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Editions
du
Petit Echo de la
Mode
FORSON!
':DIrecteur
7. Rue LernaI9.~,
PAl:US(XIV~
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7~
est la collection idéale des romana pour la
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~
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allongé, d'une.i jolie élégance, a été étudié
spécialement pour tenir facilement dan.
un sac, dans une poche et... dans une
petite main. Quand on voit, oublié .ur la
table, un volume de la Collection" Stella ".
on imagine nécessairement que)a main qui
l'a posé là est toute menue et toute fine.
l La Collection "STELLA"
~
i
1
<1:
constitue un véritable choix des œuvre.
les plus remarquables dea meilleurs auteurs
parmi les romancier. des honnêtes gens.
Elle élève et distrait la pen$ée. sans salir
l'imagination.
La Collection "STELLA"
,
.).
~
est une garantie de qualit~
morale et de
". qualité littéraire. •• •• ..
~ La
v
<'?
5;
i
.o-*c~
~
1
Collection "STELLA"
forme peu à peu à lei 6dèles amie. une
bibliothèque idéale. très agr9hle d'a.pect,
IOU• • es claires couvertures en couleur••
ai fraîches à voir. Elle publie environ un
volume chaque mois.
*~
X
"
�DANS LA MÊME COLLECI10N:
1. L'Héroïque Amour.
2. Po r Lui!
par Jean DEMAIS.
par Alice PUJO.
3. Rêver et Vivre.
par Jean de la BRÈTE.
4. Les Espérances.
par Mathilde ALANIC.
5. La Conquête d'un Cœur,
6. Madame Victoire,
7. Tante Gertrude,
par René STAR.
par Marie THIÉRY.
par B. NEULLlÈS.
8. Comme une Épave,
par Pierre PERRAULT.
9. Riche ou Aimée?
par Mary FLORAN.
10. La Dame aux Genêts. par L. de KÉR.
NY.
Il. Cyranette, par Norbert SEVESTRE.
J 2.
Un 1'tlariage "in extremis ",
13. Intruse, paI
par Claire GÉNIAUX.
Claude NISSON .
...
Chaque volume. partout (chez {nUl 1.. libralm).
Chaque volume. franco •
Trois volumes au choix, franco .
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5 Er. »)
6 fr. 75
JO fr. 25
13 fr. »
Adrencr commandes t mandats 'à M. ORSONl.
7. rue Lemaignan, Paris (XIV'').
�ANDRÉE
VEB:fIOL
La Maison
DES
Troubadours
E(litiOll$ du
cc
P.
Petit Écl'lo Je
Orsoll;J D;l'cc tcur
la
Mode 11
��La M aiso
des Troubadours
PRE1\llERE PA RTIE
1
- Mademoi eJle Edith! Quelle surprise!
honheur! Combien ma œur \'a ~trc
heureu !
Aprè le exclamations joyeu e , il Y eut dl' hacr retenti ant , puis Mlle Antoinette .h ni ra'
- cn famille Toinette - ref rma le large porta,1 Je
l'une des mai on de l'étroite ct omhre rue d~
Dames-Blanche , à Sarlat, ct introdui it ,a hl nù ,
fralche ct charmante i iteuse dan un l'ct it • Il .
.i manA r au. meubles !Cillol .
Indemoiselle Edith! Que j ui!'l ont nte
\OU
oir! Toinette t moi nc nou attend, nia ,1
"mhlable bonne fortunel Le feu a cCI endant oum,
c matin; je te l'ai fait remarquer, Toinett ! I,;'C t un
1 r':: a~e
Je ~i ite inattendue.
Et, • lIIe Françoi c Chant' rac, - en famille FIa 1on, - rejetant \'ivcment on tri Dt, couru! v"
l'arrivante, dont elle hai a le jou
ronde qua 1
avee r pect.
- Comment êtes-vou là, mon ch r tr' or?
1, ct Mme De chemin ont hien \oulu
o,;har~e
de moi; il m'ont quittee à l'entree d la ru
- Mme de Sah iac a permi c tte funue 1 Qu
miracle l'exclama Toinette.
- Laurence e t ouffrantc et, comme elle J': 'r it \'Ivem nt un chapeau pour dimanche, a m re
m'a har~ée
de v nir lui en commander un.
- 1'.lIe e t donc sOllV nt souffrante, Mlle Laur nec'? d man in T in tic.
ouvent, hda !
�6
LA illAISON DES TROUDADOURS
- Ce n'est que justice, murmura Françoi~e,
ralnée des deux <;ccurs, tout en rajustant le~
bandeaux de sa perruque - jadis noire, aujourd'hui
rousse - que lais~t
voir un bonnet de dentelle:"
jadis noires au<;<;i et maintenant fort jaunis~k.
- Pourquoi ju<;tice? interrompit Edith; elle e'-l
si bonne et si tendre, ma Laurence 1 gUe a été juqu'ici ma seule joie 1
- Elit.: n'a pa,; su empêcher la mGchanceté, la
cruauté de sa mi;re à votre endroit 1
- l\la sœur! ma sœur 1 Ne manquons pas à la
charité, soupira Toinette, une grande femme ayant
dépassé la soixantaine, dont Jes cheveux étaient
blancs, le visage pâlt.:, le rcgard calme, la taille plate
ct l'ai r modeste.
- Que Yeu.·-tu, Toinette, je n'ai pas ta vertu ct,
malgré mes efforts pOUf retenir mu langue, je
« porte • toujours cette femme en cont'ession,
s'Gcria Françon; petite, rondelette, cette dern iè:rc,
le visage animé, les yeux vifs, parlait avec Yolubilité, et, aux côt~s
de sa sœur à l'a<;pect de bt:guinc,
semblait une bonne petite commi:re.
« Jamais 1 Jamais 1 continua-t-elle, vivrais-je mille
ans, je ne m'accoutumerai à voir cette Pauline
Soumet que j'ai connue tralnant la suvate dans la
petite boutique cle son pè:re, le coutelier de la rue
Fénelon, trôner à Salviac, occuper la place de \'otre
v':nt:rée grand'm<:re, mademoiselle Edith, de votre
grand'mè:re, si bonne ct si distinguée!
« Pourrais-je conserver mon calme à la pen ée
que cette Pauline Soufflet sc permet d'être dure
pour vous, maJcmoiscllc,.vou<;, à nos yeux l'unique
n:présentante de la famIlle que nous avons tant
aimée!
« Et ce fut hëlas! l1ütre oncle le chanoine, qui prüposa cette creature à monsieur \vtre grand-pi.:re,
lorsqu'on chercha une guuvernante pour remplacer
votre nourrice 1
~ Comment notre oncle put-il se tromper ainsi!
- Notre oncle, ma sœur, jugeait le::; autres J'al'ri: .
lui. Et il etait la bllntë même!
• Puis Pauline Sourtld paraissait pieuse, douce j
elle avait ~té
él<;vl;e ChCl le::; bonnes sœur" 1
- .Tc me reprocherai jusqu'à la fin ue mes j'Iurs
de ne ras I1tre retournée à Salviac lorsque nrJ\re ch·.r
,\1. Lionel fut mort. aflll d'~levr
Mlle Edith, l')m1~
j'uvul. ~Ievé
on pl're 1
- On ne pouvait pus deviner l'uvenir, l"rançol1, dt
tu l'()ubie~,
Ilotre oncle eut, à cc moment, ~a première attaque, d je ne pouvais guere le soiglll r
ticule. Puis, pourquvi rc.:\'cnir ver::; cc l11alhcurl:u,
�LA
,
1
,
lAISO~
DES l'ROURADOUT S
,
7
pa 'sé 1 Songeons plutôt a faire goùtcr « notre demf)Î, clic -. SI nous avons le trnp rare bonheur de la
pùsscder chez nous, n'allons pas l'attrister.
« Regarde] II Y u des larm~
dan ~<.:
jolis yeu,' 1
- C'est vrai] Tu as mille fois rais\\I1, Toinette!
Le!; d<.:ux sn:~ur
quittèrent lcur~
fauteuils de paille,
aux coussins d'illdienne marron il fleur:; jaunes, t
~\:mpresèl1t
à l'envi.
Sur la toile eir.~
qui recouvrait la table rond,e , un
petit couvert fut bientôt dressé.
- De la gelée de fraise'. faite ù votre intèntion,
mademoiselle Edith! disait Toinette.
- Des macarons, comme vou' les aimez, reprenait Françon.
- Du vin muscat, que votre grand'mère nous
u\'ait donné, il y a vingt-cinq ans; ~\;
t de la véritable liqu<.:ur !
- Et du sirop de ca~si
1
- Que de bonne choses:
Tandis qu'Edith faisait honneur au petit fe'tin
improvisé, les deux sœur la contemplaient avec une
tendre admiration,
- .\lademoiselle Edith a encore embelli 1
- Encore urandi ]
- Grandi!' Vous n'y songez pas, ma bonne Françon; j'aurai vingt et un an~
dans quelques jours]
- Vingt et un ans! Est-ce po" iblt.:! Vingt ct un
an~
que 'votre pauvre maman e, t morte, 'olre jolie
maman!
- Et vingt et un ans, hélas! dans qudques mois,
que M. Lionel 'uccomba ~i malheurcusement]
« Mourir d'une chute de che\al! Lui, un cavalier
si remarquable]
- Il fUI 'ait des cour. e insen '~e
pour s'étourdir,
car il était fou de chagrin, apr~s
la mort de sa f~mc.
- Oh] le délicieu. ménage! Ils étaient si amoul'CU , s'exclamait Françobc cn essuyant les lartne
qui coulaient Sllr ~I
loues légcrement coupera eCS.
"\'otre maman duit grande, mince, avec l'air
d'une duches~!
M. Lionel, grand aussi, mai' blond,
Ilus l'ai, .. Au r 'ste, mademoiselle Edith, vous êtes
~n
portrait VI\'unl !
- Mademoi elle e~t
aussi charmante, au i gaie
que son p' re était nai et charmant! approuva Iroi_
n .. tte . .le le \'lIi~
cnc"re, dan on beau co 'tu me de
li"utcnullt de hu Ir 1 .
- Lor qu'il 1'<1, .ait ur la • Travcr::.e. (1), toufe
le jt.:unes tille lui fai aient les yeux dou '. Combien
(1) Grande voie qui partage Sarlnt cn JeUK; 011 lu no-me
J'hui fue de 1. République.
ui.,\.
�o
LA ~L\I:,O
DES TROUBADOURS
J.~
fui;, ne l'ai-jl! pas remarqué, car, ~ous
le pr0texte
dl! comi~sn
à faire, le cher mon.,icur me demandait ~ouvent
de l'accompagner en ville, et vous pensez si j'étais tii:re 1
De nouveau les larmes embrumi:rent les petits
yeux de Françon et coulèrent aus::;i sur les joues
pales de Toinette.
Toute~
les deux étaient entrées trés jeunes chez la
grand'mère paternelle d'Edith, Françoise comme
bonne de son fils Lionel, Antoinette comme remme
de ehambre. Les deux sœurs s'étaient attachées
ardemment à cette famille où, les sachant au-dessus
de leur condition, on les traitait avec égards, en
appréciant à leur valeur leur dévouement rare.
Dans la suite, le frère de leur père, le chanoine
Chant':rac, ayant fait un petit héritage, les avait
rappelées près de lui; elles devinrent, di:s lors, Je
paisibles petites rentii:rcs, modèles dcs enfants de
.'tarie, aides précieuses des sœurs de Saint-Vincent
de Paul; clIes s'occupaient de l'entretien de l'église,
"i~(aent
les malades, faisaient le catéchisme aux
petits enfants, tout en conservant intact le culte
qu'clles avaient voué aux Salviac.
Aussi, les grandes joies, les événements de leur
paisible existence étaient les fêtes religieuses et les
rares visites d'Edith de Salviac.
Avec une tendresse qui confinait à l'adoration,
c1les aimaient l'cnfant Jurement elevée par la seconde
femme de son grand-pi:rc, une intri:.:!.ante qui anlit
su profiter de de l'isokment et de la tristcsSl! Je
.\1. Je Salviac, pour se f'1ire époust:r l'ar lili l'cu de
temps après la mort ùe sun fils, et prendre sur l'c~
prit du vieillard, qui allait en s'aITaiblissant, un
empire chaque jour plu::; absolu.
Edith, dont le cœur tendre avait forcément souffert
dans la triste maison désertée par tous les parents
des Salviac, aurait en erret soulTert davantage ~a1S
la présenc~
de .Lal!reTlce, la fille d~
sIIn grald-I'~,
et de Paulille Soulllét, cette très Jeune tante, dont
elle était l'ainée de trois ans.
Néanmuins, Edith avait grandi sans gàtcrie~;
au bi,
c'était pour elle un vrai plaisir de venir dans cc vicu s:
IQ~is
de la rue des Damcs-B1nhe~,
où elle e SCIItait si aimée, où, à chaque instant, on évnquait le
souvenir d'êtres chers, qui jamais n'étaient 1lli:;llle
nommés à Salviac.
Mais ce mudeste plai ir lui était parcimonieu ~
ment mc~uré
par Mme de Sah'iac, l'urt désircu c
d'j oler la petite-fille de son mari.
Cependant, Edith croquait à belle dents les macarons, en les dcc\arant exq\lis.
�LA MAISON DES TROUBADOURS
,
1
j
9
- Quelques-uns encore, mademoiselle Edith!
Et Françon garnit de nouveau l'assiette LIe la ;t:une
fille, qui protestait en riant.
- Lorsque mademoiselle rit, fit observer Toinette,
on dirait un oiseau qui chante.
- Et ses cheveux sont si l~gers,
si don::s, qu'on
croirait qu'un rayon de soleil y demeure emprisonné.
- Taisez-vous, Toinette! Taisez-vous, l"rançon !
Ne craignez-vous pas de me donner de l'orgueil!
" Enlln, heureusement, ou plutôt malheu.eusement, mon miroir ne me tient nullement votre langage.
- Que dit votre miroir, mademoiselle?
- Il me dit, ma bonne Toinette, que mon nez fripon n'est point acad0mique, que mes lèvres sont
un peu courtes!
- Mais elles sont si roses, mon trésor, et laissent
voir, dans le sourire, ùe si jolies dents!
- Et mes joues de bébé, ne les trouvez-vous point
trop rondes? Trouvez-vous aus i à mon visage l'ovale
de celui de la Joconde?
- Je ne connais point celte Joconde, reprit Françoise, mais je sais que votre miroir e t un maltre sot
et un menteur, s'il ne vous montre pas, lorsque vou~
lui faites l'honneur de le regarder, un visa~e
qui
com'iendrait à merveille à la fée du Printemps.
Et la vieille fille s'interrompit pour offrir de nouveau de la gel':e de fraises à Edith.
- Vous m'induisez encore en tentation 1 Après
un péehé ù'orgueil, vous tentez de charger ma con~
cience d'un péché de gourmandise! s'exclama-t-elk,
quand la moitié du pot de confiture fut venue rejoinLire les macarons dans son assiette.
" Vraiment, Mme de Salviac a raison de redouter
pour moi :otre société. Vous me gâtez trop, me
bonnes amIes.
- Elle ne nous permet pas de vous gâter souvent, la m(:chante femme! Nous esp(:rions votre
visite pour le 1:; aoüt. V nlre chambre est prête; nous
l'réparions déjà nos entremets ...
• Puis, on a trouvé un préte.·te afin de vous retenir
ù~Sal
viae. Et cependant la fête était si belle!
- Quelle bonne mu~iqe
!
- Je l'aurais apprt:ci6e!... lais, je m'oublie avec
\OU , mes chères amies, el je !'uis charg6e de multiples cOlllmi sinns !. .. L'une de vous \a m'accompagner, n'est-cc pas!
. - Toutes les deux, s'e)idam~rnt
simultanément
les vieilles filles.
- Nous allons seulement faire un brin de toilette.
- Pendant ce temp je vais admirer les lleurs de
votre jarùin, sans oublier les lé!>1umes.
���J2
L\
lAI::,ON DES TROUBADOURS
- ,k le supplie de vous envoyer un b()n mari!
Un sourirl! laissait de nouveau apercevoir les
dents menues et blanches d'Edith, quand elle
s'attarda un instant pour admirer les sculptures Ju
portail.
La, au-dessous du curieux clocher à lanternon,
s'abritent les statues frustes ct primitives du comte
Bernard ct de sa femme qui, au XII' siècle, !"ondi.:rent
l'ab bave de Sarlat, et aussi la statue Je l'abbé Odon,
prcmiér prieur Ju ll1onasti.:re,
que sainte Mondane guérissait les
- ,le ~alis
ul'l:uglcs, j'ignorais que son fils protégeât particulièremenl les jeunes filles en quC:te d'un époux,
rel rit Edith, tout en jetant au pas 'age un regarJ
lien; le pignon dentelé de la maison renaissance,
Jans laquelle naquit Etienne de la Boétie,
• .!'liais ... au fait, la protection de saint Sacerdoce
n'est peut-étre pas étrangère ...
- Il Y a un projet;' demandèrent lcs deu,' sœurs,
\Î\'cment interressées.
- Rien de décidé ... seulement, on voit "ouvcnt
Arnaud de Saint-!unien à Salviac, Et grand-pi.:re
artlrme que Je SUIS pour quelque chose dans ccs
fréquentes visite:::,
- 11 n'est pas mal, le baron de Saint-Junien, et
d'une très ancicnne famille, répliqua Françoise,
ans enthousiasme.
- Jc ne voudrais pas manquer à la charité, mais ...
la baronne de Saint-Junien est simplement la fille
des Ceyrol, les marchands de kaolin des Eyzies.
- Et c'est une très vaniteuse personne qui a furt
mal élevé son jib; on les prétend presque ruinés.
- Allons! Je le vois, mes bonnes amies, vous
allez chercher querelle au premier candidat de saint
Sacerdoce.
- Nous sommes si désireuses de vous voir rencontrer un mari accompli, mademoiselle E ith!
Cela nous rend exigeantes. Car. .. enfin ... Françoll,
nous ne savuns rien de positivement mauvais sur c~
jeune homme.
- Rien de bon non plus, ma sœur, si ce n'e t
que le baron est l'un des héritiers naturels du
comte de Chantelouve.
- Ce pauvre comte 1 Je n'aime pas à entenùre>
e compter ail1 i a mort. Quant à la fortune, je !li
très peu intére ée 1
- D'autres peuvent l'être, mon trésor. Et le
, Cent cinquante mille francs d'esp(:ces sonnantes
qui vous viennent de votre granü'mère et de vutre
m"re ont une belle dot. .. surtout lorsqu'on po~'
de
t ut l ,reste 1 Moi, continua Françoise. je pr';f~c
��q
LA MAISON DES TROUBADOURS
Edith avec Toinette, entralna Françon cl l\:cart, afi n
de lui confier les nouveaux mMaits de Mme de Salviac.
p~uvre
petite
- Si ce n'était à ~ cause. de ~etl
Edith, ma bonne l' rançOlse, Je seraIs brouillée
depuis longtemps avec cette mauvai e femme.
Les confidences de Mme Deschemins furent
interrompues par l'arrivée de son mari, un homme
grand et maigre, dont le visage, couleur de vieil
Ivoire, s'encadrait de favoris blancs. ct dont toute
la personne exhalait un parfum de parchemins
moisis.
- Hé bien, ma bonne amie, et vous, mademoiselle Edith, êtes-vous prêtes à partir? demanda-t-il
lorsque à la victoria, un peu dél11odt.'!e, un vieule
domestique à la physionomie paisible eut attelé une
jume!1t blanch~,
d'un aspect non m.oins paisible.
PUIS, de l:alr ~rave
et ~o.mpase
qU'Il apportait
dans l'exercIce oe son mInlstere, le notaire in yi ta
les voyageuses à s'installer.
- Mademoiselle E~ithl
Veuillez vous mettre à
côté de Mme Deschem1l1s. 1
- Jamais je n'y consentirai, monsieur!
- Il le faut, cependant 1 Je serai là admirables'a~ynt
sur le strapontin,
ment, ajouta-t-il e~
malgré ~e
pro.testatlOn.s .d'Edlth.
« OUI, Je SUIS là sup~nermt,
ajouta le notaire
qui, dans la conversatIOn, employait beaucoup les
adverbes pour abréger les réponses, hors les cas où
il lui était permis de parler des Chantelouve.
Aussi, au début du voyage, ponctua-t-il à peine
de quelques évidemment, parfaitement ou Justement, la conversation animée de sa femme ct
d'Edith.
L'admiration enthousiaste de la jeune fille cl la vue
des tours élancées de Paluet, et en présence de la
vaste plain.e de la DO,rdogne qui~
a~
s?rtir du pays~e
sévi:re environnant Sarlat, paraIt SI f1ante, ne troubla
point l'impassibilité de 1\1. Deschemins.
Souùain, sur le plus élevé des mamelons encerde leurs sommets, arrondis par le
clant la Yal~e
moutonnement des chènes verts ct des charmes,
pointi.:rent ùes toits ai~us.
- Chantelouve! dit 'Edith.
A cc mot magique, le notaire redressa son buste
osseux; sous les lunettes cl branches d'or, une lueur
émue passa dans les yeux fro.ids; les .Ii.:vres minc~
ct serrées essayèrent de sounre, tandiS que Me Deschemins considérait, avec la tenùresse ct la ferveur
d'un dévot devant un sanctuaire révéré, les tourelles
élgante~
les pignons élancés qui, de si haut, sertis
��16
LA ~IASON
DES TROUBADOURS
renC!ncer à mon. rève; ,on parle d'un concier8e
Incorruptible, de chiens fcroces, de loups d é vo~
rants ... mais, une idée me vient; un jour, je me
dissimulerai sous la capote du tilbury de M. Des~
chemins, et j'entrerai à Chantelouve en contre~
bande!
- La chose me parait difficile, mademoiselle.
~1.
de Chantelouve a la coquetterie de ne pas vou.
loir se montrer dans l'état où il es t, et cela davan.
tage, je le suppose, à l'endroit d'une jolie femme.
~ Sur la maladie organique, l'hvpocondrie, la
neurasthénie, pour parler le langage du jour, es t
venue se greITer. D'apri.!s le docteur Durieux, le
moral serait plus atteint que le physique, mais, à la
longue, l'issue fatale arnvera. A chacune de mes
visites, je con state une aggravation çlu mal.
« Quelle tristesse 1 Penser qu'une maison, dont
les bienfaits et l'inf1uence rayonnaient alentour
depuis des sil!c1es, va disparaltre! Voir le dernier
des Chantelouve décliner ainsi 1 Le comte Emeric,
lui si b<:au 1
- Ton enthousiasme t'aveugle, Alcide, le comte
Emeric, à proprement parler, n'était pas beau; il
avait le front trop découvert, le nez trop busqué, le
visage trop anguleux, mais, jamais, je le reconnais,
personne ne posséda une plus riche taille et une
semblable distinction.
- Quelle allure 1 Quel regard 1 Tu en conviens,
Emiliel
- A mes yeux d'enfant, s'écria Edith, le comte
Emeric personniflait la beauté masculine sous son
a~pect
le plus séduisant. Je n'imaginais pas autre~
ment les rois 1 Et cependant, chose étrange, ce grand
seigneur ne m'intimidait poi nt; je me souviens de
ma joie, lorsque, toute petite 1ille, il m'enlevait dans
ses bras, pour m'emhrasser, apr0s m'avoir offert des
sacs de bonbons, de jolis sacs Je satin que, pré~
cieuselllent, j'ai conservès.
Comme Mc Deschemins, un pli sombre au front,
retombait dans le mutisme, ses compagnes imitl!rent
son silence.
Le notaire et la jeune fille, les yeux riv0s aux tOl~
relies de Chantelouve, toutes noires maintenant ~\lr
le ciel où le SQleil venait de s'éteindre, à l'uni
~s [ln,
sonaeaient tristement.
Edith, avec une grande pit~
au cœur, ne pouvait
étacher sa pensée ue ce comte Emeric, qui sc
ontrait pitoyable à l'enfant abandonnée. Et, ;i
'évocation ue ce fier seigIH.:ur, atteint en plein..:
orce, qui agonisait seul, dé:,e~pr0
en refu sant
oute consolation humaine, ct, chose plus graye, <:11
~onc
��������~+
LA :\JAISOl DES TROUBADOURS
- Yc.;ux-tu te tair~,
tu es beaucoup plus jolie que
moi!
- Peut-être mes traits sont-ils rt:guliers, mai!' je
suis sans éclat, sans fraicheur; tout est mesquin,
ti:tiolé en mui. On dirait que la nature m'a parcimonieusement mcsur0 l'UoITe; pour une seule chose,
elle se montra gént:rc.;use, trop généreuse. Regarde!
Et Laurence avança son pied qui, compar0 à celui
d'Edith, si mince ct si cambr0, apparaissait large ct
plat.
- Et, autre dérision, le rose qui manque à mes
joues s'est r0panùu sur mes mains.
- Cela passera, c'est un d0faut de jeunesse.
- Et ma voix rauqu, est-elle aussi un défaut de
jeune<;se?
- Certainement, mignonne, tes dix-huit ans arrangeront tuut cela.
(' l'liais ces sottes pensées t'attristeraient-elles
vraiment? Ou as-tu quelque chose sur le cœur?
Laurence allait répondre, lorsque, au premier
dage, un remue-m0nage se fit entendre.
- :'laman fait sa visite domiciliaire, sa ronde de
nuit plutôt, ellc se facherait encore si elle me trou\ait ici 1
coll:re retomberait sur toi! Demain je te
« El ~a
dirai mon secret.
- Tu as un secret ct tu ne me l'as pas confié?
- Hier, j~ doutais encore ... aujourd'hui seulement
j'ai cumpris ...
Le cliquetis des trousseaux de clefs dont ne se
st:parait jamais ;V1me de Salviac se rapprochait.
Munie de sa lanterne sourde, elle allait inspecter
les greniers.
-.Je me sauve!
.\prl:.s un. r!1pide baiser, Laurence disparut, ct
bien vite. J',dllh poussa l~ yerroll: de la porte a
judas, souffla sa lampe, pUIS elle V1l1t s'accoudc.;r à
la fen0tre.
" Le secret de Laurence se rattacherait-il aux inC[uit.:tudes de gran~!pl:e?
murmura-t-elle. Que crai"ne'lt-ih pour mOl ~ »
z:, Le cliqucti!; de~
ci'::s e faisait de nouveau entenùre.
Le pa Je Pauline Soumet sc rapprochait, un pas
lourd comme celui d'un homme.
Le l'a s'J.rrêta.
Il!
" Elle voudrait inspecter ma chamhre à trave~
juda mai' il est fermé intérieu remcnt ; ses yeu
de d~at
nt.: auraient me d~couvri
ici; .s'ils y
'inicnt la nuit, ils ne percent p~s
le lTlurailles, Je
U Pl'lise 1 Et 1
ver()u~
s.ont sol1de ..
\lalgn·' c;a vaillance, I~dlth
cut un fns$on.
)J
�����������LA MAISON DES TROUBADOl'RS
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,
:~ 5
Eh bien? interrogea anxieusement le vieillar.1
quand sa petite-fille parut de nouY\:au.
- l\L Deschemins venait de partir pour Chante!ou\'e, lorsque je ~uis
arrivée à la villa.
- Mon Dieu ! ... Mon Dieu ! .. . quel contretemps,
gémit le vieillard consterné, que faire ? ...
Puis, tout en frottant machinalement sa main
droite paralysée, il [,ublia la pré~enc
d'Edith et se
mit à monoioguer suivant sa coutume:
" 'J'out s'acharne ctlntre moi ! ... Sans Pauline,
depuis longtemps, 1\1e De~chmins
serait dépositaire J. .. Je dois défendre celte enfant... défendre ses
intéréts ... Que faire? »
- Tu es demeurée là, reprit-il, au bout d'un
moment.
- Certainement, grand-pi.:re.
- Ecoule.
li fit signe à sa petite-fille d'avancer.
Elle se' pencha vers lui.
- DL: que Laurence et sa mi.:re seront parties, tu
iras au • bac », soi-disant pOlir te promener ; là tu
attendras le notaire - il ne passe jamais ailleurs en
revenant de Chantelouve - et tu Je suppliera de
venir directement ici.
« Si, par malheur, Pauline était de retour, M" Deschemins ne devrait faire aucune allusio à votre
rencontre; on croirait qu'il a désiré prendre de mes
nouvelles. Explique-lui bien la situation ... ma femme
ne doit sc douter de rien ...
« Si nOlis ne pouvons causer ce soir, tu priera" le
notaire de r":\'enir dimanche pendant les vêpres. A
ce moment-là, n,)US ne serons pas dérangés 1
" l\Iaintenant, va-l'en: on croirait que nous comploton s 1
« .Te vais répondre cc soir Ù j\1. de Saint-Junien;
je lui dirai que tu désir..:s quinze jours pour réfléchir; d'ici là, nous au l'II n . le h:mps de voir si l'amour
d..: Lallr..:nce est sérieux ... c'cst pl:ut-C:tre unl: amoL1n.:t le.
" Ya-t'en 1... Va- t'en, ajouta-t-il pr':cipitamment,
j'entends les clefs de Pauline 1
El le vieillard, feignant de dtlrmir, appuya sa tC:te
au dossier de la bergi.:re.
Quand Laurence et sa m<:l'c, bien installées dan~
une confortable victoria, eurent l'ris, depuis cinq
minutes, Je chemin de la villa de Font-Bois, une
':Iégante habitation que M. Soumet avait acquise
dcpui' peu, ct raYée avec les capitaux provcnant,
disait-il en toute occasion, de l'héritacede son frl:~,
Edith. en dépit de la chaleur accahlàr te, se dir~ea
ver:; la Dordogne.
�36
LA MAISON DES TROUBADOURS
Comme elle passait dc\ant la porte du café du
Soleil d'Or, un homme âgé, d'un embonpoint excessif, au visage luisa!1t, violacé plutôt que rouge,
effroyablement vulgaIre, malgré la recherche de son
costume, la heurta presque, en descendant du trottoir.
- Ah 1faites excu e, mademoiselll' Edith, dit-il en
saluant gauchement, je ne cruyai::; pas vous rencontrer là 1
- .'[me de Salviac et Laurenee, qui viennent de
partir pour Font-Bois, seront étonnées de Ile l'as
vous trou cr à la Villa; le facteur ne vuus a d()nc pas
fait la c()mmission de Vtltre tille?
- J'avais quitté c mon chateau» de grand matin 1
J'ai déjeuné chez Sibot, ct je suis venu prendre mon
café au Soleil d'Or.
" Dites donc, mademoiselle Edith, ajouta-t-il, la
langue pate use, soyez assez gentille pour ne l'as
parler à Pauline de notre rencontre, clle ne comprend pas qu'un homme, mÏ!me pour traiter ses
affaires, a souvent besoin de • boire un verre» al"ec
un copain ct parfois " deux verres » ...
" Puis, que diable, ma belle enfant, il fait aujourd'hui un temps à se rafralchir; accepteriez-vous une
" gazeuse» ? je vous l'offrirais avec l'lai ir, continuat-i~,
(.ro~nt
pousser la polite 'sc à l'extrême ct s'expnmer <!Iésamment.
.
- MerCI, monsieur Soufllet, je n'ai pas oif, au
revoir; soyez sans crainte, je ne vous trahirai l'a !
Seulement, hàtez-vou$ de regagner Font-Buis, ces
dames y arriveront avant longtemps 1
- Je vais me presser. Je' me ferai conduire un
bout de chemin par Sibot ; et je dirai à Pauline que
je vien de vi iter mes domaines!
Edith avait déjà fait quel~s
pa , le bonhm~
la rejoignit.
- Faites excu e, mademoi dIe, dit-il en agitant
le nombreusc'! breloques qui, accroch0cs à unc
lourde chaIne d'or, s'étalaient ~ur
son gilet de l'flic
brochée, je voudrais vous demander:i votre mari,lge
est décid0.
- Il n'y a pour moi nul projet d· maria"e! Hien
ne presse, au ro te 1
Une inqui "Iude pa n dan le pclit y li l11i"c!'
de an' de l'ancien coutelier.
•
- Quand une bonne occasion • pre nte, il faut
la sai Ir.
« L'occa ion e 1 comme moi, ma Icmoi cil Edith,
elle e t chauve, a/out a M. soumot en d ·COU\ ranI t
t te poli e\ li
comme une gru e boule d'ivolr .
"Je ais que le baron vous "gobe., et une belli.:
��38
LA MAISON DES TROUBADOURS
Et, chassan t ses tristess es, comme elle aurait
chassé une mouche importune, Edith continua d'a'Yancer.
Ayant quitté la route nationale, elle s'engagea
dans un chemin creux qu'ense rraient des hales
vives, et atteignit vite la maison du passeur , une
antique et cyrieuse maisonnette en forme de cha~.
.
Le bac était en cet instant sur l'autre rive. Et le
tilbury ne s'apercevait 'pas encore ...
Sans crainte, car,la Jeune fille le savait, le notaire,
fort attaché à es vieilles habitud es et dédaigneux
des ponts de Grolejac et de Saint-Junien, qui, au
reste, l'obligeaient à un assez long détour, passait
toujours l'eau à cet endroit, Edith alla s'asseo ir à
l'ombre d'un bouque t de vergnes et, ayant retiré de
son ac un tricot, elle se mit en devoir de travailler.
Mais le temps était orageux, le crissement des cigales,
monotone et continu, portait au sommeil et à la
rêverie; plus d'une fois, tandis que machinalement
ses doigts agitaient le crochet, Edith leva les yeux
pour contempler le paysage.
A ses pieds, la Dordoane coulait, large et calme
comme un lac, et si claIre que ses ondes, où se
reflétait le bleu du ciel, laissaient apercevoir le lit de
sable fin semé de galets blancs et polis.
L'allure de la rlvit:re, un instant précipitée en
amont par le barrage, redevenait vite lente et paresseuse; elle s'en allait, la belle indolente, ayant perdu
la sauvagerie et la fougue de son enfance, elle s'en
allait flànant sous les saules, caressa nt les joncs et
les ro eaux de sa ceinture.
Sur la rive opposée, la plaine s'étend ait: vaste
échiqui er où alternaient le catrés sombre s de l'humus, fralchement remué, et des champs de tabac
avec les chaume roux et les pièces de mats jaunissants, échiqui er dont le gros noyer aux têtes arrondie marquaient les pions.
De bouque ts d'arbre s émergeaient, de distance en
dl tance, les toit bruns ou vermeils des domaines
e Chantelouve.
Là-bas, entre deux chal es de mamelons arrondi
ar le moutonnement des chênes verts et des chares, s'ouvrait la sorge profonde au fond de laquelle
e presse, à l'abrI de son église, contemporaine ou
re que ae celle de Salviac, le minuscule bourg d
ainte-Mondane.
Enfin, dominant la plaine, l'humble bourgade,
s coteau
rrondis et les frondaisons d'yeuse ,
lcéas et de cèdres] Chantelouve d coupaIt le CI 1
cs pi non aigus, ae es tours et de ses tourelle .
�LA 1IlAISON DES TROUBADOURS
:~9
Le soleil, qui de 'cendait à l'horizon, l\:nveloppait
de lueurs ah:uglantcs, comme si les tJammes d'un
incendie cu"scnt léché les muraill> grises.
Et cette lumii::re ardcn~e
ne parvcnàil pas à égayer
la forteresse, au contraire, ses c .. ntoufs rudes en
ét,lient u<: usés, comme aussi la patine sumbre que
h: leml savait <.:lendue sur le l'icrrc de ses murs
ct de ses tuitures.
Edith, en contemplant Chantelouve, le trouva plus
mélancolique, plus myst0ril:ux que jamais.
Positivement, une tristesse ~ans
ll11m se dégageait
Je cette demeure qui avait vu tr0l' de larmes, de cc
c .. in de paysage où tout parais ait noir.
Cette tristesse gagna la jeune tille; il lui scmhla
que son co.;ur se mettait à l'unisson des furêts ct du
manoir.
- Vous voici bien sonucuse, mon enfant, dit tout
à coup une voix légi::rement chevrotante.
Edith tressaillit et leva les yeux.
M. le curé de Sainte-Mondane était auprès d'eH '.
En elTet, munsieur le cure, j'attends ici le r<.:tour
de M" Deschemins et, tout natureHement, je pensai~
à celui qu'il est allé v.isiter.
- Seul, M. Deschemins est admis auprès du
comte.
- Ne vous est-il donc pas permis de voir ,nln,:
paroi sien?
- Non, hélas! tous le, dimanches je dis une
me. e au château, mais, depuis bientôt cinq ans, je
n'ai pas vu le comte Emenc. Cela m'afflige à tou
les points de vue, jl: ~uis
tri::s attaLilé aux Chant louve, les bienfaih:urs du pays, en pat1iculit:r ; au
jeune comte, ne l'ai-je pas baptisé? Même imiible, il continue à répandre se~
bienfait dan ma
paroisse, mais son exemple n'e, t plus là, ct chaque
semaine, je constate une diminution de l'as i tance
aux offices. Qui saurait dire l'influence d'une
famille tdle que celle dont nous redoutons la dl parition 1
- Ah 1 monsieur le curé, que ne pui -je me tran former en hirondelle pour pl:ndrer auprès de c
pauvre et farouche malade.
- Ramener à Dieu, consoler, gu0rir peut-êtrl: 1
comte Emeric, serait une mission digne de ~ous
...
mais vous êtes trop jeune 1...
• Enfin, vous et moi pouvons prier, prions beaucoup.
Un bruit de voix venant de l'autre rive interrompit
les causeurs.
Le tilbury du notaire se montrait, la bonne femm
qui faisait l'office de passeur s'empressa, et comme
�40
LA
l\JAI~ON
DES TROUBADOURS
Bellotte, la paisible jument blanche, était tri.:s accoutumée à cet exercice, elle pénétra sans difficulté
aucune sur le vaste bateau plat.
- Je me serais moins attardé à Chantelouve, si
j'avais connu le désir de M. de Salviac, assura
M') Deschemins à Edith, lorsque celle-ci eut accepté
la plaœ qui lui était gracieusement offerte.
« Mais, précisément, aujourd'hui, le comte Emeric
causait davantage, ct j'étais heureux de le voir sortir
de la farouche tristesse où depuis si longtemps, à
mon grand chagrin, il est plongé.
« Et savel-VOUS de qui nous parlions?
- Comment le saurais-je? répondit la jeune fille
dont le coeur accéléra cependant ses batt ements.
- Nous parlions de vous, mon enfant.
« Le comte a été touché de votre souvenir .
.. Sur sa table à écrire, où il ne tolérait plus de
fleurs, depuis des mois et des années, vos roses
avaient été disposées dans un cornet de cristal.
« Il vous a conservé la sympathie qu'il accorda à
votre enfance malheureuse! Je lui ai dit combien
vous étiez digne de cette sympathie.
Mo Deschemins ralentit l'allure de Bellotte qui,
sentant l'écurie, prenait un trot fort allongé; il se
recueillit un instant.
Puis, du ton dont un courtisan de Louis XIV ellt
usé pour annoncer à l'un de ses protégés que la
faveur du Roi Soleil lui était acquise, il ajouta:
- Positivement, sùrement, ma chère enfant, le
comte de Chantelouve vous veut du bien 1
Edith sourit tristement.
Que pouvait pour elle, hélas 1 que pouvait pour
son bonheur le solitaire mourant, celui (lui, en
dehors des vieux visages de MJ Deschenllns, de
dame Lucia et de Marius, ne verrait pas un visage
aimé, penché vers son lit ae douleur? N'était-il pas
plus déshérité qu'elle-même ? ..
- Je vous quitte ici, monsieur, dit la jeune fille
en sautant lestement à terre à l'entrée du bourg, il
ne faut pas qu'on connaisse notre rencontre .
.. Et d'après l'absence de M. Soumet, je crains
fort que Mme de Salviac et Laurence ne soient déjà
de retour.
« Au revoir, monsieur 1 Nous avons des allures
de conspirateurs 1
- EVIdemment, mademoiselle, nous conspirons
'afin de vous défendr\.! contre les agissements d'une
créature avide, bien indigne du nom qu'elle porte 1
.. Une Pauline Soufflet devenue une Salviac 1
.. Une Salviac alliée des Chantelouve 1 » pensd
malicieusement Edith.
������46
LA MAISON DES TROUBADOURS
- Oh! merci! s'écria Laurence. S'i! eüt ét~ donné
au comte Emeric de t'entendre, il eüt été conquis,
comme son aleul fut conquis.
Edith accrochait la viole.
- Une bergeronnette saurait-elle attirer le regard
de l'aigle altier, murmura-t-elle.
Pui , se rapprochant de la porte, elle ajouta:
- Mais j'entends du bruit .. O!l parle haut dans la
chambre de grand-pl!re. Serait-Il plus malade ? ..
En hâte, Laurence se prt:cipitait vers l'escalier,
cherchait son
tandis qu'Edith, dt:jà à demi d~vêtue,
pe~noir
et relevait ses cheveux.
Quand Laurence pénétra dans la chambre de ses
parents, son père s'était jeté en travcrs de son lit.
Ses yeux exprimaient la terreur et sa main valide
emblait chercher dése pérément quelque chose sur
les draps.
La jeune fille embrassa le vieillard, alors le visage
exsangue sembla se d~tenr.
Il fit un etlort pour parler, ses lèvres s'agitèrent,
mais nul son ne sortit de sa bouchc.
- Papa, mon cher papa, que cherchez-vous?
Pourquoi êtes-vous si inquiet? Je suis là, moi, \otre
petite Laurence.
A ce moment, Mme de Salviac, qui était penchée
dans la ruelle, se releva.
Elle s'inclina vivement vers son mari et se redressa
presque aussitôt, apri!s avoir ramené, sur la poitrine du mourant, une chal nette d'acier à laquelle
pendait une petite clef.
- Il cherchait la clé de son coffre-furt 1 Une cid
qui ne l'a jamais quitté, sa tête se perd, le pauvre ami!
Le vieillard enveloppa a femme d'un véritable jet
de bdine et repous a la clef.
- Il est frappé d'une nouvelle congestion, reprit
auHne en simulant un sanglot .
.. Il faut faire prévenir M. le curé, màman.
- Je vien à l'mstant de l'envoyer chercher, ainsi
ue le docleur.
Une fois encore, les yeux du mourant se posèrent
ur Laurence, avec une expression suppliante ct, à
a vue d'Edith, cette upplication dennt manifesement plus ardente.
ongez à Edith, son avenir
- Cller papa, lOU
ous inquiète, mai ra urez-vous, elle ne me quitera pas ju qu'à on mariage et je veillerai sur elle 1
Le prêtre, appelé si tardlvement, entrait à c t insant 4an la cllambre.
D'un regard, il constata l'état désesp r du maade.
- Il est très facheux, dit-il, li on ne m'ait pa
��LA .!lIAISON DES TROUBADOURS
VII
Une expr~sion
d'in~gato
~incl!re"
Yi,?le~t
même, anllnalt pour un ll1stant le YI~age,
d ordlOalre
impassible, de M" Deschemins, tandis qu'il sortait
de la chambre Je 1\1. de Salviac, où il venait d'inventorier le coffre-fort.
Un cotfre-furt où il avait trouv0 seulement quelques
bijoux, Je l'argenterie et une somme insignil1ante en
num~raie
...
- 1\l'accorderez-vous un moment J'entretien,
Edith": Et, san~
attendre de r~ponse,
Jevant la jeun.::
tille, le notaire ouvrit la porte du petit ::;alon aux
cretonnes clair.::s.
D'un Ion agit~,
il cllntinua :
VOliS venez J.:: vous en convaincre, les 1.'>O.fH'I) rI'.
de valeurs au pOI"l<!ur cOllstituant votre f"nun.:: 1'''1'sonnelle ont Jisparu ... disparu a\'cc tDut 1.:: l'este!. ..
c Et cette femme a l'ousse l'audace jusqu'à nous
dire que son mari - 'lui, d'aill.::urs, la tenait peu
au courant Je se~
atTaires ..!... avait fait, c.::rtaincment,
des placements désastreux au Panama et ailleurs 1...
e Elle a os0 nous parler de la fortune dont Soulllet
a hérité de son fr0re cadet, mort en Am0rique.
c Or, je le sais, cette forlume ne s'élevait pas à
35.000 francs; et Font-Bois seul en vaut 70.000.
e Oh! non, cette créature, qui a usurpe la l'lace
de votre respectable et charmante aleule, n'a ni
cœur, ni conscience. Elle a seulement un amuur
immodéré de l'argent 1...
e Cet amour l'a poussée à s'approprier le bien
'autrui; il la pousse, cela pour conserver le fruit
e ses larcins, à mentir... à mentir encore ct
oujours 1. ..
c Sur celle âme corrompue, nulle action morak
e saurait avoir d'emprise 1... il reste Jonc seulcenL .. la justice 1. ..
c Nous déciderons tout à l'heure ce qu'il coniendra de faire: pour l'instant, j.:: Jt.:sirt.: quiller au
lus vite cette maison ... une maison où, v()u~-mëc,
dith, n'êtes pas en sûreté.
c Allez empaquetor des vètements ct mettre votre
hapeau, puis vous me suivrez.
« En vous attendant, je vais rédiger quelque
otes.
Parvenue dans sa chambre, Edith réunit des souvenirs et des objets personnels.
L'indignation faisait trembler ses mains. Comme
,ln flot montant, le ouvenir des agi eme.nts Je
auline Soumet l'cn\'ahissait, submergeant JUS\IU'U
�LA MAISON DES TROUBADOURS
1
•
t9
sa tendresse l'our Laurence, jusqu'à "a promesse
d· ne jami~
faire souffrir l'enfant nl!e de celte
intrigante,
« ~lme
Pauline ne demeurera pas impunie, je me
vengerai, j'aiderai Me Deschemins de tout mon pouvoir, ct justice sera faite ».
A cet in'<tant, un coup fut frappl! à la porte.
Et, dcrrii:re Icti grilc~
du petit judas, Edith aper~ut
Je yi sage brun et l'id":: de Françoise.
- ~lademois
fait ses paquets? I\lademuiselle
a du chagrin? dit-elle en remarquant le d':~ore
de
la chambre ct les yeux rougis de la jeune fille.
lll'Cmml:ne!
- Je m'en vais! M. ])e~chlin:,
l'as en ~lJret
- Tant micu:\! mademoiselle n'e~1
ici!. .. J'ai tn::mhll: nuit ct jour l'our elle! edit.: qui
vous a d'::puuill'::e aurait pu \'ous tJl'oi~"ncI
..
Mais je veillais ct elle savait que je ycillais ...
~ l\laintenant, reprit la bonne reJ11l1lc, je veux dire
autre chu1'e à mademo'Îselle.
- Quoi donc, ma bllnne Françui~e?
- Je ne \lIudrais pas avoir alTaire avec la justice,
mais mademoiselle a été si bonne pour ma pauvre
Noélie! Elle J'a ~oignée
... Noélie l'aime! ... Si en
rC:vC:lant cc que jc ~ais
- ct je :;ais bien des choses je pomais rendre service à mademoisel!c;, je parlerais sans hL:sitcrL ..
- Quc pourriez-vous révéler ? ...
- Un jour dc la semaine passL:c, c'C:taitlc samcdi,
je crois, IC pL:nétrai Jans la chambrc dc mnnicur
l'our Jui apporter du bouillon.
« J'ayi~
oublié de frapper, j'avais seulement mes
" chaussons », on ne m'entendit pas ouvrir la porte,
mai:, moi, j'entendis trb distinclcment monsieur
dire à madame:
« - Pourquoi as-tu encore tenté tle m'cnkvcr
celte clef?
.. Par pitié, Pauline, laisse au moins à l\:nfant Cl'
que lui ont lé~uC:
les mortes, tu lui a:; pris tout Il:
reste 1... »
• j\~adl,e
m'aperçut ct impu~a
~ilenc
au paune
monsIeur d'un regard,
" Quel rcgard! Lës louves du château n'cn ont
pas de plus terrible .
• Depuis ce jour-là, ellc a cu le soin tic rermer
pre::;que toujours la porte à verrous.
- • Mais, le dernier soir, J'entendis un tel remueménage dan:; la chambre, que je montai l'escalier
quatre à quatfe; qaund j'entrai, m()nsil~\Jr
était étendu
par terre, et madame, qui n'a pas plus de force qu'un
puulet, tentait de le remonter sur 'on lit.
je le recou« Je soulevai vutre pau\'re grand-p~'fe,
���5:!
LA !\fAISOl'\ DES TROUO"\DOURS
Involontairement, pauvre petite tante, ne m'as-tu
l'as d"nnü ta tendresse, ne m'a '-tu pa ùonnü ton
cccur: Conserve-les-moi ct je nc serai Jamais
pau\fc,
I~dith
embrassa t~ndreml'a
qui sanglotait
dall:; 'es bras, en aJoutant:
- .\u revoir, à bientôt, ma chürie, .Tc dois te
qUitter, 1\le Deschemins m'attend depLlI ' IOllgkmps.
Tandis que les jeunes Hiles causaient atnsl, seul..:
dans la grande chambre où flottaient encore ùes
relents ù'acide ph0nique, de cire fondue ct de Jleurs
fanées, Pauline. Soumet errait en rroie - Cil dépit
de son endurcissement - à une vIOlente surexcitation.
•
pour l'in~ta.,
~a
mal~eur.s,
qui, depuis Ics
ann0es, a"lt~se
sa ~aulse
n.ature prl:llLlre en
tout le dessus, avait laisse aussI l'amour du lucre
la dominer entÎL:rement, était i ncal'able d'0prouver,
non seulement un bon sentiment, mais même une
minute de remords.
j'on, le problL:n:e qu'ene creusait sans rüpit etait
simph!ment le sUIVant: Mo Deschemins avait-il ou
n'avait-il pas la liste des titres constituant la dot
d'gdith ... La jl;une fille aimait-elle assez Laurence ...
avait-elle a' ez le respect de son nom pour préf0rer
la pau vret0 à une denonciation?
A"ec une judicieuse connaissance du cœur d..:
l'enfant dont elle avait fait sa vidime, Pauline
conclut:
• gdith ne parlera pas ... mai« d'autre ne parIcmnl-il pa~
?... L~t Laurence n·uPI'rendra-t-t.:llc 1 a"
un lour ... ? »
En dépit de cc Gventualitüs l'()sihe~
dont l'évocation la trouhlait, en attendant de la torturer, elle
préféra tout risquer pour tenter de conserver cella
fortune qui avait étü l'amb~ton
et.le but de sa vie ...
Et son visage pale avait repns on habituelle
ex.l're sion soùrnoise ct têtu? quand, apr~s
avoir vu
Je ]'ortail se rerermer sur Edith. ct le nolalre, elle sc
dirigea vers la chambre de sa hlle.
V III
Quand i\Io De chemins ct la jeune fille arriv0rent
à la gfille de la villa l\lond0 ir, un cavalier surgit
devant eux.
lieur vlle, d'un hru!lque coup de r n • il arrêta
son I;ob irlandai ,blanL: d'écume, \.:1 sauta le tement
à terre.
Tandi '1u'Alnau\1 ,k ainl-JullIcn, apr~s
;nolr
��54
LA :'IfAISOX DES TROUBADOURS
Je connais la raison de votre refus.
{( Cette raison, qui émane de votre bonté adorable, ma ml:re l'a devinée 1...
- Vraiment!. .. Vous m'étonnez!. .. Et je suis
curieuse de savoir. ..
- l\ia ml:re a sour«onné le sentiment qu'éprouve ...
ou croit éprouver Laurence pour moi ...
« 1\lais, à cette amourette de pensionnaire, Edith,
je vous demande en grâce de ne pas ... nous sacrifier;
ce sacrifice serait fait en pure perte, car - je vous
en donne ma parole d'honneur - jamais je n'épouserai la petite-nlle du bonhomme Soumet.
Et le j\!une homme eut en parlant un mouvement
d'épaules rempli de sufJisance et un sourire d'homme
fat.
Edith trouva cette fatuité odieuse et rougit de son
demi-regret de la minute précédente.
- Je ne me sacrifie nullement en rejetant votre
demande, mon cher Arnaud, et cela est heureux
pour moil
- Heureux!. ..
- Oui, heureux, je le répl:te, car un obstacle,
infranchissable à vos yeux, celui-là, va surgir entre
nous.
- Quel obstacle?
- La pauvreté, mon cher. Ma fortune, par suite
de mauvais placements, a été dissipée !. ..
c Voudriez-vous, votre ml:re vous permettrait-elle
d'épouser une fille sans dot?
Arnaud à son tour avait rougi violemment. Il
ouvrit la hou che pour crier à la jeune fille qu'une
misérable question d'argent ne saurait les séparer.
Puis il songea aux brl:chcs faites à leur fortune par
ses folies, il songea à l'orgueilleuse vanité de sa
ml:re, à 011 besoin d'ostentation, il son"ea surtout
combien il était incapable de tout travail...
- Vous jouez un jeu cruel, dit-il en tortillant ~a
moustache, vous avez voulu m'éprouver, mais mon
amour est au-dessus ...
Edith l'interrompit:
- Votre amour n'est pas a sel. granù, croyez-moi,
pour vous tran~fomc
s~biten:
.
" S()I1gcz-y, SI vous m'epcllislez, JI faudrait rcnoncer â vos habitudes (l'~gance
... ct d'uisiveté ... il
faudrait ga 'ner votre vie ct celle de votre famille.
pas vous y r':~;olde!
« Vous ne ~alrie7.
.. Au rc le, le vouùriel.-vous ... je rejetterais encore
votre demande.
- Pour_luui?
- Parce quc, pour accepter pareil s?:rificc, il
faudrait aimer. aimer vraiment 1. ..
��sG
LA l\IAISON DES TROUBADOURS
j'ai voulu contrôler la valeur de ce dire d'ivrogne;
j'ai écrit à Buenos-Ayrcs, à l'un de mes amis qui y
r0 iJe depuis long!emps-, ct j'ai eu la preuve que
Soumet n'avait pas mentI.
« Or, l'ancien coutelier possi:de pour cent cinquante mille francs de biens-fonds; sans parler Je
nombreux: pr'::ts hypothécaires.
« Il lui faudra établir la
provenance de tout
cela.
Accoudée au bureau, le front dans sa main, les
veux mi-clos, la jeune fille écouta Edouard et son
i~l:re
di~cuter,
puis arrêter la marche à suivre;
ensuite énUl!lérer les charges qui accableraient
i\lme de Salnac.
- Donc, selon vous, demanda-t-elle, il est certain
que J\lme Pauline sera convaincue de vol?
- Absolument, aftirma Me Deschemins.
- C'est aus~i
mon a\'is, conclut Edouard.
- Combien je serai heureuse, si l'on peut faire
rendre gorge à cette mauvaise créature, ajouta
l\lme Deschemins.
- Dans aucun ca~,
moi, je ne pourrais être heuréuse d'un pareil scandale ... Cette femme porte
notre nom, un nom que je ne voudrais pas voir
éclaboussé de honte !. .. De plus, il y a Laurence! ...
K Laurence, que tuerait la brutale rév0lation !. ..
- On ne meurt pas de chagrin, soyez-en sûre, ma
petite; puis, entre vous ~t Laurence, je préfère que
Laurence soit sacriti0e; le la plaindrai, certes, mais
de tout temps, vous le savez, les innocents ont pavé
pour les coupables.
.
- Dieu seul a le droit d'exercer cette justice
d'ordre sp0cial, chi:re madame, je ne me sens pas
le courage de me substItuer à Lui; le désespoir de
• ma p~uvre
peti~
,ta.nte ~etombai
sur moi, puisque
ma vIe en seraIt a lamaiS empol on née.
- Avûz-\'(lU:5 le droit de laissûr le crime impuni'
dt.:manda le .not~ire
de son tnn emphatique.
- ImpUlll, nen ne prouve qu'il le sera, monsieur. L'avenir est à Diûu.
- En e, p0rant méme cette punition hypothétique, il me emble, ma pauvrû enfant, que vos amis
ne peuvent vous permettre de vous dépouiller en
faveur de la femme qui a été pour vous une cruelle
muratre.
- .Iû ne me fais paR meilleure que je ne le sui ' ;
Je Salviac Ile portait ras notre nom, je serai,;
si ~lmc
1.1 l'n:mii:n::i d':pnst:r Ulle l'lainte contre elle, :i me
rejouir de la voir souffrir comm' elle a fait ourrrir
l1lon grand-père ct moi ... mai elle est Mme d~
Salviac !. .. l'lli!; il ya Laurence !. ..
������62
LA !lfAISON DES TROUBADOURS
d'avoir involontairement fait souITrir Laurence ct de
l'avoir J~h,)norée.
Et, suivie Je illme Deschemins qui, tout émue,
la considérait d'un regard admiratif, Edith quitta la
pil!ce claire où elle venait de d~cier
Je sa destinée 1
IX
Dans le jardi net des demoiselles Chantérac, prl!s
du vieux puits qui s'abrite sous la treille 6puis~e,
Edith est assise le vendredi suivant.
Tandis qu'elle croque distraitement un grapillon
aux grains clairsem6s et Jor6s, elle songe combien
ccttè journ6e va être décisive pour elle.
Quatre heures viennent de sonner à l'horloge de
la cathédrale de Sarlat; Jans quelques instants,
1\1" Deschemins quittera sans doute Chantelouve où
il a dù transmettre au comte Emeric la requ'::te de
la jeune fille.
Le notaire aura-t-il su se montrer éloquent ? .•
Non, c'est à craindre !. .. Car la mission, dont on l'a
chargé, il J'a remplie à contre-cœur.
Ah! pourquoi Edith n'a-t-elle pas des ailes comme
les passereaux? Pourquoi le concierge de Chantelouve est-il incorruptible et les chiens des Pyrénées
si féroces ? ..
• J'aurais su attendrir le cœur du comte Emeric,
se dit-elle, il aurait consenti à m'aidl.!!" à sauver Laurence. S'il s'oppose à toute transaction, des créanciers beso~nl.!ux
peu\'ent demeurer impayés. En ce
cas, aurai-le le droit de renoncer à la lutte !. .. »
Quand, voulant chasser de son esprit la pensée
de cette facheuse alternative, Edith ouvrit, pour la
relire, la il:ttn.: de Laurence qu'clle avait reçue le
matin, les caractl!!"es lui semhlè;rent 6trangement
troublés.
« ,Je pil:ufe maintenant, murmura-t-elle, il ne Il;
faut pas c!.!J'endant 1 »
Elle c suya vivcment ses yeux d'un geste impatient
et lut les lignl.!s suivantes:
" Ma chérie,
« Combien j'ai été d0!'o!0e en apprenant la ruine
dl.! mon pL!"I.!, dé olt:e rour toi, mon Edith. qui te
lrouve pauvre comme Je l'aurais été sans l'héritage
de mon oncle d'.\m0rique.
" C?t hérita~c,
quel ~crait
mon bOl1h ur si je
POUV<l1
le partager avec toi, si je pouvais surtout
t'en donner la l'lus grosse l'art.
« Hélas 1 Cet argent, je nI.! suis pas libre d'en dis-
��6~
LA \IAISON DES TROU J3ADOU RS
comme toi, que la vérité tuerait Laurence; elle est
:;;i frêle 1. .. J'vIes parents l'oient en eJle seulement la
tille ùe celll.! alfreusl.! femme et la cause de te$
érn.!uvl'S; pour moi, l.!l1e est une bonne amie
d'l.!nfance, dont je rl.!connais le tenùre cœur.
- Et tu es dans le vrui ... ma pauvre petite tante!
" Oh! non, elle ne' doit pas être confondue alec
sa mère ct son grand-pi;rl.!; elle mériterait d'être
heureuse et je trembk en songeant que les fautes
des ~iens
l'couvent retomber sur elle.
- C'est rataI, hélas 1 Comment un honnête homme
pourrait-il épouser l'héritii:re de Cl.!S gens-I.'t 1. ..
.. •\Iais j'ai tort de tl.! l'urler ainsi, continua l'ofl1cier, en remarquant la consternation qui Se répandait sur le visagl.! d'Edith, dis-toi que je n'ai l'as
l'oulu te faire de la pl.!ine avec mes sottcs pamlcs ;
accorde-moi généreusemcnt ton pardon ct surtout
permets-moi de Ille considl:rl.!r comme ton lianc!.:.
-- 1\lon fiancé! Tu l'as l'ite, mon pauvre ami: tes
l'arents sont pr!.:sque mes seLlI~
ami~,
je suis touchl:e
de leur bonté ct je troul'erais mal reconnaître leur
dL:VllUernent en tc liant à moi par une promesse
qu'ils désapproUI'!.:raient certainement.
- QU'l.!n sais-tu ?
- Ils sont trop pratiques, ton pi;re surtout, pour
ne pas te conseiller d'attcndn.: que l'ag!.: ... ct la
raison te soient venl~
avant ll'épollo;er une mie
paul'rc. Sois franc et avoue-le-moi, j'ai del'iné
Just!.: !
- "\[nn pi;re me troule en effet un peu jeune ... il
me conseille de mllrir ma résolution; mais, je le
sai~,
mes sentiments ne chan[.;eront point 1
- Ta bonne fni est entii:re; mais saurait-on
r~ontle
de son cœur et de ses sentiments 1. ...Ie
l'aiS l:tre c(lntrainte d'aller trl:S loin chercher une
situation; nous ne nOlis I·CITons plus ... Et tu connais
le l'r,)verbe "' ... Tu m'oublieras .
.lamais!
- L'avenir seul pourrait nous dire cela 1
- .\Iors, tu ne \ eux l'as lille nous l:chan~i()s
une pJï)me~sc
"r
- Nnn 1 Pour le5 raisons que je viens de t'énumérer, jc ne le l'eux pas.
- Tu ne m'aiIl1(;s pas 1 Voilà la vraie, l'unique
raison de ton refus 1 SI tu m'aimais, tu ne douterais
pas de ma tendresse, tu ne craindrais pas de te lier
par un serment.
Le:> yeux mi-clos, Edith sc taisait, interrogeant
son cœur.
Non, clic n'avait nul amour pour Georges, mais
dans la d6tresse où elle c trouvait, le désintéres-
������70
LA MAISON DES TROUBADOURS
petit bruit monotone de la poulie, glissant sur le
câble tendu d'une rive à l'autre, mais, en réalité,
elle voit seulement Chantelouve, elle entend seulement les battements précipités de son cœur 1
- Mademoiselle va sûrement à Sainte-Mondane,
dans l'intention de prier notre sainte patronne, dit
tout à coup la passeuse, ct cependant, Dieu merci,
les jolis yeux de Mademoiselle n'ont pas besoin du
secours de l'cau merveilleuse pour y voir clair.
Edith sourit sans répondre; elle songe combien le
seceurs d'En Haut lui a été nécessaire ... combien il
lui serait nécessaire, encore, pour y voir clair en
elle 1
Le court voyage sur l'eau est terminé, la voiture
ne tarde pas à quitter le chemin tracé au mili eu des
champs fertiles pour s'engager dans une large route.
Cette route, que longe un minuscule ct bavard
ruisselet, traverse le petit bourg de Sainte-Mondane.
Silencieuse, contre sa coutume, la jeune fille
donne un regard à la vieille église, puis à la source
miraculeuse, tapissée de capillaires, que domine
d'un peu loin le rocher creux, à ouvertures régulières, dans les grottes duquel se retira souvent
sainte Mondane; elle mourut là, après avoir miraculeusement recouvré la vue, ayant eu la joie de contempler une dernière fois son fils saint Sacerdoce.
En souvenir de cette faveur, sans doute, saintè
Mondane \ est particulièrement invoquée par les
aveugles.
La route montait toujours, côtoyant, à droite.
l'étroit vallon où les prairies alternaient avec des
champs cultivés, et dominée à gauche par un coteau
escarpé recouvert de ces chênes verts, appelés aussi
yeuses, dont le feuillage sombre a fait donn er le
nom de Périgord noir à cette partie du Sarladais.
Enfin, l'équipage, ayant dépassé une ferme à l'aspect antique, s'arrêta devant une grille monumentale, flanquée d'un chalet pimpant.
- Autrefois, là, se trouvaient simplement d es
bornes, n'est-ce pas, monsieur?
- Assurément 1 Mais le comte, dans son maladif
d'::sir de solitude, a, 1l()1l seuTement fait ('leycr cc
portail ct ta loge du concierge, mais il a aussi fait
clore le parc de' grillages serrés, surmontés de fil s de
ronce.
- Le nibier doit pouvoir s'ébattre là en liberté 1
- Evidemment. Les cerfs, les chevreuils ct les
lapins y pullulent.
Le concierge, incorruptible, un homme â la taille
massive, aux formidables moustaches, pous':>a force
verrous, et le tilbury s'engagea dans l'avenue, plan-
��72
LA UAISO N DES TROUB ADOUR S
Chantel nuve, il y en a seulem ent trois, deux même,
à proprem ent parler.
Et, quand le lourd portail eut roulé sur ses gonds,
il aida la jeune fille à mettre pied à terre sur une
esplana de sablée.
- La cour d'honne ur 1. .. Le château ! s'exclam a
le vieillar d.
Emue, les yeux un peu troublé s, Edith contem pla
la façade pnncip ale qui dressai t devant elle son
corps de logis aux proport ions gracieu ses; elle tenta
d'admir er les larges fenêtres à meneau x, les hautes
lucarne s sculpté es, les groupes de tours dont une il
chaque anale hausse son toit en poivrière, comme
pour rega~l
le paysage. par-des sus la galerie en
terrasse couron nant sa VOISine.
Soudai n, des hurlem ents rauques se firent entendre.
- Les loups, murmu ra Me Desche mins.
Et, attirant la ieune fille vers le rempar t, il lui
montra le vaste Jardin potager occupa nt, au pieu
de la COUI' d'honne ur, l'espace compris~nte
lâ pn:mière et la seconde enceint e.
Le regard d'Edith s'abaiss a vers le haut grillage
fermant un terrain circulai re, devant l'ouvert ure ~lc
l'une des tours flanquant cs ; là, des formes grises se
mouvai ent.
- M. le comte attend Mlle de Salviac et M. Deschemin s, dit à ce momen t Marius , le frère de Lucia.
Edith pàlit d'émoti on; comme en un rêve, elle
gravit l'escali er double conduis ant à Ùl cour intérieure, franchi t le pont de bois, rempla çant le pontlevis d'antan , frôla en passant les piliers du cloltre
que domina it une terrasse à balustr es; puis, passant sous une porte assez basse, elle se prit à monter, toujour s précédé e du domest ique et suivie de
Mo Desche mins, l'escali er intérieu r, tournan t celuici, et fort imposa nt avec ses larges degrés et ses
courbe s spaciu~.
Le cort~ge,
sile.ncieux, s'engagea dans un COUIOIl' , à la deml-o bscunté mystéri euse,
travcn;a une vaste chambr e; puis, Marius , ayant
ouvert les deux portes qui fermaie nt les ouvertu res
du passage pratiqu é dans un des énorme s murs,
annonç a:
- Mlle de Salviac, Mc Desche mins.
Une second e, Edith ~'arêt;
l'émotio n, elle le sentait, devait blêmir son visage.
Comma ndant à ses nerfs, en se remémo rant les
recomm andatio ns de son mentor , elle força ses
lèvres à sourire et franchi t le seuil de l'immen se
pi1:ce où, devant une monul1lt.nla!e chemin ée de
bois, surmon tée par le portrait d'un Chantel ouve,
�LA MAISON DES TROUBADOURS
73
qui fut archevêque de Reims, le comte Emeric était
assi s.
Il se leva; ses vêtements de flanelle blanche semblaient flotter sur lui.
•
Dans le hautain visage, les traits ressortaient, plus
accusC:s par la maigreur; les dents, en leur blanl:heur étrange, semblaient plus aigu~s,
et si les
beaux yeux estompés de bistre brillaient, toujours
profonds et pénétrants, ils exprimaient aussi un
sombre désenchantement.
Emue par la dC:tresse amère des prunelles brunes,
poussée par sa spontanéité, Edith tendit ses deux
mains au malade, des mains que serrèrent longuement des mains brûlantes.
- Combien je suis heureuse de vous voir, monsieur; il Y a si longtemps que je n'avais eu ce plaisir.
- Cinq ans! répondit Emeric en avançant des
sièges ... oui, je me souviens de notre dernière entrevue. Déjà, Je ressentais les premiers symptômes
du mal qUI m'a terrassé ... Personne ne le soupçonnait et je tâchais encore de m'illusionner.
\( J'ai beaucoup changé depuis ce temps-là, ne
trouvez-vous pas, Ed ... made ... moiselle Edith? ,.
- Vous m'appeliez autrefois Edith, tout court 1 Il
faut que j'aie, moi aussi, beaucoup changé, beaue,oup plus que vous, IIl;onsieur. Au~remnt
emploienez-vous cette appellatIOn cérémol1leuse-?
- Mettons Edith alors 1 Et, laissez-moi vous le
dire sans compliment, en vieil ami, si vous avez
changé, c'est à la façon des fleurs qui s'épanouissent.
« 1\1ais, cher maUre, ajouta le comte en se tournant vers le notaire qui était demeuré debout un
rouleau de papier timbrC: à la main, vous avez, je le
vois, préparé les actes.
- Ils sont prêts tous les deux,
Et, d6roulant les feuilles, J'un ton solennel,
l'homme de loi commença à lire:
« L'an mil neuf cent huit, ct le vingt du mois de
septembre, devant nous, Alcide-Louis Desehemins ... »
- Je m'en rapporte à vous, mon cher ami interrompit le comte, passons aux signatures.
'
Et, successivement, il apposa son nom au bas des
deux actes qu'on venait d'étaler devant lui.
Puis, d'un air lassé, il se laissa retomber sur son
haut fauteuil armori6.
Le notaire ne s'assit poin~
près du foyer où, nonobstant, la douceur de l'air, quelques tisons se
consumaIent.
- Je vais, dit-il, si vous le permettez, monsieur le
comte, achever ùe compulser un des vieux registres
��LA MAISON DES TROUBADOURS
75
Laurence; mais, à mes yeux, au.' yeux de tous, elle
est aussi la fille de Pauline Soumet 1•.. la petite-fille
du coutelier Soufflet.
Des larmes montèrent aux yeu.- gris bleu.
- Oh 1 combien le monde est injuste 1
- Le monde 1... L'injustice règne sur lui, ma
pauvre enfant.
« Enfin 1... séchez vos larmes.
« J'accède ... j'ai déjà accédé à votre désir, puisque,
vous venez de le voir, j'ai signé les actes qui établissent ma renonciation, en votre faveur, à la
créance que je possédais sur Salviac.
« Et j'al également donné mes pouvoirs à Me Deschemins afin que les autres créanciers soient désintéressés.
« votIs voici donc seule propriétaire de la maison
des Troubadours ... puisque, heureusement, Pauline
Soumet a renoncé, au nom de sa fille, à la succession de votre gr'a nd-père.
La jeune fille avait bondi.
- C'est trop 1 Mais c'est trop ... Je ne pui accepter une semblable générosité 1
- Vous serez contrainte de l'accepter ... pour votre
Laurence, sans cela, jamais je ne consentirai à vou::;
aider à consommer votre ruine.
« D'ailleurs, qu'importe 1... Pensez au peu de temps
qui me reste à vivre et vous calmerez vos scrupules 1. ..
u Mes jours sont comptés 1...
« Ne laisserai-je pas assez de richesses aux héritiers qui guettent ma mort i'
" Je renonce pour vous à une bien faible somme;
ce renoncement me procure un plaisir, le seul plaisir qui me soit permis 1. .. Voudnez-vous me refuser
cette petite satisfaction ?...
- J'ai répondu négativement à la demande de
Georges, dans la crainte de tout devoir à mon
mari 1. .. Je ne puis accepter un semblable bienfait
d'un étranger ... avec la certitude de ne pouvoir lui
témoigner ma ~ratiude.
. • Ah 1 si j'é~als
~ne
vieille femme ou une religieuse,
Je vous suppherals de me permettre de vous soigner
de vous guérir 1. .• Mais j'ai vingt el un ans l
'
,
- J'avais prévu cette objection ... McDeschemins
également. ~t s~ bonne a!I!itié lui a suggéré une idé~
dont la réalisatIOn pourrait seule, assure-t-il, calmer
\'05 scrupules.
- Ah 1 dites-moi bien vite l'idée de Mc Deschcmins; a\'ec la possibilitG de vous t~moigner
ma
reconnaissancû, je serais si heureuse de garJer
Salviac 1
- Au moment de formuler cette pensGe de notre
��Li\ l\IAI:iON DES 1 ROU Bi\ DOU RS
77
VOici d ~ si" des, B 'gon J CI 11lte;!t'll\ Ih
trnll\u-t-il ~'a<;
lllgu\:tte d\: ~a"l;
JH.. l1l J lui!
It:la~!
la >;ltuatipl1 n'est 1"( l'1 n <.:fil\: d ma ['IOpOsit ion me l'aralt Vt.:1 il' u'lIn III ,Il L:!
Un instant, ~"n
n:;.,ar,j Lna 11 autour LI 1<1 Pl <.: ,
1
si Iri, le, makn' ""n lu c, \rUl", l'fi {Il O~I
EIl1, n~
pm ,il,,--ail dt:slill!.; Ù mnunr ,,11 ill li ,ml,
Edith demeura songu "t:, l11ai", nOIl Il il,nk.
Un' j(lic Ir',~
"il'c 1't.:J11I'1l ,,111 a Id )"'1
lui ser,li~
rermis de t~n]()ig
r :',t 1 cC l11n,li .lnc ,1
un hlCnI,l1leur, "on aIlcctlOn à Ull êlre ['our Iltlud,
depui. l()ge1]~,
clic nourri' Il lIn cult\:, pL:rmis
enfin, dc ;e consaci Lr à la obI 111 S~lOn
que Ill'
al'ait tail el1\i~agL:r,
un jou, le VlIl 'ublt.: c 'r d"
Sum\t.;-l\l(Jndane. La jnlc LI ,',llth fut SI,i\è qu'clic
oublia lout... k chaf.,rin Je Geur:, "le Crlliques du
monde qui allait la traÎler d'inl~a1te,
la fureur
dl!s hérile~;
clic ou!,lia toul, ""US l'emprÎ::>e dt.:
st.:ntiment lIont la \iolt.:llC\: la stup fiaÎt.
- ,Je n'ai besoin d'aucune rél1cxiun, répolldÎtelle, de mi..me que je n'aurais l'as pu faire oulfrir
Laurence, de mémt.: je Ilt! l'0llrr,lis point, si vous la
dé:;irez, vous refu;,er ma pré,'\:Jlce et me soins 1 l'.t
je n'ai nul mérite en ce dernier Cd'; je suis seule,
abandonnée, ans but dans la vic, I(JUS m'ouvrez un
asile, vous m'"lTr<:z une mi"l·;jon. Comment ne
serais-je pa~
beureuse d'acc,cpler l'un el l'autrt! ';>
- Vous acceptez par~t.:
que vous Ne' follemenl
génén:use, vou~
m l'ailes l'aU1110nc de \otre pitié
comme VOUS raites à 1I1lle de ahiac J'aumone de
votre fortune.
" Ne r\:grettercz-\OUS pas votre gC:néro~ile,
quand
vous me \errcz 8ombre, dés pcrt: r...
• El moi qui me suis relr.l11cbé du monde, en
partie, afin de fuir ks rt..g.l1ds avides cie mes héritiers, ne vais-je pas m'expo~cr
à lire aussi dans vos
yeux le dé. ir de ma mort 1. ..
- Pourrit.:ï.-vouS vraiment avoir des idées semhlahles 1.:. gt ~erndal1t"
q.ue gagnerui,,-je à votre
mort, pUI, que Je consentirai à vnus \:pouser seulement lorsque vous m'aurez donne yotre parole de
ne pas me nommer sur votre te lament.
- 11a mort ne vous rendrait-die pas la libertl !
Cette liberté, réOéchist;el" dite -vous-le bien : les
oiseaux en sont avides J. ..
- Vous connaissez notre devise: Quocumque
cano 1
- Partout je chante 1 Partout Rauf en cane 1 vou.
laient certainement dire vos ancètres lest:> troubadours 1... Enfin, puisque, sans cela 'vous ne me
permettriez pas de vous l(i~
el' S:JI~Î1("
j''l('<'I'r'lt"
�78
LA MAISON DES TROUB ADOUR S
votre dévoue ment 1 Je l'accept e avec la pensée que
le supplic e sera court.
- Jamais, je le jure, partagé avec vous, mon séjour à Chantel ouve ne me parattra trop long,
répond it Edith avec ardeur.
Le comte secouai t tristem ent la tête, tandis qu'il
reprena it:
- Voici donc conclue s nos étrange s fiançailles 1
Maltre Desche mins s'occup era de toutes les formalités à remplir , afin de faire célébre r notre mariage ,
non une union secrète comme celle que votre aleul
refusa pour sa fille, mais un mariage de minuit,
presque un mariage in extremis. Dans quatre ou
cinq Jours seulem ent, je ferai connalt re notre décision à mon dévoué notaire ; quatre ou cinq jours
durant lesquel s vou.s ré~chiez;
si la perspec tive
de ces quelqu es mOIs à Vivre près d'un malheu reux,
souvent farouch e, toujour s tnste et souffran t, VOLIS
effrayait soudain , si vous regretti ez votre élan, vous
me l'avoueriez sans détour .
• Je ne vous gardcra is nulle rancune d'un refus,
ma petite Edith, et je conserv erais jusqu'à la fin ...
avec un persista nt d'::sir de vous obliger, la joie
d'avoir pu le faire.
Edith eut un beau sourire , un de ces sourire s
qui, en alluman t dans ses jolis yeux de bleuet des
lueurs de saphir, faisait étincele r ses dents blanches.
Et, de cette voix claire, dont le comte Emeric
n'avait jamais oublié les intonat ions harmon ieuses,
elle affirma :
- Je ne changer ai point d'avis et je ne regrette rai rien 1
XI
Dans le petit parc de Salviac où les asters entr'ouvre nt leurs Ileurett es étoil'::cs, où, dans les
colchiq ues mauve émailla nt Il.: gazon, le i:'olcil
allume des petites lueurs de veilu~c,
où les feuilles
des marron n iers d'l ndc ~lmrnect
à s'ourler dç:;
teintes de l'(1r bruni, Laurenc e Se promèn e.
Ses yeux rl:vcurs s'arrête nt parfuis sur les rusiers
grimpa nts où tout à l'heure clic a cueilli de ces
roses qui n'ont plus le brillant '::clat tles roses de
l'été; et, parfois aussi, ses yeux se lèvent vers le
ciel où, sur l'azur f àli, s'amonc ellent de gros
nuages bla~hàtrcs
qui, ta~sl:
ensuite , cerclen t
l'horilOn tle gris :-ol11bro.
Soudain , le roulem ent tI'une voiture se faisant
entendr e, la jeune fille courut vcrs la petite porte
��80
LA MAISON DES TROUB ADOUR S
bonheu r en supplia nt Dieu de te rendre heureus e.
Combie n il m'a peu exaucée 1. .•
- Qu'en sais-tu ?.. J'avais ardemm ent désiré
soigner le comte, désiré adoucir ses souffra nces 1. ..
En cela, mes vœux, et les tiens par suite, sont
exaucés . Pour l'avenir , ne m'enlèv e pas toute espérance. Deman de plutôt avec moi un miracle .
Les nuages gris avaient envahi tout le ciel, un
triste crépusc ule envelop pait la campag ne.
Lauren ce frissonn a.
- Tu as froid, tante Bébé, rentron s bien vite,
Les jeunes filles pénétrè rent dans le petit salon.
Un feu clair y jetait ses lueurs brillant es sur la
cretonn e à grands ramage s, et des feuillages aux
teintes chaude s étaien~
artistem ent disposé s dans
les grands vases Empire décorés de l'écusso n des
Salviac : d'azur aux trois pa~serux
d'argen t.
Sur une table, un couvert était dressé ; des fruits
dans des compot iers de cristal et un surtout de
roses pilles lui donnaie nt un air de fête.
- Nous allons pour la dernièr e fois, jouer à la
dinelte , et, comme jadis, tu t'es chargée dc dre
s ~er
le couvert et de fleurir la table.
« Moi, comme jadis aussi, toujour s un peu gourmande, j'ai songé au menu et j'espère que iV{me Sibot
aura tenu, à notre intentio n, à déploye r ses talents
culinair es 1...
- A la villa Mondé sir, tu aurais mieux d1né encore 1... Devenu e la comtes se de Chante louve, cie
combie n de coudée s as-tu grandi aux yeux de
Mu Desche mins 1
« De quels égards ne doit-il pas t'entou rer!
- J'ai tout sacrifié pour te réserve r ma dernièr e
soirée 1 Tout, méme la société de mes vieilles amies
Chanté rac.
- Elles dlnent donc à la villa?
- Elles y dlnent et elles y couche ront; les honnee;
fllles sont, chacun e à sa facon, bien ému es de mon
mariage . Et tu juges aussi quel est leur trouble à la
pen::.ée d'être mes témoins 1. ..
- Toinett e et Franço n sont tes témoins 1... Quel
événem ent mémor able dans leur vie 1
- Ma tante de Groleja c est souffra nte; les PUYguilhem habiten t loin de nous; du côté des Salviac,
à part les de Saint-L éon qui sont absents , nos parents ne nous connais sent plus 1 Au reste, le comte
désirait voir le moins de monde possibl e. Et certainement , Toinett e et Franço n sont mes meilleu re '
amies.
En partanî , I~dith
jouait al CI.. la bague qui hrillait
à son doigt, un admirab le rubi::; serti de petits dia-
�LA \TAISON DES TROUB ADOUR S
81
mants. Depuis des siècles, ce rubis avait orné l'anneau de fiançail les de toutes les comtes ses de
r:hante louve; et, pour la dernièr e fois, sans doute,
il était sorti de son écrin.
- Cette pierre est merveil leuse de limpidi té 1
Quand donc le comte te l'a-t-il offerte?
- II me l'a envoyée par dame Lucia avec une
splendi de ge:be de. f1eurs r~es,
ca:,. aujourd 'hui,
pour la premiè re [OIS, depUiS ma vIsIte à Chante louve, j'ai revu le châtelai n.
« Ah! nous somme s d'étrang es fiancés! Et
au.
yeux du monde, ignoran t du ~crment
que j'ai arraché au comte Emeric , je dois paraitre une intrigante L ..
- Quel sermen t lui as-tu arraché ? ..
- Celui de ne pas me nomme r sur son testame nt. ..
Edith s'interr ompit, Mme Si bot, une ~ro
sc
femme au teint fleuri, apparai ssait, apporta nt une
soupièr e où fumait un potage à l'arom\.! exqui'.
-:- George s était autrefoi~
notre invitL, reprit ensUIte Laurenc e. Pauvre George s, il doit être bien
malhcur\.!ux!
- Tout est mieux ainsi, a « sentenc ié ,) ;\1' Deschcmin s; J'espère que notre ami oublier a vite son
r0 ve, moi je lui demeur e profond ément attaché et
reconna issante.
- George s oublier a ... ou espérer a!
- Ne parle pas de mort 1 N'y fais même paallusion 1
Une express ion si désespé rée avait pass': dans les
yeux gris bleu, si facilem ent rieurs, que Lauren ce
sc tut.
- Avez-vous eu la visite de Mme de Saint-J unien?
demand a ensuite Edith.
- Elle est venue deux fois li Font-Bo is ces temps
dernier s; elle a été fort atmahle .
La jeune fille n'ajouta pas que la mi.:re d'l\rnal ld
n'avait pas dissimu lé son dépit en parlant du mariage de son cousin; elle n'ajouta pas surtout que
soutenu e par l\lmc de Salviac, la chàtcla ine arait
lancé des insinua tions blcssan tes à l'adress e d'Edit il
jusqu'a u momen t où Lauren ce lui avait fcrm""! la
bouche en faisant un éloge ent housias te dc sa chLrc
amie.
- Tu as vu aussi M. Arnaud ")
- Il a accomp agné sa mère ct jc l'ai rencont ré
tout à l'heure à l'cntrée du bour".
Lauren ce avait beauco up rougi en disant ces quelques mots.
!';dith s'en aperçut et demeur a un instant h", 1tante, avant de rcnoue r l'entret ien.
��LA ~AISON
DES TROUB ADOUR S
83
d'une épousée . Mais là-haut, noir et fantasti que,
Chantel ouve dressai t, sous la lu ne à ùemi voilée, la
masse indistin cte de ses arbres ct de ses tours, tel
un nuage sombre .
Une lueur, trembla nte petite étoile, luisait dans cc
nuage.
- Que de fois n'ai-je pas contem plé cette lumii:re,
le soir, tandis que je priais 1 Toujou rs, elle a exercé
sur moi une mystéri euse attiranc e.
- Une attiranc e incomp réhensi ble à mes yeu,',
car le Prince Charma nt dont tu rêvais me faisait
bien peur, me faisait l'effet de Barbe-Bleue.
« Et aujourd 'hui encore, il m'efTraye. Que sera ta
vie dans cette forteres se, pr1:s de cet être aigri,
désespé ré, fantasq ue?
- Ma vic! la tienne! Nul ne saurait prévoir de
g.uo! elles seront faites. Les évén.ements se chargen t
SI bIen de déroute r les pronost ic des plus perspIcaces. Nul, il y a un mois, n'aurait pu prévoir le
~arige
du comte Emeric et d'Edith de Salviac. Les
CIrconstances seules l'ont amené ...
La jeune femme s'arrêta brusqu ement, craignant
d'en avoir trop di!.
'
- La voiture de Chantel ouve ne tardera pas à
arriver, ajouta-t-elle, il faut descend re, ma chérie.
- La voiture qui nous ramène ra ~ans
toi 1 s'écria
Lauren ce en sar~glotn,
oh 1 Edith, à cette pensée,
mon cœur se brise .
. - Ne m'atten dris pas, sois forte, je t'en conjure j
Je me sens tr1:s émue et je me suis juré de ne pas
pleurer devant M. de Chantel ouve.
\( Je l1'oublie rien, me semble-t-il, continl1a-t-elle,
en inspect ant d'un regard la chambr e en rotonde .
- La viole, la gUItare, bj~n
d'autres souveni rs
sont partis r
- Ce matin, avec mes modest es bagage s... je
déména gel ...
Lauren ce contem plait Edith, si jeune, si animée
si gracieu se ~lan:
sa blanche toilette, ct ses yeu~
pâles s'emlI~aCnt
d'une express ion admirat ive.
Cette admirat ion, les Dcsche mins, Antoin ette
Franço ise et les serviteu rs du chàteau , qui allaient
être les seuls témoins de cet étrange mariaoe la
partag1:rent pleinem ent, quand Edith, au br;s' d\!
notaire, pénétra dans la chapell c de Chantel ouve où
le comte les a\'alt pr0cédé s.
Sous la Iégèr.e couron ne d'or?~lge
ct I.e v~ilc
vaporeux, les che'ieux: de la marl·;e paralss alcnt \,lll
"oyeux ct plus. dorés.
Avcc son teInt rosé, ses. be,!-ux yeux brillant s, sa
bouche fralche, elle apparaI ssaIt, aux côtés d'Emer ic
���86
LA MAISON DES TROUBADOURS
Mieux vêludrait trouver un remède pour guérir
le comte Emeric, déclara Françoise.
_ Le comte aura désormais pr~s
de lui la fée de
la jeunesse ct ùu printemps, et les f6e~
accomplissent souvent ùes miracles, déclara Me Deschemills
la lT~a'iée;
puis, rappelé à la
en s'inclinant deval~t
réalité des choses, Il se dJr1g..:a vers la table et se
mit en devoir, pour obéir aux ordres du chàtelain,
de faire les honneurs du lunch.
Seule, Laurence demeurait près du feu. Edith alla
vers elle.
_ Ma chérie, pourquoi rester ainsi à l'écart?
- Nul ne désire ma présence. Puis, vraiment, j'ai
trop de chagrin; je ne pourrais pas causer ... moms
encore prendre part au lunch ... Quels sont mes
regrets, mes remords en songeant que je puis me
marier joyeusement, normalement... Tandis que
toi 1 Oh 1 c'est affreux t
Laurence s'interrompit et ses mains qui, suivant
devenaient blanches, serles prévision.s d'~ilh,
rèrent les malOS .mlgnonnes de la jeune comtesse.
_ Pauvre petite, malgré mon désir de t'éviter
toute peine, me voici, te causant du chagrin.
- Si tu n'cs pas heureuse, je ne saurais point être
heureuse!
_ Heureuse, à en croire les apparences, je ne le
serai jamais ... Et, néanmoins, je n'échangerais mon
sort contre aucun autre, répondltEdith, dont les yeux,
rieurs d'ordinaire, brillèrent d'une flamme ardente.
_. Va ... oui, je sai.s ... je comprends!... Et parce
que Je comrrends ... Je pleure 1...
Laurence se tut. .. Edouard venait vers elles, portant des coupes où pétillait du champagne, et toutes
deux se dirigèrent vers la table flcuric.
Bientôt, d'ailleurs, le notairc donna le signal du
départ. Apr~s
des adieux, intentionnellement brusqués par lui, les témoins de ce mariage de minuit
se diflgèrent vers leurs équipages.
Edith, accoudée à la balustrade de pierre de la
terrasse, suivait ses amis du regard; tandis qU'ils
traversaient la cour intérieure, leurs voix montèrent
jusqu'à elle.
_ Pauvre petite 1 disait Mme Deschemins, j'ai lc
cœur gros de la laisser ainsi seule 1 Enlln, espérons
qne son œuvre de dévouement ne sera pas de longue
durée.
_ Peux-tu parler ainsi, Emilie'? interrompit avec
indignation lû notaire.
- Ces llemoiselles me comprennent, AlciJc;
nous désirons tous la guérison du comte, mais puisqu'il n'y a nul espoir!
�LA 'lIAISON DES TROUl3ADOURS
87
Tant qu'il ya de la vie, l'espoir demeure!
Certainement, répondit Françoi e, nous allons
prier ardemment pour que Dieu ellVoi<.: le bonheur
a notre chère Jemoiselk.
- Le bonheur, sous la forme d'un jl!une et
aimable mari, répliqua Henriette.
- Demandons simplement la guérison du comte
Emeric, !j'écria Laurence, en, desl.:euLiant l'escalier
aboutissant à l'ancien pont-levis.
-, Tous cI:oient sa l:\uGrison impossiblc"g(:mis. ail
la tnste manGe, tandis que, avec un brUit de sonnailles, les équipages de ses amis s'd<)ignaient.
« '1 ous 1. .. tOllS 1. .. Je suis donl.: venu<.: ici uniquement pour le voir mourir!
La belle vaillance de la jeune f<.:mme J'abandonnait; comme pour accentuer son angoisse, I<.:s loups
se pril' ntàhurlcr, et les échos des\ieilles murailles
répiit\:l"<.:nt cent fois leurs cris lugubres .
. Edith baissa la tète jusqu'à venir toucher, de sa
J~)ue,
la pierre grise gui lui parut glac(:c, telles de.
ICITes de mort.
~ Triste baiser pour un soir de noce! » murmurct-elle.
S'étant relevée afin d'essuyer ses larmes, ses yeux
l'encontr1:rent la fenêtre à meneau, qui, tout près
d'elle, maintenant, s'éclairait d'unI.! lueur at~nle.
Cette lueur là-bas, à Salviac, nI.! l'avait-die pas bien
gOuvent contemplée avec le d~sir
ardent de rH)uI'L)ir
approcher Emeric, de pouvoir le con::;oli.!r! Dieu
l'avait exaucé, allait-elle renoncer ;\ sa tach<.: avant
de l'avoir entreprise, allait-elle dG:;ep~l'<.r
dl:s la
premii:re heure ? ..
" Seigneur, faites seulement qu'il me permette de
le soigner ... de le distraire ... de l'aimer. Et il me
semble qu'avec votre secours je le guérirai 1 »
AJor,;, avec ce fol espoir sitôt renaissant en son
cœur enthousiaste, EdIth, un sourire aux lèvres
vint rejoindre dame Lucia qui l'attendait sur le seuii
Je la ::;alle d'honneur ..• sur le seuil Je sa destinée.
�88
LA :--lA1SON DES TROU 13ADOURS
DEUXIÈME PARTIR
1
Deux Jours avaient passé.
Accoudée à la balustrade crénelée qui couronnait
une de~
tours jUlllelles, situées au midi, Edith, non
sal~
m(;lancolie, cunsidérait le paysage sévi:n:, sau·
va"c mêmc.
Aux pied~
des remparts commençait la forêt, 110ts
moutonnants de verdure que dominait, tel un phare,
la forteresse des Chantelouve.
Rien ne changeait le vert, éternellement sombre,
de celte forêt d'yeuses aux feuilles persistantes.
1\. peine un coup de vent y faisait-il courir un
remous de vagues blanchâtres, et l'automne, cllc:i1l.:ll1e si prodigue de tons, n'y répandait ni pourpfl.;,
ni rouille.
A perte de vue jusqu'à Gourdon qui 'profilait à
l'horizon les f1è;cbes de sa cathédrale, c'était la sol itude des bois, sùlitude où pointaient cependant lc~
murailles de Rocanadel, jadis nef des cadets dl),'>
Chantelouve, murailles démantelées mais de ul:re
allure; solitude où se devinaient, dissimulés dans
des plis de terrain, le village d'Alfuurnel et celui
d'Aldouna qu'avait évoqué un soir Me DeschcminR.
" A moi aussi, Chantelouve a donnél » murmura
Edith.
Et elle songea au cher Salviac, demeuré sien, et
aussi au grand nom qui semblait lourd à ses frêlt:s
épaule~.
Un désir lui vint de revoir les arbres de son bourg
natal; ils devaient s'apercevoir de l'autre tour ~
terrasse ...
Erf'lettrant de la main les toits en pierres plateR de
la tourelle au chapl:au pointu, la jeune ,femme s'inclina pCJur franchir une poterne hasse accédant ù
l'intt:lïcul' Je cc((e tourelle; pUIS, elle longea le
[!rcnicr du corps de logis et ':ln second grellier en
rotonde, avant de poser le pied sur une ten:asse
cr6nel0e, tuute semblable à celle qu'elle venait d..:
quitter.
La terrasse était semblable, mais combien la vile
était différente. Là-bas, une for'::! ~auvge,
des murailles croulantes et des villages aux noms ct aux
�LA ~IASON"
DES TROUBADOURS
89
murs antiques; ici la plaine, large, fertile, peuplée
de fermes et d'habitations de plaisance, olt le beau
fleuve promenait ses ondes claires.
Au delà de la voie fcfrée, alviac se cachait dans
un bouquet d'ormeaux, tel un nid de passereaux.
Son clocher roman pointait seul au-dessus des
arbres mais l'œil exercé d'Edith découvrait quelques-u'ns des machicoulis qui couronnaient la vieille
tour, où nichait, hier encore, le pauvre petit oiseau
abandonné.
Dans les lointains, vers l'est, surun rocher abrupt,
à pic, dominant la riv~e,
Montfort se dres ait, vrai
château de légende.
Et, à l'horizon, réapparaissant pour entour 'r le
cirque formé par la plaine, les coteaux, tnujours,
aux sommets arrondis par le mnutonnement des
Yeuses, traçaient des festons vert sombre sur le ciel
bleu.
était gai, animé; la Dordogne, caressée
Le pays~e
par le soleil, avait des scintillements de diamants,
et, sur ses rives, des peupliers et des saules s'habillaient d'or. Ed ith, très sensible aux charmes de la
nature, se sentait renaltre à l'espérance: tout à
l'heure, en face de sites sauvages, la tristesse l'envahissait; maintenant, devant cette nature en féte,
et à entendre les oiseaux qui ~'g()iJlaent,
ulle
chanson montait de ses lèvres, quand i\larius, en
inclinant beaucoup sa haute tailk, franchit ù son
tour la poterne et s'avança sur la terl'Us~.
- Mot'lsieur le comte, dit-il, prie madame la
comtesse de bien vouloir le rejoindre. Monsieur le
comte est dans la première bibliothèque.
Bien vite, la jeune femme descendit l'escal ier
majestueux, traversa sa chambre, - cette belle
chambre qu'occupa pendant quelque temps Marie
de Lorraine, duchesse de Guise, - puis la chambre
solennelle de son mari et pénétra dans la première
des deux pièces en rotonde où, derrière des grillages
en losanges, reposaient force livres aux reliu'res
rares.
Bien que l'air du dehors flIL' tiède, un poêle surchauffait l'atmosphi:re; cette chaleur excessive ne
paraissait point incommoder M. de Chantelouve car
11 avait remplacé son habitut:1 costume cie ilal;elle
blanche par un vêtement plus chaud, en velours
dont la teinte noire accentuait sa pilleur.
'
La jeune femme re~a'qu
cctte paleur, el aUiisi
COmblCl1 les yeux qUI se lev\:rent vers elle étaient
rcmplis d'aOll're tristesse .
un
..- Eh bien.! Edith, demand.a-t-il,. en av~nçl
siege à la pcllte comtesse qU'Il avait à pe1l1e vue la
�90
LA :'lIAISON DES TROUBADOURS
veille, avez-vouS expionS le chateau et ses dép endance~
"'
_ l'nrfUltement! ,T'ai même jeté un regard vas
les oubliL:ttes et vers les l\Jups; les uns et les autres
m'ont fait frissonner.
« Tout le reste : chapelle, salles de r'::ceptions,
apparteml,;nts privés, me semble mervl,;illeusement
réparé et meublé j tout est en rapport avec le style
du chateau.
« Ces belles pièces, d'allure féodale, ont le d-:faut
d'avoir l'air inbabitées.:. avaient l'air, car, gruce aux
richesses de la serre, Je les ai déjà égayées par de
superbes plantes vertes et de jolies fleurs.
_ Vous sauriez ~ merveille égayer ma vieille forteresse ... si je n'étaiS pas là.
_ En quoi empl:cheriez-vous de l'é o ayer? Seriezvous contrarié que j'aie butiné dans là'" erre?
_ En au<.:une façon! Pourvu que vous respectiez
ces trois l'il; ces dont la mélancolie me pla It, vous
pouvez orner, transformer à votre guise les salles olt
vous pénetren;/' seule 1. ..
" Mais iL: voisinage d'un malade attriste tout, il
me semble; tout, ml:me les fleurs.
" Enfin, laiso~
cela, ct soye;: asse;: aimable pour
me Caire un pl'U de musique; voilà dc' mois ... des
années, veux-je: dire, qu~jc
suis priv0 d'ell entl,;lldre;
on a port': ici votre w!itare, vOire même voIre viole
ct vou troUI'crez un plUno dans la seconde bibliothèque.
_ Vous êtes trl:s connaisseur, je le senS'j je vai"
6tre fort troubl': ....
_ .le ne vnu Cfoyai', pas timide!
_ As ez peu! Comme Je le disais al"dnl-hier ;\
Laurence, jl.: sui" de la race dcs Oloil1l111 .... [lar
conséquent légL'rcment (;11'ront6e.
_ Pas trop!
_ L'l,;ducatio\l s6Vl:l'C que j'ai rt.:.;ue a comhattu
mon effrnnterie naturelle; par cont l't!, ma petite
1ante, lJui li {.tl! "i pat':e pur sa m è r(,;, n'a ;.;a<1n0 a
cela aucune assurance 1
e~t
assez gt!ntillc, c~t
jeune (·Inte. m'a_ l~Ie
t-il ~t.I1bl':
_ A mes yeux, elle est id0ale : une vierge de
miccl !
_ Votre affection ne l'nus pnrte-t-elle pas à (;)(av'érer les charmes dl,; 1\1110 Laurence?
c' _ C'est possible, (ilr mes y~ux
Sf/nt tout dlBpO é"
à l'admiratIon quand ils regardent eeu: que j'aime.
_ 1\1,' De chemins pr0tend que le ram~c
de votre
chère amie ne répond pas à snn. plumap.c; elle n'a
pas hérité, comme vous, <.le la VOlX. d'or des trouba-
�LA MAISON DES TROUBADOURS
91
dours; et il prétend aussi que'J)our 'lne vierge de
missel, Mlle de Salviac a les pie s ...
- Sa voix est un peu rauque, en effet, interrompit Edith, et elle a les pieds et les mains légèrement trop grands pour sa petite taille, mais ce sont
ses deux seules imperfections physiques.
« Au moral, c'est une perle 1 Mais tous voient en
elle la fille de Pauline Soumet et la jugent sans
justice; seuls, Georges et moi l'apprécions à sa
valeur.
- Georges Deschemins 1 Votre amoureux. A cc
titre, il ne doit pas partager l'affection si dévouée de
sa famille à mon endroit... mais son supplice sera
Court et il est as 'ez jeune pour attcndre 1. ••
- Vous ne lui avez causé aucun tort.
«J'avais rejeté la demande de Georges avant
même de connaHre votre désir de me voir.
Deschemins n'a pas de secret pour
- Je sais, M~
moi et vous m'avez révélé vos scrupules.
« Dans l'avenir, la situation sera modifiée, et le
temps écoulé vous aura apporté une garantie de la
fidélité des sent iments de votre ami.
Edith eut un geste d'impatience.
- Georgc:s est mon ami d'enfance, je l'aime sincèrement, mais jamais il ne sera mon idéal l. ..
- Il ne faut point dire janhis 1 Quant à l'idéal, la
vie vous apprcndra combien rarement on l'atteint ...
« Au reste, on serait encore déçu si on rencontrait
le type de l'idéal qu'on s'est forrr:é.
« Vous, en particule~
Edi~h,
:rous le seriez plus
qu'une autre, car votre lmagmatlOn, votre entflOuSlasme ont dû former un héros doué de tous les
charmes et de toutes les qualités. Nul ne saurait
soutenir la comparaison avec ce Prince Charmant. ..
Et votre rève serait brisé.
Edith secoua la tête; puis, arrêtant sur Je visage
tourmenté de son mari ses rayonnants yeux bleus,
elle arfirma :
- Quand on aime vraiment d'un grand amour
voit-on les défauts de celui qu'on aime 1
'
- L'amour 1... Sur lui aussi vous "ous illusionnez
étrangement, petite fille. Il est de !'a nature incons~ant,
vol~ge
1 Il ne résiste ja~i?
au temps, rarement
a la souffrance ... à la maladie; II cause souvent des
déceptions cruelles ...
En é.coutant la voix ~roniquemt.
amère, Edith
songeait à la belle et fiche veuve q Ul, sui vant une
rumeur vague, après s'être fiancée avec Emeric l'avait
abandonn,é qU!1nd il était devenu ~1alde.
'
Cette n:mlO15cence causa à la Jeune femme une
dOlileur aiguë qu'clic ne sut pas s'expliquer.
���91
LA MATS ON DES TROUBADOURS
pourquoi ne me laisseriez-vous pas prendre mes
repas à côté de VOLIS?
- Prendre vos repas avec un malade 1 C'est
impossible 1
« Et, je vous l'ai dit, je ne puis supporter une
autre atmosph(:re que celle de ces trois pièces; prenez-en votre parti, ma pauvre enfant, jamais plus je
ne franchirai Je seuil de la salle à manger.
Edith eut un geste d'incrédulité; et, avec un joli
sourire aux ll:vres, elle s'éloigna.
La seconde rorte ne s'était pas encore refermée
sur elle que déjà reparaissait dans les yeux d'Emeric
la sombre expression de désenchantement qui leur
était coutumIère.
Repris de l'angoisse atroce, qui constamment le
tenaillait, il répéta tout bas:
« Contre la mort qui brise la puissance de la
de l'or, les fées elles-mêmes
jeunesse ... la'puis~ce
ne peuvent nen ... nen 1 »
II
Dès l'aube de ce dimanche de novembre, la voix
Chantelomc lançait ses
argentine de la cl,oche d~
appels, lorsque I~dlth,
bien emmitouflée dans le
soyeux manteau de loutre qui, la veille, s'était trouvé
sur .son lit, -- apporté sa,ns doute par la main des
génies, - franclllt le seutl de la chapelle .
. Grace aux soins de la jeune chatelaine, l'autel est
orné de superbes chrysanthèmes dont, sous la lueur
des cierges, les teintes s'avivent, et, bientOt, un
timide rayon de soleil achève d'égayer le petit
temple.
Cependant, Edith est triste: le prie-Dieu armorié,
placé près du sien, demeure vide; Emeric, malgré
de pressantes il1\-itations, sc refuse à quitter J'appartement surchaufTé où il achi;ve de s'anémier; ct
parfois, alléguant sa faiblesse, n'a-t-il pas défendu
sa porte, même à sa femme 1
A cette pensée, on le devine, notre amie n'arrive
.monte,nt plus facilement
pas à prier, et des ~armes
à ses yeux que des InV()~atlOs
pIeuses à ses lèvres,
Alors, persuad6e de l'Indulgence de Dieu qui prC:fi.:re certainement des chants à des patenOtres distraites, elle vint s'asseoir devant l'harmonium;
oublié là depuis la mort de la mère d'Emeric, il
avait bier: quelques jeux fC!16s, mais l'organiste, en
usant à propos de la sourdine, sut tirer, uu vieil
instrument, dcs sons harmonieux.
Puis, surtout, sous les voûtes, peintes d'or et
��96
LA :\lAISON DES TROUBADOURS
- Soyez tranquille, monsieur le curé; je. n'ou·
blierai pas que le comte m'a voulue près de lUI, afin,
surtout d'entencln.: rire ct chanter.
Le vi~lard
eut un sourire.
- .le pense aus,;i, dit-il, au moment de prendre
congé, l)Ue, quelque jO\lr, si ])il.:u ~. allee 1Ie~
pri1.:res,lI sera bon de laIsser écouter ,l \otre man
les battements de votre cœur.
La jeune femme était devenue pourpre.
« Mon cœur, songeait-elle, quand elle eut quitté
le vieux prêtre, je n'ose pas l'interroger. Mais je crois
bien que, si Emt..:ric le permettait, mon cœur parlerait tout seul. »
Encore trop troublée pour affronter le regard des
domestiques, la petite comtesse s'arrêta un instant
sur Je sommet arrondi, formant terre-plein de l'une
des tours de ddense, d'où l'on apercevait la plaine
déjà endeuillée à l'approche de l'hiver.
Sous le ciel gris ct bas, le fleuve roulait ses eaux,
maintenant troubles et rougeàtres ; très grossies,
elles ensevelissaient à demi 'le tronc des saùles, sur
la tête bossuée desquels les tiges dépouillées dressaient de longues antennes.
Du brouillard blanc !lottait au ras des prairies;
un vent aigre enlevait les dernières feuilles oulJliées
aux branches des gros noyers et, en croassant, un
vol de corbeaux monta vers Chantelouve.
Et les loups hurlèrent, paraissant répondre aux
cris ùes oiseaux ùe mauvais augure.
Edith frissonna.
« C't..:sl l'hiver, le triste hiver 1... Que m'apporteront ses jours courts et sombres? »
A ce moment, dame Lucia apparut, drapée dans
sa mante d'Arl'::sienne.
- .Madame ne songe point à venir d(;jeuner? JI
est près de neuf heures et monsieur s'étonne de nc
ras encore avoir \u madame.
Tout en regagnant le chàteau, à la suite de sa
jeune maîtresse, dame Lucia continua:
- Monsieur le comte para1t un peu mieux, ce malin.
- Il a été souffrant hier, m'a dit Marius.
- L'absence de madame était certainement pour
quelque chose dans cette recrudescence de fatIgue .
.\ujourd'hui, plus qu'autrefois encore, il s'ennuie
effroyablement quand il est seul!
Parfois, cependant, il refuse de me voir.
- C'est un relou!' de sa maladie, de sa neurasthén!e, mais, certaint..:mcnt, rien que la pensée de
sa:-,olr madaml.: la comtesse dans le château est pour
lUI une douc<.:ur.
- En ce cas, je ne m'absenterai plus.
�LA MAISON DES TROUI3ADOURS
97
- Monsieur ne permettrait pas cette réclusion
absolue ct madame s'ennuierait.
- Oh! non, si je croyais, si je sentais être utile à
mon mari, je ne m'ennuierais jamais.
Il y avait une telle conviction dans l'accent d'Edith
ct un tel éclat dans ses prunelles, toutes brillantes
t.:ncore de larmes récentes, que Lucia sourit.
Puis elle reprit, non sans tristesse:
- Dieu veuille que, devenue tout pour lui, madame
puisse lui faire du bien ... le sauver! .
- Tout pour lui !... Oh 1 ce serait trop beau,
soupira la jeune femme, en pénétrant dans l'immense
salle à manser aux belles poutrelles, au parquet à
points de Ilongrie, où le chêne el le châtaignier
mêlaient leur bois de tons difl'érents.
D'un regard, Edith embrassa les lourdes crédences, les dressoirs sculptés, les chaises qui
s'évasaient en forme Je l)'re; elle se sentit petite,
perdue dans cette vaste pll.!Ce, prl:s de ces meubles
de proportions grandioses, petite et perdue comme
le petit déjeuner qui, disposé sur la large table
relUisante, semblait un unique nénuphar égaré sur
la grande glace d'un étang.
Ùn beau feu flambait au fond de la monumentale
cheminée; lui seul peuplait, animait l'appartement.
La jeune femme saisit sa tasse, vint s'asseoir sous
le manteau et posa ses pieds sur les landiers de fer.
« Là, sans doute, en ce coin hospitalier, songeat-ell!.:, rien n'a changé depuis des siècles. La belle
Huguette dut certainement s'asseoir à la place même
Où s'asseoit son arrièrc-arrière-petite-nièce, el contempler comme elle la grande plaque où se devine
la louve héraldique.
« Celte gracieuse fauvette, qui conquit le comte
Bégon, aimait-elle, telle sa descendante, à rire et à
chanter?
« Eut-elle aussi des heures ùe mélancolie?
« Pourquoi ? .. n'avait-elle pas un mari robuste
cl de beaux enfants ?..
•
« Et moi ... je n'ai rien ... pas même le cœur
d'Rmeric. »
Pensive, Edith regardait le feu où des bûches de
pin mêlaient leurs flammes claires aux flammes
ardentes du chêne.
Soudain, elle secoua sa tête blonde et des étincelles s'y allum:':rent.
« Rien ... Si, j'ai encore l'espérance 1 »
Et, réconfortée par l'évocation de cette divine
compagne, elle gagna le premier étage et pénGlra
dans la chambre au .. verdures des Flandres où au
coin J'un feu tout semblable a celui ùe la ;alle
~
�98
LA
rAISON DES TROUBADOURS
à manger, Il! comte de Chantelouve 0tait assis.
- Redites-moi la complainte du troubadour, lui
dit-il, après l'avoir saluée.
C4 A vous entendre, j'oublierai un in~ta
que, si
\"{~us
ê.tes aussi charmante qu'Huguette, je suis le
.lste lant6me du comte Bégon.
Si sombre était l'expression des yeux noirs
d'Emcric, si profond le pli creusé entre ses sourcils
altiers, que la jeune femme n'osa rien répliquer.
Elit.: <;aisit sa viole. Mais, en redisant les vers
nalf~,
sa voix exquise tremblait un peu ...
III
- Est-il permis d'entrer? cll!manda E,lith, en
l11ontr u l1t sa Wte dans l'clltre-bailll!Jllent de la porte
dl! la p'cmièr~
bibliothLque où le comte Enwric
conferait l:npUIS un long moment a\(!c son fidèle
ami De chl~is;
•
- Certainement! Notre ennuyeuse conversation
d'affaires e!;t termil~é.
,\ vec un sourire, '~"l jeune comtesse tendit la main
au vieillard et s'informa ùe la santé des siens.
- Tous vont bierlr tuus désirent votre visite;
Henriette, en particu~le,
se plai nt de .vous voir trop
rarement, mai::; nou,j comprenons, Je comprends
surtuut, Votre d~sirù(e
ne point quitter ChanteloLlvc.
- Mme Edouard; a raison, d~clar
Emeric, il
l'avenir je ne vous p ,ermettrai pas. J<:dith, de négligl!r
vos ami;; sous le l' l'dexte de ne point m'abandonner
trop lonotemps !li mes tri~e
pensées; il Y a tant
d'heurs~
tani ~ jours mèml! où. je st,l1S contr~i
Ù
me pnyer de \' ltre presence .•vI;us, laissons, St vou,
le voulez bi. '11, ce sujl!t, qui m'e 't pénible. et
ùemandez Illuto! à Edith, cher maltre, i elle connait la 1 ~otl\'e
du mariagt.! de sa bien-aimée Laurence. . r
La jl ~unt.!
femme pâlit.
-- }!u ne sai rien de pr~cis.
- . La dt.!mande de Mme de Saint-Junien date
d'hi J~r
euleml.:n!; ce malin, apri.:s une libation erl
['ll'Gnneur de Bacchus, le bonh"II1ITIC ~olnkt
il
CI, bn(j~
cc Sl.:cret à Edouard; Oll a du pr"cipiter k
"tlh" es. La rupollse n'était pa ' d Juteu s e, Mme cl .
~alvi.
est fla(t~e
de raire épOllS r sa fille ;j li!
haron; c !te salÎ lartÎll11 lUi fait fJu!JiI<.:r I\~ta
ù("" _
Ir li d.:: financ' dl.. ;,Oll futur" ndl,;: Cil plu •
Llilrcnee ail1lu \rnilltd. I~t la j mille qui fut ï dur..:
['Our la et ite-tillt de b,)[l mari n'a jamais Sll CIII
traricr l:il.ln enfant.
�LA 11AISON DES TROU BADOU RS
99
- Elle la contrar iera d'autan t moins que son
futur gendre a de ~uperb
espGran ces, reprit
ami.!rement le comte. Je ne suis étonnG que J'une
chose: comme nt la crainte de m'irrite r n'a-t-cll e
pas arrêté mes cousins ? J'ai refusé, il est l'rai, de
faire aucune promes se, comme j'ai refusé de recevoir Mm\! de Saint-J unien.
- l~
(lllt surtout obéi à la néc.:ssi té, à la dure
nécessi k, mun sieu r le cnmte; les Saint-J unien ne
puuyaie nt plus attendr c. M. ,\rnaud a encore joué
t.:! perdu ...
- En un mot, afin d'éviter la ruine imméJi ate et
totale, -ils sc sont résigné s, tlson" le dire, à une
action honteus e. Heni·j de Saint-J unien s'était
« embour geoisé li, son fils s'encan aille .. Ces gens:l~
descend ent rapidem ent la pente ... enhn, les VUICI
au fond du gouffre !
- Comme nt pouVCZ-VOllS parler ainsi! 1\1a
Lauren ce cst un ange de bnnlé et de délicate sse,
Arnaud n'est certes pa!; digne d'elle à t:e point
de vue 1
- Mlle Lauren ce est la fille de Pauline soumet ,
reprit le notaire, de so n ton sentenc ieux, t:ette
considé ration me rend hostile à son endroit , ainsi
que je le disais hier à George s, le seul parmi nou,;
à défendr e Mlle de Salviac.
« Le haron sc charger a, au re te, de punir Cct~
m~re
coupab le et ceùe fille aveuglé e Ri aiséme nt;
tl.n aveugle ment qui pourrai t paraltre suspect , i:>oit
c.ht cn passant .
« Dnnc, à mon avis, 1\L Arnaud épou~e
Lauren ce,
contrai nt et forcé; comme il n'est pas absolum ent
dépourv u de sl.!ntiml.!nts, il prendra certaine ment
en grippe la femme qui lui rappell era sa honteus e
compro mission .
- Combie n tout le monde est cruel pOUl" ma
pauvre amie, R'0cria Edith. Mais, cher monsie ur
ne m'aider ez-vous pas ù empêch er ce mariag e?
'
- Comme nt l'empêc herait-o n? La bar0nn e, joual1t
à ravir la cllm0di e, a prévenu le danger d'une
dénonc iatioll, en révélan t à Mlle Lauren ce la tri::.\t.!
~itua!?
de fortune de sa!' fils, une. situatio n qui,
Jusqu ICt, a-t-y!le hypOCr itement ajouté, retenait
Arnaud pour {aire unl.! demand e en mariaoe . Et Cl.!ttc
pt.!tite 30lte a cru tout cela ... Vraimcnt~
elle n'est
l'as perspic ace 1
" J'ai connu ces ~0lais
par George s, qui a reçu
lc~
clmfide nceg de 1 heureusl.! ÎJancéc.
" Ceci 6tanl 0tabli, comme nt faire admettr e 'i
~l.c
de Sa.lviac l'!nd:icas~e
du baron, sans lu\
l,me conn:l1tn.: la laçoll dllllt 11 s'est conduit à vo I,'C
���102
LA MAISON DES TROUBADOURS
• En vous demandant le bonheur de Laurence,
je fais volontiers le sacrifice de ma rancune envers
sa mère.
"Mais, si vous voulez punir, dès ce monde,
Mme de Salviac, envoyez-lui une douloureuse maladie, qui la convertisse et la fasse mourir ensuite,
afin qu'elle n'ait pas la satisfaction imméritée de
voir sa fille heureuse!
« Je ne sais si ma prière est très orthodoxe, mai~
je sais que je vous l'adresse avec toute la sincérité
de mon cœur! •
Edith se souvint des paroles que Laurence lui
disait souvent:
" Je demande ton bonheur avant le mien. »
La jeune femme ne voulut pas être en reste de
générosité; elle tenta de proférer la même supplication.
Mais ses lèvres refusèrent de prononcer ces mols.
" Je ne puis plus, murmura-t-elle. Je yeux le bonheur de Laurence avant le mien, mais je veux avant
tout le bonheur de mon mari ...
• Mon Dieu, reprit-elle, vous êtes le maHre souverain, soyez généreux, donnez de la joie à Emeric,
à Laurence, à ce pauvre Georges ... ct à moi par
sure roll ! C'est si bon d'être généreux, soyez-le!
« J'aime tant à donner aux pauvres ct même aux
petits oiseaux; vous devez être des millions de Cois
plus généreux que vos créatures, pourquoi rcjl!tezvous leurs prières? .,.
Le roulement d'une voiture arracha Edith à ses
pensées.
Me Deschemins regagnait la villa, le comle sc
trouvait seul.
En hâte, elle se dirigea vers la bibliotbèque.
Assis dans son grand fauteuil, 1\1. de Chanteluuye
appuyait la tête au dossier éle\'6.
Près du cuir fauve son yi sage semblait tr<: pâle,
el il fermait les yeux d'un air accable
Au bruit de la porte doucement ouverte, il relel'a
ses paupières brunes et attira sa jt:une femme près
de lui.
- Vous venez de prier, de pl'il.!r pour votre Laurence? Vous venez de demandl.!1' à Dieu son bonheur?
- Ardemment, je vous assure.
- Vous avez, je Je gage, avec votre générosi!'::
folle, oreert votre. propre bonheur en échange de
celui de \olre amie?
- .l'aurais ofl'crt le mien, mais je n'ai pas eu le
courage d'offrir celui d'un autre .
• Et jl.! ne "outlrais pa .... c'est cependant de
l'égolsme, que cct autre fut heureux sans moi 1
��10+
LA MAISON DES TROUBADOURS
- A présent, je suis certaine d'estimer toujours
mon mari et de toujours ...
Emerlc releva d'un geste caressant les frisons
dorés qui cachaient à demi le front de ~a femme.
- Encore des rêves derrière ce front bJan<.:, dit-il
en ['interrompant. Quand donc, petite !Ille romanesque, comprendrez-vous qu'il ne faut pas vous
attacher au moment présent. .. mais Je regarder
comme u ne ombre ...
- .Tc ne veux pas envi ager ... je ne veux pas admettre ce que YOUS pensez! interrompit-elle.
La jeune femme, pour dissimuler les larmes
qu'eIle ne pouvait cOll.tenir, cacha son visage sur
les genoux de ::;on man ct demeura muette, n'osant
pas, cette fois encore, proférer les paroles de tendresse qui lui montaient aux l<:vres.
- Embrassez-moi, murmura-t-elle, cela me consolera; depuis que je ne vois plus Laurence, per::;onne ne m'embrasse. Et, c'est triste! Oh! !:li triste!
Edith avait parlé bien bas ct sans lever la kte.
Emeric entendit-il cette prii.:re ... ou, simplement,
cëda-t-iJ au désir qui Je hantait depuis Jongtemp~,
lorsque, ayant attiré contre sa poitrine la jolie t~e
bh>nde, il baisa ardemment les yeux gris bleu et
Crfélça ::;ous ses IbTes les tra<':es qu'avaient Jai~5ées
k~
larmes ::;ur des joues satinées ... Nul n'aurait pu
le dire, pas même Edith.
IV
- Je viells de recevoir une lettre de Laurence,
disait le surlendemain EL:ith, en :,e rapprochant du
bureau où son mari écrivait; clic me pril' d'aJ1er
aujourd'hui jusqu'à Salviac Ill! elle sc rendra eIlem0mc, afin, ajoute-t-elll!, de me con lier son bunhL;ur.
- De mon c6té, répondit Emeric, en déposant ~a
plume, j'ai une lettre de Mme lI\.! Saint-Junien; elle
m'annonce le mariage Je son fils; ct, affectant
le~
origines l1~terns
de ~a
d'igne)rer ou ~l'oubi!r
future belle-fIlle, elle a l'audace d'ajouter « qu'eJ1L:
est heureuse dl! voir se resserrer les liens qui nous
unis ent ».
- Quoique cela vous irrite, Emeric, Laurence et
moi sommes du même sang.
- C'est possible, mais, à mes yeux, 1eR sil:cles
d'inténritl: ct de loyalisme des descendants du hon
Giraud ne ~aurie;l
prévaloir contre la tare originelle infligée à Laurence par ~a dcscendancc maternelle. Ceci établi, je préférL;rais que ma cousine
avouàt franchement sa situatioll Jl:sespérée, plutôl
���LA MAISON DES TROUBADOURS
10
7
" Du moins, à présent, j'espère que vous êtes
heureuse!
- Je suis très heureuse, monsieur, et je vous
remercie de votre sollicitude sur laquelle je ne
comptais pas, répliqua Edith en réprimant un sou:ire; avec son penchant à la galté, elle trouvait touJOurs motif à se divertir dans Ja façon de parler si
vulgaire du vieillard et dans son immitable accent.
- Pourquoi ? .. reprenait M. Soufflet. Je vous
veux du bien! Je vous ai toujours été attaché!
« Et même, je vous le confie, j'ai été désolé de
certaines choses.
• Pauline et moi avons eu des discussions à nous
prendre aux cheveux, sur ce pomt elle ne me peut
l'as grand'chose, sauf l'hiver où je porte perruque,
mais, pour le reste, elle ne ci:de jamais, la mâtine 1
. « Si l'on épouse un vieu.', faut se faire payer sa
Jeunesse ... c'est juste 1. .. mais le trop est trop ...
suffit. .. je m'entends !...
« Enfin, monsieur le comte arrangera tout cela,
.:'est m-on espoir, car voyez-vous, madame la comtesse, c'est trè!s mauvais <:t'être pauvre ... je l'ai été ...
mon idée, je
on cst fort mal vu. Puis, enfin, c'e~t
voudrais vous savoir riche 1...
- Tant d'intérêt de votre part me touche et, je
V(JUS le répi:te, m'étonne 1...
- Vous nous détestez, c'est justice! Je l'ai redit
cent fois à Pauline; il faut même que vous aimiez
heaucoup la petite pour ne pas avoir porté plainte.
fin comme
" Ma tille a tablé Jà-dessus! Oh! c'e~t
Une anguille, cette femme-là, mais c'était trop 1. .. Le
trop est trop, c'est mon avis 1
~
Ne faites pas ces réflexions à Laurence, au
1l101l1S
1
. - Non, bien sûr! Je sais tenir ma langue quand
11 le faut, la pauvre petite, ça la chavirerait J'apprendre comment je suis devenu rich.::! Elle n'a pas
pour deux sous d'estomac!
- l\1ais clIc a une conscience droitel
- Elle tient cela des Salviac 1 De braves messieurs.
~ Il Y a beau temps llue les Soufflet aiguisaient
leurs couteaux ct leurs ciseaux 1
Pensez, si on les connaissait 1 même votre ùéfunt
gl'and-pl:re était un digne humme, avant de tomber
sous les griffes de Pauline!
"Mais je cause trop! Les pet its verres c'e~t
traltre, V(;YCZ-VUllS, faudrait ::;\:n méfier, ça purte au
.:erveau 1...
D0jà, Edith s'éloignait et se hittait de venir
rejoindre Laurence 'qu'clle apercevait ùevant la
1(
gnlIc.
�108
LA \IAISON DES TROUBADOURS
Nous rentrons tout d~ suite, dit la jeune femme,
quand ellcs sc furent embrassl!l!s, tu prendrai' froid
dan le jardin ct j'ai donné l'ordre d'allu1l1t::r du feu.
Et clIcs se dirigl?îcnt Vl!rs le perron au bas duquel
deux troubad'lurs, seul pl'::'; dans la pierre par un
artiste nal!', illl'itaient, d'u~
geste .courtolS, le' visiteurs à pl!n~tre
dans le vieu." logis.
- 1\lés bons troubadour, dit Edith au passagl!,
c'est toujours avec plaisir que je vous revui., et que
je vous sais miens 1
" A nous trois, gràce au secours d'un autre, nous
avons pu garder l'antique demcurL; ...
D~s
qUl! les jeunes femmes !'url!l1t installées dans
la pil:<.:e daire qu'é~ayient
des name~
brillantes,
Laurence, dont le \ Isagc mièvre était transOgu~
par
le bonheur, exprima sa joie.
- Nt. Arnaud l!~t
venu hier à Font-Bois, disaitelle, avec une anin.lation qu'l>:dith ne lui avait jamais
connue; il m'avait env'l)":, le matin, un superbe
bouquet; k' O\:urs dl! .. 'ice étaient bien jolies, mais
combien l'étail!nt davantage les raroles qu'il m'a
adressées.
" 11 a, dit-il, été conquis par mon dévouement,
par mon désintéressement, par j'amour qu'il a\'ait
cru lire dans mes'ycux ; il ne m'aime !loint, je le sais,
de la façon dont II t'elit aiméc, il m'aime seulement
par rl!coInai~se,
mais c'est déjà si bon 1
- Tu n'e') pas exigeante, ma cherie, Etre aimée
par rl!connaissance, lorsqu'on e;it une charmante
Jl!UIlC (llle de di -huit ans 1 I<:n tout ca~,
jamais
Arnaud ne t'aimera, ne te chGrira autant que tu le
mérites. Enfin, grâce à lui, tu as b; yeu.' brilant~,
les joue . ro. ées., tu parais heureuse, je dois Junc
lui vouloir du bien!
- 'l'ni aussi, t~
as les joues ra cs, mais ton
reGard n'l! [ plus l'leur, comme autrl!fois, ct tll as
un air gravl! qui m'intimide prl!S IUt,;. La triste se de
Chnntèlouve t'l!Jl\'ahirait-dll! ·c ... La tachl! que tu as
èIltro.;prise te rl:serait-el1c déjù ?
- Non! Oh non! Je voudrais vi\'J'e Ù (;!Jan(l!llluvc
[uulu ma vie.
- Si le comte Emeric désirait \'ine ailleurs, ailIc:urs nus~i
tu voudrais vivre.
- ;\h! certes, oui, ct avec qUél bonlll.:ur, si je
ct h~ure
l,
vl/yais Illon mari bil!n port~l1
- .Ie te comrren.1 ! i\lleu." aUjourd'hUi llu je
ne l'aurais fait a\ant d'aimer Arnaud, aus i
lual"rl! l'antipathie que j'inspire il 1"1. <.le Chanl<;JUII\c:
/luI l'luS lîinc\rl!lTIent lJue mOI Jle Jcmanelc
.1 Di 'li
a 8ucrison.
-
Demande au si. ..
����J J2
LA MAISON DES TROUBADOURS
«Mais non L,. pas un .. , ,tous ont déclin,é l1?tre
invitation ... tous 1 même Edith que son man retiendra à Chantelouve, Edith dont la présence m'eût
cun~olée
des autres dMections.
" Ai-je jamais fait du mal à 'pe~sonil
~ ...
• Pourquoi s'éloigne-t-on .<:1I1S1 de mOI?
• Pourquoi, oh! pourquoI r
...
" Par orgueil, affirme ma~
« Mais ne voit-on pas de lïches parvenus bien
accueil! i~ partout 1. ...
Des larmes embrumaient les yeux clairs de Laurence. Le bruit incessant de la pluie accentuait SOI1
angoisse.
Soudain, quand la pendule égrena onze coups,
on perçut le roulement, d'abord confus, pui~
très
distinct, d'une vOiture.
On dirait le son des clochettes d'argent de Chantelouve 1 Mais la jeune fille n'osait croire à tant de
bonheur ct, anxieuse, elle attendait.
La portii;:re se souleva.
Une tête blonde se montra.
C'était bien la jeune comtesse 1
Laurence était d~jà
dans ses bras.
- Comment te remercier d'être venue! Comment
t'exprimer ma joie 1
" Ob 1 ne proteste pas; je sais combien il t'en a
cOllté d'affron!er la présence .. , .de ma mère 1 je
devine le sacnfice que tu m'as fait en t'exposant à
mécontenter M. de Chantelouve.
•
- Emo.:ric me laisse très libre.
- Il te laisse libre en te désapprouvant, en te
lai~nt
deviner sa désapprobation .. , mais voici, je
crois, mon fiancé et sa mère 1
Tandis que Laurence gagnait le vestibule, afin de
rece\'Oir le~;
ar~ivnts,
Edith eut le temps de dominer son émotlOn, ct cc fut avec un demi- ourire
qu'elle a~cueilt
la baronne et son fils.
Celle-CI, une gl'and,e ct forte femme, qui avait les
che\'eux de celt~
teinte filasse, que prennent les
chev~lur
apel:~,
pa\ l'en:pl01 de J'cau oxygénée,
à ne lamaiS blanchir, aflectalt, trouvant cela llistingué, des mouvements majestueux et une façon ùe
s'exprimer fort recherchée,
Elle salua, avec une ,grande dignité,« sa chlore
cousine Edith -, lanchs que Son fils s'incli'nait
devanlla jeune femme.
Mme de Sal':iac, quittant sa mine maus ado.:
s'empressait autour de ses hl)!c~,
sans parvenir ;:~
di 'simuler la g'::ne que lui causait la prl'scn~
d'I':dith.
- Comment se porte en ce moment mon cher
�LA MAISON DES TROUBADOURS
113
cousin Emeric ? demanda Mme de Saint-Junien.
- Un peu mieux, me semble-t-il.
- Vous le guéririez si sa maladie n'était pas
incurable, mais héla~
!...
" Vnus avez accepté de remplir auprès du comte
une mission toute de dévouement; ce dévouement
vous sera compté au ciel!. .. Et aussi sur la terre,
car le comte de Chantelouve, dont je connais ... par
ouI-dire ... la fastueuse générosité, saura certainement reconnaître vos soins dévoués 1...
Les yeux bleus d'Edith lanchent un éclair d'indignatIOn.
- En me permettant de garder Salviac, M. ùe
Chant elouve a largement payé à l'avance des soins
que j'aurais été heureuse, très heureuse de lui
prodiguer pour rien.
« Rassurez-vous donc, madame 1
"Au reste le passé est là pour vous garantir
l'avenir; les Salviac, toujours généreux, ont été
souvent bien imprévoyants; on les a dépouillés
parfois! mais, gràce à Dieu, sciemment, ils n'ont
lamais frustré personne ! ...
Un silence pénible régna dans le salon; la
baronne et Mme de Salviac avaient blêmi, Arnaud
laissa sans réponse une question de Laurence qui
venait de rentrer au moment où l'incident prenait
fin; elle n'avait point entendu, par conséquent, les
paroles d'Edith j néanmoins, elle perçut le trouble
régnant dans l'assistance où chacun, comme pour
sc donner une contenance, s'empressait à saluer le
bl,nhnmme Soufflet qui, sur les pas de sa petitefille, faisait son entrée. Avec sa perruque d'un noir
de jai~,
il était plus vulgaire, plus ridicule que
lamais, en son costume de cér':mnnie .
..\tme de Saint-Junien, regn.:1tant ~a maladresse,
eut ~oin
de maintenir la cnnver::,ation sur un terrain
hanal; d'ailleurs, en constatant la tendresse que
témoignait Edith il Laurence, un nouvel espoir nais~ait
elle.
~ Par amitiéye,ur sa ch\;r~
tante, celle chim6riquc
~reatu
senllt capable d'Influencer le comte en
I<l\'~ur
de mon fils, ,; pensa la baronne.
l',t ellc redoubla d'amahilit':: pr\:s de sa jeune
cousine.
Cep 'nlfant, en d6pit du faslueu .. repas qu'on
prolongea heaucoul, les heures semhl~rnt
mortellement longues à Aime de Sah-iac et à st.;~
imités.
Edith ahr':gea le supplice et partit di:s que le~
convenances le lui permirenf.
- n'où YL'le7.-\nu~,
ma chi.:re enfant, ct en si
01égank toiktte? demanda J\lme De~chmins.
cn
�-.usON DES 'I1lD"-UDpUU
dans 1
feamlé ~
oIC \ftIII!l1i
a-;'.sÏ8tor a~
fiançalllea de Laurettee
voulu passer devant votre port ans
-emflr.l!AI..!!r.
vous ayez eu la lJéh6de Font-BoU 1 GI'.ssi ter
C:UCt piwrqUl on vous aAiépoulUée.
' U;ijü:~
~
~
.....n."
gCIUf1I,lJ
tant ma présnce; j'ai
r&ybn de soleil que le
���������LA MAISON DES TROUBADOURS
123
« Enfin... je me répète souvent. pour calmer
mes remords, que bientôt. sans doute, il me sera
permis de réparer ma faute.
Les deux sœurs se regardèrent, et Françoise
répliqua nalvement :
- Inconsciemment... peut-être ... dans notre grand
attachement pour notre chère mademoiselle, avonsnou , parfois, envisagé l'événement auquel vous
faites allusion. Monsieur le comte, aujourd'hui, nous
ne pouvons plus que prier ardemment pour votre
guérison 1. ••
- Pourquoi cela?
- Parce que, après avoir vécu auprès de vous,
après avoirvu prendre corps au rêve inavoué de son
enfance et de sa jeuI}e se, après s'être attachée à
vous de toute la tendr~s
de son cœur, notre chère
demoiselle ne saurait plus aimer un autre mari ...
un mari ordinaire 1... Tenez, monsieur le comte, je
le comprends mieux qu'hier, vous seul pouvez lui
donner le bonheur.
- Et, dans le ca contraire, avouez-le. vous
demanderiez Il Dieu ma disparition.
- Oh 1 monsieur le comte, protestèrent les nièces
de M. le chanoine.
- Mais certainement, involontairement, vous désireriez ma mort, si vous la jugiez utile au bonheur
d'une autre 1 Et je vous excuse 1 Et je vous suis
même très reconnaissant d'aimer autant ma ch re
Bdithl •..
· . . . . .
..
. . .
.
. . . .
Quand Emeric se retrouva seul, dans sa srande
chambre, il songea aux affirmations de Françoise
Chantérac.
n y pensa avec un trouble qui d'abord ne fut p
sans douceur, mais cette douceur se changea Dlent6t
en amertume.
« Seul, souffrant, lassé de tout, il ne m'eOt guère
coClté de mourir, se rëpétalt-il, quand le silence se
fut fait dans le chAteau, après le départ pour la
me e de minuit, et maintenant je vais endurer
le martyre 'la pensée ae laisser cette enfant màlheureuse, e po ée , la jalousie de mes héritiers .••
aux méchancetés du monde J••••
Puis l'insomnie devint plus douloureuge. la fi vre
plu ardente, Emeric ne parvint pas , se repo et
un instant.
Bien grande,le lendemain fut la déception d'Edith;
Ile accourait vers la chambre de son mari, afin de
1 remercier des surpri s qu'eUe avait trouvées au
retour de la messe de minuit, un fil de perles et une
étole de zibeline pour eUe, des broches en 9r qu
���126
LA MAISON DES TROUBADOURS
nous nous retrouverons
p,?int de moi, grand-p~e,
vers quatre heures.
Heureux de I?ouvoir, à son aise, comparer les
apéritifs et les lIqueurs des divers cafés de Sarlat.
le vieillard ne fit nulle objection. Du reste la jeune
fille, sans attenùre sa réponse, gagnait ùéjà la large
avenue plantée d'arbres qui, sous le nom de Fossés,
ceinture Sarlat d'un côté.
EUe marchait vite, comme si elle eût espéré pouvoir fuir ses pensées obsédantes; elle dépassa, sans
songer à en franchir le seuil, la maison de la coutuICI
��128
LA 1IAISON DES TROUBADOURS
appendues les mêmes pieuses lithographies pr1!s des
portraits de Pie IX et de Mgr Dabt.!rt, évèque de
Périgueux; et, recouverts de damas rlHlge, le grand
voltaire de l'abbé Chant~rc
et un fauteuil de moindrl!
dimension encadrent la cheminée de marbre gris
Ol! Françoise s'empresse d'allumer du feu, tandis
qu'Antoinette, étonnée et vaguement inquiète de la
\ Îsj{e de Laurence, redresse, afin de se donner une
contenance, les feuilles des tulipL!s en papier qui
L!ncadrent la pendule, toujours oigneusement sous
globe, comme au temps de M. le Chanoine.
Laurence, perdue au fond du grand fauteuil, se
sentait dt.!faillir et cherchait vaguement la phrase qui
lui pennettrait de commencer le terrible interrogatOlre.
, Cependant, le feu flambe maintenant, et les deux
sœurs sont assises: bien droites et ne s'appuyant
point au dossier de leurs chaises, elles croisent
pareillement leurs mains sous leurs pl:lerines d'astrakan de laine et semblent attendre que la jeune
tille veuille bien leur expliquer le but de sa visite.
- Je viens d'apprendre, commença enfin cette
dernii.!re, certaines choses ... certaines choses affreusement pénibles, et je suis venue à vou~,
mesdemoi_
selles, espérant que, en votre qualité d'amies de la
famille de Salviac et de ma chère Edith, \'Ous ',oudriez bien, ..
Laurence s'arr0ta.
_ Nous sommt.!s, ma sœur et moi, entièrement à
votre service, assura l:ranç0,i.-e, ~Iéjà
pri~e
de pitié.
_ Vous voudrez bien m L!c1alrer, me renseigner
et me dire d'abord si vous savez à quel chiffre s'élevait l'héritage du fri.!re de mon grand-pl:re.
Les deux sœurs se consulti:rent du repard, hésitant visiblement.
Devant la pakur, la Jétres~
d.e l'enfant, - elles
la devinaient si cruellement atteinte, - les vieilles
filles se sentaient dé~armes
ct interrogeaient leurs
consciences.
Certes, elles désiraient offrir quelques consolations à Laurence, ne pa;; l'~cabe:
ct, cependant,
peuvent-clles co.neounr a laisser trIomphcr l,c vice,
pcuv~nt-els
laisser con~mer
la rUlllc d'hdith ...
d'Edith qui, elle le l'avent, n'accepterait rien dL!
"lin mari s'il vcnait à mourir, la ruine d'Edith, leur
idule.
« Devon -!1OUS sauver cette misérable Paulinc? »
pen c Françoi c.
« POUVOl1 -nous mentir? ,. inh:rroge Antoinette.
Laurence l'r:rqllÎt leur truubk.
Elle se lève, ses yeu. t[(lp clairs s'emplissent
�LA MAIsON DE~
TROUBADOURS
12 9
d'une expression énergique et c'est ù'un ton ferme
qu'elle continue:
- N'hésitez pas à me dire la vérité, si dure soitelle; si vous refusiez de me répondre, d'autres moins
pitoyables parleraient à votre place; et la chose me
serait plus pénible encore.
- Eh bien, mademoiselle, balbutia Françoise,
M. Deschemins a dit, devant nous, que M. Soufflet
avait hérité de quarante mille francs environ.
- Mon grand-père n'avait-il aucune fortune personnelle?
- Bien peu, reprit Antoinette, quelques milliers
de francs à peine 1
- Cela ferait cinquante mille francs au maximum? Et Font-Bois, avec les réparations, en a
coûté soixante-dix mille au moins! Et on me donne
deux cent mille francs de dot!
« Mon père n'avait-il aucune fortune, ainsi qu'on
l'a prétendu? En dehors de la fortune personnelle
d'Edith, que possédait-il ?...
- On parlait de trois cent mille francs environ 1
Votre mère a dû réaliser de sérieuses économies;
sur tout ceci, vous avez votre part.
- Ma part 1 On l'avait faIte large, très large ...
enfin, s'il platt à Dieu, je réparerai. Maintenant,
mesdemoiselles, il me reste à vous remercier.
Et Laurence fit un pas vers la porte.
- Nous remercier 1 Pauvre mademoiselle, nous
remercier, lorsque - bien involontairement, il est
"rai - nous venons de vous causer beaucoup de
chagrin 1 s'écria Françoise très émue, et elle ajouta,
tandis qu'Antoinette serrait dans les siennes les
mains de la jeune fille:
- Croyez-le, nous voudrions adoucir votre peinel
- Mon chagrin, rien ne peut le diminuer, sauf
l'espoir de réparer. Et cependant, ne dois-je pas
remercier Dieu 1 Il m'a permis de découvrir la
vérité, alors que je suis libre encore.
Comme Laurence prenait congé, les deux sœurs
la retinrent.
- Restez ici, mon enfant, dit Françoise; en
attendant l'heure de votre départ, où iriez-vous 1Vous
ùemeurerez seule dans le salon si vous le désirez 1
Docile, elle se laissa installer dans le grand fauteuil ; Françon posa sous ses pieds une chaufferette,
Toinette un coussin sous sa tête, et la jeune fille dut
même consl!ntir à prendre une infW:;lOn de tilleul
parfumée à l'eau de fleur d'oranger, qu'on lui
apporta dans !a tasse réservée à .. notre Edith _,
déclara FrançOIse.
,
��LA MAISON DES TROUBADOURS
131
mieux 1 Et la comtesse de Chantelouve, riche à
millions par la fortune de son mari, n'aura nul besoin
de celle des Salviac.
- La fortune des Chantelouve n'appartient pas à
Edith; elle n'accepterait rien si le comte venait à
disparaltre. Puis la question n'est pas là. Le vol est
toujours le vol 1
- Tu as raison 1 On ne devait pas toucher à l'argent légué par les défunts; c'étaIt sacré ... Puis, je
l'ai répété cent fois à ta mère, on risquait les galères.
Pour le reste, c'était bien différent. Ta mère se faisait payer son mariage, c'était juste, que diable 1
- C'est juste de se faire payer au détriment d'une
orpheline sans défense 1 Enfin, grand-père, vous ne
comprenez pas, c'est là votre excuse, mais j'espère
arriver à vous éclairer. Sans cela, oh 1 sans cela,
j'irai demain me jeter dans un cloitre.
Et Laurence éclata en sanglots convulsifs.
- Ne te fais pas de bile, ma petiote, reprit le
bonhomme qui, nullement cruel, était fort ém1,l, tu
vas te rendre malade 1 Tu n'as pas plus de force
qu'un poulet; je ferai tout ce que tu voudras pour
te consoler.
- Alors, tout de suite, vous allez restituer à Edith.
- Je n'ai pas touché à un centime de sa dot, ta
mère a manigancé toutes ces paperasses, j'ai de la
conscience à ma manière 1
- Vous avez mis la main sur le reste, c'est la
même chose, il faut restituer, vous dis-je.
- Ta mère ne le permettrait pas.
- Grand-père, vous le devez; par pitié, laissezvous convaincre.
Le père Soufflet grattait sa grosse tête d'un air
troublé.
- Eh bien, écoute, je ferai mon testament et je
lèguerai à la comtesse tout ce que la loi me permettra
de lui donner. J'ai soixante-seize ans, j'ai déjà eu
une légère attaque, je ne lui ferai guère attendre mon
héritage, et tu pourras dormir tranquille 1
Laurence n'ajouta rien, elle comprit qu'on ne
pouvait pas espérer obtenir autre chose du vieillard
pusillamme, et elle se reprit à pleurer désespérément.
VIII
Ni le soir, ni le lendemain, Laurence ne se sentit
la force de paraltre devant sa mère; celle-ci, en
proie à l'une de ces crises hépatiques dont elle
~olfrait
cruellement depuis quelques mois, demeura
enfermée dans sa chambre.
��LA MAISON DES TROUBADOURS
I:~3
comme \OUS avez abandonné Edith, en découvrant
{ r;ubliJTIe pauvreté .
• Il vous faut à tout prix une dot, n'est-cc pas?
Ct je n\:n ai plus ...
Et, comme la physionomie d'Arnaud e.'primait
urtout une surprise inten e, la jeune fille ajouta;
- l'e me forcez pas à prononcer des paroles qui
me brûleraient les lèvres. Je suis éclaboussée par
une honte don~
je suis innocente, ~ne
honte que
YOu~
souRçonnlez, que vous connaiSSiez.
Laurence s'arrêta.
Elle avait, à son insu, conservé l'espoir que son
fiancé avait pu igno~r
la vérité, en douter tout au
moins. Mais, non." Arnaud se taisait; et, avec angoisse, elle voyait la rougeur, une rougeur intens!:
lui empourprer le front.
Sans parole, il demeurait immobile,
En cet instant, la vilenie de sa conduite lui était
d "montrée; par crainte de la pauvreté, par horreur
du travail, il avait abandonné la femme qu'il aimait,
il avait consenti à épouser, sans amour, celle qui
étnit riche d'une fortune donl il connaissait l'origine.
Devant ce silence accusateur, Laurcllce cut un cri
de détres~('.
.
- COl11lllent avais-je pu m'illusion 1er à ce point
ur votre cOn;lpte ? Quel band<:uu avais-je sur les
y ux? Enfin, l'e. piation est néce .aire ... à ma doul''llr filiale devail s'ajouter la déceptIOn, l'amertume
d'iIvoir i maIl lacé mon amour.
.
,Et une pellsée, cruelle entre loute~,
m'est
l' 'ilible atrocement, peut-être avez-vou::; cru que,
moi aussi, je savai ...
- Non, cela, je vous le jure, Laurence, ce!te
1 cllsée ne m'a jamais emeuré .
• J'ai été lache. malhonnête, vous avez raison,
mais toujours je me uis cru indigne de vou ! Touj()ur j'ai eu le ferme désir de vou rendre heureuse ...
ct de restituer il Edith ce qui lui était dû !
.\ rnaud fit un pas vers la porte.
- Reprenez votre baHue, dit la jeune fille.
- C'es.t ju te, cet a.oneau ne saurait vous rappeler
que de tl'lsies souYenlrs.
Il prit la bague, puis, s'inclinant très ba , il murIllura :
- Pardon, Laurenc ,pardon d'a\oir apport' une
\!llne Je l'lu il voIre doul()ul'cU e couronne ... vous
Ilu Ille rencontrerez l'lu. Et jL! \ai tacher, moi aUSSI,
de rq arer.
- Comment'? dC'lIlanda-t-cllc, 'mue, erfra 'ée.
- L'armée Obt là pour rcwellhr les malheur ux
de mon espcce!
.
���136
LA MAISON DES TROUBADOURS
- Le baron de Saint-Junien n'aura jamais aucun
droit à s'immiscer dans nos affaires. Je lui ai rendu
sa parole, il y a quatre jours déjà 1
- Ah 1 je comprends son attitude, fit observer
Edouard; avant-hier, ma mère et moi avons aperçu
Arnaud à la gare, où. nous .éti?ns allés attendre
Georges, et lUI, SI poli d'ordmalre, nous a évités
sans vergogne.
- Etes-vous allé, ces jours derniers, à Chantelouve? monsieur, demanda Laurence au notaire,
afin de faire dévier la conversation.
- J'y étais avant-hier et je pense y retourner aujourd'hui.
- Comment est la santé du comte, en ce moment?
- Incontestablement meilleure, physiquement;
il faudrait, maintenant, que M. de Chantelouve
voulût convenir qu'il est mieux. Et, malheureusement, continua Edouard, la neurasthénie ne désarme pas, en dépit de la tendresse et des soins de
la petite princesse aux cheveux d'or.
Laurence sourit faiblement.
- Nous appelions jadis Edith ainsi; Edith 1
comme je voudrais la revoir. Mais, je n'ose me présenter au château sans une invitation du comte ct
cependant. ..
La voix de la jeune fille se brisa.
- Con:ptez absolument. sur moi! aujourd'hui
même, ajouta Me DeschemlOs, en soulevant le mysti:re, si le temps le permet - car ce soleil blanc, ce
vent de l'ouest, ces nuages ardoises â l'occident
pourraient bien nous amener de la neige - enfin'
à Chantelouve, j'irai
si je n:aUais pas ~ujord'i
prochalOement, et Je me faiS fort de vous rapporter
une invitation pressante du comte Emeric. car, continua le vieillard en se redressant avec JÎerté j'ai
une certaine influence sur l'esprit de notre ~oble
client, et, comptez-y, mademoiselle Laurence je lui
'
parlerai de vous comme vous le méritez...
« Je serai ensuite entièrement â votre disposition
pour vous accompagner au chàteau, où, devant votre
serviteur, toutes les barrii.!res s'abaissent.
Laurence remercia chaleureusement et prit conné.
Près de la grille dorée, elle. rencontra Gc()rg~
qui rentrait ùu bourg; il se mit en deVOir ùe l'a<.:compagner et remarqua bien vite le tremblement de
la voix et l'altération du visage de son amie.
Si affectueusement il l'intcrroi-!ea, que Laurence.
heureuse de pouvoir confier sa détrc~se
à un Co.;ur
ami, raconta au jeune homme la rupture de ses
fiançailles, sans lui en dissimuler la cause.
�LA MAISON DES TROUB ADOUR S
137
- Pauvre petite Lauren ce, combie n je compat is il
tes chagrin s 1... Et, cepend ant, si mon cœur soufTre
avec le tien, ma raison me porte à me r~joui
de
cette rupture .
"En épousa nt Arnaud , tu marcha is au-devant
de~
plus affreuses décepti ons... cet être-là était
indigne de te compre ndre, toi, chère petite sensitive, n'aurais -tu pas été brisée en découv rant un
jour ta mépris e?
- Oh ! oui, Dieu m'a épargné e en me frapran t 1...
mais encore ... la blessur e est bien fralche ; J'aimais
beauco up Arnaud ... Et toi, mon bon George s, te
console s-tu? Si tu savais quels ont été mes remord::;
il ton endroit , en songean t que, bien innocem ment,
mais en réalité, cepend ant, J'avais été cause de ton
chagrin , car, si Edith eût conserv é sa fortune , e1le
t'eût peut-êt re épousé.
- Elle ne m'aima it pas assez, a-t-elle dit, pour
me devoir tout ... Or, tu le sais, quand on n'aime
pas assez, on est bIen près de ne pas aimer du
tout. .. C'était le cas: notre amie n'a jamais aimé
Jans le passé que le comte Emeric ...
« Et, dans l'avenir , qu'il soit mort ou vivant, elle
restera fidèle à son mari ou à son souvenir.
« Puis, si tu savais à quel point, aujourd 'hui, la
comtes se de Chantel ouve me paraît loin de moi!
Loin, comme les étoiles, en amour s'enten d.
« J'avais fait un beau rêve, il faut l'oublie r ...
« Tu en avais fait égalem ent un, pauvre petite
Lauren ce, tâche de l'oublie r aussi, ajouta George s,
en quittan t la jeune fille, devant la grille de FontBois.
IX
- Voulez-vous enfin, Emeric , fixer le jour OLl
nous demand erions au docteur Durieux de venir à
Chante louve?
Le comte ferma l'Echo de Paris, qu'il achevait ùa
parcour ir, et répond it:
- Rien ne presse 1
- Vous me dites cela depuis trois semain es 1 car,
rappele z vos souven irs, vous m'avez promis de recc;voir le docteur le soir des fiançailles de Laurt.:nce, c'est-à- dire le 21 décemb re, et nous somme:;
au 12 janvier. Cette visite est-elle donc si terrible ?
- La visite en elle-même, non 1 Mais les conséquence s 1
" Le docteur peut trouver mon état alarma nt; il
ne parvien dra point à me dissimu ler son impression, - car les névrosé s comme moi ont une avrie
��LA MAISON DES TROUBADOURS
) 39
Ah 1 l'enfant de ces pauvres gens dont vous
avez d6couvert la présenc e dans la maison de l'un
de mes anciens bûchero ns]
- Oui, en dehors de nous, nul ne les assister ait;
ils sont nouvea ux venus dans le pays et vous connaissez la suspici on dans laquelle nos paysan s
tiennen t les étrange rs. Jamais encore je n'avais vu
un int6rieu r aussi misérab le; ces malheu reux manquent de tout, el la petite souffre le martyre .
- De quoi souffre-t-elle?
- D'un abcès. Puis, elle est si chétive. Un peu
scroful euse, je suppos e.
- Vous avez envoyé hier des vivres, du bois et du
linge à ces gens-là, remette z votre visite à demain .
- La mère de la petite malade , abrutie par la
misi.!re, ne sait même point panser son enfant!
Le comte s'était levé; il se rapproc ha de l'une des
étroites et longues fenêtres de la tour, et entr'ouv rit
le vitrail bleuté.
Une bouffée d'air glacé, chargé d'humi dité, le
frappa au visage.
- Mais, il va neiger avant une heure] s'écria- t-il.
Le ciel est couvert , et on sent de la neige aans
l'air; s'il le faut, envoyez une des femmes avec un
domest ique pour panser cette enfant, mais ne sortez
pasl
- Je serai rentrée avant que la neige tombe, cette
chaumi ère n'est pas éloignée. Moi seule sais bien
suigner cette petite, puis, surtout ...
- Puis ?...
- Puis, j'ai fait vœu de la visiter chaque jour...
ann d'obten ir votre guériso n, Emeric .
- Partez bien vite, alors, chère petite folle,
répond it le châtela in ému, car, je le sais, rien ne
saurait vous retenir; enveloppez-vous chaude ment
ct, en grâce, ne vous attardez pas, je serai si inquiet
cn votre absence .
- .Je ne courrai nul danger et je ne m'attard erai
ras, répond it Edith en tendant la main à son mari;
II baisa longuem ent cette main mignon ne.
Et, al'cc un sourire , la jeune femme disparu t.
Rapide ment, elle rev6tit son vêtement de fourrur e,
se co if Ta d'une toque de loutre, emplit un petit sac
de bonbon s cl de remède s; puis, en courant , gagna
le rcz-de-chauss6e.
En la grande cuisine , Edith, en attenda nt dame
Lucia, qui, dans l'office voisine, entassa it dans une
corbeill e des vivres et des bouteill es de vin, s'arrêta
un instant el complim enta la cuisiniè re sur l'éclat
de~
immens es chaudr ons et des c chaleys • de
cuivre, sur le bon ordre des étains reluisan ts ~t des
�����JH
LA MAISON DES TROUBADOURS
la cheminée et l'individu avait une main entourée
de linges sanglants; il nous a raconté s'être blessé
avec sa hache en abattant des arbres.
M. de Chantelouve devine le soupçon terrible qui
est né dans l'esprit de ses domestiques.
En vain tente-t-il de se représenter combien l'imagination populaire est avide d'événements tragiques,
ct aussi combien est grande l'animosité des naturels du pays envers les gens venus de loin.
Mais, il est hors d'état de s'arrêter à ces considérations; une sueur froide mouille ses tempes et la
douleur, bien réelle, qui lui étreint le cœur, a mis en
fuite toutes ses angoisses imaginaires et ses phobies.
En un instant, sous le coup de cette émotion
puissante, il redevient, sans transition, l'intrépide
sportif de jadis à l'abri de toute crainte, l'homme
énergique enclin aux décisions promptes ...
- Marius, dit-il d'une voix brève, hâtez-vous,
apportez-moi des chaussures ferrées, des houseaux.
une pelisse; vous, Baptiste, et vous, Louis, procurezvous des lanternes, dites au jardinier, à son aide,
au valet de chambre, au maltre d'hOtel, au palefrenier de nous suivre, faites aussi appeler les domestiques de ferme, nous emmènerons les chiens, nous
allons battre les bois d'alentour en tous sens.
Un moment plus tard, les servantes, dont on avait
refusé les services, demeuraient seules au chàteau.
Tout en échafaudant les plus invraisemblables
suppositions, elles se répétaient souvent leur stupéfactJOn quand elles avaient vu le comte se décider
si promptement à diriger les recherches.
- Ah 1 l'amour est bien puissant 1 assura la cuisinière. Je l'ai toujours cru, l'amour guérira monsieur, mieux gue toutes les drogues de médecins,
seulement, voIlà, il fallait une occasion. Et Cette
occasion est venue 1
- Seigneur Jésus, gémissait Rose, si M.le comte
treuvait madame assassinée, il y aurait de quoi le
tuer, au contraire; perdre une dame si charmante,
si douce, si bonne aux pauvres 1
- Le bon Dieu ne permettra pas semblable
chose, ma fille. Le dernier mot n'appartient pas
toujours aux méchants, crois-le bien ...
Tandis que les femmes discouraient ainsi, le
comte, arrivé à l'orée de la forêt, désignait à cbacun des hommes le chemin qu'il devait suivre; puis,
accompagné seulement du cocher, il s'engagea sous
les gr.ands arbres qui, à la lueur des lanternes,
aspects fantastiques.
prenaient de~
De cinq minutes en cinq minutes, dcs appels
stridents retentissaient.
�LA
~JAISON
DES TROUBADOURS
J
15
Ces appels traversaient mal l'air ouaté, semblait-il,
ct les écnos les répétaient étrangement alfaiblis.
A ces appels nulle voix de femme ne répondait.
Aprl!s une heure de cette angoissante recherche.
le comte s'arrêta un instant.
Une anxiété atroce l'étreignait.
La supposition faite par les domestiques pouvaitclic être exacte?
Afin de lui dérober peut-être la montre ornée de
brillants et le lourd sautoir qu'il lui avait offerts au
jour de l'an - cette montre, cette belle chaine dont
la vue avait arraché à Edith de si gentils cris de
joie - les misérables l'auraient-ils assassin6e?
Assassinée 1 Gisant peut-être ensevelie sous la
neige, elle, sa jolie fauvette, sa petite amie adorée!
Emeric, qui n'avait jamais pleuré, pas même pri.'s
du lit de mort d'une mère, tendrement aimée cependant, pas même en entendant sa propre condamnation, sentit des larmes lui breller les paupil!res.
Puis, un désir de vengeance monta en lui; ce
désir allait réveiller dans l'âme de l'homme affiné,
poli par des siècles de civilisation, des instincs
ataviques légués par ces terribles Bégon, ces rudes
ferrailleurs qui jamais ne pardonnaient une offense;
ce désir faisait bouillonner ce sang sauvage infiltré
aux veines des Chantelouve avec le lait donné par
la louve.
Cependant la neige ne tombait plus; la lune, perçant les nuages, répondait sur ces bois si lourdement poudrés sa lueur blafarde.
- Monsieur le comte 1 s'exclama Louis qui, sa
lanterne inclinée vers le sol, explorait l'un des
étroits chemins, voici des empreintes de pas appartenant à des femmes, il en est de plu s grandes les
unes que les autres!
Emeric se pencha et vit les empreintes à demi
effacées, où demeuraient cependant, nettement dessinés, de petits trous ronds creusés par des talon .
aigus.
- Suivons ces pas, ordonna-t-il,
Et il se remit en marche, poussant à son tour des
cris d'appel.
Dans le lointain, une voix répondit, une voix qui,
lui ~embla-ti,
n'appartenait à aucun d s chercheurs.
De nouveau, il appela:
- Edith 1... Edith 1. .• Est-ce vous?
Et cette fois, la douce voix qu'il aime, une voi .
lasse et cependant toujours harmonieu e, répète:
- Emeric 1 Emeric 1. •. Oui, c'est moi 1 Mais vnl~,
vous ici 1 Est-cc possible 1
Un instant encore ct le comte serre dans ses bra ,
���������151
L
'IAISO
DES 'l'ROUBADOURS
- Combien tu es touÎour" généreu ; comme lu
ais choisir le baume qui 1 eut soulagcr m
blesurc~
...
« J'avais dé iré ton bonheur n\'ant le mien ... j'ai
été exaucée ... 1 leinement exaucée, n'est-ce pa~
'? ..
I1 n'y a plu' d'ombre sur ton soleil '?
- Oh! non, il n'y a plus de nuaces dan-s mon
cicl, seul ce vertige, cette crainte qu'on a parfois sur
les sommets ... quand on regarde ce monde où les
cines surpa sent de beaucuur le". joies; mais ma
[ aurence, pour toi aussi il y aura du bonheur!. .. Il
y aura de douces heures.
- Il Y aurait une consolation ~i je pomai". amener
ma mère ... à se com crtir; touchée par mes oin' e
1 ar ma tristesse, elle e_t, je cfoi , un peu ébranlée,
sans vouloir encore se rési- ner à la retitution.
- Qu'importerait cela, ma chérie, si tu n'avais
pa le désir trop l0gitime d'obtenir la conver ion de
ta mère.
A ce moment, Françoise, Jont le vj age ,ombre
était plus ravage, rarut sous Je prétexte Je demander
un ordre, mais en réalité afin de aluer Edith.
Celle-ci, avec ~a bonté habituelle, lui dit combien
elle avait l'ri part à sa peine en apr~nt
la mort
de. oélie.
Tout en larmes, la pau\Te m<::re ra..:onta la fin
assez douce de son enfant.
- Tu a repri Françoi"e! Et c'e t elle qui l'a\ait
révél':c la véntt!, dit Edith, quand la vieille femm,::
eut di. ['aru. Cela te re emble, ma I,auren el
- Cetle femme ne 111'a pont: aucun lori \olontairemenl; jadi ,elle rn'anlil tOI Jour nid' quand je
lentai d'a ioucir ta t Î!'lle \ie à 'alviae, r~t je sa\ais
à quel point olle dé irait no 1 a
\.:Ioi 'ner de l'
tombe de 1 oéli ...
~ Pui, (li -tu, j't!prouve à on ndroit une orte
de gratiludc; gràce il elle, j'ai conllU la vûrilé à
(emp~l.
.. /1 eût té i malheurt:l1 de l'appr ndre
lor que j'aurals été liée à un être indi 'ne, car, ma
chéne, Î'apl r6cic à leur \al ur le motifs qui
t'a ai 'nt cnlrl11née il le acril' r pOlir moi ... mni ,
lU le c01111 rc:nd ,le "en sel
comme ,\1" j) çh·
min etaient Il dr(J11 de le blom r.
, i lu (\\81 COI U
- Tu aur i "uffer! daval
1
luI', de la \)ouch li 1
am;, lü
C Ue \ nt
1 l'ro\ld ncc dllï
l. pon
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rlgucu "
�����LA • rAISO~
DES TROUilADOURS
159
Combien nou allons rcml!rci r sainte Monùane, murmure Edith, pench0e vers ~on
petit Li\lIlCI.
- Et plus encore nos saintes i\laric 1 proteste
Jame Lucia.
- Vous souvient-il, madame la comte se, demanùe
k notaire, du juur Okl je vous ai dit que vous étiez
une f":e? Et ne me suis-je pas montr~
un pruphi;te
. upérieurcment, remarquablcmént inspiré, quand
je vous prédisais que vous accompliric'Z tics miracles.
Le corti;ge, maintenant, entrait Jans l'église;
bientôt, sous les voùtes antiques, une ftlule recueillie se prl!s:ait, tandis que le bDn curé, pri;s des
fonts bapti smaux, remerciait Dieu avec ferveur:
l'our Saintc-.:\londane, k" beau.- jours étaient
revenusl
. . . . . . . . . . . . . ......
Ver Cilhl heure, dt'sircuse li al1t:r l "t.'ou el' sa
mère dont l'état ne s'améliorait pa", Laurence parla
Je se retirer.
Abandonnant un instant h:urs h()tes nombrell ,
réunis dans la salle d'bonneur - car, ce JI ur-là,
Chantelouve ou rait très grandes cS purtes à la
société des emirlJns, - le Cll111t.:: ct t:dith accumpagnèrent la jeune fille ju IU'à la '\lilur .
Au r<!tuur, ils s'attarùèrent ur J'un de3 terrepleins formant tcraS~e
au-dessu de l'une dl!S tours
de la ù.:uxi~me
enceinte.
De là, un d"COU\Tait la r laine; la Dordogne, baioni:e de,; ruv ms du suleil couehant, v ondulait, long
ruban d'ar:.;ent, serti de la verdure d
prairie.
Sou. C llJ'Ill aux, lh:jà touffu.;:, S,ll iac cachait la
demeure d troubadours et ceU egli où le cumte
BL'gon cntl.!lldit un juur chanter dam i dit.: lluguette;
seul, poi ntait le toit aigu Je cette tuur d'où, si ou\ent, Edith avait Il.': une yeill"u e qui, !'I ur elle,
avait ~tc
l' t lil du honheur,
l'.t le murs de la illa de 1 ont-Bois ~e d~tachien
sur les fr(lndai on lointaine li
) u~
" et des
charmes,
- Pauv\e Laurence, soupira la jeune femme, il
lui faudra voir mourir encor
pui demcurl.!r
cul.
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
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Description
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La maison des troubadours
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Vertiol, Andrée
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1920?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 14
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_14_C92540_1109565
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
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c76a207612e5f2ea1585a15d99ed0dec
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X
P u b lic a tio n s p é r io d iq ue s de la So c ié té Ano ny m e du “ P e tit Écho de la Mode ” ,
1 , r u e Ga za n , P A RIS <XIVU».
I Le PET IT ÉCHO de la MODE
A
p a r a ît t o u s
le s
m e r c r e d is .
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3 2 pa g e s , 16 g r a nd fo r m a t (d o n t 4 e n c o u le ur s ) p a r num é ro
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De u x g r a n d s r o m a n s p a r a is s a n t e n m ê m e te m p s . A r t ic le s d e m o d e .
:: C h r o n iq u e s v a r ié e s . Co nte s e t n o u v e lle s . Mo no lo g u e s , p o é s ie s . ::
Ca u s e r ie s e t r e c e tte s p r a t iq u e s . C o u r r ie r s t r è s b ie n o r g a n is é s .
!
R U STICA
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R e v u e u n iv e r s e lle illu s t r é e d e la c a m p a g n e
Y
p a r a ît t o u s
le s
s a m e d is .
^ 3 2 p a g e s illu stré es e n n o ir e t e n c o u le u rs.
^
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Qu e s t io ns r ur ale s , Ço ur s de « d e nr é e s , Ele v a g e , Bas s e - cour, Cuis in e ,
A r t vé té r ina ir e , Ja r d in a g e , Ch as s e , P ê c h e , Br ico lag e , T . S . F . , e tc.
L A M O D E F R A N Ç AI S E
p a r a ît t o u s
le s
m e r c r e d is .
C 'e s t le m a g a z in e d e l'é lé g a n c e f é m in in e et d e l ’in t é r ie u r m o d er n e.
1 6
de
Un
pages,
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r o m a n,
dont
en
de s
6
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c o u le u r s ,
s u p p lé m e n t ,
nouve lle s ,
de s
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p a p ie r
c h r onique 3 ,
de
des
pages
lu x e .
re ce tte s .
L I S E T T E , Journal des Petites Filles
1 6
p a r a i t t o u s le s m e r c r e d i s .
pages dont 4
e n c o u le u r s .
P I E R R O T , Journal des Garçons
1 6
p a r a ît t o u s
pages dont
le s j e u d i s .
4
e n c o u le u r s .
G U I G N O L , Cinéma de la Jeunesse
M agazine bimensuel pour fillet t es et garçons.
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M O N O U VR AG E
J o u r n a l ¿ ’Ouv r a g e s de Da m e s p a r a is s a n t le 1 e r e t le 1 5 de c h a q ue m o is .
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P R IN TE M P S
R o m a n s d ' a v e n t u r e s p o u r l a je u n e s s e .
P araît Xe 2 m* et le 4 m
“ d im a n c h e d e ch aq u e m o is.
L e p e tit v o lu m e d e 6 4 page s s ous c o uve r tur e e n c oule ur s : 0 fr. 5 0 .
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P R IN C IP A U X V O L U M E S
D A N S
LA
C O L L E C T IO N
• - îS - J L 'E îE w .I v iA .’
fit . A iG U t P f c K b t : ItStt. M a r g u e r it e .
M a lh ild e A L / ü iiC : 4 . L e s L s ^ e r a n c e s . — 5 6 . A lo n s t t e .
P ie r r e A L C l t . l l E : 2 4 6 . L u ci l c et te M ar i age.
n i. d e * A îim t ü U X : t>Z. L e M a r i a g e d e l i t al i en n e.
(j . d ’A R V O K : 1 3 4 . L e M a r ia g e d e R o s e U u p r e y ,
A . «t C . A b K E W : 2 3 * b a r b a r e .
Lnc y A U G t : 13 4 . L a M at t un dan s le bois.
M a r c AU LES : 2 i>.v T r a g iq u e m é p r is e .
C iu u d e A K l J - Z A R A : ¿ ï b . P r in t e m p s d 'a m o u r .
5
A u tou r d
ce t t e ,
n i. b c U Û A N T : 2 j I . L ’A n n e a u d o p a le s .
b û A u A : V I . L a B r a n c h e d e r o m a r in .
J e u n d e la B R E T E : 3 . R t v e r et V io r e . — 2 5 . I l l u t h n m a s c u lin *. —
3 1. U n R é v e i l.
Yv o n u e B R C M a U I) : 2 4 0 . L a B r è v e I d y lle d u p r o je s s e u r M a n d r o z .
A u d r i B R U V E liE : I C I. L e P r i n c e d O m b r e . — l7 V . L e C h â t e a u d es
t e m p ê t e» . — 2 - 3 . L e J a r d in b ie u . — 2 5 4 . M a c o u s in e R a i s i n - V e r t .
C ia r a - l.o u is u BUr t.N HAM : 1 2 5 . P o r t e à port e.
A n d a C A N iE C t u Y E : ¿ ¿ 0 . L a r e v a n c h e m e r v e ille u s e . — 2 5 2 . L y n e a u x
R oses.
Ro s a - N o nc lie tle C A R E Y : 1 7 1 . A m o u r e t F i e r t é . • — 1 9 9 . A m i t i é o u A m o u r ?
— 2 3 U. P e t i t e M a y . — 2 4 4 . U n C h e v a li e r d 'a u jo u r d ’h u i.
A.- E. C AS T L E : 9 3 . C œ u r d e p r in ce ss e.
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C o m t e * « d e C A ü T E L L A N â - A C Q U A V P / A : 9 0 . L e S e c r e t d e M a r o u s ii a .
IUm c P a u l C E K V 1 LRE S : 2 2 V. i a U e m o is . I le d e c o m p a g n ie .
C îIa M P C L : 0 7.
N o ü lle . — 1 13 . A n c e li s e . — 2 0 9 . L e V œ u d ’A n d r é .
- 2 1 0 . P é r i l d 'a m o u r .
C o m te s s e C L O : 1 37 . L e C œ u r c h e m in e . — 1 9 0 . L ’A m o u r q u a n d m êm e.
Je a n n e d e C O U L O M B : 6 0 . L 'A l g u e d 'o r .
E d m o n d C O Z : 7 0 . L e V o i le d é ch ir é .
Er ic de C YS : 2 3 6 .
'I n a n t à e a ca r b o u cle .
E r ic d e C YS e) J e a n R O S M E R : 2 4 . L a co m t e ss e E d i t h .
M a n u e l D O R E : ¿ - 6 . M a d e m o i s e lle d ’H c r o le , m é c a n o .
H . A . D 0 U RL 1 A C : 7 0 6 . Q u a n d l ’a m o u r v ie n t ...
2 3 5 . J ’a im e r a i» a im e r .
2 6 1 . A u - d e s s u s d e l'a m o u r .
Ge ne v iè v e D U H A M E L E T : ¿ 0 8 . I es in é p o u s é e s .
V ic t o r F E U : 1 27 . L e J a r d in d u s ile n c e . - 1 % . L ’A p p e l à F ln c o n n u e .
J e a n F ID : 1 5 2 . L e C œ u r d e I u d iu in e .
M a r t h e F IE L : ? I 5 . L ’A u d a c i e u s e D é isio n .
Z é n a ïd e F L E U R IO T : l i t . M a r g a .
136. P e t it e B e lle . —
«7 7 . C e
p a u v r e V ie u x . — 2 1 3 . L o y a u t é .
M a r y F L O RA N : 9 . R i c h e o u A i m é e ? — 3 2 . L e q u e l V a im a it ? —
é 3 . C a r m e n c it a . — 8 3 . M e u r t r i e p a r la d e I — 1 0 0 . D e r n ie r
A tou t.
1 4 2 . B o n h e u r m é c o n n u . — 1 5 9 . F i d è le à so n r êv e . —
!7 3 . O r g u e i l v a in c u .
2 C 0 . U n a n d ’é p r e u v e .
M.- E. F R A N C IS : 1 75 . L a R o : r b le u e .
U c que s de » C A C H O N S : 148. C o m m e u n e tr r re sa n s ea u ~ .
C e o r ïe . G IS S t N G : 1 9 7 . T h y r z a .
P ie r r e G O U R O U • 7 4 2 , L e F i a n c é d i p a r u .
Ja c q u e s C R A N D C ïîA M P : 4 7 . P a r d t n >iei. — 5 8 . L *i C œ u r n o u b lie p a s .
II' * . I f * T r ô n a s 'é e r o u h a t
— 1 6 6 . R u s s e e t F r a n ç a is e . —
1 7 6 . M a ld o n n e . - l r 2 . / c S u p r ê m e A m o u r .
2 3 2 . S ’a im e r e n c o r e .
M. d e H A R C 0 Ê T : 3 7 . D e r n ie r s R a m e a u x .
Ma r jr H E L L A : 2 3 8 . Q u a n d la c lo c h e s o n n a ..,
M. A. H IJL L E T : ? 5 9 . S e u l - d a m la v ie .
Mr s H U ^ C E R F O R D : 2 0 7 . C h lo é .
J*!»n J p G 0 : 1 8 7 . C œ u r d e p o u p é e . — 2 2 8 . M i e u x q u e l ’a r g e n t .
P a u l J U N K A : l H6 . P e t i t e M a t s n n . G r a n d B o n h e u r .
M . L A B RU YE R E : 1 6 5 . L e R a c h a t d u b o n h e u r .
( S u i t e a u v *r » o .)
376- 1
�Principaux Tolume* pa r ut da nt la Collection ( S u i t *) .
G t n t T M T i L E C O M T E ï 2 4 3 . M o n Li eu t en an t .
A n n ie L E G U E R N i 2 3 3 . L 'O m b r e e t le R e f le t .
M m e L E S C O T : 9 5 . M a r ia g e » d 'a u jo u r d 'h u i .
H é lè n a L E T T R Y : 2 4 9 . L e s C œ u r s d or és.
Y v o n n e L O IS E L : 2 6 2 . P e r le t t e .
G e o r g e s d e L Y S : 1 4 1 . L e L o g is .
M A G A L I : 2 2 1 . L e Cœ u r , d e ta n te M ic h e .
W illia m M A G N A Y : 1 6 8 . L e C o u p d e f o u d r e .
