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COLLECTION
Bibliothèque de la
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FAMA
Mode Nationale ,.
L. DEMUYLDER. Directeur. 94. rue d'AM.ia. PARIS
�LA COLLECTION FAMA
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N ' ES T
F AIT C O NT RE
R EMBO UR SEMENT
Compt e cbèques p ostaux : PARIS 176-5 0
�MAISO N HANTÉE
�1
�GERTRUDE
WARDEN
MAlSON
HANTÉE
Traduit de
l'angi.~
de M. et TH. B.
TOME 1
ÉDITIONS DE .. LA MODE NATIONALE"
L. DEMUYLDER, Directeur
94, Rue d'Alé sia, 94 . -
PARIS (XIve)
1
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1
l'
�MAISON HANTÉE
l
N NOM MAUDIT.
Mrs. Clumber, amie des arts et des lettres, olTrait un grand
souper dans son magnifique hôtel situé au cœur du quartier
le plus aristocratique de New-York.
A ce repas se distinguait un jeune homme de belle mine
qui paraissait échanger des confidences avec une charmante
jeune fille, sa voisine.
- Quelle existence délicieuse vous devez mener 1 s'exclama-t-il soudain, et comme je vous envie 1
La jeune fille fronça les sourcils et lui 1 lança un regard
rapide, regard qui semblait dire: « Se moque-t-il de moi? »
Harry Clavelworth occupait, en elTet, dans le monde fashionable de New-York une situation exclusivement brillante:
il était fils unique d'une jeune veuve, très lancée dans la vie
mondaine au sein de laquelle sa beauté épanouie projetait
encore un vif éclat; les fêtes qu'elle donnait dans ses nombreuses résidences attiraient en fQule l'élite de l'aristocratie
neW-;9'orkaise, et les journaux les plus répandus se disputaient
l'honneur d'en publier de longs et élogieux comptes rendus.
Quant à son père, il avait passé sa vie à construire des voies
lerrées et, à sa mort, sa fortune fabuleuse l'avait fait saèrer
u Roi des chemins de fer D.
Le jeune héritier de tant de gloire jouissait d'une robuste
santé et d'un extérieur agréable. Fait remarquable: malgré
son indépendance et ses revenus considérables, il avait su
résister à toutes les folles dissipations de la jeunesse. Sa jolie
voisine était de CQndition plus modeste: c'était une jeune
\
'
�MAT~ON
TTANTRE
acLrice anglaise, connue sous le nom de « Lily Warren » ; cl1e
faisait partie d'une troupe en tournéo à Lravers les ÉtaLs-Unis.
Dès son arrivée à New-York, les excellentes r6férences dont
olle était munie lui avaient ouvert touLes grandes les portes
de l'hôtel Clumber ; Mrs. Clumber, en efTet, aimait rehausser
l'éclat de ses réunions par la présence de quelques-uns de « ses
chers artistes D, ainsi qu'elle avait coutume de les désigner.
Miss Warren se distinguait des autres inviLés par son exubérance et l'intensité de sa vie.
Elle était petite et menue, si menue, en vérité, qu'Harry
Clavelworth se demandait si la flamme intérieure qui l'animait
n'allait pas consumer cc corps si frêle; à la lumière des lampes,
tamisée par des abat-jour rouges, ses cheveux très bruns contrastaient étrangement avec la blancheur mate de son teint; sa
toilette noire, simple ct de bon goût, accenLuait encoro cc
contraste; elle ofTrait ainsi l'image d'un exquis pastel éclairé
par de grands yeux noirs.
Ello intéressait Harry. Au premier abord, elle lui fut
sympathique, infiniment plus que toutes les jeunes filles
de son monde, trop alTectées dans leurs manières et trop
recherchées dans leurs toilettes.
- Vous voulez plaisanter, je suppose, fit-elle, lorsque vous
prétendez que je mène une existence délicieuse. Quel pl:üsir
croyez-vous qu'il y ait il courir le monde pour un maigre salaire
et à répéter à satiété de véritables stupidités J
- Mais ... suggéra Harry, étonné, il yale changement,
l'imprévu, la possibilité et la griserie du succès.
- Le succès J répata-t-elle avec amertume. Quel succès
puis-je espérer lorsque je parais sur la scène coifTée d'une
ignoble perruque jaune pour crier, par exemple: « 0 vous, cher
bien-aimé tuteur, ne vous fâchez pas et ne vous rendez pas
insupportable, ou votre petite Minnie ne vous mettra PGlS de
sucré dans votre thé r » Et lorsque je ne débite pas des idioties
de ce genre, je joue le rôle de laquais ... j'apporte des lettres
sur un plateau J
- C'est parce que vous accompagnez uné célébrité, lui
dit-il d'un ton encourageant. Mais patience ... les rôles importants et le succès viendront plus tard.
- Pas pour moi, répliqua-t-elle tristement, je n'ai pas de
fortune, pas de protecteurs, pas d'influence ...
- Alors pourquoi restez-vous au théâtre?
�MAISON HANTÉE
?
- Pourquoi? répondit-elle. Cela vous élonne, vous qui
êtes, paraît-il, très riche, et une lueur de mélancolie traversa
ses beaux yeux. Mais moL .. je dois gagner ma vie.
- Oh 1 pardon, s'exclama-t-il, et une rougeur subi le
colora son visage. MJl vic actuelle est si plate, si banale ' ; si
dépourvue d'intérêt 1 Elle me pèse horriblement, j'en suis
dégpûté, et je rêve de mener l'existènce libre, tourmentée et si
attrayante des artistes; dans les heures diInciles, comme il
doit être bon de s'oublier, de se fondre dans un personnage
que l'on incarne ou que l'on crée, qu'il s'agisse d'un acleur,
d'un peintre ou d'un romancier 1Sans compter que, en oubliant
ses propres peines, on travaille au bonheur des autres 1. ..
Oui, ce doit être le comble de la félicité 1
Il s'exprimait avec feu.
Elle le considéra avec bienveillance et sourit à son enlhousiasme juvénile.
Elle avait vingt-trois ans. Depuis huit années, elle parcourait
le monde pour se créer une situation indépendante; l'apprentissage de la vie lui avail élé rude et lui avait laissé une forte
dose de scepticisme. Néanmoins, la joie de vivre, de se sentir
encore jeune et belle faisait palpiter son cœur; elle admirait
secrètement son interlocuteur, dont la mâle physionomie et los
youx gris bleuté, ombragés par des sourcils trop noirs et trop
longs peut-être, respiraient la loyauté. Au SUl'plus, il venait
de lui témoigner tant de déférence et de courloisie 1
- Il me semble, monsieur Clavelworth, nt-elle avec un
charmant sourire, que vous possédez une verlu bien rare et
bien démodée, en notre siècle de positivisme oulrancier ... Vous
êtes romanesque 1
- C'est vrai! approuva-l-il avec vivacité. N'on dites rien
il. personne: ma suprême ambition aurait été de vivre ü
l'époque des preux chevaliers dont les prouesses ont enchanté
mon enfance. J'ai en horreur le mécanisme de la vie moderne,
si bien agencé, où toule peine est prévue, où tout effort est
d'avance supprimé.
- Si vous avez un tel amour des aventures, il est facile de
vous satisfaire. Vous pouvez, par exemple, organiser une expédition en vue de la chasse au fauve. Il y a là de terribles dangers il courir, n'est-il pas vrai?
- Peuh! Cr genre ùe distraclion ('sI lomb6 drillS Ir (JO!TIOille
du :iport ... il est ({('\'l'nu bien km:!!.
�8
MAISON HANTÉE
~
Déguisez-vous alors; prenez la défroque du premier
venu, improvisez-vous matelot ou manœuvre.,..
- .Je ne yeux pas abdiquer ma personnalité. Je désir6rais,
lout en restant moi-même, sans déguisement d'aucune surte,
être mêlé à des aventures étranges dans un pays où se soient
conservées les mœU!'s du bon vieux terrfps, avec des châteaux
authentiques, tapissés de lierre, des fantômes et des fées ... si
possible 1
- Et de belles dames en détresse secourues par de p,'eux
chevaliers bardés de fer ... Et de hideux dragons destinés à
être pourCendus ... Et des moulins à vent dont on puisse briser
les ailes 1... En vérité, vous êtes un vrai don Quichotte 1 Je
suis enchantée de vous avoir rencontré 1
- Je savais que nous nous comprendrions, dit-il avec une
grande douceur. Mais j'espère que nous nous reverrons ... et
souvent 1
Elle secoua la tête.
- Nous nous reverrons certainement, j'en ai le pressentiment, mais pas de longtemps, remarqua-t-elle en fixant
SUl' lui un regard profond. La troupe dont je fais partie quitte
New-York demain de bonne heure pour une tournée de trois
mois au Canada. Ensuite, nous irons dans le Sud et nous
atteindrons le point terminus de notre voyage, San Francisco,
où nous donnerons une série de représentations pendant trois
semaines.
- Quand pensez-vous regagner l'Angletérre?
- Je ne sais pas exactement. Ici, le succès est plus certain.
'l'out à l'heUl'e; je vous ai Cait entendre des paroles décourageantes. J'ai été injuste. 'l'eut le monde ici est très bon pour·
moi et je suis absurde de me laisser aller au spleen, puisque je
suis sans foyer.
Harry l'écoutait, tI'ès ému, les yeux baissés. Il n'osait la
regarder, de crainte de lui manifester une sympathie qu'elle
eût pu juger humiliante. Il songeait à son immense fortune,
à ses résidences princières, à ses nombreuses relations et, par
contraste, la situation de cette pauvre jeune fille, sans asile,
ballottée çà et là à travers le monde comme une épave, lui
paraissait d'autant plus lamentable.
\
- Ne croyez pas surtout <lue je sois dégoûtée de ma profession, reprit-elle vivement. Tout à l'heure, je vous le répète,
j'ai été injuste parce que j'étais aigrie. J'aime passionnément
�MAISON HANTÉE
, ~
le théâtre. Dès notre arrivée à Montréal je débuterai dans un
rôle très intéressant. J'ai fait Il. New-York la connaissance de
quelques charmantes personnes, et je m'y suis beaucoup
amusée ... surtout ce soir.
Harry sortit de sa poche une carte et un crayon.
- Donnez-moi, dit-il, je vous prie, l'adresse du théâtl'e
où vous devez jouer Il. Montréal, ainsi que la date et l'heure
de votre première représentation. Avec votre permission, je
vous adresserai un télégramme pour vous souhaiter bonne
chance.
Elle rougit de plaisir et lui donna aussitôt les renseignements désirés. Comme il écrivait, elle se pencha près de lui
et s'exclama soudain:
- Tiens! vous portez un drôle de nom. Il ~ e compose,
semble-t-il, de deux noms juxtaposés: Clavel et Worth.
Heureusement, vous n'êtes pas un Clavel!
Il tressaillit et se redressa brusquement.
- Pourquoi cela? fit-il étonné.
- Parce que cette famille a laissé en Angleterre une réputation exéorable, répondit-elle; et sa physionomie, si mobile,
s'assombrit. Son souvenir seul 'm'est extrêmement pénible.
D'ailleurs, à quoi bon en parler puisque aujourd'hui cette
famille est éteinte; mais si vous étiez Anglais et connaissiez
son histoire, vous retrancheriez la première partie de votre
nom ; elle pourrait vous porter malheur 1
- Vous êtes superstitieuse?
- Ce n'est pas sans raison.
Malgré le vif désir qu'il en avait, Harry ne put pas pousser
plus loin son enquête car, à ce moment, toute la société se leva
de table et Mrs. Clumber s'empara de miss Warren pour la
présenter Il. ses nombreuses connaissances.
Il lui fut impossible de renouer l'entretien interrompu;
il ne revit la jeune fille qu'à la fin de la ~oirée.
Alors elle s'approcha de lui, accompagnée d'une vieille dame, et lui tendit la
main.
- Au revoir, don Quichotte, dit-elle avec un sourire malicieux. Je vous souhaite toutes sortes d'aventures extraordinaires !
- Au revoir, Mrs. Sidon~
(1), répliqua-t·i1 avec une 1'1'0(1) Mrs Siddons : célèbre tragédienne anglaise (1755-1831)
�/
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1
MAISON HANTÉE
fonde révérence. Je vous souhaite un retentissant succès dans
votre nouveau rÔle. Puissé-je être présent pour vous admirer
et vous applaudir l
,
Ils se séparèrent en riant; mais, sitôt dehors, Harry Cla,veJworth redevint grave et soucieux.
.
« Qu'a-t-elle bien pu vouloir dire? se demanda-toi!. Je pourrais lui écriro pour avoir des explications, bien que ce moyen
me paraisse peu pratique ... »
Arrivé chez lui, il trouva une lettre de ses avoués de Londres,
MM. Trentham ct Ash, de Lincoln's Inn Fields
Cette lettre était ainsi conçue:
« Cher Monsieur,
(( Il résulte de l'oxamen du dossier que vous avez bien voulu
nous communiquer, que feu votre père êtait bien cet Henry
Payne Clavel, de Lyllington Court, comté do Dorset, que l'on
croyait s'être noyé en mer, il y a une trentaine d'années.
({ Au cas où vous désireriez poursuivre sérieusement cette
aITaire, une entrevue personnelle avec nous serait indispensable, ainsi que la production de certaines pièces dont vous
trouverez la liste ci-jointe. Nous sommes tout disposés à
seconder vos démarches, mais nous ne devons pas vous cacher
qu'elles seront longues et ardues; en outre, des sacrifices
pécuniaires assez considérables vous seront demandés, si réellement vous voulez faire valoir vos droits au titre ct à la propriété de vos ancêtres; cette propriété est - autant que nous 1
avons' pu nous en rendre compte - lourdement grevée d'hypothèques. D'ailleurs, pour des raisons trop connues, vous ne
à faire revivre le nom de votre
consentirez sans doute pa~
famille; nous comprenons parfaitement que votre père y ait
renoncé.
\
« Veuillez nous faire part de votre intention le plus tôt possible ; nous agirons en conséquence.
« Toujours dévoués à vos ordres.
TRENTIlAM ET Asn. »
Harry jeta la lettre sur une table et lui asséna un formidable 1
coup de poing.
.
« Que diable signifie cette réprobation jetée sur mon )lom 1
grogna-t-l1. Car c'est bien ,mon nom 1 Mon père ne J'a <mongé
�MAI SO N ' HA NT É E
11
qu'à l'occasion de son mariage avec la IUle de Gérard Worth.
Les Clavel étaient-ils donc des pesliférés , des criminels ou
des fou s? Pourq'Uoi ce tte jeune actrice déclarait-elle ce nom
exécrable et funes te? Et quelles sont ces « raisons Lrop connues» qui m'e mpGcheraient de le por Lol'? »
Telles étaient les ques tions qui l'obsédaient.
En vain, à cette heure, eûL-on t enté ùe l' arrarher à cette
obsession; on y eût perdu sa peine et son t emps. Son imagination romanesque sc donnait libre carrière et faisait bouillonner
son jeune sang. Il lui tardait d'échapper à son désœuvrement
pour se plonger dans le mystère qui entourait ce nom méprisé.
Nouveau 'l'élémaque, il n'avait pas auprès de lui un Mentor
pour lui déyoiler les obstacles auxquels il risquait de se heurter
dans son entreprise, eL peut-être se briser, les pièges t endus
sous ses pas , ct le Lrouble que pouvait jeter dans sa vie si
paisible la connaissance de l'inconnu mys térieux qui exerçait
sur lui une a Uirance si profond e.
.
D'ailleurs, la révélation de tou ces dangers ne l'eût sans
dou Le pas arrêLé. Le des tin implacable l'avait saisi et l'empor- '
'tait déjà ... Le désir qui brûlait son cœur sembl ait inspiré
par la devise de ses ancê tres, gravée sur le cliaton de la bague
de son père :
« En avant, Clavel! »
II
L'noMME
E N GRI S .
Quatre mois s'étaient écoulés; juin touchait à sa fin lorsque,
par un bel après-midi, Harry Clavel, arrivé la veille à Londres,
sauta hors d'un fiacre en face de la gare de WaLerloo . Il se
disposait à prendre un billet de première classe à destination
de Cray borne, dans le Dorse tshire .
Avant son départ de New-York, sa mère avait écouté lés
propositions d'un vieux gentilhomme archi-millionnaire ; elle
s'était remariée. Harry s'e sentait donc dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de cette frivole et extravagante créature.
�'12
MAISON
l1A
NT
J ~E
]\'[rs. Clavrl\" or llt aimait son ms, mais elle lui ,préférait le
monde, c'es t-à-d ire co tte portion de l'human ité que l'on es l.
convenu fl'apprlor la « haute société» ct <\ui so distingue par
son arde ur il. « tuer le temps» de la manière la plus originale
ct la plus amusante. Harry avait cherché à obtenir d'elle
quelques renseignements touchan t la famille de son père.:.
mais en vain.
- 1\1on cher enfant, s'é lait-elle écriée, avec un geste de
stupéfa ction profonde, votre père est mort, il y a quatorze .. ,
0 11 plutôt quinze ans, n'est-cc pas? Comme nt
voulez-vous que
,i e me rappelle les con fid ences qu'il a pu me faire à ce sujet?
. - Il s'es t embarq ué :i. l'âge de douze ans ct il en avait vingt-six
on vin gt-sep t lorsque je l'ai connll. - Pourqu oi il a modifié
son nom? Mais parce qu o, sa ns cela , jamais votre grand-père
n'aurai t consen ti à mon mari age ! Il n'avait pas de fortun e,
mais il él ai t charm an L., et si J'olleme nt audacieux 1 C'est
précisé ment coHe aud ace qui l'a pordu. Il essayai t de dompte r
nn choval, lorsqu'il a rail une chute mortelle. - ' Non, il
n'avait pas de tilre de nobless e; ou, du moins, il ne le faisait
pas valoil'. Mais je crois me ruppelr r qu'il parlait de ses parents
Gomm e élant tons ncs lords ct dos ladies. - J 'aimcrais tant
que VOliS fussirz un lord, IIal'J''y 1 - Après mon mariage,
vous irez en Europe ; vous ferez des recherc hes pour éclaircir
ce poin t ; si elles ahonl.issen t, vous me t élégraph ierrz 1
La conduite d' lI arry, dès so n arrivée il. Londres , donna la
mesure de son carac tère ; il ne prit aucune informa tion ct
n'eut pas même recours aux bons offices de ses avou és,
MM. 'l'renth am et Ash, Il avait décidé de gagner seul l'endroi t
qui a'lait été le berceau de sa famille et d'agir uniquem ent par
lui-même.
« De la sorte, pensa-t -il, si je fai s qurlqne découverte
susceptible de portel' a tteinte à l'honne ur des Clavel, je la laisserai
retomber dans J'oubli; aulant que possiblo, il faut éviter
d'étaler des secrets de famille aux regards indiscrets ct souvent malveillants des étrangers, »
Dans le fumoir de l'hôtel où il était descendu sc trouvai t
suspendue une très grande carte de l'Angle terre; sur cette
carte Harry put distingu er, il. un mille environ de la côte du
Dorse tshire, le nom de « Lyllington Court », imprim é en très
peti ts caractères,
�A\,\TSON OANTIlE
Le cœur lui battil plus fort. CeLLe mention établissait claircment l'importance du domaine. La région côtière, située
immédiatement au-dessous, était désignée sous le nom de
« Lyllington Ledge»; un village appelé Lyllington était
marqué à une très faible distance de la propriété; malheureusement, cc village n'était pas desservi par le chemin de fer.
La station la plus voisine était Crayborne, village insignifiant,
il trois milles environ de Lyllington. Pour se rendre de Londres
il Crayborne, il fallait nécessairement changer à Blosham.
Harry était arrivé trop tard il Londres pour entreprendre
aussitôt cette dernière partie de son long voyage. Il se retira
dans sa chambre afin de goûter un repos bien gagné. Son sommeil fut agité. 'foute la nuit, il eut des rêves fantastiques; son
enfance n'avait pas été bercée, comme 'celle des petits Anglais,
par des con les de fées; mais la magie du passé, qu'il s'apprêtait
il faire surgir de ses cendres, agissait puissamment sur son
imagination ardente; il lui semblait qu'il s'enfonçait dans une
épaisse forêt peuplée d'ennemis invisibles; puis ces ennemis
prenaient la forme de ronces qui s'attachaient à lui, le déchiraienl et l'étouITaienl. Soudain, il se sentait miraculeusement
délivré; devant lui s'étalait une immense clairière inondée de
lumière, où de jeunes nymphes, d'une beauté surnaturelle,
vêtues de longues robes éblouissantes, dansaient des rondes
échevelées.
'
Il sc leva de bonne heure, prèt à afTronter la lutte. Il se
sentait tout près du but et cependant son visage exprimait
toujours le môme calme, la même sérénité. A celle heure
critique où sa destinée allait être mise en jeu, bien loin de sc
laisser abattre, il éprouvait une sorte de joie à se dire que
désormais sa vic ne serail plus inutile, en raison môme des
difficulLés qu'il était appelé à vaincre.
Pour l'instant, la première de ces difficulLés était de se
rendre à Crayborne. Harry feuilleta son indicateur, étudia 10
service dés trains entre Londres et Blosham, et se rendit
comple qu'en partant un peu après midi il pouvait être rendu
à Cray borne vers quatre heures.
Arrivé à la gare de Waterloo, quelques minutes à l'avance,
il s'arrêta devant une bibliothèque afin de choisir des journaux ; il tenait à la main une légère valise qui constituait tout
son bagage. Près de lui, une jeune femme, à la mise très élé-
�14
MAISON HANTÉE
gante et quelque peu excentrique, choisissait des magazines;
derrière elle se tenait un homme d'une taille un peu au-des~
de la moyenne, vêtu d'un complet de voyage gris.
Soudain, la jeune femme éleva la voix; elle s'exprimait '
d'un ton seci ct irrité.
- Monsieur, dit-elle, vous êtes un impertinent; si vous
tenez encore semblables propos, je prierai un employé ... ou
1 ce monsieur - ct clle désigna Harry - de vouloir bien me
protéger 1
Harry se retourna pour mieux considérer le couple. La
paraissait.
femme était jolie, bien qu'un pou commune. El~
réellement excédée des attentions de l'homme en gris qui
s'était attaché à ses pas ct lui débitait des galanteries à voix
basse. Celui-ci avait toute l'apparence et les manières d'un
gentleman; néanmoins, sa tournure trahissait son origine
étrangère et il n'inspira au jeune Américain qu'une médiocre
confiance. Ses cheveux noirs, ses moustaches ct sa barbiche
en pointe commençaient à grisonner; malgré cela, il avait
l'air encoro très jeune; il portait des lorgnons avec une
monture d'or; ses yeux, profondément onfoncés SOus des
sourcils noirs ct droits, étaient trop rapprochés; c'élaille seul
défaut de sa physionomie, et lorsqu'il souriait - comme
c'était alors le cas - il était extrèmoment séduisant.
- Veuillez me pardonner, kadame, dit-il, la mémoire
vous fait défaut.. Je vous ai été présenté et vous connais
parfaitement. Cependant ...
n s'arrêta court. Harry, qui le surveillait attentivement,
le vit tressaillir et changer de couleur. Il demeura muet ct
parut comme médusé par la vue d'un objet qu'il fixait avec
obstination.
Harry suivit la direction de son regard el aperçut sa carte,
qu'il avait glissée sous une des courroies de sa valise; elle
portflit simplement son norh :
MI'. Harry Payne Clapclworth
\
1
Cc Iut la jeune femme qui rompit le silence.
- Je ne crois pas que vous m'ayez été présenté. En toul
cas, votre société ne m'est pas agréable.
Elle rassembla à la hâte ses magazines, paya et s'éloigna
rapidement.
/.
�,
15
MAISON HANTÉE
L'homme en gris n'essaya pas de la suivre. Il resta près de
la bibliothèque et feignit d'examiner une revue illustrée ;
mais Harry sentait qu'il était de sa part l'objet d'un examen
furtif et minutieux.
Bientôt un facteur de la gare s'approcha et mit la main
à sa casquette.
, - Je vous avais perdu de vue, monsieur, ait-il. J'ai transporté vos bagages dam3'une voiture ...
L'homme en gris suivit l'employé et pdrut lui donner certaines explications. Son départ procura à Harry un profond
soulagement; il avait éprouvé un vague malaise sous le
regard perçant qui tout à l'houre 10 fouillait.
- Cet individu 'm'a tout l'air d'un a'Ven~uri,
murmurat-il. Sans doute, est-il abondamment pouf'vu de titres de
noblesse C'est un comte, un marquis, peut-être même un
prince. 11 ne serait pas prudent de jouer aux cartes avec lui
ou de l'introduire chez soi, dans une société féminine . Mon
nom a paru l'impressionner singulièrement. Peut-être, après
tout, me suis-je trompé. Néanmoins, je ferai mieux de voyager
sous le nom d'Harry Worth. Ce sora plus prudent.
11 enleva sa carte et la glis~a
dans une poche de son portefeuille, où étaient déjà la lettre de ses avoués et certains
papiers réclamés par eux. Puis il se dirigea sur le quai, près
duquel stationnait le train en partance pour Blosham; il
choisit un compartiment de fumeurs, de première classe,
encore vide.
La saison du tourisme n'avait pas commencé et il y avait
peu de voyageurs. Harry avait peine à contenir son impatience ; lorsque enfin le sillet retentit et q;ue le convoi commença à s'ébranler, une envie folle le prit d'agiter son chapeau et de pousser des « hourras» comme un collégien partant
,en vacances.
1
Mais au moment où, avec un sourire, il se renversait sur
son siège capitonné, la portière s'ouvrit avec fracas, un voyageur sauta dans le train en marche et s'installa en face de lui.
Ses appréhensions s'étaiént réalisées. Le nouveau venu était
,l'homme en gris»),
,
1
�16
MArSON HANTÉE
III
LA CIGARETTE.
L'homme en gris considéra Harry avec un sourire amical.
- Il n'est guère dans les mœurs anglaises, si respectueuses
des convenances, d'adresser la parole à des inconnus, dit-il;
mais je viens de commettre une telle étourderie que j'éprouve
un irrésistible besoin d'en faire part à quelqu'un 1
Sa voix était chaude, harmonieuse; il s'exprimait correctement, mais avec un léger accent. En dépit de ses préventions contre cet homme, Harry dut s'avouer que ses manières
étaient aussi séduisantes que son sourire.
- Faites-vous allusion à votre attitude vis-à-vis de cette
jeune femme que vous avez offensée? demanda-t-il sèchement.
iL'étranger accueillit cette rebufTade avec un nouveau sourire.
.
- Non 1 non 1 s'écria-t-il. Je connais parfaitement cette
jeune personne. Avez-vous remarqué son costume?
- Non 1
- Eh bien 1 il sort directement de la garde-robe d'une
de mes tantes, chez qui elle a été Cemme de chambre. Mais
ce n'est pas là ce qui m'inquiète. Le croiriez-vous, lorsque
vous m'avez rencontré, je revenais du Dorsetshire, et me
voilà contraint d'y retourner 1
- Vraiment 1
Harry se demandait quel nouveau mensonge allait imaginer
ce rusé compère pour expliquer l'empressement qu'il avait
mis à le suivre. L'histoire de la femme de chambre augmentait
sa méfiance; son compagnon de voyage avait affirmé à la
jeune femme qu'il lui avait été présenté; cela, il se le rappelait
très bien. Or, comment aurait-il été présenté à une femme de
chambre?
- Je dois vous dire que je suis architecte, poursuivit
l'étranger: J'étais allé prendre des esquisses pour restaurer
un vieux manoir dans une contrée perdue, aux environs
1
�MAISON HANTÉ Il
17
de Blosham. J'avais pris pension dans une antique auberge
de briques rouges, assez vaste pour recevoir et loger tout un
régiment; je n'avais pour toute soeiété que deux commis
voyageurs: aussi, dès que mes aiTaires me l'ont permis, me
suis-je empressé de lepr fausser compagnie; tout à l'heure,
j'all,ais monter en cab, à la sortie de la gare, lorsque je me suis
aperçu avec stupeur que j'avais oublié mes plans et mes
de Blosham, au rbnd d'un tiroir où je
esquisses à l'auber~
les avais serrés.
- Vous auriez pu télégraphier? suggéra Harry.
- L'aubergiste est un butor. Vingt télégrammes n'auraient
pas suffi à lui expliquer la chose. J'aurai plutôt fait d'aller
les chercher moi-même. Bienheureux si l'unique bonne qui
préside à toutes les fonctions, qui fait la vaisselle et cire les
chaussures, ne s'est pas déjà servie de mes papiers pour
allumer son feu ou faire ses papillotes. Connaissez-vous le
Dorsetshire, monsieur?
~
Très peu, répondit Harry avec froideur.
- Je n'y suis moi-même allé que deux ou trois fois pour
aiTaires. Il y a de beaux manoirs. Mais la population de ce
comté est très apathique et arriérée. D'ailleurs,. vous aurez
tôt fait de vous en rendre compte .. . vous qui êtes Américain .
- C'est, je suppose, mon accent qui trahit mon origine?
- C'est votre air délibéré et votre prononciation; ainsi
vous dites « pant» pour « can 't ». De votre côté, vous avez
dû comprendre à mon langage que je ne suis pas Anglais?
- En eiTet, telle est bien mon impression.
- Voici ma carte; permettez-moi de vous la présenter.
Il tendit à Harry un carré de bristol qui portait imprimée
la mention suivante: Monsieur Léopold Sarto, archite"te.
Suivait l'adresse d'un club artistique de Londres.
Le jeune Clavelworth eut alors l'intuition que cet homme
avait amené la conversation sur ce point uniquement pour le
faire 'parler au sujet du nom qu'il avait aperçu sur sa valise.
Il résolut do couper court à sa curiosité.
- Je regrette, dit-il, de ne pouvoir vous' présenter ma
carte en échange. Mon nom est Worth.
'
...:.... Je croyais avoir vu «Clavelworth» sur vos bagages,
fit vivement Sarto. Excusez, monsieur, ma coupable indiscrétion ; mais ce nom m'a d'autant plus vivement intéressé
qu'il était précédé du mot « Payne D.
�18
MAISON HANTÉE
- Ce sont des noms de famille, fit sèchement Harry.
- Pourtant, il est impossible que vous soyez un Clavel,
poursuivit l'étranger. La famille est éteinte depuis longtemps,
et je me permets d'ajouter que c'est bien heureux. J'étais
au collège avec son dernier et indigne représentant, et j'avais
des motifs de le détester cordialement.
Harry était bien résolu à se tenir sur ses gardes et à laisser
parler son interlocuteur sans lui ·adresser la moindre question .
sa loyauté apparente et son affabilité ne pouvaient le déli~
vrer de l'impression qu'il mentait. Il se contenta donc de
s'écrier: «Vraiment 1 »et tira son étui à cigarettes. Sarto sortit
le sien également, l'ouvrit et ·le lui présenta avec empresse·
ment.'
_ ' Je vous en prie, acceptez une des miennes, s'écria-t-il.
Les grosses sont des cigarettes turques, particulièrement
bonnes, fabriquées sur commande. Ne refusez pas 1 continuat-il, sur un geste de dénégation d'Harry, ne refusez pas, sinon
je croirai que vous me gardez rancune de mon indiscrétion.
Harry, dans la crainte d'offenser gratuitement ceL étranger
qui n'avait eu pour lui que des amabilités, se vit contraint
d'accepter la cigarette offerte. Puis, inconsciemment, il sc
laissa gagner par le charme fascinant qui se dégageait de la
personne et des manières de son interlocuteur.
,Bientôt, il l'écoutait avec une religieuse attention. L'archi·
Lecte, qui lui faisait toujours vis-à-vis, avait ôté son chapeau
ct racontait une histoire d'amour dans laquelle il avait eu
pour rival le dernier des Clavel; de temps à autre, il s'interrompait pour lancer une bouffée de fumée.
- Peut-être, ' avez-vous déjà entendu parler, en Amérique, de lady Anne Daubeney? commença-t-il. Car je suppose que vous êtes de New-York et que vous appartenez à
la meilleure société?
.
- Je suis originaire de New-York, en eiret, et je vais
passablement dans le monde. Mais je n'ai jamais entendu
parler de lady Aime Daubeney.
- Essayez de vous lâ représenter, continua Sarto en suivant des yeux, sous ses paupières mi-closes, un cercle de
fumée bleuâtre ... Supposez un grand lis blanc métamorphosé
en femme, une taille svelte et imposante, un teint éblouissant,
un long cou d'albâtre, une tête de reine nimbée d'or, des yeux
d'1111 bleu d'azur, une démarche majestueuse avec un légpr
�MAISON IIANTÉE
1~l
balancement des hanches, comme si elle se mouvait au son
d'une mélodie au rythme lent - sans doute, la mélodie de
ses pensées enchanteresses ... Sa voix à la fois grave et cristalline comme le murmure d'un ruisseau sous les fougères ...
Telle était lady Anne ... téllé elle est encore ... mais l'infamie
du dernier des Clavel l'a blessée à mort... elle n'est plus qu'un
lis brisé 1
- Vous êtes poète 1 observa Harry.
Une chose était certaine; l'architecte était doublé d'un
acteur consommé. Il s'exprimait lentement, comme absorbé
par la jouissance que semblait lui procurer l'évocation de la
femme adorée; sa voix était frémissante et s'éteignit dans un
sanglot.
Harry lui-même était vivement impressionné. Lady Anne,
lui apparaissait avec une netteté saisissante; ce ne fut tout
d'abord qu'une forme vague, nébuleuse; mais peu à peu
ses contours se ,précisèrent, l'impalpable se matérialisa et
maintenant, elle se dressait devant lui, grande, élancée
blanche comme un lis avec des yeux bleus étrangement fascinateurs et une couronne do cheveux dorés. C'était la femme
de ses rêves; jamais dans la réalité aucune femme ne l'avait
subjugué à ce point.
- Elle me connaissait à peine, poursuivit Sarto en lançant' un rapide coup d'œil sur son compagnon; puis, il parut
de nouveau plongé dans la contemplation des cercles de
fumée qui montaient de sa cigarette. J'eus l'infini bonheur
de danser deux fois avec elle lorsqu'elle fit son entrée dans
le monde. Je la revis plus tard, lors de sa présentation à la
cour; sa toilette, extrêmement simple, faisait ressortir encore
son éclatante beauté; je la revois toujours tello qu'ello était
alors; pour cola je n'ai qu'à fermer les yeux et à ~escndr
au fond de moi-même; sous sa robe blanche décolletée et
son long voile de tulle, elle avait l'aspect d'une déesse ...
L'architecte s'interrompit encore pour considérer l'Américain. Harry était tombé dans un assoupissement profond;
<\. mesure qu'il succombait à cet inexplicable engourdissement, la ravissante apparition évoquée par la description
enthousiaste de Sarto s'imposait à lui avec plus de forçe
- il la voyait enveloppée d'un long voile qui laissait deviner
la pureté do sos formes, telle une statue antique.
L Puis il '('::;saya do srcouer sa torpeur ot do fixor son allon-
�20
MAISON HANTÉE
tion sur le récit de l'étranger. Peine perdue. La voix' de Sarto
lui arrivait de plus en plus faible et lointaine, et l'image de la
jeune femme devenait do plus en plus nelle et vivante.
- Je l'avais mise en garde contre ce Clavel, disait Sarto.
Je vous donne tous ces détails pour mieux v us r.. ire comprendre les motifs que j'avais de le haïr. Il lui était très inrérieur
à tous égards: c'était un procJigue, un don Juan, sans cœur
ni conscience; sans avoir' heaucoup d'apparence, il possédait
un certain charme qUi lUi dOllllait un terrible ascendant sur
les femmes, il était détesté des gens de bien autant qu'elle
en était aimée Bile connaissait son caractère aussi bien que
moi. Et c3pendant ce criminel, ce rejeton pourri d'une race
maudite, ce ...
Harry Clavel entendait, comme un murmure confus, la
voix de son compagnon, mais il ne distinguait plus les paroles;
sa tête tomba sur sa poitrine ct, emportant dans son rêve
la vision radieuse, il s e"dormit d'un lourd sommeil...
Il s'éveilla en sursaut. Une main le secouait rudement par
l'épaule. Un employé, penché sur lui, le dévisageait d'un air.
narquois.
- Seacombe 1 Monsieur, Seacombe 1 Tout le monde descend
de voiture l' disait-il.
.
Harry se redressa brusquement et se raisit contre l'étrange
torpeur qui le paralysai t encore.
- Je vais à ... Blosham ... ct ... de là à ... Crayborne, balbutia- t-il.
- Vous arriverez peut-être à Blosham cette nuit, mais
sûrement pas à Crayborne. D'ailleurs, vous ferez mieux d'aller
vous informer au bureau.
, - Mais, où suis-je, à présent?
- Mais à Sp.acombe, monsieur, bien entendu. Vous dormi{lz
sans doute ct vous avez laissé passer Blosham il y a quarante
minutes.
.1
�AlAlI:iOr; lIAl'lTtJi:
21
IV
UNE PROMENADE NOCTURNE.
Harry saisit sa valise et se mit en devoir de descendre du
train d'un pas mal assuré. La brise vivifiante de la mer le
ranima; il s'aperçut alors avec étonnement que les fènêtres
de son compartiment étaient soigneusement fermées. Il était
pourtant sûr de les avoir vues ouvertes avant son assoupissement ; dans quel but avaient-elles été si bien closes?
De plus, il ressentait un étrange malaise auquel, vu sa
robuste constitution, il n'était pas habitué. Cependant, il
se remémora une circonstance dans sa vie où il avait souffert
d'une indisposition oITrant les mêmes symptômes: c'était
à J'occasion d'une exc1}rsion qu'il avait faite avee un ami
dans le quartier chinois de New-York; il avait eu la fantaisie
de fumer une pipe d'opium et s'était endormi; à son réveil,
il avait été viètime d'un malaise identique à celui qu'il éprouvait actuellement .
• « Endormi 1 par Jupiter 1» marmotta-t-il.
Il regagna soudain son compal'timent. qu'il inspeeta soigneusement dans l'espoir de décou vrir le bout de la cigarette
qu'il avait fumée, mais en vain. Alors seulement il se demanda
s'il n'avait pas été volé par son mystérieux compagnon de
voyage.
Hâtivement, il pénétra dans la salle d'attente de la gare
et ouvrit sa valise dont la clef ne le quittait jamais. Le contenu, qui se réduisait d'ailleurs à peu de chose, était intact.
Il vida ses poches; sa bourse renfermait bien tout son argent,
soit onze livres en or et quelque menue monnaie; mais, au
preIJ1ier coup d'œil, il compl'it que son portefeuille avait été
ouvert.
Harry était ordonné, méticuleux, jusque dans les plus petits
détails. Il était convaincu d'avoir placé cinq banknotes de
dix livres dans une des poches de son portefeuille; sur les
pages mêmes du carnet intérieur il avait fait quelques anno-
�22
MAISON HANTÉE
tations ; dans une poche plus vaste , il avait serré deux enveloppes ; l'une renfermait la lettre de ses avoués de Londres,
l'autre les difTérentes pièces que MM. Trentham et Ash lui
avaient réclamées: il y avait entre autres: des extraits de
l'acte de mariage de ses pa,rénts et de son acte de naissance,
ainsi que plusieurs vieilles lettres, dont une de son grandpère, Gérard Worth, insistant auprès de son futur gendI'e
pour qu'il ajoutât à SOnl nom celui de «Worth ». LI y avait
encore, à l'intérieur du carnet, une demi-douzaine de ses
cartes de visite. Rien ne manquait d'ailleurs; mais ces divers
papiers avaient éLé touchés et fourrés pèle-mêlo avec les
banknoLes dans la même poche. Harry avait soigneusement
classé tous ces documents avant son départ, et il était prêt
à jurer qu'il n'était pas l'auteur d'une pareille confusion.
11 les avait classes suivant 11) ur imporLance, dans l'inteo~
de les remettre à ses avoués, à son retour du Dorsetshire,
au cas où il eût été décidé à faire valoil' ses droits au titre et
à la propriéLé des Clavel. Évidemment, quelqu'un en avait
pris connaissance, puis les avait précipitamment remis dans
le portefeuille; mais, dans sa hâte, il n'avait Lenu aucun
compte de leur classement.
Et ce quelqu'un, qui était-ce, sinon l'homme au binocle,
le mystérieux étranger qui lui avait fait fumer une cigarette
d'opium?
Mais pourquoi? Quel intérêt avait-il à l'endormir et à examiner ses papiers? Uarry ne savait qu'en penser.
Cet individu, s~ disait-il, n'est pas un vulgaire voleur, oar
et il ne'm'a pas dérobé un
j'étais entièrement à sa di~créLon
penny. Bien mieux, il m'a donné, de son plein gré, l'adresse
d'un club bien connu de Londres. li est vrai que, dans une
affaire d'amo ur, il a cu pour rival un Clavel auquel il a' voué
une haine profonde; mais ce faiL n'explique pas son inqualifiable indiscrétion à l'égard d'un étranger dont le seul tort
était de s'appeler Payne ClavelworLh ».
.
Henry Payne, tel était le nom du père d'Harry; IIaITy se
souvenait vaguement lui avoir en~du
dire que .les deux
noms de Payne et de Clavel avaient tous deux une origine
normande et qu'ils avaient toujours été associés pour désigner sa famille . La vue de sa carte sur la valise pouvait donc
bien avoir attiré l'attention et éveillé la curiosité d'un ennemi
des Clavel. Mais, encore une fois, un simple accès de curio(1
�MAISON HANTÉE
23
sité ne suffisait pas à expliquer l'étrangeté de sa conduite.
« Nous llo sommes plus, cependant, au moyon âge, mur·
mura Harry, bien que cet individu m'ait tout l'air d'un aven·
turier. 1\ propos, il ne m'a presque rien appris sur lui-même
et sur son origine; il s'est contenté de me questionner. Quelle
histoire, intéressante d'ailleurs, me racontait-il don<> lorsque
je me suis endormi? Certaine men t, il a repris le train dans
l'uniquo but do me suivre, do m'endormir et d'examiner le
contenu de mon portefeuille. Pourquoi? pal' oxemple, oui,
pourquoi? et quel bénéfICe espérait-il en relirer? Serait-il
employé dans une agence de renseignements? Au fait, c'est
bien possible 1 Est-il descendu à Blosham, comme il paraissait en avoir l'intenlion? Je ne lui ai pas manifesté mon désir
de changer de train à cette station; mais bah 1 l'examen de
mon portefeuille et la vue seule de mon billet l'ont suffisamment renseigné 1
Cet incident laissa sur son esprit une impression extrêmement pénible. Il n'en fut d'ailleurs que plus déterminé à se
rondre, coûte que coûte, et le plus rapidement possible, à
Blosham et de là à Cray borne.
