'arrL'le
'II rOllte. rC-I1(~chil
Licltc. Il nl' doit pas èlrc.: ;1 la
1t;II' tOllS 1 S jours quand il fait sa tourn~e
. Comment peut-il)' tenir, :\'\.11) ?
- Je nc sais pas, mad,ullc,
Licite hoche la 10te. La nib 1 icn rCl1sei-
!
"n~c
- Sois sage, Pa\.., 1\1 r , \\' ellstol1c nt: \'0 ,1 pas
'Ille nous fassion-; les fOIl, 1.1111 qlll' k seJ':li
patraqu .... M:lI'\ !
- rv1:ldal11c?
V()I1~
pou\'ez \,OllS retirer, 111.\ lillc. Si j'di
de!i lettres au C HIl'rier, 1'''11 l1W les monler!.!z Inut
de suite. Ll S jOl1rnallx ,11 si, Les journ,lUx fran' li~,
s'!.!nknd, car 1 s aulres .. , ;\lais ils arrivent hiell
irrégulièrcment, le,; journau iran';:Iis, et avecdc
rct,lrds épol1\ ,1I1tnhles . .. Ah ! l'plie gucrre, .Mar\',
'ettc gucrre, junnd finira-l-elle'Z
.le ne 'ai, p;1S. 111.1 lame,
l~srC-o
qll\' T scra hient!;!. Le-; Blllgar!.!s
ont
,lpilulC. LI'''' ~lIrj'hi
,'Ollt Cil pleille
dt-rllLltl, Sl'ul<" It-' BrtclH.' licl1l1ent ('n or , 111:110.;
"Il It's :1111 " 1\1.11'\', (l11 1 s :llU :1 ... \ ',I1~
:1\'e7 1111
Il! 1t' "Il .I\lné'~,
111',11 t:1.-1 !l~
dit :'
'ull, m,ld,L1Il!',
- C\' t phIl. ,Il: con!OIlÙS al~'
Flor,l. Yous,
~l.r),
vou \ :'\l? \,,)trc « ho) ". Il' 'st- e P'\ '!
-
Non, ma
bill',
- Ait! oui, \:"est t)1I~.
;lve7. Llu'l1n o\l..,in '?
- Uui, madame.
Vou, 11rY, ,
,li.
n'
�l(iR
1 VJ' ,\
Un .aporal,
' 1:'1''1'1 :
.ir. "mis ';
.- Uui, madame_
11 est venu jusqu'il Oak Grave lors ùe S:1
dernière permission?
Oui, madame.
- Vous devez hien l'aimer, cC hr:1l'e cousin '!
- Oui, madame.
- Mais pas d'amour?
- Non, madame.
- Tant mieux pour VOUS, ma fille. L'amonr,
voyez-volis, ça ris luentit de VOliS mener trop loill .
.J'Cil sais quelque chose, moi qui ai quitté la France
pour l'Angleterre, la Savoie pOlir le Dcvon, Chambéry pour Sidmoulh el la rue Né7.in pour Oak
Grove .. _ Vous n'êtes jamais allée en France,
Mary?
- Non, madame.
_ Cela vous fera plaisir d'y venir avec moi?
- Je ne sais pas, madame.
LieUe pari d'un 6clal de rire '-lui fail aboyer Pal
et mel 'aU front de la 111aid un pli soucieux. Elle
craint que sa m,ütresse ne se moque d'elle el, toute
militaire qu'elle est dans l'ùme, COT11me le caporal
son cousin, elle il le sens de sa « respectabilitv ",
ainsi qu'il si eu d'une chambrière de bonne el pure
race hritanniqlle. Très cligne, elle insiste ;,\ dessein:
- Ion, je ne sais pas, madame. Je ne crois
pas, madame. Je ...
_ Mais si, mais si, vous verrez! pouffe LieHe
de p1us belle. Je vous présentera.i à Agathe, \a
terreur de M. Je curé. Elle ne saij jamais non plus,
elle. JtsÎnus asi111un (ricat. Vous VallS entendrez
très bien toulesles deux.
Et Mary, gui n'y a rien compris, s'en va de son
pas de genda.rme, que LieHe rit encore en embrassant Pat, dressé sur le bras de son fauteuil.
_ Quel numéro, cette Mary!. .. C'est pourtant
vrai qu'il faudra que je la présente à Agathe.
Mademoiselle Agathe Routin, gouvernante en chef
de M. le curé de Muché ... Miss Mary Broomstaff,
�CYRANETTE
premicre camériste du manoir d'Oak Grove que dis-tu de ça, mon Pat? N'est-ce pas que cela
fera très bien dans le tableau?
Un ace!!' de toux interroIflpt brutalement la
petite folle qui, de pàle devenue rouge, et les
larmes aux yeux, repousse le cocker, cherche SOIl
mouchoir ct, ne le trouvant pas, appuie sur la poire
de la sonnette électrique volante qui pend du plufond à portée de sa main.
Reparait Mary.
- Un mouchoir, ma tille, dit LieUe.
Et, après le mouchoir:
- J'ai les hronches en feu. DOl~nez-moi
vite
une tasse de tisane.
Et, la tisane apportée:
- Dieu que c'est amer, cc lkhen! Je n'en veux
plus, vous ent ndez, Mary '!
- Oui, madame.
- Désormais vous ne me ferez que des infusions
de mauves.
- Oui, madame.
~
Allez, ma tille, et pensez à mon courrier.
Altlsi se passent les matinées de la jeune
Mrs. \Vellstone à Oak Grave. Et ses après-midi
n'en diffèrent guère, sauf n plus (( saumâtre Il, car
le courrier lui est généralement d'une grande
distraction et le facteur n'en fait qu'une distribution
par jour.
Certain matin qu'elle se morfondait dans son
attente, Je regard tendu sur la grande allée d'où il
débouche lléces airement, elle le voit qui arriv à
pas mesurés, comme un homme que rien ne presse.
Oh r la lenteur des minutes qui s'écoulent entr
cette apparition et le moment oà Mary lui apporte
le plateau traditionnel! Elle se tortille sur sa bergète, la tête tournée vers la porte qui tarde tant à
s'ouvrir.. ElÛln, voici la maid, moins pressée encore
que le facteur et qu~el
a d~à.
sonnée deux ou
trois fois.
- Eh bien, Mary, que faisiez-vous"l
�('YRA,'ŒTTE
17°
I{ien, tllauame.
Vraiment? Vous ne Jormiez pas'!
-
>.
Oll, l1~tÙae.
Lietle Iù:n est p_ s trb; ~On\
ain~l:
l1Ialgrl: se~
d0négalions. Mnis elle a miel! \ ~'l (tin: 'I"e Je
lancer Mary ct elle s'empare avidement des deux
lettrcs qui sonl sllr le plaleau, deux leltn.:s Je
France, i) l'é~riue
familière, une de Nisc, lIllC
dL' M. le curt:.
~isc
Illi é~rit
Je .Chamhéry, ù la date
dll 6 1l0VCmhrll 1010 :
I( Ma hlen chère secur,
PuistJuc lu tc languis lant dl' nous ellluC rl~ta
de ta santé ne tc pcrmet pas I.I',tfrronll'r les I;ltiglll:s
du l'ol'agl', papa el 111;1111,\11 Ille chargent de le dire
qu'ils fçrllnt l'imp(lssible pour t'aller voir en
Angle(çlTe <lussit(il que l'oll ne sc hnltra plus. Or
les uerniers COl1llllUllÎ lués Ollt si fière allure 'lue
celle échénncc, désirée de hms, parait imminente.
()n 'ISSU rc quç les }\llemands ladl<'11 t pied su r
toutç ln ligl1e cll/ue, s'ils veulent l:1 ite!' un tlL:-,;astrc,
un imlllense Sedan, ils n'ont plus un jour i\ penJrç
I,our implorer la pai,. Puisse-t-il en ~tl':
ainsi! Il
est h:mps tpte ~es
aŒreuses boucheries prennent
lin, que nos pauvres cl brayes soldats recueillent
le bénétice de leur \"aillancl! l'l ql.e leurs falic~
cessent de trembler pour eux.
c( Je voud rais bien accom pagner papa ct Illam<lll
et serais infiniment heurcuse dc répondre ainsi :1
ton invitation, mu cbère petite. Mais ne comple
pas trop sur moi. Je suis assez soulrrante moi-même
ct, Lilloiqu'il n'y ail pas liell de s'inquiéter à mon
sujet, peut-être v<lut-i1 miell.· que je reste à la
maison. Aucull!;" d(~i')1
n'est encore prise ponr
ou contrc. Tuut dépendr,t Je mon degré de soliJité. Qucl que :oil mon désir de nous retrouver
llll peu ensemhlc, tll comprends hil n en dJe( ~lI'i
Ile serait pas raisonnahle dt.: m'ç" pO~L:r;\
tOlnb<:1'
maladt: COlllme loi ... »)
I(
�YRA ErTE
17'
Llette, que le début de h lettr •. it enchantée.
ne \a pa ph15 lom et lai sc rctnmb( l' l hl'as avec
ù couragement, C'est son lour d'apprenùre (\ lire
~ntr
les lignes el elle ùc\ine ce 'I"e on ainée
h site tI lui annoncer crûment. Nise ne \ Icndr..
pa . D'ores et déjà, ellc Cil est I.:ertainc. Et si Ti~e
ne vient pas, ce n'est point que la traversée l'effraie
comme elle voudr it le fair croire, mais qu'elle
ne tient pas tI repasser pm' ail elle est passée à
enuse Je Rohert.
- Re t donc tranquille, Pat 1... Tu e assommant, ce matin. mon pauvre ami!
Pena:\(1 de la petite tap qu'elle lui a IIlflig "e,
le cocker lève sur sa maitresse le dou reproche
de ses bons eux étollné.. Et, c'est plus fort qu'elle,
voici que Liette se met à pleur r. Elle ne sait pas
Ir s bien ce qu'elle a ou plut telle 1 sait trop bien.
Lorsqu'elle a épou é Robert, 1\ quel mobile
n-t-elle obéi? Vaimait-elle vraiment? Grand, beau.
distingué, son genre lui plaisait beau ·oup. F.t elle
-tuit 1ière de se montrer 1\ son bras, comme on
l'cst qu,ml! on a été lIlle pelite jeune fille salis
gr.mù avenir de\ant soi et que l'on se voit éJevéfl
,i la dignité de dame - d'une dame richement
rentée. d'une lad du meilleur monde roulant
tout un tram de maison. Mais
auto et
�( V I{A l' I" r ·, E
l, ')
,llltremeni '1IlC \ OlllllU' 1111 l'élléll lt
C)u'~l{
appréclf'
qualil ~s ct qu'elleIrULI\(e e:-.quis parce qu'il 1111 cst indulgl;nt C0I1111W
"M. Daliot et hienYcillant ':OlTIll1e M. le curé'?
"\lon, clle n'en est pas trl'S sllre, ct c'est cc qui
1ui arrache des larmcs. Elle se rappelle son <lyert is,,;c1J1ent,;1 M. le Cl1r~.
Elit' sc rc\oit délihéranl avl'C
Illi dans sun cabinet de (r:lv;1il cl 1'l'l1lend ('11\:1)["('
lui dire d'un ton ,.;i solennel :
- Chl're petite, Hui plus lJue llloi 11e désire ~1\Jl'
la vie te soit toujours fneile el dOl1L:e. Puisse aUCUll
regret, aucun remords n'assomhrir cet ,1\"cnir
inconnu vers lequel tu t'ébncC's ayec Ulle si Ill'Ilc
insouciance!
Cel avenir, :1 présent qn'elle le connni1, répondil bien à ses espérances? Et llll'll1<:. r('polld-il
hien aux nspirations de Hoherl '? L'aime·t-il bien,
Robert, l'aime-t-il passionnément comme il ,limail
la Lietle d'avant le mariage - une LieUe qui
n'était pas laJ Haie LieUe, qui n'en était que le
rrète-nom?
Infortunée Denise!
Est-cc l'efiel du mal 'lui JJ1ll1e I:! Jeune 1'.1rs. '" ellstone et donl, non plus (Jue son entourage, clle ne
soupçonne pns encore toute la gravité? Est ce le
résultat de cette sou/Trance où le sceptique yoit un
motif de plus de douter, mais où le croyant VOil,
lui, une :1l1tre raison de croire parce qu'il la sait
purifiante et régénératrice'! Le remords n'est pas
étranger :l la crise de la jeune Mrs. Weil stone et
elle commence :t comprendre qu ·' elle n'a pas bien
agi en donnant le change ü Ro'., rt et en n'écoutant
r ns .NL le curé qui s'cHorç;<l de la mettre en gard~
contre les conséquences de celle erreur.
Mais que peut-il bien avoir encore à lui
reprocher, M. le curé? i'l"e serait-cc pas de lui
avoir écrit pour le prier d'insister près de sa sœur
et de ~es
parents afin de les décider fi l~ venir voir?
VOYOll S un pev cC' q n'il cl i t :
,am,u<I.de, un
do pIns
1'1)
c:hR.rmant!;~ç(l
e,
,UlU. Illl 1'01 1
l''ns pour
!Ollte" ~es
�rYRA ETTJ::
'73
( Ma chere enfant.
J'espère que ce mot te trouvera plu .. vaillante.
Cependant, je me suis empressé de déférer à ton
lésir et d'appuyer ta requète. Sache que tes parents
sont disposés à y donner suite ùans la mesure de
leurs moyens. On parle d'un armistice prochain.
S'il est signé, ce ne sera plus pour eux qu'une
question de formalités et là encore je Pllurrai t'etrc
utile en leur facilitant les démarches de mon mieux.
« Mais, ma chère enfant, ne me demande pas
l'impossible. Quelque disposé que je sois à te venir
traen aide dans l'e pèce de crise que tu ~embls
verser, tu ne peux attenùre de moi que je fasse
pression sur ta sœur pour qu'elle aille là-bas.
Denise a toujours besoin de beaucoup de ménagements, mon enfant, et, il serail inique de lui
imposer une épreuve qui pourrait avoir de si dé plombles résultats. Ta maman qui, je ne sais comment,
a fini par découvrir la vérité, partage mon sentiment à cet égard. Je ne doute pas que tu le partages
aussi et qu'en y rét1échissant ... »
~
Pour la seconde fois, les mains de Lielte retombent lourdement. et se. larmes coulent, lente el
amères, le long de ses joues creuses où la fièvre
met comme un éclat de mauvais aloi.
- Pat 1••. Viens, mon chien! Console-moi! Je
suis si misérable 1
Une réaction se produit sous la première pensée
qui lui vient et, dans un ressaut de volonté, ayant
�(VRAl ET',,·;
I,;au e de Ro el t. Mai~
si j'éloigne Robert de moi,
dIe pourra venir sans inconYénicllt, je présume ..
Oui, mais, comment éloignt!r Robert?
Cette aut re réflexion eoupe l'inspiration à LicHe.
- Mary! l'vlan'!
- .\1udnllle?
- Décidémcnt, je ne me sens pas cap<lble de
répondre à ces lettres aujourd'hui . Remetter.-moi
dans ma bergère, ma fille ... Et pnis jetez donc une
büche clans la chemilJée. Ce n'est pas le bois gni
manque à Oak Grm'e et, moi, je n'ai pas chaud.
Dehors, la tempête mugit el bouscule la chênaie;
les averses cognent aux vitre~
et le gràod feu qui
brûle jour et nuit dans la chambre de la convalescente n'y maintient une température assez donce
qu'autant qu'il donne toutc sa flamme.
Voyant que sa maltresse n'est pas d'humeur à
jouer, Pat va se coucher sur la dalte du foyer,
entre les sphynx hiératiques des landiers monumentaux qui l'encadrent. Et LieUe, derechef
esseuIêe, se ,'onsole comme elle peut.
-- Eloigner Robert, nou, je n'en a~
pas le
moyen ... Enfin, tant pis! ... Si Nise reste à la maison, tan t pis pour moi. Je ne l'aurai pas volé et c'est
plus que je ne mérite si papa et maman se décident
il venir . .. Mais quand vienJront-ils ? Mettons qu'il
faille huit ou dix jours pour les formalilés. Je pense
bien qu'jln'en faudra pas davantage. Mais ce délai
ne courra qu'à partir de l'armistice, a l'air cie dire
M. le curé. Voyons un peu ... Mary! ... Allons bon,
elle est redescendue (noll\'eau coup de sonnetie) ...
Il ne faut pas vous sauver comme cela, ma fille,
tians savoir si le n'ai plus besoin de vous .. , Qu'eslce qne je voulais vous demander déi~l
? Je ne me
rappelle plus, tenez, VOllS me ftlites perdre la tète ...
Ah J oui ... les journaux! Il n'yen ayail pas au
courrier?
- Non, madame.
- Pas mème cIe journal!. anglais '1
- Si, madame.
�'YRANETTE
17
Qu'atlendcl-voUS pour Ule 1 mont r?
La lDaid, toujours impassible, redescend chercher le!> fel1illes. LicHe en déplie une et la parcourt
fébrilement.
- Le c0mmuniqué ... Où diable niche-t-il, le
communiqué, dan vos gazelles anglaises, Mary?
- Je ne sais pas, madame.
- Vous ne les lisel donc pas 'Z
- Non, m,Ida me.
- Eh bien, \OUS n'êtes guère curieuse, "ma
hlle ... Ah ! le voici, tenez, enfoui ct comme caché
dans le has ùe celle colonne. Si c'était le compte
l\!ndu l'un match Je boxe ou de football, il s'étaIerait sous une Ulanchette d'un pied, dans le haut
delupremière page. Mais un communiqué ... peuhl
En~
s'arrête un instant t pousse un petit cri:
- Mais non, je n'y étai pas. Ça, ce n'est que
le communique de l'armée d'Orient. L'autre, le
hon, est bien cn première page el en caractère
,ras. Il parait mème joliment intéressant!
Elle s'absl'rhe dans sa lecture, arrêtée par des
illoIs rares, des termes tedll1iques, des phrases.
diffidlcs. Mais l'ensemble la satisfait beaucoup.
- Les Boches demandent la cessation immédiate
des hostilités, Mary! Hier, le maréchal Foch, mon compatriole, 'fOUS savez,- a reçu leurs plénipotentiaires. On s'at\end à la signature d'un armislice pour aujourd'bui.Youl:i \oyez que j'ai bien fait
de regarder dan le journal. Mr. Wellstone ne
m'avait rien dit ct, si je savais déjà que ça marchait
t.rès bien, je ne m'attendais pas à un pareil coup
de théatre.
Dans cet instant, du côté de la mer, des salves
ll'artillerie grondent formidablement. Ce sont les
batteries côtières qui tonnent toutes à la fois, faisant trembler les vitres d'Oak Grove et jusqu'aux
tableaux de ln ·bambre.
- Mary! ... Le canon!
- Oui, madame.
- Est-ce que tes pourparlers ont rompw;?
-
�(YRAN ETTE
guerre recomm ence peut-èt re. Pellt-èt re les Boch~
nous tendaie nt-ils un piège pour mieux bombar det
Sidmou lh.
- Je ne sais pas, madam e.
- Moi non plus, comme de juste, mais vous
feriez bit:n J'aller voir. C'est très import ant, cette
canonnade-là. Çu me rappell e les raids dc gothas
à Paris. Vous n'avez jamais été bomba rdés à Oak
Grove, Mary?
- Non, madam e.
- Je ne vous souhait e pas Je l'être ... Allez voir
et ne soyez pas trop longue, mu fille ... Pat, ici!
Ne t'Cil va pas, toi. Toute scule, j'aurais trop peur.
Et puis, s'il ya un débarq uement avant le retout'
de Robert , tu me défend ras, dis, 111011 petit chien?
Mary revient bientôt . Elle revient avec Flora,
avec DOIa, av('c toul le personn el féminin d'Oak
Grove, '!ueslli t tout le personnel masculin. ht c1wi
ces gens si flegmutillues, c'est une émotio n, une
effervescence cx (mord inai re.
- Oh ! madam e ... Oh! llndam e ...
- Quoi? interro ge ardemm ent la jeune Mn;.
Wellsto ne, gagnée par la contagioll_
- L'armis tice, madam e! L'armi stice!
LieHe, surexci tée, transfig urée, s'est levée d'un
bond. Elle a tout oublié, sa faiblesse et sa langueur, la promes se qu'elle a faite à Robert d'ëtrc
hien sage en SOIl absellœ , jusqu'à Sil dignité Ull pell
factice de grande dame.
- Nous somme s vainqu eurs?
- Oui, lllLldalllc, dit un palefrc nier. Vive la
France !
- Vi ve l'Angle torre! s'écrie LieUe, cumplè tement emball ée.
- Madam e, reprend le palefre nier, avec une
belle révérenëe, nous voudrio ns bien aller voir un
peu au village. Monsie ur n'est pas at home. Si
madam e avait la bonté de nous permet tre ...
- Mais oui, me:-. amis. Courez !... Courez-y
tous! J'y vais lnoi-m~e.
�CYRANETTE
177
- Oh! fait Dora. Si j'étais de madame, ce n'est
pas là que j'irais.
- Et où iriez-vous, mn bonne?
- A Plymouth, madame! L'escadre toute pavoisée, les équipages à terre, le défilé de ln garnison:
c'est ça qui va ~tre
beau!
- Vous faites bien de me le dire. Il faut que je
voie cela. L'armistice 1... Ln victoire 1... Pareille
occasion ne se rencontre pas deux fois dans la
vie ... Mais dites-moi, Fred, comment Mr. Wells·
tone est-il sorti?
- Monsieur a
�CYRANETTE
()uinl.c jours plus tard, ayant r~condljt
le docteur j llsqu'à \;1 grille du parc, Ml', vVellstone, Pille,
soucieux, COlllme harassé. donne nct'velsm~
sc:; inst t'uctions ail.\. dOl1~stiq
ues avant de remonter
près de sa femme, laissée à la garde de Mury.
La rechute qui était à craindre a terrassé Lil.!lIe
au t't'lour de !:la foLie équipée de PI\ mouth. Et ce
soir-Iii, d toute b 11uit. pendant que l'on courait
de droite d de gauche après le médecin parli soigner d'autres malades, Robert il dù veiller la chère
ct imprudente c!1fanl. Bnilée par la fiè\'l'e et toute
délirante, ne se aoyait-elle pas tantôt rue N6zill
011 au pr~sbytèe
de Maché, tant()l il Paris. pendant
le r,tilt des gothas, "LI su r !I.! paquebot, au fort dc
la tempête? Puis, subitement, sans transition" elle
échangeai t des propos aigres-doux ~lvec
Gert y ,
pourchas~it
Pat dans la grande aJlé~
d'Oa 1- Gro\'(;,
ou prenait part il l'explosion d'allégress(' qui avail
accueilli la nouydle tle l'armistice. Et, bien que
101lt cela l'lit aussi décousu, .1llssi incohérl.!nl, aussi
absurde que le peuvent êlre des scènes de e<luehemur, Rohert n'en était que plus douloureusement
<l fTcclé quand, penché sur eUe, de tou te sa lenJresse
conjugale, il s)efTorçait en vain ù'endiguer cc not
de propos étranges qu'entrecoupaient Lle brusques
~anglos
et des éclats ùe rire nerveux. Loin de sc
taire comme il l'en conjurait, e lle s'était mise à
'hanter, Jlon pluscle sa jolie voixde soprano, d'une
petite voj, fèlée, lointaine, connl1e réduite il un
fi let et llu'unc quinte de toux, un l'Ale achevaient
parfois de hriser. Et c'était tolti son répertoire qui
y avai\'p;''> ,lJ IHr bribes et p,l[' morœau:x, depuis
le « Pet il Pioupiou» du COllCl:rt de (hari 1(: jllsqll'à
�YRA ETTE
179
\. délicieux « No61» d'Augusta Ho!mês qu'ell
rappelait r6cemment ~ ise, mais qui, nasil16 ainsi,
par cet organe de ventriloque, duns cette lugubre
nuit de nov mbre, RU tond d c vieu manoir
battu par la phli et le vcnt, détonnait il faire mal:
Trois anges sunl venus cc oir
M'apporter de bien belles cho cs...
Un uir surtout revenait en leitmotiv, lancinant,
obsédant comme une hantise, ]'alr alel,"te et triomphaI de cette Madelon dont la "ogue s'étendait à
('Angleterre t que, ('autre jour, en plein Plymouth, dans les rucs débordantes d'une foule ivre
de joie, elle s'était mise à reprendre de toutes ses
forces, dix fois, ~en
fois, jusqu'à épuisement:
Quand Madelon vient nous verser à boire ...
Elle a délire! ainsi durant des heures et des heures,
et délirait encore à l'ariv~e
tardive du MEdecin
dont les remèdes n'ont réus i qu'à couper sa fi~ r t
car depuis lors, sous l'œil impuissant de Robert,
atterré de la marche rapide, implacable, du mal,
elle n'esl as sortie d'une prostration, d'une atonie
plus effr antes ~eut-êr
que on d~lire.
Pourtant, ce matin, qUQnd BOb mari est allé
reconduire le docteur, elle semblait moins déprimée. Et il se peut que ce ne soit là que ce mieux
qui, si souvent, prélude au pire, mais à peine les
deux hommes ont-ils eu quitté sa chambre qu'elle
a ouvert des yeu dont la flamme naguère vacillante, comme éteinte, paratl se raviver. Pénétrée
d'une douce langueur, d'une sorte de béatitude,
elle a regardé un moment autour d'eHe et ' st ue
esseulée dans son grand lit bas, tendu de rideaux
�( 'V RA 1\"
1 ~ TE
..1 1'<_ pl'llou.ses rnouill ';es , si vertes touJours,
monte I1n arOllle de foin 'lue li'! chambre aspire par
"es baies entr'onVCl'tes.
- Mary, soulevez·moi s nr mes oreillers, voulezyous? J'ai à écrire.
La muid hésite. Si m adame enfreint ft nouveau les ordres du docteur, que dir:l monsienr '1
,\1ais madame insiste:
- Entendez-vous, Mar) ?
1'\'\ary obéit ;1 regret. Pour li Il soldat, le devoir
n'est pas très clair dès qu'un chef ùonne une con~
signe et que l'autre la viole. Et quand monsieur a
dit ceci et que madame l'nit ce la, la maid, volontiers, rentrerait sous terre.
Liette doit faire un g ra nd cHort pour tenir la
plume, mais elle sait s'a rmer en pareil cas d'une
volonté, d'un e énergie qui confondent Mary, comme
elles passent Mr. W elJstone en personne. Ce qui
(ait qu'au bout. d'un petit quart d'heure, venant à
rejoindre sa femme, ledit Mr. Wellstone la surprend une fois de plus en Jlagrant délit de désobéissance. Discrétion ou tout autre motif, Mary
s'esquive sans demander son reste.
-Liette, mon enfant, vou s faites mon désespoIr!
-J'en suis désespérée moi-même, darling,
assure doucement la coupahle. Mais il me fallait
écrire cette lettre. Et, l'ayant commencée, vous
permettrez que je la termine.
- C'est de j'avoir commencée que je vous fais
reproche, LicHe. Quant à vouloir la terminer,
faible comme vous l'êtes, en vérité, mon enfant,
vous n'êtes pas raisonnable.
- Raisonnable, darling, je ne l'ai jamais été. Il
est un peu tard pour m'y mettre aujourd'hui.
- Vous n'êtes qu'une enfant.
~ - Oh ! non, Robert. Autrefois, je ne dis pas.
Plus maintenant, mon ami.
Elle s'exprime si gravement que le jeune homme,
un instant, en demeure interloqué.
- Vous êtes une enfan1, répète-t-il maehinale-
li,
�C
YI'A
F.Tn:
ment. Si ous n'en étiez pas une, il y <L longtemp'
que vous 5eriez: guéri~
et que nous auriouc, qulttrOak Grove. Mais \ ou:; ne faites ri 11 de 'C qu'II
faudrait faire pour vous rélahlir, ma patl\ re LieUe.
Le jour de l'armistice, par exemple, quelle imprudence de vous en aller à Plymouth SOllS la pluie et
par le froid!
- Pouvais-je demeurer insensille il l'enthousiasme généra\'! Vous-même, Robert, entendant
les cloches et le canon, n'avez-vous pas renoncé ù
vos démarches?
- Oui, pour rentrer chez nOlis ct ne pas vous
\' trouver, hélas!
- Mais VOliS m'avez rejointe en ville!
- Trop tard 1 Vous vous étiez échauffée et brisée il crier et à chanter.
- On m'avait reconnue comme Française et on
m'acclamait de si bon cœur, on poussait de tels
hourras en l'honneur de mon pays, que n'importe
qui, à ma place, eût fait comme moi. N'aurais-je
pas eu mauvaise grâce à me dérober, quand ces
hraves gens me demandaient de leur chanter la
M.;lrseillaise ou la Madelon?
- Oui, mais dans quel état je vou ai retrouvée!
LieHe baisse la tète avec accablement. C'est
vrai, elle a été bien imprudente encore ce jour-là
et, depuis, son mal s'est terriblement aggravé.
Mais ce qui est fait est fait. 11 n'y a pas à y re,"eoir.
- Ne me grondez pas trop, darling ! Je suis si
punie!
11 l'embrasse tendrement et veut lui ôter l'écritoire qu'elle tient sur ses genoux, mâis elle supplie:
- Non, Robert, iHaut que je termine cette leUre.
- A qui est-elle destinée '}
- Vous êtes bien curieux.
- Pas du tout, mon enfant, mais comme j'ai
écrit moi-même à Chambéry. pour presser
M. et Mme Daliot de venir...
- Vous n'avez pas écrit à M. le curé. Et moi,
darling, je veu que M. le curé vienne aussi.
�Cy RAi', r~T'
l~
S'il vieut, il sera le bienvenu, articnlœ avec
effort Mr. Wellstolle, dont l'émotion va grandis.
Mais pourquoi lui écrire de votre main,
Lie,lte'? Je pourrais très bien le raire, moi.
- Ce ne serait pas pareil, darling. J'ai de!choses à Ini dire ... Et si, par malheur, il ne vienl
pas, ces choses-là, j'entends qu'il les sache tout de
même.
- Quelles choses, mon enfant?
- Des choses que vous saurez aussi un jour,
H.obert.
- Pourquoi pas tout de sllite :'
Liette le regarde étrangement
1
- Au faIt, vous avez râison . pourquoi pas tout
de suite '1
Assis sur le bord du IiI, il lui a passé le bras
autour de ln laille pour la soutenir et il sent battre
contre le sien cc pelit cœur de linotte.
Elle se recueille, puis câline:
- D'abord, darling, laissez-moi ,'ous chanier
quelque chose.
11 a llll léger tic, l'ail' de dire: « mon Dieu,
encore! )1 mais elle va au-devant cie tOtl te objection.
- Oh ! pas la Madelon, bien entendu, eHe ne
serait plus de mise. Quelque chose qui vous fera
comprendre ce que je ressens, c1arling.
Il n'ose lu mécontenter.
- Chan lez, mais très bas, mon enfant.
- Oui, en sourdine, à voIre oreille.
Elle tousse, exprès cette rois, pour se dégager It\
gorge, et sa voix, contenue, mais redevenue mélodieuse et où ne lremhlc qu'un gr;md attendrissement, s'élève à peine dans le silence intime de la
cham bre,
:;:1.111.
Combien j'ai souvenance
Du joli Heu dt! ma nais!,ance.
~la
sœur, lIU'il:; ètuient beaux les jour,;
De France!
o mon pay~,
soi,' mes :nUfiurs.
Touîours!
�CYl~
ET TE
Raoerl, à cette poignante évocation de la patrie
lointaine, où il retrouve ses propres nostalgies de
soldat, ne sait comment retenir les soupirs qui
l'oppressent. Mais LieUe s'en aperçoit et ne va pas
plus loin.
- Oh! darling, ne voyez pas là un reproche.
J'ai le mal du pays, mais vous n'y êtes pour rien.
- Je ne sais, balbutie-t-il. Si je vous avais enve·
loppée de plus de soins et de tendresse, le spleen
ne vous ravagerait pas.
i vos soins, ni votre tendresse ne m'ont
manqué, darling. Mais - et c'est où il me fallait
co enir - je n'avab pas droit à votre amour,
puisque votl·c cœur ne vous appartenait plu~.
Un trcssaillement involontaire trahit le jeune
homme lors mème qu'il protes! :
- Oh! chère aimée, pouvez-vous bien ... "/
c m'appelu pas ainsi. Appelez-moi plutôt
votre enfant, bien que, je vous l'ai dit, je ne sois
plus la petite chose frivole et fantasque qui s'est
jetée étourdiment en travers de votre bonheur.
- Que voulez-vous dire, Liplte'! balbutie-t-il
ùans son émoi.
- Quelque chose ùe beaucoup plus douloureu
encore pour InoÎ que pour vous, mon ami. Quelque
chose que je n'oserais jamais vous dixr si je n'en
étais au chapitre de la mort.
- De la mort! Vous, Liette? Quelle idée!
Elle se hlottit contre lui, qui semble lui faire
rempart de sa force et de son affection.
- Ce n'e t pas une idée, c'est une conviction,
llne certituae que j'ai depuis quelques jours. Je ne
reverrai pas ma Sa oie. Et si papa et maman, si
ma chère sœur Denise et notre bon M. le Curé
bientôt, je sais que je ne les reverrai
n'arrivent p~
pas non plus.
- Nonsense! s'efforce-t-il de se récrier bravement. Auriez-vous encore de la fièvre?
Lietle hochn tu tête: elle a senti {ri sonne,' le
~ne
homme, qui ne sait pa mentir.
�I~'
1
l,
n ' RANETTE
~j
iièvrL', 111 délire, non. Et combien de tob
devrai-je VOLIS r~péte
que je ne suis plus une poup(;e? La poupée, déjà, est morte, darling. Il :t suffi
ll'un choc ct elle s'est brisée ell morceaux, ne laissant l\:happer l[Ue du son. Beaucoup de bruit
pour rien.
Elle sourit vaguement de son calembour, qui a
d'ailleurs échappé à Robert, et, avec cc sérieux,
cette gravité sereine qu'il ne lui connaissait pas
depuis leu r mariage:
- Le médecin m'a condamnée, Rohert. J'ai lu
son verdict dans vos yeux. Mais vous n'y êtes pour
rien encore une fois, et il est juste que je m'en aille,
- Ma chère petite, je vous en supplie, ne parIez pas ainsi . C'est blasphémer.
~
Oh 1 non. C'est t;econnaltre mon erreur, une
erreur qui, M . le curé m'en avai l prévenue, porlail
son chàtimen t en soi. Je ne devais pas m'interposer entre vous el celle que vous aimiez, Robert .
.le le devais d'autant moins qu'elle vous aimait
aussi el qu'en vous donnant le change je la livrais
au désespoir.
- .le ne comprends pas, je ne comprends pas,
assure le Jeune homme, en toute sincérité.
- Allendez, vous allez comprendre, IllOU ami.
Si je ne vous arrache pas plus vite à vos illus ions,
c'est qu'il m'est très pénible de le faire ... Qui aimiez-vous avant notre mariage '?
- Mais vous assurémentl
- Non, Rohert, pas moi. Cclle qui vous écrivait sous mon nom et ùont les qualités ~'harmo
nisaient si bien avec les vùtres. Et ct.:lle-lil, vous la
connaissez, mon pauvre ami. C'est la meilleure, la
plus dévouée des sœurs.
Ml'. Wellstone blêmit. Pour lui, qui cherchait la
vérité depuis six mois, quelle brùsque clarté,
quelle révélation 1
- Denise?
. ~ Dewse! affirmc véhémentement Lietts ...
Oh! croyez -moi, Robert. je n'ai l,éché que par
�r Vl
ErTE
.):;.
légèr1t~
~t uu peu aussi pat vanité. Mals j'al besolll
de votre pardon comme de celui de ise, mon cher
ami. Je ne pUIS m'en aller sans l'assurance que
VallS me serez indulgents tous les deux et que mon
souvenir ne vous abreuvera pas d'amertume. 1 0n,
Robert! Je ne puis partir ainsi, sans avoir au
moins l'espoir que le mal que j'ai fait involontairement, mais fait tout de même, n'est pas irréparable et qu'il sera réparé un jour.
Et avec exaltation:
- Songez-y! Puis-je comparattre ùevant Dieu
avec cette tache sur la conscience? Denise vous
aime. Dans sa timidité, ellc a fait un secret de cet
amour. Dans sa modestie, elle s'est effacée devant
moi. Dans sa bonté et son abnégation, elle s'est
sacrifiée tout entière, et c'est miracle qu'elle ait
survécu à ce sacrifice, M. le curé vous le dira
comme moi. Et qui plu est, vous n'avez jamais
cessé de l'aimer, vous, Robert. C'est elle que vous
aviez découverte, elle, l'âme tendre et sQre à qui
vous rëviez obscurément. Moi je n'étais que ]a
marionnette qui vous faiSflit peur et l'impres. ion
que j'avais produite sur vous n'était pas trompeuse,
comme vous en veniez à le penser sur la foi de
notre correspondance. Les belles lettres que vous
receviez n'étaient pas de moi. Elle étaient de Nise
t toutes im
de son esprit, de son âme ct
�r-~'"
~
-~
-~
-~
( \ 1'.\
l'. J J J'.
T.lCtte, ,'III lUI Iwquet qui JonTll" \ onlllle un ~i1l
g lot, <<lIT("te, épuisée . Dans Iii tête de Robert,
to ul n'est tlue ver tige. Un immense désarroi lui
bou leverse l'~1e
el le creur, el pCllt-6tre . a-t~il
~hez
lui, il ce moment, comme un eHroi, cnmnw
une répulsion - l'épouvante dc tout ce qn'il vient
J'entendre, le choc en retour d'une afrection 'lui
se brise. Mais ce n'est là qu'un sentiment p:\ssagel' et ql1i l'eflleure à peine. ALI fond de cette
.1me si nohle, scule la pitié suhsiste; pour ce eCClI \'
si génl'e1~
ne comptent tille la franchise de LieUe
et la sincérité de sa contrition. Et (ette pitié grandit,
ct celle générosité emporte;: tout, quand l'homme
sent défai ll ir Jans ses bras la frêle et déconcertante créature qui a rait le mal sans le savoir et qui,
sachant l'avoir lait, en a tant de regret, tnnt de
chagrin, tant de remord..,.
- Lietle, m.,' chihl, 111011 petit enfant!
Le soleil danse par le travers de. la chambre
comme il dnlls:1il chat]ltc l11:1ti11 dans celle des deux
sœurs, à Cha 111 bér) . Il arrive jusqu'au lit olt, sans
les hras qui I·enla~.,
Licite retomberait, l"l111ée
de douleur.
- Mon enfanl, revenez à vous ! Vous vivrez,
Liette! VOltS vivre7., VOltS dis-je, par amOllI' de
Nise et de moi!
- Là-haut, oui, dit-elle en levant les yeux au
ciel. Et je Ile serai plus entre vous comme une
ombre. Je planerai sllr votre honheur comlUun.
J'en serai l'ange gardien.
fi ne trouve plus rien à dire que ceci:
NOllS "errons ce que M. le curé el'_ pense.
Car il \ a yenir, mon enfant, jl \ ,1W: réponds -Iu'il
'1:1 vemT.
- Oui, n'esl-cL pas? 11 le lt 1. Et VOLIS COllveltel.
llue je n'ai pas tort de lui écrire .
- Oh! dit Robert, en se contr~ligaf
i't un
sourire confiant, je ne VOltS m:lis pas attendue
pour Je fairt:, Liette. Je lui ai déJ~l
écrit, C{lmlllt" il
vos parents, et même lélégraphié. Mon intention
r\
-.,
�CYRANETTE
était de vous faire la surprise de son arrivée, qui
est imminente.
- Il vous a répondu?
- Oui, mon enfant.
- Et Nise vient aussi '!
- Oui, mon enfant. Je les attends aujourd'hui
même.
- Ah 1mon Dieu, merci! Ji t Lielte a ,"cc ferveur.
Sa jolie petite tête pâle et maigre, où les yeux,
immenses, cernés de bistre, scintillent comme
/es étoiles derrière l'embu de leurs larmes, sc
retourne vers Robert qui, à bout de vaillance, les
dents plantées dans les lèvres, ferme les paupières
pour retenir l'eau qui les gonfle.
- Ne pleurez pas, mon ami. Dieu est juste,
Dieu est bOll. Et puisque sa sascsse nOlis éclaire,
nous devons l'en remercier...
En bas, dans le « parlour», les domestillues
tiennent conciliabule.
- Il va être l'heure d'aller au train, dit JOh.l, le
chautIeur. Mais je me demande comment je ais
identifier la famille de madame.
- Ce n'est pourtant pas malin, répond Fred,
le palefrenier. Monsieur vou a dit à l'instant,
devant Dora et moi, qu'un pr tre {rançai accompagne monsieur son beau-père, madame sa bellemère et mademoiselle sa belle-sœur. Une soutane
en gare de Sidmoulh, il n'y a pas moyen de s'y
tromper, mon vieux.
�('VRANETTE
pllU'..Iit Sl' raire aimer vraiment de lui, cOlllme '.111-:
swectlteat't de son sweetheart, sut être une si gentille petite femme et se laire chérir comme un
enfant?
- My ch ild ! .. , .11)' OMt dCcll' littlc chihi!
- Ne pleurez pas, Robert, ou je vais pleurer
aussi et ce n'cst pas It: moment, puisque, ditesVOltS, père, mère, Nise et M. le curé sont sur le
point d'arriver, J'aime mieux chanter, chanter
ellcore ... Oh ! laissez-moi chanter encore un peu,
mon ami! Riell qu'un couplet, pendant que le
solei l me caresse ct m'empèche de tousser. Le
so leil, c'était ma vie, il moi. Le soleil et la neige,
comme j'edelweiss qui pousse dans l'une et fleurit
dans l'autre. Et vous savez, darling, en France,
fout finit par des chansons.
Il se raidit, parvient ù sourire comme elle.
- Ne vous fatiguez pas, my cbilc1.
- Au contraire. Je vais me mettre l'âme 'en
fète pour mieux accueillir les miens ... Vous vous
rappelez, Robert, le jour où nous étions allés au
Bourget avec Denise'? Le lac était si beau, vers le
soir, avec ses eaux bleues, roses et violettes, que,
si je vous avais écouté, nous aurions manqué le
demier train à force de nous attarùer daus leur
contemplation. Denise rêvait comme vous . Et
moi, petite folle, je fredonnais je ne sais quoi, tout
ce qui me passait par 10 tète, quand vous me
dem:J.nd:\tes le Lac de Lamartine. Mais je ne voulus pas le chanter. Un caprice. Et je ne chantai
4ue te Temps des Cerises, comme pour faire un
peu plus de peine encore à ma pauvre sccur :
.J'aimerai toujours le temps des cerises
C'est de cc temps-là que je garde au cœur
Une plaie uuverte !
Et dame Fortune, en m'étant offert<:,
1\e pourr:l j(1)TI<tis lcrml'r ma douleur.,.
If
J'ai eté mtn vila.inc ce ~oir-L:!t,
mon
Cl.llU.
Mais
me mentt1ls··jc t'lnt ~1 moi-I11t:Jllt ('Il pt! ,li'lnnt;
�eYRA ET TE
des L:erlscs,
Quand vous en sere!. au t~lp:;
chagrins d'amour ,
Si vous avez peur de~
Evitez les belll!5,1
cruelles,
Moi qui n~ crains pas les pein~s
Je ne vivrai point sans soulTrir un jour.
Et puisque ce jour est venu, ô Robert , je veux
vous le chanter , le Lac. Je veux VOLIS le chanter
comme je VOLIS l'aurais chanté là-bas, sur sc:.;
belles caux dorman tes, si je vous avais aimt3
comllle vous aimait Denise :
o IdC, l'année fi peine a fini sn carrière
Et près des flots chC::ris qU'clle devait revoir
Regarde 1 je viens seul m'asseoi r sur <:eUe pierre
Où lu la vis s'asseoir ...
Un soir, t'en souvient·i1, nous voguion;; ~n siienc·:
On n'entend ait au loin, SUI' l'onde t;l sous Ics ciClI\,
(..lut: le bruit des rameurs qui frappaie nt cD c3den.:
Le!; flots harmoni eux.
- Ecoule z! dit Fred, dans Je parloir . Je crois
que madam e chante.
- Diçu l'assist e! murmu re Dora. Le rossign ol
aussi chanle avant de rendre l'âme ... ;)épêch ezvous, John! Mais dépèch ez-voll s donc, lambin !
Et ramene z vi le la famille Je madam e, car, croye/moi, il n'y ,a qu'un ange pour chante r un chant si
suave ...
�Ig0
CYRANETTE
ÉPILOGUE
Novembre 19181." Novcmbre 19~)
!... Un ail
d'écart entre ces deux dates, dont l'une a vu
s'essorer une àme naguère puérile, Illais qui,
grandie.' SOUù;] i 11 p<J 1 la souffrance et com me touchée de la gril.ce, a pu prendre place parmi les
justes et les saintes. Douze mOLS bien longs, bien
douloureux à maints égards pour ceux qui ont mIs
Liette en tombe et qui reviennent de faire Je pf>lellnage du pelit oratoire il l'ombre dnquel elle
rc'pose, sous la dwrmille, comme elI un nid du
bon Dieu. Mais <!Ilssi, ;) d'antres égnrds, douze
mois bien employés en fortes ct :>aincs médita-
lions.
A.vanl de mourir, à J'arrivée des siens à Oak
Grove, Lietle al'ait dit à :Nise, confidentiellement:
- Ma chérie, un jour viendr:l, je le sais, où
Robert le demandera de lui permcttre de réparer
mes torts envers toi. Ce jour-Jà, promets-moi de
ne pas te dérober?
Et à j'abbé Divoire, qni Dxait plI la confesser en
pleine lucidité, avant de lui administrer les
secou rs de la religion:
- MOllsieur le Cil ré, si vous l'o'ulez que il'
comparaisse sans crainte ·devnnl Notre Seigneur,
proJlleltez-moi de préparer p,Ij1;1 et 111:11)1,111;1 Cl'
qlle vous saVl:z. Vous les )' préparerez pl:U il peu,
n'est-ce pas? Nise aussi qui, autrement, ne prelldrait peul-ètre pas sur elte de déférer :1 Illon
désir, hirn qu'nll font! il vielll1e ù l'appui de ses
V(cux.
LieUe a bien fait de tout prévoir et d'e:\prilllCr
cl;Jirement sa volont6. Denise, ail retour du çimetièl'e, n~ s'appui"l'.l.it P",' :1in5i au br.ils de Roben,
cf, le\ant sur hl! un regard tent!(!lllenl mél.an n ,
1
�('('
l)ali0! n'ac,;~ptfr
il jClffi<1i
l 'l
fiançOlille5 au_ qut"lIe prélude ce- l;l'uel
pèlerinage, rail en commun, avl'C tant d'émotiol1
el de recuei1lemenl, si l'une l'I l'autre n'a\-aient
{ique
~econds
NI'.rff'
j
Mme
(;oll,>..:iencc que le momenl est venu de les en\-is;!
gel' sous peine de désohéir à la chère drspnrue_
Et quanel le devoir - ct le plus sacré de lous,
l'exécution d'une vnlont( posthume vient ;\
l'appui Je l'nnlour - ct du plus pur, dtl moins
~goïstc
des amours - le resl'e.:t bumain n'n le
droit d'intervenir que pOlir 3 s sig-ner une durél'
suffisante aux manifestations de nos- douleurs. JI
n'eût pas élé digne de Rohert, encore moins dl'
Nise, d'ahréger leur deuil. Vouloir Ic prolonger
indéfiniment serail sc cl61'uher 1\ une obligation
ùont M. le curé, fidèle ct persuasif interprète dc
la pensée de Liette, :\ su montrer la nécessitt"
comme la grandellr, C0111n1l \:1 portGc féconde el
hienfaisan le.
Robert demcura!)1 \c ,fave..: Icdouhll: désespoir
d'ullc affection ü jamaIs 11crdue cl d'ull <I1110Ur -lui
lui échappe; Denise (Jl\1pren<lnl mal son rôle el
s'ohstinant dans un' immolation stérile, cc
seraient dOllx autres vies ruinées sans rémission.
Tandis qu'en joignant leur foi, sa puissance souveraine leur est garante d'un hel avenir,harmoniotlx
et lumineux.
Car, Lictte l'n dit, ')\ltre eux son souyenir ne
mettra PD'> d'ombre. lIq ne )'é\'()qucrollt pus
comme un f:1nlôme. Elle planera lutélairemcui
sur !tur bonheur. EJ1e ne sera plu..; la ri\ale de
Nisc, la première femme de R)bcrL Elh~
sera ce
qu'elle a to\iu~'
ét~
en "outille pour eux, si pr6,-ocement grayc..;: lme cnf:ll11, lIne chère retil~
.îmc d'cnfant capricieuse el g;1l0e, llue l'on regrette
ct que j'on pleure, mais qLlC l'on sait heureuse
:lUssi, là-haut, avec les anges ..•
Le temps est superbe aujourd'hui. Si LieHe était
encore de ct! monde, elle ne reconnaTtre.it plu,; le
lugubre pa:vs~
qui, l'an dernier, à pareille
�CVRANETr~
(:rV1i Uf , ,I~\lubri
r ;sait
:,ec, .teltli·l:.. jt,tLlI:,. Cette
ann{'c, il n'cst presque p"s tumbé d'eau, daM le
Devon, depuis octobre. Avec ses nues ensoli~
lées et se~
tiédeurs printanières, novembre a pres~
que figure de mai. Et, dans les haies qui bordent
la sente discrète par où l'on rentre du champ de
repos, les chèvrefeuilles refleurissent çà ct là, au
milieu des houx, tout égayés déjà ùe leurs jolies
grnppcs rouges.
Ainsi, nature ct ciel semhlent sourire à un honheur renaissant. Cette sérénité des choses apaise
les su prêmes convulsions des tlmcs q ui ~e souviennent et des cœurs qui n'oublient pas.
- Que ce pays est beau! murmure l'at·chiviste.
- LicHe aimait mieux la SaVOIe, soupire
Mme Daliot.
- Nous l'y ramènerons, ma femme, répond
M. Daliot, en lui prenant doucement la main.
M. le curé, qui lit son bréviaire, marche i:t
côté de ses amis, derrière les deux jeunes gens.
Et parce que l'apaisement sc rait dans ICi;
cœu rs ulcér~s
de ce père et de cette mère; et
parce qu'il n'y a pl us d'iJlcomprise, plus de sacrifiéc, plus de Cyranette, mais une (iancée au bras
de son liancé; et aussi parce que le ciel est bleu,
l'air tiède, Cf ue les oiseaux chantent dans les
arbres encore parés de magnifiques feuillages ;.l1lX
tODS de rouille et d'or, le prêtre pense rrofondeSment cc qu'il lit, et que Dieu est juste, et que Dieu
est bon, et que Dieu est miséricordieux.
NOllembr'e
FIN
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
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Collection Stella
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Description
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Cyranette
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Sevestre, Norbert (1879-1946)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1920?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 11
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_11_C92538_1109552
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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Text
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INTRUSE
1
\
C'était un vrai boudoir de jeune mënage amoureux: petit, capitonné, élégant et confortable.
avec ses boiseries douces, ses soyeuses draperies,
l'artistique fantaisie de ses meubles disparate& et
des gerbes de fleurs un peu partout. Partout aussi,
sous toutes les formes, des portraits de Madeleine
et d'André, photographies, pastels, miniatures.
La nuit était bientôt venue, en cet après-midI
de novembre, et la jeune femme, agenouillée devant
le feu, s'amusait, les pincettes à la main, à .faire
tour à tour jaillir, des tisons embrasés, d'éblouissantes gerbes d'étincelles ou de grandes flammes
claires qui jetaient brusquement des lueurs rOSe5
dans la petite pièce.
- Est-cc que je ne vous offre pas un beau feu
d'artifice? demanda tout à coup Madeleine câlinement, sa tête fine sur les genoux de son mari,
assis lout prèb d'elle.
- Ce n'est pas le feu <.l'artifice que J'admire.,
répondit~l
avec une caresse, c'est ce qu'il éélaire;
c'est ton front lumineux, ce sont tes cheveux
auréolés, ce sont tes chers yeux rayonnant&, ta
bouche heureuse, ma petite fée bien-aimée!
D'un geste rapide, elle saisit la main qu'André
promenait sur son front el y mit un baiser.
Il protesta. :
- Ah 1 non, c'est défendu 1 Si vous voulez
�6
INTRUSE
m'embrasser, venez dans mes bras, folle petite!. ..
N'est-on pas bien sur mes genoux?
- Je n'ose pas •.. je suis trop lourde 1. ..
- La viLlÏne coquette 1
Ils riaient moins de leurs paroles futiles que de
la fralche joie dont leurs cœurs étai~n
pleins.
- Madeleine?
-- André? .
- Tu m'aimes?
-- Oh! oui, je t'aime!
- Plus que tout?
- Plus que plus, plus que tout, et encore
davantage, mon André! Je ne puis pas trouver de
point de comparaison, même lointaine ...
Et la voyant si amoureuse, il s'amusait à la
taquiner.
- Tu m'aimes plus que ta mademoiselle?
. Oh!
-- Plus que ton Lucignan? Plus que l'oncle
Largier?
Elle prit à son tour une expression mutine:
- Eh bien! non, là, puisque tu veux le savoir !. ..
Je 'ais même t'immoler à l'oncle Largier, en te
demandant d'aller le voir demain avec moi.
- C'est mal d'abuser ainsi de son pouvoir,
s'écria le jeune homme consterné. Je ne t'en aurais
jamais crue capable, petite Madeleine. Fais-moi
gràce, je t'en prie!
- Il •v a trois semaines que tu demandes
QTàce
1
tous les jours.
1
- Mais je ne sais que lui dire! 11 ne m'inspire
rien du tout, ton oncle, je Cassu re.
- C'est déjà beaucoup qu'il ne t'inspire rien, je
n'en demande pas davantage. Nous ne resterons
(lue quelques minutes, nous ne parlerons que de
la pluie et du beau temps. C'est une simple visite
de politesse: je ne puis pourtant pas rompre avec
ma famille ...
u
�INTRUSE
,
André tressaillit.
~
II ne s'agit pas de cela; mais tu as une façor.
~tonae
de reSberrer les liens de parenté éloignée
ou même imaginaire. Lucignan, qui t'est parfaitement étranger, reste pour toi, le « très cher oncle
Fred », et tu as voué à ton tuteur un vrai cult!'
filial.
- Tu exagères, André, j'aime mon oncle Largler
moins par sympathie de caractère que parce qu'il
a toujours été bon pour moi, et si tu trouves que
'mon affection filiale s'égare, je ne demande, certes,
qu'à la mieux placer, tu le sais bien ...
Le visage d'André s'assombrit brusquement; il
laissa s'éteindre dans le silence la voix tremblante
de Madeleine et relâcha sa caressante étreinte.
La jeune femme se leva embarrassée.
- Je ne voulais pas te contrarier ... je voulai~
seulement te dire que j'étais toute prete à faire.
dans mon cœur, la première place à tes parents.
- Je sais, je sais, interrompit nerveusement
André. Veux-tu faire allumer les lampes? Cette
Lucile a un service déplorable, elle est d'une négli·
gence., d'une incapacité ...
Madeleine sonna sans répondre.
Muette et décontenancée, elle ne congédia pas,
suivant son habitude, la femme de chambre pour
reprendre plus vite le cher tête-à-tête interrompu
Elle lui laissa ranimer le feu, baisser les rideaux.
remettre lentement les fauteuils à leur place.
Lucile sortit cependant et le silence per ista.
André, d'un geste promptement réprimé, étendit
m~e
le bras vers un paquet de journaux; mais le
regard de Madeleine ]'arrèla - un regard si doux,
si tendre, où se gUs ait un douloureux reproche.
11 )' avait tant de choses sur leurs lèvres, tant de
choses qu'îls ne voulaient ou ne pouvaient pas dir~
.,t qUI jetaient parfois subitement un manteau de
glace ur leur bonheur de jeunes mariés. Il leur
�8
INTRUSE
semblait, maintenant qu'ils avaient effleuré le sujet
interdit, ne plus pouvoir desserrer les lèvres, et
(!jue parler de banalités, quand leur pensée en était
si loin, serait une hypocrisie indigne de leur tendresse. Mais cette contrainte, qu'aggravait le
silence, leur pesait lourdement.
Madeleine s'approcha, sentant bien que, n'ayant
aucun tort, elle devait faire le premier pas. Aussi
tôt, prévenant la caresse qu'il devinait, le jeune
homme saisit sa femme par la taille et la forçant
doucement à s'asseoir:
- Je ne t'ai pas encore dit, petite Madeleine,
que nous sommes invités, samedi, chez mon chef
de bureau; il faudra y corner une carte demain, et
jeudi je te présenterai à Mme La Verge rie. C'est
son jour, tu rencontreras là beaucoup de femmes
de mes collègues et toutes les connaissances se
feront d'un coup; cela vaut bien mieux, n'est-ce
pas? Tu te feras belle, je veux que tout le monde
t'admire.
Il parlait gaiement, sans parvenir il dissiper la
préoccupation qu'il lisait derrière le front de la
jeune femme.
- Voyons, que mettras-tu? Le salon de Mme La
Vergerie est très élégant, très sélect ...
- Tu ne seras pas gêné de m'y présenter?
demanda Madeleine, presque bas. Cela ne te ... ne
t'em barrassera pas?
- Pourquoi cela m'embarrasserait-il? se récria
André. N'es-tu pas la plus jolie, la plus délicieuse,
la plus fine, la plus aimée des femmes?
Ce dernier mot effaça la petile moue incrédule
de Madeleine.
- Bien vrai? biensùr? ... Alors, je n'en demande
pas plus.
Et le léger nuage résolument écarté, ils se mirent
il causer comme chaque soir, il se raconler minq.
tjeusemcnt les moindrœ déulils de la journéë.
J
\
�INTRUSE
9
André décri, ait ses camarades du ministère.
Madeleine exhibait ses acquisitions, examinait sa
liste d'achats. Elle ava,it bien à faire pour monler
le ménage, et sans les conseils du jeune homme,
elle aurait souvtmt oublié l'indispensable pour
s'attarder aux jolies inutilités. Mais il fallait être
raisonnable, la dot de la jeune femme, quoique
très honorable, n'avait rien d'éblouissant, et André
qui, de sa vie, n'avait rien fait, venait à peine
d'obtenir une place au protocole pour arrondir
un peu le budget du ménage.
Cette preuve d'énergie, dont nul jusqu'ici ne
l'eût jugé capable, donnait la mesure de son amour,
en proclamait la force, bien plus éloquemment
que ne le supposait Madeleine. Accoutumée, dès
l'enfance, à voir s'agiter autour d'elle toutes les
activités et les ambitions, le travail lui semblait
l'élément à ce point normal d'un homme, qu'il
avait fallu la divination que donne l'amour, pour
lui faire soupçonner l'effort presque héroïque
d'André dans ce fait si simple de demander un
emploi. Du reste, les pénibles démarches, les
longues attentes lui avaient été épargnées. Son
titre, son nom, comte de Sainte-Avule, sa connaissance des langues et des pays étrangers, ses nombreusesrelations surtout, avaient beaucoup facilité
son entrée aux Affaires étrangères; et, depuis une
quinzaine de jours, il allait ponctuellement, matin
et soir, à son bureau. Après les premières répugnances pour cette monotone et astreignante régularité, il commençait même à se regarder d'un œit
moins dédaigneux. Sa commisération hautaine
envers l'humble employé qu'il était devenu, se
transformait peu à peu en un certain intérêt; il
entrevoyait la grandeur, la noblesse d'un travail
qui, s'il assujettit malériel1ement, affranchit souvent
l'âme et la volonté, leur ouvre une fière indépendance. Il se disait que les quelques louis laborieu-
�INTRUSE
10
sement conqUIs p:ar un mois de labeur discipliné
ne l"'numilieraient peut-être pas autant qu'il l'avait
redouté; qu'après tout, ils lui appartiendraient pius
. légitimemem encore que ceux qu'il tenait jadis dela générosité de ses parents et qui lui glissaient
si insoucÏeusement entre les mains. Et il se rape~
lait l'exclamation joyeuse de MaJeleine, le premier
jour qu'ill'ayait quiltée pour sa nouvelle besogne:
- A la bonne heure, tu es vraiment un homme,
maintenant 1
Sans grande rébellion, il s'avouait qu'en son
ingénuité, la remarque n'était pas sans fondement
et qu'il n'avait guère agi qu'en grand enfant capricieux et fantasque, du jour où, brusquement, il
avait échappé à l'étroite tutelle de ses parents
Jusqu'à, celui, rayonnant dans Sa vie, où il avait
rencontré Madeleine. Une rencontre banale entre
toutes! Ils étaient au même hôtel, à Lucerne, au
Schwei:zerhof: lui, seul et de passage jelle, installée
pour un mOlS avec son oncle, U11 député radical et
socialiste, qui était tout de même Un bon garçon.
Il n'avait pas jugé ses principes compromis parce
que sa jolie nièce causait avec son voisin de table,
que le ciel avait fait comte, ct dan:;ait avec lui dans
les grands salons de l'hôtel. Quant à André j il
trouvait Mlle Largier si délicieuse, si a.ttachante,
qu'il ne pouvait plus se décider à parth-, Il demeura
à Lucerne autant qu'elle, se faisant S011 ombre,
excursionnant avec elle au Righi, au Burgenstock,
.fu Pilate, s'enivra!1 1 avec elle de la splendeur des
montagnes men·ellleu.ses, du lac incomparable; il
la suivit quand, toujours avec son oncle, elle
monta à Saint-Moritz, et ne se décida à la quitter
qu'en emportant SIl promesse et lui laissant le serment qu'enve!'::> et malgré tout, elle deviendrait S3.
femme.
Elle l'était maintenant. André tenait le bonheur-
iévé; m.ai$ après
comb1(~n
lie luttes, de d.échire--.
�INTRUSE
Il
ments, de blessures, que j'ivresse même de son
amour triomphant ne parvenait pas à cicatriser 1
Seulement, Madeleine devait les ignorer. Il ne
fallait pas qu'elle sût, la chère créature, à quel prix
il l'avait conquise. Loin de s'en enorgueillir, elle
an aurait souffert, elle n'aurait plus voulu voir que
ce qu'elle lui ôtait et non ce qu'elle lui apportait,
pauvre petite, si douce, si tendre, si ignorante de
sa valeur et de son charme.
André pensait à tout cela, en berçant lentement
sa femme entre ses bras; et, pour tout cet amour
dont il devait dissimuler les preuves, pour toutes
les choses tristes qu'il ne pouvait lui dire, il mettait de temps en temps un baiser sur ses yeux, lui
demandant pardon, au fond,de son cœur, des brusqueries nécessaires et des indispensables silences.
n
Etroitement serrée dans sa veste d'astrakan,
une toque de velours sombre ombrageant son
front candide et noyant d'ombre ses yeux bistrés,
Madeleine s'installait tout au fond du tramway. Le
trajet était long, du Trocadéro au ministère où elle
devait rejoindre son mari, et la jeune femme
regrettait de n'avoir ni livre ni journal pour charmer la route; elle connaissait chaque maison
et chaque boutique et prévoyait les moindres incidents du parcours. Si souvent, pour rester plus
longtemps avec lui, elle avait accompagné André à
son bureau 1 Le brouillard voilait, ce jou.r-là, les
aspects familiers, embrumait jusq n'aux fiacres
brusquement apparus dans la rapide rencontre des
lanternes, donuait aux monuments surgis tout il
coup de son ombre, des allures fantastiques et
gigantesques. Madeleine s'amusait il ce spectacle
�INTRUSE
fugitif et mouvant, nus chimériques visiOllS q\l'ai
clait ln ."riporeuse complicité de l'atmosphèl'e j
quand son attention fut attirée par deux. dtHnèS
âgées, en manteaux dé velours et robes de visite)
qui s'asseyaient en face d'elle. Elles cQusâient avec
animation, snns 11ul sotlci d'être entendues. Dans
leur amusante suffisance, clles racontaient leurs
misèr~
de santé, citnient des noms connrts, êtr:tlaient leurs relations, leurs traCas de ménage, leurs
affaires de famille devant tOut le tramway, attentif
et narquois.
- Et votre frère, demanda la plus jeune des deult,
- une jeunesse de soixante ans - se repl'ésente-t-iI
aux élections sénatoriales? ~
On m'a dit qu'il en
aVilit asséz de la poli tique? Je le comprends, du reste,
Vraiment, il n'est plus possible à un homme commè
il faut de se commettre avec de pareilles canailles!
- Aussi abandonne-t-illa partie; il est écœuré de
tout ce qu'il voit sans pouvoir l'empêcher. Il cède
la place au baron de Lut'gère, qui est féru du devoir
social et s'imagine qu'il va renouveler le monde,
La vieille dame haussa légèrement les I!pnules
d'un air de commisération et cOlltinuii, tout en
promenant 9urses voisins son face-à·milinen écaille:
- Oui, c'est une mode à présent de se démocratiser : que ce soit finessë ou naWeté, t'est toujours de la sottise. Cei rtlellsieurs l,ardent leùi"
élégance, sacrifient leurs traditions sans apailler Iii
haine ni J'envie ... Ils font LW faux calcul, je nt! ces~
de le leur dire ..•
-.. Ah 1 mn chère, quanti je l>ol\ge 'll.le mon
neveu, le fils do ma puttvrè sœttr, \j'est présemé
~olnme
républicain au cOlllle!l municipal 1
Il Yeut un court silenctl de pl'otestat!on et de pitie.
~
Enfin, pour en revenir' ~ M. dt! Fulchie:,
resta~i1
li Paris ou rent~A-il
'n Touraine?
Je crois que sa felXutllJ W
té~igna
~()l'npùtemd
Qif~I-
�t
,
(
lement à habiter la campagne. Elle aime beaucoup
te monde; et puis .•• il s'agit de marier ses fi 11 et>.
Elles sont jolies, très distinguées, gentiJ1es, mais la
dot n'est pas grosse, et les épouseurs n'aftluent pas ...
- C'est le grand souci, à présent, dans toutes
nos familles.
.
- Oui ... mon frère ne s'en émeut pas beaucoup
pour son compte: il s'occupe énormément de la
Societé pour la Rénovation de l'art dont il vient
d'étre nommé vice-président.
- Ah! l'œuvre du marquis de Sainte-AvuIe,
n'est-ce pas? .
Madeleine eut unsursaut: c'était le nom d'André)
son nom, qu'on venait de prononcer.
La vieille dame, en face d'elle, expliquait placidement:
- Oui, le pauvre homme s'y adonne plus que
jamais. Le fait est - Sans vouloir diminuer ~on
mérite, ni son dévouement - qu'il a bien besoin
d'un dérivatif à ses préoccupations.
- J'ai en effet entendu dire qu'il avait eu beauconp d'ennuis.
- Ce n'est que trop vrai! En voilà qui, après
a.voir excité bien souvent l'envie, sont bien dignes
de pitié! Quel abandon dans leur vieillesse!
Un double soupir ponctua la phrase. Puis, après
un petit silence accordé à la compassion, les deux
dames repartirent sur un autre sujet. Mais Madeleine n'écoutait plus. Son premier mouvement,
tout spontané, avait été de demander aux inconnueb
qui était ce marquis de Sainte-Avule qu'elles
paraissaient connaltre, ce vieillard qui s'occupait
si activement d'une œuvre '/
Le père d'André? NOD, ce n'est pas possible,
puisque, il le lui a,,-ait affirmé, ses pa.rents vivaient
à la campagne, dans une solitude si stricte qu'elle
n'avait pu encore obtenir de leur être présentée.
Cu-tes, e1l6 savait bien qu'ils l'accueilleraient san'
�INTRUSE
enthousiasme; mais elle comptait sur sa douceur,
à elle, sur ses prévenances, sa bonne volonté; elle
comptait sur le grand amour d'André pour forcer
vite les cœurs rebelles. Cc devait être si bon d'avoir
une mère à chérir, de dire: «Maman», ce mot
béni que jamai$ elle n'avait prononcé sans une
douloureuse envie!
Quand elle y songeait, Madeleine ne pouvait se
défendre d'un peu de rancune contre André qui
mettait si peu d'empressement à lui donner une
famille; qui, plus exactement, me~tai
une réelle
obstination à la tenir distante des siens. Sérieusement, elle s'était demandé s'il rougissait d'elle
devant ses parents; elle n'était pas née, il est vrai,
mais, toute fatuité écartée - et la pauvre Madeleine en était bien incapable - il lui semblait
qu'elle était cependant assez présentable; elle avait
suivi les meilleurs cours de Paris, passé brillamment ses examens; on la disait jolie, elle chantait
agréablement, s'habillait bien et possédait tl,n réel
talent ùe miniaturiste. Elle n'avait pas, il est vrai,
un grand usage du monde, n'avait jamais dansé que
dans les villes d'eaux ou en petit comité. C'était
sans doute une lacune, mais, à dix-huit ans, ce ne
pouvait être tout à fait impardonnable.
Peut être son mari n'aimait-il pas beaucoup ses
parents? Celte pensée aussi lui était venue, mais
elle l'avait repoussée comme un péché envers SOI1
André si bon, si tendre. Ne seraient-ce point eu.:>;,
au contraire. qui n'auraient pour leur fils qu'une
affection sèche et froide qui repousse plus qu'elle
n'attire? Cela encore était absurde. Pouvait-on
voir André, le connaître, sans l'aimer, sans l'adorer? .. Alors? .. Alors, souvent lui était revenue
la pensée que le mariage d'André avait été mal vu
dans sa famille, qu'elle y était innocemment entrée
de force et qu'on se souciait peu de la recevoir.
Elle en avait été enèore plus peinée que froissée,
�re disant qu'il y avait sans doute Ut'!. 1t\alontondu qui
se dissiperait vite si l'on consentait seulement à
s'e~pliqur
touf simplement. Et elle avait essayé
Id'on parler il. André. 1uais il avait toujours coupé
'court à 5es tentatives de confidences. Il t'avait
même brusquée, lui reprochant de se monter la
tete, de se forger des chimères, déclarant qu'il
était mieux à même qu'elle de savoir ce qui conve·
nait ou non à 5es parents qui, vu leur état de santé,
tenaient avant tout à n'avoir aucun dérangement
dans leur vieux chateau d'Auvergne.
! - Unefoiscependant.-c'était avant leur ma
triage - il lui avait dit avec quelque embarras que
Ises parents ne pourraient y assister pour raison de
,santé d'abord et aussi parce que, depuis l'entrée
,au couvent d'une fille très chère, ils s'étaient conlfinés dans une retraite absolue et infranchissable .
,Ce même jour - elle s'en souvenait bien -André,
's'excusant de n'avoir aucun des 5iens pour l'as5ister en cette grande circonstance, lui avait déclare
être avec 50n père le dernier repré5entant d'une
vieille mai50n, jadi5 illustre et 50mptueuse, aujourd'hui un peu déchue de ses magnificences, mais
toujours jalouse et fière de son glorieux passé.
IVladeleine, d'une pensée rapide, se rappelait
tous ces détails et 5e demandait, un émoi craintif
!lU cœur, quel était ce vieu· marquis de Sainte·
Avule 'lui s'enfiévrait, à Pari5. d'une ardeur d'oubli
et de bienfaisance. Un instinct 5ecret la retenait
d'en parler franchement à André. Elle avait l'jntui.
tian qu'une question 5i simple jetterait entre eu~
le trouble et la défiance et voilerait d'un lourd
nuage leur jeune ciel déjà parfois brumeux.
Machinalement, pourtant. elle était descendue
place de la Concorde, avait traversé le pont où lui.
sait, dans les blanches ténébres des brouillards, la
flamme tremblante des réverbères et marchait sur
le quai d'Orsay, attendant la sortie d'An\ir6. Elle
�INTRUSE
le désirait avec impatience et pourtant redoutait de
le voir, de surprendre dans ses yeux l'expression
fugitive d'amertume ré~olte
qu! lui avait parfois
serré le cœur, de le sentIr se raIdIr et se renfermer
tout à coup, pour un mot, une phrase d'apparence
innocente. Non, vraiment, elle ne pouvait lui rapporter brutalement la conversation surprise en
tramway, lui demander compte de ce M. de SainteAvule soudainement révélé. Mais, grand Dieu,
pourquoi André lui-même mettait-il cette ombre
dans leur amoureuse intimité? Pourquoi ne comprenait-il pas que rien au monde ne pouvait être
plus douloureux à la jeune femme que cette restriction entre eux? S'il Y avait une peine, uue tristesse
derrière celte réserve, s'il y avait même uue honte
ou une angoisse, elle en voulait sa part; elle savait
bien qu'André, lui, demeurerait toujours sur son
piédestal d'amour, qu'il serait éternellement l'ètre
chéri entre tous, l'unique passionnément admiré,
qu'il n'avait jamais fait, qu'il n'aurait pu faire
quelque chose qui ne tût beau, bon, parfait comme
lui. Dès lors, pourquoi tant de mystère pour lui
cacher peut-être une tristesse ou une défaillance
qui atteindrait l'un des siens? Ce n'était pas ainsi
qu'elle comprenait l'intimité de l'amour: elle l'aurait tant voulue absolue! Elle avait donné son
cœur sans réserve, sans se garder ni une pensée ni
un souvenir; pour'luoi André n'en faisait-il pas
autant? Pourquoi ne comprenait-il pas qu'à vouloir
lui éviter une peine, il lui en causait une pl us
grande? Pourquoi ne sentait-il pas que, hors de
lui, tout lui importait peu; mais que, de lui, elle
voulait tout, avidement, jalollsemenl ? ..
Madeleine fit un saut de côté, en sentant un bras
se glisser résolument sous le sien, clans l'ombre
croissante dn large quai; mais la figure épanouie
cl' André dio;sipa son émotion, sinon ses soucis.
- Eb bien! ma chérie, qu'osl-ce 'lui peut bien
�INTRUSE
vous absorber à ce point que vous ne reconnaissez
plus votre mari?
Et sans attendre la réponse - peut-être la
redoutait-il - il continua:
- Pourquoi n'êtes-vous pas entrée au ministère?
Ce brouillard est malsain, vous pourriez vous
enrhumer, à faire les cent pas au bord de l'eau.
Quelle enfant déraisonnable! Marchons vite pour
vous réchauffer; venez prendre un grog au Palab
d'Orsay, voulez-vous?
Madeleine accepta, heureuse de la gaieté d'André,
heureuse de son sourire tendre, de sa voix caressante, de son regard amoureux, du geste protecteur
dont il l'entrainait dans la rue. Ils s'aimaient;
pourquoi en vouloir davantage, pourquoi risquer
leur paisible bonheur en de vaines recherches?
III
- Oncle Fred!
- Madeleine!
La jeune femme allait se jeter au cou du grand
'monsieur à harbe blonde, inopinément rencontré;
mais celui-ci, correct, la main tendue, évita cette
juvénile et publique manifestation.
- Vous n'êtes donc plus en Egypte'? s'exclama
Madeleine.
- Apparemment, répondit en souriant Frédéric Lucignan.
- Mais vous étiez parti pour dix-huit mois?
- Je constate avec regret que mon absence ne
allongée
vous a pas paru longue; car je l'ai m~tne
de six semaines.
TI la regardait d'un œil amusé ct indulgent, souriant de sa confusion. Il reprit:
- Et vous avez eu raison, vous êtes heureuse
�IS
ot le temps vole; nul ne s'en r6jouit plus q~e
moi, croyez-le bien.
- J'en suis silre, oncle Fred, je serai si con,:
tente de vous présenter André; VOliS verrez comme
il est bon, comme il est beau. Il n'aime pas beau~
coup mon oncle, par exemple, je vous en préviens tout dt! suite.
Lucignan eul un geste d'indulgence.
- Oh! continua la jeune femme, je ltli ai dit
souvent que, dans mon cœur, c'était vous mon
vrai oncle ct mème plus qu'un onclo; surtout
depuis la mort de ma tante, vous avez été si bon
pour moi~
si paternel!
- Il est vrai que ;e vous aime comme une petite
sœur, rectifia Frédéric, peu flatté de se voir a.insi
cîassé parmi les ascendants.
Aucune parenté ne le liait d'ailleurs à Made~
leine. Lui-même m"ait perdu très jeune ses parents
et trouvé un foyer chez sa sœur, plus âgée que lui
d'ltne diza.ine d'anuées et mariée - nul ne sut
jamais pourquoi - au député socialiste Antonin
Largier, l'oncle de Madeleine. Lorsque, à trois
<'lns, la fillette devint orpheline, elle fut à son
tour tendrement accueillie par sa tante: le ménage
~ns
enfants eut ainsi un grand garçon et une
petite fille à élever et à aimer.
Frédéric, en traversant les Tuileries avec l'é~
cante jeuue femme qu'était auj ourd'hui Madeleine,
~ongeait
à l'enfant gracieuse et confiante que, si
souvent, il avait fa,it sauter SUl' ses genoux. II
regardait à la dérobée le fin profil encore un pOli
mou, un peu indécis dans sa grâce presque enfantine et qui empruntait à la voilette une apparente
gravité, et il se disait qu'elle devait avoir gardé la
même âme naïve, blanche, confiante et candide,
le mème cœur simple, tendre, sans un repli, le
même esprit droit et limpide au point d'en perdre
Il en avait souffert jadis, de
touto ~ntraio.
�INTRUSE
19
cette candenr obstinée, incompréhensive, et leur
première rencontre lui montrait bien qu'en dépit
de son mariage, en dépit de son amour, la femme
en eHe était encore mal éveillée, à moins que cet
amour même ne l'absorba.t jusqu'à tout abolir en
elle, tout souvenir, toute pensée, même cette involontaire coquetterie, cette fugitive perception des
sentiments d'autrui qu'ont à peu près toutes les
femmes.
- Où alliez-vous quand je vous ai rencontré?
demanda Madeleine.
- Mais chez vous. Je ne suis à Paris que
depuis hier matin; j'ignorais votre adresse et je
suis allé la demander à Antonin. Il a quitté son
LI rpartemen t.
.
- Oui, à présent qu'il est seul, il préfère vivre
à l'hôtel, pour éviter ainsi les soucis d'un ménage.
- Je le comprends et je vais Caire commelui,
probablement.
- Combien de temps resterez-vous à Paris?
- Je ne sais encore. Six mois, un an, cela
dépendra.
- De quoi?
Tl esquissa un geste vague.
- Je le sais, moi! s'écria-t-elle avec un sourire
plein de malice qu'il Ile lui connaissait pas.
Surpris, presque inquiet, il demanda:
- Je suis certain que vous vous trompez; mais
dites quand même.
- Vous venez soigner votre candidature à
l'Institut.
- Ah! je vous jure que je n'y pensais guère.
li était un peu désappointé. Ne le croyait-elle
donc plus capable que d'ambition? Après tout,
cela valait mieux ain i. Pour rien au monde, il
n'cùt voulu troubler ce cœur paisibJe.Dominantses
lm pressions, il q uestioDna la jeune femme, heureuse
de pouvoir parler de son bonheur, ùe son mari,
�20
INTRUSE
de la joie exultante où r~yonait
sa jeune vie.
Les mêmes mots revenaIent sans cesse, comme
un refrain fervent: « Il est si bon, je l'aime tant! 11
De ses légers nuages, de ses gros soucis. elle ne
dit pas un mot. Elle était maintenant résolue à
les oublier; elle y avait longuement réfléchi;
André, assurément, ne pouvait avoir aucun tort,
elle n'avait donc qu'à lui obéir; qu'à se fier à lui
aveuglément, cela seul était raisonnable. Et depuis
cette grande détermination, elle vivai t dans le soleil
et dans la joie, légère, à croire parfois qu'elle avait
des ailes.
Le soir même, Frédéric Lucignan vint diner
chez le jeune ménage. André ne l'avait jamais vu,
mais il connaissait depuis longtemps le nom du
jeune orientaliste, déjà célèbre par ses travaux et
ses découvertes. La joie de Madeleine fit cette
soirée intime et cordiale, et celte première rencontre éveilla Ulle certaine sympathie entre les
deux hommes, tous les deux distingués, corrects,
aimables et fins; Frédéric, très instruit, très
intelligent, très énergique, sans pose ni recherche;
André beaucoup moins préparé pour la lutte de
la vie, mais J'esprit ouvert, prompt à comprendre
et à retemr, loutes les facultés afflnées -estompées
aussi malhellreusemenl - par une naturelle el
ils s'apprécièrent
molle élégance. Par la ~;uite,
avec tact et mesure, nouèrent des rapports fréquents et plus courtois que réellement cordiaux;
mais chacun d'ellx n'aimait que Madüleiue.
Frédéric Lucignan venait diner ail moins une
fois pa.r semaine dans le petit appartement de la
rue Greuzect souvent il emmenait le jeune ménage
au théâtre ou" au concert. Quelquefois aussi, mais
rarement, il venait dans J'après-midi, prendre
Madeleine pour lui faire visiter une exposition ou
la conduire à quelque attraction. Elle était ravie
u'6taient pas
de os impr6vus, car ses journ~
�IN'l':tfcrSK
lU
trè~
l-ett'lplies én IJabsence de SOn i11ar-i. Elle Ilvâit,
étant si jeune et gilns famille, peu dé relations
personnelles, et, guuf chez qttelqttes collègues du
ministère, André ne l'avait enèOl'e présentée nulle
part. Cè~
visites rare!3 ct cérémonlet\sc$ 'ne pouvaient occuper beaucoup ses longues heures de
solitude, et elle n'eOt pas demundé mieux que de
IIlultiplier ses sorties avec Lucignnn, Màis plu!i1
elle témoignait de naïf empressement, plus le
jeune savartt mettait de réserve et de discrétion
dans leU!':> rapports.
L'hiver et le printemps s'éCloülèrent ainsi, paiiblès, sans apporler à Madeleine l'occasion désirée
de se rapprocher de la fàmillc el des anciens amis
d'André. Elle avait même renoncé à ce désir,
peut.être dangereux, et jouissait délicieusement de
l'amour caressant de son mati, de l'alrti1l6 attentive
de Frédéric, 10rsqu'un tout petit incident vitH
troubler son heureuse quiétude,
Un soir de mui, comme elle retttrait avec André
du ministère, la concierge lui remit uhe ltirgtl
tlfiveloppe blanche,
"- Un mariage, pensa Madeleine, une compugt1~
de couts, sans doute.
Mui:!l, ~'ô ouvrant ln feuille timbrée d'une ddUble
ouronne, eHe lut un nom inconnu ou pre~ti
incOllhU: « Le comte et la comtesse d~ Fuléhler
o'Ot l'honneur de 'lOtiS fuire part du l11àrÏilge de
Ull1.denldisellt.! Ma.rie-Adèle de Fulc!lier, leur fillu,
avec le baron Etienne de Pontléoll, ei vous j:!rlertt
d'U5si5ter à la bénédictiOl) nuptiale 4ui leur serD.
lon~e
en l'église Saint-Augustin le jeudi 8 mai, à
onZe heures et demie très précises, ,) Et entre la
double invitation des deux familles, un petit carton
était glissé annonçant que la comtesse cie Fulchiel'
receVrait api-ès là cél'énlonie.
Quelle ch!l.nce! !l'écria Madeleine, v ilà ùnt:
lX:rtW.e oècasion pont inaugurer ttla robe ItuU1Te.
�•
22
INTRUSE
Elle est si jolie! Je n'avais pu la mettre encore.
André montait l'escalier devant elle sans lui
répondre. Vaguement inq uiète d~ ce silence, poussée aussi par un confus souvemr, elle demanda ;"
- Ce sont les Fulchier que vous connaissez?
Ce sont de vieux amis à vous?
n hésita un instant, puis, avec la voix assourdie
des mauvais jours, la \"oix. lasse que redoutait tant
Madeleine:
- Voulez-vous me passer l'enveloppe? C'esl
PontI éon qui m'envoie ça. Je ne sais pas pourquoi,
d'ailleurs, je le connais à peine, ce garçon-là;
je l'avais complètement oublié, et son mariage me
laisse profondément indifférent.
- Mais nOlis y irons, n'est-ce pas? continu.l
Madeleine.
- Pourquoi? Vous ne les connaissez ni l'un ni
l'autre, et, moi, j'ai horreur de ces corvées mondaines.
Ils étaient entrés dans leur petit appartement,
et André, oubliant ses plus chères habitudes,
n'accompagnait pas Madeleine daus sa chambre
pour l'aider à dénouer sa voilette, à quitter son
chapeau, pour l'embrasser surtout et profiter de
l'intimité retrouvée pour mettre un baiser saI' ses
yeux.
Ils se remplissaient de lannes, maintenant, les
cloux yeux bruns abandonnés, tandis que, seul au
salon, André, d'un geste nerveux, faisait sauter
les bandes des journaux.
lV
De ce jour, les préoccupations secrètes, les d~esi
sombres que Madeleine avait résolument reiet6es, se glissorent de nouveau entre les deux.
�INTRUSE
jeunes gen::;. En dépit de leur volonté, de leurs
'1 tentions, de leur tendresse, une contrainte, une
gêne impalpable les séparaient.
, Quand Madeleine demandait: CI A quoi pen:les-tn, André 1» il répondait toujours: Il Mais ... à
toi, ma chérie! » Elle l'embrassait alot.. , et pourant ne le croyait pas.
De son côté, la voyant triste et distraite, il
s'in~uéta
quelquefois, pris entre son amour et
la crainte de comprendre.
- As-tu quelque ennui, petite Madeleine, tu
n'es pas gaie aujourd'hui? Des soucis de ménage
peut-être, de graves complications domestiques?
Non? Tu n'es pas souffrante, n'est-ce pas '? Tu
a1tr8s pris froid en venant me chercher par la
pluie. Il ne faut pas commettre de pareilles imprudences.
Il la pressait de questions :llors, parlait aisément
sans chercher ses mots, car, au sourire tendre et
résigné de Madeleine, il comprenait qu'aucune de~
paroles redoutées ne viendrait à ses lèvres.
Mais plus elle se faisait douce et soumise, plus
le jeune homme s'inquiétait et se torturait. Par
moments, il eût tout préféré à ce silence plein de
pensées. Il etH voülu qu'eBe parlat, qu'elle le har.:elfit de questions, qu'elle lui arrachat la vérité, el
pourtant il tremblait de crainte chaque fois qu'elle
le regard'lit.
Le 8 mai art'iva sans qu'il etH ét~
fait allu\lion
entre eux nu mariage Fulchier-f>ontléon. Madeleine ne l'avait .:ependant point oublié et lorsque,
lprès le départ de SOIl mari, jetant partout son
regard llttentif de mnttres 'C ùe mais;on, elle aperçut le Gau/ois de 1.1 veille, au lieu de le mettre au
panier COmme do coutume, ellc s'amusa à chet~
cher la rubrique (t Mariages » avec un petit soupir
de regret.
~ ~Il
auente ne fut pas déçue. Non 9 ulement
�INTRUSE
le journal annonçait pour le lendemain le mariage
du baron de Pontléon avec Mlle Marie-Adèle de
Fulchier, la charmante fille de l'éminent dép\lt~
conservateur, mais on citait encore les témoins:
a. Pour la mariée: le marquis de Sainte-Avule •.• »
Madeleine n'en lut pas plus long; elle comprit
soudain la résistance d'André, et le chagrin vague
des jours précédents lui étreignit brusquement le
cœur. Elle pleura, navrée de son impuissance
devant l'invisible ennemi qui lui arracherait un
jour André, qui se dressait déjà entre elle et lui.
,( Ah l mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle,
qu'ai-je donc fait pour qu'André ait honte de moi?
Quel est donc cet homme, ce marquis de SainleAvule, dont il ne parle jamais et qu'il veut fuir à
tout prix? Serait-ce un frère aIné avec lequel il
serait en froid? Mais pourquoi ne pas me le dire? »)
Ét toutes les angoisses longtemps repoussées
revenaient plus pressantes, l'assaillant d"e craintes
et de pressentiments. La petite pendule sonnant
dix heures la fit sursauter. Elle tamponna résolument ses yeux rougis et passa dans sa chambre.
Elle prépara une robe de drap cendré, une petite
toq ue de pervenches, une voilette blanche, des
gants frais et commença sa toilefte.
<1. Non, cela ne peut pas durer ainsi, se disaitelle; André ne revient qu'à midi et demi, j'ai le
temps de voir entrer à l'église ce marquis de
Sainte-Avule et de revenir. Je verrai au moins
s'il ressemble à André, quel age il a, ce qu'il est
enfin. ))
Ses fins sourcils contractés, elle se bâtait, un
pen fiévreuse de son escapade, inquiète de son
audace et très anxieuse d'être rentrée avant
André. Inutile pourtant de partir trop à l'avance.
Déjà prûte, elle revint au salon, ramassa le jourLwl tout grand OU'lert sur le tapis et relut attentivement le petit article; car il ne suffisait pas de
�INTRUSE
voir le marquis de Sainte-Avule, il s'agissait
encore de le distinguer. Heureusement, le second
témoin de Mlle de Fu1chier était un colonel: il
serait en uniforme sans doute, cela faciliterait la
reconnaissance. Ceux de M. de Pontléon étaient
un académicien bien connu et un contre-amiral.
Vraiment, elle pouvait espérer que son coup de
tête ne serait pas inutile.
Madeleine tira sa montre : onze heures. Elle
sonna sa femme de chambre, donna quelques
ordres et sortit d'un air décidé.
. Tandis qu'elle marchait dans les larges avenues
ensoleillées, il lui semblait confusément qu'une
âme nouvelle la pénétrait. Son pas était plus
ferme, sa démarche plus assurée, elle se redressait inconsciemment et, pour ce fait inou! d'avoir
pris seule une détermination, elle se sentait devenir quelqu'un. La veille encore, elle se fClt crue
bien incapable d'agir ainsi d'autorité, sans l'assentiment, contre l'assentiment d'André, elle qui n'achetait pas une paire de gants sans lui demander
conseil.
Aujourd'hui, elle accomplissait une cl10se grave,
elle en mesurait la portée, en supputait les conséquences. Car elle ne s'en tiendrait pas là; si elle
voulait d'abord voir l'ennemi, - le marquis de
Sainte-Avule était évidemment l'ennemi, - cc
n'était que le premier pas ùe son enquête. Elle
chercherait, elle questionnerait, clle saurait. Elle
avait bien le droit, après tout, de défendte son
bonheur, de le défendre envers et contre tous.
André lui appartenait, elle ne se le laisserait pas
prendre.
Tout à coup, elle sourit: Eh 1 qui songeait à lui
voler André? Eh 1 de quoi se plaignait-elle, sinon
de .l'avoir trop exclusivement? Elle était folle,
Vralttlent, de "oir un tel danger dans l'obstination
d~
leur tét&-sAêtè. André avait taisl'ln, quand il
�INTRUSE
l'aç:cusait de se n'lon ter l'esprit, de se forger_dt';
chimériques chagrins ... Ello fut sur le point de
revenir sur ses pas, de rentrer chez elle, le cœ!fT
léger, sans un secret, de raconter même à soo
mari ses folles idées, afin que toutes ses pensées
fussent encore à lui! Mais déjà l'église se dressait
devant elle avec son large tapis couvrant les
marches et s'avançant jusqu'à la chaussée. Elle
pensa à son mariage, à cette douce journée, la
plus radieuse de sa jeune existence. Elle s'était
mariée à la campagne, avec moins de tapis, avec
plus de fleurs; une foule aussi s'empressait sur son
passage, moins élégante et plus sympathique, de
braves paysans accourus d'une lieue à la ronde
pour voir en mariée leur jolie demoiselle dont ils
étaient si fiers ... Elle entra à l'église, émue de ses
souvenirs, oubliant presque ce qui l'avait amenée.
L'attente ne lui parut pas longue et quand les
solennels accords de l'orgue annoncèrent l'entrée
du cortège, il lui sembla sortir d'un rêve. La
mariée s'avançait, grande, mince sous son voile
blanc, donnant le bras à son père, jeune encore,
avec des cheveux à peine gritionnants. Derrière
eux, venaient M. de Pontléon et sa mère, puis lec.
demoiselles d'honneur facilement reconnaissable!'
avec leurs jeunes cavaliers; puis des uniformes.
des redingotes, des dames en grande toilette. JJ
n'était pas si facile de s'y recoollaHre que MadeJeine l'avait pensé.
- Où sont les parenls, où sont les témoins? f'f.
demandait-elle. Je vais monter près du chœur.
j'ai le temps de voir prendre place et je me rendra i
mieux compte ; les témoins soot au premier rang,
derrière les mariés.
les
Elle se glissa sans trop de peiue il ~raves
curieux et allait atteindre la place convoHée quand
I1n nom prononcé à voix basse l'arrêta brusque-
ment. .
\
�INTRUSE
- Pst, André, que fais-tu là? Pourquoi n'es-tu
pas dans la nef? Vous êtes alliés aux Fulchier, et
tu devrais être dans les honneurs, puisque ton
pèr'e est témoin?
Madeleine retenait son souffle; sans oser ni se
retourner, ni jeter un coup d'œil sur celui qui
parlait, elle se faufila à reculons jusque vers un
pilier et, se faisant toute petite, -s'abritant derrière
ses voisins, elle hasarda un timide regard; mais
elle était si bien cachée qu'elle-même ne voyait
rien. Elle attendit, haletante; puis, enhardie,
s'avança un peu et aperçut enfin, à quelques pas
devant elle, André légèrement tourné vers le
chœur. Si peu qu'elle vit de sa figure, elle le
devinait po.le et triste, les yeux fixés sur le grand
vieillard à barbe blanche qui se tenait debout derrière la mariée.
- Son père! son père! et il ne veut pas le voir,
murmurait Madeleine bouleversée.
André, immobile, semblait si absorbé qu'elle
osa se rapprocher encore. Elle n'était plus séparée
de lui, maintenant, que par une touffe de palmiers
et, au travers des larges feuilles découpées, elle
voyait distinctement ses lèvres serrées, ses sourcils
contractés. Par moment, il mordait nerveusement sa moustache, tandis qu'à ses cotés un jeune
homme lui parlait tout bas.
Enfin elle entendit la voix aimée, mais si basse,
si brisée, qu'elle la reconnut il. peine.
- C'est vrai, disait André, je m'étais promis de
Ile pas venir... et puis, au dernier moment, je
n'ai pu résister ... Il y a huit mois qlle je les ai
quittés .. , huit mois ... Il est tout blanc maintenant! Elle a. cu une altaque. Ah! mon pallvre
.,
ami ....
Il passa rapidement sa main sur ses yeux, où
Madeleine crut voir briller une larme.
Elle sentil ses jambes sc dérober. Cette dou-
�INt'aUSE
leur lui faisait un mal affreux. Son mari pleurait
et elle ne pouvait le consoler, elle ne pouvait
aller à lui, le prendre sur son cœur, partager ses
larmes, endormir son chagrin. C'était trop cruel,
celai Souffrir ensemble, elle en avait le courage;
mais rester impuissante, impassible del-ant les
larmes d'André, demeurer étrangère à sa douleur,
c'était au-dessus de ses forces. Elle ne voyait plus
qu'à travers un brouillard la lumière des cierges,
l'or vif des uniformes. André lui-même devenait
indistinct. Par un effort suprême elle gagna en
chancelant la porte de l'église. Vair vif la ranima
un peu; machinalement, elle
signe à un fiacre
qui la ramena rue Greuze.
Elle avai t li peine eu le temps de changer sa
robe de ville contre Un peignoir qu'André arriva
à son tour, le sourire aux lèvres, le ton joyeux.
Excuse-moi, petite Madeleine, je suis un
peu en rçlard ce matin. Ce beau temps, ée solei!. ..
Elle ne le laissa pas achever. Celte gaietè forcée
lui déchirait le cœur. Qu'au moins, en cet instant,
il ne s'imposât pas le cruel devoir de dissimuler.
puisque, hélas 1il nC voulait pas se confier à. elle!. ..