P h ilip p e M A Q U E T : 1 4 7 . L e B o n h e u r - d u - jo u r .
H é lè n e M A T H E R S : 1 7 . A t r a v e r s l<u se ig le s .
E v e P A U L - M A R G U E R 1 T T E : 1 7 2 . L a P r i s o n b la n c h i ,
J e a n M A U C L E R E : 1 9 3 . L e s L i e n s b r isés.
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P r o a p e r M E R IM E E : 1 6 9 . C o lo m b a .
E d it h M E T C A L F : 2 6 0 . L e R o m a n d 'u n jo u e u r .
M a g a li M IC H E L E T : 2 1 7 . C o m m e j a d i s .
A n n e M O U A N S î 2 5 0 . L a F e m m e d 'A l a i n .
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B . N E U L L IE S : 1 2 8 . L a V o i e d e l'a m o u r . — 2 1 2 . L a M a r q u i s e C h a n t a i
C la u d e N 1 S S 0 N : 8 5 .^ L 'A u t r e R o u t e .
B a r r y P A IN : 2 1 1 . L 'A n n e a u m a g iq u e .
C b a r le a P A Q U IE R : 2 6 3 . C o m m e u n e f le u r se f a n e .
F r . M . P E A R D : 1 5 3 . S a n s le s a v o ir . — 1 7 8 . L 'I r r é s o lu e .
A lf r e d d u P R A D E IX : 9 9 . L a F o r ê t d 'a r g e n t .
A lic e P U J O : 2 . P o u r lu t l ( A d a p t é d o l ' a n g l a i s . )
E t a R A M I E : 2 2 2 . D 'u n a u t r e s iè c le .
P ie r r e R E G IS : 2 2 4 . L e V e a u d 'O r .
C la u d e R E N A U D Y : 2 1 9 . C e u x q u i v iv e n t . — 2 4 1 . L ’Q m b r e d e la G lo ir e .
— 2 5 7 . L 'A u b e s u r la m o n t a g n e .
P r o c o p e L E R O U X : 2 3 4 . L 'A n n e a u b r is é .
Ii a b e l l e S A N D Y : 4 9 . M a r y l a .
Y v o n n e S C H U L T Z : 6 9 . L e M a r i d e V iv ia n e .
N o r b e r t S E V E S T R E : 1 1 . C y r a n c t ie .
E m m a nue l S O Y : 2 4 5 . R om a n d éfen d u .
f
R e n é S T A R : 5 . L a C o n q u ê t e d ’u n cœ u r .
8 7 . L 'A m o u r a t t e n d ..,
J e a n T H IE R Y : 1 3 8 . A g r a n d e v it e ss e .
1 5 8 . L 'I d é e d e S u z i e . —
2 1 0 . E n lu t t e .
M a r ie T H IE R Y : 5 7 . R i v e e t R é a li t é . — 1 3 3 . L 'O m b r e d u p a ss é .
L é o n d e T 1 N S E A U : 1 1 7 . L e F i n a l e d e la s y m p h o n ie .
T . T R IL R Y : 2 1 . R i v e d 'a m o u r . — 2 9 . P r in t e m p s p e r d u . —
36. La
P e t i o t e . — 4 2 . O d e t t e d e L y m a ille . — 5 0 . L e M a u v a i s A m o u r . —
6 1 . L 'I n u t i l e S a c r i f i c e . — 8 0 . L a T r a n s f u g e . — 9 7 . A r ie t t e , J e u n e
f i l l e m o d e r n e . — 1 2 2 . L e D r o i t d 'a im e r . — 1 4 4 . L a R o u e d u m o u lin .
— 1 6 3 . L e R e t o u r . — 1 6 9 . U n e t o u t e p e t it e a v f t it u r e .
M a u r ic e V A L L E T : 2 2 5 . L a C r u e lle V ic t o ir e .
C a m il le d e V E R I N E : 2 5 5 . T e ll e q u e j e s u is .
*
A n d r é e V E R T I O L : 1 5 0 . M a d e m o ls e lle P r in t e m p s .
V e s c o d e K E R E V E N r 2 4 7 . S y lv la .
M a i d u V E U Z1 T : 2 5 6 . L a J e a n n et t e .
J e a n d e V ID 0 U 7 .E : 2 1 8 . L a F i l l e d u C o n t r e b a n d ie r .
M . d e W A 1 L L Y : 1 4 9 . C œ u r d 'o r . — 2 0 4 . L ’O is e a u b la n c .
A .- t f e t C .- N . W IL L IA M S O N : 2 0 5 . L e S o i r d e son m a r ia g e . — 2 2 7 . P r i x
d i b e a u t é . — 2 5 1 . L 'E g la n t l n e s a u v a g e .
H e nr y W O O D î 198 . A n n e H er efo r d .
=
IL
P A R A IT
D E U X VO LU M E S P A R M O I S =
I. e v o lu m e : 1 fr . 5 0 : f r a n c o : 1 fr . 7 5 .
C in q v o lu m e « a u c h o ix , fr a n c o : 8 fr a n c «.
Le eatalogue complet de ta collection est envoyé franco contre O fr. 2S.
�‘— 2££é e V T ECY ÍOL
L a FL evan ck e
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K .o in a n
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S T E LLA
é dition* d u ,l Pe tit Écho de ¡a Mode**
1, r ue Ga za n, PaWa (XIV e)
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�L a R^ evan cl i e
Je
N y set t e
P R E M IE R E P AR T IE
Beau soir d ’ét é, si d ou x q u ’on n e p eu t s ’en d or m ir 1...
On se r elève, on p ou sse un vo le t ... oh r e ga r d e !...
L ’Ame est com m e un e a ljeil'e h eu r eu se q u i s ’a tta r d e
A sen tir d a n s le ve n t ses d eu x a ile s fr é m ir .
D e b o u t d e v a n t la fe n ê t r e o u ve r t e d ’où elle, d o
m in a it le p a r c in o n d é <le cla r t é lu n a ir e , gé m is s a n t
du m u r m u r e d ’u n je t d ’e a u , e m p li d e s u b t ils p a r
fu m s , D e n is e M o r n a cq , a p r è s s ’ê t r e b e r cé e d e la
m u s iq u e d es ve r s q u i la h a n t a ie n t , s c r e t o u r n a ve r s
le s a lo n . Co m m e ch a q u e s o ir , le d o c t e u r C la u d e
N e t ivia l lis a it , t a n d is q u e s a fem m e t r ic o t a it a u
t ic t a c m o n o t o n e d ’u n e g r a n d e p e n d u le g a in é e d e
la q u e r o u ge e t or .
T,e ca d r e é t a it h a r m o n ie u x a ve c s e s t e n t u r e s
d o u ce m e u t fa n é e s e t s cs v ie u x m e u b le s co s s u s ;
�6
LA F F .VA N CH E .D E N YS E TTE
les m a ît r e s d e cé a n s s ym p a t h iq u e s à s o u h a it ; lu i
g- n n d , r o b u s t e , a ve c 1111 b ea u fr o n t fie p e n s e u r ,
d es y e u x in t e llig e n t s , le r e ga r d fr a n c ; e lle p e t it e ,
gr a cie u s e , le vis a g e e n co r e je u n e s o u s d es c h e ve u x
jo lim e n t a r ge n t é s .
D e n is e , u n e fois d e p lu s , e u t u n éla n d e r econ n n is s m ce p o u r ce u x q u i, en lu i d o n n a n t u n e p la ce
d e P lie
leu r fo ye r , lu i a va ie n t fa it u n e en fa n ce
ch o yé e , u n e je u n e s s e h e u r e u s e .
Ce t t e s o i’-ée, co t "m e t a n t d ’a u t r e s en la ch èr e
v ie P ' e m a is o n , é t a it in fin im e n t d o u ce e t r ep o
sa n te.
A ’o r s , t o u t h a u t , ce t t e fo is , p o u r t r a d u ir e s a
p e n s é e , la je u n e lille d é cla m a u n e a u t r e s t r o p h e
d e la ch a n s o n é t e r n e lle :
Plein d ’un d ésir im m en se et qn e r ien n ’assou vit,
On vou d r a it a r iêt er , nu m o;n s, p arm i l ’esp a ce,
L ’in st a n t , le va gu e in stan t d ivin , l ’in sta n t q u i p a sse...
F,t c ’est pour q u elqu es soir s sem b lab les qu e l ’on vit !...
P o u r é co u t e r le u r n iè ce , d on t la v o ix ch a u d e ,
vib r a n t e , b ie n t im b r é e , d o n n a it a u x ve r s u n
ch a r m e p a r t icu lie r , le d o ct e u r a v a it fer m é son
liv r e , e t M™* C é c ile p o sé son a u s t è r e t r ico t gr is .
Le s ye u x b le u s d e l ’a im a b le fe m m e , com m e le
r e ga r d s cr u t a t e u r d e son m a r i, d e m e u r è r e n t a t t a
ch és u n m o m e n t s u r la fin e s ilh o u e t t e d e la je u n e
fille .
Ce lle - ci, d e son a llu r e à la fo is lé gè r e e t d é cid é e ,
ve n a it d e rrsrr-irner ce q u ’e lle s e p la is a it à n o m m er
son co in fa vo r i, u n fa u t e u il p e t it e t b a s , v o is i
n a n t a ve c u n e m in ia t u r e d e b u r e a u L o u is X V I ,
«t u n e t r a va ille u s e en o s ie r , d a n s l ’e n ca d r e m e n t r é
d u it d ’u n p a r a ve n t n o ir , s e m é d e ch r ys a n t h è m e s
d e fée r ie.
U n e fois d e p lu s , ce u x q u i lu i a va ie n t s e r vi d e
p èr e e t d e m èr e a d m ir è r e n t la t a ille m in ce , sa n s
fr a g ilit é , d e l ’e n fa n t .ù ch è r e , s e s c h e v e u x s o m b r e s
m o ir é s d e la r ge s o n d u la t io n s , son vis a g e b ien
m o d elé e t , son s le s s o u r cils h a u t e m e n t a r q u é s ,
Jles ve u x c la ir s c ilié s d e *n o ir .
Co m m e e lle in ca r n a it b ie n le t y p e d e 1» Bé a i*
�"Î A R E V A N C H E D E N Y S E T T E
7
t ia is e , ce t t e fille gr a cie u s e , à la p h ys io n o m ie in t e l
lig e n t e , a u x m o u ve m e n t s a is é s , s o u p le s e t e n m êm e
t e m p s a s s u r é s , r é vé la t e u r s d ’u n e n a t u r e d é cid é e ,
im p u ls iv e , p r o m p t e , a u x ju g e m e n t s a b s o lu s .
D e n is e a va it p r is son o u vr a ge — u n p u ll- o ve r
a u d e s s in co m p liq u é , — e t M . N e u v ia l ju g e a n t
ve n u le m o m e n t d ’a vo ir , a ve c s a n iè ce , u n e co n
ve r s a t io n s é r ie u s e q u i s ’im p o s a it d e p u is le co u r r ie r
d u m a t in , d it s im p le m e n t :
— N ys e t t e , n e t ’absorbe) p a s e n co r e d a n s t o n
t r a v a il e t t e s p o iu t s à co m p t e r ; j 'a i à t e p a r le r !
L a je u n e fille s o u r it e n d is a n t :
— J e m ’e n d o u t a is !...
— Vr a im e n t !
— O u i !... vo u s a ve z t o u s d e u x , a u jo u r d ’h u i, cë
q u e j ’a p p e lle vo s a ir s d e d em a n d e e n m a r ia ge ...
m e t r o m p é - je ? ...
— M a is n o n , p e t it e s o r ciè r e !
— E li b ie n ! je s u is t o u t o r e ille s !
— Il s ’a g it d ’H u g u e s L e M a n d e r ... T u vo is q u i
Je v e u x d ir e ?
— P a r fa it e m e n t ... O n s ’e s t t o u jo u r s r e n co n t r é
p a r t o u t ..., n e fa it - il p a s p a r t ie , a ve c s a fa m ille ,
d e s g e n s q u ’on vo it d a n s n o t r e m o n d e ? ... T e n e z,
je v a is vo u s r é d ig e r le u r fich e : « M a n d e r d e
D o }'e t , fa m ille d es p lu s h o n o r a b le m e n t co n n u e s d u
p a ys , b e lle fo r t u n e t e r r ie n n e , r e s p e ct d es t r a d i
t io n s ; H u g u e s lu i-m ê m e , d ig n e co n t in u a t e u r d e
s a lig n é e , ga r ço n s é r ie u x , b ie n é le vé , b ie n p e n s a n t ,
d o t é d ’u n p h ys iq u e b a n a l, a gr o n o m e co m p é t e n t ,
cu lt u r e g é n é r a le m é d io cr e , a u cu n g o û t a r t is t iq u e ,
n e se r é cr é e q u ’à la ch a s s e à co u r r e , n ’e s t à l ’a is e
q u e s u r s o n ch e va l o u a u vo la n t d e s a t o r p é d o ,
n e ca s s e lie n co m m e e s p r it , e n d é p it d ’u n e n s e m b le
q u e je r e co n n a is s ym p a t h iq u e e t a cce p t a b le a u x
y e u x d e b e a u co u p ... » Ce t t e fo is e n co r e , m o n ch e r
o n cle ... c e s e r a 110 11!...
M mo N e u via l s o u p ir a .
— S a is - t u q u e t u d e vie n s d e p lu s en p lu s d iffi
cile , 111a 'p et it e D e n is e ... T u v e u x don ic r e s t e r fille ?
— J e n ’ai ja m a is d it c e la !. .. J ’a t t e n d s 111011
h e u r e , vo ilà t o u t . J ’a t t e n d s c e lu i q u i fe r a b a t t r e
m on cœ u r , ju s q u ’à ce jo u r r e b e lle ...
�8
LA
R EV AN CH E
D E N YS ETTE
— 'R e b e lle ! g h I o u i, t u p e u x le d ir e !... im p o s
s ib le à e n t h o u s ia s m e r p a r ce q u e t r o p a cco m p lie
t o i-m ê m e , ô m o d e r n e ! s a va n t e , in d é p e n d a n t e , in
t e llig e n t e , p e t it e fille !
— Ta is e/ ,-vo u s , C é c ile , in t e r vin t le d o ct e u r , vo u s
a lle z li’i d o n n e r d e l’o r g u e il.
— C ’e s t d é jà fa it , m o n p a u vr e o n cle , r ip o s t a
N vs e t t e en r ia n t ... J e s u is p é t r ie d ’o r g u e il, d u
m o in s si vo u s a p p e le z a in s i ce d é s ir im p é r ie u x d e
n e vo u lo ir viv r e q u ’a ve c d es ge n s d e m a cu lt u r e ,
d e m es id é e s , d e m a m e n t a lit é ..., j ’ai l ’h o r r e u r d es
e s p r it s m é.'.ioer es a va n t t o u t ! J e s u is p e u t -ê t r e p lu s
cé r é b r a le q u e s e n t im e n t a le ,... ca r je n e r ê ve p o in t
d e l'a m o u r a ve c u n gr a n d A , à la fa çon d ’u n e p e n
s io n n a ir e d 'a va n t - g u e r r e ; m a is , je l ’a vo u e , p o u r m e
d é cid e r à fa ir e le s a u t d a n s l'in co n n u (¡n i m ’e ffr a ie ,
je vo u d r a is au m o in s é p r o u ve r u n e s ym p a t h ie ad m ir a t ive p o u r ce lu i a u q u e l je « ton n erai m a vie-!...
j e ve u x q u 'il m e s o it é g a l, s in o n s u p é r ie u r ...
d 'a ille u r s , t o u t ce la u n p eu p a r vo t r e fa u t e , m es
e x c e lle n t s p a r e n t s !...
— Co m m e n t , p a r n o t r e fa u t e ! A h ! t u en a s de
b on n es ! p r o t e s t e le s a va n t , d e m e u r é p a t ie n t ju s q u e là .
— M a is o u i, p a r vo t r e fa u t e , je le m a in t ie n s ,
p a r ce q u e , ce t t e im p r e s s io n d e s u p é r io r it é , je l'a i
t o u jo u r s t r o u vé e p r è s d e vo u s d e u x , et p u is p a r ce
q u ’à la b a se d e m on é d u ca t io n m o d er n e vo u s a ve z
m is d e s p r in cip e s q u i fon t co n s id é r e r le m a
r ia g e co m m e u n lie n in t a n g ib le ... .San s ces p r in
cip e s , eh b ien ! je m e s e r a is la n cé e p ’u s fa cile m e n t
d a n s u n e a ve n t u r e p e u t -ê t r e p a s s a gè r e ...
— Ah ! m a is ce t t e e n fa n t d it d es fo lie s ! s ’écr ie
M. N e u v ia l, l'a ir d é s e s p é r é .
— E lle le s d it , m a is n e les p e n s e p a s ! o p in e la
b on n e t a n t e !
— M a is s i, elt o le s p e n s e , co n t in u e le d o ct e u r .
Vo yo n s , m a p ct le fille , si le b r a ve ga r ço n , d o n t
vnous p a r lo n s , t 'a im a it s in cè r e m e n t , e s t -ce q u e ce la
n e t e t o u ch e r a it p a s u n p eu ? L 'a m o u r a p p e lle
l ’a m o u r .
Ah !
nù vftvP7.-” onR o n 'il s o it q u e s t io n
d ’a n icu r , r. a ch e r o n cie ? Ce m o n s ie u r n e m e
�LA
R EVAN CH E D E N YS E TTE
9
co n n a ît p a s b e a u co u p ..., il s a it s im p le m e n t q u e je
n e s u is p a s « à fa ir e p e u r » ! M a is ce q u ’il 11’ign o r e
p a s , s u r t o u t , c ’e s t le ch iffr e d e m a d o t ..., il con
n a ît ce q u e je t ie n s d e m a c t n r e m a m a n , et se
d o u t e b ien q u e m on p è r e , a ya n t r é a lis é u n e b e lle
fo r t u n e en E xt r ê m e - O r ie n t , s e r a g é n é r e u x p o u r
m o i...
L e d o ct e u r s o u r it .
— On n e u i’a p o s é , à ce s u je t , û iiv.m e q u e s t io n ;
m a is il e s t b ien ce r t a in q u e le n o t a ir e d e S o u v ig n y
co n n a ît les in t e n t io n s d e t a fa m ille .
— J e p e n s a is b ien ! ils s o n t t e r r ib le m e n t p r a
t iq u e s , les M a n d e r ... et ils on t r a is o n ! E n ce t t e
a n n é e 1927 d 'a p r è s - g u e r r e , il fa u t b e a u co u p d ’a r
ge n t p o u r viv r e , t a n t in e t t e ! J e s a is ce q u e vo u s
a lle z d i*e : « Q u a n d le b e u r r e , en p a ys d ’é le v a g e ,
v a u t d o u ze fr a n cs la livr e , s i l ’é p o u x a p p o r t e à
d în e r , il fa u t q u e l ’é p o u s e a p p o r t e à s o u p e r ... J e
n e n ie p a s le b ie n -fo n d é d e ce t a x io m e ... m a is ,
h é la s ! ces co n s id é r a t io n s d ’o r d r e p r a t iq u e n ’in
flu e n ce r o n t ja m a is n ie s d é c is io n s ... J e n e d e vie n
d r a i s û r e m e n t p a s b a r o n n e I/ ? M a n cie r .
E t , p o u s s é e a u t a n t p a r le d é s ir d ’a t t é n u e r la d é
ce p t io n vis ib le d e M "ie N e u via l q u e p a r ce lu i d ’e x
p r im e r u n e fois d e p lu s la t e n d r e g r a t it u d e d on t
d é b o r d a it son cœ u r , D e n is e a lla e m b r a s s e r so n
o n cle e t sa t a n t e .
— J e vo u s en s u p p lie , im p lo r a -t -e lle , - n e vo u s
fa it e s p o in t d e s o u ci à ca u s e d e m oi ! p r è s d e vo u s ,
m on e n fa n ce , m a je u n e s s e fu r e n t si e h o vé e s , s i
d o u ce s , q u e ce la 111e r en d d ifficile ... J e ft -d ou t e la
m é d io cr it é d e s s e n t im e n t s , la b a n a lit é d ’u n e v ie
t r o p t e r r e à t e r r e ... R ie n 11e m ’in cit e à la ch a n ge r
si t ô t ... J e s u is s i h ien ch e z vo u s !
— Ch e z t o i, tu p e u x d ir e , m p n e n fa n t , r é p o n d it
le d o ct e u r la vo ix é m u e ; m a is il fa u t b ie n q u e t u
s a ch e s , p o u r t a n t , si d u r ,q u e ce la m e s o it , q u e ,
m ê m e en é ca r t a n t le p r o je t q u i se p r é s e n t e , t a vie ,
p a r a ille u r s , p e u t ê t r e b o u le ve r s é e d ’u n m o m e n t
à l ’a u t r e ...
L a je u n e fille se r e d r e s s a vive m e n t :
— P o u r q u o i in s in u e z- vo u s ce la ? A'ir ie z- vo u s
r e çu , p a r h a s a r d , u n e le t t r e d e m on p è r e ?
�10
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
L e d o ct e u r fit u n s ig n e d ’a cq u ie s ce m e n t .
— E h b ie n ? d e m a n d a N ys e t t e , fr é m is s a n t e d ’im
p a t ie n ce , q u ’é cr it - il ?
— I l e s t in s t a llé d a n s s a n o u ve lle d em e u r e d e
S a in t - B e r t r a n d e t t e r écla m e.
E lle e u t u n s o u r ir e ir o n iq u e e t a m er .
— Vr a im e n t ! E li b ie n ! s o it , j ’ir a i lu i fa ir e u n e
p e t it e v is it e ! je p e u x ce la p o u r l ’a u t e u r d e m es
jo u r s .
— O u i, m a is il n e ca ch e p a s q u e c ’e s t a u m oin s
p o u r l ’é t é q u ’il t ’a t t e n d .
E t , t o u t d e s u it e , e lle s e r e b iffa :
— Ça ! c ’e s t a u t r e ch o s e , p a r e x e m p le ! Ce s e r a
p o u r le t e m p s q u e je vo u d r a i ! Q u e d ir a it d ’a il
le u r s , d e ce p r o je t , la b e lle M mB M o r n a cq ? ,
— 11 p a r a ît q u e c ’e s t e lle q u i in s is t e p o u r t ’a vo ir .
Sa s a n t é , d e ve n u e d é lica t e , n e lu i p e r m e t p lu s d e
m e n e r ce t t e v ie d e r e in e d e la m o d e e t d es é lé
g a n ce s q u i fu t la s ie n n e ju s q u ’à ce jo u r .
— P e u t - ê t r e a u s s i q u e la m o r t d e s a p e t it e fille
e t la m a la d ie d e son fils o n t m o d ifié ses g o û t s ... J e
le s o u h a it e r a is ... e t ce la a t t é n u e r a it , p e u t -ê t r e , m es
fa ço n s d e p e n s e r ...
— J e le s a va is b ie n , m a ch é r ie , d é cla r a M mo C é
cile à son t o u r ... T u n e cr o is p e u t - ê t r e p a s
s i b ie n d ir e !... M o i a u s s i, j ’a i eu , ce m a t in m êm e ,
u n e le t t r e d e t a b elle-m èr e, e lle m e con fie q u e son
fo ye r e s t d e ve n u la m e n t a b le , ca r il e s t d é p o u r vu
d e ce t t c g a ie t é , d e ce t e n t r a in b r illa n t d o u t son
m a r i a b e s o in p o u r le r e p o s e r d e ses t r a v a u x a b
s o r b a n t s :.. L ilia n e n e p e u t p lu s l ’a cco m p a gn e r
d a n s le m o n d e n i d a n s ses e x c u r s io n s ...
— E t , co n t in u a D e n is e , la m o n d a in e fê t é e d o n t
la s a n t é e s t a t t e in t e , p a r co n s é q u e n t d o n t les
ch a r m e s s ’e n vo le n t , a s a n s d o u t e u n e p e u r
a t r o ce q u ’on lu i r a vis s e s o u b r illa n t é p o u x ...
a lo r s ... a ve c u n e in co n s cie n ce o u u n é go ïs m e in
vr a is e m b la b le , on m e co n vie , m o i, à d e ve n ir l ’a n ge
ga r d ie n d e m o n p è r e ... m o i, q u i, s a n s vo u s e t
gr â ce
e lle ... e u s s e é t é d e u x fo is o r p h e lin e !...
Ix: ton d e M 110 M o r n a cq é t a it â p r e , d o u lo u r e u x ;
son jo li v is a g e e x p r im a it , e n ce m o m e n t , u n e
a m e r t u m e p r o fo n d e.
�f.IvA R E V A N C H E - D E N Y S E T T E
ix
L e d o ct e u r e x a m in a it sa n iè ce a ve c u n e s u r p r is e
m é 'a ’v.iée d e t r is t e s s e ; il a v a it b ien p r e s s e n t i la
p r o fo n d e u r d ’u n e p la ie à la q u e l’e , p a r u n e s o r t e d e
p u d e u r filia le , D e n is e n e fa is a it ja m a is a llu s io n ...
A u jo u r d ’h u i le r a p p e l é g o ïs t e d e ce t r is t e m é n a ge
r é v e illa it le s e cr e t d o u lo u r e u x q u i a v a it é t é l ’om b r e
d e ce t t e h e u r e u s e vie d ’e n fa n t .
M mo Cé c ile , e lle a u s s i, co n t e m p la it s a n iè ce ; il
y a v a it d es la r m e s d a n s s e s y e u x lo r s q u e , lu i t e n
d a n t les b r a s, e lle m u r m u r a : » P a u vr e c h é r ie ! »
— J e co m p r e n d s , m a in t e n a n t , p o u r q u o i vo u s
vo u lie z t a n t m e vo ir é p o u s e r le b a r on H u g u e s ,
p e t it e t a n t e ... E '- ce ’le n t p r é t e x t e p o u r n e p a s a lle r
là - b a s ... m a is , t o u t d e m ê m e ... p r é t e x t e à co n s é
q u en ces p a r t r o p d é fin it ive s !... E n t r e d e u x m a u x,
le p r é fè r e le m o in d r e.
— Tu a s r a iso n , fille t t e , fit l ’o n cle q u i n e p o u va it
s ’e m p ê ch e r d e s o u r ir e d e l ’a ir t - a gi- co m io u e d e
N v s e t t e ... P o u r e s q u ive r u n d e vo ir p é n ib le , m a is
q u i p e lit êt r e d ’u n e d u r é e -p a ssa gèr e, a lle r e n g a g e r
t o u t e sa vie ve r s u n e d e s t in é e q u i n e t e s o u r it
p a s ... n o n ! m ille fo is noto !... e t c ’e s t d ’- il le u r s
p o u r cela q u e je t ’ai fa it co n n a ît r e a va n t t o u t la
'd é m a r ch e d es Le M .’n cie r .
— Vo u s e s t im e z -d on c, m on o n cle , s ’é cr ie N vu et t e en se le va n t P a ir e xcé d é , q u ’a va n t r e je t é
c e t t e d e m a n d e en m a r ia g e , il m e fa u t , p o u r e x p li
q u e r ce ge s t e d é s in vo lt e , a cce p t e r d ’ê t r e la co n s o
la t io n d ’u n fo ye r o ù , ju s q u ’à ce jo u r , je n ’ai p o in t
t r o u vé m a p la cé ? d e ve n ir com m e q u i d ir a it la
p r o t e ct r ice d e ce t t e fem m e q u i m ’a e x c lu e d e son
b o n h e u r , d e ce t t e fem m e q u i, a u jo u r d ’h u i, n e
cr a in t p a s d e m ’im p lo r e r p a r vo t r e in t e r m é d ia ir e ...
^ —- ’ r n I v a u , u n n o b le r file à J ou er , m a p e t it e
N vs e t t e , r é p o n d it le d o ct e u r d ’u n e v o ix g r a ve e t
c<vy va in c u e ... E vid e m m e n t t u in vo q u e s là d e ju s t e s
g - ie îs ... m a is où s e r a it a lo r s la d iffé r e n ce d e vo s
d e u x â m es si t u p r é t e n d a is p r a t iq u e r la t e r r ib le
loi d u t a lio n ? ... Q u e n on p a s !... So n ge à ce q u e t u
«s a p p r is ch ez n o u s ... t a n d is q u ’e lle é le vé e s a n s
m è r e , a u p r è s d ’u n p è r e lib e r t in q u i n ’a d em a n d é
q u ’à s ’en d é b a r r a s s e r , au m ilie u 'le ce t t e a t m o s
p h è r e d is s o lva n t e d e la s o cié t é co s m o p o lit e co lo
�12
LA
R EVAN CH E
D E N YS E TTE
n ia le ... q u e l s e n t im e n t d u d e vo ir p o u r r a it -e lle p o s
s é d e r , ce t t e L ilia n e ? Q u a n t à t on p è r e , p o u va it - il
t ’e m m e n e r , t o i, s i p e t it e , lo r s q u e , d é s e m p a r é p a r
Ta m or t d e s a p r e m iè r e fem m e , m a p a u vr e soeu r ,
il e s t p a r t i p o u r le L a o s , é d ifie r s a fo r t u n e ? ...
— E vid e m m e n t , m on o n cle , je . lu i p a r d o n n e d e
m ’a vo ir la is s é e , s u r t o u t à v o u s !... M a is a u m o in s
a u r a it - il d û n e p a s ce s s e r d e s ’o ccu p e r d e m o i,
m ’é cr ir e p lu s s o u ve n t .
— Il é t a it p r is p a r ses gr a n d e s a ffa ir e s , a b s o r b é ...
— P a r d es a ffe ct io n s n o u ve lle s ! R a p p e le z- vo u s
s es r e t o u r s e n F r a n ce oit n os r e la t io n s se b o r n a ie n t
à d e b r è ve s r e n co n t r e s ...
— O u i, m a is s o u vie n s -t o i a u s s i co m m e il se m o n
t r a it t e n d r e e t s é d u is a n t a lo r s ...
— A li ! o u i, ce r t e s , ]e m e s o u v ie n s ... o n a u r a it
ju r é q u ’il s o u h a it a it m j fa ir e r e g r e t t e r un. p e u
p lu s le p a p a M ic h ’ d e m on en fa n ce...«
M me N e u v ia l r e m a r q u a :
— Ç a ! c ’e s t u n fa it q u e M ich e l a t o u jo u r s a im é
à p la ir e ! c ’e s t le t yp e n é d u s é d u ct e u r .
— P e in e b ie n in u t ile vis - à - vis d e s a p e t it e fille ,
il m e s e m b le !...
— Alo r s , t o i, d e ve n u e gr a n çle t t e , t u a s b o u d é ...
— D a m e ! i l fa lla it b ie n lu i fa ir e co m p r e n d r e
q u e je s e n t a is s o u in d iffé r e n ce ; d ’a ille u r s , il n ’a
r ie n t e n t é p o u r in c r e co n q u é r ir ... c ’é t a it fa t a l!
L ilia n e le vo u la it a in s i, a fin d e ga r d e r p o u r e lle
e t s e s e n t a n t s u n m a r i r ich e e t g é n é r e u x.
■ — Aim é a u s s i, p e u t -ê t r e , a s s u r a M mo Cé cile ,
t o u jo u r s b ie n ve illa n t e .
M a is s a n iè ce r e s t a it b u t é e , l ’é vo ca t io n d e t o u s
ces s o u ve n ir s fa is a it r e viv r e s c s r a n cu n e s d ’e n
fa n t ; e lle r é t o r q u a a u s s it ô t :
— Aim é , d it e s - vo u s ! t r is t e m a n iè r e d ’a im e r q u e
d ’a m o in d r ir l ’o b je t d e s a fla m m e ! ca r , en s a co m
p a g n ie , a vo u e z-le , m o n p è r e a p e r d u ... m a is n ’a
r ie n g a g n é .
— Co m m e n t ve u x - t u q u ’il s o it co n s cie n t d e ce
q u e t u a ffir m e s là , m a p e t it e ! in t e r vin t le d o c
t e u r ... N e t e m o n t r e p a s p lu s s e vè r e q u e t u n e l ’éft
en r é a lit é ... s o u vie n s - t o i d e la le t t r e t o u ch a n t e q u e
�ZA R E V A N CH Ei D E N YS E TTE
13
t ’a in s p ir é e la m o r t d e le u r p e t it e fille , e t co m m e
ils t ’o n t r é p o n d u a ve c é m o t io n ...
— O u i !... e t p u is , d e n o u ve a u , ce la a é t é p r e s q u e
le s ile n c e !... Ap r è s t o u t , je n e le s o b lig e p a s à
m ’a im e r ; s e u le m e n t , m a in t e n a n t , q u ’ils n ’é m e t
t e n t p a s la p r é t e n t io n , a p r è s ce q u a s i-a b a n d o n , d e
m e v o ir d e ve n ir le u r ch o s e e t d e p e n s e r q u ’ils
o n t le d r o it d e d is p o s e r d e m o i... J e s u is m a
je u r e ... p a r co n s é q u e n t , m a ît r e s s e d e m e s a ct e s ,
lib r e d ’a g ir à m a g u is e , d e n e p o in t a lié n e r m a
lib e r t é d es m o is d u r a n t ...
— Ch é r ie , t u r e s t e r a s vo lo n t ie r s s i t u t e SefiS
u t ile , ce la , j ’en ju r e r a is !...
— M a is , m a t a n t e , s a n s m e fla t t e r , je s u is u t ile
ic i ; je vo u s s e co n d e ..., je vo u s d is t r a is , j e d on n e
d e s leço n s à l ’é co le lib r e , je s o ign e le s m a la d e s
d u v illa g e ... Q u e va -t -o n d e ve n ir s a n s la b a ch eliè r e - in fir m iè r e -vio lo n is t e - p ia n is t e - a r t is t e p e in t r e ...
— Ah ! t u va s n o u s m a n q u e r b e a u co u p , ce r t e s !
s ’é cr ia t a n t e Cé cile , m o it ié r ia n t , m o it ié p le u r a n t ...,
m a is r a p p e lle - t o i, e n fa n t , q u ’a va n t d ’a cco m p lir les
o b lig a t io n s a im a b le s ch o is ie s p a r s o i-m êm e , il fa u t
d ’a b o r d s e s a cr ifie r a u x d e vo ir s fa m ilia u x .
— E t 11e p a s s ’é n e r ve r , e t d o r m ir b ie n s a ge m e n t ,
p e t it e N ys e t t e , o b s e r va le d o ct e u r en le v a n t la
s é a n ce ; s in o n , je t e co n n a is , d e m a in t u s e r a t e l
le m e n t é n e r vé e q u e t u p r e n d r a s le co n t r e -p ie d d e
t o u t ce q u ’ôn t e co n s e ille r a .
N ys e t t e r it , c o n vin t q u e c ’é t a it v r a i, e m b r a s s a
s e s p a r e n t s a ve c u n e t e n d r e s s e in a cco u t u m é e , e t se
r e t ir a , le fr o n t b a r r é d ’u n p li s o u cie u x .
II
N ys e t t e a m a l d o r m i.
F ié v r e u s e , a g it é e , e lle a v u , t o u r à t o u r , d é file r
d a n s s e s r ê ve s le vis a g e jo li e t fa r d é d e s a b e lle m èr e, ce lu i d e M a u r ice , le p e t it fr èr e co -r a lgiq u e ,
p â le et m in ce , s o n p è r e e n fin , le p a p a M i d i ’ t r è s
t e n d r e d e ja d is ... Co m m e il lu i a p p a r a ît m ie u x
�M
LA R E V AN CIIE D E N YS E TTE -
m a in t e n a n t q u ’e lle e s t é v e illé e ... : d e t a illé
m o ye n n e e t b ien d é co u p lé , n o ir d e c h e v e u x la
m o u s t a ch e m i-r a s é e , le m en t o n n e t t e m e n t ca r r é , le s
3’eu : cla ir s e t vifs , in t e llig e n t s , r e flé t a n t t o u r ri
t o u r la t e n d r e s s e , l ’e n t h o u s ia s m e , m a is le p lu s s o u
ve n t u n e vo lo n t é im p la ca b le q u i n ’e x c lu t p a s u n e
ce r t a in e d u r e t é ; a llu r e d é cid é e , s p o r t ive , a is é e e t
s o u p le , c e lle q u ’on p r ê t e vo lo n t ie r s a u t r a v a ille u r
m oiler t ie, b ie n a r r ivé , p lu s p r a t iq u e q u ’id é a lis t e ,
a u t o r it a ir e , ce r t e s , e t , ce p e n d a n t , fa cile à d o m in e r
ca r , a b so r b é u n iq u e m e n t p a r son b e s o in d e co n
q u ê t e s d e t o u t e s s o r t e s , il n e s ’e s t p o in t a t t a r d é à
fa ir e d e la p s yc h o lo g ie e t à r e ch e r ch e r la r a is o n
d e b ien d es a t t it u d e s ou la ca u s e d e b ie n d es a g is
sem en ts.
« C 'e s t p o u r ce la , s o n ge D e n is e , q u e la seco n d e
fe m m e , s u p e r ficie lle , s a n s cu lt u r e , b ien m o in s in t e l
lige n t e q u e lu i, m a is d ou ée au d e r n ie r p o in t d e
ce t t e r u s e fé m in in e r e d o u t a b le q tji e s t la s e u le a r m e
de t a n t d e cr é a t u r e s m é d io cr e s , e s t p a r ve n u e à
p r en d r e d e l’e m p ir e s u r lu i.
« E n a -t -e lle a s s e z u s é d e c e p o u vo ir , ja d is , p o u r
é lo ign e r « la fille d e l ’a u t r e », e t t o u t ce q u i p o u
va it r a p p e le r u n p a s s é d o n t , ja lo u s e , e lle a u r a it
vo u lu e ffa ce r ju s q u ’a u s o u ve n ir ... P u is , a p r è s t o u t ,
t a n t e Cé cile a -t -e lle r a is o n , ce t t e L ilia n e n e s ’e s t
p a s s e u le m e n t fa it é p o u s e r p a r a m b it io n ? ... p e u t êt r e a im a it - e lle a u s s i?
« R ich e , d u fa it d e l ’h é r it a g e d e son p è r e , d é çu e
p a r son p r e m ie r m a r ia ge a ve c u n v ie illa r d d e r é
p u t a t io n d o u t e u s e , co m m e n t n ’a u r a it - e lle p a s r é
p o n d u à la fla m m e d e ce s é d u is a n t M o r n a cq , le q u e l,
a \ e c son a m o u r , lu i o ffr a it la gr a n d e h o n o r a b ilit é
d e son n om e t les fa ve u r s d e son h e u r e u s e fo r t u n e ?
« D o n c, p e n s a it N ys e t t e b ie n é ve illé e , il s e p o u r
r a it m a in t e n a n t q u e son é t o ile p â lis s e . Son p o u vo ir
s e r a it -il é b r a n lé ? ca r , e n fin , co m m e n t e x p liq u e r
q u ’e lle m e r é cla m e , e lle a u s s i? N ’a -t -e lle d o n c ja
m a is im a g in é ce q u e j ’a i p u s o u ffr ir , m o i, d u fa it
d e s o n é go ïs m e co u p a b le ? ... Q u e ca ch e sa d é
m a r c h e ? d e q u o i la u t - il s e m é fie r ? »
P u is , s o u d a in , u n e id é e s u r g is s a n t d a n s sa
p eu sée :
�LA
R EV AN CH E
D E N YS ETTE
15
« U n m a r ia g e , p e u t -ê t r e ! u n m a r ia ge selo n son
g r é , q u i, t o u t en la d é b a r r a s s a n t d e m oi à t o u t
ja m a is , s e r vir a it a u s s i sa p e t it e a m b it io n ! Ce la ,
b e lle L ilia n e , r ie n à fa ir e ! vo u s n e co n n a is s e z p a s
N ys e t t e e t le s r a is o n s q u ’e lle a d e s u s p e ct e r t o u s
vo s a g is s e m e n t s !
E t , à flo t s p r e s s é s , t o u t e s a r a n cu n e , t o u s le s
m o t ifs q u ’e lle a d e n e p o in t a im e r n i e s t im e r s a
b e lle -m è r e , a fflu e n t d o u lo u r e u s e m e n t a u e œ u r d e
la je u n e fille .
Co m m e n t ja m a is p o u r r a it -e lle o u b lie r q u e , d u
fa it d e ce t t e fe m m e , son p è r e v iv a n t a é t é , p o u r
e lle , à p eu p r è s a u s s i p e r d u q u e s a m è r e m o r t e ?
U n e fa ib le v o ix p la id e en e lle q u e la p r e u ve n ’e s t
p o in t fa it e e n co r e q u e ce p è r e s o it t e lle m e n t d é
t a ch é d ’e lle ; q u i s a it s i l ’o cca s io n d e le r e co n q u é r ir
11’e s t p a s t o u t e p r o ch e ? M a is N ys e t t e se ca b r e à
ce t t e p e n s é e ; p u is e lle n ’a im e p o in t à a vo ir t o r t ,
m ê m e vis - à - vis d ’e lle -m ê m e , et r ip o s t e q u ’on n e
d e vr a it p a s a vo ir b esoin d e co n q u é r ir d es t e n d r e s s e s
a u s s i n a t u r e lle s q u e ce lle s d e la fa m ille .
« Ce r t a in s s e n t im e n t s s o m m e ille n t s o u ve n t », r é
p o n d la p e t it e v o ix b ie n ve illa n t e .
E t t o u t le r e s t e d u jo u r s e p a s s e à r e s s a s s e r d es
p e n s é e s a m è r e s , vr a im e n t p é n ib le s . A s a d o u ce
t a n t e C é c ile q u i v ie n t la s u p p lie r d e 11e p a s d e m e u
r e r a in s i e n fe r m é e , e lle r é p o n d , a ve c u n e t e n d r e
la s s it u d e , q u ’e lle
b e s o in d e d e m e u r e r s e u le a fin
d e m ie u x r é flé ch ir .
Ce p e n d a n t , à la fin d u jo u r , ve r s le s s ix h e u r e s ,
n ’en p o u va n t p lu s , la s s e d e r e m u e r d e s id é e s o b s é
d a n t e s , e lle s e d é cid e à s o r t ir , t r a ve r s e u n e p ja ee
o m b r e u s e e t g a g n e la cé lè b r e b a s iliq u e d e So t ivig n y q u i fu t le vS a in t - D e n is d es Bo u r b o n s a va n t
le u r a s ce n s io n a u t r ô n e d es lys .
E lle a im e le b e a u p la ca g e d e ce t t e fa ça d e r o m a n e,
q u ’e n ca d r e n t d e u x t o u r s q u i r a p p e lle n t le t e m p s
où l ’Ab b é d e S o u v ig n y b a t t a it m o n n a ie ; e lie
s ’a t t a r d e p a r m i les t o m b e a u x d e ces d u cs d e Bo u r
b o n , r é s id a n t ja d is a u x p o r t e s d e M o u lin s , a va n t
q u ’An t o in e n e d e vie n n e r oi d e N a va r r e e t H e n r i I V
r o i d e F r a n ce , m a is e lle s ’in d ig n e d e va n t ie va n d a
lis m e im b é cile d e s r é vo lu t io n n a ir e s q u i, e n 93, s ë
�i6
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
so n t a ch a r n é s co n t r e les s t a t u e s m a gn ifiq u e s , le.
a t t r ib u t s p r in cie r s d o n t ii n e d e m e u r e s e u le m e n t
q u e d e b e a u x ve s t ig e s ; en p a s s a n t d e va n t la s é p u l
t u r e d ’An n e d e Be a u je u , la m o d er n e D e n is e é vo q u e
le g é n ie d e la cé lè b r e p r in ce s s e , cr é a t u r e d ’é le ct io n
q u i, d a n s le r ecu l d u t e m p s , d on n a r a iso n à la
co n ce p t io n d u fé m in is m e ! N ’a -t -on p a s d it d e ce t t e
fille d e L o u is X I , r é ge n t e p e n d a n t la m in o r it é d e
son fr èr e , Ch a r le s V fI I , q u ’e lle a va it é t é « u n d es
p lu s g r a n d s r ois d e F r a n ce » ? ...
E n fin , N ys e t t e t e r m in e s a r a n d o n n é e a r t is t iq u e
d a n s le p a s s é p a r u n p ie u x a ge n o u ille m e n t d e va n t
u n e vie ille P ié t a d o n t e lle a s o in d ’o r n e r l ’a u t e l
vé t u s t e d es fleu r s d e la s a is o n ... D e p u is sa t e n d r e
e n fa n ce , e lle a p r is l ’h a b it u d e d e ve n ir p r ie r là ,
à .d tom b ée d u jo u r .
E t e lle d em e u r e lo n gt e m p s a g e n o u illé e , é p r o u
va n t ce t a p a is e m e n t p r o m is a u x â m e s d e b o t yie
vo lo n t é , ce d é t a ch e m e n t d es s e n t im e n t s t r o p h u
m a in s , d o n t les ve s t ig e s d ’u n p a s s é é va n o u i fo n t
m e s u r e r le n éa n t .
O u i, e lle t â ch e r a d ’o u b lie r ... e lle e s s a ie r a d ’e t r e
b o n n e, e lle ir a à Su z- Sa in t e - M a r ie , s e m o n t r e r a ,
n on s e u le m e n t a im a b le vis it e u s e , m a is a u s s i fille
d é vo u é e e t r e s p e ct u e u s e ... Ce p e n d a n t e lle co n t in u e
à fa ir e d es r e s t r ict io n s s u r la d u r é e d e son s é jo u r ,
e lle ve u t r e s t e r lib r e e t ga r d e r u n e in d é p e n d a n ce
e n t iè r e ...
Alo r s , c ’e s t p r e s q u e d ’u n coeu r lé g e r q u ’e lle
s ’a r r a ch e à la n écr o p o le s ile n cie u s e e t r e cu e illie e t
q u ’e lle r e jo in t la d e m e u r e d e s N e u v ia l, au m o m en t
où l ’h o r lo ge d u ve s t ib u le s o n n e s e p t co u p s s o le n
n e ls ... D a n s u n e d e m i-h e u r e le d 't ie r la r é u n ir a
a u x s ie n s , e lle n ’a q u e le t e m p s d e r e g a g n e r s a
ch a m b r e .
C ’e s t u n e p iè ce d e b e lle s d im e n s io n s , lu m in e u s e
«t g a ie , où d e m e u r e n t d e p r é cie u s e s é p a ve s d u
m o b ilie r m a t e r n e l.
E lle e s t là , la d é licie u s e M a r gu e r it e - M a r ie , la
je u n e m o r t e , d o n t le p a s t e l d o m in e la ch e m in é e d e
m a r b r e b la n c ; lo n gu e m e n t , ce s o ir , sa fille la con
t e m p le ... t o u jo u r s s o u s l ’e m p ir e d e l ’id ée fix e , N y
s e t t e s o n ge q u e , s i l ’a u t r e , la r e m p la ça n t e , a é t é
�LA
R EV AN CH E
D L N YS E TTE
p lu s jo lie , ce lle -là , d u m o in s , a ve c s j n fr on t’ n c ’jie
et p u r , seÿ1 gr a n d s y e u x lu m in e u x , s c n s o u r ir e
t r u t e , e s t t e lle m e n t p lu s a t t r a y a n t e !
E t d u fa it d e ce t t e ja lo u s ie , d o n t p a r fo is s o i.t
s a is is les o n fa n t s d es « r e m p la cé e s », D e n is e
é p r o u ve u n e s o r t e J e r a n cœ u r co n t r e ce lu i q u i 1 a
s i vit e o u b lié e .
J u s t e à ce m o m e n t , sor . i. g ' i r d co u r r o u cé , e r r a n t
m a ch in a le m e n t a u t o u r d ’e lle , s a ccr o ch e a n ca r r é
b la n c d ’u n e gr a n d e e n ve lo p p e p o sée b ie n e:i é v i
d e n ce s u r u n p e t it p la t e a u d e c u ivr e r o u ge .
— M on p è r e ! m u r m u r e -t -e lle .
E t , co u r a n t à sa t a b le d e t r a v a il, e lle a Vit e r e
co n n u , en e ffe t , l ’é cr it u r e t .è s n e t t e , a u x f.n a lcs
a p p u yé e s , m a r q u a n t b ie n 1 s u it e d es id é e s , la
vo lo n t é im m u a b le d e l ’in g é n ie u r , d o u b lé d e
l ’h om m e d ’a ffa ir e s e xp e r t .
L ’e n ve lo p p e p r e s t e m e n t d é ch ir é e , vo ici ce q u ’elÎ3
lit ...
C ’er.t co m m e u n p la id o ye r im m é d ia t , r é p o n d a n t
à l ’a ccu s a t io n p o r t é e co n t r e lu i à l ’in s t a n t m êm e.
Tu d ois sa voir , à l ’h eu r e q u ’il est, n ia N ys e t t e ,
que tou s ici, u cu s sou p ir on s a p r ès ta ve n u e ... J e d is
bien i n ou s », ca r Lilia n e a vou lu elle-m êm e exp r i
m er , s ir ce p oin t, n otr e esp oir i\ Cécile, cet t e fem iu i
exq u ise, p a r fa ite, 5 la q u elle tu d ois d ’a voir été élevée
com m e ta m èr e an r ait vou lu q .ie tu le f sses.
J e n ’a im e poin t à m ’a tten d r ir en é vo q r a n t les tr is
tesses d ’un p assé qu e ri n n e p eu t fa ir e r evivr e ... Ce
p en d a n t , a va n t qu e tu vien n es, je t ien s à te d ir e ceci :
Tu m ’a s cer ta in em en t fa it un gr ie f de t ’a voir q u asi
m en t aban d on n ée d ep u is la m or t d e ta m a m an . J e l ’a i
com p r is d an s tes cou r t es le t t r e s , p lein es de r éticen ces,
dan s t es lon gs silen ces, p lu s en cor e d a n s les r ar es
jou r n ées où il n ou s a été d on n é d e n ou s r evoir au
C«u s d e ces d er n ièr es a n n ées... Sa n s d ou te n ’a'-ais
tn pps t ou t à fa it t o r t ; cep en d a n t vo ici ce qu e j ’in
voqu e à m a d éch a r ge :
Ta rn r c, si sem b lab le de ca r a ct èr e à son fr èr e,
ie P r Cla u d e, n ’a u r a it jam a is a d m is, pour sa fille ,
l'éd u ca t ion q u i t ’a t ten d a it à m on foyer colon ia l ;
voilà pou rq u oi je m e su is sép a r é de toi. J ’ai t en u
4 r esp ect er la volon té de celle q u i, ven a n t ver s m oi,
»lors que je n ’ét ais q u ’un p et it in gén ieu r , san s for*
tu n e, issu d ’u n e fa m ille t ès in fér ieu r e à la sien n e,
�î8
LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
m e d on n a u n e m a gn ifiq u e p r eu ve d ’a m ou r d on t je
r est e en cor e fier , e t à ja m a is r econ n aissan t.
Lor s q u e, a p r ès t a n t d ’a n n ées, je m e la isse a ller à
évoq u er cet t e cr éa tu r e d ’élit e, si cu lt ivée , si ch arjp a n t e, et su r tou t si vér ita b lem en t bon n e, je sou h ai
t e r a is t e voir p lu s sem b lab le à e lle !... T u m e r es
sem b les tr op , m a p e t it e ! J ’a u r a is t ellem en t vou lu la
r et r ou ver en toi !... Sa m or t b r u ta le, im p r évu e, a ét é
vr a im en t la tr op d u re ran çon de la for tu n e qu e je
d eva is a cq u ér ir en fu ya n t la F r a n ce, d ép ou r vu e de
ch a r m es du jou r où elle m ’a q u it t é...
Me vo ilà m a in ten a n t d éfin itivem en t d e r etou r d an s
la M èr e P a tr ie, n e t ’éton n e p as de m ’en ten d r e sou
h a it er alors la p r ésen ce de l ’e n fa n t qui n e cesser a
d e r ap p eler à m on sou ven ir celle q u e je n ’ai pu
ou b lier .
Ceci d it , la isson s n os p a u vr es d isp a r u s d or m ir eu
p a ix, et vivon s n otr e vie. J e n e m ets p a s en d ou te ta
rép on se.
J e t ’ai fa it p r essen t ir p a r l ’in t er m éd ia ir e de ces
p a r en t s p a r fa it s, in ca p a b les de t ’en seign er a u tr e ch ose
q u e la sou m ission à m a volon té.
¡Vien s d on c, m a fille i tu tr ou ver a s n otr e foyer bien
ín or n e p ou r a voir été visit é p a r la m or t et la sou f
fr an ce.
Ce ch âteau de Sa ln t-Ber t r a n d est a ffr eu sem en t
t r is t e I l ’ai b ea u cou p vou lu en d even ir le seign eu r
e t m a ît r e, cep en d a n t ! Peu t-êtr e, p a r ce q u e le ga m in
q u e j ’a i ét é, ja d is, er r a n t, p r esq u e p a u vr e, d an s les
r u es d e Su z-Sa in t e-M a r ie, t r ou va it en via b le et m a
gn ifiq u e cet im p osan t ve st ige du pa ssé.
J ’ai r éa lisé m on r êve, en l ’a ch eta n t, le r ép a r a n t,
le m eu b la n t à m on go û t ... m ais l ’é ga ye r ... a h ! n on
p a s ! Mon d ésir accom p li m e la isse, som m e tou te,
fo r t d éçu ... Cep en d a n t n ou s n e vou lon s p a s... n ou s
n e p ou von s m êm e p as q u it t er Sa in t -Ber t r a n d ... T â
ch on s d on c d ’y fa ir e p én étr er q u elqu es r ayon s de so
le il... Si tu le ve u x, ce soleil, ce ser a t o i!... Ta m èr e,
si gén ér eu se, l ’a u r a it vou lu a in si!
Com m e elle l ’a u r a it ( lit , tu con sen t ir a s à ce que je
te d em a n d e, cl m oi, je lâ ch er a i, en d ép it de m es m u lt r ip les occu p a tion s, qu e IC tem p s lie te p a r aisse pas
t r op lon g d an s cet t e au stèr e d em eu re.
Ma p etite 1111e t ton p ap a M ich ’, com m e tu d isa is
jp d is, te d it ail r evoir en t ’em b r a ssa n t bien for t.
M ich el M o r n a c q .
�LA R E V A N CH E D E N YS E TTE
19
D e n is e r e lu t p lu s ie u r s fo is le s lig n e s s e r r é e s d e
ce t t e le t t r e à l a fo is a ffe ct u e u s e e t îm p é r a t ive .
L o r s q u 'e lle e u t t e r m in é , e lle n e p u t s ’e m p ê ch e r
d e s o n g e r e n s e la is s a n t t o m b e - s u r u n fa u t e u il,
va in cu e , m a is d é s e n ch a n t é e
« Co m m e le vo ilà b ien t o u t e n t ie r !... t e n d r e e t
t yr a n n iq u e , d o m p t a n t son h o r r e u r d e s r e g r e t s
p é n ib le s e t in u t ile s , p o u r é vo q u e r d e s s o u ve n ir s
s u s ce p t ib le s d e m ’é m o u vo ir : e s t im a n t d o n n e r le s
r a is o n s s u ffis a n t e s d e s o n a b a n d o n , il m ’o r d o n n e
q u a s im e n t d e ve n ir .
* M on o n cle d ir a it q u e c ’e s t so n d r o it ! N ’e s t - il p a s
m on p è r e ? e t D ie u , p lu s e x ig e a n t q u e le s h o m m e s ,
e s t s é vè r e s u r le ch a p it r e d u d e vo ir filia l. J ’ir a i
d on c ! s a n s gr a n d e s illu s io n s ... u n p e u s ce p t iq u e
m ê m e , co n va in cu e d e t r o u ve r là -b a s b ie n d e s s u r
p r is e s p é n ib le s , s a n s d o u t e , p e u t -ê t r e d es fr o is s e
m e n t s ... ce r t a in e m e n t d e la s o u ffr a n ce ... M a is à
q u oi b on r é cr im in e r , il le fa u t !. . . »
E t d ’u n ge s t e r é s o lu , s a is is s a n t u n in d ica t e u r ,
D e n is e , a ve c s o u e s p r it p r a t iq u e , p r o m p t à la
d é cis io n , é t a b lit r a p id e m e n t s o n h o r a ir e e t , p o u r
é v it e r u n e r é p o n s e e m b a r r a s s a n t e , r é d ig e a u n e d é
p ê ch e p a r la q u e lle e lle a n n o n ça it s o n a r r ivé e p o u r
le s u r le n d e m a in .
ni
»
D e n is e , h a b it a n t l ’A llie r d e p u is la m o r t d î ait
m è r e , n e co n n a is s a it g u è r e q u e le s v ille s d ’e a u x
a u ve r g n a t e s e t q u e lq u e s p la g e s n o r m a n d e s , v is i
t é e s e n t o u r is t e lo r s d es r a r es s é jo u r s d e son p è r e
«n F r a n ce .
Bie n q u e n é e d a n s le Bé a r n , e lle n ’a v a it jçar d é
a u cu n s o u ve n ir d e s P yr é n é e s ; a u s s i, a r r ivé e a u
t e r m e d e son lo n g vo ya g e , r e g a r d a it - e lle , ce s o ir ,
d ès l ’a p p r o ch e d e L o u r d e s , le p a y s a g e in co n n u q u t
se d é r o u la it d e va n t s e s ye u x .
Le p a ys , d e p u is u n m o m e n t , p r e n a it u n p '.p e ct
•»évère, d e ve n a it s a u v a g e , a b r u p t , st ir Ie3 p e n t e s ,
�2o
LA
R E V A N CH E D R N YS E TTfe
le r o c s e h é r is s a it , p e r ça n t l ’h er b e r a r e ; la va llé ë
d ’Ar g e lè s , s i r ia n t e , lu i fu t u n e vis io n d e e h a n n e
e t d e d o u ce u r , m a is , t o u t d e s u it e , la p la in e se fa i
s a n t p lu s é t r o it e , la je u n e fille e û t l ’im p r e s s io n
q u ’u n e b a r r iè r e n a t u r e lle p eu à p eu l ’is o la it d u
r e s t e d u m o n d e '; e lle en é p r o u va u n va g u e s e n t i
m e n t d ’a n go is s e .
Ce p e n d a n t le t r a in r a le n t is s a it so n a llu r e ; N y
s e t t e , s ’a r r a ch a n t à s a co n t e m p la t io n , r é u n it h â t i
ve m e n t ses é lé g a n t s b a g a g e s , p u is , d e n o u ve a u à
la p o r t iè r e , e lle ch e r ch a d ’u n r e ga r d a n x ie u x , s u r
le q u a i d e la ga r e , la s ilh o u e t t e d e son p èr e.
E lle n ’a r r iv a it p a s à le d & o u v r ir e t s ’é n e r va it u u
p eu d e ce t t e d é ce p t io n . Vo yo n s ,... e lle se t r o m p a it ...
il n ’é t a it p a s p o s s ib le q u ’il n e fû t p a s là !. .. M a is
lio n ... e lle n e le vo ya it p a s ! Q u e lle p é n ib le im p r e s
sio n p o u r son a r r ivé e d e se t r o u ve r a in si s e u le ,
d é s o r ie n t é e , e n t o u r é e d ’in co n n u s d a n s u n p a ys q u i
lu i é t a it t o t a le m e n t é t r a n g e r .
E lle s e n t it s o n coeu r s e s e r r e r ju s q u ’à l ’a n go is s e .
Ce p e n d a n t le s e m p lo yé s s ’é ve r t u a ie n t à a ve r t ir
le s vo ya g e u r s q u ’à P ie r r e fit t e t o u t le- m o n d e d e s
ce n d a it d e vo it u r e ’*1a p o r t iè r e d e son w a go n d e
i ro cla s s e fu t o u ve r t e a ve c vio le n ce ; e lle s e h â t a ,
a ve c u n d e r n ie r r e ga r d d e r e ch e r ch e a u t o u r d ’e lle .
So u d a in , son n om , p r o n o n cé d ’u n e v o ix t o u t e
p r o ch e , la fit se r e t o u r n e r b r u s q u e m e n t .
Un lio u im e d ’a llu r e é lé g a n t e ,. r e s p e ct u e u s e m e n t
d é co u ve r t d e va n t e lle , d is a it :
— M a d e m o is e lle M o r u a cq , s a n s n u l d o u t e !...
vo t r e r e s s e m b la n ce a ve c M o r u a cq e s t t e lle m e n t
fr a p p a n t e !
T o u t en p a r la n t , il s ’e m p a r a it d es m e n u s b a g a g e s
d e la je u n e fille ! U n p e u in t e r d it e , D e n is e d em a n d a
p o u r q u o i so n p è r e n ’é t a it p a s là ... S e r a it - il
s o u ffr a n t p a r h a sa r d ?
L ’o m b r e d ’u n s o u r ir e é c la ir a le vis a g e d e l ’in
con n u ...
— M o r u a cq s o u ffr a n t ? ... oh ! n o n , M a d e m o is e lle !
c ’e s t u n in co n vé n ie n t q u i n e d o it p a s lu i a r r iv e r
s o u ve n t , q u e je s a ch e ! N o n , r a s s u r e z- vo u s ! Au m o
m e n t d e p a r t ir vo u s ch e r ch e r , u n co u p d e t é lé p h o n e
l ’a m a n d é d ’u r ge n ce a u x E a u x - B o u n e s ... J e s u is
�■ LA R E V A N C H E D E N Y S E T T E
ai
ch a r gé d e vo u s e x p r im e r s e s r e gr e t s e t d e le r e m
p la ce r , d a n s la m e s u r e d u p o s s ib le , a u p r è s d e vo u s .
E t , s e p r é s e n t a n t a ve c a is a n ce :
— Be r n a r d D a r r e n s !
A ce 110m, le s s o u r cils d e la vo ya g e u s e s e fr o n
cè r e n t , s o n fr o n t p u r se b a r r a d ’u n p li.
— Vo u s ê t e s p a r e n t d e m a b e lle -m è r e ? d em a n d a ?
t -e lle , la v o ix in vo lo n t a ir e m e n t r u d e .
— So n n e ve u , p lu s d é vo u é q u e r e s p e ct u e u x, ca r
n ou s s o m m e s d e la m ê m e gé n é r a t io n e t a vo n s ét é
é le vé s e n s e m b le ...
— N ’ê t e s -vo u s p a s a u s s i l ’a s s o cié d e m on p è r e ?
I l e u t u n g e s t e é v a s if :
— Q u e lq u e ch o s e d a n s ce ge n r e . C ’es t -à -d ir e q u e
n o u s a vo n s la is s é a u L a o s d es in t é r ê t s co m m u n s ,
e t q u e n o u s v o ilà ic i, o ccu p é s d es m ê m e s e n t r e
p r is e s ... Vo t r e p è r e e s t n on s e u le m e n t u n p a r e n t ,
m a is u n a m i p o u r m o i, M a d e m o is e lle !
L e vis a g e d e la je u n e fille n e se d é t e n d it p a s ;
e lle d e m a n d a ce p e n d a n t , p o u r d ir e q u e lq u e ch o se ,
l ’a ir p o li :
— E t ... e lle va b ie n , L ilia n e ?
E lle a v a it p r is l ’h a b it u d e d e n o m m e r a in s i la
se co n d e fem m e q u ’u n e a u t r e a p p e lla t io n e û t p u
v ie illir .
— .Tam ais b r illa n t e , d e p u is q u e lq u e s a n n é e s ...
vo u s d e ve z le s a vo ir , e lle a t o u jo u r s q u e lq u e s m i*
s è r e s , la p a u vr e fe m m e ! A u jo u r d ’h u i c ’e s t u n e
m ig r a in e a t r o ce q u i la clo u e s u r s o n li t , le s vo le t s
clo s ... E lle a v a it p o u r t a n t fo r m é le p r o je t d e ve n ir
a u - d e va n t d e vo u s , M a d e m o is e lle .
D e n is e n e s o u r c illa p a s ... e lle s e s e n t a it .â ga cé«
p a r le r é c it d e ce s p r o je t s c h a r m a n t s , s u b it e m e n t
a vo r t é s ; s o u p è r e , s a b e lle -m è r e d e v a ie n t a lle r l:t
p r e n d r e à la d e s ce n t e d u t r a in , fin a le m e n t e lle n ' y
t r o u v a it p e r s o n n e q u e ce t in co n n u , é vid e m m e n t là
p o u r in flu e n ce r s a p r e m iè r e im p r e s s io n .
— E t M a u r ice ? d e m a n d a -t -e lle e n co r e , ce t t e fois
s in cè r e m e n t in t é r e s s é e .
L é je u n e h o m m e , r a le n t is s a it le p a s , p r it l ’a ir
s o u c ie u x , m u r m u r a n t p r e jq t K : v o ix n a s s e :
— A h ! M a u r ice , lu i, le p a u v r e c.i-.U.ut, t o u jo u r s
p it o ya b le .
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
— O n a d e s in q u ié t u d e s s u r s a s a n t é î
— D e s e r ie u s e s i l iu it ', n d es.
T o u t en p a r la n t , M . D a r r e n s g u id a it la je n n ë
fille h o r s d e la g a r e e t la m e n a it d e va n t u n e m a
gn ifiq u e H i s p a n o - S u iz a , q u i n ’é t a it ce r t a in e m e n t
p a s la vo it u r e d e co u r s e d es d e u x in d u s t r ie ls .
« On m e t r a it e en vis it e u s e d e m a r q u e ! s o n ge a
îa vo ya g e u s e , s o m m e t o u t e , r ien d e m o in s co r d ia l
q u e ce t t e r é ce p t io n .. A h ! m on p è r e , vo u s co n t i
n u e z à vo ir en m oi u n e é t r a n g è r e ., ce n ’e s t p a s le
m o ye n d e m e r e t e n ir lo n gt e m p s p r è s d e vo u s ... J e
s u is h a b it u é e â p lu s d ’a ffe ct io n et à m o in s d e cér é
m o n ie ... vo u s n e s a ve z p a s p r e n d r e le ch e m in d e
m on cœ u r . »
Ce p e n d a n t , le ch a u ffe u r , a ya n t m is au p e t it t r a in
le s b a g a g e s d e M 11* M o - n - co , p r e n a it p la ce m a in t e
n a n t a 'i o ' t é d e B e r a a t d D a r r e n s d é jà a u vo la n t .
E n d é p it d e la r o u t e a ccid e n t é e , d es t o u r n a n t s
b r u s q u e s , le je u n e h o m m e m e n a it à v iv e a llu r e .
— Vo u s a ve z p e u r ? je t a - t - il n D e n is e s a n s t o u r
n er la t é t e .
— N o n , M o n s ie u r , je n ’a i p a s p o u r , r é p o n d it e lle , la v o ix t r è s ca lm e , vo lo n t a ir e m e n t u n p eu d is
tan te.
C e n e ve u , d é lé g u é d ès la p r e m iè r e h e u r e , c ’é t a it
iu i, in co n t e s t a b le m e n t , le h ér os d u co m p lo t o u r d i
p a r la b e lle L ilia n e . Vr a im e n t , e lle n e m é n a g e a it
p a s s e s clTcts e t d é m a s q u a it vit e s e s b a t t e r ie s .
H e u r e u s e m e n t q u 'e lle . N ys e t t e , se t e n a it s u r ses
ga r d e s , gr â ce au Ci 1 ! Co m m e s ’il é t a it d é ’à s i
s ym p a t h iq u e , ce ga r ço n , a ve c son a ir sa n ? gè n e ,
•-n fr.çon d é lib é r é e d e se s u b s t it u e r à son p è r e , 11e
m e t t a n t p a s en d o u t e q u e s a p r é s e n ce lu i p r o cu
r e r a it , à p eu d e ch o s e p r è s , le m êm e p la is ir ... a h !
il n e d e va it p;is s ’e n ih o r r a s s e r d e p r é ju g é s in u t ile s ,
o e lu i- îà ... 11 in ca r n a it b ie n le t y p e d u c é lib a t a ir e
m o d e r n e , d é p o u r vu d e t o u t e s e n t im e n t a lit é ... u n
vé r it a b le b u s in e s s m a n .
S e u le a u fon d d e l'a n t o , d é d a ign a n t le s co u s s in s
m o e lle u x , la 'je u n e fille u b u s t e d r o it , p o u va it o b
s e r ve r à son a is e son er tn p a j» n ou d e r o u t e ; e lle le
v o y a it d e p r o fil, un p r ofil d e m é d a ille , fl t e t b e a u ,
m o n t r a n t u n œ il a llo n g e , a r q u e d u n s o u r cil n o ir .
�LA
R EV AN CH E D E N YS ETTE
23
le n ez d r o it , b ie n fa it , les lè v r e s s o ig n e u s e m e n t r a
s é e s , t a n d is q u e le s c h e v e u x , co llé s e t r e p o u s s é s en
a r r iè r e , d ’un n o ir b le u , e n ca d r a ie n t u n fr o n t b a s e t
vo lo n t a ir e .
« U n g â s s o lid e ! s e d is a it D e n is e , o n p e u t a ffir
m e r q u e lu i a é ch a p p é à l ’a n é m ie d es p a ys t r o
p ic a u x ... L ilia n e a p e n s é q u e s a vu e m ’im p r e s s io n
n e r a it d u p r e m ie r co u p ; co m m e e lle s e t r o m p e !
e lle n e fa it q u ’a cce n t u e r m a m é fia n ce ... ce 11’cs t
p a s m on t y p e , n o n , vr a im e n t , ce b e llâ t r e én e r
g iq u e ... co r r e ct d ’a ille u r s , o n n e p e u t lu i r e fu s e r
ça , n e m a n q u a n t m êm e p a s d ’u s a g e , n ia is sa n s
r ie n d ’a im a b le n i d e d é lic a t ...
« E s t - il je u n e s e u le m e n t ? , d e la gé n é r a t io n d e
L ilia n e , d it - il... à s e p t ou h u it a n s p r è s , t o u t d e
m ê m e ... c ’e s t -à -d ir e n u p e u p lu s d e la t r e n t a in e . »
Ain s i m o n o lo gu a it - e lle , en e lle -m ê m e , m é fia u t e ,
ir r it é e , d o u lo u r e u s e d e s e s e n t ir t e lle , a lo r s q u e
p a r h a b it u d e e lle v iv a it d a n s u n e a t m o s p h è r e d e
s é cu r it é s i in d u lg e n t e !... m a is n e d e va it - e lle p a s
s e d é fe n d r e , é ch a p p e r a u x e m b û ch e s q u ’e lle d e v i
n a it t e n d u e s d e t o u t e s p a r t s ... s a n s a u cu n a llié , ca r
Son p è r e a v a it b ie n d ’a u t r e s s o u cis .,.
E lle s ’effo r ça d e d is t r a ir e s a p e n s é e , en r e g a r S in t
le p a ys a g e q u i fu ya it r a p id e m e n t d e r r iè r e e lle .
M a in t e n a n t , t o u t e t r a ce d e cu lt u r e d is p a r a is s a it ;
l a m o n t a gn e r é g n a it , e x c lu s iv e e t d e s p o t e ; u n e
u s in e é le ct r iq u e m o n t r a s cs h a u t e s ch e m in é e s , les
b â t im e n t s t r a p u s , a u xq u e ls a r r iv a it , p a r u n fo r
m id a b le t u y a u t a g e , l ’o n d e cla ir e d es h a u t s so m
m e t s , p u is s a n ce lo n gt e m p s lib r e , fa n t a is is t e e t
va g a b o n d e , ca p t é e m a in t e n a n t p a r la m a in d es
h om m es.
B e r n a r d co n s e n t it a lo r s à s e r é t o u r n e r à d e m i.
—
U n e d e s a ffa ir e s im p o r t a n t e s a u x q u e lle s n o u s
n o u s in t é r e s s o n s , a n n o n ça -t -il.
E t , co m m e N ys e t t e n e fa is a it a u cu n e r é fle xio n e t
n e m a r q u a it n u l e n t h o u s ia s m e , le je u n e h om m e
s ’a b s o r b a d e n o u ve a u en so n r ô le d e co n d u ct e u r !
L a r o u t e lo n ge a it le g a v e q u i, p eu à p e u , se r a p
p r o ch a it d u p ied d es m o n t s ; il r o u la it son e a u
cla ir e , é cu m e u s e , s u r d e g r o s c a illo u x lu is a n t s ; r e
p a ir e s d e s t r u it e s sa vou r eu ses*
�L A T i r ; V A N CH E D E N Y S E T T E
T.a gor\ ' -■se r é t r é cis s a it d e p lu s en p lu s , la is s a it
t o u t ju s t e , p a r e n d r o it s , p a s s a ge à l ’a u t o e t a n t o r
r e n t t u m u lt u e u x ; !e s it e se m o n t r a it s a u va g e , d é
s o lé , m ais- la b r is e lé gè r e , t o m b a n t d es cim e s g la
cé e s , é t a it b ie n fa is a n t e à r e s p ir e r .
L 'i l i s p a n o p a ssa s o u s d es vo û t e s p r o fo n d e s , e s
ca la d a u n e côt e r a id e , d é p a s s a le t r a m w a y ga r é ,
cr o is a u n a u t o ca r b on d é d e t o u r is t e s . S o u d a in ,
d 'a u t r e s b â t im e n t s g r is e t t e r n e s s u r g ir e n t d ’u n e
é ch a n cr u r e d e r o ch er .
— U n e m ille d e zin c, d ’é t a in e t d ’a r g e n t ; t r o is
s e m b la b le s s o n t s u r le m êm e filo n , à p e u d e d is
t a n ce les u n e s d es a u t r e s ... Vo t r e p è r e e t m o i
s o m m e s les p r in c ip a u x a ct io n n a ir e s d e ce t t e a ffa ir e ,
e x p liq u a e n co r e le co n s cie n cie u x ch a u ffe u r .
— M a r q u is d e Ca r a b a s d e l ’in d u s t r ie a lo r s ! je t a
D e n is e r a ille u s e m e n t .
— L e je u n e h om m e d a i" u a s o u r ir e e t d e n o u ve a u
s e co n lïn a d a n s le s ile n ce .
La vo ya g e u s e a d m ir a it le s it e t o u jo u r s s a u va g e ,
m a is m o in s a u s t è r e , p r e s q u e r o m a n t iq u e ... Un p eu
d e vé gé t a t io n , q u e lq u e s fleu r s m êm e s ’e ffo r ca ie n t
d e ja illir p a r m i' le s p ie r r a ille s ; d e m ilice s file t s
d ’e a u , c la ir s co m m e d u cr is t a l liq u id e , s e g lis r. i'jn t d a n s les fa ille s d u r o ch e r et t o m b a ie n t d a n s
le g a e a e t c m l d o u x m u r m u r e ; q u e lq u e s m a is o n s
a p p a r u r e n t , d es la m b e a u x d e p r a ir ie s , d es ch a m p s
m in u s cu le s , m a ig r e s m o r ce a u x d e t e r r e q u e
l ’h om m e d is p u t e à la m o n t a gn e . T.a va llé e s ’é la r
g i t , fo r m a n t u n e s o r t e d e cir q u e t r è s ve r t , ja lo n n é
d e r o u t e s b la n ch e s q u e b o r d a ie n t d es ch ê n e s e t d es
p e u p lie r s .. A m i-co t e a u , u n e ch a p e lle p r o fila ses
clo ch e t o n s in é g a u x , d es a gg lo m é r a t io n s su r- ir e n t :
— S u z e t Sa in t e -M a r ie ! a n n o n ça en co r e le ciceron e.
« Un p a r fa it g u id e p o u r An g la is e en v o y a g e ! »
s o n ge a l ’im p it o ya b le N vs e t t e , t a n d is q u e , p r a t i'.,'ia n t un vir a g e s a va n t , l ’a u t o t o u r n a it d a n s u n
ch e m in é t r o it , e t q u e le co n d u ct e u r a n n o n ça it :
— S a in l- H c r t r a n d I
Alo r s D e n is e fu t t o u t y e u x !
Au s o m m e t d ’u n « t u e », u n e m a s s e s o m b r e s e
d é t a ch a it s u r u n fo n d d e m o n t a gn e e n g r is a ille ,
�LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
25
a ve c, t r è s en a va n t , ju ch é e s u r u n e s o r t e d ’e s p la fla d e for m ée p a r le r oc, u n e s t a t u e d e m a r b r e b la n c
q u i, t o u t d e s u it e , a t t ir a it l ’a t t e n t io n .
1-a je u n e t ille s ’a t t e n d a it à u n e e x p lic a t io n , m a is ,
à ce m om en t m êm e , la vo it u r e fr ô la la m u r a ille d e
g r a n it , r a le n t is s a n t son a llu r e p o u r é v it e r u n p ié t o n
q u i ve n a it ve r s e u x , en sen s in ve r s e .
— N o u s a vo n s fa illi é cr a s e r le b a r o n V iv ie n d e
S a in t - Be r t r a n d ! a n n o n ça Be r n a r d , lo r s q u ’ils e u r e n t
d é p a s s é le p r o m e n e u r ... C ’e s t l ’a n cie n p r o p r ié t a ir e
d u ch â t e a u , d é p o s s é d é d e s a s e ig n e u r ie p a r u n
m a u va is t o u r d u d e s t in .
Cu r ie u s e , la je u n e fille s e r e t o u r n a . Ce m a lch a n
ce u x , en t o u t ca s , lu i a va it p a r u fa vo r a b le m e n t
t r a it é p a r d a m e n a t u r e : si r a p id e m e n t q u ’e lle e û t
p u Me vo ir , e lle l ’a va it t r o u vé é lé g a n t ,'d is t in g u é ,
b ien d é co u p lé ; son s a lu t é t a it ce lu i d ’u n h om m e
co u r t o is , il s e n t a it la b o n n e r a ce e t p o r t a it b ea u .
— Il e s t b ie n , ce s e ig n e u r d é p o s s é d é ! r em a r q u a t -e lle à h a u t e vo ix.
— Il p a r a ît , r é t o r q u a D a r r e n s , la co n iq u e m e n t .
P u is , se r a v is a n t :
— C ’e s t u n t yp e q u i en gé n é r a l p la ît a u x
fe m m e s ... D es g o û t s e t d es co u le u r s ... Il a in co n
t e s t a b le m e n t d es s u ccè s ...
N vs e t t e 11e r e le va p o in t l ’ir o n ie d e ces p a r o le s ,
ce M . d e Sa in t - Be r t r a n d lu i é t a it a b s o lu m e n t
in d iffé r e n t , t o u t e son a t t e n t io n se co n ce n t - a it d é
s o r m a is s u r le s vir a g e s fr é q u e n t s d e l'a u t o q 'ù
g r a v is s a it 1111 ch e m in en la ce t ; t o u t à co u p , la
vo it u r e s ’im m o b ilis a , a p r è s a vo it p a r co u r u u n e
co u r t e a ve n u e , a u m ilie u d ’u n e co u r , e n ca d r é e d e
t r o i# *t ô t é s p a r d es g a r a g e s d u d e r n ie r m o d è le et
d es vo liè r e s lu xu e u s e s .
— N o u s vo ici a r r ivé s , M a d e m o is e lle , fit le co n
d u ct e u r , t o u t en o u vr a n t la p o r t iè r e e t a id a n t D e
n is e à d e s ce n d r e ... O u p lu t ô t , n o n ... je m ’e x p r im e
m a l... La r o u t e , p e r m e t t a n t d e p o u r s u ivr e en vo i
t u r e ju s q u ’a u ch â t e a u , e s t à l ’é t u d e , m a is p a s e n
cor e co m m en cé e. F o r ce n o u s e s t d e g r a v ir à p ied le
d e r n ie r r a id illo n , je s u p p o s e q u e ce n 'e s t p a s p o u r
vo u s e ffr a ye r .
— D ie u , n o n l s ’é cr ia la je u n e fille s a u t a n t lé g è
�25
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
r e m e n t à t e r r e ; ce la , a u co n t r a ir e , m e d é go u r d ir a
le s ja m b e s ... D e p u is ce m a t in q u e je r o u le , je n e
s u is p a s ffich ée d e m a r ch e r u n p eu .
D e u x s e r vit e u r s d e r a ce é t r a n g è r e , s u r g is on n e
s a it d ’o ù , se p r é s e n t a ie n t en ce m o m e n t p o u r s ’e m
p a r e r s ile n cie u s e m e n t d u s a c e t d e s m e n u s b a g a g e s
d e la v o ya g e u s e q u i, u n p e u s t u p é fa it e , le s o b s e r
v a it a ve c in t é r ê t ; le u r s t ê t e s é t a ie n t e n t iè r e m e n t
r a s é e s , s a u f s u r le s o m m e t , o ù le u r s c h e v e u x co u r t s
e t d r o it s r e s s e m b la ie n t a u x cr in s d ’u n e b r o s s e . D e s
la n g o u t is d e s o ie s ’a t t a ch a ie n t à le u r s ce in t u r e s et
le u r s ve s t e s d e t o ile b la n ch e co n t r a s t a ie n t n e t t e
m e n t a ve c le t o n cu ivr é d e le u r s v is a g e s a u x y e u x
a llo n g é s .
—
M o n e ï e t K h a s , d e u x m em b r e s d e la p e t it e
co lo n ie la 'o t ie u n e a m en ée d e L u a n g - P r a h a n g (ca
p it a le d u L a o s ) , en p r é vis io n d e la c r is e d o m e s t iq u e
q u i s é v it en F r a n ce ... e x p liq u a it e n co r e M . D a r r e n s ; ils vo n t vo u s g u id e r ve r s lé ch â t e a u , t a n d is
q u e je p r e n d r a i co n gé d e vo u s , M a d e m o is e lle , ca r
ici se t e r m in e la m is s io n d e co n fia n ce d o n t M . Morn a cq m ’a h o n o r é .
P e n d a n t q u e N ys e t t e b a lb u t ia it q u e lq u e s va g u e s
r e m e r cie m e n t s , le je u n e h o m m e , a p r è s s ’ê t r e in
clin é , s a u t a it d a n s u n e p e t it e t o r p é d o e t s ’é lo ig n a it
à v iv e a llu r e .
« D é cid é m e n t , s o n ge a it N ys e t t e , ce je u n e h o m m e
p o n ct u e l e t p r e s s é s ’a cq u it t e b ie n d e ce à q u o i il
s ’e s t e n g a g é , m a is s a n s p lu s ! »
E t , h a u s s a n t le s é p a u le s d ’u n g e s t e in d iffé r e n t ,
e lle h â t a le p a s p o u r r e jo in d r e s e s gu id e s q u i
s ’é lo ig n a ie n t ; r a p id e s e t s ile n cie u x .
L e ch e m in é t r o it p a s s a it s o u s d es a ca cia s t fm lh is ;
o n lo n ge a u n p o t a g e r p la n t u r e u x , a r r o s é p a r d es
je t s d ’e a u t o u r n o ya n t s ; l ’e a u , d a n s ce p a ys , ja il
lis s a it à ch a q u e p a s , e t la vé g é t a t io n en p r o fit a it
p o u r cr o ît r e en u n e esp èce d e fu r ie s a u va g e .
S o u d a in , b r u s q u e m e n t , le s e n t ie r d é b o u ch a s u r
u n t e r r a in s o u t e n u p a r d e s r e m p a r t s m i-r a s é s ; là ,
d e m a g n ifiq u e s m a s s ifs m u lt ico lo r e s e n ca d r a ie n t
le ch â t e a u , m a s s e d e g r a n it so m b r e , fla n q u é e p a r
u n lia n t d o n jo n ca r r é e t u n e im p o s a n t e t o u r r on d e .
Au m ilie u d e la fa ça d e , d a n s u n e n ich e e n ca d r é e
�LA R E V A N CH E D E N YS E TTE
27
d e s cu lp t u r e s fin e m e n t fo u illé e s , r ie s t a t u e d e
m a r b r e se d é t a ch a it , é cla t a n t e d e b la n ch e u r : e lle
r e p r é s e n t a it u n é vê q u e , cr o s s é e t n :it r é : c 'é t a it
m o n s e ig n e u r s a in t Be r t r a n d , le m a gn ifiq u e e t g lo
r ie u x p r é la t , d o n t la p e t it e e t cu r ie u s c v ille d e
Co m m iu ge s cé lè b r e t o u jo u r s le cu lt e a ve c é cla t .
D e n is e r e ga r d a le s a in t d o n t , a p r è s d es s iè cle s ,
on va n t e e n co r e la ch a r it é .
E lle é p r o u va it u n e d o u ce u r à la p u s é e q u e c ’.'t a it
son p èr e q u i, t o u t r é ce m m e n t , s a n s n u l d o r t e ,
a va it a in si h on or é ce lu i d o n t s a d e m e u r e p o r t a it
ie n om b én i.
" C.r an d s a in t ! m u r m u r e - t - e lle , a ccu e ille z-m o i
d a n s ce t t e m a is o n d o n t n u lle m a in a m ie n ’e s t v e
n u e m ’o u v r ir la p o r t e . »
C e t t e p o r t e , clo u t é e e t la r g e , q u i d o m in a it u n
p er r on à a r ê t e s viv e s , fu t p o u s s é e ce p e n d a n t p a r
le s An n a m it e s q u i la p r é cé d a ie n t , e t s u r le s e u il
d ’u n ve s t ib u le , à b e lle s d im e n s io n s , d e u x fem m e s
» p p aru ren t.
I .’u n e d ’e lle s , p r o t o co la ir e et r ig id e , s e n o m m a
t o u t d e s u it e :
— M iss G la d y s C h e r c M l, e x - g o u ve r n a n t e d e
M™ M o r n a cq ... J e s u is ch a r gé e d e vo u s e x p r im e r
scs r e gr e t s ... e lle e s t vr a im e n t a u jo u r d ’h u i t r è s
s o u ffr a n t e , e t n e p e u t q u it t e r sa ch a m b r e ...
— J e s a is , r é p o n d it N ys e t t e a ve c l’a ir co n t r it q u i
co n ve n a it .
— J e d o is vo u s co n d u ir e d a n s vo s a p p a r t e m e n t s
et m e t t r e à vo t r e d is p o s it io n la je u n e Si va a t t a ch é e
s p é cia le m e n t à vo t r e s e r vice .
I ,e co n t r a s t e é t a it gr a n d e n t r e la p e t it e L a o
t ie n n e , t n eiin e , g r a cie u s e , e n jo u é e , e t l ’A n g ’a is e ,
lo n gu e , o s s e u s e , a u s s i ja u n e d e vis a g e q u e de
ch e ve lu r e .
L a vo vn ge n s e n e p u t t n r ît n s e r u n s o u r ir e q u ’e lle
a cco m p a gn a d ’u n e p a r o le a im a b le , a ve c ce t t e s im
p lic it é n a t u r e lle q u i é t a it un d e s e s ch a r m e s .
Ce t t e As ia t iq u e l ’in t é r e s s a it , vr a im e n t ; q u el
ch a r m a n t co s t u m e é t a it le s ie n : u n e ju p e d e s o ie
r a yé e , u n e t u n iq u e é ca r la t e , e t d a n s le s c h e v e u x ,
r e le vé s t r è s h a u t , 1111 r u b a n d e m êm e co u le u r , le
t o u t a cco m p a gn é d e m u lt ip le s b ijo u x : b r a ce le t s .
�28
I.A R EVAN CH É' D E N YS ETTI î
c o llie r s , b o u cle s d ’o r e ille s fo r m é e s p a r u n e fle u r
cis e lé e d a n s ce t o r d e t e in t e o r a n ge q u e le s L a o t ie n s
o b t ie n n e n t p a r u n p r o céd é ch im iq u e d o n t ils fo n t
gr a n d m ys t è r e , e t q u i s ’h a r m o n is e a d m ir a b le m e n t
a v e c le t e in t d e s in d igè n e s .
D e n is e c r o y a it r ê ve r e n s u iv a n t , le lo n g d é s
e s ca lie r s d e m a r b r e e t d es co u lo ir s in t e r m in a b le s ,
ce t t e p e t it e s e r va n t e h a b illé e com m e u n e fé e e t
q u i s e m b la it à p e in e e ffle u r e r le s o l d e s e s b a
b o u ch e s s ile n cie u s e s .
S i va s ’a r r ê t a d e va n t u n e p o r t e o u ve r t e d o n n a n t
a ccè s d a n s u n e im m e n s e p iè ce s o m p t u e u s e m e n t
m e u b lé e , a ve c u n m é la n g e d e m o b ilie r b iza r r e .
L e s t a p is d ’E xt r ê m e - O r ie n t é t a ie n t m e r ve ille u x ;
m a is le s t e n t u r e s q u i o r n a ie n t le s m u r a ille s v e
n a ie n t d u B o n M a r c h é , le s fa u t e u ils M a r ia co n fo r
t a b le s , les ch a is e s a n g la is e s , a u d o s s ie r in h o s p it a
lie r , ju r a ie n t a ffr e u s e m e n t a ve c u n l i t L o u is X I I I
a u t h e n t iq u e e t u n e ch a is e lo n g u e d u p lu s p u r D i
r e ct o ir e . S u r u n e t a b le e n b o is d es I le s , u n p la t e a u
d e c u ivr e é t in ce la n t o ffr a it u n e n ca s co m p o s é d e
p â t is s e r ie s , d e ge lé e s e t d e fr u it s d e Ta s a is o n .
M 110 M o r n a cq fit s ig n e q u ’e lle n ’a va it p a s fa im ,
q u ’on p o u va it e m p o r t e r , e t , s e u le e n fin , s e s b a
g a g e s p a s e n co r e a r r ivé s , e lle a lla s ’a cco u d e r à îa
fe n ê t r e à m e n e a u x , d e va n t la vu e m a g n ifiq u e q u i
s ’é t e n d a it d ’u n cô t é s u r le cir q u e e t d e l ’a u t r e s u r
le s cit é s ju m e lle s : S u z e t S a in t e - M a r ie , à p e in e
d is s im u lé e s p a r u n r id e a u d ’a r b r e s t r è s ve r t s .
P e u à p e u , le J ou r b a is s a it , le s o le il d is p a r a is s a it
d e r r iè r e le s m o n t a gn e s q u i se fir e n t m ys t é r ie u s e s ,
p r e s q u e m e n a ça n t e s ; la va llé e e lle -m ê m e s o m b r a
d a n s l ’o m b r e vio le t t e d u cr é p u s cu le , t a u d is q u ’a u
m u r m u r e d u g a v e gr o s s i p a r le s p lu ie s d u p r in
t e m p s so m ê la ie n t le s so n s lu g u b r e s d ’u n An g é lu s
t r is t e e t lo in t a in , les cr is p la in t ifs d ’u n ch a t h u a n t . L a va illa n t e D e n is e n e p u t r e t e n ir u n t r e s
s a ille m e n t d o u lo u r e u x ; d e s a vie , e lle n e d e v a it
ja m a is o u b lie r la s b u s a t io n d e p é n ib le isolem en t:
q u i l ’a v a it a n g o is s é e en ce t t e d e m e u r e fa s t u e u s e
q u i / *tait c e lle d e so n p è r e , ce p e n d a n t ... m a is s i
pCtl SlC'lmJ.
S o u d a in , u n co u p fu t fr a p p é à iia p o r t é , o u ve r t e
�:;J ,A R E V A N C H E , £ >E N Yo E T T E
t o u t a u s s it ô t p a r u n e m a in im p a t ie n t e q u i t o u r n a
le co m m u t a t e u r , u n e v o ix à la fo is im p é r ie u s e et
t e n d r e a p p e la :
— N ys e t t e !
U n h o m m e d e t a illé m o ye n n e ~ d é g a g é e s ’a va n ç a it ve r s e lle , le s b r a s t e n d u s .
Alo r s , o b é is s a n t
un
la u n v \ u t a ir e d e s.,
n a t u r e a ffe ct u e u s e , à u n e im p u ls io n d e so n cœ u r
a r d vir t q u i n ’a v a it p u o u b lie r 3e p a s s é , la je u n e
fille co u r u t se je t e r co n t r e ce p è r e q u i l ’a v a it t r o p
lo n gt e m p s m é co n n u e , e t , s e n t a n t se r e s s e r r e r
l ’é t r e in t e p a t e r n e lle , u n s a n g lo t m o n t a à s e s lè vr e s
a ve c la p u é r ile a p p e lla t io n d e s o n e n fa n ce ; e lle
m urm ura :
— P a p . M i d i ’ !., p a p <• M i d i ’ .
M o r n a e q , vé r it a b le m e n t é m u lu i a u s s i, a p r ès
a vo ir e m b r a s s é sa fille , p a s s a i'- m a in t e n a n t u n e
m a ii. a ffe ct u e u s e , a p a is a n t e , s u r
les b o u cle s
s o ye u s e s ...
— ?Ta N ys e t t e !... m a N ys e t t e ! r é p é t a -t -il. t u e
d on c co n t e n t e d ’a vo ir r e t r o u vé t on p a p a ? ...
E lle fit o u i, d e la t ê t e , u n p e u h o n t e u s e d e ses
la r m e s v it e r e fo u lé e s , e t com m e il l ’é lo ig n a it u n
p eu p o u r la m ie u x v o ir , la r e ga r d e r a t t e n t ive m e n t :
— F a t ig u é e p a r le v o ya g e , p e u t - ê t r e ? s ’in q u ié t a
t -il a ve c s o llicit u d e .
E lle r e t r o u va son r ir e jo y e u x p o u r p r o t e s t e r :
— M o i, p è r e , fa t ig u é e ! je n e le s u is jm r .a i
I l e u t u n s o u r ir e d e s a t is fa ct io n .
— B ie n , ç a ! j ’é t a is a in s i à t o n ;lge e t , m a in t e
n a n t e n co r e , j ’en r e m o n t r e r a is à b ien d es je u n e s ...
A li ! n ou s s o m m e s d e s o lid e s m o n t a g n a r d s ... de
Co u a r r e z com m e le Bé a r n a is , n o u s !
P u is s a ve r ve s ’é t e ig n a n t b r u s q u e m e n t :
— E t , ce p e n d a n t , il e s t d e s t a r e s co n t r e le s
q u e lle s n o t r e s a n g , s i r ich e s o it - il, n ’a p u p r é va lo ir ,
h é la s !
1/ e t o n é t a it d o u lo u r e u x , m a is s u r t o u t a m er .
N ys e t t e p e n s a à la p e t it e m o r t e , a u fils a ct u e lle
m e n t s i m e n a cé , é p r e u ve s cr u e lle s q u i, s a n s n u l
d o u t e , a v a ie n t d û fa ir e s o u h a it e r s o u r e t o u r a u
fo y e r d é cim é • a lo r s , p o u r la p r e m iè r e fo is , e lle se
�30
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE r
r é jo u it d ’ê t r e ve n u e e t s o u h a it a s e m o n t r e r co n s o
la n t e e t b on n e.
— P a u vr e p è r e , m u r m u r a -t -e lle , t a n d is q u e , s i
le n cie u s e m e n t , il l ’é t r e ig n a it d e n o u ve a u co n t r e lu i.
M a is il n e s ’é t e n d it p a s d a va n t a g e s u r le s r a iso n s
d e sa s o u ffr a n ce : cet o r g u e ille u x , u n p e u g r is é p a r
la r é u s s it e , a u q u e l, p o u r a in s i d ir e , r ie n n ’a v a it
r é s is t é d ;m s la v ie , n e t e n a it p a s à s ’a p p e s a n t ir s u r
ses d é ce p t io n s .
T o u t d e s u it e , il cr é a u n e d ive r s io n e n p a r la n t d e
D a r r e n s , d e ce co lla b o r a t e u r p r é c ie u x q u e d e co m
m u n s in t é r ê t s u n is s a ie n t s i in t im e m e n t à s a vie , ce
ga r ço n lu i d e ve n a it d e p lu s en p lu s in d is p e n s a b le .
— C ’e s t un secon d m o i-m êm e, a jo u t a - t -il, e t c ’e s t
p o u r ce t t e r a is o n , q u ’e m p ê ch é , je t e l’ai e n vo yé
a u jo u r d ’h u i en m on lie u e t p la ce ... C e la n e t ’a p a s
co n t r a r ié e , n ’e s t -ce p a s ? la je u n e s s e a vit e fa it d e
se lie r p r o m p t e m e n t ... J e s u is s û r m ê m e q u e t u l ’a s
t r o u vé ch a r m a n t ?
>! is D e n is e , t r o p s in cè r e p o u r n e p a s d ir e ce
q u ’e lle p e n s a it , a vo u a :
— Mon D ie u ! p è r e , à vr a i d ir e , je n e l ’ai p a s
t r o u vé d u t o u t , é t a n t d o n n é q u e , le lo n g d u vo ya g e ,
il m e t o u r n a it le d o s , t o u t a u x d ifficu lt é s d e la
co n d u it e , b ien en t e n d u ! Q u a n t à p r é t e n d r e q u e s a
p r é s e n ce a it r e m p la cé la vô t r e ... n o n ! vo u s n e vo u drie,". p a s , t ou t de m êm e?..*.
ï , ’in d u s t r ie l d e vin a le t im id e r e p r o ch e d a n s la
p h r a s e p o u r t a n t é v a s iv e ; il e s q u is s a u n ge s t e lé g è
r e« ¡eu t e m b a r r a s s é : *•
_
Qu e ve u x - t u , m a ch é r ie , je n e p o u va is a b s o lu
m e n t p a s ... il n ’e s t p a s t o u jo u r s p o s s ib le d e s e
.r en d r e lib r e d a n s les a ffa ir e s .
— Vo u s ê t e s !à m a in t e n a n t , c ’e s t l ’e s s e n t ie l,'fit e lle jo ye u s e , p o u r fa ir e p a s s e r son p e t it m o u ve
m en t d ’h u m e u r .
T o u t en ca u s a n t , M o r n a cq co n t in u a it d ’e x a m in e r
';a tille a ve c u n e s a t is fa ct io n é vid e n t e .
— Tu es ch a r m a n t e , N vs e t t e , fit -il a u b o u t d ’u n
in s t a n t ., m a is , d e t a m è r e , je n e r e t r o u ve q u e le
t e in t é cla t a n t e t la b o u ch e p e t it e ...
E lle s o u r it , l a i . a n t vo ir u iic d o u b le r a u g é e <ïe
îje r le s .
�LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
31
— M e fe r ie z- vo u s u n g r ie f (1e t r o p vo u s r e s s e m
b le r , p a p a ?
— A D ie u n e p la is e !... j ’a u r a is m a u va is e g r â c e !
A ce t in s t a n t , la p e t it e L a o t ie n n e , a u x jo y a u x
co u le u r d ’o r a n ge , r e p a r u t , fr ô la n t 'e s t a p is d e
h a u t e la in e d e son p a s s ile n c ie u x . E n u n fr a n ça is
u n p eu g u t t u r a l, m a is t r è s c o r r e ct , e lle e x p liq u a
q u e M a d a m e , se s e n t a n t u u p e u m ie u x , s e r a it d é s i
r eu s e d e s o u h a it e r la b ie n ve n u e à M a d e m o is e lle
a va n t q u e ce lle -ci d e s ce n d e d în e r ...
— Co m m e n t ? q u o i ? gr o n d a le m a ît r e d e céa n s ,
t u n ’as en co r e vu p e r s o n n e ! Ç a c ’e s t t r o p fo r t !
Q u ’y a -t -il e n co r e ? d e m a n d a -t -il, b o u r r u , en se
r e t o u r n a n t ve r s la s e r va n t e .
Ce lle - ci, vr a is e m b la b le m e n t b la s é e s u r le s fr é
q u e n t s o r a ge s d e l ’in t é r ie u r , s u s u r r a a ve c s u a vit é
q u e « M a d a m e a v a it eu s a m ig r a in e ».
— M a la d ie co m m o d e , fa cile à in vo q u e r , m u r m u r a
en t r e ses d e n t s le m a r i im p a t ie n t é ...
P u is à s a fille :
— Vie n s ! p u is q u e n o u s s o m m e s a d m is , p r o fit o n sen , la m ig r a in e n ’a u r a it q u ’à fa ir e u n e n o u ve lle
a p p a r it io n ...
G u id é e p a r son p è r e , D e n is e p é n é t r a d a n s la
ch a m b r e d e ce lle q u i a va it p r is la p la ce d e s a m èr e.
Le lu x e en é t a it é cr a s a n t ; ce 11’é t a ie n t , a u x m u
r a ille s , d a n s le s e n ca d r e m e n t s d es p o r t e s e t d es
fe n ê t r e s , q u e b r o d e r ie s , ch a m a r r u r e s , b o is e r ie s in
cr u s t é e s , la q u e s p r é cie u s e s , m e u b le s a u x for m es
co m p liq u é e s .
S u r u n lit ca m b o d gie n , t e n d u d e s o ie r ie s r o s e s
la m é e s d 'o r , ch a r gé d ’o r n e m e n t s d e n a cr e e t d ’a r
g e n t , L ilia n e r e p o s a it , p a r m i u n e m u lt it u d e d e
co u s s in s .
Scs c h e v e u x co u r t s e t o n d u lé s , n im b é s d ’u n e
ga ze lé g è r e , e n ca d r a ie n t l ’o va le e n co r e p u r d ’u n v i
s a ge t r o p fa r d é <| iii e û t é t é b ea u s a n s l ’a b u s d u
lcoh l b le u , e n t r e le s c ils , la co u ch e d e p o u d r e o cr é e,
le r o u ge s a n g la n t d es lè vr e s . L e d é s h a b illé , or n é
d e b r o d e r ie s e t d e d e n t e lle s a d m ir a b le s , s ’h a r m o
n is a it a ve c les t e n t u r e s d u lit .
D e n is e p e n s a q u e t o u t e c e t t e m is e e n s cè n e d e
v a it a vo ir p r is b ie n d u t e m p s , e t q u e c ’étaien t;.,
�I, A R E V A N C H E
D E N YS E TTE
vr a is e m b la b le m e n t , ces s o in s la b o r ie u x q u i a va ie n t
e m p ê ch é s a b e lle -m è r e d e l ’a cc u e illir d ès so n a r r i
vé e . E t ce t t e je u n e in t e lle c t u e lle , à l ’â m e t e n d r e ,
m a is à l ’e s p r it v ir il, t r o u va m é p r is a b le u n ç p r é o c
cu p a t io n d e ce ge n r e .
Ce p e n d a n t , u n e ch o s e la fr a p p a : le s y e u x ve lo u
t é s , le s y e u x d ’An d a lo u s e d e M me M o r n a cq , q u ’e lle
a v a it co n n u s ja d is e x p r im a n t le t r io m p h e e t la
fie r t é , r é vé la ie n t m a in t e n a n t u n s e n t im e n t d e la s
s it u d e d o u lo u r e u s e q u i a p it o ya le cœ u r d e la t e n d r e
je u n e fille .
L ’e n t r e vu e fu t d e co u r t e d u r ée.
L e g o n g ve n a it d e r é s o n n e r p o u r la se co n d e fo is ,
e t , s ’e x c u s a n t d e la fa ir e d în e r a u s s i t a r d , l ’h om m e
d 'a lïa ir e s e n t r a în a s a f.Ile ve r s la s a lle à m a n g e r ,
im m e n s e p iè ce d u r e z-d e -ch a u s s ce , d o n t le s m u r s
é t a ie n t e n t iè r e m e n t r e vê t u s d e b o is e r ie s L o u is X V
en a ca jo u , vr a im e n t d ’u n e t r è s b e lle a llu r e . D e r
n ie r v e s t ig e d ’u n p a s s é q u e M o r n a cq , q u i n ’é t a it
p o in t a r t is t e , a v a it t o u t d e m êm e e u l ’in s t in c t d e
fa ir e r e s p e ct e r .
I ls t r o u vè r e n t là M . D a r r e n s .
Ce p e n d a n t le d în e r fu t d ’a b or d s ile n cie u x : u n e
s o r t e d e co n t r a in t e r é g n a it e n t r e les co n vive s ;
Be r n a r d a va it l ’a ir gê n é , t o u t co m m e s ’il e û t co m
p r is n u e ce p è r e e t ce t t e fille e u s s e n t d é s ir é S8
r e t r o u ve r d a n s l ’in t im it é .
N ys e t t e se r e c u e illa it e t o b s e r va it . C e t t e m a is o n ,
s a n s d ir e ct io n s u iv ie , p u is q u e L ilia n e s e t r o u v a it
s o u ve n t m a la d e , é t a it ce p e n d a n t b ie n t e n u e ; la
ch èr e é t a it e xc e lle n t e , la t a b le or n ée a ve c g o û t , le
s e r vic e , a s s u r é p a r les L a o t ie n s , im p e cca b le .
Bien tôt» g r "c e a u x e ffo r t s e t à la b o n h o m ie d u
m a t r e de m a is o n , la co n ve r s a t io n s ’a n im a , d e v in t
p lu s e n jo u é e . D e n is e lo u a la b e a u t é d u p a y s , s ’in
for m a îles e x c u r s io n s à fa ir e , t a n d is q u e son p è r e
é n u m é r a it t o u s les s p o r t s d e la m o n t a gn e , y co m
p r is ce u x d e l ’h ive r q u e 1M o r n a cq c o û t a it p a r t icu
liè r e m e n t ; s k i et lu ge , t o u t lu i é t a it b on .
P u is il en v in t à r a co n t e r s o m m e n t il a va it
a ch e t é S a in t - lf c r t r a n d e t fait, r é p a r e r le ch â t e a u , vé
r it a b le r u in e , livr é e d e p u is lo n gt e m p s a u x o is e a u x
l e n u it , c a v le s a n cie n s p r o p r ié t a ir e s d e ce fief
�LA R E V A N CH E D E N YS E TTE
im p o r t a n t a va ie n t eu g r a n d ’p e in e à s ’y m a in t e n ir ,
e t n e p o u va ie n t s ’a cco r d e r le lu x e d es p lu s u r ge n t e s
r é p a r a t io n s ... C ’é t a it le m a n o ir d e la m is è r e !.,.
D a n s le r e ga r d d e son p è r e , q u i la n ça it ces a s s e r
t io n s d ’u n a ir lé g e r , D e n is e cr u t lir e la s a t is fa c
t ion o r g u e ille u s e d e l ’h om m e a r r ivé , p a r son in t e l
lige n ce e t son t r a v a il, à la r é a lis a t io n d ’u n d e ses
r ê ve s d ’e n fa n t p a u v r e !... C ’é t a it in co n t e s t a b le m e n t
u n e m a n ife s t a t io n t a n g ib le d e la p u is s a n ce n o u ve lle
q u ’il r e p r é s e n t a it .
Se n t i.n e n t s e x c u s a b le s , a p r è s t o u t , ir a is n u ’a u
cu n s o u ci d ’id éa l s u p é r ie u r , s o it m o r a l, s o it m êm e
a r t is t iq u e , n e ve n a it r e ie \ e r .
E lle n e p u t s ’e m p ê ch e r d e r e m a r q u e r à h a u t e
voi>; q u e le s d e Sa in t - Be r t r a n d é t a ie n t b ie n à
p la in d r e d ’a vo ir é t é co n t r a in t s d e se s é p a r e r d e ce
fief q u i p o r t a it le u r n om , à q u o i M o r n a cq h a u s s a
les é p a u le s , a \ e c l ’a ir d e d ir e q u ’il n ’y p o u va it
r ie n , t a n d is q u e Ber n a r d a t t a ch a it s u r la je u n e fille
u n r e ga r d s ce p t iq u e e t lé gè r e m e n t r a ille u r .
Mon D ie u ! co m m e d e n o u ve a u , à ce m o m e n t -là ,
N ys e t t e se s e n t it s e u le ! Ce p è r e a u q u e l, s u r t a n t
d e p o in t s , e lle s e s e n t a it s e m b la b le , co m m e il é t a it
loin d ’e lle p a r a ille u r s !
E lle t â ch a d e p r e n d r e s u r e lle , d e n e r ien la is s e r
vo ir d e s e s im p r e s s io n s in t im e s ; a ve c e ffo r t , e lle
a r r iva ,.à fa ir e d é vie r l ’e n t r e t ie n s u r le s gr a n d e s
Bie n t ô t e lle p u t co n s t a t e r q u e ce s u je t m êm e lu i
p a r a is s a it c a p t iva n t ; e lle p r it go ft t a u x e x p lic a
t io n s cla ir e s , p r é cis e s , q u e lu i d o n n a it son p è r e ;
son e s p r it d e fem m e m o d e r n e , v if, a vid e d e s a vo ir ,
s ’a d a p t a it fa cile m e n t à t o u t ce q u i o ffr a it u n in t é
r ê t r éel. M o r n a cq , e n ch a n t é d e s cs q u e s t io n s , y
r é p o n d a it a ve c e n t r a in e t viv a c it é .
Q u a n t à M . D a r r e n s , il p a r la it p e u , ju s t e p ou r
r ép o n d r e a u x q u e s t io n s d ir e ct e s ' q u e lu i p o s a it
e n t r e p r is e s d o n t s ’o ccu p a ie n t le s d e u x a s s o cié s ,
fr é q u e m m e n t son a s s o cié et p a r en t .
I l p a r la it p e u , m a is o b s e r va it b e a u co u p .
A d iffé r e n t e s r e p r is e s , D e n is e s u r p r it son r ega r d
a t t a ch é s u r e lle .
C e r e ga r d e p r im a it u n e s o r t e d ’é t o n n e m e n t q u i
t o u ch a it p r e s q u e à la s t u p e u r .
376-11
�Ï4
LA
R B V A N C H I2
V h
i' n V S
ETTE
IV
D en ise
à
sa
tante
Cé cile
Sain t-Ber t r a n d , ju in 1927.
i-.011 ! je n e p eu x rien vou s d ir e en cor e, ta n te
ch ér ie !
Cer tes, il m e ser a it loisib le de vou s m en tion n er
ch aq u e jou r , ou p r esq u e, les m en u s fa its (le m on
exis t e n ce ... m ais qu an t à en t ir er d es d éd u ction s...
im p o s s ib le !... je m a r ch e en cor e d an s l ’in con n u ... je
n e p eu x ju ge r qu e d es a p p a r en ces... tou t le m on de
ici jou e p eu t-êtr e un rôle d est in é à m e leu r r er ...
J ’exa gè r e sa n s d ou te... L ’a ffection que n ie tém oign e
m on p ère est sin cèr e... cela je n ’en p eu x d ou ter. In
con t est a b lem en t , je n e su is pas tou t d a n s sa vie, cette
vie si a ct ive qu e les lieu r es n e son t p a s assez
lon gu es p ou r lu i p er m ettr e d ’a ccom p lir ce q u ’il
a en tr ep r is, ca r il est resté l ’h om m e a r d en t, le tr a
va ille u r a ct if q u e vou s sa vez... J e le vois à p ein e,
m a is les in sta n ts qu i n ou s r éu n issen t n ou s son t p r é
cieu x à l ’un et à l ’a u t r e... Il est excessivem en t in té
r e s s a n t ; je l ’écou te p a r ler , d iscu t er a vec un p la isir
extr êm e; m a lh eu r eu sem en t, n ou s som m es r ar em en t
en tête à tête. Non du fa it de Lilia n e , sou ven t absen te
a u x m om en ts d es r ep as, à cau se d e sa sa n té d éli
ca t e, m ais il y a p r esq u e tou jou r s, en tr e m on père e£
m oi, ce M. Da r r en s, qui s ’est r en du à tel p oin t in d is
p en sa b le q u ’on 11e peu t pas se p a sser de lu i. Ma
b elle-m èr e le con sid èr e com m e son jeu n e fr èr e et
son m eilleu r a p p u i... Alor s vou s voyez d ’ici ce que
je r ed ou te du p er son n a ge q u i, in con testa b lem en t,
t ie n t le p r em ier rôle d a n s la m a ison ... sa n s vou loir
en a voir l ’a ir d ’a illeu r s, et a vec u n e cer ta in e m o
d est ie ... J e d ois r econ n aîtr e que son a ttitu d e est r é
ser vée, tr ès r éser vée, et que si n ia fa m ille a d es in
ten tion s su r lu i... vis-à -vis de m oi... il n ’a n u llem en t
l ’a ir de les secon d er ... ce qu i est d ’a illeu r s for t h a
b ile ... Pou r le m om en t, il n e fa it a u cu n fr a is...
J u ste p oli, il m ’ign or e, ou tou t au m oin s fein t de
111’ign or er , bien qu e je n ie sen te secr ètem en t ob ser
vée pu r lu i.
�LA
R E V A N CH E D E N YS E TTE
35
Qu an d m on p ère est là et qu e n ou s ca u son s en
sem b le, Dar r en s a ffecte J e n e poin t se m êler à n otr e
con ver sa tion ., il a m êm e l ’a ir gên é q u elq u efois de
=se tr ou ver en tr e n ous
Il pr en d tou s les repas du soir à n otr e ta ble.
t-Tn d s tou t p r em ier s jou r s de m on a r r ivée à S a in t B er t r a n d , je n ’ai pu m ’em p êclier de vou loir t ir er lu
qu est.on ait cla ir
— M. Dar r en s h abite d on c le ch â t ea u ? a i-je d e
m an dé à mon père.
— Mais n on , m ’a-t-il r ép on d u , ét o n n é ; il -oge
San s le villa ge où je lui ai d én ich é un e ge n t ille ga r
çon n ièr e.
— Kn p r in cip e, cep en d a n t , il est votr e h ôte quo
tid ien ?
— Iîn p r in cip e, ou i, ca r il n e t r ou ver a it qu e d es
ga r got es d a n s son en t ou r a ge, et je 11e su p p or ter a is
p a s qu e le con for t a b le lu i m a n q u e... Seu lem en t , com m e
>1 est tou t le tem p s su r les r ou tes le m a tin , il
p r en d , eu gén ér a l, son r ep as de m id i là où il se
tr ou ve... J e lui ai d em a n d é, p a r exem p le, de m e
r éser ver ses soir ées, c ’est le seu l m om en t de la jou r
n ée où n ou s p ou von s ca u ser en sem b le d e n os a ffa ir es...
A p ar tir de d ix h eu r es, je lui ren d s sa lib e r t é ... Son ge
un peu à ce q u 'a u r a it pu êt r e m on in t ér ieu r sa n s lu i,
alors qu e tu n ’ét a is p a s là ...
— Mais m a in ten a n t qu e je su is là , p èr e?
I l m ’a r ega r d ée a vec su r p r ise.
— M a in ten an t que tu es ià, p et it e, je n ’a i a u cu n e
raison de le m ettr e à la p or t e... D ’a bor d , la q u estion
p u d iq u e reste la m êm e... lin d eh ors d e cela , je n e
vois pas p ou rq u oi, a ya n t le b on h eu r de p osséd er m a
fille, je ser a is o b ligé, de ce fa it , de m e p r ive r de la p r é
sen ce d ’un ch er ga r çon qu e je r ega r d e un peu com m e
m on lils.
P u is m ’exa m in a n t a vec un e cer ta in e in q u iétu d e :
— Nourrirais^ tu q u elq u es p r ét en t io n s co n t ie ce
jeu n e h om m e, N vs e t t e ? I’iu s cla ir vo ya n t qu e m oi,
Bern ard au rait-il d evin é ju st e le jou r où il m 'a d it :
« J e vou s a ssu r e, m on a m i, que l ’a r r ivée de M '1" De
n ise d oit m od ifier q u elqu es-u n es de n os con ven
tion s.. J e su is tr op ch ez vou s m a in ten a n t q r e vou s
êtes en fa m ille
11 m e sem b le tou jou r s lu e d an s
les yeu x de M "' Morn acq qu e ma p r ésen ce est in d is
cr ète.. »
E t -com m e ie n e p r otesta is pas :
* — Tu 11e d is r ien , fille t t e ’ ,.
— Qu e vo u k i- vo u s qu e je d ise, m on p è r e ? ...
�36
Lt’A R E V A N C H E V ÿ
N YS ËTTE
— M a is q u elq u e ch ose, voyon s ! t ou t p lu t ô t que des
r ét icen ces ou d es sou s-en ten d u s.
— H é b ien , p a p a , M. Dar r en s tn e p a r a ît p er sp i
ca ce... Ce ga r çon a d u t a ct !...
— H ein ! a fa it m on p èr e, t ou t p r êt à se h ér isser ..,
Il est p er sp ica ce, d is-tu ... c ’est avou er q u ’il n e s ’est
p a s tr om p é su r ta façon de voir à son é ga r d ? ...
— P èr e, il est bien cer ta in que je n ’ép r ou ve au
cu n p la isir à tr ou ver ce n eveu de m a b elle-m èr e tou
jo u r s en tr e n ou s d e u x... Son gez q u ’il y a si lon g
tem p s que n ou s n e n ou s ét ion s vu s ... et que je su is
ici p ou r si peu de t e m p s... p eu t-êtr e...
Bou r le cou p , le b ou illa n t M ich el M orn acq, que
you s con n a issez b ien , s ’est p r esq u e m is en colèr e.
— Q u ’est-ce qu e tu m e ch a n tes là, N ys e t t e ? ... Tu n e
ser a is ici q u e p ou r peu de t e m p s ? ... tu n e sais d on c
p a s... tu n e vois d on c p as com bien ta p r ésen ce m ’e s î
n écessa ir e !...
— J e r ester a i t a n t que vou s au r ez b esoin de m oi,
m on père !
I l m ’a ser r é la m ain a vec ém otion ...
— Bien , ça, m on p e t it N ys et t o u ... Sois p ersu ad ée
<jue, de lon gtem p s en cor e, je n e m e d écid er a i p a s à
t e r en d r e ta lib er t é... Seu lem e n t ... ce qu e tu m e d is
à p r op os de ce b r a ve Ber n ard m ’en n u ie un p e u !...
b ea u cou p , m ê m e !... Qu an d je t e r ép ète qu e ce ga r çr t ï
m ’est n écessa ir e ... qu e je su is h a b itu é à sa colla b o
r a t io n ... qu e, au p oin t de vu e d e m es a ffa ir es, il est
p lu s q u e m on b ras d r o it ... un secon d m oi-m êm e!...
— Ou i, je s a is !... vou s m e l ’a vez d éjà d it ... m ais
vou s fer ez d on c d es a ffair es tou te votr e vie, m on
ch er p a p a ? ...
— Bien sü r , qu e veu x-t u qu e je ta sse d ’a u tr e,
gr a n d Dieu !... Tu m e vois m e tou r n a n t les p ou ces...
t a n t qu e je m e sen s en cor e d an s la p lén itu d e de
m on a ct ivit é !... N o n ! n e p a r lon s p as de ce la !... n e
ch a n geon s r ien à ce qui est , tu m ’en ten d s, p etite,
je t 'a s s u r e q u e, à la lon gu e, tes p r éven tion s con tre
Ber n ard tom b er on t.
Un peu d éçu e d e n e p a s avoir ét é com p r ise, j ’ai
rép on d u :
— J e n ’ai a u cu n e p r éven tion con t r e JVt. Dar r en s,
p a p a , il m ’est tou t à ta it in d iffé r en t ... Seu lem en t ...
t ilcliez de m e ga r d er q u elq u e fois... de tem p s â
a u t r e ... d e cou r ts in sta n ts d 'in t im it é ... I l m e sem b le
q u e n ou s n e n ou s som m es pas en core r etr ou vés com p lè t em en t ... qu e n ou s n ’a von s p r esqu e rien d it ...
I l eu t un gest e va gu e, ce geste em b a r r assé qu e je
�LA
R EV AN CH E D E N YS ETTE
37
lu i vois sou ven t et qui est com m e un a veu d e con
fu sion ...
—
Moi, il m e su ffit de te sen tir là pou r êt r e p lu s
con t en t ... ta p r ésen ce m ’est d ’u n e d ou ceu r in fin ie...
m ais je p en ser a i d ésor m a is à n ou s r éser ver qu elqu es
p et it s tête-à -t ête... en ten d u !... J e m ’eu sou vien d r a i,
m a d em oiselle l ’a cca p a r eu se !
E t les ch oses en son t r estées là.
J e n e m e su is p a s en cor e ap er çu e q u ’il y a it qu elqu e
ch ose de ch a n gé d a n s m es r ela t ion s a vec m on p ère ;
il se m on tr e de p lu s en p lu s a ffect u eu x pou r m oi,
m ais il n 'a ccor d e p as p lu s de tem p s à n otr e in t i
m ité.
Vou s m e d em a n d ez s i m on n ou veau n id m e p la ît ?
Ou i, p ou r la vu e in com p ar ab le q u ’on d écou vr e,
p ou r le p a ys q u i e s t m a gn ifiq u e et le ch âtea u a d m i
r a b lem en t b ien situ é.
Im a gin ez-vou s la m asse som bre, d on t je vou s ai
en voyé les vu es, se d r essa n t à l ’ext r ém it é d ’un ép e
ron — un « tu e » en la n ga ge ga scon . On accèd e
p a r le ch em in m on tu eu x d ès l ’a r r ivée; du côté
op p osé, un r u isselet se glis s e d an s un e cou lée ét r oite
et , p ar cen t p etites ca sea t elles, d escen d ver s le
Ga ve ... Ici, l ’eau est vr a im en t la sou ver a in e... elle
n ou s m on tr e ce q u ’e lle p eu t fa ir e, ou ce q u ’elle a
sim p lem en t vou lu essa yer . Des r u issea u x a n on ym es
s ’a ffair en t ver s la p la in e et r am p en t , lu isa n ts, é ca il
le u x com m e d es ser p en t s; ils von t r ejoin d r e le Ga ve,
le Ga ve qui r ou le si r a p id em en t qu e son eau n ’a ja
m ais le tem p s de se sa lir et qui a l ’a ir de d ir e :
« Si je va is a ssez vit e, je p ou rr ai en core con q u ér ir
un e a u tr e p la in e... » Ali ! la p u issan ce d e l ’eau d an s
ce p a ys !... Rien n e p eu t l ’a sser vir ...
Don c, d er r ièr e le ch â t ea u , après un e cou r te esp la
n ad e, 1111 fossé fu t ja d is cr eu sé p ar la m ain d es
h om m es... Bien en ten d u , un e sou r ce l'a lim e n t e, et
en tr e d eu x tou rs d écou r on n ées, vest iges des m oyen s
de d éfen se, un e p a sser elle h ar d ie r em p la ce le pon tlevis d ’a u ta n ; p a r là on p eu t ga gn e r r a p id em en t la
p en t e a b r u p te de la m on ta gn e a lt ièr e q u i, tou t de
su ite, born e la vu e.
Su r la ga u ch e de l ’esp lan ad e, il est un ja r d in et ,
sorte de cou r , — je n e sais quel 110111 lu i d on n er —
qu i 11e laisse pas que de m ’in t r igu er .
E n tou r é d ’un m u r élevé que d es esp a lier s d e h ou
blon et de clém a t it es h a u ssen t en cor e, cet en clos a
l ’air a b solu m en t in a cce ssib le ; je sais cep en d a n t q u ’on
p eu t y p én étr er du ch âteau m êm e, m ’a d it m a p etite
�38
1. A
R EVAN CH E
I) E N YS E T T E
ser va n te la o t ien n e ; d eu x fen êtr es y p r en n en t é ga le
m en t jou r , p ercées com m e îles m eu r tr ièr es, bien en
h au t du som bre cou loir qui d esser t les api a r t in ict it s
de m iss G la d ys ; p er son n e, h or m is Lilia n e , n ’a le
d r oit d ’en tr er d a n s cet t e p a r tie du clû t e a u .
l ’n jou r , tou r m en tée par le dém on de la cu r iosit é,
j ’ai osé d em a n d er à ma b elle-m èr e ce <| n’i! y a va it
dn n s l'e n d o s m yst ér ieu x ; m a n ifest em en t tr ou b lée,
elle m ’a rép on d u :
— C ’e s t le d om ain e e xclu s if de ma go u ver n a n t e...
tu s a is ... à son ân e, ou d evien t q u elq u e peu m a
n ia q u e... je lu i ai aban d on n é cet t e cou r ette, elle y
élève d es oisea u x dn n s un e gr a n d e volièr e, et y h os
p it a lise en cor e d eu x én or m es cliien s-lou p s, peu com
m od es, je te cer t ifie., ceu x-là m êm es q u i, la n u it ,
m on ten t ki ga r d e a u tou r du ch â t ea u ... tu as dû les
en ten d re a boyer.
Pu is, a p r ès un in sta n t d e silen ce :
— Ne p ar le pas de <,a à ton p èr e, je t ’en p r ie, ca r
c ’est un e q u estion qui l ’ir r it e ... De Mu ur ce n on
p lu s... n e lui d is ja m a is r ie n !... n i à m oi, mon
Dieu ! ni à m ot !... à quoi bon ?...
J e su is d em eu rée sid ér ée... ’c'é t a it la p r em ièr e fois
qu e Lilia n e p r on on ça it le n om de son tils d eva n t
m oi d ep u is m on a r r ivée ... et qu e ven a it faire ce
p a u vr e en fa n t d an s l ’h istoir e du ja r d in m vstér ieu x,
et d es m an es de In vie ille An gla ise .' .. (J ue de ch oses
tr ou b les et in coh ér en tes d an s tou t ce que j en ten d s
et vois ici !
Ma is *jc sen ta is la m a lh eu r eu se fem m e si a n xieu se
de n ia r épon se qu e je lui ai p r om is tout ce qu elle
vou lait san s ch er ch er à com p r en d r e, in volon ta ir em en t
ir r itée cep en d a n t , tou t au fon d de îffon cœ u r , con tre
tou s ces m ystèr es que j'a i en h or reu r.
Ah ! q u elle t r iste m aison sou s des a p p a r en ces de
fa st e! ch èr e t a n t e!
Si la p etite m or te, b r u ta lem en t en levée par une
m én in gite, a laissé un in gu ér issa b le r egr et au cœ u r
de ses p a r en t s, le lils viva n t , m ais si fr êle et d ’un e
san té si p r éca ir e, n e sa u r a it êt r e pour e u x un su jet
d<* con solation .
De cette d ou b le ép r eu ve, m on p ère se d istr ait par
d es a ffair es a bsor b an tes, d es sp or ts, d es excu r sion s.
Lilia n e , con stam m en t sou ffr a n te, et , je le cr ois, peu
én er giq u e, n ’a , pour p eu p ler ses lon gu es h eu res de
solitu d e, qu e les soin s a ssid u s à d on n er à s a 'b e a u t é ,
la sieste agr én ^ en tée de r ar es lectu r es,
et q u elles
le a t u r e s !... peu d e r ela t ion s, je cr o is ; cep en d a n t , elle
�LA R E V AN CH E
b u N YS ETTE
39
p a r ie sou ven t d es Sa in t-Ber t r a n d q u ’e lle d oit vo ir
qu elqu efois.
I l est fa cile de s ’a p er cevoir q u ’en tr e elle ét son
m a r i, la p a ssion en volée, il n e reste p lu s un e gr a n d e
in t im it é.
A. qu i in com be la r esp on sa b ilité de cet t e d ésu n ion
m or ale ?
A cou p sû r , il n ’v a a u cu n e p a r it é en tr e l ’in t elli
gen ce tr ès sp écia lisée, m ais tr ès for te, d e m on p ère,
et celle si m éd iocr e de la secon d e ép ou se, m a is n e
voit-on p a s, tou s les jou r s, d es h om m es d e va leu r
a tta ch és à d es fem m es t r ès or d in a ir es ... su r tou t qu an d
elles son t jo lie s ? ... Ce n 'e s t p lu s t ou t à fa it le ca s : la
beau té de Lilia n e se flét r it ; h a b itu ée à êtr e fêtée,
ad u lée et h eu r eu se, elle a d û se m on tr er , ap r ès
l ’ép r eu ve, t r op fa ib le, tr op gém issa n t e, sa n s a u cu n e
r éa ction , et son m ari q u i n ’aim e p a s à s ’a p p esa n tir
su r d es su jet s p én ib les, s ’en n u ie a u p r ès d ’e lle.
D 'a ille u r s , ils 11e p en sen t en r ien de la m êm e m a
n ièr e, m êm e au su jet de M au r ice d on t on n e p r o
n on ce ja m a is le n om d eva n t m oi.
Mon p ère, un va in q u eu r de la vie, a ccep te ce r t a i
n em en t fort m a l la d écep tion qu e lu i cau se ce fils t a n t
d ésir é, p eu t-êtr e m êm e ren d -il sa fem m e r esp on sa b le
de cer t a in es t a r es p h ysiq u es qui lu i a u r a ien t été ca
ch ées au m om en t du m a r ia ge.
La m èr e de Lilia n e et un e de ses scieurs ser a ien t
m or tes tu b er cu leu ses, ta n d is que ch ez les D a r r en s,
com m e ch ez les M or n acq , de sou ch es b éa r n a ises, les
sa u tés son t m a gn ifiq u es.
M a is q u elle d igr essio n , ch èr e ta u t in et t e !... C ’est à
p ein e si j ’ai com m en cé à rép on d r e à vos q u estion s.
Don c, le sit e m e p la ît ,' le ch âteau a u ssi, bien que
son a m eu b lem en t soit p ar tr op d isp a r a te et ch oqu e
le sen tim en t est h ét iq u e que je t ien s de vou s, tr op
de sou ven ir s d ’E xt r êm e-O r ien t , tr op de lu xe cr iar d
d an s cet t e h a b ita tion a u stèr e et d 'u n a u tr e, tem p s.
Si je vou s d isa is cpie 111011 père a in stallé sa ch am b r e
e t son bureau d ’un e façon u ltr a -m od er n e; il y a d es
p a r q u et s à feu illes de fou gèr e et d es p la fon d s à
ca isson s ; le lit , t r ès bas, est en lou p e de t h u va ver n i ;
les fa u t eu ils à la D ea n ville son t lou r d s, m ais si
p r ofon d s q u ’on n e p eu t en s o r t ir ; le m a ssif bu reau est
en p a lissa n d r e r eh a u ssé de cu ivr e d ’un e écla t a n t e
b r u t a lit é... Vou s fr ém issez, p etite ta n t e a r t ist e...
M oi, je r is ; j ’ét a is si peu h a b itu ée ch ez vou s à
de t e lles fa u t es de go û t que cela en est a m u sa n t !...
Cep en d a n t t ou t n ’est p a s la id , l ’en sem b le con for
�40
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
ta b le est tr ès Rai, la m a t 'èr e d es bois est b elle, le s
m arbres son t lou r d s et bien fou illés... je l'a i d it à
papa q u an d il n i'a d em an d é m on a vis.
— (J ue veu x-t u , m ’a-t-il rép on d u , je n ’ai poin t le
go û t d es b ea u tés con ven tion n elles, en core m oin s celu i
de la t r a d it io n ... J e n ’en ten d s rien à tou tes ces m odes
q u i veu len t , parce q u ’un e ch ose est a n cien n e, q u ’on
la t r ou ve b elle eu déj>it d e ses fêlu r es e t d e ses ve r
m ou lu r es... j ’a im e ce q u i e s t co r r ect , in t a ct , ga i e t
con for t ab le, sa n s p lu s 1
lit com m e, un m om en t a p r ès, je lu i va n ta is les
ch ar m es de la vie ille églis e d e Su z, un sa n ctu a ir e for
tifié a va n t a p p a r ten u a u x Tem p lie r s, m on p èr e s ’est
écr ié :
*
— Un tom beau t r ist e et fr oid ! J e p r éfèr e cen t fois
celle de Sain te-M ar ie.
H or r i.iée à m on tou r, j ’ai p r otesté q u ’e lle ét a it a tro
cem en t n eu ve et b an ale ; à qu oi p èr e a r épon d u :
— J e te le r éj.ète 1 u n e con ven tion , ce goû t adm ir at if pour les vie illes ch oses.
— Voyon s, p ap a, c ’est vou s q u i p a r lez a in s i... vou s,
le p r op r iét air e de S a in U B er t r u n d !
— S a in t - B c r t r a n d f ... n e t ’a i-je p a s d it pourquoi
je l ’a va is vou lu ?... Rêve de m on e n fa n ce ! va gu e a s
pir ation ver s la force et la d om in a tion ... m oyen d ’a f
firm er la p u issan ce de m a for tu n e d an s un p a ys où
je n ’ai ét é q u ’un p e t it m isér eu x... Cela t e sem ble
d es sen tim en ts de p a r sen u , fille t t e ..., avou e-le !... Mais,
m on en fa n t , p a r ven u , je le su is, et c ’est un titr e
d on t je m e glo r ifie ! Ne l ’est pas qu i veu t , p ar ven u I
J ’en ai con ven u a isém en t ; vou s con n a issez m es
id ées t r ès m od er n es, ta n t in et t e, et m on a d m ir ation
p r ofon d e pour les t r iom p h a teu r s.
At a vis m e ! a t a vism e! vo yez-vou s!
— P a r ve n u s?... a-t-il con t in u é, cela n e n ou s a pa9
em p êch és, Dar r en s et m oi, de fa ir e, d u r a n t la gu er r e,
n otr e d evoir à la façon d es p lu s gr a n d s s eign e u r s...
lu i, com m e lieu ten a n t de ch a sseu r s a lp in s , m oi com m e
sim p le b iliin ... Mon jeû n é am i y a la issé d eu x d oigt s,
st moi j ’ai été a ssez a m och é p ou r êt r e r éfor m é... H eu
r eu sem en t qu e m a r obu ste con stitu tion a r éa gi con tre
an é t a t d even u , un m om en t, in q u iét a n t ...
J e sa va is tou t ceci, m a is je n ’en ai pas m oin s
ép r ou vé un vif p la isir ü con st a t er qu e m on p ère est
p a tr iote et q u ’il eu tir e q u elq u e va n it é...
n er la m u siq u e... J e n ’en ai n u lle en vie, m a is m es
t e n t a t ives de tr a va il son t m al en cou r a gées.
Vo u s m e d em an d ez, ch èr e t a n t e, d e n e pas aban d on -
�LA R E V A N CH E D E
N YS E TTE
41
P ou r m on p ère, la m u siq u e est un b r u it q u elcon q u e,
p a s p lu s d ésa gr éa b le q u ’un a u tr e; pou r m a bellem èr e, cela la t r ou b le et la fa t igu e .. Alor s, je jou e
d e m on violon , en sou r d in e, com m e h on teu sem en t,
e t j'a i r ep r is m es cr a yon s, je d essin e a u x tr ois cou
leu r s, j ’ai m êm e osé q u elq u es a q u a r e i:;s , les b ea u x
sit es a b on d en t, com m e b ien vou s p en sez.
P u is, en fin , je lis, je lis b ea u cou p , la p â t u r e n e
tn an qu e p a s, on r eçoit ici for ce jo u r n a u x et q u elq u es
t r ès b on n es r evu e s... E n t r e n ou s, je cr ois b ien qu e,
h or m is Dar r en s et m oi, p er son n e n e son ge à fa ir e
sa u ter les b a u d es,
cou p er les p a ges. Mon p èr e n 'a
p a s le tem p s . Sa fem m e, cela n e l ’in t ér esse gu èr e.
Des e xcu r s io n s ? ... n ou s n ’en a von s p oin t fa it en p a p a en a le go û t r cep en d a n t , m a is olu s en
hom m e de sp or t q u ’en a m an t de la b elle n a tu r e, in u
t ile de vou s le d ir e ... E n cela en cor e com bien je m e
sen s d iffér en te de lui !...
J ’a u r a is en cor e, ch èr e p etite t a n t e, m ille r ien s à
vou s d ir e, m ais le go n g a n n on ce le d éjeu n er , p ar h a
sa r d à l ’h eu re a u jo u r d ’h u i... il est vrai qu e M. Hern a r d Dar r en s est d es n ôtr es... il y a va it bien lon g
tem p s q u ’on n ’a va it eu le p la isir de le vo ir !... H ier
# oir, p ar exem p le, où il pr it con gé en tr e on ze h eu r es et
m in u it ... et en core père p r ét en d a it le r eten ir ... Il y a
d es m om en ts où je tr ou ve q u ’ils a b u sen t ... t o u s...
l ’in vité et ses h ô t e s !...
Si ce m on sieu r a va it pou r d eu x sotis d e coq u ette
r ie, il m et t r a it , m e sem b le-t-il, un peu p lu s de p ar
cim on ie à se m on tr er , tou t au m oin s qu an d je su is
là, ca r en fin il d evr a it bien com p r en d r e...
Ce n ’est pas q u ’il m e soit a bsolu m en t in su p p or ta b le...
«non Dieu ! n on ! J e lui r econ n ais d eu x q u a lit és : il
est in t e llige n t ... et r éser vé ! je veu x d ir e q u ’il n e
tait ét a la gé 111 de son esp r it , n i de ses con n a issa n ces...
XI p a r le for t p eu , ce q u ’il d it est p r esq u e tou jou r s
b ien .
M a is qu e va is-je vou s con t er là, ta n t in e ! Com m e
tou t cela d oit peu vou s in tér esser ! Vit e, je vou s
q u it t e !... Au r e vo ir !... au r e vo ir !... vou s d eu x p r ès
d esqu els va si sou ven t m on coeu r!
Vot r e N v s k t t BT a n d is qtio le s q u a t r e c o n vive s , p er clu s d a n s la
va s t e p iè ce , a p p r é cia ie n t l ’e x c e lle n ce d ’u n d é je u n e r
d o n t le s t r u it e s d u G a ve n ’é t a ie n t p a s le m o in d r e
*é jïa l. D e n is e , t r è s en t r a in , p a r la d e s o n a d m i
�42
l i A R E V A N Ct t - Z j d e
N YS E TX »
r a t io n p o u r le p o n t B o n a p a r t e je t é s u r lë G a v e à
80 m è t r e s d e h a u t e u r .''
— H ie r s o ir , e x p liq u a it - e lle , a lo r s q u e d é jà le s
o m b r e s d u cr é p u s cu le e n ve lo p p a ie n t la va llé e d e
vo ile s m a u ve s e t q u e le s o le il é c la ir a it e n co r e les
cim e s , il é t a it p a r t icu liè r e m e n t in t é r e s s a n t ... je
v e u x le p e in d r e a ve c cet é c la ir a g e .
— Vo u s ê t e s a r t is t e ... e t r o m a n e s q u e , M a d e m o i
s e lle ! r e m a r q u a a lo r s Be r n a r d D a r r e n s d e s a v o ix
b a s s e e t lé g è r e m e n t ir o n iq u e .
I ,a je u n e fille le r e ga r d a a ve c a s s e z d ’im p e r t i
n e n ce e t n e r é p o n d it p a s t o u t d e s u it e , p u is , se
d é cid a n t e n fin :
— R o m a n t iq u e ? ... ce r t e s p a s !... je la is s e ce la a u
x ix ^ s iè c le , il a vé cu le r o m a n t is m e ... Ar t is t e ,
h é la s ! n o n , t a n t q u ’à m e s fa cu lt é s d ’e x é c u t io n ...
m a is , j ’a i ce r t a in e m e n t le g o û t d es ch o s e s h a r m o
n ie u s e s e t b e lle s , t o u t e n d é p lo r a n t d e n e p a s s a
v o ir 'les r e n d r e co m m e je le s se n s .
L e je u n e h o m m e r ip o s t a vive m e n t :
— M a is vo u s a ve z d u t a le n t a u co n t r a ir e , M a d e
m o is e lle , vo u s d e s s in e z fo s t b ie n .
— Q u ’en s a ve z- vo u s ? je t a - t -e lle .
L e vis a g e b r u n d e Be r n a r d s e co lo r a fa ib le m e n t :
— Vo u s a vie z, l ’a u t r e jo u r , la is s é vo t r e a t t ir a il
d e p e in t u r e d a n s le ve s t ib u le , a vo u a -t -il ; je m e
s u is p e r m is d ’e n t r ’o u vr ir , p u is d e fe u ille t e r l ’a l
b u m ; t o u t d ’a b o r d , j ’ign o r a is q u e ce fû t là vo t r e
b ie n e t vo t r e œ u v r e ... d a n s la s u it e , je m e s u is
t r o u vé in d is c r e t ...
— C ’é t a it u n e in d is cr é t io n , en ciïe t ! la n ça D e
n is e , s a n s q u ’on p û t s a vo ir a u ju s t e s i e lle p la i
s a n t a it ou s i e lle é t a it s é r ie u s e .
L e m a ît r e d e céa n s e x p liq u a a u s s it ô t :
— Il fa u t b ien t e d ir e , N ys e t t e , q u e Ber n a r d e s t
l'e n fa n t gftté d e la m a is o n e t se co n s id è r e ici
co m m e ch e z lu i.
L e vis a g e d e la je u n e fille e x p r im a cla ir e m e n t
q u e « ce la se v o ya it », m a is e lle n ’a jo u t a r ien .
C e fu t sa vict im e q u i r é p o n d it , a ve c u n e ce r t a in e
b o n h o m ie , q u e les e n fa n t s g â t é s et p a r t icu liè r e
m e n t le s v ie u x e n fa n t s gâ t é s 11e s e d o u t e n t ja
m a is à q u e l p o in t ils le so n t .
�LA R EV AN CH E D E N YS E TTE
43
— 11 fa u t s o u ve n t , a jo u t a - t -il, q u ’u n e p r é s e n ce ...
E t com m e il s ’a r r ê t a it , ch e r ch a n t u n e é p it h è t e :
— Vo u s a llie z d ir e « é t r a n gè r e », M o n s ie u r , r e
m a r q u a N ys e t t e , n o n s a n s u n e ce r t a in e co m p la i
sa n ce.
— M a d e m o is e lle , il n e m e s e r a it ja m a is ve n u à
l ’id ée d e vo u s co n s id é r e r com m e t e lle ch e z vo t r e
p è r e ... ce s e r a it t r o p gr o s s iè r e m e n t s t u p id e d e m a
p a r t . J e p e n s a is s e u le m e n t : p r é s e n ce in h a b it u e lle ...
p e u t -ê t r e a u s s i... m o in s in d u lg e n t e ...
11 a va it p r o n o n cé ces d e r n iè r e s p a r o le s a ve c son
ca lm e e o u t u m ie r , à p e in e t e iu t é d ’u n e lé g è r e m é
la n co lie .
D e n is e s e m o r d it le s lè vr e s , t a n d is q u e M o r n a cq
in t e r ve n a it a ve c s a r u d e b o n h o m ie :
— Ah çà ! a lle z- vo u s co n t in u e r à vo u s h o u s
p ille r a in s i l ’u n e t l ’a u t r e , m oi q u i r ê va is d e fa ir e
d e vo u s u n e p a ir e d ’a m is ... A vo s â g e s , on se lie
fa cile m e n t , q u e d ia b le ! s i e n co r e vo u s n ’en é t ie z
q u ’à vo u s t r a it e r d e M o n s ie u r et d e M a d e m o is e lle ...
n ia is , a ve c t o u t e s vo s cé r é m o n ie s , vo u s n ’en a r
r ive z p a s m o in s à vo u s d ir e d es ch o s e s d é s a
gr é a b le s .
D a r r e n s n e b r o n ch a p a s , t a n d is q u e D e n is e é cla
t a it d e r ir e.
— C'e s t p o u r t a n t vr a i, co n vin t -e lle . B a h ! d e la
d is cu s s io n ja illit la lu m iè r e .
— M a is p a s d e la q u e r e lle .
E t , p r e n a n t sa fille à p a r t ie :
— N ys e t t e , a u r a is -t u h é r it é d e m o n d é t e s t a b le
ca r a ct è r e ?
— J e le cr a in s , m on p è r e !
— H h b ien ! t â ch e d e t e co r r ige r t a n t q u e t u e s
je u n e , ca r il y a d es m o m en t s o ù , t c l- q n e t u m e
vo is , je m e s e n s h a ïs s a b le ... d e m a n d e p lu t ô t à t a
b elle-m èr e.
Ce lle - ci, for t t r o u b lé e , b a lb u t ia q u e lq u e s p a r o le s
d ’in d u lg e n ce , t a n d is q u e D e n is e , 1111 p eu co n fu s e ,
co n ve n a it q u e , ch e z t a n t e C é c ile , e lle p a s s a it b ie n
p o u r ê t r e t r è s in d é p e n d a n t e , m a is t o u t d e m ê m e ...
— P a s q u e r e lle u s e , n ’es t -ce p a s , m on m é ch a n t
N i z o u î d it M . M o r n a cq , m a in t e n a n t d is p o s é à
l ’in d u lg e n ce .
�LA R EV A N CH E D E N YS E TTE
E t s o u r ia n t à s a fille q u i a va it l ’a ir vr a im e n t
gê n é e :
— T u va s fa ir e d e lo u a b le s e ffo r t s p o u r n e p a s
r e s s e m b le r à t o n p è r e ?
— O u i, p a p a , fit -e lle a ve c s o u m is s io n .
— T u n e t e d is p u t e r a s p lu s a ve c Be r n a r d ?
L e s y e u x d e la je u n e fille p é t illè r e n t d e m a lice .
— S i, p a p a !
II y e u t d e la p a r t d e L ilia n e u n ge s t e d e p r o
t e s t a t io n vio le n t , t a n d is q u e D a r r e n s se t e n a it co i,
e t q u e M o r n a e q s e r é c r ia it :
— Co m m e n t , « s i, p a p a » ?
T o u t à fa it r e ve n u e à son a is e , N ys e t t e e x p liq u a :
— J ’a im e m ie u x vo u s la is s e r s a n s illu s io n ... J e
lie cr o is p a s a vo ir ce q u ’on e s t co n ve n u d ’a p p e le r
Un m a u va is ca r a ct è r e , m a is il e s t ce r t a in q u ’ici
je m e s e n s d ’h u m e u r b a t a ille u s e ...
— C ’e s t m oi q u i vo u s in s p ir e , M a d e m o is e lle ?
d e m a n d a a lo r s Be r n a r d d e s a v o ix ca lm e.
— P e u t -ê t r e ! la n ça -t -e lle , m a is je d o is co n ve n ir
q u e vo u s ê t e s d ’iu ie p a t ie n ce a d m ir a b le .
Il h o clia la t ê t e a ve c l ’a ir d e d ir e : « C ’e s t t o u
jo u r s ça ».
M o r n a e q , ce p e n d a n t , r ia it eu r e co m m a n d a n t à
s a fille :
— T â ch e d e n e p a s en a b u s e r , a u m o in s ...
— J e n e p r o m e t s r ie n , d é cla r a -t -e lle , l ’a ir t o u
jo u r s fr o n d e u r .
L ilia n e , q u i, a u m ilie u d e t o u t e s ces e s ca r
m o u ch e s , n ’a v a it g u è r e p a r lé , t e n t a u n e d ive r s io n
t im id e :
— T u es m u s icie n n e a u s s i, D e n is e ; il m e s e m b le
q u ’u n e ou d e u x fois d é jà le s s o u s p la in t ifs d ’u u
in s t r u m e n t in co n n u s o n t ve n u s ju s q u ’à m o i...
— A h ! vo u s m ’a ve z e n t e n d u e ? E h b ie n ! o u i, je
m a n ie u n p eu l ’a r ch e t .
— Il fa u d r a n o u s d o n n e r u n é ch a n t illo n d e t on
t a le n t ...
— O h ! n o n !... je n ’ai p e r s o n n e p o u r m ’a cco m
p a g n e r ... et le vio lo n t o u t s e u l est ch o s e d é t e s t a b le .
— O n d ir a it u n ch a t q u i m ia u le , n ’e s t -ce p a s ?
fit l ’in g é n ie u r p r o fa n e ; m a is , a ve c le p ia n o , ce d o it
ê t r e m ie u x ... J ’y p e n s e , Be r n a r d , t u jo u e s , t o i !...
�LA
R E VAN CH E D E N YS E TTE
45
je m e s o u vie n s a vo ir fa it p o r t e r u n p ia n o , à t o n
in t e n t io n , d a n s t a ga r ço n n iè r e .
— J e jo u e u n p e u , à m es h e u r e s , o u i, m on o n elè,
fit le je u n e h o m m e , t a n d is q u e N ys e t t e le r e ga r d a it
a ve c u n e t e lle s u r p r is e q u ’il n e p u t s ’e m p ê ch e r d e
d ir e :
— C e la a l ’a ir d e vo u s é t o n n e r q u e j ’a im e la
m u s iq u e , M a d e m o is e lle .
— Q u e vo u s en fa s s ie z s u r t o u t , je n ’a u r a is ja
m a is c r u ...
— Q u e je p u is s e m ’in t é r e s s e r à a u t r e ch o s e
q u ’a u x a ffa ir e s ? ...
E lle fit s ig n e q u e o u i, en r ia n t .
D é jà e lle se m o n t r a it s in o n p lu s a m è n e , d u
m o in s u n p e u m o in s a ffir m ée d a n s s a vo lo n t é d e
lu i ê t r e d é s a gr é a b le , ca r e lle s ’e n vo u la it u n p e u
d e son a t t it u d e , a lo r s q u e , p a r n a t u r e , e lle 11’é t a it
p o in t m é ch a n t e , m a is c ’é t a it p lu s fo r t q u ’e lle : d ès
le p r e m ie r jo u r , e lle s ’é t a it s e n t ie p r é ve n u e co n t r e
ce je u n e h o m m e , e lle l ’a ccu s a it d e se p r ê t e r vo lo n
t ie r s à u n co m p lo t t r a m é co n t r e s a lib e r t é ... P o u r
u n e r a is o n q u ’e lle n e d e vin a it p a s e n co r e , L ilia n e
vo u la it le lu i fa ir e é p o u s e r ... a lo r s q u e , d e s o n
côt é, M . M o r n a cq s e r a it e n ch a n t é d e le v o ir d e ve n ir
u n p e u p lu s s ie n ... E h b ie n ! c e la ... e lle 11e le vo u
la it à a u cu n p r ix ! e lle e n t e n d a it ch o is ir e lle -m ê m e
P é lu d e s o n cœ u r . Ce ga r ço n - là n ’é t a it p a s d u t o u t
son t yp e , il s u ffis a it d ’a ille u r s q u ’il s o it le p a r e n t
d e L ilia n e p o u r q u ’e lle s e m é fie , et p u is ... e lle lu i
fa is a it g r ie f d e t o u t , ju s q u ’à s a p la cid it é q u i l ’e x a s
p é r a it .
P o u r o u b lie r q u ’il é t a it là , e lle e s s a ya d ’e x p lo it e r
le s u je t d e co n ve r s a t io n co m m e n cé en n e s ’a d r e s
s a n t q u ’à son p èr e.
— P e r s o n n e n ’a d on c é t é m u s icie n d a n s vo t r e
fa m ille , p a p a ? d e m a n d a -t -e lle .
S i, la s œ u r d e m a m è r e , t a n t e N a d e t t e , a va it
Un e v o ix a d m ir a b le ; je m e r a p p e lle q u e , q u a n d
j'é t a is t o u t p e t it , e lle fa is a it le s s o li à l ’é g lis e e t
d a n s les p r o ce s s io n s ... e lle n ’a v a it cer t es ja m a is
t r a v a illé s a v o ix , e t fa is a it la ch o s e t o u t s im p le
m e n t ... e lle c h a n t a it co m m e e lle p r ia it , in g é n u
�46
LA
R EVAN CH E D E N YS E TTE
m e n t ... E lle n e ch a n t e p lu s , ca r la v o ilà d even u ®
s r ieiile , n ia is q u e lle b e lle â m e c ’e s t e n co r e I
D e n is e é .o u t a it p a r le r son p è r e a ve c u n e a t t en *
t io n s i s o u t e n u e q u ’e lle n e s ’a p e r çu t p a s d u ch an »
g e m e n t d e p h ys io n o m ie d e sa b e lle -m è r e : le vis a g e
«Le ce lle - ci s ’é t a it s o u d a in e m e n t co n t r a ct é , s a m ou e
d é d a ign e u s e , s e s s o u r cils r a p p r o ch é s lu i d o n n a ie n t
u n e e xp r e s s io n d e d u r e t é in a cco u t u m é e .
— T a n t e N a d e t t e ..., r e p r it D e n is e , ce n om fa it
t o u t à co u p s u r g ir en m oi u n e e o n lu s e im a g e ...
— C e lle d ’u n e h u m b le vie ille t ille , vê t u e co m m e
u n e r e lig ie u s e s é cu la r is é e , e t d o n t c e r t a in s o s è r e n t
r a ille r le t e n u e m o d e s t e , le m a n q u e d ’u s a g e s m o n
d a in s e t l ’e xt r ê m e t im id it é . M o i, je n e s a is q u ’u n e
ch o s e , c ’e s t q n 'u n is s a n t s e s eff >rts, s cs s a cr ifice s à
ce u x d e m a m èr e, d em e u r ée ve u ve t o u t e je u n e , •sac
p u t , à S u z m êm e , gr â ce à u n p e t it m a ga s in d e
p a p e t e r ie , s o u ve n ir s d u p a y s , la iu a g e s P yr é n é e n s ,
co n t r ib u e r à m e fa ir e é le v e r e t in s t r u ir e ; je lu i
d o is , en p a r t ie , d ’a vo ir r é a lis é q u e lq u e ch o s e d a n s
la vie .
— Ali ! je co m p r e n d s q u e vo u s n ’a ye z p u o u b lie r
d e t e ls b ie n fa it s ... n ia is p o u r q u o i n e m ’a vo ir ja m a is
fa it co n n a ît r e ce t t e r e s p e ct a b le p a r e n t é ?
L e vis a g e d e l ’in d u s t r ie l s ’é c la ir a it d e s a t is fa c
t io n à vo ir s a t ille 11e p a s r e n ie r son p a s s é .
— L ’o cca s io n n e s ’en e s t p a s p r é s e n t é e , n ia p e t it e
fille , p u is je cr a ig n a is q u ’e lle 11e t ’in t é r e s s e p a s ..,
vo u s ( t e s si d iffé r e n t e s ...
— Ce n ’e s t p a s u n e r a is o n ! O ù h a b it e - t - e lle ?
— A Lo u r d e s .
— J ’ir a i la vo ir .
A ce m o m e n t -là , L ilia n e n e p u t s ’e m p ê ch e r d ’in
t e r ve n ir p o u r d ir e q u e D e n is e n e t r o u ve r a it ce r
t a in e m e n t p a s b e a u co u p d ’a gr é m e n t d a n s la s o cié t é
d e c e lt e vie ille fille ign o r a n t e e t s u p e r s t it ie u s e .
— O U a ve z- vo u s p r is vo s r e n s e ign e m e n t s ? co u p a
M ich el M o r n a cq , la vo ix d u r e ; t a n t e N a d e t t e a
t o u jo u r s eu p o u r e lle la s cie n ce d ’ê t r e b o n n e e t d e
b ie n r e m p lir s a vie , c ’e s t u n e r u d e s u p é r io r it é s u r
c e u x q u i n ’o n t ja m a is s u e m p lo ye r le u r t e m p s , et
6a p ié t é u n p eu n a ïve , p e u t - ê t r e , n ’a r ien à vo ir
a ve c la s u p e r s t it io n ... E lle a la fo i d u ch a r b o n n ie r ,
�LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
47
ce d o n t je l ’e n vie ... N o u s ir o n s la vo ir e n s e m b le ,
o u i, N ys e t t c , e t t u ju g e r a s p a r t o i-m ê m e . T a m èr e,
u n e gr a n d e d a m e , ce r t e s , e t d ’u n e d es m e ille u r e s
fa m ille s d u Bo u r b o n n a is , l ’a v'a it a im a b le m e n t
a ccu e illie , s a ch a n t b ie n t o u t ce q u e je lu i d e va is ...
L a vé r it a b le d is t in ct io n e s t s im p le e t a ve n a n t e ,
d ’a ille u r s .
I l y e u t u n s ile n ce gê n é ; é vid e m m e n t , ce s d e r
n iè r e s p a r o le s , p r o n o n cé e s s u r u n t o n p r e s q u e
a gr e s s if, é t a ie n t u n e le ço n d o n n é e à la va in e L i
lia n e .
L e r ep a s t e r m in é , s a n s a t t e n d r e q u ’o n e û t s e r vi
'le ca fé , M . M o r n a cq , l ’a ir e xcé d é , q u it t a le s a lo n ,
t a n d is q u e s a fe m m e , e n d é p it d e s cs t a r d s , g a r d a it r
le v is a g e a lt é r é .
V
U n e in v it a t io n à p r e n d r e le t h é é t a n t a r r ivé e d e
ch e z le s S a in t - B e r t r a u d , L ilia n e , p a r h a s a r d b ie n
d is p o s é e , d é cid a q u ’il é t a it im p o s s ib le d e la r e fu s e r
e t d e co n t in u e r à fa ir e m e n e r à D e n is e ce t t e vie
d ’e r m it e ... E lle a cce p t a it d o n c, t o u t a u m o in s p o u r
e lle e t s a b e lle -fille , ca r le s d e u x h om m e s a va ie n t
t o u t d e s u it e a llé g u é q u e le u r a p r è s -m id i é t a it p r is e .
I,a b e lle H i s p a n o , s o u s la co n d u it e d ’u n co r r e ct
ch a u ffe u r a n g la is ( e n g a g é p a r les s o in s d e m is s
G la d y s ) , a p r è s a vo ir t r a ve r s é Su 7. e t d é p a s s é la
co lo n n e d e la d u ch e s s e d e Be r r v, s ’e n g a g e a b ie n t ô t
s u r le. p o n t Bo n a p a r t e , t r is t e m e n t cé lè b r e p a r la
ca t a s t r o p h e a u co u r s d e la q u e lle p é r ir e n t d ix - ln iit
m a lh e u r e u x N é e r la n d a is , p r é cip it é s d a n s le go u lt r e ,
d u fa it d ’u n m a le n co n t r e u x co u p d e vo la n t .
—
D o u ce m e n t , J oh n ! co m m a n d a en a n g la is
M"u’ M o r n a cq , im p é r ie u s e d ès q u ’e lle se s e n t a it
a ffr a n c h it d e la t u t e lle c o n ju g a le , d o u ce m e n t ! vo u s
s a ve z b ie n q u e j ’ai p e u r !
Le ch a u ffe u r fr e in a e t l ’a u t o m o b ile a va n ça s ile n
cie u s e . On p o u va it e n t e n d r e , d a n s t o u t e le u r n e t
t e t é . le s b r u it s d e l ’a ir , d es a r b r e s e t d e l ’e a u .
�4S
LA
R EVAN CH E
D E N YS ETTE
— O h ! L ilia n e ! q t ie je vo u d r a is d e s ce n d r e ! im
p lo r a N ys e t t e ; la lu m iè r e e s t s i b e lle en ce m o m e n t .
L a vo it u r e a ya n t s t o p p é , le s d e u x fem m e s a llè
r e n t s ’a cco u d e r s u r le p a r a p e t .
Le C a v e , à q u a t r e - vin g t s m è t r e s d e p r o fo n d e u r ,
g lis s a it en u n e s o r t e d e lim p id it é t u m u lt u e u s e :
011 e û t d it q u ’il o b é is s a it à l ’a p p el' d ’u n e lo in t a in e
ch u t e d ’e a u . Bla n ch e e t lu m in e u s e co m m e l ’a cie r ,
là oû le s o le il la fr a p p a it , l ’ea u d e ve n a it d ’u n ve r t
p r o fo n d q u a n d e lle p a s s a it à l ’a b r i d es g r a n d s
a r b es ; a u ce n t r e .m ê m e d u p o n t , le lit r o ch e u x
fo r m a it e n t o n n o ir , ë t l ’o m b r e y s e m b la it é t e r n e lle ...
in s o n d a b le .
— E ffr a y a n t ! m u r m u r a .M ™ M o r n a cq e n fr is s o n
n a n t . Q u el s a u t d a n s l ’é t e r n it é ...
— O u i, r é p o n d it g r a ve m e n t D e n is e . J ’a vo u e
n ’a vo ir a u cu n g o û t p o u r les s it u a t io n s b r u s q u é e s
e t im p r é vu e s ... J e n e r e d o u t e p a s la m o r t , m a is
j ’a im e a u t a n t la \ o ir ve n ir .
— P a s m oi ! oh ! p a s m oi ! p r o t e s t a la fem m e d e
l ’in g é n ie u r , le \ is a g e co n vu ls é .
L a je u n e fille la r e ga r d a é t o n n é e .
—
P o u r q u o i,
L ilia n e ?
d e m a n d a -t -e lle a ve c
d o u ce u r .
E lle r é p o n d it â p r e m e n t :
— P a r ce q u e j ’a im e e n co r e la v ie ... q u e j ’a—“n d s
en cor e d ’e lle d es co m p e n s a t io n s ... e t q u ’e n h n je
n ’ai p a s a s s e z co n fia n ce en D ie u ... N ’a p a s la fo i
q u i v e u t , s a is -t u b ie n !...
— L ’a ve z- vo u s ch e r ch é e ?
— O u i!... en d es h e u r e s d e d é t r e s s e ... e t ja m a is
je n ’ai é t é e xa u cé e , e n t e n d s - t u ? ... ja m a is !... Au s s i,
je m e d em a n d e p o u r q u o i je r e d o u t e t a n t la m o r t !...
je d e vr a is la s o u h a it e r p o u r m o i... s u r t o u t p o u r
lu i... m on p a u vr e e n fa n t ! S a p e t it e s œ u r n ’e s t -è lle
p a s p lu s h e u r e u s e q u e lu i ? ...
M a u r ice , s a n s d o u t e , e lle p a r la it d e M a u r ic e !...
C ’é t a it lu i, l'in fo r t u n é , d o n t il n e fa lla it ja m a is
p r o n o n ce r le n o m , m ê m e p o u r d e m a n d e r 'e n q u e l
p r é ve n t o r iu m il se t r o u v a it , n i co m m e n t il a lla it .
D ’a ille u r s , vit e , p o u r é lu d e r t o u t e q u e s t io n , m a
d a m e M o r n a cq p o u r s u ivit :
— O u i, a ve c n o t r e p e t it e M a t h é , le b o n h e u r s ’en
�LA
R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
es t a llé ... je n ’a i p lu s q u e d e t r is t e s p e r s p e ct ive s
d e va n t m o i...
»
I.a p a u vr e fem m e e u t u n gé m is s e m e n t d e bC-te
t r a q u é e , l ’n in s t a n t a cca b lé e , e lle s e p e n ch a , les
y e u x p e r d u s d a n s le vid e .
D e n is e la co n t e m p la it a ve c u n e in fin ie p it ié q u e ,
s a n s n u l d o 'it e , e lle n ’a lla it p lu s t a r d e r d ’e ..p r im e r ,
q u a n d L ilia n e , r e d r e s s a n t son b u s t e é lé g a n t ,
s ’é cr ia :
—
Allo n s , il n ’e s t n i l ’h e u r e , n i l ’e n d r o it d e
p a r le r d e t o u t ceci ! En q u e l é t a t vais-^ e a r r ive r
ch e z les S a in t - Be r t r a n d !...
D é jà e lle s e d ir ig e a it ve r s l ’a u t o e t , à p e in e
a ssise^ p a r m i le s co u s s in s s o y e u x , a ya n t d o n n é
l ’or d r e d e r o u le r , e lle se s a is it J e son s a c à m a in ,
ch e r ch a sa g la c e , so n b â t o n d e r o u ge , s a p o u d r e
r ose. Av e c s t u p e u r , N ys e t t e v it ce t t e m è r e , t o u t à
l ’h e u r e d é s o lé e , m a q u ille r son vis a g e d é fa it , a ec
l ’u n iq u e s o u ci d e p la ir e , t o u t a u m o in s d e n e p a s
p a r a ît r e en in fé r io r it é .
Alo r s , p o u r n e p a s ga r d e r u n s ile n ce q u i a u r a it
p u a vo ir l’a ir d ’u n b lâ m e , la je u n e t ille p o s a
q u e lq u e s q u e s t io n s co n ce r n a n t les S a in t - Be r t r a n d ;
a ve c co m p la is a n ce , I .ilia n e y r é p o n d it :
Le p è r e d e V iv ie n , u n d e ces in a c t ifs , n o m b r e u x
à la fin d u s iè cle d e r n ie r , a va it p e r d u s a fo r t u n e
p e r s o n n e lle a u je u e t d é vo r é u n e p a r t ie d e ce lle
de sa fem m e , u n e Lo r r a in e , o r p h e lin e s a n s b e a u t é ,
ép o u sé e p o u r sa d o t . Ce p e n d a n t , e n g a g é vo lo n t a ir e
p e n d a n t la gu e r r e , il é t a it m o r t co u r a ge u s e m e n t ,
fa is a n t b ien son d e vo ir , la is s a n t a u x s ie n s le s o u
ve n ir d ’u n h ér os ; on n e p r o n o n ça it p lu s son n om
q u ’a ve c r e s p e ct , le s la r m e s a u x y e u x . S a m è r e , là
Com tesse Vivia n e , gr a n d e d a m e , o r g u e ille u s e , a u
t o r it a ir e , im p o s a n t e , co t n m a n d a it 'e n s o u ve r a in e au
ch a le t S y lv a b c lle . T r è s a m ie d e s e s a is e s , n ’a cce p
t a n t p a s la r u in e , e lle a va it in s t a llé d a n s sa b e lle
v illa , m u n ie d e t o u t le co n fo r t m o d e r n e , u n e so r t e
d e p e n s io n d e fa m ille , o ù n e ve n a ie n t q u e d es
é t r a n ge r s fo r t u n é s .
Au s s i viv a it - e lle d a n s u n e la r g e a is a n ce , la is s a n t
à sa b e lle -fille , s ile n cie u s e e t a ffa ir é e , le so in d e
m a in t e n ir la b o n n e r en o m m é e d e la m a is o n , le
#
�>o
L A R E V AN CH E D E N YS E TTE
b ie n -ê t r e d e t o u s , d a n s u n m ilie u où e lle jo u a it
vr a im e n t le r ô le d e g o u ve r n a n t e e ffa cé e .
— M a is , d a n s t o u t ce la , q u e lle e s t d o n c l ’a t t i
t u d e d u fils ? d e .n a n d a D e n is e u u p e u in t e r lo q u é e .
L ilia n e e u t u n e m ou e.
— I l e s t in s p e ct e u r d ’u u e p e t it e Co m p a g n ie
d ’a s s u r a n ce s r é g io n a le , il v o ya g e b e a u co u p ; lo r s
q u ’il r e n t r e ic i, il p r o m è n e a ve c co m p la is a n ce les
h ô t e s d e s o n a ïe u le d a n s u n e cit r o ë u , a ch e t é e p o u r
ses tou r n ées.
— S a n s gr a n d e a m b it io n , a lo r s ? ... r
— S u r t o u t , je cr o is , t r è s in fé o d é à s a g r a n d ’m èr e
q u i n ’a im e g u è r e q u e lu i... a p r è s e lle ! e t n e ve u t
p a s le vo ir s ’é lo ig n e r . 11 a é t é h a b it u é , d è ^ l ’eu fa n ce , à p lie r d e va n t e lle e t n ’o s e r a it p o in t a lle r
co n t r e s a vo lo n t é .
— E s t -ce q u e 111011 p è r e n ’a u r a it p u t r o u ve r u n e
s it u a t io n à ce je u n e h om m e* lu i q u i a t a n t d ’a ffa ir e s
d a n s la r é g io n ? ... Ap r è s t o u t , ce ga r ço n n e d o it
g u è r e ê t r e son t yp e , je le co m p r e n d s !
— I l l ’ign o r e s u r t o u t ! A p a r t u n e v is it e d ’a r r ivé e
o ù n o u s 11’a vo n s p a s é t é r e çu s , il n ’e s t p lu s ja m a is
ve n u ch e z les a n cie n s m a ît r e s d u ch â t e a u , le s a ct e s
d ’a ch a t o n t é t é p a s s é s p a r l ’in t e r m é d ia ir e d u n o
t a ir e .
A ce t in s t a n t , l ’a u t o vir a e t , p a r 1111 la r g e p o r t a il
o u ve r t , p é n é t r a d a n s 1111 ja r d in a n g la is , d e d im e n
s io n s m o d e s t e s , m a is b ie n t r a cé , 011 s ’a r r ê t a d e va n t
u n p e r r on e n ca d r é d e la u r ie r s -r o s e s e t d ’o r a n ge r s
en ca is s e s .
L a v illa é t a it a ve n a n t e ; le s p iè ce s cla ir e s e t
m e u b lé e s a ve c u n g o û t ch a r m a n t im p r e s s io n n è r e n t
D e n is e t r è s fa vo r a b le m e n t .
M m0 O d ile , q u i le s r e çu t t o u t d ’a b o r d , lu i p lu t
a ve c s a s im p lic it é e t son a ir a ffa b le ; q u a n t à la
d o u a ir iè r e , q u e s e s s o ixa n t e - d o u ze a n s a va ie n t à
p e in e e ffle u r é e , e lle s e m o n t r a gr a cie u s e , co n d e s
ce n d a n t e , a ve c ce r ie n d e h a u t e u r in h é r e n t à u n
ca r a ct è r e d o n t l ’â ge e t l ’a d ve r s it é n ’a va ie n t p u
a lt é r e r la m o r gu e ; e lle a va it d û ê t r e t r è s b e lle ,
co n s e r va it 1111e t a ille im p o s a n t e e t p o r t a it s a n s r i
d icu le u n e r ob e d ’ét é co u le u r d e vio le t t e , fa it e p a r
le b o u fa is e u r e t q u i lu i s e ya it à r a v ir . L a is s a n t s a
�LA R E V A N C H E
D E N YS ETTE
Ji
fc-ll '-fille fa ir e le s lio n n e u r s d ’u n t h é s e r vi a ve c
é lé ga n ce , e'.le a cca p a r a t o u t d e s u i' e M u
ca i.q ,
l ’in t e r r o g e a n t s u r s e s i« n p r ession s d ’a r .iv é e . s a vie
p a s s é e , s e s g o û t s , s e s t a le n t s , p u is , s a t is fa it e s a n s
d o u t e , d e ce s o m m a ir e e xa m e n , ’lie p a r la i so n
tou i , fa is a n t p r e u ve d ’u n e vé r it a b le é r u d it io n s u r
le s l u r i o s i t ' s a r ch e o lc j iq u e s d e ce s co n t r é e s p y r é
n é e n n e s d on t e lle va n t a a u s s i les b e a u t é s n a -u r e l les.
N yt ^ lt e , t j u j .u r s a vid e d e s ’in s t r u ir e , é t a it u n e
a u d it r ice do e L . i x . a ve c m o d e s t ie , m a is in t e lli
ge n ce , c ’ie s e m o n t r a d ig u e d e l ’in t é r ê t q u ’on lu i
t é m o ig n a it , v r a im e n t , l ’e n t r e vu e t r è s co r d ia le
n ’a u r a it p u la is ..e r q u e d es s o u ve n ir s a gr é a b le s à
la je u n i fille , s a n s l ’a r r ivé e d e n o u ve a u x v is it e u r s
q u i « ’a n n o n ça ie n t b r u ya m m e n t , à g r a n d s r e n fo r t s
d e k la k s o n e t d e t r o m p e .
E t t o u t d ’a b o r d , ce fu t le je u n e co m t e Viv ie n q u i
p a r u t , vr a im e n t b e a u g a r ço n e n s o u con t in u e d e
6 p o r t g r is cla ir . 11 se m o n t r a gr a cie u s e m e n t co u r
t o is , e n jo u é e t s im p le co m m e s a m èr e.
D ct iis e r e m a r q u a co m b ie n , a ve c s a b e lle t a ille ,
son lier vis a g e d e ge n t ilh o m m e , il r a p p e la it son
a ïe u le , -e p e n d a n t s e s y e u x b le u s r e flé t a ie n t p lu s
d e d o u ce u r e t d e p la cid it é , p r e s q u e d e s y e u x d ’e n
fa n t , q u i d o n n a ie n t à ce v is a g e d ’h o m m e u n ch a r m e
in co n t e s t a b le , m a is a u s s i u n p e u d e m iè vr e r ie ec
d e p u é r ilit é , le s o u r ir e t im id e é t a it p a r fo is com m e
ir r é s o lu .
Ce s n u a t ice s -là , D e n is e n e le s r e le va p a s t o u t d e
s u it e . D ’a ille u r s son a t t e n t io n fu t vit e r e t e n u e p a r
u n e fem m e q u i p a r a is s a it : jo lie , s a n s n u l d o u t e ,
m a lg r é d es t r a it s u n p e u d u r s , m a is é b lo u is s a n t e
p a r son t e in t d ’u n e b la n ch e u r m a t e q u e n e r e le va it
a u cu n fa r d , s e s c h e v e u x d ’u n b lo n d c u ivr é e t »er
gr a n d s y e u x d ’u n ve r t é t r a n g e , in co n t e s t a b le m e n t
b e a u x ; e lle é t a it d e t a ille m o ye n n e , a ve c u n lé g e e m b o n p o in t s a va m m e n t co r r igé p a r le s co u le u r "
Som b r es d ’u n t a ille u r b le u en je r s e y, im p e cca b le
d e cou p e.
« J e u n e ? se d e m a n d a it e n co r e N ys e t t e ... E n t r ’
v in g t - h u it e t t r e n t e a n s , m a is a ve c l’a s s u r a n ce
e t l ’a p lo m b d ’u n e fe m m e e x p é r im e n t é e e t sû r ^
d ’elle-m êm e .
�52
LA R EV AN CH E D E N YS ETTE
— M.Uo D o lo r è s E n r ic o ! p r é s e n t a la co m t e s s e ,
n o t r e liô t e d e p u is le d é b u t <lc la s e m a in e , e t q u i,
n o u s l ’e s p é r o n s b ie n , fe r a u n lo n g s é jo u r ic i, a in s i
q u e s a je u n e co u s in e e t l ’o n cle d e ce t t e d e r n iè r e ,
M a s t e r C h a r ly L o u c h e t t .
L ’é t r a n g e Am é r ic a in e , D e n is e d e va it l ’a p p r e n d r e
p a r la s u it e , fille d ’u n Cu b a in e t d ’u n e N e w yo r k a is e , a p r è s a vo ir g r a t ifié M Mo M o r n a cq d ’u n s a lu t
b r e f, a cco u r a it ve r s L ilia n e , la m a in t e n d u e , d is a n t
a ve c t o u t e la co r d ia lit é p o s s ib le :
— Vo u s m e v o ye z r a v ie , ca r vo ici u n ca s o ù J es
p r é s e n t a t io n s d e vie n n e n t t o u t à fa it in u t ile s ... Q u e
je s u is d o n c h e u r e u s e d e vo u s r e t r o u ve r , ch èr e
m a d a m e M o r n a cq !
E t s ’a d r e s s a n t à la co m t e s s e p o u r lu i e x p liq u e r
le s ca u s e s d e s a jo ie :
— N o u s s o m m e s d e v ie ille s co n n a is s a n ce s ,
M mo M o r n a cq e t m o i. D ’a b o r d à L u a u g - P r a h a n g ,
la ch a r m a n t e ca p it a le d u L a o s , n o u s n o u s so m m e s
s o u ve n t r e n co n t r é e s d a n s le m o n d e , p u is le m êm e
t r a n s a t la n t iq u e n ou s a t o u s e n s e m b le r a m e n é s d a n s
la v ie ille E u r o p e ... M r C h a r le y L o u c h e t t e s t u n
g r a n d v o ya g e u r e t n o u s e n t r a în e d a n s s o u s illo n ,
D o d y e t m oi.