Le bureau de la gare, à Sea,combe, était fermé, Harry eut
quelque peine à trouver un employé qui voulût bien le renseigner. Sarto avait eu raison de taxer de nonchalance les
habitants du Dorsetshire. La « saison II à Seacombe ne devait
s'ouvrir que dans une semaine; et, à Seacombe, on n'avait
pas l'habitude de se déranger à pareille heure et à pareille
époque.
.
Lorsque l'employé qui donnait les billets se décida enfin à
paraltre - un tout jeune homme à l'air très doux - il demeura
confondu en apprenant qu'Harry voulait quitter Seacombe
le soir même pour Blosham. Et il déclara péremptoirement
que, pour ce qui était d'atteindre Crayborne, il n'y fallait
pas songer.
VO!!S pourrez y parvenir demain seulement, monsieur,
dit-il. Mais si vous êtes étranger dans le pays, permettez-moi
de vous faire observer que vous aurez grandement tort d'aller vous fixer à Cray borne. Rarement. les trains de BJosham
à Dorchester s'y arrêtent. Pendant la saison, quelques-uns de
nos (( baigneurs D poussent parfois jusqu'à Cray borne et y
séjournent quelques heures, attirés par ce que disent de crtte
contrée les romans de M. Hardy; mais elle n'offre aucun inté.
�MAISON ITANTlh
rût, je puis vous le certifter. Cray borne même n'est qu'un petit
village; il est vrai qu'il y a quelques années, c'était un centre
d'excursions très couru, à cause des crimes. Mais maintenant,
il est abandonné par les touristes.
Enfm l'employé, se rendant compte que les attractions de
Seacombe ne pourraient changer la décision du voyageur
obstiné, le prévint qu'il y aurait un train pour Blosham dans
une heure. Muni de ce l'enseignement, Harry quitta la station
et alla faire une promenade rapide SUI' l'esplanade, au bord de
la mer, pour rafraîchir et ~clair
ses idées.
De retour à la gare, à l'arrivée du train, son opinion sur
Sarto s'était complètement modifiée; il était prêt à l'ire de
ses soupçons ct s'accusait d'imbécillité.
- Pourquoi, raisonnait-il, vouloir compliquer la situation
ct chercher partout du mystère? C'est là une pente naturelle
à mon esprit et qui, certainement, m'a induit en erreur. Pourquoi cet homme ne m'aurait-il pas dit la vérité? Il ne m'a pas
caché que mon nom lui était bien connu. Une affaire urgente
le rappelait dans le Dorsetshire; il a sauté dans le premier
compartiment venu; notre rencontre n'a rien d'extraordinaire. Lorsque je me suis endormi, il m'entretenait de ses
rapports avec la famille Clavel. Je me rappelle maintenant ...
il me parlait d'une jeune femme qui fut victime des entreprises
amoureuses d'un Clavel. Il m'en a fait une description enthousiaste ; son esprit poétique la parait de mille charmes réels ou
imaginaires; il la comparait à un grand lis blanc ... Elle s'ap·
pelle Anne ... Lady Anne Daubeney. J'ai été absurde de croire
qu'un architecte connu, qui m'a spontanément donné son nom
et son adresse, ait pu m'endormir ... Mais il était curieux ... La
chaleur peut-être aussi, la fumée de nos cigarettes m'ont engourdi... Il en a profité; il n'a pu résister à la tentation et a
examiné mes papiers pour connaître exactement mon origine,
voilà tout; en somme, il s'est rendu coupable d'une simple
indélicatesse. Sans doute, je le retrouverai à Blosham ; sinon,
j'irai le voir à son club, dès mon retour à Londres, quand ce
ne serait que pour sa\roir ce qu'il advint du lis brisé 1
En tout cas, l'opinion de Léopold Sarto sur Blosham se
trouva parfaitement justifiée; on aurait en vain cherchéun
endroit plus triste, plus maussade. Au temps des Romains,
cette petite ville, alors mouillée pal' un bras de mer et entourée de fortifications, avait été un point stratégique important j
�MAT~ON
TIANTf:H
Mais depuis bien des années, la' mcI' (wail déserté Blosham;
l'herbe poussait dans ses rues, le lierre ot la mousse tapissaient
ses romparts à demi écroulés qui servaient de murs d'enceinte
à une mulLi lude de jardinets et ne s'opposaient plus qu'à
l'invasion des poules et du bétail dans les plantations de choux
et de salades.
Harry découvrit aisément l'auberge de briques rouges,
assez vaste pour recevoir et loger tout un régiment, toile que
l'avait décrite L. Sarto. Sans doute, avait-elle connu des jours
meilleurs. dans le bon vieux temps, à l'époque des diligences,
alors que Blosham était un centre de commerce, justemen t
Pour l'heure, Harry la
réputé pour ses marchés et ses roie~.
trouva bien misérable, bien déchue de sa splendeur première,
Il commanda son repas à une servante de mauvaise mine
qui traînait nonchalamment ses savates dans un corrido!'
sombre; il fit les cent pas autour d'un fumoir désert et, flnament, se mit à la recherche de l'hôtelier, auquel il demanda si
M. Léopold Sarto, archiLecte de Londres, avait eu la chance
de retrouver ses papiers.
L'hôtelier - gros et courL avec une mine renfrognée - 10
fixa d'un air effaré. ,
- Aucun, monsieur, assura-L-il, n'avait perdu de papiers
à l'hôtel. Bien plus, il ne connaissait personne du nom de
SarLo ot répondant au signalement donné par Harry. Il
poussa même la complaisance jusqu'à feuilleter son registre
afin de s'en assurer. Alors Harry eut la malencontreuse idée
de suggérer que la personne en question avait pu descendre
dans un autre hôLel... L'hôtelier se redressa, indigné, et lui
expliqua, d'un ton sec et péremptoire, que la« Tête du Roi»
était le seul hôtel de Blosham digne de ce nom. Il prit même
une attitude si agressive qu'Harry s'émpressa de ba.tre en
retraite et se réfugia dans la salle du café où il participa à un
repas substanLiel composé de roastbeof, de pommes de terre
bouillies, de légumes verts, de pudding à la crème, de tarto
il la rhubarbe et de fromage sec, en compagnie de trois fermiers, de deux voyageurs de commerce et de deux touristes
venus de Londres à bicyclette.
Harry, que la vue de visages étrangers rencontrés au hasard
de la route intéressait toujours, fit contre mauvaise fortune
bon cœur; et bientôt ses manières afTables et courtoises lui
eurent gagné la faveur de ses commensaux. Observateur pers-
�26
MAISON HANTÉE
picace, il jouissait intérieurement du contraste bizarre que
présentaient l'accent nasillard et prétentieux des Londoniens
et la prononciation traînante, chantanto et non sans charme
des indigènes.
A huit heures, il paya sa note et quitta l'hôtel sans fairo
connailre à personne le but de son voyage. Il traversa d'un
pas rapide les rues silencieuses de la petite ville déjà endormie.
Tout en marchant, il se rappelait l'opinion émise sur Crayborne par l'employé de Seacombe : (( Un village insignifiant et
dépourvu de tout intérêt, avait-il dit, mais qui avait été un
lieu do rendoz·vous pour les touristos, à l'époque des crimes. »
Au sujet de ces crimes, il avait été sur le point de demander
des explications à l'employé; une secrète appréhension l'avait
retenu : la ' crainte d'apprendro que les Clavel avaient joué
un mauvais rôle dans cette afTaire, appréhension qu'avaient
contribué à faire naiLre en lui les propos d'une jeune actrice
anglaise, quatre mois auparavant, à New- York. Actuellement, il faisait prJerinage au pays de ses ancêtres, aHn d'apprendre, par une enqurte menée le plus discrètement possible
et avec le respect dù il leur mémoire, tout ce qui les concernait
c'est pourquoi il avait rdréné sa curiosité.
Un brillant clair de lune éclairait la route, bordéo de grandes
haies vives et d'ormes centenaires dont les branches puissantes retombaient au-dessus de lui en forme de voûte; parlois, il longeait d'humbles cottages aux toits de chaume, aux
murs blancs, aux fenêtres étroites et treillissées, entourés de
jardinets qui lui envoyaient au passage, par boufTées, les parfums
de leurs 1fleurs; mais toutes ces demeures étaient silen•
Cleuses.
Cinq ou six millos, lui avait-on dit, séparaient Blosham de
Crayborne. Quelque chose en lui, un instinct seeret - bien plus
que la distance parcourue, - l'avertit que ses pieds foulaient
le sol sacré où reposaient ses ancêtres. Près de Crayborne, il
s'aventura dans un petit bois, au bord de la route, aHn de
mieux entendre le chant d'un rossignol. Soudain, des cris de
femme déchirèrent le silence (je la nuil, c'étaient des appels au
secours. Harry, tout d'abord pétrifié de surprise el d'eITroi,
s'élança il. travers les buis'sons dans fa direction tl.'où étaient
partis les appc:ls. Puis il s'arrêta court. Une voix s'élGlvait
près _de lui.
J'
�27
MAISON HANTÉE
v
LA BELLE AU
BOIS.
/
- VOUS me demandez l'impossible. J'ai assez fait pour
vous. Allez-vous-en 1 disait-on.
Aux accents de cetle voix, au timbre grave et sonore, Harry
tressaillit. Il fit quelques pas, écarta les buissons, et distingua
deux formes humaines qui paraissaient aux prises. C'étaient
un homme et une femme.
L'homme, d'une main, retenait la femme par un bras.
De l'autre, il lui secouait rudement l'épaule. A la vue d'Harry,
il lâcha prise et d'un bond s'enfonça dans le bois. Cependant,
le jeune Américain eut le temps de l'entrevoir; c'était un véritable rustre aux longs cheveux ébourilTés, au dos rond, vêtu
comme un ouvrier de campagne, sans doute quelque vagabond
usant de brutalité pOUl' obtenir de l'argent. La femme était
jeune et distinguée; Harry s'en rendit compte aussitôt, bien
qu'elle fût enveloppée d'un grand manteau à capuchon.
Il allait s'élancer dans le bois à la poursuite du rôdeur ...
l'inconnue le retint par le bras.
- Je vous en prie, laHlsez-le, fit-elle, très émue. Il n'est
pas coupable. C'est un pauvre idiot ... Je l'ai déjà secouru
plus d'une fois.
- N'aurait-il pas besoin d'une bonne leçon? suggéra
Harry, Surtout, si vous lui avez déjà fait la charité.
- Nous avons tous et toujours besoin de charité, continuat-elle, le retenant encore. Ne le poursuivez pas, je vous en
supplie l
Ilarry so tint immobile, Jamais voix humai~e
ne l'avait
troublé à ce point. Certes, il n'avait plus envie de s'éloigner.
La jeune femme s'était tuo ; il demeurait silencieux dans l'espoir de l'entendre encore.
Elle était grande, presque aussi grande que lui, et ses manières prouvaient qu'elle était beaucoup plus habituée à
,(
�28
commander qu'à obéir; il pouvait sentir, autour de son bras,
l'étreinte énergique de ses longs doigts effilés.
Elle releva la tête; il fut frappé de surprise et d'admiration;
sous les plis sombres du capuchon, son visage avait l'éclat et
la pureté d'une lIeur fraîche éclose; non qu'il fût d'une beauté
très classique: au lieu d'être du plus pur ovale, il était trop
massif, le menton était trop développé; la bouche était bien
dessinée, mais un peu grande; les yeux très écartés faisaient
paraître le I;lez trop petit. Mais ces défauts, Harry ne les aper/ çut pas, semblable en cela à tous ceux qui, avant lui, avaient
rencontré cette femme et qui tous avaient été prisonniers
de ses charmes; son teint éblouissant et surtout la lumière
de ses grands yeux bleus le fascinaient. Enfin, il prit la parole.
- Naturellement, puisque tel est votre désir, madame, je
renonce à poursuivre cot mdividu et à lui inlliger la correction
qu'il mérite. Mais est-ce bien prudent à vous de vous promener seule, la nuit, dans ce bois? Permettez-moi du moins de
vous accompagner jusqu'à votre demeure.
Un éclair de gaieté traversa ses Leaux yeux. Elle sourit,
eL ce sourire acheva de le subjuguer.
- Je ne cours aucun danger ici, s'écria-t-elle. J'habite
cette contrée depuis plus de treize ans.
Elle le conduisit hors du bois jusqu'à la l'OU te l alors, elle
s'arrêta, se pencha légèrement et prêta l'oreille; elle paraissait
écouter avec attention. Puis elle se tourna vers Harry et lui fit
un gracieux salut.
1
- Merci de votre assistance, prononça-t.elle. Bonsoir 1
Elle s'éloignait. Désireux de prolonger l'entretien, il la
rejoignit.
- Veuillez m'excuser, dit-il. Puisque vous habitez cette
contrée, peut-être pourrez-vous me renseigner; suis-je encore
loin de Crayborne? Je suis venu ' à pied de Blosham.
Elle le regarda un instant sans répondre.
- Vous êtes à Crayborne, dit-elle enfin, lentement. Au pre.
mier tourna!,!t de la route, vous découvrirez les maisons du
village. Mais je vois que vous portez une valise. Assurément,
vous n'avez pas l'intention de séjourner ici?
A sa grande surprise, Harry crut distinguer dans sa voix
une expression d'inquiétude et d'alarme.
- J'al l'intention de m'arraler ici quelques jours, expliqua-t·il.
,
�MAISON HANTÉE
29
- Mais il n'y a rien à voir à Crayborno ou dans les environs;
vous n'y trouverez aucun site intéressant, répliqua-t-elle
hâtivement. Les touristos n'y viennent jamais. Il y a bien le
port de Clenstone, la baie de Seacombe, l'abbaye de Closeworth; lous ces sites renommé!> sont à proximité de Blosham.
Mais ici il n'y a rien à voir, je vous le répète, rien absolument 1
Elle s'exprimait avec une vivacité ct une irtsistance 8ingulièl'es, comme si le départ de l'étranger lui tenait à. cœur;
mmobile au milieu de la route, elle fixai t sur lui ses yeux lumineux empreints d'une anxiété profonde.
- Cependant, fit-il lentement, vous y vivez, vous?
- Ah 1 moi, murmura-t-elle, avec un accent d'infinie tristesse, c'est bien difTérent 1 Certaines personnes sont destinées
à vivre au milieu des ombres et ne pellven l supporter l'éolat
du soleil. Mais CraybornC' ne convienl pas- à une nature jeune,
généreuse, pleine d'espoir et d'avenir. C'est une endroit où
l'on rêve et où l'on meurt... mais pas où l'on vill
Elle prononça ces derniers mols d'une voix faible, presque
indistincte. La beauté étrange de la jeune fomme, l'inallendu
de cette rencontre, l'heure.lardive, tout cOntribuait à mettre en
efTervescencç l'imagination du jeune Américain; pour ne pas
la quitter, i~ se senlait prêt à tout sacrifier ct à s'enfermer pour
toujours dans la contrée la plus solitaire et la plus déshéritée.
- J'ai fait un très long voyage pour voir votre flays, expliqua-t-il. Je ne peux pourtant pas m'en aller avant de l'avoir
visité 1
Elle secoua la tête avec impatience . .
- Je vous ai déjà dit qu'il n'y avait rien à voir ici 1 repritelle sèchement. Une auberge neuve aux briques éclatantes,
quelques chaumières, une ou deux misérables boutiques, un
manoir en ruines près d'un ruisseau marécageux, une vieille
abbaye, des champs, des bois, cl quelques fermes, voilà Crayborne 1
.
- Eh bien 1Mais c'est parfait 1 déclara Harry. Précisément,
j'ai longtemps voyagé pour voir des manoirs en ruines et de
vieilIes abbayes. Ajoutez-y quelques revenants et, à Crayborne, mes vœux les plus chers seront exaucés 1
- Oh 1 des revenants, il y en a certainement 1 s'exclamat-elle avec un léger frisson fI'ailleurs, ceux qui le veulent bien
peuvent en distinguer partout. Ne connaissez-vous pas cette
pensée de Longfellow : «Toutes les maisons dans lesquelles
�30
MAISON HANTÉE
des hommes ont vécu et sont morts sont des maisons hantées. »
Partout où nous sommes, nous pouvons évoquer les esprits
.
de nos chers disparus 1
- Je n'ai pas ce don, répliqua-t-il. Pour cela, l'imagination me fait déCaut 1
- Dites plutôt ;'les souvenirs 1
Pendant cet entretien, lelle le considérait avec intérêt.
Ils marchaient lentement et dépassèrent bientôt le tournant
de la route. Harry découvrit alors quelques maisons éparses
il une faible distance. D'instant en instant, il appréhendait,
avec une secrète angoisse, la minute de l'adieu et de la séparation; aussi prolongeait-il il dessein la conversation,
- Je suis venu en Europe précisément pour y recueillir
de vieux souvenirs, observa-t-il. Ceux qui ornent ma mémoire
cn ce moment sont bien frivoles 1 Souvenirs d'une existence
lout entière consacrée aux sports et aux plaisirs que peut procurer la fortune, J'ai accompagné mes parents à. Paris, Rome,
Vienne, Nice, Florence, Londres; mais de toutes ces villes
il ne m'est resté qu'une succession de clichés fort nébuleux.
Je désire maintenant m'établir dans un endroit paisible, un
pays de manoirs tapissés de lierre, un pays qui ait conservé
les mœurs ancionnes ...
- Mais de pareils endroits ne manquenl pas en Angleterre, interrompit-elle avec impatience. Pourquoi venir ici
plutôt qu'ailleurs?
Il comprit qu'il lui devait la vérité.
- Je suis venu ici, répondit-il lenlement et en appuyant
sur chaque mot, parce que je veux voir Lyllington Court où
mes ancêtres sont morts et où mon père est né 1
- Ce n'est pas vrai 1
Elle s'était arrêtée court el avait lancé ce démenti avec une
exaltation farouche. Elle reprit d'une voix presque dure, sans
lui laisser le temps de s'expJiquer ;
- Vous êtes étranger, c'est pourquoi vous ne sentez pas
tout le ridicule de votre prétention. On vous a induit en erreur
SUI' votre origine, en un mot on s'est joué de vous. J'ai déjà.
entendu parler de mystiftcations de ce genre. Que vos ancêtres
aient été anglais, c'est bien possible, mais ils n'ont pu vivre à
Lyllington Court. Le château a été construit il y a environ
trois cents ans par une famille du comté de Dorset qui, anpaJ'a ,'an L, lJabit:üt 1111 manoir ici mêJl!u, ;l Cl'ayLol'l1u. A I1C UJI U
�MArSON JTANTÉli!
31
autre famille n'a jamais possédé ce domaine ou vécu ICI.
Aujourd'hui, les maîtres do Lyllington ont tous disparu, il
n'on resto plus un seul.
Il y avait dans sa voix un accent de défi. Un tremblemont
nerveux la secouait toute. Harry, gagné par son émotion,
se demanda s'il devait prolonger un pareil entretien.
- ' Le nom de lu famille était Clavel! dit-il.
Elle se boucha les oreilles.
- Taisez-vous' murmura-t-elle d'une voix altérée. Personne ici ne prononce cc nom; il est odieux à tous et il moi
en particulier !
- Voilà ce que j'entends dire partout' remarqua-l-il
C'est incompréhensible. Mais je découvrirai la vérité, il le faut,
car mon père était un Clavel.
VI
C'EST A MOI QU'APPAUTTENT LA VENGEANCE .
-
C'est un mensonge' Un abominable mensonge!
cette virulente apostrophe, peu en harmonie avec ses
manières et son maintien habituels, elle lui tourna le dos et
s'éloigna d'un pas rapide, la tête haute avec un geste de la
main pour l'empêcher de la suivre.
Harry la regarda disparaître au tournant de la route, immobile et tout déconfit; puis il réfléchit à l'étrangeté de cette /
nouvelle aventure. Bn dépil de son cœur tendre et de son ima- .
gination romanesque, il ne manquait pas de bon sens et savai t
à l'occasion envisager de sang-froid les situations les plus délicates. Il estima que le meilleur parti à prl'lndre était d'atteindre
tranquillement 10 but de son voyage et de se renseigner à
Crayborne ; une jeune femme aussi remarquable qui habitait
depuis treize ans un endroit aussi insignifiant devait être connue de tout le monde et chacun, pensa-t-il, serait en mesure
.
de la lui' faire connaître.
Dix heures sonnèrent à la tour carrée d'une église perchée
au sommet d'une colline à une faible distance, en face de lui.
SUl'
�32
MAISON UANTÉE
Dans le village, un chien aboyait, sans doute à son approche,
,car, à cette heure tardive. la route était déserte.
Ainsi que l'avait dit l'inconnue, le village avait un aspect
misérable; il s6 composait de quelques maisons 'aux toits de
chaume, aux murs blanchis à la chaux; une ou deux seulement
étaient recouvertes de tuiles rouges; c'étaient des épiceries,
reconnaissables à leurs enseignes et aux articles divers étalés
pôle-mêle à leurs vitrines. Enf~,
il atteignit un groupe pittoresque de vieilles bâtisses, les hangars et les étables de l'ancienne auberge; en face se dressait un vaste établissement
de construction récente, ponweusefent appelé (( Hôtel-Royal »;
il occupait l'emplacement d'une taverne qui portait pour enseigne: (( Aux armes des Clavel» ; du moins Harry l'apprit par
la suite. Le nouveau bâtiment, avec ses murs de briques, ses
larges croisées, ses portes peintes en rouge, son bar étincelant
et peu engageant.
avait un air pr~teniux
Mais Harry n'avait pas le' choix. Des lumières brillaient
ellcore aux fenêtres du rez-de-chaussée; des éclats de voix,
partant de la salle du caré, parvenaient jusqu'à lui. Il traversa
un jardinet et pénétra dans le vestibule de l'hôt,el. Une jeune
femme fort avenante, douée d'un superbe embonpoint, l'accueillit; il lui demanda une chambre; elle engagea aussitôt
une interminable conversation et lui donna une foule d'expli- \
cations qu'il ne demandait pas. Son mqri, lui apprit-elle entre
autres, était un Allemand, du ·nom de Gutemberg ; tous deux
tenaient l'hôtel depuis quatre ans - depuis les embellissements - ajouta4-elle avec orgueil. En dépit de sa loquacité,
Harry estima qu'il ne lui serait pas facile de la faire parler
sur le sujet qui le préoccupait, le caractère mystérieux de ses
aventures devant exercer peu d'attrait sur une nature aussi
. corpulente. Cependan,t, avant de se retirer, il ne put retenir la
question qui lui brûlait les lèvres.
- Je suis venu de Blosham à pied, expliqua-t-il. Un peu
, avant Crayborne, j'ai rencontré une jeune femme enveloppée
d'un manteau à capuchon qui se promenait. Elle était blonde,
très grande ... Je lui ai demandé mon chemin. Elle me l'a indiqué et m'a dit qu'elle habitait près d'ici. La copnaissez-vous?
jeune, grande, blonde 1... Une seule;
- Voyons ... Une ~em
il ma connaissance, ose se promener ainsi seule, le soir .. .
répondit l'hôtesse d'une voix basse et craintive. Ce devait
être lady Anne Daubency .
..
~
�MAISON HANTÊE
33
Elle 1 Le grand lis blanc de Léopold Sarto! La description
qu'en avait faite l'architecte lui 'avait paru fantastique -; mais
maintenant, il la trouvait toute naturelle; bien plus, il comprenait et partageai t son enthousiasme.
Instinctivement, sa ponsée se reporta sur Lfly Warren,
la jeune et jolie actrice anglaise renc~té
il few-York.
11 y avait entre los deux femmes un contraste absolu. Autant
l'une était vive et enjouée, autant l'autre était sombre, réservée, presque tragique. Sans doute, Lily Wanen avait éveillé
ot cbnquis sa sympathie, dès leur première et unique entrevue,
par sa gentillesse, sa grâce ingénue, sa pétulance, ses mllnières
libres et franches; mais lady Anno s'était en quelque sor~
imposée à lui, mème malgré elle, par la force prestigieuse de '
l'amour.
Bt puis lady Anne avaiL pour elle tout 10 charmer toute
la magie du mystère. Qui était-clle? Que faisait-elle à Crayborne'?
Harry était tellement tourmenté par ces questions qu'il
ne pouvait trouver le sommeil. Pendant son insomnie, un fait
soudain le frappa: ces deux f!)mmes, si dissemblables, ~'étaien
rencontrées SUI' un point: toutes deux avaient exprimé, en termes presque identiques, une égale a vorsion pour le nom de Clavel,
son nom à lui 1
Bien qu'il leur fùt étranger, toutes deux avaient, de prime
abord, repou&sé l'idée qu'un lien quelconque pùt le rattacher
à cette famille réprouvée, et lorsqu'il avait donné il. lady Anne
le vrai motif de son installation il Crayborne, quel changement
incompréhensible s'était subitement opéré dans son altitude 1
Quelle avait été son agitation? Incapable de sc maîtriser,
elle s'était oubliée jusqu'à l'accuser de mensonge. Elle avait
accueilli sa confidence touchant son origine comme une insulte
personnelle. Du moins, telle était l'impression qu'il avait conservée de cette si pénible scène.
Sarto aurait-il dit vrai? Cette reine parmi les femmes avaitelle pu s'abaisser au point d'aimer un homme sans cœur ni
conscience, un débauché, un don Juan, rejeton pourri d'une
raçe maudite?
Telles étaient du moins les expressions dont s'était servi
Sarto pour désigner « le dernier des Clavel », ct, avait-il ajouté,
la perfidie de cet homme avait porté à lady Anne un coup mortel; elle n'était plus qu'un « lis brisé ». \
�MAISON llANTÉE
A la vérité, Harry trouvait l'image un peu forcée. Lady
Anne lui avait paru fort mélancolique. Elle avait parlé de son
existence, loin de la clarté du jour, au milieu des ombres, dans
une contrée où l'on rêve et où l'on meurt... Mais, en dépit de
cet aveu, de toute sa personne se dégageait une indomptable
énergie j pour un lis brisé, elle était encore fort droite, fort
imposante, et la flamme qui brillait dans ses yeux n'était pas
celle du désespoir. En définitive, Harry fut bien obligé de
s'avouer qu'il en était éperdument ainoureux j mais il se rendait compte non moins clairement de la parfaite indiITérence
qu'elle lui avait témoignée. Puis, ressaisi par son imagination
romanesque, il songea qu'il était sans doute destiné, lui, le
dernier des Clavel, à réparer - douce ropal'ation 1 - le tort
causé à cette ravissante créature par son parent, d'exécrable
mémoire j sur ceLLe vision réconfortante, il s'endormit. ..
Toute la nuit il livra pour sa darne des combats homériques
contre de mystérieux ct invisibles ennemis j et lorsque, victorieux, il étendait les bras pour la saisir ... soudain, s'évanouissait l'éblouissante apparition j à sa place, surgissait Lily Warren
qui le repoussait avec horreur... La poitrine oppressée, il
poussa un profond gémissement ct, brusquement, s'éveilla.
Il faisait grand jour. Six heures avaient déjà sonné. Il
s'habilla promptement, ct descendit dans la salle à manger où
se traînait nonchalamment une servante aux yeux bouffi de
sommeil. Il la prévint qu'il partait en promenade et qu'il serait
do retour pour déjeuner, à huit heures et domie. Auparavant,
se dit-il, j'aurai sans doute élucidé quelques points de ce mystère j j'y suis bien décidé 1
II dirigea ses pas vers l'église.
C'était une petite église très ancienne ct très vénérable, en
dépit des nombreuses réparations qu'on lui avait fait subir.
Malheureusement pour le suécés de ses investigations, elle
était fermée à clé, ainsi qu'il arrive souvent aux églises de
campagne Elle s'élevait sur une petite colline au milieu d'un
paisible cimetière envahi par une herbe longue ct drue d'où
émergeaient çà et là de modeste croix vermoulues, d'énormes
pierres tombales ct quelques édifices de marbre. D bout, sous
le vieux porche de style normand, Ilarry admirait le paysage
qui s'étalait à ses pieds; une paix douce et profonde montait
de la vallée jusqu'à lui et le pénétrait d'allégresse.
A celte distance, ct à la grande lumière de ceLLe belle maLi-
�MAISON HANTÉ)l
35
née d'été, le village de Crayborne lui parut enCOl'e plus insignifiant et plus banal que la veille à la clarté de la lune. Mais
au delà, à perte de vue, se déroulaient le ~ molles ondulations
des prairies verdoyaptes que traversait une étroite rivière,
au cours sinueux. dont les eaux limpides étincelaient sous les
feux dû soleil levant, comme une coulée d'argent, entre les
sombres frondaisons qui bordaient ses deux rives. La voie ferrée, entre les remblais, se laissait à peine 'deviner.
Non loin de la gare, plusieurs gros bâtllliJnts, groupés en
masse imposante, retinrent son attention. Vus de loin, ils
oITraient ces tons moelleux et étoITés, si reposants au regard,
particuliers aux paysages du sud de l'Angleterre, surlesquels
les annéeS ont jeté leur riche manteau qe mousse et de lichen.
Tout près de ces bâtiments se distinguait un pont de
pierre grise, très bas,\ d'une seule arche. Aux environs 's'filevaient des massifs de hêtres et de chênes.
Ce coin de paysage exerçait sur Harry un attrait fascinateur; il ne pouvait en détacher ses yeux et décida sur-lechamp de le visiler ; ce sera, pen&a-t-il, la seconde étape de mon
pèlerinage.
.
Un instinct secret l'avertissait que c'était là le « Manoir
de Crayborne» où les Clavel avaient vécu avant de construire
Lyllington Court, i.J y avait environ trois cents ans.
Il était sûr de ne pas se tromper; et, chose étrange, cette
église, ce manoir, la contrée environnante, tout ce paysage
lui semblait familier comme un paysage de rêve. Harry eut
l'intuition que l'esprit de ses ancêtres palpitait en lui, dars le
domaine obscur de son moi subconscient; il sourit à cet\e
p~nsée;
l'orgueil d'appartenir à une si fière lignée, qui remontait
à la conquête normande, et avait possédé tout ce pays, s'empara de lui.
Alors il s'achemina vers l'entrée du cimetière. Soudain, son
orgueil ancestral reçut un rude choc; là, devant lui, au milieu
des hautes herbes, se dressait un bloc de marbre noir sur lequel
se détachait, en bas-relief blanc, le profil d'un jeune homme.
Au-dessous était gravée, en gros ,caractères, cette épitaphe:
A la mémoire de llucien Warne
Assassiné à l'âge de 22 ans
Depant l'autel de cette église
Par Roger ( lavel, le 26 juin ...
�36
MAISON IIANTÉE
Suivait la date - juste sept ans auparavant - et, plus bas,
cette redoutable sentence:
!
C'est à moi qu'appartient la vengeance; je la rendrai,
dit le Seigneur J »
Sous les gais rayons du soleil et dans ce lieu sanctifié, la
vue de ce marbre, surgissant tout à coup pour rappeler au passant rccueilli le souvenir d'un crime commis là, tout près, dans
l'enceinte sacrée, produisait une impression pénible. Harry
fixait l'épitaphe avec stupeur; qu'on eût autorisé une semblable inscription, et qu'on l'eût laissée subsister, cette pensée le cohfondait J Bien plus: en qualité de représentant de
la fam\lle Clavel, ces lettres accusatrices constituaient pour
lui un outrage personnel. Dans son cœur bouillonnait une
furieuse colère contre l'inconnu qui en était l'auteur.
Il se retirait, abattu, déconcerté, i1'l'iLé tout à la fois lorsqu'une autre tombe, plus modeste, attira son attention par
la simplicité de SOT). épitaphe, ainsi conçue:
A la mémoire de James Collet
Agent de police du Dorsetshire
Tué dans l'exercice de ses fonctions
Le 30 juin 19 ...
Les deux inscriptions portaient une date commune. Les
deux événements avaient donc eu lieu la même année, à
quatre jours d'intervalle J
Harry, fort intrigué, demeurait immobile, lorsqu'un homme
vint à passer près de lui; il était âgé, court, gros, avec un
visage apoplectique et portait un trousseau de clés.
. - Bien le bonjour, monsieur, dit-il. Singulières épitaphes,
n'est-il pas vrai?
Harry devina que ce devait être le sacl'istain.
- Bien singulières J en vérité, répondit-il.
L'homme s'étant arrêté, il ajouta:
- Je suis étranger ici. Voudriez-vous m'en donner l'explication?
- Volontiers J se hâta de répondre le sacristain; et ses
petits yeux bleus brillèrent de satisfaction. Personne ne peut
vous renseigner comme moi, cal' j'assistais dans l'église au
mariage de lady Anne Daubeney. Suivez-moi, je vous prie.
�37
MAISON ItANTÉF.
VlI
L'IIISTOIlIE DES CLAVJ;L.
Tous deux pénétrèrent sous le porche de l'église eL s'assil' nL
un banc de pierre.
Évidemment, la perspeclive de raconter Ulle histoire cenl
rois répt~e
devait plaire infiniment au sacristain, sans doute
parce que le rôle de témoin qu'il avait joué dans ces ·faits, lui
donnait une certaine importance, au moins à ses propres yeux.
- Puisque vous êtes étranger, monsieur, commença-t-il,
vous n'avez pas encore entendu parler des Clavel de Crayborne
et de Lyllington Court?
- Très peu, en effet.
- On dit que, dans le bon vieux temps, la moitié du comté
de Dorset leur appartenait. Malheureusement, ils ignoraient
les premiers principes d'ordre el d'économie. Ils menaient
la vie à grandes guides. «Un Clavel va au-devant de la morl
à cheval ", dit le dicton; et telle était leur manière d'agir en
toute chose.
« Je suis ûn chrétien, monsieur, comme vous le pensez, eL
je ne prête aucune attention aux histoires de vieilles femmes.
Mais voici ce que la tradition rapporte: Lorsque le gros roi
Henry - celui qui avait tant de femmes et les raccourcissait
pal' la tête - s'empara de l'abbaye de Loders et en chassa les
moines pour la donner à Anlhony Clavel, page d'Anne de Boleyn, l'abbé, supérieur du couvent, maudit les Clavel.
« Dorénavant, dit-il, les Clavel seront tous voués au diable
et je vivrai assez pour assister à leur décadence el à leur
ruine. Ils peuvent expulser mon corps de l'abbaye; mon esprit
continuera d'habiter ce saint lieu aussi longtemps qu'il subsis,
tera ! »
- L'abbaye de Loders est-elle près d'ici? demanda Hal'l'y.
Le sacristain leva le pouce par-dessus son épaule.
- A un demi-mille, répondit-il. C'est là que vit lady Anne
Daubeney ... pauvre fomme 1
SUI'
J,-:!
/
�.'iAISON
HANTÉE
- Comment se faiL-il qu'elle vive dans une maison appartenant aux Clavel? fit Harry, fort surpris.
- Lady Anne la loue aux administrateurs. On dit qu'une
femme, toujours en larmes, lui Lient compagnie. Mais personne
ne franchit jamais le seuil de la grille de l'abbaye, sauf Anning,
le frère du fermier, ct un prètre, qui vient de Seacombe. Les
servantes sont toutes étrangères et catholiques romaines.
Voilà sept ans que lady Anne vit au milieu de ces ruines sans
jamais recevoir personne.
- Ah 1 dites-moi ce qui s'est passé il y a sept ans .. Qui était
ce Roger Clavel? L'avez-vous connu?
- Si je l'ai connu 1 s'écria 10 vieillard d'une voix stridente.
Bien sûr 1 C'était un vaurien 1 Un beau garçon, ma foi 1 très
brun, tout le portrait de sa mère. Mais il avait les yeux des
Clavel ...
Il s'arrôLa ct regarda Harry avec aLLenLion.
- Des yeux comme les vôtres, monsieur, reprit-il lentement, avec une nuance de soupçon dans 'la voix. Des yeux bleu
sombre, avec l'éclat de l'acier, sous d'épais sourcils noirs. Ah 1
c'était un fieffé coquin, un vrai bandit. Son père, Sil' Alan,
était un brave homme, très tranquille, le meilleur de toute la
famille. Mais, son grand-père, sir .J ohn, je le vois encore, quel
comme du granit 1 Tout le
homme terrible 1 Dur et ins~ble
monde, dans le pays, le craignait. Un de ses ms s'enfuit en
mer. Sa mIe disparuL avec un amant. Il annihila complètement la volonté de son second fils qui resta près de lui ct devint
sir Alan. Mais son petit-ms, Roger Clavel, sc monLra pire encore.
- Vit-il toujours?
- Non, non, monsieur! Il est mort et bien mOI'L, il y a de
cela sept ans. A cette époque, Ctayborne fut le théâLre de crimes horribles. Ce fut, en partie, la beauté d", lady Anne qui
déchaina tous ces malheurs. A. la mort de son père, le comLe
de Newborough, elle vint habiter à LyllingLon Court, auprès de
sil' Alan et de bdy Clavel, qui étaient ses tuteurs. Roger avait
alors vingt ans. Je me rappelle la jeune fille telle que je la vis
pour la première fois avec ses longs cheveux dorés comme des
épis mûrs et ses grands yeux de pervenche. Elle fut envoyée
en pension à l'éLranger et ne revenait que pour les vacances.
Quaht à Roger . - aucun collège, aucune institution ne pouvaienL le garder. Constamment , il ~e faisait chasser pOlll' qucl-
�14AUiON llAN'1'Hl::
que fredaine et revenait chez lui, au grand désespoir do ses
'parents. Lady Anne ne pouvait .le soufTrir ; sa précoce beauté
attirait autour d'elle une nuée de soupirants; tous les gentlemen du Dorsetshire qui la voyaient en tombaient amoureux. Mais Roger Clavel, oe personnage vicieux et brutal,
jura qu'elle n'appartiendrait jamais à un autre qu'à
lui.
Et ses parents, qu'en pensaient-ils?
- Oh 1 ses parents! Roger s'en moquait bien 1... Ils
n'avaient sur lui aucune influence. Lorsque lady Anne eut
vingt et un ans, elle entra en possession de sa fortune. Alors,
parmi la foule d'adorateurs qui la courtisaient et sQllicitaient
sa main, olle choisit le fils unique de M. Denzil'Warne,lemaîLre
de lVale House dans la vallée de Tynbarrow. Autrefois, Vale
House avait appartenu aux Clavel; mais les Wal'lle s'en étaient
"endus acquéreurs; ils 6taient aussi sages et avisés que les
Clavel étaient prodigues et fous, et ils établirent leur fortune aux dépens de ces derniers. Il y avait entre ces deux familles plus d'un sujet d'inimitié; le "ieux sir John, dans sa
première jeunesse, avait aimé et enlevé une jeune fille que le
père de Denzil Warne voulait épouser. De plus, les Warne eL
les Clavel étaient constamment en procès et les Warne obtenaient toujours gain de cause.
« Le jour du mariage de lady Anne, les cloches de la petite
église qui nous abrite en ce moment sonnèrent à toute volée.
Il faisait un temps radieux, aussi beau qu'aujourd'hui. Roger
Clavel avait disparu depuis plusieurs semaines. lv\. Lucien
Warne était un superbe marié, grand et blond, comme sa
fiancée elle-même, avec des yeux bleus au regard franc et intrépide. Pendant qu'ils traversaient le cimetière, tout le monde
les admirait; chacun reconnaissait qu'il était digne d'elle;
lady Anne, dans sa robe de satin, avait l'allure et la majesté
d'une reine; son visage était aussi blanc que son voile et ses
cheveux dorés brillaient au soleil.
« Le vicaire, M. Brooks, assisté d'un autre prûtre, s'avança
pour lire le service. L'église était archi-comble. Mais sir Alan,
sa femme et leurs invités n'adressèrent pas la parole aux
Warne et à leurs amis Les époux étaient arrivés devant.
l'autel lorsque tout à coup .. pan 1... un coup de revolver retentit
dans l'église et Lucien Wal'ne s'abattit comme une masse,
l'aide mort, la tempe travorsée par une ballc
�4.0
blAISON HANTÉE
La sang jaillit de sa blessure et souilla la belle robo do sa
11ancée...
.
, - Il avait été assassiné! interrompit Harry. C'est affreux!
- Sur le momen t. poursuivit le sacristain , l'auditoire demeu.
l'a immobile, confondu, tenifié. Alors, Rogor Clavel se pré.
se nta devant l'assistance, revolver au poing e't déclara calmement a u milieu d'un silence sépulcral:
« J'avais juré qu'clio n'appartiendrait il nul autl'e qu'à moi .
J'ai tenu parole. » Et tranquillement, avec lin so urire diabolique, il sorti t ùe l'église.
- Mais on l'arrêta, je pense?
~)as
chose facile. Hongo /.
- Lui ? Non pas! L' arrêter n'étai~
ùonc.. . ce fut si vite fait ct nous étions tcllemen t saisis ! Il
réussit il disparallre ... ce fut le pauvro J emmy Collet qui le
rencontra quatre jours plus tard , à trpis heures du matiJ\, sur
un pont , en face la forme du Manoir. Denzil Wamo, qui était
magistrat, avait lancé contre le meurtri er un mandat d'amener
avec une récompense de cinq ce nts livres à quiconque le livre·
rait à la justice, mort ou vif. Roger Clavol, sur le point d'ètre
pris, sc retourna et engagea, sur le pont même, avec le policier Collet, un terrible corps à corps. Bientôt terrassé, il déchargea à bout portant son revolver dans la tète do son antagoniste,
le tua net et disparut pour la seconde fois. M. Denzil Warno
lit mettre sUl'la tombe de J emmy Collet la pierre que vous ave,,;
vue. Lorsqu'on rapporta son cadavre au village, sa pauvre
femme, tout récemment mariée, devint folle do douleur. Vous
la rencontrerez probablement plus d'une fois sur la l'oule. Elle
rit et Ichante, et parfois, subitement, elle se met à pleurer.