Elle l'interrompit d'une voix dolente:
- Moi aussi, j'ai été tenlée par ce soleil, j'ai
voulu sortir et j'ai la migra.ine. Je crois bien queje vais te laisser déjeuner seul, mon André, et me
reposer un peu dans l'obscurité.
Elle attira il clIc, d'un geste câlin, ln tèle brune
de son mari ct !'embrasflO. tendrement. Mais dan<;
ce bniser même, elle n'osait l11eUre toul cc qui lUI
remplis "nit le cœur.
- Va-l'on, fif-elle, le repous ant doucement (II
,'efforçant de (iOnrire, ou tu n',\urn. plus qu'In
déjeuner froid.
C "ilS e, ma chénr. Tu n'a. - beSôin
- Alor~,;e
de rien? l'on 7 Sf.l111cinent 10 t,ilellcc et h lranquil ...
1it~?
Dans ce cas. il tout à l'heure
nt
�INTRUSE
. 1,1
l'aid~
à. s'étendre
sur sa chaise. longue et
posa sur son front un léger baiser.
Avec u~
amer soulagemep1, Madeleine vit la
poi"1e se refermer sur lui. Ponr tous les deux,
l'isolement, la solitude était à cet instam un
. besoin impérieux.
(( Au moins, à présent, il ne se force pas à
sourire, » pensait la jeune femme en essuyant ses
larmes.
La migraine qu'elle avait invoquée pour laisser
à André comme à el~mê
la liberté de penser
n'avait pas tardé à devenir trop réelle; elle se
s60t$it qnéantie, incapable de coordonner ses
idées, de réfléchir, de prendre une résolution. Les
Qlêmes mots Sans cesse lui martelaient le cerveau:
« Il est malheureux, il est malheureux, et je ne
puis le consoler! » Elle n'osait ajouter: Cl Il est
malheureux par moi, pour m'avoir aimée et
épousée. Il Son cœur tr.emblant reculait devant cet
aveu, mais il revenait malgré elle, l'assiégeait,
l'enserrait étroitement, l'empêchait même de se
débllttre dans son angoisse. Les minutes atroces
q u7 elle passa, inerte sur sa chaise longue, les yeux
clos pour retenir ses larmes, le front humide d'l,lIlgoisse, pale et glacée comme une mou l'ante 1EJ1e grelottait de fièvre lorsque André revint auprès d'elle.
n ne se croyait sans doute plus tenu ~ la gaieté
factice qu'il avait d'abord affectée.
mieux? demanda- Eh bien, vous senlz~vou
1~il
d'un tOll di trait, effleurant d'un geste les
cheveux de la jeune femme; vous ne voulez pa
qu'on vous serve à déjeuner?
- Non, merci; pas fi présent, murmura-t-elle.
- C'est vrai que vous n'avo7. pas très bonne
mine; reposz~vu
paisiblement cet aprè!le-midl,
et que je vous rf:ltrouve to\,\t à ~jt
bien quand Je
reviendrai du mini,tère. Adl~
••• , ~
bougea
pas •••
�INTRUSE
Elle se soulevait pC'ur lui tendre son front, mais
il se contenta de lui adresser un signe amical et
sortit sans se retourner. .
_ Il ne m'embrasse plus, il ne m'aime plus,
sanglota Madeleine désespérée; c'est fini. Ah 1
que nous sommes malheureux t
v
Frédéric Lucignan compulsait avec la plus
grande attention les notes rapportées d'Egypte.
Il venait d'être nommé professeur de langues
orientales ct préparait son premier cours.
Jusqu'ici il avait mené uue vie un peu décousue,
voyageant beaucoup, travaillant avec passion,
mais uniquement pour lui, pour sa satisfaction
personnelle. li allait enfin mettre en œuvre tous
les matériaux amassés patiemment depuis plus de
dix ans, el entrait plein d'ardeur dans cetle nouvelle phase de son existence de savant. A présent '
qu'il était fixé à Paris, au moins pour quelques
années, il songeait à s'installer, à prendre un petit
a ppartement; mais, en attendant, il avait suivi
l'exemple de son beau-frère, le député Largier, ct
vivait dans la tranquillité et le confort d'un hôtel
de la rive gauche.
Un grand soleil baignait le quai, faisait scintiller les petiles vagues courtes de la Seine et s'épanouir par delà les ponts les jeunes frondaisons des
arbres des Tuileries. Le vieux L ouvre ensoleill e·
s'étendait ~l perte de yue, se perdait dans un lointain contoul', estompé par la brume matinale.
La journée ét ait radieuse, du honheur flotta it
dans l'air; m;l is FnSdéric, absorbé par son travail,
perdait cette heure de joie. Un coup léger, trapFL
à la porte. ne parvint même pas à l'interrompre.
Entrez, fit-il
sans
.
. lever la tête.
�Madeleine entra.
'- -.:. Bonjour, oncle 'Fred, VOUs ne voulez donc
pBS n'le regarder? demanda-t-elle avec un inélahcolique som'ire.
' :- Vbus,'M:ldeleine? que faites-vous ici, pourquoi êtes-vous venUe? Il fallait me faire appeler..•
- Je vous dérange, reprit-elle humblement j
~uns
comprendre. Pardon, mals je venais vous
dematider conseil. Je n'ai que voUs, oncle Fred •.•
que vous au monde •.•
l'interrompit...
- Et votre mari?
La jeune femme secoua Ja téte tristement.
- C'est de lui que je viens vous parler.
Elle se laissa tomber sur une chaise.
Le jeune savartt la cOlsidér~{1
avec une stupéfaction profonde. La femme accablée qu'il à'Vait sous
ses yeux pouvait-elle être sa petite Madeleine,
l'enfant joyeuse et naïve qu'il connaissait depuis
quiI17.e Hns, dont jamais il n'avait vU se démentir
la souriante ingénuité? Se.s yeux confiants ne se
levaient plus aujourd'hui; le pli de ses lèvres fermée:! changeait soudain sa physionomie. La
dotlleur avait chassé l'enfant et créé la femme.
Mais quelle soufi'rauce mystérieuse avait pu
:.tccomplir ce douloureux prodige? Frédéric restâit
atterré, ému aussiJ pour elle, pour lui, et ne trouvait pas Uu mot à dire. Madeleine, les mains joinles
stlI' $011 ombrelle, ne semblait pas pressée de
parler. Pourtant, après quelques instants, elle
reprit, sans lever les yeux, la voix éteinte:
- C'est une visite confidentielle que je vous
fais. J'ni bien hési té... il m'en coüle tant d'avoir
des secrets pour lui ... Mais il le faut bien, puisque
lui~mêe
.•.
( Que va~t-cle
me dire'l pensa Frédéric, qU'at·elle détouvêl1? ))
Et la Iym pathte faotk~
qu'il éprouvait pour André-
n
�INTRUSE
se déchIrait violemment sous le souffle de la méfiance. 11 s'élançait vers Madeleine, prêt à la consoler, à la prendre dans ses bras, comme autrefois,
pour bercer ses chagrins d'enfant; mais il se ressaisit aussitôt et l'effort rendit sa voix un peu brève'.
- Je ne sais pas ce que vous voulez dire et je
ne veux pas le savoir. Vous aimez votre mari, il
vous aime, vous ne devez pas avoir de secret pour
lui. C'est assurément, en tout état de cause, le
meilleur conseil que je puisse vous donner ... Et
vous ne tarderez pas à le reconnaître, ma chère
petite, ajouta-t-il plus doucement.
- Alors vous me repoussez, vous ne voulez pas
m'entendre... vous ne youlez pas me répondre,
vous non plus?
Il y avait dans ses yeux tant de tristesse résignée,
Jans sa voix une telle détresse, que Frédéric ne
put s'empêcher de lui prendre les mains.
- Vous repousser? Ah! Madeleine, -comment
IJouvez-vous me parler ainsi J. •. Je vous jure que
c'est pOUl' vous, pour votre paix, pour votre
bonheur, que je refuse vos confidences. Avant ce
soir, vous les regretteriez! Je n'ai pas le droit de
les recevoir ... Vous ne comprenez pas, il vous
semble que mon amitié se dérobe, et pourtant,
jamais elle ne vous a été plus fidèle. Ma chère
.\I1adeleine, ne pleurez pas, je vous en supplie, je ne
veux pas connaïtre votre chagrin, mais je pourrai
vous consoler quand même. Vous verrez, petite
amie, je suis sûr que vous vous forgez des soucis
imaginaires. Même entre gens qui s'aiment pardessus tOllt, il se glisse parfois des petits nuages,
de légers malentendus; il ya toujours eu des disputes entre amoureux, quand ce ne serait que
pour amener la douceur d'une réconciliation ...
'Ion? Ce n'est pas cela? Vous croyez votre Chagrin
pllls grave? Eh bien 1 je "ais vous parler sérieusement. Une ep,f~t
teld.f~com
vous, Madeleine,
�INTRUSE
33
donne toutes ses pensées quand elle donne tout
son cœur. Vous ne vivez que pour votre mari, je
le sais. Tout, pour vous, se rapporte à lui; vous
lui consacrez jalousement tous les instants de votre
existence, et peut-être souffrez-vous en croyant
parfois n'être pas son exclusive et absor.bante
préoccupation. D'abord, si vous pensez ainsi, je
suis certain que vous vous trompez . André vous
aime de toutes ses forces, et il ne faut pas lui en
vouloir s'il semble quelquefois distrait. Les
hommes, dit-on, ne peuvent, aussi facilement que
vous, absorber totalement leur esprit dans leur
cœur; et même en aimant passionnément, peutêtre ne peuvent-ils se désintéresser longtemps de
choses qui vous laissent, vous, bien indifférente. Il
ne faut pas être trop exigeante .•. ni tirer de faits
infimes de trop amères conséquences.
Il se tut. Devant le silence accablé de Madeleine,
les mots lui venaient de plus en plus difficilement.
Il sentait qu'il faisait fausse route, et brûlait maintenant de connaitre le secret de la jeune femme.
Mais il était trop tard. Ne soupçonnant rien du
trouble de Frédéric, froissée seulement au plus
profond du cœur de voir se dérober le seul appui
qu'elle croyait sûr, Madeleine se leva:
- Je vous remercie de vos bonnes paroles, ditelle doucement, et je vous demande pardon de
vous avoir dérangé clans vos travaux. C'est vrai,
j'ai été très indiscrète.
- Oh 1 Madeleine 1
Maissi profondeétaitla tristesse de lajeune femme
qu'elle ne vit pas la protestation suppliante de
Frédéric, qu'elle n'entendit pas son :lCcent douloureux, qu'elle ne comprit pas qu'elle faisait souffrir
à SOn tour.
Inconsciemment cruelle, peut-~r
aussi poussée
par Une obscure rancune, la main déjà sur le bouton de la porte, elle se retourna :
�iNTRUSE:
v ous ne savez pas si mon oncle eS,t ici en ~e
moment? Je vais lui parler-, lui detn f l1Gler ...
Elle lai$sa la phr~e
en suspens, honteuSe déj~
~è
sa méchànceté et n'osant regardet Frédétic ;,
- Adieu, fint"el~.
Et él.le disparu~.
VI
Antonin Largier n'y avait pas mis tant de
façons. Aux premiers mots de Sa nièce, il a.vait
jeté lei haUts cris, protestant que toutes les
femmes étaient un peu folles, qu'avec leurs exl•
. ences sèntimentales elles dégoûteraient à jamais
le!! hommes de l'amour, el que ce serait bien
fait. 'Il ajoutait des choses terribles: que dans
qtHih'e-vlgdx~nuf
mauvais ménages sur cent,
les femmes élaielll la cause de tout la lnal, et
que si les hommes fins~aeLIl
par mériter les
reproches qu'on leur adress,til, c'était presqwe
toujours pour les avoir d'abord subis injllstement"
que c'était une insanité que de vouloir transformer
'la vie en roman; que cette munie·lù créait de loutes
pièces des ~utl1pjcaion<;
ct des drumes dans le,.
vies les plus unies •• ,
Les mains dom le:; poches, il arpentait la
chambre saas ponneUr.:! ;'1 Madeleine de placer uu
seul mot. Quand il fut :.lU bout de ses apostrophes
et de ses diatribes, un resstlu 1 d'indignation le
ampd df,wunl lu jeuuc. fl!ll1Jne :
- Ei c'est toi, toi, cri;l~-,
qui oses le plàlndre
de ton mari?
Ello tenta inutilement un geste do plOlestatiOn.
- ... , Toi qu'il a épous6c par amour, enverlf et
ontre tOUI> 1."
Madeleine fit un mQ\n'e.ttJ.ellt Iii bru qu~
qu le
d.épu1.é i'arr4tallet.
�INTRUSE
35
- Vous venez de dire le seul mot que j'attendais de vous, mon oncle, murmura-t-elle, maîtrisant son émotion.
- Qu'est-ce que j'ai dit? balbutia M. Laugier
inquiet.
- Rien que vous ayez à regretter, répondit-elle
avec un triste sourire. Je le savais: Audré m'a
épousée contre la volonté de ses parents. Il a
rompu 'avec eux. Ils l'ont maudit, peut-être ...
- Quelle exagération! protesta le député, très
contrarié. Ils auraient préféré pour leur fils un
mariage plus aristocratique, peut-être, voilà tout.
Il n'est pas besoin de le tourmenter ainsi, tout
s'arrangera avec le temps.
- Rien ne s'arrange ... André est très malheureux.
- Mais non! mais non! il n'est pas malheureux.
Il regrette sans doute l'intransigeance de sa
famille, mais il a prouvé que toi seule étais le
bonheur pour lui.
La jeune femme secoua la tête.
- Il a pu le croire, mais il s'est trompé, irrémédiablement trompé. Il m'a ôté même le droit
de me sacrifier pour lui: rien ne pourra faire
désof'mais que je ne sois pas sa femme.
- Et c'est justement ce qui doit te rassurer.
Madeleine eut un cri:
- Ah! vous ne comprenez pas 1
Et comme il se rapprochait d'elle, ému et maladroit devant cette douleur:
- Non, vous ne comprenez pas! Personne ne
comprend, personne ne peut me venir en aide 1 Je
vous remercie, je vois bien que vous êtes attristé de
ma peine; mais, à présent, vous n'y pouvez rien ...
- Ma pauvre enlant !
- Vous auriez pu me l'éviter, vous auriez dû
me dire qu'André, par amour pour moi, se révoltait contl,'e ses parents.
.
�INTRUSE
- Mais .•. mais ... ma pauvre petite. je ne pensais pas, tu l'aimais tant, je croyais ...
- Oui, c'est vrai, vous aviez cru bien faire. Lui
aussi 1 Et pourtant, non, lui n'a pas pu croire bien
faire, c'est là ce qui me fait le plus souffrir: j'ai
été son mauvais génie, moi! moi! je l'ai entraIné
dans le mal.
- Calme-toi, tu t'accuses à faux, ma chère
enfant! Pourquoi donner les torts à ton mari? Il
a eu cent fois raison de préférer le doux. trésor
qu'est ma petite Madeleine à l'orgueil égoïste et
suranné de ses parents.
Madeleine retira la main qu'elle avait laissé
prendre ..•
- Non, articula-t-elle lentement, non, il nla pas
eu raison. Ille voit maintenant, et il regrette ...
- Je te jure que non 1 Pourquoi te faire ainsi
du chagrin? Laisse donc ces vieux marquis à leurs
parchemins et garde ton André dans 1<1 joie de ta
tendresse.
- Vous ne me comprenez pas, répéta Madeleine
en se levant. Merci tout de même ...
Son oncle la suivit, embarrassE, confus de ne
rien trouver à lui dire, et sentant vaguement qu'en
effet il ne comprenait pas et ne pou vait comprêndre
les sentiments qui agitaient 1[1 jeune femme. Il
l'entourait d'attentions empressées, mettant toute
sa pitié, toute sa réelle afl'ection à lui ouvrir une
porte, à lui proposer l'ascenseur, il {ui tendre la
main. Arrivés dans le hnll, comme elle lui redisait
adieu, il la prit par les épaules. l'attira il lui et mit
un bon baiser . ur son front.
- Ne te fai s pas tant de ..:hagl'in, Inon enfant,
laisse donc les inconnus pour ne songer qu'à ceux
qui t'aiment.
Et, soucieux, peiné, il la regarda s'élOIgner.
Bien qu'habitant dans le même hotçl, les deux
beau-frères ne se œche:rchalell1 pas d'oNÎlUÛrei
�idées, di~métr/l.!\en
1~f'i5
~Pfl)t!§
en politiql,ltl.
r eligig1'l., ~n 'l.rt, reqèaiel1! l~fi t{le-à~
diffifji!@!1
~t a,i§él1!@llt pr.g~u;:t,
C~pcnetal,
~
jour-lA., d11W
(jO,mmYll i!.9{:Qnl. ils s'~tfmdirel
p@ur déjeum. r et
demandèrent une petite table à l'écart. Ll1~igna.
qéêirait !!.l'de::mmcpt &uvoir, dn député, ,t qu'avait
et pourt~n
il ne voul&it pa.§ Finterdit Milct!'}~ne,
rQgljr. Mais il p'ellt pas Ippgtt.}lfl.ps à pa.tit;lp,t(lr.
r - J'ai v1,lVa.d&eiQ~
çe matin, cl6çlara L/l.rgÎer.
le fnmt pli:;;sé, en prenaf1t sa !:iervieHe.
- Ah! l'~ borna ~ réponclre L\.lcÎgnan •
...". Elle m'a fait beaucQup ete p~iQ.e;
elle a, enfin
déCPblvert .,...,.. je m'étonne qu'elle ait ta1;1t tarçlé!
.,.."..ltt situation d'André vis-à-vis du vieu~
marq\.\i§,
~n
et Ij}I)e en est désf)spérée. Ma parole, je crt)i~
ql1Jelle q;lgrette SOIl mariage, et ~w'el
m'eq veut,
aIl fond. de nfl p!'l~
lui avoir c\it il,1QfS (le qu'il en
~tai
1 P@ut-ètrfl l'Aur<lis-je dû, €ln ~fet.
MailS l'U~
si
~tli
tilm~n
~prise
d'André; h~inm
m'l:J,va,it si ifJ.$prié de cacher à Madeleine \'()PQ~itIl,
sa f!lmill(l, .. 11 prél&ndait que tf>ut ""I).frangera,it.
(l~
tArd, et ne voulait pa,s trQijbl~
le bOI\G&ur d&
fiancée. 1'11 étais en Egypte ~ ce 1J}6meL1t-là? Tu
n'est pas au courant?
...-. Je me doutais bieu U{l peu de ces diffIcultés,
mals je nt'! savai pa~
que Madeleine les ignor~t.
Comment dono André a~t-il
pu lui expliquer llllbtb,
tentiofi de se parents?
....,., Ma foi 1 ie n'en ais trop rien! 11 11 bian pu.
lui faire croire tout ce qu'il a voulu, elle ue 'Voyait
que par.!'}S yeu., c'était une aveugle adoration!
Aussi n'ai-jl:: pas tenté la moindre objection, CJuoi~
que ce JTlariage-là ne me plùt g1.1èrtl. Tu connais
lfles opinions eL le pou de confianoe q\le m'jns,..
pirent tous ce gens: égaY, tes, vaniteux et sots!
André est Msurémcnt ce qu'il y a de mieux dau$
la catégorie. Oest un bon garçon ! il ne fait pas de
~iI.
plu~
mal, il ne fait pa$ ete pien Mn plus.
Enfin,
t",1
�INTRUSE
qu'il est, Madeleine s'est éprise de lui, et comme
j'estime que chacun a le droit de chercher son
bonheur Oll il croit le trouver, je Q'ai fait à son
choix aucune opposition. Et à présent, elle me le
reproche!
- Je le comprends; vous ne deviez pas lui
laisser ignorer les difficultés qui l'attendaient,
l'isolement, le dédain olt la tiendraient ses beauxparents, les regrets qui viendraient sans doute, un,
jour, assaillir son mari et ruiner leur bonheur!
Vous avez pris une lourde responsabilité ..•
- Mais ce n'est pas moi, protesta le député,
ce n'est pas moi; je n'ai fait que céder aux instances d'André, et je t'assure qu'il a fallu toute
1110n affection pour Madeleine afin de vaincre mes
répugnances. Mon seul tort peut-ètre a été de n'eu
point tenir compte, de sacrifier mes justes antipathies et de croire que ma nièce, p.resque ma
fille, pourrait être heureuse dans ce monde-là!
Je me suis défié de moi, je me suis dit que je
pouvais me tromper, qu'après tout, si fortes que
fussent mes convictions, André pouvait être une
exception heureuse ... et puis, surtout, Madeleine
l'aimait!
Il regarda Frédéric, attendant une réponse, un
mot d'approbation. Mais le jeune savant gardait
les lèvres serrées, sans parattre avoir rien à dire.
- Enfin, il n'y a plus à revenir sur le passé,
poursuivit le deputé. El je ne vois pas comment
trop améliorer l'avenir?
Lucigllun fit un geste vague indiquant son
impuissance.
- Elle t'aime beaucoup: parie-lui, tache de la
raisonner, elle t'écoutera mieux que moi. Dis-lui
que c'est folie de sacrifier son bouh,e ur réel, palpable, ù de stupides regrets. Si elle savait seulement ce qu'elle perd à n'être point admise duns la
famille des Sainte-Avule 1Des dédains, des mépris,
�39
ies hauteurs! Tiens, je les hais, tous ces gens li
préjugés!
- Vous admettez les pires préventions!
- Des préventions '/ Tu appelles cela des préventions! Maisgue font·ils tous,je tele demande, sinon
se prévaloir sur tous les tons de la valeur, de la.
loyauté, de la fierté de leurs ancêtres pour se dispen.
ser d)en avoir emr.·mêmes, sinon avoir toujours
l'honneur à la bouc,he pour mieux mépriser
l'honnêteté ...
11 était parti, lançant de grandes phrases 's ouores,
déclamant comme à la tribune, sans souci d'êtrl'
entendu par les voisins étonnés. Ll\cignan, quoique
très ennuyé de cet emphatiq ne réquisitoire, n'essayait même pas de l'interrOll1pre, sachatlt bieoque
tout effort ne servirait qu'à exaspérer l'irascible
député. Mieux valait lui laisser débiter ses tirades.
D'ailleurs, hélas l tant n'étai t pas faux dans ses véhémentes accusa1Îons, et Frédéric savait bien que S011
beau-frère parlai t avec une convictiol'lmalheureusement étayée par tels exemples scandaleux ou aUri::lants. Il savait al~si
qlle l'ostracisme impitoyable
contreleq ne! se bu tait le jellile ménage devait ulcérer
d'autant plus le député, que Lnrgier - sentait visé if
travers eux. Sans doute, le nom plébéien dé' "Iade·
leine a.vait dd faire mauvaise Impression chez les
SAinte-Avtde, moins cependant que sa proche
parenté avec le chef du parti radical-socinliste, le
député redoutable et entratnant gui menait lA
bataille contre tous les sOl1venirs, tous les respects.
f<~1
tes le'i mines dt! passé.
J
VTT
Ce même jour, Andr~
et Madeleme achevalen
de dlner; la fenétr6 grande ouverte laissait e trer
","ee le jour tombant des odeurs fratches dl prin-
.
�INTRUSE
temps; ils causaient, oubliant leurs soucis dans la
douceur de l'heure présente.
Madeleine avait été, suivant son habitude, chercher André au quai d'Orsay, sombre encore de
son après-midi de chagrin solitaire. Mais le jeune
homme se reprochant peut-être sa tristesse de la
veille, peut·être aussi ému de la pâleur de sa
femme qu'il attribuait à sa récente migraine, s'était
montré gai, charmant et tendre à ravir. En rentrant chez eux, ils avaient trouvé, accompagnant
une carte de Lucignan, une énorme botte de roses.
Tout de suite, ils s'étaient mis ensemble à les distribuer dans les coupes et les vases. Madeleine
avait glissé en souriant une fleur à la boutonnière
de son mari, et André à son tour avait piqué dans
les cheveux bruns de la jeune femme tout un diadème de roses thé. Ils étaient gais, ils étaient heu
l'eux, rejetant tout ce qui n'était pas l'enchantement
de leur amour. Ainsi fleuris, ils avaient" passé à la
salle à manger et, par un tendre enfantillage,
MadelelUe avait voulu changer de place, trouvant
lOto lérable la grande distance que mettai t entre eux
leur table tonte petite cependant. Elle s'était transportée, avec son service, tout à côté d'André pour
pouvoir à chaque instant lui serrer la main.
Un brusque conp de sonnelle les arrêta net, surpris, même inquiets, ils étaient si peu habitués à
recevoir des visites imprévues ...
- Qui peul venir à celle heure? demanda André,
alarmé déjà el se dirigeant vers l'antichambre,
tout en faisant signe à Madeleine de l'attendre.
Mais déjà la porte s'ouvrait el M. Largier entrait
sans façon dans la petite pièce.
- Bonsoir, mes enfants. Ne vous dérangez pas.
Finissez de dlncr. Comment allez·vous? J'arrive un
peu tot,n'est-ce pas,et vous ne pensiez guère me voir?
J'ai pour principe de ne pas troublerles amoureux;
mais aujourd'hui j'ai quelque chose à vous dire.
�INTRUSE
- Mon oncle, nous allons passer au salon, nous
sur le
serons mieux qu'ici, dit Madeleine en fixan~
député un regard eiraré et suppliant.
11 lui répondit d'un petit clin d'œil malicieux qui
ne la rassura qu'à demi.
- Comme tu voudras, tout ce qUI:: tu voudras,
ma chère petite. - Il appuyait intentionnellement
sur ces mots. - D'ailleurs je ne vous ennuierai pas
longtemps. Voici ce dont il s'agit.
Il s'installa dans un fauteuil, attendit que les
jeunes gens fussent assis également et commença
non sans quelque solennité:
- Quand ton grand-père mourut, Madeleine,
sa fortune fut partagée également entre ton père
et moi; malheureusement, il en mangea la meilleure partie, de sorte que tu ne jouis guère que des
quatre cent mille francs hérités de ta mère. Quant
à moi, j'ai pu tirer bon parti des trois cent mille
francs qui m'étaient venus de mes parents et je
suis à présent beancoup plus riche qu'il ne me
convient. Cette fortune-là ne m'appartient pas,
eUe m'est venue par le travail des ouvriers, elle
retournera aux ouvriers ...
!/. Quel radoteur! pensait André, si c'est là ce
qu'il avait à nous dire, il aurait pu rester chez lui. 1>
ct Où veut-il en venir? » :se demandait Madeleine
tremblant à chaque instant qu'il ne commtt quelque maladresse.
- Je regrette pour \'ous, mes chers enfants,
continuait le député, je le regrette sincèrement
sans y pouvoir rien changer, c'est un devoir de
justice. Mais ce qui me vient de famille doit non
moins évidemment revenir li la famille; aussi, je
veux vous remettre dès maintenant ces trois cent
mille francs qui vous seront rlus utiles qu'à moi ...
Ce sera un petit superflu ajouté à votre nécessaire.
- Mais ... monsieur... mon oncle, commença
Andre: très surpris.
�INTRUSE
- Ne me remerciez pas, et venez demain me
voir pour que nous réglions aU plus tôt cette
affaire... Maintenant je vous laisse. Bonsoir,
André ... adieu, ma petite Madeleine ••• Ah! j'oubliais, je laisse également à Madeleine notre propriété de Bourgogne, notre maison de famille; car
nous avons aussi des terres de famille, nous!
ajouta-t-il, le ton agressif...
- Merci, merci, mon oncle, c'est trop, protesta
la jeune femme, plus préoccupée de lui couper la
parole que de toute autre chose.
Elle était touchée jusqu'au fond du cœur, de ce
désir évident de lui être agréable, de lui prouver
qu'il l'aimait et, la sachant dans la peine, de faire
quelq ue chose pour elle. Elle en était reconnaissante comme des fleurs de Frédéric, n'établissant
pas, à part elle, grande différence entre ce double
témoignage de sympathie.
.
Mais André, qui ne devinait pas les mobiles
secrets des deux hommes, s'écria tout joyeux, dès
que le député fut sorti:
- Quel original que ton oncle! La bonté même
~u
fond, avec les idées les plus déplorables. Tu
l'as à peine remercié... Moi aussi, du reste .••
j'étais tellement stupéfait! Nous voilà riches,
maintenant, je pourrai un peu te gâter, ma
chérie, nous voyagerons cel automne, nous ferons
des projéts ...
.. Et j'aurai enfin un valet de chambre P, ajoutait-il à part lui, car depuis son mariage la privation lui eu était fort sensible. Il pensait aussi: fi Je
pourrai quitler le ministère, reprendre ma
liberté »; mais il n'osait le dire, sentant que
Madeleine le blamerait. COlllme elle restait distraite, il eut une vague crainte.
-_. ~ rles-tu pas contente? Nous acceptons volontiers, n'est-ce pas? Je crois que ce serait désobliger
tOll ollcle que de repousser ses géllérosités.
�INTRUSE
t "~
' r,)
- Je le crois aussi et je suis bien contente,
puisque tu l'es; mais ce n'est pas cet argent qui
pourra augmenter notre bonheur. Ce n'est pas ce
que dans mes rêves je désirais.
- • e fais pas grise mine à la chance quand
elle nous sourit, petite exigeante, petite insatiable!
Il la prit dans ses bras et, la câlinant comme un
enfant, murmura tout bas, entre deux baisers:
- Patience, nous ne Sommes pas encore de si
vieux mariés: il viendra, ma chérie, le berceau
désiré.
Madeleine ne répondit pas: s'était-il réellement
mépris sur ses paroles ou voulait-il, en précisant
son allusion, empêcher toute autre interprétation?
La jeune femme réprima un léger soupir; teujours
il repoussait ses essais de confidence; mais il les
repoussait avec tant de baisers et de si tendres
caresses qu'elle perdait le courage de lui en vouloir.
« Tout le monde m'aime, pensait-elle, et personne ne me comprend 1 »
vm
Madeleine dormit peu cette nuit-là.
Puisqu'on lui refusait l'appui et les conseils
dont elle sentait un si grand besoin, elle devait se
tirer d'aüaire seule, chercher, trouver un moyen
de modifier une situation qu'elle jugeait intolérable et inadmissible, L'idée de laisser aller la vie,
d'en revenir à l'insouciance voulue des mois précédents ne l'effleura même pas. Elle avait été bien
innocemment la cause du mal, elle serait, de tout
l'effort de son cœur, l'instrument de la réparation.
Aussi, son projet müri par toute une nuit de
�44
INTRUSE
réflexion et d'intIme prière, elle annonça, dès le
matin, à André, qu'elle avait des commissions à
faire /lU Louyre, et qu'elle l'acéompagnerait jus.
qu'à son bureau.
Sa déclaration fut joyeusement accueillie.
- Très bien, ma chérie, achète ce que tU voudras et ne sois pas trop économe, prends ce qui te
fera plaisir pour ta toilette. Je veux que ma petite
femme soil élégante. C'est un tel soulagement de
n'être plus obligé de compter d'aussi près.
Ses anciens instincts de luxe, que son amoUr
avait vaillamment dominés, tressaillaient d'aise. Il
lui semblait confusément que ce changement de
fortune lui rendait sa vraie figure, sa véritable
personnalité abandonnée depuis son mariage, le
rapprochait tont au moins de la vie qu'il avait
quittée pour avoir Madeleine, et il s'étonnait
qu'elle ne parût pas plus heureuse. Son détachement l'offusquait un peu: il ne parvenait pas à la
comprendre. Aussi ne fut-il pas fâChé de la quitter
16ur la place de la Concorde, car vraiment ils
n'étaient pas à l'unisson.
La jeune femme, de son côté, éprouva un soulagement à ne plus être obligée de sourire aux
gaietés expansives d'André, de s'associer à ses
rêves d'ordre tout matériel. Ainsi qu'elle l'avait
annoncé, elle entra directement dans les magasins
du Louvre; mais sans "attarder aux élégances
tenaric~,
elle monta au salon de lecture et, le
trouvant presque déSert ù celte heure matinalè,
put aisément saisir ~e qu'elle chen.:huit : le Bottin.
Longtemps, elle feuilleta l'énorme volume, examina, réfléchit , 01 lirant de sa poche un minu!>
cule carnet, elIc copia lUI nom cl une adresse:
"Société pour lu rénoy ... lÎon de l'art, 40 bis, rue de
Varenne 11. Puis elle ùescendit, prête à sortir;
m.ai ,se rappelant qu'il lui faudrait sans doute:
motl.trer a André les emplettos 'il.l'elle aTaÏï
�!NTRUSE
45
annoncée;., elle a.cheta hâtivem ent une ombrel le.
des rubans , quelqu es menus colifichet&, et, se
jetant dans une voiture , elIr. donna l'adr esse qu'elle
venait de prendr e.
Son cœur battait très fort, tandis que le taxi.
trop rapide, l'empo rtait sur la rive gauche ,
dans ces rues austère s et aristoc ratique s qui ne
voulaient pas d'elle, lui sembla it-il, la repouss aient
de leurs portes fermées, hautain es sous leur tympan blasonn é.
(/. C'est bien vrai que je ne suis pas de ce paysci. pensait -elle humble ment, je me sens étrangè re
et isolée. Ce n'est pas ma patrie ... Mais c'est celle
d'Andr é, ajoutai t-elle pour repren dre courag e.
C'est pour lui que je suis venue; mon Dieu, iaites
'lue ce ne soit pas en pure perte! JI
Et les mains join es, avec toute la ferveur de son
désir, elle pria jusqu'à ce que le chauffe ur, se retournant vers elle, lui deman dât, surpris qu'elle ne
descen dit pas:
- Now, somme s au 40. C'est bien J'adresse que
\' )US m'avez donnée ?
- Oui 1 oui 1. .. Attend ez-moi .
Elle descen dit, laissan t ses paquet s dans la voiture, fit quelqu es pas sur le trottoir , hésitan te,
prête déjà à s'en retourn er, à rentrer chez elle sans
avoir rien tenté. M"is elle se domina et, forçant sa
volonté , elle sonna. La lourde porte s'ouvri t,
tourna sans bruit sur ses gonds. Sur la cour très
vaste donnai ent d'un côté Jes commu ns, de l'autre
'ln vieil hôtel à large perron bas. Ils étaient reli6s
par un mur tapissé de lierre.
110 grand cheva.!
Un valet d'écuri e pan~jt
bai.
Déjà intimid ée el ne voyant person ne, elle lui
deman da:
r01l1 la rtnova1 Îonde l'Art? n
- La c( Socjét~
Ce n'est pas ici?
�INTRUSE
Au fond de son cœur, elle espérait qu'il lui
répondrait: non. Mais, par une fenêtre ouverte,
une voix de femme récita:
- Au deuxième, à droite, par le grand esca~
lier; tandis que, de la main, le palefrenier lui
indiquait le perron.
Il n'y avait plus à reculer.
Madeleine monta lentement les marches de grès
et se trouva dans un grand vestibule dallé, très
haut d'étage. A droite el à gauche, des portes
voilées de tapisseries anciennes; devant elle, un
double escalier de pierre, à marches larges et
basses, à rampe artistique en fer forgé.
Au premier, elle rencontra la concierge qui lui
avait parlé, austère et froide dans sa robe noire et
son bonnet blanc. Elle monta encore et se trouva
devant la porte indiquée. Ses jambes se dérobaient
sous elle.
_
Au milieu du palier, entre deux fenêtres, était
une banquette de rotin dédoré. Elle s'y assit pour
réfléchir encore, pour préparer ses paroles, prévoir les réponses, peut-ëtre aussi pour se persuader que le plus sage était de retarder une si grave
démarche, un aveu dont chaque instant étoulé lui
montrait les conséquences plus effrayantes.
Et pourtant, au fond d'elle-même, elle savait
qu'elle ne gagnerait rien à attendre, que nul
'ieçours, nul appui ne lui viendrait jamais, ni
d'André, ni de Frédéric, ni même de Son oncle
Largier, que chaque heure creuserait plus profondémentIe fossé qui la séparait de son mari, que
ce fossé deviendrait un abîme 011, un jour, sans se
réunir, ils tomberaient tOLIS les deux.
Elle se répétait tout cela les yeux fl"{és sur la
plaque de cuivre, fascinée par les mols gravés en
noir:
SOCIÉTÉ l'OVR LA RÉNOVATION DE L'ART.
OUVERT DE la HEURtS A
4 HEURE.
�47
Un pas a.lerte dans l'escalier la r6veilla de son
pénible engourdissement: un jeune homme montait. un paquet sous le bras. Il salua légèrement et,
"ans sonner, entra dans les bureaux.
Soudain résolue, Nladeleine le c.uivit et p~nétra
presque en même temps que lui dans une grande
pièce meublée seulement de chaises cannées et de
deux tables chargées de livres. Un panneau avait
été enlevé et donnait accès par une large baie
dans une petite pièce d'où arrivait un bruit de
voix. Plusieurs personnes attendaient déja, assises
le long des murs.
Près d'une fenêtre. une femme élégamment
vêtue montrait à un homme qui semblait de la
maison de fines enluminures.
- Je pourrais aussi faire des illustrations pour
des romans, ou au besolO des gravures de modes,
mais Je préfère l'enlumlllure. C'est tout à fait ma
partie. En avez-vous parlé à M. de Samte·Avule 1
- Vous allez. le voir tout à l'heure. C'est votre
tour de passer.
Au même moment, une femme .lgée, d'aspect
modeste, sorl1t du cablOet suivie par un vieillard
à barbe bhnche, que :\ladeJeme reconnut au premier coup d'œil. 11 accompagna Jus:tu'à la porte
la vieille femme, s'inclma re"pectueu, ement et
revint sur ses pas.
Le jeune homme s'approcha aussitôt :
- Voici madame ,. k ~ qui Vient pour les enlumi.
nures.
- Ah! trè. hi en !... madame ... j VOltS voulez
bien entr~.
Son sourire ~tal
très hon, accueillant et courtois, Madeleine e sentit un peu rassurée.
L'employé exammait malUtenant de cuir"
repoussés que déballaIt tout près d'elle son introducteur de hasard. Un homme ~ binocle, cutr'
de~x
!ges. lisait une Revue . Deux Jeunes ûll&s.
�INTRUSE
deux ouvrières, causaient à mi-voix; nullement
embarrassées, elles succédèrent à la dame aux
enluminures; puis ce fut l'homme au binocle. Il
resta longtemps, celui-là, et sortit enfin, causant
familièrement avec le marquis. Ils se serrèrent la
main en s'appelant I( cher ami Il.
Quand M.deSainte-Avule rentra dans la grande
salle où Madeleine restait seule avec le jeune
homme, il les regarda d'un air incertain; galamment, celui-ci céda sa place.
- Passez donc la première, mademoiselle.
- Oh ! non, protesta-t-elle vivement.
Un bon sourire amusé éclaira la figure du marquis qui, sans insister, emmena le jeune homme.
fut une véritable agonie pour
Ce dernier r~pit
Madeleine. SI, aux premiers mots, il allait la
chasser. Il n'aurait pas ce sourire indulgent lorsqu'elle lui dirait: « Je suis la femme d'André! »
U ne lui laisserait rien ajouter, il la repousserait
durement. .. Elle écoutait anxieuse, craignant toujours de le voir paraître; elle avait une envie folle
de se sauver, et n'osait pas, à cause de l'employé
qui la regardait. Elle sortit sa montre, cherchant à
sa fuile un prétexte plausible.
- Alors) à jeudi, n'est-ce pas? Vous anrez terminé la seconde couverture.
- Certainement, monsieur, je vous l'apporterai.
De nouveau, le marquis traversait la salle, mais
sans aller à la porte, cette fois, et, s'adressant à elle:
- Maintenant, mademoiselle ...
En la voyant si pâle et si tremblante, il ne lui
dit rien de plus, mais au lieu de s'arrêter dans la
pièce ouverte, illa fit entrer dans son cabinet.
Il lui avança un fauteuil, et, la regardant avec
une bienveillance souriante:
- Eh bien, mademoiselle, voulez-vous me dirt!
ce qui vous amène?
Madeleine essaya de parler; mais eUe étnitcommc
�INTRUSE
49
paralysée et aucun son ne sortit de sa bouche.
- Vous paraissez un peu émue, un peu effrayée,
mèmeI Vous êtes si jeune, que la plus simple
démarche vous intimide. 11 n'y a pas de quoi, je
vous assure ... A mon âge, on a vu tant de choses,
tant de tristesses, on comprend tout.
Elle avait envie de se jeter à ses pieds, de tout
lui avouer. Mais, s'obstinant dans sa méprise, il
continuait avec bonté:
- Voyons, mademoiselle, je devine. La vie est
difficile à Paris, personne n'est à l'abri des rever.
de fortune; vous désirez, sans doute, profiter de
quelque talent pour aider votre famille ou augmenter votre budget. C'est très bien, très courageux,
de regarder les difficultés en face et de leur tenir
tête! Notre œuvre, dans la mesure trop modeste
de ses ressources, est heureuse d'aider à cet effort
des femmes, des jeunes fi Iles comme vous, mademoiselle, et plus d'une fois nous avons eu la joie
de favoriser l'éclosion de réels talents. Quelle est
votre partie? La peinture, les broderies artistiques,
les émaux?
Il fallait pourtant se décider à répondre et, presque sans le vouloir, Madeleine prononça à demivoix:
- Je fais des miniatures.
- C'est un joli talent et facilement utilisable
~hez
nous. Vous m'avez apporté quelque chose?
Elle balbutia, toute. confondue de la bonté du
luarquis et de sa propre lâcheté:
- Non, monsieur.
- Eh bien, il faudra le faire, n'c t-ce pas? Je
le
'suis ici chaque matin. En toul cas, toujr~
mardi et le vendredi. Vous m'apporterez uue ou
deux de vos miniatures, ct je crois que je n'aurai
p~s
trop de peine à vous procu~
de l'ouvrage.
Bien souvent, dans les familles qUi, forcément, se
dispersent, on désire conserver ou emporter au
�50
INTRUS!
moins la copie de précieux souvenirs, de portraits
d'ancêtres.
Il semblait à Madeleine que la voix s'imprégnait
de mélancolie. Elle aurait tant voulu lui dire:
" Vous qui êtes si bon pour une inconnue, ayez
pitié de votre enfant, pardonnez-moi de vous l'avoir
pris, je ne savais pas. Ne nous repoussez plus,
laissez-nous vous aimer, laissez-nous être heureux. JI Et pourtant elle s'entendit avec stupeur
répondre d'une voix lointaine:
.
- Oui, monsieur, je vous remercie, je ne veux
pas vous déranger plus longtemps. Je reviendrai.
- C'est cela, mademoiselle ... Voulez-vous me
dire votre nom?
- Mon nom? répéta Madeleine, perdant cette
fois toute contenance, je ... Madeleine ...
Et il y avait tant d'angoisse dans les grands yeux
bruns, tant d'humble prière dans le doux nom
murmuré tout bas, qu'il n'clll pas le courage d'insister. Une grande pitié l'inclinait vers cette enfant
si jolie dans sa frèle jeunesse, si terriblement épouvantée de l'audace de sa démarche.
- Eh bien, mademoiselle Madeleine, reprit-il
avec Ime douceur presque caressante daus la voi:-t,
vous me le direz plus tard, une autre fois, quand
vous verrez que nous sommes dignes de votre
confiance et qne nous savons garder les secrets des
jeunes filles.
Ils se levèrent. Avec quelqnes paroles respectueuses et bienveillantes, le mUl'qui. l'accompagna
.
jusqu'à la p o r t e . .
Bien qu'elle ne fût pOlUt contente d elle, un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres et, laudis
qu'elle remontait en voitltre les Champs-Elysées,
il lUI sembla quo les lourds nuages qui étouffaient
;on cœur s'allégeaient peu ~I peu, laissant filtrer à
travers leur brume comme 11Il!' \' gue lue"r
l'aurore.
�INTRUSE
IX
Quand Madeleine arriva chez elle, encore nn
peu fiévreuse de sa grande matinée, elle fut très
surprise de trouver son mari qui l'attendait impatiemment.
- Te voilà, enfin! s'écria-t-il, en lui ouvrant la
porte; car, à son coup de sonnette, il s'était précipité. Il Y a trois quarts d'heure que je l'attends!
J'étais venu te chercher pour déjeuner ensemble
au restaurant rue Royale: ton oncle nous attend à
une heure pour régler les affaires! Ah! il ne perd
pas de temps, c'est une justice à lui rendre! Sitôt
dit, sitôt fait, avec lui! Je l'ai vu assez longuement
ce matin et il m'a accompagné jusqu'ici.
- Tu n'es donc pas allé au ministère'} demanda
Madeleine.
- Non, répondit-il avec un léger embarras, je
ne pouvais pas, tu comprends; d'ailleurs, cela n'a
aucune importance, je t'assure. Allons, viens vite,
il n'cst que temps, ajouta-t-il en regardant sa montre; j'ai invité Lucignan à midi moins le quart chez
Durand.
Il débarrassa Madeleine de ses petits paquets et,
sans la laisser même entrer dans sa chambre, l'entratoa rapidemeot.
Après la première alerte et la crainte anxieuse
de se voir interrogée sur l'emploi de sa matinée,
la jeune femme était trop contente de la tournure
que prenait la conversation pour ne pas l'accepter
gaiement. Elle suivit André et se sentit heureuse
de refaire avec lui, en sens inver::;e, le trajet qu'elk
venai~
de parcourir toute seille. Pendant gu'un
sourire aux lèvres, elle écoutait le léger babillage
d son mari, de douces pensées hantaient son
•
�INTRUSE
esprit. Elle se figurait le ramenant ému et pardonné dans les bras du vieux gentilhomme, et à
cette mystérieuse vision, ses yeux humides prenaient un éclat si tendre qu'André avait envie de
la serrer dans ses bras, de couvrir de baisers les
paupières adorées. Il eût voulu aspirer toute l'âme
qui s'épanouissait dans ce regard.
- Je t'aime, ma chérie, je t'aime! murmura-t··il
il voix basse, oppressé d'amour et de joie subite.
- Mon André! soupira-t-elle, en glissant sa
petite main sous le bras du jeune homme •
. El dans la voiture découverte qui les emportait
dans l'air frais ùu printemps, ils ne dirent plus un
mot, ne firent pas un geste, comme s'ils craignaient
de rompre l'enchantement de cette heure bienheureuse, où leurs cœurs s'unissaient dans l'amour
absolu.
Ce ravissement ne pouvait durer. L'extase prit
fin trop vite, mais les deux jeunes gens gardèrent
comme un rayonnement de ce fugitif bonheur, et
Lucignan, en les voyant entrer, eut un tressaillement.
Depuis son entrevue de la veille, il se demandait
avec un peu d'anxiété quelle serait, à la prochaine
rencontre, l'attitude de Madeleine. Garderait-elle
une certaine raideur masquant mal sa rancune, ou
s'appliquerait-elle, au contraire, à effacer jusqu'au
sou venir de sa confiance repoussée? La présence
d'André lui imposerait sans doute ce dernier parti;
mais ce dont ne doutnit point le jeune savan t,
é'était de découvrir à travers les phrase..<; banales
de Madeleine, derrière son sourire et sa pâle
gail'.:té, la mélancolie désenchantée qu'elle ne pouAussi f~t-i1
stuvait pllls lui dérober main.te~
pUait de la franche cordtahté de sa pOignée de
main, de l'éclat lumineux de se~
doux y .ux bruns
irs~,
de la. fratcheur joyeuse de ses lèvres roses.
La mtme auréole de joie éclairait le front d'A.ndré.
�INTRUSE
53
-- Excusez-nous, mOn cher! s'écria-t-il. Nous
vous avons fait attendre; mais ce n'est pas ma
faute, prenez-vous-en à Madeleine. Elle a passé
plus de trois heures au Louvre ce matin; je l'avais
exhortée à faire des folies, et, à en juger par le
temps qu'elle y a mis, elle a da largement user de
la permission.
- Pas du tout, protesta vivement la jeune
femme; c'est précisément pour ne point faire
d'emplettes inutiles ou mal choisies que j'ai du
.si longuement examiner, réfléchir, comparer•••
Quand je vous montrerai mes acquisitions ce soir,
YOUS verrez si je ne suis pas une très raisonnable
t très sérieuse petite femme.
- C'est vrai, vous possédez par surcroît les
qualités de la parfaite maîtresse de maison, à côté
de tant d'autres, reprit André en posant sur sa
femme un long regard d'amoureuse admirto~,
que Lucignan trouva inconvenant.
En effet, à la petite table voisine de la leur,
s'asseyait un couple étranger, qui, S:1nS se gêner,
en attendant qu'on le servit, braquait sUr Madeleine
deux paires d'yeux indiscrets; la jeune femme s'en
aperçut aussi et, embarrassée, s'empara du menu.
- Qu'allons-nous demander? fit-elle. Choisissez, Frédéric, vous connaisse7 mieux que moi
les spécialités de la maison.
Elle avait dit « FrédérÎÇ" Loul naturellement,
avec une aisance, un aplomb, dont il ne l'eat jamais
crue capable. Depuis si longtemps, il j'avait priée
Je renoncer à ce vocable enfantin et illusoire
d'oncle Fred, sans pouvoir J'obtf.'l1Îr! El, tout à
coup, elle s'y décidait; par 'Ille) brusque et mystérieux revirement d'idtle? 11 n'eût pu le dire; mais
d'entendre son nom, son vrai nom d'homme, pro-noncé par cette >ûix chantante où vibrait une joie
intime et comme de la tendresse débordante, lui
r;ausa une impression si vive, si souc;laine, qu'il ne
..
�INTRUSE
54
savait vraiment si c'était plaisir ou peine. Il avait
pris machinalement le carton qu'elle lui tendait,
trop interdit pour rien répondre.
Ce fut André qui releva le mot de sa femme.
- Enfin! elle renonce à la parenté factice et se
contente de l'amitié réelle, observa-t-il gaiement.
C'est très bien! Il vaut mieux voir les choses comme
elles sont 1
La conversation s'engagea avec entrain. Sans
rien comprendre aux sentiments intimes et res·
pectifs de ses amis, Lucignan voyait avec évidence
que, pour le moment du moins, tous les nuages se
fondaient sous un rayon d'amour, et il fit un effort
pour se mettre au diapason. Pourtant il observait
que la gaieté de Madeleine était plus contenue,
plus intérieure que celle d'André et aussi qu'elle se
voilait par instants d'une fugitive gravité, recueillie
et ferme, qui donnait aux contours encore indécis
du frais visage un caractère qu'il ne connaissait
que de la veille. D'un œil attentif, il suivait ces
rapides changements; il cherchait à lire dans cette
àme dont il connaissait maintenant le secret, et
dont l'aveugle candeur l'avait naguère tant irrité.
Il se demandait comment, connaissant les causes
et les secrets mobiles, les actes et les gestes qui en
étaient la conséquence pouvaient lui apparaltre si
imprévus et si incohérents? Dieu sait pourtant
que, jusqu'ici, le caractère de Madeleine, pas plus,
du reste, que celui d'André, ne lui semblait compliqué et mystérieux.
Avait-elle seulement un caractère, et ne lui
manquait-il pas, à côté de sa grâce charmante et
de son attirante beauté, un peu de personnalité?
Lucignan se rappela les vers disant:
L'homme est un artisan, la douleur est son maltre,
Et nul nc se connait, tant qu'i! n'a pas soulIert.
La douleur, plus puissante que la joie, plus
�INTRUSE
55
puissante même que l'amour, quand l'amour est
heureux, venait d'évejller l'âme de Madeleine et
de la tirer, encore toute voilée et mystérieuse, du
long assoupissement où l'avait bercée sa naïve et
insouciante jeunesse. Les gestes en étaient encore
incertains et mal assurés, déconcertants pour l'observateur, mais l'on devinait pourtant une volonté,
une insaisissable cohésion à travers ses manifestations diverses.
Désormais, Frédéric le sentait non sans quelque
angoisse, la jeune femme entrait réellement dans
sa propre destinée comme un élément actif. Elle
n'accueillerait plus, avec sa grâce enfantine et
soumise, la vie telle qu'elle se présenterait, elle
prétendrait la diriger, lutter contre elle quand il
faudrait. Il lisait peu à peu tout cela dans les
yeux bruns de Madeleine à travers ses longs cils
recourbés, dans le port plus ferme de sa jolie tête:
dans le cou redressé qui paraissait plus long, dans
les épaule~
qui fléchissaient moins mollement,
dans la jolie taille fine et souple qu'il aimait, s'al. .
longeant encore en un inconscient redressement.
Et Madeleine lui apparaissait soudain idéale eJ
précieuse comme il ne l'avait jamais vue. Devan'
c:elte révélation, celte éclosion de l'âme illuminant\
transfigurant le corps charmant, il se demandai'
comment il avait pu croire l'aimer de toutes se:
forces quand elle n'était encore que l'ombre d'elle.
même, la lampe déserte qui ne brnle ni éclaire •• ,
Quant à André, Lucignan s'étonnait à peine d~
le voir expansif el gai, malgré ses soucis el se!
~hagril1s
intimes. II le jugeait léger et insouciant\
et la légèreté déroute les prévisions et les calculS I
bien plus sCtrcmentque l'habileté et la profondeur.
Puis, Lucignan était au courant des générosités de
,;on beau-frère, et leur attribuait une large part
ans la belle humeur du jeune homme. Il ne se
\rOm.pai t pas, mais la rigueu.r de ses apréci~l\q!o
�S6
INTRUSE
en manquant de sympathie, manquait aussi de
justice. Il y a, dans l'a me jeune, une telle soif de
bonheur, qu'il suffit souvent d'une faible cause,
d'un mot, d'un tremblant espoir, d'un rayon de
soleil, pour l'arracher aux plus noirs chagrins et
la jeter, une heure, dans cette ivresse de vie qu'elle
appelle de toutes ses ardeurs. Pourquoi lui en
vouloir de ces joies passagères et dispropottionnées?
Depuis quelques jours, André vivait dans une
telle contrainte de cœur, étouffait dans une si
oppressante angoisse, qu'au moindre sourire de la
vie, il se précipitait dans l'épanouissement. La fortune, le ciel bleu, la beauté pensive de Madeleine,
qu'il n'analysait pas comme Frédéric, mais dont il
subissait le charme, il n'en fallait pas tant pour
dilater son ame comprimée, et l'enivrer du fugitif
bonheur de vivre.
x
Pendant quinze jours, la gaieté et la tendresse
attentive d'André ne se démentirent pas; les
lourdes songeries que Madeleine redoutait tant
semblaient oubliées pour jamais; mais tout en
jouissant délicieusement de son bonheur, elle ne
retrouvait plus la sécurité perdue, et même sous
les baisers de son mari, ellc ne se sentait plus libre
d'être paisiblement heureuse. Plus il était pour
elle doux et prévenant, plus il se faisait passionplus aussi le remords la torturait
nément ~imer,
d'avoir involontairement ravi cel incomparable
amour à ceux qui, là-ba3, demeuraient tristes et
abandonnés. Elle ne comprenait pas qu'on po.t
vivre sans son André, et une immense pitié faite de
S011 amour lui vcnait pour les malheureux qui
élaiûnt pri\'és de lui. Sa résolution de forcer leur
cecur ne faiblissait pas, mais elle en trouvait
�INTRUSE
57
chaque jour l'exécution plus difficile. Vingt fois
elle fut sur le point de tout avouer. C'était si dur
d'avoir un secret pour lui! Cependant la difficulté
de trouver les mots justes, de préparer une première phrase qui ne brisât pas d'emblée tonte leur
vie, l'arrêtait toujours. Pendant ses heures de solitude, elle s'était remise à peindre et copiait une
délicieuse miniature de sa mère, très jeune et
comme nimbée de mélancolie par le mal qui devai t
si tot l'emporter. 11 s'agissait aussi de trouver un
nom, une adresse. Elle ne pouvait s'obstiner dans
sa première réponse, et quelle que fût l'indulgence
du marquis, elle n'osait maintenant avouer la
vérité. lPeut-être, .lorsqu'il la connaitrait mieux,
l'aimerait-il assez pour revenir sur ses préventions?
Elle alla donc un jour rendre visite, rue
Demours, à une vieille amie, une institutrice qui
l'avait tendrement élevée, après la mort de sa tante,
et sur qui elle pouvait compter. Jamais la bonne
Mlle Chenevières n'eût quitté son élève si la santé
de sa propre mère ne lui ellt créé de plus impérieux devoirs. Madeleine allait souvent voir les
deux femmes avant son mariage. Depuis, elle les
avait un peu négligées et éprouvait quelque honte
à se souvenir d'elles pour leur demander un service, mais l'accueil qu'elle reçut dissi pa vi te toute
confusion; sans presque le vouloir, elle raconta il
ses amies tout son triste secret, leu r confia ses
inquiétudes, ses craintes et ses résolutions. Elles
discutèrent longtemps, retournèrent la situation
sous tous ses aspects. Mlle Céline ét<lit très optimiste; elle n'admettait pas qu'on pùt résister à
Madeleine. Mais Mme Chenevièrcs étai t moins rassurée; la bienveillance même du marquis ne l'enchantait qu'à demi, à la grande déception de la
jeune femme.
- Puisqu'il est si bon pour une étrangère, une
�IN'!RUS~
inconnue, disait-elle, il le sera bien l'lM encore
pour la femme de son fils.
- Je le souhaite de tout mon cœur, r~pondait
la vieille infi rme; mais ce n'est pas une raison suf.
fisante. Souvent les gens fort aimables et <1 bons
enfants b avec des inférieurs reconnus, sont tres
arrogants en face d'égaux qu'ils ne veulent pas
admettre pour tels. Mais je me trompe peut-être et
je ne voudrais pas vous décourager, chère enfant;
vous avez bien raison de vouloir reconquérir la
famille de votre mari. Le bon Dieu vous bénira:
nous le prierons bien pour vous, n'est-ce pas,
Céline?
- Naturellement. Et si je puis VOltS être utik
en quoi que ce soit, vous n'avez qu'un mot à dire;
je suis toute à votre disposition: nous serons votr!"
bureau d'adresses, bien entendu, s'il en est besoin.
- Merci, mademoiselle; cela me sera peut-être
nécessaire; je ne puis m'enfermer longtemps dau"
le mystère de mon nom de baptême, ni dissimuler mon domicile.
- Oui: il vous faudrait 'un nom. Si vous vouliez, le plus simple serait peut-être que vous pris<;iez le n6tre, n'est-ce pas, maman? Madeleine
Chenevières, 83, rue pemours; vous pouvez ainSI
défier toute enquête, au cas oll il plai 'ait à VOtif'
beau-père d'en faire une, et s'il veut vous écrire.
5es lettres vous parviendront immédiatement: j'è
vous les porlerai moi-même.
- Que vous êtes bonne. q1le VOUe; êtec; bonne 1
répétait Madeleine émue.
Non, petite amie; je voudrais seulement
pouvoir vous aider. vous être utile à quelqup.
chose!
- Vous me rendez 10 plu'l grand sen'ke, chèr...
mademoiselle. Sans VOllS. qne serais-ie devenM?
- MalS c'est bien simple, c}est très facile; di .
J'osez de noue absolument, di'luieut alternative·
�INTRUSE
59
ment les deux femmes en caressant Madeleine et
s'attendrissant sur tUe •
. - Et venez nous voir quand vous avez de la
peine. Ce n'est pas à votre age qu'on peut garder
le secret de ses soucis! Rien que de les dire, cela
soulage un peu, insista la vieille Mme Chene vi ères.
- Vous êtes si bonne et si jolie! ils ne vous
résisteront pas longtemps, affirma Mlle Céline,
quand ils seraient de vrais sauvages. Ils ont bien
plus grand besoin de vous que vous d'eux.
Vous venez humblement leur offrir leur fils et
vous-même! S'ils ne tombent pas à vos genoux!...
Elle avait peine à contenir son indignation contre
ces vieillards altiers qui dédaignaient Madeleine.
- Vous êtes aQmirable, ma chérie, vous êtca
un trésor.
- Elle fait son devoir, reprit plus calmement la
mère. Dieu ne bénit pas les familles désunies.
Notre chère Madeleine sera l'ange de la paix.
La jeune femme quitta le petit appartement clair
et modeste, toute réconfortée. Elle se sentait si
solidement aimée, si inébranlablement soutenue
par ces deux cœurs simples et bons; la mère, plus
fine, plus intelligente que sa fille; Mlle Céline,
dévouée jusqu'à l'enthousiasme; toutes les deux,
sl1res et délicates, compréhensives à force d'affection.
Elle était si touchée de l'accueil reçu, qu'elle ne
put taire sa visite à André, sans toutefois lui en
dévoiler le véritable but. Ils parlèrent ensemble
des deux vieille amies, du passé, de l'enfance de
Madeleine, et la jeune femme tenta à son tour de
le laire parler de lui. Mais aussitôt elle le sentit se
replier farouchement sur lui-même, et cette timide
lentative le confirma de plus en plus dans sa résolution d'agir seule . D'ailleurs, sa visite du malin
l'avait soulagée, et comme l'avait dit la bonne
Mme Chenevières, ce lui était un véritable allége-
�60
meqt de
secret.
ne plu porwr ;Qule le
SI!, milliature a,çht;vée,
nIf,) ct!) Varenne.
retOl.p~
•
JlQids
Mad~leiJ&
!lei
de
~f)\'l
<ldcida à
Le moi Il de /Dai t9l\çqa,it à Pll »p, la. I>&isol:l
s'ava.ncn-it, et el!l} tremhla.it que 1~\ part:lfltt:i cl' André
ne quitta$flent Paris, aVlll1t (J.u'el~
l'lili pu rien
obtenir. Elit') mit donc li. flon travail tou~
III rapidité possible, car eUe aVQ,it gél(ire\sm~nt
di~
tribué ses peintures et ne possédait plt.\s que la
JQiniature d'André qu'il lui était vraimtmt iI1lp e s".
sibl~
d'offrir au marquis COlllll1f1 nn échanÜHof.1 de
ses talents 1, ..
Ql,lal'ld elle Sil présenta pour la seconde fe')Îs à la
SQc;ieté pour la ré/lovatioYL de l'Çtrt, elle sentit
I-enallre ses angoisses que, de loin, elle ti!,6yait
domptia~.
Maifi (llle I).'eut pail, com~
q1,lin?t: jours
auparllvant, le lQisir de les détailler,
.1.11ssitot axrlvéC!, elle fut
SlJ.ite~Av
jntrodui~
Gal'
Qhe~
'presque
M. qr;
Le marquis éçrivait sur t~M
1 rge
t hIe d'ébène. Il se leva vivemfjnt et s'avançant
Vf'rfj ~10
"
.. , Ml1dflleinc; j'ai
BQtljollr, fll.:tdemoi ~I
b~nucap
pen:;j6 il, vou~;
j'atl~nd!"
votre vi~jte.
M' porte,~vOI.H
quelQlle chas ?
~Olli. mQnsieUI', je vous remercie, répQndil
Madeleine.
Et, Ge rappelant J;J réfle, ion de Mmtl Cbene'ièr~n,
elle disc;ernail, dfJ,ns la bienveillance
e",tn~m
du ffiflrqnis, lquelque cha. e d'un pell
outré, une condefiOet1c1allc;e trop empre sée, ~t
le.
tell r qu'il n 'le la, ernit 1 oint perUlI~
sans doute
ve' une femm
1 frémi
pClljllt,il elle
lçg
I~t
SOn Inonde. Elle réprima un
sr:lllljlf l:lI tout en d'rI/aTl~
son petit
eXlllqu ~ :
,J'4Ura Ï!5 vQldtt reveulr plu_ tôt, mais j~
'cvt.l.it> rien de pré:;l'!nt J,le 1, n~ j 011. lar j'i1i
copi r.et!(lll1i i/ltul' 1.. ml mèrf.l.
�INTRUSE
01
~vl.
de Sainte-A vule prit le miJlce ovale d'ivoire
et l'examina attentivement sous l'œil anxieux de
Madeleine.
- Elie est exquise, déclara-t-il enfin, et comme
vous lui ressemblez 1 C'est vous qui avez fait cela?
route seule? contiua~-1,
voyant la jeune femme
rougir sous le compliment. Vous avez un réel talent,
mademoiselle, et ii ne sera pas difficile de l'em.ployer.
Et, après un silence un peu lourd et contraint:
- Sauliez-vous faire des miniatures d'après une
simple photographie, si l'on vous indiquait, bien
entenùu, la teinte des yeux et des cheveux, la
coloration du teint?
- Je crois que oui, répondit-elle timidement;
j'en ai fait, comme cela, d'assez bien réussies, disaiton; mais il est vrai que, je connaissais le modèle.
- Nous pouvons toujours essayer; j'ai pensé à
vous, ainsi que je vous l'ai dit, et peut-être pourriez-vous me faire, d'après les photograpeies
;:lui blanchissent et s'effacent, le portrait de mes
enfants.
- De vos enfants? balbu tia Madeleint: .
.Mais le marquis absorbé luj~mêe
ne remarqua
point son trouble.
ces photogra- Oui, je yais faire cher~
phies, dit-il, en appuyant sur un timbre.
Tandis qu'il donnait ses ordres à l'huissier, la
jeune femme s'efforçait ùe reprendre son sangfroid. La pensée de faire le portrait d'André, et
pour son pèrû, ia bouleversait de joie; la sépar~
tion n'était don~
point si définitive, la rupture ~
~omplête,
puisqu'on voulait le portrait de l'enfant
éloigné. André s'exagérait la gravité de la situa~
tion, il n'avait qU'à venir, on lui tendrait les bras.
Si? au moins, elle pouvait le lui dire •.• mais elle
oYosait pas l
Ou va DOUS les monter tout de suite, e..t.pli-
�INTRUSE
quait le marquis; j'habite au rez-de-chaussée. J e
vous montrerai un choix de photographies; nous
verrons ensemble ce qui conviendra le mieux
comme modèle; vous pourriez peut-être prendre
certaines choses dans l' une, et d'autres traits ailleurs_ Je serais vraiment heureux d'avoir de ces
pauvres enfants un souvenir plus durable. Ne les
ayant jamais vus, ce sera pour vous une grande
difficulté, mais vous avez un si délicieux talent!
Il reprit la miniature posée sur sa table:
- C'est ravissant, d'une finesse d'expression,
d'une délicatesse de touche! Vous avez dû travailler beaucoup pour arriver à cette perfection?
Sur un geste vague de Madeleine, il reprit:
- Beaucoup, peut-être, mais pas depuis bien
longtemps; vous êtes si jeune encore, presq ue une
enfant.
- J'ai dix-neuf ans.
On frappait à la porte. Un domestique entra,
postant sur un petit plateau ' d'argent une enveloppe_
- Voici, dit M. de Sainte-Avule, en congédiant
d' un signe le valet de chambre.
I! déplia les photographies avec une lenteur
recueillie, les regarda longuement, s'attardant à
les comparer entre elles, à remplir ses yeux de
ces images douloureuses et chères. Enfin, il en
détacha son regard et s'adressant à Madeleine:
- Il n'yen a aucune qui me satisfasse pleinement; il faud rai t prendre celle-là pour modèle,
tout en vous inspirant de celle-ci pour le front et
les cheveux.
La jeune fc mme saisit avidement les minces
cartons que le marquis lui tendait par-dessus la
table, mais elle les lâcha aussitôt. Ce n'était point
le vi sage d'And ré qu'ellc avait sous les yeux, mais
deux têtes de jeunes fill es, fi nes, sérieuses, distinguées, et si semblables l'une à l'autre qu'on aurait
�pu croire qua ce tl'étâit là que là double reproduction d'mie même per~ontl)
si la pos~
Chatmartte
des deux têle réunies, lê geste aUessant des br,g,s
nlacés n'eüt démenti cette supposition .
...... Mes deux: file~,
dit gtilVt!lftlenl lE} vieUX gentilhomme : J'une est mOrte, J'àUlt'" eSt religieuse;
je les .IIi perdues touteS les deuxl COmine jé voUs
le cli$à~,
la i'cssemblal1ce n'est pàs parfaÎtè) ~e
stlnt bien Jet traits, n'lais l'exptes!;Îotl. n'y est pas.
Evidemment; vouS ne pourrez la leur donner, ne
lés ayant pas connues, voU's ne pourrez ~nimer
leurs lèvres d'un soutire i n'es ayez. mêri1e pas,
leur sourire avait Un charme si pei'sonnell C'était
\"If!. §()1.1rire de famille que totis nie enfants tenaient
de leUr 9.Ieul~
Il est perdu, lnaintettant, Ines yeux
qui l'o11t tant aimé ne Je teVl:HTont plus ... Mùis
je ne sais vrlliment
eX:Ctisl:z-moi, 1nadembi~l,
omrnetlt je l11e làisse aller devant vbUs à la tristesse de mes souvenirs. Peut-être y suiS-je étlcoùragé pEl!' la douceur de votre regal'd, qui semble,
lui aussi, s'être parfois voilé de larmes ... Voiè;
donc ce que je vous demandE> : prendre ici là pose
t los traits; là, les cheveux qui sont plus légers,
plus ressemb1..lnts, et puis, ce très immatériel sou'
J'ire dans le regard d'Yolulldu, •. Vous voyez, il es,
presqlle insaisissable; moi je le devine, lnais vous:
- MOI aussi, répondit Madeleine, penchée SUl
les photgrlie~.
e n'était pus ce qu'elle avait espéré et la décel''lotI, crtcs, uv"it été -ruelle, Cependant, elle.
acccvtnit u\eC joi. ceite douce lilchc de faire le
pol'tl'ait de~
sc.l1r~
d'André. lnvolontairement, le
tnarguis l'introduisait dans la lùmille, et elle s'attendri suit à la contetuplation de. deux têtes SOngeuses à jamais disparues. Et puis ... elles ressem..
blllient à André •
.-..' Je crois ... j'espère que je réusmraÎ. "",urmura.
t-elle timidement,
.
�INTRUSE
Oui, n'est-ce pas? votre jeunesse comprendra la leur. Mademoiselle, ce me serait une
grande joie d'avoir un bon portrait de mes pauvres
. enfants.
Il remit les photographies dans leur envlop~
les plia soigneusement dans un a\ltre papier, et les
tendit à Madeleine avec le visible regret de s'en
dessaisir. Debout et retenant encore Je petit paquet
prêt à lui échapper, il lui fit de minutieuses recommandations sans cesse interrompues par l'exclamation décourageante:
- Mais vous ne pourrez pas, vous ne les avez
pas connues! Cependant, reprenait-il bien vite,
avec son ordinaire courtoisie, vous avez tant de
talent! Pouvez-vous me dire combien de temps, à
peu près, vous demandera ce travail 'l Ne vous
pressez pas, il vaut mieux ne pas trop se hater :
la précipitation est dangereuse surtout pour un
art aussi délicat.
- Je pense que dans une quinzaine de jours je
pourrai vous apporter la miniature, monsieur, et
j'y mettrai certainement tous mes soins.
-- Merci, mademoiselle. Pour la question de
prix .•.
- Oh! monsieur! protesta instinctivement
Madeleine, qui n'avait pas pré,u cette phrase si
naturelle.
Elle reprit assez vite son sang-froid et continua,
très rouge:
- Moi,jene sais pas, j'en parlerai ... Je vais faire
la miniature maintenant, c'est la première chose ...
-1- Sans doute, reprit le marquis, un peu s~r
pris de l'effarouchement imprévu de Madeleine.
Cependant, si j'avais pu vous être agréable en
devançant ...
- Je vous en prie, monsieur ... plus tard, nous
verrons, répéta la jeune femme, horriblement
embarrassée ... Je m'informerai ...
�INTRUSE
- Comme vous voudrez, acquiesça M. de
Sainte-Avule, du ton d'un homme qui ne comprend pas. Et pour le cas où j'aurais à vous écrire,
voulez-vous, mademoiselle, me donner votre
adresse?
La voix était moins bienveillante, et la question
nette, presque impérative, n'admettait pas de
faux-fuyant. Heureusement, Madeleine avait sa
réponse prête. La tête baissée comme une coupable, à voix basse, elle avoua:
- Mlle Chenevières, 83, rue Demours.
- Chenevières, 83, rue Demours, répéta lentement le marquis, en inscrivant l'adresse sur son
pOliefeuille. Merci, mademoiselle.
Le sourire était revenu . Rassuré de connal1 re
l'identité de sa visiteuse, il lui livra enfin la pré~ieus
enveloppe, et l'accompagna gracieusement
Jusqu'à la porte d'entrée.
Pendant que, dans la rue déserte, Madeleine
s'arrêtait pour regarder longuement les têtes fines
de ses deu,' jeunes belles-sœurs, le vieux gentilhomme se demandait quelle pouvait être cette
étrange et jolie fille qui cherchait du travail el
S'épouvantait au seul mot de paiement.
XI
Unc dernière fois avant de J'\:nft!l'mcr dans Son
carton, Madeleine contemplait son œuvre. Elle y
avait mis bien plus que son talent, tout son cœur,
toute son ilme, ses angoisses, ses regrets, son
amour, ses espoirs. 11 y avait, dans les yeux bleus
des jeunes filles, un peu du trouble tendre de son
nme à elle; mais il y avait surtout, sur leurs lèvres
froides, le sourire cl' André.
Et maintenant, ans:ieuse, Madeleine s'effrayait
J
�66
.INTRUSE
de la ressemblance saisissante de l'être réel tant
aimé qu'elle avait substitué à· l'Inerte modèle.
Incerlaine, tremblante, elle se demandait si elle
oserait présenter au maquis, dans le portrait de
es filles, l'i mage de son fi Is.
pour se raffermir, les
«( Après tout, pen~a-tl
traits y sont, l'exaclitllJe est absolue; je n'ai
ajouté que l'expression; c'est fait avec rien, c'est
insaisissable, indistinct; peut-être, du reste, suis-je
seule à la sentir si vivement! Et, d'ailleurs, quand
b:en même ce portrait évoquerait l'absent? Il
Elle s'avouait le secret désir, le vague espoir
qui avait guidé sa main: à la suite des tendresses
aJmises, introduire furtivement le proscrit dans
ce cœur fermé pour lui.
- Vous implorerez sa grâce, murmura-t-elle
en mettant un suppliant baiser sur ces visages
créés par elle.
Puis, avec un soupir, elle les cacha sous If!
légère couche d'ouate, les enveloppa dans le
papier de soie, les enferma dans le carton blanc
c;atiné, et ses préparatifs terminés, joignant les
mains avec ardeur:
« 0 mon Dieu, pria-t-elle, venez à mon secours.»)
Son petit paquet à la main, elle se Jécida à
partir. La journée était superbe, point trop
chaude, à cause de la pluie tombée durant la nuit,
qui avait abatlu la poussière et reverdi les feuilles.
Madeleine résolut de faire la course à pied, espérant "insi calmer l'agitntion nerveuse qlli faisait
trembler tOllS ses membres. Pou à pCtt, en erret,
la marche fi t tomber sa fièvre; elle parvint à nrra
cher sa pensée ù l'obsédante préoccupation et elle
aspirnit avc\.O délices la jeune fralcbcur du matin,
quand, en traversant la place de l'Alma, elle se
trouva face à face avcc Luci!,rnan. Ils se setrèrel1t
la mair•.
- Bonjour, Frédéric.
�INTRUSE
- Bonjour, Madeleine. J'allais chez vous.
- Je suis d'autant plus aise de vous a,oir rencontré, alors.
- Je voulais vous engager à venir dîner ce soir
avec moi au Palace-H6tel et prendre le café au
Bois. Voulez-vous?
- Très volontiers. André aime beaucoup ces
promenades nocturnes.
Rebroussant chemin, Lucignan et la jeune
femme avaient enfilé les allées touffues du Coursla-Reine.
- Ça ne vous ennuie pas que je vous accompagne? demanda-t-il tout il coup. Je suis libre ce
matin. Où allez-vous de ce pas alerte? Ce n'est
pas encore l'heure d'And ré?
Madeleine aurait pu, d'une banalité quelconque,
écarter l'indiscrète question; mais, ainsi prise à
l'improviste, elle ne sut que dire, sa franche
nature trop peu experte aux faux-fuyants:
,- Je vais ... faire une course, répondit-elle simplement, le visage grave lourné vers lui:
Une minute, ils restèrent les yeux dans les yeux;
Frédéric lisait clairement, dans le regard de S011
amie, le mélancolique regret de l'intimité perdue,
le doux reproche de la confiance repoussée. Ah 1
s'il avait pu lui dire!. .. Mais, détournant lentement la tête, il se remit à marcher près d'elle sans
prononcer un mot.
Madeleine aussi restait silencieuse. Quoiqu'elle
füt bien loin de soupçonner les vrais motifs de
Lucignan et que sa conduite lui parftt inexplicable, un instinct pourtant l'avertissait qu'elle
n'avait point à se défier de lui el elle se laissait
sans résistance emporter au fil de ses pensées.
Pourtant, lorsque, arrivés à la Concorde, elle obli
qua vers le pont:
- Je vais vous reconduire chez vous, dit-elle
d'un ton décidé, et vous dire adieu pour aller il
.
�68
INTRUSE
mes affaires. Je transmettrai voire invitation à
André qui en sera ravi. A quelle heure au PalaceH6tel?
- A sept heures et demie, si cela vous convient?
_ Parfaitement; nous serons exacts, et je me
ferai belle ell votre honneur. Car c'est LlU restaurant très élégant où vous nous conduisez.
.
- Quoi que vous portiez, vous êtes toujours
charmante, et vous le savez bien. Mc feriez-vous
l'honneur de devenir coquette, Madeleine?
- Moi, coquette? Peut-être bien, après tout.
Je suis en train d'acquérir toutes sortes de défauts.
Elle souriait, délicieusement fine et jolie sous
Son grand chapeau de paille.
- Je ne sais pas si vous acquerrez des défauts,
ainsi que vous le dites, reprit Frédéric qui ne
pouvait en détacher les yeux, mais vous changez
très certainement; vous n'êtes plus [a petite Madeleine J'autrefois.
Elle l'interrompit d'un geste:
- Est-ce bien moi qui ai changé, et est-ce ;'\
vous, Frédéric, de m'en faire le reproche?
- Ce n'est pas un reproche, c'est à peine un
regret, ce serail mèmc une joie si vous compreniez,
Madeleine... ce que vous ne comprenez pas. Et,
tenez, c'est égOïste ce que je dis là. e comprenez
rien, petite amie; soyez toujours éclairée uniquement par l'amour de votre mari; que cet amour
vous rende heureuse, bien heureuse, mais croyez
pourtant que d'autres vous chérissent aussi et vous
sont dévoués sans pouvoir rien pour vous.
L'accent de Frédéric avait ému Madeleine,
chassant la légère rancune qu'elle conservait
encore.
- Vous croyez que ce n'est rien que de m'aimer? dit-elle, en lui tendant la main avec une
grâce mutine. Gardez-vous de cette erreur, je vous
�•
INTRUSE
prie, et conservez-moi votre affectIon; il Y a trop
longtemps que vous me l'avez donnée, oncle Fred.
C'est fini; maintenant, vous ne pouvez plus la
reprendre: il y a prescription 1
Son regard limpide, sa voix caressante, env~
teppaient Lucign;.m si doucement, qu'il ne trouvait
rien à lui répondre. Il savo.it bien pourlant que la
seule tendresse enfantine subsistait pour lui dans
l'âme de la jeune femme et qu'il n'en serait jamais
autrement.
Ils étaient arrivés devant le Palais-Bourbon.
Contre l'enchevêtrement dangereux des voitures,
Madeleine chercha un refuge à la station d'omnibus, et sans quitter l'asile où, d'instinct, eUe avait
abrité le secret ùe sa course, pour qu'il ne fût pas
possible d'en deviner la direction, elle congédia
Lucignan.
- Je vous laisse rentrer chez vous. Adieu, et à
ce soir.
!
Elle le suivit des yeux: ce ne fut que lorsque la
silhouette amincie se perdit dans le lointain du
quai, qu'elle se décida à s'éloigner à son tour.
Elle n'avait plus maintenant aucune re~cont
à
redouter. Son mari au ministère, son oncle absent
·de Paris pour quelques jours, ne pouvaient lui
causer d'appréhension. Sans accorder un regard
aux pa~snt,
elle se ha.ta vers la rue de Varenne
et, brusquant cette [ois ses hésitations habituelles,
car l'heure la pressait, elle monta rapidement allX
bureaux de la Société. Plusieurs personnes attendaient déjà, et elle en ressentit d'abord nue vive
contrariété: jamais, pour être rentrée chez elle à
midi, elle ne pourrait attendre son tour, et pour
flen au monde elle n'eût voulu s'exposer à la sur.
prise et au, questions d'André. C'était déjà si dUl
de ltli cacher son secret ! Elle ne se sentait pas la
force de lui mentir formellement en face. Le
voudrait-elle que sa rougeur et son trouble Ill.
•
�..
INTRUSE
trahiraient. Elle se demandait même comment,
dans maintes circonstances, son embarras ou ses
silences avaient pu échapper à André.
Impatiemment, de minute en minute, elle regardait sa montre, calculait le temps probable que
prendrait au marquis chacun de ses devanciers et
ne parvenait pas à réprimer de petits mouvementS"
nerveux.
L'huissier s'en aperçut et s'approcha d'elle:
- Si vous êtes pressée, mademoiselle, je crois
que vous ferez aussi bien de revenir un autre jour;
M. de Sainte-Avule ne recevra que jusqu'à onze
heures aujourd'hui: il est plus de dix heures et
demie, votre tour ne sera pas arrivé.
Et comme Madeleine eut une -exclamation de
regret, il continua avec la même bonhomie un
peu trop familière:
- Si vous voulez me laisser votre petit paquet,
je pourrai le lui remettre, et s'il y a une réponse
pressée on vous écrira. Nous avons votre adresse 1
- Oui, oui, répondit Madeleine, la figure ras"
sérénée, très vite gagnée à la proposition. Je suis
obligée de rentrer chez moi; voici mon paquet;
je vous le recommande, c'est fragile; vous le donnerez ce matin, c'est-ce pas, à M. de SaintAvule?
- Je le lui remettrai dès que la persoime qui
est en ce moment dans son cabinet sortira. De la
part de mldemoiselle ... ?
- Inutile de lui rien dire.
Et précipitamment, Madeleine se leva, enchantée de cette solution à laquelle eIJe n'avait
point songé et qui la déchargeait d'un r61e insoutenable. Elle ne surprendrait pas, il est vrai, la
première impression du père cl' André, le premier
mouvement du cœur que la réflexion ni la volonté
n'ont point eu encore le temps de maltriser; mais
elle pourrait la deviner san:. doute, à la façon dont
�INTRUSE
il· apprécierait son travail i et, dans son anxieuse
timidité, elle préférait cent fois la lire en silence,
celte appréciation, que d'être obligée de l'entendre
et de la discuter avec un calme et un sang-froid
dont elle était si loit}.
Quoique déchargée d'un grand poids, Madeleine
se sentait encore toute fébrile et énervée en rentrant chez elle. Le matin, elle se disait pour s'encou rager: « Dans trois heures, quand je reverrai
ces objets familiers, que je quitterai mes gants et
poserai mon chapeau, j'aurai fait un grand pas
dans ma vie, j'aurai peut-être orienté tout notre
avenir, je pourrai pré\ air ce qui nous a !tend; en
tout cas, J'accueil lait à ma pauvre miniature si
pleine d'André me sera une indication sûre de la
conduite à tenir. )' Et maintenant, cn se retrouvant
dans sa jolie chambre élégante et fraîche de jeune
mariée, elle était déçue et découragée; sa matinée
dont elle attendait lant était manq,uée. Un futile
incident: la rencontre de Frédéric, une mauvaise
chance: les nombreux visiteurs arrivés avant elle,
sufi~aent
pour mettre à néant toutes ses combinaisons; un souffle détruisait la belle bulle fragile
et dorée de ses chères espérances.
Prompte à courir aux e'Xtrêmes, elle se désolait
maintenant, se reprochait amèrement de n'avoÎ!
point osé affronter le marquis, car c'était bien cette
crainte angoissante qui J'avait guidée. Elle n'aurait pas dû se dessaisir de la miniature, rejeter
ainsi le pauvre petit m0l'cn, le seul qu'elle possédât de pénétrer dans l'àme de son beau-père. Une
lettre ne dit que cc quc l'on VCllt dire; une !eUre.
c'est l'expression de la volonté plus que du senliment, et surtout celle lcttre-Ià! Comment donc,
aveuglée par son l:lche désir, avait-elle pu croire
un instant que cette lettre lui apporterait la pensée
vraie du marquis, le battement de son cœur, le
trouble que pcul-t':tre elle eCü lu clans ses yeu . .
�j3
INTRUSE
A présent, il était trop tard,elIe avait détruit l'occasion unique de 'savoir. Elle recevrait sans doute"
dans quelques jours, un billet officiel; elle le lisait
d'avance: « Mademoiselle, j'ai reçu la miniature et
je vous en remercie; votre travail est très soigné et
je ne puis vous reprocher de n'avoir puatteindre une
ressemblance que votre mouèle ne vous fournissait
pas. J) Il ajouterait peut-être: « Quand vous vouvous y toucherez le prix de
drez passer à la ~aise,
cette peinture. J) Et tout serait dit!
( Ah ! Dieu 1 Quelle irréparable sottise 1 se
répétait Madeleine désespérée; autant vaut renoncer tout de suite à mon œuvre, je ne puis pas,
je ne suis pas de force à la mener à bien. J'ai été
orgueilleuse, j'en suis punie et je dois encbre
m'estimer très heureuse si, par ma solle imprudence, je n'aggrave pas la situation. »
Un coup de sonnette, un pas vif dans l'antichambre, arrachèrent Madeleine à ses sombres
pensées. Elle courut à la rencontre de son mari,
comme si elle eût craint quelque impossible indiscrétion de cette chambre cù elle venait de souffrir,
de ces tentures toutes imprégnées de ses tristesses
et de ses regrets.
- Bonjour, André, s'écria-t-elle gaiement par
une de ces brusques réactions qui commençaient
à lui devenir familières. Une bonne nouvelle: Frédéric nous invite ce soir au Palace-llôtel, et, de là,
nous irons au Bois. J'ai accepté, pensant que cela
te conviendrai t.
- Certainement, cela me convient, répliqua
André en mettant un baiser sur le front de sa
femme. Ça nous changera un peu j c'est plutat
mOllotone, le ministère, malin et soir; tu n'as pas
l'air de t'en douter, petite Madeleine.
- Mais •.•
.. Sans doute, tu n'y peux rien .•• Mais je me
demande souvent si, à présent que, grâce à ton
�INTRUSE
73
oncle, notre situation pécuniairè est plus satisfaj.
sante, il est vraiment bien utile que je m'impose
cette corvée chaque jour. Songe donc, ce serait
bien plus gentil de rester aveç toi, de ne pas te
quitter; nous nous promènerions ensemble, nous
irions aux courses, aux expositions, je t'accompa.
gnerais dans les magasins. Est-ce qu'elle ne te
tente pas, toi, cette vie-là?
A mesure qu'André développait sa pensée, !tl
sourire s'effaçait des lèvres de la jeune femme. A la
question d'André, elle hésita d'abord, puis ré.
pondit lentement:
- Elle me tenterait, André, si j'étais SÛre
qu'elle te suffise.
- Ah ! bien! si tu t'imagines que c'est le ministère gui me manquera.
- Peut-être!... Que feras-tu toute la journée
et tous les jours?
- Mais ... je te l'ai dit, nous ~ortins
ensemble,
nous ne nous quitterons pas. C'est cela qui
t'effraye?
- Moi, non! Tu sais bien que tout mon bonheur est en toi; cette vie-là me rendrait heureuse;
je serais bien sûre de ne jamais la trouver ni longue
ni monotone; mais, toi, André, si tu t'ennuyais
avec moi, toujours moi, rien que moi ...
- Vraiment? Voilà ce qui vous inquiète,
madame? s'écria-t-il joyeusement. Vous vous imaginez que votre étoile pâlira, au souvenir de mes
collègues abandonnés? Oui, bien sûr, je m'ennuierai auprès de vous : vieille, laide, sotte et
maussade, qui n'avez assurément rien pour me
plaire. E:tes-vous assez coquette! Comment vais-je
punir ces jolies impertinences? On ne vous aime
pas assez, peut-être. Attendez ...
II emprisonnait les mains de Madeleine et
criblait de baisers ses cheveux, son front, Son cou,
ses yeux.
�74·
INTRUSE
- Lâchez-moi, lâchez-moi, disait-elle en riant.
- Non, certes: vous croiriez que c'est parce
que je m'ennuie près de vous. Et d'ailleurs, madamë,
pour vous \Jrouve~
le contraire, je vous déclare
que je ne vous quitterai pas de la journée.
Il fallut bien en passer par là. Madeleine était
trop ravie, au fond, de garder son mari si gai, si
amoureux, pour être bien sévère. Quand elle lui
eut fait promettre de retourner le lendemain à son
bureau, elle se cru t quitte avec la sagesse et s'abandonna à la joie de cette journée de tête-à-tête.
xn
Le lendemain matin, Madeleine achevait paresseusement sa toilette, lout en repassant dans son
esprit les incidents de la veille, lorsque Lucile vint
l'avertir que Mlle Chenevières était au salon.
- Faiks-la entrer ici, coml11anua vivement la
. jeune femme, déjà fort élllue de cette visite qu'elle
n'attendait pas si tôt.
Et, sans prendre le temps de renouer ses longs
cheveux répandus sur ses épaules, elle passa en
Mte un peignoir el courut au-devant cie la vieille
fil! e.
- J'ai une lettre, murmura Mlle Céline en
l'embrassant.
~ Ah l venez dans ma chambre, nous cause-rons plus paisiblement.
A peine la porte fermée, sans répondre à Mad~
leine qui la questionnait sur sa mère, Mlle Céline
tira de sa poche une large enveloppe armoriée.
- Tenez, dit-elle, je l'ai reçue hier soir à neuf
heures; je n'ai pas osé venir tout de suite, à cnuse de
votre mari. Il men coùtni! de VOliS la faire attendre
toule une nuit, mais j'ai cru plus prudent .••
�INTRUSE
75
- Et vous avez eu bien raison, affirma la jeune
femme en déchirant d'une main tremblante l'épais
papier résistant ... .Fai peur, mademoiselle... je
il'ose plus lire à présent ... S'il avait deviné qui je
suis, s'il me allait traiter d'intrigante ...
- Mais c'est impossible, ma pauvre petite, ne
tremblez pas ainsi.
Madeleine tira lentement la feuille pliée de l'enveloppe; une mince carte mauve s'en échappa et
vint tomber à ses pieds.
Mlle Céline, plus prompte, la releva:
- Deux lettres, c'est bon signe! Allons, courage, ma mignonne.
Par discrétion, elle s'écarta, pendant que la
jeune femme lisait, et, s'approchant de la fenêtre,
elle examina longuement la petite rue calme.
La voix de Madeleine, tout près d'elle, la fit
se retourner; des larmes brillaient dans les doux
yeux bruns.
- Ah 1 mademoiselle, tenez, lisez 1 Que je suis
heureuse! Le bon Dieu m'a exaucée, je l'ai tant
prié!
- Moi aussi, murmura la vieille f111e. Ainsi,
cela va bien? Quel bonheur! Vous voulez que je
lise ces lettres?
Et, sur un geste affirmatif de la jeune femme,
~le
lut à haute voix:
«. Mademoiselle,
te C'est trop peu de vous dire gue votre œuvre
est parfaite; ce n'est rien que d'admirer votre
incomparable talent: vous avez plus que cela,
vous avez le génie du cœur, le don de Dieu, puisque vous avez pu animer d'une vie intense ce qui,
hélas! était mort pour nous et ùonner un peu de
joie il. ceux qui n'en attendaient plus.
«. Si je n'avais craint ù'être indiscret, je serais
allé aujourd'hui même vous portel' mes remercie-
�INTRUSE
ments j soyez assez bonne pour vouloir bien venir
les recevoir ici, ct veuillez agréer, mademoiselle)
l'hommage de mon profond respect.
ex MARQUiS tlE: SAINn~vuLf:.
D
Une fine écriture de femme Couvrait la carte
mauve:
u Merci, mademoiselle; vous avez donné la
douceur de pleurer à une pauvre femme qui
croyait avoir épuisé toutes ses larmes; vous ne
saurez jamais, vous ne pouvez même soupÇonner
tout ce que vous a,'ez mis de tendresse et de douleurs dans votre admirable travail. Que Dieu vous
bénisse, mademoiselle, je le prierai pour vous, en
le remerciant d'avoir inspiré votre esprit et guidé
votre main.
«
MARQUISE DE SAINTE-A VULE. Al
La voix de la vieille fille s'éteignit dans lm sanglot. Madeleine, enfoncée dans un fauteuil. laissait
couler ses larmes.
- Sommes-nous bêtes de pleurer comme ça 1
s'écria tout à coup Mlle Céline. Réjouissons-nous
au contraire! Que je suis contente! C'est fait, cette
fois, vous méritiez si bien le succès. Qu'allez-vous
leur répondre ?, .. Rien! oui, vous avez raison.
Habillez-vous vite, prenons une voilure, et courez.
Jeur dire: « C'est moi, Madeleine, la lemme
d'André. »
- y pensez.volls? mademoiselle, s'écria la
jeune femme épouvantée. C'est impossible. C'est
alors qu'ils me ~hsera!:lt
comme une intrigante
ct que tout serail lrrémedlablcment perdu. lis me
repoussent par principe jusqu'ici, sans u\'oir rien
de personnel à me reprocher. Que serait-ce s'ils
savaient que je m'introduis chez eux par ruse?
Non, non, c'est impossible 1
�INTRUSE
77
- Mais alors, qu'allez-vous faire? Je ne comprends pas; vous n'aurez jamais une meilleure
occasion de vous faire connaltre 1 Non seulement
M. de Sainte-Avule, mais encore sa femme, vous
écrit une lettre toute vibrante de reconnaissance et
d'émotion. On sent qu'elle vous serrerait dans ses
bras si vous étiez près d'elle. Que voulez-vous
donc de plus? Ils ne peuvent pourtant pas, à vous
qu'ils ne connaissent pas, raconter leurs peines de
famille et avouer qu'ils seraient heureux de renouer
des relations brisées. Je vous trouve déraisonnable,
mon enfant; il ne faut pas attendre l'impossible.
A votre place, je ne tarderais pas une heure de
plus; j'irais me jeter aux pieds de la marquise et
je lui avouerais tout.
- Peut-être avez-vous raison, mademoiselle,
accorda Madeleine sans conviction. Tout ce que
~ous
me dites est forl juste. Mais je ne puis pas,
voyez-vous; j'ai trop peur de tout briser. Songez
donc, si je ne réussis pas, que l'on écrira à André.
On l'accusera de m'avoir envoyée ... et lui, alors,
que dira-t-il? S'il allait ne plus m'aimer?
- Vous avez des idées folles, ma pauvre petite;
André, ne plus vous aimer 1
Mlle Céline levait les bras an ciel dans unevéhémente protestallon :
- Vous êtes dans un état nervcu.' qui VOU5
empêche de réfléchir, vous n'avez pas le sangfroid nécessaire pour examiner en face la situation
et profiter de tous vos avantages.
Elle parla bicn 10ngtel11 ps encore, s'efforçant
mais en vain de convaincre 10. jeune femme.
Tout ce qu'elle put obtenir, c'est que Madeleine .
viendrait le jour même prendre conseil de
Mme Chenevières.
•
- Et maintenant je me sauve, conclut-elle en
embrassant Madeleine, et vous laisse achever
votre toilette. Il est inutile que votre mari vous
�INTRUSE
retrouve exactement dans le même état que lors.
qu'il est parti .. Ce serait. peu nat~rel!