A ce m o m e n t , p a r h a s a r d , N ys e t t e r e g a r d a L i
lia n e ; e lle fu t fr a p p é e p a r l ’a lt é r a t io n d e son v i
s a g e ; s o u s le r o u ge d u m a q u illa g e , son t e in t é t a it
d e ve n u b lê m e , s e s y e u x e x p r im a ie n t l ’a n g o is s e , ses
lè vr e s t r e m b la ie n t .
E lle fit u n e fio r t , ce p e n d a n t , p o u r s e r e s s a is ir et
d e m a n d e r à l ’é t r a n g è r e s i e lle é t a it d e p u is lo n g
t e m p s d a n s la r é gio n , à q u o i l ’a u t r e r é p o n d it
q u ’e lle a v a it p a s s é le m o is d e r n ie r à B ia r r it z où
e lle a v a it m ê m e e u le p la is ir d e r e n co n t r e r s o u ve n t
l ’a im a b le M . M o r n a cq .
— I l n e vo u s l ’a d on c p a s d it ? in t e r r o ge a -t -e lle ,
u n p e u n a r q u o is e .
L ilia n e e u t u n g e s t e d ’in d iffé r e n ce vo u lu e .
— S i, s a n s d o u t e , r e p a r t it - e lle , m a is je l ’a u r a is
o u b lié ...
— O lil ce n ’e s t p a s t r è s a im a b le p o u r m o i, ce
q u e vo u s p r é t e n d e z là , r ip o s t a l ’é t r a n gè r e a ve c u n
r ir e fo r cé .
�L A R E V A N C H E Dit, N Y S E T T E
H e u r e u s e m e n t q u ’à ce m o m e n t m êm e a r r iva ie n t
M r L o u c lie t t e t s a n iè ce ; o n r e fit le s p r é s e n t a
t io n s ; M m° M o r u a cq , q u i s e m b la it a vo ir r e t r o u vé
t o u t s o u ca lm e , r e p r e n a it u n e a lt it u d e e n jo u é e e t
a cq u ie s ça it à l ’e n t h o u s ia s m e d e la m ilia n t e D o lo r è s
q u i d é c r iv a it , a ve c u n e cm iu u iu e m p h a s e , les
ch a r m e s d e la ca p it a le , la o t ie n n e .
—
M ys t é r ie u s e c it é , d is a it - e lle , d o n t le s m u l
t ip le s p a go d e s , a u x ca m p a n ile s lé g e r s , s e ca ch e n t
p a r m i les co co t ie r s , le s a r é q u ie r s , le s fla m b o ya n t s
q u i ce in t u r e n t a u s s i le s r iziè r e s d ’u n ve r t in t e n s e
o u d ’u n o r p â le , s u iva n t le s sa iftou s.
S o u s s a p a r o le im a g e e , l ’é t r a n g è r e r e s s u s cit a it
les b o n ze s a u x co s t u m e s c h a t o ya n t s , le s bon / .illon .s
g r a n d is s a n t a le u r o m b r e ; »c m a r ch é d u P a s s a g e
d e s E lé p h a n t s , ce t t e r u e a n im é e o ù c ir c u le n t les
K la s , p e t it s e t ch é t ifs , le s m i s à l ’a ir t im id e , e t les
L a o t ie n s d ’u n p u ys iq u e p lu s a v a n t a g e u x q u i d é
b it e n t -d e co u r t e s ve s t e s e n b r o ca r t d e S ia iu , d es
c o u t e a u x à m a n ch e d ’a r g e n t , d e m u lt ip le s a m u
le t t e s , o u d e s b ijo u x e u filigr a n e d 'o r ; t a n d is q u e
le s Ch in o is , a u x vis a g e s J e v ie ille s fem m e s , ve n
d e n t d es b o it e s d e la q u e , d u t h é e t s u r t o u t de
l ’o p iu m .
D o lo r è s E n r ie o s ’e x p r im a it e n u n fr a n ça is t r è s
p u r , à p e in e t e in t é d ’u n a cce n t q u i -a jou t a it u n e
s é d u ct io n n o u ve lle à ce t t e jo lie fille ; e lle m o n t r a it
t o u t e la d é cis io n e t l ’a lla n t d e l ’An g lo - Am é r ic a in e
e t g a r d a it le ch a r m e e n ve lo p p a n t , le s o u r ir e en s o r
ce le u r d es E s p a g n o le s n ées à Cu b a .
D e n is e l ’é co u t a it a ve c u n in t é r ê t p a s s io n n é , fr a p
p ée p a r le s im a g e s é vo ca t r ice s , les p h r a s e s n e t t e s
q u i d o n n a ie n t , a u x a u d it e u r s d e ce t t e ch a r m e u s e ,
u n e id é e e x a c t e d es ch o s e s q u ’e lle vo u la it d é cr ir e ;
e t d e p u is l ’in s t a n t o ù M 110 E n r ie o a va it r é a lis é
q u i é t a it son in t e r lo cu t r ice , e lle n e m é n a g e a it p o in t
le s fr a is d ’a m a b ilit é , s a n s d o u t e p b u r fa ir e o u b lie r
sou s a lu t p r o t e ct e u r d e l ’a r r ivé e .
—
O h ! q u e c ’e s t a m u s a n t , fit - e lle , l ’a ir r a v i, de
p e n s e r q u e ce la vo u s in t é r e s s e , m a d e m o is e lle Morn a cq ! m a is je m e fer a i u n p la is ir d e vo u s m o n t r e r
m es a lb u m s b o u r r és d e p h o t o s e t m ê m e d e cr o q u is ,
je vo u s co m m u n iq u e r a i m e s n o t e s r e c u e illie s a u
�54
LA R E V A N C H E D E N Y S E T T E
co u r s d e m es e x cu r s io n s d a n s le p a y s d e ces g r a
ie» x L a o t ie n s q u i d o n n e n t à m a n g e r a u x o is e a u x
du cie l, e t p o u s s e n t la m a n s u é t u d e ju s q u 'à vo u lo ir
êt r e go u ve r n é s p a r d e u x r o is à la fo is , a lo r s q u e les
p e u p le s d ’E u r o p e n ’en s u p p o r t e n t p lu s a u cu n ...
E lle r ia it en la n ça n t ce t t e b o u t a d e , et com m e
M'"c M o r n a cq s e le v a it p o u r p r en d r e co n gé :
- v D é jà ! s ’e xcla m a - t - e lle . Vo u s ê t e s c r u e lle d e
n ou s p r ive r s i r a p id e m e n t d ’u n e a u s s i ch a r m a n t e
co m p a gn ie ... m a is je m e ve n g e r a i e n a lla n t vo u s
réélu er à S a in t - D c r t r a n d , q u e je m e u r s d ’e n vie
de vis it e r d a n s s e s p lu s ] x't it s d é t a ils .
L ilia n e p u t s e m a in t e n ir im p a s s ib le e t d e m a n d a
d ’u n e vo ix ca lm e :
— Vo u s p e n s e z d on c p r o lo n ge r vo t r e s é jo u r ic i,
M a d e m o is e lle ?
— M a is o u i... d u r a n t q u e lq u e s s e m a in e s , t o u t a u
m o in s. M r *C h a r le y e t m a co u s in e p a r t a g e n t m on
e n t h o u s ia s m e p o u r ce coin p it t o r e s q u e e t s i r ep o
sa n t s u r t o u t . M a in t e n a n t cpie n o u s a vo n s r e t r o u vé
d es r e la t io n s a g r é a b le s , ce s e r a it d é s o la n t d e s ’e n
a lle r .
Mme M o r n a cq n e r é p liq u a q u e p a r u n s o u r ir e
é q u ivo q u e à ce t t e d é cla r a t io n e n t h o u s ia s t e . Ap r è s
a\ o ir p r is gr a cie u s e m e n t co n gé d e t o u s , e lle r e ga
gn a son a u t o , s u iv ie d e D e n is e .
— Ali ! m a is vo ilà u n e vis it e p eu b a n a le , d é cla r a
la je u n e t ille , la g r ille à p e in e fr a n ch ie ... Ce t t e
Am é r ica in e n ’e s t p a s s e u le m e n t o r ig in a le , c ’e s t
en cor e u n e fem m e é r u d it e et in t é r e s s a n t e .
— T u t r o u ve s ? r ip o s t a L ilia n e la vo ix s èch e .
P u is , p o r t a n t s a m a in flu e t t e à so n fr o n t :
— Ce t t e vis it e m ’a e xcé d é e , d it - e lle , la v o ix
p la in t iv e , j ’ai ét é p r is e s u b it e m e n t d ’u n e m igr a in e
in t o lé r a b le ... m oi q u i a lla is s i b ie n !... •
E t co m m e l ’a u t o se r e m e t t a it en r o u t e , la p a u vr e
fem m e , l’a ir vr a im e n t é p u is é e , a p p u ya n t sa t ê t e
au ca p it o n , n e d it p lu s m o t d u r a n t le s q u e lq u e s
in s t a n t s q u e m it l ’a u t o à r e g a g n e r le m a n o ir .
Ar r iv e e s u r le p la t e a u , il fa llu t q u é r ir le s La o
t ie n s e t u n p o u s s e -p o u s s e , L ilia n e se d é cla r a n t
in ca p a b le d e g r a v ir à p ie d la p e n t e r a p id e q u i
m e n a it a u ch â t e a u m êm e .
�I./ Y xs.lv v A N C H E D E N Y S E T T E
55
N a t u r e lle m e n t , l ’a s ce n s io n
fu t e n co r e a ssez
lo n g u e , ce q u i p e r m it à Be r n a r d D a r r e n s , d o n t
ce p e n d a n t la t o i\ ,L 1o lé gè r e a v a it a t t e in t le g a r a g e ,
b ie n a p r è s l 'H is p a n o , d e p é n é t r e r d a n s le ve s t ib u le
eu m êm e t e m p s q u e D e n is e e t s a b elle-m èr e.
Ce lle - ci d e m a n d a im p é r ie u s e m e n t l ’a id e d e son
n e ve u p o u r g r a v ir l ’e s ca lie r ; la je u n e fille le s
s u iv a it à fa ib le d is t a n ce , e t n e p u t s ’e m p ê ch e r
d ’e n t e n d r e ce s p a r o le s q u i la fr a p p è r e n t d e s t u p e u r :
— B e r n a r d !... le s a va is - t u ? e lle e s t ici, e t p o u r
lo n g t e m p s ! T u le vo is , je n ’e x a g é r a is p a s le
d a n ge r .
L ’in g é n ie u r p r o t e s t a , la vo ix ca lm e :
— E h b ie n ! e h b ie n , je n e vo is p a s là d e q u o i
s ’a ffo le r , L ilia n e , le s P yr é n é e s s o n t à t o u s le s t o u
r is t e s , vo yo n s ... e t p u is r ie n n e t ’o b lig e à la r e
ce vo ir .
— A h ! n e cr a in s r ie n ! e lle s ’c'st d é jà in vit é e , il
fa u d r a la s u b ir ...
— N o u s la s u b ir o n s , t u ve r r a s q u e ce n e s e r a
p a s si t e r r ib le ...
— O h ! d ’a ille u r s , t u a s r a is o n ! ce n ’eâ t p a s là
q u ’e s t le d a n g e r ... n ’a -t -e lle p a s eu le co u r a g e d e
m ’a vo u e r c yn iq u e m e n t q u ’à B ia r r it z...
I ci, vo lo n t a ir e m e n t , D e n is e r a le n t it le p a s , r e
d o u t a n t d ’e n t e n d r e p r o n o n ce r le n om d e son p è r e .
« E n co r e u n e n ve r s p é n ib le d e ce d éco r lu x u e u x
q u i n o u s e n t o u r e , s o n ge a it - e lle .
o
Vo ilà u n n o u ve a u m ys t è r e à a jo u t e r à c e lu i d u
ja r d in clo s .
« Mon D ie u ! q u e t o u t ce la e s t co m p liq u é ! Q u e
s u is - je d e s t in é e à vo ir i c i? ... »
E t , le cœ u r a n g o is s é , N ys e t t e r e g a g n a à s o îi
tou r son a p p a r tem en t.
VI
—
C ’e s t c u r ie u x q u e ce s o ie n t c e u x q u i ft ’ô fit
r ie n à fa ir e q u i se m o n t r e n t t o u jo u r s e n r e t a r d ,
gr o n d a M ich el M o r n a cq en p é n é t r a n t d a n s la s a lle
à m a n g e r où s e t r o u va ie n t d é jà D e n is e e t Ber n a r d .
>
�50
l,A
R EV AN CH E D E N YS E TTE
S ’a d r e s s a n t , la v o ix r u d e , à u n d e s s e r v ite ur s
la o t ie n s :
— T h e n g ! va s a vo ir p o u r q u o i M a d a m e n ’e s t p a s
e n co r e d e s ce n d u e .
1,'in d ig è n e r e vin t an b ou t d e q u e lq u e s s e co n d e s ,
e x p li q u a i t q u e
« M a ît r e s s e s o u illa n t e n e d e s ce n
d r a it p a s ce soir ».
l.e s s o u r c il1 du ch â t e la in s e r a p p r o ch è r e n t , d on
n a n t à son vis a g e u n e e xp r e s s io n co u r r o u cé e .
— E n co r e ! t o u jo u r s d o n c? g r o n d a - t - il s o u r
d em e n t .
E t se r e t o u r n a n t ve r s sa fille :
— J e cr o ya is q u e vo u s a vie z é t é ch e z le s Sa in t B e r t r a n d , t o u t e s d e u x , a u jo u r d ’h u i ?
— N ou s y s o m m e s a llé e s , ei. e ffe t , m o n p e r e ;
<t c ’e s t ju s t e m e n t ce q u i
fa t ig u é L ilia n e .
M. M o r n a cq h a u s s a les é p a u le s .
— F a t ig u é e ! m u r m u r a - t - il... Un q u a r t d ’h eu r e
d ’a u t o ’ l ’a lle r , a u t a n t au r e t o u r ..
— Ce n 'e s t ce r t a in e m e n t p a s ce la q u i a é t é le
p lu s s u r m e n a n t , in s in u a a lo r s Be r n a r d , s ile n c ie u x
ju s q u e -là .
ii y a va it d o n c b e a u co u p d e m o n d e, à la v illa
S y l v a b e l l e f . . . Co n t e -n o u s a lo r s t a v is it e , N ys e t t e ,
ce ser a u n e d ive r s io n .
E t , t o u t s im p le m e n t , D e n is e d o n n a ses im p r e s
s io n s , p lu t ô t fa vo r a b le s , s u r les a n cie n s c h â t e la in s ;
t a n d is q u 'e lle p a r la it d e V iv ie n , les y e u x d e s o n
p è r e , et p e u t -ê t r e p lu s lo n gu e m e n t en co r e ce u x d e
B e r n a r d , d e m e u r è r e n t cu r ie u s e m e n t a t t a ch é s s u r
e lle . M a is e lle n ’y p r it p o in t g a r d e , p r é o ccu p é e d e
l ’effe t q u ’e lle a lla it p r o d u ir e en je t a n t le n om d e
cette Am é r ica in e d o n t la vu e a v a it in co n t e s t a b le
m en t b o u le ve r s é L ilia n e .
E l vo ici q u ’à ees m ot s en fin t o m b é s d e ses lè vr e s :
* D o lo r è s E n r ico *, le vis a g e d e l ’in g é n ie u r se
color a lé gè r e m e n t , il e u t , l ’e s p a ce d ’u n é cla ir , l ’a ir
co n fu s d 'u n e n fa n t p r is en fa u t e , p u is , s e r e s s a is is
s a n t a u s s it ô t , il d it , l ’a ir d é t a ch é :
— T ie n s , la b e lle L o la e s t d o n c d é jà a r r iv é e ? ...
— J e cr o ya is q u e vo u s l ’a vie z r é ce m m e n t v u e
â B ia r r it z, m o n o u c le ? la n ç a im p it o y a b le m e n t
Ber n a r d .
�LA R E V AN CH E D E N YS E TTE
57
1«'in g é n ie u r d é v is a g e a son n e ve u , l ’a ir à la fo is
ou t r é e t é t o n n é d e ce t t e a t t a q u e d ir e ct e .
— T e v o ilà au co u r a n t d e b ie n d es ch o s e s , t o i
q u i n ’a s s is t a is p a s à la vis it e .
M a is , a u s s it ô t , D e n is e , s e n t a n t gr o n d e r l ’o r a ge ,
p a r la d es L o u ch e t t .
— E lle e s t g e n t ille , ce t t e p e t it e D o d y ? d e m a n d a ï-elle.
— Un e fr a n ch e cr é a t u r e , e x ce s s ive m e n t s p o r t ive
«t s a n s im a g in a t io n , ce q u i n ’e s t p a s t o u jo u r s u n
m a l... u n e e n fa n t g â t é e q u i a g a r d é le cœ u r p i
t o ya b le ...
' — E t ce M a s t e r L o u c h e t t ?
D a r r e n s , d e s a v o ix in c is ive , e x p liq u a :
— L u i, u n p e r s o n n a ge d e va u d e v ille , q u i se
s o u vie n t d e s cs o r igin e s fr a n ça is e s e t m é r id io n a le s ,
au d e m e u r a n t u n bon ga r ço n q u i, je 11e s a is p o u r
q u o i, a vo u lu a m é r ica n is e r son n om . L o u ch e t t é t a it ,
il n ’y a p a s lo n gt e m p s e n co r e , L o u c h e t ... I! in ca r n e
d ’a ilie u r s a d m ir a b le m e n t le t yp e d e Ya n k e e a r r ivé :
vis a g e r a sé e t p le in , m in e r u b ico n d e , lo n g u e s d e n t s
en ch â s s é e s d ’o r , ve n t r e r e b o n d i e t la m in e s a t is
fa it e d e ce lu i q u i e s t d é cid é à p r e n d r e la vie d u *
b on cô t é ... n u e fo r t u n e m a gn ifiq u e , d ’a ille u r s r éa
Usée g r â ce à u n e m a r q u e d e cir a ge h e u r e u s e m e n t
la n cé e ...
Mic h e l Mo r na c q é co u t a it s a n s m o t d ir e ; so n
fr o n t o r g u e ille u x d e va in q u e u r r e s t a it b a r r é d ’u n
p li s o uc ie ux , t a n d is q u e s e s y e u x g a r d a ie n t u n e
e xp r e s s io n fa r o u ch e .
Co m m e n t D e n is e , a p r è s u n s ile n ce , o s a -t -e lle , à
ce m o m e n t -là , la n ce r les m o t s q u i b r û la ie n t se«
lè vr e s :
— Kt D olo r es E n r ic o ? ... q u e p e n s e z-vo u s d ’e lle ?
C e t t e q u e s t io n p o u va it s ’a d r e s s e r in d iffé r e m m e n t
à l ’u n d es d e u x h o m m e s p r é s e n t s .
D a r r e n s a lla it r ép o n d r e , m a is le ch â t e la in lu i
co u p a la p a r o le :
— Ce q u e j ’e n p e n s e ? b e a u co u p d e b ie n ! a ffin n a fc-il la v o ix n e t t e ; c ’e s t u n e fe m m e in s t r u it e , in t e l
lig e n t e , in t é r e s s a n t e e t fo r t jo lie , ce q u i n e g â t e
r ie n !
— O h ! jo lie 1 p a s a b s o lu m e n t , p r o t e s t a N ys e t t e ,
�$0
L'A R E V A N C H E D E N Y S E T T E
e lle a u n p r o fil t r o p d u r e t son s o u r ir e e s t p lu s
s p ir it u e l q u e t e n d r e ; m a is je r e co n n a is q u ’e lle a
d u ch ic e t b e a u co u p d ’é c la t ... e lle d o it p o sséd e r
u n e vo lo n t é d e fer e t a u s s i u n e ce r t a in e a d r e s s e ...
t e n e z, p a r e x e m p le , e lle s a it a d m ir a b le m e n t m e t t r e
en va le u r s e s d o n s in t e lle c t u e ls ...
— A u d e m e u r a n t , m é d io cr e m e n t s ym p a t h iq u e ,
d é cla r a h â t ive m e n t Be r n a r d .
S o u s le s a p p a r e n ce s du p lu s g r a n d ca lm e , M orn a cq m a in t e n a n t ir o n is a it , a fle ct a n t u n a ir lé g e r ,
t o u t e n s u cr a n t seâ fr a is e s .
— Co m m e ce t t e je u n e s s e n o u ve lle e s t d on c im p i
t o y a b le ! T o u t le m o n d e , à la vé r it é , n ’e s t p a s ' j
com m e ce r t a in p e r s o n n a ge d e m a co n n a is s a n ce ,
u n e s o r t e d e c h a r t r e u x la ïq u e ou d ’a s cè t e s a n s
p ié t é ... ce la , à fo r ce d e m é fia n ce , d e s ce p t icis m e ....
M ie u x va u t , vr a im e n t , co n s e r ve r , m ê m e q u a n d on
a d es ch e v e u x b la n cs a u x t e m p e s , q u e lq u e s fo lle s
illu s io n s ... q u it t e à le s p e r d r e u n e à u n e ...
— C r o ye z- v o u s ? r é t o r q u a le je u n e h o m m e . M o i,
j ’a i le c u lt e d u r é e l... c ’e s t -à -d ir e d e la v é r it é !...
m a is , p u is q u e c ’e s t p o u r m o i q u e vo u s ve n e z d e
p a r le r , la is s e z- m o i vo u s d ir e , M o r n a cq , q u e vo u s
vo u s t r o m p e z s i vo u s cr o ye z q u e je n ’a i ja m a is e u
d ’illu s io n s ... J u s q u ’à ce jo u r , d u m o in s , j ’a va is eu
ce lle d e l ’a m it ié .
L e c h â t e la in s e le v a fu r ie u x .
— E s t - ce à d ir e q u e , ce s o ir , t u t e s e n s d e ve n u
s c e p t iq u e ? ... I l t ’e n fa u t p e u , m on c h e r !...
E t il fit q u e lq u e s p a s d a n s la d ir e ct io n d e son
b u r e a u , s it u é d u cô t é o p p o s é a u s a lo n ; p u is , s ’a r r ê
t a n t b r u s q u e m e n t , com m e a ya n t r é flé ch i, il se r e
t o u r n a ve r s la gr a n d e t a b le o ù , s o u s le lu s t r e
é le ct r iq u e , r e s p le n d is s a ie n t le s fle u r s r a r e s , les
c r is t a u x , l ’a r g e n t e r ie , e t la is s a t o m b e r d ’u n t o n
ca lm e , p r e s q u e d o u x :
— Vie n s m e r e jo in d r e , B e r n a r d , j ’a i b eso in q u e
t u m e r e n d e s co m p t e d e l ’e m p lo i d e t a jo u r n é e .
E t à s a fille q u i s ’é t a it le vé e p o u r l ’e m b r a s s e r :
— Bo n s o ir , e n fa n t , e xcu s e -m o i d e t e la is s e r s e u le ,
m a is j ’a i d es q u e s t io n s im p o r t a n t e s à r é g le r a ve c
Darren s.
T im id e m e n t , D e n is e d e m a n d a ;
�L A R EV AN CH E D E N YS E TTE
S9
— D o n n e z-t n o i, au m o in s , l’a d r e s s e d e t a n t e
N a d e t t e , je \ o u d ia is a lle r la vo ir d e m a in .
. — Vr a im e n t , t u d é s ir e s t o u jo u r s la ir e s a con
n a is s a n ce ?
.
—i l'I iis q u e ja m a is !
— C ’e s t b ie n , ce la . Co n ve n u a lo r s ! A v a n t d e m e
co u ch e r , j'ir a i t e p o r t e r u n m ot p o u r e lle ... n ia is
p a r q u el m oyen co m p t e s -t u a lle r à L o u r d e s ?
— l.e t r a in !... p u is en co r e le t r a in I...
— l'a s îles p lu s co m m o d e s , e t q u a n d il y a d e u x
a u t o s d a n s u n e m a is o n ...
E t s ’a d r e s s a n t à son n e ve u :
— H om a r d , n e d o is -t u p a s t e r e n d r e à P a u , d e
m a in , vo ir où en e s t la co n s t r u ct io n d u I’a la ce ?
— J ’y va is , en e ffe t , m a is je p e n s a is p a r t ir ve r s
s e p t lielir e s.
— Si l ’h eu r e m a t in a le n ’e ffr a ie p a s N ys e t t e , e lle
p o u r r a it p r o fit e r d e l ’o cca s io n ...
Avefc e m p r e s s e m e n t , D e n is e r é p o n d it q u ’e lle
a cce p t a it , s i t o u t e fo is ce la n e d é r a n g e a it p a s
M. Dar r en s.
Le je u n e h om m e s ’in clin a cé r é m o n ie u s e m e n t ,
d is a n t :
— J e ser a i à vo s o r d r e s à p a r t ir d e s e p t h e u r e s ,
M a d e m o is e lle !
T a n d is (p ie l ’o n d e e t le n e ve u g a g n a ie n t le m o
d er n e s t u d io , N ys e t t e m o n t a it d a n s s a ch a m b r e ,
a ve c la vo lo n t é d e s ’a b s o r b e r d a n s la le ct u r e d ’u n
livr e in t é r e s s a n t , m a is e lle n e p u t a r r ive r à se
r e cu e illir , sa p e n s é e é t n it loin d e t o u t e fict io n , e lle
se s e n t a it in ca p a b le d ’a p p r é cie r u n e œ u v r e lit t é
r a ir e , t a n d is q u e t a n t d e s o u cis l ’a s s a illa ie n t .
D é cid é m e n t ce s é jo u r à S a in t - H e r t r a n d n ’é t a it
p a s d e t o u t r ep o s, il lu i s e m b la it p a r m o m e n t s
viv r e s u r u n vo lca n a ve c d es m e n a ce s d e ca t a s
t r o p h e s im m in e n t e s .
Ce s o ir , le ropn s a va it é t é p a r t icu liè r e m e n t p é
n ib le e n t r e l ’a t t it u d e b o u go n n e d e son p è r e e t ce lle
d e D a r r e n s , in co n t e s t a b le m e n t a g r e s s ive .
I.a p a u vr e e n fa n t d e m e u r a it co n s t e r n é e .
Q u ’a va it d o n c vo u lu in s in u e r ce je u n e h o m m e , à
d iffé r e n t e s r e p r is e s ? D e q u o i p r é t e n d a it - il a ccu s e r
son p r o t e ct e u r ?
�!6 o
LA
R E V AN CH E
DE
N Y S ETTE
L a je u n e fille n ’o s a it p a s fo r m u le r , en t e r m e s
p r é c is , la t r o u b la n t e id ée q u i, p e u à p e u , se fa is a it
p lu s n e t t e eu e lle -m ê m e .
L e s p a r o le s d e L ilia n e , p r o n o n cé es a ve c a n go is s e
d a n s le s e s ca lie r s , lu i r e ve n a ie n t à la m é m o ir e !...
« E lle e s t ic i... il fa u d r a la s u b ir ... »
E vid e m m e n t c ’é t a it de D o lo r è s E n r ico d o n t il
é t a it q u e s t io n ... c ’é t a it e lle q u e L ilia n e r e d o u t a it , •
co n t r e ce t t e in t r ig a n t e q u e s a b elle-m ò r e a p p e la it
son p a r e n t à son s e co u r s .
EU q u o i? ... ce s e r a it p o s s ib le ? ... son p è r e ? .... j!
So n p è r e q u ’e n vé r it é e lle a im a it e t a u r a it t a n t
vo u lu p o u vo ir e s t im e r ... son p è r e p e n s e r a it p eu t ê t r e d e n o u ve a u à b o u le ve r s e r s a v ie ? ... il r é p u d ie
r a it la « r e m p la ça n t e » p o u r s a t is fa ir e 1111 c a p r ice ?
o h ! 11011, ce la n ’é t a it p a s p o s s ib le , il 11e lu i s e r a it
p a s d o n n é d e vo ir ce t t e fo lie ... son p è r e , r e m a r ié ,
p u is d ivo r ç a n t ?
E t B a r r o n s , q u el é t a it son r ôle d a n s t o u t ce la ?
I l p r e n a it p a r t i o u ve r t e m e n t p o u r sa p a r e n t e d o n t
il s e fa is a it lr d é fe n s e u r , n ’é t a it - il p a s son a llié d e
p a r les lie n s d u s a n g ? e t c ’é t a it p o u r ce la q u e , s p é
cu la n t s u r l ’a m it ié d es d e u x h o m m e s e t s u r le u r s
in t é r ê t s co m m u n s , l ’a s t u cie u s e L ilia n e r ê va it d ’u n e
u n io n q u i a u r a it m a in t e n u son u n iq u e p a r e n t à
son fo ye r m e n a cé ... M . D a r r e n s 11e fe r a it ce r t a in e
m e n t p a s u n e si m a u va is e a ffa ir e en é p o u s a n t la
fille d e son a s s o cié .
M a is ce ga r ço n lu i-m ê m e , d ’a p p a r e n ce si p eu
s e n t im e n t a le , q u el m o b ile le p o u s s a it à a cce p t e r ce
r ô le ? D ’a b o r d , u n e q u e s t io n d ’in t é r ê t à la q u e lle
t o u t e s é p a r a t io n p o r t e r a it u n e s é r ie u s e a t t e in t e ...
p e u t -ê t r e a u s s i le d é s ir d ’ê t r e s e co u t a b le à d e u x
ê t r e s q u i lu i é t a ie n t é g a le m e n t ch e r s ... ce la e lle
n e le d is c u t a it p a s .
A q u o i p o u r t a n t fa is a it d on c a llu s io n le ch â t e
la in , ce s o ir , en r a illa n t l ’a s cè t e , le c h a r t r e u x , le
s ce p t iq u e , d a n s le q u e l Be r n a r d s ’é t a it t o u t d e s u it e
r e co n n u ?
D e n is e 11’en r e ve n a it p a s . D a r r e n s , 1111 a s c è t e ? ...
E lle l ’im a g in a it t o u t m it r e, au con t .-a ir e, v iv a n t
s a n s a u cu n id é a l, é p r is d e t o u t e s 'e s s a t is fa ct io n s
q u e d o n n e l ’a r g e n t , t r a v a illa n t d a n s le b u t u n iq u e
�LA
R E V A N C H E H E N 'Y S E T T E
d e s ’a s s u r e r u n e vie m e ille u r e , s p é cu la n t p e u t -êt r e
m êm e s u r u n p r o je t d e m a r ia ge q u i p o u r r a it , a u
d e m e u r a n t , se r é a lis e r e t a clin n e r a it le s u ccè s d a u s
lu s é cu r it é .
Se s e r a it - e lle d on c t r o m p é e à ce p o in t ? ...
P o u r t a n t e lle d e va it b ie n s ’a vo u e r q u Vn ce q u i
la co n ce r n a it ce D a r r e n s n ’é t a it p a s ce q u Vn e
a v a it r e d o u t é t o u t d ’a b o r d . D é p it ou d é d a in , il n e
lu i a cco r d a it q u ’u n e r a r e a t t e n t io n et ivj t>L*: *. i.>.; i\ .
vo u lo ir p o u r s u ivr e en r ien l ’id c î d e m .- s p .n e n t s ...
N o n ! ce b ea u t é n é b r e u x n e ch e r ch a it p o .:,t à fa it e
sa co n q u ê t e e t , a p r è s en a vo ir é p vo u w u .i i
.m
s o u la ge m e n t , N ys c t t c eu a r r iva it a se d em u u d ci :ii
e lle n ’eu r e s s e n t a it p a s au co n t r a ir e q u o iq u e
d é p it .
M a is e lle s e go u r m a n d a a u s s it ô t , se t r a it a d e
r o m a n e s q u e e t in cr im in a sa s o lit u d e e t la t r is t e s s e
d e ce t t e la m e n t a b le s o ir é e ... Un s ile n ce p r o fo n d
l ’e n ve lo p p a it ; s e u l le m u r m u r e d u G a ve o u u n cr i
d ’o is e a u n o ct u r n e p a r ve n a it ju s q u ’à e lle .
So u d a in , e lle t r e s s a illit . Un b r u it d e p o r t e s o u
ve r t e s , d es a b o ie m e n t s jo y e u x ve n a n t d u ja t d in
clo s lu i in d iq u a ie n t q u e m is s G la d y s , son r ep a s
t e r m in é , a lla it d o n n e r à m a n ge r à ses p e n s io n
n a ir e s ... Q u o i d e p lu s s im p le q u e c e la ? ...
M a is , t o u t d e m êm e , ce t t e An g la is e lu i p a r a is s a it
p lu s q u e m ys t é r ie u s e ... s u s p e ct e m ê m e ! P o u r q u o i
ce t t e c o n s ig n e d e u e ja m a is la is s e r p é n é t r e r p e r
s o n n e d a n s la co u r r é s e r ve e ? ... Co m m e n t , n on s e u
le m e n t L ilia n e , m a is son p è r e , s u r t o u t , se p r ê
t a ie n t - ils à d e s e m b la b le s m a n ie s ?
Ce s o ir , é n e r vé e , e lle vo ya it m a lé fice s en t o u t ;
e lle vo u lu t en a vo ir le cœ u r n e t e t d e n o u ve a u
in t e r r o g e r L ilia n e .
D é lib é r é m e n t , p o u r fu ir s a s o lit u d e , e lle q u it t a
d o u e s a ch a m b r e ; se d ir ig e a n t a u t r a ve r s d e co u
lo ir s s o m b r e s e t t o r t u e u x , e lle g a g n a l ’a p p a r t e m e n t
d e s a b e lle-m èr e e t fr a p p a u n co u p d is cr e t à sa
porte.
M a is r ie n n e lu i r é p o n d it q u ’un m u r m u r e d e
v o ix lo in t a in e s . Alo r s , e lle e n t r a . La p iè ce vid e
é t a it é cla ir é e p a r la d ou ce lu e u r d ’u n e la m p e q u i
d o n n a it u n a s p e ct fé e r iq u e a u x b io ca t e lle s r o s e s à
�62
LA R E V A N CH E D E N YS E TTE
fle u r s ir is é e s d e s t e n t u r e s . P a r la gr a n d e b a ie
e n t r ’o u ve r t e , le b r u it d es vo ix p e r çu e s t o u t à
î ’h e u r e d e ve n a it p lu s d is t in ct , s a n s p r en d r e le
t e m p s d e s e r a is o n n e r , D e n is e t r a ve r s a la p iè ge
a u x t:>pis a u s s i u o d le u x q u e la m o u s s e d es b o i'.,
o u v r it p lu s gr a n d e la fe n ê t r e , s e p e n ch a a u d eh o r s
et fa illit la is s e r é ch a p p e r lin cr i.
Le lo n g d ’u n e a llé e or n ée d e fleu r s e t d ’a r b u s t e s ,
t r o is om b r e s se d e s s in a ie n t n e t t e m e n t s u r le s a b le
tin ; t o u t d e s u it e , f i l e r e co n n u t ce lle d e l ’An g la is e ,
fa lo t e et d é g in g a n d é e , p u is ce lle en co r e si é lé ga n t e
de L ilia n e , e n t o u r é e d e v o ile e t s o u t e n a n t , à son
b r a s , u n p e t it co r p s flu e t , c la u d iq u a n t , s ’e s s a ya n t
à u n e m a r ch e h é s it a n t e ... T o u t d e s u it e , e lle
co m p r it .
— M a u r ice ! s ’é cr ia -t -e lle à d e m i- vo ix , M a u r ice ...
m on fr è r e !... p a u vr e in fir m e !... 11 e s t là ... e t on
m ’in t e r d it d e le vo ir ...
Un s a n g lo t m o n t a d e son cœ u r d é ch ir é , e lle n ’e u t
q u e le t e in p s d e s e r e t ir e r , d é jà p e u t -ê t r e l ’a va it -o n
en t e n d u e ...
Bo u le ve r s é e p a r s a d é co u ve r t e , e lle r e b r o u s s a
a u s s it ô t ch e m in , r e ga gn a le co u lo ir , lo r s q u e , in o
p in é m e n t , e lle s e h e u r t a à son p è r e . R e g r e t t a n t
p e u t -ê t r e « o u h u m e u r m a u va is e , ce lu i- ci ve n a it *
p r e n d r e d es n o u ve lle s d e s a fe m m e ; q u a n d il s u t
q u ’e lle n ’é t a it p o in t là , il r e p r it son t o n s a r ca s
tiq u e.
— E t ce t t e t e r r ib le m igr a in e a lo r s ? ...
— D is s ip é e , s a n s d o u t e !...
— Où e s t -e lle d o n c? ...
— D a n s le ja r d in c lo s ... a v e c ... a ve c ce m a l
h e u r e u x e n fa n t ... M a u r ice .
E t , é cla t a n t en la r m e s
— M o l p è r e , fit -elle d é s o lé e ... p o u r q u o i m ’a vo ir
cach é q u ’il é t a it là , viv a n t s o u s le m ê m e t o it q u e
m o i... m on fr è r e ... vo t r e fils à v o u s ? ... tn oi q u i a u r a is ét é s i h e u r e u s e d e le co n n a ît r e , d e le c h é r ir !...
Un p eu in t e r d it p ar ce t t e e p lo s io n d e d o u le u r ,
M . M o r n a cq e n t r a în a s a fille d a n s sa ch a m b r e e t ,
la m e n a n t ve r s u n d iva n , il s ’a s s it à cô t é d ’e lle ...
N e p le u r e p a s , ch é r ie , fit-il a ve c t e n d r e s s e ...
c ’e s t vr a i q u e t u n e s a is p a s , e t q u e t u a s d r o it
�LA R E V AN CH E D E
N YS E TTE
63
d ’en êt r e p e in é e ... m a is é co u t e ... I l p a r a ît q u e ce
m a lh e u r e u x e n fa n t n e ve u t p a s t e v o ir ... il cr a in t
t a p it ié ... e t p e u t - ê t r e t a r a ille r ie , ca r il n e t e
e o n n s ît p lu s ... Alo r s , r e d o u t a n t q u e t u n e s o is fr o is
sée p a r ce t t e a t t it u d e , 011 a m ie u x a im é n e t e r ie n
d ir e ... ce q u e j ’a i b lâ m é s é vè r e m e n t , ca r , s i L ilia n e
r a ffo le d es p e t it s m ys t è r e s , m o i, je les a i e u
h orreu r.
D e n is e r e s t a it a t t e r r é e , ce p e n d a n t son cœ u r g é
n é r e u x t r o u v a it u n e e x c u s e :
11 y a p o u r le s lèvr e s m a t e r n e lle s d e p é n ib le s
a ve u x , s a n s d o u t e ! P e u t -ê t r e r e d o u t a it - o n m ou
in s is t a n c e ... O n se fo r ge t a n t d ’id é e s q u a n d 011
so u ffr e !
— C ’e s t é g a l, je n ’a d m e t s p a s q u e , d a n s
l ’é p r e u ve , on a it r e co u r s à ces m o ye n s t o r t u e u x , à
ce s co m p lica t io n s ... s e n t im e n t a le s ou a u t r e s ... s y s
t è m e e n fa n t in , ir r it a n t p o u r u n h o m m e d e m a
t r e m p e ... N ’é t a it -ce p a s a s s e z d e ce co u p cr u e l d u
d e s t in ... la m o r t d e n o t r e m ign o n n e M a t lié ? ...
U n e é m o t io n r é e lle fa is a it t r e m b le r la v o ix im p é
r ie u s e : ce M ich e l M o r n a cq , q u i r e d o u t a it le s m a n i
fe s t a t io n s d e s e n s ib ilit é , d é co u vr a it m a lg r é lu i, à
ce t t e h e u r e , la p la ie s a ig n a n t e d e so n cœ u r .
D e n is e a ch e va d ’en ê t i ■b o u le ve r s é e :
— O h ! m ou p a u vr e p a p a , gé m it - e lle , c o m p a t is
s a n t e , vo u s ave/ , é t é , vo u s ê t e s e n co r e t r è s m a l
h e u r e u x d a n s vo s e n fa n t s ... m a is e lle d o n c... L i
lia n e , ca r e n fin , vo u s , vo u s a ve z vo t r e N y s e t t e !...
I l r é p o n d it a cca b lé :
— O u i, j ’a va is m a N ys e t t e , e t je n ’a i p a s s u la
ga r d e r ; je le s a is , t e s vr a is p a r e n t s s o n t le s N eu v ia l... e t ils le m é r it e n t b ien d ’a ille u r s .
— P èr e , m on cœ u r e s t a s s e z va s t e p o u r vo u s
co n t e n ir t o u s ! m ê m e lu i, ce p a u vr e p e t it , p o u r
le q u e l je vo u d r a is t a n t p o u vo ir q u e lq u e ch o s e ...
— T u es b o n n e, m a N ys e t t e , s o u p ir a le t y r a n
d ésar m é.
— J e vo u d r a is l ’ê t r e , m a is y a -t -il vr a im e n t d es
s e n t im e n t s h u m a in s s a n s a llia g e ?
— Ce r t e s n on ! a u s s i n e fa u d r a it -il p a s d e m a n d e r
l ’im p o s s ib le , com m e le fon t ce lle s q u i, p o u r a vo ir
ét é t r o p g â t é e s , e s t im e n t q u e t o u t le u r e s t d û ...
�LA
r e v a n c h e
d e
n y s e t t b
•— l î e s t d es d r o it s in d is cu t a b le s , p è r e , n e l ’ou Dliez p a s ! a it in n a g r a ve m e n t la je u n e fille .
M a is M o r n a cq , co m p r e n a n t l ’a llu s io n d e ce t t e
p h ia s e , vo u lu t y co u p e r co u r t .
— L a is s o n s cet a n g o is s a n t s u je t , fille t t e , d it -il
en s e le va n t . Vo ici d ou e u n m o t p o u r t a n t e N a d e t t e ... D is-lu i q u e j ’ir a i la vo ir q u a n d j ’a u r a i u n e
m in u t e ... P a u vr e v ie ille ! j ’a im e r a is à la r e ce vo ir
ic i, en s é jo u r p r o lo n gé , a in s i p o u r r a is - je jo u ir u n
p eu d e sa p r é s e n ce ... m a is « e lle a s i p e u l ’u s a g e
d u m on d e » !
Sô u s l ’e m p ir e d ’u n e ir r it a t io n co n t e n u e , il p r e
n a it en d is a n t ce la u n e vo ix flû t é e q u i im it a it
c e lle d e L ilia n e ... p u is Bo u r r u , im p it o ya b le :
— J ’a i l ’h o r r e u r d es e s p r it s m e s q u in s ... d e s
cœ u r s é t r o it s !...
— Le cœ u r ... ce r t a in e s é d u ca t io n s l ’a t r o p h ie n t ..,
— La t ie n n e n e fu t p a s d e ce ge n r e i
— Vo u s en p la in d r ie z- v o u s ? ...
— A h ! n o n , c e r t e s !.,, ce p e n d a n t ..*
I l s ’a r r ê t a , co m m e g ê n é d ’e x p r im e r t o u t e s a
p en sée :
— C e p e n d a n t ? ... o h ! p è r e ! q u e lle e s t ce t t e r es
t r ict io n ? ...
— T o n in t r a n s ig e a n ce m ’e ffr a ie u n p e u !
E lle r it ge n t im e n t :
— l’as p o s s ib le ! je n e m e s e r a is ja m a is cr u le
p o u vo ir d e fa ir e t r e m b le r ce t e r r ib le p a p a !
— O h ! « t r e m b le r » ! le m o t e s t u n p e u fo r t !..,
£ mfin, l’a ve n ir n o u s d ir a b ien d es ch o s e s ... l ’a ve n ir
im m e n s e d e va n t t o i, p e t it e fé e ! p o u r m o i, d é jà
b ie n r é t r é ci... j ’a i d e m a in cin q u a n t e - q u a t r e a n s !
— J ’e n t e n d s q u e n o u s le s fê t io n s !... n ’es t -ce p a s
l ’â ge d e la s a g e s s e ? ...
— I m p e r t in e n t e L.. M o i, je t r o u ve q u e c ’e s t u n e
r a iso n p o u r p r o fit e r d es a n n ées d e gr â ce q u i m e
s é p a r e n t d e la vie ille s s e ...
P u is , a ve c h â t e , c r a ig n a n t d ’e n a vo ir t r o p d it :
— Il e s t t a r d ! à d e m a in , e n fa n t !
— O h ! e n fa n t !... s a ve z- vo u s q u e j ’a i vin gt -t r o if
a n s s o n n é s , m oi !... T a n t e C é c ile a d é jà la t e r r e u i
d e m e vo ir co iffe r s a in t e Ca t h e r in e .
�LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
65
— E lle a r a is o n ... i l fa u t s o n ge r à fa ir e t a vie ,
m a m ig n o n n e !
— R ie n tie p r e s s e ... j ’a t t e n d s !
— Q u o i ? ... l ’a m o u r ? ...
— J e n e s a is !... le b o n h e u r à co u p s û r !...
— T u v o is b ie n , t o i a u s s i, t u a p p e lle s le
b o n h e u r ...
— O u i, m a is u n b o n h e u r d u r a b le ,... p a r t a g é ...
s a cr o -s a in t , s i j ’ose d ir e ...
(
— I lu m !... s e r a is -t u m ys t iq u e , p a r -d e s s u s le
m a r ch é ? ...
E lle r e s t a u n m o m e n t s ile n cie u s e , p u is g r a
ve m e n t :
— J e 11e cr o is p a s , p è r e ! m a is j ’ai l ’ftm e in co n
t e s t a b le m e n t r e lig ie u s e , et je co n s id è r e les lie n s d u
m a r ia ge co m m e à ja m a is in d is s o lu b le s ...
M . M o r n a cq e u t u n ge s t e d é s a b u s é :
— J e les ai s o u h a it é s t e ls , m oi a u s s i... J ’a u r a is
t o u t a cce p t é p o u r g a r d e r t a m èr e, co n t in u e r à
viv r e a ve c e lle t o u jo u r s ...
P u is s e le va n t p o u r co u p e r co u r t :
— J e n e d e vr a is p a s t ’e n ie ve r t e s illu s io n s , m a
p e t it ', n a i s la vie , vo is - t u ... la v ie n ’e s t q u 'u n e
s in is t r e p la is a n t e r ie !
V II
Q u a n d , le le n d e m a in , a p r è s u n v o ya g e r a p id e
N ys e t t e a t t e ig n it Lo u r d e s , e lle n e t r o u va p o i^ t s b
t a n t e e n son lo g is , e t , a p r è s u n e lo n g u e a t t e n t e
e lle s e d é cid a à l ’a lle r r e jo in d r e a u C a lv a ir e , où
e lle é t a it , a s s u r a it u n e vo is in e .
Q u a n d , a p r è s u n a r r ê t d e va n t ch a q u e g r o u p e d e
b r o n ze , N ys e t t e e u t a t t e in t le s o m m e t d e la m o n
t a g n e , e lle v it , a s s is e s u r u n b a n c, u n e vie ille
fe m m e q u i s e r e p o s a it a p r è s la r u d e a s ce n s io n
U n e p h o t o g r a p h ie , r e ga r d é e la ve ille , lu i p e r m it
d e r e co n n a ît r e la t a n t e d e son p è r e en ce t t e h u m b le
cr é a t u r e vê t u e à la fa çon d ’u n e m o n ia le , au v is a g e
r id é , p â li, m a is é cla ir é p a r d e u x y e u x r e s t é s m i*
276-111
�66
I,A R E V A N C H E
H E N YS E TTE
g n ifiq u e s . Alo r s , d é lib é r é m e n t , a ve c t o u t e s a gr â ce
ju v é n ile , N ys e t t e s e p e n ch a ve r s la p a u vr e s il
h o u e t t e en d is a n t :
— T a n t e N a d e t t e , je s u is s û r e ?
L a v ie ille fille se t r o u b la :
— Vo u s d it e s , M a d e m o is e lle ?
— Q u e vo u s ê t e s ce r t a in e m e n t t a n t e N a d e t t e !
U n s o u r ir e a t t e n d r i e r r a s u r les lè vr e s flé t r ie s .!
— Q u e lq u e s - u n s d es m ien s m e d o n n e n t ce 110111là , en e ffe t ; m a is vo u s -m ê m e , m on e n fa n t , q u i
ê t e s - vo u s ? ...
E t sa vo ix s e fa is a n t a n x ie u s e , p r e s q u e cr a in
t iv e , e lle s ’é t a it le vé e e t r e g a r d a it ce t t e é lé g a n t e !
in co n n u e a ve c u n e ce r t a in e a n xié t é .
Alo r s , g e n t im e n t , s e p e n ch a n t ve r s e lle , D e n is e
l'e m b r a s s a :
— J e s u is N ys e t t e , d it - e lle , la fille d e M ich e l...
J e d é s ir e p a s s e r la jo u r n é e a ve c vo u s ... O n m 'a d it
q u e vo u s é t ie z a u C a lv a ir e , e t je s u is ve n u e vo u s
y r e jo in d r e ...
Au s s it ô t la b on n e fille s ’e x c la m a :
— Mon D ie u ! la fille d e M ich e l q u i v ie n t p a s s e r
la jo u r n é e a ve c m oi !... m a is je n ’a i r ien d e bon à
vo u s o ffr ir , m a p a u vr e e n fa n t ... J e va is t o u t d e
s u it e co u r ir au m a r ch é ... A vo t r e â g e , 011 a b el
a p p é t it ... il n e fa u t p a s q u e je vo u s fa sse m o u r ir
d e fa im !... M on D ie u ! q u e lle é m o t io n ce la n ie fa it
d e vo ir là ... la fille d e m on M ich e l !
— P a s b e s o in d ’a lle r a u m a r ch é , ch èr e t a n t e
N a d e t t e ! je p o r t e a ve c m oi d es p r o vis io n s ; les
fe r m e s d e S a in t - B e r t r a n d r e go r g e n t d ’u n t a s d e
b o n n es ch o s e s . A o n ze h e u r e s , n o u s r e n t r e r o n s et
n o u s a u r o n s t o u t le lo is ir d e p r é p a r e r n o t r e d é je u
n e r e n s e m b le ... o u i... o u i... je vo u s a id e r a i... et
p u is vo u s a lle z co m m e n ce r p a r m e t u t o ye r a u lie u
d e m e t r a it e r en é t r a n g è r e ...
— U n e é t r a n g è r e ? ... a li ! n o n , ce r t e s , ch èr e e n
fa n t , je n e t e co n n a is s a is p a s , m a is ch a q u e jo u r
je p a r la is d e t o i à D ie u e t à la Vie r g e M a r ie ...
— P o u r q u o i 11e m e l ’a vo ir ja m a is é c r it ? ... celr
m ’e û t t a n t fa it d e p la is ir d e s a vo ir ç a !.. .
U n p e u d e roui^ e a n im a le vis a g e m o m ifié :
�LA
R EVAN CH E
T) R N Y S E T T E
67
— H é la s !... s i tu e s u n e s a va n t e , co m m e d it t o n
p è r e ... m o i, je s u is u n e p a u vr e ign o r a n t e .
— Ce n ’e s t p o in t là un e. r a is o n ... t a n t e N a d e t t e !
vo u s u e d e vie z p a s m ’a b a n d o n n e r .
— l'a r fo is je m e d is a is ce ’a ... e t p u is , je n ’o s a is
p a s... p e n s e d o n c... je fa is d es fa u t e s d 'o r t h o
g r a p h e , m o i! m on é cr it u r e e s t t o n t e tr e". b .é e ...
illis ib le , et p u is je t e s a va is si b ie n e n t o - ié e ...
sa n s ce la , j ’e r s s e b ien t r o u vé le m o ye n d e m e r a p
p r o ch er d e t o i, v a ! P en s e q u e lle s o u ffr a n ce , n ou r
m on vie u x c ic u r , d e n e co n n a ît r e a u cu n d e s p . a t s e u fa n t s d e m a s ie u r b ie n a im é e ...
— H é la s ! la p e t it e M a illé si p - é r o - e m e n t e n le
vée. . le p a u vr e M a u r ice en u n t r is t e é t a t ... m e n a cé
lu i a i" s i, p e u t -êt r e.
— P’. n s q u ’oii n e le cr o it m ê m e , d ’a p r è s ce q u e
m ’a d it ce je u n e D a r r e n s ...
D e n is e , s t u p é fa it e , d em a n d a à sa t a n t e co m m e n t
e lle co n n a is s a it M. D a r r e n s .
— M a is ton p è r e m e l ’a p r é s e n t é 1111 jo u r ... C ’e s t
un ga r ço n t r è s s im p le , t r è s d é fé r e n t ... Q u a n d il
p a s s e à t .o n r d e s , il n e m a n q u e ja m a is d e m e p o - t e r
u n t a s d e d o u ce u r s , e t s u r t o u t d es n o u ve lle s d on t
je s u is s i a vid e ...
— Il e s t a d m is d a n s le ja r d in clo s , lu i, le ja r d in
d e s o m b r e s !...
— T u s a is , il est le p a r r a in d u p e t it e t l ’a im e
d ’u n e fa çon t o u t e p a r t icu liè r e ; il a m êm e u n e ce r
t a in e in flu e n ce s u r le m a la d e , d ifficile à co n d u ir e ,
p a r .-r t -il... il fa u t 1111c p a t ie n ce p eu o r d in a ir e p o u r
co n t r a in d r e ce p a u vr e e n fa n t g ' t é à s e la is s e r
s o ign e r .
— H é la s ! m o n p è r e d o it e n m a n q u e r , je le
cr a in s !
— T o n p è r e u ’e s t p a s u n p a t ie n t , en e ffe t , m a is
11 e s t s u r t o u t a m n ilié p a r la vu e d e sou e n fa n t .
D e p lu s , l ’a t t it u d e d e ce p e t it le fr o is s e ... M a u r ice,
a la t e r r e u r d e s a p r é s e n ce ... il r e fu s e d e p a r le r
q u a n d son p è r e e s t là ... M ich e l n e ch e r ch e p lu s à
p é n é t r e r d a n s la co u r m ys t é r ie u s e ... il so u ffr e d e
t r o p d e fa ço n s ... e t c ’e s t u n ce r cle v ic ie u x , c a r
m o in s l ’e n fa n t v o it so n p è r e , p lu s il s e d é t a ch e île
lu i...
�68
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTB
— M a is , e n t in , q u ’a M a u r ice a u ju s t e t
— D ’a b o r d , u n e c o x a lg ie q u i l ’a t e n u im m o b ilis a
d a n s le p lâ t r e d u r a n t t r o is a n n é e s ... M a in t e n a n t le
s ys t è m e n e r ve u x e s t p r is , ce p e t it a d es id ées
fix e s ... d es t e r r e u r s ... q u e s a is - je ? M. D a r r e n s t ’e.*'
p liq u e r a t t ce la m ie u x q u e m o i, lu i <¡111 e s t s i d évou é
à L ilia n e e t à sou lils .
— L ilia n e ! e lle a u s s i e s t b ien à p la in d r e ! j ’efl
v ie n s à m ’a p it o ye r s u r e lle ... a p r è s l ’a vo ir m a u
d it e !
— A li I il n e fa lla it p a s , ch è r e e n fa n t !... H ait-on
ju s q u ’à q u e! p o in t e lle a é t é r e s p o n s a b le d e cer
t a in e s a t t it u d e s ? ... E le vé e d a n s le p la is ir p a r un
p è r e v o la g e , e !!c n ’a p e in t la m êm e co n ce p t io n du
d e vo ir q u e n o u s ...
— C ’e s t -à -d ir e q u ’e lle n ’en a a u cu n e ! Co m m e n t
s ’e s t - e ü e m o n t r é e vis - à - vis d e 111ms d e u x , m a
p a u v r e t a n t e N a d e t îe !
— Oh i m o i, je n ’a t t e n d a is r ien d ’c ’le ... m a is
t o i, p a u vr e p e t it e ! (¡n e s e r a is -t u d e ve n u e s a n s ce 1»
b o n s N e u v ia l? e t vo is com m e les ch o s e s t o m n e n t !... a p r è s t ’a vo ir é lo ign é e , la vo i’à q u i t e
s u p p lie d e ve n ir l ’a id e r à r e co n q u é r ir son m a r i,.,
lu i fa ir e a im e r son fo ye r , ca r ii lu i é ch a p p e un
p e u p a r sa fa u t e , ce M ich e l q u ’e lle a t a n t vo u lu
g a r d e r p o u r e lle s e u le !... M ich el est bon ; m a lh e u
r e u s e m e n t , il a vé cu là -b a s , a u l.a o s , d a n s u n
m ilie u b ie n a m o r a l... 011 n e p e u t s u b ir ce r t a in s
c o n t a ct s s a n s en êt r e d im in u é . Ce p e n d a n t , je ve u x
le cr o ir e , t o u t n ’e s t p a s p e r d u ... e t 110ns d e vo n s ,
t o i s u r t o u t , lu t t e r d e t o n t e s 110s for ces a fin q u e
ce fo ve r n e se d é s a g r è g e p a s ...
— N o u s d e vo n s , en u n m o t , fa ir e le je u d e ce lle
q u i n o u s a é vin cé e s , d it D e n is e , le t on b o u d e u r .
— O u i, c ’e s t b ie n là n o t r e d e vo ir , m a p e t it e
N j's e t t e , q u a n d ce n e s e r a it q u e p o u r ce m a lh e u
r e u x e n fa n t !...
— P o u r m on p è r e a u s s i, t a n t e N a d e t t e ! ie n ï
v e u x p a s le vo ir h or s d e la loi d iv in e ... lié '; t s ! je
c r a in s b ien q u ’il 11’a it a u cu n s o u ci d e s d a n ge r s
d o n t son â m e e s t m en a cée .
— P e u t -ê t r e l ’a -t -il p lu s q u e tu n e c r o is ... l ’em p Tein t e d e m e u r e ! ce n ’e s t p a s e n va in q u e s a m è r e
�LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
69
e t m o i a yo n s p e in é et s o u ffe r t p o u r l ’é le ve r s e lo n
n o s cr o ya n ce s ; s e u le m e n t , q u e so n t le s t im id e s
r a p p e ls d u p a s s é p o u r u n e fin ie é p r is e d e lib e r t é e t
q u i 11e co n n a ît q u e sa vo lo n t é et son b on p la is ir ? ...
— T a n t e N a d e t t e , q u e vo it le z-vo ’S d ir e ? ...
— J e ve u x d ir e q u ’un liom m e r ich e , q u ’on s a it n e
p a s êt r e h e u r e u x , e s t u n e p r o ie b ien t e n t a n t e p o u r
d es fe m m e s a vid e s d e lu x e et d e r e s p e ct a b ilit é ...
— Alo r s ...
E t ,D e n is e n o m m a D o lo r e s E n r ic o ...
— J ’ign o r e ce n om , je s a is s e u le m e n t q u e L ilia n e
so u ffr e, a p e u r ..., r e d o u t e l ’in flu e n ce d ’u n e é t r a n
gè r e q u i fa it m ille a va n ce s à M ic h e l... D ’a p r è s
M . Be r n a r d , la ja lo u s ie la m èn e à fa ir e e xa ct e m e n t
le co n t r a ir e d e ce q u ’il fa u d r a it p o u r r e co n q u é r ir
s on m a r i...
— E t c ’e s t à m oi q u ’e lle a p e n s é p o u r la s o r t ir
d e ce t t e im p a s s e !... E t r a n g e , m on in t e r ve n t io n ,
d a n s u n ca s a u s s i d é lica t , vo u s 11e t r o u ve z p a s ,
tan te N ad ette?
— J e cr o is q u e t o u s les m o ye n s s o n t b o n s à
D ie u , m a p e t it e . N o u s vivo n s d a n s d es t e m p s
e x t r a o r d in a ir e s , vr a im e n t ; le d ivo r ce t o ’é ’é , a d m is
d a n s la s o cié t é , cr ée d es s it u a t io n s b ie n fâ ch e u s e s
et im p o s e a u x e n fa n t s d es d e vo ir s n o u ve a u x !
— J e n e s u is p a s la fille d e L ilia n e !
— T u es ce lle d e M ich e l, e t c ’e s t p o u r lu i s u r t o u t
q u e je t r e m b le , e t a u s s i p o u r ce p a u vr e c h é t if
e n fa n t si r é vo lt é , si m a lh e u r e u x ...
— Q u el â ge a -t -il d o n c, m a t a n t e ?
— Un p eu p lu s d e q u a t o r ze a n s ! m a is , a in s ’q u ’il a r r ive s o u ve n t à ce u x d o n t l ’é t a t p h ys iq u e
e s t in fé r ie u r , son in t e llig e n ce s ’e s t p r é co ce m e n t
d é ve lo p p é e , il lit b e a u co u p e t m o n t r e d é ià d es
go û t s t r è s a r t is t iq u e s ... S e u le m e n t , la t r is t e s s e
l ’a cca b le ce r t a in s jo u r s , a lo r s il n ’e s t p lu s q u ’u n e
p a u vr e lo q u e g é m is s a n t e , p it o y a b le ... p b t s j t u
p o u va is q u e lq u e ch o s e p o u r lu i, m a fille ... le s
je u n e s s ’e n t e n d e n t b ie n e n t r e e u x ...
— M a is , m a t a n t e , il 11e ve u t p a s m e v o ; r !
— P e u t -ê t r e q u e ce la s ’a r r a n ge r a , je co m p t e s ur
t o i p o u r a m é lio r e r t a n t d e ch o s e s .
L a je u n e fille e u t u n s o u r ir e m é la n co liq u e .
�70
LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
— N ys e t t e ch e z les G e n t ils ! c ’e s t a in s i q u e
l ’o n cle Cla u d e a , d ès le d é b u t , d éfin i la s it u a t io n ...
M a lh e u r e u s e m e n t , N ys e t t e m e p a r a it t r è s a u -d esso u s d e s a t â ch e ... e lle n e m e s e m b le p a s a . o i r
gr a n d p o u vo ir ... E t p o u r t a n t ! je vo u d r a is t a n t leu r
fa ir e d i b ie n à t o u s !... Mon p è r e ! lo n gt e m p s j ’a i
cr u à son in d iffé r e n ce , et ce fu t la t r is t e s s e d e m a
v ie d ’e n fa n t ... M a in t e n a n t , il m e s e m b le r e ve n ir ;
m a lh e u r e u s e m e n t , il n ’y n p o in t e n t r e n ou s ce t t e
in t im it é ([itc cr é e n t d es a n n é e s d e s o llicit u d e et d e
t e n d r e s s e ... I! n ie d é co u vr e t o u s le s jo u r s , e t a ve c
q u e lle s u r p r is e !... m ot -m ê m e , je le co n n a is t r è s
m al !
« Q u a n t à M a u r ice , a u q u e l j ’a im e r a is t a n t m e d évo u e r , je vo u s l ’a i d it , il n e ve u t p a s e n t e n d r e
p a r le r d e m o i... et L ilia n e , e lle , s ’e n t o u r e d e p e t it s
m ys t è r e s a u lie u d e m ’a vo u e r n e t t e m e n t la s it u a t io n ...
— Et M. D arren s?
— O h ! lu i, n ’en p a r lo n s p a s ! il m ’e n ve lo p p e
d a n s cet u n ive r s e l m é p r is q u e lu i in s p ir e n t t o u t e s
le s fem m es.
La vie ille fille d e m e u r a u n in s t a n t s ile n cie u s e ,
p u is , a p r è s a vo ir m é d it é tin in s t a n t :
— J e cr o is , N ys e t t e , fit -e lle , la vo ix h é s it a n t e ,
q u e tu t e t r o m p e s u n p eu s u r la n a t u r e d e ce
ga r ço n : il n ’e s t p a s si m a u va is , n i m êm e si in
d iffé r e n t q u e t u le ju g e s ... F a is -e n ton a llié ...
La je u n e fille e u t un g e s t e d e r e fu s fo r m el, m a is
la b on n e cr é a t u r e n e s e d é co u r a ge a p. s.
— S i, cr o is -m o i, t ie n s , p a r le -lu i s e u le m e n t d e
ton fr èr e, et tu ve r r a s co m b ie n il e s t co m p a t is s a n t
à ce m a lh e u r e u x e n fa n t ... Vo is - t u , m ie u x r e n s e i
gn é e , tu d o is p r e n d r e co u r a ge et liv r e r le b on
co m b a t .
— J e s e r a i va in cu e d ’a va n c e ... m es a r m e s s o n t
t r o p fa ib le s ...
— N o n , tu n e s e r a s p a s va in cu e , si t u m e t s r é
s o lu m e n t ton cœ u r a ve c t oi : c ’e s t en se d o n n a n t
s a n s m e s u r e q u e l ’on o b t ie n t b e a u co u p .
D e n is e é co u t a it l ’h u m b le fille ; s o u le vé e p a r Ta
cr a in t e d ’u n p é r il d even u p o u r e lle u n e h a n t is e ,
e lle o u b lia it d ’ê t r e t im id e e t r é s e r vé e e t p a r la it a ve c
'i
t
s
-
J
�LA R E V A N CH E
DR N YS E TTE
7i
fe u e t co n vict io n ... « E lle d e vie n t p r e s q u e élo
q u e n t e », p e n s a it N ys e t t c a ve c a d m ir a t io n .
M Uo P a s e a p e r t e u t -e lle co n s cie n ce d e l ’é t o n n e
m e n t d e s a p e t it e -n iè ce ? Se s e n t a n t é t u d ié e , e lle
d e vin t t o u t e r o u ge , r e p r it son a ir h u m b le e t , la
v o ix p lu s Tasse :
— t'u d o is n ie t r o u ve r b ien a u d a cie u s e d ’ôser t e
d o n n e r d es co n s e ils ... t o i q u i m e d é p a s s e s t e lle
m en t p u r ton in t e llig e n ce e t ton é d u ca t io n ...
— M a is , m a t a n t e , vo u s a ve z l ’e xp é r ie n c e ...,
p r o t e s t a N ys e t t c ge n t im e n t .
— T u ve u x d ir e 1111 gr a n d â ge , c ’est t o u t ce q u e
j ’ai p o u r m oi ; s e u le m e n t , s a n s q u e je s a ch e com
m e n t , il y a d a n s m on v ie u x cœ u r q u e lq u e ch ose
d e t r è s p u is s a n t , d e p lu s for t q u e m o i, q u i m ’o b lig e
à t e p a r le r a in s i, m a fille ... je cr o is q u e c ’e s t 111a
t e n d r e s s e p o u r t on p è r e , ce M ich e l q u i a é t é u n
p eu m on cu r a n t , a u t r e fo is , q u a n d il é t a it p e t it e t
q u e j ’é t a is je u n e ! Il a e n co r e b esoin q u ’on le
s e co u r e , ce gr a n d co n q u é r a n t ... Q u e d is - je ! il a
b esoin q u ’011 le s a u ve .
L a b o n n e v ie ille fille p le u r a it p r e s q u e en p r o
n o n ça n t ce s d e r n iè r e s p a r o le s . T r è s é m u e , à son
t o u r , D e n is e r é p o n d it gr a ve m e n t , le n t e m e n t :
— J e t e n t e r a i t o u t , m a t a n t e ! vo u s avez, m a
p r o m e s s e ... je t â ch e r a i q u e m on s é jo u r à S a iiit B c r t r a n d 11e s o it p a s co m p lè t e m e n t in u t ile .
11 y e u t u n e lé g è r e d é t e n t e s u r le b r u n vis a g e
r id é d e M "° N a d e t t e , m a is , d e n o u ve a u , e lle s e m b la
a n x ie u s e :
— D e n is e , fit - e lle , il fa u t q u e ce s é jo u r n e s o it
p a s t r o p co u r t ; :<u p r e m ie r é ch e c, au m o in d r e fr o is
s e m e n t , t u 11e d o is p a s p r e n d r e la fu it e ...
Le s s o u r c ils d e la je u n e fille s e r a p p r o ch è r e n t ,
m o u ve m e n t in co n s cie n t q u ’a va it son p èr e lo r s q u ’on
p r é t e n d a it lu i im p o s e r u n e vo lo n t é q u i n ’é t a it p a s
s ie n n e . D e n is e , lo n gt e m p s d é la is s é e , n ’e n t e n d a it
p a s , s a n s d o u t e , q u ’on d is p o s â t d ’e lle , m a lg r é e ile .
Alo r s , p o u s s é e p a r u n e d e ces in t u it io n s q u i
vie n n e n t s o u ve n t d es cœ u r s le s p lu s h u m b le s ,
M"° N a d e t t e n ’in s is t a p lu s , e t m o n t r a n t à s a
n iè ce le p a n o r a m a q u i s ’é t e n d a it d e va n t le u r s
ye ux i
�72
r. A R E V A N C H E
D E N YS E TTE
— R e ga r d e , d it - e lle a ffe ct u e u s e m e n t , com m e 13
vu e d es b e lle s ch o s e s e s t r ep o sa n t e.! Q u e n os
p a u vr e s p a r o le s p a r a is s e n t d on c va in e s d e va n t les
b e a u t é s île la n a t u r e !... S i t u s a v a is ! il y a d es
jo u r s où je n e p r o n o n ce p a s u n m o t , je m é d it e , je
pri.*, je c o n t e m p le !... ce s o n t m e s m e ille u r s jo u r s .
L ’h e u r e en effe t é t a it ch a r m a n t e .
T o u t au lo in , la va llé e o ù , p a r m i le s n o ve r s ,
co u r a ie n t la vo ie fe r r é e e t le G a ve , b o r d é d e ch a q u e
cô t é p a r u n m u r d e p ie r r e , t a illé co m m e u n e p e t it e
fa la is e ; il p a r a is s a it lu m in e u x ou s o m b r e selo n
la p la ce q u ’il o ccu p a it s o u s le s o le il, m a is , m êm e
à l ’in s t a n t où la lu m iè r e d e ve n a it la p lu s vive ,
il g a r d a it sa co u le u r ch a n ge a n t e , b le u e , p r esn u e
n o ir e a u ce n t r e , ve r t c la ir d a n s, s e s e a u x m o in s
p r o fo n d e s .
i ’itis p r è s , c ’é t a it le co n t r a s t e d e la ville , a ve c
s e s h ô t e ls t o u t n e u fs et s e s v ie ille s m a is o n s gr o u
p é e s a u p ied d u r o ch e r q u i p o r t e fièr em en t les
m u r a ille s gris-.'s d e l ’a n cie n ch â t e a u fo r t ... T o u t
a u t o u r la m o n t a gn e a r id e , e n s a r r a it le cir q u e ; deci d e -là , a u p r è s d es g o - g e s , on d e vin a it q u e lq u e s
la m b e a u x d e p r a ir ie s où d e u x , t r o is va ch e s a ffa
m ées ch e r ch a ie n t à d é co u vr ir u n s e m b la n t d ’h er b e
fr a îch e . T o u t en h a u t , la cim e d u p ic d u t ie r s se
p e r d a it d a n s d es n u a g e s flocon n eu
S o u d a in , d u clo ch e r in v is ib le d e la b a s iliq u e , u n
ca r illo n ét r r en a , d a n s l ’a ir flu id e , ses n o t es cla ir e s ,
ch a n t a n t l ’A v e M a r ia ... Ce son h a r m o n ie u x r a m e n a
les d e u x fem m e s à la r é a lit é .
— T n n t e N a d e t t e , j ’ai u n p e u fa im ! a vo u a t im i
d e m e n t D e n is e ...
P u is , co m m e p o u r s V r c u s e r , ca r t a n t e N’n d ct t e
d e va it êt r e ce r t a in e m e n t d a n s u n e d e s e s h e u ie s de
co n t e m p la t io n :
— J e n ie s u is le vé e d e t r è s b o n n e h e u r e ce
m a t in !...
M a is d é jà la b r a ve fille é t a it d e b o u t , co n fu s e et
d é s o lé e .
— Ah ' m a is où d on c a i-je la t ê t e ? p a u vr e a n g e i
o u i, ce r t e s , tu d o is a vo ir fa im à ton â g e ... vo ilà
m id i... vit e , r e d e s ce n d o n s ... ce n ’e s t r ie n d e d e s
ce n d r e , t u va s vo ir co m m e je s u is le s t e ...
�LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
73
E t . d e fa it , «lit b o u t d e d ix m in u t e s , le s d e u x
fem m e s a va ie n t r e jo in t la p e t it e m a is o n vie illo t t e
et r e lu is a n t e d e p r o p r e t é ...
— T11 s a is q u e ton p è r e m ’a fa it m e t t r e le g a z !
a n n o n ça M lle P a s e a p e r t a ve c u n e r e co n n a is s a n ce
ém u e.
N o n , D e n is e n e s a va it p a s , et p o u r le m o m e n t
s ’a c t iv a it a u x a le n t o u r s d e la b o u r r ich e d o n t , a ve c
p r é ca u t io n , e lle e n le va it les co u r r o ie s e t s o u le va it
le co u ve r cle .
E lle n e p u t r e t e n ir d es e xcla m a t io n s d e jo ie
e n fa n t in e en d é co u vr a n t le co n t e n u .
— T a n t e N a d e t t ê ! d es (in ifs fr a is ! u n p o u le t à la
ge lé e ; 1111 p â t é d e fo ie g r a s eu t e r r in e ... e t d es
fia is e s ... e t d u s u cr e en p o u d r e !... et d es p e t it s
s a b lé s !... n o u s n ’a vo n s m êm e p a s b esoin d ’a llu m e r
vo t r e b ea u fou r n ea u à g a z ..., à m o in s q u e vo u s n e
t e n ie z à u n e o m e le t t e ? ...
— Ali ! n o n , gr a n d D ie u ! N y s e t t e !
— Alo r s , à t a b le ! s ’é cr ia la je u n e fille , e t p u is q u e
je d é co u vr e là , d a n s ce p r o d igie u x p a n ie r , u n
p r é cie u x flacon d e S a u t e r n e s , b u vo n s à la s a n t é d e
ce lu i 011 de c e lle q u i a si ju d icie u s e m e n t s o n gé à
r é p a r e r n o s fo r ce s d é fa illa n t e s .
— j e t ’a m u s e r a is b ien si je t e d is a is q u i ce la
es t , fille t t e ! lit la vie ille d e m o is e lle en s ’a s s e ya n t .
Vo u s 11e le s a ve z p a s p lu s q u e m o i, vo vo n s ,
t a n t e , r é p liq u a N 'vset t e q u e la q u e s t io n s e m b la it
in t é r e s s e r ... P r o cé d o n s p a r é lim in a t io n , vo u le zvo u s ?
— E h b ie n ! il fa r t d ’a b or d é ca r t e r L ilia n e , q u i
n e s ’o ccu p e d e r ie n d a n s sa m a is o n ...
— Ça c ’e s t vr a i !
— T o n p è r e , q u i n ’a p o in t le s lo is ir s d e p e n s e r à
d e s e m b la b le s q u e s t io n s ...
— E n co r e t r è s e x a c t !...
— Le s s e r vit e u r s la o t ie n s , in ca p a b le s d e p r e n d r e
u n e in it ia t iv e q u e lco n q u e e t q u i n e co n n a is s e n t
q u e le u r t r a in - t r a in h a b it u e l... Il r e s t e d o n c...
— M D a r r e n s ! s ’é cr ia s p o n t a n é m e n t D e n is e en
d e ve n a n t t r è s r o u ge .
P u is , se r a v is a n t ;
�74
I.A
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
— T o u t ce la s o n t d es s u p p o s it io n s , t a n t e N a d e t t e ; a u fo n d , je vo u s le r é p è t e , vo u s n ’e u s a ve z
r ie n !
— S i, je s u is s û r e d e ce q u e je ii- d is ! J e reco n lia is sa fa ço n d ’a r r a n ge r le s fr a is e s d a n s ces
je u n e s fe u ille s d e v ig n e ... Il n i’en a p o r t é d é jà ,
p lu s ie u r s fo is , d e p u is le co n in e n ce n icn t de la s a i
s o n , e t n e s e ca ch e p o in t d e les c u e illir lu i-m ê m e ...
t u n e s a u r a is cr o ir e co m b ie n ce bon je u n e h om m e
e s t a p t e à fa ir e d es ch o s e s d ive r s e s ...
— Il y p a r a ît ! lit D e n is e , l ’a ir r a ille u r .
— Ah ! n e t e m o q u e p a s ! Ce ga r ço n a é t é u n p eu
l ’Am e d e ce t t e m a is o n a va n t ton a r r ivé e ... m a is
c ’e s t lu i q u i a d r e s s é t o u s le s s e r vit e u r s la o t ie n s ,
lu i q u i p e n s e à t o u t , q u i p r é vo it t o u t , s a n s en
a vo ir l ’a ir ! M ich e l, u n e fois p o u r t o u t e s , lu i a
d o n n é ca r t e b la n ch e , p u is n e s ’e s t p lu s o ccu p é d e
r ie n ... s a fem m e n on p lu s ... d ’a ille u r s ... Le p lu s
e x t r a o r d in a ir e e s t q u e t o u s d e u x cr o ie n t q u e le
co n fo r t , d a n s le q u e l ils v iv e n t , se fa it e t se m a in
t ie n t t o u t s e u l... p a r la for ce a cq u is e ...
L a je u n e fille r e s t a u n in s t a n t r ê ve u s e .
— C ’e s t b ien é t r a n g e , ce q u e vo u s m e r a co n t e z
là , t a n t e N a d e t t e , fit -elle a u b o u t d ’u n in s t a n t ...
ce m o n s ie u r in g é n ie u r b on à t o u t fa ir o l...
M a is e lle n ’in s is t a p a s s u r ce s u je t e t p a r la
d ’a u t r e ch o se .
L e r e s t e d e la jo u r n é e s ’é co u la r a p id e m e n t ; la
je u n e fille , a ve c sa s o u r ia n t e s im p lic it é , se G u e t t a it
à la p o r t é e d e s o u h u m b le p a r e n t e e t a ch e va it d e
fa ir e la co n q u ê t e d e ce cœ u r q u i n e d e m a n d a it
q u ’à s e d o n n e r .
Ve r s s ix h s u r e s , co m m e, la ch a le u r t o m b é e ,
M Ue P a s cn p e r t p a r la it d e fa ir e u n e se co n d e vis it e
à la G r o t t e , 011 e n t e n d it , d a n s la p e t it e r u e é t r o it e ,
le s a p p e ls d ’u n e t r o m p e d ’a u t o .
— On v ie n t m e ch e r ch e r , t a n t e N a d e t t e ! s ’é cr ia
la je u n e fille , n on s a n s q u e lq u e d é p it .
— D é jà ! s o u p ir a la vie ille d e m o is e lle a ve c r e gr e t .
M a is D e n is e p r o m it d e r e ve n ir s o u ve n t , h a s a r d a
m ê m e q u ’on s e r a it b ie n h e u r e u x d e vo ir q u e lq u e
fo is t a n t e N a d e t t e à S a in t - B ô r t r a n d , ce q u i fit s o u
r ir e la p a u vr e t t e d 'u n s o u r ir e in cr é d u le ...
�LA R EV A N CH E D E N YS E TTE
75
— T o n p èr e, p e u t -ê t r e !... e t t oi a u s s i, sa r is d o u t e 1
fit -e lle , s a n s a ch e ve r a u t r e m e n t sa ycu s é e ...
D é jà u n e m a in im p a t ie n t e m a n ia it le h e u r t o ir .
D a r r e n s s 'e x c u s a it d ’a r r ive r en a va n ce , m a is u n
co u p d e t é lé p h o n e d e S a in t - lie r t r a n d lu i a va it fa it
a va n ce r son r et o u r .
— P er s on n e d e m a la d e , a u m o in s ? s ’in q u ié t a
a u s s it ô t M"* l'n s e a p e r t ...
11 la r a s s u r a en a l’. é g u a n t * le s a ffa ir e s », é t e r n e l
p r é t e x t e , q u i co u p a it co u r t à t o u s le s co m m e n
t a ir e s . Q u e lle id ée b iza r r e fit q u e D e n is e , s e s
a d ie u x t e r m in é s , a lla , s a n s y ê t r e in vit é e , s ’in s
t a lle r d é lib é r é m e n t à c.Ué d e H er n ar d d a n s l ’a u t o ?
— J e ve u x a p p r e n d r e à co n d u ir e , <■ p ’iq u a -t e lle
a u s s it ô t , p o u r r ép o n d r e a u r ega r d d ’in t e r r o g a t io n
q u e lu i a d r e s s a it son co m p a gn o n d e r o u t e.
11 n e r é p liq u a r ie n , a in s i q u ’il en a va it s o u ve n t
l ’h a b it u d e , et le d é b u t d u v o ya g e fu t s ile n c ie u x ,
m ê m e u n p eu e m b a r r a s s é . N vs e t t e a va it d o n n é
ce t t e r a is o n p o u r e x c u s e r la lib e r t é q u ’e lle a lla it
p r e n d r e , en fa is a n t ca u s e r ce lu i q u e t a n t e N a d e t t e
a p p e la it « ce b on je u n e h om m e » et q u ’e lle t r o u
va it , e lle , si co m p liq u é , si g la c ia l, si é n ig m a t iq u e .
Ht ce fu t le m êm e d écor cin é m a t o g r a p h iq u e d u
jo u r d e l ’a r r ivé e : les k ilo m è t r e s s ’e n fu ya ie n t , la
m o n t a gn e s u ccé d a it à u n e a u t r e m o n t a gn e , la s a i
s o n , p lu s a va n cé e , m e t t a it à p e in e u n e n o t e m o in s
a u s t è r e ... O n d é p a s s a le cir q u e où se b 'o t t it Ar g e lè s
e t son é g lis e fo r t i 'é c , p u is le s m o n t s d e vin r e n t
s a u va g e s , a ve c d es h é r is s e m e n t s d e m a b r e , la va l
lé e s e r é t r é cit , l ’ie r r e fit t e é t a it t o u t p r o ch e .
« Allo n s ! il fa u t e n t a m e r la q u e s t io n b r û la n t e ,
d é cid a D e n is e ; je n ’a i q u e t r o p t a r d é , s e r a is -je
d o n c d e ve n u e p o lt r o n n e ? »
E t , b r a ve m e n t , s a u s r e ga r d e r son co m p a gn o n ,
e lle co m m en ça :
— S a ve z- vo u s q u e j ’ai a p p r is , il y a d e u x
jo u r s s e u le m e n t , et p a r u n p u r h a s a r d , la pr é s e nc e
d e M a u r ice au ch â t e a u ...
_ !!!...
— C ’e s t p o u r t a n t m on fr è r e !.„
— ! ! !...
— O u i ! je s u is s a soeu r !...
�76
LA
R EV AN CH E
D E N YS ETTE
E n fin , a il b o u t d ’u n in s t a n t , le s ile n cie u x D a r r e n s se d é cid a à p a r le r .
— P e r s o n n e n e lè co n t e s t e , M a d e m o is e lle , et
t o u s n o u s co m p r e n o n s , cr o ye z-le , le b ie n fa it m i’on
p o u r r a it e s p é r e r d e vo t r e p r é s e n ce ic i... p r ès d e ce
m a lh e u r e u x p e t it ... M a is vo u s s a ve z ce q u e so n t
les m a la d e s ... ou p lu t ô t , n o n , j ’es p è r e p o u r vo u s
q u e vo u s n e le s a ve z p a s !... E h b ie n ! ce p a u vr e
e n fa n t s e fa it d es id é e s ... il a d es p h o b ie s , n e ve u t
vo ir p e r s o n n e !... cr a in t la p it ié ou la r a ille r ie ...
q u a n d ¡e vo u s d ir a is q u e son p èr e m ê m e ...
— Oh ! ça , c ’e s t p lu s for t q u e t o u t ! p o u r q u o i son
p è r e ? ...
— P a r ce q u ’il a s u r p r is on cr u s u r p r e n d r e n u e
e x p r e s s io n d e r é vo lt e ou d 'a m e r t u m e s u r le vis a g e
d e M. M o r n a cq ... il s ’e s t p e r s u a d é q u e sa vu e r a vi
v a it le s o u v e n ir d e la p e t it e m o t t e ... b ien p lu s !
q u ’on lu i en vo u la it d e n e p a s ê t r e p a r t i à sa
p la ce ... q u e s n is - je ? d e p a u vr e s a b s u r d it é s d o u lo u
r e u s e s q u i fo n t s o u ffr ir d a va n t a g e ce m a lh e u r e u x
e n fa n t e t a u gm e n t e n t son é t a t n e r ve u x !... c a r ... je
n e vo u s le ca ch e p a s ... il a va it t o u jo u r s m o n t r é
m ie p r é d ile ct io n m a r q u é e p o u r M o r n a cq .
— Q u e fa ir e p o u r lu i r en d r e la co n fia n ce ? ...
— P o u r le m o m e n t , r ie n , je cr o is ! Le s s p é cia
lis t e s , a p p e lé s p r ès d e lu i, p a r le n t an co n t r a ir e d e
le s é p a r e r d es s ie n s , d e l ’e x ile r d e son m ilie u ...
L ilia n e p r é t e n d q u e ce ser a sa ii'o ~ t !.„
— E lle n e d e vr a it p a s d ir e ce la d e va n t lu i... L e
t r o u ve z- vo u s b ie n m a l ?
— N on ! t o u t a u m o in s co m m e é t a t gé n é r a l, il
n ’e s t p a s p ir e !
— J e l ’ai co n n u s i g e n t il, a u t r e fo is , u n e n fa n t
s é d u is a n t !...
— 11 a e n co r e u n e ch a r m a n t e fiir u r e, l e i t r a it s ,
le s c h e ve u x d e sa m è r e , a ve c le fr o n t et le s y e u x
d e s M o r n a cq ... m a is , p a r a ille u r s , v o c s le s a ve z,
il e s t in fir m e e t 11e gu é r ir a ja m a is d e sa c ’a iu lie a t io n q u i n e fa it q u ’a u gm e n t e r d u fa it d e s a
gr an d te fa ib le s s e ... Le s n e r fs m a in t e n a n t p r e n n e n t
le d e s s u s , la for m e d e n é vr o s e d on t il e s t a t t e in t
s e t r a d u it p a r u n e e x a g é r a t io n fo lle d e t o u s les
s e n t im e n t s ... Il en a r r ive , d e p u is q u e vo u s ê t e s là ,
�LA
R E V A N CH E H E N YS E TTE
à cr o ir e q u e son p è r e ve u t le r e je t e r d e s a v ie ... e t
ce t t e p e n s é e l ’h o r n t ie .
— P a u vr e p e t it , m a is c ’e s t u n m a r t y r e !
— Un m a r t yr e !... e t , ce p e n d a n t , le s s a va n t s
p r é t e n d e n t q u e ce t t e m a la d ie , s a n s lés io n a p p r é
cia b le d u ce r ve a u e t d u s ys t è m e n e r v e u x , s a n s
in le ct io n m icr o b ie n n e , e s t g u é r is s a b le ... m a is il
fa u d r a it p o u vo ir r e n d r e à M a u r ice la \ o !o n t é e t le
go û t d e v iv r e ; s a n s ce la , il fin ir a p a r a r r ive r â
s u b ir l ’a p p e l <lc la m o r t , e t ce s e r a la gr a n d e , la
t e r r ib le lo lie !...
— M a is p u is q u ’il y a « » m o yen d e le g u é r ir ,
q u ’on le p r e n n e , vo yo n s ! Il fa u t la is s e r d ir e ce t t e
m a lh e u r e u s e L ilia n e et a g ir I Mon p è r e e s t le
m a ît r e , q u ’il in t e r vie n n e , u n e b o n n e lo is p o u r
t o u t e s , e t on lu i o b é i: a !
Le vis a g e a t t e n t il d u J eu n e co n d u ct e u r s e r e m
b r u n it .
— Vo u s p e n s e z b ie n , M a d e m o is e lle , q u e j ’ai d é jà
a g it é ce t t e q u e s t io n a ve c M . M o m a cq , m a is il
r é p u g n e à p r e n d r e u n e t e lle r e s p o n s a b ilit é ...
Vo ye z- vo u s , il n e c r o it p a s à la seiem s? I il n e e r n it
m ê m e p a s à ce t t e m a la d ie b iza r r e d e la vo ’o n t é
q u ’on n om m e la n e u r a s t h é n ie ... L u i, ce r é a lis a t e u r ,
ce s u p e r a c t if n e co m p r en d r ien à ce t t e a n g o is s e
in e x p r im a b le q u i a cca b le so n lils ... a lo r s , ii ,’d m e t
m a l la g r a v it é d e ce t t e a ffe ct io n »¡"i lu i p a r a ît
d é p en d r e p lu t ô t d ’u n e q u e s t io n d ’é d u ca t io :i m o
r a le !.. . « S ’il a v a it ét é m o in s gflt é ... » on : « S ’il
é t a it l ’e n fa n t d ’u n p a u vr e , ce la n e s e r r it p a s
a r r ivé ! » ... P e u t -ê t r e a -t -il r a is o n , p o u r u n e p a r t ,
t o u t a u m o in s ! Le s a ffe ct io n s n e r ve u s e s s o n t p lu t ô t
l’a p a n a ge d ’u n e cla s s e d e la so cié t é d it e a is é e ...
Ab s o r b é , d ’a ille u r s , vo lo n t a ir e m e n t a b s o r b é , p a r
s e s a ffa ir e s ... e t s e s s o u cis , e x cé d é — n on s a n s
r a is o n , i l fa u t le r e co n n a ît r e , — p a r les g r n vs s e jn e iit s e t le d é s e s p o ir s t é r ile d e la p a u vr e L ilia n e
vo t r e p è r e n e fa is a it p lu s — a va n t \ o t r e a r r i v é e _
q u e t o u ch e r b a r r e à S a in t - H e r t r a n d ...
T r è s é m u e , D e n is e é co u t a it p a r le r Ber n a r d i)arTens. Vr a im e n t , la v o ix b a s s e e t g r a v e n ’a va it p lu s
a u c u n a cce n t s a r d o n iq u e ; le t r o p be a u v is a g e , a u
p r o fil d e R o m a in , é t a it m a nq ué d ’un e t r is t e s s e p r o
�78
I.A
R EV AN CH E D E N YS F TTE
fo n d e. « T a n t e N a d e t t e a d o n c r a is o n , s o n ge a -t e lle , ,
ce fr oid p e r s o n n a ge a u n cœ u r ... il e s t s u s c e p t ib le
d ’a im e r ... p e u t -ê t r e d e s e d é v o u e r !... »
M a is , m a in t e n a n t , com m e a u r e g r e t d ’a vo ir p a r lé ,
le je u n e h om m e se t a is a it , fe ig n a n t d ’ê t r e a b so r b é
p a r le s d a n g e r s d e la r o u t e a ccid e n t é e .
Ce s ile n ce n e fit p a s lo n gt e m p s l ’a ffa ir e d e
N ys e t t e q u i a a it a u t r e ch o s e à d ir e ... B ie n t ô t e lle
r e p r it , un peu h é s it a n t e :
— P o u r q u o i n i’a -t -on fa it ve n ir , a lo r s , si je n e
p e u x r en d r e a u cu n s e r v ic e ? ...
J ,e je u n e h o im n e e u t l ’a ir d e s a is ir la b a lle a u
b on d .
— Vo u s p o u ve z en r en d r e b ie n d ’a u t r e s , fit - il, et
d ’un o r d r e t o u t d iffé r e n t ...
Fille co m p r it t o u t d e s u it e ce q u ’il n e d is a it p a s ,
m a is se t r o u va gê n é e d ’a vo ir à s u s p e ct e r la con
d u it e d e son p è r e d e va n t ce t é t r a n ge r .
D a r r e n s cr u t d e vo ir in t e r p r é t e r srni s i’en ce.
— A li ! je co m p r e n d s q u ’u n tel r ô le p a r a is s e d é
lic a t à u n e je u n e fille d e vo t r e â g e ... ca r ce n ’e s t
p o in t >e b o n h e u r d e vo t r e m èr e q u e vo u s a ve z à
d é rem ]"e ... Vo u s fr 'e z é t é lo n gt e m p s s p o lié e ... é ca r
t é e ... Vo u s a ve z d e s r a is o n s d e d é t e s t e r L ilia n e ...
Vo u s n ’en a ve z g u è r e d ’a im e r M a u r ice ... I l n ’y a
q u e vo s p r in cip e s ...
L a ie n n e P lie r é p o n d it gr a ve m e n t :
— J e n e d é t e s t e p e r s o n n e , p a s m ê m e L ilia n e q u i
en ce m o m e n t m e fa it p it ié . J ’a im e M a u r ice ... sa n s
d o u t e à ca u s e d e ce t t e o b s cu r e vo ix d u s a n g q u i
n o u s a p p e lle ve r s le s n ô t r e s ... P u is -je o u b lie r n u e
1" c a p t if lo in t a in d u ja r d in d es ot n b r e s a le m êm e
p è r e q u e m o i? N o u s p o r t o n s le m ê m e n o m ... et ,
si ce s o n t m es p r in c ip e s , c ’e s t a u s s i m a t e n d r e s s e
filia le q u i n e vo u d r a it p a s a vo ir à ju g e r s é vè
r e m e n t ...
K l'e n ’p eh eVa p a s , s a v o ix b r is é e d a n s u n
s a n flo t q u ’eMe n e p u t é t o u ffe r .
E lle e n t e n d it , t o u t p r è s d ’e lle , com m e u n s o u p ir
p r o fo n d , m a is r ien d ’a u t r e ... Le s ile n cie u x co n d u c
t e u r n e p r o fé r a p a s u n e p a r o le . Alo r s , s e fa îôa a t
vio le n ce , N ys e t t e c o n t in u a ;
— Q u e fa is - je i c i? s i j e n e p e u x r en d r e s e r vi- e A
�LA
R EV AN CH E
D E N YS ETTE
79
p e r s o n n e , r ie n a r r a n ge r , r ien a m é lio r e r ... M a p r é
sen ce à S a iiit - R e r t r a n d d e vie n t t o u t à fa it in u t ile .
P o u r le co u p , D a r r e u s s o r t it d e son m u t is m e ;
d e p u is u n m o m en t , D e n is e l’a va it r e m a r q u é , il
r a le n t is s a it l ’a llu r e d e sa vo it u r e , il n e s e m b la it
p lu s a vo ir a u cu n e liAte d e r e n t r e r au eliAt en u .
■
>— N e d it e s p a s ce la , M a d e m o is e lle , lit -il v iv e
m en t . Vo t r e p è r e n ’e s t p lu s le m êm e d e p u is vo t r e
a r r ivé e , il est là b ien p lu s s o u ve n t , vo t r e p r é s e n ce
l ’a t t ir e , vo u s l ’in t é r e s s e z viv e m e n t ... je d ir a i m 'n ie
q u e vo u s ê t e s en p a sse d e p r en d r e su r lu i d e l ’in
flu e n ce ! Qu e vo u le z- vo u s ? Ce t r a v a ille u r a . a i t —
e t , a p r è s t o u t , c ’e s t à s a lo u a n g e ,
le d é s ir p a s
s io n n é d e vo ir à sa t a b le d e b e a u x e n fa n t s r o b u s t e s
et in t e llig e n t s ... u n e n o m b r e u s e fa m ille à é le ve r , à
é t a b lir ... Il a é t é a t r o ce m e n t d é çu ... e x c e p t é p a r
v o u s !... e t vo u s l ’a b a n d o n n e r ie z? ...
— A li! cela e s t u n m a lh e u r p o u r m on p èr e
d ’a vo ir q u it t é la F r a n ce .
— P a s p o u r s a r é u s s it e , vo yo n s ! ce p e n d a n t je
vo u s co n cèd e q u e ce La o s s i s é d u ct e u e s t d é p r i
m a n t p o u r le s E u r o p é e n s ...
— 11 n e p a r a ît p a s l ’a vo ir ét é p o u r v o u s ! n e p u t e lle s e r e t e n ir d e s ’é cr ie r .
Be r n a r d , u n in s t a n t in t e r d it , r é p o n d it s im
p le m e n t :
— J e n e s a is p a s ce q u e je s e r a is d e ve n u s a n s
vo t r e p è r e q u i m ’a d ir ig é a u m ilie u d es é cu e ils , et
co m m u n iq u é son g o û t p a s s io n n é p o u r le t r a v a il...
et p u is , je s u is a llé là -b a s , m es é t u d e s t e r m in é e s ...
l ’e m p r e in t e é t a it d é jà d o n n é e ... e t je d o is d ir e
q u e ... t r è s vit e , j ’a i é t é s a is i d e d é g o û t ... M a is ...
je n e s a is p o u r q u o i je vo u s co n t e t o u t e s ces
c h o s e s ...
— Il e s t u t ile p o u r t a n t q u e je s o is u n p eu p lu s
é cla ir é e ...
— Le s é vé n e m e n t s s e ch a r ge r o n t d e ce s o in ,
a lle z, M a d e m o is e lle !
— P e u t - ê t r e ! m a is e n co r e fa u d r a it -il le s a id e r ...
J e vo u d r a is a r r ive r à p é n é t r e r a u p r è s d e M a u r ice !
j ’ai m on b r e ve t d ’in fir m iè r e ; à M o u lin s , où j ’a l’a is
fa ir e d e s s é jo u r s , l ’h ive r , a ve c m e s p a r e n t s , :e
m ’o ccu p a is d ’u n d is p e n s a ir e d ’e n fa n t s ... J e le s ^
�8o
LA R E V A N CH E
D E N YS E TTK
m a is b e a u co u p ... e t ils m e 1e r e n d a ie n t ; p e u t - it r é
q u ’a ve c M a u r ice ...
— Vr a im e n t , u n e t e lle t â ch e n e vo u s fe r a it p a s
p e u r ? ...
— F ile m e co m b le r a it d e jo ie , s i q u e lq u e b ie n
p o ir a it eu r é s u lt e r !...
C e lt e fo is , Ber n a r d s e r e t o u r n a 1111 in s t a n t ; ses
yeu \ - p é n é t r a n t s s 'a t t a c h è r e n t au c h a r m a - t vis a g e ,
e m b e lli en co r e p a r u n e fla m m e gé n é r e u s e , e t
co m m e ils s ’a t t a r d a ie n t 1111 p eu t r o p :
— Vo u s a lle z n o u s m e t t r e d a n s le G a v e ! s ’é cr ia
im p é t u e u s e m e n t D e n is e .
— M a fo i!... p r e s q u e , r é p o n d it -il fle gm a t i
qu em en t.
P u is , r e p r e n a n t la co n ve r s a t io n :
— J ’a im e b e a u co u p M a u r ice , m oi a u s s i! M a d e
m o is e lle , je p u is d ir e q u e ce m a lh e u r e u x: p t it e s t
u n e d es s e u le s ch o s e s q u i m ’in t é r e s s e n t ici-b s ...
d a n s l ’o r d r e s e n t im e n t a l, s ’e n t e n d ! J e t e n t e r a i
d o n c l ’im p o s s ib le p o u r fa ir e n a ît r e l ’o cca s io n q u i
vo ,;s m e t t r a en p r é s e n ce , ca r je cr o is e n vo t r e
p o u vo ir b ie n fa is a n t .
E lle r o u g it , en m u r m u r a n t b ie n b a s :
— P u is s ie z- vo u s d ir e v r a i!... D a n s t o u s le s ca s ,
n o u s d e vo n s e s s a ye r .
P u is , p o u r cr é e r u n e d ive r s io n , e lle a jo u t a :
n N o u s a r r iv o n s ! » e t e lle r e ga r d a s a m o n t r e b r a
ce le t .
— S e p t h e u r e s , d é jà ! s ’é cr ia -t -e lle .
E lle s e fr ar d a b ien d e d ir e à h a u t e v o ix q t i’ils
a va ie n t m is e x a ct e m e n t u n e d e m i-h e u r e d e p lu s
q u e le m a t in m êm e , p o u r a cco m p lir le m ê m e t r a je t .
V III
Sa in t-Ber t r a n d , le 20 ju ille t 1927.
CnÊRK PRTITK TANTIÎ,
Voilà ju in qui s ’a ch è ve !... et p as en b eau té, h éla 9 l
d es jou r s p lu vieu x, <les n u its d ’or a e e... et ce que
j ’a p p ela is p om p eu sem en t « m a m ission » n ’e st p a s
�L A R E V A N CI -I E D E N Y S E T T E
p in s p r osp èr e qu e le t em p s. Le soleil, lut, ott sa i':
b ien q u ’il r evien d r a un de ces jou r s 1 M a is, ma léu ssite ?...
J e su is tou jou r s A la p orte du ja r d in , clos, où , le
soir, en g r i m p a n t u u d er n ier ét'age de la tou r Ou est,
je vois er r er la petite om bre fa lo t e... C ’est tou t ce
que j ’ai de ce p a u vr e en fa n t vêts leq u el va m on cœ u r
fr a ter n el.
Mon père se m on tr e tou jou r s a ffect u eu x pou r m oi;
cep en d a n t , d ep u is q u elq u e tem p s, il télép h on e sou
ven t de n e pas l ’a tten d r e pour d in er ... Ma p r ésen ce
com m en ce A n e p lu s a u ta n t l ’a t t ir e r ..., je le vois b ien .
Les jou r s où il 11e r evien t p as, reten u sa n s d on t ’
par ses a ffair es, m a b elle-n .ère reste a cca b lée, s le r cieu se, p leu r e A la d ér obée, se p la in t d e m igr a in es,
et , au r etou r de son m a r i, le bou d e, et lui m on tr e un
visu ge bien fait pou r le r em ettr e en fu ite.
J ’ai ten té de t im id es con seils, e lle y a r épon d u p ar
des d oléa n ces ..., d es r écr im in a tion s con t r e la Pro
vid en ce, ou b liée par elle a u x jou r s h eu r eu x, et d on t
e lle se sou vien t pour lui r ep r och er , m ain teïirm t, de
la isser p ou sser d es r on ces su r son ch em in tr iom p h a l de
* fem m e a d u lée.
M. I>.trretis, q u ’elle voit sou ven t en p a r t icu lier ,
d oit p ou r su ivr e le m êm e bu t que m oi, j ’im a gin e ...;
je n e cr ois pas q u ’il ait de m eilleu r s r ésu lta ts.
En r eva n ch e, son in t im it é a vec m on père sem b le
en p ér il... Vis-à-vis l ’un de l ’a u tr e, ils 11e son t p lu s
les m êm es... et cela n e va p as sa n s un e cer t a in e
sou ffr an ce r écip r oqu e, j ’en ju r e r a is !
<
lit m oi!... Moi, j ’a ssiste, sp ecta t r ice im p u issa n te, à
ce d ram e :n tim e d on t je p én ètr e peu à peu le> m ys
tèr es p é n 'b les ,... j ’ai du sou ci,... bien p lu s, je m ’en
n u ie, ta n te Cécile, je vou d r a is r even ir ver s vo u s l...
« Ce n ’est pas le m om en t, allez-vou s m ’é cr ir e, p en se
à ta m ission !» l i é ! je n e fais que ça, t a n t in e, m a is
l ’in action m e p a r a lyse. J ’en su is r éd u ite, pou r t u e r
le tem p s, A fa ire de l'a r t ... et qu el a r t ! En ce m om en t,
je brosse, pou r votr e p etit salon , la ch a p elle Solfér in o,
bien cam p ée su r un de n os p lu s h a u ts som m ets.
La Tn on tagn e m ’in sp ir e, n e r iez p as, je fa is d es
p r ogr ès, p u is les a sp ects son t t ellem en t va r iés ici.
Du cou p , j ’a ccom p lis, en m êm e te m p s, œ u vr e p ie,
en a lla n t , à m i-ch em in du ciel, soign er u n e bon n e
fem m e qu e m ’a r ecom m an d ée M. Vivie n d e Sain tBer tr a n d .
Un t yp e am u san t, cette vieille.
�82
LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
N ou r r ice d u com te d éfu n t, e lle ad ore son fils, et
l ’a im e p lu s q u e ses p etits-en fa n ts, p r éten d -elle.
Tr op vie ille m a in ten a n t pou r r ester en ser vice, elle
s ’est r e t ir é e .ch e z son tïls a în é, un gu id e qui cu m u le
en m êm e tem p s les fon ct ion s fie gr a n d ch asseu r .
E n ses ab sen ces, d u r a n t la b elle sa ison , la fem m e
e t la vie ille m èr e t ien n en t u n e sor te <le ca fé-r esta u
r a n t , où vien n en t se r a fr a îch ir les n om br eu x excu r
sion n ist es de la va llée. Là s ’a r r êten t les p etits ch eva u x
ta r b a is, et les tou r istes ter m in en t à pied ou à dos de
m u let l ’ascen sion a ssez r u d e du som m et île la m on
t a gn e. Ch aq u e m a t in , d ès l ’a u be, la b elle-fille de Hert ille va tou t en h a u t q u ér ir le la it d es jo lies p etites
va ch es et ch èvr es qu e ga r d en t ses ga r çon n ets Oun n d
vie n t la n eige, la fa m ille tou t en tièr e (bêtes et gen s)
r ed escen d d a n s la va llé e ... et on t r a va ille a lor s à la
fa b r iq u e d es la in a ges p yr én éen s.
J ’en vie la p a ix d e ces exist e n ces sim p les et labo
r ieu ses.
Ain si qu e j ’a va is com m en cé à vou s le d ir e, la
vie ille Ber t ille s ’est fa it au p ied un e b lessu r e q u i,
m a l soign ée, com m en ce à p r en d r e un a sp ect in
q u iéta n t.
Me sa ch a n t in fir m ièr e d ip lôm ée, le com te .Vivien a
con fié sa n ou r r ice à m es soin s, et m e t ém oign e, en
éch a n ge, u n e r econ n a issa n ce exa gé r ée . C ’est d on c au
cou r s d e m es visit es d a n s la m on ta gn e que je p ren d s
m es cr oq u is : sen tier s a b r u p ts, bord és d ’azalées et de
r h od od en d r on s, go r ges p r ofon d es qu i n e voien t ja
m ais fon d r e la n eige, et où l ’ed elweiss n e se lasse
p a s de fleu r ir ; cou lées de m arbre rose, gr is, ve r t ;
gr ot t es m yst ér ieu ses, tou t ten te m es p in cea u x, in h ab 't u é s à r ep r od u ir e d es sites a u ssi t o u r m e n t é s !., on
se d em an d e q u els ch a n gem en t s le tem p s a pu a p p or
ter à ces lieu x, d ep u is les p r em ier s ca t a clysm es du
m on d e... tou t est im m u ab le et sem b le étern el
H eu r eu sem en t
q u ’à
ces
d ist r a ct ion s a u st èr es
s ’a jo u t en t q u elq u es p la isir s tin peu p lu s m on d ain s,
je les d ois a u x a n cien s seign eu r s de la con t ée. ■\
On m e fa it vr a im en t bon accu eil au ch a let S y lv a b e lle .
Le jeu n e com te, d on t les occu p a tion s n e m e
sem b len t pas t r ès ab sor b an tes, m e p ilot e sou ven t en
com p a gn ie de son a ïeu le, qui ad ore cir cu ler , et de
q u elq u es h ôtes de sa villa .
Ce n abab d ’on cle Ch a r lev, p en sez-vou s? pas du
t o u t ! La b elle Lo la , sa cou sin e, lu i, on t d ép osé, d an s
tin a p p a r t em en t r eten u p ou r eu x, le p lu s gr os d e
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
leu r s b a ga ge s ; Ruz est leu r p ort d ’a t t a ch e... Ils y
r evien n en t de tem p s à a u tr e, en tr e leu r s excu r sio n s
va r iées, m ais je n e les vois ja m a is, et n e m ’en p la in s
p as, mon D ieu ; Lilia n e n on p lu s, je su p p ose!
Don c, la tr istesse de m a solitu d e, m on a m ou r 3 c
la n atu r e, l ’a tt r a it d e q u elq u es con ver sa tion s in t ér es
san tes m ’in vit en t à a ccep ter de tem p s à a u tr e les a i'
tn ab les in vita tion s de Sain t-H er tr an d .
M a is... le r écit d e n os excu r sio n s n o vou s in t é
r esse pas ta n t que ça, p etite t a n t e !... J e su is sû r t
qu e vou s a tten d ez a u tr e ch ose,... je l ’ai com p r is c’e
p u is lon gtem p s1, a llez, et , pou r qu e je n ’en ign or e r ien ,
n ’a vez-vou s p as a jou té A la fin de votr e d e ix.è r e
lett r e : « Deu x jeu n es gen s on t été, sem ble-t-il, lelés
su r ta r ou t e,... au cu n d ’eu x n ’a u ra-t-il d on c ic n ouvoir de faire b att r e ton coeu r? » Deu x jeu n es cm ?
J ’ai ch er ch é un in stan t q u el p ou vait êtr e le se on d ,...
p u is je m e su is tou t à cou p r a p p elé l'a ,e do
M Dar r en s.
Il a tr en te an s e n vir on ,... c ’est d on c b ien un h om m e
jeu n e, sin on un jeu n e h om m e... C ’est lu i le d et xièt r . :
a m o u r e u x., éve n t u e l!
Dar r en s, a m o u r e u x?... lu i? le m ép r isa n t "i .iq u ï
de la gen t fém in in e !... lu i q u i d é d a ign e ... et com
m e n t !... tou t ce (pii porte co t illo n s !
Avec m oi, je cr ois l ’avoir d éjà d it, il est r°li> cor
r ect , 1111 peu m oin s gla cia l, p eu t-êtr e, t.ep u is ttetr e
en tr etien con cer n an t M a u r ice: m a is, :o vou s le ju r e,
il n e son ge n u llem en t à jou er le sou p ir a n t , c : 11’est
pa s son gen r e ! Ah ! si vou s le con ua^ ssic * com m e ,
vou s r ir iez a vec m oi, rien que (l’en ten d r e ém et t r e u n e
te lle su p p osition .
Alor s r e s t e t ou t seu l, n e vou s en d é p la is e , A I . i:co m t e (le S a in t - Be r t r a n d ! un n om s o n o r e ,... b ien p o r t é ;
je vou s l'a cco r d e ! Celu i-ci est a im a i. '.e, sym p a t h iq u e,
un peu « flir t » m êm e, si vou s -’ou !cz ! m a is un flir t
de b o n aloi, qu e ja d is o n a u ra t a p p elé g a la n t e r ie ;
et q u i fleu r e la b e r ga m o t e
¿a _ ou d r e à la Mar é
ch a le I Am o a r eu x ?... lui u 'm p ,u : , je n e cr o is p a s.
Or , voyez-vou s, t a n t in eit e , l ’am ou r ser a .e « sé
sa m e » q u i, seu l, p ou rr a va ii.er e N ys e t t e ... et s c a
coeu r ... j e ve u x m e sen tir p r ofon d ém en t, sin cè r e
m en t, ten d r em en t aim ée.
I ît , ju s q u ’à p r ésen t , les efflu ves d ’un t e l ..en tm ien t
n e m ’on t ja m a is en velop p ée.
Vou s n ie d ir e z,... vou s m ’a vez d éjà d :t, que l ’a in oiu
a p p e la it 1 n tn our ! Le m a lh eu r est n w le m ie n , jou i
e ; lo r e , a b esoin d ’u n a p p el d e ce ge n r e...
�84
LA
Je
que
a li!
c ile !
R EV AN CH E D E N YS E TTE
n e pe-.ix a im e r q u e si l ’on m ’a im e , e t s i ce lu i
j ’:iiiu e r a is vo u la it q u e ce s o it m o i q u i l ’a im e ..,
q u el im b r o g lio !... j ’en r is t o u t e s e u le , t a n t e Cé
M 'e n t e n d e z- vo u s r ir e ? ...
Cep en d a n t , soyon s fr a n ch e ! J e cr ois 11e pas d ép la ir e
au beau Vivie n ... J e cr ois qu e je l ’in t ér esse! un peu
p a r m oi-m êm e, m a is a u ssi, m a is su r tou t p ou r ce q u i
m ’en tou r e ..
J e m ’e xp liq u e ! J ’iiab ite Sa in t -Be r t r a n d ! I l 11e tien
d r a q u ’à m oi d ’a voir un jou r , vr a isem b la b lem en t ,
cet t e vie ille for ter esse b â tie p ar les a n cêtr es de Vi
vie n ... Qu elle occasion u n iq u e de r econ q u ér ir ce bien
d on t un m a u va is sor t a d ép osséd é ce p a u vr e fils de
p r e u x! J e n e lu i en veu x pas du tou t d ’ép r ou ver un
tel sen t im en t ...
S e u le m e n t — et c ’e s t b ien là ce q u i a r r ê t e l ’éclosio n t im id e d 'u n a t t r a it é vid e n t —• il fa u t co m p t e r
a vec l ’a s s e n t im e n t d e la d o u a ir iè r e d o n t !e je u n e
com te e t sa m è r e s u b is s e n t la vo lo n t é im p é r ie u s e . O r ,
la n ob le d a m e d o it g a r d e r u n s o u ve n ir o ffu s q u é d e
l ’h u m b le b o u t iq u e o ù t a n t e N a d e t t e e t m a g r a n d ’m èr e ve n d a ie n t d es ch a p e le t s e t d e s la in a ge s p yr é
n é e n s , ja d is , à Su z.
L a vo ilà b ie n , e lle , t o u t e co m t e s s e q u ’e lle e st ,
n m a r ch a n d e d e so u p e », co m m e 011 d it en s t yle m o
d e r n e ; m a is e lle n e d a ig n e p a s s ’en a p e r ce vo ir , e t fa it
ce la a ve c t a n t d e d ig n it é e t d e b o n n e g r â ce q u e sea
j e n s io n n a ir e s s e m b le n t t o u jo u r s ê t r e s es in vit é s .
O r , m o i, je n ’e n t e n d s p a s p lu s r e n ie r ce s h u m b le s
fe m m e s , si h o n n ê t e s , si m é r it a n t e s , q u e m e s a ïe u le s
m a t e r n e lle s , d o n t ce r t a in e s p o r t è r e n t d e s n o m s so
n or es.
J ’a d m ir e , j ’e s t im e t a n t e N a d e t t e , gr a n d e p a r l ’â m e
et le crtn ir ,... je n e veu x pas la la isser de côt é... m ê 'u e
si je d even ais com tesse de Sa in t-Ber t r a n d .
J ’ai n et t em en t d on n é cela à en t en d r e...
I)u cou p , d am e Vivia n e se r éser ve ! Si u n e au tre
h ér itièr e de pu re lign ée p a r a issa it à l ’h or izon , on m e
la p r éfér er a it in con testa b lem en t. J e vou s en ten d s
d ’ici : « Mêm e si le jeu n e com te t ’a im a it, N vsct t e ? »
J e le cr o is ! a r ist ocr a t iq u e t a n t in e ! O r a n d ’m èt e .Sain tBer t r a n d a u u e volon té de fer ... Ceiie de Vivien est
for t m a lléa b le, au con tr a ir e.
« A m oin s q u e , sou levée p a r 1111 s e n t im e n t a r
d en t ... ? »
N o n , m a p e t it e t a n t e , n o u s n ’e n s o m m e s p a s là .
Alo r s, p ou r eu r even ir à D a r r en s — ca r je sen s
q u e vo u s vou lez que je vou s p a r le en cor e d e Dar *
�L A R E V A N C H E D E N \ T . E T T II
r en s ! — eli b ien , je lui su is in d iffér en te, ce qu i est
d éjà bien ge n t il, car , au d ébu t, il n i'a w it ccr tn 'iU"
n ien t en h or r eu r et n e n ie ie cach a it pas, ce lien t je
lui ai été tou t de su ite r econ n aissan te, ta n t je red ou
t a is q u ’il fû t d e con n iven ce a vec Lilia n e , d an s un
cou p m on té d ’ép ou sa illes.
J e d ir a is m êm e q u 'il m ’in sp ir e u n e cer ta in e estim e,
et j'e s p è r e que c'e s t récip roqu e.
Ce ser a it in fin im en t m ieu x, n ’est-ce pas, d 'ê t r e lion s
cam a r a d es pou r essa yer d ’a ccom p lir en sem b le q u elqu e
bien d an s cet t e p a u vr e fa m ille.
O li! n on ... n u lle lu eu r de ten d r esse n e sa u r a it
a d ou cir ce visa ge in t elligen t , volon t a ir e... et gla cia l, à
la façon d es n eiges ét er n elles.
Don c, si vou s y ten ez ab solu m en t, ga r d ez q u elq u es
illu sion s au su jet de M. Vivie n ,.,, a u cu n e con cer
n an t le n eveu de Lilia n e .
Ta n t e Cé cile ! je m e la n gu is de vo u s ! je m e sen s
s e u le i... vo ye z! m êm e n otr e cor r esp on d an ce au ssi
su ivie, au ssi in t im e, n e sa u r a it r em p la cer n os lon gu es
ca u se r ie s; ni les b eau tés gr a n d ioses d es sites p yr é
n éen s m e fa ir e ou b lier n os p a ysa ges r ep o sa n t s; n i
les glissa n t s La ot ien s , au d ou x p a r ler , au rir e en fa n
tin , n os vieu x se r vit e u r s ; ni ce lu xe exot iq u e, le
con for t in t e llige n t de votr e ch èr e m aison .
Ou i, j ’ai un gr a n d d ésir de vou s r evoir , et , si je
con t in u e à m e sen t ir in u t ile à Sa in t-Ber t r a n d , je re
vien d r a i ver s vou s.
Ain si se ter m in er a p it eu sem en t Ta m ission d e N vsette
ch ez les Gen t ils, a in si éch ou er on t d es p r ojet s de re
va n ch e... gén ér eu se.
E n a tten d an t, je vou s em b rasse tou s les d eu x, ten
d r em en t, com m e je vou s aim e.
Vo t r e gr a n d e fille ,
D k n is b .
Sa le t t r e t e r m in é e , N ys e t t e d e m e u r a u n m o m e n t
a cco u d é e à sa t a b le , en ce t t e va s t e p iè ce d o n t e lle
a v a it fa it u n s t u d io , a ve c son lit d iva n , son ch e
v a le t e t s e s t o ile s , son vio lo n e t son p u p it r e , u n
p ia n o , d es fle u r s p le in les va s e s e t q u e lq u e s b on s
livr e s .
E t il é t a it b on d e se r e t r o u ve r là , p e r s ie n n e s
clo s e s , p a r le s a p r è s -m id i d ’a cca b la n t e c h a le u r ;
D e n is e s ’é t a it t o u t d ’a b or d fé licit é e d es h e u r e u s e s
t r a n s fo r m a t io n s q u ’e lle a v a it fa it s u b ir à son
« h o m e », m a is v o ilà q u e m a in t e n a n t il n e lu i d i
s a it p lu s r ie n *
�86
I,A R E V A N C H E D E N YS E T T E
C e t t e le t t r e é cr it e p o u r sa t a n t e l ’a va it o b lig é e à
s cr u t e r s é r ie u s e m e n t son c ie u r ... A la vé r it é , e lle
n e sa » ait p lu s où il en é t a it , ce cie u r .
P o u r q u o i, en ce m o m e n t , p e n s a it - e lle à V iv ie n ? .. ,
11 é t a it a im a b le , g a la n t , g a i, ca m a r a d e vr a im e n t
a gr é a b le ; si le d it Vivie n e t les d is t r a ct io n s q u ’il
a p p o r t a it a ve c lu i n ’é t a ie n t p a s là , son e x is t e n c e
s e r a it e n co r e p lu s fa s t id ie u s e , ce la in co n t e s t a
b le m en t .
Co m b ie n il se m o n t r a it d iliè r e n t d e ces h om m es
d ’a ffa ir e s , t r a v a ille u r s a ch a r n é s , au fr o n t s o u c ie u x ,
à la p a r o le r a r e , d o n t le m o in s q u ’on p u is s e d ir e
d ’e u x e s t q u ’ils s o n t fa s t id ie u x.
Vr a im e n t Vivie n é t a it ch a r m a n t , fa cile à viv r e ,
p a s co n t r a r ia n t p o u r d e u x s o u s , e t p r a t iq u a n t le
bon ga r ço n is t n e d ’u n e fa çon s i s ym p a t h iq u e .
A lo r s ? ... s ’il l ’a im a jt , lu i r é s is t e r a it - e lle ? ... 11011,
S?fns n u l d o u t e ! m a is e n co r e fa lla it il q u e ce t t e
t e r r ib le d o u a ir iè r e m ît d e cô t é s e s p r é ju g é s ...
N ys e t t e n ’a cce p t e r a it ja m a is la m o in d r e b o u d e r ie ...
n i m êm e d es a ir s île co n d e s ce n d a n ce . I îlle e n t e n
d a it êt r e a ccu e illie d e bon c ie u r s u r t o u t e la lig n e ,
et n on q u ’on s e m b lâ t lu i a cco r d e r u n e gr â ce .
. 1£lie en é t a it là d e s e s r é fle xio n s lo r s q u e , a p r è s
un h e u r t lé g e r , e lle vit son p è r e , d e b o u t , a u s e u il
d e sa p o r t e ; b ien q u e r e n t r é d u m a lin m ê m e , il
é t a it d e n o u ve a u en t e n u e d ’a u t o m o b ilis t e .
— Vo u s r ep a r te/ ., p a p a ? s ’é cr ia - t - e lle , a ve c u n
a cce n t d e r e p r o ch e d a n s la v o ix .
— J e va is à P a u , fit -il, l ’a ir d é s in vo lt e .
— Alo r s , e m m e n e z-m o i, r ip o s t a - t - e lle vive m e n t ;
j ’en vie n s à n e ja m a is p lu s vo u s vo ir .
Un e o m b r e d e co n t r a r ié t é a s s o m b r it le vis a g e d e
l ’in g é n ie u r , e t D e n is e , a ya n t co m p r is , a jo u t a , le
ton a s s e z v if :
— S i ce la vo u s co n t r a r ie , m e t t o n s q u e je n ’a ie
r ien d it .
11 p r it l ’a ir a s s e z s é vè r e :
— O ù vo is -t u q u e cela m e co n t r a r ie ? T u p r en d s
vit e la m o u ch e , il m e s e m b le , N ys e t t e ! Cr o is b ie n
q u e , m oi a u s s i, je s e r a is r a vi d e t ’a vo ir p lu s so u
ve n t a ve c m o i... I c i, je le cr a in s , la vie d o it t e
p a r a ît r e a u s t è r e ...
�I.A
R E V A N C H E D E N YSE T TE
«7
« T o u t d e m êm e , ¡1 s ’en a p e r ço it », p e n s a -t -e lle
en é b a u ch a n t u n d e m ir s o u r ir e .
E t M or n a cq co m m e n ça d e s e d is cu lp e r .
— i n e s e n d r o it d e t r o u ve r q u e je t e n é g lig e
u n peu-, n ia p e t it e , m oi q u i t ’a i fa it ve n ir ici p o u r
m on bon p la is ir ... Vo is - t u , je co m p t a is s a n s ces
m a u d it e s a lla it e s q u i, vr a im e n t , s e m b le n t vo u lo ir
n a ît r e s o u s m es p a s ...-r ie s a ffa ir e s q u i en va le n t la
p e in e , tu s a is ... d o n t tu a p p r é cie r a s u n jo u r les
r é s u lt a t s p a lp a b le s ... De p lu s , je fin is p a r co n n a ît r e
t a n t d e m om ie q u e les in v it a t io n s se m u lt ip lie n t ,
« on s e m ’a r r a ch e » ! Ain s i, ce s o ir , je d o is d în e r
a ve c u n e b a n d e d ’é t r a n g e r s q u ’il n ’e s t p a s n é g li
ge a b le u& c u lt iv e r ... n o u s d e vo n s t e r m in e r la s o i
r é e a u Ca s in o .
« E t c ’e s t b ie n là où je le gê n e ! » o b s e r va m en
t a le m e n t ce t t e fin e m o u ch e d e N ys e t t e , — ca r e lle
lis a it vr a im e n t à livr e o u ve r t d a n s ce t e s p r it , p èr e
d u s ie n — p u is , t o u t h a u t :
— I,e t o u t e s t d on c d e s a vo ir , m on ch e r p a p a , s i
je s e r a is b ie n à m a p la ce d a n s la s o cié t é d o n t vo u s
p a r le z...
— P o u r q u o i p a s ? fit -il, l ’a ir a s s e z e m b a r r a s s é ...
D é jà tu co n n a is un p eu Mlu> I.o la E n r ico , sa co u s in e
D o d y et son o n cle C h a r le y ..., é vid e m m e n t d es é t r a n
g e r s a u x a llu r e s p e u t -êt r e u n p eu o r igin a le s p o u r
u n e p r o vin c ia le d e ton e s p è ce , p a s d u t o u t le ge n r e
d e ton o n cle Cla u d e e t d e t a t a n t e C é c ile ... m a is
in t é r e s s a n t s q u a n d m êm e , je t e p r ie d e le cr o ir e !
J e t e d e m a n d e s im p le m e n t d e le s ju g e r p a r t o im ê m e ... n o n , a u t r a ve r s d es a u t r e s .
I.es b e a u x y e u x , u n p eu é t o n n é s , s ’a t t a ch è r e n t
s u r c e u x t r è s in t e llig e n t s d e M ich el M o r r n cq .
— Mon p è r e ! ce s a u t r e s , d o n t vo u s p a r le z, c ’est
s e u le m e n t la fem m e q u e vo u s a ve z ch o is ie p o u r
r e m p la ce r m a m è r e , ce t t e m a lh e u r e u s e L ilia n e q u i,
a u d e m e u r a n t , m e fa it g r a n d ’p it ié .
Il h a u s s a fu r ie u s e m e n t les é p a u le s en gr o n d a n t :
— T u es vr a im e n t b on n e d e t ’in q u ié t e r d e ses
s u s c e p t ib ilit é s ... E lle n ’a p a s p r is t a n t d e co n s id é
r a t io n p o u r le s t ie n n e s , ja d is ...
— O h ! s i vo u s le ju g e z a in s i...! Vo ye z t a n t e
N a d e t t e ,... e n v o ilà u n e q u i p r a t iq u e ...
�88
I, A R E V A N C H E
D E N YS ETTE
—
L ’o u b li îles in ju r e s ? ... o u i, e lle e s t t m e
s a in t e .. M a is assez, ca u s é , n o u s b a va r d e r o n s d u u a
la vo it u r e ... J e t ’e n lè ve , c 'e s t co n ve n u ... e t ia is -t o i
b e lle , a fin q u e je s o is lièr e d e t o i., t o i, le seu l êt r e
an m o n d e q u i n e m ’a it p a s d éçu et r é a lis e m es
a m b it io n s e t m es e s p o ir s . Allo n s , je t e la is s e .„
N e m e la is p a s a t t e n d r e t r o p lo n g t e m p s , p e t it e
en jô le u s e .
IX
Le t ê t e -à -t ê t e tla n s ï ’a u t o fu t u n e d é ce p t io n p o u r
N ys e t t e q u i a va it co m p t é s u r u n m o m e n t d e îé e lle
in t im it é , t e l q u ’il lu i é t a it si d ifficile d ’en a vo ir a ve c
son p èr e d e p u is q u e lq u e s jo u r s . D e for t b e lle h u
m e u r et t r è s lo q u a ce , l ’in g é n ie u r p a r la b e a u co u p
d e son u s in e d ’é n e r gie é le ct r iq u e , d e ses m in e s
d ’a r g e n t , d es p a la ce s d o n t il é t a it p r o p r ié t a ir e , d es
in t é r ê t s n u ’il g a r d a it en co m m u n a u L a o s , a ve c
•Ber n a r d O a r r e n s , e t q u i co n s t it u a ie n t en co r e le u r
p lu s s é r ie u s e s é cu r it é .
Q u a n d il p r o n o n ça it le n om d e Be r n a r d , il le fa i
s a it a ve c u n a cce n t d e t e n d r e s s e q u i n ’é t a it ce p e n
d a n t p a s d é p o u r vu d ’u n e ce r t a in e a n x ié t é . D e n is e
le co m p r it e t e s s a ya d e !e fa ir e p a r le r s u r le je u n e
h o m m e ; m a is , a d r o it e m e n t , M o r n a e q s e d é r o b a ,
d o n n a n t à s a fille 1j s e n t im e n t t r è s n cc d e vo u lo ir
é v it e r fo u s les s u je t s in t im e s .
M a in t e n a n t , il d is c u t a it d u p a y s a ve c s a co m
p a gn e d e r o u t e . Ap r è s a vo ir r e fu s é n e t t e m e n t d e
s ’a r r ê t e r à Lo u r d e s p o u r e m b r a s s e r t a n t e N a d e t t e ,
— le t e m p s é t a n t t r o p co u r t — il m o n t r a Be t lia r a m , son co u ve n t , s e s clo ch e r s , s e s gr o t t e s cé lè b r e s ,
Coa r r a/ .e, e t le s v e s t ig e s d u ch â t e a u où fu t é le vé
le Bé a r n a is .
P u is , le p a n o r a m a ch a n ge a , îes m o n t a gn e s s ’é lo i
gn è r e n t P a u m o n t r a b ie n t ô t ses p a lm e s lé gè r e s ,
ses s o m p t u e u s e s v illa s , s e s é g lis e s t r o p n e u ve s ,
t o u t soi d éco r d e ville r ich e e t co s m o p o lit e , a ve c
Q u elq u es r a p p e ls d u t e m p s où e lle fu t c a p it a le d u
�LA R E V AN CR is
D E N YS E TTE
8v
r o ya u m e d e Bé a r n e t s e t a r g u a it d e son p a la is
a lt ie r e t tle sa ga r e n n e vr a im e n t r o ya le .
On é t a it a r r ivé . M . M o r n a e q , a lla n t à s e s a ffa ir e s ,
la is s a D e n is e e m p lo ye r so u t e m p s co m m e il lu i
p la is a it .
E lle eo t ir u t a u ch â t e a u , v is it a le s s a lle s où vé
cu r e n t J ea n n e d ’Alb r c t e t la r o m a n e s q u e M a r gu e
r it e , a d m ir a le lé ge n d a ir e b er ce a u d u je u n e H e n r i,
fa it d e l ’é e a ille d 'u n e ca r a p a ce d e t o r t u e g ig a n
t e s q u e , s ’e x t a s ia d e va n t les in co m p a r a b le s ta p isse«
r ie s , les p a r t e r r e s m a gn ifiq u e s , la co u r d e s p a g e s
et d es t r o u b a d o u r s , la t o u r t o u t e r o s e d e G a s t o n
Ph u eb u s. S u r le t e r r e -p le in d e la p la ce R o ya le
q u e p r o lo n ge à d r o it e e t à g a u c h e le b o u le va r d d e s
P yr é n é e s , D e n is e se la is s a e n s u it e a b s o r b e r lo n g
t e m p s p a r l'in co m p a r a b le p a n o r a m a .
l
u e h o r lo ge s o n n a , lu i r a p p e la n t q u ’e lle a va it
r e n d e z-vo u s à l ’h ô t e l a ve c so u p è r e .
Av e c lu i e lle y t r o u va n on t o u t e u n e b a n d e ,
com m e l'a v a it a n n o n cé M ich e l M o r n a e q , m a is s e u
le m e n t la b e lle D o lo r è s , l'o n c le C h a r ie y a ve c s a
D o d v, p u is un m é n a ge a n g lo - s a xo n : le m a r i, n e u
r a s t h é n iq u e e t s ile n c ie u x ; la je u n e fem m e , lo q u a ce
e t e x c e n t r iq u e , ce q u i e x p liq u a it a s s e z In en la
m a la d ie d e l ’é p o u x.
D e n is e d u t s u b ir les e ffu s io n s d e la je u n e D o d v,
le s co m p lim e n t s fla t t e u r s d e L o u c lic t t . .'e x a m e n
gê n a n t d e D o lo r è s , ch e r ch a n t eti va in u n e a llié e .
« Il 11e -m a n q u e p lu s q u e Ber n a r d D a r r e n s ! »
s o n ge a s o u d a in
je u n e fille . E t d e fa it p a r u n
s e n t im e n t b iza r r e , in co m p r é h e n s ib le , e lle p e n s a
q u ’a ve c lu i, d a n s ce m ilie u é t r a n g e , e lle se s e r a it
6 en t ie m o in s is o lé e .
Au co u r s d u r e p a s , L o la , a s s is e e n t r e M o r n a e q e t
l ’Am é r ica in , d é p lo ya it les t r é s o r s d e s a ve r ve b r il
la n t e , s i b ien n u e le m é n a ge m a l a p p a r e illé e n fu t
r é d u it à à es m a ig r e s r e s s o u r ce s . N ys e t t e , p r is e d e
p it ié , s e m it à p a r le r a n g la is a ve c l ’in fo r t u n é n e u
r a s t h é n iq u e , le q u e l, p eu h a b it u é e t r e co n n a is s a n t ,
se co n fo n d it en é lo g e s s u r la fa ço n d o n t e lle s ’e x
p r im a it .
P o u r t a n t , la je u n e fille n ’é r o u t a it q u e d ’u n e
o r e ille d is t r a it e le s co m p lim e n t s d e ce t t e p a u vr e
�go
LA
R E V A N CI - I F , D E N Y S E T T E
vic t im e d u s p le e n ; e lle o b s e r va it D o lo r è s e t s o u
p è r e ; lu i, p a r a is s a it n e r v e u x , in co n t e s t a b le m e n t
a ga cé p a r la p r ése n ce d e L o u clie t t , d o n t le s p la i
s a n t e r ie s fa cile s a u r a ie n t p u p a r a ît r e u u p e u
lo u r d e s ; m a is la b e lle Lo^ a s e m b la it n ’e n a vo ir
cu r e e t p a r t a g e a it é q u it a b le m e n t s o u r ir e s e t co q u e t
t e r ie e n t r e s e s d e u x a d o r a t e u r s .
E lle é t a it vr a im e n t eu ve r ve , e ffle u r a it m ille
s u je t s d ive r s , s é r ie u x ou fr ivo le s , — t o u t lu i é t a it
b o n , — e t ce la a ve c u n e n t r a in e n d ia b lé , m a n ia n t
n o t r e la n gu e d ’u n e fa ço n h a b ile e t r a r e. Co m b ie n ,
en d e p a r e ille s cir co n s t a n ce s , t r io m p h e r a it p eu la
p a u vr e L ilia n e ! p e n s a it D e n is e .
Au s s i h p a u vr e n e s ’y r is q u a it - e lle p a s et g a r
d a it le lo g is . L e r e p a s t e r m in é , d e s a u t o s lu xu e u s e s
e m m e n è r e n t tes co n vive s a u l ’a t a is d *H iv e r .
L e p â le c la ir d e lu n e c o n t r a s t a it s in g u liè r e m e n t
a ve c les illu m in a t io n s é le ct r iq u e s m u lt ico lo r e s d u
s o m p t u e u x m o n u m e n t . M a is N ys e t t e le t r o u va
lo u r d e t s a n s gr â ce , e n d é p it d u lu x e d e s e s s a lo n s
n o m b r e u x, s a lle s d e je u x , d e d a n s e , d e co n ce r t , de
s p e ct a cle , — ju s q u ’à u n G u ig n o l I T o u t n ’é t a it
q u e g la c e s , d o r u r e s , t e n t u r e s c h a t o ya n t e s , p a r
t e r r e s d e fle u r s , je u x s a va n t s d e lu m iè r e s .
O n fit u n e h a lt e a u t o u r d es t a p is ve r t s . M r Clia r le y s ’h yp n o t is a s u r les p e t it s c h e v a u x , t a n d is q u e
M o r n a cq e t le s je u n e s fille s r is q u a ie n t q u e lq u e s
b ille t s au b a cca r a .
Vit e la s s e d e ces s o r t e s d ’é m o t io n s , D e n is e e n
t r a în a D o d y d e va n t u n e d es g r a n d e s b a ies o u
ve r t e s , a d m ir a n t 1e s p e ct a cle fé e r iq u e d es P yr é n é e s ,
é cla ir é e s p a r la cla r t é lu n a ir e .
- Qu e c ’e s t d o n c b ea u ! m u r m u r n -t -e lle com m e
eu e vt a s e .
— O u i, c ’e s t t r è s g e n t il! r e p a r t it l ’é t r a n gè r e ,
0 'h u m e u r m o in s p o é t iq u e q u e sa co m p a gn e . E t
e lle n e t a r d a p a s à e n t a m e r le ch a p it r e d es e x c u r
s io n s p é r ille u s e s , d es ch a s s e s à co u r r e , d u g o lf, d u
p r ln e t d e t o u s les s p o r t s à la m od e.
M "° M o n in cq l ’é co u t a it va g u e m e n t , s o u d a in
t r is t e , m a l à l ’a is e en ce ca d r e a u s s i fa s t u e u x , vo ile
b r illa n t je t é s u r b ien d es t u r p it u d e s . C ft t e e n fa n t
s é r ie u s e , d r o it e , lo ya le , s e s e n t a it e ffle u r é e , ce
�I.A R E V A N C H E D E
N YS E TTE
s o ir , p a r d e s p r o m is cu it é s d o u t e u s e s , p e u t -êt r e
m a ls a in e s ; e lle co m p r e n a it m a in t e n a n t p o u r q u oi
son p è r e a v a it p a r u r é p u gn e r à l'e m m e n e r a ve c
lu i...
E lle s e t r o u v a it , en e ffe t , h or s d e son m i lie u ;
q u 'a u r a ie n t d it l'o n cle Cla u d e et la t a n t e Cé e i.e d e
la vo ir là , e u x , d on t la m o r a le é t a it si li^ u te, si
lo in d e t o u t e co m p r o m is s io n ?
Ce p e n d a n t u n e p h r a s e d e D o d y a t t ir a t o u t à
co u p son a t t e n t io n .
D o lo r è s , d is a it -e lle , b e a u co u p m o in s q u e m oi
s p o r t ive , c u lt ive s u r t o u t le flir t .
E lle d is a it ce la in g é n u m e n t , s a n s m a lice , a ve c
6on a cce n t co m iq u e .
— lit c'e s t ce t t e cu lt u r e q u i l'é lo ig n e d u m a
r ia ge .'1 r e le va D e n is e , en g a g n a n t , a u d e h o r s , d es
s iè g e s d e va n n e r ie , s u r le s q u e ls e lle s p r ir e n t p la ce
à l'o m b r e d es p a lm ie r s é la n cé s .
I .a p e t it e Am é r ica in e fit e n t e n d r e u n r ir e
g o u a ille u r .
— O h ! le m a r ia ge n e l'é lo ig n e n u lle m e n t , a u
co n t r a ir e : Le flir t n 'e s t q u 'u n m o ye n p o u r l ’a m e
n e r ; s e u le m e n t , il fa u t à Lo la b e a u co u p d 'a r g e n t .
— J e la cr o ya is r ich e , for t r ich e !
— Vo u s vo u s t r o m p e z, m is s M o r n a cq . Moti p è r e ,
p a r e n t et a s s o cié d e l'o n cle C h a r le y, l'é t a it e x t r ê
m e m e n t , lu i, m a is il a v a it é p o u s é p a r a m o u r m a
p a u vr e n ia m n ia q u i é t a it t o u t s im p le m e n t u n e d a c
t y lo d e sa fir m e ; le sceu r d e m a m a n , en s 'u n is s a n t
à J u a n E n r ico , n 'a v a it p a s d u t o u t r é a lis é la b on n e
a ffa ir e , a u s s i le u r fille e s t - e lle (iii!is:n i
p a u vr e ,
ce q u i n ’a d ’a ille u r s q u e p eu d ’im p o r t a n ce ; é t a n t
d o n n é tp ie n ou s s o m m e s là , e lle n e m a n q u e d e
r ie n ... s e u le m e n t ce la n e co m b le p a s ses a m b it io n s ,
vo u s co m p r e n e z?
D e n is e , for t in t é r e s s é e , a lla it p e u t -ê t r e e n co r e
in t e r r o g e r ce t t e e n fa n t lo q u a ce e t s in cè r e , lo r s q u e
son a t t e n t io n fu t r e t e n u e p a r l'a r r ivé e d 'u n co u p le
q u i, n e le s vo ya n t p a s , a lla s ’in s t a lle r n on lo in
d ’e lle s ; u t ie o m b r e d is cr è t e , for m ée p a r les d r a p er ie s r.flo t t a n t e s d ’u n e vig n e ja p o n a is e , v o ila it les
s ilh o u e t t e s à p e iu e e n t r e vu e s ; m a is , a u m u r m u r e
�92
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
d os vo i , D e n is e r e co n n u t so n p è r e e t la t r o u
b la n t e Lo la .
N y s e t t e fr é m it à la p e n s é e d e ce q u ’e lle a lla it
p e u t - ê t r e e n t e n d r e ; il 11e fa llu t q u e le r ir e p r o vo
ca n t d e l ’é t r a n gè r e p o u r la r e d r e s s e r , va illa n t e ,
in d ig n é e , d e va n t M o r n a e q a u q u e l e lle d e m a n d a :
— A q u e lle h e u r e p e n s e z-vo u s d on c r en t r e r ,
p a p a ? S a ve z- vo u s q u e vo ilà m in u it !
F o r t s a is i, l ’in g é n ie u r lit le g e s t e d e r e ga r d e r
sa m on tr e :
— l u es fa t ig u é e ? d e m a n d a -t -il p o u r d ir e
q u e lq u e ch ose .
— N on ; t o u t s im p le m e n t , j ’en a i a s s e z! d é cla r a t - e lle , la v o ix co u r r o u cée .
D o cile m e n t , s a n s la m o in d r e p r o t e s t a t io n , M orn a cq s ’é t a it le vé .
— E h ! m on ch e r , r a illa l ’Am é r ica in e , je 11e
vo u s cr o ya is p a s s i d o cile , vo u s êt es e x e m p la ir e !
— E x e m p la ir e ! r é p é t a -t -il u n p e u co n fu s .
P u is , s e r e s s a is is s a n t :
—y M a fille s a it q u e je s u is à sa d é vo t io n ... e lle
en a b u s e u n p e u ! D a n s l ’e s p è ce , d ’a ille u r s , e lle a
r a is o n ... n o u s 11e se r o n s p a s a va n t u n e h e u r e à
Sahit- Bcrtravd.
— M on D ie u ! ce 11e s e r a it p a s p r é cis é m e n t la
p r e m iè r e fo is , r ica n a en cor e Lo la .
M a is l ’in g é n ie u r 11e r é p o n d it p a s ; é vid e m m e n t ¡1
11e vo u la it p a s d o n n e r t o r t à sa fille et fa ir e , d e
va n t e lle , le je u d e l ’in t r ig a n t e . L e s a d ie u x fu r e n t
b r e fs , s a n s a u cu n e co r d ia lit é e n t r e D e n is e e t Dolo r è s .
X
Le le n d e m a in , à son r é ve il, D e n is e t r o u va s u r le
p la t e a u d e son d é je u n e r u n e ca r t e d e la co m t e s s e
d e S-'in t -Be r t r n n d , d is a n t q u ’e lle p r o je t a it u n e e x
cu r s io n p o u r l ’a p r è s -m id i, o u a t r e h e u r e s , q u ’u n e
p 'iK'c lu i s e r a it r é s e r vé e d a n s l ’a u t o e t q u ’o n
j ’a t t ' 'r lr n ît p o u r p r e n d r e le t h é à S y l v a b c l l c , a va n t
le d f't ia r t .
y .. Ce t t e d igr e s s io n n ’é t a it p a s p o u r d é p la ir e à
�LA
R E V A N C I 7E D E N Y S E T T E
N ys e t t e ; ce la ch a n g e r a it le cutir.i d e s e s id é e s d e
va g a b o n d e r d a n s lu m on t..
d e se b r û le r a u
ch a u d s o le il, d e r e s p ir e r l'u n p .ir
h a u t s so m
m e t s , en co m p a gn ie de g'.';;s l>ie:i e le xé s , d e ee
ch a r m a n t V iv ie n , à l'â m e s a in e , e lle en a u r a it
ju r é ; s a n. t jn e n ’é t a it p o in t co:i ; :iq ¡Ce, so n in t e l
lig e n c e m o ye n n e co m p o r t a it p eu l ’a ié a s , il u 'a x a it
p a s di. ;;u û t s a r t is t iq u e s , h o n n is p o u r l ’a m e u b le
m e n t , où u n ce r t a in s e n s a t a ¡q u e lu i fa is a it p r é
fé r e r les vie u x b o is , b ien t r a va illé s e t p o lis pu r les
a n s , à l ’a r t n o u ve a u ; e t p u is , a p r è s t o u t , il a va it
d e la b r a n ch e , p o r t a it a ve c u n e e x t r ê m e s im p 'ic it é
son b ea u n om , et t e n a it d e s a m èr e lin e d o u ce u r
q u i é t a it s a n s n u l d o u t e u n e for m e d e la b on t é.
« Vr a im e n t , il n e m e d é p la ît p a s , p e n s a it D en ise;
je s u is s û r e q u e s a fem m e s e r a t r è s h e u r e u s e ...
j ’e n vie le s o r t d e ce lle q u ’il ch o is ir a , si e lle e s t
s a g e e t p a s t r o p r o m a n e s q u e ; c ’e s t vr a im e n t la
u n b on je u n e h om m e , d e t o u t r ep o s. »
E lle ir o n is a it 1111 p eu en d is a n t ce la , m a is se
s e n t a it a u fon d u n t a n t in e t a t t e n d r ie .
E lle s o r t it d o n c d e b on n e h eu r e, a lla v is it e r s a
in a la d e , fit d e s r ê ve s , et m o n t r a an d é je u n e r , à
L ilia n e , u n vis a g e si co n t e n t q u e ce lle -ci, s e u le
a x'ec sa b e lle - fille , n e m a n q u a p a s d e lu i d e m a n d e r
s i e lle a v a it p a s s é u n e b on n e s o ir é e , la ve ille .
— N o n , ce r t e s ! r é p o n d it -e lle , en u n cr i du cœ u r .
D é cid é m e n t ce q u ’on e s t co n ve n u d ’a p p e le r la
g r a n d e xne, le ca s in o , les p a la ce s , le je u , la fête
e n fin , t o u t cela m e la is s e p lu s q u e fr oid e.
— T u n ’es p o u r t a n t p a s d ’u n n a t u r e l s a u va g e ?
— N o n , m a is j ’a im e l ’in t im it é , le s ge n s d e m on
m o n d e ; a in s i je m e fa is u n e fêt e d ’a lle r go û t e r
a u jo u r d ’h u i ch e z le s S a in t - lîe r t r a n d .
E t e lle p a r la ù L ilia n e d e l ’in v it a t ’on q u 'e lle
a va it r evu e le m a t in . Ce lle -ci d e m e n -a it •*onge” se.
— Les Sa in t -'Se r t r a m l s o n t t r è s a i m a b l e s p o u r
t o i ! d it - e lle au b o u t d ’u n m om en t .
— T r è s a im a b le s 1
— L e co m t e Vivie n t e fa it la co u r ?
N ys e t t e r o u g it lé g è r e m e n t , m a is r ip o s t a
— P a s le m o in s d u m o n d e !
M m6 M o r n a cq in s is t a :
�LA R E V AN CH E D E N YS E TTE
— T u es b ie n s t u c ? I l s e m b le p r e n d r e p la is ir
à t a p r cs e iîe e !...
— C ’e s t r é cip r o q u e , n ia is s a n s d a n ge r .
— Il t ’e n t o u r e d ’é ga r d s .
— C ’e s t le fa it d ’u n h o m m e co u r t o is .
L ilia n e , d e n o u ve a u , r e s t a it p e n s ive .
— C ’é t a it à p r é vo ir , m u r m u r a - t - e lle , l ’a ir d é co u
r a g é , en s e le v a n t d e t a b le.'
« Q u e s ig n ifia it ce t é t r a n g e q u e s t io n n a ir e ? p e n
s a it D e n is e . Q u e ls n o u ve a u x e n n u is a lla ie n t s u r gir
d ’u n fa it si s im p le ? I-’o u r q u o i s a b e lle -m è r e a va it e lle P a ir d éçu d e vo ir Viv ie n s ’o ccu p e r d ’e lle ? ...
Ce r t a in e m e n t u n p r o je t d ’u n io n a ve c Sa in t -Be r t r a n d n e lu i p la ir a it p a s ... e lle a va it d ’a u t r e s vu e s
e t p e n s a it t o u jo u r s à son ca n d id a t : Be r n a r d D a r r e n s ! O h ! p o u r le co u p , ce lu i- là n e lu i fa is a it p a s
la co u r !... »
D e n is e , en s ’h a b illa n t , r ia it t o u t e s e u le .
•s R ien à fa ir e , m a p a u vr e L ilia n e , vo t r e p r o t é gé
e s t t o u t ce q u ’il y a d e p lu s r é ca lcit r a n t , e t si vo u s
s a vie z co m m e je lu i en s a is g r é , co m m e il a g a g n é
d a n s m on e s t im e d u fa it d e s i m a l s e co n d e r vo s
p r o je t s !... Ap r è s t o u t , il n ’e s t p a s s i a n t ip a t h iq u e
q u e ç a ... »
Co m m e e lle a ch e va it d e m e t t r e la m a in à sa
t o ile t t e , 1111 co u p d is cr e t Tut fr a p p é à sa p o r t e .
Si va p a r i t e t , en son fr a n ça is g a zo u illa n t , e v p liq u a q u e M . D a r r e n s d é s ir a it p a r le r à M a d e m o i
s e lle .
— C ’e s t q u e je so r s , fit N ys e t t e a s s e z co n t r a r ié e .
L a m im iq u e d e S iv a e x p r im a la d é ce p t io n .
— M . D a r r e n s gr a n d b esoin d ir e q u e lq u e ch ose à
M a d e m o is e lle ... l ’a t t è n d d a n s la b ib lio t h è q u e ... M a
d e m o is e lle ve n ir ...
N ys e t t e n ’h é s it a p lu s .
— C ’e s t b ie n ! fit -e lle r é s o lu m e n t , d is - lu i q u e je
d e s ce n d s , p a s a u t r e ch o s e , S iv a !...
E t , son ch a p e a u s u r la t ê t e , t o u t e p im p a n t e d a n s
1111» ch a r m a n t e r ob e d ’o r ga n d i b le u , D e n is e p é
n é t r a d a n s la va s t e p ièce.
w11e t r o u va H ern ar d d e b o u t , vis ib le m e n t im p a
t ie n t • ° ’i ’r iv a n t la je u n e t ille , s o u vis a g e e x p r im a
l ’ét o n n e m e n t .
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
95
—
Vo u s
a llie z s o r t ir , M a d e m o is e lle ? fit -il
a n x ie u x . J e m ’e x c u s e rie vo u s d é r a .g e v .
M a is e lle n e r é p o n d it p a s , d em a n d a s e u le m e n t :
— Q » i'y a - t - il? vo u s sem ble/ , in q u ie t .
— J e le s u is , en e ffe t , r é p liq u a -t -il s a n s a cce p t e r
le s iè g e q u ’e lle lu i d é s ig n a it ... Vo u s m e vo ye z e u
u n gr a n d e m b a r r a s , ca r m is s lîla d y s , a p p e lé e p a r
d é p ê ch e a u p r è s d e sa s ie u r m o u r a n t e , p a r t p o u r
Lo n d r e s d a n s u n e d e m i-h e u r e ; L ilia n e , t e r r a s s é e
p a r u n e d e s e s a lïr e u s e s n é vr a lg ie s , a d û s ’a lit e r ;
M a u r ice e s t co m p lè t e m e n t a ffo lé à la p e n sé e d e se
t r o u ve r s e u l, ca r , m o i, je d o is m e r en d r e d ’u r ge n ce
à l ’u s in e d 'é n e r g ie é le c t r iq u e o ù vie n t d ’a r r ive r un
a ccid e n t ... il y a d e u x b le s s é s , le t r a va il e s t s u s
p e n d u ; vo t r e p èr e, a u q u e l j ’a i t é lé p h o n é , m ’a r é
p on d u q u ’il n e p o u va it q u it t e r P a u , q u e je fa sse
le n é ce s s a ir e en a t t e n d a n t l ’a r r ivé e d es in g é n ie u r s .
D o n c, im p o s s ib le p o u r m oi d e d e m e u r e r a u p r è s d e
ce p a u vr e e n ia n t , ce q u i m ’e û t é t é fa cile en t o u t e
a u t r e cir co n s t a n ce .
— M o n s ie u r , fit D e n is e a ve c é la n , je s e r a is t r op
h e u r e u s e d e vo u s p r ê t e r m o n co n co u r s ; m a lh e u
r e u s e m e n t , vo u s le s a ve z, m o n fr è r e r e fu s e d e m e
vo ir .
— H é la s ! je n e le s a is q u e t r o p , en e ffe t ...
Ce p e n d a n t , p u is q u ’il n e vo u s co n n a ît p o in t , il y
a u r a it p e u t -ê t r e u n m o ye n ... s i vo u s co n s e n t ie z à
u s e r d ’un s u b t e r fu g e ... Ce t t e id ée m ’e s t ve n u e t o u t
à l ’h e u r e ; j ’ai d it à m o n n e ve u q u e j ’a lla is m e
r en d r e à Sa in t e - M a r ie p o u r t â ch e r d ’y d é co u vr ir
u n e in fir m iè r e ca p a b le .
— E t il a cce p t e r a it le s s o in s d ’u n e é t r a n gè r e ,
vo u s le c r o ye z? a lo r s q u ’il a r e fu s é de r e ce vo ir s a
sœ u r?
N vs e t t e a v a it p o s é ce t t e q u e s t io n a ve c u n lé ge r
fr é m is s e m e n t d a n s la v o ix .
— M a d e m o is e lle , im p lo r a D a r r e n s , je vo u s en
p r ie , 11e p r e n e z p a s , en p a r la n t d e ce m a lh e u r e u x
m a la d e , le t o n ir r it é , fr o is s é , q u e p r en d vo t r e
p è r e ... Co m p r e n e z-le , vo u s , co m p a t is s a n t e a u x
m a u x d ’u n e B e r t ille , o u d e n ’im p o r t e leq u el d e vo s
g e n s ... M a u r ice n ’e s t p lu s u n ê t r e n o r a - a l... c'e s t
u n p it o ya b le e n fa n t !...
�g6
l a
r e v a n c h e
d e
n y s e t t e
— Vo u s a ve z r a is o n , d it - e lle , e t je m ’e x c u s e d e
ce m o u ve m e n t in vo lo n t a ir e (l’u n e n a t u r e t r o p im
p u ls iv e ... ce lle d e m o u p è r e ... vo u s d e ve z la r eco n
n a ît r e d e t e m p s à a u t r e , a jo u t a - t -e lle en r ia n t . Vo u s
n e s a u r ie z im a g in e r , d ’a ille u r s , à q u e l p o in t je
6 u is s e n s ib le à l ’a t t it u d e d e m on fr è r e ... A li ! s i
je p o u va is fa ir e la co n q u ê t e d e ce cœ u r r e b e lle !
— M a d e m o is e lle , v o ilà p e u t -ê t r e u n e o cca s io n
t o u t e t r o u vé e ...
— D ie u vo u s e n t e n d e !... J e v a is v it e r e vê t ir m a
b lo u s e e t m o u v o ile ...
— N o vo u s p r e s s e z p a s ! i! fa u t b ien co m p t e r u n e
d e m i-h e u r e a va n t q u e je r e vie n n e d e S a in t e M a r ie o ù , p a r a cq u it d e co n s cie n ce , je \ a ;s i t iu e r
d es r e ch e r ch e s q u e je s a is d e vo ir ,êt r e in fr u c
t u e u s e s ... m a is je d o is m ’y r en d r e d e t o n t e fa ço n .
M a u r ice p e u t s u r v e ille r d e la fe n ê t r e d e sa ch a m b r e
la va llé e q u i co m m a n d e a u x d e u x v ille s ; il n e
m a n q u e r a p a s d e s ’in q u ié t e r d e m on d é p a r t e t d e
m on r e t o u r , p a u vr e p e t it ! il a s i p eu d e d is t r a c
t io n s !... e t p u is , c ’e s t là u n é vé n e m e n t im p o r t a n t
p o u r lu i ; il fa u t se g a r d e r d ’é ve iile r s a m é i.a n ce ...
Se r a -t -il n ot r e d u p e , d ’a ille u r s ? ... 11 v a dé.'à e n t r e
vo u s d e u x ce t t e r e s s e m b la n ce in d é n ia b le ... le so u
r ir e , o!i ! s u r t o u t le s o u r ir e !... e t les y e u .....
— Se r eco n n a ît -o n s o i-m êm e en u n a u t r e ? o b
s e r va D e n is e ... L a t e n u e d ’in fir m iè r e b a n a lis e t e l
le m e n t la p e r s o n n a lit é , le vo ile ch a n ge le v is a g e ...
E n fin , je t â ch e r a i d e l ’a b u s e r d e m on m ie u x ,
p u is q u e n o u s en s o m m e s là ! S u r t o u t , q u e L ilia n e
n e n o u s t r a h is s e p a s ! Alo r s , à t o u t à l ’h e u r e , M o n
s ie u r , vo u s m e t r o u ve r e z p r ê t e .
F u is , s ’a vis a n t o u ’e lle a lla it m a n q u e r son r en
d e z- vo u s à la v illa S y lv a b c lle :
— O h ! lit -e lle , j ’é t a is a t t e n d u e p o u r le t h é ch ez
les S a in t - Be r t r a n d ; il fa u t q u e je m ’e x c u s e , le u r
d is e d e 11e p a s co m p t e r s u r m oi p o u r l ’e cu r s io n
p r o je t é e ... Vo u le z- vo u s m ’a cco r d e r u n in s t a n t ? ...
Vo u s p o r t e r e z m on m o t , p u is q u e vo u s p a s s e z d e
va n t ch e z e u x , n ’est -ce p a s ?
L e vis a g e d u je u n e h o m m e s e gla ça im m é d ia
tem en t.
— M a d e m o is e lle , je t r o u ve d é s o la n t d e vo u s p r i
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
v e r d ’u n a u s s i gr a n d p la is ir ... je n e s a va is pas».*
v r a im e n t ... A la r ig u e u r , je p e u x t r è s b ie n d ir e à
M a u r ice q u e son in fir m iè r e e s t t r o u vé e , m a is
q u ’e lle n e r e n t r e r a q u e ce s o ir , à la n u it ... r ie n d e
p lu s vr a is e m b la b le !...
N ys e t t e s e r é cr ia q u ’e lle n e vo u la it p a s , q u e
l ’e n fa n t s e r a it co n t r a r ié , e t I .ilia n e p e u t - ê t r e in
q u iè t e d e le s a vo ir s e u l, d u r a n t q u e lq u e s h eu r es .
_ j e p r e n d s t r è s b ie n m on p a r t i d e c e t t e p e t it e
d é ce p t io n , cr o ye z-le , M o n s ie u r , a jo u t a -t -e lle en
s o u r ia n t .
M a is lu i, la r e ga r d a n t , le vis a g e p r e s q u e s é vè r e :
— Alo r s , vr a im e n t , c ’c s t là u n e d é ce p t io n p o u r
vo u s , vo u s en co n ve n e z?
E t D e n is e d e r e p r e n d r e , s u r p r is e :
— O u i, c ’en e s t u n e ! p o u r q u o i le ca ch e r a is -je ?...
je n ’a i p a s d é jà d ’o cca s io n s s i fr é q u e n t e s d e r en
co n t r e r d es ge n s a im a b le s .
11 s e m o r d it le s lè vr e s , r é p é t a n t q u ’il é t a it n r vr é ...
— Vo u s a lle z m ’en vo u lo ir a t r o ce m e n t , a jo u t a t - il, le t o n b o u r r u .
— At r o c e m e n t !... r é p é t a -t -e lle , e n s e m o q u a n t u n
p e u ; p u is , p lu s g e n t ille .
— C ’e s t -à -d ir e q u e je vo u s r em er cie d e vo t r e
s u g g e s t io n ... C ’e s t p e u t -ê t r e à vo u s q u e je d e vr a i
la jo ie d ’a vo ir r e t r o u vé u n fr èr e , d e r é a lis e r p o u r
lu i ce q u e je s o u h a it a is d e p u is lo n gt e m p s : lu i
d o n n e r d u d é vo u e m e n t ... d e la t e n d r e s s e ... J ’a i p eu
d e ge n s à a im e r , s a ve z-vo u s ?
Il e u t u n cr i in vo lo n t a ir e .
— E t m oi d on c !
M a is , com m e e lle n e r é p o n d a it r ie n , il r e p r it le
t o n cé r é m o n ie u x.
— Alo r s , M a d e m o is e lle , p u is q u e vo u s vo ilà d é
cid é e ... j ’a t t e n d s vo t r e m ot.
E lle p a r t it en -cou r a n t , lé gè r e com m e u n e h ir o n
d e lle , e t r e vin t q u e lq u e s in s t a n t s a p r è s a ve c u n e
ca r t e a d r e s s é e à la co m t e s s e d o u a ir iè r e d e Sa in t Be r t r a n d .
—
Vo ilà , d it - e lle e n s o u r ia n t — e lle n ’é t a it p lu s
d u t o u t a t t r is t é e p a r s a d é co n ve n u e . — J ’a i p e n sé
e n r o u t e à u n e ch o se : il fa u t m e t r o u v r u n
n o m !... p o u r M a u r ice , je s e r a i la n u r s e Ala r ga r e t .
2 76-1v
�yS
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
An g la is e , a lo r s ? t o u t a u m o in s d ’o r ig in e ?
— C ’e s t ce la , ca r je n e p a r le p a s a u s s i b ien
l ’a n g la is q u e M a u r ice , é lè ve d e m is s G la d ys ; cela
s eu l p o u r r a it m e t r a h ir ... Ce n om e s t u n p eu le
m ie n , je m ’a p p e lle a u s s i M a r gu e r it e .
Il le v a ve r s e lle so n r e ga r d d e b r o n ze cla ir ,
in co n s cie m m e n t a t t e n d r i... F u t - ce l ’a p p e l d e ce
r e ga r d ? E lle lu i t e n d it u n e m a in a m ie , u n e p e t it e
m a in q u ’il g a r d a u n in s t a n t d a n s le s s ie n n e s , s a n s
la s e r r e r , m a is a ve c l ’a ir d ’y d é co u vr ir q u e lq u e
ch o s e , en s cr u t a n t les lig n e s d e la p a u m e r osée.
Sp on ta n ém en t
gé n é r e u s e ,
m u r m u r a - t - il,
p r o m p t e a u d é co u r a ge m e n t , p a r e xe m p le ; m a is
fr a n ch e e t lo y a le !...
E lle se d é g a g e a en r ia n t .
— Ce n ’e s t p a s d é jà s i m a l! fit -e lle ; p u is le r e
ga r d a n t , u n p e u fâ ch é e :
— Il n e vo u s m a n q u a it p lu s q u e d ’ê t r e s o r cie r ,
fit -e lle .
I! a v a it d o n c t a n t d ’a u t r e s d é fa u t s ?
M a is ce la , il se co n t e n t a d e le p e n s e r ; a ya n t
r e p r is sou vis a g e im p é n é t r a b le e t fr o id , il r e vin t
à le u r s u je t :
— Dan s, t r e n t e m in u t e s , e xa ct e m e n t , j ’in t r o d u i
r a i la n u r s e M a r ga r e t a u p r è s d e son m a la d e .
Q u e lq u e s se co n d e s a p r è s , D e n is e e n t e n d it r on fler
sou m o t e u r .
X
L e s o m b r e s d u s o ir e n ve lo p p e n t le so m m e t d es
m o n t s ; d e la va llé e s ’é lè ve n t d es la m b e a u x d e
b r u m e b la n ch â t r e , s e m b la b le s a u x é ch a r p e s d e
M e s d a m e s le s fé e s 1, ch a n t é e s p a r le s -vie illes lé
ge n d e s .
M ich e l M o r n a cq p é n è t r e à p a s le n t s d a n s son
im p o s a n t e d e m e u r e ; il e s t u n p eu la s d e s a jo u r n é e ,
\ i a im e n t ch a r gé e p a r d es a ffa ir e s im p o r t a n t e s ,
p u is p a r u n e lo n gu e r a n d o n n é e ve r s B ia r r it z où
la co lo n ie L o u c h e t t n e ce s s e d e l ’e n t r a în e r .
Au fo n d , il r e s t e s o u s le ch a r m e d e la s é d u is a n t *
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
D o lo r è s , t o u t e n r e d o u t a n t ce p e n d a n t d ’e n vis a g e r
le b u t ve r s le q u e l e lle t e n d . J l est e n co r e a s s e z
lu cid e p o u r co m p r e n d r e la t a ct iq u e , e t , d a m e ,
co m m e i l n ’e s t p a s n é d ’h ie r , e t q u ’il en a vu b ie n
d ’a u t r e s , il s e m éfie u n p e u , t o u t e n p r e n a n t p la i
s ir a u je u d a n g e r e u x d u flir t .
Ce s o ir , il n ’a s p ir e p lu s q u ’a u r e p o s ... a u s o m
m e il, à l ’o u b li... L a vie , p a r m o m e n t s , e s t t r o p
co m p liq u é e ... E n ce m o m e n t , il s e s e n t t r a it é a ve c
fr o id e u r p a r les s ie n s : L ilia n e , M a u r ice , D a r r e n s et
s u r t o u t N ys e t t e ... L e b lâ m e t a cit e d e ces d e u x d e r
n ie r s , s e u l, l ’in t é r e s s e ... ca r L ilia n e , u n e p a u vr e
fem m e q u i m a in t e n a n t n e p è se p a s p lu s q u ’u n
fé t u d a n s s a v ie ... M a u r ice , u n e n fa n t m a la d e e t
c a p r ic ie u x ... m a is D a r r e n s d o n t il a b eso in , D a r
r e n s q u i, en d eh o r s d e t o u t e q u e s t io n p r a t iq u e , lu i
t ie n t vr a im e n t a u c œ u r ... E t D e n is e , s a fille ... A h !
n o n , vr a im e n t , ces d cu x- là , il vo u d r a it le s g a r d e r ...,
n e p a s e n co u r ir le u r r é p r o b a t io n ... p e u t -êt r e p ir e !...
Il m o n t e le s e s ca lie r s à p a s le n t s et v a p é n é t r e r
d a n s s a ch a m b r e , s a n s ch e r ch e r à vo ir q u ico n q u e ,
lo r s q u ’il s ’a r r ê t e , s t u p é fa it d ’e n t e n d r e d es son s
h a r m o n ie u x m o n t e r ju s q u ’à lu i... A n ’e n p a s d o u
t e r , c ’e s t d a n s l ’a p p a r t e m e n t clo ît r é d u p e t it m a
la d e q u e l ’on jo u e . E t lu i, M o r n a cq , q u i n e co n n a ît
r ie n e n m u s iq u e , s ’a r r ê t e t o u t à co u p , b o u le ve r s é .
Q u i d o n c, m a is q u i d on c s a it a in s i fa ir e p le u r e r
u n vio lo n , lu i a r r a ch e r — e t d e q u e lle fa ço n
é m o u va n t e ! — ces a cce n t s s i b e a u x et si t r is t e s ? ...
D e n is e !... m a is D e n is e ch e z son fr è r e ? ... q u e lle
e h o s e in vr a is e m b la b le !
Il n e p e u t p o u r t a n t p lu s d o u t e r . C e ch a n t , c ’e s t
la S é r é n a d e d e S ch u b e r t , d o n t u n e v o ix é t e in t e
a im a it , ja d is , à r é p é t e r le s s t r o p h e s :
M es a ccen ts, d an s la n u it som bre,
Volen t ju s q u ’à toi.
La for êt r ép an d son om bre,
Vien s, a ccou r s ver s m oi !
Vr a im e n t , p o u r cet h o m m e s i p e u s e n s ib le au
ch a r m e d e l ’h a r m o n ie , ce n ’e s t p a s d e la n u it e x t é
r ie u r e , m a is d e ce lle d u p a s s é q u e m o n t e n t ve r s lu i
ce s a cce n t s o u b lié s ... E vo c a t io n d u t e m p s r a d ie u x
W. V
�LA
R EV A N CH E D E N YS E TTE
d e s a je u n e s s e , où il a im a it ..., é t a it a im é com m e
ja m a is il 11e s e r a p lu s .
B r u s q u e m e n t , là , en ce co u lo ir o b s cu r , q u ’u n e
fa ib le lu m iè r e o p a lin e é cla ir e en <le h a u t e s la n
t e r n e s île fe r fo r gé , M ich e l vo it a p p a r a ît r e d e va n t
lu i l ’im a ge d e sa fem m e ch é r ie , si p it r e, si d ou ce,
e t vr a im e n t r e s p le n d is s a n t e d ’a m o u r .
11 lu i t e n d les b r a s , t a n d is q u e d es la r m e s
m u e t t e s r o u le n t s u r son m â le vis a g e .
M a r gu e r it e - M a r ie ! s ’é cr ie -t -il, a h ! p o u r q u o i
jn 'a s - t u q u it t é ? T u vo is b ie n ce q u e je s u is d e ve n u ,
s a n s t o i? ... J e n ’a i m êm e p a s p u t e r e s t e r fid è le ,
n i ga r d e r , à n o t r e fille , la p a r t d e t e n d r e s s e à
la q u e lle e lle a v a it d r o it ...
Ce p e n d a n t , co m m e d a n s u n s o u p ir , le n t e m e n t ,
d o u ce m e n t , les a cce n t s d e la s é r é n a d e se s o n t
é t e in t s , e t a ve c e u x la r a d ie u s e vis io n a d is p a r u .
Q u e l s ile n ce o p p r e s s a n t , m a in t e n a n t ... 11 lu i
s e m b le q u e t o u t e s t d e ve n u t é n è b r e s a u t o u r d e lu i.
Ch a n ce la n t , le d os co u r b é , à t â t o n s , M o r n a e q
e n t r e d a n s s a ch a m b r e , s e t r a în e ju s q u ’à u n fa u
t e u il... L a t è t e d a n s ses m a in s , il ch e r ch e à s e r e s
s a is ir , à s ’e x p liq u e r ce q u i s ’e s t p a s s é ... ce t t e a p p a
r it io n é m o u va n t e ... e t s i vit e e ffa cé e ..., ce ch a n t
é vo ca t e u r s u b it e m e n t in t e r r o m p u ... A-t -il d on c
r ê vé ? est -ce là u n e h a llu c in a t io n ?
A li ! p r o lo n ge r en cor e cet e n ch a n t e m e n t ... ret io u v e r le p a s s é !...
E lle é t a it s i p a r fa it e ! s o n ge -t -il à h a u t e v o ix .. .
d ’u n e m o r a le s i h a u t e , si p u r e ... e t a ve c cela s i
s im p le e t si b o n n e !... Q u a n d je p e n s e q u ’e lle
m ’a v a it p r é fé r é à t a n t d ’a u t r e s , b ie n p lu s b r illa n t s
q u e m o i, o b s cu r et p a u vr e in g é n ie u r !
« Ah ! si e lle a va it vé cu , co m m e m a vie e û t ét é
d iffé r e n t e !... q u e l a u t r e h o m m e je s e r a is !... m o in s
r ich e , s a n s n u l d o u t e , m a is q u ’im p o r t e l ’a r g e n t , s i
on n ’a p a s le b o n h e u r in t im e ... M a r gu e r it e - M a r ie
é t a it u n e d e ces fem m e s q u i, d e p a r le u r ve r t u ,
le u r in t e llig e n ce , r é p a n d e n t d e la s é r é n it é a u t o u r
d ’e lle s e t r e n d e n t le s a u t r e s m e ille u r s ... »
E t , u n e fo is d e p lu s , M o r n a e q m a u d it l ’a ccid e n t
cr u e l q u i l ’a p r ivé d u m êm e co u p d e la p r ése n ce
b ie n -a im ée e t d u b o n h e u r d ’a vo ir u n fils , u n fils
�LA R E V A N CH E
D E N YS E TTE
d o u é , p r o b a b le m e n t , com m e l'e s t N ys e t t e ... d ign e
d e t o u s les N e u v ia l... t a n d is cpie, m a in t e n a n t ...
E t il s o n ge a u p e t it in fir m e ... ce t e n fa n t d e
l ’a u t r e fe m m e , q u i n e p e u t p lu s s u p p o r t e r d e vo ir
ce p è r e p o u r le q u e l il n e r e p r é s e n t e q u ’u n e any>re
d é ce p t io n .
O li ! q u e c<? p r é s e n t t r o u b le e s t d on c d iffé r e n t d u
p a s s é lu m in e u x d e ja d is !
So u d a in l ’h o m m e d ’a ffa ir e s s o r t d e s o n r ê ve .
L e son vib r a n t d u g o n g vie n t d e le r a m e n e r à la
r é a lit é ... le d în e r ! Q u e lle h e u r e e s t -il d o n c? Ce
n ’e s t clon e p a s la n u it e n c o r e ? ... L u i q u i s o u h a it a it
d o r m ir .
I l fa it d e la lu m iè r e , p a s s e d a n s son ca b in e t d e
t o ile t t e , p r o cèd e à d es a b lu t io n s fr o id e s e t , p e u à
p e u , se r e s s a is it , r e vie n t à lu i-m ê m e ; c ’e s t à p e in e
s ’il s e s e n t e n co r e u n p e u o p p r e s s é , le s ja m b e s
m o lle s , le d os co u r b a t u r é .
D a n s la s a lle à m a n g e r , il t r o u ve D a r r e n s s e u l,
e t , t o u t d e s u it e , M o r n a cq d e v in e q u e lle s p a r o le s
il v a e n t e n d r e .
— N a t u r e lle m e n t , t u va s m e d ir e q u e t a t a n t e
e s t m a la d e ! je t t e - t - il, m é c o n t e n t ; ca r , b ie n q u e
m o in s a le r t e ce s o ir , il n ’a cce p t e p a s q u e s a s e
co n d e fe m m e , s i en t r a in ja d is , lo r s q u ’il s ’a gis s a it
d e s ’a m u s e r , s o it m a in t e n a n t t o u jo u r s d o le n t e .
— E t D e n is e ? p o u r s u it - il e n co r e m a u s s a d e , va t - e lle p r e n d r e le ge n r e d ’ê t r e in e x a c t e ? ... Ce la , je
lie le s u p p o r t e r a i p a s !... C ’e s t a s s e z d ’u n e.
M a is le je u n e in g é n ie u r s ’e m p r e s s e d e n a r r e r les
é vé n e m e n t s r é ce n t s : le d é p a r t p r é cip it é d e m is s
G la d y s , l ’é t a t la m e n t a b le d e L ilia n e , l ’a ffo le m e n t
d e M a u r ice , e t la d é cis io n s p o n t a n é g d e D e n is e .
M o r n a cq r e s t e s t u p é fa it , p r e s q u e a t t e n d r i.
— P a u vr e p e t it e , e lle a fa it ç a ? d it - il. E lle s a it
d o n c s ’o u b lie r et o u b lie r , c e lle - là ? ... Alo r s ce t t e
m u s iq u e q u e j ’a i e n t e n d u e , c ’é t a it e lle ? ce n e
p o u va it êt r e q u ’e lle ... je s a va is b ie n !
P u is , p a r u n e r é a ct io n fr é q u e n t e ch e z les ge n s
d e so n e s p è ce , u n s u r s a u t d e vio le n ce s u ccé d a à
s o u é m o t io n .
— S a n s d o u t e é t a it - ce u n e s o lu t io n ... vo u s n ’a vie z
p a s le c h o ix ... m a is r a p p e lle - t o i b ie n , Be r n a r d , q u e
�LA
R EVAN CH E
D E N YS E TTE
ce la n e p e u t ê t r e q u e d u p r o v is o ir e !... J e n e v e u x
p a s vo ir m a fille t r a n s fo r m é e en ga r d e - m a la d e ,
■car vo ilà , p o u r le co u p , ce q u i a ch è ve r a it d e d o n n e r
d e l ’a gr é m e n t à son s é jo u r d a n s ce t t e r ia n t e m a i
s o n ... s a n s co m p t e r q u e le co n t a ct d e son fr è r e p e u t
êt r e d a n ge r e u x p ou r sa sa n té.