M. Warne l'entretient. Lorsque le vieux Stephon Jessop , le
majordome de sir Alan, lout dévoué à ses maîtres, apprit cette
terrible nouvelle, il tomba frappé de paralysie; depuis, c'està·dire depuis sept ans, il n'a pas quitté son lil. Pendant longtemps, on a battu la pays en tous sens, dans l'ospoir de découvrir Roger Clavel, mais en vain. Denzil Warne - malgré les
protestations et les romontrances du Révérend W. Brooks a fait installer sUl'la tompo de son fils le monum ent qui porte
l'inscription que vous avez pu lire :
« C'est à moi qu 'appartient la vengeance, je la rendrai, dit
le Seigneur. »
Les Clavel sont catholiques; sir Alan ne fréqu ente donc pas
cette église. Mais un soir il se glissa furtivement dansle cimetière
�MA.J,.;ON
liA. ' T~.
~
',1
)JOUI' voir la tombe de Lucien Warne; il lut l'éjJiLapllu gravée
sur le marbre. De retour chez lui, il déclara que la vuo de cetto
tombe lui avait porté un coup mortel. Il avait dit vrai; deux
mois environ après l'assassinat ùe Lucien \-Varne, sir Alan
mourut...
- Bt son fils, le meurtrier, qu'est-il devenu?
- Un an plus tard, à la tombée de la nuit, Anning le jardinier découvrit son cadavre dansl'étangdel'abbaye de Lodel's;
il avait dû séjourner longtemps dans l'cau; probablement, on
ne l'aurait jamais retrouvé si lady Anne n'avait pas donné
l'ordre de nettoyer l'étang. CeUe pièce d'cau est située à proximité du cimotière des anciens moines; personne ne fréquente
jamais ce lieu, cal' on le dit hanté. Roger Clavel, traqué commr
unn bête sauvage, réduit aux abois, crut trouver là un sûr refuge; puis, désespéré sans doute, il se fit sauter la cervelle
avec l'arme qui lui avait servi poUl' ses meurtres. On transpol'ta
son corps de nuit, et on l'ensevelit près de son père, dans la
chapelle de Lyllington Court. J'ai vu sa tombe; elle porte
gravée, une simple inscription mentionnant son nom, son âge
et la date de s.a mort. C'est bien assez bon pOlir lui. On dit que
le fantôme de l'abbé de Loders sc promène toujours parmi les
l'uines de l'abbaye. Pourtant, il. cette hOUl'e, il devrait être
~atisr
; ses malédiclions sc sont réalisées. Il n'y a plus un
Clavel ni à l'abbaye do Lodcrs, ni à Lyllington Court, ni au
manoir de Crayborne. Leurs anciennes demeures sont devenues
([ésertes. Que voulez-vous, une t errible fatali té pesait sur eux;
ils naissaient tous maudits. LetH' disparition a dissipé l'affreux
cauchemar qui assombrissait le pays; c'est égal, d'un côté,
je les regrette tout de mème. Que cela ne vous étonne pas,
monsieur; ces Clavel étaient d'une noble origine; c'était unc
helle race, fière, ardente, génél'euse et vraiment endiablée,
sauf vot' respect. Eux partis, Cr::tyborne me semble vide et
morne, à moi qui ai soixante-dix ans et qui les avais toujolll'S
('onn11S 1
�MAT~ON
HANTÉll
VIII
UNi': BEAUTÉ EN DÉTRESSE.
Le passé obscur lui avait donc livré son secret. Ainsi, du
moins, en jugeait Harry en dévalant la colline sur laquelle
s'élevait l'église de Crayborne. Il était loin de se douter qtt'il
était à peine sur le seuil du mystère qu'il croyait déjà éclairci.
Cependant, le récit du sacristain l'avait vivemenl ému
et intéressé; il ne pouvait oublier que le triste héros de cetle
histoire, Roger Clavel, était son cousin germain. Une pens('o
le réconforta: son père était mort dans l'ignorance de ces
événements tragiques où avait sombré l'honneur de son
nom. De son père, le souvenir lui était resté comme d'un homme
énergique, grand brasseur d'affaires, toujours en quête d'entreprises hasardeuses, au surplus extrêmement distingué et séduisant, amoureux fou de sa jolie femme, détestant les réunions
mondaines qu'elle fréquentai,l assidÎlment, mais où il s'ennuyait prodigieusement.
Harry se rappelail encore qu'un jour son père lui avait parlé
de son frère Alan, qu'il avait traité de « poule mouillée n, el
de sa sœur Marion, dont il avait dit: Il C'est le meilleur garçon
des deux.» Cette Marion était-elle morte également? se demanda Harry. Il fallait le croire ou admettre qu'elle avait
changé de nom puisque tout le monde s'accordait à dire que
Lous les Clavel avaient disparu.
Plongé dans ses réflexions, Harry avait atteint et dépassé le
village de Crayborne. D'ailleurs, il n'était pas pressé de regagner son hôtel, il éprouvait le besoin de marcher et de méditer
encore.
Ce nom de Clavel, songeail-il, est peu honorable. Ne vaudraitil pas mieux le laisser tomber dans l'oubli? Comment l'existence
serait-elle possible à Lyllington Court avec cette outrageante
épitaphe gravée sur le marbre, dans le cimetière de Crayborne? Il ne pourrait pas même sortir du hameau sans s'exposer à rencontrer la veuve du policier Jimmy Collet, la pauvro
�MAISON HANTÉE
folle, riant et sanglolant. .. ou encore la tragique silhouelte ùe
lady Anne Daubeney, errant dans la nuit à travers les sombres
futaies, prête à lancer l'anathème sur le dernier représentant
d'une race détestée. Je serais, se disait-il, abreuvé chaque jour
de honte et d'outrages.
Puis sa pensée se fixa sur lady Anne Daubeney.
Comment pouvail-elle vivre dans un milieu peuplé d'aussi
terribles souvenirs? Il est vr;\.i <1lle celle Iv.gubre tragédie avait
été répandue dans le monde par la voie des journaux. Dès 101':;
elle avait sans doute préféré finir ses jours dans un lieu où elle
élait avantageusement connue et respectée, plutôt que d'aller
,s'exposer ailleurs à la curiosité malveillante des élrangers.
Et Denzil Warne, le père du malheureux Lucien, vivait-il
encore à Yale House? Au dire du sacrislain, la blessure faile
à son çœur ne s'était pas cicatrisée; elle était aussi profonde
qu'au Jour néfaste où il était tombé sur le cadavre de son
fils, en proie à une terrible crise de désespoir. Pendanl
toule une année, jusqu'à la découverte du corps de Roger
Clavel, il avait oITert aux policiers et aux détoctives pour
exciter leur zèle, une récompense de plus en plus forte, couvrant tous les murs d'affiches qui donnaient le signalement
exact et détaillé du meurtrier. Il était veuf. Sa femme était
morte de chagrin et les aITections du panvre père restaient
concentrées sur ses deux chers disparus. Il avait, parait-il,
manifesté l'intention d'a'd opter lady Anne, ma,is celle-ci
avait refusé.
Le sacristain avait ajouté ces détails à son récit. Harry lui
avait glissé dans la main un souverain et ne lui avait plus
posé qu'une seule question:
- Où se trouvait exactement l'abbaye de Loders?
Le sacristain l'avait conduit hors du porche et lui avait
désigné, à une faible distance du village, un petit bois,
- L'abbaye de Loders est là,avait-il dit. Et c'est là qu'Harry dirigeait ses pas. Tout en marchant, il essayait de se repréHenter l'existl'nce des habitants de cette vaste cl sombre
demeure; il pensai t à la vie de recluse que devai t y mener le
« grand lis blanc n, « au milieu des ombres n, selon son expression.
Qui pouvait être cette mystérieuse personnù toujours en
larmE's donlle sacristain :wait fait mention, ajout.alll qu'elle JlU
�MAISON lIA 1\TÉE
sortait jamais et qu'elle était invisible sauf pour les servant os
étrangères, le jardinie r et le prêtre de Seacombo?
Et Stephen Jessop, le majordome, dévoué aux Clavel, fl'appé
do paralysie à la nouvelle des meurtre s commis pal' son jeune
maître, traînait -il, lui aussi, à l'abbay e sa misérable existence?
Quelle triste société pOUl' une jeune femme 1 Quoi d'étonnant à cc qu'elle eùt parlé de Crayborne COlllme d'un endroit
où l'on ne pouvait que rêver et mourir 1
Bientôt , malgré son vif désit, de visiter l'abbay e, Harry
éprouva un scrupule qui le fit renoncel' à son projet, au moins
provisoirement. 11 connaissait la sOurce du chagrin qui avait
assombri la vie de lady Anne, il lui sembla peu délicat de lui
imposer sa société ou de paraître épier ses mouvements.
« Un peu plus tard, pensa-t-B, je visitera
i ce petit bois où sa
pMe beauté et ses charmes fascinateurs sc déroben t aux yeux
des vulgaires mortels. » Pour l'instan t, il décida de borner ses
investigations à Crayborne ct Lyllington Court.
Dans le courant de sa convers ation avec le sacristain, il avait
appris que son grand-père, sil' John Clavel, et, après lui, son
oncle Alan avaient été baronnets. Dans cc cas, lui-même pouvait
hériter de cc titre et devenir dans cc beau pays une sorte de
roitelet ; le rêve de sa mère serait réalisé; il n'avait qu'à suivl'e
courageusement la voie dans laquelle il s'était engagé. Celle
perspective était allécha nte; elle triomph a de ses dernières
appréhensions. Mais il ne pouvait encore dévoiler sa situatio n
véritabl e et ses projets sans risquer de compro mettre le succès
de ses démarches. Il entrevo yait le but, mais il en était encore
loin. Il avait encore beaucoup à faire ct non moins à apprend re
avant de faire valoir ses droits au titre ct au domaine familial. Ce domaine, entre quelles mains était-il tombé? Sur ce
po int, il devait se conten l;er du témoignage du sacl'istain
au dire duquel il était géré par des admini strateur s; Harry
en conclut qu'ils av;lient été mis sous séquestre.
Ainsi, en dépit des circonstances si défavorables, il était
encore con firmé dans sa résolution première par l'amour que
lui inspirai ent déjà les belles campagnes du Dorset; mille
liens invisibles le rattach aient au terroir où sommeillaient seR
ancêtres. Il contem plaIt la natur'e avoc le ravissement d'un
banni qui, après de longues années d'un cruel exil, foule à nouveau le sol natal, A New-York s'était écoulé son temps d'exil,
au mi lieu des grat,lr-eipi OIT jl lItait prisonnier <hi luxe 1'1. de~
�45
MAI SON H ANTÉE
convenances mondaines. Mainlenant, délivré do ces cnll'aves,
il cheminait allégrement où bon lui se mblait.. .
Il atteignit ainsi le pont de pierre de Crayborne ; c'é tait un
petit pont , bas et trapu, construit sur la CI'ay, à l' époque
lointaine et glorieuse de la grande Elisabeth. Malgré son gra nd
âge, il paraissait en aussi bon élat qu'au temps des fraises et des
crinoli.nes. Sur cc pont, J ames Collet avait engagé avoc Roger
Clavel un combat meurtri er. Appuyé sur le parapet, IIru'l'y
examinait avec un viC intérêt 1e's vestiges du vieux manoir,
l'ancien « home» de ses ancêtres.
Le lierre envahissait peu à peu tous ses mm's cl lança it vi elorieusement ses tiges jusqu'au sommet des plu s h autes cheminées de briques rouges, Une vieille lreille au tronc noueux
encadrait la portQ d'enlrée et cçlU vrait un e parti e de la façade
dLl rez-de-chaussée. Les fenêtres l:;tl'ges ct can ées, aux carreaux minuscules , devaient da ter du règne des Tudor ; ell es
étaient encore en fort bon état; les granges, tl'ès vastes el
recouvertes de chaum e, étaient percées de petites lu carnes pl'Ol'ondes.
Une seule aile de l'ancienne demeure seigneuriale était restée
debout. Elle avait encore fort grand air; son immense façade,
flanquée de deux tourelles, et les teinles variées de ses murs et
de ses toits, où le t emps avait marqué sa pa tine, a Uiraient de
loin et charmaient les regards. Sous les :ll'bres, dans les vertes
prairies environnantes, de belles vaches broutaient l'herbe
épaisse ou, couchées, ruminaient gravement. Des meules .
de paille se drc;ssaient, massives, aulour des dépendances de
la ferme ; elles jetaient dans le cadre de ce paysage si tranquille
une note pittoresque.
Harry était toujours absorbé dans ses médilalions. Son imagination vagabonde lui représentait ce qu'aurait pu être sa
jeunesse dans ce berceau deIsa Camille, il se voyait enfant, parcourant les prairies d'un pied agile, grimpant dans les pommiers
, pour s'emparer triomphalement de leUl's beaux fruits rouges ;
ou encore escaladant les meules de paille cl, avec des cris d'allégresse, se laissant glisser jusqu'e n bas dans un e chule vertigineuse ...
Il fut subitement arraché à sa l'êveri(' pal' le bl'Uit <l'un galop
furieux. Il se retourna el vil un cheval qui a1'l'ivait s u~' lui
bride abattue. Le cavalier , a ITalé sur le col de la hèle, se crampOllnait déscspérémcnt à sa crinière.
\ 1
;
�MA t sON H Af( T BE
lIan y, parfaitement maUre de lui, se pencha, les btas
écartés dans une tensioh de t ous ses membres, l' t, titt morNe nt
où le cheval aUelgnait le pont, comme l'éclair il se lança, se
suspendit à la bride flottante et saisit l'animal par les naseaux.
So us ce lte étreinte brutale, le cheval se cabra et s'artêta ne t ,
les ye ux dilat és, les narines frémissantes ; puis il t enta de 50
dégager ; mais H arry le t enait ferme, tout en le f1a Ltl1nt do la
voix pour le calmer.
L' anim al, frissonnant, blan'c d 'écume, comprit qu'il était
entre les mains d)un ami et d' lUl maUre; bientôt il se calma
tout à fait. Harry put alors s'occ uper du cavalier.
C.'é tait une jeun e 'femme, toute menu e, vêtue de noir. 'J'oujours cramponn ée au cou du cheval , elle s'écri a, moiti é ri a nl .
moitié sanglotant:
- C'éta it superbe: J 'ai bien railli me r ompro le cou 1
-- 11 me se mble que vous feriez mieux de descendre et de
vous reposer un peu, suggéra Harry.
- Et pourquoi ? demand a- t-elle faibloment. J e me sens
pal'faitement bien .. . j 'ai beaucoup joui de ma cO Ul'se ... donn ezmoi les rênes, je vous prie ... il faut qu e je rentre à la mai son ...
. Ce disant. elle chancela et sc laissa glisser , insensible, dans
les bras du jeune homme prêt à la rece voir.
Il en fut si heureux, qu'il r emarqua à pein e qu'elle ét ait évanouie; car sa toque d'amazon e ct son voile s'é t aient dét achés
ct il venait de reconnaître les traits fins ct oélicats, les cheveux
1l0il'S lustrés de la jeune actl'ice an glaise qu'.il avait r encontrée
au dlner de Mrs. Clumber, à New-York.
Elle était si mince et si légère qu'il n'eut pas de peine ù lu
porter tout en conduisant le cheval par la bride; il se dil'Îgea
aussitôt vers la ferme du manoir, franchit une grille, traversa
une vast e cout' et remit sa monture aux main s d'un garçon
d'écurie qui le regardait Vdrlir, bOUChe béo; ce dernier lui
apprit que la maîtresse du logis se nomm ait Mrs Anning, et
qu'il la rencontrerait certainement danS la laiterie située derrière la maison .
La ferme n'avait qu' un étage avec cinq grand es fenf-tres,
dont deux au rez-o e-chaussée, de chaqu e côté d'un vaste
porche orné de moulures ancienn es, Au mom ent de francllir le
seuil de la porto cochère, Harry apol't,:ut, au-drsH ll s de celle-ci,
un écusson sculpté dans la pierJ'e ct qui pOl'tait les armes ors
Clavel, PIl parti e (' (Tacées pal' 10 temps et co uvertes de mousse;
�,"
1
~
I
néal1 moins, ellps Gtaien L encore reconnaissables eL corl'esponnL à celles qui étaient gravées S UI' le chalon
dai en L paJ'fai t em~
dl' ln. bague de son père: un bl'as, reco uvert du brassard e tdu
ganLelet., tenait un e lan ce en al'1'01, avrc la deviso: « J!;n avaut,
Clavel!»
.
L'étrangeté de sa siluation le fl'appa soudain; quatro mois
auparavant Lily Wanen lui avait marqué son antipathie pOUl'
la famille Clavel; et maintenant, lui, le dernier représentant de
cette race déLestée, allait pénétrer dans la vieille drmeure'
familiale avec crll(1 Il ~ m e jeune mIr dans ses hras 1
IX
UN
THOUDI.F.-FÊTF..
Mrs. Anning Gtait douée d'un suprrbe embonpoint, c1l1'ieuse,
ba varde, mais au demeurant joviale pt maternelle; elle n 'avai t
pas sa pareille dans LouL le romté pour faire le beul're et la
p:1lisserie.
lWe aida Harry il élendre Lily Warren sur un sofa, dans un
p;"lrloil', et lui fit respirer des sels don 1 l'efieL ne tnt'da pas il sc
fnil'o sf'ntir.
- Il n'est pas nécessaire de dégrafer son corsage, observaL-elle en je tant un regard de compassion SUl' le corps frêle ct
délicat de la jeune f11l e, qu'elle parut comparer mentalement à
sa taille norissantl', C'est uno vraie poupée. Son chevall'a-t-il
désarç'onnlic?
- Non. Ill'empol'tait dans un g:doJl furieux lo rsql1 e je l'ni
arrèté.
- VOltS I~Les
salis doute un ami, monsielll' !
- Oui.
El. monsieur es t étranger au pays?
.fe suis arrivé hiel' so il'.
- J'aime les étrangers, observa Al!'s. Anning avec emphase.
Il y a six ou sept allS, il en venait beaucoup eL mûme dalls l a
nuit, pendant un nn ou deux, de~
visiteurs arrivaient sans <!l'SSV
!If' Blosham 011 de' flrucombe ; ils rpslaif'lll une hpUl'1' rnvi!'on,
�juste le temps de se-rendre au cimetière ct d'examiner le pont
près d'ici. Vous avez vu notre cimetière, monsieur?
- Oh oui!
- Crayborne. est un endroit charmant. Mais l'histoire des
meurtres soule y attirait les étrangers; maintenant que le
souvenir en est elTacé, nous ne voyons plus personne. Autrefois
on mon trait los terres de l'abbaye de Loders aux visiteurs
deux ou trois fois par semaine. Mais, depuis la morl du pauvre
M. Roger, les portes du domaine sonL demeurées closes.
- Avez-vous connu Roger Clavel?
- Je crois bien 1 Mon mari a été son professeur d'équitation; il était cocher il Lyllington Court et moi femme de chambre
à Vale IIouse. Notre union peut paraître assez étrange, car
nos maUres étaient séparés par une inimitié profonde même
avant l'affaire des meurtres ... Mais il me semble que la jeune
dame revient il elle ... Est-ce votre sœur ou votre femme, si
j'ose le demander?
- La jeune dame n'est qu'une de mes amies, répondit Harl'y; puis il devinl cramoisi, car la jeune dame en question
venait de prouver, par une rougeur subite, qu'elle n'etait
plus inconsciente.
Comprenant qu'elle s'élait trahie, elle adressa à ses deux
gardes-malade, d'une voix confuse, de longs remerciements
pour les soins qui lui avaient été prodigùés. Puis elle s'arrêta
court... ses yeux s'étaient arrêtés sur Harry, et, soudain, bondissant du sofa en battant des mains.
- C'est le jeune don Quichotte 1 s'éçria-t-elle. Quelle rencontre! Comment expliquer votre présence ici?
A reine eut-elle prononcé ces parolos qu'elle rougit de nouveau et les regrella. Mais Harry n'eut pas l'air de s'en formalisrt·. II lui répondit sur le même ton:
-- C'est bien, en effet, don Quichotte, heureux d'avoir pu
voler au secours de sa Dulcinée 1
- Je vous suis reconnaissante d'avoir arrêté mon cheval,
dit-elle posément en retombant sur le sofa. C'est la soconde
fois seulement quo je vais à cheval, sinon je mo serais parfaitement tirée d'alTairo seule.
- Ne serait·il pas plus sage de vous faireaccompagnor, pour
commencer?
.
- Plus sage, oui 1 mais si' ennuyeux. J'avais un groom au
départ. Je me suis empressée de lui échapper ct je jouissais
�MAT~ON
UANTF.l'
royalement de ma promenade lorsqu'une au lomobile :l elTrn.~
· l'
ma monture. Maintenant, je dois repartir ...
Elle sc leva, mais pâlit de nouveau et chancela.
Mrs. L\nning lui passa son bras potolé aut.our do la taille ct
l'obligea à se rasseoir.
- Vous avez éprouvé une seCOllsse trop violente, observa-t-elle, Il faut vous reposer davantage. Excusez-moi si je vous
quitte un instant. Je dois aller surveiller mes servantes;
seules, elles ne font rien qui vaille, et mon beurre pourrait être
manqué.
- Je sais ce que j'ai 1 s'écria soudain la jeune fille. Je suis
partie sans déjeuner et je suis morte de faim!
- Habitez-vous loin d'ici? demanda Harry.
- A dix bons milles, ftt-elle, dolente. Mais ne pourrait-on
pas me servir à manger?
- Certainement, si vous voulez vous contenter d'une nourriture simple, s'empressa de répondre la fermière. J'ai du thé,
des œufs, du lard et quelques gâteaux que j'ai confectionnés
moi-même. Je peux vous les recommander, car, sans me
vanter, j'a, la main légère comme pas une pour la pâtisserie.
- Des gâteaux! Quel bonheur! L'eau m'en vient à la
houche. Oui, je vous serais infiniment reconnaissante si vous
vouliez me servir à 'déjeuner.
- Ainsi qu'au jeune monsieur, naturellement, ajouta
Mrs. Anning en faisant à Harry un signe de tête bienveillant,
tout en gagnant la porte.
Harry, bien entendu, ne fit pas d'objection. La perspective
de prendre son repas en si belle et si aimable compagnie lui
plaisait infiniment. Il se souciait peu du déjeuner qui l'attendait à l'hôtel. On se souvient, d'ailleurs, que l' Hôtel-Royal,
avec son luxe prétentieux, lui avait déplu aussitôt. Tout au
contraire, l'impression qu'il ressentait dans le manoir de se.
pères était des plus heur~s.
Il constatait avec satisfaction
qu'on avait su lui consèrver son cachet d'ancienneté, sans
.
doute grâce à l'intervention d'un génie ~ienfast
La pièce qu'ils occupaient était basse; son ameublel'Jlent
sobre et confortable. Il se composait d'un sofa, de quelques fauteuils et de chaises sculptées disposées autour d'une grande
table en acajou. Deux vastes puffets, également en acajou,
laissaient voir derrière leurs portes vitrées des rangées de vieilles
porcelaines anglaises; et, dans un coin, une antique pendule,
�\ 1 ·\ r;:;o
·
Il ~ "TRI '
('onll'ibU:.ul il dUllll tlJ' :\ la pi ècn un al'actèn\ luut il rail la lJli li aI. U ne boiserie de vieux chêne courait le long des murs
décorés d e fin os esta mpes. Au-d essous do la fenêtre, peu élevée ,
s' allongeail Hn banc de b o i ~;. Miss Wnrrrn s'p n approcha el
regarda curieusement à travers les petiles vÏtl'PS carrées .
- Quelle drôle d 'habitude ont ces gens de la campagne 1
observa-t-elle avec hum eur. Ils tiennent leurs croisées hermétiquement closes e t garnissent lours apparlemenls de fleurs qui
vicient l'atmosphère e t provoquent de violent9s migrain rs ...
Quelle so ttise 1
Harry n'eut pas l'air d'avoir compris.
- Commo votre vie doit êlrodifiérente nanscc pe tit village!
dil-il tout à coup.
Elle se redressa vivement,
- DiJTÛl'enLe 1 Et de qu oi?
- De celle que vous menie" a llx j;; la ls- Unis ... jL' veux parlnr
ci e voLre exis lenee d 'actrice, N'ai-je pas ra ison ?
Du bout de sa cravache, cHe t apo tait les vitl'I)S avec impaLi ence , Enfin , elle se re tourn a eLle d ûvi sagea,
- .Te vous prévi ens, fit-elle lentement, qu 'iei je dois ,"Lrl)
lIne inconnue pour vou s. Tel es t mon M sir.
Il s'inclin a.
- Très bien 1 prononça- L-il.
- Et je vous préviens encore que mon nom es L Morgan .. ,
\Tiss Lilias Morgan,
- Parfaitement , miss Morgan.
Elle hésiLa e t le regarda un instant, pensive.
- Vous avez sans doute rencontré à New-York une jP1lOe
I>rrsonno qui me ressemblait beaucoup ?
- Non, très peu au cont.raire, ripos ta- l-il fr oidemenl.
Mais comment savez-vous qu e j'ai renconLré ce tte personne à
New-York?
EUe écla La de rire.
- Allons, avoua-L-elle, je ne sais pas dissimuler . .Je ne
saurai jamais m'imposer ce Ue contraint.e. O.h 1 que j'ai faim 1
Et vous, monsieur Clavelwol'lh?
- Horriblement. Mais vous êt es bien habile d'avoir pu
découvrir mon nom comrnr si je le portais inscrit sur
moi 1
- Qu e je suis don c s lupide 1 Eh bien , supposons qu e VOIl S
venez de me l'apprendre,
�)lA1SON IlAN
' l'h~
51
- Nous supposerons tout ce que vous voudrez, miss Morgan.
- Morgan est bien réel'ement mon nom.
- Pourquoi pas?
- N'en doutez pas r Je ne veux pas que vous me croyiez
capable d'inventer des noms comme à plaisir pour vous tromper.
- Peu importe ce que jo pense, puisque nous sommes
élrangers l'un à l'autre,
- Il importe beaucoup, au contraire, Monsieur Clavelworth; vous m'avez ~auvé
la vie et je désire vivement posséder votre amitié; je vous suis si reconnaissante! ajouta-l-elle
en lui lendanlla main avec un charmant sourire.
Il la pressa cordialemen L.
- Dès il présent, nous sommes amis, déclara-t-il. J'ai
l'habitude de croire' mes amis sur parole, sans rien ajouter
ni rien rell'Uncher à leurs assertions.
Sur ces entrefaites, Mrs, Anning réapparut, a lTairée, juste
il temps pour voir II arry abandonner la main de Lilias ; elle
en conclut qu'il lui faisait la cour et se réjouit intérieurement
de les avoir surpris, Lorsqu'elle eu l achevé de meUre le couvert
elle plaça devant eux, SUI' la table, un vase en terre gris bleuté,
rempli de fleurs de son jarclin ; il Y avait du romarin, des iris,
ùu chèvl'efeuille, des reines-marguel'i tes et des roses blanches.
- C'est lady Anno qui a rapporlé ce vase de l'étranger,
expliqua-l-eHe. Elle vient quelquefois déjeuner ou prendre le
lhé avec John ct moi. Et elle ne manque jamais de réclamer
ce vase rempli de fleurs. Aussi, nous l'appelons le vase de lady
Anf).e.
- Connaissez-vous celte lady Anne? demanda Harry à
miss Warren, lorsqu'ils furent de nouveau seuls.
- Je l'ai vue, répondit LiliaR après un moment d'hésitaI ion. Mais quant à dire que je la connais, c'ost autre chose.
mUe a une nalure tellement il part ...
- Comment cela? demanda-t-il vivement.
- Elle me fait, peur 1 reprit Lilias à demi-voix. Un voile
sombre et tragique semble masquer sa personnalité vraie. On
dirai t un personnage échappé d'nne pièce de Mroterlinck !
- La trouvez-vous belle'?
- Elle en a la réputation. En lout cas, elle n'a pas ce que
1'011 peut appeler une beauté féminine .. , Elle me fait frissonner,
�Harry se tut. 11 so rappela le dicton qui veut qu'on sc défie
du jugement porté par une jeune et jolie femme sur la beauté
d'une autre.
Lilias et lady Anne, en eITet, étaient toutes deux fort séduisantes, mais chacune avait son genre de beauté; et toutes
deux avaient fait impression sur Harry; mais tandis que pour
l'une il éprouvait une bonne et franche amitié, pour l'autre il
ressentait une passion extrêmement profonde ct vivace.
Lilias et Harry firent honneur au repas de la 'fermière;
ils mangeaient avec entrain; une atmosphère de douce intimité les enveloppait et mettait du bonheur dans leurs cœurs
et dans leurs yeux. Lilias avait une conversation très intéressante, el Harry jouissait de l'entendre parler.
Lorsque le fermier, John Anning, revint des champs, sa
femme s'empressa de lui annoncer avec beaucoup de mystère
qu'il y avait dans le parloir un jeune couple d'amoureux.
John, personnage de haute et puissante stature, taciturne,
reçut la nouvelle avec indifférence. Il haussa les épaules et
déclara que cela ne l'intéressait nullement. Néanmoins, dès
que sa femme eut quitté la cuisine, il se glissa le long du mur
et entr'ouvrit doucement ua guichet de service qui donnait
sur le parloir. Le visage appliqué contre l'ouverture, il examina
les deux jeunes gens qui continuaient à deviser gaiement, tout
en faisant disparaître les œufs au jambon et le tM de la fermière. Harry parut l'intéresser; il le considéra longuement.
Sa curiosité satisfaite, il ferma le guichet sans bruit ct quitta
la cuisine, d'un air placide, Harry et sa compagne se doutaient
peu de l'examen minutieux auquel ils venaient d'être soumis.
Ils sc levaient de table, après avoir prolongé le plus possible
cet agréable tête-à-tête, lorsque, tout à coup, Lilias changea
de couleur. Ses yeux exprimèrent une terreur profonde et
elle se cramponna au bras du jeune homme en balbutiant:
- Regardez ... à la fenêtre. ceLLe horrible apparition!
1
�53
x
HANT1~.
Harry se relourna brusquement et tressaillil; il avait eu
il peine le temps d'entrevoir, collé contre les vitres, un visage
qui n'avait rien d'humain, visage au teint blafard, chevelure
rouge ct ébouriITée ; les yeux caves louchaient aITreusement sous
des sourcils épais et hérissés. Une bouehe immense, en'tr'ouverte, laissait voir deux rangéf':> dr dents noires au milieu
d'une barbe hirsute.
Harry reconnut aussilôt celle physionomie. Craybo;ne ne
pouvait posséder deux monslres. pareils: c'était le vagabond,
l'i~nobe
personnage qui, la veille, avait attaqué lady Anne
(lans le bois de l'abbaye. Il s'élança d'un bond, ouvrit la croisée, enjamba la fenêtre, mais son agililé ne lui servit il rien;
en vain, il regarda dans toutes 1ps directions, le mystérieux
bandit aux cheveux rouges avait disparu; probablement, il
avait dû franchir ~e petit mur qui entourait la pelouse; en
tout cas, il n'avait pas pu s'enfuir par la grille; le temps matériel lui aurait manqué pour cela.
Harry, fOft désappointé, rentra dans la ferme. Dans le vestibule, il rencontra la fermière; il lui nana l'incident ct lui donna
10 signalement exact du personnage qui lui avait causé une !ii
vive émotion.
- Oh 1 c'est Sammy l'idiot, expliqua+elle. Ne vous préoccupez pas de lui, monsieur. Le pauvre garçon est bien inoITensir. La police même le pro lège cal' c'est grâce il sa déposition
que la lumière a pu être faite sur le meurtre de l'agent Jimmy
Collet, il y a sepl ans. MI'. Warne s'intéressa également il lui
el voulul lui assurer une situation convenable. Mais Sammy,
amOUrO\IX de son indépendance, n'a pas voulu s'astreindre
il un travail régulier. Cependant, MI'. Warne lui fait passer,
de lemps il autre, quelques secours; lady Anne agit de même.
Ce n'est en somme qu'un pauvre abandonné, une misérable
épave commr il fi'An rencontre (jans tom Jps pays.
�:;/,
MAISON
IlANTÉE
Qu'il soit idiot, c'est possible; il n'en est pas moins vrai
que c'est une brute et une brute dangereuse, asse:,: lâche
pOUl' s'attaquer à des êtres faibles et sans défense, protesta
Harry avec indignation. Ainsi, hier soir, je l'ai surpris qui
menaçait lady Anne Daubeney ; la pauvre femme éLait dans
une angoisse indescriptible.
Mrs. Anning sourit et secoua la tête d'un air incrédule.
- Il en faudrait d'autres que Sammy pour eIIrayer lady
Anne et lui en imposer, dit-elle. Quoi 1 mes enfanLs jouent
avec lui constamment. Il n'a pas son pareil pour les amuser
eL sait s'en faire aimer; par exemple, le petit Teddy J essop
qui habite la loge de l'abbaye a une préférence marquée pour
son « vilain Sammy», comme il l'appelle.
1
- Mrs. Anning, reprit Harry gravement, il faut Loujoul'S
se méfier de ces êtres soi-disant inoITensifs ; ils ne sont pas
aussi innocents qu'ils veulent le faire paraître. Ils semblent
endormis, mais si parfois on a le malheur de leur déplaire,
semblables à la vipére, ils se réveillent et savent mordre 1
- Sans doute, monsieur, de telles créatures peuvent, hélas 1
exister, convint la fermière avec un doux entêtement. Mais fel
n'est pas le pauvre Sammy; vous le jugez mal, et je regrette ...
La voix de John Anning, partant de la cuisine, coupa court
aux réOexions de la fermière; elle accepta la modeste somme
qu'elle-même avait fixée pour les deux déjeuners et courut
rejoindre son mari. Au moment où Lilias et Harry se disposaient à partir, Mrs. Anning les rejoignit dans le ves tibule,
rouge et embarrassée.
- Au revoir, Mrs. Anning, lui dit Lilias. Je vous suis inIl- ,
niment reconnaissante de votre aimable accueil. Votre maison
me plalt, surtout à cause de son ancienneté; je ne l'avais
encbre jamais vue et je voudrais revenir pour en prendre un
croquis avec votre permission. Elle doit être très ancienne,
n'est-ce pas?
- Oh oui 1 il Y a des centaines d'années qu'elle a été construite, d'après cc que j'ai entendu dire. Elle jouissait d'une
Clavel
grande renommée dans le comté, au temps où le~
l'habitaien t.
Lilias sursauta.
- Ces terribles Clavel ont-ils vraiment vécu ici, demandat-elle d' uno voix altérée. Je l'ignorais, sinon je n'aurais jamais
consenti à m'y arrôtor 1
�- Vous poussez la pl'étention un peu loin, l'emul'qua Harry
vivement. Quel malles Clavel vous ont-ils fait?
Elle se tourna vers lui les yeux étincelants.
- Ils ont plongé ma famille dans un abîme de douleur et
de deuil, riposta-t-elle avec chaleur. Je suis la nièce de Denzil
Warne 1
Harry aurait pu faire une révélation encore plus stupéfiante.
Il préféra gardeI.:. le silence, étonné, à part lui, qu'une aussi
proche parente du riche et orgueilleux gentilhomme campagnard en eüt été réduite à gagner péniblement sa vic SIII,' les
planches d'un théâtre ambulant.
La déclaration de Lilias parut exciter au plus haut point
l'intérêt de Mrs. Anning.
- Alors, s'éeria-t-elle, yous êtes la HIle de miss Édith qui
avait quitté la maison paternelle à dix-huit ans pour suivre
M. Owen Morgan, son maUre de chant! Comment ne vous
ai-je pas reconnue aussitôt, miss? Vous êtes tout le portrait
de votre pauvre mère 1
, C'était une jeune fille si charmante ct si douce 1 Dites-lui,
je vous prie, que vous avez rencontré sa petite femmo de
chambre, aujourd'hui sa vieille Fanny, mariée depuis quinze
lans à Anning, le cocher de Lyllington. Penser que vous êtes
la fille de ma jeune maîtresse, c'est-y mon Dieu bien possible 1
LiJias entoura de ses bras la taille corpulente de Mrs. Anning.
- Chère, chère Fanny! s'écria-t-elle avec des yeux mouillés
de larmes. Maman m'a bien souvent parlé de vous. Vous ave;r,
été sa dernière femme de chambre, Fanny, car nous avons traversé de bien mauvais jours, elle et moi. Mais à quoi bon ressusciter un passé si amer? Mon père est mort en Italie, il y a huit
ans, et il y a plus d'un an que j'ai perdu ma mère; chère vieille
Fanny 1 c'est vous qui blossiez ses cheveux tous les soirs,
n'est-ce pas? Ils étaient si beaux, si longs, si soyeux. Mais
comment avez-vous pu vous unir à un serviteur des Clavel
et venir habiter cette maison?
.
~ Mrs. Anning, toul en s'épongéant les yeux, murmura, au
niilieu de bruyants sanglots, qu'elle avait fait un choix excellent, que John était la crème des hommes. Harry, comprenant
'<I.u'il était de trop, gagna la porte et s'éclipsa discrètement, '
dans l'intention d'attendre sa compagne dehors.
l .. Mrs. Anning le rappela.
- EXcusez-moi, monsieur, dit-elle . Comme vous êtes nou-
\
�56
MAISON HANTÉE
veau venu dans le pays, mon mari m'a chargé ùe vous dire que
nous prenons parfois des pensionnaires à la ferme, pendant la
belle saison. Mais sûrement, vous avez l'intention de vous éta·
blir à Crayborne même et peut-être avez-vous déjà retenu
un logement. Je ne compronds pas que J ohu ait eu l'idée de
vous faire une semblable proposition ...
- Au contraire, affirma Harry, je lui suis très obligé d'avoir
eu cette pensée. J'ai passé la nuit dernière à l'IIôtel-Royal,
mais je ne désire nullement, m'y fixer. Avec votre permission
je v(ms ferai parvenir ma valise dès cet après-midi.
- Pensez-vous rester longtemps à Crayborne? demanda
vivement Lilias.
- Quelques semaines sans doute. Le pays me plaîL in fi\liment.
.
- Je préfère ne pas vous montrer votre chambre maintenant, reprit Mrs. Anning. Elle a besoin d'être un peu aérée et
mise en ordre. Mais soyez sans inquiétude, c'est une vaste et
jolie pièce, exposée au midi, avec une très belle vue sur le);
pelouses, les collines et les bois de l'abbaye de Loders. A quelle
heure devrons-nous attendre monsiem?
- Je compte faire une longue promenade cet après-midi.
Je vous enverrai ma valise et j'ai"riverai moi-même vers
sept heures, à temps pour diner, ou pour souper, comme VOUf;
dites à la campagne.
Les choses étant ainsi cohvenues, les deux jeunes gens prirent
congé.
.
Debout sous le porche, la fermière les regarda s'éloign'er.
Ils traversaient la pelouse allégrement. Lui, très gY'and, se
penchait sur sa compagne, petite et fluette, pour mieux saisir
son innocent babil, ou par sympathie peut-être ... Ils offraient
ainsi l'image vivante de la jeunesse el du bonheur.
CeUe vision fit sl1l'gir de vieux souvenirs dans l'esprit de
l'ancienne femme de chambre, souvenirs des jours passés à
Valo lIouse, où sa jeune maîtresse la prenait pour confidente
de son amour pour le beau maUl'e de chant, Owen Morgan.
La brava femme s'attendrit, versa quelques larmes, puis soupira et sourit ... Elle se disposait à l'entrer lorsqu'un éclat de
rire discordant et tragique, un J'i"e qui n'avait rien d'humain,
la cloua SUI' place. Alors 0110 vit paraître à l'angle du mur
'rui hordait. h peloU1~r,
le visagr J'rpoussanL clp Eammy.L'idiot.
�\
MAISON HANTt:1i
s'avança prudemment, jeta un rogard furtif sur le couple qui
s'éloignait ct marmotta d'une voix gutturale:
- Vieux fou! Vieille tête de bois 1 Il m'a traité de bête
malfaisante 1 Et cette petite écervelée qui, à ma vue, tombe en
pâmoison! Ah 1 ah ! je leur en ferai yoir bien d'autres 1 Ils
n'ont pas fini de rire.
Insconcients dos menaces qui leur étaient adressées, Lilias
ct Harry avaient gagné la grande route; ils se séparèrent avec
force démonstrations d'amitié. Lilias partit escortée de son
groom qu'elle avait retrouvé en faction près de la ferme avec
les deux montures.
Quant il. Harry, de retour il l'Hôtel-Royal, il expliqua qu'il
avait déjeuné ot demanda qu'on voulût bien, aussitôt aprl:s
le lunch, transporter son bagage il. la ferme du Manoir, où il
avait l'intention de s'installer.
A l'ouïe de ces paroles, Mrs. Guttemberg, toute saisie, laissa
choir un verre qu'elle était en train d'essuyol'.
- Grands dieux, monsieur, s'écria-t-elle, vous n'y penser,
pas! Vous fixer il. la fel'me du ManoÏl' 1 C'est un lieu hanté!
XI
UN
AVERTlS~:MN.
- Ql\e voulez-vous dire, Mrs. Guttemberg? Veuillez vous
expliquer plus cl irement.
Mrs. Guttemberg, autrefois servante dans un hôtel dont elle
avait épousé le gérant, un Allemand, était établie depuis peu
à Crayborne. C'était une créature assez vulgaire, peu au courant des mœurs et des traditions du comté de Dorset.
Elle répondit sèchement et avec suffisance:
- Il me semble, monsieur, que vous devez connaître aussi
bien que moi la signification du mot « hanté». La ferme du
Manoir est uue vicilJe bâtisse, une véritable ruine, ainsi que
chacun pout s'en convaincre, et il circule bien des histoires
snI' II' r.ompte cio sos anciell<; propriéfairl's, histoirl's peu plaisantes, je VOliS assure, il ee puint que les domestiques refusent
�MAISON HANTÉE
obstinément de passel' une seule nuit à la ferme, malgré les
avantages qui leur sont oITerts. 1\:1rs. Anning est obligée de les
logér au village, à ses frais, bien entendu. Personne ne consent
à demeurer au Manoir, à part Mrs. et Mr. Anning, leurs enfants,
et un aITreux idiot, dont la vue seule suffirait à faire aigrir le
lait ...