Dites-lui
seulement que le vou,; pne de venir goûter 'à la
maison pour distraire un peu ma pauvre maman
qui trouve les journées longues daus son fauteuil
d'illfirme. Adieu, ma mignonne. Courage, c'est
déjà bien bon de penser, q.ue votre belle-mère
demande à Dieu de vous bem!' !
xm
La conférence n'avait pas abouti suivant les
désirs de Mlle Céline. Elle-même, après avoir
tourné et retourné la question en tous sens, avait
fini par déserter s~ propre cause et s'était rangée,
avec regret, à l'aVIS opposé; quel dommage, pourtant, de lai!>ser échapper cette occasion providentielle, cette chance inespérée d'émouvoir les
parents d'André! t:-- part soi, elle trouvait que
Madeleine manquaIt de courage; mais comme
Mme Chenevières avait déclaré qu'il y aurait
imprudence et présomption à tout dévoiler à
M. de Sainte-Avule, la bonne Céline avait incliné
son jugement devant la sagesse maternelle.
Il fut donc décidé que Madeleine se rendrait le
lendenuin rue de Varenne. S011 empressement ne
serait pas ex~sif,
puis9u'elle aurait laissé passer
un jour depUIS I~ réceptIon de.l~
lettre, et, d'autre
part, elle mettait une courtoIsie pleine de déférence à répondre sans tarder à l'aimable appel de
M. de Sainte-Avule.
Il n'y avait point d'autre plan à préparer. Elle se
comporterait s.uiiant .l'attitude du ~arquis
et les
circonstances Imposslb.les à préVOIt". II fallait,
certes, en profiter, maiS 110n prétendre les contraindre ou les diriger, du moins pour le m01l~t.
�INTRU SE
79
Avec moins d'autor ité que l'infirme, la jeune
üanme parla dans le même sens, guidée par son
instinc t autant que par ses rénexions. Elle savait
bien", du reste, que les événements n'avaient pas
suivi le cours réglé d'avance par ses premie rs projets. A quoi bon, dès lors, s'épuis er à prépar er des
phrases qui ne seraien t jamais dites? Elle irait et
verrait .
- Et vous vaincrez, conclu t avec enthou siasme
Mlle Céline, heureu se de la réminiscence classique.
Sur cette parole d'espoi r, Madeleine avait quitté
ses fidèles amies et, dès le lendemain, elle sonnait
de nouveau à l'hôtel de la rue cie Varenn e. Sans
même la laisser s'asseo ir, l'huissi er accour ut vers
elle, empres sé et familier.
- Je vais vous introdu ire tout de suite, mademoiselle. M. le marqui s n'est pas encore monté;
mais il a dit de le préven ir si VOliS veniez. Je cours
imméd iatemen t l'a-;erti r.
Il quitta la salle, où la jeune femme demeu ra
seule quelq ues instants à peine.
- C'est fait, reprit-il, en revena nt vers elle,
j'ai télépho né au ret-de- chaussé e : M. de SainteAvule prie mademoiselle de descen dre; il la
recevra chez lui.
- Mais, je ne sais pas ... comme nça Madeleine
mterdit e par la réalisation imprév ue de ses pluchers désirs.
- C'est bien facile, expliqua l'employé avec
bonhom ie, vous n'avez qu'à descen dre. C'est au
rel-de- chauss ée, la grande porle ell face. Tout
l'hôtel estàM . de Sainte-Avulç. Seulem ent, il a
prêté cet apparte ment pour la Société qu'il a
fondée il v a quatre ans ..
Il ouvrit la porte et, se pencha nt sur la rampe
forgée du large cc;calier :
C'est là, indiqua-t-iJ en désignant au-dess ous
�80
INTRUSE
de lui une invisible porte, il n'y a pas moyen de
se tromper.
Gênée par cette sympathie intempestive qui
s'immisçait maladroitement dans sa conduite,
Madeleine n'osa protester. Elle descendit lentement, très émue en songeant qu'elle allait se
trouver à ce foyer d'où André était exilé pour
elle. Elle allait franchir cette porte interdite,
arrêter ses yeux sur les objets familiers, se mouvoir au milieu de ces choses aimées, maintenant
pour lui étrangè~s
et hostiles.
de fois eUe
avait rêvé son arnvée dans la maIson paternelle!
Elle y entrait, enfin, mais seule, fortuitement et
sous un nom d'emprunt! On accueillait l'inconnue
on etH repoussé la fille! Une boulfée d'amertum;
lui monta au cœur. Elle eut envie de s'enfuir, de
tout abandonner: le découragement de l'avantveille la reprenait, mettant en déroute les faibles
arguments qu'el!e te~ai
encor~
?e lui opposer.
« C'est une vlOlatJon de domIcile, une intrusion
sous un faux nom, 011 ne me le pardonnera pas, \
mieux: vaut partir et que le marquis n'entende plus
parler de moi, il pensera ce qu'il voudra. »
Elle était arrivée au bas de l'escalier et, réso-lue, se dirigeait vers la porte de sortie quand, derrière elle, des pas se firent entendre et un domestique en petite livrée l'aborda respectueusement:
- Mademoiselle se trompe de porte; si mademoiselle veut me suivre, M. le marquis attend
mademoiselle.
Madeleine n'osa résister à la pOllssée des circonstances et pénétra dans une vaste antichambre
entièrement tendue de vieilles tapisseries. Deux
hautes fenêtres, ouvertes sur uu jardin, jetaient
un reflet clair sur les me,nbles sombres et u1assifs,
tous anciens ef. de haut style. Mais quoique la
jeune femme s'emplit avidement les yeu~
de ce qui
l'entourait et qui avait jadis entouré André, dle
que
�INTRUSE
81
n'eut pas le temps de s'attarder aux détails, car,
soulevant une portière en Gobelins, le valet de
chambre l'introduisit dans un grand salon désert.
Ils ne firent que le traverser, puis. ayant ouvert une
porte, il s'effaça, la laissant sur le seuil d'une
pièce de petites dimensions, moins pompeuse- '
ment meublée que les précédentes. L'unique
fenêtre entr'ouverte était drapée de cretonne
claire, de même que les sièges anglais confortables
et sans prétentions. Près d'une table carrée sans
tapis, s'allongeait une chaise longue inoccupée.
Au bruit que fit Madeleine, une autre porte
s'ouvrit en face, livrant passage au marquis. Il
donnait le bras à une femme d'aspect jeune encore,
sous ses cheveux blancs, à cause de ses yeux très
noirs et de la finesse de ses traits. Elle était vêtue
d'une ample robe de satin noir et marchait avec
une extrême difficulté.
M. de Sainte-Avule s'était borné à saluer Madeleine d'un signe de tête et s'absorbait dans l'effort pénible de sa femme pour arriver à la chaise
longue. Avec des précautions infinies, il l'aida à
s'allonger, soulevant lentement les jambes de la
marquise, soutenant son épaule. D'un mouvement
instinctif, plus prompt que la pensée, Madeleine
s'élança pour glisser un coussin sous la tète de l'infirme, puis, ce geste spontané accompli, une si
grande émotion lui vint d'avoir effleuré ces cheveux blancs, d'avoir rendu ce ûlial service à la
mère d'André, qu'une Jarme .monta à ses yeux.
- Merci, mademoiselle, merci, murlllura la
marquise, je vou') demande pardon de vous offrir
un tel spectacle, si peu en rapport avec votre
fralche jeunesse. Mais je voulais vous voir, vous
dire encore merci pour votre aJmirable miniature. Vous ne pouvez comprendre combien eHe
nous est précieuse, quelle émotion elle nous a
causéel
�INTRUSE
Elle se tourna vers son mari comme pour le
prendre à témoin de ce qu'elle disait.
.
- C'est vrai, approuva-t-il, tout en observant.
la jeune femme dont il avait surpris le trouble.
- Lorsqu'on a eu comme nous, continua
Mme de Sainte-Avule, l'affreux malheur de perdre
tous ceux qu'on aimait, rien ne peut plus vous
atteindre que ce qui vous parle d'eux. Vous
m'avez rendu un instant de bonheur, mademoiseIle, en animant ces inertes images d'un sourire,
d'un regard que je ne reverrai plus ... Vous pleurez? Oh! vous êtes bonne, je l'avais bien deviné,
le talent seul n'eût pas été capable de faire ce que
VOllS avez fait avec votre cœur sans vous en douter.
- Il est certain, dit à son tour M. de SainteAvule, que je n'aurais jamais cm qu'avec ces
seules photographies, très médiocres en somme,
vous puissiez faire des portraits d'une aussi sai~
sante ressemblance. Cela tient vraiment du prodige.
- Oui, à ce point que vous nous rappelez irrésistiblement quelqu'un avec qui mes filles n'avaient
qu'une ressemblance de 'physionomie. .
La figure du marquIs se rembrulllt, mais il
répéta:
- C'est vrai; un talent comme le vôtre, mademoiseIle, arrive à la divination.
Madeleine, confuse de ces éloges, tremblante
aux sous-entendus qu'eIle n'était point censée
comprendre, ne trouvait rien à répondre; elle
laissait les deux vieillards alterner leurs louanges
et leurs remerciements. Sentapt enfin que son
;ilence durait trop, elle fit un eITort pOlir parler:
- Je suis bien heureuse d'avoir réussi ces portraits, mais je ne mérite pas tant de cômpliments ...
J'ai fait de mon mieux, voilà tout.
La voyant toute rouge et embarrassée, le marquis sourit du même air bienveillant dont lin mois
plutôt jJ l'avait accueillie.
�INTRUSE
- En tout cas, vous n'avez plus à vous inquiéter
de l'avenir; votre voie est ouverte, vous êtes sûre
d'un prompt succès. Très certainement, j'aurai,
d'ici à quelques jours, d'autre travail à vous
demander. Je parlerai de vous à nos amis, vous
pouvez considérer votre carrière comme faite, et
voire réputation aussi.
- Soyez certaine, mademoiselle, que nous
nouS y emploierons de grand cœur.
- Merci, madame, vous êtes trop bonne.
La marquise questionna alors Madeleine sur
son art, s'efforçant de la faire un peu causer. Mais
la jeune femme était trop troublée pour témoigner
le moindre abandon; elle redoutait à chaque instant une question embarrassante et, malgré l'aimable simplicité de ses hotes, nuancée d'une
imperceptible condescendance, elle avait une
fébrile impatience de s'enfuir.
Aussi saisit-ell e la première occasion pour sc
lever: un geste de lassitude de l'infirme.
- Je vous fatigue, madame, dit-elle vivement;
excusez-moi, je me relire.
- Mais non, du tout, protesta faiblement
Mme de Sainte-Avule, tandis que son mari sc
levait à son tour.
- Je vous accompagne, mademoiselle.
Elle salua la malade, qui lui tendit la main, ct
sortit suivie du marquis.
- Mme de Sainte-AVlde vous a dit, mademoiselle, que votre miniature avait pour nous une
inappréciable valeur, aussi ne pourrons-nous
jamais la payer à son prix: soyez bien convaincue
qu'en vous remettant ceci, je ne crois pas acquitter
ma dette.
- Mais, monsieur, ce n'est pas pour cela que
je venais, balbutia Madeleine, sans pouvoir se
décider à prendre l'enveloppe que lui tendait le
marquis.
�INTRUSE
- Ne vous en excusez pas, ne vous troublez
pas, mademoiselle i vous ne fai tes pas assez cas de
votre talent i vous devriez en être fière, au lieu de
rougir de l'employer. Croyez-moi, devenez un
peu orgueilleuse i mon conseil n'est peut-être pas
très évangélique, mais il est bon quand même
et vous sera utile dans la vie. Adieu; je vous
écrirai dès que j'aurai quelque chose à vous
proposer.
Cette fois la jeune femme accepta l'enveloppe
cachetée qu'il lui offrait d'un geste amical.
- Merci, monsieur. Adieu.
Elle s'éloigna, tout imprégnée, lui semblait-il,
de cet air fa,nilial de cette atmosphère défendue
dont elle rapportait, dans les plis de ses vêtements, quelques atomes à son mari.
XlV
Le congé d'André, qui obtint sans peine de son
ministère six semaines de liberté, vint brusquement couper court aux négociations secrètes Je la
jeune femme. Elle ne pouvait invoquer aucun
motif pour retarder ces vacances dont son mari se
faisait une fête et elle se borna à écrire au marquis
de Sain.te-Avule qu'un voyage imprévu l'éoignu~t
de Pans pour quelques semaines, elle espérait
retrouver auprès de lui, à son retour, le même
bienveillant appui.
Ainsi déchargée de tout souci, elle s'associa
franchement à la joie d'André, heureuse, elle aussi,
et soulagée de déposer le mystérieux fardeau
dont elle s'était chargée. Ils partirent gaiement,
comme deu~
collégiens en vacances, sans projets
arrêtés, déCIdés à suivre leur fantaisie, à obéir à
leurs caprices. L'accroissement subit de leurs res-
�IN"rRUSE
sources simplifiait les choses. Tous deux aÎmllien't
les voyages. Après Un court séjour au Tréport,
André, qui redoutait "Sans t;esse de rencontrer
d'anciennes relations, proposa à sa femme de
ptlrtir pour l'Ecosse. Le lendemain, ils traversaient
la Manche, par un temps radieux.
Tandis qu'accoudés au bastingage, ils regardaient silencieusement la côte de Frunce se perdre
ùans une brume mauve, lu même pensée leur
venait à tous deux: pourquoi s'obstiner à forcer
les cœurs fermés, les portes closes, pourquoi
perdre sa vie, son amour, sa jeunesse, dans ce
milieu hostile, s'enfermer comme des parias dans
une solitude inavouable et farouche, rester l'our
toujours les prisonniers de douloureux souvenirs,
d'impossibles espoirs? Ne vaudrait-il pas mieux
abandonner Ceux qui VOliS repoussent et vivre ailleurs une vie nouvelle, dans la joie el le front
hattt '/
Chez André surtout, cette peusée s'aiguisait
comme un glaive, au souvenir des récenteS humi·
liations. Lui aussi, après avoir, au mariage Fulchier, entrevu son père, avait tenté un rapprochement. Sa lettre humble et douloureuse était restée
sans réponse, et cet implacable silence l'avait
profondément ulcéré. A ce même moment, le
député Largicr lui faisait don d'une fortune, aussi
simplement qu'il lui ent oflcrt un cigare. Lucignan
se montrait plus que jamais attentif à plaire au
jeune ménage. Et il lui prenail j'ardcnte envie de
jeter au vent les cendres d'inutile:; regrets, d'absurdes préjugés, dc rentrer t(lte levée dans ce
monde qu'il ayait déserté, deIui imposer sa douce,
son exquise Madeleine, de le faire juge, enfin,
entre lui ct ses parents.
Mais le respect ne se déracine pas d'un coup, il
n'avait pas osé braver ainsi ceux dont l'autorité
,,'étllit brisée contre son amour, et s'il $"était
�86
INTRUSE
refusé à leur sacrifier son propre b~nheur,
il leur
Immolait lentement celUI de la Jeune femme.
André était trop intelligent pour ne pas deviner
en partie ce qui se passait dans l'esprit de Madeleine. Plusieurs fois, au début de leur mariage,
elle s'était doucement plainte de l'isolement où il
l'enfermait, et maintenant sa muette résignation
lui serrait le cœur.
Aussi, pendant le voyage en Écosse, débarrassé
de ses perpétuelles appréhensions, s'empressa-t_il,
au contraire, de lier connaissance avec leurs ,aisins de table d'hôte, leurs compagnons de rOll te.
Son nom et l'argent qu'il dépensait largement
facilitaient les relations. Il se sentait enfin rentré
dans son élément, et si le voyage au pays des
Stuarts eut moins d'intimité qu'en attendait Madeleine, il n'en fut pas moins pour le jeune ménage
un véritable enchantement.
L'arrivée à Oban par les lacs et les canaux
transporta Madeleine en plein rêve. Toute la
journée elle avait cru retrouver des paysages connus en voyant défiler devant ses yeux ravis les
poétiques rivages, les montagnes et les gorges, les
bois mystérieux évoqués par Walter Scott. Elle
aimait ces sites pittoresques et charmants qu'animait pour elle tout un monde de légenJes. De
lointains souvenirs, de vivaces impressions d'enfance, du premier coup l'attachaient à ce pays Otl
elle ne se sentait pas étrangère. Avec un élan de
cœur elle salua l'Ile Kerrero, les grottes de Fingal
toutes proches et perdues dans les brumes du soir.
Elle devinait ce.qu'elle ne voyait pas et une joie
ilouvelle gonfltut son cœur. André n'était p:l~
moins satisfait, quoique son plaisir difl'érL\t un
peu de cause et de nature. Certes il gotilait les
charmes du voyage et admirait les beaux points de
vue. Mais il ne s'en laissait pOÎ'lt impressionner.
Chacun éprouvait la joie à sa façon. Il était plus
�INTRUSE
gai et Madeleine plus recueill ie; mais leur amour
leur faisait paraitre identiques ces dispositions
difYérentes.: Ils passèrent' à Oban un mois délicieux. Ils y
arrivaient décidés à- jouir pleinement, sans souci,
des quelques semaines de liberté qui s'offraient à
eux. André avait rejeté loin de lui tous les souvenirs pénibles, toutes les amertumes, toutes les
humiliations, il avait momentanément rayé de sa
pensé..: les douleurs secrètes, comme de sa vie la
corvée lourde du travail quotidien. li oubliait qu'il
eüt jamais été au ministère et que là-bas dans son
pays, dans sa famille, il fût traité en étranger. La
patrie accueillante et douce, c'était en ce moment
la pt?tite ville balnéaire, c'était le Caledollian Hôtel
où il était sûr Je rencontrer Ja meilleure société.
A~lsi
sa gaieté, son humeur légère et tendre ravissaient Madeleine, elle retrouvait J'ami des anciens
jours, celui de Lu;erne et de Saint-Moritz, l'amoureux compagnon dont les attentions constantes lui
étaient si chères.
Leur joie débordait et se traduisait comme chez
les enfants par des rires et des baisers. Ils se taquinaipnt, se plaisantaient, les yeux rayonnants
d'amour, les bras tendus aux caresses.
- Es-tu heureuse, MaJeleine? Moi je suis ivre
de joie 1 T'avoir ici, loin de tout, bien à moi, sans
ministère, sans souci, sans ménage 1 Quelle robe
vas-tu mettre ce soir? Il s'agit de produire une
bonne impression dès notre arrivée.
Madeleine était de cet avis plus encore que ne le
pouvait croire And ré. Elle sentait confusément
qu'elle aITrontait une épreuve. Il lui fallait, ici du
mOinS, se faire admettre et accueillil. Elle savait
que son mari voulait entrer dans cette société élégante qu'ils allaient rencontrer; elle devinait que
sur elle retomberait la honte d'un échec, si par
malheur il se produisait. Et, de toute son âme,
�88
l'iTRUSE
pour l'amollr d'André, pour la sauvegarde de leur
fragile bonheur, elle désirait sédl!ire ces inconnus,
tous, tous, les vieux lords à favoris blancs, les
dames énormes et cramoisies, les misses maigres,
et aussi les élégantes jeunes femmes, les aimables
vieilles)adies, les beaux bébés aux boucles blondes.
Elle s'appliquait à sa toilelte comme elle ne
l'avait peut-être jamais fait. Elle s'attardait à
gonfler ses cheveux légers, à nouer sur la robe de
broderie la haute ceinture safranée, à cercler son
cou du rang de perles, cadeau de mariage de Frédéric; rompant avec ses habitudes de simplicité
timide, elle chargea ses doigts de bagues, et prête
enfin, après un dernier regard dans la glace, vint
se présenter à son mari, sollicitant une approbation.
- Suis-je à votre goût, mon André? demanda,
t-elle, souriante.
- Vous êtes adorable, ma chère petite femme,
jolie à rendre jalouses toutes les filles d'Albion.
Lui-même, sa toilette achevée, attendait la sonnerie du dlner. Il lui tardait de prendre contact
avec ses compagnons de villégiature, de faire des
relations, de rentrer dans la vie animée et mondaine qui lui manquait tant depuis une année. Il
s'était fait monter le journal des étrangers et avait
constaté avec un véritable soulagement que pas un
nom connu n'y figurait. A part quelques Danois el
Norvégiens, nne famille suisse et un attaché militaire russe, la colonie était entièrement anglaise
ou américaine. Il n'avait donc à redouter aucune
renc?ntre. fâcheuse, aucun rappel importun de~
SOUCIS laIssés en France' lorsq n'il entra avec
Made~in
dans la salle à 'manger étincelante, le
pr~IUle
c~up
d'œil jeté sur les longues tables le
satIsfit plemement : tous les hommes cn habit ou
smoking, les femmes en toilettes claires, la plupart
décolletées, une jeunesse nombreuse et animée,
�INTRUSE
c'était bien le milieu élégant et gai qu'il avait espéré.
Il soutint avec assurance, sans le moindre embarras, les regards fixés sur lui; Madeleine, un peu
troublée, s'etTorçait de n'en rien laisser parallre.
Elle se sentait très observée, elle aussi, plus
qu'André, car si les hommes admiraient sa beauté,
les femmes détaillaient sa toilette et sa coitTur~
Fidèle à son projet de conquête, elle cherchait
l'occasion d'entrer en rapport avec sa voisine, une
vieille dame toute rutilante de pierreries, et n'y
parvenait pas, admirant à part elle l'aisance
d'André, qui avait trouvé moyen déjà d'entamer la.
conversation avec ses vis-à-vis, deux jeunes filles
1 ieuses qui semblaient goûter fort le nouvel arrivant.
La soirée n'était pas achevée qu'André avai t
ébauché quelques vagues relations suffisantes
cependant pour autoriser le lendemain la reprise
des conversations et l'échange de saluts dans les
courtes rues très fréquentées de la petite ville.
En quelques jours ce fut presque de l'intimité.
Le jeune ménage français cut les honneurs de la
saison. Nul comme André ne savait être aussi
galant, organiser une partie, prévenir un désir,
entourer les femmes de ces mille soins qui font
croire à chacune qu'elle est préférée. Aimable,
léger, un peu frondeur, un peu moqueur, mais
avec des paroles si douces, une ironie si peu
amère, familier ct respectueux à la fois, gai, facile
à vivre, assez spontané pour avoir tout le charn1e
de l'originalité, trop bien élevé pour en avoir les
travers, il devint bien vite la coqueluche de ce petit
monde. Il excellait dans tous les sports, lous les
jeux, toutes les séductions. li n'était pas dans
l'h6tel une jeune fille qui n'enviàl le sort de Madeleine.
La jeune femme aussi avait obtenu Un réel
::uccès. 1\loins brillante '1 ue sou mari, moins
�go
INTRUSE
à l'aise surtout, elle avait cependant .tout. fait
pour vainae sa naturc::lle timidité et se mettre à
l'unisson. Elle s'était liée avec ·deux jeuues
.A nglaises, mise~
Hollesford, d?~t
la mère, lady
Grâce, belle, eXigeante et capncleuse, ne quittait
guère un li~ de repos, ce qui 1~ faisait ~a
très gaie
la vie des )elmeS filles. AUSSI la societe de cette
élégante et jolie étrangère, qui voulait bien parfois
passer une heure avec elles uue broderie à la main,
françaises, ou leur
qui leur chantait des roman~es
parlait des modes de Pans, fut-elle une vraie
bonne fortune dans leur monotone existence. Elles
attendaient impatiemment leur père lord HollesCord, retenu au Parlement, et dès son arrivée
s'empressèrent de le présenter à Madeleine.
En vertu d'une incompatibilité d'humeur discrètement reconnue et adl~se
depuis de longues
années, lady Hollesford qUItta Oban le iour même
et dès lors il s'établit, entre les Sainte-Avule et les
HollesCord, une de ces intimités étroites et passélgères comme il s'en crée dans les villes d'eaux.
Les jeunes filles, longtemps claquemurée, dans un
appartement morose, sous l'étroite dépendance
d'une malade impérieuse et fantasque, éprouvaient une joie de délivrance et s'épanouissaient li
la bonne humeur d'André, li sa gaieté entralnante
et franche, à sa camaraderie légère tempérée de
courtoisie. Pendaht qu'elles se plaisaient avec lui
aux exercices violents, leur père, lui, s'attachait
surtout à Madeleine: il aimait à s'asseoir aurè~
d'elle pendant que les autres s'évertuaient en de
folles escalades ou de furieuses partIes de tennis.
Il trouvait un plaisir singulier à la faire sort:1" c!t.
Son silence réservé, li lui faire prendre conscience
de 'ies idées, de ses goflts, à éveiller ce sens de
l'esprit qui chez e1lc sommeillait encore à demi: fI
cherchait celte âme neuve et charmante.
De son côté, tout en défendant son intimité,
�INTRUSE
91
Madeleine gotltait le charme de ces causeries; elle
y trouvait une sorte de revanche et de réhabilitation à ses propres yeux, d'abord et surtout, elle
l'espérait secrètement, aux yeux de son mari. Elle
n'était donc pas inacceptable dans un milieu choisi,
puisque lord Reginald Hollesford, membre du
Parlement et pair du royaume, lui faisait l'honneur de s'occuper d'elle, de rechercher visiblement sa société, de préférer à toute autre sa causerie un peu « pensionnaire » et naïve, elle s'en
rendait bien compte. Aussi lui savait-elle un gré
extrême de ses soins qui la rehaussaient, la développaient, parachevaient en quelque sorte son éducation mondaine et intellectuelle. Sans vouloir
trop le laisser paraître, elle ne demandait qu'à
suivre ses discrètes indications, qu'à profiter des
enseignements voilés qu'il se plaisait à lui glisser
au cours de leurs fréquentes conversations. La
voyant si attentive et gentiment docile, si fine
aussi et prompte à le comprendre sans cependant
rien perdre de sqn ingénuité, il se complaisait
auprès d'elle à ce rôle d'éducateur amical, respectueux et protecteur qu'André n'avait jamais tenté
cie prendre.
Pourtant c'était à lui que même en ces innocentes coquetteries allaient toutes les pensées de
Madeleine. C'était pour lui qu'elle était fière des
hommages du grand seigneur écossais, et s'en
parait comme d'un anoblissement. li lui semblait
qu'elle était moins loin du marquis de SainteAvule maintenant, qu'elle oserait se présenter à
lui avec plus d'assurance. Si seulement il avait pu
la voir, fêtée et choyée par toute cette aristocratie
anglaise que l'on dIt si fermée et si hautaine ! Si,
du moins, il pouvait, par je ne sais quel ri cochet
de circonstances, entendre lord Reginald parler de
Madeleine'! Son impression se serai t modi fi éc, elle
'.n était presque sare; il se serait dit qu' il pOll\ nit
�m1'RU5:t
bien ouvrir sa porte à une femme admise et
recherchée par un pair d'Angleterre! Ces pensées
et bien d'autres occupaient l'esprit de la jeune
femme: elle se réjouissait de son succès et parfois,
s'en désespérant, elle en savourait l'amère ironie.
Que lui importaient ces empressements, ces
hommages prodigués par des étral1gers.lorsque les
deux seuls êtres qui tenaient en main Son bonheur,
le bonheur d'André, la repoussaient impitoyablement.
Quelquefois, en dépit de ses résolutions, elIa
avait peine à se hausser au ton d'André, dont ln
joyeuse insouc~ae
sen;lblait bien avoir balayé
tous les souvenIrs. Il étalt tellement emporté par
le tourbillon de plaisir créé par lui, qu'il ne
remarquait même pas ces ombres passagères sur
le front pensif de Madeleine. Joyeux, affairé
tendre pourtant, il félicitait la jeune femme de se;
succès et lui en était reconnaissant. Comme elle
l'avait prévu et désiré, ils la ren~aict
plus précieuse encore à ses yeux, et le Jour où le jeune
ménage fut invité à Hollesford, André ne cacha
pas sa joie.
- C'est à toi, petite Madelin~
que nous
devons cet insigne honneur, lui dit-il en riant lors.
qu'ils se trouvèrent seuls.
Ce soir-là elle sentit dans ses paroles, dans sa
manière d'Ctre avec elle, sous la tendresse coutumière, une nuance de considération qu'elle n'avait
pas remarquée jusque-là. Et elle ne sul si elle en
éprouvait plaisir ou peine. ,C'était ,bien ce qu'elle
avait voulu cependant; mais certallls cœurs sont
ainsi faits que lout ce qui effleure leur amour e~t
pour eux: une souffrance. Elle sentait bien, clIe
gu'elle allrait aimé avec la mèrne ardcur, André
pauvre, hnmble, humilié; elle savait aussi que,
füt-il monté SUI' nn trône, eUe n'eüt pu l'aimer
davantage.
�INTRUSE
xv
Dans cette vie facile et gaie, les semaines
s'écoulèrent trop promptes, et André fut stupéfait
quand, un matin, Madeleine, avec un petit soupir,
lui demanda:
- Crois-tu que nous serons encore ici jeudi
prochain pour la partie de pê::he ?
- Pourquoi n'y serions-nous pas? T'ennuierais-tu, par hasard?
- Je suis ravie, au contraire. Mais il y a un
mois que nous sommes à Oban; nous avions
perdu une semaine en route; il faut bien songer
au retour, si tu veux être exact au ministère.
- Laissons donc le ministère! s'écria André
avec un geste insouciant. Pourquoi nous créer
tl'inutiles entraves? A quoi nous sert le ministère,
je te le demande, sinon à nous séparer, à encombrer et paralyser notre vie? Ce ne sont pas les
quelques louis qu'il me donne par mois qui
nous enrichissent beaucoup. C'est les payer trop
cher que d'y consacrer onze mois sur douze. NOll,
non, crois-moi, garde ton mari qui ne veut plus te
quitter et restons ici jusqu'à ce que le froid nous
chasse: alors, llOUS irons en Italie, en Grèce, où
tu voudras.
Sans permettre à Madeleine les protestations
qu'il devinait sur ses lèvres, il continua d'une voix
persuasive:
- Et même, tu ne devines pas ee que j'ai
pensé: nous devrions congédier nos domestiques,
ou faire venir ta femme Je chambre si tu 1&
désires; envoyer nos meubles à la campagne,
puisque nous voici châtelains, et rendre notre
appartement. Nous serions libres comme .l'air, ce
�INTRUSE
serait délicieux. Qu'en dis-tu? Moi, cela me
séduit tout à fait.
Madeleine réfléchissait, ne sachant parer ce
coup inattendu, cherchant à quoi appuyer sa
résistance.
Si grande était sa surprise de ~a soudaine proposition d'André, qu'elle ne savait quel obstacle lui
opposer tout d'abord. Elle ne voyait que le vrai, le
seul, l'insurmontable empêchement, le devoir qui
la rappelait en France et l'y retiendrait un temps
illimité. Et dans l'affolement de sa pensée tumultueuse, dans son effort à chercher un prétexte
plausible à sa protestation, elle perdait tellement
tout son sang-froid qu'elle ne put que balbutier:
- Quelle singulière idée! Ce serait charmant,
bien sür ; mais cela ne se peut pas.
- Pourquoi cela ne se peut-il pas? précisa
André, un peu irrité de la contradiction.
- Mais ... il faut bien avoir un chez soi, nous ne
pouvons pas vivre toujours à l'hOtel.
- Pourquoi pas; si l'on s'y plait? D'ailleurs
nous pourrons toujours, si l'envie nous en prend:
aller chez toi, en Bourgogne.
- En hiver, ce n'est pas très gai l
- C'est pour cela qu'il vaut bien mieux aller
chercher le soleil ou la fraicheur, suivant les saisons, dans les plus beaux pays du monde. Pourquoi limiter nos joies et ne pas profiter de notre
liberté?
- Alors, cela ne te ferait rien à toi d'abandonner notre nid? demanda Madeleine qui s't:ner\ ::t it dans cette lu tte, d'aller toujours de ville en
ville, d'hôtel en hôtel, comme des bannis, comme
des exilés?
André eut Ull tressaillement.
- Moi, je ne puis comprendre cette vie-là, continlla-t--elle, la voix émue; je suis casanière, j'aime
les vieilles chose~
que j'ai toujours vues, les vieu:l.
�!NTRUSE
95
1.'neubles que je connais depuis si longtemps qu'ils
s'animent pour moi de leurs souvenirs; j'aime
ma maison, j'aime mon foyer, j'aime enfin tout ce
chez hous que notre amoul' a fait si dôux. Non, je
t'en supplie, André, ne le quittons pas encore;
nouS verrons plus tard, quand je me serai accoutumée à celle'idée de vie errante, mais à présent ...
je ne puis pas.
- Je ne veux pas t'imposer ma volonté, ma
chérie; mais j'avoue que je ne te comprends pas.
C'est notre amour, tu me l'as dit, qui est toute la
douceur de ce home que tu aimes tant: noUs
l'emportons avec nous! Voyons, terrible enfant,
nous sommes-nous moins aimés depuis notre
départ de Paris 7 As-tu été moins heureuse?
- Je ne dis pas cela, André; mais nous
menons une charmante vie de vacances, nous
nOus échappons de l'exisl ence ordinaire: cela
ne peut durer toujout's ainsi!
- Pourquoi donc, puisque nous sommes
heureux, douce entêtée 7... Ah! tu n'as rietl à
répondre 7 T'ai-je convaincue, enfin 7 Et veux-tu
nou., laisser perdre le bonheur qui s'offre à nous?
Madeleine, sourde à ces prières, secouait lentement sa jolie tête brune.
- Non, je t'en prie, sois indulgent; accordemoi au moins une saison pour m'habituer à cette
idée. Nous verrons l'été prochain. Rentrons paisiblement fi Paris, mon André; je te le demande.
On ne peut pas prendre une pareille décision du
jour au lendemain.
- Il 1~ faut assemblL!r ton conseil de famille,
riposta le jeune h0111111e avec un peu d'humeur,
sUl'oir ce ql1'en pen-;cnt l'oncle Largicr et Lucignan, Mile Chene\'ières aussi, peut-être?
Madeleine ne répondit pas. Elle sentait, sans
bien se l'expliquer, qu'elle callsait à son mari une
viv(: déception; mais poussés par de secrets
�INTRUSE
mobiles, ni l'un ni l'autre ne se résignaient à
céder.
- Allons, il ne faut pas empoisonner nos
derniers jours de congé, dit tendrement Madeleine qui ne pouvait supporter le regard assombri
d'André.
Très caline, elle vint l'embrasser eh lui murmurant de vagues excuses et d'incertaines promesses.
- Il ne faut pas m'en vouloir, mon André, je
suis une petite fille un peu sotte. Tu me parles
tout à coup de bouleverser notre paisible vie pour
aller courir le monde; il Y a bien de quoi me surprendre! Laisse-moi le temps de m'examiner, de
me façonner une ame aventureuse! Qui sait ce
que tu prémédites à présent? Tu vas peut-être
m'offrir la traversée du Sahara comme distraction
de haut goûl ou quelque autre plaisir de ce genre.
Ne te fais pas d'illusions, mon pauvre ami; il n'y a
pas en moi l'étoffe d'une Mme Dieulafoy, je ne
suis pas née exploratrice; accorde-moi au moin '
quelques mois de préparation. Je vais charger
Frédéric de m'en1raîner.
- Chère méchante, qui fait semblan1 de ne pas
comprendre, grommela André.
Mais il était désarmé, et pour le moment, du
moins, Madeleine avait remporté la victoire.
Ils rentrèrent donc à Paris vers la fin d'aoelt
::tprès un court séjourà Hollesford dont l'hoc;pitalitf
princière aviva encore tous les regrets d'André.
Sans vouloir précisément revcnir Sur kt concession
que lui avait a~TclJée
Mad~line,
il {enh cependant de la rallicr à son desH' Cl chaque fois sc
lleurla il un pal'Ii pris qui l'irritait d'nutant plus
yu'il y était moins habitué. Le relour cn Franc~
lui semblait plutôt un exil: ses apprGhcnsions , .
doublaient de toutes les ranCll'UJ'S de l'année précédente. Aussi, dès son arrivée, il jugea la grande
l'ille ennuyeuse et mSLlssade. Jamais encore il n'y
�97
INTRUSE
avait passé les mois de gros été et il ne connaissait pas l'aspect triste et délaissé des grandes rues
désertes, tra,'ersées seulement par des bandes
d'étrangers aux costumes inélégants, aux gestes
heurtés; Paris, abandonné par ses habitauts à
l'envahissement des agences économiques, les voitures de maître remplacées par les grandes tapissières arrêtées devant tous les musées, les arbres
brùlés de soleil, les parterres précocement fanés,
l'atmosphère lourde de chaleur malsaine. Tout
contribuait à aggraver chez le jeune homme le
regret de n'avoir pu suivre son désir, et il en
concemit, malgré lui, contre Madeleine, une
sourde irntation.
L'isolement forcé lui paraissait plus pénible
encore après ces quelques semaines où il s'était
replongé (avec quelle joie !) dans son ancienne
existence de plaisirs et de succès mondains. Un
lourd dégoût :>'emparait de lui . Il s'ennuyait.
Cet écœurement fade le suivait partout dans la
monotonie de ses journées trop régulières. Au
ministère, où il avait mollement repris son insipide besogne, dans les longues avenues poussiéreuses, aux terrasses des cafés où il s'arrêtait parfois maintenant, chez lui aussi, où la tendresse
attentive de Madeleine lui paraissait un peu puérile dans ses manifestations. Sa bonne volonté à le
distraire, ;) l'égayer, J'agaçait: il n'était plus un
enfanl, qu'une promenade aux Jardin des Plantes
console de tous ses chagrins 1
Il n'épargnait pas les allusions à la vie si différente qu'ils eussent pu adopter sans un incoe~
vable caprice de la jeune femme. Elle se luisait et
laissait passer la boutade, mais à tous deux les
jours semblaient longs et pesants.
D~s
son retour, Madeleine avait été voir ses
vieilles amies de la rue Demours, et n'y ayant
trouvé aucune lettre du marquis de Sainte-Avule,
4
�98
INTRUSE
elle était passée à la Société. Tout était provIsoIrement fermé. La concierge lui apprit que les
Sainte-Avule étaient partis pour les eaux et q\ien
leur absence le bureau ne s'ouvrait que deux fois
par semaine. Il n'y avait q~t'à
attendre.
Var était :n tourn~e
chez ses
Le députe;: ~u
électeurs; Luclgnan voyageaIt en SUisse: privée
,Je 10ut secours, de toute occupation, très peinée
de l'humeur sombre de son mari, la, jeune femme
'se débattait contre les plus tristes impressions.
Aussi eut-elle presque un cri de joie quand, en
rentrant chez elle, un soir, après une maussade
promenade avec André, la ~em
de chambre lui
remit une carte cornée: « VIcomte de Montlosson,
lieutenant au 1 er régiment de dragons ", et audessous, ajouté à la main: CI. Détaché au ministère
de la guerre. »
D'un geste joyeux, elle tendit la carte à son
mari.
- Voilà qui va vous faire plaisir.
- Montlosson? A Paris? Q'uelle chance!
, s'écria-t-il, immédiatement transformé. Brave
garçon, je suis bien content de le revoir. J'irai
demain matin au ministère.
- Invitez-le à diner. Voulez-vou;; ?
C'est cela. Je suis bien aise de l~ savoir à
Paris.
- Moi aussi.
- C'est un si excellent am i t
- Oui, votre t6moin à notre mariage.
- N'est-ce pas que vous l'aviez trollvé char.
mant, si simple, si bon garcon?
Il se lanç;l dans un chaleul"Ctl éloge de l'ami
qui avait bk;n voulu lui prêter !;on concours en
cette grande circonstance.
Madeleine approuvait, trop heureuse de voir se
ranimer les traits mornes d'André pour s'attarder
à 10. fine blessure <lue lui enusait le ton d'incoQs-
�INTRUSE
99
ciente supériorité avec lequel il célébrait la cordialité, la bienveillance, l'aimable bonhomie de
c'elui qui avait consenti à servir de témoin à leur
mariage; sans prononcer, certes, aucun mot blessant, il exagérait imperceptiblement la gratitude
que méritait un tel service. Madeleine se raiJissait
pour n'en pas souffrir. Elle se rappelait ce beau
rrand garçon aux allures militaires, au franc sourire, qui dépassait André d'une demi- tête, et ne
parlait que courses, élevage, chasses et chevaux.
Elle se souvenait, avec une nuance d'emhan-as,
des compliments trop peu voilés dOn! il l'encensait; elle n'aimait que les discrets hommages et se
troublait vite J'une admiration trop mary'uée.
Gilbert de Montlosson lui avait paru dépasser
la mesure, mais que lui importait, après tout?
Son nom seul avait effacé les rides du front
d'André, avait dissÏ"j9é le pli amer de ses lèvres,
l'expression lasse et désabusée qui avait rési.,té à
ses caresses à elle, à ses tendres efforts! Madeleine
ne voyait qu'une chose: André était heureux!
A dater de ce jour. en effet, il ne rapporta plus,
dans le petit appartement où l'attendait Madeleine, la lasse indifférence ou les agressives allusions, mais il se fit parfois bien longtemps attendre. La jeune femme n'osait plus l'aller chercher à
la clôture des bureaux, depuis qu'un soir, après
avoir plus d'une heure épié vainement sa sortie,
elle était rentrée tout anxieuse chez elle, pour y
trouver les deux amis qu'impatientait son retard.
André avait coupé court un peu brusquement aux
explications de sa femme comme s'il eût été gêné
ùevant l'officier de cette affection inquiète et prévenante, et elle comprit qu'elle devrait désormais
modérer les élans de son cœur et réfréner son
umour suivant les règles monùaines.
Bientôt il prit l'habitude d'amener constamment
,l'improviste Gilbert dêjeunor ou dtnor ch"
U
�100
INTRUSE
- Vous aurez soin que ce soit toujours très
bien. Gilbert aime les plats fins et les bons vin.s,
avait-il dit et je crois qu'il serait un peu étonné
de la simpiicité de notre ordinaire. Il est habitué à
un tout autre genre. C'est pour cela que je vous
préviens. Pour votre toilette aussi, soyez toujours
élégante. Dame! je tiens àce que ma petite femme
soit tout à fait à son avantage 1
Sous le mot caressant, Madeleine avait bien
senti l'embarras, une sorte de confusion mauvaise
de sa simplicité de petite bourgeoise. Elle n'avait
rien dit, pourtant, qui révélât sa peine. Un an plus
tôt, quand Gilbert était venu, pour leur mariage
dans la grande maison de famIlle sans tourelles ni
prétentions, ~ndré,
n'a~it
~as
fai,t, de telles recommandations, Il ne 1 avait pomt prIee d'être élégante
ni de surveiller les menus. Il l'aimait alors d'uo
amour absolu, elle était tout, uniquement. .. Maintenant, on lui demandait de plaire à l'ami, de lui
faire la table bonne et la maison attirante.
« Après tout, pensait-elle mGlancoliquement,
ses parents avaient peut·être raison. Je ne suis pas
la femme brillante qui lui aurait convenu! Pourtant, personne jamais n'eût pu l'aimer davantage. »
Par amour pour André, elle voulut charmer
Gilbert; elle relégua dans les armoires les simples
robes d'intérieur en souple lainage blanc qu'elle
affectionnait, pour y substituer de pimpantes toilettes de dentelles et de satin. Elle passa chaque
matin de longs moments à combiner un menu ou à
organiser une installat!on ~lus
cOlluette. Elle preposa même à son man, qUI accepta avec empressement, d'adjoindre un valet de chambre aux deux
femmes qui composaient jusque-là tout leur
service.
Tant de soins ne furent pas perdus: Montlosson
s'acclimata très bien chez les Sainte-Avule; il Y
�INTRUSE
101
vint presque chaque jour; quand il repartait après
déjeuner, André sortait presque toujours avec lui.
- Adieu, mon amie, je vais partir avec Gilbert,
nous ferons route ensemble. A ce soir, disait-il à
Madeleine, d'un ton léger.
Qllel' Iuerois l'un ou l'autre des jeunes gens lui
offrait de les accompagner. Elle acceptait alors,
mais craignant de les gêner, 'elle s'enfermait dans
une réserve excessive, dont bientôt ils n'essayèrent
même plus de la faire sortir. Tout son prestige
d'Oban était évanoui et toute son assurance tombée.
Le grave secret qu'elle cachait à son mari avait,
plus qu'elle ne l'eùt cru, détruit leur intimité; et
même dans les bons moments, quand il lui revenait
amoureux et gni, elle n'osait pas lui dire sa peine, sa
terreur de le voir se détacher d'elle, pOli r retourner
aveC Gilbert à cetle ancienne vie qui lui était fermée. Pourquoi empoisonner par des reproches ou
des regrets ces douces heures trop rares? Pourquoi faire imprudemment prendre conscience à
André de sentiments qu'il ne s'avouait peut-êtrepàs?
Madeleine était devenue très rél1échie, très
femme depuis quelques mois, mais aussi sa belle
confiance naïve, son candide optimisme étaient
fortement ébranlés.
Elle se sentait si triste, si isolée, qu'un jour,
répondant à une lettre de Frédéric, elle ne put
complètement retenir sa pensée. Après les troi
premières pages banales où elle avait grossi S011
é~ritue,
c1uns les lignes élargies, pour lui parler du
temps el autres insigniGances, brusqucillent sa
plume retlevenlle une et alerte lais~
échapper un
involontaire appel.
« Quand reviendreZ-Valls enfin, cher oncl
Fred, vous manquez terriblement à votre petite
Madeleine. André se conSole de votre absence
avec M. de Montlosson; mais,.pour moi, per;()nne
ne peut vous remplacer. II
�102
INTRUSE
Le surlendemain soir, André, qui avait ramen~
Gilbert pour le cllner, proposa mollement à sa
femme de venir avec eux dans un café-concert.
Durantie repas, il n'avait guère été question que
de choses ou de gens complètement étrangers à
Madeleine. Aussi, un peu froissée déjà, sentaiteUe plus vivement la nuance de désintéressement
.
dans l'offre polie d'André. Elle refusa:
- Non, merci, je crois que pour tous il vaut
mieux que je reste, vous serez plus liQres, et moi
je passerai très bien ma soir~e,
seule ici.
André la regarda d'un air stupéfait. Si légère
que fût la boutade, elle él.ait tel1,~mn
en dehors
des habitudes de Madeleme qu tl ne savait que
seul avec elle, il l'aurait quespenser. S'il eftl ét~
tionnée, elle auraIt, en ce moment d'énervement,
laissé échapper l'amertume de son cœur et un
baiser eût pour toujours, peut-être, dissipé le
malentendu menaçant leur bonheur. Mais Gilbert
était là.
- Comme vous voudrez, dit enfin André. Je
ne veux pas vous contrarier, je pensais vous amuser au contraire ..•
- Nous ne tenons pas à sortir, madame, dit à
son tour l'officier, et. un~
soirée passée auprès
de vous ne pourra JamaIS nous paraître tror
longue.
- Non, non, protesta Madeleine, qu'irritaient
tous les mots de Gilbert, fussent-il s les mieux
en pri~,
ne changez rien à vos
intentionnés, je VOl1~
projets. Vous v?uhez sortir, sortez donc, je suis
habituée à la solItude.
Hésitant, André la regardait avec une vague
inquiétude. G:ilbert s'avança sur le balcon pour
allumer une CIgarette opportune.
- Tu n'es pas souffrante? demanda tout bas le
jeune mari.
- Non, merci. Je t'assure, je n'ai pas envie
�WTRUSE
IOJ
d'aller là-bas, voilà tout; amuse-toi bien et excusemoi.
EIle l'embrassa longuement sur le front, adossée
à son fauteuil.
II lui saisit les mains:
- Comme tu as chaud, n'as-tu pas la fièvre? n
faudrait me le dire, mon petit? Bien sûr, tu n'es
pas malade?
- Non, non, répondit-elle en riant joyeuse, au
inquiète, j'ai mes nerfs ..•
fond, de sa tendrs~
Cela vous étonne? .. N'est-ce pas très élégant
d'être nerveux? L'égalité d'humeur est une vertu
bourgeoise, qui manque totalement de chic.
Heureuse maintenant, jouissant de son empire
ressaisi, elle s'amusait à le taquiner, espièglement.
Mais déjà Montlosson, croyant l'explication terminée, faisait un pas dans le salon. Le même sot
amour-propre les domina en sa présence, les
empêchant de revenir sur ce qu'ils avaient dit. El,
à cause de Gilbert, André sortit à contre-cœur,
désolé de laisser Madeleine, tandis que Madeleine
restait, avec un lourd regret de ne point accompagner André: bizarre respect humain qui paralyse les inspirations d'indulgence pour afTermir,
au contraire, en leur donnant consistance, le~
fugitifs élans de rancune ou tl'égoïsme.
Son mari parti, toute sa courte joie envolée,
Madeleine s'étendit sur sa chaise longue, dans
l'obscurité d'un petit salon nouvellement aménagé. Elle aurait aimé cette pièce élégante, si ce
n'eût été à l'occasion de Gilbert qu'André en avait
achevé l'ameublement incomplet.
Elle l'avait en horreur, ce Gilbert, qui toujours
::;e glissait entre eux, cet ami des vieux jours, qui
heure par heure, lui reprenait André, et contrt'
lequel elle ne pouvait rien, pas mëme arguer de
son antipathie pour espacer les invitations, car,
elle n'en doutait pas, ce serait elle encore qui )
�INTRUSE
perdrait. André la jugerait capricieuse, et si Montlosson veilllit moins souvent, c'est qu'André irait
davantage chez lui. Mieux valait supporter sa
peine sans se plaindre, et il était dur de toujours
répri mer ses tristesses et ses craintes.
Elle aurait trouvé auprès des clames Chenevières la plus douce compassion, mais leur jalouse
amitié eût été prompte à blâmer André, et Madeleine n'eût pu supporter d'entendre formuler
contre lui le plus léger reproche.
A retourner sans trère les idées douloureuses
qui hantaient son cerveau, la jeune femme s'énervait de plus en plus; elle sentait les larmes lui
monter aux yeux, quand tout à coup une porte
s'ouvrit 'dans le salon voisin et presque aussitot le
valet de chambre vint lui annoncer M. Lucignan.
D'un bond eJ1e fut sur pied et courut vers lui avec
une exclamation joyeuse:
- Oh! la bonne surprise 1 s'écria-t-elle en se
jetant comme une enfant au cou de Frédéric, tout
interdit d'un tel accueil. Que je suis contente de
vous revoir! Je vous croyais encore en Suisse! Je
vous ai écrit h ier à Lucerne.
- Avant-hier, rectifia Frédéric, sans cela je ne
pourrais pas encore être ici.
- Vous êtes revenu pour moi? Mais non, i111e
fallait pas. Que vous ai-je donc écrit, mon Dieu '/
- Oh 1 rien de grave, af!i.rma le jeune homme,
en souriant de son émoi; seulement vous me
faisiez l'amitié de remarquer mon absence, et j'ai
été si heureux de songer que quelqu'un attendait
mon retour que je suis parti le jour même. Voilà
tout! C'était, du reste, bien le moment de revenir
à Paris. Ne vous excusez donc pas, petite
Madeleine!
, - Cher oncle Fred, je vois que vous m'aimez
bien, murmura-t-elle, toul attendrie.
- Oui, je crois que je vous aime bien, répondit-
�INTRUSE
1°5
il, toujours avec son bon sourire. Laissez-moi vous
examiner dans votre belle toilette. Avez-vous du
monde, quoique je ne voie personne?
Non, seulement André me trouvait trop
simple; nous avons été très mondains à Oban et
j'en ai gardé un certain goût de franfrclnches; ce
soir, M. de Montlosson est venu dîner avec nous
et je lui ai fait les honneurs de cette robe de
dentelle.
Elle altérait un peu la vérité, ne voulant pas
avouer ce qui l'avait intimement froissée dans le
désir de luxe exprimé par André. Mais Frédéric
remarqua le regard presque embarrassé qu'elle
jetait hur sa vaporeuse toilette claire.
- Moi, vous savez, ajouta-t-elle, comme pour
une excuse, j'aimais mieux mes petites robes de
laine. Mais il paraît que j'étais trop simple.
- Vous avez bien raison d'être élégante, répondit Fréùéric. La toilette vous va à merveille.
.
Il sentait confusément qu'il avait touché un
point douloureux. Il trouvait Madeleine palie et
trisle et ne savait au juste ce qu'il fallait lui dire.
- André va-t-il bien? demanda-t-il.
- Oui, merci. Il est sorti avec son ami. Mais
asseyez-vous donc, vous n'allez pas partir parce
que vous me trouvez seule?
Sa voix se faisait humble et caressante.
- Alors, vous étiez là à rêver dans le noir?
questionna FréJéric, montrant la porte ouvrant sur
le petit salon. Faut-il vous gronder, comme quand
vous étiez petite fille? C'est très laid J'être paresseuse, on perd du temps, d'abord, ce qui est le
moindre mal, puis on laisse l'esprit vagabonder ~
tort et à travers; on se monte la tete, on se fait du
chagrin et on reçoit, les yeux pleins de larmes, un
pauvre voyageur malencontreux. E..,I-ce vrai?
- Non, cc n'est pas vrai; vous n'êtes pa ..
malencontreux.
�106
INTRUSE
Et.,. le reste?
Madeleine rougit et baissa la tête sous la douce
gronderie.
~
Peut-être, murmUra-t-elle.
Frédéric s'était àssis près d'elle SUl" l'étroit
canapé.
- Mon pauvre petit r il ne faut pas être malheureuse, voyez-vousy j'en aurais trop de chagtin.
C'est sérieux ce que je vous disais, le désœuvremgnt ne vaut rien 'à l'âme, et les journées sont
longues à ne rien faire. ~Ol1S
devriez vous occuper,
sortir un peu. PourquoI êtes-vous restée seule cc
soir?
- J'ai eu tort, je le sais bien; mais je ne le
t'egrette pas, puisque vous êtes venu. Oui, j'ai
refusé d'accompagner André parce qu'il allait au
Casino de Paris, 'avec ce Gilbert que je déteste.
- Pourquoi le détestez-vous? Qu'a-t-i1 fait?
toujours là à parler
- Rien; seulement il e~t
avec André de gens que Je ne Connais pas y de
choses dont Je nesais rien: de chevaux, de cOllrses,
de paris, cIe chas~e
à courre.
Lucignan ne souriait pas de l'animation inaccoutumée de Madeleine à avouer ses griefs; avec la
divination prompte de: son cœur, plus encore qUe
par le raisonnement de son esprit très fin, il entrevoyait ce que ces quclqucs mots recouvraient de
souffrances, d'intimes froissements, d'angoisses et
d'apr~hensio;
il sentait que les phrases banales
d'encouragemenL qu'il avait d'abord tentées à tout
hàsard ne pouvaient que l'irriter ou accroltre celte
impression d'abandon où elle se débattait.
Mndcleine pourtant ne se livrait pas tout entière
et il hésitait 11. pénétrer malgré elle plus avant dan '
'on cœur. Pourtant, l'heure était favorable. L'énervement de Madeleine, la complicité de leur solitude assurée, la nuit même qui entrait par les
fenêtres entr'ouvertes et, dans leur petit coin
�INTRUSE
10']
écarté, triomphait sans peine de la lumière voilée
des lampes, tout concourait à vaincre les ré,istance,;, à assouplir les âmes dans la douceur de
l'intimité. Fredéric même ne se sentait plus aussi
maUre de lui.
Presque involontairement, il sajsit les mains de
la jeune femme et, l'attirant plus près de lui, murmura, la voix altérée:
- Madeleine, ma chère petite, un jour vous
êtes venue m'offrir votre confiance; vous aviez raison et j'ai eu tort, moi, de la repousser, par le pl us
sot des scrupules. Oubliez cette heure mauvaise
où vous avez douté de moi. Vous souffrez, je le
vois, et j'en suis torturé. Je sais bien que je suis
impuissant à vous guérir, mais parlez-moi quand
même, pauvre chère amie. Que je sois au moins
votre confident, puisque je n'ai ptl être rien autre ..•
Uu frisson passa dans les mains de Madeleine
qu'il tenait toujours emprisonnées dans les
siennes.
- Oui! j'ai du chagrin 1 avoua-t-elle dans un
sanglot. Vous êtes bon, vous, Frédéric, vous m'aimez; vous comprendrez ma peine, si vous ne la
connaissez déjà. André m'échappe, André s'en va!
Peut-être déjà regrette-t -il de m'avoir épousée!
Pour moi, il a rompu avec sa famille, avec ses relations, avec toute sa vie passée, et, à présent, il
trouve le sacrifice trop grand ... Oncle Fred, je suis
bien malheureuse! Je ne savais pas, moi, que
d'être sa femme le rejetterait ainsi loin des siens.
Je n'ai rien Vil, je n'ai rien compris alors, quand il
était encore temps. Si vous saviez comme je l'aimais! Et pourtant si j'avais pu prévoir ce qui
arrive aujou rd'hui, je me demande si je ne l'aurais
pas repoussé. Je serais morle de chngrin, cela eClt
mienx valu pour tou s. Vous ne pouvez pas vo us
imagiucr cc q lI'on souffre à voir jour à jour S' tC Olllor cel amoui qui est la vie même, sans rien, rien
�108
INTRUSE
pouvoir pour le retenir. N'aimez jamais, Frédéric,
on est trop malheureux ..•
Elle s'arrèta pour essuyer ses yeux, san" que
Lucignan, très pâle, répondît un se~l
mot. Par instant, il serrait nerveusement la mam que lui avait
laissée Madeleine; mais elle était trop émue de
laisser s'échapper enfin sa peine si longtemps
contenue", pour s'apercevoir de l'émotion du jeune
savant.
- Parrois, reprit-elle, André est doux et tendre
comme autrefois; il m'aime encore... par
moments; ce sont les dernières gouttes de ce
fleuve de bonheur que je croyais intarissable; je
voudrais les retenir au prix de mon sang, mais elles
gli-;sent entre mes ma~ns
pour se changer en larmE's.
Et, passant du lyrIsme de sa douleur au détail
précis de ses craintes, elle poursuivit:
- Je, vois vel~ir
le jour o~
i.l ne rentrera pas
pour déjeuner; SI souvent déjà Il se fail attendre;
je vis dans la terreur de la fatale dépêche qui me
dira: (( Dinez sans moi. Gilbert me retient. » Puis
comme aujourd'hui, il me laissera seule toute
soirée, pour aller à ses anciens amis q'llÎ l'entralnel'ont dans leurs parties et dans leurs fêtes. Il rougit
de moi. Tl ne m'aime plus.
Elle l.lissa tomber sur l'épaule de Frédéric sa
tête brûlante et pleura longtemps sans rien dire.
Le jeune homme respectait son silence. Par un
suprême effort, il domptait l'envi~
passionnée de
la prendre dans ses bral>, ùe cOl1vrir de baisers ce
front qui s'offrait à ses cares!'iCS, de lui crier son
amour, de l'en e~ivr
à cet~
heure de désespérance où elle aVait tant besolll de tendresse. Lui
aussi pleuraitl'irrépnra bic!
Doucement, à voix bas~e,
il répétait, bouleversG
ùe ses larmes:
- Mn petite Madeleine, ma pauvre petit
Madeleine!
1;
�lNTIu.1~
Ces simples mots finirent par la calmer .
sentait
Quoiqu 'il ne dit rien de plus, Madeh~in
protee-une
sion,
près d'elle une immen se compas
tion aussi, un appui sür et ferme qui ne lui manquerait jamais. Elle n'était plus seule à souffrir ,
perdue dans la multitu de indifférente. Quand elle
serait à bout de forces, elle irait trouver Frédér ic
et n'endur erait plus ce supplic e surhum ain pour
une enfant de vingt an , de cacher à tous et toujours sous son front serein la torture de son ~œur,
mais elle ne voulait pas qu'il jugeât trop sévère
ment André et déjà, rétracta nt à demi ses doulou reux. aveux, elle chercha it à l'excus er.
- Je suis un peu respons able de ce qui arrive,
dit-elle ; j'ai commi s une grosc;e sottise qu'And ré a
peine à me pardon ner et qui m'cite tout droit de
me plaindr e.
- Qu'ave z-vous donc fait? questio nna Frédét ic
un peu inquiet .
- Voici: nous avons mené une vie charma tHe
à Oban, très gaie, très animée , comme je vous l'ai
écrit. André était si conten t que, à la fin de son
congé, il voulait envoyé r sa démiss ion au ministè re.
rendre notre apparte ment et vivre à l'étrang er, en
voyage ant, ou s'an"êta nt, suivant le désir du
momen t.
- Cela eClt peul-êt re mieux valu, en effet.
<tpprouva lentem ent Frédér ic. Pourqu oi n'avez,
vous pas accepté ?
- Je reconna is aujourd 'hui mon tort. Mais alors,
si séduisa nt que fût ce rèye, je ne me suis pas cru le
droit de l'accue illir. J'en avais fait un autre bien
plus irréalis able; j'aurais tant voulu détruir e le
grand obstacl e à notre bonheu r, celui que l't'loign e.
ment n'elH fail que pour un temps oublier à André.
- Vous vouliez vaincre l'hostil ité de ses
parents . Mais comme nt vous y prendre z-vous ?
Vous ne les connaissez même pas.
�110
INTRUSE
- Si! je les connais!
Elle raconta alors longuement ses tourments,
ses projets, ses elforts et ses peines de l'été précédent.
Quoiqu'il ô'eo.t pas grand espoir en sa réussite,
il admirait la vaillance d'un tel amour que ne rebutait aucune difficul té, aucune souffrance, pour conquérir la joie à celui qu'elle aimait!
Et l'écoutant, il se demandait comment André,
aimable, élégant, séduisant certes, mais si léger, si
banal, avait pu s'emparer à ce point de l'ame
exq uise de Madeleine.
Et une immense pitié lui étreignait le cœur,
noyaut sous un flot de tendresse la passion égoïste
et mauvaise. Non! il n'apporterait pas à cette
enfant qui avait confiance en lui son amour troublé et dangereux. De lui, jamais elle n'aurait rien
à craindre; il l'écouterait sans frémir, lui tendrait
les bras sans trembler; pour mieux l'aimer, il tueamour!
rail ~on
Alors, la voix très douce, calmement, sagement, il encouragea Madeleine, il dissipa ses terreurs, endormit ses peines comme une mère qui
berce son enfant.
Ils causaien t encore, lorsque André rentra
escorté de Gilbert.
- Ah! madame, s'écria maladroitement ce dernier, voilà donc pourquoi vous n'avez pas voulu
venir avec nous 0'
Madeleine, qui s'était approchée de son mari,
négligea de répondre, mais Frédéric releva l'insinuation ct d'un ton léger:
- Je ne puis me fai re cette l1atteuse illusion.
dit-il, car mon retour à Paris est tout à fait inopillé.
Je suis arrivé par le train de six heures; je suis
venu tout de suite après cline\" et je ne voulais pas
repartir sans ,'ous serrer la main, mon cher,
ajouta-t-il en se retournallt vers André. Madeleine
�INTRU SE
III
m'a raconté votre voyage en Ecosse , c'était charmant.
- Oui, répliqu a André, il n'eQt tenu qu'à elle de
le prolong er.
- Et je crois qu'elle comme nce à regrett er sa
sagesse ! Vous verrez, l'année procha ine c'est vous
qui serez obligé de la ramene r de force.
La soirée était trop avancé e pour se prolong er
davanta ge. Gilbert salua Madele ine, dit à André
un bref: « A demain )l, et sortit, bientôt suivi par
Lucign an qui voulait profite r de cette occasio n
pour juger si Madele ine avait en lui l'adver saire
redouta ble et inconsc ient qu'elle détesta it.
XVI
La fin d'octob re, malgré la mélanè olie de se~
feuilles tomhée s et de son soleil palissa nt, parut
moins triste à Madele ine.
Elle ne se sentai t pl us aussi seu le, aussi désemparée. Savoir Lucignal1 près d'elle, prompt à la
souteni r, à la guider, ù lu console r, lui était un
réel réconro rt. Elle aimait à s'appuy er sur cette
affection virile et sCtrc, à laisser condui re son esprit
las par cette sagesse discrèl e et devou e. La détente
bienfai sante qu'elle éprouv ait au près de lui n'échap pait pas à Frédér ic et l'ancra it, s'il etH été nécessaire, dans sa volonté d'abnég ation. A la voir si
toucha nte dans sa confian ce, si docile à ses conseils, si reconn aissant e de son appui, il sentait
'épurer en lui l'ardeu r de son amour, se fonJre en
respect et en pitié ses émoi$ et ses trouble s. Par
délicate sse, il s'était interdit tOltt blâme, même
léger, sur la condui te d'Andr é, et Madele ine lui eo
savait un gré infini: elle-mê me se plaigna it si di -
crèlemcntl
�! t;}
INTRUSE
Du reste André se montrait plus aimable à présent que la tristesse de sa te.mme n'éveillai: plus en
fui de confus reluords. Un Illstant contrané par la
maladroite plaisanterie cie Gilbert, le soir où il
l'avait trouvée en tète à tête avec Lucignan, il était
promp.tement r;ve~u
~u:
cet~
impression, ravi ~u
contraire qlle 1assldulte du Jeune savant, en dls1rayant Madeleine, lui accordat à lui-même une
.
plus grande liberté.
Il J';Ji engagé Frédénc à dîner ce soir, disait-il
quelq uefois . Il vous tiendra compagnie, je n'au rais
pas voulu vous laisser seule et j'ai promis d'aller
au cercle:. »
A qui avait-il promis? Madeleine ne le demandait pas j mais elle soupçonnait Son mari de
renouer peu à peu sans lui en rien dire ses
anciennes relations, et cette idée qu'il revenait,
sans ellc, à sa vie d'autrefois, lui était très douloureuse. Heureusement, Lucignan arrivait pour
chasser les idées noires et rétablir le calme dans
son esprit. Jamais pourtant il ne s'invitait de luimême, comme le faisait sans cesse Gilbert de
Montlossonj en revanche il épiait les plus fugitifs
dé:-.irs de la jeune femme pour s'y conformer
aussitôt.
Vers cette époque les Hollesford passèrent une
semaine à Pis, avant d'aller prendre à Cannes
leurs quartiers d'hiver. Lady Grace les avait
~compagl1i_
ses
devancés, aus!,lord.~egin
fillesj sa preU1lere VISite à Pans fut pour Ma,leleioe; il trouva la jeune femme seule, il Son habitude, et tout de suite J'intimité reprit entre eux,
fortifiée par J'absence, à l'encontre de Cc qui arri"e
souvent. Il semblait que, pOlir avoir résisté à
l'oubli durant quelques semaines, la sympathie un
peu superficielle d'Oban avait acquis tOlls les
droits et privautés d'une ancienne amitié.
Ce fut sur ce ton que lord Hollesford causaJ
�INTRUSE
durant une grande heure, avec Madeleine sans
qu'elle songeât même à s'en étonner. Du reste,
dès les premiers mots, son plaisir avait été un peu
troublé.
- Figurez-vous, chère madame, que je n'avais
pas votre adresse; elle est encore au fond d'une
malle, et nous sommes arrivés ce matin; alors j'ai
cherché dans le Tout-Paris, après déjeuner, et je
suis allé à l'hôtel Sainte-Avule, rue de Varenne.
Le portier a commencé par me répondre que tout
était fermé, que vous étiez à la campagne, et je
m'en allais fort contrarié lorsque, se ravisant, il
m'a demandé si c'était bien la comtesse de Sainte'·
Avule que je désirais voir, la femme de lllonsieurle
comte, comme dit familièrement ce brave homme,
etaJors il m'a donné votre numéro, ici, rue Greuze.
- Ah! il vous a donné notre numéro? riposta
Madeleine, toute pâle et tremblante.
Le portier n'avait-il point ajouté au renseignement quelques réflexions malveillantes sur la
femme d'André? Ce que lord HolleslorJ prenait
pour une affectueuse liberté de langagt: n'était, elle
le savait bien, qu'un obscur témoignage de déJain
et d'hostilité. Les serviteurs épousaient les rancunes et les préventions de leurs maltres, et le
témoip-naient à leur façon. Elle brùlait de savoir,
mais ne se sentait pas le courage d'affronter des
demandes pénibles et, redoutant même des questions auxquellcb elle ne pourrait répondre, elle
s'empressa de détourner la conversation.
Elle parla, avec une vivacité peu coutumière,
de sou voyage en Angleterre, du séjour à Oban,
montra une joie si chaleureuse de retrouver pour
quelques jours ses aimableb' Com paguons d'Ecosse,
que lord Hollesford, charmé, ne se décidait plus
à partir.
- Il faut pounant que j'aille rejoindre mes
filles, dit-il à regret en jetant un regard sur la pen-
�INTRUSE
dule. Je leur ai donné rendez-vous à cinq heures,
chez Colombin, pour les conduire chez notre
ambassadeur. Vous seriez tout à fait gracieuse de
venir prel1llre le thé avec nous. Elles seront si
contentes de vous voir.
Et comme Madeleine hésitait, perplexe, voyant
à cette légère équipée mille objections qu'elle ne
pouvait dire, il insista prenant la décision pour
elle:
- Vous m'avez dit tout à l'heure que vous
étiez libre de votre après-midi, ce ne sera pas
long, nous vous ramènerons même si vous voulez.
vous serez rentrée à six heures.
Madeleine accepta un peu à contre-cœur, partagée entre le plaisir de prolonger cet agréable
et l'apaprès-m.idi avec son discret a?l1~rteu
pr<!henslOl1 vague .de complJcah?ns possibles.
, Mais elle ne pouvaIt refuser, son Imagination ne
lui fournissait aucun prétexte valable. Elle s'habilla donc rapidement, choisit son plus joli chapeau, une robe somb~e
mais élégante, et se h<\la
de rejoindre Jord Reglllald.
Durant Je trajet, la conversation alerte et spirituelle de son compagnon l'arracha à ses inquiétudes, mais lorsqu'ils eurent traversé, dans un
fourmillement de piétons et de voitures la place de
la Concorde, ellc scn:it renallrc toutes ses craintes.
Lord Hollesford connaissait beaucoup de ntonde
à Paris, il y venait presque cbaque année et était
. l1ent
dans les milieux les plus
. reçu avec empr~sl
fermés. Il devaIt surement être en relation avec
des amis, dcs parents de Sainte-Avule. Ne s'étonnerait-il poinl de l'isolcmcn t absolu de Madelcine
dans un endroit aussi fertile en rencontres? U
n'était plus temps de reculer. Déjà leur taxi s'engagcait dans la rue Cambon et s'insinuait d'une
allure ralcntie entre les équipage et les automobilos qui encombraient les abords du célèbre
�INTRUSE
•
115
pâtissier. Des rangées de valets de pied à droite
et à gauche gardaient la porte, surveillant les
allées et venues incessantes, l'œil au guet, l'oreille
tendue.
Madeleine avait quelquefois goo.té à l'ElyséePalace ou chez Rumpelmeyer avec André ou
Lucignan, jamais elle n'était venue chez Colombin,
peut-être craignaient-ils, eux aussi, de s'y heurter,
plus qu'ailleurs, à des relations gênantes.
Ce fut donc en , tremblant que la jeune femme
pénétra dans le salon encombré de petites tables,
où bruissait un amusant papotage. Lentement elle
dut faire le tour de la pièce, cherchant des places
vacantes. Elle sentait qu'ou l'examinait, elle devinait les faces-à-main tournés vers elle. Heureusement la présence à ses cotés de lord Hollesford la
rassurait un peu . Elle se sentait soutenue par son
aisance tranquille, son granù air, sa fière allure.
Ils trouvèrent enfin une table dans un coin du
salon. La certitude de ne point rencontrer le marquis de Sainte-Avule, puisqu'il n'était pas à Paris,
lui rendit peu à peu son sang-froid et, lorsque
Maud et Suzy eurent complété le petit groupe, la
jeune femme s'abandonna au plaisir de se voir
joyeusement entourée, dans ce miliell élégaut qui
lui rappelait les jours heureux d'Ecosse. Elle
retrouvait cette atmosphère inaccoutumée où il
lui semblait prendre une autre personnalité plus
ample, plus épanouie, plus assurée. Les Hollesford
n'avaient retrouvé personne dans le salon plein de
monde. Ils s'étaient bornés à échanger de loin un
impassible salut avec deux Anglais.
Une heure entière s'écoula trop rapide, à rappeler mille souvenirs, à parler des éphémères amis
d'Oban, ou à former des projets de réunion pour
cette courte semaine que les Ecossais passaient à
Paris. Tout en grignotant des muffins et buvant à
petites gorgées le thé parfumé, les rendez-vous
�1I6
INTRUSE
s'organisaient auxquels vraiment ~adeliD
D6
pouyait convenablement se soustraIre.
- Vous viendrez tous deux diner un soir avèè
nouS et nous irons ensuite au théatre. Ce Sera
charmant, n'est-ce pas? CllOisissez votre jour, vos
soirées sont plus prises que les nôtres.
Madeleine ne pouvait refuser et se réservait
seulement de s'entendre avec son mari pour fixer
les rendLz-voUS.
- Il doit y avoir des expositions en ce moment,
reprenait Maud, il y en a toujours à Paris; je suis
bien sùre que vous les connatssez toutes: ce serait
si gentil d'y aller ensemble, voulez-vous? et en
sortant nous irons prendre le thé quelque part.
- Voudrez-vous venir avec nous chez notre
modiste, ajoutait Suzy, vous êtes toujours si bien
coiΎe; j'aimerais beaucoup avoir votre avis.
- Mes enfants, ,v ous oubliez que la comtesSe
de Saillle-Avule n'e:;t pas, comme vous, libre de
son temps; elle a des obligations, des devoirs
de société ... interrompit lord Uollesford, voyant
que Madeleine hé::\itait à s'engager.
- Oh! pour huit jot:l'S que nous passons ici,
vos amis vous céderont bICn un peu ù nous 1 s'écria
Maud; vous aurez tout l'hiver pour les dédom.
mager.
- Vou sortez beaucotl p, naturellement?
demanda Suzy.
- MaÎs non, pas beaucoup, répondit Made.
leine très gcnée cie cette méprise qu'elle né pouvait di ssiper, d'ailleurs ce n'est pas encore ln
saison. C'est vous qui allez vous amuser à Nice et
passer un hiver très gai, ajouta+elIe pour détour.
ner la conversation.
ElIe n'y réussit qu'à demi, et après quelques
phrnses sur leur prochaine vi\16giature dans le
Midi, les jeunes filles revinrcntù la charge, si bien
qu'en Re Jevantcle table Madeleine avait accepté
•
�INTRUSE
1I7
deux ou trois rendez-vous pour les jours suivants
et même, cho~e
plus grave, esquissé une invitation impré,ise, acceptée avec emprs~nt.
« Que dira André? » se demandait-elle, tou~
en serrant, sur le seuil, les mains de ses amis.
Mais, tont à coup, le dernier geste d'adieu à
peine achevé et comme déjà elle montait en voiture, une silhouette connue frappa son regard;
dans l'entre-bâillement de la porte, c'était bien lui,
André, qui s'effaçait pour laisser passer une belle
dame déjà emmitoufflée de fourrures. Une émotion
inquiète et jalouse la soulevait toute; elle se pencha
hors de l'auto pour mieux voir. La femme n'était
ni jeune ni jolie, mais qu'import.,it puisque André
l'entourait d'égards et s'empressait à ses côtés
dans un endroit où jamais il ne l'avait conduite,
elle, sa femme, où il aurait rougi de se montrer
avec elle. Toutes les pensées mauvaises, toutes les
rancœurs, tous les amers et douloureux soupçons
un peu repoussés depuis le retour de Lucignan,
s'agitèrent de nouveau dans l'âme de Madeleine;
elle revint chez elle mcurtrie et troublée, après
cet arrès-midi, rempli d'impre"sions si direrses .
André se fit longtemps attendre et rentra escorté
du trop fidèle Montlosson.
- Excusez-nolis, chère amie, dit-il légèrement en baisant du bout des lèvres le front de
Madeleine, nous sommes en rctard, mais ce n'est
pas de notre faute, n'est-ce pas, Gilbert'l Nous
avons été retenus par des amis.
- Ah! très bicn, ut simplement Madeleine.
Et ils passèrent dans la salle ù manger. Mais il
semblait que de l'orage ilotl<li dans l'air; le choc
des cristaux, les henrt,> menus de l'argenterie sonnaient un air de bat,tillc. Madeleine qui, le cœur
ulcéré, avait anxieusemcnt attendu son mari, étall
exaspérée de la présencc de G;lbcrt et trouvait un .
supplice dan3 chacun de ses mots, chacun de se
�Il8
INTRUSE
gestes. C'était lui, lui toujours qui mettait une
barrière entre eux! Si elle avait pu saisir André à
son arrivée, lui dire sa peine, l'embrasser au moins
à plein cœur et se blottir entre ses bras; il n:aurait été besoin ni de paroles ni d'explication, tous
ses griefs, tous ses chagrins se seraient fondus
sous une caresse. Mais Gilbert était là, toujours,
en mauvais génie.
Elle avala à grand'peine son potage, laissant les
jeunes gens bavarder entre eux, attendant, espérant le réconfort d'un mot, d'un regard de son
André; mais rien ne vint répondre à son silencieux appel.
- Les jours raccourcissent étonnamment, disait
Gilbert; à six heures il faisait nuit noire rue
Cambon.
- Et même à cinq heures, releva tout à coup
Madeleine, la voix sèche.
Et comme les jeunes gens la regardaient, surpris, elle ajouta presque agressive:
- Oui, j'ai été chez Colombin, moi aussi,
prendre le thé avec des amis.
André, effaré, semblait ne pas comprendre.
- Vous, vous avez été chez Colombin?
- Mais oui.
Et jouissant de rendre à Gilbert une petite blessure cent fois infligée par lui, elle se retourna vers
son mari pour expliquer d'un ton qui excluait
ne1tement l'officier.
- Lord Hollesford est venu cet après-midi et
m'a emmenée goQter.
La figure d'Anùré, éclaircie au nom de l'Ecossais, se rembrunit aur,silôl.
- Et vous avez accepté? fi t-il avec un geste
1 contrarié; mais c'est imprudent, ma chère, cela ne
se fait pas.
- Comment donc? rGpliqu:1 Madeleine, je
n'étais pas la seule femme, je vous assure, à n'être
�INTRUSE
pas accompagnée par son mari, je l'ai bien vu ..•
et vous aussi.
André ne répondit pas et, à son regard perplexe,
Maddeine com prit qu'elle avait touché juste. Déjà
radoucie, elle ajouta:
-- D'ailleurs, Maud et Suzy étaient avec nOus.
Nous irons enst>mble, demain, à l'exposition
d'Horticulture et dans quelques magasins. Nous
avons des rendez-vous pour toute la semaine.
Vous choisirez un jour pour dîner avec eux, ils
nous ont invités avec insistance et nous achèverons
la soirée dans un théâtre.
Ces paroles autant que le ton quelque peu provocant dont elles étaient lancées stupéfiaient
André. Il la laissait dire sans trouver de réponse,
prodigieusement étonné que Madeleine eUt osé,
sans sa permission, former un projet quelconque,
prendre un engagement, gêné aussi par la présence de Gilbert pour entrer dans une c-xplicalion
qu'il pressentait délicate et épineuse.
Mais la jeune femme, troublée elle-même de
son audace, -la regrettant peu t-être déjà, confuse
devant le silence d'André, alors qu'elle s'attendait
à un étonnement sinon à une protestation, oscillait
~ntre
ses habitudes anciennes de douce soumis:lion et le sentiment ùe révolte et de représailles
'-lui la hantait obscurément dès que Gilbert était là.
- r J atllrel1cment, reprit-elIc avec moins d'àSSUrance, j'ai invité les ITollesforJ ..•
- Vous les avez invités, ici, 5ans me prévenir!
interrompit brusquement André.
Elle s'excusa, cherchant en quoi ces derniers
mots pouvaient irriter soudain 50n mari.
- Je n'ai pas fi;é le jour, pas même le repas;
je n'ai, je vous assure, porlé nulle atteinte à votre
liberté~
et, franchcment, dans les rapports où
nous sommes avec cux, je ne croyais rien faire
.que de très naturel en Jes engageant •••
�120
INTRUSE
André eut un geste d'impatience.
- Vous avez eu tort, déclara-t-il nettement en
repoussant son assiette. Il était élémentaire de ne
faire ni d'accepter des invitations de votre chef,
sans avoir mon avis.
Au fond de son cœur Madeleine se le disait
aussi. Elle l'aurait reconnu si Gilbert n'eftt pas été
là, si elle eO t été seule ayec son mari, mais, à
table, devant cet étranger, devaut le valet de
chan.bre, elle ne pouvait supporter l'humiliation
d'un reproche aussi brusque. Elle se contint pourtant et répondit, la gorge serrée:
- Je ne pensais pas vous contrarier à ce point;
si j'avais su ...
- C'était facile à comprendre, grommela
André, dans certaines situations on devrait au
moins agir avec prudence.
La discussion tomba; le diner s'acben maussadement et, presque aussitôt après, Gilbert invoqua
un rendez-vous quelconque pour se relirer. Madeleine allendait cet instant avec impatience, avec
angoisse, prëte à s'accuser de tous les torts qu'il
plairait à André de lui attribuer, pourvu qu'il
quittat cet air sombre et distrait, qu'il ne détournât
plus d'elle son regard.
Humble et repentaute, elle levait vers lui ses
yeux pleins d'amour, mais lui, la porte refermée
sur Gilbert, revint froidement s'asseoir près de la
cheminée et, se croisant les)ambes d'un air résolu,
reprit, sans douceur, la discussion interrompue.
- Je ne sais, ma chère, ce qui vous a prise cet
après-midi. Vous m'aviez habitué à plus de tact
et de discrétion: je ne m'explique pas votre conduite, en vérité je ne puis la comprendre ... et je
la déplore! Vous me mettez dans un réel embarras ... une situation ridicule.
Consternée d'avoir commis tant de méfaits dont
elle ne se doutait pas, Madeleine osait à peine de--
�INTRUSE
121
mander une explication; sans doute elle avait
manqué à quelque infrangible loi de ce monde
auquel, après tout, elle n'appartenait pas. Et cela,
elle le sentait, était aux yeux cl' André la justification de l'ostracisme de ses parents 1...
- Mais je vous assure que personne ne m'a
remarquée chez Colombin, dit-elle enfin timidement, personne ne me connaît du reste ...
- Eh 1 il ne s'agit pas de cela, mais de cette
maladroite invitation aux Hollesford. Avec qui
voulez-vous que nous les mettions? Nous ne pouvons pas les faire venir pour vous et moi, comme
si nous étions en pays perdu 1 Et avec qui les inviter? pouvez-vous me le dire? Je ne suppose pas
que votre oncle Largier, ou votre demoiselle Céline
composent une table très brillante.
- Oui, je comprends à présent, reprit Madeleine en pâlissan t, vous rougissez de notre soli tude,
de notre isolement. Je comprends ...
André eut un haussement d'épaules:
- Cc n'est pas le moment de faire des mots .••
- Je n'avais pas pensé à faire une table, en
effet ...
- Vous avez eu tort ...
- D'ailleurs, soyez tranquille, reprit Madeleine,
la voix changée, ils ne s'étonneront point de ne
pas voir vos parents chez vous, lord llollesforcl a
éttS à l'hôtel Sainte-Avu1e, ce matin: on lui a dit
qu'ils étaient à la campagne.
- Vous dites? s'écria André, avec une telle
anxiété qu'une fois encore la pitié l'emporta
sur la rancune dans le cœur tenclre de la jeune
femme.
S'efforçant d'être simple et naturelle, elle
expliqua:
- :Mais oui, il avait oublié notre adresse et, trouvant celle de vos parents clans le Tout-Paris, il est
aUé aux informations.
�122
INTRUSE
André ~omprit-l
l'eITort d'amour accompli en
cet instant par la jt!une femme? la terreur de voir
trahir le secret si douloureusement gardé réveillat-elle sa tendresse un moment altérée?
- Alors, balbulÎa-t-il, on lui a donné notre
adresse?
- Le concierge, naturellement ...
Après' un court silence, tout à fait mattresse
Id'elle-même, elle ajouta gravement:
- André, je suis ùésolée, si je vous ai contrarié.
Elle lui tendit la main qu'il baisa longuement,
s'excusant à son tour.
- C'est moi qui ai été brusque avec vous. Il ne
faut pas m'en vouloir, ma, chéne; vous m'aviez
trop gâté, il ne me semblLul pas que vous puissiez
avoir une idée, un projet, un désir en dehors de
moi.,. C'était absurùe, j'en conviens.
- Non, mon André, c'était et c'est toujours
l'exacte vérité. Ce n'est que lorsque vous me
manquez, lorsque vous êtes loin de moi, qU'à la
longue peu t me venir une pensée qui n'est pas v6tre.
- Mon cher petit. .. C'est vrai, vous êtes souvent seule." avec un mari occupé, c'est inévitable,
mais pas très gai, je le comprends bien, .. Voici le.
théâtres qui rouvrent, nous irons ensemble.
-- Nous cieux?
II la regarda un instant.
- Oui, nous deux, ma chérie, assura-t-il en
baisant les doux yeux bruns humides.
Et, pour chasse,r l'émotion, qui la gagnait, la
jeune femme repl'11 avec malice en se dégageant
des bras d'André:
- VOliS savez, comme convive à joindre aux
Hollesford, nous avons toujours M. de MontIOS50n.
- Et Frédéric Lucignan, riposta-t-il aVec un
sourire.
�INTRUSE
12 3
Et parce que, en dépit de tout, malgré les heurts
et les divergences, ils s'aimaient passionnément,
cette soirée si mal commencée s'acheva dans la
joie de leur tendresse ravivée.
La « grande semaine n des Hollesford, ainsi
que la qualifia pompeusement Madeleine, s'écoula
joyeuse, sans difficultés ni inquiétudes nouvelles;
mais, une fois revenue au calme, la jeune femme
sentit plus âprement la nécessité absolue de sortir
d'une situation qu'André n'était plus de force à
supporter, elle le constatait chaque jour davantage.
XVII
Au milieu de novembre, Madeleine vit un jour
arriver Mlle Chenevières. André était présent;
m'lis, après avoir salué la vieille fi Ile el échangé
quelques paroles de politesse, il se hâta de sortir_
l\tUle Céline tira aussitôt une lettre de sa poche.
- Voici ce que j'ai reçu ce matin, dit-elle; cela
vient de la rue de Varenne.
- C'est du père d'André, répondit Madeleine,
en parcourant rapidement le court billet. Il est
rentré depuis une dizaine de jours, et me prie de
passer à la Société. Il a des propositions à me faire.
- Allez-vous enfin lui dire la vérité? s'écria
l'impatiente vieille fille. Quand vous aurez copié
toutes les miniatures de sa famille, toutes celles
de ses amis et connaissances, à quoi cela vous servira-t-i!, je vous !e demande?
- Je ne le sais pas, ma bonne mademoiselle.
Mais je sais très bien que je ne puis pas aller de i
but en blanc lui dire: « Regardez-moi, je suis
femme d'André. » D'ailleurs. oncle Fred est dt!
mon avls.
1
1
la)
�12 4
INTRUSE
Sur cet argument sans réplique, le débat fut
clos, et, dès le lendemain matin, Madeleine reprit
la route déjà presque familière de la Société. Contrairement à son attente, M. de Sainte-Ayule ne
lui remit aucune miniature à copier, mais il lui fit
une proposition qui la remplit de trouble. Il lui
offrit de venir, SillOll tous les jours, au moins trois
fois par semaine, passer quelques heures auprès
de la marquise de plus en plus sou!1rante. Madeleine lui ferait la lecture, lui tiendrait compagnie
surtout, pendant que lui-même irait à ses aU'aires,
au bureau de la Société.
Devant 1'hési talion de la jeune femme, il insista:
_ Lasituatioll ne serait pas difficile, mademoiselle; VOLIS avez beaucoup plu il Mme de SainteAvule. Vous n'auriez en somme qu'à vous lenir
auprès d'elle, à son,ner qua~ù
elle le voudrait,
à lui donner sa pot1On, à lUi arranger peut-être
une fois ses coussins, je sais déjà que ce n'est pas
cela qui vous embarrasserait !... Mais, je comprends, vous désirez consulLer vos parents, c'est
très naturel; seulement, je vous prie de me ùonner
une prompte rc'ponse ..• et bonne, j'espère.
En le quittant, Madeleine passa rue des SaintsPères, où Frédéric avait loué un petit appartement.
Elle voulait le consulter toul de suite et pouvoir
se décider sans ret~d.
A présent qu'elle avait
Lucignan pour confldent, sans négliger, certes
ses vieilles amies, elle, scntait 1~
moins presau~
besoin de leurs :~nscd
cl ne )l13cait plus aussi
nécessaires lcs dehbératlOl1S à trois.
Ce fut Frédéric lui-même qui répondit à son
coup de sonnette. Il cut, en l'apercevant, le même
mouvement de surprise contrariée que quelque.
mois plus t6t, au palais d'Orsay. Mais, cette foi~,
cela ne nuisit en ricn à ln cordialité expansive de
leur entretien. Il aurait voulu pourtant faire com-
�INTRUSE
l25
prendre à la jeune femme l'imprudence de cette
visite à domicile, seule, le matin, sans explication
plausible ..• L'ingénuité de Madeleine le paralysa.
Comment oserait-il troubler cette candide confiance, élever de nouveau entre eux cette raide
barrière des préjugés et des convenances, alors
surtout qu'il la sentait s'appuyer sur lui avec un
tel abandon d'enfant souffrante et épuisée? Quand
bien même elle viendrait chercher un refuge
jusque dans ses bras fraternels, aurait-il le courage cruel de le repousser 1... Il se répondit: non.
Ce n'était plus lui-même qu'il redoutait aujourd'hui. Ce danger, la jeune femme l'avait dompté,
sans même le soupçonner. Mais il craignait la
malignité d'un hasard, un mot imprudent, une
rencontre malencontreuse 1 Et ce qui aggravait
singulièrement les choses, c'est l'embarras où une
question d'André, par exemple, sur cette visite
matinale, aurait jeté Madeleine ... Il était trop tard
maintenant; rien ne pouvait faire que la jeune
femme ne ftH montée chez lui.
- Là, conclut-elle, qu'en pensez-volls? Je
n'ose vraiment accerter ce rôle de garde-malade.
D'un autre côté, il m'en coCtte de dire non: ce
serait rompre toutà fait.
- Cela vaudrait peut-être mieux, répondit
Lucignan qui voyait 1110in d'avantages que d'inconvénients à ces tentatives secrètes. Vou lez-vous
toute ma pensée, ma chère Madeleine 1 Eh bien,
avec la meilleure intention du monde et dans le
grand désir d'assurer à votre ménarre un avenir de
bonheur, vous êtes en train de le laisser s'envoler.
En amour, il ne faut pas être trop prévoyant:
Hujourd'hui assure demain, ne négligez pas aujourd'hui. Vous avez reconnu que le point de
départ de vos tristesses ct de vos petits ennuis
actuels était votre refus d'aller vivre ù l'étranger,
comme le désirait Vo~\
... m:1ri. V0l'~
l.""avez pas
�INTRUSE
voulu renoncer à la tâche que vous aviez entreprise avec toute l'ardeu~,
to~
le dé,vouement de
,"otre cœur. Pourtant, refléclussez bIen avant de
vous engager davantage encore dans cette voie.
I! ne faut pas vous dérober à André, fût-ce pour
lui gagner sa propre famille. Vous a~ez
auprès de
lui non seulement le bonheur, malS des devoirs
certains, auxquels vous ne devez ni ne pouvez
renoncer, quel que soit l'idéal auquel vous en
fassiez le sacrifice momentané. Il est des flammes
qu'il ne faut jamais laisser éteindre, même pour
aller chercher un plus ample combustible. Vous
me comprenez bien, n'est-ce pas, et me permettez
de vous parler comme un grand frère?
Comme elle faisait signe que oui avec la tête et
continuait à le regarder, très attentive, il poursuivit:
- Aussi, je crois qu'il vaut mieux renoncer à
cette séduisante chimère de reconquérir à André
l'intimité de sa famille. Admettons que, ne considérant rien autre, . vous, a~ceptiz
la situation qui
vous est offerte; vous lriez presque chaque jour
chez Mme de Sainte-Avule et je suis bien certain que bonne, douce et charmante comme vous
l'êtes, sa sympathie pour vous se changerait vite
en réelle a(l'eclion. Mais après, ma pauvre petite,
qu'en feriez-vous de cette affection, la jugeriezvous jamais assez forte pour résister à votre aveu?
Non, n'est-ce pas? Vous attendez une circonstance
miraculeuse,
vous vous cramponnez à votre désir ,
,
sans voulOir vous avouer qu'il est à peu près
irréali5.able et vous fermez les yeux sur les dangers
prochains, précis, immédiats de votre rêve ...
Pardonnez-moi, mon amie, de sou mer ainsi sur
vos illusions; mais il le faut, je le dois, c'est un
devoir pressant de notre amitié ... Voyez, je dou.
nerais tout au monde pour vous éviter Un chagrin
et je vous fais pleurer.
�[NTRUSE
Deu~
grosses larmes longtemps contenues
perlaient, en effet, entre les cils baissés de Madeleine et lentement coulaient sur ses joues pàles.
Lucignan prit la petite main qui reposait, inerte,
sur le bras du fauteuil, la déganta doucement et y
Pli! un léger baiser.
Il nc parlait plus, laissant à la jeune femme la
pleine liberté de réfléchir, de discuter, de juger
ses paroles.
Ce fut elle qui rompit le silence:
- Je vous remercie de m'avoir parlé franchement, Frédéric, de m'avoir montré plus nettement
bien des choses que j'entrevoyais un peu, mais
dont je ne tenais peut-être pas assez compte. Oui,
je comprends qu'il y a un danger pour moi dans
ces préoccupations qui m'écartent, au moins en
apparence, de la vie d'André. Mais si j'ai maintenant un secret pour lui, c'est parce que jamais il
n'a voulu me confier le sien. J'agis, je le sais,
contre sa volonté. Mais croyez·vous que j'aurais
pu seulement songer à faire quelque chose en
dehors de lui, malgré lui, si je n'avais pas été cent
fois témoin de sa souffrance ct de son regret 'Ill
ne me le disait pas, et son silence m'était plus
pénible qu'aucune plainte 1 Vous me dites que je
risque mon bonheur ... Peut-être! Mais comment
voulez-vous que je reste là, les bras croisés, à le
regarder mourir len toment? C'est impossible,
impossible! Ah 1 VOLIS ne savez pas ce qu'on
souffre, quand on aime, et ...
Elle n'acheva pas, tremblante déjà d'en avoir
trop dit.
_ Enfin, reprit-elle plus calme, je verrai, je
réfléchirai. Oui, peut-être val1t-il mieux abandonner la partie el weher ùe ramener André à ses
projets de voyages. j'y penserai. Merci de tout ce
que vous m'avez dit. je vois bien là une nouvelle
preuve de volre D.lUÎlié.
�INTRUSE
El1e lui tendit la main, soucieuse de ne point
lui faire de peine, et de lui montrer qu'elle le
comprenait. Pourtant, elle ne se rendait pas encore
à ses raisons, quoiqu'elle en pressentit la justesse.
-Vous comprenez, dit-elle avec un petit sou'rire d'excuse, encore mouillé de larmes, c'est dur
de renoncer tout d'un conp à l'idée qui vous
domine et absorbe depuis des mois; accordez-moi
au moins vingt-quatre heures de sursis pour èlre
tout à fait raisonnable.
- Pauvre douce enfant! murmura Lucignan.
Ah 1 si je pouvais ...
- Il faut que je me sanve maintenant. Adieu!
Elle disparut dans l'escalier, tandis gue, plein
d'amour et de compassion, le jeune homme, sur
la porte, écoutait se perdre le bruit de ses pas.
Madeleine, naturellement, ne raconta pas à son
mari l'emploi de sa matinée. En rentrant, il la
trouva occupée à pein.dre une feuille de verre pour
un paravent et ne lUI posa aUCune question. Le
déjeuner et l'après-midi se passèrent sans aucun
incident, et la jeune femme, ayant à peu près
réussi à chasser pour un moment ses préoccupations, achevait as<;ez bien sa soirée en faisant
chanter André, lorsque Gilbert vint tout gater.
A peine eut-il souhaité le bonjour qu'il se mit
à la taquiner avec une innocente maladresse:
- Eh bien, madame, dit-il en riant, on vous y
prend à faire des visites matinales chez de beaux
messieurs ...