— Ce la , n o n ! je vo u s l ’a ffir m e, m o n o n cle , r é
p o n d it vive m e n t D a r r e n s ju s q u ’a lo r s im p a s s ib le ...
j ’ét a is d é jà p le in e m e n t é d ifié , m a is , p o u r p lu s d e
s û r e t é , j ’a i p a r lé d e n o u ve a u , a u jo u r d ’h u i, a u d o c
te ir q u i a s o ig n é M a u r ice , u n a n cien in t e r n e d es
h ô p it a u x d e P a r is , ga r ço n s é r ie u x , t r è s a ve r t i,
vo u s le s a ve z ! Vo t r e fils n e p e u t ê t r e co n s id é r é
com m e c o n t a g ie u x ... s a n s ce la , cr o ye z b ie n q u e je
n e vo u d r a is e xp o s e r M Uo M o r n a cq ...’
Il s ’a r r ê t a b r u s q u e m e n t , s e n t a n t q u ’il ve n a it d é
p a r le r a ve c u n e a r d e u r in h a b it u e lle ; le r e ga r d
é t o n n é , c u r ie u x , d e son o n cle le g ê n a u n in s t a n t .
P r e s q u e a u s s it ô t , d es p e t it s p a s p r e s s é s r e t e n t i
r e n t s o u s le s vo û t e s so n o r e s d u co r r id o r d a llé d e
m a r b r e ; la p o r t e s ’o u v r it , en co u p d e ve n t , la is s a n t
p a s s a g e à u n e N ys e t t e lé g è r e m e n t é b o u r ilïé e , s a
jo lie r ob e b le u e fr o is s é e , le t e in t a n im é , a u d e
m e u r a n t ch a r m a n t e !
— J e s u is t r è s e n r e t a r d , co n vin t - e lle , l ’a ir r a
d ie u s e e t p a s d u t o u t co n fu s e , e n s ’a s s e ya n t d e va n t
la t a b le fle u r ie ... J e n ’a i p r is le t e m p s n i d e ch a n ge r
d e r ob e, n i d e m e r e co iffe r ... Vo u s co m p r e n e z, le
vo ife e t ce t t e b lo u s e vo u s m e t t e n t d a n s u n é t a t ...
m a is t o u t va b ie n , a u t r e m e n t ! L a n u r s e M a r ga r e t
e s t a cce p t é e p a r M a u r ice q u i n e s 'a t t e n d a it p a s
p r é cis é m e n t à la t r o u ve r ... s i p e u r e s p e ct a b le ! 11 a
d ’a ille u r s pat^ i e n ch a n t é d e s a je u n e s s e ... à p e in e
u n p e u in q u ie t d e ses co m p é t e n ce s ... Co m m e je m ’y
a t t e n d a is , il a vo u lu t o u t d e s u it e p a r le r a n g la is
a ve c m o i e t a r i d e m on a cce n t a u q u e l « u n lo n g
s é jo u r e n F r a n ce a p o r t é u n e lé g è r e a t t e in t e ! » —
je vo u s cr o is ! — P u is n o u s a vo n s p a r lé m u s iq u e ,
il m ’a d it q u ’il l ’a d o r a it ... J ’a i r é p o n d u : « M o i
a u s s i », je lu i a i m êm e co n fié q u e je n e m e s é p a r a is
ja m a is d e m on vio lo n e t q u e , s a n s m ’e n va n t e r à
M . D a r r e n s , je l ’a va is a p p o r t é a ve c m o i ; il m ’a
s u p p lié e d e m e fa ir e e n t e n d r e p o u r lu i t o u t s e u l.,.
�LA
R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
.
io.$
e t j ’a i jo u é ju s q u ’à m a in t e n a n t . I-e p a u vr e p e t it
é t a it r a d ie u x ! a h ! je vo u s ce r t ifie q u ’il n e p e n s a it
p lu s à b r o ye r d u n o ir ... ce q u e n o u s a vo n s r i !...
E t v o ilà !... je s u is a u b o n h e u r !... l ’a p a , q u ’a ve zvo u s ? p o u r q u o i ce t a ir m é co n t e n t ?
— J e n e s u is p a s m é co n t e n t , m a p e t it e , r é p o n d it
M o r n a eq gr a ve m e n t , p e u t -ê t r e u n p e u é m u , s e u
le m e n t ; ca r je t r o u ve t r è s b e a u ce q u e t u a s fa it
là , p o u r ce fr è r e q u i, à l ’h eu r e q u ’il e s t , t e m éco n
n a ît e n co r e ... E t p u is , il fa u t b ie n t e le d ir e , il y a
a u t r e ch o s e ... Un a u d it e u r in v is ib le a s s is t a it à ton
e x é c u t io n ... Ce t a u d it e u r , c ’é t a it m o i, le p r o fa n e ,
ce lu i q u i a l ’h a b it u d e d e d ir e d e la m u s iq u e
q u ’e lle e s t tîn b r u it im p o r t u n . Vo is - t u , t u a va is
ch o is i d u Sch u b e r t , ce t t e s é r é n a d e q u e t a m èr e
ch a n t a it s i b ie n , e t d o n t , s a n s d o u t e , je g a r d a is ,
à m on in s u , le s o u ve n ir ...
N ys e t t e r a yo n n a it d e jo ie :
— O h ! ch e r p a p a , s ’é cr ia -t -e lle , ce q u e vo u s m e
d it e s ¡à m e fa it u n p la is ir , u n p la is ir !... T e n e z, je
cr o is q u e , s i M . D a r r e n s n ’é t a it p a s là , je m e lè ve
r a is d e t a b le p o u r vo u s e m b r a s s e r !
— J e p e u x m e r e t ir e r , M a d e m o is e lle , fit ce lu i-ci
g r a ve m e n t .
— T u es fo u , Be r n a r d ! se r é cr ia M o r n a e q , il y a
b ie n a s s e z d e ce t t e g a m in e ...
M a is e lle , r ia it , P a ir a b s o lu m e n t h e u r e u x.
— O h ! n e n o u s fâ ch o u s p a s ! fit -e lle , n e gâ t o n s
p a s ce t t e b on n e jo u r n é e ...
. — Bon n e jo u r n é e , M a d e m o is e lle ? in t e r vin t le
je u n e h o m m e , e t vo t r e p a r t ie m a n q u é e ?
E lle e u t u n jo li g e s t e d ’in s o u cia n ce .
— Co m p lè t e m e n t o u b lié e ! d it - e llè ... Vo u s com
p r e n e z q u ’a vo ir r e t r o u vé m on fr è r e e s t d ’u n e a u t r e
im p o r t a n ce ...
A h ! il e s t
c h a r m a n t ...
atten
d r is s a n t ... u n e t ê t e a d m ir a b le ... e t q u e ls y e u x !
E lle s ’a r r ê t a , u n p e u co n fu s e , s e s o u ve n a n t q u e
D a r r e n s a va it d it q u ’ils a va ie n t ju s t e m e n t les
m êm e s .
— O u i, r e p r it - e lle , e s s a ya n t d e s e r a t t r a p e r ...
d es y e u x q u i... m on D ie u !... n e s o n t p e u t -ê t r e p a s
t r è s b e a u x ... m a is e x p r im e n t e n fin ... d e s ch o s e s ...
ca r il e s t t r è s in t e llig e n t , m êm e in s t r u it p o u r son
�10 4
LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
â g e ... j e s u is s t u p é fa it e d e t o u t ce q u ’i l a p u m e
d ir e e n s i p e u d e t e m p s ...
il a vo u lu t 'é p a t e r ! fit M o r n a eq e n r ia n t ,
c ’e s t u n m a ii 11 ; m a is r ie n q u e ça e s t b on s ig n e e t
m o n t r e q u ’il n ’e s t p a s s i p r o fo n d é m e n t a t t e in t .
— M a is n o n , il n ’e s t p a s p r o fo n d é m e n t a t t e in t ,
c ’e s t m o n im p r e s s io n n e t t e ... s e u le m e n t , il s ’e n n u ie
à p é r ir ... 11 lu i m a n q u e u n e a u t r e a m b ia n c e ..., d e
la je u n e s s e , u n p e u d e g a ie t é ...
E t , com m e D a r r e n s o p in a it d e la t ê t e , D e n is e lu i
d e m a n d a s i c 'é t a it vr a i q u ’e n s e m b le ils t r a v a il
la ie n t q u e lq u e fo is ?
— A p e in e , M a d e m o is e lle , c a r j ’a i p eu d e lo i
s ir s ; m a is , en fin ) je le g u id e d a n s s e s le ct u r e s e t
lu i d o n n e q u e lq u e s co n s e ils .
— C ’e s t -à - d ir e q u e t u fa is p r e u ve à son e n d r o it
d ’u n d é vo u e m e n t a d m ir a b le , p r é cis a M . M o r n a e q .
— A h ! q u e c ’e s t b o n à vo u s ! s ’é c r ia N ys e t t e , je
s u is ce r t a in e q u ’à n o u s d e u x n o u s a r r ive r o n s à lu i
r e d o n n e r co n fia n ce ... n o u s l ’e m p ê ch e r o n s d e p e n s e r
à son m a l... P o u r le m o m e n t , le vo ilà g r a n d a m i
d e la n u r s e M a r g a r e t ... Q u e s e r a -ce lo r s q u ’il
a p p r e n d r a q u ’e lle s e n o m m e a u s s i N ys e t t e ? E n fin ,
D ie u m e r ci, m is s G la d yg n ’e s t p a s e n co r e là .
M o r n a e q r e g a r d a s a fille a ve c é t o n n e m e n t :
— Alo r s , d e m a n d a -t -il, ce la t ’a m u s e vr a im e n t d e
jo u e r à l ’in fir m iè r e ?
— P è r e , r e p a r t it - e lle gr a ve m e n t , il n e s ’a g it p a s
d e m ’a m u s e r , m a is d 'a c co m p lir u n d e vo ir p r e s s a n t
a u p r è s d e vo t r e fils m a la d e .
L ’in d u s t r ie l p a r u t gê n é :
— T a t a t a ! fit - il im p a t ie n t é , vo ilà q u e t u e m
p lo ie s le s g r a n d s m o t s , il n ’y en a p in s q u e p o u r
M a u r ice , p e t it e e m b a llé e ! S i t u cr o is q u e je va is t e
p e r m e t t r e d e lu i co n s a cr e r t o u t t on t e m p s ! C e la ,
n ’y co m p t e p a s ... ce n e s e r a it p a s r a is o n n a b le !
— M a is e n fin , je d o is r e m p la ce r m is s G la d y s ,
c ’e s t co n ve n u , n ’e s t -ce p a s ? fit - e lle e n r e ga r d a n t
D a r r e n s , l ’a ir in q u ie t .
— M a d e m o is e lle , r é p o n d it ce lu i- ci, n o u s a vo n s
e u r e co u r s à vo t r e d é vo u e m e n t e n u n m o m e n t c r i
t iq u e , c a r le d é p a r t d e l ’in s t it u t r ice a n g la is e n o u s
• p r e n a it d e co u r t , m a is ja m a is i l n e m ’e s t ve n u
�I,A R EV A N CH E D E N YS E TTE
l ’id é e q u e vo u s p u is s ie z p r en d r e co m p lè t e m e n t la
p la ce d e l ’a b s e n t e ... D ’a b or d L ilia n e n ’e s t p a s t o u
jo u r s s o u ffr a n t e , e t je cr o is m êm e q u e la n é ce s s it é
d e s e co u r ir s o n lils va lu i d o n n e r u n .s u r s a u t d ’é n e r
g ie e t lu i fa ir e o u b lie r ses p r o p r e s m is è r e s ...
— Ce s e r a it à s o u h a it e r ! s o u p ir a M . M o r n a cq ,
l ’a ir e x cé d é .
P u is , co n t in u a Be r n a r d , s a n s p a r a ît r e p lu s
t r o u b lé q u e c e la d es d igr e s s io n s d e son o n cle , je
ve r r a i, d ’a p r è s le t é lé gr a m m e q u e j'a t t e n d s d e
Lo n d r e s , s ’il y a lie u d e ch e r ch e r u n e vé r it a b le
r e m p la ça n t e .
— N e vo u s h â t ez p o in t , je vo u s en p r ie , im p lo r a
N ys e t t e ; la is s e z-m o i a ch e ve r ... co m m e n ce r , d o is -je
d ir e , m a p r é cie u s e co n q u ê t e ...
— T u va s t e s u r m e n e r !
— N o u s ve r r o n s b ie n ! e t p u is ... es t -ce q u e vo u s
a ve z co m p lè t e m e n t r en o n cé à in v it e r t a n t e N a d e t t e
à S a in t - B e r t r a n d , p a p a ?
Le vis a g e d e M o r n a cq e x p r im a l ’é t o n n e m e n t ,
p u is la m a u va is e h u m eu r .
— T u a s vu ce q u ’en d it L ilia n e ... d e q u e lle
fa çon e lle la co n s id è r e ... E n ce q u i m e co n ce r n e , je
s e r a is r a vi d e l ’a vo ir ch e z m o i, t u le s a is ... m a is
c ’e s t u n e jo ie à la q u e lle j ’a i r en o n cé d e p u is lo n g
t e m p s ... Av a n t t o u t , p a s d ’h is t o ir e s ! e t p u is je m e
d e m a n d e ce q u e la p a u vr e t a n t e N a d e t t e ¡¡eu t a vo ir
à fa ir e a ve c M a u r ice ... e n fa it d e je u n e s s e !...
N ys e t t e s o u r it d e la b ou t a d e.
— P o u r la je u n e s s e , il y a m oi e t M . D a r r cn s ,
p a p a ... P o u r le s s o in s , la p a r t ie m é d ica le , M "0 P a s ca p e r t e x c e lle , p a r a ît -il ; e lle vit d a n s les h ô p i
t a u x a u m o m en t d e s g r a n d s p è le r in a g e s ... s a c a p a
cit é n ’a d ’é g a le q u e sou d é vo u e m e n t ...
L ’in d u s t r ie l le va les b r a s a u cie l.
— Ar r a n g e z- vo u s ! fa it e s p o u r le m ie u x ! d é
b r o u ille z- vo u s , Ber n a r d e t t o i . E vid e m m e n t ce s e r a it
p a r fa it en t a n t q u e s é cu r it é ... m a is a va n t q u e vo u s
a ye z d é cid é L ilia n e e t son g o s s e !...
E t il s ’e n a lla , fu ya n t la lu t t e , e xcé d é p a r ces
q u e s t io n s d e s a n t é q u ’il a v a it e n h o r r e u r e t d o n t
il é t a it t o u jo u r s a r r ivé , d a n s s o u é go ïs m e in co n s
cie n t , à se d é p ê t r e r co m p lè t e m e n t .
�io 6
LA R E V A N C H E D E
N YS E TTE
XI
C ’e s t le m a t in ,... u n m a t in c la ir , d o u x 'ét fr a is
co m m e il s ’e n t r o u ve d a n s la m o n t a gn e p e n d a n t
le s m o is les p lu s b r û la n t s d e l ’é t é . D e n is e , t ô t
le vé e , a d é cid é d ’a lle r e n t e n d r e la m e s s e à S u z ;
e lle a im e ce b e a u s p é cim e n d ’é g lis e fo r t ifié e , e n t o u
r é e d e m u r a ille s cr é n e lé e s ; e lle s e co m p la ît d a n s
ce ca d r e a r ch a ïq u e , u n p e u n a ïf, m a is si r e cu e illi
e t si p ie u x ... e lle se t r o u ve b ie n p o u r m é d it e r d a n s
la p e t it e ch a p e lle q u i a b r it e u n e P ié t a é m o u va n t e .
E lle a b eso in d e p r ie r , d e vo ir c la ir en e lle -m ê m e ,
d e s ’a p p e s a n t ir s u r le s d ifficu lt é s q u i en ce m om en t
s u r g is s e n t d e t o n t e s p a r t s a u t o u r d ’e lle ; e lle cr a in t
q u e les é vé n e m e n t s n e la d é p a s s e n t ; u n e so r t e
d ’in t u it io n lu i r é vè le d es s ym p t ô m e s g r a v e s ... e lle
a p eu r.
Ce r t e s , son b on vo u lo ir e s t e xt r ê m e , m a is q u e
t e n t e r d e va n t l ’a t t it u d e t r o u b lé e e t vo lo n t a ir e d e
son p èr e, le s la m e n t a t io n s va in e s d e L ilia n e , la
m é fia n ce d e M a u r ice , e t l ’a s p e ct d e p lu s en p lu s
r é b a r b a t if d ’u n D a r r e n s m y s t é r ie u x e t fe r m é ? ...
O u i, u n d r a m e p o ig n a n t m e n a ce ce fo ye r ... u n
d r a m e q u i fe r a d es vic t im e s in n o ce n t e s e t cr é e r a ,
s a n s d o u t e , l ’ir r é p a r a b le ... Co m m e n t le co n ju r e r ?
E s t - ce q u e la t â ch e q u e la p a u vr e t t e a a s s u m ée
n ’e s t p a s a u -d e s s u s d e s e s fo r ce s ? ...
N ée p o u r u n b o n h e u r p a is ib le , é le vé e d a n s l ’a m
b ia n ce h a r m o n ie u s e e t s e r e in e d e la fa m ille d e s a
m è r e , D e n is e se s e n t co m p lè t e m e n t d é s o r ie n t é e
d a n s ce m ilie u a g it é .
C ’e s t p o u r ce la q u ’e lle v ie n t p r ie r D ie u d e s e co u
r ir u n e fa ib le N ys e t t e a u co u r s d e son r u d e a p o s
t o la t ch e z le s G e n t ils .
L a m ess e t e r m in é e , e lle 11e s ’a t t a r d e p o in t en d e
lo n gu e s o r a is o n s , m a is e r r e u n m o m e n t , le vis a g e
m é d it a t if, d a n s l ’é t r o it e n clo s s it u é e n t r e le t e m p le
e t les r e m p a r t s , e t q u i fu t ja d is le cim e t iè r e d es
m o in es .
�ï/  R E V A N CH E
D E N YS E TTE
P a r m i les é g la n t in e s , le c h è vr e fe u ille e t le s
r o n ce s , q u e lq u e s t o m b es o u b lié e s .
Co m m e e lle s ’a p p r ê t e 'à fr a n ch ir la p o r t e d u
fu n è b r e ja r d in e t , u n e v o ix m â le , u n p eu t im id e ,
l ’in t e r p e lle :
— P a r e x e m p le ! M 1"' M o r n a cq ? s i m a t in a le ? ...
E s t -i! in d is cr e t île vo u s d e m a n d e r ce q u e vo u s fa it e s
en s i lu g u b r e co m p a gn ie ?
C ’e s t le je u n e co m t e d e Sa in t - Be r t r a n d en t e n u e
d e ch a s s e , le fu s il en b a n d o u liè r e , gu ê t r e d e cu ir ,
« t o u jo u r s u n p e u g r a vu r e d e m od e », p e n se ce t t e
p e s t e d e N ys e t t e , « co s t u m e p o u r s p o r t d e la lic it e
J a r d in iè r e ! » M a is il e s t ch a r m a n t , son s o u r ir e a ve
n a n t est p le in d e b o n t é, son a b or d e s t s im p le ; il
p o r t e t o u t d e m êm e en lu i les s ig n e s d e s a r a ce.
D e n is e n ’e s t p a s fâ ch é e d e le r e n co n t r e r .
— J e r e vie n s d e la m ess e, r é p o n d -e lle s a n s m y s
t è r e , r ie n d e M gu b r e a u t o u r d e m o i... Ce s vie ille s
p ie r r e s e t les o s s e m e n t s q u ’e lle s r e co u vr e n t n e
m ’im p r e s s io n n e n t n u lle m e n t ... je n ’a i p a s p e u r d e
la m o r t ...
— Vo u s n ’a ve z p e u r d e r ie n , je cr o is , M 110 N y
s e t t e !...
— O h ! s i, d es m é ch a n t e s ge n s !
11 r it et lu i d em a n d e si e lle en co n n a ît b ea u co u p .
— P a s e n co r e ! j ’a i s i p eu vé cu ; m a is q u a n d , p a r
h a s a r d , j ’e n d é co u vr e , je m e sen s t o u t effa r é e ...
E lle a u n r e ga r d s i n a vr é q u e, vé r it a b le m e n t , il
com p r en d q u ’e lle a d e la p ein e ; a lo r s , ge n t im e n t ,
il lu i d é m a n d e d es n o u ve lle s d es s ie n s . C e lle s d e
M a u r ice s e m b le n t l ’in t é r e s s e r t o u t p a r t icu liè r e
m e n t ; m a is D e n is e r est e r é t ice n t e à ce s u je t et ,
lu i, b ien é le vé , n ’in s is t e p a s.
M a ch in a le m e n t , t o u t en ca u s a n t , ils p a r co u r e n t ,
cô t e à cô t e , la p e t it e v ille a u x vie ille s m a is o n s
b r a n la n t e s , q u ’o p p r e s s e n t , d e t e m p s à a u t r e , d e
b e a u x h ô t e ls t r o p b la n cs ; le lo n g d es r u e s , en
p e n t e s d o u ce s , co u r t , e n m in u s cu le s r u is s e le t s , u n e
e a u cla ir e , t r a n s p a r e n t e : l ’e a u d e la m o n t a gn e , q u i
s ’en va t o u jo u r s g a zo u illa n t .
« S i l ’ea u q u i co u r t p o u va it p a r le r , e lle r a co n
t e r a it d e b e lle s h is t o ir e s !... »
De nis e e s t c o nte nte ; ce la l ’a m us e de se p r o me ne r
�m8
LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
an c ce b e a u ga r ço n q u e t o u t le m o n d e s a lu e ; 011
le s r e ga r d e b e a u co u p : ils o n t d e va g u e s a ir s d e
fia n cé s e n lib e r t é .
— O U I q u e j ’a im e ce p a y s ! s ’é cr ia -t -e lle , v r a i
m e n t r a vie .
E t lu i, in c lin a n t ve r s e lle so n vis a g e u n p e u
m iè vr e :
— 11 11e t ie n t q u ’à vo u s d e vo u s y fix e r d é fin it i
v e m e n t , r ip o s t e - t - il a ve c u n e in t e n t io n d a n s la
v o ix .
E vid e m m e n t , c ’e s t assez, cla ir .
D e n is e a r o u g i t r è s fo r t , son cœ u r b a t p lu s vit e
q u e d e r a is o n ; m a is u n e s o r t e d e p r u d e n ce , de
r e t e n u e p lu t ô t , lu i fa it ga r d e r le s ile n ce .
E t vo ilà q u e s u r u n e p e t it e p la ce , à l ’e n co ign u r e
d ’u n e r u e lle , s e d r e s s e d e va n t e lle u n m a ga s in
d ’a llu r e m o d e s t e q u i p o r t e co m m e e n s e ig n e : A ¡1
s a in t n o m
d e M a r ie .
T o u t d e s u it e , e lle s e s o u v ie n t ... D e s o b je t s de
p ié t é , livr e s , s t a t u e t t e s , c ie r g e s , s ca p u la ir e s , ch a
p e le t s , m ê lé s a u x ca r t e s p o s t a le s , la in a g e s p yr é
n é e n s ; c ’e s t là q u e , ja d is , s a g r a n d ’m è r e , ve u ve
d ’u n e m p lo yé d es co n t r ib u t io n s d ir e ct e s , se la n ça
d a n s u n p e t it co m m er ce p o u r a u gm e n t e r ses r es
s o u r ce s e t d o n n e r à son fils u n e in s t r u ct io n p lu s
co m p lè t e .
Av e c q u e l a t t e n d r is s e m e n t D e n is e co n t e m p le la
b o u t iq u e b a s s e , h u m b le ... 0 I1! h u m b le com m e t a n t e
N a d e t t e ! E t e lle im a g in e fa cile m e n t ce q u e p u t êt r e
a lo r s ce p a u vr e in t é r ie u r , o ù d e u x fem m e s v a il
la n t e s v e illa ie n t a ve c t e n d r e s s e s u r le s p r o gr è s d e
l ’e n fa n t c h é r i..., son p èr e, à e lle !... A h ! ce r t e s , il
é t a it a r r ivé ; m a is q u ’a va it - il fa it d e ces t r é s o r s
s p ir it u e ls q u e le s ch è r e s cr é a t u r e s , la m è r e e t la
t a n t e , a va ie n t fa it p é n é t r e r d a n s s o n â m e ?
— M a d e m o is e lle N ys e t t e ! q u e p o u ve z-vo u s d o n c
t r o u ve r d e s i in t é r e s s a n t à ce t t e b a n a le d e va n
t u r e ? ... R e p r e n o n s d ou e 1a q u e s t io n o ù n o u s
l ’a vio n s la is s é e ...
M a is e lle , r e ve n u e à la r é a lit é , p r is e d ’u n e id é e
s u b it e , b iza r r e , s e r e d r e s s e s o u d a in , e t r e ga r d a n t
b ie n e n fa ce s o n g a la n t co m p a gn o n :
— M o n s ie u r d e S a in t - B e r t r a n d , d it - e lle , j ’é t a is
�I/ A R E V A N C H E
DE
N YS ETTE
eu t r a in d e co n t e m p le r la b o u t iq u e d a n s la q u e lle
m on p è r e a é t é é le vé ... C ’e s t là q u e d e u x fem m es
a d m ir a b le s , m a g r a n d ’m è r e e t m a t a n t e N a d e t t e , s e
fir e n t h u m b le s m a r ch a n d e s , a fin d e le m e t t r e à
m ê m e d e s ’in s t r u ir e e t d e s u ivr e s e s a s p ir a t io n s ...
Vo u s s a ve z s i e lle s o n t r é u s s i !...
D is a n t ce la , D e n is e o b s e r va it le v i s a g e ' d e son
in t e r lo cu t e u r . Le b ea u Vivie n n ’a v a it p u d is s im u le r
u n a ir d e lé g e r ét o n n e m e n t .
— Vo u s d it e s , M a d e m o is e lle ? fit -il a ve c l ’a ir d e
cr o ir e q u 'e lle s ’a m u s a it .
E lle d u t lu i r é p é t e r s a p h r a s e , lu i d o n n e r m êm e
q u e lq u e s d é t a ils co m p lé m e n t a ir e s s u r le s é vé n e
m e n t s q u i a va ie n t p r o vo q u é ce t t e d é cis io n . N y
s e t t e s ’é t e n d a it co m p la is a m m e n t s u r les m o d e s t e s
o r ig in e s d e sa fa m ille , le d é vo u e m e n t d e son a ïe u le ,
la va illa n ce e t l ’é n e r gie d e M. M o r n a cq q u i, a r r ivé
p a r son in t e llig e n t e vo lo n t é , a va it p u d e ve n ir u n e
p u is s a n ce d a n s l ’in d u s t r ie e t le m on d e d es a ffa ir e s ,
n on s e u le m e n t co n n u , m a is e s t im é p o u r son in t é
g r it é a b s o lu e , in d is cu t a b le .
L e je u n e h o m m e é co u t e , s t u p é fa it e t s o u d a in e
m e n t gê n é .
— J e n e s a va is p a s ! m u r m u r e -t -il au b o u t d ’u n
in s t a n t , p u is le t o n d é g a g é :
— C ’e s t t r è s in t é r e s s a n t ce q u e vo u s m e co n t e z
là , M a d e m o is e lle , t r è s b ea u ! M o n s ie u r vo t r e p èr e
e s t en effet le fils d e ses œ u vr e s ... C ’e s t u n h o m m e
r e m a r q u a b le ,... ce la je n e l ’ig n o r a is p a s ... : je l ’e s
t im e e t je l ’a d m ir e ... E vid e m m e n t , il a son ca r a c
t è r e !... A in s i... au m o m e n t d e la ve n t e d e S a in t
B e r t r a n d , — je n ’a i p a s e u a ffa ir e à lu i d ir e c
t e m e n t — il s ’e s t m o n t r é ... in t r a n s ig e a n t , p e u t -ê t r e
u n p eu r u d e , n ia is si e x a c t ... s i b ea u p a ye u r ...
I’u is a p r è s u n s ile n ce , t im id e m e n t e t a ve c e m
barras :
— M a d e m o is e lle N ys e t t e , je vo u s en p r ie , n e
p a r le z p a s d e va n t m a g r a n d ’m è r e d e ce t t e a n e c
d o t e u n p e u ... r o m a n e s q u e d u p e t it m a ga s in d ’o b
je t s d e p ié t é ... E lle d o it s ’en s o u v e n ir ,... m a is
m ie u x va u t n e p a s le lu i r a p p e le r .
— P o u r q u o i d o n c ? ...
L e je u n e h o m m e s e t r o u b la ...
�110
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
— M o n a ïe u le n ’e s t p a s d u t o u t s e n t im e n t a le ...
D e p lu s , b ie n q u ’a t t e in t e , e lle a u s s i, p a r l a vie ,
e lle a ga r d é ce r t a in s p r é ju g é s d e ca s t e ... u n p e u d e
p r é ve n t io n s in ju s t ifié e s co n t r e ...
— C e u x q u i t r a v a ille n t , s a n s d o u t e !
— N o n ; e lle a d m ir e le t r a v a il e t s u r t o u t la r é u s
s it e ! n ia is ch e z les a u t r e s , s ’e n t e n d ; a in s i e lle a
d é t r u it e n m oi t o u t e a m b it io n ... J e vo u la is p r é p a r e r
S a in t - C yr , e lle s ’y e s t o p p o sé e p o u r m e ga r d e r
p r è s d 'e lle ... Ce n ’é t a ie n t p o in t là les id ées d e m a
m è r e ... n i le s m ie n n e s ... J e vé g è t e u n p e u , i c i!. ..
— J e m ’en d o u t e ! r ip o s t a D e n is e a s s e z r u d e m e n t .
E t vo u s n e p o u r r ie z p a s r é a g ir , p la id e r é n e r giq u e
m e n t u n e ca u s e q u i n ’in t é r e s s e q u e vo u s s e u l,
ap rès tou t.
— J ’a i l ’h o r r e u r d e la lu t t e ! a vo u a - t - il in g é
n u m en t.
E lle le r e g a r d a a ve c u n e ce r t a in e p it ié , t a n d is
q u ’il co n t in u a it :
— Vo ye z- vo u s , m a m èr e e t m o i d é p e n d o n s a b so
lu m e n t d e m o n a ïe u le , q u i e s t ce q u ’on a p p e lle « u n
ca r a ct è r e ».
D e n is e lio ch a la t ê t e , en a jo u t a n t m e n t a le m e n t
u n é p it h è t e à « ce ca r a ct è r e », p o u r le q u e l e lle n e
s e s e n t a it a u cu n e a d m ir a t io n .
— O u i, p o u r s u iv a it Viv ie n , n o u s d é p e n d o n s
d ’e lle . L o r s q u ’on a ve n d u S a i n l- B e r t r a n d , e lle a eu
ses r e p r is e s , e t d a m e ! le p lu s c la ir d u ca p it a l,
iin e fois ce r t a in e s d e t t e s p a yé e s , e s t d e m e u r é e n t r e
ses m a in s ... C ’e s t p o u r ce la q u e n ou s n e p o u r r o n s
r ie n s a n s e lle ; e lle le s a it , s o n e s p r it a u t o r it a ir e
s ’a cco m m o d e vo lo n t ie r s d e ce t t e s it u a t io n ... E lle
m ’a im e b e a u co u p , d ’a ille u r s , d ’u n e fa ço n u n p e u
d e s p o t iq u e , m a is je s u is la s e u le t e n d r e s s e d e s o n
cœ u r .
« D e son cœ u r é t r o it , e t q u ’u n é go ïs m e o r g u e il
le u x r é t r é cit d a va n t a g e ! » p e n s e en co r e N ys e t t e .
L e s d e u x je u n e s g e n s , d e p u is u n m o m e n t , o n t
q u it t é la p e t it e v ille ; in co n s cie m m e n t , t o u t en ca u
s a n t , ils vie n n e n t d e p r e n d r e la r o u t e d u ch â t e a u .
D e n is e d e m a n d e :
— E t vo t r e p a u vr e m è r e , d a n s t o u t ce la, d o it
o e a u co u p s o u fîr ir , il m e s e m b le ?
�LA
R E V A N CH E D E
«
N YS E TTE
— O h ! c ’e s t u n e r é s ign é e , u n e t im id e , u n p eu
t im o r é e , co m m e m o i, d ’a ille u r s , a vo u e -t -il a ve c u n
s o u r ir e t r is t e ... E lle s 'e ffa ce t o u jo u r s en fa is a n t
p lu s q u ’e lle lie p e u t ; ca r e lle e s t la c h e v ille o u
vr iè r e d e la v illa S y l v a b d l c . . . C ’e s t e lle q u i m èn e
t o u t ... s a n s en a vo ir l ’a ir ! C a r m a gr a n d 'm è r e
n ’a cce p t e ce r t a in e s s it u a t io n s q u ’à , la co n d it io n
q u ’il t i'y p a r a is s e p a s.
N ys e t t e n e p u t r e t e n ir un m o u ve m e n t d e vive
p r o t e s t a t io n .
— E h b ie u T M o n s ie u r , co n vin t -e lle , je vo u s a d
m ir e !... O u p lu t ô t n on , c ’e s t u n e fa ço n d e p a r le r ,
je n e vo u s a d m ir e p a s d u t o u t ... je vo u s p la in s ...
s u r t o u t m a d a m e vo t r e m è r e , d on t la p a t ie n ce m e
p a r a ît êt r e a u -d e s s u s d e t o u t é lo g e ... E n ce q u i m e
co n ce r n e , p o u r en r e ve n ir à cc q u e vo u s d is ie z t ou t
à l ’h eu r e, je n ’ai a u cu n e r a is o n , m o i, d e m e p lie r
a u x e x ig e n c e s d e ca r a ct è r e de vo t r e a ïe u le ... J ’ai
d ’a ille u r s l ’o cca s io n d e la vo ir r a r e m e n t ;... je la
ve r r a i p lu s r a r e m e n t e n co r e ...
Vivie n e u t u n cr i d e p r o t e s t a t io n .
— P o u r q u o i d it e s - vo u s ce la , gr a n d D ie u ! Vo u s
n ’a ve z d o n c p a s co m p r is ?
E lle s e co u a la t ê t e , ir r it é e et vo lo n t a ir e .
— J e n ’ai r ien c o m p r is !... je n e ve u x r ien com
p r e n d r e q u e c e ci... : J e n ’e n t e n d s r é p u d ie r a u cu n e d e
m e s o r ig in e s , je n ’a i p a s à r o u g ir d e s m ie n s ... J ’ai
o b t e n u d e m on p è r e q u e t a n t e N a d e t t e — o u i, ce lle
q u i l ’a é le vé , c e lle q u i a t e n u b o u t iq u e à S u z, —
j ’ai o b t e n u q u ’e lle vie n n e en s é jo u r à S a in t B e r t r a n d où e lle o ccu p e r a la ch a m b r e d ’h o n n e u r .
J e s o r t ir a i a ve c e lle m a lg r é ce t t e t e n u e m od est e
q u i lu i d o n n e r a d es a ir s d e s é cu la r is é e . C e u x q u i
n e vo u d r o n t p a s la vo ir se p a s s e r o n t a u s s i d e m e
r e ce vo ir , d e m o i, q u i p r o cla m e r a i p a r t o u t q u e je
l ’a im e , la vé n è r e , p a r ce q u e , b on n e et d é vo u é e ,
e lle a co n t r ib u é à la fo r t u n e d e m ou p è r e ; ce t t e
fo r t u n e q u e , t o u t d e m êm e , 011 co n d e sce n d à
t r o u ve r a s s e z in t é r e s s a n t e ... ce t t e fo r t u n e d o n t le
ch â t e a u d e S a in t - B c r t r a n d e t son d o m a in e fo n t
p a r t ie ...
L e je u n e co m t e , co m p r e n a n t l ’a llu s io n , é t a it d e
ve n u t r è s p â le.
�112
LA
R EV AN CH E B E N YS E TTE
— M a d e m o is e lle , b a lb u t ia - t - il,q u ’a ve z- v o a s vo u lu
d ir e ?
— E h ! vo u s le s a ve z b ien ! jeta-t-el'lc\ Vo u s a f f i T ■nrier. t o u t à l'h e u r e q u e Morwaccf é t a it r a d e ... s a
fille l ’e s t a u s s i! J ’a im e a u t a n t vo u s p a r le r fr a n
c h e m e n t ,e t q u ’il n ’y a it a r icu n e e r r e u r e n t r e n o u s ...
P u is , p lu s- ca lm e m e n t :
— 11 e s t d es ch o s e s b ie n t y p iq u e s !... J ’é t a is v e
r n ie à l ’é g lis e ce m a t in , p o u s s é e p a r le d é s ir d e
p r ie r ... d ’im p lo r e r (les lu m iè r e s e t d es fo r ce s d o n t
j ’ai vr a im e
b esoin e n ce m o m e n t ... E t v o ilà q u e je
vo u s r e n co n t r e d ’u n e fa ço n t o u t e fo r t u it e , le h a s a r d
n ou s co n d u it ju s t e en fa ce d e ce t t e h u m b le b o u
t iq u e ... e t n o u s en a r r ivo n s à a b o r d er d es q u e s t io n s
g r a ve s , d es s u je t s l i é s in t im e s , n o u s q u i n ’a vio n s
eu e n t r e n o u s , ju s q u 'à ee jo u r , q u e d es r a p p o r t s d e
m o n d a n it é cin ir t oisè.V.ît Bt r a n ge., t o u t c e la !... Vo u s
•ne t r o u ve z p a s ? ...
‘
.
M a is lu i vr a im e n t sin cèr e: s ,
— Ah ! M a d e m o is e lle ! vo u s n i» / *n vcz vr a im e n t
d é s o lé d ’a vo ir p r o vo q u é vo t r e oofMrotax.
— M on c o u r r o u x ? ... vo u s e x a g é r e z ; je n e s u is
p o in t e n co lè r e et n e vo u s en v e u x n u lle m e n t ; il
fa lla it , au co n t r a ir e , q u e ce r t a in e s ch o se s s o ie n t
d it e s , q u e l ’u n e t l ’a u t r e n o u s s o yo n s fix é s ...
— M a d e m o is e lle ... e s t - ce vr a im e n t q u e vo u s a ve z
p e n s é ?...
— Q u o i d o n c ? ...
— M on a t t it u d e e n ve r s vcr a s ? ...
— E lle a t o u jo u r s ét é t r è s co r r e ct e ...
— M a is vo u s a v e z cr u , t o u t d e m ê m e , q u e c ’é t a it
à ca u s e d e S a in t - B c r t r a n d e t d u d o m a in e ...
— Q u e vo u s m e co u r t is ie z g e n t im e n t ... o h ! t r è s
p e u , j ’e n c o n vie n s ... Vo u s y a ve z m is d e la d is cr é
t io n ... vo u s n e m a n q u e z p a s d e d é lica t e s s e ;... n o n ,
s é r ie u s e m e n t , je n e r a ille p a s ... e t p u is , vo u le zvo u s q u e je s o is fr a n ch e ju s q u ’a u b o u t ? ...
— J e vo u s en p r ie ! d u s s é -jc -en s o u ffr ir , j'a im e
m ie u x ê t r e fix é ...
— Vo u s a ve z r a is o n . E h b ie n ! je cr o is , e n e ffe t ,
q u e vo u s n e s e r ie z p a s fâ ch é d e r e n t r e r d a n s v o s
b ie n s d e fa m ille ... q u e ce la n e d é p la ir a it p a s n on
p lu s à la co m t e s s e d e S a in t - Be r t r a n d d e v o ir s o n
�h A R EV AN CH E D E N Y S E ÏTE
p e t it - fils r e d e ve n ir seig-n eu r e t m a ît r e d e s e s a n
cie n s d o m a in e s ; je t r o u ve ce la t r è s n a t u r e l.
— Il y a p o u r t a n t a u t r e ch o s e , m a d e m o is e lle
D e n is e , je vo u s le ju r e ! p r o t e s t a -t -il.
— J e le s a is , fit -e lle u n p eu é m u e ... J e cr o is qufe
je n e vo u s d é p la is p a s , q u e vo u s ép r ou ve/ , p o u r
m o n ca r a ct è r e , si d iffé r e n t d u vô t r e , ce p e n d a n t , u n e
ce r t a in e s ym p a t h ie ... M a is , m on D ie u , p o u r q u o i
vo u s le c a c h e r a is - je ? ... vo u s m ’ê t e s é ga le m e n t
t r è s s ym p a t h iq u e .
E t lu i, d é jà p le in d ’e s p o ir ...
— Se r a it - ce p o s s ib le ? Vo u s m ’ê t e s t e lle m e n t s u
p é r ie u r e !... e t p u is je cr o is q u e , d e p u is u n m o m e n t ,
vo u s m e ju g e z t r è s m a l...
— P a s s i m a l ! fit -e lle a ve c sa fr a n ch is e u n p e u
r u d e . E vid e m m e n t , . w u is p r é fé r e r a is p lu s in d é
p e n d a n t , 1111 p eu ln cm ïs p a s s if, a ya n t ce r t a in e s
a m b it io n s d e t r a v a il...
.■>•
— J ’a i ce X ffd c vo u lo ir vo u s co n q u é r ir !
— Alo r s - fa ît e s ce q u ’il fa u t p o u r c e la !
— J ’e s s â ie r a i !... D o n c, je p e u x e s p é r e r ?
— Si ce la vo u s a m u s e ! r ép o n d -elle e n r ia n t . E n
cor e q u e j'a ie le s e n t im e n t q u e , s i q u e lq u e o b s t a cle
s u r ve n a it — e t ils n e m a n q u e r o n t p a s , vo u s s a ve z,
— vo u s s e r ie z fa cile m e n t co n s o lé ...
— E t p a r q u i ? e t co m m en t ? se r écr ia -t -il u n p ce
co m iq u e m e n t .
— O h ! vo u s t r o u ve r e z b ien d es h é r it iè r e s vo u la n t
p o r t e r le t it r e d e co m t e s s e d e S a in t - B e r t r a n d ...
T e n e z, u n e d e ces é t r a n g è r e s q u i p u llu le n t d a n s les
v ille s d ’e a u x , u n e d e ces fem m e s d o n t 011 n e d e
m a n d e p a s le s o r ig in e s , le u r s d o lla r s s u ffis a n t à
a ffir m e r le u r p r e s t ig e ... J e vo u s ce r t ifie q u e vo t r e
a ïe u le r e ch ig n e r a it m o in s à vo u s v o ir é p o u s e r la
fille d ’u n r oi d u c ir a g e ou d u p é t r o le , q u e la p e t it e n iè ce d e N a d e t t e P a s ca p e r t a ya n t t e n u b o u t iq u e à
S u z !... D o d y, p a r e x e m p le ? ...
h e je u n e h o m m e r o u g it d e n o u ve a u .
— Vous ê te s m é c h a n t e ! s ’écria- t- il, fa ib le m e n t
in d ig n é .
— N o n , vous ve r r e z !
E t c o m m e s u r le p la c id e v is a g e e lle lis a it à liv r e
o u v e r t , e lle d e v in a le s d ive r ge nc e s fa m ilia le s que
�LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
d é jà d û fa ir e n a ît r e la p r é s e n ce d es Am é r ica in s ,
co ïn cid a n t p r e s q u e a ve c so n a r r ivé e .
A lle z ! co n t in u a - t - e lle , u n e d e p e r d u e , d ix d e
r e t r o u vé e s ! je n e vo u s p la in s p a s h e a u co u p ...
— Vo u s a u r ie z t o r t !
P e n s e z-vo u s ? E t , m a in t e n a n t , vo u s m ’a ve z
s u ffis a m m e n t co m p r o m is e p o u r ce m a t in ... T o u t le
p a ys a p u n o u s cr o ir e fia n cé s ... Sé p a r o n s -n o u s .
— Co m m e ç a ? s a n s n o u s r é c o n c ilie r ? ...
— M a is o ù p r e n e z-vo u s q u e n o u s s o yo n s b r o u il
lé s , clie r M o n s ie u r ? p o u r rua p a r t , ce r t a in e m e n t
pas !
— Alo r s , ve n e z à la v illa je u d i p r o ch a in ... Vo u s
a lle z r e ce vo ir u n e in v it a t io n p o u r u n t lié - b r id ge .
— E t , vr a is e m b la b le m e n t , il y a u r a les L o u ch e t t .
- I ls a r r ive n t d e m a in , à S y lv abe lle , p o u r u n
s é jo u r d ’u n m o is.
— P a r fa it ! je m ’en d o u t a is ! Ah ! ch e r M o n s ie u r ,
q u e d ’é m o t io n s !...
— Vo u s r a ille z d on c t o u jo u r s ?
— N o n ! je m ’a m u s e u n p eu s e u le m e n t ; cela n e
t u ’a r r ive p a s s o u ve n t .
D é jà e lle e n t r e vo ya it l ’in t r u s io n d e ccs é t r a n
gè r e s d a n s s a vie , u n e L o la ou u n e D o d y lu i d is
p u t a n t le je u n e co m t e ... U n e s e cr è t e r é vo lt e lu i
*ïlo n n a la p e n s é e d e lu t t e r p o u r ga r d e r s a co n q u ê t e .
— E li b ie n ! en t e n d u ! s ’é cr ia -t -e lle d e sou p e t it
a ir d éciélé, je vie n d r a i ! Vo u s , vo u s p r o d u ir e z vo s
Am é r ic a in e s ,... e t m o i, je p r é s e n t e r a i t a n t e N a d e t t e
e n lib e r t é .
U n lé g e r d é s a p p o in t e m e n t s ’e x p r im a s u r le v i
s a g e d u je u n e h o m m e ; m a is , r e p r e n a n t t o u t de
Su it e le s o u r ir e , il se p e n ch a ve r s D e n is e .
— T o u t ! p o u r vo u s a v o ir !... d it -il t e n d r e m e n t .
A ce m o m e n t m êm e , la p e t it e a u t o d e D a r r e n s
d é b o u la it b r u s q u e m e n t d u r a id illo n q u i d e s ce n d a it
• d u ch â t e a u .
L e s d e u x je u n e s ge n s n ’e u r e n t q u e le t e m p s d e
s e g a r e r , d ’e n t r e vo ir u n r e ga r d s u r p r is , ir o n iq u e ,
é cla ir a n t u n vis a g e r e vê ch e , en m êm e t e m p s q u e
le g e s t e à p e in e e s q u is s é d ’u n s a lu t h â t if, co n t r a in t .
L a vo it u r e b o n d is s a n t s u r la r o u t e d is p a r a is s a it
b ie n t ô t d a n s u n n u a g e d e p o u s s iè r e .
�LA R EV AN CH E D E N YS E TTE
— C e ga r ço n v a co m m e u n fo u ! s ’e x c la m a le
je u n e S a in t - lie r t r a n d .
— E t ce p e n d a n t ce ga r ço n e s t u n s a g e ! r é p liq u a ,
le n t e m e n t N ys e t t e , t o u t en a cce p t a n t d is t r a it e m e n t
les s a lu t a t io n s d e son a cco m p a gn a t e u r .
« O u i, u n s a g e ! p e n s a it -e lle 1111 in s t a n t a p r è s , e n
r e g a g n a n t le ch â t e a u p a r un s e n t ie r d e t r a ve r s e ...
L e s e u l s a ge p a r m i n o u s t o u s ! I n s e n s ib le , in v u ln é
r a b le , il a su e n t o u r e r s o u cœ u r d ’u n e t r ip le c u i
r a s s e ... »
XII
Ce jo u r -là , en d é p it d ’u n cie l a d m ir a b le , D e n is e ,
p r é t e x t a n t u n p eu d e la s s it u d e , n e s o r t it p a s d e la
jo u r n é e .
L a s s e , e lle l'é t a it en e ffe t , m o r a le m e n t s u r t o u t .
Sa r e n co n t r e a ve c Vivie n d e Sa in t - Be r t r a n d lu i
a va it en co r e e n le vé u n e illu s io n . E vid e m m e n t ,
c ’é t a it là u n g e n t il ga r ço n p eu co m p liq u é , h o n n ê t e
e t fr a n c, ju s q u ’à la n a ïve t é , m a is p r o b a b le m e n t
s a n s gr a n d e u r d e ca r a ct è r e , a p a t h iq u e , t im id e , in
flu e n ça b le , in o a p a b lc’i*- . u n gr a n d a m o u r ... celuid o n t e lle r ê va it , e lle , ¡a t r o p s e n t iifie n t a le N ys e t t e .
A llo n s ! il fa lla it en p r en d r e son p a r t i, ce n e
s e r a it p a s ce lu i- là n o n p lu s , b ie n q u ’il p r é t e n d ît
l ’a im e r , o u d u m o in s a vo ir q u e lq u e g o û t p o u r
e lle ... e t p o u r p e u q u e l ’im p é r ie u s e d o u a ir iè r e co n
s e n t e à a cce p t e r la p e t it e b o u t iq u e d e S u z... p o u r
p e u q u e D e n is e , d e son cô t é , y m e t t e q u e lq u e d is
cr é t io n ... n ’en p a r le p a s t r o p ... 11e s e p a r e p a s in
co n s id é r é m e n t d e ce t t e p it o ya b le t a n t e P a s ca p e r t ...
L a je u n e fille e u t , d a n s la s o lit u d e d e s a
ch a m b r e , u u p e t it r ir e m é p r is a n t , u n r ir e o ù il y
a va it d e la r a g e e t u n p e u d e t r is t e s s e a u s s i.
N o n , il n ’y fa lla it p a s co m p t e r ¡ N ys e t t e n e co n
s e n t ir a it à a u cu n e co n ce s s io n d e ce ge n r e ; N ys e t t e
vo u la it ê t r e a im é e s a n s co n d it io n a u cu n e !... E lle
v o u la it ê t r e a im é e p o u r e lle , a ve c ses m a n ie s d e
s o lid a r it é , la fe r ve u r d e ses a ffe ct io n s , s o n c u lt e d u
�fn 6
LA K EV AN CH E D E N YS E TTE
¡p a s s é m o d e s t e , m a is s i t o u ch a n t ... C e u x - là , le s
■ siens, s i h u m b le s , m o r t s o u viv a n t s , ils fa is a ie n t
p a r t ie d e son m o i, e lle n e le s r e n ie r a it ja m a is .
E t p u is , a p r è s t o u t , q u ’a va it - e lle b e s o in d ’êt r e
a im é e ? E t a it - c e p o u r ce la q u ’e lle é t a it ve n u e à
S a in t - B e r t r a n d ?
E lle é t a it ve n u e à S a in U B c r t r a n d p o u r r e co n q u é
r ir le cœ u r d e sou p è r e d é fa illa n t , p o u r l ’e m p ê ch e r
d e t o m b e r clan s u n e e r r e u r r e d o u t a b le , p o u r s a u ve
g a r d e r p e u t -ê t r e a u s s i le b o n h e u r d e ce t t e p a u vr e
fem m e , en q u i e lle n e vo ya it p lu s u n e en n e m ie ,
m a is p lu t ô t u n e m a lh e u r e u s e , d a n s t o u t e l ’a cce p
t io n d u m o t ... E n fin , il y a v a it M a u r ice , ce p i
t o ya b le e n fa n t !
C e r t e s ! c ’é t a it b ie n un b ea u p r o gr a m m e , ce lu i- là ,
d e q it oi ju s t ifie r son e x il d a n s ce t t e T h é b a ïd e
a gr e s t e o ù il n e m a n q u a it q u e le b o n h e u r ... et la
p a ix ...
M a u r ice !... d e p u is la ve ille , e lle le t r o u va it m o in s
b ie n , p lu s t r is t e , s o n ge u r e t s a n s e n t r a in .
C ’é t a it d ’a ille u r s l ’h e u r e d e la lo n gu e vis it e
q u 'e lle lu i fa is a it ch a q u e jo u r , d a n s l.’a p r è s - m id i,
u n e gr a n d e p a r t ie d e la m a t in é e lu i é t a n t d é jà
co n s a cr é e .
E lle s e r e n d it d on c d a n s le ja r d in d es o m b r e s ,
m a is e lle co n s t a t a q u e son je u n e fr èr e é t a it en co r e
n e r v e u x . 11 é t a it a r r ivé d a n s la m a t in é e u n e le t t r e
d e m is s G la d ys q u i d is a it r e ve n ir d a n s u n e q t iiu za iu e , s a s œ u r a lla n t d e m ie u x en m ie u x . T o u t en
s e r é jo u is s a n t d e s a vo ir son in fir m iè r e r a s s u r é e , le
p e t it m a la d e n e ca ch a p o in t q u ’il a u r a it p r é fé r é la
vo ir p r o lo n ge r son s é jo u r à Lo n d r e s .
—
Vo ye z- vo u s , m is s M a r ga r e t , vo u s p a r t ie , c ’e s t
la t r is t e s s e q u i r e vie n t ... Av e c G la d y s , t o u t e s t
la m e n t a b le , e lle in ca r n e le s p le e n m ê m e !... M is s
M a r ga r e t , s i vo u s p a r t e z, je s u is u n p a u vr e e n fa n t
p e r d u ... Vo u s n e vo u s d o u t e z p a s d e q u e l b ie n fa it
a ét é p o u r m o i le co n t a ct d e vo t r e je u n e s s e s o u
r ia n t e !...
11 a va it d it ce la co m m e u n je u n e h o m m e , fa is a n t ,
lu i a u s s i, sa p e t it e d é cla r a t io n .
P u is , b r u s q u e m e n t , la v o ix ch a n gé e , P a ir
m a u va is :
�LA R EV AN CH E
Ulv N Y S E T T E
n 7
— Vo us c onnais s e z m a s œ ur ?
P r is e a u d é p o u r vu , D e n is e s e s e n t it r o u g ir ; p u is
e lle ju g e a la q u e s t io n si p la is a n t e q u ’u n e gr a n d e
e n vie d e r ir e la p r it , e t e lle e u t t o u t e s le s p e in e s
d u m on d e à r ép o n d r e s é r ie u s e m e n t q u ’e lle la r e n
co n t r a it q u e lq u e fo is , eu e ffe t , q u ’e lle s a va ie n t
m ê m e é ch a n g é q u e lq u e s p a r o les.
■
— E t co m m e n t la t r o u ve z- vo u s ? d em a n d a -t -il
e n cor e.
_ M a is e lle m ’a p a r u a s s e z b on n e e n fa n t , d ’un
a b or d fa cile , p u is je u n e , vo u s s a ve z, t r è s je u n e !
— D e vo t r e â g e , p e u t - ê t r e ? D e n is e d o it a vo ir
vin g t - t r o is a n s.
— O li ! m o i, j ’a i 1111 p eu p lu s ... A vin gt -t r o is a n s,
je 11c p e n s a is p o in t fa ir e u n e in fir m iè r e ; je vo u s
co n t e r a i ce la u n jo u r ; d es cir co n s t a n ce s d ifficile s ...
p é n ib le s ... h e u r e u s e m e n t , ce la n e d u r e r a p lu s t r è s
lo n gt e m p s ...
L e p e t it s ’e ffa r a u n p eu .
— P o u r q u o i? Vo u s n e vo u le z p lu s t r a v a ille r ?
— J e 11e d is p a s ça ! J ’a im e le t r a v a il, m a is j ’en
ch o is ir a i u n d e m on g o û t ; 011 n ’a p a s t o u jo u r s d e
g e n t ils p e t it s m a la d e s à s o ig n e r ... D ’a b o r d , vo u s ,
vo u s n ’ê t e s p a s u n m a la d e .
— J e s u is in fir m e ! ce q u i e s t b ien p ir e ; le s
m a la d e s g u é r is s e n t ou m e u r e n t ... les in fir m es r e s
t e n t co m m e ils s o n t .
— M a is n o n , vo yo n s , vo u s g u é r ir e z! Vo t r e é t a t
s ’a m é lio r e r a a ve c l ’â g e , q u a n d vo u s vo u s s er ez
fo r t ifié ... Ce q u ’il fa u t , c ’e s t d o m p t e r vo s n e r fs ...
n e p a s r e t o m b e r d a n s le m a r a s m e .
— Alo r s , r e s t e z, m is s M a r ga r e t !
— E t q u e d e vie n d r a m is s G la d y s ?
— E lle é lè ve r a d es o is e a u x e t d o m p t e r a d es
ch ie n s fé r o ce s !
— M a is p u is q u e je vo u s d is , e n fa n t t e r r ib le , q u e ,
m o i, je 11e s u is p lu s d a n s ie p a ys p o u r lo n g t e m p s !
L e je u n e m a la d e r e s t a u n m o m e n t s o n ge u r .
— C ’e s t e m b ê t a n t , ça , t o u t d e m ê m e ! fit - il, m a l
é le vé e t h a r g n e u x , n ’a vo ir p lu s ja m a is q u e d es
v ie u x p r è s d e s o i...
— C e la , M a u r ice , r é t o r q u a N ys e t t e vive m e n t ,
c ’e s t p a r ce q u e vo u s le vo u le z b ie n !
�n8
LA
R E V A N CH E D E N YS E TTE
— Co m m e n t , je le v e u x b ie n ? E s t -ce m a fa u t e ,
s ’ils s o n t t o u s ge n s d ’â g e e t d e r a is o n ... t r is t e s o u
m a la d e s ... I l y a Be r n a r d , je s a is b ie n ; j ’a im e b e a u
co u p q u a n d il v ie n t ... m a is il e s t t o u jo u r s s i
o ccu p é ... i l s ’a b s e n t e s i s o u ve n t ... Ce n ’e s t p a s
q u ’il s o it t r è s g a i, m a is il s e d é r id e p o u r m o i...
— E t vo t r e s œ u r , vo yo n s ?
— M a is q u a n d je vo u s d is q u e je n e la co n n a is
p a s et n ’a i n u lle e n vie d e la co n n a ît r e !...
D e n is e fit u n m o u ve m e n t d e d é n é ga t io n .
— Ce n ’e s t p a s e x a c t , vo u s e n m o u r e z d ’e n vie !
M a is il d e v in t t o u t r o u ge e t s e m it en co lèr e.
— O ù a ve z- vo u s p r is ç a ? D ’a b o r d , ce n ’e s t
q u ’u n e s œ u r à m o it ié ... E le vé e lo in d e n o u s , d a n s
u n m ilie u t r è s s é le ct , e lle d o it êt r e a s s o m m a n t e , à
m o in s q u ’e lle n e r e s s e m b le à m o n p è r e , ce t h om m e
s u p é r ie u r ... b ie n p o r t a n t , q u i n ’a im e p a s le s
fa ib le s ... m on p è r e ...
M a is e lle n e p u t s ’e m p ê ch e r d e l ’a r r ê t e r a ve c in
d ign a t io n .
— M a u r ice ! fit -e lle a ve c a u t o r it é , je vo u s d éfe n d s
d e p a r le r a in s i d e vo t r e p è r e , d e va n t m oi !
— P o u r q u o i ? vo u s le co n n a is s e z, lu i a u s s i ?
E lle s e t r o u b la , m a is s ’en s o r t it q u a n d m êm e en
a ffir m a n t q u ’il n ’y a va it q u ’u n e v o ix d a n s le p a ys
p o u r lo u e r son in t e llig e n ce , son a m o u r d u t r a v a il,
so n h o n n e u r , s a gé n é r o s it é .
— O u i, c ’e s t u n fo r t ! co m m e d it D a r r e n s , — e t
le vis a g e d e l ’a d o le s ce n t e x p r im a u n e ce r t a in e
a m e r t u m e ; — s a fille d o it ê t r e u n e p e r s o n n e s u p é
r ie u r e ; e lle m ’é cr a s e r a it île s a p it ié e t d e son d é
d a in ; d ’a ille u r s j ’es p è r e b ie n q u ’e lle va p r o ch a i
n e m e n t r e n t r e r ch e z e lle !...
E t il n ’y e u t p a s d ’a u t r e ch o s e à e n t ir e r .
Ce t t e co n ve r s a t io n n ’é t a it p a s p r é cis é m e n t fa it e
p o u r r e m o n t e r le m o r a l d e la p a u vr e N ys e t t e .
Le s o ir , le d în e r fu t m o r n e . D a r r e n s n e p r o n o n ça
p a s u n e p a r o le ; L ilia n e , q u i é t a it p r é s e n t e , p a r
h a s a r d , e t s ’é t a it m o n t r é e d ’h u m e u r ch a r m a n t e , s e
r e m b r u n it d u m o m e n t o ù M o r n a e q , a r r ivé en r e
t a r d , e x p liq u a u n p eu cyn iq u e m e n t q u e , le s Lo u ch e t t a ya n t u n e p a n n e a u d é p a r t d e B ia r r it z, il
a v a it d û les p ilo t e r ju s q u ’à la v illa S y h a b e l l e , o ù
�LA R E V A N C H E D E N YS E T T E
ils s ’in s t a lla ie n t d é t in it ive in e n t p o u r la fin d e s v a
ca n ce s .
— M "0 E n r ic o a u s s i, b ie n e n t e n d u ! la n ça m a la
d r o it e m e n t la p a u vr e ép o u se .
Son m a r i la t o is a ir o n iq u e m e n t .
— lîie n e n t e n d u , en effe t ; y t r o u ve r ie z-vo u s à
r e d ir e q u e lq u e ch ose , p a r h a s a r d ?
E t , p o u r co u p e r co u r t à t o u t e d is cu s s io n , il
a n n o n ça q u e la co m t e s s e d e S a in t - B e r t r a n d l ’a va it
c h a r gé d e les in v it e r t o u s p o u r je u d i... u n th éb r id ge à la v illa S y h a b c l l e . . . T o i a u s s i, Ber n a r d ,
t u a s m êm e ét é n om m é p a r t icu liè r e m e n t .
— Vo u s m e vo ye z b ie n fla t t é , m on o n cle , m a is
vo u s s a ve z q u e ces p e t it e s fê t e s -là n e s o n t p a s d e
m on g o û t ; je m ’en a b s t ie n d r a i d on c.
— E t m oi a u s s i! r ip o s t a L ilia n e , l ’a ir fu r ie u x .
— J e m ’y a t t e n d a is ! r é p liq u a le m a ît r e d e m a i
son . Co m m e c ’e s t a im a b le p o u r cet t e p a u vr e d o u a i
r iè r e q u i co m p t e s u r n o u s p o u r o r ga n is e r s e s t a b le s
d e b r id g e u r s ... Ch a r m a n t e m a is o n , q u e la n ô t r e !
Vo is in a g e a g r é a b le ! E t t o i, N vs e t t e , t u s u is le
co u r a n t , s a n s n u l d o u t e ?
— N o n , m on p èr e, r é p liq u a p a is ib le m e n t la je u n e
fille ; je co m p t e vo u s a cco m p a gn e r . J ’ai r en co n t r é
M. Viv ie n ce m a t in , e t il m ’a fa it p a r t d e l ’in v it a
tio n de sa g r a n d ’m è r e ... J ’ai a cce p t é !
Ce t t e n o u ve lle m it l ’h o m m e d ’a ffa ir es en jo ie ;
il se fr o t t a les m a in s e t p la is a n t a ce t t e p e t it e
ca ch o t t iè r e q u i fa is a it s e s co u p s à la s o u r d in e et
p r e n a it s e s d é cis io n s s a n s d e m a n d e r a vis .
— Tu fa is b ie n , a p r è s t o u t , a jo u t a -t -il ; u n p eu
d ’in d é p e n d a n ce s ie d b ie n à la je u n e s s e ... I l fa u t
ê t r e d e son s iè cle , n ’e s t -ce p a s , D a r r e n s ?
M a is , le r e p a s é t a n t t e r m in é , le je u n e h om m e
q u it t a la t a b le en h a u s s a n t le s é p a u le s e t sa n s
r é p o n d r e , t a n d is q u e L ilia n e , l ’a ir t r a g iq u e , p r ia it
N ys e t t e d e ve n ir la r e jo in d r e d a n s s o n b o u d o ir ,
A m o it ié é t e n d u e s u r u n d iva n b a s ca p it o n n é dé
d a m a s r o u ge , M rao M o r n a cq s e m b la it e n p r oie à
u n e p r o fo n d e a g it a t io n .
— D e n is e ! s ’é cr ia -t -e lle , d ès q u ’e lle a p e r çu t la
je u n e fille , vie n s ca u s e r a ve c m o i, t a n d is q u e Ber
n a r d t ie n t co m p a gn ie à M a u r ice ... I l « s t a r r ivé u n e
�I SO
LA R EV AN CH E
D E N YS E TTE
le t t r e d e m is s ( '.la d ys q u i n o u s in fo r m e q u ’e llë
r e vie n d r a d a n s u n e q u in za in e .
— J e s a is ...
— T u s a is a u s s i q u e M a u r ice n e ea clie p a s q u e ,
s on in fir m iè r e r e ve n u e , il r e t o m b e r a d a n s s a m o r n e
tr is te s s e .
— Ç a , c ’e s t d e l ’e n fa n t illa g e , L ilia n e , vo u s e n
co n vie n d r e z b ien !
— O u i, je t e l ’a cco r d e ; m a is co m m e n t y r em é
d ie r ? Va s - t u d on c le s e vr e r d e t a p r é s e n ce co m p lè
t e m e n t ?...
— M a is à q u e l t it r e vo u le z- vo u s q u e je r e vie n n e
p r ès d e lu i ? ... Vo u s s a ve z b ie n q u ’il n e ve u t p a s
e n t e n d r e p a r le r d e s a s œ u r ...
— H é la s ! m o in s q u e ja m a is !...
— Alo r s , q u e vo u le z- vo u s q u e je fa s s e ? Co m m e n t
p u is - je in t e r ve n ir ? d ’a u t a n t q u e je n e s u is p lu s
p o u r b ie n lo n gt e m p s à S a in t - lie r t r a n d ; m a in t e
n a n t , m on s é jo u r t o u ch e à s a fin , e t , d è s q u e m is s
G la d ys s e r a d e r e t o u r ... je n e m e fe r a i a u cu n s cr u
p u le de r e jo in d r e les m ie n s !
— L e s t ie n s ? n o u s n e s o m m e s d o n c p a s le s
t ie n s ?
D e n is e r e s t a u n p eu e m b a r r a s s é e d e va n t ce t t e
q u e s t io n p lu s q u e n a ïve , fo r m u lé e p a r ce t t e p a u vr e
fe m m e in co n s cie n t e d u m a l q u ’e lle a v a it fa it ja d is ...
E lle r é p o n d it d ’u n e fa ço n é v a s iv e q u e son p è r e .lu i
s e m b la it a b s o r b é en ce m o m e n t , q u e s a p r é s e n ce
n e lu i é t a it p lu s s i a gr é a b le , e t q u e M a u r ici
n ’a ya n t p lu s b esoin d ’e lle ...
M a is M mo M o m a cq , l ’a ir s u p p lia n t :
— N e p a r s p a s , D e n is e , je t ’en p r ie , n e p a r s pas
e n co r e ... N o u s t o u ch o n s à d e s h e u r e s g r a v e s ... S)
ton s e r vice p r ès d e M a u r ice t e fa t ig u e , n o u s p o u r
r o n s t e fa ir e a id e r . Q u e m ’a d it B e r n a r d ? M llB P a sca p e r t a cce p t e r a it d e v e n ir !... E s t -ce p o s s ib le ?
— M a is o u i ! s i vo u s y co n s e n t e z, L ilia n e ; e lle
n o u s s e r a it d ’u n g r a n d s e co u r s .
L a je u n e fem m e s e t r o u b la d a va n t a ge .
— M o i, j ’y co n s e n s vo lo n t ie r s ... m a is M a u r ice ,
co m m e n t lu i fa ir e a cce p t e r ce t t e v ie ille p e r s o n n e ,
s a n s ch a r m e , t u l ’a vo u e r a s b ie n !
— C ’e s t c » q u i vo u s t r o m p e , r e p a r t it D e n is e avec.
�I.A R E V A N CH E D E N YS E TT E
v iv a c it é : il s c d é g a g e d e t in t e N a d e t t e u n e t e lle
b ot it é q u e la s ym p a t h ie va t o u t d e s u it e ve r s e lle ...
— T u n e s a is p a s à q u e l p o in t m o n fils e s t
fa n t a s q u e !
— Q u e s i b ie n , je le s a is , je co m m en ce à le
co n n a ît r e ; s i vo u s Je p e r m e t t e z, je lu i p r é s e n t e r a i
la ch ose m oi-m êm e.
— O u i, ce r t e s , je le v e u x ; m on D ie u ! t u a s t r o p
b ie n r é u s s i ju s q u ’à ce jo u r , s e u le m e n t je t r e m b le ...
p u is ... je n ’ai ja m a is r ien fa it p o u r M u° P a s ca p e r t
a u co n t r a ir e , co m m e n t p e u t -e lle m e p a r d o n n e r m on
a t t it u d e ?
N vs e t t c s ’é t a it m is e à r ir e :
— O h ! m a p a u vr e L ili ¡a e , n e vo u s en fa it e s p a s
a u s u je t d e t a n t e N a d e t t e ; e lle p o r t e en e lle u n
id é a l q u i la m e t a u -d e s s u s d e t o u t e s le s r a n cu n e s ,
cr o ye z-m o i ! D u m o m e n t q u ’il y a d u b ie n à a cco m
p lir , e lle n e d e m a n d e p a s a u t r e ch ose .
M">” M o r n a e q r e s t a it s o n ge u s e .
— Vr a im e n t , d it - e lle a u b o u t d ’u n in s t a n t , e lle
e t t o i, vo u s m e con fon d e/ . ; q u e lle g é n é r o s it é !
q u e lle gr a n d e u r d ’â m e ! Co m m e je vo u d r a is ê t r e
s e m b la b le à v o u s !...
— Se m b la b le à t a n t e N a d e t t e , o u i, L ilia n e ,
e s s a ye z, r e le ve z u n p eu vo t r e cœ u r ! s p ir it u a lis e z
d a va n t a g e vo s s e n t im e n t s ... t â ch e z d e p r ie r ...
L a p a u vr e fem m e s e t o r d it les m a in s en u n
g e s t e d e d é s e s p o ir .
— A h ! je v e u x b ie n p r ie r ... je v e u x b ien t o u t
t e n t e r e t n e r ien t e r e fu s e r , s u t o u t a p r è s t o u t ce
q u e t u fa is p o u r m o i... E s -t u a s s e z m a gn a n im e !
M a is D e n is e a ve c b o n t é :
— A llo n s ! a llo n s 1... m êm e s i vo u s é t ie z m on
e n n e m ie , ce n e s e r a it p o in t l ’h eu r e d e s ’a ch a r n e r
co n t r e vou s..."
¡\fmo M o r n a e q s ’é t a it s a is ie d e la m a in d e sa
b e lle -fille .
— Alo r s , t u a s c o m p r is ... d e vin é le d a n g e r ... t u
a s p it ié d es v a in c u s ... e t j ’en s u is u n e !
— P a s e n co r e , s e u le m e n t il fa u t vo u s d éfe n d r e
t a n t q u ’il e s t en co r e t e m p s ...
L a je u n e fe m m e h a le t a :
�LA
R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
--- C o m m e n t ? ... Au n om d u C ie l, d is-m oi
co m m e n t ?
— P a r t o u s les m o ye n s ! N o u s ch e r ch e r o n s .
— J ’en a i s i p e u en m on p o u vo ir m a in t e n a n t !
Vo is - t u , je n e s u is p a s t a illé e j>our la lu t t e , e t ,
p u is q u ’il ,e m ’a im e p lu s , je p r é fè r e d is p a r a ît r e d e
s a vie ; e s t t r o p a t r o ce d e co m p r e n d r e q u ’on e s t
d e ve n u u n e ch a r ge p o u r ce lu i d o n t on a é t é lo n g
t e m p s l ’id o le ... p o u r ce lu i q u i d e m e u r e le m a ît r e
d e m o n cœ u r t o r t u r é ...
E t ce t t e fo is , s a n s s o u ci d u fa r d et d e la p o u d r e ,
la t ê t e e n fo n cé e d a n s le s co u s s in s d e p r é cie u s e s
s o ie r ie s , L ilia n e se p r it à p le u r e r d é s e s p é r é m e n t .
D e n is e ,la r e g a r d a it , co n s t e r n é e . Vr a im e n t , le .co n
t r a s t e e n t r e ce t t e fem m e é cr o u lé e e t le ca d r e
lu x u e u x q u i l ’e n t o u r a it r e n d a it p lu s s a is is s a n t e
e n co r e s a d é t r e s s e .
A q u o i b on les la m b r is d o r é s , le s la q u e s Ad m i
r a b le s , le s g a r n it u r e s d e v ie u x D e lft , le s p e a u x
d ’o u r s b la n cs , la va s q u e d e m a r b r e d a n s la q u e lle
se m o u r a ie n t d es fle u r s , fa u ch é e s co m m e la je u
n e s s e , le b o n h e u r d e l ’in fo r t u n é e L ilia n e !... ce t t e
r e in e d é t r ô n é e , ce t t e m è r e m a lh e u r e u s e , ce t t e
é p o u s e q u a s i-a b a n d o n n é e !...
— L ilia n e ! s ’é cr ia la gé n é r e u s e N ys e t t e , n e d é s e s
p é r e z p a s , p r e n e z co u r a ge , m on p è r e co m p r e n d r a
q u e l e s t son d e vo ir .
M a is e lle se r e d r e s s a , p r e s q u e a g r e s s ive .
— S ’il d o it m e r e s t e r u n iq u e m e n t p a r co n t r a in t e ,
p a r d e vo ir , je p r é fè r e le p e r d r e t o u t à fa it .
— Q u e n on p a s , r é p liq u a d o u ce m e n t la je u n e
ü !le ; 011 d it cela d a n s u n m o m e n t d e r é vo lt e , d e
d é p it ... p u is , le ca lm e r e ve n u , on se r é jo u it d ’a vo ir
é vit é la s é p a r a t io n d é fin it ive ... ce t t e t u e u s e d ’e s
p o ir , ce t t e im a g e d e la m o r t ... E t p u is , il y a M a u
r ice ... Ce p a u vr e p e t it , co m m e n t s u p p o r t e r a it - il ee
d r a m e q u ’a ve c s a s e n s ib ilit é a ffin ée il a d é jà p r e s
s e n t i, r e d o u t é , j ’en ju r e r a is ...
I/ .' vis a g e d e M roo M o r n a cq e x p r im a u n e d o u le u r
in d icib le .
— Ah ! le m a lh e u r e u x e n fa n t ! T u a s r a is o n , u n
p a r e il co u p p e u t le fa ir e s o m b r e r d a n s la fo lie ...
ca r il a im e son p è r e ... ce p è r e q u i le t e r r ifie ... le
�L A K E V A N CH E
D E N YS E TTE
fa it t r e m b le r , a lo r s q u ’u n e p r e u ve d e s a t e n d r e s s e
lu i fe r a it t a n t d e b ie n !
— Vo ilà p o u r q u o i il fa u t lu t t e r , L ilia n e ! I l fa u t
r a v iv e r vo t r e ju s t e r e s s e n t im e n t , im m o le r vo t r e
o r g u e il... Co m b a t t e z p o u r vo t r e e n fa n t ... p o u r vo u s
a u s s i... p u is q u e vo u s l ’a im e z t o u jo u r s ... e t , d ’a b or d
t â ch e z d e vo u s va in cr e u n p e u . Soign ez-vou s*
s é r ie u s e m e n t , m a is n e vo u s p la ig n e z p a s si s o u
ve n t ; m o n t r e z-vo u s d a va n t a g e , n e p a r le z p a s t r o p
d e ce m é ch a n t m a l q u e le s h o m m e s t r è s r o
b u s t e s n e co m p r e n n e n t g u è r e ,... la m ig r a in e ,...
p r é t e x t e à t a n t d e d é r o b a d e s . O u i... o u i, il fa u t se
va in cr e , s a vo ir p o r t e r u n vis a g e s o u r ia n t a ve c u n
c œ u r d é ch ir é e t u n co r p s d o u lo u r e u x; n e p a s a vo ir
l ’a ir d e d o u t e r u n s e u l in s t a n t d e la s é cu r it é d e
vo t r e fo ye r ... e n d e m e u r e r s e u le la m a ît r e s s e , s a vo ir
p r e n d r e d es in it ia t iv e s ...
E t com m e L ilia n e , t o u t en é co u t a n t s a je u n e
b e lle -fille , la r e g a r d a it a ve c u n ce r t a in é t o n
n e m e n t !...
— E xcu s e z-m o i d e vo u s d o n n e r d es co n s e ils ,
fit -e lle l ’a ir u n p e u co n fu s ... Ce so n t les r ô le s r e n
ve r s é s , je le s a is b ie n ; m a is ce p e n d a n t ,... je n e
p e u x m ’e m p ê ch e r d e vo u s d ir e ... q u e , à vo t r e p la ce ,
il m e s e m b le q u e je t e n t e r a is u n e a u t r e a t t it u d e
p o u r s a u ve g a r d e r m on b o n h eu r .
— H é la s ! a u r a i- je en co r e d u b o n h e u r ?
— O u i, j ’en s u is co n va in cu e , m a is il n e fa u t p a s
vo u s le la is s e r a r r a ch e r ; t e n e z, é cr ive z vo u s-m êm e
à t a n t e N a d e t t e , in v it e z- la à ve n ir ; r ien n e p e u t
fa ir e p lu s p la is ir à m o n p è r e ... e t , cr o ye z-m o i, s a
p r é s e n ce ici s e r a u n b ien p o u r t o u s !...
Va in cu e , L ilia n e m u r m u r a :
— J e t ’o b é ir a i ; p u is s e s - t u a vo ir r a is o n , m o n en
fa n t , e t ce t t e t e r r ib le m e n a ce se d is s ip e r ... H é la s !
je n ’o se e n co r e y cr o ir e ... m a is co m b ie n je t e
r e m e r cie , N ys e t t e ...
Affe ct u e u s e m e n t , e lle p a s s a s a p e t it e m a in é t in
ce la n t e d e ge m m e s d a n s le s c h e ve u x b r u n s d e la
je u n e fille ... A h ! q u ’e lle la s e n t a it s u p é r ie u r e a u x
a u t r e s fem m e s q u ’e lle a v a it co n n u e s ju s q u ’à ce
jo u r ... Le s p a r o le s d e ce t t e e n fa n t é t a ie n t v r a im e n t
d r o it e s e t ju s t e s ., s
�i „A R E V A N C H E D E N Y S E T T E
— L e C ie l t ’a b ie n d o u é e ! m u r m u r a -t -e lle : h e u
r e u x ce lu i a u q u e l t u d o n n e r a s t on cœ u r ... J e c o n
n a is q u e lq u ’u n q u i s e r a it s i d ig n e d e t o i!...
M a is d é jà d e b o u t , fr é m is s a n t e , p r e s q u e in d ig n é e ,
D e n is e , s o u d a in e m e n t s u r la d é fe n s ive , se ca b r a .
— L ilia n e ! s ’é cr ia - t - e lle , n e p r o n o n ce z a u cu n
n om ! J e vo u s s u p p lie d e n e p a s vo u s o ccu p e r d e
m o i... ou je r e p r e n d s le t r a in im m é d ia t e m e n t p o u r
S o u v ig u y ...
— O h ! N ys e t t e , t u n e fe r a is p a s c e la ! s ’é cr ia la
je u n e fem m e co n s t e r n é e .
- S i, je vo u s le ju r e ! p o u r p e u q u e vo u s m e
d o n n ie z à p e n s e r q u e vo u s a ve z co m p lo t é q u e lq u e
in t r ig u e à m on s u je t .
P u is , vo ya n t b r ille r d e s la r m e s d a n s le s y e u x
d e s a b e lle -m è r e :
- E x c u s e z ce m o u ve m e n t d e v iv a c it é e t r e
ve n o n s à n os m o ye n s d e d é fe n s e ... N o u s d is io n s
d o n c ? ... A h ! o u i! je cr o is q u ’u n p e u d e co q u e t
t e r ie vo u s e s t p e r m is e ... : m o in s d e fa r d , m o in s
d ’a r t ifice s , m a is u n e é lé g a n ce d e b on a lo i...
L ilia n e e u t u n s o u r ir e d é s a b u s é .
— P u is -je r e d e ve n ir je u n e ?
E t , p o u r la p r e m iè r e fo is , e lle a vo u a son â g e ... :
p lu s d e q u a r a n t e a n s , b ie n p lu s ...
— E h b ie n ! p a p a n ’en a -t -il p a s cin q u a n t e q u a t r e ? Vo u s ê t e s t r è s b ie n a s s o r t is .
— M a is ce t t e L o la en a vin g t - n e u f, e lle ... O h !
N ys e t t e , la lu t t e e s t t r o p in é ga le .
— N o n , vo u s ve r r e z ; il y a , e n t r e m on p è r e et
vo u s , d es lie n s q u i d o ive n t co m p t e r ... : vo t r e d o u
le u r co m m u n e ... l ’e n fa n t q u e t o u s d e u x vo u s ...
p le u r e z e n s e m b le ... e t l ’a u t r e ... M a u r ice ...
— A h ! ce lu i- là , il n e l ’a im e p lu s !... je t a -t -e lle
d a n s u n cr i d e fa r o u ch e d é s e s p o ir ...
M a is D e n is e 11e la la is s a p a s a ch e ve r ...
— N e b la s p h é m e z p a s , L ilia n e !... I l n e vo u s e s t
p a s p e r m is d e p r o n o n ce r u n ju g e m e n t p a r e il s u r
le p è r e d e vo t r e e n fa n t ... Vo u s vo u s la is s e z in flu e n
ce r p a r d es a p p a r e n ce s ... J e s u is ce r t a in e , m o i, q u e
m on p èr e e s t p r o fo n d é m e n t a t t a ch é à son fils ... il y
a e n t r e e u x d e u x u n m a le n t e n d u q u e le t e m p s
a r r a n ge r a .
�LA
R EV A N CH E D E N YS E TTE
- - L e t e m p s ! g é m it L ilia n e , q u e va m ’a p p o r t e r
le t e m p s ?
D es co n s o la t io n s , e n a t t e n d a n t le r e t o u r d u
b o n h e u r . P o u r le m o m e n t , r e s t o n s u n is ! vo u s ,
t a n t e N a d e t t c, M a u r ice e t m o i... E n s e m b le n o u s
in ca r n e r o n s la fa m ille , ce t t e p u is s a n ce in co n t e s
t a b le ...
— Il y; a e n co r e Be r n a r d , m a p e t it e ; n e l ’o u b lie
p a s , ce s e r a it in ju s t e !
L e v is a g e d e la je u n e fille se g la ç a , ce p e n d a n t
so n é q u it é l ’e m p o r t a n t s u r ses p r é ve n t io n s :
— O u i, d it - e lle la v o ix ca lm e , il y a u r a a u s s i
M . D a r r e n s a ve c n o u s ; ce t t e a ffe ct io n d e m a ît r e
à d is cip le e s t u n e fo r ce q u e n o u s n e d e vo n s p a s
n é g lig e r ... Ce s d e u x h o m m e s s o n t ce r t a in e m e n t
u n is p a r u n e a m it ié s o lid e ...
L ilia n e e u t u n ge s t e d é co u r a gé :
— Il y a p eu d e jo u r s en co r e , il en é t a it a in s i...
m a is , m a in t e n a n t ...
E t a ve c u n e fu r e u r d é s e s p é r é e :
— M a in t e n a n t , q u ’e s t -ce q u i p r é va u d r a co n t r e
ce t t e in t r ig a n t e ? ... Ca r , t u a s b ien e n t e n d u , t o u t à
l ’h e u r e , e lle a r r ivé ... e lle e s t là ... e lle vie n t liv r e r
le s u p r ê m e a s s a u t ... e lle vie n t m e p r en d r e ces
p a u vr e s ve s t ig e s d e b o n h e u r ...
E t la. m a lh e u r e u s e fem m e , à é vo q u e r s a r iva le ,
t r e m b la it d e co lè r e e t d e d o u le u r ...
M a is , t o u t à co u p , s e r e d r e s s a n t , p â le , p r êt a n t
l ’o r e ille .
— E co u t e ! fit -elle.
D a n s le ca lm e a b s o lu d e la m a is o n en d o r m ie , on
p e r ce va it a s s e z d is t in ct e m e n t le h e u r t a m o r t i d e
d e u x b é q u ille s e ffle u r a n t les t a p is m o e lle u x.
— M a u r ic e ! s ’é cr iè r e n t les d e u x fem m e s en m êm e
tem p s.
E t , a va n t q u ’e lle s a ie n t p u en d ir e d a va n t a ge ,
u n e m a in p â le é ca r t a it la p o r t iè r e , u n e vo ix im p a
t ie n t e a p p e la it : « m a m a n ! » e t , d a n s la p é n o m b r e,
la s ilh o u e t t e d u p e t it in fir m e se d e s s in a .
M a is d é jà L ilia n e l ’e n t o u r a it d e s e s b r a s, le
c o n t r a ig n a it à s ’a s s e o ir ...
— P o u r q u o i es-t u ve n u , clié r i ? g r o n d e - t - e lle d o u
ce m e n t , p o u r q u o i? ...
�126
LA
R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
— P a r ce q u ’o n m e la is s e t o u t s e u l e t q u e jë
m ’e n n u ie .
— E t D arren s?
— E li b ie n ! D a r r e n s , vo ilà u n gr a n d m o m e n t
q u ’il m ’n q u it t é , eu d is a n t q u ’il a lla it vo u s ch e r
c h e r ... J ’a i a p p e lé , p e r s o n n e n ’e s t v e n u — Alo r s je
s u ic p a r t i vo u s q u é r ir ; j ’é t a is t r is t e ... r ie n d a n s
vo t r e ch a m b r e , n ia is u n b r u it d e v o ix ve n a n t d u
b o u d e ir ... Q u i d on c é t a it a ve c v o u s ? on n ’y Voit
r ie n i c i!. .. fa it e s d e la lu m iè r e !
11 p a r la it d ’u n e v o ix s a cca d é e , im p é r ie u s e . S a
m èr e e u t b ea u p r o t e s t e r q u ’on é t a it m ie u x a in s i,
q u ’e lle a lla it le r e co n d u ir e , il s ’ir r it a :
— F a it e s d e la lu m iè r e , vo u s d is - je , je v e u x y
vo ir , je le v e u x !...
D e n is e , a u co u r s d e ce b r e f co llo q u e , n ’a va it p a s
b o u gé .
L o r s q u e la m a in d o cile d e M'mo M o r n a cq e u t
t o u r n é le co m m u t a t e u r et q u ’u n e n a p p e d e lu m iè r e
b la n ch e é cla ir a la p iè ce b r u t a le m e n t , M a u r ice la
v i t t o u t e d r o it e , d r e s s é e d e va n t lu i.
L e vis a g e co n vu ls é d e l ’e n fa n t e x p r im a im m é d ia
t e m e n t le co n t e n t e m e n t le p lu s vif.
— O h ! m is s M a r g a r e t ! fit - il, c ’e s t vo u s , q u e lle
a gr é a b le s u r p r is e ! J e vo u s cr o ya is p a r t ie d e p u is
lo n gt e m p s , vo u s a ve z d on c d în é a u c h â t e a u ? ... E t
vo u s n ’a ve z p a s vo t r e vo ile ... Co m m e vo s c h e v e u x
n o ir s s o n t b e a u x !... e t %’os y e u x , ils p a r a is s e n t
d a va n t a g e ... I ls s o n t p a r e ils à q u i, d o n c? M a is à
c e u x d e p a p a ... à c e u x d e m on p è r e ... o u i...
P u is , b r u s q u e m e n t , p a r u n e s o r t e d ’in t u it io n :
— J e s u is s û r q u e c ’e s t N y s e t t e !... O u i, o u i...
c ’e s t vo u s , N ys e t t e ! je P a v a is d é jà r ê vé ce t t e n u it ...
P o u r q u o i m ’a ve z- vo u s t r o m p é ? Q u e c ’e s t m a l d e
t r o m p e r u n p a u vr e m a la d e !... T r o m p é ! on m ’a
t r o m p é !...
E t il é cla t a en s a n g lo t s co n vu ls ifs .
L ilia n e , in t e r d it e , n ’o s a it p lu s r e m u e r n i p r o n o n
ce r u n e p a r o le ; e lle co n n a is s a it le ca r a ct è r e d e
l ’e n fa n t g â t é , s o n s ys t è m e n e r v e u x , fa cile m e n t
e xa ce r b é , l ’é p o u va n t a it ; d é jà e lle e n t r e vo ya it la
cr is e d e n e r fs , e t son r e ga r d ch e r ch a it l ’é t h e r , a u
m ilie u d e s e s fla co n s d e p a r fu m s .
�LA R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
127
D e n is e , au co n t r a ir e , a v a it ga r d é t o u t son s a n gfr o id ; b ien p lu s , son s o u r ir e é m u , son r e ga r d
lu m in e u x r e flé t a ie n t lu p lu s gr a n d e jo ie .
M a is l ’a d o le s ce n t u c la v o ya it p a s ; la t ê t e e n s e
ve lie d an s’ ses d e u x m a in s , il co n t in u a it à p le u r e r ,
à d ir e q u ’il é t a it t r o p m a lh e u r e u x, e t cet t e d o u le u r
in co m p r é h e n s ib le se t r a d u is a it p a r ces m o t s b i
za r r e s :
— J ’a im a is t a n t m is s M a r g a r e t ! j ’a im a is t a n t
m is s M a r ga r e t !
Alo r s N ys e t t e , r ia n t t o u jo u r s , s ’a g e n o u illa p r is
d e son je u n e fr è r e , e t e n t o u r a n t le b u s t e g r ê le d e
ses b ea u x bras :
— N ig a u d , v a ! d it -e lle a ve c u n e t e n d r e s s e in fi
n ie ; p u is q u e t u a im a is t a u t la n u r s e M a r ga r e t , t u
ve u x n ou s fa ir e cr o ir e q u e t u 11e p e u x p a s a im e r
é g a le m e n t t a s œ u r ?
Le p e t it fit « n on », d e la t ê t e.
— M a is p u is q u e c ’e s t la m êm e , m on ch é r i !
11 h a s a r d a u n œ il, p u is l ’a u t r e , ca r m a in t e n a n t
il 11e p le u r a it p lu s d u t o u t , e t , d e va n t la ga ie t é
co n t in u e d e N ys e t t e , il 11e p u t r e t e n ir u n s o u r ir e ,
d is a n t :
M é ch a n t e ! p o u r q u o i 11e m ’a vo ir p a s d it t o u t
d e s u it e q u e tu é t a is m a s œ u r ?
E t e lle , s u r le m êm e t o n :
— Vila in ! p a r ce q u e t u îï’a u r a is p a s vo u lu m e
vo ir !
J e 11e t e s a va is p a s si g e n t ille !
— Vr a im e n t ? E t m a in t e n a n t q u e t u s a is com
m e n t je s u is ?...
11 a p p u ya sa jo u e b a ig n é e d e la r m e s con t r e
l ’ép a u le fr a t e r n e l le.
— M a in t e n a n t , dit> il la v o ix b a s s e e t a r d e n t e , je
11e v e u x p lu s q u e tu 111e q u it t e s !
— E n t e n d u ! r ip o s t a D e n is e , en e s s u ya n t le s
la r m e s d e l ’e n fa n t q u ’e lle a im a it .
E t c ’é t a it m a in t e n a n t à son t o u r d e p le u r e r de
jo ie .
�LA
R E V A N C H E D E N YSE TT®
XH i
P lu s a va n t d a n s la so ir é e , D e n is e , a ya n t v a d e
la lu m iè r e d a n a le ca b in e t d e s o n p è r e , n e p u t
se r e t e n ir d ’a lle r lu i co n t e r l ’é vé n e m e n t q u i ve n a it
d ’a v o ir lie u .
E lle le t r o u va , p a r h a s a r d , in a c t if, d a n s l ’a t t i
t u d e d u p e n s e u r : s o n fr o n t s o u cie u x a p p u yé d a n s
la p a u m e d e s a m a in g a u c h e , u n e p a g e b la n ch e
d e va n t lu i, v ie r g e d é t o u t s ig n e d ’é cr it u r e .
— P a p a M ic h ’ ! d it - e lle a ve c t e n d r e s s e , -est-ce q u e
je vo u s d é r a n ge ?
I l t r e s s a illit en e n t e n d a n t la v o ix d e s a fille .
— N o n , ce r t e s ! fit -il en s 'e ffo r ça n t d e s o u r ir e
ju s t e m e n t je p e n s a is à t o i...
— E t q u e p e n s ie z- vo u s ?
Il e u t u n ge ste em b arr assé.
— Q u e je n e vo u d r a is p a s t e fa ir e d e p e in e !
E lle d it , P a ir câ lin e t jo y e u x :
— Co m m e c ’e s t g e n t il à vo u s , d e p e n s e r c e la !
L u i l ’o b s e r va it , l ’a ir é t o n n é.
— Q u ’a s -t u , N ys e t t e ? T u s e m b le s r a d ie u s e , t o i!
Ap r è s ee m o r n e r e p a s d e fa m ille , ce la m e p a r a ît
b iza r r e .
— O h ! le d în e r , il e s t lo in ! E co u t e z p lu t ô t ce
q n e je v a is vo u s d ir e !
E t e lle l u i r a co n t a la p e t it e s cè n e , vr a im e n t
é m o u va n t e , q u i ve n a it d ’a v o ir lie u e n t r e s o n fr è r e
e t e lle .
M o r n a e q n ’en r e ve n a it p a s .
— Co m m e n t ? t u e s a r r ivé e à ce la , fille t t e ? M a is
c ’e s t u n e vic t o ir e ! T u a s d é cid é m e n t fa it la co n
q u ê t e d e ce t e n fa n t c a p r ic ie u x .
— D e ce t e n fa n t m a la d e , vo u le z- vo u s d ir e , m o n
p è r e ! O u i, je vo u s a s s u r e , j ’e n s u is b ie n h e u r e u s e !
E t vo u s , p a p a M i d i ’ ?
— T u m e vo is r a v i ; vr a im e n t , ce t t e s it u a t io n
é t a it in t o lé r a b le ! J e s o u ffr a is p lu s q u e t u n e p e u x
le cr o ir e d e c e t é t a t d e ch o s e s : v o ir m e s d e u x s e u ls
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
e n fa n t s e n a n t a g o n is m e ... O li ! p a s t o i, m on D ie u !
m a is lu i, ce m a lh e u r e u x m a n ia q u e , a ve c s e s id é e s
absu rd es !
— P a p a , il fa u t ê t r e t r è s in d u lg e n t p o u r M a u r ice ,
b e a u co u p l ’a im e r !
L e s y e u x s cr u t a t e u r s d e l ’h om m e d ’a ffa ir e s p lo n
g è r e n t d a n s c e u x d e s a lille .
— Q u i a m is e n d o u t e m es s e n t im e n t s p a t e r n e ls ?
— L u i ! M a u r ice ! il cr o it , o u i, vr a im e n t , q u ’i l
n ’v a p lu s d e p la ce d a n s vo t r e cœ u r p o u r lu i !
— Q u e lle id é e s a u g r e n u e ! E vid e m m e n t , je le
t r o u ve d ifficile , co m p liq u é , b iza r r e ... m a l é le vé p a r
s a m èr e, d is o n s le m o t ... M a is il e s t e x c u s a b le , le
p a u vr e e n fa n t ; son in fir m it é lu i a a ig r i le ca r a c
t è r e ... il a b e a u co u p s o u ffe r t ... il so u ffr e p e u t -ê t r e
en co r e !
— Ali ! vo u s a ve z r a is o n , il so u ffr e, c ’e s t p o u r
ce la q u ’il fa u t se m o n t r e r p it o ya b le , lu i r en d r e la
co n fia n ce p e r d u e , lu i d o n n e r le s e n t im e n t q u ’il e s t
a im é q u a n d m ê m e ... Q u e d is - je ? ... d a va n t a g e ! S a
ve z- vo u s ? p lu s je le vo is , p lu s je le t r o u ve in t e lli
g e n t e t a t t a ch a n t !
— C ’e s t ce q u e p r é t e n d D a r r e n s ... J ’a vo u e q u ’il
n e s ’e s t ja m a is r é vé lé à m oi s o u s ce jo u r ... Q u a n d
il é t a it p e t it , il se m o n t r a it o r ig in a l... a m u s a n t ,
m ê m e ! m a is d e p u is s a gr a n d e m a la d ie , s a m èr e en
a fa it u n e p a u vr e lo q u e ge ign a n t e .
— P a p a , e s t -ce s a fa u t e ? D ’a ille u r s , je s u is d e
vo t r e a vis : ce t e n fa n t a ét é m a l d ir ig é , il y a eu
e r r e u r , en effet , et t o u t e s t à r e p r e n d r e ou p r e s q u e .
— Q u i ve u x - t u q u i a s s u m e u n e ch a r ge p a r e ille !
r é é d u q u e r u n e n fa n t d e q u a t o r ze a n s .
M a is n o u s t o u s , v o yo n s ! D ’a b o r d , t a n t q u e je
s e r a i là , m o i. t'e m ’in g é n ie r a i d e t o u t e s fa ço n s à lu i
fa ir e p a r t a g e r n o t r e e x is t e n c e ... I l n e d e vr a p lu s
se ca n t o n n e t d a n s s a s o lit u d e d e l ’e n clo s ; il fa u t
lu i in s t a lle r u n e ch a m b r e d a n s le vo is in a ge d e la
m ie n n e , d e la v ô t r e , u n e ch a m b r e où m is s G la d ys ,
d e fa s t id ie u s e m é m o ir e , vie n d r a s e u le m e n t a s s u r e r
le s s o in s q u e n é ce s s it e sa s a n t é ... Ap r è s , e l l e lu i
la is s e r a la p a ix , a vo n s -n o u s co n ve n u , et e m p lo ie r a
son a c t iv it é à é le ve r ses p e r r u ch e s e t à d o m p t er ses
ch ie n s lo u p s , com m e d it M a u r ice ,
276- v
�130
LA
R EV AN CH E
D E N YS ETTE
L ’in g é n ie u r s e d é r id a :
— Alo r s , vo u s a ve z d é jà e n vis a g é t o u t ce la ?
O u i et n on ! ce s e r a it t r o p lo n g d e vo u s e x p li
q u e r ça ce s o ir ; j ’e n r e vie n s à ce q u e n o u s d is io n s ...
O u i, n ot r e d e vo ir à t o u s e s t d e t e n t e r d e ch a n ge r la
m e n t a lit é d e cet e n fa n t eu lu i fa is a n t r e p r e n d r e u n e
vie n o r m a le , en ce s s a n t d e le t r a it e r en m a la d e , en
ê t r e in fé r ie u r ... Vo u s , p a p a , vo u s p o u ve z b e a u co u p
p o u r lu i en lu i r e n d a n t la co n fia n ce en soi.
Moi !... m oi ! T u s a is ce q u e s o n t m es lo is ir s ...
T u co n n a is la vie q u e je m è n e ...
M o it ié r ia n t , m o it ié s é r ie u s e , u n p eu e ffr a yé e de
son a u d a ce , e lle r é p liq u a :
E li b ien ! m on p a u vr e p a p a , vo u s la ch a n ge r e z,
vo t r e vie ! Q u a n d vo u s n e fe r ie z p o u r M a u r ice q u e
ce q u e M . D a r r e n s —- q u i n ’e s t p a s son p è r e •—
a r r ive à fa ir e clia q u Ê jo u r ...
J e cr o is q u e t u m e d o n n e s d es le ço n s , p e t it e !
r e m a r q u a M o r n a cq u n p eu v e x é , e t vo u la n t a vo ir
l ’a ir d e m a in t e n ir son a u t o r it é .
E lle d é s a r m a le d e s p o t e p a r u n b a is e r .
N o n ! p a p a M id i' ! fit -e lle a ve c t o u t e sa gr â ce
t o u ch a n t e ... je 11e v e u x p a s vo u s d o n n e r d es le
ço n s ... je v e u x s e u le m e n t vo u s r a p p e le r u n t r è s
ch e r d e vo ir ... Ab s o r b é p a r vo t r e vie t r é p id a n t e ,
vo u s 11e p r e n ie z p a s a s s e z le t e m p s , ces m o is -ci,
d e vo u s o ccu p e r d e vo t r e fils m a la d e ... Ce t e n fa n t
en a s o u ffe r t ... il en a co n clu q u e vo u s vo u s d é t a
ch ie z d e lu i ;... ce la , il 11e le fa u t p a s. S a ve z- vo u s
ce q u ’il m ’a d e m a n d é , à m o i?
— N o n ! je t a - t - il, t o u jo u r s b o u go n .
— Il m ’a d e m a n d é d e n e p lu s le q u it t e r !
— E t tu a s a cce p t é ?
— E n p r in cip e , o u i, m on p è r e ! T a n t q u ’il 11e
ser a p a s g u é r i, q u ’il 11’a u r a p a s fa it sa vie , je 11e
l ’a b a n d o n n e r a i p a s !
— T u es fo lle ! m a p a u vr e N ys e t t e !
P e u t -ê t r e , p a p a , m a is j ’a i co m p r is q u e cet
e n ga ge m e n t é t a it la r a n çon d e n o t r e r é co n cilia t io n .
E h b ie n ! t u p a ie s ch e r ! M a is ton a ve n ir ? t a
d e s t in é e à t o i? ... J e n e ve u x p a s q u e tu t e s a
cr ifie s !...
E lle e u t 1111 g e s t e d é s a b u s é .
�LA R E V A N CH E D E N YS E TTE
— M a v ie ,... m a d e s t in é e ,... c ’é t a it p e u t -ê t r e ce la ,
p a p a M ic h ’ !
— M a is , vo yo n s ! t u es a b s u r d e ... ou p lu t ô t n o n ,
t u es a d m ir a b le . Si M a u r ice a u n p eu d e cœ u r , il
co m p r e n d r a b ie n q u ’il s e d o it .d e t e r e n d r e t a p a
r o le ...
— J e n e le vo u d r a is p a s ! D u m o in s t a n t q u ’il n e
s e r a p u s m ie u x ; d ’a ille u r s , co n t in u a - t - e lle s o n
ge u s e , m on b o n h e u r n ’e s t p a s a b s o lu m e n t in co m
p a t ib le a ve c le s ie n ...
M o r n a cq r e ga r d a s a fille a ve c é t o n n e m e n t .
— Q u e ve u x - t u d ir e ? N ys e t t e .
E lle r o u g it lé gè r e m e n t :
— J e p e u x t r o u ve r à m e m a r ie r d a n s le p a y s ..,
p a s t r è s loin d e lu i...
— A h ! fit - il, l ’a ir 'a s s e z s u r p r is ... E n e ffe t , ce 11e
s e r a it p a s im p o s s ib le .
— D e ce t t e fa ço n , p o u r s u ivit - e lle , je p o u r r a is
t o u jo u r s co n t in u e r à m ’o ccu p e r d e m o n je u n e fr èr e.
— T o u t ça 11’e s t q u e s e n t im e n t a lit é e x c e s s ive ; je
t e cr o ya is p lu s p r a t iq u e , m a p e t it e N ys e t t e ! a u
fo n d , t u c u lt ive s la ch im èr e .
E lle r e ga r d a son p è r e d ’u n a ir a t t r is t é , e t ,
a p p u ya n t sa p e t it e m a in à l ’é p a u le p a t e r n e lle , e lle
d it a ve c ém oi :
— P a p a M ic h ’ ! vo u s 11’ê t e s d o n c p a s co n t e n t d e
m e ga r d e r a ve c v o u s ? P a r fo is ... il s e m b le r a it q u e
n on ! e t a lo r s m on gr a n d c h a g r in d ’e n fa n t m e r e
vie n t ... ca r il fu t u n t e m p s où je cr o ya is m on p èr e
v iv a n t a u s s i lo in d e m oi q u e m a m èr e m o r t e ...
p lu s p e u t -ê t r e !
M ich e l M o r n a cq s ’é t a it le vé , il é t a it t r è s p â le ,
u n e ém o t io n p r o fo n d e cr e u s a it s e s t r a it s ; sou a m o u r
p a t e r n e l, lo n gt e m p s co m b a t t u , t r io m p h a it en ce
m o m e n t d e t o u t e s ses fa ib le s s e s ... A v e c u n e s o r t e
d e vio le n ce , il s e r r a s a fille d a n s s e s b r a s e t , d ’u n e
v o ix b r is é e :
— N e p a r le p a s com m e ce la , N ys e t t e ! t u m e
fa is d e la p e in e ... J e vo u d r a is ... j ’a u r a is b esoin de
t e ga r d e r t o u jo u r s ... t o i... q u o i q u ’il a r r iv e ! N ’est u p a s la m e ille u r e t e n d r e s s e d e m on cœ u r ?
» Qu oi q u ’il a r r ive » ; q u e vo u la it - il d o n c d ir e ?
P e n s e r a it - il e n co r e ? ...
�132
LA
R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
Alo r s , s a n s s e la s s e r , e lle r e vin t à l ’a s s a u t .
— Vo t r e c œ u r ? a li ! je d é s ir e q u ’à côt é d e m oi il
y a it u n e gr a n d e p la ce p o u r L ilia n e ... p o u r M a u
r ice s u r t o u t , à q u i vo t r e a ffe ct io n e s t n é ce s s a ir e .
Le b r a s s e u r d ’a ffa ir e s s ’é t a it r e cu lé ; son vis a g e
e x p r e s s if, q u i n e s a v a it p a s s e vo ile r d ’in d iffé r e n ce ,
se r e m b r u n is s a it , se co n t r a ct a it ; il e u t u n ge s t e
d e d é p it .
— T o u t e t a p it ié v a ve r s e u x ... E t m o i... p en sest u q u e je n ’a i p a s s o u ffe r t ? q u e je n e sou ffr e p a s
e n co r e ? Ce t t e p a u vr e fem m e d o le n t e , gé m is s a n t e ,
s a n s n u l co u r a ge d e va n t l ’é p r e u ve , s a u r a it - e lle m e
co n s o le r d e la m or t de n o t r e fille , d e l ’in fir m it é d e
n o t r e fils ... d e ce fils t a n t d é s ir é ... e t q u i m ’a t a n t
d é çu ...
E s t -ce sa fa u t e , le p a u vr e e n fa n t ? O h ! je vo u s
p la in s , a lle z ! je s a is b ie n q u e , vo u s a u s s i, vo u s
a ve z d e la p e in e ... S e u le m e n t ... vo u s , vo u s ê t e s u n
fo r t , et e u x s o n t si fa ib le s ! Ce p e n d a n t , L ilia n e se
r e s s a is it ... t e n e z... vo u s p o r t e r e z d e s a p a r t , d e
m a in , à L o u r d e s , ce t t e le t t r e à t a n t e N a d e t t e .
— M a fe m m e é cr it à t a n t e N a d e t t e ?
— M a is o u i! a fin d e l ’in v it e r à ve n ir fin ir l ’ét é
a ve c n o u s à S a in t - T ic .r t r a n d .
D e n o u ve a u , M o r n a cq r e s t a s t u p é fa it .
— Co m m e n t ! t u a s o b t e n u ce la a u s s i? D é cid é
m e n t , t u a s u n e p e r s u a s io n q u i t r a n s p o r t e le s m o n
t a g n e s !... P a u vr e v ie ille ! co m m e e lle ser a con
t e n t e ... e t q u e d e l ’a vo ir ch e z m oi m e ser a
p r é c ie u x !...
Ali ! je vo u s a s s u r é q u ’e lle s e r a b ien a ccu e il
lie !... et n ou s s e r o n s t o u s là , p r è s d e vo u s ... n ou s,
les r e p r é s e n t a n t s d u p a s s é , d u p r é s e n t et d e l ’a ve n ir
d e vo t r e fa m ille .
E lle s e t u t e t , s u r le vis a g e ten clu , e lle l u t q u ’il
a va it co m p r is ce q u ’e lle n e d is a it p a s p a r p u d e u r
lilia le ...
A ce m o m e n t , la p o r t e d u ca b in e t d é t r a va il
s ’o u v r it , e t D a r r e n s p a r u t a u s e u il. 11 e u t u n m ou
ve m e n t d e r e cu l en v o ya n t le p è r e e t la fille e n
s e m b le .
— O h ! p a r d o n ! fit - il, je vo u s cr o ya is s e u l.
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
— E n t r e ! m a is e n t r e d o n c ! q u e ve n a is - t u m e
d ir e ?
— O h ! r ie n ! r é p o n d it le je u n e lio n im e , l ’a ir u n
>ett e m b a r r a s s é ... L a n u it e s t a d m ir a b le ! e t je
ve n a is vo u s c o n vie r à fa ir e u n t o u r , en fu m a n t ...
C 'e s t d o m m a ge d e r e s t e r e n fe r m é p a r u n t e m p s
p a r e il... Su ive z- m o i d on c.
M o r n a cq e u t u n ge s t e u n p e u la s .
— J e n ’a i p o in t l ’e s p r it à la r ê ve r ie , fit - il... m a is
v’a s - y, t o i, N ys e t t e , t u a s co m m e D a r r e n s l ’â m e
s e n t im e n t a le e t p o é t iq u e , ca r , B e r n a r d , b ie n q u e t u
t ’en d é fe n d e s , t u n ’e s , a u fon d , q u ’u n s e n t im e n t a l
h o n t e u x !... D e n is e , r a co n t e - lu i d on c ce q u i vie n t
d e s e p a s s e r , là - h a u t ... ce la l ’in t é r e s s e r a , j ’en s u is
s û r ... P o u r le co u p , ça c ’e s t d u s e n t im e n t , ou je
n e m ’y co n n a is p a s !...
E t il d e m e u r a s e u l, t r o u b lé , h é s it a n t .
P a r t r o is fo is , il r e lu t u n e p e t it e ca r t e s a t in é e ,
d is s im u lé e s o u s la fe u ille b la n ch e , e t d o n t le p a r
fu m s u b t il, ce s o ir , le t o u r m e n t a it com m e u n e
m a u va is e t e n t a t io n .
So n cœ u r é t a it le t h é â t r e d ’u n e lu t t e vio le n t e ...
C e lu i q u i a v a it va in c u la fo r t u n e n e ^ sau rait-il d on c
p a s s e va in cr e lu i-m ê m e ?
E n fin , il e u t u n g e s t e r é s o lu .
P r e n a n t d e n o u ve a u le' ca r t o n e n t r e ses d o igt s ,
s a n s le r e lir e , ce t t e fo is , il le d é ch ir a en m ille
m o r ce a u x , le je t a a u p a n ie r , e t se le va n t , P a ir
fa r o u ch e e t d é cid é :
— J e n e r é p o n d r a i p a s ! d é cla r a - t - il..., t o u t a u
m o in s p a s ce s o ir .
D e h o r s , c ’é t a it en effe t la r a d ie u s e vis io n d ’u n e
d o u ce n u it d ’ét é. P a s d e lu n e a u cie l, m a is u n e
vo û t e d e ve lo u r s s o m b r e clo u t é e d ’a r ge n t ; u n e
lu e u r s id é r a le b a ig n a it la t e r r e d ’u n e m o lle cla r t é ;
ce t t e lu e u r s ’é p a n d a it a u lo in , s u r la p la in e , é cla i
r a n t fa ib le m e n t le cir q u e d es m o n t a gn e s e t , t o u t
p r è s , le s p a r t e r r e s q u i e n la ça ie n t la vie ille d em e u r e.
T o u t e s le s fle u r s d e P é t é é t a ie n t là , e n ch a n t a n t d e
le u r fé e r ie ce t e r t r e r o c a ille u x , p a r a ille u r s s i
a u stèr e.
L e s d e u x je u n e s ge n s s e p r o m e n a ie n t , s ile n cie u x ,
s u r la t e r r a s s e . T o u t à' c o up , D a r r e n s s ’a r r ê t a , et
�13 4
I<A R E V A N C H E
D E N YS E TTE
D e n is e s e n t it p e s e r s u r e lle le b e a u r e ga r d d e
b r o n ze cla ir .
— F,h b ie n ? fit -il d ’u n e v o ix co n cilia n t e , com m e
p o u r l ’e n g a g e r à p a r le r .
E lle n e r é p o n d it p a s t o u t d e s u it e ... Ce t t e h a lt e
d a n s la n u it p a is ib le , a u m ilie u d u s ile n ce , d e l ’eu ch a n t cm e n t d e la n a t u r e en d o r m ie , d e l ’e n cen s d es
fle u r s , com m e e lle en g o û t a it la d o u ce u r ! P o u r q u o i
p a r le r en co r e , r e t o m b e r d a n s la lu t t e ? ... M êm e
a p r è s ce p e t it t r io m p h e , e lle a u r a it vo u lu n e p lu s
p e n s e r , se t a ir e , s a vo u r e r d a n s la p a ix ce t in s t a n t
d e r é p it .
E lle se fit vio le n ce , ce p e n d a n t , et t o u r n a n t ve r s
Be r n a r d son p u r vis a g e q u i se d é t a c h a it en ch a u d e
p file u r s u r le fon d d e la n u it :
— E h b ie n ! c ’e s t fa it ! r é p o n d it -e lle a ve c u n s o u
p ir d ’a llé ge m e n t . M a u r ice s a it q u e la n u r s e M a r
g a r e t e t D e n is e M o r n a e q n e fo n t q u ’u n . T o u t s ’e s t
a d m ir a b le m e n t b ie n p a s s é , ce la a é t é s i fa cile ...
U n e s o u r d e e xcla m a t io n d e jo ie a cc u e illit les p a
r o le s d e la je u n e fille .
Ce lle - ci, à ce m o m e n t m êm e , e u t u n e so r t e d ’in
t u it io n .
— C ’e s t vo u s q u i a ve z p r o vo q u é l ’é vé n e m e n t ?
d e m a n d a -t -e lle .
I l îie s ’e n d é fe n d it p a s et e x p liq u a s im p le m e n t
q u ’il le d é s ir a it d e p u is lo n gt e m p s e t co m m e n ça it
d e s ’in q u ié t e r en vo ya n t le t e m p s p a s s e r , m is s G la d y s s u r le p o in t d e r e ve n ir , e t a u cu n m o ye n d e
fa ir e n a ît r e u n e cir co n s t a n ce fa vo r a b le .
— Alo r s , ce s o ir , a jo u t a - t -il, vo u s s a ch a n t ch e z
L ilia n e , M a d e m o is e lle , j ’a i q u it t é M a u r ice s o u s je
n e s a is q u e l p r é t e x t e ; je s a va is b ie n q u ’il 11e d e
m e u r e r a it p a s lo n gt e m p s s e u l, q u ’il ir a it r e t r o u ve r
s a m è r e , e t s e r e n co n t r e r a it , n on p a s a ve c m is s
M a r ga r e t , m a is a ve c sa s œ u r , N ys e t t e !
Il a va it m is , in vo lo n t a ir e m e n t , d a n s ce s m o t s ,
u n e in t o n a t io n a t t e n d r ie .
E lle le co m p r it e t d it , d ’u n e v o ix d o u ce : •
— Co m m e vo u s a ve z b ien fa it ! M o i a u s s i, j ’a va is
h â t e d ’en fin ir a ve c u n e s it u a t io n vr a im e n t in t o
lé r a b le , d es ca ch o t t e r ie s in d ig n e s d e n ou s.
E t , p o u r la s e co n d e fo is , e lle r e fit le r é cit de
�LA
R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
« l ’é vé n e m e n t », s e u le m e n t e lle o m it vo lo n t a ir e
m e n t d e p a r le r d e la p r o m es se im p r u d e n t e a r r a ch é e
p a r l ’e n fa n t : c ’é t a it s u s cit e r d es in t e r p r é t a t io n s
a u s s i p r é m a t u r é e s q u ’ir r é a lis a b le s , s a n s d o u t e ;
l ’h e u r e n ’é t a it p a s ve n u e d e p a r le r d e ce la d e va n t
lu i, s u r t o u t , ca r e lle n ’o u b lia it p o in t le r e ga r d à la
fo is d é s o lé e t fu r ie u x q u e lu i a va it je t é le je u n e
h o m m e , lo r s q u ’il l ’a va it r e n co n t r é e d e r n iè r e m e n t
a ve c Sa in t - Be r t r a n d .
— E n fin , d it -e lle , gr â ce s s o ie n t r en d u e s a u Cie l
q u i a p e r m is q u e j ’a cco m p lis s e u n e p a r t ie d e m a
m is s io n .
— U n e m is s io n ? r é p é t a -t -il, s o u r ia n t à d em i.
— Le m ot vo u s p a r a ît p r é t e n t ie u x ; en e ffe t , il
l ’e s t ... et p o u r t a n t , co m m e n t vo u s d ir e ?
P u is u n p eu em b a r r a s s é e :
— O u i, j ’é t a is ve n u e ici a ve c l ’a m b it io n d ’a r r a n
g e r b ien d es ch o s e s , je n e p e n s a is p a s q u e ce s e r a it
s i d ifficile ... e n fin , la co n q u ê t e d e M a u r ice e s t u n
p o in t a cq u is .
— E t d o n t vo u s a ve z le d r o it d ’êt r e fiè r e !
D o n t je s u is t r è s h e u r e u s e , s e u le m e n t , r é p li
q u a -t -e lle , a ve c s im p lic it é ; je co m p t e d ’a ille u r s q u e
vo u s m ’a id e r e z, m o n s ie u r D a r r e n s . A n o u s d e u x ,
n o u s e s s a ie r o n s , n ’e s t -ce p a s , d e fa ir e t o u t le b ie r
p o s s ib le à ce p a u vr e p e t it .
11 e u t u n r e ga r d h e u r e u x , t a n d is q u ’e lle lu i fa i
s a it p a r t d e t o u t 1111 p r o gr a m m e q u ’il a p p r o u va en
y jo ig n a n t q u e lq u e s s u g g e s t io n s .
S e u le m e n t , a jo u t a - t -il, il n e fa u d r a it p a s q u ’u n
a ccid e n t g r a v e ... vie n n e r é d u ir e à n é a n t t o u s n os
e ilo r t s .
— Un a ccid e n t g r a v e I r é p é t a -t -e lle a ve c a n go is s e ,
d e vin a n t t o u t d e s u it e ce à q u o i il fa is a it a llu s io n .
L e cr o ye z-vo u s d o n c si im m in e n t ?
Il ga r d a u n in s t a n t le s ile n ce .
— M a d e m o is e lle , d it - il e n fin , je p e n se q u ’on p e u t
t o u t vo u s d ir e , ca r vo u s a ve z le co u r a ge e t les
co m p r é h e n s io n s d ’u n e fem m e fa it e ... Vo u s l ’a ve?
p r e s s e n t i, s a n s d o u t e : vo t r e p è r e est s u r le p oin t
d e p r e n d r e u n e d é cis io n im p o r t a n t e ... Vo u s d e vin e z
s o u s q u e lle in flu e n ce il e s t t o u s ces t e m p s -ci, t o r
t u r é , s o llicit é , h a r ce lé ... Ce p e n d a n t , je n e cr o is pa s
�13 6
LA
R E V A N CH E D E N YS E TTE
q u e son cœ u r e s t e n je u ! Il s ’a g it p lu t ô t d ’u n e s o r t e
d e g r is e r ie p a s s a gè r e , d a n s la q u e lle la va n it é a
u n e gr o s s e p a r t ... L e s a va n ce s d ’u n e p e r s o n n e
je u n e , r é p u t é e , s é d u is a n t e , in t e lle ct u e lle , le fla t
t e n t é vid e m m e n t , lu i q u i a l ’â ge d ’ê t r e gr a n d p è r e ... P a r a ille u r s , il t ie n t à son in d é p e n d a n ce ,
ve u t r e s t e r son m a ît r e e t n e p o in t p a r a ît r e céd er
a u x o b ju r g a t io n s fa m ilia le s ... o b je t s d es r a ille r ie s
d e ce t t e im p it o ya b le cr é a t u r e , q u i n e cr o it en r ie n .
— C ’e s t d on c à u n e fe m m e d e ce ge n r e q u ’il n ou s
s a cr ifie r a it t o u s ! g é m it D e n is e .
— J ’es p è r e q u ’il h é s it e r a ! D a n s t o u s le s ca s ,
n o u s d e vo n s t o u t t e n t e r , p o u r e m p ê ch e r u n t e l
m a lh e u r ... J ’é t a is ve n u ce s o ir p o u r lu i p a r le r ...
— Q u e n e l ’a ve z- vo u s fa it ? M o i-m êm e, en lu i
co n t a n t m o n a ve n t u r e a ve c M a u r ice , j ’a i p o r t é u n
p r e m ie r co u p ... I l m ’a s e m b lé , e n e ffe t , t r o u b lé d e
va n t m es a llu s io n s é vid e n t e s ... A u n m om en t
d o n n é , il a la n cé u n « q u o i q u ’il a r r ive » q u i m ’a
r e m p lie d ’in q u ié t u d e ... Ce p e n d a n t il n e m e p a r a ît
p a s p o s s ib le q u ’il a it d é jà p r is u n e t e lle r é s o lu t io n ...
— A lo r s .q u e D ie u n ou s a id e ! ca r l ’in s t a n t e s t
g r a v e ... Ah ! il y a lo n gt e m p s q u e , d a n s m es h e u r e s
s o lit a ir e s , je cr e u s e ce d r a m e m u e t d o n t la r a is o n
d e M a u r ice — je d is b ie n , la r a is o n — e t le s e s p o ir s
d e L ilia n e s o n t l ’e n je u ! Un d ivo r ce im p o s é p a r
M o r n a cq s e r a it u n co u p m o r t e l p o r t é à ces d e u x
p a u vr e s ê t r e s . Co m m e n t vo u le z- vo u s q u e , livr é s à
e u x- m ê m e s — lu i, u n e n fa n t , e lle , u n e m a la d e , s i
d é s a r m é e d e va n t l ’é p r e u ve , — co m m e n t vo u le zvo u s q u ’ils n e r e s t e n t p a s a n é a n t is ... fa u ch é s à t o u t
ja m a is ? ...
« E t lu i... m on a m i... m on s e u l a m i ! va - t - il t o u s
n o u s a b a n d o n n e r ? ca r ce s e r a fin i d e n o t r e a m it ié
p r o fo n d e , je r o m p r a i a ve c lu i, co m p lè t e m e n t , r a
d ica le m e n t ! »
E t , d is a n t ce la , ce t h om m e ca lm e , im p e r t u r b a b le ,
fa is a it le ge s t e d e t r a n ch e r le s lie n s à t o u t ja m a is ;
il p o u r s u iv it :
— Vo u s , e n fin , vo u s , s a fille s i ch è r e , si v a il
la n t e , s i s a ge , p é n é t r é e d es s a in e s t r a d it io n s d e s a
fa m ille , il vo u s é ca r t e r a it d on c u n e seco n d e fo is d e
s a r o u t e ... o u b ie n vo u s im p o s e r a it - il la p r o m is-
�LA
R EV A N CH E D E N YS E TTE
13 7
c u it é o d ie u s e d e ce t t e in t r ig a n t e h a b ile , a vid e d 'a r
g e n t e t d e co n s id é r a t io n ? ... N o n !- c e la e s t im p o s
s ib le , il n e fa u t p a s q u e cela s o it !
E t com m e D e n is e , m a in t e n a n t a cco u d ée à la
r a m p e d e p ie r r e d u p e r r o n , e n s e ve lis s a it son vis a g e
d a n s sete m a in s , p o u r ca ch e r ses la r m e s :
— O h ! d it - il, p a r d o n n ez-m o i d e vo u s fa ir e p le u
r e r , j ’a u r a is d o n n é b e a u co u p p o u r n e p a s a vo ir à
vo u s d ir e ces ch o s e s p é n ib le s ... n ia is il fa lla it b ie n
q u ’e lle s s o ie n t d it e s ... N o u s d e vo n s u n ir n os e ffo r t s
p o u r m ie u x co m b a t t r e .
— O u i, d it - e lle en le q u it t a n t e t lu i t e n d a n t la
m a in , vo u s a ve z r a is o n , s o yo n s u n is !
X IV
— B e r n a r d ... je t ’en p r ie , n ’in s is t e p a s d a va n
t a ge , je n e v e u x p a s ... je n e p e u x p a s a lle r à ce
g o fit e r ,... m a fo r ce m o r a le n ’e s t p a s s u ffis a m m e n t
g r a n d e p o u r m e p e r m e t t r e d ’a s s is t e r , im p a s s ib le ,
a u t r io m p h e d e m a r iva le .
L e je u n e h om m e h a u s s a le s é p a u le s .
— D e s m o t s , t o u t c e la ! d es e n fa n t illa g e s ! Je ne
s a is p a s ce q u ’o n t le s fem m e s d e 1à m a is o n a u
jo u r d ’h u i, n ia is on les s e n t t o u t e s p r ê t e s à d ir e ou
à fa ir e d es fo lie s , ju s q u ’à t a s a ge p e t it e b e lle -fille
q u i s ’é t a it m is d a n s la t ê t e d ’a r r ive r ch e z le s
Sa in t - Be r t r a n d fla n q u é e d e s a t a n t e N a d e t t e !
P a u vr e M Mo P a s c a p e r t ! c ’e s t q u ’e lle , d a n s r.a ca n
d e u r n a ïve , n ’a u r a it p a s m ie u x d e m a n d é . H e u r e u se m e n f q u e M o r n a cq le s e n a d is s u a d é e s !... L a
b r a ve fille ser a p lu s à so n a is e p r ès d e M a u r ice
q u i l ’a si b ie n a d o p t é e.
J e cr o is b ie n ! M a u r ice v e u t t o u t ce q u e v e u t
N ys e t t e ; a li! e lle en a u n e in flu e n c e !...
— Va s - t u êt r e ja lo u s e ?
— O h ! n on ! je n e p e n s e p a s ! E vid e m m e n t , j ’a i
m e r a is a vo ir s u r m on fils l ’e m p r is e q u ’e lle a s u
p r e n d r e , e lle ... p r e s q u e en co r e u n e in co n n u e ...
Da r r e n s e ut u n b o n r ir e r é c o nfo r ta nt.
�138
LA
R EV AN CH E D E
N YS E TTE
— P r iv ilè g e d e la je u n e s s e ! n e t e p la in s p a s , va ,
t o u t e s t b ie n a in s i ! P o u r le m o m e n t , s o n ge à te
p r é p a r e r ... 11 n e fa u t p a s q u e t u fa s s e s a t t e n d r e
l ’a u t o , ton m a r i n ’e s t p a s d é jà d ’h u m e u r s i p a
t ie n t e ...
— O h ! t u t ’en es a p e r çu , t o i a u s s i? Au jo u r d ’h u i,
il n ’e s t p lu s le m êm e !
— D a in e ! c ’e s t la r é a ct io n ! il a ét é a n gé liq u e
t o u s ces t e m p s -ci.
— Ce la n e p o u va it d u r e r , n ’es t -ce p a s ? Il a d û
r e ce vo ir q u e lq u e m is e en d e m e u r e d e ce t t e je u n e
p e r s o n n e ... A h ! n o n ! ja m a is je n e p o u r r a i s u p p o r
t e r d e le s vo ir e n s e m b le d e n o u ve a u ! J ’ai t r o p s o u f
fe r t l ’a u t r e s e m a in e !
— E t , m oi, j e t e d is , L ilia n e , q u e t on d e vo ir e s t
d ’a cco m p a gn e r M o r n a cq , d e n e p a s a vo ir l ’a ir d ’a b
d iq u e r , d ’a b a n d o n n e r la p a r t ie .
— T u a s r a is o n , p e u t -ê t r e ; m a is q u e lle t o ile t t e
_ va is - je m e t t r e ?
E t la p a u vr e fem m e s ’a t t a r d a à é n u m é r e r la
co u le u r d e ses r o b e s e t d e s e s p a r u r e s ...
— Aim e s -t u m on co llie r d ’o p a le s , B e r n a r d ? J a d is
M ich e l t r o u v a it q u ’il m ’a lla it fo r t b ie n ... m a is
l ’o p a le p o r t e m a lh e u r ... J e p r e n d r a i d o n c m a p a r u r e
d ’é m e r a u d e s ... le ve r t e s t la co u le u r d e l ’e s p é
r a n ce ...
Be r n a r d e u t u n s o u r ir e à la fo is in d u lg e n t e t
r a ille u r .
— P a r fa it ! il e s t ce r t a in q u ’a in s i d é fe n d u e tu
s e r a s in v u ln é r a b le ... a u cu n m a lé fice n e p o u r r a
t ’a t t e in d r e ...
— Tu te m oq u es !
— D e t e s p e t it e s s u p e r s t it io n s , o u i... ce n ’e s t p as
u n c r im e !... M a is je m e s a u ve .
— O ù va s - t u d o n c?
— P a u e t B ia r r it z ! J e 11e r e n t r e r a i q u e d em a in
s o ir ; a s-t u d es co m m is s io n s ?
— O u i : le s livr e s q u e tu s a is p o u r M a u r ice , d e
la m u s iq u e p o u r D e n is e , ce Ch o p in q u ’e lle r é
cla m e ... P o u r m o i... u n p a r fu m d e ch e z C o t y,
l ’O r ou P a r is , ce la 111’e s t é ga l !
Gr a v e m e n t , t o u t e n in s c r iv a n t s u r s on c a r ne t les
fa n ta is ie s de s a t a n te , Be r na r d ne p o u v a it s ’em-
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
p ê ch e r d e p e n s e r à la va n it c d e ce t t e p a u vr e â m e
q u i, à l ’h eu r e o ù e lle t r e m b la it d e vo ir s ’effo n d r er
son b o n h e u r , t r o u va it en co r e le m o ye n d e s ’in t é
r e s s e r à d e t e lle s fu t ilit é s ... M a is e lle é t a it a in s i,
e t q u ’y fa ir e ?
S o u d a in , 011 fr a p p a à la p o r t e d u b o u d o ir et
D e n is e a p p a r u t , t o u t e s im p le , m a is ch a r m a n t e d a n s
u n e t o ile t t e lé gè r e .
— D é jà p r ê t e , p e t it e ! s ’é cr ia M mo M o r n a cq d éso
lé e , et m oi q u i n ’ai p a s co m m e n cé ! Vie n s d a n s m a
ch a m b r e m ’a id e r à m ’h a b ille r , je t ’en s u p p lie .
— J e v e u x b ie n , je ve n a is ju s t e m e n t vo u s d ir e ...
o h ! n e vo u s fâ ch e z p a s ... m a is p a s t r o p d e m a q u il
la g e a u jo u r d ’h u i, L ilia n e , je vo u s en p r ie ! à p e in e
u n p e u d e p o u d r e r ose, si vo u s vo u s s e n t e z t r o p
p â le ... p u is p a s d e p a r fu m s vio le n t s , m on p è r e les
d é t e s t e ... e n fin , m e t t e z vo t r e r ob e d e vo ile d e s o ie
n o ir , ce lle q u i fa it d es p o in t e s , vo u s s a ve z, et q u i
vo u s va si b ie n , a ve c vo t r e co llie r d e p e r le s , s a n s
p lu s ,'v o u s s er ez ch a r m a n t e !...
— C ’e s t ça ! t u as d é cid é d e m e d o n n e r d es a llu r e s
d ’a n cê t r e !
— N o n , L ilia n e , je vo u d r a is , au co n t r a ir e , q u ’on
vo u s v î t s o u s vo t r e p lu s b ea u jo u r !
E lle p a r la it a ve c co n vict io n e t ém o i, on s e n t a it
q u e , d u fon d d u cœ u r , e lle s o u h a it a it en effe t q u e
s a b e lle -m è r e fû t , ce jo u r -là , t o u t à son a va n t a g e .
D a r r e n s r e g a r d a it la je u n e fille a ve c a d m ir a t io n .
A t r a ve r s t o u s les p o t in s d e s a lo n , r a p p o r t é s
d e va n t lu i p a r s a je u n e t a n t e e t les b e lle s E u r o
p é e n n e s , à L t t a n g , il s ’é t a it fa it l ’id ée q u e t o u t e s
les fem m e s s o n t va in e s d e le u r s ch a r m e s , e t ja
lo u s e s d e ce u x d es a n t r e s q u ’e lle s d é n igr e n t vo
lo n t ie r s . O r , ce t t e é t o n n a n t e p e t it e F r a n ça is e
s e m b la it é p r o u ve r u n vr a i p la is ir à co n t e m p le r u n
b ea u vis a g e fé m in in , e t t r o u ve r d e s a va n t a g e s ,
m êm e à ce lle s q u i n ’en a va ie n t gu è r e .
E n r e va n ch e , p e u t -ê t r e a s s e z s a t is fa it e d e la fa
çon d o n t e lle é t a it d o u é e au p o in t d e vu e in t e lle c
t u e l, e lle n e p a r a is s a it a t t a ch e r a u cu n e im p o r t a n ce
à son p r o p r e m in o is , ce p e n d a n t ch a r m a n t , et s i
e n h a r m o n ie a ve c son a llu r e d é lu r é e d e b e lle fille
d u M id i.
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LA
R EV A N CH E D E N YS E TTE
— Vo u s p e n s e z à t o u t , M a d e m o is e lle , lu i d it
D a r r e n s , t a n d is q u e L ilia n e se d ir ig e a it ve r s s a
ch a m b r e ... G r â ce à vo u s , m a p a u vr e t a n t e s e r a d a n s
les m e ille u r e s co n d it io n s p o u r s u p p o r t e r la co m
p a r a is o n , vo t r e p r é s e n ce a u s s i la r é co n fo r t e r a .
— P o u r q u o i n e ve n e z- vo u s p a s , v o u s ? d e m a n d a
D e n is e d ’u n a ir d e r ep r och e.
— O h ! m oi ! fit -il a ve c u n r ir e u n p e u a m er ,
q u e fe r a is -je là -b a s ?
P u is , s e r e p r e n a n t :
— I m p o s s ib le , M a d e m o is e lle ! e t le s a ffa ir e s ?
vo u s o u b lie z ces m a lh e u r e u s e s a ffa ir e s , u n p eu
n é g lig é e s d e p u is q u e lq u e s jo u r s !
E t , d e fa it , la r é co n cilia t io n d e M a u r ice e t d e s a
s œ u r a v a it s e m b lé ch a n ge r l ’a t m o s p h è r e d e S a in t B ertra n d .
L e p e t it m a la d e , a ya n t co n s e n t i à q u it t e r ce q u ’il
a p p e la it en r a illa n t « son r e p a ir e », p r e n a it ; m a in
t e n a n t , ses r e p a s en fa m ille , s o r t a it d a n s la t o r p é d o
a ve c N ys e t t e ou so n p è r e , t r a v a illa it r é gu liè r e m e n t
ch a q u e jo u r s o u s la d ir e ct io n d e D a r r e n s , e t se
co m p la is a it s u r t o u t à e n t e n d r e ce d e r n ie r a cco m
p a g n e r , a u p ia n o , le vio lo n q u e D e n is e n e fa is a it
p lu s m ys t è r e d ’a cco r d e r . T a n t e N a d e t t e , a r r ivé e
vin g t - q u a t r e h e u r e s a p r è s l ’in vit a t io n d e s a n ièce,
a va it a p p o r t é a ve c e lle s a fr a n ch e b o n h o m ie , son
d é vo u e m e n t e n jo u é ; 011 p a r la it , 011 d is c u t a it , on
r ia it m a in t e n a n t d a n s l ’a u s t è r e d e m e u r e ; la p a u vr e
L ilia n e n ’en c r o ya it p a s s e s y e u x d e vo ir son fils
m ie u x p o r t a n t , jo y e u x , a ya n t o u b lié t o u t e s ses
p h o b ie s , son m a r i p r e s q u e e:i t r a in , en fin D a r r e n s
lu i-m ê m e, d é t e n d u , r a je u n i, v iv a n t s u r le p ied
d ’u n e co r d ia le e n t e n t e a u p r è s d ’u n e N ys e t t e
r a yo n n a n t e .
M a is , le jo u r d u seco n d t h é - b r id ge d e la co m t es se
do S a in t - B e r t r a n d , t o u t s e m b la s e b r o u ille r . Il y
a va it in co n t e s t a b le m e n t d e l ’o r a g e d a n s l ’a ir : M a u
r ice r é cr im in a it q u ’on le q u it t â t , s a m èr e r eco m m en
ç a it à p a r le r d e m ig r a in e , M o r n a cq r e d e ve n a it g r in
c h e u x ; D e n is e , p r e s q u e a g r e s s ive , d é c la r a it q u ’e lle
n ’ir a it à la v i lla S y lv a b e lle q u ’a cco m p a gn é e d e
t a n t e N a d e t t e , q u ’e lle e n t e n d a it la p r é s e n t e r à la
�LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
d o u a ir iè r e : t o u t e s ch ose s vr a im e n t si a b s u r d e s q u e
B e r n a r d le S a g e d u t in t e r ve n ir ...
L e s d e u x s a lo n s d e la v illa S y lv a b c llc so n t b o u r
d o n n a n t s e t a n im é s . 11 y a là , o u t r e les Sa in t -Be r t r a iid , les Lo u ch e t t , u n e fa m ille e s p a gn o le q u i
m è n e gr a n d t a p a ge .
T o u t à l ’h e u r e , l ’e n t r é e d es M o r n a cq n ’a p a s ét é
s a n s ca u s e r q u e lq u e s e n s a t io n ; l ’in d u s t r ie l a r r ive
h a b it u e lle m e n t s e u l, d a n s s a p r o p r e vo it u r e , ja m a is
à la m êm e h e u r e q u e les s ie n s ; a u jo u r d ’h u i il
s u it le s illa g e d e sa fem m e, vr a im e n t ch a r m a n t e
d a n s s a t o ile t t e n o ir e q u i fa it r e s s o r t ir la b la n ch e u r
d e son t e in t , l ’é cla t d e s cs y e u x d ’An d a lo u s e et
l ’o r d e ses c h e ve u x lé g e r s ... L ilia n e s e s e n t en
b e a u t é e t p u is e d a n s ce t t e ce r t it u d e u n e va g u e
co n fia n ce .
Q u a n t à D e n is e , e lle s ’e s t a m u sée à co n s t a t e r
l ’a ir a n x ie u x d u je u n e co m t e s ’a t t e n d a n t à la vo ir
a r r ive r , fla n q u é e d e la t a n t e P a s ca p e r t .
O u f! q u e lle d é livr a n ce , lo r s q u e la p o r t e s ’e st
r e fe r m é e d e r r iè r e e lle et q u e le p é n ib le ca u ch e m a r
a é t é d is s ip é !
—
J e vo u s p a r ie q u ’e lle p o r t e le ca p u le t n o ir !
a va it - il con fié u n in s t a n t a u p a r a va n t à D o d y, d e ve
n u e sa co n fid e n t e ... Vo u s vo ye z d ’ici la t ê t e d e
m on a ïe u le !
L ’Am é r ica in e , r ia n t com m e u n e fo lle , a va it d é
cla r é q u e « ce s e r a it h ila r a n t » d e vo ir ce t t e ch ose
u n p eu s h o c k i n g se p a s s e r d a n s le s s a lo n s a r is t o
cr a t iq u e s d e la n ob le co m t e s s e d e S a in t - Be r t r a n d !
D o d y se p la ît fo r t d a n s la co m p a gn ie d e Vivie n ,
e lle le t r o u ve b ea u e t « t r è s a r is t o cr a t iq u e », e lle
flir t e vo lo n t ie r s a ve c lu i e t vo u d r a it q u e ee s o it
p o u r le bon m o t if... M a lh e u r e u s e m e n t , il y a ce t t e
p e t it e M o r n a cq , g e n t ille , e lle en co n vie n t , m a is o r i
g in a le , a ve c s e s id é e s , e t t o u t d e m êm e p a s a u s s i
r ie lie q u ’e lle .
E n ce m o m e n t le s d e u x je u n e s ge n s ca u s e n t en
a p a r t é , t a n d is q u e l ’o n cle C h a r le y s ’e m p r e s s e a u
p r è s d e M mo M o r n a cq q u i, p e u b a va r d e , le la is s e
�14 2
LA
R E V A N CH E D E N YS E TTE
p a r le r , e n a ya n t l ’a ir d e s ’in t é r e s s e r b e a u co u p à c <5
q u ’il d it .
M mo O d ile s ’a t t a r d e a u p r è s d e N ys e t t e q u e son
cœ u r m a t e r n e l s o u h a it e r a it a vo ir p o u r fille . Q u a n t
à la co m t e s s e m è r e , r e in e co n d e s ce n d a n t e , e lle va
d e gr o u p e en g r o u p e ; a r r ivé e d e v a n t . M ich e l M orn a cq , e lle le p r e n d fa m iliè r e m e n t p a r le b r a s e t ,
s u r u n t o n co n fid e n t ie l :
— M o n ch e r ! d it - e lle , ja m a is en co r e je n ’a va is r e
m a r q u é co m m e a u jo u r d ’h u i la b e a u t é d e vo t r e
fe m m e ! M r L o u e h e t t la t r o u ve à so n g o û t ... r e
ga r d e z-m o i ces r e ga r d s d ’a d m ir a t io n ... c ’e s t u n e
é p o u s e co m m e ce lle -là q u ’i l lu i fa u d r a it p o u r le
co n s o le r d e son v e u va g e , e t n on ce t t e e n s o r ce le u s e
d e I ,o la q u i lu i fa it u n e co u r in co n ve n a n t e ...
M o r n a cq a t r e s s a illi, e t ch e r ch a n t à d is s im u le r
son d é p it :
— A h ! M n® E n r ie o fa it la co u r à L o u e h e t t ? d it il, l ’a ir d é t a ch é .
— E t co m m e n t ? A l ’a m é r ica in e , ch e r M o n s ie u r ,
c ’e s t t o u t d ir e !
— E t q u e l a t t r a it lu i t r o u ve -t -e lle , gr a n d D ie u !
— M a is s a g a le t t e ! — p o u r p a r le r a r g o t , n e vo u s
en d é p la is e , — p a s a u t r e ch o s e , b ie n e n t e n d u .
— E lle n ’en a p a s b e s o in , vo yo n s ; n ’e s t -e lle
p a s , e lle -m ê m e , t r è s r ic h e ?
— R ich e , L o la ? M a is vo u s n e s a ve z d on c p a s ?
e lle n ’a p a s ça !
E t la co m t e s s e fa it cla q u e r son o n gle s o u s s a
d e n t la m e ille u r e , ce q u i e û t a m u s é M o r n a cq en
t o u t a u t r e cir co n s t a n ce .
P o u r le m o m e n t , il n e p e n s a it p o in t à r ir e ; il
é co u t a it — a ve c q u e l in t é r ê t p a s s io n n é — l ’h is t o ir e
d u m a r ia ge d es d e u x s œ u r s , d a c t y lo , l ’u n e co n vo
la n t a ve c son p a t r o n m illio n n a ir e , l ’a u t r e fa is a n t
d u s e n t im e n t a ve c le p a u vr e E n r ic o ... So m m e
t o u t e , la b e lle L o la , s a n s les L o u e h e t t , s e r a it t o u t
s im p le m e n t d a n s la m is è r e ... D o d y, o u i, é t a it u n
p a r t i in t é r e s s a n t , e t q u e lle g e n t ille e n fa n t , s im p le
et h on n ête !
D is a n t ce la , in co n s cie m m e n t , les y e u x d e la
gr a n d e d a m e ch e r ch a ie n t la s ilh o u e t t e é lé g a n t e de
s on p e t it - fils , e t e lle e u t « n s o ur ir e de s a t is fa ct io n
�I,A R E V A N C H E D E N Y S E T T E
en le vo ya n t en gr a n d e co n ve r s a t io n a ve c la je u n e
h é r it iè r e .
« Co m p r is , p e n s a it a u s s it ô t l ’in d u s t r ie l... I<a
g r a n d ’m èr e et le p e t it - fils , s o u s s e s in s t ig a t io n s ,
t e n t e n t l ’a s s a u t d u gr o s s a c d e d o lla r s ... J ’a u r a is
cr u p o u r t a n t q u e le d o m a in e d e S a h it - I ie r t r a n d les
t e n t e r a it ... m a fille a u s s i! D ’a ille u r s , le je u n e h o
b e r e a u a v a it l ’a ir d e la t r o u ve r à son g o û t ... et il
n e d é p la is a it ce r t a in e m e n t p a s à N ys e t t e , b ien
q u ’e lle s o it in fin im e n t p lu s in t e llig e n t e q u e lu i...
n ia is , vo ilà , n o u s n e va lo n s p a s a ssez c h e r !...
Q u a n t à M Uc E n r iço , ch b ie n ! m e v o ilà fixé ,
c’e s t t o u jo u r s ç a ! p e n sa -t -il a ve c u n s o u r ir e a m e r ...
e lle a jo u é d o u b le je u ... Si ce n 'e s t p a s l ’u n , ce ser a
l ’a u t r e ... L o u c h e t t , je m ’en fla t t e , d e va it ê t r e le
p is - a lle r ... la p o ir e p o u r la s o if... e t m o i!... m o i?
e lle t r o u v a it q u e je n e m e d é cid a is p a s vit e , d e v i
n a it l ’in flu e n ce d e m a fille !... l ’e n fa n t d e M a r gu er it e -M a r ie . »
E t t o u t en m o n o lo gu a n t a in s i, p lu s ém u q u ’il n e
vo u la it le p a r a ît r e , M ich e l M o r n a cq p r o m e n a it son
r e ga r d fier , son r e ga r d d e va in q u e u r s u r cet t e
a s s is t a n ce co s m o p o lit e , a s s e z é t r a n ge . L ilia n e , u n
in s t a n t , r e t in t son a t t e n t io n ; c ’e s t vr a i q u ’e lle é t a it
ch a r m a n t e a u jo u r d ’h u i, s a n s p e in t u r e e t d ’u n e m ise
d is cr è t e . Il lu i s a va it gr é d ’ê t r e ve n u e , d e n e p o in t
a vo ir r eco m m en cé s e s
s im a gr é e s
h a b it u e lle s ,
d ’a vo ir , a u m ilie u d e t o u s ces ge n s , u n e a t t it u d e
si r é s e r vé e , s i co m m e il fa u t ... T o u t d e m êm e,
p a u vr e fem m e ! e lle n ’é t a it p o in t m é ch a n t e , il
l ’a v a it b ie n a im é e ja d is e t , som m e t o u t e , e lle é t a it
la m èr e d e ses e n fa n t s ... Q u e d e lie n s à b r is e r p o u r
s a t is fa ir e u n c a p r ic e !... o u i, u n ca p r ice , m a is t r è s
vio le n t ... A q u o i se r é s o u d r a it - il? ...
P o u r l ’in s t a n t , il r é p o n d it à l ’a p p e l d e D o lo r è s
q u i l ’in v it a it à p r e n d r e p la ce à s a t a b le d e b r id ge ;
ils co m m e n cè r e n t u n e p a r t ie é t r a n g e d o n t l ’e n je u
n ’é t a it ce r t a in e m e n t p a s l ’a t t r a it d u ga in ; le u r s
p a r t e n a ir e s co m p r e n a n t m a l le fr a n ça is , t o u t en
a ya n t P a ir t r è s a b s o r b é s , ils co m m e n cè r e n t d ’é ch a n
g e r q u e lq u e s p h r a s e s co u p é e s :
—
Vo u s s a ve z, in s in u a it la p e r fid e , p r e n a n t 1111
d é t o u r p o u r a r r ive r à ses fin s , vo u s s a ve z q u ’on
�144
I -A R E V A N C H E
D E N YS ETTE
e n t r e vo it la p o s s ib ilit é d ’u n m a r ia g e e n t r e D o d y
et le je u n e co m t e ?
— M a is ce la m e p a r a ît t o u t in d iq u é , r é p liq u a
M o r n a cq , "l’a ir p a is ib le .
. — M oi q u i cr o ya is q u e vo u s co n vo it ie z ce p r e u x
p o u r vo t r e fille !..
— Allo n s d o n c.' le co n t r a ir e , p e u t - ê t r e ... L,es
S a in t - Be r t r a n d e u s s e n t é t é b ie n co n t e n t s d e r é cu
p é r e r le u r d o m a in e ... c ’e s t a s s e z co m p r é h e n s ib le .
— Alo r s , .c’e s t M Uo M o r u a cq q u i n e ve u t p a s de
lu i ? ...
— J e n e d is p a s c e la ! P o u r le q u a r t d ’h e u r e , m a
fille n ’a p a s d u t o u t l ’a ir d e s o n ge r a u m a r ia g e ...
e lle a t r o p d e b o n n es ch o s e s en t r a in .
— Alo r s , vo u s n e co m p t e z p a s le m a r ia ge p a r m i
le s b o n n es ch o s e s ?
— P o u r q u o i d o n c? N ’a i-je p a s p r o u vé le co n t r a ir e
en m e m a r ia n t d e u x fois !
— Vo u s n ’a jo u t e z p a s : « h é la s !... #
— M on D ie u ! n on , p a s a u jo u r d ’h u i t o u t a u
m o in s ... O u a d es lu b ie s , s a ve z- vo u s ?
— J e m ’en a p e r ço is , m ou ch e r ! vo u s ê t e s t o u t
d r ô le ce t t e a p r è s - m id i... J e vo u s d is a is d on c q u e ,
s i D o d y s e m a r ie , L o u ch e t t n e v e u t p lu s r e s t e r
s e u l à co u r ir le m o n d e ...
— J e co m p r e n d s ce la !
— Alo r s il ch e r ch e à r e fa ir e s a v ie ... il ve u t
a m é n a ge r son s u p e r b e h ô t el d e la V° a ve n u e d o n t
les fe n ê t r e s o u vr e n t s u r le s p e lo u s e s ve lo u t é e s , le s
a r b r e s m a gn ifiq u e s d u p a r c ce n t r a l d a N e w - Yo r k .
1,’é lu e d e son coeu r s e r a à la t ê t e d ’u n e fo r t u n e
p r iu e iè r e .
— E h b ie n ! m is s L o la , i l n o u s r e s t e r a à a d r e s s e r
110s fé licit a t io n s e t n os vo e u x à l ’é lu e d u cœ u r d e
M . L o u c h e t t !... N o u s n ’y m a n q u e r o n s p a s ...
A ce m o m e u t -là , D e n is e p a s s a it , u n p eu s o lit a ir e ;
e lle s ’a r r ê t a p r è s d es jo u e u r s .
— P r e n e z d o n c m a p la ce , m a d e m o is e lle M o r n a cq ,
fit L o la , l ’a ir a g a cé ; a ve c vo t r e p è r e •> p er d s t o u t
ce q u e je v e u x , a u jo u r d ’h u i , j ’et i a i a s s e z!
E t e lle s ’é lo ig n a , l ’a ir im p e r t in e n t , t a n d is q u e
N ys e t t e , u n p e u in t e r d it e , s ’a s s e ya it t t t â c h a it d e
�LA R E V A N CH E D E N YS E TTE
s ’a b s o r b e r d a n s les co m b in a is o n s d u b r id ge ; m a is
e lle n ’a v a it g u è r e la t è t e a u je u .
T o u t à l ’h e u r e , la co m t e s s e d o u a ir iè r e s ’é t a it
a p p r o ch é e d ’e lle e t , la p r e n a n t à p a r t a ve c ce t t e
co u r t o is ie u n p e u d is t a n t e d o n t e lle n e se d é p a r t a it
ja m a is , e lle s ’é t a it m is e , d e b u t en b la n c, à lu i
p a r le r d e M ,,e P a s ca p e r t .
— E s t - il vr a i q u ’e lle s o it a ct u e lle m e n t à S a i n t D e r t r a n d ? J e cr o ya is q u ’e lle n ’y fr é q u e n t a it g u è r e ?
E t D e n is e , e n ch a n t é e d e l ’o cca s io n , a v a it r é
p o n d u , le t on a s s e z v if :
— J e 11e s a is p a s ce q u e fa is a ie n t m es p a r e n t s
a va n t m on a r r ivé e , M a d a m e , n ia is , m o i, j ’a i ét é
t r o p h e u r e u s e d e les vo ir l ’in vit e r , t o u t d e r n iè r e
m en t , p o u r la fin d es va ca n ce s ... M on p è r e d o it à
n o t r e t a n t e u n e g r a t it u d e d on t je m e ju g e s o li
d a ir e ; c ’e s t u n e t r è s b e lle â m e , e lle m ’e s t in fi
n im e n t s ym p a t h iq u e .
L a d o u a ir iè r e p o r t a à s e s y e u x son fa ce -à -m a in ,
p o u r vo ir d e p lu s p r ès ce t t e jo lie fille q u i m o n t r a it
s i n e t t e m e n t q u ’e lle a va it le co u r a ge d e ses
o p in io n s .
« P a s co m m o d e, la p e t it e », p e n s a -t -e lle en r efer
m a n t son lo r gn o n .
P u is , n é g lig e m m e n t , P a ir d é t a ch é :
— O u i, je cr o is q u e c ’e s t u n e s a in t e fille ! Vo t r e
g r a n d ’tn èr e a u s s i é t a it p a r fa it e ... a ve c ce la s u p é
r ie u r e à s a s œ u r co m m e p h ys iq u e , com m e a llu r e ,
vr a im e n t , o u i... s u p é r ie u r e .
E lle s e t u t b r u s q u e m e n t , s e m b la n t r e g r e t t e r d ’en
a vo ir t r o p d it . M a is D e n is e se s e n t a it d ’h u m e u r
b e lliq u e u s e ; d e p lu s , e lle a im a it les e x p lic a t io n s
n et t e s.
— S u p é r ie u r e à la s it u a t io n q u ’e lle o ccu p a it ,
vo u le z- vo u s d ir e , s a n s d o u t e , M a d a m e ? Vo u s le
s a ve z, lo r s q u e m o n a ïe u le d e vin t ve u ve , p e u d e
ca r r iè r e s é t a ie n t o u ve r t e s a u x fem m e s, i l lu i
fa llu t b ien p r e n d r e u n p e t it m é t ie r p o u r l ’a id e r à
é le ve r s o u fils ... ca r e lle é t a it , co m m e m o i, au d e s s u s d e b ie n d es p r é ju g é s . D ’a ille u r s , — e t N y
s e t t e p r it s o n jo li p e t it a ir d e b r a va d e — q u e l ’o n
ve n d e d e s cie r ge s fa b r iq u é s en F r a n ce , ou d u c ir a g e
co n fe ct io n n é en Am é r iq u e , c ’e s t b ien t o u t p a r e il,
�14 6
LA
R E V A N CH E D E N YS E TTE
p o u r vu q u ’on a t t e ig n e son b u t a ve c h o n o r a b ilit é ,
n ’es t -ce p a s ?
A ce t t e a llu s io n à la fir m e im p o r t a n t e îles I .o u clie t t , la d o u a ir iè r e fr o n ça im p e r ce p t ib le m e n t les
s o u r cils e t q u it t a la t r o p c la ir v o ya n t e D e n is e ;
d é cid é m e n t , ce t t e p e t it e lu i p a r a is s a it p lu t ô t d é s a
gr é a b le .
J u s t e m e n t D o d y et Vivie n r e jo ig n ir e n t N ys e t t e à
ce m o m e n t -là , e t t o u s t r o is , a b r it é s d e r r iè r e u n
p a r a ve n t , e n t a m è r e n t u n e ca u s e r ie jo ye u s e . D o d y
é t a it s im p le , fr a n ch e , vr a im e n t a t t r a ya n t e , e t le
je u n e co m t e u n a gr é a b le co n t e u r , s a n s a u cu n e
p r o fo n d e u r d a n s l ’e s p r it , m a is u n r ien d ’h u m o u r
et p le in d ’e n t r a in . Viv r e a u p r è s d e lu i n e s e r a it
p a s e n n u ye u x , s o n g e a it la fille d e M o r n a cq ... M a is
n e p a s s ’e n n u ye r , é t a it -ce d ou e a s s e z? P o u va it -o n
a lié n e r sa lib e r t é p o u r 1111 s e n t im e n t fa it d e s y m
p a t h ie ... à p e in e r é cip r o q u e , p e u t - ê t r e ! ca r ce b ea u
g a r ço u -là , d e ca r a ct è r e fa ib le , 11e d e va it p o in t s a
vo ir ce q u ’é t a it 1111 g r a n d a m o u r ... ce lu i don t, e lle ,
N ys e t t e , a v a it r ê vé t o u t e s a vie ... Ah ! se co n t e n t e r
d ’u n s i m é d io cr e b o n h e u r l ’a b a is s e r a it d a n s s a
p r o p r e e s t im e .
E t vo ici q u e , b r u s q u e m e n t , ce t t e p e n s é e lu i a va it
t r a ve r s é l ’e s p r it ... L e s y e u x d e b r o n ze cla ir , en la
r e g a r d a n t , 11’e x p r im e r a ie n t p lu s n u lle a d m ir a t io n ...
s ’ils s a v a ie n t !...
D é cid é m e n t , M o r n a cq , q u i a im a it le b r id ge ,
n ’a v a it p a s d e ch a n ce a ve c s e s p a r t e n a ir e s ; N y
s e t t e , b on n e jo u e u s e h a b it u e lle m e n t , n e fa is a it q u e
d es fa u t e s . Ce fu t le m o m e n t d u g o û t e r , h e u r e u
s e m e n t . L a je u n e fille s e p r é cip it a d a n s la s a lle à
m a n g e r p o u r a id e r M mc O d ile à s e r vir le t h é . I.a
co r vé e t o u ch a it à sa fin ; L ilia n e e t son m a r i, d ’u n
co m m u n a cco r d , d é cid è r e n t d e p a r t ir a u s s it ô t e t ,
m a lg r é les p r o t e s t a t io n s d e V iv ie n , M "° M o r n a cq
les s u iv it .
Au m o m e n t où e lle a lla it m o n t e r en vo it u r e ,
D o d y s ’a p p r o ch a d ’e lle , e t la p r e n a n t à p a r t :
—
E s t - il v r a i, d c a r , q u e vo u s co n t in u e z à v is it e r
B e r t ille , ch a q u e jo u r ?
E t , s u r la r é p o n s e a ffir m a t ive d e so n a m ie , e lle
a jo u t a ;
�LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
—
C e la m ’a m u s e r a it b e a u co u p d e g r im p e r u n
jfcu r là - h a u t ave c vo u s ; vo u le z- vo u s q u e n o u s
y a llio n s p r o ch a in e m e n t ?
E t D e n is e , t r o u va n t ce d é s ir t r è s n a t u r e l, in v it a
la je u n e fille à ve n ir la p r e n d r e d è s le le n d e m a in .
•XV
L o r s q u e , ce d it le n d e m a in , ve r s m id i, M . M or n a cq , d e r e t o u r d e B a gn è r e s , fr a n ch it le s e u il d u
ch â t e a u , d e la r ge s go u t t e s d e p lu ie ve n a ie n t s ’é cr a
s er s u r le ca illo u t is d e la t e r r a s s e , e t d e s gr o n d e
m e n t s s o u r d s , r é p e r cu t é s p a r le s é ch o s , e m p lis s a ie n t
d e le u r s cla m e u r s le cir q u e d e Su z- Sa in t e - M a r ie .
D a n s le ve s t ib u le , s o u d a in s i a s s o m b r i q u ’il
fa llu t a llu m e r les a m p o u le s d u lu s t r e d e fer fo r gé ,
il t r o u va L ilia n e en p r o ie à u n e fo r t e é m o t io n .
— Q u ’y a -t -il ? d e m a n d a l ’in g é n ie u r , é t o n n é d e
vo ir s a fem m e d a n s ce t é t a t .
D e n is e e s t s o r t ie d e p u is lo n gt e m p s , en co m
p a gn ie d e la je u n e D o d y... J e s u is in q u iè t e d e la
s a vo ir s e u le d a n s la m o n t a gn e , p a r ce t o r a g e ...
— O ù a lla ie n t - e lle s ?
— E lle s d e va ie n t m o n t e r ch ez B e r t ille !
— Q u e lle é t r a n g e id ée p a r ce t e m p s m e n a ça n t ! Il
n ’y a q u ’à a lle r le s ch e r ch e r ...
E t , co m m e il fa is a it m in e d e r e s s o r t ir , L ilia n e
l ’a r r ê t a d ’u n g e s t e s u p p lia n t :
— N o n , p a s t o i, M ich e l ; Be r n a r d s ’e n e s t
c h a r g é ... Vo ilà u n e d e m i-h e u r e q u ’il e s t p a r t i...
D ie u ! q u e lle b o u r r a s q u e !
E n effe t , le ve n t b r u s q u e m e n t s e m e t t a it d e la
p a r t ie , e n fla it sa v o ix , c o u vr a n t c e lle d u G a ve ,
et m ê la it ses h u r le m e n t s a u fr a ca s d u t on n er r e.
— G r o s t e m p s , e n e ffe t , je t a M o r n a cq a g a cé ...
Q u i s a it o ù ces im p r u d e n t e s a u r o n t é t é se r é fu
g ie r ? ... Bie n h e u r e u x e n co r e q u e t u a ies p u d é ci
d e r D a r r e n s à a lle r q u é r ir m a fille ...
— A h ! t u s a is b ie n q u ’il e s t la co m p la is a n ce
�148
I.A R E V A N C H E
D E N YS E TTE
m ê m e ! D ’a ille u r s , je n ’a i p o in t eu à le lu i d e
m a n d e r , il e s t p a r t i d e son p le in gr é .
— A li ! fit s e u le m e n t M o r n a e q .
E t il a t t a ch a s u r le jo li vis a g e d e s a fem m e ,
m o in s fa r d é , vr a im e n t ch a r m a n t d a n s ce d em ijo u r , u n r e ga r d in t e r r o ga t e u r .
E lle le co m p r it t o u t d e s u it e :
- O u i, d it - e lle , s o u r ia n t à d e m i, ca r l ’o r a ge en
cc m o m e n t r e d o u b la it d e fu r e u r ; e lle fr is s o n n a it
d e p e u r , p o n ct u a n t s e s p a r o les d e p e t it s cr is a p e u
r é s , se vo ila n t m ê m e le s y e u x p o u r n e p a s vo ir les
é c la ir s ... J e cr o is , vr a im e n t , q u e n o t r e ch e r n e ve u ...
n ’o s e r a it p lu s se va n t e r de n ’a vo ir ja m a is r e n
co n t r é ... — D ie u ! q u e j ’a i p e u r ! — la fem m e ca
p a b le d ’é m o u vo ir son cœ u r r e b e lle .
M ich e l h a u s s a le s é p a u le s .
— Q u e d is -t u là , vo yo n s ! L ’o r a ge t e fa it d iv a
g u e r ... D ’a b o r d , tu n e d e vr a is p a s a vo ir p e u r ,
p u is q u e je s u is a ve c t o i...
<: Alo r s t u d is a is q u e Be r n a r d , cet ice b e r g,
a im e r a it D e n is e ? »
— Co m m e u n fo u , m on p a u vr e a m i, s e u le m e n t il
n e le lu i d ir a ja m a is !
— P o u r q u o i d o n c, gr a n d D ie u ?
- - P a r ce q u ’il a d û co m p r e n d r e , d ès l ’a r r ivé e d e
la p e t it e ,... q u e ce lle -ci a v a it d es p r é ve n t io n s co n t r e
lu i... o u i... e lle s e s e r a it im a g in é q u e m on in s is
t a n ce à la fa ir e ve n ir ic i... n ’é t a it q u ’un co m p lo t
e n t r e Ber n a r d e t m o i... p o u r l ’a cca p a r e r , la lu i fa ir e
é p o u s e r ...
~ Q u e lle a b s u r d it é ! Ber n a r d e s t a b s o lu m e n t in
ca p a b le d ’u n t e l c a lc u l! Q u e n e m ’a s - t u d it ce la ?
j ’a u r a is o u ve r t le s y e u x à D e n is e ... J e m e s o u vie n s
b ie n , en e 'ïe t , q u e , d a n s le s p r e m ie r s t e m p s , e lle
t é m o ig n a it u n p eu d e p a r t i p r is co n t r e lu i... E lle
e s t a s s e z in t e llig e n t e p o u r a vo ir co m p r is d e p u is
q u ’e lle s 'é t a it t r o m p é e , n e cr o is -t u p a s ? I ls m e
p a r a is s e n t ê t r e d a n s d e b on s t e r m e s en ce m o m en t .
—• O u ï, ce r t e s ! la co n q u ê t e d e M a u r ice les a
r a p p r o ch é s ..., ils s o n t s i b o n s l ’u n e t l ’a u t r e ...
T-',i Mo r n a e q , P a ir p e n s if :
- Aï; I q u e l r ê v e ! v o ir m a De n is e é p o us e r ce
Bcn- arcl a 1-*-’ :*a ime c o m m e u n fils , le s ga r d e r , de
�LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
ce fa it , t o u jo u r s p r è s d e m o i!... C ’e û t ét é t r o p
b e a u ! N ys e t t e n ’e s t p a s u n e fille à se la is s e r in
flu e n ce r ; d ’a ille u r s , j ’a i cr u u n m o m e n t q u e le
co m t e Vivie n lu i p la ir a it .
— M oi a u s s i, je le cr o ya is ; n ia is s a is - t u ce
q u ’e lle m ’a d it en p a r la n t d e D o d y, t o u t à l ’h e u r e :
« J e va is lâ ch e r d e fa ir e d e u x h e u r e u x , en co n s e il
la n t à ce t t e d o u ce e n fa n t d ’o ffr ir ses d o lla r s a u
b ea u Sa in t - Be r t r a n d : ce la co m b le r a les a m b it io n s
d u je u n e h o m m e , e t s u r t o u t ce lle s d e sa g r a n d ’m èr e. » J e n ’a i p u m ’e m p ê ch e r d e m e r é cr ie r , ca r
je cr o ya is vr a im e n t q u e n o t r e fille et Sa in t - Be r
t r a n d a va ie n t u n p e n ch a n t l ’u n p o u r l ’a u t r e ... J e
lu i a i d it , e t e lle a n ié en ce q u i la co n ce r n a it .
« Quant
Viv ie n , a jo u t a -t -e lle , il e s t p o s s ib le q u e
je lu i p la is e ; m a is , p o u r le vo ir b o u d e r 1111 s i
fa s t u e u x d e s t in , il lu i fa u d r a it a u cœ u r 1111 gr a n d
a m o u r d é s in t é r e s s é , ce q u ’il 11’a p a s , ce q u ’il e s t
in ca p a b le d ’a vo ir . »
— E t r a n g e ! t o u t ce la ; les je u n e s ge n s d ’a u jo u r
d ’h u i d is cu t e n t t o u t , d é cid e n t t o u t , s a n s d e m a n d e r
c o n s e il!... E n fin ! ils o n t p e u t -ê t r e r a is o n ... N ’e m
p ê ch e q u e l ’o u r a g a n 11’a p a s l ’a ir d e se ca lm e r ...
q u ’ils 11e r e vie n n e n t p a s , e t q u e je com m en ce à
m ’e n n u ye r d e le s s a vo ir d e h o r s .
D is a n t ces m o t s , i l e n t r ’o u v r a it u n d es b a t t a n t s
d e la lo u r d e p o r t e d ’e n t r é e . L ’o r a ge r e d o u b la it d e
vio le n c e , les é cla ir s t r a ça ie n t d es . t r a it s d e feu s u r
le cie l co u le u r d ’e n cr e , la t ê t e ch a u ve d es m o n
t a g n e s s e m b la it e n ve lo p p é e d e fu m é e d ’in ce n d ie ,
u n ve n t fu r ie u x t o r d a it le s a r b r e s d e la ga r e n n e .
S o u d a in , la fo n d r e t o m b a d a n s u n fr a ca s ép o u
va n t a b le .
L ilia n e b lê m it d e t e r r e u r , p o u s s a u n cr i s t r id e n t :
— O h ! fer m e ! M ich e l, s ’é cr ia -t -e lle , fer m e ce t t e
p o r t e , je t ’eu s u p p lie !... N e r e s t e p a s là e xp o s é s u r
ce s e u il... le ve u t t ’e n t r a în e r a it , le feu d u ciel
p o u r r a it t ’a t t e in d r e , je t ’en p r ie !
I l la r e ga r d a a ve c p it ié .
— L a m o r t t e fa it d on c b ie n p e u r ?
— O h ! u n e p e u r a t r o ce .
— L a vie 11’e s t p o u r t a n t p a s s i b e lle !...
— A h ! c e r t e s ! M a is ce n ’e s t p a s à t oi d e d ir e
�150
LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
ce la ... t o i à q u i t o u t r é u s s it ... t o i, le m a ît r e d e t a
d e s t in é e .
— T u t r o u ve s ? fit - il, l ’a ir a m e r . M a is q u ’a s -t u ?
t u p le u r e s ?
E lle e u t u n p a u vr e é la n d e t e n d r e s s e t im id e .
— M ich e l, s i t u ve n a is à d is p a r a ît r e , je n e t e
s u r v iv r a is p a s !
I l r e ga r d a s a fe m m e , é t o n n é . E lle a va it l ’a ir
t e lle m e n t s in cè r e q u ’il s e r e t in t d ’ir o n is e r .
— Cr o is -t u ? d it - il ; p o u r t a n t le c h a g r in n e t u e
p a s , va ... e t p e r s o n n e n ’e s t in d is p e n s a b le !
P u is , r e ve n a n t à son s o u ci :
— P o u r vu q u e ces e n fa n t s s o ie n t à l ’a b r i ! R ie n
d e p lu s ir r it a n t q u e d e n e p a s s a vo ir ... A la p r e
m iè r e a cca lm ie , je file à le u r r e n co n t r e ; je n ’y
t ie n s p lu s ... c ’e s t t r o p s t u p id e d e r e s t e r là , sa n s
a g ir , a lo r s q u ’ils s o n t p e u t -ê t r e d a n s la p e in e .
E t , t o u t à son in q u ié t u d e , M o r n a cq s e m it à
fa ir e les ce n t p a s d a n s le ve s t ib u le : il a v a it t o t a le
m e n t o u b lié la p r é s e n ce d e la p a u vr e L ilia n e .
M a is u n gé m is s e m e n t le r a m e n a ve r s e lle ; e lle
b a lb u t ia it :
— M ich e l, s i t u a s d é cid é d e s o r t ir t o u t à
l ’h e u r e ... q u a n d l ’o r a ge s e r a ca lm é , r a m èn e-m o i
ch e z M a u r ice ... je vo u d r a is a lle r p r è s d e lu i...
I m p r e s s io n n a b le com m e il est," il s ’in q u iè t e p e u t ê t r e d e m on a b s e n ce ... m a is il fa it s i s o m b r e , ce t t e
t e m p ê t e e s t si t e r r ifia n t e .
— E t t o i, t u e s s i p e u co u r a g e u s e , m a p a u vr e
fem m e !
11 y a va it d a n s l ’in fle x io n d e s a v o ix d e la
co m p a s s io n et u n p eu d e d o u ce u r . Ce p e n d a n t , sa n s
p r o t e s t e r d a va n t a ge , il la s u iv it ... P a r d e u x fo is ,
à la vu e d es é cla ir s fu lg u r a n t s , e lle s a is it le b r a s
d e so n m a r i, s ’a r r ê t a n t t o u t e t r e m b la n t e .
— T o u jo u r s b ie n p e u b r a ve , L ilia n e ! m u r m u r a t - il, s o u d a in é m u p a r u n e fa ib le s s e q u i ja d is le
fa is a it s o u r ir e , l ’a m u s a it .
— O h ! t o u jo u r s , a vo u a - t - e lle , e t s i in ca p a b le d é
lu t t e r s e u le ...
— P o u r ta n t, r e me ts - toi, je t ’e n p r ie , il le faut;!
t u ne d o is pas te m o n tr e r d a n s ce t é t a t d e v a n t t o n
fils .
�LA
R EVAN CH E
DE
N YS E TTE
E t co m m e 1111 s a n g lo t s e co u a it le b u s t e a m a igr i.
— T u m ’e n t e n d s ? L ilia n e , je v e u x q u e t u sois
r a is o n n a b le ... C ’e s t h o n t e u x d ’ê t r e p e u r e u s e à ce
p o in t .
— C e n ’e s t p o in t à ca u s e d e l ’o r a ge q u e je
p le u r e , M ich e l, je t e le ju r e .
— P o u r q u o i d o n c, a lo r s ? ...
E lle b é g a ya e n t r e d e u x s a n g lo t s ...
— 11 y a s i lo n gt e m p s q u e t u n e t ’é t a is m o n t r é
a u s s i b on p o u r m o i!...
S a n s r ie n d ir e , il d é p o s a u n b a is e r s u r le s b lo n d s
c h e v e u x é p a r p illé s .
L a p o r t e d e la ch a m b r e d e M a u r ice s ’o u v r it à
ce m o m e n t , b r u s q u e m e n t .
— O h ! p a p a e t m a m a n q u i s o n t là ! s ’é cr ia l ’e n
fa n t , q u el b o n h e u r !
11 é t a it , lu i a u s s i, u n p eu p â le e t r e s s e m b la it en
ce m o m en t é t r a n ge m e n t à s a m èr e ; m a is il p r e n a it
s u r lu i p o u r r e s t e r ca lm e e t n e r ie n m o n t r e r d e son
ém oi.
M'i» F a s ca p e r t a va it a llu m é u n cie r g e b én i d e va n t
u n e vie ille s t a t u e d e la Vie r g e , e t , à g e n o u x p a r
t e r r e , r é cit a it son ch a p e le t .
A la vu e d e s e s n e ve u x , ses y e u x in t e r r o gè r e n t
a n xie u s e m e n t le u r s vis a g e s , t a n d is q u e l ’a d o le s
cen t d e m a n d a it , la v o ix fr é m is s a n t e :
— D e n is e n ’e s t p a s r e n t r é e ?
— N o n , m a is t o n p a r r a in a é t é à s a r e ch e r ch e ...
I ls on t s û r e m e n t t r o u vé u n a b r i... p e u t -ê t r e d a n s la
gr o t t e d es F a d e s ... ces g é n ie s d e la m o n t a gn e d o n t
t a s œ u r t ’a co n t é la jo lie lé ge n d e , a s s u r a L ilia n e
q u i d o m in a it so n ém oi p o u r n e p a s e ffr a ye r
l'e n fa n t .
— D ie u le v e u ille ! m u r m u r a , a ve c fe r ve u r , t a n t e
N a d e t t e ;... p u is s ’a d r e s s a n t à so n p e t it -n e ve u :
— P o u r q u o i n ’a s-t u p a s e m b r a s s é t on p èr e q u e
t u ’ n ’a va is p o in t v u d e la jo u r n é e ?
L ’in fir m e , a p p u yé s u r ses ca n n e s , m a r ch a ve r s
l ’h o m m e vr a im e n t t o u r m e n t é p a r u n e in q u ié t u d e
d o n t il n e p o u va it se d é fe n d r e ... Q u e lle p la ce ce t t e
D e n is e a va it d o n c p r is d a n s s o n cœ u r !
Q u a n d M a u r ice fu t p r ès d e lu i, il m u r m u r a t im i
d em en t :
�15 *
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
— Papa !