- Voulez-vous parler de Sammy? intert'ornpit Harry.
- On l'appelle Sammy, mais c'est un nom communément.
donné ici à tous les idiots. Il y a bien deux autres persennes,
une bonne à Lout faire et son mari, qui logent à la ferme ...
ils couchent dans une vieille mansarde au-dessus des étables.
Mais, je vous le répète, monsieur, pas une autre créature
humaine, homme ou femme, ne consentirait à passer une seule
nuit dans cette maison.
- Pourtant on m'a a~sul'é
qu'ils avai Cllt cu ùes pensionnaires ...
- Pendant deux étés, oui. A mon arrivée ici, les premiers
étaient déjà partis, je ne peux donc rien en dire. Les autres
sont venus l'an dernier. C'était un artiste et sa famille. Lui
passait à notre bar tous les loisirs que lui laissait sa peint1ll'e.
Ses quatl'e enfants vagabondaien t dans les champs avec les
jeunes Anning. De temps à autre, leur mère venait me voir et
me parlait des bruits étranges qu'ils entendaient la nuit, dans
leur chambre; elle n'aurait pas voulu y coucher seule pour tout
l'or ùu monde. A la fin, ils partirent précipitamment parce
que l'alné de leurs enfants avait eu une crise de nerfs au milieu
de la nuit; pendant plus d'une helll'e il cria qu'un revenant
déguisé en moine avait tenté de l'étl'angler. Et, en erre t, il
y avait sllr sa gorge des mal'ques de strangulation ..1e les ai vues
de Il).es propres yeux.
- Il aura sans doute été altaquo par Sammy l'idiot, remar:
qua Harry.
- Non pas, monsieur, Sammy et l'enfant vivaient en bonne
intelligence. La femme du peintre m'a encore avoué qu'eHe
avait vu, à plllsieUl's reprises, une main blanche ct transparenLe comme la main d'une morte ontr'ouvrir les l'ideaux de
leur lit. Enfin, un beau jour, toute la lamille a décampé en
négligeant de pa'yel' ln pension. Les Anning le méritaient bien.
Ça J~UI'
apprendra à vouloir introduil'e des pensionnaires dans
une maison pareille!
- Peut-êtl'e ont-ils inventé toutes ees histore~
afin d'avoit'
�IAT::;ON lIA
une
"TF.
occasion ùe s'enfuir sans payor, suggéril Harry.
J'en doute, monsieur, car un aulre fail s'est produit,
il n'y il pas longtemps, qui donne il leurs assertions un air de
vérité, quelque étranges qu'elles puissent vous paraître; une
jeune mIe de la ferme, employée à la laiterie, a été victime d'un
abominable allenlat, un soir, à la cuisine. On dut faire venir
le docteur et je l'ai gardée chez moi pendant plusieurs jours;
elle était trop faible pour voyager et elle refusait obstinément
de retourner à la ferme. Je l'ai soignée moi-même; elle passait
son temps à gémir et à raconter en tremblant que le diable
lui était apparu sous la forme d'un moine, l'avait saisie dr
ses mains froides et docharnées et s'apprêtait à l'entraîne!'
de vive force; soudain surgit entre eux un fantôme vêtu dt'
gris; il se jeta sur le moine avec de grands cris et de grandes
lamentations et parvint à lui faire lâcher prise. Los deux appal'ilions s'évanouirent en laissant derrière eJles, assurailla servante, une aJ!reuse odour de soufre ... Je le sais, ajouta M.r::;.
Guttemberg, tout cela paraît ridicule. Il n'en J'esla pas moins
que MI'. Anning, le fermier, vint ici voir la jeune HIle pour
l'empècher de parlel'. Il l'accabla de prévenances, lui paya son
voyage el sa femme lui fil des cadeaux magnifiques. Vous comprenez, monsieur, lorsqu'une maison est bien compromise,
on a beau criel' à l'invraisemblance, toutes ces hisloires
doivent cacher quelque aITreu..'\. myslère. Vous connaissez
d'ailleurs le proverbe: « Il n'y a pas de feu sans fumée. »
- El je le souhaito de tout mon cœur J s'écria Harry avec
transport. Je n1aurais vraimen l pas de chance si loute celle
fumée ne recouvrait pas un peu de feu. Votre récit, Mrs. Outtemborg, excite encore mon désir d'aller vivre à la fermo du
Manoir; cal', moi aussi, je veux voir quelque chose. J'y demeurerai cerlainement jusqu'à co que j'aie percé à jour ce troublanl
mystère: de,; étrangleurs, des démons aux doigts glacés soiL dil en passant, ils devraient plulôt êlre brûlants, - des
fantômes qui se lamentent, des mains transparentes qui vous
frôlent... ajoulons à cela l'odeur du soufrtJ .. . fI'1' ... voilà de quoi
rompre la monotonie de mon exislence, et mo régaler d'aventuros inospérées 1 Si, en dépit de toutes ces rumeurs, il ne
m'arrive rien d'extraordinaire, je serai amèrement désap~oint.
A New-York, d'où j'arrive, il n'y a pas de fantômes, et je
dosirerais tant en rencontrel' un avanl de quitter l'Anglelerre !
Ce discours scandalisa au plus haut point Mrs. Guttemberg.
�fiO
MATSON TlANTÉF.
Elle n'ajouta rien, mais se retira en lançan t au jeune homnie
un regard qui en disait long.
Cepel1dant, cc même après-midi, IIarry reçut un nouvel
avertissement singulièrement impressionnant. C'était après le
lunch. Assis dans le jardin du Royal-Hôtel, Har{y sirotait paisiblement son café et grillait une cigarette tout en feuilletant
un guide de la localité. Cc jardin afTectait la forme d'un
triangle dont la façade de l'hôtel était la base; deux routes le
bordaient de chaque côté, derrière une haie toufTue, ct se rencontraient à son sommet. La haie, bien qu'épaisse, n'arrêtait
pas les regards indiscrets; les passants pouvaient très bien
distinguer Harry confortablement installé devant une petite
table de bois. Soudain, ce dernier tressaillit; un objet l'avait
frappé il l'épaule et avait rebondi à ses pieds. Il le ramassa.
C'était un papier chifTonné, entouré d'une ficelle; il le déplia
pt reconnut un vieux numéro d'un journal de la région. Aussitôt, il se précipita vers la grille du jardin et inspecta la route.
Il n'aperçut que la charrette d'un fermier conduite par un gars
qJi siffiait joyeusement et une femme d'un certain âge, mince,
vêtue de noir, poussiéreuse; elle allait d'un pas rapide, le dos
voûté, la tête baissée, enveloppée d'un foulard de couleur.
Harry regagna lentement sa place, convaincu que la
boule de papier l'avait atteint fortuitement. Par simple
curiosité, il parcourut le journal et se rendit compte qu'il
publiait seulement des annonces et des nouvelles locales peu
intéressantes; il allait s'en défaire lorsque, dans une annonce,
nn mot fortement souligné frappa son attention. Il reprit
son examen ct découvrit d'autres marques semblables. Il
rapprocha les uns des autres les mots soulignés et constitua
la phrase suivante: « Ne quittez pas l'hôtel ».
Qui pouvait lui avoir adressé ce message? se demandait-il,
fort intrigué. Seuls, les Guttemberg avaient intérêt à lui
donner cet avis. Personne, à part Lilias Morgan, ne le connaissait dans le pays, et lors!liu'il avait manifesté devant elle son
intention de prendre pension à la ferme, elle avait accueilli
cette nouvelle avec une parfaite indifTérence. D'ailleurs, une
distance de dix milles les séparait, et, songea-t-il avec un
sourire, elle devait être trop fatiguée pour s'intéresser beaucoup à lui. Peut-être ce message était-il destiné à quelque
autre personne ou, encore, les mots qui le constituaient avaientils été soulig-né(au hasard.
�rd
Réflexion faite, il conclut que les Gu~tembrg,
dans leur
simplicité, avaient eu recours à ce stratagème pour l'effrayer
ot le retenir à l'hôtel. Il regagna sa chambre, glissa le journal
dans sa valise, régla son compte ct prit rongé, bien déterminé
à ne rien changer il ses plans.
Le but de sa promenade était Lyllington Court. Après
vingt minutes de marche, il atteignit les futaies de hêtres
qui étaient la gloire de ce magnifique domaine; leurs fûts
élancés et lisses, semblables à de gigantesques colonnades,
se dressaient en rangs pressés au bord de la route qu'ils recouvraient d'un dôme de verdure sur une distance de plus d'un
mille. Le château, disait le guide qu'il avait emporté, ainsi
que la loge tapissée de lierre près de laquelle une porte monumentale ouvrait sur le parc, avaient été construits avec
les matériaux enlevés à l'abbaye de Loders, en 1648, pal'
un descendant d'Anthony Clave!, aussi sacrilège que ses
ancêtres. Une spacieuse avenue conduisait à la loge. Harry
en s'approchant, s'aperçut qu'il avait été devancé par un
visiteur qui paraissait en conversation animée avec le concierge, un indigène d'aspect bourru.
L'inconnu lui tournait le dos, il ne pouvait donc voir ses
trails; il remarqua seulement qu'il était de taille moyen~
et bien bâti. De plus, à sa mise soignée, à la coupe de ses vêtements, il était aisé de deviner un gentleman d'un certain
rang. Sa voix résonnait claire et métallique. Il invectivait
le portier qui s'entêtait à lui répéter que le château était
fermé et que les étrangers n'étaient pas admis à le visiter
sans une autorisation spéciale.
•
- Maraud 1 criait-il, vous ne manquez pas de toupet!
Eommenll vous avez l'audace de vous opposer il mon entrée
(tans ce domaine où bientôt, peut-être, je parlerai en maître!
Xl
LA CIlAMDRE DE T.A SORCIÈRE.
1.
Harry arrivait; au bruit de ses pas, l'inconnu se retourna
brusquement
�Harry Jo dévisagea nt il nuL aussitôL l'impression que
ce tte physionomie ne lui éLai t pas étrallgèro ; les yeux gri!i,
profond ément enfoncés dans leurs orbites, et le regard s ur tout ,
lin regard perçant, inqui et ct soupçonneux ne lui semblaie n t
pas inconnus. 11 pouvait avo il' une t rentaine d'années. Ses
traits étaient réguliers, mais son nez long e L l'l'co urbé, sa
figurE) maigre et allongée lui donnaient le t ype juif. Il ét ait
complèt ement rasé et avaiL ce tein t rouge brique partieulier à certains hommes t rès bruns. Sa parole était accompagnée de gestes brusques qui dénotaien t un te mpé rament
nerveux à l'excès. Cepend ant , son accent aussi bien qu e sa
Lenue trahissaient l'homme du monde désireux de produi re
son eITet ; ce désir, exagéré lui do nn ait un air gourmé, passable··
ment ridicule; avec ses cheveux noirs lui sants de pommado,
son élégant et impeccable costume, so n épingle de cravat e
ornée de brillant.., en forme de point d'interroga tion, il ofTrait
l'image parfaite d 'une gravUl'e de mode; ajouter. à cela que
de toute sa personno se dégageaiL u ne écœUl'anLo odeur de
musc dont Harry se trouvait .fort in comm odé. Chez celui-c i
50 fortifiait de plus on plus Jo sentime nt qu' il ava i t déjà vu
quelque part co prét entioux porsonn age .. . mais où? E n vain , il
so torturait l'esprit pour résoudre cet le question. Un in stincl
secret lui di sait également que ce Lte nouvelle rencontre
n'était pas due à un simple hasard . Il feignit de n'avoir r ien
r n tendu et dit au porti er;
- Je voudrais simplement faire le t our du château ct
vi siter le parc. Ai-j e vo tre permission ? et il offriL une dr mi(;Quronne au portier , qui s'e n empara avidemcn l.
- Cc jeune monsieur qui s'a rroge le droit de comm ander
ir.i es t sans doute voLre frèrl'? dit-il à Harry. Dans co cas il
peuL vous accompagner, mais ayez l' œil sur lui .
J e vous r ecommande sonl ement de ne pas vo us a pprocher
trop près du château et de revenir le plus Lôt possibl e.
L'étranger s'adressa il B a rl'y avec so n sourire le plu s
séduisant;
- J e me demand e, dit-il , co qu i a p u faire supposer à
cc rustre que j'é Lais voLre frère. Mais puisque je suis co mmis
il votre garde, nous pouvo ns nous Lenir compagnie. J e suppose que vaus vener. du pays des « ]ljLoiles et des Band es» (1).
{il Ali Ilsfon au dra peau mn(ol·ica ill .
�MAISON llAN'J'l!:L
(jil
- En effet.
-- Il Y a longtemps que vous êles op Anglelel'l'c?
- - Quelques jours.
- Et qu'est-ce qui a bien pu vous attirer au fin fond d'un
pays perdu pour visiter ce château?
- Cet endroit rentre dans l'itinéraire que je me suis
tracé.
- Mais pourquoi l'avoir placé dans votre itinéraire?
11 n'y a rien d'intéressant à voir ici. C'est un pays sauvage,
naguère couvert de forêts. Le château lui-même date d,u
règne de Charles II et n'a pas d'histoire. Serait-ce la lecture
des romans de Hardy qui vous a suggéré le désir de connaître
ces lieux? ou lu récit des meurtres dont ils ont été le théâtre?
' - Je suis venu ici, répliqua IIaJTy lentement et posément,
pour jouir du grand air et... ùe la tranquillité 1
11 appuya à dessein SUt' ce dernier mot. La curiosité impertinente et la familiarité de son compagnon lui déplaisaient
souverainement. Mais celui-ci ne parut pas avoir compl'is. Il
éclata de l'il'é et déclara:
- Pour moi. je suis venu ici dans l'intention d'éclaircir
cel'taine situation fort embrouillée. Je vous préviens que je
suis un être bizarre, très tètu; ma volonté ne connait pas
d'obstacle; rien ne m'arrête SUI' la voie que je me suis tracée.
Je ferais parler un muet, si besoin était, pour lui arracher un
secret.
Ah J Voici le château'
Ils étaient arrivés au bout d'une longue avenue de lauriers,
et soudain, comme par mngie, l'immense château surgit
devant eux; fièrement campé au sommet d'une colline do
verdure, entouJ'é d'arbres séculaires, il dominait d'un côté
la plaine, de l'autre le rivage ct la mer. Un fossé profond et
inrranchissable en défendait les abords. Il y avait bien un
pont, mais une grillo verrouillée ct cadenassée en interdisait
l'entrée. Le château était donc inaccessible. Une mince colonne
de fumée, s'éclJappant d'une cheminée, prouvait qu'il n'était
pns complètement abandonné; sans doute on avait pris la
précaution d'y laissCl' quelC}ues domestiques. A voir sos
jours élevées, ses mrurtl'ièl'es, ses créneaux, ses immensos
terrasses, on eût, dit une demeure seigneuriale plutôt quo la
demeul'e d'un simplo gentilhomme campagnard. L'inconnu
fit entendre 110 siITIement has et prolongé.
�MAISON HANTÉ!>:
- Diable! murmura-t-il, se parlant il lui-même, je n'aurais
jamais cru que co château fût si considérable! Tout de
même ces Clavel! Quels fous! quels extravagants! s'encombrer d'tm pareil monument! Quelle armée de serviteurs nécessiteraient l'entretien et le service d'un pareil édifice: Le vieux
Bevis Franck, marchand de la Cité, le louait cinq cents livres;
j'ai pris mes informations il. ce sujet; il l'a habité quatre ans
et est mort l'an dernier. Cinq cenls livres! J'affirrrie, moi, que
c'était un bon marché dérisoire ... et vous? .
- Je ne connais pas le taux des loyers on Angle Lerro,
l'épondit froidomont Harry.
Il éprouvait pour cet individu une sourde antipathie.
~on
bavardage, ses manières affectées lui inspiraient une
invincible répulsion. Il cherchail un moyen de lui fausser
compagnie pour contempler à son aise, sans êlre troublé
dans son recueillement, ceLte demeure qui avail abrité sef>
ancêtres pendant deux siècles et demi, et qui so détachait,
orgueilleuse et solilaire, sur l'azur profond, du ciel. Et son
cœur battit plus vite il la pensée que ce château princier el
la terre même que son pied foulai L, selon toute probabilité,
. seraient prochainement- son bien. Pour un instant il réussit à
oublier l'existence de son compagnon et s'absorba dans une
meditation profonde.
•
« Quels seraient les futurs maîtres de ce splendide domaine?
se demandait-il. Serait-ce sir Ilany Clavcl ct l'élue de son
cœur, la seule femme digne de régner dans ce petit royaume? ... li
Il fut soudain arraché à son enivranle rêverie par le contacL
d'une main familièrement posée sur son épaule. L'inconnu
le considéra d'un air railleur et lui demanda:
- Qu'éprouveriez-vous si l'on vous annonçait tout il
coup que le domaine de Lyllington est il vous .. . cc superbe
châleau et ses dépendances; son parc, ses étan~s
poissonneux, ses fermes, les villages d'Osworth"de Lyllington LedgQ,
de Charton Barrow, l'abbaye de Lodcl's, Ct'ayborne et Chelton
Down?
La question répondail d bien il ses pensées secrètes qu'Harry
demeura muet, passablemenl interloqué, Heureusement,
un événement inaLlendu le tira d'embarras en le dispensanl
de répondre. Un bruit léger de branches froissées attira l'atténlion toujours en éveil de son perspicaco interlocll1.eUl'.
- Preuons garde, I,;huchota-t-il. 'Quelqu'ull JlOIlS il slIivi:;
�MAISON IIAlI/TllJ,:
65
ct nous espionne. Gageons que je surprendrai l'indiscret 1
Avec une merveilleuse agilité, il se retourna d'un bond et
s'élança dans le bois. Hany estima qu'il aurai t fait un admirable détective.
La pensée qu'il avait déjà renco~é
quelque part ce singulier personnage continuait il. le poursuivre. Puis il réfléchit
que l'occasion tant désirée· de lui fausser compagnie s'offrait
enfin à lui; il voulut en profiter et s'éloigna aussitôt à grandes
enjambées. Pendant un quart d'heure environ il longea le
fossé parallèlement à l'une des façades du château, puis il
atteignit une maisonnette facilement reconnaissable à première vue. C'é Lait la petite chapelle dont lui avait parlé le
sacristain.
Elle était en partie dissimulée par trois grands saules
pleureurs dont les lourdes branches retombaient jusque SUI'
le seuil de la porLe. Sous sos ombrages, et avec ses murs
de pierre très bas, elle avait l'aspect d'un sépulcre. Au-dessus
de la porte d'entrée s'élevaiL une statue de la Vierge, les bras
grands ouverts. Ces murs, Harry le savait, renfermaient la
dépouille mortelle de son pervers cousin. La chapelle était
dédiée à « Notre-Dame des Miséricordes». Sa pensée sc
reporta à lady Anne et à l'entretien qu'ils avaient eu la veille.
«Nous avons Lou s besoin de chal'ité ll, avait-elle dit. Et en
elTeL, il y a charité et miséricorde pour les créatures les plus
bas tombées ... Il était près de six heures, trop tard pour
explorer le res Le du domaine, où, selon le guide qu'il consultait
fréquemmenL , .il y avait de beaux lacs et des étangs poissonneux.
Harry revint sur ses pas. Il avait complètement oublié
son désagréable compagnon; aussi fuL-il médiocrement
enchanté de le rencontrer ft l'extrémité de l'avenue, près de
la grande route; planté comme une borne, il attendait patiemment et s'écria d'un air dégagé à la vue du jeune Américain:
- Vous voilà donc, enfin! Je commençais à désespérer
de vous voir 1 Vous vous êtes esquivé pendant que je poursuivais notre espion. Je l'ai ratLrapé et je l'avais saisi au
collet; mais à force de sc débattre, il esL parvenu à m'échapper. C'est une aITreuse brute aux cheveux rouges, un véritable
idiot. Cependant, il amuit. été sans doute assez intelligent
pour voler ma bourse ou ma montre. Ne voulez-vous pas
m'accompagner jusqu'au village de Lyllington? J'ai l'inten-
�66
tion d'y passer la nuit. J'ai encore beaucoup de recherches à
faire et de problèmes à résoudre ... Mon épingle de ' cravate
vous intéresse? .. Et ne recevant pas de réponse: « Rappelez-vous, ajouta-t-U, que je n'aime pas à faire de questions
inutiles. Aussi longtemps que j'a,urai une langue, je saurai
m'erl servir pour obtenir une réponse... Où comptez-vous
passer la nuit?
- Dans mon lit, répliqua sèchement Harry. Bonsoir 1
Et il enfila rapidement la grande route dans la direction
de Crayborne. Au bout de quelques minutes, ihstinctivement,
il se retourna; devant lui, la route de Lyllinglon s'élevait
en pente douce avant de descendre brusquement sur le village.
Il put donc distinguer nettement l'inconnu, qui s'éloignait
allégrement en faisant des moulinets avec sa canne. Derrière
lui, le long du talus, un homme, courbé en deux, se faufilait;
tantôt il précipitait sa course, tantôt il s'arrêtait derrière un
buisson pour épier l'insouciant pro·meneur. Un moment
Harry se demanda s'il devait averlir le jeune fat que Sammy
le suivait. Mais il faisait encore grand jour, le village était
proche, et, deux fois dans la journée, on lui avait assuré que
Sammy n'était pas dangereux. Harry n'était qu'à moitié
rassuré sur çe point. Cependant, il décida de garder le silence.
L'étranger, songea-t-il, était assez robuste pour se tirer
d'alTaire tout seul.
A la ferme, il trouva Mrs. Anning occupée à servir son
repas. Elle l'accueillit cordialemenl el olIril de l'accompagner
à sa chambre.
_. Auparavant, j'ai une question à vous poser, lui dit
Harry. Cet idiot de mauvaise mine, ce Sammy, demeure-t-il
avec vous à la ferme?
- Oh 1 non, Monsieur 1 On ne peut pas dire qu'il ait un
domicile fixe. Il passe quelquefois la nuit dans un réduit
situé derrière la cuisine, où l'hiver il est à l'abri du froid. Mais
souvent, il s'en va ct disparaît pendant plusieurs jours sans
que personne s'en inquiète. Il est très serviable, toujours prêt
à donner un coup de main à l'époque des grands travaux.
Quand il est ici, c'est lui qui garde les vaches. En l'hospitalisant, nous ne lui faisons donc pas Ja charité ... D'autant que
Mr. Denzil Warne et lady Anne nous donnent quelques shillings par semaine pour sa pension. Ml'. Warne prétend que sans
Sammy, Hoger Clavel se)'aiL UJlcore vivallt. et sans doute en
�67
sllreté :\ l'étl'anger ; mais Sammy l'a vu comme tlre son
dernier erime sur le pont, et il!'a dénoneé. On sut que Roger
Re cachait dans les environs, et on l'a si bien traqué qu'il s'est
tué de dése!\poir. C'ost pourquoi MI'. Warne considère Sammy
comme un « homme de bien» et paye sa pension.
- Il n'a guère la mine d'un homme de bien, observa
Harry en réprima nt avec peine un fou rire. A-t-il de la famille?
- Non, le pauvre malheuI'eux! John, mon mari, a fait
sa connaissance dans une ferme, près de Salisbury, où il a
été élevé. Il témoigna de !'aITection au petit abando nné,
qui s'attach a à lui. A cette époque, tous deux étaient enfants,
Plus tard, dans ses vagabondages, Sammy retrouv a ici son
Qnçien protecte ur, et nous n'avons pu lui refuseI' un abri.
d'Qutant plus qu'il ne nous est pas il charge, bien au cOntraire;
mais il ne /vous importu nera pas, Monsieur, allssi longtemps
que vous serez ici; soyez sans inquiétude, j'y veillerai.
En disant ces mols, elle sortit du parloir et s'engagea dans
lin escalier. Harry la 1suivit: En travers anl le veslibule, il
aperçut il la porte de la cuisine une des servant es, qui le considérait avec de gros yeux effarés.
- Miséricord'e ! Jenny! l'entend it-il chucho ter à une personne dissimulée dans la cuisine, on le conduit à la chambre
de la sorcière!
XUl
T'ni·:s
111) l'OIlTAll . Ili': I.'ABBAY E.
La chambre de la sorcière!
C'était une vaste pièce carrée, très confortable et très
gaie, illuminée par les feux du soleil couchant. Les murs
étaient recouverts de vieux panneaux de chêne ct d'une
tapisserie rouge foncé. $111' le parquet , également en chêne,
s'étalai t un tapis de bure rouge. Le lit, \ baldaqu in, était
très grand; les rideaux étaient support és par des colonnei
artistem ent qu vragées. Le reste de l'ameub lement était en
acajou massif. La fenêtre avait de petits carreau x et, de
chaque côté de l'embrasure, retomb aient de lonrds rideaux
�68
de l'clis l'I':llllOitii ; au-dessous de la t'enètl'c, il y avait UII siègo
en chêne massif. Harry ouvrit la croisée, et, s'agenouillant
SUI' le siège, il embrassa du regard la campagne environnante,
la petite rivièro bordée de roseaux et les bosquets qui entouraient l'abbaye de Loders. Là était la dame de ses pensées;
son souvenir hantait sa mémoire. Il avait visité ce même JOUI'
les lioux où s'était écoulée sa jeunesse, et, pondant sa promenade solitaire, son imagination amOUl'euse s'était plu à ressusciter tm passé lointain; il avait cru la revoir, jeune fille, avec
ses longs cheveux: dorés, jouant ct folülrant à travers bois
ot prairie. A celle époque déjà, Roger Clavel, passionn6men 1.
épris, rôdait autour de son innocen te proie. Do cette radieuse
vision de jeunesse et de bonhour, que reslait-il aujourd'hui 't
Doux tombes et une oxistence dévaslée 1
Mais vraiment, songeait-il, le passé ne pouvait-il dans UllU
certaine mesure, ressusciter do ses cendres? Ne pourrait-il
pos, lui, Harry, ramener en triomphe lady Anne à Lyllington
Î,ourt? ..
Il souriL à cotte pensée ct se retjl'a de la croisée.
,
Son rcgard tomba sur un vieux tahlcall fané où jouaient
les rayons du soleil couchant; c'était le portrait d'une vieille
dame qui lui adrcssait un sourire sarcastique, Dans ses yellx
hrilJait une lueur de joie mauvaise. 11 s'approcha afin de
mieux l'examiner ct comprit enfin l'appellation donnée ;\
cette chambre; la vieille dame était assise, dans un accoutl'ement grotesque, dont la mode avait été lancée par Anne de
Danemark: robe ô\ plis railles, couverte de bijoux, énorme
fraise qui encadrait le visage, chapeau pointu, tel qu'en POI'tent encore certains paysans gallois ... Cette peinture n'était
certes pas un chef-d'œuvre; mais l'artiste avait réussi ;\
donner au visage emlé et aux lèvres minces de la vieille damC',
ou de la sorcièl'e, une expre!>sion fort déplaisante,
Au-dessous du portrait, SUI' le cadre même, était inscI'i te
la (Jale: 16Z0, avec ces mots: (( Hélène, première lady Clavel»,
Harry ne pouvait sc débarrasser de l'impression troublan le
que la vieille dame, de ses yeux moqueurs, épiait ses moindri'S
mouvements, Il se sentait mal à l'aise dans cette chambl'e
qui, au premier abord, l'avait si vivement charmé; sitôt qu'il
l'eut quittée, il rE'ssentit un profond soulagement.
Dans la sallo il. manger, un excellont repas l'attendait. Il fut,
biont(it réconforté et maudit intérieurement sa pusillanimité.
�MAISON llANTBB
Après dlner, l'ail' tiède' et embaumé, qui entrait il flots
par la fenêtre ouverte, l'engagoa à sortir. 11 alluma une cigarette et s'accouda sur 10 portail de la cour, intéressé par le
va-et-vient dos gens de la fermo. Puis il s'éloigna à pas lents,
irrésistiblement attiré là où 10 poussait son cœur. A cette
houre, pensa-t-il, sa nympho dovait errer, solitaire, dans los
bosquets environnants; au cas 01'1 il n'aurait paR la chanco de
la rencontrer, de jouir de sa présonce ct du son de sa voix, il
aurait toujours la consolation de réduire le plus possible la
distance qui les séparait en suivant, comme 10 dernier des
piétons, la route qui longeait le domaine de l'abbaye.
Autour de lui, et jusqu'à la limite du domaine, enclos
(['une haute mUL'aille, il n'y avait pas trace d'habitatioh.
Enfm, il arriva il la hautour d'uno petite porte de bois, un
peu en retrait do la route. Grâce il sa couleur verte ct aux
branches de hêtre. qui la masquaient à demi, elle pouvait aisément passer inaperçue. Un cadenas y était suspendu; mais, à
sa grande surpl'ise, Harry constata qu'il était ouvert. Subitement enhal'di, il poussa la porte ct entra.
Un sentier tapissé de mousse qui obliquait à gauche, il ~ra
vers le bois, le conduisit à une porte cochère enguirlandée de
liorre ct flanquée de deux tourelles, d'architecture récente,
percées chacune d'une fenêtre. Uno lumière brillait derrière
un store à la fenêtre de droite; une lanterne accrochée audessus de la porte cochère en arcade éclairait sos doux opais
vantaux de chêne bardés de fer.
Machinalement et comme dans un rêve, Harry s'approcha
et essaya d'ouvrir cette porte; elle résista à tous ses efforts.
Il la poussait encore, lorsque retentit à l'intérieur le bruit
d'une autre porte qui s'ouvrait, et uno voix s'éleva, grave, harmonieuse, qu'ill'econnut aussitôt.
Il écouta, haletant:
- Ne sodez pas, bonne maman Jessop, disait la voix.
Vous pourriez prendre froid. Il m'est si facile de fermer la
porte à clef et do glisser la clef dans ma poche.
Là porte cochère s'ouvrait ...
Harry se rejeta vivement en arrière sous le couvert des
arbres et retint son souffie.
Lady Anne parut. Un moment, elle demeura immobile,
la tête levée, hors de son oapuchon. Il était tout près d'elle
et la surveillait attentivement; à la lumière argentée de la
�71)
MAISON HANTÉIl
lune, son visage s'éclairait d'une joie céleste, un sourire errait
sur ses lèvres, et cependant ses yeux étaient mouillés de larmes. Harry en fut tout saisi. Quelles pensées se demandait-il,
absorbaient son esprit? De crainto de troubler sa méditation,
il n'osait faire un mouve mont pour révéler sa présence et la
considérait, comme fasciné.
Enfin, elle parut se ressaisir et un soupir douloureux gonfla sa poitrino. Soudain, Harry, fit craquer uno branche morte
sous ses pieds.
Lady Anne tressaillit et so retourna de son côté. Il sortit
de l'ombre ·et s'arrêta devant elle, humblement et chapeau
bas.
- Pardonnez-moi mon indiscrétion .. balbutia-t-il.
Elle garda 10 silence, mais son visa~e
était suffisammell L
éloquent j sa douleur, sa sérénité s'étaient évanouies et avaient
fait placo à une expression de vive contrariété.
- Ainsi, vous n'êtes pas encore parti 1 dit-ello d'un ton
glacial. Vous devriez avoir déjà vu, me semble-t-il, tout ce
que Crayborne peut offrir d'intéressant aux regards d'un
touriste.
- Non, pas tout, riposta-t-il , piqué au vif. Je n'ai pas encore
visité l'abbaye de Loders !
Ello eut un mouvoment d'hésitation, et reprit:
- So peut-il que cette seule raison vous retienne encore
lei? Vous faites-vous de la beauté de cos ruines uno id~e
telle
que vous ne puissiez vous résoudre à partir sans les avoir
vues?
- Parfaitemont.
- En général, nul ne pout y avoir accès, l'eprit-elle lentement. Mais puisque cette exploration vous tient tant au cœur,
nous la ferons ensemble. Je loue cette propriété 1 je m'appelle
Anne Daubeney.
, - Je le sais.
- Et comment le savez-vous?
- En venant do Londres à Blosham, j'ai voyagé avec quelJ
qu'un qui m'a parlé de vous.
_ . Personne ne me connaît, répliqua-t-elle avec chaleu/".
Ce quelqu'un s'est fait sans doute l'écho de quelque stllpidité ou de quelque nouvelle à sensation parue dans certains
journa~.
Jo n'ai ni ami" ai connaissances, pas plus ici
qu'ailleurs!
�MAISOr- flANTÉE
71
Il s'étonna, et 's'attrista de l'isolement dans lequel se drapait sa fierté.
Il redoutait surtout de réveiller en elle, par une parole
maladroite, les horreurs du passé. Cependant, il nomma
Léopold Sarto.
Elle secoua la tête avec indifférence.
- Ce nom m'est inconnu, fIt·ello. Que vous a-t-il dit de
1
moi?
- Seulement qu'il avait cu l'occasion de danser avec vous
ct que vous lui aviez inspiré la plus vive admiratioll.
- Oh 1 un bal 1 soupira-t-eHe. Il s'agit alors d'un souvenir
bien ancien, et il n'est pas étonnant qu'il sc soit effacé de ma
mémoire! Mais pardonnez-moi, monsieur, puis-je savoir
votre nom?
De crainte de provoquer de sa part un nouvel éclat, il répondit simplement:
- Je m'appelle Worth.
- Eh bien, monsieur Worth, veuillo7. me suivre. Nous
allons visiter les ruines; j'espère qu'ensuite, vous regagnerez
bien vile Londres ct l'Amérique .
..\IV
LA
MAIN
MYSTÉIllEUSE.
Devaht l'abbaye s'étalait une vaste pelouse, bien entretenue, entourée d'une haie d'ifs. Deux sentiers sablés la traversaient et conduisaient dans deux directions opposées.
Lady Anne prit celui de gauche et passa sous une ouverture
en arcade laillée dans la hll-ie. Harry la suivit avec empressement ct sc trouva soudain en face des ruines de l'abbaye de
Loders.
Toul d'abord, à la blanche clarté lunaire, il n'aperçut qu'une
quantité de monticules, de formes et de grandeurs différentes,
tapissés de mousses, d'herbes et de fougères. Peu à peu cependant, ses yeux distinguèrent des monceaux de vieilles pierres
(fui émergeaiellt de ce manteau de verdure. Puis, dans cette
�MJ\ltiON liANT É E
/
oonfusion première, dans ce chaos, unc syI'nétrie sc révéla ;
des pans de murs sc coupant à angle droit figuraient les assises
de l'abbaye. Çà ct là. subsistaient encore des embrasures de
fenêtres, des fûts de colonnes, des tronçons d'escaliers qui,
surgissant des massifs de lierre, dressaicnt vers le ciel, à une
hauteur de six ou sept pieds, leurs énormes marches branlantes.
Au milieu dc ce dédale, lady Anne se mouvait avec unc
aisance admirable; dc temps à autre, elle s'arrêtait pour donner à son compagnon quelques explications d'une voix bassc
et assurée.
Ils avaicnt atteint un vaste emplacement tout gazonné.
- Ici, dit-elle, était le réfectoire; vous pouvez voir encore
la base de l'estrade d'où les moines prêcheurs haranguaien L
leurs frères pendant les repas. A proximité, voici les cuisincs
et la grande cheminée, à l'endroit même où croit ce rosier ;
c'est moi qui l'ai planté; bientôt la vieille muraille sera couverte de roses thé. Au delà, en contre-bas, était la chambre des
invités ct des frères lais. Mais, auparavant, je veux vous fairc
voir la chapelle.
Elle le précéda; ct, pendant qu'elle marchait devant lui
d'un pas léger, avec son manteau rejeté en arrière, sa robe
blanche relevée par craintc de l'humidité, ses cheveux dorés
doucemcnt soulevés par la brise, IIarry croyait voir une de ces
apparitions célestes, telles que les peintres ont en vain essayé
ùe fixer sur leurs toiles.
- Prenez garde 1 dit-elle, se tournant à demi et lui offrant
la main, il y a ici trois marches inégales. Vous êtes à présent
dans le transept sud de la chapelle.
La main . qu'il toucha n'était pas celle d'un ange, mais la
main chaude et satinée d'une femme jeune et jolie.
A droite et à gauche, des murailles s'élevaient au-dessus de
leurs têtes, et, à leurs pieds, dans l'ombre, s'allongeaient des
sarcophages.
- Ici étaient ensevelis les abbés, reprit-elle. Le cimetière
des moines est assez éloigné.
.
IIarry se rappela aussitôt les paroles du sacristain concCJ'Ilant l'étang où avait été retrouvé le corps de Roger Clavel.
- Il est situé près du cimetière des anciens moines, lui
avait ex ' liqué le vieillard. Un endroit où personne n'ose
~'aventur
parce qu'il est hanté...
Lady Anne paraissait inconsciente de ce que cetLe promc-
�73
nade nocturne en compagnie d'un étranger pouvaiL avoir de
compromettant. Il est vrai qu'ayant rompu toute relation
avec le monde pour s'absorber dans son chagrin, elle pouvait
ne Jaire aucun cas des convenances, du qu'en dira-t-on.
Ainsi du moins en jugeait Harry, et il l'en estimait davantage.
Cependant, il était bien obligé de reconnaître qu'il lui était
absolument indilTérent. En ce moment même, si elle s'étail
décidée à l'accompagner et il lui témoigner quelques égards,
c'était pour pl"écipiLer son départ et se débarrasse]' d'un imporlun ; elle ne le lui avait pas oaché.
Mais l'amour est un si prodigieux créaleur d'illusions!
Harry se persuadait que son nom exécré était le seul obstacle
à leur entente, qu'il s'agissait d'un simple malentendu el
que tout ilniraH bientôt par s'arranger. Il sortit enfin de son
mutisme.
- Savez-vous à quelle époque fut construite l'abbaye?
demanda-t-il.
- Elle a été fondée au XIIe siècle par un de mes ancêlres,
répondit-elle. C'était le monastère le plus célèbre de la région
en ont été ignomijusqu'au jour où ses légitimes pose~ur
nieusement chassés ct leur fameux sanctuaire profané ... pal'
un Clavel.
- l!ites-vous du comté de Dorset, lady Anne?
- Certainement... ne le savez-vous pas? Chaque piel'I'e,
chaque arbre de ce pays me sont chers. Ici, continua-t-elle
~cartn
une ron~e
do sa main blanche ct effilée, se trouve UII
]'emarquable sarcophage; il élait primiLivement recouvert de
plaques d'argent; voyez encore ces quelques parcelles. Le reste
a été sans doute arraché par les Clavell ces misérables n'ont
rien épargné 1 Après avoir pillé les trésors que renfermail
l'abbaye, ils se sont attaqués à ses murs, qu'ils ont démolis
pour construire le manoir de Loders et le châleau de Lyllington. MalS ils n'ont pu effacer les traces de leur sacril ège;
ces ruinês s'élèvent aujourd'hui en témoignage conlre eux el
seront toujours pour la posLérité le signe de leur honteuse
déchéance 1
Elle se lut, ct, poursuivant sa marche, lui nt voir d'autres
sarcophages, plus ou moins détériorés, à demi ensevelis sous
Un enchevêtremenl de lierre eL de rosiers couverts de fleurs
jaunes et blanches.
- Lc sarcophage le plus remarquable Il'cl:iL pas ici, dit-elle,
1. -
:3
�74
1
~IASON
lIA '!T é E
mais dans une chapelle plus petite contiguë a l'abbaye ...
vous pouvez distinguel' d'ici ,son toit surmonté d'une croix
blanche.
Il regarda du côté indiqué et aperçut en effet, a l'extrémité
'd'une rangée de cloitres en ruines, une petite croix s'élevant
un
au-dessus d'un bâtiment de pierre, en partie masqué p~
bosquet de hêtres.
- A l'intérieur des cloîtres, reprit-elle, il y a une vaste cour
que j'ai transformée en jardin de roses.
- C'est ce jardin que j'aimerais surtout visiter, nt-il
vivement.
.
- Auparavant, je veux vous faire voir les canaux d'irrigation, répondit-elle,
Tous deux s'engagèrent dans un sentier uni ou leurs pieds
s'enfonçaient dans un épais tapis de mousse; ils se mouvaient
sans bruit, pareils a des fantômes; IIàrry avait l'impression'
de vivre dans un rêve. A droite et à gauche s'allongeaient en
droite ligne les canaux sur lesqueslles arbres du sentier entr'elaçaient leurs branches protectrices, Parfois, le feuillage était
si épais que rien dans l'ombre ne laisait devine!' les caux
profondes et endormies; mais, par intervalles, Ha clarté argentée de la lune, elles brillaient comme des feuilles de venç.
Ils atteignirent un endroit où les deux cours d'eau étaierlt
coupés par un canal transversal; sur ce canal ét;üt jeté un
pont rustique ; lady Anne s'y accouda et, rêveuse, se tint
penchéE' sur l'onde immobile. Harry l'observait et son cœur
se serrait douloureusement a la pensée que cette superbe
créature, faite pour le bonheur et l'amour, se consumerait
lentement dans la sombre mélancolie qu'exhalaient ces lieux
mornes et solitaires,
- Lady Anne, interrogea-t-il tout à: coup, comment pouvez-vous vivre ici? Ce paysage, je l'avoue, ne manque pas de
grandeur, mais ne trouvez-vous pas que c'est un milieu pétri- '
fiant?
- Certes non 1 répondit-elle avec calme, pour qui connaît
les mobiles secrets auxquels les hommes obéissent, mieux vaut
la société des morts que celle des vivants,
- Mais parfois ... ne vous semble-t-il pas voir les fantômes
des anciens moines errer parmi ces décombres?
Elle demeura pensive quelques secondes. Puis, elle prononça
lentcmertt :
�MAISON HANTÉE
75
Je n'en vois pas plus que je ne désire.
Ils continuèrent leur excursion et atteignirenUun potit bois
d'autres ruines. Un peu plus loin, Harry
où s'éle~aint
découvrit un énorme tumulus.
- Ce tertre, expliqua lady Anne, prévenant une question,
dissimule des 'galeries souterraines, où les moines avaient leurs
dépôts; c'étaient leurs magasins, Aujourd'hui, ces caves sont
elTondrées. Là comme ailleurs, il n'y a que des ruines; on a
fait courir il leur sujet, des histoires fantastiques, toutes imaginaires. Plus loin encore, au milieu des bois, il y a plusieurs
étangs et le cimetiére des moines. Nous allons maintenant
revenir sur nos pas.