- Comment? demanda André, plus étonné
qu'inquiet, tandis que sa femme, d'abord subitement pâlie, sentait, l'instant d'après, ses joues
flamber de rougeur.
- Eh oui 1 à onze heures, dans un impeccable
tailleur de drap bleu, en toque de velours, et un
en-cas à la main, madame émergeait d'un vieil
hotel de la rue des Saints-Pèrc~.
�INTRUSE
- Vous êtes donc allée chez Lucignan ? s'écria
André.Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? .. Quellc
idée d'aller chez lui toU'te seule? Cela ne se fai t
pas?
- Mon pauvre ami, tiens-toi bien, il n'est que
temps, vois-tu? N'est-ce pas, madame? reprit
Gilbert, qui trouvait Madeleine très sotte de ne
pas mieux prendre sa plaisanterie.
Cornille bie.n des hommes, il croyait presque lui
faire une galanterie et s'imaginait en tout cas être
aussi spirituel qu'inoffensif en paraissant douter
d'une vertu à l'abri de tout soupçon, et qu'il savait
inaUaq uable .
André le savait bien aussi; pourtant il lui était
désagréable de penser que Madeleine lui avait
caché celte visite incorrecte. Aussi revillt-il à
la charge, trop snr de sa femme pour hésiter à
lui demander une explication en présence de
Montlosson.
- Mais enfin, chère cachottière, pourriez-vous
me dire quel motif mystérieux et pressant vous
conduisait ce matin chez Lucignan ?
Madeleine, décontenancée, l'esprit en désarroi,
lllnrmura tout bas quelques mots inintelligibles, et
comme il renouvelai t sa question, Gilbert" qui
commençait à douter de son à-propos, interv
~
sur un ton plaisant:
- Mai' bisse-la donc, voyons; ce ne sont pas
des questions à poser à une femme.
Madeleine s'était un peu ressaisie.
- Vous avez raison, monsieur; et c'est bien
votre faute si je ne puis pas préparer paisiblement
ma petite surprise pour la [ète d'André. .
- Nous n'y so mmes pas encore! s'écria AndrG,
lout Sout'i:tnt.
- Ah ! VallS croyez gue cela s'improvise,
repri t Madeleine, enchantée de sn t rOll vaille, VOli S
VOltS imaginez peut-être que le matin mème i4
6
�INTRUSE
IJO
passcrai Gll J.OllJ!I'C ou all /JOIl }.Jlrc~é
vous :1~hetr
unc pctitc horreur il qu~trc
~rancs
cm~luant?
- );on, non, :Vbdclell1'e, Je VallS snlS gélléreuse,
et je vous crois très cGpnble J'nller jusqu'à neuf
quatre-vingt-quinr.e .
Ils se mirenl tl rire tous les trois, instinctivement
heureux d'ètrc débarrassés de ln conlraihle
récenle.
- Eh hien, monsiellr, pOUl'suivit la jeune
femme sans laisser perdre SOIl avantage, puisCJuc
VOllS \'ous permettez d'éven 1er la m~(;hc
cl de
ruincr mes projets secrets, je vous condamne ~l
~I \'enir tliner arec nous le 29 novemhre ct .1
admirer ma surprise, mais il. condition par ex.emple
de ne plus m'espionner.
- ~VT:tJame,
le mol est dur, si la punition cst
Jouce.
- Je ne retire ni l'un ni l'nutre, répliqua :\hdeleinc.:, enhGrdie par sa Crayeur il. peine apaisée.
Yous m'avez gâlé mon effel, je ,"OllS en yell."
Iwaucou p.
Une seconde fois, Gilbert se demanda, avcc une
stupéfaction profonde, s'il n'avait p:1.S commis une
lourde hévue. fTeureuselllent André semhbill1l1iquement occupé il. deviner la Il surprise » de sa
femme.
- .Mon Dieu! Illon Dieu! qll'est-ce CJui ]1(; li 1
hien nL-c\,-;,.,iler le concours d'un égvptol()tIl\\.,?
Y()l1sn':~
pas m'offrir une momic?"
n
'J'out d:lJ.lgcr tait décidément l;carlG. L'angoisse
lourde qlll aV:l1t un.ll:oment p 'sé tbns le ['ctit
s,t1'lIl ac'!Jcva de se dISSiper, quand André, attiranl
sa femme ù lui, l'cmhrassa 'ur les CheYCll.' a\'ec un
sourire indulgent.
- Quelle enfant vous Gteq !
Cependant, comme rien ne sc perd Ici-bas,
comme aucune p:lrole, aucune pens~
ne peuvent
jamai<; (~trc
complètement indifrérentcs et il1"(]v('-
0
�INTRUSE
nues, il rest:1 de cc petit incident une impression
sourde et latente qui, plus tard, sedéveloppa lentement dans le cœur d'André. Chez M:1deleine aussi,
il ravim une méfiance inquiète et accrut encore son
antipathie pour l'ami importun qui se trouvait
toujours en tiers clans le ménage, et en tiers maladroit ct dissolvant!
L'alerte aV:1it été si vive, bien que son émoi COf,centré sur un seul objet l'eClt empêchée d'en sentir
toute la portée, qu'elle résolut sur-Je-champ de ne
plus s'exposer à de pareilles ayentures et de sui\ re
les conseils de Ll1cignan.
Elle le lui écrivit dès le lendemain matin, en
même temps que le récit de ses :11lxiélés ct le suhterfuge auquel elle avait dlt recourir. Puis, il
s'agissait mainlenant de trouver pour la fêle
d'André quelque chose de peu ordinaire!
Quand elle eut en personne jeté sa lettre ~l la
poste, Madeleine se sentit plus tranquille. La décision prise la garantissait désormais contre tou t
d:l llger. Elle n'ayait plus qu'à s'occuper d'Andr6,
~l chercher à lui plaire minute pal' minute cl rien
Ile serait plllS doux que cet unique souci .
Pourtant, el le ne pouvait, sans un cruel regret,
hriser dMlllili\'cment le cher espoir auquel depuis
des mois clIc se a:llllponnait, renoncer pou\" toujours au projet p:1tiemment préparé qui del"ait,
d'après elle, l':1mener 1ôt ou tard à son foyer Je
bonheur parrait ct la sécurité . C'en ét:lil donc fini
du rê,·c si longtemps caressé: jamais elle n'aur:1it
celte joie ùe dire à son André: « Venez, je
VOU" r~\Inèe
à ceux que YOUS :lI'ez quittés pour
mOI.
»
Une dernière fois elle s'attardait il ses chères
rêveries, souvent inlerrompues, toujours reprises;
clic évoqua encore, en sc promenan1 dans les
lnrges :l\'C'11l1eS défellilléeset 1ristes, la vision obsédante: André conduit par elle aux pied~
de ses
�13 2
INTRUSE
parents, un même baiser les l:éunissant, clle et lui,
dans un uniljueal1lol1r conql1l;, ct retrouvé. l( C'elH
été trop de honhcur, soupira-t-elle; allons, il faut
\' renoncer l » Et, pour allèrmir son courage, clic
sc répéta l'argumentation de Lucignan, si clair\oynnle, si précise, si implacablemenl juste. :\011,
l'l'aiment, elle ne pouvait hésiter. Alors, elle rentra
c'he'\: elle afin d'écrire:lu l1l:1rqllis de Sainle-Avllle,
.\l.lis les 1110ts ne venaient pas, Elle rècommelH,:a
(!'Ois fois sa JeUre et toujours la déchira, en n:rrar. se consumer ùans
0
dant rêveusement les J e'b rIS
la
chemin6e. Tantôt elle trouvail son hillet froid ct
sec comme une rupture, tantùt il lui semblait ému
d'ulle inavouable émotion, 011 hien encore 011
Ilourrait la croi re hlessée, OCi\lslluée dans son
refus sans moti r précis.
André rentra el la troura assise deyant le fcu
,ur une chaise hasse, plongée dans ulle prnol1~
médil.ltion. :Vl.algl'é ses e!TlJrls, elle ne PU! lui dissimuler sa préocl:upaiioll, el André fit la remarque
qu'elle était hien distr.\ile cc jour-I~\.
VOIlS pensez il Lucignan, peu t-èt re, Li i t·i 1 en
riant.
Elle S'Cil ùéfendit cl s'excusa sur Lll1lllal dl: 101e.
- Je IOllS accol1lpagnc'r:l.i jusqn'au ministèn'
toul ù l'beure; je suis sùre que la promenade Ille
fer.1dl! hien .
•\ part clle ct sans se ['avoller fl)('Il1,'lIclllent,
n :l1onçanl il vaincre la dilïiclllté d'uilc lettre, elle
sc rl'sull'ait à aller une Licl'I)ière fuis J'Ill! de
\' :tl'el1 ne.
L'aprl:s-l11idi elle ~1\ ' ail pel! dl' chance de trouver
r le marLi ui<; CI elle pou rrai (, si non charger le gétfÇlon
de sa réponse, du moins J'écrire lù-b:ls, cn deux
!l101'', sur une carle 1yeC ses l'cgr'::ls.
�INTRUS!::
1""
,),)
XVIII
Après ayoir, d'un dernier geste, dit aèlieu il
Andrt: s'cufonçanl sous la yoùte du ministèrr, cl
jeté :lutollr J'elle un n:garü cin;ol1sl ect, Madeleine
s'achemina vivement vers le \ieil hôtel des Saintc.\vlllc.
Pour la delï1ière fois, elle reprena.it cc chemin
.: nt
parcouru. De chaque détollr de J'ue, de
chaque monument, presque de chaque ét:l logc
surgi~at
le sOll\'enir des impres~on
si yives,
déj~l
éteintes, des craintes, de~
désirs qu' elle allnit
wjourd'hui ensevelir il. jamnis.
Oui, il fallait tuer son rève, détruire l'espoii
tenace eL cher qu'elle avail pris pour un devoir,
dont elle avait fail le but de tous ses actes, de
tOllll:S ses pensées; il [allai t renoncer pour loujou rs
it l'idéal de bonheur dont elle s'était leurrée; toutes
ses anxiétés, toutes ses larmes, toutes ses prières,
toutes ses abnégations n'avaient élé qu'un absurde
ct inutile clTorl, puis([u'il rallait maintenant quille r
la partie engagée, disparaître juste au momcnt oit
pcut-ètre on allait l'aimer! Cependant, il fallait
:l\oir cc triste courage, sc dire résolumenL llu'elle
s'\;t;.lit trompée, llll';'\ placer son devoir trop kIl1[,
:ll'é:l:trgil', i\ l'ennohlir, elle avait négligé d'humbles
,Jhligalions CJ uotidicnnes; qu'il vouloir son bon hell r,
le bUll heur d'André surtout trol) beau eL trop
l:omplet, elle avail failli compromettre et perdre
kllr tendresse ct leur joie.
Ahsorhéedunsses pensées, le pas insensiblement
ralenti, Madeleine arriva pourtant ;t la porle dlt
\ ieil l1ùlc:l d tr.l\'cl'sa la COUI p,I\'01: ~ )Ü allclld ai t
UIl C ,idori:\ corn.:clell1el1l attelée, Elle eommCll~:ilt
il gravir le large escalier de pierre, loniqll'llllL:
~ ou\'(
�T34
•
INTRUSE
porte s'ouvrit brusquement au rez-de-chaussée,
livrant passage au marquis de Sainte-Avule .
En reconnaissant la jeune femme, il eut une
exclamation satisfaite:
- Ah! vous voilà, mademoiselle; je suis bien
aise de vous voir avant de sortir: entrez donc chez
moi.
- Mais, monsieur, protesta Madeleine, je ... ne
veux pas vous retarder; je venais d'ailleurs vous
dire mon regret ...
- Entrez donc, je vous prie... répéta le marquis sans écouter ses timides excuses.
Rapidement, il lui fit traverser les mêmes pièces
qu'clle connaissait déjà et, en dépit de ses indistinctes protestations, l'introduisit dans le petit
salon de Mme de Sainte-Avule.
- Chère amie, je vous amène Mlle Chellevières,
ct ue j'ai eu la bonne chance de rencontrer dans le
vestibule.
La malade fit un faible geste pour tendre la mai n
~l l'arrivante.
- Alors, mademoiselle, vous voulez bien prêter
un peu de votre gràce et de votre jeunesse à une
pauvre infirme? soupira-t-elle avec le même sourire triste qui arait déjà attendri Madeleine. Soyez
la bienvenue! J'espère, je suis sClre quc nous nous
L'ntenùrons très bien.
La jeunc fClllme, sans vouloir prendre le siège
'iu'onlui indiquait, allait dire nettement le hut de
sa vi 'ile, quanù le marquis l'interrompit:
- Excusez-moi, mademoiselle. je suis obligé
de sortir ct jc vous laistie avec Mmedc Sainte-Avule.
Il ~'incla
devant elle, baisa la main de la marlillise ct laissa les deux femmes seules.
- Asseyez-vous donc plus ~rès
ùe moi, reprit
la malade ... prenez cette chauffeuse. Vous \oye/',
\t)S miniafures ne I11C quittent pas.
Sur la table, en errcI, sous ses yeux, le sourire
�INTRUSE
d'.\mlré animait les délicats visages des deux
i Ilec~.
-
Je
Sll';S
très contente de vous voir auprès Jo
mlli; \OUS éclaÎrcre/. un peu mes longues journées
monotones et inactives, vous ...
- Milis, madame, - j'en suis désolée, je yOLlS
il'iSllre! - il ne m'est pas possible de venir!
- Yous refllsez ? s'écria la marquise, pourquoi
n'l'-..I-L'C [las possible? Les services que je vous
demandc ne sont ni pénibles ni diflicilos '?
S'ln accent lmhissait une sourde irritation, Llui
froissa 7\\adcleine, Elle comprit, en un éclair, C0111hil' l1 cette volontt: arait pu parailre hautnine ct
dlll'C il André,
- .le lle sais pourtant, madame, si j'aur~1is
pu
vous les rendre i\ votre entière satisfaction, répondit-l'lie \1cllel11cnt. hn tout cas, il.; sont trop aSSlljdtis.;ants pour que ma ramille puisse mc laisser
\l'nil',
Ln 11laJ'ltllise ne répondit pas, Les trnits durcis,
il11l11ohiles, clic avait évidemment peine il se sou111lltre ~l la décision du cette humble petite fille de
l'dte ilh'OIlJllIC,.,i difficile sur les moyens de gilgnl'l'
sn \ il'! Madeleine n'osait plus la regarder. Elk
Jl'O~,i
pn.; non plllS sortir sans y être <1u(oritil!c, ct
sc dl'lll<lllll:1it, Uil peu anxieuse, comment finirait cc
1\~ljhc
~ilenc(',
l~1fin,
la mal'lillise ellt une légère
'1"illt' dl' ILlll " el étcnL1illa main vers un I)latc<lll
11'l"(' ..,UI' la table, La jeune fell1llle s'empressa de
lui prL'scntcr Il' verre cl, voyant all'C qllels efforts
li! l11dl.lde sc rel11uait, clic p,lSSl1 un hras sous le..,
cUllssins, ct, lui soutenant ainsi la tete, l'aida il
boire,;lU nti\'C' ct délicate.
En:,'élendant de nOllV<'HU, la llHll'lJuisc lui sourit.
_ Merci, mademoiselle, c'ellt été dOl! ' d'ètrl'
s()igmÇc par VOllS.
Cr :--illlple 11101, le regard doulollreux qui 1',1cl'(\1l'l1.1gn;lit) émurent Mill! lcine.
�INTRUSE
- Madame, ce serait un si grand bonheur pour
moi, murmura-t-elle.
- Mais alors, arrangeons-nous, répliqua Mme de
Sainte-Avule. Je ne serai pas exigeante: nous
combinerons nos heures. Avec de la bonne volonté
de part et d'autre, on surmonte toutes les difficultés.
- ' Comme je le voudrais! soupira Madeleine
avec ardeur.
- N'est-cc pas, nous allons nous entendre '?
reprit la marquise, un peu surprise, mais se rattachant fiévreusement à son désir. Je vais vous dire
cc qui me [ai t tant tenir à vous, mademoiselle.
F)"abord, vous êtes douce et bonne; cela se voit au
premier coup d'œil, et puis vous êtes à peu près
cie l'âge de mes filles ... vous ne leur ressemblez
pas, pas du tout, et pourtant vous me faites penser
à elles, peut-être pour avoir [ait leur portrait avec
lin si incomparable talent. J'avais trois enfants,
mademoiselle, cl j'en suis réduite à demander à
une élrangère ces soins qu'aucun d'eux jamais ne
me donnera.
Tremblante, Madeleine ne répondait pas. Quelle
ironie! Au moment même où on l'attirait à cc
foyer qui eüt dû être le sien, elle entendait prononcer contre son André l'implacable arrêt. Elle
eut envie de tout briser une seconde fois, mais il
était trop tard maintenant. Son in stinctive bonté,
sa douce pitié l'avaient livrée à la marquise, trop
habile pour ne point conserver ses avantages.
c'~st
entendu; vous ne viendrez pas
- AI~rs,
tous les Jours; Je comprends, la rue Del]lOurS est
très éloignée, mais vous pourriez venir au moins
quatre fois parsemaine, n'est-ce pas'? Tout de suite
après déjeuner, ou mieux encore, VOLIS pourriez
venir le matill déjeuner ici,
- Oh! nOI1, madame, interrompit Madeleine,
.:e n'est pas possible. JI faut absolument quc je
lJour les repilS.
rcn tre chc!. ~l1oi
�INTRUSE
l;\7
Je le regrette! Il aurait été bien plus simple
que vous passiez la journée entière ici.
- C'est impossible, madame, tout ce que je
pourrai faire, c'est de venir trois fois par semaine,
le matin, de neuf à onze heures.
- Comme c'est court! Enfin, commençons
ainsi, accorda la marquise. Vous viendrez demain,
n'est-ce pas?
- Oui, macJame, dit Madeleine en se levant.
Elle jeta un petit regard autour d'elle.
- N'avez-vous besoin de rien? Ne puis-je vous
remettre un livre avant de partir?
- Vous avez raison. Donnez-moi cette revue,
voulez-vous, mademoiselle? Demain, vous épargnerez mes pauvres yeux. Au revoir!
EtMadeleine sortit, très mécontente d'elle-même,
énervée de s'être laissée engager plus étroitement
que jamais, précisément quand elle venait reprendre sa liberté! Pourtant, sous son irritation, surnageait une petite joie intime de n'avoir pas encore
rompu le lien fragile qui l'unissait à la mère
cl' André. Elle serait toujours, en cas d'urgence, à
temps de le briser, tandis qu'il eût été impossible
~l renouer ... L'étonnement et la désapprobation de
Llicignan l'inquiétaient un peu aussi. IlIa traiternit
dc faible petite fille et il aurait raison. N'était-cc
pas présomption et folie de sa part de vouloir
vaincre les pires difflcultés, les plus enracinées
résistances, quand c1le était incapable de maintenir
ferme sa propre volonté, quand el le était il la merci
des circonstances? A moins que tout au fond il n'y
eCit lIne arrière-pensée à sa résolution, ct qu'elle
n't.:ùl étd, sinon complice, au moins indulgente et
al:cllei ll ante à ces circonstances contraires ...
Madeleine entra donc, sans plus tarder, dans scs
Ionctions de lectrice. Soit caprice de malade, soit
t]u'elle subu puissamment le charme pénétrant de
la jeune femme, la marquise se prit pour elle d'ul?~
�l'\'THUS8
.:roissante sympathie. Les pr~l1ies
jours, ellc se
contenta de b faire lire, se born;lI1t:t l'~change
Je
li uclq ues paroles au débu t Je \;.t s~an.:t!;
mais
bientôt elle prolongea les convcrsations el, ;1 plusieurs reprises, tenta de pénétrcr dans le secret de
sa jcune vie. Sans lrop en avoir !';lir, Madeleille
résistait ~I celle bienveillante curiosittS et csquivait
les qucstions trop directes. Un jour, pourtant, elle
nL~
fut pas au si maîtresse ù'dle-mC:me. 1\1 me de
Sainle-Anlle se plaignait de scs soum'ances physillllCS, el, par de longs soupirs, donnait) ~I entendre
lf u'ell es éla ient encore les moindres de celles qu'elle
su hissai t.
- Ah! chère mademoiselle, vous ne sayez
beureusement pas ce que c'est que l'ill<jlliétude el
\;.t douleur! A \'olre ;lge, la "ie semble si plcine dl'
promesscs de joie, quc l'on' sllllf1're i:t pcine des
pctits el18grins d'un 1110111cnl.
- Lu croyez-voLls, madame? s'écria la jelille
klllllle, l'OUS vous tromperiez profondémcnt.
La marquise b regarda, étonnée, frappée par
l'amertume violente et inattenduc de celte l'oi,, si
douce d'hahitude.
- Est-cc possil le, ma pauvre enfant, que VOliS
:1\'\.!1, J~jà
des peines'? dit-\.:!1e al'cc' un sllurir\.:
il1,lulgen L l\assli rel-l'DUS. Ouelq ue du res q Il'ul ks
\"ous paraissent, l'Ilcs ne s;llIr:lient l'tre hiL!1l gral'c,;,
IIi Sllliout bien dllrables ! 'j'out s'arrange ~l
l'otrl'
;lgc; il n'est t!I1COfl.! rien pour \"OI1S de d0filliliL
- Non, madame, tout ne s'arrange pas, el IUUS
nL! jlouvez comprendre cc supplice dt! relire, malgr':
soi, le malheur de ceux qu'on aime par-dessus
IIJU t.
Vous'? raire le lIlallll'lIr dcs autres! .L '(Jll, je,
crois pas ceLt !
,\1:tdeleine serrn ks lèvres pour retenir SOli selTt'I
l'rd ;) s'C:chappll'.
- li y al ourtant des gens tr~s
bons qui peuYt:nt
Ill:
�INTRU SE
139
empêch er le bonheu r autour d'eux, murmu rat-elle il mi-voix.
La marqui se lressaillit.
- A votre àge, répond it-elle gravem ent, on ne
saurail êlre bon juge. La meilleu re garanti e de
bonheu r est encore la confian ce en l'aITection et la
sagesse de ceux qui connai ssent la vie.
Et comme pressée de clore un sujet doulou reux,
Mme de Sainle- Avule se fit faire une lecture .
Peu de jours après, elle deman da brusqll ement
ù b jeune femme :
- Comm ent vous appele z-vous ? J'aimer ais
l'OUS appeler par votre nom, chère enfant ; mademoiselle Chene\ 'ières, c'est trop pompe ux et pas
assez amical.
- Madele ine, madam e.
- Madele ine? Non! Je ne yeux pas VO\1S
donner ce nom, si doux dans votre bouche , malS
si pénible pour moi.,.
- Pourqu oi"? deman da incon9 ciemme nt Madeleille, très émue.
- Parce qu'il est pour moi le synony me àe la
llouleu r el de l'humil ia! ion! Pauvre chère peti te!. ..
\' ous donner il vous le nom de... cette femme,
c'est imposs ible!
- Pourta nt, madam e, ré!pliqua la jeune femme
soudai n raidie, je ne puis en change r, c'est sous ce
nom que j'ai aimé, sous cc nom que j'ai souffert,
sous ce nom que je lutte pour mon honneu r et
mon honheu r ... ce nom, c'est moi 1. ..
Un extrêm e étonne ment se peignai t sur les traits
de b marqui se. Jamais encore elle n'avait vu s'affirmer si nettem ent la volo1lté de Madele ine. Sous
la jeune fille charma nte el douce qu'elle aim~,
apparai ssait tout ~l coup la femlJle ardente ct passionnée , avec qui 1'011 compte dans la vie.
(Juoiqu c froissée de cette brusqu e résistan ce,
de Sainte- Ande n'insist a pas. Elle pressen ~lmc
�1 fO
INTRUSE
tait Ull llouloureux mystère ef déjà aimait asst"z
~ hdeJeine pour .1ccepter d'elle ce qu'elle n'elH
jamais supporté d'une autrc .
- Eh bien! gardez-le donc, aquiesça-t-elle i't
regret, pu isq ue VOliS r tenez l.1nt!
- C'est le nom que m'a donné ma mère; c'est
ainsi que m'appellent tous ccux qui m'aiment.
- Vous allez donc mc /forcer à vous le donner
aussi, hahile petite ... l\IL:1deleine; mai., je \0115
préviens qu'il faudra foute "aire gr~lce,
toute votre
honté, tout votre charme pour effacer la pénible
imprcssion qu'ilmc produit. Est-il possihle (lu'un
JIH~le
nom désigne deux femmes si différentes:
]':mge et le démon; la douleur el la consolation de
111:1 vieillesse '?
Cette fois (~ncore,
Madeleine fui sur le point de
tout .1youer. El pourtant, elle ne dil rien; en dépit
tles hlessures, deI> froisscments qu'on lui inlligeait
involontairement, el1e se rendait compte qu'elle
tcnait une place dans la vie, d.111S le CŒur de sn
belle-mère; qu'elle, la repoussée, l'intruse, ét.1it
aussi la dispensatrice de joie, cellc qu'on .1Uend ct
qu'on désire. Un jour viendrait-il olt cet attachemenf serait assel. fort pour dominer les préjngés,
pOlir étouffer les pré\·entions? L'aimerait-on
j;lll1ais as~el.
pOlir lui pardonner d'moir pris cc
titre de fille dOl1t elle emhrassait les devoirs :l\"C'C
lin si 1endre Lk:vouement·l Che/' Ic I1JaI\lllis surI/Illt, qu'clic voyait de temps il :lutre, clic dc\·inait,
;1 d'imperccptihlcs nuances, une implacnhlc hostilitt: contre ceux qui l'avaient bravé . Elle pa'isait
~Iins
par toufcs les alternnfi\"cs de l'esr~
et du
décoll ragemcn t.
Au reste, celle vie en partie douhlc était parfois
l1 irfil'ile et ùa ngerellse. A peine i\ ndré {·UI ÎI-i 1
parti pOll\' son ministèrc qu'elle sortait 2\ son lour,
Il' plus souvent pren:lit un fiacre ct arrivait, non
sans inquiétudc, rue de Varenne. Elle se cachait
�..
INTRUSE
J
Il
COlUlllO Ime coupable, tremhlulllloujours qu'une
f,\.:licliSC rencontre Vlllt lout dévoiler.
Un jour, \nclré, ayanl oublié ùes papiers, re\ int
ses pas ct, rentrant chez lui une demi-heure
après en ètr~
sorti, ne t rouyU rlus Madeleine;
\:elle absence imprévue le mécontenta ct, au
d~ieunr,
il ne le dissimula pas.
_. Ell hicn, Ol! êtes-vous donc allée ce 11l ..1lin '!
Chez Lucignan, sans doute, toujours pour me prGparer quel,! ue surprise, n'est-ce pas '?
Celte brusque atlaq ue, cc ton hostile déconcertèrent Madeleine.
_ Mais non, mon ami, balbutiu-t-clle.
_ Oil étiez-vouS ùonc?
_ J'ët,1is sortie; je ne pensais pas YOUS contrarier; je suis <1 liGe au Bon :'la,rcltc!, hasarcla-t-c.Ik,
très lrollbléc, igL10rante encore de cc qui motiyait
les reproches d'André .
_
VOltS aile" biell souyent au nun \l.:tn:hJ, ct
je 11C vois P'\S <lue vous en rapporlie/': grand'chose.
La jeul1e femme ne put retenir se.., 1,lrmes.
_ Mais que vOllS ai-je fait, Amin:, pourquoi
III l' parlct-vous ainsi '?
_ Rien, VOliS I1C m',a\'c/,: ricn l'ail! Cn Ilhlri Il'a
S,1I1S doule pas le droit dl.: savoir al! hl. :;,a feml1le,
cc 'I1I'dle j':lil, chc/': LJui clic pa~sc
ses journées.
__ AnclrG!
_ El idcllll11Cnl, je ~lis
ridicule ct tyrannique
par-: L' llu'il Jl1e déplail de 'OllS voir courir du
Hwtin au SOil', sans même savoir où VOLIS aile/..
La tète dans ses mains, Madeleine n'e s s<1)'lit
plus de réprimer ses sanglols . Sans tenter lInc
C\.CII'iC Oll Ulle e'\rlieation, clic plcura it , incar'able
de rCpullLlrc .
AIllI!(: cul un remords. Il sentait bicn qu'il avait
dCP,lSSt: la mesure cl CJlle celle chl'rc tète innocente
ne pouvait abriter de cl'Ïmineb ~crls;
mais il
SUI"
�INTRU SE
sentait aussi qu'elle n'était plus la même, qu'il
n'était plus, lui, le maitre de toutes ses pensées,
comme autrefo is; il savait qu'en son ingénu ité
Madele ine pouvai t être imprud ente ct, de toutes
façons, il souffrait, par brusqu es éclairs, de la voir
se retirer de lui. Il s'appro cha d'elle, ct relevan t
le visage humide , posa un baiser sur les yeux
bruns.
- Allons ! ne pleurez pas ainsi, mon amie, je
ne voulais pas vous faire de peine; mais pourqu oi
devenez-vous mystéri euse et cachott ière, pourqu oi
ne pas me dire tout simple ment ce que vous
compte z raire, comme autrefo is? Je ne suis pas un
mari bien gênant. Pourqu oi avoir des secrets pOLIr
moi?
- Et vous, mon André, pourqu oi me dcher
vos ennuis ou vos peines? murmu ra-t-ell e en passa nt ses bras autour du cou de son mari.
- Mais je ne vous cache rien, petite folle; je
n'ai ni ellnui ni peine. Je n'ai que de la joie et de
l'amou r, puisque je vous ai, vous! Chasse z vite
les idées noires; nous n'allon s pas nous querell er
comme deux enfants ; et surtout ne me chargc7.
pas de torts imagin aires, pour vous donner des
droits de représa illes.
- Non, certes, je ne vous charge pas.
Alarmé pour son propre compte , André n'osa
pas revenir sur ses griefs, et une tendres se plus
vive rayollna, pendan t l[l1elques jours, dans le
cie l incerta in du jeune ménage. Mais de ces doutes
.s\-allonis, de c~s
nuages passage rs, il reste pourtant un SOLI venir qui revient aux heures mauvaises,
ct, peu à peu, tra1lreu sement pénètre dans les âmes.
A . quelqu es jours de là, André se rê\'eilla, un
malin, avec la migrain e. Il se leva tard, attendi t,
hési ta, et Gnalement ne sortit pas de la j0l1rn6e.
Cc petit inciden t parut à Madele ine presqu e une
catast rophe.
�INTRU SE
EHc dc\'ait aller rue de Varel1u e: imposs ible
imposs ible mème de
J'être fidèle à son rcndez-vou~,
ne pou\'ait ([uiltCl'
elle
car
ir,
;'c),(llS er ct d'avert
poste, el encore
la
jusqu'ü
courir
pour
mari
son
Illoins confier un messag e il l'indisc rétion curieus e
des domest iques. Vaincm ent, elle chcrch a Ull prétexte pour s'échap per, espéra la visite de ;\illle Céline ou de Frédér ic; les heures sc trainèr ent monotOiles et impitoy ables, et gU:1!1(1 eette sombre
journée d'hiver s'achev a enfin, Madele ine était
brùbnl e de fièvre.
~. Le lendem ain, elle courut chcz la marqui se,
humble et embarr asséc de soninco rrectio ll forcée.
- Vous auriez dù au moins m'aver tir, lui dil
un peu froidem ent la mère d'And ré. Je compre nds
'qu'un cmpêdl ell1cnt imprén t puisse YOUs rctel\ir
chez.vo lls, mais il est toujour s possibl e d'écrire ou
de [aire écrire.
Toujou rs 'possibl e ! ...
Madele inc ne répund it rien. Quelle explica tion
pu fournir '1
~üt-el
II resta de cet incidel ll 11 n peu de froideu r ct de
contrai nte pendan t un jour ou deux; l,uis celle
pénible impres sion se dissipa i't son tour, etMade Icine se sentit peu il peu dcrcnir indispc nsable.
El il: ven ai t sou vent aussi l'après- midi mainte nan t.
clic
31ll" la propos ition de Mme de Sainte- Ande,
peiCil
tout
callsdit
ct
;.;.,
pinceau
ses
'Hait apporté
gnant des miniatu res. Cette occupa tion avait le
doublc avantag c de rendre moins danger euscs les
longues heures dc cau 'cric uvee la marqui se, ct
surtout de permet lrc à la jeune femmc dc pré:;enl t' r
:l son mari, a\cc son travail, une sorte de justi!lc alioll de l'emplo i desol1. temps. Elle était mème all0e
'illf'lqu cfois ü un -:ours (il: peintur e, boulcl'<!lll
Saint-G ermai Il, ari n de pou \'oi r llis6111cnt donner
fré'Jucn tcs sorties .
un moLif il St~
C'était Lucign all qui lui Cn avait 1'ourni l'idée. Il
�INTRUSE
n'avait pas vu sans un vif déplaisir Madeleine s'engager de plus en plus clans une voie si dangereuse
pour son bonheur. Mais à présent que toutes ses
observations avaient échoué, au moins voulait-il
cIe tout son pouvoir l'aider à éviter les écueils. Ce
n'était point chose facile, car il devait mettre à son
intervention L1ne réserve ext rême. Pl us expérimenté que la jeune femme, il avait deviné chez
André une vague jalousie où ellc voyait une taquinerie et une plaisanterie déplacée.
Aussi les appuis étaient rares pour la pauvre
Madeleine! Elle ne pouvait plus guère, occupée
comme elle l'était, aJ1er ouvrir son cœur à ses
vieilles amies de la rue Demours, et Mlle Céline,
retenue auprès de sa mère, plus malade encore
dans la màuvaise saison, ne venait presque jamais
chez son ancienne élè,'e. M. Largier n'était pas
non plus un secours pour sa nièce. Il l'aimait
cependant d'une affection profonde ct peu expansil'c, mais il se sen,tait maladroit auprès J'elle,
plus incapable cncore de lui parler que de la comprendre; il éprou,'ait un mélange de pitié ct
d'admiration envers celte enfant si exigeante pour
son bonheuL- et cependant avide de souffrances.
c( Pauvre petite! Elle ne sait pas fermer les ycux,
pensai t·il sou vent. Elle est trop abso lue en cc
monde où tout est relatif! Quelle moisson cIe chagrins elle sc prépare, si elle ra ainsi cueillant
toutes les ileurs douloureuses qui borderont sa
route! »
Il se savait impuissant à la convaincre et se hornait à lui répéter cie loin en loin ses formules fami·
lières: « Soyons pratiques, ne demanùons pas à ln
vie plus qu'elle ne peut donner! » II chargeait ses
actes cie traduire ses sentiments mieux que ne le
faisaient ses paroles et ne ménageait pas les
cadL!JlIx . Discrètement averti pJr Frédéric, il
n'ollhlia ni la fète cl' André, ni le soulier de Nod, Il i
�INTRUSE
le premier jour de l'an. Il envoyait assez souvent des
places de théâtre au jeune ménage et s'~btenai
de les y accompagner. « Cel::l vaut mieux pour
cux et pour moi, disait-il à Lucignan. Madeleine
yoit que je pense à elle; cela suffit, et je doute
que mes travaux politiques fussent Ull sujet de
conversation très agréable pour son mari. Moimême, je ne tiens nullement à fréquenter trop
assidûment le fils du marquis de Sainte-AVlde. A
ne :::onsulter que mes préférences, j'aurais choisi
un autre mari pour Madeleine, et elle ne s'en
serait pas plus mal trouvée! »
Il glissait un [regard significatif vers son jeune
beau-frère et reprenait avec un soupir:
- Que voulez-vous, mon cher? Pendant que vous
faisiez la. cour aux reines autiq ues, ce beau monsieur est venu prendre le cccur de notre enfant, ct
je n'avais pas le droit de m'opposer à ce qu'elle
croyait le bonheur. Il faul être logique avec soimême et ne pas refuser la liberté qu'on réclame
tous les jours!
XIX
L'hiver s'écoulait ùans cette anxiété vague qui
Il'est pas la douleur, mais qui interdit la joie. Lc
brouillard lourd, la pluie fine ct insaisissable
assombrissaien t unc terne jnurnéc de févricr où
Madeleine se sentait pa.rticulièrement abattue. Le
front appuyé à la fenêtre, emmitoullée ù'un ch:1Ie,
elle regardait s'écouler à travers les grilles du
halcon les minces filcts d'cau, ta.nùis quc lontcment tombait le jour gris. Dans la rue désert, ail
pavéglua.nt, pas un bruit, pas un p;'lssant. Avec un
gcste las, elle rel'int Ù. son fautc\1il, s'allongea paresscnsenlC'n! dans l'ombre envahissantc ql1'éclai-
,
�q6
INTRU SE
roient par instant s les grande s flamme s du foyer,
fugitive s ct mobiles . Depuis deux jours, elle gardait là chamb re: un peu de lièvre, ltll peu de
hronch ite, la grippe annuell e qu'il est bien difficile
de ne point accord er en tribut à l'hiver. Elle avait
lutté tant qu'elte avait pu contre le malaise , l1<i~
un soir, André l'avait trouvée si fièvreu se, si brù·
lante, qu'il avait aussitô t appelé le médeci n et\
depuis lors, elle était consign ée au coin du feu.
Elle n'a l'ai t pas osé tricher, se sentant vraime nt
souffra nte; mais ces quaran te-huit heures de réclusion lui sembla ient intermi nables. Elle avait l<lissé
la marqui se plus accablé e que de coutum e et plus
a{feclu euse aussi à son égard. Son absenc e avait
LIli lui causer une vive contrar iété.
Heureu sement , celte [ois-ci, elle m'ait pu la prévenir, en glissan t un petit bleu clans une Iellrc
adr?ssé e à Mlle Céline et la priant de le faire p<1ryenlr.
Maclele ine se sentait tOlite triste et angoiss ée:
dans ces grande s journée s \ides, elle avait trop
rét1échi, trop retourn é en tous sens ses pensée s:
{es doulou reuses surtout , les inquièt es, celles c\cllll
la fièvre triplait l'eŒroi ou la blessur e!
Lucign an n'était pas venu. Il s'était conlen té de
lui ClIvOl'er des tleurs ave.; lin mot alTectlll'lIx,
filais banal; et, de n'avoir pas son seul ami, Cil cc
momen t olt sa présenc e lui eùt été secoura hle, Illi
causait un intime froissem ent.
PlIis, en réponse à sa lettre d'exclIs es,
;'ville Chenev il:res venait de lui lransm ettre nn mot
dn marqui s, plutôt aimabl e, il est vrai, Ilwis
accomp agné des truis cents rrancs qu'illn i rCl1lettait chaque mois ù celte date. Et clle ne pOli 'ait
s'accoll tumer ;'t l'CCC\ oi rai I1si le paieme nl mOIl 11" \ Cde :,ion clévOlle1l1Cllt ct dc scs suins. Elle .I,;,it
déposC-. inta..:te, à cùlé des autres, ccl.lc cnveluppc
caclleL-:l'. j>olll\lll Oi les retirail -clle ainsi boigueuse-
�INTRUSE
ment au plus profond de son petit bureau? « Je les
remettrai à André plus tard, se disait-elle, quand
il saura! » Mais saurait-il jamais'? Pourrait-elJe
jamais lui révéler son mystère J'amour? Il était
bieu changé avec elle depuis l'an passé! C'en était
bien fini des douces soirées en tête à tête, blo(l is
tous deux dans le même fauteuil, des menues
confidences, des enfantillages tout ensoleillés cie
tendresses.
A présent, quand Gilbert ne venait pas, ou qu'il
ne sortait pas lui-même, André causait languissalUl11elll, bâillait, s'étirait, sans prendre nul souci
de dissimuler son ennui. Comme il avait été court,
leur bonheur, et toujours haletant, incomplet!
Pour André même, avait-il jamais existé, empoisonné par de constants regrets, d'invincibles
remords? Dans son amour plein de pitié, elle
n'avait pas le courage de lui en "oui air d, ses
froideurs, de ses distractions, de ses hrusques
sautes d'humeur qui, pourtant, la faisaient tant
souffrir!
011 frappa à la porte. Dans l'obscurité presque
complète, bien qu'il fCtI à peine quatre heures,
Madeleine sursauta.
1
Entrez, cria-t-elle nerveusement.
Lu\.'i le s'avança, indécise et tâtonnante.
- C'est une déiJêche pour madame!
- Ah ! dounez vite s'écria la jeune femme.
Et tandis que la femme cie chambre allumait une
lampe, Madeleine, agenouillée, lisait, ù. la lueur
vacillante du loyer, cCs quclques mots tracés d'uilc
main hâtive par Mlle Célinc :
« On est veuu vous chen::her ici de la. part Je
monsicur. Elle est très maladc et vous r6clamc. A
VOliS de cœur. CÉLINE.»
- Donnez-moi mon chapcau, Jj t-elle en se
rclevant, ct allel mc cherchcr unc voiture.
- .i\:bJal11c n'a pas dc mauvaises noU\ el les?
�INTRU SE
118
demand a Lucile, fr;lppée ùe la pillellr de sa
JJwltresse.
- ;\on, non, répondit-elle précipi tamme nt,
mais je suis obligée de faire une course, je serai
de retour bient6t, avant Mon ieur. i\e ILli dites
pas que je suis sortie, ajouta-t-elle. rouge ci'embarras, il craindr ait que je ne me sois rendllc plus
souffrante. :'lIais il faul absolum ent que j'J.illc chc!.
une amie qui a besoin de moi .
Tout en donnan t ces gauche s e,'plica tions destinées à coul'rir son échapp éc, le cas échéollt,
l'.ladeleine s'habil lait hàli,'cll1enl. Puis elle ckscen·
dit pour ne pa' perdre une secondc et 1110nter pills
vite dans la voiture qu'on a,'ait été lui 'chcrchC'r.
pourtan t jeter,
Un reste de pruden ce lui ~t
ulle adresse
e,
chambr
de
en pn:;:,ence du valet
route.
en
modiGa
qu'clic
e
de fantaisi
coup précipité, la sonelle arriva . A ~on
l~nJj!
nette ne répond it pas: mais la porte s'ouvri t sans
bruit ct, d'une voix assourd ie, le l'ieux servite ur
murmu ra en réponse au regard anxieux de ~Vladc
kine:
- MJdam e la mal' luise est bien mal : le
médecin ya revenir . Monsie ur Je marquis aU 'nl!
mademoiselle.
Elle rejela d'lln geste rapide son loure! manlld ll
sur les bras dll domestilllle et, le prél.:éJanl ;l Il,1vers les apparte ments:
- Où esl-elle L . dans sa cham bre '?
- • on, Jans le petit salon. 011 n'a P,IS o~é
tl'nll-;porter madam e la marquise.
Déji'J. la jeune femme était ticl'ant la purlc; très
doucem ent elle tourna le bouton ct pénétra dans h
pdite pièce fami lière où elle avait passé tant
d'heure s. Etendu e sur Sa chaise longue, SIJlltel1lle
par des orei llers, la marqui se était
de tous côlé~
il11llJubik, la vÎ:-iage dllu in116 de moitié, atrocelJwnt
-:rlntracté par la soutrra ncc. Presqu e aussi p,tle
�INTRUSE
L[u'ellè, 1\1. de Saintc-.\ \ule, as 'is sur une ch3ise
03SSC, la contemplai' alidemen1.
Ali hruit léger "ILlC lit Madeleine, il se leva et,
lui tendant la main, dit à voix basse:
- Je sUl'ais bien que vous \'ienclriez ! Elle vou;;
a réclamée tout de suite: elle veut vous voir; l'OtiS
savez combien elle VOliS aime!
- .:\bis Cju'a-t-elle '1 Que dit le médecin?
- C'est une crise cardiaque, Elle 3 sout'lert
heaucoup : à force d'éther et de morphine, elle
est Uil peu calmée maintenant; mais le mal n'en
est pas moins grave! Le médecin va revenir incessamment, tenter d'autres remèdes ... quoi_lu'il ait
pc;u d\:spoir !
En dépit de sa fermeté, la voix du J113rquis
mourut tl3ns un sanglot brusquement comprimé.
Cette l10uleur virile faisait mal à yoir.
- Puis-je m'approcher '? dem3nda Madeleine,
très 6mue.
- Oui, oui, elle sera contente de \'ous \'oir.
- Madeleine! appeln justement la voix faible
de la malade.
- Me voici, madame, je viens vous soigner,
vous guérir ...
- Chère petite ...
Je parlez pas, cela vous fatigue.
Elle mit un haiser timide sur la main l:m<1Clt:e
de Mme de S3inte-AnLie ct s'agenouilla tout pr~s
d'clic, attentive au moindre souftle. Un remous
Li 'idées confuses et clou IOUl'cuses sonnaient comme
li n glas affolé dans sa pa uvre tête en feu,
Eh! quoi! la mère d'André allait mourir; les
bel1r('~,
les minutes étaient comptées peut-€tre, et
elle rest:-tit lil, inerte el impuissante, à voir accourir
l'irrépamhle! Mais que faisait-elle à cc chevet de
mourante, si elle ne pouyait y appeler André, si
~e1tc
pluce gu'elle usurpait, elle ne pouvait la lui
(.;(:L1cr, si elle nt.: pouvait enfin ,arracher al1X lè\Tes
�leU
.J
INTRU SE
blêmes , prf:les il se fermer pour toujour s, le moi
de pardon et d'amou r qui ranime rait une <lu!re vie
éteinte '! La mère d'Andr é allait mourir , et il n'en
savait rien! Il allait rentrer paisibl ement chez lui.
Quelle serait sa surpris e, sa colère, en n'y trouvan t
plus Madele ine! Tout allai! se déco\1v rir main!e Lui pardon nerait-i l jamais de ne ravoir
n~mt!
point appelé en cet instant suprêm e, d'm'oir lais. é
passer Li<.:hement la mort sans lutte cl sans
révolte '?
Violem ment Madele ine se releva; elle voulait
sorlir, télégra phier tl Andr6, quoi <lu'il dut
arrtver .
gesle impéric llx Jc 1ll:J.rquis l'arrêta .
- H.estcz, madem oiselle ; vous ne pouvez la
ljui!ltr en ce momen t Oll je dois sorlir moi-mê me.
- Itien ltll'UlL inslan! ; je vais ~l la poste prc:ITllil'LJue je reste.
k J'aire pOlir l'OllS, j111is(lue
- N\erei; je l'~\is
moi-mê me il faut li Ile je sorle. A \OUS seule je pli is
la confier lluelq\1és millllie s. Je l'ais revenir .
Un mouvem ent de la malade les 31TL:ta IOlls
dettx.
- I{oland ! appela- t-ellc rnihlem ent.
11 s'élança vers 1:1. chaise longue el se pencha snI'
la 11l3J''luisL' pour l'é 'onter C'l lui ré!ponù re. QIIl'
dis;lien l-ils'I Albil-o ll enfiu ;lppele r AndrŒ'!
\ bdelein c, Jléchiss an le d'angoi sse, S'<.1P]1I1)'O i 1 ;1
daus une ardente
lin bu!cui l, les mains ~Tispl;CS
qu'elle n'Cnltll forl
i
~
nt
hallail:
l'rièrL·. Ses lempes
knl's coups précipi tés, étoulJ'.ml le hrulI
clait qUt~
Llihlt· llcs 1\1uh pronon cés Irl:s h:I<.;. « Ulle crisé
,';Irdia pH', n:rél;lit-t"III' machin;ileluC'lll, llne crise
çardiaq uc. Il ne taul pas d'énlOtifJll ; je n(' [luis ]la':
h snPl'lic r, la L'onjUl'l'r
Ille jell;r :\ SL''> ried~,
d'avoir pitié de l1r)lIS! \J'HI, il 11t' le faut pas; je I:i
Ilwr'li,, ! QLlL' birt; alon;! cl le temps passe! el
\out à l'heure , il sem trop lard! Mais pourqlllll
I)'UII
�INTRUSE
15 [
suis-je là si je ne puis rien? Ah ! l'atroce supplice! ) l
Eniin, d'un signe, le marquis l'appela.
- ,k vais rc\'(!nir le plus lôt possible; si le
l1~Iecin
vien! en mon ahsence, vous voudrez bien
lui dirc de m'attendre cL ..
- Oui ... oui ... intelTompil la mal:Jde impatiemment; allez, mon ami, allez vile, PuisLllle j',li
lotre promesse maintenant!
- Je pars, je yeux seu lemt:nt prier Mademuiselle ...
- Ne craignez rien. Elfe fera ce qu'il Cali 1
raire" . n'est-cc pas, ma chère fille'! "OIiS ne m'ahandonnerc% pas'? Mais parlez donc, Roland! .hi
déji:l trop lardé!, ..
El pendant Cjue .\hdeleinc, boulel'ersée par la
maternclll! appel1atiol1, ilï'e de joie ct dl' L!çsec;poir,
demeunlit seuk auprès dL' la mourante, M, de
Sainte-Avule sorlit rapidement.
xx
Six heures sonnaient. AndrL~,
accoll1pagllé de
quelques camarades, I"ranchiss;lit la porlL' dll
llllnistère en allumant une cigarette, llLland le concierge COli ru! dnrière lui,
- Monsieur, voici ulle leUre llu'on "ielll d'apporkr pour l'(HIS i:1 l'inslant. 1\ parait LlUG c'esl Ir';"
pressé,
-
Ail! s'excbm<l le jeune ho 11l 111l!, redou bnl
q II L' le malaise de Maclelei ne ne se fCtl brlls4 uemcll t
'l11gI1lCntC-. Elle n'élalt \l';li1l1l'nt pas !lien depuis
deux jours, ct sans (IU'il )' eC11 lieu de s'inLjui0tcl',
Cl'1:t~
le préoc 'u[1:lil pOlll't;ll1l.
;,lais il l1'enl IXI"; plus Il;1 je lé les yeux SUL' le
billet ljLl'nne "iolente émotiun le clotw sur r)bc~,
Ill11t LIeux. lois CGS 'oLllles lignes.
�INTRU SE
« Votre mère très malade désire vous voir,
ainsi que votre femme. Venez tout de suite. »
Il s'élança dans la rue, sauta dans une auto qui
passait. Son premie r mom-e ment fut d'aller d'abord
rue ùe Varenn e, dans le vieil hôtel familial qui se
rouvrai t enfin pour lui et où sa mère se mourai t.
Car il n'y avait pas d'illusi on possibl e, il le sentait
ù cette phrase laconiq ue du marqui s, qui ne désarmait pas, lui, et ne s'inclin ait que devant la dernière volonté de la mère, devant ce désir ultime
de rel'oir encore le fils unique .
Mais aussitô t il se reprit.
- Non, pas là, rue Greuze , d'abord , 6, et
vit e.
Oui, il valait mieux obéir cie point en point; on
lui disait d'amen er sa femme , il h'lllait d'abord aller
la cherch er. Mais qu'elles étaient longues ces
avenue s, qu'elles étaient intermi nables, les minute s!
\ïngt fois, pendan t le trajet, LI. la fuyante lueur des
réverbè res ct des lantern es, André relut le billet
de son père, cherch ant un sens qu'il n'aurai t pas
compri s d'abord , étudian t comme des symptû mes
les moindr es détails de l'écritu re; mais non, il n'v
avait rien ùe plu s que ce qu'il avait ,' li du premie'r
coup. Sa mère, très malade , lui pardon nait; elle
voulait le voir et, avec lui, Madele ine; donc c'étilif
plus qu'une dernièr e tendres se, c'était bien, de sa
part du moins, unc volonté de pardon et d'apais ement. Pourqu oi était-elle apporté e par l'agoni e?
Pourqu oi le geste miséric ordieux n'était-i l que le
geste suprêm e que la mort interro mpt '!
Toute la tendres se des ancienn es années refluait
p,lssion nément LI. son cœur. 11 pleurai t les jours
perdus loin de cct amour matern el prêt à s'éteindre mainte nant. 11 souffra it mille torture s et,
malgré tout, ulle joie de délivra nce rayonn ait sur
so n chagrin . Il songeel tout ~l coup, comme la voilure tournai t d6jü d.ms b rue Greuze , gue :\lmit·-
�INTRUSE
leine ne savait rien de ses peines de famille, qu'il
ümdrait la prévenir, lui expliquer. .. Mais elil:
aurait vite compris, elle serait indulgente et bonne,
et par amour pour lui, par pitié devant le 1l1alheu r,
elle ferait taire le premier froissement trop
natu rel.
En couraut, i1mouta l'escalier, sonna impatIemment et 0 peine la porte ouverle, se préci pi la
dans la cbambre de sa fel1lme.
Elle était vide.
- Madeleine! Madeleine! Où èles-vous'?appclat-il, en parcou rant ['appartement. Où est Madn Illr '?
crÎa-t-il à Lucile.
- Madame est sortie vers quatre heures; elle a
dit qu'elle ne tarderait pas à rentrer.
Elle est sortie? A quatre heures? Elle n'a
pas laissé un 1110t pour moi? Elle n'a pas dit Ull
C Ile allai t?
- Non, Monsieur; même Madame comptait
revenir avant Monsieur et elle n'aurait pas YOUlli
que l\lonsieur sache qu'elle était sortie malgré la
ù0[ense du médecin ... Mais du moment gue Monsieur est revenu le premier!. ..
SI grande était l'émotion d'André qu'il ne songeait mème pas à la dissimulel. Aussi, prompteIllent enhardie et fière de son importance accidentdle, Lucie compléta les renseignements:
- Madame a reçu ulle dépêche; elle a en voyé
chercher ulle voiture et elle partit tOlLt de suite.
- Et clic n'a rien dit'? Pain t laissé d'ad rCS'ie '?
répéta André, en passant la main sur son rront,
comme pour rassem h\r·r ses idées. j\ !lons, jl'
rcpars; si M..,da1l1c rentre, VOliS lui direz ... 011
pJutôt non, VOliS ne dire;: riL'Il ... Que je· silis V('llll et
rcparti .
T! redescendit pré..'ipit:llllllH'nt, mOllla {bn " h
voiture qui l'attendait, cl s'enfouça d,ms h nllit
trouée ç-à et là de lueurs faloles voil{ocs dc houil
~
•
�INTRUSE
lard ct de pluie. Mais que lui import ait le temps,
'lM lui import ait l'heure '/ Il ne pressai t pius le
coc her mainte nant. Il arriver ait toujour s trop "ite,
puisqu il arriver ait seu l, sans explica tion, 53115
L'xcllsej! Où était Nladeleine'? Pourqu oi, malade ,
- car elle l'était réellem ent, - s'enfuyait-elle
en cachett e, sans un mot, sans Ull prétext e? ..
î:;t toutes les sorties inavouées, toutes les allures
de, la jeune femme, ses rougeu rs, ses
Jl~stérieu
contrai ntes, tout se dressai t mainte nant sinistre ment cle\'ant lui, comme des coupab les démasq ués
;\ J'appel sévère du juge. Elle n'était plus là, l'enj6Il'use, pour endorm ir les soupço ns par ses yeux
illilucellts, ses paroles caressa ntes! Les faits, rien
que les faits, qui parlaie nt élollue mment et criaien t
-:ontre elle sans recours possibl e! Sot L[u'il était,
a \cLIgle C] ui ne Ivopi 1 pas ses in 1l'igues ;1\'OC Lucignon, qui sc bissait jouer par celte enfanl h}pocritt: et perver'ie !", « Oui, hypocr ite ct pervers e »,
prononça-t-il il demi-voix, comme pour rendre son
jugement sans appel.
,\lais il entend re ces mots impito)'ubles, son
une révolte, Etait-cc bien à sa remllle
L'(eur eul~
qu'il osait les appliqu er, ~l sa petite iVladcil'inc, SI
dUI1CC, ~i lend re, si aillOli reuse '! TI ('U t cn \ ie cie
"'<lgcnouil lerdans la voiture étruite pourdell1,J11Ller
pa;'don :l l'image aimée, Lt'un tel hILl'iphl:l1le! II sv
l'xqui':ic'i
''.'l'pcl'l les jOllrs hcureu x, les tendrc~s
la
de j\'l:idell"inc, ..,cs Illats il elle si ~aresnt,
dull-:L'ur de sa voix, l'eni\Tcl11cnt de son regard.
I ~l (ouI cela i'lurail Ilwlllï/ 1\011, non, cc n'GUlIt pas
l'0'isihle!
El c'était vrai, pourtnn t! Il Gtait vrai qu'un soir,
l'Dur attendr e Lllcignan, elle :n'nit refusé de le
'iui\J'e; il ét:lit \'l'ai qu'rllc sortait S3ns le dire' ct
_\L'II.Jil tOlljours les m;)ins vides de elJUJ'ses ill1:l 1<
'rai
gillaircs Jans les glands llJilg'asins. Il ~t;li
::'0 rendre
<jll'c1lc tI\ait pous::.é l'uudac:c jl\ ~(Jl't
•
�INTRUSE
155
cyniquement chez Frédéric; une fois on l'avait vue,
mais combien J'autres visites avait-elle fait impunément? Et ce soir, ce soir même, tandis qU'à son
bureau il s'inquiétait pour elle, elle s'échappai l
pOLIr allcr lc rejoindre, sans doute! Ah! quclle 10rtUl;e! Et il fallait que ce fùt aujourd'hui, à l'heure
même d'une réconciliation tardive, alors qu'il
n'avait pas Ic droit de disposer J'une seule minute,
qu'uu pareil malheur Ylnt s'abattre sur lui! Ses
11arents étaicnt cruellement vcngés! Ils avaient
donc raison contre lui quand, fort de son amou!",
il croyait pouvoir tout braver. Qu'élait sa souffrance de tout à l'heure auprès de celle-ci? L'avenir sombrait commc le passé; toute lumière, toule
joic se noyait dans Ull abîmc cie désespoir et de
rcmords.
Comme il traversait le quai d'Orsay, une iüéc
lui vint et le domina au&sitôt irrésistiblement. Il
\oulut passer chez Lucignan, la chercher encorc,
ou uu moins savoir, mais à sa question anxieuse:
« Monsieur est-il chez lui, j'ai à lui parler ü'urgence, )) lc domestique de Frédéric répondit calllIcment que son maître ne rentrait jamais dinc!'.
Il était allé à son cours à trois hcurcs et ne rc\icndrait sans doutc pas ayant dix heures, commc il en
;lVai tl'habi tude.
Ainsi, Madeleine n'était pas là! Elle n'était
mêmc pas venue, le domcstique lc lui afilnna. Où
étaient-ils allés? II chercherait demain; il ayait
déjà trop lardé à répondre il l'appel dc sa mère ct,
pressant le chauffeur, aurait voulu ressaisir les
précieuses minutes envolécs.
Tout à coup, dans son esprit désorbité, une nouvellc angoisse s'implantait: arriverait-il il temps?
C:clte femmc si aveuglément aimée l'arracherai telle, jusque dans la mort, à l'amour maternel'? Une
rage Je prit contre Madeleine, la cause, l'unique
(,;<!use dc toutes ses soutlrances, l\'sprit IlHluyais
�r;{1
lNT1WSE
qui l',i'ait entraîué dans l'ahimc cl l'y ahandonnail
maintenant seul cl désespéré!
Une fois encore, la lOiture s'anèta. André dcscen lit, et tout ensemble hésitant el précipité,
sonna à cette porte que, depuis dix-huit mois, il
n'avait pIns franchie. Honteux, lonrl11enlé, il osait
:t peine regarder le vienx valet de chambre) témuin
llicrct dGS drames de famille; mais lui, dc,ilhll1t
en SOli c1é'"onC11lCIÜ la question qui restait "ur lc~
lèvres tre\1lblantes du jeunc homllle, s'empressa
de lui dire:
_ Mille la marquise n'est pas plll", mal; \cs
médecins lui ont fait des piqùres pUUI' calmer seo.;
souffrances .
_ Elle est pcrdue? demanda .\ndré.
Un geste vague du \"ieux dOll1estic[ltc confirma
tontes ses terreurs.
l\ndré, comme un étranger dans cette mai::.on
<Ini était sienne, se l"i:,~a
introduire au salun et
attendit, secoué d'angoisse. Cc Ile fut pas long.
Presque ilussit6t, le marquis parut, [1;1lc, ra'~lgé,
vieilli de dix :1n-;.
_ Vous \"uil~,
mon puuHe enfant, lenez, L'lk
q)US attend: elle \"uus appelle... mais ... YOUS etcs
.,eul? Au lait, cela ,"ant mieux 'linsi ...
_ Oui, halhutia le jeune homme, elle n'a p;l~
pll ... je "ous dirai, je vous expliquerai. Ah! je
sHis hil:n ma.Jl1eHrellx!
l~t,
redcvenu enfant, il llréselll 'IU'il ,lI'ail retroun:
son père, André se mit il sangl,)ter.
l)<JIlS lc petil salon fLliblt:l11L'l1t éclairé, (vlaJ'lvine.J llai l ct \'cnai t silcnj~ç,
comme une ombre,
devinant Jes moindres désirs, les besoins Îllcxpri-
�INTRUSE
J57
rués de b malade. L'excès même de sa fatigue et
de son inquiétude avait amené une sorte d'engourdissement et elle agi<;sail maintenant, la têk
lourde, presque sans pensée, employant toute son
énergie aux menus soins de chaque seconde.
Le médecin, en sortant, 'avait dit: II Elle passera
la llui!. » Le prêtre devait rel'cuir le lendemain
matin. El l'annonce de ces C]ueh.lues heures de
répit avait apporté à Madeleine un inexprimable
soulagement. L'espoir lui rcven:.1it: tant de cho::,ûs
peuvenl arriver en une nuit; et lorsque, pendant
des heures, on a vu s'écouler chaque minute, en
tremblant qu'elle ne füt mortelle, lorsqu'on a épié
chaqlle soufnc dans l'angoisse affolante qu'il ne
soit le dernier, une nuit assurée semble le salllt et
ia délilTancc. On avait le temps de lutter, de
prier, de conjurer le malheur. On avait surtout le
temps d'appeler André!
La marquise, épuisée par une terrible crise de
suffocation, ne souffrait presque pas el retenoit
entre les siennes la peti te mai n sans hagues ck
:\1:.1deleine.
- Chère enfant, bonne petite, répétait-elle lentement, vous me soignez comme une Glle!
Puis, se redressanllo111 fi coup, lwletante:
- J'entends des [1:1-'; ... on \ ient. .. n'est-cc pa"
qu'on a marché dans le grand salon"?
Au même m0111ent, la porte s'ouvrit ct le mnrql1i.:; entr:1 suivi d'André. D'UI1 hond, .t\hd c1 ci 11 "
sc rejeta dans l'omhre, tout son S:ll1g reflué an cœur.
- 1\lon fils! Illon André! sanglota la m:m.l'Iise:.
Déj:\ iL ~t:1 i 1 à genoux près d'elle.
- Mère! 0 maman! pardonnez-moi t
- Oui, mon Anùré; embrasse-moi, regr1rckmoi.
•
Elle s'efforçait de le relever, de l'aUirer dans Sl~'
bras. Longtcmp" ils se rnrlèren1 10\11 bs. mc:1:I11 1
leurs brmes ct leurs caresses.
�INTRUSE
Le marquis s'était rapproché ei ce fut aussi lût
un chuchotement confus entre ces trois êtres 'lui
sc retrouvaient enfin ! Elle ttait hien ou hliée en cc
moment, la pauvre Madeleine .
Mais soudain, la malade eut une quinte de toux
et le: marquis appela :
- l\~ac1emoi
se le,
Oll est j'éther"?
/ miré, alol'<:, regarda l'6trangtrc discrète qu'il
n'av,lit point rcmarqu6e .
Il n'eut qu'un cri, les yeux dilntés :
- Madeleine! i i!
- Que dis-tu? firent à la fois les de1.1x vieilbre}".
- Madeleine, 111:1. femme, répétait André,
immobile de stupéfaction.
Le pre'micr, le marquis ~e ressaisit, fouellé par
la coltre, ct s':1.pprocha de la jeune femme .
- C'est unc indignité! Sc jouer ainsi de moi!
- i\tTon pL:rc! s''::cria André, sa yoix il'eml,bnte
cou\"fanl la plainle sourde de Madeleine.
Impitoyahle, toute la rancœur des del'llicrs
moi.:; vécus dans l'amertume lui obscurcissant le
cerreau, le Ilwrqui.:; continuait, la \'oi" sifllantc :
- Exploiter jusqu'à ln. douleur!
- :\on, non, s upplia encore Antin:, laissczmoi dire ... si "oue; sa\iez!
- 11 ne comprend pas! gémit Madeleine défaillanle.
Et, les bras subitemenl ouverts, elle chancela.
Dans un cri, André s'~lanç
pour la souknir;
mai s déJ:t, d'un geste instinctif, Je marquis avail
étcmlu la main, ct cédant 21 celte impulsion, le
la poitrine
corpe; inerte de Madeleine s'abattit ~lr
du ,il'illard .
André \'OUlllll'en arracher; ma~<:;,
bruc;q li Ctnl' Il 1
calmé, son père le repoussa, lui montrant l'd,L;('nis;!nte.
'l\;rrassée, ln marquise ne purl:lit plus. Seule",
�INTRUSE
:;~lr
sa poitrine secouée p:lr lG
De.grosses 1;11'11105: coul;lient de ses yeu ",
où la volonté arriraît à :mettre un, sourire jus'lU';\
sa houche contraGtée par la souffrance.
Une émotion profonde gagnait M. de SainkAvule. La plainte si douce de Madeleine l'émouyait mieux: que toutes les protestations. Aux:
acc:enlS brisés de cette jeune voix, une révélation
se faisait en lui, seCOllan t le<; cOll\"ictions :lI1cienncs.
Quoi! l'intrigante âpre et "ride, l':llnbitieuse au
cœur sec, la voleuse dl: bonheur, l'ennemie redoutable et détestée, la femllle d'André, enfin, c'était
cette enfant timide et attendrie, ceUe petite étrangère dont la discrète pitié apaisait, depais de:;
àl.Ois, leur orageuse atmosphère! C'était elle qui
leur avait apporté leurs dernières pauvres joies,
elle qui, mystérieuse el tremblante, leur prodiguait sa douceur et ses soins comme la plus
dévouée des filles!
Tout s'éclairait d'uil jour nomeau : il revop.it,
en un éclair, les rougcurs, les hésitations, les
trol1llles étranges Je fl'ladeleinc, ses suhites
r(yolles, et sa bonté surtou t, sa pi tié attcnti \l': et
délic:ate, son taeL, sa grùce modeste et in génuL' . [1
cl(:comrait quel amour infini l'avait poussGe \"(,l'~
el1X, si touchante en son timide courage. L'étau
lluÎ, depuis dcux ans, lui broyait le CCCU 1', se de~
serrait suhitement. A tenir dans ses bras Madeleine sans mouvement, à voir la tête charmante dl'
l'intruse s'>J.bandonllcr sur son épaule, il sentit
'lue, plus jamais, il ne ]1ourrailla repousser, et 1:1
serrant contre lui dans une soudaine tenclresst.:, il
l'emporta Vl:r-; un fautcuil.
Un son l'auque, étouffe;' lui fit détourner 1.1 tek,
tou te l':mgois<;e de cct te heure tragit[ 11e sllbmC'lgeant déFl la fugitive douceur d~ltS
son Crl'ur houleversé.
Il vit le regard hrùlant d' '\ndré, il vil les )'t:LlX
ses
spa~me
I]~ai'ls.gt;n
.
�INTRU SE
supplia nts de la marqui se. Il compri t que c'était
fini mainte nant, que les minute s étaient compté es,
LJue le drame s'achev ait. Une contrac tion passa
sur son reNne visage, et, écartan t de nouveal1
André qui se pencha it anxieu x sur Madele ine:
- Laissez , dit-il, c'est moi qui, pour la second e
rois, J'amène rai à "otre mère.
- Madele ine, appela la mouran te, ma c11ère
fille.
La jeune femme avait rouvert les yeux, vivifiée
par ce qu'elle venait confusé ment d'enten dre, et
Ll'un élan désespé ré, elle se jeta vers la mère que
son dévoue ment lui avait enfin donnée .
- Mes· enfauts , André, Madele ine, soupira la
voix faibliss ante... Et vous, Roland .•. Tous .. .
AimeZ-VOlis ...
Soudai n une rapide lueur ranima SOIl reg a rel
déjà sans lumièr e: il alla, profond , insistan t, de
Mauele ine au mar'-luis, tandis y. ue ses lèvres s'agitaient pour murml lrer :
- .le vous le confie .. .
Pu is, d'LI n grand geste1: 1s, elle les attira tous
les trois pour la dernièr e caresse el, calme, 'lpaisée ,
heureu se, elle s'endor mit doucem ent, sourian t au
bonheu r que sa morl faisait éclore.
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Publisher
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Intruse
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Humilly de Chevilly, Marie d' (18..-19..)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1920?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 13
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_13_C92539_1109560
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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Orsoll;J D;l'cc tcur
la
Mode 11
��La M aiso
des Troubadours
PRE1\llERE PA RTIE
1
- Mademoi eJle Edith! Quelle surprise!
honheur! Combien ma œur \'a ~trc
heureu !
Aprè le exclamations joyeu e , il Y eut dl' hacr retenti ant , puis Mlle Antoinette .h ni ra'
- cn famille Toinette - ref rma le large porta,1 Je
l'une des mai on de l'étroite ct omhre rue d~
Dames-Blanche , à Sarlat, ct introdui it ,a hl nù ,
fralche ct charmante i iteuse dan un l'ct it • Il .
.i manA r au. meubles !Cillol .
Indemoiselle Edith! Que j ui!'l ont nte
\OU
oir! Toinette t moi nc nou attend, nia ,1
"mhlable bonne fortunel Le feu a cCI endant oum,
c matin; je te l'ai fait remarquer, Toinett ! I,;'C t un
1 r':: a~e
Je ~i ite inattendue.
Et, • lIIe Françoi c Chant' rac, - en famille FIa 1on, - rejetant \'ivcment on tri Dt, couru! v"
l'arrivante, dont elle hai a le jou
ronde qua 1
avee r pect.
- Comment êtes-vou là, mon ch r tr' or?
1, ct Mme De chemin ont hien \oulu
o,;har~e
de moi; il m'ont quittee à l'entree d la ru
- Mme de Sah iac a permi c tte funue 1 Qu
miracle l'exclama Toinette.
- Laurence e t ouffrantc et, comme elle J': 'r it \'Ivem nt un chapeau pour dimanche, a m re
m'a har~ée
de v nir lui en commander un.
- 1'.lIe e t donc sOllV nt souffrante, Mlle Laur nec'? d man in T in tic.
ouvent, hda !
�6
LA illAISON DES TROUDADOURS
- Ce n'est que justice, murmura Françoi~e,
ralnée des deux <;ccurs, tout en rajustant le~
bandeaux de sa perruque - jadis noire, aujourd'hui
rousse - que lais~t
voir un bonnet de dentelle:"
jadis noires au<;<;i et maintenant fort jaunis~k.
- Pourquoi ju<;tice? interrompit Edith; elle e'-l
si bonne et si tendre, ma Laurence 1 gUe a été juqu'ici ma seule joie 1
- Elit.: n'a pa,; su empêcher la mGchanceté, la
cruauté de sa mi;re à votre endroit 1
- l\la sœur! ma sœur 1 Ne manquons pas à la
charité, soupira Toinette, une grande femme ayant
dépassé la soixantaine, dont Jes cheveux étaient
blancs, le visage pâlt.:, le rcgard calme, la taille plate
ct l'ai r modeste.
- Que Yeu.·-tu, Toinette, je n'ai pas ta vertu ct,
malgré mes efforts pOUf retenir mu langue, je
« porte • toujours cette femme en cont'ession,
s'Gcria Françon; petite, rondelette, cette dern iè:rc,
le visage animé, les yeux vifs, parlait avec Yolubilité, et, aux côt~s
de sa sœur à l'a<;pect de bt:guinc,
semblait une bonne petite commi:re.
« Jamais 1 Jamais 1 continua-t-elle, vivrais-je mille
ans, je ne m'accoutumerai à voir cette Pauline
Soumet que j'ai connue tralnant la suvate dans la
petite boutique cle son pè:re, le coutelier de la rue
Fénelon, trôner à Salviac, occuper la place de \'otre
v':nt:rée grand'm<:re, mademoiselle Edith, de votre
grand'mè:re, si bonne ct si distinguée!
« Pourrais-je conserver mon calme à la pen ée
que cette Pauline Soufflet sc permet d'être dure
pour vous, maJcmoiscllc,.vou<;, à nos yeux l'unique
n:présentante de la famIlle que nous avons tant
aimée!
« Et ce fut hëlas! l1ütre oncle le chanoine, qui prüposa cette creature à monsieur \vtre grand-pi.:re,
lorsqu'on chercha une guuvernante pour remplacer
votre nourrice 1
~ Comment notre oncle put-il se tromper ainsi!
- Notre oncle, ma sœur, jugeait le::; autres J'al'ri: .
lui. Et il etait la bllntë même!
• Puis Pauline Sourtld paraissait pieuse, douce j
elle avait ~té
él<;vl;e ChCl le::; bonnes sœur" 1
- .Tc me reprocherai jusqu'à la fin ue mes j'Iurs
de ne ras I1tre retournée à Salviac lorsque nrJ\re ch·.r
,\1. Lionel fut mort. aflll d'~levr
Mlle Edith, l')m1~
j'uvul. ~Ievé
on pl're 1
- On ne pouvait pus deviner l'uvenir, l"rançol1, dt
tu l'()ubie~,
Ilotre oncle eut, à cc moment, ~a première attaque, d je ne pouvais guere le soiglll r
ticule. Puis, pourquvi rc.:\'cnir ver::; cc l11alhcurl:u,
�LA
,
1
,
lAISO~
DES l'ROURADOUT S
,
7
pa 'sé 1 Songeons plutôt a faire goùtcr « notre demf)Î, clic -. SI nous avons le trnp rare bonheur de la
pùsscder chez nous, n'allons pas l'attrister.
« Regarde] II Y u des larm~
dan ~<.:
jolis yeu,' 1
- C'est vrai] Tu as mille fois rais\\I1, Toinette!
Le!; d<.:ux sn:~ur
quittèrent lcur~
fauteuils de paille,
aux coussins d'illdienne marron il fleur:; jaunes, t
~\:mpresèl1t
à l'envi.
Sur la toile eir.~
qui recouvrait la table rond,e , un
petit couvert fut bientôt dressé.
- De la gelée de fraise'. faite ù votre intèntion,
mademoiselle Edith! disait Toinette.
- Des macarons, comme vou' les aimez, reprenait Françon.
- Du vin muscat, que votre grand'mère nous
u\'ait donné, il y a vingt-cinq ans; ~\;
t de la véritable liqu<.:ur !
- Et du sirop de ca~si
1
- Que de bonne choses:
Tandis qu'Edith faisait honneur au petit fe'tin
improvisé, les deux sœur la contemplaient avec une
tendre admiration,
- .\lademoiselle Edith a encore embelli 1
- Encore urandi ]
- Grandi!' Vous n'y songez pas, ma bonne Françon; j'aurai vingt et un an~
dans quelques jours]
- Vingt et un ans! Est-ce po" iblt.:! Vingt ct un
an~
que 'votre pauvre maman e, t morte, 'olre jolie
maman!
- Et vingt et un ans, hélas! dans qudques mois,
que M. Lionel 'uccomba ~i malheurcusement]
« Mourir d'une chute de che\al! Lui, un cavalier
si remarquable]
- Il fUI 'ait des cour. e insen '~e
pour s'étourdir,
car il était fou de chagrin, apr~s
la mort de sa f~mc.
- Oh] le délicieu. ménage! Ils étaient si amoul'CU , s'exclamait Françobc cn essuyant les lartne
qui coulaient Sllr ~I
loues légcrement coupera eCS.
"\'otre maman duit grande, mince, avec l'air
d'une duches~!
M. Lionel, grand aussi, mai' blond,
Ilus l'ai, .. Au r 'ste, mademoiselle Edith, vous êtes
~n
portrait VI\'unl !
- Mademoi elle e~t
aussi charmante, au i gaie
que son p' re était nai et charmant! approuva Iroi_
n .. tte . .le le \'lIi~
cnc"re, dan on beau co 'tu me de
li"utcnullt de hu Ir 1 .
- Lor qu'il 1'<1, .ait ur la • Travcr::.e. (1), toufe
le jt.:unes tille lui fai aient les yeux dou '. Combien
(1) Grande voie qui partage Sarlnt cn JeUK; 011 lu no-me
J'hui fue de 1. République.
ui.,\.
�o
LA ~L\I:,O
DES TROUBADOURS
J.~
fui;, ne l'ai-jl! pas remarqué, car, ~ous
le pr0texte
dl! comi~sn
à faire, le cher mon.,icur me demandait ~ouvent
de l'accompagner en ville, et vous pensez si j'étais tii:re 1
De nouveau les larmes embrumi:rent les petits
yeux de Françon et coulèrent aus::;i sur les joues
pales de Toinette.
Toute~
les deux étaient entrées trés jeunes chez la
grand'mère paternelle d'Edith, Françoise comme
bonne de son fils Lionel, Antoinette comme remme
de ehambre. Les deux sœurs s'étaient attachées
ardemment à cette famille où, les sachant au-dessus
de leur condition, on les traitait avec égards, en
appréciant à leur valeur leur dévouement rare.
Dans la suite, le frère de leur père, le chanoine
Chant':rac, ayant fait un petit héritage, les avait
rappelées près de lui; elles devinrent, di:s lors, Je
paisibles petites rentii:rcs, modèles dcs enfants de
.'tarie, aides précieuses des sœurs de Saint-Vincent
de Paul; clIes s'occupaient de l'entretien de l'église,
"i~(aent
les malades, faisaient le catéchisme aux
petits enfants, tout en conservant intact le culte
qu'clles avaient voué aux Salviac.
Aussi, les grandes joies, les événements de leur
paisible existence étaient les fêtes religieuses et les
rares visites d'Edith de Salviac.
Avec une tendresse qui confinait à l'adoration,
c1les aimaient l'cnfant Jurement elevée par la seconde
femme de son grand-pi:rc, une intri:.:!.ante qui anlit
su profiter de de l'isokment et de la tristcsSl! Je
.\1. Je Salviac, pour se f'1ire époust:r l'ar lili l'cu de
temps après la mort ùe sun fils, et prendre sur l'c~
prit du vieillard, qui allait en s'aITaiblissant, un
empire chaque jour plu::; absolu.
Edith, dont le cœur tendre avait forcément souffert
dans la triste maison désertée par tous les parents
des Salviac, aurait en erret soulTert davantage ~a1S
la présenc~
de .Lal!reTlce, la fille d~
sIIn grald-I'~,
et de Paulille Soulllét, cette très Jeune tante, dont
elle était l'ainée de trois ans.
Néanmuins, Edith avait grandi sans gàtcrie~;
au bi,
c'était pour elle un vrai plaisir de venir dans cc vicu s:
IQ~is
de la rue des Damcs-B1nhe~,
où elle e SCIItait si aimée, où, à chaque instant, on évnquait le
souvenir d'êtres chers, qui jamais n'étaient 1lli:;llle
nommés à Salviac.
Mais ce mudeste plai ir lui était parcimonieu ~
ment mc~uré
par Mme de Sah'iac, l'urt désircu c
d'j oler la petite-fille de son mari.
Cependant, Edith croquait à belle dents les macarons, en les dcc\arant exq\lis.
�LA MAISON DES TROUBADOURS
,
1
j
9
- Quelques-uns encore, mademoiselle Edith!
Et Françon garnit de nouveau l'assiette LIe la ;t:une
fille, qui protestait en riant.
- Lorsque mademoiselle rit, fit observer Toinette,
on dirait un oiseau qui chante.
- Et ses cheveux sont si l~gers,
si don::s, qu'on
croirait qu'un rayon de soleil y demeure emprisonné.
- Taisez-vous, Toinette! Taisez-vous, l"rançon !
Ne craignez-vous pas de me donner de l'orgueil!
" Enlln, heureusement, ou plutôt malheu.eusement, mon miroir ne me tient nullement votre langage.
- Que dit votre miroir, mademoiselle?
- Il me dit, ma bonne Toinette, que mon nez fripon n'est point acad0mique, que mes lèvres sont
un peu courtes!
- Mais elles sont si roses, mon trésor, et laissent
voir, dans le sourire, ùe si jolies dents!
- Et mes joues de bébé, ne les trouvez-vous point
trop rondes? Trouvez-vous aus i à mon visage l'ovale
de celui de la Joconde?
- Je ne connais point celte Joconde, reprit Françoise, mais je sais que votre miroir e t un maltre sot
et un menteur, s'il ne vous montre pas, lorsque vou~
lui faites l'honneur de le regarder, un visa~e
qui
com'iendrait à merveille à la fée du Printemps.
Et la vieille fille s'interrompit pour offrir de nouveau de la gel':e de fraises à Edith.
- Vous m'induisez encore en tentation 1 Après
un péehé ù'orgueil, vous tentez de charger ma con~
cience d'un péché de gourmandise! s'exclama-t-elk,
quand la moitié du pot de confiture fut venue rejoinLire les macarons dans son assiette.
" Vraiment, Mme de Salviac a raison de redouter
pour moi :otre société. Vous me gâtez trop, me
bonnes amIes.
- Elle ne nous permet pas de vous gâter souvent, la m(:chante femme! Nous esp(:rions votre
visite pour le 1:; aoüt. V nlre chambre est prête; nous
l'réparions déjà nos entremets ...
• Puis, on a trouvé un préte.·te afin de vous retenir
ù~Sal
viae. Et cependant la fête était si belle!
- Quelle bonne mu~iqe
!
- Je l'aurais apprt:ci6e!... lais, je m'oublie avec
\OU , mes chères amies, el je !'uis charg6e de multiples cOlllmi sinns !. .. L'une de vous \a m'accompagner, n'est-cc pas!
. - Toutes les deux, s'e)idam~rnt
simultanément
les vieilles filles.
- Nous allons seulement faire un brin de toilette.
- Pendant ce temp je vais admirer les lleurs de
votre jarùin, sans oublier les lé!>1umes.
���J2
L\
lAI::,ON DES TROUBADOURS
- ,k le supplie de vous envoyer un b()n mari!
Un sourirl! laissait de nouveau apercevoir les
dents menues et blanches d'Edith, quand elle
s'attarda un instant pour admirer les sculptures Ju
portail.
La, au-dessous du curieux clocher à lanternon,
s'abritent les statues frustes ct primitives du comte
Bernard ct de sa femme qui, au XII' siècle, !"ondi.:rent
l'ab bave de Sarlat, et aussi la statue Je l'abbé Odon,
prcmiér prieur Ju ll1onasti.:re,
que sainte Mondane guérissait les
- ,le ~alis
ul'l:uglcs, j'ignorais que son fils protégeât particulièremenl les jeunes filles en quC:te d'un époux,
rel rit Edith, tout en jetant au pas 'age un regarJ
lien; le pignon dentelé de la maison renaissance,
Jans laquelle naquit Etienne de la Boétie,
• .!'liais ... au fait, la protection de saint Sacerdoce
n'est peut-étre pas étrangère ...
- Il Y a un projet;' demandèrent lcs deu,' sœurs,
\Î\'cment interressées.
- Rien de décidé ... seulement, on voit "ouvcnt
Arnaud de Saint-!unien à Salviac, Et grand-pi.:re
artlrme que Je SUIS pour quelque chose dans ccs
fréquentes visite:::,
- 11 n'est pas mal, le baron de Saint-Junien, et
d'une très ancicnne famille, répliqua Françoise,
ans enthousiasme.
- Jc ne voudrais pas manquer à la charité, mais ...
la baronne de Saint-Junien est simplement la fille
des Ceyrol, les marchands de kaolin des Eyzies.
- Et c'est une très vaniteuse personne qui a furt
mal élevé son jib; on les prétend presque ruinés.
- Allons! Je le vois, mes bonnes amies, vous
allez chercher querelle au premier candidat de saint
Sacerdoce.
- Nous sommes si désireuses de vous voir rencontrer un mari accompli, mademoiselle E ith!
Cela nous rend exigeantes. Car. .. enfin ... Françoll,
nous ne savuns rien de positivement mauvais sur c~
jeune homme.
- Rien de bon non plus, ma sœur, si ce n'e t
que le baron est l'un des héritiers naturels du
comte de Chantelouve.
- Ce pauvre comte 1 Je n'aime pas à entenùre>
e compter ail1 i a mort. Quant à la fortune, je !li
très peu intére ée 1
- D'autres peuvent l'être, mon trésor. Et le
, Cent cinquante mille francs d'esp(:ces sonnantes
qui vous viennent de votre granü'mère et de vutre
m"re ont une belle dot. .. surtout lorsqu'on po~'
de
t ut l ,reste 1 Moi, continua Françoise. je pr';f~c
��q
LA MAISON DES TROUBADOURS
Edith avec Toinette, entralna Françon cl l\:cart, afi n
de lui confier les nouveaux mMaits de Mme de Salviac.
p~uvre
petite
- Si ce n'était à ~ cause. de ~etl
Edith, ma bonne l' rançOlse, Je seraIs brouillée
depuis longtemps avec cette mauvai e femme.
Les confidences de Mme Deschemins furent
interrompues par l'arrivée de son mari, un homme
grand et maigre, dont le visage, couleur de vieil
Ivoire, s'encadrait de favoris blancs. ct dont toute
la personne exhalait un parfum de parchemins
moisis.
- Hé bien, ma bonne amie, et vous, mademoiselle Edith, êtes-vous prêtes à partir? demanda-t-il
lorsque à la victoria, un peu dél11odt.'!e, un vieule
domestique à la physionomie paisible eut attelé une
jume!1t blanch~,
d'un aspect non m.oins paisible.
PUIS, de l:alr ~rave
et ~o.mpase
qU'Il apportait
dans l'exercIce oe son mInlstere, le notaire in yi ta
les voyageuses à s'installer.
- Mademoiselle E~ithl
Veuillez vous mettre à
côté de Mme Deschem1l1s. 1
- Jamais je n'y consentirai, monsieur!
- Il le faut, cependant 1 Je serai là admirables'a~ynt
sur le strapontin,
ment, ajouta-t-il e~
malgré ~e
pro.testatlOn.s .d'Edlth.
« OUI, Je SUIS là sup~nermt,
ajouta le notaire
qui, dans la conversatIOn, employait beaucoup les
adverbes pour abréger les réponses, hors les cas où
il lui était permis de parler des Chantelouve.
Aussi, au début du voyage, ponctua-t-il à peine
de quelques évidemment, parfaitement ou Justement, la conversation animée de sa femme ct
d'Edith.
L'admiration enthousiaste de la jeune fille cl la vue
des tours élancées de Paluet, et en présence de la
vaste plain.e de la DO,rdogne qui~
a~
s?rtir du pays~e
sévi:re environnant Sarlat, paraIt SI f1ante, ne troubla
point l'impassibilité de 1\1. Deschemins.
Souùain, sur le plus élevé des mamelons encerde leurs sommets, arrondis par le
clant la Yal~e
moutonnement des chènes verts ct des charmes,
pointi.:rent ùes toits ai~us.
- Chantelouve! dit 'Edith.
A cc mot magique, le notaire redressa son buste
osseux; sous les lunettes cl branches d'or, une lueur
émue passa dans les yeux fro.ids; les .Ii.:vres minc~
ct serrées essayèrent de sounre, tandiS que Me Deschemins considérait, avec la tenùresse ct la ferveur
d'un dévot devant un sanctuaire révéré, les tourelles
élgante~
les pignons élancés qui, de si haut, sertis
��16
LA ~IASON
DES TROUBADOURS
renC!ncer à mon. rève; ,on parle d'un concier8e
Incorruptible, de chiens fcroces, de loups d é vo~
rants ... mais, une idée me vient; un jour, je me
dissimulerai sous la capote du tilbury de M. Des~
chemins, et j'entrerai à Chantelouve en contre~
bande!
- La chose me parait difficile, mademoiselle.
~1.
de Chantelouve a la coquetterie de ne pas vou.
loir se montrer dans l'état où il es t, et cela davan.
tage, je le suppose, à l'endroit d'une jolie femme.
~ Sur la maladie organique, l'hvpocondrie, la
neurasthénie, pour parler le langage du jour, es t
venue se greITer. D'apri.!s le docteur Durieux, le
moral serait plus atteint que le physique, mais, à la
longue, l'issue fatale arnvera. A chacune de mes
visites, je con state une aggravation çlu mal.
« Quelle tristesse 1 Penser qu'une maison, dont
les bienfaits et l'inf1uence rayonnaient alentour
depuis des sil!c1es, va disparaltre! Voir le dernier
des Chantelouve décliner ainsi 1 Le comte Emeric,
lui si b<:au 1
- Ton enthousiasme t'aveugle, Alcide, le comte
Emeric, à proprement parler, n'était pas beau; il
avait le front trop découvert, le nez trop busqué, le
visage trop anguleux, mais, jamais, je le reconnais,
personne ne posséda une plus riche taille et une
semblable distinction.
- Quelle allure 1 Quel regard 1 Tu en conviens,
Emiliel
- A mes yeux d'enfant, s'écria Edith, le comte
Emeric personniflait la beauté masculine sous son
a~pect
le plus séduisant. Je n'imaginais pas autre~
ment les rois 1 Et cependant, chose étrange, ce grand
seigneur ne m'intimidait poi nt; je me souviens de
ma joie, lorsque, toute petite 1ille, il m'enlevait dans
ses bras, pour m'emhrasser, apr0s m'avoir offert des
sacs de bonbons, de jolis sacs Je satin que, pré~
cieuselllent, j'ai conservès.
Comme Mc Deschemins, un pli sombre au front,
retombait dans le mutisme, ses compagnes imitl!rent
son silence.
Le notaire et la jeune fille, les yeux riv0s aux tOl~
relies de Chantelouve, toutes noires maintenant ~\lr
le ciel où le SQleil venait de s'éteindre, à l'uni
~s [ln,
sonaeaient tristement.
Edith, avec une grande pit~
au cœur, ne pouvait
étacher sa pensée ue ce comte Emeric, qui sc
ontrait pitoyable à l'enfant abandonnée. Et, ;i
'évocation ue ce fier seigIH.:ur, atteint en plein..:
orce, qui agonisait seul, dé:,e~pr0
en refu sant
oute consolation humaine, ct, chose plus graye, <:11
~onc
��������~+
LA :\JAISOl DES TROUBADOURS
- Yc.;ux-tu te tair~,
tu es beaucoup plus jolie que
moi!
- Peut-être mes traits sont-ils rt:guliers, mai!' je
suis sans éclat, sans fraicheur; tout est mesquin,
ti:tiolé en mui. On dirait que la nature m'a parcimonieusement mcsur0 l'UoITe; pour une seule chose,
elle se montra gént:rc.;use, trop généreuse. Regarde!
Et Laurence avança son pied qui, compar0 à celui
d'Edith, si mince ct si cambr0, apparaissait large ct
plat.
- Et, autre dérision, le rose qui manque à mes
joues s'est r0panùu sur mes mains.
- Cela passera, c'est un d0faut de jeunesse.
- Et ma voix rauqu, est-elle aussi un défaut de
jeune<;se?
- Certainement, mignonne, tes dix-huit ans arrangeront tuut cela.
(' l'liais ces sottes pensées t'attristeraient-elles
vraiment? Ou as-tu quelque chose sur le cœur?
Laurence allait répondre, lorsque, au premier
dage, un remue-m0nage se fit entendre.
- :'laman fait sa visite domiciliaire, sa ronde de
nuit plutôt, ellc se facherait encore si elle me trou\ait ici 1
coll:re retomberait sur toi! Demain je te
« El ~a
dirai mon secret.
- Tu as un secret ct tu ne me l'as pas confié?
- Hier, j~ doutais encore ... aujourd'hui seulement
j'ai cumpris ...
Le cliquetis des trousseaux de clefs dont ne se
st:parait jamais ;V1me de Salviac se rapprochait.
Munie de sa lanterne sourde, elle allait inspecter
les greniers.
-.Je me sauve!
.\prl:.s un. r!1pide baiser, Laurence disparut, ct
bien vite. J',dllh poussa l~ yerroll: de la porte a
judas, souffla sa lampe, pUIS elle V1l1t s'accoudc.;r à
la fen0tre.
" Le secret de Laurence se rattacherait-il aux inC[uit.:tudes de gran~!pl:e?
murmura-t-elle. Que crai"ne'lt-ih pour mOl ~ »
z:, Le cliqucti!; de~
ci'::s e faisait de nouveau entenùre.
Le pa Je Pauline Soumet sc rapprochait, un pas
lourd comme celui d'un homme.
Le l'a s'J.rrêta.
Il!
" Elle voudrait inspecter ma chamhre à trave~
juda mai' il est fermé intérieu remcnt ; ses yeu
de d~at
nt.: auraient me d~couvri
ici; .s'ils y
'inicnt la nuit, ils ne percent p~s
le lTlurailles, Je
U Pl'lise 1 Et 1
ver()u~
s.ont sol1de ..
\lalgn·' c;a vaillance, I~dlth
cut un fns$on.
)J
�����������LA MAISON DES TROUBADOl'RS
,
,
:~ 5
Eh bien? interrogea anxieusement le vieillar.1
quand sa petite-fille parut de nouY\:au.
- l\L Deschemins venait de partir pour Chante!ou\'e, lorsque je ~uis
arrivée à la villa.
- Mon Dieu ! ... Mon Dieu ! .. . quel contretemps,
gémit le vieillard consterné, que faire ? ...
Puis, tout en frottant machinalement sa main
droite paralysée, il [,ublia la pré~enc
d'Edith et se
mit à monoioguer suivant sa coutume:
" 'J'out s'acharne ctlntre moi ! ... Sans Pauline,
depuis longtemps, 1\1e De~chmins
serait dépositaire J. .. Je dois défendre celte enfant... défendre ses
intéréts ... Que faire? »
- Tu es demeurée là, reprit-il, au bout d'un
moment.
- Certainement, grand-pi.:re.
- Ecoule.
li fit signe à sa petite-fille d'avancer.
Elle se' pencha vers lui.
- DL: que Laurence et sa mi.:re seront parties, tu
iras au • bac », soi-disant pOlir te promener ; là tu
attendras le notaire - il ne passe jamais ailleurs en
revenant de Chantelouve - et tu Je suppliera de
venir directement ici.
« Si, par malheur, Pauline était de retour, M" Deschemins ne devrait faire aucune allusio à votre
rencontre; on croirait qu'il a désiré prendre de mes
nouvelles. Explique-lui bien la situation ... ma femme
ne doit sc douter de rien ...
« Si nOlis ne pouvons causer ce soir, tu priera" le
notaire de r":\'enir dimanche pendant les vêpres. A
ce moment-là, n,)US ne serons pas dérangés 1
" l\Iaintenant, va-l'en: on croirait que nous comploton s 1
« .Te vais répondre cc soir Ù j\1. de Saint-Junien;
je lui dirai que tu désir..:s quinze jours pour réfléchir; d'ici là, nous au l'II n . le h:mps de voir si l'amour
d..: Lallr..:nce est sérieux ... c'cst pl:ut-C:tre unl: amoL1n.:t le.
" Ya-t'en 1... Va- t'en, ajouta-t-il pr':cipitamment,
j'entends les clefs de Pauline 1
El le vieillard, feignant de dtlrmir, appuya sa tC:te
au dossier de la bergi.:re.
Quand Laurence et sa m<:l'c, bien installées dan~
une confortable victoria, eurent l'ris, depuis cinq
minutes, Je chemin de la villa de Font-Bois, une
':Iégante habitation que M. Soumet avait acquise
dcpui' peu, ct raYée avec les capitaux provcnant,
disait-il en toute occasion, de l'héritacede son frl:~,
Edith. en dépit de la chaleur accahlàr te, se dir~ea
ver:; la Dordogne.
�36
LA MAISON DES TROUBADOURS
Comme elle passait dc\ant la porte du café du
Soleil d'Or, un homme âgé, d'un embonpoint excessif, au visage luisa!1t, violacé plutôt que rouge,
effroyablement vulgaIre, malgré la recherche de son
costume, la heurta presque, en descendant du trottoir.