M ich e l a lo r s se r e t o u r n a .
— Vo u s ê t e s p r é o ccu p é , m ou p a u vr e p a p a .
E t com m e le p è r e se d é fe n d a it d ’u n ge s t e va gu e .
— O h ! s i, je le vo is b ie n ! m oi a u s s i, a lle z !... je
l ’a im e t a n t ! ce t t e gr a n d e s œ u r . A h ! q u e r ien d e
fâ ch e u x n e lu i a r r ive , a u m o in s ... ca r , si l ’u n d e
n o u s d e va it d is p a r a ît r e , il va u d r a it m ie u x q u e ce
s o it m oi.
L ’in fir m e a v a it p r o n o n cé ces m o t s a ve c u n e t r is
t e s s e s i p r o fo n d e q u e le e œ u r d u p è r e en fu t d é
ch ir é ... P r e n a n t b r u s q u e m e n t so n fils d a n s ses
b r a s , il s ’é cr ia :
— N i t o i... n i e lle ... C ’e s t a s s e z d ’u n e n fa n t
p e r d u , gr a n d D ie u ! t o i, t u va s m ie u x , tu g u é r ir a s ,
11:011 ch e r p e t it .
L a t ê t e a p p u yé e à l ’é p a u le p a t e r n e lle , l ’a d o le s
ce n t s o u p ir a :
— O u i, m a in t e n a n t , je vo u d r a is b ie n vivr e .
A ce t in s t a n t , les L a o t ie n s p a r u r e n t ... E p o u
va n t é s , n e d o u t a n t p a s q u e ce t o r a ge , q u i r e s s e m
b la it a u x t yp h o n s d ’E x t r ê m e - O r ie n t , 11e fû t u n e
m a n ife s t a t io n d es gé n ie s d e la m o n t a gn e , ils v e
n a ie n t se r é fu gie r a u p r è s d es m a ît r e s E u r o p é e n s ,
a s s e z s a va n t s p o u r co n ju r e r les m a lé fice s d es
m a lin s e s p r it s .
E t la p lu ie , à p r é s e n t , t o m b a it a ve c u n e vio le n ce
q u i fa is a it é vo q u e r la p en sée d ’u n d é lu g e ...
C e t o r a g e , t o u t d ’a b o r d , D e n is e n e l ’a va it p a s
v u ve n ir . E s co r t é e d e D o d y, e lle m o n t a it s a n s
e ffo r t , lé g è r e e t s o u p le , s ’a p p u ya n t s a n s p e in e à
son a lp e n s t o ck ; e lle r e s p ir a it , à p le in s p o u m o n s ,
l ’a ir fr a is q u i ve n a it d e ca r e s s e r le s n e ige s é t e r
n e lle s , co u p é , p a r in s t a n t s , d e b ou ffées d e ch a le u r ,
s ign e s p r é cu r s e u r s d e la p r o ch a in e t o u r m e n t e .
E t , t o u t d e s u it e , d ès les p r e m ie r s p a s , l'é t r a n
gè r e , p e u s o u cie u s e d es t r a n s it io n s , a t t a q u a u n
s u je t b r û la n t :
—
D e a r ! je vo u s s u is t r è s r e co n n a is s a n t e d e
m ’a vo ir p e r m is d e vo u s a cco m p a g n e r ... J e d ois
Vou s d ir e q u e cet t e B e r t ille 11’e s t q u ’u n p r é t e x t e ,
�LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
j e vo u la is s e u le m e n t ê t r e s e u le a ve c vo u s p o u r
vo u s d e m a n d e r si vo u s t e n ie z b e a u co u p a u co m t e
d e Sa in t - Be r t r a n d ?
— M o i? fit D e n is e , s u r p r is e d e s e vo ir d e va n ce r
s u r ce t e r r a in b r û la n t ... J e le t r o u ve ch a r m a n t ,
m a is , c ’e s t t o u t ! J e 11e p e u x vr a im e n t p a s êt r e
a t t a ch é e à u n je u n e h om m e q u e j ’a i vu à p e in e d ix
fo is d a n s m a vie .
— O h ! ce la n e fa it r ie n d u t o u t ... M o i, je n e l ’a i
p a s vu a u t a n t , e t je t ie n s b e a u co u p à lu i...
D e n is e n e p u t s ’e m p ê ch e r d e r ir e :
— Vo u s a lle z t r è s v it e ,'e n Am é r iq u e !
D o d y r é p o n d it fle gm a t iq u e m e n t :
— T r è s vit e , e t c ’e s t m ie u x a in s i ; on n ’a p a s le
t e m p s d e r é flé ch ir a u x ch o se s e n n u ye u s e s ... 011 fa it
t o u t d e s u it e ce q u i fa it p la is ir ... t a n t p is , s i cela
n e d u r e p a s lo n gt e m p s ... M a is j ’es p è r e q u e , d a n s
ce ca s , ce la d u r e r a it ... L e co m t e V iv ie n e s t u n g e n
t le m a n .
— J e le cr o is , D o d y, r é p o n d it ca lm e m e n t D e n is e ;
en s o r t e q u e s i ce je u n e h o m m e p a r t a g e vo s s e n
t im e n t s ...
— Ç a , je n ei s a is p a s t r è s b ie n ! Ce r t a in e m e n t , il
e s t t r è s g e n t il p o u r m o i... s e u le m e n t ... je cr o is q u e
vo u s , vo u s lu i p la is e z d a va n t a ge .
L e s fin s s o u r cils d e N ys e t t e s e r a p p r o ch è r e n t :
— J e 11e le p e n se p a s , fit -e lle . J a m a is je 11e cr o i
r a i a u x s e n t im e n t s s é r ie u x d ’u n je u n e h o m m e q u i
co u r t is e d e u x je u n e s fille s à la fo is ...
_ Alo r s ... il a flir t é a ve c v o u s ?
— N on ! il n ’en a p a s eu le t e m p s ! r é p liq u a
M "° M o r n a cq q u i p r e n a it le p a r t i d ’e n r ir e ,... p u is ,
m o i, je 11’e n co u r a ge p a s le flir t ... c ’e s t u n e ch ose
q u e j ’ai en h o r r e u r .
L a p e t it e Am é r ica in e r e ga r d a s a co m p a gn e a ve c
ét o n n e m e n t .
— Alo r s , s i vo u s 11e t e n e z p a s à V iv ie n , ce la n e
vo u s fâ ch e r a p a s q u e je lu i d e m a n d e d e m ’é p o u
s e r ? ... Co m m e je s u is t r è s r ich e , vo u s s a ve z, e t lu i,
s i p e u , ce la n e m e gê n e r a p a s d u t o u t .
— A la b on n e h e u r e ! vo ilà q u i e s t b ie n p a r lé !...
n o n , n o n , ce la n e m e fâ ch e r a p a s le m o in s d u
m o n d e ... s o ye z b ie n t r a n q u ille .
�154
LA
R EV AN CH E
DE
N YS E TTE
— Alo r s , e n t e n d u ! je p e u x d ir e a u je u n e com t e
q u e vo u s n e t e n e z p a s à lu i ?
— S i vo u s vo u le z, o u i, D o d y ; a jo u t e z q u e je
vo u s d é s ir e , à t o u s d e u x , b e a u co u p d e b o n h e u r , ce
q u i e s t la vé r it é .
N ys e t t e a va it d it cela a ve c u n e ce r t a in e d ou ceu r .
L a je u n e Am é r ica in e e x u lt a it .
— Ah ! vo u s ê t e s u n a n g e , vo u s , je le s a va is
b ie n ... P e r m e t t e z q u e je vo u s e m b r a s s e !
P u is , u n p eu h é s it a n t e ... :
— M a in t e n a n t q u e j ’a i d it ... e s t -ce q u e vo u s
cr o ye z q u e j ’ai b eso in d e m o n t e r a ve c vo u s ju s q u e
clic/ , B e r t ille ? V iv ie n d e va it m ’a t t e n d r e ju s t e m e n t
p r ès d e la p e t it e é g lis e d e S u z : j ’a im e r a is p a r le r
t o u t d e s u it e a ve c lu i.
— A lle z , a lle z, m o i, je co n t in u e m a co u r s e en
m e h â t a n t , ca r on d ir a it q u ’il va fa ir e d e l ’o r a ge .
M a in t e n a n t D e n is e é t a it s e u le , e t e lle s e s e n t a it
tout'-' s u r p r is e q u e ce t t e ch ose a it ét é si vit e r é glé e
e t q u ’e lle en é p r o u vâ t s i p eu d e p e in e ...
T o u t en g r im p a n t , e lle s e p lu t à im a g in e r ce
q u e s e r a it , d a n s u n in s t a n t , la r e n co n t r e d es d e u x
je u n e s ge n s .
D o d y, si p o s it ive , m êm e eu m a t iè r e d e s e n t i
m e n t , m a is a u s s i, s im p le e t vr a ie , d ir a it d e b u t
en b la n c !
« V o ilà ! J ’a i in t e r r o g é , t o u t à l ’h e u r e , D e n is e
M o r n a cq p o u r s a vo ir q u el s e n t im e n t vo u s lu i in s
p ir e z ; e lle m ’a r é p o n d u q u ’e lle vo u s t r o u v a it ch a r
m a n t , m a is q u e c ’é t a it t o u t ; a lo r s , d u m o m e n t
q u e je lie va is p o in t s u r ses b r is é e s , q u e je n e lu i
ca u s e a u cu n e p e in e , je vie n s vo u s d ir e , ch e r co m t e,
q u e j ’a im e r a is b e a u co u p vo u s é p o u s e r , e t q u e j ’a i,
com m e d o t , t a n t d e d o lla r s ... »
E t V iv ie n , d ’a b or d in t e r lo q u é , p u is t o u ch é p a r
ce t t e t e n d r e s s e q u i s ’o ffr e in g é n u m e n t à lu i, con
t e n t d e d e ve n ir m u lt i- m illio n n a ir e ... si fa cile m e n t ,
r a vi d e n ’a vo ir p lu s d e lu t t e s à s o u t e n ir co n t r e son
a u t o r it a ir e a ïe u le .. Viv ie n a cce p t e r a ... et t o u t ser a
b ie n a in s i.
E t e lle co n t in u a d e g r im p e r , u n p eu o p p r e s s é e
m a in t e n a n t , ca r l ’o r a ge co m m e n ça it à se fa ir t
«e ntir .
�LA R EV AN CH E D E N YS E TTE
E lle n e fit q u ’u n e co u r t e a p p a r it io n ch e z Be r
t ille , e t , en co u r a n t , r e d e s ce n d it le s e n t ie r e s ca r p é
d o n t t o u s le s m é a n d r e s lu i é t a ie n t d e ve n u s fa
m ilie r s .
D é jà d es é cla ir s s illo n n a ie n t le cie l ; le t o n n e r r e
g r o n d a it , t o u t p r o ch e ; le ve n t co m m e n ça it à h u r
le r , d e la r ge s go u t t e s d ’ea u t o m b a ie n t , u n e à u n e ,
lo u r d e m e n t , m a r t e la n t la t e r r e b r û la n t e .
D e n is e , d e vin a n t l ’in q u ié t u d e q u e d e va ie n t
é p r o u ve r les s ie n s , n ’a va it q u ’u n e p e n s é e : g a g n e r
S a in t - D e r t r a n d p o u r é ch a p p e r a u gr o s d e l ’o r a ge ;
m a is , com m e e lle ve n a it d e p a s s e r la g r o t t e d es
F a d e s , e lle s ’e n t e n d it h é le r p a r u n e v o ix vib r a n t e :
— M a d e m o is e lle "D en is e ! d a n s la g r o t t e ! r e ve n e z
s u r vo s p a s , n ou s n ’a vo n s p a s le t e m p s d e ch e r ch e r
u n a u t r e a b r i... A lle z , je vo u s r e jo in s .
Au m ê m e m o m e n t , t e r r a s s é e p a r la t o u r m e n t e ,
s u ffo q u é e p a r d e vé r it a b le s p a q u e t s d ’e a u et d e
gr ê le , D e n is e s e n t a it t o u t t o u r b illo n n e r a u t o u r
d ’e lle , lo r s q u e d e u x b r a s r o b u s t e s l ’e n le vè r e n t .
J u s t e à ce m o m e n t -là , u n é c la ir fu lg u r a n t s u iv i
d ’u n fr a ca s é p o u va n t a b le ... : la fo u d r e ve n a it d e
t o m b er .
As s o u r d ie , co m m o t io n n é e , D e n is e , a u m ilie u d e
ce ca u ch e m a r a t r o ce , e n t e n d it la v o ix a m ie q u i
d is a it : « I l é t a it t e m p s !... »
Ce fu t a lo r s q u ’e lle p e r d it co n n a is s a n ce .
Co m b ie n d e t e m p s ? q u e lq u e s m in u t e s à p e in e ,
s a n s d ou t e .
M a is , q u a n d e lle r o u vr it le s y e u x , e lle s e r e t r o u
v a é t e n d u e s u r le s a b le fin d e la gr o t t e .
U n h o m m e , p e n ch é s u r e lle , s c r u t a it d e so n r e
ga r d t o r t u r é le p a u vr e vis a g e co n vu ls é , t a n d is
q u e d es d o ig t s t r e m b la n t s in t e r r o g e a ie n t son p o u ls .
E lle o u v r it le s y e u x .
D e s a vie , N ys e t t e n e d e va it ja m a is o u b lie r
l ’e xp r e s s io n d ’a d o r a t io n , d e cr a in t e e t d ’e s p o ir
q u e , d a n s la p é n o m b r e , e lle d é c o u vr it s u r ce v i
s a ge .
— Be r n a r d D a r r e n s ! m u r m u r a - t - e lle e n le r e
co n n a is s a n t .
P u is fa is a n t u n è ffo r t p o u r s e r e le ve r , u n pe'u
co n fu s e , le s a n g r e ve n a n t à s e s jo u e s e x s a n g u e s î
�156
LA
R EV AN CH E
D E N YS E TTE
— Q u ’y a -t -il d o n c? fit - e lle , je m e s u is é va n o u ie ?
C ’e s t la p r e m iè r e fo is q u ’u n e s o t t is e se m b la b le
m ’a r r ive ... M a is co m m e n t ê t e s -vo u s là ? ...
E t p a s s a n t la m a in s u r son fr o n t :
— Ah ! q u e l a ffr e u x o r a g e ! L a fo u d r e e s t t om b ée
t o u t p r ès d e n o u s , n ’es t -ce p a s ? ... H e u r e u s e m e n t
q u e vo u s é t ie z là ,... p a r cp iel m ir a cle ?
— J ’é t a is ve n u vo u s ch e r ch e r , m u r m u r a -t -il,
a ve c l ’a ir d e s ’e n e xcu s e r .
— O h ! m e r ci, fit - e lle , en lu i t e n d a n t s cs d e u x
m a in s .
Ce fu t t o u t ce q u ’ils d ir e n t ...
L a t e m p ê t e a p a is é e , e n s e m b le , ils q u it t è r e n t
le u r a b r i.
Q u e lq u e s p a s p lu s io in , iis r e t r o u vè r e n t M ich e l
M o r n a cq . I n q u ie t d e s a fille , m a lg r é le s o b je ct io n s
d e sa fem m e , il é t a it p a r t i à s a r en co n t r e.
XV I
Au le n d e m a in s o ir d e ce m ê m e jo u r .
Acco u d é s à l ’a p p u i d e la g r a n d e fe n ê t r e o u ve r t e ,
à v o ix b a s s e , M o r n a cq e t D a r r e n s ca u s e n t e n
s e m b le ; t o u t à co u p , M ich e l s e r e d r e s s e :
J e le vo is , d it - il e n fin , tu a im e s m a fille
co m m e m oi j ’ai a im é s a m è r e , c ’e s t t o u t p a r e il.
M a is la v o ix t r is t e et p r o fo n d e d e son je u n e a m i
r ép o n d :
—
A v e c ce t t e d iffé r e n ce q u e vo t r e a m o u r fu t u n
a m o u r p a r t a g é e t in fin im e n t h e u r e u x ... a lo r s q u e
le m ien e s t 1111 a m o u r d é s e s p é r é ...
P o u r q u o i d is - t u ce la , B e r n a r d ? t u n ’en s a is
r ie n !
S i, il y a lo n gt e m p s q u e je s u is fix é ! il y a
d is é vid e n ce s q u i n e p e u ve n t se n ie r !... D u r e s t e ,
e o u s-m em e 11’a ve z p a s é t é s a n s vo u s a p e r ce vo ir
q u e M . d e S a m t - ü e r t r a u d s e m o n t r e a s s id u a u p r è s
d e vo t r e fille , e t q u ’e lle n ’a p o in t l ’a ir d e s ’e n
p la in d r e .
�I,A R E V A N CH E
D E N YÔE TTE
157
— J e cr o is , en effet , q u ’il a e u , p o u r e lle , u n e
p e t it e fa n t a is ie ... p o in t d a va n t a ge .
M a is D a r r e n s , a ya n t p e r d u so n ca lm e h a b it u e l,
r é p o n d a ve c n e r vo s it é .
— A h ! co m m e vo u s ê t e s m a u va is p s yc h o lo g u e !
O n vo it b ien q u e vo u s viv e z a b s o r b é d a n s vos
a ffa ir e s ! E t si je vo u s d is a is , m o i, q u e je le s ai
r e n co n t r é s d e r n iè r e m e n t , e n s e m b le e t s e u ls ! a ve c
d es a llu r e s d e fia n cés .
— Vr a im e n t ? d es a llu r e s d e fia n cé s ! t u m ’a
m u s e s ! Alo r s t u n ’a d m e t s p a s q u e, d e n os jo u r s ,
u n je u n e h o m m e e t 1111e je u n e fille p u is s e n t se
r e n co n t r e r , se p r o m e n e r , ca u s e r e n s e m b le , sa n s
a vo ir e n g a g é le u r s v ie s ?
Co m m e Ber n a r d p e r s is t e d a n s s e s a ffir m a t io n s :
— T ie n s d o n c! p u is q u ’i l t e fa u t d es p r e u ve s ,
r e ga r d e ! e t cr o is , T h o m a s .
E t , fa is a n t de là lu m iè r e , M o r n a cq ch e r ch e , s u r
sa t a b le à é cr ir e , u n e ca r t e s ig n é e d e la co m t es se
d e S a in t - Be r t r a n d , e t a in s i lib e llé e :
C
h r r s
a m is
,
E n h â te, je vou s fa is p a r t d e n otr e gr a n d e joie. H ier
au s o ir , a p r è s le lu n ch , m on p etit-fils, Vivien , s ’est
fia n c é a v e c m iss Lou cliet t , cet t e d élicieu se en fa n t,
d on t vou s a vez tou s pu a p p r écier la sim p licit é, la
fr a n ch ise et le ch a r m e... N ou s som m es r a vis ! Veu il
lez en fa ir e p a r t a u x vôtr es.
E t com m e Be r n a r d d e m e u r a it in t e r d it .
— Ce t t e ca r t e n o u s a ét é a p p o r t é e ce s o ir , ve r s
,ix h e u r e s ; L ilia n e et m oi en a vo n s p r is co n n a is
san ce en m êm e t e m p s .
— E t M llc M o r n a cq co n n a ît la n o u ve lle ?
— Bie n e n t e n d u q u ’e lle la co n n a ît , M"° Morn a eq ! r ép o n d M ich e l ir o n iq u e m e n t ... E lle le s a v a it
n êm o a va n t n o u s , p o u r la b o n n e r a is o n q u ’e lle
e s t u n p eu s o n œ u vr e , ce t t e n o u ve lle ;... d u m o in s
a -t -e lle e n co u r a gé la p e t it e q u i, h ie r e n co r e , é ta it
h é s it a n t e ... D o n c, Be r n a r d , t u m ’e n t e n d s b ie n !...
N ys e t t e e s t lib r e , e t t u l ’a im e s !...
L e je u n e h o m m e b a is s a la t ê t e , co m m e a cca b lé ,
en m u r m u r a n t :
�LA R E V A N CH E D E N YS E TTE
— O u i ! m a is ce la n e fa it p a s q u ’e lle m 'a im e r a
ja m a is , e lle !
— N o u s a llo n s b ie n v o ir ! r ip o s t a l ’h om m e
d ’a t ia ir e s r é s o lu .
E t a va n t q u e D a r r e u s a it p u l ’en e m p ê ch e r , il
o u vr e la p o r t e d u b u r e a u e t a p p e lle d ’u n a cce n t
so n o r e e t im p é r ie u x ,
— N y s e t t e ! N ys e t t e , vie n s t o u t d e s u it e
dan s
m o u ca b in e t !
U n e p e t it e v o ix lo in t a in e r ép o n d :
— Vo ilà , p a p a M ic h ’ ! ju s t e m e n t , je d e s ce n d a is .
Ce p e n d a n t D a r r e n s , a b s o lu m e n t d é s e m p a r é , a r
p e n t e la p iè ce à gr a n d e s e n ja m b é e s , m e t son m o u
ch o ir en la m b e a u x , fa it m ê m e m in e a u d e r n ie r
m o m e n t d e vo u lo ir s ’en a lle r .
— Re s te , je te l ’o r d o n n e ! g r o nd e Mic h e l Mo r na c q
ave c u n ge s te im p é r ie u x .
E t D e n is e e s t d éjà là , d ’a b or d in t r ig u é e , p u is
a la r m é e p a r l ’a t t it u d e é t r a n g e d e Be r n a r d q u i n e
l ’a m ê m e p a s s a lu é e , et s e m b le a u s u p p lice , l ’a ir
d ésesp ér é.
Alo r s , e lle p e n s e à u n m a lh e u r ; le s m a in s
jo in t e s , e lle se r etou r n e, ve r s so n p è r e :
— P a p a : ... q u e s e p a s s e - t - il, t u Ve u x n o u s
q u it t e r ?
T o u t d ’a b or d M o r n a e q n ’a p a s s a is i, p u is co m
p r en d en fin .
— Vo us q u it t e r ? m o i., e u ce m o m e n t ? A h ! il
s ’a g it bie n d e ç a ! T o ut à l ’h e ur e , no u s e n caus e
r o ns , ras s ure - toi ■
■ c'e s t d ’a ille u r s t a r é pons e q u i
d ic te r a m a dé c is ion.
P u is a p r è s u n e p a u s e e t d é s ig n a n t D a r r e lis :
— V o ilà u n g a r ç o n q u i t ’a im e , De nis e !
N ys e t t e im m é d ia t e m e n t se s e nt a p a is é e , u n p t ï
d e r ose m o n t e à s e s jo u e s .
— J e le s a is ! r é p o n d -e lle , a ve c u n b ea u s o u r ir e
t r io m p h a n t .
— Co m m e n t , t u le s a is , je u n e p r é s o m p t u e u s e ;
i l t e l ’a d on c d it ?
— O h ! q u e n on p a s ! m a is , m o i, je l ’a i co m p r is i
— Q u a n d ce la ?
- - H ie r , lo r s q u e je s u is r e ve u u e d e m on é va
n o u is s e m e n t . i ’a i lu d a n s s e s y e u x ... i ’a i lu d a n s
�LA
R E V AN CH E D E N YS E TTE
son cœ u r , q u e ce lu i-là m ’a im a it com m e je ver. ;
êt r e a im é e .... d ’u n gr a n d a m o u r !... p r o fo n d , iu altv'r a!)le !...
D e n is e , cr ie u n e vo ix q u ’e lle n e r e co n n a ît p a s.
Le s y e u x d e br onze la nc e nt d es é c la ir s ; le be au
vis a ge de g u e r r ie r r o m a in e s t c o ule ur d e ce ndr e ;
Be r n a r d , les br a s te n d us , s u p p lie :
M a is , vo u s , D e n is e !... v o u s !... ce la s e u l
im p o r t e , ca r je n e ve u x p a s d e vo t r e p it ié !...
— Q u i p a r le d e p it ié ? je t t e -t - e lle .
E t m a in t e n a n t , t r è s p â le , e lle a u s s i, m a is fr é
m is s a n t e d e t e n d r e s s e , e lle vie n t s ’a b a t t r e co n t r e
ce « e u r m y s t é r ie u x q u i, d e p u is lo n g t e m p s , b a t
s ile n cie u s e m e n t p o u r e lle .
— M o n a m i, m u r m u r e -t -e lle , je n e s a va is p a s !
m a is , d e p u is t o u jo u r s , c ’e s t vo u s q u e j ’a t t e n d a is !
— E t t u n e p o u va is p a s le d ir e ! r u g it M o r n a cq ,
d es la r m e s p le in s les y e u x , se fa is a n t b o u go n p o u r
n e p a s p a r a ît r e a t t e n d r i.
— M a is q u a n d je vo u s a s s u r e , p a p a , q u e je n é
le s a va is p a s ! s a n glo t e -t -e lle s u r l ’é p a u le d e s o n
a m i.
D o u ce m e n t , d é jà d a n s so u r ô le p r o t e ct e u r , il la
s o u t ie n t , l ’a p a is e e t la r a n im e :
— O h ! m on ch e r a m o u r ! m u r m u r e -t -il, d it es-m o i
q u e ce s o n t là d es p le u r s d e jo ie !
E lle fa it s ig n e q u e o u i, e t , v it e s o u r ia n t e , t e lle
le c la ir s o le il a p r è s l ’o r a ge , p r e n a n t Ber n a r d p a r
la m a in :
— Ve n e z, d it -e lle t e n d r e m e n t , a llo n s a n n on cer
n os fia n ça ille s à L ilia n e e t à M a u r ice ... J e cr ois
q u ’a u cu n e n o u ve lle n e p o u r r a le u r fa ir e p lu s
p la is ir .
— S i, d it gr a ve m e n t M o r n a cq en le s a r r ê t a n t , il
y a ce lle -ci e n co r e ! J ’ai p a r lé d ’u n e d é cis io n t o u t à
l ’h e u r e , la vo ilà , lis e z t o u s le s d e u x .
C ’é t a it u n e b r è ve m is s ive , a d r e s s é e à D olo r ès
E n r ico .
E11 t e r m e s co u r t o is , lé gè r e m e n t ir o n iq u e s , M or
n a cq s ’e x c u s a it d e n e p o u vo ir se jo in d r e à e lle
p o u r le v o ya g e q u ’ils a va ie n t p r o je t é d e fa ir e en
s e m b le ; d es a ffa ir e s d e fa m ille s l ’a p p e la ie n t en
Bo u lo n n a is , e t il p a r t a it , in ce s s a m m e n t , a ve c t,QU(
�i 6o
LA
R EV AN CH E D E N YS E TTE
les s ie n s (ces d e r n ie r s m o t s s o u lig n é s ) , p o u r n e
r e ve n ir q u ’à la fin d e l ’a u t o m n e , é p o q u e à la q u e lle ,
ce r t a in e m e n t , m is s E n r ico s e r a it in s t a llé e d a n s son
h ô t e l d e la V° a v e n u e !... S u iv a ie n t d es fo r m u le s
d e r e g r e t s e t d e p o lit e s s e .
— M a is c ’e s t u n P . P . C. en r è gle , m o n ch e r
p a p a ! s ’é cr ia D e n is e a u co m b le d e la jo ie .
— Ap p e lle - le co m m e t u vo u d r a s , fille t t e ! r e p a r t it
l ’in g é n ie u r e n r ia n t , r o u r le m o m e n t , a llo n s d ir e
à L ilia n e q u ’il n o u s fa u t a p p r e n d r e e n s e m b le l ’a r t
d ’ê t r e d e u x b o n s a ïe u x .
L e le n d e m a in m a t in , à la p r e m iè r e h e u r e , D e n is e ,
en co r e en d é s h a b illé , r é d ige p o u r S o u v ig n y u n
t é lé gr a m m e a in s i co n çu :
Mis s ion he ur e us e me nt te r minée . I l n ’y a plus , iei,
d ’ombre s d a n s notre ja r d in ... Ar r iver on s tou s cin q
d e ma in s oir p o ur vou s m on tr er n otr e bon h eu r.
N ys k t t e .
F IN ,
�ALBUMS DE BRODERIE
ET D’OUVRAGES DE DAMES
------------------- M
i l —— —
—
Modèles en grandeur d’exécution
A L B U M
N ° 1 .
A m e u b le m e n t , L a y e t t e , B la n c h is s a g e ,
R e p a s s a g e . Ex p lic a t io ns d e s d iffé r e nts T r a v a u x
d e Da m e s . 1 0 0 page s . F o r m a t 3 7 ,X 27
A L B U M
N° 2 .
A lp h a b e t s e t M o n o g r a m m e s p our draps ,
taies , serviettes, nappe s , m ouchoirs , etc. 1 0 8 page s .
Format 4 4 X 3 0 ^ .
A L B U M
N° 3 .
B r o d e r ie a n g la is e , p l u m é t i s , p a s s é ,
r ic h e lie u e t a p p lic a t io n s u r t u lle , d e n t e lle
e n f ile t , e tc. 1 0 8 page s . F o r m a t 4 4 X 3 0 . ^ .
A L B U M
N u 4 .
L e s F a b le s d e L a F o n t a in e en brode rie
anglais e . 3 6 page s . F o r m a t 3 7 X 2 7 X .
A L B U M
N °5 .
%
X
Le
X
X
X
b r o d é . ( F i l et s anciens, filet s
3 0 0 m od èle s . 7 6 page s . F o r m a t
A L B U M
N° 6 .
L e T r o u s s e a u m o d e r n e . ( L in g e de corps,
de table, de m ais o n .) 5 6 d o ub le s page s . F o r m a t
3 7 X5 7 ^.
A L B U M
N° 7 .
Le
T r ic o t e t le C r o c h e t . 10 0 page s .
2 3 0 m o d è le s va r iés p o u r Bé b é s , F ille tte s , Je une s
F ille s , Ga r ç o n ne t s , Da m e s et Me s s ie ur s . De nte lle s
p o ur linge rie et am e uble m e nt.
A L B U M
N °8 .
A m e u b le m e n t e t B r o d e r ie . 19 mo d è le s
d ’a m e u b le m e n t,
176 m o d è le s
d e b r od e r ie .
1 0 0 page s . F o r m a t 3 7 X 2 7 V2 .
<J>
Y
X
F ile t
modernes.)
4 4 X3 0 1 / 2 .
A L B U M
N° 9 .
A lb u m
ch a su b le s,
lit u r g iq u e .
n a p p e s d ’a u t e l,
42
m od è le s
d 'a u ie s ,
p a le s , et c. 3 6 page s .
Format 3 7 X 2 8 X .
A L B U M
N ° ÎO .
V ê t e m e n t s d e la in e e t d e s o ie a u croc h e t e t a u t r ic o t . 1 5 0 m o d è le s . 1 0 0 page s .
F o r m a t 3 7 X2 8 - ' .; .
Ÿ
£
A L B U M
N ° l l .
C r o c h e t d ’a r t p o u r a m e u b l e m e n t .
2 0 0 m o dè le s . 8 4 page s . F o r m a t 3 7 X 2 8 . ' i .
y
A L B U M
N ° 1 1 b is .
C r o c h e t d ’a r t p o u r a m e u b l e m e n t .
10 0 p a g e s d e m od è le s va r iés . F o r m a t 3 7 X 2 8 } 2 .
X
L a c o lle c t io n d e s 1 2 a lb u m s : 8 2 fr ; fr a n c o F r a n c e : 9 0 fr-
y
É d it io n s d u “ P e tit Éc h o de la M o d e ” , 1 , r ue Ga z a it, P A RIS ( X IV 11).
£
( S e r v ic e d e s O u v r a g e s d e D a m e s . )
|
C h a q u e a lb u m : 8 , r ; fr a n c o F r a n c e : 8 *r 7 5 .
V
<>
2 Q4
<X><
�L<a Collection “ S T E L L A ”
e s t la c o lle c t io n
et
pour
le s
id é a le
je u n e s
d e s r o m a n s p o u r la fa m ille
fille s
par
e t s a q u a lit é
B ile
p u b lie
sa
q u a lit é
m o r a le
lit t é r a ir e .
d e u x v o lu m e s c h a q u e
m o is .
La Collection “ S T E L L A ”
c o n s t it u e
donc
p u b lic a t io n
P ou r
la
r e c e v o ir
c lie z
une
v é r it a b le
p é r io d iq u e .
vo u s, san s vo u s d ér a n ge r ,
ABON N E Z- VOU S
S IX
F r a n ce . ..
18
M O IS
fr a n c s .
U N
F r a n ce . ..
3o
AN
fr a n c s .
( i*
—
rom an s) :
E t r a n g e r ..
3o
fr a n c s .
5o
fr a n c s .
( 2 4 rom an s) :
—
E t r a n g e r ..
A d r e s s e z v o s d e m a n d e s , a c c o m p a g n é e s d ’u n m a n d a t - p o s t e
(111 c li è q u e p o s t a l, n i m a n d a t - c a r t e ) ,
à . M o n s i e u r le D i r e c t e u r d u P e t i t E c h o d e la J V L o à x ,,
1 , r u e G a s a n , P a r is ( i ^ ( ) .
• 4 .----------------------------------------------------- ----------- ------------ «p •
204.
L-
V- /
g é r a n t : J e a n L u g a r o . — l m p . d e M o n t s o u r i s , P a r i s - 14 *. -
R . C . S o i n o 5 3 8 79
�
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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La revanche de Nysette
roman inédit
Creator
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Vertiol, Andrée
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1931]
Format
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160 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 276
Type
The nature or genre of the resource
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fre
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Pas d’utilisation commerciale
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Antoine ALH1X : 33. Com m e u n e p lu m e ... — 4 0. C h e m in m o n ta n t.
Jean d’ANIN : 107. L a q u e lle ?
Henri ARDEL : 41. D e u x A m o u rs .
M. des ARNEAUX : 82. L e M a r ia g e d e G ra tle n n e .
Louis d’ARVERS : 15. L e M a r ia g e J e lo r d L o v e la n d . — 62. L e C h a
p ero n . — 84. U n S e r m e n t. (A d a p té » de Tangíais.)
Lucy AUGÉ : 112. L 'H e u r e d u b o n heur.
Salva du BEAL : 18. T r o p petite. — 31. L e M é d e c in de L o c h rlst.
Julie BOR1US : 20. M o n M a ria g e .
Baronne 5 . de BOUARD : 106. C œ u r ten d re et fier.
Marie Anne de BOVET : 24. V e u o a g e blanc.
BRADA: 91. L a B r a n c h e d e ro m a rin .
Jean de la BRÈTE : 3. R e v e r e t V iv re . — 2 5. Illu s io n m a sc u lin e . —
34. U n R é v e il.
Rhoda BROUGHTON : 9 8 . L 'O b s ta c le .
Mme E. CARO : 103. I d y l l e n u p tia le .
A.-E. CASTLE : 9 3 . C œ u r d e p rincesse.
Comtesse de CASTELLANA-ACQUAV1VA : 90. L e S e c r e t d e M a ro u s s ia .
CHAMPOL: 67. N oU lle. —
113. A n c e lise .
A. CHEVALIER : 114. M è r e e t F ils.
H. de COPPEL : 53. L a F ille u le d e la m er.
Jeanne de COULOMB : 26. L 'Im p o s sib le L ie n . — 48. L e C h e v a lie r
c l a it v o y a n t. — 60. L 'A l g u e d'or. — 7 9. L a B e l le H is to ir e de
M a g uelonne.
Edmond COZ : 70. L e V o ile d éch iré.
Jean DEMAI S : 1. L ’H é r o ïq u e A m o u r .
Jean F1D : 116. L 'E n n e m i* .Zénnïde FLEURI OT : 111. A la r g a .
Mary FLORAN : 9. R ic h e ou A im é e ? — 32. L e q u e l l ’a im a it ? —
63. C a rm en c ita . — 8 3 . M e u r tr ie p a r la vie l — 100. D e r n ie r
Atc-Jt.
Jacques des GACHONS : 96. D a n s l'o m b re d e m es jo u rs .
Claire GÉNIAUX: 12. U n M a r ia g e " in extrem is
Pierre GOURDON : 89. A i m e z N ic o le I
Jacques GRANDCHAMP : 47. P a r d o n n e r . — 58. L e C œ u r n ’o u b lie pas.
—
78. D e l'a m o u r et d e la p itié . — 110. L e s T r ô n e s s’écro u len t.
M. de HARCOET : 37. D e r n ie r s R a m e a u x .
Marc HELYS : 22. A i m é p o u r lu i-m é m e . ( A d a p té d e l’an g lais.)
( S u i t e a u v e r s o .)
118-1
�V o lu m e m p a r u s d a n s la C o lle c tio n (S u ite ).
Jean JEGO : 109. S o u s le soleil a rd e n t.
L. da KERANY : 10. L a D a m e a u x g en êts. — 16. L e S e n tie r d u bo n
h eur. — 4 3 . L a R o c h e -a u x - A lg u e s .
René LA BRUYÈRE : 105. L ’A m o u r le p lu s f o r t.
Eveline LE M AIRE: 30. L e R ê v e d 'A n to in e tte .
Pierre LE ROHU : 104. C o n tre le flot.
Mme LESCOT : 95. M a r ia g e s d 'a u jo u r d 'h u i.
Hélène MATHERS : 17. A
tra v e rs les seigles.
Raoul MALTRAVERS : 92. U n e B e lle -m e r e .
Lionel de MOVET : 2 7 . C h e m in secret.
B. NEUILLÈS : 7 . T a n te G e r tru d e .
Claude NISSON : 13. In tr u s e .
8 5 . L 'A u t r e R o u te .
52. L e s D e u x A m o u r s d ’A g n è s . —
Pierre PERRAULT : 8. C o m m e u n e ép a v e.
Alfred du PRADEIX : 99. L a F o r ê t d 'a rg e n t.
Alice PUJO : 2. P o u r lu i l — 6 5 . P h y llls . ( A d a p te s d o l'anglais.)
Jean SAINT-ROMAIN: 115. L ’E m b a rd c e .
Isabelle SANDY
: 49. Af a r y l a .
Yvonne SCHULTZ : 69. L e M a r i d e V iv ia n e .
Norbert SEVESTRE : 11. C y r a n e tte .
René STAR : 5. L a C o n q u ê te d 'u n cœ u r, — 8 7 . L 'A m o u r a tte n d ...
Jean THIERY : 46. V ic tim e s. — 59. L e R o m a n d 'u n v ie u x g a rç o n . —
88 . S o u s leu rs pas. — 108. T o u t à m o i l
Marie THIERY : 23. B o n so ir, m a d a m e la L u n e . ~~ 38. A u d e là des
m onts. — 57. R ê v e et R é a lité . — 102. L e C o u p d e v o la n t.
Léon de TINSEAU : 117. L e F in a le d e la sy m p h o n ie.
T. TRILBY : 21. R ê v e d 'a m o u r. — 29. P r in te m p s p erd u . — 3 6. L a
P e tio te . — 42. O d e tte d e L y m a ille . — 50. L e M a u v a is A m o u r . —‘
61. L 'I n u t il e S a c rific e . — 8 0 . L a T r a n s fu g e . — 9 7 . A r i e t t e , je u n e
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C o l l e c t i o n STELLA
Éditions du “ Petit Écho de la Mode ’’
��L e H i b o u d es R u n ie s
i
« Marie-Félice ad o ra son m a ri; elle trem b la le
s a ch a n t tém éraire ; elle p l e u r a l e sachant infidèle...
et elle ne se consola jamais de sa mort. »
A p rè s cette citation, M. Hurel-Brinon se reto u rn a
vers sa petite-fille C hantai A u b e r y et M m e Marguerite-Marie L u b ersa c, auxquelles il avait te n u à faire
ad m ire r ce fastueux tom be au du duc Henri de M ont
m oren c y dont M oulins s’enorgueillit à juste titre.
« Le 3o octobre 1632, continua le savant arc h éo
logue, Henri de M o n tm o re n c y venait de paye r de sa
tête sa participation à la révolte de G aston d ’Or
lé an s; l’adm irable Félicie des-U rsins, sa veuve, en
vertu d ’une lettre de cachet, fut envoyée à M oulins,
avec l’autorisation de se retire r au couvent de la
V isitation.
« Dès lors, elle n ’eu t q u ’un d ésir : se c o n s a c r e r a
Dieu d an s la vie religieuse. C ette déterm ination
prise, elle fit re c o n stru ire le m o n a stè re et édifier
cette chapelle afin d ’y tr a n s p o r te r le corps de son
époux...
« L a d u ch e sse m a n d a le sc u lp te u r F ran çois
A uguier et le chargea de l’exécution d u m ausolée
q u e nous ad m iro n s...
« Bien q u ’A uguier se fût adjoint son irère, comme
�6
LE HIBOU DES RUINES,
lui de P a ris, et T hom as R egnaud in , un artiste de
Moulins, le to m b e au ne fut achevé q u ’en i653...
« Il y avait longtem ps que la veuve inconsolable
n’était plus de ce m onde, q u an d la Révolution ch assa
.les V isitandines de leur couvent (i)... Hélas ! le tom
beau fut pro fa n é; les corps jetés à une fosse com
m une... mais, le mausolée lui-même et ses adm i
rables statues é c h ap p è re n t à la destru c tio n ... »
A re m u e r ces souvenirs, le conférencier et ses
auditrices se sentaient é m u s ; Ces statues de m arbre,
pensaient-ils, si belles... mais si in se nsible s... Les
êtres q u ’elles rep rése n taien t avaient vécu... aimé...
souffert. Chantai, d ésire use de c h a sse r cette im pres
sion pénible, de d om in e r un e sensibilité q u ’elle
jugeait dém odée, étudiait les détails du m ausolée
et s’extasiait su r la beauté des statues allégoriques
qui lui font une garde d ’h o n n eu r...
Les yeux de Mme L u b ersa c, au contraire, dem eu
raient rivés à l’effigie de la d u ch e sse placée su r le
tom beau à côté de celle de son époux.
— Quelle ex pression l’artiste sut d o n n e r au visage
de cette femme, murmura-t-elle. V raim ent, sa d ou
le ur est tangible... et sa b o u ch e e n tr ’ouverte sem ble
jeter à jamais les plaintes de son c œ u r déchiré.
— Ses mains sont jointes en un geste de su p p li
cation et ses y eu x levés vers le ciel, remarquez-le
aussi, m adame.
« N ous le savons, les prières de l’a rd e n te Italienne
furent exaucées s u r un point : si, p rès de Dieu, elle
ne ren c o n tra pas l’oubli d u bien-aimé, du moins,
elle y trouva la résignation.
— Moi, je l’avoue, dit Chantai de sa voix claire
qui, aisém ent, pren a it des into nation s m o q u e u ses,
je ne sa u ra is co m p re n d re la d u c h e sse ! J e u n e , sé d u i
sante, com blée des don s de la fortune, elle eût pu se
distraire, refaire sa vie. Au lieu de cela, elle renonce
au m onde, aux parfums, aux fleurs... àu beau ciel
de sa patrie, et elle se confine dan s le m onastère
d ’une petite ville, elle se soum et à la règle sévère
des V isitandines. Elle 1 l’une des plus grandes dam es
de F ra n c e !
(D C e c o u v c n t J u s V is it a n d in e s e s t o c c u p é pa r u n ly c é e .
�LE HIBOU DES RUINES
7
« Ne préte n d -o n pas q u e de ses belles m ains,
Marie-Félice ne dédaignait point de sarcler des
légumes, et de p r ê te r son aide aux s œ u r s cuisinières !
« Cette im m olation, ces ren o n c em e n ts, p o u r
q u o i? ... Afin de mieux attester ses regrets d ’un
époux, qui, a s su re n t encore les c h ro n iq u e s, lui fut
souvent infidèle.
Le savant sourit avec indulgence à celte boutade.
—
J e te r é p o n d r a i p a r u n e deuxièm e citation qui
explique et éclaire la cond uite de la duch esse.
« Marie-Félice d es U rsins aima le d u c de M o n t
m orency de tous les a m ou rs q u ’on p eut avoir au
m o nde... p u is q u ’elle n ’aima jamais qu e lui ! »
A p rè s un d e rn ie r éloge ac co rd é au ta b lea u de
P ie rre de C ortone qui, su r le m altre-autel de la
chapelle, dom ine un singulier reliquaire d’é b è n e et
d ’orfèvrerie, M. IIurel-Brinon regagna la salle rec tan
gulaire qui p récède la chapelle et fut autrefois le
chcfcur des religieuses.
Là, de nouveau, il s’a r r ê ta p o u r faire ad m irer à
ses com pagnes u n plafond peint p a r un élève de
L esu e u r, re p ré s e n ta n t d es scènes de la vie de la
Vierge.
Un in stant, la douce image de M arie, dan s le
tab leau de l’A n no ncia tio n, p a ru t rete n ir l’attention
de M me L u b ersa c... E n réalité, celle-ci évoquait là
cette épouse que la h ac he d u b o u rre au laissa pour
jamais inconsolée...
Et, sous les cloîtres, où d e s colonnes do riq u es
rem p lacent les piliers carrés d ’an tan, elle p o u r s u i
vait toujours l’o m b re de la d ispa rue .
« Là, songeait-elle, M arie-Félice p ro m en a ses
rém inisce nce s cruelles ; en ce p réa u , au jo u rd ’hui
orné de rosiers a dm irable s, elle cultivait d es fleurs
p our o rn er le tom be au de son époux.
« Et ces travaux r u stiq u e s n’ab im aient p as les
m ains de la d u ch e sse ... des m ain s d e m eu rée s si
fines et si bla n ch e s que... p a r humilité... peut-être
p o u r une autre raison d ’ordre sentim ental, elle ne
les m ontra it jamais nues... »
Chantai regardait un e collection d ’estam p es,
re p ré s e n ta n t les m o n u m e n ts les plus célèbres du
m onde. Et, devant Saint-M arc de V enise, le Cotisée,
�8
LE HIBOU DES RUINES
les antiqu ités de la Grèce, celles de l’Egypte, elle
se pâmait.
—
G ra nd-pè re! que je voudrais connaître ces
merveilles! L’an prochain, ferons-nous enfin ce
oyage do n t je rêve?...
Et, com me le vieillard hochait tristem ent la tête,
elle ajouta :
— Quelle drôle d ’idée de placer ces gravures sous
les yeux des lycéens, eux au s si doivent rêver de
s’envoler hors de leur dem i-priso n... Gomme ils
doivent regretter de ne pouvoir cueillir ces magni
fiques roses... dont je vous fais com plim ent, m adam e,
ajouta-t-elle en s’ad re ssan t à la femme du concierge
qui s ’était avancée po u r la saluer.
L aissant sa petite-fille ad m ire r les roses, à
M me L ubersa c seule, le savant n om m a les p e r s o n
nages illustres qui, en ces lieux, visitèrent la mo
d ern e A rtém ise : H en riette de F ra n ce , Mme de
Longueville, la reine de S uède, Louis XIV lui-même.
Et il insista p o ur attester qu e la princesse,
devenue, il est vrai, V isitandine, a p p rit avec calme
la m ort de Richelieu, et, en un sacrifice sublime,
pria et o rd o n n a des prières p o u r celui q u i condam na
son mari à être décapité.
S u s p e n d u e aux lèvres du savant, la jeune femme
écoutait. Et, su r son visage à l’ovale parfait, de la
pâleur chassait le délicat coloris, un pli a m er se
creusait au coin de sa b ouche droite et une lueur
douloureuse s’allumait au fond de ses p runelles du
bleu rare et si particulier de certains vitraux anciens.
M ais... le chapeau violine de M arguerite-M arie
mangeait son front et jetait de l’om bre s u r ses traits...
puis, surtout, la vue du vieillard était trop affaiblie
p o u r lui p erm ettre de faire toutes ces r e m a rq u e s . Il
s’étonnait seulem ent du silence de la jeune femme,
q u a n d elle reprit :
— A im er un mari d ’un pareil a m o u r et... p a r
d o n n e r à son m eurtrier, p rier p o u r lui! Est-ce
cro y a b le? V raim ent cette femme, qui m o u ru t en
p ressa n t ses lèvres sur le crucifix de sainte Chantai,
me parait, com me celle-ci du reste, plus grande
que nature.
— Ces femmes aimaient leurs époux et Dieu
�LE HIBOU DES RUINES
c
davantage, la foi et l’a m o u r en g e n d ren t des m iracles ’
Mme L u b e rsa c ne p ro te sta pas, mais, en allant
"vers la sortie, inconsciem m ent, elle p re ssa it le pas.
P eut-être avait-elle hâte de q u itte r ces lieux où,
insensibles aux consolations du m onde, dédaigneuses
de ses plaisirs, d eux veuves inco n so la b les... auprè:
de Dieu seul trouvèrent de l’apa ise m ent.
S ur la place où la ca thé d ra le fait face à la to u r , q u ’or,
n om m e la Mal-Coiffée, et au pavillon R e naissanc e
devenu u n m usée (i), le petit groupe se disloqua.
M. H urel-Brinon ne résistait pas au d ésir d ’entrei
au m usée, où, g rand a m a te u r d ’a n tiq u ité s gallorom aines, il avait tou jours q u e lq u e chose à revoir...
Chantai déclara vouloir a d m ire r la ro seraie qu!
entoure les bâtim e n ts d u m u sé e, et M me L ubersac,
prétextan t un essayage, avec allégement, recouvra sa
liberté.
Elle ne lit q u e p a s s e r chez sa tailleuse, mais ne
regagna pas tout de suite l’hôtel dei b r iq u e s roses
agrém enté d ’a r a b e s q u e s tracées p a r des brique:
noires, qui, d ep u is des siècles, a p p a rten a it aux Hurel
B rin o n ; trou blée encore, il lui eut été pénible de
retrouver Chantai qui, fort in d é p e n d a n te , d ’ailleurs,
se privait volontiers de la société de sa dam e de
com pagnie, su rto u t q u a n d elle la sentait triste.
M arguerite-M arie, e rra n t u n peu à l’aventure,
traversa la place de l’Hôtel-de-Ville où la to u r de
l’Horloge évoque le te m p s p a s s é ; elle tentait di
s’in té resse r aux pignons aigus, aux lucarnes h isto
riées d es vieilles m aisons de bois, assez n o m b reu se s
en ce q u a rtie r avoisinant l’ancien palais ducal; mais
non ... son e s p rit fuyait o b stin é m e n t les rém inis
cences histo riq u e s p o u r se r e p o rte r à une période
relativement p ro ch e qu e ce p e n d a n t — ô in c o n sé
q u en c e h u m a ine I — elle eût voulu b a n n ir de sa
pensée.
A insi a b s o rb é e, elle revint vers le petit-square qui
étend ses p elo u ses devant le m usée, et, a ssise sousun vernis du Ja p o n , elle d e m e u ra rêveuse.
E n face d ’elle, se remarciuait u n hôtel, bâti encore
en b riq u es, avec des pavillons en saillie.
(i) Scuts vestiges du fastueux château des ducs de Bourbon.
�IO
LE HIBOU DES RUINES
Ce logis ap p a rten a it à la m arraine de Mme L ubersac, la générale des Ryaux, née Hurel-Brinon, et
cousine germ aine du savant.
La jeune femme fut tentée de soulever le h e urto ir
de la belle dem eure, mais, aprè s un instant d’hési
tation, elle s’éloigna. Q u ’irait-elle faire là ? . .. le grand
salon H enri II était fréquenté p ar toute la société,
fort ancien ne et un peu fermée, du B o urbonnais...
souvent p a r d es étrangers... A u cours de sa vie,
d a n s les différentes garnisons du général, sa femme,
accueillante et e m p re ssé e à r en d re service, connut
b ea u co u p de m o n d e ; on ne l’oubliait pas, et no m
breux étaient les touristes qui, p as san t à M oulins
en allant ou revenant d es villes d ’eau avoisinantes,
s’y arrêtaient p o u r voir Mme d e s Ryaux.
E ncore plus ce jour-là q u ’un autre, M argueriteMarie redoutait d ’alfro n te ru n e réunion n o m b reu se ...
mais la cathédrale, très p rès, d ressa it ses h a u te s
flèches et sa façade lourde. Là, du m oins, la jeune
femme serait tran q u ille; à défaut de consoiations,
elle aurait du silence, du calme!...
Résolum ent, elle p é n é tra d o nc d a n s l’a n tiq u e col
légiale agrandie d epuis m o in s d’un siècle.
De son allure souple, ses p ie ds m inces m artelant
le dallage, Mme L u b e rsa c traversa ia longue nef où
des piliers s’alignent, trop lo u rd s p o u r so u te n ir l’élé
gante voûte ogivale, et vint s’agenouiller devapt le
ciborium doré qui, en l’en c a d re m e n t de ses arcs
légers, laisse apercevoir le trône épisco pa l et, plus
haut, la statue, toute noire, de N otre-D am e de M oulins.
Dans l’un des bas-côtés, u n visiteur exam inait
avec un intérêt p rofond de très curieux vitraux dont
certains furent, m a lh eu reu sem e n t, e ndom m agé s p a r
une récente explosion de la p o u d re rie ... mais cet
étranger se déto u rn a de sa co n tem p latio n et suivit
d ’un regard singulièrem ent ému la silhouette de
Marguerite-Marie, si élégante d a n s une sim ple robe
violine.
Elle, inconsciente de l’hom m age r en d u à sa bea uté
et à sa distinction, s’était p r o s te r n é e , et, de ses
mains voilant son visage, elle tâchait de se recueil
lir... de prier. Hélas 1 ses lèvres s’agitaient... mais
des distractions l’assaillaient et, toujo urs, son c œ u r
�LE HIBOU DES RUINES
i
se refusait au sacrifice qu i, seul entre Dieu et soi
âm e, m aintenait un voile... une barrière.
Des pas r é so n n è re n t sous les voûtes... Marguerite
M arie leva les yeux et vit, tout p rès d’elle, u n h o m m '
encore jeune, d ’une taille élevée, d ’un p h y s iq u e pei.
banal, don t les p runelles claires resso rta ie n t étran
gem ent dan s un teint d ’A rabe.
Cet étranger ab o rd a it un p rê tre d ’u n e maigreu:
ascé tiq ue, au nez b u s q u é , aux traits ac centués, qu*
la jeune femme appréciait.
E n sem b le, les d eux h om m e s se dirigèren t vers 1.
sa cristie; sans doute le voyageur désirait connaîtra
le fameux tr ip ty q u e ; ce chef-d’œ uvre parm i le;
ta bleaux de nos primitifs do n t l’a u te u r demeuri
inconnu.
A u c u n p r e s s e n tim e n t n ’agitait M me L u bersac,
lo rsqu e, q u e lq u e s m in utes plus ta rd , elle p é n é tn
d a n s la sacristie du chap itre q u e quittait le touriste..
Non, q u a n d elle p a s sa près de lui et sentit soi
regard l’envelopper, rien ne vint lui révéler q u e ce
inconnu aurait pu lui d o n n e r la clé du m ystère que,
d epuis d e s mois, elle cherchait à éclaircir.
Le célèbre tr ip ty q u e n’avait pas été refermé. El
dépit de son tro uble, M arguerite-M arie paya un n o u
veau trib u t d ’adm iratio n à ce lte merveille, à 1;
fraîcheur du coloris, à la com position, à ia facture di
tableau.
M ais, très vite, d u dom aine de l’art, elle retorob;
d a n s la réalité.
— M o n sieu r le chanoine, dem anda-t-elle d ’uni
voix trem blante, n ’avez-vous rien ap p ris ?
— Rien ! En d ép it de multiples d ém arch e s, je n’ob
tien s pas la confirmation de la triste nouvelle. M aigr
ies a p p a re n c e s, cette nouvelle pourrait être dénuée
de fondem ent. On a vu tant et ta n t d ’erre u rs !
Elle baissait la tète, et d es larm es p erlaient à se
longs cils.
— On ne sait rien... il est p ossible q u ’il soi
vivant... Et je pleu re... Si je le savais m ort... je p le u
rerais davantage ! Q u ’est-ce q u e je so u h a ite ? ...
— Vous devez, m on enfant, d é s ire r con naître la
vérité. Il est dangereux de m a rc h er dan s les té n èb res.,
su rlo u t lo rsq u e , écarté d u chem in tracé, on a perdi:
�12
LE HIBOU DES RUINES
!a divine lum ière... le phare seul capable de guider
:iotre frêle esquif.
_ Oh I m o n sieu r le chanoine, à u n certain point
le vue, le souvenir du passé suffirait à me garder de
certaines tentations.
L’a b b é Courcelles fronça ses épais sourcils et son
regard p én é tran t, empli de pitié, s’attacha u n instant
iu joli visage de son interlocutrice.
—
Voici une m anifestation de l’orgueil... sous
forme de préso m p tio n !... A vingt-six ans... seule...
jetée en quelq u e sorte à côté de votre situation
sociale... com blée de certains dons qui attiren t les
hommages, oseriez-vous être assuré e de résister aux
em bûch es ? Votre fragilité passée ne vous effrayet-elle point ? Une prem ière fois, a b a n d o n n a n t votre
devoir, vous avez fui devant la souffrance... Q u’avezvous renc ontré ? V otre conscience est-elle tran
quille ?...
Le sacristain entrait, escortant un nouveau visi
teur... M arguerite-M arie, ce jour-là, fut d onc dis
pensée de r é p o n d re aux q u e s tio n s de l’a b b é C o u r
celles.
II
La générale des Ryaux recevait. G rande, d ’un em
b onp oint qui n’avait rien d ’excessif, ses épais che
veux, joliment argentés, rete n u s p a r u n peigne de
jais au som m et de la tête, la vieille femme qui, vue
lu repos, avait de la majesté, perdait b e a u c o u p de
cette dignité d an s le feu de la conversation.
Le verbe haut, la parole assuré e, les gestes auto
ritaires, elle tranchait toutes les q u estio n s. P a r des
sentences... des ordres tum u ltu eux, elle dirigeait
un clan, p re s q u e à la façon dont jadis son époux
dirigeait son régim ent de dragons.
L’enfance et la jeunesse de Suzanne H urel-Brinon
avaient p rép a ré cette personnalité. Fille u n iq u e , ido
lâtrée d’une m ère resté e veuve trè s jeune, sa n s
enfants elle-même, com blée p a r la vie, hab itu ée à
�LE HIBOU DES R UIN ES
13
voir sa m è re et, p lu s ta rd, son mari, satisfaire s e s
m oind re s cap rices, elle devait en venir à se croire
infaillible... et, p a r suite, à ne s u p p o r te r ni co ntra
diction ni conseil.
P lu s q u ’une autre, ce p e n d a n t, la générale aurait eu
b es o in de conseils... car b o n n e, g énéreuse, la m ain
toujo urs ouverte p o u r soulager l’in fortune, elle avait
si p eu de p o n d é ra tio n , et ressentait les offenses avec
tant d’exagération que, en dépit de ses excellentes
qualités et des m eilleures intentions,, elle faisait d u
mal. Mieux encore q u e de M m e de Staël, on pouvait
dire de M me des R y a u x : ayant jeté à l’eau des amis
p o u r u n e vétille, elle eût ris q u é de se n o y er afin de
les repê cher.
P a r ce jour gris d u pluvieux m ois de mai 1923, la
générale présid a it une réu n io n déjà n o m b r e u s e vrai
m ent triée su r le volet; so n a m o u r- p r o p re trouvait
m otif à s ’exalter ; ceux et celles qui faisaient cercle
a u to u r du tapis d ’A u b u s s o n , as sis en de solennels
fauteuils, étaient to us des gens notoires : il y avait là
d es officiers su p é rie u rs, d es p erso n n a lité s du m onde
savant et des femmes qui p ortaient de b ea u x nom s.
L a m a ltresse de m aison, as sise s u r une ca thè dre
de bois sculpté, à l’om bre légère d ’u n s u p e rb e
p h œ n ix , parlait politiq u e : â p r e m e n t, elle a tta q u a it
le m o d é ra n tism e im bécile de ceux qui p rê c h a ie n t
l’apaisem ent.
—
L ’union sacrée, m es b o n s am is, c’était b o n p en
d a n t la g u e rre ; au jo u rd ’h ui, n o u s devons suivre
l’exem ple d es extré m istes... D re sso n s-n o u s devant
eux, c h e rch o n s u n M ussolini et suivons-le sans
crainte de recevoir q u e lq u e s h o rio n s... avec la
volonté trè s arrêtée de r e n d r e les c o u p s avec u sure.
« Lâche qui cargue sa voile », disa ie n t les aventu
r e u x N o rm an d s...
A cet in stan t, la po rte s’ouvrit et Biaise, le valet
de cha m bre à l’allure m artiale, qu i, d u r a n t n o m b re
d ’a n n é es, fut l’ord o n n an c e du général des R yaux ,
intro d u isit M me L u b ersa c.
En h ab itu ée des lieux, sans h âte, sans tim idité, la
jeune femm e trav e rsa l’enfilade des salons où des
glaces de V enise se renvoyaient son image... Et,
peut-être parce q u ’elle s’a b s o rb a it en ses in q u ié
�14
LE HIBOU DES RUINES
tu d e s, la p rése n ce de ces visiteurs im p o rta n ts ne
l’émouvait pas plus tjue les châtelaines et les gen
tilshom m es m agnifiquem ent évoqués su r les ta p is s e
ries murales.
Mais, l’accueil de la m aîtresse de céans, ses regards
co urroucé s e u re n t le don d ’am en e r un vif coloris su r
les joues si joliment arro n d ies de la visiteuse.
— Chantai ne t’accom pagne p a s ! Me diras-tu'
p o u r q u o i? s’exclama la générale, avant mêm e de
r é p o n d re aux salutations de M me L u b ersa c.
— Chantai m ’accom pagnait en effet... mais...
— Hé bien... q u a n d nous atteignions les Allées de
Russie, une autom obile a passé...
— Celle des L ornes !
— Mlle Nicole est d esce n d u e, et, littéralement, a
enlevé son amie.
— Qui, volontiers, s’est laissé enlever. Ne proteste
pas, ma petite-nièce raffole p o u r l’in sta n t de cette
jeune fille ultra-m oderne et s’évertue à la copier.
Et la générale qui, en d ’autres m om ents, n ’eût pas
s u p p o rté q u ’on proférât u n mot de blâm e visant
C hantai A ubery, p ro n o n ç a un véritable réquisitoire
contre celle qui osait m a n q u e r d ’égards à sa g ran d ’tante.
— Quelles é p o u ses, quelles m ères deviendront
ces gam ines de dix-sept et dix-huit ans qui rejettent
toute autorité, tout frein, et p r é te n d e n t se diriger à
leur guise... nous les voyons a r b o r e r des m o des in dé
centes, danser, p o u r le plus grand d anger de leur
vertu, d e s d an s es exotiques, dignes des nègres et
des négresses, lire tous les ro m an s et p r e n d r e part à
des conversations fort libres... eût-on dit de notre
tem ps.
Q uelque s sou rires, bientôt rép rim é s, se jouèrent
su r les lèvres des visiteurs de la générale do n t les
e ntretiens s’émaillaient de c om paraison s et de récits
rabelaisiens, d ’épithètes q u ’eût goûtées la m aréchale
Lefèvre.
Mme L ubersac laissait passe^ l’orage.
— C ette pauvre C hantai, dit-elle q u a n d elle jugea
que le nuage s’éloignait, elle est si b onn e, si géné
reuse, et elle vous aime tan t, chère m arraine ! Son
c œ u r est excellent, et les défauts q u e vous lui
�LE HIBOU DES RUINES
>5
reprochez r é su lte n t en m ajeure partie de son triste
état d ’orpheline...
Ce souvenir évoqué fit dévier la pensée de
M me d e s Ryau x ; elle le constatait, son cousin,
M. IIurel-B rinon, don t la science et la notoriété la
flattaient, n’était poin t làl Et d ep u is trois sem aines,
il négligeait de venir re n d re ses devoirs à sa cousine.
Elle eut alors des p h ra se s am ères co n tre ces
collectionneurs, ces archéologues qui sacrifient leurs
devoirs les plus essentiels et leurs relations les plus
intimes à u n congrès ou m êm e à d es stations interm i
nables dan s les m usées.
Un jeune littérateur déjà co n n u osa p ro te ste r et
dire en quelle estime, n on se ulem ent à M oulins,
mais parm i tous les savants et les archéologues de
la F ra n ce entière on tenait M. H urel-B rinon, ce digne
d e s c e n d a n t d ’une longue lignée de g rands bourgeois,
jadis conseillers ou argentiers des d u cs de B ourb on.
M m e des Ryaux daigna s o u rire ; le ro m an c ier
l’avait deviné : la générale tenait infinim ent à l’illus
tration de sa race... p r e s q u e autan t q u ’aux b rillants
états de service de son époux.
D ans sa satisfaction, elle perm ettait à l’e ntre tie n de
s’o rienter vers des sujets généraux lo r s q u e Biaise,
aidé de sa fille, une élégante so u b re tte , a p p o r ta le
thé accom pagné de vins doux et d ’excellents gâteaux.
M arie-M arguerite s’em p re ssa de faire les h o n n e u r s
de ce lunch dé le c ta b le ; elle eût d ésiré q u ’il se p ro
longeât b e a u c o u p ... car la dern iè re ta sse, le d ern ie r
verre n ’étaient p a s rep la cé s su r les p la tea ux q u ’elle
en tendit, avec un vif déplaisir, sa m arraine la prier
de chanter.
Sans te n te r u n e inutile résistan c e, la dam e de
com pagnie se r a p p r o c h a d u piano et, soutenu e par
une vieille fille, qui à son talent d ’accom pagnatrice
devait d ’être adm ise à l’hôtel des R y aux, elle p rélu da
p a r l’air de la Sauge du J o n g le u r de N otre-D am e et
continua p a r une des c h a rm a n te s m élodies de Schum ann : L ’A m o u r d'u n e fe m m e .
M m e L u b e rsa c était douée d ’une voix d ’un charm e
et d’un tim b re rare, à la fois p r o fo n d e et légère, forte
et veloutée, q u ’elle m aniait avec un sentim ent inné de
l’art et une excellente m é th o d e.
�ib
LE HIBOU DES RUINES
L ’en te n d re était d onc u n vrai régal et M me des
R yaux , d és ire u se de plaire à ses invités, im posait à
sa filleule l’obligation de ch an ter à cha cu n e de ses
réception s. C ette obligation était pénible à la jeune
femme, d a n s la situation fausse où elle se trouvait ;
la m ettre ainsi en vedetle, n’était-ce point un m a n q u e
- d e tact... p r e s q u e de c œ u r ; ne l’exposait-on point à
recevoir les com p lim ents exagérés des hom m es, à
s u r p re n d re les rem a rq u e s, les s o u s-e n te n d u s des
femmes jalouses, q u i tous ne jugeaient plus leur
égale la d am e de com pagnie salariée de Mlle Chantai
A ubery.
Dame de com pagnie salariée... femme séparée...
du rouge montait au front de M arguerite-M arie en
répétant ces mots.
Elle si fière jadis de son nom, si in d é p e n d a n te , si
remplie d’a m o ur-propre , com m ent ne pas souffrir de
cette déchéance!
Dame de com pagnie! Elle, la fille du colonel b aron
R e naud de M àlecroix... l’un des plus brillants cava
liers de l’arm ée... un soldat, à la façon des m o u s q u e
taires... m ondain, viveur hélas I p e n d a n t que d u ra la
p.aix, mais qui d o n n a sa m e su re ... et sa vie q u an d
sonna la revanche.
A p rè s m aints exploits, ayant m érité dix citations,
digne fils de la vieille F rance, R e n a u d de M àlecroix
m o uru t d ’un trép a s tém éraire... fou, mais héro ïq u e
assez p o u r forcer l’adm iration des plus sages.
Avant de finir en héros, le colonel de Màlecroix,
desce ndan t d ’une illustre lignée, fut le mari aimable
et galant d ’une ch a rm ante femme, mais le plus triste,
des ad m in istra teu rs ; il confondait inconsciem m ent
le capital et le reve n u; l’argent fondait en ses mains
avec une facilité qui le stupéfiait.
Devenu veuf, il ne se corrigea pas... parfois il
éprouvait des rem o rd s, car il aimait sa fille... son
optim isme le consolait vite. D’ab o rd , il esco m p ta un
héritage... l’héritage ne vint pas... Ce fut la ruine,
amenée p a r des placem ents d és astre u x où l’illu
sionniste, croyant tripler ses capitaux, les perdit.
Il ne se découragea point... sa solde dem eu rait et
Marguerite-Marie, belle, distinguée, avec sa santé,
sa voix, son intelligence, ferait un su p e rb e mariage...
�LE HIBOU DES RUINES
*7
Les brillantes relations de son p ère l’y aideraient.
R e n a u d de M àlecroix com ptait sa n s la guerre.
A vingt ans, M arguerite-M arie se trouva seule au
m onde avec q u e lq u e s b rib e s d ’un héritage qu i aurait
dû être beau.
Elle vécut d es h e u re s d ’a u ta n t p lu s cruelles que
sa nature et son éd ucation ne l’avaient pas p ré p a ré e
à s u p p o r te r la gêne, la m édio crité, l’hum iliation.
Un mariage ac ce pté à la légère et très vite r o m p u
ne fit q u ’aggraver la situatio n et au g m en te r la tris
tesse de la jeune femme.
M m e des R yaux, trè s liée avec M me de M àlecroix,
avait tenu à être la m arraine de sa fille, chose n a tu
relle, car le général tém oignait aussi un a ttac h em en t
particulier à R e n au d , qui était son aide de camp.
A ux jours d ’épreuve, la générale se m o n tr a si
secourable et si généreuse p o u r sa filleule, q u e celleci restait à jamais son obligée.
Marguerite-M arie chantait to ujours.
Et, p o ssé d ée p a r son art, p a r les souvenirs de ce
passé évoqués si souvent, elle trouvait des ij^cents
poignants tandis q u ’elle r é p é ta it:
« M on c œ u r , tu frémis, tu do u te s... tu bats à te
rom pre ... Hélas ! Il m ’a choisie en tre to u te s... O m on
cœ u r, tu ne le crois pas ! »
Nul dan s le salon de la générale ne songeait à la
situation plus ou m oins fausse de la cantatrice I On
écoutait... on était sous le charm e.
Et, en bas... s u r la place de l’anc ie n Palais... un
p a s s a n t venait de s’arrête r... ce to u riste q u e la vue
de M arguerite-M arie troub lait si violemment.
E t à en te n d re cette mélodie de S ch u m a n n , l’émo
tion de l’étra n g er p a ra issa it portée à son c o m b le ;
de la p â le u r envahissait son teint bronzé, ses yeux
clairs s’e m b ru m aie n t, son to rse ro b u ste fléchissait ;
puis, la c h a n te u se se tut... on p e rç u t le tum ulte des
a p p lau d is sem e n ts.
Alors, lentem ent, com m e à regret, l’inco n n u
s’éloigna.
Et, en s’éloignant, il pensait :
« C ette voix... cette r e sse m b la n ce ... Cette femme
posséderait-elle u n c œ u r... u n e âme c o m p arab le s à
ceux de m a bien-aim ée ? »
�i8
LE HIBOU DES RUINES
III
Q u atre glaces inc rustée s d an s des b oiseries
bla n ch e s du plus p u r xvtti0 siècle reflétaient le
m obilier de bois b lo n d ultra-m oderne, les coussins
voyants, les tapis des Balkans et les b ibelots étranges
du salon qu e Chantai A u b e ry avait p ré te n d u installer
à sa guise.
E te n d u e su r u n divan, enveloppée des plis d ’une
robe de soie flottante, couleur canari, qui flattait
son teint am bré et accentu ait le noir de ses cheveux
et de ses yeux, la jeune fille feuilletait un e revue.
Non loin d ’elle, M arguerite-M arie bro d ait des
roses su r de la toile bise.
— Alors, vraim ent, chère am ie, vous croyez que
je dois^ encore écrire à m a tante ? dit b ru s q u e m e n t
Chantai, en fermant la revue.
— V otre grand-père lui-même instam m en t vous
l’a recom m an dé.
— Cette lettre heb d o m ad a ire à M me Felletin née
A u b ery est un des en nuis de m a vie I E crire lo r s q u ’on
n’a rien... mais abso lum e nt rien à dire à un e per
so nne indifférente, quelle corvée !
« Une autre obligation, ce p e n d a n t, est plus
en n u y e u se encore que cette co rre sp o n d a n c e : celle
de faire des séjours sem estriels en la triste dem eure
de L arcy 1
*
Cette année, une grippe, q u e je qualifierai
d’h eureuse, me p erm it d’éviter la visite pascale...
mais voici les grandes vacances.
— C h a n ta i! n ’exagérez-vous point ? Je n ’arrive
pas à c o m p re n d re com m ent Mme Felletin vous
inspire aussi peu d ’affection.
— Ni moi à ex pliqu er la sym pathie qui vous
attire vers elle... Car, me re n d a n t à l’évidence, je
constate q u e la perspective de notre p roch aine
retraite en pleine cam pagne cre u soise vous est
agréable.
�LE HIBOU DES RUINES
»9
— Je l’avoue, ces horizons, triste s à vos yeux,
mais si tranquilles, do n t les digitales ro ses so n t le
sourire, me pla ise n t et me rep o se n t.
« Et, p o u r votre tante, je resse n s de l’estim e, de la
confiance... une sorte d ’adm iration.
— De l’adm iration !
— Si courageusem ent, si dignem ent, elle s u p p o r ta
l’épreuve !
— Et vous vous sentez en confiance ? Se sentir
en confiance avec M m e Sévère, c’est renversant.
— Mme F elletin se nom m e Séverine.
— E n fam ille!... A u n o m b re de ses p rén o m s, on
voit, au contraire, inscrit en prem ier, su r les registres,
celui de la sainte vénérée dan s la C reuse, à laquelle
m on aïeule avait, paralt-il, de la dévotion.,, ce nom
étant ridicule, on en fit Séverine... il conviendrait,
ce p en d a n t, si bien à la châtelaine de L arcy.
— Mme Felletin n’est pas sévère ; elle est seule
ment grave et triste.
— N ous ne nous e n te n d r o n s pas, M arite !... Sur
ce point, du m oin s... J e suis trop jeune, et trop
folle p o u r savoir ap p ré c ie r ces qualités sérieuses,
cela viendra p ro b ab le m en t... avec le tem ps.
« En atten d a n t, cette année, j’entrevois une
distraction p o u r nos vacances !
— Et en quoi c on siste ra cette distraction ?
— C h e rc h e r à perc er l’incognito du châtelain de
Roc-Aigu !
— Du châtelain de Roc-Aigu !
— Parfaitem ent. V ous tom bez des n u e s ! Vos
b eaux yeux bleus, frangés de noir, tr a h is s e n t le
plus inte n se éto n n em e n t. Je ne vous ferai donc pas
la nguir!
« M aurice Felletin, qui d é jeu n e ra ce m atin avec
nous, nous co ntera l’événem ent plus en détail... Je
me b orn e à vous dire que, cet hiver, les ruines dont
vous aimez la fiêre silhouette furent achetées p a r
un étranger, un A m éricain, prétend-on. Livré à une
éq u ip e d ’ouvriers, l’antiqu e m an oir devint vite h a b i
table.
— Quel dom m age ! Roc-Aigu était si pitto re sq u e,
si rom an tiq u e !
— Rassurez-vous ! Ces rép a ra tio n s ont été faites
�20
LE HIBOU DES RUINES
de façon telle qu e l’extérieur du château n ’a été
modifié en rien.
« Q u a n t à l’intérieur, on en est réd u it aux h y p o
thèses : M. X... ne reçoit p e r s o n n e , ne so rt jamais,
sa u f d an s u n e auto fermée cond uite p a r un chauffeur
nègre.
• « Les jolis bois où n o us aim ions c h e rc h e r des
cèpes, cueillir des digitales et des fraises, sont
en to u ré s de m ultiples fils de fer b arb e lés.
« Des allées ont été trac ée s parmi les chê n es et
les charm es, mais deux chiens policiers sont les
c e rb ères de ce parc. Le m y stérieu x châtelain s’y
p rom èn e à la lu e u r d e s étoiles, à m oins que, p a r
les nuits so m bres, su rto u t, il ne rem p lisse de flots
d ’h arm onie les salles médiévales.
« V ous pensez à quel point est surexcitée la curio
sité des naturels d u pays, de P lan ta ire et de Babyle
en particulier.'
« Quel est cet h o m m e ? ... Un lépreux, un demifou ?
— Un n e u ra sth én iq u e, peut-être, un de ceux dont
la guerre fit des m o n stre s, m u r m u r a M m e L ubersac.
— On ne sait rien, ch ère amie ! Rien, vous dis-je,
p as m êm e u n nom, car l’acte d ’achat de Roc-Aigu
fut passé p ar un notaire de G uéret q u i est m uet
com me un e carpe. A lors, moi, en a tte n d a n t de
p e r c e r le m ystère d o n t il s’entou re , je n om m e
l’inconnu, l’invisible châtelain : le H ibou des Ruines.
— P o u rq u o i ne pas re sp e c te r le m y stère don t cet
h om m e s’entoure. Ce m ystère, p r o b ab le m en t, cache
des triste sse s, de la douleur, une infirmité, que
sais-je. Il ne me paraîtrait p a s délicat de c h e r c h e r à
soulever les voiles dont s’enveloppe cet étranger.
— V ous êtes logique 1 D éfen dant jalousem ent les
secrets de votre c œ u r , vous entendez r e sp e c te r ceux
des a u tre s... m ais moi, d o n t la vie est sa n s mystère,
je ne ren o n c erai point à l’in n ocente d istraction qui
m ’est offerte.
M arguerite-M arie, l’air anxieux, hoch ait la tête.
Alors Chantai a b a n d o n n a le divan et, avec sa viva
cité ac cou tum ée, vint e n to u re r de ses b r a s le cou
d e l à jeune temme.
— M a grande amie, vous ne me priverez pas de
�LE HIBOU DES RUIN ES
21
ce plaisir, cette recherch e m ettra de l’intérêt dans
notre vie m orose ; j’en serai plus aimable avec tante
Sévère et... en a ttend a nt, vous allez être assez gentille
po u r m e libeller un brouillon de la lettre q u ’on me
con d a m n e à écrire. E ta n t do n n ée votre sym pathie
p o u r M m e Felletin, les choses à dire, les m ots à
em ployer naîtro n t sous vos jolis doigts... la destin a
taire se déclarera ravie.
« E n retour, si, q u a n d nous seron s à I.arcy, vous
étiez p eu inspirée, le jour où vous devriez écrire
à tante Suzanne... p a r un échange de b ons
p rocédés, je deviendrais votre secrétaire. Mme la
générale est autoritaire, exigeante, toujours gron
deuse, parfois, mais si souvent b o n n e et magnifique
m ent généreuse... qu e je la préfère à tante Séverine.
« Avouez-le, ces deux femm es sont les an tipodes,
les antithèses l’une de l’autre. Elles n ’ont, il est vrai,
au cune parenté.
M arguerite-M arie, les p a u p iè re s a b a issé es, de
m eura un instant silencieuse, puis elle reprit :
—. Si, à une ép o q u e de m a vie, M m e F elletin s’était
trouvée près de moi plutô t q u e m a m arraine, mon
existence eût été to u t au tre 1
La jeune femme se leva et vint s’asseo ir devant le
b u re a u m o d e m style afin de ré p o n d r e au désir de
Chantai.
Et, tout naturellem ent, elle exprim ait des p ensées,
narrait d es petits faits qui conviendraient à la châte
laine froide, co ncentrée, figée, c’était réel, mais
b onne, dévouée, qui cachait un c œ u r , u n e àme
rare, so u s des d ehors rébarbatifs.
—
Ce brouillon est to ut sim plem ent un chefd ’œ uvre, s’exclama C hantai, p r e s q u e tro p bien.
M me Séverine, qui ne m a n q u e p o in t de finesse,
po u rra it s o u p ç o n n e r le subterfuge.
« Q u ’im porte 1 Elle p e n s e ra « q u ’on ne p eu t que
gagner en b o n n e com pagnie ».
Et, aussitôt, de cette écriture hau te d ’un demice n tim ètre qui avait le don d’im p a tie n te r sa tante,
la jeune fille couvrit les q u a tre pages d ’u n p a p ie r
ocre, à b o rd u re s violettes, pas bea u du tout, mais
q u e C hantai adm irait parce q u ’il était à la mode.
Elle achevait de trac er l’a d r e s s e q u a n d A n ne, une
�22
LE HIBOU DES RUINES
femme de ch a m b re fort stylée, introduisit M aurice
Felletin.
G rand, large d ’épaules, le jeune hom m e plaisait
pa r sa physionom ie anim ée, ses b eaux y eux b r u n s
qui, to ujours, regardaient en face, son air de parfaite
santé p h y siq u e et morale... Mais com bien Mlle Nicole
GrilTet de L ornes, et, d ’ap rè s elle son amie C hantai,
le trouvaient p eu c h ic ; ses vêtem ents n’étaient point
ir ré p r o c h a b le s ; le u r c o u p e dén otait un tailleur de
second o r d r e ; il p o ssé d a it d ’a b o n d a n ts ... t r o p
a b o n d a n ts cheveux d ’un joli châtain doré... hé bien 1
au lieu de les aplatir, de les lisser, de les rejeter en
arrière .. « au rat léché », ne s’avisait-il point de les
p o rte r en brosse !
Sa m oustache p o ussa it au gré de sa fantaisie.
E t ses den ts 1 des den ts un peu fortes, mais
b lan ches et saines, q u ’il m on tra it souvent en un
agréable sourire, il p réte n d ait les conserver telles
que dam e N ature les lui d onna. Malgré les in sin u a
tions de Mlles N icole«t C hantai, si chic, si m odern es,
il refusait de faire vêtir d’or au moins une de ses
incisives.
Non sans une aisance sim ple, M aurice salua,
échangea des sha k e-hand s avec les jeunes femm es ;
il rép o n d a it aux q u e s tio n s q u e lui posait M argueriteM arie, con c ern an t la santé de Mme Felletin, q u a n d
M. Hurel-Brinon, en tra n t à son to u r dan s le salon de
sa petite-fille, s’in té ressa aux affaires qui am enaient
le jeune industriel à Moulins.
Celui-ci ôtait en ville, afin de renouveler un traité
avec la m unicipalité à laquelle il fournissait les
pierres néc essaires au pavage de certaines rues.
D epuis la fin de la guerre, M aurice Felletin, lau
réat de l’Ecole su p é rie u re de com m erce, dirigeait les
im po rta n tes carrières de grès, qui avaient enrichi sa
famille.
P erfe ctionn ant, développant l’entreprise, il s’était
rendu a c q u é r e u r de p lusieurs collines environnantes ;
il avait installé des ateliers, où les blocs de grès se
taillaient en petits carrés réguliers, et un decauville
po u r tr a n s p o r te r les m atériaux, d es carrières aux
ateliers, et des ateliers à la gare.
Ce travail, spécialem ent dan s leurs goûts, retenait
�LE HIBOU DES RUINES
23
en ce coin de la C reuse, b ea u c o u p d ’h ab itan ts qui,
sans cela, eu s sen t ab a n d o n n é le sol ingrat de leur
petite patrie.
Le père de M aurice, qui n ’avait pas eu d ’enfants
d’un p re m ie r mariage, se rem aria, étant âgé, avec
une femme jeune qui lui d o n n a ce fils. M aurice se
trouvait être le pro p re neveu du mari de M m e Séve
rine et aussi son filleul.
Celle-ci s’était b ea u c o u p attachée à cet enfant ;
elle l’appréciait et eût été h eu re u se de l’un ir à C h a n
tai, la fille de ce frère F ra n ç o is q u ’elle aima plutôt
en m ère q u ’en s œ u r l Et, M. H urel-Brinon, avant de
m ourir, ne pouvait q u e d é s ire r de voir l’avenir de
sa petite-fille au ssi b ie n assuré.
Mais C hantai, qui sub issait l’influence de son
amie, se déclarait féministe à o u tr a n c e ; elle enten
dait choisir son mari et assu ra it q u e jamais elle ne
consentirait à végéter, à s’e n te rre r à la Brionne, ce
bourg p e r d u d an s la cam pagne cre usoise et à y
m e n er l’existence do n t se co n ten tè re n t M m es A u bery,
ses aïeules m aternelles, châtelaines de Larcy.
En em ployant des m o ts -e t des p h rase s d o n t elle
n ’a p p rofon dissa it point le sens, elle affirmait vouloir
vivre sa vie à sa guise et n’a c c e p te r com m e com pa
gnon q u ’u n h om m e ayant d es idées assez larges
p o u r s’a c co m m o d er de ses goûts in d é p e n d a n ts.
Et ce brave M aurice, traditionaliste rétrograde, en
dépit de sa gaité, ne saurait lui convenir.
Surtout... malgré ce positivism e... malgré cette
affectation de traiter l’in dustriel en b o n com pagnon
— M arguerite-M arie le p resse n ta it — C hantai, fort
r o m a n e sq u e au fond du c œ u r, eût souhaité in sp ire r
un grand am o u r à M aurice Felletin.
* C hantai, vraim ent jolie avec sa robe jaune aux
m anches très co urtes, u n peigne rouge d a n s ses
cheveux, des anneaux à ses bras fermes, riait de
toutes ses dents b lanch es, se mettait en frais dç
c o qu e tte rie p o u r leur convive qui, non sans hum o ur,
n arrait les événem ents locaux.
Elle riait et s’am usait au point de ne pas rem ar
q u e r qu e son grand-père touc h ait à peine à des
mets p r é p a ré s c e p e n d a n t suivant ses goûts.
T rès p âle,le vieillard sem blait soufîrir, et, lorsque
�24
LE HIBOU DES R UIN ES
Mme L u b ersa c en fit la r e m a rq u e , il avoua éprouver
une do u le u r à la base d es p oum on s.
Dès la fin du rep a s, s’ex c u sa n t avec cette politesse
dont il ne se d ép a rtait jamais, il regagna son a p p a r
tem ent particulier.
Chantai, accoutu m ée à voir son aTeul 'souvent
fatigué, ne s’inq uiéta p as, et q u a n d M aurice prit
congé, elle lui dit galment :
— Nous n o u s rev e rro n s fin août, pu isq u e , à ce
m om ent, nous iron s à L arcy... A lors, le H ibou des
R uines n ’au ra q u ’à se c a c h e r I
« Foi de C h a n ta i A u b e r y , je p ré te n d s le ren
contrer... lui p a r le r ! ... Et, vous le savez, ce que
femme veut, Dieu le veut !
— S’il ne sort q u e la nuit, le verrez-vous ?
— Il sortira bien, une fois ou l’a u tre , à la clarté
du soleil !
— Ses chiens policiers l’e s co rtero n t !
— J e c o rrom prai les c e rb è r e s I
Et, com m e M a uric e se coua it la tête en signe de
dénégation :
— Voulez-vous q u e n o u s fassions un pari ?
— Si vous le désirez...
— D eux cents francs form eront l’enjeu. Et le
gagnant versera cette som m e à la m aison de retraite
de la Brionne. L es vieux p r ê tr e s ho sp italisés là y
gagneront toujo urs I
M aurice tint le pari, mais toute galté avait d isp a ru
de ses yeux q u a n d la lourde po rte co chère se
referma su r lui.
Ni l’industriel ni celles q u ’il q u ittait ne pouvaient
prévoir que dès la sem aine suivante, p o u r un triste
événem ent, M oulins les verrait de nouveau réunis.
En effet, le lendem ain, M. H urel-Brinon ne q uitta •
pas son lit ; l’o p p re ssio n et les d o u le u rs do n t il s’était
plaint au g m entèrent ; le d o cteur, très inquiet, app e la
d eux de ses confrères en consultation ; ceux-ci
confirm èrent son diagnostic. Le m alade était atteint
d ’une congestion p ulm on a ire et, vu son âge, tout
e s p o ir sem blait p erd u .
Le malade ne s’illusionna p a s s u r l’iss u e de sa
m aladie ; il prit ses d ern iè re s disp ositions, fit à sa
petite-fille les plus te n d re s adieux et les plus instantes
�LE HIBOU DES RUIN ES
25
recom m andations. P u is, ap rè s l’avoir confiée à
M me L u b ersa c, les lèvres su r l’ima’g e du Dieu q u ’il
servit fidèlement d u ran t toute sa vie, le savant, digne
rep rése n tan t d ’une p ro b e et docte lignée, m o u ru t
sans se d ép a rtir de son calm e... de sa sérénité.
IV
Chantai, qui somnolait, la tête a p p u y é e au capiton
gris du w agon, se r e d re ssa su b ite m e n t et jeta un
regard vers la po rtiè re ouverte...
O n était encore à ces jours froids qui, ju s q u ’à la
fin juin, p ré c é d è re n t la période de ch a le u r intense
qui, cette anné e, a sévi su r la F ra n ce .
On avait traversé les riches plaines de l’Allier où
paissent tan t de vaches bla n ch e s, et on venait de
qu itter la vallée d u Cher, égalem ent fertile et bien
cultivée.
— Les coteaux de la C reuse I m u rm u ra la jeune
fille avec u n so upir, sont-ils laids I d ’as p e c t m isé
rable !
— Ils ont leur h e u re de poésie q u a n d les genêts
sont en fleurs 1 Et, mêm e en cet instant, ces blocs
de granit, de formes si étranges, d re ssé s ou couchés
parmi les fougères, ne m a n q u e n t pas de p itto re s q u e ;
certains évoquent des m o n stre s pétrifiés et p o u r
raient d o n n e r n aissan c e à une légende...
— J ’adm ire les h eu re u x effets de votre imagina
tion, chère am ie, moi je- vois ici seulem ent, au
p rem ier plan, des p e n te s a b r u p te s , ro ch e u ses, où
la terre aride ne p ro d u it qu e des b roussaille s et des
arb res chétifs... les lointains b le u issa n ts ont q u e lq u e
ch arm e... u n iq u e m e n t parce q u ’ils d é ro b e n t le ur
laideur sous un joli voile de gaae.
« V raim en t je songe avec t e r r e u r que, moi déjà si
triste de la mort de m on ch e r b on-papa , je devrai
vivre d u r a n t de longs mois au milieu d ’un pareil
site! Car... je ne m ’a b u s e point, l’été term iné, ma
tu trice ne co n sen tira pas à m on d ép a rt...
�26
LE HIBOU DES RUINES
— M me Felletin n’est point femme à revenir sur
sa parole... Or, elle-même a décidé q u e n o u s passe
rions l’hiver à M oulins chez la générale...
• « Du reste, réfléchissez, m a chérie, en grand
deuil, avec votre chagrin, où voudriez-vous a lle r ? ...
D es larm es roulaient su r les joues de Chantai.
— V ous avez raison, M arite, je refuserais n ’im
porte quelle villégiature m ondaine. Si je m ’y laissais
en tra în er à p re n d r e q u e lq u e plaisir, je l’expierais
p a r b e a u c o u p de chagrin et de rem ords.
« Je veux p o rter mon deuil d ig nem ent... mais
j’aurais préféré d e m e u re r chez moi. Souvent j’y avais
l’illusion q u e grand-père était encore là 1
— V ous êtes toute pâle, un peu aném iée ; le cha n
gem ent d ’air, vous sera salutaire. V otre aïeul luimême, ch a q u e année, vous conseillait ce séjour...
— C ’est p o u r cela qu e je n ’ai pas tenté de résis
tance... mais q u e je vais d onc m ’e n n u y e r à L arcy !
— V ous exagérez! V ous vous calomniez ! N’êtesvous p as de celles qui, p artout, savent s’o cc u p er, se
créer des d istractions. Je suis là afin de vous tenir
fidèle c o m p ag n ie ; avant h uit jours, A n n e doit nous
rejoindre ; votre service p erso n n e l se ra donc fait à
votre gré !
— Ma femme de cha m bre, très m o d e rn e , s’entendra-t-elle avec le ménage an téd ilu vien qui sert ma
tante ?
— A ntédiluvien, mais si dévoué à leur m aîtresse
et à vous, si attaché au souvenir de votre père...
— O h! m on D ieu... en p ensée, je revois avec
plaisir les visages accueillants de P lan ta ire et de
Babyle. Lui... la lune dan s son plein, avec des joues
rouges, si luisantes q u ’elles sem b le n t vernissées,
ses yeux o blique s et sa bouche qui finit aux oreilles...
« Q uel con tra ste avec son épouse si longue, si
plate, q u ’on la croirait taillée e n u n e p la n c h e !
— P ensez au b o n h e u r de P lanta ire et de Babyle
en revoyant « leur petite caille », le ur « oiseau tom bé
du nid » et votre c œ u r se ra réchauffé.
« Ces braves gens, ils vous aiment ; ils vous ser
vent avec joie... c’est rare aujourd’h u i!...
— Vous avez raison, et, une fois de plus, je rends
hommage à votre sagesse et à votre résignation.
�LE HIBOU DES RUINES
27
— Ma sa g e sse !... ma ré signa tion!... H élas! Elles
sont plus ap p a re n te s qu e réelles.
Mme L ubersa c courbait, son joli visage. Résignée,
elle ne l’était q u ’aux petits ennuis de l’existence et
s’obstinait à rejeter la croix... encore, elle ne se
soum ettait point ; elle n’avouait pas sa faute ; p leine
d ’orgueil, remplie de p résom ption , n’attirerait-elle
pas le d anger ? Si la tentation se présentait, son àme
serait mal défendue.
C es p en sée s graves, ces rém iniscences cruelles,
la jeune femme te n ta de les c h a sse r et fit un effort
afin de s’in té resse r au paysage.
On dépa ssa it G uéret. Ses platanes, sa vieille
église, ses jardins fleuris, un e oasis rapidem ent
traversée.
Le paysage redevenait sauvage ; àn gauche, les
collines " se haussaient, plus d é n u d é e s : partout,
parm i des genévriers rabou gris, des rochers perç aie nt
l’herbe rase ; mais, com me un sourire su r de laides
bou ches, au creux de q u elq u e s-u n s de ces roche rs
jaillissaient des h am pes roses de digitales.
A droite, des m u rs de pierres sèches ceinturaient
de maigres prairies où, m élancoliques, p aissaient
quelq u es vaches blanches.
— L’usine Felletin, dit Marguerite-Marie. L à aussi,
Chantai, vous avez un ami I
Du som m et d ’un coteau, en maints endroits fouillé,
déchiré, cre usé par la main de l’hom m e, un decauville d escen dait chargé de blocs de grès q u ’il déver
sait sous des hangars où d ’au tre s w agonne ts sem.
blables rep ren a ien t ces blocs taillés en pavés p our
les conduire à la gare ; au delà des han gars et de
déc o m b res am oncelés se voyait une cité ouvrière,
ses m aisons p r o p re tte s accom pagnées des m êm es
jardinets et des m êm es poulaillers.
Le train filait vite ; b r u s q u e m e n t, une vallée se
creusa, d ’asp ec t fertile, dan s l’en c a d re m e n t de deux
coteaux dont de magnifiques châtaigniers couvraient
les p e n t e s ; sur u n po n t de p ierre, on franchit un
ruisseau, un bo urg m o ntra ses toits de tuiles et d ’ar
doises, un clocher aigu, et, u n p eu en recul, des
bâtim ents gris à l’allure de couvent.
— La Brionne, dit à son to u r C hantai, nous arri
�28
LE HIBOU DES RUINES
vons. Et, c’est très drôle, j’éprouve du plaisir à
revoir L a rc y !... On a vraim ent d an s le c œ u r des
sentim ents in s o u p ç o n n é s ! ...
De la main elle désignait su r une légère ém inence
une h a bitation qui, avec son co rp s de logis aux
larges lucarnes, une tourelle et une grosse tour,
s u rm o n té e d ’un clocheton en forme d ’éteignoir,
m éritait bien la désignation de château.
A lentour, c’étaient d ’im p orta nts b âtim e n ts de
servitude, u n jardin enclos de m u rs, u n bois de
c h a rm es, et u n étang ceinturé d e roseaux q u ’om bra
geaient des épicéas centenaires.
A u ssitô t ap rè s Larcy, sép aré de la p roprié té par
une gorge étroite où courait un filet d ’eau, un autre
coteau se haussait, com me p o u r m o n tre r a u loin les
r em p a rts, les m urailles crénelées et les to u rs de
défense de la redo utable forteresse qui jadis com
m an d ait à tout le pays.
— Roc-Aigu le N oir! cria un employé.
Chantai était d ebou t.
Elle eut u n geste vers la dem eure m ystérieuse et
sa voix retrouvait des inton ations gam ines tandis
q u ’elle disait :
— Méfiez-vous, bel oiseau des R uines, voici venir
l’ennem i !
P u is, elle saisit les sacs et les colis afin de les
p a s s e r à M arguerite-M arie qui, déjà, descendait.
L es voyageurs allaient vers la sortie. S ur le pas
de la porte, u n h o m m e s’effaça, et h t le geste de
saisir la valise q u e portait M m e L u b ersa c... Celle-ci,
en levant les y eux p our rem ercier, revit ce visage
b ronzé aux claires prunelles, aux lèvres rasées, de
l’étra nger q u ’elle avait ren c o n tré à la cathéd rale de
M oulins.
E n co re, il p a r u t ém u à la vue de la jeune femme.
C h a n ta i en fit la rem a rq u e et, avec un intérêt très
vif, elle suivit d u regard l’étranger, p e n d a n t que,
traversant la cour de la gare, il se dirigeait vers une
au tom obile noire qui stationnait à q u e lq u e distance ;
un nègre g rand et fort, vêtu d’une livrée cannelle,
était p rès de la voiture.
A b s o r b é e , intriguée, C hantai ne r e m a rq u a it po int
P lan ta ire qui, sa c a sq u e tte à la main, atten d a it les
�LE HIBOU DES RUINES
29
voyageuses à côté d ’un la ndau d ém odé mais confor
table, attelé de d eux r o b u s te s p erc h ero n n es.
La jeune fille, s’apercevant enfin de sa distraction,
salua sig rac ie u sem e n t le vieux serviteur que la bo uche
de celui-ci, en u n so urire de satisfaction, se fendit
ju sq u ’aux oreilles.
— Dites-m oi, m on b on P lan ta ire, qu estio n n a t-elle gentim ent, ce m o n sie u r q u i est d e s c e n d u avec
nous de l’e x p re ss serait-il le châtelain de Roc-Aigu ?
— N on, bien c e rtaine m e nt, no tre dem oiselle, le
châtelain de Roc-Aigu a pris les ItSWtndes des
orfraies et d e s ch a ts-h u an ts q u ’il a délogés.
« Il ne sort q u e la nuit, p r é te n d e n t les gens, car
p erso n n e ne l’a vu I
« C ’est éto n n a n t m êm e q u ’il reçoive u n visiteur.
L ’auto s o m b re ay a n t d ém arré , le vieillard rep rit,
ap rè s avoir chargé les sacs et les m e n u s colis:
— Si ces d am es le veulent, n ous allons p a r ti r ; je
reviendrai p o u r les bagages avec la carriole, à m oins
que la ch arrette d es vaches ne soit utile. Les jeunes
dam es em p o rten t, dit-on, en voyage, ta n t et tant
« d ’affutiaux » 1
— De nos jours, ré p liq u a M me L u b e rsa c , ces
afïutiaux tien n en t p e u de place.
— C ’est bien p o ssib le! B abyle racon te q u ’on ne
distingue p as les ro b es d e s d am es d ’avec leurs
chem ises... mais elle parle tr o p là-dessus, cette
vieille pie, et entre tie n t l’in dignation de M adam e
contre les m o d e s du jour.
Il ferm a la portière, m o n ta s u r le siège. Et, en
rasse m b la n t les rê n e s, il m augréait :
— Tout ça... c’est d es parole s p o u r ne rien dire.
Les femmes en ont-elles jamais fait a u tre m e n t q u ’à
leur tête!...
Et, ph ilosoph e, le brave h om m e to u c h a d e son
fouet Grisotte et P e r c h e ro n n e , qui partire n t à
paisible allure.
�30
LE HIBOU DES RUINES
V
M m e L u b ersa c écrivait à la générale.
Chantai s’était refusée à tenir certains engagem ents
et, com me la dam e de com pagnie protestait, la jeune
fille avait r é p o n d u :
—
C hère am ie, une fois de plus, soyez gentille,
servez-moi de secrétaire... M me des Ryaux désire
bea u co u p de détails et rie veut pas de tristesses...
Or, le jour où je fis l’im p ru d e n te p ro m esse de lui
écrire souvent, j’étais gaie, j’étais h eu re u se I A ujour
d ’hui, je me sens si changée q u e je p référerais
écrire plutôt à tante Séverine q u ’à tante Suzanne.
M arguerite-M arie, ap rè s avoir em bra ssé C hantai,
s’ôtait mise en devoir de lui obéir.
Sa missive achevée, la jeune femme fit q u elq u es
ran gem ents dan s la cha m bre qui était devenue son
dom aine particulier à Larcy.
Une vaste pièce, avec, au plafond, des poutrelles
a p p a ren te s, peintes en gris et assez grossièrem ent
èq uarries. Les m eub les, en cerisier, cirés et relui
sants, m an q u aie n t d ’élégance.
Mais, deux bergères recouvertes d ’une jolie soie
Louis XV occupaient les coins de la chem inée en
bois sculpté q u e dom inait une curie use peintu re. La
table à écrire, large et com m ode, m ontrait des pieds
et des tiroirs a rtistem ent fouillés; elle su p p o rtait un
matériel co m plet d ’écrivain, n ota m m e nt une écritoire d ’étain si a n tiq u e q u ’elle d u t servir à n om bre
d ’A u bery, baillis ou échevins...
Enfin, une main am ie, en un beau vase de Nevers,
avait d isp o s é q u e lq u e s ham pes de digitales.
Ces détails artistiq u e s, cette attention faisaient
oublier à M arguerite-M arie les rideaux de rep s vert,
raides et fanés, l’affreux p a p ie r jaunâtre semé de
fleurs am aran te qui recouvrait les m u rs, et le défaut
de style de l’en sem ble de l’am eublem ent.
Ce logis familial, édifié, agrandi p a r p lusieu rs
�LE HIBOU DES RUINES
31
générations de travailleurs, plaisait à la jeune
femme.
Elle l’appréciait, en le com p arant à ces installations
lux ueuses, mais un peu bohèm es, q u ’aimait son père
penaud de M àlecroix... De ces a p p a rte m e n ts fanfre
luches disp a ra issa ie n t parfois des objets de prix.
HélasI ils payaient des h eures de folie!...
M arguerite-M arie songeait co m bien inc o n sciem
ment, elle souffrit de ce m a n q u e de stabilité
qu ’offrait le ménage de son père, tandis q u ’elle déscendait l’esca lier de pierre aux paliers carrés et,
ensuite, en traversant le vestibule un peu so m b re où
s’alignaient des sièges de bois et où brillait une
fontaine de cuivre do n t M me F elletin n’appréciait
pas la valeur.
Dans la co u r carrée, u n m a ssif de sauges mettait
une note é c la ta n te ; des p rairies voisines venaient
des voix joyeuses, les idées tristes de la jeune femme
l’a b a n d o n n è r e n t ; le ciel bleu, la lum ière, le g rand air
lui dilataient le cœ u r.
Une grille séparait la c o u r , q u ’on nom m ait la cour
d’ho n n eu r, de celle qui environnait les b âtim ents
de servitude; parmi ceux-ci, parfaitem ent en tre ten u s,
un seul, une an cienn e m aison de m étayer, semblait-il,
étonnait p a r son air ¡de v étu sté ; les m u rs, veufs de
leu r toiture, tout lézardés, p o rtaien t kla trace d ’un
incendie, la [porte et les fenêtres d e m e u ra ie n t
béantes.
M arguerite-M arie co n s tata cefaif, mais ne ch e rch a
pas à c o m p re n d re p o u rq u o i M me Felletin, s:
o rdonnée , conservait cette ruine'... elle se dirigeait
vers u n e petite po rte à claire-voie, qui s’ouvrait, sur
la droite, près d ’un énorm e charm e et accédait à la
te rra s se longeant la façade est du château... Là, u n
rideau de tilleul d o nn ait de l’o m b rè et de la fraîcheur ;
des m assifs d ’h o rten sias, de bégonias, de p étunias,
de la galté et des parfum s.
L a te rra s se était solitaire. M arguerite-M arie
cueillit u n e rose aux Bengales q ui, ta p is s a n t le m u r
gris, élevaient leurs b ra n c h e s fleuries ju s q u ’aux
toits, puis elle d e s c e n d it q u e lq u e s degrés d ’un e sca
lier de pierre et se trouva d a n s le vaste jardin
p ota g er où des c a rré s de légumes, bien e n tre ten u s ,
�32
LE HIBOU DES RUINES
s’e n c ad raien t de plantes m édicinales et de fleurs
r u stiq u e s, où des a rb r e s fruitiers, taillés en e s p a
liers, m ontra ien t leurs co rd o n s chargés de fruits.
L a jeune femme eu t un geste d épité : C hantai
n’était pas là !... Où d on c se cachait-elle?
Seul, P lantaire, co u rb é vers la te rre, sarclait u n e
b o rd u re de fraisiers.
A u bruit léger des p as de la p ro m e n e u se , le
b o n h o m m e se r ed ressa , et, en saluant avec un sou
rire :
— N otre dem oiselle n ’est pas là. Elle a passé to ut
à l’heure, mais elle ne s’est p oint attardée à cueillir
q u elq u es fraises ou q u e lq u e s fleurs, à me c a u se r un
brin, ce qui m’eùt com blé d ’aise... Non, elle a pris le
chem in du V al-P erdu, et, en le suivant, elle courait
comme un e p e r d u e !
P lan taire hochait sa tête grise.
— F au t pas être sorcier p o u r deviner où elle allait.
Et, M arguerite-M arie d e m e u ra n t m uette, le vieil
lard ajouta, en écarquillant ses yeux r o n d s :
— N otre dem oiselle voulait voir de ses jolis y eux
si les bois de Roc-A igu étaient devenus inacces
sibles... q u a tre rangs de fils de fer b arb e lés... des
chiens-loups énorm e s!
« Il sait se garder, le châtelain! Et plus il se
cache, p lus o n voudrait le voir!... les femmes
s’entend. Car, d ep u is la m ère Eve, ce défaut ne s’est
pas p erd u ... C ’est dan s leur sang! Q u ’y faire 1
M arguerite-M arie protesta.
— P o u r m a part, je ne cherche jamais à savoir ce
q u ’on d ésire m e c a c h e r; je n ’en ai mêm e nulle
envie !
— N otre dam e est ainsi... D onc, ça ferait deux
femmes de ma co n n a issa n ce qui ne seraient pas
cu rieuses... c’est b e a u c o u p p o u r un seul hom m e!...
Il est vrai qu e Babyle est curieuse p o u r trois!
P lan ta ire rep ren a it sa pioc h e; et la dam e de com
pagnie, erran t à l’aventure, gagna, au d elà des m urs
du potager, un sentier qui, m enant à la Brionne,
p a s sa it près de l’étang de L arcy ; puis, longeant les
bâtim e n ts de servitude, elle se dirigeait vers le
chem in charretier qui conduit au V al-Perdu, q u a n d
elle ap_erçut M me Felletin, en com pagnie d ’un
�LE HIBOU DES RUINES
33
ouvrier qui para issa it étu d ier p a r quel moyen on
pou rra it étayer l’un des m u rs de la m aison en ruine.
De loin, M arguerite-M arie regardait la châtelaine;
celle-ci, avec sa taille élevée encore très droite, son
port de tête altier, lui ap p a raissait im p o s a n te ; le
teint te rreu x , la b o u ch e grande et des lèvres trop
minces attestaient q u e jamais elle n ’avait pu être
jolie.
Et, cependant, des yeux fort beaux, un front bien
modelé, les cheveux très brillants et très noirs
accusaient une ressem blance indéniable entré
Chantai et sa tante.
Avec une politesse, d és o rm a is su ran n é e, Mme Felletin ten dit la main à M arguerite-M arie.
— Avez-vous bien d o r m i? N ’avais-je rien oublié
dan s votre ch a m bre ?
— Rien, chère m adam e, pas même un beau
b o u q u e t de digitales. Et, croyez-le, au c u n e de vos
attentions ne m ’a éch ap p é !
— V ous êtes indulgente, sincère aussi. Tout de
suite, je le c o m p ris; jamais m on vieux logis ne vous
a déplu !
Les prunelles so m b res de M me Séverine che rchè
rent les p runelles bleues de la jeune femme.
Et, tout en se dirigeant avec elle vers le V al-Perdu,
elle rep rit :
— Les natures légères tâ c h e n t de s’étourdir, afin
d’oublier leurs souffrances... les au tre s, au contraire,
r ec h erch en t le calme qui le ur perm e t d ’étudier... de
mettre à profit, si cela se peut... leurs épreuves.
— O h! m adam e, ne me rangez point parm i ces
femmes résignées et réfléchies! J ’adm ire celles qui
s u p p o rte n t brav em ent et savent m ettre à profit la
douleur, mais je ne les imite p as... Si je fuis le
m onde, c’est q u ’il me fait p e u r : je le juge cruel...
p o u r les a b a n d o n n é e s, p o u r les isolées... surtout
q u an d elles sont pauvres!
« J ’ap pré cie le travail, la p ro m en a d e, la lecture,
parce que ces occupatio ns m’arrac hent à moi-même,
sans me m eurtrir.
— Ceci prouve, m on enfant, qu e vous avez du
sérieux et b ea u co u p de re sso u rc e s dans l’esprit.
« L o rsq u e je fis votre conna issa nce , voici bientôt
118-11
�34
LE HIBOU DES RUINES
d eux ans, j a vous jugeai favorablem ent, to u t de
s u ite ; or, m a p r em ière im p re ssio n est p re s q u e to u
jours juste... D epuis, m es o b se rva tions ont confirmé
ce jugement.
— O h l m a d am e , c’est qu e je ne suis pas sincère...
q u e je dissim ule... Si vous con n a issiez toute la
vérité, vous m e cond am neriez!...
— Non, la vieillesse est plus indulgente q u e la
jeunesse... elle sait qu e si parfois n o u s valons m oins
q u e nos actes, souvent au ssi n o u s valons davantage.
S an s r é p o n d r e , M arguerite-M arie, aux côtés de la
châtelaine, suivait le chem in encaissé rem pli d ’or
nières qui, espérait-elle, la con d u isait vers Chantai.
M m e F elletin, devinant q u e la jeune femme désirait
lui faire d es confidences, prit le p arti de les p ro
voq uer en lui tém oignant de la confiance.
— Ce m atin, dit-elle, C hantai m’a peinée.
— E ncore une légèreté, une b o u ta d e !
— Un m a n q u e de c œ u r ! . .. C o m m e je cherchais
avec u n ouvrier le m oyen de conso lider la m aison en
ruine qu e je conserve telle une relique, j’ai su rp ris
su r ses lèvres des so u rires m o q u e u rs ... J ’ai là une
faiblesse, adm etton s-le, m ais p e rso n n e plus que
cette enlant ne devrait la resp e cte r.
« P eut-être , ne le savez-vous pas! C ’est d an s cette
m aison de m étayers, devenue la proie des flammes,
qu e le p ère d e Chantai, m o n jeune frère, trouva la
m ort en voulant sauver Sornin, u n petit b erg e r qui
dorm ait d a n s le grenier.
« M on F ra n ç o is! J e l’avais élevé! Il m ’aimait,
com me il eût aimé notre m ère! Et moi... je l’aimais
tr o p l S’il avait vécu, j’aurais été l’aïeule de ses
enfants... n on , u n e ta n te ridiculisée... d é te s té e !
— O h! chère m adam e, c’est le cas de le croire,
Chantai vaut m ieux q u e ses actes... se ulem ent, elle
juge ou veut p araître juger la sentim entalité d ém odée.
Etre sensible, c’est vieux jeu, déclare cette Nicole
Griffet qui est l’oracle de son amie.
— C ette Nicole n ’était pas là... H élas I les sourires
de ma nièce d én o ten t un m a n q u e de c œ u r ! Malgré
votre d é s ir de la défen dre, p o u r d im in u er m on
chagrin, je co m p re n d s votre in tention et vous en
rem ercie, vous ne pouvez p as excu ser Chantai. Q uoi!
�LE HIBOU DES RUINES
35
elle sait q u e son père, m on bien-aim é frère, ma joie,
m o n orgueil, fut ca rbonisé d an s cette m aison. Et elle
rit de la fidélité de m on souvenir!...
— Elle rit parfois, afin de ne pas pleurer.
— Il eût m ieux valu q u ’elle pleurât !
— P u is, elle n’a pas eu de m è re !... M m e A u b e ry
d isp a rut très jeune, n’est-ce p a s ? ...
— T rois mois a p rè s cet ho rrib le événem ent, la
pauvre p etite veuve incon solable m o u r u t à la n ais
sance de cet au tre F ra n ç o is, le d ern ie r de no tre nom,
qui survécut à peine six mois à m a belle-sœ ur.
« Alors, je n ’osais pas enlever C hantai à son
grand-père, si accablé lui-même. Ai-je eu tort de
faire ce sacrifice ?...
M arguerite-M arie, e m b a rra ssé e p a r cette q u estion,
ne rép o n d it pas tout de suite.
Et M me Felletin laissa to m b e r la conversation.
S ans doute éprouvait-elle du regret, p r e s q u e de la
honte, à s’être laissé e n tra în e r à des plaintes, à une
révélation de ses se n tim e n ts intimes.
Elle fit encore q u e lq u e s pas, pu is, au carrefour :
— Au revoir, chère enfant, je vous q u itte ici, j’ai
à ex a m in e r u n e clôture, r éc em m e n t rép a ré e... et,
surtout, je préfère ne p as retrouver C hantai en ce
m om ent.
M me L u b e rsa c co n tin u a d o nc seule sa p ro m e
n a d e ; la confidence de M m e Felletin l’avait émue,
touchée, com me la m eilleure d es preuves de sa
sympathie.
Ainsi, cette femme si froide en a p p a r e n c e était
douée d ’un c œ u r a r d e n t q u e de cruelles épreuves
avaient replié s u r lui-même, mais point co m plè
tem ent étouffé. Elle n ’avait pas eu d ’enfant... mais,
en son jeune frère, elle p o ssé dait un fils.
Et cette te n d re s s e enc ore dilatait, réchauffait son
c œ u r !...
P auvre M me Séverine, com m en t s’éto n n er q u ’elle
fut triste, froide... D ans son p assé, com bien de
peines !... et, dan s le p rése n t, quelles étaient ses
joies ?... Nul ne l’aimait.
Jam ais M arguerite-M arie ne se souvenait d ’avoir
e n te n d u M me Felletin faire u n e allusion relative à
�36
LE HIBOU DES RUINES
son mariage ; n éan m oins, p a r la générale, elle con
naissait to us les détails du triste rom an.
J e u n e , Séverine A u b e r y avait aimé d ’un am our
tim idé, patient, exclusif, u n des voisins de cam
pagne de L arcy, P ierre Felletin.
Celui-ci, longtem ps dédaign eux de cet am our,
céda su b ite m e n t au x sollicitations de sa m ère qui,
m ouran te, se d é s e sp é ra it à la p en sée de laisser son
fils engagé d a n s une liaison coupable. Il dem an da
d onc la m ain de Mlle A ubery.
Et, c h o s e éto n n an te , bien que M m e F elletin fut
m orte, le m ariage se célébra un mois a p rè s ca
déc ès, nature lle m ent, dans la plus stricte intimité.
D evançant q u e lq u e p eu u n e m ode, si r é p a n d u e
en suite, les nouveaux é p o u x p a rtire n t p o u r P aris,
dès le soir de leur mariage.
L e su rlen d e m a in , la jeune m ariée se tro uva seule
à ¡.l’hôtel. Son m a ri, rep ris d an s des liens q u ’il
croyait r o m p u s, avait a b a n d o n n é sa femme.
Blâmé, désavoué de toute sa famille qu i entoura
de soins et d ’affection la pauvre délaissée, P ierre
Felletin n ’osa jamais rep a ra ître à la Brionne.
Vingt an s ap rè s, très malade, le m alh eu reu x con
nut à son to u r l’a b a n d o n .
M me Séverine, sacrifiant sa ran c u n e, eut le
dévouem ent d ’aller soigner son mari, héro ïsm e
réc o m p en sé , car le cou pable, ému p a r cette g ran
deu r d ’âm e, fit u n e mort édifiante.
M arguerite-M arie pensait encore à cette triste his
toire, q u a n d elle atteignit la gorge où, enjam bé p a r
un pont étroit, u n ruisselet grossi de l’a p p o r t d ’une
fontaine s ’élargissait ju s q u ’à form er un petit lac
d an s lequel les vaches de L arcy venaient s’abreuver.
A u pied d ’un saule qui trem pait ses b ran c h es
dan s l’eau éto n n a m m e n t claire, Chantai était assise.
Elle te nait un livre q u ’elle ne lisait pas et parut
ravie de voir finir sa solitude.
— Venez vite près de moi, chère amie, s’écriat-elle.
Et, lo rsq u e M arguerite-M arie fut assise, elle
ajouta :
— P e n d a n t que vous étiez assez aimable p our
�LE HIBOU DES R UIN ES
37
écrire à tante Suzanne, je ne perda is pas m on tem ps.
— Ceci est d isc u ta b le!
— Ne disc u to n s point, écoutez-moi plutôt. J ’ai
entrevu... oh! entrevu seulem ent, et de loin, h élas!
le m ystérieux châtelain... c’est u n p rem ier pas ! Et il
nous est prouvé q u e le H ibou d es R u in e s ne redoute
ni la lumière du jour ni l’éclat du soleil.
« Il se pro m en ait en com pagnie d u voyageur si
poli que votre vue b o u le v e rse ; m ais, m a lh e u re u
sement, ils ne s’aventuraient pas vers la lisière du
parc. Les ch ênes et les ch a rm es, tro p souvent, les
dérobaient à m a vue; néa n m o in s, en faufilant mes
yeux entre les m o in d re s interstices, j’ai p u faire
q u elq u es r e m a rq u e s : constater, d ’a b o rd , q u e la
taille du châtelain, m oins élevée qu e celle de son
ami, est plus élégante et sa dém arch e to u t aussi
sportive. De su p e rb e s chiens policiers gam badaient
a u to u r d ’eux et, c o n tra irem e n t à leur maître, ne
craignaient pas de se r a p p r o c h e r b e a u c o u p des fils
de fer b arb e lés, ce qui, entre ç a r e n th è s e , ne me
ravissait guère ! E nco re, il y a un instant, j’entendais
les abo iem e nts d es terribles c e rb è re s, d ’où je con
clus ceci : les p ro m e n e u rs n ’ont pas encore regagné
la forteresse. P eut-être , en ren tran t, passeront-ils de
ce côté. Si l’étranger, au teint d’A rabe et aux yeux
de L orrain, était averti de votre p rése n ce , il
accourrait 1
“ A tte n d o n s! N o u s so m m es bie n en cet endroit
poétique, l’eau du lac est a u s s ib le u e q u e le ciel, et ce
fouillis d ’h e rb e s et de fleurs a q u a tiq u e s la sertit,
tel un s a p h ir s u r un anneau.
M arguerite-M arie c o urba it la tê t e ; on eût dit
q u ’elle fixait son image et celle de C hantai dan s le
•miroir d e l à fontaine; en réalité, elle songeait q u ’elle
avait eu à son doigt un an n e a u de fiançailles où
brillait u n magnifique sa p h ir... Où était-il cet
a n n e a u ? Où était celui qui le lui offrit?... M ort...
tout sem blait l’attester, le prouver. E t ce p en d a n t!...
E n elle, ju s q u ’ici, la jeune femme en ten d a it une
voix qui pro testait contre cette évidence.
— D écidém ent, les p ro m e n e u rs doivent avoir
regagné leur repaire, dit to ut à coup C hantai en se
levant... à m oins q u ’ils n ’aient dirigé leurs pas vers
�38
LE HIBOU DES RUINES
le côté o p p o sé d u p a r c ; les p e n te s en sont plus
agrestes q u e celles qui dévalent au V al-Perdu.
« Et, réflexions faites, il se ra mieux dem ain de
p o u sse r notre p ro m en a d e jusque-là, nous au ro n s le
p rétexte d ’y cueillir des fleurs ; elles a b o n d e n t en ce
site sauvage... p a s une hab itation ne s’y aperçoit et,
certainem en t, cette solitude doit plaire à notre triste
voisin... M ’accom pagnerez-vous, M a rite?
— 11 le fau dra! J e réprouve votre curiosité, mais
je me défie de votre im p ru d e n c e et des chien s poli
ciers !...
C hantai co ntournait le lac et franchissait le petit
po n t ; c’était un e n to n n o ir profond, entièrem en t
ta p issé de m o u ss es a q u a tiq u e s et de capillaires.
— Cette eau est-elle bleue, lim pide... un sa p h ir
encore serti d ’émail vert... une tu rq u o ise plutôt...
Mme L u b e rsa c , elle, ne songeait plus ce p e n d a n t
à son an n e a u de fiançailles... N on, elle revoyait des
prunelles p r e s q u e de cette teinte azurée, qui, deux
fois, rem plies d ’une émotion in tense, s’étaient atta
chées à elle.
*
La jeune femme avait lu de l’adm iration dan s
bea u co u p de regards d ’hom m e s... mais les yeux de
cet étranger e x prim aie nt autre chose q u ’une banale
adm iration... D’où naissait ce trouble, cet é m o i?
Avec une p ersistan c e non dépourvue de charm e,
M arguerite-M arie creusait cette q u estio n , si a b s o r
bée q u ’elle en oubliait les confidences de M me Felletin et les décep tio n s q u e lui causait sa nièce.
L ’heu re du d éjeu ner sonnait à la p en d u le régu
latrice des travaux d o m e s tiq u e s ; les p ro m e n e u se s
h âtèren t le pas.
E t Chantai esquiva, ce )our-là, les affectueuses
observ ations que sa dam e de com pagnie avait pro-.
jeté de lui faire au sujet de son attitude vis-à-vis de
sa tante.
�LE HIROU DES RUINES
39
VI
— C hère am ie! C om bien vous êtes belle! Quelle
élégance p o u r une m e sse à la B rio n n e l V ou s qui, à
M oulins, aifichiez une telle sim plicité!
E t C hantai, en un deuil du d ern ie r chic, regardait,
non sans u n e lu e u r de malice au fond de ses y eux
noirs, sa dam e de com pagnie, d élicieusem ent jolie
dans une ro b e de crêpe m arocain d ’un gris très
doux q u ’enjolivaient des a ra b e s q u e s b ro d é e s d ’un
ton à peine plus argenté.
Sous la toque de même teinte, un peu de rose
anima les joues nacrées du fin visage, tandis que
M arguerite-M arie se dem andait pourquoi elle s’était
parée ainsi.
Et autant p o u r elle-même q u e p o u r C hantai, elle
formula le m otif qu i avait d éterm iné le choix de
cette toilette évidem m ent d ’une élégance excessive.
— Ne faut-il p as q u e je porte cette robe avant
q u ’elle soit com p lètem e n t d ém o d ée ?... Voici dix-huit
mois q u e la générale eut la bon té de me l’offrir!...
Puis, rom pant les chiens, elle ajouta :
— Nous allons à pied, n ’est-ce p as?
— Aller à pied à la B rionne! Un d im anche!
V oyons, chère am ie, vous oubliez les rites im m u a
bles de Larcy!
« L a sem aine, ferait-il un soleil d ’A frique, une
pluie diluvienne ou u n froid de canard, Plantaire,
tout entier à ses o cc upations, n ’attelle q u e dan s
des circ onsta nce s exceptionnelles... M ais, le dim a n
che, sa b êc he et sa pioche o bservant, com m e lui, le
repo s dominical, c’est tou jours au p as solennel de
Grisotte et de P e r c h e ro n n e , d an s le la n d a u o n le
b r e a k également d ém o d és, q u ’on se r e n d aux saints
offices. Et je serais fort su r p ris e , si n o u s n ’en ten
dions pas notre jardinier, devenu cocher, n ous faire
�LE HIBOU DES RUINES
son d isc o u rs de circonstance : « Q uan d on en a les
m o y e n s... », etc.
« Venez, m a chère, et, une fois d é p l u s , vous allez
vous convaincre de la véracité de m es dires.
O ubliant u n in sta n t son chagrin, c e p e n d a n t très
réel, Chantai eut un rire joyeux et, sa isissan t la
m ain de sa com pagne, l’entra ln a vers la cour d ’ho n
neur.
E n effet, d an s l’allée, entre le m assif de sauges, et
}e p erro n , l’équipage attendait.
— A h 1 n ous allons ro u ler ca rro sse !
P lan ta ire, en écarquillant les yeux, avec une
légère variante*'im posée p a r la sé ch e re sse qui sévis
sait déjà, em ploya la p h r a se consacrée :
— Q u an d on en a les m oy ens, com me notre dam e,
on ne salit pas ses ch a u ssu re s d an s la p o u ssière des
ch e m in s !...
« M ais, nos jeunes d am es et moi som m es en
avance ! M adam e ne p araîtra pas de cinq m inutes...
M a m ontre avançait su r la p endule et c’est ma
m on tre qui se tro m p e !
— E t Babyle 1
— Si on ne la p ressa it point, elle attraperait la
m e sse au S a n ctu s I
« Il lui faut du te m p s p o u r s’ajuster, surto ut
d ep u is q u ’elle s’est avisée de p o rte r chapeau.
« Ç a lui va com m e un ta blier à u n e baleine!
« Un c h a p ea u s u r la tête de Babyle! Mais, bien
q u ’elle critique les au tre s, elle veut suivre les m odes.
— Son b o n n e t blanc lui allait m ie u x ; je suis de
votre avis, Plantaire.
— C ’est-à-dire, no tre dem oiselle, q u e son b o n n et
lui allait m oin s mal ! car notre femme, tout com me
moi, ne p e u t point ne pas être laide!
« D ans le te m p s, c’est m êm e sa laid eur qui me
déc ida à l’é p o u s er... J e voulais q u ’elle n’eût rien à
me rep ro che r.
« Je n ’ai guère r é u s s i; elle ne cesse de me tra c a s
ser. Enfin... faut pas se plain dre :
« Babyle p o u rra it être u n e c o quine... elle est h o n
nête... elle est remplie de défauts, elle pou rrait avoir
des vices.
�LE HIBOU DES RUINES
41
« Mais L’h e u re sonne... M a dam e d e s c e n d ! Elle
appelle la reta rd a ta ire !
P lan taire, toujours p atient et p h ilo s o p h e , ouvrit la
portière, la referma et m onta su r le siège où, bientôt,
son ép o u se aussi longue et plate q u ’il était co u rt et
gros, aussi jaune q u ’il était rouge, p rit place à son
côté.
S ur ses cheveux, co uleur q u eu e de vache, elle avait
posé une coiffure, en forme de tiare ornée de larges
pensées de velours violet, qu i allongeait encore son
visage aux y eu x b rid é s, mais elle jugeait q u e cette
capote lui c o m m u n iq u a it u n e d istinctio n à laquelle
jamais n’atteindra it P lantaire.
Et cette su pé riorité la rendait d ’h u m e u r si joyeuse
q u ’elle d isc oura it p r e s q u e aim ab lem e n t avec son
époux et accom pagnait des sou rires les p lus gracieux
ses bonjo urs aux m é tay e rs et aux voisins de L arcy
q u ’on dépa ssa it.
Bien q u e la ro u te fit u n détour, il y avait à peine
deux kilom ètres e n tre le m a n o ir et la Brionne.
Cette distance fut ra p id e m e n t franchie p a r les p e r
ch eronnes qui, pleines d ’expérience, sachant que le
trajet serait cou rt, p ren a ien t, disait C hantai, leur
allure des jours de fête.
En un q u a rt d ’heu re , on atteignit l’entrée du
bourg.
A droite, au milieu d ’un enclos, se d ressa it une
m aison su rm o n té e d ’un clocheton. De ch a q u e côté,
des bâtim e n ts de servitude, p réc éd és ¿ u cloître,
entouraient u n e co u r sablée avec un m a ssif de fleurs
a utou r d ’une statu e de la Vierge... Un m ur, sur
m onté d ’une grille, séparait la co u r de la route.
Cet étab lissem en t r e p r é s e n ta it une b o n n e oeuvre
de Mme Felletin. Son mari lui avait légué sa fortune,
faible d édom m agem en t de l’injure et de l’humiliation
q u ’il lui infligea.
Il p o ssé d ait là une h a b ita tio n ; agrandie, organisée
p o u r cet usage, elle était d evenue u n e m aison de
retraite où d es p rê tre s âgés, m alades, si souvent
sans resso u rce s, recevaient les soins de religieuses
qui dirigeaient également un patronage.
P e n d a n t que l’équipage longeait le m u r de clôture,
le son d ’une tro m p e se lit enten dre.
�42
LE HIBOU DES RUINES
Une autom obile parut. Ce n ’était pas la lim ousine
qu e Chantai et M arguerite-M arie avaient vue à la
gare... et, ce p e n d a n t, le m êm e nègre, vêtu de sa
livrée cannelle, servait encore de chauffeur.
S ur la place de l’Eglise, P lan ta ire arrêta les p e r
ch eronnes. On d esce n d it.
— Le châtelain m ystérieux vient aux offices ? q u e s
tio n n a C hantai, d éç ue de voir cet incognito sitôt
découvert.
— Non, ce rtainem ent, no tre dem oiselle, mais ses
drôles de d o m e stiq u e s, qui, p o u rtan t, ont l’air de
sauvages, ne m a n q u en t jamais d ’a s siste r à la m esse.
Et on ne saurait le nier, ils se tienn ent mieux que
bea u c o u p de F ra nça is.
M arguerite-M arie affectait de ne p a s to u r n e r les
yeux vers l’au tom obile, malgré les exclam ations
étouffées de C hantai.
Celle-ci eut u n e invitation directe.
— C h è re , regardez le déballage, le spectacle en
vaut la peine.
M me L u b e rsa c rega rda d o n c ; elle vit d es ce n d re
du siège de devant une jeune négresse, coiffée d ’un
éclatant cha p ea u rouge, et de celui de d errière, deux
négrillons to ut drôlets en des co stu m e s canari, puis
cet étranger, d ’une taille élevée, d ’un ty p e si peu
banal...
Et une ondée p o u r p re couvrit les joues de la jeune
femme.
P a rc e q u ’elle croyait, parce q u ’elle espérait revoir
cet hom m e, elle avait a p p o r té à sa toilette un soin
inusité... elle, si sûre de son c œ u r ! . .. si gardée, p ré
tendait-elle, p a r son orgueil et ses souffrances
passée s 1... Quelle fragilité, au c o n tra ireI... Et les
craintes du chanoine Courcelles, to u t à c oup, lui
a p p a r u re n t fondées!...
M aurice F elletin s’était ra p p ro c h é de ces d a m e s ; il
causait m a in te n a n t avec sa tante et C hantai. M a rg ue
rite-Marie, qu i était dem eu rée à l’écart, ne fut pas
lâchée d ’être blo q u é e p a r Babyle, trop h e u re u se de
tro uver une auditrice.
— Les au tre s dim a n ch e s, disait-elle, il vient une
seconde négresse, âgée celle-ci, et coiffée en m a d ra s.
D ’aprè s le facteur, elle « s’est pris un e en to rse à la
�LE HIBOU DES RUIN ES
43
cheville » ; u n m édecin de G uéret serait venu déjà
plusieurs fois au château afin de la soigner.
« Je connais aussi le nom d u chauffeur, un drôle
3e nom, B a sh ir S nouf; les livres, les journaux, les
revues, les lettres q u ’on d é p o s e d a n s u n e boite qui
est à l’entrée de l’avenue, p o rte n t to u s cette ad re sse.
Ce pauvre négro ne risq u e po in t se m o n tr e r indiscret,
prob ablem en t, il ne sait pas lire!
— Cela prouve q u e le châtelain cache son n o m ; il
a évidemm ent u n e raison p o u r cela.
— Le m alh eu reu x ! Bien q u ’A m éricain et riche à
millions, il voulut se b attre p o u r la F rance.
« Il eut, toujours d ’ap rè s le facteur, la moitié de
la figure em po rtée p a r un éclat d ’ob u s. Il est devenu
si horrible q u ’il ne peut s u p p o r te r d ’être vu.
« Sa belle co ndu ite ne fut guère r éc o m p en sé e!
mais il ne faut pas s’en é to n n e r : si souvent ce sont
les coquins qui ré u ssisse n t I
La cloche, en lançant u n d e rn ie r a p p p e l, mit fin
au discou rs de Babyle, et, su r les p as de M me Felletin, M arguerite-M arie s’avança vers l’église; au
m om ent où elle y p énétrait, la s u p é rie u re d u couvent
l’aborda.
— Com me l’an d e rn ie r, dit-elle la voix su p pliante ,
M me L ub ersac ne voudrait-elle p as p r ê te r son aide
si précieuse à nos c h a n te u s e s ? M. le curé et toute
' ’assistance seraient si heu re u x de l’entendre.
La jeune femme avait de la sym pathie p o u r M ère
Saint-Louis, une religieuse au dévouem ent inlassable,
.dont le visage pâle et rond, aux yeux de pervenche,
reflétait ta n t de b o n té ; elle ne fut mêm e p as tentée
de rejeter sa prière.
Mais, en gagnant la chapelle de la Vierge où était
placé l’harm o nium , elle se se ntit inquiète, m écon
tente d ’elle-même à co n stater q u ’elle n’éprouvait
point cette répugn a nce, cet ennui que lui causait
habituellem ent l’obligation de ch a n te r en public...
E ncore, la p rése n ce de cet inconnu modifiait ses
sentim ents... l’évidence était là...
M arguerite-M arie eut peur. C om bien sa volonté
se révélait faible!...
Mais, elle était assise devant l’harm o n iu m ... le
prêtre montait à l’autel; il fallait c h a sse r cette inquié
�44
LE HIBOU DES RUINES
t u d e ; elle y p arv in t et, de son mieux, p o ssé d ée p a r
son art, elle dirigea les ch a n ts de la m esse.
Bien q u ’elle mit la s o u rd in e , parfois, il était
im p o ssib le de ne pas distin g u er ses no te s h a rm o
nieuses parm i les voix in e x p érim e n tée s des jeunes
filles.
Deux fois l’étra n g er to u r n a la tête afin d ’ap e rc e
voir l’organiste.
Et ce petit fait ne p a s sa poin t ina perçu aux yeux
de Chantai q ui, aux affûts, fit p lu sieu rs rem a rq u e s
in té re ssa n te s .
A ussi, la m esse finie, le la n d au s’ébranlait à peine
q u ’elle disait à son amie :
— S ûre m ent, le doute n ’est p lu s p e r m i s ; vous
avez fait la c o n q u ê te de l’hôte de Roc-Aigu !
« Avec quelle ém otion il écoutait vos ch a n ts! De
quels regards adm iratifs, de quels effluves am oureux
ne vous entourait-il p a s encore, il y a u n instant,
q u a n d il a p assé p r è s de n ous s u r la place de
l’église I
— De l’adm iratio n, dites-vous. Hé bien ! j’ai eu
l’im p re ssion q u e ces p runelles claires qui, évidem
ment, so n t attirées vers moi, reflétaient, avec de
l’émotion intense, b e a u c o u p de triste sse .
— La vue de M m e L u b e r sa c , com m ença M me Felletin...
— Dites sim p lem en t M arguerite-M arie, chère
m adam e, vous me ferez plaisir.
— Hé bien , m on enfant, votre vue éveille chez cet
hom m e u n souvenir d o uloureu x, p u isq u e son regard
est triste...
« V otre voix, votre visage peuvent lui r a p p e le r la
voix et le visage d ’une p e rso n n e aimée... d ’une m orte
très regrettée.
— C ’est celai Une r e sse m b la n ce I J ’ai ren c o n tré un
jour cet hom m e, qui m ’était inconnu, à la cathédrale
de M o u lin s; il examinait les vitraux; à m a vue, il
resse n tit une ém otion extraordinaire.
— P o u rq u o i ne p a s croire q u e c’était le c o u p de
foudre I... V ous êtes assez jolie p o u r le p ro d u ire ! Et
la triste sse , l’ém otion s ’ex p liq u en t!... Ce doit être
do uloureux , un coup de foudre... mêm e moral!...
« T ie n s l voici M a u ric e! Je crois celui-ci à l’abri
�LE HIBOU DES RUINES
45
des chocs de ce genre, ajouta C h a n ta i en se p e n
chant à la po rtiè re ; j’en ten d s le ronflem ent de son
batea u -sp o rt 1 T rès gentille, sa nouvelle ac q u isitio n I
C om m e tous les dim a n ch e s, le jeune hom m e
venait p a s s e r la journée à L a r c y .
On arrivait à la ch a u ssé e de l’étang et, s u r le siège,
Babyle s’agitait.
— A rrête, P lantaire I criait-elle. P o u r sûr, la
G risotte va n ous jeter d a n s l’eau. T o ut com m e moi,
elle n ’aime pas ces m achines.
Et s&s longs b r a s levés to u rn a ie n t, telles les ailes
d ’un moulin à vent, afin, disait-elle, d ’avertir M aurice
du danger.
— Tais-toi donc, vieille corneille, bou gonnait P la n
ta ire; nous ne risq u o n s a u c u n accident.
« P re m iè re m e n t, M. M au rice re s te r a d errière. Et,
d eu xièm em ent, P e r c h e ro n n e d ’une p a r t et les rêne s
te nu es p a r moi, m a intie ndra ie nt facilement G risotte
si elle faisait des sim agrées.
Toujours calme, P la n ta ire to u c h a de son fouet les
c ro u p e s luisantes d es jum ents qui ac cé lé rè re n t leur
allure.
' S ans enc om bre, sans mêm e l’o m b re d ’une émotion,
on s’arrêta bientôt au bas du perron en c a d ré de
lauriers roses, de verveines et de v éro n iq u e s, bien
soignés dan s des ca isses so igneusem ent peintes.
Et, ce dim anche-là, en la vieille d em eu re, il ne.fut
plus qu estio n du Ilibou d es R u in es, ni de son hôte.
VII
Du clocher de la B rionne tom bait la so n n e rie de
l’angélus.
Mais la pen d u le de L arcy égrena seulem ent onze
coups. A u m anoir, p a r p rincipe, on m é prisait cette
heure légale qu e les p ay san s n’a d o p te n t guère.
L a p e n d u le !... la grand e p endule, à la gaine de
-vieux chêne scu lpté, qui, d e rriè re d es vitres bien
tiettes, m on trait son ca dran c o uronn é d ’un fronton
�46
LE HIBOU DES RUINES
de cuivre, joliment travaillé, et au b alan c ier en forme
de soleil d ’or, était l’âme du vieux logis, do n t sa voix
grave et p u iss a n te réglait d ep u is si longtem ps tous
les rouages.
P o u r Babyle et m êm e p o u r M me F elletin, le tic tac
de la p en d u le était en q u e lq u e sorte la re spira tion
de la maison.
Q ue, p a r extraordinaire, ce tic tac cessât... inva
riablem ent, la châtelaine q u ittait l’e m b ra su re de la
fenêtre du salon où elle cousait, lisait ou tricotait, et
Babyle ses fourneaux.
L es d eux femmes se ren c o n tra ie n t d an s le vesti
bule p o u r se dire, non sans u n fré m isse m e n t dans
leurs voix :
— La pen d u le est arrêtée!...
C h antai riait de ce culte, de ces rengaines qui lui
p a r a is s a it'* vieilles com m e le m ond e... et l’étaient
en effet.
Disait-elle :
— J ’ai g rand a p p é tit ce m atin, Babyle. Ne p o u r
riez-vous avancer le d é je u n e r? ...
— Ce n ’est p as p ossible, « notre dem oiselle »,
mais dès q u e la p e n d u le so n n e ra onze h eu re s, je
trem perai la sou pe !
Chantai préte n d ait se soustraire à cette direction
q u ’elle déclarait ty ra n n iq u e autan t q u e la règle d ’un
couvent et p ersistait à s’en r a p p o r te r à sa m ontrebracelet.
— C hantai est en retard ce m atin, déclara M me F el
letin en p én é tra n t le lundi d an s la salle à m anger où
M arguerite-M arie, d ’une exactitud e toute militaire,
se trouvait d epuis cinq m in u te s ; nous n ’a tte n d ro n s
pas m a nièce!
Les d eux femm es s’assiren t devant la table de
n oyer reluisant, servie à l’ancienne m ode et, en
silence, d égustèrent une excellente sou pe aux choux
à laquelle, Babyle en fit la rem a rq u e , « notre dem oi
selle » ne lui eût point causé le plaisir de goûter.
« Il n’est p a s chic de servir de la soup e au déjeu
ner! »
La cuisinière ne se hâtait guère d’enlever les
assiettes et elle em ploya b ea u c o u p de te m p s à battre
et à rouler une omelette q u ’elle servit c e p enda n t
�LE HIBOU DES RUINES
47
« baveuse » et dorée à la fois, entre des radis roses
et une motte de beurre d ’un joli jaune paille, ceci,
juste à l’instant où la retardataire apparaissait.
Les joues rosies p a r le grand air, les yeux brillan ts,
elle ne songea pas mêm e à s’ex c u se r de so n retard.
N o n! ap rè s avoir e m b ra ssé M arguerite-M arie et
présen té son front aux lèvres de sa tante, elle s ’écria :
— J e l’ai vu !
— De qui parles-tu ?
— Mais, natu rellem ent, ma tante, du Ilib o u des
Ruines.
— P o u rq u o i ce n ature lle m ent ?
— Mais parce q u e, en ce p ay s p lutôt sauvage dont
on connaît tous les rares h a b ita n ts, la vue d ’un seul
pouvait m ’inté resse r... la vue de celui qui se cache
et dont on ignore ju s q u ’au nom . Le m y stère, ma
tan te! D epuis Eve n’a-t-il p as co n s ta m m e n t attiré la
femme ?...
Les sourcils de M me Felletin se r a p p r o c h è r e n t;
p e n d a n t u n instant, sa physionom ie se du rcit, puis,
elle serra ses lèvres com m e p o u r r e te n ir d es paroles
trop vives et ne q u e s tio n n a plus.
E n revanche, Babyle, malgré le regard sévère q u e
lui jeta sa m aîtresse, n ’imita p o in t la d isc ré tion de
celle-ci.
— M adem oiselle peut donc nous faire le p ortra it
de celui qui, évidem m ent, a une ra is o n p o u r se
cacher.
— L’autre jour, j’avais pu juger que le châtelain
paraissait jeune et possédait une dém arche élégante.
A ujourd’hui, j’ai constaté qu’il'a des yeux magni
fiques, des yeux si grands, si bien frangés, d ’une
teinte et d’une expression telle q u ’on ne saurait les
oublier; le nez m’a paru fin, la m oustache d’un blond
fauve... il la porte mi-rasée, suivant la m ode du jour.
11 était coiffé, je n’ai donc vu ni ses cheveux ni son
front.
— M ais où d on c l’avez-vous vu ? d e m a n d a M ar
guerite-Marie d ’une voix qui trem blait.
— J e l’ai vu... entrevu plutôt... c a r la vision n’â
duré q u ’un instan t... à la gare ; j’en sortais lo rsq u e a r
rivait cette autom obile noire q u e, m a in te n a n t, je
reconnaîtrais entre toutes.
�48
LE HIBOU DES RUINES
« S ans p erd re la tê te, je m ’im m obilise, prête à
profiter d es événem ents. L’auto stoppe, l’étranger
aux claires prun elles descen d, q u e lq u e s lettres à la
m a in ; im m édiatem ent, je me rem e ts en m a rc h e ; je
croise votre ad m ira te u r, m ad am e L u b e r s a c ; il me
salue et je saisis une déception su r sa physionom ie...
Avant q u ’il ait pu revenir, bien q u ’il p r e s s â t le pas,
j’atteignis l’auto ; une portière était restée ouverte,
h eu re u sem e n t ; je p asse de ce côté et j’entrevois
notre voisin m ystérieux la d u ré e d ’un éclair.
« Vivement il se rejeta contre le capiton. Mais
il avait levé les yeux, et parfaitem ent, j’en vis un...
—* Il p o u rra it être borgne, notre demoiselle, et
avoir, com m e on l’assure, la moitié de la figure
écrasée, déclara Babyle qui a p p o rta it un a p p é tis sa n t
poulet à la c r è m e ; ou, s’il a une figure ordinaire, au
moral, cet hom m e pou rra it être un m o n s tre ; cer
tains p r é te n d e n t q u ’il aurait tué sa femme et son
enfant !
— Rien qu e ça, Babyle! s’écria C hantai. E t ce
crim inel n’aurait p as eu maille à p artir avec la
justice! Il y a p o u rta n t d es lois en A m érique.
— Bah! q u a n d on a des milliards, on peut acheter
les juges, les geôliers et un ballon p o u r s’enfuir.
— Hé bien, alors, s’il a payé cette im pun ité,
p o u rq u o i se cacherait-il?...
— P a rc e q u ’il a des rem o rd s, de la honte ! Il ne
va jamais à l’église et ferme sa po rte à M. le curé!...
— Babyle, dit M me Felletin, je vous ai si souvent
et si vainement priée de ne pas vous m êler à la
conversation p en d a n t les repas, q u e, de guerre lasse,
je vous laisse bavarder, mais je ne veux p as q u e ma
m aison soit l’écho de m isérables rac ontars, d ’af
freuses calom nies, pro b ab le m en t. Je vous défends
donc de parler dorénavant du châtelain et des habi
tan ts de Roc-Aigu.
Et, lo rsq u e Babyle, fort confuse, se fut retirée,
Mme Séverine ajo u ta:
— Tu vois p a r toi-même les effets de ta curiosité!
Perm ets-m oi de te le faire r e m a rq u e r : en ch e rch an t
à satisfaire ce caprice, tu m a n q u e s non seulem ent à
la charité, à la bonté, mais même à la b onn e éd u
cation !
�LE HIBOU DES RUINES
4<j
Chantai rougit de colère et, sans réfléchir un ins
tant, elle riposta :
— Sous peine de p érir d’ennui, d ’en to m ber
malade, il faut bien ch e rc h e r à se distraire!
Des larm es m o n tè ren t aux yeux de M m e Felletin. C om bien il lui était pénible que la fille de son
bien-aim é frère fût assez peu attachée au vieux
logis p o u r s’y e n n u y e r à ce point.
M arguerite-M arie devina le chagrin de sa vieille
amie, et, voulant au m oins m ettre fin au conflit, elle
dit, avec u n e gaîté q u ’elle était loin de r e s s e n tir :
— V otre mine, c haqu e jour plus satisfaisante, nous
enlève toute in q u ié tu d e au sujet de votre santé, ma
chère Chantai, et permettez-moi de d oute r beaucoup
de ce spleen do n t vous vous p r éte n d ez envahie...
Que vous ayez du chagrin de la mort de votre
grand-père, c’est trop naturel, mais ailleurs, vous en
auriez autant.
« L o rs q u e nous étions su r le point de descendre
du train à Roc-Aigu le Noir, ne m’avez-vous p a ‘
dit : « C’est étrange. J ’ai du p laisir à revoir ma tant
et Larcy ! »
Chantai courbait la tête; elle se souvenait d’avci
ajouté: « Combien ce sentim ent m’étonne! »
Et, un instant, elle avait conscience de son ingrr
titude envers la femme qui éleva son père avec !
te n d re s s e d ’une mère.
— Nous avons reçu ce m atin, reprit M me Lubei
sac, qui attribuait cette triste sse à un tout autre
motif, des revues et des journaux de m ode qui occu
peraient notre journée si nous n’avions pas quelque:
visites à faire...
— A m oins qu e M aurice ne p asse nous enleve
afin de n o u s e m m en e r à G uéret...
— J ’aim erais mieux cela ! notre préfecture n’a riei
de particulièrem ent in téressan t, mais elle possède
des magasins... on p eu t y faire q u e lq u e s em plettes;
je préfère ceci à la conversation de M me la notairesse qui roulerait su r d es potins, les exigences et
la rareté des d o m e stiq u e s, ou aux conseils de
Mlle Félicie qui parle exclusivem ent fleurs, tricots
et crochets.
« Alère Saint-Louis m ’attirerait davantage, peut-
�50
LE HIBOU DES RUINES
ê tre hélas! en souvenir d es excellents b o n b o n s au
miel d o n t elle me com blait lorsq u e j’étais enfant,
m ais la vue des vieillards d éc répits, d e s m alades
q u ’hospitalise la retraite m ’attriste...
— Ce qui ne vous em pêc he p o in t de co m b ler d ’at
te n tio n s d élicates les p en s io n n aire s de M ère SaintL ouis I
« C ’est curieux à quel poin t vous calomniez la
vraie C h a n ta i!
— L a vraie C han tai! Existerait-il deux p erso n n e s
en moi ?
— P arfa ite m en t! La vraie C hantai a u n c œ u r
excellent, généreux, qui serait m êm e te n d re , rom a
n esq u e, si l’autre C hantai, ennem ie du trad itio n a
lisme, en ap p a re n c e , lui p erm e tta it de s’écarter de
ce type de jeune fille chic, u ltra-m oderne, dont
Mlle Nicole Griffet de L o rn es est le modèle achevé...
— Quelle observatrice! Q uel juge ai-je à mes
Côtés, moi qui étais sans défiance!
« Et laquelle des deux C h antai, à votre avis,
d am era le pion à l’autre ?
— Je ne suis poin t p r o p h è te ; c e p en d a n t, sans
crainte de m e tro m p e r, j’ose vous ré p o n d r e : ceci
d é p e n d r a ...
— D u vent qui fera to u r n e r ma g irouette?
— Non... plutôt du côté où soufflera l’am our.
— E n fait de souffle, j’e n ten d s le ro n d e m e n t de
l ’auto de M aurice 1 II n’a p as oublié sa p ro m esse ;
c ’est très gentil de sa part!
L e jeune h o m m e ne ta rd a guère à entrer. Il a c ce p ta
u n e tran c h e de tarte aux fram boises et une tasse de
café q u ’il déclara parfaits.
f T out en d égustant le café, il fournit à sa tante les
q u e lq u e s ren se ig n em en ts q u ’elle désirait au sujei
d ’une vente d ’anim aux, puis il sortit avec elle p e n
d an t q u e M arguerite-M arie et Chantai vacillaient à
leu r toilette. On p a s sa par la cuisine où les do m e s
tiq u e s achevaient leur repas. V ainem ent, M aurice
tenta de m ettre Babyle en verve: l’air m orose, elle
baissait le nez, encore sous le coup de l’observation
q u ’elle avait reçue.
11 fut plus h eu re u x avec Plantaire. Q uand il !e
com plim enta su r la fraîcheur, la végétation q u ’il
�LE HIBOU DES RUINES
entretenait dan s son jardin, malgré la sécheresse, la
bou che du b o n h o m m e eut son plus large sourire.
— R ien ne vient sans peine, m o n sie u r M aurice !
Le n om bre d ’a rroso irs q u e je porte ch a q u e jour,
c’est à ne pas le croire !...
L o rsq u e l’auto dém arra, le vieux serviteur suivit la
voiture d ’un regard pensif.
Et Babyle, h e u re u se d ’é p a n c h e r sa triste sse et,
surtout, de ro m p re le silence qui lui p esait, m u r
m ura d’une voix gém issante :
— N otre dem oiselle laissera p a s s e r le b o n h eu r!
Un jeune hom m e si ch a rm an t! E t il l’aime 1 l'aut
voir comme il la regarde 1 A h l la je u n e sse ! C'est
fou!
— L a vieillesse est-elle toujours s a g e ? M o n défunt
p i r e répétait souvent — et c’était un hom m e avisé —
que rien n’était plus dangereux q u ’un vieux fou...
^ « P o u r ces enfants, m ’est avis q u ’ils s’entendront.
Faut seulem ent q u ’un léger cou p de vent to u rn e le
c œ u r de Mademoiselle.
« D’ailleurs, en b a g u e n au d a n t, arrangeons-nous
cette affaire?.. N on! Va donc à les casseroles... moi
à m on jardin.
Et, de son allure calme, P lan ta ire s’en fut contitin u e r ses sarclages, en atte n d a n t l’heu re de l’arro
sage.
VIII
L a longue après-m idi s’achevait. Le soleil s’abaissait vers l’horizon et la chaleur ard e n te de ce jour
de juillet se calmait enfin.
A l’o m b re d u château de Roc-Aigu, s u r u n e espla
nade à l’h erb e rase, deux h om m es étaient assis.
A lentour, en fait de fleurs, on eût vainem ent cher» ché autre chose q u e des plantes exotiques.
S ans p arle r des cactus, des aloès et des yuccas
acclim atés p a rto u t, il y avait des cereus, aux fleurs
aussi gig antesques q u ’é p h é m è re s, d es mamillarias
�$2
LE HIBOU DES RUINES
q u i se couvraient de fleurettes rouges et des conferías
développaient leurs form es to u rm e n té e s où, parm i
les p iq u a n ts ac érés, de belles corolles s’épanoui
raient bientôt.
Devant l’es planade, les bois touffus dévalaient
ju s q u ’à la g r a n d ’ro ute et à la voie ferré e; au delà,
une vallée s’enc adrait de collines d ’une altitude
m o in d r e ; aussi, apercevait-on de grands lointains
m o u to n n a n ts q u e la lum ière du soleil couchan t e n
veloppait d ’une b ru m e dorée ; derrière la forteresse,
au bas d ’une p e n te esca rpé e, c’était ce val sauvage
don t parlait C hantai, mais on n’en apercevait rien,
ta n d is que, au -d e ssu s du vallon où d orm ait la fon
taine bleue, p ointait la to u r de L arcy avec son clo
c h e to n en forme d ’éteignoir.
Les deux h om m es fumaient, silencieux d ep uis un
m om ent.
Enfin, le voyageur aux claires prunelles, G uy de
L ym bold , celui auque l de fructueuses explorations
en Afrique équatoriale, avec de la célébrité, avaient
m érité la rosette de la Légion d ’hon n eu r, rom pit ce
silence.
—
M on ch e r Thierry, dit-il, quelle peine j’éprouve
à te retrouver si farouch em ent d ésesp é ré .
« Mais, m o n pauvre ami, la résignation seule
re n d r a it ta d o u le u r s u p p o rta b le . La révolte est telle
m e n t inutile. Elle évoque à m es y eu x la vision d ’un
h om m e p e s a m m e n t chargé qui, au lieu de suivre
len tem en t une route faciie, p ré te n d ra it m o n te r au
p a s accéléré u n se n tie r escarpé et rocailleux afin de
s e d é b a r ra s s e r plu s vite de son fardeau.
-« Un in sensé, n ’est-ce p a s ? Il se h e u rte ra aux
p ie rres, se d éc h ire ra aux épin es du ch em in et
se b le sse ra en to m b a n t, au gm en ta n t ainsi sa
souffrance.
T h ie rry C ham bley-Saint-C lar — tel était le nom du
châtelain de Roc-Aigu — leva vers son ami ses yeux
de créole, en effet d ’une bea uté rare.
A l’o m b re de cils, é to n n am m en t longs, d a n s la
co rné e bleutée, les larges pru nelles b r u n e s se m
b laient g arder à jamais un reflet d u soleil des tr o
p iq u e s.
Mais quelle expression am ère,' d és esp é ré e, p re
�LE HIBOU DES R UIN ES
53
naient ces y eu x si bie n faits p o u r ex p rim er toute
les p assions.
Encore, en l’esprit de G uy de L ym bold, une cotr ■
paraison devait s ’établir à co n s tater d an s quellt
déchéance il retrouvait celui q u ’il c on nut si différent.
En face d e l’h o m m e d és éq u ilib ré , névrosé, dégoûté
de lui-même au point de se d é s in té re sse r de to u t et
de ne pouvoir s u p p o rte r, non seulem ent la société,
mais même le regard de ses sem blables, il évoquai
le petit cousin, son ca m a ra d e d u collège Stanisla.^
q u ’on confia à lui, alors un rhétoricien. Com bien
déjà T hierry C ha m b le y était bea u , élégant, p rin cière
ment généreux! C om m e il cachait sous de la galté e:
de l’enjouem ent sa sensibilité frém issante et sor.
désir im périeu x de plaire et d ’être aimé.
Et toujours... à Saint-Cyr, au régim ent, à la g u e m
même, T hierry, en com blant les plus déshérités,
obéissait au m êm e b e s o i n : celui d e c ré er a u to u r de
lui cette am bianc e d ’affection, de sym p athie, d ’admi
ration, sans laquelle il ne pouvait être h eureux.
G uy croyait encore voir son cousin, lo rsqu e, irré
sistiblem ent s é d u isa n t en son co stu m e de lieutenan
de c h a sse u rs, il fut son garçon d ’h o n n e u r en ce jou
de juin 1912 où il é pousait cette Gisèle si aimée e
si tôt perdue.
L ym bold se rra les poings et ferma ses yeux où de
larm es m ontaient. A p rè s deux an s d ’un bonheusans nuage, se levèrent les jours terribles — 1;
guerre fut d échaînée. — L a femme de LymboL
b rutalem e nt lui fut enlevée, la sem aine où, sou
V erdun, le capitaine Cham bley-Saint-Clar, atroce
m ent mutilé, fut ram a ssé par les A llem ands. Il vécut
de longs m ois su r la te rre ennemie, torturé physi
q u em en t et m o ralem ent, et celui q u ’on finit p a r re n
voyer en S uisse resse m bla it si p eu au b ea u Thierry
q u e sa m ère — d u r a n t u n instant, un instant asse>
long p o u r q u ’il s u rp rit cette hésitation "— ne le
rec o n n u t pas.
Son épaule gauche ayant été brisée, il ne re tro u
vait plus la so uplesse de ses m ouvem ents, et, d an s le
visage affreusem ent am aigri, qu e de ravages 1 L’os
maxillaire de droite avait été fracassé, un coin de
lèvre em p o rté, et d e s cicatrices zébraient la joue.
�34
,
LE HIBOU DES RUINES
A u m oral... le résultat de cette disgrâce était plus
îavrant encore. Avec la p erte de ses cha rm es ph y
siques, p a r c o n s éq u e n t de 'ses succès, T hie rry avait
également p e r d u son bon équilibre cérébral. Se pre
nant en grippe, p e rd a n t tout intérêt à lui-même, en
o m b a n t du piédestal où son aïeule et sa mère
'avaient élevé, il se retrouva un être aigri, défiant,
lonteux, n eu ra sth é n iq u e . Et sa p h o b ie étan t la
rainte d ’in sp ire r de l’h o r re u r à ses se m b la b les, il
levait en arriver à se ca che r p o u r fuir leur société...
Q u a n d il rentra en F ra n ce , sa g ran d ’m ère p ater
nelle, M m e Cham bley-S aint-C lar — elle ajoutait au
10m de son mari celui de son père d ’origine gas
conne — se sentait grièvement atteinte, et la santé
le sa belle-fille lui inspirait de sérieuses inquié tu d e s,
ïelle-ci, la si cha rm an te M me Liliane C ham bley,
.tait née et avait p a s sé son enfance et sa jeunesse à
a G u adeloupe, où ses p a re n ts p o ssé d aie n t de
as tes p ro p rié té s.
D u rant un de ses voyages en F ra n c e , elle fit la con
naissance de l’enseigne de vaisseau Cham bley'»aint-Clar; ils s ’a i m è r e n t ; leur mariage fut un
.îariage d ’a m our... éphé m è re , h é la s! com m e le
>onheur. Le petit T hie rry venait d ’avoir deux ans
lorsque son p ère m o u ru t ac ciden te lle m ent ; sa
jm m e n’eut pas le courage de priver sa belle-mère
,1e cet enfant, ni de q u itte r le to m b e a u de son mari.
Les deux femm es, d an s une union parfaite, vécurent
tu ch âteau de Vélize en L orraine ; avec la même
en d re sse, la m ê m e faiblesse, la même idolâtrie, elles
levèrent le petit garçon s u r lequel rep o sa ien t tant
l’affections fauchées avant l’heure. Jam ais elles
l’eurent à le c o n tra rie r : ses d és irs étaient com blés
t’avance... à plus forte raison, à sévir, à le coriger : sa nature était bon ne ; elles adm iraient tout en
ui. T hie rry ignora donc la contradiction, la dou!eur. Mal trem pé, il se trouva sans force à l’heu re de
/a dversité .
C e p e n d a n t, Mme Liliane com prit l’état m o rbide
!ans lequel lui revenait son fils ; aussi, surtout
près la mort de sa belle-mère, avancée p a r le charin, affolée à la pen sée de laisser T hie rry abanionné. dénué de te n d re sse , elle jugea q u ’un mariage
�L E HIBOU DES RUINES
55
serait le seul m oyen de le r a tta c h e r à la vie. Si sa
femme l’aimait, si des b ras d ’enfants se n o u aien t à
son cou, son fils guérirait et redeviendrait lui-méme.
L a pauvre m ère crut avoir réussi ; le mariage de
son fils s’accom plit... E n m ourant, elle em porta
l’espérance q u e le jeune couple serait heureux.
Hélas I la d ispa rition de l’aim able femme et l’union
qu’elle avait tant souhaitée allaient p ro voquer chez
T hierry u n e crise d e n eu ra sth én ie p lu s grave et con
som m er, semblait-il, le m alheu r de sa vie...
— Je ne suis pas révolté, Guy, rép o n d it enfin le
ch âtelain; au contraire, je courbe le dos, je voudrais
plier, m ’afi'aisser ju s q u ’à to u c h er la te rre et ne plus
me relever...
« En d eh o rs de ton amitié, le seul bien a p p r é
ciable qui me reste, n’ai-je pas tout p e r d u : la foi en
Dieu, la foi en l’am our, et la foi en moi-même !...
« P auvre m am an, en croyant me sauver, elle
acheva de me pe rd re ... non, je n’étais pas en état
d ’affronter le mariage.
P uis, très vite, tel celui qui, ayant effleuré un
1er rouge, retire sa main, il re p r it :
— J e souffre de la d écep tio n que je te cause, Guy.
En forçant la porte de la forteresse où je me suis
retranché, afin de fuir le m onde, et p o u r un autre
motif, ton d évouem ent, ton amitié devaient esp érer
que du bien résulterait de ta p résen ce.
« Hélas! Tout est fini!... En un te m p s où j’eus
l’im pression maladive q u ’en brûlant l’espac e, en
usan t des d istra ctio n s j’attén u e ra is l’angoisse qui
sans cesse m e torture, j’ai vainem ent essayé des
plaisirs et des voyages. J ’ai connu les paysages
féeriques de cette G uad eloupe où j’ai encore les
dom aines de m es gran d s-p aren ts m aternels, et deux
résidences qui sont des palais. J ’eu s se pu, là-bas,
jouer au n a b a b , y p o s s é d e r une cour. J e n ’y
séjournai point un m ois!... De nouveau, la passion
des d ép lac em e n ts me tenait. Les villes, les sites
les plus b eaux et les plus sauvages de l’A m érique
latine reç u re n t m a visite, mais ne su r e n t pas me
re te n ir ; p u is , un jour, à B u e n o s - A y r e s , au
th é âtre, je r e sse n tis b r u s q u e m e n t, ju s q u ’à la souf
france, l’h o r re u r de la foule anonym e qui m’entou
�56
LE HIBOU DES RUINES
rait. Et, d ’u n e façon très étrange, p a r une m y sté
rieuse télépathie, assu ré m e n t, je me souvins de ces
ruines de Roc-Aigu q u e jadis, en p a s sa n t p o u r aller
à V ichy avec m a mère, j’avais si p articulièrem ent
rem a rq u é es q u e j’en avais noté la situation et tracé
un c roqu is s u r u n calepin.
« Et com me l’argent, si im p u issa n t à d o n n e r du
b on h eu r, peut d a n s l’ordre matériel re m p la c e r p a r
fois la baguette des fées, dès le p rin te m p s, il m ’a été
possible de m’installer ici avec m a no u rric e Zulma,
pauvre vieux chien fidèle que je n ’eu s pas la cru auté
de s é p a re r de ses enfants.
« M es m o ricaud s, du reste, aussi esclaves de la
consigne q u e S aur et L éda, savent éloigner les
im p ortuns et les curieux !
— As-tu, du m oins, ren c o n tré de l’a p a is e m e n t?
— C ette solitude, ce paysage sauvage, cette
dem eu re rébarbative conviennent à m a m isan thropie ,
pou r l’instant I... Saurais-je affirmer que, d a n s un
mois, repris p a r la folie des voyages, je ne te
supplierai pas de m ’e m m en e r avec toi en A frique.
Et, avec un éclat de rire qui resse m b la it à un
sanglot :
— Je ne m ’illusionne guère... à m oins d’un
miracle, l’apa ise m en t, la g uérison ne viendront p o u r
moi ni à Roc-Aigu... ni ailleurs 1 H anté p a r le sou
venir du pa s sé , j’ai si peu d ’e s p o ir en l’avenir q u ’il
me sem ble vivre en un cimetière où je suis le seul
être vivant. Cette vie est-elle une existence ?
« J ’en arrive à envier les fous, ce ux qui se croient
des p ap e s ou d es princes. Ces illusions doivent le ur
d o n n e r q uelq u e joie! Moi, m alade, co nscien t de ma
neurasthénie, je n’en ai au c u n e. Si, c e p e n d a n t, j’ai
la m u siq u e, elle seule me p a s sio n n e encore.
T h ie rry jeta son cigare, se leva d ’un m ouvem ent
b r u s q u e et s’éloigna rap idem ent. Il allait vers la
porté ogivale qui d o nn ait accès au château ; le bruit
de ses pas réso n n a su r l’escalier de pie rre et, bientôt,
les sons d ’un piano révélèrent à L ym bokl q u e son
ami avait regagné cette im m ense salle du p rem ier
étage où il se confinait.
Les vitraux d es fenêtres étaient d em eu rés ou verts;
des flots d ’harm onie se r é p a n d ire n t, accents tro u
�LE HIBOU DES RUINES
57
b la n ts, m o rb id e s, qui un m om ent ra m e n è re n t à
l’esprit de l’explorateur les deux o m b re s féminines
qui, d e p u is q u e lq u e s jours, d istin ctes ou confon
dues, le hantaien t, le poursu ivaient ju s q u ’à la
souffrance.
Mais il ch a ssa ces rém inisce nce s, et en cette
m u sique poignante s’a p p liq u a à p é n é tr e r l’àm e, les
sentim ents, les désirs, les ph o b ie s d u m alheureux
q u ’il jugeait in c apable de s u p p o rter, sans y laisser sa
raison, le po id s de sa destinée.
Et, de to u te s ses forces, de toute son énergie,
Lym bold se prom ettait de s’em ployer à découvrir le
moyen, le rem è d e qui ren d rait à l’être si adulé, si
aimé, m a inte nant si d é n u é d’affection, un reflet de ce
bon heur, de cet a m o u r sans lesquels T h ie rry Chambley ne pouvait vivre.
Un peu plus loin, p rès de la fontaine bleue, dans
laquelle se m irait le croissant de la lune, deux
jeunes femmes écoutaient aussi l’im p re ssio nna nte
mélodie dont les so n s atténu é s parv enaient ju s q u ’à
elles.
L o rsq u e, aprè s u n e h eu re de ce con cert, le m usi
cien se tut, Chantai A u b e r y ex p rim a sop adm iration.
M m e L u b ersa c ne ré p o n d it p a s ; émue, boule
versée, elle étouffait ses larm es...
IX
De la soirée G uy ne revit pas son ami. L a nuit
était to m b é e, il avait term iné son rep a s ; inquiet, il
pria B ashir de l’in troduire près de son maître.
T hierry dem eu rait la tête enfouie sous l’un des
co ussins d u sofa su r lequel il s’était jeté en quittant
le piano.
Ce piano, ce sofa, avec une table à tréteaux cou
verte de revues et de journaux, formaient les seuls
an a chronism es d ’une pièce où des chàtelainsféodaux,
ap pe lé s par q u e lq u e évocation, n’eu ssent rien trouvé
de changé au cadre dans lequel ils vécurent. Sur
�5S
LE HIBOU DES RUINES
trois d es p an n e au x , et au-dessus de la chem inée en
pierre sculptée, étaient a p p e n d u e s des tapisseries
primitives d ’une conservation ou d ’une réparation
parfaite qui r e p ré se n ta ie n t là un évêque en ses
h a b its sacerdotaux, peut-être un lointain an cêtre des
R o c -A ig u , là des griffons, des dogues, des pan
th è re s et des dragons a p p a re m m e n t réconciliés,
p u isq u e , en parfaite intelligence, ils s’ébattaient sur
des p rairies émaillées de fleurs, à l’om bre des
chênes.
D eux fauteuils — plutôt des ca th è d re s — et des
ch aises à h a u t do ssier, se rangeaient a u to u r de la
c h e m in é e; des coffres en bois ou en cuir, ceux-ci
cloutés et recloutés, voisinaient avec des b ah u ts et
un d re sso ir chargé de pièces d ’argenterie, d ’aiguières
et de h a n a p s ciselés à la Benvenuto Cellini.
S ur d ’autres fauteuils, on avait jeté des drape rie s
de cendal et des soies d’O rie n t; su r le sol, des
tapis de K airouan et des peaux de bêtes.
F ixées aux poutrelles du plafond, de longues
chaînes rete n aie n t des lustres prim itifs, simples
c o u ro n n e s h é riss é e s de chandelles p iq u é e s en des
picots de fer.
B ashir n ’alluma pas ces chandelles, mais bien
d eux grosses lam pes à l’acétylène qui, en dép it de
leurs réflecteurs, laissèrent des coins d ’om b re dans
l’im m ense salle où, tout à l’heure, p ar les qu atre
fenêtres à m eneaux, la lun e glisserait seule ses pâles
rayons.
G uy s’avança vers le sofa ; à l’a p p ro c h e de son
cousin, le m alade retira sa tête des coussin s, mais,
pâle, les p run elles dilatées, il restait inerte, tel un
hom m e mal éveillé d ’un cauchem ar.
A p rè s un m om ent de cette im m obilité, il passa les
mains s u r ses yeux et su r son front. Et, se m ettant
su r son séan t :
—
Mon ami, je m ’excuse de t’avoir q uitté si vite,
de t’avoir a b a n d o n n é p e n d a n t toute la soirée, mais
vraim ent, à certains in stan ts, m on angoisse devient
si forte, q u e si, p ar la voix de m on piano, je ne pou
vais exhaler m a douleur, m es plaintes, j’en arrive
rais à h u rle r com m e une b ête égorgée. Et, encore,
souvent la m u siq u e est im p u issan te à me calmer...
�LE HIBOU DES RUINES
59
— M on pauvre ami, m on ch e r enfant, non seule
m ent je t’excuse, mais encore je te plains de tout
mon cœ u r.
— Merci ! J e consen s m a inte nant à in sp ire r de '.la
pitié. D u ra n t longtem ps, ceci m ’eût sem blé une
injure. P o u r q u o i ai-je changé ? J e l’ignore... Un effet
de la maladie, sans doute...
» M ais... souvent, j’ai pensé, dan s les m om en ts
où je raiso nne, q u e ce d é s ir d ’être adm iré, désir
développé p a r les caresses et les ad ulations de
mon entourage, au ssi p a r mes faciles succès d ’écolier
et de m ondain, n’avait pas p eu co ntrib ué à mon
écrasem ent devant l’épreuve.
*
Si peu p rép a ré , si peu trem p é, m on cerveau n’a
pu résister!...
« Me réveiller, défiguré, infirme, p riso n n ie r d ’en
nemis, sans avoir mêm e la co nsolation d ’e s p é re r le
triomphe de la P a t r i e — ju s q u ’à mon entrée en Suisse,
la cruauté de m es gardiens me laissa dan s u n e igno
rance absolue. — Au moral, je n’ai pas te n u le choc,
je rentrai en F ra n c e à dem i fou.
— l u as toujours po ssé d é ta raison !
— Ce m ot de folie te choq ue, m e tto n s celui de
neura sth én ie, c’est plus honnête.
Et guérissable, si tu voulais réagir... D ans la
famille, nul p r éc éd en t fâcheux.
— V ouloir... mais c’est cela q u e je ne puis plus.
Q u ant aux p réc éd en ts... mes origines si diverses
peuvent m ’avoir p réd isp o s é à cette terrib le névrose:
L orrain p a r le p ère de m on père, je suis mi-créole,
mi-Gascon p a r m a m ère et m a g ran d’m ère ; j’ai en
moi des sangs variés, op p o sé s. P o u r cela, j’unissais
de la violence à de l’indolence, de la sentim entalité
et une certaine bon té à de l’égolsme et à de la vanité,
d u courage p h y siq u e à de la lâcheté morale.
“ J e parle de moi au passé, tant j’ai l’im pression
que le vrai T h ie rry est m ort sous V erd u n , de ce
trép a s glorieux que je ne me consolerai jamais de
ne pas avoir su trouver sous les balles ennem ies.
— Mon pauvre petit... toujours la mêm e révolte,
la même aggravation à tes maux. En ceci, m alheu
reuse m ent, ta volonté n e l a i b l i t pas.
« C e p e n d a n t, q u an d ta mère, affolée à la pensée
�6o
LE HIBOU DES RUINES
de te laisser seul, te p o u s s a té m éraire m en t au
mariage, tes idées s’étaient m o d ifié es? Tu espérais
guérir?...
— N on 1 J ’ai com mis cette faute, ce crim e ; me
jugeant inguérissable, je me mariai I
« J ’avais cédé p a r faiblesse afin de ne p as affliger
ma mère, aussi entraîné p a r l’am our, l’attrait irré
sistible q u e m ’insp ira... m a fiancée.
— Elle était sé d u isan te ?
— Je la trouvais ad m irab le !... Elle l’est!
— M a lheureusem e n t, elle n’était q u e belle! Tu
ne re n c o n tra s pas la femme, la vraie femme qui
aurait su te guérir. Il fallait u n c œ u r com me celui
de ma Gisèle!...
— Ne juge pas m a femme! Ne la co n d a m n e point.
C’est moi, en tends-tu , qui, la m en table m ent, fus
maladroit, injuste, indélicat, cruel!... A h ! si, du
moins, je pouvais ré p a re r! P o u r l’instant, au-d essus
de tout, je désire accom plir cette réparation.
— Et p erm ettrais-tu à m o n ,a m itié de te d e m a n
d e r où est ta f em m e?... P eut-être pourrais-je
t ’aider ?
— N on ! Guy. M oins q u e tout autre tu ne peux
m ’aider. Moi vivant, tu serais im p u issan t à acco m
plir cette œ uvre.
« Mais, j’ai trop présu m é de mes forces! L’évo
quer... p arle r d ’elle! E n grâce, laisse-m oi seul! J ’ai
honte de me m o n tre r à toi.
L ym bold se r a p p r o c h a de son cousin. Et, lui
prenant la main :
— V oyons, T hierry, pourq u o i me ren voyer; ma
prése n ce t ’est-elle pénible à ce p o in t?
« N on! Hélas! tu veux u se r de ces a n e sth é si
ques... de ces poiso ns qui te calm ent un instant et
a uront raison de ta vie... ou de ta raison...
— O h ! peu im p o rte n t la m ort, la folie môme.
Tout est préférable à ce to u rm e nt!