Harry ralentissait le plus possible son allure. Il multipliait
ses questions, afin de prolonger ce tête-il-tête délicieux.
Elle lui répondait avec courtoisie, mais d'un air indilTél'enl.
Ils suivaient le sentier moussu entre les deux canaux,
lorsque Harry acquit la certitude qu'ils étaient suivis; lady
Anne avait dû s'en rendre compte également; il la regardait
lorsque tous deux perçuront pour la première fois, un bruit de
pas étouffés derrière les ormes qui bordaient le sentier. Elle
tressaillit ct 'une expression dé terreu'!' profonde traversa ses
yeux bleus. Puis, aussitôt, elle parut soulagée et continua la
conversation avec la même indilTérence. Mais il ne fut plus
question de visiter le jardin de roses qui leur envoyait des
boulTées de parfums à travers les arcades en ruines. Elle prit
par le plus court, et, à cc qu'il parut à Harry, pressa le pas
comme s'il lui tardait d'être délivrée de sa présence,
Les ruines du monastère se prolongeaient jusqu'à la maisoll
d'habitation de l'abbaye. L'être invisible et mystérieux les
épiait toujours en se faufilant derrière les vieux murs. Il:;
allaient bientôt atteindre la haie d'ifs.
Brusquement, IIafl'y s'arrêta, écarta une touffe de lierre
qui masquait l'ouverture d'une arcade; dans l'ombre, il entrevit une figure tragiqué ... visage d'homme ou de femme?, ..
li n'eu 1. pas le temps de s'en assurer, mais en tout cas, visage
qui était empreint d'un désespoir farouche. L'apparition
s'évanoui~
aussitôt. Et Harry suivit sa compagne sans mot
dire sc demandant s'il n'avait pas été le jouet d'une hallucination.
Devaut la porte (jO(jhère de l'abbaye, lady Anue le cOJJgôdia
�76
MAISON HANTÉE
de ceL air de superbe indiITérence dont elle ne s'éLait pas
départie un instant.
- Adieu, monsieur, dit-ello. Il n'y a plus rien d'intéressant
à voir à Crayborne, soyez-en convaincu. Vous pouvez retournor en Amérique sans aucun regret.
,
La seule chose dont il fut convaincu, c'est qu'il l'aimait
éperdûment, en dépit de sa froideur. Déjà une haine profonde
commençait à sourdl'e en lui contre ce mystérieux personnage
qui les avait suivis et avait surp,'is leur en Lretien. Il brûlait
du désir d'arracher la jeune Jemme à ces lieux désolés et d('
l'installer comme une reine dans le magnifique domaine de
Lyllington.
De retour à la fel'mll, il s'enferma dans sa chambl'e, et, avant.
.le se coucher, écrivit longuement àsesavoués. Illeur raconta en
détail son arrivée à Crayborno et sa visile à Lyllington Court.
« Par la même occasion, ajouta-t-il, je vous adresse les documents que vous m'avez réclamés. Je les ferai partir demain,
sous pli recommandé. La semaino prochaine, le lundi, je passerai à vos bureaux. Je désire avoir un entrelien sérieux,
touchant mes droits à ceUe succession. Vouillez 'me préparer
un relevé minutieux de tous les comptes se rattachant à la
gestion de ces domaines depuis sept ans. »
La lettre achevée, il s'aperçut qu'il n'avait pas d'enveloppe
assez grancl,o pour renfermer les documents en question.
Il décida de les envoyer à part, glissa la leUre dans une enveloppe ordinaire à l'adresse de MM. 'l'rentham and Ash et la
laissa sur son bureau, situé à droite du lit.
Pour plus de sûreté, il avait fermé sa porte à clé et il glissa
sous son oreiller un petit objet de la forme d'une règle ordinaire, muni d'une ampoule électrique.
Malgré ces précautions, il n'était pas tranquille ; il avait
l'impression qu'Hélène, la première lady Clavel, lui lançait
de son cadre un sourire d'amère ironie.
Minuit sonnait à l'horloge 'de l'église de Crayborne, lorsqu'il s'éveilla subitement, convaincu dans chaque fibre de
son être, qu'il y avait. quelqu'un dans sa chambre. Il percevait
distinctement un froissement do papior quelque part, près du
mur, à sa droite.
Il saisit son bâton électriquo, d'où jaillit souùain un halo
lumineux; à cette clarté parut une main blanche et effilée,
en pose~in
de sa lettro.
�MAIllON HANTlh
1
77
xv
LE
MAITRE
DE LODERS.
Quelques heures plus tard, Harry arpentait le quai de la
gare de Crayl:;lOrne un peu avant l'arrivée du premier train de '
Londres, qui, sur son passage, distribue dans toutes les localités, les premières nouvelles de la capitale.
8es récentes aventures le préoccupaient et l'intriguaient au
plus haut point. La main qui, tout à l'heme, s'était glissée
derrière les rideaux de son lit, avait disparu soudain aussi
mystérieusement que le visage tragique à peine entrevu,
dans les ruines du monastère.
Mais, cette fois, il était sûr de n'avoir pas été dupe de son
imagination ; ses yeux avaient bien vu distinctement une
main blanche et ellHée ... Aussitôt, il avait allumé sa bougie,
s'était levé et avait inspecté sa chambre jusque dans les moindres recoins... peino perdue, l'étrange apparition s'était
évanouie 1
Seule, du haut de son cadre lerni, la vieille sorcière allongeait sur ses genoux, en un gesto raide et compassé, ses Hnps
mains blanches, exactement pareilles il la main mystérieuse.,.
et le considérait avec un sourire narquois. Ensuite, son attention s'était portée sur Sa loUre; aussitût il s'était aperçu,
qu'elle avait été touchée et déplacée; l'enveloppe avait même
lité ouverte et légèrement déchirée; celte déchirure soigneusement collée, était il peine visible. Or, J'aisonnait le jeunf'
homme, un fantôme n'aurait pas commis semblable maladresse. D'autre part, il était évident que, depuis SOli al'l'ivllc
dans la région, il se heurtai t sans cesse à des personnages
énigmatiques ou il des événements oxtraordinaires, inexplicables. Il avait l'impression de se débattre en plein mystère,
contre des puissances hostiles.
Par exemple, qui était ce Sarto aux manières cauteMuses?
PourqUOi la simple vue de son nom sur sa valise l'avait-elle
bouleversé à ce point qu'il avait· tout abandonné pour le
�?R
MAr S O N
ItA 'I T I\E
i'uivrc? Quel motif l'a vait poussé à l'entretenir de lady Anne,
qui, de son côté, n'avait pas conservé le moindre souvenir de
lui ? Quel intérôt avait-il eu il. l'endormir pour prendre connaissance ùe ses papiers?
De plu s, qui lui avait fait parvenir, dans le jal'clin de l'Hôte!I ~ oy a l , l'extraordinaire averlissemenl dont il n' avait fait,
,w cUn eas?
Il es l vrai qu e lady Anne l'avait vu avec déplaisir s'installer
à Cray!.>orntf ct qu'elle souhaitait vivoment son départ, mais
elle ne naraissait pas s'intéresser ault'e menl à lui; sans doute
était-il pour elle le touriste importun qui, par ses allées et
venues, sa curiosité intempestive, éveille la méfiance et se fait
éconduire.
Il y avait aussi le jeune fat au point d'inlerrogation en diamants. D'où sortait-il vraiment? Comment expliquer ce l
inlérêt de commissaire-priseur qu'il avait manifesté en face
du châ teau -de Lyllington Court ? Et pourquoi , lui, Harry,
en l'apercevant avait-il eu aussitôt l'impression très nette
d'un visage connu ? L'avait-il déjà rencontré quelque part ou
s'agissait- il d'une simple ressemblance?
'foutes ces ques tions surgissaient dans son esprit surexcité ;
mais plus il y réUéchissail, plus s'épaississait le myst ère.
Le porlrait même de lady Clavel le préoccupait et comm ençait à lui inspirer une sou rd e irrita lion ; car la vieille sorcière
paraissait étrangement vivante, lorsque sous son regard moqueur, il avail conlinué dans sa çhambre ses perquisitions ;
son .bougeoir à la main , il avait sond é les murs et les lambris à
coups de pied et à coup de poing dans l'espoir de découvrir
quelque issue secrète ; mais ses elTorts avaient été vains.
Pourtant ,raisonnail-il, dans une maison aussi ant ienne, habitée
par une famille catholique romaine, vraisemblablement des
cachettes avaient dû êlre pratiquées pour sorvir de refuges aux
prêtres poursuivis à l'époque des persécutions religieuses. A
celte hypothèse fort plausible s' opposait l'épaisseur des murs
de sa chambre contre lesquels il a vait inutilement meurtri
ses mains et ses pieds,
Enfin, hat'assé de fatigue, vers une heure, il s'était remis au
lit avec la certitude de n'ê tro plus chez lui, dans cette chambre
ensorcelée el la perspective angoissante d'autres visites
possibles.
En tout. cas, dès à présent, un fait était acquis: la personne
�/
MAISON
IIANTtE
de Sammy devait ètre mise hors de cause; les SOUpÇOIlS qu'il
avait conçus contre l'idiot lui paraissaient ridicules, car ]a
main délicate qui lui était apparue ne pouvait appartenir à
Un pareil rustaud.
'
Puis les contes de l'hôtelière lui étaient revenus en mémoire;
il s'était rappelé les p,ensionnaires qui l'avaient précédé dans
la ferme du manoir, 'qui avaient peut-être habité cette même
chambre et qui tous avaient été frappés d'épouvante pal'
l'apparition de mains ct de spectres qui se mouvaient autour
de leur lit. Cependant, ces réflexions ne j'avaient pas ému
outre mesure; il s'était bientôt rendormi ct ne s'était éveillé
qu'à sept heures. Sa toilette terminée, il s'étail rendu à la
poste et avait télégl'aphié à son hôte] à Londl'es pour réclamer son portemanteau qu'il y avai l laissé. Désireux de prolonger son séjour à la ferme du Manoir en dépil de toutes les
interventions surnatUl'e,lles, il avait besoin de linge, de vêtements et surtout d'une bonne paire de pistolets restés dans son
bagage. On prétend, se disait-il, que les armes à feu sont sans
eITet sur les fantômes .. , c'est ce que nous verrons 1
La gare où il s'était ensuite rendu était silencieuse et déserle.
Après avoir fait quelque temps les cent pas sur le quai, il
avisa la bibliothèque, où somnolait un jeune garçon auquel il
roclama, d'une voix forte, des journaux ct des revues; celui-ci,
arraché à sa torpeur, le considéra avec ahurissement ct II:
servit en grommelant qu'il n'aimait pas être dérangé avant neu r
heures. Hany lui reprocha de n'avoir pas le sens des n.f1'n.ires ;
il le morigénait èncore lorsque le Hain enlra en gare.
Une seule voyageuse en descendit; une jeune fille d'enviruli
vingt ans; elle n.vait de grands yeux gl'is, langoureux, un joli
minois a,bondamment poudré; sa taillo était mince, son busle
large, ses hanches très développées.
ltvidemment, ce n'était pas une Anglaise. Tout dans sa
personne, sa constitution, sa tournure, sa toilette révélait la
Française. Pourtant, sa mise était assez modeste; elle portait.
un costume à damier orné d'une cravaté noire e~ serré ù la
taille par une ceinture noire, des manchettes et un col blancs.
En revanche, son 'chapeau avait des airs dr conquête;
légèrement incliné de côté, orné d'une guirlande de roses
énormes, dont l'éclat tranchait sur le blanc de la paille, ses
ailes immenses ne parvenaient pas à dissimull'r la massn des
cheveux noirs lrès boufTal~.
SOli col étail trè:-;Iargt" ~f'S
bot-
,/
�HU
MAISON
liA
'lÉ~:
tines, ridiculement montées sur de hauls lalons trop élroits,
élaient longues el pointues. Ajoutez à cela qu'elle apparut il.
la portière, littéralement onsevelie sous un monceau de boîtes
de carton ct de paquets de loules dimensions qu'eBe laiss\i
choil' pêle-mêle SUr le quai. Elle descendit et jeta un regard
angoissé à l't1nique omployé do la gare de Crayborne,
- Ciel! s'écria-t-eHe en mauya,is an\Jlais d\une voix stridente, où se trouve donc ce Lordarcs? Pourquoi personne
n'est-n venu m'attendre? Et elle dévisagea Harry avec allention .
. - Où voulez-vous allor? grommela l'employé !ln l'exllInil1unl aV\lc surprise et malveillance.
- 1!ltes-vous sourd? répliqua la jeune fille, en français, «ette
fois. J'ai dit: Lordares, LorçJ.ae~
1. .. Il est stupide, cet homme.
qui, dans le
- Stioupide (1) voui>-même, fit l'empoy~
que ce mot. Puisque
langage de la jeune Française, n'avail s~i
vous n'êles pas polie, ma hello dame, je ne veux pas m'oocuper
Qe vous 1
Et il disparut. La jeune fille éclala en pleurs ct supplia
IIaI'I'Y do lui venir en ~de.
- l1:st-co à l'abbaye de Loders, près de Crayborne, que
vous voulez aller? demanda-t-il en français.
A l'ouïe do sa langue maternelle, olle manifesta une joie
enfantine.
- Mais oui, c'est bien eeIn, monsieur, s'écria-t-elle. ,Je
suis Lisette ,Dupont, et ma mère, Virginie, est depuis quatre
ans cuisinière chez milady Daubeney, il. l'abbaye. Au mois de
mai dernier, milady Dauheney a perdu la vieille bonne qui
coqsait, époussetait et servait il. table. C'était une cousine de
ma mère, très âgée et exc!lssivement sourde. Ma mère a donc
demandé à milady Daubeney si je pouvais venir remplaçel'
cette cousine. COmme monsieur petll le voir, je no suls plus
tr'ès ' joune. J'ai vingt-deux ans et je suis sérieuse, I)h 1 t~ès
sér~eu
1 J'élais à Londres chez une mQdiste, 9v.ns Regent
Stl'oet, pour apprendre l'anglais. Mais, ql.le voulez-vous? :Ma
muHresse élail jalouse de mo.i 1 Je suis donc venue ici pour titro
'autrefois en France.
femme de chambre comme je l'é~ai8
Monsieur aurait-il la bonté de m'indiquer le chemin de Lordares?
(1) Stupide se dit CI) anglais stioupide.
�MAISON ll A:\'TÉE
81
« Monsieur )) était toujours ravi de trouver un j.!rétextc
pour aller dans cette direc tion . 1.1 olTrit aussitôt à la jeune fille
de l'aècomp agnel' jusqu'à la grille de l'abbaye; elle accepta
avec empressement.
Chemin faisant , elle bavard a gaiement , parlant prmique
exclusivement du seul homm e attaché au service de l'abbaye ,
un cert-ain Georges Anning qui remplissait les fonctions de
jardinier et qu'Harry n 'avait encore jamais vu. Ses nombreuses boites et paquets constitu aient tout son avoir, dont
eije n'avait pas voulu sc séparer ; Harry, avec cette simplicité
et ce tte bienveillance, qui lui ét aient na turelles, avait gal amment ofTert ses services qu 'ell es avait acceptés avec l'econnaissance après avoir' quelque peu protest é, pOUl' la form e. Il es t
vrai que son joli minois a ttiraitl'a llention ct lui valait aussitôt
la sympathie masculine. Tout en écoutant son joyeux babil,
Hal'ry sc demandait co mment un e jeun esse si fdvo le, si plein e
d'entrain , pourrait s'acclimater derri ère les sombres murs
de l'abbaye.
Ils trouvèrent la grille du parc ouverte; il en était ainsi
chaque matin à l'arrivée des fournisseurs qui , avec leul's voitUl'OS, avaient le droit de pénétror jusqu'à la maison d'habi ~
/
Près de l'e ntrée , une jolie petite vieille, avec un t ablier ct
un bonnet d'une blancheur éblouissante, caq uotait avec 1I11
garçon épicier. A l'approche des nouveaux venus, olle s'interrompit et abrita ses yeux de sa main pour mieux les considérer. Ha rry l'aborda polim ent et lui expliqua comment, ayan t
rencontré à la gare cette jeune étra ngère qui devait occuper à
l'abbaye la place de femme de ch ambre, il avait bien voulu la
conduire jusqu'ici.
« GranmerJ essop <ainsi qu'il avait entendu lady Annel'appeler, enveloppa la jeune fille d' un regard rapide et pénétrant.
Puis elle fit entendre un petit rire fêlé.
- Cette jeune élégance ne plail'a pas à ma malll'esse !
prononça- t-elle. Son visage enfariné ne me dit l'ien qui vaille.
Traversez la pelouse, ma fille, vous la trave r'serez bientôt
dans l'autre sens, je le crois.
Lise tte secoua la t ête a v[.c dédain (' t après force cOI1lp./i inents débités en français à l'adresse 'de son protectour , clle
fran chit (' 11 se tl'élll oll ssanl Je se uil de la gl'ill r, que Ul'a nlll Cl'
J cssop rufcl'lll<l deni èl'c ellc.
�MAISON HANTÉM
- Elle ne plaira pas à milady, répéta la petite vieille, en
branlant la tête, mais ... il est possible qu'elle plaise au maître .
. ! - Au
maître» répéta Harry stupéfait. J/jgnoraîs que
l'abbaye de Loders eût un maître!
La petite vieille fit encore entendre son joyeux rire fêlé.
T Vous ne pouviez pas le savoir, dit-elle, vous, êtes un
étranger. Le maître de Lodcrs est mon vieil nomme, Stephen
Jessop 1
J
xvr
UN
SAU\bTAGE.
De bOl1ne heul'e, daus l'apl'ès-midi, Harry partit en excur-'
sion aux lacs de Lyllington - ils étaient situés dans la partie
du domaine opposée à la route de Cl'ayborne à Lyllington ;
pOUl' s'y rendee, il fallait suivra un sen lier qui traversait une
vaste pépinière - un toumiquet de fer donnait accès à ce
sentier, En face, de l'autre côté de la route, dans une V?I'tc
prairie, Harry aperçut une carriola, les brancards en l'air ;
tout près, un cheval attaché à un arbre broutait paisiblement
l'herbe tendre. Sur la charrette était inscrite l'adresse de son
propriétaire: «Georges Anning, abbaye de Loders ». A cette
vue, IIal'l'y ressontit une violenta émotion; un Iol espoir IiL
palpiter son cœur; sans doute, lady Anne était venue visiter
le domaine de L'yllington Court, et peut-être allait-il la rencontrer?
Sous l'ernpil'e de cette émotion, il poussait vivement ln
tourniquet, lorsque, de la rQute, une voix forte le héla; surpris,
il se retourna et vit un dog-cart qui arrivait dans la direction
de LyIlington. Le conducteur ,était un paysan ; près de lui
était installé l'inconnu 'de la veille, le jeune fat dont Pél}ingle
de cravate étincelait au soleil.
- Hep 1 Hep 1 Arlêtez 1 criait-il, voyant qu'Harry, après
un léger signe de tête, se disposait à franchir le tourniquet.
J'ai quelque chose à vous dire.
I! saula hors du dog-c:Jrt. d , nn quolques clljurnbécs , rejoi-
�M liS""
!fA
!tl
TT;,:
gnit 10 jeune Am.éricain avant qùe celui-cl 'fiL où .Ie Lemps de
s'éClipser.
- Il est étl'atlge qUe je vtlus retrouvé dans des parages,
observà-t-il, soupçonneux. Seriez-vous à la poùrsuite de
quelque Phyllis du Dorsetshire, eh?
- Mes al1'aires ne vous rllgardenL pds 1 riposta sèchement
Harry, la main sur le tOUrniquet. Adieu, monsieur 1
- Allons! s'écria l'inconnu avec un rire qu'il s'efTorçait de
rendro aimable. Je n'ai pas l'intention de vous emprunter de
l'argent. ,Je veux seulemenL vous l'aCOn LeI' une étrange avenLUl'e qui m'est arrivée hier, après notre sépm'ation.
A ce mot «d'àvetHul'o )1, I1al'l'y s'a~lêt
et prêla l'oreille.
- Vous vOUs l'appelez, continua l'incohnü, ce ruslaud aux
chevoux rouges, que j'ai sUl'pris dans le patc cn I1agran t déliL
d'espionnage? Je vous ai prévenu, je crois, qu'à mOn avis, il
simulait l'idiotie, afm de nous suivre et do nous dépouiller
pl lis sùremênL si l'occasion se pl'ésentait. Eh bien! je no me
suis pas trompé 1 j'en ai eu la preuve cOI'Laine hiet soir 1
- Qu'est-il arrivé?
- A l'aubergo où je m'étais retiré, on me conduisit dans
Une afTreuse petite chambre; aussiLôt je réc1au1ai pour en
avoir une autre. L'aubergiste se cohforldit en oxèuses el oxplil'Iua qù'lI y avait bien une chambre plus confortable, mais
qu'on n'avaiL pas cru devoir me l'ofTrir parce que sos placards
étaiont remplis de robes et do linge apparLenant à sa femme .
•Te l'assurai que, pour une nuiL, ela nt'était parfailemenL
égal. Vous devez savoir que je suis nàlur'ollomenl très méfiant
lorsquo je logc chez des inéonnus, j'ai stlin d'jnspticLer soignousement ma chaTtlbre avant de Ine mettre ::tu lil. Or, dans
Ilh pla.card, dpI'fière la plus bolle robo do soie de l'hôtesse,
qu'csL-ce que je vois appal'alll'e? .. L':Htrclisc 1etc r'ottge cl!'
nutre chenâpan 1. ..
- Qu'avez-vous faiL?
- Ce !lue j'al fuit? J'ai l'ofel'mé la porte comme si je n'avais
l'Ïrn vu eL j'ai donné un lout' de clé. Puis, sorlanL dc ma poche
1111 peLlL revolver qui no tne quiLLe jamais, j'ai envoyé ùno
halle juste un pouce au-dessus de la tête do cet ignoble coquin f
- VOtif; uuriez pu le tuer 1
- La belle afTaire, tliJOsLa fl'oldement l'inconnu. I~o
malheut' n'eût pas été grand. En tout cas, je l'ai blessé. Après
avoit' sonné énergiquement, domme personne nc répondait
1
�8',
{l mon appel, je dOl>ce ndis el d(ilcrrai l'aubergisle on lrain de
s'enivrer à so n propre bar; lui el son garçon m'accompagnèrent
pour s'emparer du malfaiteur. Malheureusement, en mon
absenco, l'oiseau g'é tai t envolé! La serruro do la porte avait
été coupée!
\
- Mais qui vous dit que vous l'avez blessé?
- Les tach es de sang découvertes sur la robe de l'hôtesse,
nne robe de soie bloue ... Et, pour comble, l'aubergiste n' a-t-il
pas eu le toupet de me réclamer des dommages sous r"étexte
que cette robe était perdue par ma faute! Mais je lui ai rivé
son clou en lui disant toute ma pensée sur la manière dont il
veillai l à la sécurité de ses pensionnaires. Sans aucun doute,
ce rougeaud avait l'intention de m'assassiner ct de me voler
pendant mon sommeil. Mais je ne mo laisse pas prendre aussi
bôtement 1. .. En ce moment, je suis en route pour l'abbaye dp
I,oders.
- Je vous préviens que les étrangers n'y sont pas reçns !
fit vivement Harry.
- Mais on me recevra, moi! riposta l'inconnu d'un air
suffisant.
-- L'abbaye de Loders es l une propriété privée ... Elle est
habitée par une jeune femme ...
- Lady Anne Daubeney? Croyez-vous que je l'ignore?
- Personne ne peut y avoir accès!
- Oh 1 vous, peut-être. Mais cette interdiction ne me conrt' l'ne pas. Lady Anne mo recevra, moi je vous 10 garantis!
Hal'l'y devint pâle de colèro.
- Connaissoz-vous cette dame? demanda-t-il durement.
- Plutôt 1 répliqua l'inconnu avec un signe de tête ,et un
dignemont d'œil enlendus. Puis il sauta dans le dog-cart et
l'eprit place à côté du conducteur. Alors il ajouta:
- Relenez bien ceci: la prochaine fois que nous aurons
l'honneur de nous rencontrer, il y aura du nouveau. J e jouerai
sans doule un rôle Lou l difTérent... el vous regretterez alors de
m'avoir t émoigné '1ant de froideur. A bienlôt.
Avanl de sc séparer, leurs regards sc croisèrent et, soudain,
Harry tressaillit. La lumière se fit dans son esprit. Il eut la
l'Llvélation de celle ressemblance qui l'avait tant intrigué!
Cei) yeux, des yeux gris foncé, brillants, assez l'approchés,
tl'ès caves sous des sourcils noirs très droits, élaien l absoluOIenl parf'i1" anx yf'IIX cie son mystéricnx rompagnon (ie
�MAr~oN
HANTÉE
8:'
voyage qui avait prétendu s'appeler « Léopold Sart.o » !
Immobile, et comme pétrifié par cette découverte subite,
il suivit du regard la voiture qui disparaissait au loin dans Ull
nuage de poussière. n réfléchit et finil par conclure qu'il
pouvait sc tromper. Il y avait, en efTel, enlr') ces deux personnages certaines diITérencos remarquables: ainsi L. Sarto
avait au moins quaranto ans, celui-ci en avait à peine trente.
r, . Sarto était étrangor ; ses manières ct son accenl l'établisi"iaient clairement; cie plus, il était extrêmem ent séduisant;
celui-ci, au contr:ül'e, élait brusque, emport.é , parfois même
insolent; à cc poinL de vuo, il était bien Anglais et sa vulgarité
ne rappelait en rien le charme fascinateu l' dont était dot1{~
l' architecte. Le cynisme qu'il avait déployé en tirant à bout
portant sur un pauvre hère enfermé dans un placard inspirait
à Harry une profondè répulsion. Il se demanda quelle histoire
raconterait Sammy pOUl' dissiper les soupçons que pourrait
faire naître la vue de sa blessure dans l'osprit de ses bienfaiLeurs: Mrs Anning, M, Warne et lao.y Anne Daubeney.
La jeune fomme alors occupa sa pensée. Tout en foulant
allégrement le sol élastique, dans la demi-obscurité des bois
rie pins et de sapins, il se disait avoc joie que la présence de,la
jeune Française à l'abbaye moUrait dans l'existence de lady
Anne un peu de lumière ot d'entrain. Jusqu'à présent, son
entourage avait été si sombre, si terne; rien que des domesLiques âgés ot un prêtre austère; près d'olle vivaient encore
cl eux hommes âgés, presque des vieillards: le jardinier Georges
Anning et l'infirme Stephen Je5sop, que la vieille Granmer
J essop, sa femme, avait appelé (( le maître de Loders n. Ce
souvenir lui fut désagréable. L'idée que l'élue do son cœur, sa
l'cine, pouvait être tyrannisée par un vieux serviteur paralysé,
le mari de cette paysanne qu'il avait rencontrée à la loge de
l'abbaye, l'aJTecLait p6niblement,
LI se rappela ensuite sa promenade au clair do lune, avec
lady Anne, à travers les ruines du monastère, le visage sinist.re
entrovu dçrrière une arcade; il cherchait à mettre un peu
d'ordre dans ses souvel1irs et à découvrir quelque corrélation
dans ses récentes avenlures, lorsque, à un lournant du sentier,
il découvrit subitement le magnifique panorama des lacs, ou,
comme on les appelait dans le pays, des {( viviers de LyllingLon ».
Leurs napprs étincelant.os SOliS le rirl r\blouisRant" se'm/
�8C
"
blables il. des saphiJ's enchâssés dans une émoraude, éLaienL
parsemées d'îlots où s'élevaient des bosqueLs de saules, d'acacias ct de hêtres aux teintes cuivrées. Des nénuphars à profusion étalaient à la surface des eaux immobiles leurs grandes
fleurs blanches et leurs gros boutons jaunes. 11 y avait aussi
quelques pieds plus rares do lotus pourpres et roses. Sur les
bords croissaient en touffes serrées les joncs grêles et les
rOBeaux empanachés où de grands iris piquaienL leurs aigrettes
rouges et jaunes. A l'arrière-plan, sur la lisière des bois, s'élevaient de ravissants chalets et s'allongeaient d'énormes bancs
de marbre.
Sur le lac près duquel Harry s'éLait arrêlé, une barque glissait doucement, sous la poussée lenle el méthodique des ramrs
que manœuvrait, nonchalammcn l, lin jeune homme en
manches de chemise; en facc de lui, sur des coussins, reposail
une belle jeune femme; près d'elle, un petit garçon, aux cheveux dorés, joli comme un ange, laissait traîner sa main dans
l'eau. Cette barque ct ces promeneurs, ajoulaient encore au
charme du paysage; Harry les suivait des yeux, lorsque cette'
scène si paisible et si attrayante tourna soudain au lragique.
Uenfant, fasciné par la vlIe d'un nunuphal', se pencha pour
10 saisir de ses deux peLites mains ét~ndues.
Ses gardiens,
absorbés dans une conversation, ne faisaient pas attention
il. luî ; il tomba et disparut dans l'eau profonde.
La jeune femme sc leva d'un bond en jetant un cri perçant.
- William, supplia-l-elle, ct elle se torduit les mains do
désespoir, sauvez-le, oh 1 sauvez-le, pour l'amour de Diru r
Allez:vous demeurer impassible en face de mon neveu qui so
noie 1 Ah 1 le voilà qui reparail. Teddy, Teddy, mon chéri,
saisissez ma main! Miséricorde, il a disparu 1 Pollron, lâchC',
sautez, mais sautez donc?
- J·e ne sais pas nager 1 g,;mil l'infortuné. Nous serions
deux à nous noyer si je saulais ... avec toules ces herbes surtout 1 Saisissez ma rame, Edwin 1 Ne vous penchez pas ainsi,
Suzanne, vous allez faire chavirer la barque 1
Pendant que le jeune couple perdait son Lemps en disputes
et en lamentations, Harry avait lestement quitté son habit
et ses bolles el s'étail précipiLé dans l'eau. Il éLait bon nageur,
mais les algues paralysaient ses mouvements. Il dut plonger
à deux reprises avant de ramener à la surface le pauvre enfant.
�MAISON HANTEE
Ille remit dans les bras de sa tante· et grimpa lui-même dans
la barque.
- Et maintenant, cria-t·il, abordez le plus vite possible (
Passez-moi l'enfant, ajouta-t-il, se tournant vors la jeuno
femme.
La figure du pauvre petit était li vide et glacée, mais son
cœur battait encore faiblement. Aussitôt, Harry lui prit les
bras et les fit mouvoir pour ramenrr la respiration pendant
que Suzanne en pleurs serrait ses petits pieds pour les réchauffel'.
de sa lâcheté en présence de l'héroïsme
William, honteu~
déployé sous ses yeux pal' un étranger, appuyait vigoureusement sur ses rames; lorsqu'ils eurent abordé, il obéit sans
mot dire à Suzanne, qui lui enjoignit d'aller atteler, et s'éloigna
tête basse.
-- Habitez-vous l'abhaye? demanda Harry. Si oui, renonCez à y transporter l'enfant. Il faut le conduire bien vite au
village voisin, l'envelopper de couvertures chaudes et lui
fait'e boire un peu d'eau-de-vie . D'ailleurs, je vais vous accompagner.
- Oh 1 Monsieur. Comment vous exprimer ma reconnaissance 1 s'écria Suzanne avec des sanglots. Je n'aurais jamais
os6 reparaître devant grand'mère, s'il était arrivé malheur
il notre cher trésor 1 Oh,! oui, un vrai trésor, la joie de notre
foyer, le préféré de tout le monde, car ici, tout le monde
l'aime... excepté lady Anne 1 \ Celle restriction inattendue
stupéfia Harry. Était-il possible qu'une femme n'aimât pas
cet enfant si charmant, avec ses cheveux dorés, ses traits fins
et délicats, ses yeux bleus comme ceux de sa tante, Suzanne
.ressop, qui le serl'Uit sur sa poitrine avec une tendresse maternelle? Harry lui-même aimait beaucoup les enfants et savait
se faire aimer d'eux. Arrivés au village de Lyllington, ils
s'installèrent chez la mère de William, Mrs. IIoby, qui, aidée
cie Suzanne, ct sous la direction d'Harry, alluma un grand
feu, ftt chauITer des couvertures et prépara une tisane de
gl'uau avec un peu de brandy. Grâce à leurs soins empressés,
les joues du potit Edwin rosirent peu à peu, ct ses lèvres
enll"ouvertes esquissèrent un faiblo sourire.
- Nous devons maintenant revenir à l'abbaye sans
rotard, dit Suzanne. Lady Anne est alléo à Dorchester chercher
Ill\!' sorvant!' :igél' pt. l't'sprf'{ahlp pou!' l'pmplnr,!'r la nOllvp](e
�J
88
MAI S O N HA N TE E
femm e de chambl'{', une jeune Française impertinente et
effrontée qu'elle ne peut souffrir. J e désire devancer son
retour, car, en passant devant la loge, elle pourrait demander
à voir Teddy". malgré l'aversion que lui inspire le pauvre
enfant 1
XVII
DAN S J~A
C HA M BILE D É F EN D UE.
Il n'y a pire aveugle qu'un amoureux.
Lady Anne songeait déjà à se débarrasser de sa jeun e et
jolie femme de chambre; elle détes tait l'enLan l le plus doux,
le plus charmant du monde.
Et Harry s'obstinait à ne rien voir et à ne rien comprendre !
11 ne s'arrêtait même pas à ces considéra tions ; elles étaient
pour lui sans valeur, simples racontars de servante, et il
continuait à sacrifier sur l'autel qu'il avait élevé au fond de
son cœur à sa déesse.
Aucun fantôm e ne troubla son sommeil cette nuit-là , bi en
qu'il fût en mesure de le recevoir avec son ampoule élec trique
ct son pistolet dissimulé sous son oreiller.
Il ne dit rien à ses hôtes de son aventure de la nuit précéùente. Il avait l'intuition que Mrs. Anning ne pourrait rieu
lui apprendre et qu e son mari élud erait ses ques lions. Cependant, il sut par la fermière que Samrny n'avait pas reparu à
la ferme. Il en conclut que l'idiot avait disparu momentanément , pal' crainte des soupçons qu'aurai t pu faire naître la
vue de sa blessure.
.
A table, il fit placer devant lui le vase de lady Anne et,
pendant le repas, il a Uira la trop lo quaco fermi ère SUI' le
suj et qui lui tenait tant il cœ ur.
- J e croi s qlle vous a voz beal/ CO up d'aJTeclioll pOUl' lady
Anne Da ubency, Mr::;. Annin g? suggéra- t-il. D'apl'l>s cc qu e
j'ai compris, vous l'avez connue dès sa plus ~ e ndr e enfance.
Qu e savez-vous pt que pr nse z-vous d'ell e?
C'rs t un r femm e 1'(' loarf[uahl r à tous égard s, répolldit
Mn;. _\nning, tout CIl vaquant il ::iOS occupa ti ons h a bitu
c l\ e~.
�"AlSON liA NTÉ E
89
Elle est très belle, comme vous avez pu vous en rendre compte,
et elle a la majesté d'une reine; ello impose à tout le monde ...
mais, ne la croyez pas insensible ... au contraire, elle est très
compatissante; souvent, le soir, il m'est arrivé de la rencontrer
portant des aliments et même des friandises aux pauvres et
aux malades du voisinage: avec cela, il lui est très pénible
<.l'enlendre rappeler sa bienfaisance; autre fait plus surpreIHlnt: elle paraît éprouver une secrète aversion pour le petit
Teddy Jossop, un enfant si gracieux, un ange du bon Dieu,
vraiinent 1
iEntre nous soit dit, monsieur, à mon humble avis, lady
Ànne n'aime pas ces J essop. Suzanne a bonne apparence,
mais elle est impertinente 1 Sa sœur Julia, la mère de Teddy,
C'st morte quelques mois après la naissance de l'enfant,
qu'elle laissa aux soins de Granmer J essop. Julia était placée
à Londres, el elle a juré que son enfant était légitime; mais
la preuve n'en a jamais été établie et on ne lui connaît pas
d'autre nom que celui de sa mère. Ce fait explique peut-ôr~
l'étrange antipathie qu'il inspire à lady Anne, si intransigeante sur les questions d'honneur.
- Il serait bien cruel et bien injuste de faire retomber
sur la tête d'un entant les conséquences d'une faute commise
par les parents, remarqua Harry!
- Il se peut, monsieur, que lady Anne soit un peu injuste
à l'égard de ce pauvre enfant ... mais, il faul l'excuser; ses
malheurs l'ont aigrie. En tous cas, gardez-vous bien de la
oritiquer en présence de nion John ou de son frère Georges;
tous deux ont pour elle un véritable culte; ils lui sont dévoués
corps et lime et ne supporteraient pas d'en entendre dire du
mal. Quant au pauvro vieux Stephen J essop, il refuse, paraitil, tout morceau qui no vient pas de sa main. Elle, une grande
dame, consent à jouer le rôle de servante auprès de ce paysan
infirme 1 Et elle le soigne avec une sollicitude touclw.nte ...
- Elle sait donc, à l'occasion, se départir de sa froideur 1
observa Harry.
- C'est vrai, convint Mrs. Anning. Mais, monsieur, la
('onduile de lady Anne me parait tout à fait énigmatique, si
j'ose ainsi m'exprimor.
Co dialogue terminé, Harly se prépnrait à sortir pour sa
promenade habituelle lorsqu'il l'Cç,ut une visite inattendue:
r,'étl'1.it la jeuno FI'ançaiRo, Mil. LiRC't,10 Dupont., son r,hapnan
�\H)
Heuri cL ses boLLines pointue s; elle franchit d'un pas léger
le vieux pont, traversa avec mille précautions la cour de la
ferme en relevan t ses jupes bien haut 1
- Dieu me pardonne 1 il nous arrive une personne bien
élégant e 1 s'écria la fermière en croisan t Harry dans le vestibule. Ce doit être une visite pour vous, monsieur, et non pour
mon vieux John, trop rangé et trop bourru l
,
- C'es t bien ici qu'habi te M. Ward? demand a la jeune
Française, apercev ant sous le porche. Mrs. Anning qui la
<lévisageait curieusement. J e désir~
le voir, madame, s'il
vous plaît.
- C'est bien pOUl' vous, monsieur, chucho ta la fermièrn
en passant sa tête dans la salle à mangflr où Harry était CH
train d'allum er une cigarett e. Dois-je l'introd uire?
- Certainement 1
Si Lisette n'était pas la fl eur rare qu'il aspirait à cueilli!" ,
elle avait tout au moins l'honneur de vivre en sa compagnie
ct pouvait en avoir un peu le parfum. Harry accueillait toujours avec le plus vif empressemen t tous les visiteurs susceptibles de lui donner des nouvelles de l'abbay e.
LisettQ entra. Elle feignit une grande confusion en sc
trouvan t en têt e-à-t êt e avec le jeune Américain. Puis elle
ferma la porte derrière elle avec beaucoup de mystère.
- Oh! monsieur, commença-t-elle, en français, vous avc;-:
été si bon pour moi , que je vous considère co mm e un ami;
et, en cette qualité, jo vous supplie de me donner un conseil.
- Asseyez-vous, mademoiselle, dit IIarry en lui olIrant
un e chaise. Est-ce pour cela que vous êtes venue?
- Pas précisément, monsieur. J'ai bien des c ho s~
à vous
apprendre. Mais je suis encore tout apeurée. Monsieur ne
peut concevoir dans quelle terrible maison je suis tombée.
Elle est pleine, mais pleine de mystères 1
- Des mys tères 1 Et de quello nature sont ces mystères?
- Parlons d'abord de lady Anne. Avant même do revoir
ma chère mère, je me suis trouvée tout à coup en présence
d'une vieille sorcièl'e, un vrai laideron aux choveux noirs,
qui me parut complètement idiote ou sourde. Elle Ino comprenait pas un traître mot de français ou d'anglais; elle m'inspe cta
de la tê1fe aux pieds, un éclair de joie moqueuse brilla dans
sos yeux sombres el ell c me poussa devant· ('Ile dans un e
pièce encombrée de porcelaines, de tableau x et de broderies.
�MAISOl'i HANTÉE
'JI
Là, près d' une fenêtre, se tenait une femme de votre Laille,
monsieur, sans exagérer, une géante, toute vêtue de blanc,
qui me dévisagea avec des yeux bleus étincelal).ts.
« Qui êtes-vous? » me dit-elle d'une voix singulière, Ulll'
voix grave et sonore, extrêmement impressionnante. Je
lui dis bien vite mon nom, le motif de ma venue, et lui énumérai tous mes talents en lingerie, en broderie ... BientôL,
elle détourna les yeux, son regard se perdit dans le jardin;
elle était absente, elle ne m'écoutait plus. Au bout d'un Lemps
assez long, elle daigna se rappeler ma présence eL me fixa de
nouveau.
« Vous êtes trop jeune, me dit-elle en français, beaucoup
trop jeune. Vous resterez ici, auprès de votre mère \111 jour
ou deux, et vous chercherez une autre situation. »
C'est tout, monsieur. Elle sonna et dit à la femme aux
cheveux noirs, une Espagnole nommée Maria:
« Conduisez Lisette à Virginie. »
Ma mère m'embrassa tendrement, mais quand je lui dis
en sanglotant l'aversion' que m'inspirait sa hautaine maîtresse,
elle m'adressa de sévères remontrances; à son gré, j'éLais
trop élégamment vêtue 1 Pour plaire à lady Anne, il faut,
parait-il, avoir des cheveux plats, de vieilles robes démodées
et des chaussures grossières.
« Si vous Gtes très raisonnable,et très sérieuse et si VOUb
eonsentez à mettre mes vieilles robes, peut-être tout pourrat-il s'arranger et pourrez-vous rester, continua ma mère,
milady donne des gages très élevés, et j'aimerais vous avoir
près de moi. Je l'avais prévenue que vous aviez près de trell Le
ans et que vous n'étiez pa~
jolie.» /
Mais, monsieur, protesta Lisette en faisant appel à la
compétence de son bienveillant interlocuteur, ce n'est pas ma
faute, n'est-ce pas? si je n'ai que vingt-deux ans et si je ne
suis pas un laideron?
- Certainement, mademoiselle; continuez je vous en
prie.