- Ah 1faites excu e, mademoiselll' Edith, dit-il en
saluant gauchement, je ne cruyai::; pas vous rencontrer là 1
- .'[me de Salviac et Laurenee, qui viennent de
partir pour Font-Bois, seront étonnées de Ile l'as
vous trou cr à la Villa; le facteur ne vuus a d()nc pas
fait la c()mmission de Vtltre tille?
- J'avais quitté c mon chateau» de grand matin 1
J'ai déjeuné chez Sibot, ct je suis venu prendre mon
café au Soleil d'Or.
" Dites donc, mademoiselle Edith, ajouta-t-il, la
langue pate use, soyez assez gentille pour ne l'as
parler à Pauline de notre rencontre, clle ne comprend pas qu'un homme, mÏ!me pour traiter ses
affaires, a souvent besoin de • boire un verre» al"ec
un copain ct parfois " deux verres » ...
" Puis, que diable, ma belle enfant, il fait aujourd'hui un temps à se rafralchir; accepteriez-vous une
" gazeuse» ? je vous l'offrirais avec l'lai ir, continuat-i~,
(.ro~nt
pousser la polite 'sc à l'extrême ct s'expnmer <!Iésamment.
.
- MerCI, monsieur Soufllet, je n'ai pas oif, au
revoir; soyez sans crainte, je ne vous trahirai l'a !
Seulement, hàtez-vou$ de regagner Font-Buis, ces
dames y arriveront avant longtemps 1
- Je vais me presser. Je' me ferai conduire un
bout de chemin par Sibot ; et je dirai à Pauline que
je vien de vi iter mes domaines!
Edith avait déjà fait quel~s
pa , le bonhm~
la rejoignit.
- Faites excu e, mademoi dIe, dit-il en agitant
le nombreusc'! breloques qui, accroch0cs à unc
lourde chaIne d'or, s'étalaient ~ur
son gilet de l'flic
brochée, je voudrais vous demander:i votre mari,lge
est décid0.
- Il n'y a pour moi nul projet d· maria"e! Hien
ne presse, au ro te 1
Une inqui "Iude pa n dan le pclit y li l11i"c!'
de an' de l'ancien coutelier.
•
- Quand une bonne occasion • pre nte, il faut
la sai Ir.
« L'occa ion e 1 comme moi, ma Icmoi cil Edith,
elle e t chauve, a/out a M. soumot en d ·COU\ ranI t
t te poli e\ li
comme une gru e boule d'ivolr .
"Je ais que le baron vous "gobe., et une belli.:
��38
LA MAISON DES TROUBADOURS
Et, chassan t ses tristess es, comme elle aurait
chassé une mouche importune, Edith continua d'a'Yancer.
Ayant quitté la route nationale, elle s'engagea
dans un chemin creux qu'ense rraient des hales
vives, et atteignit vite la maison du passeur , une
antique et cyrieuse maisonnette en forme de cha~.
.
Le bac était en cet instant sur l'autre rive. Et le
tilbury ne s'apercevait 'pas encore ...
Sans crainte, car,la Jeune fille le savait, le notaire,
fort attaché à es vieilles habitud es et dédaigneux
des ponts de Grolejac et de Saint-Junien, qui, au
reste, l'obligeaient à un assez long détour, passait
toujours l'eau à cet endroit, Edith alla s'asseo ir à
l'ombre d'un bouque t de vergnes et, ayant retiré de
son ac un tricot, elle se mit en devoir de travailler.
Mais le temps était orageux, le crissement des cigales,
monotone et continu, portait au sommeil et à la
rêverie; plus d'une fois, tandis que machinalement
ses doigts agitaient le crochet, Edith leva les yeux
pour contempler le paysage.
A ses pieds, la Dordoane coulait, large et calme
comme un lac, et si claIre que ses ondes, où se
reflétait le bleu du ciel, laissaient apercevoir le lit de
sable fin semé de galets blancs et polis.
L'allure de la rlvit:re, un instant précipitée en
amont par le barrage, redevenait vite lente et paresseuse; elle s'en allait, la belle indolente, ayant perdu
la sauvagerie et la fougue de son enfance, elle s'en
allait flànant sous les saules, caressa nt les joncs et
les ro eaux de sa ceinture.
Sur la rive opposée, la plaine s'étend ait: vaste
échiqui er où alternaient le catrés sombre s de l'humus, fralchement remué, et des champs de tabac
avec les chaume roux et les pièces de mats jaunissants, échiqui er dont le gros noyer aux têtes arrondie marquaient les pions.
De bouque ts d'arbre s émergeaient, de distance en
dl tance, les toit bruns ou vermeils des domaines
e Chantelouve.
Là-bas, entre deux chal es de mamelons arrondi
ar le moutonnement des chênes verts et des chares, s'ouvrait la sorge profonde au fond de laquelle
e presse, à l'abrI de son église, contemporaine ou
re que ae celle de Salviac, le minuscule bourg d
ainte-Mondane.
Enfin, dominant la plaine, l'humble bourgade,
s coteau
rrondis et les frondaisons d'yeuse ,
lcéas et de cèdres] Chantelouve d coupaIt le CI 1
cs pi non aigus, ae es tours et de ses tourelle .
�LA 1IlAISON DES TROUBADOURS
:~9
Le soleil, qui de 'cendait à l'horizon, l\:nveloppait
de lueurs ah:uglantcs, comme si les tJammes d'un
incendie cu"scnt léché les muraill> grises.
Et cette lumii::re ardcn~e
ne parvcnàil pas à égayer
la forteresse, au contraire, ses c .. ntoufs rudes en
ét,lient u<: usés, comme aussi la patine sumbre que
h: leml savait <.:lendue sur le l'icrrc de ses murs
ct de ses tuitures.
Edith, en contemplant Chantelouve, le trouva plus
mélancolique, plus myst0ril:ux que jamais.
Positivement, une tristesse ~ans
ll11m se dégageait
Je cette demeure qui avait vu tr0l' de larmes, de cc
c .. in de paysage où tout parais ait noir.
Cette tristesse gagna la jeune tille; il lui scmhla
que son co.;ur se mettait à l'unisson des furêts ct du
manoir.
- Vous voici bien sonucuse, mon enfant, dit tout
à coup une voix légi::rement chevrotante.
Edith tressaillit et leva les yeux.
M. le curé de Sainte-Mondane était auprès d'eH '.
En elTet, munsieur le cure, j'attends ici le r<.:tour
de M" Deschemins et, tout natureHement, je pensai~
à celui qu'il est allé v.isiter.
- Seul, M. Deschemins est admis auprès du
comte.
- Ne vous est-il donc pas permis de voir ,nln,:
paroi sien?
- Non, hélas! tous le, dimanches je dis une
me. e au château, mais, depuis bientôt cinq ans, je
n'ai pas vu le comte Emenc. Cela m'afflige à tou
les points de vue, jl: ~uis
tri::s attaLilé aux Chant louve, les bienfaih:urs du pays, en pat1iculit:r ; au
jeune comte, ne l'ai-je pas baptisé? Même imiible, il continue à répandre se~
bienfait dan ma
paroisse, mais son exemple n'e, t plus là, ct chaque
semaine, je constate une diminution de l'as i tance
aux offices. Qui saurait dire l'influence d'une
famille tdle que celle dont nous redoutons la dl parition 1
- Ah 1 monsieur le curé, que ne pui -je me tran former en hirondelle pour pl:ndrer auprès de c
pauvre et farouche malade.
- Ramener à Dieu, consoler, gu0rir peut-êtrl: 1
comte Emeric, serait une mission digne de ~ous
...
mais vous êtes trop jeune 1...
• Enfin, vous et moi pouvons prier, prions beaucoup.
Un bruit de voix venant de l'autre rive interrompit
les causeurs.
Le tilbury du notaire se montrait, la bonne femm
qui faisait l'office de passeur s'empressa, et comme
�40
LA
l\JAI~ON
DES TROUBADOURS
Bellotte, la paisible jument blanche, était tri.:s accoutumée à cet exercice, elle pénétra sans difficulté
aucune sur le vaste bateau plat.
- Je me serais moins attardé à Chantelouve, si
j'avais connu le désir de M. de Salviac, assura
M') Deschemins à Edith, lorsque celle-ci eut accepté
la plaœ qui lui était gracieusement offerte.
« Mais, précisément, aujourd'hui, le comte Emeric
causait davantage, ct j'étais heureux de le voir sortir
de la farouche tristesse où depuis si longtemps, à
mon grand chagrin, il est plongé.
« Et savel-VOUS de qui nous parlions?
- Comment le saurais-je? répondit la jeune fille
dont le coeur accéléra cependant ses batt ements.
- Nous parlions de vous, mon enfant.
« Le comte a été touché de votre souvenir .
.. Sur sa table à écrire, où il ne tolérait plus de
fleurs, depuis des mois et des années, vos roses
avaient été disposées dans un cornet de cristal.
« Il vous a conservé la sympathie qu'il accorda à
votre enfance malheureuse! Je lui ai dit combien
vous étiez digne de cette sympathie.
Mo Deschemins ralentit l'allure de Bellotte qui,
sentant l'écurie, prenait un trot fort allongé; il se
recueillit un instant.
Puis, du ton dont un courtisan de Louis XIV ellt
usé pour annoncer à l'un de ses protégés que la
faveur du Roi Soleil lui était acquise, il ajouta:
- Positivement, sùrement, ma chère enfant, le
comte de Chantelouve vous veut du bien 1
Edith sourit tristement.
Que pouvait pour elle, hélas 1 que pouvait pour
son bonheur le solitaire mourant, celui (lui, en
dehors des vieux visages de MJ Deschenllns, de
dame Lucia et de Marius, ne verrait pas un visage
aimé, penché vers son lit ae douleur? N'était-il pas
plus déshérité qu'elle-même ? ..
- Je vous quitte ici, monsieur, dit la jeune fille
en sautant lestement à terre à l'entrée du bourg, il
ne faut pas qu'on connaisse notre rencontre .
.. Et d'après l'absence de M. Soumet, je crains
fort que Mme de Salviac et Laurence ne soient déjà
de retour.
« Au revoir, monsieur 1 Nous avons des allures
de conspirateurs 1
- EVIdemment, mademoiselle, nous conspirons
'afin de vous défendr\.! contre les agissements d'une
créature avide, bien indigne du nom qu'elle porte 1
.. Une Pauline Soufflet devenue une Salviac 1
.. Une Salviac alliée des Chantelouve 1 » pensd
malicieusement Edith.
������46
LA MAISON DES TROUBADOURS
- Oh! merci! s'écria Laurence. S'i! eüt ét~ donné
au comte Emeric de t'entendre, il eüt été conquis,
comme son aleul fut conquis.
Edith accrochait la viole.
- Une bergeronnette saurait-elle attirer le regard
de l'aigle altier, murmura-t-elle.
Pui , se rapprochant de la porte, elle ajouta:
- Mais j'entends du bruit .. O!l parle haut dans la
chambre de grand-pl!re. Serait-Il plus malade ? ..
En hâte, Laurence se prt:cipitait vers l'escalier,
cherchait son
tandis qu'Edith, dt:jà à demi d~vêtue,
pe~noir
et relevait ses cheveux.
Quand Laurence pénétra dans la chambre de ses
parents, son père s'était jeté en travcrs de son lit.
Ses yeux exprimaient la terreur et sa main valide
emblait chercher dése pérément quelque chose sur
les draps.
La jeune fille embrassa le vieillard, alors le visage
exsangue sembla se d~tenr.
Il fit un etlort pour parler, ses lèvres s'agitèrent,
mais nul son ne sortit de sa bouchc.
- Papa, mon cher papa, que cherchez-vous?
Pourquoi êtes-vous si inquiet? Je suis là, moi, \otre
petite Laurence.
A ce moment, Mme de Salviac, qui était penchée
dans la ruelle, se releva.
Elle s'inclina vivement vers son mari et se redressa
presque aussitôt, apri!s avoir ramené, sur la poitrine du mourant, une chal nette d'acier à laquelle
pendait une petite clef.
- Il cherchait la clé de son coffre-furt 1 Une cid
qui ne l'a jamais quitté, sa tête se perd, le pauvre ami!
Le vieillard enveloppa a femme d'un véritable jet
de bdine et repous a la clef.
- Il est frappé d'une nouvelle congestion, reprit
auHne en simulant un sanglot .
.. Il faut faire prévenir M. le curé, màman.
- Je vien à l'mstant de l'envoyer chercher, ainsi
ue le docleur.
Une fois encore, les yeux du mourant se posèrent
ur Laurence, avec une expression suppliante ct, à
a vue d'Edith, cette upplication dennt manifesement plus ardente.
ongez à Edith, son avenir
- Cller papa, lOU
ous inquiète, mai ra urez-vous, elle ne me quitera pas ju qu'à on mariage et je veillerai sur elle 1
Le prêtre, appelé si tardlvement, entrait à c t insant 4an la cllambre.
D'un regard, il constata l'état désesp r du maade.
- Il est très facheux, dit-il, li on ne m'ait pa
��LA .!lIAISON DES TROUBADOURS
VII
Une expr~sion
d'in~gato
~incl!re"
Yi,?le~t
même, anllnalt pour un ll1stant le YI~age,
d ordlOalre
impassible, de M" Deschemins, tandis qu'il sortait
de la chambre Je 1\1. de Salviac, où il venait d'inventorier le coffre-fort.
Un cotfre-furt où il avait trouv0 seulement quelques
bijoux, Je l'argenterie et une somme insignil1ante en
num~raie
...
- 1\l'accorderez-vous un moment J'entretien,
Edith": Et, san~
attendre de r~ponse,
Jevant la jeun.::
tille, le notaire ouvrit la porte du petit ::;alon aux
cretonnes clair.::s.
D'un Ion agit~,
il cllntinua :
VOliS venez J.:: vous en convaincre, les 1.'>O.fH'I) rI'.
de valeurs au pOI"l<!ur cOllstituant votre f"nun.:: 1'''1'sonnelle ont Jisparu ... disparu a\'cc tDut 1.:: l'este!. ..
c Et cette femme a l'ousse l'audace jusqu'à nous
dire que son mari - 'lui, d'aill.::urs, la tenait peu
au courant Je se~
atTaires ..!... avait fait, c.::rtaincment,
des placements désastreux au Panama et ailleurs 1...
e Elle a os0 nous parler de la fortune dont Soulllet
a hérité de son fr0re cadet, mort en Am0rique.
c Or, je le sais, cette forlume ne s'élevait pas à
35.000 francs; et Font-Bois seul en vaut 70.000.
e Oh! non, cette créature, qui a usurpe la l'lace
de votre respectable et charmante aleule, n'a ni
cœur, ni conscience. Elle a seulement un amuur
immodéré de l'argent 1...
e Cet amour l'a poussée à s'approprier le bien
'autrui; il la pousse, cela pour conserver le fruit
e ses larcins, à mentir... à mentir encore ct
oujours 1. ..
c Sur celle âme corrompue, nulle action morak
e saurait avoir d'emprise 1... il reste Jonc seulcenL .. la justice 1. ..
c Nous déciderons tout à l'heure ce qu'il coniendra de faire: pour l'instant, j.:: Jt.:sirt.: quiller au
lus vite cette maison ... une maison où, v()u~-mëc,
dith, n'êtes pas en sûreté.
c Allez empaquetor des vètements ct mettre votre
hapeau, puis vous me suivrez.
« En vous attendant, je vais rédiger quelque
otes.
Parvenue dans sa chambre, Edith réunit des souvenirs et des objets personnels.
L'indignation faisait trembler ses mains. Comme
,ln flot montant, le ouvenir des agi eme.nts Je
auline Soumet l'cn\'ahissait, submergeant JUS\IU'U
�LA MAISON DES TROUBADOURS
1
•
t9
sa tendresse l'our Laurence, jusqu'à "a promesse
d· ne jami~
faire souffrir l'enfant nl!e de celte
intrigante,
« ~lme
Pauline ne demeurera pas impunie, je me
vengerai, j'aiderai Me Deschemins de tout mon pouvoir, ct justice sera faite ».
A cet in'<tant, un coup fut frappl! à la porte.
Et, dcrrii:re Icti grilc~
du petit judas, Edith aper~ut
Je yi sage brun et l'id":: de Françoise.
- ~lademois
fait ses paquets? I\lademuiselle
a du chagrin? dit-elle en remarquant le d':~ore
de
la chambre ct les yeux rougis de la jeune fille.
lll'Cmml:ne!
- Je m'en vais! M. ])e~chlin:,
l'as en ~lJret
- Tant micu:\! mademoiselle n'e~1
ici!. .. J'ai tn::mhll: nuit ct jour l'our elle! edit.: qui
vous a d'::puuill'::e aurait pu \'ous tJl'oi~"ncI
..
Mais je veillais ct elle savait que je ycillais ...
~ l\laintenant, reprit la bonne reJ11l1lc, je veux dire
autre chu1'e à mademo'Îselle.
- Quoi donc, ma bllnne Françui~e?
- Je ne \lIudrais pas avoir alTaire avec la justice,
mais mademoiselle a été si bonne pour ma pauvre
Noélie! Elle J'a ~oignée
... Noélie l'aime! ... Si en
rC:vC:lant cc que jc ~ais
- ct je :;ais bien des choses je pomais rendre service à mademoisel!c;, je parlerais sans hL:sitcrL ..
- Quc pourriez-vous révéler ? ...
- Un jour dc la semaine passL:c, c'C:taitlc samcdi,
je crois, IC pL:nétrai Jans la chambrc dc mnnicur
l'our Jui apporter du bouillon.
« J'ayi~
oublié de frapper, j'avais seulement mes
" chaussons », on ne m'entendit pas ouvrir la porte,
mai:, moi, j'entendis trb distinclcment monsieur
dire à madame:
« - Pourquoi as-tu encore tenté tle m'cnkvcr
celte clef?
.. Par pitié, Pauline, laisse au moins à l\:nfant Cl'
que lui ont lé~uC:
les mortes, tu lui a:; pris tout Il:
reste 1... »
• j\~adl,e
m'aperçut ct impu~a
~ilenc
au paune
monsIeur d'un regard,
" Quel rcgard! Lës louves du château n'cn ont
pas de plus terrible .
• Depuis ce jour-là, ellc a cu le soin tic rermer
pre::;que toujours la porte à verrous.
- • Mais, le dernier soir, J'entendis un tel remueménage dan:; la chambre, que je montai l'escalier
quatre à quatfe; qaund j'entrai, m()nsil~\Jr
était étendu
par terre, et madame, qui n'a pas plus de force qu'un
puulet, tentait de le remonter sur 'on lit.
je le recou« Je soulevai vutre pau\'re grand-p~'fe,
���5:!
LA !\fAISOl'\ DES TROUO"\DOURS
Involontairement, pauvre petite tante, ne m'as-tu
l'as d"nnü ta tendresse, ne m'a '-tu pa ùonnü ton
cccur: Conserve-les-moi ct je nc serai Jamais
pau\fc,
I~dith
embrassa t~ndreml'a
qui sanglotait
dall:; 'es bras, en aJoutant:
- .\u revoir, à bientôt, ma chürie, .Tc dois te
qUitter, 1\le Deschemins m'attend depLlI ' IOllgkmps.
Tandis que les jeunes Hiles causaient atnsl, seul..:
dans la grande chambre où flottaient encore ùes
relents ù'acide ph0nique, de cire fondue ct de Jleurs
fanées, Pauline. Soumet errait en rroie - Cil dépit
de son endurcissement - à une vIOlente surexcitation.
•
pour l'in~ta.,
~a
mal~eur.s,
qui, depuis Ics
ann0es, a"lt~se
sa ~aulse
n.ature prl:llLlre en
tout le dessus, avait laisse aussI l'amour du lucre
la dominer entÎL:rement, était i ncal'able d'0prouver,
non seulement un bon sentiment, mais même une
minute de remords.
j'on, le problL:n:e qu'ene creusait sans rüpit etait
simph!ment le sUIVant: Mo Deschemins avait-il ou
n'avait-il pas la liste des titres constituant la dot
d'gdith ... La jl;une fille aimait-elle assez Laurence ...
avait-elle a' ez le respect de son nom pour préf0rer
la pau vret0 à une denonciation?
A"ec une judicieuse connaissance du cœur d..:
l'enfant dont elle avait fait sa vidime, Pauline
conclut:
• gdith ne parlera pas ... mai« d'autre ne parIcmnl-il pa~
?... L~t Laurence n·uPI'rendra-t-t.:llc 1 a"
un lour ... ? »
En dépit de cc Gventualitüs l'()sihe~
dont l'évocation la trouhlait, en attendant de la torturer, elle
préféra tout risquer pour tenter de conserver cella
fortune qui avait étü l'amb~ton
et.le but de sa vie ...
Et son visage pale avait repns on habituelle
ex.l're sion soùrnoise ct têtu? quand, apr~s
avoir vu
Je ]'ortail se rerermer sur Edith. ct le nolalre, elle sc
dirigea vers la chambre de sa hlle.
V III
Quand i\Io De chemins ct la jeune fille arriv0rent
à la gfille de la villa l\lond0 ir, un cavalier surgit
devant eux.
lieur vlle, d'un hru!lque coup de r n • il arrêta
son I;ob irlandai ,blanL: d'écume, \.:1 sauta le tement
à terre.
Tandi '1u'Alnau\1 ,k ainl-JullIcn, apr~s
;nolr
��54
LA :'IfAISOX DES TROUBADOURS
Je connais la raison de votre refus.
{( Cette raison, qui émane de votre bonté adorable, ma ml:re l'a devinée 1...
- Vraiment!. .. Vous m'étonnez!. .. Et je suis
curieuse de savoir. ..
- l\ia ml:re a sour«onné le sentiment qu'éprouve ...
ou croit éprouver Laurence pour moi ...
« 1\lais, à cette amourette de pensionnaire, Edith,
je vous demande en grâce de ne pas ... nous sacrifier;
ce sacrifice serait fait en pure perte, car - je vous
en donne ma parole d'honneur - jamais je n'épouserai la petite-nlle du bonhomme Soumet.
Et le j\!une homme eut en parlant un mouvement
d'épaules rempli de sufJisance et un sourire d'homme
fat.
Edith trouva cette fatuité odieuse et rougit de son
demi-regret de la minute précédente.
- Je ne me sacrifie nullement en rejetant votre
demande, mon cher Arnaud, et cela est heureux
pour moil
- Heureux!. ..
- Oui, heureux, je le répl:te, car un obstacle,
infranchissable à vos yeux, celui-là, va surgir entre
nous.
- Quel obstacle?
- La pauvreté, mon cher. Ma fortune, par suite
de mauvais placements, a été dissipée !. ..
c Voudriez-vous, votre ml:re vous permettrait-elle
d'épouser une fille sans dot?
Arnaud à son tour avait rougi violemment. Il
ouvrit la hou che pour crier à la jeune fille qu'une
misérable question d'argent ne saurait les séparer.
Puis il songea aux brl:chcs faites à leur fortune par
ses folies, il songea à l'orgueilleuse vanité de sa
ml:re, à 011 besoin d'ostentation, il son"ea surtout
combien il était incapable de tout travail...
- Vous jouez un jeu cruel, dit-il en tortillant ~a
moustache, vous avez voulu m'éprouver, mais mon
amour est au-dessus ...
Edith l'interrompit:
- Votre amour n'est pas a sel. granù, croyez-moi,
pour vous tran~fomc
s~biten:
.
" S()I1gcz-y, SI vous m'epcllislez, JI faudrait rcnoncer â vos habitudes (l'~gance
... ct d'uisiveté ... il
faudrait ga 'ner votre vie ct celle de votre famille.
pas vous y r':~;olde!
« Vous ne ~alrie7.
.. Au rc le, le vouùriel.-vous ... je rejetterais encore
votre demande.
- Pour_luui?
- Parce quc, pour accepter pareil s?:rificc, il
faudrait aimer. aimer vraiment 1. ..
��sG
LA l\IAISON DES TROUBADOURS
j'ai voulu contrôler la valeur de ce dire d'ivrogne;
j'ai écrit à Buenos-Ayrcs, à l'un de mes amis qui y
r0 iJe depuis long!emps-, ct j'ai eu la preuve que
Soumet n'avait pas mentI.
« Or, l'ancien coutelier possi:de pour cent cinquante mille francs de biens-fonds; sans parler Je
nombreux: pr'::ts hypothécaires.
« Il lui faudra établir la
provenance de tout
cela.
Accoudée au bureau, le front dans sa main, les
veux mi-clos, la jeune fille écouta Edouard et son
i~l:re
di~cuter,
puis arrêter la marche à suivre;
ensuite énUl!lérer les charges qui accableraient
i\lme de Salnac.
- Donc, selon vous, demanda-t-elle, il est certain
que J\lme Pauline sera convaincue de vol?
- Absolument, aftirma Me Deschemins.
- C'est aus~i
mon a\'is, conclut Edouard.
- Combien je serai heureuse, si l'on peut faire
rendre gorge à cette mauvaise créature, ajouta
l\lme Deschemins.
- Dans aucun ca~,
moi, je ne pourrais être heuréuse d'un pareil scandale ... Cette femme porte
notre nom, un nom que je ne voudrais pas voir
éclaboussé de honte !. .. De plus, il y a Laurence! ...
K Laurence, que tuerait la brutale rév0lation !. ..
- On ne meurt pas de chagrin, soyez-en sûre, ma
petite; puis, entre vous ~t Laurence, je préfère que
Laurence soit sacriti0e; le la plaindrai, certes, mais
de tout temps, vous le savez, les innocents ont pavé
pour les coupables.
.
- Dieu seul a le droit d'exercer cette justice
d'ordre sp0cial, chi:re madame, je ne me sens pas
le courage de me substItuer à Lui; le désespoir de
• ma p~uvre
peti~
,ta.nte ~etombai
sur moi, puisque
ma vIe en seraIt a lamaiS empol on née.
- Avûz-\'(lU:5 le droit de laissûr le crime impuni'
dt.:manda le .not~ire
de son tnn emphatique.
- ImpUlll, nen ne prouve qu'il le sera, monsieur. L'avenir est à Diûu.
- En e, p0rant méme cette punition hypothétique, il me emble, ma pauvrû enfant, que vos amis
ne peuvent vous permettre de vous dépouiller en
faveur de la femme qui a été pour vous une cruelle
muratre.
- .Iû ne me fais paR meilleure que je ne le sui ' ;
Je Salviac Ile portait ras notre nom, je serai,;
si ~lmc
1.1 l'n:mii:n::i d':pnst:r Ulle l'lainte contre elle, :i me
rejouir de la voir souffrir comm' elle a fait ourrrir
l1lon grand-père ct moi ... mai elle est Mme d~
Salviac !. .. l'lli!; il ya Laurence !. ..
������62
LA !lfAISON DES TROUBADOURS
d'avoir involontairement fait souITrir Laurence ct de
l'avoir J~h,)norée.
Et, suivie Je illme Deschemins qui, tout émue,
la considérait d'un regard admiratif, Edith quitta la
pil!ce claire où elle venait de d~cier
Je sa destinée 1
IX
Dans le jardi net des demoiselles Chantérac, prl!s
du vieux puits qui s'abrite sous la treille 6puis~e,
Edith est assise le vendredi suivant.
Tandis qu'elle croque distraitement un grapillon
aux grains clairsem6s et Jor6s, elle songe combien
ccttè journ6e va être décisive pour elle.
Quatre heures viennent de sonner à l'horloge de
la cathédrale de Sarlat; Jans quelques instants,
1\1" Deschemins quittera sans doute Chantelouve où
il a dù transmettre au comte Emeric la requ'::te de
la jeune fille.
Le notaire aura-t-il su se montrer éloquent ? .•
Non, c'est à craindre !. .. Car la mission, dont on l'a
chargé, il J'a remplie à contre-cœur.
Ah! pourquoi Edith n'a-t-elle pas des ailes comme
les passereaux? Pourquoi le concierge de Chantelouve est-il incorruptible et les chiens des Pyrénées
si féroces ? ..
• J'aurais su attendrir le cœur du comte Emeric,
se dit-elle, il aurait consenti à m'aidl.!!" à sauver Laurence. S'il s'oppose à toute transaction, des créanciers beso~nl.!ux
peu\'ent demeurer impayés. En ce
cas, aurai-le le droit de renoncer à la lutte !. .. »
Quand, voulant chasser de son esprit la pensée
de cette facheuse alternative, Edith ouvrit, pour la
relire, la il:ttn.: de Laurence qu'clle avait reçue le
matin, les caractl!!"es lui semhlè;rent 6trangement
troublés.
« ,Je pil:ufe maintenant, murmura-t-elle, il ne Il;
faut pas c!.!J'endant 1 »
Elle c suya vivcment ses yeux d'un geste impatient
et lut les lignl.!s suivantes:
" Ma chérie,
« Combien j'ai été d0!'o!0e en apprenant la ruine
dl.! mon pL!"I.!, dé olt:e rour toi, mon Edith. qui te
lrouve pauvre comme Je l'aurais été sans l'héritage
de mon oncle d'.\m0rique.
" C?t hérita~c,
quel ~crait
mon bOl1h ur si je
POUV<l1
le partager avec toi, si je pouvais surtout
t'en donner la l'lus grosse l'art.
« Hélas 1 Cet argent, je nI.! suis pas libre d'en dis-
��6~
LA \IAISON DES TROU J3ADOU RS
comme toi, que la vérité tuerait Laurence; elle est
:;;i frêle 1. .. J'vIes parents l'oient en eJle seulement la
tille ùe celll.! alfreusl.! femme et la cause de te$
érn.!uvl'S; pour moi, l.!l1e est une bonne amie
d'l.!nfance, dont je rl.!connais le tenùre cœur.
- Et tu es dans le vrui ... ma pauvre petite tante!
" Oh! non, elle ne' doit pas être confondue alec
sa mère ct son grand-pi;rl.!; elle mériterait d'être
heureuse et je trembk en songeant que les fautes
des ~iens
l'couvent retomber sur elle.
- C'est rataI, hélas 1 Comment un honnête homme
pourrait-il épouser l'héritii:re de Cl.!S gens-I.'t 1. ..
.. •\Iais j'ai tort de tl.! l'urler ainsi, continua l'ofl1cier, en remarquant la consternation qui Se répandait sur le visagl.! d'Edith, dis-toi que je n'ai l'as
l'oulu te faire de la pl.!ine avec mes sottcs pamlcs ;
accorde-moi généreusemcnt ton pardon ct surtout
permets-moi de Ille considl:rl.!r comme ton lianc!.:.
-- 1\lon fiancé! Tu l'as l'ite, mon pauvre ami: tes
l'arents sont pr!.:sque mes seLlI~
ami~,
je suis touchl:e
de leur bonté ct je troul'erais mal reconnaître leur
dL:VllUernent en tc liant à moi par une promesse
qu'ils désapproUI'!.:raient certainement.
- QU'l.!n sais-tu ?
- Ils sont trop pratiques, ton pi;re surtout, pour
ne pas te conseiller d'attcndn.: que l'ag!.: ... ct la
raison te soient venl~
avant ll'épollo;er une mie
paul'rc. Sois franc et avoue-le-moi, j'ai del'iné
Just!.: !
- "\[nn pi;re me troule en effet un peu jeune ... il
me conseille de mllrir ma résolution; mais, je le
sai~,
mes sentiments ne chan[.;eront point 1
- Ta bonne fni est entii:re; mais saurait-on
r~ontle
de son cœur et de ses sentiments 1. ...Ie
l'aiS l:tre c(lntrainte d'aller trl:S loin chercher une
situation; nous ne nOlis I·CITons plus ... Et tu connais
le l'r,)verbe "' ... Tu m'oublieras .
.lamais!
- L'avenir seul pourrait nous dire cela 1
- .\Iors, tu ne \ eux l'as lille nous l:chan~i()s
une pJï)me~sc
"r
- Nnn 1 Pour le5 raisons que je viens de t'énumérer, jc ne le l'eux pas.
- Tu ne m'aiIl1(;s pas 1 Voilà la vraie, l'unique
raison de ton refus 1 SI tu m'aimais, tu ne douterais
pas de ma tendresse, tu ne craindrais pas de te lier
par un serment.
Le:> yeux mi-clos, Edith sc taisait, interrogeant
son cœur.
Non, clic n'avait nul amour pour Georges, mais
dans la d6tresse où elle c trouvait, le désintéres-
������70
LA MAISON DES TROUBADOURS
petit bruit monotone de la poulie, glissant sur le
câble tendu d'une rive à l'autre, mais, en réalité,
elle voit seulement Chantelouve, elle entend seulement les battements précipités de son cœur 1
- Mademoiselle va sûrement à Sainte-Mondane,
dans l'intention de prier notre sainte patronne, dit
tout à coup la passeuse, ct cependant, Dieu merci,
les jolis yeux de Mademoiselle n'ont pas besoin du
secours de l'cau merveilleuse pour y voir clair.
Edith sourit sans répondre; elle songe combien le
seceurs d'En Haut lui a été nécessaire ... combien il
lui serait nécessaire, encore, pour y voir clair en
elle 1
Le court voyage sur l'eau est terminé, la voiture
ne tarde pas à quitter le chemin tracé au mili eu des
champs fertiles pour s'engager dans une large route.
Cette route, que longe un minuscule ct bavard
ruisselet, traverse le petit bourg de Sainte-Mondane.
Silencieuse, contre sa coutume, la jeune fille
donne un regard à la vieille église, puis à la source
miraculeuse, tapissée de capillaires, que domine
d'un peu loin le rocher creux, à ouvertures régulières, dans les grottes duquel se retira souvent
sainte Mondane; elle mourut là, après avoir miraculeusement recouvré la vue, ayant eu la joie de contempler une dernière fois son fils saint Sacerdoce.
En souvenir de cette faveur, sans doute, saintè
Mondane \ est particulièrement invoquée par les
aveugles.
La route montait toujours, côtoyant, à droite.
l'étroit vallon où les prairies alternaient avec des
champs cultivés, et dominée à gauche par un coteau
escarpé recouvert de ces chênes verts, appelés aussi
yeuses, dont le feuillage sombre a fait donn er le
nom de Périgord noir à cette partie du Sarladais.
Enfin, l'équipage, ayant dépassé une ferme à l'aspect antique, s'arrêta devant une grille monumentale, flanquée d'un chalet pimpant.
- Autrefois, là, se trouvaient simplement d es
bornes, n'est-ce pas, monsieur?
- Assurément 1 Mais le comte, dans son maladif
d'::sir de solitude, a, 1l()1l seuTement fait ('leycr cc
portail ct ta loge du concierge, mais il a aussi fait
clore le parc de' grillages serrés, surmontés de fil s de
ronce.
- Le nibier doit pouvoir s'ébattre là en liberté 1
- Evidemment. Les cerfs, les chevreuils ct les
lapins y pullulent.
Le concierge, incorruptible, un homme â la taille
massive, aux formidables moustaches, pous':>a force
verrous, et le tilbury s'engagea dans l'avenue, plan-
��72
LA UAISO N DES TROUB ADOUR S
Chantel nuve, il y en a seulem ent trois, deux même,
à proprem ent parler.
Et, quand le lourd portail eut roulé sur ses gonds,
il aida la jeune fille à mettre pied à terre sur une
esplana de sablée.
- La cour d'honne ur 1. .. Le château ! s'exclam a
le vieillar d.
Emue, les yeux un peu troublé s, Edith contem pla
la façade pnncip ale qui dressai t devant elle son
corps de logis aux proport ions gracieu ses; elle tenta
d'admir er les larges fenêtres à meneau x, les hautes
lucarne s sculpté es, les groupes de tours dont une il
chaque anale hausse son toit en poivrière, comme
pour rega~l
le paysage. par-des sus la galerie en
terrasse couron nant sa VOISine.
Soudai n, des hurlem ents rauques se firent entendre.
- Les loups, murmu ra Me Desche mins.
Et, attirant la ieune fille vers le rempar t, il lui
montra le vaste Jardin potager occupa nt, au pieu
de la COUI' d'honne ur, l'espace compris~nte
lâ pn:mière et la seconde enceint e.
Le regard d'Edith s'abaiss a vers le haut grillage
fermant un terrain circulai re, devant l'ouvert ure ~lc
l'une des tours flanquant cs ; là, des formes grises se
mouvai ent.
- M. le comte attend Mlle de Salviac et M. Deschemin s, dit à ce momen t Marius , le frère de Lucia.
Edith pàlit d'émoti on; comme en un rêve, elle
gravit l'escali er double conduis ant à Ùl cour intérieure, franchi t le pont de bois, rempla çant le pontlevis d'antan , frôla en passant les piliers du cloltre
que domina it une terrasse à balustr es; puis, passant sous une porte assez basse, elle se prit à monter, toujour s précédé e du domest ique et suivie de
Mo Desche mins, l'escali er intérieu r, tournan t celuici, et fort imposa nt avec ses larges degrés et ses
courbe s spaciu~.
Le cort~ge,
sile.ncieux, s'engagea dans un COUIOIl' , à la deml-o bscunté mystéri euse,
travcn;a une vaste chambr e; puis, Marius , ayant
ouvert les deux portes qui fermaie nt les ouvertu res
du passage pratiqu é dans un des énorme s murs,
annonç a:
- Mlle de Salviac, Mc Desche mins.
Une second e, Edith ~'arêt;
l'émotio n, elle le sentait, devait blêmir son visage.
Comma ndant à ses nerfs, en se remémo rant les
recomm andatio ns de son mentor , elle força ses
lèvres à sourire et franchi t le seuil de l'immen se
pi1:ce où, devant une monul1lt.nla!e chemin ée de
bois, surmon tée par le portrait d'un Chantel ouve,
�LA MAISON DES TROUBADOURS
73
qui fut archevêque de Reims, le comte Emeric était
assi s.
Il se leva; ses vêtements de flanelle blanche semblaient flotter sur lui.
•
Dans le hautain visage, les traits ressortaient, plus
accusC:s par la maigreur; les dents, en leur blanl:heur étrange, semblaient plus aigu~s,
et si les
beaux yeux estompés de bistre brillaient, toujours
profonds et pénétrants, ils exprimaient aussi un
sombre désenchantement.
Emue par la dC:tresse amère des prunelles brunes,
poussée par sa spontanéité, Edith tendit ses deux
mains au malade, des mains que serrèrent longuement des mains brûlantes.
- Combien je suis heureuse de vous voir, monsieur; il Y a si longtemps que je n'avais eu ce plaisir.
- Cinq ans! répondit Emeric en avançant des
sièges ... oui, je me souviens de notre dernière entrevue. Déjà, Je ressentais les premiers symptômes
du mal qUI m'a terrassé ... Personne ne le soupçonnait et je tâchais encore de m'illusionner.
\( J'ai beaucoup changé depuis ce temps-là, ne
trouvez-vous pas, Ed ... made ... moiselle Edith? ,.
- Vous m'appeliez autrefois Edith, tout court 1 Il
faut que j'aie, moi aussi, beaucoup changé, beaue,oup plus que vous, IIl;onsieur. Au~remnt
emploienez-vous cette appellatIOn cérémol1leuse-?
- Mettons Edith alors 1 Et, laissez-moi vous le
dire sans compliment, en vieil ami, si vous avez
changé, c'est à la façon des fleurs qui s'épanouissent.
« 1\1ais, cher maUre, ajouta le comte en se tournant vers le notaire qui était demeuré debout un
rouleau de papier timbrC: à la main, vous avez, je le
vois, préparé les actes.
- Ils sont prêts tous les deux,
Et, d6roulant les feuilles, J'un ton solennel,
l'homme de loi commença à lire:
« L'an mil neuf cent huit, ct le vingt du mois de
septembre, devant nous, Alcide-Louis Desehemins ... »
- Je m'en rapporte à vous, mon cher ami interrompit le comte, passons aux signatures.
'
Et, successivement, il apposa son nom au bas des
deux actes qu'on venait d'étaler devant lui.
Puis, d'un air lassé, il se laissa retomber sur son
haut fauteuil armori6.
Le notaire ne s'assit poin~
près du foyer où, nonobstant, la douceur de l'air, quelques tisons se
consumaIent.
- Je vais, dit-il, si vous le permettez, monsieur le
comte, achever ùe compulser un des vieux registres
��LA MAISON DES TROUBADOURS
75
Laurence; mais, à mes yeux, au.' yeux de tous, elle
est aussi la fille de Pauline Soumet 1•.. la petite-fille
du coutelier Soufflet.
Des larmes montèrent aux yeu.- gris bleu.
- Oh 1 combien le monde est injuste 1
- Le monde 1... L'injustice règne sur lui, ma
pauvre enfant.
« Enfin 1... séchez vos larmes.
« J'accède ... j'ai déjà accédé à votre désir, puisque,
vous venez de le voir, j'ai signé les actes qui établissent ma renonciation, en votre faveur, à la
créance que je possédais sur Salviac.
« Et j'al également donné mes pouvoirs à Me Deschemins afin que les autres créanciers soient désintéressés.
« votIs voici donc seule propriétaire de la maison
des Troubadours ... puisque, heureusement, Pauline
Soumet a renoncé, au nom de sa fille, à la succession de votre gr'a nd-père.
La jeune fille avait bondi.
- C'est trop 1 Mais c'est trop ... Je ne pui accepter une semblable générosité 1
- Vous serez contrainte de l'accepter ... pour votre
Laurence, sans cela, jamais je ne consentirai à vou::;
aider à consommer votre ruine.
« D'ailleurs, qu'importe 1... Pensez au peu de temps
qui me reste à vivre et vous calmerez vos scrupules 1. ..
u Mes jours sont comptés 1...
« Ne laisserai-je pas assez de richesses aux héritiers qui guettent ma mort i'
" Je renonce pour vous à une bien faible somme;
ce renoncement me procure un plaisir, le seul plaisir qui me soit permis 1. .. Voudnez-vous me refuser
cette petite satisfaction ?...
- J'ai répondu négativement à la demande de
Georges, dans la crainte de tout devoir à mon
mari 1. .. Je ne puis accepter un semblable bienfait
d'un étranger ... avec la certitude de ne pouvoir lui
témoigner ma ~ratiude.
. • Ah 1 si j'é~als
~ne
vieille femme ou une religieuse,
Je vous suppherals de me permettre de vous soigner
de vous guérir 1. .• Mais j'ai vingt el un ans l
'
,
- J'avais prévu cette objection ... McDeschemins
également. ~t s~ bonne a!I!itié lui a suggéré une idé~
dont la réalisatIOn pourrait seule, assure-t-il, calmer
\'05 scrupules.
- Ah 1 dites-moi bien vite l'idée de Mc Deschcmins; a\'ec la possibilitG de vous t~moigner
ma
reconnaissancû, je serais si heureuse de garJer
Salviac 1
- Au moment de formuler cette pensGe de notre
��Li\ l\IAI:iON DES 1 ROU Bi\ DOU RS
77
VOici d ~ si" des, B 'gon J CI 11lte;!t'll\ Ih
trnll\u-t-il ~'a<;
lllgu\:tte d\: ~a"l;
JH.. l1l J lui!
It:la~!
la >;ltuatipl1 n'est 1"( l'1 n <.:fil\: d ma ['IOpOsit ion me l'aralt Vt.:1 il' u'lIn III ,Il L:!
Un instant, ~"n
n:;.,ar,j Lna 11 autour LI 1<1 Pl <.: ,
1
si Iri, le, makn' ""n lu c, \rUl", l'fi {Il O~I
EIl1, n~
pm ,il,,--ail dt:slill!.; Ù mnunr ,,11 ill li ,ml,
Edith demeura songu "t:, l11ai", nOIl Il il,nk.
Un' j(lic Ir',~
"il'c 1't.:J11I'1l ,,111 a Id )"'1
lui ser,li~
rermis de t~n]()ig
r :',t 1 cC l11n,li .lnc ,1
un hlCnI,l1leur, "on aIlcctlOn à Ull êlre ['our Iltlud,
depui. l()ge1]~,
clic nourri' Il lIn cult\:, pL:rmis
enfin, dc ;e consaci Lr à la obI 111 S~lOn
que Ill'
al'ait tail el1\i~agL:r,
un jou, le VlIl 'ublt.: c 'r d"
Sum\t.;-l\l(Jndane. La jnlc LI ,',llth fut SI,i\è qu'clic
oublia lout... k chaf.,rin Je Geur:, "le Crlliques du
monde qui allait la traÎler d'inl~a1te,
la fureur
dl!s hérile~;
clic ou!,lia toul, ""US l'emprÎ::>e dt.:
st.:ntiment lIont la \iolt.:llC\: la stup fiaÎt.
- ,Je n'ai besoin d'aucune rél1cxiun, répolldÎtelle, de mi..me que je n'aurais l'as pu faire oulfrir
Laurence, de mémt.: je Ilt! l'0llrr,lis point, si vous la
dé:;irez, vous refu;,er ma pré,'\:Jlce et me soins 1 l'.t
je n'ai nul mérite en ce dernier Cd'; je suis seule,
abandonnée, ans but dans la vic, I(JUS m'ouvrez un
asile, vous m'"lTr<:z une mi"l·;jon. Comment ne
serais-je pa~
beureuse d'acc,cpler l'un el l'autrt! ';>
- Vous acceptez par~t.:
que vous Ne' follemenl
génén:use, vou~
m l'ailes l'aU1110nc de \otre pitié
comme VOUS raites à 1I1lle de ahiac J'aumone de
votre fortune.
" Ne r\:grettercz-\OUS pas votre gC:néro~ile,
quand
vous me \errcz 8ombre, dés pcrt: r...
• El moi qui me suis relr.l11cbé du monde, en
partie, afin de fuir ks rt..g.l1ds avides cie mes héritiers, ne vais-je pas m'expo~cr
à lire aussi dans vos
yeux le dé. ir de ma mort 1. ..
- Pourrit.:ï.-vouS vraiment avoir des idées semhlahles 1.:. gt ~erndal1t"
q.ue gagnerui,,-je à votre
mort, pUI, que Je consentirai à vnus \:pouser seulement lorsque vous m'aurez donne yotre parole de
ne pas me nommer sur votre te lament.
- 11a mort ne vous rendrait-die pas la libertl !
Cette liberté, réOéchist;el" dite -vous-le bien : les
oiseaux en sont avides J. ..
- Vous connaissez notre devise: Quocumque
cano 1
- Partout je chante 1 Partout Rauf en cane 1 vou.
laient certainement dire vos ancètres lest:> troubadours 1... Enfin, puisque, sans cela 'vous ne me
permettriez pas de vous l(i~
el' S:JI~Î1("
j''l('<'I'r'lt"
�78
LA MAISON DES TROUB ADOUR S
votre dévoue ment 1 Je l'accept e avec la pensée que
le supplic e sera court.
- Jamais, je le jure, partagé avec vous, mon séjour à Chantel ouve ne me parattra trop long,
répond it Edith avec ardeur.
Le comte secouai t tristem ent la tête, tandis qu'il
reprena it:
- Voici donc conclue s nos étrange s fiançailles 1
Maltre Desche mins s'occup era de toutes les formalités à remplir , afin de faire célébre r notre mariage ,
non une union secrète comme celle que votre aleul
refusa pour sa fille, mais un mariage de minuit,
presque un mariage in extremis. Dans quatre ou
cinq Jours seulem ent, je ferai connalt re notre décision à mon dévoué notaire ; quatre ou cinq jours
durant lesquel s vou.s ré~chiez;
si la perspec tive
de ces quelqu es mOIs à Vivre près d'un malheu reux,
souvent farouch e, toujour s tnste et souffran t, VOLIS
effrayait soudain , si vous regretti ez votre élan, vous
me l'avoueriez sans détour .
• Je ne vous gardcra is nulle rancune d'un refus,
ma petite Edith, et je conserv erais jusqu'à la fin ...
avec un persista nt d'::sir de vous obliger, la joie
d'avoir pu le faire.
Edith eut un beau sourire , un de ces sourire s
qui, en alluman t dans ses jolis yeux de bleuet des
lueurs de saphir, faisait étincele r ses dents blanches.
Et, de cette voix claire, dont le comte Emeric
n'avait jamais oublié les intonat ions harmon ieuses,
elle affirma :
- Je ne changer ai point d'avis et je ne regrette rai rien 1
XI
Dans le petit parc de Salviac où les asters entr'ouvre nt leurs Ileurett es étoil'::cs, où, dans les
colchiq ues mauve émailla nt Il.: gazon, le i:'olcil
allume des petites lueurs de veilu~c,
où les feuilles
des marron n iers d'l ndc ~lmrnect
à s'ourler dç:;
teintes de l'(1r bruni, Laurenc e Se promèn e.
Ses yeux rl:vcurs s'arrête nt parfuis sur les rusiers
grimpa nts où tout à l'heure clic a cueilli de ces
roses qui n'ont plus le brillant '::clat tles roses de
l'été; et, parfois aussi, ses yeux se lèvent vers le
ciel où, sur l'azur f àli, s'amonc ellent de gros
nuages bla~hàtrcs
qui, ta~sl:
ensuite , cerclen t
l'horilOn tle gris :-ol11bro.
Soudain , le roulem ent tI'une voiture se faisant
entendr e, la jeune fille courut vcrs la petite porte
��80
LA MAISON DES TROUB ADOUR S
bonheu r en supplia nt Dieu de te rendre heureus e.
Combie n il m'a peu exaucée 1. .•
- Qu'en sais-tu ?.. J'avais ardemm ent désiré
soigner le comte, désiré adoucir ses souffra nces 1. ..
En cela, mes vœux, et les tiens par suite, sont
exaucés . Pour l'avenir , ne m'enlèv e pas toute espérance. Deman de plutôt avec moi un miracle .
Les nuages gris avaient envahi tout le ciel, un
triste crépusc ule envelop pait la campag ne.
Lauren ce frissonn a.
- Tu as froid, tante Bébé, rentron s bien vite,
Les jeunes filles pénétrè rent dans le petit salon.
Un feu clair y jetait ses lueurs brillant es sur la
cretonn e à grands ramage s, et des feuillages aux
teintes chaude s étaien~
artistem ent disposé s dans
les grands vases Empire décorés de l'écusso n des
Salviac : d'azur aux trois pa~serux
d'argen t.
Sur une table, un couvert était dressé ; des fruits
dans des compot iers de cristal et un surtout de
roses pilles lui donnaie nt un air de fête.
- Nous allons pour la dernièr e fois, jouer à la
dinelte , et, comme jadis, tu t'es chargée dc dre
s ~er
le couvert et de fleurir la table.
« Moi, comme jadis aussi, toujour s un peu gourmande, j'ai songé au menu et j'espère que iV{me Sibot
aura tenu, à notre intentio n, à déploye r ses talents
culinair es 1...
- A la villa Mondé sir, tu aurais mieux d1né encore 1... Devenu e la comtes se de Chante louve, cie
combie n de coudée s as-tu grandi aux yeux de
Mu Desche mins 1
« De quels égards ne doit-il pas t'entou rer!
- J'ai tout sacrifié pour te réserve r ma dernièr e
soirée 1 Tout, méme la société de mes vieilles amies
Chanté rac.
- Elles dlnent donc à la villa?
- Elles y dlnent et elles y couche ront; les honnee;
fllles sont, chacun e à sa facon, bien ému es de mon
mariage . Et tu juges aussi quel est leur trouble à la
pen::.ée d'être mes témoins 1. ..
- Toinett e et Franço n sont tes témoins 1... Quel
événem ent mémor able dans leur vie 1
- Ma tante de Groleja c est souffra nte; les PUYguilhem habiten t loin de nous; du côté des Salviac,
à part les de Saint-L éon qui sont absents , nos parents ne nous connais sent plus 1 Au reste, le comte
désirait voir le moins de monde possibl e. Et certainement , Toinett e et Franço n sont mes meilleu re '
amies.
En partanî , I~dith
jouait al CI.. la bague qui hrillait
à son doigt, un admirab le rubi::; serti de petits dia-
�LA \TAISON DES TROUB ADOUR S
81
mants. Depuis des siècles, ce rubis avait orné l'anneau de fiançail les de toutes les comtes ses de
r:hante louve; et, pour la dernièr e fois, sans doute,
il était sorti de son écrin.
- Cette pierre est merveil leuse de limpidi té 1
Quand donc le comte te l'a-t-il offerte?
- II me l'a envoyée par dame Lucia avec une
splendi de ge:be de. f1eurs r~es,
ca:,. aujourd 'hui,
pour la premiè re [OIS, depUiS ma vIsIte à Chante louve, j'ai revu le châtelai n.
« Ah! nous somme s d'étrang es fiancés! Et
au.
yeux du monde, ignoran t du ~crment
que j'ai arraché au comte Emeric , je dois paraitre une intrigante L ..
- Quel sermen t lui as-tu arraché ? ..
- Celui de ne pas me nomme r sur son testame nt. ..
Edith s'interr ompit, Mme Si bot, une ~ro
sc
femme au teint fleuri, apparai ssait, apporta nt une
soupièr e où fumait un potage à l'arom\.! exqui'.
-:- George s était autrefoi~
notre invitL, reprit ensUIte Laurenc e. Pauvre George s, il doit être bien
malhcur\.!ux!
- Tout est mieux ainsi, a « sentenc ié ,) ;\1' Deschcmin s; J'espère que notre ami oublier a vite son
r0 ve, moi je lui demeur e profond ément attaché et
reconna issante.
- George s oublier a ... ou espérer a!
- Ne parle pas de mort 1 N'y fais même paallusion 1
Une express ion si désespé rée avait pass': dans les
yeux gris bleu, si facilem ent rieurs, que Lauren ce
sc tut.
- Avez-vous eu la visite de Mme de Saint-J unien?
demand a ensuite Edith.
- Elle est venue deux fois li Font-Bo is ces temps
dernier s; elle a été fort atmahle .
La jeune fille n'ajouta pas que la mi.:re d'l\rnal ld
n'avait pas dissimu lé son dépit en parlant du mariage de son cousin; elle n'ajouta pas surtout que
soutenu e par l\lmc de Salviac, la chàtcla ine arait
lancé des insinua tions blcssan tes à l'adress e d'Edit il
jusqu'a u momen t où Lauren ce lui avait fcrm""! la
bouche en faisant un éloge ent housias te dc sa chLrc
amie.
- Tu as vu aussi M. Arnaud ")
- Il a accomp agné sa mère ct jc l'ai rencont ré
tout à l'heure à l'cntrée du bour".
Lauren ce avait beauco up rougi en disant ces quelques mots.
!';dith s'en aperçut et demeur a un instant h", 1tante, avant de rcnoue r l'entret ien.
��LA ~AISON
DES TROUB ADOUR S
83
d'une épousée . Mais là-haut, noir et fantasti que,
Chantel ouve dressai t, sous la lu ne à ùemi voilée, la
masse indistin cte de ses arbres ct de ses tours, tel
un nuage sombre .
Une lueur, trembla nte petite étoile, luisait dans cc
nuage.
- Que de fois n'ai-je pas contem plé cette lumii:re,
le soir, tandis que je priais 1 Toujou rs, elle a exercé
sur moi une mystéri euse attiranc e.
- Une attiranc e incomp réhensi ble à mes yeu,',
car le Prince Charma nt dont tu rêvais me faisait
bien peur, me faisait l'effet de Barbe-Bleue.
« Et aujourd 'hui encore, il m'efTraye. Que sera ta
vie dans cette forteres se, pr1:s de cet être aigri,
désespé ré, fantasq ue?
- Ma vic! la tienne! Nul ne saurait prévoir de
g.uo! elles seront faites. Les évén.ements se chargen t
SI bIen de déroute r les pronost ic des plus perspIcaces. Nul, il y a un mois, n'aurait pu prévoir le
~arige
du comte Emeric et d'Edith de Salviac. Les
CIrconstances seules l'ont amené ...
La jeune femme s'arrêta brusqu ement, craignant
d'en avoir trop di!.
'
- La voiture de Chantel ouve ne tardera pas à
arriver, ajouta-t-elle, il faut descend re, ma chérie.
- La voiture qui nous ramène ra ~ans
toi 1 s'écria
Lauren ce en sar~glotn,
oh 1 Edith, à cette pensée,
mon cœur se brise .
. - Ne m'atten dris pas, sois forte, je t'en conjure j
Je me sens tr1:s émue et je me suis juré de ne pas
pleurer devant M. de Chantel ouve.
\( Je l1'oublie rien, me semble-t-il, continl1a-t-elle,
en inspect ant d'un regard la chambr e en rotonde .
- La viole, la gUItare, bj~n
d'autres souveni rs
sont partis r
- Ce matin, avec mes modest es bagage s... je
déména gel ...
Lauren ce contem plait Edith, si jeune, si animée
si gracieu se ~lan:
sa blanche toilette, ct ses yeu~
pâles s'emlI~aCnt
d'une express ion admirat ive.
Cette admirat ion, les Dcsche mins, Antoin ette
Franço ise et les serviteu rs du chàteau , qui allaient
être les seuls témoins de cet étrange mariaoe la
partag1:rent pleinem ent, quand Edith, au br;s' d\!
notaire, pénétra dans la chapell c de Chantel ouve où
le comte les a\'alt pr0cédé s.
Sous la Iégèr.e couron ne d'or?~lge
ct I.e v~ilc
vaporeux, les che'ieux: de la marl·;e paralss alcnt \,lll
"oyeux ct plus. dorés.
Avcc son teInt rosé, ses. be,!-ux yeux brillant s, sa
bouche fralche, elle apparaI ssaIt, aux côtés d'Emer ic
���86
LA MAISON DES TROUBADOURS
Mieux vêludrait trouver un remède pour guérir
le comte Emeric, déclara Françoise.
_ Le comte aura désormais pr~s
de lui la fée de
la jeunesse ct ùu printemps, et les f6e~
accomplissent souvent ùes miracles, déclara Me Deschemills
la lT~a'iée;
puis, rappelé à la
en s'inclinant deval~t
réalité des choses, Il se dJr1g..:a vers la table et se
mit en devoir, pour obéir aux ordres du chàtelain,
de faire les honneurs du lunch.
Seule, Laurence demeurait près du feu. Edith alla
vers elle.
_ Ma chérie, pourquoi rester ainsi à l'écart?
- Nul ne désire ma présence. Puis, vraiment, j'ai
trop de chagrin; je ne pourrais pas causer ... moms
encore prendre part au lunch ... Quels sont mes
regrets, mes remords en songeant que je puis me
marier joyeusement, normalement... Tandis que
toi 1 Oh 1 c'est affreux t
Laurence s'interrompit et ses mains qui, suivant
devenaient blanches, serles prévision.s d'~ilh,
rèrent les malOS .mlgnonnes de la jeune comtesse.
_ Pauvre petite, malgré mon désir de t'éviter
toute peine, me voici, te causant du chagrin.
- Si tu n'cs pas heureuse, je ne saurais point être
heureuse!
_ Heureuse, à en croire les apparences, je ne le
serai jamais ... Et, néanmoins, je n'échangerais mon
sort contre aucun autre, répondltEdith, dont les yeux,
rieurs d'ordinaire, brillèrent d'une flamme ardente.
_. Va ... oui, je sai.s ... je comprends!... Et parce
que Je comrrends ... Je pleure 1...
Laurence se tut. .. Edouard venait vers elles, portant des coupes où pétillait du champagne, et toutes
deux se dirigèrent vers la table flcuric.
Bientôt, d'ailleurs, le notairc donna le signal du
départ. Apr~s
des adieux, intentionnellement brusqués par lui, les témoins de ce mariage de minuit
se diflgèrent vers leurs équipages.
Edith, accoudée à la balustrade de pierre de la
terrasse, suivait ses amis du regard; tandis qU'ils
traversaient la cour intérieure, leurs voix montèrent
jusqu'à elle.
_ Pauvre petite 1 disait Mme Deschemins, j'ai lc
cœur gros de la laisser ainsi seule 1 Enlln, espérons
qne son œuvre de dévouement ne sera pas de longue
durée.
_ Peux-tu parler ainsi, Emilie'? interrompit avec
indignation lû notaire.
- Ces llemoiselles me comprennent, AlciJc;
nous désirons tous la guérison du comte, mais puisqu'il n'y a nul espoir!
�LA 'lIAISON DES TROUl3ADOURS
87
Tant qu'il ya de la vie, l'espoir demeure!
Certainement, répondit Françoi e, nous allons
prier ardemment pour que Dieu ellVoi<.: le bonheur
a notre chère Jemoiselk.
- Le bonheur, sous la forme d'un jl!une et
aimable mari, répliqua Henriette.
- Demandons simplement la guérison du comte
Emeric, !j'écria Laurence, en, desl.:euLiant l'escalier
aboutissant à l'ancien pont-levis.
-, Tous cI:oient sa l:\uGrison impossiblc"g(:mis. ail
la tnste manGe, tandis que, avec un brUit de sonnailles, les équipages de ses amis s'd<)ignaient.
« '1 ous 1. .. tOllS 1. .. Je suis donl.: venu<.: ici uniquement pour le voir mourir!
La belle vaillance de la jeune f<.:mme J'abandonnait; comme pour accentuer son angoisse, I<.:s loups
se pril' ntàhurlcr, et les échos des\ieilles murailles
répiit\:l"<.:nt cent fois leurs cris lugubres .
. Edith baissa la tète jusqu'à venir toucher, de sa
J~)ue,
la pierre grise gui lui parut glac(:c, telles de.
ICITes de mort.
~ Triste baiser pour un soir de noce! » murmurct-elle.
S'étant relevée afin d'essuyer ses larmes, ses yeux
l'encontr1:rent la fenêtre à meneau, qui, tout près
d'elle, maintenant, s'éclairait d'unI.! lueur at~nle.
Cette lueur là-bas, à Salviac, nI.! l'avait-die pas bien
gOuvent contemplée avec le d~sir
ardent de rH)uI'L)ir
approcher Emeric, de pouvoir le con::;oli.!r! Dieu
l'avait exaucé, allait-elle renoncer ;\ sa tach<.: avant
de l'avoir entreprise, allait-elle dG:;ep~l'<.r
dl:s la
premii:re heure ? ..
" Seigneur, faites seulement qu'il me permette de
le soigner ... de le distraire ... de l'aimer. Et il me
semble qu'avec votre secours je le guérirai 1 »
AJor,;, avec ce fol espoir sitôt renaissant en son
cœur enthousiaste, EdIth, un sourire aux lèvres
vint rejoindre dame Lucia qui l'attendait sur le seuii
Je la ::;alle d'honneur ..• sur le seuil Je sa destinée.
�88
LA :--lA1SON DES TROU 13ADOURS
DEUXIÈME PARTIR
1
Deux Jours avaient passé.
Accoudée à la balustrade crénelée qui couronnait
une de~
tours jUlllelles, situées au midi, Edith, non
sal~
m(;lancolie, cunsidérait le paysage sévi:n:, sau·
va"c mêmc.
Aux pied~
des remparts commençait la forêt, 110ts
moutonnants de verdure que dominait, tel un phare,
la forteresse des Chantelouve.
Rien ne changeait le vert, éternellement sombre,
de celte forêt d'yeuses aux feuilles persistantes.
1\. peine un coup de vent y faisait-il courir un
remous de vagues blanchâtres, et l'automne, cllc:i1l.:ll1e si prodigue de tons, n'y répandait ni pourpfl.;,
ni rouille.
A perte de vue jusqu'à Gourdon qui 'profilait à
l'horizon les f1è;cbes de sa cathédrale, c'était la sol itude des bois, sùlitude où pointaient cependant lc~
murailles de Rocanadel, jadis nef des cadets dl),'>
Chantelouve, murailles démantelées mais de ul:re
allure; solitude où se devinaient, dissimulés dans
des plis de terrain, le village d'Alfuurnel et celui
d'Aldouna qu'avait évoqué un soir Me DeschcminR.
" A moi aussi, Chantelouve a donnél » murmura
Edith.
Et elle songea au cher Salviac, demeuré sien, et
aussi au grand nom qui semblait lourd à ses frêlt:s
épaule~.
Un désir lui vint de revoir les arbres de son bourg
natal; ils devaient s'apercevoir de l'autre tour ~
terrasse ...
Erf'lettrant de la main les toits en pierres plateR de
la tourelle au chapl:au pointu, la jeune ,femme s'inclina pCJur franchir une poterne hasse accédant ù
l'intt:lïcul' Je cc((e tourelle; pUIS, elle longea le
[!rcnicr du corps de logis et ':ln second grellier en
rotonde, avant de poser le pied sur une ten:asse
cr6nel0e, tuute semblable à celle qu'elle venait d..:
quitter.
La terrasse était semblable, mais combien la vile
était différente. Là-bas, une for'::! ~auvge,
des murailles croulantes et des villages aux noms ct aux
�LA ~IASON"
DES TROUBADOURS
89
murs antiques; ici la plaine, large, fertile, peuplée
de fermes et d'habitations de plaisance, olt le beau
fleuve promenait ses ondes claires.
Au delà de la voie fcfrée, alviac se cachait dans
un bouquet d'ormeaux, tel un nid de passereaux.
Son clocher roman pointait seul au-dessus des
arbres mais l'œil exercé d'Edith découvrait quelques-u'ns des machicoulis qui couronnaient la vieille
tour, où nichait, hier encore, le pauvre petit oiseau
abandonné.
Dans les lointains, vers l'est, surun rocher abrupt,
à pic, dominant la riv~e,
Montfort se dres ait, vrai
château de légende.
Et, à l'horizon, réapparaissant pour entour 'r le
cirque formé par la plaine, les coteaux, tnujours,
aux sommets arrondis par le mnutonnement des
Yeuses, traçaient des festons vert sombre sur le ciel
bleu.
était gai, animé; la Dordogne, caressée
Le pays~e
par le soleil, avait des scintillements de diamants,
et, sur ses rives, des peupliers et des saules s'habillaient d'or. Ed ith, très sensible aux charmes de la
nature, se sentait renaltre à l'espérance: tout à
l'heure, en face de sites sauvages, la tristesse l'envahissait; maintenant, devant cette nature en féte,
et à entendre les oiseaux qui ~'g()iJlaent,
ulle
chanson montait de ses lèvres, quand i\larius, en
inclinant beaucoup sa haute tailk, franchit ù son
tour la poterne et s'avança sur la terl'Us~.
- Mot'lsieur le comte, dit-il, prie madame la
comtesse de bien vouloir le rejoindre. Monsieur le
comte est dans la première bibliothèque.
Bien vite, la jeune femme descendit l'escal ier
majestueux, traversa sa chambre, - cette belle
chambre qu'occupa pendant quelque temps Marie
de Lorraine, duchesse de Guise, - puis la chambre
solennelle de son mari et pénétra dans la première
des deux pièces en rotonde où, derrière des grillages
en losanges, reposaient force livres aux reliu'res
rares.
Bien que l'air du dehors flIL' tiède, un poêle surchauffait l'atmosphi:re; cette chaleur excessive ne
paraissait point incommoder M. de Chantelouve car
11 avait remplacé son habitut:1 costume cie ilal;elle
blanche par un vêtement plus chaud, en velours
dont la teinte noire accentuait sa pilleur.
'
La jeune femme re~a'qu
cctte paleur, el aUiisi
COmblCl1 les yeux qUI se lev\:rent vers elle étaient
rcmplis d'aOll're tristesse .
un
..- Eh bien.! Edith, demand.a-t-il,. en av~nçl
siege à la pcllte comtesse qU'Il avait à pe1l1e vue la
�90
LA :'lIAISON DES TROUBADOURS
veille, avez-vouS expionS le chateau et ses dép endance~
"'
_ l'nrfUltement! ,T'ai même jeté un regard vas
les oubliL:ttes et vers les l\Jups; les uns et les autres
m'ont fait frissonner.
« Tout le reste : chapelle, salles de r'::ceptions,
apparteml,;nts privés, me semble mervl,;illeusement
réparé et meublé j tout est en rapport avec le style
du chateau.
« Ces belles pièces, d'allure féodale, ont le d-:faut
d'avoir l'air inbabitées.:. avaient l'air, car, gruce aux
richesses de la serre, Je les ai déjà égayées par de
superbes plantes vertes et de jolies fleurs.
_ Vous sauriez ~ merveille égayer ma vieille forteresse ... si je n'étaiS pas là.
_ En quoi empl:cheriez-vous de l'é o ayer? Seriezvous contrarié que j'aie butiné dans là'" erre?
_ En au<.:une façon! Pourvu que vous respectiez
ces trois l'il; ces dont la mélancolie me pla It, vous
pouvez orner, transformer à votre guise les salles olt
vous pénetren;/' seule 1. ..
" Mais iL: voisinage d'un malade attriste tout, il
me semble; tout, ml:me les fleurs.
" Enfin, laiso~
cela, ct soye;: asse;: aimable pour
me Caire un pl'U de musique; voilà dc' mois ... des
années, veux-je: dire, qu~jc
suis priv0 d'ell entl,;lldre;
on a port': ici votre w!itare, vOire même voIre viole
ct vou troUI'crez un plUno dans la seconde bibliothèque.
_ Vous êtes trl:s connaisseur, je le senS'j je vai"
6tre fort troubl': ....
_ .le ne vnu Cfoyai', pas timide!
_ As ez peu! Comme Je le disais al"dnl-hier ;\
Laurence, jl.: sui" de la race dcs Oloil1l111 .... [lar
conséquent légL'rcment (;11'ront6e.
_ Pas trop!
_ L'l,;ducatio\l s6Vl:l'C que j'ai rt.:.;ue a comhattu
mon effrnnterie naturelle; par cont l't!, ma petite
1ante, lJui li {.tl! "i pat':e pur sa m è r(,;, n'a ;.;a<1n0 a
cela aucune assurance 1
e~t
assez gt!ntillc, c~t
jeune (·Inte. m'a_ l~Ie
t-il ~t.I1bl':
_ A mes yeux, elle est id0ale : une vierge de
miccl !
_ Votre affection ne l'nus pnrte-t-elle pas à (;)(av'érer les charmes dl,; 1\1110 Laurence?
c' _ C'est possible, (ilr mes y~ux
Sf/nt tout dlBpO é"
à l'admiratIon quand ils regardent eeu: que j'aime.
_ 1\1,' De chemins pr0tend que le ram~c
de votre
chère amie ne répond pas à snn. plumap.c; elle n'a
pas hérité, comme vous, <.le la VOlX. d'or des trouba-
�LA MAISON DES TROUBADOURS
91
dours; et il prétend aussi que'J)our 'lne vierge de
missel, Mlle de Salviac a les pie s ...
- Sa voix est un peu rauque, en effet, interrompit Edith, et elle a les pieds et les mains légèrement trop grands pour sa petite taille, mais ce sont
ses deux seules imperfections physiques.
« Au moral, c'est une perle 1 Mais tous voient en
elle la fille de Pauline Soumet et la jugent sans
justice; seuls, Georges et moi l'apprécions à sa
valeur.
- Georges Deschemins 1 Votre amoureux. A cc
titre, il ne doit pas partager l'affection si dévouée de
sa famille à mon endroit... mais son supplice sera
Court et il est as 'ez jeune pour attcndre 1. ••
- Vous ne lui avez causé aucun tort.
«J'avais rejeté la demande de Georges avant
même de connaHre votre désir de me voir.
Deschemins n'a pas de secret pour
- Je sais, M~
moi et vous m'avez révélé vos scrupules.
« Dans l'avenir, la situation sera modifiée, et le
temps écoulé vous aura apporté une garantie de la
fidélité des sent iments de votre ami.
Edith eut un geste d'impatience.
- Georgc:s est mon ami d'enfance, je l'aime sincèrement, mais jamais il ne sera mon idéal l. ..
- Il ne faut point dire janhis 1 Quant à l'idéal, la
vie vous apprcndra combien rarement on l'atteint ...
« Au reste, on serait encore déçu si on rencontrait
le type de l'idéal qu'on s'est forrr:é.
« Vous, en particule~
Edi~h,
:rous le seriez plus
qu'une autre, car votre lmagmatlOn, votre entflOuSlasme ont dû former un héros doué de tous les
charmes et de toutes les qualités. Nul ne saurait
soutenir la comparaison avec ce Prince Charmant. ..
Et votre rève serait brisé.
Edith secoua la tête; puis, arrêtant sur Je visage
tourmenté de son mari ses rayonnants yeux bleus,
elle arfirma :
- Quand on aime vraiment d'un grand amour
voit-on les défauts de celui qu'on aime 1
'
- L'amour 1... Sur lui aussi vous "ous illusionnez
étrangement, petite fille. Il est de !'a nature incons~ant,
vol~ge
1 Il ne résiste ja~i?
au temps, rarement
a la souffrance ... à la maladie; II cause souvent des
déceptions cruelles ...
En é.coutant la voix ~roniquemt.
amère, Edith
songeait à la belle et fiche veuve q Ul, sui vant une
rumeur vague, après s'être fiancée avec Emeric l'avait
abandonn,é qU!1nd il était devenu ~1alde.
'
Cette n:mlO15cence causa à la Jeune femme une
dOlileur aiguë qu'clic ne sut pas s'expliquer.
���91
LA MATS ON DES TROUBADOURS
pourquoi ne me laisseriez-vous pas prendre mes
repas à côté de VOLIS?
- Prendre vos repas avec un malade 1 C'est
impossible 1
« Et, je vous l'ai dit, je ne puis supporter une
autre atmosph(:re que celle de ces trois pièces; prenez-en votre parti, ma pauvre enfant, jamais plus je
ne franchirai Je seuil de la salle à manger.
Edith eut un geste d'incrédulité; et, avec un joli
sourire aux ll:vres, elle s'éloigna.
La seconde rorte ne s'était pas encore refermée
sur elle que déjà reparaissait dans les yeux d'Emeric
la sombre expression de désenchantement qui leur
était coutumIère.
Repris de l'angoisse atroce, qui constamment le
tenaillait, il répéta tout bas:
« Contre la mort qui brise la puissance de la
de l'or, les fées elles-mêmes
jeunesse ... la'puis~ce
ne peuvent nen ... nen 1 »
II
Dès l'aube de ce dimanche de novembre, la voix
Chantelomc lançait ses
argentine de la cl,oche d~
appels, lorsque I~dlth,
bien emmitouflée dans le
soyeux manteau de loutre qui, la veille, s'était trouvé
sur .son lit, -- apporté sa,ns doute par la main des
génies, - franclllt le seutl de la chapelle .
. Grace aux soins de la jeune chatelaine, l'autel est
orné de superbes chrysanthèmes dont, sous la lueur
des cierges, les teintes s'avivent, et, bientOt, un
timide rayon de soleil achève d'égayer le petit
temple.
Cependant, Edith est triste: le prie-Dieu armorié,
placé près du sien, demeure vide; Emeric, malgré
de pressantes il1\-itations, sc refuse à quitter J'appartement surchaufTé où il achi;ve de s'anémier; ct
parfois, alléguant sa faiblesse, n'a-t-il pas défendu
sa porte, même à sa femme 1
A cette pensée, on le devine, notre amie n'arrive
.monte,nt plus facilement
pas à prier, et des ~armes
à ses yeux que des InV()~atlOs
pIeuses à ses lèvres,
Alors, persuad6e de l'Indulgence de Dieu qui prC:fi.:re certainement des chants à des patenOtres distraites, elle vint s'asseoir devant l'harmonium;
oublié là depuis la mort de la mère d'Emeric, il
avait bier: quelques jeux fC!16s, mais l'organiste, en
usant à propos de la sourdine, sut tirer, uu vieil
instrument, dcs sons harmonieux.
Puis, surtout, sous les voûtes, peintes d'or et
��96
LA :\lAISON DES TROUBADOURS
- Soyez tranquille, monsieur le curé; je. n'ou·
blierai pas que le comte m'a voulue près de lUI, afin,
surtout d'entencln.: rire ct chanter.
Le vi~lard
eut un sourire.
- .le pense aus,;i, dit-il, au moment de prendre
congé, l)Ue, quelque jO\lr, si ])il.:u ~. allee 1Ie~
pri1.:res,lI sera bon de laIsser écouter ,l \otre man
les battements de votre cœur.
La jeune femme était devenue pourpre.
« Mon cœur, songeait-elle, quand elle eut quitté
le vieux prêtre, je n'ose pas l'interroger. Mais je crois
bien que, si Emt..:ric le permettait, mon cœur parlerait tout seul. »
Encore trop troublée pour affronter le regard des
domestiques, la petite comtesse s'arrêta un instant
sur Je sommet arrondi, formant terre-plein de l'une
des tours de ddense, d'où l'on apercevait la plaine
déjà endeuillée à l'approche de l'hiver.
Sous le ciel gris ct bas, le fleuve roulait ses eaux,
maintenant troubles et rougeàtres ; très grossies,
elles ensevelissaient à demi 'le tronc des saùles, sur
la tête bossuée desquels les tiges dépouillées dressaient de longues antennes.
Du brouillard blanc !lottait au ras des prairies;
un vent aigre enlevait les dernières feuilles oulJliées
aux branches des gros noyers et, en croassant, un
vol de corbeaux monta vers Chantelouve.
Et les loups hurlèrent, paraissant répondre aux
cris ùes oiseaux ùe mauvais augure.
Edith frissonna.
« C't..:sl l'hiver, le triste hiver 1... Que m'apporteront ses jours courts et sombres? »
A ce moment, dame Lucia apparut, drapée dans
sa mante d'Arl'::sienne.
- .Madame ne songe point à venir d(;jeuner? JI
est près de neuf heures et monsieur s'étonne de nc
ras encore avoir \u madame.
Tout en regagnant le chàteau, à la suite de sa
jeune maîtresse, dame Lucia continua:
- Monsieur le comte para1t un peu mieux, ce malin.
- Il a été souffrant hier, m'a dit Marius.
- L'absence de madame était certainement pour
quelque chose dans cette recrudescence de fatIgue .
.\ujourd'hui, plus qu'autrefois encore, il s'ennuie
effroyablement quand il est seul!
Parfois, cependant, il refuse de me voir.
- C'est un relou!' de sa maladie, de sa neurasthén!e, mais, certaint..:mcnt, rien que la pensée de
sa:-,olr madaml.: la comtesse dans le château est pour
lUI une douc<.:ur.
- En ce cas, je ne m'absenterai plus.
�LA MAISON DES TROUI3ADOURS
97
- Monsieur ne permettrait pas cette réclusion
absolue ct madame s'ennuierait.
- Oh! non, si je croyais, si je sentais être utile à
mon mari, je ne m'ennuierais jamais.
Il y avait une telle conviction dans l'accent d'Edith
ct un tel éclat dans ses prunelles, toutes brillantes
t.:ncore de larmes récentes, que Lucia sourit.
Puis elle reprit, non sans tristesse:
- Dieu veuille que, devenue tout pour lui, madame
puisse lui faire du bien ... le sauver! .
- Tout pour lui !... Oh 1 ce serait trop beau,
soupira la jeune femme, en pénétrant dans l'immense
salle à manser aux belles poutrelles, au parquet à
points de Ilongrie, où le chêne el le châtaignier
mêlaient leur bois de tons difl'érents.
D'un regard, Edith embrassa les lourdes crédences, les dressoirs sculptés, les chaises qui
s'évasaient en forme Je l)'re; elle se sentit petite,
perdue dans cette vaste pll.!Ce, prl:s de ces meubles
de proportions grandioses, petite et perdue comme
le petit déjeuner qui, disposé sur la large table
relUisante, semblait un unique nénuphar égaré sur
la grande glace d'un étang.
Ùn beau feu flambait au fond de la monumentale
cheminée; lui seul peuplait, animait l'appartement.
La jeune femme saisit sa tasse, vint s'asseoir sous
le manteau et posa ses pieds sur les landiers de fer.
« Là, sans doute, en ce coin hospitalier, songeat-ell!.:, rien n'a changé depuis des siècles. La belle
Huguette dut certainement s'asseoir à la place même
Où s'asseoit son arrièrc-arrière-petite-nièce, el contempler comme elle la grande plaque où se devine
la louve héraldique.
« Celte gracieuse fauvette, qui conquit le comte
Bégon, aimait-elle, telle sa descendante, à rire et à
chanter?
« Eut-elle aussi des heures ùe mélancolie?
« Pourquoi ? .. n'avait-elle pas un mari robuste
cl de beaux enfants ?..
•
« Et moi ... je n'ai rien ... pas même le cœur
d'Rmeric. »
Pensive, Edith regardait le feu où des bûches de
pin mêlaient leurs flammes claires aux flammes
ardentes du chêne.
Soudain, elle secoua sa tête blonde et des étincelles s'y allum:':rent.
« Rien ... Si, j'ai encore l'espérance 1 »
Et, réconfortée par l'évocation de cette divine
compagne, elle gagna le premier étage et pénGlra
dans la chambre au .. verdures des Flandres où au
coin J'un feu tout semblable a celui ùe la ;alle
~
�98
LA
rAISON DES TROUBADOURS
à manger, Il! comte de Chantelouve 0tait assis.
- Redites-moi la complainte du troubadour, lui
dit-il, après l'avoir saluée.
C4 A vous entendre, j'oublierai un in~ta
que, si
\"{~us
ê.tes aussi charmante qu'Huguette, je suis le
.lste lant6me du comte Bégon.
Si sombre était l'expression des yeux noirs
d'Emcric, si profond le pli creusé entre ses sourcils
altiers, que la jeune femme n'osa rien répliquer.
Elit.: <;aisit sa viole. Mais, en redisant les vers
nalf~,
sa voix exquise tremblait un peu ...
III
- Est-il permis d'entrer? cll!manda E,lith, en
l11ontr u l1t sa Wte dans l'clltre-bailll!Jllent de la porte
dl! la p'cmièr~
bibliothLque où le comte Enwric
conferait l:npUIS un long moment a\(!c son fidèle
ami De chl~is;
•
- Certainement! Notre ennuyeuse conversation
d'affaires e!;t termil~é.
,\ vec un sourire, '~"l jeune comtesse tendit la main
au vieillard et s'informa ùe la santé des siens.
- Tous vont bierlr tuus désirent votre visite;
Henriette, en particu~le,
se plai nt de .vous voir trop
rarement, mai::; nou,j comprenons, Je comprends
surtuut, Votre d~sirù(e
ne point quitter ChanteloLlvc.
- Mme Edouard; a raison, d~clar
Emeric, il
l'avenir je ne vous p ,ermettrai pas. J<:dith, de négligl!r
vos ami;; sous le l' l'dexte de ne point m'abandonner
trop lonotemps !li mes tri~e
pensées; il Y a tant
d'heurs~
tani ~ jours mèml! où. je st,l1S contr~i
Ù
me pnyer de \' ltre presence .•vI;us, laissons, St vou,
le voulez bi. '11, ce sujl!t, qui m'e 't pénible. et
ùemandez Illuto! à Edith, cher maltre, i elle connait la 1 ~otl\'e
du mariagt.! de sa bien-aimée Laurence. . r
La jl ~unt.!
femme pâlit.
-- }!u ne sai rien de pr~cis.
- . La dt.!mande de Mme de Saint-Junien date
d'hi J~r
euleml.:n!; ce malin, apri.:s une libation erl
['ll'Gnneur de Bacchus, le bonh"II1ITIC ~olnkt
il
CI, bn(j~
cc Sl.:cret à Edouard; Oll a du pr"cipiter k
"tlh" es. La rupollse n'était pa ' d Juteu s e, Mme cl .
~alvi.
est fla(t~e
de raire épOllS r sa fille ;j li!
haron; c !te salÎ lartÎll11 lUi fait fJu!JiI<.:r I\~ta
ù("" _
Ir li d.:: financ' dl.. ;,Oll futur" ndl,;: Cil plu •
Llilrcnee ail1lu \rnilltd. I~t la j mille qui fut ï dur..:
['Our la et ite-tillt de b,)[l mari n'a jamais Sll CIII
traricr l:il.ln enfant.
�LA 11AISON DES TROU BADOU RS
99
- Elle la contrar iera d'autan t moins que son
futur gendre a de ~uperb
espGran ces, reprit
ami.!rement le comte. Je ne suis étonnG que J'une
chose: comme nt la crainte de m'irrite r n'a-t-cll e
pas arrêté mes cousins ? J'ai refusé, il est l'rai, de
faire aucune promes se, comme j'ai refusé de recevoir Mm\! de Saint-J unien.
- l~
(lllt surtout obéi à la néc.:ssi té, à la dure
nécessi k, mun sieu r le cnmte; les Saint-J unien ne
puuyaie nt plus attendr c. M. ,\rnaud a encore joué
t.:! perdu ...
- En un mot, afin d'éviter la ruine imméJi ate et
totale, -ils sc sont résigné s, tlson" le dire, à une
action honteus e. Heni·j de Saint-J unien s'était
« embour geoisé li, son fils s'encan aille .. Ces gens:l~
descend ent rapidem ent la pente ... enhn, les VUICI
au fond du gouffre !
- Comme nt pouVCZ-VOllS parler ainsi! 1\1a
Lauren ce cst un ange de bnnlé et de délicate sse,
Arnaud n'est certes pa!; digne d'elle à t:e point
de vue 1
- Mlle Lauren ce est la fille de Pauline soumet ,
reprit le notaire, de so n ton sentenc ieux, t:ette
considé ration me rend hostile à son endroit , ainsi
que je le disais hier à George s, le seul parmi nou,;
à défendr e Mlle de Salviac.
« Le haron sc charger a, au re te, de punir Cct~
m~re
coupab le et ceùe fille aveuglé e Ri aiséme nt;
tl.n aveugle ment qui pourrai t paraltre suspect , i:>oit
c.ht cn passant .
« Dnnc, à mon avis, 1\L Arnaud épou~e
Lauren ce,
contrai nt et forcé; comme il n'est pas absolum ent
dépourv u de sl.!ntiml.!nts, il prendra certaine ment
en grippe la femme qui lui rappell era sa honteus e
compro mission .
- Combie n tout le monde est cruel pOUl" ma
pauvre amie, R'0cria Edith. Mais, cher monsie ur
ne m'aider ez-vous pas ù empêch er ce mariag e?
'
- Comme nt l'empêc herait-o n? La bar0nn e, joual1t
à ravir la cllm0di e, a prévenu le danger d'une
dénonc iatioll, en révélan t à Mlle Lauren ce la tri::.\t.!
~itua!?
de fortune de sa!' fils, une. situatio n qui,
Jusqu ICt, a-t-y!le hypOCr itement ajouté, retenait
Arnaud pour {aire unl.! demand e en mariaoe . Et Cl.!ttc
pt.!tite 30lte a cru tout cela ... Vraimcnt~
elle n'est
l'as perspic ace 1
" J'ai connu ces ~0lais
par George s, qui a reçu
lc~
clmfide nceg de 1 heureusl.! ÎJancéc.
" Ceci 6tanl 0tabli, comme nt faire admettr e 'i
~l.c
de Sa.lviac l'!nd:icas~e
du baron, sans lu\
l,me conn:l1tn.: la laçoll dllllt 11 s'est conduit à vo I,'C
���102
LA MAISON DES TROUBADOURS
• En vous demandant le bonheur de Laurence,
je fais volontiers le sacrifice de ma rancune envers
sa mère.
"Mais, si vous voulez punir, dès ce monde,
Mme de Salviac, envoyez-lui une douloureuse maladie, qui la convertisse et la fasse mourir ensuite,
afin qu'elle n'ait pas la satisfaction imméritée de
voir sa fille heureuse!
« Je ne sais si ma prière est très orthodoxe, mai~
je sais que je vous l'adresse avec toute la sincérité
de mon cœur! •
Edith se souvint des paroles que Laurence lui
disait souvent:
" Je demande ton bonheur avant le mien. »
La jeune femme ne voulut pas être en reste de
générosité; elle tenta de proférer la même supplication.
Mais ses lèvres refusèrent de prononcer ces mols.
" Je ne puis plus, murmura-t-elle. Je yeux le bonheur de Laurence avant le mien, mais je veux avant
tout le bonheur de mon mari ...
• Mon Dieu, reprit-elle, vous êtes le maHre souverain, soyez généreux, donnez de la joie à Emeric,
à Laurence, à ce pauvre Georges ... ct à moi par
sure roll ! C'est si bon d'être généreux, soyez-le!
« J'aime tant à donner aux pauvres ct même aux
petits oiseaux; vous devez être des millions de Cois
plus généreux que vos créatures, pourquoi rcjl!tezvous leurs prières? .,.
Le roulement d'une voiture arracha Edith à ses
pensées.
Me Deschemins regagnait la villa, le comle sc
trouvait seul.
En hâte, elle se dirigea vers la bibliotbèque.
Assis dans son grand fauteuil, 1\1. de Chanteluuye
appuyait la tête au dossier éle\'6.
Près du cuir fauve son yi sage semblait tr<: pâle,
el il fermait les yeux d'un air accable
Au bruit de la porte doucement ouverte, il relel'a
ses paupières brunes et attira sa jt:une femme près
de lui.
- Vous venez de prier, de pl'il.!r pour votre Laurence? Vous venez de demandl.!1' à Dieu son bonheur?
- Ardemment, je vous assure.
- Vous avez, je Je gage, avec votre générosi!'::
folle, oreert votre. propre bonheur en échange de
celui de \olre amie?
- .l'aurais ofl'crt le mien, mais je n'ai pas eu le
courage d'offrir celui d'un autre .
• Et jl.! ne "outlrais pa .... c'est cependant de
l'égolsme, que cct autre fut heureux sans moi 1
��10+
LA MAISON DES TROUBADOURS
- A présent, je suis certaine d'estimer toujours
mon mari et de toujours ...
Emerlc releva d'un geste caressant les frisons
dorés qui cachaient à demi le front de ~a femme.
- Encore des rêves derrière ce front bJan<.:, dit-il
en ['interrompant. Quand donc, petite !Ille romanesque, comprendrez-vous qu'il ne faut pas vous
attacher au moment présent. .. mais Je regarder
comme u ne ombre ...
- .Tc ne veux pas envi ager ... je ne veux pas admettre ce que YOUS pensez! interrompit-elle.
La jeune femme, pour dissimuler les larmes
qu'eIle ne pouvait cOll.tenir, cacha son visage sur
les genoux de ::;on man ct demeura muette, n'osant
pas, cette fois encore, proférer les paroles de tendresse qui lui montaient aux l<:vres.
- Embrassez-moi, murmura-t-elle, cela me consolera; depuis que je ne vois plus Laurence, per::;onne ne m'embrasse. Et, c'est triste! Oh! !:li triste!
Edith avait parlé bien bas ct sans lever la kte.
Emeric entendit-il cette prii.:re ... ou, simplement,
cëda-t-iJ au désir qui Je hantait depuis Jongtemp~,
lorsque, ayant attiré contre sa poitrine la jolie t~e
bh>nde, il baisa ardemment les yeux gris bleu et
Crfélça ::;ous ses IbTes les tra<':es qu'avaient Jai~5ées
k~
larmes ::;ur des joues satinées ... Nul n'aurait pu
le dire, pas même Edith.
IV
- Je viells de recevoir une lettre de Laurence,
disait le surlendemain EL:ith, en :,e rapprochant du
bureau où son mari écrivait; clic me pril' d'aJ1er
aujourd'hui jusqu'à Salviac Ill! elle sc rendra eIlem0mc, afin, ajoute-t-elll!, de me con lier son bunhL;ur.
- De mon c6té, répondit Emeric, en déposant ~a
plume, j'ai une lettre de Mme lI\.! Saint-Junien; elle
m'annonce le mariage Je son fils; ct, affectant
le~
origines l1~terns
de ~a
d'igne)rer ou ~l'oubi!r
future belle-fIlle, elle a l'audace d'ajouter « qu'eJ1L:
est heureuse dl! voir se resserrer les liens qui nous
unis ent ».
- Quoique cela vous irrite, Emeric, Laurence et
moi sommes du même sang.
- C'est possible, mais, à mes yeux, 1eR sil:cles
d'inténritl: ct de loyalisme des descendants du hon
Giraud ne ~aurie;l
prévaloir contre la tare originelle infligée à Laurence par ~a dcscendancc maternelle. Ceci établi, je préférL;rais que ma cousine
avouàt franchement sa situatioll Jl:sespérée, plutôl
���LA MAISON DES TROUBADOURS
10
7
" Du moins, à présent, j'espère que vous êtes
heureuse!
- Je suis très heureuse, monsieur, et je vous
remercie de votre sollicitude sur laquelle je ne
comptais pas, répliqua Edith en réprimant un sou:ire; avec son penchant à la galté, elle trouvait touJOurs motif à se divertir dans Ja façon de parler si
vulgaire du vieillard et dans son immitable accent.
- Pourquoi ? .. reprenait M. Soufflet. Je vous
veux du bien! Je vous ai toujours été attaché!
« Et même, je vous le confie, j'ai été désolé de
certaines choses.
• Pauline et moi avons eu des discussions à nous
prendre aux cheveux, sur ce pomt elle ne me peut
l'as grand'chose, sauf l'hiver où je porte perruque,
mais, pour le reste, elle ne ci:de jamais, la mâtine 1
. « Si l'on épouse un vieu.', faut se faire payer sa
Jeunesse ... c'est juste 1. .. mais le trop est trop ...
suffit. .. je m'entends !...
« Enfin, monsieur le comte arrangera tout cela,
.:'est m-on espoir, car voyez-vous, madame la comtesse, c'est trè!s mauvais <:t'être pauvre ... je l'ai été ...
mon idée, je
on cst fort mal vu. Puis, enfin, c'e~t
voudrais vous savoir riche 1...
- Tant d'intérêt de votre part me touche et, je
V(JUS le répi:te, m'étonne 1...
- Vous nous détestez, c'est justice! Je l'ai redit
cent fois à Pauline; il faut même que vous aimiez
heaucoup la petite pour ne pas avoir porté plainte.
fin comme
" Ma tille a tablé Jà-dessus! Oh! c'e~t
Une anguille, cette femme-là, mais c'était trop 1. .. Le
trop est trop, c'est mon avis 1
~
Ne faites pas ces réflexions à Laurence, au
1l101l1S
1
. - Non, bien sûr! Je sais tenir ma langue quand
11 le faut, la pauvre petite, ça la chavirerait J'apprendre comment je suis devenu rich.::! Elle n'a pas
pour deux sous d'estomac!
- l\1ais clIc a une conscience droitel
- Elle tient cela des Salviac 1 De braves messieurs.
~ Il Y a beau temps llue les Soufflet aiguisaient
leurs couteaux ct leurs ciseaux 1
Pensez, si on les connaissait 1 même votre ùéfunt
gl'and-pl:re était un digne humme, avant de tomber
sous les griffes de Pauline!
"Mais je cause trop! Les pet its verres c'e~t
traltre, V(;YCZ-VUllS, faudrait ::;\:n méfier, ça purte au
.:erveau 1...
D0jà, Edith s'éloignait et se hittait de venir
rejoindre Laurence 'qu'clle apercevait ùevant la
1(
gnlIc.
�108
LA \IAISON DES TROUBADOURS
Nous rentrons tout d~ suite, dit la jeune femme,
quand ellcs sc furent embrassl!l!s, tu prendrai' froid
dan le jardin ct j'ai donné l'ordre d'allu1l1t::r du feu.
Et clIcs se dirigl?îcnt Vl!rs le perron au bas duquel
deux troubad'lurs, seul pl'::'; dans la pierre par un
artiste nal!', illl'itaient, d'u~
geste .courtolS, le' visiteurs à pl!n~tre
dans le vieu." logis.
- 1\lés bons troubadour, dit Edith au passagl!,
c'est toujours avec plaisir que je vous revui., et que
je vous sais miens 1
" A nous trois, gràce au secours d'un autre, nous
avons pu garder l'antique demcurL; ...
D~s
qUl! les jeunes femmes !'url!l1t installées dans
la pil:<.:e daire qu'é~ayient
des name~
brillantes,
Laurence, dont le \ Isagc mièvre était transOgu~
par
le bonheur, exprima sa joie.
- Nt. Arnaud l!~t
venu hier à Font-Bois, disaitelle, avec une anin.lation qu'l>:dith ne lui avait jamais
connue; il m'avait env'l)":, le matin, un superbe
bouquet; k' O\:urs dl! .. 'ice étaient bien jolies, mais
combien l'étail!nt davantage les raroles qu'il m'a
adressées.