T hie rry se jetait s u r le d ivan; son ami, c o m p re
n an t l’inutilité de son insistan c e en ce m om ent, se
retira et gagna sa ch a m b re , une pièce peinte en
cam aïeu bleu q u i o cc up ait le secon d étage de la
plus grosse des to u rs. G uy l’avait choisie p o u r la
belle vue dont on y jouissait.
�LE HIBOU DES RUINES
61
Il vint s ’apco uder à une d es fenêtres, étroites et
longues, avec des vitres taillées en lo sanges et
en c hâssée s de plom b.
Irrésistib lem e n t attiré, le regard de L ym bold, qui,
un in stan t s ’était p ro m en é s u r l’éten d u e d e s bois
baignée d e la pâle clarté... d e l à lune, fut rete nu par
une lumière accrochée aux m u rs de Larcy.
Là, il le savait, vivait la belle jeune femme qui
ressem blait à Gisèle, la d ispa rue toujours chérie,
Gisèle, qui était m orte du chagrin d ’être séparée
de son m ari... m orte seule 1... Q u an d , enfin, ap rè s
six mois de g uerre, les p erm ission s étant établies,
le capitaine de L y m b o ld accourut, il p u t seulem ent
s’agenouiller su r une tom be. Quel m artyre p o u r
eux deux, cette attente, cette irrévocable séparation
sans un pauvre revoir !
A cette rém iniscence, des larm es coulaient sur
les joues bronzées de l’explorateur.
II évoqua Gisèle, avec un a rde nt d ésir de la
revoir... de la p r e sse r contre sa poitrine.
Hélas !... la m ém oire était-elle donc une chose si
fragile 1 II ne voyait plus n ettem en t sa femme,
l’image ado ré e s’éloignait, s’efïaçait... Et c’était une
autre silhouette, aussi distinguée, mais plus robu ste,
un autre visage, aussi b e a u , m ais éc latant de vie et
de santé, qui sortaient de l’ombre.
C oïncid ence ren versante, cette in c onnue aux
yeux d ’azur foncé, sem blables à ceux éteints p our
jamais, p o ssé d a it une voix co m p arable à celle de
la morte. L y m b o ld pouvait donc se d o n n e r encore
l’illusion de croire en te n d re c h a n te r Gisèle.
Et, le c œ u r battan t, il prêtait l’oreille. A vol
d ’oiseau, L arcy était si proche. Hier, à pareille
heure, ne perçut-il pas les sons d ’un p ia n o ? ...
N on... c’était le g ran d silence de la nuit, parfois
le cri d’un oiseau, parfois des frôlements d ’ailes...
puis rien 1...
Il songeait à d es ce n d re , à s’avancer ju sq u ’au ValP e r d u , lo rsq u e q u e lq u e s acce n ts lointains parvin
rent ju s q u ’à lui.
A lors, chose in c om préhensible , comme attiré
irré sistib le m en t p a r cette voix q u e les anciens
eu s sen t attrib u ée à q u elque sirène et qui était celle
�62
LE HIBOU DES RUINES
de l’am our, le grave L ym b old, celui qui, se jugeant
invulnérable, hier encore se croyait aussi incap able
de disting uer une femme q u e de vivre la paisible
existence d ’un em ployé, desce n d it l’escalier en
courant, tira les verrous d ’une p o te rn e , et, p a r la
plus courte des allées d u parc, atteignit l’orée de
la gorge où, sous les saules, d a n s le petit lac, la
lune m irait son d isq u e d ’argent.
Les fils de fer se d ressa ie n t. G uy revint en arrière,
et, p ren a n t un élan, franchit la clôture.
Avant d’atteindre la c o u r de la ferme, d a n s la
crainte de pro v o q u er les aboiem e nts des chiens de
garde, il o b liqua et, p a r u n e b rèc he de la haie,
pén é tra d a n s la prairie qui, de ce côté, to uc hait les
m u rs du manoir.
Les fenêtres d u salon étaient ouvertes. L’au d iteu r
invisible en ten d a it ju s q u ’aux m o in d re s paroles.
M arguerite-M arie chantait cette ballade du Vais
seau F antôm e que Gisèle et son mari aim aient si
particulièrem ent et q u e la jeune femme disait com me
nulle autre :
................................. Hiva... a...
Avez-vous vu le vaisseau mort
Mât noir et voile rouge...
Un homme pâle veille à bord
Sans que jamais il bouge
Guy, bouleversé, s’ap p u y a it à un tilleul. Une
ém otion indicible l’étreignait, émotion d o u c e ? ...
d o u lo u re u se ? ... Il n’aurait su le dire.
Mais l’exp lorateu r, qui, cent fois en Afrique,
p erd u dan s l’im m ensité du désert, vit sans frémir
la m ort le frôler, trem blait et pleurait.
Et la voix à l’ex pression path étiq u e s ’ad oucissait
p o u r ré p é te r :
Dans son malheur,
L’instant peut venir de la délivrance,
>
S’il trouve un cœur
Qui jusqu’à la mort l’aime avec constance,
Pauvre marin! quand dois-tu le connaître!
Au paroxy sm e de l’ém otion, tra n sp o rté , h o rs de
lui-même, L y m bold, su s p e n d u à des lèvres aussi
invisibles q u e celles de Gisèle, ne savait plus s ’il
e ntenda it la m orte... ou la vivante...
Mais la voix se taisait ; les volets du salon furent
�LE HIBOU DES RUINES
tiré s; au p rem ier étage du m anoir, des lumières
s’allum èrent... l’une d ’elles brilla longtem p s... peutêtre celle de la c h a n te u s e ; puis cette lum ière s’éteignit enfin et Guy regagna Roc-Aigu.
L o rs q u ’il atteignit le p rem ier étage du château , le
jaillissement d ’une vive clarté fit pâlir la lu e u r falote
de sa lanterne électrique.
Et la silhouette de T hierry se d e s s in a d an s l’enca
drem ent de la porte cintrée qui, du palier, accédait
à sa cham b re.
Vu ainsi dans la p é n o m b re , m ince et élégant en
son déshabillé de flanelle b lanche, le T h ie rry d ’au
trefois app araissait.
Aussi, L ym bold éprouva-t-il une im p re ssio n p én i
ble en retrouvant les accen ts lassés, brisés, d ’une voix
dont la maladie avait com plètem e nt changé le tim bre.
— Hé bien 1 disait cette voix, tu n ’as pu résister à
l’enchan tem e n t I... T u esp érais revoir... et, de plus
près, tu as voulu en ten d re cette belle inconnue
qui ressem b le à ta femme!
— A h ! toi aussi, tu as r e m a rq u é !...
— Oui' j’ai été frappé de cette resse m b la n c e I
Sans doute le m alade, s u b is sa n t l’attirance de la
sirène, avait dû, lui aussi, se ra p p r o c h e r du m anoir...
assez p o ur reconn aître, du m oins l’air de la ballade,
p u is q u ’il ajouta en changeant un peu les paroles
afin de mieux les a p p r o p r ie r à la situation :
« G u y , p o u r toi égalem en t, d an s ton m alheur,
l’instant peut venir de la délivrance, si tu trouves un
c œ u r qui, ju sq u ’à la mort, t’aime avec con stan c e. ».
Et sa voix devenant heu rtée, T hierry, r e p ris de
cette exaltation qui s’em parait de lui lo rsq u e son
esprit évoquait certains souvenirs, co ntinu a par
ces paroles de la ballade :
« Puisse-t-il venir vers toi et vers une autre, cet
am o u r dan s lequel vous boiriez l’oubli ! »
— T h ie rry 1 T h ie rry ! Q u ’im a g in e s-tu ? s’écria
L ym bold, effrayé com me un d o r m e u r q u e, brutale
m ent, on arrac h erait à un lève.
Mais déjà le malade se retournait en tirant violem
m ent la lourde porte de c h ê n e ; elle se ferm a avec
un b ru it sourd qu e se rép é tèren t les échos, sou
dain réveillés, de l’a ntique dem eure.
�64
LE HIBOU DES RUINES
X
— Je n?y tiens plu s!... Avant de p o u sse r j u s
q u ’au Val-Perdu où, je l’avoue, je redo ute de m ’aven
tu rer seule, je p r é te n d s me faufiler dan s ces bois si
jalousem ent défendus.
— C om m ent vous y prendrez-vous, m a c h è r e ?
Les fils de fer sont trop ra p p ro c h é e p o u r que vous
puissiez vous glisser à travers sans r is q u e r de vous
blesser.
— Je suis une p e rso n n e réfléchie, Marite, le
coup a été conçu avec p rém éditation .
Et C hantai retira de son sac à ouvrage une pince
d o n t elle avait vu P lantaire se servir p o u r co u p e r
d es fils de fer.
— R e ste à savoir utiliser cet outil, ajouta-t-elle
en se m ettant à l’œ uvre.
M me L u b ersa c voulait croire encore à une espiè
glerie; du reste, com m ent les petites m ains de
Chantai accom pliraient-elles une aussi dure besognel
— Ce que femme veut, Dieu le veut! s’écria la
jeune fille le visage en su e u r et les m ains déchirées.
L a b rèc h e est ouverte, reste à en tre r d an s la place,
sans laisser aux b arb e lu re s d es lam beaux de ma
robe !
Déjà, elle rasse m bla it les plis de sa jupe en crêpe
Georgette et levait son pied cam bré, ch aussé d ’un
petit soulier plutôt de bal que de p ro m enade.
V raim en t effrayée, Mme L u b ersa c s’était levée.
— J e vous en prie, ma chérie, ne com mettez pas
cette folie, songez aux dogues terribles.
— Je co rrom prai les c e r b è r e s ; j’ai du sucre dans
mon sac.
— Songez au juste m éco n te n te m en t de votre tante,
à m a responsabilité.
—. Me croyez- vous assez sim ple p o u r révéler à
Mme P’elletin mon es capade, u n e escapade dont je
p o urra is fort bien revenir bredouille ?
�LE HIBOU DES RUINES
65
— Elle a p p r e n d ra cette esca pad e... p a r vous, si
ce n’est poin t p a r d’autre s... ceci serait la m o indre
des c o n s é q u e n c e s fâcheuses qu e p e u t e n tra în e r'
votre indiscrétion.
'
« Le châtelain de Roc-A igu est un m alade, un
m alheureux, il se cache 1 Et, en p é n é tra n t chez lui,
vous espérez le voir...
• - N aturellem ent, interrom pit-elle avec im p a
tience. Je veux p e r c e r le mystère.
— V ous pouvez lui faire du mal l
— P o u rq u o i du mal I J e p r é te n d s lui ca use r du
plaisir. Songez-y, d ep u is longtem ps, il ne voit que
des négresses, lui, cet A donis, cet artiste qui doit
aimer le beau 1
« Mais, ajouta-t-elle après avoir levé son regard
vers sa dam e de com pagnie, vous voici pâle, trem
blante, avez-vous un e raison p erso n n e lle p o u r
red outer de me voir te n ter cette aventure ? Ne
pouvez-vous avoir confiance en m o i? V ous aussi,
mon am ie, vous ôtes m ystérieuse, et pen suis
blessée 1
Marguerite-Marie h é s ita ; u n e dem i-confidence ne
retiendrait pas C hantai, et il lui en coûtait de
révéler ainsi b ru talem ent son triste rom an, sa souf
france, son humiliation.
— J ’ai des soupç ons q u a n t à la p erso n n a lité de
notre m alheu reux voisin, m urm ura-t-elle, mais
aucune certitude...
— Hé b ie n l... je devine ce q u e vous so upçon nez
et, p o u r vous, je veux savoir 1
« Je ne suis pas au ssi folle et dénuée de sensi
bilité que vous le supposez.
— Moi ! ne pas vous croire une b o n n e et te n d re
enfant! C om bien de fois ne vous ai-je pas défendue
contre l’a p p a ren ce de certains de vos actes et de
vos paroles !
« Tenez, h ie r enéorej in té rieurem ent, je te n ta is
de vous excuser... cep en d a n t... jugez-vous q u ’il
était aimable, charitable môme de r é p o n d r e p a r des
railleries aux avances, aux déclaration s tim ides de
M. M aurice.
« Lui qui si gentim ent venait de n o us p r o c u r e r le
plaisir d’une belle p ro m e n a d e !
1 1 8 -xii
�66
LE HIBOU DES RUINES
Chantai frap pa un q u a rtie r de roc de sa haute
canne brune.
' -*■ J ’ai eu du chagrin... b ea u c o u p de chagrin à
voir son air navré... et mêm e ¡’expression doulou
reuse qui s’est r ép a n d u e su r le visage de m a tante
m’a serré le c œ u r.
— N éanm oins, vous n ’avez rien dit p o u r les
co n so ler ?
— J e ne p eux p a s ; je ne dois pas le u r laisser
concevoir d es e s p éran c es d o n t je n ’entrevois pas la
réalisation possible.
— Folle enfan t! Vous êtes si aimée à la Brionne
e t à L a r c y ! . . . Le b o n h e u r p o u r vous serait là I
— Je n’en juge jsas ainsi... mais, p a r cette diver
sion, en m ’e ntra înan t d a n s un e discussion p a s s i o n - .
nante, vous espérez me retenir en deçà des barrières
hérissée s du dom aine de m onsieur le H ibou... E sp é
rance vaine 1 J ’ai juré de connaître le se cret de
Roc-Aigu !... p arc e qu e ce secret, j’en ai le p re s s e n
tim ent, intéresse votre bo n h eu r.
Ces d ernie rs m ots, Chantai les p ro n o n ça si bas
q u e Mme L ubersac ne les enten d it point.
Déjà la jeune fille s’engageait dan s u n étroit sentier
qui coupait les bois touffus. P rê te à d isp araître
parm i les rouvres de chê nes et les cépées de
châtaigniers, elle c ria :
— Aurez-vous le c œ u r de m’a b a n d o n n e r , dans
cette forêt î Des pièges y sont te n d u s p o u r les
anim aux féroces... du poison a été jeté jusque sur
les fleurs... sa n s parler des chiens dévorants. Vous,
m adam e L u b ersa c, chargée de veiller s u r moi, de
me servir de m entor, de me défendre !
Et, d’un peu plus loin :
— Dieu I les belles digitales ! Et les ravissantes
capillaires... là en ce creux de roche r où suinte un
filet d ’eau I
M arguerite-M arie ne songeait pas à répon dre. :
Immobile, le c œ u r b attant, elle écoutait.
Des froissem ents se faisaient en ten d re parm i les
fourrés... et, soudain, d es abo iem e nts furieux
retentirent. Cette fois, M me L u b ersa c oublia tout
ce qui n’était pas le d ang er tro p réel couru par
C hantai, du fait d e s terribles chiens policiers. Fille
�LE HIBOU DES RUINES
67
de soldat, d ’in stinct elle vola au secours de l’enfant
et, afin d’atteindre plus vite l’endroit d ou venaient
les abo iem e nts, elle prit un sentiei qui paraissai
y m ener d irectem en t, lo rsqu’une voix c o m m a n d a :
— S a u r 1... L é d a !... Ici !
A h! cette voix! Elle a rrêta l’élan de M a rg u e n teMarie com m e celui d e s d eux dogues qu i, avec d e s
grognements so u rd s, revenaient vers leur maître,
tand is q u ’u n e au tre voix, in c on nue celle-ci, d is a it:
— C’était une voleuse de fleurs! Elle a plus ce
p e u r qu e de mal, envoie-moi B a shir avec des cor
diaux I
Alors, se u lem en t, M arguerite-M arie re p rit son
ascen sio n et, ra p id e m en t, atteignit une étroite
•cla irière où, en effet, u n m ince filet d ’eau a rro sa it
des cap illaires.
Chantai, pâle, les p a u p iè re s closes, était to m b é e
au pied d’un chêne, son ch a p ea u resta it ac croché à
une b r a n c h e et une ham pe de digitales s’inclinait
vers’ ses cheveux noirs.
Un h o m m e était agenouillé p r è s d’elle. A la vue
de M arguerite-M ariè, il se releva et leurs mains
s’uniren t p o u r éten d re la jeune fille s u r la m ousse.
Dès que M me L u b e rsa c lui eut baigné le front et
les tem pes avec de l’eau froide, C hantai ouvrit les
yeux.
Et ses p rem ières paroles fu rent p o u r s’ex c u se r de
sa curiosité... et de sa d ésob éissan c e.
L ym bo ld s o u rit avec indulgence à cet eniantillage
que S aur et L éda auraient châtié bien d u rem en
sans l’intervention d u châtelain.
L’ex plora teur disait cela un peu p lu s ta rd de sa
voix grave, à l’accent pur, q u a n d il escortait es
jeunes femmes ju s q u ’à la fontaine.
O n se dirigeait vers le portail, ct, en suivan
l’allée, Chantai se sentait les jam bes molles ; partois,
un frisson la secouait, mais, p o u r rien au mon e,
elle rt’eüt voulu avouer sa fatigue ; elle se jugeai si
sotte! S’être pâm ée telle une m a rquise de cette
ép o q u e bu co liq u e qui p ré c é d a la g r a n d e R é v o lu tio n ,
il fut à la m ode, en ce te m p s frivole, d être sensi "> e
à l’excès, de p e rd re ses sens à la m oind re émotion.
Mais elle, C hantai A u b ery, cette jeune fille m oderne
�68
LE HIBOU DES RUINES
q u i se piq u a it d ’avoir le genre am éricain !... C om bien
Nicole GrilTet se m oquerait, si elle a p p re n a it la fin
de cette éq u ipée I
D issim ulant son ennui et son humiliation, elle
en tretenait avec l’ex plora teur une conversation à
laquelle Marguerite-Marie ne prenait nulle part.
Celle-ci, insoucieuse des regards adm iratifs, émus,
qui, souvent d étournés, mais irrésistiblem ent
attirés, revenaient toujours vers elle, marchait
a b s o rb é e p a r cette p en s ée u n iq u e :
« E n la voix qui avait appelé S au r et Léda, bien
q u e le tim bre en fût changé, brisé, elle venait de
reconnaître la voix de son mari ! »
Ainsi ses soupçons — ses p re s s e n tim e n ts —
étaient fondés ! Ce m a n iaque, cet être d é s a b u sé , *
gravement atteint, c’était ce T hie rry que M me Liliane
C ham bley, avec de si instantes re c om m anda tions, 5
lui confia en m ourant.
L ym bo ld eut conscience du tro u b le de la dame
de compagnie.
Lui qui, hier encore, confiné dans sa douleur, !
passait dans le m on de indifférent à l’im pression
q u ’il produisait sur les c œ u rs féminins, en vertu de
cette fatuité si com m une à la plupart des hom m es, :
attribuait à cet émoi une cause à laquelle, pour
l’instant, il était com plètem ent étranger.
Même p a r le d étou r de la grande allée, on attei
gnit vite le V al-Perdu, et C hantai, sans s’arrêter,
s’engagea sur le pont. Elle craignait que l’étranger
ne s’a p e rçû t de la brèche ouverte dans la clôture.
P rè s de la fontaine, plus bleue que jamais par
cette matinée radieuse, L ym bold q uitta les jeunes
femm es. Incliné' devant elles, il sollicita l’auto risa
tion de se p r é se n te r ce même jour à Larcy, afin de
prendre des^nouvelles. Il était d ésire ux du reste
d’offrir ses hommages à Mme Felletin.
—
Ma tante sera très h eu re u se de vous recevoir,
mais vous me feriez plaisir de ne pas souffler’ mot
du danger qu e j’ai couru. M a santé n’en sera point
ébranlée, je crains q u ’il n’en soit pas ainsi de celle
de Mme L ubersac. C hère, vous voici aussi pâle que
je l’étais tout à l’heure.
C ette rem a rq u e eut le don de r am e n er b r u s q u e
�LE HIBOU DES RUINES
69
m ent des couleurs aux joues incrim inées et aussi
d ’a rrac h er M arguerite-M arie à ses d ou lo u reu se s
rém iniscences.
Elle joignit ses rem erclm ents à ceux de C h antai
et exprim a sa recon naissance.
Les yeux mi-clos, L y m b o ld éco u ta it; avec un
accent différent, la dam e de com pagnie avait beau-»
coup des intonations harm o n ieu se s de la voix
éteinte.
A ussi, en rem on tant vers le château, la d ém arch e
de l’ex plora teur perd a it cette régularité, cette élasti
cité qui lui p erm ettaient de couvrir de longues
distances.
Il faisait q u e lq u e s pas rapides ; puis, s’arrêtant,
regardait a u to u r de lui.
C’est q ue... parm i les cépées et les rouvres
penchées vers les digitales ou les capillaires, il
suivait deux silhouettes im précises, fantom ales...
celle de la m orte... et celle de la vivante.
11 p a s sa la main sur son iront, com me p o u r
ch a sse r l’obsession . C ette dualité de pe n s é e s, de
sentim ents, lui causait du malaise, du rem o rd s.
Guy était-il capable d’oublier Gisèle, d ’aim er une
autre femme ?... ceci am ené p ar une resse m b la n ce ...
un attrait p u re m e n t physiq u e .
C ette in connu e ne pouvait avoir l’âme exquise de
la morte, ce c œ u r si te n d re que l’in q u ié tu d e et la
sép aration le brisère n t.
« E ntre des âm es im m ortelles, murmura-t-il,
l’am our... u n a m o u r au ssi com plet, aussi grand,
aussi passio n n é q u e le nôtre, d oit être u n iq u e . *
A b so rb é, Guy atteignait u n ron d -p o in t où, alen tour
d’un puits à l’antique ferronnerie, Zulm a avait
disposé des sièges et d es gradins chargés de ces
plantes épineuses don t le m alade s u p p o rta it exclu
sivement la vue.
L ym bold tressaillit lo rsq u e, avec un e m p re sse
ment inusité et d ’une voix qui retrouvait des intona
tions v ibrantes, T hierry lui po sa cette qu estio n :
— Hé bie n 1 C o m m en t s’est term inée cette aven
ture ?
— Mlle A u b e ry voulait p ara ître rem ise de sa
�70
LE HIBOU DES RUINES
irayeur, mais Mme L u bersa c n’aurait pu cacher
l’ém otion violente q u ’elle a ressentie.
— Celle-ci était-elle éloignée du lieu de l’agression
q u an d j’ai appelé S aur et L éd a ?
— Non ! elle gravissait le raidillon qui mène à la
clairière, théâtre de l’accident.
» — Ah ! dit sim plem ent T hierry, sûrem ent elle a
dû m’entendre.
Il n’ajouta rien,, mais sa pâleur s’accentua et,
duran t le déjeuner, to uchan t à peine aux mets, il
d em eu ra silencieux, avec cet air accablé, a b so rb é ,
qui présageait une crise.
Lym bold cherchait vainem ent un sujet de conver
sation capable d’inté resse r son cousin. A ces essais,
T hie rry répondait p a r q u elq u es m onosyllabes.
Puis, le silence r eto m b ait dan s la vaste salle à
manger aux poutrelles b ru n e s, à la chem inée de
pierre en auvent, au dallage formé de petits cailloux
où les deux convives, servis p a r B a s h i r , . sem blaient
p erdus.
Enfin G uy parla de son dom aine de Brévigny, de
l’habitation ancestrale q u ’il avait répa ré e au moment
de son mariage et am énagée avec tout le confort
m oderne.
T hie rry avait fait des séjours, seul ou avec sa
m ère, dans cette belle m aison du xvin8 siècle, au
te m p s de ses joyeuses vacances, et plus ta rd de ses
congés. Non loin de Brévigny, il p o ssé d ait des
fermes qui lui venaient des C ham bley.
Ces souvenirs de jeunesse, un instant, p arurent
inté resse r le m a la d e ; il écoutait son cousin rappeler
leurs excursions, vanter la poésie et le charm e du
coin où il avait vu le jour.
— A quel point tu aimes la L orraine... E t Brdvigny ! E ncore, ap rè s ton m alheur, tu y restes
attaché.
— J ’y suis n é ! ... Gisèle a voulu r e p o s e r dan s
notre chapelle, plutôt que dan s leur caveau de
N eauples : « J e veux t ’a tten d re là près de tes
p are nts, » m’écrivait-elle d an s sa dernière lettre.
— Ceci est une raison... puis, tu es L orrain, rien
que Lorrain.
— Avant d’être L orrain, je suis F rançais.
�LE HIBOU DES RUINES
7*
— Moi aussi, je suis F ra nça is !
Et il continua, p as san t du silence à cette volubilitë
nerveuse qui, parfois, succédait à ses m utism es.
— Mais avant d ’être F ra nça is ? Que suis-je ? Quel
sang dom ine en moi ? P o u r quel pays ai-je le plus
d’attaches secrètes ?
« Est-ce p o u r la Bretagne sauvage: j’y su is né...
mon père m o u ru t à Brest, j’avais deux ans q u an d
on m ’em porta.
* Est-ce p our les plaines b lond es, les vallées
vertes où vécuren t les C h am bley ?... P eut-être.
« Je crus aimer aussi ces lies lointaines à la végé
tation para d isia q u e où, avant m a mère, trois géné
rations de d ’A rth e n a y se su ccédèrent en s’en ric h is
sant... Tu le sais, je n’ai pas pu y vivre un mois 1
* Avant de me te rr e r ici, je voulus connaître ce
castel de Saint-Clar auquel ma g rand’m ère était si
attachée, u n castel qui d re sse vers le ciel de la
Gascogne ses tours aux toits écrasés et ses m urs
couleur d ’ocre. De la te rrasse, on découvre les
P yrénées, mais lo rsq u e j’en tre p ris ce pèlerinage, le
soleil brûlait ; les longs coteaux couverts de chaum es
desséchés sem blaient prêts à flam b er; la vue de ce
paysage aride augm enta mon angoisse. E t les cyprès
qui font une garde d ’h o n n e u r au castel me p aru ren t
ombrager des to m bes.
« P o u r ces Saint-Clar qui d uren t être courageux,
et van tards, — des d o n Q uichotte, des d ’Artagnan, — j e ne me sens au c u n e sym pathie. J e les
juge des p a n tin s,_ des paillasses, à l’es p rit aussi
mobile q u e les ailes des m oulins à vent, d ém antelés
a ujourd’hui, qui jalonnent leurs coteaux.
A tout enc ore tu préfères Velizes, la m aison
ancestrale des Cham bley.
— Là, je co n n u s le b o n h e u r !... u n b o n h eu r
éphém ère, telle une de ces fleurs de cercus.
Il m on tra s u r la colonne ép in eu se d ’une plante
grasse des pétales blancs p rêts à s’épanouir.
— Ces fleurs magnifiques, au parfum enivrant, ne
durent que douze h eu res !
— Hélas 1 Qui saurait se vanter de c o n q u é rir un
b o n h e u r d u rab le !
— T on b o n h eu r, Guy, s’est é p a n o u i; tu en gardes
�72
LE HIBOU DES RUINES
un souvenir attendri. Il p o u rra it rena ître... tandis
que p o u r moi I
T hierry re p o u ssa la tasse de moka, encore à demi
rem plie, jeta au loin son cigare et c ou rut vers cette
salle, vers ce divan q u ’il ne q u itterait, hélas ! que
p our u se r des dangereux an e s th é s iq u e s qui, en
échange d ’un instant de calme, le c onduisaient à la
folie.
Navré, s’ac cu sant d ’avoir encore p ro voqué cette
crise, L ym bold regagna sa cham b re.
Lui, qui, si bien, savait o c c u p e r sa solitude, jugea,
cet après-m idi, le te m p s long.
Il a b a n d o n n a vite le m a n u scrit où il notait le
com pte r en d u de sa dern iè re exp lo ra tio n ; il ne
retrouvait pas cette exactitude à ra p p e le r les événe- ,
m ents, ce bea u français, ce coloris, ce sentim ent de
la nature qui faisait de lui un écrivain de grande
valeur.
Il bâilla su r les journaux et ferma une revue scien
tifique, afin d ’ouvrir un roman.
Parfois, il consultait sa m ontre et, sans se
l’aVouer, pensait que l’instant où il pou rra it se pré- i
s e n t e r à Larcy tardait beaucoup.
Enfin, dès trois heures, en dépit d ’une chaleur
su p portable seulem ent p our un vieux S aharien, il
sortit ap rè s avoir accordé q u elq u es soins à sa t o i - ,
lette...
D ebout devant l’une des fenêtres à m e n ea u x , dont
il avait en tr’ouvert l’un des châssis, T hierry regar
dait s’éloigner son cousin.
Dans ses yeux m eurtris, une expression de fata
lisme d ésesp é ré pouvait se lire, ta n d is q u ’il m u r
murait :
« La destinée de Guy... la m ienne... celle de Marguerite-Marie vont se décider. »
�LE HIBOU DES RUINES
72
XI
Ce jour-là, M me Felletin ne se trouvait p as à
L arcy; avec M aurice, dès le m atin, elle était partie
po u r des d om ain es éloignés, afin d ’y p ro cé d er à des
ventes de bois.
Le d éjeuner achevé, C hantai, qui « crânait » to u
jours, se laissa p o u rtan t d écider à faire la sieste.
A yant instam m en t rec o m m an d é à Babyle de
l’éveiller si un visiteurj se p rése n tait au château, elle
p assa un peignoir et se jeta su r son lit; secouée
com me elle l’avait été p ar sa fray eur d u m atin, elle
ne ta rd a point à to m b e r dan s un p ro fo n d sommeil.
En revanche, Mm» L u b ersa c n ’eut mêm e pas la
p ensée de ch e rch er à se reposer.
La même pâleur sur son visage, u n cerne som bre
sous les yeux, la bo u ch e serrée afin de r e te n ir ses
sanglots, elle s’assit dan s l’e m b ra su re de la fenêtre
de sa cham bre d ’où elle pouvait surveiller le chemin
du V al-P erd u... et de Roc-Aigu.
Un presse n tim en t lui disait que l’hôte du château
n’attendrait pas ju sq u ’au lend em ain p o u r se p r é
se n ter à Larcy.
L ’attente ne fut po int longue. L a p en d u le m a r
quait à peine trois h eu re s et u n q u art, q u a n d , entre
les haies vives, la jeune femme distingua la haute
silhouette de l’explorateur.
E n hâte, mais à p as feutrés, afin de ne pa:
réveiller C hantai, M arguerite-M arie desce n d it ai
rez-de-chaussée où Babyle, enfermée dan s sa cui
sine et o ccupée à des conserves de petits pois, n<
s’aperçut mêm e p as que la dam e de compagnie
introduisait un visiteur dan s le salon.
A ussi ém u s l’un que l’autre, L y m b o ld e!
M me L u b ersa c, ayant échangé les formules banale:
en usage p o u r se saluer, étaient m a inte nant ei
présence.
�74
L E HIBOU DES RUINES
Elle avait offert un fauteuil au jeune h o m m e et
venait de s’asseoir.
— M adam e, dit alors Guy, au cours de notre
entrevue si m ouvem entée de ce m atin, j’ai omis,
dan s mon trou ble et en re m a rq u a n t votre ém otion,
de me p ré se n te r à vo u s; permettez-moi de répa re r
cette omission.
— C’est inutile, m o n sie u r!... E n r ec o n n aiss an t, à
sa voix, T hierry C ham bley-Saint-C lar, j’ai com pris
que vous étiez M. de L ym bold, l’e x p lo ra teu r, l’écri
vain bien connu et en même te m p s le cousin, l’ami,
le seul ami de celui q u ’on nom m e ici le Ilib o u des
R uines 1
G uy s’inclina et regarda la jeune femme a d m ira b le
m ent belle, avec son visage transfiguré p a r la
violence de ses sentim ents.
Il s’était levé; une lumière vive l’éclairait soudain.
Lui aussi devinait la vraie perso n n a lité de la dam e
de com pagnie de Mlle A ubery.
Et, à la douleur, à la déc ep tio n , à l’angoisse qui
l’étreignaient, il voyait clair en lui.
Alors, L ym bold p erd it, un instant, son em pire
su r lui-m êm e; il oublia la justice et la b o n té qui lui
étaient h ab itu elles; p arc e q u ’il souffrait, il voulut
faire souffrir.
Il rép liq u a d u re m e n t :
— Oui, je suis le seul ami d u m a lh eu reu x qui ne
s u p p o rtera pas b ea u c o u p plus longtem ps la douleur
que lui causa l’a b a n d o n d’une femme sans pitié... et
sans...
— Achevez donc, m o n sie u r ; lo rsq u e vous aurez
fini de m ’insulter, je me défendrai...
Et, com me il se ta isait, elle continua :
— On peut avoir du c œ u r, de la pitié, et se refuser,
par fierté, p a r resp e ct de son nom , à jouir d ’un luxe
q u ’on vous repro che avec des m ots plus ble ssants
que des soufflets.
D ebou t à son tour, re p rise de cette violence, de
cet orgueil, de cet es p rit de bravade q u ’elle te nait de
son père, elle s’écria :
— La femme dont vous parlez avec une sévérité
si injuste, c’est moi... moi, M arguerite-M arie de
�LE HIBOU ÔES RUINES
7E
Màlecroix, que, je le c o m p re n d s, votre cousin vou^
a dépeinte sous les plus noires couleurs.
— Ceci est faux! T h ie rry m ’a p arlé u n e seule fois
dè vous. E t c’était p o u r vous défendre. J'ignorais
alors la p erso n n a lité q u e vous cachiez sous u n norr.
d’em prunt.
— L u b e rsa c est le nom de m a m è re ; il est éteint.
Je jugeai que j’avais le droit de le porter.
« Avec ce nom, j’ai gagné m a vie et rejeté le luxe
dont on p réte ndait me faire l’aum ône.
« Mais cette entrevue a tro p d u ré ; je vais p réve nir
Mlle A ubery . Si j’ai tardé, c’est que je voulais une
explication entre n o u s ; elle sera com plète lorsque
je vous aurai affirmé ceci : d epu is ce matin seule
ment, j’ai la certitude q u e T hie rry Cham bley-SaintClar et le châtelain de Roc-Aigu ne sont q u ’un.
Avant, j’avais de fortes p ré so m p tio n s p o u r croire
mon mari mort. C ette découverte m ’a révélé votre
nom, m ’a expliqué p o u rq u o i ma vue vous émouvait.
« Votre cousin et sa m ère avaient constaté une
r essem blan ce entre moi et M me de L ym bold.
« Adieu, m onsieur, vraisem blablem ent nos che
m ins ne se c roise ro nt p lu s ; je ne crois pas devoir
m’exposer à re n c o n tre r celui qui, en me forçant à
q uitter son foyer, m’a jetée dan s cette situation
aflreuse de femme sép arée... et pauvre, d o n t, en ma
Présom ption et m on inexpérience, je n ’avais point
prévu les peines et les dangers.
Au m om ent de sortir, elle ajouta d’une voix q u i se
brisait :
— V ous avez été très d u r p o u r celle do n t les traits
vous rappelaient ceux de votre Gisèle tellem ent
b onn e et te n d re . Si vous eussiez pris conseil de la
disparue, vous vous seriez m ontré plus pitoyable...
Guy s’avançait, p rê t à p ro tester, à r é p a re r; mais,
déjà, la po rte se refermait. Des pas p ressé s firent
réso n n e r l’escalier de pierre, bientôt le couloir d’en
haut ; la dam e de com pagnie allait prévenir
Mlle A u b e ry que le visiteur a tten du était au salon.
L ’entrevue des jeunes gens ne pouvait être longue,
le u r d ésir de l’abréger étant réciproque.
A u ssi, les com plim ents échangés, lo rsq u e C hantai,
n o n sans confusion, e u t renouvelé ses rem erclm ents
�LE HIBOU ÔES R U IN rS
jt q u e la conversation se fut traînée un m om e n t en
parlant de l’a s p e c t et des cou tu m es de la C reuse
pour finir p a r l’A frique et le S ahara, on se sé p ara
avec allégement.
Le trou ble de l’ex p lorateu r n ’é c h a p p a point- à la
;eune fille; elle ne dou ta pas q u ’il n’eût vu M m e Lubersac. Q ue s’était-il p a s sé entre eu x ? ... Déjà un
roman s’échafaudait dan s sa tète, q u a n d elle heu rta
d’un coup léger la porte de la cha m bre de son amie.
Avec stupéfaction, elle a p e rçu t une valise ouverte,
déjà em plie de linge et de vêtem ents, et, tr è s en
Svidence su r la table à écrire, u n e enveloppe mauve
où était tracé le nom de Mme Felletin.
A cet instant, M arguerite-M arie a p p a r u t, un sac
de voyage en main.
— C hère 1 Vous parte z?
— J e pars I
— V ous aurez le courage de me q u itter, de
m’a b a n d o n n er, lorsq u e j’ai tant de chagrin de la
mort de grand-père 1 lorsqu e, vous le savez, votre
présence m’aide seule à su p p o r te r cette vie de Larcy
et la com pagnie de la châtelaine 1 E t vos b o ns
conseils, vos en courag em ents, allez-vous m ’en priver,
nu m om ent où ils com m ençaient à p o r te r des fruits?
Ne suis-je pas plus gentille avec ma ta n te ? ...
Chantai nouait scs b ras au cou de son am ie;
oubliant le ridicule de cette sensibilité si d ém odée,
slle pleurait à c h a u d e s larmes.
— Ma chérie, m a petite fille, ne m ’accusez pas,
plaignez-moi p lu tô t; songez au sacrifice q u e j'accom
plis en vous quittan t, en q u itta n t votre tante si
bonne p o u r moi, moi, si seule, si d én u é e , si a b a n
donnée! A h! C hantai, ne dédaignez point les affec
tions qui vous en to u re n t 1 Q ue ne donnerais-je pas
p our p o ssé d e r une tante Séverine, un ami com me
Maurice, de fidèles serviteurs m êm e...
— Mais q u e vous arrive-t-il, M arite, vous êtes
hors de vous. Je le co m p re n d s, au m oins un de| mes
soupçons se trouve fondé. Ne pouvez-vous jeter
votre chagrin d an s m on c œ u r ?
— P a s aujourd’hui, je suis tro p tro u b lé e et le
'em p s me p resse . En me h âtan t, j’attrap era i le train
�LE HIBOU DES RUINES
77
de Moulins. Voudriez-vous p rie r P lan taire de me
conduire à la gare.
— Ne p as atten d re m a tante 1 Quel préte x te
invoq ue r? ...
— N’en donnez aucun. Demain, à elle, à vous,
dans une lettre, je dirai la triste vérité.
Puis, essu y an t d ’un geste résolu les larm es qui,
en dépit de ses efforts, d éb o rd a ie n t de ses yeux,
elle boucla sa valise et, p e n d a n t q u e Chantai s ’éloi
gnait afin de prévenir le dom e stiq u e , elle term ina
ses p réparatifs de d épa rt.
En la victoria où elle avait pris place à côté de son
amie, C hantai, p o u r la troisièm e fois, faisait p ro
mettre à M arguejite-M arie de d em e u re r à l’hôtel des
Ryaux ju s q u ’à son re to u r qui serait prochain. Elle
s’interrom pit, u n ronflem ent d’auto se faisant en
tendre.
-7 L’automobile noire 1 Le Hibou des R u in es 1 En
plein soleil!... Il renoncé donc à se cacher! Dieu
qu’il est beau! Un héros de rom an!...
On atteignait la gare; le train s’annonçait. La
jeune femme n’eut que le te m p s de p re n d re son
billet et de gagner le quai.
Un moment après le départ de son cousin pour
Larcy, Thierry, saisi du désir de s’enfuir, de dévorer
de l’espace, qui, parfois, s’em parait de lui durant ses
crises, commanda la voiture.
— Où le m aître désire-t-il q u e je le co n d u ise ?
.questionna Bashir.
— Où tu voudras 1 E t à grande allure.
C’est ainsi q u ’ap rè s u n long d éto u r qui les avait
am enés à traverser la Brionne, le châtelain et B ashir
d ép a ssè re n t l’équipage de M me Felletin.
A la vue de la victoria de L arcy , des bagages q u e
Plantaire avait placés p rès de lui et surtout en
constatant com bien le visage de M arguerite-M arie
était bouleversé, T hie rry com prit la vérité. Elle
fuyaitl... Et, encore, c’était lui qui la chassait!
« Je ne la verrai p lu s! » murmura-t-il en a p p u y a n t
sa tête au capito n soyeux.
M ais... u n coup de sifflet strident retentissait... les
�78
LE HIBOU DES RUINES
halète m e n ts de la m achine em plirent un instant la
vallée, puis elle reprit sa course.
P e n c h é à la portière, insoucieux des regards
ind iscrets, il voyait p a s s e r ce rap id e qui em portait
sa d erniè re joie, son d ern ie r espoir...
Il a p e rçu t sa femme. Et, un d ésir fou de l’atteindre,
de la saisir, s’e m p a r a n t de lui :
— Suis le train 1 commanda-t-il.
A une vitesse insensée, en une cou rse qui aurait
p u être une co urse à la mort, l’autom obile suivit
l’expre ss de M oulins, puis, la voie ferrée qui s’en
gageait dans une tran c h ée s’éloigna de la route.
Bashir dut s’arrête r : un tro u p e a u de vaches
enc o m b ran t le passage.
Avant de continuer, le chauffeur se reto u rn a afin
de p ren d re des ordres.
Thierry, le visage livide, les yeux fermés, d e m e u
rait immobile !
« Pauvre maître, m u rm u ra Bashir, lui avoir b e a u
co up chagrin. »
Et, sa n s rien de m a n d e r, il revint à Roc-Aigu.
XII
Dans la cha m b re octogonale, peinte en camaïeu
bleu, où L y m b o ld était m onté ap rè s sa visite à Larcy,>
T hie rry entra sans frapper.
— Guy, s’écria-t-il, elle est partie! C om bien elle
me h a it! Moi qu i étais venu en ce lieu ,sauvage,
poussé par le d é s ir de l’entrevoir, de resp ire r le
même air q u ’elle. Dès q u ’elle a connu ma présen ce,
élle a pris la fuite !...
La voix navrée, la d é tre sse de celui auquel il
conservait la te n d re sse p rotectrice d ’un grand frère,
arrac h a L ym bold à sa préo ccu pation . Un m om ent,
afin de consoler son ami, il oublia sa p r o p re souf
france.
11 ouvrit les bras, serra le m alheureux contre sa
�LE HIBOU DES RUINES
V.
poitrine et trouva les mots te n d re s q u ’eût trouvé;une m è r e ; puis, hélas 1 nul n’est s a n s défaut, obéis
sant à son orgueil, à son am our*propre b lessés, i:
eu t le peu de générosité d ’ac ca b le r de nouveau
M arguerite-M arie... ceci p arc e que, u n in stan t, i!
devait en convenir, eilè avait occupé la pensée e
touché le c œ u r de celui qui, en sa p réso m p tio n , si
croyait invulnérable.
— T a femme ne vaut pas les regrets q u ’elle laisse
de l’orgueil b lessé, de la ran c u n e, voici ce qui h
domine. Elle est la digne fille des M àlecroix !
— Elle t’a révélé son nom véritable, elle a du U
faire avec violence... C’est étrange... Calme, douce
dans l’ordinaire de la vie, M arguerite-M arie a de:
colères te rrible s q u a n d elle se croit accusée injuste
ment. A h ! com b ien elle était h o rs d ’elle, en ce joui
m audit où elle partit, ap rè s m ’avoir jeté les bijou?
que je lui avais d o n n és.
— C ’e s t u n e orgueilleuse, rien d e p lu s ! U ne vraie
femme eût deviné tes souffrances, ta maladie, e,
t'aurait excusé. Il est des nu an c es, des délicatesses
d e s in c o n sé q u e n c e s d a n s le c œ u r h u m a in ; m;.
Gisèle, avec son âm e d ’ange, co m p re n ait tout... s
h e u re u se de soulager, de consoler. Il t’eût fallu u n t
Gisèle !
— Guy, tu es injuste, m a femme était remplie de
qualités, je te le répète, c’est p a r m on peu de tact,
m on défaut de bon té que j’am enai notre séparation.
* Tu ne p eux juger du reste é q u itab lem e n t de
cette la m entable histoire, car tu n’as rien su d e m o n
mariage ni des mois qui le suivirent.
« E n ujig, tu étais déjà parti p o u r cette longue
exploration de la région du Tanganyika. D urant des
mois, on fut sans nouvelles de toi, et, lo rsq u e j’en
reçus, j’étais in c apable d ’écrire.
« J e veux te faire le réc it d e ce s événem ents.
E nsuite, tu te p ro n o n ce ra s.
I h ie r r y s’assit et, a p p u y a n t sa tête au do ssier du
fauteuil Ile n ri II, il com m ença...
— L ’année qui p ré c é d a la guerre, je servais sous les
o rd re s du colonel de Màlecroix, u n hom m e charm ant,
m onda in, d ’u n e édu c atio n raffinée, tel un m a rq u is
du g rand siècle. Avec cela, d ’un courage, d ’une
�So
•
LE HIBOU DES RUINES
hard ie sse , d ’une tém érité qui ca u sè re n t sa mort.
« Je voyais souvent sa fille, déjà une jolie et grande
fillette q u e le colonel gâtait... et oubliait to u r à tour,
la ru in an t par surcroît.
« J ’adm irais son sérieux précoce, sa réserve, son
am o ur du travail, et ses b eaux yeux bleu s qu i osaient
se lever vers les m iens parce q u ’elle y lisait de la
sym pathie. Alors, q u a n d m a m ère m anifesta son
d é s ir intense de me m arier, voulant lui p r o c u r e r une
d e r r iè r e joie et m ’éviter d ’hum iliants refus, je lui
pariai de Mlle de Mâlecroix.
« P a r un de mes an c ie ns chefs d ont la femme
était l’amie de la générale des Ryaux, il fut facile de
la retrouver. D epuis sa sortie de p en sio n , Marguerite-M arie vivait chez sa m arraine q u i , \ d u r a n t la
guerre et ju sq u ’en 1919, dirigeait l’am b u lan c e de
P au. Mlle de M âlecroix ne p ossé dait q u ’une dot
insignifiante ; afin de p ay e r les d ettes de son père,
elle avait sacrifié l’avoir de sa mère. Mme des Ryaux
lui assurait cent mille francs, mais seulem ent aprè s
sa m o r t; celle-ci sut faire en te n d re à sa filleule que
j’étais, malgré mes b le ssu res, u n parti inespéré.
« M arguerite-M arie accepta en d isant q u ’elle, une
fille de soldat, serait trop heu re u se de se dévouer à
une1 victime de la g rande guerre.
« C’était l’expression d ’un sentim ent honorable,
j’en fus offensé... d ’au tan t plus q u e la générale ne
cessait de faire resso rtir le dévouem ent, le patrio
tism e de sa filleule. Saisis-tu la cause intime de ce
froissem ent ?
— Non, je l’avoue.
— Tout de suite j’avais aimé Marguerite-Marie.
— Elle l’ignorait...
— P é bien, je lui en voulais de ne p as avoir
com pris cet am ou r... de ne m’ac c e p te r q u e par
pitié I
« A ussi, dès le d é b u t d e notre mariage, je lui fis
u n grief de son altitu d e ; ses attentions... m ater
nelles, me semblait-il, s^ sollicitude p o u r m a santé
eu rent le don de m’e x a s p é re r; je rép o n d is p a r des
railleries, p a r des sa rcasm es ; justem en t froissée,
M arguerite-Marie se replia su r elle-même et se
m o n tra froide, gênée.
�LE HIBOU DES RUINES
8l
« Alors, m’étant pris en aversion d epuis la perte
de mes avantages p h y s iq u e s , j’en vins à p e n s e r qu e
ma femme, éprouvant de la répugnance à mon endroit,
ne m’avait épou sé q u e p o u r ma fortune.
— Maladivement, tu t’exagérais ton état 1
— Quoi q u ’il en soit, ces idées me devinrent une
souflrance... d’au tan t plus to rtu ran te q u ’une jalousie
atroce s’em p ara de moi.
* P a r atavisme, p'ar goût personnel, M argueriteM arie,aim ait le b eau en tout. Les voyages, les dis
tractions m ond aines, le luxe q u e j’avais été heu re u x
de lui offrir, au d é b u t de notre mariage, l’en c h an
taient ; sa beauté, sa distinction lui valaient des
succès, des com plim ents... Je l’ai p ensé depuis, elle,
irritée de mes rep ro ch e s, de mes railleries, afin de
me braver se mit en frais de co que tte rie avec les
hommes.
* R eten u p a r mon m isérab le orgueil, je n’o sais
pas lui avouer ma jalousie, ma d étresse, et, à p ro p o s
de rien, je com m ençais à lui faire des scènes. A
distance, je sens l’odieux de ma conduite ; mais,
alors, ma maladie, qui atteignait son apogée, m ’enle
vait toute notion du mal que je nous faisais.
« Et nous étions seuls, sans un b on conseil ! Et la
générale des R yaux, avec laquelle M arguerite-M arie
entretenait une c o r resp o n d a n ce suivie, m ontait ma
femme contre moi, ceci, p arc e que, m a n q u a n t à mes
devoirs, disait-elle, j’avais décliné plu sieurs fois ses
invitations.
* De scène en scène, la vie devenait intolérable à
notre foyer. M arguerite-M arie, p a r des prodiges
d ’énergie, conservait son calme, mais, un jour où, au
p aroxysm e de la souffrance, je lui avais jeté en
term es abso lu m e n t ble ssants mes doutes et mes
griefs, elle me rép o n d it avec une violence inouïe et
osa me m e n ac er de partir.
“ — Oh ! je suis tranquille, lui répondis-je, vous
n ’ab and o n n erez po in t le luxe et la fortune. P o u r les
p o ssé d er, n’avez-vous pas vendu votre jeunesse et
votre bea u té ? »
« Guy, je trem ble encore au souvenir de l’effet
que p ro d u isiren t ces paroles.
« Ma femme dégrafa son collier de perles, enleva
�32
LE HIBOU DES RUINES
ses d o rm eu se s, se d épouilla de ses bagues, de belles
bagues q u ’elle aimait, et, jetant le to u t sur la table à
laquelle je m ’ap p u y a is :
« — L a m e su re est com ble, disait-elle tandis que
des larm es ruisselaient sur ses joues, je ne veux p lu s |
a c ce p te r de vous une obole I Ni ces bijoux surtout
dont vous m ’aviez com blée I Si, c e p en d a n t, je co n s er
verai mon alliance, elle re p ré se n te un sacrem ent
que Dieu seul p o u r ra ro m p re !...
« T out à fait d ém en t, je r é p o n d is p a r un éclat de
rire et je partis p o u r u n concert.
« L o rs q u e je rentrai, elle était loirv déjà.
« A m a pauvre n o urric e, to u t en larm es, qui
accourait p o u r me consoler, j’affirmai être satisfait
du d é p a rt de m a femme ; j’eus mêm e le courage,
si on p eu t n o m m e r cela du cciürage, d’a d r e s s e r un
billet b le ssan t à la fugitive ; puis, le d euxièm e jour
après le dép art, la fièvre me te rr a s s a ; je restai une
sem aine entre la vie et la mort.
« Je sortis de cet accès, calmé, clairvoyant... et
com bien m alheureux !...
« A la violence de m on chagrin,' je com pris à
quel point j’aimais ma femme.
« Dès m a convalescence, Zulm a me remit une
lettre de M arguerite-Marie, dont je ne pouvais
m éconnaître la sincérité.
— 11 fallait écrire à ta femme, te n te r de la revoir!
— D eux fois je lui écrivis des lettres d ’excuses
où j’avouais ma folie, m on a m our aussi.
« Ces lettres d e m eu ran t sans rép o n se , je me p ré
sentai à l’hôtel des Rvaux.
« Ces dam es, me fut-il r ép o n d u , avaient quitté
M oulins d epuis qu elq u e te m p s ; elles voyageaient.
« Tu connais le reste de m a triste odyssée... A p rè s
avoir d éposé la dot de M arguerite-M arie chez un
notaire auquel je donnai ma confiance, en le char
geant de rem ettre ces q u a ra n te mille francs à ma
femme, je quittai la F rance. J ’esp érais oublier... me
guérir... esp éran c e vainc ! Le d ésir irrésistible de
revoir Marguerite-Marie me poursuivit partout. P a r
un détective, je savais où elle vivait, la situation
q u ’elle occupait.
« A yant eu le soin de rép a n d re le b ru it de ma mort
�LE HIBOU DES RUINES
83
par des entrefilets de journaux, j’achetai Roc-Aigu ;
j’y trouvai la solitude ; j’y jouissais, parfois, du seul
h o n h eu r auque l j’aspire.
« L a curiosité d ’une petite fille a d étru it cette
pauvre joie, augm enté m es rem ords.
— Je vois d an s cet événem ent une intervention
providentielle. Le m ensonge qu e tu avais rép a n d u
est d é t ru it; parm i tes to rts, ce m ensonge est le plus
grave I
— A hl tu m’accuses...
— Je vous accuse... et je vous excuse to u s les deux.
r h ie r r y se redressa.
— Suis-moi. Je veux que tu lises cette lettre...
« Et, c e p en d a n t, a p r è s l’avoir lue, c’est moi seul
que tu co n d a m n e ra s!...
XIII
De l’après-m idi, T h ie rry ne sortit pas de sa cham bre
et il ne parut point au dîner.
, .
Lorsq ue L ym bold eut achevé son rep a s solitaire, il
vint s’asseoir p rés d u vieux puits.
Une brise rafraîchie p a s sa it su r les bo is ; dans les
lointains, des jeux de lumière et d ’om bre se m o u
raient ; des oiseaux pépiaient u n adieu au jou r et,
des vallons, m ontaient les roulades d es rossignols
qui, eux, préludaient à un hym ne à la nuit.
Guy, ce soir-là, ne goûtait pas la poésie de ces
choses, ni le calme de la nature.
Il souffrait p o u r son ami, p o u r lui aussi... et sa
déception lui prouvait à quel point il s’était attache a
Marguerite-Marie. Il avait voulu s’aveugler su r ses
p ro p re s sentim ents. E videm m ent, si cette femme
n’eût p as resse m b lé à Gisèle, il ne l’aurait point
rem arquée. Mais, p a r l a suite, n’était-ce p a s p our elle
q u ’il recherch ait toutes les occasions d e l à v oir...
l’église, à des offices, à des m e sses où, su r semaine,
il était certain de la ren c o n tre r ; p o u ssé par le même
�84
L E HIBOU DES RUINES
espoir, la p lu p a rt de ses p ro m e n a d e s le ram enaient
à Larcy.
Q uelle im p ru d e n ce 1 Com bien il jouait avec le feu !
L ym bold frémissait. Quel d és astre si, sa n a se
connaître, un a m our passio n n é était né entre lui et
la femme de T hierry 1
Il ne d outa pas qu e la protection de la chère morte
n ’eût am ené la découverte de la vérité.
P lu s librem ent que les jours p ré c é d e n ts, sa pensée.,
s’élevait vers G isèle ; il lui p a ru t q u ’elle se penchait,
afin de l’encourager, de l’a p p e le r vers ces régions
éth érées où seulem ent peuvent s’é p a n o u ir les am ours
m ystiques et p u re s in c on nues ici-bas.
E t le c œ u r te n d re de la d is p a ru e l’incitait à la
justice, à l’indulgence, lui inspirait le désir a rd e n t de
réun ir les époux, de faire du bien à son ami. Du
bien ? de la rougeur m onta au front de l’explorateur.
Avec de b o n n e s intentions, il 'martyrisait Thierry,
qui, avec la subtilité des nerveux, avait p én é tré les
sentim ents de son cousin. De là venaient ses crises
plus fréquentes.
L ym bold prit d an s son portefeuille la lettre de
Marguerite-Marie ; il voulait la relire p osé m en t, sans
fièvre, et s’a tta c h e r à p é n é tr e r l’àme de celle q u ’il
souhaitait sin c èrem ent r am e n er à son devoir.
« T hierry, avait écrit Mme C ham bley, je pars ; je
suis restée plus q u e ne le com m andait m a dignité ;
mais, il m ’en coûtait de d és erter mon poste, moi une
fille de soldat, et, su rto u t, de m a n q u e r à la parole
que j’avais engagée à votre m ère dont la bonté, j’en
suis certaine, eût em pêc hé notre malheur.
« J e déserte... je renie mon devoir, moi une chré
tienne ; mais vous m ’y forcez, car, p o u r me retenir,
je ne puis avoir la pensée q u e , en resta nt, je vous
ferai du bien.
« Vous en êtes venu à me p re n d re en h o rre u r. Je
n’imagine pas com ment je pourrai arriver à modifier
votre jugement si injuste et je n’ai plus la force de
s u p p o rte r vos injures sans m’ex p o s e r à to m b e r
d an s des violences dont je rougirais.
« Thierry, vo.us m’avez traitée com me la dern iè re
des cré atu res.E t c e p en d a n t, quelles sont mes fautes?
« J ’étais seule au m o nde , dans une situation
�L E HIBOU DES RUINES
85
pénible. La générale ne me perm ettait pas de cher
cher un em ploi; d ’autre part, je souffrais d’être à sa
charge.
« J e n ’avais point la vocation religieuse, m oins
encore celle du cé liba t; vu m o n m a n q u e de fortune,
je savais q u e les ép o u s e u rs seraient rares.
* A ussi, ma joie fut grande, q u a n d on m e com
m uniqu a votre d em an de. Il me se m bla it qu e ma
mère vous envoyait vers moi. J e conservais un si
merveilleux souvenir du bel officier q u i daignait
jadis s’o c c u p e r de M arguerite-M arie. J ’avais cru lire
de la sym pathie dan s vos y eux ad m irab le s ; vous
étiez celui au que l je rêvais, et, d u r a n t la guerre, que
de cierges n ’ai-je pas placés, à votre in tention , aux
pieds de la Vierge.
* Comment, avec ces sentim ents, n’aurais-je pas
été heureuse et fière que, en vos jours d ’épreuve,
vous eussiez songé à moi.
« Avec une grande joie, je répondis donc affirma
tivement à votre dem ande; si j’avais possédé la for
tune de ma mère, cette joie eût été sans mélange,
car, par un pressentim ent, venir à vous les mains
'■ides m ettait une om bre à mon bonheur.
« Néanmoins, quels beaux rêves échafaudait ma
folle imagination.
« Avec mon inexpérience, ma confiance exagérée
en moi, je ne doutais pas de vous rendre la santé,
de vous donner du b o n h eu rl...
K E t je p o ssé d erais un mari, d e s enfants, un e m è re 1
Vos cicatrices, j’en étais fière !... J e b é n issais Dieu
qui me p erm e tta it de m e dévouer à l’u n des h é ro s de
la guerre.
« Tout ceci, T hierry, vous l’auriez cru, si j’avais
été u n e ’héritière, peut-être sim p lem en t d ésire u se , en
v°u s é p o u s an t, d ’a u g m en te r s a fortune.
« M ais avec cet inconscient m épris que ressentent
certains riches à l’endroit des gens de leur monde
devenus pauvres, vous deviez me juger intéressée et;
hypocrite.
» Votre mère partie, elle si adm irablem ent bonne
et délicate 1 vous ne m’avez plus celé vos soupçons.
« M on allégement à ignorer d és o rm a is la gêne,
les réclam ations des fournisseurs, les p o u rsu ite s des
�86
L E HIBOU DES RUINES
huissiers, hélas! la joie qu e je goûtais à faire de
b eaux voyages, à en tendre de bo nne m u siq u e, mon
a m ou r de la toilette et des bijoux, tout vous devint
des sujets de griefs.
« Alors... aurai-je dû vous ca che r mes im pres
sions, vous taire mes. en th o u sia sm es, me vêtir telle
une qu a k e re sse !
« N on!... davantage encore vous m ’eussiez accusée
de fausseté.
« En résum é, p o u r le bea u, p o u r le fortuné T hierry
C ham bley Saint-Clar, M arguerite-M arie de Màlecroix
eût été jadis un parti m isérable... vous ne pouviez
me p a rd o n n e r d ’avoir dû vous c o n te n te r de moi.
« Mais, mon Dieu, p ourq u o i être venu à moi, avec
cette a p p a ren te générosité chevaleresque ! p o u r me
rejeter à une situation b ea u co u p plus précaire que
celle do n t vous m ’aviez tirée...
« M a tête se p e rd à so n d e r ces d o ulo ureux p ro
blèmes. L ’évidence est là : m aladivem ent, vous
souhaitez ne £lus me voir. Je pars donc, gardez vos
richesses, jamais je n ’accepterai rien de v ou s; je
conserve seul m on a n n e a u ; il me rapp ellera que,
chassée, a b a n d o n n é e p a r mon mari, il m ’est défendu
d ’e s p é re r me refaire une vie.
« Peut-être, êtes-vous in c o nscient du mal que
vous nous causez. Avec cet espo ir, T hierry, je prie
Dieu de vous p a rd o n n e r. »
L ym bo ld replia les feuillets où se voyaient des
traces de la rm es, larm es confondu es de T h ie rry et
de Marguerite-Marie.
Non, d ésarm ais, il ne con dam n erait plus la jeune
femme. La loyauté, la sincérité éclataient d a n s la
lettre q u ’il venait de lire.
A l’avenir, il serait im partial, p o u r avoir éclairé
son jugement, indulgent, p o u r avoir constaté sa
pro p re faiblesse; il excuserait et plaindrait les deux
êtres q u ’un cruel m a len ten d u séparait.
T hierry, pensait-il, au d é b u t de son mariage était
un malade, mais un malade qui ne convenait pas de
sa maladie.
C om m ent M arguerite-M arie, sans un conseil,
pouvait-elle deviner les causes de la conduite de son
mari et, d ès lors, il était im possible q u ’elle prit
�L E HIBOU DES RUINES
87
l’attitude et sût dire les paroles qui l’auraient jeté à
ses pieds.
M a in te n a n t, d eux années s’étaient écoulées.
R e n d u s au calme, T hierry, sa femme surto ut,
devaient éprouver des rem o rd s, d e s regrets. C ’était
un ach em in em en t vers le d é s ir d ’une réconciliation.
Mais qui les aid erait? Quelle m ain serait assez
légère p o u r to u c h e r à de se m bla bles b le ssu re s sans
craindre de les enven im er?
Guy ch e rc h a it; lui pouvait agir su r son cousin,
sur elle, il ne voyait perso n n e .
Il ne trouvait encore au c u n e solution q u a n d un
secours au ssi h u m b le q u e dévoué s’offrit à lui.
Zulma s’avançait, se traîn ait plu tô t vers le rondpoint.
La négresse, son m ari étant m ort l’an né e mêm e
de son mariage, suivit Liliane d’A rth e n a y q u a n d ,
avec son père, celle-ci vint en F ra n ce . Elle croyait
faire un voyage, elle ne devait jamais rep a rtir. Les
événem ents se p récipitèrent : son mariage avec
l’enseigne de vaisseau Je a n C h am bley, la m ort de
celui-ci, la n aissance de T hierry. Zulma no u rrissait
Bashir, elle n o u rrit aussi le fils de sa chère jeune
maîtresse et l’aima à l’égal du sien, avec ce
dévouement absolu, un peu animal, q u ’on t parfois
les êtres frustes.
Bashir fit la g u e rre ; la paix signée, il d e m a n d a la
perm ission de revenir à la G u ad e lo u p e, afin d ’y
ép o u ser une femme de sa race. P o u r cette raison,
Màrguerite-Marie ne le conna issa it pas.
Au reto u r de son od y ssé e de juif-errant, T hierry
ram ena le jeune ménage.
Deux enfants étaient nés, l’un dan s l’île, l’autre
au cou rs des p érégrination s à travers l’A m érique.
Et dans l’a p p a rte m e n t du rez-de-chaussée qui,
comme tout l’intérieur de l’an tiq u e forteresse, jouis
sait des bienfaits d u chauffage central, les deux m ar
mots p ou ssa ien t à ravir.
B ashir et Mariola, son épo use, avaient à l’end ro it
de leu r maître u n resp e ct et u n e obéissan c e d ’es
claves; en revanche, Zulma, p o u r avoir vécu long
tem ps près de M me Liliane, avait acqu is de l’expé
rience, et son a m our p o u r T hie rry la re n d a n t
�88
L E HIBOU DES RUINES
i
clairvoyante, elle souflrait de la séparation des
1
jeunes mariés et se to urm entait de l’état du malade.
1
Imparfaitem ent guérie de son entorse, elle n’avait
pu m o n te r ju sq u ’à la cham bre de Lym bold, malgré
1
son désir de l’entretenir de son ami.
Ce jour-là, apercevant le jeune hom m e assis seul
su r l’esplanade, elle venait vers lui, aussi vite que le
lui p erm ettait sa cheville encore très douloureuse.
C om patissant, Guy offrit u n siège à Zulma et po ussa
une chaise basse afin q u ’elle p û t éten dre sa jambe.
Bien installée, en son langage zézayant et sans
ch e rcher de préa m bu le, la négresse, a b o rd a n t le
sujet qui la tourm entait, com mença par n a r r e r les
faits, qui avaient am ené la désunion du ménage de
son bien-aimé maître.
Malgré sa te n d re sse passionnée p o u r celui-ci, elle
n’accusa point Marguerite-Marie.
I
— La jeune m aîtresse, si jolie, disait-elle, se m o n
trait bonne, charitable, aimable, polie avec tous et
point exigeante!
A p rès avoir parlé d u triste' état de T hierry, elle
conclut m élancoliqu em ent :
— C’est l’am our qui a tourné et tourne encore la
tête à lui.
Interrogée, elle dévoila bien vite le sujet de son
tourm ent : Thierry, sous le p rétexte d ’a tté n u e r ses
douleurs, abusait des calmants, des p o iso n s les plus
dangereux.
■j
— Et com m ent se procure-t-il ces p o is o n s ?
— 11 en avait rap p o rté d’A m érique. P u is, j’ai dû
lui livrer, et je me reproche ma faiblesse, un
tlacon de cet extrait d ’atropine, avec lequel on
soigne les maux d ’yeux. E n plu~s, il cache un m inus
cule flacon rempli de suc de b a rb a d in e (i).
— Seigneur! q u e veut-il faire de ces poisons
violents!
— Je trem ble! Je passe m es nuits à p le u re r, à
prier les saints d’éloigner de lui la tentation.
« Mais... il ne croit plus en D ieu... Alors, sa peine,
devient in suppo rta ble...
( i) Poison qui tue lentement et ne. laisse aucune trace. La barbailine croît aux Antilles.
�LE HIBOU DES RUINES
Sq
« E t le mal fait des progrès... la p rése n ce de
M o n sieu r ne lui ap p o rte nul soulagem ent.
Guy se taisait ; les confidences de la fidèle ser
vante, en confirmant ses craintes, red ou blaient ses
rem o rd s. Le m alheureux T h ie rry était vraiment en
grand péril.
« C om m ent le sa u v er? » pensait-il, lorsq ue Zulma
répéta :
— E ncore, c’est l’am our, la jalousie qui trouble n t
ses idées. P o u r le guérir, il faudrait q u e M adam e
revienne et, p e n d a n t q u e lq u e te m ps, reste seule ici,
avec lui !
« M adam e était p rès d ’ici, le maître chéri me
disait sa joie de l’apercevoir.
« D ’ap rè s le récit de mon fils, j’ai com pris q u ’elle
était partie. D epuis, M o n sieu r ne sort plus, son
piano est fermé. Je trem ble. Le m a lh eu r passe sur
nous... les vilains oiseaux qui, toute la nuit, font
leurs hou 1 hou ! lugubres, an n o n c en t, dit-on, la mort.
« Toi, maître, qui es bo n , savant, tâche de le
sauver...
Sauver son ami, son frère, lui re n d re sa femme et
le bonheur, L ym bold le souhaitait a rd e m m en t, et, en
présence de l'affection si p rofonde et si absolue de
l’hum ble servante, il aurait eu honte d ’une pensée
égoïste.
y
Zulma pleurait en silence.
Et lui songeait : « C o m b ien l’hom m e est im p u is
sant à servir son sem blable. »
Mais, avec sa natu re courageuse, ten ace, celui qui
brava les pires dangers et tr io m p h a de tant
d’obstacles ne se découragea point.
« Aide-toi et le ciel t’aidera, » murmura-t-il en se
levant.
Il eut un appel vers Gisèle et vers la m è re de
l’hierry.
P uis, com me s’il prenait à tém oin le ciel où m ain
te nant, vers le couchant, flambait de l’or, d u ton
- d’un hom m e qui profère un serm ent, il ajouta :
— Zulrna, prie la m adon e de m ’inspirer. Tout ce
qui peut être tait p o u r sauver ton maître bien-aimé,
Ie veux le te n te r !
�9o
L E HIBOU DES RUINES
XIV
—
Si vous le permettez, m a ta n te, je m ’arrêterai
ici, d éclara Chantai au m om ent où le paisible atte
lage, sagement conduit par P lantaire, allait dé p a sse r
le portail de la retraite; je désire voir M ère SaintLouis.
Les châtelaines de Larcy revenaient de la Brionne
où Maurice les avait priées à déjeuner.
Un rep as exquis, rempli de galté, m ais au départ,
Mme Felletin ayant manifesté sa joie de cette
agréable réunion, voilà que, par des mots m a ussade s
au sujet de son avenir, Chantai avait eu tôt fait
d’éteindre la tim ide espérance de la pauvre tante
Séverine.
Un peu plus tard, q u a n d , après lui avoir remis son
offrande, Chantai prenait congé de la S upérieure,
celle-ci lui dit en guise d’adieu :
—
Venez nous voir, mon enfan t; votre jeunesse,
tel un rayon de soleil, égayera notre asile forcément
triste, p u isq u ’il n’abrite que des vieillards ou des
malades.
« A Larcy, ailleurs également, vous êtes la joie et
l’espoir. Si vous saviez com bien je prie afin que vous
sentiez la valeur de la belle mission à laquelle vous
êtes appelée.
Chose étrange, Chantai ne pro testa pas, sa gaîté
du matin, sa mauvaise hum e u r étaient to m b é es : elle
ressentait du malaise.
En la dem eure d u jeune industriel rajeunie,
embellie par des réparations de bon goût, où il y
avait des fleurs et de la clarté à profusion, p r è s de
M aurice, parm i ces ouvriers d em eu rés r u stiq u e s
auxquels on pouvait faire du bien, une voix secrète,
ém anant de l’atavisme, s’était élevée d an s le c œ u r de
�L E HIBOU DES RUINES
91
la d esce n d an te de ces A u b e ry si attachés à leur
devoir et à leur sol.
Et, cette voix, com m e celle de la bonne Mère
Saint-Louis, répétait :
« C hantai, il serait bien, il serait doux de répa ndre
•ci du b o n h eu r. »
Mais la C hantai,.jeune fille m ode rn e , p r o te s t a :
« Pouvait-on, p a r re sp e c t de trad itio ns désuètes,
afin de travailler au b o n h e u r des autres, sacrifier ses
goûts et ses a spira tio ns! »
Et, de nouveau, à la S u périeure, com me tout à
l’heure à sa tante et à M aurice, la jeune fille affirma
son h o r re u r de la cam pagne, où elle n’adm ettait
Pas q u ’on p û t vivre plus de deux ou trois mois
Par an.
« J ’ai bien fait de leur dire nettem ent ma pensée,
Puisqu’ils se refusent à c o m p re n d re à dem i-m ots, »
se répétait-elle en traversant la place om b reuse,
avant d ’en tre r à l’église, mais elle ne parvenait pas à
dissiper son trouble. Il fallait se l’avouer, des
regrefs, des rem o rd s l’assaillaient...
Son père, don t la mém oire lui était chère, aurait>1 souffert q u ’elle causât de la peine à cette pauvre
tante Séverine, si m eurtrie p a r la vie!...
Et, ce rtainem en t, M aurice lui eût agréé comme
gendre.
Chantai ne niait pas q u e le jeune hom m e lui plût,
qu’elle l'aimât d’une vraie amitié, mais cet ami ne
réalisait point le typ e du jeune m on dain chic, com
plaisant, et moins encore ce h éros de rom an, ce
Prince C h a rm an t dont, avec ses yeux adm irables, le
châtelain de Roc-Aigu lui p a ru t un instant le typ e
idéal !
Agenouillée d epuis un m om ent devant la statue
de la Vierge, Chantai, poursuivie par ces pensées
contradictoires, n’arrivait pas à se recueillir, q u an d
elle s’avisa d’une p rése n ce étrangère.
Ses yeux, tout à l’heure éblouis par le soleil,
accoutumés m aintenant à l’om bre d u vieux tem ple,
distinguaient, près de l’un des piliers, une haute
silhouette, celle du cousin du Illbou des R uines,
de L ym bold, l’am oureux de Mme L ub ersac.
�92
L E HIBOU DES RUINES
En quel nouvel imbroglio se d éb a tta ie nt les su p
positions de la jeune fille. Le châtelain était l’époux
de Marguerite-Marie. M ais alors, com m ent l’ex plo
rateur avait-il aimé celle-ci? S ûrem ent, il ne la con
naissait pas.
Rien q u ’à consid érer cet h om m e qu i, le front
haut, regardait toujours en face, on ressentait la
conviction q u ’il était incapable d’une trah iso n sem
blable.
Celte présence rendit plus tangible à C hantai le
d épa rt de son am ie, augm enta son chagrin de la
savoir si malheureuse.
C e pend ant Guy, ap rès un large signe de croix,
un reflet d’exaltation m y stique dans les yeux, se
retou rn ant p o u r sortir, a p e rçu t la jeune fille; un
instant, il h é s ita ; puis, de son pas m esuré, il vint
vers elle.
— Mademoiselle, dit-il, l’hôte de ce ta b ernac le ne
s’offensera pas de la q uestion que je vais vous poser,
car, par votre réponse, u n grand m alh eur pourrait
être évité, et du b o n h e u r venir à deux êtres très
m alheureux.
« Voudriez-vous me dire le nom de personn es
qui, à votre connaissance, seraient capables d ’exercer
une influence sur Mme L u b e rsa c ?
Chantai dem eura un instant pensive; puis, obéis
sant aux prunelles métalliques qui, en voulant prier,
com m andaient encore :
— Je ne vois, à Moulins, que le chanoine Courcelles, et, ici, ma tante, Mme Felletin...
— Merci, m adem oiselle!
Moins d’une dem i-heure plus ta rd, Babyle, au
comble de l’éto nnem ent, introduisait dan s le salon
où se trouvait Mme Séverine le visiteur dont la
venue, elle n’en pouvait douter, avait mis en fuite la
dam e de com pagnie de Mademoiselle.
Chose étonnante, entre ces d eux êtres graves, à
l’âme profonde et généreuse, qui, pareillem ent, dis
sim ulaient l’intensité de leurs sentim ents so u s une
semblable froideur, tout de suite de la sym pathie
jaillit.
Au prem ier échange de leu rs p ensées, ils allaient
se co m p re n d re et s’entendre.
�L E HIBOU DES RUINES
93
Lym bold ne cacha rien des épreuv es' de son
cousin à l’auditrice ém ue qui, les y eux pleins de
compassion, l’écoutait en silence; il éprouvait même
de l'allégement à jeter son in q u ié tu d e d a n s un
coeur qui, il le sentait, lui serait secourable. Seule
ment, aprè s avoir révélé l’étrange resse m bla nce de
Alarguerite-Marie, il s’arrêta, tro u b lé , hésitant.
Ce fut Aime Séverine qui acheva la confidence
Pénible.
— J ’ai tout com pris, dit-elle, je com patis à vos
souffrances p ersonne lle s... je devine vos scru pules...
Rassurez-vous, votre im agination, vos y eux ont été
surpris, mais votre volonté Çtait dem eurée droite.
Aussi l’intervention de Dieu me p arait manifeste
dans la décoirOerte de la vérité.
« Q u an d on aime com m e vous aimiez votre chère
morte, avec le caractère et les sen tim e n ts q u e je
soupçonne être les vôtres, on ne do it pas pouvoir
aimer deux fois !
Guy écoutait, ém u, les yeux m a chinalem en t fixés
à une gerbe de sàuges et de m arguerites jaunes dis
posées en un vase de Chine.
Ce vase, cette gerbe où les fleurs s’o ppo saient
violemment, l’ex p lo ra teur devait les revoir souvent
en p e n s é e : les objets contem plés, les sons en ten d u s,
les parfums respirés à certaines h eu re s d ’émotion
Poignante, son t parfois inoubliables.
■— M a d am e , reprit-il, cette après-m idi, j’ai eu la
bonne chance de re n c o n tre r M lle-A u b e ry ; elle est
Persuadée que vous pourriez avoir de l’influence
sur Mme C ham bley. Voulez-vous avec moi tenter
de ré u n ir ces m a lheureux ?... d ’éviter un grand
malheur ?
— Je n’ai jamais essayé cette influence... Une
chose est certain e : entre la femme île votre cousin
moi existe u n e réelle sym pathie.
* J ’estime, j’aime M arguerite-M arie; c’est une
Nature riche, généreuse, ardente, ù laquelle m an qua
P°ur être accom plie la tendre et sage direction d ’une
mère.'
* P o u r elle, revenir à son foyer, se dévouer à
s°n mari serait la m eilleure, la plu s sage des
solutions.
�94
L E HIBOU DES RUINES
« Avec tout mon cœ u r, je m’emploierai à l’y déci
der... Dès dem ain, ma n iè c e e t moi irons à M oulins...
Puissent m o n te r à mes lèvres les paroles qui cal
m eront notre chère révoltée et lui m ontreront- son
devoir!
« Au revoir, m onsieur, ajouta-t-elle en te n d an t la
main à Lymbold qui pren ait congé. V otre confiance
me touche infiniment 1
— Non, m adam e, ma filleule ne saurait revenir
auprès de cet hom m e! Il s’est conduit envers elle
comme un goujat; se ren d re serait une faiblesse
indigne d’une Màlecroix. Les encaisseurs de gifles à
mes yeux sont toujours des lâches! '
Assise dans le salon aux tap isseries, en face de la
générale, Mme Felletin, en app a ren ce aussi im pas
sible que les ch a sse u rs et les ch a sse re sse s p our
suivant un gibier de rêve, laissait p a s s e r ce d é b o r
dem ent d’indignation.
Enfin, q u an d , ap rès avoir én um éré les mauvais
procédés de Thierry, surtout envers la m arraine et
bienfaitrice de sa femme, Mme des Ryaux dut s’ar
rêter pour r e p ren d re haleine, Mme Séverine répli
qua :
— Permettez-m oi de vous le faire observer, chère
madame, votre théorie « œil p o u r œil, d en t p our
dent » est abso lu m e n t contraire à la doctrine du
Christ.
— La doctrine... la morale du C hrist, je la res
pecte en p rincipe... N éanm oins, il faut savoir les
adapter à sa situation, sa nsce la elles transform eraient
tous les loups en agneaux... Ceux-ci étant dévorés, il
ne resterait que des loups!...
P ardo n, m adame, mais, d an s le cas qui nous
occupe, au sens humain des choses, croyez-vous
que de la vengeance résulte souvent du b o n h e u r ?
�L E HIBOU DES RUINES
95
D’un geste, Mme Felletin désignait M argueriteMarie q ui, la tête a p p u y é e au d o ssier du fauteuil
Henri II, écoutait, l’air d és esp é ré , cette â p r e dis
cussion.
— D’ap rè s vous, quelle conduite devait te n ir cette
pauvre enfant, livrée seule à u n m alade q u e la
jalousie rendait fou. Il l’insultait, la chassait, devaitelle r e ste r ?
— Son devoiF lui im posait de ne p as a b a n d o n n e r
son mari. Mais, en adm ettant q u ’elle crût, dans
l’intérêt de celui-ci, utile de s’éloigner, elle ne
devait p a s ro m p re com plètem en t, changer de nom...
mettre le m ensonge dan s sa vie I
— O n juge ainsi aprè s... q u a n d les au tre s sont en
cause su rtou t ; moi, je trouve qu e m a filleule ne p ou
vait agir autrem ent q u ’elle le fit. Avait-elle un autre
moyen de m o n tre r à son mari l’odieux de sa corn
duite q u e de p a r tir en a b a n d o n n a n t le luxe q u ’il lui
reproch a it ?
« Cet être sé d u isan t et adulé autrefois, devenu si
m isérable au p h y siq u e et au moral, ne pouvait par
do n n e r à sa femme d ’être resp le n d issa n te de santé
et de beauté.
— C ’était en défendant la F ra nce , m adam e, que le
capitaine C h am bley reçut ses ble ssures et fut fait
P ris o n n ie r ; ses souffrances furent la cause initiale
de sa maladie.
« Votre filleule était jeune, violente, portée à
l’orgueil com m e tous les h u m a in s ; elle ne comprit
Pas q u ’elle aurait dû u s e r de douceur, faire appel au
coeur de son mari.
La générale s’agitait et allait protester. MargueriteMarie la prévint.
— J e me suis reproché, en effet, souvent ma sus
c e p t i b i l i t é , m on silence b o u d e u r et le soin que j’a p
portais à dissim uler mon chagrin. Je cachais mes
Jarmes et ne rép o n d a is aux p rem iers r ep ro ch e s de
l'hierry q u e p a r des sourires m o q u e u rs et d es mots
ir o n iq u e s; je s o u p ç o n n ais sa jalousie et je la pro
voquais, je l’excitais et faisais p erd re toute m esure à
ce m alheureux si d éprim é, si malade !
< E n conscience, mon attitude eû t été différente si
¡’avais sou p ç o n n é q u e m on mari m ’aimât. A h ! pour
�96
LE HIBOU DES RUINES
quoi ne me témoigna-t-il pas de regrets, alors que,
encore, il eût été possible de nous réconcilier? Mais
rien... je ne saurais com p ter l’unique billet q u ’il
m’ad re ssa au lendemain de mon d ép a rt ; il était
plus ironique et insultant q u ’aucune de ses paroles.
— Son unique billet? interrogea Mme Felletin.
Sur son fauteuil armorié, la générale s’agitait.
Ce fut Marguerite-Marie qui répond it ;
— Oui, madame, son u n iq u e billet.
— Hé bien, après avoir écrit ce billet en pleine
exaltation, M. Cham bley to m b a foudroyé p a r la
maladie.
« Mais, dès q u ’il fut en convalescence, il vous
écrivit deux lettres dan s lesquelles il vous suppliait
de lui pard onner. Ces lettres n’ont p u se perdre
toutes les deux, déclara Mme Séverine en fixant
la générale.
Celle-ci n ’était pas femme à laisser to m b e r le défi.
Elle red ressa la tête au point d’effleurer de son
chignon le palmier qui dominait sa cathèdre à la
façon d ’un dais mouvant.
— Ces lettres me furent ap portées avec mon
c o u rrier; je les jetai au feu, et, de même, je cachai
à ma filleule la tentative q u ’osa faire ce m onsieur
pour revoir sa femme.
« La pauvre entant, si éprouvée, m éritait q u ’on
eût p o u r elle des ménagem ents.
« Le ton de la prem ière lettre, m’éclairant sur la
teneur des autres, me prouvait ju sq u ’à l’évidence
qu ’un essai de conciliation n’eût abouti à rien.
— Vraiment, m adam e, vous avez assu m é de te r
ribles r esp o n sa b ilités; l’intéressée devait être éclai
rée... consultée.
— Je crus agir p o u r le bien de ma filleule, lui
éviter de la peine. M arguerite-M arie, vas-tu me
d ésavo ue r?
— Vous vous êtes aveuglée, m arrain e... Main
tenant, ajouté à mes regrets, il me restera le r em o rd s
de n’avoir pas tenté un essai de réconciliation. Ce
rem ords serait vraiment in su p p o rta b le, si ce m alheu
reux venait à mourir.
Le visage de M arguerite-M arie exprim a un tel
d ésespoir que la générale, aussi b o n n e q u ’orgueil-
�L E HIBOU DES RUINES
97
leuse, avec un grand étonnem en t d ’avoir p u se
trom per, resse n tit b ea uco up de chagrin.
— Ma pauvre chérie, tu me vois navrée; sûre de
moi com m e toujours, avec les m eilleures intentions
du m onde, j’ai commis une indélicatesse, une faute...
pourras-tu me pardonner'?
O h! certainem ent, chère m arraine, vous m ’avez
donné tant de preuves d ’attac hem ent que je pourrais
vous p ard o n n e r, mêm e si vous étiez très coupable...
mais j’ai m a p art de respo nsa bilité d an s ce terrible
m alentendu. Avec vous," j’ai m a n q u é de confiance,
de sincérité. A p rè s vous avoir, en exagérant p r o b a
blement ses torts, d épe in t m on mari so u s les plus
noires couleurs, je vous cachai p a r orgueil mon
attente anxieuse, mon désesp oir, lo r s q u e le silence
de T hie rry me devint une preuve tangible de la
haine que j’avais cru lui inspirer.
— E videmment, tu n’aurais p as dû me ca che r tes
sen tim e n ts; trop p arle r nuit... mais se taire o b sti
ném ent p eu t être très préjudiciable aussi.
P uis, avec sa natu re impulsive, heu re u se de
l’occasion qui lui perm ettait de dégager sa r e sp o n
s a b il i t é , elle ajouta :
— Si je le co m p re n d s bien, M me F elletin vient
à loi, le ram eau d ’olivier en main.
« Ton mari souffre cruellem ent de ton ab sen ce...
A ccours vers lui, votre sé paration prolongée au ra été
une bonn e leçon.
— Mon mari ig'nore sû rem e n t la d ém arch e q u ’on
tente au jo u rd ’hui p rès de moi.
Et, Mme Séverine d em eu ran t silencieuse, elle
continua :
— A la seule prière de M. de L ym bold , je ne puis
me p ré se n te r à la porte de Roc-Aigu.
« T hierry aurait beau jeu de m ’accuser, avec vrai
semblance, d ’être lasse de ma situation s u b a lte rn e ;
se croyant d angereusem ent malade, n ’imaginerait-il
Point que je convoite son héritage ; d ’au tres soup çons,
Plus terribles encore, p o urra ient le hanter.
" E ncore, je ferais du mal à ce m a lheureux ; je
m'exposerais à des accu sations que je ne su p p o rtera is
Pas.
1 1 8 - IV
�gS
L E HIDOU DES RUINES
Mme Felletin, jugeant inutile de poursuivre cette
pénible conversation, se levait :
— Au revoir, mon enfant, je reste avec vous, de
cœ ur, dit-elle, après avoir salué la générale.
— A tout à l’heure, m u rm u ra la jeune femme en
recondu isant la visiteuse.
Un peu plus tard, q u an d Mme Felletin, aprè s une
station à la cathédrale', eut regagné l’hôtel trè s voisin
où elle devait pa s se r la nuit, u n coup d isc re t fut
frappé à la porte de sa cham bre et Marguerite-Marie
entra.
D’un geste de naufragée, elle se jeta dan s les bras
qui s’ouvraient.
— M adame, laissez-moi vous rem ercier... vous
îxprim er ma reconnaissance... aussi vous parler
sans té m oins. Ma marraine ne me com p re n d pas, je
ne puis avoir confiance en elle ; tandis que j’ai toute
confiance en vous. A ussi, je veux vous l’avouer, si
vous me l’eussiez conseillé... il y a seulem ent
quelques sem aines, j’aurais couru à Roc-Aigu, prête
à me dévouer, à sacrifier m a rancun e, afin de m ’em
ployer à guérir mon mari. P eut-être cet e m p re s
sement l’aurait-il touché.
— lié bien, mon enfant, ce qui était possible alors
l’est encore au jo urd’hui l
Les joues de Marguerite-Marie, tout à l’heure très
pâles, se couvraient de fard pen d a n t q u ’elle voilait
son visage de ses mains.
M me Felletin r a p p r o c h a son fauteuil de la chaise
basse où s’était assise la jeune femme, et, en cares
sant la lourde chevelure châtain som bre, où couraient
des reflets roux, elle dit très bas :
— Vous vous êtes laissé en tra în er en un rêve. C ’est
dangereux, les rêves... périlleux lo rsq u ’on est dans
votre situation...
l’imagination travaille seule
d’abord... le c œ u r parle ensuite.
« Et, lo rsq u’on est jeune, arde nte com me vous,
mon enfant,.on en arrive à sou ha ite r la réalisation
de son rêve. De là... très inconsciem m ent d ’a bo rd,
sans consentir au désir... puis en le re poussa n t
mollement, vous en veniez à envisager le m om ent où
la mort de votre mari vous rendrait la liberté.
�LE HIBOU DES RUINES
99
Marguerite-Marie releva son visage inondé de
larmes vers sa nouvelle amie.
— C’est cela! O h ! c’est cela!... Et j’étais si sûre
de moi, si orgueilleuse ! N’avais-je pas la p ré so m p
tion d’affirmer à l’a b b é Courcelles que j’étais invul
nérable !
« Quelle faiblesse! Un hom m e — de ceux bien
rares il est vrai — en qui on devine à prem ière
vue une person nalité, une valeur, passa dans ma vie.
A. ma vue, il s’ém ut ; il cherchait à me r e n c o n tre r;
ses regards m ’e ntou ra ient de te n d re sse , d ’adm i
ration; m a voix le charm ait. V ous devinâtes le
J'este... A m on to u r je désirai plaire à cet in c o n n u ;
|e rêvais d ’être protégée, d ’être aimée p a r un être
que je croyais bon et fort.
— Lui aussi était faible !
— Et il aimait en moi l’image d’une m orte. Si vite,
■1 se ressa isit !
« Je le jugeais b on ; il se m o n tra cruel ; il me
condam na saris Jaitié...
— Nul n’est parfait... En découvrant votre vraie
Personnalité, M. de L ym bold souffrit davantage dans
son am o u r-p ro p re q u e d an s son c œ u r ... Avoir trahi
son culte au souvenir de sa femme... aimé celle de
son ami, s’être révélé faible, p eu clairvoyant, l’humilia... et il "tenta de rejeter la r esp o n sa b ilité sur
vous.
« Quoi q u ’il en soit, si lui et vous étiez profondé
ment chrétiens, ne devriez-vous p as r em e rc ie r Dieu ;
à tem ps, vous fûtes éclairés, sauvés d ’un danger
terrible.
« Ce danger couru... avec b ea u co u p d ’autres
raisons doit vous p o u s s e r vers le foyer de votre
niari... Là seulem ent vous trouverez de la sécurité et
Ce repos de conscience, dont, d epuis longtem ps,
vous êtes privée.
~~ Vous ne sauriez me conseiller, chère m adam e,
de rien te n te r p rès de m on mari avant le d épa rt de
son cousin.
—■ Ce d épa rt serait précipité si M. de Lymbold
®vait l’a s su ra n ce de votre retour. Revenez donc à
arcy, prête à profiter des événements.
* Mon enfant, permettez-moi de vous p arle r com
�IOO
L E HIBOU DES RUINES
je parlerais à m a fille si j’avais le b o n h eu r d ’en
po ssé d er une... et le chagrin de la voir tourm e ntée ,
m alheureuse.
« Votre rêve im p ru d e n t est brisé... Reste la réalité
avec ses obligations im périeuses. N’aban d o n n ez pas
plus longtemps un malade que la solitude et le
chagrin peuvent p o rter à un acte de désespoir.
« Songez à votre responsabilité, aux rem ords
intolérables que vous vous prépareriez.
« Mais... ¡’aperçois Chantai, ajouta M me Felletin
qui, de son fauteuil, pouvait com pter les p as san ts
qui traversaient la place. Je lui ai com m uniqu é
votre lettre, elle en a été très émue. La p ensée de
vous em mener la rappellerait à L arcy ; elle vous
aime beaucoup, vous pouvez lui faire du bien, ceci
aussi est une œuvre.
Chantai entrait. A près avoir em brassé sa ta nte, ello
se tourna vers Marguerite-Marie, et, la p ressa n t dans
ses bras :
— Méchante, dit-elle, qui, ne me jugeant pas
digne de sa confiance, laissait ma folle imagination
se lancer dans le plus extravagant des rêves lorsque
d’un mot elle pouvait la calmer.
La jeune femme ne répondit pas. Hélas! elle aussi
faisait un rêve !
�L E HIBOU DES RUINES
IOI
XVI
M arguerite-M arie, en proie à une affreuse migraine,
ne paru t pas au diner.
Et la générale, en tête à tête avec sa nièce, qui,
contrairem ent à ses h abitudes, d em eurait triste et
silencieuse, put m onologuer à son aise avec le
plaisir... ou l’ennui de ne point ren c o n tre r de co n tra
diction.
Elle eut des mots iro n iq u e s à l’ad re sse de ces
P erso nnes q ui, n’ayant su conserver leur p rop re
foyer, p r é te n d e n t r e sta u re r ceux des autre s... qu el
ques réflexions am ères su r le peu de confiance que
lui témoignait sa filleule... Elle saurait c e p en d a n t
mieux la conseiller que cette pauvre M me Séverine,
si inhabile à se faire aim er des hom m es.
C hantai ne mêla pas sa voix à ces critiques. L’hôte
m ystérieux des ruines... le châtelain à la taille élé
gante, aux yeux inoubliables, q u ’elle rêva de
consoler, était le mari de son am ie I Et, aussitôt,
avec sa mobilité d ’esprit, elle désira travailler à la
•"¿conciliation des époux. Q ue M arguerite-M arie
revint à Larcy, et elle se flattait de modifier ses sen•iments. C ette b o n n e œ uvre m ettrait un g rand intérêt
dans sa vie.
f u i s . . . c’était étonnant... incontestable aussi, de la
joie lui venait à sommer com bien ce b o n Maurice
serait heu re u x de so n retour.
—- A p rè s tout, rep renait M me des Ryaux, je fus
"ien insp iré e en évitant un r a p p ro c h e m e n t entre ma
Mleule et son mari ; ils étaient trop m o n té s alors l’un
contre l’autre... tro p je u n e s ; l’expérience les ayant
assagis, le te m p s les ayant calm és, ils po u rro n t
'é p r e n d r e la vie com m une avec des ch a n ce s de la
Supporter.
— On dit M. C ha m ble y bien original, bien n e u
rasth é nique ...
�102
L E HIBOU DES RUINES
— D es m ots nouveaux... qui te n d en t à su p p rim e r
la resp o n sa b ilité p erso n n elle.
« Com m e jadis, il est d es gens sensés et d’au tre s
fous, des gais et des triste s, des originaux et des
h y p o co n d ria q u es. C om bien je me félicite d ’avoir su
to u jo u rs conserver u n parfait éq u ilib re 1... »
A yant ain si, vis-à-vis de sa conscience, vaguem ent
tro u b lé e, établi les faits, la générale, avec u n e p a r
faite lib erté d’esp rit, p arla de son p ro ch a in d ép a rt
p o u r R oyat.
Elle espérait bien que sa nièce viendrait l’y rejoindre
et jouir d’une villégiature charm ante. Elle y serait
avec une de ses amies, la com tesse de Lyons.
—
Celle-ci a un fils, jeta-t-elle d ’un air détach é,
un brillant officier de vingt-six ans qui désire se
marier.
« Certains, ajouta-t-elle, reprochaient q u elq u es
folies au séduisant T hibaut, c’était un tort. Ceux qui
connaissent la vie le savent, ces jeunes gens, q u an d
ils se sont am usés, font souvent de b o n s époux ; et
d’autres, aux allures de sém inaristes p e n d a n t leur
jeunesse, deviennent les pires déba uché s.
« Certes, le général avait rôti le balai. Et ce pen
dant quel mari parfait, en adoration devant sa
femme !
La générale adorée par un brillant officier 1 était-ce
possible 1 Un sourire se joua su r les lèvres de
Chantai, mais elle le réprim a bien vite.
Et, très intéressée,-elle d em anda d e s ’détails sur
les succès de l’incom parable écuyer q u ’était le lieute
nant de Lyons.
T andis que Mme des Ryaux et sa nièce achevaient
leur repas, M arguerite-M arie,qui avait dû se coucher,
ne parvenait pas à ren c o n tre r le sommeil.
Sa souffrance phy sique n ’était c e penda nt pas assez
aiguè pour dom iner la souffrance morale.
Tour à tour, en son esprit enfiévré, p assaie n t Guy
d e L y m b o ld , l’adm irateur ému devenu si vite un juge
im placable; Thierry, m orne, triste, bientôt m enaçant
et railleur.
Et de ces deux hom m es également effrayants,
Marguerite-Marie n’attendait nulle indulgence, nulle
bonté.
�L E HIBOU DES RUINES
103
Elle frémissait, com me si déjà, u n iss an t leur
rancune, ils se p ré p a ra ie n t à m ultiplier les croix sur
le chem in de sa vie déjà si rude.
« M àlecroix 1 M àlecroix ! Ce nom me prédestinait
à la souffrance, » pensait-elle, ta n d is q u e le sou
venir d’u n e légende lue dans le livre de raisons
de sa famille revenait à sa m émoire.
Jadis, une "de ses lointaines aïeules, Ja eq u e tte,
était follement éprise de son jeune époux.
Celui-ci, en d épit de cet am our, attachant la croix
rouge à son épaule, suivit saint L ouis à T unis et y
trouva la mort.
« Màlecroix ! M àlecroix I » répétait sans cesse la
jeune veuve.
Im p re ssio n n é s en l’enten d a n t m u r m u r e r sans
relâche ce mot, les p are n ts qui l’assistaient à son lit
de mort- ajoutèrent M àlecroix aux nom s du frêle
enfançon qui fut o rphelin à dix mois.
Ce J e h an B onp a r de Màlecroix fut créé comte par
P h ilippe le Bel.
A des siècles de distance, telle son aïeule, Marguerite-Maric se sentait défaillir.
Une chaleur ac cablan te ajoutait à son m a laise;
elle p a s sa u n peignoir et s’a p p r o c h a de la
fenêtre.
Un parfum de ro ses m ontait des jardins. La lune
naissante éclairait la place d éserte que la cathédrale,
les galeries et le pavillon d ’A nne de Beaujeu e ntou
raient de leurs m u rs d é m e su ré m e n t grandis.
Là s’abritait ce m usée où M. IIurel-Brinon passa
tant d ’h eures stud ieuse s. Et les d ern ie rs conseils du
vieillard furent p ré se n ts au souvenir de la jeune
femme.
Marguerite-Marie avait soigné l’aïeul de Chantai
durant la courte maladie qui l’em porta.
« Mon enfant, lui disait-il à la veille de sa mort,
je vous rem ercie de vos soins si dévoués, si
doux.
« Vous êtes faite p o u r consoler, p o u r guérir ceux
qui peuvent être guéris. De tout cœ ur, je dem an d e à
Dieu de vous perm e ttre de re n tre r d an s le droit
chemin.
« Vous si franche, si loyale, com bien vous souffrez
�104
L E HIBOU DES RUINES
à vous sentir h o rs de la vérité I Votre nom même est
un m ensonge ! »
O h ! oui, elle souffrait. Mais, Sur un point du
moins, elle suivrait ce conseil d’outre-tom be ; s’il le
fallait, elle dem anderait une séparation, afin de
r e p re n d re son nom de Màlecroix. Ainsi u n hom m e
tel que G uy de L ym bold ne serait pas tenté de
l’aimer.
P au vre Marguerite-Marie, com bien elle montrait
là peu de psychologie. On peu t résister à la tentation
de com m ettre une faute, fuir les occasions de
succom ber. Mais aimer... ne pas aim er !...
Dès lors, que de dangers dans la vie d’une femme
séparée.
il parut à Marguerite q u ’une autre voix tentait de
la mettre en garde contre ces périls.
Elle revit le visage si angoissé de sa m ère m o u ra n te ;
elle entendit sa voix frémissante, en dépit de sa
faiblesse, lui m u rm u ran t :
« Ma chérie, com bien je serais d ésesp érée de te
quitter... si je ne te confiais à Dieu. Suis ses com
m andem ents et jamais tu ne seras com plètem ent
m alheureuse. De l’accom plissem ent du devoir, il
ém ane toujours de la paix, de la force, et même de la
consolation. »
M me de Màlecroix, qui avait tant souffert du fait
de son brillant et volage époux, songea-t-elle jamais
à d és erter son p o s te ? Sa fille s’en souvenait, elle
réprouvait le divorce et les sé parations qui y con
duisent. En dépit de ses souffrances et des inq u ié
tude s que lui causait l’avenir de son enfant, elle
m ourut avec un calme su rp re n an t. P o u r q u o i? ...
P arce q u ’elle était restée fidèle à son devoir.
Et, cependant, couvrant cette voix si chère, si
vénérée, une autre voix osa s’élever : celle de
l’orgueil.
C om m ent reprendrait-elle sa place au foyer de
celui qui l’avait insultée, ch a ssé e?
La maladie de T hierry persistait, aggravée peutêtre; autrefois, sûre de sa conscience, elle pouvait
sans baisser le front su b ir d’injustes accusations.
Mais aujourd’h u i? elle avait rêvé d ’un h o m m e ; elle
avait souhaité lui plaire.
�LE HIBOU DES R UIN ES
105
Si son mari, ayant oui ou non s o u p ç o n n e ce rêve,
formulait des re p ro c h e s à l’a d re sse de sa femme,
quelle serait l’attitude de celle-ci ï... qui ne voulait
pas, ne savait p as m e n tir?...
Hé bien n on! elle se .refusait à être traitée en
co upable p a r celui qui le fut bien davantage.
E trange in c o n sé q u e n c e ! Q u an d la générale accu
sait b ru ta le m e n t M. C ham bley, M arguerite-M arie
l’avait d é fe n d u ; elle s’était r ec o n n u des torts.
Ce soir, où le m alade trouvait des défenseurs
d’outre-tom be, la jeune femme rejetait la r e sp o n sa
bilité entière de leur séparation su r lui.
Elle ne pouvait pas re p r e n d r e ainsi la chaîne.
Alors, é te n d a n t la main vers ces vestiges du
château des du cs de B o urbo n, p re n a n t à tém oin, en
son exaltation do u lo u reu se , cette évocation du
passé, elle dit tou t h aut : « J e n ’irai p as! »
P u is, vaincue, a b s o rb é e p a r la do u le u r phy siq u e ,
elle revint vers son lit, où le som m eil finit p a r lui
a p p o r te r l’oubli.
Le lendem ain, elle s’éveilla guérie de sa m igraine;
dès sept h eu re s, elle s o rtit; sa résolution ne s’étant
pas modifiée, elle voulait en prévenir M m e Felletin.
En p as san t, elle entra d an s l’église et, p o u r faire
sa prière, vint s’agenouiller d an s la chapelle SainteA nne. L es yeux fixés au tableau de J e a n Deloisy,
une M a ter dolorosa d ’une expression saisissante, elle
tentait vainem ent de se recueillir q u a n d un pas
tro u b la le silence.
Marguerite-M arie releva la tê te ; ses yeux ren c o n
trèren t le regard de l’a b b é Courcelles.
II était le p a re n t et l’ami de M m e Séverine, qui,
certain em ent, l’avait mis au c o u ra n t de la crise
morale que traversait la jeune femme.
Mais celle-ci, ém ue ce p e n d a n t p a r le regard
attristé et interrogateur du vieillard, d éto u rn a la
tête, ta n d is q u ’elle rép é tait encore : « Je n ’irai pas à
L arcy! »
Dès lors, il était inutile d ’e n te n d re des conseils
q u ’on était décidé à ne point suivre.
Le chanoine s’éloignait; l’oflice allait co m m en c er;
M arguerite-M arie q u itta la chapelle ; p rès du béni
tier, elle ren c o n tra Mme Felletin.
�io 6
L E HIBOU DES RUINES
E n se m b le , elles sortirent.
_ lié bien, mon enfant, êtes-vous décidée à nous
suivre, à venir atten d re dans ma vieille maison la
lettre que votre mari ne ta rd e ra point à vous
adresser?
— Non, chère m adam e, j’attendrai cette lettre ici.
M. C ham bley pourrait déduire de mon em p re sse
ment à revenir que je suis im patiente de reprend re
la vie de luxe q u ’il me reprochait à outrance.
— E sp é ro n s que, à tant ménager votre orgueil,
vous ne laisserez pas s’enfuir l’heure de Dieu.
« P lu s tard, j’en suis certaine, votre conscience,
votre cœ ur, souffriront davantage que ne souffrirait
votre am o u r-p ro p re aujourd’hui.
Des larm es m ontaient aux yeux de la jeune femme.
Mme Séverine jugea q u ’elle ne devait plus insister.
— Je ne d ésesp è re pas, dit-elle doucem ent. A
Chantai et à moi, vous ne voudrez pas causer la
déception de p artir sans vous!
Mme Felletin s’éloignait.
Et, à se trouver seule, Marguerite-Marie éprouvait
une indicible détresse. N éanm oins, en franchissant
le seuil de l’hôtel des Ryaux, elle répétait encore :
« J e ne partirai pas! »
Malgré cette résolution, Mme T hie rry Chambley
débouc ha sur le quai de la gare q u elq u es instants
avant le dép art du train de Moulins.
Une femme en deuil, le visage anxieux, demeurai!
sur la plate-forme d’un wagon de deuxième classe,
bien q u ’on fermât les portières.
Cette anxiété, si visible, fut douce au c œ u r de
Marguerite-Marie.
Et, comme une m alheureuse ballottée par la tem
pête qui aperçoit un port, elle se p récipita vers
Mme Felletin.
— Vous le constatez, dit sim plem ent celle-ci,
ju sq u ’à la dernière m inute, nous vous esp ério n s!
— Pauvre grande, ajouta Chantai en saisissant le
sac de son amie, com bien vous voici émue. Mais
tante Séverine et moi vous aim erons, vous d o rlote '
ions tant que votre chagrin s’atténuera.
�LE HIBOU DES RUINES
107
XVII
D eb o u t p rès du vieux puits où, caressé es p a r un
soleil arden t, les fleurs des confertas rép a n d a ie n t un
intense parfum de miel, G uy de L y m bold lisait une
lettre de M me Felletin.
Une ém otion violente se reflétait su r le visage de
l’ex p lo rateur q u a n d , ap rè s un m om ent de réflexion,
il se dirigea d ’un pas ferme vers le château.
Il voulait s’em ployer de toute son àme à r en d re à
son ami un p eu de b o n h e u r... de ce pauvre b o n h e u r
hum ain dont, aprè s en avoir rec o n n u la fragilité, il
avait encore rêvé.
A ce souvenir, le jeune h om m e secoua im patiem
ment les épaules, et, avec un em p re sse m e n t fébrile,
il ouvrit la porte cintrée de la grande salle.
Un rayon de soleil, verdi p a r les vitraux, touchait
le divan où T hie rry était étend u une cigarette aux
lèvres.
G uy attira u n e chaise près de son ami.
Et, san s p réa m bu le, lui ayant ap p ris le re to u r de
M arguerite-Marie à Larcy, fit en q u elq u es m ots le
résum é de la missive de Mme Felletin.
— A h! s’exclam a T hierry, su b ite m e n t red ressé.
Cette M me des Ryaux su p p rim a mes lettres, me fit
ferm er sa p o r te ; je n’avais p as tort de l’ac cuser
d ’être le mauvais génie de notre foyer!
« Si j’avais pu voir ma femme au lendem ain de ma
maladie, j’aurais su la convaincre, déjà m es lettres
l’au ra ien t p ré p a ré e au p ardon. J e m’accusais hu m b le
m e n t; je lui révélais mon am our, ma jalousie, mon
repentir. Mais au jo u rd ’hui!...
— A u jo u rd ’hui, p u isq u e tes sentim ents n’ont pas
changé, écris-lui dan s les m êm es term es.
— J e ne le pourrai pas, je ne le saurai p as!
— Va toi-même au manoir. A p rè s t’être accusé,
ap rè s avoir reçu son p ardon, ouvre tes b ras, p resse
�io S
L E HIBOU DES RUINES
ta femme contre ta poitrine. Une étreinte, des
baisers ard e n ts, quelle lettre les rem placerait! •
_ S ortir 1 M’exposer à ren c o n tre r des voisins si
malveillants, si acharnés à m’épier; sub ir les regards
iro n iq u e s de la jeune fille b rune qui me nom m e le
H ibou des R u in es!
_ Q ue t ’im portent ces choses infimes! L’absence
de ta femme te tue, disais-tu un jour, tu peux espérer
la rec o n q u érir! Et tu hésites!
— Iiélas!... sa présence ne me guérirait pas, ne
m e donnerait pas la force de rep ren d re une vie nor
male... Guy, il est trop tard!
— Il sera tro p tard, si tu refuses de te laisser
soigner, si tu n’essayes pas de triom p he r de tes
phobies.
Déjà, T hierry ne paraissait plus en ten d re la voix
de son c o u sin; de nouveau, les pau pières aba issé es,
le visage contracté, il suivait une pensée obsédante.
— Je ne vaux pas tant de dévouement et d ’immo
lation, moi qui ne sus pas souffrir en hom m e et en
soldat 1
« C om m ent la fille des Màlecroix, si éprise de
gloire, pourrait-elle me revenir, sinon p a r devoir!...
« Elle ne peut q u e me haïr, me m épriser. Je l’ai
cruellem ent déçue...
« Elle me nommait jadis son prince C harm ant.
Elle voyait en moi un héros.
— Tu le fus sous les armes.
— Le passé n’est q u ’une om bre! Dans le présent,
elle retrouvera une loque, un pauvre être, qui lui
inspirera peut-être de la pitié, mais jamais d ’am our!
L ym bold ne réprim a pas un geste d ’impatience, et,
avec un peu de rudesse, il répond it :
— L’am our n’est pas tout dans la vie! Les am ours
hum aines sont même très peu de chose. Avant, il y a
le devoir, la santé, la fortune et les jouissances h on
nêtes q u ’elle procure!
« Hier, tu le clamais : ton existence était déses
pérée parce que ta femme partait. A u jourd’hui,
faisant les prem iers pas, elle revient à Larcy. Trace
q uelques lignes où tu n’as q u ’à te m o n tre r sincère, et
elle consentira à tenter de nouveau la vie com m une.
« C epen dant, tu hésites...
�LE HIBOU DES RUINES
— O h! m o n Dieu, je d ésire p o u r ta n t ard e m m e n t
la revoir...
« Seulem ent, su rto u t toi, Guy, si parfaitem ent
éq uilibré et bien portan t, tu ne sau rais co m p re n d re
l’état où je suis, ni l’humiliation d ’un h om m e avant
conscience de sa déchéance en p rése n ce de la femme
q u ’il aime.
« Quelle sera m on attitude*?... Oserai-je lui
révéler m es p en s é e s si c ontra dicto ires... et q u a n d
un désir fou de la p re n d re dan s m es b ras s’em parera
de moi, devrai-je même lui b aiser la m a in ?...
« A h! Guy, la mort d ’une femme aimée q u ’on a
l’e spoir de retrouver ne peu t c a u se r une d ouleur
co m p arable à la mienne.
— L a m ort! C ’est l’irré p arable et on ne saurait
juger du degré de la souffrance des autres.
« Ce q u e je déplore, mon pauvre ami, c’est de te
voir torturé ainsi.
« Ne peux-tu d o nc te réjouir sim plem ent du
reto u r ine spéré de ta femme, avoir la volonté... la foi
de la re c o n q u é r ir?
— La foi! Mais je l’ai p e rd u e abso lu m e n t. E t avec
elle l’e s p éran c e et m êm e la faculté d ’être h e u re u x un
instant.
— Q ue te faudrait-il afin de te galvaniser ?
— L’im possible!... Il faudrait que, en me retrouvant,
des com paraisons hum iliantes, te rrible s, ne s’im po
sa ssen t pas à l’esprit de m a femme... qu e son c œ u r
ne se gonflât pas de regrets.
« L ’im p ossible! Le supplice d e s d am n és!
« A h ! revoir d an s ses yeux u n reflet de l’extase
q u e j’y lisais q u a n d elle était fillette, et seulem ent
cette joie q u e M arguerite-M arie ne me cachait point
lo r s q u ’elle fut ma fiancée!
« Ces belles lum ières se sont éteintes.
— T hie rry, si ta femme t ’aimait com m e alors, tu
ne le croirais point!
— Tu te Irom pes! Les nerveux, les m alades de
m on esp èc e so n t si in tu itifs!
— Si portés à la jalousie aussi !
— J e lirai en elle... com m e j’ai lu...
M. C h a m b le y se tut b ru sq u e m e n t.
�IIO
LE HIBOU DES RUINES
L ym bold se re d re ssa it et, regardant bien en face
son co u sin , il rép o n d it :
_ Je t ’en tend s. Tu as rem a rq u é que, un m om ent,
je fus troub lé à la vue d ’une inconnue d ont le visage
et la voix évoquaient le visage et la voix de ma
Gisèle.
« Tu devais me prévenir!...
« Et, ne l’a y a n t ‘ point fait, oserais-tu me con
dam ner d ’avoir ressenti une im pression aussi invo
lontaire ?
— L’am our n ’est-il p o in t la p lu p a rt du tem p s
involontaire.
— Il ne s’agissait pas d’amour.
— D isons dttrait... sym pathie... c’est le prélude.
E t si je n ’avais pas été là!...
— Il me semble que je me serais ressaisi! Ma vo
lonté dem eurait entière. Et je me suis juré de rester
fidèle au souvenir de ma femme.
« Je veux tenir mon se rm e n t; aussi, afin de fuir la
tentation... et de m ûrir ma vocation, j’ai hâte de
regagner ces solitudes grandioses où on se sent si
près de Dieu, si seul avec lui... et ses souvenirs.
« Je suis chargé d’explorer le haut plateau saha
rien que je connais assez p our avoir été appelé à
faire un ra pport qui fut apprécié.
« Déjà, s’il ne m’en eût pas autant coûté de t’ab a n
donner, je serais parti !...
De nouveau, T hie rry arrêta ses yeux remplis d ’an
goisse sur le visage de son cousin.
— Si elle venait... tu p artira is?...
— Im m édiatem ent!... Et je m’éloignerais plus
rassuré.
— Ton jugement... sur elle s’est donc h eu re u se
ment modifié ?
— Tu as su me prouver mon injustice. C ertes, ta
femme a des torts... moins grands que les tiens
cependant. L’affection fraternelle qu e je t ’ai vouée
autorise ma franchise, n’est-ce pas ?
^ « J ’estime q u ’aucun de vos torts n’est irréparable.
\<>tre vie peut recom m encer avec de nouvelles
chances de bo n h eu r. Le passé vous aura été une
dure leçon : ma cousine, désorm ais, sera davantage
�LE HIBOU DES RUINES
III
consciente de ses devoirs et su rto u t m eilleure, plus
pitoyable, parc e q u ’elle a b ea u co u p souffert.
— D ’accusateur... tu p as ses au rôle de défenseur.
— A ccuses-tu ta femme ?
— A h 1 Dieu non 1
L ym bold, avec un éclair généreux d a n s le regard,
ajouta :
— Je voudrais ta n t q u ’elle et toi ne négligiez
rien, afin de r e n o u e r le lien...
— O h l je te crois, Guy, tu es mon seul ami.
Jam ais, même un mes plus mauvaises heu re s, je n’ai
douté de ton affection.
— Hé bien I alors, p o u rq u o i ne pas éc outer mes
conseils ? D onne-m oi la main, lève-toi et écris la
lettre q u e B ashir a p p o rte ra au manoir.
Sans résister, T hierry se leva, s’assit devant la
table a n tiq u e aux ferrures d’étain, et, de cette élé
gante écriture que sa maladie ne changeait pas, il
formula des excuses et s u p p lia sa femme de venir le
sauver.
— Veux-tu lir e ? questionna-t-il en te n d a n t les
feuillets.
— N o n ! Ceci doit reste r entre vous deux!
P liant la feuille, il la glissa dan s une enveloppe,
la scella d’un cachet et d escendit afin de la confier à
Bashir.
L o rs q u ’il revint, les graves accents de la cantate
de tous les te m p s em plissaient la pièce. Mais, b r u s
q u em en t, T hie rry cessa de jouer. Il s’avança vers
son cousin :
— E n a d m ettan t q u ’elle revienne... tu ne me
dirais pas, en partant, un ad ieu définitif?
— Avant de m’em b a rq u e r, je viendrai pa s se r
vingt-quatre heure s avec toi.
T hie rry eut un sourire triste s u r sa bo u ch e red e
venue cha rm ante d epuis q u e la m oustac h e cachait la
déc h iru re de la lèvre.
— Peut-être... te rappellerai-je bientôt. J ’ai l’im
p re ssio n q u e m on c œ u r n’est pas solide.
—• Les malaises q u e tu resse n s tie n n e n t aux an e s
th é siq u e s, aux p o iso n s don t tu abuses.
— M a m ère avait l’h o rre u r des rem è d es. Très
jeune encore, elle m o u ru t d ’une m aladie de cœ u r.
�112
LE HIBOU DES RUINES
_ Une maladie nullem ent héréditaire. Ton
do cteur me l’a formellement affirmé, tu n’as aucune
lésion.
— Oh 1 les médecins se trom pe nt I...'
F ébrile, tel un hom m e q u ’agite u ne ém otion vio
lente, T hierry quittait de nouveau le divan p our
revenir au piano.
Cette fois, il attaq u a les B éatitudes de C é sar
F ranck, q u ’il in te rp ré ta d’une façon poignante.
Vraim ent, on en tendait des plaintes, des cris
déchirants qui, peu à peu, dim inuaient ju sq u ’à
l’apaisem ent su prêm e.
P e n d a n t ce tem ps, au manoir, M m e F e lle tin pén é
trait dans la cha m bre de Marguerite-Marie et lui
remettait la lettre de son mari.
XVIII
En la cour enclose, où l’extrême chaleur de ce
jour développait le parfum des roses et des ver
veines, Mme Felletin s’arrêta.
D ans le chem in creux, venant évidemment à L a r c y ,
Guy de Lym bold s’avançait.
Mme Séverine s’étonnait de la satisfaction q u ’elle
éprouvait à la pensée de revoir ce jeune homme,
hier un inconnu.
Quelle sym pathie, quelle attirance inexplicables!
Et son indulgence, sa pitié p o ur Marguerite-Marie
s’ac ce ntua ient; a b a n d o n n ée , humiliée, com m ent
celle-ci n’eût-elle pas été émue, flattée par l’adm ira
tion si évidente q u ’elle in sp ira it!
— Hé bien ? interrogea Mme Séverine ap rè s avoir
serré la main de son visiteur, la rép o n se de sa
femme a-t-elle a ppo rté un peu de joie à votre cousin ?
Vraiment la lettre de Marguerite-Marie exprim ait
bien sa parfaite bo nne volonté.
'
Madame, répondit Guy q u a n d il fut assis de
nouveau dans le salon dont les guirlandes de ro ses
�LE HIBOU DES RUINES
” 3
fanées, cou rant su r le rep s bleu des te n tu re s et
l’hon n ête m obilier lui para issa ien t déjà de vieilles
co nna issa nce s, je voudrais de toute m on àme p ou
voir vous a s su re r que m on cousin, aprè s avoir désiré
furieusem ent revoir sa femme, est au com ble de ses
vœ ux en a p p r e n a n t son retour.
« Hélas ! Il n ’en est point ainsi. T h ie rry — je ne
l’ai pas caché à ma cou sine — est u n m alade. Tous
les événem ents qui le bouleversent, to u te s les ém o
tions violentes q u ’il re sse n t ont une ré pe rc ussio n
su r sa santé.
« H ier encore... le chagrin d ’être éloigné de s e
femme dom inait t o u t . A u jo u r d ’h u i , la qu asi-c er
titude de la retrouv er ne l’enc h an te plus, d ’autre?
craintes le d om inent.
— Aurait-il deviné l’im p re ssio n q u e M argueriteMarie prod u isit sur. vous ?
— C ’était fatal 1 P u i s q u ’il avait r e m a rq u é cette
r essem b lance, un autre m ’aurait averti, m ’aurait mi>
en garde... Lui s’est tu... Et quelles idées ont germ.
et germ ent encore dan s son pauvre cerveau !
« C om bien les événem ents déjouent nos prévi
sions !
« J ’accourais vers m on cousin avec le g rand désir
de lui faire du bien...
« Et je lui ai fourni un nouveau sujet de se to u r
m enter... de se m arty riser...
— V otre c œ u r fut su rp ris... celui d ’une autr
aussi. V ous êtes-vous d e m a n d é p o u rq u o i si facile
m ent vous avez été entra înés ?...
— P ro b a b le m e n t, m adam e, p arce q u e, p o u r gar
diens de nos c œ u rs, no u s avions placé seulem en;
l’orgueil, la p réso m p tio n .
— C’est cela!... Ce qui fait la force d ’une àme,
c’est son humilité !
M m e F e lle tin d e m e u ra un in stan t silencieuse.
Se rem é m o ran t les confidences de M arguerite
Marie, elle s’alarmait.
La situation de la jeune femme p rès de son mari
déjà si ép ineu se, serait com pliquée. Des comparai
so n s ne s’im poseraient-elles pas à elle ?... Des regret
ne lui viendraient-ils p o in t? ... Et, lui, devinerait,
amplifierait ces im pressions.
�H4
LE HIBOU DES RUINES
La p endule égrenant q u a tre coups rappe la Mme F e l
letin à la réalité.
— L ’heure est grave, reprit-elle, mais n écessité n ’a
ooint de loi !... Le devoir de Mme C h a m ble y l’appelle
A Roc-Aigu. Quoi q u ’il arrive, elle aura toujours le
.sentiment d ’avoir tenté de r ép a re r sa faute... p uis,
.t o u s , des chrétiens, ne devons-nous pas com pter
sur la grâce...
— J e com pterai b ea u co u p aussi, m ad am e, su r vos
bons conseils p o ur soutenir ma cousine...
— Et m aintenant, m onsieur, q uestionna Mme Séve
rine un p eu hésitante, que, grâce à vous, ce retour
ist décidé, vous allez sans doute p a r ti r?
— L ’autom obile, qui, dem ain, viendra ch erch er
na cousine, m ’aura, au préalable, déposé à la gare.
Dans quelq u es sem aines je m’em b arquerai p o ur
l’A frique. Ma co rresp o n d a n ce avec m on cousin
Chambley, com me jadis, sera irrégulière. Suivant
son hu m eur, il m ’ad re sse ra des billets brefs ou de
longues lettres qui, je le crains, ne me renseignero nt
,>uère exactem ent su r son état véritable d’âm e et de
santé. C ep en d a n t je désirerais b ea u co u p connaître
les résultats* de notre essai de réconciliation, de
notre tentative de sauvetage...
Guy hésitait.
— Voulez-vous, s’écria Mme Séverine avec une
spontanéité, un élan qui lui étaient peu habituels,
que je vous tienne au courant ?
— O h! m adame, je n ’osais pas vous d e m an d e r ce
service, vous im p o ser cette obligation, mais je n’ai
oas le courage de refuser. Vos lettres me seron t une
douceur, un réconfort.
« Moi aussi, je suis bien isolé !
— Ne me remerciez pas, vous écrire me sera un
'laisir ! Avec mes cheveux gris, il est bien perm is de
■aire une d éclaration à un hom m e de votre âge,
i’est-ce pas ?
Et, comme Guy baissait la tête en signe d ’assentinent, elle ajouta :
— r o u te jeune fille a son idéal... toute femme
îormale rêve de la m aternité...
« He bien, en vous voyant, en vous a p p roc hant,
�LE HIBOU DES RUINES
avec quelle ém otion n’ai-je pas reco nnu le type du
fils que si passio n n ém en t j’ai souhaité.
— C o m bien vous êtes b o n n e , m a d am e , de me
dévoiler vos sentim ents ; j’en resse n s de la fierté, de
la consolation I
« E n p a rta n t autrefois, je me disais qu e nulle
p en sée affectueuse ne me suivrait, q u e p e rs o n n e ne
s’intéresserait au récit de mes travaux, aux confi
dences de mes peines 1
— A l’avenir, vous serez certain q u e celle qui eût
souhaité être votre m ère a tte n d r a im patiem m ent de
vos nouvelles, sera fière de vos succès d’ex plorateur
et de littérateur, et de tout son c œ u r com p atira à vos
chagrins.
Guy se leva, mit un genou en te rre, et, en portan t
à ses lèvres la main encore belle de la vieille dam e,
il dit d ’une voix émue :
— C om m ent vous exprim er, vous tém oigner ma
gratitude I
— En m ’écrivant, en me ren d a n t u n peu de la
grande sym pathie que je resse n s p o u r vous, en
u n iss a n t vos prières à celles que je ferai à votre
intention.
A ce m om ent u n m u rm u re de voix jeunes vint de
la te rrasse su r laquelle ouvraient les portes-fenêtres
du salon.
— Ma nièce et son 'amie ren tren t de la Brionne.
— Si vous le jugez à propo s, je p ren d rai congé
d ’elles. Je d ésire e x prim er des regrets à m a cousine,
lui dire q u elq u es mots d’encouragem ent.
Sans r é p o n d re autre m en t, M me F elletin ouvrit la
porte et ap pela les prom eneuses.
A près l’entrée de celles-ci et l’échange des com
plim ents habituels, il régna un m om ent de gêne.
C hantai et sa tante, dés ire u se s d ’éc arte r les sujets
intimes et de m ettre fin à ce silence, interrogèrent
successivem ent L ym bold s u r sa p réc éd en te explora
tion en A frique, sur l’aspect du pays.
Alors, en le salon vieillot de cette dem eure si
française, tan dis que, des tilleuls de la terrasse,
venaient le b o u rd o n n e m e n t des abeilles et les crisse
m en ts d es cigales, q u e l’air a p porta it le parfum des
�ii
6
LE HIBOU DES RUINES
roses séchées, l’explorateur évoqua les im m ensités
b rû la n te s du d ésert et la d o u ce u r des oasis.
Il p arla de ce haut plateau saharien, b u t de sa
proch a in e exploration ; relativement tem pérée, vu
son altitude, cette contrée im m ense est salubre,
l’hom m e noir y vit. P o u rq u o i les hom m es blancs ne
s’y acclimateraient-ils pas ?
L ym bold jugeait cette région l’une des plus fertiles
du m onde, grâce aux no m b reu x cours d ’eau qui la
s illo n n e n t; le Tanganyika, sur les b o r d s duquel
l’a b o n d a n c e des pluies et la force du soleil engen
dren t u n e végétation fantastique ; le N yassa, égal à
d eu x fois l’Ontario des C anad iens ; le Zambèze et sa
prodigieuse cascade ; le Congo, enfin, aux cataractes
to n n a n tes , y répa n d ra ien t, si on utilisait leurs eaux,
une fertilité digne de l’E den.
Marguerite-Marie, les yeux mi-clos, écoutait.
L ym bold se révélait p a ssionném ent patriote ; c’était
un F ra n ça is am oureux de sa patrie, un chef d ou é de
toutes les qualités, de tous les dons que réclame ce
titre.
E t cet homme, qui aima Gisèle, ne pouvait avoir
éprouvé q u ’un am our à la m esure de son âme.
Un m om ent, elle envia celle qui inspira cet am our,
puis s’attendrit en songeant au m artyre que dut être
son agonie : d u ran t six mois, elle avait désiré, appelé
son mari, et elle était morte, résignée cep en d a n t,
sans le revoir, m orte com me une sainte, en d onnant
rendez-vous dan s l’autre monde à son époux bienaimé.
Un peu de rouge m onta aux joues de Mme Chambley en s’éveillant de cette songerie.
La pensée de Thierry, de leur foyer à réédifier, ne
pouvait-elle donc l’a b s o rb e r!
Chantai, sur un signe de sa tante, sortit, afin de
faire p rép a re r des rafraîchissem ents, et Mme Séve
rine, prétextant un ordre à d o n n er, gagna le jardin
ou Plantaire raclait les allées.
Guy, aussitôt, se ra p p ro c h a de M arguerite-M arie,
d ont le silence et la pâleur l’inq uiétaient.
M a cousine, dit-il, je serais désolé de p artir
sans vous exprim er des regrets et vous faire mes
excuses. Le tem ps ne me perm e t pas d ’u se r de p é ri
�LE HIBOU DES RUINES
II'
ph ra se s, excusez d on c la simplicité u n p eu b ru ta lt
de m on langage; je vous ai jugée sévèrement,
injustem ent ; je vous ai accusée, voulez-vous,
pouvez-vous m e p a r d o n n e r ?
— T rès sincèrem ent, les a p p a re n c e s étaient telle
m ent co ntre moi I N’ai-je po in t a b a n d o n n é mon
foyer? les d é s e rte u rs, to ujours, sont ac cusés de
lâcheté. D epuis, j’ai co m pris cela, et aussi le danger
de me cacher, de m entir. ,
— Les erre u rs du p assé, vous pourrez, je l’espère,
les réparer.
— Je p eux te n te r de les rép a re r, mais, hélas 1 qui
oserait me p réd ire le succès ? V ous ne le nierez pas,
j’e n tre p re n d s une tâche ard u e ; je devrai accom plir
des prodiges de patiepce, de persévérance, moi qui
suis à la fois violente et faible ?
— Un prêtre, do n t j’eus d ern iè re m e n t l’occasion
de faire la connaissance, me disait, u n jo u r:
« Ayez la volonté ferme de m e n er sans défaillance
le com bat, parfois bien long et dur, q u ’est la vie d ’un
ch rétien ; que l’humilité et la prière soient vos
arm es, et, sûrem ent, vous triom pherez. »
« E n plus, m a cousine, n’avez-vous pas com me
auxiliaire près du c œ u r de T h ie rry son a m o ur p o ur
vous et, dan s le vôtre, la pitié et le^sentiment d ’ac
com plir votre devoir?...
M me F elletin, arrêtée su r le seuil, contem plait le
couple élégant, ces deux êtres si bien faits, en
ap p a re n c e , p o u r être heu re u x ensem ble et que des
obstacles in su rm o n ta b le s sem blaient séparer.
Elle s’avança vers eux, et, d ’un geste maternel,
enlaça la taille de la jeune femme.
— Vous triom pherez, m on enfant, j’en ai le ferme
espoir, votre b o n n e volonté est parfaite.
— M a violence, m on orgueil, sont bien grands
aussi!...
— V otre orgueil, rendez-le noble! « L’orgueil,
souvenez-vous-en, n’est péché que lo r s q u ’il s’ap p uie
s u r lui-même ; mais, q u a n d c’est s u r Dieu q u ’on fonde
l’e s p é ra n c e d’accom piir une mission q u ’il vous confie,
d o u te r de soi, c’est p r e s q u e d o u te r de Lui (i). »
(i.) Mine Swctchinc.
�I l8
LE HIBOU DES RUINES
Aux joues pâles de Marguerite-Marie, du rose
remonta, et ses yeux ex prim èren t une résolution
généreuse, une pitié ardente.
« L ’ex p re ssio n des yeux de ma Gisèle, pensait
Guy. M arguerite-M arie a donc aussi son cœurV »
L e u r émotion fut si forte, si communicative, que,
instinctivement, leurs mains se joignirenf.
Il eut pleine confiance en elle... Elle eut le désir
passionné de m ériter la confiance de Mme Severing
et de Guy.
— Quoi q u ’il m’en coûte, si dure que soit la lutte,
;e vous le jure, je ne déserterai plus.
— Bon courage, ma cousine, vous gravissez,
* nous gravissons la pente ab ru p te , rocailleuse,
mais b ientôt — la vie est si brève ! — nous attein
drons l’heureux revers de la m ontagne où on quitte
l’om bre p o u r trouver la lumière (i). »
Guy de L ym bold se tu t et laissa to m b e r la main
q u ’il serrait...
Chantai rentrait, suivie de Babyle qui, son bonnet
sur la tête, un tablier b rodé noué autour de sa taille
slate, apportait des rafraîchissem ents.
M m e S w c tc h in c .
�L E HIBOU DES RUINES
XIX
Sous la main de Bashir, l’autom obile démarra-.
D’un regard ému, M arguerite-M arie, p e n c h é e à
la portière, enveloppa le m a n o ir gris qui lui fut si
hospitalier; puis, sur le p erron m oussu , ses yeux
ch e rc h è re n t les visages de la tante et de la nièce
qu i, toutes les deux, pleuraient.
— A dem ain 1 cria C hantai.
— A l’église I rép é ta la voix de Mme Séverine déjà
lointaine.
Les êtres, les choses, parm i le squels la jeune
femme avait vécu des sem aines et des mois, tom
baient d an s le passé...
Déjà, la voiture, ayant longé l’étang, tout noir du
reflet des épicéas, et suivi une courte avenue, attei
gnait la voie ferrée.
Un e x p re ss passa, celui qui em portait Guy de
L ym bold.
D ’un m ouvem ent réflexe, M arguerite-M arie se
pen c h a à la p o r tiè re ; encore les claires prunelles
de l’exp lo ra teu r r e n c o n trè re n t celles d ’azur foncé de
la-jeune femme, adieu rap ide, tel le rêve qui, un
instant, les posséda. Lui courait vers la vie du
désert, h érissée de dangers, vers la m ort, peut-être;
elle, vers d ’au tre s épreuves plus intim es, plus diffi
ciles à s u p p o rter.
« Q u ’im p o rte ! murmura-t-elle, l’un et l’autre nous
co u ro n s au devoir! »
Et il lui fut doux de se rem é m o rer les paroles de
M me S w etchine, q u e G uy lui laissa en la quittant
com m e un b o u q u e t spirituel.
Elle s’éton na de se sentir calme, a p a isé e; elle
éch ap p a it à ces h é s ita tions d ouloureu se s, ces
révoltes, ces sc rupu le s, ces rem ords, qui l’avaient
m artyrisée.
La lim ousine s’immobilisait. B ashir d escendait ;
�120
LE HIBOU DES RUINES
¡1 ouvrit un large portail en fer et le referma dès
q u ’on l’eut franchi.
H aletante... la côte était rapide, l’autom obile
suivait une allée carrossable, car un e avenue soi
gneusem ent entretenue, q u ’om brageaient les chênes
et les châtaigniers ém ondés, éclaircis avec art,
remplaçait ce chem in creusé d ’o rnières et bosselé
de blocs de grès où, l’année p réc éd en te, Chantai
«t sa dam e de com pagnie s’aventuraient souvent
p our cueillir des fleurs ou ch e rc h e r des cèpes.
Marguerite-Marie, don t l’ém otion croissait d ’ins
tant en in stan t, ne rem a rq u a it rien de ces change
ments.
T outes ses p en sée s se concentraient sur celui
q u ’elle allait revoir, Thierry, le héro s de ses rêves
de fillette, le fiancé aimé, le mari si décevant, lequel
dom inerait dan s celui q u ’elle allait retrouver. Quels
seraient ses sen tim ents à son e n d ro it? En sondant
son coeur, la jeune femme s’é tonnait; il fallait se
l’avouer, elle avait songé à T hierry avec am ertum e,
avec colère, avec pitié, avec rem o rd s, jamais avec
indifférence, jamais avec le désir précis d ’être libérée
p a r sa mort. L’avait-elle donc constam m ent aimé,
en dépit de to u t?
Mais la côte prenait fin; on touchait à l’esplanade
qui entourait la forteresse.
L’aspect extérieur en était à peine ch a n g é; quel
q u es pierres blanches, parm i les m urailles noircies
par les siècles, des portes cloutées, des vitraux
sertis de plom b, attestaient seulem ent q u e l’antique
dem eure était fermée aux hiboux et aux orfraies qui
si longtemps en furent les seuls habitants.
On s’arrêtait. Marguerite-Marie mit la main sur
son c œ u r ; il battait très fort, mais elle releva la tête
d ’un geste résolu : sa volonté ne faiblissait pas. En
m urm u rant une invocation a rd e n te, elle descendit
et regarda devant elle. S u r l’esp lanade herb e u se, les
sièges rustiq ues étaient vides, le châtelain ne se
montrait pas.
Mariola sortait de la poterne des cuisines, suivie
de Zulma qui accourait aussi vite que le lui p e rm e t
tait son infirmité.
Où est M o n sieu r? interrogea la jeune femme
�LE HIBOU DES RUINES
en te n d a n t la main à la nourrice défaillante d ’ém o
tion.
— Excusa-le, m aîtresse chérie, il est si troublé, si
m alade aussi, p lu s q u ’on ne le croit... Il est dans
sa cham bre, au p rem ier étage, la po rte cintrée...
— Oh 1 je saurai le trouver.
Déjà M arguerite-M arie p énétrait dan s l’étroit
vestibule, où d es b ancs de p ie rre accolés aux m urs
évoquaient les hom m es d ’arm es qui, jadis, se succé
daient là d’heu re en heure et de génération en géné
ration, afin d ’a tten d re les o rd re s du seigneur.
Elle gravissait les larges dalles de l’escalier to ur
nant et atteignit vite le p re m ie r étage du palier.
S ur le pas de la porte cintrée, elle s’arrêtait,
cherch ant à d o m in e r son émoi, q u a n d cette p o r te
s’ouvrit.
Pâle, défaillant, les yeux rem plis d ’une expression
poignante, au lieu d ’avancer, T h ie rry revint au sofa
et s’y eflondra.
P ris e d ’une pitié im m ense, M arguerite-M arie alla
vers lui.
— P u is q u e vous le désiriez, Thierry, je suis reve
nue. E n avez-vous de la peine, auriez-vous trop pré
sum é de vos forces ?
Sans r ép o n d re, il se laissa glisser à genoux et,
cachant son visage dan s les m ains qui se tendaient :
— Soyez bén ie d ’être v e n u e , p a r d o n I... oh!
pard o n !
Elle l’obligea à se relever, s’assit à son côté et
lui ex p rim a son regret de n ’avoir pas jadis reçu ses
lettres.
M arguerite-M arie s’attend ait à l’en ten d re fulminer
contre la générale; sa su rp rise fut grande q u a n d il
rép o n d it :
— J ’avais m érité cette épreuve !
— Moi aussi, sans d o u te ; e s p é ro n s q u e, du
m oins, la leçon n ous sera profitable. Je vous reviens
changée, très d ésire u se de v o u ? soigner, de vous
guérir 1
— A souffrir, vous qui êtes forte et bien équili
brée, vous êtes devenue meilleure, plus com patis
sa n te ; mais chez d ’autres, déjà dép rim és, épuisés,
la do u le u r achève de b r ise r les re sso rts de la
�122
LE HIBOU DES RUINES
volonté. Voyez, suis-je au tre chose q u ’un m alheu
reux naufragé, une épave ?...
— Un naufragé sans boussole, m on pauvre am i;
si, la foi vous soutenant, vous aviez accepté vos
blessures et vos souffrances com m e des épreuves,
si moi-même je ne m’étais point révoltée, que de
maux nous eu s sen t été évités !
Il eut un geste navré; elle reprit, adou c issa n t sa
voix :
— Soyez tranquille, je ne veux point récrim iner.
Soyons-nous m utuellem ent indulgents, le passé est
le p a s sé !... a p p liquo ns-nous dans le p rése n t à pré
parer un avenir meilleur.
Il secoua la tète d ’un air de d écouragem ent p ro
fond, puis il saisit la main de sa femme et, avide
ment, ch ercha son regard.
— Voudriez-vous enlever votre chapeau ? Suivant
la m ode, vous le portez si enfoncé que tous mes
souvenirs en sont déroutés.
Avec un sourire, M arguerite-M arie obéit.
— Seigneur! Je vous retrouve telle que je vous
voyais dan s mes rêves... plus belle même, plus
épanouie! C om bien vous paraissez jeune, forte,
resp le n d issa n te de santé ! Ah ! si j’osais me com
p are r à vous !
— Thierry, vous êtes toujours beau. Votre physi
que exalta p en d a n t une sem aine l’imagination de
Chantai A ubery. « Quel héros de rom an! Quels
yeux inoubliables 1 » s’écriait-elle le jour où elle
vous ape rçu t à la gare.
« Seulement, hélas! si je trouve vos cicatrices
p resq u e com plètem ent effacées, avec un profond
chagrin je le constate, votre pâleur, votre am aigris
sement, l’éclat fiévreux de votre regard, sont les
indices d ’un mauvais état de santé.
« Mais qu e je puisse vous soigner, vous distraire,
vous am ener à resp ire r bea ucoup d’oxygène en de
longues randonn é es, et vous retrouverez d es forces,
de l’énergie, de la galté !
— Le moral est atteint davantage encore que le
physique. Il est mort en Allemagne, le brillant
officier, le joyeux mondain que fut T hierry Chainbley-Saint-Clar !
�LE HIBOU DES RUINES
123
— Ces succès m onda ins, j’espère q u e vous ne les
regretterez plus, q u a n d nous au ro n s la vie dont je
rêve.
« Voyez-vous, T hierry, dans la situation fausse,
su b a lte rn e p r e sq u e , qui fut la m ienne, j’ai appris
à juger les gens et les choses à leur juste valeur.
« P o s s é d e r la sécurité d ’un foyer, partager avec
mon mari une vie o ccupée d ’une façon intelligente,
faire en sem ble b ea u co u p de bien p u isq u e votre
fortune vous le perm et, et garde r jalousement l’inti
mité familiale partagée avec q u e lq u e s am is, voici
le program m e qui, au jo u rd ’hui, seul m e parait
enviable.
Et, avec un sourire :
— Je ne suis plus guère coquette... et je me suis,
pa r nécessité, du reste, d ésh a b itu é e des toilettes
élégantes... et des bijoux.
M arguerite-M arie se repen tait d’avoir prononcé
ce mot.
Du rouge montait aux joues de Thierry.
— Vous retrouverez les vôtres dans votre cham
b r e ; j’esp ère que yous ne me causerez p as le cha
grin de les refuser.
'— Un peu plus tard ... il faut que je vous dise
cela tout de suite... j’accepte votre hospitalité, en
me ch argeant, si vous le désirez, de la direction
in térieure de la maison, mais, p o u r m on entretien,
vous me perm ettrez de me co n ten te r des revenus de
ma d o t; ils seront très suffisants, car je suis devenue
une m od iste et u n e couturière fort h ab ile!...
— Alors, M arguerite-M arie, ce n ’est p as le pardon
com plet ?
— Un p a r d o n sans restriction, je vous le jure!
Seulem ent, il est mieux de ne pas m ’expo ser à la
tentation. P o u s s é e p a r l’atavisme, p a r mes goûts
perso n n e ls, je p ourra is d é p e n s e r trop largement.
V ous seriez porté à me r e p r o c h e r m a coquetterie.
— De moi vous ne voulez rien accepter, moins
mêm e que d 'étran g e rs! M. Hurel-Brinon, M me FelIctin, rétrib u a ien t vos services! En ai-je assez
souffert !
— Des idées rétrogrades, an tiq ues. M aintenant,
il est fort bien porté q u ’une femme gagne sa vie.
�124
LE HIBOU DES RUINES
— P a s lo rsq u e son mari a de la fortune.
— Croyez-moi, T hierry, provisoirem ent, acceptez
mes conditions, et nous ne repa rle ron s plus de ces
sujets tro u b la n ts. P e u à peu, nos vies fusionneront,
mais, en ce m om ent, certaines plaies p o urra ient être
mal cicatrisées... n’y to u c h o n s pas...
T hie rry dem eurait si accablé qu e sa femme fut
prise de pitié.
— Il m ’est si d u r de vous ca use r du chagrin que
j’en arrive aux concessions tout de suite : dès ce
soir, si cela vous est un plaisir, je r e p ren d rai ma
bague de fiançailles, et, si vous êtes un m alade très
soum is et raison nable, on vous pe rm e ttra de faire
parfois un petit cadeau à votre infirmière.
— Et si je venais à m ourir, s’écria Thierry, tra
hissan t la crainte qui le hantait, vous n’accepteriez
rien de moi ? Malgré notre séparation, je n’ai jamais
cessé de p en s er à vous. D epuis des mois, j’avais
largement assuré votre avenir. P a r pitié, ne me
privez pas de la satisfaction d ’accom plir cette rép a
ration.
— Voudriez-vous que je m a n q u e à mon s e rm e n t:“
Rappelez-vous m a lettre!
« P o u rq u o i ne croiriez-vous pas que je suis reve
nue à vous attirée p a r votre fortune ? Mais, Dieu
merci, vous êtes jeune, votre vie n’est pas m e n ac ée ;
guérissez, formons un ménage uni... h eureux, et
alors j’accepterai to u t de vous avec b o n h e u r !
« M aintenant, je vais vous laisser un moment,
afin d ’em ménager.
— Ma forteresse m a n q u e de confort ! J ’ai pu faire
installer l’acétylène, le chauffage central, et am en er
l’eau à tous les étages, mais, en fait d ’agrém ent, de
luxe, c’est néan t I
« Votre ap p a rte m e n t, en particulier, n’est pas ce
q u ’il serait si j’avais pu e s p érer votre retour.
— Ne vous inquiétez point ; au manoir, le confort
et L’élégance font défaut, et je m ’y trouvais bien...
— Au moins, com m andez, faites venir de P aris.
C’est c o nve n u; j’accepte d ’être ici m a îtresse
de maison et d ’organiser au mieux p our la b o n n e
tenue et l’élégance du ménage, sans viser à l’éco
nomie.
�£ E HIBOU DES RUIN ES
« Etes-vous satisfait?
— S ur ce p oint, oui I
— A tout à l’h eu re !
S ur le pas de la porte, Marguerite-Marie se
retou rn a.
{Son m ari la suivait d’un regard navré.
Alors, encore ém ue, cédant à l’élan de son c œ u r
généreux, elle revint vers lui.
— T hierry, vous ne voulez donc point qu e nous
échangions u n b a ise r de réconciliation ?
— Je n ’osais pas.
F ré m issa n t, il se penchait et, sur la joue qui se
tendait, il posa lo nguem ent ses lèvres.
Mais, dès q u e la jeune femme eut d isp a ru ,
l’angoisse le reprit.
Un baiser... un b a ise r de fiancé ! C om bien elle
était calme 1
Et T h ie rry imaginait quelle eû t été son ivresse si,
d an s ses b ras, il eût senti M arguerite-M arie frémir
d ’am our.
Il se com parait à un voyageur dévoré p a r la soif
qui, au b o rd d ’une fontaine, pouvait seulem ent boire
q u e lq u e s gouttes d ’eau.
C e p e n d a n t, pou rqu oi cette d éception si am ère ?...
Avait-il pu e s p é r e r que sa femme reviendrait à lui
a u tre m en t q u e p a r pitié et p a r devoir ?
Et un autre l’avait p o u ssé e vers ce devoir, avait su
l’émouvoir...
Lui, un pauvre être, u n e loqu e lam entable, était
bien incapable d ’in sp ire r de l’am our.
G uy et M arguerite-M arie, attirés l’un vers l’autre,
s’étaient g éné reu se m ent sacrifiés !
La tête enfouie dan s les coussins du sofa, T hie rry
m urm urait :
« Je l’aime follement... je ne pu is e s p é re r lui
d o n n e r une om bre de b o n h e u r intime.
« Afin de lui re n d re la liberté d ’aim er, d ’être
aimée sans trou ble et sans rem o rd s, je d ois d isp a
raître.
« La maladie, assez vite, fera-t-elle, son œ uvre ? »
�LE HIBOU DES RUINES
XX
A la prière de Marguerite-Marie, T hierry s’assit
devant le piano, prêt à l’accom pagner.
D’un com m un accord, ils avaient choisi la P riè re
de T an n h a user.
La voix de l a jeune femme détailla ce couplet, en
y m ettant toute son âme.
De cette terre, emporte-moi
Près des anges, fuis-moi place
Au saint royaume de la foi 1
Lui, en soutenant la cantatrice, écoutait cette voix
enfin retrouvée, que si souvent il crut en te n d re en
rêve.
Elle, possédée par la m usiqu e, reprenait avec
une expression poignante :
Ah ! prends pitié de ma douleur.
Que la servante humiliée de toi s’approche avec ferveur,
Pour obtenir de ta faveur
La délivrance du pécheur !
Q uand l a 'c h a n t e u s e se tut, T hierry, incapable
d’exprim er son adm iration, tant son ém otion était
grande, gagna l’un des sièges im posants qui occu
paient les coins de la chem inée m o nu m entale au
manteau de laquelle un cerf de g ran d e u r naturelle
fut sculpté dans la pierre.
Sur le bois som bre de la cathèdre, les cheveux du
m oderne châtelain, d ’un inim itable blond, et son
fin profil se détachaient nettem ent.
Avec sa silhouette élancée, d ’aspect fragile, dis
tingué, parmi ce mobilier antique, il évoquait l’un de
ces jeunes princes d’antan retenu p riso n n ie r par
un vainqueur cruel dont les tr o u b a d o u r s et les
m énestrels chan tèrent les am ours et le m alheur.
De ces princes de légende, T hierry p o ssé dait le
�LE HIBOU DES RUIN ES
12 ^
charm e m élancolique, la triste sse fatale, tout ju s q u ’à
la pâleur.
Ses geôliers, c’était la maladie, les idées n o i r e s }
son v ainqueur, l’am our 1...
E t M arguerite-M arie, avec angoisse, déjà aveq
découragem ent, se d em an d a it si elle trio m p h e ra it
de ces ennem is red o u ta b les , si jamais, d an s les
yeux so m b res de son mari, elle verrait se rallumes
ces ray o n n e m en ts de soleil q u ’elle adm irait.
Elle vint vers lui, ca re ssa de la m ain la chevelure
soyeuse.
Alors, lui, du geste é p e rd u d’un enfant peu re u x
qui se réfugie p rès de sa mère, cacha son visage
dans les plis de la ro b e légère, dont le frôlement lui
éftit si doux.
M arguerite-M arie s’examinait. Sa conscience ne
lui re p r o c h a rien v raim en t; d ep uis huit jours, elle
se m ontrait con stam m en t douce, com p atissan te,
affectueuse, et c e p e n d a n t nul progrès ne se dessinait.
— P o u rq u o i cette tristesse, m o n ami ? Souffrezvous ?
— De la tête, b e a u c o u p , répondit-il en ap p u y a n t
les doigts à sa n u q u e.
— J e n ’aurais pas dû vous p rie r de m ’accom
pagner... la m u sique ne vous vaut rien.
— N ’assurez-vous pas que je dois ch e rc h e r à me
distraire ?
— P as ainsi. P o u r com m encer, il vous faut des
pro m e n a d e s en auto, des voyages, de ces d istra ctions
qui fortifieraient vos organes, vos m uscles, sans
fatiguer votre esprit ni trop ém otio nner votre cœ ur.
— Il faudrait d’a b o r d q u e ja p u iss e r e p re n d re
goût à la vie, à moi-même, et qu e je me sente utile
à q u e l q u ’un.
— Ne pouvez-vous donc avoir confiance en votre
femme et croire que, non seulem ent vous lui êtes
utile, mais mêm e in d isp en sa b le. Je le constate avec
un profond ch a g rin : m a p rése n ce ne vous soulage,
ne vous égayé en rien.
« Si vous souffriez de m on retour, sauriez-vous
être plus triste ?
— Oh I M arguerite-M arie, pardonnez, je suis u n
m alheureux, indigne de votre bonté 1
�128
LE HIBOU DES RUINES
« Afin de me pard o n n e r, songez que mon ingra
titude ap p a ren te tient à m a maladie.
« Des idées qui hantent mon pauvre cerveau, suisje le maître ?...
— Et vous ne semblez mêm e pas p o s s é d e r le
désir de guérir. C om m ent vous suggestionner, mon
Dieu ?
« Il faudrait pouvoir m 'aim er, » songeait-il, tenté
de livrer son secret.
P uis, baissant la tête :
« A quoi bon, pensa-t-il tristem en t, l’a m our se
commande-t-il ? s'achète-t-il ? se détruit-il ? P a s
davantage e l le ,n e peut m’aim er q u ’elle ne peut
défendre à son c œ u r d ’être attiré vers Guy. »
Alors, p arodia nt les paroles d e T a n n h a u se r: *
— Marguerite-Marie très chère, dit-il, vainement
vous vous penchez vers m a douleur. Il faudrait un
miracle, afin de me tra n sp o rte r dans le royaume de
la foi et de m ’o b te n ir la grâce de l’oubli.
Et, comme s’il eût trouvé de la jouissance à se
to rturer, à se ravaler devant celle q u ’il aimait :
— Je suis u n pauvre être digne seulem ent de
votre pitié!
— J ’espère q u a n d même, et malgré vous, arriver
à vous guérir.
— Sur quoi s’appuie votre confiance ?
— Sur ma confiance en Dieu, su r ma com passion,
ma te ndre sse , pensa-t-elle aussi.
Le T hie rry violent, provocant, cruel, qui jadis
l’avait froissée, insultée ju sq u ’à lui in sp ire r de
l’aversion, n’existait plus... Un autre hom m e était
sorti du lit où le chagrin et la m aladie le clouèrent
après le départ de sa femme... un être faible, souffrant,
mais, par cela même, attirant, sé du isan t p our un
c œ u r féminin.
Elle eut conscience que les attentions, les soins si
mal reçus au d éb u t de leur mariage, p o u rra ien t l’être
mieux aujourd’hui.
N éanmoins, au moment de p ro n o n c e r de te n d re s
paroles, un scrupule la retint.
E n dépit de ses efforts, son imagination évoquait
parfois Lymbold, les claires prunelles l’envelop
paient d'admiration.
�LE HIBOU DES RUINES
129
T hierry s o u p ç o n n ait certainem ent cet état d ’à m e ;
il la jugerait h y po crite... A lors, à la place des mots
d ’a m o u r q u ’il attendait, elle ne p ro n o n ça q u e dçs
p h ra se s affectueuses mais banales.
Avec cette divination ex tra o rd in aire chez certains
nerveux, le malade p e rç u t l’hésitation de sa femme ;
il surp rit de la con trainte dan s sa voix, de là recher
che d ans ses paroles.
Et, plus qu e jamais, d e s so u p ç o n s s’an c rèrent
en lui.
A lors, d ésesp é ré , humilié, mais désireux de cacher
sa détre sse morale, il exagéra sa souffrance phy si
que, trop réelle du reste.
Il refusa de sortir, se déclara incapable du m oindre
travail.
Et, d u r a n t tout le jour, r e p o u s s a n t les revues et
les jo urnaux q u ’on lui a p p o rta it, il resta é ten d u sur
le divan, h fumer des cigarettes.
Le lendem ain était u n d im a n ch e ; M arguerite,
désire use de flatte'r les goûts de son mari et de lui
plaire, revêtit cette ro b e de cha rm e u se grise qui,
assurait Chantai, lui seyait à ravir.
P ein e p erd u e , T hierry ne sem bla mêm e pas
s’apercevoir de ce changem ent de toilette q u a n d sa
femme vint le rejoindre près d u vieux puits.
S’étant en q u ise de la façon dont il avait p assé la
nuit, elle tenta u n e diversion.
— P o u rq u o i ne me feriez-vous p as le grand plaisir
de m’accom pagner à la B rionne ? Si encore vous
refusez d ’être p rése n té aux châtelaines, vous n’auriez
q u ’à rester au fond de l’église...
Il se releva b ru sq u e m e n t.
Et, avec un re to u r de sa violence d ’antan :
— P o u rq u o i vous o b stin er ainsi, M a rg u e rite ? Ne
vous l’ai-je pas dit et répété : J e suis m alade d ’une
part... et de l’autre je ne veux plus e n tre r d an s une
église. J ’ai perdu la foi ; les cérém onies religieuses
ne me to u c h en t pas davantage qu e ne me toucheraient
les m ôm eries d e s Chinois et me trou ble ra ien t, en me
portan t à regretter les croyances et les en th o u sia s
mes de ma jeunesse, ce te m p s h eureux où la confiance
me fut facile et la vie si douce !
• M arguerite-M arie saisit la main de son mari et,
1 1 8 -V
�130
LE HIBOU DES RUINES
attachant ses yeux tout remplis de com passion sur
son visage si am er :
— A b ea ucou p, l’existence est dure, mais est-ce
une raison p our vous d éto u rn e r de Dieu ? C ’est mal...
et c’est fou. Dans la foi, u niq u e m en t, les m alheureux
peuvent espérer r en c o n tre r q u e lq u e consolation.
« Au reste, m on ami, vous serait-il possible,
même si vous en aviez la volonté et le désir, de ne
plus croire ?
« Non, certainem ent ! Aussi, q u a n d vous m’assu
rez: « J ’ai p erdu la foi, » vous me pro duisez l’effet
d’un poltron qui, afin de se d o n n e r du courage,
répéterait sans c e s s e : « Je n ’ai pas p e u r ! »
« Mon cher T hierry, n on seulem ent vos atavismes,
votre éducation, vous défendent contre l’incrédulité,
mais encore votre tem p éram en t, votre àm e, votre
c œ u r épris d ’idéal, tout vous pou sse vers la religion,
vers le mysticisme même.
« Quel obstacle s’est donc levé entre Dieu et vous ?
« Parfois, c’est une faute, une ran cune. C e penda nt,
je l’espère, vous m’avez p ardon né... Serait-ce du
désesp o ir ?
Il courbait la tête.
Elle continua :
— Oh ! T hierry, vous paraissez m’aimer...
— A rd e m m e n t ! P a ssio n n ém e n t !
— Alors, com m ent pouvez-vous me ca use r tant de
peine ? En grâce, laissez-moi croire que, unis en
une com m union parfaite de sentim ents, nous nous
agenouillerons ensem ble à la Table Sainte, afin de
prier Dieu de b é n ir notre foyer.
Il restait silencieux. Marguerite-Marie ne pouvait
plus refouler ses larmes, lorsque la cloche de la
Brionne se fit entendre.
A u-dessus du lan ternon et des tours de Larcy,
des coteaux et des bois brûlés par le soleil et des
gorges étroites encore verdoyantes, les o n d es sonores
s’étendirent.
— Voici l’auto, dit le jeune hom m e, il faut partir,
si vous ne voulez pas arriver en retard.
« Au retour, déjeunez au m anoir, vous y êtes
toujours désirée.
— Et ici, T hierry ?
�LE HIBOU DES RUINES
•3'
— Ici, encore davantage, mais ne me causez pas
le r em o rd s de vous rete n ir p riso n n iè re d a n s le
repaire du triste h ibou ! Voir vos am ies, recevoir
les conseils de M me F elletin, vous sera salutaire.
« A ce soir, je ne vous a tten d rai pas avant cinq
h eu re s 1
Et, p o u r un in stant, redeven u le cha rm eur, l’hom m e
du m o nde aux façons élégantes, il installa sa femme
d a n s la voiture avec cette grâce c a ressa n te, cette
d o u c e u r enveloppante qui, jadis, lui valurent ta n t de
succès.
— Au revoir, dit-il.
Et, longuem ent, il a p p u y a ses lèvres su r la petite
main où brillait le saph ir, souvenir de leurs fian
çailles.
— J e serais très h e u re u se de me retrouver ici,
disait un peu plus ta rd M me C ha m ble y à M me F el
letin, qui l’introduisait d an s sa c h a m b re, afin q u ’elle
s’y d é b a r ra ssâ t de son ch a p ea u , si je ne d em eurais
pas anxieuse, to u rm e n tée , au sujet de mon pauvre
malade.
Et, en q u e lq u e s m ots ab s o lu m e n t sincères, elle
mit son amie au courant de ses efforts, de ses sc ru
pules et du peu de réussite o btenu .
— T hierry, plus d é s e sp é ré q u e jamais, n’envi
sage pas même la po ssibilité de sa guérison. Sa
mort seule, affirme-t-il parfois, p o u r ra me rendre,
avec ma liberté, ce b a n h e u r q u ’il est incapable de
me donner.
— Votre mari vous a im e? V ous le croyez,''n’estce pas ?
— Il me sem ble qu e j’en suis certaine.
— Et vous, mon enfant, quels sont vos senti
m e n ts ?
— Ce qui dom ine en moi, c’est la pitié, l a 't e n d r e s s e ; je voudrais consoler, ca resse r m on mari
com me une m ère caresse son enfant qui pleure.
« J u s q u ’ici, j’ai résisté à ce p e n c h a n t; je craignais
de p araître m a n q u e r de franchise. Ce rêve parfois
me hante, et T h ie rry lit si bien su r m on visage mes
m o indres im pressions.
— C hassez ce dangereux s p u p u l e : M. C h am bley
veut m ourir, parce q u ’il croît que vous aimez votre
�132
LE HIBOU DES RUINES
cousin. Sentez-vous à q u el point le péril est grand!
Donc, quittez le m oins possible votre mari.
— Je voudrais ne le q uitter jamais. A h! il en
faudrait peu, p o u r que mes sen tim e n ts exaltés de
fillette se tran sfo rm assen t en un a m o u r sérieux et
profond I
— Avec ce sentim ent, vous devez vaincre. Et, su r
tout, pas de scrupule. Le rêve qui vous effleura doit
co m pter si peu en face de la poignante réalité!
A ce m om ent, la pen d u le com toise égrena douze
coups, ta n d is que Babyle traversait le vestibule, une
soupière en tré les m ains.
— Bon courage, persévérance et confiance q u a n d
même, chère enfant, dit M me Séverine en se rran t la
jeune femme dans ses b r a s ; je ne vous reverrai pas
seule, Chantai sera là ; j’esp ère en vos conseils p our
la calm er; elle me cause bien des soucis... Et,
cepen d a n t, malgré q u e lq u e s retours de ses b ra
vades, elle est p lus affectueuse, plus aim able avec
moi et M aurice.
L a jeune fille entra.
Bientôt, dan s la salle à m anger au reluisant m obi
lier de cerisier, les trois femmes a b s o rb è re n t en
silence le potage à l’arom e exquis.
C hantai inclinait vers son assiette un visage sou
cieux, et son ton fut contraint, q u a n d elle rép o n d it à
M me C h a m b le y qu i s’informait de la générale.
Elle venait de recevoir une »lettre de sa ta n te ; elle
était à Royat et p ressa it sa nièce de la rejoindre dès
la semaine suivante.
— Son am ie, M me de L yons, doit être près d ’elle ?
— Il parait...
Et, sur u n ton de bravade inconscient, Chantai
ajouta :
— Le lieutenant T hibaut ne ta rd e ra pas à rejoindre
sa m è re ; c’est un brillant officier et, si rries souve
nirs ne me tro m p e n t pas, un c ha rm ant garçon.
— J ’ai eu sur le com pte de M. de Lyons des ren
seignem ents précis. Ce jeune hom m e, dont le phy
sique est fort ordinaire, est su rto u t élégant, chic,
p o u r em ployer l’expression du jo u r ; c’est un cava
lier rem a rqu a ble , un m ondain accom pli, mais sa
répu tation d ’hom m e à bo n n es fortunes est trop bien
�LE HIBOU DES RUINES
«33
établie; sa m ir e a dû p a y e r si souvent ses d ettes que
leur avoir est naturellem ent t r i s réduit... un mariage
avantageux s’im pose.
— N ’ai-je pas e n te n d u as su re r, m a tante, q u e les
mauvais sujets faisaient souvent les meilleurs
maris.
— A titre d ’exception. En général, ces jeunes
gens rende nt leurs femmes m a lh eu reu ses et ruinent
leurs enfants, r ép liq u a triste m e n t M arguerite-M arie.
Chantai ne pro testa p a s ; elle regrettait d’avoir
rappelé d es souvenirs p énibles à son am ie; mais,
avec cette puérile fatuité des tr è s jeunes, elle s ’a s s u ra
que Mme de M àlecroix eût converti ou dom iné son
mari si elle eût été un e jeune fille avertie, in d é p e n
dante, ultra-m oderne, telle Mlle A u b ery . A h! cer
tain em ent, contrairem ent à la douce Isabelle Lubersac de Lauriol, une p en sio n n aire lors de son
mariage, C hantai saurait assagir son ép oux et veiller
su r sa fortune.
— Parfois les folies d’un hom m e découlent de la
faiblesse de sa femme.
« Si j’épousais M. de Lyons, je poserai au p réa
lable m es c o n d itio n s; jamais, lui dirai-je, m a signa
ture ne vous sera prêtée.
— Avec ça, m arm otta Babyle, fort attentive à la
conversation tout en changeant les assiettes, que le
loup ne mange pas les b re b is co m ptée s!
C hantai rougit, mais elle continua, sans paraître
avoir enten d u la réflexion de la vieille bonne.
— Et, p o u r le contrat, nous ad o p terio n s le régime
de la séparation de biens.
— La confiance ne p ré sid e ra it p as à votre entrée
en ménage!
— C ’est possible, mais, les p récau tions ainsi
prises, il me semble que je jouirais in te n sé m en t de
la vie d ’une femme d ’officier. Voir citer dan s les
carnets m o n d a in s les réc ep tions et les toilettes d e l à
jeune com tesse de L yon s m ’enchanterait.
— Ma pauvre enfant, je serais désolée de te voir
conclure un mariage dan s de pareilles conditions,
attirée p a r ces h o ch e ts de vanité don t si vite on se
lasse, E ncore, si tu aimais M. de L yons, mais vous
vous connaissez ù peine.
�134
LE HIBOU DES RUINES
— D ’autres femmes, qui se sont m ariées par incli
nation, ne furent point heu re u ses.
— Je t’en tends, mon enfant, répliqu a Mme Séve
rine de sa voix grave; j’eus, moi aussi, mon heu re de
folie, du moins avais-je l’excuse, en me mariant, d ’un
grand am our. Et la fidélité de tou te une vie à ce sen
tim ent si mal placé a, je l’espère, payé ma faute.
« A près cela, pourrais-tu me blâ m er de vouloh'
éviter les souffrances d ’une u n ion mal assortie à la
fille de m on bien-aim é F ra n ç o is ?
— Vous vous illusionnez su r moi, m a ta n te ; cette
union ne serait pas mal assortie. Ne suis-je pas m on
daine, m o d e rn e ?
— A la surface, déclara M arguerite-Marie, mais le
fond chez vous vaut b ie n davantage, et vous souf
fririez bea ucoup q u a n d les d e s so u s si souvent cou
pables et honteux d ’une société brillante vous
seraient révélés.
« Ah! Chantai, moi qui connais la vie, com bien
vite je ferais le sacrifice des plaisirs, du luxe, de la
fortune m êm e, afin de trouver la sécurité d ’un foyer,
l’am our d’un mari raisonnable et la sauvegarde si
douce de beaux petits enfants!
U e n tr é e de Babyle fit dévier encore la conversation ;
elle fut reprise peu ap rè s, q u a n d C hantai accom pagna
son am ie, im patiente de regagner Roc-Aigu.
Sous le saule qui se p enc hait toujours comme
po u r rafraîchir ses tiges dans l’eau bleue du petit
lac, la jeune femme s’arrêta un instant.
— Ma chérie, dit-elle te ndre m ent, cessez d’être
frondeuse. P a r une vanité enfantine et mal com prise,
vous éprouvez le besoin de crâner, d ’affirmer votre
in d ép endance, votre insensibilité !
« Je vous connais, et, j’en ai la confiance, votre
b o n sens et votre c œ u r feront e n te n d re raison à votre
orgueil et à votre snobism e.
« H eureuse enfant si aimée, soyez pitoyable à
ceux dont vous êtes le rayon de soleil... et à vousm ême!... N’allez pas laisser éc h a p p e r le b o n h eu r. Il
est si difficile de le ressaisir!
R eprise p a r ses inqu ié tu d e s, M arguerite-M arie
em b ra ssa la jeune fille et p o u ssa la petite barrière
installée par Bashir.
�LE HIBOU DES RUINES
135
Un instant, Chantai suivit des yeux l’élégante
silhouette que bientô t lui d é ro b è re n t les taillis épais.
Toute gaîté s ’était éteinte s u r le visage de la jeune
fille, ta n d is q u ’elle revenait vers le manoir.
Au m om ent où elle pén é trait d an s le vestibule, la
pendule so n n a qu atre h e u re s; sa voix grave éveilla
les échos de la dem eure, où, d ep u is des années, elle
réglait la vie de p lusieurs générations d ’A ubery .
« De cette longue lignée, je suis le d ern ie r chaînon, »
pensa-t-elle.
Et, loin de songer à rire, Chantai se sentit subite*
m ent très ém ue p a r ce rappel d u passé.
XXI
Le soir tom bait sans a p p o r te r b ea u co u p de
fraîcheur; n éan m oins, M me C ha m b le y déc ida son
mari à q u itte r sa cha m bre, p o u r venir s’as se o ir avec
elle su r la plate-forme h erbeuse.
A cette heure m élancolique du cré p u scu le , l’an
goisse d u malade augm entait ju sq u ’à devenir une
souffrance aigué, et, sa femme le savait, la solitude
avivait encore cette souffrance.
E n c ontem plant le paysage, ils d em eu rèren t
d ’a b o rd silencieux; sous leurs yeux, l’om bre peu à
peu dépliait son m anteau, m on tant des gorges aux
versants et jusqu'au faîte des coteaux.
Bientôt,* il ne resta plus q u ’un ra y o n n e m e n t de
lumière vers l’ouest, où le ciel, p a r to u t ailleurs d ’uA
bleu profond, pren a it de ces teintes vertes et mauves
qu e revêtent souvent les ciels des pays tropicaux.
T hie rry fit cette r e m a r q u e ; puis, p e n d a n t q u e les
prem ières étoiles s’allumaient, il évoqua les paysages
des Antilles et d ’autres q u ’il avait p articulièrem ent
adm irés.
11 n’em ployait pas, com m e L ym b old q u a n d il
dépeignait les plateaux sa hariens, des images fortes
et brèves, n o n ; ce fut en term es choisis, poétiq u es
et fleuris, à la façon d ’un Loti, q u ’il céléb ra les bois
profonds, les ca sc ad es m u rm u ra n te s, les palais
�136
LE HIBOU DES RUINES
blancs et les parcs merveilleux q u ’il p ossé d ait à la
Guadeloupe.
E n su ite , il n a rra le voyage q u ’il fit le long de
l’A m azone en com pagnie de l’un de ses co u sin s
m atern els, riche p la n te u r brésilien .
A h l q u ’il lui parut beau, le solennel Rio, à l’eau
sans tran sp a ren ce , qui cou rt ou d o rt à l’om bre
d ’arbres géants enlacés de lianes 1
P a r quelles em b o u c h u re s grandioses ses affluents
ne lui versent-ils point leurs o n d es : c’est le laiteux
M adeira, le b r u n Tapajoz, le Xingù couleur d ’un ciel
du N ord, et le rio Negro, rivière m orte, à l’eau d ’un
noir am bré.
— Quelles belles expéditions* disait T hierry, dans
les forêts étranges qui p o u r chem in s ont des rivières,
po u r sentiers des ruisseaux!
Là, des blancs et des Indiens, en ch erchant les
heveas (1), trouvent souvent la mort. Avec sa fré
m issante sensibilité, C h am bley évoqua les souf
frances des pauvres serem gueiros (2). Et, p o u r
dép e in d re les souffrances com me pour exalter les
merveilles de la nature, il révélait cette âme d ’artiste,
cette morbidezza de créole, qui, jadis, le rend a ient si
irrésistible, a u p rè s des femmes en particulier.
Et M arguerite-M arie, en su b is sa n t l’e n c h an te
m ent, pensait encore : com bien aisém ent renaîtrait
l’a m our de jadis, s’il le voulait; p a r l’effet des con
trastes qui s’attirent, tant de choses po u ssa ien t les
époux l’un vers l’autre, si bien ils se co m pléteraient;
mais lequel des d eux ferait des«ûvances ? Lui se
jugeait indigne d ’être aimé, et elle, rete n u e p a r sa
p u d e u r de femme, ne pouvait s’offrir.
A lors, n’osant effleurer un sujet intime, M argue
rite-M arie exprim a son adm iration p our les ta bleaux
prestigieux qui venaient de défiler sous ses yeux.
— Si vous écrivez aussi bien que vous contez, ditelle, vous pourriez rem placer Loti...
Et, se souvenant du conseil don né p ar le docteur,
q u ’elle avait consulté la veille, elle ajouta :
— V ous éveillez en moi un désir ardent de con(1) Les meilleurs arbres à caoutchouc.
(2) Chercheurs d’arbres à caoutchouc.
�LE HIBOU DES RUIN ES
137
naître ces contrées m erveilleuses. P o u rq u o i, l’hiver
p roch ain, ne m ’emmèneriez-vous pas aux A ntilles?
V ous m ’aviez pro m is de me faire connaître vos
d om aines. Ce voyage serait à la fois u n voyage
d’agrém ent et un voyage d ’aflaire. V os in te n d a n ts et
votre notaire réclam ent votre p r ése n ce ... Et...
ajouta-t-elle en rougissant, p o u r votre santé et la
rep rise de notre intimité... il serait bon de voyager!
— Le Hibou des R u in es p o u rra it, croyez-vous,
redevenir un oiseau des îles?...
De l’hésitation pouvait se lire su r le visage du
jeune hom m e, p e n d a n t q u ’il disait ces mots.
M arguerite-M arie rep rit courage.
— C e rtainem ent, je le crois! Ce voyage, Thierry,
serait n otre voyage de noces !
Elle avait encore rougi en d isa n t ces m ots. Lui
in te rp ré ta mal ce tro u b le si naturel.
— V ous me flattez, m a chère, un m alade aussi
atteint q u e moi ne saurait e n tre p re n d re u n pareil
voyage, je craindrais de vous occ asio n n er les pires
e nnuis. Je puis m ourir su b item e n t... bientôt... et je
dois le désirer. Il m ’est vraim ent in s u p p o rta b le de
vous e n c h aîn er à m a chaise longue, en ce vieux
château, repaire des hib o u x ! vous si vivante, si
jeune, si belle!
— O h! Thierry, com bien vous êtes c r u e l ! C ’est en
me parlant ainsi, en refusant de vous soigner, que
vous me martyrisez.
« Il y a, dit-on, d an s le c œ u r de toute femme
digne de ce nom une s œ u r de charité qui sommeille.
Ne voulez-vous pas, p e n d a n t q u e lq u e tem ps, me
conférer ce titre de garde-malade et, en c o n s éq u e n ce,
me s u p p o r te r près de vous et m’o b é ir?
— Une garde-m alade! Vous, si bien faite p o u r
être aimée p a r un être de valeur, créée p o u r une
m aternité h eu re u se !
D eux larm es s’éc h a p p è re n t d es yeux de Thierry.
— Suis-je assez m a lh eu reu se, s’écria la jeune
femme. Je vous ai causé du chagrin! Que dois-je
faire! P o u rq u o i m’avoir priée de revenir?
— J ’esp érais q u e votre vue me guérirait.
— Et je ne vous fais q u e du mal !
— Si vous partiez tout de suite, je m o urrais, m ur
�138
LE HIBOU DES RUINES
mura-t-il si b a s q u e M arguerite-M arie devina plutôt
q u ’elle n’enten d it ces paroles.
Et il p e n s a : « Mais je m ourrai malgré votre p r é
sence adorée, je vous le dois. »
— Si vous le vouliez, reprit-il, ap rè s un m om ent
d e silence, vous pourriez su r un po int apa ise r mes
rem o rd s : permettez-moi d ’a s su re r votre avenir.
Et comme elle branlait la tète en signe de refus, il
ajouta :
.
.
.
— Ne sentez-vous d onc po in t quel serait mon
to u rm e n t, si, au m om en t de m ourir, je savais vous
laisser sans resso u rce s!...
La jeune femme s’agenouilla près de son mari.
— T hierry , à mon tour, je vous adre sse une prière ;
confiez-vous à moi, ayez la volonté de guérir, soyez
u n m alade soum is, et, d ès qu e le mieux se p r o n o n
cera, j’ac ce p te ra i de vous une rente qui, naturelle
ment, s’éteindrait si je venais à me remarier.
« Il faudrait cette clause, puisque, je le com
p r e n d s , c’est p o u r m e laisser libre que vous
souhaitez mourir.