- Ensuite, ma mère m'a donné des détails sur ma nouvelle situation. Je devais gagner trente livres par an; elle en
gagne cinquante, parce qu'elle est très bonne cuisinière. Mais
quelle vie 1 Il m'était formellement interdit de dépasser les
limites de l'abbaye ou d'avoir des relati0l1s ou même de me
raire des amis 1 Une vraie séquestration, quoi! Il est vrai que
�92
MAlbON llANT flE
je pouvais me rendre il la chapelle attenante ù l'abbaye;
mais défense m'était Iaite d'y péndtrer sans une autorisation
spéciale. L'entrée de deux pièces contiguës à la chapelle
m'était également interdite; à l'arrivée du prêtre, je devais
sortir et traverser la cour pour me rendre aux offices 1...
Et ce n'est pas tout 1. •. Il Y a dans la maison un mystél'ieux personnage qui jouit d'une grande considération, auquel
je devais témoigner les plus grands égards. Selon son bOIl
plaisir, il pouvait réclamer ma présence et me tourmenter
jusqu'à me rendre folle 1 Mais, de sa part, je devais tout supporter sans murmures 1 En dehors de ces invitations, qui
transmises par lady Anne, je ne
devaient toujours m'êtr~
d'evais, sous aucun prétexte, entrer dans sa chambre.
Après cela, vous croirez sans doute, monsieur, que oe
personnage qui exerce dans ce milieu féminin un pouvoir
quasi despotique est quelque milord, quelque prince Charmant. .. Pas du tout 1 C'est un vieux bonhomme, très vieux ...
il a au moins soixante-dix ans 1 Et il est laid !.. . vulgaire 1. .. ot
groRsier dans ses manières et dans son langage ... un vrai
paysan 1. •• D'ailleurs, c'est le mari de la vieille paysanne qui
fait l'office de conir~e.
Il a eu une attaque do paralysie il
y a bien des années, et, depuis, il n'a jamais quitté sa chambre.
Seules, lady Anne, Maria et une vieille folle dOl}t je devais
ignorer la présence ont libre accès auprès de Ce Stephen
J essop. Ma mère, qui est là depuis quatro ans, ne l'a même
jamais vu 'I Monsieur, j'ai été plus rusée qu'elle, cal' je l'ai vu,
et c'est pourquoi j'ai été chassée 1
Je servais milady au second déjeuner. Elle étai t seule,
comme toujours, et mangeait à peine. 'l'out à coup, olle sc
Jove, dispose des mets et du vin sur un plateau et s'éloigne,
avec une attitude si hautaine que j'cn étais toute troublée.
BIle se dirige vers ses appartements, tire une clé de sa poche
ct ouvre la porte d'une chambre intérioure. Ainsi ce vieux
Stephen était enfermé à clé 1 Je la suis tout doucement, attirée
invinciblement par le désir de savoir la vérito, et pensant qu'au
cas où je serais surprise, je pourrais alléguer que je l'accompagnais pour lui venir en aide à l'occasion.
A peine la seconde porte était-elle ouverte, je me penoho
et je jette à l'intérieur de la pièoe un regard rapide: elle
étai t assez obscure, les storcs étant baissés; néanmoins, je
plli!
m'flSflUl'r.r qnp r.'était, I1n suporbr. appartemf'nt" rir,hr.mf1nt
�MAI S ON HA NT ÉE
93
meublé. Sur une chaise-longue, t rès basse, près de la fenêtre,
re posait la tête d'un vieillard avec une barbe et des cheveux
blancs ; il était allongé sur des coussins et enveloppé d'une cou'verture de soie brodée. Mais, il peine l' avais-j e aperçu, par
l'entre-bâillement de la porte, que milady se retourna; elle
me vit et, alors, sur sa physionomie parut une expression de
fureur .. . oh, de t elle fu reur 1. .. Elle laissa tomber le plateau.
Verres , assiettes, tout fut brisé 1
« P artez ! me cria-t -elle en dirigean tl vers moi une main
t remblanle, partez 1 )) ct ses yeux lançaient des éclairs.
Monsieur, elle m' aurait tu ée, si j'é tais res tée. J e le compris. J e m'enfuis le plus vite possible ct j'allai t omber évanouie dans les bras de ma mère !
XV lll
l'A R AU L ES
nos ES .
Li se tle sc. tut. , ct pendant qu elqu es .instants Hal'l'Y garda
le silenc!'.
Il avail écouLé la jeune fIlle avec une religieuse attention ,
Lirant de so n -réciL des conclusions auxqu eJJ es elle ét ait loin
d o s'a ttend re.
Son jugement était fait: LiselLe élait une écervelée , impert inente ct indiscrète ; cependant, vu sa jeunesse ct son inexpérience, il était disposé il la juger avec indulgence. D'ailleurs
dans toute ce tte a fTaire, seule lady Anne le préoccupait. Il
ne pouvait plus penser il elle sans un douloUly ux serrement de
cœ ur. « Elle mangeait il peine e t vivait touj ours solitaire».
avait dit Lise lte. Seul le soin des pa uvres semblait meltre
lin peu d 'attrait dans son existence décolorée. Le 's oir, en
eachelte, elle allai l visiter les mal heureux ; elle subvenait
aux besoins d'un idiot bi en p eu intéressant , e t, avec une
touchante humilité, se co nstituait la garde-malade d'un vieux
paysan qui avait. payé do sa sa nt.r son dévouement il. ses
mallres, Qu ant il la vieill e l'o\l e qu e tout le mOlld e J evait
�MAiSON HANTÉE
/
ignorer, qui était-ce sinon cette malheureuse éplorée dont
avait parlé le sacristain?
Cette réflexion fut pour Harry un trait de lumière. Le soir
où lady Anne lui avait fait visiter les ruines du monastère,
qui les avait espionnés? Probablement cette folle ou quelque
autre de ces miséreux qu'elle secourait avec un inlassable
dévouement.
La charité de lady Anne excita chez lui un vif mouvement
d'admiration. C'était sans doute cet oubli de soi-môme,
pensa-t-il, qui donnrut à son visage cc reflet céleste qui l'avait
particulièrement frappé le soir où il l'avait surprise seule,
dans une altitude méditative, à la porte de l'abbaye.
«C'est une créature tou t à fait à part, que l'on ne peul.
comparer à personne », avait dit Sarto de lady Anne. Harry
sentait l'exactitude de ce jugement et, dans son enthousiasme,
il brûlait du désir de lémoigner son dévouemenl à celle qu'il
tenait si haut dans son estime.
A l'égard de la pelile Française, il se montra bienveillant,
mais sans faiblesse.
- Vous avez eu grand tort, Lisette, lui dit-il, de ne pas
suivre à la lettre les instructions qui vous avaient été données.
La bonté et la charité de lady Anne, pour un infirme qu'elle
hospitalise ne vous regardaient pas. Vous n'aviez pas le droit
de l'espionner, ct dans votre histoire je ne vois rien de mystérieux; ma mère professe les mêmes principes que lady Anne
à l'égard de ses servantes; si elles sont jeunes en particulier,
elle ne leur permet pas la moindre indiserélion ; encore moins
souffrÎl'ait-elle de leur voir nouer certaines relations ... Vous
êtes certainement trop jeune et trop .. , hum l... entreprenante
pour vivre dans un milieu aussi austère. Croyez-moi. ce que
vous avez de mieux à faire, c'est de chercher dès à présent
une autre place. No vous obstinoz pas.
Lisette rougit et secoua la tôte.
- Jo n'auraI pas à cherchor longtemps, riposla-t-elJe,
piquée, Il esL venu hier à l'abbaye un gentleman qui n'est
pas du tout de voLI'e avis, monsieur. Lady Anne était purtlO
dans l'espoir de découvrir quelque laideron suffisamment.
mûre pour me romplacer ; et cola, sans me prévenir, car ello
ne daigne même plus m'adresser la parole, malgré les supplications do ma mère pour obteni!' ma grâce... Comme si
j'avais besoin de sa gr~c('
1. .. r.:t c\'st en Ron :lbsllnre qU'1I1l
�MAI~O.'j
IAl'r~
, !:
gen tleman esl venu à l'abbaye et a uemaIldé à la voir.
La vieille, à la loge, a essayé de 1'éconduire. :\1ais il n'a
rien voulu savoir.
Quant à Suzanne Jessop, elle était ' sortie avec son petit
neveu. Ainsi, ce jeune monsieur n'a pas rencontré grande
résistance; il a écarté la pauvre vieille et s'est précipité vers
l'abbaye.
J'étais en train de coudre près d'une fenêtre; à sa vue, je
suis descendue bien vite lui ouvrir. Il était tou t à fait bien,
très correctemenl vêtu; j'ai Cailli le prendre pour un parisien; à sa cravate brillait un bijou en forme de point d'intel'rogation ; c'étail tout à fait chic ct original. Il m'a posé une
fonle de questions ct m'a promis de revenir. Il avait absolument besoin, paratl-il, de voir lady Anne. 11 a ajouté que j'étais
charmante, très intelligente, que je m'habillais très bien, cl
même il. ..
Harry se leva ot l'intel'rompit.
- Inutile de vous étendre davantage sur ce sujet, dit-il
sèchement. Vous avez beaucoup joui de cet entretien, je
n'on doute pas; mais, pour moi, il ne présente aucun intérêt.
Vous m'avez maintenant raconlé votre histoire, mademoiselle
Dnpont, et je vous ai donné un conseillout à fail désintél'essé.
::ll1ivez-Ie, vous vous en trouverez bien. Quillez l'abbaye le
plus tôt possible; vous n'avez pas autre chose à faire.
Lisette se leva à son tour, très mortifiée.
- J'allais oublier de vous faire connaître le vrai motif de
ma venue, fit-elle. Milady a écrit Une lettre ce matin et avait
chargé Mada de voUs
Caire parvenir par l'irttèrmédlaire
d'Anning. Maria me l'a confiée; mais, ne trouvant pas Annlng,
• vous 1'ai apportée moi-même.
- Quelle lettré? balbuLia-l-i1, abllsourdi.
- La voici, monsieur.
Et clle lui teI1dit uno enveloppe sur laquelle élait tracée
cplte adresse d'une écriture ferme ct déliée:
'a
Mr. Worth, à lu ferme du Manoil'.
Harry se troubla comtne un écolier; son cœur baLLnit à
conps 1'<!doublés.
- Pour moi? stécrin-i-il en s'empnl'an t de la lettré. De
lady Anne?..
�MATSO'l
TrA\'TÉF.
-
Mais oui, monsleur ...
tourna le dos à Lisette, s'approcha de la fenêlre, furieux
:'l part lui du temps perdu en bavardages inutiles, et déeachela le précieux message. Il était ainsi conçu:
[l
« Cher
monsieur Worlh,
\ .
viens d'apprendre, incidemmenl, que vous étiez
« Je
encore dans le voisinage. Vous plairait-il de visiter mon jardin
de roses avant votre départ? Si oui, veuillez venir ce matin
même, entre onze heures et midi.
«Bien sincèrement à vous,
« ANNE DAUUENEY.»
11 consulta sa montre. Elle marquait neuf heures et demie.
:-ril n'avait écoulé que son cœur, il sc serait précipité àl'abbaye
sans plus tarder. Il calma son ardeur en rédigeant la réponse
suivante:
« Chère
lady Anne,
«Merci infiniment. J'accepte avec reconnaissance votre
aimable invitation, et serai chez vous à dix heures. Fidèlement à vous.
« Harry WORTH.»
- Remettez cc billet à lady Anne sans faute et le plus vite
possible, dit-il à Lisette, en lui lendant sa lettre. Puis, remarquant son expression boudeuse ct désappointée, il lui remil.
dnq shillings.
- Je vous suis très obligé de m'avoir transmis ce message,
:Jjoula-t-il avec son plus gracieux sourire.
Lisette reçut l'argent avec plaisir, mais lui garda rancun!'
(['être resté insensible à ses charmes.
Puis, tout en s'éloignant, elle sc consola à la pensée de
l'étranger au point d'interrogation; « lui, au moins, connaissailles bonnes manières el s'élait montré tout ù fait galant )l,
He disail-elle. ,N'avait-il pas fait allusion à certaines promenades et à certains rendez-vous qu'il pouvait lui-même combiner chaque t'Ois que ses affaires l'appelleraient du côté de
l'abbay,,? ..
�9?
A dix hrul'cs précises, Harry sc pl'ésrntait drval\1. le portail de la loge de l'abbaye. Suzanne J essop vint lui ouvrir;
dIe parut surprise et alarmée lorsqu'il demanda à voir lady
Anne.
- Je vous en prie, monsieur, fit-elle il voix basse, ne lui
parlez pas de l'accident arrivé au pauvre Teddy; l'enfant est
complètement rétabli, ct si grann -père venait à l'apprendre,
il ne me pardonnerait jamais!
Harry la l'assura aussitôt.
- Soyez tranquille, dit-il avec un souri re, je n'en souillerai
pas mot. J'ai déjà rencontré lady Anne, elle me connait et
m'a invité ce matin il venir voir son jard in; ce qui expliqu e
ma présence à cette heure.
- Est-il possible 1 s'écria Suzanne au comble de l'éton nement. Jamais lady An ne n'adresse d'invitation aux
1
étrangers 1
Tout il coup, sa grand'mèrp, apparut SUI' le seuil de la loge ,
appuyée sur sa canne. Elle ,-,onsidéra Harry attentivement.
- C'est le même jeune homme qui es t déjà venu, fit- elle.
J 'ai vu milady l'accompagner et lui ouvrir elle-même la grille;
c'est lui qui a conduit jusqu'ici la jeune Française. Vous.
pouvez le laisser passer, Suzanne. Suzanne parut désireuse
d'émettre son opinion sur le compte de la nouvelle femme de
chambre. Mais Harry, impati enté, coupa court à l'entretien;
il lui demanda brusquement où se trouvait sa maîtresse.
Suzanne lui répondit que lady Anne se promenait dans son
jardin et demanda si elle devait l'annoncer.
Il refusa. Connaissant suffisamment les lieux, il voulait
se donner le plaisir de la surprendre.
Il longea la façade de l'abbaye, tourna l'anglr de la petite
chapelle, et s'approcha délibérément du jardin.
Cr jardin, on le sait déjà, était situé dans l'ancienne cour
drs cloîtres; il afTectait la form Q d'un vaste rectangle borno
pal' l'abbaye et ses dépend ances, et par les murs en ruines du
monastère. Mieux ro nnu, il eùt Tlromptemen t acquis une légitime renommée. Harry pensa q11'au milieu de ceLLe profusion
de fleurs, lady Anne venait chal'mer sa solitude et oublier les
horreurs du passé ... dans cette vaste enceinte , en eiTet, se
pressaient toutes les variétés de roses connues et inconnues.
Ici apparaissaient les vieilles favorites: la lourd e Maréchal
Niel, jaune vif, blanche et crème; la France, rose lilas, argon-
�· !IR
tée oU l'ouge viC; la délica~e
Alan Richardson, Ol'aligée ; pui~,
s'6talait toute la gamme des couleurs e11 des combinaisons
souve.t étranges, passant, sur Ime trtêrrte fletir, du blanc vérdâtre ou du noir au rougo sang. Autour dos arcades en ruines,
des rosiers hybrides s'élevaient, véritables colonnades de
verdui'O d'où croùlaient des avalanches de roses carmiriées,
cuivrées aùroré ou cuivréeS rouge clair. La rose sauvafl'e ellemême, l'humble églantine, n'était pas dédaifl'née et sUl'gissait çà et là entre les éboulis des vieux murs.
Au milieu de cette orgie de fleurs, les longues galeries silencieuses et désertes du vieux mOhastère faisaient pensC'r ail
châtilau de la Bellè au bOis dorlhant.
D'ailleurs, la Belle n'était pas loin. Harry la découv1'it
darl.s un des étroits sentiers du jardih, debout près d'Un ancien
cadran solaire; auprès d'elle croissaielH des touffes de lis
blanc qui lui l'appelèrent l'enthousiasme de son ancien compaghon de voyage pout' celle qu'il comparait à Un grand lis
blanc.
Un vaste chapeau ombrageait sa tête, des gants de peau
protégeaient stis maihS ar11)ées d'un sécateur. Darls ce cadre
resplendissartt de lumière, de verdüre et de fleurs, sOn visage
avait Une èxpression angoissée, presque tragique. EIIe parlait
à voix basse, àvec animation, à un homme de haute taille, de
puissante carrUre, évidl:lrl1rrtent le jal'dirtiel' ; H ressemblait à
sIm !rMe John Anning, mais en mieux; d'abOrd, Il était plus
jeune, et puis sa physionomie était plus ouverte, Plus expressive que celle du fel'ntier.
Georges Anning écoutait sa tn:1UI'esse avec une nLLention
profonde; toute son âme pal'jH~it
r.oncentrée dans ses yeux.
Harry, lJ.1'I'ivant sans bruit et inaperçu, fut bientôt tout près
d'eux, et saisit quelques paroles que, dans son agitation, lady
Ani1e avait prononcées d'uhO voix plus distincto :
- Je vous le dis, Georges, cela me tuera 1 Je ne pel1x en
supporter davantage 1...
Subitement, le jardinier aprrçut Harry. lllllit urt doigt sur
ses lèvres et fit entendre un léger sifTI,omenL.
1
Lady Anrte tressaillit violemment et fit une pause, comme
poul' se reSsaisir, avant de sahHll' son \l'isiteur. Puis elle s'inclirtà froltlement sans même lui offrir sa rrlàlh qU'il.àvait
toUchée unO seule fois, lorsqu'olle lui avait aidé à dcscendl'e
les marches croulantes de la vieille chapelle en l'ùilles.
�MA.ISON HAN'lB~
,....... Vous voyez mOIl jardin de rOiles, Mr. Worth, dit-elle,
non sans avoir
pendant que Georges Anning p'éloign~t,
gl'atifié Harry d'un regard mauvais. J'en ai une belle collection, n'est·ce pas, Puis elle suivît' des yeux pon jardinier qui
s'en allait, sans paraître écouter les louanges que le jeulW
homme lui prodiguait au sujet de ses fleurs. Cependant, dès
qu'Anning eut disparu, lady Anne changea de manières.
- Je vous ai fait venir, Mr. Worth, fit-elle vivement pour
que vous me donniez quelques rensigm~.
XIX
LA.DY ANNL l'LIlD CONTENANCE.
- Veuillez me suivre dans le jardin fruitier, continua lady
Anne. Ici, les murs ont des ol'eilles, il est impossible dé goûter
une parfaite sécurité.
Elle lut la surpriso dans les ,yeux du jeune homme et ajouta
avec un faible sourire:
- Mon entourage est si étrange, voyez-vous, monsicUl'
Worth 1
- Je le sais.
- Comment le savez-vous? répliqua-t-elle, avec une pointe
do fierté soupçonneuse dans la voix.
.
- Par votl'e femmo de chambre, répondit-il.
Lady Anne fronça le sourcil.
- Ah, LI$ette 1 dit-elle, s'arrêtant pour couper une tige
do rosier en plein vent, une écepvelée, vraie tôle de linotte.
Quolles absurdités vous a-t-elle racontées?
- Cc qu'elle m'a dit n'a rail qu'accroître le profond respect
que j'avais déjà pour vous. Elle m'a parlé de votre bonté pOUl'
un pauvre vieillard paralysé, ct pour d'autres déshérités
dont vous êtes la Providence.
~ Lady Anne demeura immobile.
'a-t-elle pa" (lit antre chose? domanda-t-elle d'un aj~
r.on tr':\În t.
.r:: Ç'
r:
"
�100
MAISo.N llANT.ÉE
- Pas grand'cho.se, seulement quelques bavardages to.uchant un étranger venu à l'abbaye po.ur vo.us vo.ir ...
- Ah o.ui 1 interro.mpit-elle. L'impertinent 1 Il a fait
pl/cuve d'une inco.nvenance inqualifiâble. En mo.n absence,
cet individu,a eu l'audace de bo.usculer Mrs. J esso.p ct de pénétrer de vive fo.rce daus le parc jusqu'à là po.rte de l'abbaye 4
- Cet impudent perso.nnage est capable de to.ut 1 o.bserva
Harry. J'ai eu l'o.ccasio.n de le renco.ntrer.
- Vraiment 1 Où do.nc?
- Dans le parc de Lyllingto.n Co.urt avant-hier.
- Ah 1 c'est précisément à cc sujet que je vo.udrais vo.us
parler.
Elle lui fll franchir une brèche pratiquée dans une muraille
ct le co.nduisit plus avant dans la pal'tie du do.maine réservée
aux arbres fruitiers; là, des po.mmiers ct des po.iriers allo.ngeaient leurs branches en co.rdo.n SUI' de lo.ngs fils de fer, auto.ur
de vastes carreaux de fraisiers et d'asperges; des pêches
mûrissaient le lo.ng d'un mur enso.leillé ; des serres abritaien t
des rangées de vignes et de to.mates.
Lady Anne se dÏl'igea vers un banc ado.ssé à un vieux mur.
Un enfant qui jo.uait to.ut près avec un fheval de bo.is s'enfuit
à so.n appro.che. C'était Edwin Jesso.p. Harry, qui o.bservait
lady Anne à la déro.bée, la vit fro.ncer le so.urcil et pâlir à ·la
vue de l'enfant.
- Veuillez Vo.us asseo.ir, MI'. Wo.rth, dit-elle ..le désil'erais
~avo.ir
de vo.us l'exacte vérité co.ncernant un de mes malhoul'eux pl'otégés co.nnu so.us le no.m de Sammy.
- Je suis à vo.tre dlspo.sitio.n, lady Anne.
1
- Sans do.ute, l'avez-vo.us déjà vu rôdant au to.ur de la
ferme, po.ursuivit-elle, les yeux fixés dro.it devant elle. C'est
un pauvre bo.ssu, aux cheveux ro.uges; de plus, il lo.uchQ, cc
qui do.nne à sa physio.no.mie une expressio.n désagréable. Le
sbir de vo.tre arrivée dans le pays, il m'avait acco.stée dans un
bo.is ct me réclamait assez brutalement un seco.urs. Alo.rs, vo.us
êtes intervenu ct je vous ai prévenu qu'il était ino.fTensif.
- Jo m'en so.uviuns parfaitemrnt, dit Harry. Mais, eel'tainement, vous vous abusiez sur le ompte de cc vilain pel'"
sonnage.
.
- Qu'cst-ce à dire? demanda,-t-elle anxieusement.
- ,/'ui clf's l'nisons dt' ("l'oire que ('Pt hOJnIllt' l'sI. un volplll" 1
- Oll! c'est impo.ssible! 1'l'pl'it-l'lI!' d'il i i ail' !>uulagé.
�'LAlSO"
11\1'\TÉE
101
11 poul'raiL dérober des rubans, dos plumes, ou ~nêmo
des sous,
s'il en avait l'occasion. Mais il n'a aucune idée de la valeur de
l'argent. Si je vous ennuie ft ce sujet, c'est parce que le fermier
Anning prétend qu'il a disparu de la contrée depuis deux jours.
Av:\Ilt-hier seulement, il l'a entrevu pour la dernière fois. Vous
vous dirigiez vers Lyllington Court, et Sammy vous suivait;
je ne sais pourquoi. Il a la manie do suivre les étrangers.
- Voilà ce qui m'explique sa présence dans le pare 1
~'écria
Harry. J'examinais le château, à une heure avancée
de l'après-midi, en oompagnié d'un étranger rencontré là
par hasard; soudain, ce dernier m'assura que nous étions
suivis; il s'enfonça dans le bois et découvl1Ît un individu dont
le signalemenL correspondait à Sammy.
- Que se passa-t-il ensuite? demanda-t-eUe anxieuse.
- Rien que je sacho, sur le moment. Cet éLranger me déplut
ct je lui faussai compagnie le plus tôt possible. Mais le lendemain, comme j'allais visitor les étangs de Lyllington, j'eus
l'occasion de 10 revoir. Il était en voiture et revenait du village
de Lyllington, où il avait passé la nuit. Je no pus lui échapper.
Il descendit lestement et me raconta une aventure qu'il avait
uue avec ce même Sammy.
- Continuez.
- 11 parail qu'à l'auberge de Lyllington où il logeait, il
découvrit, dissimulé dans un placard de sa chambre, derrièl'e
des vêLements, un affreux personnage aux cheveux rouges ...
- C'est impossible 1
- Cela semble bizarre, en elTet. Mais il parait encoro qu'il
l,crOl'ma vivement le placal'd à olé et tira un ooup do revolver
à travers la porto 1...
Lady Anne laissa échapper un léger cri. Harry la considéra
et vil une exprossion de terreur passer dans ses yellX.
- Je vous en prie, ne vous alarmez pas 1 S'écl'ia-t-il avec
chaleur. Sammy n'a pas été tué 1
- A-t-il eu beaucoup do mal? articula-t-eUe faiblement.
- C'est peu probable, puisqu'il a fort habilement réussi
à faire sauter la serrurû et il s'échapper pendant que le voyageur allait cherchor main-forte.
- Alors il n'a pas été touché?
- Touché 1 Il l'a cerlaincrnent été; car, parait-il, les robos
snspf'ndues ùans 10 placard avai 'nt dos taches do sang. Pour-
�'102
MAISUN
lIANTÉE
tant cet étrangel' m'a assuré qu'il avait tiré au-dessus de la
tête du voleur, simplement pour l'effrayer.
- Quelle brute! Quel lâche 1 murmura-t-elle. Et quelle a
été la fin de cette aventure? Sammy s'est-il échappé sain et
sauf?
- Oui, d'après ce que m'a dit cet inconnu. C'est le même
qui est venu ici en votre absence et qui a été reçu par votre
femme dÛ' chambro. Il m'avait fait part de son intention de
visiter l'abbaye. Je l'avais prévenu que les étrangers n'étaient
pas admis à visiter ce domaine; avec un sourire gouailleur,
il m'a assuré que celle défense ne le concernait pas.
- Vous a-t-il dit son nom?
- Non. Je lui ai parlé le moins possible. Il m'était tellement antipathique 1
.
- Vous êtes sûr qu'il n'a pas rcvu ce pauvre idiot?
Il ne l'avait certainement pas revu quand nous nous
sommes séparés hier soir.
- Pourriez-vous me donner son signalement?
- Il a une trentaine d'années; il est vêtu avec beaucoup
de rechel'che, trop élégamment à mon avis; un bijou en forme
de point d'interrogation brille à sa cravato ; il doit certainement passer pour un gentleman; quant à moi, je le trouve tout
à fait vulgaire; il ne se lassait pas de me questionner. Il a un
visage très brun, complètemen t rasé ... Ah 1 à propos, le gardien du parc de Lyllington s'est figuré que nous étions fJ'èrrs ;
la comparaison est peu flatteuse pour moi!
- Alors, il vous ressemble?
- - Je le suppose, sans le désirer.
Elle leva les yeux et le considéra un installt. 11 n'y ôlvait
pas la moindre coquetterie dans son regard, seulement une
attention pensive.
'
- Qui pouvait être cel homme? murmura-t-elle.
- Son attitude, ses gestes, toute sa manière d'être me
portent à croire que c'cst un dét ctive ... répondit Harry.
Elle so redressa, comme sous une insulto, et lui dit avec
hauteur:
- Comment osez-vous me faire part d'une pareille supposition? Et de ses yeux bleus jaillissait cet éclat métallique
qui avait si fort effrayé Lisette. Tl y a bien des années, poursuivit-olle, mes Luteurs étaient los parents infortunés d'un
misé l'able cl'iminnl. PI'IlIh uL clCH Illois, nous avons été eux ct
�~lA()N
I1ANTÉE
103
moi, harcelés par la police, par des détectives de Lous genres,
amateurs et professionnels, et par des bandes de touristes qui,
semblables à des vampires, s'attachaient à nous et épiaient
nos moindres mouvements! Votre intention est-elle de me
l'appeler ces temps aITreux et d'insulter à mon malheur en
imaginant que tous les étrallgers qui visitent cc pays sont forcément des détectives?
Dans son agitation, elle s'était levée ct sc tenait devant lui
droite, imposante, pâle comme une morte elle tordait convulsivement ses longues mains blanches et'effilées ...
Harry sc leva à son tour et lui répondit d'une voix vibrante
d'émotion:
- Pardonnez-moi, lady Anne, de vous avoir blessée, bien
involontairement, je vous assure, par une supposition maladroite. Je préférerais me couper la langue pl1.\tôt que de vous
causer la moindre peine; et croyez-le, je ferais tout au monde
pour vous être agréable ... le croyez-vous?
Son expression s'adoucit; elle inclina gracieusement la
t· te, mais sans sourire.
- Les Américains sont toujours chevaleresques, dit-èlle.
Aujourd'hui, je suis nerveuse et agitée. Je ne sais plus ce
que je dis. Cette pauvre créature est peut-être dissimulée
dans un coin, dangereusement blessée ...
Elle enfouit précipitamment sa figure dans ses mains el:
se détourna, lui faisant un léger signe de tête, comme pour le
congédier.
Il comprit, ct, malgré son immense désir de la consoler, il
flt violence à son crour ct s'éloigna silencieusement, la laissan t
comme toujours, seule avec son chagrin.
.
A la grille de la loge, le peti t Edwin J essop le reconnu t et
accourut pour le saluer.
Harry enleva l'enfant dans ses bras, le caressa afTectueus('. ment et promit de lui rapporter un joli jouet de Londres;
alors, pal' la grille demeurée ouverte, il jeta du côté de l'abbaye un regard furtif; sous l'arcade de verdure pratiquée
dans la haie, lady Anne se tenait droite; elle le considérait
flxement ct, à ce qu'il lui sembla, ses yeux flamboyaient de
colère.
�xx
LADY ANNE S'nUMANISE.
En quittant l'abbaye, ce jour-là, qui était un samedi, Harry
se dirigea vers Lyllington et déjeuna il l'unique auberge du
village. Il voulait prendre des renseignements sur l'indigne
protégé de lady Anne; tout à l'heure, la crainte seule qu'il
fût dangereusement blessé av ail bouleversé la jeune femme.
Pour exciter une telle sympathie, volontiers Harry fût entre'
dans la peau de cet affreux personnage.
L'aubergiste taciturne et lourdaud comme la plupart rlr
ses congénères, parut peu disposé il entrer dans la voie des
explications. Quand, enfin, Harry fut parvenu à amorcer la
conversation, l'homme se répandi t en lamentations sur la
perte que cet accident lui avait fait éprouver. Il repoussa l'idèr.
que Sammy - qu'il connaissait de vue - eût pu avoir le vol
pour mobile.
- Sammy voulait jouer quelque bon tour à l'étrange!',
déclara-t-il. Et probablement, après avoir été stupidement
blessé, est,il allé sc faire panser chez le médecin.
Le village de Lyllington ne possédait qu'un seul docteur.
Harry alla le voir, mais sans résultat. Le praticien n'avait
jamais soigné aucun blr.ssé répondant au sighalement du
l'idiot. N'eût été la bienveillance extraordinaire que lady
Anne témoignait à cc Sammy, IIarry se fût parfaitement
désintéressé de s,on sort; à son avis, même il avait reçu un
châtiment bien mérité. Seul le désir de plairo à lady Ann!'
le poussaiL à poursuivre coLto aITaire.
Il en parla à John Anning, le fermier qu'il rencontra dam
sa carriole en revenant dc Lyllington.
- Je viens de Lyllington, expliqua lIarry, où j'ai entrepris
une enquête sur la disparition de cet idiot que vous recevez
parfois à la ferme.
- Voulez-vous parler de Sammy? demanda Jollll, et dans
ses yeux inexpressifs s'alluma une lueur soupçonneuse.
�~lAISON
HANTÉll
lu5
- Oui. Lady Anne paraissait inquiète à son sujet.
- Vous a-t-elle fait paIt de sos inquiétudes? insista le
fermier avec lenteur.
- Non, pas précisément. Mais j'ai cru le comprendre.
J ohu Anuing réfléchit, puis il dit:
- 11 ne faut pas attacher trop d'importance à des bavardages 'de femme. Ce n'est pas la première fois 'que Sammy
dispaI'aît. Croyez-moi, monsieur, mieux vaut ne pas se mêler
des affaires d'autrui, surtout quand on est mal placé, comme
vous et moi, pour les comprendre et les apprécier. Hop 1 ma
belle 1
Ces derniers mo ts étaient adressés par le fermier à sa jument,
qui partit au galop du càté, de Lyllington, laissant Harry
planté sur la route, tout ùéconfit.
Cependant, ses pensées ne pouvaient rester 10ngtelTIPs
éloignées de lady Anne', Il l'aimait d'autant plus pour cette
attention exagérée qu'elle semblait témQigner à la créature
disgraciée qu'était Sammy.
Mais comment, avec sa natul'e si compatissante, expliquer
Paversion que lui inspil'ait le petit Edwin Jessop? L'étrange
altitude de la jeune femme vis-à-vis de l'enfant constituait
pour Harry une énigme indéchiJ'frable.
Telles étai<lnt les réflexions qui l'obsédaient lorsqu'il pénétra dans la ferme du Manoir; la demie de quatre heures venait
de sonner. Il avait los yeux oncore pleins ùes radieuses visions
que lui avait laissées son rendez-vous; dans l'enceinte imposante des ruines du monastère, au milieu (l'une forêt de roses
aux coloris infiniment variés, dans un cadro de lis blancs, une
forme blanche ct élancée, une fleur rare et exquise dont jl
savourait encore le parfum, restait gravée au fond de son
être .. . Aussi, par contraste, la ferme lui parut-elle sombre ct
inhospitalière, Il est vrai qu'il y avait si peu séjourné jusqu'à
présent 1 A peine le temps de manger ct de dormir 1
l~atigué
de corps eL d'esprit, il sentait un immense besoin ue
repos. En entrant, il sc 'jeta SUI' un sofa et fut bientôt plongé
dans une profonde rêverie inspil ée par ses sou venirs amoureux.
Pou à peu, dans cet état de douce somnolence, ses pensées
agrcables s'évanouirent. Un soupçon inquiétant se glissa dans
son esprit. Il eut l'impression très vive que, depuis son arrivée
dans 10 pays, une puissance surnalurelle l'épiait sans telâche
surnaturelle
pour faire avorteI' SNI projeLs; uno pnis~ace
�1U6
MAISON HANTÉE
Qu'est-ce à dire? Lui-même ne le savait pas au juste. Il aurai l
pu l'appeler aussi bien un génie malfaisant, une ombre ' ou un
fantôme ...
Tantôt cette puissance hostile prenait la forme d'un aimable
compagnon de voyage, tantôt d'un idiot dont le visage repoussant, plaqué contre le carreau d'une fenêtre, lui adressait ses
plus épouvantables grimaces et qui le suivait furtivement dans
,
ses promenades, le long des haies...
Ou encore, cette même puissance néfaste faisait surgil'
autour de lui des mains de spectre qui s'emparaient de sa
correS'pondance, des fermiers et des jardiniers qui le dévisageaient avec malveillance ou une vieille sorcière qui surveillait
lous ses mouvements d'un air railleur, et des fantômes,
formes hideuses et insaisissables qui le frôlaient pend an t ses
promenades nocturnes, le long des cloîtres en ruines ... Bref,
il avait la désagréable impression qu'un être invisible l'accompagnait partout et que, allât-il au fond d'un désert, il ne se
sentirait ni seul, ni en sûreté.
Évidemment, cette impression, examinée de sang-froid, était
absurde. Ses allées et venues n'intéressaient personne. Et pourtant, raisonnait-il encore, qui avait pu souligner l'avis qui lui
était parvenu dans un journal du pays? Il y avait bien là une
preuve indéniable, palpable,) matérielle qu'une personne au
moins s'intéressait à ses faits et gestes. Quelle main lui avait
lancé ce journal dans le jardin de l'hôtel.
«Bah! murmura-t-il pour conclure, niaiseries que tout cela!
\' ais-je subir à mon tour j'influence déprimante de ce milieu si
étrange? Vais-je me créer des chimères? Réagissons et raisonnons: Je suis ici pour un motif parfaitement avouable, voiJ'e
même honorable. Non seulement, je suis l'unique représentant
cl héritier de la famille Clavel, mais personne ici, même s'il en
avait le droit, n'ambitionnerait l'honneur de porter ce nom. Je
ne fais donc tort à personne en réclamant cet héritage; le
dornainelui-même, malgré son étendue et sa beauté, n'a patune
très grande valeur. Je suis déjà passionnément attaché à cr
coin de terre; j'y tiens par toutes les fibres de mon être. Ces
dispositions, que je trouve en moi, donnent encore plus cl"
poids àmosrevendications. Ici, non seulement j'ai le droit, maiti
le devoir de vivrr. Le vague malaise que je ressens est vrai.
ment inexplicablr. Je me produis à moi-mêmel'efTetd'uncolldamné courbant la tête sous les coupsd'ulle justice vengeresse ...
�MAISON HANTÉE
107
éann10ins, en dépit de ses beaux raisonnements, il croyait
entendre la vieille horloge, dans un coin du parloir, frapper distinctement le mot « han ... té », à chaque battement de son pendule, ct maintenant la vision du dernier abbé du monastère
vouant la race des Clavel à une malédiction é1 ernelle troublait
son esprit.
A cinq heures, la porte du parloir s'ouvrit dQueem\')nt.
Une voix, la voix de Mrs. Anning, chuchotait:
- Il m'a semblé, lorsque j'ai regardé par le guichetdel'évicr,
llu'iJ était endormi. Faut-il l'éveiller?
- Non, je l'éveillerai moi-même, fut-il répondu. Apportez
le thé.
Harry frémit au contact d'un objet doux et parfumé qui
efTIourait ses lèvres ...
Il ouvrlt los yeux ot sc crut on plein rêve ... Lady Anne était
ponchée sur lui. - uno lady Anne nouvelle, rayonnante de
tendresse, - et caressait ses lèvres avec un rose à poino éclo~e,
II ne rose de son Jardin! IlIa cansidéra longuemont retenant son
souille, de crainte de faire évanouir la charmante apparition.
- Si c'est un rêve, dit-il enfin doucement, je vous en prie,
no m'éveillez pas 1
- Cc n'est pas un rôve, Mr. Worth, l'opondit-elle, et sa voix
harmonieuse avait une inflexion d'une particulière suavité.
Ce n'est quo moi. Je suis venuo, tout simplement et sans cérémonie, vous demander de m'olTrir une tasse do thé.
Il se leva, sûr onfln d'être bien éveillé eL de voir s'ouvrir
ùevant lui les portes du paradis.
- Laqy Anne, dit-il avec assurance, en lui présentant la
l'ose qu'elle venait de lui offrir. si vous m'aviez maltraité au
lieu de me donner ceLLe délicieuse fleur, même alors mes sentimenLs pour vous- !'l'auraient pas changé 1.
Elle sourit avec bonté.
- Est-ce vraiment aussi grave que cela? demanda-t-elle.
IlIa regauda bien en face et déclara solennellement:
- Oui 1 c'est aussi grave que cela.
Ellft rougit puis répondit avec un rire perlé:
- 'rout à l'heure, vous aurez de moi une opinion moins
bonne, lorsque vous connaîtrez mon appétit. Aujourd'hui, je
me suis senti l'âme si triste, si découragée que je n'ai pu
prendre aucune nourriture; maintenant, j'ai une faim canine 1
Et les g;\trt\ux de Mrs. Anning sont délicieux, ainsi que son
�108
"AL~Ol\
II ANTÉE
beurre et son pain bis ... Mais J1'en disons pas davantage, la
voici qui revient avec mon vase italien rempli de fleUl's ... N'at-il pas une forme ravissante?
- Mr Worth réclame toujours la présence de ce vase sur sa
table, intervint Mrs. Anning.
L'amabilité excessive de lady Anne envers l'étranger intriguait au plus haut point la bonne fermière; elle les dévisageait alternativement d'un air fort perplexe. John était absent;
mais elle avait de bonnes raisons pour croire qu'il eût désapprouvé l'attitude de sa jeune maîtresse; et le fermier, en dépit
de son air placide et taciturne, était bien le maltre chez lui
- Voulez-vous me faire un plaisir, lady Anne?· dit tout ;\
coup Harry, comme la fermière s'éloignait. Quittez votre
chapeau, je vous en prie. Ainsi, plus tard, lorsque je me remémorerai votre visite, je vous verrai en esprit telle que je vous
aime. Nous ne sommes' pas ici en cérémonie et nous n'avons pas
d'étiquette à observer, n'est-ce pas?
- Non certes, et votre demande est conforme à mon désir.
Ce disant la jeune femme tira les épingles de son chapeau el
le lui tendit.
- Comment me trouvez-vous maintenant? àjouta·t-elle
avec son plus séduisant sourire.
Elle repoussait les mèches folles, un peu bouclées, qui 'retombaient sur son front. Harry, après avoir déposé 10 chapeau SUl'
Je sofa avec mille pl'écautions, comme s'il s'était agi d'une
relique, s'assit en face d'elle et poussa un profond soupir.
- C'est parfail J déclara-t-il. Vous allez au-devant de mes
plus chères espérances 1. ..
Un service en vieille porcelaine avait été disposé sur la table.
IJady Anne préparait clle-même le tM sur une-lampe à alcool;
Harry savourait paisiblement la joie de la sentir aller et venir
tout près de lui et de surveiller ses moindres mouvements.
L'excès de bonheur le rendait muet; il la contemplait comme en
extase, et la voix aimée lui parvenait douce comme une
caresse.
.
Ses manières envers lui étaient si différentes qu'elle ne semblait plus la même femme; son regard, au lieu de le fuir, recherchait le sien et s'arrêtait sur lui avec complaisance, et lorsque
leurs yeux se rencontraient ello avait un léger sourire qui suggérait tout un monde de pensées agréables.
1
Sous des dehors imposants, elle étail en réalité UJW femme
)
�MAISON HANTÉE
109
d'intérieur. Elle préparait le tho avec autant d'adresse que de
grâce; ses longues main~
blanches se mouvaient avec aisance,
et Harry habitué à voir sa mère couvel'te de bijoux, s'étonnait
de n'en point voir à la jeune femme, pas même une simple
bague.