" 11 a, dit-il, été conquis par mon dévouement,
par mon désintéressement, par j'amour qu'il a\'ait
cru lire dans mes'ycux ; il ne m'aime !loint, je le sais,
de la façon dont II t'elit aiméc, il m'aime seulement
par rl!coInai~se,
mais c'est déjà si bon 1
- Tu n'e') pas exigeante, ma cherie, Etre aimée
par rl!connaissance, lorsqu'on e;it une charmante
Jl!UIlC (llle de di -huit ans 1 I<:n tout ca~,
jamais
Arnaud ne t'aimera, ne te chGrira autant que tu le
mérites. Enfin, grâce à lui, tu as b; yeu.' brilant~,
les joue . ro. ées., tu parais heureuse, je dois Junc
lui vouloir du bien!
- 'l'ni aussi, t~
as les joues ra cs, mais ton
reGard n'l! [ plus l'leur, comme autrl!fois, ct tll as
un air gravl! qui m'intimide prl!S IUt,;. La triste se de
Chnntèlouve t'l!Jl\'ahirait-dll! ·c ... La tachl! que tu as
èIltro.;prise te rl:serait-el1c déjù ?
- Non! Oh non! Je voudrais vi\'J'e Ù (;!Jan(l!llluvc
[uulu ma vie.
- Si le comte Emeric désirait \'ine ailleurs, ailIc:urs nus~i
tu voudrais vivre.
- ;\h! certes, oui, ct avec qUél bonlll.:ur, si je
ct h~ure
l,
vl/yais Illon mari bil!n port~l1
- .Ie te comrren.1 ! i\lleu." aUjourd'hUi llu je
ne l'aurais fait a\ant d'aimer Arnaud, aus i
lual"rl! l'antipathie que j'inspire il 1"1. <.le Chanl<;JUII\c:
/luI l'luS lîinc\rl!lTIent lJue mOI Jle Jcmanelc
.1 Di 'li
a 8ucrison.
-
Demande au si. ..
����J J2
LA MAISON DES TROUBADOURS
«Mais non L,. pas un .. , ,tous ont déclin,é l1?tre
invitation ... tous 1 même Edith que son man retiendra à Chantelouve, Edith dont la présence m'eût
cun~olée
des autres dMections.
" Ai-je jamais fait du mal à 'pe~sonil
~ ...
• Pourquoi s'éloigne-t-on .<:1I1S1 de mOI?
• Pourquoi, oh! pourquoI r
...
" Par orgueil, affirme ma~
« Mais ne voit-on pas de lïches parvenus bien
accueil! i~ partout 1. ...
Des larmes embrumaient les yeux clairs de Laurence. Le bruit incessant de la pluie accentuait SOI1
angoisse.
Soudain, quand la pendule égrena onze coups,
on perçut le roulement, d'abord confus, pui~
très
distinct, d'une vOiture.
On dirait le son des clochettes d'argent de Chantelouve 1 Mais la jeune fille n'osait croire à tant de
bonheur ct, anxieuse, elle attendait.
La portii;:re se souleva.
Une tête blonde se montra.
C'était bien la jeune comtesse 1
Laurence était d~jà
dans ses bras.
- Comment te remercier d'être venue! Comment
t'exprimer ma joie 1
" Ob 1 ne proteste pas; je sais combien il t'en a
cOllté d'affron!er la présence .. , .de ma mère 1 je
devine le sacnfice que tu m'as fait en t'exposant à
mécontenter M. de Chantelouve.
•
- Emo.:ric me laisse très libre.
- Il te laisse libre en te désapprouvant, en te
lai~nt
deviner sa désapprobation .. , mais voici, je
crois, mon fiancé et sa mère 1
Tandis que Laurence gagnait le vestibule, afin de
rece\'Oir le~;
ar~ivnts,
Edith eut le temps de dominer son émotlOn, ct cc fut avec un demi- ourire
qu'elle a~cueilt
la baronne et son fils.
Celle-CI, une gl'and,e ct forte femme, qui avait les
che\'eux de celt~
teinte filasse, que prennent les
chev~lur
apel:~,
pa\ l'en:pl01 de J'cau oxygénée,
à ne lamaiS blanchir, aflectalt, trouvant cela llistingué, des mouvements majestueux et une façon ùe
s'exprimer fort recherchée,
Elle salua, avec une ,grande dignité,« sa chlore
cousine Edith -, lanchs que Son fils s'incli'nait
devanlla jeune femme.
Mme de Sal':iac, quittant sa mine maus ado.:
s'empressait autour de ses hl)!c~,
sans parvenir ;:~
di 'simuler la g'::ne que lui causait la prl'scn~
d'I':dith.
- Comment se porte en ce moment mon cher
�LA MAISON DES TROUBADOURS
113
cousin Emeric ? demanda Mme de Saint-Junien.
- Un peu mieux, me semble-t-il.
- Vous le guéririez si sa maladie n'était pas
incurable, mais héla~
!...
" Vnus avez accepté de remplir auprès du comte
une mission toute de dévouement; ce dévouement
vous sera compté au ciel!. .. Et aussi sur la terre,
car le comte de Chantelouve, dont je connais ... par
ouI-dire ... la fastueuse générosité, saura certainement reconnaître vos soins dévoués 1...
Les yeux bleus d'Edith lanchent un éclair d'indignatIOn.
- En me permettant de garder Salviac, M. ùe
Chant elouve a largement payé à l'avance des soins
que j'aurais été heureuse, très heureuse de lui
prodiguer pour rien.
« Rassurez-vous donc, madame 1
"Au reste le passé est là pour vous garantir
l'avenir; les Salviac, toujours généreux, ont été
souvent bien imprévoyants; on les a dépouillés
parfois! mais, gràce à Dieu, sciemment, ils n'ont
lamais frustré personne ! ...
Un silence pénible régna dans le salon; la
baronne et Mme de Salviac avaient blêmi, Arnaud
laissa sans réponse une question de Laurence qui
venait de rentrer au moment où l'incident prenait
fin; elle n'avait point entendu, par conséquent, les
paroles d'Edith j néanmoins, elle perçut le trouble
régnant dans l'assistance où chacun, comme pour
sc donner une contenance, s'empressait à saluer le
bl,nhnmme Soufflet qui, sur les pas de sa petitefille, faisait son entrée. Avec sa perruque d'un noir
de jai~,
il était plus vulgaire, plus ridicule que
lamais, en son costume de cér':mnnie .
..\tme de Saint-Junien, regn.:1tant ~a maladresse,
eut ~oin
de maintenir la cnnver::,ation sur un terrain
hanal; d'ailleurs, en constatant la tendresse que
témoignait Edith il Laurence, un nouvel espoir nais~ait
elle.
~ Par amitiéye,ur sa ch\;r~
tante, celle chim6riquc
~reatu
senllt capable d'Influencer le comte en
I<l\'~ur
de mon fils, ,; pensa la baronne.
l',t ellc redoubla d'amahilit':: pr\:s de sa jeune
cousine.
Cep 'nlfant, en d6pit du faslueu .. repas qu'on
prolongea heaucoul, les heures semhl~rnt
mortellement longues à Aime de Sah-iac et à st.;~
imités.
Edith ahr':gea le supplice et partit di:s que le~
convenances le lui permirenf.
- n'où YL'le7.-\nu~,
ma chi.:re enfant, ct en si
01égank toiktte? demanda J\lme De~chmins.
cn
�-.usON DES 'I1lD"-UDpUU
dans 1
feamlé ~
oIC \ftIII!l1i
a-;'.sÏ8tor a~
fiançalllea de Laurettee
voulu passer devant votre port ans
-emflr.l!AI..!!r.
vous ayez eu la lJéh6de Font-BoU 1 GI'.ssi ter
C:UCt piwrqUl on vous aAiépoulUée.
' U;ijü:~
~
~
.....n."
gCIUf1I,lJ
tant ma présnce; j'ai
r&ybn de soleil que le
���������LA MAISON DES TROUBADOURS
123
« Enfin... je me répète souvent. pour calmer
mes remords, que bientôt. sans doute, il me sera
permis de réparer ma faute.
Les deux sœurs se regardèrent, et Françoise
répliqua nalvement :
- Inconsciemment... peut-être ... dans notre grand
attachement pour notre chère mademoiselle, avonsnou , parfois, envisagé l'événement auquel vous
faites allusion. Monsieur le comte, aujourd'hui, nous
ne pouvons plus que prier ardemment pour votre
guérison 1. ••
- Pourquoi cela?
- Parce que, après avoir vécu auprès de vous,
après avoirvu prendre corps au rêve inavoué de son
enfance et de sa jeuI}e se, après s'être attachée à
vous de toute la tendr~s
de son cœur, notre chère
demoiselle ne saurait plus aimer un autre mari ...
un mari ordinaire 1... Tenez, monsieur le comte, je
le comprends mieux qu'hier, vous seul pouvez lui
donner le bonheur.
- Et, dans le ca contraire, avouez-le. vous
demanderiez Il Dieu ma disparition.
- Oh 1 monsieur le comte, protestèrent les nièces
de M. le chanoine.
- Mais certainement, involontairement, vous désireriez ma mort, si vous la jugiez utile au bonheur
d'une autre 1 Et je vous excuse 1 Et je vous suis
même très reconnaissant d'aimer autant ma ch re
Bdithl •..
· . . . . .
..
. . .
.
. . . .
Quand Emeric se retrouva seul, dans sa srande
chambre, il songea aux affirmations de Françoise
Chantérac.
n y pensa avec un trouble qui d'abord ne fut p
sans douceur, mais cette douceur se changea Dlent6t
en amertume.
« Seul, souffrant, lassé de tout, il ne m'eOt guère
coClté de mourir, se rëpétalt-il, quand le silence se
fut fait dans le chAteau, après le départ pour la
me e de minuit, et maintenant je vais endurer
le martyre 'la pensée ae laisser cette enfant màlheureuse, e po ée , la jalousie de mes héritiers .••
aux méchancetés du monde J••••
Puis l'insomnie devint plus douloureuge. la fi vre
plu ardente, Emeric ne parvint pas , se repo et
un instant.
Bien grande,le lendemain fut la déception d'Edith;
Ile accourait vers la chambre de son mari, afin de
1 remercier des surpri s qu'eUe avait trouvées au
retour de la messe de minuit, un fil de perles et une
étole de zibeline pour eUe, des broches en 9r qu
���126
LA MAISON DES TROUBADOURS
nous nous retrouverons
p,?int de moi, grand-p~e,
vers quatre heures.
Heureux de I?ouvoir, à son aise, comparer les
apéritifs et les lIqueurs des divers cafés de Sarlat.
le vieillard ne fit nulle objection. Du reste la jeune
fille, sans attenùre sa réponse, gagnait ùéjà la large
avenue plantée d'arbres qui, sous le nom de Fossés,
ceinture Sarlat d'un côté.
EUe marchait vite, comme si elle eût espéré pouvoir fuir ses pensées obsédantes; elle dépassa, sans
songer à en franchir le seuil, la maison de la coutuICI
��128
LA 1IAISON DES TROUBADOURS
appendues les mêmes pieuses lithographies pr1!s des
portraits de Pie IX et de Mgr Dabt.!rt, évèque de
Périgueux; et, recouverts de damas rlHlge, le grand
voltaire de l'abbé Chant~rc
et un fauteuil de moindrl!
dimension encadrent la cheminée de marbre gris
Ol! Françoise s'empresse d'allumer du feu, tandis
qu'Antoinette, étonnée et vaguement inquiète de la
\ Îsj{e de Laurence, redresse, afin de se donner une
contenance, les feuilles des tulipL!s en papier qui
L!ncadrent la pendule, toujours oigneusement sous
globe, comme au temps de M. le Chanoine.
Laurence, perdue au fond du grand fauteuil, se
sentait dt.!faillir et cherchait vaguement la phrase qui
lui pennettrait de commencer le terrible interrogatOlre.
, Cependant, le feu flambe maintenant, et les deux
sœurs sont assises: bien droites et ne s'appuyant
point au dossier de leurs chaises, elles croisent
pareillement leurs mains sous leurs pl:lerines d'astrakan de laine et semblent attendre que la jeune
tille veuille bien leur expliquer le but de sa visite.
- Je viens d'apprendre, commença enfin cette
dernii.!re, certaines choses ... certaines choses affreusement pénibles, et je suis venue à vou~,
mesdemoi_
selles, espérant que, en votre qualité d'amies de la
famille de Salviac et de ma chère Edith, \'Ous ',oudriez bien, ..
Laurence s'arr0ta.
_ Nous sommt.!s, ma sœur et moi, entièrement à
votre service, assura l:ranç0,i.-e, ~Iéjà
pri~e
de pitié.
_ Vous voudrez bien m L!c1alrer, me renseigner
et me dire d'abord si vous savez à quel chiffre s'élevait l'héritage du fri.!re de mon grand-pl:re.
Les deux sœurs se consulti:rent du repard, hésitant visiblement.
Devant la pakur, la Jétres~
d.e l'enfant, - elles
la devinaient si cruellement atteinte, - les vieilles
filles se sentaient dé~armes
ct interrogeaient leurs
consciences.
Certes, elles désiraient offrir quelques consolations à Laurence, ne pa;; l'~cabe:
ct, cependant,
peuvent-clles co.neounr a laisser trIomphcr l,c vice,
pcuv~nt-els
laisser con~mer
la rUlllc d'hdith ...
d'Edith qui, elle le l'avent, n'accepterait rien dL!
"lin mari s'il vcnait à mourir, la ruine d'Edith, leur
idule.
« Devon -!1OUS sauver cette misérable Paulinc? »
pen c Françoi c.
« POUVOl1 -nous mentir? ,. inh:rroge Antoinette.
Laurence l'r:rqllÎt leur truubk.
Elle se lève, ses yeu. t[(lp clairs s'emplissent
�LA MAIsON DE~
TROUBADOURS
12 9
d'une expression énergique et c'est ù'un ton ferme
qu'elle continue:
- N'hésitez pas à me dire la vérité, si dure soitelle; si vous refusiez de me répondre, d'autres moins
pitoyables parleraient à votre place; et la chose me
serait plus pénible encore.
- Eh bien, mademoiselle, balbutia Françoise,
M. Deschemins a dit, devant nous, que M. Soufflet
avait hérité de quarante mille francs environ.
- Mon grand-père n'avait-il aucune fortune personnelle?
- Bien peu, reprit Antoinette, quelques milliers
de francs à peine 1
- Cela ferait cinquante mille francs au maximum? Et Font-Bois, avec les réparations, en a
coûté soixante-dix mille au moins! Et on me donne
deux cent mille francs de dot!
« Mon père n'avait-il aucune fortune, ainsi qu'on
l'a prétendu? En dehors de la fortune personnelle
d'Edith, que possédait-il ?...
- On parlait de trois cent mille francs environ 1
Votre mère a dû réaliser de sérieuses économies;
sur tout ceci, vous avez votre part.
- Ma part 1 On l'avait faIte large, très large ...
enfin, s'il platt à Dieu, je réparerai. Maintenant,
mesdemoiselles, il me reste à vous remercier.
Et Laurence fit un pas vers la porte.
- Nous remercier 1 Pauvre mademoiselle, nous
remercier, lorsque - bien involontairement, il est
"rai - nous venons de vous causer beaucoup de
chagrin 1 s'écria Françoise très émue, et elle ajouta,
tandis qu'Antoinette serrait dans les siennes les
mains de la jeune fille:
- Croyez-le, nous voudrions adoucir votre peinel
- Mon chagrin, rien ne peut le diminuer, sauf
l'espoir de réparer. Et cependant, ne dois-je pas
remercier Dieu 1 Il m'a permis de découvrir la
vérité, alors que je suis libre encore.
Comme Laurence prenait congé, les deux sœurs
la retinrent.
- Restez ici, mon enfant, dit Françoise; en
attendant l'heure de votre départ, où iriez-vous 1Vous
ùemeurerez seule dans le salon si vous le désirez 1
Docile, elle se laissa installer dans le grand fauteuil ; Françon posa sous ses pieds une chaufferette,
Toinette un coussin sous sa tête, et la jeune fille dut
même consl!ntir à prendre une infW:;lOn de tilleul
parfumée à l'eau de fleur d'oranger, qu'on lui
apporta dans !a tasse réservée à .. notre Edith _,
déclara FrançOIse.
,
��LA MAISON DES TROUBADOURS
131
mieux 1 Et la comtesse de Chantelouve, riche à
millions par la fortune de son mari, n'aura nul besoin
de celle des Salviac.
- La fortune des Chantelouve n'appartient pas à
Edith; elle n'accepterait rien si le comte venait à
disparaltre. Puis la question n'est pas là. Le vol est
toujours le vol 1
- Tu as raison 1 On ne devait pas toucher à l'argent légué par les défunts; c'étaIt sacré ... Puis, je
l'ai répété cent fois à ta mère, on risquait les galères.
Pour le reste, c'était bien différent. Ta mère se faisait payer son mariage, c'était juste, que diable 1
- C'est juste de se faire payer au détriment d'une
orpheline sans défense 1 Enfin, grand-père, vous ne
comprenez pas, c'est là votre excuse, mais j'espère
arriver à vous éclairer. Sans cela, oh 1 sans cela,
j'irai demain me jeter dans un cloitre.
Et Laurence éclata en sanglots convulsifs.
- Ne te fais pas de bile, ma petiote, reprit le
bonhomme qui, nullement cruel, était fort ém1,l, tu
vas te rendre malade 1 Tu n'as pas plus de force
qu'un poulet; je ferai tout ce que tu voudras pour
te consoler.
- Alors, tout de suite, vous allez restituer à Edith.
- Je n'ai pas touché à un centime de sa dot, ta
mère a manigancé toutes ces paperasses, j'ai de la
conscience à ma manière 1
- Vous avez mis la main sur le reste, c'est la
même chose, il faut restituer, vous dis-je.
- Ta mère ne le permettrait pas.
- Grand-père, vous le devez; par pitié, laissezvous convaincre.
Le père Soufflet grattait sa grosse tête d'un air
troublé.
- Eh bien, écoute, je ferai mon testament et je
lèguerai à la comtesse tout ce que la loi me permettra
de lui donner. J'ai soixante-seize ans, j'ai déjà eu
une légère attaque, je ne lui ferai guère attendre mon
héritage, et tu pourras dormir tranquille 1
Laurence n'ajouta rien, elle comprit qu'on ne
pouvait pas espérer obtenir autre chose du vieillard
pusillamme, et elle se reprit à pleurer désespérément.
VIII
Ni le soir, ni le lendemain, Laurence ne se sentit
la force de paraltre devant sa mère; celle-ci, en
proie à l'une de ces crises hépatiques dont elle
~olfrait
cruellement depuis quelques mois, demeura
enfermée dans sa chambre.
��LA MAISON DES TROUBADOURS
I:~3
comme \OUS avez abandonné Edith, en découvrant
{ r;ubliJTIe pauvreté .
• Il vous faut à tout prix une dot, n'est-cc pas?
Ct je n\:n ai plus ...
Et, comme la physionomie d'Arnaud e.'primait
urtout une surprise inten e, la jeune fille ajouta;
- l'e me forcez pas à prononcer des paroles qui
me brûleraient les lèvres. Je suis éclaboussée par
une honte don~
je suis innocente, ~ne
honte que
YOu~
souRçonnlez, que vous connaiSSiez.
Laurence s'arrêta.
Elle avait, à son insu, conservé l'espoir que son
fiancé avait pu igno~r
la vérité, en douter tout au
moins. Mais, non." Arnaud se taisait; et, avec angoisse, elle voyait la rougeur, une rougeur intens!:
lui empourprer le front.
Sans parole, il demeurait immobile,
En cet instant, la vilenie de sa conduite lui était
d "montrée; par crainte de la pauvreté, par horreur
du travail, il avait abandonné la femme qu'il aimait,
il avait consenti à épouser, sans amour, celle qui
étnit riche d'une fortune donl il connaissait l'origine.
Devant ce silence accusateur, Laurcllce cut un cri
de détres~('.
.
- COl11lllent avais-je pu m'illusion 1er à ce point
ur votre cOn;lpte ? Quel band<:uu avais-je sur les
y ux? Enfin, l'e. piation est néce .aire ... à ma doul''llr filiale devail s'ajouter la déceptIOn, l'amertume
d'iIvoir i maIl lacé mon amour.
.
,Et une pellsée, cruelle entre loute~,
m'est
l' 'ilible atrocement, peut-être avez-vou::; cru que,
moi aussi, je savai ...
- Non, cela, je vous le jure, Laurence, ce!te
1 cllsée ne m'a jamais emeuré .
• J'ai été lache. malhonnête, vous avez raison,
mais toujours je me uis cru indigne de vou ! Touj()ur j'ai eu le ferme désir de vou rendre heureuse ...
ct de restituer il Edith ce qui lui était dû !
.\ rnaud fit un pas vers la porte.
- Reprenez votre baHue, dit la jeune fille.
- C'es.t ju te, cet a.oneau ne saurait vous rappeler
que de tl'lsies souYenlrs.
Il prit la bague, puis, s'inclinant très ba , il murIllura :
- Pardon, Laurenc ,pardon d'a\oir apport' une
\!llne Je l'lu il voIre doul()ul'cU e couronne ... vous
Ilu Ille rencontrerez l'lu. Et jL! \ai tacher, moi aUSSI,
de rq arer.
- Comment'? dC'lIlanda-t-cllc, 'mue, erfra 'ée.
- L'armée Obt là pour rcwellhr les malheur ux
de mon espcce!
.
���136
LA MAISON DES TROUBADOURS
- Le baron de Saint-Junien n'aura jamais aucun
droit à s'immiscer dans nos affaires. Je lui ai rendu
sa parole, il y a quatre jours déjà 1
- Ah 1 je comprends son attitude, fit observer
Edouard; avant-hier, ma mère et moi avons aperçu
Arnaud à la gare, où. nous .éti?ns allés attendre
Georges, et lUI, SI poli d'ordmalre, nous a évités
sans vergogne.
- Etes-vous allé, ces jours derniers, à Chantelouve? monsieur, demanda Laurence au notaire,
afin de faire dévier la conversation.
- J'y étais avant-hier et je pense y retourner aujourd'hui.
- Comment est la santé du comte, en ce moment?
- Incontestablement meilleure, physiquement;
il faudrait, maintenant, que M. de Chantelouve
voulût convenir qu'il est mieux. Et, malheureusement, continua Edouard, la neurasthénie ne désarme pas, en dépit de la tendresse et des soins de
la petite princesse aux cheveux d'or.
Laurence sourit faiblement.
- Nous appelions jadis Edith ainsi; Edith 1
comme je voudrais la revoir. Mais, je n'ose me présenter au château sans une invitation du comte ct
cependant. ..
La voix de la jeune fille se brisa.
- Con:ptez absolument. sur moi! aujourd'hui
même, ajouta Me DeschemlOs, en soulevant le mysti:re, si le temps le permet - car ce soleil blanc, ce
vent de l'ouest, ces nuages ardoises â l'occident
pourraient bien nous amener de la neige - enfin'
à Chantelouve, j'irai
si je n:aUais pas ~ujord'i
prochalOement, et Je me faiS fort de vous rapporter
une invitation pressante du comte Emeric. car, continua le vieillard en se redressant avec JÎerté j'ai
une certaine influence sur l'esprit de notre ~oble
client, et, comptez-y, mademoiselle Laurence je lui
'
parlerai de vous comme vous le méritez...
« Je serai ensuite entièrement â votre disposition
pour vous accompagner au chàteau, où, devant votre
serviteur, toutes les barrii.!res s'abaissent.
Laurence remercia chaleureusement et prit conné.
Près de la grille dorée, elle. rencontra Gc()rg~
qui rentrait ùu bourg; il se mit en deVOir ùe l'a<.:compagner et remarqua bien vite le tremblement de
la voix et l'altération du visage de son amie.
Si affectueusement il l'intcrroi-!ea, que Laurence.
heureuse de pouvoir confier sa détrc~se
à un Co.;ur
ami, raconta au jeune homme la rupture de ses
fiançailles, sans lui en dissimuler la cause.
�LA MAISON DES TROUB ADOUR S
137
- Pauvre petite Lauren ce, combie n je compat is il
tes chagrin s 1... Et, cepend ant, si mon cœur soufTre
avec le tien, ma raison me porte à me r~joui
de
cette rupture .
"En épousa nt Arnaud , tu marcha is au-devant
de~
plus affreuses décepti ons... cet être-là était
indigne de te compre ndre, toi, chère petite sensitive, n'aurais -tu pas été brisée en découv rant un
jour ta mépris e?
- Oh ! oui, Dieu m'a épargné e en me frapran t 1...
mais encore ... la blessur e est bien fralche ; J'aimais
beauco up Arnaud ... Et toi, mon bon George s, te
console s-tu? Si tu savais quels ont été mes remord::;
il ton endroit , en songean t que, bien innocem ment,
mais en réalité, cepend ant, J'avais été cause de ton
chagrin , car, si Edith eût conserv é sa fortune , e1le
t'eût peut-êt re épousé.
- Elle ne m'aima it pas assez, a-t-elle dit, pour
me devoir tout ... Or, tu le sais, quand on n'aime
pas assez, on est bIen près de ne pas aimer du
tout. .. C'était le cas: notre amie n'a jamais aimé
Jans le passé que le comte Emeric ...
« Et, dans l'avenir , qu'il soit mort ou vivant, elle
restera fidèle à son mari ou à son souvenir.
« Puis, si tu savais à quel point, aujourd 'hui, la
comtes se de Chantel ouve me paraît loin de moi!
Loin, comme les étoiles, en amour s'enten d.
« J'avais fait un beau rêve, il faut l'oublie r ...
« Tu en avais fait égalem ent un, pauvre petite
Lauren ce, tâche de l'oublie r aussi, ajouta George s,
en quittan t la jeune fille, devant la grille de FontBois.
IX
- Voulez-vous enfin, Emeric , fixer le jour OLl
nous demand erions au docteur Durieux de venir à
Chante louve?
Le comte ferma l'Echo de Paris, qu'il achevait ùa
parcour ir, et répond it:
- Rien ne presse 1
- Vous me dites cela depuis trois semain es 1 car,
rappele z vos souven irs, vous m'avez promis de recc;voir le docteur le soir des fiançailles de Laurt.:nce, c'est-à- dire le 21 décemb re, et nous somme:;
au 12 janvier. Cette visite est-elle donc si terrible ?
- La visite en elle-même, non 1 Mais les conséquence s 1
" Le docteur peut trouver mon état alarma nt; il
ne parvien dra point à me dissimu ler son impression, - car les névrosé s comme moi ont une avrie
��LA MAISON DES TROUBADOURS
) 39
Ah 1 l'enfant de ces pauvres gens dont vous
avez d6couvert la présenc e dans la maison de l'un
de mes anciens bûchero ns]
- Oui, en dehors de nous, nul ne les assister ait;
ils sont nouvea ux venus dans le pays et vous connaissez la suspici on dans laquelle nos paysan s
tiennen t les étrange rs. Jamais encore je n'avais vu
un int6rieu r aussi misérab le; ces malheu reux manquent de tout, el la petite souffre le martyre .
- De quoi souffre-t-elle?
- D'un abcès. Puis, elle est si chétive. Un peu
scroful euse, je suppos e.
- Vous avez envoyé hier des vivres, du bois et du
linge à ces gens-là, remette z votre visite à demain .
- La mère de la petite malade , abrutie par la
misi.!re, ne sait même point panser son enfant!
Le comte s'était levé; il se rapproc ha de l'une des
étroites et longues fenêtres de la tour, et entr'ouv rit
le vitrail bleuté.
Une bouffée d'air glacé, chargé d'humi dité, le
frappa au visage.
- Mais, il va neiger avant une heure] s'écria- t-il.
Le ciel est couvert , et on sent de la neige aans
l'air; s'il le faut, envoyez une des femmes avec un
domest ique pour panser cette enfant, mais ne sortez
pasl
- Je serai rentrée avant que la neige tombe, cette
chaumi ère n'est pas éloignée. Moi seule sais bien
suigner cette petite, puis, surtout ...
- Puis ?...
- Puis, j'ai fait vœu de la visiter chaque jour...
ann d'obten ir votre guériso n, Emeric .
- Partez bien vite, alors, chère petite folle,
répond it le châtela in ému, car, je le sais, rien ne
saurait vous retenir; enveloppez-vous chaude ment
ct, en grâce, ne vous attardez pas, je serai si inquiet
cn votre absence .
- .Je ne courrai nul danger et je ne m'attard erai
ras, répond it Edith en tendant la main à son mari;
II baisa longuem ent cette main mignon ne.
Et, al'cc un sourire , la jeune femme disparu t.
Rapide ment, elle rev6tit son vêtement de fourrur e,
se co if Ta d'une toque de loutre, emplit un petit sac
de bonbon s cl de remède s; puis, en courant , gagna
le rcz-de-chauss6e.
En la grande cuisine , Edith, en attenda nt dame
Lucia, qui, dans l'office voisine, entassa it dans une
corbeill e des vivres et des bouteill es de vin, s'arrêta
un instant el complim enta la cuisiniè re sur l'éclat
de~
immens es chaudr ons et des c chaleys • de
cuivre, sur le bon ordre des étains reluisan ts ~t des
�����JH
LA MAISON DES TROUBADOURS
la cheminée et l'individu avait une main entourée
de linges sanglants; il nous a raconté s'être blessé
avec sa hache en abattant des arbres.
M. de Chantelouve devine le soupçon terrible qui
est né dans l'esprit de ses domestiques.
En vain tente-t-il de se représenter combien l'imagination populaire est avide d'événements tragiques,
ct aussi combien est grande l'animosité des naturels du pays envers les gens venus de loin.
Mais, il est hors d'état de s'arrêter à ces considérations; une sueur froide mouille ses tempes et la
douleur, bien réelle, qui lui étreint le cœur, a mis en
fuite toutes ses angoisses imaginaires et ses phobies.
En un instant, sous le coup de cette émotion
puissante, il redevient, sans transition, l'intrépide
sportif de jadis à l'abri de toute crainte, l'homme
énergique enclin aux décisions promptes ...
- Marius, dit-il d'une voix brève, hâtez-vous,
apportez-moi des chaussures ferrées, des houseaux.
une pelisse; vous, Baptiste, et vous, Louis, procurezvous des lanternes, dites au jardinier, à son aide,
au valet de chambre, au maltre d'hOtel, au palefrenier de nous suivre, faites aussi appeler les domestiques de ferme, nous emmènerons les chiens, nous
allons battre les bois d'alentour en tous sens.
Un moment plus tard, les servantes, dont on avait
refusé les services, demeuraient seules au chàteau.
Tout en échafaudant les plus invraisemblables
suppositions, elles se répétaient souvent leur stupéfactJOn quand elles avaient vu le comte se décider
si promptement à diriger les recherches.
- Ah 1 l'amour est bien puissant 1 assura la cuisinière. Je l'ai toujours cru, l'amour guérira monsieur, mieux gue toutes les drogues de médecins,
seulement, voIlà, il fallait une occasion. Et Cette
occasion est venue 1
- Seigneur Jésus, gémissait Rose, si M.le comte
treuvait madame assassinée, il y aurait de quoi le
tuer, au contraire; perdre une dame si charmante,
si douce, si bonne aux pauvres 1
- Le bon Dieu ne permettra pas semblable
chose, ma fille. Le dernier mot n'appartient pas
toujours aux méchants, crois-le bien ...
Tandis que les femmes discouraient ainsi, le
comte, arrivé à l'orée de la forêt, désignait à cbacun des hommes le chemin qu'il devait suivre; puis,
accompagné seulement du cocher, il s'engagea sous
les gr.ands arbres qui, à la lueur des lanternes,
aspects fantastiques.
prenaient de~
De cinq minutes en cinq minutes, dcs appels
stridents retentissaient.
�LA
~JAISON
DES TROUBADOURS
J
15
Ces appels traversaient mal l'air ouaté, semblait-il,
ct les écnos les répétaient étrangement alfaiblis.
A ces appels nulle voix de femme ne répondait.
Aprl!s une heure de cette angoissante recherche.
le comte s'arrêta un instant.
Une anxiété atroce l'étreignait.
La supposition faite par les domestiques pouvaitclic être exacte?
Afin de lui dérober peut-être la montre ornée de
brillants et le lourd sautoir qu'il lui avait offerts au
jour de l'an - cette montre, cette belle chaine dont
la vue avait arraché à Edith de si gentils cris de
joie - les misérables l'auraient-ils assassin6e?
Assassinée 1 Gisant peut-être ensevelie sous la
neige, elle, sa jolie fauvette, sa petite amie adorée!
Emeric, qui n'avait jamais pleuré, pas même pri.'s
du lit de mort d'une mère, tendrement aimée cependant, pas même en entendant sa propre condamnation, sentit des larmes lui breller les paupil!res.
Puis, un désir de vengeance monta en lui; ce
désir allait réveiller dans l'âme de l'homme affiné,
poli par des siècles de civilisation, des instincs
ataviques légués par ces terribles Bégon, ces rudes
ferrailleurs qui jamais ne pardonnaient une offense;
ce désir faisait bouillonner ce sang sauvage infiltré
aux veines des Chantelouve avec le lait donné par
la louve.
Cependant la neige ne tombait plus; la lune, perçant les nuages, répondait sur ces bois si lourdement poudrés sa lueur blafarde.
- Monsieur le comte 1 s'exclama Louis qui, sa
lanterne inclinée vers le sol, explorait l'un des
étroits chemins, voici des empreintes de pas appartenant à des femmes, il en est de plu s grandes les
unes que les autres!
Emeric se pencha et vit les empreintes à demi
effacées, où demeuraient cependant, nettement dessinés, de petits trous ronds creusés par des talon .
aigus.
- Suivons ces pas, ordonna-t-il,
Et il se remit en marche, poussant à son tour des
cris d'appel.
Dans le lointain, une voix répondit, une voix qui,
lui ~embla-ti,
n'appartenait à aucun d s chercheurs.
De nouveau, il appela:
- Edith 1... Edith 1. .• Est-ce vous?
Et cette fois, la douce voix qu'il aime, une voi .
lasse et cependant toujours harmonieu e, répète:
- Emeric 1 Emeric 1. •. Oui, c'est moi 1 Mais vnl~,
vous ici 1 Est-cc possible 1
Un instant encore ct le comte serre dans ses bra ,
���������151
L
'IAISO
DES 'l'ROUBADOURS
- Combien tu es touÎour" généreu ; comme lu
ais choisir le baume qui 1 eut soulagcr m
blesurc~
...
« J'avais dé iré ton bonheur n\'ant le mien ... j'ai
été exaucée ... 1 leinement exaucée, n'est-ce pa~
'? ..
I1 n'y a plu' d'ombre sur ton soleil '?
- Oh! non, il n'y a plus de nuaces dan-s mon
cicl, seul ce vertige, cette crainte qu'on a parfois sur
les sommets ... quand on regarde ce monde où les
cines surpa sent de beaucuur le". joies; mais ma
[ aurence, pour toi aussi il y aura du bonheur!. .. Il
y aura de douces heures.
- Il Y aurait une consolation ~i je pomai". amener
ma mère ... à se com crtir; touchée par mes oin' e
1 ar ma tristesse, elle e_t, je cfoi , un peu ébranlée,
sans vouloir encore se rési- ner à la retitution.
- Qu'importerait cela, ma chérie, si tu n'avais
pa le désir trop l0gitime d'obtenir la conver ion de
ta mère.
A ce moment, Françoise, Jont le vj age ,ombre
était plus ravage, rarut sous Je prétexte Je demander
un ordre, mais en réalité afin de aluer Edith.
Celle-ci, avec ~a bonté habituelle, lui dit combien
elle avait l'ri part à sa peine en apr~nt
la mort
de. oélie.
Tout en larmes, la pau\Te m<::re ra..:onta la fin
assez douce de son enfant.
- Tu a repri Françoi"e! Et c'e t elle qui l'a\ait
révél':c la véntt!, dit Edith, quand la vieille femm,::
eut di. ['aru. Cela te re emble, ma I,auren el
- Cetle femme ne 111'a pont: aucun lori \olontairemenl; jadi ,elle rn'anlil tOI Jour nid' quand je
lentai d'a ioucir ta t Î!'lle \ie à 'alviae, r~t je sa\ais
à quel point olle dé irait no 1 a
\.:Ioi 'ner de l'
tombe de 1 oéli ...
~ Pui, (li -tu, j't!prouve à on ndroit une orte
de gratiludc; gràce il elle, j'ai conllU la vûrilé à
(emp~l.
.. /1 eût té i malheurt:l1 de l'appr ndre
lor que j'aurals été liée à un être indi 'ne, car, ma
chéne, Î'apl r6cic à leur \al ur le motifs qui
t'a ai 'nt cnlrl11née il le acril' r pOlir moi ... mni ,
lU le c01111 rc:nd ,le "en sel
comme ,\1" j) çh·
min etaient Il dr(J11 de le blom r.
, i lu (\\81 COI U
- Tu aur i "uffer! daval
1
luI', de la \)ouch li 1
am;, lü
C Ue \ nt
1 l'ro\ld ncc dllï
l. pon
us 1
rlgucu "
�����LA • rAISO~
DES TROUilADOURS
159
Combien nou allons rcml!rci r sainte Monùane, murmure Edith, pench0e vers ~on
petit Li\lIlCI.
- Et plus encore nos saintes i\laric 1 proteste
Jame Lucia.
- Vous souvient-il, madame la comte se, demanùe
k notaire, du juur Okl je vous ai dit que vous étiez
une f":e? Et ne me suis-je pas montr~
un pruphi;te
. upérieurcment, remarquablcmént inspiré, quand
je vous prédisais que vous accompliric'Z tics miracles.
Le corti;ge, maintenant, entrait Jans l'église;
bientôt, sous les voùtes antiques, une ftlule recueillie se prl!s:ait, tandis que le bDn curé, pri;s des
fonts bapti smaux, remerciait Dieu avec ferveur:
l'our Saintc-.:\londane, k" beau.- jours étaient
revenusl
. . . . . . . . . . . . . ......
Ver Cilhl heure, dt'sircuse li al1t:r l "t.'ou el' sa
mère dont l'état ne s'améliorait pa", Laurence parla
Je se retirer.
Abandonnant un instant h:urs h()tes nombrell ,
réunis dans la salle d'bonneur - car, ce JI ur-là,
Chantelouve ou rait très grandes cS purtes à la
société des emirlJns, - le Cll111t.:: ct t:dith accumpagnèrent la jeune fille ju IU'à la '\lilur .
Au r<!tuur, ils s'attarùèrent ur J'un de3 terrepleins formant tcraS~e
au-dessu de l'une dl!S tours
de la ù.:uxi~me
enceinte.
De là, un d"COU\Tait la r laine; la Dordogne, baioni:e de,; ruv ms du suleil couehant, v ondulait, long
ruban d'ar:.;ent, serti de la verdure d
prairie.
Sou. C llJ'Ill aux, lh:jà touffu.;:, S,ll iac cachait la
demeure d troubadours et ceU egli où le cumte
BL'gon cntl.!lldit un juur chanter dam i dit.: lluguette;
seul, poi ntait le toit aigu Je cette tuur d'où, si ou\ent, Edith avait Il.': une yeill"u e qui, !'I ur elle,
avait ~tc
l' t lil du honheur,
l'.t le murs de la illa de 1 ont-Bois ~e d~tachien
sur les fr(lndai on lointaine li
) u~
" et des
charmes,
- Pauv\e Laurence, soupira la jeune femme, il
lui faudra voir mourir encor
pui demcurl.!r
cul.
- S!.:ule! T, somm!.: -nous 1 n 1<1! "ou lui dl;manderons de venir ù Chan1t:lou\o.;, jl! lu'au jouI' (II
nClu pourron, peut- 'tre, la confi r à lin ail 1
J
(JCor TC .
J'aimait d'amoul· ... !;i le [)o
- Si (Jeor~cs
min y VI)Ul:llent CO!1 entir, u
i lIuhl! , ;\
lltr", Je l'anl;i nnel'::, de l'honoraI ilité Je
f,lInill(J; ü lui Ill'ont omble dé irl.!\l J'unir
111 :l la 10,][\(': sœur J'Ilenri\;:ltc ...
chl'ju te
leur
leur
��-x"V,:<~i}·r>X'
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INDISPENSABLE DANS CHAQUE FAMILLE
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Voulez.vous, chè,.e!!:; lectrices, faire plaisi,. aux
Fillettes, aux Jcunos Filles, aux Mè,.os de
(;;.,,,ille, aux Lingèpos, :Jun lnz:ir~t,.;cs
ux
Maltresscs de pension? : : : : : : • • • •
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Album des Ouvrages de Da!Des n° 1 !
Rien ne pourra Itur plaire da\antai:c Que noh e
des PATRONS FRANÇAIS "ECHO"
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diverse. pièces d'un
intérieur moderne. aveC .1Iu~tralons
el dC5CJlPtlOns de c.hacune d'dlclI.
La. 2- partie cal consacrée il la layette, au béb-: et À Ir. ljngerie
pour enfanta.
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contre 5 Ir. 50 -:- Etranger, 6 franc •.
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Dl'lmes. dO:1t dl(" cnHirn
élémt·ntl. plir des explications clane, (·t précisu acompgné('~
de cl l1irs qui pennettcnt de ,'in:ticr rap:demf'r.t AUX principaux points du
lift.r. de brod rie blanche. dl. broderie au pas!ié. de broderie application IUf
tull. ou 'ur étoffe, de broderie rococo. de broderio Dauphine. de broderie à
points coupé ou norvégienn • de broderie d.· 'OUl,nrhe, de denteJle d'Irlar.de.
de dt'nlent" R,,·naissilnCe. de tapisserie 8U crochet. dC' tricot, dt·, différentes
Bortel de aland, cn 61 t t en ls;ne. df'!1 rrangea mURuet et franReI nouées.
On y trouve ln di({ért"ntes man:èrl's de ,dcvtJ: lea dessins dl' broderie.
initialt·s. etc. (d(.caIQu(' au tnoy~
du piquetsRc. du ponçalle. d~calque
au
moyen du papier aut rnphiquc bleu. rOuge ou bll1nr. dt"'Cl11que au moyen
de J'encre tra",ler.t du papi .. déc,IQu,bl au 1er chaud). Le blanchi ... g•.
1~ repa~URo
d h· pliar.( du linge y sont indiqué. aYf'C dl sains et e'Kplication d( S
divf"u mOUVl'ment, d 1 mains, ce Qui en facilit l"ext"Cution et Je c1auemef't.
La 4- Jlartie contient de. modèlf'i''' grandeur d'exécution pour la
femme Qui veut meubler 80n inMrieur avec R"oGt.
Cet album sera le .... lI;d~
préféré de la Fillette Qui veut apprendre
tTAvaux, de la Jeune Fille qui prépare Ion Iroull8eau, de la Mère
d famille qui veut orner fla ]inR'erie et confectionner cene de lelll
enfanta. des Lingères pour ]a facilité defl commandes, des fnslitu.
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108 p,lyes 1 rnnd [olm,t le "lu. <fond chOIX de modelcl de Chiffrn
Drap., Taie., Serviettes. Nappe., Mouchoir., etc. Franco par
1.:; Cr. 50. ElrAnw. r, 6 frllnci.
POur
Bien iodiqutr le I!umllro de I"Album que
1'00
désire.
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mandat.cart,,), à M. ORSO NI. 7, ru L.'maillnan, Pari. (XI"').
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S'oalt de .e.a ouvrage. de Dame, ,imp""-:,. prat:Qu 1 et Icciles à exécuttf
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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La maison des troubadours
Creator
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Vertiol, Andrée
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1920?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 14
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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Rights
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Les Publications de la Société Anonyme ~
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:} La Véritable Mode Française de Paris l
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14. La Maison des Troubadours, par Andrée YERTIOL.
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DU
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Trop Petite
EJitions du cc Petit Écho Je la Mode)1
P. 0 r80nl. D Îrecteu.t'
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�A UNE AMIE
Ce n'est point un Toman. Nulle illtrigue, pas
d'action. C'est une existence entiè're dont on
l'emOllte le COU1'S pour s'at'rêter là où l'ail a soufjert, aimé. Si l'on revient plus souvent ail.'" el/droits
où l'ail pleur'e, il ne faut point s'en prel1dl'e à celle
qui écrit. Elle ne fait que se souvenir. Les échos
réveillés peuvent-ils répéter autre chose que ce qu'ils
ont entelldu ?
SALVA
DU
BRAL.
�,
TROP PETITE
PREMIÈRE PARTIE
1
Quand mon souvenir remonte au plus lointain
du passé, je ne puis croire que « la petite" d'autrefois soit la même que la femme d'aujourd'hui.
Elle m'apparait comme une personnalité qui s'est
depuis longtemps détachée de moi-même et, la
voyant passer, je dis comme les autres disaient;
( la petite» ; l'enfant qui déjà souffrait consciemment, à un age où les larmes sont comme une
ondée de printemps entre deux rayons de soleil.
Son amour-propre, son cœur étaient souvent
bles és, meurtris, parce que, trop petite pour son
âge, ellc se voyait exclue ùe maints jeux, bousculée
~. plaisir. On inventait cependant porfois pour elle
un rOle de souris, dont la destinée est d'être
mangée par le chats.
Je venais d'avoir sept ans, l'age qu'i! est convenu d'appeler l'àge de raison et qui confère certains privilèges. Sept ans! clot la petite enfance
comme quinze ouvre la première jeunesse. Sept
ans et quinze ans, ce sont des dates qui marquent.
�6
TROP PETITE
n semblait à Lia qu'elle
avait grandi tout à coup,
pris une import ance que la veille elle n'avait pas,
et qu'à sa taille· devaient s'~tre
ajoutés quelques
centimètres. Certain es phrases de sa mère pouvaient le lui faire suppos er; sa mère 1 qui s'ingéniait à la consoler, à lui faire oublier tant de
petites vexations 1
C'était le jour d'une grande revue. Toute la
ville était en fête, remplissait les rues, se hâtait
vers le cours d'Ajot, où les troupes déjà rangées,
infante ne, marine, école des mousses avec fifres et
tambou rs, défilaient. Le cortège, le plus brillant
qui soit, avec amirau x, généra ux, allait passer.
Ma sœur Shara, d'un an plus jeune que moi,
mais beaucoup « trop grande » pour son âge,
disait ma mère afin d'excus er celle qui était « trop
petite Il pour le sien, ma sœur Shara donnait la
main à maman ... moi je marchais libre: A sept
J.ns! donne- t-on la main comme une petite fille?
On se fait place diffipilement. Il faut cepend ant
arriver à percer cette foule pour voir le cortège.
Le voilà qui s'avanc e!
Un remous en avant, que les soldats ramènent
en arrière ... la longue vague ondule. Je suis
séparée de maman et de ma s~ur.
Pressée,
repoussée à droite, à gauche, je me sens perdue ;
je vais crier, oublian t que j'ai sept ans, quand je
me sens saisie, enlevée par des bras robustes.
C'est un ouvrier. « Ah! pauv' peti le gosse, on va
t'écrase r comme une puce! tu veux voir, toi
aussi? dis rien, t'auras la meilleure place! Il
Et je me trouve assise sur l' ~pau
le de l'homm e
dominant Je flot humain.
�7
t Maman !. C'e~t
elle, crie pres,que
la voixpc Sla~!
tout près .
. Et une voix de gamin au même instant.:
.."... Elle est pas bête, ~( la pe~it)J,
grimpée au
mâ~
'de cocagne.!
Il me semble que tous les regards sont fixés sur
moi, que la revue, Je cortège, n'intéressent personne. Je voudrais glisser de mon perchoir, mais
mon bourreau tient mes deux chevilles enfermées
dans une de ses mains, taudis que de l'autre il me
maintient sur mon siège.
- T'as de la chance! me dit-il avec bonhomie, ta « grande sœur» voudrait ben être à ta
place 1
Le cortège passe, ruisselant de broderies d'or
sous le soleil du matin. La musique de la marine
joue sa marche la plus triomphante et, suivdnt le
mouvement, l'épaule de l'ouvrier s'élève, s'abaisse
en mesure, moi de même. Le cortège est passé! la
foule s'émiette; j'homme me pose à terre;
maman le remercie chaleureusement. mais c'est
fini! l'illusion s'est évanouie, mes sept ans sont
Jéflorés, je reste bien Cl la petite JI, Shara la
grande.
Maman (( devine JI la meurtrissure. Elle essaie,
d'écarter l'en'vie qui pourrait s'installer dans le,
cœur de Lia. Elle lui parle doucement, tendrement, lui dit de très jolies choses: « Dans les
prairies et les jardins il y a des fleurs diférent~
qui différemment plaisent. Les uns préfèrent au
lis, si droit et si fier, la petite marguerite au cœur
d'or qui est l'étai) des champs; la vioJeHe se fait
chercher el cueillir alors qu'on redoute les épines
'''': .Ma~n
a~sitô
�8
TROP PETITE
de.la rose; le réséda se venge de n'avoir point de
bra ntes couleurs en' donnant son suave et délicat
parfum. »
Il. La petite YJ comprend le symbole des OeufS'
qu'elle aime ta nt. L'ensei5 nement maternel
pénètre dans son cœur docile, et l'horrible envie,
plante vénéneuse s'il en est, jamais ne se mêla aux
regrets et aux larmes secrètes que faisaient couler
si souvent ses petites compag~es
de l'âge « sans
pitié YJ.
.1.Un enfant,
Cet âge est sans pitié.
Ce 'n 'est pas « petite J) qui aurait contredit ce
bo? La Fontaine l. .. A l'âge où elle apprenait les
Dpux Pigeons, elle se trouvait bien autrement à
, plaindre que la « volatile malheureuse» à moitié
achevée par la fronde. Qu'elle en recevait, de ces
pierres, la pauvre Lia! Elles blessaient dur quelquefois, mais Il petite,1' savait bien que, quand cela
saignait, il ne fallait pas le laisser voir. Elle faisait
contre fortune bon cœur et riait; les plus fi~es
se
doutaient bien de ce qu'il ' y avait sous ce rire ,
elles avaient peut-être entendu après la dernière
ronde de la surveillante, le soir, quelques gros
venir du cOté du lit où
soupirs, chargés de .'ilr~es,
<l petite YJ s'endormait, mais le lendemain matin,
on n'en recommençait pas ,moins les plaisanteriesde la veille.
Un jour. elle reçut un microscopique trousseau
de poupée, très complet, contenu tout enlier dans
!lne bolle de plumes, avec cette adresse: Il Au proLilliput. ~
mier-né de ~hle
'
�TROP PETITE
9
Mais on l'affublait sortout du sobriquet de
Poucet. si bien qu'elle avait voué à ce héros des
contes enfantins une implacable haine, une de ces
haines qui etH fait passer un terrible quart
d'heure au màlheureux Poucet, s'il avait pu se
rencontrer sur le chemin de Lia.
Quand on jouait à la biche, au loup, à tout autre
jeu, elle était bien sûre d'être pri~e.
u Petite Il est dedans!
A tort ou à raison, toujours « dedans ». Une
fois ce fut pour tout de, bon qu'elle y fut.
Défense était faite d'entrer dans les classes
lorsque l'heure du travail était passée. Quoi de
plus naturel alors, que la salle d'étude eùl pendant le récréations un attrait indéfi nisabl~,
d'autant que deux de 'ses fenêtres donnaient sur
le jardin ...
Les élèves les plus fortes ne se 'faisaient pas
faute d'entrer par l'une et de ressortir par l'autre,
dès que Mlle Virginie, la surveillante, tournait le
dos.
Ce plaisir si souvent contemplé demeurait pour
moi inaccessible, la fenêtre étant trop haute pour
que j'y puisse atteindre.
Que ce devait être amusant pourtant! Que
cJ'émotions palpitantes quand il fallait calculer
juste le moment de sauter dans la classe et celui
plus périlleux encore oe s'élancer dans le jordin.
Un jour, dans une partie de biche effrénée, je me
sentis enlevée par un tourbillon de cinq à six
élèves qui vinrent s'abattre sur le calTeau de la
classe, dans des écla s de rire d'autant plus fous
qu'ils voulaient être étliuiIés.
�10
TROP PETITE
, Tout à coup, du dehors retentit le cri d'alarm e:
« Mlle Virginie! ),
Nous voilà debout 'Gomme un seul homme '. 'En
un clin d'œil, et presqu e en même temps, je 'YOÎs
-mes compagnes disparaltre' par la fenêtre àvec 'des
gestes excentriques comme ceux des ombres chinoises, et je me sens poussée, enfouie au fond
d'une bourric he.
Bourric he de malheu r! Comm ent se trouvait'elle là tout exprès pour me recevoir? .c'est un
mystère qui ne fut jamais expliqué.
Ce que je sais, c'est que, pelot'Ûnnée sur moi'même, j'y demeurai immobile, le cœur battant,
'compt ant ChaCtlIl des pas de Mlle Virginie qui
s'avançait.
- Où sont-elles? s'écria la surveillante d'une
voix où gronda it l'orage. Il est impossible que,
toutes, elles aient eu le temps de passer par la
fenêtre.
'
Elle venait à travers la classe, fmppan t sur les
pupitre s, comme pour en faire sortir les coupables.
En dehors , près des deux fenêtres, s'étaient
groupé es les élèves; j'entendais des chuchotements, des rires étouffés.
Mlle Virginie, sans défiance, passa près de moi,
me donnant des terreur s égales à celles du COll,damné qui attend sa dernièr e minute.
Sa robe frOla la bourric he ,( une robe à 'petits
carreau x gris et noirs), et la bourric he pour l'accroche r laissa écarter de sas flancs un traHre petit
brin d'osier qui suffit à l'arrête r.
j'étais perdue)
�TROP PETITE
1
''l.U-
Un immense éclat de rire salua ce cruel instant
et fit monter la colère au cerveau de M\1e Virginie.
- Sortez! mais sortez donc!... vous saurez ce
qu'il vous en coûtera.
Hélas! je ne demandais pas mieux, malgré cette
invitation peu engageante.
Je fis un mouvement désespéré ..• la bourriche
roula sur e\1e-même ... Les rires reprirent sans
Llucune modération. ,. Mais pas de mon côté, pas
non plus de celui de M\1e Virginie qui se baissa
pour m'attirer, attrapant au hasard celui de mes
membres qui se présenta.
Etant entrée la tête la première, ce fut par les
pieds que je sortis, saluée par des bravos frénétiques.
Ah! Mlle Virginie! quelle humiliation ne m'avezvous pas value ce jour-là!
Le pensum de 100 lignes, le pain sec au dîner,
l'admonestation de la maltresse de classe (car,
émissaire, je payais pour toutes les
pauvre b~uc
coupables!), rien ne fut comparable à cet instant
où j'apparus à la lumière du jour présentée par la
surveillante.
Je pardonnai cerendant à Mlle Virginie! et
chose plus difficile j'acceptai d'être petite, toujours petite, si le bon Dieu le voulait, car j'entendis ce jour-là (c'était celui de ma première communion) une voix intime me parler dans un mystérieux silence, elle disait qu'on peut être grand
en dépit de la plus petite taille et je crus comprendre comment cela pouvait s'accomplir.
�12
TROP PETITE
n
Petit Poucet.
Mon père était officier de marine; ii voyageait
beaucoup. Je me souviens des larmes du départ,
du vaisseau que nous allions voir s'éloigner et displraltre j de l'attente des courriers, des retards
qui faisaient frémir quand on entendait gronder
le vent et mugir la tempête . .
Mais je me souviens surtout des retours, des
caisses ouvertes avec impatience, des surprises
rapporiées des îles lointaines, de ces pays inconnus qui me semblaient être sur une autre terre,
tant je trouvais les absences longues lorsque mon
père y était. Lui-même empruntait à mes yeux
quelque chose de ce prestige qu'avaient pour moi
les mondes lointains; puis tout à coup sa physionomie change, on croirait que ce n'e .. t plus lui.
II est parti pour un voyage gai, heureux, jeune
encore. Il revient: ses cheveux sont devenus
presque blancs; il quitte la marine el nous trouvons tout triste, Shara et moi, de penser que
jamais il ne mettra plus son bel habit brodé d'or,
son grand chapeau à plumes noires.
Mais maman nous dit tout bas qu'il ne fallait
jamais parler de cela à notre père.
El comme nous la regardions, étonnés, elle
ajouta:
_ On a commis une injustice, votre père a pri2
a retraite.
�.'
TROP PETITE
I~
,)
Injustice et retai~
ces deux mots nous causèrent une grande impression; ma mère les avait
dits si mystérieusement, et ils apportèrent un tel
changement dans notre existence!
Mou père ne voulu.lplus voir personne; la ville
où il rencontrait ses anciens camarades, entendait
parler d'avancement, lui devint odieuse. ilia quitta
pour habiter la campagne; ma mère obtint seulement de revenir à B ... les deux plus mauvais mois
de l'année, afin que nous ne fussions pas complètement sevrées des plaisirs de notre âge •
. Shara avait dix-sept ans, nloi dix-huit.
Nous allions faire notre entrée dans le monde.
Chose grave! Champ de bataille redoutable oit
les flèches volent, se croisent, faisant parfois des
à guérir! Les plus dangereuses
blessures difcl~
parlent de ces rangs errés qui font tapisserie.
Vous ne vous en méfiez guère, beauté triomphante ou timide qui entrez pour la première fois
dans le salon éblouissant, vous croyez que c'est de
ce coin en habil noir que va dépendre l'impression qui vous suivra longtemps peut-êlre. Erreur! ...
c Petite» ne faisait aucune réUexioll bien définie
en achevant sa toilette de bal; je me rappelle seulement qu'elle tremblait bèaucoup en s'habillant
devant l'armoire à glace qu'elle et Shara se disputaient.
Lis des jardins, marguerite des champs!
Lia pensa que c'était bien cela quand elles furent
prêtes toutes deux.
Sbara était très iolie. Grande, svelte," un peu
pille avec des cheveux presque noirs qui avaient
cependanL des rerrets dorés j de grands yeux fenduc:,
�TROP PETITE'
en amande, des paupières plus naturelJement
baissées; lorsqu'elles se relevaient, c'était poUl'
laisser vo.ir le plus pur regard de madone qu'on
puisse rêver. Ils étaient si beaux ces yeux, qu'on
ne songeait point à leur demander plus de flamme.
Ds . semblaient f.iits pour la contemplation des
calmes paysages et des ciels sans orages.
Pauvre Lia! comme elle était petite près d'elIe:
« marguerite des champs JI. Elle avait des yeux
gris voilés de longs cils bruns. Sa mère lui avait
dit plusieurs fois en les baisant:
- Quand tu voudras qu'on ne lise pas du premier coup jusqu'au fond de ton âme, il faudra les
fermer, ces yeux-là, car ils parlentl ils parlent!. ..
Depuis ••• ils ont souvent pleuré 1.••
Nous avions des robes blanches, Shara des roses
dans les cheveux, moi des pâquerettes, des paquerettes partout, au cor~age,
dans les relevés de la
tunique.
C'était un grand bal. Un éblouissement de fleurs
et de lumières. Les glac6s, enguirlandées de verdure, multipliaient à l'infini le va-et-vient, les
regards, les sourires.
EIre emportée dans cette élégante cohue; tournoyer au milieu de cette foule, entrainée par celte
musique! Quelle ivrèsse ce devait être 1
Shara est partie déjà. Le cœur me bat...
Vais-je rester? On n'en danse pas moins bien
parce qu'on est petite.
Un heau jeune homme s'approche.
Près de moi, une compagne d'infortune attend
aussi ••• Volontiers je lui dirais: tl Effacez-vous.
n'êtes-vous pas de la taille de tout le monde? Si ce
�TROP PETITE
n'est pas maintenant, ce sera tout à l'heure.»
Je lève les yeux avec anx'i étéj mon regard ren-.
contre celui du jeune homme. Il s'incline devant
Ulo,i" ~on
bras s'arrondit ... j'y pose le mien.
,.Mon danseur m'enlève comme une plume, le
parquet fuit sous mes pas, je, l'effleure à peine. Le'
papillon doit éprouver de telles sensations en voltige,ant au milieu des (leurs.
- Déjà! fus-je sur le point de m'écrier, quand
on me reconduisit à ma place. Et tout bas, je murmurai à l'oreille de ma mère:
- Je m'amuse follement.
- On le voit bien, me dit-elle avec un heureux.,
sourire, tes cheveux eux-mêmes ne se possèdent:
plus.
Et sur mon front sadouce main passa comme une
caresse, ramenant les boucles qui s'y égaraient.
Shara, les joues à peine teintées, s'asseyait tranquillement auprès de moi.
L'instant d'après les quadrilles se formaient, ma
sœur et moi figurions dans le p:lème, avec des
jeunes filles qu'on sèmblait avoir choisies granJes
ct sveltes pour me faire paraltre plus petite encorej
le quadrille n'y perdit rien en animation; mais
comme je passais près d'un groupe de mères de
famille ou autres personnes rnùres à regret. je saisis deux phrases échangées sur un ton qui ne songeait même pas à se donner la peine de se baisser:
- Ridiculement petite 1
- RiJiculement ! ... Poucet ...
C'est tout ce que j'entendis, car la danse continuait et s'achevait plus gaie encore qu'elle n'avait
commencé.
�16
TROP PETITE
:\Iais pour moi le 'charme était rompu, comme
par un coup Je baguette magique.
Petit Poucet, rappelé de bien loin, revenait passant à travers les grandes classes, olt s'asseyaient,
à des pupitres noirs, toutes les élèves de l'<l.ge sans
pitié. II en sortait après bien des misères, s'élançait vers la première lumière brillant sur son chemin et v0ilà que tout devenait plus sombre que
jamais. Cc momIe qui l'entourait était devenu
l'ogre prêt à le dévorer ..• en souriant ... Hélas'I
pour lui échapper i1 n'était point de boltes de
sept lieues!
'
Ce bal fut très long, car, à partir du fatal quadrille, Lia fit la remarque qu'un même danseur
ne la demandait jamais deux fois, tandis que Sur
le carnet de Shara les mêmes noms étaient souvent répétés.
Vers la fin, « petite YJ n,e dansait presque plus.
Elles étaient bien f.,m,é es les guirlandes de marguerites qu'elle détacba ùe sa première toilette de
bal, si fanées qu'il lui sembla que rien ne pourrait
jamais les rafratchir; Shara aussi enlevait ses
roses.
- Petite sœur, je crois que vous vous ~tes
beaucoup amusée, lui dit-elJe.
- Ob! beaucoup, répondit Lia.
Et une larme silencieuse roula sur sa joue.
1
�TROP PETITE
lU
La saison des bals passa sans me laisser un
regret. Shara n'en avait pas davant age; elle entendait dire qu'elle était belle sans en être touché e;
la femme ne s'éveillait pas, l'enfant restait sérieuse,
timide, un peu farouche même avec les titrange rs;
gaie, enjouée dans l'intimité de la famille.
Le printem ps de cette année nous parut plÙs
beau gue jamais. Le soleil, les oiseaux, les fleurs,
Jec; brises chargée s de senteur s qui couren t dans
l'espace, la grande vie de la nature qui s'épanc he,
comme tout cela faisait monter au cœur des flots
de vie.
Nous l'aimions tant notre petit domain e de
Kerroc h', tout enfoui au milieu des bois! On en
avait abattu juste ce qu'il tallait pour y placer le
chalet, un vrai chalet suisse avec des balcons, un
e calier extérie ur, des découp ures au toit, 00.
s'élançaient la clémati te et la vigne vierge.
Tout à côté coulait le ruisseau dans son lit profondément creusé, le:; noiseti ers, les hautes fou ..
gères, les iris lui faisaient un bercea u; les jours
de pluie il devenait torrent , se précipi tait en cascaùe et allait se jeter dans la rivière qui bordait
la proprié té.
.
Jamais voix dt: ruisseau n'a pleuré, grondé ou
chanté comme celle du Kerroc h' 1
�18
TROP .. PETITE
On avait jeté d'un bqrd sur l'autre un pont rustique qui menait au pavillon de chaume par de
petits sentiers capricieux. à. peine tracés à· travers
l~ bo!:> taillis.
, " ,'. ....:,
De ce pavillon (l'endroit le plus élevé), la ligQ.o ,
de J'horizon se perdait dans la mer.,
Derrière le chalet, en dehors de J'enclos de
K~roch'
se trouvait J'étang, mon e,n droit favori.
Un matin, je m'y rendais seule.
Pas un bruit humain, à peine un soup~n
des pas de l'homme dans ce chemin étroit, ombreux.
D'un côté, le bois qui s'en allait en montant,
plein de digitales pourprées; de l'autre, des ruisseaux causant toujours sous les noisetiers et Jes
saules, puis la prai rie, pleine de fleurs, et J'on
arrivait à l'étang tranquille, mystérieux, dormant
sous les nénuphars.
Des troncs noueux s'avançaient au-dessus de
j'eau; leurs branches s'étendaient pour la faire plus
sombre, quelques-unes la caressaient quand venait
à passer une brise; plus loin, les roseaux s'inclina,ient et les reines des prés secouaient leurs panaches blancs.
J'errais au bord de I~étang,
écoutant ce qui sc
disait sous les herbe5, ùans les buissons, et j'aur'ais
voulu donner ma note dans ce concert, prenJre
ma part de bon.heur. Chaque créature n'y a-t-elle
pas droit ? .. Je m'assis sur une branche d'arbre
. s'avançant au-dessus de l'étang, il me semblait
faire partie du monde des oiseaux; ils ne fuyaient
point, ne connaissaient-ils pas u la petite » qui
venait si sou vent les écouter chanter.
�TROP PETITE
J'avais d'interminables causeries avec un être
imaginaire. qu'on nomme l'idéal.
Rien de plus immatériel que le mien.
Brun ou blond, grand ou petit, je n'en savais
rien.
Oh! grand sans doute ••• Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il existait.
J'allais m'arrac her à son 'charm e, lorsqu' une
voix sembla nt sortir du sein des eaux m'arrêt a
brusqu ement:
- Ne bougez pas, de grâce, ne bougez pas !...
Ces mots étaient prononcés sur le ton du commandement et de la prière à la fois.
Saisie de terreur , je me cramponnai à une branche et regardai vers l'autre extrémité de l'étang.
Je vis deux peintre s à 'moitié dissimulés derrière les roseaux.
Avant que je fusse revenu de ma surpris e, l'un
d'eux reprit sur un ton quasi patern el:
-Mon enfant, eocorequelquesminutes,asseyezvous comme vous étiez tout à l'heure , et vous nous
aurez valu un charma nt croquis.
Rassurée par ces mots: u mon enfant Il et surtout par la largeur de l'étang qui me séparai t des
peintres, j'obéis tout en jetant à la dérobée .;uelques regards curieux sur ceux que j'obligeais uo
peu malgré moi.
L'un était jeune, tout jeune, un front découvert,
couronné de cheveux blonds, des yeux bleus très
profonds. L'autre paraissait 'flus âgé.
'
- Voilà qui e t fait, me cria-l-il après quelques
minutes de silence ; mille merci, mon eofant, vous
ttes libre.
�20
TROP PETITE
Je ne me le fis pas dire deux (ois. En quelques
bonds je fus à terre.
Le jeune homme blond s'était levé en même
temps que moi el s'avança au bord de t'étang. Je
vis se projeter dans l'eau sa haute taille.
- Est-il permis, demanda-t-il d'une voix qu'il
me sembla avoir entendue chanter dans un rêve"
est-il pertnis de demander le 110m du modèle qui
1l0US a si heureusement servi?
Je me troublai tout à fait.
- Je m'appelle Lia, répondis-je en rougissant.
Et, sans savoir pourquoi, je m'enfuis comme si
j'étais poursuivie.
Je ne le lus que dans mon imagination; mais
q uelclue chose me disait que ce regard bleu s'arrêterait encore sur moi.
Q ui éta ient ces peintres?
Chaque saison d'été en amenait dans le village
du bord de la grève, à un quart d'heure de Kecroch'. Ceux-ci nous étaient inconnus. Allaient-ils
passer seuJementou comme tani d'autres s'installer
dans Je pays qui otTrait tant de sites pittoresques?
Ces questions nous agitaient beaucoup, Shara
c t moi, mais lorsque je revenais à l'apparition de
l'étang, à ma fuite que je trouvais si sotte, si humi.
liante, ma sœur m'offrait des consolations qui
n'étaient guère, de nature à me con ·oler.
- Bah! me disait-elle, on ne t'a vue qu'à distance, on t'aura prise pour une petite fille; avec
tcs nattes sur le dos, ta ceinture de bébé, on ne te
donne F'uS plus de douze ans.
Lia en étuilloin pourtant, et moins que jamais
clle était di sposéc à jouer le rôle du Petit Poucet,
�TRUP PETITE
21
il Y en avait tant d'autre s qui comme nçaient à la
:hanne r! Se rencon trer au bord d'un lac ou d'un
étang, n'est-ce pas très joli pour la premiè re page
d'un roman?
I.V
Le feu sacré.
r Jours inoubli és! jours baigné!'. de soleil, avez-
vous été miens? Est-ce bien moi à qui la vie apparaissait si belle parce que, près de « lui )1, je regardais le ciel s'empo urprer et pâlir? et que nous
marchi ons dans le mëme sentier , écoutan t les
oiseaux .
tIre heureu se, parcè que le soir on s'en va contemplant les étoiles, entend ant des aveux dans le
silence 1 Un jour croire tout perdu, le lendem ain
'tout espérer . C'est être jeune.
t Petite» a travers é cette phase de la
vie.
Les peintre s vinrent au chalet. La premiè re fois,
c'était par une tiède après-m idi, le' flot · étaient
bleus, le ciel plus bleu encore , et Lia et Shara
bahillaient en travaill ant dans la véranda près de
leur mère qui les écoulnit en sourian t.
Tout à coup « petite » poussa un cri:
- Ce sont eux!
- Qui? eux? demand èl'ent en même temp ma
mère et ma sœur.
- Mais ... les peintre s.
Lia s'étonn ait de ce qu'on ne le devinât pas.
�22
TROP PETITE
Ils étaient tout près, arrivant directement vers
le chalet.
C'était bien réel! Ils venaient nous faire une
visite.
Mon cœur battait -très fort, mais cette émotion
s'évanouit devant la simplicité a\'ec laquelle ces
messieurs se présentèrent. Ils parlèrent tout de
suite de la rencontre de l'étang et sans le moindre
embarras ... Ce n'était pas un événement dans leur
vie. Je compris que ce ne devait pas en être un
dans la mienne, sous peine de faire croire que mon
esprit n'était pas beaucoup plus haut que ma taille.
11 fallut même rire de ma surprise, de mon
effroi.
- J'ai craint un instant, dit le jeune homme en
s'adressant à moi, d'assister à une scène d'Ophélie.
- - Il aurait manqué, répondis-je, le courant
pour m'entralner, Ramlet pour me pleurer, et le
tableau se fùt réduit à un bain dans l'eau froublée,
ce qui eGt manqué de poésie.
On parla du pays, de la Bretagne, inépuisablo
3ujet. Ces messieurs y venaient passer la saison, el
avaient loué une petite maison au village.
M. d'Arbelle, celui des peintres qui paraissait
le maltre de l'autre, était marié, père de famille; il
attendait sous peu de jours sa femme et ses enfants
dont il parla avec beaucoup de complaisance.
M. Paul Debray était l'ami intime de M. d'Arbelle qui l'appelait u mon fils Paul D. Comme ce
fils n'a\'ait pas dix ans de moins que son père, celte
appellation avait .quelque chose de particulièrement tenùre et protecteur qui était charmant.
jours après cette visite, MW4 d'Arbelle
Quelq ue~
�TROP ' PETITE
an-iva avec ·-ses deux pe.tits garçon s, quatre et
six ans!
-. -Jeune , élégante, pleine d'entra in, gaie comme
une pensionnaire en vacances, elle ne demand ait
qU'à courir le pays, à s'amus er de tout et de rien,
sachan t mener de front ses devoirs et ses distraè tions.
Elle se passionna pour Kerroc h' qu'elle déclara
être nn pelit Éden.
Entre le chalet et le village, ce furent des allées
et venues continuelles, des relations pleines de
cordial ité et de franchise . .
,.. L'après-midi, on allait à la recherc he d'un site;
quand on l'avait troU\'é, on s'inslallait tout près
des peintres, avec un livre, une broderi e. On causait, on riait. Oh! quels éclats, jetés aux échos de
tous ces rochers 1 Quels chucho tement s sous ces
bois taillis, dans les chemin s creux.
« Petite "avait repris ses crayon s un peu abandonnés depuis sa sortie de pension et travaillait
avec une ardeur dont elle ne se serait jamais crue
capable.
.
Elle rêvait mainte nant de deveni r une grande
artiste. Des horizons !immenses s'ouvra ient j un
monde inconnu se révélait depuis que les peintres
étaient devenus les amis intimes de la maison. Ils
avaient atteint les régionsoll elle n'arrive rait jamais,
mais elle les contem plait de loin et savait au moins
les admire r.
Vivre dans cette sphère , comme ce devait être
beau! Le feu sacré! elle était vraime nt brillée,
dévorée par le feu sacré.
Ne le voyait-elle pas briller dans les yeux dl?
�TROP PETITE
Paul! Oh 1 quand eHe y surprenait cette flamme,
immédiatement elle se communiquait, et sans se
dire un mot, il leur semblait descendre très loin
dans la pensée l'un de l'autre.
Ce n'était point dans les sujets touchant exclusivement à l'art qu'ils s'entendaient ainsi sans
se parler.
Le soir, on allait tous ensemble reconduire la
famille d'Arbelle par les bois ou le borll de la
grève ...
Sans le chercher (du moins ils ne le croyaient
pas), presque toujours ils se trouvaient l'un près
de l'autre, un peu en avant ou un peu arrière de
la bande.
Quel sentier étroit! D'un côté le flot qui murmurait doucement en caressant les galets! De
l'autre les bois avec les voix mystérieuses qui parlent avant de s'endormir. El là-bas, bien loin,
devant eux, comme une étoile perdue, le phare
annonçait la grande mer et les écueils de la côte.
Ce qu'ils se disaient alors, tout le monde aurait
pu l'entendre.
- Je ne me lasse pas d'écouter ce murmure de
la vague, toujours pareil, disait Paul j cela berce
comme un chant.
- Je n'aime rien autant que ce bruit, répondait Lia.
Ils marchaient près l'un de l'autre et les flots
continuaient à causer.
Après un silence:
- Avez-vous entendu dans le bois ce frôlement
d'ailes?
- Je l'écoutais .••
�TROP PETITE
- Cette étoile qui vient de passer si vite et de
t'éteind re dans le bleu profond, l'avez-vous vue? ••
- Je la regarda is... .
Op faisait beaucoup de musique au chalet. Les
jours de pluie ou de brume où l'on ne pouvait
peindre ; les soirs 'un peu froiùs, Kerroc h' entendait de véritables concerts.
Le piano, le violon, la mando line; tout un
orchest re! « Petite » ét~i
une bien pauvre exécutante, ses doigts avaient trop de peine à
atteind re' l'octave, et le violon l'ent fait paraItre
ridicule; mais, comme compensation, le ciel lui
avait donné l'instru ment des oisèaux, et elle s'en
servait d'une manière fort agréable, non point
comme le rossignol qui tient en extase tous les
hÔtes des bo'is, mais un peu comme la fauvette
qui charme le passant.
Longte mps elle n'y attacha aucun prix; mais un
soir. Paul ayant dit que pour lui aucune musiCJue
ne valait celle de la voix humaine, elle eul des
transpo rts d'actions de grace pour remercier Dieu
de lui avoir donné ' celle-là, et du matin au soir
elle s'en allait chanta nt à tous les échos de
Kerroc h'!. ..
Le feu sacré gagnait de proche en proche toutes
les cordes de l'art.
�TROP,:,PEnTE
i
"'
v
';';
.', .~ , . '.~ .'}
.
)
'.
La fontaine.
C'était le pardon, le grand pardon pour tout le
pays. Ou chomait comme. le dimanche, et les plus
beaux costumes de Cvrnouailles sortaient de leurs
vieux bahuts de chène à dix lieues à la ronde.
Au pardon, le profane et le sacré se coudoient
sans que l'un ni l'autre se montrent choqués du
voisinage.
Pendant que les uns s'en vont pieds nus, le chapelet à la main, porter leur cierge ou leur offrande,
toucher la robe de Notre-Dame, ou baiser la
relique sur le coussin de velours, les autres, ayant
achevé leurs dévotions, s'asseoient sous les tentes
près ,des longues tables où j'on chante fort, où
l'on boit mieux encore.
Sous des arbres les groupes se forment, les
repas s'organisent. A l'ouverture de tous le!)
ohemios les crêpes se dorent sur la poéle noircie;
les mendiants étalent leurs plaies hideuses, leurs
monstrueuses difformités, tandis que, dans le
champ à coté, l'infatigable joueur de biniou fail
danser gravement la gavotte et le serpent.
Autour ùes bouticlues en plcin vent, la foule se
presse, sc pousse, achetant des mirlitons ct des
chapelets, des épingles dorées et des médailles
d'argent.
Et puis tout , cela circule la ·chanson sur 'les
ni
�TROP PETITE
lèvres, la fleur au corsage, les décorations de tous
genres à la boutonnière et au chapeau.
Ah! que c'est beau le pardon breton!
Brizeux, tu l'as chanté, moi je n'en sais rien
dire, mais j'en ai goùté comme toi toute la poésie.
En te lisant je retrouve mes souvenirs, je pleure.
Au fond de quels souvenirs n'est-il pas de larmes?
Nous ce le manquions 'jamais, ce grand pardon.
,Cette année, celle que nous appelions l'année des
peintres, la fête était double, nous y conduisions
des étrangers curieux de tout spectacle nouveau.
Nous voulions tout leur montrer, et ces Parisiens
s'amusaient comme des enfants, jouissaient de
mille détails, voyaient des choses que nous
n'avions jamais vues.
Il y avait la fontaine miraculeuse, la petite fontaine carrée à fleur de terre, dans sa grolle tapissée de mousses humides, de fougères poussant
entre les pierres disjointes.
Pas une fille qui ne vienne là, croyante ou pas
croyante, pour demander sa destinée. JI suffit
pour cela de jeter une épingle dans la fontaine: si
elle descend tout droit au fond, s'y arrête un instant
sur la pointe, c'est signe qu'on attachera celle
année même le bouquet d'oranger à son corsage;
si l'épingle, au contraire, s'en va en tournoyant,
arrive sur la tète, il faut remettre à plus tard les
douces espérances.
Qu'il y en avait des jeunes filles au bord de la
fontaine! la plupart y allaient gravement, d'autres
riaient bien fort, trop fort, quand l'épingle arrivait sur la tète.
Shara et Lia avaient pris rang sans beaucoup
�TROP PETITE
d'émotion pour aller consulter l'oracle liquide.
C'était amusant de faire comme toutes ces
jeunes paysannes.
Shara passe la première, s'agenouille sur le
bord de pierre, laisse tomber l'épingle et se relève
presque aussitôt.
- Hélas! dit-elle, avec un geste de désespoir
tragique, elle e&t arrivée sur la tète! sur la tète!. ..
Et elle me cède la place.
Je m'agenouille à Illon four, prête à abandOOller
l'épingle au hasard. Mais tQut à coup ma main
tremble, hésite 1. .. La fontaine me renvoie une
image, celle de Paul, et ùe nous voir ainsi, tout
près l' un de l'autre, me fait battre le cœur très
forL .. Je reste un instant oublieuse de tous ceux
qui attendent autour de moi.
- Eh bien! Lia? crie Shara.
Je laisse tomber l'épingle, je la suis du regard,
sentant sur mes joues p&sser un léger frisson ... Je
pousse un cri de triomphe, elle arrivait sur la pointe.
Paul me tend la main pour m'aider à me relever,
el nous revenons vers la chapelle.
C'étnit l' heure de la procession. Jamais pardon
ne me parut plus brillant. La croix d'or étincelait
au soleil; les vieilles bannières aux broderies
fanées, aux teintes en"acées, laissaient flotter leurs
longs rubans avec des airs de fête que je ne leur
connaissais pas; les chantre lançaient dans len
airs les noms de tous le saints; le. femmes rep~
naicnl en chœur: ora pro llobis, et je pensais quo
tous les habitants du ciel dcvnicnl se pencher
ravis dc cc spectacle pour r cueillir tous le~
cris
de foi, exaucer toutes les prières.
�TROP PETITE
Je ne sais en q\\elle lang\le était f!lÎte Ifhymne qui
se chantait au fond du cœur de ln « Petite »,
ruais jan'tais On n'en pnt entendre de plus doucemènt émue, de plus confusément heureuse.
Arrès avoir fail trois fois le tour de la chapelle,
la procession rentra en tumulte, chacun e précipitant pour arriver le plus près de l'autel afin de
recevoir la bénédiction.
Lia, séparée de sa famille, entraînée par la foule.
fu t prise d'une crainte folle d'être renversée, foulée
aux pieds. Pressée au milieu de celle rude cohue,
l'air lui manquait, le feu montait à ses joues. Elle
se sentait défaillir, lorsque deux bras écartèrent la
muraille vivante qui l'enserrait et lui firent un
rempart protecteur.
On ne pouvait plus avancer ... La foule compacte
s'était arrêtée .. . Les chants sacrés répétés par
mille voix ébranlaient les vieilles voùtes.
La clochette aux sons grèle s'agita; le bruit
ourd des genoux e 'prosternant sur la pÎ\:ITe
mplit un instant la chapelle.
L'ostensoir s'éleva lentement, traça son grund
signe de croix au-dessus des fronts inclinés.
Petite n'était plu sur la terre... Dans quel
monde? Elle n'en savait rien. L'~lme
et le cœur
noyés dans une atmosphère de foi et d'amour, il
lui emblait monter avec le nuage d'encens qui
cm'eloppait l'autel, les flcurs, les lumières el !;('
perdnit dans l'ombre vague de la vonte.
n f,\!lut bien sortir avec la foulc qui 'écoulait,
mais Lia avait gardé des ::tiles, elle e sont ait '.>oulevée de terre.
00 parla de retour. Retour charmant au soleil
�TROP PETITE
qui décline, aux granùes ombres qui s'allongent
Jans les chemins creux ... Puis on se quitta,
puisque tout doit finir, mais se quitter avec la
certitude du revoir pour le lendemain, est-<:e
autre chose qu'un instant donné pour savourer le
bonheur?
VI
Trop petite!
La journée passa dans une attente pleine de
charme pour Lia. TI viendrait ..• et sans nul doute
lui parlerait de la procession, de la fontaine qui
avait fait si douces prédictions •.. Il lui deman~
rait si elle ne voulait pas qu'un jour elles deviennent
réalité.
Rien qu'à cette pensée elle sentait ses forces
s'évanouir dans un bonheur qui lui semblait tenir
du rêve •••
Le soir était venu, mais pas encore la nuit. Il
n'allait pas tarder.
Pour faire passer plus vite les derniers instants,
Lia s'en alla toute seule à l'étang 0Ù les roseau!;
murmuraient tant de choses à l'eau endormie.
Après avoir erré dans les . petits sentiers, el1~
s'assit dans un endroit inextricable o~ elle seule
pouvait pénétrer, et, là, oublia Un instant que le
jour achevait de s'enfuir doucement, pour faire
place aux pâles clartés de la lune.
�''fRO:P'· PÉTITE
"Tourb: 'càtip il-'1u} 'sëniblà entendre un ' bruit de
,voixhumaiiiès .
., Elle écimta un peu tremblante: Qui pouvait .à
:t::êtte heure ?: .. dans 'un lieu si désert?
Les'voix S'élevèretit 'plus ·hau!.···
C'étaient celles de Paul et de son ami.
Lia fu t sur le point de crier: « Je suis là. Il Je
ne sais quelle crainte l'arrêta. Ils ne feront que
passer ... peut-être trouveront-ils mauvais qu'elle
soit toute seule si tard.
Ils s'étaient rapprochés et maintenant qu'elle
entenJait distinctement la conversation, dont elle
devinait le commencement, elle demeurait immobile, retenant son souffle, écoutant, inconsciente
de son indiscrétion .
. - Allons, mon fris Paul, avoue plutôt que 'tu
es amoureux, disait M. d'Arbelle.
- Je ne me défends pas de la trouver charmante, je n'ai jamais vu clans un regard plus de
rayons et plus de pureté, de mélancolie, et je ne
puis m'empêcher de penser que le cœur donnera
de tûul cela à qui saura le prendre.
- Te voilà bien, poète autant que peintre.
Mais mon cher ami, s'il est permis à ton age de
s'en!1ammer pour un regard d'azur, un sourire
d'ange ou de lutin, il ne faul pas oublier les coté?
Sérieux de la vie. Qu'il y ail dans ses yeux et dans
son cœur tout ce que tu y .... ois et bien d'autres
choses encore, je le ne nie pas, mais ce n'est" pas
une femme!... Peux-tu voir en elle la mère de
les enfants?
, - La- . mère de 'm'es enfant5-!" dit · Paul avec
humeur, j'y songe'bien! - '.. ., .':
·
�TROP PETlTE
- C'est parce que tu n'y songes pas que je t'en
parle a\"ant qu'il ne soit trop tard, avant qu'un
regret tardIf...
Ces derniers mots, la pauvre petite les devina
plutôt qu"'elle ne les entendit, ils se perdirent avec
les pas qui s'éloignaient.
Le grand silence du soir, troublé un · Instant,
r~naist
plus profond; rien n'était changé
autour de Lia. La lune baignait toujours de ses
rayons d'argent l'étang endormi, les roseaux continuaient à s~ parler bas.
Un immense déchirement se faisait dans le
cœur de Lia; sa tête, devenue tout à coup très
lourde, 's'appuya à l'arbre et deux mots, deux
mots murmurés dans un découragement sans
bornes passèrent à travers ses lèvres : 1,( trop
petite 1,.
Quoi 1 le rêve à peine commencé allait-il s'évanouir, le bonheur entrevu lui échapper parce
qu'il manquait quelques lignes à sa taille? Les
trésors Je tendresse prêts à se déverser seraient-ils
refoul
~ s à jamais au fond de son cœur? Paul ne les
avait-il pas devinés, ces trésors? Et il pourrait. ..
Non, tout n'était pas fini parce que M. d'Arbell
lui avait parlé ainsi?
Elle se leva, mais les ailes qu'elle s'était senties
depuis la veiJ1e étaient coupées maintenant, elle
marchait péniblement dans les sentiers où elle
't'enait de passer si légère, il y avait quelques
instants à peine.
Au chalet on commençait peut-être à s'inquiéter
de son absence, il fallait bien avnncer pourtant.
En approcba.Dl elle ealend.it résonner le plano,
�TROP PETITE
33
dont les sons vinrent frapper 'durement son oreille.
La véranda était ouverte; dans le salon on était
réuni comme de coutume. La lumière des bougies
Jui apparut aveuglanle.
Elle fit un pas en avant en s'efforçant de sourire.
- D'où viens-tu? d'où venel,-vous? demandèrent-ils tous à la fois.
- Du bord de la rivière, répondit-elle; il faisait
si beau 1... Je m'y suis oubliée ...
- C'est trop tard rester dehors, mon enfant,
dit ma mère .•. il faisait froid, tu es toule pâle.
J'allai m'asseoir dans le coin le moins éclairé çlu
salon, sentant le regard de Paul attaché sur moi.
Un instant après il s'approcha.
- Où étiez-vous? me demanda-t-il d'un accent
profond, en essayant, par l'intensité de son regard,
de faire lever le mien.
- Mais ... au bord de la rivière... comme je
viens de le dire. N'avez-vous pas remarqué les
effets charmants de clair de lune, sur l'eau si
calme?
- Je n'ai rien vu ce soir, répondit-il.
Et il resta silencieux.
Oh 1si je n'avais pas menti! si j'avais répondu:
« J'étais à l'élar.!;! 1) Mais M. d'Arhclle élnil là;
et puis un autre sentiment, dominant tOIlS les
autres, venait de nattre brusyucment de cette
doigts de fer me serraient à la
situation. Den:~
gorge, et m'auraient étouffée, plutôt que de Iais~er
passer deux: mols qui auraient dit que j'avais
entenùu.
Ma fierl6 se soulevait, criant en désespérée en
même temps que mon cœur. Mme d'Arbelle \'int ~
sa
�TROP ,PETITE
34
mon aide, cruellement, mais tout me semblait préférable au supplice de rester près de lui, torturant
mon visage pour essayer de Je [aire mentir en
mème temps que mes lèvres.
- N'allez-vous pas nous chanter quelque
chose? me demanda Mme d'Arbelle.
- Ce que vous voudrez, madame, dis-je en me
levllllt . J~ali
vers le piano un peu COmme une
somnambule et je cherchai machinalement parmi,
les cahiers quelque morceau tl'I!S court.
, ,
Shara, qUI m accompagnait, avait olacé sur le
piano la vieille romance :
,
Plaisir d'amour ne dur\! qU'un moment.
Chagrin d'amour dure loute la vie.
L'air du soir était décidément un peu frais,
j'avais la voix couverte.
En chantant, je fixais les yeux droit devanf
moi. Sur la cheminée, il y avait un magot chinois,
grimaçant, qui me regardait, la bouche fendue
jusqu'aux oi·eille -... Je \'ois encore ce sourire,
cette grim~ce.
Paul, s'élant approché du piano, me dit à demivoix:
- Pourquui cllUntez·vous cela avec une expres'ion qui ferait croire que vous avez l'expérieol."tdes paroles'!
N'étant point encore habituée àladissirnulation.
ie ne sai,; ce que j'nllais répondre, lUe trahir sans
doute ... Le ciel ne le voulait pas. M. d' /\.rbelle <:e
trouva près de moi, et je me tu .
�TROP PETITE
35
VII
Finir
Le lendemain matin, nous étions, Shara et moi,
dans la petite chapelle du village. La messe venait
de s'achever, mais je ne songeais point à m'en
aller.
Shara me toucha l'épaule.
- Viens-tu, Lia '1 J'ai un mot à dire à Mme d'Ar-belle.
- Je te rejoindrai dans un instant, lui dis-je,
ou plutôt, viens me reprendre ici .•• je n'ai pas
achevé mes prières.
J'avais pleuré pendant la messe, je craignais de
rencontrer ces messieurs.
Shara sortit, me laissant seule. Il n'y avait plus
dans la chapelle que le vieux prêtre faisant SOQ
a tion de grâces, et pas d'autre bruit que celui de
la vieille horloge au grincement monotone.
Il me sembla t9ut à coup entrevoir la vie au si
déserte que cette ~hapel
j sentir les heures 50
<;tlccéder mornes et lentes, s'écouler avec la ~gu
i
larité du bruit de cette horloge pour ne s'arrêter
que dans la nuit des temps.
Une sorte d'épOllvante me saisit et je criai à
Dieu:
- Non, non, je ne veux pas 1... Si je suis trop
petite, c'est pour supporter cette soufrrance ... je
ne peux pas... je ne peux pas ...
�TROP PETITE
Je me levai pour fuir comme si LI porte allait se
refermer sur moi pour toujours el s011is en haissant mon voile sur mes yeux.
Au même instant, Shara arrivait.
- Imagine-toi, me cria-t-elle, que ces messieurs
sont partis!
En disant ces mots elIe laissait retomber ses
bras avec un geste d'étonnement.
- Partis!... pour toujours'? fis-;e, si stupéfaite,
que Shara éclata de rire.
- Non! pour huit jours! C'est déjà assez original de s'en aller comme cela sans crier gare. Hier
au soir, en nous quittant, ils n'en avaient pas la
plus petite idée; et puis ce malin ils c:e ré"eillenl
avec cette belle résolution.
- fini 1 c'est tini! murmurèrent en moi des
voix désespérées.
-
Je les quitte à l'instant, reprit Shara, je vien~
de leur dire adieu... M. Debray m'a demandé
pourquoi tu n'étais pas avec moi.
l( Il voulait venir te dire au revoir, lors'lu'il a
su que tu étais à la chapelle ... M. d'Arbelle s'y C;,;t
opposé, déclarant qu'ils arriveraient en l'clan! à la
station ... mais eeh! ne parais ail pas l'amuser ùu
tout, ce ,,·opge ...
- Où vont-il' 'J
- En excursion daus les envil'o~
de Quimper,
Penmarch', Concarneau, la pomle ùu Raz, etc • .le:
suis ravie, Mme d'Arbelle m'a promis de rester
::lU chalet du matin au soir; nous serons bien plu$
libre, et comptons beaucoup nous ~muser
le notre cOté... Mais... cela ne t. fait pas
plaisir 1••.
1
�TROP PETIn
37
Sbara s'interrompait devant mon sùence qui lui
s.emblait manquer d'éloquence joyeuse.
- Je regrette mes leçons de dessin.
- BaIl 1pour huit ou dix jours, tu tra.vailleras
bien Sans eux.
Sb ara ne prenait pas de 1eçons de dessin, elle
préférait Jes petits travilUX féminins aux crayons
et aux pinceaux, et pendant que je me lalssa.is
absorber tout enlière par le feu sacré, clle brodait,
échantillonnait quelque ouvrage de fantàisie près
de MmEl d'Arbelle, qui mettait beaucoup de gofit
et d'ardeur à cc genre d'occupations, de sorte
qu' 'nlre elle - deu . une sorte d'intimité s'était
formée, ou plutôt une bonne camaraderie, dont
j n'étais cettes pas exclue, mai otJ je n'étais
t'J mai ' nécéS aire.
Elles prirent gaiement ce que Mme d' J l'belle
appelait Ile huit jours de congé. A moi, ils me
parur nt IOI\gS Comme toute Uni!! poriode de l'e~ig.
lenc , rcml>li de plu
ruelles alternalivès,
dévoré par l'imagination qui ne sa\'ait à quoi
:""lrr t t'.
Les buit jours s'étaient écoulés; les t'oyageUl'S,
'Ill lieu de parler de rotour, f:lisaient projets sul."
projet r<H1r de nou\'elle!> t: 'oursions. C'était un
imtrâlnem nt fnlal dl:' j'llI'le à l'autre.
Il songeai nt à demander encore une prolongalion lorsque Mme d'Arbelle rappela son mari pour
Une cir'Qonsl<1J1ce qui "pr'senle: ouvonl dan les
village..c; bretons.
e 8 nt d triples et de quadruple no e .
Tous les mariés s'attendent, (lui un ft) 16, qui
Il'ois mols, qunlre mol, pour IIC réunir d Us UM
�TROP PETITE
même cérémonie, afin de la rendre plus solennelle
et plus belle, et surtout pour en diminuer les frais
en les partageant.
Nous étions tous conviés à la noce. C'était une
occàsion de voir de beaux costumes, d'étudier Sur
le vif les coutumes locales, enfin de prendre un
divertis.;ement que les Parisiens n'ont pas toujours
à leur disposition.
Les peintres revinrent la veille des mariages ;
~e
jour-là nous les aperçu mes à peine, car
Mme d'Arbelle, qui apportait en toute chose un
entrain extraordinaire, avait décidé que nous
devions tous nous faire Bretons afin d'être initiés
plus complètement à la fète.
Chacun s'occupait donc à se procurer un costume, à l'ajuster plus ou moins heureusement à
sa taille.
Je n'en trouvai point allant assez bien à la
mienne pour consentir à faire comme les autres.
Sous la grande coiffe aux ailes blanches, avec le
jupon court, je paraissais encore plus petite.
Shara, au contraire, grande et mince, ne
perdait rien de sa grâce. Sous le corset vert,
la robe tic drap broJée de galon jaune, le tablier
rayé de bleu et de rouge, le petit fichu de coton
croisé sur la poitrine, eIle réSumait assez bien,
en J'idéalisant, le type de la femme de la presqu'Ile.
Ces messieurs en arrivant en firent aussi toI 1:1
n·marque.
On se mit ell route, li pied, par les ~tis
chemins du bois. Le soleil glissait à travers les branches, jouait capricieusement dans lc..'5 herbes et 1 s
�TROP PETITE
39
fougères; des parfums pénétrants montaient de
tous les coins . ..