Le visa<’e de Marguerite-Marie était inondé de
la rm es; sa d o u le u r fut tangible.
— Je tâcherai, ma chérie, d ’être plus soumis, afin
q u e, du m oins, vous ayez la persuasion d ’avoir
accom pli tout votre devoir, le jour où je disparaîtrai.
_ E ncore ces allusions cruelles! Vous ne pouvez
d onc p as co m p re n d re la peine q u e vous me causez?
— En grâce, excusez-moi! J ’ai p erd u la direction
de m a volonté, la faculté d ’être heureux. Et, à votre
to u r vous m anquez de charité, de pitié, q u a n d vous
refusez d ’ac c e p te r rien de moi.
Il y avait tant d e détre sse d a n s les prunelles
s o m b re s o ù les rayons d ’or s’étaient éteints q u e
M arguerite-M arie se p encha vers son mari et longue
m ent posa ses lèvres sur le front brûlant.
La tète à l’épaule de sa femme, il s’aband onna.
M ais malgré sa d ouceur, cette ca resse n ’était pas
ce b a ise r d ’a m o u r q u ’il souhaitait ard e m m en t et qui,
seul, l’eût guéri.
P a r la même chaude soirée. C hantai, après le
so u p e r, la mine mélancolique, errait p a r le potager.
�L E H IB O U DES R U IN E S
139
P e n d a n t le rep a s, elle avait exprim é le désir de
rejoindre la générale dès la sem aine suivante.
M me Felletin réservait sa répon se, et sa nièce
devinait l’hésitation d o u loureuse en laquelle était
plongée sa tutrice. A ce titre, elle pouvait s ’op p o se r
au d ép a rt d ’une pupille encore m ineure, mais
im po ser son autorité froisserait la générale et l’inci
terait à m ettre to u t en œ uvre p o u r faire ré u ssir le
mariage tant redouté.
« Un peu plus tôt, un p eu plus ta rd, songeait
M me Séverine, M me des Ryaux ménagerait une
entrevue entre les jeunes gens, p u isq u e la tutrice de
C hantai ne pouvait défendre à celle-ci de visiter une
parente dont elle était la principale héritière. »
Chantai tentait de se prouver à elle-même que
l’opposition de Mme Felletin prenait sa source dans
de l’égoisme. P e u im portait le b o n h e u r de sa pupille,
pourvu q u e le ch e r M aurice fût h eureu x, pourvu que
L arcy p assât d a n s ses mains p a r l’entrem ise de la
fille de François.
C ertes, si Chantai se fût trouvée en p résence d’un
antagoniste militant, elle eût brillam m ent soutenu
ses droits. N’était-elle pas libre de suivre ses a s p ira
tions perso n n e lle s, de faire et de vivre sa vie à sa
guise ?
Mais C hantai était seule dan s la paix d u soir qui
tom bait, apaisant.
Et le vieux logis, les a rb r e s ce n tenaires, les m urs
incendiés qui évoquaient le dévouem ent de son père,
tout prenait u n e voix : celle des ancêtres, et, à leur
héritière, ceux-ci rep ro ch a ien t sa défection.
Toujours songeuse, la jeune fille était parvenue à
l’extrémité du potager et, a p p u y é e à la b arrière, elle
regardait l’étang.
D ’un côté, les épicéas projetaient dan s l’eau
glauque leur om bre n o ire ; de l’au tre, en un saisis
sant contraste, le soleil dard a it des rayons d’or.
Q u elq u e s ca n ard s de R ou e n, blancs tels des
cygnes, s’end o rm a ien t parm i les n é n u p h a rs.
Des vaches, ap rè s s’être abreuvées, ch e rchaient de
l’herb e fraîche s u r les b o rd s du petit lac; les aboie
m e n ts d ’un chien retentiren t, puis d u clocher de la
Brionne to m bè rent les notes graves de l’angélus. Et
�140
L E H IB O U DES R U IN E S
la voix aigrelette de la cloche d o couvent sem bla
ré p o n d r e à ses aînées, ces filleules des Felletin et
des A u bery.
Les Felletin, les A u bery, ils vécurent leur vie en
ces lieux dédaignés, hier, p ar C h a n ta i; les A ub ery
b â tire n t le manoir, a rro n d ire n t le u r p ro p rié té ,
cre u sèren t l’étang, p la n tè re n t d es a rb r e s et
su ren t attac h er à leur n o m une co nsidération
bien méritée.
Et Chantai éprouva soudain un m alaise voisin de
la souffrance à p e n s e r q u e , p a r sa faute, la d em eu re
familiale serait une m aison dédaignée, une m aison
morte 1
N on, elle n e se sentait plus assu ré e de pouvoir
défendre le vieux dom ain e et ses souvenirs, si elle
é p o u s a it T h ib a u t d e L y o n s 1
Dès lors, aurait-elle l’im p ru d e n ce d ’a b a n d o n n e r
u n e situation et d es affections sû res p o u r se lancer
dan s l’im pré vu?
Quel mari serait ce brillant officier qui, p a r ses
folies, p a r ses vices, peut-être, faisait le d ésespoir
de sa mère.
Il fallait q u e le u r situation fut bie n critique, p our
que la com tesse de L yon s, si fière de ses qu artiers
de nob lesse, in in te rro m p u s d epuis des siècles,
c o n d e sc en d it à re c h e rc h e r l’alliance de l’héritière
d’une double lignée de bourgeois.
Ce fut le se n s p ratiq u e, le d is c e r n e m e n t q u e ces
gens-là avaient légués à leur desce n dante , qui pro tes
tèrent d an s l’e s p rit de celle q u i se p iq u a it d’être
avant to u t une jeune fiile m oderne...
C e rtaine enc ore de savoir sauvegarder sa fortune,
elle envisagea, c e p en d a n t, quelle serait sa vie conju
gale si, dès le d é b u t, elle devait agiter d ’irritantes
q u e s tio n s d’in térêt, p re n d r e des m e su re s h um i
liantes p o u r so n mari.
Et si elle mourait jeune, telle cette Mme de Mâlecroix, à laquelle souvent elle songeait, l’avenir d e ses
enfants serait com prom is, sacrifié, et leur vie tra
versée peut-être d ’épreuves terribles.
P u is , la p rem ière griserie passée , Chantai ne
regretterait-elle p as M aurice ? Lui, avec une situation
brillante, sérieux, charm ant, intelligent, serait
�L E H IB O U DES R U IN E S
141
recherché p ar to u te s les m ères de famille. Il serait
aimé, il aimerait!
« A h! ceci je ne le veux p a s l N on, je ne le veux
pas, » s’écria-t-elle, étonnée de la souffrance, de
l’angoisse q u e lui causait cette perspective.
Une voix vint a rra c h e r C hantai à ses réflexions :
celle de Plantaire.
O ccupé de l’arrosage de ses pla n tes, il p assait p rès
d ’elle.
— Voici notre dem oiselle qui parle seule, q u a s i
ment com m e Babyle. Et pourrait-on savoir ce que
vous ne voulez p a s ? Votre front est som bre. C e p e n
dant, u n e belle jeun esse devrait rire à tout venant.
— P o u rq u o i serais-je si gaie? M a vie est plutôt
sérieuse, d ep u is la m ort de m o n c h e r g rand -père et
le d épa rt de M me C ham bley.
— Il faut changer de vie! T out de suite, si vous le
vouliez, u n c ha rm an t fiancé viendrait vous distraire.
E nsuite , de belles noces à Larcy, et, le p lus tô t p o s
sible, des béb é s.
« A h! je ne voudrais p as m o u rir avant de voir
courir dan s m on jardin des petits-fils du cher m o n
sieur F ranço is. Seraient-ils gentils, s ’ils resse m
blaient à leur grand -p ère, à leur m am an et mêm e au
pap a qu e je leu r souhaite!...
— Et pourrait-on savoir, P lan taire, quel est ce
papa de votre choix ?
Le visage épanoui p ar un sourire, le b o n h o m m e
répo ndit :
— P a r d in e ! Il serait l’a m o u re u x de M adem oiselle.
— Mon am o ureux, je ne m ’en connais point.
— Il n ’a pas osé se déclarer, mais no tre dem oi
selle sait bien qu e M. Felletin est fou d ’elle. Et,
même, il m e sem b le aussi qu e notre dem oiselle
regarde sans déplaisir son am oureux.
Chantai ne ré p o n d it pas et revint vers la maison.
S ur son passage, les chèvrefeuilles, les jasmins
et les rosiers sem b laien t te n d re leurs b ra n c h e s
parfum ée s vers la pro m e n e u se , com m e p o u r
l’attirer.
Au b a s du petit p erro n , encore, elle s’arrêta.
L’avant-veille, q u a n d elle rentrait, la silhouette élé
gante de M aurice lui était a p p a ru e d an s l’en c a d re
�L E H IB O U DES R U IN E S
m ent de la po rte cintrée. Elle était déçue de ne pas
l’apercevoir.
F ra n c h e avec elle-même, Chantai se l’avoua, M au
rice occup ait d an s son c œ u r un e place très im p or
tan te, b ea u c o u p plus im portante q u ’elle ne le croyait.
Elle n’ép o u serait donc pas T h ib a u t de L y ons, les
risq u e s étaient trop grands.
Seulem ent, le côté fro n d e u r de sa natu re pren a n t
le des su s, elle ajouta :
« N éanm oins, j’irai q u a n d même à Royat. Si ceux
qui m ’aiment se to u rm e ntent, mon reto u r ne leur en
causera qu e plus de joie. L’enfant prodigue n’est-il
pas toujours bien accueilli? »
Ceci arrêté, p u is q u e cet enn u y e u x M aurice ne
paraissait point, elle p én é tra dan s le bureau-biblioth è q u e où elle avait fait placer son piano et attaq u a
un fox-trot à grand fracas.
En dépit d es acce n ts endiablés et inharm o nieux
de cette m u siq u e nègre, le c œ u r de Chantai A ub ery
p rélud ait à u n e rom ance très sentim entale : la
r o m an c e de tous les tem ps !
�L E H IB O U DES R U IN E S
XXII
D epuis deux jours, l’état de M. C ha m b le y s’aggra
vait ; parfois, des frissons le p rena ien t, mais de la
fièvre n ’y succédait p#is ; au contraire, ses pieds et
ses mains étant glacés, sa te m p ératu re ¡abaissée
d ’une façon extrême, le malade restait plongé dans
une to r p e u r p euplée de cauchem ars et sortait de ces
accès b risé, anéanti.
Affreusement inquiète, M arguerite-M arie appela
le d o c te u r ; celui-ci, ap rè s un examen sérieux, avoua
ne pas pouvoir p réc iser la cause de ces crises en
dehors d ’une intoxication.
M. C ham b ley n’abusait-il pas des a n e s th é s iq u e s ?
On constatait des e m p o iso n n e m en ts pro voqués par
un usage im m odéré de certains m é dica m e nts répu tés
inoffensifs.
T hierry ré pondit q u ’il avait renoncé à ces a n e sth é
sique s et aux injections de m o r p h in e qui ne le sou-'
lageaient p lu s ; puis, d é to u rn a n t la tête, il parut
r e to m b e r dans le sommeil.
Le docteur, vu la faiblesse du cœ u r, o r d o n n a
q u elq u es injections d ’huile cam phrée, puis sortit de
la cham bre.
—
Ne quittez M. C ham b ley ni nuit ni jour, dit le
do cteur à la jeune femme qui l’accom pagnait, des
soins co nstants, la p rése nce d ’une p erso n n e aimée,
voici les meilleurs rem è d es!
Le docteur, d ep u is longtem ps, avait regagné
Guéret, et Thierry, aprè s une autre crise, som brait
dans le sommeil, un sommeil si pénible que parfois
les ca uch em ars ou la souffrance lui arrac h aie n t des
cris et des pla in te s; alors, M arguerite-M arie s’a p p r o
chait du malade, le saisissait d an s ses b ras com me
un enfant, et il se rendorm ait.
Il sem blait re p o se r vraim ent, q u a n d la jeune
femme, ap rè s son hàtif repas, vint r e p re n d re sa
place p rès du divan.
�144
LE HIBOU DES RUINES
— Dès q u e vous aurez soupe, ma b o n n e Zulma,
dit-elle à la n ourrice, remontez, s’il vous plaît, je
désire vous parler.
— Moi aussi, m aîtresse, tro p longtem ps j’ai gardé
le silence.
A p rè s avoir lo nguem ent contem plé son mari,
ad m irablem ent beau, à la façon, hélas ! d’une statue
tombale, su r la pointe des pied s, M arguerite-M arie
se r ap p ro ch a de l’une des fenêtres.
Un orage se p r é p a ra it; desÆ uages n oirs s’am o n
celaient vers le nord ; la chaleur était lo urde et, si
un souffle agitait les feuilles des chênes, déjà
roussies, il était brûlant, telle l’haleine d ’un four.
L ’angoisse de Mme C ham bley, décuplée p ar cette
atm o sp h è re étouffante saturée d’électricité, devenait
in su pporta ble. L es sou pçons, trop écartés, se fai
saient réalité. Allait-elle pouvoir con ju rer le mal et
sauver le d és esp é ré malgré lui?
La nourrice reparaissait.
Et, allégée p a r la possibilité de se confier à ce cœurhum ble mais si dévoué, M arguerite-M arie répéta
mot à mot les paroles d u docteur, ne cachant ni ses
so upç on s ni son anxiété folle.
— Oui, m aîtresse, mon bien-aim é fils, si tu ne
peux le guérir, m o u r ra ; il m ourra parce q u ’il ne veut
plus vivre.
— Zulma, dit Marguerite, si bas q u ’elle s’entendait
à peine : il s’em p oison ne! Et tu gardais le silence!
— Il m’avait défendu de p arle r; j’espérais que tu
c om p re ndra is... et je n’osais désobéir. C’est te rrible,
notre obéissance... des bêtes... des choses au service
du maître.
« Enfin, Dieu soit béni, toi et le d o cteu r avez
com pris. M aintenant, tu le sauveras...
— C om m ent se verse-t-il la mort ?
— A petites doses. C ertaines de nos plantes
tropicales ont un suc qui calme la douleur... mais
qui tue à la longue. Il a b ea ucoup de ces poisons
dans une arm oire secrète, dissimulée là-bas, sous
cette tapisserie.
Elle désignait une partie du p a n n e au où un évêque
du m oyen âge était rep rése n té avec ses habits
sacerdotaux..
�L E H IB O U DES R U IN E S
145
— Je co m p re n d s!... la nuit, n ous le laissions. Il
ne faut plus que cela soit!... C om m ent n ’ai-je pas
prévu I
— Tu es jeune, et il est habile à dissim uler!
— P o u rq u o i veut-il m o u r ir ? Zulma, le sais-tu?
— M on fils, m on beau fils qui rend ait folles
toutes les femmes, qui fut adoré p a r sa m ère et sa
g ra n d ’mère, p o u r l’aimer, il n ’a plus q u e sa pauvre
Nani !
« Et, afin de vivre, il lui faut de l’a m o u r; comme
aux fleurs, afin de s’épanouir, il faut du soleil...
— Il est jeune, il est beau, il est riche, p o u rq uoi
ne serait-il pas a im é?
— Il a p e r d u la foi en lui... et en Dieu... peut-être
aussi est-il ensorcelé! Des enrichis désiren t acheter
le plus beau de ses palais, aux Antilles. Il se refuse
à le vendre. Alors, ces m isérables peuvent lui avoir
fait jeter un sort. Les sorciers, chez nous, ont du
pouvoir.
— Non, Zulma, ils n ’ont nul p o uvoir; ce qui doit
n ous occuper, c’est de veiller sans cesse sur M on
sieur. La nuit, il ne nous tolérerait pas ici, cherchons
un autre moyen.
« Un judas existe dan s la porte qui fait com m uni
q u e r la cha m bre de M o n sieu r avec le retrait où est
installée la salle de b a in s ; ce judas, ouvre-t-il?
— Oui, M adam e, et on peut se re n d re du vesti
bule à la salle par un étroit escalier construit dans
l’ép a isse u r du m u r.
— C ’est providentiel! A to u r de rôle, toi et moi,
en grand secret, p as sero n s la nuit en ce retrait; le
jour nous ne le qu ittero n s jamais.
— Les té n è b re s sont favorables au crim e; les
d ém ons et les mauvais génies...
M arguerite-M arie mit un doigt su r ses lèvres et
regarda a nxieuse m ent son mari. Ne les entendait-il
pas?... Il avait l’ouïe si développée!
— Tu peux être tranquille, il dort toujours.
— D’un sommeil de mort, semble-t-il.
Et, p rises de peur, à pas feutrés, les deux femmes
se rap p ro c h è re n t du divan.
M arguerite-M arie s’agenouilla et prit la main
exsangue qui reposait su r les soieries chatoyantes;
�146
L E H IB O U DES R U IN E S
la chaleur y revenait, et bien tôt un gém issem ent
s’éc h ap p a des lèvres du malade. J u s q u e dan s le som
meil, il souffrait I
Des larm es coulaient su r le visage de MargueriteMarie. Tous ses au tres sentim ents étaient subm ergés
p a r la pitié que lui inspirait cet être com blé de tous
les dons qui m ourait de d ésespo ir.
Elle aurait pu le sauver; était-ce p o ssib le ? Quels
m isérables scrupules, quelle fausse p u d e u r , avaient
donc scellé ses lè vres?
— Va te p rom ene r, petite m adam e, dit Zulm a
co m patissante, tu n ’es p as sortie de la journée, le
maître ne s’éveillera pas de longtem ps, et il faut
ménager tes forces!...
C’était vrai; elle devait m énager ses forces, domi
ner l’o p pression nerveuse qui lui serrait le cœ ur,
être en p o sse ssion de toutes ses facultés, de toute
son énergie, afin de livrer le com bat qui serait
décisif.
D oucem ent, elle ouvrit la porte, d esce ndit l’esca
lier et atteignit le te rre-p lein; elle ne s’y arrêta pas
et gagna le parc, mais la chaleur s’était tellement
em magasinée sous les arb re s que, e s p é ra n t y tro u
ver un peu de fraîcheur, elle couru t vers la gorge et
s’avança ju sq u ’à la fontaine bleue.
D ans les prairies environnantes, on avait coupé du
regain, et la châtelaine de Larcy, prévoyant de l’orage,
venait d ’envoyer des charrettes, afin q u ’on put
mettre à l’abri cette récolte si rare.
Elle a p e rç u t la ro b e b lan che de Marguerite-Marie
et se h âta vers elle.
D ’un m ouvem ent de d étresse, d’a b a n d o n , celle-ci
se jeta dans les bras de sa vieille amie et sanglota,
la tête app u y é e à son épaule.
— Quel m a lh eu r vous accable, ma pauvre en fant?
— Un chagrin affreux, in su p p o rta b le!
Elle ne put en dire davantage; les mots se figeaient
su r ses lèvres; une pudeuu intime lui défendait de
révéler la faute du d ésesp é ré .
Mais M me Séverine, éclairée à l’avance p a r les
confidences de L ym bold et de Marguerite-Marie,
devinait la navrante vérité.
Alors, celle que certains jugeaient froide, que
�L E H IB O U DES R U IN E S
>47
Chantai accusait jadis de sévérité et d ’insensibilité,
se fit te n d re m e n t m atern elle; sa main ca ressa la
lou rde chevelure, la joue hum id e de la jeune femme.
— Pleurez, pleurez, m on enfant, les larm es versées
enlèveront de l’am ertum e à votre douleur, dim in u e
ront votre angoisse, mais ne vous attardez pas.
« L ’heure d’agir, d ’em plo yer toute votre volonté,
toutes vos arm es, afin de sauver votre mari, a sonné.
« Chassez cette fausse honte, cette réserve cou
pable qui, trop lo ngtem ps, vous ont dominée.
Et M me Séverine, ap rè s la pauvre Nani, répéta :
— M. C ham bley ne veut plus vivre sans votre
am our. Il s’agit de sauver une vie, u n e àm e im m or
telle, et vous hésiteriez à exagérer des manifestations
de pitié... de te n d re sse ... d ’a m o u r ? Du reste, exa
gérez-vous ?
« Votre visage défait, l’état où vous êtes, attesten t
que M. C ha m ble y vous est cher.
— S’il m ’est c h é ri J e do n n era is m a vie p o u r le
sauver. L o rs q u e j’ai retrouvé T hierry, doux, hu m ble
et m alheureux, le mari qui me fit souffrir, que je ne
sus pas co m p re n d re , fut oublié, je ne me souvins
plus que du beau, du séduisan t lieutenant ChambleySaint-Clar qui, le prem ier, fit b attre m on c œ u r et me
choisit malgré m a pauvreté.
— Quelle grâce, m on enfant 1 L a victoire sera facile.
Répétez seulem ent à votre m ari les paroles qui
viennent de s’é c h a p p e r de votre c œ u r , montrez-lui
votre désespoir, c’est votre devoirl Une au tre voix
va se joindre à la mienne.
M me Felletin ouvrit u n e lettre q u ’elle avait con
servée dan s sa poche et lut le passage suivant :
« De plus en plus, chère M adam e et amie, au ciel
de mon àme, un instant obsc urc ie, brille l’étoile qui
me guide vers une m ission digne de l’époux incon
solable de ma bien-aimée Gisèle I
« Ses prières d ’ange^ les vôtres, M adam e, en qui je
retrouve un reflet de ma mère, o b tie n d ro n t que
bientôt je devienne u n m issionn aire, un soldat du
C hrist 1
« Ces régions q u e je voulais explorer, coloniser,
don t je convoitais les riche sse s p o u r ma patrie, je
veux su rto ut y c o n q u é rir les âm es de cré atures p our
�148
L E H IB O U D E S R U IN ES
lesquelles, com m e p o u r nous, le S auveur m o u ru t
s u r le Calvaire... ces êtres m isérables, do n t je te n
terai d ’am éliorer la vie matérielle, se ro n t des chré
tiens, d e s colons dévoués à la F rance.
« C ette d écisio n p rise, je suis calm e, je serais
p re sq u e h eu re u x , si je n ’avais pas la cra in te que
m on co u sin , m on am i si c h e r, ne so m b re d a n s le
d ésesp o ir.
« A h l que sa femme n e m a rc h a n d e p a s les sacri
fices, s’il lui en reste à faire; elle seule p eu t le sau
ver I Puissiez-vous m ’écrire b ie n tô t q u e de ce foyer
si m en acé s’écarte l’orage.
« P o u r o b te n ir cette grâce, je puis seulem ent
prier... »
Mme Felletin repliait la lettre.
— M. de L y m bold va vers D ieu... et vers le b on h eu r,
imitez-le en suivant u n autre chem in.
L a vieille dam e étreignit M arguerite-M arie.
— Q ue Dieu vous aide, m on enfant, je voudrais
pouvoir vous suivre ; m a p en sée et mes p rières r e s
teront avec vous d u r a n t ces jours d e solitude, car
C hantai p a rt dem ain p o u r Royat.
La voix de M m e Felletin se brisa.
— Elle part... m ais, croyez-moi, chère m adam e,
elle ne se d éc id e ra pas à é p o u s e r cet officier. Son
bon sens et son c œ u r la garderont!
— Dieu vous en ten d e !
M arguerite-M arie franchissait la barrière. Avant
de s’enfoncer sous le taillis, elle se reto u rn a et, de
la main, envoya u n d e rn ie r adieu à son amie.
L o rs q u e la châtelaine p én é tra dan s la cour, elle
a pe rçut M aurice F elletin qui, en atte n d a n t sa tante,
écoutait, l’air so m b re, le d isc ours q u e lui faisait
Babyle, u n récit tragiq ue à en juger p a r les gestes et
le ton de l’orateur.
L a nuit tom bait, sereine et calme, car l’orage,
chassé vers un e au tre région, un e lois de plus,
em portait l’e s p o ir des te rrie n s navrés devant leurs
récoltes si com prom ises. P lan ta ire r ep ren a it ses
arrosages.
Il eût fait bon, sous les arb re s, et, néanm oins,
M me Felletin entra în a so n neveu vers son bureau,
�L E H IB O U DES R U IN E S
149
dont les deux fenêtres, d o n n a n t su r la terrasse,
d e m eu rèren t ouvertes.
Elle alluma un e lam pe et s’assit près du jeune
homme.
E n tre eux, le silence régnait, q u a n d la pendule
égrena neuf coups.
— Ainsi, m a tante, dit alors M aurice, Chantai,
co nnaissant les projets de la générale, se décide à
p artir p o u r R o y a t; elle reviendra fiancée avec cet
officier, s u r lequel, p a r hasard, j’ai recueilli de forl
mauvais renseig nem ents.
— Il ne faut pas te déc ourager au ssi vite.
— C o m m en t saurais-je lu tter avec ce brillant
sp o rtsm a n , moi, u n o b s c u r ingénieur, attaché à la
terre !
« Le comte de L yon s, avec son n o m sonnant,
ap p o rte ra les plaisirs d ’une vie m onda ine. Il n ’aime
point m a petite C hantai, mais, avec u n g ran d charme
de paroles, il saura lui e x p rim er ce qu e moi je res
se n s si bie n sa n s o se r le lui dire!
Un sanglot se b ris a d an s la gorge de M aurice.
H onteux de ne pouvoir d o m in e r son chagrin, il
s’acco u d a au b u r e a u et de sa m ain cacha ses
yeux.
Des larm es coulaient aussi s u r le visage de
Mme Séverine, q u a n d elle ré p o n d it :
— Il faudrait oser parler, m on en fant; en am our,
les tim ides ont souvent tort! C e p en d a n t, avec
Mme C ham bley, je veux croire q u e la fille de mon
F rançois ne sacrifiera pas sans h é s ite r cette d em eure
q u ’aim aient son père et tous nos an c être s, ni surtout
des c œ u r s dont elle est la grande te n d re sse .
— P o u rq u o i irait-elle à R oyat, si elle n’était pas
très tentée de nous sa crifier? m u rm u ra M aurice.
De nouveau, ils se taisaient, o p p r e s s é s p a r les
larm es refoulées, q u a n d la porte fut vivement
ouverte.
C hantai elle-même a p p a raiss ait : du ban c de
pierre où elle s ’était assise, il lui avait été facile de
suivre l’entretien.
Avec sa sp ontanéité charm ante, elle cou ru t vers
Mme Fellelin.
Et, en l’e m b ra ssa n t :
�L E HIB O U DES R U IN E S
— O h! ¡a b o n n e ta nte, dit-elle, qui excusait sa
nièce, qui la défendait!
P u is, se to u r n a n t vers M aurice qui cachait tou:ours ses yeux, elle p assa son bras a u to u r de son
cou et le contraignit à relever la tête.
— Oh! le m échant, qui m’accusait, me condamnait.
Vlais, M aurice, vous p leurez; je vous ai donc causé
beaucoup de chagrin. Eh bien! c’est p o u rtan t vous
qui allez im p lorer mon p ard o n , car, enfin, je vous le
d em ande, est-ce u n e jeune fille qui doit faire des
d éc la ra tio n s? Et, c e p en d a n t, vous m’y forcez.
« Sachez-le, j’allais à R oyat avec l’esp oir que la
alousie vous forcerait à p arle r; puis, je l’avoue, je
l’aurais pas été très fàchée,de vous in q uié te r un peu,
le me faire désirer 1 Chantai A u b e ry est une jeune
ille m ode rn e , c’est e n t e n d u ; néanm oin s, elle est
entim entale, et c’est elle qui ne peut pas s u p p o rte r
le vous voir pleurer.
M aurice s’était levé; il mit u n genou en terre.
— M a petite am ie, pouvez-vous p a r d o n n e r mon
rime... u n crim e d ’a m o u r?
— Je le peux sans tro p de peine.
Lui, se r e to u rn a n t vers Mme Felletin :
— Ma bo nne ta nte, permettez-vous un baiser de
réconciliation ?
— J ’en perm ets deux, et avec quelle joie!
A lors, il prit Chantai dans ses bras, et, sans
co m p ter les b aisers, il répétait :
— C hérie, je n ’étais pas habile aux d éclarations;
otre jeune fille m ode rne m’Lntiinidait. Mais vous
errez que je saurai bien vous aimer!
Babyle entrait.
Sa stupéfaction fut profonde, à la vue des jeune3
_;ens enlacés.
— Jé s u s D ieul c’est-il possible, s’écria-t-elle en
levant ses longs b ras qui faillirent d é c ro ch er le lustre.
P u is, faisant volte-face, elle ajouta :
— Je m’en vas dire cette nouvelle à P lantaire...
n y m ettant des m énagem ents. Cet homme pourrait
n o u r ir de joie !
A cet instant, la pendule comtoise sonna la demie
le neuf heures.
�L E H IB O U DES R U IN E S
151
— Babyle, cria Chantai, toujours d an s les b ras de
M aurice où elle para issa it se trouver très bien,
n’oubliez p as q u e la p endu le s o n n a neu f heure s et
demie au m om ent où M. M aurice et moi avons pris
la résolu tion de célébrer bientôt nos fiançailles I
XXIII
T andis q u ’on était heureux à Larcy, la pauvre
M arguerite-M arie com m ençait sa lu gubre veillée;
elle se trouvait seule d an s cette pièce ronde, jadis
l’oratoire des châtelaines, transform ée en salle de
bains.
Les té n è b r e s devenaient p ro fo n d e s; la lune
n’éclairait pas e n c o re; du reste, l’étroite fenêtre
n ’eùt laissé p a s s e r q u ’un m ince rayon. Le silence se
faisait com plet; parfois, cepen d a n t, l’un des bruits
familiers à la vieille d em eu re éveillait les échos : le
hou-hou m élancolique d ’une chouette, nichée au
creux des m â chicoulis; le cri étrange du chat-huant,
sem blable aux plaintes d’un enfant. P u is ces bruits
m oin dres, im p re ssio n n a n ts parce q u ’ils sont inexpli
cables : des c ra q u em e n ts dan s les boiseries, rongées
des vers, ou les sifflements de la bise engouffrée
d an s les m on u m e n ta les chem inées.
Et M arguerite-M arie, qui, les soirées préc édentes,
n’entendait poin t ces b ruits, sauf les cris d es noc
tu rn es et les gém issem ents du vent, resse n ta it une
angoisse intolérable ; elle se su rp re n ait à évoquer
les âm es en peine, ennem ies peut-être des intrus qui
envahissaient leur dem eure, et en venait à partag er
les su p e rstitions de Zulma, q u ’elle regrettait de ne
pas avoir gardée p rès d’elle.
M inuit sonna, et une te rr e u r folle d om ina un ins
tant la jeune femme, un instant se u lem en t; très vite,
elle se ressaisit. Une ch ré tien n e , une fille de soldats
allait-elle faillir en face des fantôm es de son imagi
nation et a b a n d o n n e r sa faction ?
A ussitôt, elle q u itta son siège et se r a p p r o c h a du
�152
L E H IB O U DES R U IN E S
ju d a s; il était suffisamment ouvert p o u r perm e ttre de
distinguer les parties de la salle que deux veilleuses
éclairaient, mais les angles dem eu raie n t plongés
dan s un e om bre inquiétante.
* C e pen da nt, ses yeux s’ac coutum ant aux té nèbres,
Marguerite-Marfë distingua les co ntours des m eubles,
et, su r le divan, la silhouette et le visage pâle de
Thierry.
Celui-ci, qui, d epuis la nuit, ne sortait pas de sa
to rp eu r, s’agita, gémit, en proie à de nouveaux cau
ch e m a rs; éveillé sans doute par le cri q u ’il venait de
pousser, il s’assit su r son séant et jeta au to u r de lui
des regards épouv antés; puis il prit sa tète dans ses
mains et, avec une pitié indicible, M arguerite-M arie
l’enten dit sangloter.
Un élan de tout son être la p o u ssa vers ce m alheu
reu x ; elle eût voulu encore le p re n d re dan s ses bras,
sé ch e r ses larm es sous ses b aisers. A h 1 com me en
cet instant s’évanouissaient les scrupules nés, comme
son rêve, des écarts de son imagination.
Mais elle résista à cet é la n ; sa raison lui disait
d ’attend re ; afin de pouvoir a p p o r te r un rem ède à
cette situation to rtu ran te , il fallait en connaître la
cause, su r p re n d re le m alheureux en flagrant délit.
T hie rry se levait ; le c œ u r b attant, sa femme com
pren ait q u ’elle allait savoir.
Le visage du m alade était effrayant de pâleur, sa
dém arche si chancelante, q u ’il dut, p a r deux fois,
s’ac cro ch e r à des m eubles ; puis, b ru sq u e m e n t,
com me si sa d ém arch e s’affermissait du fait de la
fatale résolution q u ’il venait de p re n d re , il m archa
vers ce point de la ta p isse rie r ep rése n tan t un évêque,
un apôtre des Gaules qui, armé d’une crosse, d ’une
piq u e plutôt, clouait au sol un dragon fantastique.
Les yeux de Thierry, rem plis d ’une expression
p athétique, se fixèrent longtem ps su r ce tableau.
Evoquait-il, à ce m om ent décisif de sa vie, lui qui
prétendait avoir p erd u la foi, les croyances de son
enfance, les enseignem ents de sa je u n e sse ?
Non, évidemment I il eut un geste de dénégation
violente, en disant :
« E n core ces scrup ules su scités p ar ma lâcheté 1...
J e ne p eux plus vivre, et je n ’ai pas la force de
�L E H IB O U DES R U IN E S
'5 3
mourir. Je veux q u ’elle soit libre, heu re u se, et je ne
peux pas me réso u d re à la quitter. C ’est b on de la
voir si belle!... C ’est doux et am er, ses caresses...
M alheureux I q u a n d elle était p rête à m ’aimer, m a
jalousie im bécile la chassa, et q u a n d L y m bold passa,
je ne sus pas les prévenir! »
A cet instant, il souleva la portière et fit jouer les
déclics secrets : une petite porte de fer s’écarta.
L o rs q u ’il revint vers la crédence, il tenait à la
main un m inuscule flacon, la terrible b a rb a d in e sans
doute.
T hie rry se ra p p ro c h a de l’u n e des veilleuses, et,
parlant haut, il com pta ju s q u ’à dix les gouttes cou
le ur d ’or qui, lentem ent, tom baient d a n s u n verre à
dem i rempli d ’eau.
Il s’ab s o rb a it au poin t de n’avoir e n te n d u ni la
porte de l’oratoire s’ouvrir ni les pas p réc ipité s de
sa femme, aussi n’opposa-t-il aucun e résistance à la
main qui saisit le flacon.
— T hierry I Q ue faites-vous ? P eu à peu, vous vous
versiez la mort. Voici p o u rq u o i votre c œ u r se ralen
tissait, p o u rq u o i les soins étaient inutiles I
Et, com me il se ta isait, elle ajouta:
— Voulez-vous m ’ex p liq u er pourq u o i, avec de
pareils projets, vous avez voulu mon retour »Songiezvous que je pouvais être accusée... co n d a m n é e!
Il eut un cri de p ro testation ardente.
— E n grâce, ne croyez pas cette chose affreuse.
J ’avais choisi ce poison parce que, à la condition
d ’en u se r à d e faibles doses, suffisamm ent esp acées,
il ne laisse au cune trace.
— Une croyance encore r ép a n d u e aux Antilles ; en
F ra n ce , où on ne co m pte plus les grands savants,
l’e m poisonne m ent aurait été reconnu. Déjà, hier, le
d o c te u r concevait des so upç o ns. P u is, en adm ettant
q u e votre crim e fût resté secret, l’auriez-vous caché
à Dieu ?
— J ’espérais q u ’il aurait pitié de moi, de mon
d ésesp o ir, de m es souffrances !
— P o u rq u o i Dieu aurait-il eu pitié d ’un chrétien
qui le repo ussa it, qui violait sa loi ? Etiez-vous
pitoyable p o u r moi ? Aviez-vous envisagé quelle
serait m a douleur, si, ap rè s votre m ort, j’avais
�154
LE H I B O U DES RUINES
sou p ç o n n é ce q u e je viens de d é c o u v rir? Quels
rem o rd s eu s sen t été les miens ?Ne pas avoir veillé sur
m on mari, ne pas avoir su le rattache r à la vie, p en s er
que, ju s q u ’à la fin, j’étais restée la femme pauvre...
achetée com me une terre, don t il est perm is de
su sp e c te r tous les sentim ents 1
—Oh ! M arguerite-M arie 1 V ous m ’accablez ju s q u ’à
devenir injuste.
Sans rép o n d re, elle se r a p p r o c h a de la cheminée,
où, su r les lan d iers qui su p p o r ta ie n t des coupes, le
feu était dressé.
Elle enflamma un journal, et p a r lui les brindilles
sèches, puis jeta le flacon dan s la cheminée.
L es flammes jaillissaient plus h aut que la plaque
armoriée, q u a n d elle reprit :
— Livrez-moi les au tre s poisons.
— P re nez vous-mêm e dan s l’arm oire de fer 1
C om m ent, m a inten ant, saurais-je vous résister.
Q u and elle eut jeté au feu l’aconit, l’atropine, le
laudanum , la belladone, elle revint s’agenouiller près
du sofa où le m alheureux, à bout de forces, s’était
laissé tom ber.
— Thierry, p o u rq u o i cet acte crim inel, cette déser
tion cou pable d ’un chrétien qui fut élevé p a r une
m ère et urie aïeule si croyantes, cette désertion d’un
soldat qui fut brave, d ’un mari qui, comblé de tous
les dons, p réte ndait aim er sa fem m e?... Il y a quel
qu es instants, ne prononciez-vous pas des paroles
d ’a m ou r ?
— J ’en fais le s e rm e n t; en m ourant, je croyais
vous délivrer, vous p erm ettre d’être h eu re u se avec
un autre.
— Cet autre, G uy de Lym bold, vous le nommez
aussi dan s votre délire.
— Il eût été m on héritier, p u isq u e de moi vous
ne vouliez rien accepter. Et vous me paraissiez si
bien assortis. V otre vue l’avait ému, et vous ne
pouviez point ne pas l’adm irer.
— Je l’émouvais parce q u e je ressem ble à sa
femme. Vous aviez rem a rq u é cette resse m bla nce !
P o u rq u o i ne pas m ettre votre cousin en garde, lui
révéler ma vraie personnalité ? V ous cherchiez donc
à nous t o r tu r e r ?
�L E H IB O U DES R U IN ES
>55
« Sachez-le, dès que je connu s la cause du trouble
de Guy, il cessa de m’in té resse r. Je voudrais être
aimée p o u r moi et non p e n s e r q u ’en moi on cherche
le souvenir d ’une m o r te ; je souhaite p a ssionn ém en t
in sp ire r de l’am o u r au seul p o u r qui j’en ai ressenti.
— Mais, je vous adore, Marguerite-Marie, je voulais
m ourir, afin de payer votre b o n h e u r et celui de Guy.
— Vous p réte ndez m ’aimer, vous prétendez aussi
estim er et ad m ire r votre cousin, et vous nous jugiez
ca pables de nous u n ir aprè s votre mort et, surtout,
de jouir ensem ble de votre fortune 1 A h 1 laissezmoi p e n s e r que la maladie, le d é s e sp o ir vous ren
daient fou.
— Bien fou, en effet, bien aveugle, car, si je pou
vais s u p p o s e r que vous m ’aimez, m êm e en souffrant
sans trêve, je voudrais vivre !
M arguerite-M arie s’assit s u r le divan, attira son
mari d an s ses bras.
— Jurez-m oi, sur la m ém oire de votre m ère qui
vous est chère, qu e jamais plus vous ne tenterez
d ’atten ter à vos jours.
A p rè s avoir fait le serm ent d em andé, il ajouta, en
se b lo ttissant p rès d ’elle du geste d ’un enfant dont
le chagrin s’apaise :
— E n échange, vous croirez que, si je vous avais
renco ntrée p e n d a n t la guerre, avant d ’être défiguré,
névrosé, je vous aurais suppliée de m ’épouser. Dans
le p assé, dans notre mariage, aujourd’hui, toujours,
je vous ai aimée, très mal, mais p assio n n é m e n t I
— Je vous crois, et, com me vous n’avez pas le
droit de me priver de ma part de b o n h eu r, comme
je ne puis être une h e u re u se épo use et une h eureuse
mère que p a r vous, il faut ferm em ent vouloir guérir.
N ous ne nous qu ittero n s plus jamais, T hierry, mon
a m ou r te garde ra 1
Lui, galvanisé, transfiguré, se redressa, et sa
femme su r son c œ u r :
— Oh 1 déjà, ma bien-aimée, tu m ’as sauvé ; je
veux vivre !...
�'56
L E H IB O U DES R U IN ES
XXIV
D u ra n t le mois de se p tem b re , qu elq u es orages
bienfaisants ap p o rtè re n t enfin la pluie tant désirée.
D ans un ciel d ’un bleu magnifique, au matin des
fiançailles de Chantai et de M aurice, le soleil s’était
levé radieux, et ses rayons éclairaient des prairies
qui échangeaient leurs teintes de paillasson contre
des to n s d ’ém eraude.
Dans les cham ps, les grands b œ u fs blan cs p ro m e
naient la cha rrue , p ré p a ra n t les semailles.
A Roc-Aigu, en la salle médiévale dont l’austérité
s’égayait de plantes vertes et de gerbes de feuillages
artistem ent mélangées p a r les m ains de la châtelaine,
Thierry jouait une sérénade. Son visage avait p erdu
son expression d o uloureuse , et, déjà, il repren a it un
air de santé.
Une voix fraîche l’appela.
Il ac courut.
— Je suis là, m a chérie, atten d a n t votre venue.
M arguerite-M arie entrait. Elle était ravissante, en
sa robe de cha rm euse d’un blanc ivoiré, joliment
échancrée, dont une boucle en stras s retenait s u r le
côté le relevé gracieux.
— M a femme est belle com me la reine d es fées,
mais, à son col de cygne, il m a n q u e le fil de perles
que m a chère m am an lui avait offert.
Il ouvrit un b a h u t et en retira un écrin. P uis, le
précieu x bijou à la main :
— V ous ne me refuserez pas la joie d’attach er ce
collier à votre cou, moi le plus docile des malades.
Elle sourit, tandis que de l’émotion rosissait ses
joues.
— Un malade dont, g r â c e à D ie u , la convalescence
est en b o n n e voie ; mais ceci ne fait q u ’attester votre
docilité; donc, d ’aprè s nos conventions, j’accepte le
collier, mais, com me, en étant sentim entale, je suis
aussi un peu positive, d o n n a n td o n n a n t, je ne r ep ren
�L E H IB O U DES R U IN ES
!57
drai ce joyau de princesse que si vous me faites l’im
mense plaisir de venir avec moi a s siste r aux fiançailles
de ma petite Chantai. Mes rares amis seront là, même
ce bon chanoine qui doit b é n ir l’anneau.
— Et la générale ?
— La générale est au n o m b re des invités, mais
vous la verrez d ’une grâce e x trê m e : elle s’attribue
le mariage de Chantai et notre r a p p r o c h e m e n t I
— Elle nous fit tant de mal !
— Cher, savons-nous si la souffrance ne nous
était pas utile à tous les deux ? D ans tous les cas, il
faut p ard o n n e r, c’est facile q u a n d on est heureux.
« Donc, vous allez revêtir le plus élégant de vos
costum es.
Et, n o u an t ses b r a s au cou de son mari, en em m ê
lant ses prières de b ea u co u p de b aisers, la jeune
femme o b tin t ce q u ’elle désirait.
Et voici com m ent, de cette belle auto do n t Chantai
et son amie guettaient jadis le passage, on vit
d es ce n d re su r la place de la B rionne u n couple
charm ant.
P a r tous, T h ie rry fut accueilli telle u n e vieille
co nnaissance, et lui-même se m o n tra le plus aim able
d es convives.
— J ’étais tr è s désireux, m adam e, de vous exp rim er
m a rec onn aissan ce , dit-il à la châtelaine de Larcy,
rajeunie et gaie, q u a n d , aprè s le déjeuner, on se fut
assis dans le salon où on servait le café. Je sais ce
q u e vous avez été p o u r m a pauvre chère M argueriteMarie 1
« Et à vous ausi, m adem oiselle, je dois des rem er
cim ents, ajouta-t-il s’a d re ssa n t à Chantai qui s’avançait une tasse à la main.
— Oh I m onsieur, soyez g é n é re u x ; en p en s an t à
la te n d re affection que j’ai p o u r votre femme, ne me
couvrez pas de confusion! V ous avez dû me juger
bien sotte et très mal élevée.
— Votre curiosité était, je l’ai deviné, insp irée par
votre d ésir de servir votre amie ; vous soupçonniez
le roman d u triste Ilibo u des R u i n e s ; dans to u s les
cas, je bénis votre curiosité qui p ré p a ra no tre bien
h eu re u se réconciliation.
Ensuite, à la p rière des heureux fiancés et de la
�L E H IB O U DES R U IN E S
générale, T h ie rry se mit au piano , et, p en d a n t une
heure, tint son auditoire sous le charm e, soit en
jouant seul, soit en accom pagnan t sa femme.
— Thierry, disait te n d re m e n t M arguerite-Marie,
ta n d is que l’auto les ram enait vers Roc-Aigu, c’est
moi qui, bientôt, serai jalouse. Le Hibou des Ruines
est en fuite, mon prince C h a rm a n t retrouvé, mais je
p réte n d s le garder p o u r moi seule I
La main de T hie rry serra la m ain de sa femme.
Et, du regard ch e rch an t les yeux d ’azur foncé que
le ch a pea u cachait tro p à son gré :
— P o u r moi, tu es l’unique 1 La preuve de mon
a m o u r est faite : n ’ai-je pas voulu m ou rir p o u r t’avoir
p erd u e >
— P o u r m ’avoir crue p erd u e , ce qui n’était point
la mêm e chose.
L’auto atteignait l’esp lan a d e h e rb e u se ...
Et, sous le regard ravi de Zulm a qui prom enait
ses petits-fils, T hie rry et M arguerite-M arie, te n d re
ment enlacés, revinrent vers la vieille forteresse qui
leur apparaissait au jo u rd ’hui tel un palais enchanté.
Au soir de ce jour, p e n d a n t qu e les fiancés pro
longeaient la veillée, assis sous les tilleuls, M me Felletin regagna sa ch a m b re ; elle désirait, avant de
ch e rch er le sommeil, faire partager à G uy de Lymbold son intime satisfaction.
« En résum é, écrivait-elle en te rm in an t sa lettre,
nous pouvons c h a n te r alléluia! M a dem eure va
r e s s u s c ite r ; d u soleil et de la joie en tre ro n t parto u t
avec des b éb é s ; je pleure d ’ém otion, en songeant que
certains parm i eux resse m b le ro n t à mon F rançois.
« A Roc-Aigu également, la santé revient à votre
cousin, avec le b o n h e u r ! Quel délicieux ménage !
P u isse ce foyer fortuné a b rite r pareillem ent bea u
coup de berceaux.
« Une intimité cha rm an te s’établira entre les deux
couples. Déjà, les C ham bley, ayant loué une villa
sur les b o rd s du lac de Côm e, engagent mon neveu
et ma nièce à les visiter p e n d a n t leur voyage de
noces. P lu s ta rd, vos cousins cingleront vers la
G uadelou pe !
« Tout parait clair, lumineux, rempli de prom esses,
�LE HIBOU DES RUINES
159
dans l’avenir de nos am oureu x... Des nuages se
reform eront, com m ent en douter, ch e r ami, nous
qui avons son dé la fragilité des joies hum aines I
1. Du m oins, il est perm is de l’espérer, Chantai,
guidée p a r M aurice, qui ch a q u e jour la conquiert
davantage, et T hierry, soutenu p ar M argueriteMarie, une vaillante aussi, tous suivront le chemin
du devoir qui est le plus sû r chemin du b o n h e u r !...
« Cette esp éran c e me com ble de satisfaction ; je
bénis Dieu qui me perm it de faire d u bien à ces
jeunes âmes. C ette satisfaction, vous la partagerez
avec moi, c’est justice, vous m ’avez b ea u c o u p aidée. »
C ette lettre rejoignit L ym bold d an s sa calme
maison lorraine, où il passait q u elq u es jours avant
son départ p o u r l’A frique centrale.
Q uand il eut achevé la lecture des lignes tracées
par sa vieille amie, une expression ém ue adoucis
sait son visage grave.
« M arguerite-M arie et Thierry, pensait-il, heureux
l’un p a r l’autre ! Dieu seul entre ma Gisèle et moi,
voici ce q u ’il fallait I »
Et, lentem ent, à travers le jardin fleuri et le parc
om breux, il m archa vers cette chapelle où, p rès de
ses p are n ts, sa bien-aimée dorm ait à l’om bre de
cette croix que, bientôt, l’ex plora teur célèbre servi
rait u n iquem ent.
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questions de t o ile t t e s . S i vous hésitez sur le choix ou le prix
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P o u r fa c ilite r les recherch es et év ite r les erreurs, p rière de
r a p p e le r, d a n s toutes les réponses e t en cas
r é cla m a tio n , le
d é ta il des p récédentes lettres.
de
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de la Mode ”, SERVICE DES COURRIERS, 1, rue Gaxao, P ans ( X I V ) .
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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Le hibou des ruines
Creator
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Vertiol, Andrée
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1925?]
Format
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159 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 118
Type
The nature or genre of the resource
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LISTE
DES
DERNIERS
VOLUMES
?ARUS DANS LA ..
COLLECTION
____
---- "STELLA"
+ +
1
Thiéry.
'nue voisin. i!)ILr J osé Myre.
cousine. par J ean J é:;o.
\ sept sommeils. par Alice Marin.
... par Marie de Wa illy.
t le porc-épie. par Léon Lambry.
m ours. par JI!. de Crisenoy.
soleil. pe.r Pierre Claude.
'.. due. pa.r Guy de Novel.
'René Dau mière.
'"!llenavéry.
·fantôme. l'ar I sabelle
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bonnes et simples
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roman, des variétés, des
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ns chaque numéro, le moinédit d'un patron graà votre taille (un timbre
pour frais d'en voi) .
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Jeunesse de
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384.
385.
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387.
388.
389.
390.
391.
392.
393.
394.
395.
390.
D'une fenêtre . par Marle Thléry.
La saorifié e. par H.-A. Dourlia.c.
Un étrang e voisin. par José Myre.
Isa. ma cousin e. par Jean J égo.
L'ile des sept somme ils. par Alice Marin.
Aime·m oi ...• pal' Marie de Wailly.
Gladys ... et le poro·ép ic. par Léon Lambry.
J'ai deux amour s. par M. de Crisenoy .
Au pays du soleil. pe.r Pierre Claude.
La fiancée perdue , pal' Guy de Novel.
La ohance , par René Daumière _
Vaincr el par J .-G. Cllenavé ry.
La petite illie au fantam e. PIlr IsabeUe
Sal1dy.
(tra.d .
307 . Mission secrète . par C.-N. Willia.m.s
E. -P. Marguer itte).
398. Le bien·m arié. par Georges Beaume.
399. Droit son ohemin . pal' Jean de Lapeyriè re.
400. Noémi bon.cœ u.·. par Antony Dreyer.
401. Au gré du destin. par Y. cie Saint-Cé ré.
-102. La femme au miroir. pal' rnul Cel·\·jère s.
403. En face de la vie. pal' • Tm·the Fiel.
40-1. L'homm e est le maitre . pUr Ruby M.-R.
Ayl''I!s (trad. M.-II. La ga.l'lle).
-4.05. Le voyage ur Inatten du. pSlL' Gel'IDllin e
VOIxIat.
406. Un m.rl par auroro it, par J. Dorlhis.
i07. Deux t1ancée s, par Ch. Garvice (tm.d.
O'Nevès ).
i 08. Le mobile secret. PlIl' II. Lnuyernlère.
400 . Davla, par Jean Ro~mer.
HO. Un cœur ren.it. PlLr Marie de 'Vailly.
411. Quand Il revint .... pllr H. de JlI/Iorcl1let.
U2. Moute et les deux oou.ina . pal' GUY de
Térrunon d.
413. En plein mystèr e. par Eymery Stuart.
114 . Anne.M arie. par Jean l\llU'Clay.
�Der.iet.
YO!Olllei
para. cl... la CollectioD (.ait.) .
415.
416.
411.
418.
410.
420.
421.
422.
423.
424.
425.
426.
Prise au piège, pœ.r Rrad&.
Deux visages, un amour, par Paul Bergb.
Fleurs exotiques, par L . de Maw:eilbac.
La 35-45 R.J., par M.·A.·E. SéOOlzia.
Le mal que fit une femme, par L. Oestelys.
~u.nd
l'amour parle, par M. de Crisenoy.
Gilbert et l'ombre, par Lita Guérin.
Cœur fermë, par M.·A. Doul'liac.
Dramatique amour, par Louis Candray.
00111/ Dollar, par M.-M. d'ArmagnAc.
Le manoir menacé, pa.r J61I.ll de Lapeyri~
.
La revanche du passé, par A. de Beau-
427.
428.
420 .
430.
L'Eternelle Chanson, par Claude Chauvière.
Le Roman de Jo, par Lise de Cère.
L'Etrangère, par Claude Renaudy.
la gamme de « Do», par Ml'.l'ie Barrère·
tranchet.
Affre.
Beautés Rivales, par Louis d'Arvers.
L'Aventure de M. Mellao, [)Ill' Dominique.
Gisèle Reporter. par lDdoull.rd de Keyser.
Les deux Mariages, par A. Caotegrive.
<1:15. Immortelle Jeunesse, par Marie de Wailly .
430. Vers l'Oasis, par Lucienne Chantal.
437. Sa Fiancée. par n.·A. Dou r liac.
438. La Maison du mensonge, par R. Dombre ct
431 .
4:12.
433.
434 .
C. l'o,onnet.
430 . Ame de femme. par Victor Féll.
410 . Le Témoignage imprévu, par Jean .T~go
441. Au Petit Paris, par Georges Baume.
4 ·12. Pour ne pas mourir, par H. M. Plerazzi.
413 . Marquise de Maulgrand, par M. Maryan.
tHl. Masque et Visage. par M. de Crise noy.
4-15. A-t-elle du Cœur? par l~smc
Htuart.
IL PARAIT DEUX VOLUMES PAR MOIS
Le volume: 2 frano.: franco : 2 fr. 2&.
Cinq volumes au choix, franco: 10 franos.
�tif?
i'
ANDRÉE
VERTIOL
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MESSAGÈ E
de
BONHEUR
Romau inédit
f
COLLECTION
)
STELLA
Édition. du .. Petit Écho de la Mede.
l, Rue Gazan, P aris (XIV· )
��)117
Messagère de Bonheur
l
- Alors, ma tante, vous me dites qu'on licencie
l'établis emcnt où se trouve Françoise ? .. Epidémie
de rougeole ? .. La chose la plus banale du monde!
De cc fait, elle va nous arriver ici sans tarder. Le
voilà hien, le dé astre!
Le vi age amène de Mme de Lhoriac exprima la
consternation.
- Mais enfin, Bernard, objecta-t-elle, cela me
paraît tout naturel. N'est-cHe pas la fille de mon
beau-frère, et par surcroît ta pupille?
- Oui! Un beau coup que j'ai fait là, en cédant
à vos instances. Voilà notre retraite troublée, notre
existence bouleversée; à défaut du bonheur, on aimerait tout au moins avoir la paix.
- Mais c'est un incident, voyons! L'épidémie
pas é , l'enfant reviendra à on couvent.
- Hum! je ne crois pas, moi; et vous non plus!
C'est d'ailleurs ce qui vous donne _et air radieux,
tante Bérangère. Vous avez déjà envisagé devant
moi qu'on était à la fin de mai et ue, les vacances
étant toutes proches, il n'y aurait pas de rentrée
avant octobre. Voilà donc quatre mois gâchés! Admettre sous notre toit cette fillette gàtée à out rance,
à tendances modernes mal élevée, di~on
le mot,
�6·
MESSAGÈRE DE BONHEUR
c'est la fin de ce bien que je défends avec énergie
la tranquillité de notre vieux Najac. Grâce à vous,
à votre sage administration, au dévouement d'un
personnel bien dressé, tout marchait sans le moindre heurt; maintenant. ..
Une expression d'intime contrariété assombrissait
le visage brun, nettement buriné, de Bernard Horrel; ses lèvres un peu . paisses se contractaient sur
des dents saines et blanches; sous les cheveux drus,
un pli barrait le front bas, peu découvert.
Devant ces signes avant-coureurs d'une de ces
colères froides dont son neveu était parfois saisi,
11'"' de Lhoriac, née Horrel, prit un journal ct
lai sa le jeune banquier fumer en silence. Et lui,
tout en cherchant à maîtriser le marques xtérieures de son mécont ntement, ressassait tout b,lS
les raisons qu'il avait d'être furieux.
Se proclamant célihataire
ndurci, le j une
homme avait accepté avec joie l'offre de la sœur
cadette de son père, lorsque, devenue précocement
veuve, elle lui demanda de venir à Najac, où elle
était née.
La pré se nce de celte femme d'humeur é~alc,
douce, de grand sens pratique; maîtresse de m~isol1
accomplie cl pas du tout mondaine, délivrait Bernard des soucis de la vie quotidienne.
l\.Iais il avait compté sans les débordements d'un
cœur maternel assoiffé de tendresse ct de dévouem nt. 11"'" de Lhoriac n'avait pas cu d'enfants, ct
la p tite Marie-Françoise, fille d'un jeune beaufrère tué au Maroc ct d'une délicieuse maman enl 'vée par une crise de paludisme, était devenue l'obj ct des sollicitudes de sa marraine.
Il y avait bien une aïeule maternelle résidant à
Bordeaux t qui se chargeait de la mignonne, mais,
à la demande de M"" Bérengère, Bernard Horrel,
son neveu, rompu aux affaires en sa qualité de
banquier ct de grand terrien, accepta d'être le
suhrogé-tuteur de la fillctte t le conseiller de sa
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
7.
grand'mère, tâche facile, soudainement compliquée
par la mort inattendue de la vieille dame.
Depuis lors, la jeune Françoise était pensionnaire, travaillant bien, mais se montrant assez fantasque et donnant quelques soucis à ses éducatrices;
elle rachetait d'ailleurs ses défauts par une âme un
peu exaltée, mais pétrie de tendresse.
Son couvent licencié, tout naturellement elle devait venir à Najac, assurait Mm. Bérengère, pas
fâchée, songeait son neveu, d'avoir une enfant à
chérir, compagne d'autant plus précieuse que la
misanthropie de Bernard avait fait le vide autour
de la plus hospitalière des demeures périgourdines.
Cependant le silence obstiné du banquier inquiétait la bonne dame. Elle reprit, insidieuse:
- Il faudra répondre sans délai à la Supérieure
de Nazareth, la politesse l'exige; et puis la petite
doit s'inquiéter sùrement : sa lettre de ce matin le
prouve t me brise le cœur. Pauvre chérie! Sa
situation est si triste!
Mais Bernard répondit, presque violent:
- D'autres sont plus à plaindre que votre nièc ,
ma tante. La voilà à peu près il15truite, bien portante, suffisamment fortunée ... Beaucoup ne possèdent pas de emblables avantage.
- Sans doute; mais songe, m n enfant, qu'clle
n'a plus ni père ni mère, que son aïeule la choyait
tcndrement et qu'elle est sans foyer où sc scntir
désirée.
- A coup sür elle ne l'cst point par moi! Par
VOLlS, c'est autre chose.
La pauvre femme osa un ourire:
- Tu ne voudrais pas que je te dise le contrain:,
ou même que je m'en excuse, mon petit. Je ne me
suis jamais consolée de n'avoir point d'enfant;
celle pauvrette est ma filleule, la scule nièce de mon
cher mari, avec cela fille d'une T[orre1...
- Mariée par vos oins à Alain de 1 horiac ... Ah!
je sais l ut cela, allez! et aussi combien votre pro-
�8
MESSAGÈRE DE BONHEUR
tégée a été gâtée à l'excès, ce qui ne saurait manquer de la rendre capricieuse et même plus insupportable que la moyenne de ses contemporaines, ce
qui n'est pas peu dire.
- Tu exagères! Françoisr. est gaie, aimable et
fort travailleuse.
- Trop.
- Comment, trop?
- Elle n'avait pas besoin d'obtenir son deuxième
bachot avant dix-sept ans et demeurer encore au
couvent seulement pour se perfectionner dans les
arts d'agrément et l'anglais ... Mais, j'y songe: on
pourrait l'envoyer passer quelques mois en Angleterre, rien ne forme la jeunesse comme un séjour
à l'étranger, ... et puis on la marierait jeune.
Bérengère ne put retenir sa réprobation :
- Comme tu parles de cela avec désinvolture,
mon enfant! Ne te fais donc pas plus méchant que
tu n'es. Ce serait un crime de marier cette enfant
pour s'cn débarra ser; ce serait même un procédé
tout à fait indign de toi. Un mariage est une chose
grave.
- J'en suis très convaincu, ma tante, répondit le
jeun homme, le ton amer.
- Et tu ne parles pas sérieusement lorsque, établissant un programme pour l'avenir de ta pupill ,
tu as l'air de vouloir hâter la solution par le pis
aller que serait un mariage quelconque.
- Je vous laisserai donc le soin de traiter cette
question, chère tante, et, par avance, m'en lave les
mains! MalS ne me défendez pas de souhaiter que
le dénouement ne tarde pas trop.
Cette fois Mme de Lhoriac ne contredit pas le
châtdain courroucé; son bonheur intime perdu, la
pauvre femme s'appliquait à ouater leur vie de
n:pos et de confort; elle préférait la conciliation
au,' heurts.
SimplLment elle répliqua, le ton décidé, comme
'Jou r se donn r du courage:
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
9
Je vais téléphoner à la Supérieure et lui
annoncer que je serai à Bordeaux dcmain . pour
prendre Françoise.
Le jeune homme sursauta:
- Vous partez, vous, J'ennemie des voyages?
- Il le faut bien; puis Bordeaux n'est pas très
loin. Cette petite aura certainement quelques achats
à faire, des toilettes d'été à choisir, et tu ne voudrais point t'occuper de ces détails.
- Ça non, ma tante: incompétence complète et
horreur de tenir le rôle de gouvernante!
Puis, avec un sourire rail1eur, pas éloigné de
jeter malicieusement le trouble dans l'âme de sa
parente:
- En parlant de gouvernante, vous êtes-vous
demandé comment votre cordon bleu de première
qualité, mais de caractère difficile, comment la paisible Julia, ennemie du moindre effort supplémentaire, vont accepter cette nouvel1e arrivante ? Je ne
parle pas de Julien; ce modèle des valets de
chambre, sans prétendre sc mêler de la question,
ne sera peut-être point de très bonne humeur si 011
le dérange de son trantran habituel.
Bernard avait touché juste. Le front de Mm. Bérengère se couvrit de nuages; satisfaite d'être parfait ment servie et de fort bien manger - elle était
assez gourmande, - par amour de la tranquillité
elle ménageait son trio de sen'iteurs fidèles ct dévoués. mais non dépourvus de défauts.
Cette flèche du Parthe envoyée, satisfait du
trouble constaté, le banquier ~e leva.
l! traversa la vaste pièce voûtée, moitié hall et
moitié salon, qui occupait le centre de la vieille
demeure ct gagna le perron; là, il s'arrêta un
instant.
Devant lui, après une large esplanade sablée, un
bassin ovale, fleuri de nélumbos ct ceinturé de géraniums roses, une pelouse s'étendait jusqu'à la route,
que deux avenues reliaient au château; l'une était
�10
MESSAGÈRE DE BONHEUR
bordée de charmes touffus; l'autre, orgueil et JOIe
de Mm. Bérengère, formait un berceau tout recouvert de roses grimpantes. A droite s'étendaient les
admirables frondaisons d'un parc bordé par une
rivière; à gauche, des acacias, des marronniers, des
sapinettes cachaient les communs; un peu en recul,
l'église montrait son clocher rustique.
Le paysage, eri cette fertile plaine de l'Isle,
était frais et reposant, par cette belle journée de
juin 1930.
Un instant, Bernard Horrel parut retrouver le
calme dans la contemplation de ces terres fertiles
dont, en dépit de la crise commençante, on tirait
encore de bons rendements.
Mais il ne s'attarda pas longtemps.
De son allure décidée de sportif, qui maintenait
sa haute taille robuste et souple, il conservait l'air
très jeune en dépit de ses trente-sept ans.
Il descendit les larges marches de pierre grise,'
ouvrit la portière d'une auto qui J'attendait et, rapidement, mit le moteur en marche.
La voiture eut bienlôt atteint la route nationale.
Sans s'arrêter à contempler un village tout en longueu!', pas plus que le romantique moulin caché
dans les arbres, il traversa le bourg de Coulaure,
joli avec son vieux château el son église au clocher
ca l'ré; tout cela, il le connaissait dans ses moindres
détails, et il avait hâte de gagner Ladeuil, petite
yille . si e sur les bords de la Loue ct que dominaient les ruines imposantes d'un chàteau des 1'allcyrancl.
Vers le milieu de la grand'rue se dress'lit une
maison grise, au toit à la Mansarcl, sur la porle
de laquelle, depuis le Premier Empire, on pouvait
li re celte inscription : Banque li orrel et Fils.
Source de la fortune familiale, d'abord très prospère, cette entreprise, devant la concurrence de
g-randes banques, avait vu peu à peu diminuer son
importance.
�/
MESSAGÈRE DE BONHEUR
II
Six ans plus tôt, à la mort de son père, le banquier actuel avait songé plusieurs fois à la fermer;
mais cet hommc, en apparence ennemi de toute sensibl~re,
répugnait à renvoyer les vieux employés
dont la vie s'était écoulée dans cette salle poussiéreuse et terne, penchés derrière les guichets
grillagés qui précédaient le cabinet du directeur.
Outre le garçon de bureau, un simple d'esprit, ils
étaient trois: M. Amable Janery, petit homme jovial et rondelet; sa fille Louise, excellente dactylo,
atteinte d'une légère boiterie; enfin le caissiercomptable, M. Sévère Boissec, dont le crâne chauve,
J teint bilieux, ne comportai nt pas d'âge; on ne
lui connaissait pas de famille, il parlait peu, ct
lorsqu'il se départait de SOI1 mutisme, c'était pour
sc montrer aussi pessimi te que M. Amable était
j oyeux.
Et pour avoir toujours connu ces honorahles collahorateurs, Bernard se refusait à les laisser brusqUl'lllent sans emploi, e doutant bien qu'ils se
l~ouveraint
dar)6 l'impossibilité de sc refaire une
VIC.
A ceux qui. le sachant très riche par ailleurs, lui
dcmandaient pourquoi il continuait il maintenir sa
banque, le jeune homme répondait qu'il redoutait
l'inaction.
L'entreprise, jadis si florissante, marchait donc
maintenant au ralenti ...
II
Telle une avalanche, Françoise de Lhoriac arriva
courant ct e laissa tomber dans les bras de sa
marraine. Mm. Bérengère.
('11
�12
MESSAGÈRE DE BONHEUR
- Ma tante chérie, disait-elle, dans un émoi qui
tenait du rire et des larmes, que vous êtes bonne
de venir vous-même me chercher! Quelle joie de
vous voir, de ne pl 's me sentir solitaire! Ce pauvre
couvent dépeuplé est devenu mortellement triste!
J'y suis seule avec deux Américaines!
La bonne dame, amie de la jeunesse, se laissait
embras cr, cajolait die-même, puis, s'éloignant de
quelques pas, considérait avec un évident plaisir la
charmante enfant qui se dressait devant elle.
Plutôt grande, mince sans excès, simple, élégante, même dans sa tenue de pensionnaire, avec
se cheveux frisés, d' un blond un peu roux, ses
yeux couleur de saphir, son teint éclatant, son nez
mutin, sa bouche rieuse, la jeune fille promettait
d'être une de ces femmes qui plai sent plus par leurs
charmes que par une beauté . culpturale.
Assises maintenant dans le grand parloir bien
ciré, la tante el la nièce, seules, très près l'une de
l'autre, continuaient à causer.
La petite, la tête appuyée sur l'épaule de la bonne
dame, la voix cfdine, demanda:
- Vous m'emmenez pour tout à fait, n'est-cl'
pa ? Car ce n'est qu'une anticipation de einq ou
six semaines sur ces ultimes vacances. J'aurai dixhuit ans en août; c'est, certes, l'ftge de ne plus fair e
une couventine. J'accepterais de devenir une étu ·
diante et de préparer ma licence cie lettres, ma is
il faudrait que grand'mère soit là. Et encore, ell e
ne m'aurait pas poussée dans cetl voie, dési rant
surtout me marier jeune; elle souhaitait me v ir
heureuse épouse ct tendre maman; elle commençait
déjà à me préparer à ce rôle; vous la remplacerez!
Najac est réputé pour sa bonne cuisine: vou me
permettrez d'apprendre à la faire et me donnerez
les conseils nécessaires pour bien conduire un ménage.
Mm. de Lhoriac, tout en acquie çant par cie petit
4: oui» timides. frémissait d'un tel programme. Les
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
I.3
incursions dans le domaine de Delphine ne seraient
pas sans danger pour la paix domestique, ct le
moindre bouleversement dans ses habitudes rendait
la femme de chambre malade, du moins le prétendait-elle.
Et Françoise, dans une pleine quiétude, continuait :
- Cela ne me fera négliger ni mes pinceaux, ni
mon chant, ni même mes livres d'anglais; je suis
très active par nature.
Ah! oui, elle l'était! songeait la pauvre tante.
Cette enfant avait du vi f-argent dans les veines.
En leur demeure solennelle, un peu endormie, elle
allait faire l'effet d'un explosif.
Mais ladite enfant reprenait, la voix tremblante,
des larmes perlant à ses longs cils dorés :
- Surtout, surtout, je serai si heureuse de retrouver chez vous comme un chaud reflet de la
tendresse attentive et patiente de grand'mère!
J'éprouverai donc encore la douceur de connaître
un foyer!
Ce désir touchant, exprimé d'une façon ,s i si mple,
acheva de bouleverser Mme de Lhoriac; elle ne supportait pas de voir la jeunesse éplorée. Elh: entoura
Françoise de se bras si naturellement maternels
et, oubliant les cerbères de Tajac, son amour de
la tranquillité et même son impéri eux ct sauvage
neveu, elle assura à ]' rpheline qui se donnait à
elle qu'elle ferait l'impossible pour remo!a ce r ceux
qu'elle avait perdus.
Cependant, cédant à un mouvement de prudence,
elle hasarda qu'un séjour en Angleterre ne serait
pas inutile à la jeune fille, rien ne permettant mieux
de sc perfectionner dans la langue du pays.
Grande faiseuse de projets, Françoi e sauta sur
cette idée et en tira conclusions à sa guise:
- C'est cela, tantine! Vous m'accompag-nerez!
Quel plaisir de visiter en votre compagnie le lacs
écossais, le_ bl!lls cou vert cs de hruyères ro cs, Je'
�14
MESSAGÈRE DE BONHEUR
rocherS' qui hérissent la côte où se brisent les flots
tumultueux, et tous ces vieux manoirs où continuent
à errer les ombres charmantes de Marie de Guise,
de Madeleine de France et de la pauvre Marie
Stuart. Je ne parle pas de toutes les héroïnes de
Walter Scott, si chères à ma pauvre grand'mère,
un tantinet romanesque ... Savez-vous que vous me
la rappelez ... Oh! en plus jeune, bien entendu, car
vous êtes jeune, tante Bérengère. Quelle délicieuse
compagne de voyage vous allez faire 1
- Tu crois? murmura Mm de Lhoriac, légèremLnt abasourdie par ce programme. Je crois que
tu t'exagères mes capacités, ma chère peti te; pour
commencer, j'ai l'horreur des déplacements; j'aime
mieux voir les paysages romantiques par les yeux
d,· me s conteurs préférés, c'est plus reposant.
- Mais tellement moins précis! On ne connaît
bien que par soi-même. Oh! je saurai vous convaincre, allez, et vous entraîner, chère marraine
pas encore assez initiée aux jolies aventures ct aux
voyages plcins d'imprévu!
lais, voyons, chérie, j'ai passé l'âge des
folie s !...
- AHons donc! Quand je serai comme vous, à
p"ine une dame mûre, je compt bien faire encore
non ~culemnt
du footing, mais aussi un peu de
t nl1is; je ne parle pas du croquet, trop désuet,
mais du ski, par exemple, et de tous les sports
d'hiver, comme la luge, où l'on n'a qu'à se lai sse r
g-lisser.
- Tais-toi, tais-toi! 'l'u me fais frémir, mit fill e !
Je finirai par penser que tu te moques de. moi !.. .
La fillette ressauta au COll de sa tante.
- Ah! comme vous me connaiss z mal! Je ne
dis jamais que ce que j pense ... Oui, tout cc que
je pense, même!
- C'est une habitude qu'il faudra perdre, ma
pl'tite chérie, urtout vis-à-vis d' ton tuteur.
- Oh! celui-là, pourtant, m' riterait bien d'en-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
15
tendre quelques vérités. Que devient ce beau ténébreux?
- Toujours semblable à lui-même, avec beaucoup de qualités et quelques défaut, comme nous
tous, bien entendu. Je crois qu'il prépare en ce
moment une croisière; il adore la mer.
.
- Et où va-t-il, cette année?
- En Finlande, si j'ai bien compris.
- Le pays des mille lacs, un de mas rêves. J'espère qu'il nous emmènera?
- N'y compte point: il aime à voyager seul.
- L'égoïste! Je me charge de le lui dire.
- Ceci, je te le défends! s'écria Mm. de Lhoriac, se départant soudain de son calme.
Tant d'émoi divertit Françoise.
- Oh! comme vous en avez peur 1 Allons, ne
vous troublez pas, tantine: par amour pour vous,
on respectera les manies de ce vieux garçon qui a
nom Bernard lIorre!.
- Bernard n'est pas vieux, prote ta 1\1'" Bérengère, dont les cinquante-cinq ans avaient su r l'âge
des gens une appréciation bien différente de celle
de sa nièce.
Celle-ci déclara:
- Il n'est pas bien jeune non plus; dans tous les
cas, il a le caractère d'un vieux.
Puis sautant, comme elle en avait l'habitude, à
un autre suj et :
- Pour notre retour à Najac, je songe à un
moyen de tran spor t tout à fait commode; je ,"ous
expliquerai cela en déjeunant. Mais d'abord, quand
partons-nous?
- Demain, car tu as certainement des achat ~l
faire. Voici l'été; moi-même, je songe à quelque
emplettes.
- Sûrement: ma garde-robe doit être renouvelée, et mon grand deuil un pcu éclairci; il me faudrait un ou deux chapeaux, une robe blanche, une
autre mauve, et quelqucs toilette fleurie pour
�16
MESSAGÈRE DE BONHEUR
couri r les champs ... Par exemple, j'ai absolument
besoin d'un caoutchouc blanc.
- Blanc? Ce n'est guè r e pr atique, ma chérie.
- Tout autant qu'autre chose. Et puis la couleur
Il!e plaît, il n'est pas laid comme les autres manteaux de pluie; j'ai horr eur de ce qui est vilain.
Enfin, on verra tout à l'heure. Je cours préparer
mes bagages. Vous avez une voiture?
- Un taxi nous attend à la porte et nous conduira directement à l' H ôtcl At olltré. Hâte-toi donc,
petite!
- Je cours, je vole! Ah! que je suis heureuse
de YOUS avoir retrouvée, tante Providence!
Preste, elle traversa en glissant le vaste parloir
ciré, ouvrit et referma la porte avec fracas, puis
di parut. On entendit un instant dans le cloître
dallé la course folle de ses pas légers.
Seul, Mme cie Lhoriac, les yeux fixés sur le
groupe de bronz représentant la Sainte Famille
qui ornait la cheminée de marbre, implorait mentalement le han saint Joseph, patron des foyers
chrétiens; elle le pria de lui venir en aide, craignant fort d'être au-dessous de la tâche qui lui
incombait. Un quart cI'heure· de con ver ation avec
sa petite nièce avait ravivé se inquiétudes.
Cette nature ardente, prime-sautière, J'attirait,
tout en la pénétrant cie terreur.
Pour commencer, par queJ moyen prétendait-clle
J'entrer à Najac?
Sur ce point, Mm. Bérengère devait bientôt être
fixée.
En effet, après avoir conduit les bagages de la
Jlcnsionnaire à l'hôle l, puis déj uné copieusement
au Restaurant de la Presse, elle interrogea sa nièce.
- Ah! fille d'Evc! s'écria celle-ci, assez irrévérencieusement, je savais 'bien que vous y viendriez
t1. vous-même! Eh bien! voilà, tant chérie: vous
J'a vez oublié peut-être, mais j'ai au garage Renault
une jolie petite conduite intérieure, dernier cadeau
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
'17
de ma chère grand'mère. Je la conduis. admirablement bien. Nous partirons donc demain, par la
route, et, là-bas, quels services ne nous rendra-t-elle.
pas? Grâce à elle, il ne sera jamais besoin, pour
nos déplacements, de déranger mon tuteur, voire
même ce brave Julien qui, à ses heures de loisir,
aime mieux, s'il me souvient bien, soigner vos fleurs
que de faire de la vitesse.
l\l me de Lhoriac en convint, mais n'en protesta
pas moins avec force contre le projet de sa nièce,
certaine que le tuteur blâmerait une telle initiative.
La petite n'insista pas, se contentant d'insinuer
qu'on aurait pu prendre un chauffeur de garage
pour 1 s conduire jusqu'à Libourne, puisque la sortie de la grande ville effrayait sa tante.
Durant tout j'après-midi, Françoise se montra
trè conciliante, renonçant de bonne grâce à des
toilettes dont l'allure moderne effarouchait l\1me de
Lhoriac. Elle se déclara enchantée de ses achats.
Mais, in idieusement, elle revint à maintes reprises sur le regret qu'elle éprouvait à abandonner
dans un .g-a rage, où elle ne servirait à rien ni à
per onnc, la jolie voiture bleue, choisie avec tant
de sollicitude par son aïcule, qui savait si bien trouver cc qui faisait plaisi r, elle!
Le résultat de cette habile diplomatie fut le
suivant:
Le 1 ndemain, à son retour de Ladcuil, Bernard,
plutôt énervé par la perspective d voir troubler sa
retraite, venait de 'asseoir su r le pcrron ombragé.
Il regardait d'un œil distrait Julien promener n
tondeuse sur les gazons, tandis que, tOut près de
lui, un paon étalait l'éventail miroitant de ses
plumes.
... ,
Le jeune banquier se demandait pourquoi sa
tante ne donnait nul signe de vie, lorsque le son
d'un klaxon retentit brusquement sous le berceaij
de r osiers.
�18
ME::iSAGÈRE DE BONHEUR
« Allons, pensa-t-il, afin de ne dè..ranger personne, elles se seront fait conduire à Périgueux. »
Mais l'auto qui débouchait brusquement de la
route parfumée avec ses nikels reluisants et sa carrosserie soignée n'avait rien de l'allure d'un taxi.
Un freinage un peu brusque immobilisa !e
luxueux joujou sur l'esplanade sablée, et, en fait
de chauffeur, ce fut la gênante pupille qui, les yeux
bri lIants, les joues roses, sauta à terre, laissant le
nlet de chambre-jardinier faire descendre sa maîtresse et s'emparer de ses nombreux paquets . .
Cependant, Françoise, peut-être plus émue qu'elle
n'en avait l'air, s'avança vers Bernard HorreJ, et,
toujours souriante, commençait une gentille phrase
dont elle avait forgé la teneur en cours de route:
- Bonjour, mon cher tuteur! Je ne vous demande pas de vos nouvelles: depuis cet hiver, VallS
a vez raj euni de dix ans, ... mettons cinq, pour ne
ricn exagérer. Je suis ravie de vous voir cl de retrouvcr cc vieux Najac dont les larges fenêtres
ouvertes aux: caresses du soleil couchant semblent
m'accueillir ...
En soi-même la petite aeheva: « ... micux que
l'OLlS ne le faites vOllls-mêmc ... »
Lui, sans répondre autrement que par un baiser
glacial déposé ~ur
Je front charmant qui se tendait
vers lui, ne quittait pas des yeux la petite auto couleur cI'azur.
- D'où vient cette voiture? demanda-t-il enfin.
- J)u garage des Chartrons, où VOliS l'avez rer.liséc le jour où ma pauvre grand'mère m'en a fait
cadeau.
- 11 me semblait bien la reconnaître. Et de qUl:1
cirait vous en êtes-vous emparée?
La pensionnaire e saya de rire:
- Mais du droit que possède tout propriétaire de
se :>ervir de son bien.
_ Vous êtes à l'àge où J'on ne possède aucun
bienl
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
I9
Pour le coup, Françoise se rebiffa.
- Cette voiture est à moi; voyons, vous n'allez
pas me chercher querelle à son sujet, mon tuteur!
- Elle est à vous au même titre que votre fortun e, dont vous n'avez point le pouvoir de disposer,
je suppose?
- Ah! cela m'ennuierait bien trop! Mais ma voiture ... 1 Si vous saviez ce que cela m'a amusée de
m'en servir aujourd'hui!
La voix sévère reprit:
- Vous avez votre permis de conduire?
- Pas encore, parce que trop jeune, ce qui ne
m'empêche pas de savoir bien manier le volant, je
vou . prie de le croire! Le chauffeur qui nous a laissées à Libourne était dans l'admiration.
Cependant, !lIme de Lhoriac arrivant, un peu penaude. dut à son tour subir ses admonestations:
- Vous n'avez pas réfléchi, ma tante, à quelles
complications vous vous expo<iez n voyageant
avec un chauffeur sans expérience, sans brevet et
sans assurances en règle.
La pauvre femme sc troubla:
- Ne t fâche pas, Bernard, je t'en prie; je
n'avais pas prévu, en effet... Cependant, cette petite,
qui est exce sivement débrouillée, a Cil J'idée gémale de nou . faire accompagner jusqu'à Mu sidanpar l'employé du garage cIe Borel aux; il est vrai
que c'est elle qui a conduit presque tout le temps,
pour s faire la main; je dois dir que cet homme
était émerveillé de cette maîtrise, de cette pru(lence ... Où a-t-elle appris tout cela, cette gamine?
- Et, bi n entendu, vous J'admir z, vous aussi 1
C' st incroyable, vraiment 1 ne femme de votre
raison et cie votre sagesse!... Mais sachez donc
qu'en cas cie dégâts vous deveniez responsable, et
moi aussi, d'aiJ1eurs! Et quand je parle de dégâts,
je pen e non seulement à des questions matérielles,
mais su rtout aux accidents pouvant survenir à un
enfant, à un vieillard, à un ivrogne ou à un brave
�20
MESSAGÈRE DE BONHEUR
père de famille! Rien que d'y songer, j'en ai froid
dans le dos!
- Ah! vous êtes bien bon! railla la petite. A
votre place, j'attendrais que le malheur soit arrivé
pour me mettre à grelotter!
Elle raillait, l'œil malin, mais visiblement agacée,
raclant le gravier de la semelle de son petit soulier
blanc qu'elle agitait sans cesse.
- Je ne me mettrai pas dans ce cas, je vous
l'affirme, continua l'irascible tuteur.
Et, interpellant le jardinier:
- Julien, conduisez cette voiture au gara.ge;
vous m'en donnerez la clef, ainsi je serai sûr que,
cette fois-ci, el\e ne sortira pas sans ma permission.
Le ton glacial de Bernard lIorrel sidéra absolument Mm. Bérengère, qui, sans un mot, gagna le
vestibule, tandis que, derrière elle, Françoise grommelait:
- On peut dire que celui-là sait s'y prendre pour
embêter lc~
gens! Quel rasoir!
Pendant ce temps avaient lieu les premiers conracts a vcc le crvice.
Julien, le regard sombre, accueillait sa maîtresse
avec un empressement silencieux, saluant la nouvelle arrivée par un: « Bonsoir, Mademoiselk!J,
plutôt mali 'sadc, ne se laissant point dérider par
les sourire gentils et timides que lui décochait
Françoise.
Ce fut la bonne tante qui introduisit sa nièce
dans sa chambre, située à proximité de la siennl!.
Elle veillerait ainsi à l'installation de la fillette, la
g;'llerait à son aise, désireuse de dissiper les nuages
qui s'amoncelaient sur ce front si pur, omhragé de
bouclettes blondes.
Après un moment de causerie, Mn,. Bérengère
cut l'impression que les lèvres roses comme ceJ[.:~
d'un bébé incassable se détendaient un peu, la moue
en fantine laissait plaee à l'ébauche d'un sourire.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
21
Pleine d'espoir, la chère femme prit sa filleule
dans ses bras et lui glissa à l'oreille:
- Tu vas voir que tout s'arrangera, chérie! Moi,
pour commencer, je suis là pour te protéger!
Et, se rengorgeant, dressée clans sa petite taille
replète, les mains derrière le dos, elle fit quelques
pas entre les deux chambres d'un air important,
cependant qu'ayant reconnu le h eurt d'une main
impérieuse à la porte de sa chambre, elle réin téO" rait
c(!lJ~-;i
vivement, déjà toute troublée.
III
« Ma pauvre Francinette, tu ne t'amuses guère
dans la demeure du seigneur Ogn.! du DoisDormant! »
Ainsi se congratulait ;11 l'clio l'Qrphdine, une
!;e maine après son arrivée à Najac.
Mais, chez clIc, le sou rire était a ssez près des
larmes.
Cette appellation appliquée à son tuteur lui parut
plai 'ante et égaya sa physionomie.
Le seigneur Ogre du Bois-Dormant. Ah! ccrtr'
on pouvait très jusLl:!11ent nommer ainsi 11.: maÎ l r-.!
de céans.
D'allure jeune, pourtant, avec Ull vi;age ' rè '
brun et régulier, il ne manquait pas de di tinction
moins encore d'autorité.
'
D'autre part, son logis noble, ail ' ère, particulièrement silencieux, évoquaH bin l~
chàteau enchanté où sommeillait à jar.o:li:i la princl: ' e du
vieux conte.
Héla ! point de fée ni de prince: charmant ne
�22
MESSAGÈRE DE BONHEUR
viendraient jamais égayer la demeure de ce célibataire endurci!
.
Mais, au fait, d'où venait donc à ce misanthrope
son horreur pour le monde, les femmes en particulier ? .. Il tenait celle;;-ci pour des êtres inférieurs,
futiles et insupportables, car il ne se cachait pas
de les juger telles.
« Egoïsme farouche, pensa-t-elle, ou déception
amoureuse, peut-être. »
e glacial Bernard amoureux ? ..
A cette supposition, la fillette rit tout haut.
Non! Ah! non, pas cela! Jamais ce cœur n'avait
battu sous l'inAuence d'un sentiment de tendresse,
jamais il n'avait connu la douceur d'aimer, de souffrir, même, tout au moins de s'attendrir, de s'émouvoir. Il aimait son lui, avec lui pour lui: égoïsme,
du latin ego, moi.
]1 était l'i,ncarnation de cc mot.
Elle pensa encore :
« Et Anne Le Gucrreck qùi redoutait l'éternel
ronléln de la pupille 'prise de son tuteur! Je vais
h fixer, il n'est que temps! Mon silence doit ouvrir
le champ à toutes ses suppositions romanesques.
I>i~nados-.
»
Cette Anne Le Guerreck était la fille d'un officier supérieur ct d'une Périgourdine morte jeune.
Sun pèr , colonel dans un régiment de tiralcu~
algéri ilS, passait Sil vic clans le bled; son frère,
sorti de Saint-Cyr, faisait actuelJement une année
d'application à Saumur; Anne, de tempérameJ1l
sagl', un peu mélancoliCJu par nature, souffrant de
ne pas avoir de foyer, ses \tucles terminées avait
prolongé, comm pen -ionnaire libre, son séjour il
Tntn:-Damc-de-Nazarcth. C'est là qu'elle s'était
liée d'amitié av c Françoise de Lhoriac, comme clic
ayant des attaches en Périgord.
Un pcu plus àg' e que son amie, Mil. Le Cuerrcck la dominait de toute sa taille ct aussi de toute
;<l rai on, car elle sc montrait aussi réfléchie, aussi
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
23
calme, aussi obstinée que Françoise était primesautière et bruyante. Il paraît que la sympathie naît
SOuvent des contrastes ...
La pupille de Bernard Horrel s'était sérieusement
attachée à cette semi-Bretonne au visage énergique, possédant pour seule beauté des yeux clairs
et expressifs et des chev!!ux cendrés d'une finesse
extrême, nimbant un front rêveur; cette sage jeune
fille avait pris sur son amie une réelle influence, du
fait de son jugement droit, de son esprit très sain
et de son intelligence vive, «totalement dépourvue
d'humour », par exemple, regrettait la bouillante
Francinette.
Munie d'un bloc de papier à lettres mauve, la
fillette, de son écriture ailée, écrivait maintenant à
son amie:
« MA
SŒUR ANNE,
« VOUS me manquez terriblement, mais je n'ai
pas eu encore le courage de vous le dire. D'abord,
je dois en convenir, votre jeune sagesse voyait juste
lorsqu'elle s'efforçait d'atténuer mon enthousiasme
à la pensée d'ouvrir mes ailes au vent de la liberté.
Mais, en revanche, quelle erreur de me mettre en
garde contre les séductions d'un jeune tuteur!
« Celui-là est un affreux type, éteigneur de joie,
ennemi de la gaieté, oiseleur toujours disposé à
rogner les plumes de toutes les ailes!
« Si ma bonne, ma maternelle tante de Lhoriac
n'était pas là, je crois que j'aimerais mieux revenit' au couvent, ... même si je ne devais pas VOliS y
retrouver. Je suis en face d'un véritable tyran dont
ma pauvre marraine même, avec se cinquante-cinq
printemps, n'ose pas affronter les rigueurs.
« Ne riez pas, surtout, ne me traitez pas d'exagérée! Ici, je ne suis pas libre; je n'ai fait, somme
toute, que changer de prison.
t: Certes, je reconnais que je n'ai plus à obéir all
�2.)
MESSAGÈRE DE BONHEUR
son de la cloche venant m'arracher au sommeil, je
ne suis plus enrégimentée, tenue à suivre un règlement, contrainte au silence, soumise à la loi du travail. Je conviens même que je me lève à l'heure
qu'il me plaît, je fais ou ne fais pas ma chambre,
selon mon humeur, je peins, je chante, je joue du
violon à toute heure du jour et de la nuit, si j'en ai
envie.
« Je possède un cabinet de toilette des plus confortables; un studio avec un divan remplaçant le
lit à baldaquin, des sièges bas à la moderne, des
tapis moelleux: c'est de là que je vous écris.
« Je puis me promener dans le parc, orner de
fleurs la pdite église toute proche, desservie par un
"icux prêtre au visage ouvert et à l'accent terriblem(;11l périgourdin. Mais nous n'avons de messe
qu'un dimanche sur deux, alors tous les quinze jours
nous suivons les offices de la petite ville de Ladeuil;
c'est là où mon tulcur a ses affaires et se rend tous
lc~
après-midi, se gardant bien de jamais m'offrir
ulle place 'dans sa confortable limousine. J'aimerais
c pendant sortir quelquefois, vous le comprenez,
1110n amie. Songez que je suis cn possession d'une
ra\i~snte
auto six-chevaux, découverte ou fermée,
il yolonté, un bijou aux rtickels relui ants, à l'allure
l'Ié~antc,
affinée, dans laquelle j'éprouve l'irnpres" 1011 d'être dans un a\'lOn au démarrage, prête à
prendre Illon vol.
« :'lIais men beau joujou est sous clef! Défense
(: c m'cn sen'ir, ct c'e t là cc CJue j'appeI1e une
att\:intc à ma liberté. 1\lors, que faire de mes loisIrs ? .. Vous allez me répondre: travailler. Je sors
d'Cil prendre, ma chère, et c'est un des griefs de
lkrnard Borrel que soient terminées mes études de
ha(hdière à un âge où l'on est encore une écolière
cie prcmière ! ...
« Aussi, quand j'ai raccommodé mes bas, avancé
de 'lU Iques rangs la con f cction d'un hanc\ail compliqué, raclé sur 111011 violon un air qu je connais
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
25
trop et devant lequel personne ne se pâme, ... quoi
faire?
« Il y aurait bien la lecture, mais ma bonne tante,
qui se pique d'avoir l'esprit large, se montre sur ce
point d'une sévérité extrême; elle ne met à ma disposition que de petits romans insignifiants, tout à
fait indignes de ma culture et de la tournure de
mon esprit assez moderne. Nous discutions hier à ce
sujet, et je me sentais devenue persuasive, sinon
éloquente, lorsque, comme par hasard, Monsieur
mon tuteur est arrivé ct a pris part à notre conversation; bien entendu, il m'a donné tort sur toute la
ligne:
« - Ne discutez donc pas avec cette enfant, ma
tante, je vous en prie. Donnez-lui simplement une
pâture intellectuelle en rapport avec son âge et son
inexpérience.
« Et, tourné vers moi :
« - Inutile, ma petite, de vous r ebiffer. Il y a eu
dans cette maison, avant vous, des jeunes filles q\.li
vous valaient bien comme esprit, qui vous dépassaient comme rai son, et que cette bibliothèque, telle
qu'on la met à votre di position, a pleinement conten tées. Ne vous entendait-on pas, tout à l'heure,
parler avec mépris des petites oies blanches? Celleslà valaient bien les grises ou les noires!
« Et comme je me disposais, l'œil furieux, à lui
demander dans quelle catégorie il me mettait, il e t
reparti s'enfermer dans son cabinet, véritable fort
d'écoute, d'où il se rend compte sans doute de tout
c qui se passe dans la maison.
« Cet homme-là, je le déteste vraiment! Il ne
sait. qu'i~ventr
pour me contrarier, moi qui fu la
petIte rell1e choyée de l'hôtel de la rue PoquelinMolière, à l'époque où grand'mère encore un peu
jeune, s'occupait de prévenir tous :nes désirs d'enfant heureu se.
« Jamai s je ne m'habituerai à la vie qui m'est
faite ici. J'c saie d'apaiser mes indignations, de ('on-
�26
MESSAGÈRE DE BONHEUR
soler mon chagrin en me disant que dans trois ans
je serai majeure et libre, en admettant que je ne
sois pas déjà mariée.
« A propos de mariage, il m'en est arrivé une
bien bonne, aujourd'hui!
« Mon ami le valet de chambre-jardinier - car
j'ai tout de même un ami, - me voyant redevenue
sereine, - les orages de mon cœur s'apaisent vite,
- m'a arrêtée pour me dire :
« - La vue de Mademoiselle me réjouit: elle a
l'air encore d'un bébé.
« - Oh! ai-je dit d'un ton vexé.
« - Ivlademoiselle n'est pas contente de res embler à un joli petit enfant ?... Il n'y a rien de beau
comme cela! Il en faudrait ici plusieurs pour égayer
ce vieux et grand Najac. Monsieur devrait bien y
songer tant qu'il est jeU/le encore.
« Et son visage au teint recuit, aux petits yeux
verdâtres, sc plissait en un sourire qui voulait être
malin.
« - M'est avis que, maintenant, ce ne serait pas
utile d'aller chercher une femme bien loin.
« Je l'ai regardé, ahurie; puis, ayant compris, je
suis partie d'un grand éclat de rire qui a scandalisé
le pauvre bonhomme.
« Moi! 11 songeait à moi pour devenir M"'· BernarCl lIarrel!... Mais je préférerais cent fois le
cloître!
« - Mon pauvre Julien, si je vous comprends
bien, VOllS a vez la berlue 1
« Il m'a répondu, accablé, humilié, même:
« - Que Mademoiselle m'excuse, je ne voulais
pas la froisser. D'ailleurs, je vois bien que je l'ai
égayée, ce qui n'est point une mauvaise chose.
, « Julien m'a quittée là-dessus, les épaules voûtées,
le front pensi f. Evidemment, il ne comprenait pas;
je crois même qu'il était un peu fâché. Son maître
p ssédant de belles métairies et une grosse fortune
lui paraît un parti digne d'une princesse, et je n'en
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
27
suis pas une! Il n'a pas encore «pigé », ce brave
homme, que je ne «gobe» pas du tout le patron.
Oh! mais là, pas du tout ...
« Quelle lettre idiote je vous écris, chère Adne!
C'est que je me sens devenir tclle ! Ne m'en veuillez
pas, plaignez-moi plutôt : je m'ennuie tant! Et
quand nous reverrons-nous, maintenant? Faut-il
donc renonccr à l'espoir de se retrouver quelquefois? Enfin, je n'ai pas rêvé que votre chère maman
était Périgourdine? N'avez-vous aucun parent dans
notre région? Répondez-moi, conseillez-moi, mais
ne mc grondez point: je sors d'en prendre.
« J c vous embrasse avec toute la tendresse de
mon cœur.
« FRANÇOISE. »
Sa missive g:issée dans une enveloppe mau\'e, la
jeune fille, dévalant rapidement un large escaliet:
de pierre, traversa le va te hall-s!tlon et gagna le
parc.
«_ n peu de footing me sera alutaire », pensait-e11e en arpentant les allées bordées par des
platanes qui constituaient une des beauté de Najac.
~ne
de ces allée longeait directement la riyière
qUl, de deux côtés, servait de borne au parc
ombreux.
En amont, un barrage utili é pour l'électricité
agitait encore l'eau transparente dont les petites
vagues s'ourlaient d'écume neigeuse, it leur herceu e chanson cmblait la basse harmonieus d'un
concert donné par les rossignols, nombreux en ces
futaies un peu humides.
l\'I ais, après trois cents mètres, l'Isle tournait
brusquement au pi cl de rochers aux formes tourmentées. Très profonde en cet endroit, ellc dormait,
pare~su
s e et noire; seules quelques carpes, venant
respIrer à la surface, criblaient de bulles légères
l'onde immobile, t Françoise songea:
« On dit que la pêche est un pa~se-tcm
amu-
�28
MESSAGÈRE DE BONHEUR
sant; si Julien voulait me montrer, je pourrais
essayer, peut-être. Puis, cet été, quand il fera plus
chaud, il y aura le bain; je dois apprendre à nager,
cela fait partie de l'éducation moderne. Je vois d'ici
une petite plage de sable fin qui semble avoir été
agencée tout exprès. Si seulement je découvrais
une barque, j'adore la promenade en bateau ... Non, ...
rien!... Pas même le radeau de la Méduse 1. .. Mais
j'ai un canoë, moi; il est à Durfort, chez bonnemaman, chez moi, quoi ... Ah! décidément, je n'ai
pas encore réalisé que j'étais devenue une héritière! »
Durfort 1 Comme elle sc souvenait bien de cette
vieille maison de plaisance construite pour les loisirs de Mes ieurs les parlementaires bordelais, Sv;
aïeux.
Elle revoyait la jolie mai on carrée, à balustrade
de pierre grise, aux parterres à la française, aux
h sqllets toufflls enserrés de vigne' alignées au ~. '
bien que des soldats allemands à la parade. Comme
clle aimait cette propriété l'était là où était mork
50n aïeul, ... trois ans en aoüt! Depuis, elle n'y
était plus revenue.
Mais la plupart cie e meubles y avaient été
transportés, l'hôtel de la rue Poquelin- 1 lière étant
loué. Comme l:t cl uce évocatioll de la tendre femme
devenait tangible en cc moment! Que faisait-elle
donc chez les autres, alor qu'clic possédait un chez
!;oi hien à elle? Pourquoi n'y pa revenir? Tante:
Bérengère y consentirait peut-être. Oh! non, ellc
était trop casanière, habitltée à ses gens, à la cuisine de Delphine, aux petits soins de Julien ... Que
raire pour recouvrer sa liberté, ne pas toujours être
à la charg ries autres, avec l'ennui de gêner. .. Elh:
a vait cela en horreur!
Durfort 1. .. La helle Garonne passait au ba de la
propriété, lumineuse, cintillante, parure et riches e
de cette grasse plaine girondine. Et il y avait le5
r,adourct - dans Je pays on prononçait Ladourette.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
29
famille de vignerons au service de la maison
depuis tant d'années . C'étaient ses meilleurs amis;
la fillette était de son âge, trois garçons déjà grands
la suivaient; le père était à sa dévotion, et c'était
lui qui détenait sa pirogue, lui qui lui avait appris
à la conduire; elle allait lui écrire, le prier de la
lui expédier au plus tôt, ct, certes, il ne se déroberait pas aux désirs de la lointai ne petite maîtresse.
Et vite, sans plus réfléchir, en courant, Françoise
revint vers le château.
Elle en r\!s ortit après dix minute s, tenant ses
deux lettre s timbrées à la main. Comme elle passait
devant le garage, c1le se heurta à son tuteur.
- Où cou r\!z -VOUS si vite, Françoise? lui demanda celui-ci d sa voix r ogue.
- A la poste; .j'ai peur de manquer le courrier,
c'est très pressé.
- Donnez: je vais à Ladeuil et ks mettrai àla
boite avant la levée du courrier, je vo us le promets.
Il jeta les yeux sur les cleu.' envl
, )pe~
<[IlC,
d'un air contraint, sa pupille: lui tem!<llt.
Il sursauta cn li sant le suscriptions, son vi~ae
:ombre s'a lluma d'un renet (k Cl)lèrc. Gardant le"
de ux mis -ive' dans sa main, il cria hrtl';qucmcnt à
sa pupille, san la re g-arder :
- Suivez-moi, j'ai à Vl)1l5 parler.
Et, la précédant dans la plus s litaire dl:s alé'~
du parc, il cOmmença, la voix rud e:
- Je ne sais si v us vous rendez eompte du
d~saroi
que votre prbel1ce cause ...
Ell e l'interrompit, pleine de courage et d'indi!~ Ilation
:
- J e m'en rend i bien compte que j'allais VOLtc1l.!mal!d.e r de me lai ser partir chez moi, je m'ennuie
tro p, lC!.
11 cut l'air de ne prendre nul ouci de cetle derni ère phrase.
- Où ça, c11,:z vou s? c1emanda-t-il seulement.
�30
MESSAGtRE DE BONHEUR
Mais à Durfort, bien entendu.
Il eut un sourire amer:
- Sous la surveillance de qui?
- Ah! j'ai donc besoin d'un garde-chiourme r
- Quelque chose dans ce genre-là 1 C'est tout
au moins le rôle que vous me faites jouer.
- Ah! je vous fais jouer. ..
- Voyez plutôt.
Et il lui montrait les deux lettres.
- Alors, la correspondance m' st interdite ?...
- Elle est au moins à surveiller! Qu'est-ce que
c'est que cet Oscar Ladouret auquel vous vous perm~tez
d'écri re?
Elk partit d'un éclat de rire sonore, bruyant,
iJlf'.·t inguible.
- Ah! fit-elll: lorsqu'elle put parler, c'est Oscar
qui YOUS troublt? Vous le prenez pour un amoureu. · ?
JI m \:st permis de tout redouter de votre
f,.ntai ie.
- I\lerci de cette confiance. Eh hi n! Ladourctte,
("'l 1 Il; \'iLux domcstiquc de ma pauvre grand'mère.
1;\! Vous le connaissez bien; n'êtes-volls pas en ri:"Icment rit comptes <tne lui à Durfort?
- Je c"llInis en erfet un Ladouret, ... son nom
me rCyil'lt maintenant, ... le viticultcur du chàt<:au.
Un l'appelle Laurent.
- Oui, mais SOIl nom lsL Lar!nurct; on prononCl
Ladourette. Eh bien! il a quarantc-cin-q ans, il ct
marié el possède quatre enfants, dent l'aînée est de
mon â?;e.
- Je sais, je sais, fit-il, toujonrs de méchante
humeur. Cependant, il avait l'air de mi 'ux respirer.
«Qu'avez-vou besoin d'écrire à cct homme? 11
- a toute ma confiance, mais vous n'avez rien à voir
avec lui. »
- Je lui disais de m'envoyer ici un objet qu j'ai
ouhlié au chùtcau lors d ma d rnière visite. D'ailil lr~.
SI vous \'oulcz lire ...
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
3I
Mais il fit un geste de dénégation.
- Non cela ne m'intéresse nullement, puisque
me voilà fixé. Mais ça? fit-il en désignant la lettre
adressée à Anne Le Gl,1erreck.
Et il avait l'air encore plus furieux que pour la
première lettre.
- Ça, c'est ma meilleure amie, ma camara.de de
pension, ma confidente, et je puis vous interdire de
lire ma lettre, vous entendez bien?
Ce disant, elle s'était arrêtée de marcher et lui
parlait bien dans les yeux, avec l'autorité d'une
petite femme.
Il haussa les épaules:
- Je ne lirai pas votre lettre, mais j'ai le droit
(ft' savo ir qui est cette jeune personne à qui vous
écrivez. J'ai connu des Le Guerreck, autrefois.
- Les miens sont Bretons; aucun rapport avec
les vôtres, je ne pense pas.
- Ceux que j'ai connus étaient aussi d'origine
bretonne.
- Eh bien 1 ce sont peut-être le mêmes. Dans
tous les cas, si vous les connaissez, vous devez
savoir que ce sont de braves gens; vou s n'avez qu'à
demander à marraine, elle sait ce qu'on pense d'elle
au couvent: c'est Annc qui a eu le prix d'honneur
l'an passé; marraine assistait à la distribution des
prix.
Et comme il restait silencieux:
- Alors il faudra que je VOllS demande la permission d'écrire, désormais? Que je vous montre
mes lettres? demancla-t-elle, furieuse.
Il prit l'air excédé:
- Ah! je vous assure que cela ne me fcrait
aucun plai ·ir. S.eulm~t
avec vou, on peut tout
redouter, et pUlsque J al accepté stupid ement de
m'occuper de vous, je veux tenir m n rôle cn conscience. A vrai dire, j'aimerai. v u. voir c Illier à
votre tante ...
�32
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Quoi donc? interrogea-t-elle, l'air moqueur,
car elle sentait bien qu'il était embarrassé.
- J'aimerais vous voir lui confier vos projets de
correspondance, ... qu'elle sache à qui vous écrivez ...
Elle est l'indulgence même ...
- Oh! la chère femme, certes! Eh bien! puisque
vous y tenez, je lui dirai à qui j'écris ...
- Bon, c'est bien !... Je vous remercie.
- Oh! il n'y a pas de quoi! s'écria l'enfant terrible avec pétulance. Et moi aussi, je vous adresse
toute l'expression de ma gratitu Je pour la bonne
opinion que vous avez de moi.
- Vous ne voudriez pas que je vous fasse des
excuses, peut-être?
- l\Ia f('; non, elles ne me toucheraient pas plus
que vos f?usses accusations! Je suis au-dessus de
tout cela!
- C'est bien, fit-il froidement, n'en parlons plus 1
Et comme il la quittait, rebroussant chemin, elle
l'arrêta d'un geste:
- Un mot eulem 'nt, fit- Ile d'un ton sérieux:
puisque ma présence ici vous est une charge si
ln 'upportable, odieuse, vous ne me le cachez pas,
ct que moi je m'ennuie à périr chez vous, sous le
mécontentement perpétuel que je devine en vous,
Je ne peux accepter que cette vic-là dure jusqu'à
ma majorité, ... trois ans! Je n pourrai jamais y
tenir, pas plus que vous, sans doute! Alors, trouvez
quelque chose pour que je puisse revenir chez moi,
;\ Durfort, sous la surveillance d'une gouvernante,
d'une dame de compagnie, qui vous voudrez, quoi!
Cc que les convenances imposeront, je j'accepterai!
l\1ais partir, m'cn aller de chez vous, c -la, je vous
en prie !...
Il la regarda d'un air de c.on"l1isération ironique
et dit:
- J'y penserai!
Et il s'en alla sans se détourner.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
33
IV
Il semblait que cette explosion plutôt orageuse
eût amené un peu de détente dans les rapports du
tuteur et de sa pupille.
Lui, toujours aussi absorbé et morne, évitait les
occasions de critiquer et de grender sa jeune parente, tandis que celle-ci mettait incontestablement
du sien, en se faisant toute petite; parlant peu,
s'obligeant à un rôle effacé, elle ne proférait plus
aucune plainte.
Elle essaya même de sc faire des partisans du
côté de l'office: la conquête de Julien ne lui suifisait plus et elle aspirait aussi à celle de la dolente
Julia et de l'irascible cuisinière.
Ce fut celle-ci qui sc rendit la première.
. Cc jour-là, Mm. de Lhoriac étant appelée à l'église
du village par le Catéchisme qu'elle faisait aux
petits enfants, Françoise, qui avait erré dans Je
parc une partie de la journée, pénétra vers les
quatre heures dans la cuisine, l'air harassé.
- Ça sent bon, chel: vous, Delphine; cela donne
faim! Ma tante est-elle rentrée?
- Pas encore, Mademoiselle. Voulez-vous qu~
Je vous serve le thé dans le petit salon? Voilà
l'heure, en effet, et Madame ne peut plus tarder.
- Oh 1 non, merci, pas tant de tracas pour moi!
Si vous voulez seulement me donner un peu de
pain et de beurre que je mangerai là, près de vous,
en vous regardant faire votre pâtisserie; c'est si
~riste
d'être toujours seule!
La vieille femme poussa ur. soupir.
- C'est vrai que ;:e n'est pas toujours la gaic.t!
44 6 -11
�34
MESSAGÈRE DE BONHEUR
chez nous, pour une petite jeune fille de votre âge.
Mangez donc où que ça vous plaît, mademoiselle
Françoise, puisque la société des domestiques ne
vous rebute pas. Tenez, voilà la miche de pain et
du beurre fraîchement baratté; j'y ajoute un morceau de ce quatre-quarts dont vous me direz des
nouvelles: c'est lui qui embaume la cuisine de cette
façon .
La fillette ne se le fit pas dire deux fois.
Tout en mordant de bon appétit dans ses tartines,
elle admirait la belle ordonnance des lieux.
De la place qu'elle occupait, elle apercevait
l'office, littéralement tapissé de placards de cerisier,
reluisant comme de l'acajou; par les portes entrebâillées se dégageait une odeur délicieuse d'épices,
de pâtés, de confitures, de chocolat.
La cuisine immense, ornée su r ses murailles
de carreaux de faïence blanche jusqu'à hauteur
d'homme, étalait avec prodigalité une batterie de
cuisine étincélante, tandi que sur les antiques vaisseliers, des bassines de cuivre, couleur pelure d'oignon, alternant avec des plats d'étain, luisaient
comme de l'argent.
Le grand fourneau, la vaste cheminée aux landiers médiévaux, le potager de pierre, parlaient des
repas importants qu'on avait c1ù, jadis, préparer
dans ce sanctuaire, à l'époque oÙ le château de
Najac avait la réputation d'être la demeure de la
contrée où l'on mangeait le mieux.
Depuis longtemp5 il n'était plus question d'agapes
ni de réceptions dans ce beau domaine, l'humeur
chagrine du propriétaire ayant mis en uile tous les
visiteurs; mais quelque chose du passé subsistait
encore: c'était l'excdlence des mets qu'on y préparait toujours suivant le ' anciennes traditions.
Soudain, un bruit inusilé emplit brusquement la
COUf et appela les deux femmes aux fenêtres: c'était
lin l0urd camion automobile chargé d'un long bateau, la quille en l'air.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
35
Françoise, en un bond, fut sur l'esplanade, battant des mains.
- Mon canoë! s'écria-t-elle. Ah! ce bon Ladourette a fait diligence! Je savais bien que je pouvais
compter sur lui!
Ravie, exultante la petite s'affairait autour du
camion, demandait 'des nouvelles du pays, offrait un
large pourboire au chauffeur, lequel proposa d aider
Julien à décharger; les deux hommes convinrent
même de le porter à la rivière, où on l'amarra par
sa chaîne au tronc d'un arbre.
- Là! il ne s'en ira pa tout seul! plais.anta le
joyeux conducteur, et puisque la cuisinière m'offre
de boire un coup et de casser la croüte, ce n'est pas
de refus: j'y vais tout de suite, car il faut que je
sois de retour avant la nuit, je l'ai promis à la
patronne. Bien le bonj our, J\Iademoiselle.
L'homme parti, le jardinier revenu à ses Acun,
la cuisinière à ses fourneaux, Françoise gagna sa
chambre sans dire un mot, pour en ressortir aussitôt, traversant cette foi s le grand salon voÎlté par
lequel on accédait directement aux allées de platanes.
Peu à peu la chanson que la j une fille fredonnait
n:achinalement ne fut plus qu'un murmure indi stlllct ; elle paraissait préoccupée, même légèrement
fébrile; de toute évidence, elle méditait un de ces
coups hasardeux dont elle avait le secret ct qui
n'allaient pas toujours sans comporter quelque incident fâcheux.
La demie de quatre heures sonnait à la grande
horloge du ve5tibule lorsque 11"'· Bérengère, avec
une impression de réel plaisir, se laissa tomber dans
une des moelleuses bergères de ce boudoir orné de
miniatures et de pastels qui était incontestablement
~a
retraite d'élection.
Bientôt, Julia pénétrait dans la pièce, apportant
un plateau sur lequel s'étalaient tous les appareils
�36
MESSAGÈRE DE BONHEUR
d'un thé odorant; le quatre-quarts exhalaIt une
bonne odeur de beurre frais.
- Mademoiselle est prévenue? s'informa tout de
sl!ite la bonne darne.
- Mademoiselle a déjà goûté' à la cuisine, voyant
que Madame na rentrait pas; elle avait une faim
irrésistible qui ne pouvait pas attendre, paraît-il,
surtout la pâtisserie de Delphine embaumant.
Mme Bérengère se mit à rire.
- Allons! je sais qu'elle a su gagner les bonnes
grâces de notre cordon bleu. Il n'y a plus que vous
à conquérir, Julia.
- Oh! moi, je ne lui veux point de mal, la
pauvre petite demoiselle! soupira la camériste; surtout depuis qu'elle se montre moins tracassière, je
la sers bien volontiers; elle est polie et pas exigeante.
- Ah! non, certes pas! renchérit l'indulgente
marraine, et sa présence m'est une douceur. Si vous
J'apercevez, Julia, envoyez-la-moi, dites-lui que je
suis de retour.
Mais la femme de chambre revint au bout d'un
moment, disant qu'clle ne trouvait :Mademoiselle
nulle part. Alors Delphine, alertée, brandit la cloche
qui, par ses soins, annonçait les repa et ralliait les
retardataires.
Cette fois, les appels argentins furent inutiles;
en va in réveillèrent-ils les échos endormis du parc.
Vaguement inquiète, Mm" de l;horiac mangea
sans plaisir une tranch de gâleau et abandonna le
boudoir sans avoir repris une seconde lasse d thé,
cc qui était tout à fait contrai re à ses habitudes.
Elle quitta la pièce fraîche dans laquelle elle avait
espéré se reposer en lisant son journal.
Du haut du perron, elle inspecta l'horizon, plutôt
re treint; cependant, entre les deux avenues, une
prairie étendait son tapis de velours vert et acc(:dait à la route a.-;sc7. lointaine.
Ce fut dans celte dit·cction CJue tante Bérengère,
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
37
ses deux mains en porte-voix, se mit à héler sa
n ièce, sur tous les tons maj eurs et min eu rs:
- N énette! Françoise! Francinette!... Ho hé!
Ho hé!
Seul l'écho moqueur répondait à ses appels.
.
Julia, esprit chagrin porté à voir tout en nOlr,
gémit alors :
- Pourvu que cette pauvre petite ne soit pas
noyée!
- Comment? Que dites-vous? Vous voulez me
rendre folle, ma pauvre fille, avec vos suppositions
saugrenues! Ma première recommandation, lorsqu'elle est arrivée, a été de lui défendre de s'approcher de l'eau et de la prévenir qu'à cause des rochers et de l'ombre touffue la rivière était très
froide et pleine de trous profonds.
Julien, à ce moment, parut au coin du château,
après une inspection d'où il rapportait au moins une
certi tude. Il déclara :
- Se baigner, elle n'a pas dû le faire volontairement; dans tous les cas, le petit bateau de Mademoiselle n'est plus à l'endroit où nous l'avons
amarré, c'est donc qu'elle l'a décroché pour s'en
servir; or, ces machines-là ne me paraissent pas
avoir beaucoup de stabilité ...
- Un bateau, maintenant! Quel Dateau?
- Celui qui est arrivé tout à l'heure, venant de
la Gironde. La petite demoiselle avait l'air folle de
joie; elle aura voulu s'en servi r tout de suite, peutêtre.
- Ah! ce fameux canoë dont elle me parlait
sans cesse! Elle l'aura fait venir et, pas plutôt
arrivé, elle sera partie dessu ,... et maintenant la
malheureuse enfant est peut-être au fond de la
rivi ère !. .. C'est affreux, affreux! Et qu'est-cc que
vous attendez, vous, là, plantés, au lieu le commencer les recherch es? Elle a cu le temps de se
11 yer vingt fois !. .. Allez, ... partez, alertez les métayers; prenez celui de Trois-Fonds: il est bon
�38
MESSAGÈRE DE BONHEUR
nageur... Moi, j'ai les jambes coupées, ... je ne tiens
plus debout. Julia, allez me chercher mes sels, du
sirop d'éther, un fauteuil... Oui, là, dehors je me
rendrai mieux compte 1. .. Ah! mon Dieu! quel malheur ce serait 1 Quel malheur! Cette pauvre petite
que je commençais à chérir comme ma fille ...
- Quand je disais à Madame que la venue de
cette enfant gâtée troublerait profondément la paix
de Najac ...
- lIé! qu'allez-vous me chercher là, vous! Il
s'agit bien de la paix de Najac! La paix de Naj ac 1... Je vous défends de dire du mal de ceUe
enfant qui, à cette heure, n'est peut-être plus qu'un
cadavre, une pâle Ophélie ...
Et, après s'être laissée tomber dans le fauteuil
réclamé, Mme Bérengère, ne pouvant tenir en place,
arpentait le perron de long en large, se prenant la
tête à deux mains.
Soudain, le son familier d'un klaxon parvint à
ses oreilles.
Bernard ... Qu'allait-il dire? Dans son émoi, elle
n'avait même pas songé à la colère de celui-ci.
Elle frémit, pensa que si elJe s'évanouissait elle
dérangerait tout pour elle; un sursaut d'énergie la
ramena au sentiment de son devoir. Ce n'était pas
le moment de se dérober; l'arrivée de cet être plein
de bon sens lui semblait un réconfort, au contraire.
Il avait à peine mis pied à terre qu'il fut éberlué
par les explications multiples ct confuses de sa
tante, de Julia en pleurs, transformée en véritable
Elégie, de Delphine furieuse, car elle venait, dans
son émoi, de laisser «cramer» ses confitures.
Enfin le banqui cr parvint à comprendre; son visage exprima non seulement le mécontentement le
plus vif, mais encore une sincère émotion.
Ùésircux de se rendre au plus vite sur les lieux
probables de l'accident, Bernard, n'étant point
l'homme des exclamations inutiles, remettait son
moteur en marche lorsqu'un cycliste, débouchant à
�MESSAGÈRE DE BO HEUR
39
toute allure du berceau de rosiers en fleur, alla
rudement heurter la voiture.
Mais il n'y avait pas de mal. Sautant prestement
à terre, le jeune homme, saluant avec ai~nce
~t
sans reprendre haleine, déclara tout de sUite arnver porteur d'une bonne nouvelle.
- C'est bien vrai, au moins? s'écria Mm. de Lhoriac, en éclatant en sanglots bruyants. Ma nièce,
ma nièce, ma filleule ... ?
- Au nom du Ciel. ma tante, du calme! ordonna
Bernard Horrel, tandis qu'il descendait de nouveau
de voiture. Monsieur a la bonté de venir nous rassurer, sans doute; laissez-nolis au moins l'entendre.
Il s'agit de Milo de Lhoriac, n'e t-ce pas?
- Oui, Monsieur, fit le jeune homme en e rapprochant avec un grand air de bonté de la pauvre
éplorée. M'lo de Lhoriac est saine et sauve, mais
assez bouleversée par cet accident fâcheux; elle
est au Moulin-Vert, où je l'ai laissée sous la garde
de notre meunière, la brave Maria Giroux.
Alors, séduite par la physionomie ouverte et décidée, la pauvre marraine eut un cri du eœur :
- Ah! l\lonsieur, vous me rentiez la vic! J'en
suis süre, c'est vous qui ayez salivé cette enfant
bien-aimée, cette folle petite imprudente qui ... que ...
Et, pleurant toujours, la paune femme s'écria:
- Permettez-moi de V0115 embrasser 1 Jamais je
n'oublierai cc que vous avez fait p ur celle petite!
Je vous en garderai une reconnaissance éternelle 1
Le jeune homme, confus, s'était laissé embrasser.
Il balhutia :
- Madame, je vous assure que vous vous exagérez mes mérites ... J'ai seulement tiré votre nièce
d'un assez mauvais pas.
Et Bernard, s'efforçant au calme:
- Contez-nous donc cela, Monsieur, je vous en
prie, avant que j'aille quérir cette terrible enfant.
- Ah 1 Monsieur, c'est bien simple: j'étais en
costume de bain et je pêchaü; dans la barque du
�40
MESSAGÈRE DE BONHEUR
meunier, avec son fils, lorsque nous avons entendu
un cri d'appel et aperçu, non loin du Saut du Dragon, une jeune femme agrippée à un canoë retourné. Le remous du barrage est fort, à cet endroit; elle semblait épuisée, nous l'avons secourue
à temps.
« Pour ne pas exposer notre barque à chavirer
à son tour, j'ai sauté à l'eau, saisi Mil. de Lhoriac,
que la peur et l'émotion avaient rendue presque
sans connaissance; elle a eu cependant la délicate
pensée de murmurer «merci» et s'est évanouie
complètement dans les bras de la meunière qui,
avec l'aide de sa fille, l'a couchée et réchauffée.
« Tandis que je me rhabillais, la mère Marie
m'a supplié d'aller au château vous rassurer, Madame, et vous aussi, Monsieur, fit-il en se tournant
vers Bernard, qui ne cessait de passer une main
nerveuse sur son menton.
- Croyez, Monsieur, fit celui-ci avec empressement, que nous vous sommes, ma tante et moi, profondément l' connaissants, et je voudrais bien savoir à qui j'exprime notre gratitude.
- C'est naturel, Monsieur, et je m'excuse d'avoir
négligé, ùans mon émoi, de me présenter à vous :
lieutenant Alain Le Guerreck, élève officier de
l'Ecole de Saumur.
Bernard ne broncha pas, seulement une ombre
s'épandit sur son visage, une émotion rapide pa s~a
dans son regard, tandis que Mm. Bérengère s'écriait
avec sa spontanéité coutumière:
- Mais, je le devine, vous êtes le fils de la charmante Geneviève de Neuris, au mariage de laquelle
j'ai assisté jadis. Héla s! ,Ile st morte très vit~;
sa sœur cadette a quitté le pays, vendu le CastelNeuf...
- En effet, mais la mort d'un de nos parents
nous a du moin rendu le Vi tL,<-Logis et ramenés
d·une. façon imprévue dans ee chcr Périgord auquel
nous gardons un si tcndre SOllV nir.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
4I
Bernard, que les questions de sa tante avaient
l'air de martyriser, s'était brusquement penché sur
SOn auto, dont il paraissait examiner le moteur;
ainsi nul ne pouvait voir l'altération de son visage
tandis que Mm. de Lorhiac reprenait de plus belle:
- Alvère est donc ici?
- Non, Madame: elle a dû prendre un repos
forcé après le surmenage que lui a occasionné le
décès de notre cousin. Victime de l'horrible guerre,
un œil perdu, la face ravagée, toutc la partie droite
du corps paralysée, ce n'était plus un homme, mais,
ainsi qu'il le disait, «un débris douloureux ». La
mort a été lente à venir, et son infirmière ne l'a
pas abandonné un seul instant. Le père du malheureux, l'intendant de Neuris, l'a suivi de près dans
la tombe, bénissant l'ange de charité qui s'était
consacré à ces deux glorieuses épaves de la guerre.
« :Mais j'abuse de vos instants; excusez-moi, je
vous en prie, Madame; quand il s'agit de chanter
les louanges de ma tante, je nc sais pas m'arrêter. »
- Mais, Monsieur, vous m'intéressez vivement,
au contraire. Vous êtes donc, vous ... ?
- Le petit-fils du colonel dc Ncuris, frère de
l'intendant; Alvèrc est la sœur de ma mère, qui
avait épousé un Le Guerreck du pays breton, ma
sœur et moi n'avons que quatre ans de différence.
- Mais alors ccttc Anne Le Guerreck dont parle
toujours ma fil~ue
serait donc ...
Mais Bernard Horrel était au bout de sa patience.
- Ma tante fit-il en fai sant retomber lourdement
le capot de so~
moteur, vous oubliez que Françoise
attend que nous allions la quérir et qu'elle grelotte
peut-être de fièvre, après ce bain forcé; d'autre
part, nous abusons de la bonté de M. Le Guerreck.
- Tu as raison, mon enfant; je ne sais plus où
j'ai la tête. Tu ferais peut-être bien de pas er chez
1 ~octeur,
afin qu'il vienne voir la petite ava'nt la
nUIt?
�42
MESSAGÈRE DE BONHEUR
- Téléphonez-lui, ma tante: ce sera plus simple.
Et, s'adressant au jeune officier:
- Monsieur, je vois que vous avez une bicyclette,
je ne vous offre donc pas une place dans ma voiture; permettez-moi de vous devancer en vous
<.:xprimant mes remerciements bien sentis.
Le jeune homme s'était de nouveau découvert.
ous ses cheveux chàtains, les yeux de même teinte
souriaient d'un air de grande bonté. Il ajouta qu'il
avait été trop heureux d'être le 'messager d'une
bonne nouvelle.
Mais le banquier ne l'écoutait plus; on aurait dit
que la vue du jeune homme lui faisait du ·mal. Il
s'engouffra dans sa voiture ct partit à une allure
rapide, Pendant ce temps, Mm. Bérengère, vraiment
bïisée par les émotions, se laissait tomber dans le
fauteuil d'o icr que Delphine n'avait cessé de rapprocher d'elle durant toules les péripéties diverses
de cc drame.
An bout d'un instant, la fidèle servante, demeurée
près de sa maîtresse, murmura:
- Le neveu de MIl. Alvère sauvant la pupille
de MUllsiènr, qu'e t-ce qu'en dit :J,Iadame?
- Que les desseins du Ciel sont impénétrables,
ma fille 1
- N'est-cc pas là une chose renversante! Madame a-t-elle remarqué la figure de Ionsieur?
on, ma fille. Laissons ce suj et troublant; ne
pensons CJu'à remercier le Ciel que cette petite ait
été si miraculeusement arrachée à la mort.
- :Madame a rai son! J'espère que Monsieur ne
va pas trop la gronde!'.
Pui ' , s'en allant. tête baissée, le front pensif, la
brave fille murmura:
- Elles étaient pourtant bien charmantes, ces
deux demoiselles de Nel1ris! Et comme ce beau
g arçon leur ressemble! Il Y a des choses curieuses
tians ·la vie, tout de même!
�M~SAGÈRE
DE BONHEUR
43
v
- Bernard, est-il vrai que tu aies fait ·mettre ce
maudit canoë dans une remise dont tu as gardé a
clef?
- Oui, ma tante. Je vois que votre police e-t
bien faite. Est-ce que vous me blâmez de cette
mesure?
- Je t'approuv , au contraire!
- Vous m'en voyez ravi.
- Ne raille pas toujours et ne prends pas cet air
agressi f.
- C'est que je vous vois venir: je sens que vous
allez me demander une compensation à la di grâce
dt cette pauvre victime; vous la voyez peut-être
d'ici peu sous les verrous, Ile aussi.
- Vraiment, tu exagères! on, mais il est certain que Francette s'ennuie et qu'il y a de quoi:
sans amie, sans camarade, toujours seule entre nous
deux.
ous l'enverrons en Angleterre; je vais me
procurer des adresses.
- Pas cette année, Bernard, pas cette année, je
t'en supplie 1 Elle n'est pas encor complètement
r mise de cette quasi-noyade dans l'eau glacée; elle
nous a fait bel ct bien une bronchite.
- Qui n'aura aucune suite, m'a affirmé le docteur. Je reconnais d'ailleurs avec vous qu'elle a une
fichue petite m!ne; il. faut la fortifier, voir à ce
qu'elle se nournsse mIeux; elle mange du bout des
dents.
- Depuis qu'elle a eu la fièvre. c'est certain, ,t
�«
MESSAGÈRE DE BONHEUR
je suis contente de ce que tu t'en sois aperçu. Je
crois que ce n'est pas le moment de la contrarier.
Accompagnez-la, ma tante : elle vous en
supplie.
- Oui, mais tu ne penses pas que je me fais
vieille, les voyages ne m'enchantent pas, surtout
avec une traversée en perspective.
- Vous y viendrez, pourtant, ma tante: je vous
vois céder,
- Non, parce que tu es incapable, toi, pour assurer ta tranquillité, d'exposer la vie d'une vieille
femme dolente et d'une jeune fille un peu délicate.
Tu ne nous laisserais pas partir.
- Bah! bah! Elle a de la santé à revendre, en
temps habituel, et vous, vous avez toujours vingt
ans!
- Je suis sans doute la seule à ne pas m'en apercevoir. Non, la pensée d'un tel voyage me remplirait d'angoisse; j'y resterais, mon cher enfant, j'y
resterais! Par ailleurs, je ne laisserai jamais s'en
aller cette petite fauvette inexpérimentée ét audacieuse! Tu la vois seule, ouvrant ses ailes au vent du
large? Nous avons des devoirs envers cette enfant.
- Hélas! bougonna le vieux garçon.
- Ne te montre pas plus mauvais que tu n'es!
- Je connais mes défauts, allez, ma tante; sans
doute sont-ils nés avec moi; certains ont été exacerbés par les événements, par exemple! La méfiance, l'horreur du monde, le dégoût de la vie ont
rempli mon âme d'amertume. Je tâche du moins d;!
ne pas me rendre insupportable à mes subordonnés
et me garderais bien de m'imposer à une femme.
Toi! C'est-à-dire que tu aurais fait son
bonheur!
- Jadis, peut-être. Maintenant, on a tué en moi
la foi et l'espérance.
Comme le jeune homme se taisait, J'air plus
sombre encore, la bonne dame n'insista pas, mais
reprit au bout d'un instant:
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
4S
Nous voici bien loin de ce que je voulais te
dire; j'y reviens.
Le jeune homme retint un mouvement d'impatience. Mai elle, haussant le ton :
- Ecoute-moi, ce n'est pas si souvent que nous
causons ensemble:
Françoise a besoin de soins; le docteur la surveille, nous suivrons ses conseils; mais il y a autre
chose: elle manque de distractions.
Il jeta négligemment:
- Conduisez-la au bal; pourvu que je ne vous y
accompagne pas ...
- Voyons. elle est encore en deuil! Puis. si on
accepte, on sol1ict~
- ce que je n'aime pas. - il
faut rendre les politesses. Cela ne te plairait guèr~,
et la pauvrette n'en demanderait pas tant.
- Que réclame-t-elle?
- Elle voudrait passer son brevet de conduire
dès que son âge le lui permettra. Ne pourrais-tu lui
cl nner quelques leçons?
Un peu de malice alluma le regard du jeune
homme; il concéda tout de suite:
- Soit! Le dimanche quand nous irons à Ladeuil pom la messe, je lui passerai le volant, ... mais
vous mourrez de peur.
- Non, parce que tu seras là! Dans tous les cas,
si j'ai peur, pers nne ne s'en apercevra .... je me
tairai, comme je l'ai fait déjà ...
- ... En revenant de Libourne, pauvre tante hér ïque, bonne à tout prix. jusqu'à vous sacrifier
pour combl 'r les désirs d'une en fant gâtée!
- Dis d'une enfant tout court. Cc n'est pas de
sa faute si elle est de son sIècle; cela n'atteint pas
ses qualités profondes. Donc, Francette reprendra le
volant?
- Elle le reprendra dans les conditions où je
VOlIS le dis.
- Entre temps, tu lui permettras de se servir de
sa bicyclette?
�~
MESSAGtRE DE BONHEUR
Elle a une bicyclette, maintenant?
- Oui; Ladouret la lui a envoyée avec son
canoë.
- En voilà un auquel je vais écrire deux mots!
- C'est bien inutile, je crois: la petite n'attend
plus rien de chez elle.
Le tuteur se souvint du jour où la jeune fille
avait exprimé devant lui, d'une façon presque
émouvante, le désir de revenir dans ce cher Durfort. Le dit Ladouret serait capable, si elle l'y invitait, de venir l'enlever.
- Ah! mon Dicu, ma tante, que tout cela est
donc ennuyeux, difficile à combiner!
Et, se levant, l'air harassé, il alluma une cigarette.
- Il m'est pénible de refuser toujours, ma tante,
mai s il ne me plaît pas du tout que celle dont j'ai
malheureu sement la respon sabilité coure les routes
toute scule et aillc Dieu sait où. Or, vous le savez,
à la campagne on est très épié; il semble que les
arbres se parlent entre eux pour se communiquer
les nouvelles; les moindres commérages se répètent
vite, et il n'en faut guère pour ternir la réputation
d'une jeune fille. J e tien à ce que Françoise, imprudente, impulsive, ne fasse point jaser: cela nuirait à son bon établissement.
Il s'arrêta un instant, le vi sagc de nouveau
assombri, et reprit:
Par excmple, ma pupille n'est pas fâchée
a'avoir été sauvée, du moins sccouruc, par un jeune
et brillant officicr; ccla, jc l'ai bien rcmarqué lorsqu'on l'a mise au courant dc son avent ure, qu'elle
Ignorait à peu près, puisCJu'elle était pour ainsi dire
sans connaissancc au momcnt de son sauvetag-{.
Lui-mêmc, cc bcau héros, m'a paru assez contênt
de son haut fait; il est peut-être par nature ouvelt
et expansif. Si les deux jeunes gens se rcncontr(;nt,
vous POU\'('z être certainc qu'ils causeront. Eh bien!
tela, je ne le vcux pas.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
47
Mais M. Le Guerreck est reparti 1
- Il reviendra, et aprè5 sa sortie de Saumur il
aura un long congé; on me l'a dit.
«La sagesse consiste donc à tout prévoir, même
le pire 1 Vous me voyez lui accordant de bonne
grâce la main de ma pupille ? .. »
•
- Ah! tu vas vite! Après tout, ce serait peutêtre pour le bonheur de la petite 1
Il eut un rire amer.
- Vous voilà bien, ma pauvre tante, voyant toujours tout au mieux. Une autre, et celle-là vous
prétendiez la connaître, vous semblait douée de
toutes les qualités, de toutes les vertus ; ... à moi
aussi, d'ailleurs, elle apparaissait telle. Et nous
avons été joués l'un et l'autre, vous dans votre
amitié, moi dans un sentiment plus violent ... Mais
ne remuons pas ces cendres encore brùlantes; seulement, ne vous étonnez pas de mes rigueurs: je
me méfie. Cette enfant, dont je suis obligé de
m'occuper, j'ai le devoir de lui éviter des peines
inutiles.
- Mon pauvre Bernard, je te remercie de penser
et de parler ainsi. J'ai été dcux fois navrée par
cette malencontreuse aventure à cause de toi, surtout; tu le crois bien, n'est-ce pas?
- Je le crois, moi qui doute de tant de chlôlses,
car j'ai foi en votre affection.
- Ah! tu le peux, mon cher Bernard. Mais
laisse-moi achever: je ne désire pa du touL non
plus laisser FranceLte arpenter seule les routes; seulement tu sais que notre brave Julien fait aussi de
la bicyclette: deux fois par semaine il pourrait
accompagner la petite à Ladeuil; cela lui permettrait de faire de la musique d'ensemble avec la
bonne M'" J eanery, de parler anglais avec elle. Tu
ne l'ignores pas, l'épouse et la mère de tes deux
employés a jadis, avant son mariage, passé six ans
en Angleterre, dans une grande famille: elle parle
l'anglais presque aussi bien que le français. C'est
�48
MESSAGÈRE DE BONHEUR
une femme, intelligente, artiste, dont le contact ne
peut être que salutaire à ta pupille.
Le tuteur acquiesça d'un mouvement de tête; ce
que sa tante lui disait avait l'air de l'intéresser.
Mm. Bérengère continua:
- Elle est mieux, paraît-il, en ce moment, et je
crois que son petit budget s'accommoderait bien de
ressources nouvelles; son opération a coûté cher à
son mari et à son excellente fille. Tu estimes beaucoup cette famille, n'est-il pas vrai?
- Au point que c'est en partie à cause d'eux que
je maintiens une affaire qui n'est plus un e source
de revenus.
- C'est là une bonne action que j'admire.
Mais lui, bourru :
- Il n'y a vraiment pas de quoi! Du moins il
ne me déplaît pas de mettre Françoise en contact
avec Mm. J eanery et sa fille, M'lo Louise; elle ne
pourra que gagner en leur société. Donc} si Julien
ne renâcle pas ...
- Oh! nOll : il raffole de la petite.
- Allons, tant mieux pour elle ! Je Fautoriserai
à accompagner ma pupille une. fois par semaine à
la ville; le mardi, c'est moi qui me chargerai de ce
soin; ainsi, votre protégée aura une seconde leçon
de conduite. Etes-vous satisfaite, ma tante?
- Tout à fait, mon ami. Ces petites 5'Orties enchanteront Francelle, qu'un rien amuse. Son plaisir,
c'est le mien; et puis, laisse-moi te l'avouer, Bernard: te retrouver vraiment bon m'est très doux !...
A eet aveu touchant, le neveu récalcitrant répondit par une so rte de grognement attendri qu'il traduisit par un :
- Ma tante, vous me faites fuir 1
« Il est encore bien malade} bien ulcéré », pensa
M"'· de Lhoriac lorsqu'el\e sc retrouva seule.
Que de fois il lui arrivait de sc ruter l'angoissant
problèm e ! Elle ne pouvait se faire à cette vie subitement brisée, à la rupture de liens d'amitié qui
�MESSAGtRE DE BONHEUR
~
semblaient si profonds ... Quel silence glacial ~ucé
dant à la plus douce intimité !... Et lui, ce bean
garçon au cœur généreux, buté, devenu sceptique,
désenchanté à jamais !...
La pauvre femme poussa un soupi r et fut presque
heureuse de se voir arracher à ses pénibles pensées
par l'apparition de Françoise qui arrivait à pas discrets et demandait à voix basse:
- Mon tuteur est parti?
- Oui, ma chérie.
- Avez-vous pu obtenir quelque chose?
- Oui; pas sans peine, d'ailleurs, mais enfin,
voilà.
Et elle mit la jeune fille au courant.
La petite n'avait pas l'air enchantée; elle
maugréa:
_ Tout de même, il est sévère ... Je voulais aussi
avoir la permission d'aBer un jour au Uoulin-Vert
pour remercier ces braves meuniers.
- Bernard s'est chargé de ce soin, et généreusement, tu peux m'en croire.
- L'argent ne fait pas tout! Un jour, avec Ju~
lien, ne pourrai s-je faire \ln détour pour dire un
mot gentil?
- Je veux bien, mon Dieu, mais une seule halte,
Il'est-ce pas, ct très courte.
« Ton tuteur a de nouveau exprimé notre gratitude à Alain Le Guerrcck, qu'il a rencontré de co!
côté, lui ausgi; l'incident st clos. »
- Tant pis! ne put s' mpêcher de s'écrilr la
petite.
Sa tante la rega rda par-des liS ses ltne
~.
- Qu'est-ce que v ut dire cc tant pi , M'1<l cl1'oiselle? gronda-t-cllc, d'une voix qui sc voulait ~é
vère.
, - Cel~
veut. dir:, bonne tante, que j'aurais aimé
a remercier mOl-meme cc monsieur t voir con' ment
il est, car je n'ai gardé le souvenir que d'une tSplce
d'amphibie dont le visage, les mains ct les bras ruis-
�!:io
MESSAGÈRE ' DE BONHEUR
selaient d'eau; il respirait bruyamment, comme un
cachalot, et me fit un effet assez ridicule; cependant, Delphine prétend qu'en tenue de ville il est
charmant'
- Elle a raison, opina imprudemment dame Bér engère.
- J'aurais voulu m'en rendre compte, alors. Mettez-vous à ma place, marraine' Et puis, surtout, je
,'oudrais savoir s'il est réellement le frère de mon
amie Anne Le Guerreck; cela, il faut absolument
qu~
je le sache! C'est du plus grand intérêt pour
mol.
Elle voulait être aussi renseignée sur cette demoiselle Alvère dont la meunière lui avait parlé avec
tant d'enthousiasme. On n'avait jamais vu une personne aussi belle, aussi bonne, aussi charitable 1
Qu'était-elle à sa camarade? Oh' ne rien savoir 1
ne pouvoir ri en demander ',
Alvère, un nom du Périgord, étrange mais romanesque. Elle venait, paraît-il, d'hériter justement du
1I1oulin-Vert et du vieux petit manoir qui dressait
ses murailles dans un encadrement idyllique de
chênes et de peupliers, tout près d'ici, d'ailleurs.
Ah' savoi r !... savoir , ...
La pauvrette en avait la fièvre, ct c'étaient tous
ces mystères qui la tracassaient, qui l'empêchaient
de dormir ct la fatiguaient bien plus que sa baignade et cette bronchite ratée qui n'avait été qu'un
simple rhume.
VI
Le mardi suivant, Françoise pénétrait, à la suite
de son tuteu r, dans la maison grise, lourde, banale,
qui abritait la banque Horrel et les 31>partements
~e
se empl yés.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
SI
L a jeune fille était toute rose de plaisir, cc qui
prouvait combien Mme de Lhoriac av'ait raison
quand elle affirmait qu'il en fallait bien peu pour
contenter sa filleule.
Bernar d se di rigea immédiatement vers son cabinet, où l'attendait un client, et sa pupille, un peu
décontenanc' e, regarda autour d'elle les comptoirs
grillagés, qui lui faisaient J'effet de cages.
Jean, le garçon de service, que les mauvais plaisants su rnommaient « le benêt», à cause de son air
niais, de ses ch eveux filasse et de ses yeux ronds,
avançait une chaise.
- Remettez-vous, dit-il avec une grimace qui
voulait êtr e un sou rire .
C'étaient les paroles et les gestes qu'il accomplissait avec le plus d'aisance, tandis que M. Amable
- - on disait Aimable - déposait ses manchettes de
lustrine afin de saluer la pu pille de son patron, la
comparant à un rayon de soleil venant illuminer
leu r solitude laborieuse, et que 1p 1e Louise, la dactylo, sa page terminée, cessait de tapoter ct, gracieuse, remerciait la jeune fille de vouloir procurer
à sa mère le plaisir de parler anglais et de faire
un peu de mu iquc.
Seul, Sévère Bois ec, le comptable, ne disait rien;
sa longue figure au teint terreux, au nez proémin ent, ne paraissait pas pouvoir se dérider ni ' e
r asséréner.
Françoise connaissait cettc particularité. Ne pouelle alla tout de
v ant supporter les airs rcnfog~és,
suite se planter devant son gUichet et, après quelques mots aimabks, loua fort l'ordre qui régnait
parmi ses registres ct ses cartables.
Le vieil hommc, d'abord suffoqué, regarda la
jeune fille, pour voir si rlle ne sc moquait pas de
lui; mais comme elle ne souriait que d'amabilité el
lui demandait des rcns(;igncm nts sm c~t
e forteresse démant lée qu'elle avait aperçue en pél1tran~
dans la petite ville, ce fut presque avec empr~
e-
�';2
MESSAGÈRE DE BONHEUR
ment, et avec une certaine érudition, qu'il lui répondit, donnant des précisions historiques sur cet ancien château des Talleyrand qui, de ses tours
millénaires et de son donjon altier, domine d'un
côté la cité et de l'autre une charmante vallée ver te
et encaissée. Aussi étonnée que son pè re, Louise
écoutait le caissier-comptable parler autrement que
par monosyllabes.
lais il y eut un bruit de sièges repoussés dans
le cabinet du directeur: le maître allait paraître.
Les plumes coururent de nouveau sur les registres ; Jean le benêt gagna sur la pointe des pied~
le vestibule, cependant que la machine à écrire reprenait son martellement monotone.
Françoise, livrée à elle-même, sur les indications
de M. Amable se dirigea vers une porte qui lui
permit d'atteindre le couloir où se trouvait un escalier par lequel on accédait au premier étage, logement de la famille J eanery.
Le cais ier, lui, habitait, au-dessus de Jean le
benêt et de sa vieille mère, dans une petite maison
attenant à la banque et faisant fuce à la place, dont
un vaste jardin la séparait, tandis que la banque
ouvrait avenue Gambetta.
L'appartement des J eanery, dont trois portesfenêtres donnaient sur le halcon, reluisait de propreté; il était agréable à voir et accueillant.
En dépit de son état de santé, Mme J canery ~e
plaisait à égayer leur appartement, faisant revivre
es vieux meubles avec des cretonnes d'un joli cololis; des fleurs, des plantes vertes jaillissaient de
vases rustiques Olt de cahe-pot~
de cuivre; derrière
les vitres d'un argentier, un service de vieux
limoges laissait voir ses délicates dorures; puis il
y avait, dans la pièce qui servait de salon et de salle
à manger, un bon vieux Pleyel soigné comme un
~lfant
de santé précieuse et fragile et dont la maÎ~t"5se
de 1.1aison savait tirer des accents pathétiques
touch:ll1ts. Cette pauvre femme à l'air épuisé.
�MESSAGtRE DE BONHEUR
53
aux yeux cernés, au visage flétri, à la mise modeste,
insignifiante en apparence, possédait l'âme d'une
artiste.
Assise devant son clavier, elle retrouvait des
forces, de l'intensité, de l'agilité; sous l'empire de
la flamme qui la consumait, son visage resplendissai t.
Françoise était trop vraiment musicienne pour ne
pas tout de suite découvrir de tels dons.
Stimulée, elle sut mettre son violon à l'unisson,
et ce fut la joie d'une véritable séance musicale que
s'offrirent ce jour-là ces deux créatures si différentes d'âge et de nature.
Et le temps passa si vite que la leçon d'anglais,
à peine commencée, fut interrompue par l'arrivée
de Louise revenant - suivant une coutume établie
_ faire goûter sa mère.
Goûter particulièrement soigné, ce jour-là, en
l'honneur de la visiteuse, qui dévora à belles dents
les merveilles chaudes et les casse-museaux, spécialilés périgourdines.
Et quand elles curent fini, Françoise demanda à
visiter le reste de l'appartement, ce à quoi Louise,
amusée, accéda immédiatement.
Elles commencèrent par la chambre de la dactylo.
Là, une mère attentive et tendre s'était plu à
faire un nid coquet à sa pauvre enfant, par ailleurs
privée de tant de joies.
Un tapis clair, des cretonnes ~euris,.
un dessus
de lit en cluny encadré de broderIes anciennes donnaient à cette pièce un aspecl élégant.
Mil' de Lhoriac s'extasia tout de suite devant des
aquarelles joliment encadrées; puis, tout à coup.
s'écria:
- Mais je connais ça, moi, je connais ça! Cette
chapclle au porche antiquc, c'est la chapelle SaintGuénolé, située dans la commune de Kergaran, en
pleine Bretagne. Ce manoir, c'est Kcrfao, dont mOIl
�S4
MESSAGÈRE DE B ONHEUR
amie Anne avait la nostalgie ... Je l' ai en carte postale. .
Saint-Guénolé, Kergaran, Kerfao,... votre
amie Anne ... ? interrogea Louise, stupéfaite.
- Mais oui, Anne Le Guerreck, ma meilleure,
ma seule amie; vous la connaissez?
- Je l'ai vue bébé, il Y a de cela longtemps! Sa
tante est demeurée, malgré l'éloignement, la sépar ation, les épreuves, une des créatures que j'aime
le mieux au monde. N'a-t-elle pas été notre bienfait rice ft des heures difficiles, Alvère, la belle Alvère?
' - Quel nom étrange!
- Celui d'une jeune martyre périgourdine qui
vécut en même temps que saint Front.
- Ce n'est donc pas une Bretonne comme mon
amie?
- Non, elle est d'ici. 'l'enez, Mademoiselle, voilà
sa photographie.
Françoise s'était arrêtée et contemplait avec admiration le portrait d'une femme ravissante posé
bien en évidence avec, comme hommage, quelques
roses qui s'effeuillaient dans une coupe.
- Dieu! quelle beauté! s'exclama la jeune fille.
Quel incomparable ovale, et, sous ces cheveux ondés, ce front magnifique, ces y ux profonds, ce sourire doux et si triste,... désenchanté, même! Sc
pourrait-il qu'une tcllc créaturc n'ait pas connu Ic
bonheur?
- Vou l'avez d viné, Mademoiselle: elle porte
en elle le poids d'une douleur secrète et si amère !...
Puis, après un instant de réflcxion et comme boulcversée :
- Oh! Mademoiscllc, qu'ai-je fait en vous introduisant dans mon domaine particulier, où personne
ne pénètre n dehors des micns? ... Je ne savais pas,
je ne pouvais pas devin r que certains liens vous
rapprochaient de mon amie et de ses œuvres, ... sans
cela j c n'aurais pas commis une imprudence que
qll l'lu'un pourrait me rcpoh~
un jour, qucl1
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
55
qu'un qui est bon pour nous et que je ne voudrais
pas offenser ... Oh! non, mon Dieu, ce serait trop
mal!
El comme la visiteuse la regardait avec des yeux
étonnés, elle continua sans autres explications, mais
toujours véhémente:
- Alors, voulez-vous avoir la bonté, la charité
'de ne p:uler de vos découvertes à personne à Najac,
je vous en prie?
Une véritable anxiété faisait trembler la voix de
la pauvre fille; son visage pâle et terne exprimait
l'angoisse.
Qui craint-elle donc de mécontenter? Le maître,
san s doute? Pourquoi?
lntriguée et curieuse, avant de rien promettre eHe
interrogea:
- Ma tante et mon tuteur ont donc des raisons
de ne pas aimer cette Alvère au regard si beau, au
sourire si triste, ou quelqu'un des siens? J'avais
déjà pressenti un mystère.
- Oui, vous ne vous trompez point. Une brouille
suhite et inexplicable, succédant à une longue intimité, les sépare à jamais. Le colonel de N curis,
'P.è re de mon amie et de sa sœur, était un homme
trè. loyal, très généreux, mais au.toritaire et absolu,
de caractère difficile. Que s'est-LI passé? On n'en
sait rien. Même vis-à-vis de moi, Alvère est muette
sur ee point.
Françoise pri t un air sceptique.
v trc place, je douterais d'une amitié qui
exrlut la confiance!
- Non, ne diles pas cela 1 Il e t des eas où eertains secrets ne nou apparLiennent pas, où l' on ne
doit pa' parler. Je n'en veux certainement pas à
Alvère; ?'ai~leurs:
cela ne nou~
regarde pa 1
QUI salt? reponchl la petite, qui sur certain5
points montrait des idées très arrêtées. Mais je
n'in siste pas el vous promet de ne rien dire. Cependant, donnant, donnant! Dites-moi, v li , au moins,
�56
MESSAGÈRE DE BONHEUR
qui est le lieutenant Le Guerreck par rapport il
votre Alvère?
- Son propre neveu, le fils de sa sœur.
- Alors, ... le fr ère de mon amie? balbutia l'orphc1ine, légèrement émue.
- Mais oui, certainement.
Et, sans faire attention au trouble de la jeune
fille, Loui se J eanery décida qu'elle devait rejoindre
son bureau, tandis que continuerait la leçon d'anglais interrompue.
La maîtresse et so n 'lève étaient en pleine conversation lorsque le banquier lui-même vint quérir
sa pupille ct saluer Mme Jeanery qu'il paraissait
tenir en particulière estime.
- Mais on sc croirait à la Chambre des Lords!
fit-il en entrant. C'est donc vrai que cette petite
c.omprend ct parle l'anglais d'une façon courante?
- Vous m'en voyez surprise et ravie, monsieur
BCfllard! répondit la bonne dame qui, durant un
mom nt, ne tarit pas sur les talents musicaux de
son élève et sur sa facilité à pratiquer le langage
de la perfide Albion.
Le tut ur, cep ndant, mettant un frein au
lyrisme du profe seu r, prenait congé rapidement;
mai~
il sembla à Françoise qu'il n'avait pas l'air
mécontent; à peine l'auto en marche, il causa un
l'eu aVl:C cllt.: d, d~s
la sorti de la petite ville, lui
pa . sa h' volant, en ajoutant certaines recommandaticJI1s de prllc1enc .
E:: quand ils furcnt arrivé .' .
- Allon o , fit-il, le ton conciliant, ce n'est pas
tr p mal. Si \'OtlS n'a \'ez pa~
dcs idées saugrenues,
01', pourra peUl-être faire quelquc chose de vous un
jour.
La petite était t lIement étonnée d'entendre un
s('mblablc ccmpliment qu' Ile oublia totalcm 'nt d' '1
l'cm 'rcicr son tutcur
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
57
VII
Lettre de Frmtçoise 'à son am~e
Anne Le ·G1urreck
« Ann e ! n'êtes-vous "donc plus mon amie ? .. P ourquoi mes lettres demeurent-elles sans réponse? Que
vous ai-je fait? Où êtes-vous? Peut-être votre courrier ne vous parvient-il pas, si vous ête s en voyage.
Ah 1 combien je voudrais pouvoir trouv er un e r aison à votre silence 1 La pensée qu e vou s ne m' aimez
plus me déchire le cœur. Ne songez-vous pas que
notre amitié était un e de mes r a r es joi s, la meilleure 1 Si elle me manque, que deviend rai-je ? ..
« J e continu erai à vous aimer, à vo us le (lI re, ou
plutôt à vous l'écrir e, jusqu'au jour où vous me
donner ez à ent endr e d' une façon f ormelle que je
doi s me tai r e ...
« On me r emet à l' in stant de ux ca rt es postales
signées de votre nom; quelques mots de banale
amiti é les accompagnent 1 C e t pe u, mais c'est
quand m ~ m e le témo ignage de votr e souvenir. Ces
cartes r eprés entent la chape lle de Sai nte-Anne-l aP alu e et l'église si curi euse de Locronan, avec le
tim br e de la poste. J e ne peux me t rompe r : vous
êtes en Bretagne, vous r éalisez votre rêve ! Comme
je m' en r ~ j ouis
avec vous! Alo rs, vo us avez reçu
111es leltr s, dites ? V ou avez su cette cho e in- '
croyable: j'ai f aill i me noye r, .et c' st vot r e f rè r e , ~
le lieutenant L c (iu"r r ck, qUI m'a sauvé la v ie !
Oh 1 dites-lui bien toute ma gra ti tude, et comme je 1
r e:grette de e pas le connaît re... T ant pis si ce que
�58
MESSAGÈRE DE BONHEUR
je vous dis là n'est pas convenable; n'est-il pas .e
frère de ma seule amie?
« La semaine dernière, après une première visite
à Ladeuil, je vous ai narré mes déeonvenues concernant la vieille intimité de votre tante et de
Louise J cancry, et je vous ai suppliée, au risque de
paraître indiscrètc, cIe mc donncr quelqucs explications sur ce passé qui m'apparaît plein de mystères.
Et vous ne me répondez ricn!
« Vous le voyez, je nc me décourage pas, car je
suis toute disposée, maintenant, à vous conter ma
vi ite au Moulin-Vert. Vous me répondrez là-dessus
cc qu'il vous plaira et quand il vous plaira.
« Donc, avec l'autorisation de ma tante, je suis
allée remercier Marie et sa fille des soins empressés
qu'elles me prodiguèrent au moment de ma noyade.
« Après avoir appréeié la bonne liqueur de fenouil préparée par la ménagère, j'ai laissé Julien,
I~ jardinier, mon chevalier servant - seul chevalier
«choquer de verre»
qui m'ait jamais servie, avec le meunier, ct, escortée de la brave Périgourdine, j'ai été revoir le lieu de mes exploits aquatiques.
« J'étais si absorbée par la direction de mon frêle
c~qui
f que j'avais alors négligé cie regarder le
paysage.
« J'ai donc pu admir r à mon aise la rivière
glissant sur l'éc1u<;e et dont 1 murmure se marie si
bien avec le tic tac du moulin. Dans l'eau encore
frémissante, des bande de canards et de caneton,
. 'ébattaient, joyeux et affairé ; de grands arbres,
il la verdure tendre se reAétaicnt dans Ic clair
lI1iroir. 'l'out à fait charmée par cet endroit déliCICUX, j'ai suivi Ic sentier tracé entre l'onde et une
verte pelouse. Bientôt, sur la gauche, un peu en
surélévati n, j'aperçus des murailles grises émergeant d'un bououet d'arbres: « Le Vieux-Logis »,
déclara Marie à dcmi-voix.
« Curieuse, j'ai fait cncore une centaine de
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
S9
mètres; dans le fond d'une prairie coupée de saul s,
une barr ière branlante entourait un parc abandonné.
« J e m'approchai, en étouffant un cri d'admiratio n.
« L a fantasqu e n ature avait fait de ces lieux un
miracle de végétation presque tropicale; des rosiers,
des glycines couraient d'un peuplier à un catalpa,
d'un cytise à un tilleul, tandis que le lierre luisant,
à grappes noires, grimpait à l'assaut de chênes druidiques.
« Dans ce qui avait dû êt r e un massif, parmi les
herbes folles, des rhododendrons géants, des pivoines arbo rescentes s'obstinaient encore à fleurir,
tandis que des seringas épanou is en corolles blanches
répandaient un parfum obsédant. Cependant, je remarquai que certaines allées venaient d'être dégagées de leurs ronces, l'herbe fraîchement fauchée;
devant le château lui-même, une la rge esplanade,
jCldis sablée, avait dCt être récemment nettoyée.
« Le château ... Ce vieux pavillon Louis XIII,
sans doute ancien rendez-vous de chasse ou de
pêche, méritait-il cette appellation? Non ; mai s
quand même il avait de l'allure, avec son haut toit
aux lucarnes historiées, ses fenêtres grillées ct la
porte à gros clous qui s'ouvrait au-d~sl1
d'un perron mangé par la mousse et dont la pIerre s'effritait.
« Tout à coup, j'entendis près de moi la voix
haletante et basse de la meunière:
« _ Hein! mam'zelle Françoise, voilà notre maÎ-'
tresse qui s'amène; je ne la c:oyais. pas encore
arrivée; ce devait être pour demalll matlll. Cachonsnous dans le fourré, bien sûr qu'elle ne serait pas
contente si lle voyait du monde chez elle.
« Et, sans s'excuser, m'entraînant familièremen'
par le bras, la brave femme me contraignit à unl'
retraite qui n'était pas certainement de mon goüt.
« J'entendis un pas léger, puis un oupir à fcndr (
l'âme, et quand je compri qu'elle était passée,
�60
MESSAGÈRE DE BONHEUR
j'éca rtai les branches des arbustes der r ièr e lesquels
nous étions blotties.
« Ce fut comme une apparition féerique se pe rdant dans la verd ure, une silhouette longue, mi nce,
vêtue de blanc, la tête inclinée, les deux bras ballants, dans l'attitude du désespoir ct du découragement, passa devant moi sans m'apercevoir.
« Cette ombre idyllique me plongea dans l'extase.
Jamais je n'avais vu une femme aussi belle, aussi
irréelle: on aurait dit une apparition .
« A travers les feuillages des arbres, un instant
un rayon de soleil vint se jouer dans sa chevelure
If~gère
qui se dora soudain; la tête petite, bien modelée, se releva; alors son allure se ralentit; je crus
qu'elle allait revenir sur ses pas, mais, aprt::s un instant d'hésitati n, elle poursuivit sa route.
« - Je savais bien, chuchota la meunière, qui
s'ennuyait de ne plus parler, qu'elle poursuiv rait son
chemin. Elle va-t-à la fontaine des buis; c'est ce
qu'il y a de plus curieux dans la propriété, comme
(l'Ii dirait une fontaine en iablée qui, deux fois le
jC/lIf, s'élève à deux mçtres au-dessus du sol ct, le
reste du temps, dort, pro [onde et verdâtre, sous des
touffes de plantes balsamiques. On dit que c'est là,
avant la guerre, que la belle Alvère s'est fiancée.
« - Ah çà! m'écriai-je, c'est donc el le? Mais
("Ii devait-elle épouser?
« La paysanne me regarda, bien ét0nnée.
« - Mademoiselle ne sait pas, alors?
c.( Et comme je faisais
«non» avec la tête, elle
me tira par le bras qu'elle tenait toujours entre ses
ir.rles mains.
« - 'I\:nez, ma pelite demoiselle, fit-elle à VOIX
basse, e'est pas le moment de causer, m is de nous
ensauver <tu plu' lôt, tant qu'elle n'est pas là; m'est
avi ()Il(' 110U, avons juste le lemps.
« Et, ,1 tra ver les broussailles, les branches enla':L(~S,
IOUS frayant un pa sage, la meunière m 'en-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
61
traîna jusqu'à une clairière d'où nous aperçûmes Je
moulin.
« - Là-dessus, me dit la rude femme, je vous
hussc compagnie, parce qu'il y a des chances pour
que notre maîtresse pousse jusqu'au moulin, afin de
me donner lc bonjour. Il n'y a rien de plus affectueux, de plus familier qu'ell e avec ses gens.
« Me plantant là, Marie s'est « ensauvée »,
comme ellc dit si bien, après avoir été rejointe pal
Julicn, ct j 'ai repris la route de la mai so n, bien intriguéc, presque anxieuse.
f( :-Ia chère Anne, COmprencz-vous mon désarroi?
Commcnt, votre tante, la sœur de votre mèrc, est là,
à qucl~s
pas de moi, et je ne peux courir vers
ellc, lui dire que je suis votre amic, cellc que votre
frère a sauvée de la mort certaine !... Ne voyez-vous
pas que je me débats dans l'inconnu, le mystère, la
tristesse? Ne vicndrcz-vous pas rejoindre votre
tantc ?... Ah! si vous m'aimiez comme jc vous aime,
CI'! ne scrait pas long!
« Avec qu clle tendrcsse mon cœur vous appelle!
« Votre
« FRANÇOTSE. »
Trois jours après, Françoise eut sa réponse. Telle
une voleuse cmportant son larcin, ayant guetté le
fac teur à la dérobée, clle s'enfuit commc une biche
aux abois, s'engouffra sous la vOllle épaisse du parc
ct ne s'arrêta que lorsqu'elle eut travcrsé ce qu'elle
appelait le rond-point: c'était un vaste espace découvert dont le terrain était semé de galets plats et
de lierre terrestre. Au milieu se dressaient une
tablc et deux bancs de pierre; sur l'un d'cux, la
j cunc fille s'installa.
De platanes séculai:es, aux troncs droi ts, gigantesqu\!s et ficrs, formalcnt, avec leurs branches entrelacécs, Icur fcuillage sombre, unc voûte 'dc vcrdurc que lcs rayons du solcil ne pouvaicnt guère
pénétrer.
�~
MESAG~R
DE BONHEUR
« Là, au moins, je serai tranquille! » pensa la
fillette, tandis qu'avec une hâte fébrile elle décachetait l'enveloppe de la missive et dévorait les lignes
que son amie se décidait enfin à lui adresser.
« J'ai beaucoup tardé à vous répondre, ma petite
chérie; mais, voyez-vous, j'ai du chagrin de vous en
faire, c'est pourquoi je rem ettais toujours. Vraisemblablement, nous ne nous verrons pas cet été, car
il est à peu près certain que nous n'irons pas cn
Périgord. Ce serait trop long de vous en expliquer
la raison, et j'en re\'iens aux premières questions
que vou. me posez. Oui, me voilà dans ma chère
Bretagn où je n'avais pu m'installer encore, mon
père, après six ans de garnison à Bordeaux, ayant
été envoyé en Syrie.
« C' est pour cela que je suis demeurée si longtemp s pensionnaire dans l'asile béni où nous eûmes
la joi<! d nous rencontrer. Tante Alvère, la jeune
sœL1l de maman, sc trouvait dans l'impossibilité de
me recevoir, ayant consacré sa vic à son oncle, l'intendant de Neuris, grand gazé de gu rre, et à son
fils, une des victime les plu att in tes de 1914.
« l\la tante ne voulait pa attriste r ma jeunesse
par le voisinage immédiat de. tant de douleurs, alors
qu'elle n craignait pas de. donn r les plus beJ1es
al1n~es
de sa vie à ces deux glori ux héros.
« l\laintenant que tous deux so nt mort s, le père
et le lil.fi, j ml! demande ce que ma tante - elle est
si jeune encore! - va faire de sa liberté; j'espère
que nous pourrons habib.:!r ensemblt et que mon
frère chéri - le. lieutenant sauveur, oui, petite
Frûn<;oisc - passera désol mais ses permisslOn s so u~
notn:. tnit, cr. Bretagne. Car, ma chéri, par son
ascendance ma famille s'est trouvé e posséder des
attaches CT. Pér:gord t en Bretagne.
«Seulement, 11 Périgord, depuis la vente. de seS
biens, 1110n gran<l'père, le colonel de. Neuris, ne possédait plus d'attaches.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
63
« A présent, de même que Kerfao restera à Alain,
que Lauëman m'appartient, tante Alvère vient d'hériter de son oncle et de son cousin du Moulin-Vert
et du Vieux-Logis, à deux pas de la propriété de
:votre tuteur, ma petite.
« Je suppose qu'elle gardera ce souvenir de famille qu'une volonté inéluctable semble lui imp ser;
pour ma part, je le souhaite de tout mon cœur, car
chez elle nous sommes chez nous, mon frère et moi.
« Je reverrai avec un plaisir infini ces lieux où,
tout en Fant, je suis venue avec ma chère maman, je
m'en souviens très bien. Et si vous êtes là encore,
petite amie, eomme je serai heureuse de vous y rencontrer!
« Alvère, appelée pour le règlement de ses
affaires, n'y restera pas longtemps, cette fois-ci.
« Afin de vous complaire, avant SOI1 départ, j'ai
:interrogé ma jeune tante sur la rupture des relati0ns qui, reprises, feraient notre joie.
« Son pur visage, es yeu." mordorés, si lumineux
parfois, ont alors exprimé un immense tristesse,
une douloureuse angoisse, même; sa voix si calme,
si harmonieuse d'habitude, tremblait pour me répondre:
« - Ce que tu désires n'est pas pos -ible, enfant.
Par pitié, laisse dormir sou les cendre qui les
recouvrent des souvenirs atrocement cruels.
« Elle m'a paru tellement bouleversée que j ' me
suis juré de ne plus l'interroger à ce sujl.!t. Jamais
elle ne parlera, j'en suis sûre! N'est-ce pas d'ailleurs manquer de délicatesse que de chercher à onnaître les secrets qui ne nous appartiennent pas?
« Vous le voyez, chérie, je ne peux ricn vous
aire, mais, je l'espère, nous pourrons continuer à
nous ~c:ire
~égulièremnt,
l~nucmt;
mais que ce
ne SOIt JamaIs en cachette: Je ne saurais l'admettre
« Il n'y a rien à celer dan s nos rapports d'amitié'
l~tre
correspondance peut. être Ille par tous le~
notres 1 Parlez de nos relatIOns épi lolaires : votré
�64
MESSAGÈRE DE BONHEUR
tante ou, mieux encore, à votre tuteur: ce sera plus
loyal, plus délicat i ce qui m'a attirée vers vous,
enfant terrible, c'est votre franchise, ne l'oubliez
pas; alors restez vous-même, celle que j'ai beaucoup
aimée et que j'aimerai toujours.
« Votre amie,
« ANNr:. »
A vec accablement, Françoise laissa retomber le~
feuillets de vélin sur la table. Navrée, déçue pal'
l'an éantissement de ses espoirs, elle éclata en
sanglots.
11 était donc dans sa destinée de voir s'évanouir
lou ses dési rs, tous ses rêves, toutes ses chères
aspIrations!
L coude appuyé su r la table de pierre, la tête
enfouie dans ses bras, elle n'entendit ni ne vit quelqu'un qui arrivait vers elle. Un main se posant sur
.l'Hl épaule la fil se red r esse r, effrayée.
- Qu'avez-vous? in errog 'a la voix impérative
de Bernard Horrel, debout à se5 côtés, et dont 1 s
y ux scrutateurs examinaienl l'enveloppe qui portitlt le timbl e breton.
La p tite sc taisait. hésitante devant le visage
courroucé qui l'obs rva;t de haut.
- Qu'avez-vous? répéta-t-il avec un peu d'impali IlC!.!. Pourquoi pkur z-vous?
Flle ut cnvie de lui crier: «Qu'est-ce que cela
pl'ut bi~n
,"OllS faire que je: souff re ou que j'aie
mal, :l vous CI i êtes si dur pom moi?» Mais justement 11· crut voir \Jn peu de pitié clans ce regard
(b crvateur. Alors, entraîné par sa nature impul!,ive, elle ai~l
1 s feuillets ct les tendit à son
tuteur.
- Li cz, dit-die, puisque je ne suis pas libre de
ma con spondancc, pas plu que de garder le secret
(h' mes pleurs.
II cut un sourire raillcur.
- 'loujours la tragédie! Remarquez bien que je
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
65
ne vous demande -pas du tout de lire cette lettre; ce
que je veux, c'est savoir la raison de votre désespoir; cela, j'ai le devoir de m'en informer; j'ai
charge d'âme, je vous le répète assez souvent.
Alors elle se buta :
- Et moi je ne vous dirai rien: je crains trop
votre ironie. Je ne saurais d'ailleurs pas vous expliquer ... l'lIais, encore une fois, lisez, puisque je vous
le permets.
Tant de condescendance détentit le visage du
célibataire. Il hésita un instant, puis, un peu embarrassé :
- Eh bien 1 je vais lire, puisque vous m'y autoris z et que c'est Je seul moyen de connaître les
raisons de cette grande douleur.
Elle lui adressa un regard chargé de courroux.
Lui, s'emparant (~es
feuillets légers, alla s'as coir
en face de sa pupllle, mais, après avoir lu la signature, et dès les premières lignes, son visage sc
figea en un calme glacial.
Françoise, qui ne le quittait pas des yeux, ne put
deviner aucune etc ses impressions et se sentit de
nouveau heurtée lorsqu'elle lui entendit dire, la voix
blanche: •
- Mais je ne vois dans cette épître aucune raiS011 de vou s morfond re à ce poi nt.
Et comme elle commençait à sc r biffer, il contillua, toujours aussi calme:
- Cette demoiselle Anne me semble la raison et
la franchise mêmes; je ne sais pourquoi je vous
empêcherais de correspondre avec elle. Cependant,
av c les femmes, sait-on jamais?
Pour le coup, la petite bondit:
- Mon amie est la loyauté, la droiture personnifiées. Vous pensez peut-être que les hommes ont le
privilège de ces qualités-là?
- .Te ne le prétends point. Sans doute, nous valons fort peu!
- Oh! il doit y en avoir qui valent, ... certes 1
446-111
�66
MESSAGÈRE DE BONHEUR
- Et vous souhaitez probablement connaître un
de ceux-là?
- Non, je ne désire rien, je ne souhaite rien;
il suffit que quelqu'un ou quelque chose m'intéresse
pour qu'aussitôt survienne une déception.
- Je vous plains beaucoup 1 Mais revenons à ce
qui nous occupe. D'abord, donnez-moi une preuve
de votre bonne volonté en me p'romettant de ne plus
revenir au Moulin-Vert sans mon autorisation formelle, car vous y êtes al1ée déjà, je le sais.
- Ma tante me l'avait permis!
- Pour une fois, et c'était trop. Je le devine,
d'ailleurs, vous avez été au Vieux-Logi s.
- Oh 1 j'ai aperçu de loin ses murailles, contemplé 011 parc sauvage, tel une forêt vierge; j'ai
admiré surtout, sans être vue, la mystérieuse et
incomparable châtelaine.
A ces mots, le jeune homme s'était levé et, le
visage détourné, ayant l'air de s'intéresser à une
entaille creusée dans le tronc du chêne:
- Tout ccci constituait une véritable indiscrétion, déclara-t-il, l'air contruié. Vous êtes curieuse?
- Très!
- Vous rééditerIez volontiers les «Mm•• BarbeBleue » ?
- Et vous, je vous vois très bien dans le rôle dù
méchant époux!
- Vous me flattez, fit-il, presque bon nfant;
cependant, je peux vous affirmer que je n'ai jamaif
fait mourir personne.
- Oh! il y a tant de moyens de tuer, de persécut l, de martyriser!
Bernard sc retourna, marchant vers la j eUI1-c fille,
tout à fait furieux, oette fois.
- Qu'est-cc que vous dites? s'écria-t-il. Qu'e tce que vous racontez là? Quelle est cette nouvcJli
histoi re?
Mais elle, bien qu'un peu pâle, n'avait pas broll"
ché d'une ligne.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
67.
- Je vous ferai remarquer, mon tuteur, ripostat-elle froidement, que c'est vous qui avez commencé
à parler de l'histoire de Barbe-Bleue.
- C'est vrai, et je vous ai peut-être offen,sée,
eneore qu'avec une enfant comme vou on peut evoquer les Cùlllcs de Perrault . Au fait, ce que vous
aviez l'air d'in in uer ...
- ... Ne signifiait rien dans ma pensée.
- Bon! je vous crois. Ça ya mieu.-. Et maintenant, parlons sérieusement... Vous arriveriez certainement à me faire débiter des sottise".
Elle rit d'un petit air in oIent CJui en disait long,
:
mais lui continua, impertu~abl
- Donc, je vous autorise à écrire tous les' quinze
jours à votre amie, en vous priant seulêment de lui
parler de moi le moins possible; je ne saurais l'intéres se r.
- Clcst bien ce que je pense. Vous pou\'Cz y
eompt r.
: si
- Je dois ncore YOUS ayertir d'une cho~e
jamais votre amie rêvait pour vous d'unc union
avec c jeune lieutenant qui vous a sauvée <les eaux,
je veux quc vous sachiez que cc projet ne pourrait
se réali er tant CJue vous êtes ma pupille.
Françoise éclata de rire, tl ès amus~e.
- \'ous en avez, une imagination! Eh bi n! vous
parlez de contes, ... mai en voilà une hi taire à dormir debout!
Il continua, vexé:
- Je sais ce que je dis, allez, et je vous le répète : à vingt et un ans seulement vous agirez
comme il vous plaira.
- Cela, je l'espère bien.
- 1\lors, je vous aurai rendu mes comptes de
tutelle, mise au courant de la gestion de vos affaires,
et Je pense bien que, quoi que vous souhaitiez, il
continuera à n'y avoir aucune relation entre les Le
Guerreek et Najac.
« D'ailleurs, vous pouvez vous marier bientôt,
�œ
MESSAGÈRE DE BONHEUR
ca r vous êtes un pa rti souhai table sur bien des
poin ts; les ca ndidats n e ma nqueront pas, et vou s
pourr ez cont racte r un e alli ance brillante. »
- J e la préfé rera is heureuse.
Il riposta, les so urcils f roncés, r edevenu sar ca stique:
- L e bo nh eur, h é l a~ ! petite fill e, est un o iseau
fugace !
- Vous vou lez di re l'amour! r ailla-t-elle.
Et elle se mit à fredo nn er l'air de Ca rm en.