Sa toilettc était extrêmement simple; elle portait une blouse /
de soie blanche et Hne jupe de drap de la même nuance - mais
en véritable connaisseur, IIarry en avait aussitôt apprécié la
valeur et le bon goût. Pendant le goûter, la conversation s'engagea sur le domaine de Lyllington; lady Anne vanta la
beauté de ses nénuphars; Harry lui parla des roses de 5011
jardin, et alors la jeune femme, toute rose elle-même d'émotion, lui décrivit quelques spécimens rares qu'elle avait
tout récemment ajoutés à sa collection. Une telle bienveillance,
et si inattendue, de la part de celle qu'il aimait, commençait à
griser le jeune Américain.
- Il faut que nous nous voyions davantage. Mister WorLh,
diL enrm lady Anne, en se levant pour partir, car maintenanL
nous sommes amis.
Il s'inclina et baisa la main qui lui était oITerLe.
- Je suis et je demeurerai toujours votre ami et voLre
humble serviteur, murmura-t-il. Ayez en moi la plus enlière
confiance 1
Un rire discOl'dant les glaça d'épouvante.
Au guichet de la cuisine, tout grand ouvert, apl'i~L
l'aiTreux visage de Sammy, qui les considérait fixement.
- lIé, hé ! ricana-toi! J'une voix gutturale, ne soyez pas si
pressé de lui faire la cour, mon beau monsieur 1 Elle est déjà
mariée ... à un mort ... qui pourrait bien sortir de sa tombe pour
vous corriger!
-
XXI
ONE RENCONTRE INATTENDUE.
Le lendemain, Harry Clavelwol'Lh fit la grasse matinée; il
::lept heures, Mrs. Anning était venne frapper à sa porte, mai:,;
1. r,.
�110
MAISON UANTÉE
il avait fait la sourde oreille; il était de mauvaise humeur et ne
se sentait pas le courttge de se lever.
C'était son premier dimanche daris le Dorset et la journée
s'annonçait mal; après une longue période de beau temps, la
pluie (tombait, une pluie torrentielle; de son lit, il entendait
l'eau ruisseler des gouttières. Et il songeait. .. comme toujours,
à la femme aimée.
« Que fera-t-elle, aujourd'hui, à Loders, avec un temps pareil?
'se demandait-il. Sans doute, elle remplira ses devoirs religieux.
Il y a à l'abbaye une chapelle où officie le prêtre de Seacombe ;
les domestiques 's ont tous catholiques romains. Mais elle?
Est-elle protestante? Sans doute, puisque son mariage allait
être célébré à l'église du village. Cependant, les Clavel étaient
tous catholiques et elle parlait des moines avec beaucoup de
sympathie. Il est vrai qu'elle témoignait une égale bienveillance à tout le monde ...
« En tout cas, pour moi, songeai,t-il encore, elle vient de se
montrer excessivement gracieuse, presque tendre. A quel
motif attribuer ce brusque changement? Jusqu'à présent, ce
charme lui manquait pour me faire penser à elle moins comme
à une reine que comme il une femme, à. ma femme!... »
Malheureusement, le cri de l'idiot avait brusquement rompu
cette exquise harmonie 1 Soudain; elle était devenue pâle
comple une mprte, et, un instant Harry crut qu'elle àllait
tomber. Mais lorsqu'il s'était précipité pour la soutenir, elle
l'a vait écarté d'un geste; puis, ajustant son chapeau de ses
mains tremblantes, ct le saluant de son air indiITérent d'autrefois, elle l'avait abandonné 1
Pas une seule foi~
elle ne s'était retournée du côté de l'idiot.
à voix basse à
Dans le vestib,ule, elÎe s'était arrêtée pour ca~ser
Mrs. Anning et elle était partie.
Harry l'avait vue s'éloigner à travers la pelouse, mais il
n'avait pas osé la suivre. En proie à une violonte fureur, il
regrettait maintenant que le coup de revolver tiré sur l'idiot
dans l'auberge de Lyllington ne l'eût pas à tout jamais débal,'ra~sé
do cette Mu te importune:
~
Mais quelle explication Sammy avait-il donnée de sa blessure? Harry s'était renseigné auprès de Mrs. Anning et avait
appris que l'idioL prétendait slê tre blessé par mégarde en
jouant avec un fusil; ensuite il était allé voir un docteur qui
a vait extrait la 'balle de son bras.
�: MAISON HANTÉE
111
Après avoir fourni à la fermière des éclaircissements, Sammy
avait exprimé le désir de se reposer et s'était enfermé dans la
mansarde attenante à la cuisine.
- Il n'est pas aussi idiot qu'il veut le faire paraître,
1I1:rs. Anning, avait de nouveau affirmé Harry. C'est une brute
vindicative et dangereuse à qui ,l'on témoigne beaucoup trop
d'égards 1
L'idée que cet êlre reposait paisiblement sous le même toit
que lui, après l'insulte sanglante qu'il avait infligée à lady Anne,
mortifiait profondément Harry.
« Mariée à un mort 1 »
Cette parole résonnait encore à ses oreilles et l'irritait.
A son avis, les mauvais souvenirs, engendrés par un passé
de haines et de crimes, n'avaient plus aujou"rd'hui leur raison
d'être. Ce passé odieux devrait êlre enterré, oublié. Que
diable 1 pensait-il, lady Anne est encore dans tout l'éclat de sa
radieuse beauté, elle est faite pour les joies de l'amour et non
p'o ur sombrer dans un océan de regrets et de larmes .. .
Mais tout à coup, de nouveau, le charme fut rbmpu, SOli
rêve s'évanouit ... Son regard verpit de croiser celui de la sorcière ; ligée dans son cadre, elle le contemplait avec une expression d'amère dérision, sous son chapeau pointu.
Har~
se souleva, cL d'une main vigoureuse , ('n vQya son
oreiller contre le portrai L.
- Attrape 1 s'écr.ia-t-i1, vieille guenon grimaçante et sceptique 1 Nieras-tu encore la réalité et la toute-puissance do
l'amour parce que tu as été trop laide ou trop mauvaise pour
l'inspirer?
Son accès de fureur passé, il ne put garder le lit davantage.
Il s'habilla: à la hâte, avala lentement son dojeuner froid et
8'apprêta à sortir en dépit du mauvais temps. Il éprouvait le
besoin de se secouer un peu et d'échapper à sa torpeur; dans
la ferme, en effet, rognait un silence sépulcral; il en fut d'abord
péniblement impressionné, puis se rappela la rigueur avec
laquelle était observé en Angleterre le repos dominical; dans
les étables mêmes, les vaches, paresseusement étendues, ruminaient gravement et semblaient participer au recueillement
général.
.
Les enfants Anning, nettoyos et astiqués, reluisants des
pieds à la tête, se mouvaient avec gaucherie, engoncés dans des
�1'12
MAISON HANTÉE
vêtemenLs Lrop étroits. Quant aux filles de ferme, toujours
fort bavardes et rieuses, elles étaient toutes absentes.
Armé (l'un parapluie, Harry grimpa courageusement, sous
l'averse, jusqu'à l'église.
Sous le porche, le sacristain, dont il avait gagné les bonnes
grâces, lui nt un accueil chaleureux.
- Un temps bien humide, monsieur, el bien froid, observa-t-il. Mais c'est une bénédiction pour nos champs qui commençaient à soutrrir de la sécheresse. ct nous pouvons nous
réchaull'er en louanlle Seigneur.
L'arrivée d'Harry éveilla l'attention et la curiosité des
membres de la petiLe congrégation; plusieurs passèrent tout le
temps du service à le dévisager et il échanger des réflexions à
voix basse.
La jeune homme n'y prit pas garde. Il était tout entier au
souvenir de la tragédie qui avait éclaté dans ce saint lieu sepL
ans auparavant, au moment précis où lady Anne se présentait
devant l'autel, aussi blanche que son voile, la main dans la
main de son Hancé, Lucien Warne.
Le vicai.re, MI'. Brooks, vieillard aux cheveux blancs et au
visage débonnaire, considéra également Harry avec surprise;
celui:ci ne s'en formalisa pas; mais un incident regrettable se
produisit il l'issue du service.
Le jeune Américain traversait le cimetière à pas lents. Une
jeune femme sortit de l'église, appuyée sur le bras d'une amie;
elle était vêtue de noir, son teint était blême, ses yeux hagards
et elle marmottait des paroles incohérentes auxquelles personne ne prêtait la moindre attention; sans doute était-on
habitué à sElS divagations.
Soudain, en passant près d'Harry, elle se retourna pour le
dévisager et s'écria dans un transport de rage:
- Un Clavel 1 Je le reconnais il son regard mauvais . Donnèz-moi un bâton pour le frapper 1Et, se baissant, elle arrachait
des poignées d'herbe et de terre et les lançait contre Harry en
proférant des imprécations.
Aussitôt, un rassemblement se forma; quelques porsonnes
arrêtèrent la pauvre folle et lui adressèrent de sévères remontrances·.
'
- C'est Jenny Collet, pauvre créature 1 expliqua une
femme il Harry, qui s'éloignait rapidement. Il ne faut pas
lui en vouloir. Elle a la tête dérangée depuis son malheur.
�MAISON HANTÉE
113
Elle vous a pris pOUl' un membre de la famille détps tée 1
De retour à la ferme, Harry se mit à table. Le repas, servi
avec tout le cérémonial du dimanche par Mrs. Anning, revêtue
de ses plus beaux atours, lui parut mortellement long ct triste;
peu à peu il sentit une insurmontable mélancolie l'envahir. Il
pensa se distraire en lisant; mais la bibliothèque de la ferme
se composait uniquement de livres d'hymnes, anciens et
modernes, de quelque numéros de la Gazette de Gl'aziel' et
d'un paquet de brochures intitulées « Récits pour les enfants».
Peu disposé à goûter cette littérature, il s'afTaissa dans un
no.ir marasme. Vers trois heures, n'y tenant plus, il revêtit
un costume de chasse en gros drap imperméable, des guêtres
et une casquette de peau de daim et partit en excursion.
Il pataugeait depuis plus d'une heure sur la route de Blosham
les mains dans les poches, une cigaretle à la bouche, lorsqu'il
vit s'avancer un véhicule fermé de grandes dimensions qui lui
parut être une voiture de maître attelée de deux superbes
chevaux. Les voitures de maître étaient rares à Crayborne ;
aussi Harry jeta-t-il vers la portière un coup d'œil curieux, tout
en se retirant à distance respectueuse pour n'être pas éclaboussé par les roues.
Aussitôt, la glace de la portière s'abaissa et li vra passage à
nn charmant minois, frais et rose. C'était Lilias Morgan.
- Browaing ! crill-t-elle au cocher, arrêtez 1 arrêtez 1Voilà le
monsieur que nous allions voir 1 Mr. Worth, nous allions vous
rendre visite. Je vous présente mon oncle, Mr .. Denzil V',Tarne.
L'oncle de Lilias était un homme d'une soixantaine d'années,
robuste, bien bâti; il paraissait plus jeune que son âge; il
avait le teint frais,les cheveux blond cendré. Mais ses yeux gris
clair ct ses traits accentués avaient une expression dure et
désagréable. Il n'était pas populaire; il le savait et s'en souciait
fort peu.
1 avait passionnément aimé sa femme et son fils unique et
concentré toute sa haine sur la famille Clavel; ces deux sentintents, poussés à l'extrême, avaient tari, semblait-il, les sources
vIves de sa sensibilité. Il regardait le monde en général avec
une indiITérence froide et soupçonneuse.
Il tenait peu à la société de sa nièce; il l'avait fait venir
uniquement pour couper court aux assiduités d'une gouvernante qui voulait l'épouser et aussi pour ennuyer certains
neveux et nièces avec lesquels il était en désaccord.
�114
MAISON HANTÉR
Cependant, à l'exemple de certains hOlllm es de sa trempl' ,
Denzil Warne savait, à l'occasion, se départir de sa réserve,
surtout si son orgueil ou son intérêt le lui commandaient. Il
accueillit Harry avec un empressement presque cordial.
- Je désirais vivement faire votre connaissance « Mr. CIo.·
verworth )l, dit-il, afin de vous exprimer ma reconnaissance et
mon admiration pour le courage dont vous avez fait preuve
jeudi dernier en maîtrisant le cheval de ma nièce. Je l'ai appris
à l'instant sinon je serais venu vous voir plus t,ât. Nous avons
l'intention de vous enlever pour que vous dîniez avec nous.
Rien ne vous appelle ailleurs, j'espère, par un temps aussi
maussade. Montez donc avec nous; nous vous ramènerons il
Yale House.
XXII
LE PORTRAIT DE LADY ANNE.
1
Harry fit valoir toute espèce d'excuses bonnes et mauvaises,
pour échapper à cette invitation; mais Denzil Warne le pressa
encore avec insistance.
,
- Je suis beaucoup trop mouillé et crotté pour entrer
dans une voiture, protesta enfin Harry. Et puis je suis en
costume de chasse, je ne peux accepter de partager votre repas
cians une semblable tenue 1
Au fond, il ne demandait pas mieux que de sc laisser convaincre. La perspecLive de passer une soirée soli taire à la fermé,
après celte interminable journée de pluie, n'avait rien de bien
souriant. Seule, la pensée que Ml'. Warne 'ignorait son origine
véritable le relenait encore, - en effet, il avaiL remarqué que
cc dernier l'appelait « Ml'. Clavcrworth ll. Il en cbnclut que
Lilias avait - intentionnellement ou inconsciemment - mnI
prononcé son nom en présence de son oncle.
A sa dernière objecLion, MI'. Warne répliqua que Yale
lIouse était perdu au fin fond de la campagne, que la tenue
importait peu et que, au besoin, étant tous deux à peu près
de même taille, il pourrait lui prêter des vêtements ... Bref,
cn présence d'une pareille insistanoe, Harry fit taire ses der-
�MAISON
HAN TÉ E
H5
/ùers scrupules et s'installa auprès de ses nouveaux amis.
L'équipage, au bout de quelques minutes, quitta la route de
Blosham et s'engagea dans un étroit chemin qui serpentait au
milieu d'une contrée pittoresque, entrecoupée de coUines
rocailleuses et boisées; ici et là apparaissaient quelques
carrières, quelques ponts rustiques et quelques fermes isolées.
Enfin la voiture tourna brusquement dans une avenue, passa.
devant une modeste loge et traversa le parc de Vale House.
Le château, situé sur une légère éminonce et abrité par une
colline abrupte, commandait une vue splendide sur la campagne et sur la mer.
C'était une énorme bâtisse en pierres grises que reflétaient
les eaux limpides d'un petit lac; elle présentait un aspect
morne 'et désolé que faisait ressortir, par contraste, le piLtoresque de son cadre. L'intérieur répondait à l'extérieur; la
chambre d'amis où fut conduit Harry était froide, inhospitalière et n'invitait certes pas au repos; le domestique même
qui l'accompagnait, sombre ct taciturne, faisant penser à
quelque employé des pompes funèbres. Il déposa un costume
de son maître sur un sofa enveloppé d'une housse d'indienne
à rayures rouges et blanches.
Harry procéda aussitôt à sa toilette et ce fut avec une
impression de soulagement qu'il endossa deR vêtements secs
ct convenables, en harmon ie avec le milieu où il était reçu.
Quand il fut prêt, le domestique, qui avait attendu, impassible, dans le. vestibule, près de la porte, lui dit:
- Veuillez me suivre, monsieur; miss MOl'gan vous attend
pour prendre le thé.
Tous deux.suivirent un long corl'idor, descendirent un escalier, traversèrent un vaste salon dont tous les meubles étalent
recouverts de housses, et enfin le domestique introduisit
Harry dans un boudoir d'aspect confortable, où deux dames
étaient en train de prendre le thé.
L'une était .Mrs. 'l'hornàs \Varne, personne d'un certain
âge, fanée, élégante, veuve d'un cousin d~ Denzil Warne ct
gouvernante chez ce demie!'.
L'autre était Lilias Morgan, vêtue d'une charmante robe
do mousseline brodée. Mrs. Thomas Warne, lorsque Harry lui
eut été présenté, entama une conversation insipide sur le
comté de Dorset, l'Amérique, la pluie et la beauté du paysage.
Puis, au grand sOlùagemen t IIp!> jeunes gens, elle s'excusa,
/
,
�116
MAISON HANTÉE
prétextant une correspondance urgente à achever ot des
ordres à donner aux domestiques « ingouvernables le dimanche », et s'éloigna majestueusement avec un grand bruissement de sa jupe de soie.
- Enfin, elle est partie 1 s'écria Lilias, se levant d'un
bond, avec un soupir de délivrance. N'a-t-elle pas des manières
tout à fait « sélectes» et n'a-t-elle pas mis vos nerfs à l'épreuve?
- Elle m'a paru très aimable, répondit Harry d'un ton
poli et réseL·vé.
- Oh, je vous en prie, ne parlez pas ainsi 1 dit Lilias avec
un ail' de doux reproche. Si nous voulons demeurer amis, il
faut entre nous la plus grande franchise, une absolue sincérité 1
- Précisément, répondit-il; mais il me semble que depuis
notre première entrevue, vous m'avez témoigné bien peu de
franchise, miss Morgan 1
- Comment cela?
- A New-York, il y a quelques mois, vous jouiez le rôle
de la petite actrice, sans ressources, sans appui et sans foyer ...
- Et c'était vrai!
- Et maintenant, je vous trouve installée dans un splen'lide domaine, en qualité de nièce d'un vioil oncle richissime 1...
- C'est aussi parfaitement vrai 1
- A vous entendre, vous étiez une excellente écuyère;
c'était faux 1 et puis vous avez simulé un évanouissement
alors que vous aviez toute votro connaissance! Enfin, vous avez refusé de me reconnaître 1...
- Mais tout cela ost parfaitement clair 1 reprit Lilias avec
viyacité, et l'histoire que j'ai racontée à la chère Mrs. Anning
aUI'ait dù vous mettre sur la voie ... Ma mère s'était éprise de
son maître de chant, un Gallois, ct, en dépit de tous les obstacles, elle l'a épousé. C'était un très bel homme; il posséqait
une voix admirable, mais pas un sou vaillant. Il n'avai t pour
toute fortune que son maigre salaire. Grand-père n'a jamais
consenti à pardonner à maman son coup de tète. J'ai eu trois
l'l'ères et sœurs; ils sont tous morts . Nous avons toujours été
pauvres. Nous vivions dans des chambres garnies, et j'ai dû
pour achever mon édu.cation, accepter le poste de surveillante
dap.s la pension où j'avais été placée. L'existence m'était si
dUI'e qu'à défaut de mieux je suis entrée au théâtre. C'était
après la mort de mon père. Alors nOlis avons traversé des
�MAISON llANTÊIl
117
temps bien difficiles, mère et moi. Ma mère était la plus
douce, la meilleure créature du monde. Je l'aimais tendrement.
Elle se leva, et s'approcha vivement de la fenêtre pour
s'essuyer les yeux. Puis elle revint vers Harry et lui dit avec
un gai sourire:
- Je vous néglige. Prenez une autre tasse de thé.
- Avec plaisir. Mais continuez votre récit.
- Il ne renferme plus rien de bien saillant. Après la mOJ'l
de m'a mère, j'acceptai un engagement pour l'Amérique. C'est
alors que je vous rencontrai. Je devais débuter à Montréal
dans un rôle intéressant, et j'obtins un vrai succès. Votre télégramme, si bienveillant, où vous me souhaitiez bonne chance
ainsi que les fleurs qui l'accompagnaient, mirent le comble
mon bonheur. Mais «l'étoile» de notre troupe, jalouse do
mon triomphe, me fit enlever mon rôle. Tandis que je déplorais amèrement cette cruelle injustice, je reçus une lettre qui
m'avait été adressée à Londres, à notre ancien logement, el
qu'on avait fait suivre. Cette lettre était de l'homme d'affaires
de mon oncle Denzil. Il m'écrivait que si je voulais me montrer
raisonnable et soumise, mon oncle me rocevrait chez lui, dans
le comté de Dorset, et que sa maison deviendrait la mienne.
J'abandonnai donc le théâtre et revins en Angleterre; après
un court séjour à Londres, je vins me fixer ici.
- Je vous en félicite bien sincèrement, dit-il avec chaleur.
EL vous en êtes ravie, naturellemenL?
Elle le regarda d'un air bizarre. Puis traversant la pièce
elle s'adossa conLre la porte, après l'avoir soigneusemenf
fermée.
- Je m'ennuie à mourir 1 s'écria-t-elle.
- Pourtant, vous reconnaissez, vous-même que votre
existence d'actrice était dure 1
- Très dure, c'est vrai. Oh 1 soit dit sans allusion à mon
ancienne profession, je suis née sous une mauvaise étoile
Ici, je ne dois pas même parler de «théâtre 1» OnCle Denzil
le considère comme un lieu de perdition. Quant à Mrs. Warnc,
elle tombel'ait en pâmoison, je suppose, si elle apprenait que
,j'ai été actrice; elle estime que travailler pour vivre est un
déshonneur, une déchéance. Toute la journée elle me donne
des leçons de maintien. Son mari était colonel; clIc ne peut
l'oublier ct n'a dans la bouche que le mot « discipline n, du
�118
~1AISONHTÉE
matin au soir. Elle me frut penser à Mme Général du rOman '(1)
de Dickens. Oncle Denzil, lui, pense 'qu'une femme ne doit pas
avoir d'opinions et pas d'autre occupation que celle de surveiller 'la maison, jouer du piano et travailler à dë petits
ouvrages d'agrément. De temps à autre, il y a chez lui grande
réception où sont conviés les électeurs, s'il s'agit de politique
ou ses fermiers le jour de Noël. Mais, en général, la maison est
calfeutrée, emprisonnée dans des housses d'indienne, parce
qUG, dit-il, les meubles doivent durer aussi longtemps que
lui-même, et il craint toujours de les voir se détériorer sans
raison.
Quelquf\fois, le clergyman vient passer la soirée, ou bien
c'est le majordome. Lorsque c'est ce dernier, nous jouons au
bridge, que je n'ai jamais eu le temps d'apprendre; je m'embrouille horriblement et oncle Denûl se fâche. Mais j'aime
encore mieux cela que nos soirées ordinaires. Alors, oncle
Denzil et Mrs. Warne jouent aux échecs, au piquet ou lisent
les journaux pendant que je m'applique de mon mieux à un
de ces petits ouvrages d'agrément qui me sont souverainement désagréables. Un jour, je le sens, je n'y tiendrai plus .••
Je danserai une gigue sur la table de la salle à manger; il ne
me restera plus alors qu'à décamper; je m'engagerai dans un
théâtre et j'accepterai n'importe quel rôle ... pourvu que ce ne
soit pas celui de l~ correcte miss Morgan, de Yale House 1. .•
- Je vous plains de tout mon cœur, dit Harry en riant.
Mais il me semble qu'une petite chevauchée comme celle qui
,n'a valu le plaisir de vous secourir et où vous exposiez votre
précieuse existence devrait suffire à calmer vos nerfs 1
- C'est une chance que je n'aurai plus. J'avais d'abord
défendu au groom de raconter l'aventure à mon oncle. Mais
ce matin, j'ai changé d'avis, et je lui (l'Il ai parlé moi-même.
Il m'a interdit de remonter à cheval, sinon sur quelque vieille
rosse où je ne courrais aucun danger,
- Mais pourquoi lui avoir parlé?
- Parce que je voulais vous voir 1 répliqua-t-elle, avec
franchise. Si vous parveniez à vous entendre avec mon oncle
Denzil, vous pourriez revenir souvent, n'est-ce pas? Il était
furieux de ce que j'avais tant tardé à lui raconter cette histoire, sous prétexte qu'à son insu, il était demeuré votre
(1) La petite Dorrit.
�MAISON IIANTÉE
119
obligé 1 Naturellement, je n'ai pas mentionné notre rencontre
en Amérique; c'eût été rappeler une époque de ma vie qu'il
considère comme maudite. J'ai seulement spécifié que vous
étiez le petit-fils de Mr. Gérard Worth, le roi des chemins de
fer. Oncle Denzil aime les gens riches, aulant que Mrs. Warne
aime les lords et les généroux; aussi a-t-il immédiatement
fait atteler pour vous aller voir. Quelle chance nOlis avons eue
de vous rencontrer en chemin! Aviez-vous un but de promenade déterminé?
- Non 1 Je voulais simplement échapper à l'atmosphère
déprimante de cette journée de repos!
- n:tes-vous déjà fatigué de notre Dorsetshire?
- Moi? Je l'aime passionnément, déclara-t-il avec emphase .
- Et qu'est-il advenu de tout ce beau roman que vous
échafaudiez naguère, où paraissaient des fanlômes, des dragons menaçants et de « gentes damoiselles)) en péril mortel?
Avez-vous vu il Crayborne la réalisation de vos chimères?
Il sourit, plus à ses propres pensées qu'aux propos de son
amie.
- Peut-être Crayborne peut-il me satisfaire également sur
ce poin t, <li t-iI.
Elle lui lança un coup d'œil rapide et changea de couleur.
- Avez-vous déjà rencontré lady Anne Daubeney? demanda-t-elle d'un ton contraint.
L'embarras de la réponse lui ful évité; Denzil Warne entroit
dans le boudoir.
Il invita son hôte à visiler la galerie de tableallx ct à fumer
un cigare dans la bibliothèque avant le repas.
- Nous ne pouvons jouer au billard, expliqua-t-iI. Mes
domestiques m'abandonneraient immédiatement si je touchais seulement une queue de billard le dimanche. Et d'ailleurs, élevé dans le Dorset, j'en ai adopté les mœurs. Mais je
possède quelques tableaux aùthenliques ct des portraits de
famille qui pourront vous intéresser.
Il 10 conduisit à une bibliothèque, oncombrée de livres
réunis par ses ancêtres; lui-même y avait ajouté fort peu de
chose, seulement quelques éditions rares, de grande valeur,
sur lesquelles il comptait réaliser de gros bénéfices; sans aimer
la lecture, il était amateur intéressé de vieux « bouquins» chers
aux bibliophiles.
La bibliothèque ouvrait sur une galerie circulaire, éclairée
1
�120
MA IS O N IIA N'I'1:: r.
par un dome vitl'é ; aux murs étaient suspendues des l'epto
ductions de paysages et de fleurs et quelques portraits. Deux
de ce ux-ci a ttirèrent les regards d' Harry, c'était deux peint.ll l'eS à l'huile représentant un jeune homme et une jeune fill ll
d.egrandeul' na turelle. Son cœur bondit, il venait de reconnaître
a joune fille 1 Grande, mince, une auréole de cheveux dorés,
nn t eint blanc e t rose d'une exquise pureté, de grands yeux
blous, innocents où palpitait l'amour: t elle ét ait lady Anne
Daubeney à vingt et un ans.
Denzil \iVarn o s'arrêta en face ùe ce portrait.
- C'était alors la plus belle fille du royaume, déclara-t-il
avec orgueil. Aujourd'huÎ', elle passe pOUl' froid e et insensible ...
_\lais je connais à son suj et une histoire qui prouve qu'elle n'a
pas toujours été ainsi.
- Voulez.vous me la dire? supplia Harry.
X X III
TRAHI.
Denzil Warne attira deux chaises, olTrit un cigare à son
hôle ct en allum a un second. Il était dans un de ces moments
o sa langue sc déliait volontiers. Cela lui arrivait de temps à
autre lorsque, dédaigneux du thé, il avait absorbé un bon
verre de whi sky mélangé d'eau' de seltz et 'qu'il avait devant
lu i un auditeur a ttcn tif.
- Ave7.-vous vu lady Anne Daubeney ? commença-toi!.
- Plusieurs rois.
- Et qu 'en pensoz-vous?
- J e la trouve très belle.
- Mais oxtrêmomont froide ot réservée, n'est-ce pas?
- En erret ? elle a la majes té d'une reine; elle impose à
tous ceux qui l'approchen t.
- Telle est bien l'impression qu'elle produit toujours, et
pourtant je vous assure que, pendant sa jeunesse, elle était
extrômement vive et enjouée. Aujourd 'hui, lady Anne a un
revenu personnel do trois millo livres. Une bagatelle, mon-
�MAISON HANTÉI'
121
sieur Claverworth, pour vous au.tres milliardaires américains;
mais ici, en Angleterre, cela représente un joli capital. Mon
désir le plus cher était de pouvoir l'appeler ma fille . Aussi, je
l'avoue, ai-je été profondément déçu lorsque Son père, lord
Newborough, la confia à ces misérables Clavel... à cette bandt>
de fainéants, de débauchés, d'assassins, incapables même de
gérer leurs affaires et de conserver la moindre parcelle de leur
fortune 1 Oui, monsieur, je n'exagère rien, ils avaient. tous les
vices, ils étaient dans cc pays un foyer de dissolution, ils provoquaient par leurs débordements l'indigna lion de tout
homme bien né ou de tout6 femme honnête, et ...
- Pardon, monsieur, interrompit Harry, vous sortez de
la question: il s'agissait, ce me semble, de lady Anne Daubeney?
Dellzil Warne le considéra avec stupeur. Il n'était pas
habitué à de semblables interruptions. Mais son désir de parler fut plus fort que son ressentiment, et il continua:
- Regardez le portrait de mon fils, monsieur Claverworth.
Qu'en pensez-vous?
- Si la peinture est fidèle, ce devait être un superbe garçon.
- Le portrai t est ici inférieur au modèle. Il avait alors
vingt-sept ans, - l'âge auquel il fut assassiné, - et il était
non seulement un beau garçon, mais encore le plus habile
chasseur, le meilleur cavalier, et l'homme d'a1Taires le plus
intelligent que j'aie jamais connu 1 Toutes les jeunes filr~
qui le rencon traient en de venaien t am oureuses : toutes , rxcep tpc
la seule qu'il désirât, c'est-O.-dire lady Anne 1
- Cependant, elle devait l'épouser?
- Attendez 1 vous allez comprendre. Mon fils lui faisait
une cour assidue; il guettait toutes ses sorties, à pied, à cheval
ou en voiture, afin de l'accompagner. Il l'avait demandée en
mariage plusieurs fois, mais avait toujours essuyé des refus.
C'était pour moi une source de déceptions continuelles; non
seulement j'avais cc mariage fort à cœur, mais je craignais
toujours qu'elle tombât entre les gri1Tes do Roger Clavel, un
redoutable coquin, connu dans le pays pour sa dépravation;
à plusieurs reprises, j'avais fait part à ce misérable de mon
désir de le faire coITrer à la première occasion. Mais le coquin,
probablement dans l'unique but de me braver, commença à
poursuivre lady Anne de ses assiduités.
.
n'est-ce pas?
- Elle le déte~ai,
�122
MAISON HANTÉI:
- Comment aurait-il pu en être autrement? Sa perversité
éloignait de lui toutes les femmes. Cependant, l'indifférence
de lady Anne à l'égard de notre fils commençait à devenir
pour nous un sujet d'humiliation; nous cherchions, ma
femme et moi, à le détourner de cet amour malheureux, lorsque
soudain se produisit un événement inattendu; un soir, après
dîner - il faisait un froid de loup - j'examinais quelques
nouveaux livres dans la bibliothèque, lady Anne se fi t annoncer.
Elle e~tra
en costume d'amazone et secoua son chapeau ct ses
vêtements couverts de neige.
- Monsieur Warne, me dit-elle à brûle-pourpoint, je suis
venue vous prévenir que si votre His Lucien sollicite encore
ma main, je suis prête à la lui oITrir. Ma décision est bien prise,
et je, n'ai pas voulu attendre jusqu'à demain pour vous la
communiquer.
Je lui demandai le motif de ce subit revirement.
- Monsieur, le répondit-elle, je reconnais le bon cœur, le
dévouement de votre fils, j'ai pour lui une aITection profonde,
et je serai heureuse de lui confier ma destinée.
,/On sut plus tard que la crainte d'aUirer sur la tête de mon
fils la vengeance de Roger Clavel avait seule retardé cette
démarche. C'était en mars; le mariage devait avoir lieu au
mois de juin. Dès le lendemain, lés fiançailles furent publiées,
et Roger se livra à de tels actes de violence, que ses parents
se virent con traits de le chasser ct qu'Anne dut sc retirer chez
des amis, à Londres.
« Mais, dites-moi, monsieur ClaveI'Worth, trouvez-vous
qu'une jeune mIe capable d'entreprendre une lelle démarche
et de parcourir seule plus de dix milles, la nuit, sous la neige,
afin d'assurer son bonheur, peut être taxée de froideur et
d'insensibilité?
- Non, en vérité 1 approuva IIarry d'une voix forte.
Puis il tomba dans une sombre rêverie, les yeux fixés sur
les deux portrai ts, pend an t que Denzil "Varne, reprenan t son
thème favori, donnai t libre cours à ses vieux ressentiments
et invectivait avec fureur la famille Clavel.
A table même, Harry avait toujours devant les yeux l'image
de lady Anne.
Il songeait que si Roger Clavel, aveuglé par la jalousie,
n'avait pas été entraîné au crime, à l'heure actuelle la jeune
rem me régnerait en souveraine, à Vale I1ouse. Tout près de
�MAISON I.lANT~E
lui, cependant, une jeune fille charmante, vive et empressée,
cherchait il attirer son atLention; mais il la remarquait à
peine, tellement la vision de l'autre absorbait son esprit ...
Le repas out lieu il sept heures, ct il neuf heures, la voilure
devait l'amener lIarry il Crayborne.
Denzil Warne, le premier, se leva de table, et, selon l'usage
élabli il Yale House, nlralna son invité dans le fumoir contigu il la salle à manger, 0 Ù ils puren l sa vomer lou t il leur
aise, cigares, café ct liqueurs. Denzil Warne bavardait toujours et Harry l'écoulail avec tant de déférence qu'il commençait à se prendre pour lui d'une aITeclion réelle.
Le café avait été servi dans de superbes tasses en vieille
porcelaine de Saxe; Harry, expert en la malière, les examinait
a vec ravissement; il avait soulevé la sienne pour mieux en
admirer la transparence, lorsque son hôle, lancé en plein dans
l'exposé des circonstances qui lui avaienl valu l'acquisition
de cc service il un bon marché dérisoire - s'arrêta court. Il
assujettit son lorgnon, fronça les sourcils, et se pencha pour
voir de plus près la main du jeune homme .
- Pardol)nez-moi mon indiscrétion, fit-il brusquement.
Mais pourriez-vous me dire d'où vous vient celte bague?
IIarry ne s'en émut pas. Tranquillement, il posa sa tasse sur
. a table ct répondit:
- De mon père.
- Laissez-moi l'examiner, je vous prie.
Harry avança la main. A son petit doigt brillait la bague
en question; son chalon porlait, enchâssée, une jaspe sanguine sur laquelle étaient gravées les armes des Clavel avec la
devise 1 En avant 1 Clavel.
Denzil Warne leva les yeux sur Harry et 10 dévisagea froidement; puis il lui demanda Id'une voix dure, soupçonneuse:
- Comment votro père l'a-t-il eue en sa possession?
- Il la fit faire il New-York, répondit Harry, impassible.
Il la portait toujours ct depuis sa mort elle ne m'a jamais
quiUé.
Denzil Warne se leva et repoussa brusquement sa chaise
en marmottant une malédiction.
- Quel est votre nom? interrogea-t-il d'un ton bref, en
dardanl sur son invité des regards hostiles.
Harry sc leva à- son tour, avec beaucoup de sang-froid,
prêt à tenir tê,le à l'orage .
�12~
MAISON].HANTÉE
Ici, je suis connu sous le nom de vVorth, fit-il. Mon
grand-père maternel était Gérard Worth; le jour du mariag!il
d.e sa fille, il fit ajouter son nom à celui de son gendre. Mon
père avait quitté l'Angleterre tout jeune. Son véritable nom
cie famille était « Henry Payne Clavel» ; il était le deuxième
fils de sir John ct de lady Clavel, de Lyllington Court.
M. Warne le fixa quelque temps en silence, muet de colère.
Puis il éclata. Son poing s'abattit lourdement sur la table
et il cria, au mIlieu d'un bruit de verres ct de tasses entrechoquées:
- La malédiction divine empreinte ' sur votre sombre
visage aurait dû m'ouvrir les yeux. Votre physionomie ne
m'était pas sympathique, et m'iI}spirait la méfiance. Mais
comment avez-vous eu l'audace, monsieur, vous, un Clavel,
de vous introduire chez moi 1 Comment avez-vous eu l'audace
d'adresser la parole à un membre de ma famille? Comment
avez-vous eu cette aWlace et cette! imprudence 1...
Harry leva la main.
.
- Vos insultes ne me t6uchent pas, monsieur Warne,
dit-il d'une voix brève. Je ne désirais- nullement vous connaître ou m'introduire chez vous. Vous-même avez insisté
pour m'amener ici, je me suis défendu sans pouvoir, en présence de votre nièce, motiver mon refus. Les tragiques événements qui ont autrefois divisé nos familles sont pour moi tout
à fait nouveaux; il y a, en effet, à peine une semaine que je
suis en Angleterre et, avant mon arrivée, je n'en savais rien .
.Je ne comprends pas, je l'avoue, en quoi ce misérable passé
peut affecter le présent. Toutefois, je vous remercie de votre
si généreuse hospitalité j je regrette seulement de la devoir
à un malentendu. Si vous voulez bien m'excuser auprès de ces
dames, je partirai immédiatement.
Denzil Warne le considérait avec une malveillance hargneuse. La pensée qu'il tenait un Clavel sous sa main et qu'il
ne pouvait pas satisfaire sa vengeance le tourmentait cruellement.
- Plus tôt vous sortirez d'ici, mieux cela vaudra, dit-il,
car je ne voudrais pas oublier que vous êtes mon hôte. La
voiture va vous ramener à Crnyborne. Mais comprenez-moi
bien: à partir de ce jour, aucun des habitants de cette maison
n'aura de relations avec vous; telle est ma volonté. De plus,
je vous préviens que jo vous démasquerai ot que je m'eITor-
�MAISON HANTÉE
125
cerai de soulever contre vous toute la population des environs 1
- Harry s'inclina cérémonieusement.
- Comme il vous plaira, riposta-t-il.Je \lais changer de
vêtemen ts, et ie par Lirai à pied, je le préfère_ Bonsoir, monsieur
Warne 1
XXIV
UNE TASSE DE THÉ_
Le lendemain de sa visite à Vale House, Harry se présenta
aux bureaux de ses avoués, MM_ Trentham et Ash à Lincoln's Inn Fields.
.
Mr. Trentham était un homme d'âge mûr, o.orpulent, au
- teint florissant, au visage débonnaire. Son associé, Mr. Ash,
était petit, sec, vif; ses manières étaient brusques, son regard
perçant et soupçonneux. Ils furent unanimes à déclarer que
les documents fournis par Harry éLablissaient clairement
son origine et par conséquent ses droits à la succe.ssion. Ils
demandèrent ~implent
' l'adresse de sa mère afm de lui
réclamer certains actes indispensables.
Le domaine, expliquèrent-ils à Harry, avait été mis sous
séquestre parce qu'on ignorait totalement ce qu'était devenu
Henry Payne Clavel, le père d'Harry; en eITet, depuis sa
disparition, c'est-à-dire depuis quarante ans, il n'avait pas
donné signe de vie; ainsi, dans l'incerlitude où l'on était à
son sujet. la succession avait été réservée. Sa sœùr, Marion, à
dix-sept ans, s'était éprise d'un jeune, homme, Joseph 8ymonds, rencontré chez des amis communs, à Londres; elle
avait épousé, ·cohtre la volonté de son père, ce 8ymonds,
qui, dans la suite, avait réalisé une fortune considérable
en se livrant au commerce des vieux meubles, à Londres' et
à Melbourne. A une certaine époque, il avait été maire de
Li verpool et créé chevalier; on leur croyait une nombreuse
progéniture. Mais, depuis quelques années, aussitôt après les
tragiques événements de Cray borne, ils s'étaient retirés en
Auslralie ot n'avaient plus donné de leurs nouvelles.
Légalement, ajoutèrent-ils, après la mort de son frère ainé
1
�126
MAISON HANTÉE
et de son fils Roger, et à défaut d'Henry Payne Clavel, lady
Symonds demeurait seule héritière; mais elle avait gardé le
silence et toutes les recherches entreprises pour découvrir
Henry Clavel avaient seulement établi qu'après son départ
d'Angleterre, il avait séjourné dix ans à Mexico; ensuite on
avait complètement perdu ses traces. La dimculté consistait
donc à reconstituer les trois ou quatre années de sa vie qui
s'étaient écoulées entre son départ de Mexico et son arrivée
à New-York, où il avait épousé la fille de Gérard Worth.
- Ce n'est qu'une simple question de temps, monsieur,
ou plutôt sir Henry Clavel, devl'ais-je dire, observa MI'. Tren"
tham avec un souril'e expansif; car"si je vous ai bien compris,
vous avez l'intention de prendre le titre?
- Je n'y vois pas d'inconvénient, dit Harry, au contraire.
Si, comme le rapporte la tradition, mes ancêtres se sont
établis en Angleterre sous Guillaume le Conquérant, l'histoire de nos crimes, doit se perdre dans les brumes diI passé.
D'ailleurs, il ne m'est guère possible de dissimuler plus longtemps ma véritable origine aux habitants de Crayborne;
plusieurs déjà ont été frappés par ma ressemblance avec
certains de mes parents disparus. Certaines rumeurs courent
dans le pays à mon sujet•.. Je préfère que la vérité soit connuel
- En effet. votre famille a toujours eu un type de physionomie extrêmement remarquable 1 observa Ml'. Ash en
fixant Harry par dessus ses lorgnons. Dans ma jeunesse,
j'étais employé aux bureaux de MM. Wemworth et ms,
administrateurs de la fortune des Clavel. Je vis sir John
une ou deux fois et sir Alan souvent. Il y avait certainement,
entre eux et vous, une grande ressemblance.
Harry se sépara de ses avoués vers trois heures et demie,
non sans avoir été rassuré par eux au moins sur un point;
le domaine de ses pères était sagement administré; les hommes
d'affaires ne pI'élevaient sur les revenus qu'un tant pour cent
raisonnable. Après des générations de Clavel extravagants,
la propriété pouvait enfin prospérer sous une direction judicieuse.
~ . Naturelmn,
Harry se garda bien de confier ses aventures
romanesques à ces hommes de loi, à l'esprit trop pr;ltique
et positif Il se contenta de remettre ' sa cause entre leurs
mains. Enscmbk, ils convinrent, une fois qu'ils amaii'n1. rélwi
�MAISON HANTÉE
127
les pièces nécessaires, d'entrer en rapport avec les représentants actuels de MM. Wentworth, chargés des intérêts de la
famille Clavel, et la chancellerie, afin d'établir clairement
les droits d'Harry à la succession.