M. d'Arbelle vint prendre Je bm do Shara,
mais Mme d' rbelle se récria:
- Non, non, cela ne va pas du tout, 'ous n'êtes
pas assez granù, mon ami, cédez la place à votre
fils Paul, et contentez-TOUS de votre femme qui
vous va fort bien.
Disant cela, elle poussa Paul vers Shara.
Bras dessus, bras des ou<;, ils montèrent le petit
sentier pleill d'ombl't el de hunière, s'essuyant il
l'accent breton, jetant des éclats de rire d'enfant.
\! Petite )\ marchait à quelques pas d'eux, près
de sa merc· qui s'appuyait ur elle. Son cœur commençait à aigner 10ut bas.
l\bis elle riait trè' fort quand mcmc, parce que
quelque chose avait besoin de crier en elle, et qu
si ello n'avait pas ri, eUe :t'trait pleuré peut-être .
Cc rire, c'étnit .'on travestissement, los uutres
portaient le leur légi'rcment: il était fait de couleur. si gaies l le sien la meurtris ait.
Pauvre Lia l c'est 1 iC' ntùt commencer celui qu'il
faudra renouvelClr loutel:.l vi 1 TI';).\'eRIÎs em nt
varié; il yen a pour toutes le- cireOll tnnc . , au
goCll de chaque spectat.;ur.
Ton cœur défaille, allons, l'rends ton masque de
ourires, ta faiblesse ne ier,ill que pilié.
A les lèvres monlenl des anglots, chante donc
(uelquc gai refrain.
Ce n'est flue devant toi-U1~me
lue tu aura
et devant Di~\1
\e droit de letor ton m nt au d
comédie.
El 1)00 était arrivé
au
villago. Le
g ilS de
la
�TROP' 'P ltTITE
noce venaient de tous côtés. par tous tes chemins,
pour se réunir près de l'église et y entrer ensemble.
Les mariés, gauches el raides, défilèrent devant
nous dans It;urs beaux. atours et nous suivlmes la
fOllle des invités.
Après la messe ce fut le banquet, les chansons
interminables en l'honne ur des nouveaux mariés,
et la quête pour monter le ménage . Puis les danses
sur l'herbe commencèrent.
Nous nous mêlions à tout, Mme d'Arbel1e, ma
sœur, ces messieurs, étaient infatigables, ilss'am usaient tant 1
)lIa mère donna cepend ant le signal du départ.
- Je meurs de soif, s'écria Shara qui avait leiS
joues très animées.
Et elle partit en couran t vers une fontaine qu~
déversait tout à l'entou r le trop-plein de ses
~\lX
; aussi avait-on jeté de distance en distance
quelques grosses pierres pour rendre l' J.ccès moins
difficile.
- Shara' cria ma mère, tu as trop chaud.
attends un instant.
Mais elle n'entendait même pas.
- Je vais l'empè cherdc faire celte imprud ence,
dit Paul, et il s'élança sur ses pas.
Shara avait relevé sa jupe de drap, laissant voir
ses pieds chaussés de souliers à larges boucles
d'argen t.
De pi en e en pierre, elle arriva iusq~
la fontaine où se trouvait une cruche de gr~s.
Elle l'y
plongea et, se rejetant en arrière, l'éleva au-dessu
de sa Ute.
Paul était tout près; il lui dit quelque6 mou' que
�TROP' PETITE
nous ne pouvions en tendre, mais pas asSez éloquents sans doute pour être éCOUlés, car Shara
approcha de ses lèvres le vase improvisé et but
avideme,nt.
Paul s'était croisé les bras attendant qu'elle eth
lini.
Elle abaissa la cruche et le regarda en riant.
Ma mère ne paraissait pas contente.
- Shara, dit-elle un peu sévèrement à ma sœur,
lorsqu'elle se rapprocha avec Paul, pourquoi as-tu
bu de cette eau glacée malgré ma défense?
- Mais, mère, répondit-elle avec la plus grande
i:implicité, vous ne m'avez rien dit ... J'ai cru que
c'était de sa propre autorité que M. Debray me
défendait de boire, et pour lui montrer ,qu'il o'en
ll.vait aucune, j'ai bu, voilà tout ...
Lui se lourna vers moi.
- Je ne savais pas votre sœur si indisciplinkt
me dit-il. Lui arrive-t-il souvent de se révolter ainsi'l
Nous étions levés pour le départ; ma mère se
dit un peu fatiguée, et prit le bras de Shara. Je me
trouvais marchant près de Paul. C'était la pre-mière fois que cela nous arrivait depuis le jour du
pardon. Une sorte d'embarras et de timidité, lue
chacun cherchait à dissimuler à l'autre sous le
ton d'une conversation banale, paralysait notre
abandon accoutumé.
- Vous vous êtes beaucoup amusé pendant
't'otre voyage? demandai-je.
- Beaucoup plus que je n'en avais l'intention en
parlant. .. mais il n'est pas possible de rester insensible devant les beautés sauvages que nous avons
contelllpl6es.
�TROP PETITE
Il se ml t alors à me parler a \'ec son enthou iasm
el sa chaleur habituels et je commençais à me
sentir revivre, lorsque M. d'Arbclle. dont je
n'avais pas remarqué l'absence momentanée, re-joignit notre groupe.
- Je viens, nous dit-il, de me procurer à grand'peine un épuipage du pays; ces dames sonl trop
fatiguées pour faire deux fois la route de Kerroch';
nous serons un peu serrés. ajouta-t-il, car il n'y q
que qlUltre places.
- Il n'en faut pa davantage; ne vous gl:nez
donc pas pour nous, mes ieurs, dit Mme d'Arbelle avec une plaisante cérémonie, revenez à pied
sans vous presser, nous supporleron seules IC$
a1101 de ln route.
- Ce sera plus amllsant, s'écria étourdimenf
Shara, je sais conduire.
Ces mtlssieurs $e regardèrent.
- Impossible de ré 'ister à une si aimable invi
tation, dit M. d'Arbelle ; bon voyage', me ùames !
- Souvencvvous, ajouta Paul, q~e
s'il arrive
quelque aventure, vous nOlis avez refusé d'étrt' ""
chevalier.
Ils aluèrent et s'é\oignèrel t au moment où no li."
montions Jall8 notre ru lique 6quipage.
Shara conduisait fort bien le cheval qui parais.
sail d'3llure paisible. Nous de 'cendioll:> au petit
oup le
trot une côte un peu raide, qunnd tout
trait cassa et vint battre lei llanc ' du cheval, qui
butta j fort que les guides s"échappèrent des
mains de Shal'll. EUe es aya de 1 calm r de la voLI(
sans y parvenir.
llie fallait bien pourtant, car nous appro hjon-
�TROP PETITE
43
d'un touroont rapide qui côtoyait un petit ravin.
Pas une âme sur la route.
- Nous sommes perdues! 's'écria Mme d'Arbelle, avec une exagération maternelle. Oh! mes
pauvres enfants 1
J'étais devant, près de Shara. Sans rien calculer,
je m'élance hors de la voiture; ma mère pousse un
cri, mais j'étais tombée, relevée t!t, malgré une
douleur aiguë à la cheville, je fus assez heureuse
pour rattraper les guides.
Il était temps 1 le ravin se creusait à quelques
pas ...
Shara sauta à terre pour arranger le trait, mais
ma mère et Mme d'Arbelle déclarèrent qu'elles ne
resteraient pas une minute de plus dans la voiture
et reviendraient à pied, conduisant le cheval par
\a bride.
- Moi je remonte, dis-je, car je souffre horriblement; il m'est impossible de poser le pied à terre.
Il me semblait que j'allais m'évanouir.
- Tu es pâle comme une morte, me dit ma mère
avec efTroi ... une foulure, (me entorse peut-être 1
On m'aida à remonter dans le char à bancs qui
revint au pas.
Aussitôt arrivé au chalet, on courut chercher Je
médecin.
J'avais une fracture sans gra\·ité.« Six semaines,
deux mois d'immobilité, dit le docteur, et je
reprendrais non pas mes longues courses, mais les
promenades dans les sentiers de Kerroch'. J)
Petite avait fermé les yeux cn l'écoutant et ren~
versé sa tètc sur le fautcuil. Elle soufTrait beau·
coup ... Oh 1 beaucoup 1... Ces six seJZl.aines s'éte.n-
�44
TROP PETITE
daient devant elle, longues commt! une éternité,
s'élevaient froides et nues comme tm mur de séparation entre Paul et elle.
TO\lt de suite on la transporta dans sa chambre,
avant même qu'il fùt revenu. Et la voix criair
majntenaut comme en une agonie: "Fini l Sni! le
rêve est nni. ~
VITI
Le portrait.
Elle eut huit jours de fièvre. Mme d'Arbelle
venait à toute heure lui faire de courtes visites et
entrainait Shara \.Iui ne voulait pas quiller la
malade. On avait remarqué qu'elle était plu' calme
lorsque sa sœur était près d'elle; quand elle s'éloignait, une certaine agitation la r prenait.
Mais ce que per'onne ne savait, c'étaient les
images qui la poursuiùlient pendant ces moments
d'absen e.
Dès que la porte s'était refermée ur Shara,
l'ombre de Paul surgissait près de celle de sa
sœur, t:l se con fondait tellement aVt:c elle que
toutt:S deux n'en faisaient plus qu'une. Et cette
ombre emplissait tous les sentier>; de Kerroch J ,Ic.
bois en étaient pltius. Lia 'V ubil /a uivrc, elle
fuyait vers l'étang, glissait sur Ics nénuphars, à
tl-:1vers le brancht:s enlacées, e perdait dans ]('s
hemins suivi' Je jour __le la noce ... PU!!i elle repn-
ru.iss:Wt sur la gl"cve. le loug des boù;
Lailli',
S'UIT\)-
�TROP PETITE
45
tait au pavillon de chaume pour revenir errer près
du rui"'seau .
Oh! qu'elle se fatiguait, la pauHc Lia, à la
poursuite .de cette ombre double.
Comment aurait-elle pu l'atteindre? Elle était
~j
petite! mais clic allait quand même les bras
tendu:, et ne s'arrêtait qu'au moment où la porte
de sa chamhre s'ouvrait ponr laisser entrer Shara.
Alor , 4uand elle la voyait, là, tout près de son
Iii, ~éparc
de l'ombre de Paul, les battements du
pouls devenaient plus réguliers, et peu à peu la
chaleur qui brûlait son front s'apaisait.
EJll' étudiait avidement le visage de sa sœur,
":t!tOllllanl de n'y point :trouver quelque cbose de
l'expression qu'elle lui voyait dans les hallucinations de la fièvre.
Elle cessa enfin, cette fièvre troublée ~e délire,
LI la vie habituelle reprit peu à peu son cours sans
Liu.
Ces me5"ieurs continaient à peindre aux alentours de Kcrroch'; Mme d'ArbelJe et Sbara, à
travaill er pres d'eux, mais le soir on oe faisait
pas en~or
de musique dans la crainte de
fatiguer la petite, dont la tête était toujours un
reu faible depuis ces accès de fièvre violente. Sa
chambre était <lu-dess us du salon, et lorsque la
fenèlre était ouvert on entendait tout ce qui s'y
l'assai l.
Une après-11lidi on m'avait transporlée sur ma
;haisc longue près du halcon oÏl II''> roc:('~
grimnaient, entrm~lés
à la vigne vierge qui 'accrochait aux découpures de bois.
J'étais. eule, on causait bOUS la véranda, et les
�TROP PETITE
paroles montaient distinctes, malgré l'animation
des voix parlant toutes à la fois .
Il s'agissait d'art, de peinture, du Salon de
J'année prochaine.
M. d'Arbelle, poursuivant une idée déjà émise,
voulait faire un tableau de Paul et Shara à la
fontaine, tels qu'ils lui étaient apparus le jour de
la noce.
On ne pouvait trouver rien de plus complet,
disait-il, et ce serait s'opposer à sa fortune, à sa
gloire que de ne pas lui faciliter les moyens d'exécution. Que [allai t·il pour cela? Que Shara endossât
quelquefois encore le costUme breton; qu'on se
transportât tous en chœur à la fontaine, un des
plus jolis sites environnants.
Shara se déclarait pleine de bonne 'l'olonté et
prêle à p':lrtir.
Ma mère seule mettait donc obstacle à un projet
aussi simple? On la plaisantait sur les motifs
donnés, les trouvant insuffisants.
Quelques instants aprè!>, ma mêre monta dan~
ma chambre, vint vers moi, arrangea les oreillers
derrière ma tète.
- Mère, lui dis-je un peu bas, pourquoi ne
voulez-vous pas laisser M. d'Arbelle faire le
portrait de Pâul et de Shara?
Ma mère se releva vivement et attacha SUr moi
ce doux regard interrogateur qui en disait beau.:oup plus long que des paroles.
- Dites? ... pourquoi? •. repris-je devant son
silence.
Et je la regardai aussi, l:lisSant ses yeu desecn.
dre au fond de' miens, l'ub je lc~
hais ai.
�TROP PETITE
41
:E11è se pellcha. sur moi, the bl1Îsa longuement
<1.u front et je sentis une arme tomber sut més
chevE.ux.
lors je jetai mes deux bras autour de son éou
Cf cachai ma tète sur son épaule.
- Il ne faut pas que ce soit pour moi, murmu·
tai·je ... C'est fini maintenanl. ..
Il y eut un instant de silenêe.
- T'a·t-il quel-1uefois parlé? me dert'lan':lâ-l-efle.
- Jamais!. .. Si je n'étai pas là, reprîs-je, vous
l'aurie7 permis ... 11 faut faire comme si je n'étais
pa là ...
- Chère, chère petite, dit ma mèl'e.
Et jl! vis sur son visage une si indicible expression de tendresse et de ouITrance, qu'à ce moment
je réolus de pleurer toute seule, plu(Ot que de
voir, ~ cause de moi, ce regard ... jamais oublié .
.Je repris:
- S'ils doivent S'jimer, il \l'aul mieux que ce
soit bien vite, le plus tôt possible ... vous 'na~ez
rien à lui reprocher?..
- Je ne 1,,; pardonnerai jamais d'avoir faÎt
souffrir mon enfant!
- Oh! ce n'e5t qu'un moment. .. ct puis, ce
l'l'est pas de sa faute ... il ne faut pas lui en vouloir.
Je pensais à M. d' rbelIe qui av::til su trouver,
sans doute, de raisons bien pressantes.
-- Ah! tu l'aimes plus enCore que je ne Je
eroyai! écria ma mère ... pourquoi 'est-il 'venu ?
- Et s'il fait te bonheur de Shara'/ Tout le
monde ne peut pas ~lre
heureux ...
-=- Nous n'en sommes pa encore IL. M. Dcbray
n'a peut-étre aucun désir de se marier.
�TROP P~TIE
Je ne répondis rien, je pensais seulement que
.tua sœur n'avait jamais été aussi jolie. Paul, qui
était artiste, pouvait-il ne pas Je remarquer?
Quelques jours aprè:i, M. d'Arbelle avait gngné
sail 1rocès . Shara vint m'embrasser en costume
de paysanne.
- Je suis bien fâchée, me dit-elle gentiment, je
vais te laisser seule toute l'après-midi ... mai ils
ont tellement supplié, qu'il était bien difficile de
résister plus longtemps.
- J'esp?:re que cela ne t'ennuie pas trop?
demandai-je, en la regardant ju qu'au fond des
yeux.
- Oh! cela m'est bien égal, répondit-elle avec
une parfaite sincérité ... Ce qui m'amuse, c'est le
déguisement. Imagine-toi, qu'aussitôt entré làdedans je me sens une autre femme.
- Ah! et sous quel rapport?
- Je dC\'iens paysanne, enfant .de la nature,
libre, débarrassée des mille conventions auxq uelles
je me soumets sans m'en apercevoir, quand j'ai
mes gants, mon chapeau et mon voile.
On l'appela du jardin. Elle m'embrassa et sortit
en courant.
Shara avait raison, le costume la transformait
plus encore au moral qu'au physilue; ne m'en
étai -je pa' aperçue san m'en rendre compte le
jour cl. :.> mariages bretons 1
N:llurelkment froide et ré erv6e avec ceux
qu'dIe connaissait peu, elle n'était réellement
clle-mèOle que dans la plu!'. étroite intml~.
La Shara du dehors ne ressemblait en rien à la
Sh~ ra dt! la maLon; la première n'avait jamais
�TROP PETITE
qu'une gaieté tempérée; là seconde était une
joyeuse enfant avec une petite pointe de moquerie
à l'occasion.
Il fallut bien des séances à la fontaine avant
d'achever le tableau.
Une ou deux su(firaient, avait-on dit; et puis,
oh arrivait trop tard, le jour était trop sombre ou
trop clair. Une fois en route la fantaisie prenait
d'aller ailleurs, et l'on partait pour une autre
excursion.
Au retour je faisais mille questions à ma sœur,
cherchant à lire dans ses réponses un peu d'embarras, sur son visage une émotion, mais non,
rien, rien encore n'avait troublé la sérénilé de ma
sœur lorsqu'on me descendit pour la première
fois au salon.
C'était un mois après mon accident.
Pauvre petite! comme son cœur battait à ta
pen ée de le revoir! Depuis quelques jours elle
essayait de s'habituer à cette iJée, et pour être
plus forle acceptait d'avance tout ce qui arriverait, comme la volonté de Dieu.
Et pourtant au moment où on la déposa sur une
chaise longue dao .la véranda, elle crut s'évanouir
parce que Paul arrivait là-bas par le petit sentier
de la grève; ce petit sentier où le flot murmurait
r,i mystérieusement le soir, lorsqu'ils marchaient
l'un près de l'autre à la blanche clarté des
étoiles.
Elle fenna les yeux un instant, se disant qu'elle
~tai
bien faible encore, bien plus faible qu'e:le ne
pensait.
Que tu e pàle, s'écria Sbara qui était trop
�5°
T~OP
PETITl!:
occupée de l'installation dé Sa sœur pour av't>if .u
Paul.
Petite ouvrit les yeux.
- C'est ce grand air qui m'éprouve, dit~el
..
Et un flot de sang monta à sos joues.
Quattd il mit Je pied ut le seuil de la véranda,
clle sentit comme uh coup de fouet qui là cihglait
au moral et la faisait e redresser contre ellem~e.
Elle causa avec une animation étonnahte san
la moindre timidité, et Paul, qui avait d'abord
embléembl1rrassé, redevint parfaitement naturel ...
mais pas du naturel d'uutrero; ... celui là ne ùevait
jamai9 re ... enir, c'était bien fini 1... à tout jamais
fini 1... Petite le comprit cent foi dan cette
longue après-midi où elle revit Paul èl Shat'a
ensemhle.
Coltl111e il la uivuit du r gatd 1 comme chatun
de sc mouvemtll'lt ét il temarqué! Quelle
inflexion dan la voi en luI l'lItlant 1 quelque
cho c de la lentlrc se passiOl'lnéé que l'on dOnnerait à une enfant capricieuse el adulée.
: Elle n'en pataissait nullement troublée; c'était
une gaieté plus eXpansive, cl • échu. de rire plu
répélés, mals elle ne cherchait point à , rapprocher de lui.
Ce jour Il1tme o~ j~ le revis, il me d~an
i je
ne ongeais pn à reprendre me. pinccnux ... j'étais
une élève sérieuse, tandis qu'il fallait déscspér r de
Mlle Shara, absolument rel ell à l'arl ... Près de
moi c'était une jouis ance... 0" !;Cntait un (, u
'acré...
Même paroles qu'autrefois, mai ell s sonnaient
�TROP PETITE
creux désormais •.• Les mots n'ont de valeur que par
l'expression qu'on leur donne: notes glacées, si la
main qui les touche n'emprunte pas à l'Ame ses
secrètes harmonies.
C'était bien le même instrument qui résonnait
près de moi, mais l'ame n'y était plus.
IX
Sur le
f08~.
J'avals ]a permission de faire quelques pas.
Le temps était charmant. Je voulais aller
m'asseoir tout près du bois-taillis afin d'apercevoir
la mer au loin et la rivière, presque à nos pieds.
Je marchais lentement, appuyée au bras de Shara
qui portait deux ou trois coussins destinés à me
faire un siège confortable.
Les d' Arbellearrivaient avec Paul. Il se précipita
vers nous.
- Permettez; que je vous débarrasse, dit-il à ma
sœur en prenant un coussin, je les placerai où
vous voudrez.
- Non, dit-elle, que Lia prenne plutôt votre
bras; vous croyez-volis plus adroit que vos semblables 1 capable d'arranger convenablement ces
coussins 1... Je vais préparer la place de ma sœur.
Disant cela, elle me laissa et partit en courant.
- Manière aimable de dire les choses, fit Paul
cn wm;ant ... Quand recueiller'li-je de Mlle Sbnra
un mot agréable?
�TROP PETITE
Elle se retourna vivement, mai , continuant à
marcher:
- Vous a\tendrc~
peut-être fort longtemps, car
je ne dis pas ce que je pense.
- J'attendrai, dit-il.
Puis s'adressant il moi:
- Vous voyez. mademoiselle Lia, comme je
suis traité ... EL c'est toujours de même .
Je m'appuyais sur lui et je pensais: « Ç'aurait
pu être pour toujours. "
Je ne me sentais pas grande: force de réaction par
cette tiède après-midi parfumée; le ciel Pâle avait
des teintes d'automne et sur les bois une mélancolie
silencieuse semblait se répandre.
Lorsque tout le monde fut installé à l'enùroit
choisi, je pensais qne dessiner me dispenserait
d'une causerie animée.
- Si tu me trouvais une fleur, dis-je à Shara.
je prendrais volontiers un crayon.
- Veux-tu du chèvrefeuille?
- Je veux bien.
Elle jeta en l'air son ouvrage, qui alla s'accrocher à une branche voisine, et s'élança vers le bois.
Avec une légèreté de biche, elle grimpa sur le
haut du talus et essaya d'atteindre les branches
d'un chêne ou s'élançaient les fleurs demanMcs ...
Mais c'était un peu élevé 1
- Elle l'aura 1... Elle ne l'aura pa. 1 di ionsnous, riant de ses efforls.
- Je !'allî..1i, cria-l-elIe, animée par nOf> voix.
Elle prit son élan dans un bond désespéré, atteignit la branc:h<:, mais, la laissant échapper aussit6t,
ellc perdill'équilibre et disparut derrière le fossé.
�TROP PETITE
-
"
;:),)
II n'y avait d'autre danger que ceIui d'f:lre
déchirée par les épines, aussi l'émotion gl.!n2rale
ne se manifesta-t-elle que par des cris sentant plus
le rire que l'effroi; mais Paul s'était levé et élancé
vers le bois avec une rapidité d'éclair qui amena
un sourire sur les lèvres de Mme d'Arbelle.
Il arriva au talus el le franchit.
Presque aussitôt apparut la tête décoiffée de
Shan.
- Aucun mal, cria-t-elle pour nous r.IS'urer,
mais j'ai tout perdu!
Et elle secouait sur ses épaules sa :,plendide
cbe"elure privée des épingles qui la retenaient.
En mêmc temp Paul se montrait, lui tendant
son bracelet.
Elle s'assit sur le fossé, rassembla la masse de ses
cheveux bruns que sa main avait peine à contenir,
ct, le' ramenant ur le sommet de la tête, les)
attacha en lourdes torsade .
Puis ils revinrent vers nous, elle tenait relevée
sur son bras sa robe complètement déchirée.
On l'accueillit en l'iant.
- li n'y a pas de quoi rire, fi t-elle en nous montrant on bra' ablmé ... je me uis fail tr\:' grand
mal.
Et clle s'a sit, distraite, ilencieu e. .
1
- Vou ' a VCI lais ~ votre galt~
dc rri0rè ~ l'o' t:?
~ui
dil ni.. d'Arbellc.
- Elle n'y t pas ~eul
,répondit-clic éril!u ment, car ma broche de corail, celle qui ne me
quitte jam i', Y est resltc t j'y tenais beaucoup.
La bl' che de orail n'était pa loin ... je l'avaL
uc disparaltn: -dans la poche de Paul.
�54
TROP PETITE
x
La caisse de Mme Gisèle.
Le Jis des jarùins avait grandi et avait pour tou.
jours jeté dans J'ombre la marguerite des champs,
lui enlevant sans le vouloir sa vie, son soleil.
Il faut désormais refermer le cœur qui avait
commencé à s'ouvrir en un jour de printemps.
Le bouquet de fiancée arriva, blanc, embaumé
d'oranger. Lia en respira le parfum qui la transporta dans le pays du ciel bleu qu'elle ne devait
jamais connaltre.
Une fois le mariage décidé, on le fixa à une date
très rapprochée: (,/ Que ce soit le plus vite pos.sible, » me dit ma mère en m'embrassant.
C'est la seule allusion faite à la conversation que
nous avions eue ensemble il y avait un mois.
Certaines blessures sont si délicates, que la
main la plus légère ne peut se permettre d'y
toLÏcher.
Ma mère m'enveloppait d'une tendresse plus profonde, plus continue, mais si discrète que pas un
instant elle ne fut importune.
Nous attendions la mère de Paul avec une impatience m~lé
e de curiosité, parce que, tout en nous
en parlant avec la plus grande affection, son fil '
appuyait :our son caractère jeune, ùe., dehors très
mondains exigés par la situation qu'clle occupait.
Et nous nous eilrayions un peu de recevoir cette
�TROP J'ETITE
élégante Parl'sienne qui nous trouverait sans doute
bien provinciales.
Paul avait perdu son père à quinze ans. Deux ans
après, sa mère s'était laissé consoler par un colonel
qui avait deux filles en age d'être mariées. Depuis,
le colonel était devenu général de division et habitait Paris où il menait grand train.
Mme de Gisèle trO\lV/l que son fils faisait un
pitoyable mariilge sou li le rapport de la fOl1une,
mais elle prit son parti, en femme d'esprit, qui snit
que se tourmenter met au front des !ides aussi
sürelllent que les années 1
Avant d'aller au-devo.nt de sa mère. Paul yint
a\l halet,
Habillées de toilettes fort négligées, nous achevions de mettre de la verdure et des Oeurs dans
tous les coins du salon, afin de Illj donner un air
de fête.
Paul semblait un peu préoccupé, regardait Shar
aller et veuir ous mes ordres, car je ne marchais
encore que le moins possible.
- Est-ce bien comme cela'/ dit ma œur en e
retournant ver:) Illi.
Et elle s'écarta d'ul1l! jardinièn:: qu'elle venait
d'achever.
- Parfaitl parfaill répondil-il en enveloppant
a fiancée J'un regard.
- Et vou, ajouta-t-il avec un peu d'hésitation,
n'allez-vous pas vous faire belle '1
~
Ne suis-je point à votre goùl '1 Pour vous
plaire, le luxe est-il néce saire '1... je vous ai
prévenu ... Je me soucie fort peu de la qllestion
toilette.
�56
TROP PETITE
- Je vou~
trouve charmante de toute façon,
vous le savez bien, dit-il. .. cependant .••
- Cependant ? .. Vous m'aimez mieux lorsque
j'ai une jolie robe? Est-ce cela?
- Non, dit-il bravement, comme s'il prenait
enfin son parti de dire toute sa pensée, mais ma.
mère a la faiblesse de tenir beaucoup à la toilette,
et j'aime tant ma fiancée, que je voudrais, même
sur ce point un peu frivole, la voir captiver ma
mère.
- Soyez sans inquiétude, dis-je, en voyant que
Shara ouvrait les lèvres pour dire une petite
méchanceté, je me charge de votre fiancée •.. elle
n'a jamais eu J'intention de garder cette affreuse
robe pour recevoir Mme de Gisèle.
- Je pars tranquille, fit-il en se levant; Shara,
je ne voudrais pas vous voir coquette, mais il vous
faudrait un tout petit brin de ce je ne sais quoi qu'a
votre sœur .••
- Et qui me manque totalement à moi? mais
pour vous plaire je me mettrai à la recherche « de
ce tout petit brin de je ne sais quoi ». Avec des
indications si précises je ne doute pa~
de bientôt
trouver .••
C'était sur le ton d'un léger badin:tge que Shara
le prenait 1e plus souvent avec son fiancé.
Petite se disait que si c'etlt été à elle qu'il se fût
adressé, chacune de ses paroles aurait pénétré
Jans son cœur et fait loi.
Elle s'appliqua à faire Shal'O. trè.., belle. 11 ne fallait
pas pour c la grande supercherie. Elle était si jolie!
avec les airs ùe déesse qu'elle prenait dans les
grondes occasions.
�57
TROP ·PETITE
Elle avait ce soir-là une robe pâle, avec un fichu
de tulle brodé, crOIsé sur son corsage ouvert.
J'attach ais à peine la dernièr e épingle , quand un
bruit de voiture se fit entend re et s'arrêta à la
barrièr e, car à Kerroc h' il n'est point d'allée assez
. large peur livrer passage à un équipag e quel qu'il
soit.
Cachée s derrièr e les plantes de la vérand a, nous
t'Ouvions, sans être vues, voir arriver la généra le
El faire connais sance avec son person nage extérieur.
Person nage très jeune, étonna mment jeune;
- II se trompe , dit Shara sans se départi r de
son sérieux , il nous présent e sa sœur.
« Elle n'a pas plus de trente ans, cette femme,
jamais je ne l'appell erai ma mère.
Ce::tte femme, comme disait Shara, avait la dé:
marche vive, légère, la taille mince. Un chapea u
ro nd, assez coquet, ca~hit
cn partie son visage, ses
cheveux étaient d'un blond d'or des plus séduisa nts.
- Quel site adorab le! s'écria- t-elle, en désignant les rochers gris qui émerge aient de leur
ceintur e d'arbre s et de feuillages, et faisaient au
chalet un fonù si pittore que.
Mes parents descen daient au salon lor que la
général e it le pied dans la vérand a.
- Je a reconna is, dit-elle , en allant droit à
Shara.
Et elle l'embra ssa avec une affabilité plciot:
c!'ab:mdon.
- Plus jolie encore qu'il ne le disait, fil-ellc en
rr cevant le salut de mon père.
Puis prenan t la main de ma mère:
•
�58
TROP PETITE
- Pourtant il est bien amoureux! s'il etlt été
possible d'exagérer!. ..
Il Et voici la charmante petite sœur? Me permet~-vous
de vous embrasser au si?
Et avant de me laisser le temps de lui répondre
elle m'embrassa.
Comme si elle nous eo.t toujours connus, la générale 1 Près d'eUe la timidité n'était pas longtemps
possible.
Après les premiers instants consacrés à lui
demander des nouvelIes de son voyage, elle monta
dans la chambre qui lui était préparée.
Sa caisse l'y avait déjà précédée; une caisse
gigantesque qui me parut pouvoir contenir toute
une maison.
- Tout à l'heure, me dit-elle, lorsque je vais
avoir réparé le désordre de ma toilette, vous viendrez me trouver sans rien dire; à nous deux nous
déballerons les cadeaux de la fiancée ... et de la
fille d'honneur.
Une demi-heure après. la g~nérale
me faisait
appeler. Su transformation était complète. A ln.
toilette de voyage déjà fort élégante, avait succédé
la robe d'Uil vert mousse qui fai ail res orlir un
teint vraiment trop rose, pour qu'on n'etH pas aidé
quelque peu à sa fralcheur.
,
La t:lble de toilette était du reste envahie par
les boItes, les flacons de toute grandeur; un
fum d'iris, de violette ct de rose nottait dans
l'atmosphère, et la chambre . 'était déjà imprégnée
de cette dcleur subtile, inc;aisi'\ ahle, qui se déIYag
de la femme élégante.
- Gr!'>t hien, me dit·elle, en me voyant refcr-
par-
�TROP l'ETITE
59
mer la porte, vous allez beaucoup .vous amuser;
plongez: dans ce compartiment, ouvrez tous les
cartons, les écrins, vous me direz si c'est au goüt
de votre sœur ... J'ai différents objets qui sont sous
condition, si cela ne lui convient pas, nous changerons.
(( Ceci, ce sont des dentelles, commença Mme de
Gisèle ... Paul m'écrivait que sa fiancée ne tenait
pas au luxe, mais une jeune femme ne peut se
passer de dentelles; sur cette robe de soie feu, ce
sera d'un efiet superbe!
Et la générale jetait la soie feu sur le dos d'une
chaise et lout de suite l'effet était trouvé comme
elle disait.
- Voici de.5 diamants ... des diamants, hélas!
soupira Mme de Gisèle, ils ne &ont pas à profusion:
des boucles d'oreilles, une croix, une épingle et
c'est toutl plus tard la femme de Paul aura les
miens, mais comme je les aime beaucoup, j'espère
bien ne les quitter que le plus tard possible.
- Oh! ma sœur ne tient pas au diamants,
murmura Lia en essayant de sourire.
- Ne pas tenir aux diamants, s'éc ria la générale riant d'un air de parfaite incrédulité, autant
dire que ma charmante belle-fille n'est pas une
femme... vous calomniez votre sœur... Tenez,
voici un bracelet très artistique ... ah! ceci cst lin
porte-bonheur pour vous ... il ne faut pas le regarder... Le trouvez-vous joli?
- Trop beau, maJame.
- Vou rerez comme si vou s ne l'a;·ie..: pas Vil.
Paul se fait un l'lai ir ùe vous l'offrir lui-même.
Elle remit le porte-bonheur dans ::ion écrin.
�TROP PETITE
Be
Un porte-bonheur offert par Paul! il lui meur·
trissait d'avance le poignet.
Tous ces objets que la générale lui montrait avec
tant de complaisance hrlliaient Jes mains de là
t'Jallvre Lin, Il lui semblait que celte cais e était
sans fond. contenant en détail mille supplices
auxquels clle n'avait point encore goûté.
Ce n'étaient point les bijoux et les delltelles qui
lui mettaient au cœur ce sentiment d'envie torturanle, mais la réalité des choses qu'ils lui fai ~Iient
lOllcher. Ce ne serait pas Shara, la jeune fille d'aujourd'hui qui mellrait ces diamants, ce serait la
femme de Paut... la femme de Paul qui porterait
celte robe ... Ils s'en iraient tous deux ft Pari~
.••
ctl!.; resterait seule à Kerroch'.
Et Mme cla Gisèle continutlit à t>ui~er
cluns l'inépui able caisse, jetant d'une main légère IOul
autour de Lia le regrets aigus, ouvrant vec dèS
1110ts magiques les portes du jardin défendu pOUl'
la lai t entrevoir d'un regard tout c qu'ollo
perel-lÏt.
- Ah! yoilà 'lfin le voile, cho e !laer'e!
L::t générale enleYa la couverture du cartoll.
fogélr la 10 tulle do très pr <; :
- .. l\lais vraiment. .. ne m'l1"l-on pa<; dOlltll'i t.
'lulllilé demandée?
En moins d'ulle minUla le voile fOL uëplié'., chil~
fOhné ct jeté sur Lia qu'il l'ocollvrit tout entière.
EII ferma le~ yeux. Trop d vi inn' floUante
l'Oll'Iirl'nt tout 1 coup 1 s t'li lég r" d J cc voile .
....... Cc blanc éblouit, dit Mme d.
i èle en
riant.
- OUI, cio. f"i/ mal, répondit la p:\IJvre petite.
�TROP PETITE
61
Ce qu'ene eût voulu, c'est un voile, mais un
voile si épais q ulil etH caché uu instant du moins
le bonheur de Shara.
Pendant le dîner, Mme de Gist':le parla beaucoup, toucha à tout, décrivit le petit appartement
choisi par elle pour Cf. eux ", un vrai nid qu'elle
s'était plu à capitonner, soigner, embdlir; c'était
son cadeau, ce qu'elle donnait à « ses enfants
réunis YI. Bien certainement, s'ils 11', etaient pas
heureux, ce serait de leur faute.
Paul paraissait radieux comme un bomme qui
touche au but dé 'iré, au moment souvent care::.::.t:...
Il regardait 5hara, Shara seulement, ne voyant
qu'elle dont le teint pâle se colorait lég'?'rement;
mais, tout enivré de son propre bonhcur, il n';
'apercevait pas que dans le 'ourite dl' "a il..mc6c
il y avait un effort, et sur son front lmc mél:m 'oliè
inquiète de plus en plus envahissante.
Xl
Le bonheur de Shara.
Mme de Gi!".èle él~Ït
fatiguée de "on voyage;
ellc
retira tût dan sa chambre, ct 5hara déclara
à son fiancé qu'elle sc sentait aus"i un peu lasse.
For~e
fut donc à Paul
s'en 311cI' tI une heure
qui lui paraissait très cruelle.
- Nous serons bien assez ensemble dans quel.
ques jours, lui jeta Sho.ra comme consolntion.
A peine nous avait-il quittés, que ma sœur prit
uc
�TROP PETffE
mon bras d'un air de délivrance, et avec une certaine précipitation m'entraina vers le pavillon.
Le soir était clair, la mer montait sans bruit.
Nous nous taisions toutes deux; je ne songeais
méme pas à parier.
Fatiguée de contrainte, n'en pouyant plus de
sourires forcés, de paroles de mensonge, j'aurais
voulu me trouver seule avec moi-même, et ma
sœur était bien la société qui pouvait me faire le
plus souffrir en ce moment.
Nous nous étions assises dans le pavillon. Un
grillon qui chantait tout pres de nous troublait
seul la paix du soir.
Tout à coup Shara se rapprocha de moi, appuya
sa tête sur mon épaule et se mit à sangloter.
- Qu'as-tu, Shara? qu'as-tu? lui dis-je bouleversée, interdite.
- Crois-tu, me répondit-elle, que je ne souffre
pas de vous quitter, d'abandonner tout ce que
j'aime pour m'en aller toute seule dans ce Paris
inconnu qui m'épouvante ... dans deux jours ce
sera fini, fini pour toujours ... Je voudrais reculer ...
je n'ai pas dix-huit ans; j'avais le temps d'être
encore heureuse .plusieurs années près de
VOliS!
Elle continuait à pleurer à chaudes larmes. Je
l'écoulais avec stupeur ..• Grand Dieu 1 elle ne
l'aimait donc pas?
- Sh.1ra, lui dis-je timidement, tant j'avais peur
de sonder ce mystère, tu l'as voulu pourtant ••. tu
l'aimes 1...
- Je J'ai voulu, puisque j'ai dit oui ... Mais si je
l'aime, je n'~o
sais rien •.• tout ccJas'cst fait si dou-
�TROP PETITE
tement que je ne m'en suis pour ainsi dire pas
aperçue . .• aujourd'hui seulement quand Mme de
Gisèle a parlé de Paris. de cet appartement, j'ai
compris ... J'aime Paul comme un bon camarade,
je n'aurais jamais pensé à l'épouser ... d'abord je
~royais
que c'était toi qui lui plaisais; tu es un
peu artiste, moi je n'y cOlr.prends pas grand'chose.
Quand M. d'Ar belle a commencé son tableau,
Paul s'est mis à s'occuper beaucoup de moi, c'était
assez naturel, j'étais seule. Mme d'Arbelle ne
compte pas ... Cela m'amusait de le voir risquer de
se casser le cou pour une Oeur que je demandais
sans en avoir envie, ou de le faire retourner sur
ses pas, à un quart d'heure, pour chercher mon
mouchoir que j'avais oublié ... Je riais de ses ail:>
navrés quo.nd je paraissais ne remar,!uer sa présence que longtemps après son arrivée. Et pui. ,
ce jour où je suis si sottement tombée derrière le
fossé ... je ne sais si tu t'ell souvicn '?
- Je m'en souviens ...
- Ce jour-là, je ne sais trop ce qu'il me dit eu
arrivant près de moi, comme un fou 1 Mais je fus
un peu cm barrassée ... Tu sais le reste aussi bie!\
que moi; j'étais contente, il était si heureux! d
puis maintenant j'ai peur... pourtant il me dit Cl
je le crois, qu'il est impossible d'être aimée plus
ljU\! j~
ne le suis, el que sa vic sera.it brisée pOUl'
oujours si ;e lui étais enlevé ...
Lia écoulait sa sœur sans l'interrompre, Ile
sachant comment s'y prendre pour la consoler de
son bonheur.
11 allait à elle les bras ouverts avant qu'un désir
oCtt ou le teml>S de naU.re, et la pal "'/il petite, qui
�TROP PETITE
l'avait appelé de ses cris ardents, le voyaH passer
sans s'aITêter. Elle avait soif cl c'était à Shara
qu'on off,:ait la coupe, à Shara qui détoumait la
tète ... En était-il donc toujours ainsi dans la vie 1
avec angoisse, et le cœur
Elle se le deman~it
lassé, ne voyant plus qu'à travers les larmes de sa
sœur et sa propre soulfrance, la terre lui apparut
comme un monde désenchanté, où des créatures
poursui vent une brillante chimère sans jamais
l'atteindre.
XII
0\\ finit habituellement le roman.
Ce jour, que je croyais ne devoir jamais arriver,
se leva comme les autres, comme les plus beaux,
ave.:: un soleil radieux qui jetait sur l'eau les dia~
mants à profusion et daus les bois mettait en fête
tous les oiseaux.
Shara a"a1t retrouvé près de ma mère le calme
que j'étais impuissante à faire renaltre.
Enveloppée des longs plis Je son voile, le regard
bai:isé, jamais elle n'avait paru plus belle. Paul
s'en approcha comme d'une divinité, lui baisa la
main sans un mot.
Les voitures arrivèrent, on traversa à pied le
petit sentier allant de la véranda à la barrière.
Shara me paraissait glisser comme une ombre,
allant vers un pays magique, inconnu. Moi j'étais
emportée dans un rêve douloureux, n'ayant pas
conscience exacte de ce qui se passait.
�TROP PETiTE
Je snis qu'il)' :wait be:ulcoup de monde. O:m~
la
foule qui se pressait i\ ln porte Je l'église, j'entendis mnrTllllrer : I( Qu'clic esr bellc! II ct pl' sque en
mèmc temps: I( Qu't:~lIc
c"! prtih'! C'est la tille
d'honneur. II
Que Illi importait désormais! Si un enchanteur
a\'ai 1 ru ;) cet instant la faire granJc ct belle, en L,
touchant de sn baguette, elle eftt dit: Il ([ est trop
t:lrd, c'est fini maintenant! II
Ils s'agenouillent l'uu près de l'autre. La me sc
commence ct s'achève. Ils SI.! Ibvenl. Paul, le mari
Lle Shara, lui oirre le bras. Ils marchent, appuyé"
l'un Sllr l'autre, 'ers la sacristie. Devant Dieu,
devant les hOlllmes, ils devront se soutenir. .. Le
grand registre des mariages est ouvert, les familles
signent; je mets mon nom aus i.
On sort de l'église. Ils montent tOLlS cleux seuls
dans une voiture; les chc\'aux, ayec des pompolls
hbncs, piaffant d'impatience, les emportent tout
de snite très loin des autres.
Au chalet on a dressé des tables dans le bois;
est c1'un effet charmant; chacun le rept:te, on n'a
Jamais vu noce plus gaie, couple mieux as orti .
Personne ne semble pressé d'cn finir- On se pro~
mène par groupes sur b terrrlsse au bord de l'eau,
dans tous les sentiers de l\erroch' !... Pui", peu ù
pelt, après des heures lente" cornille des jours,
lont\redevient désert.
Le soir enfin est venu! Oh! l'ombre, l'ombre
surtont qui va envelopper la pauvre petite tout
elti~r,
et la fraîcheur pour son [l'ont brCtlant Olt
se heurtent confusémen t ses pen"ées. Elle s'en l'a
vers le bois, au plus épais du bois-taillis pour que
8.
�Gf,
TROP PETITE
étoiles mémesne la suivent pas de leul's regards,
!dtH elle a besoin de solitude. EUe ,,-'y :\c,~ied
un
ihstant, les mains croisées.
Mais ,'oilà que les [cuil/es s'èches de l'allée
bruissent sous des pas qui s'avancent lentolncnt
vers le pavillon ... C'est Patti, ,"es! Shara qui n'a
pas quitté sa robe blanche.
Elle passe ... Petite reste seule ... la nnit est bien
noire, et Je bois s'emplit de frissons, de voix qui
murmurent de choses tristes comme des chants
l~s
de mort.
�TROP PETITE
DEL \: 1 J:::If E P 1\ n T 1 E
•
, Jours d'automne.
Les blcs~ure
donl on ne mCllrt pas guéris:>ent
t"t Olt tard.
Un jour l'int oit Lia ne vit plus en Paul qu'un
ami auquel elle était reconnaissante du honheur de
sa sœur; on frère, dont les manières simples et
franches aCheV(:t'iint de lui faire oublier le rêve qui
le lui a'tait un instant fait entrevoir comme le
..:ompagnoll de sa \ il'.
Ce travail na ~JG(ail
pas al: '()mpli en quelques
mois, car, en regrettant Paul, ce n'était pas lui
seulement qu'eHe pleurait, mais sa jeunesse dési1lllsionnée, sa vie sacrjfi~:.
Elle ~l\';.it
compris, que, si lui la connaissant,
:l',ant éprou\'é une s)'m~athie
ùon\ eHe ne pouvait
p:l'i douter, avait reculé devant sa to.ille, pour tOllS,
elle demeurerait tOlljollrs cn dehors de conditions
orJinaires de la vie.
Trop petite pour le bonheur, avec un cœur qui
en avait taules les aspirations.
Elle :.lVail eu des cris de douleur folle, des désespoirs sans nom qui s'étaient ;tpaisés, comme (ouf
�6$
TROP PETITE
s'apaise ici-bas, mais en laissant sur son l:\i~ten(',
la mélancolie des jours d'automne.
Quelques-uns étaient restés plus poignants.
C'était un soir, un an, jour pour jour, apl'l'S
celui du Pllrdon.
Paul et Sarah étaient à Paris, Lia ne les avait
point revus depuis leur mariage.
Elle était seule, accoudée sur le petit mu/' de la
terrasse qui longe la ri,ièrü, /'ügardant les l'au\
paisibles, le cid pur des nuits d'été.
Elle revivait dans les moindres détails ce jour
heureux ùe sa l'ie où l'espérance chautait dans son
cœur.
C'était fini maintenant. Un sentiment d'abandon
fioUait su\" tous ces lieux chéris, l'âme s'en était
envolée pour Ile plus l'eveltir. 11 lui sel1lblnit \ltl'C
devenue clic-même quoIque ohoso de cette nal/lle
insensible, utl cie ccs rochers) 1111 de ces arbres,
muets témoins des scènes pas~éo.
Elle pensait que rien ne pourrait désormais
l'arracher à celte sorte d'engourdissement qui suit
les grandes crises Illbl'ales, qu'elle ne lourrait
tl"ltihle plus éprouver une de ccs sonfTrances aiguës,
Uil de ces regrets intenses qlli fonl sentir ln force
de ln vic,
Et yoilù Clue, du loilllnitl de lu l'ivière, arrivent
dus sons ülihlcs d'abord, si doux, si harmonienx,
que l'on cüt dit des inSll'l1111ents dont les coteles
seraienl caressées par le vent.
Cétaienl des chantel1l's italiens rel'enaht du
pardon.
Montés SlIl' Une bnl'que, ils di!luicnlul1C del'llièrc
fois adieu à la fêle achevée.
�TROP PETITE
6~1
Ils approchaient, glissant sur la m lcre où ils
traçaient nn sillage d'argent bientôt effacé.
Leurs voix étaient distinctes maintenant, clwl1tant une valse connue.
Ils passèrent. Les sons s'affaiblissant par.clegé
~
n'arrivaient plus que semblables à une harmonie
...:onfuse s'éteignant dans les bruits mystérieux dIt
soir.
Lia, l'insensible de tout à l'heure, saisit.: d'nne
étrange émotion, remuée par celle mu ique, sc
sentait secouée par les sanglots. Elle écoulait
cncore, cherchant à percevoir le dernier son, suivlInt dans la nuit la dernière trace du sillon
d'argent.
Cette barque, (lui fuyait ver~
la l1aute mer, après
<[l'oir un instant chanté sur Jes bords faciles, lui
apparaÎssait tout à coup comme l'image de sa "Îe.
Il lui semblait qu'elJe emportait le dernier écho
J'une fète passée sans retour. Et la source des
lannes qu'elle avait crue tarie se rouvrait tout à
coup. Quelques sons passagers suffisaient pour
faire tressaillir el pleurer toutes les voix de 10. jeunesse qu'elle disait morte dans son CŒur.
1I1usion de la première douleur 1 Croire que son
mtensi té insensibilisera pour toujours tout cc gui
n'est pas elle!
Pauvre petite, marche encore! la vic t'en réserve
bien d'autres! Souffre aujourd'hni, te disant:
'( C'est l'infini, Il demain tu diras: « Hier, j'avais
\.:ru souffrir. D
�7°
TROP PETITE
n
Les berceaux.
Avant d'en arriver là, quelques années s'écoulèrent encore ponr Lia. Chaque été ramena Shara il
Kerroch'.
Oh! vite, vite, passons sur ces jonrs ..• C'était
ellcore le bonheur !. .. je ne puis m'y arrêter ... de
loin, ils me semblent toucher au goufJi'e qui a tout
englouti ... Mais à ce moment, ils étaicnt tous D
encore, la bonnc maman, le père, la ,mère, lcs
enrauts! Les enrants! Chers amours! Je vois le
premier berceau dans la grande chambre au
balcon, que ma mère avait donnée à Shara.
Elle, si blanche, et si jolie sur ses oreillers
brodés, les yeux agrandis, avec une flamme que
Paul tout seul était impuissant il allumer.
J'cntrai doucement sur la pointe des pieds, je fil:
parlai pas, embrassai Shara avec une indéfinissable
émotion. Mais quand je me penchai sur ce berceau!
Je ne sais ce qui sc serra et se brisa en moi tout à
la fois ... Jamais! jamais je n'anrai à moi un de ces
petits êtres qui mettent sur le front des jeunes(
mères cette calme sérénité, ct dans leurs yeux ce
rayonnement.
Trop petite encore, pour avoir cette ineffable
joie du premier sourire, des bras qui se tendent,
lies larmes qll'on peut seule consoler'
Il était blond comme son père,
petit René.
1J
�TROP PETITE
Shara avait pour lui une jalouse tendrl.:sse, le senliment de la propriété. Elle disait « mon fils )J,
I.:omme un roi aurait dit I( 1110n royaume ».
Son mari lui dcmandait alors en souriant :
« Permets-t u Cj u'il soi 1 un l'cu à moi aussi? 1)
Elle répondait oui, m"is si c'était trè sincère,
en réalité ce n'était pas Irès vrai, car Paul n'avait
d'autre droit quc de gâter son fils.
Un peu plus tard, quand il aurait trois ans, on
discuterait des prérogatives paternelles.
Un aIl avant que René eOI aHcint cet age, il avait
Jeux petites sœurs jumelles.
Au Jjeu d'en ètrc jaJollÀ, il en rut très ficr. ct
POlll, qui avait Irouvé ses vO.!ux surabondamment
exaucés à la venue dc MMlles Marguerite et Charlotte, les déclara bientôl indispensables il son
bonheur.
Elles ayaient mis le~
jnurs de leur mère en
danger, ces mignonnes petites créatures, et Shara,
Irollb1éc de pressentilllents sinistres, quelques
jours ayant Jeur naissance, m'avait bouleversée.
Nous étions assises toutes clenx dans le pavillon,
lravai1lant i\ quelque ohjet de layette.
- Lia, me dit (oul ~l coup Shnra en laissant
retomber son ouyrage, je ne pourrais me consoler
de mourir que si III me jurais d'être la mère de
mes enfan ts .
Cil essayant de plai- Quelles idées 1 Ini di~-je
sanler, il est bien q lIestion de ces choses-là, quand
on a ton âge et la santé!
~lais
elle poursuivit:
- Le malheur vient YÎle ... II faut me Je promettre ... de loi seule ie 'u'e serais pas jalouse .•. et
�TROP PETITE
tu les élèveras comme je pourrais le faire moÎmême, beaucoup mieux même, car je sens qu'il
... tu les
me sera impossible de ne pas les g~ler
g;lleras un peu, toi aussi l. .. En souvenir de moi, tu
leur diras: ceci, c'est de la 1)3rt de petite nlt!re. Et
ce sera un baiser plus tcmln', un pardon plus faciJ(',
li Il JOLlet dont ils a.uront bien envie ...
Je m'61ais mise ~ fondre Cil larmes, supplian t
Shara de ne pas parler ainsi, mais elle aussi 1 leurail ùe tout SO/1 cœur comme si le malheur était
inévita.ble.
Puis, tont à coup, la voix. de René 'e fit entendre.
li était sur la grève, trépignant de 1,;012:re, jetant
des cris perçants parce que sa. bonne ne ,'oulait
pas le laisser monter dans un bateau pas beaucoup
plus grand que son pied.
11 dait si drôle dans sa fureur que Shara et mal
nOlis nous J'egardàmes en soul'iant :
- Nous sommes folles vraiment !
Et CD même temps, comme si nous avions uu peu
honte de nos larmes, nos mouchoirs passèrent sur
110S yeux; des baisers furenl échangés et jamais
plus il ne fut question entre nous d'un emblable
sujet, mais pour moi le souvenir n'en devait plu~
., effacer.
�TRor PETITE
73
III
Derniers SOl\rires.
Ils y étaienl lous ... même mon père. il Ii:,nj[ le
~ .
journal, son pliant appuyé au Ironc d'un al'bn
Paul, étendu paresseusement SUI' l'herbe, les bras
croisés sous la tête, prétendait que rien n'était plus
joli que de contempler le ciel (t travers le feuillage.
- Oui, c'est charmant, dit Shara ... mais vous
vou s adonnez beaucoup trop à la contemplation
depuis que vous êtes à Kcrroch' 1Vous :1VCZ à peine
touché vos pinceaux ... Est·ce ainsi que vous
comptez préparer la gloire el l'a,'enir de la
f:.lluillc 'f •••
Disant cela, elle emplit sa main des pétales
d'une rose qu'elle s'amusait à effeuiller et les jeta
:.l U visage de son mari.
- Lotte, Didith, au secour:. de r etit · père!
s'écria-t-il.
Les jumelles, fort occupées il élever à quelques
pas de nous un édifice de petites pierres, abandonnèrent aussitôt leurs travaux pour' accourir avec
des airs vaillants. Bras et jambes nus, coifl'ées de
grands chapeaux doublés de rouge, il était impossible de rêver rien de plus gracieux: que ces deux
petites personnes de trois ans.
Lotte, clans son empressement, se jeta dl'ôlemen 1
par terre.
- René, aide ta sœur à se relever, cria Shara',
�"71
'l'1Wl' PP:TlTE
- Toul :'tl'heure ... quand j'aurai fini Illon sabre,
répondit sérieusement René, sans m0me tourner l:.l
lête. Et il continua à écorcher Sa badine de noisette
avec un mauvais couteau.
- Je n'habituerai pas facilement ccl onf:111 1 :.'!
C:lre Je protecteur Je sE!s !-lC.eU/"S, dit Sham, S,111S
s'émouvoir, ni renouveler son ordre.
C'6tai 1 inutil ,du reste. Gr;1\1J'111èrc s'ét,ti t j 'l'éc
bien vite, et revenait ven; nous, tenant Lalle pttr
la main. Elle se penchait pour c(·la, retrouvant la
,;ollplesse d'un .1ge pius jeune pour se metlrt' ;) la
porlée ùes tout poti h.
Je vois son visage adouci en ore par ses cheveux
gris, le rayonnement de son sourire ...
La brise jouait clans les feuilles, la bisn nt ù p eille
trissonner ; les l'oses !1el1rissaicnl ~t profusion, imprégnant J'air de leurs parfums, un :lit· enveloppanl
de quiétuùe ct cie bien-èlre . ..
l1s litai0IlI lous Et !.. .
A ..:e moment, il me monta au cœur ':OIllIllC lIll
1101 dc tcndresse qui les embrassa lou
~.
Près d'eux, n'Lilait-ee pns le bonheur?
lngmle! ct si souvent je trouvais ;1\'arc lu plU1
qui m'ét ait faite;!
lis étaient tOtlS là le matin
o.'(Hajt ouverl.:; et refermé .. .
L.. lb soir, le ~oufre
�TROP PETITE
75
IV
Le gouffre.
C'ù(:ùt lc jour du pardon. Panl et 8har:.l ne
manquaient jamais d'y aller lorsqu'à ce moment
ils se trouvaient à Kerroch' ! Mon père seul et le~
jumelles restèrent au chale!. .. Ma mère ne voulnit
pas venir.
- Mère, si vous n'êtes pas li'!: ce ne sera pas
complet, lui avions-nous dit.
Et elle Gtait venue puisquc ceb faisait pbislr i'I
scs enfants.
On s'amusa hcallcoui au par ion, jamais il n'y
wait eu plus cie monde el, dominée encore par
l'impression du malin, pour la première fois les
~ouvenirs
du passé semblèrent s'effaccr.
Il fallut rcyenir. La mer était un peu forte.
Au moment de monter en bateau, René eut
peur.
Des amis avec lesquel nous étions proposèrent
de le ramener à Kerroch' dans leur voiture; mai:,
\'enfalll ne ,'oulul pas se séparer de nous.
- Mlle Lia ne ticnt pas une gnmde place.
elit-on ... on se serrera un peu.
Ce fut décidé, je pris le chemin de terre pOlir la
consolation de René qui se déclara satisfait.
La mer était bleue; les vagues courtes blanchi.'saient il leur crête; la brise soufflait inégale ...
L'embarcation s'approcha du rivage ... nuit per-
�sonnes y montèrent. .. et puis, cux trois ... les deux
hommes qui gouvernaient. ..
- A tout à l'heure, dit Sh,lra Ln nOLIs envoyant
un baiser ...
Nous le lui rendîmes ... Et rien ne se déchira en
moi pour me crier tiué o'était le dernier L..
Je montai en voilure ... Les chemins étaient en
fête." Il y avait dé'; cSela.ls de rire partout, dallS les
champs; deri~o
le!! haiès ... N tout pl'ès,", le goulfre s'ouvmit 8un5 Il'uit. .. S6 retèi·mail ..•
Sur les Ireize qlri étaieIH partis Iroil) revinrént. ..
ce n'étaient pas eux ... On disputa aux naIs leun
vistiœes •.. ils rendirent les (ladavres.
v
Tous les trois.
C'est pal' le ehcmill où, le jour des noces breLOnnes, Pllul et Shara mon laient l'un près uc l'autre ... par ce chemin où je marchais, ma mère s'np-
p\'\yant sur nloi; que les trois Gercaeils passèrel1t.
Tous les 1rois l je les suivais et je n6 plournis
pas ... Elle, qui Josav(lit précédés dans la vio, 6tait
la première ... puis dOl rière, ctite à côte, les Jeu \
autres ... C'élait long ce chemin ... Il passait tout
près de J'étang, monlait rapide il travers le bois,
traversailla petite l'OU te bordée de haies très haut.es pour regagner la grande qui menait au village ...
Et je m'étonnais d'y arriver ... Il me sembla,it que
je les suivais tous les trois depuis très longtemps,
�TROP PETITE
très longtemps déjà, et que je. mar .. hcrais ainsi
derrière eux jusqu'à J'éternité.
On s'arrêtait souvent. .. les bm qui les portaient
se fatiguaient ... ils faisaient place à d'autres ... Et
l'on recommençait à avancer.,. Les cloches, les
mêmes cloches qui avaient chanté poudeur madage
et pour les baptêmes frappaient les glas.
A l'église, on les mit tous les Irois sm le mèlllC
rang ... el J'on chanta près d'eux les hymnes de la
mort.
Je Ile 111e souvenais pas avoir'entendu dans ma
vie d'autres chants que ceux-là ... Le passé, le pré. ent, l'avenir, tOll tétait ronclu, contenu dans chaq ue
minute qui s'écoulail. Les chants ceSsl!rent ... Et je
me (l'OU vai encore marchant derrière el~.
NIais à
ce 1110ment, je commençai il sentir que tout à l'heure
ce s rait fini ... qU'on s'arrêterait pour tO\ljours ••.
C'était plus poignant el en même temps plus va·
gue, à mesure qu'on approchait de l'endroit où il
y avait les trois places qui attendaient ... Encore le
goum-e ... On les y descendit .•. li me semblait que
je descendais aussi avec chacull d'eux et quc c'était
une autre qui restait plus loin, voyant passer devant
ellc une longue procession sans fin, d'où s'échapraient des sanglots ... des sanglots sourds, continus
qui, se confondant en un seul, faisaient comme le
hruit de la mer montant dans le lointain .•.
La petite qui était là, regardant, en était enveloppée ; elle croyait qu'il n'y avait plus au monde
que ce bruit-là ... qu'il emplissait 'tout ...
Elle se sentit entraînée ... Elle ne faisait aucune
résistance et, pourtant, elle souffmit un étrange
supplice. Il lui semblait que ses pieds étaient rivés
�TROP PETITE
là, où ils étaient couchés tous les trois, qu'aucune
puissance ne 'pourrait jamais les en détacher, et
son corps s'allongeait, s'alJongeait toujours, de
toute la distance réelle qui se faisait entre elle et
eux. Dans ce travail d'agrandissement infini ses
nerfs se déchiraient, puis tout à coup ils se rompi'rent à l'endroit du cœur et elle ne sentit plu!>
rien.
VI
Grandir!
Oh! quel désespoir quand elle se réveilla de cet
évanouissement ... C'était bien un réveil, cardcpuis
quarante-huil heures elle allait les yeux ouverts
dans un cauchemar tel que le sommeil Je plus cnfiGvré n'en peut donner. S'éveiller dans cette vic
qui devenait plus horrible que la mort 1. •• Etailelle donc trop petite pour mourir? Ce bonheur-là
aussi lui était refusé! Ah ! elle le pleurait conuue
jamais elle n'avait pleuré l'autre!
Pendant deux jours eUe fut lache, ne pensant pas
un instant à ceux qui restaient, n'essayant pas un
mot de consolation.
Les enfants l'embrassaient, clle ne sentait pas
leurs caresses. Ils demandaient où étaient leur
père, leur mère, . leur grand'mère, elle répondit:
« Ils sont partis! »
A toutes les questions elle n'avait 'lue cette réponse. Elle ne comprenait pas une parole. Elle
llC;
�TROP PETITE
79
nce ; elle aura it
Taisait rien pou rint erro mpr e ce sile
emblé il celbi
voulu qu'il fût éter nel; ,cela eût ress
de ses bien-aimés ...
l de plom b,
'La nuit elle dor mai t d'un somm'ei
hallucinations. Elle descendait
' d'incesat~
d3.ns
les flots les jedan s le gouITre les tena nt enla cés;
bien de Iain elle
taient ensemble sur la grève ... ou
ues ; elle, attales voyait lutt ant au milieu des vag
ne pouvait rien
chée au rivage comme un roch er,
pOur les sauver.
hau t, comme
Une nuit, elle les vit,très hau t, très
reconnaissait.
perd us au milieu des nuages. Elle les
rép ond ait:
leur
Ils lui tendaient les bras . Et elle
te.! »
Il Je suis trop peti
davantage, sembla
Sa mère, alors, se p~ncha
.
l'encourager de son ineffable sou rire
tour , et elle
Peti te fit effort, tendi\ tes bra s à son
x nuages. Ils baise sentit gran dir, gra ndi r jusq u'au
délicieuse fraîe
gnè rent son Jront brûlant d'un
che ur.
qui l'avaient
Elle cessa de voir les être s ché ris
de doux comme
appelée, mais il resta quelque chose
leur présence.
sembla que
Le matin, qua nd elle s'éveilla, il lui
de fratcheur
son front gard ait encore l'impression
du rêve de la nuit.
lit elle voyail
L'au be blanchissait à pein e; de son
. Elle la con·
une pâle étoile dan s le ciel profond
ière fois, depuis
lempla longtemps. Pou r la prem
lées s'ap aisè rent
l'affreux mom ent, les pensées affo
déc hire men t
dans son cerveau. Un inexprimable
fonde com me
se fais ait; une dou leur immense, pro
larm es coulaient
le gouffre ,qui les avait pris ... Les
�TROP PETlTE
sans effort, sortant d'une source qui ne pourrai!
plus se fermer, mais elle ne pleurait pas comme
1< ceux qui n'ont plus d'espérance ».
Elle commençait à comprendre que pour les retrouver un jour il fallait grandir, grandir toujours ;
que Dieu la voulait forte puisqu'II la frappait de s i
rudes coups ... Le dévouement des mères lui était
demandé, sans gue les joies lui en fussent promises;
l'abnégatioll de la femme deviendrait son partage,
sans que les tendresses d e l'ami l'en récompensassent.
Qu'importe! grandis! grandis toujours!
Sursum corda!
vu
fis n'y seront plus.
Le jour était venu. Elle se leva, pria longtemps
pour demander la force qui vient d'en haut, ct se
dirigea vers la. chambre des enfants.
Son cœur défaillait. Elle se souvenait de cc jour
où Shara lui avait dit: Il Tu les baiseras plus tendrell1ent en disant: de ln part de petite mère.»
Elle s'agenouilla près du lit des jumelles qui
s'éveillaient, et pour la première fois, depuis le
jour où elles n'avaient plus de n1ère. Lia les prit.
dans ses bras et les serrant contre ~Ol
cœur dans
un mouvement passionné: \1 De la part de petite
mère, » dit-elle.
-
Où est-elle, maman? demanda Lotte.
�l'RO!' PETITE
-- Elle est au ciel!...
- Et petit père, dit Marguerite. Et grand'mère ? ..
_. Au ciel ! ...
René s'était assis snr son lit et me regardant
avec des yeux profonds qui exigeaient déjà la
\'érité.
- Quand reviendront-ils ? ...
Je suffoquais en murmurant:
- Jamais !...
JIs semblèrent comprendre l'ét(;udue Je ce mot;
leurs petits visages attristés se tournaient vers moi.
Je repris utlssitOt :
-Mais nous les reverrons; plus tard, nous irons
les retrouver.
Je parlai longtemps a\e~
eux. Il me semblait que
Shara écoutait ce que je disais à ses enfants, el
'lue, par eux, un lien mystérieux m'unissait encore
;-l ma sœur. Elle m'avait jugée digne d'être leur
rnère ! Shara, chère Shara, je le serai, je te le promets, dors dans ta paix profonde.
Quand elle revit son père, ce mutin où elle
s'éveillait à une vie nouvelle, née de la donleur,
elle demeura frappée du changement qui s'était
fait en lui.
"Vieilli de dix ans, les cheveux blanchis, le front
sillonné de rides profondes, l'œil abattu, il semblait
fixer une image 'toujours là.
II avait repris ses livres cependant. Assis dans
SOn grand fauteuil de paille, il les feuilletait machinalement.
Je m'approchai, bouleversée conllue si je le retrOuvais lui aussi pour la première fois. Je mis nu
�Sa
TROP PETIT!
bras sur son épaule et l'embrassai sur le front. .. Je
pleurais.
- Tu vas mieux? dit-il en me regardant. S;] \ oix
était cassée, son regard lilorne.
Je compris que la douleur qui nOUb hrisait LOlls
Lieux ne se fondrait pas, que la sienne vivrait ell
elle-même sombre, concentrée, qu'il n'y faudrait
iamais toucher. ..
La cloche du déjeuner sonna comme d'habitude.
Quoi! la vie allait donc reprendre son cours
sans eux! Tls ne seraient plus là jamais, jamais! Ce
mot creusaiLI'abtme. J'y descendais en tournoyant,
reprise de vertige. Ils étaient là, il Y a quel~
jours seulement; ils n'y sont plus ... TIR n'y seront
pas demain, ils n'y seront jamais! Le matin et le
soir se feront comme lorsqu'ils étaient là, mais ils
n'y seront pas ...
Je voulus ce jour-là revoir lous les endroits familiers de Kerroch', comme si je craignais qu'une
lIlusion ne me poursuivît encore; constater qu'ils
n'étaient nulle part, me répétant à chaque place
où je les avais vus. que je ne les y verrais plus. Je
voulais boire, boire à ce calice comme ~i je pouvais
l'épuiser en une journée ... j'allai près du ruisseau ...
Ils s'asseyaient là... ns ne s'y assiéront plus. 1\
l'étang, au :pavillon, dans le bois, au nord de la
rivière ... partout où ils onl été ... Ces endroits
resteront les mêmes, rien ne sera changé, set11cment,iils n'y seront plus!. ..
�TROP PETITE
VIII
Adi~u!
Adieu!
Les jours, les semaine:, de l'été passèrent comme
s'ils a,'aient été Il et l'automne arri, a ove.: son ciel
Pâli, ses feuilles qui jaunissent et tombent.
Lia avait repris la vie avec ses nouveaux devoirs
J mère de famille; elle suffisait aux petits ingrat ·
qui n'étaient presque jamais les premiers à parler
lie ceux qui étaient partis.
Mais une place restait, que tous ces efforts étaient
impuissants à remplir. Une présence manquait
partout, en toute chose; la flamme du foyer s'était
éteinte, Gamme gui enveloppait d'une douce chaIcur tous ceux qui pénétraient dans l'intimité de la
ll1aison. Quand dIe était là, elle faisait si peu de
bruit, sa voix s'élevait si rarement pour le commandGlllent, que l'on eCit dit que la place qu'elle tenait
n'était que secondaire. Et maintenant, on 5'opc1'vait gue l'impulsion avait disparu, la vie se truTnait
pCsante el morne.
Lia sentait qu'elle n'étui t pour son père d'aucune
consolation. Il demeurait terrassé sous le triple
coup qui l'avait frappé. Désintéressé de tout, les
enfants lui semblaient un fardeau plus qu'une distraction, et les chers petits, intimidés par ce front
Sévère, ce mutisme persistant, osaient à peine,élever la voix peudal1t les repas.
Repas de famille! moment de la journée où 1'011
�TROP PETITE
se retrouve dans le plein abandon, que vous ètes
•
tristes quand la contrainte pèse, que le cha~rin
a
passé! C'est là surtout que se comptent les vides.
Le soir il se retirait dans sa chambre. Lia restait seule, une fois les enfants couchés. Alors elle
s'en allait sur la terra:ise bordant la mer. C'était le
moment où elle était toute à ( eux »). Il lui semblait entendre un écho des voix éteintes pour
jamais.
Ces flots verts qu'elle avait souhaités pOLlr t0111hcau l'attiraient il certains instants; d'auln
~ s
roi~,
au contraire, ils lui causaient une secrète
horrenr CI utlnù ils arrivaient tum ultueux au-devant
d'elle. C'étaient ceux-là peut-être qui avaient
enveloppé, roulé te corps de ses hien-aimés.
Un soir, elle se promenait comme de coutume,
sllr la terrasse. Le ciel s'abaissaillenlement, disant
aux !lois: il faut dormir, voici la nuit.
:\Ibis les !lots ne :;'endormaienl pas, ils murmuraient doucement) trisl cment dans le grand silence.
Lia les écoutait, quand Ile entendit crier le sable
de l'allée derrière elle. Elle se retourna pris!.: dl'
fr. yeul', c'était son père. Jamais, fl cette heure. il
Ile sortait. Elle s'arrêta .
. - Tu n'as pas froid, la tête ainsi décollverte '?
lui dit-il.
- Mon père, j'y suis habitllée ... Mais vous?
VOliS n'êtes pas souffrant?
- J'avais un peu ma) à la tète.
- Cel air frais vous fera du bien.
Nous nouS promenâmes quelques instants en
silence. J'aurais voulu III i dire mille choses: If Père,
je uis bien petite, hélas! mais ne pourrais-je
�TROP PET1TE
quelque chose pour votre consolation 't ... Gê 1
LIn bien grand tünlheur que je ne soi~
pas pnrtie à
Icur place ... je le pleure chaque jour ... l'viais puis.
'IUC jc suis restée, permettez quo je senle à quelque chose. )1
Mais rien dl) (out cela Ile pouv:iitmonter jLiS€H';~
Incs lèvres,
Il parla le premier avec eflar!.
-- Jê ne puis plus vivra ici. .. je nè lè jJuisplhs ...
- Père, lui dis"'je doucement cu passailt in011
bras sous le sien, je rerai ce CI lie VOLIS voudre7 ...
Nous partirons pour la ~il1e
plus tôt glle de coulnme ... tout cie suite ...
Mon cœur se serra en pensant ;\ ct' logement
Ill! je n'étais point rentrée depuis.
- Tu ne m'as pas compris, l'eprit-il. .. C 'es!
Irop près ... ces souvenirs je ne puis les su pportcr. ..
ils me l'onclrant fou .•. je "eu\: Jc~
fuir ... si ï~t3i
seul! le monde est grtlncl !
Il fi 1 lm geste vers la mer.
J'éaOlltuis le eœhr hal~nt.
- Il n')' fl qlle Pi.1ris. reprit-il, la ville ... ol1 1'011
Ol1!,liC' ...
-- El KCl'roch' ? fis-jé d'Ul1c \ ~)ix
6trangl0t:.
- Nous n'avons pas de fortune ...
Il n'osa pas achever ... j'amis compris ... je suffoqltuis.
Le silence s'était fait plus profond. Nous nous
promenions toujours sur la terrasse ... les voix
pleuraient tout près de moi . .chaque not qui
approchait disait adieu comme s'ils n'eussent
jamais appris ct ue ce mol-là. Et je pensais qu'il est
�86
TROP PETITE
un ablme plus profond que celui de l'océan, l'abîme
de la douleur, dont on ne touche jamais le fond,
puisque je pouvais encore souffrir.
Mon père s'éloigna.
_ Tu vas rentrer? dit-il doucement.
_ Oui ... tout il l'heure .
El quand il ne fut plus là, je franchis le petit
mur de la terrasse, je me jetai sur les galets en
sanglotant, et les flots qui venaient jusqu'à moi,
me toucher, froids, glacés comme nne caresse de
mort, Llisaient toujours adieu! adieu!
IX
Les mots magiques.
Paris! quels instants d'intense solitude il rap'
pelle! presque d'épouvante, d'égarement .
Jen'yétaisvenue qu'en passant, jusqu'au moment
olt j'y aITi\'ai pour toujours. Il m'était apparu
comme une ville que l'on traverse dans un tourbillon, dont 011 se souvient comme d'une féerie ou
d'un rêve agité, mais jamais comme le lieu olt j'on
s'établit avec ses pénates pour y vivre son existence.
Arrachée brusquement à la solitude de Kerroch',
à mes souvenirs, aux ombres vivantes qui me suivaient pas à pas, ce voyage, cette installation furent
comme un cauchemar dont je n'attendais pas le
réveil.
Des espaces infinis senblaient s'étendre entre
Kerroch' et moi; des océans, des montagnes ne
..
�TROP PETITE
1llL' paraissaient pas plus infranchissable,; 'lue la
distance 'lui s'étuil faite, agrandie Ùp tous me,;
déchirement".
Le nom de Bretagne Ille faisait battre le cœur
comme s'il étuit celui de ln patrie ahsente, abandon,
née pour toujours. Je ferIllais les yeux pour ln
revoir comlne duns LW rêve, re%~lis
les images
chères floltant sur IOllS le,; lieux où je les IlV~i"
vues. Jc les regardais pas~er
souriantes ou lerribks,
Paris! ln \'ille ùe l'ouhli, avait dil mon père! )lJ!
non! je ne voulais pas qu'il devint le lombeau de
ce que j'avals nimé, souffert. NrGgic du sou\'enir,
lu me reslais pour revivre les années morles, peupler la soli tilde de mes heures.
J'u\'uis amcné GYcc nou,; la fidèle Mariû-JcalJlle
qui m'avait presljuc éle\'ée el n'avait pas vonlu 'il'
séparer de ses mailr.:!:;, Une fois il Puris; ell() pleurail du matin au soir, et Je fa \'oir !1insi m'enlevait,
tOttt mon tOllrage ; pauvf(.: courage! qui s'ébnçail
par bonds jusqu'au :>ommet des sacrificês demandés, et retombait ensuite de loule sahuuteur, brisé,
ilnéllllfj, Alors il r,l/1ail se sOll]ù\'er de terre Ioule
llieUrlricj lentement remonter degré pur der.~(o
et
rCCommelll: r la lutte.
Grandir! gnlrldil' ! Lia, souviens-toi dc tOIl l'ove,
de ln douce vision qui souriait en le tendant le,~
bra .
Mon père, lui, rocommençait à "ivre; l'atmosphère, qui m'était si lourcle, lui semblait p,llls
ltigère. JI avait peu ù peu rejeté le l'al deau qui l'écra
s:.lÏt, el, plongt: dans l'élude, il se mil il. préparer
Un travail d'histoire naturelle : les infiniment
pç li ts, les Invisibles.
�TROP PETITE
Je n'en connais pas la fin; je pourrais même
:l\ouer que je ne suis jamais allée beaucoup audelà du titre; mon père n'y tenait pas, du reste.
_ Les cerveaux féminins ne sont pas faits pOlir
les sciences, avait-il l'habitude de dire.
Et l'étude des I1lvisibles ne m'attirait pas assez
irrésistiblement pour que j'essayasse de faire revenir mon père sur sa conviction.
Quant à lui, il s'absorba tout entier dans son
ouvrage, oubliant le passé et ne pensant pas plus
:\ l'avenir que s'il eût dù nous ëtre épargné à tous.
Si, d'un côté, j'étais heureuse de le voir sortir
de sa torpeur, je m'attristai de ce qu'il ne fût point
revenq à la vie de famille par l'intérêt de ses petitsenfants.
D'un caractère facile, parce qu'il était distrait,
poursuivant toujours, en imagination, le travail
commencé, il échappait ainsi aux ennuis des réalités de chaque jour. J'étais dOllC seule pour les subir,
pour) faire face. Certains incidents insignifiants
en eux· mêmes, mai que la situation, la disposilion d'esprit tournent en tortures et éprellves
étaient absolument en deiors de ce qu'il pouvait
com prendre.
Quand l'illusion ne me fut plus possible sur tous
.;es points, je pensai CJu'il devenait un devoir
pOlir moi de m'occuper Ùl! présent el de l'avenir.
Jamais, jusque-là, je nt! m'étai::; inquiétée de
notre situation financière. Elle suffisait à notre vit
modeste, dépour .... ue de luxe, mais non d'une certaine aisance.
J'interrogeai mon père à cet égard. Il m'approuva de vouloir me mettre au courant de ces
�TROP PETITE
questions, lui étant « obligé» de s'en dégager
pour des intérêts d'un u autre ordre lI.
J'appris alors quelles étaient nos ressources.
Shara avait eu quarante mille francs en dol.
Paul, de son côté, n'en laissait pas davantage à ses
enfants. Il avait beaucoup gagné par son travail,
mais assez dépensé aussi pour ne point faire d'économies.
Mon père <l\ait sa retraite l'officier de marine
et quel-}.ues obligations de chemin ~ de fer qui
n'augmentaient pas considérablement les revenus.
Tls étaient sufianl~
tant que les enfants étaient
jeunes, mais ils grandiraient!
René avait cinq ans pas.é . . Il voulait être miljl<lire. Cette vocation était née presque en m0me
temps que lui.
Lorsque, sur les bras de sa bonne, on le menait
.::hez sa grand'mère, les épaulettes du général, les
boutons d'or de sa tunique lui causaient de folles
ivre ses. Ces épaulettes, ce son telles qui on t reçu
les premières déclarations d'amour de René. Tu
en as fait bien d'autres depuis, mon charmant
neveu, et pieu me garde de clouter Je leur sincérité, mais les premières, vois-tu, ce sont les plus
Vraies!
Quels 1110ls tendres n'ont-elles pas entendus, ces
épaulcttes? Quels aveux confus!
Le képi sur l'oreille, il leur tcndai l les bra~,
car, à uri an, le général le coitüit de son képi qtJi
retombait sans cesse sur ses yeux ... Qu'importe!
Le képi, c'était Je commencement de la gloire ...
Elle aveugle toujours un peu au début.
On l'appelait le petit général.
�~)(J
TROP PETITE
(f Pour un général! II C'était la phrase magique.
Dès qu'elle était prononcée avec de'!;' points suspensifs plus ~u moins élogt~ens,
selon le cÏis/les
larmes prêtes à couler relllontaiellt vers lé!'r
source; la porte ouverte dans une chambre n"oire
était bravement franchie.
.
Au commencement de la vie, il en faut de ce~
mot qui font marcher, éveillent l'enthousiasme,
l'idée du devoir, de l'honneur.
« Pour un général! »)
René savait à peine marcher que déjà il comprenait ce que cela voulait dire: ,( Noblesse oblige. II
Il n'aurai t pas voulu déihonorer Son grade.
Ces devises, ce" mot:, nés au hasard d'une cir.:onstance et répétés au début de la vie, il faudrait
les bien choisir, car ils grandissent avec l'enfant,
deviennent sans qu'il 1,'en rende compte son correcteur secret, le mobile de ses actions. Plus tard,
ces mols seront creusés, il ne faut pas qu'ils
soient trouvés vides.
Pour Charlotte, il liffisait de dire; I( Une petite
fille bien élevée. ,. I( Toi qui es une petite fille
bicn élevée. II
Miss Charlotte se dres ait alors dans une dignité
'1 ui étai t à croq uer, à mourir de rire, où elle absorhail sa soupe jusqu'à la ùernière cuillerée, st'
tCJl:1it droite il tablc, mangeait comm une grande
persOllne.
Ou'li fallait faire de .:h()se~
pour ê!J:e I( bi Il
élevée n, qu'il fallait cn él-iter surtollt! Mais comhien h.: litre obtenu pa 'ail le sacrifice! Car mÎ~s
Charlottc était une très ari::;tocratÎque petitc rcr~onlC
CJui cOll1prcnuittoutc fa valeur du lllot. '
, ,
�TRùP PETITE
Plus tard, il ne fut pas nécessaire dt llli
apprendre ce qu'il exigeait de la jellne tille, ct
tout en restant d'une folle gaieté, d'ull entrain
vivant de lui-même tout en <limant le$ l'êtes, le
luxe, le mouvement, tout ce qui est la vic, la JOIll.
Charlotte resta toujuurs '( bien élevée ) ou si je
tno trompe ... Quel effroyablt' ayclIgltment! Une
l11t:re se le pardonnerait il peille' !
Non, la tante Lia n'a pu, il ce point, se lll()tlrc
Ull voile sur les yeux ... Est-ce que je Ile me sou 1 il!Jls
pas de mille choses, de mille traits de leur enf,IJ1CL,
de leur jeunesse, me disant que j'ai raison de j IIger
comme je les juge? Est-ce qU'à six ailS, je ne l'ois
1lar• pas Marguerite (un peu fière et pares~uc,
guerite) demander pardon à son g rand-père, il
1110i, à son frère, il sa sœur, avec des pûlcurs d'orgueil blessé, ou plutôt vaincu? Se meUre au travail, y demeurer le temps youlu parce que je lui
lisais:
- C'est ton devoir.
C'était le mot qui la poussait en arant. Chacun
le sien, selon sa nature et son car,~tèe.
Une fois elle ine demanda ce que c'était qUl: le
devoir?
Pauvre amour! Réponse compliquée! Je ne
cherchai point de définition, ayant tOl\jours trouvé
gue les mots les plus habituels sont ks plus difficiles à réduire en formule.
Je la pris sur mes genoux, el lui racontai beau'o up de petites histoires qu'elle écouta religieuselllent, saisissant bien vite la supériorité de la petite
fille qui faisait son devoir sur c elle qui ne Je faisait
Daint.
•
�TROP PETITE
•
Ce que c'est que le devoir? Chère Marga, la
forme en est variée commf' les situations de la vic;
robe légère à porter ou tunique meurtrissante!...
Le plus souvent visage austère souriant seulement
il qui sait j'embrasser ... Il suit les sentiers battus
ou s'en va à travers les épines, gravit parfois les
sommets.
(f Mais, de quelque nom, qn'on le nomme alors,
sacrifice, abnégation, héroïsme, c'est LoujoLlrs le
devoir.
If Marga, tante Lia ne souhaite point que le lien
le mène jusque-là, mais je sais bien que s'il te
montrait U Il jour ces chemins, tu voudrais l'y
suivre; la voix de ton enfance, voix toujours
écoutée, toujours grandissante, parlerait trop haut
pour que tu puisses en vain l'entendre.
El pour moi, depuis la nuit de mon rêve, c'était
t( grandir l), La passion avec laquelle j'avais autre.
fois désiré èLre grande, je la retournais aujourd'hui
dans le sens moral. C'étai t comme une sorte de
vengeance que j'accordais il la petite gui avait Lant
~ouferl
de son impuis alL~,
.
La vie nous a-t-elle été donnée pour antre chose
que pour grandir?
x
Tante Lia.
C'étaÎt donc décidé, René serait géneral. M. dc
Gisèle, qui s'était attaché à cet enfant, promettait
de S'Cil occuper. Mais les jumelles 1Chères amours,
�TROP PETITE
vous ne vous doutiel point, lorsCjue le soir vous
montiez ~ur
mes genou.", relevant vo~
longues
robes de nuit, vous ne VOliS doutiez point que tallll'
Lia s'inquiétait déjà ùu jour où vous auric/. vingt
ans.
Vous étiez de délicieuses peli les crfalures; \'Ol~
Lolle, a 'ec vos yeux brulls comme CClI." de voIre
mère; vous Marga, avec l'aw r que votre père
avait mis dam; les ,ütres.
Votre tante Lia ne ùo'utait pus un instant de ' "OUs
voir devenir des femmes charman les, mais elle
'lavait bien aussi que si un regard ùi:unantG, de,;
yeux bleus comme le ciel peU\ enl charmer un jus.
tant, ils ~ufisenl
rarement à relenir.
Les jumelles n'avaient pas ùe dOl, ou si P 'u qu'il
ne valait pas ln peine c1'en parler.
l'nnte Lin, ulle fois entrée dans sa nouvelle existonce, se murml1 rai 1 snn' cc se le même refrain:
Il Les jumelles n'ont pas de dot! » Et ~
Cause dp
cela elles les voyait dans l'avenir privé!.!s d'amOllI'
et d'un foyer, où l'on seréchaul1'e au\. jourssoml n'~
de b vie.
.,
En allant et "ennnt par la maison, en tricotant
les petits bas, en mettant un houl de broderie ~I
sarrau blanc, un feston aux jupon' lilliputiens, en
faisant épeler le b-a·ha; cn les habillant le matin,
Cn les couchan t le soir, tan tc Lia pensait: fi Les
jumelles n'ont pas de dot 1... )'
Plus d'une rois, ellc se sentit une larme sur LI
JOlle ...
Une larme anticipée de yingt an5! comme si elle
n'nVait pas assez pleuré chns le pnssé 1 commJ;: si
Chaque jour de c~ présent ne lui ell faisni t pas ver~.
�'l'ROI' PETITE
Les soul'cec; une fois ouvertes cOlllen\ plus
f:1cilement.
Viai s (anle Lia ne t;mla 1as à se dire que c'était
là lannes stériles el qu'il n'étail pas impossible
de les tarir. Les jumelles n'ont point de dot, mais
ue pourront-elles pas en a voi r?
J'avais vingt-cinq ans, mon brevet d'institutrice,
quelques heures libres l'apri'!s-midi, et MarieJeanne en qui j'avais toule conÎlance.
Pourquoi ne donnerai-je pas des leçons? 1
Je ne connaissais personne, ù part la générale,
Si les ù'Arbelle avaient été là! Mme d'Arbelle
avait aimé Shara jeune femme encore plus que
Shara jeune fille. En souvenir de son amie elle eût
élé prête à s'occuper de tout ce qui ponvait amé1iOL'er le sorl de ses enfants. Mais Mnlc cl' Arbelle,
très souffrante, devait passer l'hiver ,6 ans le Midi
et ne revenir peut-être qu'au prochain automne,
il' n'avais que la générale.
XI
Au-dessus de la douleur.
Je l.l voyais Ion les les semaine, quelqllefois plus
Sou\'enl. Elle arrivait dans son 'our é , passait une
demi-heure avec ses peliis-enfants qu'elle comblail
de jeux et de bonbons 0t disparaissait, r, isant
l 'l'ilet d'une fée-marraine.
Ce que je n'oublierai point. c'est sa prel1jè~
visite, après le malheur.
'
�'l'ROP PETITE
9S.
Elle m'avait prévenue, paf un IllOt, que je la
t:llilh dans l'après-midi . .Il' l',lllumluis ove.: une
,In~iéte
profonde, appelanl ;1 III 0 1 tonte mou
énei'gie pour ne pas fondre Cil l"ï!e~,
rioll qu'el!
regardanl les jumelles dans l\.!urs robes noires .
.Je lellr ·uvais mis des sarr:llD:· bl,lIIcS a[in d'effacer l'impression narrante ... le.; "oil' ~i
pelile::.
po"rter le deuil de leur mère ... dc lour père ...
Mme de Gisèle entra, .. Je [lemblais comme
une feuille. Nous nOlis avanç,lm s J'un ver
l'autre.
J'étais prête, je crois, à Itomber dans ses bras,
mais sans doute ils ne s'ouvrirent pas, car je me
trouvai assise sur le peti L canapé,
- C'est horrible 1 horrible! dit-elle en attirant
les enfants près d'elle.
Alors j'éclatai en sanglots, pressa ut, pour eu
étouffer le bruit, mon mouchoir sur mon visage ...
Toutes les scènes afreus~
repassaient vivantes •.
tou' le déchirements se faisaient de ItOuveau ...
mais c'était pour elle, pour elle surtoUl 'lue jE'
Souffrais •.. Je n'osais lever les yeux SUI' cette mère
qui avait eu un fils unique. adoré, qui ne l'avait
plus •••
Je n'entendais que des mots enlre<.:oupés ... et je
m'en voulais de n'en pas trou ver un seltl :) dire ~I
cet instant pour consoler l,;elte mère.
Elle interrompit la première le siltJl1ce.
~
Ma pauvJ'et:ufan l, me dit-dIe, ce n'est pas ra isunnable de vous mettre en cet étaL.. vous vous rcn
lirez Il~ade
... VOli êtes affreusemen 1 changée ...
levai les yeux pour la regarder.
.
Elle était restée la mêmej les 'cheveul. aussi
Je
�blonds que lorsqu'e!le m'était apparu e pour la
premiè re fois dans le sentier de Kerroc h', le tront
presq ne sans rides, et cette taille de jeune femme
serrée dans un vêteme nt de deuil qui savait cn
conserv er l'élégance.
Et comme je ne pouvais encore articule r I\ne
parole, elle repri t :
_ Il faut C:tre courag euse, mademoiselle Lia,
C'est uu devoir de ne pa" S'" bandon ner à la douleur ... elle abat, enlèye l'énergi e, les forces ... Je
l'ai toujour s regardé e comme notre plus cruelle
ennemi e ... Il faut en .triomp her... Ah! sans doute,
il est des instant s ou elle réclame ses ciroi ts;
il Ya q nelques moi ,je ne vous aurais pas parlé ainsi.
Mme de Gisèle aurait pu contiuu er longtem ps;
je ne songeais pas il l'interr ompre.
]~tais-je
bien en présenc e de la mère cie Paul'!
Les petits enfants 'lui se pressai ent sur ses genoux ,
étaient- ce hien ceux de sou fils unique?
Quelqu e chose 'C serra en moi; sans aucun
effort mes larmes ::;échèrent, il me sembla que je
venais de les profane r, en les laissant couler aOOndaates et libres, devant ccl le femme dont le cœur
n'était pas assez profon d pour garder l'empre inte
de la plus forle ùes douleu rs. Car, je ne m'y trompais pas un in tant, les lulles avec sa plus cruelle
ennemi e n'avaient dù être ni longues, ni acharné es
puisqu' aucune m<!urll'issure n'en rappela it le
souven ir. Peut-ctlft: avait-elle pour les faire disparaître des moyens aussi efficaces que ceu~
dont
elle se sen-nit pou\" ciracer sur son visage l'outrag e
de<' ans'? Je n'éprou vais donc nul désir de lui
deman der son secret.
�TROP PETITE
97
Pauvre Mme de Gisèle! A ce moment je la
jugeai bien sévl!:rement, croyant me trouver en
présence d'nn phénomène d'une espèce rare.
Depuis, combien de fois 'n'ai-je point fail de
visites de condoléances, pour me consoler des
larmes que je versais SUl' ceux qui savaient
se mettre comme la générale « au··dessus de la
doul eur. "
Serais-jl: étr:lllge? Je les trouve, ll1oi, au-dessous
de la douleur.
Se mettre réellelnelll au-dessus e (-ce possible '!
JI faudrait parfois monter si haut pour la dominerl
Est-il des régions où clic n':ltteinl pas? Un
moment vient toujours, où }'Oll ne peut éviter ' fi
rencontre. Si elle veut marcher aup.rès de nous il
vaut mieux lui tendre la main.
Te sourire, pàle compagne? je ne le puis guère,
mais du moins t'accueillir avec résignation, me
disant que tes voies mystérieuses mèneront enfin
à des sommets où tu t'évanouiras.
XII
Le bon moment.
1
L'impression de froid, presque d'éloignement,
ressentie à cette première visite s'eflàça peu à pen.
La générale n'avait pas le cœnr profond, c'est
vrai, était incapable d'un sentiment durable, si la
cause qui l'avait inspiré venait à disparaltre, mais
elle était bonne à la surfafe, se montrait pleine de
<l
�TROP PETITE
compassion, témoignait un grand désir J'èln.:
agreable, de rendre service.
On avait beau savoir que cela se botn:1il gentiralement aux mots, ()ll s'y laissait prendre quand
même, parce que ces mols 6taient dils avec sincérité, dans un serrement de main afteclueux. Tant
de personnes n'ont mème l'as cela à donner.
Si le bourru était toujours bienfaisant, je crierais: « A bas ces douces paroles, ces gracieux
sourires qui cachent la pauvreté du fond, et jekl.moi bien "ile un mot désagréable qui voile le
bienfait .. » Mais si souvent le bourru n'est que
bourru, que je demande au contraire de bonhes,
d'aimables paroles, quand elles devraient me
leurrer.
Je me souviens que Mlle Virginie, de mémoire
redoutée, lorsqu'on lui présentait uue élève coupable, cherchant à s'excuser en mettant en avant
son bon cœur, je me souviens que Mlle Virginie
frappait un coup sec sur le pupitre et glapissait:
« Je veux des faits! je veux des faits! des faits 1... »
Moi je répète: « A défaul des faits, donnez-moi
des mots, cela vaut encore mieux que rien. »
La générale savait, du reste, donner autre chose.
li fallait la prendre au bon moment, voilà tout:
le jour où ses cheveux d'or avaient des reflets plus
chatoyants, où un chapeau plus coquet arrivait de
chez la modi:;te, une robe très jeune de chez b
c'outurière.
Si l'on savait choisir le bon momenl de chacun,
Lomme le prOC 1Htlll parallrait plus aimable! les
l"(;htions plus faciles! que de chocs évités 1 de
petites déceptions épargnées 1
�TROP PETITE
99
Ne sait-on l'as qu'il ne faut jamais demander un
service à l'homme qui déplie sa serviette pour sc
mettre à table? A la maîtresse de maison le jour
où le rôti est brûlé, le légume pas cuit?
Ne soyons pas trop sévères pour qui ne nOllS
aura pas accueillis comme nous l'aurions désiré.
Il y avait peut-être sous jeu un diner attendu, un
rôti. Ce n'était pas le bon· moment. Sans l'avoir
cherché, je tombais sans clou te sur un jour hcttl'eux,lor que je m'adl'essai à la g~nérale
pour lu(
parler de mes projets, de J'avenir des jumelles.
Elle m'accueillit avec effusion.
- Vous êtes une sainte! s'écria-l-elle en me
tendant les deux mains.
Je profitai bien vite de l'éclat de mon auréole,
qui pouvait clisparaitre demain, pour l'intéresser à
la question.
- Que n'ai-je une fortune personnelle 1 dit-elle
avec un soupir profond, je me jetterais en travers
de votre dévouement ... le g~néral
se chargera de
René, il aime cet enfant ... Moi, je ferai l'impossible pour les jumelles ... lorsqu'elles seront plus
grandes vous n'aurez pas à vous inquiéter de leur
toilette... quand je devrais me priver de la
mienne 1. .. Elles s ront toujours bien mises ..• C'est
à cela que tient l'avenir d'une femme ... et comme
elles la porteront, la toilette, ces chères amours!