- D ieu! q ue vo us êtes agaça nte ! fi t-il, déconte!lancé.
E t, essayant de se r essa isir:
- M ai nte na nt qu e VOliS voilà préve nu e, tâchez
de melt re un peu de plomb dans cette pa uv re tête,
el gardez vos larmes pour de v ra ies do ul eurs ...
D 'ailleu rs, à quo i sert de pleurer?
- Cela so ul age, mon t uteur, cela soulag-e 1 Seulement, tout le monde n'a pas le don des larmes.
Il h a ussa les épau les.
- I\lors, vous m'avez hien compri ; et puis vot r e
am ie a raison: adressez-vou s à moi directement
lo rsque vou désirez quelque chose; je ne suis pas
un ogre, voyons !
- Enco re les conte, décidément!
JI ne r épond it pas à cette phrase maJlcieuse, mais
continua:
- C'est co nven u , Françoise; vous promettez de
ne plus désobé i r ?
- C' est promis, ré po ndit-ell e.
- B on ! L 'avenir me dira s i vous savez t enir
votre parole.
E t, excédé, il fi t v olte- face, s' en allant à g ra nd es
enj a mbées, furi eux co nt re la peti te, furieux cont re
lui-même, se rendan t très bie n compte du rôle un
peu ridicule qu'il venait de jo uer da ns cette aventu re.
On ne te revit pa s de la j ournée,
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
6t)
Le soir, il fit savoir qu'Il avait été à Périgueux ct
qu'il ne rentrerait pas.
Mnt" de Lhoriac était aux champs. Jamais, à sa
connaissance, semblablc chose n'était arrivée au
sage Bernard.
VIII
Le dimanche suivant, après unc messe hasse célébrée dans la petite église au l'étable naïf, aux vieilles
sculptures effritées, Françoise trouva la journée
particulièrement morose. Sa tante avait la migraine
et se reposait clans sa chambre, les fenêtres closes.
Bernard norrcl, ainsi qu'il l'avait dit, irait il quatre
heures faire un brid?;e au cercle de Périgueux;
l'après-midi s'annonçait lugubre.
Françoise, lasse dc lire un roma~1
fastidieux, prit
son violon; mais, décidément, cet 11lstrumenl réclamait un accompagnement.
Mon Dieu! que la vie était donc stupide et vide
cie tout intérêt!
Elle se décida il sortir; un peu de footing lui
détendrait les nerfs.
Au bas du perron, eHe heurta J Illien, endimanché,
qui regonflait les pneus de sa bicyclelte.
_ Vous allez vous promener, heureux mortcl!
s'écria-t-elle.
Le vieil homme cut un sourire compatissant qui
sembla creuser davantage les rides dc son visage
rasé; puis, l'air apitoyé:
- Mademoiselle s'ennuie, sans cela clle nc songerait point à envier une coursc il Ladcllil. Pour
moi, je préférerais bicn lire la gazelte il l'ombre
.des platanes; mais Delphine réclame des commis-
�70
MESSAGÈRE DE BONHEUR
siol1S, alors, pour avoir la paix, je m'en vas. Mais,
au fait, puisque Mademoiselle a la permis3ion de
sortir en ma compagnie, elle pourrait bien venir
avec moi: Mil. Loui se est libre, aujourd!hui.
Le visage de la jeune fille s'éclai ra.
- Vous avez une excellente idée, Julien; je tenterai même une incursion chez M. Boissec, qui m'a
promis de me faire visiter le château, sur lequel il
est très documenté, paraît-il; il en connaît très bien
l'histoi re.
- Quïl la connaisse, cela ne m'étonne point: on
le dit savant; mais qu'il veuille parler, c' st une
autre affaire ! Ah! l'y décider serait un beau uccès
pour Mademoiselle!
Le ton i conyaincu de Julien fit rire son interlocutrice.
- Voilà un succès dont je me glorifierai devant
mon tuteur! fit-elle.
- Apprivoiser un tel ours indique que l'on a des
moyens de plaire, affirma le brave domestique.
Et, après une pause:
- Jadis il était moins silencieux, moins original,
moins avare aussi: il paraît qu'il ne prend plus
qu'un repa à l'hôtel, celui de midi; le soir, il se
contente d'un morceau de fromag ct de quelques
noix; il ne fait jamais de feu, il ne fait jamais un
voyage, ni même Ulle pipe. Or, j'ai connu le temps
0'" il aimait bien s'en aller faire des frasques; il
aimait la bonne chère et il fumait son paquet de
cigarette par jour, même qu'à cause du bureau
M. Bernard lui avait recommandé un peu plus de
rai on.
- JI Il a donc plus d'argent?
- Mademoiselle, m'est avis qu'il gagne, au contraire, hien assez pour vivre décemment.
- Je crois que c'est un orig-inaJ.
A cet instant, Bernard 1]orrel parut sur le haut
dl1 perron, au bos duquel sa IJotclzkiss était déjà
rangée.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
71
De quel original parlez-vous? s'informa-t-il.
- Oh! pas de vous, mon tuteur! riposta-t-elle
avec malice. Je parlais de, M. Sévère Baissee,. le
bien nommé; je voudrais profiter de ce que JulIen
va à Ladeuil pour l'accompagner et demander à
votre caissier de me faire visiter le château, qu'il
connaît fort bien, paraît-il. Y v.oyez-vous un inconvénient?
Bernard retint un sourire.
- Non, dit-il, car il pourrait être votre grandpère. Allons, soit, suivez Julien qui, je le vois, prend
goût à son rôle de bonne d'en [ant.
- Enfant! Il faut toujours que vous me disiez
des choses désagréables.
- Et vous? Croyez-vous que vous avez été polie,
à l'instant même, à propos de cette épithète ...
- ... D'original? Voyons, je vous ai tout de suite
prévenu qu'il ne s'agissait pas de vous!
Elle riait en disant cela, el lui se surprit à contempler ce charmant visage espiègle, qui montrait
de si jolies petites dents blanches ct n'arrivait pas
à reprendre son sérieux.
- Enfant! répéta-t-il, l'air moins courroucé que
d'habitude.
_ Une enfant qui aura dix-huit ans dans quarante-deux jours et qui, en plus, est bachelière!
- Tout cela ne vous donne guère de raison, ma
chère!
Mais déjà elle gravissait les marches en e tirant,
affirmant qu'elle scrait prête dans cinq minutes.
- Cinq minutes, ce n'est pas sùr! g'rolTImela
Bernard.
Mais, avant de s'installer dans sa voiture, il
j eta;
- Julien, prenez donc l'auto de Mademoiselle;
ce sera plus commode pour vous deux' seulement
.
" teniez le
recomman dahan
expresse: que vou seul
volant, la circulation est assez intense, le dimanche,
sur nos routes.
�72
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Cette décision charma le brave domestique dont
les vieilles jambes ne goûtaient plus beaucoup le
m anicment des pédales.
El puis la surprise et la sAtisfaction de F ran çoise
lui furent un rav issem nt; cette charmante jeunesse
lui faisait vraiment oubli r les inconvénients de
l'office, les gronde ri s perpétueJles de Delphine, les
gémi ssement de Julia; ce brave hommL possédait
avant tout une âme cil' grand-père.
Le temps était radieux. Françoise, r ésignée à ne
pas conduire, se montrait d'une humeur joyeuse;
tout ramu'-'ait. Les mines avantageuses de quelques
pêcheurs gagnant le bord de l'cau, les toilettes
voyantes des citaclil1l endimAllchée emplis ant une
toute petit voiture traînée par un poncy, une bande
étourdi ssante de cyclistes en maillot s'entraînant à
une course d' vitesse. 'omme ils n'allaient pas vite,
ils furent dépassés par une auto de louage; une
fel11ll1e seule était assise à J'arrière clc la voiture
décom erte; 1 vi ux ser\"Îtcur souleva ,a ca oquctte
avec cl11pre:sSCl11lnt.
- Qui est-cl', JUJiUl? . 'cnquit aussi ôt la petite.
- La chfttdaine du VILl1. ·- L ogi s, :\[".' Ah'ère de
NCl1ri
~ .
Vous la connai5sez do nc, cachottier! Pourquoi
.le 11',\n av z-vou jamais parI"?
Parce qu't.:lk n'est plus amie av'c chez nous;
tout est rompu, maintenant, entre Najac ct le
Vieux-Logis.
- - Vous la salucz, pourtant.
h! ~ l ade1oi
'elle, je n(' saurais 111' n empêcher.
n' tIL111oisc1k si resp 'ctahk, ,i admirable!
Say z-vous hi 'Il que, toute leur vie durant, elle s'e~t
cnl1'-'acrtt' il. ses dl'tlx parents, oncl et cou~in
!,irands hl ssés de g'llLrrc?
'
0111l11tllt était-il, le cousin?
- Avant, cimple, aimable C0111111e tou CCLIX de sa
familh; pa ' beilu, ni laid non plus; tri:' jeune, d'ailIctllS : il " l'tait jl! te dt: Saint Cyr cn 1914. Il dl'-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
73
,ait avoir l'âge de sa cousine. Quand il est revenu,
c'était un vieillard, un débris humain, le malheureux!
- Il faut que cette Alvère ait eu un sentiment
bien particulier pour se dévouer ainsi à son parent.
- Elle le considérait comme un frère, et puis
elle avait tant de chagrin par ailleurs, prétend-on.
- Ah! elle avait du chagrin? répéta Françoise,
qui spérait bien apprcndre quelque chose de plus.
Et ,"!ue faisait dOllc mon tutenr pendant ce tempslà?
- Mais 10nsieur aussi faisait sa guerre, et très
bravement, je -vous prie de le croire! C'était un bel
ofiicier èe réserve qui a eu la chance d'éviter les
balles, même en première ligne. Savez-vous qu'il a
deux citations, la croix de gu rre ct la Lé~ion
d'honneur? S'il n'avail pa été hit prisonrrier en 17,
je pense bien qu'il y serait resté comme les autres.
- H ne parle jarHais de ses hauts faits.
- Il n'aime pas à se vanter ni à parler de ses
affaires.
- Quel âge a-t-il, mon tuteur? Je ne l'ai jamai'i
su. Si c'est un mystère encore, Ile me répondez
pas.
- Oh! Y a point de my tère, Mademoiselle! Il
avait vingt-dcux ans au moment de la guerre: nous
sommes cn 2<) ...
mis
- Alor il en a trente-sept, ct Mil. de
Ir nte-trois· ils ne sont plu très jeunes.
Plus 'très jeunes! Mademoi se lle veut rire!
Mais c'est la force de l'âge, cela! Seulement.
Mil. Francinelte est dans la fleur de sa jeun ssc , à
peine le printemps.
La jeune fille ne put ret nir 5011 rire en entendant les assertions poétiques ct flatteuses de son
chaurf ur.
« IIeurcuscment que nous arrivons, car :1"(' 1'
M. Boi sec, cela me fait d 'ux amoureux d~
ql1 :\lit' », pensa-t-elle.
�74
MESSAGÈRE DE BONI-IEUR
L'auto stoppa devant la banque. Juli en déclara
qu'il allait se garer à l'hôtel, faire ses commissions
et puis .. .
- ... Et puis vous me rejoindrez au vieux château dans une heure et demie, metton s.
Mais, à la banque, une déception attendait Françoise : Mm. J eanery, si casanière d'habitud e, et sa
fille Loui se étai ent sorties depui s un moment; on n e
savait où ell e éta ient. Mai s M. Boissec était chez
lui.
- Alors, M . Boi ss ec comme seul régal! soupira
la vi siLeu se en allant frapper au premier étage de
la petite mai son.
Ce fut le bonhomme lui-même qui vint ouvrir et
introduisit la jeun e fille da ns un e salle rigoureu sement propre, mais pa uvrement meublée.
U ne armoire un peu boit eu se, un e tabl e d e boi
blanc, qu elqu es chaises et deux vi eux fa uteuils
effondré s en constitu aient les principa les pièces.
S ur les murs déc ré pis, des l' tagè res mal rabotées
su pp rta ient des livn:s ct ci e vi eille s r ev ues, cell es
q ue 111"'· de Lho ri ae, toujo urs bonne, envoyait de
temps à a ut re a u compta bl e de so n neveu, don t elle
conn a issait la passio n pou r la lecture.
L e costum e du dimanch , propre, mais pr esqu e
aussi r{lpé qu e ce lui de la semain e, proclamait aussi
la ladreri e de so n propriéta ire.
Mal dispos ée - clic ava it l'horreur de l'avarice,
- la j eun e fill e refu sa de s'a sseo ir et exposa le
motif de sa vi ·ite.
Avec Ul! empressem ent rare, à coup slar, chez lui,
Je vi eil homme se déclara enchanté de sati s fair e tlne
d ema nde au ssi fl a tteuse et, bien vite suivi de M" · de
Lho riac, il expliqua:
- Nou s allon s pa sse r par le jardin; tout au fond,
sou les grands arl res, s'ouvre une barrière qui, par
un .petit chemin, permet d'accéder à la porte fortifi "e san s traver ser une partie de La ville, a ssez anim{'C' le dimanche.
�MESSAGtRE DE BONHEUR
~
Et M. Sévère fit d'abord les honneurs de l'enclos
divisé en trois parties: le parterre de Louise, puis
}è potager où Jean, le garçon de bureau, cultivait
des légumes de moitié avec es J eanery, enfin son
~oin
à lui, avec, tout au fond, une serre réparée
par ses soins, où il faisait pousser des œillets et des
violettes précoces.
M. Sévère aimait les fleurs; quelle révélation!
Mais le vieil homme, les yeux fixés sur le donjon, prenait les devants, parlant des sièges que soutint la forteresse des Talleyrand. Puis, tout en actmirant les anciens remparts, il revint aux temps
présents par un détour assez habile, eut quelques
mots pour dépeindre la tristesse de la vieillesse solitaire et morne. Il ajouta encore:
- Un pauvre homme comme moi sc console.
Quel sort eût été celui de ceux qu'il laisserait derrière lui en mourant ? .. Mais quand on a une situation comme celle de M. Horrel, il est fâcheux de
s'obstiner dans le célibat. D'autant mieux que le
maître e t beau garçon, intelligent et · capable de
faire le bonheur d'une femme.
Stupéfaite d'abord par cette sortie inattendue,
Françoise regarda son interlocuteur, sc demandant
où il ,"oulait en venir, et, tout en atteignant la
grimpette du château, elle acquiesça discrètement,
affirmant que cc serait peut-être difficile de lui trouver maintenant une fiancée de son âge; elle précisa
même qu'il lui faudrait quelqu'un dans le genre de
MilO de Neuris .
A ce nom, le visage du cicerone sc couvrit d'une
teinte terreuse, comme si une douleur mystéri use
ou maladive s'abattait tout à coup Sur lui.
l! reprit cependant très vite:
- Moi, je lui souhaiterais une femme plus jeune
plus rieuse, capable d'égayer ce vieux Najac ct so~
maître. Tous d ux sont magnifiques, mais tristes 1
«Magnifique !» railla la petite n el1e-même.
Et, toujours animée d'e prit de contradiction:
�76
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Sachez, monsieur Boissec, qu'il faut dans le
ménage des époux assortis; mon tuteur me semble
plutôt agacé par le contact Qe la jeunesse.
- Les contrastes 'attirent, pourtant, Mademoiselle.
- Ou se contrarient, voyons! Ah! je sais bien
CJue dans les roman s les tuteurs non décrépis
épousent leur pupille, c'est de règle; dans la vie
vraie, il n'en e t pas de même; en ce qui me concerne personnellement, je vous affirme que ce ne
sera pas mon cas.
Et Françoise, déjà offusquée par tant cl' utrecuidance, mais amusée quand même, s'engouffra sou~
la voüte pro fonde par laquelle on accédait à la
première enceinte.
Là, dans le anciens communs transformés en
bâtiments de métairie, de paisihles paysans el des
vaches fai sa ient suite a ux hommes d'armes et aux
haquenées; mais, aujourd'hui comme jadis, de"
poules caquetaient, des pi geons roucoulaient, des
dindons picnraienl parmi les pavés disjoints.
La deuxième enceinte fran chie à son tour, Françoise admira tout en bas, à es pieds, la Loue roulant ses caux paresseuses au milieu d'un vallon
verdoyant; une ceinture de coteaux recouverts de
frondaisons touffues évoquait un paysag-e lumineux,
et la jeune fille serait demeurée là volontiers en
contemplation, lo rsqu' un bruit de pas et de conversatio n la sortit brusquement cie sa rêverie.
De la porte encadrée de sculptures renaissance
trois femme s apparurent que la visiteuse ne tarda
pas à reconnaître: l'une était Mm. J eanery, à la
démarche len te, appuyée au bras de sa fille, la pftle
Louise, et, incroyablement jeune d'aspect, la châte·
laine du Vieux-Logis, tout de suite identifiée, cette
fois. s.a toque de c-rêpe mat ourlée de blanc, le
léger voile qui enroulait gracieusement son cou
c1écol\Vert, donnaient à la noble créature l'aspcct
d'une apparition médiévale. La jeune fille la con~
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
77
templa un instant avec une admiration qu'elle Re
sut pas dissimuler; une euriosité l'agitait. .. Mil' de
Neuris allait-elle lui adresser la parole? Mais, telle
une vision, celle-ci passa; se bornant à une simple
inclinaison de tête, elle gagna tout de suite le porche
de sortie, où la mère et la fille la rejoignaient en
se hâtant, après avoir échangé une poignée de main
rapide avec la pupille de Bernard. Louise jeta au
passage, comme une supplication:
- Pas un mot de eette rencontre au patron, je
vous en prie!
/françoise promit, mais un autre serait-il aussi
'discret?
Et, pensant cela, elle se retourna pour voir ce
qu'était devenu son guide.
M. Boissec ne l'avait point suivie; il avait r('~a
gné le jardin et, affalé sur un banc, ne bougeait
plus.
Courant vers lui, la jeune fille fut effrayée par sa
pâleur et sa respiration haletante.
- Qu'avez-vous, monsieur B issec? interrngeat-elle, anxieuse.
- Ce n'est rien, ... ma crise seulement ...
- Voulez-vous que j'appelle 1\1'''· Jeanery? Elle
est encore à faible distance et m'entendra.
Il souffla:
- Gardez-vous-en bien!... Non! non! Cela sc
passe; j'ai là sur moi tout ce qu'il me faut: mes
pilules et un peu d'cau.
Il s'exeusa en balbutiant ct prit avidement le
remède libérateur, tandis que sa jeune compagne
détournait la tête pour ne pas le gêner.
Bientôt, en effet} elle l'entendit respirer plus librement.
- Cela va mieux? demanda-t-elle au b ut d'un
instant.
Il fit « oui ~ de la tête, puis affirma qu'il était
bien confus d'imp ser ainsi le spectacle de e
douleurs.
�78
MESSAGÈRE DE BON lIEUR
Mais elle le rassura, le suppliant de bien se remettre d'abord, puis de rentrer chez lui, offrant
gentiment le secours de son bras; mais il refusa
Cil s'excusant encore, acceptant toutefois de ne pas
continuer leur exploration.
Françoise, ayant ret"ouvé son chauffeur devant
la banque, se hâta de monter à ses côtés, et le retour
se fit silencieux. Etonné, Julien regarda sa jeune
compagne avec un curieux intérêt.
- C'est-y que Mademoiselle serait fatiguée? S'illquiéta-t-il tout à coup.
- l\bis nOI1, répondit-elle aussitôt. Pourquoi me
dc'mandez-vous cda, Julien? Ai-je donc la figure
altéré ?
Ll' vieillard eut UI1 bon ri re discret :
- Ça non ! Je dois convenir que Mademoiselle
st, cumme à son habitude, ro e comme une églantine.
\llOIlS, tant mieux! fit-elle avec un soupir,
- l'lIais l\ladcll1oiselle ne dit plus rien, elle qui
cau .. ~ si volontiers. Je parie qu'ell n'a pas trouvé
la yi site de ceS vicilh:s ruines amusante? Des
rui!l~
ne ont jamais que des pierres écroulées;
cela lle manque pas de par le monde.
- Tout de même si, c la m'a intéressée, mais
Milo Loui e ct sa mère étaient sorties.
Alors, tout s'Lxplique! Si Mademoiselle a
p~sé
cette heure t:l demie en tête à tête avec
M. \ é"ère, elle n'a pas dît s'amuser.
- Oh! il a été très complaisant; je le crois trè~
instruit.
- Je Ile dis pas, mais ce n'est pas une distraction
de dimanche pour une j l'une fill de votre âge,
mam'zelle Françoise, Je ne sais pas comment on
pourrait s'arranger pour égayer un peu Mademoiselle. Si elle voulait seulement prendre le "olant et
enduire un tout petit instant, là où la route est
bOl1ne, M. Bernard n'cn saurait point rien: il est
loin!
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
7Q
Mais cite refusa, disant qu'elle ne voulait pas
désobéir à son tuteur.
« Oh! Y a quéque chose, pensa le vieux serviteur; c'est plus la même au retour qu'à l'aller; faudrait pourtant pas qu'elte devienne trop raisonnable, la pauvre petiote: ce serait mauvais signe! »
Non! il n'y avait rien, en effet, rien de trop
saillant, tout au moins. Cependant la jeune filte
revenait ce soir avec plu que jamais le sentimcnt
de sa solitude.
La vue de ce pauvre homme malade l'avait
d'abord bouleversée, puis le souvenir de sa rencontre avec Mil. Alvère la poursuivait comme une
hantise.
Pourquoi ne lui av.ait-elle pas adressé la parole?
Ce lui eüt été si facile de se faire présenter par
Louise! Mais non, elle était passée avec un simple
salut, ... en détournant les yeux, ... la tante de son
amie la plus chère ... et de son sauveur aussi, donc 1
La reverrait-elle jamai , cette femme idéale, si
b ell e, si triste, et vers laquelle allait son cœur avec
tHi tel élan qu'elle n'arrivait pas à s'expliquer?
Qu'avait-elle donc pour atLirer ainsi? Sa di linction, son élégance, sa mélancolie. oui, el surtout ses
yeux mordo;é si profonds et qui lui rappelaient un
autre regard entrevu, ... pas celui cl' Anne, non, ... elle
les avait bleus, ses yeux. Mais ces yeux, ... ces
d.éjà Vl~s,
.... à un moyeux, ... Oll donc les av~it-el
ment tragique de sa VIC ?... OUI, ... OU.I, clic sc souvenait maintenant ; lorsqu'elle avait failli périr
dan l' cau 1...
�&
MES SA G2 RE DE B ONHEUR
IX
Alvère de N curis écrivait à sa nièce
« Au cours d'une vIsIte faite avec Louise et
Mm .. Jeanery au château de Ladeuil, hier, j'ai rencontré de nouveau ta charmante amie Françoise de
Lhoriac.
« Si je te disais que j'ai dû me faite violence
pour ne pas aller vers celte enfant, la serrer dans
mes bras et l'embrasser pour toi. Elle m'est infiniment sympathique, ct pui je la trouve à plaindre,
ecU p lite qui vit si retirée, si solitaire entre sa
VIeille tante un peu affaiblie, paraît-il, toujour parfaite, mais d'une p 'rsonnaltté un peu effacée, et ce
tuteur morose qui en v ut à la terre entière et rendrait celte enfant respon able d'une jeunesse trop
exub' l'ante, (j'initiatives assez audacieuses, mais qui
ne comportent que de inconvéni nts d'ordre matériel. Elle serait par nature spontanée ct un peu fantasque, mais au fond profondément honnête, sérieuse, possédant une sensibilité xquise.
« Ces détails-là, je 1
tiens de Marie, la
m uni"r i tu sais qu'elle a toujours ét' d'une sentimentalité outréc, mais 1Ie est intelligente et devine bien des choses.
« Pourquoi faut-il que les circonstances m'aient
r,lmenée lans cc pauvre cher pays où j'ai tant souffert t où j me retrouve si mal guérie? ...
« Lui, Bernard, est encore plus à plaindre que
moi, parce qu'il n' t pa' parti, qu'il est resté là, en
c
lieux où (out doit lui rappeler le passé. Il n'a
�,
MESSAGtRE DE BONHEUR
8r
point cherché à se distraire, il ne voit personne, et
s'il se rend quelquefois à Périgueux, où il fait partie d'un cercle, il en revient, parait-il, plus sombre
que jamais; il a maigri, vieilli quelque peu, et ne va
à sa banque que pour faire acte de présence; on
prétend même qu'il ne conserve son affaire que pour
ne pas mettre ses employés sur la paille.
« Je le reconnai s bien là! Je l'ai vu si bon, si
généreux jadis! Quel mal, quel mal nous a fait ce
terrible drame, ce drame que je n'ai pas le courage
de te conter, dont nous restons les deux seules
victimes! Et dire CJue je ne peux rien pour lui, ...
qu je le fuis, au contraire; je tomberais évanoui..:
à ses pieds, sans doute ne me secourrait-il pas! Il
m'en veut tellement d'être demeurée solidaire des
miens 1 Pouvais-je faire autrement? J'ai hâte de
repartir; ici, je ne vi plus!
« 'Ton frère a raison: elle est ravissant, cette
enfant! Non, il ne faut pas qu'ils se revoient; s'ils
de deux
allaient s'aimer, grand Dieu! li y a as~ez
malheur lI.-!
« A vendredi, vraisemblablement, chérie; je te
télégraphierai l'heure et le jour de mon arrivée.
~ 'Ta tante amie,
« Al.VÈRE. »
Sa lettre terminée, MIl' de Neuris sortit avec
hâte, dirig ant ses pas vers cette fontaine intermittente si évocatrice pour elle de souvenirs.
C'êtait là qu'au sortir de j'hôpital militaire ce
malheureux Malo, tout pantelant, sc faisait
port r dans sa petite voiture. Il aimait le parfum
balsamique de cette salle de verdure ntourée de
buis; il trouvait reposante la fraîcheur de cet endroit; il en bénissait la solitude qui le cachait aux
yeux de curieux indifférents; quant à la source
jaillissante, elle lui semblait un symbole de Sa
pauvre âme prisonnière en ce corps mutilé dont elle
as pirait à s'évader.
�82
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Là encore, par un radieux soir, elle avait entendu
sonner les c10chd de la victoire qui devait lui ramener celui qu'elle aimait.
Mais c'était là aussi que celui qui demeurait à
Jamais le maître de son cœur était venu, un peu
plus tard, lui rappeler leur engagement... Et
elle avait dû l'éconduire, lui qu'elle chérissait plus
que tout au monde, lui auquel elle ne pouvait adresser aucun reproche! Ne sommes-nous pas solidaires
des nôtres ? ..
Quel désert autour d'elle, maintenant! Combien
de morts, de disparus: son père, sa sœur Geneviève, SOI1 vieil oncle, et Malo qui lui manquait
tant!
[1 ne lui restait plu qu'Anne et Alain Le Guerr eck; ce dernier surtout lui était particulièrement
ch<:r, il ressemblait à sa mère, et à elle-même aussi,
<:hsait-on. Elle était fière de sa ré.ussite, ct de le voir
loyal ct bon lui était une con olation.
ommc elle aurait voulu contribuer à son bonhcur! l\Iai que pou\'ait-ellc pour lui?
Dans l'émoi qui l'accablait dans cette fin. de journél, il lui semblait menacé, cl elle ne cessait de
répéter:
- Je ne peux rien 1. .. Et lui aussi va souffrir,
pcu t-êt re ? ..
Elk voulut fuir ce bosquet mélancolique, cette
eau glauquc. maintenant immobile, cette
iobé de
pierre, à moitié rongée par la mousse, toule pleurant' sur la source inclinée. Elle avait besoin de
revoir la lumièr\!, un peu de ciel clair.
Elle sc leva, prit une des allées en tunnel rtui
klébouchait sur l'esplanade, devant le chàt(,~I1
quand, soudain, elle s'entendit appeler par une voix
vibrante.
- Alain 1 murmura-t-elle. Oh 1 le fol enfant, que
"rient-il faire ici?
Très vite, comme pour l'empêcher d'approcher de
ces lieux maléfiques, elle alla ver lui ct le rejoÎ-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
83
gnit au bas du perron, ouvrant ses deux bras maternels pour l'accueillir.
Mais, tout en l'embrassant, elle le grondait doucement:
- Pourquoi es-tu venu, mon petit? Pourquoi cstu venu?
- Afin de Vous retrouver un peu plus tôt, cie
revoir avec vous ces lieux trop évocateurs où je
m';tlarme de vous savoir solitaire. Je J'aime, d'ailleurs, c tte solitude; je sais qu'elle vous tient tant
au cœur! Ne suis-je pas Neuris comme vous, ct ne
me prend-on pas souvent pour votre jeune frère,
ma belle tante?
- Oh! mon frère! protesta-t-elle faiblement.
- Nous repartirons ensemble, voulez-vous? Quel
jour?
- A près-demain au plus tard, et de si grand
matin que nous irons coucher la veille à Périgueux,
cc sera moins pénible.
- Vous avouez donc que vous êtes fatiguée?
- Lasse seulement, ct si tri . te !
.
- Ah 1 je pensais bien; c'est en partie pour cela
C]Ul Je suis venu, et je vous accompagnerai nsuite
en Bretagn , car Anne c plaint de ne pas avoir
profilé de ma permission. Je YCUX revoir tou les
nôtres, à commcnccr p;tr ces vieilles cou~ines
si
nombreuses que je les confonds entre elles. Je serai
Surtout heureux de retrouyer cetle terre de granit,
cette terr aux nobles traditions ... Je l'aime! J';timc
d'ailleurs beaucoup de choses, moi J...
- Oui 1 soupira Alvère, tu es à l'âge Olt 011 a le
cœur gr;tnd 1 Tâche de ne pas trop aimer!
- C'est pourtant ce qu'il y a de meilleur dans
la vie 1
Et, sans en dire davantagr, le jeune homme prit
le bras de a tante. Se refusant à p'nétrcr dans
la mai on, il l'entraîna le long du jardin échcv.elé.
Il s'extasia ur les folle retombées des rosIers
revenu à l'état sauvage, 'u r les glycine, les chè
�34
MESSAGÈRE DE BONHEUR
ncfeuilles, disant qu'il aimait la nature sans fard
et les gens sans pose! Puis il s'arrêta, contemplant,
au travers des saules, l'enfilade des prairies, avec,
tout au fond, le coude de la rivière et le pittoresque
moulin.
Un instant il demeura rêveur. Puis, se penchant
vers sa tante, mi-riant, mi-confus
Voilà un endroit qui me rappelle d'assez
agréables souvenirs.
- Et tu ose dire que c'est pour moi que tu es
Ycnu! s'exclama sa tante, feignant l'indignation.
- Pour vous urtout, je vous le jure!
Devant le regard des grands yeux fauves et scrutateurs, il se hâta d'ajouter:
- A vous qui remplacez dans mon cœur la
tendre maman disparue, je dois avouer ceci: c'est
que j'escomptais peut-être au si qu'un heureux hasard me ferait rencontrer la jolie créature que j'ai
cu le honheur d'arracher au trépas. Je la connais
un pell, d'ailleurs; autrefois, lorsque j'allais visiter
Anne au parloir de Notre-Dame-de-Nazareth,
j'avai' remarqué ce minois expressif, ces claires
prunelles, ces cheveux blonds frisé et un peu fous
de l'amie de ma sœur, celte Françoise de Lhoriac
dont j'entendais si souvent parler.
4 Vous pensez quelle a ~té
ma surprise de pouvoir remplir auprès d'elle, il y a quelques jours, le
rôle de terre-neuve. »
Et, se faisant câlin:
- Tante Alvère, voyez-vous un inconvénient à
ce que je me présente demain à Najac pour prendre
des nouvelles de ma jolie rescapée?
Un instant, tout en continuant de marcher lentement auprès de son neveu, Alvère de Neuris le~
yeux mi-dos, sembla préparer sa réponse.
'
Puis lentement, la voix brisée:
- Non, mon enfant chéri, ne fais pas cela: ce
serait une grande imprudence, une occasion nouvelle de faire souffrir et de souffrir toi-même. Sai -
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
85
qu'un sentiment profond pourrait naître de ces
Circonstances singulières? Mieux vaut arrêter à
temps un attrait qui pourrait se muer plu s tard en
un attachement réel.
« Certes, d'après ce que j'en sais, je crois que
l'amie de ta sœur serait pour toi une compagne
idéale. Mais, vraisemblabl ement, SO Il tuteur se dresserait inflexiblement devant un tel projet, il rejetterait ta demande. Il est de notre dignité de ne pas
aller à un refus certain. »
- Mais enfin, petite tante, pourquoi? Celte enfant ne sera pas toujours SOllS la coupe de ce Bartholo, elle sera majeure un jour, majeure, t;'e t-àdirc librc!
- Et qui te dit qu!elle veuille aliéner cette liberté
en ta faveur? Et puis se rait -il délicat de jeter la
zizanie entre elle et se seu ls proche parents? Dans
till e famille traditiollnali te 011 est solidaire les um
des autre ; or ton père, qui n'a point abdiqué sur
le chapitre de vos destinées, a jugé indispensable,
tu le sai bien, de rompre les lien d'une vieille
amitié!
- Françoi e e tune Lhoriac, et ce tuteur farouche n'a point blâmé son intimité avec ma sœur.
- Evidemment, il tolère quel{juc' rares lettres
ent re les deux amies, mais il compte sur la lassitude, le temps, la distance ... Le Périgord est loin
de la BretaO' ne, ... tout vous sépare, mes pauvres en~ants
1... Et pui s que ais-tu des sentiments de celte
Jeune fdIe à ton égard?
- Petl de chose, vous avez ra iso n : seulem ent ce
qu'clIc a écrit de moi si gentiment à sœur Anne,
lprès sa noyade manquée.
- C'est moins que rien, mon petit Alain 1 Vrai~ent,
en l'état actuel des choses, toute relation e t
tmpo sible entre Najac et le Vieux-Logis. Mon en~ant,
j'ai payé a sez cher cette conviction p ur la
Juger respectable.
Alvère de N curis était si pâle en prononçant ces
t~
�1
gIj
MESSAGÈRE DE BONH.EUR
paroles que son neveu éprouva la crainte de la voir
défaillir.
- Ma petite tante, ne parlons plus de cela.
- N'en parlons plus, tu as raison, mon enfant
chéri; c'est un suj et qui, ncore, me torture! Je
passe ma vie à essayer d'oublier.
- En vous dévouant aux autres. Je me demande
ce que vous allez faire de trésors de tendresse et
de bonté qui sont en vous, maintenant que le pauvre
Malo ct son père n'existent plus?
- Je ne sais pas, halbutia-t-elle, je n'ai pas
encore eu le temps de réfléchir; mai je chercherai
et je trouverai; il Y a tant de malheureux à secourir
dans la yi c !
Disant cela, en un effort d'énergie elle se redressa, et, tout en acceptant l'appui du bras qui
s'offrait à elle, ils revinrent vers le manoir.
Une fois seule dans sa chambre, la jcune fille se
laissa tomber sur \10 divan, la tête renv rsée sur
les coussins, les yeux clos; dIe 'ut l'air de vouloir
sommeiller, mais il n'en était ri n. Saisissant un
livre qui était à portée de sa main sur une petite
table volante, e11e l'ouvrit à la marque que faisait
une fieul fanée et se mit à lire à demi-voix:
Vous aviez mOIl (' ur,
Moi j 'a\ ' aj~
le vôtre :
t n c ur POU! UI1 ('œur,
Bonhcllr pour bonh ur.
Le vôtre c!'.t r 11(1n,
J Il'tll ni Jlu~
d'outre;
Le vôtre est relldu,
Le mien e~l
perdu 1
f;'vez-ou~
l,'homme
qu'ul1 jour
e~l
seul ou
Sa\" Z-YOIlS qu'uu jour
Il revoit l'amour?
Vou!'.
apI> 'Jltrez
monde?
\ ons rl:ponde,
Valls npP('lll rrz,
Ht VOliS songerez 1
80l1s
CJu '011
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
87
Vous viendrez rêvant
Souner à rua porte,
Ami comme avant
Vous viendrcz rêvant,
Et l'on vous dira:
« Personnc !" Elle est morte 1
On vous le dira,
Mais qui vous plaindra? (1)
Le livre tomba des mains brûlantes de la jeune
fille, un long sa nglot s'échappa de ses lèvres. Tout
bas, elle pen a :
« Oui, celle qui a écrit cela a souffert comme je
sOl1frrc 1... Plus, peut-êt re, encore! La vie n'est que
douleurs, et ce ne ont pas des vers, si beaux soientils, qui me rendront le courage. »
Et se levant, chancelante, le regard attaché sur le
crucifix, elle alla s'agenouiller sur son prie-Dieu.
« Seigneur, je ne veux avoir recours qu'en
Vous! Je viens vous prier: ayez pitié de moi, ... de
moi et de lui aussi, s'il souffre, je vous en sup'plie !... »
x
Le taxi emportait Alain ct sa jeune tante vers
Périgueux, première étape de leur voyage.
Désireuse d'arracher son neveu à la tentation de
.revoir Françoi e, Milo de Ncuri avait hflté 5 Il
départ, sous prétcxte de lui montrer la ville, car il
avait oublié, prétendait-il, les vestige romains et
.
les vieux hôtel de l'antique V ésonc.
Après avoir admiré l'église dc la Cité - anclcn
-
h) Mm. Desborcles-Vnllll re .
�88
MESSAGÈRE DE BONHEUR
temple païen - et ses curieux rétables de bois
sculpté, visité le vieux quartier aux rues étroites,
encombré de maisons à façades historiées, le jeune
homme s'exta ia devant la cathédrale byzantine
dont les cinq dômes à coupoles et le clocher élancé
se détachent sur le ciel à la manière d'un monument
oriental.
Comme ils ressortaient par une porte latérale, ils
s'arrêtèrent un instant sur le parvis, regardant la
larg-e voie qui monte directement vers les allées de
Tourny.
Brusqu ment, une auto qui venait de grimper la
côte du Greffe stoppa, ct deux personnes en descendirent : Mm. de Lhoriac ct sa nièce, tandis que,
le visage durci, ayant l'air de ne rien voir, Bernard
Borrel remettait le moteur en marche.
Si chacun des act urs de cette scèn rapide
éprouva une émotIOn différente, l" ducation aidant
il n'y parut pas.
Alain s'inclina avec re pect; Alvèr e, plus pâle
CJu'ft J'ordinaire, mit
main long-u ct fine dans
celle dc ;'\1"" Bérengère qui, très rouge, les larmes
aux yeux, halhutiait :
- Non, tout dl' même, quand 0Jl s'cst tant aimé,
C'!; t impossible de passer si près res uns des autres
salis avoir J'air de sc connaître!
Et tout de suite elle é\'oqUil en t,rl11es "I11US k
morts dont son illterlocutrice portai l" ri uil.
nuant aux dUIX jLlll1eS glll , ils s'étai 1t rappro('h(5 dans un touchant accord. FrançoLc a sez trouhlé,', ne cachant pao; sa joi.e de pouvoir enfin remercier dc vive yoix celui aUCjuel elle devait d'a\oir la
vic sauve,
Alain, sc dCroh:lI1t tont de ~lit
à c'~
élans de
ll'col1naissanct.:, parla de sa sœur t d' 1\ nnui
qu'Ile avait à ne pas aVOIr accompagn" , on fr'ore
Cil Périgord.
- Oh! pourCjuoi n'cst-clle pas venu'? r prachn
'l
J, i Cil Il fi Ill'.
�MESSAGÈRE DE BO HEUR
B9
Peut-être pour ne pas éprouver le regret que
j'ai ressenti moi-même: être si près les uns des
autres et être obligés de se fuir.
Une tendre rougeur monta aux joues de la jeune
fille en ent ndant cc demi-aveu.
- Vous étiez notre voisin depuis longtemps?
- Trois jours, lit-il laconiquement.
- Et il a fallu aller à Périgueux pour nous rencontrer! C'est une situation vraiment bizarre!
- A laquelle nous ne pouvons rien.
La icune lille riposta:
- C'cst à-dire que, moi, je ne sais même pas
quclle st la rai son de cette brouille! Il paraît qu'on
était SI ami, autrefois!
- Ah! vous le sau rez bien a~cz
tôt ... Ils sont à
plainc\rl l'un ct l'autre.
- Vous croy z qu'ils s'aiment encore? Car si on
n m'a rien dit, je n'ai eu besoin de personne pour
cl 'il1el km amour!
Le i\:ll11e homme sourit tristement:
- ils e sont aimés toujours ct ils ont beaucoup
sou fjl'rt; pour cela, il faul leur accorùer une compassioll infini.
- Oh! je l'ai déjà fait! Si vous saviez comme
Votre tante IllC plaît, l'attrait que j'ai pour elle 1
Vou!'. lui ressemblez beau oup, d'aill urs!
. Elle rougit un pel! plu' fort, mordant, s lèvres
Imprudentes de ce demi-aveu. Ouand donc sauraitl:lk maintenir lt,S élans de on î~ngae?
J'dais lui, ayant il. peine souri, concluait:
- Cc qu'il y a de plus regrettablr, c'est qu'il y a
Pellt {-(re clans cette malheurcus affair', que je
conn.li' bien mal, un errcur lam 'ntahle.
- Quand je saura i, je m'appliquerai à éclaircir
e que f mme veut. ..
I,s fajt~.
- Di u le veut! compléta-t-il en s'in linant deVant sa jolie interlocutrice, car dt'j;\ Ils deux
femmes sc ~épar:JIUlt.
�go
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Françoise courut à Alvère :
- Oh! Mademoiselle, je suis si heureuse de vous
avoir rencontrée, vous, la tante de ma meilleure
amie! Je vous en prie, embrassez-la bien fort pour
moi ... Portez-lui ce baiser!
Et, sans plus hésiter, clic sauta au cou de M"e de
N euris qui, un instant, la retint dans ses bras, murmurant très bas:
- Nous faisons des folies, chère petite fille!
Mais Anne sait si bien vous faire aimer, quand
lie parle de vous, que vous ne m'êtes point étrangère.
- Al rs, parlez de moi ouvent, et aimez-moi
bcauc up!
Et cc fut Alain gui, justement, reçut cette dernière phra se en plein vi age, tandis que Mme de
Lhoriac entraînait sa nièce en la prenant par le
bras.
- Eh bien! fit-elle, lorsqu'elles se retroLlvèrenL
seules. nous en faisons de belles! En effeL, tu vois
cc qui sc serait passé si Bernard, revenant inopiné!11ent sur ses pas, t'avait trouvée dans les bras cie
~l"de
Neuri !
- C'est Ililoins grave que si j'avais été dam; ceux
de son neveu!
- Oui, tu as raison, dit la vieille darne, ne pouvant s'empêcher de rire; mais tout de même, quel1e
impruden e!
- Enfin, ma tante, je ne suis point tenue d'épous r les querelles de famille.
i, tout de même: cette famille est tienne.
Bernard est ton tuteur, et après la défense qu'II t'a
fOlite ...
- Ah! je sai bien, mais ees défenses comp rtaient tout projet de mariage entre Alain et moi.
- Alain! Tu l'appelles déjà Alain?
- Dame 1 il est le frère de mon amie intime ... et
110n sauveur, surtout, ne l'oublions pas! Mais ras;urez-vou : à lui je dis (monsieur:. gros comme
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
91
le bras" et je puis vous affirmer qu'il n'a point été
échange entre nous de projets matrimoniaux .
.-:- Hé! il n'aurait plus manqué que cela! La premlere fOlS que vous vous rencontrez!
- Vous ne VOUS souvenez jamais de ma noyade,
ma pauvre marraine!
- C'est vrai, mais on ne peut appeler cela une
rencontre: c'e t un accident.
- Bienheureux accident! murmura la fillette.
Puis, rompant les chiens:
- Où allons-nous, maintenant, marraine?
- Mais je ne sai pas, ... je ne sais plus; cette
r ncontrc m'a infiniment troublée. Commençons par
prendre le thé chez Limerchat.
- Oui e t cc M. Limerchat?
- Le meilleur pàtissier de Périgueux.
- Oh! je veux bien, alors! On y trouve beaucoup cie monde, chez ce traiteur?
- Oui, quclquefoi . cela dépend des jour. Ah!
j'y pens , ... ct si nous allions y retrouver MIlO de
N curis ct son neveu?
- Eh bien! ce serait..., ce serait charmant, ct pas
du tout de notre faute.
- Pour le coup, si, puisque cette idée me vient
comme une inspiration. Ti ns, chérie, entrons dans
c [te pâtisserie-houlangerie : les croissants y sont
très hons.
Françoi 'e poussa UI1 soupir ct fit la moue .
. - Je veux bien, marraine, fit-elle, résignée, mais
Je n'aim guère les croissants.
A la vérité, elle trouvait que sa tante avait raison, car si elle n/avait écouté que son cœur, elle
aurait couru tout droit là où elle pensait le revoir.
Mais lie savait qu'elle devait sc m 'fier de ses impuhions.
Et tandis que, du hOut des dent~,
elle effritait Sil
nt ndit Mm. de Lhoriac qui, récidipâti serie, cil
Vant, la conviait à faire comme elle.
- Non, ma tante, je n'ai pas faim, répondit-cllt
�~
MESSAGtRE DE BONHEUR
Tu reg~ts
les bons gâteaux de Limerchat?
Non, pas les gâteaux; je vous répète, marrain e, que je n'ai pas faim .
Tout le reste de la journée elle demeura distraite
et absorbée.
Bernard était de mauvaise humeur - ne fallaitil pas s'y attendre? - Le r etou r au château fut
silencieux: il semblait que l'on n'eLlt rien à se dire.
Le repas terminé, Mil. de Lhoriac gagna le jardin : elle avait besoin de solitude et de penser à son
aise.
Le solcil allait disparaître; une atmosphère reposante entourait Najac et son parc; la bonne odeur
des foins cotlpés se mêlait à celle des fl eu rs; les
oiseaux faisaient leur prière en un ramage bruyant
ct joyeux. Puis, soudain, cc fut le mélancolique crépu scule, le parc s'emp lit d'ombres. Françoise, peureuse, revint vers le perron.
Sa tante, fatigu' e, venait de gagner sa chambre;
scul, Bernard, assis dans un fauteuil rustique, fuun jourmail, tenant c·ncore clans sa main ~auche
nal qu'il ne li sa it pa.s. Il avait les yeux mi-clos ct
ne paraissait pas avoir cntendu venir sa pupille.
La jeune fille alla s'asseoir doucement en face de
lui, et dans la pénombre le traits de son tuteur lui
apparurent contractés, un pli soucieux barrait le
front droit, ct le s lèvres, nettement dessinées, gardaient un rictus amer.
« fi souffre, pensa Françoise avec pitié. Sûrement il aime celle Alvèrc mystéricuse ct attirante. »
Et parce que, en dépit de. ses altitudes (rivole ', la
petite demeurait fort scnt l:nentalc, so n tuteur lui
devint tout à coup sympathIque.
« Si je pouvais lui enlever sa peine ... », songeat-elle.
Quel triomphe pour la pupille gênante de ramener le bonheur dans cet austère et beau Najac!
Déjà elle sc flattait que la mai so n devenait moin
ennuyeuse, sa marraine lui montrait de plu en plu
�MESSAGÈRh DE BONHEUR
9'3
à'a ff ectio n, les domest iqu es l'ado r; ient enfin le
m aît re. incontesta bl ement moins évè re' co nsenta it
volontie rs à la taquin er ge ntiment; sa présence ne
semblai t plus l'impo rtun er au ta nt; à son refus
d'all er en Ang lete rre il n'o pposa it plus d'ultimatum.
A la v érité, il n' étai t pas au ssi terrible qu'elle l'ava it
eru tout d'abo rd; c'étai t un aig ri, un malheureUx,
voi là tout.
Po ur a rri ve r à a fI ége r sa pein e, il fa ud rait tout
de mêm e la conn aître, savoir ce qu i s'éta it passé au
jusle.
Et voilà qu e, so udai n, un e envi e f oll e de savoi r la
prit.
âprès un pel! d'h é 'itation, le CŒu r battant, m ais
la voix assurée, elle commença:
_ Dormez-vous. mo n tute u r?
_ Nullement, ma pupi lle; pourquoi cette que~
tion? .
_ Le silence me semble tr iste, à cette h eure crépusculaire, cl j'aurais quelque chose i vous dire ...
de très important.
.
Il prit un air sceptique et laI. sa tomber
- ParIez donc, jeune bavarde.
- Etes-vous content de moi?
_ J e ne sache avoir formulé aucun grief contr~
vous, ces temps-ci .
_ J e méri te rai peut- t re même quelques éloges?
- Une citat ion à l'ordre du jour?
- No n, mais quelque enco
u ragem~,n
quelque;
pre uves de confi a nce. Savez-vous que J a l r encontre
deux fois la cM telain e du V ieux-Logi et qu e je
m e suis ref usé la j oie de lu i pa rler de mo n a m ie ?
- J e vous en sais g ré, mais j e sa is auss i q ue
VOus a vez vu so n neveu ct que vou a vez échan gé
quelques pa roles a vec lui .
- Oh! le temps de le r emercier de m'a voir sauvé
~ z
la vi e, et puisque vous savez to ut, vous l\'ign~r
pa qu e nou s nou s so mme trouvé nez à nez, SI Je
peux dire, sous le porche dè Saint-Front.
A
�94
MESSAGÈRE DE BONIIEUR
•
Je ais encore, puisque j'ai vu, aussi je ne
vous incrimine pas; simpl ment, de nouveau, je
vous mets en garde contr un s ntiment irréalisable; la fille d'une Horrel ne pourrait épouser le
petit-fils du colonel de Neuris, qui osa accuser mon
père d'une action in [âme.
- Mais Alvère, elle?
- Elle s'est solidari ée a vec les siens; ne devons-nous pas en faire autant?
- Cette option obligatoire n'a point dù lui apporter de joie : ses y ux si beaux, d'une autre façon •
qtll le vôtres, expriment le même désenchant Illult.
Françoi e, vous fait s du roman, en cc
J11 0 111 cnl.
011, ft peinl de la sentimultalité.
- Gar~c7.-\'ou,sn
bien, p t!te f~1l
1 Dites-vous,
au contraIre, qu csperer, s ' descsperer, st 1 sort
hahitucl clc l'humanité, jusqu'au jour où, cuira sé
contre certaines éprcllv ·s, détaché de tant de cho . e ,
on arriv!.; l'Ilfin à pratiCJl1 r Wll philosophie qui fut
eh'r ' aux anciens.
- ]'aJJ1wrais micux que vous invoquiez la r'sig"natinn chrttlcnJll" mon tuteur.
- .le crois en Diul, Françnise, répondit-il graY('m 'Ilt, et j' lui d mand!.; SOUVlIlt de m'assist r;
mais, vous savez, un peu dl' stoÏcism convient hi n
aux homJlles.
Oui. les hommes, si orgueilleux, s'accommodent mieux de cette attitude,
Voilà que vous de\' n z agressive,
Non; mais, comme j' m'intéresse à vous, jc
\'CHI voudrais aulrlmenl.
C'cst bien touchant! Votre intérêt me va au
cœur,
'ironisez poInt: cela n mc f ra pas reculer
d'un pas! Je ' ui~
plf!>uadéc que
rtains êtres pns ..
sèd nt des dons d'oh crvation inn' "
- Et y us êtes cl . Ct nombre?
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
95
-:-- J e le crois. Tenez, une conviction s'impose à
mOI: dans le passé, il a dû arriver une erreur
monstrueuse qui a séparé des amis. Ni le colonel
de Neuris, ..un br~ve
entre les braves, ni votre pè re,
que mon aleule Jugeait un homme d'affaires c1airvoya~l
<;t intègre entre tous, n'ont pu commettre un
acte mfame, pour employer votre expression.
Elle parlait avec un e conviction absolue, et sur
son joli et clair visage de blonde, où les lueurs
lunai rcs semblaient se conccntrer, unc cxpre~:;ion
ardente et généreuse pouvait sc lire.
Dans les yeux sombres de Bernard Horrel une
tristesse remplaça l'ironie habitu elle.
- Ce que vous dites là, je l'ai pen. é souvent,
mon enfant, répondit-il gravement; mais j'ai tourné
et retourné la qlll: tian sur toutes sc faces, elle t.:st
devenue la hantise, l'obsession de ma vic: il Ile
peut y avoir eu erreur. Les faits sont les faits;
pour ne pas accuser mon père, je dois condal11ner
celui d'Alvère.
Sa voix était frémissante en prononçant le nom
tant aimé.
_ Dites-vous bien, 111011 tuteur, que les Neuris
doi vent tenir le même lan~g-e
que vous.
- Allons donc! fI doit bien y Cil avoir un qui a
su?
- Su quoi? Ah! pourquoi ne suis-je pas initiée
à Cc my!'tèrt.:, moi qui suis une cles vôtre et que
le affaires des mien ' intéressent tellement!
Le banquier sembla réfléchir ct, au bout d'ull
moment:
- Je vous l'avoue, Françoise, j'aime à vous entendre dire que vous vous intéressez aux affaires de
votre famille. Seulement, ce n'est pas moi qui auraj
le courage de vous mettre au courant du drame
affreux' ans doute est-ce de la lâ cheté, mai cc
serait au-de Sl~
de mes force~.
« Toutefois, mon père avait ré limé cette triste
histoire en quelques pages très claires, où se montre
�96
MESSAGÈRE DE BONHEUR
toute la netteté de son esprit et de son honneur. Un
de ces jours, je vous donnerai à lire ce manuscrit;
vous avez le droit, le devoir même de connaître la
vérité! Mon intention a toujours été de vous la
révéler, du reste: j'attendais que vous ayez pris un
peu plus de maturité. Oui, il faut que vous sachiez ;
ainsi pourrez-vous rétorquer les insinuations perfides que certains ne manqueront pas de tenter près
de vous. »
- Oh! qui pourrait jamais commettre une pareille infamie?
- Quand on e t devenu sceptique comm moi,
on en arrive à douter de tout et de tous.
- Comme je VOLIS plains! fil la jeune fille. 1\Ion
tuteur, lai • ez-moi e pérer.
Bernard lIorrel se leva. Avant de quiller la terrass , il prit la main de sa pupille.
- Bonsoir, petite fille, dit-il, la voix brisé. \'OliS
venez cie forcer ma confiance, j' 'spèr ' que vous ne
m le fer 'z pas regrl"Cter. ] e vous découvre plus
sérieuse que je nc le pensai'. V us êt, une lIorrel,
après tout, ct cl'la ,"DUS ngarde un peu, cette tri te
affaire. Surtout, ne vou' montez pas la tête et
tftchez de bien dormir.
'
- Vous aus i, Illon tutt'Ur.
- Oh! moi ... ! riposla-t-il, le ton sceptique.
Il n gagna pas sa chambre tout de suite et sc
mit à faire les cent pas devant la terrasse.
L'air particulièrement doux était imprégné du
parfum des roses; dans le silt'ncc nocturne, la voix
bnccusc du barrage dominait le chant du rossignol.
Mais cette ambiance poétique n'apportait nulle
sérénité dans l'âme du promeneur solitaire. e philosophe désabusé ne pouvait plus, ce jour-là, apaiser
la douleur ravivée. Cette blonde enfant, dont, à son
insu, il subissait le charme, venait bien cruell m nt,
av c ses espéranc 'S ulopist s, ses curiosités féminines, de faire saigner son cœur d'homme qui se
leurrait parfois de l'illu -ion <.l'·trc guéri.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
97
.~ais
il Y avait aussi la rencontre fortuite de la
matlnee,
Cette belle, Alvère, il n'avait fait que l'entrevoir,
et dans s~ tnstes e endeuillée elle lui était apparue
plu admIrable que jamais,
Comme il l'avait aimée, cette jeune fille à l'âm-:
noble et tendre! Durant le années terribles,
n'avait-elle pas été le rayon de soleil de son existence?
Pour le 1ieutenant des "diables bleus» pendant
le!'. deux séjours ail fond des tranchées boueuses,
au mnment cl 's attnques, c'était à elle seule qu'il
son,(;L'ait, à <.:Ile seule qu'il envoyait sa dernière pcn~ée,
croyant bien que la mort le prendrait à son
tour.
lais il avait vécu, hélas! Etant donné ~e
que
l'av<:nir lui réservait, comme il eût mieux youlu
mouri r !
Jadis, comme tou nos soldats, il reprenait confiance dans la vie; à une de ses dernières permissions ils s'étaient fiancés; leurs promesses, ratifiées
par le consentement de~
parent, n'avaient pa été
rendues oRi icllcs le colonel de 1 Tcuris ne youlant
pas de mariage de guerre, mais ils e résignai nt
dan . des alternatives de crainte et d'espoir, 'aimant pleinem nt, absolument, ayant confiance l'un
dans l'autre,
L'ne miniature d'Alvère ne quittait jamais le sol<Iat, tandi~
qu'elle portait ostensiblement sa bague
de fiançailles sl'crètes.
La lettre quotidienne. la réception cl s fameux
paquets, lainages ou victuaille, dcn:naien pour
l'officier les sourires de la yi , ct lor que, après une
défense h~roique
où son bataillon fut décimé, Bernard, ble sé grièv'mt'nt, se ré\'ei lla dans un hôpital
altmn~I,
il n'cut qu'un désir: guérir, pour retrouver un Jour c Ile qui était sa raison de vivre,
11 V('cut, en ('ffct, tenta une éva~ion
qui Je fit
cnf "rmer dans une citadelle de la rru .. e Orientale,
.l-I 6-1V
�98
MESSAGÈRE DE BONHEUR
et ce fut pour lui la période la plus terrible de la
guerre.
Ah! la farouche forteresse, avec ses mur épai,
ses glacis, ses enceintes barbelées qui se miraient
dans les eaux sombres du lac Sterling, et la privation des lettres chéries, et la pénurie des vivres, car
les bienheureux envois n'arrivaient plus 1 Bernard
e pérait toujours, même en ces lieux désolés, au
milieu de nuits sans sommeil; dans l'affreuse cellule qu'il partageait avec un camarade d'infortune,
il parlait d'elle avec son ami; le courage ne lui
manquait jamais: il savait, il était sûr qu'il la reverrait.
Enfin, ce fut la délivrance.
Lorsque ses yeux charmés revirent les plaine<
fertiles de la terre de France, son ciel bleu, son
doux climat, l' rsic coulant doucement, et le vieux
Najac endormi sou le roses, lorsqu'il retrouva le
beau visage pâli par l'inquiétudc, qu'il put tenir
dans ses bras la fiancée fidèle, plus que jamais aimante, il pensa mourir de joie. On annonça le'
fiançailles, on fixa la date clu mariage.
Puis cc fut ce cauchemar affreux. Ce fut au
retour d'un court séjour à Pari, où il avait été
chercher la corbeille, qlle cet homme qui avait
échappé à la mitraille, aux rigueurs d'un ons(;il de
guerre allemand, aux horreurs d'une captivité torturante, ce fut en pleine S "cllrité qu'il retrouva on
bonheur bouleversé, anéanti.
Au moment de préparer le contrat, une altercation très vive s'était produite entre son père, le
vieux banquier intègre, et le colom'I de Nellris; un
fait inouï, incompréh 'l1sihle, s'était passé la veill'
dans le cahinet de la banque !Torr l, Où des paroles
il'ollbltahles avaient été '·changées, d s accusations
terribles jet ·es. Les deux hommes s' '·tai nt dit dc
chose affreuses, impardonnahles, à la suite de _
quelles le mariag dcs deux fiancés avait été rompu
d'un commun ace rd.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
99
. ~er?ad,
mis au Courant des événements par un
reclt. ecnt de son père, avait cependant obtenu de
revoIr sa fiancée, avertie, elle aussi.
,. Ils se rencontI:èrcnt sur un terrain neutre, chez
1 mfir,me. Malo qUI, le cœur plein de pitié, leur ménagea, a l'Insu de leurs parent·, un ultime têt -à-tête.
C'était près cie cette fontaine intermittente qui,
au temps de leur bonheur, avait entcndu lcurs premières confidences amoureuses. Comme pour les rejeter à la fatalité de la vie, par un jour gris, à
J'heure du crépuscule, l'eau jaillissait avec une violence rarement atteinte.
Bernard, frappé au cœur, blessé clans on honneur filial, demanda à sa fiancée quelles étai nt ses
intentions.
- Obéir à mon père, répondit-elle, la voix brisée.
- Et cette volonté est?
- Oue je ne vous épouse pas!
- Bien, avait-il répondu froidement; c'est égaIement mon avi . Un mot encore :
« Vous prenez fait et cau e pour le colon cl ?
Vous partagez sa façon de voir sur l'équité de mon
père?»
.
Elle se to-rdit les mains avec désespoJr.
- Je ne sais pas, Bernard! fit-el!e. Je ne sui
StÎre que d'une cho e, c'e t que mon pere est un soldat loyal, incapable d'une dupLric. Et vous, que P\!Usez-\'ou~
cl\! lui?
- Que c'e t un vi ux fol qui ne sait pas ce qu'il
réclame, car tout cc qui cst IIorrc1 n'est qu'honneur t que vérité.
- Oh! fil l'Ill: anc ind.~ato
Mais il avait conclu, impitoyable, que chacu.n
avec les iellS. Tout 'tait
d'cu.- se ~olidarsc:t
bIen fini cntre eux, désormais .
inclinée, consentante, prête à déf~i!;
. Elle s'~tai
IJr, et lUI, dan. sa doulcur furieuse, s' ~tai
rcUre ~
san un mot de compassion ni de rcgret.
~
�100
MESSAGÈRE DE BONHEUR
En ce moment où il revivait cette scène tragique,
il se jugeait sévèrement.
Sans doute, emporté par l'orgueil, aurait-il dû,
avant de briser irrévocablement leur bel amour,
chercher à s'éclairer, s'inquiéter d'une erreur possible.
Comme il l'avait mal aimée!
A pré ent, tout était fini, c'était trop tard.
La mort était passée, fauchanl les deux amis qui
emportaient dans leurs tombes leurs rancunes injll ·tes, peut-être mal fondées.
,
Eux, les jeunes, demeuraient de pauvres victimes
innocentes, mais se leurrant sur cette idée, qu'ils
croyaient fatalement vraie, que nous sommes solidaires des erreurs des nôtres au-delà de la vic.
Peut-être se trompaient-ils?
TI poussa un grand soupir. La terrasse était déserte, el, sans formuler SOI1 regret d'une bçon précise, il pensa qu'il elil été plus récon [orlanl cie
retrouver là sa petite pupille, celte enfant sp ntanée
ct vraie.
11 monta lentement l'escalier de pierre et rentra
dan<; la vieille maison dont le bonheur s'était enfui
à jamais.
XI
Alain s'<,ccouda à sa fenêtre. L'air très doux
gardait cette saveur un peu amère que portaient à
edao les émanalions tOlites proches de 1'0céan.
Le cicl \tait voilé dc hrume, ct le j cline officier
pensa que cet éclairage convenait ft ravir au paysage
CIU'il dominait. Uue l."ouée entr' les allées cie
chén s, orgueil du manoir, permettait d'apcrccv ir,
r
�MESSAGÈRE
DE BONHEUR
rOI
à, côté êl'~n
champ de blé mûr, un lambeau de lande
~'.o
parml,les genêts c1'or, se dressaient des menhirs,
grises qui avaient vu passer bien
vIeilles pler~
des temps et bIen des générations.
~p.rès
la plaine riante de l'I le, après les fertiles
prames du Bourbonnais, où des vaches énormes
regardent gambader leurs petits vcaux blancs
comme des moutons, cc coin de Bretagne ne pouvait par'aitre que sévère au jeune homme.
mélancolique et il
, Mais il en aimait la poé~ie
comprenait que leurs pauvres rescapés de la Grande
Guerre aient choisi cette terre sauvage et triste
pour y mourir.
près son oncle Malo, qui goûtait Brizeux il
aurait répété volontiers:
'
Bienheureux mon pays, pauvre et content de peu
Oui reste d'ull pied stlr dans le sentier de Dieu '
l'ridèle au souvenir de ses nobles coutumes,
Fi ·r c](! son vieux langage et fier de ses costumes,
nnst!l1lble harll10nieux de force et de beauté,
Et qu'avec tant d'amour le premier j'ai chanté.
A évoquer à la fois le poète oreton et le pauvre
torturé qui avait tant impressionné son adolescence, Alain se remémorait les dernières paroles
de SOR adieu :
« Mon petit tu es trop jeune pour entendre le
récit dé certains événements qui ont bouleversé
noIre famille; j'ai chargé une humble femme, ma
nourrice, que tu connais bien, de te mettre au courant cie ce qui s'est passé, quand tu eras devellu
un homme.
« Ne t'étonne pas cie ce choix! Alvère, victime
innocente cie ces événement, te dirait mieux, sans
~oute,
de quoi il retourne, mais pour ricn au monue
JC ne voudrai" réveiller le uoulcurs d'Ull cœur à
pcin apaisé en le contraignant à Ulle confidence
pénihle.
« Sans doute aurais-tu pu igl10rer - des anllécs
~!re
�102
MESSAGÈRE DE BONHEUR
passeront avant que tu sois averti, - mais j'ai
compté UT toi pour accomplir ce que je n'ai pu
faire . Oui, mais, en attendant, ne demande rien. »
Di cipliné, le jeune soldat s'était soumis aux volontés dernières de celui qui était mort en martyr et
dont le souvenir ne le quittait jamais. Et voici que
ce soir, à peine installé dalls le vieux domaine,
après Ull coup frappé di crètcment à sa porte, le
jeune homme vit arriver dans a chambre la bonne
Corentine, qui po. a sur une tahle une lettre ct un
portcft'uil l de maroquin rouge.
Tout de suite, Alain r'ali , a ce qui allait se pa er.
La Bretonne, cn coiffe blanche, vêtue comme; le
furent les contemporaine. d'Anne de Bretagne,
de hlonde deyenue gri e
,n'ait sur 5011 vi age u~é
101H' exprc~sion
de grande douleur.
Celte femm(', un(' pay~ne,
était née dans le
domaine des Le Guerreck. Ell fai ait pour ainsi
dire partie de la familk; elle savait tout, 11 connaissait tout; douée d'Ulle intelligencc extraordinaire. animée lll\'crs sc~
1l~îtr('
déS sl:l1timcJ1ts les
plus gén "l'eux ct ks plus d ',lira s, Lllt 'tait aussi
hiell la confitkn e que l'amie, l'i nfi rmière que la
g-ouyernante. t\ Verfao 011 11e pouvait sc passer de
orentinc, c'était lIll fai avéré .
.\près avoir salué le jlu~
maître, elle dit l nt('ment :
- :\lonsicur Alain, c'lst au "ujet de cc que m'a
recommandé mon pall\'l'e Cil fant, avant de mourir ...
Ici, les larmes lui coupèrent la voix; mais lIe
reprit. cont 11ant ~a lIoul ur :
- VOU" étiez bien jeul1e, alor~,
mais je sais IU'il
vou. avait prévenu, d je suis sùre que vous n'avcz
pa s ouhlié.
L'officier fit tin signc d'assentiment, ct, avançant
tin iègc à la bonJle femme:
- . scyez-\'ous, Corln iJ1c, fit le jeune homm e
avec bonté; ce que vous avc;z à ml.! contlr doit être
long. Si je YOU disais qu'ln "ous voyant ntr r j'ai
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
J03
pres enti tout de suite ce que vous alliez me con~
fier? Vous avez raison: je n'ai point oublié.
Elle commença, la voix tremblante:
- Mon pauvre enfant - Malo restait toujours,
~ur
la. Bretonne, celui qu'elle avait nourri de on
laIt, pUIS soigné durant des années comme une mère
eût pu le faire, - mon pauvre en [ant m'a bien
recommandé, avant de mourir, de vous remettre
ceci et de vous raconter l'affreuse chose qui s'est
passée chez nous et dont ma pauvre Alvère ne se
consolera jamais. Vous savez qu'il avait une vraie
pa sion pour sa belle cousine, passion bien désin~
tércS5éc, d'ailleurs, mais il ne pouvait supporter de
'la voir souffrir.
« Encore, avant de passer de vie à trépas, ou
plutôt d'entrer clans la vraie vic, lui, si torturé si
résigné parce que si croyant, il a répété:
« - Oui, il faut qu'il sache, qu'il soit mis au
courant, car il y a certainement une formidable
erreur dans cette affaire. Il faut qu'il cherche, il
faut qu'il trouve; je compte sur lui; j'espère en lui.
Il faut que, des deux côtés, l'honneur leur soit
rendu! »
Et la bonne Bretonne, le cœur oppressé, mai la
voix ferme, commença son récit:
- Voilà monsieur Alain: c'est rapport à la
brouille qui' a eu lieu entre les Horrel, des amis de
toujours, et votre famille, votre aïeul, particulièrement.
~ A cette époque, MilO Alvèrc et ~.
Bernard
étalent fiancés, et il n'y avait au monde rien de plus
beau, de plus heureux que ce couple d'amoureux.
« C'est cette maudite guerrc, slirement, sans
qu'on y pense, qui a causé t~lIS
ces malheurs.
« Au printemps de l'année 1918, votre gl'i1ndpère, ayant touché le remboursemcnt d'une créance
hypothécaire, sur le point de repartir pour Je front,
eonfia cette somme à la banque Horrel, réputée
comme une de plus honorables du pays; de plu,
�104
MESSAGÈRE DE BONHEUR
ces messieurs ·étaient amis intimes, au point d'ayoir
fiancé leurs enfants ensemble.
« Donc faisant deux liasses de soixante-quinze
billets de 'mille francs, votre aïeul les attacha ensemble, les logea dans deux gral1d~s
enveloppes et
les déposa entr e les propr es mams du père de
M . Bernard.
« _ Serre ceci dans ton coffre-fort, dit-il; à mon
r etour, assez prochain, j'espère, no.us nOt)s occuperons de chercher un placement sérieux; pour l'instant, je n'ai pas la t.ête à cela.
« M. Horrel pnt les enveloppes. Très pre sé
d'aller reconduire son ami, il jeta simplement un
regard sur les liasses, cacheta les plis, puis écrivit
en hâte cette suscription : « Dépôt à moi confié par
« le colonel de N curis. »
« Et il plaça le tout dans son coffre-fort, dont
seul il conFlaissait la combinaison, enleva la clef et
la mit dans sa poche.
Quelques mois s'écoulèrent, et la guerre était
terminée, quand votre grand-père, retenu longtemps clans une ambulanc , arriva de nouveau en
Périgord pour un congé de convalesèence que la
paix allait rendre définitif.
« Un beau matin, il partit pour Ladeuil, afin de
s'occuper du placement de la somme confiée à son
ami. Seul de nouveau avec le colonel dans le cabinet directorial, le banquier ouvrit le coffre monumental, prit les grandes enveloppes et, les posant
!ur son bureau :
« - Voilà ton trésor, dit-il en riant, tel que tu
me l'a donné.
« Décachetant les plis qui apparaissaient intacts,
il en sortit les liasses attachées avec la même ficelle
r ouge, ficelle un peu plate ct large d'un quart de
centimètre, et trouva, entre quatre billets de banque
de mi.lle francs, des coupures qu , pendant un temps,
certalIles maisons de commerce distribuaient en
manière de réclame et que seul un en fant pouvait
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
105
prendre pour vraies; donc, au lieu des cent cinquante mille francs annoncés, il y avait là quatre
mille francs seulement, deux mille dans chaque
liasse.
« Le banquier, furieux, dévisagea son ami :
« - Quelle est cette stupide plaisanterie que tu
me fais là?
« Le colonel bondit.
« - De quelle plaisanterie veux-tu parler?
« M. Pierre lui montra les deux enveloppes.
« - Je crois, dit-il, une rougeur d'indignation
étant montée à son front, que le sinistre far ceur,
c'est toi!
« - Tu parles sérieusement, lIorrel?
« - i je parle sérieusement, Neuris 1
~ Tu sais bien que c'e t la omme de cent
cinqual.te mille francs que je t'ai confiée.
« - Je n'ai pns compté, fit celui-ci froidement,
mais ce'dont je suis sûr, c' . t q11e, depuis que tu
m'as r mis ce paquet, je n'ai pas touché à ce dépôt
sacré, cela, je t'cn donne mn parole d'honnête
homme 1 »
Et la brave femme, 'interrompant:
- Que de fois j'ai entendu conter cette histoire,
mon ieur Alain! J'en garde le souvenir mot pour
mot.
« Alors vou pouvez comprendre à quelles accusations en arrivèrent ces deux hommes dont l'un
étalL aussi droit ct violent - votre aï ul - que
l'autre autoritaire ct orgueilleux du bon renom de
sa vieille race bourgeoise et de J'intégrité de ses
fonctions.
« Ils en yinrent à prononcer l'un et l'autre
des phrases ino ,lbliables ct impardonnables, disait
Mlle Alvère. Pnuvrc petite fiancée! Ces cent cin quante mille francs lui appartenaient, venant de sa
mère, ct con . tituaient la plus solide partie de sa
dot; mais vous la connaissez, aussi d "Iicatc qu e
ct' sintéressée, ce ne fut pas celte perte d'argent qui
�106
MESSAGÈRE DE BONHEUR
causa son plus grand chagrin, mais de voir aux
prises le père de son fiancé et son propre père à
elle.
« Que ne s'est-il pas dit, à ce moment-là! On
prétendait M. de Neuris joueur; n'avait-il pas comde sa fille au baccara
promis une partie de la d~t
et imaginé cette superchene pour cacher sa faute,
certain que, dans sa confiance illimitée, le banquier
ne vérifierait pas ce qu'il y avait dans ces enveloppes que, par pure complaisance, il acceptait de
mettre dans son coffre? »
Ici, le jeune officier, le visage bouleversé, se
leva:
- Cette supposition abominable concernant un
tles miens, je ne saurais l'entendre, Corentine!
- Je vous comprends, monsieur Alain, mais il
faut bien que je vous mette au courant de tout ce
qui a été dit et fait.
- Et le banquil!r, lui, sortit de là blanc comme
neige?
- Certes non! La parLie adverse en a trouvé
d'amères pour lui riposter! N'a-t-on pas prétendu
qu'à cette époque le père Horrel avait spéculé sur
des valeurs de Bourse avec l'argent de ses clients !...
'l'out cela des menteries, n'e t-ce pas?
De terribles accusations, voulez-vous dire 1
Personnellement, tout ce que je sais des banquiers
!Torrel est à leur louange. Si le père de Bernard
avait été un coquin, cela sc serait dit; d'autres que
les N curis eussenL été atteints, et jamais une plainte
n'a été proférée contre lui, tout le pays eslime le
fils comme il a estimé le père, cela je l'ai entendu
dire eent fois, et d'autres pensent comme moi.
« Est-ce que ma tante Alvère aurait gardé son
amour à son ancien fianeé si elle l'avait cru coupable d'une connivcnce avec son père? Or, ellc
J'aime toujours, j'en suis certain 1 »
-:- Et moi, je dis comme vous, monsieur Alain;
mcme que la pauvre âme ne se relèvera jamais de
,
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
107
sa déception. C'est pour cela qu'il faut bien essayer
d'éclaircir ce mystère, ... si mystère il y a!
- Je veux bien le croire, ma bonne Corentine;
mais, d'après ce que vous me dites, je n'ai guère
d'indices qui puissent nous aider à chercher ailleur •
« Evidemment, il n'est pas suffisant de s'entêter
à crier avec les autres que l'un des deux ami est
un coquin! C'est absurde! Je les tien pour de
braves gens et je les juge coupables de n'avoir pas
remué ciel et terre pouor trouver la clé de
l'énigme. »
Et le jeune officier vint se rasseoir à sa table,
l'air découragé.
La pay anne, au contraire, s'étant rapprochée de
lui, avait pris un ton confidentiel:
- Vou parlez de clef, monsieur Alain. Eh bien.
mOI, je vais vous en conter, une histoire de clés.
1\1. 1\lala s'est souvenu qu'à une époque il y avait
eu deux clés du coffre-fort; l'une d clles fut perdue,
Ct il paraît que l'on ne fit jamais grand'chose pour
la retrouver. Perdue clle était, perdue on l'a lais ée!
Nous avons pensé, après coup, qu'elle n'avait pas
été perdue pour tout le monde. Cette clé e t celle du
mystère, j' n jurerais! »
- Peut-être, fit le jcune homme évasivement. Cc
serait un pe it indice. Mai, depuis que le vol a été
effectué, bi Il du temp a pa,sé; le voleur, si voleur
il y a, a dÎt prendre le large. Où le dénicher, maint nant? '
- A moins que ce ne soit un habitué de la maiSOI1 qui ait fait le coup!
- Vous aYez une idée, Corentine, un soupçon
sur quelqu'un?
- Pa précisément. monsieur Alain; mais tout
de même, au lieu de se salir d'injures, de s'entredévorer, il me semble que ces messieurs auraient
di, commencer par chercher autour d'eux! Il y a
un fait, c'esl que, lors de la disparition de la clef,
�108
MESSAGÈRE DE BONHEUR
M. Bernard n'était pas rentré d'Allemagne. A-t-il
su seulement cette perte?
- Alors, tout ce que vous me dites là me déroute
davantage, et je n'ai guè~e.
d'espoir! Cependant je
voudrais tant réaliser le destr de mon oncle Malo!...
Au diable l'argent, d'ailleurs; je suis bien sûr
qu'Alvère et Bernard ne s'en ~oucient
guère 1 Mais
laver la mémoire de ceux qLII ne sont plus, faire
réparation d'honneur à ces deux pauvres morts,
voir la paix traitée entre ces deux familles et permettre à ceux qui s'aimaient de s'aimer encore,
quelle joie ce serait pour moi! Oui, ma brave
Corentine, il faut essayer de chercher, et cela avec
la plus grande discrétion.
« Encore merci pour tous vos précieux renseignements. Maintenant, laissez-moi lir e en paix les
lignes que mon pauvre oncle Malo vous a confiées
pour moi. Vous me voyez bien troublé; je connais
peu d'aventures aussi pénihles que celle-là.
La Bretonne s'étant retirée, Ala:n prit tout de
suite connaissance de la lettre de son parent.
La suscription portait: Pour Alain Le Guerreck
l(j/"squ'il sera officier.
Cetle lettre, Alain la relut deux foi, pUIS se mit
à réfléchir sur le moyen qu'il allait prendre pour
ahoutir au dénouement sotthaité.
Soudain, son front soucieux s'éclaira, un sourire
joyeux illumina son visage.
- Oncle Malo, dit-il à mi-voix, excusez-moi de
transgresser quelque peu vos conseils, cela ne
m'empêchera pas de servir la cause qui vous est
chère. Je ne m'adre serai certainement pas à lIll
détective, du moins pour le moment. Mais je connais quelque part une fine mouche qui possède, en
plus d'une délicieuse figure, une âme enthousiaste,
lin cœur qui certainement doit sa voir aimer, sc
dévouer, secourir 1 De plus, elle est sur place.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
I~
Quelle collaboratrice charmante j'aurais en elle si
je pouvais lui demander de m'aider dans mes recherches!... Il me semble que nous aurions l'ul1 et
l'autre tout à gagner à réunir nos efforts, pour arriver à servir votre dernier vœu.
Là-dessus, Alain se rappela que sa tante et Anne
s'étaient décidées à réaliser un vieux projet
de voyage en Belgique. Le soir même, il leur déclara qu'il désirait passer sa permis ion en France
et visiter en détail le Sud-Ouest, qu'il connaissait
très mal.
.
- Tu cs un sage, toi, mon petit, con tata '[',. d'e
Neuris, avec son mélancolique s urire. Pour la première fois de ma vie, je vais faire une folie, mais
cela amusera tant la sœur!
- Allez, allez, mes chères femmes! répondit le
jeune officier, faites toutes les folies du monde, 3i
le cœur vou en dit, mais je suis bien certain que
cela n'ira pas loin! Si je découvre un site enchanteur, je vous l'écrirai peut-être.
Vingt-quatre hcures après le départ des voyageuse , Alain Le Guerreck quittait à son tout Ker·
fao, le cœur plcin d'espoir.
XII'
Depuis que son tuteur lui avait communiqué le
récit lu drame écrit par son père, Françoise demeurait bouleversée.
Eprouvée par la mort de son aïeule, la jeune fille
avait vécu sans soupçonner qu'il pt'h y avoir, dans
le milieu où évoluait 5011 existence, d'autres soucis
que ceux de la maladie et de la mort.
�IIO
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Certaines t ristesses de la vie lui demeu r aient
inconnues, et ce drame affreux, source de tant de
souffrances, lui apparaissait soudainement un cauchemar. Ces deux amis s'accusant mutuellement
d'un forfait, ce deux familles à jamais brouillées,
ces deux fiancés, solidaires des leurs, pou r toujours
séparés, c'était là une chose épouvantable !
Pui eJ1e se sentait atteinte à son tou r, atteinte
ct humiliée. Très fière du cou rage militaire de on
père, du bon renom des siens, elle n'acceptait pas la
moindre flétrissure, et se souvenant que, par sa
mère, elle était une Horrel, elle éprouvait une telle
souffrance, surtout lorsqu'elle pensait qu'Anne, sa
si chère amie, Anne ct son frère voyaient peut-être
en elle la petite-nièce ct'un voleur!
Ah! l'affreux mot appliqué à l'un des membres de
sa famille!
Le fait que, de part et d'autre, les intéressés se
rej etaient la faute, lui apparaissait une monstruosité. Au fond, tout cela n'était que upposition, ct
Ile les trouvait bien coupables de s'être entêtés ur
une idée unique, de ne pas avoir élargi le champ de
leurs recherches, tout cela sous le vain prétexte
qu'il ne fallait pa ébruiter cette affaire et mettre la
ju~
ice dans parcille aventure.
Elle aussi aurait juré que ni l'un ni l'autre
n'était coupahll.:. Fille de 'oldat, elle éprouvait une
indicihle répuRnancc à accu cr tin vieux héros;
d'autre part, dIe n'acceptait pas de suspicion sur le
nom tJ'J lorr 1. N' '·tail-cC' pas celui de cette jolie
maman dont elle gardait pieusement l'image en son
cœur?
Depuis quatre jours la p tit creusait ce problème, et la tri tesse J'envahissait, une an~oi
se
dont ·111.: ne rLstait plu~
maitrcss tournait chez elle
à l'idée fixe; sa gaieté éteinte, son insouciance envolée, elle e demandait si elle n'allait pas devenir
la proie de la neurasthénie.
L'évocation de la belle Alvère, fleur flétrie avant
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
III
l'heure, l'attitude douloureuse de son tuteur, la faisaient compatissante à leur malheureuse déconvenue.
El1e fuyait maintenant les occasions de se trouver
en tête à tête avec le banquier, car elle s'était trop
hâtée de le juger; SOLIS cet air cie désenchantement
railleur, de scepticisme amer, il cachait une souffrance cruelle.
Une grande pitié faisait place dans le cœur de
Françoise à ses critiques acerbes, à ses révoltes
d'enfant gâtée; au fond, elle se trouvait coupable,
surtout en se remémorant que, depuis quelque
temps, le cerbère se faisait agneau! N'avait-il pas
J'air, maintenant, de la prendre au sérieux? Le fait
de lui avoir li vré le manu crit de son père n'était-il
pas le témoignage d'une indi cutable confiance? S'il
cessait de la traiter en pupille gênante, c'est qu'il
avait compris qu'elle avait un cœur compatissant.
Comme elle lui en était reconnaissante!
Au lendemain du jour où elle avait pris c nnaissance du récit écrit par le vieux banquier, elle s'était
félicitée que son tuteur, retenu par des affaires à
Ladeuil, n'eût pas paru au déjeuner. Vraiment, elle
eût été gênée de se trouver en face de lui.
Ce ne fut que le soir, un peu avant le dîner,
qu'elle osa frapper à la porte de son cabinet, en
rapportant le petit rouleau de papier serré et maintenu par un élastique.
- Voilà, dit-elle, en entrant sur la pointe des
pieds. Je VOLIS remercie de m'avoir donné cette
preuve de confiance.
Il la regarda, étonné.
- Vous avez déjà lu? demanda-t-il avec une
lueur de méfiance dans le regard. Avouez-le, le plaidoyer de mon père était long, il ressas ait les
mêmes argument à la fin du récit i vous avez (hi
trouver cela un peu fastidieux.
A son tour elle examina le visage bourru, tout
prêt au sarcasme.
�112
MESSAGÈRE DE BONHEUR
_ Quand je vous dis que j'ai tout lu, il faut me
croire, fit-elle, l'air grave.
_ Eh bien! mais ... je vous crois ... Et que pensezvous de ce récit?
- Que c'est une chose abominable, affreuse!
_ Et, d'après vous, quel .est le 'Coupable?
Elle n'hésita pas un seul Instant:
- Je tiens le colonel pour un brave officier, incapable d'une telle infamie 1
- Ah! fit Bernard en pâlissant, un éclair de
colère dans le regard . Alors, mon père ... ?
- Votre père était aussi un homme loyal et vrai;
il n'y a qu'à lire son récit pour comprendre qu'il
est sincère du commencement à la fin.
- Alors, que concluez-vou ?
- Qu'il fallait chercher ailleurs!
Il mit la tête dans ses mains, comme accablé, et
la laissa parler sans plus lui adresser un mot.
Depuis ce jour-là, il sembla lui tenir rigueur; on
aurait dit qu'il restait déçu de ce qu'ellc n'ait pas
tout de suite pris parti pour les Horrel. Françoise
le comprit sans l'excuser; elle ne savait pas encore
qu'au fond de toute douleur d'un homme il y a
pre que toujours un sentim ent d'orgueil froissé.
La semaine suivante, Mm. de Lhoriac, ayant à
faire des emplettes de ménag à LadeuiJ, voulut se
fairc accompagner par sa nièce, qu'elle trouvait
pensive.
- Nous goûteron à l'hôtel, chez la mèr · Lamothe: elle a des biscuits à la cuiller tOUjOurd
frais, et tu verras comme eJ1e sait bien pr 'parer le
chocolat! Elle y met deux jaunes d'œuf, du beurre
t du sucre vaniJlé : cJe t exquis. A Bordeaux, ch z
Prévot, il n'est pas meilleur ... Le sien est une véritable cr me!...
- Bon pOUf votre vésicule biliaire, ça, ma tante 1
railla Bernard qui, décidément, dem urait acerbe.
- Ah! mon cher, ma vé icule biliaire n'a pas
bronché depuis ma dernière saison à Vichy, alors
1
�MESSAGtRE DE BONHEUR
r~
j'en profite pour faire quelques petites folies de
temps à autre. Cela me réussit très bien.
Les deux jeunes gens échangèrent un regard de
complicité souriante. Tante Bérengère avait la réputation d'être légèrement gourmande; elle ne s'en
défendait pas et affirmait qu'aimer les bonnes choses
et le montrer, c'était rendre hommage à Celui qui
nous les donnait ur la terre, au milieu de tant
d'épreuves! A la vérité, elle aimait la vie et e
trouvait heureuse, ce dont ses neveux ne cessaient
de la louer .
. - Continuez, allez, ma tante, disait souvent Bernard, désarmé par tant de belle humeur. C'est certainement cet état d'âme qui vous conserve aus i
jeune. Soyez optimiste, soyez gaie: rien n'est meilleur pour la santé, et je dois convenir que vous
portez remarquablement vo cinquante-cinq ans.
Elle riait, enchantée, e sentant vraiment alerte
et jeune. Elle aimait les couleurs claire ct ne craignait pa d'arborer de robes toujours impeccablement hien coupée, de _ robe blanches et noire, en
g-' néral, mais où entrait beaucoup plus de blanc
CJuc de noir i avec cela, comme elle avait cl s chev(ux frisant naturellement ct d'un g-ris CJui semblait
de la soic, ellc portait sur ses boucl s courtes d::
grand chapeaux empanachés, ce qui lui donnait des
airs de portrait de Gainshoroug-h. A vrai dire, elle
re tait charmante, toujour pl ine d'entrain ct pétri de bonté.
Donc, comm elles avaient fait une demi-toilette,
ces clames firent cnsation quand, arrivées à Ladcuil, elles descendirent de voiture.
Tandis quc Mm. de Lhoriac vaquait à ses occupations, Françoise, ne sachant que faire, s'arrêta devant la mercière-libraire de l'avenue Gambetta ct
parmi les revues elle remarqua deux tableautins
r présentant un paysan et une paysanne qui incarnaient tout à fait le type du pay .
Ces pochades, traitées avec forc p , valaient par le
�114
MESSAGÈRE DE BONHEUR
brio du coloris et une réelle vigu.eur dans l'allure.
Intriguée, la jeune fille poussa la porte du magasin; le son aigu du timbre fit accourir une vieille
f('mme accorte et diserte.
Françoise, tout en achetant des crayons de couleur, s'informa de l'auteur de ces deux toiles.
- C'est très bien, savez-vous, fit-elle, ct je jurerais que ce n'est point une femme qui a peint cela.
- Et r"lademoisellc n'aurait pas tort, car c'est le
peintre qui m'a offcrt ces œuvres pour la loterie des
patronagcs. Si même Madcmoiselle voulait quelques
billet ...
Mademoiselle en prit tout un carnet et poursuivit
son idée:
- Mais le peintre, ditcs-vous? Qucl peintre?
;Vous possédez donc un arti tc à Ladcuil?
- Mademoi elle ne sait pas ?... Depuis huit jours
11 est installé à l'hôtel Lamothc. C'est un grand
artiste, paraît-il; il est vcnu pour prcndre des vues
du Périgord; mais il fait aussi le portrait. et il y
réussit à merveille; ces deux têtcs-là appartienncnt
à des métayers de chez M. le maire: c'est frappant
pour la ressemblance.
- Cela me paraît très bien. affirma la jeune fille.
Et elle sortit du magasin, cspérant rencontrer le
peintre clans l'exercice de ses fonctions. Mais elle
ne vit ricn ni personne, et elle dut se résigner à
aller rejoindre sa tante, qu'elle trouva déjà attablée
à l'hôtel devant un chocolat qui embaumait.
- Viens vite, chérie 1 lui cria du plus loin qu'elle
la vit Mm. de I,horiae; viens vite te réconforter: tu
cs toute pâlotte. Je ne sais pas pourqLloi, mai
depui quelques jour on dirait que Lu perds tes
bdles couleurs.
Et sans s'arrêtcr plus que cela à cette constatation elle con ti n ua :
- Et tu connais la nouvelle? Ladeuil possède en
ses murs un arti te remarquable! Oui, ma petite,
un peintre, figure-toi!
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
J
r5
Je le savais, ma tante, répondit doucement
Françoise.
- On ne peut rien t'apprendre, c'est désolant!
Et comment l'as-tu appri , veux-tu me le dire?
J'ai vu quelques-unes de ses œuvres à la
librairie.
- Et c'est vraiment bien?
- Mais oui, ma tante; j'ai été frappée tout de
suite par la bonne manière dont ses petits portraits
sont traités.
'
- C'est que tu as du gOÎlt, toi, ma petite; cc n' st
pas pour rien qu'il y a des artistes dans la famil~.
Et, s'adressant à j'hôtelière:
- Vous l'avez pour longtemps, votre peintre,
madame Lamothe? Car vois-tu, justement, il loge
ici.
- Ah! fit seulement Françoise, qui était une
jeune fille rés rvé .
Mais lm. Lamothe, qui était tout expansion, se
mi à faire l'éloge de son pen ionnaire : le peintre
tenait certainement parmi ses clients une place à
part:
- Un monsieur parisien, 1\Ie dames, si parfaitement bien élevé, si aimable, si gai, si facile à servir,
original certes, dans sa tenue ct dan ses aIJur s,
mais les artiste .ont tous ainsi, n'est-ce pas?
- E,t-il jeune? s'informa Mm. Bérengère.
- Oh! sÎlrement il est Îeune, cela se voit tout de
suite, en dépit des lunette', noires qu'il porte, ayant
les yeux un peu fatigués. Il a une belle taille, il
marche lestement, surtout il a un caractère d'une
gaieté !... Si je vous clisai qu'il di trait tout le
monde ici, ju qu'à J.\1. Boisscc !... Vous av~z,
fairc
sourire M. Sévère, ce n'e t pas une petite affaire
Mesdames!...
'
- JI a toujours été original; à pré en! il est
malade, assura J'indulgente Min. dc Lhoriac.'
- Il est certain qu'avec l'état de son cœur il n'en
a peut-être pa pour longtell1p , le pauvre homme;
�tn'6
MESSAGÈRE DE BONHEUR
ct puis, voulez-vous que je vous dise, voilà un type
qui ne se nourrit plus, sous prétexte que cela
l'étouffe de manger. Si encore il demandait comme
menu des choses légères! Mais non: le soir, il se
couche sans s'occuper de sa pitance, et si je ne lui
envoyais pas un peu de bouillon ... à moi, il ne prendrait que des légumes, le plus sou~en
. t des pommes
dl' terre bouillies ... Si je vous disais, Mesdames,
qu'il me vend les asperges, les fraises et les artichauts de son jardin sans y toucher, et à une fleuriste de Périgueux les œillets et les violettes de
Parme de sa petite serre 1... Parie qu'il ne vous
envoie jamais rien, madame Bérengère?
- Mais si, je reçois un bouquet au jour de l'an,
très régulièrement.
- Un seul bouquet, ce n'est point trop! Ah! je
pensais bien. Celui qui mettra la main sur son magot fera une belle affai re!
- En a-t-il un, seulement, le pauvre homme? Il
ne gagne pas tant que cela!
- Assez pour ne pas mener cette vie de vieux
grigou! Enfin, c'est son affaire; chacun prend son
plaisir où il le trouve; mais j'ai horreur des avaricieux, moi, et je ne me gêne pas pour le lui dire.
- Laissez-le donc en paix, Ernestine. recommanda Mm. de Lhoriac, avec une douce autorité. Ce
pauvre Boissec nous semble fort malade; pour le
Lemps qu'il a à vivre, qu'il [asse ce qu'il désire.
Et ces dames prirent cOngé de leur hôtesse, gagnant la fue des Cendres par la place Talleyrand;
M ... • de Lhoriac dit ne pas avoir terminé ses commissions, et Françoise lui demanda de venir la rejoindre à l'église quand elle aurait fini. La jeune
fille aimait ce sanctuai re aux voûtes élancées, rec~ l eilIs,
mystiques; il abritait quelques beaux vesliges. du passé, un groupe sculpté représentait le
c:ulfi~ment,
eL dans la chapelle de droite tin splende bois doré provoquait l'admiration
dide .r~tablc
de VISiteurs.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
II7
_ :Agenouillée, la j~une
fille pria un moment devant
le maître-autel, malS elle fut tout de suite distraite
en découvrant non loin d'elle, et qu'elle n'avait pas
encore aper;u, un inconnu qui semblait prendre le
à la lueur de la lampe vacillante
croquis du . ~table
du anctuaire.
« Le peintre de dame Ernestine, slÎrement! >
pen;a Françoise.
Et elle voulut l'examiner sans qu'il y parût.
Sans aoute l'artiste était d'un tout autre avis.
Bruquement il disparut derrière un pilier et sortit
San s'être retourné, laissant Françoise fort déconfite.
Un peu plus tard, elle retrouva Mmo de Lhoriac
à "hôtel, où Julien devait les prendre avec leurs
multiple emplettes.
La b nne dame, tout animée, lui expliqua:
- Imagine-toi que je viens d'apercevoir le peinlre
regagnant sa chambre. Lui, en dépit de ses lunettes
noires, a sans doute des yeux plus perçants que
mes yeux de myope. Tl m'a vue beaucoup mieux et
il a déclaré à Mm. Lamothe combien il aimerait :i
me croquer en noble dame du grand siècle. C'est
trè flatteur, vraiment.
La petite en convint et, amusée, s'en fut inlerroger la bonne hôtelière.
Elle repartit, décidée à parler à son tuteur du
désir de l'artiste. Quelques séances de pose seraient
une diversion et l'arracheraienl à ses obséclantes
pensées dont la vie solitaire de Najac ne pouvait
guère la distraire,
�1I8
MESSAGÈRE DE BONHEUR
XIII
Comme ces dames regagnaient le château, le ciel
s'a ombrit; de gros nuages gris 'amoncelèrent et
les premiers grondements de l'orage se firent en~
tendre dan le lointain,
Aussi craintiv s l'une que l'autre, les d ux
femmes poussèreni un soupir de soulagement en se
retrouvant à l'abri, Elles découvrirent Bernar'd
rentré, installé non loin, de la fenêtre ouverte d'où
venait une avare lumière; il était silencieux, calme i
cependant il parut à Françoise plus triste que d'ha~
bitude; peut-être ressentait-il une sorte de gêne à
sc: trouver en face d'elle, depuis qu'il s'était cru
oblig-é à l'initier aux tristesses du pa 'sé?
Pleine de compas ion, la jeune fille décida de se
montrer pour son tuteur plu aimable, c'est-à-dire
moins frondeuse, con ci nte que lui aussi arrivait
à mieux tolérer sa pré ence. es boutades, se' enthousiasmes ct ses admirations juv&nih.:s ne l'agaçaient certainemcnt pa autant qu jadis, Si elle
n'était pas une consolation, du moins était- Ile une
diverSIOn, elle le détournait CJuelques instants de ses
Jlensées obsédantes, et elle plaignait du fond du
cœur ce fi 'r garçon d'avoir perdu sinon son hon11\:ur, du moin. l'amour de c ,lit: qu'il chérissait.
Alvère, la belle Alvère n'était-ell pas obligée de le
conSIdérer comme le fils d'un voleur, pour 11 pas
<l\'oir à accuscr son père?
,\ffrcl1se alternative!
\ on our, la jeune fille se sentail gagnée par la
1 ncolie, Des traits de fet! zébraient le ciel COl1-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
119
leur d'encre; sous l'action du vent déchaîné les
girouettes g rinçai ent, .les. grands platanes gémissaient la tourmente faIsaIt rage.
Juli~
arriva soudain, défigurée par la terreur, un '
cierge allumé à la main. Emule de Cassandre, ell e
annonçai t un cyclonc, la grêle, cette plaie des campagnes, si terrible en juillet, alors que les blés sont
mùrs et les vignes pleines de promesses .
D'un mot, Bernard la fit taire, et comme la servante s'en allait, laissant la porte ouverte derrière
elle, le vent s'engouffra par la fenêtre, faisant voler
les papiers, les journaux, tandis que de feuilles
mortes arrivaient en tourbillonnant jusque ur le
canapé où Mm. de Lhoriac se tenait effondrée.
- Le courant d'air! gémit-elle, affolée.
Le tuteur c leva pour aller fermer la porte.
- La fenêtre aussi! implora doucement Françoise.
Il obéit encore à ce désir, e contentant de prédire qu'on allait étouffer, mais qu'après tout c'était
une mort comme une autre!
La tornade enfin apai ée, on redonna de l'air. La
pluie, maintenant, tombait froide et errée; une
brise chargée de senteurs sylvestres pénétra dans la
pièce surchauffée; ce fut une détente générale.
- Ah! ça va mieux! s'écria la bonne dame, reprenant haleine.
- On respire le hon air si pur! N'êtes-vous pas
tout à fait asphyxié, mon tuteur?
- C'est-à-dire que jc rcnai à la vie) rail1a-t-il à
son tour. Et maintenant que vous avez repris vos
sens, racontez-moi ce que vous avez fait et vu de
beau à Ladeuil, dans cette longue JOLI rnée, Mesdames?
M'"'' de Lhoriac répondit:
- Rien de plus qu'à l'habitude: gOllter traditionnel chez Mme Lamothe, tourné e chez le ' fournisseurs pour payer les notes et faire de n uvelle
commandes, retour ous la menace de l'orage ...
�120
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Ma tante, s'écria Françoise, vous oubliez le
fait important de la journée!
- Quel fait important, petite folle?
- Mais la rencontre du peintre, voyons 1
- Oh! c'est vrai! Où ai-je donc la tête? Cet
orage m'a sérieusement troublée.
- Comment, un peintre qui voudrait faire votre
portrait!
- Pas possible! s'écria Bernard, en feignant un
grand intérêt. Contez-moi donc ça! Il peut donc
se passer parfois quelque chose à Ladeuil?
Ce fut la tante Bérengère qui se chargea du récit,
terminé par ces mots :
- Un véritable original, peut-être bien un fou ...
- Comment! un homme de fort belles manière~
et de parfaite éducation, assure Mme Lamothe.
- En tout cas, repartit Bernard, on parle beaucoup de lui à Ladeui), où les distractions manquent,
et on en dit du bien. Je ne l'ai point encore aperçu.
Comment s'appelle-t-il?
- Un nom cJifficil à retenir ... Dame Erne tine,
ne sachant pas bien le prononc 'r, devait me le montrer écrit, ct puis J'arrivée dl touristes mourant de
faim et de soif lui a fait oublier a promesse.
- En tout cas, il a fait preuv de goüt en remarquant, au premier coup cI'œil, l'allur e à la Mme cie
Sévigné de tant Bérengère.
Bernard avait pre que l'air amusé.
- Alors, vous allez faire faire votre portrait, ma
tante?
- Y penses-tu! A mon âge 1...
- Mais puisque votre noble visage tenle le grand
arli te de Ladcuil... D'ailleurs, vou n'êtes pas
vieille.
- Bernard, je te défen~
de te pay r ma tête!
- lra tante, vous savez bien qu'elle est impayable. Je comprends parfaitement que vous ayez
tenté le pinceau d'un arti . le.
- Hé! mon enfant, c'est bien la première fois
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
121
que tu me fais un compliment. Je le prends pour
sincère, mais tu ne me décideras point à faire appeler ce singulier rapin.
- Peste 1 ma tante, un homme plein de talent!
- Et qui meurt d'envie de faire, avec votre concours, un chef-d'œuvre qui passera à la postérité!
insista Françoise.
- Et puis cela vous distrairait, pauvres recluses!
concéda Bernard, amusé.
- Mais c'est cette petite qui devrait poser 1
- Ce monsieur dédaigne la jeunesse: il a pris
la fuite à ma vue!
- C'est un fou de ne vouloir apprécier que le<
viei1Jcs fcmmes. Mais j'y pense: Françon pourrait
se costumer en vue d'un portrait de grand style ...
Ses chC\"cux bouclent naturellement; on lui mettrait
un oupçon de poudre, une mouche au coin des
lèvres, unc pointe cie rouge aux pommettes ... Ce ne
serait pas banal, ce frais minois ous une coiffure
poudrée!
Charmant, assura Bernard. Mais quel âge
a-t-il, cc godelureau?
- Oh! j ne sais point: il m'a tourné si vite le
do ' ! Sa silhouette est jeune, en tout cas, élégante,
même, déclara la jeunc fille.
- Vous l'ayez bien examiné!
- Oh! un in tant, à J'église.
- Ce n'est point la preuve d'un grand recueillement cie votre part, ma pupille.
- Qui clonc oscrait prétendre ne jamais apporter
de clistra tions dans ses prières, mon amI? Ah!
Dieu est plus indulgent que cela, el le juste pèche
sept fois le jour ... Revenons à mon idée: plus j'y
pense, plus je trouve que nous devons fairc faire le
portrait de cette petite, et en travesti, pour inspirer
son peintre.
Mais Bernard reprit son air froid et son ton
sévère pour dire à Mm. Bérengèrc qu'il entendait,
auparavant, reparler de cet inconnu avec M • La-
�122
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Mothe, puis lui demander une entrevue. Si son impression était bonne et les renseignements complémentaires satisfaisants, il autoriserait sa tante à
s'entendre avec l'artiste. Naturellement, le cas
échéant, les séances de pose auraient toujours lieu
sous la surveillance cie Mono de Lhoriac.
Il ajouta:
- Ce projet vous amuse, Françoise?
La jeune fille eut un air joyeux:
- Mais certainement, cela m'amusera, S1 toutefoi cet original veut se contenter d'une jeunesse
maquillée ... Oui, ... ce me sera un sujet de distraction; justement, ces jours-ci, j'ai le cafard.
Bernard Horrel dévisagea sa pupille et laissa
tomber avec une douceur inaccoutumée :
- C'est bien parce que je m'en suis aperçu que
je vous propose cette histoire de peinture.
- Et je vous en remercie beaucoup, mon tuteur,
répondit-clle gentiment. Il paraît quc c'est un type
lrès drôle, qui a non seulement du talent, mais un
esprit endiablé. Si je vous disais qu'il en arrive
même à dérider M. Baissee, d'après ce que dit la
mère Lamothe.
- C'est alors qu'il est irré istible 1
Puis tout à coup, plus grave:
- Je le crois bien malade, mon pauvre comptable; il continue à s'acharner au travail, mais il
fait pitié. Je n'ai 'qu'une peur, c'est de le voir un
jour s'effondrer derrière son grillage; il avoue luimême que son cœur ne tient plus qu'à un fil. J'ai
profité de cet aveu pour lui faire la moralc et l'encourager à se reposer; je n'ai pu l'obtenir. D'ailleurs, son pauvre vi age a exprimé tout de suite une
telle angoisse que j c n'ai pas osé insister.
- Vou êtes bon, déclara spontanément Françoise.
Après un silence :
- Quclle découverte! fit le jeune homme en se
�'MESSAGtRE DE BONHEUR
123
levant brusquement. Vous n'avez pas toujours
pensé ainsi, Mademoiselle ma pupille.
- Je l'avoue; mais j'ai rectifié mon jugement.
- Ne vous hâtez pas de juger un homme, allez!
Pour commencer, vous n'y connaissez rien! Voyezvous, pour être bon, il ne faut pas avoir le cœur
plein d'amertume. Il faut porter en soi une e pérance, une étincelle de bonheur, un rien, parfois...
Or, ce n'est pa mon cas!
Il avait prononcé ces mots ur un ton d tel
désenchantement que Françoise en demeura toule
sai ie et ne put s'empêcher de dire à sa tante, lorsqu'elles furent seules, quelle pitié son tuteur lui inspirait.
- Je sens comme toi, repartit la bonne dame, et
j'ajoute que je suis heureuse cie te voir dans ces
sentiments. Ce pauvre Bernard souffre cruellement.
C'e t curieux, je le croyais apaisé; mais en ce moment il me puaît plus atteint CJue jamais, el cependant son caractère s'améliore; il prend sur lui, IlC
trouves-tu pas, petite?
- Si, certès, ma tan le, je le trouve comme vous,
et c<:la m'inquiète un peu.
- Pourquoi donc ça, grand Dieu?
Elle avoua ingénument, sur un ton de confidence:
- J'ai peur qu'il m'aime!
M mo de Lhoriac sc récria n sursautant :
- Comm nt, qu'il t'aime? Que veux-tu dire par
là? Evidemment, tu es arrivée à faire un peu sa
conquête: il est plus patient avec toi, il s'est bien
radouci, il montre presque quelques attentions ...
Et Françoise, avec heaucoup cie sérieux:
- l\ia bonne tante, c'est peut-être là le commencement d'un sentiment plus tendre et que je ne
nommerai point.
l\Iais Mm. de Lhoriac sc prit à rire. Quelle têle
romanesque avait donc cette petite fille-là! Qu'allait-clic chercher? Bernard? Mais c'était l'homme
d'un se1.l1 amour 1...
�J24
MESSAGÈRE DE BONHEUR
- Allons, tant mieux! soupira la petite, tout de
même un peu vexée.
- Et pourquoi tant mieux?
- Parce que, moi, je sais que je ne pourrai
jamais l'aimer autrement que comme un grand
frère; mais alors, là, je sens que je m'attacherai à
lui tous les jours un peu plus fraternellement... Je
ne sais pas ce que je donnerais, ce que je ferais
afin d'atténuer son chagrin et de devenir pour lui
une messagère de bonheur!
Mmo Bérengère hocha la tête; c'était là un miracle auquel elle ne pouvait croire.
La jeunesse, elle, est toujours pleine d'illusions!
Mais Françoise, relevant fièrement la tête, déclara que c'était déjà une force que d'avoir des
illusions, vraiment une forme de l'espérance.
XIV
La matinée du jouI' suivant fut un beau lendemain d'orage. La terre désaltéré semblait déborder
d\! sève; les pelouses perdaient leur aspect de pailIasson; les fleurs froissées, alourdies par la pluie,
baissaient la tête, et sous les grands platanes les
feuilles et les branches jonchaient le sol.
Françoise, Je nez au vent, humait avec délices
eet air rafraîchi. Elle devait aller relever les nasses
placées par Julien dès la première heure; mais soudain, en passant devant le rond-point et le hanc de
picrre moussuc, elle se souvint de ce jour où, à ccl
er.droil même, elle avait eu avec son tuteur une si
pénihle discussion au suj et de la lettre de son amie.
Elle se laissa tomber sur ce même banc. Evidemment, il avait bien changé, depuis ce tem]> -là;
�MESSAGERE DE BONHEUR
12 5
leurs rapports étaient devenus emprein' - de plus de
cordialité; en dépit d'une attitude voulue qui tendait à le faire passer pour un rustre détestable, il
était facite de s'apercevoir que cet homme était très
bon. Il était trop intelligent pour l1e pas comprendre
qu'il avait porté un coup à la sérénité de sa pupille;
on aurait dit qu'il en éprouvait, en ce moment,
comme une sorte de remord. Elle ne lui cn voulait
pas, pourtant, et lui était plutôt reconnaissante de
cette prcuve de confiance; elle n'en restait pas
moins alteinte; depuis ce jour, tout était venu se
concrétiser devant cette idée obsédante.
Moins inexpérimentée, plus blasée sur les surprises de la vie, moins absolue dans ses jugements,
la jeune fille, aurait pu penser;
« Après tout, la faute cachée - même s'il y a
faute - d'un cousin g-ermain de mon grand-père Ile
saurait m'atteindre à ·ce point; je ne porte pas leuc
nom, voyons! »
Mais nOI ! Elle se souvenait que sa chère maman
était unc l orrel, COmme son tuteur, (;omme tante
Bérengère, et elle sc sentait solidaire des SOUj'}ç0ns
qui avaient atteint ce nom, et, par 1110ment, torturée
par la pensée qu'une telle honte pouvait être justifiée.
Alors, tous ses espoirs d'avenir, cet appcl vers le
bonheur, la satisfaction vaine que lui avaient causée
ses avantages physiques, sa situation privilégiée
d'héritière, tout cela lui semblait fini, anéanti comme
des fleurs ensevelies sous la cendre ... Ah 1 J'épreuve
la 111ltrissait ct allait faire d'elle une vraie femme,
une femme consciente de ses devoirs nouveaux,
d nt le premier serait d'éclaircI' celui qui v udrait
l'épouser. Loyale, elle n'admettait pa le silence;
mai s, trop exaltée aussi, cite s'exagérait la pen ée
de ces devoirs, en arrivant à conclurc qu'il valait
mi eux pour clIc ne point se marier ... Mai cela était
triste toul cie même. Et dir' qu'un jour un homme
jeune el beau lui avait sauvé la vic, qu'elle l'avait
�1
126
MESSAG:t:RE DE BO HEUR
entrevu, qu'il lui plaisait infiniment et qu'elle ne
cessait depuis de rêver de lui ... Et c'était justement
celui-là avec lequel toute possibilité d'alliance devait être écartée 1. .. La terrible' histoire, toujours!
Eh bien! elle resterait vieille fille! Mais cet état
ne lui convenait guère; elle ne sentait pas du tout
la vocation du célibat. Des larmes brillaient dans
ses yeux, lorsque soudain eIJe vit Julien arriver
d<lns l'allée, ayant l'air de la chercher. Elle se leva
aussitôt, essuya furtivement ses pleurs, tandis que
le brave serviteur la regardait avec inquiétude:
- C'e t-y qi.l.e Mademoiselle a une peine? demanda-t-il respectueusement, le visagé aussitôt
inquiet.
- Non, non, Julien; je crois plutôt que je suis
enrhumée du cerveau.
Et eIJe sc moucha bruyamment.
- A lors Mademoiselle redoutera peut-être de
toucher l'cau?
- l\Ioi? Oh! vous me connaissez bien, pauvre
homme. Un rhume de cerveau n pl in été, qu'est-ce
que c'est que eela? D'abord, je ne suis pas bien
sûre d'être enrhumée, puis j'avoue que j'avais un
peu oublié nos projets de pêche, ct je sens que je
vai s m'amu ser follement!
Et, se mettant à courir, la blonde enfant alla par
la maj estueuse allée cie platanes vers les rochers
tourmentés qui encadraient un coude de la rivière.
Bien vite elle levait les nasses, et ce fut tout à
coup la pêche miraculeuse.
La petite, oubliant ses soucis, retrouvait sa gaieté
ct son entrain.
Comme elle s'exclamait:
- Julien! une perche! Cette perdrix de l'eau 1
Quel bonheur!
Voilà que son cri joyeux fit retentir l'écho très
sonore à cet endroit.
« Bonheur! » répéta l'écho.
Elle sc redressa, mutine.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
I27
Qu'est-ce qu'il me veut, celui-là, et pourquoi
me parle-t-il de bonheur?
Elle continua:
- Des barbeaux, des truites, ... encore des truites!
On entendit au loin: «Truites, ... truites ... », puis
on semblait rire.
Amusée, la jeune fille prit messire Echo à partie:
- Parfaitement, des truites! et les bons Jeanery
auront leur part de cette pêche merveilleuse, et
peut-être M. Boissec aussi, si le cœur lui en dit.
Ah! ah! ah l
« Si le cœur lui en dit, railla la voix moqucuse.
Ah! ah! ah!»
- Ah 1 mais, il commence à m'agacer, ce vieux
satyre d'écho!... Je rentre.
Ayant installé avec soin ses poissons sur de
l' herbe fr aîc he, dans le fond d'un panier de bois,
Françoi se cour~
à la cuisine apporter son butin à
Delphine, sùre à l'avance de recueillir ses éloges.
Peu après) el enco re toute satisfaite, elle pénétra
dans le ve. tibu\c et se heurta à son tuteur. Celui -ci
J'interpella ausi~ôt.
- Approchcz un peu qu'on voie votre frimousse!
fit-il en s'interrompant de lire son courrier.
- Tout à l'heure, mon tuteur: je reviens de la
pêche et je sens le poisson.
Il repartit cn riant:
- C'est une odeur qui ne me déplaît pas.
Charmée de le voir de si honne humeur, Françoise s'approcha de lui, lçs mains aerrière le dos,
et lendit vers lui son frais visage.
- Hum 1 fit-il, les yeux ont pleuré, mais la bouche
sc montre assez rieuse.
La fillette rougif violemment.
~
Vous êtes sorcicr, dit-cllc.
- Ne le saviez-vous pas?
- Je me demande, dans tous les cas, ce que cela
peut bien vous faire?
�128
MESSAGÈRE DE B0NHEUR
- J'ai le droit de m'enquérir de la santé physique
et de l'état d'âme de ma pupille.
- Ah! cela vous prend bien tard, répliqua-t-elle,
l'air narquois.
- Vous trouvez 7... Vous n'êtes qu'une petite ingrate! Allez vous laver les mains et reven ez: j'ai
à vous parler.
Mais lorsqu'elle redescendit, Françoise s'aperç~lt
gue son tuteur n'était pas là.
Ils ne se retrouvèrent qu'à table, sur le CQUP de
midi.
- Eh bien! la pêche, ma chérie? interrogea ·tante
Bérengère.
- Splendide, ma bonne tante. Si mon tuteur le
permet, on en enverra une partie aux J eanery et à
M. Boissec.
- Je la leur porterai moi-m&mr, r' pon'dit Bernard. Alors, vous vous êtes amusée?
- D,I moment, oui.
- Et maintenant ? ..
- Eh bien 1 je ne m'amuse plus: je déjeune!
- Du bout des dents!
- Il n'y a que moi qui aie de l'appétit depuis
C]udque temps, remarqua l\fm. de Lhoriac.
- C'est de votre âge, plai anta Bernard. Françoi e ct moi, nous sommes au-dessus de ces contin ..
g-ences.
Puis, continuant de s'adresser à sa tante, tout en
regardant sa pupille :
- Je croisC]u'il faul distraire cette petite; vrai..
ment, elle dépérit.
Plus bas, il ajouta, très sérieux:
- ... Et j'en ai des rem ords.
François 1(; r garda, effarée:
- Pourquoi? dcmanda-t-clle, sur le même ton.
- Il faut savoir garder ses chagrins pour soi·
même, répondit le banquier d'une voix sourde. Jé
n'aurai s pas dlÎ \·ous donner à lire ...
• Que dis-l u, mon grand? 'informa Mm. Bérett-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
129
gère, peu habituée à voir ses compagnons de table
faire des apartés.
- Je dis, ma tante, que pour dérider Françoise
je me suis décidé à demander une entrevue au
peintre. Si mon impression répond aux derniers
renseignements recueillis sur lui, je traite avec lui .
Cherchez vos travestis!
Les châtelaines ne se le firent pas répéter deux
fois et, dès le déjeuner terminé, elles se hâtèrent de
regagner leurs chambres, afin de préparer les
atours qui devaient faire de Françoise de Lhoria::
une marquise de la cour de Louis XV.
xv
Il était deux heures tapantes quand Jean apporta
une carte à M. IIorrel, qui venait d'entrer dans 50n
cabinet directorial.
Elle portait cette simple mention;
O.-H. LOCKMARIAGOU
Le banCjl1il'r répéta deux fois;
- Lockmariagou 1
Ce nom breton évoquait en son esprit de vagues,
mais troublantes réminiscence5.
Il ordonna;
- Faites ntrer.
Le. jeune peintre parut, son béret à la main.
- Je vous remercie d'acquiescer si vite et si
aimablement à mon désir de vous voir, commença
Bernard.
Sans répondre, dès la porte refermée, le visiteur
446-v
�130
MESSAGÈRE
DE
BONHEUR
se mit en pleine lumière et enleva ses larges lunettes fumées.
Alors son inte rlocuteur se dressa en face de lui
et, courroucé:
- Monsieur, depuis votre enfance, je vous ai vu
une fois, aperçu une autre; pourtant, je ne crois
pas me tromper: vous êtes Alain Le Guerreck.
- Alain-Hervé Le Guerreck Lockmariagou. En
Bretagne, on nous nomme toujours ainsi. En Périgord, comme dans les différentes villes de garnison
où il a vécu, mon père laissa tomber cc nom si terriblem ent celtique.
4: J e J'ai repris pour séjourner à Ladeuil, où on
ne s'en souvient point. De cette façon seulement,
j'ai quelque chance de mener à bien la mission sacrée que m'a confiée, ... léguée un mort.
- Vous vous déguisez ? ..
- I)i peu! Mais qui me connaît ici, sauf vous,
11ol1sicur, M'le Françoise ct M"'" de Lhoriac. Cette
dernit:rc, étant myope, nc m'a point rec nnu, et j'ai
fui la première. J'aurais cependant besoin de lui
parler; son aide me serait si précieu ' c! Mais je n'ai
pas voulu l'aborder sans votre assentiment... De
mêmc, cn dépit dc vos propositions transmises par
Mrne Lamothe, je n'ai pas songé une minute à corser
mon déguisement pour m'introduire à Najac par
fraude; ma présence auprès de vous, sans même
meS lunettes, en fait preuve ... Je n'oublie pas que
je suis officier français 1...
« Je vous en pri e, quit~ez
cet air furieux, Ct,
avant dt: me répondrc, je vous en conjure, en son
nom, li sez la lettre écrite par celui qui fut et resta
votrc ami : mon oncle Malo, le martyr de la
patrie! »
Sans répondre, heureux d'ailleurs d'avoir une
occasion de sc taire pour mieux dominer son émotion, Bernard Horrel, d'un geste, offrit tin siège à
Alain et s'assit lui-même devant son bureau.
Il lut les pages couvertes d'une écriture si alté-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
13[
rée, ... et enfin, sans colère, mais avec amertume, il
dit:
- J'ai aimé le pauvre Malo; j'ai' compati même de loin - à ses souffrances, mais sa supposition est une idée de malade désireux de se raccrocher à un espoir pour les êtres chers qu'il laisse
dans la vallée de douleur.
« Je ne vois point ce que ma pupille viendrait
faire en tout cela. Et parlons d'hoJ1lme à homme,
c'est-à-dire parlons franc : gagner les bonnes
g-râces de l'enfant romanesque - par vous sauvée
des eaux - cst bien pour quelque chose dans votre
désir d'as~ocir
Françoi c à votre œuvre? »
- Monsieur, je ne suis point de ceux qui courtis nt des jeunes filles tcllc ~I"O
de Lhoriac sans
l'assentiment de leur famille... Il est certain que
j'aurais besoin de son concours pour mener à bien
ma mission. Même sur de vieux cœurs racornis, clic
p ut beaucoup par sa douce persuasion.
- Pensez donc, sur un j cune! interrompit Je
hanquier.
Imperturhable, le Breton continua:
- Son charme et sa volonté peuvent beaucoup,
je Je répète.
Bernard Hor<~1
regarda avec ulle involonta ire
méfiance celui qui, presque à son insu, rendait ainsi
hommage aux qualités de sa pupille.
- Si vous lui adressez cie tels compliments, Françoise n saura rien vous refuser.
- Monsieur, je vous <.n supplie, laissom tout
persiAage de côté dans notre entretien d'homme il
homme, pour rééditer votre expression. J vous
donne ma parole de soldat que nul propos, même
d'innocente galanterie, ne tombera de mes lèvres.
Simplement, si vous le permettez, je demanderai à
Mil. de Lhoriac son concours. Avec l'espérance qu :.:
vous ne repousseriez pas une telle d mande, j'ai en
quelque sorte forcé une porte que vous ne m'auriez
peut-être pas ouverte.
�J32
MESSAGÈRE DE BONHEUR
C'est probable! grommela le tuteur, farouche.
Alors, vous ne voulez pas nous aider ? Vous
refusez de souscrire au vœu suprême de votre ami
Malo? Vous n'admettez pas que nous soyons tous
intéressés à la découverte de la vérité; pour le fils
de Pierre Horrel, et même sa nièce, pour la fille et
le petits-enfants du colonel de Neuris, ne se rait-cc
pas une délivrance si elle éclatait enfin, cette vérilé?
Bernard lai ssa échapper un douloureux soupir.
- Il le faudrait, certes, il le faudrait, Monsieur;
mais où est-elle ?... Françoise peut-être, vous sûrement, accusez cc malheureux Boissec. Eh bien! moi
qui ne suis point convaincu de sa culpabilité, je
répugne à torturer un pauvre être qui est probablement innocent, et si malade!...
- Je n'ai pa nommé M. Boissec, et spontanément son nom est monté à vos lèvres.
- Forcément, on pense au caissier quand il s'agit
<l'une affaire de cc genre. Mais mon père, qui le
connaissait bien, ne J'avait point int:riminé. D'ailleurs il n'avait pas la clé du coffre-fort.
- Une avait été perdue!
~
Pourquoi l'aurait-il trouvée? Et le mot de
passe ?... Il J'ignorait. N'est-cc pas charité de le
Jais~('r
mourir en paix?
- La paix! Mais c'est un bien que se mble ignol'l:r cc malheureux ... S'il arrivait au bout de a vic,
accablé par le remords ct la crainte du jugement
suprême, lui aider à réparer, en g, gnant sa c nfiance, ne se rait-cc pas, au contraire, accomplir la
l11eilleure ùes bonnes œuvres?
L'a ccent du jeune homme était i convaincu, une
telle émotion animait son visage que le banquier
concéda:
-:- Vou~
êtes éloquent ... ct sincère.
Et, apres L1ne pause:
- Je le comprends: 1 Je met des obstacle ft
vos proj ets, un regret, un ressentiment demeureront
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
133
dans votre cœur ... et, je le pense, dans celui de
Françoise.
- Dans celui d'une autre aussi, quand elle saura ..•
Bernard pâlit.
- Allons, je ne veux point, si le vieux drame
fait d'autres victimes, y être pour rien. Venez à
Najac après-demain, vers deux heures. Gardez vos
lunettes et votre nom patronymiqu e. Le domestiques ne s'en souviennent point, et, vous ayant à
peine entrevu, ils ne vous reconnaîtront pas. J'aime
autant cela. Bien entendu, il s'agira non de poses
fréquentes, mais d'une seule entrevue. Vous n'apporterez pas vos pinceaux de peintre amateur, mais
votre Kodak, pour photographier le château, les
avenues de platanes - et même les châtelaines, si
elles y consentent. - Ce sera le prétexte de votre
venue.
« J e sera i là pour VOliS r ecevoir, d vous pourrez
expliquer à Françoise quelle aide vous attendez
d'clle.
« Par la sui te, je servirai entre vou d'agent de
liaison, i vous avez quelque chose à vous communiquer.
« Vous ['e pérez, comptant faire des découvertes
concluantes. »
- Je l' espère, Monsieur, et je le désire passionnément pour la mémoire des mort s ct... le bonheur
des vivants!
Bernard regarda le jeune visage rayonnant 'l'intelligence ct dc généreuse bonté, sur leque l il trouva
soudain une ressemblance émouvante.
Alors, d'un ton seulement triste, il murmura:
- Ccux qui ont trop souffert n'o cnt plus e pérer.
Puis, tendant la main à l'officier, plus haut il
dit:
- A bientôt, lieutenant.
Alain répéta :
- A bientôt, Monsieur.
�J34
I\lESSAGÈRE ·DE BONHEUR
Et il, s'éloigna, au fond satisfait de cette entrevue
avec le tuteur r edouté.
Tout en rajustant ses larges lunettes, il songeait:
« Pas i tcrrible, après tout, M. Horrel; seulement un homme assombri, ulcéré par la doule.ur, ...
malheureux comme tante Alvère, mais autrement. »
XVI
Le cœur battant, mais l'allure dbinvolte, Alain
pél1étra, bien à J'heure dite, clans le petit salon de 1
Najac.
J\lm,' de Lhoriac, ayant un pcu de migraine, était
allée faire la ieste; Bernard l Torrcl ct sa pupille
s'y trouvaiènt seul s.
 vant que] uhen ait refermé la porte, 1 banquier
prt·. enta à Françoise :
- :'1. IIervé Lockmariagou, peintre amateur. Tl
vient prcndn.: quelques vues dl Najac.
Et quand le domc tiquc e fut éloiRné :
- De plu., le lieutenant .\lain-I rc.;rvé L' Guerrcck-LockmariagoL1 dé:irc solliciter votre aicle pour
111 ner à bic.;n, espère-t-il, la mission dont l'a chargé
son oncle, 1\1 alo de N euri .
BOlll 'versée, la jeunl fil.lc'était levé, ct, la
main t ndue, souriante, malS ks yeux hrillants de
larmes:
- l'lIon ~fluvcr,
mon pauvr sauveur, je ne pensais pas vods revoir si vite, ct n cle telles circon . ta nelS !
Aprl:' avoir demandé des nouvelles d'Anne-:\Iari<..
elle continua, ans bien avoir entendu la réponse de •
l'oflici r :
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
135
- Il s'agit, je le devine, du vieux drame dont je
suis obsédée depuis que je le connais.
« Mon concours! Ah! certes, en ce cas, il VOliS
est acquis à l'avance. Mais en quoi puis-je vous
aider? »
- A confondre l'imposteur, à innocenter ceux
- je dis bien - ceux qui ont été accusés à faux.
Françoise regarda son tuteur: il avait affecté de
reprendre son journal, comme pour affirmer son
âésir de rester étranger à l'entretien.
Alors, tristement, elle répondit :
- Que pourrai-je, moi toute seule?
- Pas toute seule, puisque je suis avec vous.
Mais je vous dois quelques explications: ma tante
et ma sœur voyagent en Belgique. Après lecture
d'une recommandation suprême de mon oncle, me
suppliant, par une lettre d'outre-tombe, de chercher
à faire la lumière sur le douloureux passé, je suis
venu à Ladeuil - à peu près incognito - pour
procéder à une discrète enquête. Ma conviction est,
à présent, qu'un tiers, étranger à nos cIeux familles,
pcut être seul le coupable ... Le malheureux Boissec,
dont je suis parvenu à vaincre quelquc pcu la sauvagerie, me paraît suspect, tant il se trouble à la
moindre allusion aux Neuris. Je l'avoue, je le soupçonne; je ne dis point encore: je l'accuse.
- Mais il est dans la misère. Ce vol ne lui aurait
vraiment guère scrvi!
_ Peut-être a-t-il joué, jadis. En tout cas, s'il y
a li eu, c'est sur vous que je compte pour le faire
avouer, car, mani festement, vous lui inspirez une
prédilection particulière. Ne dites pas non, tentez
notre seule chance de savoir. Cet homme se meurt;
j'ai le sentiment, à bie.n des ,i.n?ices, des, intuition,
que le remords le tenatlle. D ICI peu de Jours, vraisemblablement, il ne sera plus là! Il ne faut pa5
(Ju'il emporte son secret dans la tombe, si secret il
y a, comme je le crois.
- Et si VOliS vous trompez?
�136
MESSAGÈRE DE BONHEUR
- Je n'affirme rien. mais tout me le fait croire:
son attitude. sa visible souffrance ... Et puis. seul
un habitué de la banque a pu commettre ce larcin,
grâce à la clé perdue.
- Conjectures seulement ...
- Hélas! point certitudes. j'en conviens. Mais
ne devons-nous pas tout tenter?
- Oh! accuser un mourant!
- Nous mettrons à nos recherches toute la délicates e. toute la prudence possibles. J'en ai parlé,
hier. à M. le doyen ... Il ne ait rien, d·ailleurs. et,
saurait-il. ce erait pareil... Mais il y a beau te-mps
quc 1\1. Boissec ne pratique plus. Jadis assidu aux
offices du dimanche, il n'y paraît plus. A une certaine époque, durant la guerre - réformé, il ne l'a
point faite, - il 'absentait souvent, sans jamais
dire où il allait. Depuis de années, il ne bouge plus
1 vit misérablement, sans raison apparente : il
gagne de quoi se suffire ... Vraiment, il y a du mystère dans tout ccci. Mademoiselle, au nom de nos
deux familles, aidez-moi!
- Je n d mande pas mieux! s'écria Françoise
ave élan. Je s rais si heureuse, moi aussi, de faire
la lumière ur cette ténébreu ' e t torlurante histoire! Alors, vous souhaitez que je tente de voir
M. Boiss c?
- Je le souhaite, oh 1 oui, Mademoiselle! Seule
vous aurez le POUVOÎI d'ouvrir cc cœur cadenas é.
Alors, clic, sc tournanl vers Bernard Horrel :
- 1\Ion tuteur, vous permettez?
- Soit. je permets, sans cela vous m honniriez
à jamais ct vous m'accuseriez d'avoir été contre la
volonté de Malo, mon bon ct cher ami. S ulement,
par pitié, agissez doucement, avec délicatesse ct
discrétion.
« El tenez .... Monsieur le peintre, reprenez vos
lunette
t allons photographier les allées de platan s, les rochers ct k: chât au. Autant vaut que
ma tante ne vous voi point - elle a un peu de
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
IJ7
migraine et s'attarde dans ses appartements. Ainsi, elle, du moins, ne sera pas déçue si vos
espoirs, hélas chimériques! ne deviennent jamais
des réa lit 's! Nous lui dirons que vous ne pouvez
entreprendre son portrait. »
Et tous les trois gagnèrent le parc.
Le lendemain, contrairement à toutes ses habitudes, le banquier revint de Ladeuil non pour le
dîner, mais dès trois heures.
Sa tante et Françoise lui trouvèrent le front soucieux; il [cfu<a une tasse de thé et déclara avoir
beaucoup de travail à achever, M. Boissec ne s'étant
pas rendu au bureau depuis J'avant-veille.
- Il est donc plus mal? demanda la jeune fille,
anxieuse.
- Plus fatigué, tout au moins. Après le souper,
que je vous prie de faIre avancer, ma tante, je
retournerai là-bas. Vous pourrez me suivre, Françoise. Avec les Jeanery, nous nous occuperons de
cc pauvre homme. Déjà j'ai exigé que le docteur
viennc aujourd'hui.
« Pour l'instant, je vais dans mon cabinet écrire
quelques lettres. D'ici un quart d'heure, je vous
demanderai de m'y rcjoindre, pdilc fille: j'aurai
un travail à vous confier. »
La jeune fille fut exacte au rendez-vous. Elle
trouva son tuteur assis à son bur au avec, devant
lui, une liasse de papiers. Il lui indiqua un siège,
puis:
- Françoise, il m'arrive une chOSe incroyable,
extraordinaire, que je ne suis pas capable le supporter 5 'ul ! J'ai beaucoup souffert sans me plaindre,
en ce mom nt je ne puis plus soutenir le poids de
mon fard au.
Il parlait en phrases brèves, coupées; sa respiration était haletante; jamais sa pupille n'avait vu
en parei) état c t homme qui, d'habitude, se pos sédait si bien.
�138
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Puis-je vous être utile à quelque chose? demanda-t-elle, fort émue à son tour.
- Oui, à m'écouter, à entendre le récit de ce que
j 'ai découvert ce matin. Bien loin d'être une pupille
gênante, vous êtes devenue mon alliée - celle d'un
autre, surtout, - en tout ca , pour moi, une petite
sœur intelligente et compréhensive. En vérité, je ne
sais plus bien où j'en suis, mais je commence à
croire que le peintre amateur pourrait bien avoir
deviné juste.
Elle leva sur lui ses beaux yeux exp ressifs, et, la
VOIX frémissante:
- Je vou écoute, mon tuteur, et je serais bien
heureuse de pouvoir j L1stifier la confiance que VOLIS
me témoignez .
- Eh bien! voilà, enfant. Lorsque je suis arrivé
à la banque, j'ai appris que mon comptable était
plus malade. Je me proposais d'aller le voir, mais
je passai un in tant clans m n bureau pour expédIer quelques affaires courantes, puis j'ouvris mon
coffre-fort, afin d'y prendre des e ffets à échéance.
« Jc (li S frappé tout de suite par une grande
enveloppe que je n'y avais point mise. Je l'ollvri:;,
et voici ce que je trouvai. »
Disant cela, Bernard I1orf(~
étala devant lui une
liasse de billets de banque de mille francs. Il en
c'ompta soixante. Sur l' enveloppe contenant la
somme se voyaient deux molS, avec dc g'rosses
lcttrt.:s déeoupées dans des journaux et collées avec
granù soin:
RESTITUTION PARTIELLE
Françoise avait poussé un grand cri, et devenue
'
toute blanche, elle s'écria:
- C'cst donc bien lui lc ticr inconnu qui a commis le rapt in fâme! Voici que la mémoire des innoCCllts va être libérée!
�DE BO HEUR
hlESAG~R
lE
- Ah! comme vous allez vite en besogne, petite
fill e !. .. Que n'ai-je votre optimisme!
- Mais c'est clair comme le jour! Cette restitution ... partielle vient de celui qui a volé les cent cinquante mille, ... plutôt les cent quarante-six mille; il
n'a pu faire mieux !. ..
- Oh! peu importe l'argent! J'ai mis en dépôt,
dè~
longtemps, la somme intégrale. Les Neuris ont
refusé d'y toucher. Pour eux comme pour moi, Je
fait moral urtout existait. Cette restitution anonyme n'arrange rien. Il faut connaître le nom du
coupable, repentant peut-être.
- Ccci, an nul doute, M. Alain l'avait blen
pressenti, et moi également.
- Vous pensez uniquement à ce malheureux
Boissec?
- Stirement, je pense à lui, mon tuteur; mais,
je le reconnais, il faut agir avec prudence ... et pitié
aussi.
- Oh! de la pitié pour l'êt re qui a causé le malheur de ma vie!
- Et dont l'aveu YOUS rendra le bonheur!
- L bonh ur! E~t-c
qu'on le retrouve jamais,
aprè. une existence au. si gflchi'e que l'a été la
mirnne?
La jeune fill s'était rapproché' du banquier; timidement, elle po~a
la main sur l'épauh: de crJuÎ
et dont le désarroi remuait
qu'elle avait cru ùétl:~T
mailltellant toutes 1 s fihres sc:nsihh:s dc ,on [tme.
Te vous en pril', dit-elle, soyez calme, redevenez· vous-mêmc; j'ai le entiment très net CJue
nous touchons à la solution tant cherchée.
Lui, secouant J'incohérence de ses pensées, après
un instant releva la tête :
_ Un tiers aurait été le coupable, assurez-vous;
mais comment aurait-il pu ouvrir le coffre? 1\h! je
sais: il y a eu une clé perdue, ct je n'ai pas fait
chl\nger la serrure - tout m' 'tait devenu indifférent, - mais, cn dehors de mon pèrc, nul ne con··
,
�]40
MESSAGÈRE DE BONHEUR
naissait · le mot de passe. Puis, souffrant, Boissec
n'est pas descendu hier à la banque, et, la nuit, il
ne peut y pénétrer: J eanery ferme les portcs et
tire les verrous avec soin.
- Peut-être existe-t-i[ un passage secret par les
caves?
- Ce ne serait pas impossible. Décidément, petite
Françoise, votre voix légère prononce des suppositions raisonnables; j'ai bien fait de vous appeler à
mon secou rs.
Il y eut dans le regard de la jeune fille un rayonnement de joie.
- Voyez-vous, Bernard - c'était ta première
fois qu'elle le nommait ainsi, - je serais si heureuse - comme je l'ai déjà dit à notre tante - de
devenir pour vous cette beUe Alvère, tellement
meurtrie par la vie, une messagère de bonheur !".
« Mais le temps presse: allons tout de suite à
Ladeuil. »
Horrei ne prot esta point, ct, dix minutes plus
tard, ayant bien oublié so n ordre d'avancer le dîner,
le tuteur filait à toute allure, emmenant sa pupille.
XVII
Quand Bernard Horrel parvint à la banque, son
premier soin fut de demander de nouvelles de
M. Baissee.
- Il n'cst pa plus mal, assura M, Jeanery. Oh!
je n'ai pas la prétenti n d'assurer que le repo c mplet guérira le pauvre homme, mai s ce que j'affirme
c'e t que, s'il ne s'était pas levé cette nuit, il n'aurait pas cu, à la uite, celte crise qui l'a laissé sans
�MESSAGÈRE DE BONIIEUR
14 1
connaissance sur les marches de pierre de son escalier.
Le banquier tressauta à cette nouvelle, ct, après
avoir échangé un regard avec Françoise:
- Vous dites qu'il s'est levé dernièrement? Exactement quand? Je veux le savoir.
Légèrement interloqué, J eanery balbutia
- Mais cette nuit...
- Et comment a-t-on su cela?
- C'e t que, en voulant remonter chez lui, il a
dégringolé tout son escalier. M. Bernard n'est pas
sans savoir que Jean et sa mère habitent au-dessus
de lui; il s l'ont entendu, et il a fallu qu'il fasse un
fameux tapage, car il n'y a pas de sommeil plus
profond que celui de la mère ct du fils.
« Alors, à eux deux, ils l'ont porté sur son lit,
puis ont vcnus me chercher. Boissec étant absolumcnl sans connaissance, ils l'ont cru mort. »
- Et qH'a-t-il fait lorsqu'il est revenu à lui?
- D'abord il n'a rien compris ft c qui sc passait en nous voyant là. On lui a conté cc qui venait
tic lui arriyer, commcnt on l'avait trouvé; alor' il
s'est mis dans une colère folle, disant que tout cela
était des mensonges, que jamais il ne s'était levé,
qu'il n'en aurait certainement pas ct! la forcI.'; enfin,
quand on lui a cu donné tous les détails, si convain cants, il a bien fallu qu'il sc rende. Tout de suiLl-,
il s'est mis à pleurer cn joignant Ics mains, en suppliant: « Il nc faut le dire à personne; sans doute
j'ai cu une abscnce, une cr ise de somnam bulismc;
mais, je vous en conjure, pas un mot au patron ! ...
Il me chasserait pour me faire mettre dan Ull aile
d'aliénés, et je ne pourrais plu s g-atrncr ma vic
quand je serai guéri.» Car le malheureux croit
guérir, monsieur Horrel, c'est cc qu'il y a de plus
fort. Comme ce n'est pas du tout m n avis, que je
le voi tout proche de sa fin, j'ai cru de\' ir y us
raconter celte aventure.
�142
~LESAGÈR
DE BONHEUR
A cette réflexion, le banquier ne répondit pas,
mais il demanda encore:
- Etait-il habillé, pour son excursion?
- Non, Monsieur; sauf le respect que je dois à
Mil. Françoise, il était en liquette, pieds nus; dans
une main il tenait une petite clé, dans l'autre un
bougeoir de cuivre qui a fait d'ailleurs tout ce
bruit; mais la clé il la tenait serrée dans sa main
droite, un doigt passé dans l'anneau. Son premier
soin, en revenant à lui, a été de regarder s'il la
tenait toujours, puis il l'a escamotée.
- Curieux, tout cela, murmura le banquier.
Puis, pénétrant dans son cabinet, il remit dans le
coffre la liasse de billets qu'il avait emportée avec
lui, ct, la tête dans ses mains, en un geste qui lui
était familier, il sembla réfléchir.
Un bruit léger le sortit de sa méditation : Françoise était devant lui.
- Je suis entrée sans frapper, avoua-t-clle, un
peu confuse.
- Je le vois bien, fit-il doucement, l'air soudain
allégé.
- Qu'est-cc quc j'aurais pris, il y a seulement
qu Iques mois! plaisanta-t-elle.
Le tuteur sourit faiblement.
- Il s'agit bicn de nous faire la guerre 1 Cette
histoire est bicn troublante, ne trouvez-vous pas,
enfant?
- Si, certcs, je trouve, mon tuteur; cependant,
il 111e semble que nous commençons à y voir un peu
plus clai r.
- Oui, fit Bernard, pr sque navré: cc malh urttlX,' tout l'accuse, ct cependant, comme cela me
paraît invraisemblable! Dans quel but aurait-il fait
ccla? Comment aurait-il pu économiser, pour la
restituer, cette somme relativement importante?
Enfin, de quelle façon, par quel moyen aurait-il pu
pénétrer dans mon cabinet, alors qu'il est toujours
sous le contrôle de Jeanery et de sa fille, la nuit?
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
143
J'emporte toujours avec moi la clé de mon bureau.
Et encore de quelle façon, par quel sortilège auraitil pu ouvrir mon coffre-fort, fermé avec une combi~
naison? Non! ce ne peut être ce pauvre Boissee, et,
malgré le désir ardent que j'ai de savoir la vérité,
je ne le vois pas en ce moment partant pour une
expédition nocturne afin de fracturer mon coffre et
arriver à restituer une somme qu'il n'a certainement pas prise ... Tout cela est de la fable,. .. de
l'invention !...
'
- Mais enfin, on l'a trouvé, au milieu de la nuit,
évanoui sur les marches de l'escalier de pierre ...
- Oui, c'est vrai! Mais, pour moi, il était alors
la proie d'un cauchemar, du délire, même. Ah! ne
faisons pas de ce malheureux une autre victime
d'un angoissant mystère! Tenez, je vais chez lui
prendre de ses not! velles, lui témoigner un peu de
sympathie, lui assurer des soins, sur~ot.
S'il est
vraiment à la fin de sa vie, qu'il ne manque de rien,
que toute souffrance morale ou physique soit adouci e à ce vieux serviteur fidèle. Je vous retrouverai
ici, Françoise?
- Ici ou chez Mme J eanery, j'ai à lui parler.
Bernard, comme s'il voulait se donner du courage, forcer sa volonté inquiète et vacillante, pressa
h: pas et se hâta de gagner la chambre du malade.
Il le trouva dans un étal lamentable, respirant à
peine, li vicie, anxieux, interrogeant d'un regard
affolé le visage de son patron, dont il semblait rcdouter la présence. Bernard pensa alors:
« Françoise a raison! Il est coupable! »
Comme il parlait d'envoyer chercher un médecin
et quérir une garde, Boissec trouva la force de protester.
A quoi bon? Il était perdu, il le sentait bien;
inutile de dépenser pour lui, pauvre et misérable,
d'ailleurs.
- Cette question mc regarde! jeta M. Rorrel, {te
ce ton impérieux auquel on ne ré sistait guère. J'en-
�1.44
MESSAGÈRE DE BONHEUR
tends que notre fidèle et vieil employé soit entouré
oe soins.
Une émotion reconnaissante bouleversa le visage
parcheminé où, sous les yeux, des poches se gonflaient.
- Merci ... , fit-il, la voix brisée. Je ne mérite
pas, ... non, je ne mérite pas tant de bonté ... J'aurais
tant voulu voir mon pauvre patron heureux, ... épousant la petite demoiselle!
Ces mot -là, le moribond les avait balbutiés dans
un sanglot.
Bernard se demandait, en s'en allant, s'il a\'ait
vraim ent bien entendu.
Pendant ce temps Françoise, se rendant chez
MO'" J eJnery, s'était heurtée au peintre Hervé, qui
semblait en quête de quelque chose.
- :Mademoi selle, fit-il en sc découvrant, je vous
ch e rch ais ...
- Et moi aussi, ajollta-t-ellc avec un sourire
s~riLUx.
très sérieux, même.
il faut absolument télégraphier à
« Mon~icur.
votr e tante Alvèrc cl- \'cnir ici! »
- J'y pensais.
- D'iei peu de jours il va se passer des choses
importantes.
- LesCJuelles?
- Il y a cu restitution anonyme d'une partie de
la somme volée, l'autre nuit. .. La mort de ce malheureux est proche, je crois, ct il fera des aveux, ...
ries aveux qu'Alvère et Dernard doivent entendre.
II y va de leur bonheur. Courcz donc à la poste,
télégraphiez-lui 1 vous dis-je. Où est-elle?
- A Bruxelles, avec Annc.
- 0 joie! ne put s'tmp··chcr cie s"crier Françoise. Demain soir, à six hturcs, elles peuvent être
à Périgueux!
- Entendu; mais, d'autre part, j'ai à parler à
votre tuteur.
- En revenant de la poste vous le trouverez ~
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
J45
son bureau; pour l'instant, il est auprès de M. Boissec. 1\lais auriez-vous découvert quelque chose?
- Un papier révélateur, à mon avis, cela dans
un livre d'histoire locale que m'a prêté le pauvre
caissier. Dieu nous favorise!
Elle, domptant a curiosité:
- J'en suis perduadée. Mais le temps presse, ...
continuons à livrer le bon combat. A tout à l'heure,
je l'espère.
Déjà elle courait vers Mm. Jeanery.
Bien vite, de son côté, Alain s'en fut frapper
la porte de la banque, et, sans difficulté, il fut introdUit dans le cabinet directorial, où Bernard venait
de pénétrer.
San ' beaucoup de préambules, l'officier po a sur
la tallle un feuillet jauni, su r lequel le banquier lut
tout haut:
- Dépôt cOllfié pal' le colon cl de Neuris.
La phrase, tel Ull exercice d'écriture, avait dù
d'abord être décalquée plusieurs foi, puis recopi' e
dix ou douze.
- Où avez-vOu trouvé cela? cria lIorrel.
- Dans un livn; que m'avait prêté M. Boissec,
ct Ci 11 je li ais Cl' tantôt.
- Le misérable! Plus de doute possible: il a
('herché à imiter l'écriture de mon père ... C' t lui
encore qui a restitué Il!S oixante billets de mille
francs trouvés par moi, aujourd'hui méme, dans
mon coffre-fort. Ah! je comprends: Bois. ec vivait
misérablement, e privait de tout, alors qu'il touchait des appointements conyenables. Il cherchait il
répan:r le tort causé, ct c'est là un signe de rcpentir!
« Vous avez rai son, françoise t vou : il faut
provoquer ses aveux av c indulgence, avec douccur.
Seule la petitc y parviendra, elle a su le conquérir.
Oh! qu' 'lie le lui fasse comprendre : l'argent n'est
rien, c'est Je préjudice moral qu'il faut réparer,
a
�146
MESSAGÈRE DE BONHEUR
c'est l'honneur qu'il faut nous rendre 1... Ah! pourquoi Alvère n'est-elle pas ici? »
'1 Elle sera là demain, si Dieu veut. Je viens de
fui télégraphier.
- Alvère sera là demain 1... Vous poosez à tout!
Nous, les vieux, nous ne savons que courber le
front ... et souffrir sans en ri en dire. Oh! moi, j'ai
exhalé ma peine par de la mauvaise humeur, j'ai
été parfois inj us te pour ma pupille, une délicieuse
enfant plcine de cœur et d'esprit. De votre côté,
vous avez agi avec adresse et courage, vous n'avez
pas craint d'affronter ma maussaderie!
- Monsieur, je n'ai eu qu'à penser au martyre
de mon oncle Malo, à la prom~se
qu'il m'a démandée.
- Et comment avez-vous songé à VOliS faire
aider par celle petile Françoise que vous coné.'i~
siez à peine, toul de même?
- Mais dont ma sœur Anne m'a tant parlé!...
- Ah 1 vous êtes bien dignes l'un de l'autre 1..,
Le jeune homme mit un doigt ur ses lèvres'
- Chut! dit-il avec un charmant sourire. J'ai
fait le vœu de ne penser à nous que lorsque nous
aurons rendu le bonheur à Alvère... et à son
fiancé 1. ..
Françoise arrivait j liste à ce momcnt-Ià.
Bernard la regarda avec émotion.
- Vous a vez entendu cc que vient dc me dire
M. Le Guerreck, Françoise?
Toute rougi ssante, elle murmura:
- Je crois que oui.
- Et vous êtes de son a vis?
- Tout à fait! riposla-t-e llc avcc élan.
Puis, gcntiment, avec unc certainc timidité,
même :
-. M?,n tuteur, ~icn
quc cela ne me regarde pas
partl cultercment, JC vous dcmandc de prier le
peintre Hervé de passer à Son hôtel pour prendre
congé et annoncer son départ pour demain malin, ...
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
tandis que demain soir le lieutenant Le Guerreek,
accompagnant sa tante et sa sœur, qu'il aura été
chercher à la gare de Périgueux, se rendra sans
doute avec elles au Vieux-Logis.
- Elle pense à tout! remarqua Bernard, ne pouvant s'empêcher de sourire. Vous, qu'allez-vous
faire, ma petite Françoise? Il me semble que ce
serait l'heure de rentrer chez nous, notre tante doit
s'inquiéter.
- Je le sais bien, mon tuteur. Allez la rassurer,
je vous en prie; moi, je crois que je ne rentrerai
pas de ce air.
- Vous êtes folle, Françoise !... Qu'est-ce que
cette indépendance soudaine? Ne pas rentrer au
château!
- J e pen~ais
demander l'hospitalité à Mme J eanery.
- Et pour quoi faire, 'il vous plaît?
- Parce qu'il faut sans tarder que je parle à
M. Baissee. La religieuse, qui est arrivée, le trouve
au plus mal.
Elle avait dit cela la voix grave, l'air légèrement
apeurée; ~on
joli visage couleur de rose avait pris
le ton des lys.
- Françoise, cette entrevue va vous être très
pénible ... Je ne sais si je dois ...
- Je vou promets d'être forte, courageuse. Evidemment, c'est terrible d'avoir à dire de pareilles
choses à un pauvre homme qui va mourir, mais il
faul d'abord essayer de le réconcilier avec Dieu,
puis l'aider à réparer le mal qu'il a fail aux
hommes. Je crois que ce sera facile: la restitution
est déjà le premier pas vers 1 repentir.
- Oui, vous avez raison; mais, bien entendu, je
ne vous laisse pas seule.
- Votre pré 'enee Je terrifiera ! ...
- Eh bien 1 je resterai dans la pièce à côté; vous
me saurez là, prêt à vous secourir si vous yom
sçnt z défaillante.
�148
MESSAGÈRE DE BONHEUR
J'accepte, mon tuteur. Mais qui va prévenir
ma tante?
- Moi, Mademoiselle, si votre tuteur le permet.
Le peintre Hervé profitera de la circonstance pour
h:i présenter le lieutenant Le Guerreck.
- Soit! Décidons qu'il en se ra ainsi. V euillez
dire à Mm. de Lhoriac de ne pas s'inquiéter de nous;
nous rentrerons dès que cela nous sera possible.
Au revoir, et merci! Dieu veuill e que la journée de
demain rende la paix à ce malheureux!
- Et à d'autres le bonheur! acheva Françoise.
Le banquier ne répondit pas.
.
Et comme Alain, paré de ses lunettes noires, prenait congé, Françoise lui tendit la main gentiment,
lui disant:
- Adieu, mon peintre. Peut-êlre, quelque jour,
aurez-vous le temps de faire mon portrait... de
mémoire!
- J'espère bien avoir toute la vie! murmura tout
bas le jeune homme, en s'inclinant profondément
devant e!!e.
Mais Françoise, faisant semblant de ne pas avoir
entendu, e contenta de r0l1g·ir. Une fois dehors, ~e
tournant vers Bernard Borrel, clIc lui dit simplement :
- Allons vers M. Boissec, maintenant, si vous
voulcz hien, mon luteur.
XVIII
La nUIt était tombée depuis 1 ngtemp lor que
Berllard 11 rrcl et sa pupille se retrouvèrent enicrnble dans J'auto qui les ramenait au chàten.u.
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
149
- Ma tante doit être bien anxieuse! observa le
banquier, le ton lugubre; et pourquoi, mon Dieu!
cu votre silence me fait supposer que vous n'avez
rien pu obtenir de ce malheureux?
- Vous vous trompez, mon tuteur: je rapporte,
au contraire, une certitude.
- Laquelle?
- C'est lui le coupabl e !
- Allons donc! Vous le lui avez fait dire!
- Je m'attendais à une réponse de ce genre, ct
G'est pourquoi je ne me hâtais pas de parler.
M. IIorrel avait arrêté sa voiture.
- Et si je vous en suppliais, cependant, cruelle
enfant? Vous ne voyez pas dans quel état d'anxiété
j e suis?
- - Eh bien 1 écoutez-moi. Oui, sans actionner
votre moteur, nous serions trop vite arrivés à la
maison ... A la vérité, je me taisais pour essayer de
111 ·ttre un peu d'ordre dans mes idées.
« Voilà, lorsque je suis entrée dans la chambre
du malheureux Boissec, il attendait M. le curé, c'est
ponrquoi je suis restée si peu de temps. La Soeur
v cn:1it de lui faire une piq'û re d'huile camphrée, et
il semblait beaucoup plus fort. Il avait l'air satisfait
d-: me voir.
« Ce vieil homme silencieux, sauvage, taciturne,
'[)t'ouve pour vous un réel attachement. Il a sou fft'rt de vous avoir vu injustement suspecté, pas
a'· , . ~ cependant pour s'être accusé. A présent, il
dé~ire
passionnément que le passé cesse de vous
1l C:~ lrti,
que vous en arriviez à oublier vos souffrance~.
« 11 avai combiné que la fille d'une Horrel, un
le tr!s~
dra.me, riverait son
peu éclaboussée pa~
50rt au vôtre. De la ses 1I1S1l1UatlOns nombreuses,
ses gentillesses à mo~
ég~rdj
u? mariage entre
;nous, avantageuX'. à tuen éles points de vue, eût
calmé ses remords.
« A la vérité, désaxée, effrayée par 1:1 cruauté de
�J 50
MESSAGÈRE DE BO HEUR
la vie, conquise par Najac et la bonté de ses habitants, une jeune fille romanesque aurait pu faire ce
rêve. Moi, je ne l'ai point fait, mais j'ai rêvé pour
vous, mon tuteur, car, après vous avoir détesté, j'ai
pris grand'pitié de votre sort lorsque j'ai su votre
histoire, et maintenant je vous aime comme j'eusse
aimé un grand frère! Alors, voyant comment
les affaires tournaient, j'ai trouvé bon de dissuader
M. Bois cc. Je lui ai affirmé tout à l'heure qu'un
grand amour continuait à habiter le cœur du plus
loyal des hommes, de la plu accomplie, de la plus
helle de femmes; je l'ai assuré qu'un miracle pourrait encore di siper ce crllel malentendu, réparer le
mal affreux. A l'émoi du malheureux, j'ai compris
que j'avais frappé juste; il ckmeurait , silencieux, le
regard perdu. la pensée absorbée. Et comme je lui
disais au revoir
« - Adieu, probablement, gentille demoiselle
FrançoisL; mai vous entendrez de nouveau parler
de moi. Quand 1\1. le curé m'aura CJuitté, j'écrirai
cc Cjue j'ai à dire, car 1 1110lllt nt de la libération a
sonné ... Je Ill! peux, je ne yeux plus garder ce poids
qui m'étouffe; je ne yeux plus conti nuer à charger
1 autrc~.
à laisser subsisf er Ull cloute ... Oui, j'écrirai, ... ne . l'rait-cc qllL quelques lignes. Si demain
je revoi s Ulcore Je jour, je ferai mieux qu'écrire:
j(' parlerai ... Di es-le à ?II. Bananl. Devant lui,
dC'vant . on ancien Ile fiancé(; si dIe est là, d vant
VOliS, J\f adcmoisd le, ct 1\1",r Bérengère, les ] eanl'ry, ... am i d~'val1t
le juge de paix ct son greffier
qui inscrira ma déposition, deyant tou ceux qui
voudront t'entendre, je dirai la vérité, je libérerai
ma consciel1cc! Que Di u m'accorde encor "ingtquatre hlures de: vi l. ..
(, Et commc 1\1. le curé entrait à cc moment, je
ml' suis retirée, mon tuteur. Voilà les nouvelles que
Je vou· apporte! Elles sont plei!H:s d'espoir, ne trollvez vous pas? »
'J'rop ému pour pouvoir parler, Bernard Horn:l
�MESSAGE:RE DE BONI-lEUR
III
porta à ses lèvres la main de la jeune fille, en mu ..~
murant seulement:
- Merci, mon enfant.
Et il remit son mo teur en marche.
Lorsque Alvère pénétra, le lendemain, dès son
arrivée, dans la chambre du moribond, ell e y trouva toute un e petite assistance recueillie et silencieuse.
Bernard, d ès qu'il l'aperçut, alla au-devant d'elle,
s'inclina profondément ct la fit asseoi r dans le v ieux
fauteuil voltaire, tendu de damas rouge, qui était le
seul siège confortable de cette pièce dénudée; puis
il revint auprès du pauvre lit de fer où gisait, soutenu par des orei llers, celui auquel l'épithète de
condamné ne convenait que trop bien. Françoise.
fort émue, mais prenant sur elle, ne quittait pas des
yeux 50 n tuleur, lequel, très pâle, le regard somb re,
affectait de demeurer impassible.
Soudain, il sc leva, eUl l'air d'hésiter un instant,
pui s, sur un geste de supplication de sa pupille, il
se décida à rompre le ilence qui planait dans cette
pièce, et doucement, la voix grave et sourde, il commença, s'ad ressant à on ancien complabl' :
- Monsieur Boissec, je tiens tout d'abord à
rendre hommage au senti ment qui vous a fait appeler près de vou ceux qu'un lerrible drame a désunis
e!: mis au supplice pendant des années. Vous a vez
prétendu souvent nous devoir qucIque reconnaissance, peul-êt re n'est-il pas très géné reux de VallS
le rappeler en ce mom ent, et cependant, si vous
savez la vérité, je vous adjure de la dire ici, tout
entière, succinctemen t, d'ai llevIs, afin de ne pa
épuiser vos forc es. Vou s n'êtes pas ici devant des
juges, mais devant de pauvres humains qui ont
souITert et qui, pour cette rai son, portent en leurs
cœurs beaucoup d'indulgence.
�152
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Sévère Baissee, haletant, mais le regard animé
d'une volonté farouche, répondit alors:
- Mon sieu r Ilorrel, je vais tout vous dire. Ma
confession, je l'ai écrite cette nuit; le juge de paix
y trouvera tous le s détails, toutes les raisons qui
rr.' nt amené à commettre cette infamie.
« C'est moi qui ai volé les cent cinquante mille
francs confiés à votre père, Pierre lIorrel, par le'
colonel de Neuris, son ami.
« Pour mon malheur, mes patrons m'avaient
donné toute leur confiance et ils ne se cachaient pas
de moi 1 Pour mon malheur aussi, j'avais fait la
connaissance, à Périgueux, d'une femme ensorcelante qui m'avait promis de m'épouser si je lui
apportais un beau magot.
« Elle m'a rendu fou, et c'est celte enjôleuse qui
a fait de moi un voleur.
« Lorsque j'ai entend\.! avec quelle désinvolture
I.:! colon 1 de Neuris a dit à son ami: «Garde-moi
<1. ces cent cinquante mille francs que je viens de
« LOuche! dans ton coffn:-fort jusqu'à mon retour;
« je n'ai pas le temps de m'occuper à cherch r un
«. placement aYantageux en ce moment », quand
j'ai vu avec quelle néglig nce M. Pierre Horrel
prenait ce paquet ct le mettait dans son coffre, sans
même compter les billets, la tentation mam'aise
m'cst venue.
Voilà une somme qui s rait bien facile à subtiliser, pensai-je; il Y aurait là de quoi décider la
,( helle Janicotc !... »
« Et j'ai tenté l'aventure ... N'avais-je pas en ma
pOSSC5 ion la clé perdue ?... L'ayant retrouvée je
1-1 gardais sans mot dir , ... déjà tenté, hélas! '
4: Et tout vraiment a concouru à faciliter mon
crime. Je savais le mot de la combinaison : B [nard. Chaque fois que M. lIorrel ouvrait son coffre
devant moi, il en prononçait tout bas les deux syl!nbes avec dévotion,,,, car si c'était un hommc rude,
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
I53
c'était un tendre père. Et je vous aimais bien l'un
et l'autre. Faut-il que cette coquine m'ait rendu
fou pour m'avoir mené à commettre cette
infamie!
« Alors, une nuit, j'ai succombé à la tentation. Je
savais que dans la cave de cette maison que j'habite, ct qui n'est séparée de la banque que par une
courette, un couloir en boyau, puis un escalier tournant accédaient au bureau de la banque. Quand je
vous dis que tout m'a porté à ce malheur!... C'est
par là que j'ai passé, bien entendu; je n'ai eu qu'à
desceller deux pierres, et je me suis trouvé au niveau du plancher du bureau que M. Pierre fermait
chaque soir en rentrant chez lui. Un rétablissement,
ct j'étais dans la pièce. L'opération ne dura pas
vingt minutes ... Je laissai quatre billets de mille
de tinés à recouvrir les coupures que je mettais en
place: le tour était joué!
«L lendemain était un dimanche. Je portai le
tout à ma fiancée, ct notre journée se passa à faire
des rêv s d'avenir. Dieu sait si elle me paraissait
sincère! Le surlendemain, elle filait en emportant
le magot. Je ne.: l'ai jamais plus revue. Et cela a
été mieux ainsi, car, dès cc jour, dégrisé, je me
suis ressaisi, j'ai compris l'horreur de ma faute et
j'ai commencé à t;xpier.
• « Vie de torture, car, puisqu'il faut mettre mon
âme à nu, je dois vous dire que j'ai tout c?mpris,
tout deviné: la scène entre les deux amiS, leur
hrnuille, la rupture des amoureux, leur douleur, ct
j'ai ajouté à ma première faute cette autre
ahominable de ne pas me dénoncer. J'ai laissé
aller les choses, m'appliquant seulement - piètre
expiation - à rembourser dans la mesure du
possible.
« Mais la maladie est urvenue, ... la mort me
guettait, jt la sentais chaque jour plus proche.
1\lors j'ai tenté une r stitution partielle, tout ce
que je pas édais, ... tout cc que j'avais pu économi-
�T54
MESSAGÈRE DE BONHEUR
ser au cours de mon calvaire, en me privant de tout.
Je l'ai rapporté l'autre nuit, prenant le même chemin que la première fois. J'avais compté sans le
mal et la perte de mes forces ... J'ai cru mourir dans
celte cave, après avoir monté trop rapidement cet
escalier en colimaçon. Heureusement que je n'avais
pas rescellé les pierres! Je me suis complètement
évanoui en arrivant dans le cabinet, avant d'avoir
ouvert le coffre-fort dont j'avais toujours gardé la
clé. Combien de temps suis-je demeuré là, sans
vie? Mais j'ai le sentiment qu'une volonté plu forte
que le mal m'a donné la force de revenir à moi ... Il
ne fallait pas qu'on me retrouvât là! J'ai pu, cette
fois encore, ouvrir le coffre - le mot était le même.
- déposer ma restitution, ... tout ce que j'ai pu, ...
bien peu, ... hélas! Et voilà, ... j'ai tout dit, vous savez
. tout.
« J'ai voulu avouer publiquement ma faute, afin
que l'innocence des morts soit enfin reconnue el
proclamée.
« Il me reste à vous demander pardon, à vous,
monsieur Bernard, qui n'avez jamai voulu m'accu~er
t qui vou êtes toujours montré un bon maître;
à vou, mademoiselle de N euris, dont j'ai brisé le
bonheur; à la gentille demoiselle Françoise, atteinte,
elle aussi, par mon forfait. Pardonnez-moi, je vous
en supplie, comme l'a fail le prêtre, hier, au nom
du souvera in Juge. »
Ayant dit, une sueur froide ruisselant sur son
front couleur d'ivoire, le malheureux sc laissa retomber sur ses oreillers.
Ce fut a lors que, se levant, Alvère de Neuris
s'approcha de la couche du moribond et, se penchant vers lui :
- Soyez en paix, dit-elle. Nous, les descendant
des morts qui furent vos victimes, nous vou pardonnons en leur nom. N'est-cc pas, Bernard?
Il y a des voix qui, mortes ou absentes, ne sero nt
jamai oubliées! Celle de la fiancée, que le jeune
�MESSfiGÈRE DE BONHEUR
155
homme, depuis des années, n'avait plus entendue,
cette voix de mélancolie, de mystère et de ten'dresse, on ne pouvait résister à sa persuasion:
elle était douce, cette voix, comme une main qui
caresse.
A l'appel de son nom, Bernard était accouru.
- Oui, nous vous pardonnons même les souffrances qui nous furent personnelles. Je pense
comme M"e de Neuris.
Et vint le tour de Françoise. ElIe serra les mains
de M. Sévère:
- Je n'ai rien à vous pardonner, moi, mais je
j vous remercie de tout mon cœur d'avoir parlé,
d'avoir tout dit ... Maintenant, n'ayez plus de chagrin, ... la réparation a été complète. Merci encore ...
Et elle ajouta tout bas:
- J'espère mêm() que vous avez rendu le bonheur
à ceux qui l'ava ient perdu 1
Et la bonne petite fille, gagnée par les larmes,
s'en fut n courant cacher son émotion chez la
secourable Mm •. Jeanery.
XIX
C'était l'heure mélancolique et tendre du proche
crépuscule j la lumière du jour n'était pas encort:
éteinte; les derniers bruits champêtr 5 parvenaient
atténu' s, presque imperc ptihles, au travers de
prairies: chants de bergers, beuglements de troupeaux, abois lointains des rhit:TIS, harmonie COI1fuse, perdue déjà, étouffée par le voile terne de la
nuit.
�153
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Après tant d'émotions violentes, ayant à peine
touché au repas du soir, Bernard Horrel, ayant
laissé sa pupille conter à leur tante les
drames de la journée, Bernard fuyait Najac
à grandes enjambées. Sans qu'il s'en rendit bien
compte, ses pas l'avaient conduit devant la grille
du Vieux-logis.
Il gagna le petit parc et ce bosquet de buis sous
lequel se cachait l'antique naïade de pierre, proche
de la fontaine intermittente. Il s'assit sur leur banc
d'autrefois, espérant qu'un même attrait inviterait
la bien-aimée à revenir en ce lieux où jls s'étaient
dit adieu la dernière fois.
Une sorte d'intuition lui faisait penser que, si elIe
apparaissait là, devant lui, tout à coup, ce serait le
signe certain qu'elle l'aimait toujours.
L'amertume qui longtemps avait submergé l'âme
du banquier s'était enfuie; une voix puissante,
étouffant la voix du doute, de l'inquiétude, du scepticisme, tlne voix persistante criait en lui: «Espère! Espère! L'heure de la douleur est. passée,
accepte avec joie la revanche de la vie. Tu ,,- été
bon; à cause de cela tu seras consolé! »
•
- Alvère! appel a-t-il tout bas.
Et cet homme arrivé à la ~lpine
maturité de la
vic, cet homme qui croyai t ne plus avoir de cœur,
s:! sentit tout à coup avide de gOltter enfin à la coupe
enchanteresse. Soudain, il voulut pa ssionnément la
revoir. Lui qui, durant des années, se vantait de
regarder couler les heurcs avec unc hautaine indifrérence, lui, épris de retraite, trouvait interminahl es
Ics minutes qu'il vivait là dans cette solitude;
l'attente lui devenait insupportable.
El cependant il attendait, les yeux fixés sur la
nappe d'cau glauque, calme, endormie à jamai ,
sembla it-il. Et la vue de ce terne miroir lui devint
une torture.
Ne se rait-elle pas, cette eau perfide, la fidèle
;mag-e du cœur de la bien-aimée, brisé pour avoir
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
157.
trop souffert, trop attenau en vain ? .. Ne cédait-elle
pas à d'autres aspirations? Que savait-il au juste.
après tout? Qu'elle n'avait pas cherché à refaire
son bonheur, sans doute!... Mais lassitude peutêtre, découragement, non pas fidélité à l'amour
perdu t
Cependant, rien que ces mots prononcés cet aprèsmidi auprès du moribond : «N'est-ce pas, Bernard? » ces simples paroles l'avaient soudain inondé
de joie. Tout à coup il l'avait retrouvée dans le
rythme tendre et doux de sa voix. C'était ainsi
qu'elle lui parlait jadis!
Il perçut un bruit de feuilles et de branches craquant sous des pieds légers,... rapides; sou le
sombre berceau aux parfums oalsamiques, une silhouette longue ct fine se dessinait.
Al vèrc, c'était elle, vêtue d'une souple robe de
soic blanche; un dernier rayon de lumière, filtrant à
travers les arbres, mettait une lueur fugitive dans
les admirables cheveux couleur de fougères brûlées;
un instant il entrevit l'ovale pur du visage, le regard lumineux, refl et de cettc âme de cristal, ce
visagc admirable tant de fois évoqué ct dont la
pELleur même était un e ardeur.
II courut au-devant d'elle, et quand il la prit dans
ses bras, le crépuscule venait: c'était ulle ombre
qu'il serrait su r son cœur, ct il prit peur.
- Oh 1 parlez, ma bien-aimée, supplia-t-il, que
j'en tendc encore votre voix si chère 1 Ne pl us vous
bien voir soudain me fait douter de votre présence.
- J e vous cherchais, Bernard, fit-elle, défaillante.
- Et moi, je VOli S attendais!
Et, la faisant asseoir près de lui :
- Alvère n'e t-cc pa un miracle que n tre
amour ait r 'é~isl
à cette épreuve?
- Jamai s vou s ne m'avez été aussi cher, murmura-t-eHe, la tête sur st;n épaule. J'ai tant prié le
Ciel d'avoir pitié de nou. ! .
•
�158
-
MESSAGÈRE DE BONHEUR
Ah! béni soit Celui qui vous a entendue!
Nous avons tellement souffert!
Ne parlons plus de ce passé affreux ni de ce
temps perdu pour notre bonheur, mon pauvre
amour!
- C'e.st vrai, Bernard, votre Alvère n'est plus la
jeune fille que vous avez aimée, c'est maintenant
une femme qui a pâti! Après tant d'années meurtrissantes, ma jeunesse était comme en evelie sou~
une couche de cendres.
- Taisez-vous! Jamais vous ne m'êtes apparue si
belle que tout à l'heure, éclairée par les derniers
rayons du jour. La douleur a mis autour de votre
visage une auréole sacrée qui vous rend encor plus
chère à mon cœur. Moi, je ne parle pas de mes
cheveux qui commencent à grisonner aux tempes ...
Qu'est-ce que cela peut faire, si no cœurs sont
restés les mêmes? Allez! allez 1 sur le bonheur saccagé, flét ri, de belles fleurs renaîtront encore, semblables à ces roses d'arrière-saison dont le parfum
discret ct pénétrant embaume toujours notre vieux
N ajac !
- Najac! l'asile enchanté où ma pensée vous
cherchai t touj ours!
- Alors venez bien vite le revoir avec moi.
Venez dès ce soir prendre possession de votre domaine; allons dire à la pauvre tante, si négligée ces
jou.rs-ci, que le bonheur a refleuri dans la vi ille
maison.
Ils se levèrent. Appuyés l'un à l'autre, marchant
lentement ct parlant à voix basse, ils atteignirent,
après une demi-heure, l'esplanade du château qu'un
doux rayon lunaire commençait à éclairer. Devant
eux, llur tournant le dos, sc dressaient les silhouettes d'Alain et de Françoise qu'un hasard cerlainem<;llt «imprévu» venait de réunir. Les deux
jc:unes gens, ~ausnt
à demi-voix, ne les avaient pas
VUS" ni r.
- Vous savez, Alain, disait Françoise, il ne sau-
�MESSAGÈRE DE BONHEUR
ISe)
rait être question pour moi de bonheur que si je los
sais heureux.
Eh bien! retournez-vous et regardez-les!
s'écria Bernard, la voix vibrante, tandis qu'Alvèrc
s'exclamait:
- Vous avez entendu ce qu'elle disait, mon ami?
Cette petite est un amour!
- Je commençais à m'en douter, répondit Horrel
en souriant.
Et Alain, s'av.ançant, faisant mine de mettre ses
gants:
- Alors, s'il en est temps encore, Monsieur notre
tuteur, voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la main de votre pupille?
- Ah! le brigand! il se doute bien qu'en ce moment je ne peux rien lui refuser! proféra Bernard,
radi eux.
Et, attirant les deux j eunes gens vers lui, il les
serra dans ses bras. Puis, les passant à Alvère :
- Chère amie, dit-il, ce seront nos enfants. Ils
furent les artisans audacieux de notre bonheur;
pour les perdre le moins possible, puisque nous habiter ns Najac, vous leur donnerez le Vieux-Logis,
ainsi ils passeront leurs permissions près de nous.
J'ente nds bien ne pas abandonner complètement mes
droits sur ma pupille!
- Où donc cst Anne? demanda tout à coup Françoise. Savez-vous que je l'ai à peine entrevuc !
Et Alvère, tristement:
- J e ne vous étonnerai pas en vous disant
qu'clic a voulu rester à Ladeuil pour aider la rel!gieuse à veiller celui qui maintenant ne sO~ lfre
plu ..
M. Boissec a rendu doucement son uermer soupir
quelques instants après notre départ.
_ Paix à son âme! prononça gravement Bernard.
Il a beaucoup souffert.
Il y eut un instant de silence recueilli entre ces
êtres d'élite dont pas W1 n'eut la pensée d'incriminer le malheureux qui leur avait causé tant de mal.
�J60
MESSAGÈRE DE BO HEUk
Un moment après, ils entraient ensemble dans le
salon où Mm. Bérengère de Lhoriac, un peu solitaire, sommeillait sur son fauteuil.
Au bruit ·que firent les quatre amoureux elle
ouvrit les yeux ct comprit tout de suite de quoi il
retournait.
Un sourire radieux illumina le charmant visage.
- Amours d'automne! Amours de printemps!
murmura-t-elle, ravie en sa douce âme romanesque.
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Messagère de bonheur
roman inédit
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Vertiol, Andrée
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1938]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
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Collection Stella ; 446
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The nature or genre of the resource
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Language
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An unambiguous reference to the resource within a given context
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