«Jusque-là, le jeune Américain n'avait qu'à se tenir à
J'écart, à ouvrir l'œil et à observer », selon l'expression du
jovial Ml'. Tr\lntham. De l'avis de ces m,essieurs, rien ne pouvait l'empêcher de devenir « sir Harry Clavel, de Lyllington
Court », avant la fin de l'année.
Il quitta donc les bureaux de MM. Trentham et Ash se
Il touchait à la réalisation de 'ses
dirigea vers Fleet ' Stre~.
rêves et cependant, il n'était pas vraiment heureux. Il s'en
étonna. Puis, descendant au fond de son cœur, il en comprit
la vraie raison: la possession du turc et de la propriété de ses
ancêtres, tel n'était pas le but de ses désirs, Devenir sir Henry
Clavel pour vivre solitaire dans l'immense château de Lyllington Court était une perspective, en somme, peu attrayante a
Et, s'il ne pouvait pas décider lady Anne Daubeney à quitter
son obscure et mystérieuse retraite pour partager à Lyllington Court son nom et sa fortune, mieux vaudrait, pensait·
il, renoncer à tous ses droits et regagner l'Amérique au plus
tôt.
« En somme, réfléchissait-il, tout en se frayant péniblement
un passage à travers la foule qui encombrait Fleet Street,
mon nom seul lui déplaît. Mais elle a vécu six ans avec ses
tuteurs qui étaient des Clavel, elle vit maintenant dans une
propriété qui leur appartient - qui m'appartient en réalitéet elle est assez généreuse pour garder et soutenir les vieux
serviteurs de la famille Clavel. C'est pourquoi j'estime qu'elle
ne m'imputera pas les crimes de mon cousin et que peu à peu
elle inclinera son cœur à la clémence, au pardon. D'ailleurs,
elle me connait déjà sous mon vrai nom. Elle n'a pu oublier
si vite la conversation que nous avons eue ensemble le soir
de mon arrivée li Crayborne, et si, par extraordinaire, elle
l'avait oubliée, Denzil Warne, son meilleur ami, se chargera
de lui rafra1chir la mémoire pour la mettre en garde contre
moL
«Il y a dans cette haine de familles, pensa-t-il encore,
~
quelque chose de sauvage qui rappelle la vendetta corse
De pareilles mœurs sont en opposition absolue avec notre
mentalité moderne. »
�128
/
MAISON HANTÉE
Absorbé par SilS réflexions, il n'avait pas pris garde que le
ciel s'était subitement ·obscurci. Peu accoutumé au climat
de l'Angleterre, il n'avait pas eu la précaution de se munir
d'un parapluie. Alors il enfila une étroite allée aboutissant au
célèbre restaurant qui pori ait pour enseigne: Au fromage de
Ghesh,re. Il s'assit en face de la fenêtre, divisée en un nombre
infini de petits carreilUX, non loin de la place toujours vénérée
par la mémoire de l'illustre « Samuel Johnson» (1). Puis il
commanda du café et des rôties beurrées. Autour de lui,
personne. Seuls, au fond de la salle, au plafond bas, trois
jeunes touristes américains buvaient solennellement du
thé.
De larges gouttes de pluie commencèrent à tomber, et
l'obscurité devint telle qu'Harry distingua à peine un homme
de taille moyenne qui entra précipitamment le col de son
pardessus relevé, un parapluie à la main; il prit place à côté
de lui et commanda un sandwich et de ID bière. Sa voix étai
harmonieul"e avec un léger accent; Harry en fut frappé, c~te
voix lui parut Familière.
Il se retourna brusquement et dévil"agea le nouveau venu:
des yeux gris, caves, derrière un lorgnon à monture d'or
des traits aquilins, des cheveux et une barbiche grisonnants,
c'était Léopold Sarto 1
.
Celui-ci le reconnut égp.lement et parut ravi de cette rencontre.
- Ml'. ;worth 1 s'écria-toi!. Ou n'était-ce pas plutôt Clavelworth? De toute façon, je suis enchanté de vous revoir. Alors
vous êtes en pèlerinage au « Cheshire Cheese >l, selon la coutl1me de tout bon Américain n'est-ce pas?
- Ce n'est pas la première fois que je viens ici, répondit
froidement Harry.
- Ce vénérable établissement est bien digne de p~reils
attentions 1 affirma Sarto avec enthousiasme. Vous ne sauriez
croire combien je suis heureux de vous rencontrer de nouveau.
J'ai été Fq.rt tracassé à votre sujet et, si j'avais su votre
\
adresse, jé serais allé vous voir.
- En vérité 1
- Oui, et voici pourquoi: Pendant que nous bavardions
dans le train, vous vous êtes endormi subitement. ..
(1) Samuel J~hnso,
illustre littérateur anglais (1709.1784).
�MArSON HANTÉE
129
- En fumant une de vos cigarettes, monsieur Sarto,
interrompit Harry. Je m'en souviens parfaitement. De plus,
vous m'aviez prévenu que ces cigarettes avaient été faites
pour vous, sur commande.
- Vous avez raison, en effet 1 s'écria Sarto. Le fait est,
monsieur Worth, qu'involontairement je vous ai laissé
prendre une cigarette d'un genre spécial. Je regrette vivement.
cette erreur 1
- Était·ce bien une erreur I?
L'étranger éclata de l'ire et posa familièrement sa main SUl'
le bras d'Harry.
- Sans aucun doute, affirma-t-il. J'avais, dans mon étui,
une cigarette à l'opium; j'en ai toujours sur moi que je fume,
le soir, avant de me mett,re au lit, pour prévenir des névralgies
très douloureuses auxquelles je suis sujet depuis quelque
temps. J'avais tout à fait oublié la présence de celle-ci parmi
les autres et j'ai été désolé en constatant l'effet produit sur
vous par le soporifique. J'ai essayé en vain de vous réveiller.
A Blosham, obligé de descendre, 'je vous ai recommandé au
chel de train. Que pouvais-je faire de plus?
- Rien 1 répondit sèchement Harry. Vous en aviez fait
suffisamment, ce me semble.
A cet instant, le garçon servit aux deux hommes le 'café,
les tartines et la bière demandés . L. Sarto saisit la tasse de
café, la porta à ses lèvres et, s'apercevant de fla méprise, la
posa précipitamment.
- Excusez mon inconcevable étourderie 1 s'écria-toi!.
Elle vient de ce que moi-même je prends toujours du café à
cette heure de la joucnée. Je me demande maintenant pourquoi j'ai demandé de la bière 1 Sans doute, l'ai-je fait inconsciemment, poussé par l'aspect de l'établissement qui a tout
l'air d'une brasserie ...
Et maintenant il faut que je me sauve ... je dois quitter
Londres dans une heure, et j'ai encore passablement à faire .
Je suppose que maintenant vous êtes déjà dégoûté du Dorsetshire et qu'il ne doit pas vous tarder d'y revenir 1
- Au contraire, j'aime passionnément cette contrée qui
parait si pittoresque et si primitive 1 J'y retourne ce soir
même.
- Dans ce cas, voulez· vous accepter une place dans mon '
cab? offrit gracieusement l'étranger. Je vais aussi à la gare de
�130
MAISON nANTÉE
Waterloo, · sans avoir l'intention de m'éloigner beaucoup de
Londres. J'ai quelques courses à faire, maIs cela ne nors retardera guère; elles sont sur le parcours de la gare.
~
Non, merci, j'ai encore une visite à faire.
. - Une visite?
.
- Vous paraissez vous intéresser beaucoup trop à mes
faits et à mes gestes, monsieur Sarto, fit Harry, impatienté.
Ma visite, puisque vous désirez le savoir, est destinée à un
marchand de jouets, dans Regent street. J ' ai l'intpntion
d'acheter une charrette et un cheval pour les offrir à un petit
garçon que j'ai sauvé au moment où il allait se noyer, vendredi dernier.
-:" Vous avez sauvé un enfant 1 s'écria Garto ; et il regarda
Harry fixement. Où cela? Pardonnez mon indiscrétion, mais
un acte de courage excite toujours ma curiosité et ma sympathie/ plus que tout autre chose.
,
- Je nage aussi facilement que je marche, répondit
Harry. Je n'ai donc pas eu grand mérite à accomplir «mon
acte de courage ». C'était au bord des viviers de Lyllington
et l'enfant en danger de se noyer se nomme Edwin J essop ;
c'est l'arrière-petit-fils de Stephen J èssop; le vieux majordome.
- Ah 1. ..
Une exclamation de colère s'échappa des lèvres de Sarto.
D'un geste nerveux, et, sembla-t-il, involontaire il fit tomber
sur le parquet sablé la tasse de café qu'il écrasa sous son
pied.
- Ces J essop 1 quels coquins 1 articula-t-il enfin d'une
voix siffiante. J'ai entendu parler d'eux. Ils font de la vic de
lady Anne un enfer 1 Je voudrais les tenir sous mon pied et
·les écraser comme ... Mais, mille excuses, cher monsieur,
le souvenir seul de ces misérables suffit à me mettre hors de
moi à un poin t tel que dans mon exalLation, j'ai fait tomber
votre café. Permettez-moi d'en commander un a)ltre 1
�MAISON HANTÉE
131
xxv
DES VISITES.
Les gens d'un tempérament nerveux, emporté, comme
l'était Sarto, n'avalent pas le don de plaire à Harry. Lui-même
exerçait sur sa personne un empire peu ordinaire Dans cette
circonstance, cependant, il fut sur le point de perdre son sangfroid.
'
Profondément mortifié, il àbandonna la place qu'il occupait,
paya sa note au garçon occupé à ramasser les fragments
de la tasse brisée, et, avec un léger signe de tête à l'adresse de
L. Sarto, il quitta le restaurant. Sarto le suivit précipitamment . Harry sauta dans un cab. L'architecte, sans se laisser
décourager, grimpa sur le marche-pied de la voiture; cramponné à la portière. il renouvela ses excuses avec un vif
accent de regret. .Ses paroles aITectèrent moins Harry que
l'expression empreinte sur son visage; au grand soleil qui
avait succédé à l'averse, son teint olivâtre était devenu
d'une pâleur livide; et les rides qui creusaient son front, aussi
bien que son regard angoissé, témoignaient d'une souITrance
morale réelle et profonde.
- Pardonnez-moi, monsieur Worth,' suppliait-il. Je ressens
les choses trop vivemen t, voyez-vous. Je ne suis pas Anglais,
moi 1 Vous non plus, d'ailleurs .
- Je suis Américain, monsieur Sarto, et je déteste les
scènes. Excusez-moi, je dois partir. Je suis horriblement
pressé.
Il donna au cocher l'adresse ,d'un magasin de jouets de
Regent street; l'homme fouetta son cheval qui partit au galop.
Sarto dem E)ura immobile sur le bord du trottoir, fixant d'un
air hagar'n la voi ture qui s'éloignait rapidement..
Aussitôt qu'elle eut lourné le coin de la rue, Harry donna au
cocher une autre adre::ise. Les magasins de jouéts ne manquaient pas à Londres, et il voulait à tout- prix se débarrasser
de cetétranger importun.
/
�1 ~2
MAI~ON
HANTÉE
De plus en plus, cet individu lui inspirait une méfiance
extrême; c'était donc bien lui qui l'avait endormi, à l'aide
d'un narcotique, dans le trajet de Londres à Bltlsham, accident dont il était l'auteur « involontaire 1), avait-il prétendu 1
Il s'était bien gardé d'ajouter qu'il avait profité du sommeil dl'
sa victime pour fouiller ses poches et sa valise 1...
Tout à l'heure, son accès de fureur avait paru à Harry
peu naturel; il semblait jouer un rôle, et un .rôle peu honorable, peu digne d'un gentleman. Crier, gesticuler, renverser
une tasse d'un coup de poing et l'écraser sous son pied, une
telle attitude de la part d'un homme correct, bien élevé, était
vraiment stupéfiante; ainsi, du moins, en jugeait Harry, et il
cherchait en vain à en découvrir le vrai mobile.
Cependant, au moment où, après avoir choisi son jouet
dans un magasin, non loin de la gare de Waterloo, il se disposait à passer au comptoir il fit une découverte qui devait
jeter sur cette question obscure une lueur singulière.
En cherchant sa monnaie, il trouva dans la poche de son
gilet une petite fiole identique à celles qu'emploient le~
pharmaciens pour servir à leurs ' clients du laudanum ou
d'autres poisons. Elle était bouchée et vide en apparence;
mais, en l'examinant de plus près, Harry vit qu'elle con-tenait
encore quelques gouttes d'un liquide incolore et presque sans
odeur. D'où venait-elle? Il était bien sÎtr de ne l'avoir jamais
vue auparavant.
Il paya promptement son jouet, donna l'adresse du destinataire, « Master Edwin Jessop, la Loge, abbaye de Loders,
Crayborne, Dorset », et s'en fut aussitôt à la pharmacie la
plus proche. Il confia la fiole au pharmacien en le priant de
vouloir bien analyser les quelques gouttes qui restaient au
fond; il ajouta. qu'habitant la campagne et dlJvan t quilter
Londres le soir même, il attendrait le résullat de l'opération.
- Cette fiolp, expliqua-t-il, est tombée accidentellement
en ma possession, et, pOUl' une raison toute spéciale, je désire
vivement savoir ce qu'elle renfermait.
Le pharmacien disparut et revint peu après.
- J'espère, dit-il, que vous n'avez pas goûté au contenu
de cette fiole. C'était un poison violenl, une préparation à base
d'arsenic. La dose était suffisante pour tuer deux ou trois personnes_
Harry reprit la fiole et la remit dans sa poche d'un 2este
�MAISON HANTÉE
mac!ùnal. Avec le même flegme, il paya le pharmacien et, à sa
requôte, lui remit son nom et son adresse en précisant qu'il
avait trouvé le poison dans un resLaurant de Fleet street. Puis
il remonta dans son cab et atteignit la gare de Waterloo juste à
temps pour prendre le dernier train du soir à destination de
Blosham. Il ne manquait pas de clairvoyance, mais n'était
pas méfiant Je moins du monde. Cependant, sous la pression
de~
circonstances, un soupçon s'éLait fait jour en lui qui, de
plus en plus, se précisait ct prenait corps; le mystérieux personnage dont il avait été déjà victime avait dû Je filer depuis
Lincoln's Inn Fields jusqu'au restaurant dans l'intenLion de
l'empoisonner. Fort habilement, il avait versé le poison dans
son café; puis, pour un motif incompréhensible, regrettant
son gesLe criminel, il avait fait tomber la tasse ct l'avait écrasée sous son pied.
Enfoncé dans son compartiment Harry repassait dans son
esprit les événements de la journée et sa méditation renforçait
toujours davantage en lui cette conviction nouvelle. La découverte de la fiole minuscule dans sa poche s'expliquait parfaitement; elle y avait été glissée par le meurtrier lui-même;
ce dernier, en erret, n'avait pas caché son intention de quitter
Londres le plus tôt possible. Après avoir fait son coup, il
comptait sans doute disparaître furtivement, laissant sa victime agoniser dans la salle de l'auberge. La police prévenue
aurait fouillé le cadavre afm j'établir son identité; elle aurait
trouvé la fIOle renfermant encore quelques gouttes de poison;
elle aurait conclu au suicide; l'aLTaire aurait été classée. En
vérité, le coup était adroitement combiné et présentait des
chances de succès.
Harry avaiL jugé inutile de retourner à l'auberge et de réclamer les fragments de la tasse afin de les soumettre à l'expertise ; on avait dû les faire disparaltre; d'autre part, il était
évident que Sarto n'était pas un habitué de cet établissement.
Harry sc souvint alors qu'à plusieurs reprises, après avoir
quitté ses avoués, il avait cu l'impression d'être étroitement
suivi.
Mais comment Sarto avail-il pu deviner qu'il viendrait ce
jour-là à Lincoln's Inn Fields? Et pourquoi voulait-il le tuer?
Quel profit devait-il retirer de ce crime?
Il est vrai que l'inqualifiable indiscrétion dont il s'était
rendu coupable dans le trajet de Londres à Blosham lui avait
�134
MAISON HANTÉE
appris l'origine véritable d'Harry et l'adrp.sse de ses avoués.
Il est vrai encore qu'il avait manifesté contre la famille Clavel
et en particulier contre RogSr une haine profonde. Mais cela
ne suffisai t pas à expliquer cette ten tati ve de meurtre si habile- ,
ment conçue.
Une seule solution s'imposait: Harry avait eu alTaire à un
dét.raqué. 11 en était arrivé à cette hypothèse lorsque le train
atteignit Hlosham. Une voiture de louage le transporta rapidemen t à Cray borne; e:1 sorte qu'avant huit heures, il réintégrait son domICile par une soirée lourde, sulTocante, sous une
pluie fine et serrée. Son repas l'attendait tout servi dans la
salle à manger; il se composait de jambon, de bœuf froid, de
fromage et de bière; ainsi vivait-il simplement; au milieu des
paysans, il avait adopté leur régime et avait tout lieu de s'en
féliciter. Près de son couvert il aperçut une lettre non timbrée '
dont l'adresse révélait une main féminine. Il l'ouvrit, et lut
ee qui suit:
Cher monsieur Clavel,
«Puisque tel est votre nom, mieux vaut vous le donner tout
suite; vous ne sauriez croire jusqu'à quel point je déplore la
scène d'hier soir: Mais aussi, pourquoi ne pas vous être confié
à moi avant cet événement regrettable? Je vous aurais évité
ce désagrémont. Veuillp.z excuser mon oncle; sa haine contre
les Clavel s'explique jusqu'à un certain point, et il est assez
compréhensible que, placé tout à coup en présence d'un
membro de cette famille, il ait perdu tout empire sur lui-même
et donné libre cours à sa fureur. Mais quelle que soit votre orien considère pas moins comme un parfaitgentlegine, je ne vou~
man, brave, honorable, et bon; et je vous ai tant d'obIÎgalions,
que je regrette sincèrement d'avoir, par' mes propos, porté
atteinte à la mémoire de ceux qui, malgré tout, vous restent
chers. Pardonnez-moi, je vou~
prie, et "Conservez-moi toute
votre amitié.
«Votro dévouée,
«LILlAS MORGAN.»
Harry fut toucM de cette leUre si spontanément franche et
affectueuse, tout à fait l'image do son auLeur. 11 la parcourait
�MAISON[UANTÉE
135
encore, un sourire aux lèvres ... lorsque Mrs. Anning fit SOli
apparition.
- Vous devez mourirdefaim, pauvre monsieur 1s'écria-t-elle.
Mais vraiment, vous avez de la chance aujourd'hui, et je vous
félicitedevotre bonne fortune 1Après votre départ, deux dames
sont venues prendre de vos nouvelles 1
- Deux dames?
- Ah mon Dieu 1 je n'aurais pas dû, je crois, pp,rler de la
seconde 1 La première était votre jeune amie. la fille de miss
Edith, mon ancienne maîtresse. Elle est arrivée à cheval, a
pris le thé avec moi; et vous ne serez pas étonné, monsieur,
d'apprendre que vous avez fait presque tous les frais de la
conversation, ajouta l\1rs. Anning d'un air malicieux. Et puis,
il y a une heure environ, lady Anne elle-même e3t venue 1. ..
- Lady Anne 1 A-t-elle laissé un message?
- Non, monsieur. Au fait, je crois me rappeler qu'elle m'a
recommandé de tenir sa visite secrète. Elle n'est restée que
deux ou trois minutes. Tout d'abord, elle m'a parlé de Sammy ; elle m'a demandé des nouvelles de sa blessure, - insignifiante d'ailleurs, puis elle a exprimé le désir de lui parler. Jesuis
donc allée à sa recherche, mais inulilement. Il avait fermé à
clé la porte de son réduit et pouvait très bien se trouver à l'intérieur. En tout cas, s'il était, il n'a pas donné signe de vie
et comme il a l'habitude fâcheuse de boucher le trou de la serrure, je n'ai pas pu m'en rendre compte. Lorsque je suis revenue auprès de milady, elle arpentait fièvreusement la salle à
manger, pâle comme un revenanL. A peine ai-je pu lui dire
que Sammy était introuvable ... Sans en écouter davantage,
elle m'a interrompue:
- Vous dites que Ml'. Worth est à Londres? nt-elle. Ne parlez à personne de ma visite, mais, dès qu'il sera de retour
adressez-moi un mot pour me donner de ses nouvelles. Surtout,
ne l'oubliez pas, ma recommandation a la plus haute importance.
Du coup, -à cette nouvelle, Harry oublia tout, et son repas,
et le mauvais temps, et 'les désagréments de la journé~.
Une
seulo réllexion absorbait tou t son être; lady Anne avait pensé
à lui 1 lady Anno s'était inquiétée de son absence 1 Il ne songeait même pas à se demander le pourquoi de cet intérêt qu'elle
paraissait subitement lui témoigner. Une joie immense gonllait son cœur, une joie telle qu'il décida sur-le-champ de se
y
�136
MAISON HANTÉE
rendre à la loge de l'abbaye pour rassurer sa chère bien-ai·
mée.
Cependant, comme il ne pouvait donner le vrai mobile d'une
démarche !li tardive sans trahir la confiance que lui témoignait
la fermière, il dut chercher un prétexte; une idéese présenta
à son esprit qui fit monter le rouge à ses joues.
« La vie est courte, il faut saisir l'occasion propice. Certainement, lady Anne a dû deviner mon amour; de plus, elle connait mon origine, donc pas de crainte à avoir de ce côté. J'irai
demain après-midi, sans attendre davantage, solliciter sa
main. Je vais lui adresser un mot pour.annoncer ma visite.
Il s'installa dans le parloir, devant un pupitre d'acajou et
fouilla ses poches pour chercher son stylographe qui ne le quittait jamais.
Pendant cet' examen, ses doigts rencontrèrent la petite fiole
ayant renfermé le poison. Il se promit de la montrer le lendemain à lady Anne pour lui prouver le bien-fondé de ses appréhensions ; il la tira de son gousset avec quelque menue monnaie
qui le gênait et serra le tout dans un tiroir du secrétaire, puis
il écrivit:
1
Chère lady Anne,
«A peine de retour de Londres, je viens solliciter de vous
une entrevue. Pourriez-vous mo recevoir demain après-midi,
entre trois et quatre heures? J'ai à vous faire une communication très urgente; probablement devinereil-vous de quoi il
s'agit. Je vous en prie, accédez à ma requête sinon prévenezmoi. Il est entendu que si je ne reçois pas de réponse, votre
silence équivaudra à un consentement, et, alors, je me présenterai à l'abbaye demain à l'heure indiquée.
/
« Votre dévQué serviteur.
HARRY PAYNE CLAVELWORTlI.)1
Comme il sortait, Mrs. Anning le poursuivit dans le vestibule .avec un parapluie; il avait oublié qu'il pleuvait 1
- Bien entendu, assura-t·il, lady Anne ne saura pas que
vous m'avez fait part de sa confidence. Mais je dois la voir
demain pour une communication très importante, et je vais de
ce pas déposer uhe lettre à la loge pour lui annoncer ma visite;
�MAISON IIANTÉE
137
ainsi la commission dont elle vous avait chargée n'a plus sa
raison d'être; inutile de vous dél'anger, chère madamO, surtout avec ce vilain temps 1
Mrs. Anning parut se contenter de cette explication; mais
elle secoua la tète d'un air désapprobateur tout en regardant,
de sous le porche, son élégant locataire qui s'éloignait d'un pas
r élpide.
Cette façon d'agir ne me plaît pas, murmura-t-elle.
Un gentleman ne va pas d'habilude courir sous la pluie pour
un motif aussi fu lile. Il perd son Lemps, c'est sûr, car lady Anne
traite les hommes comme la..boue de ses souliers. El miss Lilias
qUI l pour lui tanl d'alTeclion, la pauvre enfant 1...
Par extl'aordinaire, Harry trouva la ~rile
de l'abbaye
entr'ouverte. Du parc lui parvinl un bruit de voix, de rires
étoufTés et de baisers. Puis, une voix masculine, au timbre
métallique, s'éleva dans l'avenue déjà pleine d'ombre; elle
disait:
- Allons, au revoir, ma chérie. Je reviendrai avant la fin de
la semaine. Tenez vos yeux grands ouverts, et, si vous avez d'es
nouvelles importanles àme communiquer, vous en serez largement récompensée.
Le bruit d'un nouveau baiser suivit ces paroles. Harry
poussa la grille, s'avança résolument dans l'avenue et se trouva
bientôt face à face é}A'ec deux personnes étroilement enlacées.
Malgré l'obscurilé, plus profonde encore sous le couvert des
arbres, Harry les reconnut immédiatement; c'était Lisette
Dupont en compagnie de l'élranger (( au poinl d'interrogalion»
celui-là même qu'il avait renconlré à Lyllington et qui avait
blessé Sammy le jeudi précédent.
•
En apercevant IIarry, Lisette poussa un pelit cri et s'enfuit
.du c~té
de la loge.
Harry passa devant l 'élran~e
sans même daigner le remarquel'; mais cc dernier l'a vail reconnu. Il eut un moment d'hésitation et l'in terpella en ces termes:
- Bonsoir, cher monsieur. Vous failes une visite bien tardive, eh 1
.
En présence, d'une telle elTronterie, Harry, sulToqué d'indignation, ne trouva rien à dire; il se conlenla de pressel' le
pas,
,... L'étranger le suivit el'\ ricanant avec impudence:
. - OlTensé, eh? Rassurez-vous, mon cher, je ne chasse pas
�138
MAISON HANTÉE
sur VOS terres. Vous visez la maîtresse; moi je me contente de
la .servante ... pour le moment du moins.
Avec un nouveau ricanement, il tourna sur ses talons et fit
Claquer la grille derrière lui.
Harry entendit le bruit de ses pas qui s'éloignaient sur la
route, acoompagné d'un siffiement joyeux.
- N'en déplaise à lady Anne, marmotta Harry, je persiste
à croire que ce vilain cuistre est un détective; j'en mettrais ma
main au feu. Il corrompt cette petite écervelée et la pousse à
espionner pour son compte 1 Mais qu'est-ce qu'un détective
peut bien chercher ici?
Il était arrivé près de la loge et s'apprêtait à sonner, lorsque
des éclats de voix féminines s'élevèrent derrière la porte.
C'était Suzanne J essop qui adressait une verte semonce à
Lisette Dupont.
- Eh bien! cria-t-elle, vous en faites du propre 1Vous vous
glissez la nuit dehors comme une voleuse ... Pourquoi faire? ...
Vous seriez en peine de l'avouer. On voit bien que vous êtes
une étrangère et non une honnête fille du Dorset. D'où venezvous, mademoiselle?
- Est-ce que cela vous regarde, ' niaise que vous êtes,
riposta Lisette d'une voix aigre. Vous êtes trop laide, trop
rougeaude pour éveiller l'attention d'un homme, et c'est ce qui
excite votre jalousie. Je suis simplement sortie pour pl'endre
l'air ... On étouITe ici 1
- Bah 1prendre l'air sous la pluie 1 en voilà une histoire 1
,/ s'écria miss J essop avec dédain. Vous n'êtes pas ici pour longtemps, laissez-moi vous le, dire. Une fille telle que vous n'est
pas digne de rester à l'abbaye de Loders.
Lisette fit claquer ses doigts en signe de défi.
- Voilà le cas que je fais de votre abbaye 1 répondit-elle.
Aussi longtemps que votre vieux grand-père réclamera ma présence et m'appellera, une bonne, douce et jolie fille, je resterai.
Ce n'est pas vous qui donnez les ordres ici, mais lui 1
Après avoir décoché à son ennemie celte flèche du Partho,
Liselte disparut.
Alors seulementSuzannevoulut bien prôter l'oreille aux avertissements de la cloche qu'Harry agitait désespérément, et elle
s'empressa d'ouveir.
Après une pareille altercation, Harry no fut pas étonné du
l:b(lngemcnt qni s'élait opéré snI' Je visage de la jeune fille;
�MAISON HANTÉE
189 '
ses joues, ordinairement fraîches, étaient empQurprées et une
flamme de colère brillait encore dans ses yeux. Toutefois, elle
se montra déférente à son égard et promit de remettr e à lady
Anne, sans tarder, la lettre qu'il lui oITrait et qu'elle dévorai t
du regard, comme pour en percer le contenu à travers l'enveloppe.
- J'espère que votre neveu est complètement 'rétabli?
s'informa Harry avec sympathie.
Le visage de la jeune fille s'assom bdt.
- Je crains qu'il n'a\t pris froid, dit-elle. Lo pauvre agneau
a été fièvreux la nuit dernière et il a même déliré. Tout à
l'heure, je suis allée voir qu'il dormai t; il parlait tout seul
d'une belle fée qui vient le visiter. - Quelle fée? - lui ai-je
demandé. - Ma fée, a-t-il répond u; celle qui vient me voir
lorsque j'ai été bien sage et que je suis dans mon petit lit. Je
lui ai raconté, a-t-il ajouté, que je suis tombé dans l'eau et que
le gentil monsieur m'a sauvé. Mais je n'en ai parlé qu'à elle,
tante Suzanne, je vous le promets. - Ce que j'aÏ.ffierais savoir
au juste, monsieur c'est si le pauvre enfant délirait encore ou
si quelqu' un s'était introdu it dans la loge pendan t que j'étais
allée me promener avec mon promis. Si je savais que cette
Française...
1
- Je suppose qu'il rêvait tout simplement, interrom pit
Harry pour la calmer.
- J'ai si peur ql,le l'accide nt dont il a falli être victime pal'
ma faute soit divulgué 1 reprit Suzanne. Lady Anne s'en soucierait peu, mais c'est grand-père :...
- C'est extraordinaire 1 s'écria' Harry avec surprise. Ce
grand-père vous fait tous trembler, ici 1
- Et vous feriez comme nous., monsieur, si vous le oonnaissiez 1 riposta SU7.anne avec vivacité. Il a mené ~ grandmère une vie terrible autrefois. Mais, à présent, elle le voit bien
rareme nt; et quand, par hasard, elle va lui faire une courte
visite, il reste étendu sur son sofa les sourcils froncés et lui
lance des regards furieux sans seulement daigner lui dire bonjour ou bonsoir. L'enfan t est sa seule passion, mais il épouva nte
ce pauvre agneau l
'
- Auras-tu bientôt fini de jacasser, Sukey? cria de l'inté·
rieur de la loge la voix.cassée de la vieille concierge. Viens soupel'; tu feras travaill er tes dents, et ta langue se reposera.
Pendan t qu'il retourn ait p,la ferme, au care~ou
de l'avenu e
�140
MAISON HANTÉE
de l'Abbaye et de la route de Blosham, Hahy entrevit l'amoureux de Lisette qui sautait dans une voiture stationnée à cet
endroit; le cocher rassembla les rênes, fouetta son cheval, et
la voiture disparut.
Harry se demanda alors si cet individu avait élu domicile à
Blosham, ou s'il retournait à Londres.Évidemment, il avait ses
raisons pour rester en observation dans le voisinage; et, d'après
ce qu'il avait dit à Lisette, il avait l'intention de revenir à
l'abbaye dans le courant de la semaine. Allait-il déchaîner
contre lady Anne de nouvelles persécutions?
Il avait avoué qu'elle le connaissait et qu'elle le recevrait
certainement dès qu'il se présenterait. Cependant, lorsque
Harry avait parlé de lui et donné-son signalement à lady Anne,
celle-ci avait affirmé ne l'avoir jamais rencontré:
« Je saurais bien la protéger contre toutes les perfidies qui
se trament autour d'elle, si seulement elle voulait m'en donner
le droit, se dit-il, et j'ai l'intention de le lui demander dès demain. Après tout, chaque fois que je suis allé à Loders, c'est
elle-même qui m'y avait invité; spontanément, elle est venue
me voir, elle a pris le thé avec moi, elle m'a donné une de ses
plus belles roses, elle m'a témoigné une exces!;ive bienveillance;
de plus, .mon absence l'a inquiétée; comment ne me sentirais-je
pas encouragé? Battons donc le fer pendant qu'il est chaud;
profitons de ses bonnes dispositions; je sais qu'elle ne ressent
pas encore pour moi la flamme de l'amour, mais il y a une étincelle et si elle veut bien m'écouter ... qui sait ? .. j'allumerai peutêtre l'incendie 1. .•
Il approchait de la ferme lorsqu'il remarqua que la lampe
placée sur la table du parloir avait été baissée. La fenêLre était
Cermée et ses carreaux épais, minuscules, arrêtaient la vue;
néanmoins, il crut distinguer une ombre gigantesque qui se
mouvait dans la pièce.
Il se précipita contre la porte, l'ouvrit brusquement. la
referma à clef et monta la mèche de la lampe, qui projeta une
vive clarté. Il aperçut alors Sammy, accroupi devant le bureau
d'acajou; l'idiot l'observait avec des regards de bête traquée.
La vuo de ce vilain personnage, qui ne lui inspirai l que mépris
et dégoût, acheva de l'exaspérer. Il attrapa l'idiot au coUet et
10 redressa de vive ~orce.
- Vous avez été blessé 1 cria-t-il en le secouant rudement
Je regrette que vous n'avez pas été tué sur le coup 1Vous l'au
�MAISON HANTÉE
riez richement mérité! Je me contenterai pour l'instant de vous
' eter,à laporte ; mais si jamais je vous retrouve dans mes appartements ou si je m'aperçois que vous m'espionnez, je vous
tuerai comme un chien 1
Il tourna la clef, ouvrit la porte et projeta le misérable dans
l' obscuri té.
Sammy fit entendre, pour toute réponse, un rire guttural et
so dirigea à pas lents vers la cuisine.
Après le dîn.er seulement, Harry, un peu calmé, se demanda
si l'intrus ne lui avait rj~n
volé. Il se rappela la monnaie qu'il
avait déposée dans un tiroir du bureau. Il ouvrit bien vite ce
tiroir; la monnaie n'y était plus, et il constata avec stupeur
que la petite fiole avait également disparu. ,
;
\
1
�Extrait de la liste des volumes.
m-~œ
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2.
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4.
5.
6.
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10.
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14.
15.
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17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
30.
31.
32.
33.
34.
35.
36.
37.
38.
39.
40.
41.
42.
43.
44.
45.
'16.
47.
'16.
49.
50.
51.
52.
53.
54.
55.
56.
57.
Renée ••••••••.•••••.•••.••• par Allee Pujo.
Myrtho •..•••..........•...• - Mario Donal.
Jeunesse propose " ....•..•. - 1\1. de Gr-.mcJ'Malstm.
Ruinée ..• . ..•.•......•..•.• - Paim de Garros.
La Fée du Vieux Logis •..•. - Anurée VerUol.
Un Cœur qui saigne . •••.•• - G. de Kerlecq.
Le Cortège de la Vie .•• . ••• . - Victor Drappier.
L'Épreuve •••••• . ... . ••••..• - Marle Thiérr.'
L'Éveil d'un Cœur .. . .. • ••.• - Mario Dona.
John-le-Conquérant •.•...•. - Edouard Bourgine.
Le Mystère d'Arlacq • ... ••• - Marle TWéry.
Par la Vole des Airs .••..... - Flag.
Les Palmarieu • •••••.• . .••. - Marle Thiéry.
Cœur Vaillant............... - Jean de Bauvolr.
Fiançailles de Printemps ..• - Paul Darcy.
La Chanson du Blé •....•..• - Adrienne Cambry.
Cendra .• . • • • . .••• • .••••.•.• - la Csse Xavier u'Abzac.
Margaret .•....••• . ..••• . •• . - H. Bezançon.
Le Mariage de Clarice ••• . . - O·Néves.
Les Amis d'une Veuve •••.. - Rhoda Broughton.
Le Bonheur d'Arlette ... .. .. - Andrée Vertiol.
Les Yeux d'Azur . ........... - M. La Bruyère.
L'Absence ....... ... .. . ..... - H. IIlarUnl.
Le Mariage de Lucette •..•• - Eugène Drevelon.
Le Loup dans la Bergerie •• - Alexis Noël.
Madame Melchior ••••••.•.. - Cham pol.
Le Cœur enoharné ........ . . . - J. de Kerlecq.
L'Orgueil du Nom •. . •••••• - G. 'l'ou douze.
Risque Tout ... . ... . ........ - Ch. l'oley.
L'Écrasement •...... . ...... - Ch. Foley.
Les Anneaux d'Or de la Reine. - .Jean Bouvier.
Tour Carrée ... . ......... . ... - Pierre Dax.
Mérytza ..•.•.•....• .. .. . .•.• - Comolet Slje et R. Zecch.
Un Beau Mariage .....•.••• - Paul Darcy.
Marchande do Frivolités • . •• - A. Flory et A. Vertlol.
Le Seoret du Vieux ChAteau .• - Spltzmuiler.
Les Alles Fermées •.••••••• - Jean Saint-Romain.
Les Heurts de la Vlo .••• • •• - Catherine Phrébel't.
Le Poids du Passé ••.•.•••. - Andrée Verllol .
L'Asoension du Bonheur .... - Jean Oertheroy.
Le Maitre de la Chanoe ..... - René ù'Anjou.
Charmante Odysaée .••••.•• - Louis d'Arvers.
La Faneuse de Fléao ••••••• - 111. La Bruyère.
Les Vlotlmes .. . .•..••.•.••.• - IL-A. Dourlinc.
Le Destin des Roses ......... - Marcel Rosny.
Myriam au Bols Dormant ...• - Andrée Vcrtiol.
Le Secret de Rita ..•• . ••••• - Neuiliès.
Le Raohat d'une Ame •••.•. - L. Enault.
Le Seoret du Professeur .... - Adrienne Cambry.
La Vengeanoe de Pierre .... - M. de Gmnd'Malson.
Maison Hantéo, tome 1 •••• , - M. BorcJreull.
Maison Hantée, Lome II .... - M. Bordreuil.
Orgueil et Amour .......... - Ed. Naegelen.
Le Sacrifice d'Hélene ....... - AIlr.1\ Pujo.
Haines de Raoee •• . ••••••.• - Jeanne d'Urville.
Lo Moulin Bur la Sou froide ... - Morg. Hcgnuud.
La Roohe aux Dames .•.•••• - Jean de Kerlccq.
�œ-------------------------------------------Im
Suite des volumes.
58.
59.
60.
61.
6:.!.
63.
64.
65.
66.
67.
68.
A l'Aube de l'Amour ....... - Paul Darcy.
La Pàqueré ...•............. - Jean de Bauvolr.
La Sacoche de Cuir .Jaune..
O'Nèves.
Tante Cigale ... ............
I-I.-A. Dourllac.
L'Heure du Berger.........
R ené d'Anjou.
Amour passe Orgueil, tome 1. - O'Nèves.
Amour passe Orgueil, tome II. - O'Neves.
Les Fiancées d'Arlsthodème .. - E. de Keyser.
La Force du Pardon........
Andrée Vertiol.
L'Ombre du Mort..........
M. Bordreull.
Un Beau Voyage ••......•... - ' A. Gerly.
6U. Le Coup , de Foudre ......... Louis d'Arvers.
70. L'Oiseau de Franoe ..•..... - L. de Kerguy.
71. Les Conguêtes du C' Belormeau ... ...•.........•.... - Nallm.
72. La Mer Souterraine ..•..... -.E. de Keyser.
73. Le Bonheur de Geneviève ... - Nalim.
74. La Fortune de Lollta .. . .... - M. de Grand'Maison.
75. La Double Rançon .......... - .Jean lI1auclère.
76. Entre Deux Amours ........ - René d'Anjou.
77. Sicoutrou Bohémien ...•.... - Francisque Parn.
78. Ker Emerald •...•......•... - Camille de Vérine.
79. Le Roman de Marjolaine....
Jean Bouvier.
80. Les Invisibles...............
Andrée Vertlol.
81. Le Cœur d'un Marin, tome I..
Saint-Cygne.
82. Le Cœur d'un Marin, tome II.
Saint-Cygne.
83. Le Clocher Fleuri ..........
La Belangeraie.
84. Les Deux Rivales............
Georges Beaume.
85. Adoptée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ma,ry Floran.
86. Sans Mère ................. - Phlline Burnet.
87. L'Oncle de Chine.......... ... . Alb. Verse et G . de St-Aubin
88. Mère yvonne................
Ragaille.
89. L'Étrangère....... . ..... ....
Pierre Luguet.
99. La Volx du Cœur...........
M. de Lagrevol.
91. La Flamme Vacillante......
Saint-Romain.
92. Les Brumes se Lèvent.......
Marguerite Regnaud.
93. La Lave d'Or...............
I{urab.
94. Le Mensonge d'yvette...... .
SpitZllluIler.
95. Madame Barbe-Bleue ......
.J. Magllier.
96. La Volx qui accuse.........
Brada .
René Menant.
\)7. La Conquête du D' Gicart ...
98. L'Insaisissable Miss Farringthon ................... - Saint-Segone\.
99. L'Év eil d'une Ame ......... - M. de Wailly.
100. La Destinée de Jacques .... - Mary Floran.
101. Le plus grand Bonheur ...... - Alpil. Croziére.
102. Un Cœur en Tutelle ........ - Jean Nesmy.
10a. La Conquête de l'Amour ... - Georges de Lys.
104. Le Chevalier Printemps....
Suz. Levasseur.
105. Lady Mary de la Sombre Maison.......................
Louis d'Arvers.
106. Quand Metx pleurait ........ - Jean Mauclère .
107. La Chasse au Bonheur .. ... - Jean Bouvier.
108. Le Mirage ......... ......... , - Louis Esnaull.
109. Les Braoelets de Fer, tome 1. - Chevalier.
110. Les Bracelets de Fer, tome II. - Chevalier.
111. Le Trésor de Launay .. . .... - André Gerly.
112. De la Coupo aux Lèvres .... ' - L. de Iierguy.
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Warden , Gertrude (18..-19..)
Title
A name given to the resource
Maison hantée . Tome I
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Ed. de la "Mode Nationale"
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1927
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 51
Type
The nature or genre of the resource
text
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
Language
A language of the resource
fre
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Fama_51_C90758
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/36/73291/BUCA_Bastaire_Fama_51_C90758.jpg