Mme de Gisèle parlait avec tant d'expansion,
de Sillc6rité que je fus sur le point de la remercier
avec chaleur et enthousiasme de ses sacrifices ... i\.
venir .. . mais je jugeai prudent de remettre à plus
tard le meilleur de ma gratitude, afin de ne p'{ffif ""-)
faire double emploi.
- BCIIJ ;:
"">,J
r:,'
�100
TROP PETITE
Dès le lendemain, Mme de Gisèle arriva triomphante.
_ Trouvé! trouvé! s'écria-l-elle en m'abordant. .. fait pour vous!. .. Une de mes amies, santé
déplorable 1... deux jeunes filles, quatorze et
seize ans ... Elles suivent des cours ... leur mère
voudrait les y conduire, y assister, se faire Cil
quelque sorte leur répétiteur. Impossible de réa~
liser ce souhait... t?ujours souRi'ante .•. E!le rêve
une personne jeune, une amie pouvant la remplacer ... Trois heures par jour... 300 francs par
mois ... Est-ce bien?
_ Oh! madame, commeut vous remercier!
- Il faut s'entendre, reprit Mme de Gisèle.
~ Mme Dupont est trop souffrante pour venil'
jusqu'à vous, autrement, dès aujourd'hui, vous
auriez reçu' sa visite ... voulez-vous aller la trouve!'
demain'? deux heures, Champs-Élysée::;, nO, ..
- Vous viendrez me présenter, madame '?
, _ lmpossible, ma chèrc enfant... j'ai précisément ma couturière à cette heure.
Comment ne pas accepter cette raison d'ordre
majeur.
Ne rallait-il pas, du reste, me décider à marcher
seule dans la vie?.. Aujourd'hui ou demain 1 il
faudrait toujours commencer.
�TROl' PETITE
ICll
xm
Luttes.
Allons, tante Lia) courage f C'est pOUf l'avenir
des jumelles! C'est pOUf qu'eItes ne sten aillenl
point un jour seules comme toi, qu'il faut aller
aujourd'hui.
Je me le répélais depllisle matin ••• J'avais vrnimeut besoin d'encouragement, el puisque personne
n'élail 11'l pour m'en ,donner, je me poussais moimême eu avant.
Tante Lia, la ré 'oIlllion est prise, ml1rie depuis
quelque temps déjà, et voilà gue vous faiblissez au
moment de l'accomplir! Quelque chose de très
'iuhtil s'agite en vous, là au plus intime Olt il e 1
difficile de voir très clair ... On croirait vraiment
'lue c'est l'orgueil louché qui souffre ct sc replie.
Il y a lutte. Une voix crie: c'est descendre; une
nutre : c'esl monler 1
NOll, non, tonte Lio, oe n'est pas descendre. Ne
le crois HS, puisque c'e t triompher de toi~mêe
pour une cause de dévonement et d'abnégation.
Je pris les jumellos sur IDes genoux, je les
. nmbrasstli plus ten lrement et sortis avec une
-ertnine préci pitation.
que mes
Une fois dans. l'escalier ie m~aperçus
gants noirs étaient un peu blanchis à J'extrémité
des doigts .•• si je remontais en prendre d'autres? ..
si je rcmontai~,
je ne redescendrais peut-être plus.
�TROP PETITE
Je me sauvais vite pour échapper à la tentation.
Une fois dehors, à l'air libre, au milieu de la foule,
les dispositions de mon esprit changèrent s ubite~
men t. Je devenais q uelq ue chose, j'allais entrer dans
la grande milice des travailleurs, dc ceux qui
gagnent leur vie, leur place au soleil, le droit à
l'existence ... Le travail! le plus saint des devoirs.
Et tout à J'heure je me sentais abaissée 1••• Dieu
merci, c'était fini de cette faiblesse, je gr:lndissais, j~
grandissais à mesure que j'approchais du but; et
puis, arrivée devant cette porte où j'allais frapper
pour dire: (( Me voilà, prenez mon travail, vous me
le reltdrez en argent ... » comme le marchand ou
l'ouvrier qui tend la main pour recevoir le sien,
Je cœur me défaillit tout à coup.
Ge qui était descendre ou monter, je n'en savais
plus rien t Le sang afflua à mes joues, me battit leg
tempes et la douce image de ma mère passa rapide
devant mes yeux, voiléc; comme si elle souffrait de
voir là son enfant
Je ne songeais pas ~ reculer cependant.
Je n'eus qu'à dire mon nom pour être introduite
dans un petit salon d'une grande élégance, où se
tenait sur une chaise longue Mme Dupont; près
d'elle, ses deux fiUes, qui se levèrent à mon entrée,
m'offrirent une chaise tout près de leur mère.
Immédiatement on entra dans la question, mais,
à ma grande déception, Mme Dupont demanda
l'après-midi entier comme lui étaut absolument
nécessaire.
- Mme de Gisèl e m'avait parlé de tr oi~
heures
aIl plus dis-je doucement en essayant de conserver la sérénité de ma voix.
�TROP PEnTE
1°3
Cette question était restée qnelque pen dans
l'ombre. Mme de Gisèle m'avaÎt surtout parlé de
vous, mademoiselle, en des termes qui m'avaient
donné le plus vif désir de vous confier mes
enfants ...
- Mme de Gisèle es! bien bonne, madame.
- La distraction austl:re que vous cherchez,
reprit-elle, en dit bien long, mademoiselle, et je
comprends qu'il soit nécessaire, pour ouh/ier des
'coups comme ceux qui vous ont frappé'c, de' se
jeter en dehors ùe la vie ordinaire.
Je vis que la généraje ::mlit coloré' d'ulN teinte
un peu romanesque Je vrai mobile de ma détermination. Il était naturel qu'il~,
el1 coûuu d'avouer que
la. tanle de ses petits-cn[.11').t;; était obligée de tr;1vail ler pour les 6lcvcr.
Je quittai Mme Dupont SHllS qtl'il y eùt rien de
mais sallS grand espoir, elle
conclu d~linvem1t,
semblupt tcnir à l'après-midi entier, moi ne pouvant
le lili donner.
Elle devait parler à SOIl mari el m'~lYoyer
une
réponse le lt:nqelllaill.
Dp,c; le soir je recus l~e
lettr'c de Jo. générale,
«(
Chère demoiselle Lia,
.( .le 11e "cux pas vous laisser attelldre jusqu'à
demain une réponsc que vous croyez peut-être f<!.voTable il vos désirs; je préfère vous dire bien franchement ce qu'il en est, ceJa nous servir.:1 à (outCi>
deux d'expÙience pour nne autre fois. Je vous
';nvoie donc Je billet cie Mme Dupont qu i n'a rien
de froissant, bien au contraire. Surtout, n',lIlel pas
�J04
TROP PETITE
vou désoler, nous retrouverons toujours l'équivalent de ce que nous perdons aujourd'hui.
( Toujours bien dévouée,
( P.
DE GISÈLR. »
Ci-inclus la lettre de Mme Dupont.
a: Chère madame,
<1. Désolée! désolée! J'ai vu aujourd'hui votre
intéressante protégée, très sympathique, maintien
charmant, éducation parfaite... mais la taille!
chère madame, pourquoi nè m'avez-vous pas parlé
de la taille?.. Je suis restée atterrée en la voyant
entrer ... Comment voulez-vous quEt je lui confie,
pour des courses à travers Paris, Jeanne qui a la
tète de plus qu'elle, Marguerite qui la dépasse de
moitié!. .. Ce ne serait pas elle qui conduirait mes
filles 1. .. Vous me voyez réellement affligée; toutes
les convenances y aaient ! j'aurais fait tous les
sacrifices possibles pour si bien nous l'at tacher
qu'elle nous serait restée jusqu'à la fin de l'éducation de mes enfants ... pourquoi faut-il qu'une question de taille vienne renverser des projets qui me
souriaient 1 etc., etc. 1)
!
Ob! uon, ce billet n'était pas froi '~ant
En le lisant je fus prise d'un rire nerveux. La
gén6rale avait raison . Il fallait me 'Jouner de l'expérience pour une :lutre fois . J'y étais donc bien
r belle puisque j'avais PH, lJn instant, m'en aller
confiante comme l'eùt fait un..: personne pourvue
�TROP l'ETrn:
d'une taille orJinaire ! Et pas une minule je n'avais
ong': à la mienne en cette cir.:onstance! Je m'en
étonnais amèrement!
Tn'p pelite pour le honhe 'Il'!. .. trop petite pour
mourir!... et aujourd'hui, trop petite pour le
,Jévouement !
Mais j'étais donc un être maudit '?
Je m'enfermai ùans ma chambre, prête. tant une
intolérable migrnine, d':fendant il. :Nbric-Jeanne de
Lti..,ser entrer les enfants.
Qnunl il. mon pL:re, jalllai il nc fran.:hissait le
",~uil
de ma porte. Tous les portraits chéris. les
meubles, les objets qui leur n\aient t:té les plus
üuuiliers étaient amassés là comme en un temple
de souvenirs.
A l'heure accoutumée je l'entendis rentrer, me
demander, et Marie-Jeanne répondr\! selon les
ordres reçus.
Jetée dans un fau teuil, sans une Ianue, immobile,
je revoyais passer tou les tableaux déchirants du
passé et il ml- sernhbit que jamais la solitude
n'avait ét~
plus a,'cablante qU'à cc moment; au
dehors, h.: bruit, le mouvement, l'inconnu; dans
celle foule pas un ami qui me tende la main, et là,
tout près de moi, mon père devenu presque indjf~
férenl, qui ne comprendrait même pas que cette
déception me fit, verser une larme.
On se mit à table san moi; le dIne)' fut silencieux
d'abord, pHi" j'entendis la chute d'un verre qui se
brisait, les cris de René; la voix de mon père s'élevant sévère, les pleur~
des jumelles.
Je fus sur le point de me le, ~r)
de conrit: à la
salle à manger. Une orte d'e.nWtement me retint,
�lOG
TROI' PETITE
C0t11me si jl:! voulais, à mon tour, imposer une
vexation, Ille "enger SlU' quelqu'un de ce que la
t1cstinée me bisait souffrir. .
Peu ,à peu, Papaisement se fit dans la salle à
manger, mon père sc retira . Marie-Jeanne vint
dans la chambre voisine de la mienne pour déshabiller les enfants.
Margo. el Charlotte 're~ol1Incèt.
à pleurer,
demanùant tante Lia.
, Marie-Jeanne leur fil un discours essayant de
prollver que si elles n'étaient pas sages, tante Lia
ne reviendrait plus jamais.
~
Est-ce qu'elle serail morte aussi? demanda
René. Eh bien! je ne resterai pas ic~
reprit-il avec
résolution.
- Et moi je veux aller avec maman, gémit
Marguerite.
Je me levai comme touchée an cœur el bondis
vers la cheminée où le doux visage de ma sœur
souriait dans son cadre de velours .. Je joignis les
mains comme pour implorer cl appuyai mon front
brülant sur le marbre glacé, froid comme celui
,d'tille tombe.
- Oh! Shara, chère Shara! murmurai-je . .. lU
étais pret!:: à me les donner avec tant de conÎtance!
J'éclatai èn sanglots ... Ce déluge de larmes
calrpa peu à peu ma surexcitation. Et comme le
bruit continuait de 1':1l1tre côté, j'essuyai mes yeux
et ouvris la porte.
Les enlants s'élancèr Ill, èrs moi.
- Pourquoi Valls êtes-\'OIIS levée. mademoiselle, me dit Marie-Jeanlle, j'en étais venUe à
bout•••
�TROP PETITE
107
- Je suis mieux, lui dis-je, allez à votre ouvrage.
La paix s'était faite comme par enchantement.
rI parlaient tous les trois à la fois, me racontant la
scène du dîner. René avait été méchant, grand-père
:-I.vait grondé très fort_ ... Les jumelles avaient eu
peur.
Je les ils mettre à genoux pour la prière, demanLler pardon de n'avoir pas été sages, et promettre
ùe ne plus recommencer.
l\lais pendant que les chère petites main se joignaient avec plus ou moins de ferveur, que les
lèvres dociles répétaient, comme un écho, les paro·
les apprises, c'était dans le cœur de tante Lia que
naissait la vraie contrition, le ferme propos de ne
plus s'abandonner au murmure, au découragement.
Ils sc couchèrent tranquilles, me sentant près
d'eux. Cependant René m'interrogea avec llll
.egard inqui et.
Tu ne vas pas partir pour toujours, comme:
... dit Marie-Jeanne'Z
- Non, mon chéri, répondis-je en lt: drap'\lll
dans ses couvertures.
- C'e l que si tu rartai" ... reprit-il, il ne rcste'ai t pl us personllc ...
Je me penchai sur lui ct l'embrassai longuement, longuement.
- .. Te crains rien, mOIl amour, tant que tant..:J
',ia vivra, il restera quelqu'un .
/
li ne resterait phu; personne! C'éthit vrai! Si
,c manquais à la tâche qui me revenait, si je faiblissais devant la difficl1ltG, l'épreuve, qui les
formerait, les protégerait, le ~ conduirait, eu,-, les
chers petits innocents?
�108
TROP PETITE
une tache demandant plus que l'éducation, l'b!! bli de soi-même? Pour qui veUt faire
des caractères, des homnies, l'abnégation de
chaque jour, de chaque heure devient un devoir
éJémen lai re.
On n'a pas le droit de s'abandollller au vent du
caprice et de l'impression.
Tante Lia, médite sérieusemel1t SUr oe point 1...
Est~i1
XIV
Ma chaire de professent'.
- Êtes-vous capable de dOl\ner des leçons
d'histoire 'l ...
Mme de Gisèle entrait chez moi en me jetant
cette question.
- C'est selon quelles leçons, madame ... j'ai
passé mes examens ... j-'aime beaucoup l'histoire;
gétiéralenlent on enseigne bll!n ce que l'on aime ...
et pLtis on a ses livres pour étudier, prtparer.
- Je vois què vous avez ce (!u'il fnut, interrompit Mme de Gisèle, nvecuncconfiance puisée ...
je l'1e Sais où.
Puis elle reprit:
- C'esl un vrai hasard qui ::;>est p."ésenlé ce
sous les traits, peu attrayants du
matin m~e,
reste, de l'ancieune institutrice de ma belIe-fÎlle.
à son
Elle venait me prier d'intéresser le <rrénéral
,
Iils qui entre à Saint-Cyr. Je lui fis que1'l.ue. ~,ues.
�TROP PETITE
r09
lion tiur sa situation personnelle. (Elle dirige un
l'ours de jeunes filles.)
Il Elle se laissa entrainer par le charme du
'uiet ou plutôt par l'abondance des difficultés et
me parla de l'embarras extrême dans lequel elle
se trouvait dans le moment. Son professeur d'histoire une jeune fille fort instruite, lui faisait subitement défaut. Tout de uite, j'ai pensé à vous; mais
je dois vous dire comment j'ai présenté la cause
afin que vous ne me démentiez pas.
- Comme vous l'avez présentéeàMme Dupont
dis-je en souriant .. , mais si l'on me considère
seulement comme un amateur, n'ai-je pas à
craindre de n'être pas'prise au sérieux, el lais ée
là ponr le premier motif? ..
Mme de Gisèle haussa légèrement les épaules
et m regardant en souriant:
- Que vous êtes donc jeune! Pensez-vous que
l'on ait plus de considération pour une personne
se trouvant dans une situation difficile?
- Cela me paraitrait naturel...
- Erreur !... Mme Durand a été immooiatement séduite par ce que je lui disais. Elle n'a fait
'111'une seule objection, c'est qu'il était peut-être
impossible de vous ofTrir d\.!s appointements aussi
modestes ...
- Que ceuX donné à une personne en apnt
hrsoin pour vivre?
-
Précisément.
vez-vous dit, madame, que votre protégée
était beaucoup plus remarquablement p tite
qu'instruite et intelligente?
-
Je ne me suis point exprimée ainsi, cc qui
�lIO
TROP PETITE
eût été contraire à la vérité ... Mais soyez trancluille, j'avais encore présent à la mémoire l'incident Dupont ..• Mme Durand m'a répondu que ce
pouvait être pour vous une difficulté, la gent écolière étant une fort mauvaise engeance, mais
qu'avec un peu d'habileté on pouvait en triompher.
Quelque modeste que fût la proposition, je
l'acceptai avec reconnaissance, comme un appren.
tissage à quelque chose de plus sérieux.
Dès le lendemain, je vis Mme Durand, une
grande personne maigre et sèche, qui faisait penser
dès le premier abord que son personnage moral
devait être en harmonie avec Son personnage
extérieur.
Elle fit de louables eŒorts pour être aimable,
mais ses lèvres minces étaient rebelles au so~rie,
ct les douceurs dont elle voulait emplir sa voix
s'éraillaient dans son gosier.
Je devais être occupée deux heures par jour,
donner des leçons d'histoire à trois cours différents.
Dans le premier entraient des élèves de quatorze
à seize ans. C'était imposant déjà.
Ces jeunes personnes, espoir el gloire de leurs
familles, en étaient rendues à l'étude du grand
siècle.
Je repris mes livres. Jamais professeur au Collège de France ou il la Sorbonne ne prépara sa
leçon d'ouverture aycc plus de soin et de tremble.
ment.
Si, du premier coup, je 11(; capGvais pas lUt"S
élèves au point de leur faire oublier ma pctitf
taille, 13 situation était compromise sinon perdue.
Les deux jours précédant mes débuts, mon
�•
TltOP PETITE
III
père, René, les jumelles ne passèrent qu'après
Louis XIV et son brillant cortège.
Je voulais dans un coup d'œil d'ensemble
embrasser tout le grand siècle, en éblouir mon
auditoire; fairc para lire comme unc vaste scène,
dans un pêle-mêle harmonieux, Bossuet el Racine.
Boileau et Molière, Louvois et Colbert, elc.; jeter
en passant quelques noms retentissants de victoires avec ceux de Condé, Turenne, Luxembourg.
De l'apogée de la gloire, descendre aux tristesses
du déclin de la solitude des derniers jours où la
rigide figure de Mme de Maintenon veille au
chevet désert du grand roi attristé.
Chacun de mes personnages, esquissé d'un trait
dans une attitude vivante, offrirait tant d'intérêt
que mes élèves s'écrieraient: déjà! » lorsquc se
baisserait la toile •.. et attendraient la leçon prochaine avec la plus vive impatience.
Au jour marqué j'arrive chez Mme Durand qui
me présente au cours des grandes avec tous lT\es
titres et qualités. Puis elle me laisse seule en faca
de mes élèves et de ma chaire de professeur.
Une ,'raie chaire élevée de trois degrés au-dessus
du so\. Je les franchis avec assurance. Mais au
moment de m'asseoir je m'aperçois que le siège
je suis si petite, qu'il allait
est si bas on pIn tôt qt~e
y avoir éclips de ma personne pour mon auditoire.
L'horreur de la situation me traverse J'esprit. Je
saisis un atlas, un dictionnaire de Bouillet qui sC'
trouvaient là comme des ,'auvcurc;, et grilcc à eux
je m'élôvç' ct domine la classE'.
Ce simple incident avait sufl1 pour m'onlever
«
�•
112
TROP PETITE
quelque chose dc mon assurance, je promène mon
regard un peu dans le vague, entre les cartes de
géographie et le tableau noir, mais aucune inspira.
tion ne venant de ce côté-là, je me décide à regarder bravement en face tous les yeux fixés sur moi.
Immédiatement le fluide passe. J'improvise un
petit exorde trt: simp le el très senti, puis sans
transition, comme si je craignais d'entendre l'écho
de mes propres paroles, je m'embarque dans le
grand siècle.
Le silence est .lbsolu ; je me laisse entralner par
mes propres accents, et quand je m'arrête, toutes
mes élèves ont encore l'oreille lt:ndue. J'interroge,
je questionne, l'heure se passe aveC-UllC étonnante
rapidité. Je me r~tie
avec un vague sentiment
d'admiration pour le llOllVeau professeur.
Tout ~ fail rassurée, je faisais deu; JOUl'S aprt:s
ma seconde entrée au cours des grandes.
Soutenue par mon premier triomphe L;[ les
gloires du grand siècle, qui devaient bien ljllelquè
peu rejaillir sur moi, je m'avançai vers mon ~ >iège;
mais cette fois il Glait si élev~
qu'il m'eCit été
impossible d'cn atteindre le faIte sans le seCOl1r<;
d'une chaise. On y avait amoncelé tout ce que la
classe pouvait contenir de plus gros livre' ; trois
ou quatre Bouillet s'y faisaient remarquer.
Je regardai les élèves; elles s'absorbaient ùans
une étllde profonde, penchées sur leurs cahiers
ou leurs Iivrcs; mais quelques coups ù'œil fllrtif:
111e disaient assez leurs intentions à mon égard.
Les larmes furent bien près ùc IllC monter au.yeux. lIIoi je les aimais déjà, ces enfants, et je
croyais qu'elles étaient toutes pr0tes à me le
�TROP PETITE
1I3
rendre; je pensais que mon premier petit discours
venant du cœur était allé droit aux leurs, que mon
6loquence avait dépassé ma taille et voilà qu'une
fois de plus je constatais que ce qui avait frappé
en moi c'était le ridicule de ma personne.
Je refoulai mes larmes et, avec tout le calme que
je possédai, je montai les trois marches. J'atteignis
le Bouillet qui couronnait la pyramide, l'ouvris il
la première page pour y chercher le nom de la
propriétaire.
J'appelai tout haut: Marthe Delcollr?
Un instant de silence ... Toutes les têtes s'étaient
relevées, m'examinant curieusement.
Je renouvelai mon appel.
L'élève sortit des rang:;, traversa la classe d'un
air fanfaron, dissimulant mal un certain embarras.
Je lui tendis le dictionnaire . ans un mot.
Je pris un second livre, puis un troisième, un
quatrième, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus un,
appelant les élèves les unes après les autres.
Le silence était complet.
- Mesdemoiselles, leur dis-je, je tiens l'ordre
pour une vertu capitale; je donne 50 lignes de
pensum, comme simple avertissement, à toutes
celles qui ont laissé leurs livres là où ils ne devaient pas être: j'aurai le regret de doubler cc
chifIre une autre fois si qnclqlle manquement sur
ce point venait à se renouveler.
Sans donner le temps d'un murmure, j'ouvris
mon livre et inttlTogeai.
- Berthe, quels sont les faits remplissant la
période gui s'écoule dl! traitë des Pyr6nées à celui
de \Vestphalie '1
�TltOP PETITE
xv
Les petiotes et les bOUiIletteB.
Cette petite scène me fit des amies et des ennemies; le premier cours d'histoire se partagea en
deux camps, les petiotes et les bouillettes, les
premières ainsi nommées par leurs adversaires à
cause de leur sympathie avouée pour moi, étaient
supérieures quant au nombre ct à la valeur mol'ale; les secondes devant lellr litre à leur déclaration de guerre ... ou à leur première défaite,
avaient juré de se venger du nouveau professeur
qui se permettait de leur tenir tête malgré Sa petite taille.
Je (is tout ce qu'il était en mon pouvoir de faire
pour essayer de ramener mes ennemies à de meilleurs sentiments, employant la plus excessive douceur ou une grande sévérité, selon les caractères.
Je réussis près de quelques-unes, mais les plus
mu finées me devinrent d'au tant plus hostile,
qlt'elles perdaient chaque jour plus de terrain.
Je finis par prendre le parti de ne plus faire
d'inutiles remontrances qui mettaient mon autorité en péril. et me Contentai de donner aux devoirs la note méritée, sans m'occuper davantage
de la mauvaise volonté de l'auteur.
Si j'oll voyais une, timide, revenir peu il pcu,
mais retenue encore par la crointe du parti aU<]l1cl
elle fai"ait défection, je me gardais bien de l'en
�TROP PETITE
115
féliciter tout haut, une mauvaise honte l'etH fait
reculer; par voies détournées, je l'attirais plus
loin, et j'établissais ainsi tout doucement ma
conquête.
Que de diplomatie parfois pour prendre la confiance d'un enfant! Comme il sait se retrancher
dans son for intérieur pour résister! Il Y faut pénétrer sans violence, rarement user du droit du
plus fort qui le mate sans le soumettre.
Mais quand on arrive, quel doux triomphe!
Que n'eussé-je pas fait pour compter dans mon
camp une (( petiote Il de plus! Rien ne me coûtait, ne me rebutait: j'aimais mes élèves.
Pour les conduire, les façonner comme une
cire molle, c'est là le seul secret.
Dans ce rôle d'instituteur, l'esprit du devoir
tout seul ne suffit pas, il faut plus, il faut aimer sa
L'instinct de
tâche, trouver ses chaînes lég~res.
j'enfant lui dit bien vite celui qui l'aime ou celui
qui n'accomplitqu'une charge en s'occupant de lui.
Trois mois après mon entrée chez Mme Durand,
il ne restait plus que quatre « bouillettes )). Le
cours d'histoire marchait avec un entrain admirable et je m'applaudissais chaque jour de ma
résolution. En voulant pl'éparer l'avenir de mes
nièces, la pensée du devoir seule m'avait guidée,
j'y trouvais une intime jouissance, la [oree de l'oubli, un levier pour ce présent si difficile à porter,
une espérance lointaine, que les enfants que j'aimais me devraient, sinon leur bonheur, du moins
un :lvenir assuré.
Pâques approchait; les compositions étaient
faites, les notes données. Je sortais de mon cours
�TROP PETITE
pIns satisfaite que de coutume. Les devoirs de cff
trimestre, comparés à ceu~
du dernier, attestaient un progrès sérieux.
Je rencontrai Mme Durand dans l'escalier.
D'un air un peu mystérieux, elle me dit désirer
lne pn 1er.
Une allgmantation d'appointements, pensai-je
, ~d.ia
tement.
E!le me fit entrer dans son cabinet. Mais une
fnis cn face d'elle, je lui trouvai l'air plus embar!"nssé qlle mystérieux.
Aprl's m'avoir demandé quelques renseignement généraux sur mes élèves, elle arriva au~
lll11tinées. Je lui répétai ce que je lui avais dit déjà
plusieurs fois.
Ellr hocha la tête:
- Très malheureux, ces choses-là . mademoiselle, très malheureux 1. ..
- .le le trouve comme vous, madame, j'ai fait
ce que j'ai pu ...
- .l'ai vu les parents, ils sont très mécontents .. ,
très mécontents.
Un grand signe d'émotion chez Mme Durand,
c'était "écho répété de ses propres phrases.
- llt,los! je m'en cloute bien, madame, répondis-je; questionnée j'autre jour à bretle-pourpoint
par M 1l1<' X ... , au sortir du cours, je me suis vue
obligée ùe dire à peu prl: ' ce que je pensais.
- C'est ce qu'il ne faut jamais faire, s'écria
Mme Durand, avec vivacité ... Vous avez dit à de
parents des vérités d6sagréablc'i sur leurs etl~
fants 1 C'eS1 une grande faute, une grande faute,
mademoiselle; il fauf être bk-n jeune, bien jeune.
i 1lJ
�TROP PETITE
li?
m:1demoiselle, pour commettre une telle impru.
dence 1
- Mais, fis-je observer Mlvemcnt, on m'a demanùé la vérité ... en toute conscience ...
- Cest toujours comme cela qu'on demande,
ce n'est jamais comme cela qu'art répond, fit
Mme Durand, avec ltn motlvement d'~paules
ex.primant sa pi tié pour mbrt it1expérlence.!. Tou tes
les mères, contillua.t-eI1e, ont plus ou moil1s lu
prélention d'avoir mis au monde des aiglons ...
- Les oies sont pourtant plus communes •..
- Je le sais mieux que personne, tmlis il no
nous appartient pas plus qu'aux autres ùe les plumer devant leurs parents, reprit Mme Dunnd, eh
continuant ]a comparaison avec véhémence, t
vous avez froissé Mme X...
- Mais, madame, ctoyez bien cependant y'IH.!
je n'ai donné qu'une opinion très mitigée, très
adoucie ...
- Enfin, l1l::tdemoiselle, je suis désolée, désoIGe ... Mme X ... va peut-être m'enlevel' sa fille,
- Au point de vUe Jes attIres élèves, cc ne
sera point un mulheur. .. Hélène esl d'un füchcux
exeh1ple.
Mme Durand cut un geste d'impatience et Sa
voix s'abandonnant il sort ton nàturel eut des notes
aiguës, sans accord.
- Vous faites bon marchG ' des élèves, mademoiselle, comIlle une personne qui n'a jamais cu
il s'occupet des moyens d'cxistehce ... Hélène par(al1t, Louise la suit, et Louise peut entraîner
Jeanne. Vous voyez, mademoiselle, que c'est plus
irave Que vous ne pensez, beaucoup plus grave;
�118
TROP PETITE
l our moi, un vrni chagrin ... pour vous. une viye
contrariété peul-être ... mais une contrariété seulement. Je sais que ce cours n'était qu'une distraction à •••
Je l'interrompis:
- Les raisons pour lesl{uelles je donne des
leçons n'ont rien à faire en pareille circonstance.
Quelles qu'elles soient, elles ne modifieraient pas,
je puis me permettre de le penser, une résolu tion
que vous croyez, madame, nécessaire à vos intérêts. Je m'étais fail illusion en croyant sincèrement les servir, le cours ...
- Le cours marchait très bien, très bien, mademoiselle, dit Mme Durand donl les cordes vocales s'adoucissaient de plus en plus, vous faites
un excellent professeur, VOIlS savez prendre la _
jeunesse .•. vos leçons sont très bien comprises et.,.
- De grâce, madame, dis-je a\'ec un peu
d'ironie, ne me r0vélez pas de si précieuses qualités au moment où vous m'enlevez la possibilité
d'en faire usage ... dites-moi plutôt les torts graves
qui me valent la surprise que vous me ménagiez.
- Pourquoi me le demander, mademoiselle?
Le point de départ ~'est
cette petite cabale ... vous
n'y pouvez rien .•• vous en avez même triomphé
aussi bic:l que faire se pouvait. Mais c'eût été toujours à recommencer .. , les élèves grandissent...
sc sLlccèdent.
- Et je reste la même ..• Votl!> avez raison.
madame, je m'étais trompGe Cn choisi sant lC'
genre de distraction que vous avez bien vonlu
m'offrir dans votre maison, je vous en remercie
n6anmoins, car j'emporterai quelque expérience
�TROP PETITE
110
ùe plus... On n'a jamais trop d'expérience ...
Je me levai. Mme Durand me reconduisit jusqll'à la porte, disant des phrases il triples échos,
mais je ne les entendais plus.
Il était temps de me retrouver seul\:, car all premier instant de stupéfaction, Sllccédait une sourde
..:olète. Les paroles amères l1~
montèrent aux lèvres. Je ne pouvais songer à rentrer chez moi dans
l'état de surexcitation où je me sentn.is.
Je m'en allais à pas précipités le long de la
Seine. Où? Je n'en savais rien. C'était un beau
jour, presque le printemps; les arbres montraient
leurs premières feuilles, la vie s'éveillait sous \e
soleil, la [oule circulait. Que j'étais perdue dans ce
flot humain. Oh! Kerroch' 1 Kerroch'! où étaient
les petits sentiers où je , n'élais jamais seulc 7 où
m'accompagnait encore l'ombre de ceux que
j'avais perdus? lei, je ne sentais plus leur m) stérieuse présence. M'avaient-ils abandonnée? Cependant, c'était pour les enfants de Shara que je
travaillais; pour conserver le bien-être à celui qui
avait été Je compaghon de route de ma mère ...
Je bai sai Itlon voile, car le , larmes maintenant
me suffoquaient, amenées par le souvenir de ce
qui n'élait plus.
Que j'aürais voulu €tl'e morte 1 COlll.:hée; lù-ba~
près d'eux soUs l'herbe qui commençait ~t verJir.
Le repos! l'éternel repos, heureux ceux qui Il:
goûtaient! Là seulement, sous cette t\JITC 'du pay ,
ma 1ète fatiguée trouverait un soulagement.
Et je marchai , je marchais toujours sans ri eu
voir autour de moi. Arrivée près du pont du Cha-
�120
TROP PETITE
telet, je fus an"(:tée par un embarras de voitures.
Poussée à droite, à gauche, en avant, en arrière,
je me laissais aller comme une épave que le flot
peut indifféremment promener ici ou là.
-- Lia! dit tout à coup une voix près de moi.
Je me sentis en même temps saisie par le bras,
entraînée par une main nerveuse hors du groupe
où je me trou\ais. Je levai les yeux, poussai un cri
et tombai dans Ics bras de Mme d'Arbelle ...
Cette rencontre soudaine, inattendue, achc\"a de
me bouleverser. Où étais-je? à Paris, à KeIToch',
je ne le savais plus . Je regardais l'amie de Shara
sans croire encore à sa présence. Elle- même, très
t!mue, pouvait à peine parIer.
- Pauvre enfant! pauvre enfant! munnul.ailelle en pressant mon bras passé sous le sien .
Elle arrèta une voiture, nous y mont,lmes. Alors,
me prenant par le cou, elle m'embrassa avec une
doulourellse tendresse.
- Je suis arrivée d'hier seulement, me dit-elle,
et aujourd'hui même je voulai~
aller VO LI S vo ir. ".
je vous emmène chez moi .. . vous ne pouvez rentrer
chez votre père en cet étaL .. Lia, quand je VOdS ai
reconnue, vous pleuriez sous ce voile noir, qu'a viez.
vous?
Que cetle simple question me descendait au
cœur! Il Y avait si longtemps 'lue je plcllrais sall<;
que personne me demandàt : Il Qu'ave7.-vous? 1)
Elle ne tarissait point la source des larmes, cette
interrogation; mais comme déjà ellc les rendait
moins amères 1
Nous étions arrivées rue ... , et comme j'hésita~.
â monter, lui montrant mes yeux gonflés et rougis ...
�TROP PETITE
12r
- Nous serons seules, me dit-elle, complètement seules.
Elles furent à la fois déchirantes et douces, ces
deux heures passées dans le souvenir de ceux qui
n'étaient plus là. Je m'abreuvais de leurs noms
ce!?t fois répétés, les recueillant sur ces lèvres
amies qui semblaient les faire revivre. Je parlai
aussi du présent si découragé, de l'avenir se dressant devant moi comme une épouvante.
Elle m'écoutait, laissant dtborder ce flot de
douleurs, jusqu'à ce moment silencieusement
contenues.
Assise près de moi, son bras entourant mon cou,
elle évo:luait, .comme d'un passé déjà très lointain,
la douceur des caresses maternelles.
- Les cordes trop tendues se brisent, disaitelle, on ne peut souffrir seul, à l'~ge
surtout oit
tllnt d'horizons devraient encore s'ouvrir. C'est
au-dessus des forces humaines ... Lia, laissez-moi
être votre amie comme j'étais celle de Shara ...
bien plus encore .. . Shara était heureuse, le bonheur n'a guère besoin d'amis, n'en voil-il pa~
dans
chaque sourire?
Une sorte d'apaisement el de repos, comme le
calme après la tempête, se faisait dans mon
âme.
- Vous ne serez plus tout à fuit seule, contiles amIs de
nuait-elle, les enfants de Shara ~eronl
mes enfants; mon mari ,limait tant leur p~l'c
...
Vous souvenez-vous? il l'appelait II mon fils l'uul »)
et, lorsque nous étions ensemble, 110US bàtlssions
des châ teaux en Espagne ... l'amitié des parents se
IGguait au enfants ... se transformait ... Vous le
�TROP PETITE
vovez bien, tante Lia, il ne faut pas pleurer aujourd'hui, comme si l'avenir des jumelles était compromis ... Elles seroj1t bien jolies, les jumelles:
COmltlent seraient-elles aUlremenL? 01+ tient de
"Oll pt'::re et de sa mère ... el je déclare me:;sieur:>
mes fils bien récalcitrants, si J'un des deux au
moins ne se laisse PilS ensorceler par les beàux
yeux de Charlotte ou qe Marguerite ...
- Oh! ce sera Marguerite, m'écriai-je avec
vivacité.
Je le crois. aussi, dit Mme d'Arbelle ave" complaisance. Et elle se mit à rire ùe tout son cœur.
Ah! tante Lia! tante Lia! voilà un cri maternel.
Je me mis à rire aussi de l'accent convaip.cn
avec' lequel j'avais parlé.
-Lorsque je\qllittai Mme c1'Arbelle, que j'avais
crue seulement compagne joy.euse des jours l1 e ul'eux, et que je trounis aujollrd'hui amie prète au
dévouement et à la tendresse, d'autres horizons
s'ouvraient devant moi.
- Ayez confiance, m'avait-elle dit ... les leçon
d'histoire ou de grammaire ne sont pas les seuls
moyens de préparer la dot des jumelles; VOliS
dessinez et reigl1~z
fort bien, mon mari sera Irop
heureux de reprendre les lecons d'autrefois ... et
moi . j'ai des connaissances, très variées, très
Jtcndues ... pourquoi n'essa}'prie2;-vQus pas d'écrire ... Allons, tante Lia. je 'eux que dans deux
mois vous Ill'apportiez une petite nouvelle.
�TROP PETITE
XVI
Entre tante Lia et l'auteur.
L3rsque huit heures sonnaient, je donnais le
signal de la prière. René laissait ses soldats ou ses
livres, les jumelles, leurs poupées et les images et
"on se déshabillait en babillant. La tête sur l'orei~
1er, on continuait encore, puis le feu se ralentissait,
je les drapais, les embrassais pour tons ceux qui
étaient partis et bientôt les respirations douces et
régulières se faisaient entendre.
Dormez, mes anges, dormez bien tant qu'aucun
souvenir amer ne saurait vous poursuivre dans
votre sommeil; dormez, car c'est l'instant où tante
Lia doit disparaitre pour céder la place à l'auteur.
Ah! que c'était donc difficile ce changement
à vue, ce dépouillement, cette métamorphose,
quand il fallait à l'heure fixée se mettre en communication avec des héros imaginaires, les laire
vivre, parler, marcher à Landerneau ou à Carpell1ras, quand on se sentait à Paris en corps et en
àme, touchant des êtres réels, écoutant le plus
léger de leur souffle.
Tante Lia ne s'était pas installée près de sa table,
avait à peine trempé le bout de sa plume dans
l'encrier, que toutes les petites contrariétés du
jour, les piq1lres d'épingles, les mille tyrannies de
la vie matérielle s'abattaient autour d'elle comme
une nuée d'insectes bourdonnants; ou bien, le
�TROP PETITE
passé, profitant du silence, venait s'asseoir à ses
côtés, lui dire tout bas: T'en souviens-tu? C'était
le soir, nous nous étions oubliées toutes deux à
l'étang; après le jour qui se mourait doucement,
venait la nuit, mais la nuÎt claire avec la lunc
argentée, et nous disions, regardant le ciel où montaient les étoiles:
- N'est-ce point là peut-être que voyagent les
:lmos, avant de se rencontrer toutes dans un mêmt'
monde?
Je m'en souviens ••• et t ce soir-là, les êtoile~
avaient des clartés de regards doux et lumineux
qui noliS suivaient à travers le petit sentier._ . .le nc
les \'ois plus maintenant sans penser que celles de
te' yeux, Sb ara, sont éteintes pour toujours •.. dans
la grande nuit dont le réveil est si loin ...
T'en souviens-tu? Quand le chalet se faisaif
~ilencux,
que tous étaient parlis, je montais près
do toi, et, m'asseyant un ouvrage à la main, touchant la chaise où tu étais étendue, nOlis causions
dc\'ant Je halcon oU~'ert;
le parfum des roses du
Bengale arrivait jusqu'à nous, le vent hruissait
dans les feuilles .. _ si je te voyais triste, je t'emhrassnis ...
Je m'en sOllviens ... Mais pour toujours maintennnt ton baiser s'est glacé el plus jamais désormais sur mon front je ne l'en lirai les caresse.
maternelles.
T'en souviens-tu'! (llh !1ldr 'hion.; cote- i\ côte
dans le sentier du bois, disl!1t tout has des mots.
que sans rougir 011 pouvait tout hallt répéter. Lc5
'loc')ettes bleues se penc11aient ,ur leurs tIges, le,;
l1onche·'dnr(lcsdansaienf dilns lc~ r~l, ons cie "nlei!. ..
�TROP PETITE
12 5
Je m'en souviens ••• AJors je croyais que ln. Heur,
l'oiseau, l'insecte, chaque être vivant avait ic~bas
son jour de bonheur; maintenant, je sais qu'il
n'est rien de plus éphémère et qu'une fois mort il
peut ne jamais renaItre.
Quand ce n'était pas le passé qui revenait, c'était
souvent l'avenir qui accourait de je ne sais quel
lointain, secouant au-dessus de moi ses inquiétudes
'ragues, agitant ses questions sans réponse.
Que de luttes, de discussions, avant d'avoir
forcé le passé au silence, renvoyé l'avenir dans on
obscurité, fait patienter le présent en le remettant
au lendemain! Alors, quand tante Lia étDit vaincue,
l'auteur prenait la place conquise à si grand'peine.
Penché SUF son cahier, éclairé pur la lueur
douce de sa petite lampe de porcelaine blanche il
filets d'or, il travaillait à la dot des jumelles, suivant ses héroïnes (toutes de taille superbe, ~ démarche majestueuse) à travers les différentes
phases de leur ·existence.
Cet auteur ne rêvait pas la gloire . .. La gloirt!
vaine fumée! 'Mais il aspirait avec une ardeur
incroyable au jour où il vermit sa prose pas~er
en
petites lignes serrées dan les colonnes d'un journal
Jo mode.
Ce jour heureux arriva, préparé par Mme
ù'Arbelle.
Elle parla Je moi à une amie qui dirigeait une
charmante publication, Je fus admise. 0 journnl
béru! quelle reconllai5sallce ne t'ai-je pas vouée!
et ne te conserverai-je pas, pour avoir donné place
à mes premiers essais dans tes feuilles, qui s'en
alLajent chaque semaine dans tous les coins de la
�TROP PETITE 1
France et de l'étranger, porter quelque chose (!u
goüt parisien, de ses échos artistiquec;.
:Via première nouvelle avait paru, mais ma protectrice littéraire restait mystérieuse. Cent fois
l'II me cl'Arbelle ayai t do me présen 1er, cent fois
ce proje!. Et cepenmille raisons avaient eltrav~
dant, combien cetle ·présentation me tenait au
cœur l Combien de fois n'avais-je pas fait cette
,i.,ite en imagination!
Tante Lia devrait rester il b port~
l:t l'auteur
seul paraitre devant la baronne, une vraie baronne,
avec de vraies armes. C'était \ln peu intimidant. ..
:l\his pOllr un auteur déjü impril1lG ! ... JI s'en tirait
avec avantage, causait avec él':gance, simplicilt:,
demandait .les conseils, se faisClit indiquer s""
ù~fauts
les plus saillant!;, et.:.
Vers la fin de la visite, cela marchait si bkl1
entre la baronne et l'auteur, gue taute Lia ne pouvait s'emp&cher d'entr'ouvrir la porte et de glisser
son 1110t '\ l'endroit de la phrase des remercieUJents et de la reconnaissance.
Toul cela c'était la visite en imagination. Eu
l"Gulité, ce ne fut pas tout à fait la même cho:.e.
L'auteur est introduit dans II) petit salon du
goùt le plus artistique. Quelques minute ~e passent, puis la porte ~'ouvre,
la baronne paraît. PaIt.
et distinguée, elle s'avance, ses yeux gris, profonds, fixés sur l'auteur. Pauvre auteur! Il veut
placer sa première phrase, mais une insurmon_
t,tble timidité le saisit; il veut ouvrir les lèvres,
tous les discours préparés s'évanouissent. Il bégaye,
balbutie les mots les plus banaux.
La baronne parle cependant d'une voix trlos
�TRO? PETITE
.
lion CI lé sourire ~lL
lèvres et dans les yeux quelque:i chose de très fin et de très bOl).
Mais rien n'y I"ait, l'auteur ne se remet pas el ~a
déroute est complète! quand là baronne parle de
ce qu'ont rapporté les petites lignes rangées datls
les colonnes de son journal.
- Oh! madame! est-ce possible ? ..
Ce fut toute l'exclamation, non préparée, qui
répondit au chiffre inattendu.
Et deux l)etits rouleaux glissaient des mains de
la baronne dans celle de J'auteur.
Dieu lui pardonne! Unc fois rentré ch el lui, il
ollvl'it ces petits rouleaux et ses lèvres se collèrent
sut Je vil métal 1. .. Double baiser de tante Lia et
de l'auteur.
Quels rêves de nuit et de jour, après cette
cntrevue qui assurait une place dans le journal,
donnait l'espérance d'être un jour édité!
Les volumes à couverture gris bleu pleuvaient
de tous côtés avec la petite bande: « Vient de
paraItre 1\. Sur quelques-uns il y avait: « Couronné par l'Académie. » Ces volumes pénétraient
dans l'Institution Durand, les " petiotes » les
lisaient avec enthousiasme; les (J. bouillettes Il les
ouvraient par curiosité et elles voyaient avec étonnement s'en échapper des héroïnes svel les et fières
qui les forçaient à s'incliner devant elles.
Los jumelles aussi tournaient les feuillets et
\'oilà que des pièces d'or roulaient de tous côtés.
La réalité n'atteignit pas le rè\'e, mais n'en
,lépflsga pas moins toutes mes espémnces. Encour:lgéc, protégée par la baronne et Mme d'AIbe~l,
je fus imprimée dans plusieurs journaux, éditée
�TROP PETITE
avec succès, et chaque année voyait grossir le
capital qui devait former la dot des jumelles. Ce
capital, chose sacrée! on n'y touchait que dans les
moments critiques; il s'amassait tout doucement
dans J'ombre avec ses intérèts composés. On n'en
parlait jamais. Tante Lia devenait même un peu
comme les avares. Quand Mme de Gisèle lui
disait parfois d'un air qui avait envie d'en savoir
q l1clq ne chose :
- Encore un nom'eau livre! Cela vous représcntc de l'argent?
Tante Lia répondait avec un soupir hypocrite):
- La vie a bien des exigences 1. •. l'éducation
des enfants, la vie matérielle, tout est hors de
prix.
Mme de Gisèle se hâtait de reprendre :
- Oh! je comprends! je comprends, mademoiselle Lia, j'admire comme vous menez votre
harque.
La sienne s'en allait tuujours au courant large
du luxe et du confortable: « Exigences de situa- •
tion! » disait-elle aussi en soupirant comme moi,
mais ce n'étai! pas pour cacher Je même jeu.
XVII
Chaille au danller,
Rb :) la reine.
C'est une vieille devise bretonne. Je l'avais
déchiITrée dans un vieux manoir du pays de mes
rêves, inscrite dans le granit'd'une haute cheminée.
�TROP PETITE
J'en ni fnit mon profit depuis, quand, aux jours
trop cruels cie mes premières année à Paris, la.
tristesse, comme une robe de 'plomb tombait sur
mes épaules, m'enveloppait de ses plis lourds;
quand une difficulté, insurmontable, me paraissait-il, venait frapper à ma porte pour s'installer
au foyer. Si je me laissais envahir par la tristesse,
prendre par le découragement, qu'en adviendraitil pour ceux qui m'entouraient? Quelle atmosphère
créerais-je autour des enfants chéris qui étaient
devenus les miens?
( Chante au danger, ris à la peine l', petite Lia,
pour ne pas la voir, la peine, assombrir des fronts
trop jeunes pour la porter. Si tu veux faire des
énergique.s et des forts, toi qui les conduis, ne t'en
va pas le visage austère ou figé dans ta propre
douleur ... Ris à la peine.
La gaité soulève les fardeaux, les fait porter
allégrement. Réagis contre l'ambinnce intérieure
de tes souvenirs. « Chante à la peine! » Souvent,
très sou\'ent, j'ai pris la devise à la lettre, tellement
que Son application est devenue une nabitude.
I( Chante à la peine , ), Et pour exciter au travail,
à une t<lche qUI pou vai t paraltre ingrate à mes
chéris, car j'associais les jumelles, encore toutes
petites, à mes de\'oirs de maîtresse de maison,
leur mettant le balai et le plumeau en main, J'aiguille aux doigts, je les faisais chanter en exécutant des travaux familiers devant lesq lIels elles
eussent [ait la moue, si ln ritournelle dansante de
quelq ue vieille chanson de Prance, le l'cfrail'l
scandé, n'étaient venus avec la chanson joyeuse
leur rendre la besogne légère.
li
�TROP PETITE
Et à celui auquel je voulais former une âme de
chevalier, fière et forte: cc Chante au danger! » lui
disnis-je. Chnnte devant ton jeune sang qui coule
après cetie chute, cet accident. Plus tard, puisque
tu veux être officier, il te sera demandé peut-être
tout Je sang de tes veines ... tu n'hésiteras pas à le
donner pour ton pays jusqu'à la dernihe goutte.
Chante au danger, fils de 1110"11 frère Paul et de ma
sœur Shara ... Je ne leur disnis pas, à ces enfants
de mn douleur, que s'ils voyaient pa 'se1' leur
pau vre grand-père, comme un fantOme désespéré, qui semblait sortir du pnys des ombres, c'est
que, jamais cbns son enfance, sans dOllte, on ne
lUI avait appris la derise bretonne ...
Chanter au danger, c'est le conjurer, c'est le
vaincre. Rire à la peine, c'est presque la transformer
en joie puisque c'est la victoire de l'~1.e
et de la
volonté sur la sensibili té, l'impression qui sort des
choses ... Chante, chante à la peine, petite Lia, le
sujet de la chanson jamais ne te manquera.
XVIII
Longtemps après.
Laquelle j'aime le plus des deux, je ne saurais le
dire. Les mères on1-elles des préférences, sinon
pour celui de leurs enfants qui souITte davantage
ou que ln nature a disgracié? Dieu merci, ce n'est
point là le cas des jumelles. Elles sont heureuses
et jolies.
�'l'ROP PETITE
Non, en vérité, je ne sais celle que je préfère,
de Charlotte un peu coquette avec ses yeux noirs
très ouverts, brillants comme des diamants, ou de
Marguerite avec ses airs « en dedans », comme
dit René, pour exprimer ce je ne sais quoi de
pensif et de profond qui est un de ses grands
charmes.
Charlotte, c'est la joie, le mouvement, la vie;
Marguerite, c'est la tendresse, le sourire, mais
lussi la flamme, « le feu sacré l' comme son père.
Entre elles jamais un nuage malgré la différence
des natures et des caractères. S'admirant réciproquement, l'une reconnaît toujour il l'autre des
ejualités supérieures aux siennes.
Moi, je les trouve toutes deux supérieures à
toules les jeunes filles que je connais. Ne sont-elles
pas mes enfants? PasexcIusivement, hélas! dois-je
ajouter, Mme de Gisèle m'en fait souvenir. Ce
'TIatin même, elle me l'a rappelé.
Les jumelles ont dix·huit ans, leur grand'mère
les réclame pour le monde ... et pour elle, afin de
se faire une troisième jeunesse avec la jeunesse, la
beauté de ses petites-filles.
Le général est en retraite depuis quelques années; partant, les salons de Mme de Gisèle un peu
désertés. Quelle meilleure occasion de les voir de
nouveau habités, remplis '?
Comme Charlotte, si sémillante de gràce vraie,
d'esprit' touche à tout, comme Marguerite, enve·
loppée de sa distinction un peu fière, de son
charme mystérieux, feront une belle parure il la
générale!
ne parure! vraiment oui, c'est bien là ce que
�TROP PETITE
seront mes enfants pour la générale. J'en ai eu
aux yeux des larmes de rage, au cœur de mauvais
sentiments.
Quand je les ai vues partir toutes deux, j'aurais
voulu les lui arracher, pouvoir les fuire rentrer
dans leurs berceaux : « Mais venez donc veiller
leur enfance qui pleure, soigner leurs nuits enfiévrées, vous asseoir à leur chevet, dévorée d'inquiétudes, et rester des heures entières écoutant leur
respiration, oppressée de leur oppression. ))
Et plus tard, venez donc encore, le matin, le
jour, courez en grande hùte, à la leçon d'histoire,
à l'atelier, à la musique; le soir, brisée souveut de
soucis et de fatigue, tnn"aillez encore, jusqU'à ce
yue ln plume ou l'aiguille tombe de vos doigts .. "
Tout cela, c'est la maternité, prenez-en donc votre
part. ..
Mme de Gisèle n'a jamais réclamé celle-là, et
l'eût-elle réclamée . .. je dois le dire pour être juste,
j'en eusse été jalouse, absolument coml11e je le
suis aujourd'hui qu'il s'agit de les conduire dans
le monde.
Allons, tante Lia, il faut se rai onner.
Est-ce tlue je ne désire pas pour mes chéries \ln
peu de gaieté el de plaisir? N'ai-je pas par instants
comme une sorte de hüle de les ,"oir jouir de lel1l'
printemps? Je sais trop qu'il suffit en avril d'une
nui! de froidure pour tuer les boutons pleins dt'
promesse ... Quelquefois, j'ai eu peur des gelée,..
J'avril, peur d'une omhre, peur de ma peur.
La générale est la seule qui pui'lse donner à me,.;
enfants les plaisirs Je leur âge, ceux dOllt on rêve,
et que }'011 regrette surtout, quund on n'y a pas
�TROP PETITE
,
L""
,),)
goûté, l'inconnu gardant toujours son prestige.
Il faut donc les voir sortir du cercle étroit de
la famille, hélas! trop étroit pour les contraindre
à y demeurer enfe.rmées. Et j'ai voulu ouvrir les
portes avant qu'elles sentissent l'air leur manquer.
on, je ne vellx pas que la maison de ' tante Lia
reste pl us tard comme un souvenir d'étouffement'? ,
C'est hier que les portes ont été ouvertes ... elles
les ont franchies gaiement, mais quand elles se
furent refermée s ... Dieu! que les larmes que je
versai me furent une boisson amère!
XIX
Dans l'ombre.
C'est ma place désormais! Nulle autre ne saurait
me convenir. Je dois au moins pour l'honneur de
ma dignité, et pour épargner mon amour-propre,
laisser croire que je la prends paree qu'elle me
riait. Dès longtemps elle m'est faite, celte place
d'arrière-plan ou cl'effacement total. Si je n'étais si
petite, je suivrais les jumelles dans le monde ...
Mais je suis ridicule. Peut-être mes chéries ne s'en
sont-elles jamais aperçues? Dans le monde on leur
ouvrirait les yeux. Elle·s rougiraient peut-être ...
sùrcment elles souffriraient.
Si j'étais grande! Il ier, ce cri de ma jeunesse
m'es! remonté aux lèvres comme un refrain quel'ILLe temps ouhlié, rappelant les .heures poi-
�134
TROP PETITE
gnantes, les déchirements, les déceptions cie toute!,
natures.
Les jumelles dînaient ctiez Mme de Gisèle, je
devais, le soir, aller les habiller. Oh! cela, j'y
tenais absolument, et elles aussi, les chères petites;
cent rois elles me l'avaient répété.
Et puis, mon père, comme un fait exprès, eut
absolument besoin de moi, moi qui ne lui ui~
jamais ulile, j'étais hier au soir indispensable il
son bonheur.
J'arrivai lard chez la générale. On m'avai t attendue, puis, désespérant de me voir, les jUmelles
s'étaient habillées, ai lées de leur grand'mère et de
la femme cie chambre.
- Seule admise dans le sanctuaire, -cria Mme de
Gisèle en entendant ma voix.
La lourde portièrè se souleva. J'enl rai, ll1archan t
sur le tapis rouge où l'on enfonçait jusqu'à la
cheville.
Dans la cheminée, le feu flambait clair et joyeux,
l'atmosphère attiédie élait imprégnée de parfums;
un beau dé ordre, qui n'élait pas l'eftet de l'art,
régnait sur tous les meubles. C'était chaud, élégant,
capitonné.
Les jumelles, éblouissantes de fraîcheur et de
beauté dans leurs robes cie tulle blanc semé de
perles, poussèrènt Ull cri de joie ct de regret en
me voyant.
- Chère petite lante, ;10US ne vous attendions
plus; si nous avions su! Nous voilà loutes prêtes.
- Que dites-vous de la transformation? fit la
générale cn me les monlranl avee orgueil... VOltS
m'avez donné cie modestes J)elils boulons de
�TROP PETITE
135
rose, je vous présente deux fleurs épanouies.
Je pensais qu'il suffisait d'un rayon pour opérer
cette métamorphose du bouton à la fleur, tandis
que, pour former le premier, il faut des soins
infinis, tour à tour chaleur et fraîcheur, pluie et
soleil... mais cette réflexion je la gardai pour moi,
ct Charlotte me dispensa d'une réponse.
- Vous êtes une fée! s'écria-t-elle en s'approchant de Mme de Gisèle. Et d'un geste spontané et
calin, elle entoura de son bras nu le cou de sa
grand'mère.
Mme de Gisèle se dégagea avec effroi.
- Petite sotte! Elle va tout m'enlever!
Charlotte recula d'un pas, regardant son bras
et soufflant légèrement;
- Ce n'est qu'un peu de blanc et de rose, ditelle sans s'émouvoir ... Julie aura bien vite réparé
ma maladresse.
- Impardonnable oubli, murmura Marguerite
avec une imperceptible raillerie, pendant que
Julie s'armait de crème Oriza lactée, de veloutine
Duchesse.
Et quand ce fut l( réparé n, que les épaules
furent redevenues irréprocbablement blanches,
Mme de Gisèle, rassérénée, vint se placer près des
jl1melles et me regardant;
- Voyons, ne me prendrait-on pas pour leur
11ère?
- VOliS ne sauriez jamais vieillir, dis-je sans
même m'efforcer d'ébaucher !ln so urire, car ses
piC] lires d'épingles en fonçaien t très profond.
- .Je vous ai dit quevousétiel s uperbe, déclara
.Charlotte d'un ton beaucoup plu~
convaincu l[lle
�TROP PETITE
respectueux ... ce rouge feu changeant, miroitant,
'"ous va à ra vir !
Et faisant le tour de sa grand'mère, du boutde Son
petit soulier de satin blanc elle repoussa la longuCl
traine de satin feu recouverte de dentelle noire.
'aurai-je pas l'honneur de vous plaire, bell(l
silencieuse? dit Mme de Gisèle à Marguerite.
- Chère grand'mère, je vous ai dit que chacune de vos toilettes était lllle Œuvre de génie,
celle-ci surpas e peut-être encore les autres.
La générale se tourna vers moi.
- Ne troll vez-vous pas, me dit-elle en attachant
son bracelet sur ses gants à vingt-deux boutons, ne
trouvez-vous pas que mes petites-filles ont Un type
tout à fait diflérent ?
Comme elle accentuait le possessif! 011 cùt dit
que les jumelles n'étaient plus du tout à moi ... Je
les regardai:
- Fleur et papillon, dis-je.
- Très bien trouvé, fit Mme de Gisèle en
prenant son éventail... Allons, mes belles, il est
temps, venez, mais ne brûlez pas vos ailes il la
première flamme, n'entr'ouvrez pas votre calice 21
tout yent qui passe.
Sur cet allégorique conseil, Mme de Gisèle me
tendit gracieusement le bout de ses doigts, que
j'aurais; volontiers pincé très fort, et elle sou leva
la portière.
, Les jumelles vinrent à moi.
- On peut vous embrasser de tout cœur sans
crainte de vous « détériorer 10, murmura Marguerite dans un baiser très tendre.
Et ellcs s'envolèrent joyeuses.
�TROP PETITE
J37
xx
René.
Je ne l'aime pas plus que ses sœurs, mais j'ai
pour lui quelque chose de particulier que je ne leur
donne point. Quoi? Je ne saurais !le dire. Tout ce
qui se sent ne s'explique pas. Aime-t-on du reste
deux personnes de la même manière? UaITection
se nuance à l'infini selon celui qui l'inspire. Elle
a mille façons de se traduire, une seule pour se
mesurer, le dévouement el le sacrifice. Aussi,
sondant mon cœur, je conclus à un amour égal
donné à neveu et nièces.
Je ne sais si René esl remarquablement beau,
moi je le trouve le plus charmant garçon de France
cl de Navarre. Il a pour lui une distinction naturelle qui ne lui permettra jamais de passer inaperçu dans un salon; une franchise d'allure, une
\'irilité, un ... J'aurais plus vile fait de dire ce
qu'il n'a pas !... Ce qu'il a, toul le monde le voit
comme moi, mais ce que le monde ne voit pas,
c'est le fond de sa nature si droite el si bonne;
il a conservé la fougue de on ellfance! son impétuosité de désir, mais avec cela un penchant à
creuser les choses. Il a l'esprit comme le regard:
interrogateur. Tout de suite, il dévisage pOUl' faire
dire à une physionomie son dernier mol. .. Une
grande sûreté de jugement el le besoin de rendre
�TROP PETITE
à chacun selon ses œuvres, voilà René dans ses
grandes lignes.
Depuis longtemps il a jugé, sa grand'ml:re, ses
sœurs qu'il adore, tout en prenant volontiers près
d'elles le rôle de Mèntor.
Des unes et des autres nous causons bien sérieusement 'tous les deux. Comme moi, il trouve la
société de Mme de Gisèle bien frivole pour Charlotte qui va au luxe, au plaisir comme à Son
élément naturel; aussi a-t-elle pour cela même les
préférences de sa grand'mère. La générale la déclarait, l'autre jour, une nature plus fine que celle
de sa sœur, parce que, disait-elle, le goût inné de
toutes les délicatesses de l'élégance et du confort
est la marque extérieure des tendances de l'esprit
et du cœur.
Je ne sais pas ce qu'il peut y avoir de vrai dans
cette opinion que je partage dans une certaine
mesure, mais le besoin de prendre le parti de
Marguerite que je trouvais mé.::onnue me fit soutenir avec véhémence -lue la simplicité des goûts,
le mépris des mille nécessités créées par le confort
moderne, attestent encore bien davantage une
nature élevée, planant au-dessus de tou tes ces
choses qui ne sont, après tout, que de petits esclavages, tyrannisant la vie de chaque jour.
- Eh bien! m'a dit Mme de Gisèle comme par
miinière de concession, admettons que Marguerite
a une nature plus élevée, parce qu'elle est indifférente au boire et au manger, et que, poursui"ie
par son fantôme d'art ou les rêves de l'imagination
elle ouhlie le soin d'une toilette. ne sent ni le froid
ni le chaud; mais ie maintiens que Charlotte, qui
�fROP PETITE
139
ne se trompera pas entre ulle truffe et des pommes
de terre, ne prendra jamais une ombrelle quand il
faut un manchon, choisira de préférence un fau~
teuil à une chaise; je maintiens que Charlotte a
une nature plus fine .
J'avoue être assez mal disposée ces jours-ci pour
la générale. Je gardai un silence qui ne lui parut
pas assez convaincu, car elle me chercha querelle.
- Cela ne vous suffi t pas? me demanda-t-elle.
- C'est selon, madame ... il faudrait encore
s'entendre sur ces deux significations, natUre fine,
na ture élevée.
Et sur cela nous voilà encore parties . Nous nous
sommes égarées, perdues dans de telles subtilités
que nOLIs avons tlni par éclater de rire. Ce gui
devrait être la fin de toute discussion, qu'on tombe
ou non d'accord.
Nature fine, avons-nolis dit) celle qui devine,
pénètre le côté délicat des choses, sorte de dilettantisme de l'esprit. Nature élevée, celle qui monte
sans effort vers le beau et le bien, embrasse les
larges horizons, plane au-dessus de mille petites
misèl"es.
Mais quelles qu'aient été nos analyses, nous
avons déclaré que nous avions lieu d'être largement satisfaites des natures fines, élevées, déli.::ates, etc., etc., de nos nièces ct petits-enfants et
nOlis nouS sommes séparées, la générale et moi.
en nous serrant cordialement la main.
�Lj.o
TROP PETITE
XXI
Savoir vieillir.
Ce premier hiver mondain dépasse beaucoup en
mouvement, en plaisirs, ce que j'aurai uésiré;
mais, une fois bncé, commen 1 résister à l'entraînement, au courant?
Le Carême va s'ouvrir, et aujourd'hui même j'ai
parlé au nom du grand principe chrélien gui doit
mettre fin à la dissi.pation.
Quel assaut j'ai subi de la par! de Mme de
Gisèle! Quand, après avoir essayé de toutes ses
armes, elle m'a vue rester inébranla hlé, elle a crié
au ridicule, cOlllme 011 crierait au feu!
Que dira-I··on des demoiselles .de Gisèle '1 ..•
- Dehray, rC'pris-je tranljuillement.
- Qu'elles fonl pénitence! continua la générale;
Illai' il vaul aulant les recouvrir de cel1dr~
et de
t:i1ices.
- Je ne le leur défcnus pas, madame, ce serail
peut-être d'un fructueux exemple.
e plaisantons pJs... Vraiment, made,
Illoi seile Lia, "uus me contrJriez horribleinenl.
- Croyez, madame, que je sui s réellement dé~ [)Ié
c de ne pouvoir me rencontrer arec rous sur
.:e point.
- Il fau t èt re Breton, pour en tendre le carème
ue ,' clle f;lÇOIl.
- Hélas t jt! ne Je vois que trop.
�TROP PETITE
A Paris, c'est le moment où l'on s'amuse le
plus, dans la meilleure société ... Quelle raison
donner? dit]a générale en pressant son front dans
ses mains avec une véritable angoisse.
- Madame, vous vous déchargerez complètement sur une tante originale, 'extraordinaire, une
Bretonne enfin, qui en est toujours auX vieilleries
enseignées par l'Eglise.
- La chose ne s'expliquera pas si facilement. ..
je suis la grand'mère de vos nièces, mademoiselle
Lia, vous semblez un peu l'oublier.
- Je ne saurais oublier que je leur:ai tenu lieu
de mère !. ..
Qltel soulagement de pouvoir enfin le lui dire,
le lui prouver en faisant acte de légitime autorité
ÙàJ1S un cas olt ma conscience de ,chrétienne me
disai t que je devais agir ainsi.
Je n'étais pas fachée non plus que les jumelles
la sentissent de temps en temps, cette autorité.
Charlotte a le cœur un peu gros, Marguerite
n'est pas fâchée de reprendre ses pinceaux.
René est venu précisément aujourd'hui; sous
prétexte de quelque lettre à écrire, je me suis retirée pour laisser ensemble le rrère et les sœurs.
DanR,Te feu de la conversation iJs oublièrent sans
doute que ma chamhre était voisine de la leur et
parlèrent si haut qu'il me fut facile de suivre ce
Cjlt'ils se disaient.
Les voix: de René el de Charlolle étaient montées
à Un diapason élevé.
- Vous l'avez abandonnée, disait René, avezvous seulement insisté pour qu'elle vous accolllpagnàt? (Je compris que j'étais en question.) Toi,
�TROP PETITE
Charlotte, tu es grisée par le luxe de ta grand'mère,
tu la vois à travers un prisme.
- Oh! par exemple! protesta Charlotle avec
impertinence, je la vois Comme tout le monde, à
travers un nuage de .. ,
- Tais-toi, Charlotte, interrompit René.
, Elle reprit avec une certaine commisération:
- Pauvre grand'mère! cela m'a fait de l'l
pell1e., .
El elle raconta une cOIH'ersation surprise, ù 10
dernière soirée de Mme de Gisèle, entre del~
jeunes fgens qui plaisantaient sur l'étemelle jeunesse de la maitresse de maison.
:', Ah ! madame de Gisèle, si vous aviez (entendu!
Vous auriez un instant regretté tant de temps el
de peine passés à essayer de dissimuler vos rides
et vos cheveux bloncs. Ils sont là, on le sait. ; puisqu'il faut les subir, ne vaut-il pas mieux s'en faire
une couronlle ... mélancQlique et respectée?
Savoir vieillir! quel art ou plutôt quelle vertu!
Se détacher de la vie, à me. lire que la vie se déta·
che de vous, c'est s'épar!l'l1er bien des 'déceptions
et des amertumes, c'est être chrétien surtout.
Suivre d'un œil de regret la jeunesse qui 'en \"a,
oh! c'est hi en naturel! mais à chaque :chose qui
nouS dit adieu! il faut répondre adieu.
Voilà le détour du chemin; sur la route parcourue, ne res tait-il point encore quelques fleurs 'r
Elles ne sont plus pour nous.,. d'autres vont les
cuei llir. Adieu ... Et voilà le hout du sentier, Qu'il
est proche! le point de départ se perd dans la
brume ..• L'issue est fatale; pas d'illusion possible.
�TROP PETITE
143
Que de discours peuvent tenir les cheveux qui
commencent à blanchir! J'en suis là déjà. Il va
douc falloir, moi aussi, que j'apprenne à vieillir,
afin d'ètre seule à supporter mon âge, ct le faire
oublier à cellX qui m'entourent. En moi, depuis
lon g tem ps, bien des ressorts sont brisés. Pour
mourir, la gaieté n'a pas attendu les années, mais
j'ai encore l'activité, l'entrain, la volonté; ,toutes
choses qui iront s'affaiblissant, s'éteignant. Pour
les rem placer je ne vois que la bienveillance. 1\ voir
le pardon facile, les bras, ouverts, le sourire qui
accueille, autrement on pourra bien nous donner
Je froid respect, mais non la confiance qui console
des sentiments plus chauds que nous ne pouvons
plus inspirer.
Oui, la confiance, c'est tout ce que nous avons
le droit d'attendre, d'espérer, et lille d'elforts pour
la faire naitre chez les plus jeunes pour les plus
àgés! Beaucoup plus de diplomatie qu'il ne nous
en a fallu autrefois pour plaire! lleureuse jeunesse! Tout va bien à son front, même la douleur
pour laquelle elle n'est point faite! tandis que sur
un front qui vieillit, la tristesse devient morose.
Au bord des cils blonds, une larme n'est qu'une
perle brillante qu'un sourire séchera bientàl; dans
un regard terni, c'est le voile assombri.
Au printemps la neige pcut tomber, on sait que
le rayon n'a qU'à passer pour la faire évanouir et
donner à la neur qu'elle cache sa beauté et sa viglleur ... Mais en un jour d'hiver, sous la neige,
c'est encore la neige . ..
Un frisson me court clans les moelles ... 11 fail
froid cc soir ... le feu s'est éteint dans ma cheminée
�TROP PETITE
où le vent souffle avec une grande mélancolie ...
J'y \'a is jeter un sarment, flamme d'un instant, à
laquelle je serai seule à me chauffer.
XXII
Le Gris.
De quel pays viens-tu, insondable ennui? Toi
qui ne nais, ni des incidents du jour, ni de la contrariété du moment, où est ta source? Quand elle
n'est ni dans le désœuvrement de la vie ou du
cœur, ni dans une cause défi nie de tristesse?
Le sais-je? Mais qui n'asenti cet ennui que rien
ne peut mettre en fuite, qui s'accroche à toutes les
fibres de l'être comme l'ombre s'attache aux pas!
Qui n'a senti cet ennui ne peut comprendre ce
qu'il est.
Lassitude générale de soi-même, de la vie et de
autres; atmosphère grise enveloppante, comme le
brouillard épais de ces jours où le ciel s'abaisse
pour fermer tout horizon .
Le gris incolore partout; le gris par devant, par
derrière, toujours le gris. Et ['on a celte impression désolée que cela s'étend à l'infini, à tous les
êtres; qu'un rayon jamais ne viendra percer cette
uniformité. On n'est bien nu lle part et l'on ne
croit pas qu'il soit possible d'être bien quelque
part.
�TROP PETITE
145
« On n'est bien qu'aille urs. )) Ce n'est ni ici, ni
là; pas d'oasis créée par le rêve qui puisse charmer. Non, ailleurs , ailleurs 1. ..
Ennui insonda ble, tu n'cs peut-êt re que la nostalgie du pays inconn u pour lequel nous .somme s
faits.
XXIII
Les grandes questions.
Margue rite comme nce gaieme nt son carême .
- Quelle douce péniten ce, disait-e lle ce matin,
retrom 'er mes chers pinceau x comme de vieux
amis fidèles, mais délaissé s. Ils avaient la mine un
peu triste, décour agée, mais je leur ai donné le
haiser de la réconci liation et les voilà qui se remettent à l'œuvre avec une nouvell e ardeur ; ils vont,
viennen t, touche nt à tout, s'égare nt dans les sousbois, s'agiten t dans le feuillage, puis remont ent
aux nuages, s'y perden t, redesce ndent sur le
eaux, les bleuiss ent, les argente nl. .. Jamais ils
n'ont eu une telle liberté d'allure .
Marguc rite babillai t ainsi, penché e sur son chevalet, ct si son pinceau n'avait jamais été plus
léger, je ne l'avais jamais trouvée plus jolie, ellé,
ayant dans le regard la flamme que j'aime, avec
quelqu e chose de plus que de coutum e.
Ce matin elle est allée à l'atelie r de M. d'Arbelle, elle n'y a point trouvé sculcm entlc mari de
�TROP PETITE
mon amie, mais son fils, revenu au logis qu'il avait
quitté depuis un an bientôt.
Je me demande, le cœur entre l'espoi r et l'n ngoisse, si le rêve des parents, le rêve d'autrefois,
deviendra aussi Je rêve des enfants?
Depuis lJ u'ils ont grandi, Mme d'Arbelle et moi
n'en ;'lVons jamais reparlé.
Le cœur de Marguel:ite est libre encore, mais le
moment psychologique n'est-il pas arrivé où de
l'amitié d'enfance on passe tout à coup à un autre
sentiment? D'un instant à l'autre le coup de baguette magique peut opérer la transformaiioll ...
s'il ne frappe pas les deux en même temps !. .. Ah!
Margueri te, ma fleur chérie, je voudrais t'emporter
loin, bien loin ... C'est cette gelée d'avril qui me
fait peur ...
Marguerite me parlait encore de son pince<l.l\,
10rsCjue Charlotte entra. Le Carème lui pesait-il
déjà?
Le pas un peu trainant, elle arriva près de sa
sœur, s'arrêtant et regardant le tableau:
- Ce n'est pas mal ce Cj ue tu fais là, dit-cHe sans
chaleur.
- Je le crois bien, reprit vivement Marguerite,
c'est ce gue j'ai fait de mieux peut-être. Pierre
d'Arbelle me l'a dit du moins .
- Ah! fi l Charlotte. Et elle se laissa tomber
avec fatigue sur une chaise. SOl~
regard distrait
sllivaillc pincC'uu de plus en plus inspiré.
Je J'o/Jsenais san' en avoir l'ai,.. je Ile retrOIl-
vais ras mon brillant papillon; se serail-il brùlé
seulemenl Ulle
'cs ailes! E.t m'en apen.:\'ri~fois le malheur [;li! 1
�TROP PETITE
Il ne me coûterait nullement de gagner ma
vie avec mon pinceau, dit Marguerite, même j'y
lrouverais un certain charme.
- Cette perspective me paraîtrait à peu 'près
aussi réjouissante que celle d'être enterrée vive,
répondit Charlotte.
- Prends donc un livre ou un ouvrage,
lui dis-je, c'est fort ennuyeux de ne rien faire.
- C'est beaucoup plus ennuyeux de ne pas
faire ce que l'on veut, quand c'est aussi simple
que de rester assise comme je le suis.
Elle se leva avec un peu d'humeur el quitta le
salon.
- Qu'a donc ta sœur, Marguerite, le sais-tu?
Marguerite laissa son aquarelle et vint, le
yisage soudainemerü attristé, s'asseoir à mes
pied s.
- Chère tante, me dit-elle, je voulais justement
vous parler de quelque chose ...
Elle s'arrêta un peu embarrassée.
- De quoi s'agit-il, ma chéri€? je t'écoute ...
,-- Je trouve M . de Piel charmant ..
- Vraiment? fis-je un peu étonnée ...
- Pas pour moi, reprit-elle en rougissant
heaucoup ... pour Charlotte ... il lui conviendrait,
je pense .. .
- C'est fort possible... mais il serait essentiel que Charlotte lui convint.
- Elle lui convient, dil Marguerite avec aSSll~ :lnce.
-
Te l'aurait-il dit '?
- Oh 1 ma tante 1 !lt-elle, comme si je l'accusais d'une énormité... Ces choses-là se voient bién
�TROP PETITE
sans qu'on vous les dise, continua-t-eIle, et je
sùis setre que s'il ne la demande pas, c'est que sa
famille s'y oppose, parce que nous ne sommes
pas assez riches ...
- En ce cas, ma pauvre chérie, lu vois que j'ai
doublement raison de mettre fin auj{ occasions
que l'on a de se rencontrer sans cesse.
- Il 'y aurait un moyen peut-être de tout
arranger, ma tante ...
Elle s'arrêta, ne sachant trop comment con.
tinuer; je ne devinais pas où elle voulait en
venir.
- Voyons ce moyen? Aurais-tu, comme ce roi
de la fable, le don de transformer en or tout ce
que tu touches?
- Peut-être! fit-elle en relevant la tête d'un
petit air vainqueur: j'ai mes . pinceaux 1...
Ecoutez-moi jusqu'au bout, je vous en prie ... je
suis la meilleure élève de M. d'Arbelle, il me l'a
dit, j'arriverai...
Elle prit un air câlin, el du tabouret passant sur
mes genoux, elle entoura mon cou de ses bras
et continua tout bas sans me regarder:
- Tante Lia, vous avez det gagner beaucoup
d'argent avec vos livres, vos leçons el vos peintures '? Donnez tout à Charlotte, moi je n'ni pas
hesoin de dot ... j'épouserai 1'art.
- Etla misère, dis-je en souriant pour cacher
mon émotion.
- Oh! ma tante, reprit-elle en fixant sur
moi son regard bleu tout humide; vous travaillerez. bien encore un peu; noUS ne rerons ras
beaucoup de dépenses... nous ne lenollS pas
�TROP PETITE
149
beaucoup au luxe. .. tandis que Charlotte ...
Elle prononçait ce « nous» comme une caresse
qui fondait en une seule personne, elle et moi,
nouS associait dans le même sacrifice.
- C'est bien simple, n'est-ce pas, ma tante,
vous n'uurez llU'à continuer ce que V01.:S faites et
moi qU'~l
commencer... dites oui... c'est oui,
n'est-ce pas? insista-t-elle, voyant que je me
taisais.
- Je te promets de penser il tout ce que tu me
dis, Marguerite, si le parti dont tu parles se Pl'ésente pour Charlotte; mais en attendant, ma
chérie, je te demande de ne rien dire à ta sœur ùe
la conversation que nous venons d'avoir ensemble.
Il ne but pas lui monter l'imagination, en lui
('aisant entrevoir la possibilité d'un mariage qui est
bien au-dessus de tout ce il quoi elle peut prétendre.
- C'est, .bien triste, dit Marguerite avec une
profonde mébncolie ; c'est bien triste de penser
"lue les qualilés d'une femme, son esprit, san
creur, et même sa beauté, tout disparnll devant
(ante Lia, j'abanune do!. .. Aussi, voyez-u~,
sans un regret, ne croyez pas
donne la li~1ne,
que je fasse un sacrifice en VOLlS parlant comme je
,iens de le raire ... Je veux qu'on m'aime, pour
moi, pour moi toule scule, sans allcune considéralion dc fortune ... Cela :1l'ri,'c hien quelquefois
ma tantc? dcmanda-t-elle
encore ces chose-l~,
a~'ec
une certaine anxiété dans le regard et la
voix.
- Ton père Cl épousé ta mère pour elle-même,
siUltJlemenl parce qu'il l'aimait.
�l'ROP PETITE
Marguerite eut un sourire ému .
C'est inconscient encore, mais Marguerite aime
son ami d'enfance!
J'ai le cœur très agité.
6 mars 18 ...
Cet après-midi, en revenant de conduire Charlotte et Marguerite à l'atelier, je trouvai à ma
porte le coupé de Mme de Gisèle; elle y remontait.
- J'arrive trop tard, lui dis-je, je [n'ose vous
demander ...
- J'ai YU "otre père, me répondit-elle, il vous
dira l'objet de ma visite.
Le visage de Mme de Gisèle était soucieux, préoccupé.
- S'agit-il de quelque fâcheuse nouvelle?
demandai-je soudain effrayée.
- Aucune nouvelle ... un renseignement que Je
venais demander) je ne sais trop pourquoi, pOUf
plus de certitude.
Elle se rapprocha de moi et baissant la
voix:
- Imaginez-vous que le petit-fils de mon mari
est absolu,nent fou de Charlotte ... il m'a fait ses
conlidences... mais il craint une opposition
sérieuse de 10. part de sa famille... la question for ,
tune, vous comprenez ... c'est toujours cela ... on
ne peut s'en passer. .. il adore sa 111ère ... si elle
refuse son consentement ...
faut une dot considérahle?
- Et il \~Ii
. dern::mdai-jc l~ CŒur un peu haletant.
�TROP PETITE
- Mais non, pas de prétentions en [rapport de
Jeur fortune ... désilltéressée même, mais enfin ce
qu'il faut strictement pourla toiletted'unefemme ...
11 n'y faut pas penser, ajouta-t-elle en me tendant
la main pour me quitter.
Je la retins.
- Que vous a dit mon père?
- Quarante mille francs de dot! et grâce à
votre:dévouement, à votre travail qui l'a doublée ...
n en faut cent mille ...
Elle monta dans Je coupé.
- Madame, lui dis-je, mon père ne conn ait pas
exactement la question, c'est moi qui suis l'homme
d'affaires ... Ne parlez pas à M. de Piel avant de
m'avoir revue.
La portière se ferma, le coupé partit. Je montai
lentement, lentement nos trois étages. Je pensais
à la conversation que j'avais eue a\'ec Marguerite
quelques jou rs au paravant.
René dînait ce soir même à la maison. C'était
bien l'occasion d'un conseil de famille, mais il
[allai t en excl ure Charlotte.
J'écrivis deux mots à Mme d'Arbelle, lui disant
que j'avais besoin de Marguerite toute seule et que
je comptais sur son habileté pour retenir Cbarlotte à dlner.
Cc fut fait comme je le souhaitais.
Nous étions seuls tous quatre. Le commencement du ùîner ne fut pas brillant. Rellé, peu satisfait de n'avoir pas ses deux sœurs, était moins gai
que de coutume; 1110n père était pensif depuis hl
l'Îsite de Mme de Gisèle. Peut-être songeait-il que
si les illvisibles sont d'un .puissant intérêt, les visi-
�TROP PETlTE
bles qui l'entouraient sous forme d'enfants cl
petits·enfants en réclamaient de temps en temps
leur part. '
Nlarguerite sa\'uit que j'avais à faire une gra\'e
communication et ne mangeait que du bout des
lèvres; moi je tournai et retournai in petto la ques[ion, attendant pour parler que Marie-Jeanne eüt
fi ni son service .
Enfin, quand la porte se fut refermée, le cœur
un peu ému, je parlaidela l'isitedcMmc de Gisèle,
répétant ce que nous avions échangé toutes
deux .
Marguerite poussa un cri de joie et, à la stupéfaction de son grand-père, se jeta à mon cou en
me serrant de toutes ses forces .
- Petite folle, tu m'étrangles ... ce n'est pas
une manière de discuter.
Ses cieux bras s'ouvrirent.
- Je suis plus riche que vous ne pensez, mon
père, dis-je, j'ai fai [ un peu sournoisemen t mes
aflaires, c'est vrai.
- J'ai donné un chiffre approximatif à
Mme de Gisèle, dit mon père, calculant d'après ce
que je ['ai entendu dire plusieurs fois: une
moyenne de cinq mille francs par an, pendant
quinze ans .
- C'est bien cela, en effet, seulement il y a une
chose que vous ne pouviez compter: ce sont les
intérêts qui se sont presque toujours ajoutés at]
capital, et des bénéfices extraordinaires réalisés
~lr
plusieurs entreprises ...
- Honnêtes? demanda sérieusement René.
- Très honnêtes, rél ondis-je de même.
�TROP PETI'rE
Apprenez-nous tout de suite, reprit-il, que
vous avez gagné plusieurs gros lots et que vous
êtes à peu près millionnaire.
- C'est un peu moins beau que cela, car ilnc
s'agit que de cent vingt mille francs.
Mon père demeurait étonné sans vouloir le trop
laisse r paraltre, René était très ému, mais affermissant sa voix:
- Une pareille fortune, dit-il, ajoutée à ce que
nos parents nous ont laissé est encore insuffisante;
mais vous savez, ma tante, que mon intention a
toujours été d'abandonner à mes sœurs la part qui
me revient; qu'est-ce qu'une quinzaine de mille
francs pour un jeune homme? Autant de jeté
dans le gouffre; un peu moins d'argent, un peu
plus de sagesse. Quand il s'agira de mariage, ce
Jl'est pas une telle bagatelle qui pèsera dans la
balance.
- Et la corbeille à offrir, s'écria Marguerite (la
femme va toujours d'un coup d'œil jusqu'au détail);
non, non, mon chéri, nous n'accepterons jamais
cela; c'est inutile, du reste, tante Lia et moi avons
tout arrangé; n'est-ce pas, chère tanle? dit-ell e,
t0urnant vers moi son regard suppliant.
Mais je me taisais, voulant jusqu'au bout que le
grand-père vil il découvert le cœur de ses peti tsenfants, dans lequel il sa\'ait à peine lire.
Voyant mon silence, Marguerite bravement
répéta en quelques mots ce qu'elle m'av ai t déjà
dit.
Des larmes brillaient dans les yeux de mon père;
il regardait tour à tour René, dont le visage était
grave comme celui d'un jeune chef de famille,
�154
TROP PETITE
Margue rite, animée, le :regard plus lumine ux (lue
jamais.
Pour la premiè re fois peut-êt re, il sembla les
voir ce qu'ils étaient , beaux el bons à faire palpiter de joie le cœur d'une mère.
- C'est imposs ible, dit René, répond ant à sa
sœur.. . imposs ible... Tu es jeune, ma . petite
Marga ... demain se présent era peul-êt re un beau
chevalier, qui deman dera aussi ton cœur et cent
mille francs ... les résolut ions de célibat aire pou rront en être ébranlé es el ton pinceau le paraîtr a
froid.
- Ma tante, dit Margue rite ... vous m'aviez
promis ? ..
- D'en parle\' seulem ent, ma chérie ...
I\lors comme nça une singuli ère scène. Mon
rère était de l'avis de René, qu'on ne pouvait
prendr e sur la part 'de Margue ri te pour complé ter
la dot de sa sœur; moi, partagé e entre les deux,
je pencha is cepend ant du coté de Margue rite.
EJJe, toujour s si douce, fut presqu e violente,
passionnée.
- Cet argent vous apparti ent, me dil-elle, VOliS
êtes libre de ne pas vouloir en donner davanta ge à
Charlo tte, mais moi, je n'en veux rien, absolument rien ... Ah! je pensais que vous m·aimier.
mieux que cela, ma tante!. .. ct VOllS me refusez le
bonheu r, caf je Ile :,erai jamais, jamais heureus e
si ma sœur ne l'e ' t pas.
Et la chère enfant versait des larmes si sincères
qu'elle sem bJait véritab lement plel1rer son bonheu f
à jamais pèrdu.
Je la calmai, lui disant que 1'011 ne prend pas en
�TROP PETITE
un instant des décisio ns si graves, et lui promet tant
de donner demain mon a\' is très catégor ique après
unc nuit de réOexio ns.
Mes réllexio ns je les ferai à cœur ouvert devant
Mme d'Arbe lle.
XXIV
Ciel bleu.
Quelle journée d'angoi sses, d'émot ions, mais
q uellc douce li n! Qucl beau soir! Je me repose
dans l'action /de gràces, les yeux levés vers un
coin du ciel blcu où me semble nt sourire les bienai més qui veillent sur nous.
Encore sons l'impre ssion d'hier, je me suis
rendue dès ce matin chez Mme d'Arbe lle. Je lui
ni parlé de Charlo tle, de Margue rite, de :ce qui
pouvait être mon dC\'oir en cetle circons tance
délicat e: accepte r ou Ile pas accepte r le sacrific e
de Margue l'i te? Nui re peu t-être au bonheu r de
l'une pour assurer celui de l'autre? Mme d'Arbelle, émue, m'écou ta sans m'inter rompre , puis,
lorsque j'eus achevé , elle me prit la maill, et, me
regard ant:
- Cédez il Margue rite, dil-elle ; ce ne sont pas
quelqu es milliers ùe francs qui arrêter ont Pierre ...
les artistes ne sont pas inlércsé!:>, \OUS le savez:
bien .••
�TROP PETITE
Je craignais de ne pas comprendre. Du même
coup les voir heureuses toutes deux!
Je m'évanouissais dans une émotion délicieuse
ct demeurai si lencieuse un instant.
- Ce rêve d'autrefois, dis-je enfin, la voix un
peu brisée, êtes-vous bien certaine qu'il soit
réalisable?
- Oui, tante Lia, me dit-elle, souriant de l'angoisse qu'elle lisait dans mes yeux ... oui, j'en suis
certaine ... à moinsqueMargueritene s'y oppose ...
mais vous n'êtes pas plus aveugle que moi! ces
deux enfants s'aiment depuis longtemps. Si je ne
vous parlais pas, c'est que je voulais éprouver
mon fils. 11 ne nous avait jamais quittés, avait
grandi près de Marguerite, mais une fois livré à
lui-même, tant d'autres images pouvaient effacer
celle de son amie d'enfance! tant d'entratnements
l'en séparer pour longtemps, pour toujours peUtêtre ! Il fallai t Je laisser face à face avec la vie, le
meUre à même de voir, de toucher ses séductions,
ses dangers, de comprendre ses responsabilités. Il
revient sachant ce qu'il laisse, devinant ce qui
l'attend, en choisissant le foyer dOl11cstic[uc
avec Marguerite pour en alimenter la flamme
pure.
« Mais ne pressons pas les choses. Laissons à
nos enfants le temps de désirer le bonheur. N'estil pas plus certain dans son rêve que dans sa
réalité? Laissons leur jeune amour grandir ~ous
nos yeux, se faire une histoire, un passé, olt ils
pourront plus lard redescendre la main dans la
main pour s'y rencontrer encore. C'est une force
que ces a!Tections-là. A cerlains moments critiques
�TROP PETITE
157
de la vie, quand tout un passé ardent et pur peut
' se dresser en invoquant le sourire ùe tant de
pages ~ lues
ensemble, on y regarde à deux fois
avant d'en écrire donton rougirait et qu'il faudrait
cacher.
En revenant de chez Mme d'Arbelle, j'ai ':crit
quelques lignes à Mme de Gisèle.
Deux heures après elle arrivait chez moi, ayant
loublii!, je crois, de mettre son blanc et son rouge.
: Je lui sus gré de cette preuve visible d'::lfi'ection.
Elle était radieuse, mais fort intriguée de savoir
comment nous pouvions donner ù Charlotte une
, dot relativement si belle.
- Où la prenez-vous? ne put-elle s'empêcher
de demander. J'ai peur que vous ne songiez pas li.
Marguerite ...
- Quand son heure viendra, répondis-je en
souriant un peu mystérieusement, la question
argent ne sera point un obstacle li. son bonheur.
Mme de Gisèle me quitta, persuaùée que nous
~I\ion
s trouvé un trésor ... Oui, celui ùont parle la
I ~ lhe
:
1
Travaille?, prenez de la
rcin~,
C'l!st il! fonds llui manljul! Il! moins.
Et j'eus beaucoup de peine à la faire renoncer
aux (( espérances '1 qui se réalisent le jour de ln
mort de ceux qui vous ont aimés.
�TROP PETITE
xxv
Les autres.
Elles sont parties toutes deux! Parties heureuses! Elles n'ont plus besoin cie moi! Mélanco·
lique pensée qui me ramène près de leurs berceaux, aux jours Oll elles ne pouvaient. rien sans
moi.
:-: Temps lointain déjà! De la solitude d'aujourd'hui, il m'apparaît éclairé de mille rayons, dont
je ne sentais pas la clouce chaleur.
Est-il donc nécessaire d'avoir froid pour sentir
qu'on a eu chaud, el faut-il toucher l'automne
pour comprendre les ivresses du printemps et le
soleil des jours d'été?
Pauvres bonheurs, mon Dieu, que ceux d'icibas!
Xe savoir qu'on les a possédés que lorsqu'ils
sont perdus!
Seigneur, cl onnez-moi de pouvoir goCtter ù
ceux que la rouille cl les vers ne pClI\'enl
atteindre.
Je leur ~uis
inutile. Ils seront encore tout pOur
moi, pour eux je ne serai plus qu'un accessoire ...
Quand ils croiront faire beaucoup en prenant.
sur leurs nouveaux devoirs pour venir passer
quelques instants avec tante Lia, je trouverai que
c'est bien peu, en :mesurant ce qu'ils donnent sur
�TROP PETITE
J59
ce que je voudrai'l recevoir: situation périlleuse,
Dll un regret échappé pourra ressembler à un
reproche et faire dire que cette pauvre tante Lia
est vraiment bien exigeante.
On aura sacrifié une visite, un ploisir pour la
venir voir, peut-€:tre bissé son mari une demiheure de plus à ses affaires et elle trOl)vera que ce
n'est pas assez .. , Ils diront œla ... Auront-ils tort?
Si je me ploins, je n'aurai pas raison, mais si je
~ot1fre
ùe ne pas recevoir l'égal de ce que je suis
prèle à donner, qui pourra IJelpè~hr?
Non, tante Lia ne demandera rien au delà de ce
llu'on lui donnera galment, librement; le surplus
serait froissant comme une aumône.
Allez donc sans remords, chers ingrats, ù la vie
qui \icnt au-devant de vous les mains pleines de
promcsse', Ce n'est pas vous qui avez fait la loi
cruelle qui veut que l'on s'efrace ct disparaisse
avant 10 fin de la journée, quand la t.lche est
achc\ée: loi cruelle, mais providentielle, qui nous
force à nous acheminer, le cœur chauù ct aviùe de
tendresse, vers le temps où l'on doit tomber dans
l'oubli de ceux qui vous ont le plus aimés.
Si je suis inutile aux heureux, il en est qui ne
le sont pas. Ah! :ces autres, comme ils sont nombreux! Comme ils se montrent Olt se cachent partout, de tous côtés, dans leur infinie \'ariété, ceux
qui soufirent, ceux qui pleurent, ceux qui ont
toutes les faims, toutes les soif., sans qu'on les
apnise, sans qu'on les désaltère. Qu'JI j' en a de
tombés, et qu'une main n'aide jamais i\ sc relever!
Que ùe llécouragés, de ùésespérés, qu'un soutien,
un appui pourrait relever Cl1~O),
!
�TROP PETITE
Les heureux peuvent marcher seuls, mais les
autre 1. ..
!lier au soir, dans le silence que je savais ne
devoir plus être interrompu par les chères yoix
aimées, sentant la solitude me monter au cœur
comme un Oot noir envahissant, je disais avec
désolation: ,( Quand la journée esl finie, pourquoi
pas tout de suite le sommeil du tombeau? »
Qu'il serait coupable de penser ainsi! Quand un
jour s'achève, un autre recommence. Et ainsi de
suite jusqu'il!a grande aurore du jour sans fin.
En attendant, Seigneur, bénissez dans leurs
pàIes clartés ceux d'ici-bas que vous me laisserez
encore pour les donner aux autres!
FIN
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L'ALBUM
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MODÈLES GRANDEUR D'EXÉCUTION
contient dans ses 108 pages grand format, le
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broderie Richelieu, broderie d'application sur tulle,
X
~
~
Draps, Taies, Serviettes, Nappes, Mouchoirs, etc.
f BRf~';
v
1
1
11
J
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1
d'enfants, blanchissage, repassage, ameublement,
exposition des différents travaux de dames.
i
Adr.... r lout.. 1.. command.. avec mandai-post. (pas de mandat.cnrlo)
à M. Orsolli, 7, ru. Lem.llIllD, PARIS (XIV')
<>ç.C-~0i;
->-:--
�·.
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Trop petite
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Du Béal, Salva (1853-1923)
Date
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[1920?]
Format
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18 cm
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Collection Stella ; 18
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Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_18_C92598_1109570
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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